Categories: Contes et nouvelles

L’Île du docteur Moreau

L’Île du docteur Moreau

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 UNE MÉNAGERIE À BORD

Je demeurai affalé sur l’un des bancs de rameurs du petit canot pendant je ne sais combien de temps, songeant que, si j’en avais seulement la force, je boirais de l’eau de mer pour devenir fou et mourir plus vite. Tandis que j’étais ainsi étendu, je vis, sans y attacher plus d’intérêt qu’à une image quelconque, une voile venir vers moi du bord de la ligne d’horizon. Mon esprit devait, sans doute, battre la campagne, et cependant je me rappelle fort distinctement tout ce qui arriva. Je me souviens du balancement infernal des flots, qui me donnait le vertige, et de la danse continuelle de la voile à l’horizon ; j’avais aussi la conviction absolue d’être déjà mort, et je pensais, avec une amère ironie, à l’inutilité de ce secours qui arrivait trop tard – et de si peu – pour me trouver encore vivant.

Pendant un espace de temps qui me parut interminable, je restais sur ce banc, la tête contre le bordage, à regarder s’approcher la goélette secouée et balancée. C’était un petit bâtiment, gréé de voiles latines, qui courait de larges bordées, car il allait en plein contre le vent. Il ne me vint pas un instant l’idée d’essayer d’attirer son attention, et, depuis le moment où j’aperçus distinctement son flanc et celui où je me retrouvai dans une cabined’arrière, je n’ai que des souvenirs confus. Je garde encore unevague impression d’avoir été soulevé jusqu’au passavant, d’avoir vuune grosse figure rubiconde, pleine de taches de rousseur etentourée d’une chevelure et d’une barbe rouges, qui me regardait duhaut de la passerelle ; d’avoir vu aussi une autre face trèsbrune avec des yeux extraordinaires tout près des miens ; maisjusqu’à ce que je les eusse revus, je crus à un cauchemar. Il mesemble qu’on dut verser, peu après, quelque liquide entre mes dentsserrées, et ce fut tout.

Je restai sans connaissance pendant fort longtemps. La cabinedans laquelle je me réveillai enfin était très étroite et plutôtmalpropre. Un homme assez jeune, les cheveux blonds, la moustachejaune hérissée, la lèvre inférieure tombante était assis auprès demoi et tenait mon poignet. Un instant, nous nous regardâmes sansparler. Ses yeux étaient gris, humides, et sans expression.

Alors, juste au-dessus de ma tête, j’entendis un bruit commecelui d’une couchette de fer qu’on remue, et le grognement sourd etirrité de quelque grand animal. En même temps, l’homme parla. Ilrépéta sa question.

« Comment vous sentez-vous maintenant ? »

Je crois que je répondis me sentir bien. Je ne pouvaiscomprendre comment j’étais venu là, et l’homme dut lire dans mesyeux la question que je ne parvenais pas à articuler.

« On vous a trouvé dans une barque, mourant de faim. Le bateaus’appelait la Dame Altière et il y avait des tachesbizarres sur le plat bord. »

À ce moment, mes regards se portèrent sur mes mains : ellesétaient si amaigries qu’elles ressemblaient à des sacs de peau salepleins d’os ; à cette vue, tous mes souvenirs merevinrent.

« Prenez un peu de ceci » dit-il, et il m’administra une dosed’une espèce de drogue rouge et glacée. « Vous avez de la chanced’avoir été recueilli par un navire qui avait un médecin à bord.»

Il s’exprimait avec un défaut d’articulation, une sorte dezézaiement.

« Quel est ce navire ? proférai-je lentement et d’une voixque mon long silence avait rendue rauque.

– C’est un petit caboteur d’Arica et de Callao. Il s’appelle laChance Rouge. Je n’ai pas demandé de quel pays il vient :sans doute du pays des fous. Je ne suis moi-même qu’un passager,embarqué à Arica. »

Le bruit recommença au-dessus de ma tête, mélange de grognementshargneux et d’intonations humaines. Puis une voix intima à un «triple idiot » l’ordre de se taire.

« Vous étiez presque mort, reprit mon interlocuteur ; vousl’avez échappé belle. Mais maintenant je vous ai remis un peu desang dans les veines. Sentez-vous une douleur aux bras ? Cesont des injections. Vous êtes resté sans connaissance pendant prèsde trente heures. »

Je réfléchissais lentement. Tout à coup, je fus tiré de marêverie par les aboiements d’une meute de chiens.

« Puis-je prendre un peu de nourriture solide ?demandai-je.

– Grâce à moi ! répondit-il. On vous fait cuire dumouton.

– C’est cela, affirmai-je avec assurance, je mangerai bien unpeu de mouton.

– Mais, continua-t-il avec une courte hésitation, je meursd’envie de savoir comment il se fait que vous vous soyez trouvéseul dans cette barque. »

Je crus voir dans ses yeux une certaine expressionsoupçonneuse.

« Au diable ces hurlements ! »

Et il sortit précipitamment de la cabine.

Je l’entendis disputer violemment avec quelqu’un qui me partitlui répondre en un baragouin inintelligible. Le débat sembla seterminer par des coups, mais en cela je crus que mes oreilles setrompaient. Puis le médecin se mit à crier après les chiens et s’enrevint vers la cabine.

« Eh bien, dit-il dès le seuil, vous commenciez à me racontervotre histoire. »

Je lui appris d’abord que je m’appelais Edward Prendick et queje m’occupais beaucoup d’histoire naturelle pour échapper à l’ennuides loisirs que me laissaient ma fortune relative et ma positionindépendante. Ceci sembla l’intéresser.

« Moi aussi, j’ai fait des sciences, avoua-t-il. J’ai fait desétudes de biologie à l’University College de Londres, extirpantl’ovaire des lombrics et les organes des escargots. Eh ! oui,il y a dix ans de cela. Mais continuez… continuez… dites-moipourquoi vous étiez dans ce bateau. »

Je lui racontai le naufrage de la Dame Altière, la façon dont jepus m’échapper dans la yole avec Constans et Helinar, la dispute ausujet du partage des rations, et comment mes deux compagnonstombèrent par-dessus bord en se battant.

La franchise avec laquelle je lui dis mon histoire parut lesatisfaire. Je me sentais horriblement faible, et j’avais parlé enphrases courtes et concises. Quand j’eus fini, il se remit à causerd’histoire naturelle et de ses études biologiques. Selon touteprobabilité, il avait du être un très ordinaire étudiant enmédecine et il en vint bientôt à parler de Londres et des plaisirsqu’on y trouve ; il me conta même quelques anecdotes.

« J’ai laissé tout cela il y a dix ans. On était jeune alors eton s’amusait ; Mais j’ai trop fait la bête… À vingt et un ans,j’avais tout mangé. Je peux dire que c’est bien différentmaintenant… Mais il faut que j’aille voir ce que cet imbécile decuisinier fait de votre mouton. »

Le grognement, au-dessus de ma tête, reprit d’une façon sisoudaine et avec une si sauvage colère que je tressaillis.

« Qu’est-ce qu’il y a donc ? » criai-je ; mais laporte était fermée.

Il revint bientôt avec le mouton bouilli, et l’odeurappétissante me fit oublier de le questionner sur les cris de bêteque j’avais entendus.

Après une journée de repas et de sommes alternés, je repris unpeu des forces perdues pendant ces huit jours d’inanition et defièvre, et je pus aller de ma couchette jusqu’au hublot et voir lesflots verts lutter de vitesse avec nous. Je jugeai que la goélettecourait sous le vent. Montgomery – c’était le nom du médecin blond– entra comme j’étais là, debout, et je lui demandais mesvêtements. Ceux avec lesquels j’avais échappé au naufrage, medit-il, avaient été jetés par-dessus bord. Il me prêta un costumede coutil qui lui appartenait, mais, comme il avait les membrestrès longs et une certaine corpulence, son vêtement était un peutrop grand pour moi.

Il se mit à parler de choses et d’autres et m’apprit que lecapitaine était aux trois quarts ivre dans sa cabine. Enm’habillant, je lui posai quelques questions sur la destination dunavire. Il répondit que le navire allait à Hawaii, mais qu’ildevait débarquer avant cela.

« Où ? demandai-je.

– Dans une île… où j’habite. Autant que je le sais, elle n’a pasde nom. »

Il me regarda, la lèvre supérieure pendante, et avec un air toutà coup si stupide que je me figurai que ma question le gênait.

« Je suis prêt », fis-je, et il sortit le premier de lacabine.

Au capot de l’échelle, un homme nous barrait le passage. Ilétait debout sur les dernières marches, passant la tête parl’écoutille. C’était un être difforme, court, épais et gauche, ledos arrondi, le cou poilu et la tête enfoncée entre les épaules. Ilétait vêtu d’un costume de serge bleu foncé. J’entendis les chiensgrogner furieusement et aussitôt l’homme descendit àreculons ; je le repoussai pour éviter d’être bousculé et ilse retourna avec une vivacité tout animale.

Sa face noire, que j’apercevais ainsi soudainement, me fittressaillir. Elle se projetait en avant d’une façon qui faisaitpenser à un museau, et son immense bouche à demi ouverte montraitdeux rangées de dents blanches plus grandes que je n’en avaisjamais vu dans aucune bouche humaine. Ses yeux étaient injectés desang, avec un cercle de blanc extrêmement réduit autour despupilles fauves. Il y avait sur toute cette figure une bizarreexpression d’inquiétude et de surexcitation.

« Que le diable l’emporte ! Il est toujours dans le chemin», dit Montgomery.

L’homme s’écarta sans un mot. Je montai jusqu’au capot, suivantdes yeux malgré moi l’étrange face. Montgomery resta en bas uninstant.

« Tu n’as rien à faire ici. Ta place est à l’avant, dit-il d’unton autoritaire.

– Euh !… Euh !… Ils… ne veulent pas de moi à l’avant», balbutia l’homme à la face noire, en tremblant. Il parlaitlentement, avec quelque chose de rauque dans la voix.

« Ils ne veulent pas de toi à l’avant ! Mais je te commanded’y aller, moi ! » cria Montgomery sur un ton menaçant.

Il était sur le point d’ajouter quelque chose, lorsque,m’apercevant, il me suivit sur l’échelle. Je m’étais arrêté, lecorps à demi passé par l’écoutille, contemplant et observant encoreavec une surprise extrême, la grotesque laideur de cet être. Jen’avais jamais vu de figure aussi extraordinairement répulsive, etcependant – si cette contradiction est admissible – je subis enmême temps l’impression bizarre que j’avais déjà dû remarquer, jene sais où, les mêmes traits et les mêmes gestes quim’interloquaient maintenant. Plus tard, il me revint à l’esprit queje l’avais probablement vu tandis qu’on me hissait à bord et cela,néanmoins, ne parvint pas à satisfaire le soupçon que je conservaisd’une rencontre antérieure. Mais qui donc, ayant une fois aperçuune face aussi singulière, pourrait oublier dans quellescirconstances ce fut ?

Le mouvement que fit Montgomery pour me suivre détourna monattention, et mes yeux se portèrent sur le pont de la petitegoélette. Les bruits que j’avais entendus déjà m’avaient demipréparé à ce qui s’offrait à mes regards. Certainement je n’avaisjamais vu de pont aussi mal tenu : il était entièrement jonchéd’ordures et d’immondices indescriptibles. Une meute hurlante dechiens courants était liée au grand mât avec des chaînes, et ils semirent à aboyer et à bondir vers moi. Près du mât de misaine, ungrand puma était allongé au fond d’une cage de fer beaucoup troppetite pour qu’il pût y tourner à l’aise. Plus loin, contre lebastingage de tribord, d’immenses caisses grillagées contenaientune quantité de lapins, et à l’avant un lama solitaire étaitresserré entre les parois d’une cage étroite. Les chiens étaientmuselés avec des lanières de cuir. Le seul être humain qui fût surle pont était un marin maigre et silencieux, tenant la barre.

Les brigantines, sales et rapiécées, s’enflaient sous le vent etle petit bâtiment semblait porter toutes ses voiles. Le ciel étaitclair ; le soleil descendait vers l’ouest ; de longuesvagues, que le vent coiffait d’écume, luttaient de vitesse avec lenavire. Passant près de l’homme de barre, nous allâmes à l’arrière,et, appuyés sur la lisse de couronnement, nous regardâmes, côte àcôte, pendant un instant, l’eau écumer contre la coque de lagoélette et les bulles énormes danser et disparaître dans sonsillage. Je me retournai vers le pont encombré d’animaux etd’ordures.

« C’est une ménagerie océanique ? dis-je.

– On le croirait, répondit Montgomery.

– Qu’est-ce qu’on veut faire de ces bêtes ? Est-ce unecargaison ? Le capitaine pense-t-il pouvoir les vendre auxnaturels du Pacifique ?

– On le dirait, n’est-ce pas ? » fit encore Montgomery, etil se retourna vers le sillage.

Tout à coup, nous entendîmes un jappement suivi de juronsfurieux qui venaient de l’écoutille, et l’homme difforme à la facenoire sortit précipitamment sur le pont. À sa vue, les chiens, quis’étaient tus, las d’aboyer après moi, semblèrent pris de fureur,se mirent à hurler et à gronder en secouant violemment leurschaînes. Le noir eut un instant d’hésitation devant eux, et celapermit à l’homme aux cheveux rouges qui le poursuivait de luiassener un terrible coup de poing entre les épaules. Le pauvrediable tomba comme un bœuf assommé et alla rouler sur les ordures,parmi les chiens furieux. Il était heureux pour lui qu’ils fussentmuselés. L’homme aux cheveux rouges, qui était vêtu d’un costume deserge malpropre, poussa alors un rugissement de joie et resta là,titubant et en grand danger, me sembla-t-il, de tomber en arrièredans l’écoutille, ou de choir en avant sur sa victime.

Au moment où le second homme avait paru Montgomery avaitviolemment tressailli.

« Hé ! là-bas », cria-t-il d’un ton sec.

Deux matelots parurent sur le gaillard d’avant.

Le noir, qui poussait des hurlements bizarres, se convulsaitentre les pattes des chiens, sans que nul vînt à son secours. Lesbêtes furieuses faisaient tous leurs efforts pour pouvoir le mordreentre les courroies des muselières. Leurs corps gris et souples semêlaient en une lutte confuse par-dessus le noir qui se roulait entous sens. Les deux matelots regardaient la scène comme si cela eûtété un divertissement sans pareil. Montgomery laissa échapper uneexclamation de colère et s’avança vers la meute.

À ce moment, le noir s’était relevé et gagnait l’avant enchancelant. Il se cramponna au bastingage, près des haubans demisaine, regardant les chiens par-dessus son épaule. L’homme auxcheveux rouges riait d’un gros rire satisfait.

« Dites donc, capitaine, ces manières-là ne me vont pas », ditMontgomery en secouant l’homme roux par le bras.

J’étais derrière le médecin. Le capitaine se tourna et regardason interlocuteur avec les yeux mornes et solennels d’univrogne.

« Quoi ? … Qu’est-ce qui… ne vous va pas ?demanda-t-il… sale rebouteur ! Sale scieur d’os ! »ajouta-t-il, après avoir un instant fixé Montgomery d’un airendormi.

Il essaya de dégager son bras, mais après deux essais inutiles,il enfonça dans les poches de sa vareuse ses grosses pattesrousses.

« Cet homme est un passager, continua Montgomery, et je vousconseille de ne pas lever la main sur lui.

– Allez au diable ! hurla le capitaine. Je fais ce que jeveux sur mon navire. »

Il tourna les talons, voulant gagner le bastingage.

Je pensais que Montgomery, le voyant ivre, allait le laisser,mais il devint seulement un peu plus pâle et suivit lecapitaine.

« Vous entendez bien, capitaine, insista-t-il, je ne veux pasqu’on maltraite cet homme. Depuis qu’il est à bord, on n’a cessé dele brutaliser. »

Les fumées de l’alcool empêchèrent un instant le capitaine derépondre.

« Sale rebouteur ! » fut tout ce qu’il crut nécessaire derépliquer enfin.

Je vis bien que Montgomery avait fort mauvais caractère, et quecette querelle devait couver depuis longtemps.

« Cet homme est ivre, vous n’obtiendrez rien » dis-je un peuofficieusement.

Montgomery fit faire une affreuse contorsion à sa lèvrependante.

« Il est toujours ivre. Pensez-vous que ce soit une excuse pourassommer ses passagers ?

– Mon navire, commença le capitaine, avec des gestes peu sûrspour montrer les cages, mon navire était un bâtiment propre…Regardez-le maintenant. (Il était certainement rien moins quepropre.) Mon équipage était propre et honorable…

– Vous avez accepté de prendre ces animaux.

– Je voudrais bien n’avoir jamais aperçu votre île infernale.Que diable a-t-on besoin… de bêtes dans une île commecelle-là ? Et puis, votre domestique… j’avais cru que c’étaitun homme… mais c’est un fou… Il n’a rien à faire à l’arrière.Pensez-vous que tout le maudit bateau vous appartienne ?

– Depuis le premier jour, vos matelots n’ont pas cessé debrutaliser le pauvre diable.

– Oui ! c’est bien ce qu’il est… un diable, un ignoblediable… Mes hommes ne peuvent pas le sentir. Moi, je ne peux pas levoir. Personne ne peut le supporter. Ni vous non plus. »

Montgomery l’interrompit.

« N’importe, vous, vous devez laisser cet hommetranquille. »

Il accentuait ses paroles par d’énergiques hochements detête ; mais le capitaine maintenant semblait vouloir continuerla querelle. Il éleva la voix.

« S’il revient encore par ici, je lui crève la panse. Oui, jelui crèverai sa maudite panse. Qui êtes-vous, vous, pour me donnerdes ordres, à moi ? Je suis le capitaine, et le navirem’appartient. Je suis la loi, ici, vous dis-je – la loi et lesprophètes. Il a été convenu que je mènerais un homme et sondomestique à Arica et que je les ramènerais avec quelques animaux.Mais je n’avais pas fait marché de transporter un maudit idiot etun scieur d’os, un sale rebouteur, un… »

Mais peu importent les injures qu’il adressa à Montgomery. Jevis ce dernier faire un pas en avant, et je m’interposai :

« Il est ivre », dis-je.

Le capitaine vociférait des invectives de plus en plusgrossières.

« Assez ! hein : » fis-je en me tournant vivement vers lui,car j’avais vu le danger dans les yeux et dans la pâle figure deMontgomery, mais je réussis seulement à attirer sur moi l’aversed’injures.

J’étais heureux néanmoins d’avoir, au prix même de l’inimitié del’ivrogne, écarté le péril d’une rixe. Je ne crois pas avoirentendu jamais autant de basses grossièretés couler en un flotcontinu des lèvres d’un homme, bien que j’aie, au cours de mespérégrinations, fréquenté des compagnies pas mal excentriques. Ilfut parfois si outrageant qu’il m’était difficile de rester calme –bien que je sois d’un caractère paisible. Mais, à coup sûr, endisant au capitaine de se taire, j’avais oublié que je n’étaisguère qu’une épave humaine, privée de toutes ressources, et n’ayantpas payé mon passage. – que je dépendais simplement de lagénérosité – ou de l’esprit spéculatif – du patron du bâtiment. Ilsut me le rappeler avec une remarquable énergie.

Mais, en tous les cas, j’avais évité la rixe.

Chapitre 2MONTGOMERY PARLE

Au coucher du soleil, ce soir-là, on arriva en vue de terre, etla goélette se prépara à aborder. Montgomery m’annonça que cetteîle, l’île sans nom, était sa destination. Nous étions trop loinencore pour en distinguer les côtes : j’apercevais simplement unebande basse de bleu sombre dans le gris bleu incertain de la mer.Une colonne de fumée presque verticale montait vers le ciel.

Le capitaine n’était pas sur le pont quand la vigie annonça :terre ! Après avoir donné libre cours à sa colère, il étaitredescendu en titubant jusqu’à sa cabine et il s’était rendormi surle plancher. Le second prit le commandement. C’était l’individutaciturne et maigre que nous avions vu à la barre et il paraissait,lui aussi, en fort mauvais termes avec Montgomery. Il ne faisaitjamais la moindre attention à nous. Nous dînâmes avec lui, dans unsilence maussade, après que j’eus inutilement essayé d’engager laconversation. Je m’aperçus aussi que les hommes d’équipageregardaient mon compagnon et ses animaux d’une manièresingulièrement hostile. Montgomery était plein de réticences quandje l’interrogeais sur sa destination et sur ce qu’il voulait fairede ces bêtes ; mais bien que ma curiosité ne fît qu’augmenter,je n’insistai pas.

Nous restâmes à causer sur le tillac jusqu’à ce que le ciel fûtcriblé d’étoiles. La nuit était très tranquille, et troubléeseulement par un bruit passager sur le gaillard d’avant ou quelquesmouvements des animaux. Le puma, ramassé au fond de sa cage, nousobservait avec ses yeux brillants, et les chiens étaient endormis.Nous allumâmes un cigare.

Montgomery se mit à me causer de Londres, sur un ton dedemi-regret, me posant toute sorte de questions sur les changementsrécents. Il parlait comme un homme qui avait aimé la vie qu’ilavait menée et qu’il avait dît quitter soudain et irrévocablement.Je lui répondais de mon mieux, en bavardant de choses et d’autres,et pendant ce temps tout ce qu’il y avait en lui d’étrangecommençait à m’apparaître clairement. Tout en causant, j’examinaissa figure blême et bizarre, aux faibles lueurs de la lanterne del’habitacle, qui éclairait la boussole et le compas de route. Puismes yeux cherchèrent sur la mer obscure sa petite île cachée dansles ténèbres.

Cet homme, me semblait-il, était sorti de l’immensité,simplement pour me sauver la vie. Demain, il quitterait le navire,et disparaîtrait de mon existence. Même en des circonstances plusbanales, cela m’aurait rendu quelque peu pensif ; mais il yavait ici, tout d’abord, la singularité d’un homme d’éducationvivant dans cette petite île inconnue et ensuite, s’ajoutant àcela, l’extraordinaire nature de son bagage. Je me répétais laquestion du capitaine : Que voulait-il faire de ces animaux ?Pourquoi, aussi, lorsque j’avais fait mes premières remarques surcette cargaison, avait-il prétendu qu’elle ne lui appartenaitpas ? Puis encore il y avait dans l’aspect de son domestiquequelque chose de bizarre qui m’impressionnait vivement. Tous cesdétails enveloppaient cet homme d’une brume mystérieuse : ilss’emparaient de mon imagination et me gênaient pourl’interroger.

Vers minuit, notre conversation sur Londres s’épuisa, et nousdemeurâmes coude à coude, penchés sur le bastingage, les yeuxerrant rêveusement sur la mer étoilée et silencieuse, chacunsuivant ses pensées. C’était une excellente occasion desentimentaliser et je me mis à causer de ma reconnaissance.

« Vous me laisserez bien dire que vous m’avez sauvé la vie.

– Le hasard, répondit-il ; rien que le hasard.

– Je préfère, quand même, adresser mes remerciements à celui quien est l’instrument.

– Ne remerciez personne. Vous aviez besoin de secours ;j’avais le savoir et le pouvoir. Je vous ai soigné et soutenu de lamême façon que j’aurais recueilli un spécimen rare. Je m’ennuyaisconsidérablement et je sentais la nécessité de m’occuper. Sij’avais été dans un de mes jours d’inertie, ou si votre figure nem’avait pas plu, eh bien !… je me demande où vous seriezmaintenant. »

Ces paroles calmèrent quelque peu mes dispositions.

« En tout cas…, commençai-je.

– C’est pure chance, je vous affirme, interrompit-il, comme toutce qui arrive dans la vie d’un homme. Il n’y a que les imbécilesqui ne le voient pas. Pourquoi suis-je ici, maintenant – proscritde la civilisation –, au lieu d’être un homme heureux et de jouirde tous les plaisirs de Londres ? Tout simplement, parce que,il y a onze ans, par une nuit de brouillard, j’ai perdu la têtependant dix minutes. »

Il s’arrêta.

« Vraiment ? dis-je.

– C’est tout. »

Nous retombâmes dans le silence. Soudain, il se mit à rire.

« Il y a quelque chose, dans cette nuit étoilée, qui vous déliela langue. Je sais bien que c’est imbécile, mais cependant il mesemble que j’aimerais vous raconter…

– Quoi que vous me disiez, vous pouvez compter que je garderaipour moi… Si c’est là ce que… »

Il était sur le point de commencer, mais il secoua la tête d’unair de doute.

« Ne dites rien, continuai-je, peu m’importe. Après tout, ilvaut mieux garder votre secret. Vous ne gagnerez qu’un mincesoulagement si j’accepte votre confidence. Sinon… ma foi ?…»

Il marmotta quelques mots indécis. Je sentais que je le prenaisà son désavantage, que je l’avais surpris dans une disposition àl’épanchement, et, à dire vrai, je n’étais pas curieux de savoir cequi avait pu amener si loin de Londres un étudiant en médecine.J’ai aussi une imagination. Je haussai les épaules et m’éloignai.Sur la lisse de poupe, était penchée une forme noire etsilencieuse, regardant fixement les vagues. C’était l’étrangedomestique de Montgomery. Quand j’approchai, il jeta un rapide coupd’œil par dessus son épaule, puis reprit sa contemplation.

Cela vous paraîtra sans doute une chose insignifiante, mais j’enfus néanmoins fort vivement frappé. La seule lumière qu’il y eûtprès de nous était la lanterne de la boussole. La figure de cettecréature se tourna l’espace d’une seconde, de l’obscurité du tillacvers la clarté de la lanterne, et je vis alors que les yeux qui meregardaient brillaient d’une pâle lueur verte.

Je ne savais pas, alors, qu’une luminosité rougeâtre n’est pasrare dans les yeux humains, et ce reflet vert me parut êtreabsolument inhumain. Cette face noire, avec ses yeux de feu,bouleversa toutes mes pensées et mes sentiments d’adulte, etpendant un moment, les terreurs oubliées de mon enfance envahirentmon esprit. Puis l’effet se passa comme il était venu. Je ne voyaisplus qu’une bizarre forme noire, accoudée sur la lisse ducouronnement, et j’entendis Montgomery qui me parlait.

« Je pense qu’on pourrait rentrer, disait-il, si vous en avezassez.»

Je lui fis une réponse imprécise et nous descendîmes. À la portede ma cabine, il me souhaita bonne nuit.

Pendant mon sommeil, j’eus quelques rêves fort désagréables. Lalune décroissante se leva tard. Sa clarté jetait à travers macabine un pâle et fantomatique rayon qui dessinait des ombressinistres. Puis les chiens s’éveillèrent et se mirent à aboyer et àhurler, de sorte que mon sommeil fut agité de cauchemars et que jene pus guère vraiment dormir qu’à l’approche du jour.

Chapitre 3L’ABORDAGE DANS L’ÎLE

Au petit matin – c’était le second jour après mon retour à lavie, et le quatrième après que j’avais été recueilli par lagoélette – je m’éveillai au milieu de rêves tumultueux, rêves decanons et de multitudes hurlantes, et j’entendis, au-dessus de moi,des cris enroués et rauques. Je me frottai les yeux, attentif à cesbruits et me demandant encore dans quel lieu je pouvais bien metrouver. Puis il y eut un trépignement de pieds nus, des chocsd’objets pesants que l’on remuait, un craquement violent et uncliquetis de chaînes. J’entendis le tumulte des vagues contre lagoélette qui virait de bord et un flot d’écume d’un vert jaunâtrevint se briser contre le petit hublot rond qui ruissela. Je passaimes vêtements en hâte et montai sur le pont.

En arrivant à l’écoutille, j’aperçus contre le ciel rose – carle soleil se levait – le dos large et la tête rousse du capitaine,et, par-dessus son épaule, la cage du puma se balançant à unepoulie attachée au borne de misaine. La pauvre bête semblaithorriblement effrayée et se blottissait au fond de sa petitecage.

« Par-dessus bord, par-dessus bord, toute cette vermine !braillait le capitaine. Le navire va être propre maintenant, bonDieu, le navire va bientôt être propre ! »

Il me barrait le passage, de sorte que, pour arriver sur lepont, il me fallut lui mettre la main sur l’épaule. Il se retournaen sursautant et tituba en arrière de quelques pas pour mieux mevoir. Il ne fallait pas être bien expert pour affirmer que l’hommeétait encore ivre.

Tiens ! tiens ! » fit-il, avec un air stupide.

Puis une lueur passa dans ses veux.

« Mais… c’est Mister… Mister… ?

– Prendick, lui dis-je.

– Au diable avec Prendick ! s’exclama-t-il. Fermez ça,voilà votre nom, Mister Fermez-ça ! »

Il ne valait pas la peine de répondre à cette brute, mais je nem’attendais certes pas au tour qu’il allait me jouer. Il étendit samain vers le passavant auprès duquel Montgomery causait avec unpersonnage de haute taille, aux cheveux blancs, vêtu de flanellebleue et sale, et qui, sans doute venait d’arriver à bord.

« Par là ! Espèce de Fermez-ça ! Par là ! »rugissait le capitaine.

Montgomery et son compagnon, entendant ses cris, seretournèrent.

« Que voulez-vous dire ? demandai-je.

– Par là ! Espèce de Fermez-ça – voilà ce que je veux dire.Par-dessus bord. Mister Fermez-ça ! – et vite ! Ondéblaie et on nettoie ! On débarrasse mon bienheureux navire,et vous, vous allez passer par-dessus bord. »

Je le regardais, stupéfait. Puis il me vint à l’idée que c’étaitjustement ce que je demandais. La perspective d’une traversée àfaire comme seul passager en compagnie de cette brute irasciblen’était guère tentante. Je me tournai vers Montgomery.

« Nous ne pouvons vous prendre, répondit sèchement soncompagnon.

– Vous ne pouvez me prendre ? » répétai-je, consterné.

Cet homme avait la figure la plus volontaire et la plus résolueque j’aie jamais rencontrée.

« Dites donc ? commençai-je, en me tournant vers lecapitaine.

– Par-dessus bord ! répondit l’ivrogne. Mon navire n’estpas pour les bêtes, ni pour des gens pires que des bêtes. Vouspasserez par-dessus bord ! Mister Fermez-ça ! S’ils neveulent pas de vous, on vous laissera à la dérive. Mais n’importecomment, vous débarquez – avec vos amis. On ne m’y verra plus danscette maudite île. Amen ! J’en ai assez !

– Mais, Montgomery… » implorai-je.

Il tordit sa lèvre inférieure, hocha la tête en indiquant legrand vieillard, pour me dire son impuissance à me sauver.

« Attendez ! je vais m’occuper de vous », dit lecapitaine.

Alors commença un curieux débat à trois. Je m’adressaialternativement aux trois hommes, d’abord au personnage à cheveuxblancs pour qu’il me permît d’aborder, puis au capitaine ivrognepour qu’il me gardât à bord, et aux matelots eux-mêmes. Montgomeryne desserrait pas les dents et se contentait de hocher la tête.

« Je vous dis que vous passerez par-dessus bord ! Au diablela loi ! Je suis maître ici ! » répétait sans cesse lecapitaine.

Enfin, je m’arrêtai court aux violentes menaces commencées, etme réfugiai à l’arrière, ne sachant plus que faire.

Pendant ce temps, l’équipage procédait avec rapidité audébarquement des caisses, des cages et des animaux. Une largechaloupe, gréée en lougre, se tenait sous l’écoute de la goélette,et on y empilait l’étrange ménagerie. Je ne pouvais voir alors ceuxqui recevaient les caisses, car la coque de la chaloupe m’étaitdissimulée par le flanc de notre bâtiment.

Ni Montgomery, ni son compagnon ne faisaient la moindreattention à moi ; ils étaient fort occupés à aider et àdiriger les matelots qui déchargeaient leur bagage. Le capitaines’en mêlait aussi, mais fort maladroitement.

Il me venait alternativement à l’idée les résolutions les plustéméraires et les plus désespérées. Une fois ou deux, en attendantque mon sort se décidât, je ne pus m’empêcher de rire de mamisérable perplexité. Je n’avais encore rien pris, et cela merendait malheureux, plus malheureux encore. La faim et l’absenced’un certain nombre de corpuscules du sang suffisent à enlever toutcourage à un homme. Je me rendais bien compte que je n’avais pasles forces nécessaires pour résister au capitaine qui voulaitm’expulser, ni pour m’imposer à Montgomery et à son compagnon.Aussi, attendis-je passivement le tour que prendraient lesévénements, – et le transfert de la cargaison de Montgomery dans lachaloupe continuait comme si je n’avais pas existé.

Bientôt le transbordement fut terminé. Alors, je fus traîné, enn’opposant qu’une faible résistance, jusqu’au passavant, et c’est àce moment que je remarquai l’étrangeté des personnages qui étaientavec Montgomery dans la chaloupe. Mais celle-ci, n’attendant plusrien, poussa au large rapidement. Un gouffre d’eau verte s’élargitdevant moi, et je me rejetai en arrière de toutes mes forces pourne pas tomber la tête la première.

Les gens de la chaloupe poussèrent des cris de dérision, etj’entendis Montgomery les invectiver. Puis le capitaine, le secondet l’un des matelots me ramenèrent à la poupe. Le canot de la DarneAltière était resté à la remorque. Il était à demi rempli d’eau,n’avait pas d’avirons et ne contenait aucune provision. Je refusaide m’y embarquer et me laissai tomber de tout mon long sur le pont.Enfin, ils réussirent à m’y faire descendre au moyen d’une corde –car ils n’avaient pas d’échelle d’arrière – et coupèrent laremorque.

Je m’éloignai de la goélette, en dérivant lentement. Avec unesorte de stupeur, je vis tout l’équipage se mettre à la manœuvre ettranquillement la goélette vira de bord pour prendre le vent. Lesvoiles palpitèrent et s’enflèrent sous la poussée de la brise. Jeregardais fixement son flanc fatigué par les flots donner à labande vers moi ; puis elle s’éloigna rapidement.

Je ne détournai pas la tête pour la suivre des yeux, croyant àpeine ce qui venait d’arriver. Je m’affalai au fond du canot,abasourdi et contemplant confusément la mer calme et vide.

Puis, je me rendis compte que je me trouvais de nouveau dans ceminuscule enfer, prêt à couler bas. Jetant un regard par-dessus leplat-bord, j’aperçus la goélette qui reculait dans la distance etpar-dessus la lisse d’arrière la tête du capitaine qui me criaitdes railleries. Me tournant vers l’île, je vis la chaloupediminuant aussi à mesure qu’elle approchait du rivage.

