Chapitre 1 Où Pastouré, jouant le rôle du chœur antique, met le public au courant des événements qui nous intéressent.
Pastouré, dit Parlo-Soulet, étant seul, dans son lit, chez son frère, aux Cabanes-Vieilles, parlait, comme à son ordinaire, haut et clair.
« Je me l’étais bien dit, que Maurin n’était pas mort. C’était vrai pourtant que ce vilain charbonnier, ce mascaré (noirci), ce diable noir l’avait attaqué au beau milieu de la nuit, pendant que lui, Maurin, assis dans sa cabane de branches, comme il me l’a conté, attendait le sanglier.Il était à l’espère, Maurin, et – je le sais par mon expérience –quand on est ainsi à l’affût, on a l’oreille bien ouverte, on entend les plus petits bruits ; mais on se méfie de soi-même,parce que les petits bruits, dans la forêt, vous font l’effet d’un tapage. Une pomme de pin qui tombe vous fait sursauter, on se dit : « Voilà les sangliers ; ils sont plusieurs,toute une bande ! » et de sangliers il n’y en a point… Ou bien, au contraire, on les entend bouïguer (affouiller le sol) et l’on se dit : « Ce n’est rien, c’est un écureuil qui fait tomber une pigne ! » La nuit on est trompé facilement,dans la forêt, par le vent, par les ombres, par tout. Alors Maurin,qui avait entendu la broussaille remuer un peu autour de lui, s’est pensé comme ça en lui-même : « Ce n’est rien ! » Et c’était ce méchant mascaré, ce Grondard, qui,le sachant là parce qu’il l’avait épié, s’approchait avec son fusil… Nom de pas Dieu ! Il me semble que je le vois !…Il devait avec prudence avancer d’un pas toutes les cinq minutes au plus ! Tout en un coup, il passe le canon de son fusil à travers les branches de la cabane, mais alors Maurin comprend cequi arrive… Il empoigne le canon de l’arme et le détourne delui ; le coup part, et le manque !…
« C’est là qu’il a montré de l’esprit,notre Maurin : il a poussé un grand cri terrible, comme unhomme blessé à mort, de manière à faire croire à Grondard que lachose pour laquelle il était venu était faite. Et en effet, lecoquin, croyant avoir réussi son coup, a filé vivement, au galop,mon homme ! Et bien content sans doute !… Les gens qui nesavent rien ont conté que Maurin, au moment où il a été attaqué,venait justement de décharger les deux coups de son fusil sur lessangliers… Ce n’est pas vrai, comme de juste, vu que les sangliersauraient senti ou entendu venir Grondard s’ils avaient été par là…Et comment, enfoui comme il l’était sous les branches, Maurinpouvait-il se défendre autrement que par cette ruse de tomber encriant : « Ma mère ! Je suis mort ! » Ilest sorti ensuite, son fusil en main dès qu’il a entendu son ennemigaloper dans le bois, mais allez donc voir, en pleine nuit, unhomme qui court sous les bruyères ! Ça n’est pas possible mêmeen plein jour. Enfin, tout est bien qui finit bien, les méchantsn’ont pas toujours la victoire et, pour cette fois, Maurin estsauvé…
« C’est égal, il se fait tropd’ennemis : d’abord Grondard ! Celui-là croit que c’estMaurin qui a tué son père, une canaille connue pour canaille par lemonde entier ; puis Sandri, dont il a pris la fiancéeTonia ; puis Orsini, le père de Tonia, qui aimerait mieux quesa fille épousât le gendarme ; puis ce richard Caboufigue,qu’il empêche d’être député ; puis Tonia elle-même qui, étantCorsoise, a une manière d’aimer terrible et qui, s’il la rendjalouse, pourra bien lui donner, un de ces quatre matins, un coupde son aiguille corse… Il ne se méfie pas assez des femmes,Maurin ; c’est son péché. Il les aime toutes, il a tort… elleslui joueront un mauvais tour… c’est moi Parlo-Soulet qui me le disà moi-même !
« Qu’heureusement, pour le quart d’heure,il semble que ses amis ont le dessus.
« Ce M. Rinal, qui aime Maurin, avéritablement de belles connaissances, il a des amis dans legouvernement et, l’autre jour, à ce ministre qui est venu le voir àBormes, il a demandé de sauver Maurin qui se le mérite ! Ettoutes ces maudites affaires si embrouillées, tous cesprocès-barbaux qu’on lui fait chaque fois qu’il prendparti pour la justice juste contre les coquins et les imbéciles,tout ça va être oublié, tout ça sera bientôt comme si ça n’avaitjamais été, ni vu ni connu, et les ennemis de Maurin, les Grondardet les Sandri en tête, auront, mes beaux anges de Dieu ! unnez long comme d’ici aux Martigues. Après ça, de sûr, il s’en ferafaire d’autres, des procès-barbaux, parce que la force de la natureest là, pechère ! mais pendant quelque temps il pourrarespirer, pas moins ! Pas longtemps, bien sûr, parce quec’est, je dis, sa nature d’attirer les procès-barbaux, comme on ditque les cyprès attirent les éclairs et le tonnerre.
« Que voulez-vous attendre d’un homme quine veut que la vraie justice en ce monde ? Celui-là je me lecomprends – est un homme qui aura toujours contre lui lesimbéciles ; et les imbéciles sont une armée, je vous dis, toutle monde en est !
« Que voulez-vous attendre d’un homme quiforce un Caboufigue à lui signer un papier par lequel ce richards’engage à ne pas essayer seulement d’être député ! C’est semettre contre lui un citoyen plus puissant que le Bon Dieu en cemonde, car l’argent, mes amis, l’argent est le roi de toutes lesrépubliques.
« Et le jour où Verdoulet a tué Grondard(car c’est Verdoulet, je le sais ; sa femme, qui est unebavarde, a fini par conter toute l’affaire), le jour où Verdoulet atué Grondard, pourquoi Maurin – qui l’a vu – lui a-t-il dit :« Je ne te vendrai jamais ! » Il aurait dû luidire : « Je ne te vendrai pas, à moins qu’on m’accusemoi. » Mais non, il a promis de ne rien dire, et comme il apromis il tiendra ; qué couyoun !
« C’est pourtant cela, jusqu’ici, qui estla plus mauvaise accusation de toutes celles que je connais contrelui, vu qu’il s’agit de la vie d’une manière d’homme, quoiqueGrondard fût un diable ; mais il avait une figure comme vouset moi – ce qui n’était pas juste.
« Et pourquoi, je vous le demande, Maurinse laisse-t-il accuser, puisqu’il connaît qui a fait le coup ?Ce Grondard était un criminel, que le peuple d’ici appelait laBesti ; on l’appelait aussi l’Ogre, pourquoi ildonnait la chasse, dans les bois, aux petits enfants qu’ilrencontrait. Le jour qui a été celui de sa mort, il poursuivait unefillette qui portait à son père, dans le bois, le dîner de midi.Verdoulet le voit, de loin, prêt à mal faire, et d’un coup defusil, il l’abat comme un chien enragé. Maurin n’avait qu’à ne passe montrer et à tout de suite filer. Mais non, il dit àVerdoulet : « Tu as bien fait ! et je te promets« de ne rien dire. » Alors, qu’arrive-t-il ? queVerdoulet, quand on accuse Maurin devant lui, des fois, il a l’airde laisser dire, de croire, comme les autres, que Maurin a fait lecoup… Un bon coup pourtant, un fameux coup ! car il adébarrassé le pays d’un homme abominable, d’un voleur, d’un bandità craindre, d’un citoyen comme il n’en faudrait pas ! d’uncoquin pire que les pires !… Mais allez faire comprendre aumonde la vraie justice !… Il faut un Maurin pour croire quecela est possible, et il en paiera la farce à la fin,pechère ! sans que moi je puisse rien faire que le voir, etm’en plaindre à moi-même, – puisqu’il ne veut pas que je parle, etattendu que ce qu’il veut je le ferai toujours. »
S’étant ainsi donné à lui-même d’abondantesexplications qui ne sont pas toutes rapportées ici, Pastouré setourna dans son lit sur le flanc droit et s’endormit engrommelant.
Maurin, le cœur léger, car les démarches deM. Rinal avaient réussi et toutes ses affaires étaientclassées autant dire effacées, amnistiées par faveur spéciale –Maurin traversait la route qui va du Don à La Molle.
Hercule, depuis un instant, disait avec saqueue – et il n’y avait pas à s’y méprendre – que des perdreauxétaient par là ; mais à chaque fois qu’il pointait, la queueraide, il se retournait, regardant son maître, et de la queueaussitôt frétillait.
« Je le comprends, dit Maurin, ce sontbien des perdreaux, mais d’une espèce particulière… c’est lesperdreaux de Saulnier, qué ? Tu baisses maintenant la queue ettu t’aplatis contre terre ?… C’est donc que tu as reconnu lerenard de Saulnier… Et la belette, tu n’y songes pas, tu laméprises ? »
Les choses étaient bien comme le disaitHercule.
Maurin aperçut bientôt les perdreaux qui,courant dans la poussière du chemin à grandes petites enjambées etramant un peu l’air de leurs ailes soulevées à demi, s’allèrentréfugier entre les pattes du renard étendu sur un long tas decailloux au bout duquel Saulnier, assis, levait et abaissait samasse, brisant entre ses jambes les gros galets du torrentvoisin ; et il avait, l’homme, une étrange figure avec cesdeux gros cercles noirs grillagés qui masquaient ses yeux.
« Et ta belette ? dit Maurin.
– Elle s’est mise, dit Saulnier, en sûretésous la queue ramée de mon renard, à son habitude, dès qu’elle t’aentendu marcher.
– Bonjour, la compagnie ! c’est le cas dele dire, répliqua Maurin ; vous allez tous bien, je levois.
« Chè novo ?
– Il y a de neuf des choses pour toi, ditSaulnier. Des amis te cherchent partout. On ne t’a plus vu nullepart, ni le conducteur de la diligence, ni les forestiers, niGrondard, ni l’aubergiste des Campaux, ni celui du Don, nipersonne.
– Ma vieille mère était un peu fatiguée, ditMaurin, je la veillais…
– On raconte, dit Saulnier, que contre toi iln’y a plus de plaintes en ce moment et qu’on ne te chasseplus ?
– C’est vrai, mais si des amis me cherchaient,pourquoi était-ce ?
– À Bormes, chez M. Rinal, on a desnouvelles à te donner.
– Bonnes ?
– Ni bonnes ni mauvaises. C’est rapport à lapolitique.
– Bon, j’y vais, dit Maurin.
– Ce n’est pas tout… » fit l’autre selevant et posant sa masse pour soulever son chapeau d’une maintandis que du revers de l’autre il s’essuyait le front…
Cela fait, il regarda Maurin en mettant undoigt sous un de ses yeux masqués et dit finement :
« Il y a autre chose.
– Et quoi ? Tu es plus parlant, àl’ordinaire.
– Quand ça presse, je vais plus vite, ditSaulnier… Et il est vrai que ça presse, mais c’est une presse quipas tant ne presse, je le calcule.
– Galégès ! (tu plaisantes !) Tufiniras, puis ! Mais… bougre ! ton renard est unefemelle, je pense ! Voilà les perdreaux dérangés et aussi labelette, par mon chien qui à ta renarde fait des manièresaimables.
– Eh ! eh ! dit Saulnier, eh !eh ! mon renard et ton chien pourraient faire ensemble despetits qui seraient de fameux chasseurs. J’ai vu pareille chose,une fois. »
Maurin fit semblant de n’être paspressé ; il savait qu’à ses heures ce brave Saulnier aimait àcauser une briguette (un brin) et que c’était son amusement,parfois, à cet homme toujours seul sur les routes, de faire traînerses histoires afin d’impatienter le monde. Et plus ons’impatientait, plus alors Saulnier vous faisait attendre la chose,lorsque, bien entendu, il n’y avait à cela pour vous ni périls nirisques.
« Alors, tu as vu ça une fois déjà,Saulnier ?
– Oui, dit Saulnier. C’était au dernierméchant hiver que nous avons eu en ce pays. J’étais alorscantonnier de l’autre côté des Maures, à Pierrefeu où sontmaintenant les fous, pechère ! Et ma maisonnette était dans laplaine. J’avais une chienne de garde, très bonne, de la grosseurordinaire, une chienne de berger. Elle gardait si bien, qu’auxcabréïrets qui, la nuit, parlaient tout seuls, dans le lointain dela colline, elle aboyait deux heures de temps, jusqu’à m’éveiller,la pauvre ! et à m’empêcher de dormir. Puis, vint cet hiver siméchant, et pendant des nuits, elle qui m’éveillait d’habitude àforce de crier au voleur sous mon fénestron, elle ne ditplus rien. Et alors ce silence me tenait éveillé d’inquiétude etaussi de curiosité. Je pensais : « Il y a quelquechose. » Qu’aurais-tu pensé à ma place, Maurin ?
– Comme toi ! » fit Maurin quis’encourageait à la patience.
Et il se disait : « Si j’ai l’air depenser à ce qu’il doit me dire de principal, sur ce qu’on mecherche, il la fera plus longue cent fois, son histoire ; ehbien, c’est moi qui, au contraire, par ma patience, l’attraperai,ce brave Saulnier ! Il faut lui passer cela… Ici,Hercule ! »
Hercule posait sa patte, gentiment soulevée,sur le dos de la renarde qui retroussait ses babines. Et Herculefaisait claquer ses dents, ce qui est, chez les chiens, un signed’ardent amour.
« J’écoute toujours », ditMaurin.
Saulnier ôta ses œillères. Ses yeuxpétillants, à cause qu’ils avaient paru si grands sous le cerclenoir des lunettes, paraissaient maintenant bien plus petits quenature et ils brillaient de la même malice que les yeux des petitssylvains, fouines, belettes, écureuils.
« Tu as raison, d’écouter, dit Saulnier,car l’histoire est bonne. Je pensais donc : « Il y aquelque « chose. » Et je surveillais la chienne,c’est-à-dire que je me levais plusieurs fois chaque nuit pourtâcher de surprendre ce qui l’occupait et la rendait silencieuse.Jamais je ne vis rien… »
Saulnier s’arrêta. Ses yeux lançaient de lajoie. Sa patte-d’oie aux tempes se plissait comme la mer qui ritsous le vent. Les rides qui partaient du coin de son nez souriaientaussi de singulière façon ; et la vie mystérieuse,inexprimable, innombrable, s’écrivait ainsi, sur toute sa face, enhiéroglyphes parlants qui disaient justement ce que ne disaient passes lèvres.
« Et, fit Maurin paisible comme un Arabeau repos, l’histoire s’arrête là ?
– À peine si elle commence ! »déclara Saulnier.
Maurin s’assit sur le tas de pierres, sonfusil entre les jambes.
« Voilà, reprit Saulnier, un fusil qui,en ce temps ci, peut te faire arriver encore des ennuis. Tu doispourtant, compère, en être fatigué, des procès-verbaux. La chasse,depuis hier, est fermée.
– Eh ! répliqua Maurin, ne vois-tu pasque je rapporte, censément, mon fusil à la maison ? »
Tous deux se mirent à rire, d’un air égalementmalicieux. « Et puis, expliqua Maurin, tu sais bien que jechasse les aigles ! c’est bête puante, à tuer en toute saison.Le renard aussi.
– Ne dis pas du mal des renards, fit Saulnier,et songe que l’aigle ne se çasse pas (chasse pas) au chiend’arrêt !
– Je te demande bien excuse, protestaMaurin ; je peux prouver qu’un chien est le meilleur appâtpour attirer les aigles. »
À ce souvenir qui évoquait la mésaventure deSecourgeon, ils s’esclaffèrent si fort que Saulnier, fatigué derire debout, se mit à pouffer courbé en deux, une main sur chaquegenou. Il eût été, sans cela, forcé de s’asseoir : le rire lesecouait comme un mistral qui abat des prunes secoue unprunier.
« Et ton histoire ? dit Maurin.
– Ah ! dit Saulnier en respirantlargement, depuis ma jeunesse je n’avais pas ri ainsi ! et sià Secourgeon je pensais tout le temps, jusqu’à ma retraite j’enrirais !
– Tu auras une retraite ?
– Tout homme finit par là. À quelques-uns onla paie en argent, à tous en infirmités bien laides… Pour t’enrevenir à mon histoire, il tomba un jour une grosse neige, et lelendemain matin, je trouvai près de ma maison, aux entours, destraces de pattes marquées qui n’étaient pas de ma chienne…« Ça, dis-je, ça doit être d’un loup. Les froids si durs fontdescendre les loups de la montagne. » Alors j’emprisonnai machienne dans une manière d’étable qui avait autrefois servi à unâne et qui fermait passablement. Et, la nuit, j’épiai pourquoi j’aitoujours aimé savoir comment les bêtes sauvages elles secomportent. J’épiais, je guettais, gueïràvi… Le loup vint.Il faisait un ciel tout clair où parpillotaient les étoiles ets’espandissait une grosse lune, large et luisante comme un chaudronneuf, mon ami… Le loup vint et je le vis. Il s’avança vers macabane, pas beaucoup vite, son museau pointu bien tendu en avant,flairant sa route dans l’air, les oreilles droites, espérant lebruit… Il s’arrêta et je regardai l’heure à ma montre, au clair delune, pensant qu’il avait son heure et que le lendemain, en metenant à l’affût un peu avant son moment, je le pourrais tuer à monaise. Alors, je commençai à entendre ma chienne qui ne disait rienmais qui grattait… Elle grattait la terre sous la porte et de tempsen temps se plaignait. Mais elle ne jappait pas et ne hurlait pas.Elle n’avait pas peur du loup, mon homme, elle n’en avait pas peur,non ! elle le désirait au contraire, comme les belles fillesn’en ont semblablement pas peur, hé ? tu me comprends,hé ? Elle le voulait, le loup, quoiqu’elle ne fût qu’unechienne. Elle le demandait, le pleurait, l’appelait et toujoursgrattait la terre. Le loup s’approcha de la porte, et doucement, ils’assit. Je me régalais, je t’assure, à être témoin de pareillechose, quoiqu’à la fin je me dis : « Si elle parvient àsortir, noum dé pas Diou ! il me la mangera ! » Maisje réfléchis bientôt que si depuis plusieurs nuits elle se taisait,c’était, la mâtine, pour le recevoir, et que pas plus cette nuit-cique l’autre il ne la mangerait ! au contraire ! « Aucontraire, que je me dis, ils doivent s’embrasser et s’égayerensemble. Ça m’amuserait de les voir… » Et j’eus cetamusement. Par-dessous la porte, comme je le pus juger lelendemain, elle se creusa un trou par où, en s’aplatissant, elleparvint à sortir, attendu qu’au-dessus de son dos, dans la portevermoulue, un gros morceau de bois se cassa, qu’elle avait mordu.Et donc elle alla vers le loup qui, se levant, fit un saut de côté,comme un chien qui joue.
« Et elle alla encore vers lui et ilsauta encore, puis se décida à tourner autour d’elle avec encoreles mêmes petits sauts, et leurs queues à tous les deux battaientd’un air de dire : « Quel bonheur de serevoir ! »
« Et longtemps ainsi, tout noirs sur laneige blanche, sous la lune claire, ils dansèrent ensemble de-cide-là, à te ravir, mon homme, tant on comprenait leur plaisir…Puis, tout en un coup, ils s’arrêtèrent le nez sur le nez, puis metournèrent le dos en même temps, et côte à côte s’en allèrent augalop ; et loin, loin, dans la plaine blanche de neige, entreles longues raies de souches, je pus les voir filer, filer ensembledu côté du Nord dans l’Alpe, je parie, d’où jamais plus ne revintma chienne amoureuse d’un loup… »
Le vieux Saulnier se tut pendant quelquesminutes. Ses yeux étaient perdus dans le vague. Il songeait aubonheur qu’avaient dû ressentir les deux bêtes libres, siamoureuses. Et comme lui Maurin rêvait, car l’amour entraîne auxsongeries tous les hommes également, quels qu’ils soient et à toutâge.
Enfin, Saulnier conclut :
« … Et je calcule, ami Maurin, que siavec ton chien ma renarde faisait des petits, ça ne ferait pasencore d’aussi bons petits pour la chasse comme en aurait fait,avec mon loup, ma chienne tant amoureuse ! »
Maurin ne s’impatientait plus, il n’enfinissait pas de rêver à ces amours libres.
« Des petits de cette race, ainsi mêlée,dit-il, je donnerais beaucoup pour en avoir… Mais qui sait ?Le loup te l’aura mangée. Elle te serait, sans ça, revenue.
– Pour sûr, qu’elle serait revenue ! Elleaurait quitté, pour revenir à son maître, le meilleur os dumeilleur gigot… mais non l’amour de son loup, ma chienne, – vu quepour l’amour, tu le sais mieux que personne, les filles quittentpère et mère, – et même pour l’amour d’un loup… Et pour t’enarriver, par ce chemin détourné, à ce que j’ai de pressé à te direet qui t’aregarde toi et Tonia, Maurin, apprends que tousles jours elle quitte, amoureuse du loup, la maison de son pèreOrsini ; et, depuis que tu t’es échappé, à la Verne, des mainsde Sandri, tous les jours elle va demander si tu as reparu à lacantine du Don. Quand elle te crut mort, imagine-toi bien qu’elleen a été malheureuse à mourir. Sur le moment, elle resta commemorte et on eut toutes les peines du monde à la ramener àelle-même. Et depuis ce temps, on l’a vue, plus d’un coup, pleurer,pleurer – qu’elle en maigrit comme un loup d’hiver ! Ce quiest entre vous, c’est toi que ça regarde, mais de voir pleurer unejolie fille, ça fend les rochers… Elle est jolie, cette Tonia…C’est pourquoi en allant à Bormes, réfléchis, mon homme, à ce quetu as à faire. Et sur cela, bon voyage, car je savais bien que tudeviendrais pressé dès que je t’aurais dit mon histoire. Fais taroute et me laisse reprendre le bon travail, un peu trop dur ettoujours le même, mais qui du moins réchauffe aussi bien qu’un coupd’aïguarden. »
Maurin, fouillant dans son sac, en retira sagourde qu’il tendit à Saulnier.
« Ça n’est pas de refus… À la bouanosarù ! »
Il leva le coude, fit claquer sa bouche,essuya ses lèvres de son bras et dit :« Gracias ! »
Maurin reprit sa gourde, Serra la main deSaulnier, se leva et partit suivi d’Hercule, qui s’éloignait àregret de la renarde un peu dédaigneuse.
Saulnier s’assit, remit ses œillères etressaisit sa masse dont il martelait les galets entre ses piedsétendus.
Un à un les perdreaux, pour regagner lapoussière du milieu de la route, sortirent d’entre les pattes durenard…
Et la belette sortit de dessous sa queue,pendant qu’il allongeait paresseusement son museau pointu sur sespattes croisées.
Curieux d’étudier une figure si parfaite enson genre, le dilettante Cabissol avait donné à Caboufiguel’assurance qu’en toute occasion il le trouverait prêt à le servirde ses conseils ou de son appui. Le moment ne tarda pas à seprésenter.
Un terrible scandale financier venaitd’éclater par toute la France, plus retentissant et plus malfaisantqu’une machine infernale. Des millions de marmites anarchistesbourrées des explosifs les plus puissants eussent été moinsdévastatrices que cette catastrophe de Bourse. Les petites épargnesfurent atteintes dans leur source. Les vraies marmites furentrenversées sur tous les foyers. On voyait, dans les prairies deFrance et dans les bois des Maures, des paysans assis sur leurcharrue, ou assis à terre et tenant la corde de leur vache maigrequi broutait l’herbe du voisin, en train de lire et de relire avecune avidité morne les feuilles à un sou qui leur annonçaient leurruine. Un de ceux-là fut rencontré par Maurin. Il pleurait de rage,et de rage il se mordait les poings.
« Qu’as-tu ? lui demanda Maurin.
– Je n’ai plus rien, gémit le laboureur.J’avais dix mille francs. Les gueux me les ont volés.
– Et, dit Maurin, pourquoi les avais-tumis là-dedans, sinon avec l’espérance qu’ils te rapporteraient dixfois plus que ce qu’honnêtement ils rapportent dans les caissesd’épargne ?
– C’est vrai, soupira l’homme.
– Et si tous les autres s’étaient ruinés,dit Maurin, et que tes dix mille francs t’en eussent rendu, à toiseul, cent mille ?
– Je me f… pas mal des autres ! ditl’homme.
– Alors, répliqua Maurin, rage et pleure,mon fiston, ta misère me fait rire. Tu n’es qu’un apprentibourgeois. Pauvre France ! »
À l’école de M. Rinal, le fils de Maurinn’apprenait pas seul, comme on voit. Le père retenait quelque chosedes leçons du vieux philosophe ; et son esprit, déjà bienouvert autrefois, avait à présent des fenêtres nouvelles quidonnaient sur l’horizon large et triste de la vérité sociale et del’égoïsme humain.
« Pauvre France ! » était lemot qui revenait le plus souvent, à cette heure, sur les lèvres deMaurin. C’est une parole que prononce volontiers le paysanprovençal. Il dit : « Pauvre moi ! » pour seplaindre ; « Pechère ! » pour plaindre les mauxindividuels de son semblable, mais il dit : « PauvreFrance ! » pour plaindre les maux qui lui semblentatteindre la vitalité de tout le pays.