Soudain, la cruauté de cet abandon m’apparut clairement. Jen’avais aucun moyen d’atteindre le bord à moins que le courant nem’y entraînât. J’étais encore affaibli par les jours de fièvre etde jeûne supportés récemment, et je défaillais de besoin, sans quoij’aurais eu plus de cœur. Je me mis tout à coup à sangloter et àpleurer, comme je ne l’avais plus fait depuis mon enfance. Leslarmes me coulaient au long des joues. Pris d’un accès dedésespoir, je donnai de grands coups de poing dans l’eau quiemplissait le fond du canot, et de sauvages coups de pied contreles plats-bords. À haute voix, je suppliai la divinité de melaisser mourir.

Je dérivai très lentement vers l’est, me rapprochant de l’île,et bientôt je vis la chaloupe virer de bord et revenir de mon côté.Elle était lourdement chargée et, quand elle fut plus près, je pusdistinguer les larges épaules et la tête blanche du compagnon deMontgomery, installé avec les chiens et diverses caisses entre lesécoutes d’arrière. Il me regardait fixement sans bouger ni parler.L’estropié, à la face noire blotti près de la cage du puma, àl’avant, fixait aussi sur moi ses yeux farouches. Il y avait, deplus, trois autres hommes, d’étranges êtres à l’aspect de brutes,après lesquels les chiens grondaient sauvagement. Montgomery, quitenait la barre, amena son embarcation contre la mienne et, sepenchant, il attacha l’avant de mon canot à l’arrière de lachaloupe pour me prendre en remorque – car il n’y avait pas deplace pour me faire monter à bord.

Mon accès de découragement était maintenant passé et je répondisassez bravement à l’appel qu’il me lança en approchant. Je lui disque le canot était à moitié empli d’eau et il me passa un gamelot.Au moment où la corde qui liait les deux embarcations se tendit, jetrébuchai en arrière, mais je me mis à écoper activement mon canot,ce qui dura un certain temps.

Ma petite embarcation était en parfait état, et l’eau qu’ellecontenait était venue seulement par-dessus bord ; lorsqu’ellefut vidée, j’eus enfin le loisir d’examiner à nouveau l’équipage dela chaloupe.

L’homme aux cheveux blancs m’observait encore attentivement,mais maintenant, me sembla-t-il, avec une expression quelque peuperplexe. Quand mes yeux rencontrèrent les siens, il baissa la têteet regarda le chien qui était couché entre ses jambes. C’était unhomme puissamment bâti, avec un très beau front et des traitsplutôt épais, il avait sous les yeux ce bizarre affaissement de lapeau qui vient souvent avec l’âge, et les coins tombant de sagrande bouche lui donnaient une expression de volonté combative. Ilcausait avec Montgomery, mais trop bas pour que je pusseentendre.

Mes yeux le quittèrent pour examiner les trois hommesd’équipage, et c’étaient là de fort étranges matelots. Je ne voyaisque leurs figures, et il y avait sur ces visages quelque chosed’indéfinissable qui me produisait une singulière nausée. Je lesexaminai plus attentivement sans que cette impression se dissipâtni que je pusse me rendre compte de ce qui l’occasionnait. Ils mesemblaient alors être des hommes au teint foncé, mais leursmembres, jusqu’aux doigts des mains et des pieds, étaientemmaillotés dans une sorte d’étoffe mince d’un blanc sale. Jamaisencore, à part certaines femmes en Orient, je n’avais vu gens aussicomplètement enveloppés. Ils portaient également des turbans souslesquels leurs yeux m’épiaient. Leur mâchoire inférieure faisaitsaillie ; ils avaient des cheveux noirs, longs et plats, et,assis, ils me paraissaient être d’une stature supérieure à celledes diverses races d’hommes que j’avais vues ; ils dépassaientde la tête l’homme aux cheveux blancs, qui avait bien six pieds dehaut. Peu après, je m’aperçus qu’ils n’étaient en réalité pas plusgrands que moi, mais que leur buste était d’une longueur anormaleet que la partie de leurs membres inférieurs qui correspondait à lacuisse était fort courte et curieusement tortillée. En tout cas,c’était une équipe extraordinairement laide et au-dessus d’eux,sous la voile d’avant, je voyais la face noire de l’homme dont lesyeux étaient lumineux dans les ténèbres.

Pendant que je les examinais, ils rencontrèrent mes yeux, etchacun d’eux détourna la tête pour fuir mon regard direct, tandisqu’ils m’observaient encore furtivement. Je me figurai que je lesennuyais sans doute et je portai toute mon attention sur l’île dontnous approchions.

La côte était basse et couverte d’épaisses végétations,principalement d’une espèce de palmier. D’un endroit, un mincefilet de vapeur blanche s’élevait obliquement jusqu’à une grandehauteur et là s’éparpillait comme un duvet. Nous entrionsmaintenant dans une large baie flanquée, de chaque côté, par unpromontoire bas. La plage était de sable d’un gris terne et formaitun talus en pente rapide jusqu’à une arête haute de soixante ou desoixante-dix pieds au-dessus de la mer et irrégulièrement garnied’arbres et de broussailles. À mi-côte, se trouvait un espacecarré, enclos de murs construits, comme je m’en rendis compte plustard, en partie de coraux et en partie de lave et de pierre ponce.Au-dessus de l’enclos se voyaient deux toits de chaume.

Un homme nous attendait, debout sur le rivage. Il me semblavoir, de loin, d’autres créatures grotesques s’enfuir dans lesbroussailles des pentes, mais de près je n’en vis plus rien.L’homme qui attendait avait une taille moyenne, une face négroïde,une bouche large et presque sans lèvres, des bras extrêmement longset grêles, de grands pieds étroits et des jambes arquées. Il nousregardait venir, sa tête bestiale projetée en avant. CommeMontgomery et son compagnon, il était vêtu d’une blouse et d’unpantalon de serge bleue.

Quand les embarcations approchèrent, cet individu commença àcourir en tous sens sur le rivage en faisant les plus grotesquescontorsions. Sur un ordre de Montgomery, les quatre hommes de lachaloupe se levèrent, avec des gestes singulièrement maladroits, etamenèrent les voiles. Montgomery gouverna habilement dans une sortede petit dock étroit creusé dans la grève, et juste assez long, àcette heure de la marée, pour abriter la chaloupe.

J’entendis les quilles racler le fond ; avec le gamelot,j’empêchai mon canot d’écraser le gouvernail de la chaloupe, etdétachant le cordage, j’abordai. Les trois hommes emmaillotés sehissèrent hors de la chaloupe, et, avec les contorsions les plusgauches, se mirent immédiatement à décharger l’embarcation, aidéspar l’homme du rivage qui était accouru les rejoindre. Je fusparticulièrement frappé par les curieux mouvements des jambes destrois matelots emmaillotés et bandés – ces mouvements n’étaient niraides ni gênés, mais défigurés d’une façon bizarre, comme si lesjointures eussent été à l’envers. Les chiens continuaient à tirersur leurs chaînes et à gronder vers ces gens, tandis que l’hommeaux cheveux blancs abordait en les maintenant.

Les trois créatures aux longs bustes échangeaient des sonsétrangement gutturaux, et l’homme qui nous avait attendus sur laplage se mit à leur parler avec agitation – un dialecte inconnupour moi – au moment où ils mettaient la main sur quelques ballotsentassés à l’arrière de la chaloupe. J’avais entendu quelque partdes sons semblables sans pouvoir me rappeler en quel endroit.

L’homme aux cheveux blancs, retenant avec peine ses chiensexcités, criait des ordres dans le tapage de leurs aboiements.Montgomery, après avoir enlevé le gouvernail, sauta à terre et semit à diriger le déchargement. Après mon long jeûne et sous cesoleil brûlant ma tête nue, je me sentais trop faible pour offrirmon aide.

Soudain l’homme aux cheveux blancs parut se souvenir de maprésence et s’avança vers moi.

« Vous avez la mine de quelqu’un qui n’a pas déjeuné »,dit-il.

Ses petits yeux brillaient, noirs, sous ses épais sourcils.

« Je vous fais mes excuses de n’y avoir pas pensé plus tôt…maintenant, vous êtes notre hôte, et nous allons vous mettre àl’aise, bien que vous n’ayez pas été invité, vous savez. »

Ses yeux vifs me regardaient bien en face.

« Montgomery me dit que vous êtes un homme instruit, monsieurPrendick…, que vous vous occupez de science. Puis-je vous demanderde plus amples détails ? »

Je lui racontai que j’avais étudié pendant quelques années auCollège Royal des Sciences, et que j’avais fait diverses recherchesbiologiques sous la direction de Huxley. À ces mots, il élevalégèrement les sourcils.

« Cela change un peu les choses, monsieur Prendick, dit-il, avecun léger respect dans le ton de ses paroles. Il se trouve que, nousaussi, nous sommes des biologistes. C’est ici une stationbiologique… en un certain sens. »

Ses yeux suivaient les êtres vêtus de blanc qui traînaient, surdes rouleaux, la cage du puma vers l’enclos.

« Nous sommes biologistes… Montgomery et moi, du moins »,ajouta-t-il.

Puis, au bout d’un instant, il reprit :

« Je ne puis guère vous dire quand vous pourrez partir d’ici.Nous sommes en dehors de toute route connue. Nous ne voyons denavire que tous les douze ou quinze mois. »

Il me laissa brusquement, grimpa le talus, rattrapa le convoi dupuma et entra, je crois, dans l’enclos. Les deux autres hommesétaient restés avec Montgomery et entassaient sur un petit chariotà roues basses une pile de bagages de moindres dimensions. Le lamaétait encore dans la chaloupe avec les cages à lapins, et uneseconde meute de chiens était restée attachée à un banc.

Le chariot étant chargé, les trois hommes se mirent à le halerdans la direction de l’enclos, à la suite du puma. BientôtMontgomery revint et me tendit la main.

« Pour ma part, dit-il, je suis bien content. Ce capitaine étaitun sale bougre. Il vous aurait fait la vie dure.

– C’est vous, qui m’avez encore sauvé.

– Cela dépend. Vous verrez bientôt que cette île est un endroitinfernal, je vous le promets. À votre place, j’examineraissoigneusement mes faits et gestes. Il… »

Il hésita et parut changer d’avis sur ce qu’il allait dire.

« Voulez-vous m’aider à décharger ces cages ? medemanda-t-il.

Il procéda d’une façon singulière avec les lapins. Je l’aidai àdescendre à terre une des cages, et cela à peine fait, il endétacha le couvercle et, la penchant, renversa sur le sol tout soncontenu grouillant. Les lapins dégringolèrent en tas, les unspar-dessus les autres. Il frappa dans ses mains et une vingtaine deces bêtes, avec leur allure sautillante, grimpèrent la pente àtoute vitesse.

« Croissez et multipliez, mes amis, repeuplez l’île. Nousmanquions un peu de viande ces temps derniers », fitMontgomery.

Pendant que je les regardais s’enfuir, l’homme aux cheveuxblancs revint avec un flacon d’eau-de-vie et des biscuits.

« Voilà de quoi passer le temps, Prendick », me dit-il d’un tonbeaucoup plus familier qu’auparavant.

Sans faire de cérémonie, je me mis en devoir de manger lesbiscuits, tandis que l’homme aux cheveux blancs aidait Montgomery àlâcher encore une vingtaine de lapins. Néanmoins trois grandescages pleines furent menées vers l’enclos.

Je ne touchai pas à l’eau-de-vie, car je me suis toujoursabstenu d’alcool. »

Chapitre 4L’OREILLE POINTUE

Tout ce qui m’entourait me semblait alors fort étrange et maposition était le résultat de tant d’aventures imprévues que je nediscernais pas d’une façon distincte l’anomalie de chaque chose enparticulier. Je suivis la cage du lama que l’on dirigeait versl’enclos, et je fus rejoint par Montgomery qui me pria de ne pasfranchir les murs de pierre. Je remarquai alors que le puma dans sacage, et la pile des autres bagages avaient été placés en dehors del’entrée de l’enclos.

En me retournant, je vis qu’on avait achevé de décharger lachaloupe et qu’on l’avait échouée sur le sable. L’homme aux cheveuxblancs s’avança vers nous et s’adressa à Montgomery.

« Il s’agit maintenant de s’occuper de cet hôte inattendu.Qu’allons-nous faire de lui ?

– Il a de solides connaissances scientifiques, réponditMontgomery.

– Je suis impatient de me remettre à l’œuvre sur ces nouveauxmatériaux, dit l’homme en faisant un signe de tête du côté del’enclos, tandis que ses yeux brillaient soudain.

– Je le pense bien ! répliqua Montgomery d’un ton rienmoins que cordial.

– Nous ne pouvons pas l’envoyer là-bas, et nous n’avons pas letemps de lui construire une nouvelle cabane. Nous ne pouvons certespas non plus le mettre dès maintenant dans notre confidence.

– Je suis entre vos mains », dis-je.

Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire en parlant delà-bas.

« J’ai déjà pensé à tout cela, répondit Montgomery. Il y a machambre avec la porte extérieure…

– C’est parfait », interrompit vivement le vieillard.

Nous nous dirigeâmes tous trois du côté de l’enclos.

« Je suis fâché de tout ce mystère, monsieur Prendick – maisnous ne vous attendions pas. Notre petit établissement cache un oudeux secrets : c’est, en somme, la chambre de Barbe Bleue, mais, enréalité, ce n’est rien de bien terrible… pour un homme sensé. Mais,pour le moment… comme nous ne vous connaissons pas…

– Certes, répondis-je, je serais bien mal venu de m’offenser devos précautions. »

Sa grande bouche se tordit en un faible sourire et il eut unhochement de tête pour reconnaître mon amabilité. Il était de cesgens taciturnes qui sourient en abaissant les coins de la bouche.Nous passâmes devant l’entrée principale de l’enclos. C’était unelourde barrière de bois, encadrée de ferrures et solidement fermée,auprès de laquelle la cargaison était entassée ; au coin, setrouvait une petite porte que je n’avais pas encore remarquée.L’homme aux cheveux blancs sortit un trousseau de clefs de la pochegraisseuse de sa veste bleue, ouvrit la porte et entra. Ces clefset cette fermeture compliquée me surprirent toutparticulièrement.

Je le suivis et me trouvai dans une petite pièce, meubléesimplement, mais avec assez de confort et dont la porte intérieure,légèrement entrebâillée, s’ouvrait sur une cour pavée. Montgomeryalla immédiatement clore cette porte. Un hamac était suspendu dansle coin le plus sombre de la pièce, et une fenêtre exiguë sansvitres, défendue par une barre de fer, prenait jour du côté de lamer.

Cette pièce, me dit l’homme aux cheveux blancs, devait être monlogis, et la porte intérieure qu’il allait, par crainte d’accident,ajouta-t-il, condamner de l’autre côté, était une limite que je nedevais pas franchir. Il attira mon attention sur un fauteuil pliantinstallé commodément devant la fenêtre, et sur un rayon près duhamac, une rangée de vieux livres, parmi lesquels se trouvaientsurtout des manuels de chirurgie et des éditions de classiqueslatins et grecs – que je ne peux lire qu’assez difficilement.

Il sortit par la porte extérieure, comme s’il eût voulu éviterd’ouvrir une seconde fois la porte intérieure.

« Nous prenons ordinairement nos repas ici », m’appritMontgomery ; puis, comme s’il lui venait un doute soudain, ilsortit pour rattraper l’autre.

« Moreau ! » l’entendis-je appeler, sans, à ce moment,remarquer particulièrement ces syllabes.

Un instant après, pendant que j’examinais les livres, elles merevinrent à l’esprit. Où pouvais-je bien avoir entendu cenom ?

Je m’assis devant la fenêtre, et me mis à manger avec appétitles quelques biscuits qui me restaient.

« Moreau ?… »

Par la fenêtre, j’aperçus l’un de ces êtres extraordinairesvêtus de blanc, qui traînait une caisse sur le sable. Bientôt, ilfut caché par le châssis. Puis, j’entendis une clef entrer dans laserrure et fermer à double tour la porte intérieure. Peu de tempsaprès, derrière la porte close, je perçus le bruit que faisaientles chiens qu’on avait amenés de la chaloupe. Ils n’aboyaient pas,mais reniflaient et grondaient d’une manière curieuse. J’entendaisleur incessant piétinement et la voix de Montgomery qui leurparlait pour les calmer.

Je me sentais fort impressionné par les multiples précautionsque prenaient les deux hommes pour tenir secret le mystère de leurenclos. Pendant longtemps, je pensai à cela et à ce qu’avaitd’inexplicablement familier le nom de Moreau. Mais la mémoirehumaine est si bizarre que je ne pus alors rien me rappeler de cequi concernait ce nom bien connu. Ensuite, mes pensées setournèrent vers l’indéfinissable étrangeté de l’être difformeemmailloté de blanc que je venais de voir sur le rivage.

Je n’avais encore jamais rencontré de pareille allure, demouvements aussi baroques que ceux qu’il avait en traînant lacaisse. Je me souviens qu’aucun de ces hommes ne m’avait parlé,bien qu’ils m’eussent à diverses reprises examiné d’une façonsingulièrement furtive et tout à fait différente du regard franc del’ordinaire sauvage. Je me demandais quel était leur langage. Tousm’avaient paru particulièrement taciturnes, et quand ils parlaientc’était avec une voix des plus anormales. Que pouvaient-ils bienavoir ? Puis je revis les yeux du domestique mal bâti deMontgomery.

À ce moment même où je pensais à lui, il entra. Il étaitmaintenant revêtu d’un habillement blanc et portait un petitplateau sur lequel se trouvaient des légumes bouillis et du café.Je pus à peine réprimer un frisson de répugnance en le voyant faireune aimable révérence et poser le plateau sur la table devantmoi.

Je fus paralysé par l’étonnement. Sous les longues mèches platesde ses cheveux, j’aperçus son oreille. Je la vis tout à coup, trèsproche. L’homme avait des oreilles pointues et couvertes de poilsbruns très fins.

« Votre déjeuner, messié », dit-il.

Je le considérais fixement sans songer à lui répondre. Il tournales talons et se dirigea vers la porte en m’observant bizarrementpar-dessus l’épaule.

Tandis que je le suivais des yeux, il me revint en tête, parquel procédé mental inconscient, une phrase qui fit retourner mamémoire de dix ans en arrière. Elle flotta imprécise en mon espritpendant un moment, puis je revis un titre en lettres rouges : LEDOCTEUR MOREAU, sur la couverture chamois d’une brochure révélantdes expériences qui vous donnaient, à les lire, la chair de poule.Ensuite mes souvenirs se précisèrent, et cette brochure depuislongtemps oubliée me revint en mémoire, avec une surprenantenetteté. J’étais encore bien jeune à cette époque, et Moreau devaitavoir au moins la cinquantaine. C’était un physiologiste fameux etde première force, bien connu dans les cercles scientifiques pourson extraordinaire imagination et la brutale franchise aveclaquelle il exposait ses opinions. Était-ce le même Moreau que jevenais de voir ? Il avait fait connaître, sur la transfusiondu sang, certains faits des plus étonnants et, de plus, il s’étaitacquis une grande réputation par des travaux sur les fermentationsmorbides. Soudain, cette belle carrière prit fin ; il dutquitter l’Angleterre. Un journaliste s’était fait admettre à sonlaboratoire en qualité d’aide, avec l’intention bien arrêtée desurprendre et de publier des secrets sensationnels ; puis, parsuite d’un accident désagréable – si ce fut un accident – sabrochure révoltante acquit une notoriété énorme. Le jour même de lapublication, un misérable chien, écorché vif et diversement mutilé,s’échappa du laboratoire de Moreau.

Cela se passait dans la morte saison des nouvelles, et un habiledirecteur de journal, cousin du faux aide de laboratoire, en appelaà la conscience de la nation tout entière. Ce ne fut pas lapremière fois que la conscience se tourna contre la méthodeexpérimentale ; on poussa de tels hurlements que le docteurdut simplement quitter le pays. Il est possible qu’il ait méritécette réprobation, mais je m’obstine à considérer comme unevéritable honte le chancelant appui que le malheureux savant trouvaauprès de ses confrères et la façon indigne dont il fut lâché parles hommes de science. D’après les révélations du journaliste,certaines de ses expériences étaient inutilement cruelles. Ilaurait peut-être pu faire sa paix avec la société, en abandonnantces investigations, mais il dut sans aucun doute préférer sestravaux, comme l’auraient fait à sa place la plupart des gens quiont une fois cédé à l’enivrement des découvertes scientifiques. Ilétait célibataire et il n’avait en somme qu’à considérer sesintérêts personnels…

Je finis par me convaincre que j’avais retrouvé ce même Moreau.Tout m’amenait à cette conclusion. Et je compris alors à quel usageétaient destinés le puma et tous les animaux qu’on avait maintenantrentrés, avec tous les bagages, dans la cour, derrière mon logis.Une odeur ténue et bizarre, rappelant vaguement quelque exhalaisonfamilière, et dont je ne m’étais pas encore rendu compte, revintagiter mes souvenirs. C’était l’odeur antiseptique des sallesd’opérations. J’entendis, derrière le mur, le puma rugir, et l’undes chiens hurla comme s’il venait d’être blessé.

Cependant, la vivisection n’avait rien de si horrible – surtoutpour un homme de science – qui pût servir à expliquer toutes cesprécautions mystérieuses. D’un bond imprévu et soudain, ma penséerevint, avec une netteté parfaite, aux oreilles pointues et auxyeux lumineux du domestique de Montgomery. Puis mon regard erra surla mer verte, qui écumait sous une brise fraîchissante et lessouvenirs étranges de ces derniers jours occupèrent toutes mespensées.

Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Un enclos fermé surune île déserte, un vivisecteur trop fameux et ces êtres estropiéset difformes ?

Vers une heure, Montgomery entra, me tirant ainsi du pêle-mêled’énigmes et de soupçons où je me débattais. Son grotesquedomestique le suivait portant un plateau sur lequel se trouvaientdivers légumes cuits, un flacon de whisky, une carafe d’eau, troisverres et trois couteaux. J’observai du coin de l’œil l’étrangecréature tandis qu’il m’épiait aussi avec ses singuliers yeuxfuyants. Montgomery m’annonça qu’il venait déjeuner avec moi, maisque Moreau, trop occupé par de nouveaux travaux, ne viendraitpas.

« Moreau ! dis-je, je connais ce nom.

– Comment ?… Ah ! bien, du diable alors ! Je nesuis qu’un âne de l’avoir prononcé, ce nom ! J’aurais dû ypenser. N’importe, comme cela, vous aurez quelques indices de nosmystères. Un peu de whisky ?

– Non, merci – je ne prends jamais d’alcool.

– J’aurais bien dû faire comme vous. Mais maintenant… À quoi bonfermer la porte quand le voleur est parti ? C’est cetteinfernale boisson qui m’a amené ici… elle et une nuit debrouillard. J’avais cru à une bonne fortune pour moi quand Moreaum’offrit de m’emmener. C’est singulier…

– Montgomery, dis-je tout à coup, au moment où la porteextérieure se refermait, pourquoi votre homme a-t-il des oreillespointues ? »

Il eut un juron, la bouche pleine, me regarda fixement pendantun instant et répéta :

« Des oreilles pointues ?…

– Oui, continuai-je, avec tout le calme possible malgré ma gorgeserrée, oui, ses oreilles se terminent en pointe et sont garniesd’un fin poil noir. »

Il se servit du whisky et de l’eau avec une assurance affectéeet affirma :

« Il me semblait que… ses cheveux couvraient ses oreilles.

– Sans doute, mais je les ai vues quand il s’est penché pourposer sur la table le café que vous m’avez envoyé ce matin. Deplus, ses yeux sont lumineux dans l’obscurité. »

Montgomery s’était remis de la surprise causée par maquestion.

« J’avais toujours pensé, prononça-t-il délibérément et enaccentuant son zézaiement, que ses oreilles avaient quelque chosede bizarre… La manière dont il les couvrait… À quoiressemblaient-elles ?

La façon dont il me répondit tout cela me convainquit que sonignorance était feinte. Pourtant, il m’était difficile de lui direqu’il mentait.

« Elles étaient pointues, répétai-je, pointues… plutôt petites…et poilues… oui, très distinctement poilues… mais cet homme, toutentier, est bien l’un des êtres les plus étranges qu’il m’ait étédonné de voir. »

Le hurlement violent et rauque d’un animal qui souffre nous vintde derrière le mur qui nous séparait de l’enclos. Son ampleur et saprofondeur me le fit attribuer au puma. Montgomery eut unsoubresaut d’inquiétude.

« Ah ! fit-il.

– Où avez-vous rencontré ce bizarre individu ?

– Euh… euh… à San Francisco… J’avoue qu’il a l’air d’une vilainebrute… À moitié idiot, vous savez. Je ne me rappelle plus d’où ilvenait. Mais, n’est-ce pas, je suis habitué à lui… et lui à moi.Quelle impression vous fait-il ?

– Il ne fait pas l’effet d’être naturel. Il y a quelque chose enlui… Ne croyez pas que je plaisante… Mais il donne une petitesensation désagréable, une crispation des muscles quand ilm’approche. Comme un contact… diabolique, en somme… »

Pendant que je parlais, Montgomery s’était interrompu demanger.

« C’est drôle, constata-t-il, je ne ressens rien de tout cela.»

Il reprit des légumes.

« Je n’avais pas la moindre idée de ce que vous me dites,continua-t-il la bouche pleine. L’équipage de la goélette… dutéprouver la même chose… Ils tombaient tous à bras raccourcis sur lepauvre diable… Vous avez vu, vous-même, le capitaine ?… »

Tout à coup le puma se remit à hurler et cette fois plusdouloureusement. Montgomery émit une série de jurons à voix basse.Il me vint à l’idée de l’entreprendre au sujet des êtres de lachaloupe, mais la pauvre bête, dans l’enclos, laissa échapper unesérie de cris aigus et courts.

« Les gens qui ont déchargé la chaloupe, questionnai-je, dequelle race sont-ils ?

– De solides gaillards, hein ? » répondit-il distraitement,en fronçant les sourcils, tandis que l’animal continuait àhurler.

Je n’ajoutai rien de plus. Il me regarda avec ses mornes yeuxgris et se servit du whisky. Il essaya de m’entraîner dans unediscussion sur l’alcool, prétendant m’avoir sauvé la vie avec ceseul remède, et semblant vouloir attacher une grande importance aufait que je lui devais la vie. Je lui répondais à tort et à traverset bientôt notre repas fut terminé. Le monstre difforme auxoreilles pointues vint desservir et Montgomery me laissa seul ànouveau dans la pièce. Il avait été, pendant la fin du repas, dansun état d’irritation mal dissimulée, évidemment causée par les crisdu puma soumis à la vivisection ; il m’avait fait part de sonbizarre manque de courage, me laissant ainsi le soin d’en faire lafacile application.

Je trouvais moi-même que ces cris étaient singulièrementirritants, et, à mesure que l’après-midi s’avançait, ilsaugmentèrent d’intensité et de profondeur. Ils me furent d’abordpénibles, mais leur répétition constante finit par me bouleversercomplètement. Je jetai de côté une traduction d’Horace quej’essayais de lire et, crispant les poings, mordant mes lèvres, jeme mis à arpenter la pièce en tous sens.

Bientôt je me bouchai les oreilles avec mes doigts.

L’émouvant appel de ces hurlements me pénétrait peu à peu et ilsdevinrent finalement une si atroce expression de souffrance que jene pus rester plus longtemps enfermé dans cette chambre. Jefranchis le seuil et, dans la lourde chaleur de cette find’après-midi, je partis ; en passant devant l’entréeprincipale, je remarquai qu’elle était de nouveau fermée.

Au grand air, les cris résonnaient encore plus fort ; oneût dit que toute la douleur du monde avait trouvé une voix pours’exprimer. Pourtant, il me semble – j’y ai pensé depuis – quej’aurais assez bien supporté de savoir la même souffrance près demoi si elle eût été muette. La pitié vient surtout nous bouleverserquand la souffrance trouve une voix pour tourmenter nos nerfs. Maismalgré l’éclat du soleil et l’écran vert des arbres agités par unedouce brise marine, tout, autour de moi, n’était que confusion, et,jusqu’à ce que je fusse hors de portée des cris, des fantasmagoriesnoires et rouges dansèrent devant mes yeux.

Chapitre 5DANS LA FORÊT

Je m’avançai à travers les broussailles qui revêtaient le talus,derrière la maison, ne me souciant guère de savoir oùj’allais ; je continuai sous un épais et obscur taillisd’arbres aux troncs droits, et me trouvai bientôt à quelquedistance sur l’autre pente, descendant vers un ruisseau qui couraitdans une étroite vallée. Je m’arrêtai pour écouter. La distance àlaquelle j’étais parvenu ou les masses intermédiaires des fourrésamortissaient tous les sons qui auraient pu venir de l’enclos.L’air était tranquille. Alors, avec un léger bruit, un lapin parutet décampa derrière la pente. J’hésitai et m’assis au bord del’ombre.

L’endroit était ravissant. Le ruisseau était dissimulé par lesluxuriantes végétations de ses rives, sauf en un point où jepouvais voir les reflets de ses eaux scintillantes. De l’autrecôté, j’apercevais, à travers une brume bleuâtre, un enchevêtrementd’arbres et de lianes au-dessus duquel surplombait le bleu lumineuxdu ciel. Ici et là des éclaboussures de blanc et d’incarnatindiquaient des touffes fleuries d’épiphytes rampants. Je laissaimes yeux errer un instant sur ce paysage, puis mon esprit revintsur les étranges singularités de l’homme de Montgomery. Mais ilfaisait trop chaud pour qu’il fût possible de réfléchir longuement,et bientôt je tombai dans une sorte de torpeur, quelque chose entrel’assoupissement et la veille.

Je fus soudain réveillé, je ne sais au bout de combien de temps,par un bruissement dans la verdure de l’autre côté du cours d’eau.Pendant un instant, je ne pus voir autre chose que les sommetsagités des fougères et des roseaux. Puis, tout à coup, sur le borddu ruisseau parut quelque chose – tout d’abord, je ne pusdistinguer ce que c’était. Une tête se pencha vers l’eau etcommença à boire. Alors je vis que c’était un homme qui marchait àquatre pattes comme une bête.

Il était revêtu d’étoffes bleuâtres. Sa peau était d’une nuancecuivrée et sa chevelure noire. Il semblait qu’une laideur grotesquefût la caractéristique invariable de ces insulaires. J’entendais lebruit qu’il faisait en aspirant l’eau.

Je m’inclinai en avant pour mieux le voir et un morceau de lavequi se détacha sous ma main descendit bruyamment la pente. L’êtreleva craintivement la tête et rencontra mon regard, immédiatement,il se remit sur pied et, sans me quitter des yeux, se mit às’essuyer la bouche d’un geste maladroit. Ses jambes avaient àpeine la moitié de la longueur de son corps. Nous restâmes ainsi,peut-être l’espace d’une minute, à nous observer, aussidécontenancés l’un que l’autre ; puis il s’esquiva parmi lesbuissons, vers la droite, en s’arrêtant une fois ou deux pourregarder en arrière, et j’entendis le bruissement des branchess’affaiblir peu à peu dans la distance. Longtemps après qu’il eutdisparu, je restai debout, les yeux fixés dans la direction où ils’était enfui. Je ne pus retrouver mon calme assoupissement.

Un bruit derrière moi me fit tressaillir et, me tournant tout àcoup, je vis la queue blanche d’un lapin qui disparaissait ausommet de la pente. Je me dressai d’un bond.

L’apparition de cette créature grotesque et à demi bestialeavait soudain peuplé pour mon imagination la tranquillité del’après-midi. Je regardai autour de moi, tourmenté et regrettantd’être sans armes. Puis l’idée me vint que cet homme était vêtu decotonnade bleue, alors qu’un sauvage eût été nu, et d’après ce faitj’essayai de me persuader qu’il était probablement d’un caractèretrès pacifique et que la morne férocité de son aspect lecalomniait.

Pourtant cette apparition me tourmentait grandement.

Je m’avançai vers la gauche au long du talus, attentif etsurveillant les alentours entre les troncs droits des arbres.Pourquoi un homme irait-il à quatre pattes et boirait-il à même leruisseau ? Bientôt j’entendis de nouveaux gémissements et,pensant que ce devait être le puma, je tournai dans une directiondiamétralement opposée. Cela me ramena au ruisseau, que jetraversai, et je continuai à me frayer un chemin à travers lesbroussailles de l’autre rive.

Une grande tache d’un rouge vif, sur le sol, attira soudain monattention, et, m’en approchant, je trouvai que c’était une sorte defongosité à branches rugueuses comme un lichen foliacé, mais sechangeant, si l’on y touchait, en une sorte de matière gluante.Plus loin, à l’ombre de quelques fougères géantes, je tombai sur unobjet désagréable : le cadavre encore chaud d’un lapin, la têtearrachée et couvert de mouches luisantes. Je m’arrêtai stupéfait àla vue du sang répandu. L’île, ainsi, était déjà débarrassée d’aumoins un de ses visiteurs.

Il n’y avait à l’entour aucune autre trace de violence. Ilsemblait que la bête eût été soudain saisie et tuée et, tandis queje considérais le petit cadavre, je me demandais comment la choseavait pu se faire. La vague crainte dont je n’avais pu me défendre,depuis que j’avais vu l’être à la face si peu humaine boire auruisseau, se précisa peu à peu. Je commençai à me rendre compte dela témérité de mon expédition parmi ces gens inconnus. Monimagination transforma les fourrés qui m’entouraient. Chaque ombredevint quelque chose de plus qu’une ombre, fut une embûche, chaquebruissement devint une menace. Je me figurais être épié par deschoses invisibles.

Je résolus de retourner à l’enclos. Faisant soudain demi-tour,je pris ma course, une course forcenée à travers les buissons,anxieux de me retrouver dans un espace libre.

Je ralentis peu à peu mon allure et m’arrêtai juste au moment dedéboucher dans une clairière. C’était une sorte de trouée faitedans la forêt par la chute d’un grand arbre ; les rejetonsjaillissaient déjà de partout pour reconquérir l’espace vacant, et,au-delà, se refermaient de nouveau les troncs denses, les lianesentrelacées et les touffes de plantes parasites et de fleurs.Devant moi, accroupis sur les débris fongueux de l’arbre etignorant encore ma présence, se trouvaient trois créaturesgrotesquement humaines. Je pus voir que deux étaient des mâles etl’autre évidemment une femelle. À part quelques haillons d’étoffeécarlate autour des hanches, ils étaient nus et leur peau étaitd’un rose foncé et terne que je n’avais encore jamais remarqué chezaucun sauvage. Leurs figures grasses étaient lourdes et sansmenton, avec le front fuyant et, sur la tête, une chevelure rare ethérissée. Je n’avais jamais vu de créatures à l’aspect aussibestial.

Elles causaient ou du moins l’un des mâles parlait aux deuxautres et tous trois semblaient être trop vivement intéressés pouravoir remarqué le bruit de mon approche. Ils balançaient de gaucheà droite leur tête et leurs épaules. Les mots me parvenaientembarrassés et indistincts ; je pouvais les entendre nettementsans pouvoir en saisir le sens. Celui qui parlait me semblaitréciter quelque baragouin inintelligible. Bientôt il articula d’unefaçon plus aiguë et, étendant les bras, il se leva.

Alors les autres se mirent à crier à l’unisson, se levant aussi,étendant les bras et balançant leur corps suivant la cadence deleur mélopée. Je remarquai la petitesse anormale de leurs jambes etleurs pieds longs et informes. Tous trois tournèrent lentement dansle même cercle, frappant du pied et agitant les bras ; unesorte de mélodie se mêlait à leur récitation rythmique, ainsi qu’unrefrain qui devait être : Aloula ou Baloula.Bientôt leurs yeux étincelèrent et leurs vilaines faces s’animèrentd’une expression d’étrange plaisir. Au coin de leur bouche sanslèvres la salive découlait.

Soudain, tandis que j’observais leur mimique grotesque etinexplicable, je perçus clairement, pour la première fois, ce quim’offensait dans leur contenance, ce qui m’avait donné ces deuximpressions incompatibles et contradictoires de complète étrangetéet cependant de singulière familiarité. Les trois créatures quiaccomplissaient ce rite mystérieux étaient de forme humaine, etcependant, ces êtres humains évoquaient dans toute leur personneune singulière ressemblance avec quelque animal familier. Chacun deces monstres, malgré son aspect humain, ses lambeaux de vêtementset la grossière humanité de ses membres, portait avec lui, dans sesmouvements, dans l’expression de ses traits et de ses gestes, danstoute son allure, quelque irrésistible suggestion rappelant leporc, la marque évidente de l’animalité.

Je restai là, abasourdi par cette constatation, et alors lesplus horribles interrogations se pressèrent en mon esprit. Lesbizarres créatures se mirent alors à sauter l’une après l’autre,poussant des cris et des grognements. L’une d’elles trébucha et setrouva un instant à quatre pattes pour se relever d’ailleursimmédiatement. Mais cette révélation passagère du véritableanimalisme de ces monstres me suffisait. En faisant le moins debruit possible, je revins sur mes pas, m’arrêtant à chaque instantdans la crainte que le craquement d’une branche ou le bruissementd’une feuille ne vînt à me faire découvrir, et j’allai longtempsainsi avant d’oser reprendre la liberté de mes mouvements.

Ma seule idée pour le moment était de m’éloigner de cesrépugnantes créatures et je suivais sans m’en apercevoir un sentierà peine marqué parmi les arbres. En traversant une étroiteclairière, j’entrevis, avec un frisson désagréable, au milieu dutaillis, deux jambes bizarres, suivant à pas silencieux unedirection parallèle à la mienne à trente mètres à peine de moi. Latête et le tronc étaient cachés par un fouillis de lianes. Jem’arrêtai brusquement, espérant que la créature ne m’aurait pas vu.Les jambes s’arrêtèrent aussitôt. J’avais les nerfs tellementirrités que je ne contins qu’avec la plus grande difficulté uneimpulsion subite de fuir à toute vitesse.

Je restai là un instant, le regard fixe et attentif, et jeparvins à distinguer, dans l’entrelacement des branches, la tête etle corps de la brute que j’avais vue boire au ruisseau. Sa têtebougea. Quand son regard croisa le mien, il y eut dans ses yeux unéclat verdâtre, à demi lumineux, qui s’évanouit quand il eut remuéde nouveau. Il resta immobile un instant, m’épiant dans lapénombre, puis, avec de silencieuses enjambées, il se mit à courirà travers la verdure des fourrés. L’instant d’après il avaitdisparu derrière les buissons. Je ne pouvais le voir, mais jesentais qu’il s’était arrêté et m’épiait encore.

Qui diable pouvait-il être ? Homme ou animal ? Que mevoulait-il ? Je n’avais aucune arme, pas même un bâton : fuireût été folie ; en tout cas, quel qu’il fût, il n’avait pas lecourage de m’attaquer. Les dents serrées, je m’avançai droit surlui. Je ne voulais à aucun prix laisser voir la crainte qui meglaçait. Je me frayai un passage à travers un enchevêtrement degrands buissons à fleurs blanches et aperçus le monstre à vingt pasplus loin, observant par-dessus son épaule, hésitant. Je fis deuxou trois pas en le regardant fixement dans les yeux.

« Qui êtes-vous ? » criai-je.

Il essaya de soutenir mon regard.

« Non ! » fit-il tout à coup et, tournant les talons ils’enfuit en bondissant à travers le sous-bois. Puis, se retournantencore, il se mit à m’épier : ses yeux brillaient dans l’obscuritédes branchages épais.

Je suffoquais, sentant bien que ma seule chance de salut étaitde faire face au danger, et résolument je me dirigeai vers lui.Faisant demi-tour, il disparut dans l’ombre. Je crus une fois deplus apercevoir le reflet de ses yeux et ce fut tout.

Alors seulement je me rendis compte que l’heure tardive pouvaitavoir pour moi des conséquences fâcheuses. Le soleil, depuisquelques minutes, était tombé derrière l’horizon ; le brefcrépuscule des tropiques fuyait déjà de l’orient ; unephalène, précédant les ténèbres, voltigeait silencieusement autourde ma tête. À moins de passer la nuit au milieu des dangersinconnus de la forêt mystérieuse, il fallait me hâter pour rentrerà l’enclos.

La pensée du retour à ce refuge de souffrance m’étaitextrêmement désagréable, mais l’idée d’être surpris par l’obscuritéet tout ce qu’elle cachait l’était encore davantage. Donnant undernier regard aux ombres bleues qui cachaient la bizarre créature,je me mis à descendre la pente vers le ruisseau, croyant suivre lechemin par lequel j’étais venu.

Je marchais précipitamment, fort troublé par tout ce que j’avaisvu, et je me trouvai bientôt dans un endroit plat, encombré detroncs d’arbres abattus. L’incolore clarté qui persiste après lesrougeurs du couchant s’assombrissait. L’azur du ciel devint demoment en moment plus profond et, une à une, les petites étoilespercèrent la lumière atténuée. Les intervalles des arbres, lestrouées dans les végétations, qui de jour étaient d’un bleubrumeux, devenaient noirs et mystérieux.

Je poussai en avant. Le monde perdait toute couleur : les arbresdressaient leurs sombres silhouettes contre le ciel limpide et toutau bas les contours se mêlaient en d’informes ténèbres. Bientôt lesarbres s’espacèrent et les broussailles devinrent plus abondantes.Ensuite, il y eut une étendue désolée couverte de sable blanc, puisune autre de taillis enchevêtrés.

Sur ma droite, un faible bruissement m’inquiétait. D’abord jecrus à une fantaisie de mon imagination, car, chaque fois que jem’arrêtais, je ne percevais dans le silence que la brise du soiragitant la cime des arbres. Quand je me remettais en route, il yavait un écho persistant à mes pas.

Je m’éloignai des fourrés, suivant exclusivement les espacesdécouverts et m’efforçant, par de soudaines volte-face, desurprendre, si elle existait, la cause de ce bruit. Je ne vis rienet néanmoins la certitude d’une autre présence s’imposait de plusen plus. J’accélérai mon allure et, au bout de peu de temps,j’arrivai à un léger monticule ; je le franchis, et, meretournant brusquement, je regardai avec grande attention le cheminque je venais de parcourir. Tout se détachait noir et net contre leciel obscur.

Bientôt une ombre informe parut momentanément contre la ligned’horizon et s’évanouit. J’étais convaincu maintenant que mon fauveantagoniste me pourchassait encore, et à cela vint s’ajouter uneautre constatation désagréable : j’avais perdu mon chemin.

Je continuai, désespérément perplexe, à fuir en hâte, persécutépar cette furtive poursuite. Quoi qu’il en soit, la créaturen’avait pas le courage de m’attaquer ou bien elle attendait lemoment de me prendre à mon désavantage. Tout en avançant, jerestais soigneusement à découvert, me tournant parfois pourécouter, et, de nouveau, je finis par me persuader que mon ennemiavait abandonné la chasse ou qu’il n’était qu’une simplehallucination de mon esprit désordonné. J’entendis le bruit desvagues. Je hâtai le pas, courant presque, et immédiatement jeperçus que, derrière moi, quelqu’un trébuchait.

Je me retournai vivement, tâchant de discerner quelque choseentre les arbres indistincts. Une ombre noire parut bondir dans uneautre direction. J’écoutai, immobile, sans rien entendre quel’afflux du sang dans mes oreilles. Je crus que mes nerfs étaientdétraqués et que mon imagination me jouait des tours. Je me remisrésolument en marche vers le bruit de la mer.

Les arbres s’espacèrent, et, deux ou trois minutes après, jedébouchai sur un promontoire bas et dénudé qui s’avançait dans leseaux sombres. La nuit était calme et claire et les reflets de lamultitude croissante des étoiles frissonnaient sur les ondulationstranquilles de la mer. Un peu au large, les vagues se brisaient surune bande irrégulière de récifs et leur écume brillait d’unelumière pâle. Vers l’ouest je vis la lumière zodiacale se mêler àla jaune clarté de l’étoile du soir. La côte, à l’est,disparaissait brusquement, et, à l’ouest, elle était cachée par unépaulement du cap. Alors, je me souvins que l’enclos de Moreau setrouvait à l’ouest.

Une branche sèche cassa derrière moi et il y eut un bruissement.Je fis face aux arbres sombres – sans qu’il fût possible de rienvoir – ou plutôt je voyais trop. Dans l’obscurité, chaque formevague avait un aspect menaçant, suggérait une hostilité aux aguets.Je demeurai ainsi, l’espace d’une minute peut-être, puis, sansquitter les arbres des yeux, je me tournai vers l’ouest pourfranchir le promontoire. Au moment même où je me tournai, uneombre, au milieu des ténèbres vigilantes s’ébranla pour mesuivre.

Mon cœur battait à coups précipités. Bientôt la courbe vasted’une baie s’ouvrant vers l’ouest devint visible, et je fis halte.L’ombre silencieuse fit halte aussi à quinze pas. Un petit point delumière brillait à l’autre extrémité de la courbe et la griseétendue de la plage sablonneuse se prolongeait faiblement sous lalueur des étoiles. Le point lumineux se trouvait peut-être à deuxmilles de distance. Pour gagner le rivage, il me fallait traverserle bois où les ombres me guettaient et descendre une pente couvertede buissons touffus.

Je pouvais maintenant apercevoir mon ennemi un peu plusdistinctement. Ce n’était pas un animal, car il marchait debout.J’ouvris alors la bouche pour parler, mais un phlegme rauque mecoupa la voix. J’essayai de nouveau :

« Qui va là ? » criai-je.

Il n’y eut pas de réponse. Je fis un pas. La silhouette nebougea pas et sembla seulement se ramasser sur elle-même ; monpied heurta un caillou.

Cela me donna une idée. Sans quitter des yeux la forme noire, jeme baissai pour ramasser le morceau de roc. Mais, à ce mouvement,l’ombre fit une soudaine volte-face, à la manière d’un chien, ets’enfonça obliquement dans les ténèbres. Je me souvins alors d’unmoyen ingénieux dont les écoliers se servent contre les chiens : jenouai le caillou dans un coin de mon mouchoir, que j’enroulaisolidement autour de mon poignet. Parmi les ombres éloignéesj’entendis le bruit de mon ennemi en retraite, et soudain monintense surexcitation m’abandonna. Je me mis à trembler et unesueur froide m’inonda, pendant qu’il fuyait et que je restais làavec mon arme inutile dans la main.

Un bon moment s’écoula avant que je pusse me résoudre àdescendre, à travers le bois et les taillis, le flanc dupromontoire jusqu’au rivage. Enfin, je les franchis en un seul élanet, comme je sortais du fourré et m’engageais sur la plage,j’entendis les craquements des pas de l’autre lancé à mapoursuite.

Alors la peur me fit complètement perdre la tête et je me mis àcourir sur le sable. Immédiatement, je fus suivi par ce même bruitde pas légers et rapides. Je poussai un cri farouche et redoublaide vitesse. Sur mon passage, de vagues choses noires, ayant troisou quatre fois la taille d’un lapin, remontèrent le talus encourant et en bondissant. Tant que je vivrai, je me rappellerai laterreur de cette poursuite. Je courais au bord des flots etj’entendais de temps en temps le clapotis des pas qui gagnaient surmoi. Au loin, désespérément loin, brillait faiblement la lueurjaune. La nuit, tout autour de nous, était noire et muette.Plaff ! Plaff ! faisaient continuellement les pieds demon ennemi. Je me sentis à bout de souffle, car je n’étaisnullement entraîné ; à chaque fois ma respiration sifflait etj’éprouvais à mon côté une douleur aiguë comme un coup decouteau.

Nous courions ainsi sous les étoiles tranquilles, vers le refletjaune, vers la clarté désespérément lointaine de la maison. Etbientôt, avec un réel soulagement, j’entendis le pitoyablegémissement du puma, ce cri de souffrance qui avait été la cause dema fuite et m’avait fait partir en exploration à travers l’îlemystérieuse. Alors, malgré ma faiblesse et mon épuisement, jerassemblai mes forces et me remis à courir vers la lumière. Il mesembla qu’une voix m’appelait. Puis, soudain, les pas derrière moise ralentirent, changèrent de direction et je les entendis sereculer dans la nuit.

Chapitre 6UNE SECONDE ÉVASION

Quand je fus assez près, je vis que la lumière venait de laporte ouverte de ma chambre, et j’entendis, sortant de l’obscuritéqui cernait cette échappée de clarté, la voix de Montgomery,m’appelant de toutes ses forces.

Je continuai à courir. Bientôt, je l’entendis de nouveau. Jerépondis faiblement et l’instant d’après j’arrivai jusqu’à lui,chancelant et haletant.

« D’où sortez-vous ? questionna-t-il en me prenant par lebras et me maintenant de telle façon que la lumière m’éclairait enpleine figure. Nous avons été si occupés, tous les deux, que nousvous avions oublié et il n’y a qu’un instant qu’on s’est préoccupéde vous. »

Il me conduisit dans la pièce et me fit asseoir dans le fauteuilpliant. La lumière m’aveugla pendant quelques minutes.

« Nous ne pensions pas que vous vous risqueriez à explorer l’îlesans nous en prévenir, dit-il… J’avais peur… mais… quoi ?… ehbien ?… »

Mon dernier reste d’énergie m’abandonna et je me laissai aller,la tête sur la poitrine. Il éprouva, je crois, une certainesatisfaction à me faire boire du cognac.

« Pour l’amour de Dieu, implorai-je, fermez cette porte.

– Vous avez rencontré quelque… quelque bizarre créature,hein ? » interrogea-t-il.

Il alla fermer la porte et revint. Sans me poser d’autresquestions, il me donna une nouvelle gorgée de cognac étendu d’eauet me pressa de manger. J’étais complètement affaissé. Il grommelade vagues paroles à propos d’ « oubli » et d’ « avertissement» ; puis il me demanda brièvement quand j’étais parti et ceque j’avais vu. Je lui répondis tout aussi brièvement et parphrases laconiques.

« Dites-moi ce que tout cela signifie ? lui criai-je dansun état d’énervement indescriptible.

– Ça n’est rien de si terrible, fit-il. Mais je crois que vousen avez eu assez pour aujourd’hui.

Soudain, le puma poussa un hurlement déchirant, et Montgomeryjura à mi-voix.

« Que le diable m’emporte, si cette boîte n’est pas pire que lelaboratoire… à Londres… avec ses chats…

– Montgomery, interrompis-je, quelle est cette chose qui m’apoursuivi ? Était-ce une bête ou était-ce un homme ?

– Si vous ne dormez pas maintenant, conseilla-t-il, vous battrezla campagne demain.

– Quelle est cette chose qui m’a poursuivi ? » répétai-jeen me levant et me plantant devant lui.

Il me regarda franchement dans les yeux, et une crispation luitordit la bouche. Son regard, qui, la minute d’avant, s’étaitanimé, redevint terne.

« D’après ce que vous en dites, fit-il, je pense que ce doitêtre un spectre. »

Un accès de violente irritation s’empara de moi et disparutpresque aussitôt. Je me laissai retomber dans le fauteuil etpressai mon front dans mes mains. Le puma se reprit à gémir.Montgomery vint se placer derrière moi, et, me posant la main surl’épaule, il parla :

« Écoutez bien, Prendick, je n’aurais pas dû vous laisservagabonder dans cette île stupide… Mais rien n’est aussi terribleque vous le pensez, mon cher. Vous avez les nerfs détraqués.Voulez-vous que je vous donne quelque chose qui vous feradormir ? Ceci… (il voulait dire les cris du puma) va durerencore pendant plusieurs heures. Il faut tout bonnement que vousdormiez ou je ne réponds plus de rien. »

Je ne répondis pas, et, les coudes sur les genoux, je cachai mafigure dans mes mains. Bientôt, il revint avec une petite fiolecontenant un liquide noirâtre qu’il me fit boire. Je l’ingurgitaisans résistance et il m’aida à m’installer dans le hamac.

Quand je m’éveillai, il faisait grand jour. Je demeurai assezlongtemps sans bouger, contemplant le plafond. Les chevrons,remarquai-je, étaient faits avec les épaves d’un vaisseau. Tournantla tête, j’aperçus un repas préparé sur la table. J’avais faim etje me mis en devoir de sortir du hamac, lequel, allant trèspoliment au-devant de mon intention, bascula et me déposa à quatrepattes sur le plancher.

Je me relevai et m’installai à table ; j’avais la têtelourde, et, tout d’abord, je ne retrouvai que de vagues souvenirsde ce qui s’était passé la veille. La brise matinale, soufflantdoucement par la fenêtre sans vitres, et la nourriture que je priscontribuèrent à me donner cette sensation de bien-être animal quej’éprouvai ce matin-là. Soudain, la porte intérieure qui menaitdans l’enclos s’ouvrit derrière moi. Je me retournai et aperçusMontgomery.

« Ça va ? fit-il. Je suis terriblement occupé. »

Il tira la porte après lui, et je découvris ensuite qu’il avaitoublié de la fermer à clef.

L’expression qu’avait sa figure, la nuit précédente, me revintet tous les souvenirs de mes expériences se reproduisirent tour àtour dans ma mémoire. Une sorte de crainte s’emparait à nouveau demoi, et, au même moment, un cri de douleur se fit encore entendre.Mais cette fois ce n’était plus la voix du puma.

Je reposai sur mon assiette la bouchée préparée et j’écoutai.Partout le silence, à part le murmure de la brise matinale. Jecommençai à croire que mes oreilles me décevaient.

Après une longue pause, je me remis à manger, demeurant auxécoutes. Bientôt, je perçus un autre bruit, très faible et bas. Jerestai comme pétrifié. Bien que le bruit fût affaibli et sourd, ilm’émut plus profondément que toutes les abominations que j’avaisentendues jusqu’ici derrière ce mur. Cette fois, il n’y avait pasd’erreur possible sur la nature de ces sons atténués etintermittents ; aucun doute quant à leur provenance. C’étaientdes gémissements entrecoupés de sanglots et de spasmes d’angoisse.Cette fois, je ne pouvais me méprendre sur leur signification :c’était un être humain qu’on torturait !

À cette idée, je me levai ; en trois enjambées, j’eustraversé la pièce, et, saisissant le loquet, j’ouvris toute grandela porte intérieure.

« Eh ! là, Prendick ! arrêtez ! » criaMontgomery, intervenant.

Un grand chien, surpris, aboya et gronda. Je vis du sang dansune rigole, du sang coagulé et d’autre encore rouge, et je respirail’odeur particulière de l’acide phénique. Par l’entrebâillementd’une porte, de l’autre côté de la cour, j’aperçus, dans l’ombre àpeine distincte, quelque chose qui était lié sur une sorte decadre, un être tailladé, sanguinolent et entouré de bandages, parendroits. Puis, cachant ce spectacle, apparut le vieux Moreau, pâleet terrible.

En un instant, il m’eut empoigné par l’épaule d’une main toutesouillée de sang, et, me soulevant de terre, comme si j’eusse étéun petit enfant, il me lança la tête la première dans ma chambre.Je tombai de tout mon long sur le plancher ; la porte claqua,me dérobant l’expression de violente colère de sa figure. Puis laclef tourna furieusement dans la serrure, et j’entendis la voix deMontgomery se disculpant.

« … ruiner l’œuvre de toute une vie ! disait Moreau.

– Il ne comprend pas, expliquait Montgomery, parmi d’autresphrases indistinctes.

– Je n’ai pas encore le loisir… » répondait Moreau.

Le reste m’échappa. Je me remis sur pied, tout tremblant, tandisque mon esprit n’était qu’un chaos d’appréhensions des plushorribles. Était-ce concevable, pensais-je, qu’une chose pareillefût possible ? La vivisection humaine ! Cette questionpassait comme un éclair dans un ciel tumultueux. Soudain, l’horreurconfuse de mon esprit se précisa en une vive réalisation du dangerque je courais.

Il me vint à l’idée, comme un espoir irraisonné de salut, que laporte de ma chambre m’était encore ouverte. J’étais convaincumaintenant, absolument certain que Moreau était occupé à viviséquerun être humain. Depuis que j’avais, pour la première fois après monarrivée, entendu son nom, je m’étais sans cesse efforcé, d’unefaçon quelconque, de rapprocher de ses abominations le grotesqueanimalisme des insulaires ; et maintenant je croyais toutdeviner. Le souvenir me revint de ses travaux sur la transfusion dusang. Ces créatures que j’avais vues étaient les victimes de seshideuses expériences.

Les abominables sacripants qu’étaient Moreau et Montgomeryavaient simplement l’intention de me garder, de me duper avec leurpromesse de confidences, pour me faire bientôt subir un sort plushorrible que la mort : la torture, et, après la torture, la plushideuse dégradation qu’il fût possible de concevoir, m’envoyer, âmeperdue, abêtie, rejoindre le reste de leurs monstres. Je cherchaides yeux une arme quelconque rien. Une inspiration me vint. Jeretournai le fauteuil pliant et, maintenant un des côtés par terreavec mon pied, j’arrachai le barreau le plus fort. Par hasard, unclou s’arracha en même temps que le bois, et, le traversant de parten part, donnait un air dangereux à une arme qui, autrement, eûtété inoffensive. J’entendis un pas au-dehors et j’ouvrisimmédiatement la porte.

Montgomery était à quelques pas, venant dans l’intention defermer aussi l’issue extérieure.

Je levai sur lui mon arme, visant sa tête, mais il bondit enarrière. J’hésitai un moment, puis je m’enfuis à toutes jambes ettournai le coin du mur.

« Prendick !… hé !… Prendick ! … l’entendis-jecrier, tout étonné. Prendick !… Ne faites donc pasl’imbécile !… »

Une minute de plus, pensais-je, et j’aurais été enfermé, toutaussi certain de mon sort qu’un cobaye de laboratoire. Il parut aucoin de l’enclos d’où je l’entendis encore une fois m’appeler. Puisil se lança à mes trousses, me criant des choses que je necomprenais pas.

Cette fois, j’allais à toute vitesse, sans savoir où, dans ladirection du nord-est formant angle droit avec le chemin quej’avais suivi dans ma précédente expédition. Une fois, commej’escaladais le talus du rivage, je regardai par-dessus mon épaule,et je vis Montgomery suivi maintenant de son domestique. Jem’élançai furieusement jusqu’au haut de la pente et m’enfonçai dansune vallée rocailleuse, bordée de fourrés impénétrables. Je courusainsi pendant peut-être un mille, la poitrine haletante, le cœur mebattant dans les oreilles ; puis, n’entendant plus niMontgomery ni son domestique et me sentant presque épuisé, jetournai court dans la direction du rivage, suivant ce que jepouvais croire, et me tapis à l’abri d’un fouillis de roseaux.

J’y restai longtemps, trop effrayé pour bouger et même beaucouptrop affolé pour songer à quelque plan d’action. Le paysagefarouche qui m’entourait dormait silencieusement sous le soleil etle seul bruit que je pusse percevoir était celui que faisaientquelques insectes dérangés par ma présence. Bientôt, me parvint unson régulier et berceur – le soupir de la mer mourant sur lesable.

Au bout d’une heure environ, j’entendis Montgomery qui criaitmon nom, au loin vers le nord. Cela me décida à combiner un pland’action. Selon ce que j’interprétais alors, l’île n’était habitéeque par ces deux vivisecteurs et leurs victimes animalisées. Sansdoute, ils pourraient se servir de certains de ces monstres contremoi, si besoin en était. Je savais que Moreau et Montgomery avaientchacun des revolvers, et à part mon faible barreau de bois blanc,garni d’un petit clou – caricature de massue – j’étais sansdéfense.

Aussi, je demeurai où j’étais jusqu’à ce que je vinsse à penserà manger et à boire, et, à ce moment, je me rendis compte de ce quema situation avait d’absolument désespéré. Je ne connaissais aucunmoyen de me procurer de la nourriture. Je savais trop peu debotanique pour découvrir autour de moi la moindre ressource deracine ou de fruit ; je n’avais aucun piège pour attraper lesquelques lapins lâchés dans l’île. Plus j’y pensais et plus j’étaisdécouragé. Enfin, devant cette position sans issue, mon espritrevint à ces hommes animalisés que j’avais rencontrés. J’essayai deme redonner quelque espoir avec ce que je pus me rappeler d’eux.Tour à tour, je me représentai chacun de ceux que j’avais vus etj’essayai de tirer de ma mémoire quelque bon augured’assistance.

Soudain, j’entendis un chien aboyer, et cela me fit penser à unnouveau danger. Sans prendre le temps de réfléchir – sans quoi ilsm’auraient attrapé – je saisis mon bâton et me lançai aussi viteque je pus du côté d’où venait le bruit de la mer. Je me souviensd’un buisson de plantes garnies d’épines coupant comme des canifs.J’en sortis sanglant et les vêtements en lambeaux, pour déboucherau nord d’une longue crique qui s’ouvrait au nord. Je m’avançaidroit dans l’eau, sans une minute d’hésitation, et me trouvaibientôt en avoir jusqu’aux genoux. Je parvins enfin à l’autre rive,et, le cœur battant à tout rompre, je me glissai dans unenchevêtrement de lianes et de fougères, attendant l’issue de lapoursuite. J’entendis le chien – il n’y en avait qu’un –s’approcher et aboyer quand il traversa les épines. Puis tout bruitcessa et je commençai à croire que j’avais échappé.

Les minutes passaient, le silence se prolongeait et enfin, aubout d’une heure de sécurité, mon courage me revint.

Je n’étais plus alors ni très terrifié, ni très misérable, carj’avais, pour ainsi dire, dépassé les bornes de la terreur et dudésespoir. Je me rendais compte que ma vie était positivementperdue, et cette persuasion me rendait capable de tout oser. Même,j’avais un certain désir de rencontrer Moreau, de me trouver face àface avec lui. Et puisque j’avais traversé l’eau, je pensai que sij’étais serré de trop près, j’avais au moins un moyen d’échapper àmes tourments, puisqu’ils ne pouvaient guère m’empêcher de menoyer. J’eus presque l’idée de me noyer tout de suite, mais unebizarre curiosité de voir comment l’aventure finirait, un intérêt,un étrange et impersonnel besoin de me voir moi-même en spectacleme retint. J’étirai mes membres engourdis et endoloris par lesdéchirures des épines ; je regardai les arbres autour de moi,et, si soudainement qu’elle sembla se projeter hors de son cadre deverdure, mes yeux se posèrent sur une face noire qui m’épiait.

Je reconnus la créature simiesque qui était venue à la rencontrede la chaloupe, sur le rivage ; le monstre était suspendu autronc oblique d’un palmier. Je serrai mon bâton dans ma main, et melevai, lui faisant face. Il se mit à baragouiner.

« Vou… vou… vou… » fut d’abord tout ce que je pusdistinguer.

Soudain, il sauta à terre et, écartant les branches, m’examinacurieusement.

Je n’éprouvais pas pour cet être la même répugnance que j’avaisressentie lors de mes autres rencontres avec les hommesanimalisés.

« Vous…, dit-il… dans le bateau… »

Puisqu’il parlait, c’était un homme, – du moins autant que ledomestique de Montgomery.

« Oui, répondis-je, je suis arrivé dans le bateau… débarqué dunavire…

– Oh ! » fit-il.

Le regard de ses yeux brillants et mobiles me parcourait despieds à la tête, se fixant sur mes mains, sur le bâton que jetenais, sur mes pieds, sur les endroits de mon corps que laissaientvoir les déchirures faites par les épines. Quelque chose semblaitle rendre perplexe. Ses yeux revinrent à mes mains. Il étendit unedes siennes et compta lentement ses doigts :

« Un, deux, trois, quatre, cinq, – eh ? »

Je ne compris pas alors ce qu’il voulait dire. Plus tard jetrouvai qu’un certain nombre de ces bipèdes avaient des mains malformées, auxquelles, parfois, il manquait jusqu’à trois doigts.Mais, m’imaginant que cela était un signe de bienvenue, je répondispar le même geste. Il grimaça avec la plus parfaite satisfaction.Alors son regard furtif et rapide m’examina de nouveau. Il eut unvif mouvement de recul et disparut : les branches de fougères qu’ilavait tenues écartées se rejoignirent.

Je fis quelques pas dans le fourré pour le suivre et fus étonnéde le voir se balancer joyeusement, suspendu par un long brasmaigre à une poignée de lianes qui tombaient des branches plusélevées. Il me tournait le dos.

« Eh bien ? » prononçai-je.

Il sauta à terre en tournant sur lui-même, et me fit face.

« Dites-moi, lui demandai-je, où je pourrais trouver quelquechose à manger.

– Manger ! fit-il. Manger de la nourriture des hommes,maintenant… Dans les huttes !

Ses yeux retournèrent aux lianes pendantes.

« Mais, où sont les huttes ?

– Ah !

– Je suis nouveau, vous comprenez. »

Sur ce, il fit demi-tour et se mit à marcher d’une vive allure.Tous ses mouvements étaient curieusement rapides.

« Suivez-moi », commanda-t-il.

Je lui emboîtai le pas, décidé à pousser l’aventure jusqu’aubout. Je devinais que les huttes devaient être quelque grossierabri, où il habitait avec certains autres de ces bipèdes.Peut-être, les trouverais-je animés de bonnes dispositions à monégard ; peut-être, aurais-je le moyen de m’emparer de leursesprits. Je ne savais pas encore combien ils étaient éloignés del’héritage humain que je leur attribuais.

Mon simiesque compagnon trottait à côté de moi, les brasballants et la mâchoire inférieure protubérante. Je me demandaisquelle faculté de se souvenir il pouvait posséder.

« Depuis combien de temps êtes-vous dans cette île ?demandai-je.

– Combien de temps… » fit-il.

Après que je lui eus répété la question, il ouvrit trois doigtsde la main. Il valait donc un peu mieux qu’un idiot. J’essayai delui faire préciser ce qu’il voulait dire par ce geste, mais celaparut l’ennuyer beaucoup. Après deux ou trois interrogations, ils’écarta soudain et sauta après quelque fruit qui pendait d’unebranche d’arbre. Il arracha une poignée de gousses garnies depiquants et se mit à en manger le contenu. Je l’observai avecsatisfaction, car, ici du moins, j’avais une indication pourtrouver à me sustenter. J’essayai de lui poser d’autres questions,mais ses réponses, rapides et babillardes, étaient la plupart dutemps intempestives et incohérentes : rarement elles se trouvaientappropriées, et le reste semblait des phrases de perroquet.

Mon attention était tellement absorbée par tous ces détails queje remarquai à peine le sentier que nous suivions. Bientôt nouspassâmes auprès de troncs d’arbres entaillés et noirâtres, puis,dans un endroit à ciel ouvert, encombré d’incrustations d’un blancjaunâtre, à travers lequel se répandait une âcre fumée qui vousprenait au nez et à la gorge. Sur la droite, par-dessus un fragmentde roche nue, j’aperçus l’étendue bleue de la mer. Le sentier serepliait brusquement en un ravin étroit entre deux masses écrouléesde scories noirâtres et noueuses. Nous y descendîmes.

Ce passage, après l’aveuglante clarté que reflétait le solsulfureux, était extrêmement sombre. Ses murs se dressaient à picet vers le haut se rapprochaient. Des lueurs écarlates et vertesdansaient devant mes yeux. Mon conducteur s’arrêta soudain.

« Chez moi », dit-il.

Je me trouvais au fond d’une fissure, qui, tout d’abord, meparut absolument obscure. J’entendis divers bruits étranges et jeme frottai énergiquement les yeux avec le dos de ma main gauche.Une odeur désagréable monta, comme celle d’une cage de singe maltenue. Au-delà, le roc s’ouvrait de nouveau sur une pente régulièrede verdures ensoleillées, et, de chaque côté, la lumière venait seheurter par un étroit écartement contre l’obscurité intérieure.

Chapitre 7L’ENSEIGNEMENT DE LA LOI

Alors, quelque chose de froid toucha ma main. Je tressaillisviolemment et aperçus tout contre moi une vague forme rosâtre, quiressemblait à un enfant écorché plus qu’à un autre être. Lacréature avait exactement les traits doux et repoussants del’aï[1] , le même front bas et les mêmes gesteslents. Quand fut dissipé le premier aveuglement causé par lepassage subit du grand jour à l’obscurité, je commençai à y voirplus distinctement. La petite créature qui m’avait touché étaitdebout devant moi, m’examinant. Mon conducteur avait disparu.

L’endroit était un étroit passage creusé entre de hauts murs delave, une profonde crevasse, de chaque côté de laquelle desentassements d’herbes marines, de palmes et de roseaux entrelacéset appuyés contre la roche, formaient des repaires grossiers etimpénétrablement sombres. L’interstice sinueux qui remontait leravin avait à peine trois mètres de large et il était encombré dedébris de fruits et de toutes sortes de détritus qui expliquaientl’odeur fétide.