Le spéculateur Caboufigue fut compromis. Lesjournaux mêlèrent son nom aux pires diatribes. Corrupteur, maisaussi corrompu – il l’avait été. Sa face large où florissait jadisle contentement cessa de sourire béatement. Les responsabilitésentrevues lui ôtèrent le sommeil. En quelques jours, il maigritétrangement ; il disait : « La peau de mes jambessemble un pantalon ! » Ce que la conscience ne peut faireen de pareils êtres – puisqu’ils n’en ont point – la peur le fit enlui. Il eut des remords. La nuit, il était en proie à d’effrayantscauchemars. Ce grotesque devint tragique. Il s’attendaitconstamment à voir s’ouvrir sa porte devant les gendarmes ; ilallait, pensait-il, être arrêté, lui aussi, après tant d’autres. Lasonnette électrique de son portail monumental le faisaittressaillir quand la main du facteur la mettait en vibration. Ilétait dans une île, et il avait peur du continent. Il montait sursa tour, armé d’une longue lunette marine, pour surveillerl’arrivée de la moindre embarcation dont il cherchait àreconnaître, du plus loin, les passagers. Une ombrelle sur lesgenoux d’une dame lui paraissait une écharpe de commissaire. Et ledésespéré Caboufigue perdait chaque jour encore un peu de sonpoids. « Je me fonds », disait-il. Il fondait en effet,comme l’étain sur une pelle rougie. En cet état, n’y tenant plus,il implora, par un intermédiaire, le secours de M. Cabissol.Il ne pouvait, il n’osait faire écrire à personne. Il voulutcauser. Il demandait une entrevue. Verba volant. Ilsuppliait M. Cabissol de le faire rencontrer avec Maurin dontl’influence lui paraissait surnaturelle, depuis qu’il lui devait sacroix. M. Cabissol répondit :
« Trouvez-vous à Hyères, tel jour, àtelle heure. J’ai fait prévenir Maurin ; nous le rejoindronsen voiture. Le prétexte est la chasse. Arrivez en chasseur ;ça vous distraira, car les journaux me font deviner le sujet de vosinquiétudes. »
Si Caboufigue fut exact, on peut l’imaginer.D’Hyères, il partit avec M. Cabissol, en voiture, pourrejoindre Maurin aux environs de la Verrerie, près de Bormes.
Maurin les attendait.
« Nous avons, dit-il, relevé des trous deblaireau et pris les chiens qu’il faut. Allons-y ! La voiturevous attendra à l’auberge, près d’ici. »
Les trois chasseurs, Maurin, Cabissol,Caboufigue, se mirent en marche.
« Nous trouverons là-bas Pastouré quidégarnit de broussailles à coup de « vibou » les abordsdu trou.
– M. Caboufigue, dit Cabissol,désire vous parler, Maurin, il a peur et voici lescauses… »
M. Cabissol raconta, plein d’ironie, lesconfidences qu’en route Caboufigue lui avait faites.
« Eh ! dit Maurin, que puis-je àcela ?
– Je voudrais, dit Caboufigue, tout blêmeet les mains tremblantes, qu’à la même personne par qui tu m’asdonné l’honneur, tu écrives encore…
– De te le rendre ? fit Maurin.
– De veiller sur moi, s’écria Caboufigueéperdu.
– Si les choses parlent contre toi,répliqua Maurin, qu’y pourra-t-elle ?
– Écris toujours. Il se peut faire qu’uneparole… par hasard… Enfin, je ne sais pas, murmura Caboufigueaffolé.
– Que crains-tu, mon pauvreCaboufigue ?
– Rien et tout.
– Qu’as-tu fait de mal ?
– Ce qu’ont fait tous les autres ;mais mon nom n’est écrit nulle part. Si un homme se tait, je suissauvé.
– Et qui est cet homme ?
– Tout justement, dit Caboufigue, c’estle mari de cette personne…
– Mais, dit Maurin, ta fortune nem’inspire pas beaucoup de pitié. Quel intérêt avons-nous, nousautres pauvres honnêtes gens, à te rendre un pareil service ?En quoi ça servira-t-il la justice, seulement un tout petitpeu ?
– Vous y avez le même intérêtqu’autrefois, répliqua Caboufigue ingénument, car si on me mêlepubliquement à tout cela, je me présenterai à la députation, malgrél’engagement que j’ai pris avec toi, et, dussé-je y dépenser lamoitié de ma fortune, j’arriverai contre tous.
– Oh ! oh ! dit Maurin, voilàdonc un cochon qui fuit tête aux chiens, tout comme un sanglier…Mais sans parler de l’engagement que tu as pris envers nous de nepas te présenter, es-tu bien sûr que, compromis comme tu l’es, tune t’achèverais pas en te livrant au jugement des électeurs ?Ils pourraient bien, s’ils ne t’envoient pas à la Chambre,t’envoyer aux galères, l’ami !
– Je ne serai jamais assez compromis pourça. Je n’ai pas fait de choses très coupables, je te le jure, ditCaboufigue. J’ai fait comme tout le monde, de petites saletés… maisje n’ai rien de si grave contre moi que j’aie tant à craindre.C’est à ma croix surtout que je tiens.
– Et tu t’imagines bonnement, dit Maurin,que dans l’état où te voilà, on te nommerait député, même si tuversais de l’or comme d’une corbeille ? Et pour quoicomptes-tu l’opposition que moi je te ferai, d’abord ?
– Tu me feras une opposition loyale, ditpiteusement Caboufigue, je te connais : tu es un brave hommeau fond.
– Je vois ton affaire, dit Maurin, tu esde ceux qui cachent leurs manigances, leurs voleries, leursintrigues intéressées, sous les grands mots, sous le grand fla-fla.Tu cries à qui veut l’entendre : « C’est pour lapatrie ! c’est pour la France ! allons là-bas ouici ! il faut faire cette guerre-ci ou celle-là. C’estl’honneur du drapeau ! » Mais en dessous tu fais tespetites saletés !… Ne compte pas sur moi en rien, que tu medégoûtes par trop ! Quant à ta candidature, tu y as –souviens-t’en – renoncé. Cette raison dispense des autres. Je t’aidécoré pour ça ! Et c’est assez, puisque c’est trop. Aie unpeu de honte, que diable !
– M. Caboufigue a raison à son pointde vue, fit observer M. Cabissol narquois. La députation leréhabiliterait.
– Réfléchis encore, Maurin, insistaCaboufigue, nous en reparlerons ce soir.
– C’est tout réfléchi, déclaraMaurin.
– Non, non ! fit l’entêtéCaboufigue, tu n’as pas dit ton dernier mot. Pour ma candidature,je comprends que tu sois contre moi, mais tu écriras bien un petitmot à la dame. Qu’est-ce que ça te coûte ?
– Tu es un beau gueusas ! dit Maurinen dévisageant Caboufigue, je n’ai rien à te répondre. J’ai besoinde ne pas perdre la peau d’un ou deux blaireaux. Tu vas venir lestuer avec moi, si cela t’amuse, et tu reprendras ta voitureaprès. »
Caboufigue suivit, espérant qu’avant la fin dela chasse il viendrait à bout de toucher le cœur de son vieuxcamarade d’enfance.
« Tu sais, Caboufigue, les blaireaux,c’est de leurs poils qu’on fait les pinceaux à barbe : nousallons de ce pas travailler pour toi. »
Pendant ce temps, Pastouré sarclait ferme labroussaille et ayant mis à découvert, sur la pente de la colline,les trous des blaireaux, il retenait ses chiens en se disant bienhaut :
« Nous les aurons ! ils sont deux,je les entends qui grattent. Il tarde bien, ce Maurin, pour amenerson homme qui, d’après ses explications, est un pas grand-choseavec tout son or, ni bien heureux, pechère !… Et moi qui leplains encore ! Tout ce qui arrive à cette heure, la ruine detant d’imbéciles qui croient qu’on peut tuer à la fois six lièvresd’un coup en enfilade, ça me semble pain bénit. Tout se paie,cambarades, même les bonnes leçons… Ah ! voilà lesmessiés !… C’est vrai qu’il a l’air, avec sa double couenne,d’un seigneur de porcherie !… Or ça, l’essentiel aujourd’huiest de tuer le rabà (blaireau). »
Maurin posta Caboufigue etM. Cabissol ; il leur expliqua :
« Quand le chien de petite taille seraentré par ce trou, le rabà ne tardera pas à sortir par cet autretrou à côté. Alors visez au nez, avant qu’il sorte, et il est mort.Sinon il file, le petit ours, puis se met en boule, se gonfle, etalors sa peau épaisse ne laisserait pas entrer le plomb – etjusqu’au bas de la pente il roulerait jusque dans la broussaillecomme une balle élastique. Attention que le chientravaille. »
Un grand silence se fit. Le rabà montra lenez.
« À vous ! » dit polimentMaurin à Cabissol.
Le coup de feu de M. Cabissol fitretentir les échos.
Le chien tira du trou le rabà à demi mort. Unautre blaireau mit son nez hors du terrier.
« À toi, Caboufigue ! » soufflaMaurin.
Caboufigue, depuis qu’une terreur intense letravaillait, était sujet à de profonds troubles physiques de toutenature. Or, le malheureux éprouvait depuis un bon momentl’impérieux besoin de se dégonfler d’un rien, et il l’eût faitdepuis longtemps s’il avait été sûr de pouvoir agir en silence etde se garder le secret, mais il avait craint au contraire un grandéclat et le scandale qui s’en serait suivi. La conversation qu’ilvenait de soutenir avait été trop sérieuse pour qu’il y mêlâtbrusquement, même en pleine forêt, une irrévérence. Il s’était donccontenu ; mais dans la seconde précise où Maurin, en montrantle blaireau, lui dit : « À toi ! » une idéevraiment sublime s’empara de ce cerveau vulgaire : d’un côté,il allait lâcher son coup de fusil ; et de l’autre, juste enmême temps… Bref, il comptait que le fracas de la poudre couvriraitle bruit, sensiblement plus faible, qui se méditait en lui. Il visadonc le blaireau avec soin, prit bien son temps et pressa ladétente ; mais le trouble qui ne l’abandonnait plus le rendaitdistrait, maladroit, et venait de lui faire commettre unoubli ; son arme était vide de cartouches ! Le chiens’abattit avec le bruit léger d’un raté, tandis qu’un crépitementformidable sortait de Caboufigue lui-même, épouvantant le blaireauqui, de terreur, se roulant en boule, se laissa dévaler jusqu’aufond du ravin, sans que personne songeât à le doubler,tant fut impérieux le rire qui secoua tous les chasseurs, àl’exception du très honteux Caboufigue.
« Bougre ! » fit tout d’abordMaurin.
Puis, quand il eut bien ri :
« Tu es bien toujours le même, grospourceau ! s’écria-t-il. Il n’est pas difficile de deviner queça ne t’a pas échappé, car on aurait dit la bordée d’un cuirassé depremier rang !… Si ça t’avait échappé, il n’y en aurait euqu’un, tandis que nous en avons eu tout un chapelet, avec despater gros comme des cougourdes. C’est pourquoi je devine,clair comme le jour, que tu avais, ici, calculé ton affaire commetu calcules toutes celles que tu fais. Tu t’es voulu servir du plusbeau bruit qui soit au monde, celui de la poudre, pour cacher leplus honteux, auquel tu avais ton intérêt : ne dis pas non. ÔCaboufigue ! si ta candidature n’était pas morte d’avance, monhomme, c’est moi qui te le dis, tu l’aurais tuée de ce coup-là.
– Galége ! galége ! maisécoute-moi, murmura enfin Caboufigue, et fais ce que je tedemande.
– Quand tu as le gibier devant, tu tiresderrière toi, gros animal !… Je n’ai qu’à raconter cettehistoire sans plus, conclut Maurin, et tu seras ridicule, pour dessiècles, dans tout le pays du Var et dans mon royaume desMaures.
– Eh ! pardieu, fit Caboufigueimpatienté, qui est-ce qui n’a pas commis une petite faute ?Toi-même, crois-tu que le monde t’approuverait, s’il savait dequelle manière et par quelle personne tu m’as fait obtenir macroix ? »
La monstruosité de cette parole vaguementcomminatoire indigna Maurin. Comment ! Ce Caboufigue qui avaitprofité de sa recommandation la déclarait scandaleuse, dangereusemême pour lui Maurin ! et il semblait prêt, si cela devait luiservir, à la dénoncer au mépris public ! L’indignation emportale roi des Maures. On entendit de nouveau un bruit sec. Cette foisCaboufigue était giflé.
« Tu vois, dit Maurin, que ta figureclaque comme ton derrière.
– Tu m’en rendras raison, répliquaCaboufigue d’un air hautain… J’ai un fils ! »
Après avoir prononcé ce mot tranquillement, ildevint furieux tout à coup et s’éloigna en ajoutant :« Rejoignons ma voiture, monsieur Cabissol.
– Voyons, monsieur Caboufigue, ditCabissol qui avait grand-peine à ne pas éclater de rire, voyons,monsieur Caboufigue, entre amis d’enfance, ça ne tire pas àconséquence : on se gourme et l’on s’embrasse. »
Mais Caboufigue ne voulut rien entendre ;et suivi de Cabissol poli et curieux, il quitta le terrain dechasse qu’il venait de rendre à jamais illustre. C’est depuis cetemps en effet que court dans toute la Provence ce distiqueproverbial attribué à Maurin lui-même :
Sous les grands mots l’intrigue :
Le p… de Caboufigue.
Et c’est depuis ce temps qu’un carrefour desMaures, près de la Verrerie, porte ce nom rabelaisien écrit bienvisiblement sur une planchette clouée au tronc d’un pin. Il fait làl’étonnement et la joie des touristes. Seulement les blaireaux ontà jamais déserté ces parages.
Quand Maurin conta l’aventure à M. Rinal,le vieux philosophe s’écria :
« Pardieu, Maurin, j’admire cettehistoire par-dessus beaucoup d’autres. Et elle m’en rappelle unequi est fameuse, comme le deviendra celle de votre Caboufigue.C’est l’histoire du maréchal de Bassompierre en Espagne. Lemaréchal avait été envoyé en ambassade chez les Espagnols. Or,chaque pays a ses usages et, en Espagne, il n’est pas malséantd’éructer à table.
– Éructer ? » interrogeaMaurin.
M. Rinal traduisit le mot en provençal etpoursuivit :
« Un jour que plusieurs grandspersonnages, invités à sa table, se livraient à cet exercice et sehâtaient, après chaque éructation, de prononcer la formuleconsacrée : Per la sanità del cuorpo !c’est-à-dire : pour la santé du corps…
– Est-ce qu’on leur répond : Dieuvous bénisse ? interrompit Maurin.
–… le maréchal de Bassompierre, qui était uncolosse et un joyeux compagnon… C’est lui, par parenthèse, quividait d’un trait une de ses énormes bottes évasées, transformée enhanap…
– Hanap ? interrogea Maurin.
– « Gobelet », traduisitM. Rinal qui reprit :
–… le maréchal donc, impatienté et mêmeblessé, parce qu’il représentait le roi de France, souleva salourde cuisse de géant pour mieux marquer sa préméditation et,appuyant son geste d’une manière de coup de canon, il prononçasimplement : Per la sanità del cuorpo !
– À la bonne heure, s’écria Maurin, ilsauvait l’honneur de la France !
– Comme Cambronne à Waterloo !
– Je la conterai à Pastouré, celle-là,dit Maurin, il sera content. »
Lorsque, à son tour, Pastouré apprit parMaurin l’histoire de Bassompierre, il tendit le bras, et levant lepouce de son poing fermé :
« Osco manosco ! dit-il, viveBassompierre ! je la marque, celle-là ! et du diable sije l’oublie. »
Il l’oublia si peu que depuis cette époque,lorsque, seul au fond des bois, il s’oubliait lui-même, effrayantle gibier d’une sonorité très semblable à celle d’un coup defeu : « Vive Bassompierre ! » disait-ilinvariablement et gravement. C’était la formule dont il saluait soninconvenance. Et il avait une façon spéciale, très comique, deprononcer ce nom formidable de Bassompierre…
« Dans la bouche de Pastouré, disaitM. Cabissol qui aimait les grosses gauloiseries, cela sonnecomme le nom d’un musicien qui serait artilleur ! »
L’habitude qu’avait prise Pastouré lui jouamême un tour plaisant.
Un soir, au café, il laissa échapper un :« Vive Bassompierre ! » instinctif et convaincu. Ettout le monde comprit que si on n’avait rien entendu avant laformule, Pastouré n’en avait pas moins eu, pour la prononcer, desraisons irréfragables !
Or, M. Cabissol, un jour où il rendaitvisite à Jean d’Auriol, lequel était en train d’écrire la secondepartie de son histoire Maurin des Maures, ajouta, aprèslui avoir conté Le p… de Caboufigue :
« Je vous l’ai dite, celle-là qui n’estpas la moins bonne, – pour vous égayer un instant, mais bienentendu je la considère littérairement commeinutilisable… »
Jean d’Auriol, à ces mots, eut un mouvementd’impatience :
« Inutilisable en vérité ! Commentl’entendez-vous ?
– J’entends qu’un écrivain qui serespecte et qui respecte son lecteur ne peut pas…
– Et moi, je n’en peux pas croire mesoreilles ! s’écria le licencié d’Auriol. Voilà donc où en estla France de Rabelais, de La Fontaine et de Molière ! Voilà oùen sont nos libertés morales, après la révolution politique de 89et la révolution littéraire de 1830 !… Et c’est vous, vousCabissol, qui vous faites le champion du mot convenable et de lapériphrase auguste !… Défense, comme l’a dit VictorHugo, de déposer du sublime dans l’histoire ! C’estincroyable ! Êtes-vous donc incapable de faire la distinctionentre un mot bas (qui ne représente qu’une ordure) et uneinconvenance, geste ou parole, qui a un sens élevé, qui représenteun mouvement de l’esprit ou qui seulement devient le motif d’unemanifestation de pensée, indignation ou enthousiasme ? Vousn’avez donc ni chaleur de sang, ni faculté d’idéalisation, niprobité de cœur ! Être incapable de faire les distinctions queje dis, reculer devant la beauté ou la force d’une parole au nomdes seules convenances, c’est cela même qui est le propre dubourgeois ! du philistin, entendez-vous !… Niles gens qui sont nés, ni ceux qui, sans l’être, vivent quand même,– n’ont jamais reculé devant le mot défendu, pourvu qu’il fûtloyal, franc, net – ce qui lui ôte toute indécence ou vilenie. J’enappelle à Henri IV et à la princesse Palatine, aussi bien qu’àMathurin Régnier !… Et puis, tron-de-pas Dieu ! il y aautre chose, dans vos timidités, qu’une crainte puérile d’êtreblâmé par les bourgeois : il y a une infâme hypocrisie !Comment ! nous vivons dans une époque où la pornographie,puisqu’il faut l’appeler par son nom, est une reine choyée,dorlotée, adulée ! Ce ne sont partout, comme dit Maurin,qu’histoires de cochons mélancoliques, et je me priverais duplaisir sain et vigoureux de conter l’incongruité qui achève depeindre le Caboufigue incarnation du bourgeois repu et gonflé de savanité, – lorsque cette incongruité fournit à Maurin l’occasiond’une sortie digne d’un fils de Juvénal !
« Ah ! Cabissol, Cabissol, oùavez-vous la tête ? Vous me désespérez ! Non, jen’arracherai pas de la biographie de Maurin cette page, une desplus réjouissantes qu’il m’aura fournies. Je conterai cetteinconvenance qui fait jaillir de Maurin une colère si haute, sinoble, si royalement populaire ! Rappelez-vous qu’il y a deuxsortes d’incongruités, celles d’un Caboufigue, qui doivent êtresignalées parce que l’indignation d’un Maurin leur donne unemerveilleuse portée ; – et celles d’un Parlo-Soulet, qui sontelles-mêmes comme les explosions spontanées du grand méprispopulaire. Et c’est bien ce que l’ineffable Parlo-Soulet a voulu sedire, en s’écriant, au moment psychologique : « ViveBassompierre ! »
– Vive donc Bassompierre ! mon cherJean d’Auriol… Et pourtant, méfiez-vous de vos franchises. Le mondeest aux diplomates. »
Jean d’Auriol éclata de rire :
« Diplomate, mon cher Cabissol ?mais… Bassompierre le fut !… Et il n’a pas parlé pour ne riendire ! »
Maurin savait maintenant, par les bavardagesde Saulnier, que dans le cœur de Tonia il tenait plus de placequ’il n’aurait cru.
Pendant huit jours il y pensa joyeusement etfinit un beau matin par se rendre à la maison forestière… Il avaitpris une résolution dont il s’étonnait lui-même…
« Grand Dieu ! s’écria Tonia. Quandje pense que je t’avais cru mort !… C’est égal, va bien qu’iln’est pas là, mon père !
– Eh ! dit Maurin, à cette heure oùde la loi je n’ai plus rien à craindre, que craindrais-je de tonpère ? »
Elle s’approcha de Maurin, posa une main surchacune de ses épaules et lui mit ses yeux dans les yeux. Beaucoupplus petite que lui, elle était obligée de lever son visage et illa voyait bien ainsi, et comme sa poitrine battait lachamade !
Elle le regardait amoureusement et ses yeuxs’emplirent d’eau brillante.
« Tu pleures ? fit-il. Réjouis-toi,au contraire.
– La joie aussi fait pleurer, dit-elle.Je vois bien que je t’aime, mon pauvre Maurin… Veux-tu boire etmanger ?… Et si mon père vient vous vous expliquerez.
– Non, dit-il, ni manger ni boire. Où ensont ici les affaires ?
– Nous avons eu des mots avec Sandri, àcause de toi. Il n’est plus revenu, mais il nous a fait dire qu’aupremier jour il reviendrait sans rancune. Je me suis trop moqué delui qui t’avait laissé échapper, et il s’est un peu fâché. Vois-tu,Maurin, rien que de te savoir prisonnier, j’en serais tombéemalade, j’en serais devenue folle. Tu es une bête libre, mon beauMaurin ! tu en mourrais toi-même, d’être dans uneprison ! »
Il l’embrassa longtemps, doucement, sur toutson joli visage. Elle répétait :
« Vaut tout de même mieux que mon père nete voie pas. Va-t’en, maintenant.
– Si tu préfères… mais alors, viens mevoir un peu tout à l’heure, à la cantine du Don.
– Je veux bien, dit-elle, va. Nous yserons plus libres. »
Il y alla. Elle le rejoignit et, là, toutheureuse de le voir, sans plus rien demander, elle se tint unmoment debout dans ses bras, immobile et muette. Non, vraiment,elle ne songeait plus à lui demander autre chose, ni mariage nifidélité ! La raison était partie d’elle. Elle l’aimait. Et,heureuse, elle eût quitté, à cette heure, la maison paternelle siMaurin lui avait dit : « Viens. » Elle aurait suivison loup sauvage partout où il aurait voulu, quand elle aurait dûen mourir.
Ils causèrent longtemps.
« Tout un soir je t’ai cru mort, monbrave Maurin !… J’aurais tué Grondard, si Grondard t’avaittué !
– Et tu aurais eu bien tort, déclaraMaurin.
– Tort ! s’écria-t-elle, tu necomprends donc pas la vengeance ? tu ne comptes donc pas sil’occasion s’en présente, lui tirer un coup de fusil ?
– Pour me défendre contre lui, je leferai au besoin, dit Maurin ; mais pour ce qui est de le tuerpour me venger de son coup de fusil de l’autre nuit, certes, je neferai pas cela. »
Tonia eut une jolie moue :
« Tu n’es qu’un Français, dit-elle. Je nepeux pas demander à un du continent d’avoir le sang des gens denotre île.
– La vie d’un homme, dit Maurin, ça nepeut pas se refaire ; il faut donc bien réfléchir avant de ladétruire. Grondard est une brute et c’est son excuse, – mais ilfera bien de ne pas m’attaquer en face ! »
À ces mots, le brave Maurin eut une telleflamme dans les yeux que Tonia lui sauta au cou : « Queje t’aime ! cria-t-elle.
– Et, questionna-t-il, quand sereverra-t-on en cette saison froide ?
– Ici, des fois, si tu veux, dit-elle,dans cette petite salle où les clients de passage n’entrent pas etd’où je peux voir, à travers les vitres, en écartant le rideau, simon père ne vient pas pour nous surprendre… Et s’il le fallait, tuas, de l’autre côté, la porte sur la forêt.
– Le rabà (blaireau), dit-il, a toujoursdeux trous à sa tanière. »
Et il alla voir M. Rinal. Il entra dansle village fièrement, le fusil non chargé, son chien sur sestalons, salué çà et là par des gens qui le rencontraient.
Étant dans le corridor de la maison ouverte,chez M. Rinal, il frappa discrètement à la porte du petitsalon, où il entendait parler le maître du logis.
« Entrez », dit la voixaccueillante.
Le petit de Maurin, assis, très attentif à soncahier étalé sur la table devant lui, tournait le dos à la porte.Ses yeux ne quittèrent pas le papier. Il ne se retourna pas, ne fitpas un mouvement, il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir.
Maurin n’osait plus la refermer.M. Rinal, par-dessus la tête de l’enfant, fit signe au père des’asseoir sans rien dire.
« Chut ! » signifiait son doigtposé sur ses lèvres.
Doucement, Maurin repoussa la porte ; ilavait, d’un geste, commandé à son chien de rester dans le jardin,et le brave animal veillait sur le fusil et le carnier déposés aupied d’un arbre.
En silence, Maurin s’assit, son chapeau entreses mains et ses mains entre ses genoux.
Un nouveau signe de M. Rinal luirecommanda de ne pas parler.
Puis tout haut, le vieux docteur s’adressantau petit :
« Maintenant que tu as lu ce chapitre etque je te l’ai expliqué, répète-moi toutes ces choses, comme tu lesas comprises. »
Alors l’enfant, quittant des yeux son cahier,dit lentement :
« Au commencement, l’homme était unsauvage. Il était nu. Il se faisait des armes grossières avec desbâtons et des pierres. Il habitait des cavernes ; il ensortait pour aller à la chasse, et il allait à la chasse pournourrir sa femme et ses petits qui, pendant ce temps, restaientdans la caverne. Quand il rencontrait d’autres hommes à la chasse,il était en colère, parce qu’ils poursuivaient la même bête quelui-même il désirait avoir pour nourrir sa famille. Et quelquefois,quand deux hommes se rencontraient ainsi, ils se battaient l’uncontre l’autre pour se disputer la proie.
« Un jour, cependant, contre un animalsauvage, plus fort que lui, un homme demanda le secours d’un autrehomme. Et s’étant aidés, ils furent à eux deux plus forts que labête.
« Et alors ils pensèrent qu’au lieu de sebattre entre hommes pour avoir chacun sa proie tout entière, ilstrouveraient un bien plus grand avantage à se la partager et àrester unis pour être toujours les plus forts contre toutes lesbêtes.
« Et ce fut là la première société.
« Puis ces deux hommes s’allièrent à untroisième, à un quatrième et ainsi de suite, jusqu’à fonder desvillages, puis des villes.
« Et tous ceux qui avaient formé alliancese devaient l’un à l’autre secours mutuel, et se payaient l’unl’autre en divisant le produit de leur travail.
« Ce traité continue. Chaque homme doitson travail à tous les hommes et tous les hommes doivent travaillerà la sûreté et au bien-être de chacun. C’est ainsi qu’on a desdroits et des devoirs.
« Ce traité lie tout le monde, car chacuncomprend que s’il se refusait à travailler pour tout le monde, lajustice voudrait que celui-là fût remis, seul et nu, dans l’étatsauvage où était le premier homme ; et pas un n’yconsentirait.
« Car le plus misérable est encore bienheureux qu’il y ait des maisons toutes construites, et du blé semé,et de la farine, et du pain, et des feux allumés et de lalumière.
« Et si quelqu’un meurt de faim sansqu’il y ait de sa faute, tout le monde est coupable, car chaqueindividu a le droit de vivre et il faut changer les lois quipermettent qu’un homme meure de faim faute de travail.
« Et les lois seront changées si lepeuple, instruit à l’école, connaît son intérêt et apprend à bienchoisir ceux qu’il envoie faire les lois.
« Tant que les lois ne sont pas changées,il faut leur obéir parce qu’elles représentent la volontéintelligente du peuple lui-même, opposée à ses instincts et à sespassions de sauvage.
« Mais si un individu refuse à la sociétésa part de travail, il est indigne et plus traître que les ennemisde la cité, car la société a le droit d’avoir confiance en ceux quisont liés par le traité des droits et des devoirs.
« La patrie est une grande association,qui comprend beaucoup de cités, de villages, de provinces.
« L’humanité a des devoirs et des droitsqui sont communs à toutes les patries et qui sont plus beaux etplus grands.
« Il faut être le plus fort pour défendrele droit du plus faible.
« Il faut chercher, avant tout, danstoutes les patries, la justice, qui est la meilleure garantie del’intérêt, et avoir dans son cœur l’amour des hommes qui est plusgrand que la justice elle-même, parce qu’il la contient. »
L’enfant se tut et aperçut enfin son père,mais il demeura sagement assis devant son livre.
« Il apprend ça, dit M. Rinal, dansun petit cahier que j’ai arrangé pour lui ; il y apprend aussique la vraie justice est un idéal, une idée réalisable, mais dontla réalisation se fait attendre, car bien des hommes sont méchants,faux, violents, et ceux-là oublient que si tous se doivent àchacun, c’est à la condition que chacun travaille pour tous, de sonmieux. Et si les parts sont inégales, c’est que les bonnes volontésne sont pas égales, et les intelligences non plus. Et l’on nepourra pas faire qu’elles le deviennent. Il faut donc souhaiter,dans l’intérêt de tous, que les meilleurs et les plus intelligentsguident tous les autres : le gouvernement doit appartenir àl’expérience et à la science. Les bêtes elles-mêmes choisissentleurs chefs d’après cette loi. »
Quand M. Rinal, qui s’adressait àl’enfant, leva les yeux sur Maurin, il vit que, le regard fixe,sans un mouvement des paupières, l’homme pleurait.
Tout à coup, Maurin se levant et se mettant àgenoux à côté de son fils, le prit à pleins bras et le serra et lebaisa, disant :
« Toi, oui, tu seras un homme !Travaille bien, fisto, travaille, que « le travail c’est laliberté » !
Et avant que le vieux savant eût pu s’endéfendre, Maurin avait saisi une de ses mains fines et ridées, quipendait dans la manchette de batiste au-dessous du bras de sonfauteuil, et, malgré les efforts de M. Rinal, il la baisaviolemment, sans qu’il y eût la moindre humilité dans ce gested’enthousiasme et d’amour.
Lorsque cette effusion fut calmée :
« Si je parlais comme ça, dit Maurin, jeme ficherais pas mal du tiers et du quart. Alors, oui, je serais unhomme. Je sais bien que de connaître son devoir, ça n’empêche pastoujours de mal faire… Mais tout en faisant mal, alors on fait aumoins pour le mieux. »
Il se tut un moment, puis, secouant sonémotion :
« Vous avez à m’annoncer quelque chose,monsieur Rinal ?
– Nous vous attendions pour causer desélections qui s’avancent. Le jour que vous voudrez,M. Cabissol sera ici. Il lui a été impossible de refuser àM. Labarterie une rencontre avec vous.
– Ce Labarterie, dit Maurin, c’est celuiqui a une si jolie femme ?
– Il paraît, fit M. Rinal.
– Et à qui j’ai expliqué comment onchasse les merles ?
– C’est ce que m’a contéM. Cabissol.
– Et il n’en a pas assez, de mesmerles ? Il veut donc maintenant des grives, legourmand ? C’est des fayots (haricots) qu’il aura. »
Il riait.
« Eh bien, ajouta M. Rinal, c’estentendu, on se rencontrera ici, à Bormes. Nous arrangerons un dînerchez Halbran. On fêtera votre réconciliation avec la magistratureet la gendarmerie !
– Ça va ! » s’écria Maurin.
Le jour du rendez-vous fut fixé.
« Ah ! dit encore M. Rinal,j’ai également appris par M. Cabissol que M. Caboufiguedésire vous voir.
– Le père ou le fils ? demandaMaurin goguenard.
– Je ne sais lequel.
– Eh bien, qu’il vienne le même jour, àvotre convenance.
– J’écrirai à M. Cabissol, ditM. Rinal, pour qu’il arrange tout cela. »
Au jour dit, de bonne heure dans la matinée,les premiers arrivés furent M. Cabissol, M. Labarterie,suivi de sa femme, et un invité de M. Cigalous, riche médecinde Paris, en villégiature à Cavalière, M. Noblet.
À l’entrée de la place de Bormes, lesParisiens étonnés durent passer sous un arc de verdure qui portaitau faîte une belle inscription, entre deux flammestricolores :
VIVE MAURIN DES MAURES
Le maire Cigalous expliqua pour quellesraisons il avait voulu célébrer la venue du Roi des Maures, aimé detous ses administrés. « Maurin, dit-il, est un bon citoyen.Nous le lui disons à notre manière. »
« Té ! dit Maurin, dèsqu’il aperçut Labarterie, qui n’avait pas sa casquette de chasse,vous avez un chapeau aujourd’hui ? »
Ce fut son bonjour.
Avec le silencieux Pastouré, deux ou troisamis de Bormes, électeurs importants, se groupaient autour deMaurin. C’étaient François Marlusse (natif de Bandol), NovarrePierre, et Benoni ou Benoit Soufflarès.
M. Rinal, qui ne sortait guère, avaitpourtant promis d’assister au repas chez Halbran.
« Et Caboufigue, père ou fils, il n’estpas encore là ? interrogea Maurin.
– Je leur ai écrit, dit Cabissol, commevous l’avez désiré, qu’ils pourront, si cela leur plaît, noustrouver ici aujourd’hui. »
Le groupe était en ce moment sur la place,large étagère suspendue au flanc de la colline, et par-dessus labalustrade neuve on apercevait la plaine de Bataillier et, au delà,les collines boisées de la Favière et de Bénat, d’où émergeait lesémaphore. Un peu sur la gauche, l’île du Levant, émeraude cercléede lapis-lazuli, puis tout le grand large.
Aux invités déjà présents vinrent bientôt sejoindre deux amis de Cigalous, Mascurel et Lacroustade.
Ces deux personnages se distinguaient chacunpar une particularité amusante.
Mascurel avait une façon tout à faitsingulière de parler : s’il s’exprimait en provençal, iltraduisait aussitôt sa phrase en français ; si en français illa traduisait immédiatement en provençal. Il disait :« Bounjou, bonjour. Et alors, ça va bien aujourd’hui ? etalors, va ben, ueï ? Jugarioù qué fera beoù, je parieraisqu’il fera beau. Je suis content de vous voir, sioù countent dévous véïre… » Et ainsi de suite.
Quant à Lacroustade, il avait la manie desrépétitions et des inversions. Il disait : « De vousvoir, ça me fait plaisir, monsieur ; ça me fait plaisir devous voir. C’est un mauvais temps pour la chasse à labécasse ; pour la chasse à la bécasse c’est un temps mauvais.J’ai été marié ; marié, je l’ai été ; mais,pechère ! ma pauvre femme est morte toute jeune ; maistoute jeune, pechère, elle est morte, ma pauvrefemme ! »
Et ce qui complétait le haut comique de saconversation, c’est qu’il riait « en canard ». On rit ena, en e, en i, en o, ou enu. Lui, il riait en coin ! coin ! Et cedrôle de rire en coin ! coin ! coin ! suivaitchacune de ses répliques ; on eût dit qu’il trouvait lui-mêmed’un comique irrésistible son goût pour les inversions et lesrépétitions ; si bien qu’en sa présence tout le monde semettait quelquefois à rire par sympathie, sans autre motif, et àimiter involontairement ses coin ! coin ! coin ! Ensorte qu’une compagnie où il se trouvait pouvait assez vite seprendre pour une troupe de canards.
« Tout le monde est arrivé, monsieur lemaire, vint annoncer un garde à M. Cigalous.
– Alors, messieurs, allons.
– Où cela, mon cherCigalous ? » Cigalous, avec un petit airmystérieux :
« Dans la grande salle de la maisoncommune. D’autres invités nous y attendent. »
On s’y rendit aussitôt.
On y trouva un groupe que semblait présiderM. Rinal.
Le maire fit les présentations :
« MM. Tombemousque, Escartefigue,Terrassebœuf, Arrachequesne… »
On eût dit qu’il désignait des athlètes parleurs sobriquets ; il le sentait et il en souriait d’aise. Ilest certain qu’à l’origine de ces noms formidables il y eut unegaléjade. Et avec ces vocables magnifiques, c’est la gaieté même denos pères qui se transmet à nous, à travers des siècles demort !
Tombemousque et Terrassebœuf souriaient,paisibles. Ces personnages aux noms menaçants avaient des yeux douxdans des figures bon enfant. Le plus terrible, Terrassebœuf, avaitune barbe d’un noir d’enfer qui semblait fausse et commençaitlittéralement au-dessous de ses paupières. Cet homme indolentportait toujours deux revolvers à sa ceinture, sous sa vesteboutonnée, et lorsqu’on lui disait :
« Pourquoi marchez-vous toujours ainsiarmé, Terrassebœuf ?
– Qué sias couyoun ! répondait-ilavec son calme sourire. Vous savez bien que je représente unemaison qui est célèbre pour la fabrication des armes. Si je neportais pas mes revolvers avec moi, pechère ! je ne pourraisjamais les vendre !… C’est pourtant facile à comprendre,voyons…
– Messieurs, dit Cagalous, voici encoreMM. Lacornude et Pignatel. Ces messieurs, ayant appris queBormes aurait aujourd’hui l’honneur de recevoir Maurin des Maures,m’ont fait connaître leur intention de venir le complimenter,chacun au nom de sa commune. MM. Pignatel et Lacornude sontles délégués de Gonfaron et du Plan-de-la-tour. Leur présenceefface jusqu’au souvenir du malentendu qui s’est élevé un jourentre Maurin et les gens de leurs villes respectives. »
Les délégués de Gonfaron et du Plan-de-la-tourvinrent serrer la main de Maurin ; et Pignatel, le premier,s’adressant au Roi des Maures :
« Dans ta réponse aux petits enfants deGonfaron, où tu rappelais la plaisanterie de l’âne qui vole, il n’yavait pas de quoi fouetter un chat, pechère ! C’est un malheurque nous n’ayons pas été présents ; toute cette histoireridicule ne serait pas arrivée. Le maire était, comme tu sais, unfaiseur d’embarras, et qui ne te connaissait pas ; il t’a prispour un de ces étrangers du dehors, dont la plaisanterie habituellenous embête parce qu’ils la font sans amitié. Toi, c’est biendifférent, tu peux dire ce que tu voudras, nous teconnaissons ! Mais le maire ne te connaissait pas et devant tarésistance il a perdu la tête. Il a obéi à des enfants qui nedemandaient qu’à lancer des pierres, à des commères qui ne saventpas ce qu’elles disent, enfin à quelques anciens qui datent dutemps des almanachs… C’est pourquoi lorsque M. Rinal a obtenuque fussent déchirés les procès-verbaux qui t’empêchaient decirculer librement dans ton royaume, tout Gonfaron a signé unepétition en ta faveur, et comme le maire de chez nous s’entêtaitcontre toi, on l’a forcé à donner sa démission. Les gens qui necomprennent pas la galéjade, il n’en faut pas. Et ceux qui lacomprennent le mieux sont les plus intelligents pour ce qui estsérieux… S’il y a des Parisiens ici, ils n’ont qu’à ouvrir lesoreilles. L’âne de Gonfaron n’est pas un aigle, c’est sûr, mais pasmoins il ne se laissera jamais souffler au derrière par quelqu’undu Nord… Et vive Maurin des Maures ! »
La foule, qui s’amassait sous les fenêtres dela maison commune, entendit le cri du Gonfaronnais et répéta d’uneseule voix :
« Vive Maurin desMaures ! »
Après Pignatel, Lacornude, le délégué duPlan-de-la-tour, prit la parole.
Il déclara qu’à la suite de la mémorableaventure de Maurin et du grand saint Martin, le conseil municipalavait décidé qu’au jour de la fête patronale aucun pauvre negrelotterait plus dans la commune ! Il termina ainsisa petite harangue : « Ce seul résultat est assezéloquent en faveur de notre brave Maurin. Vive Maurin desMaures ! »
Quand les invités du maire quittèrent lamairie, toute la ville était sur la place à les y attendre. On lessuivit avec des acclamations, et – au moment précis où le cortègearriva sous l’arc de verdure élevé en l’honneur de Maurin – les« boîtes » éclatèrent par trois fois, c’est-à-dire quetrois salves d’artillerie se succédèrent. Les mains battirent… etles cloches de l’église sonnèrent à toute volée, sur l’ordre deM. le curé – oui, de M. le curé ! – pendant que lesbelles filles lançaient à Maurin égayé… et un peu ému… des branchesde mimosas en fleur…
« Vive ! vive le Roi desMaures !
– C’est invraisemblable ! Quellesmœurs étranges ! » murmura M. Labarterie à safemme.
Cigalous l’entendit.
« Monsieur, dit-il avec vivacité, nejugez pas si haut mes compatriotes, ils pourraient vous entendre,et ils ne seraient pas contents. Vous êtes un homme du Nord,n’est-ce pas ?
– Oh ! non, dit Labarterie, je suisné à Lyon.
– C’est bien ce que je disais : vousêtes du Nord. Le vrai Midi commence ou finit à Valence. Eh bien,laissez-moi vous dire que vous et vos Parisiens, vous n’entendezrien à notre tempérament et c’est, ma foi, dommage. La capitaledevrait étudier à fond l’esprit de chacune de ses provinces si elleveut les résumer toutes en elle ; – au lieu de se croire uneville-reine, une ville souveraine de droit divin, exceptionnelle,orgueilleuse d’elle-même, elle devrait être fière de toutes lesraces qui la font ce qu’elle est… Car les Parisiens, nous savons ceque c’est : un tas de provinciaux qui renient leur provincepour faire des embarras.
– Bien envoyé ! dit Maurin.
– Au lieu de cela, vous nous blaguez,vous jouez aux tyrans dédaigneux, vous oubliez que c’est nous quivous expédions nos valeurs intellectuelles que vous n’avez qu’àfaire reluire.
– Bravo ! fit Pastouré.
– Vous êtes aussi gobeurs, aussiflâneurs, aussi badauds que nous – et peut-être davantage. Alorspourquoi prétendre que tout ce que vous faites est bien, – et toutce que nous faisons, ridicule ? Depuis les chemins de fer,nous ne sommes plus assez loin de Paris pour être traités enCanaques !
– Vive Cigalous ! dit Maurin.
– Laissez-le parler, Maurin, ditM. Rinal, il parle comme un ange.
– Vous criez : « Ohé,Marius ! » et notre accent vous paraît rigolo – maisl’accent traînard du voyou de Paris ne vous choque pas !Seulement il sent le ruisseau, et le nôtre sent l’eau marine,l’algue, les oursins et les praires.
– Aganto ! dit Maurin.
– M’est avis, poursuivit Cigalous trèsexcité, m’est avis que la tyrannie et l’orgueil d’une capitalepeuvent être aussi insupportables et aussi nuisibles au pays que latyrannie d’un homme. La Révolution française n’a pas été faite auprofit de Paris tout seul ! Et par qui commencée ? parM. de Mirabeau, qu’éro d’Azaï, qui était d’Aix –et ce n’est pas pour rien que la Marseillaise ne s’appellepas la Parisienne !
– Permettez ! proféra au hasardM. Labarterie décontenancé.
– Permettez vous-même, ce n’est pas fini,poursuivit impitoyablement Cigalous… Eh bien, nous honorons nosamis, nos bons citoyens, comme il nous plaît. Nous ne pouvons pasles faire passer sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile – vu qu’il estau bout de l’avenue des Champs-Élysées, comme chacun sait – etd’ailleurs nos bons citoyens sont d’humbles citoyens et nous nevoulons leur offrir que des bouquets faits avec la verdure de noscollines – mais que voyez-vous là de risible ? Notre hommagen’est-il pas proportionné à leur mérite ? Alors, qu’avez-vousà dire ? Et pourquoi ne leur dresserions-nous pas des arcs detriomphe en feuillage d’olivier et en branches de pins ?N’est-ce pas justice ? N’y a-t-il pas là de notre part un actevraiment respectable ? Nous ne pouvons pas faire jouer sousleurs fenêtres la musique de M. Parés, qui a été chef à Toulonavant d’être chef à Paris – mais nos tambourinaires leursuffisent ; ils font vibrer pour eux la peau des ânes et lesânes ne sont pas tous à Gonfaron. Je ne dis pas ça pour vouspersonnellement, mais pour ceux qui ne rendent jamais justice à cepauvre « Marius », pechère ! sans lequel pourtant laFrance ne saurait plus rire et chanter, faute d’un rayon de soleilmis en bouteille ! Je ne vois pas, quant à moi, ce qui vousparaît étrange dans la fête de famille dont nous vous offrons lespectacle. – Apprenez que Bormes, en des jours pareils à celui-ci,a fait battre ses tambours, tonner ses « boîtes » etaccorder les flûtes venus de la Garde – en l’honneur du grand etbon Reyer, notre hôte, puis pour le brave Jean d’Auriol, et enfinpour notre vieux médecin Rafaëli. Et il y eut un de vos journauxparisiens qui trouva comme vous nos « mœursétranges » ! Aimer ses amis et le leur dire avant qu’ilssoient morts, honorer ceux qui travaillent et qui font honneur àleur pays, qu’y a-t-il là de si singulier ? Ce qui seraitétrange et fâcheux, c’est que nous ne le fissions pas. Et je plainsles pays qui manquent à ce devoir !
« Une fois, tenez, à cette place même,lorsque nous fêtâmes Jean d’Auriol, comme nous fêtons aujourd’huiMaurin – j’avais fait élever une cabane de verdure toute fleuriepour honorer une brave marchande de gâteaux qui, depuis trente ans,venait s’installer là et vendre à nos petits enfants du sucre depomme et des brioches. Elle en pleurait d’émotion, la bonnevieille, et cela nous faisait chaud dans le cœur. Croyez-vous queles couronnes civiques d’un village soient risibles parce qu’ellessont pauvres, ou seulement lorsqu’elles sont offertes à deshumbles ? Eh bien, nous, nous disons dans notre patois :Toutes les bouches sont sœurs, et ce qui est bon pour lesgrands est délicieux pour les petits.
– Permettez…, essaya de direM. Labarterie.
– Permettez encore, reprit Cigalous avecforce, il y a assez longtemps que les Parisiens nous agacent !Est-ce parce qu’ils nous plaisantent ? Non ! car c’estnous-mêmes, nous seuls, qui leur avons appris à rire de nous. Maisils nous agacent parce qu’ils ne détendent jamais la plaisanterie,parce qu’ils l’ont prise au sérieux, parce qu’ils méconnaissentnotre bon cœur et les meilleures qualités de notre esprit, sanslesquelles la France s’embêterait bougrement, n. de D. ! DesParisiens, vous en connaissez peut-être assez pour répéter mesparoles à beaucoup ? Eh bien, dites-leur qu’ils nous donnentenvie, des fois, de redevenir plus Provençaux que Français et derire sans eux ! Il y a temps pour tout, que diable ! Etquand l’émotion s’en mêle nous cessons de badiner. C’est ce qu’ilfaudrait comprendre un peu à l’avance…
« Voulez-vous comprendre tout àfait ? Regardez Terrassebœuf que voici. Il a un nom qui faitrire, il rit quand on veut, il est bon avec un air féroce ; ilpasse pour révolutionnaire rouge, toujours prêt à faire feu desquatre pieds ; il vend le plus souvent qu’il peut lesrevolvers effrayants pendus à sa ceinture… Eh bien, monsieur, nevous y fiez pas : il n’est ni ridicule ni terrible… et il seravolontiers l’un ou l’autre à l’occasion. Est-ce clair ?
« Notre ami Terrassebœuf n’a d’ailleurspas inventé sa manière de vendre des armes. Nous avons tous connu,en 71, un fédéré qui s’était fait nommer commissaire spécial à lagare de Marseille : il portait aussi à sa ceinture des armesjamais chargées et qu’il vendait le plus cher possible, car ilavait à nourrir beaucoup d’enfants. Un lieutenant, qui avait reçul’ordre de déloger les communeux de la gare, le fit empoigner parses hommes et pousser contre un mur. Le pauvre bougre n’était pasplus communard que vous et moi. Mais il était républicain etn’avait cherché qu’à nourrir sa famille.
« – Allons, mettez-vous là ! aumur, donc !
« – Au mur ?Pourquoi ?
« – Vous faites le malin ?… Aumur ! fusillé !
« – Ah çà ! voyons, vousgaléjez, qué ?
« – Au mur !
« – Oh ! oh ! c’est doncsérieux ? » dit « Marius » qui devint pâle…
« Voyez-vous, monsieur Labarterie, nousautres Provençaux, nous ne croyons pas vite aux actions terribles…notre ciel est trop bleu, trop gai… mais une fois partis, nouspouvons égaler les plus énergiques.
« – Si c’est pour de bon, ditgravement le fédéré, alors, permettez-moi de dire adieu à monfils.
« – Où est-il ?
« – Dans mon cabinet de commissairespécial. »
« On alla chercher le fils aîné, jeunehomme de vingt ans, qui m’a lui-même conté la fin héroïque de sonpère.
« – Fils, lui dit-il, celle-là estforte ! il paraît qu’on va me fusiller. J’ai cru d’abord quec’était pour galéjer, mais ça va de bon ; alors, embrasse-moi…Té, voici ma montre en souvenir… Vive la République,feu ! »
« Et l’homme tomba, percé de balles.
« Il ne voulait que vivre – et il sutmourir, voilà. Voyez-vous, monsieur Labarterie, il y a temps pourtout.
– Monsieur, dit Labarterie ému, je vousfais mes excuses, j’ai compris. »
Maurin s’essuyait le coin des yeux.
« Va la ben éspliqua ! bougramenben ! il le lui a bougrement bien expliqué ! ditMascurel.
Il le lui a expliqué bougrement bien ;bien expliqué il le lui a ! confirma Lacroustade. Si lesParisiens se foutent de nous, nous nous foutons d’eux ! Si denous ils se foutent, les Parisiens d’eux nous nous foutons,coin ! coin !
– Té ! dit tout à coup Maurin,j’aperçois une belle voiture ! Ça doit être un de nos darnagas(pies-grièches), Caboufigue père ou fils.
– Es uno voituro dé gro moussu !C’est une voiture de gros monsieur, dit Mascurel. Me semble que jele connais, celui qui est dedans ; mi semblo qué loucounouissi, acquèou qu’ès dédins.
– Tout de frais elle est vernie, cettevoiture, dit Lacroustade ; vernie elle est tout de frais. Quepour un miroir, véritablement, on prendrait chacune de sesportes ; que véritablement, on prendrait chacune de sesportes ; que véritablement chacune de ses portes, pour unmiroir on la prendrait… coin ! coin !coin ! »
Et toute la compagnie, oubliant déjàl’apostrophe de Cigalous à M. Labarterie s’esclaffa enentendant et en imitant malgré elle le rire nasal deLacroustade.
Sur la place, çà et là – c’était un dimanche –des groupes qui jouaient aux boules quittèrent le jeu pour assisterà l’arrivée d’une si belle voiture. Les fillettes pavoisées, selonle mot de Maurin, se promenaient, se donnant le bras, sous lesmimosas et les faux poivriers. Elles s’accoudèrent à la balustradede la promenade qui surplombe la première terrasse et regardèrentaussi.
Il n’était pas loin de midi.
« C’est Caboufigue le fils, ditMaurin.
– V’aviès pas dit qu’èr’ùndarnagas ? tu ne l’avais pas dit que c’était undarnagas ? dit Mascurel.
– Un darnagas, tu l’avais dit, que c’enétait un, insista Lacroustade en riant : coin !coin ! coin !
À l’angle de la place et de l’hôtel d’Halbran,le landau s’arrêta. Caboufigue le fils, baron de la Canestelle,haut sur col, le col blanc au-dessus d’une chemise de couleur, lacravate provocante, la canne en bois des îles à la main, sauta àbas de sa voiture à peine arrêtée et se dirigea vers le groupe oùil reconnaissait Maurin.
« Mille excuses, messieurs, dit-il, avecson bel accent de Paris, un accent tout neuf, qui lui servaitrarement, vous savez peut-être ce qui m’amène ? »
Ces messieurs s’inclinèrent, faisant signe quenon.
Cabissol, ironique, prononça.
« Moi peut-être.