Le petit être rosâtre continuait à m’examiner avec ses yeuxclignotants, quand mon Homme-Singe reparut à l’ouverture de la plusproche de ces tanières, me faisant signe d’entrer. Au même moment,un monstre lourd et gauche sortit en se tortillant de l’un desantres qui se trouvaient au bout de cette rue étrange ; il sedressa, silhouette difforme, contre le vert brillant des feuillageset me fixa. J’hésitai – à demi décidé à m’enfuir par le chemin quej’avais suivi pour venir –, puis, déterminé à pousser l’aventurejusqu’au bout, je serrai plus fort mon bâton dans ma main et meglissai dans le fétide appentis derrière mon conducteur.

C’était un espace semi-circulaire, ayant la forme d’unedemi-ruche d’abeilles, et, contre le mur rocheux qui formait laparoi intérieure, se trouvait une provision de fruits variés, noixde coco et autres. Des ustensiles grossiers de lave et de boisétaient épars sur le sol et l’un d’eux était sur une sorte demauvais escabeau. Il n’y avait pas de feu. Dans le coin le plussombre de la hutte était accroupie une masse informe qui grogna enme voyant ; mon Homme-Singe resta debout, éclairé par lafaible clarté de l’entrée, et me tendit une noix de coco ouverte,tandis que je me glissai dans le coin opposé où je m’accroupis. Jepris la noix et commençai à la grignoter, l’air aussi calme quepossible, malgré ma crainte intense et l’intolérable manque d’airde la hutte. La petite créature rose apparut à l’ouverture, etquelque autre bipède avec une figure brune et des yeux brillantsvint aussi regarder par-dessus son épaule.

« Hé ? grogna la masse indistincte du coin opposé.

– C’est un Homme, c’est un Homme, débita mon guide ; unHomme, un Homme, un Homme vivant, comme moi !

– Assez ! » intervint avec un grognement la voix quisortait des ténèbres.

Je rongeais ma noix de coco au milieu d’un silenceimpressionnant, cherchant, sans pouvoir y réussir, à distinguer cequi se passait dans les ténèbres.

« C’est un Homme ? répéta la voix. Il vient vivre avecnous ? »

La voix forte, un peu hésitante, avait quelque chose de bizarre,une sorte d’intonation sifflante qui me frappa d’une façonparticulière, mais l’accent était étrangement correct.

L’Homme-Singe me regarda comme s’il espérait quelque chose.J’eus l’impression que ce silence était interrogatif.

« Il vient vivre avec vous, dis-je.

– C’est un Homme ; il faut qu’il apprenne la Loi. »

Je commençais à distinguer maintenant quelque chose de plussombre dans l’obscurité, le vague contour d’un être accroupi latête enfoncée dans les épaules. Je remarquai alors que l’ouverturede la hutte était obscurcie par deux nouvelles têtes. Ma main serraplus fort mon arme. La chose dans les ténèbres parla sur un tonplus élevé :

« Dites les mots. »

Je n’avais pas entendu ce qu’il avait ânonné auparavant, aussirépéta-t-il sur une sorte de ton de mélopée :

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi… »

J’étais ahuri.

« Dites les mots », bredouilla l’Homme-Singe.

Lui-même les répéta, et tous les êtres qui se trouvaient àl’entrée firent chorus, avec quelque chose de menaçant dans leurintonation.

Je me rendis compte qu’il me fallait aussi répéter cette formulestupide, et alors commença une cérémonie insensée. La voix, dansles ténèbres, entonna phrase à phrase une suite de litanies folles,que les autres et moi répétâmes. En articulant les mots, ils sebalançaient de côté et d’autre, frappant leurs cuisses, et jesuivis leur exemple. Je pouvais m’imaginer que j’étais mort et déjàdans un autre monde en cette hutte obscure, avec ces personnagesvagues et grotesques, tachetés ici et là par un reflet de lumière,tous se balançant et chantant à l’unisson :

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ?

– Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas desHommes ?

– Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Nesommes-nous pas des Hommes ?

– Ne pas griffer l’écorce des arbres. C’est la Loi. Nesommes-nous pas des Hommes ?

– Ne pas chasser les autres Hommes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ? »

On peut aisément imaginer le reste, depuis la prohibition de cesactes de folie jusqu’à la défense de ce que je croyais alors êtreles choses les plus insensées, les plus impossibles et les plusindécentes. Une sorte de ferveur rythmique s’empara de noustous ; avec un balancement et un baragouin de plus en plusaccélérés, nous répétâmes les articles de cette loi étrange.Superficiellement, je subissais la contagion de ces brutes, maistout au fond de moi le rire et le dégoût se disputaient la place.Nous parcourûmes une interminable liste de prohibitions, puis lamélopée reprit sur une nouvelle formule.

« À lui, la maison de souffrance.

– À lui, la main qui crée.

– À lui, la main qui blesse.

– À lui, la main qui guérit. »

Et ainsi de suite, toute une autre longue série, la plupart dutemps en un jargon absolument incompréhensible pour moi, futdébitée sur lui, quel qu’il pût être. J’aurais cru rêver, maisjamais encore je n’avais entendu chanter en rêve.

« À lui, l’éclair qui tue.

– À lui, la mer profonde », chantions-nous.

Une idée horrible me vint à l’esprit, que Moreau, après avoiranimalisé ces hommes, avait infecté leurs cerveaux rabougris avecune sorte de déification de lui-même. Néanmoins, je savais tropbien quelles dents blanches et quelles grilles puissantesm’entouraient pour interrompre mon chant, même après cetteexplication.

« À lui, les étoiles du ciel. »

Pourtant, ces litanies prirent fin. Je vis la figure del’Homme-Singe ruisselante de sueur et, mes yeux s’étant maintenantaccoutumés aux ténèbres, je distinguai mieux le personnage assisdans le coin d’où venait la voix. Il avait la taille d’un homme,mais semblait couvert d’un poil terne et gris assez semblable àcelui d’un chien terrier. Qu’était-il ? Qu’étaient-ilstous ? Imaginez-vous entouré des idiots et des estropiés lesplus horribles qu’il soit possible de concevoir, et vous pourrezcomprendre quelques-uns de mes sentiments, tandis que j’étais aumilieu de ces grotesques caricatures d’humanité.

« C’est un homme à cinq doigts, à cinq doigts, à cinq doigts…,comme moi », disait l’Homme-Singe.

J’étendis mes mains. La créature grisâtre du coin se pencha enavant.

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ? » dit-elle. Elle avança une espèce de moignonétrangement difforme et prit mes doigts. On eût dit le sabot d’undaim découpé en griffes. Je me retins pour ne pas crier de surpriseet de douleur. Sa figure se pencha encore pour examiner mesongles ; le monstre s’avança dans la lumière qui venait del’ouverture et je vis, avec un frisson de dégoût, qu’il n’avaitfigure ni d’homme ni de bête, mais une masse de poils gris avectrois arcades sombres qui indiquaient la place des yeux et de labouche.

« Il a les ongles courts, remarqua entre ses longs poilsl’effrayant personnage. Ça vaut mieux : il y en a tant qui sontgênés par de grands ongles. »

Il laissa retomber ma main et instinctivement je pris monbâton.

« Manger des racines et des arbres – c’est sa volonté. proféral’Homme-Singe.

– C’est moi qui enseigne la Loi, dit le monstre gris. Iciviennent tous ceux qui sont nouveaux pour apprendre la Loi. Je suisassis dans les ténèbres et je répète la Loi.

– C’est vrai, affirma un des bipèdes de l’entrée.

– Terrible est la punition de ceux qui transgressent la Loi. Nuln’échappe.

– Nul n’échappe, répétèrent-ils tous, en se lançant des regardsfurtifs.

– Nul, nul, nul n’échappe, confirma l’Homme-Singe.Regardez ! J’ai fait une petite chose, une chose mauvaise, unefois. Je jacassai, je jacassai, je ne parlais plus. Personne necomprenait. Je suis brûlé, marqué au feu dans la main. Il estgrand ; il est bon.

– Nul n’échappe, répéta dans son coin le monstre gris.

– Nul n’échappe, répétèrent les autres en se regardant decôté.

– Chacun a un besoin qui est mauvais, continua le monstre gris.Votre besoin, nous ne le savons pas. Nous le saurons. Certains ontbesoin de suivre les choses qui remuent, d’épier, de se glisserfurtivement, d’attendre et de bondir, de tuer et de mordre, demordre profond… C’est mauvais. – Ne pas chasser les autres Hommes.C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? – Ne pas mangerde chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas desHommes ?

– Nul n’échappe, interrompit une brute debout dans l’entrée.

– Chacun a un besoin qui est mauvais, reprit le monstre gardiende la Loi. Certains ont besoin de creuser avec les dents et lesmains entre les racines et de renifler la terre… c’est mauvais.

– Nul n’échappe, répétèrent les bipèdes de l’entrée.

– Certains écorchent les arbres, certains vont creuser sur lestombes des morts, certains se battent avec le front, ou les pieds,ou les ongles, certains mordent brusquement sans provocation,certains aiment l’ordure.

– Nul n’échappe, prononça l’Homme-Singe en se grattant lemollet.

– Nul n’échappe, dit aussi le petit être rose.

– La punition est rude et sûre. Donc, apprenez la Loi. Répétezles mots. »

Immédiatement, il recommença l’étrange litanie de cette loi et,de nouveau, tous ces êtres et moi, nous nous mîmes à chanter et ànous balancer. La tête me tournait, à cause de cette monotonepsalmodie et de l’odeur fétide de l’endroit, mais je me raidis,comptant trouver bientôt l’occasion d’en savoir plus long.

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ? »

Nous faisions un tel tapage que je ne pris pas garde à un bruitvenant du dehors. Jusqu’à ce que quelqu’un, qui était, je pense,l’un des deux Hommes-Porcs que j’avais aperçus, passant sa têtepar-dessus la petite créature rose, cria sur un ton de frayeurquelque chose que je ne saisis pas. Aussitôt ceux qui étaientdebout à l’entrée disparurent ; mon Homme-Singe se précipitadehors, l’être qui restait assis dans l’obscurité le suivit – jeremarquai qu’il était gros et maladroit et couvert de poilsargentés – et je me trouvai seul.

Puis, avant que j’eusse atteint l’ouverture, j’entendisl’aboiement d’un chien.

Au même instant, j’étais hors de la hutte, mon bâton de chaise àla main, tremblant de tous mes membres. Devant moi, j’avais les dosmal bâtis d’une vingtaine peut-être de ces bipèdes, leurs têtesdifformes à demi enfoncées dans les omoplates. Ils gesticulaientavec animation. D’autres faces à demi animales sortaient,inquiètes, des autres huttes. Portant mes regards dans la directionvers laquelle ils étaient tournés, je vis, venant à travers labrume, sous les arbres, au bout du passage des tanières, lasilhouette sombre et la terrible tête blanche de Moreau. Ilmaintenait le chien qui bondissait, et, le suivant de près, venaitMontgomery, le revolver au poing.

Un instant, je restai frappé de terreur.

Je me retournai et vis le passage, derrière moi, bloqué par uneénorme brute, à la face large et grise et aux petits yeuxclignotants. Elle s’avançait vers moi, je regardai de tous côtés etaperçus à ma droite, dans le mur de roche, à cinq ou six mètres dedistance, une étroite fissure, à travers laquelle venait un rayonde lumière coupant obliquement l’ombre.

« Arrêtez ! » cria Moreau en me voyant me diriger vers lafissure ; puis il ordonna : « Arrêtez-le ! »

À ces mots, les figures des brutes se tournèrent une à une versmoi. Heureusement, leur cerveau bestial était lent àcomprendre.

D’un coup d’épaule, j’envoyai rouler à terre un monstre gaucheet maladroit, qui se retournait pour voir ce que voulait direMoreau, et il alla tomber en en renversant un autre. Il chercha àse rattraper à moi, mais me manqua. La petite créature rose seprécipita pour me saisir, mais je l’abattis d’un coup de bâton etle clou balafra sa vilaine figure. L’instant d’après, j’escaladaisun sentier à pic, une sorte de cheminée inclinée qui sortait duravin. J’entendis un hurlement et des cris :

« Attrapez-le ! Arrêtez-le ! »

Le monstre gris apparut derrière moi et engagea sa masse dans labrèche. Les autres suivaient en hurlant.

J’escaladai l’étroite crevasse et débouchai sur la solfatare ducôté ouest du village des hommes-animaux. Je franchis cet espace encourant, descendis une pente abrupte où poussaient quelques arbresépars, et arrivai à un bas-fond plein de grands roseaux. Je m’yengageai, avançant jusqu’à un épais et sombre fourré dont le solcédait sous les pieds.

La brèche avait été, pour moi, une chance inespérée, car lesentier étroit et montant obliquement dut gêner grandement etretarder ceux qui me poursuivaient. Au moment où je m’enfonçai dansles roseaux, le plus proche émergeait seulement de la crevasse.

Pendant quelques minutes, je continuai à courir dans le fourré.Bientôt, autour de moi, l’air fut plein de cris menaçants.J’entendis le tumulte de la poursuite, le bruit des roseauxécrasés, et, de temps en temps, le craquement des branches.Quelques-uns des monstres rugissaient comme des bêtes féroces. Versla gauche, le chien aboyait ; dans la même direction,j’entendis Moreau et Montgomery pousser leurs appels. Je tournaibrusquement vers la droite. Il me sembla à ce moment entendreMontgomery me crier de fuir, si je tenais à la vie.

Bientôt le sol, gras et bourbeux, céda sous mes pieds ;mais, avec une énergie désespérée, je m’y jetai tête baissée,barbotant jusqu’aux genoux, et je parvins enfin à un sentiersinueux entre de grands roseaux. Le tumulte de la poursuites’éloigna vers la gauche. À un endroit, trois étranges animauxroses, de la taille d’un chat, s’enfuirent en sautillant devantmoi. Ce sentier montait à travers un autre espace libre, couvertd’incrustations blanches, pour s’enfoncer de nouveau dans lesroseaux.

Puis, soudain, il tournait, suivant le bord d’une crevasse àpic, survenant comme le saut-de-loup d’un parc anglais, brusque etimprévue. J’arrivais en courant de toutes mes forces et neremarquai ce précipice qu’en m’y sentant dégringoler dans levide.

Je tombai, la tête et les épaules en avant, parmi des épines, etme relevai, une oreille déchirée et la figure ensanglantée. J’avaisculbuté dans un ravin escarpé, plein de roches et d’épines. Unbrouillard s’enroulait en longues volutes autour de moi, et unruisselet étroit d’où montait cette brume serpentait jusqu’au fond.Je fus étonné de trouver du brouillard dans la pleine ardeur dujour, mais je n’avais pas le loisir de m’attarder à réfléchir.J’avançai en suivant la direction du courant, espérant arriverainsi jusqu’à la mer et avoir le chemin libre pour me noyer ;ce fut plus tard seulement que je m’aperçus que j’avais perdu monbâton dans ma chute.

Bientôt, le ravin se rétrécit sur un certain espace, et,insouciamment, j’entrai dans le courant. J’en ressortis bien vite,car l’eau était presque brûlante. Je remarquai aussi une minceécume sulfureuse flottant à sa surface. Presque immédiatement leravin faisait un angle brusque et j’aperçus l’indistinct horizonbleu. La mer proche reflétait le soleil par des myriades defacettes. Je vis ma mort devant moi.

Mais j’étais trempé de sueur et haletant. Je ressentais aussiune certaine exaltation d’avoir devancé ceux qui me pourchassaient,et cette joie et cette surexcitation m’empêchèrent alors de menoyer sans plus attendre.

Je me retournai dans la direction d’où je venais, l’oreille auxécoutes. À part le bourdonnement des moucherons et le bruissementde certains insectes qui sautaient parmi les buissons, l’air étaitabsolument tranquille.

Alors, me parvinrent, très faibles, l’aboiement d’un chien, puisun murmure confus de voix, le claquement d’un fouet. Ces bruits,s’accrurent, puis diminuèrent, remontèrent le courant, pours’évanouir. Pour un temps, la chasse semblait terminée, mais jesavais maintenant quelle chance de secours je pouvais trouver dansces bipèdes.

Je repris ma route vers la mer. Le ruisseau d’eau chaudes’élargissait en une embouchure encombrée de sables et d’herbes,sur lesquels une quantité de crabes et de bêtes aux longs corpsmunis de nombreuses pattes grouillèrent à mon approche. J’avançaijusqu’au bord des flots, où, enfin, je me sentis en sécurité. Je meretournai et, les mains sur les hanches, je contemplai l’épaisseverdure dans laquelle le ravin vaporeux faisait une brècheembrumée. Mais j’étais trop surexcité et – chose réelle, dontdouteront ceux qui n’ont jamais connu le danger – trop désespérépour mourir.

Alors, il me vint à l’esprit que j’avais encore une chance.Tandis que Moreau, Montgomery et leur cohue bestiale mepourchassaient à travers l’île, ne pourrais-je pas contourner lagrève et arriver à l’enclos ? tenter de faire une marche deflanc contre eux et alors, avec une pierre arrachée au mur peusolidement bâti, briser la serrure de la petite porte et essayer detrouver un couteau, un pistolet, que sais-je, pour leur tenir têteà leur retour ? En tous les cas, c’était une chance de vendrechèrement ma vie.

Je me tournai vers l’ouest, avançant au long des flots.L’aveuglante ardeur du soleil couchant flamboyait devant mesyeux ; et la faible marée du Pacifique montait en longuesondulations.

Bientôt le rivage s’éloigna vers le sud et j’eus le soleil à madroite. Puis, tout à coup, loin en face de moi, je vis, une à une,plusieurs figures émerger des buissons – Moreau, avec son grandchien gris, ensuite Montgomery et deux autres. À cette vue, jem’arrêtai.

Ils m’aperçurent et se mirent à gesticuler et à avancer. Jerestai immobile, les regardant venir. Les deux hommes-animauxs’élancèrent en courant pour me couper la retraite vers lesbuissons de l’intérieur. Montgomery aussi se prit à courir, maisdroit vers moi. Moreau suivait plus lentement avec le chien.

Enfin, je secouai mon inaction et, me tournant du côté de lamer, j’entrai délibérément dans les flots. J’y fis une trentaine demètres avant que l’eau me vînt à la taille. Vaguement, je pouvaisvoir les bêtes de marée s’enfuir sous mes pas.

« Mais que faites-vous ? » cria Montgomery.

Je me retournai, de l’eau jusqu’à mi-corps, et les regardai.

Montgomery était resté haletant au bord du flot. Sa figure,après cette course, était d’un rouge vif, ses longs cheveux platsétaient en désordre, et sa lèvre inférieure, tombante, laissaitvoir ses dents irrégulières. Moreau approchait seulement, la facepâle et ferme, et le chien qu’il maintenait aboya après moi. Lesdeux hommes étaient munis de fouets solides. Plus haut, au bord desbroussailles, se tenaient les hommes-animaux aux aguets.

« Ce que je fais ? – Je vais me noyer. »

Montgomery et Moreau échangèrent un regard.

« Pourquoi ? demanda Moreau.

– Parce que cela vaut mieux qu’être torturé par vous.

– Je vous l’avais dit », fit Montgomery, et Moreau lui réponditquelque chose à voix basse.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que je vais voustorturer ? demanda Moreau.

– Ce que j’ai vu, répondis-je. Et puis, ceux-là –là-bas !

– Chut ! fit Moreau en levant la main.

– Je ne me tairai pas, dis-je. Ils étaient des hommes : quesont-ils maintenant ? Moi, du moins, je ne serai pas commeeux. »

Mes regards allèrent plus loin que mes interlocuteurs. Enarrière, sur le rivage, se tenaient M’ling, le domestique deMontgomery, et l’une des brutes vêtues de blanc qui avaient maniéla chaloupe. Plus loin encore, dans l’ombre des arbres, je vis unpetit Homme-Singe, et, derrière lui, quelques vagues figures.

« Qui sont ces créatures ? m’écriai-je, en les indiquant dudoigt et élevant de plus en plus la voix pour qu’ilsm’entendissent. C’étaient des hommes – des hommes comme vous, dontvous avez fait des êtres abjects par quelque flétrissure bestiale –des hommes dont vous avez fait vos esclaves, et que vous craignezencore. – Vous qui écoutez, m’écriai-je, en indiquant Moreau, etm’égosillant pour être entendu par les monstres, vous quim’écoutez, ne voyez-vous pas que ces hommes vous craignent, qu’ilsont peur de vous ? Pourquoi n’osez-vous pas ? Vous êtesnombreux…

– Pour l’amour de Dieu, cria Montgomery, taisez-vous,Prendick !

– Prendick ! » appela Moreau.

Ils crièrent tous deux ensemble comme pour étouffer ma voix.Derrière eux, se précisaient les faces curieuses des monstres,leurs yeux interrogateurs, leurs mains informes pendantes, leursépaules contrefaites. Ils paraissaient, comme je me l’imaginais,s’efforcer de me comprendre, de se rappeler quelque chose de leurpassé humain.

Je continuai à vociférer mille choses dont je ne me souviens pas: sans doute que Moreau et Montgomery pouvaient être tués ;qu’il ne fallait pas avoir peur d’eux. Telles furent les idées queje révélai à ces monstres pour ma perte finale. Je vis l’être auxyeux verts et aux loques sombres, qui était venu au-devant de moi,le soir de mon arrivée, sortir des arbres et d’autres le suivrepour mieux m’entendre.

Enfin, à bout de souffle, je m’arrêtai.

« Écoutez-moi un instant, fit Moreau de sa voix ferme et brève,et après vous direz ce que vous voudrez.

– Eh bien ? » dis-je.

Il toussa, réfléchit quelques secondes, puis cria :

« En latin, Prendick, en mauvais latin, en latin de cuisine,mais essayez de comprendre. Hi non sunt homines, sunt animaliaquae nos habemus… vivisectés. Fabrication d’humanité. Je vousexpliquerai. Mais sortez de là.

– Elle est bonne ! m’écriai-je en riant. Ils parlent,construisent des cabanes, cuisinent. Ils étaient des hommes.Prenez-y garde que je sorte d’ici.

– L’eau, juste au-delà d’où vous êtes, est profonde… et il y ades requins en quantité.

– C’est ce qu’il me faut, répondis-je. Courte et bonne. Tout àl’heure. Je vais d’abord vous jouer un bon tour.

– Attendez. »

Il sortit de sa poche quelque chose qui étincela au soleil et iljeta l’objet à ses pieds.

« C’est un revolver chargé, dit-il. Montgomery va faire de même.Ensuite nous allons remonter la grève jusqu’à ce que vous estimiezla distance convenable. Alors venez et prenez les revolvers.

– C’est ça ; et l’un de vous en a un troisième.

– Je vous prie de réfléchir un peu, Prendick. D’abord, je nevous ai pas demandé de venir dans cette île. Puis, nous vous avionsdrogué la nuit dernière et l’occasion eût été bonne. Ensuite,maintenant que votre première terreur est passée et que vous pouvezpeser les choses – est-ce que Montgomery vous paraît être le typeque vous dites ? Nous vous avons cherché et pour votre bien,parce que cette île est pleine de… phénomènes hostiles. Pourquoitirerions-nous sur vous quand vous offrez de vous tuervous-même ?

– Pourquoi avez-vous lancé vos… gens sur moi, quand j’étais dansla hutte ?

– Nous étions sûrs de vous rejoindre et de vous tirer dudanger ; après cela, nous avons volontairement perdu votrepiste, pour votre salut. »

Je réfléchis. Cela semblait possible. Puis je me rappelaiquelque chose.

« Mais ce que j’ai vu… dans l’enclos…, dis-je.

– C’était le puma.

– Écoutez, Prendick, dit Montgomery. Vous êtes un stupideimbécile. Sortez de l’eau, prenez les revolvers et on pourracauser. Nous ne pouvons rien faire de plus que ce que nous faisonsMaintenant. »

Il me faut avouer qu’alors, et, à vrai dire, toujours, je meméfiais et avais peur de Moreau.

Mais Montgomery était un homme avec qui je pouvaism’entendre.

« Remontez la grève et levez les mains en l’air, ajoutai-je,après réflexion.

– Pas cela, dit Montgomery, avec un signe de tête explicatifpar-dessus son épaule. Manque de dignité.

– Allez jusqu’aux arbres, dans ce cas, s’il vous plaît.

– Quelles idiotes cérémonies ! » dit Montgomery.

Ils se retournèrent tous deux et firent face aux six ou septgrotesques bipèdes, qui étaient debout au soleil, solides, mobiles,ayant une ombre et pourtant si incroyablement irréels. Montgomeryfit claquer son fouet et, tournant immédiatement les talons, ilss’enfuirent à la débandade sous les arbres. Lorsque Montgomery etMoreau furent à une distance que je jugeai convenable, je revins aurivage, ramassai les revolvers et les examinai. Pour me satisfairecontre toute supercherie, je tirai sur un morceau de lave arrondieet eus le plaisir de voir la pierre pulvérisée et le sable couvertde fragments et de plomb.

Pourtant j’hésitai encore un moment.

« J’accepte le risque », dis-je enfin, et, un revolver à chaquemain, je remontai la grève pour les rejoindre.

« ça vaut mieux, dit Moreau, sans affectation, avec tout cela,vous avez gâché la meilleure partie de ma journée. »

Avec un air dédaigneux qui m’humilia, Montgomery et lui semirent à marcher en silence devant moi.

La bande des monstres, encore surpris, s’était reculée sous lesarbres. Je passai devant eux aussi tranquillement que possible.L’un d’eux fit mine de me suivre, mais il se retira quandMontgomery eut fait claquer son fouet. Le reste, sans bruit, noussuivit des yeux. Ils pouvaient sans doute avoir été des animaux.Mais je n’avais encore jamais vu un animal essayer de penser.

Chapitre 8MOREAU S’EXPLIQUE

« Et maintenant, Prendick, je m’explique, dit le docteur Moreau,aussitôt que nous eûmes mangé et bu. Je dois avouer que vous êtesbien l’hôte le plus exigeant que j’aie jamais traité et je vousavertis que c’est la dernière chose que je fais pour vous obliger.Vous pouvez, à votre aise, menacer de vous suicider ; je nebougerai pas, même si je devais en avoir quelque ennui. »

Il s’assit dans le fauteuil pliant, un cigare entre ses doigtspâles et souples. La clarté d’une lampe suspendue tombait sur sescheveux blancs ; son regard errait dans les étoiles par lapetite fenêtre sans vitres. J’étais assis aussi loin de lui quepossible, la table entre nous et les revolvers à portée de la main.Montgomery n’était pas là. Je ne me souciais pas encore d’être aveceux dans une si petite pièce.

« Vous admettez que l’être humain vivisecté, comme vousl’appeliez, n’est, après tout, qu’un puma ? » dit Moreau.

Il m’avait mené dans l’intérieur de l’enclos pour que je pussem’assurer de la chose.

« C’est le puma, répondis-je, le puma encore vivant, mais tailléet mutilé de telle façon que je souhaite ne plus voir jamais desemblable chair vivante. De tous les abjects…

– Peu importe ! interrompit Moreau. Du moins, épargnez-moices généreux sentiments. Montgomery était absolument de même. Vousadmettez que c’est le puma. Maintenant, tenez-vous en repos pendantque je vais vous débiter ma conférence de physiologie. »

Aussitôt, sur le ton d’un homme souverainement ennuyé, maiss’échauffant peu à peu, il commença à m’expliquer ses travaux. Ils’exprimait d’une façon très simple et convaincante. De temps àautre, je remarquai dans son ton un accent sarcastique, et bientôtje me sentis rouge de honte à nos positions respectives.

Les créatures que j’avais vues n’étaient pas des hommes,n’avaient jamais été des hommes. C’étaient des animaux – animauxhumanisés – triomphe de la vivisection.

« Vous oubliez tout ce qu’un habile vivisecteur peut faire avecdes êtres vivants, disait Moreau. Pour ma part, je me demandeencore pourquoi les choses que j’ai essayées ici n’ont pas encoreété faites. Sans doute, on a tenté quelques efforts – amputations,ablations, résections, excisions. Sans doute, vous savez que lestrabisme peut être produit ou guéri par la chirurgie. Dans les casd’ablation vous avez toutes sortes de changements sécrétoires, detroubles organiques, de modifications des passions, detransformations dans la sensation des tissus. Je suis certain quevous avez entendu parler de tout cela ?

– Sans doute, répondis-je. Mais ces répugnants bipèdes que…

– Chaque chose en son temps, dit-il avec un geste rassurant. Jecommence seulement. Ce sont là des cas ordinaires detransformation. La chirurgie peut faire mieux que cela. On peutconstruire aussi facilement qu’on détruit ou qu’on transforme. Vousavez entendu parler, peut-être, d’une opération fréquente enchirurgie à laquelle on a recours dans les cas où le nez n’existeplus. Un fragment de peau est enlevé sur le front, porté sur le nezet il se greffe à sa nouvelle place. C’est une sorte de greffed’une partie d’un animal sur une autre partie de lui même. On peutaussi greffer une partie récemment enlevée d’un autre animal. C’estle cas pour les dents, par exemple. La greffe de la peau et de l’osest faite pour faciliter la guérison. Le chirurgien place dans lemilieu de la blessure des morceaux de peau coupés sur un autreanimal ou des fragments d’os d’une victime récemment tuée. Vousavez peut-être entendu parler de l’ergot de coq que Hunter avaitgreffé sur le cou d’un taureau. Et les rats à trompe des zouavesd’Algérie, il faut aussi en parler – monstres confectionnés aumoyen d’un fragment de queue d’un rat ordinaire transféré dans uneincision faite sur leur museau et reprenant vie dans cetteposition.

– Des monstres confectionnés ! Alors, vous voulez direque…

– Oui. Ces créatures, que vous avez vues, sont des animauxtaillés et façonnés en de nouvelles formes. À cela – à l’étude dela plasticité des formes vivantes – ma vie a été consacrée. J’aiétudié pendant des années, acquérant à mesure de nouvellesconnaissances. Je vois que vous avez l’air horrifié, et cependantje ne vous dis rien de nouveau. Tout cela se trouve depuis fortlongtemps à la surface de l’anatomie pratique, mais personne n’a eula témérité d’y toucher. Ce n’est pas seulement la forme extérieured’un animal que je puis changer. La physiologie, le rythme chimiquede la créature, peuvent aussi subir une modification durable dontla vaccination et autres méthodes d’inoculation de matièresvivantes ou mortes sont des exemples qui vous sont, à coup sûr,familiers. Une opération similaire est la transfusion du sang, etc’est avec cela, à vrai dire, que j’ai commencé. Ce sont là des casfréquents. Moins ordinaires, mais probablement beaucoup plushardies, étaient les opérations de ces praticiens du Moyen Age quifabriquaient des nains, des culs-de-jatte, des estropiés et desmonstres de foire ; des vestiges de cet art se retrouventencore dans les manipulations préliminaires que subissent lessaltimbanques et les acrobates. Victor Hugo en parle longuementdans L’Homme qui rit… Mais vous comprenez peut-être mieuxce que je veux dire. Vous commencez à voir que c’est une chosepossible de transplanter le tissu d’une partie d’un animal à uneautre, ou d’un animal à un autre animal, de modifier ses réactionschimiques et ses méthodes de croissance, de retoucher lesarticulations de ses membres, et en somme de le changer dans sastructure la plus intime.

« Cependant, cette extraordinaire branche de la connaissancen’avait jamais été cultivée comme une fin et systématiquement parles investigateurs modernes, jusqu’à ce que je la prenne en main.Diverses choses de ce genre ont été indiquées par quelquestentatives chirurgicales ; la plupart des exemples analoguesqui vous reviendront à l’esprit ont été démontrés, pour ainsi dire,par accident – par des tyrans, des criminels, par les éleveurs dechevaux et de chiens, par toute sorte d’ignorants et de maladroitstravaillant pour des résultats égoïstes et immédiats. Je fus lepremier qui soulevai cette question, armé de la chirurgieantiseptique et possédant une connaissance réellement scientifiquedes lois naturelles.

« On pourrait s’imaginer que cela fut pratiqué en secretauparavant. Des êtres tels que les frères siamois… Et dans lescaveaux de l’Inquisition… Sans doute leur but principal était latorture artistique, mais du moins quelques-uns des inquisiteursdurent avoir une vague curiosité scientifique…

– Mais, interrompis-je, ces choses, ces animauxparlent ! »

Il répondit qu’ils parlaient en effet et continua à démontrerque les possibilités de la vivisection ne s’arrêtent pas à unesimple métamorphose physique. Un cochon peut recevoir uneéducation. La structure mentale est moins déterminée encore que lastructure corporelle. Dans la science de l’hypnotisme, qui granditet se développe, nous trouvons la possibilité promise de remplacerde vieux instincts ataviques par des suggestions nouvelles,greffées sur des idées héréditaires et fixes ou prenant leur place.À vrai dire, beaucoup de ce que nous appelons l’éducation moraleest une semblable modification artificielle et une perversion del’instinct combatif ; la pugnacité se canalise en courageuxsacrifice de soi et la sexualité supprimée en émotion religieuse.La grande différence entre l’homme et le singe est dans le larynx,dit-il, dans la capacité de former délicatement différentssons-symboles par lesquels la pensée peut se soutenir.

Sur ce point, je n’étais pas de son avis, mais, avec unecertaine incivilité, il refusa de prendre garde à mon objection. Ilrépéta que le fait était exact et continua l’exposé de sestravaux.

Je lui demandai pourquoi il avait pris la forme humaine commemodèle. Il me semblait alors, et il me semble encore maintenant,qu’il y avait dans ce choix une étrange perversité.

Il avoua qu’il avait choisi cette forme par hasard.

« J’aurais aussi bien pu transformer des moutons en lamas, etdes lamas en moutons. Je suppose qu’il y a dans la forme humainequelque chose qui appelle à la tournure artistique de l’esprit pluspuissamment qu’aucune autre forme animale. Mais je ne me suis pasborné à fabriquer des hommes. Une fois ou deux… »

Il se tut pendant un moment.

« Ces années ! avec quelle rapidité elles se sontécoulées ! Et voici que j’ai perdu une journée pour voussauver la vie et que je perds une heure encore à vous donner desexplications.

– Cependant, dis-je, je ne comprends pas encore. Quelle estvotre justification pour infliger toutes ces souffrances ? Laseule chose qui pourrait à mes yeux excuser la vivisection seraitquelque application…

– Précisément, dit-il. Mais, vous le voyez, je suis constituédifféremment. Nous nous plaçons à des points de vue différents.Vous êtes matérialiste.

– Je ne suis pas matérialiste, interrompis-je vivement.

– À mon point de vue, à mon point de vue. Car c’est justementcette question de souffrance qui nous partage. Tant que lasouffrance, qui se voit ou s’entend, vous rendra malade, tant quevos propres souffrances vous mèneront, tant que la douleur sera labase de vos idées sur le mal, sur le péché, vous serez un animal,je vous le dis, pensant un peu moins obscurément ce qu’un animalressent. Cette douleur… »

J’eus un haussement d’épaules impatient à de pareilssophismes.

« Mais c’est si peu de chose, continua-t-il. Un espritréellement ouvert à ce que la science révèle doit se rendre compteque c’est fort peu de chose. Il se peut que, sauf dans cette petiteplanète, ce grain de poussière cosmique invisible de la plus procheétoile, il se peut que nulle part ailleurs ne se rencontre ce qu’onappelle la souffrance. Les lois vers lesquelles nous nousacheminons en tâtonnant… D’ailleurs, même sur cette terre, mêmeparmi tout ce qui vit, qu’est donc la douleur ? »

En parlant, il tira de sa poche un petit canif, en ouvrit unelame, avança son fauteuil de façon que je puisse voir sacuisse ; puis, choisissant la place, il enfonça délibérémentla lame dans sa chair et l’en retira.

« Vous aviez, sans doute, déjà vu cela. On ne le sent pas plusqu’une piqûre d’épingle. Qu’en conclure ? La capacité desouffrir n’est pas nécessaire dans le muscle et ne s’y trouvepas ; elle n’est que nécessaire dans la peau, et, dans lacuisse, à peine ici ou là se trouve-t-il un point capable de sentirla douleur. La douleur n’est que notre conseiller médical intimepour nous avertir et nous stimuler. Toute chair vivante n’est pasdouloureuse, non plus que les nerfs, ni même tous les nerfssensoriels. Il n’y a aucune trace de souffrance réelle dans lessensations du nerf optique. Si vous blessez le nerf optique, vousvoyez simplement des flamboiements de lumière, de même qu’unelésion du nerf auditif se manifeste simplement par un bourdonnementdans les oreilles. Les végétaux ne ressentent aucune douleur ;les animaux inférieurs – il est possible que des animaux tels quel’astérie ou l’écrevisse ne ressentent pas la douleur. Alors, quantaux hommes, plus intelligents ils deviennent et plus intelligemmentils travailleront à leur bien-être et moins nécessaire seral’aiguillon qui les avertit du danger. Je n’ai encore jamais vu dechose inutile qui ne soit tôt ou tard déracinée et supprimée del’existence – et vous ? or, la douleur devient inutile.

« D’ailleurs, je suis un homme religieux, Prendick, comme touthomme sain doit l’être. Il se peut que je me figure être un peumieux renseigné que vous sur les méthodes du Créateur de ce monde –car j’ai cherché ses lois à ma façon, toute ma vie, tandisque vous, je crois, vous collectionnez des papillons. Et je vousréponds bien que le plaisir et la douleur n’ont rien à voir avec leciel ou l’enfer. Le plaisir et la douleur !… Bah !Qu’est-ce que l’extase du théologien, sinon la houri de Mahometdans les ténèbres ? Ce grand cas que les hommes et les femmesfont du plaisir et de la douleur, Prendick, est la marque de labête en eux, la marque de la bête dont ils descendent. Lasouffrance ! Le plaisir et la douleur !… Nous ne lessentons qu’aussi longtemps que nous nous roulons dans lapoussière.

« Vous voyez, j’ai continué mes recherches dans la voie où ellesm’ont mené. C’est la seule façon que je sache de conduire desrecherches. Je pose une question, invente quelque méthode d’avoirune réponse et j’obtiens… une nouvelle question. Ceci ou celaest-il possible ? Vous ne pouvez vous imaginer ce que celasignifie pour un investigateur, quelle passion intellectuelles’empare de lui. Vous ne pouvez vous imaginer les étranges délicesde ces désirs intellectuels. La chose que vous avez devant vousn’est plus un animal, une créature comme vous, mais un problème. Lasouffrance par sympathie – tout ce que j’en sais est le souvenird’une chose dont j’ai souffert il y a bien des années. Je voulais –c’était mon seul désir – trouver la limite extrême de plasticitédans une forme vivante.

– Mais, fis-je, c’est une abomination…

– Jusqu’à ce jour je ne me suis nullement préoccupé de l’éthiquede la matière. L’étude de la Nature rend un homme au moins aussiimpitoyable que la Nature. J’ai poursuivi mes recherches sans mesoucier d’autre chose que de la question que je voulais résoudre etles matériaux… ils sont là-bas, dans les huttes… Il y a bientôtonze ans que nous sommes venus ici, Montgomery et moi, avec sixCanaques. Je me rappelle la verte tranquillité de l’île et l’océanvide autour de nous, comme si c’était hier. L’endroit semblaitm’attendre.

« Les provisions furent débarquées et l’on construisit lamaison. Les Canaques établirent leurs huttes près du ravin. Je memis à travailler ici sur ce que j’avais apporté. Au début, deschoses désagréables arrivèrent. Je commençai avec un mouton, mais,après un jour et demi de travail, mon scalpel glissa et la bêtemourut ; je pris un autre mouton ; j’en fis une chose dedouleur et de peur et bandai ses blessures pour qu’il guérît. Unefois fini, il me sembla parfaitement humain, mais quand je lerevis, j’en fus mécontent. Il se rappelait de moi, éprouvait uneterreur indicible et n’avait pas plus d’esprit qu’un mouton. Plusje le regardais, plus il me semblait difforme, et enfin je fiscesser les misères de ce monstre. Ces animaux sans courage, cesêtres craintifs et sensibles, sans la moindre étincelle d’énergiecombative pour affronter la souffrance, ne valent rien pourconfectionner des hommes.

« Puis, je pris un gorille que j’avais, et avec lui, travaillantavec le plus grand soin, venant à bout de chaque difficulté, l’uneaprès l’autre, je fis mon premier homme. Toute une semaine, jour etnuit, je le façonnai ; c’était surtout son cerveau qui avaitbesoin d’être retouché ; il fallut y ajouter grandement et lechanger beaucoup. Quand j’eus fini et qu’il fut là, devant moi,lié, bandé, immobile, je jugeai que c’était un beau spécimen dutype négroïde. Je ne le quittai que quand je fus certain qu’ilsurvivrait, et je vins dans cette pièce, où je trouvai Montgomerydans un état assez semblable au vôtre. Il avait entenduquelques-uns des cris de la bête à mesure qu’elle s’humanisait, descris comme ceux qui vous ont tellement troublé. Je ne l’avais pasadmis entièrement dans mes confidences tout d’abord. Les Canaques,eux aussi, s’étaient mis martel en tête, et ma seule vue leseffarouchait. Je regagnai la confiance de Montgomery, jusqu’à uncertain point, mais nous eûmes toutes les peines du monde àempêcher les Canaques de déserter. À la fin, ils y réussirent, etnous perdîmes ainsi le yacht. Je passai de nombreuses journées àfaire l’éducation de ma brute – en tout trois ou quatre mois. Jelui enseignai les rudiments de l’anglais, lui donnai quelque idéedes nombres, lui fis même lire l’alphabet. Mais il avait, lecerveau lent – bien que j’aie vu des idiots plus lentscertainement. Il commença avec la table rase, mentalement, iln’avait dans son esprit aucun souvenir de ce qu’il avait été. Quandses cicatrices furent complètement fermées, qu’il ne fut plus raideet endolori, qu’il put dire quelques mots, je l’emmenai là-bas etle présentai aux Canaques comme un nouveau compagnon.

« D’abord, ils eurent horriblement peur de lui – ce quim’offensa quelque peu, car j’éprouvais un certain orgueil de monœuvre – mais ses manières paraissaient si douces, et il était siabject qu’au bout de peu de temps, ils l’acceptèrent et prirent enmain son éducation. Il apprenait avec rapidité, imitant ets’appropriant tout, et il se construisit une cabane, mieux faitemême, me sembla-t-il, que leurs huttes. Il y en avait un parmi eux,vaguement missionnaire, qui lui apprit à lire ou du moins à épeler,lui donna quelques idées rudimentaires de moralité, mais il paraîtque les habitudes de la bête n’étaient pas tout ce qu’il y avait deplus désirable.

« Après cela, je pris quelques jours de repos, et j’eus l’idéede rédiger un exposé de toute l’affaire pour réveiller lesphysiologistes européens. Mais, une fois, je trouvai ma créatureperchée dans un arbre, jacassant et faisant des grimaces à deux desCanaques qui l’avaient taquinée. Je la menaçai, lui reprochail’inhumanité d’un tel procédé, réveillai chez lui le sens de lahonte, et revins ici, résolu à faire mieux encore avant de faireconnaître le résultat de mes travaux. Et j’ai fait mieux ;mais, quoi qu’il en soit les brutes rétrogradent, la bestialitéopiniâtre reprend jour après jour le dessus. J’ai l’intention defaire mieux encore. J’en viendrai à bout. Ce puma…

« Mais revenons au récit. Tous les Canaques sont mortsmaintenant. L’un tomba par-dessus bord, de la chaloupe ; unautre mourut d’une blessure au talon qu’il empoisonna, d’une façonquelconque, avec du jus de plante. Trois s’enfuirent avec le yachtet furent noyés, je le suppose et je l’espère. Le dernier… fut tué.Mais je les ai remplacés. Montgomery se comporta d’abord comme vousétiez disposé à le faire puis…

– Qu’est devenu l’autre, demandai-je vivement, l’autre Canaquequi a été tué ?

– Le fait est qu’après que j’eus fabriqué un certain nombre decréatures humaines, je fis un être… »

Il hésita.

« Eh bien ? dis-je.

– Il fut tué.

– Je ne comprends pas. Voulez-vous dire que…

– Il tua le Canaque… oui. Il tua plusieurs autres choses qu’ilattrapa. Nous le pourchassâmes pendant deux jours. Il avait étélâché par accident – je n’avais pas eu l’intention de le mettre enliberté. Il n’était pas fini. C’était simplement une expérience.Une chose sans membres qui se tortillait sur le sol à la façon d’unserpent. Ce monstre était d’une force immense et rendu furieux parla douleur ; il avançait avec une grande rapidité, de l’allureroulante d’un marsouin qui nage. Il se cacha dans les bois pendantquelques jours, s’en prenant à tout ce qu’il rencontrait, jusqu’àce que nous nous fussions mis en chasse ; alors il se traînadans la partie nord de l’île, et nous nous divisâmes pour lecerner. Montgomery avait insisté pour se joindre à moi. Le Canaqueavait une carabine et quand nous trouvâmes son corps le canon deson arme était tordu en forme d’S et presque traversé à coups dedents… Montgomery abattit le monstre d’un coup de fusil… Depuislors, je m’en suis tenu à l’idéal de l’humanité… excepté pour depetites choses. »

Il se tut. Je demeurai silencieux, examinant son visage.

« Ainsi, reprit-il, pendant vingt ans entiers – en comptant neufannées en Angleterre – j’ai travaillé, et il y a encore quelquechose dans tout ce que je fais qui déjoue mes plans, qui memécontente, qui me provoque à de nouveaux efforts. Quelquefois jedépasse mon niveau, d’autres fois je tombe au-dessous, maistoujours je reste loin des choses que je rêve. La forme humaine, jepuis l’obtenir maintenant, presque avec facilité, qu’elle soitsouple et gracieuse, ou lourde et puissante, mais souvent j’ai del’embarras avec les mains et les griffes – appendices douloureuxque je n’ose façonner trop librement. Mais c’est la greffe et latransformation subtiles qu’il faut faire subir au cerveau qui sontmes principales difficultés. L’intelligence reste souventsingulièrement primitive, avec d’inexplicables lacunes, des videsinattendus. Et le moins satisfaisant de tout est quelque chose queje ne puis atteindre, quelque part – je ne puis déterminer où –dans le siège des émotions. Des appétits, des instincts, des désirsqui nuisent à l’humanité, un étrange réservoir caché qui éclatesoudain et inonde l’individualité tout entière de la créature : decolère, de haine ou de crainte. Ces êtres que j’ai façonnés vousont paru étranges et dangereux aussitôt que vous avez commencé àles observer, mais à moi, aussitôt que je les ai achevés, ils mesemblent être indiscutablement des êtres humains. C’est après,quand je les observe, que ma conviction disparaît. D’abord, untrait animal, puis un autre, se glisse à la surface et m’apparaîtflagrant. Mais j’en viendrai à bout, encore. Chaque fois que jeplonge une créature vivante dans ce bain de douleur cuisante, je medis : cette fois, toute l’animalité en lui sera brûlée, cette foisje vais créer de mes mains une créature raisonnable. Après tout,qu’est-ce que dix ans ? Il a fallu des centaines de milliersd’années pour faire l’homme. »

Il parut plongé dans de profondes pensées.

« Mais j’approche du but, je saurai le secret. Ce puma que je…»

Il se tut encore.

« Et ils rétrogradent, reprit-il. Aussitôt que je n’ai plus lamain dessus, la bête commence à reparaître, à revendiquer sesdroits… »

Un autre long silence se fit.

« Alors, dis-je, vous envoyez dans les repaires du ravin lesmonstres que vous fabriquez.

– Ils y vont. Je les lâche quand je commence à sentir la bête eneux, et bientôt, ils sont là-bas. Tous, ils redoutent cette maisonet moi. Il y a dans le ravin une parodie d’humanité. Montgomery ensait quelque chose, car il s’immisce dans leurs affaires. Il en adressé un ou deux à nous servir. Il en a honte, mais je crois qu’ila une sorte d’affection pour quelques-uns de ces êtres. C’est sonaffaire, ça ne me regarde pas. Ils me donnent une impression deraté qui me dégoûte. Ils ne m’intéressent pas. Je crois qu’ilssuivent les règles que le missionnaire canaque a indiquées etqu’ils ont une sorte d’imitation dérisoire de vie rationnelle – lespauvres brutes ! Ils ont quelque chose qu’ils appellent laLoi, ils chantent des mélopées où ils proclament tout àlui. Ils construisent eux-mêmes leurs repaires, recueillentdes fruits et arrachent des herbes – s’accouplent même. Mais je nevois clairement dans tout cela, dans leurs âmes mêmes, rien autrechose que des âmes de bêtes, de bêtes qui périssent – la colère ettous les appétits de vivre et de se satisfaire… Pourtant, ils sontétranges, bizarres – complexes comme tout ce qui vit. Il y a en euxune sorte de tendance vers quelque chose de supérieur – en partiefaite de vanité, en partie d’émotion cruelle superflue, en partiede curiosité gaspillée. Ce n’est qu’une singerie, une raillerie…J’ai quelque espoir pour ce puma. J’ai laborieusement façonné satête et son cerveau…

« Et maintenant, continua-t-il – en se levant après un longintervalle de silence pendant lequel nous avions l’un et l’autresuivi nos pensées – que dites-vous de tout cela ? Avez-vousencore peur de moi ? »

Je le regardai, et vis simplement un homme pâle, à cheveuxblancs, avec des yeux calmes, Sous sa remarquable sérénité,l’aspect de beauté, presque, qui résultait de sa régulièretranquillité et de sa magnifique carrure, il aurait pu faire bonnefigure parmi cent autres vieux gentlemen respectables. J’eus unfrisson. Pour répondre à sa seconde question, je lui tendis unrevolver.

« Gardez-les », fit-il en dissimulant un bâillement.

Il se leva, me considéra un moment, et sourit.

« Vous avez eu deux journées bien remplies. »

Il resta pensif un instant et sortit par la porte intérieure. Jedonnai immédiatement un tour de clef à la porte extérieure.

Je m’assis à nouveau, plongé un certain temps dans un état destagnation, une sorte d’engourdissement, si las, mentalement,physiquement et émotionnellement, que je ne pouvais conduire mespensées au-delà du point où il les avait menées. La fenêtre mecontemplait comme un grand œil noir. Enfin, avec un effort,j’éteignis la lampe et m’étendis dans le hamac. Je fus bientôtprofondément endormi.

Chapitre 9LES MONSTRES

Je m’éveillai de très bonne heure, ayant encore claire et netteà l’esprit l’explication de Moreau. Quittant le hamac, j’allaijusqu’à la porte m’assurer que la clef était tournée. Puis je tiraisur la barre de la fenêtre que je trouvai fixée solidement. Sachantque ces créatures d’aspect humain n’étaient en réalité que desmonstres animaux, de grotesques parodies d’humanité, j’éprouvaisune inquiétude vague de ce dont ils étaient capables, et cetteimpression était bien pire qu’une crainte définie. On frappa à laporte et j’entendis la voix glutinante de M’ling qui parlait. Jemis un des revolvers dans ma poche, gardant l’autre à la main, etj’allai lui ouvrir.

« Bonjour, messié », dit-il, apportant, avec l’habituel déjeunerd’herbes bouillies, un lapin mal cuit.

Montgomery le suivait. Son œil rôdeur remarqua la position demon bras et il sourit de travers.

Le puma, ce jour-là, restait en repos pour hâter saguérison ; mais Moreau, dont les habitudes étaientsingulièrement solitaires, ne se joignit pas à nous. J’entamai laconversation avec Montgomery pour éclaircir un peu mes idées ausujet de la vie que menaient les bipèdes du navire. Je désiraisvivement savoir, en particulier, comment il se faisait que cesmonstres ne tombaient pas sur Moreau et Montgomery et ne sedéchiraient pas entre eux.

Il m’expliqua que leur relative sécurité, à Moreau et à lui,était due à la cérébralité limitée de ces monstres. En dépit deleur intelligence augmentée et de la tendance rétrograde vers leursinstincts animaux, ils possédaient certaines idées fixes,implantées par Moreau dans leur esprit, qui bornaient absolumentleur imagination. Ils étaient pour ainsi dire hypnotisés, on leuravait dit que certaines choses étaient impossibles, que d’autres nedevaient pas être faites, et ces prohibitions s’entremêlaient dansla contexture de ces esprits jusqu’à annihiler toute possibilité dedésobéissance ou de discussion. Certaines choses, cependant, pourlesquelles le vieil instinct était en conflit avec les intentionsde Moreau, se trouvaient moins stables. Une série de propositionsappelées : la Loi – les litanies que j’avais entendues –bataillaient dans leurs cerveaux contre les appétits profondémentenracinés et toujours rebelles de leur nature animale. Ilsrépétaient sans cesse cette loi et la transgressaient sans cesse.Montgomery et Moreau déployaient une surveillance particulière pourleur laisser ignorer le goût du sang. Ils redoutaient lessuggestions inévitables de cette saveur.

Montgomery me conta que le joug de la loi, spécialement parmiles monstres félins, s’affaiblissait singulièrement à la nuittombante ; l’animal, en eux, était alors prédominant ; aucrépuscule, un esprit d’aventure les agitait et ils osaient alorsdes choses qui ne leur seraient pas venues à l’idée pendant lejour. C’est à cela que j’avais dû d’être pourchassé parl’Homme-Léopard le soir de mon arrivée. Mais, dans les premierstemps de mon séjour, ils n’osaient enfreindre la loi quefurtivement et après le coucher du soleil ; au grand jour, ily avait, latent, un respect général pour les diversesprohibitions.

C‘est ici peut-être le moment de donner quelques faits etdétails généraux sur l’île et ses habitants. L’île, basse au-dessusde la mer, avait avec ses contours irréguliers une superficietotale d’environ huit ou dix kilomètres carrés. Elle étaitd’origine volcanique et elle était flanquée de trois côtés par desrécifs de corail. Quelques fumerolles, dans la partie nord, et unesource chaude étaient les seuls vestiges restants des forces quiavaient été sa cause. De temps à autre une faible secousse detremblement de terre se faisait sentir, et quelquefois lespaisibles spirales de fumées qui montaient vers le ciel devenaienttumultueuses sous des jets violents de vapeurs, mais c’était tout.Montgomery m’informa que la population s’élevait maintenant à plusde soixante de ces étranges créations de Moreau, sans compter lesmonstruosités moins considérables qui vivaient cachées dans lesfourrés du sous-bois, et n’avaient pas forme humaine. En tout, ilen avait fabriqué cent vingt, mais un grand nombre étaient mortes,et d’autres, comme le monstre rampant dont il m’avait parlé,avaient fini tragiquement. En réponse à une question que je luiposai, Montgomery me dit qu’ils donnaient réellement naissance àdes rejetons, mais que ceux-ci généralement ne vivaient pas, ouqu’ils ne prouvaient par aucun signe avoir hérité descaractéristiques humaines imposées à leurs parents. Quand ilsvivaient, Moreau les prenait pour leur parfaire une forme humaine.Les femelles étaient moins nombreuses que les mâles et exposées àmille persécutions sournoises, malgré la monogamie qu’enjoignait laLoi.

Il me serait impossible de décrire en détail ces animaux-hommes– mes yeux ne sont nullement exercés et malheureusement je ne saispas dessiner. Ce qu’il y avait, peut-être de plus frappant dansleur aspect général était une disproportion énorme entre leursjambes et la longueur de leur buste ; et cependant, notreconception de la grâce est si relative que mon œil s’habitua àleurs formes, et à la fin je fus presque d’accord avec leur propreconviction que mes longues cuisses étaient dégingandées. Un autrepoint important était le port de la tête en avant et la courbureaccentuée et bestiale de la colonne vertébrale. À l’Homme-Singelui-même il manquait cette cambrure immense du dos, qui rend laforme humaine si gracieuse. La plupart de ces bipèdes avaient lesépaules gauchement arrondies et leurs courts avant-bras leurbattaient les flancs. Quelques-uns à peine étaient visiblementpoilus – du moins tant que dura mon séjour dans l’île.

Une autre difformité des plus évidentes était celle de leursfaces, qui, presque toutes, étaient prognathes, mal formées àl’articulation des mâchoires, près des oreilles, avec des nezlarges et protubérants, une chevelure très épaisse, hérissée etsouvent des yeux étrangement colorés ou étrangement placés. Aucunde ces bipèdes ne savait rire, bien que l’Homme-Singe ait étécapable d’une sorte de ricanement babillard. En dehors de cescaractères généraux, leurs têtes avaient peu de chose encommun ; chacune conservait les qualités de son espèceparticulière : l’empreinte humaine dénaturait, sans le dissimuler,le léopard, le taureau, la truie, l’animal ou les animaux diversavec lesquels la créature avait été confectionnée. Les voix, aussi,variaient extrêmement. Les mains étaient toujours mal formées, etbien que j’aie été surpris parfois de ce qu’elles avaientd’humanité imprévue, il manquait à la plupart le nombre normal desdoigts, ou bien elles étaient munies d’ongles bizarres, oudépourvues de toute sensibilité tactile.

Les deux bipèdes les plus formidables étaient l’Homme-Léopard etune créature mi-hyène et mi-porc. De dimensions plus grandesétaient les trois Hommes-Taureaux qui ramaient dans la chaloupe.Puis, venaient ensuite l’homme au poil argenté qui était lecatéchiste de la Loi, M’ling, et une sorte de satyre fait de singeet de chèvre. Il y avait encore trois Hommes-Porcs et uneFemme-Porc, une Femme-Rhinocéros et plusieurs autres femelles dontje ne vérifiai pas les origines, plusieurs Hommes-Loups, unHomme-Ours et Taureau et un Homme-Chien du Saint-Bernard. J’ai déjàdécrit l’Homme-Singe, et il y avait aussi une vieille femmeparticulièrement détestable et puante, faite de femelles d’ours etde renard et que j’eus en horreur dès le début. Elle était,disait-on, une fanatique de la Loi. De plus, il y avait un certainnombre de créatures plus petites.

D’abord. j’éprouvai une répulsion insurmontable pour ces êtres,sentant trop vivement qu’ils étaient encore des brutes, maisinsensiblement je m’habituai quelque peu à eux, et, d’ailleurs, jefus influencé par l’attitude de Montgomery à leur égard. Il étaitdepuis si longtemps en leur compagnie qu’il en était venu à lesconsidérer presque comme des êtres humains normaux – le temps de sajeunesse à Londres lui semblait passé glorieux qu’il neretrouverait plus. Une fois par an seulement, il allait à Aricapour trafiquer avec l’agent de Moreau, qui faisait, en cette ville,commerce d’animaux. Ce n’est pas dans ce village maritime de métisespagnols qu’il rencontrait de beaux types d’humanité, et leshommes, à bord du vaisseau, lui semblaient d’abord, me dit-il, toutaussi étranges que les hommes-animaux de l’île l’étaient pour moi –les jambes démesurément longues, la face aplatie, le frontproéminent, méfiants, dangereux, insensibles. De fait, il n’aimaitpas les hommes, et son cœur s’était ému pour moi, pensait-il, parcequ’il m’avait sauvé la vie.

Je me figurai même qu’il avait une sorte de sournoisebienveillance pour quelques-unes de ces brutes métamorphosées, unesympathie perverse pour certaines de leurs manières de faire, qu’ils’efforça d’abord de me cacher.

M’ling, le bipède à la face noire, son domestique, le premierdes monstres que j’avais rencontrés, ne vivait pas avec les autresà l’extrémité de l’île, mais dans une sorte de chenil adossé àl’enclos. Il n’était pas aussi intelligent que l’Homme-Singe, maisbeaucoup plus docile, et c’est lui qui, de tous les monstres, avaitl’aspect le plus humain. Montgomery lui avait appris à préparer lanourriture et en un mot à s’acquitter de tous les menus soinsdomestiques qu’on lui demandait. C’était un spécimen complexe del’horrible habileté de Moreau, un ours mêlé de chien et de bœuf, etl’une des plus laborieusement composées de ses créatures. M’lingtraitait Montgomery avec un dévouement et une tendresseétranges ; quelquefois celui-ci le remarquait, le caressait,lui donnant des noms mi-moqueurs et mi-badins, à quoi le pauvreêtre cabriolait avec une extraordinaire satisfaction ;d’autres fois, quand Montgomery avait absorbé quelques doses dewhisky, il le frappait à coups de pied et de poing, lui jetait despierres et lui lançait des fusées allumées. Mais bien ou maltraité, M’ling n’aimait rien tant que d’être près de lui.

Je m’habituais donc à ces monstres, si bien que mille actionsqui m’avaient semblé contre nature et répugnantes devenaientrapidement naturelles et ordinaires. Toute chose dans l’existenceemprunte, je suppose, sa couleur à la tonalité moyenne de ce quinous entoure : Montgomery et Moreau étaient trop individuels ettrop particuliers pour que je pusse, d’après eux, garder, biendéfinies, mes impressions générales d’inhumanité. Si j’apercevaisquelqu’une des créatures bovines – celles de la chaloupe – marchantpesamment à travers les broussailles du sous-bois, il m’arrivait deme demander, d’essayer de voir en quoi ils différaient de quelquerustre réellement humain cheminant péniblement vers sa cabane aprèsson labeur mécanique quotidien, ou bien, rencontrant laFemme-Renard et Ours, à la face pointue et mobile, étrangementhumaine avec son expression de ruse réfléchie, je m’imaginaisl’avoir contre-passée déjà, dans quelque rue mal famée de grandeville.

Cependant, de temps à autre, l’animal m’apparaissait en eux,hors de doute et sans démenti possible. Un homme laid et, selontoute apparence, un sauvage aux épaules contrefaites, accroupi àl’entrée d’une cabane, étirait soudain ses membres et bâillait,montrant, avec une effrayante soudaineté, des incisives aiguiséeset des canines acérées brillantes et affilées comme des rasoirs.Dans quelque étroit sentier, si je regardais, avec une audacepassagère, dans les yeux de quelque agile femelle, j’apercevaissoudain, avec un spasme de répulsion, leurs pupilles fendues, ou,abaissant le regard, je remarquais la grille recourbée aveclaquelle elle maintenait sur ses reins son lambeau de vêtement.C’est, d’ailleurs, une chose curieuse et dont je ne saurais donnerde raison, que ces étranges créatures, ces femelles, eurent, dansles premiers temps de mon séjour, le sens instinctif de leurrépugnante apparence et montrèrent, en conséquence, une attentionplus qu’humaine pour la décence et le décorum extérieur.

Mais mon inexpérience de l’art d’écrire me trahit et je m’égarehors du sujet de mon récit. Après que j’eus déjeuné avecMontgomery, nous partîmes tous deux pour voir, à l’extrémité del’île, la fumerolle et la source chaude dans les eaux brûlantes delaquelle j’avais pataugé le jour précédent. Nous avions chacun unfouet et un revolver chargé. En traversant un fourré touffu, nousentendîmes crier un lapin ; nous nous arrêtâmes, aux écoutes,mais n’entendant plus rien nous nous remîmes en route et nous eûmesbientôt oublié cet incident. Montgomery me fit remarquer certainspetits animaux rosâtres qui avaient des pattes de derrière fortlongues et couraient par bonds dans les broussailles ; ilm’apprit que c’étaient des créatures que Moreau avait inventées etfabriquées avec la progéniture des grands bipèdes. Il avait espéréqu’ils pourraient fournir de la viande pour les repas, maisl’habitude qu’ils avaient, comme parfois les lapins, de dévorerleurs petits avait fait échouer ce projet. J’avais déjà rencontréquelques-unes de ces créatures la nuit où je fus poursuivi parl’Homme-Léopard et, la veille, quand je fuyais devant Moreau. Parhasard, l’un de ces animaux, en courant pour nous éviter, sautadans le trou qu’avaient fait les racines d’un arbre renversé par levent. Avant qu’il ait pu se dégager nous réussîmes àl’attraper ; il se mit à cracher, à égratigner comme un chat,en secouant vigoureusement son arrière-train, il essaya même demordre, mais ses dents étaient trop faibles pour faire davantageque pincer légèrement. La bête me parut être une jolie petitecréature et Montgomery m’ayant dit qu’elles ne creusaient jamais deterrier et avaient des habitudes de propreté parfaite, je suggéraique cette espèce d’animal pourrait être, avec avantage, substituéeau lapin ordinaire dans les parcs.

Nous vîmes aussi, sur notre route, un tronc rayé de longueségratignures et, par endroits, profondément entamé. Montgomery mele fit remarquer.

« Ne pas griffer l’écorce des arbres, c’est la Loi, dit-il. Ilsont vraiment l’air de s’en soucier. »

C’est après cela, je crois, que nous rencontrâmes le Satyre etl’Homme-Singe. Le Satyre était un souvenir classique de la part deMoreau, avec sa face d’expression ovine, tel le type sémiteaccentué, sa voix pareille à un bêlement rude et ses extrémitésinférieures sataniques. Il mâchait quelque fruit à cosse au momentoù il nous croisa. Les deux bipèdes saluèrent montgomery.

« Salut à l’Autre avec le fouet, firent-ils.

– Il y en a un troisième avec un fouet, dit Montgomery. Ainsi,gare à vous.

– Ne l’a-t-on pas fabriqué ? demanda l’Homme-Singe. Il adit… Il a dit qu’on l’avait fabriqué. »

Le Satyre m’examina curieusement.

« Le troisième avec le fouet, celui qui marche en pleurant dansla mer, a une pâle figure mince.

– Il a un long fouet mince, dit Montgomery.

– Hier, il saignait et il pleurait, dit le Satyre. Vous nesaignez pas et vous ne pleurez pas. Le Maître ne saigne pas et ilne pleure pas.

– La méthode Ollendorff, par cœur, railla Montgomery. Voussaignerez et vous pleurerez si vous n’êtes pas sur vos gardes.

– Il a cinq doigts – il est un cinq-doigts comme moi, ditl’Homme-Singe.

– Allons ! partons, Prendick ! » fit Montgomery en meprenant le bras, et nous nous remîmes en route.

Le Satyre et l’Homme-Singe continuèrent à nous observer et à secommuniquer leurs remarques.

« Il ne dit rien, fit le Satyre. Les hommes ont des voix.

– Hier, il m’a demandé des choses à manger ; il ne savaitpas », répliqua l’Homme-Singe.

Puis ils parlèrent encore un instant et j’entendis le Satyre quiricanait bizarrement.

Ce fut en revenant que nous trouvâmes les restes du lapin mort.Le corps rouge de la pauvre bestiole avait été mis en pièces, laplupart des côtes étaient visibles et la colonne vertébraleévidemment rongée.

À cette vue, Montgomery s’arrêta.

« Bon Dieu ! » fit-il.

Il se baissa pour ramasser quelques vertèbres brisées et lesexaminer de plus près.

« Bon Dieu ! répéta-t-il, qu’est-ce que cela veutdire ?

– Quelqu’un de vos carnivores s’est souvenu de ses habitudesanciennes, répondis-je, après un moment de réflexion. Ces vertèbresont été mordues de part en part. »

Il restait là, les yeux fixes, la face pâle et les lèvrestordues.

« Ça ne présage rien de bon, fit-il lentement.

– J’ai vu quelque chose de ce genre, dis-je, le jour même de monarrivée.

– Le diable s’en mêle, alors ? Qu’est-ce quec’était ?

– Un lapin avec la tête arrachée.

– Le jour de votre arrivée ?

– Le soir même, dans le sous-bois, derrière l’enclos, quand jesuis sorti, avant la tombée de la nuit. La tête était complètementtordue et arrachée. »

Il fit entendre, entre ses dents, un long sifflement.

« Et qui plus est, j’ai idée que je connais celle de vos brutesqui a fait le coup. Ce n’est qu’un soupçon pourtant. Avant detrouver le lapin, j’avais vu l’un de vos monstres qui buvait dansle ruisseau.

– En lapant avec sa langue ?

– Oui.

– Ne pas laper pour boire, c’est la Loi. Ils s’en moquent pasmal de la Loi, hein, quand Moreau n’est pas derrière leurdos ?

– C’était la brute qui m’a poursuivi.

– Naturellement, affirma Montgomery. C’est tout juste ce quefont les carnivores. Après avoir tué, ils boivent. C’est le goût dusang, vous le savez.

« Comment était-elle, cette brute ? Demanda-t-il encore.Pourriez-vous la reconnaître ? »

Il jeta un regard autour de nous, les jambes écartée, au-dessusdes restes du lapin mort, ses yeux errant parmi les ombres et lesécrans de verdure, épiant les pièges et les embûches de la forêtqui nous entourait.

« Le goût du sang », répéta-t-il.

Il prit son revolver, en examina les cartouches et le replaça.Puis il se mit à tirer sur sa lèvre pendante.

« Je crois que je reconnaîtrais parfaitement le monstre.

– Mais alors il nous faudrait prouver que c’est lui quia tué le lapin, dit Montgomery. Je voudrais bien n’avoir jamaisamené ici ces pauvres bêtes. »

Je voulais me remettre en chemin, mais il restait là, méditantsur ce lapin mutilé comme sur une profonde énigme. Bientôt,avançant peu à peu, je ne pus plus voir les restes du lapin.