– En effet, monsieur, lui dit Caboufiguele fils, mon père m’a conté que c’est en présence d’un témoin –vous sans doute que M. Maurin a été envers lui d’une brutalitéet d’une insolence, je ne dis pas au-dessus, mais au-dessous detoute expression… Et je suis venu pour obtenir, au nom de mon père,en présence de tout le monde, les excuses deM. Maurin !
– Ooù ! dit Maurin, si c’est pour çaque tu t’es dérangé, tu as eu tort, petit baron – qu’en te pressantle nez, j’en ferais sortir du lait comme d’une figueboudenfle !
« Tu ne sais donc pas que ton père etmoi, nous sommes des cambarades d’école ! Voui, nous sesommes élevés ensemble, à l’école de la misère, avec desbrayes percées, et nous nous flanquions déjà des bonnes roustes(tripotées) quand tu n’y étais pas encore, toi, dans sesbrayes ! »
Caboufigue le fils, excité par la présenceinattendue d’une femme élégante, s’emporta tout de suite ; età cette réplique qui était peuple, il répondit, bourgeoisementdéclamatoire :
« Je vous défends de me parler sur ceton. Il faut que vous sachiez que nous sommes en France et non chezles Canaques, et qu’à défaut de lois qui nous protègent sous ungouvernement de licence et de désordre, les bourgeois ont des filspour prendre leur défense. Seulement il est fâcheux qu’ungentleman ne puisse se commettre avec un goujat comme vous(voilà ce que je tenais à vous dire publiquement) et que, n’ayantpas contre vous la ressource de se servir de l’épée – on ait hontede se servir du bâton, la seule arme digne de vous et de vospareils ! »
Maurin était excité, lui aussi, par le sourirede Mme Labarterie et par la présence de tout cevillage où il était considéré comme un roi, le roi des Maures.
« Ooù, collèguo ! fit-il. Tu auraismieux fait de rester aujourd’hui sous l’aile de ton père, qui estune grosse dinde, comme chacun sait. Si je te comprends bien, tucrois être le seul à savoir tricoter avec une longueaiguille ?
« Eh bé ! té ! pare-moi cecoup-là, fistot ! »
Maurin s’était vivement emparé de la canne deCabissol et, correctement en garde, il attaqua le jeune Caboufigueavec une telle vigueur que, machinalement, celui-ci se mit enposture de défense.
Avec adresse le baron de la Canestelle para lepremier coup. C’était bien ce qu’avait désiré Maurin. La riposteaussitôt amena la riposte. De tous côtés les gens accoururent.Caboufigue le fils se trouva tout de suite trop engagé pour seretirer sans honte ; et c’était maintenant pour montrer sonsavoir-faire qu’il se démenait comme un diable… Maurin lui taillaitde la besogne.
« Pare quarte ! paretierce ! » criait-il en bondissant à l’italienne, parceque le jeu l’amusait et aussi parce qu’il voulait que la galéjadeeût son plein d’effet.
L’autre rompait ferme, à chaque bond en avantde ce diable d’homme.
« Aquelo, voui, qué m’agràdo !celle-là, oui, qu’elle me plaît ! s’écria Mascurel.
– Je me réjouis d’avoir vu ça ;d’avoir vu ça, je me réjouis, coin ! coin !coin ! » dit Lacroustade.
Le village s’attroupait, formant un grandcercle autour des duellistes.
Cigalous, Cabissol, Arrachequesne,Escartefigue, Tombemousque, Terrassebœuf, surtout, Pignatel etLacornude, tous enfin, riaient de bon cœur.
M. Rinal souriait.
Maurin, avec des appels de pied multipliés etsonores, criait à son adversaire :
« Tiens ton épée plus basse ! Tu tedécouvres trop… Liez, liez mon camarade. Ah ! il te faut unprofesseur ? En voilà un tout trouvé… Plus bas !bien ! maintenant plus haut la pointe !… À toi,touché ! petit baron… C’est au premier sang, qué ? Tu net’attendais pas à celle-là, petit ? C’est gentil, mon garçon,de défendre son père… ça prouve qu’on en a un ! Pourquois’est-il fâché, le tien ?
« Tout est permis, voyons, entre deuxvieux camarades comme lui et moi ! Tu aurais dû penser à cela…Plus haut donc !… Si je n’ai pas attendu tes témoins, tucomprends la raison pourquoi, hé ? Nous en avons bienassez ! Tout le village de Bormes ! À toi, touché… Turomps trop. La main n’est pas beaucoup ferme… Tes bottines tegênent preutrêtre ?… Allons, allons, à ce coup cen’est pas mal, je ferai de toi quelque chose… Si je te touche enplein cœur, je te regarderai, je t’en avertis, comme mort. VoilàM. Rinal qui rit. C’est un médecin tout trouvé pour moi ;tu prendras l’autre, qui est de Paris, hé ! monParisot ?… Aye pas peur, mon drôle ! Ta mère n’aura pas àte pleurer. Je suis bon prince, mon enfançon. Je ne mange pas lespetits gibiers, les fifis ! c’est bon pour les demoiselles. Tuas chaud, qué ? C’est un très bon exercice ! Alors, commeça, tu es devenu noble tout en un coup ? Ça n’empêche pas demourir, pechère ! Dès que tu seras mort, on déjeunera.Aï ! Aï ! prends-toi garde que le bureau de poste esttout juste derrière toi et si la porte vient à s’ouvrir, tu yentreras par le dos, pour peu que tu continues à reculer… Eh !eh ! touché… Té, j’ai une idée ; je vais te mettre à laposte ! Je t’aplatis comme une lettre et, pan ! voilà letimbre ! je te l’ai collé au mitan du cœur…Mort ! »
Maurin abaissa son épée. L’autre, abasourdi,s’épongeait le front.
« À présent, lui dit Maurin, selonqu’entre vous autres, messiés, il est d’usage en pareil cas, tuviendras dîner avec moi. Sans ça, où dînerais-tu ? »
Cabissol s’approcha du jeune Caboufigue etcausa un instant à voix basse avec lui… « Cette affaire étaitridicule. On l’étoufferait mieux ainsi. Il fallait laisser croireaux assistants que c’était une plaisanterie… Où dînerait-ild’ailleurs ? »
« Il n’y a qu’un hôtel. Il vaut mieuxfaire table commune. Serrez-lui la main, au roi des Maures !et riez. Vous n’êtes qu’un enfant auprès de lui. La foule croira àun jeu… et, au bout du compte, ce n’est pas autre chose. »
Caboufigue le fils comprit qu’il n’avait riende mieux à faire, en quoi il montra enfin de l’esprit.
« Touchons-nous la main, Maurin, dit-il.Vous êtes, je le sais, un vieil ami de mon père… Je me déclaremort, et j’ai grand appétit. Allons déjeuner. »
La chose fut bien dite, en belle humeur.Caboufigue le fils avait songé tout à coup que si ces bâtonseussent été des épées, il serait en ce moment hors d’état dedéjeuner ; et ce n’était pas méchant garçon, il se conduisitcomme un gentilhomme qui, vaincu, consent à tendre la main à unadversaire généreux.
« À votre place, lui ditM. Rinal gravement et finement, j’aurais fait commevous. »
Quand elle les vit, causant et badinant,entrer tous ensemble chez Halbran, la foule crut à une galéjade etchacun rentra chez soi pour le repas de midi.
Bormes se souvient encore de ce mémorable etjoyeux duel où Maurin prouva qu’en ce siècle les manants ontparfois, au bout de leur martin-bâton, un joli brin d’épée.
« Oouriou pas douna ma plàço, je n’auraispas donné ma place ! per un côou dé canoun, pour un coup decanon ! dit Mascurel.
– Comme on n’en verra plus, ça, c’est unduel ; c’est un duel, ça, comme on n’en verraplus ! » dit Lacroustade en riant comme un fou, de sonrire de canard, coin ! coin ! coin !
Pastouré, lui, s’était contenté, lorsqueMaurin avait donné le coup de bâton final, de tendre son poing enlevant le pouce, et il ne dit rien de rien, ayant fait le geste quisignifie une admiration trop forte pour être exprimée par laparole.
Pour venir à pareille réunion, Maurin avaitfait un brin de toilette. Il portait sa moins vieille veste, quisemblait neuve. Sa chemise molle était bien propre et ses souliers« pour aller en ville » avaient été nettoyés de sa main.À travers sa barbe sarrasine, naturellement rare, courte etfrisottée, on pouvait suivre la ligne noble de son menton et de sesjoues. Ses mains, qui depuis des années ne maniaient guère que lefusil, étaient sèches et nullement lourdes. Tel, la taille bienprise, le regard ouvert et intelligent, il plaisait à laParisienne, grande lectrice de livres galants… Ce ne serait pas lapremière fois que des princesses aimeraient des bergers… Maurin,qui avait quelques raisons de penser de la sorte, fut son voisin àtable et ne se gêna guère pour la regarder trop aimablement.
« À Maurin les honneurs, dit Cigalouslevant son verre.
– Aux dames tout honneur ! »dit Maurin.
On se saluait de temps en temps et l’on buvaitdu vin de San-Clar.
Halbran, son tablier relevé, sa casquetteaplatie sur le front, un peu gros et réjoui, avait consenti àmettre en poche sa pipe de terre, culottée depuis quinze ans ;et en servant lui-même les plats qu’il avait apprêtés, il avait unmot aimable et familier à l’adresse de chaque convive.
On causa enfin des élections.
Avant tout, il faudrait se méfier de Poissequi avait un pied sournois dans la réaction.
Il y aurait bientôt un congrès où toutes lescommunes enverraient leurs délégués. Le congrès déciderait si onaurait finalement un candidat unique ou plusieurs. Un candidatunique vaudrait mieux, mais comment empêcher les candidaturesmultiples de se produire ? Aucun des délégués ne consentiraità abandonner son candidat, chacun d’eux croyant ou feignant decroire, par intérêt individuel, que son candidat est le meilleur.Cela dit, quelles étaient les chances respectives descandidats ? Vérignon, de l’avis unanime, en avait de grandes.Quant à la candidature de M. Siblas, elle empêcherait les voixréactionnaires d’augmenter les chances de Poisse. Pour Caboufigue,il avait promis de ne pas se présenter. On avait sa parole. Le filsCaboufigue fit semblant de ne pas entendre. Maurin le regarda detravers.
Restait M. Labarterie. Celui-là, malgréles mérites qu’on parut lui accorder, par pure politesse, n’avaitaucune chance. On lui conseillait de se retirer.
« Voyez-vous, lui dit Maurin, dans notrepays, on ne veut plus guère de Parisiens, même si célèbres que vousvoudrez. On veut pour députés des gens d’ici, comme Vérignon. Etencore, il les faut connus d’une certaine manière, connus dans lesvillages et dans les campagnes. Vérignon a écrit dans les journauxd’ici et de Marseille, qu’on lit à la veillée, et il écrit leschoses de telle manière que tout le monde le comprend. Il galèjedes fois le gouvernement avec des paroles de notre parler patois,et ça sert, plus que tout, l’honnête homme qu’il est.
– Bien dit, Maurin ! » fitCigalous.
M. Labarterie déclara qu’il verrait,qu’il se réservait.
Alors, pour être utile à son mari,Mme Labarterie se fit, avec Maurin enchanté, deplus en plus aimable ; mais lui il pensait : « Jevoudrais bien de la femme, mais du mari, je n’en veux pas.Ah ! je comprends pourquoi il portait, à la battue dessangliers, une si haute casquette ronde. Ça lui cache les banes(les cornes). »
Et sa tempe souriait sans que cela lui enlevâtrien de son air de jeunesse.
« Que dites-vous de cela, Noblet ?demanda M. Rinal.
– J’avais, répliqua M. Noblet, penséà me présenter, mais M. Cigalous, à qui j’en parlais l’autrejour à Cavalière où un ami m’a présenté à lui, m’a répondujustement ce que vous venez, monsieur Maurin, d’expliquer sibien.
– Vous êtes, dit M. Rinal àM. Noblet, un des plus grands noms français de la science, unécrivain éminent, un philanthrope aimé. Vous avez fait desdécouvertes admirables qui ont porté votre renommée scientifiquedans les deux mondes. Vous défendez activement la plus grande descauses humaines, celle de l’arbitrage entre nations, qui rendra lesguerres difficiles et rares, sinon impossibles. Ce serait l’honneurdu département de vous avoir pour député… »
M. Noblet s’inclina :
« Si l’on me nommait, dit-il, jedévouerais ma vie à la cause de la République, tout en renonçant àregret, du moins pour un temps, à mes chères études scientifiqueset je servirais peut-être utilement à la Chambre la cause del’arbitrage. Elle a besoin de représentants qui aient l’oreille despouvoirs publics… mais j’ai compris l’objection qui vient d’êtreformulée… et je crains…
– Pardonnez-moi, faites-moi excuse si jevous interromps, dit Maurin, vous avez raison de craindre. Ne vouscherchez pas des ennemis. Les gens d’ici, voyez-vous, ne vousconnaissent pas…
– En êtes-vous sûr ? demandaM. Rinal.
– J’en ai une preuve, fit Maurin.
– Laquelle ?
– C’est que moi, qui suis bien d’ici, jene le connais pas ! et je connais Vérignon. Je ne lis guère,c’est vrai, mais cependant des fois, souvent même, on me lit lejournal et puis l’on cause aux veillées… Eh bien, je ne vousconnaissais pas, monsieur Noblet… Et puisque M. Rinal dit quevous êtes ce que vous êtes, je calcule que ce serait dommaged’avoir sur votre nom un vote de rien du tout ; et cela même,je calcule, ne ferait pas honneur à nos contrées.
– C’est juste ! appuya Cigalous. Jevous l’ai dit, monsieur Noblet, exactement ainsi.
– Aussi, me suis-je retiré. Nous venonsde contrôler la justesse de vos quasi-résolutions préalables. Jesuis venu pour entendre ces choses et – ce qui me sera possiblepuisque j’habite souvent le pays, – pour vous aider en camarade sije ne puis me battre en candidat.
– Tous les bourgeois, tu vois,Maurin ! remarqua Cigalous, ne sont pas ce que des fois tupenses qu’ils sont tous. En voici un des plus riches, et desmeilleurs. C’est ça, Maurin, la belle race ; c’est ceux-là quidevraient être pour notre peuple les modèles, tu dois lecomprendre.
– Je sais bien, dit Maurin ; qu’il yen a de ceux-là, mais je n’ai pas eu beaucoup occasion, jusqu’ici,d’en voir… Et, ajouta-t-il galamment, je les reverrai, s’ilsveulent, avec plaisir.
« Pour cela, monsieur le maire, vous leurdemanderez quelque jour s’il leur plaît de faire avec moi unepartie de chasse ; je leur ferai tuer lapin ou lièvre, etj’aurai le bonheur, j’espère, de les entendre un peu parler.
– Oh ! oui, s’écria étourdimentMme Labarterie, arrangeons une partie dechasse !
– La chasse est fermée, dit le maire.
– Elle rouvrira, répliqua Labarterie, quivoulait, en toute occasion, complaire à sa femme.
– Prenons jour, insista Maurin, pourl’ouverture, si vous voulez… tous ceux qui sont ici.
– C’est conclu », déclaraCigalous…
On trinqua à la ronde ; ilreprit :
« Et enfin, pour en revenir à lapolitique, voici ce qu’il faut que tous sachent ici, et toi Maurinen particulier : M. Noblet, en se retirant de la lutte,offre de faire pour notre candidat préféré, Vérignon, qui n’est pasriche, la moitié des frais d’élection !
– Monsieur Noblet, dit Maurin noblementet tout debout, un bourgeois console d’un autre. Et j’en ai vud’autres, quand ça ne serait… mais motus ! Paix auxcadavres !… J’ai vu aussi un noble, l’autre jour, qui m’a faitplaisir à voir et à entendre, et c’est M. le comte de Siblas.Il sait qu’il sera battu, mais sa candidature devant servir cellede Vérignon (parce qu’elle prendra les voix réactionnaires quePoisse, sans cela, aurait pour lui), M. de Siblas restecandidat : « Si mes amis politiques n’arrivent pas, jeveux voir arriver du moins des hommes de caractère. » Voilà ceque m’a dit M. de Siblas, et comme il me l’a dit, je vousle mets dans la main.
– Eh bien, opina M. Rinal, buvons àM. de Siblas !
– Prends garde, dit en riant Cigalous àMaurin, on dira que tu pactises avec l’aristo.
– Ah ! ah ! s’écriaMaurin ! je ne crains pas ça ; on me connaît… Et àprésent, Halbran ! ajouta-t-il, fais-nous un bon café, un caféà réveiller un mort.
– Apporte tes plus vieilles liqueurs… Àdemain la politique, dit Cigalous, et toi, conte-nous, Maurin, unede tes galéjades.
– Eh bien… dit Maurin… en voici unebonne… » Mais il s’arrêta…
« C’est que… dit-il, il y a desdames.
– Ma femme, dit Labarterie, estmariée.
– Comme de juste ! interrompitMaurin.
– Et, poursuivit M. Labarterie, elleest chasseur elle-même. Au dessert une histoire drôle n’est paspour lui faire peur.
– Offrez-moi donc une cigarette, ditMme Labarterie, et allumez vos pipes, messieurs.Les femmes de candidats doivent être intrépides.
– Sans pipe, Cigalous mourrait, affirmajudicieusement Maurin. Mais moi, les jours de fête, une cigaretteme plaît. Quand j’ai la cigarette ou la cassie au bec… je me sembleune jeune fille ! »
Il s’abstenait de la pipe, pensant mieuxplaire à la dame. On buvait, on fumait ; la conversation étaitgénérale. Pastouré, silencieux, regardait Maurin qui depuis uninstant riait tout haut, sans rien dire.
« Je vois, dit l’un des Bormains – lenommé François Marlusse, natif de Bandol – que tu veux la conter,ton histoire, Maurin ? C’est celle du scaphandrepeut-être ?
– Justement ! dit Maurin, c’est àcelle-là que je pensais.
– Le scaphandre ! lescaphandre ! dit Caboufigue le fils qui n’avait pas parlébeaucoup jusque-là.
– Le scaphandre ! lescaphandre ! » criait en riant et poussant la fumée de sacigarette avec une moue de ses jolies lèvres rondes,Mme Labarterie.
Et tous, animés et joyeux, criaient enchœur :
« Le scaphandre ! lescaphandre !
– Aï ben dîna ! j’ai biendîné ! affirma Mascurel.
– De meilleurs dîners, on n’en peut pasfaire : on n’en peut pas faire, de meilleurs dîners »,fit Lacroustade.
Et il se mit à rire :
« Coin ! coin !coin ! »
Animés par les bons vins de San-Clar, tous,volontairement ou non, se prirent à imiter les canards qui n’aimentque l’eau… Et cet éclat de rire aquatique faisait trembler lesvitres… Quand ce joyeux vacarme eut pris fin, Maurin s’apprêta àcommencer son histoire :
« Je vous en dirai deux, d’histoires,déclara Maurin, à une condition, c’est que tu nous conteras, toi,Marlusse, ta visite à l’exposition de Paris.
– Oui ! oui ! dit Cigalous, illa contera… C’est de règle, ça va sans dire… Marche, Maurin, je nele connais pas, ton scaphandre.
– C’est une bien petite histoire,celle-là, dit Maurin. Vous n’en avez que pour une minute.
– On vous écoute, Maurin.
– C’était, commença Maurin, du temps queje servais à l’État comme matelot. À l’entrée du golfe deSaint-Tropez, un torpilleur qui venait de Saint-Raphaël et quiapprochait de Sainte-Maxime, longeant de trop près la côte, secreva contre un gros rocher et coula par huit mètres de fond àpeine. On fit venir de Toulon deux scaphandriers sur un remorqueur,et je fus, avec les autres hommes du bord, employé au sauvetage. Dela terre on voyait très bien ce qui se passait à bord, et du bord,conséquemment, ce qui se passait à terre. Un de ces scaphandriersavait une jolie femme qui l’avait suivi de Toulon, et qui, le soir,allait coucher avec lui à Sainte-Maxime. Comme de juste, ellen’allait jamais à bord du remorqueur, et, des fois, elle faisait àterre, entre deux rochers, la soupe à son homme. Un beau jour étantdescendu à terre moi-même pour aller faire à Sainte-Maxime unecommission, je rencontrai la femme au bord de l’eau, à peinehabillée après un bain. Le scaphandrier, sous l’eau, était en trainde visiter l’épave, et l’homme qui, là-bas, à bord du remorqueur,virait la roue de sa pompe pour lui donner de l’air, nous tournaitle dos. J’embrassai la femme qui ne disait pas trop non, et avectant de plaisir que je ne songeai pas à regarder le navire. Quandje le regardai, nom de nom ! le scaphandrier, à moitié hors del’eau, remontait par son échelle et, à travers la vitre et lesbarreaux croisés de son casque, il nous regardait. Sa tête descaphandrier me semblait un ballon. Il avait l’air d’unterrible. Il regardait et, de la surprise, j’oubliais delâcher la femme. Il soulevait ses deux bras vers son casque qu’oncommença à lui dévisser, mais on n’y parvenait pas.
« – Parbleu ! me dit alors safemme, il faudra bien qu’il le garde. Il va rester comme ça !Leïs bânos l’an poussa dins l’aïgo ! »
– Ce qui veut dire ? interrogeaMme Labarterie.
– Oh ! peu de chose, ditM. Rinal, cela veut dire : « Il y a des bois quipoussent sous l’eau. »
– Je ne comprends vraiment pas, ditM. Labarterie.
– Il y a bois et bois, dit M. Rinal,nous parlons ici de ceux qui empêchaient le cerf de courir dans lesautres.
– Ah ! je comprends ! cria laParisienne.
– Tu es bien heureuse ! dit sonmari… Ah ! je comprends aussi ! » fit-il tout à coupen portant les mains à son front.
Le geste parut si comique qu’il fit le succèsde l’histoire.
« Et pas plus ! dit Maurin, enregardant finement la dame.
– Tu nous en as promis une autre, ditCigalous.
– La voici, dit Maurin. Et elle estencore plus vraie.
– Comment, encore plus vraie ?
– Je veux dire qu’elle est vraie tout àfait. La première ne l’est pas du tout. C’est seulement unehistoire que je me suis imaginée un jour possible, en regardant lafemme du scaphandrier à terre et le scaphandrier qui sortait del’eau. « Tiens ! me dis-je – tiens ! à voir cecasque sur cette tête, on dirait qu’il l’estpar-dessous ! »
– Voilà les gens du Midi ! ditLabarterie. Quelles imaginations !
– À ton service ! pensa Maurin.
– L’autre histoire ! l’autrehistoire !
– Vous y verrez comment, tout simplematelot que j’étais, j’ai fait sonner, moi, les cloches d’uneville, battre les tambours et hisser le grand pavois…
– Eh bien, mais… c’est ce qui t’estarrivé aujourd’hui.
– Oh ! mais, dit Maurin, aujourd’huije suis un autre homme ; je suis passé roi !… Voilà doncl’histoire : Nous revenions d’Agay sur notre torpilleur etnous avions, par jeu, cueilli au bord de la rivière beaucoup debranches de lauriers-roses ; et avec la permission ducommandant, nous les avions amarrées bien droites tout autour denotre bateau.
« Ça faisait de notre bateau une petiteîle fleurie, et nous allions à Saint-Tropez.
« C’était vers la fin juin, à la veilledes grandes fêtes et des bravades de la ville. Nous étions aumilieu du golfe, allant, venant, virant, jouant sur l’eau comme desmarsouins, faisant les beaux, avant de rallier le port, lorsquetout près de nous s’avance, dans sa petite barque, un pêcheur deSaint-Tropez qui rentrait doucement à la voile et que jeconnaissais.
« – Bonjour, Maurin ! qu’il mefait, vous êtes bien « fleuris ? »
« Par badinage et sans réflexion jeréponds :
« – C’est que nous amenonsl’évêque ! »
« Justement Saint-Tropez attendait d’unjour à l’autre l’évêque de Fréjus et, voyant marcher sur l’eau nosbranches en fleur, les promeneurs du quai déjà se disaient entreeux : « Peut-être il est à bord, l’évêque ! »Mais j’ignorais cela.
« Une heure après, en approchant deSaint-Tropez, nous apercevons sur le quai, devant la statue dubailli de Suffren, tout un monde qui nous fait des signes, leshommes avec les chapeaux, les filles avec les ombrelles et lesmouchoirs ; et c’était des cris ! et des vivats ! etdes fanfares qui jouent ! Le curé et toutes ses congrégations,en grande tenue, sortaient de l’église avec les bannières. Et notrecommandant disait : « Voilà des gens bienpolis ! » La ville avait mis drapeaux et tapis auxfenêtres. Les femmes s’étaient pimparées. Les petits enfantsdansaient. Le maire avait son écharpe. On accosta bord à quai. Lecommandant descendit à terre :
« – Où est l’évêque ? luidit-on.
« – L’évêque ! Quelévêque ? »
« Il me fallut expliquer la chose. Lecommandant voulut en rire. Mais le curé ne riait pas, d’avoir faitsortir, pour des matelots, son saint de bois, et la croix et labannière. Et, voilà comment j’ai fait, moi, Maurin, avant même lejour d’aujourd’hui, sonner les cloches, et battre les tambours, etse pavoiser une ville, le maire et les adjoints compris. Je n’ensuis pas plus fier pour ça… A tu, Marlusso !
– Vous nous avez habitués, monsieurMaurin, à entendre des histoires plus piquantes, ditM. Labarterie…
– Je vous comprends votre genre, àvous ! riposta vivement Maurin, il vous en faut toujours dedrôles. Celle que je viens de dire n’est jolie, selon mon idée, queparce qu’on voit avancer ce bateau comme une île de fleursau-devant de cette ville qui se pavoise et se fleurit de son côtépour lui répondre : si vous ne voyez pas ça comme si vous yétiez, alors vous êtes perdu pour l’intelligence de mon histoire…Pardine ! il faut voir le tableau, tout est là…
– Maurin est un artiste, ditM. Rinal.
– Nous sommes un peuple comme ça »,dit Maurin.