« Allons, venez-vous ? » criai-je.

Il tressaillit et vint me rejoindre.

« Vous voyez, prononça-t-il presque à voix basse, nous leuravons inculqué à tous de ne manger rien de ce qui se meut sur lesol. Si, par accident, quelque brute à goûté du sang… »

Nous avançâmes un moment en silence.

« Je me demande ce qui a bien pu arriver, se dit-il. J’ai faitune rude bêtise l’autre jour, continua-t-il après une pause. Cetteespèce de brute qui me sert… Je lui ai montré à dépouiller et àcuire un lapin. C’est bizarre… Je l’ai vu qui se léchait les mains…Cela ne m’était pas venu à l’idée… Il nous faut y mettre un terme.Je vais en parler à Moreau. »

Il ne put penser à rien d’autre pendant le retour.

Moreau prit la chose plus sérieusement encore que Montgomery, etje n’ai pas besoin de dire que leur évidente consternation me gagnaaussitôt.

« Il faut faire un exemple, dit Moreau. Je n’ai pas le moindredoute que l’Homme-Léopard ne soit le coupable. Mais comment leprouver ? Je voudrais bien, Montgomery, que vous ayez résistéà votre goût pour la viande et que vous n’ayez pas amené cesnouveautés excitantes. Avec cela, nous pouvons nous trouvermaintenant dans une fâcheuse impasse.

– J’ai agi comme un imbécile, dit Montgomery, mais le mal estfait. Et puis, vous n’y aviez pas fait d’objection.

– Il faut nous occuper de la chose sans tarder, dit Moreau. Jesuppose, si quelque événement survenait, que M’ling pourrait s’entirer de lui-même ?

– Je ne suis pas si sûr que cela de M’ling, avouaMontgomery ; j’ai peur d’apprendre à le mieux connaître. »

Chapitre 10LA CHASSE À L’HOMME-LÉOPARD

Dans l’après-midi, Moreau, Montgomery et moi, suivis de M’ling,nous nous dirigeâmes, à travers l’île, vers les huttes du ravin.Nous avions tous trois des armes. M’ling portait un rouleau de filde fer et une petite hachette qui lui servait à fendre le bois, etMoreau avait, pendue en bandoulière, une grande corne deberger.

« Vous allez voir une assemblée de toute la bande, ditMontgomery. C’est un joli spectacle. »

Moreau ne prononça pas une parole pendant toute la route, maisune ferme résolution semblait figer les traits lourds de sa figureencadrée de blanc.

Nous traversâmes le ravin, au fond duquel bouillonnait lecourant d’eau chaude, et nous suivîmes le sentier tortueux àtravers les roseaux jusqu’à ce que nous eussions atteint une largeétendue couverte d’une épaisse substance jaune et poudreuse, quiétait, je crois, du soufre. Par delà un épaulement des falaises, lamer scintillait. Nous arrivâmes à une sorte d’amphithéâtre naturel,peu profond, où tous quatre nous fîmes halte. Alors Moreau souffladans son cor, dont la voix retentissante rompit le calmeassoupissement de l’après-midi tropical. Il devait avoir lespoumons solides. Le son large se répercuta d’écho en écho jusqu’àune intensité assourdissante.

« Ah ! ah ! » fit Moreau, en laissant l’instrumentretomber à son côté.

Immédiatement, il y eut parmi les roseaux jaunes des craquementset des bruits de voix, venant de l’épaisse jungle verte quigarnissait le marécage à travers lequel je m’étais aventuré le jourprécédent. Alors, en trois ou quatre endroits, au bord de l’étenduesulfureuse, parurent les formes grotesques des bêtes humaines, sehâtant dans notre direction. Je ne pouvais m’empêcher de ressentirune horreur croissante à mesure que j’apercevais, l’un aprèsl’autre, ces monstres surgir des arbres et des roseaux et trotteren traînant les pattes sur la poussière surchauffée. Mais Moreau etMontgomery, calmes, restaient là, et, par force, je demeurai auprèsd’eux. Le premier qui arriva fut le Satyre, étrangement irréel,bien qu’il projetât une ombre et secouât la poussière avec sespieds fourchus ; après lui, des broussailles, vint unmonstrueux butor, tenant du cheval et du rhinocéros et mâchonnantune paille en s’avançant ; puis apparurent la Femme-Porc etles deux Femmes-Loups ; ensuite la sorcière Ours-Renard avecses yeux rouges dans sa face pointue et rousse, et d’autres encore,– tous s’empressant et se hâtant. À mesure qu’ils approchaient, ilsse mettaient à faire des courbettes devant Moreau et à chanter,sans se soucier les uns des autres, des fragments de la secondemoitié des litanies de la Loi.

« À lui la main qui blesse ; à lui la main quiblesse ; à lui la main qui guérit », et ainsi de suite.

Arrivés à une distance d’environ trente mètres, ils s’arrêtaientet, se prosternant sur les genoux et les coudes, se jetaient de lapoussière sur la tête. Imaginez-vous la scène, si vous le pouvez :nous autres trois, vêtus de bleu, avec notre domestique difforme etnoir, debout dans un large espace de poussière jaune, étincelantsous le soleil ardent, et entourés par ce cercle rampant etgesticulant de monstruosités, quelques-unes presque humaines dansleur expression et leurs gestes souples, d’autres semblables à desestropiés, ou si étrangement défigurés qu’on eût dit les êtres quihantent nos rêves les plus sinistres. Au-delà, se trouvaient d’uncôté les lignes onduleuses des roseaux, de l’autre, un denseenchevêtrement de palmiers nous séparant du ravin des huttes et,vers le nord, l’horizon brumeux du Pacifique.

« Soixante-deux, soixante-trois, compta Moreau, il en manquequatre.

– Je ne vois pas l’Homme-Léopard », dis-je.

Tout à coup Moreau souffla une seconde fois dans son cor, et àce son toutes les bêtes humaines se roulèrent et se vautrèrent dansla poussière. Alors se glissant furtivement hors des roseaux,rampant presque et essayant de rejoindre le cercle des autresderrière le dos de Moreau, parut l’Homme-Léopard. Le dernier quivint fut le petit Homme-Singe. Les autres, échauffés et fatiguéspar leurs gesticulations, lui lancèrent de mauvais regards.

« Assez ! » cria Moreau, de sa voix sonore et ferme.

Toutes les bêtes s’assirent sur leurs talons et cessèrent leuradoration.

« Où est celui qui enseigne la Loi ? » demanda Moreau.

Le monstre au poil gris s’inclina jusque dans la poussière.

« Dis les paroles », ordonna Moreau.

Aussitôt l’assemblée agenouillée, tous balançant régulièrementleurs torses et lançant la poussière sulfureuse en l’air de la maingauche et de la main droite alternativement, entonnèrent une foisde plus leur étrange litanie.

Quand ils arrivèrent à la phrase : ne pas manger de chair ni depoisson, c’est la Loi, Moreau étendit sa longue main blanche :

« Stop », cria-t-il.

Et un silence absolu tomba.

Je crois que tous savaient et redoutaient ce qui allait venir.Mon regard parcourut le cercle de leurs étranges faces.

Quand je vis leurs attitudes frémissantes et la terreur furtivede leurs yeux brillants, je m’étonnai d’avoir pu les prendre uninstant pour des hommes.

« Cette Loi a été transgressée, dit Moreau.

– Nul n’échappe ! s’exclama le monstre sans figure au poilargenté.

– Nul n’échappe ! répéta le cercle des bêtesagenouillées.

– Qui l’a transgressée ? » cria Moreau, et son regard acéréparcourut leurs figures, tandis qu’il faisait claquer sonfouet.

L’Hyène-Porc, me sembla-t-il, parut fort craintive et abattue,et j’eus la même impression pour l’Homme-Léopard. Moreau se tournavers ce dernier qui se coucha félinement devant lui, avec lesouvenir et la peur d’infinis tourments.

« Qui est celui-là ? cria Moreau d’une voix detonnerre.

– Malheur à celui qui transgresse la Loi », commença celui quienseignait la Loi.

Moreau planta son regard dans les yeux de l’Homme-Léopard, quise tordit comme si on lui extirpait l’âme.

« Celui qui transgresse la Loi…, » dit Moreau, en détournant sesyeux de sa victime et revenant vers nous. Je crus entendre dans leton de ces dernières paroles une sorte d’exaltation.

« … retourne à la maison de douleur ! s’exclamèrent-ilstous… retourne à la maison de douleur, ô Maître !

– … À la maison de douleur… à la maison de douleur…, jacassal’Homme-Singe comme si cette perspective lui eût été douce.

– Entends-tu ? cria Moreau en se tournant vers le coupable.Entends… Eh bien ? »

L’Homme-Léopard, délivré du regard de Moreau, s’était dressédebout et, tout à coup, les yeux enflammés et ses énormes crocs defélin brillant sous ses lèvres retroussées, il bondit sur sonbourreau. Je suis convaincu que seul l’affolement d’une excessiveterreur put l’inciter à cette attaque. Le cercle entier de cettesoixantaine de monstres sembla se dresser autour de nous. Je tiraimon revolver. L’homme et la bête se heurtèrent ; je vis Moreauchanceler sous le choc ; nous étions entourés d’aboiements etde rugissements furieux ; tout était confusion et, un instant,je pensai que c’était une révolte générale.

La face furieuse de l’Homme-Léopard passa tout près de moi, avecM’ling le suivant de près. Je vis les yeux jaunes de l’Hyène-Porcétinceler d’excitation et je crus la bête décidée à m’attaquer. LeSatyre, lui aussi, m’observait par-dessus les épaules voûtées del’Hyène-Porc. J’entendis le déclic du revolver de Moreau et je visl’éclair de la flamme darder dans le tumulte. La cohue tout entièresembla se retourner vers la direction qu’indiquait la lueur du coupde feu, et moi-même, je fus entraîné par le magnétisme de cemouvement. L’instant d’après je courais, au milieu d’une foulehurlante et tumultueuse, à la poursuite de l’Homme-Léopard.

C’est là tout ce que je puis dire nettement. Je visl’Homme-Léopard frapper Moreau, puis tout tourbillonna autour demoi et je me retrouvai courant à toutes jambes.

M’ling était en tête, sur le talons du fugitif. Derrière, lalangue pendante déjà, couraient à grandes enjambées bondissantesles Femmes-Loups. Les Hommes et les Femmes-Porcs suivaient, criantet surexcités, avec les deux Hommes-Taureaux, les reins ceintsd’étoffe blanche. Puis venait Moreau dans un groupe de bipèdesdivers. Il avait perdu son chapeau de paille à larges bords et ilcourait le revolver au poing et ses longs cheveux blancs flottantau vent. L’Hyène-Porc bondissait à mes côtés, allant de la mêmeallure que moi et me lançant, de ses yeux félins, des regardsfurtifs, et les autres suivaient derrière nous, trépignant ethurlant.

L’Homme-Léopard se frayait un chemin à travers les grandsroseaux qui se refermaient derrière lui en cinglant la figure deM’ling. Nous autres, à l’arrière, nous trouvions, en atteignant lemarais, un sentier foulé. La chasse se continua ainsi pendantpeut-être un quart de mille, puis s’enfonça dans un épais fourréqui retarda grandement nos mouvements, bien que nous avancions entroupe – les ramilles nous fouettaient le visage, des lianes nousattrapaient sous le menton et s’emmêlaient dans nos chevilles, desplantes épineuses enfonçaient leurs piquants dans nos vêtements etdans nos chairs et les déchiraient.

« Il a fait tout ce chemin à quatre pattes, dit Moreau, quiétait maintenant juste devant moi.

– Nul n’échappe ! » me cria le Loup-Ours surexcité par lapoursuite.

Nous débouchâmes de nouveau parmi les roches, et nous aperçûmesla bête courant légèrement à quatre pattes et grognant après nouspar-dessus son épaule. À sa vue toute la tribu des Loups hurla deplaisir. La bête était encore vêtue et, dans la distance, sa figureparaissait encore humaine, mais la démarche de ses quatre membresétait toute féline et le souple affaissement de ses épaules étaitdistinctement celui d’une bête traquée. Elle bondit par-dessus ungroupe de buissons épineux à fleurs jaunes et disparut. M’lingétait à mi-chemin entre la proie et nous.

La plupart des poursuivants avaient maintenant perdu la rapiditépremière de la chasse et avaient fini par prendre une allure plusrégulière et plus allongée. En traversant un espace découvert, jevis que la poursuite s’échelonnait maintenant en une longue ligne.L’Hyène-Porc courait toujours à mes côtés, m’épiant sans cesse etfaisant de temps à autre grimacer son museau en un ricanementmenaçant.

À l’extrémité des rochers, l’Homme-Léopard se rendit comptequ’il allait droit vers le promontoire sur lequel il m’avaitpourchassé le soir de mon arrivée, et il fit un détour, dans lesbroussailles, pour revenir sur ses pas. Mais Montgomery avait vu lamanœuvre et l’obligea à tourner de nouveau.

Ainsi, pantelant, trébuchant dans les rochers, déchiré par lesronces, culbutant dans les fougères et les roseaux, j’aidais àpoursuivre l’Homme-Léopard, qui avait transgressé la Loi, etl’Hyène-Porc, avec son ricanement sauvage, courait à mes côtés. jecontinuais, chancelant, la tête vacillante, le cœur battant àgrands coups contre mes côtes, épuisé presque, et n’osant cependantpas perdre de vue la chasse, de peur de rester seul avec cethorrible compagnon. Je courais quand même, en dépit de mon extrêmefatigue et de la chaleur dense de l’après-midi tropical.

Enfin, l’ardeur de la chasse se ralentit, nous avions cerné lamisérable brute dans un coin de l’île. Moreau, le fouet à la main,nous disposa tous en une ligne irrégulière, et nous avancions, avecprécaution maintenant, nous avertissant par des appels etresserrant le cercle autour de notre victime qui se cachait,silencieuse et invisible, dans les buissons à travers lesquels jem’étais précipité pendant une autre poursuite.

« Attention ! Ferme ! » criait Moreau, tandis que lesextrémités de la ligne contournaient le massif de buissons pourcerner la bête.

« Gare la charge ! » cria la voix de Montgomery derrière unfourré.

J’étais sur la pente au-dessus des taillis. Montgomery et Moreaubattaient le rivage au-dessous. Lentement, nous poussions à traversl’enchevêtrement de branches et de feuilles. La bête ne bougeaitpas.

« À la maison de douleur, à la maison de douleur », glapissaitla voix de l’Homme-Singe, à une vingtaine de mètres sur ladroite.

En entendant ces mots, je pardonnai à la misérable créaturetoute la peur qu’elle m’avait occasionnée.

À ma droite, j’entendis les pas pesants du Cheval-Rhinocéros quiécartait bruyamment les brindilles et les rameaux. Puis soudain,dans une sorte de bosquet vert et dans la demi-ténèbre de cesvégétations luxuriantes, j’aperçus la proie que nous pourchassions.Je fis halte. La bête était blottie ramassée sur elle-même sous leplus petit volume possible, ses yeux verts lumineux tournés versmoi par-dessus son épaule.

Je ne puis expliquer ce fait – qui pourra sembler de ma part uneétrange contradiction – mais voyant là cet être, dans une attitudeparfaitement animale, avec la lumière reflétée dans ses yeux et saface imparfaitement humaine grimaçant de terreur, une fois encorej’eus la perception de sa réelle humanité. Dans un instant, quelqueautre des poursuivants surviendrait et le pauvre être seraitaccablé et capturé pour expérimenter de nouveau les horriblestortures de l’enclos. Brusquement, je sortis mon revolver et visantentre ses yeux affolés de terreur, je tirai.

À ce moment, l’Hyène-Porc se jeta, avec un cri, sur le corps etplanta dans le cou ses dents acérées. Tout autour de moi les massesvertes du fourré craquaient et s’écartaient pour livrer passage àces bêtes humanisées, qui apparaissaient une à une.

« Ne le tuez pas, Prendick, cria Moreau, ne le tuez pas !»

Je le vis s’incliner en se frayant un chemin parmi les tiges desgrandes fougères.

L’instant d’après, il avait chassé, avec le manche de son fouet,l’Hyène-Porc, et Montgomery et lui maintenaient en respect lesautres bipèdes carnivores, et en particulier M’ling, anxieux deprendre part à la curée. Sous mon bras, le monstre au poil argentépassa la tête et renifla. Les autres, dans leur ardeur bestiale, mepoussaient pour mieux voir.

« Le diable soit de vous, Prendick ! s’exclama Moreau. Jele voulais vivant.

– J’en suis fâché, répliquai-je bien qu’au contraire je fussefort satisfait, je n’ai pu résister à une impulsion irréfléchie.»

Je me sentais malade d’épuisement et de surexcitation. Tournantles talons, je laissai là toute la troupe et remontai seul la pentequi menait vers la partie supérieure du promontoire. Moreau criades ordres, et j’entendis les trois Hommes-Taureaux traîner lavictime vers la mer.

Il m’était aisé maintenant d’être seul. Ces bêtes manifestaientune curiosité tout humaine à l’endroit du cadavre et le suivaienten groupe compact, reniflant et grognant, tandis que lesHommes-Taureaux le traînaient au long du rivage. Du promontoire,j’apercevais, noirs contre le ciel crépusculaire, les troisporteurs qui avaient maintenant soulevé le corps sur leurs épaulespour le porter dans la mer. Alors comme une vague soudaine, il mevint à l’esprit, inexprimablement, l’infructueuse inutilité etl’évidente aberration de toutes ces choses de l’île. Sur le rivage,parmi les rocs au-dessous de moi, l’Homme-Singe, l’Hyène-Porc etplusieurs autres bipèdes se tenaient aux côtés de Montgomery et deMoreau. Tous étaient encore violemment surexcités et se répandaienten protestations de fidélité à la Loi. Cependant, j’avais l’absoluecertitude, en mon esprit, que l’Hyène-Porc était impliquée dans lemeurtre du lapin. J’eus l’étrange persuasion que, à part lagrossièreté de leurs contours, le grotesque de leurs formes,j’avais ici, sous les yeux, en miniature, tout le commerce de lavie humaine, tous les rapports de l’instinct, de la raison, dudestin, sous leur forme la plus simple. L’Homme-Léopard avait eu ledessous, c’était là toute la différence.

Pauvres brutes ! je commençais à voir le revers de lamédaille. Je n’avais pas encore pensé aux peines et aux tourmentsqui assaillaient ces malheureuses victimes quand elles sortaientdes mains de Moreau. J’avais frissonné seulement à l’idée destourments qu’elles enduraient dans l’enclos. Mais cela paraissaitêtre maintenant la moindre part. Auparavant, elles étaient desbêtes, aux instincts adaptés normalement aux conditionsextérieures, heureuses comme des êtres vivants peuvent l’être.Maintenant elles trébuchaient dans les entraves de l’humanité,vivaient dans une crainte perpétuelle, gênées par une loi qu’ellesne comprenaient pas ; leur simulacre d’existence humaine,commencée dans une agonie, était une longue lutte intérieure, unelongue terreur de Moreau – et pourquoi ? C’était ce capricieuxnon-sens qui m’irritait.

Si Moreau avait eu quelque but intelligible, j’aurais du moinspu sympathiser quelque peu avec lui. Je ne suis pas tellementvétilleux sur la souffrance. J’aurais pu même lui pardonner si sonmotif avait été la haine. Mais il n’avait aucune excuse et ne s’ensouciait pas. Sa curiosité, ses investigations folles et sans butl’entraînaient et il jetait là de pauvres êtres pour vivre ainsi unan ou deux, pour lutter, pour succomber, et pour mourir enfindouloureusement. Ils étaient misérables en eux-mêmes, la vieillehaine animale les excitait à se tourmenter les uns les autres, laLoi les empêchait de se laisser aller à un violent et court conflitqui eût été la fin décisive de leurs animosités naturelles.

Pendant les jours qui suivirent, ma crainte des bêtesanimalisées eut le sort qu’avait eu ma terreur personnelle deMoreau. Je tombai dans un état morbide profond et durable, toutl’opposé de la crainte, état qui a laissé sur mon esprit desmarques indélébiles. J’avoue que je perdis toute la foi que j’avaisdans l’intelligence et la raison du monde en voyant le pénibledésordre qui régnait dans cette île. Un destin aveugle, un vastemécanisme impitoyable semblait tailler et façonner les existences,et Moreau, avec sa passion pour les recherches, Montgomery, avec sapassion pour la boisson, moi-même, les bêtes humanisées avec leursinstincts et leurs contraintes mentales, étions déchirés etécrasés, cruellement et inévitablement, dans l’infinie complexitéde ses rouages sans cesse actifs. Mais cet aspect ne m’apparut pasdu premier coup… Je crois même que j’anticipe un peu en en parlantmaintenant.

Chapitre 11UNE CATASTROPHE

Six semaines environ se passèrent, au bout desquelles jen’éprouvais, à l’égard de ces résultats des infâmes expériences deMoreau, d’autre sentiment que de l’aversion et du dégoût. Ma seulepréoccupation était de fuir ces horribles caricatures de l’image duCréateur, pour revenir à l’agréable et salutaire commerce deshommes. Mes semblables, dont je me trouvais ainsi séparé,commencèrent à revêtir dans mes souvenirs une vertu et une beautéidylliques. Ma première amitié avec Montgomery ne progressa guère :sa longue séparation du reste de l’humanité, son vice secretd’ivrognerie, sa sympathie évidente pour les bêtes humaines, me lerendaient suspect. Plusieurs fois, je le laissai aller seul dansl’intérieur de l’île, car j’évitais de toute façon d’avoir lemoindre rapport avec les monstres. Peu à peu j’en vins à passer laplus grande partie de mon temps sur le rivage, cherchant des yeuxquelque voile libératrice qui n’apparaissait jamais, et, un jour,s’abattit sur nous un épouvantable désastre qui revêtit d’uneapparence entièrement différente l’étrange milieu où je metrouvais.

Ce fut environ sept on huit semaines après mon arrivée –peut-être plus, car je n’avais pas pris la peine de compter letemps – que se produisit la catastrophe. Elle eut lieu de grandmatin – vers six heures, je suppose. Je m’étais levé et j’avaisdéjeuné tôt, ayant été réveillé par le bruit que faisaient troisbipèdes rentrant des provisions de bois dans l’enclos.

Quand j’eus déjeuné, je m’avançai jusqu’à la barrière ouvertecontre laquelle je m’appuyai, fumant une cigarette et jouissant dela fraîcheur du petit matin. Bientôt Moreau parut au tournant de laclôture et nous échangeâmes le bonjour. Il passa sans s’arrêter etje l’entendis, derrière moi, ouvrir puis refermer la porte de sonlaboratoire. J’étais alors si endurci par les abominations quim’entouraient que j’entendis, sans la moindre émotion, sa victime,le puma femelle, au début de cette nouvelle journée de torture,accueillir son persécuteur avec un grognement presque tout à faitsemblable à celui d’une virago en colère.

Alors quelque chose arriva. J’entendis derrière moi un cri aigu,une chute, et, me tournant, je vis arriver, droit sur moi, une faceeffrayante, ni humaine ni animale, mais infernale, sombre, couturéede cicatrices entrecroisées d’où suintaient encore des gouttesrouges, avec des yeux sans paupières et en flammes. Je levai lebras pour parer le coup qui m’envoya rouler de tout mon long avecun avant-bras cassé, et le monstre, enveloppé de lin et de bandagestachés de sang qui flottaient autour de lui, bondit par-dessus moiet s’enfuit. Roulant plusieurs fois sur moi-même, je dégringolai aubas de la grève, essayai de me relever et m’affaissai sur mon brasblessé. Alors Moreau parut, sa figure blême et massive d’apparenceplus terrible encore avec le sang qui ruisselait de son front. Lerevolver à la main, sans faire attention à moi, il s’élançaimmédiatement à la poursuite du puma.

Avec mon autre bras, je parvins à me relever. La bêteemmaillotée courait à grands bonds dégingandés au long du rivage,et Moreau la suivait. Elle tourna la tête et l’aperçut ;alors, et avec un brusque détour, elle s’avança vers le taillis. Àchaque bond, elle augmentait son avance et je la vis s’enfoncerdans le sous-bois ; Moreau, courant de biais pour lui couperla retraite, tira et la manqua au moment où elle disparut. Puis,lui aussi s’évanouit dans l’amas confus des verdures.

Je restai un instant immobile, les yeux fixes ; enfin ladouleur de mon bras cassé se fit vivement sentir et avec ungémissement, je me mis sur pied.

À ce moment, Montgomery parut sur le seuil, le revolver à lamain.

« Grand Dieu ! Prendick ! s’écria-t-il, sansapercevoir que j’étais blessé. La brute est lâchée ! Elle aarraché la chaîne qui était scellée dans le mur. Les avez-vousvus ?… Qu’est-ce qu’il y a ? ajouta-t-il brusquement, enremarquant que je soutenais mon bras.

– J’étais là, sur la porte… », commençai-je.

Il s’avança et me prit le bras.

« Du sang sur la manche », dit-il en relevant la flanelle.

Il mit son arme dans sa poche, tâta et examina mon bras fortendolori et me ramena dans la chambre.

« C’est une fracture », déclara-t-il ; puis il ajouta : «Dites-moi exactement ce qui s’est produit… »

Je lui racontai ce que j’avais vu, en phrases entrecoupées pardes spasmes de douleur, tandis que, très adroitement et rapidement,il me bandait le bras. Quand il eut fini, il me le mit en écharpe,se recula et me considéra.

« Ça va, hein ? demanda-t-il. Et maintenant… »

Il réfléchit un instant, puis il sortit et ferma la barrière del’enclos. Il resta quelque temps absent.

Je n’avais guère, en ce moment, d’autre inquiétude que mablessure et le reste ne me semblait qu’un incident parmi toutes ceshorribles choses. Je m’allongeai dans le fauteuil pliant, et, jedois l’avouer, je me mis à jurer et à maudire cette île. Lasouffrance sourde, qu’avait d’abord causée la fracture, s’étaittransformée en une douleur lancinante. Lorsque Montgomery revint,sa figure était toute pâle et il montrait, plus que de coutume, sesgencives inférieures.

« Je ne vois ni n’entends rien de lui, dit-il. Il m’est venu àl’idée qu’il pouvait peut-être avoir besoin de mon aide… C’étaitune brute vigoureuse… Elle a arraché sa chaîne, d’un seul coup…»

Il me regardait, en parlant, avec ses yeux sans expression : ilalla à la fenêtre, puis à la porte, et là, il se retourna.

« Je vais aller à sa recherche, conclut-il ; il y a unautre revolver que je vais vous laisser. À vous parler franchement,je me sens quelque peu inquiet. »

Il prit l’arme et la posa à portée de ma main sur la table, puisil sortit, laissant dans l’air une inquiétude contagieuse. Je nepus rester longtemps assis après qu’il fut parti, et, le revolver àla main, j’allai jusqu’à la porte.

La matinée était aussi calme que la mort. Il n’y avait pas lemoindre murmure de vent, la mer luisait comme une glace polie, leciel était vide et le rivage semblait désolé. Dans mon état desurexcitation et de fièvre, cette tranquillité des chosesm’oppressa.

J’essayai de siffler et de chantonner, mais les airs mouraientsur mes lèvres. Je me repris à jurer – la seconde fois ce matin-là.Puis, j’allai jusqu’au coin de l’enclos et demeurai un instant àconsidérer le taillis vert qui avait englouti Moreau et Montgomery.Quand reviendraient-ils ? Et comment ?

Alors, au loin sur le rivage, un petit bipède gris apparut,descendit en courant jusqu’au flot et se mit à barboter ; jerevins à la porte, puis retournai au coin de la clôture etcommençai ainsi à aller et venir comme une sentinelle. Une fois, jem’arrêtai, entendant la voix lointaine de Montgomery qui criait : «Oh-hé ! Mo-reau ! » Mon bras me faisait moins mal, maisil était encore fort douloureux. Je devins fébrile, et la soifcommença à me tourmenter. Mon ombre raccourcissait : j’épiai auloin le bipède jusqu’à ce qu’il eût disparu. Moreau et Montgomeryn’allaient-ils plus revenir ? Trois oiseaux de mercommencèrent à se disputer quelque proie échouée.

Alors j’entendis, dans le lointain, derrière l’enclos, ladétonation d’un coup de revolver ; puis, après un longsilence, une seconde ; puis, plus proche encore, un hurlementsuivi d’un autre lugubre intervalle de silence. Mon imagination semit à l’œuvre pour me tourmenter. Puis, tout à coup, une détonationtrès proche.

Surpris, j’allai jusqu’au coin de l’enclos, et aperçusMontgomery, la figure rouge, les cheveux en désordre et une jambede son pantalon déchirée au genou. Son visage exprimait uneprofonde consternation. Derrière lui, marchait gauchement le bipèdeM’ling, aux mâchoires duquel se voyaient quelques taches brunes desinistre augure.

« Il est revenu ? demanda-t-il.

– Moreau ? non.

– Mon Dieu ! »

Le malheureux était haletant, prêt à défaillir à chaquerespiration.

« Rentrons ! fit-il en me prenant par le bras. Ils sontfous. Ils courent partout, affolés. Qu’a-t-il pu se passer ?Je ne sais pas. Je vais vous conter cela… dès que j’aurai reprishaleine… Où est le cognac ? »

Il entra en boitant dans la chambre et s’assit dans le fauteuil.M’ling s’allongea au-dehors sur le seuil de la porte et commença àhaleter, comme un chien. Je donnai à Montgomery un verre de cognacétendu d’eau. Il restait assis, regardant de ses yeux mornes droitdevant lui et reprenant haleine. Au bout d’un instant, il commençaà me raconter ce qui lui était arrivé.

Il avait suivi, pendant une certaine distance, la piste deMoreau et de la bête. Leur trace était d’abord assez nette, à causedes branchages cassés ou écrasés, des lambeaux de bandages arrachéset d’accidentelles traînées de sang sur les feuilles des buissonset des ronces. Pourtant, toutes foulées cessaient sur le solpierreux qui s’étendait de l’autre côté du ruisseau où j’avais vuun bipède boire, et il avait erré au hasard, vers l’ouest, appelantMoreau. Alors M’ling l’avait rejoint, armé de sa hachette ;M’ling n’avait rien vu de l’affaire du puma, étant au-dehors àabattre du bois, et il avait seulement entendu les appels. Ilsavaient marché et appelé ensemble. Deux bipèdes s’étaient avancésen rampant et les avaient épiés à travers les taillis, avec uneallure et des gestes furtifs dont la bizarrerie avait alarméMontgomery. Il les interpella, mais ils s’enfuirent comme s’ilsavaient été pris en faute. Il cessa ses appels et, après avoir erréquelque temps d’une manière indécise, il s’était déterminé àvisiter les huttes.

Il trouva le ravin désert.

De plus en plus alarmé, il revint sur ses pas. Ce fut alorsqu’il rencontra les deux Hommes-Porcs que j’avais vus gambader lesoir de mon arrivée ; ils avaient du sang autour de la boucheet paraissaient vivement surexcités. Ils avançaient avec fracas àtravers les fougères et s’arrêtèrent avec une expression férocequand ils le virent. Quelque peu effrayé, il fit claquer son fouet,et, immédiatement, ils se précipitèrent sur lui. Jamais encore unede ces bêtes humanisées n’avait eu cette audace. Il fit sauter lacervelle du premier, et M’ling se jeta sur l’autre ; les deuxêtres roulèrent à terre, mais M’ling eut le dessus et enfonça sesdents dans la gorge de l’autre ; Montgomery l’acheva d’un coupde revolver, et il eut quelque difficulté à ramener M’ling aveclui.

De là, ils étaient revenus en hâte vers l’enclos. En route,M’ling s’était tout à coup précipité dans un fourré, d’où il ramenaune de ces espèces d’ocelot, tout taché de sang lui aussi etboitant à cause d’une blessure au pied. La bête s’enfuit uninstant, puis se retourna sauvagement pour tenir tête, etMontgomery – assez inutilement à mon avis – lui avait envoyé uneballe.

« Qu’est-ce que tout cela veut dire ? » demandai-je.

Il secoua la tête et avala une nouvelle rasade de cognac.

Quand je vis Montgomery ingurgiter cette troisième dose, je prissur moi d’intervenir. Il était déjà à moitié gris. Je lui fisremarquer que quelque chose de sérieux avait certainement dûarriver à Moreau, sans quoi il serait de retour, et qu’il nousincombait d’aller nous assurer de son sort. Montgomery soulevaquelques vagues objections et finit par y consentir. Nous prîmesquelque nourriture et nous partîmes avec M’ling.

C’est sans cloute à cause de la tension de mon esprit à cemoment que, même encore maintenant, ce départ, dans l’ardentetranquillité de l’après-midi tropical, est demeuré pour moi uneimpression singulièrement vivace. M’ling marchait en tête, lesépaules courbées, son étrange tête noire se mouvant avec de rapidestressaillements, tandis qu’il fouillait du regard chacun des côtésde notre chemin. Il était sans armes, car il avait laissé tomber sahachette dans sa lutte avec l’Homme-Porc. Quand il se battait, sesdents étaient de véritables armes. Montgomery suivait, l’alluretrébuchante, les mains dans ses poches et la tête basse. Il étaithébété et de méchante humeur avec moi, à cause du cognac. J’avaisle bras gauche en écharpe – heureux pour moi que ce fût le brasgauche –, et dans la main droite je serrais mon revolver.

Nous suivîmes un sentier étroit à travers la sauvage luxuriancede l’île, nous dirigeant vers le nord-ouest. Soudain M’lings’arrêta, immobile et aux aguets. Montgomery se heurta contre lui,et s’arrêta aussi. Puis, écoutant tous trois attentivement, nousentendîmes, venant à travers les arbres, un bruit de voix et de pasqui s’approchaient.

« Il est mort, disait une voix profonde et vibrante.

– Il n’est pas mort, il n’est pas mort, jacassait une autre.

– Nous avons vu, nous avons vu, répondaient plusieurs voix.

– Hé ! … cria soudain Montgomery, hé !…là-bas !

– Que le diable vous emporte ! » fis-je en armant monrevolver.