Et se tournant versM. Labarterie :
« Je vois qu’à vous il vous faudrait toutle temps rien que des histoires comme celle du capitaine Cougourdandu port des Martigues. En pleine mer, il regardait sa carte,celui-là, et ayant reconnu l’endroit où se trouvait son bateau, quifilait bon vent vers le côté de son papier où il n’y avait plus quela marge sans dessin ni écriture : « Vire de bord, n. d.D. ! et la barre toute !… ou nous se foutons en bas de lacarte ! »
« Celle-là, oui, elle vous plaît,qué ? continua Maurin. Et nous savons bien pourquoi !C’est qu’elle est une occasion pour vous de rire de nous autres envous faisant accroire à vous-même que nous sommes un peuple deCougourdans, pourquoi votre grosse bêtise c’est de vous imaginer,quand nous le faisons, que nous le sommes…
– Quoi donc ? interrogeaM. Labarterie.
– Couyoun ! » dit le laconiquePastouré qui connaissait apparemment le fameux versproverbial :
Le latin dans ses mots brave l’honnêteté.
À ce moment M. Cigalous aperçut, àtravers la vitre, le brigadier Cantoni, de la gendarmerie deBormes :
« Halbran, dites au brigadier, qui sepromène sur la terrasse, d’entrer un peu, que j’ai à luiparler. »
Halbran sortit.
« Celui-là, c’est, dit M. Cigalous,la fine fleur des bons, des vrais gendarmes, un serviteur horsligne. »
Cantoni entra.
« Prenez un siège et demeurez un instantavec nous, Cantoni. J’ai voulu vous présenter à ces messieurs. Jeleur ai fait votre éloge simplement, en disant sur vous lavérité. »
On échangea des politesses, le verre enmain.
« Ah ! vous voilà, monsieurMaurin ? dit Cantoni d’un air aimable.
– C’est bien moi, dit Mauringaillardement. Il y a quelque temps que je n’osais plus tropparaître ici.
– Eh ! fit Cantoni… je sais, jesais… Que voulez-vous, nous avons des ordres parfois et nous devonsobéir ; mais tout le monde sait qu’on n’a rien de grave à vousreprocher. Au contraire même ! puisque aujourd’hui vous êtesreçu avec honneur, comme de juste. La vraie justice finit toujourspar avoir le dessus… je vous félicite… Les poursuites sontabandonnées. J’étais en congé quand vous avez fait ici cette battueoù vous avez eu un homme tué…
– Vous en avez vu d’autres !répliqua galamment Maurin, et vous avez plus d’une fois donné etreçu de mauvais coups en arrêtant des coquins.
– Ce que je voulais dire, continuaCantoni, c’est que, cette fois-là, vous avez un peumécontenté les gendarmes, à ce que j’ai appris, en les plaisantantun peu mal à propos… Celui qui attend le sanglier qu’onchasse à l’espère ne peut l’arrêter que s’il passe à saportée et non pas hors de vue et près des autres chasseurs.
– Mais, dit Maurin avec noblesse,croyez-vous donc, brigadier, que j’en veuille aux gendarmes ?Il y a une affaire entre Alessandri et moi, une affaire d’homme àhomme, et si les autres gendarmes se croient touchés, ils onttort.
– Vous savez bien, Maurin, qu’en vouspoursuivant lorsqu’ils en ont l’ordre, ils font leur devoir.
– Entendu ! dit Maurin ; maisalors je fais le mien en leur échappant quand je peux et comme jepeux. Ce n’est pas d’être arrêté par eux que j’ai peur, mais d’êtregardé par d’autres. Mon grand-père me disait que si on l’accusaitd’avoir volé Coudon et Faron, les deux montagnes toulonnaises,quoique tout le monde continuerait à voir à leur place les deuxmontagnes, il aimerait mieux ne pas avoir à faire en justice lapreuve du contraire.
– Ce n’est plus un mystère pour personne– dit Cigalous, qui voulait convaincre Cantoni de l’innocence deMaurin – ce n’est aujourd’hui un mystère pour personne que Maurin aété accusé de meurtre… tout simplement ! »
Mme Labarterie eut un petitfrisson. M. Cigalous continua :
« Oui, accusé de meurtre par Alessandri,sur la foi d’un Grondard ! Les Grondard sont des canaillesau-dessous de tout, et celui qui a tué le père a délivré le paysd’un véritable fléau. Voilà ce qu’aurait dû se dire Alessandri,pour laisser Maurin tranquille. Mais Alessandri est amoureux etjaloux, et le pauvre Maurin a payé un peu cher quelques mauvaisesplaisanteries ! Pour moi, je n’avais pas songé à accuserMaurin lorsqu’on a trouvé Grondard dans le bois avec sa balle dansle corps. Mais quand il serait l’auteur de cette mort,j’applaudirais en bon maire, sachant sur ce Grondard des choses àfaire dresser les cheveux sur la tête.
« Et le fils Grondard, il y a quelquesjours, n’a-t-il pas essayé de tuer Maurin ? mais cela s’estpassé sans témoin, la nuit, et sur ce qu’on ne peut prouver, lemieux est de se taire !…
« D’où je conclus qu’avant d’envoyer leurmandat d’arrêt, MM. les juges pourraient souvent mieuxapprofondir les choses et tâter mieux l’opinion publique.
– Je n’ai appris, dit Cabissol, qu’avectout le monde l’accusation portée par Grondard fils, et je partagel’avis du maire. Je pourrais dire d’étranges choses sur votreGrondard et je le dirai quand il faudra.
– Mais, affirma M. Rinal, par-dessusle marché, Maurin n’a pas commis l’acte qui pourrait bien êtreméritoire et qu’on lui reproche… Allons, allons, nous l’ennuyons denos bavardages inopportuns. Nous avons mieux à faire que de luirappeler les mauvaises heures.
– Oh ! mauvaises ! fit Maurin.Je n’en ai passé qu’une de mauvaise, c’est lorsque j’eus les mainsliées… Ça, par exemple, ne me plut guère… mais vous avez raison,parlons d’autre chose. A tu, Marlusso ! »
Cigalous avait engagé une conversationparticulière avec M. Rinal :
« Allons donc ! disait celui-ci.
– C’est comme je vous l’affirme.Ah ! si vous croyez que tout est pour le mieux dans lameilleure des républiques ! Il y a des routines qui n’ontpeut-être jamais eu de sens et qui en ont aujourd’hui moins quejamais. Oui, monsieur. Je suppose qu’un meurtre soit commis ici, àBormes, par un chemineau : il prend la route de Cogolin àDraguignan. Croyez-vous que moi, maire, je puisse télégraphier àCogolin ? pas du tout. L’assassin file vers l’est : ilfaut que je télégraphie à l’ouest, c’est-à-dire au parquet deToulon. Voilà ce que je suis forcé de faire en ce temps de cheminde fer, d’automobiles et de bicyclettes ! Vous voyez comme ilest aisé de faire la police dans nos campagnes !… Mais neparlons pas de ces absurdités… À toi, Marlusse ! »
L’assemblée, qui s’était tue pour écouterparler le maire, cria unanime :
« À toi, Marlusse !
– Eh ! dit Marlusse, en faisant lemouvement de repousser avec son coude l’importunité de la demande,comme si elle eût été une main posée sur lui, eh ! vous me lademandez toujours ! Elle m’ennuie à la fin ! C’est pourvous ficher de moi !
– A tu, Marlusso ! fit Pastouréd’une voix de contrebasse.
– Pastouré a parlé, remarqua Novarre,miracle !
– Allons, Marlusse, implora BenoniSoufflarès, dis-la sans te faire prier, que d’ordinaire tu nousromps la tête avec cette même histoire ! et qu’aujourd’hui,devant tout ce monde qui te la demande, tu ne la dirais pas ?Voyons, cause, bestiasse !
– Tu nous la diras, cette histoire ?la diras, aquell’histoiro ? insista Mascurel.
– Il la dira, l’histoire ;l’histoire, il la dira ! » compléta Lacroustade.
Marlusse avait une cinquantaine d’années. Onlui voyait aux deux tempes, une patte-d’oie pleine de gaieté et degaillardise. Il était coiffé d’un immense faux manille l’été,l’hiver d’un feutre de mêmes dimensions, dont il abaissait le bordavant sur son nez en visière de casquette et dont il relevait lebord arrière au-dessus de sa nuque ; conspirateur par-devant,mousquetaire par-derrière moqueur tant derrière que devant, simoqueur que sa pipe au tuyau de roseau avait l’air de prolongerdans l’espace son ironie devenue fumée !
Marlusse, patron bouchonnier, avait un aircossu et heureux de vivre.
« Allons, dit-il, ze la conterai,puisqu’il la faut conter, mais ce n’est pas un conte comme lescaphandrier, vu que c’est bien arrivé. C’est le souvenir de notrevoyage à Paris, où nous allâmes voir l’EsspositionUniversel. Il faut vous dire que, depuis quelque temps, nousmettions d’arzent de côté en jouant à la quadrette, M. leMaire, Novarre, Soufflarès et moi, dans l’idée d’aller àl’Essposition, pour l’anniversaire de Quatre-vingt-neuf,en l’honneur des principes, comme de zuste ! »
Ici Marlusse s’interrompit. Novarre,Soufflarès et M. Cigalous le regardaient comme il lesregardait, de l’air de quatre augures qui savent le fin du fin.Toutes les pattes-d’oie étaient rayonnantes. Il semblait qu’il yeût entre ces quatre hommes un mystère extravagant, un monde degaieté, un formidable sous-entendu… qui échappait à tous lesprofanes. Évidemment, c’est ce qui n’était pas dit qui était leplus drôle.
Après un silence, Marlusse reprit, d’un tonplaintif et vexé :
« Si c’est possible, ça !Voyez-vous, madame et messiés, ils se préparent déjà à rire, mescamarades de voyage, et ils savent bien pourquoi. Ce n’est pas monhistoire elle-même qui les fait tant rire, c’est de savoir que jene sais pas la bien conter… Enfin, je n’en prends mon parti, parrespect pour la compagnie. »
Marlusse tira une bouffée de sa consolantepipe et poursuivit :
« L’Essposition arrive. On part… Nousnous « carrons » dans un bon « vogon » detroisième classe… »
Ici la figure de Marlusse exprime lasatisfaction qu’on éprouve à se trouver dans le paradis même.
« Nous allumons une bonne pipette.Et : faï tira, Mariu !… C’était un train deplaisir. Nous passons par Marseille comme de juste et nous arrivonsà Paris. »
Ici, voyant qu’on riait, Marlusses’interrompit de nouveau :
« Si vous riez de moi déjà, monsieur lemaire, ze ne pourrai pas continuer. Faut que z’y renonce !Allons, zou ! Novarre, m’aregarde pas comme ça. Soufflarès, tume souffleras, qué ?
– Va de l’avant, Marlusse, les Parisienst’écoutent.
– La première idée qui nous vint, àParis, c’est que c’est une ville comme toutes les autres, un peuplus grande seulemein, mais pas plus belle. C’est tout des maisons,comme à Bormes ; toute la différence, c’est qu’il y a un peuplus de voitures !… Pour vous le faire court, nous allâmesloger en un hôtel qui est au coin de la rueNotre-Dame-des-Victoires et de la place Notre-Dame-des-Victoireségalemein… ici, tenez ! »
Marlusse posa sa pipe sur un coin de table,rapprocha ses deux index tendus et, du médius de la main droitechevauchant l’index, il s’efforça de mettre sous les yeux de sesauditeurs l’angle de la place et de la rueNotre-Dame-des-Victoires, à Paris.
Tout le monde regardait avec un sourireamusé.
« L’hôtel est là, là, voyez ! disaitMarlusse.
– Je le vois, fit M. Rinal.
– Bon ! poursuivit Marlusse, quireprit sa pipe. On dit que les zens du Midi, ça zesticule. Mais ilest clair comme le zour que le zeste il aide la comprenure.
– Nous voyons l’hôtel, dit Labarterie queMarlusse regardait attentivement.
– Nous habitâmes là, et dès le lendemainnous y allâmes, à leur essposition… Quand z’y pense !… nousentrons, et qu’est-ce que ze vois ? des boutigues avec encoredes boutigues ; il y en avait d’orfèvres, il y en avait demarçands de soie, avec leurs marçandises sous des vitres. Té !ze dis, nous sommes venus de si loin pour voir la Canebière ou larue Saint-Ferréol ? Cependant, ze tourne, ze vire, ze regarde,puisque nous étions venus là pour ça. Tout en coup : « Véze me dis, que ze me suis perdu ! Où est M. lemaire ? Où sont tous mes collègues ? » C’étaitvrai ; ze les avais perdus… coquin de bon sort ! Ze lescerce, ze les cerce trois ou quatre heures, ze revire, ze tourne,puis à la fin ze me dis : « Tu sais l’hôtel :retournes-y. » Je sors, messiés, ma belle dame – en bé !croyez-vous que ze m’aperçois que z’avais tourné sur place, depuisquatre heures, povre moi ! Z’avais tourné aux alentours d’uneporte, celle par où z’étais entré et par où ze sortis, couyouncoumo la luno, parlant par respect. Alors, ze me dis :« Marlusse, ça ne t’arrivera plus. « Pour plus te perdre,il faut aceter… »
Ici, Marlusse s’interrompit encorebrusquement. Il regarda d’un air d’inexprimable malice ses quatrecompagnons de voyage qui recommençaient à rire tout haut, etdéclara :
« Nous y sommes ! les voilà qui semettent à se ficher de moi ! Ze vous l’avais pas dit,madame ? La comédie n’est pas dans mon histoire, mais dansleur malice. Ils me la font dire, l’histoire, pour en arriverlà ! Et ce n’est pas à m’écouter que vous prendrez du plaisir,c’est à les voir, euss ! »
À ces mots, Soufflarès et Novarre, n’y tenantplus, levèrent un bras au ciel et laissèrent retomber leur poingsur leur cuisse en criant :
« De ce Marlusse !
– D’aqueoù Marlusso ! traduisitvivement Mascurel.
– Il est bon ce Marlusse ! ceMarlusse il est bon ! »
Et le rire du canard Lacroustade dominait tousles autres.
M. le maire souriait finement, enjouissant de voir les Parisiens ne rien comprendre. Il fit observerseulement :
« Vous voyez bien : il n’y a que lesmocos pour savoir rire d’eux-mêmes. »
Marlusse reprit :
« Riez, riez, collègues ; allez,allez, ze sais de quoi ze vais parler !… Ze ne l’ai pasoublié, cette fois, et vous serez bien attrapés !… Ze l’ainoté, noté dans ma cervelle, le mot principal… il est gravé, là… Zele tiens. »
Il se touchait le front du doigt, d’un airgénial.
Il reprit, après un silence durant lequel ilavait toisé ses amis avec dédain :
« Pour vous le faire court, le lendemainmatin, ze m’éveille de bonne heure, et pendant que les camaradesdorment, ze mets mon pantalon, ma veste, ze m’habille… quoi !ze me débarbouille… enfin ze fais comme tous les matins àl’habitude et ze sors… « Té ! « zed me dis dans larue, pour plus te perdre à l’essposition, tu vas aceter de cepas… »
Ici, Soufflarès, Novarre et le mairelaissèrent échapper un formidable éclat de rire. Et Lacroustadeimita le canard, éperdument.
Marlusse leur jeta un coup d’œil furieux, puisil prit un air d’attention profonde sur lui-même, le regard tournéen dedans, comme absorbé dans la recherche d’une pensée subtile etfugace. Enfin, tout à coup, comme en détresse :
« Noum dé pas Diou ! Ze l’ai encoreoublié !… Eh bé, ze vous l’avais pas dit ? Voilà,messiés, pour ces bougres-là, le plus beau de mon histoire !Voilà pourquoi ils me la font conter à tous les banquets, pour sefice de moi à leur aise. C’est que – c’est pourtantvrai ! – toutes les fois que ze la conte, z’oublie un mot, lemot principal, je vous dis ! Z’ai beau le savoir quand zecommence, z’ai beau me le répéter à table le jour, au lit la nuit,touzours ze l’oublie encore ! C’est comme une petiteinfirmité, et euss ça les amuse… Un peu de çarité, monsieur lemaire, que vous savez ce que ze veux dire… Digavo mi !…Dis-le-moi, Novarro… ou toi, Soufflarès… As féni, Lacroustado, défaïre lou canar ? De faire le canard, tu as fini,Lacroustade ? Ze te dirai en français que tu es-t-un âne,Mascurel, et ze te le traduirai en bon provençal : siès qu’uncouyoun ! Zou, vite, souffle-moi, Soufflarès… un, un… que zevoulais l’aceter parce que z’en avais un besoin énorme… un çoze, unmaçin, une histoire… ze l’ai au bout de la langue !… Ils me lediront pas, que tout le plaisir, madame, c’est de me le fairecercer… un Arman, un prospectus, un papetoun… »
Tout à coup, sa figure, crispée par l’effortet la douleur d’une recherche inutile et si longue, se détendit, lajoie parut sur son visage, celle du naufragé qui entre au port desalut, et doucement, bien doucement, dans l’ivresse d’un triomphesavouré :
« Un plan de l’essposition… murmura-t-il…Vous avez bien fait de ne pas me le dire, que, comme ça, ze l’aitrouvé tout seul. Pas trop tôt !… Pour vous le faire court, ily avait, dans la même rue que notre hôtel, un libraire qui ouvraitsa boutique… Ze m’approche et ze lui dis :« Bonzour. » Celui-là y me dit :« Bonzour ; que vous voulez ? » Ze lui dis,comme ça, ze lui dis, ze lui dis, dis : « Il mefaudrait… » hum, hum ! « Je voudrais avoir »hum ! broum !… Cette fois, ze le tiens !« Donnez-moi un peu, s’il vous « plaît, monsieur lelibraire, un… »
Le visage de Marlusse s’injecta ; lesyeux lui sortaient de la tête.
Une colère le prit. Il regarda ses amis d’unair de haine franche et frappant du poing la table oùtressaillirent les verres :
« Noum dé pas Diou ! vous le croirezou non, cria-t-il d’une voix de stentor, ze l’ai encoreoublié ! »
Le maire, Novarre, Soufflarès étouffaient àprésent de rire. L’hilarité gagnait tout le monde. Cantoni n’y tintpas.
À son tour, il leva un bras et se frappa surla cuisse, ce qui est, comme on sait, surtout pour un gendarme,l’indice de la joie effrénée inspirée par une chose impayable. Cegeste veut dire : « Non ! il n’y a rien depareil ! Je n’aurais jamais cru ça possible ! »
Lacroustade imitait à lui seul plusieurscanards.
Marlusse parut se calmer et prononça, souriantavec un regard circulaire :
« C’est égal, si zamais on me laredemande, zamais plus ze ne la dirai. Ze me fais trop f… ice demoi. Aussi, c’est pas ridicule de touzours oublier ce mot, un motsi simple, dites un peu : le plan de l’essposition, troisplans de l’essposition, cent plans de l’essposition… Ze le diraisjusqu’à demain maintenant, sans le manquer une fois : un plan,deux plans, mille plans ! plan, plan, plan, plan ! rantan plan ! plan ! plan !
– Achève, Marlusse !
– Ze dis donc au libraire :« Ze voudrais un… plan « de l’essposition. »Celui-là il me répond comme ça : « En voilà plus d’un,vous pouvez çosir ! (choisir) » Il y en avait une pile…Je n’en prends un, puis deuss… puis dix, je les regarde un aprèsl’otre… »
Ici, Marlusse pouffa de rire lui-même, etfrappant à son tour sa cuisse de sa main :
« Oh ! coquin de sort !c’étaient tous les mêmes !
– L’édition ! dit Labarterie,intelligent et explicatif.
– Quand j’ai puis bien çosi, continuaMarlusse, ze prends le premier venu et je dis comme ça aulibraire : « Combien ? » Celui-là merépond : « C’est « tant. » Z’envoie la main àla posse, et je lui donne tant. »
Marlusse, ce disant, faisait le geste deprendre de la monnaie dans son gousset et de la compterattentivement dans la main du libraire.
« Et pendant que ze le paie, ilm’aregarde bien et me dit tout en coup, il me dit comme ça,dit :
« – Vous vous êtes deBandol ! »
« Oh ! noum dé pas Diou ! jerestai là, moi !
Et Marlusse, la main ouverte comme pour faireun pied de nez, se planta le pouce sous le menton. Cela signifiaitle crochet où se prend la tête étonnée d’une morue tirée du fond deson élément par un pêcheur de Terre-Neuve.
« Eh ! que ze lui dis, comment quevous le savez ? » Il se mit à rire.
« – Vé ! » que ze luidis…
Et Marlusse mettait le bout de son index sousson œil droit, dont il tirait la paupière inférieure, ce quisignifie partout : « J’ai l’œil ! vous ne metromperez pas ! »
« Vé, que je lui dis, ou Novarre, ouM. le Maire, ou Soufflarès, l’un ou l’otre est ici, cacé dansvotre boutique, et il vous a dit de me dire ça. Vous ne l’avez pasdevigné !…
« Alors, messiés, pour cercer mescollègues de voyaze, je lui dévirai tout dans sa boutique, qu’il enriait comme un bossu… Eh bien… il n’y avait personne de cacé.Alors, ze lui dis comme ça :
« Oh ! tron d’un goï !(tonnerre d’un Vulcain !) comment vous l’avez pu comprendreque ze suis de Bandol ? car z’en suis ! z’abite Bormesdepuis la nourrice, mais c’est Bandol qui m’a vu naître. »
« Que croyez-vous ? » qu’il merépond. Il me fait comme ça, d’un air tranquille avec son assentparisien :
« – Un peu à vote assan, un peu àvote çapo, j’ai devigné que vous étiez d’entre-mitanToulon-Marseille ! »
« Et z’emportai, ze gardai de Paris,le…
– Le plan, dit Labarterie charitable.
– Merci bien, monsieur, fit Marlusserailleur, ça n’est pas ça que ze voulais dire. Z’emportai de Paris,par-dessus tous les autres, le souvenir de cette parole.Voyez-vous, on dit touzours : l’Essposition universel !l’Essposition universel !… On en a plein la bouche ! Tantque vous voudrez, mais essposition ou pas essposition, Paris,voyez-vous, z’ai compris, par ce libraire, que c’est la capitale,la reine, le flambeau des villes !… Une ville, mon ami, où tun’as qu’à entrer dans la première boutigue venue, on te dit zusquede qué pays tu es ! Ça, non, ze l’ai pas oublié ! Aussi,qu’on en fasse une autre, d’essposition, et z’y retourne. Z’aigardé le plan ! »
Pour rejoindre Tonia qui l’attendait à lacantine du Don, Maurin, un beau matin, laissa Pastouré seul, dansles marais de l’Almanarre à Hyères. Il avait tué un cormoran pourle compte d’un prince russe qui collectionnait tous les oiseauxdivers qu’on peut tuer dans le Var. Pastouré, que Maurin avait misde moitié dans cette affaire, comme dans toutes ses autresopérations de chasse, continua à patauger parmi les siagnes et lesajoncs. Tout en pataugeant, il gesticulait et bavardait :
« Pour une chasse qui me déplaît, voui,c’est une chasse qui me déplaît. Il y faut des bottes lourdes. Etil fait froid, ce matin. Pas moyen de courir, ici. La vase vousenglue ; on a les pieds collés à son chemin. C’est une misère.Et pourquoi me laisse-t-il tout seul dans pareil gâchis, ceMaurin ? C’est, pardi ! pour aller à sa gueuse. Il courtdonc après son malheur, je le calcule, comme tout le monde surcette terre ; quand la passion nous emporte, rien à faire. Sion jouait la gale, on voudrait la gagner… Ainsi sommes-nousfaits : tant bien les uns comme les autres, nous courons, nouscourons, nous courons pour attraper ce qui vole ; et ce quenous attrapons, c’est un rhume. Où va-t-il ? À sa gueuse, jevous dis ! Perché ? pour son plaisir.Qu’attrapera-t-il ? Un mauvais coup. Un mauvais coup pour sûril attrapera. Puisque ce Sandri toujours rôde autour de la fille,il devrait comprendre, Maurin, qu’il n’y a rien à faire pour lui etque mieux vaudrait se faire oublier de tout ce qui est gendarme aumonde. Une poupée habillée en gendarme, je la craindrais ! etj’aime mieux, pour ma part, mes ennemis que mes juges. Quand mesennemis mentent ils le savent ; et le juge, qui ne sait riende leur mensonge, m’envoie en galère. Est-ce qu’il croit, ceMaurin, que Sandri lui pardonnera ? Un bon Corse estbon ; un Corse méchant et qui croit avoir raison dans sarancune est pire que ce qui est pire. Espace-toi, Maurin, tire-toide là, Pastouré. Lève-toi de devant, mon ami Pastouré ;Pastouré, frère de mon frère, file ! Ni gendarmes ni femmes,voilà la paix. La femme amène le gendarme, et de plus d’unefaçon : par les disputes, chez les voisins ; et chez sonmari, de par les cornes.
« Les cornes attirent les gendarmes,c’est connu. Ne te marie pas ou sois veuf, et crains surtout lafiancée d’un gendarme. Car si tu te frottes à celle-là, c’estdispute avant la dispute, gendarme assuré et gendarme inévitable,deux et trois fois, dix fois et cent fois gendarme !
« Nous avions la bonne paix ; il vase chercher la guerre. Et croit-il aussi que son Caboufigue lelaissera tranquille ? croit-il que le petit Caboufigue auradigéré l’affaire du duel ? Il ne faudrait pas y compter.Quelle affaire, mes amis !… Attention ! Pan-pan !…une poule d’eau ? non, les canards !… celui-là en tient…Ici, Gaspard, apporte ! Je me disais donc : « Quelleaffaire ! » Ah ! mais, oui ! pas petiteaffaire ! un duel ridicule, un duel risible, un duel comme onn’en verra pas de longtemps le pareil, et qui a fait rire tout unvillage à la fois et que de village en village on se racontemaintenant partout ! Croit-il, ce brave Maurin, que l’orgueille lui pardonnera ? Crains Caboufigue, Maurin. Tu l’as connutrop bas, tout en bas comme toi, tout en bas de l’échelle ! Çale vexe. Et plus il monte dans la fortune, plus il te renie. CrainsCaboufigue et le fils Caboufigue et tous les Caboufigue, toutes lesboufigues (vessies) bouffies de mangeaille et de gourmandise et duvent de l’orgueil. Dommage que ce duel n’ait pas été un vraiduel ! Une boufigue crevée, on n’en aurait pas pleuré !Si du bout d’un bon sabre on lui faisait une piqûre, ce n’est pasdu sang qui sortirait d’un Caboufigue : c’est le vent de cetteboufigue, le vent que je viens de dire, le vent de haine etd’orgueil, d’avarice et de vanité. Et le Caboufigue eût rendu l’âmeavec un tout petit bruit, le bruit d’une boufigue qui crève… Ensortant du dîner, quand le petit Caboufigue s’éloignait dans sabelle voiturasse, M. Rinal a dit : « Quand on lesvoit pendre, les inutiles, les égoïstes, les renégats du peuple,peuple d’hier qui aujourd’hui renie père et mère, quand par hasard– ce qui d’ailleurs n’arrive jamais – on les voit pendre ou pendu –pendus il faut les « laisser. » Ayant dit cela, il a bienparlé.
« Ce n’est pas moi Pastouré qui couperaisla corde. Elle porterait malheur, la corde de ces pendus-là !À la bonne heure, M. Noblet ! un bourgeois qui travaille,celui-là !… Attention, Gaspard !… une bécassine !…apporte, Pan-pan… Un bourgeois qui travaille, ce Noblet, et qui aface d’homme et non figure de ventre, comme un Caboufigue. Quedemande-t-il, ce Noblet ? Qu’on travaille et que, dans lemonde entier, on souffre moins de misère… Pour des hommes comme ça,oui, on irait à pied au bout du monde ! mais les autres, jeles vomis. Je les vomis, je vous dis, je les ai sur l’estomac. Labêtise du monde est une bêtise bien grosse et la canaillerie dumonde une grosse canaillerie. Il faut choisir les bonnes têtes etil faut crever les mauvais ventres. L’égoïsme n’est que ventre.Crève cette boufigue, Maurin ! Elle rendra son âme avec unpetit bruit, vu qu’un Caboufigue porte son âme dans son ventre,comme de juste. »
Pastouré ne se trompait pas : Maurin, cejour-là, courait vers son ennui.
À peine Tonia était-elle venue le rejoindre àla cantine du Don, que Sandri entra à son tour. Ayant vu passerMaurin à la Londe-des-Maures, dans la carriole d’un poissonnier quise rendait au Lavandou, il l’avait suivi. Lorsque Tonia aperçut legendarme :
« Sors, dit-elle à Maurin, sors bien vitepar la petite porte.
– Toute réflexion faite, pourquoisortirais-je ? » dit Maurin.
Et il se leva pour recevoir le gendarme.
« Bonjour, brigadier Sandri.
– Je ne suis pas brigadier.
– C’est juste. Si tu l’étais tu seraismarié déjà, puisque c’est la condition que t’impose le père deTonia, que tu sois brigadier pour qu’il t’accorde sa fille. Tu n’espas brigadier, donc tu n’es pas marié. Et alors de quel droitviens-tu te plaindre ? Est-ce en qualité de fiancé ? Maistu ne seras jamais brigadier : autant rompre les fiançailles.Seulement comme au fond, tu es brave homme et que, mieux qu’unautre, tu connais l’honneur étant soldat d’élite (tu sais que j’aiservi à l’État et que je connais le service) eh bien, voilà :fais proprement ton adieu à la fille ; ne porte pas préjudice,par des bavardages de femme et d’inutiles reproches, à belle etbonne Tonia que voici, rends sa parole à son père et ne te trouveplus sur mon chemin, mon homme. »
Sandri se mordillait la moustache.
« Tonia, dit-il, je vous ai promis derompre à la première fois que je verrais chez vous quelque chosepour me déplaire : je romprai donc. Il faut pourtant que votrepère sache que j’ai pour cela de bonnes raisons.
– Laissez-moi, dit Tonia, le lui annoncermoi-même.
– Alors, dit Sandri étonné quand même,alors c’est fini ?
– Il me semble, dit-elle.
– C’est bon, gronda le gendarme. Adieu,Tonia. Je ne te crois pas autrement coupable et je t’engage à nepas le devenir… Cet homme-ci pourrait te mener loin, et faire tonmalheur, Tonia. J’en aurais pour toi de la peine. Songe – je croisqu’il en est temps – qu’un jour ou l’autre il se fera encorequelque mauvaise affaire et que, mariée, tu finiras par regretterle gendarme, quand cet autre t’aura fait bien voir le bandit qu’ilest véritablement.
– C’est assez de paroles, Sandri, s’écriaMaurin avec impatience. Quittons-nous maintenant. Allez à vosaffaires. »
Le gendarme le regarda fixement. « Jesais ce que je sais ; je te rattraperai, Maurin, mon ami.
– En ce cas, tu me devras tes galons debrigadier Sandri, avec tes remerciements. »
Le gendarme à peine sorti :
« Tonia, dit simplement Maurin, si votrepère y consent, vous serez ma femme. »
Ces mots lui échappèrent en quelque sorte.Malgré les répugnances que lui inspirait le mariage, il s’ylaissait entraîner par esprit de justice.
Elle bondit vers lui, s’enlaça à son cou, s’ysuspendit, ses pieds quittant le sol, comme une enfant petite, etlui dit :
« Alors, si mon père refuse, tu auras dumoins une maîtresse prête à tout faire pour toi, Maurin, et à tedéfendre à la mort comme à te suivre au bout du monde. Tu es bravecomme tu es beau. Toutes les Corsoises t’aimeraient. Et si jamaison te poursuit encore, et si le maquis des Maures ne te cache pasassez bien, nous irons dans mon pays corse, où les bandits sontheureux et où le monde les estime.
– Pour le moment, répliqua Maurintranquillement, je suis libre de ma personne, et je vais aider monpays à choisir un bon homme pour nous faire de bonneslois. »
Maurin ne fut pas longtemps en paix avec lagendarmerie. De nouvelles aventures ne devaient pas tarder à lesignaler encore aux officiers de justice…
Maurin battait avec Pastouré les marais deFréjus. Ils y firent la rencontre d’un chasseur qui, non loind’eux, tira et manqua une bécassine, que Maurin très distinctementput voir, après son troisième crochet, filer et se perdre au loin.L’homme, une manière de rustre, vêtu en bourgeois cossu, taillé enhercule quoique pas très grand, avec un front bas et têtu, cria àson chien :
« Cherche !apporte ! »
« Monsieur, dit poliment Maurin, labécassine est manquée. Votre chien ni aucun chien du monde ne vousla pourrait rapporter.
– La bécassine est manquée, confirmaPastouré.
– Cherche ! apporte ! répéta lebourgeois à son chien.
– Vous avez là, dit Maurin, une bêtemagnifique !
– C’est vrai, dit l’autre ; il m’acoûté cher, et je ne le possède pas depuis longtemps ; aussiil ne m’obéit guère. Cherche, Faraud ! »
Le chien cherchait patiemment et, bienentendu, ne trouvait rien.
« Il est aussi bête que joli »grogna son maître.
Et comme le chien ne trouvait toujours pas labécassine envolée, il le frappa stupidement du pied. Le chien,plaintif, se réfugia dans les jambes de Maurin.
L’homme accourut pour l’y prendre, plein demenaces :
« Attends, coquin ! attends un peu,rosse ! Tu le connais déjà, hein, mon pied ? Eh bien, levoilà qui arrive ! »
Rouge de colère, il avançait la main vers lecollier de la malheureuse bête qui, de peur, se coucha sur ledos.
« Vous ne battrez pas ce chien, ditfroidement Maurin, parce qu’il n’est pas dans son tort et parcequ’il me demande de le défendre.
– Et nous sommes deuss ! appuyaPastouré laconique.
– Mon chien est à moi, jepense !
– Jusqu’à un certain point, oui, ditMaurin ; mais un chien est un chien. C’est pas un esclave,preutêtre.
– Allez au diable ! hurla l’autre,je ne vous connais pas.
– Eh bien, dit Maurin, vous meconnaîtrez ! »
Et comme, de nouveau, l’homme étendait la mainpour s’emparer de son chien, Maurin prit l’homme par l’épaule et lefit pirouetter comme un toton.
Alors, exaspéré, le rustaud sanguin seretourna et mit le bout du canon de son fusil sur la poitrine deson adversaire improvisé.
Maurin détourna le canon qu’il avait saisi àplein poing, en criant :
« Lâche ton arme ! »
Le ton d’autorité de Maurin eut un effetsingulier :
L’homme involontairement obéit et abandonnason fusil que Maurin déposa à terre, auprès du sien ; puis ilse débarrassa de son carnier et dit à l’homme :
« Avance donc, espèce debrute ! »
Un moment décontenancé, le personnage avaitrepris ses idées.
À son tour il se débarrassa de son carnier etse mit en posture de combat.
Pastouré, tranquille, dit :
« Tu m’en laisseras un peu, hé ?
– Les lâches, c’est vous, proféral’autre ; vous êtes deux !
– Oh ! moi, dit Pastouré, je gardeles armes. »
Les deux lutteurs s’étreignirent. Ce ne futpas long : Maurin souleva de terre son adversaire et le jeta,de dos, dans l’herbe et la boue.
L’homme se releva, et, menaçant, courut denouveau sur son ennemi.
« Tu en reveux ? cria Maurin. Prendsgarde ! Cette fois, je cognerai ! »
Mais son ennemi était devenu comme fou derage ; il se précipita sur Maurin, tête baissée. Maurin pritla tête de l’homme, la mit sous son bras gauche serré contre soncorps comme un étau et frappant à grands coups, du plat de sa main,sur le derrière de l’inconnu :
« Ah ! tu veux battre tonchien ? ah ! tu y tiens donc beaucoup, à battre tonchien ? Souviens-toi qu’il ne faut pas battre son chien !Je t’apprendrai la justice, brute ! La sens-tu entrer,bestiasse, dans ton derrière, la justice ? Battras-tu encoreton chien, bête brute ? En as-tu assez, batteur dechien ? »
Quand il le lâcha, l’homme, ivre de fureur,revint encore sur Maurin, un couteau ouvert à la main. AlorsMaurin, du poing, lui ensanglanta la figure et lui dit :
« As-tu ton compte ?… Tiens,reprends ton fusil.
« Décharge-le d’abord, Pastouré, etconfisque ses cartouches, qu’il nousassassinerait ! »
Le battu se le tint pour dit cette fois ets’éloigna ; mais, à la mairie voisine, il porta contre Maurinune plainte en règle. Coups et blessures, vol de cartouches et volde chien ! car le chien du chasseur avait refusé de le suivreet obstinément, malgré les ordres réitérés de Maurin et dePastouré, il s’attachait à leurs talons, suppliant qu’on le gardât.C’est d’une si douce voix que ses deux amis lui disaient :« Allons, va-t’en, mon brave ; suis ton maître, mon bonchien ! » tandis qu’à l’ordinaire son maître l’appelaitd’un ton qui le faisait fuir.
« Pas moins, dit Pastouré, nous y voilàretombés, dans leurs satanés procès-verbaux !
– Aussi, répliquait Maurin, fallait-illaisser battre ce brave animal ?
– Non, pour sûr ! ditPastouré ; mais n’empêche qu’il eût mieux valu ne rencontrerni lui ni son maître. »
Ils devisaient ainsi lorsque, au beau milieude la plaine, ils aperçurent un autre chasseur assez semblable aupremier et qui se trouvait être un riche marchand de porcs, venu deNice pour chasser la bécassine. Cet homme, son fusil entre lesjambes, portant sur le flanc un carnier neuf orné d’un filet àfranges, était assis sur un tronc d’arbre abattu et de minute enminute il tirait, d’un sifflet d’argent suspendu à son cou, un sonprolongé, aigu et strident.
En faisant cela, il paraissait s’acquitterd’une besogne importante dont il ne verrait jamais la fin et quiabsorbait toute son attention.
La chose aux deux braconniers parut sicurieuse qu’ils s’arrêtèrent pour la contempler. L’homme nesemblait pas les voir et continuait son manège. Visiblement il enperdait la respiration et se fatiguait beaucoup.
« Eh ! l’ami ! fit le familierMaurin, que faites-vous donc là ?
– Vous le voyez, dit l’autre, jesiffle. »
Et il siffla.
« Que vous sifflez, je le vois, ditMaurin, mais pourquoi sifflez-vous ? Il y a, à vous entendre,de quoi mettre en fuite jusqu’aux poissons sous l’eau de lamer ! »
L’homme, imperturbable, siffla encore, puis ilprononça :
« Je siffle mon chien. Je le siffle commeça depuis ce matin.
– Vous avez tous les deux une bravepatience, car il est tout à l’heure midi… Et alors, il vous aquitté depuis ce matin, votre chien ?
– Oui, dit l’homme (toujours sifflant detemps en temps), c’est un chien tout neuf (coup de sifflet) qui,hier, à Nice, m’a coûté bien cher (coup de sifflet) et qu’on m’adonné pour excellent (coup de sifflet), c’est un chien à grandequête… Nous avons pris le train pour venir ici chasser ensemble. Àla gare de Fréjus, ce matin à huit heures, mon chien m’a quitté(coup de sifflet) et depuis ce temps je le siffle… (coup desifflet). Et mon chien n’est toujours pas là. »
Et s’épongeant le front, il soupira tout àcoup, avec une résignation vraiment touchante :
« Qu’heureusement il n’y a pas dezibier ! qu’en courant comme il court, mon chien, s’il étaitlà, me le lèverait tout de devant !
– Moussu, dit Maurin, tirant son chapeauavec une extrême politesse : aï vi fouàsso couyouns dins mapùto dé vido, maï coumo vous, jamaï ! c’est-à-dire : j’aivu beaucoup d’imbéciles dans ma malheureuse vie mais d’aussi beauque vous jamais ! »
L’homme, ahuri, leva les yeux sur Maurin quiajouta en souriant :
« Il faut croire que votre chien, commemoi, vous a assez vu ! Bonsoir, la compagnie. »
L’homme se fâcha : querelles, bourrades.Si bien qu’une heure après, toujours sifflant son chien, il allaporter plainte à la gendarmerie de Fréjus, où il donna par surcroîtle signalement de sa bête.
On reconnut aisément Maurin aux renseignementsdes deux plaignants successifs et il fut entendu que le Roi desMaures, désirant exploiter à lui tout seul les marais de Fréjus,cherchait à tous les chasseurs honorables des querellesd’Allemand.
Et le soir, en quittant Maurin, Pastouré sedisait tout haut.
« Ils en diraient de belles, s’ilsparlaient, les chiens ! Les chiens vous aiment par amour. Lanourriture pour eux vient après l’amour. Offrez un gigot à monchien et moi je lui offrirai une caresse. Il me suivra, moi, malgrévotre gigot… Battre un chien, c’est un crime. Battre un homme qui abattu un chien, c’est une bénédiction. Mais les hommes ont fait laloi, et la loi n’est pas pour les chiens. Alors, cogne sur l’homme,mon homme, quand il bat le chien, car en frappant sur le chien, ila frappé sur mieux qu’un homme. Le chien ne parle pas, il jappe, etquand il le voudrait, il ne trahirait pas le secret delui-même.
– Encore une journée comme celle-là etSandri va bien rire », se disait Maurin.
Malheureusement cette journée n’était pasfinie. Le soir même, comme Maurin portait un héron magnifique à lavilla de son prince russe, à Saint-Raphaël, il aperçut devant luisa fille…
Il hâtait le pas dans l’obscurité commençante,pour la rejoindre, quand un homme bien mis s’approcha de lafillette qui retournait à la villa du prince chez lequel, depuisquelque temps, elle était placée comme lingère.
Thérèse fit un petit cri et pressa le pas.L’homme la suivit, avec toutes les allures de ceux qui, malgréelles, suivent les femmes. Elle lui échappa enfin et disparutprestement sous le portail du parc de la villa.
Maurin aborda le monsieur qui, inquiet,s’exclama :
« Que me voulez-vous ?
– Monsieur, dit Maurin, lorsque, tout enétant un brave homme, on fait son métier de coq, qui est derechercher les poulettes, – c’est la force de la nature ! – ilfaut, si l’on est un brave homme, s’adresser à celles qui nedemandent pas mieux. »
Et comme le monsieur voulait s’esquiver,Maurin d’une main ferme le maintint par le collet et gravement luidit :
« Vous entendrez ma leçon, jeunehomme ! Je vous dis de vous adresser à celles à qui plairavotre vilaine figure. Je n’ai jamais fait autrement. Il faut êtreun peu honnête, hé ? mon brave monsieur ! Quand lesfilles malhonnêtes nous poursuivent et se veulent faire épouser enjurant qu’elles sont sages, alors contre elles tout est bon, carelles essaient de nous prendre en traître et de nous faire perdrela tranquillité de la vie. Mais ici c’est vous qui cherchez àprendre une femme en traîtrise ! Vous entendez, mon beaupitoua ?… Vous m’avez l’air d’un chaud lapin. Mais dans lesmêmes occasions, j’en ai vu refroidir de plus chauds quevous ! »
Ayant prononcé ces mémorables paroles, Maurinlâcha son prisonnier qui, très pâle, balbutia :
« Ah ! çà, que me voulez-vous ?Qui êtes-vous ?
– Ce que je veux ? vous dire ça, pasplus… Je suis Maurin, le père de la fillette. Tenez-le-vous pourdit. »
L’inconnu se sauva.
Maurin avait cru faire une allusion biencachée à l’affaire Grondard ; mais le propos, répété, futdiscuté, interprété, et de plaignant en gendarme et de brigade enbrigade arriva aux oreilles de Sandri qui s’écria :« C’est l’aveu ! » Les affaires du donQuichotte-paysan se gâtaient de nouveau. Ordre fut donné del’arrêter. La persécution recommençait. On se garda d’avertir lepréfet… On se cacha de Cabissol.
« Il a encore trop parlé, disaitPastouré, parlant tout seul… Quand je vous dis qu’un… soupir deCaboufigue, on peut le retourner contre vous ! Avant de luilaisser sa liberté, regarde autour de toi, si tu es en plein champ,et sous ton lit si tu es couché, car sous ton lit, il pourrait yavoir… qui sait ? un de tes meilleurs amis ! Et qu’est-cetrop souvent que nos amis eux-mêmes ? des gens – pauvremoi ! – qui de vos confidences se font des fusils contrevous !… Vive Bassompierre ! »
La mère de Maurin se mourait dans sa vieillecabane de planches, au milieu de la plaine de Cogolin, non loin dela mer, sous les grands pins parasols.
Maurin, assisté de Pastouré, veillait auprèsd’elle.
« Pastouré, dit-il, va chezM. Rinal, chercher mon fils Bernard et tu iras après chez leprince chercher ma fille Thérèse… Ils verront mourir lagrand-mère. »
Pour Césariot il ne se reconnaissait pas ledroit de l’appeler, vu que la grand-mère ignorait l’existence dugarnement.
Pastouré partit et ramena Bernard. Il repartitet ramena Thérèse.
« Mère, dit Maurin, voilà vospetits-enfants. Ils viennent vous embrasser.
– Je les bénis ! » murmura lavieille, de sa voix fragile.
Et elle mourut.
« Pastouré, dit Maurin, nous allonsl’enterrer au cimetière de Cogolin. Cours chez le voisinLabigue ; tu lui diras de nous prêter sa charrette, son chevalet ses harnais neufs. Sur la charrette nous mettrons le cercueil.Fais vite. »
Pastouré sortit. En son absence, le médecin deCogolin fit le nécessaire, alla à la mairie, déclara le décès,prévint deux amis dont Maurin désirait la présence, et, lelendemain, eut lieu l’enterrement.
Le cercueil était sur la charrettesoigneusement nettoyée, mais où pourtant se voyaient encorequelques traces rousses de bon fumier et, dans les jointures desplanches, quelques grains d’avoine.
Pour faire honneur à la morte, Labigue avaitprêté toutes ses bêtes ; devant le cheval limonier était unmulet et devant le mulet, en flèche, un petit âne. Et les troisbêtes portaient leurs harnais neufs, bien cirés, dont les clous decuivre reluisants formaient des ronds et d’autres jolis dessins.Les deux amis que le médecin avait prévenus étaient là, vêtus deleurs meilleurs habits ; ils se mirent derrière la charretteque conduisait Maurin, à pied. Et, devant les amis, marchaientBernard et Thérèse. Pastouré avait fait venir son fils Firmin, beaugars de vingt-cinq ans, qui marchait près de Thérèse et qui latrouvait à son gré. Car l’amour travaille même devant la mort.Pastouré, lui, cheminait à côté des brancards, tenant en main, sousla clarté éblouissante et blanche du plein soleil de midi, le fanalde l’étable, allumé pour veiller la morte, et dont la flammejaunâtre était toute perdue dans les rayonnements du soleil.
Ainsi on allait, sur la route large, et leconducteur de la diligence qui, de Cogolin, retournait àSaint-Tropez, en croisant l’enterrement, le salua du fouet. Lesvoyageurs, dans la diligence, ôtèrent leurs chapeaux et les femmesqu’on rencontrait faisaient de grands signes de croix.
Et tous les gens du cortège se taisaient,mais, de temps à autre, se croyant seul, sans doute à cause dugrand silence de la mort, Pastouré s’oubliait, gesticulait,abaissant, levant sa lanterne, et à demi-voix se murmurait àlui-même :
« À pied ou en charrette, couché dans laboîte et jambes raides ou marchant à côté et remuant les pieds, oùallons-nous, tous ? Au même endroit… au trou. D’oùviens-tu ? de la terre. Où vas-tu ? à la terre. Ainsidisent les boumians (bohémiens), et ils disent bien. Lepauvre y va. Le roi y va. Pourquoi, en chemin, se faire tant demisère ? Ta peine est grande, collègue ; pourquoi tel’augmentes-tu ? Tu avais le temps d’être heureux des choses,et tu te les es gâtées. Qu’y a-t-il avant ? qu’y a-t-ilaprès ? Terre devant, terre derrière. Les curés disent qu’onrecommence à vivre. Je calcule que c’est fini. Quoique, à lavérité, ce ne serait pas plus bête de revenir que d’être venu. S’ily avait quelque part de la justice, on la verrait et on ne la voitpas. Ma lanterne, en ce moment ici, ne me sert guère, puisque lesoleil luit. Dans la nuit pourtant elle me servirait. Mais que memontrerait-elle que le soleil ne m’ait montré ? Enfants nousvenons, enfants nous partons. La vieille est morte. Elle ne savaitplus rien des choses de ce monde, la pauvre vieille, et cependantelle ne voulait pas mourir. Et pourquoi ne voulait-elle pasmourir ? Pour apprendre ! et on n’apprend rien ! Etsi demain, et après-demain, et toujours, il fallait vivre… est-ceque moi je l’accepterais volontiers ? Non, ma foi ! foide Pastouré ! Ce serait trop toujours la même chose… Toujourschercher des bécasses et toujours rencontrer desprocès-verbaux ! C’est trop de souffrances. Le peuple souffre.Le peuple meurt. Les rois souffrent. Les rois meurent. Le papesouffre. Le pape meurt. Qu’est-ce que j’éclaire avec malanterne ? Rien. Je ne vois jamais qu’un dieu : lesoleil, mais je le verrais sans ma lanterne. Ma lanterne ne memontre rien que le soleil ne m’ait montré, et le soleil me montremême ma lanterne !… Voilà enfin le village et voici le prêtrequi vient à ta rencontre, grand-mère ! tu n’es pas loin duseul repos… »
Elle en était plus loin que ne le croyaitPastouré. Des gens en foule venaient du village au-devant deMaurin, mais parmi eux les gendarmes, qui avaient reçu desordres.
À cause du peuple qui l’aimait et qui venaitau-devant de sa douleur, Maurin dut faire halte et avec lui toutson monde.
Alors, l’un des gendarmes, ayant salué lamorte, dit à Maurin, sans trop s’avancer :
« Maurin, je suis forcé de vous arrêter.C’est pour l’affaire des marais d’Hyères. »
Le peuple murmura.
Maurin releva la tête, farouche :
« Aujourd’hui, dit-il, ce n’est paspossible. Demain tant que vous voudrez. »
Le gendarme fit mine d’avancer. MaisMaurin :
« Allez-vous-en pour la minute ! quesi vous en demandez trop, je cesserai de me commander. »
Il avait si terrible mine que le gendarmepâlit, n’osa insister et recula d’un pas.
« Laissez-moi enterrer ma mère »,reprit Maurin, d’un ton doux.
Les gens, très nombreux, grondaient contre legendarme… « Ce n’est pas possible. Il fait du zèle. On ne luia pas donné des ordres pareils. On n’arrête pas un homme devant samère morte ! »
Heureusement M. le maire parut. Il ditquelques mots aux gendarmes qui se retirèrent.
Et Maurin put ainsi enterrer sa mèretranquillement. Dès que les prières du prêtre furent achevées,Maurin, avec la complicité de tous les assistants, disparut, etPastouré, éteignant sa lanterne, ramena chez leurs maîtres bêtes etcharrette ; puis le lendemain, chez le prince, Thérèse ;et chez M. Rinal, Bernard.
Maurin, pas moins, de nouveau courait labroussaille, et les plaintes en justice contre lui allaientgrossissant.
Et tout seul, Pastouré s’en revenant deBormes, ronchonnait :
« Que me dirai-je à moi,maintenant ? Ferme ton vieux bec, faisan malade. Imite lelièvre au gîte qui ne dit rien. Le lièvre une seule foisparle : c’est quand il crève. Mais alors il crie comme un rat,sachant qu’il n’a plus rien à perdre, quand même il raconteraittout, tout ce qu’il a vu et tout ce qu’il sait. Nous revoilàchasseurs chassés. Il est tout de même – des fois qu’il y a – boncomme le bon pain, le bon peuple ! As-tu vu, Pastouré, commeils étaient prêts, ceux de Cogolin, à défendre Maurin du bec et desongles ? Et as-tu vu comment a salué le gendarme ? Ilsaluait à cause de la mort. Et à cause de la mort le peupledevenait bon et brave. Et c’est pourquoi je calcule que la mort estune fameuse chose, puisqu’elle fait ce miracle que le peuple, àcause d’elle, devient brave et bon ; et que, à cause d’elle,le gendarme devient poli. Il a raison, M. Rinal, quand il dità Maurin qu’il faut aimer la mort et que le travail de la mort estun fameux travail. Attends donc avec patience, l’ami ! Laterre ne manquera pas. »
Tonia disait à Maurin :
« J’ai parlé à mon père ; je lui airépété que je te veux, et il ne disait pas trop non, mais il nedisait pas oui. Et puis, trois jours après, il avait d’autresidées. Maintenant, il dit non. Et il m’a expliqué pourquoi.