Il y eut un silence suivi de craquements parmi les végétationsentrelacées, puis, ici et là, apparurent une demi-douzaine defigures, d’étranges faces, éclairées d’une étrange lumière. M’lingfit entendre un rauque grognement. Je reconnus l’Homme-Singe – àvrai dire, j’avais déjà identifié sa voix – et deux des créaturesbrunes emmaillotées de blanc que j’avais vues dans la chaloupe. Ily avait, avec eux, les deux brutes tachetées et cet être gris ethorriblement contrefait qui enseignait la Loi, avec de longs poilsgris tombant de ses joues, ses sourcils épais et les mèches grisesdégringolant en deux flots sur son front fuyant, être pesant etsans visage, avec d’étranges yeux rouges qui, du milieu desverdures, nous épiaient curieusement.

Pendant un instant nul ne parla.

« Qui… a dit… qu’il était mort ? » demanda Montgomery entredeux hoquets.

L’Homme-Singe jeta un regard furtif au monstre gris.

« Il est mort, affirma le monstre : ils ont vu. »

Il n’y avait en tout cas rien de menaçant dans cette troupe. Ilsparaissaient intrigués et vaguement terrifiés.

« Où est-il ? demanda Montgomery.

– Là-bas, fit le monstre en étendant le bras.

– Est-ce qu’il y a une Loi maintenant ? demanda leSinge.

– Est-ce qu’il y aura encore ceci et cela ? Est-ce vraiqu’il est mort ? Y a-t-il une Loi ? répéta le bipède vêtude blanc.

– Y a-t-il une Loi, toi, l’Autre avec le fouet ?

Est-il mort ? » questionna le monstre aux poils gris.

Et tous nous examinaient attentivement.

« Prendick, dit Montgomery en tournant vers moi ses yeux mornes,il est mort… c’est évident. »

Je m’étais tenu derrière lui pendant tout le précédent colloque.Je commençai à comprendre ce qu’il en était réellement, et, meplaçant vivement devant lui, je parlai d’une voix assurée :

« Enfants de la Loi, il n’est pas mort. »

M’ling tourna vers moi ses yeux vifs.

« Il a changé de forme, continuai-je – il a changé de corps.Pendant un certain temps, vous ne le verrez plus. Il est là… là –je levai la main vers le ciel – d’où il vous surveille. Vous nepouvez le voir, mais lui vous voit. Redoutez la Loi. »

Je les fixais délibérément : ils reculèrent.

« Il est grand ! Il est bon ! dit l’Homme-Singe, enlevant craintivement les yeux vers les épais feuillages.

– Et l’autre Chose ? demandai-je.

– La Chose qui saignait et qui courait en hurlant et en pleurant– elle est morte aussi, répondit le monstre gris, qui me suivait duregard.

– Ça, c’est parfait, grommela Montgomery.

– L’Autre avec le fouet… commença le monstre gris.

– Eh bien ? fis-je.

– … a dit qu’il était mort. »

Mais Montgomery n’était pas assez ivre pour ne pas avoir comprisquel mobile m’avait fait nier la mort de Moreau.

« Il n’est pas mort, confirma-t-il lentement. Pas mort du tout.Pas plus mort que moi.

– Il y en a, repris-je, qui ont transgressé la Loi. Ilsmourront. Certains sont morts déjà. Montrez-nous maintenant où setrouve son corps, le corps qu’il a rejeté parce qu’il n’en avaitplus besoin.

– C’est par ici, Homme qui marche dans la mer », dit lemonstre.

Alors, guidés par ces six créatures, nous avançâmes à travers lechaos des fougères, des lianes et des troncs, vers le nord-ouest.Tout à coup, il y eut un hurlement, un craquement parmi lesbranches, et un petit homoncule rose arriva vers nous en poussantdes cris. Immédiatement après parut un monstre tout trempé de sang,le poursuivant à toute vitesse et qui fut sur nous avant d’avoir puse détourner. Le monstre gris bondit de côté ; M’ling sautasur l’autre en grondant, et fut renversé, Montgomery tira, manquason coup, baissa la tête, tendit le bras en avant et fit demi-tourpour s’enfuir. Je tirai alors, et le monstre avança encore ;je tirai, de nouveau, à bout portant dans son horrible face. Je visses traits s’évanouir dans un éclair, et sa figure fut commeenfoncée. Pourtant, il passa contre moi, saisit Montgomery et, sansle lâcher, tomba de tout son long, l’entraîna dans sa chute, tandisque le secouaient les derniers spasmes de l’agonie.

Je me retrouvai seul avec M’ling, la brute morte et Montgomerypar terre. Enfin, ce dernier se releva lentement et considéra, d’unair hébété, la tête fracassée de la bête auprès de lui. Cela ledégrisa à moitié et il se remit d’aplomb sur ses pieds. Alorsj’aperçus le monstre gris qui, avec précaution, revenait versnous.

« Regarde ! et je montrai du doigt la bête massacrée. Il ya encore une Loi, et celui-ci l’avait transgressée. »

Le monstre examinait le cadavre.

« Il envoie le feu qui tue », dit-il de sa voix profonde,répétant quelque fragment du rituel.

Les autres se rapprochèrent et regardèrent.

Enfin, nous nous mîmes en route dans la direction de l’extrémitéoccidentale de l’île. Nous trouvâmes le corps rongé et mutilé dupuma, l’épaule fracassée par une balle, et, à environ vingt mètresde là, nous découvrîmes celui que nous cherchions. Il gisait laface contre terre, dans un espace trépigné, au milieu d’un fourréde roseaux. Il avait une main presque entièrement séparée dupoignet et ses cheveux argentés étaient souillés de sang. Sa têteavait été meurtrie par les chaînes du puma, et les roseaux, écraséssous lui, étaient tout sanglants. Nous ne pûmes retrouver sonrevolver. Montgomery retourna le corps.

Après de fréquentes haltes et avec l’aide des sept bipèdes quinous accompagnaient – car il était grand et lourd – nousrapportâmes son cadavre à l’enclos. La nuit tombait. Par deux foisnous entendîmes d’invisibles créatures hurler et gronder, aupassage de notre petite troupe, et une fois l’homoncule rose vintnous épier, puis disparut. Mais nous ne fûmes pas attaqués. Àl’entrée de l’enclos, la troupe des bipèdes nous laissa – et M’lings’en alla avec eux. Nous nous enfermâmes soigneusement et noustransportâmes dans la cour, sur un tas de fagots, le cadavre mutiléde Moreau.

Après quoi, pénétrant dans le laboratoire, nous achevâmes toutce qui s’y trouvait de vivant.

Chapitre 12UN PEU DE BON TEMPS

Quand cette corvée fut achevée, et que nous nous fûmes nettoyéset restaurés, Montgomery et moi nous installâmes dans ma petitechambre pour examiner sérieusement et pour la première fois notresituation. Il était alors près de minuit. Montgomery était presquedégrisé, mais son esprit était encore grandement bouleversé. Ilavait singulièrement subi l’influence de l’impérieuse personnalitéde Moreau, et je ne crois pas qu’il eût jamais envisagé quecelui-ci pût mourir. Ce désastre était le renversement inattendud’habitudes qui étaient arrivées à faire partie de sa nature,pendant les quelque dix monotones années qu’il avait passées dansl’île. Il débita des choses vagues, répondit de travers à mesquestions et s’égara dans des considérations d’ordre général.

« Quelle stupide invention que ce monde ! dit-il. Quelgâchis que tout cela ! Je n’ai jamais vécu. Je me demandequand ça doit commencer. Seize ans tyrannisé, opprimé, embêté pardes nourrices et des pions ; cinq ans à Londres, à piocher lamédecine – cinq années de nourriture exécrable, de logis sordide,d’habits sordides, de vices sordides ; une bêtise que jecommets – je n’ai jamais connu mieux – et expédié dans cette îlemaudite. Dix ans ici ! Et pour quoi tout cela, Prendick ?Quelle duperie ! »

Il était difficile de tirer quelque chose de pareillesextravagances.

« Ce dont il faut nous occuper maintenant, c’est du moyen dequitter cette île.

– À quoi servirait de s’en aller ? je suis un proscrit, unréprouvé. Où dois-je rejoindre ? Tout cela, c’est très bienpour vous, Prendick ! Pauvre vieux Moreau ! Nousne pouvons l’abandonner ici, pour que les bêtes épluchent ses os.Et puis… Mais d’ailleurs, qu’adviendra-t-il de celles de cescréatures qui n’ont pas mal tourné ?

– Eh bien, nous verrons cela demain. J’ai pensé que nouspourrions faire un bûcher avec le tas de fagots et ainsi brûler soncorps – avec les autres choses… Qu’adviendra-t-il des monstresaprès cela ?

– Je n’en sais rien. Je suppose que ceux qui ont été faits avecdes bêtes féroces finiront tôt ou tard par tourner mal. Nous nepouvons les massacrer tous, n’est-ce pas ? Je suppose quec’est ce que votre humanité pouvait suggérer ?… Mais ilschangeront, ils changeront sûrement. »

Il parla ainsi à tort et à travers jusqu’à ce que je sentisse lapatience lui manquer.

« Mille diables ! s’écria-t-il à une remarque un peu vivede ma part, ne voyez-vous pas que la passe où nous nous trouvonsest pire pour moi que pour vous ? »

Il se leva et alla chercher le cognac.

« Boire ! fit-il en revenant. Vous, discuteur, gobeurd’arguments, espèce de saint athée blanchi à la chaux, buvez uncoup aussi.

– Non », dis-je, et je m’assis, observant d’un œil sévère, sousla clarté jaune du pétrole, sa figure s’allumer à mesure qu’ilbuvait et qu’il tombait dans une loquacité dégradante. Je mesouviens d’une impression d’ennui infini. Il pataugea dans unelarmoyante défense des bêtes humanisées et de M’ling. M’ling,prétendait-il, était le seul être qui lui eût jamais témoignéquelque affection. Soudain, une idée lui vint.

« Et puis après… que le diable m’emporte ! » fit-il.

Il se leva en titubant, et saisit la bouteille de cognac. Parune soudaine intuition, je devinai ce qu’il allait faire.

« Vous n’allez pas donner à boire à cette bête !m’exclamai-je en me levant pour lui barrer le passage.

– Cette bête !… C’est vous qui êtes une bête. Il peutprendre son petit verre comme un chrétien… Débarrassez le passage,Prendick.

– Pour l’amour de Dieu…, commençai-je.

– Ôtez-vous de là ! rugit-il en sortant brusquement sonrevolver.

– C’est bien », concédai-je, et je m’écartai, presque décidé àme jeter sur lui au moment où il mettrait la main sur leloquet ; mais la pensée de mon bras hors d’usage m’endétourna. « Vous êtes tombé au rang des bêtes, et c’est avec lesbêtes qu’est votre place. »

Il ouvrit la porte toute grande, et, à demi tourné vers moi,debout entre la lumière jaunâtre de la lampe et la clarté blême dela lune, ses yeux semblables, dans leurs orbites, à des pustulesnoires sous les épais et rudes sourcils, il débita :

« Vous êtes un stupide faquin, Prendick, un âne bâté, qui seforge des craintes fantastiques. Nous sommes au bord du trou. Il neme reste plus qu’à me couper la gorge demain, mais, ce soir, jem’en vais d’abord me donner un peu de bon temps. »

Il sortit dans le clair de lune.

« M’ling ! M’ling ! mon vieux camarade ! »appela-t-il.

Dans la clarté blanche, trois créatures imprécises se montrèrentà l’orée des taillis, l’une, enveloppée de toile blanche, les deuxautres, des taches sombres, suivant la première. Elless’arrêtèrent, attentives. J’aperçus alors les épaules voûtées deM’ling s’avançant au long de la clôture.

« Buvez ! cria Montgomery, buvez ! Vous autres espècesde brutes ! Buvez et soyez des hommes ! Mille diables,j’ai du génie, moi ! Moreau n’y avait pas pensé ! C’estle dernier coup de pouce. Allons ! buvez, vous dis-je !»

Brandissant la bouteille, il se mit à courir dans la directionde l’ouest, M’ling le suivant et précédant les trois indécisescréatures qui les accompagnaient.

Je m’avançai sur le seuil. Bientôt, la troupe, à peine distinctedans la vaporeuse clarté lunaire, s’arrêta. Je vis Montgomeryadministrer une dose de cognac pur à M’ling, et l’instant d’après,les cinq personnages de cette scène confuse n’étaient plus qu’unetache confuse. Tout à coup, j’entendis la voix de Montgomery quicriait :

« Chantez !… Chantons tous ensemble : conspuez Prendick…C’est parfait. Maintenant, encore : Conspuez Prendick !conspuez Prendick ! »

Le groupe noir se rompit en cinq ombres séparées et reculalentement dans la distance au long de la bande éclairée du rivage.Chacun de ces malheureux hurlait à son gré, aboyant des insultes àmon intention, et donnant libre cours à toutes les fantaisies quesuggérait cette inspiration nouvelle de l’ivresse.

« Par file à droite ! » commanda la voix lointaine deMontgomery, et ils s’enfoncèrent avec leurs cris et leurshurlements dans les ténèbres des arbres. Lentement, très lentement,ils s’éloignèrent dans le silence.

La paisible splendeur de la nuit m’enveloppa de nouveau. La luneavait maintenant passé le méridien et faisait route vers l’ouest.Elle était à son plein et, très brillante, semblait voguer dans unciel d’azur vide. L’ombre du mur, large d’un mètre à peine etabsolument noire, se projetait à mes pieds. La mer, vers l’est,était d’un gris uniforme, sombre et mystérieuse, et, entre lesflots et l’ombre, les sables gris, provenant de cristallisationsvolcaniques, étincelaient et brillaient comme une plage dediamants. Derrière moi, la lampe à pétrole brûlait, chaude etrougeâtre.

Alors je rentrai et fermai la porte à clef. J’allai dans la couroù le cadavre de Moreau reposait auprès de ses dernières victimes –les chiens, le lama et quelques autres misérables bêtes ; saface massive, calme même après cette mort terrible, ses yeux dursgrands ouverts semblaient contempler dans le ciel la lune morte etblême. Je m’assis sur le rebord du puits et, mes regards fixant cesinistre amas de lumière argentée et d’ombre lugubre, je cherchaiquelque moyen de fuir.

Au jour, je rassemblerais quelques provisions dans la chaloupe,et, après avoir mis le feu au bûcher que j’avais devant moi, jem’aventurerais, une fois de plus, dans la désolation de l’océan. Jeme rendais compte que pour Montgomery il n’y avait rien à faire,car il était, à vrai dire, presque de la même nature que ces bêteshumanisées, et incapable d’aucun commerce humain. Je ne me rappellepas combien de temps je restai assis là à faire des projets ;peut-être une heure ou deux. Mes réflexions furent interrompues parle retour de Montgomery dans le voisinage. J’entendis de rauqueshurlements, un tumulte de cris exultants, qui passa au long durivage ; des clameurs, des vociférations, des cris perçantsqui parurent cesser en approchant des flots. Le vacarme monta etdécrut soudain ; j’entendis des coups sourds, un fracas debois que l’on casse, mais je ne m’en inquiétai pas. Une sorte dechant discordant commença.

Mes pensées revinrent à mes projets de fuite. Je me levai, prisla lampe, et allai dans un hangar examiner quelques petits barilsque j’avais déjà remarqués. Mon attention fut attirée par diversescaisses de biscuits et j’en ouvris une. À ce moment, j’aperçus ducoin de l’œil un reflet rouge et je me retournai brusquement.

Derrière moi, la cour s’étendait, nettement coupée d’ombre et declarté avec le tas de bois et de fagots sur lequel gisaient Moreauet ses victimes mutilées. Ils semblaient s’agripper les uns lesautres dans une dernière étreinte vengeresse. Les blessures deMoreau étaient béantes et noires comme la nuit, et le sang qui s’enétait échappé s’étalait en mare noirâtre sur le sable. Alors jevis, sans en comprendre la cause, le reflet rougeâtre etfantomatique qui dansait, allait et venait sur le mur opposé. Jel’interprétai mal, me figurant que ce n’était autre chose qu’unreflet de ma lampe falote, et je me retournai vers les provisionsdu hangar. Je continuai à fouiller partout, autant que je pouvaisle faire avec un seul bras, mettant de côté, pour l’embarquer lelendemain dans la chaloupe, tout ce qui me semblait convenable etutile. Mes mouvements étaient maladroits et lents, et le tempspassait rapidement ; bientôt le petit jour me surprit.

Le chant discordant se tut pour donner place à des clameurs,puis il reprit et éclata soudain en tumulte. J’entendis des cris de: Encore, Encore ! un bruit de querelle et tout à coup un coupterrible. Le ton de ces cris divers changeait si vivement que monattention fut attirée. Je sortis dans la cour pour écouter. Alors,tranchant net sur la confusion et le tumulte, un coup de revolverfut tiré.

Je me précipitai immédiatement à travers ma chambre jusqu’à lapetite porte extérieure. À ce moment, derrière moi, quelques-unesdes caisses et des boîtes de provisions glissèrent etdégringolèrent sur le sol les unes sur les autres avec un fracas deverre cassé. Mais sans y faire la moindre attention, j’ouvrisvivement la porte et regardai ce qui se passait au-dehors.

Sur la grève, près de l’abri de la chaloupe, un feu de joiebrûlait, lançant des étincelles dans la demi-clarté de l’aurore :autour, luttait une masse de figures noires. J’entendis Montgomerym’appeler par mon nom. Le revolver en main, je courus en toute hâtevers les flammes.

Je vis la langue de feu du revolver de Montgomery jaillir unefois tout près du sol. Il était à terre. Je me mis à crier detoutes mes forces et tirai en l’air.

J’entendis un cri : « Le Maître ! » La masse confuse etgrouillante se sépara en diverses unités qui se dispersèrent, lefeu flamba et s’éteignit. La cohue des bipèdes s’enfuit devant moi,en une panique soudaine. Dans ma surexcitation, je tirai sur euxavant qu’ils ne fussent disparus parmi les taillis. Alors, jerevins vers la masse noire qui gisait sur le sol.

Montgomery était étendu sur le dos, et le monstre gris pesaitsur lui de tout son poids. La brute était morte, mais tenait encoredans ses griffes recourbées la gorge de Montgomery. Auprès, M’lingétait couché, la face contre terre, immobile, le cou ouvert ettenant la partie supérieure d’une bouteille de cognac brisée. Deuxautres êtres gisaient près du feu, l’un sans mouvement, l’autregémissant par intervalles, et soulevant la tête, de temps à autre,lentement, puis la laissant retomber.

J’empoignai, d’une main, le monstre gris et l’arrachai de sur lecorps de Montgomery ; ses griffes mirent les vêtements enlambeaux tandis que je le traînais.

Montgomery avait la face à peine noircie. Je lui jetai de l’eaude mer sur la figure, et installai sous sa tête ma vareuse roulée.M’ling était mort. La créature blessée qui gémissait près du feu –c’était un des Hommes-Loups à la figure garnie de poils grisâtres –gisait, comme je m’en aperçus, la partie supérieure de son corpstombée sur les charbons encore ardents. La misérable bête était ensi piteux état que, par pitié, je lui fis sauter le crâne. L’autremonstre – mort aussi – était l’un des Hommes-Taureaux vêtus deblanc.

Le reste des bipèdes avait disparu dans le bois. Je revins versMontgomery et m’agenouillai près de lui, maudissant mon ignorancede la médecine.

À mon côté, le feu s’éteignait et, seuls, restaient quelquestisons carbonisés ou se consumant encore au milieu des cendresgrises. Je me demandais où Montgomery pouvait bien avoir trouvétout ce bois, et je vis alors que l’aurore avait envahi le ciel,brillant maintenant à mesure que la lune déclinante devenait pluspâle et plus opaque dans la lumineuse clarté bleue. Vers l’est,l’horizon était bordé de rouge.

À ce moment, j’entendis derrière moi des bruits sourdsaccompagnés de sifflements, et m’étant retourné, d’un bond je merelevai, en poussant un cri d’horreur. Contre l’aube ardente, degrandes masses tumultueuses de fumée noire tourbillonnaientau-dessus de l’enclos, et à travers leur orageuse obscuritéjaillissaient de longs et tremblants fuseaux de flamme rouge sang.Le toit de roseaux s’embrasa ; je vis les flammes souplesmonter à l’assaut des appentis, et un grand jet soudain s’élançapar la fenêtre de ma chambre.

Je compris immédiatement ce qui était arrivé, en me rappelant lefracas que j’avais entendu. Lorsque je m’étais précipité au secoursde Montgomery, j’avais renversé la lampe.

L’impossibilité évidente de sauver quoi que ce soit de ce quecontenaient les pièces de l’enclos m’apparut aussitôt. Mon espritrevint à mon projet de fuite, et, brusquement, je me retournai versl’endroit du rivage où étaient abritées les deux embarcations.Elles n’étaient plus là ! Sur le sable, non loin de moi,j’aperçus deux haches ; des éclats de bois et de copeauxétaient partout épars, et les cendres du feu fumaient etnoircissaient sous la clarté de l’aube. Pour se venger et empêchernotre retour vers l’humanité, Montgomery avait brûlé lesbarques.

Un soudain accès de rage me secoua. Je fus sur le point de melaisser aller à frapper à coups redoublés sur son crâne stupide,tandis qu’il était là, sans défense à mes pieds. Mais soudain ilremua sa main si faiblement, si pitoyablement que ma rage disparut.Il eut un gémissement et souleva un instant ses paupières.

Je m’agenouillai près de lui et lui soulevai la tête. Il rouvritles yeux, contemplant silencieusement l’aurore, puis son regardrencontra le mien : ses paupières alourdies retombèrent.

« Fâché », articula-t-il avec effort.

Il semblait essayer de penser.

« C’est le bout, murmura-t-il, la fin de cet univers idiot. Quelgâchis… »

J’écoutais. Sa tête s’inclina, inerte. Je pensai que quelqueliquide pouvait le ranimer. Mais je n’avais là ni boisson, ni vasepour le faire boire. Tout à coup, il me parut plus lourd, et moncœur se serra.

Je me penchai sur son visage et posai ma main sur sa poitrine àtravers une déchirure de sa blouse. Il était mort, et au moment oùil expirait, une ligne de feu, blanche et ardente, le limbe dusoleil, monta, à l’orient, par-delà le promontoire, éclaboussant leciel de ses rayons, et changeant la mer sombre en un tumultebouillonnant de lumière éblouissante qui se posa, comme une gloire,sur la face contractée du mort.

Doucement, je laissai sa tête retomber sur le rude oreiller queje lui avais fait, et je me relevai. Devant moi, j’avais lascintillante désolation de la mer, l’effroyable solitude où j’avaistant souffert déjà ; en arrière, l’île assoupie sous l’aurore,et ses bêtes invisibles. L’enclos avec ses provisions et sesmunitions brûlait dans un vacarme confus, avec de soudaines rafalesde flammes, avec de violentes crépitations, et de temps à autre unécroulement. L’épaisse et lourde fumée s’éloignait en suivant lagrève, roulant au ras des cimes des arbres vers les huttes duravin.

Chapitre 13SEUL AVEC LES MONSTRES

Alors, des buissons, sortirent trois monstres bipèdes, lesépaules voûtées, la tête en avant, les mains informes gauchementbalancées, les yeux questionneurs et hostiles, s’avançant vers moiavec des gestes hésitants. Je leur fis face, affrontant en eux mondestin, seul maintenant, n’ayant plus qu’un bras valide, et dans mapoche un revolver chargé encore de quatre balles. Parmi lesfragments et les éclats de bois épars sur le rivage, se trouvaientles deux haches qui avaient servi à démolir les barques. Derrièremoi, la marée montait.

Il ne restait plus rien à faire, sinon à prendre courage. Jeregardai délibérément, en pleine figure, les monstres quis’approchaient. Ils évitèrent mon regard, et leurs narinesfrémissantes flairaient les cadavres qui gisaient auprès demoi.

Je fis quelques pas, ramassai le fouet taché de sang qui étaitresté sous le cadavre de l’Homme-Loup et le fis claquer.

Ils s’arrêtèrent et me regardèrent avec étonnement.

« Saluez ! commandai-je. Rendez le salut ! »

Ils hésitèrent. L’un d’eux ploya le genou. Je répétai moncommandement, la gorge affreusement serrée et en faisant un pasvers eux. L’un s’agenouilla, puis les deux autres.

Je me retournai à demi, pour revenir vers les cadavres, sansquitter du regard les trois bipèdes agenouillés, à la façon dont unacteur remonte au fond de la scène en faisant face au public.

« Ils ont enfreint la Loi, expliquai-je en posant mon pied surle monstre aux poils gris. Ils ont été tués. Même celui quienseignait la loi. Même l’Autre avec le fouet. Puissante est laLoi ! Venez et voyez.

– Nul n’échappe ! dit l’un d’entre eux, en avançant pourvoir.

– Nul n’échappe, répétai-je. Aussi écoutez et faites ce que jevous commande. »

Ils se relevèrent, s’interrogeant les uns les autres duregard.

« Restez là », ordonnai-je.

Je ramassai les deux hachettes et les suspendis à l’écharpe quisoutenait mon bras ; puis je retournai Montgomery, lui prisson revolver encore chargé de deux coups, et trouvai dans une pocheen le fouillant une demi-douzaine de cartouches.

M’étant relevé, j’indiquai le cadavre du bout de mon fouet.

« Avancez, prenez-le et jetez-le dans la mer. »

Encore effrayés, ils s’approchèrent de Montgomery, ayant surtoutpeur du fouet dont je faisais claquer la lanière toute tachée desang ; puis, après quelques gauches hésitations, quelquesmenaces et des coups de fouet, ils le soulevèrent avec précaution,descendirent la grève et entrèrent en barbotant dans les vagueséblouissantes.

« Allez ! allez ! criai-je. Plus loin encore. »

Ils s’éloignèrent jusqu’à ce qu’ils eussent de l’eau auxaisselles ; ils s’arrêtèrent alors et me regardèrent.

« Lâchez tout », commandai-je.

Le cadavre de Montgomery disparut dans un remous et je sentisquelque chose me poigner le cœur.

« Bon ! » fis-je, avec une sorte de sanglot dans la voix.Et, craintifs, les monstres revinrent précipitamment jusqu’aurivage, laissant après eux, dans l’argent des flots, de longssillages sombres. Arrivés au bord des vagues, ils se retournèrent,inquiets, vers la mer, comme s’ils se fussent attendus à voirMontgomery resurgir pour exercer quelque vengeance.

« À ceux-ci, maintenant » fis-je, en indiquant les autrescadavres.

Ils prirent soin de ne pas approcher de l’endroit où ils avaientjeté Montgomery et portèrent les quatre bêtes mortes, avant de lesimmerger, à cent mètres de là en avançant en biais.

Comme je les observais pendant qu’ils emportaient les restesmutilés de M’ling, j’entendis, derrière moi, un bruit de pas légerset, me retournant vivement, j’aperçus, à une douzaine de mètres, lagrande Hyène-Porc. Le monstre avait la tête baissée, ses yeuxbrillants étaient fixés sur moi, et il tenait ses tronçons de mainsserrés contre lui. Quand je me retournai, il s’arrêta dans cetteattitude courbée, les yeux regardant de côté.

Un instant, nous restâmes face à face. Je laissai tomber lefouet et je sortis le revolver de ma poche, car je me proposais, aupremier prétexte, de tuer cette brute, la plus redoutable de cellesqui restaient maintenant dans l’île. Cela paraître déloyal, maistelle était ma résolution. Je redoutais ce monstre plus quen’importe quelle autre des bêtes humanisées. Son existence était,je le savais, une menace pour la mienne.

Pendant une dizaine de secondes, je rassemblai mes esprits.

« Saluez ! À genoux ! » ordonnai-je.

Elle eut un grognement qui découvrit ses dents.

« Qui êtes-vous pour… ? »

Un peu trop nerveusement peut-être, je levai mon revolver, visaiet fis feu. Je l’entendis glapir et la vis courant de côté pours’enfuir ; je compris que je l’avais manquée et, avec monpouce, je relevai le chien pour tirer de nouveau. Mais la bêtes’enfuyait à toute vitesse, sautant de côté et d’autre, et jen’osai pas risquer de la manquer une fois de plus. De temps entemps, elle regardait de mon côté, par-dessus son épaule ;elle suivit, de biais, le rivage, et disparut dans les masses defumée rampante qui s’échappaient encore de l’enclos incendié. Jerestai un instant, les yeux fixés sur l’endroit où le monstre avaitdisparu, puis je me retournai vers mes trois bipèdes obéissants etleur fis signe de laisser choir dans les flots le cadavre qu’ilssoutenaient encore. Je revins alors auprès du tas de cendres àl’endroit où les corps étaient tombés, et, du pied, je remuai lesable, jusqu’à ce que les traces de sang eussent disparu.

Je renvoyai mes trois serfs d’un geste de la main, et, montantla grève, j’entrai dans les fourrés. Je tenais mon revolver, et monfouet était suspendu, avec les hachettes, à l’écharpe de mon bras.J’avais envie d’être seul pour réfléchir à la position danslaquelle je me trouvais.

Une chose terrible, dont je commençais seulement à me rendrecompte, était que, dans toute cette île, il n’y avait aucun endroitsûr où je pusse me trouver isolé et en sécurité pour me reposer oudormir. Depuis mon arrivée, j’avais recouvré mes forces d’une façonsurprenante, mais j’étais encore fort enclin à des nervosités et àdes affaissements en cas de véritable détresse. J’avaisl’impression qu’il me fallait traverser l’île et m’établir aumilieu des bipèdes humanisés pour trouver, en me confiant à eux,quelque sécurité. Le cœur me manqua. Je revins vers le rivage, et,tournant vers l’est, du côté de l’enclos incendié, je me dirigeaivers un point où une langue basse de sable et de corail s’avançaitvers les récifs. Là, je pourrais m’asseoir et réfléchir, tournantle dos à la mer et faisant face à toute surprise. Et j’allai m’yasseoir, le menton dans les genoux, le soleil tombant d’aplomb surma tête, une crainte croissante m’envahissant l’esprit et cherchantle moyen de vivre jusqu’au moment de ma délivrance – si jamais ladélivrance devait venir. J’essayai de considérer toute la situationaussi calmement que je pouvais, mais il me fut impossible de medébarrasser de mon émotion.

Je me mis à retourner dans mon esprit les raisons du désespoirde Montgomery… Ils changeront, avait-il dit, ils sont sûrs dechanger… Et Moreau ? Qu’avait dit Moreau ? Leur opiniâtrebestialité reparaît jour après jour… Puis, ma pensée revint àl’Hyène-Porc. J’avais la certitude que si je ne tuais pas cettebrute, ce serait elle qui me tuerait… Celui qui enseignait la Loiétait mort… Malchance !… Ils savaient maintenant que lesporteurs de fouet pouvaient être tués, aussi bien qu’eux…

M’épiaient-ils déjà, de là-bas, d’entre les masses vertes defougères et de palmiers ? Peut-être me guetteraient-ilsjusqu’à ce que je vinsse à passer à leur portée ? Quecomplotaient-ils contre moi ? Que leur disaitl’Hyène-Porc ? Mon imagination m’échappait pour vagabonderdans un marécage de craintes irréelles.

Je fus distrait de mes pensées par des cris d’oiseaux de mer,qui se précipitaient vers un objet noir que les vagues avaientéchoué sur le sable, près de l’enclos. Je savais trop ce qu’étaitcet objet, mais je n’eus pas le cœur d’aller les chasser. Je me misà marcher au long du rivage dans la direction opposée, avecl’intention de contourner l’extrémité est de l’île et de merapprocher ainsi du ravin des huttes, sans m’exposer aux embûchespossibles des fourrés.

Après avoir fait environ un demi-mille sur la grève, j’aperçusl’un de mes trois bipèdes obéissants qui sortait de sous-bois ets’avançait vers moi. Les fantaisies de mon imagination m’avaientrendu tellement nerveux que je tirai immédiatement mon revolver.Même le geste suppliant de la bête ne parvint pas à medésarmer.

Il continua d’avancer en hésitant.

« Allez-vous-en », criai-je.

Il y avait dans l’attitude craintive de cet être beaucoup de lasoumission canine. Il recula quelque peu, comme un chien que l’onchasse, s’arrêta, et tourna vers moi ses yeux bruns etimplorants.

« Allez-vous-en ! répétai-je. Ne m’approchez pas.

– Je ne peux pas venir près de vous ? demanda t-il.

– Non ! allez-vous-en », insistai-je en faisant claquer monfouet ; puis en prenant le manche entre mes dents, je mebaissai pour ramasser une pierre, et cette menace fit fuir labête.

Ainsi, seul, je contournai le ravin des animaux humanisés, et,caché parmi les herbes et les roseaux qui séparaient la crevasse dela mer, j’épiai ceux d’entre eux qui parurent, essayant de juger,d’après leurs gestes et leur attitude, de quelle façon les avaitaffectés la mort de Moreau et de Montgomery et la destruction de lamaison de douleur. Je compris maintenant la folie de ma couardise.Si j’avais conservé mon courage au même niveau qu’à l’aurore, si jene l’avais pas laissé décliner et s’annihiler dans mes réflexionssolitaires, j’aurais pu saisir le sceptre de Moreau et gouvernerles monstres. Maintenant j’en avais perdu l’occasion et j’étaistombé au rang de simple chef parmi des semblables.

Vers midi, certains bipèdes vinrent s’étendre sur le sablechaud. La voix impérieuse de la soif eut raison de mes craintes. Jesortis du fourré, et, le revolver à la main, je descendis vers eux.L’un de ces monstres – une Femme-Loup – tourna la tête et meregarda avec étonnement. Puis ce fut le tour des autres, sansqu’aucun fît mine de se lever et de me saluer. Je me sentais tropfaible et trop las pour insister devant leur nombre, et je laissaipasser le moment.

« Je veux manger, prononçai-je, presque sur un ton d’excuse eten continuant d’approcher.

– Il y a à manger dans les huttes », répondit un Bœuf-Verrat, àdemi endormi, en détournant la tête.

Je les côtoyai et m’enfonçai dans l’ombre et les odeurs du ravinpresque désert. Dans une hutte vide, je me régalai de fruits, etaprès avoir disposé quelques branchages à demi séchés pour enboucher l’ouverture, je m’étendis, la figure tournée vers l’entrée,la main sur mon revolver. La fatigue des trente dernières heuresréclama son dû et je me laissai aller à un léger assoupissement,certain que ma légère barricade pouvait faire un bruit suffisantpour me réveiller en cas de surprise.