– Et pourquoi ? dit Maurin.
– C’est que tu t’es encore attiré devilaines histoires, avec les uns, avec les autres.
– Sais-tu comment ?… D’abord pour unchien qu’un chasseur battait sans qu’il l’eût mérité. Fallait-illaisser battre un chien si injustement ?
– Eh ! dit-elle, si tu veux défendretous les chiens qui injustement sont battus, jamais nous ne nousmarierons, mon pauvre Maurin ! Et mon père dit que lepropriétaire du chien avait le droit.
– Un droit injuste, répliqua vivementMaurin, n’est pas un droit.
– Enfin, dit-elle, voilà que, pourl’heure, ce chien est entre nous, ce chien et le reste ! Nepourrais-tu songer à moi davantage, quand tu rencontres l’occasiond’entrer dans de mauvaises querelles ?
– Je n’ai pas de chance ! fitMaurin. L’homme qui bat son chien, l’homme qui siffle son chien etcelui qui suivait ma fille méritaient bien tous les trois la leçonque je leur ai donnée, mais tout se retourne contre moi.
– Eh ! dit-elle, si encore il n’yavait que ces trois histoires !
– Et qu’y a-t-il de plus ?
– Avec tes histoires de chien tuemmalices mon père, mais il y en a bien d’autres avec lesquelles tume mets, moi, en grande colère.
– Toi ?
– Oui, moi.
– Et lesquelles ?
– Tu as déjeuné avec des messieurs,l’autre jour à Bormes ?…
– Oui.
– Et il y avait une dame ?
– Et beaucoup jolie ! ditMaurin.
– Et tu l’as beaucoup regardée ?
– Un chien regarde bien unévêque !
– Je ne plaisante pas, Maurin. FrançoisMarlusse et Novarre ont déjeuné ici, à la cantine, l’autre jour.Ils causaient ensemble ; ils racontaient ce qui s’est ditentre vous tous, l’autre jour, à Bormes, et ils ont plusieurs foisrépété que cette dame t’avait plu et que souvent elle te souriaitdes yeux.
– Ces dames-là ne sont pas pour moi, ditMaurin évasif.
– Est-ce là ta seule raison ?m’as-tu promis mariage, oui ou non ?
– Mariage, c’est entendu, quand ton pèresera consentant ; mais, dit Maurin avec une fatuité réelle quis’amusait à faire rire d’elle-même, je ne pense pas à empêcher lesfemmes de me trouver à leur goût, ni les poules de suivre lecoq.
– Maurin, ne plaisante pas !… meseras-tu fidèle ?
– Autant que possible !
– Je vaux bien une autre réponse.
– Eh ! que diable, dit Maurin, tu metourmentes trop à la fin. Le chien de chasse peut promettre de neplus courir les perdrix, mais tenir et promettre sont deux, et ilne faudrait pas m’en faire passer une justement sous le nez.
– Où habite-t-elle, cette dame ?
– À Paris.
– C’est loin !
– Je le sais, puisque j’y suis allé àpied.
– Et tu y retournerais pourelle ?
– Oh ! ça non, par exemple ! Jene me vois pas dans son palais, là-bas… mais si elle veut venirdans mes bois, alors naturellement, je ne sais pas… que veux-tu queje dise ? »
Tonia leva la main comme une enfant et lefrappa de son poing fermé.
Alors, il l’embrassa de tout son cœur.
« Tu auras beau faire, dit-il, tu ne meferas pas mentir. J’ai toujours vu les bons coqs avoir autour d’euxbeaucoup de poules.
– Tu sais que je te tuerais ?
– C’est bien entendu, dit-il enriant.
– Ou bien, si tu me trompes, je terendrai la pareille.
– Ça n’est pas possible, dit-ilgravement.
– Et pourquoi ?
– Tonia, dit-il, la femme qui va avec unautre homme que le sien commet un plus grand péché que l’homme quiva avec une autre femme que la sienne.
– Et pourquoi cela ? serécria-t-elle. Ce sont les hommes qui arrangent ainsi leschoses.
– C’est la nature », dit Maurin.
Il parut réfléchir, puis ilexpliqua :
« J’y ai songé, des fois, pour moi-même,et voici, Tonia, comme je me l’explique. Il est bon que je te ledise, car si tu dois être ma femme, nous nous serons entendus à cesujet par avance. C’est une chose d’importance, la première detoutes. Écoute donc bien. Je me suis pensé, des fois, que l’hommeest un champ de vigne où il y a beaucoup de grappes. Si l’on enprend une on ne gâte pas les autres ; on ne te gâte ni taterre, ni ta vigne, ni rien. On ne te fait tort que d’unegrappe ; et encore, si tu n’en sais rien, tu n’as aucune peineet le dommage, à la vérité, n’est pas grand.
– Pour la femme, c’est la mêmechose !
– Oh ! que non pas !
– Comment donc ?
– La femme n’est pas une vigne, c’est uncellier qui doit rester bien fermé contre les voleurs, car ce qu’ily a à craindre, ici, ça n’est pas qu’on emporte le vin, c’est quedans mon cellier on en apporte au contraire de mauvaise qualité ouqui, mêlé au mien, lui ôtera sa belle franchise.
« Un mari, à mon idée, ne peutcompromettre qu’une grappe de raisin, s’il est infidèle ;tandis que la femme, si elle n’est pas sage, compromet la récolteentière, et tous les bavards du monde ne changeront rien à cela. Unseul jour peut faire un même homme père plusieurs fois ; ilfaut trois quarts d’année pour faire une mère.
– Et si c’est, à mon idée à moi, mêmechose, dit-elle, qu’on me vole une grappe, qu’à toi si on gâte tonvin ?
– Eh ! eh ! fit-il en riant, jecomprendrai ton ennui bien sûr, mais je dis seulement que ledommage n’est pas le même. Il faut être raisonnable.
– Reverras-tu cette belle dame ?
– Possible ! dit Maurin, mais ellene pense guère à moi ! Ça vit dans la dentelle et moi, été,hiver, dans la même veste de toile.
– Ça prouve que tu es fort, dit-elle ensoupirant, aussi fort que beau ! Et je le sais bien, quetoutes te voudraient, les pauvres et les riches ! »
Maurin venait de quitter Tonia.
« Bonjour, Saulnier, ta renarde n’a pasépaissi ?
– Non, Maurin, elle est toujoursmince.
– Hercule n’a donc pas su sedébrouiller !
– Paraît. »
Saulnier posa sa massette.
« Tu ne sais pas ? dit-il ;j’ai vu passer hier sur la route François le matelassier.
– Ah ! Ah ! dit Maurin.
– Il m’a donné, comme il est, paraît-il,convenu entre vous, des nouvelles d’un jeune garçon quit’intéresse.
– Eh bien ?
– Eh bien, il est temps que tu mettes unpeu le nez dans cette affaire. Césariot n’est plus chez le patronArnaud.
– Et chez qui donc ?
– Il n’est plus à Saint-Tropez.
– Et où, donc ?
– Ah ! voilà ! ditSaulnier.
– Eh bien, quoi, voilà ? Parle.
– Coquin de sort, Maurin, que toi tu esvif ! si je ne m’explique ni mieux ni plus vite, il y apeut-être des raisons pour ça. Si je ne parle pas, c’est quepeut-être je ne sais rien de plus ou peut-être que je ne veux riendire de plus.
– Je ne suis guère patient aujourd’hui,dit Maurin.
– Regarde mes perdreaux, ditSaulnier.
– Je me fiche pas mal de tes perdreaux, àcette heure !
– Regarde ma belette.
– Je me fiche pas mal de tabelette !
– Alors, regarde mon renard.
– Je me fiche de ton renard !… Pourl’amour de Dieu, dis-moi où est Césariot ?
– Mes perdreaux, ma belette et mon renardme défendent pour le quart d’heure, Maurin, de parler avec toi pluslongtemps. Mes perdreaux ont fini par te connaître et ils ne sesont pas cachés quand tu t’es approché en me parlant, ni mabelette ; et ma renarde a remué sa queue en reconnaissant, deloin déjà, son ami Hercule, mais en ce moment, mes perdreaux ont del’inquiétude ! et ma belette aussi, comme mon renard !Conséquemment, quelqu’un vient sur la route et si c’étaient lesgendarmes je n’en serais pas étonné. Si donc tu préfères qu’ils nete voient pas, suis le conseil de mes perdreaux, de ma belette etde mon renard, et cache-toi, Maurin, cache-toi vivement. »
Fier de sa perspicacité et du flair de sesbêtes familières, Saulnier souriait.
Maurin quitta la route et s’enfonça sous unépais fourré. Au bout de quelques minutes, deux gendarmes à chevalapparurent au tournant de la route. C’était Sandri et un brigadiernouveau qui visitaient le pays.
Arrivés près de Saulnier, ils arrêtèrent leurschevaux. Saulnier, comme s’il ne s’apercevait pas de la présencedes gendarmes, cassait consciencieusement des cailloux.
Ses perdreaux s’étaient réfugiés (sa beletteaussi) sous le ventre de son renard, mais on voyait apparaître çàet là leurs jolies têtes comme celles des poussins dans les plumesde la mère poule.
« Eh ! cantonnier ! »
Saulnier releva la tête, à l’apostrophe dugendarme.
« Qu’est-ce que c’est que cesperdreaux-là ?
– Que voulez-vous que je vous dise ?fit Saulnier narquois, des perdreaux, comme vous les appelez, sontdes perdreaux, je le calcule.
– Ce n’est pas ça ! dit l’autre,impatienté, du haut de son cheval.
– Comment ! ce n’est pas ça ?dit Saulnier qui voulait se distraire un peu. Alors, mettez que cesont des bécasses.
– Je veux savoir comment vous êtes entréen possession de ces perdreaux ? De quel droit ? Prendreune nichée de perdreaux, c’est commettre un délit : action dechasse en temps prohibé. »
Il se retourna vers Sandri :
« Il faudra aviser à empêcher ces abus,quand vous les rencontrerez. »
Il se retourna vers Saulnier :
« Un cantonnier est un fonctionnaire etil doit le bon exemple… Dites-moi, voyons, est-ce que votre chienpaie la taxe ? Il n’en a pas l’air ! il a l’air d’unchien vagabond. Il n’a pas de collier.
– Mon chien ne paie pas la taxe, ditSaulnier, parce que c’est un renard. Et c’est plutôt qu’on medevrait une prime pour la tête de mon renard, renard apprivoiséétant comme renard mort, puisqu’il ne porte plus dommage à personneet qu’il ne coûte qu’à moi sa nourriture.
– Ce renard, dit le brigadier, estdevenu, à proprement parler, par la nature de son service, un chienvéritable.
– Si vous parlez proprement, ze n’en saisrien, dit Saulnier, mais pour parler zustement c’est une autreaffaire et vous seriez un malin, vous, si vous pouviez prouver quemon renard est un chien !
– Quant aux perdreaux, dit le brigadier,il faudra voir à les rendre à l’état sauvage !
– Jamais ils ne seront consentants, ditSaulnier. Ils m’aiment trop.
– Alors ils vous seront confisqués pourêtre envoyés dans les hospices où ils serviront à la nourriturecomestible des malades… ou des infirmiers de l’État.
– Raide ! ben rèdé ! »marmottait le malin Saulnier.
Et relevant la tête, il montra aux gendarmesson sourire inouï qui était partout dans les mille plis de sonvisage, sur ses tempes, sur son nez, sous ses yeux, autour de sabouche, véritable soleil d’ironie :
« Ze vais vous dire, brigadier. Ça,voyez-vous, c’est des perdreaux de ma connaissance. Z’ai l’air deles avoir pris, mais ze les ai pas pris. Ils sont pas à moi.
– À qui donc ? fit le brigadier deplus en plus sévère.
– Ils sont à euss-mêmes, répliquafroidement Saulnier. Ils me connaissent pour leur père, voilà tout,ils viennent quand ze les appelle ; ils me mangent dans lamain… Nous avons fait connaissance un zour, pourquoi ils venaientautour de ma cabane prendre le grain de mes poules. Ze leur aidit : « Petits ! petits ! » et ils sontrevenus tous les jours, et ils ne veulent plus me quitter… par pureamitié ; mais ils sont libres plus que vous et moi puisquenous avons notre service qui nous gêne. Personne ne les tue,pourquoi ils sont toujours dans mes zambes. Voilà tout. Ze les aidonc pas pris a la çasse, ni nulle part ni à personne. Et je necrois pas que personne puisse me les prendre. Essayez pour voir,monsieur le brigadier. De deux çozes l’une : ou ils resterontsous mon renard qui les défendra, quand ça ne serait que pour lesmanzer lui-même, ou ils s’envoleront en vous fientant au nez,parlant par respect. Essayez pour voir… de les prendre. »
Le brigadier regarda Sandri.
« Je connais cet homme et ses animauxdepuis longtemps, dit Sandri. Nous avons toujours fermé les yeuxsur son cas… C’est une tolérance que nous avons cru pouvoir nouspermettre. D’ailleurs son explication paraît des plus naturelles etacceptables.
– Alors, tu soutiens que tes perdreauxsont demeurés libres en quelque sorte, tout en étant devenusfamiliers ; que par conséquent, tu ne les as pas pris àl’État ? Et tu dis qu’ils s’envoleraient, si on essayait deles toucher ? Réponds un peu, donc ? »
Saulnier, surpris d’être tutoyé, réponditseulement : « Nous n’avons pas gardé les coçonsensemble.
– Que dit cet homme ?
– Ze dis que si te me prends un de mesperdreaux avecque la main, te peux te le faire cuire pour tondézeuner ou te le faire empailler, ze te l’offre.
– J’en aurai le cœur net », dit lebrigadier.
Il descendit de cheval, remit la bride àSandri et s’avança vers le renard. Quand le renard vit le gendarmeapprocher, il se mit debout ; tous les poils de son échine sehérissèrent, ses babines découvrirent ses dents aiguës ; etses yeux regardaient de côté l’imprudent. Entre ses quatre pattes,grouillaient les perdreaux, assemblés autour de madame labelette.
« Bougre ! fit le brigadier avec unrien de déférence, c’est un fameux gardien que vous avez là.
– Pour la défense des perdreaux, c’est,dit Saulnier, un véritable gendarme. »
Saulnier appela son renard :
« Ze ne vous conseille pas de vous yfrotter. »
Il le saisit par la peau du cou et le maintintprès de lui.
« Ze le tiens. Prenez un perdreau àprésent, pour voir ! »
Le brigadier s’avança. Le renard grogna. Labelette disparut dans les pierres et les perdreauxs’envolèrent.
« Vous le voyez bien qu’ils sont libres,dit Saulnier triomphant.
– On pourrait donc vous les tuer, quandils s’envolent ainsi ?
– Oh ! mais – dit Saulnier goguenard– ils ne s’envolent que devant la gendarmerie… Et pour éviterl’ennui de faire quelque erreur au sujet de mes perdreaux, apprenezque j’ai consurté (consulté) sur la question. Eh bien, les hommesde loi de Toulon, M. le notaire et M. le maire deCogolin, ils m’ont tous dit qu’il n’y a pas encore de loi quiempêche l’amitié d’un pauvre cantonnier et d’une compagnie deperdreaux. Ze ne les tue pas, ze les nourris et ze les loge.Reflécissez un peu… C’est zuste le contraire de la çasse… Et sivous n’en voulez savoir davantaze… j’ai toujours au carnier unepetite preuve comme quoi ze ne suis pas dans mon tort. C’est unemédaille de la Société des animaux ! Voici ; M. lemaire m’a fait décorer à cause d’euss… Et ça, ze vous le gardaispour la bonne bouce ! »
Et gravement Saulnier alla à son carnier,déposé près de lui. Il en tira une petite boîte ronde enveloppéedans du papier ; il la déplia, l’ouvrit avec précaution et yprenant une médaille de bronze :
« Lisez, si vous savezlire ! »
Il leur tendit la médaille sur laquelle ilspurent lire en effet :
SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX
ÀPIERRE SAULNIER
Cantonnier
QUI A APPRIVOISÉ UNE COMPAGNIE DE PERDREAUX
UNE BELETTE
ET
UN RENARD
DONT IL A FAIT SES AMIS
« Et vous savez, dit Saulnier goguenardaux gendarmes stupéfaits, si quelqu’un me faisait du mal à uneseule de mes bêtes, ze pourrais, tel que vous me voyez faire unrapport à notre Société d’animaux, et celui-là obtiendrait, ze vousassure, le contraire d’une médaille ! »
Il remit la médaille dans la boîte endisant :
« Ze pourrais bien me la pendre surl’estomac, mais ça dansotte tout le temps ; et pour casser descailloux, ça me zènerait d’être décoré. »
Les gendarmes repartirent bon train.
Maurin reparut.
Saulnier lui conta l’affaire.
« Je te me suis un peu fichéd’euss ! Et maintenant tu comprends, j’espère, pourquoi je nete disais pas ce que j’avais à te dire ? »
Saulnier maintenant ne zézayait plus : ilparlait tout bonnement provençal. Il reprit :
« Au lieu d’être les gendarmes à chevalqui arrivaient, il aurait pu se faire que quelqu’un se fût cachépar là pour essayer de nous écouter ; et ce qui me reste à tedire n’est que pour toi… Tu connais les contrebandiers de tabac, àRoquebrune ?
– Je sais où ils se retirent, dit Maurin,mais je n’y vais jamais. Tu sais que j’aime à être le plus possibleen règle avec l’État. Quand je me mets en faute, c’est malgré moi.Les contrebandiers s’imaginent ne rien voler parce qu’ils volentl’État, mais l’État, s’il les empoigne, les traitera comme desvoleurs.
– Voilà pourquoi, avant de te parlerd’eux, j’ai consulté tout à l’heure la queue de mon renard et la« figure » de mes perdreaux, dit Saulnier. Eh bien, tu ledevines peut-être ?… ton Césariot s’est laissé embaucher parles contrebandiers. Ils avaient besoin d’un homme de plus. Il estavec eux maintenant dans la crotte (grotte) que tu sais.
– Oh ! oh ! je n’entends pasqu’il reste là ! dit vivement Maurin. J’irai le reprendre.
– Je te le conseille… mais, pour yarriver, à la crotte, comment feras-tu ? Tu sais bien commeelle est ?… Il faut que je t’explique la chose comme Françoisme l’a expliquée.
– Explique !
– Tu iras dans la plaine de Fréjus. Il ya là, au beau milieu, – tu dois la connaître – une vieille voiturede boumians, avec ses roues qui ne roulent plus jamais. Là-dedansdemeure un ancien piégeur qui maintenant a l’air de faire despaniers d’osier et de cannes (de roseaux).
– Lagarrigue ?
– Justement… Va le voir. Dis-lui ce quetu veux.
– Il me connaît.
– Ça t’épargnera sa méfiance.
– Adieu, Saulnier, merci… Té ! tuvendras pour ton compte au conducteur de la diligence le vanneaupluvier que voilà.
– Merci, Maurin, tu es un bon homme.
– À se revoir, Saulnier. Si ta renardedevient grosse, soigne bien les petits. »
Et le cantonnier se remit à la besogne, tandisque ses chers animaux familiers lui « tenaientcompagnie ».
Quand Pastouré pensait aux bêtes de Saulnier,ce qui lui arrivait quelquefois :
« Si un renard, disait-il, protège desperdreaux malgré l’envie qu’il a de les manger, pourquoi les hommesne se protégeraient-ils pas entre eux ? Et vous voulez quej’admire un Bismarque, un Napoléon, quand j’ai sous les yeux lerenard de Saulnier ? Voilà un renard véritablement qui fait laleçon à beaucoup d’hommes qu’il y a !croyez-le-vous ! »
La plaine de Fréjus, estuaire de l’Argens, estun vaste terrain marécageux, baigné par la mer qui vient y mourirsur l’immense courbe d’une plage de sable. Ces fouillis d’ajoncs etde roseaux qui obstruent les bords de l’Argens, marécages etruisseaux, convient à la halte des oiseaux migrateurs. C’est danscette plaine que Maurin maintenant cherchait, pour son princerusse, flamants, cormorans, sarcelles, ibis, grues, hérons, lemartin-pêcheur, et la mal-mariée blanc et noir, plongeuse émérite…Littéralement elle vole entre deux eaux, ramant à la fois de sespattes palmées et de ses ailes aussi largement ouvertes querapidement refermées, et elle vole ainsi plus vite que si ellenageait dans l’air.
Quelques fermes entourées de culture sedressent çà et là dans la plaine. Et beaucoup de fermiersexploitent de petites plantations de tabac.
De tous les points de la plaine de Fréjus onaperçoit, au nord, les Maures grises au pied desquelles dorment desvillages pittoresques : Claviers, Bargemon, Seillans,Calas.
Au nord-est, les dentelures rougeâtres du montVinaigre cachent le col de Tende, dont on aperçoit les neiges duhaut de Notre-Dames-des-Anges dans les Maures.
Au nord-ouest, les contreforts des Maures quise terminent brusquement par des roches taillées à pic au pieddesquelles est le village de Roquebrune.
Dans ces roches hautes et verticales,s’ouvrent de profondes crevasses, véritables cavernes accessiblesseulement aux martinets, aux chats-huants et aux busards.
C’est dans la plus spacieuse de ces cavernes,qu’avaient imaginé de s’installer très pratiquement, à l’abri detout regard indiscret, les contrebandiers de tabac.
La surveillance de l’État sur la culture dutabac est active et rigoureuse. Le cultivateur doit faire ledénombrement exact de ses plantes que visite, plusieurs fois paran, un inspecteur attentif. On sait que l’amateur de jardins quidésire posséder quelques plantes de tabac ne peut pas en posséderplus de six. On lui en tolère sept.
Lagarrigue s’était fait le chef d’une troupede contrebandiers de tabac.
Lagarrigue, ancien piégeur à peu près hors deservice, attrapait bien encore quelques lapins et quelques lièvresau collet dans les collines de Saint-Aigulf, sur les coteaux desMaures, mais il vieillissait et ses infirmités le retenaientsouvent au logis.
Logis bizarre, qui était une ancienne roulottede bohémiens, comme l’avait dit Saulnier. La roulotte dormait là,comme une épave, presque au bord de la mer. Les angles de cetteboîte disloquée n’étaient plus à l’équerre. Ses quatre roues, quin’avaient plus tourné depuis longtemps, posaient sur de grossespierres plates, et huit rochers les calaient. Un tuyau de cheminée,en fer noir, la coiffait de travers, jetant des fumées épaisses,qui provenaient de feux singuliers, alimentés de vieux détritus detoute nature, de déchets bizarres, de torchons et d’éponges.
La porte s’ouvrait au midi sur une vraieterrasse de bois, soutenue par de hauts pilotis.
Par les gros temps d’hiver, quand les grandeseaux de la mer et de la rivière, se mêlant, envahissaient toutecette partie de la plaine, la roulotte était une véritablehabitation lacustre.
Du reste Lagarrigue avait été, dans lesderniers temps de son oisiveté, un lacustre.
Où ? à Toulon. On voit encore, à Toulon,dans le port marchand, quartier de la Rode, tout un hameau établisur l’eau. Hameau composé de sept à huit vieilles embarcations,dont trois ou quatre chalands de quinze mètres de longueur, achetésau rabais par de pauvres pêcheurs et sur lesquels ils ont construitdes huttes de bois et de maçonnerie.
On trouve là des intérieurs meublés comme desmaisons terrestres ; et rien de plus singulier que la vie deces lacustres du XXe siècle.
Dans un recoin du bateau, un petit jardinpotager de deux mètres carrés… quelques salades, un rosier, deschrysanthèmes.
Les chiens du bord, qui ne vont jamais àterre, jappent avec frénésie à l’embarcation qui passe ; leschats vivent là en véritables robinsons, sans aucune nouvelle desrats de la terre. Et tout autour des habitations lacustres, dehauts piquets, émergeant de l’eau, supportent, suspendues à descordages, des caisses de bois et des corbeilles qui baignent dansla mer et où vivent des huîtres, des praires, où pullulent desmoules par grappes énormes.
La nuit, les plus hardis de ces pêcheurss’aventurent parfois sous les navires de la rade et jusque dansl’arsenal pour y chercher le trésor défendu, les moules del’État !
Lagarrigue, une nuit d’été, au moment où, toutnu, il nageait silencieusement autour d’un bac, dans l’arsenal,avait reçu d’un douanier un coup de sabre qui lui avait ouvert dansl’épaule une plaie terrible. Malgré l’horrible douleur que luicausaient et la blessure et la brûlure de l’eau salée, Lagarrigueavait plongé aussitôt pour ressortir de l’eau assez loin de là, àl’abri d’un tournant de quai ; et, perdant son sang à flots,invisible, héroïque, sans une plainte, sans un soupir, il avaitregagné, hors de l’arsenal, son embarcation, qu’il avait confiée àson jeune fils.
À la suite de cette blessure, qui n’était pasla première qu’il eût reçue dans des circonstances à peu prèssemblables, Lagarrigue avait quitté Toulon et cherché uneoccupation qui fût dans ses moyens. C’est alors qu’il avait inventésa manière frauduleuse d’exploiter la culture du tabac.