Ainsi, je devenais un être quelconque parmi les animauxhumanisés dans cette île du docteur Moreau. Quand je m’éveillai,tout était encore sombre autour de moi ; mon bras, dans sesbandages, me faisait mal ; je me dressai sur mon séant, medemandant tout d’abord où je pouvais bien être. J’entendis des voixrauques qui parlaient au-dehors et je m’aperçus alors que mabarricade n’existait plus et que l’ouverture de la hutte étaitlibre. Mon revolver était encore à portée de ma main.

Je perçus le bruit d’une respiration et distinguai quelque êtreblotti tout contre moi. Je retins mon souffle, essayant de voir ceque c’était. Cela se mit à remuer lentement, interminablement, puisune chose douce, tiède et moite passa sur ma main.

Tous mes muscles se contractèrent et je retirai vivement monbras. Un cri d’alarme s’arrêta dans ma gorge et je me rendissuffisamment compte de ce qui était arrivé pour mettre la main surmon revolver.

« Qui est là ? demandai-je en un rauque murmure, et l’armepointée.

– Moi, maître.

– Qui êtes-vous ?

– Ils me disent qu’il n’y a pas de maître maintenant. Mais moi.je sais, je sais. J’ai porté les corps dans les flots, ô toi quimarches dans la mer, les corps de ceux que tu as tués. Je suis tonesclave, maître.

– Es-tu celui que j’ai rencontré sur le rivage ?questionnai-je.

– Le même, maître.»

Je pouvais évidemment me fier à la bête, car elle aurait pum’attaquer tandis que je dormais.

« C’est bien », dis-je, en lui laissant lécher ma main.

Je commençais à mieux comprendre ce que sa présence signifiaitet tout mon courage revint.

« Où sont les autres ? demandai-je.

Ils sont fous, ils sont insensés, affirma l’Homme-Chien.Maintenant ils causent ensemble là-bas. Ils disent : le Maître estmort, l’Autre avec le Fouet est mort ; l’Autre qui marchaitdans la mer est… comme nous sommes. Nous n’avons plus ni Maître, niFouets, ni Maison de Douleur. C’est la fin. Nous aimons la Loi etnous l’observerons ; mais il n’y aura plus jamais, ni Maître,ni Fouets, jamais. Voilà ce qu’ils disent. Mais moi, maître, jesais, je sais. »

J’étendis la main dans l’obscurité et caressai la tête del’Homme-Chien.

« C’est bien, acquiesçai-je encore.

– Bientôt, tu les tueras tous, dit l’Homme-Chien.

– Bientôt, répondis-je, je les tuerai tous, après qu’un certaintemps et que certaines choses seront arrivées ; tous, saufceux que tu épargneras, tous, jusqu’au dernier, seront tués.

– Ceux que le Maître veut tuer, le Maître les tue, déclaral’Homme-Chien avec une certaine satisfaction dans la voix.

– Et afin que le nombre de leurs fautes augmente, ordonnai-je,qu’ils vivent dans leur folie jusqu’à ce que le temps soit venu.Qu’ils ne sachent pas que je suis le Maître.

– La volonté du Maître est bonne, répondit l’Homme-Chien, avecle rapide tact de son hérédité canine.

– Mais il en est un qui a commis une grave offense. Celui-là, jele tuerai où que je le rencontre. Quand je te dirai : c’est lui, tusauteras dessus sans hésiter. Et maintenant, je vais aller versceux qui sont assemblés. »

Un instant l’ouverture de la hutte fut obstruée parL’Homme-Chien qui sortait. Ensuite, je le suivis et me trouvaidebout presque à l’endroit exact où j’étais lorsque j’avais entenduMoreau et son chien me poursuivre. Mais il faisait nuit maintenantet ce ravin aux miasmes infects était obscur autour de moi, et plusloin, au lieu d’une verte pente ensoleillée. je vis les flammesrougeâtres d’un feu devant lequel s’agitaient de grotesquespersonnages aux épaules arrondies. Plus loin encore s’élevaient lestroncs serrés des arbres, formant une bande ténébreuse frangée parles sombres dentelles des branches supérieures. La luneapparaissait au bord du talus du ravin, et, comme une barre autravers de sa face, montait la colonne de vapeur qui, sans cesse,jaillissait des fumerolles de l’île.

«Marche près de moi », commandai-je, rassemblant tout moncourage ; et côte à côte nous descendîmes l’étroit passagesans faire attention aux vagues ombres qui nous épiaient par lesouvertures de huttes.

Aucun de ceux qui étaient autour du feu ne fit mine de mesaluer. La plupart, ostensiblement, affectèrent l’indifférence. Monregard chercha l’Hyène-Porc, mais elle n’était pas là. Ils étaientbien en tout une vingtaine, accroupis, contemplant le feu oucausant entre eux.

« Il est mort, il est mort, le Maître est mort, dit la voix del’Homme-Singe, sur sa droite. La Maison de Souffrance, il n’y a pasde Maison de Souffrance.

– Il n’est pas mort, assurai-je d’une voix forte. Maintenantmême, il vous voit. »

Cela les surprit. Vingt paires d’yeux me regardèrent.

« La Maison de Souffrance n’existe plus, continuai-je, mais ellereviendra. Vous ne pouvez pas voir le Maître, et cependant, en cemoment même, il écoute au-dessus de vous.

– C’est vrai, c’est vrai », confirma l’Homme-Chien.

Mon assurance les frappa de stupeur. Un animal peut être féroceet rusé, mais seul un homme peut mentir.

« L’Homme au bras lié dit une chose étrange, proféra l’un desanimaux.

– Je vous dis qu’il en est ainsi ! affirmai-je. Le Maîtrede la Maison de Douleur reparaîtra bientôt. Malheur à celui quitransgresse la Loi ! »

Ils se regardèrent les uns les autres curieusement. Avec uneindifférence affectée, je me mis à enfoncer négligemment mahachette dans le sol devant moi, et je remarquai qu’ils examinaientles profondes entailles que je faisais dans le gazon.

Puis le Satyre émit un doute auquel je répondis ; aprèsquoi l’un des êtres tachetés fit une objection, et une discussionanimée s’éleva autour du feu. De moment en moment je me sentaisplus assuré de ma sécurité présente. Je causais maintenant sans cessaccades dans la voix, dues à l’intensité de ma surexcitation etqui m’avaient tout d’abord troublé. En une heure de ce bavardage,j’eus réellement convaincu plusieurs de ces monstres de la véritéde mes assertions et jeté les autres dans un état de doutetroublant. J’avais l’œil aux aguets pour mon ennemie l’Hyène-Porc,mais elle ne se montra pas. De temps en temps, un mouvement suspectme faisait tressaillir, mais je reprenais rapidement confiance.Enfin, quand la lune commença à descendre du zénith, un à un, lesdiscuteurs se mirent à bâiller, montrant à la lueur du feu quis’éteignait de bizarres rangées de dents, et ils se retirèrent versles tanières du ravin. Et moi, redoutant le silence et lesténèbres, je les suivis, me sachant plus en sécurité avec plusieursd’entre eux qu’avec un seul.

De cette façon commença la partie la plus longue de mon séjourdans cette île du Docteur Moreau. Mais, depuis cette nuit jusqu’àce qu’en vînt la fin, il ne m’arriva qu’une seule chose importanteen dehors d’une série d’innombrables petits détails désagréables etde l’irritation d’une perpétuelle inquiétude. De sorte que jepréfère ne pas faire de chronique de cet intervalle de temps, etraconter seulement l’unique incident survenu au cours des dix moisque j’ai passés dans l’intimité de ces brutes à demi humanisées.J’ai gardé mémoire de beaucoup de choses que je pourrais écrire,encore que je donnerais volontiers ma main droite pour les oublier.Mais elles n’ajouteraient aucun intérêt à mon récit.Rétrospectivement, il est étrange pour moi de me rappeler combienje m’accordai vite avec ces monstres, m’accommodai de leurs mœurset repris toute ma confiance. Il y eut bien quelques querelles, etje pourrais montrer encore des traces de crocs, mais ils acquirentbientôt un salutaire respect pour moi, grâce à mon habileté àlancer des pierres – talent qu’ils n’avaient pas – et grâce encoreaux entailles de ma hachette. Le fidèle attachement de monHomme-Chien Saint-Bernard me fut aussi d’un infini service. Jeconstatai que leur conception très simple du respect était fondéesurtout sur la capacité d’infliger des blessures tranchantes. Jepuis bien dire même – sans vanité, j’espère – que j’eus sur eux unesorte de prééminence. Un ou deux de ces monstres, que, dansdiverses disputes, j’avais balafrés sérieusement, me gardaientrancune, mais leur ressentiment se manifestait par des grimacesfaites derrière mon dos et à une distance suffisante, hors de laportée de mes projectiles.

L’Hyène-Porc m’évitait, et j’étais toujours en alerte à caused’elle. Mon inséparable Homme-Chien la haïssait et la redoutaitexcessivement. Je crois réellement que c’était là le fond del’attachement de cette brute pour moi. Il me fut bientôt évidentque le féroce monstre avait goûté du sang et avait suivi les tracesde l’Homme-Léopard. Il se fit une tanière quelque part dans laforêt et devint solitaire. Une fois je tentai de persuader lesbrutes mi-humaines de le traquer, mais je n’eus pas l’autoriténécessaire pour les obliger à coopérer à un effort commun. Maintesfois j’essayai d’approcher de son repaire et de le surprendre àl’improviste, mais ses sens étaient trop subtils, et toujours il mevit ou me flaira à temps pour fuir. D’ailleurs, lui aussi, avec sesembuscades, rendait dangereux les sentiers de la forêt pour mesalliés et moi, et l’Homme-Chien osait à peine s’écarter.

Dans le premier mois, les monstres, relativement à leursubséquente condition, restèrent assez humains, et même envers unou deux autres, à part mon Homme-Chien, je réussis à avoir uneamicale tolérance. Le petit être rosâtre me montrait une bizarreaffection et se mit aussi à me suivre. Pourtant, l’Homme-Singem’était infiniment désagréable. Il prétendait, à cause de ses cinqdoigts, qu’il était mon égal et ne cessait, dès qu’il me voyait, dejacasser perpétuellement les plus sottes niaiseries. Une seulechose en lui me distrayait un peu : son fantastique talent pourfabriquer de nouveaux mots. Il avait l’idée, je crois, qu’enbaragouiner qui ne signifiaient rien était l’usage naturel à fairede la parole. Il appelait cela « grand penser » pour le distinguerdu « petit penser » – lequel concernait les choses utiles del’existence journalière. Si par hasard je faisais quelque remarquequ’il ne comprenait pas, il se répandait en louanges, me demandaitde la répéter, l’apprenait par cœur, et s’en allait la dire, enécorchant une syllabe ici où là, à tous ses compagnons. Il nefaisait aucun cas de ce qui était simple et compréhensible, etj’inventai pour son usage personnel quelques curieux « grandspensers ». Je suis persuadé maintenant qu’il était la créature laplus stupide que j’aie jamais vue de ma vie. Il avait développéchez lui, de la façon la plus surprenante, la sottise distinctivede l’homme sans rien perdre de la niaiserie naturelle du singe.

Tout ceci, comme je l’ai dit, se rapporte aux premières semainesque je passai seul parmi les brutes. Pendant cette période, ilsrespectèrent l’usage établi par la Loi et conservèrent dans leurconduite un décorum extérieur. Une fois, je trouvai un autre lapindéchiqueté, par l’Hyène-Porc certainement – mais ce fut tout. Versle mois de mai, seulement, je commençai à percevoir d’une façondistincte une différence croissante dans leurs discours et leursallures, une rudesse plus marquée d’articulation, et une tendancede plus en plus accentuée à perdre l’habitude du langage. Lebavardage de mon Homme-Singe multiplia de volume, mais devint demoins en moins compréhensible, de plus en plus simiesque. Certainsautres semblaient laisser complètement s’échapper leur facultéd’expression, bien qu’ils fussent encore capables, à cette époque,de comprendre ce que je leur disais. Imaginez-vous un langage quevous avez connu exact et défini, qui s’amollit et se désagrège,perd forme et signification et redevient de simples fragments deson. D’ailleurs, maintenant, ils ne marchaient debout qu’avec unedifficulté croissante, et malgré la honte qu’ils en éprouvaientévidemment, de temps en temps je surprenais l’un ou l’autre d’entreeux courant sur les pieds et les mains et parfaitement incapable dereprendre l’attitude verticale. Leurs mains saisissaient plusgauchement les objets. Chaque jour ils se laissaient de plus enplus aller à boire en lapant ou en aspirant, et à ronger etdéchirer au lieu de mâcher. Plus vivement que jamais, je me rendaiscompte de ce que Moreau m’avait dit de leur rétive et tenacebestialité. Ils retournaient à l’animal, et ils y retournaient trèsrapidement.

Quelques-uns – et ce furent tout d’abord à ma grande surpriseles femelles – commencèrent à négliger les nécessités de ladécence, et presque toujours délibérément. D’autres tentèrent mêmed’enfreindre publiquement l’institution de la monogamie. Latradition imposée de la Loi perdait clairement de sa force, et jen’ose guère poursuivre sur ce désagréable sujet. Mon Homme-Chienretombait peu à peu dans ses mœurs canines ; jour après jouril devenait muet, quadrupède, et se couvrait de poils, sans que jepusse remarquer de transition entre le compagnon qui marchait à mescôtés et le chien flaireur et sans cesse aux aguets qui meprécédait ou me suivait. Comme la négligence et la désorganisationaugmentaient de jour en jour, le ravin des huttes, qui n’avaitjamais été un séjour agréable, devint si infect et nauséabond queje dus le quitter, et, traversant l’île, je me construisis unesorte d’abri avec des branches au milieu des ruines incendiées dela demeure de Moreau. De vagues souvenirs de souffrances, chez lesbrutes, faisaient de cet endroit le coin le plus sûr.

Il serait impossible de noter chaque détail du retour graduel deces monstres vers l’animalité, de dire comment, chaque jour, leurapparence humaine s’affaiblissait ; comment ils négligèrent dese couvrir ou de s’envelopper et rejetèrent enfin tout vestige devêtement ; comment le poil commença à croître sur ceux deleurs membres exposés à l’air ; comment leurs frontss’aplatirent et leurs mâchoires s’avancèrent. Le changement sefaisait, lent et inévitable ; pour eux comme pour moi, ils’accomplissait sans secousse ni impression pénible. J’allaisencore au milieu d’eux en toute sécurité, car aucun choc, danscette descente vers leur ancien état, n’avait pu les délivrer dujoug plus lourd de leur animalisme, éliminant peu à peu ce qu’onleur avait imposé d’humain.

Mais je commençai à redouter que bientôt ce choc ne vînt à seproduire. Ma brute de Saint-Bernard me suivit à mon nouveaucampement, et sa vigilance me permit parfois de dormir d’unemanière à peu près paisible. Le petit monstre rose, l’aï, devintfort timide et m’abandonna pour retourner à ses habitudesnaturelles parmi les branches des arbres. Nous étions exactement encet état d’équilibre où se trouverait une de ces cages peupléesd’animaux divers qu’exhibent certains dompteurs, après que ledompteur l’aurait quittée pour toujours.

Néanmoins ces créatures ne redevinrent pas exactement desanimaux tels que le lecteur peut en voir dans les jardinszoologiques – d’ordinaires loups, ours, tigres, bœufs, porcs ousinges. Ils conservaient quelque chose d’étrange dans leurconformation ; en chacun d’eux, Moreau avait mêlé cet animalavec celui-ci : l’un était peut-être surtout ours, l’autre surtoutfélin ; celui-là bœuf, mais chacun d’eux avait quelque choseprovenant d’une autre créature, et une sorte d’animalismegénéralisé apparaissait sous des caractères spécifiques. De vagueslambeaux d’humanité me surprenaient encore de temps en temps chezeux, une recrudescence passagère de paroles, une dextéritéinattendue des membres antérieurs, ou une pitoyable tentative pourprendre une position verticale.

Je dus, sans doute, subir aussi d’étranges changements. Meshabits pendaient sur moi en loques jaunâtres sous lesquellesapparaissait la peau tannée. Mes cheveux, qui avaient crû fortlongs, étaient tout emmêlés, et l’on me dit souvent que, maintenantencore, mes yeux ont un étrange éclat et une vivacitésurprenante.

D’abord, je passai les heures de jour sur la grève du sudexplorant l’horizon, espérant et priant pour qu’un navire parût. Jecomptais sur le retour annuel de la Chance-Rouge, maiselle ne revint pas. Cinq fois, j’aperçus des voiles et trois foisune traînée de fumée, mais jamais aucune embarcation n’abordal’île. J’avais toujours un grand feu prêt que j’allumais ;seulement, sans aucun doute, la réputation volcanique de l’endroitsuppléait à toute explication.

Ce ne fut guère que vers septembre ou octobre que je commençai àpenser sérieusement à construire un radeau. À cette époque, monbras se trouva entièrement guéri, et de nouveau j’avais mes deuxmains à mon service. Tout d’abord, je fus effrayé de monimpuissance. Je ne m’étais, jamais de ma vie, livré à aucun travailde charpente, ni d’aucun genre manuel d’ailleurs, et je passais montemps, dans le bois, jour après jour, à essayer de fendre destroncs et tenter de les lier entre eux. Je n’avais aucune espèce decordages et je ne sus rien trouver qui pût me servir deliens ; aucune des abondantes espèces de lianes ne semblaitsuffisamment souple ni solide, et, avec tout l’amas de mesconnaissances scientifiques, je ne savais pas le moyen de lesrendre résistantes et souples. Je passai plus de quinze jours àfouiller dans les ruines de l’enclos ainsi qu’à l’endroit du rivageoù les barques avaient été brûlées, cherchant des clous ou d’autresfragments de métal qui puissent m’être de quelque utilité. De tempsà autre, quelqu’une des brutes venait m’épier et s’enfuyait àgrands bonds quand je criais après elle. Puis vint une saisond’orages, de tempêtes et de pluies violentes, qui retardèrentgrandement mon travail ; pourtant je parvins enfin à terminerle radeau.

J’étais ravi de mon œuvre. Mais avec ce manque de sens pratiquequi a toujours fait mon malheur, je l’avais construite à unedistance de plus d’un mille de la mer, et avant que je l’eussetraînée jusqu’au rivage, elle était en morceaux. Ce fut peut-êtreun bonheur pour moi de ne pas m’être embarqué dessus ; mais, àce moment-là, le désespoir que j’eus de cet échec fut si grand que,pendant quelques jours, je ne sus faire autre chose qu’errer sur lerivage en contemplant les flots et songeant à la mort.

Mais je ne voulais certes pas mourir, et un incident seproduisit qui me démontra, sans que je pusse m’y méprendre, quellefolie c’était de laisser ainsi passer les jours, car chaque matinnouveau était gros des dangers croissants du voisinage desmonstres.

J’étais étendu à l’ombre d’un pan de mur encore debout, leregard errant sur la mer, quand je tressaillis au contact dequelque chose de froid à mon talon, et, me retournant, j’aperçusl’aï qui clignait des yeux devant moi. Il avait depuis longtempsperdu l’usage de la parole et toute activité d’allures ; salongue fourrure devenait chaque jour plus épaisse, et ses griffessolides plus tordues. Quand il vit qu’il avait attiré monattention, il fit entendre une sorte de grognement, s’éloigna dequelques pas vers les buissons et se détourna vers moi.

D’abord je ne compris pas, mais bientôt il me vint à l’espritqu’il désirait sans doute me voir le suivre et c’est ce que je fisenfin, lentement – car il faisait très chaud. Quand il fut parvenusous les arbres, il grimpa dans les branches, car il pouvait plusfacilement avancer parmi leurs lianes pendantes que sur le sol.

Soudain, dans un espace piétiné, je me trouvai devant un groupehorrible. Mon Saint-Bernard gisait à terre, mort, et près de luiétait accroupie l’Hyène-Porc, étreignant dans ses griffes informesla chair pantelante, grognant et reniflant avec délices. Commej’approchais, le monstre leva vers les miens ses yeux étincelants,il retroussa sur ses dents sanguinolentes ses babines frémissanteset gronda d’un air menaçant. Il n’était ni effrayé nihonteux ; le dernier vestige d’humanité s’était effacé en lui.Je fis un pas en avant, m’arrêtai et sortis mon revolver. Enfin,nous étions face à face.

La brute ne fit nullement mine de fuir. Son poil se hérissa, sesoreilles se rabattirent et tout son corps se replia. Je visai entreles yeux et fis feu. Au même moment le monstre se dressait d’unbond, s’élançait sur moi et me renversait comme une quille. Ilessaya de me saisir dans ses informes griffes et m’atteignit auvisage ; mais son élan l’emporta trop loin et je me trouvaiétendu sous la partie postérieure de son corps. Heureusement, jel’avais atteint à l’endroit visé et il était mort en sautant. Je medégageai de sous son corps pesant, et, tremblant, je me relevai,examinant la bête secouée encore de faibles spasmes. C’étaittoujours un danger de moins, mais, seulement, la première d’unesérie de rechutes dans la bestialité qui, j’en étais sûr, allaientse produire.

Je brûlai les deux cadavres sur un bûcher de broussailles.Alors, je vis clairement qu’à moins de quitter l’île, sans tarder,ma mort n’était plus qu’une question de jours. Sauf une ou deuxexceptions, les monstres avaient, à ce moment, laissé le ravin pourse faire des repaires, suivant leurs goûts, parmi les fourrés del’île. Ils rôdaient rarement de jour et la plupart d’entre euxdormaient de l’aube au soir, et l’île eût pu sembler déserte àquelque nouveau venu. Mais, la nuit, l’air s’emplissait de leursappels et de leurs hurlements. L’idée me vint d’en faire unmassacre, d’établir des trappes et de les attaquer à coups decouteau. Si j’avais eu assez de cartouches, je n’aurais pas hésitéun instant à commencer leur extermination, car il ne devait guèrerester qu’une vingtaine de carnivores dangereux, les plus férocesayant déjà été tués. Après la mort du malheureux Homme-Chien, mondernier ami, j’adoptai aussi, dans une certaine mesure, l’habitudede dormir dans le jour, afin d’être sur mes gardes pendant la nuit.Je reconstruisis ma cabane, entre les ruines des murs de l’enclos,avec une ouverture si étroite qu’on ne pouvait tenter d’entrer sansfaire un vacarme considérable. Les monstres d’ailleurs avaientdésappris l’art de faire du feu, et la crainte des flammes leurétait venue. Une fois encore, je me remis avec passion à rassembleret à lier des pieux et des branches pour former un radeau surlequel je pourrais m’enfuir.

Je rencontrai mille difficultés. À l’époque où je fis mesétudes, on n’avait pas encore adopté les méthodes de Slojd, etj’étais par conséquent fort malhabile de mes mains ; maiscependant d’une façon ou d’une autre, et par des moyens fortcompliqués, je vins à bout de toutes les exigences de mon ouvrage,et cette fois je me préoccupai particulièrement de la solidité. Leseul obstacle insurmontable fut que je flotterais sur ces mers peufréquentées. J’aurais bien essayé de fabriquer quelque poterie,mais le sol ne contenait pas d’argile. J’arpentais l’île en toussens, essayant, avec toutes les ressources de mes facultés, derésoudre ce dernier problème. Parfois, je me laissais aller à defarouches accès de rage, et, dans ces moments d’intolérableagitation, je tailladais à coups de hachette le tronc de quelquesmalheureux arbres sans parvenir pour cela à trouver unesolution.

Alors, vint un jour, un jour prodigieux que je passai dansl’extase. Vers le sud-ouest, j’aperçus une voile, une voileminuscule comme celle d’un petit schooner, et aussitôt j’allumaiune grande pile de broussailles et je restai là en observation,sans me soucier de la chaleur du brasier ni de l’ardeur du soleilde midi. Tout le jour, j’épiai cette voile, ne pensant ni à manger,ni à boire, si bien que la tête me tourna ; les bêtesvenaient, me regardaient avec des yeux surpris et s’en allaient.L’embarcation était encore fort éloignée quand l’obscuritédescendit et l’engloutit ; toute la nuit je m’exténuai àentretenir mon feu, et les flammes s’élevaient hautes etbrillantes, tandis que, dans les ténèbres, les yeux curieux desbêtes étincelaient. Quand l’aube revint, l’embarcation était plusproche et je pus distinguer la voile à bourcet d’une petite barque.Mes yeux étaient fatigués de ma longue observation et malgré mesefforts pour voir distinctement je ne pouvais les croire. Deuxhommes étaient dans la barque, assis très bas, l’un à l’avant,l’autre près de la barre. Mais le bateau gouvernait étrangement,sans rester sous le vent et tirant des embardées.

Quand le jour devint plus clair, je me mis à agiter, commesignal, les derniers vestiges de ma vareuse. Mais ils ne semblèrentpas le remarquer et demeurèrent assis l’un en face de l’autre.J’allai jusqu’à l’extrême pointe du promontoire bas, gesticulant,et hurlant, sans obtenir de réponse, tandis que la barquecontinuait sa course apparemment sans but, mais qui la rapprochaitpresque insensiblement de la baie. Soudain, sans qu’aucun des deuxhommes ne fasse le plus petit mouvement, un grand oiseau blancs’envola hors du bateau, tournoya un instant et s’envola dans lesairs sur ses énormes ailes étendues.

Alors, je cessai mes cris et m’asseyant, le menton dans ma main,je suivis du regard l’étrange bateau. Lentement, lentement labarque dérivait vers l’ouest. J’aurais pu la rejoindre à la nage,mais quelque chose comme une vague crainte me retint. Dansl’après-midi, la marée vint l’échouer sur le sable et la laissa àenviron une centaine de mètres à l’ouest des ruines del’enclos.

Les hommes qui l’occupaient étaient morts ; ils étaientmorts depuis si longtemps qu’ils tombèrent par morceaux lorsque jevoulus les en sortir. L’un d’eux avait une épaisse chevelure roussecomme le capitaine de la Chance-Rouge et, au fond dubateau, se trouvait un béret blanc tout sale. Tandis que j’étaisainsi occupé auprès de l’embarcation, trois des monstres seglissèrent furtivement hors des buissons et s’avancèrent vers moien reniflant. Je fus pris à leur vue d’un de mes spasmes de dégoût.Je poussai le petit bateau de toutes mes forces pour le remettre àflot et sautai dedans. Deux des brutes étaient des loups quivenaient, les narines frémissantes et les yeux brillants ; latroisième était cette indescriptible horreur faite d’ours et detaureau.

Quand je les vis s’approcher de ces misérables restes, que jeles entendis grogner en se menaçant et que j’aperçus le reflet deleurs dents blanches une terreur frénétique succéda à ma répulsion.Je leur tournai le dos, amenai la voile et me mis à pagayer vers lapleine mer, sans oser me retourner.

Cette nuit-là, je me tins entre les récifs et l’île ; aumatin, j’allai jusqu’au cours d’eau pour remplir le petit baril queje trouvai dans la barque. Alors, avec toute la patience dont jefus capable, je recueillis une certaine quantité de fruits, guettaiet tuai deux lapins avec mes trois dernières cartouches ;pendant ce temps, j’avais laissé ma barque amarrée à une saillieavancée du récif, par crainte des monstres.

Chapitre 14L’HOMME SEUL

Dans la soirée, je partis, poussé par une petite brise dusud-ouest, et m’avançai lentement et constamment vers la pleinemer, tandis que l’île diminuait de plus en plus dans la distance etque la mince spirale des fumées de solfatares n’était plus, contrele couchant ardent, qu’une ligne de plus en plus ténue. L’océans’élevait autour de moi, cachant à mes yeux cette tache basse etsombre. La traînée de gloire du soleil semblait crouler du ciel encascade rutilante, puis la clarté du jour s’éloigna comme si l’oneût laissé tomber quelque lumineux rideau, et enfin mes yeuxexplorèrent ce gouffre d’immensité bleue qu’emplit et dissimule lesoleil, et j’aperçus les flottantes multitudes des étoiles. Sur lamer et jusqu’aux profondeurs du ciel régnait le silence, et j’étaisseul avec la nuit et ce silence.

J’errai ainsi pendant trois jours, mangeant et buvantparcimonieusement, méditant les choses qui m’étaient arrivées, sansréellement désirer beaucoup revoir la race des hommes. Je n’avaisautour du corps qu’un lambeau d’étoffe fort sale, ma cheveluren’était plus qu’un enchevêtrement noir, et il n’y a rien d’étonnantà ce que ceux qui me trouvèrent m’aient pris pour un fou. Cela peutparaître étrange, mais je n’éprouvais aucun désir de réintégrerl’humanité, satisfait seulement d’avoir quitté l’odieuse sociétédes monstres.

Le troisième jour, je fus recueilli par un brick qui allaitd’Apia à San Francisco ; ni le capitaine ni le second nevoulurent croire mon histoire, présumant qu’une longue solitude etde constants dangers m’avaient fait perdre la raison. Aussi,redoutant que leur opinion soit celle des autres, j’évitai deconter mon aventure, et prétendis ne plus rien me rappeler de cequi m’était arrivé depuis le naufrage de la Dame Altière,jusqu’au moment où j’avais été rencontré, c’est-à-dire en l’espaced’une année.

Il me fallut agir avec la plus extrême circonspection pouréviter qu’on ne me crût atteint d’aliénation mentale. J’étais hantépar des souvenirs de la Loi, des deux marins morts, des embuscadesdans les ténèbres, du cadavre dans le fourré de roseaux. Enfin, sipeu naturel que cela puisse paraître, avec mon retour à l’humanité,je retrouvai, au lieu de cette confiance et de cette sympathie queje m’attendais à éprouver de nouveau, une aggravation del’incertitude et de la crainte que j’avais sans cesse ressentiespendant mon séjour dans l’île. Personne ne voulait me croire, etj’apparaissais aussi étrange aux hommes que je l’avais été auxhommes-animaux, ayant sans doute gardé quelque chose de lasauvagerie naturelle de mes compagnons.

On prétend que la peur est une maladie ; quoi qu’il ensoit, je peux certifier que, depuis plusieurs années maintenant,une inquiétude perpétuelle habite mon esprit, pareille à cellequ’un lionceau à demi dompté pourrait ressentir. Mon trouble prendune forme des plus étranges. Je ne pouvais me persuader que leshommes et les femmes que je rencontrais n’étaient pas aussi unautre genre, passablement humain, de monstres, d’animaux à demiformés selon l’apparence extérieure d’une âme humaine, et quebientôt ils allaient revenir à l’animalité première, et laisservoir tour à tour telle ou telle marque de bestialité atavique. Maisj’ai confié mon cas à un homme étrangement intelligent, unspécialiste des maladies mentales, qui avait connu Moreau et quiparut, à demi, ajouter foi à mes récits – et cela me fut un grandsoulagement.

Je n’ose espérer que la terreur de cette île me quittera jamaisentièrement, encore que la plupart du temps elle ne soit, tout aufond de mon esprit, rien qu’un nuage éloigné, un souvenir, untimide soupçon ; mais il est des moments où ce petit nuages’étend et grandit jusqu’à obscurcir tout le ciel. Si, alors, jeregarde mes semblables autour de moi, mes craintes me reprennent.Je vois des faces âpres et animées, d’autres ternes et dangereuses,d’autres fuyantes et menteuses, sans qu’aucune possède la calmeautorité d’une âme raisonnable. J’ai l’impression que l’animal vareparaître tout à coup sous ces visages, que bientôt la dégradationdes monstres de l’île va se manifester de nouveau sur une plusgrande échelle. Je sais que c’est là une illusion, que cesapparences d’hommes et de femmes qui m’entourent sont en réalité devéritables humains, qu’ils restent jusqu’au bout des créaturesparfaitement raisonnables, pleines de désirs bienveillants et detendre sollicitude, émancipées de la tyrannie de l’instinct etnullement soumises à quelque fantastique Loi – en un mot, des êtresabsolument différents de monstres humanisés. Et pourtant, je nepuis m’empêcher de les fuir, de fuir leurs regards curieux, leursquestions et leur aide, et il me tarde de me retrouver loin d’euxet seul.

Pour cette raison, je vis maintenant près de la large plainelibre, où je puis me réfugier quand cette ombre descend sur monâme. Alors, très douce est la grande place déserte sous le ciel quebalaie le vent. Quand je vivais à Londres, cette horreur étaitintolérable. Je ne pouvais échapper aux hommes ; leurs voixentraient par les fenêtres, et les portes closes n’étaient qu’uneinsuffisante sauvegarde, je sortais par les rues pour lutter avecmon illusion et des femmes qui rôdaient miaulaient après moi, deshommes faméliques et furtifs me jetaient des regards envieux, desouvriers pâles et exténués passaient auprès de moi en toussant, lesyeux las et l’allure pressée comme des bêtes blessées perdant leursang ; de vieilles gens courbés et mornes cheminaient enmarmottant, indifférents à la marmaille loqueteuse qui lesraillait. Alors j’entrais dans quelque chapelle, et là même, telétait mon trouble, il me semblait que le prêtre bredouillait de «grands pensers » comme l’avait fait l’Homme-Singe ; ou bien jepénétrais dans quelque bibliothèque et les visages attentifsinclinés sur les livres semblaient ceux de patientes créaturesépiant leur proie. Mais les figures mornes et sans expression desgens rencontrés dans les trains et les omnibus m’étaientparticulièrement nauséeuses. Ils ne paraissaient pas plus être messemblables que l’eussent été des cadavres, si bien que je n’osaiplus voyager à moins d’être assuré de rester seul. Et il mesemblait même que, moi aussi, je n’étais pas une créatureraisonnable, mais seulement un animal tourmenté par quelque étrangedésordre cérébral qui m’envoyait errer seul comme un mouton frappéde vertige.

Mais ces accès – Dieu merci – ne me prennent maintenant que trèsrarement. Je me suis éloigné de la confusion des cités et desmultitudes, et je passe mes jours entouré de sages livres, clairesfenêtres sur cette vie que nous vivons, reflétant les âmeslumineuses des hommes. Je ne vois que peu d’étrangers et n’ai qu’untrain de maison fort restreint. Je consacre mon temps à la lectureet à des expériences de chimie, et je passe la plupart des nuits,quand l’atmosphère est pure, à étudier l’astronomie.

Car, bien que je ne sache ni comment ni pourquoi, il me vientdes scintillantes multitudes des cieux le sentiment d’uneprotection et d’une paix infinies. C’est là, je le crois, dans leséternelles et vastes lois de la matière, et non dans les soucis,les crimes et les tourments quotidiens des hommes, que ce qu’il y ade plus qu’animal en nous doit trouver sa consolation et sonespoir. J’espère, ou je ne pourrais pas vivre. Et ainsi se terminemon histoire, dans l’espérance et la solitude.

Share
Tags: H. G. Wells