Il s’était donc placé dans le voisinage descultivateurs de Fréjus et avait arrangé son habitation nouvelle unpeu à l’image de celle dont il avait l’habitude. Bon calcul. Ilavait fait des inondations malignes ses alliées ; on nel’abordait pas comme on voulait ; et lui qui connaissait lesmoindres reliefs du terrain, il pouvait sortir de sa hutte etgagner la terre ferme par tous les temps, en toutes saisons. Ilavait en outre, dans des recoins de son choix, deux ou troispetites embarcations plates, hors d’usage pour tout autre, danslesquelles néanmoins il passait l’Argens à sa guise. Avec les mêmesbarques il explorait les marais où il cachait, au besoin, pourquelque temps, un outil compromettant, un paquet de feuilles detabac, peut-être le fruit d’un larcin.
Malin, loin d’afficher le désir de n’être pasvisité chez lui, il avait suspendu au-dessus de sa porte un« rama ». Un rama est une boule de verdure qui se trouveparfois dans les pins des Maures, sorte de maladie, de loupe del’arbre, ballon ligneux couvert de branchettes avortées et defeuilles rudimentaires.
Le rama suspendu au-dessus d’une portesignifie que là on trouvera, moyennant un juste prix, à boire etmême à manger. Lagarrigue payait patente !
Mais personne n’accostait jamais l’échelle deLagarrigue. Son rama n’était qu’un mensonge utile. Cela luipermettait d’appeler parfois un garde ou un douanier :« Venez boire un coup d’aïguarden. Vous n’avez donc pas vu monrama ? » En appelant ainsi les passants dangereux,c’est-à-dire les représentants de la loi, Lagarrigue se flattaitd’éviter le péril de leur curiosité. Et il jugeait bien.
« Oh ! Lagarrigue ! » criaMaurin au bas de l’échelle.
La voix de Lagarrigue, de l’intérieur,répondit :
« Oou !
– Rappelle ton chien.
– Ici, Rognon ! – Qui es-tu,toi ?
– Je suis Maurin.
– Maurin des Maures ?
– O (oui) ! »
Lagarrigue apparut.
« Que veux-tu, calignaïré (amoureux,galant) ? tu as donc vu le rama, mon homme ?
– Je savais qu’il y était.
– Et tu ne t’es pas enfoncé jusqu’augenou ?
– Le marais me connaît un peu.
– Monte, que tu boiras un coup.
– J’ai beaucoup à te parler.
– Monte. »
Le lit une étroite caisse longue pareille à uncercueil rectangulaire, emplie de paille, et sur laquelle gisait unmonceau de haillons pour couverture. Quelques filets, une fouine àprendre les oursins, de misérables engins usés, rouillés, de menuesépaves, ramassées sur la plage, rejetées par les navires au large,bouchons, planchettes, barils ; des étoiles de merdesséchées ; des carcasses de crabes, une carapace de tortuede mer, un bec de cormoran, des squelettes d’oiseaux blanchis parle soleil. C’était l’intérieur d’un chiffonnier de la mer. Au mur,un fusil à deux coups à percussion centrale luisait luxueusementdans ce sordide milieu. La fenêtre carrée avait des vitres claires,car il faut voir distinctement ce qui se passe au-dehors…
Par cette lucarne, plus d’une fois, Lagarrigueavait tué pluviers ou canards, et gagné sa journée d’homme.
« Tu es bien ici, pour la chasse aumarais, dit Maurin.
– Pour la pêche et pour tout », ditLagarrigue.
L’homme était vêtu, en vérité, de sa misère.On eût dit, vivante et mouvante, la loque qui couvrait son lit.
Sous la paille qui emplissait le lit,Lagarrigue prit une bouteille à demi pleine : et sur uneétagère étroite, au-dessus de sa cheminée de fonte, deux grandsverres.
« Oh ! là ! tu me griserais,dit Maurin, je bois tout juste quand j’ai soif. »
L’homme se servit largement.
« Qu’est-ce qui t’amène ?
– J’ai un service à te demander.
– Moi un autre, ça va bien. Qu’as-tu à medire ?
– Mon fils est chez toi, dit nettementMaurin, mon fils Césariot. »
Lagarrigue regarda Maurin :
« Oui ; et alors ?
– Je voudrais le voir.
– Je sais, Maurin, dit Lagarrigue, que tuas de l’honneur, et que tu ne me trahiras pas.
– Si je te voulais livrer, je neviendrais pas te voir.
– Tu connais donc l’endroit où est« notre usine » ? Personne ne s’en doute.
– Si.
– Et qui donc ?
– Plusieurs.
– Par qui la connais-tu ?
– Qu’est-ce que ça te fait ?
– Et où est-ce ?
– Dans la grotte la plus haute deRoquebrune.
– Ah ! diable ! alors il faudradéménager !
– Pourquoi ? ceux qui savent nediront rien. Tu peux attendre. Quand verrai-je Césariot ?
– Cette nuit, si tu veux, mais j’aibesoin, en échange, d’un service.
– Lequel ? »
Lagarrigue s’expliqua.
Une bande de bohémiens, qui n’étaient pas tousde Bohême, s’était établie à demeure dans un bois des Maures, entreLa Verrerie et la forêt de Brégançon. Ce bois appartenait àM. de Siblas, de Port-Cros. Les bohémiens, tels despionniers, avaient abattu nombre de pins, et sur la place nette ilsavaient construit non pas des huttes, mais de véritables maisons debois ; ils s’étaient établis là comme en pays sauvage ou commeen pays conquis, pour un temps indéterminé. Ils n’entendaient pasrepartir de sitôt. L’endroit leur convenait. Ils étaient unequarantaine. Leurs habitations formaient un véritable village àproximité des mines de cuivre des Bonnettes ; et cesconquérants faisaient plus d’un petit commerce louche, avec lesmineurs pour clients. Mais l’autorité s’était émue. On voulait lesdéloger, ils s’indignaient. Et avec raison, disait Lagarrigue. Quelmal avaient-ils fait ?
Quelques arbres coupés valaient-ils bien qu’ons’attirât leur mécontentement ? Ce n’est pas comme voleur depignes, c’est pour le manger en gibelotte qu’on chasse l’écureuil.Il eût fallu trente ans de séjour pour que l’endroit leurappartînt. On pouvait bien les tolérer là quatre, ou cinq, ou vingtans. Si on les irritait, ils partiraient certes, sous la menace desgendarmes, mais ils ne partiraient pas sans vengeance. Ilsmettraient le feu aux bois de par là ; mille ou cinq millehectares de bois flamberaient. Alors il n’y pourrait rien, luiLagarrigue, car il serait trop tard. Mais il était temps encore deprévenir un tel malheur. Comment ? En obtenant la tolérance deM. de Siblas. Lagarrigue avait entendu dire que Maurin,dans ses battues au sanglier, avait conduit le préfet. Il demandaità Maurin peu de chose ; quoi ? que Maurin prévînt cepréfet, que ce préfet conseillât, comme il fallait,M. de Siblas…
Et ainsi, Lagarrigue comptait traiter depuissance à puissance avec les autorités constituées.
« Parle-lui, au préfet, acheva-t-il enricanant, toi qui es le roi en république, le Roi des Maures commeon t’appelle.
– Je parlerai, dit Maurin, mais quediable as-tu à faire de tes boumians ?
– Ça, dit Lagarrigue, c’est le commerce.Il me faut, des fois, des hommes sûrs, pour transporter mon tabac,le vendre…
– Je comprends, dit Maurin, mais tu as làun fichu métier !
– Il faut bien lever sa vie.
– Et comment as-tu du tabac ? Tu nele voles pas, j’espère ?
– Pour qui me prends-tu ? jel’achète.
– À ces gens établis ? à ces grosfermiers ? à ces bourgeois qui paient l’impôt ?
– C’est parce qu’ils paient l’impôtqu’ils veulent le regagner. C’est pour être de plus gros bourgeoisqu’ils m’estiment. »
Et d’un air malin, Lagarrigue, qui avaitnavigué à l’État et connaissait sa mappemonde, montrait à Maurin unjournal graisseux qui enveloppait un reste de vieux fromage deHollande.
« Regarde. Les plus gros s’en mêlent. Lescontrebandiers de la haute font la contrebande del’argent. Puisque Panama maintenant est en France, La Havane,collègue, peut bien être dans les Maures.
– Ces gros-là ont mal fini, songes-y.
– Je le sais bien. Caboufigue tremble, àcette heure.
– Tu pourrais mal finir.
– Et pourquoi, dit Lagarrigue avec ungros rire faux, ne finirais-je pas comme un bourgeois ?
– Mais enfin, comment t’y es-tu pris avecles cultivateurs ?
– Voici l’affaire, donc. Je ne les ai pasréunis, certes ! J’allais chez eux en secret. Après l’unl’autre. Mais par exemple j’y allais un peu mieux habilléqu’aujourd’hui, parce que aujourd’hui il faut que j’aie l’air pluspauvre. Et je leur disais : « Avant que la feuille soitmûre, et avant que l’inspecteur fasse sa tournée, je viendrai chezvous pour cueillir par-ci par-là une feuille verte, rarement deux,sur un certain nombre de plantes. Je me charge d’arranger lasection de la tige de façon que la feuille semble avoir disparu parl’effet d’une maladie. J’ai pour ça des manières à moi, que desboumians m’ont apprises. Mon secret est mien. Je ne vous le vendspas ; faites l’essai de mon adresse. J’emporte quelquesfeuilles ; je vais donner à quelques-unes de vos plantes l’aird’être malades. L’inspecteur bientôt passera. S’il ne dit rien,nous opérerons en grand l’année prochaine. Il faut savoirattendre. » Ce fut fait, mon ami. J’ai, chaque année, ainsi,une grosse récolte de tabac qui échappe à l’impôt et, pour cetteraison, rend davantage au cultivateur, et moi, je lève ma vie. Onsèche, on assemble en carottes, on coupe, on râpe, dans ma grottede Roquebrune dont le loyer ne coûte rien. L’affaire marche… Oùdîneras-tu ?
– J’ai mon carnier bien garni à tonintention, dit Maurin. Attendons ici la nuit. »
Ils avaient dîné. Assis sur un escabeauboiteux, frère de celui sur lequel trônait Lagarrigue, Maurindisait :
« Écoute, le métier que tu as choisi, jedois l’ignorer. Ce que je ferai dire au préfet, c’est qu’il ne fautpas mécontenter les boumians, pour ne pas attirer un malheur qu’ilsferaient à coup sûr. Ça, je comprends que je peux le dire, mais jen’en dirai pas davantage.
– Ça suffit bien, dit Lagarrigue. Tu net’avanceras que dans la vérité.
– Mais après ça, je te conseille dechanger de métier, mon pauvre Lagarrigue, dès que tu pourras.
– Et me nommeras-tu préfet ? Queveux-tu que je fasse, Maurin, de ma vieille vie, de mes vieuxos ?
– Si tu es infirme, il y a deshospices. »
Lagarrigue se leva, et sur un ton de fiertéinexprimable :
« Me prends-tu pour un mendiant ?coquin de bon sort ! il faut que tu sois toi, Maurin, pourque, celle-là, je te la pardonne. J’aimerais mieux pourrir dans lessiagnes du marais comme un canard blessé, pechère ! et que lesoleil et l’eau salée me rouiguent (rongent) les chairs jusqu’auxos – comme ils ont fait à cette carcasse de héron que j’ai parlà.
– Je n’ai pas voulu t’offenser, répliquaMaurin, mais là où je dis, avec la permission des maires et despréfets, tu pourrais mourir plus tranquille.
– La tranquillité m’embête ! s’écriaLagarrigue. Je suis trop vieux, inquiet comme j’ai été toute lavie, pour l’aimer, la tranquillité. Je n’aimerai que ladernière ; celle-là, oui, je l’aimerai. À l’hospice du vraibon Dieu, qui est la terre – là, oui, je dormirai ! – ou bienpar là-bas, un peu loin… »
Il regardait, dans le cadre de la lucarne, lamer sombre qui, sous les nuages, grondait, et il acheva :« Sous l’eau profonde… comme un qui a navigué.
– Je t’ai parlé comme je devais,Lagarrigue. Que chacun essaie d’arranger sa vie à sa volonté, maisje calcule que c’est le moment pour moi de te dire la pensée quim’amène : je viens pour te reprendre mon fils. Il n’est pasvieux encore, lui. Qu’on l’attrape avec vous, sa vie en sera toutabîmée. Au service de l’État, une fois condamné, il entrera têtebasse, en vaurien, aux compagnies d’Afrique… Je viens lechercher…
– Ah ! bougre de bougre ! ditLagarrigue, c’est que j’en ai besoin, de lui, moi, en cemoment-ci.
– Cherches-en un moins jeune, qui sachece qu’il fait, qui se rende compte des risques et des dommages. Tuas eu un pitoua, Lagarrigue ? Où est-il ? Tu dois mecomprendre… »
Une seconde fois Lagarrigue se leva, toutpâle.
« Mon petit est quartier-maître, dit-ilfièrement, il est à l’État et son commandant est satisfait. Ilm’écrit chez mon frère des lettres à faire pleurer… Si l’onsurprend mon commerce que, naturellement, j’ai caché à mon petit,on ne me condamnera pas, pourquoi je serai mort avant ! –petite perte pour moi, bon débarras pour lui !… mais le nom deson père ne sera pas là-dedans. »
Il désignait le chiffon de journal qui gisaitsur la table.
Il se rassit et but une lampée, puis ditgravement :
« Je te rendrai ton garçon cettenuit ; mais je vais mieux faire. Attends-le ici, Maurin,crois-moi. J’irai te le chercher. Notre usine là-bas peut devenirune souricière terrible. D’un jour à l’autre on peut nousprendre.
« Et j’ai là des hommes qui sont décidésà se défendre, car, si on les prenait, ils ont, tu le devines, devieux comptes à régler. Les deux que tu as arrêtés il y a quelquetemps, tu m’en as privé, vu que je les avais embauchés la veille.Ils espéraient le moment de me rejoindre. Alors, tu comprends, ilne faut pas, si par un mauvais hasard il arrivait quelque chosecette nuit, qu’on te trouve là avec ton fils, Dieu garde !Maintenant écoute. Tu emmèneras ton pitoua tout de suite ;mais, au contraire d’aujourd’hui, un moment peut venir, dans ta viede braconnier, où mon usine te soit une bonne cachette, lorsque çane serait que pour dormir une seule nuit. Eh bien, dans ma grotte,comme ici même, étant chez moi tu seras chez toi, Maurin, parce quetu as bon cœur… Il y a des riches qui sont des coquins mais il y abeaucoup de mendiants qui ne seraient pas des coquins s’ils étaientriches. Toute l’affaire est d’arriver à la mort et on n’y arriveque vivant ! et pour vivre jusqu’à la mort naturelle il fautbien manger – et « faire feu », et avoir sur sa tête uneespèce de couvert… Té ! voici qu’il pleut à verse, tout encoup, et la montagnère souffle. Bon temps pour moi, que la tempêted’hiver : c’est ma meilleure protection. Dieu garde nospetits, collègue, mieux qu’il ne nous a gardés ! Je calculeque la République est bonne. Sans les écoles de la République, monfils serait comme moi, au lieu qu’il marche dans l’honneur. Je saisque pour la défendre, la République, tu es un homme. Eh bien…fais-en nommer de bons !
– Où es-tu électeur ?
– À Hyères, où j’ai mon frère. Monendroit véritable est là où mon frère habite, un pauvre diableaussi, chez qui censément j’ai le domicile, comme la loi ledemande.
– Vote pour Vérignon, dit alors Maurin àLagarrigue et fais voter ton frère pour lui.
– Je serais aveugle, dit Lagarrigue, qu’àton bras, Maurin, je marcherais, assuré d’allerdroit ! »
Césariot lui ayant été rendu par Lagarrigue,Maurin le conduisit chez M. Rinal :
« Expliquez-lui un peu la vie, monsieurRinal. Dites-lui ce que vous jugez à propos, tout ce que vousvoudrez sans exception, tout ce qui pourra lui faire dubien. »
Mis au courant de la situation d’esprit deCésariot, M. Rinal entre autres choses lui dit :
« Il y a beaucoup d’orphelins qui n’ontni père ni mère, mon garçon. Vous, vous avez du moins un père, etun brave homme de père qui n’était pas forcé d’aller vous reprendredans le mauvais endroit où vous étiez en péril. Tournez-vous versce brave homme et mettez-vous à l’aimer. Suivez ses conseils et lesmiens. S’il avait pu vous avoir auprès de lui quand vous étiez toutpetit, il vous aurait donné d’autres idées, mais il n’a pas pu etil n’y a pas de sa faute. Vous cherchez, comme tout homme sur laterre, un peu de bonheur. Il y en a plus, mon garçon, dans letravail que dans la paresse, dans l’estime des autres hommes quedans leur mépris ; il y en a plus à être pêcheur pauvre sur laplage, aux regards de tout le monde, que contrebandier dans unecaverne. Il vaut mieux mourir en mer par un coup de mistral quedans une infirmerie de prison. Misère pour misère, préférez cellequi vous permet de vivre au soleil, lequel n’est pas plus beau,plus chaud, plus réjouissant pour M. Caboufigue le riche, quepour le dernier des pêcheurs d’arapèdes. »
Et s’adressant à Maurin :
« Connaît-il Bernard ?
– Il n’en a jamais entendu parler.Parlez-lui-en, si vous voulez, monsieur Rinal.
– Allez chercher Bernard,Maurin. »
Comme Maurin allait sortir :
« C’est inutile. Le voici qui vient poursa leçon. »
L’enfant entra.
« Bernard, lui dit brusquementM. Rinal, je vais te faire passer un examen… Qu’est-ce quec’est qu’un contrebandier, le sais-tu ?
– Oui, monsieur Rinal. »
Et d’un ton un peu monotone, comme s’il eûtrécité sa leçon :
« C’est quelqu’un qui se procure desmarchandises soumises à l’impôt de la douane et qui les fait entrerpar fraude. Un contrebandier vole ainsi l’État, l’épargne commune.Il est comme serait un fils qui s’imaginerait ne pas être un voleurparce que, dans sa propre maison, il prendrait le bien de son pèreet de ses frères. Ce qui excuse un peu sa faute, c’est le couragequ’il montre à courir de grands périls ; mais ce qui l’aggravec’est que, pour n’être pas pris, il s’expose journellement àtuer ; il en arrive presque toujours à supprimer desexistences humaines, pour défendre sa liberté ; il fait desveuves et des orphelins.
– Et peux-tu me dire, Bernard, pourquelle raison l’enfant doit obéir à son père ?
– Je dois obéir à mon père parce qu’ilveut naturellement mon bien, et parce que je sais qu’ayant del’expérience, il connaît mieux que moi ce qui est mon bien.
– Si on te disait tout à coup que tu asun grand frère, que dirais-tu, toi-même ?
– Oh ! dit Bernard, je serais biencontent.
– Tu l’aimerais ?
– Oui.
– Même s’il était méchant ?
– Même s’il était méchant !
– Même s’il voulait devenircontrebandier ?
– Je l’en empêcherais bien !… dansson intérêt dit l’enfant d’un ton résolu.
– Eh bien, tu as un frère, que voici. Ilveut être pêcheur au Lavandou, avec le patron Antiboul. Il viendrate voir quelquefois ici. Il veillera sur toi. Comme il est tonfrère aîné, tu lui obéiras. Il remplacera ton père ; il neveut que ton bien… Et toi, Césariot, dis-moi, veux-tu que ton petitfrère que voilà soit contrebandier ou pêcheur ? »
Depuis un moment le jeune homme au front bascourbait de plus en plus la tête : son menton s’écrasait sursa poitrine ; un inexprimable sentiment de malaise, de honte,de dépit, l’enveloppait ; il eût voulu se révolter, frapperquelqu’un, crier une injure ; mais toutes ses volontésmauvaises demeuraient en lui comme nouées, tordues sur elles-mêmeset douloureusement impuissantes. Il se sentait sous l’influence dequelque chose de nouveau pour lui, et de plus fort, de plus grandque tout ce qui était lui-même ; et ce quelque chosel’intimidait, l’effrayait ; il eût voulu s’y dérober, fuir…mais ses pieds étaient cloués au sol. Il se heurtait à la Bonté età la Sympathie comme à des obstacles matériels, inconnus,brusquement dressés devant ses volontés pernicieuses ; cesforces-là l’étonnaient, lui étaient pénibles, insupportables.
Elles contrariaient tout en lui. Qu’était-ceque ces puissances qu’il n’avait jamais rencontrées ? De queldroit le prenaient-elles, voulaient-elles le lier et le conduire àleur guise ? Il frappa du pied ; il se détourna unpeu…
« Embrasse ton grand frère, mon petitBernard. »
L’enfant alla vers Césariot… qui éclata ensanglots…
Un bien-être entra soudainement en lui ;il ne lutta plus contre tout cet inconnu qui l’assaillait ; deson cœur, qui crevait, sortaient à flots, avec des larmes, lahaine, la rancune, l’envie… Et l’amour s’y engouffrait…
« Il est sauvé, dit le vieux docteur,mais qu’il pleure, qu’il pleure tout son soûl et de toutes sesforces. Embrasse-le bien, petit. »
Bernard étreignait Césariot le plus fort qu’ilpouvait.
« Embrasse-le, répétait M. Rinal,ton grand frère, qui sera toujours un honnête homme, car il achoisi, il choisit en ce moment, pour toujours, d’être un honnêtehomme.
– Assez ! assez ! sanglotaCésariot, assez ! »
Et on l’entendit qui disait à travers leshoquets convulsifs de sa douleur d’enfant •
« Jamais, jamais encore je n’avaispleuré… c’est le premier coup, le premier coup… (la premièrefois) ; ne me dites plus rien, monsieur… je ferai ce que vousvoudrez. Et j’obéirai à mon frère… et je leprotégerai ! »
Et, se baissant, il prit le petit à pleinsbras et le serra contre lui.
Je le protégerai ! C’était lemot de la régénération ! Il a tout à la fois la conscience desa force, la fierté de soi-même, le sentiment de la dignité humaine– l’être qui en protège un autre.
Maurin, ne sachant plus où il en était, sortitbrusquement pour aller regarder, du haut de la terrasse, si l’îledu Levant était toujours à la même place sur le bleu de la mer.
Le lendemain Césariot déclarait au patronAntiboul :
« Pêcheur sur la mer, patron, c’est leplus beau des métiers ! Je commence à lecomprendre. »
Et à quelque temps de là M. Rinal luidit :
« Enfin que voulais-tu ? quecherchais-tu ? Tâche de me l’expliquer ? Quedemandais-tu, mon garçon ?
– Ce que j’ai trouvé, monsieurRinal. »
Y aurait-il une candidature républicaineunique ou plusieurs candidatures ?
Le congrès, composé de délégués de toutes lescommunes, allait en décider. Si la candidature multiple étaitadoptée, celui des candidats qui, dans ce congrès, aurait obtenu leplus grand nombre de voix au premier tour, resterait seul enprésence du candidat de l’opposition. Tous les autres devraient seretirer, le congrès leur en demandait l’engagement formel.
À l’heure choisie, huit heures du soir, lesdélégués arrivèrent dans la petite ville de N…
La salle du congrès était une vaste remised’auberge d’où on avait retiré charrettes et voitures. Une estradeétait dressée au fond, entre deux fenêtres, pour le« bureau ».
Suspendues au-dessus de l’estrade, deux lampesénormes, où brûlait du schiste, donnaient une clarté violente.
Dans l’immense porte solidement fermée, onavait ouvert le portillon. Et au seuil de la salle se tenait unjeune homme chargé de contrôler les cartes d’invitation« rigoureusement personnelles ».
Les délégués arrivaient par groupes, causantavec animation, consultant leur montre avec impatience. La plupartétaient des barbes grises. Il y avait quelques barbes blanches.
Tous sentaient leur importance et ilsl’exagéraient dans le dessein d’imposer chacun son candidat, car,en dépit des bonnes intentions, le candidat le meilleur, c’estcelui dont on pourra dire, s’il est élu : « Vous savez untel ? le député ? c’est un vieil ami ! Nous noustutoyons… »
On commençait à pénétrer dans la salle.
Sur le seuil, un délégué « ouvrieragricole » (le beau titre de paysan est aujourd’huidéconsidéré), un naïf d’une autre époque disait à un maire, ouvriermaçon du même âge que lui :
« C’est drôle, nous sommes été moussesensemble. Nous nous sommes toujours tutoyés… eh bien, maintenant jen’ose plus. »
Et l’autre, d’un air de supérioritédédaigneuse, impayable – et qui se croyait modeste :
« Pourquoi ça, mon cher ? Parce queje suis maire ? Je ne suis pas de ce caractère-là, moi ;les honneurs me font pas perdre la tête… Tu peux me tutoyer commeautrefois, vaï, je te le permets ! »
On était exact ; on commençait à être uneassemblée. Cigalous venait d’entrer avec Cabissol. Les candidats unà un parurent bientôt, escortés de leurs meilleurs amis.
Vérignon, Labarterie, Poisse étaient à leurposte, et deux ou trois autres dont les noms sans consistanceallaient être écartés dès l’ouverture de la séance.
Une curiosité patriotique sincère avait amenélà François Marlusse.
Il n’avait pas de carte ; il comptaitpouvoir entrer grâce à la protection du maire Cigalous…
« Où est Cigalous ?
– Deudein… (dedans).
– Allez me le chercher…
– Il faut que je garde la porte.
– Laissez-moi entrer, alorsss !
– Votre carte ?
– Je n’en ai pouin.
– Vous n’entrerez pas ! »
Des gens qui ne connaissaient pas Marlusseavaient dû s’arrêter sur le seuil qu’il obstruait… Et tous de luicrier :
« Vous n’entrerez pas sans carte !Laissez-nous passer ! Vous n’entrerez pas ! »
Marlusse fit face au public, lui commanda parun signe d’attendre et chercha quelque chose dans la pocheintérieure de sa veste en murmurant :
« Pourvu que je l’aie aujourd’hui !Elle ne me quitte jamais… Ah ! la voici ! »
Et il élevait aux yeux de tous un bout decorde gros et long comme le doigt.
« Avec ça, dit-il, j’entre partout,citoilliens ! »
On murmura :
« Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ?…C’est de la corde de pendu ?… Laissez-nous passer,collègue ! vous n’entrerez pas !
– Vous n’entrerez pas ! »confirma avec la dernière énergie le gardien de la porte.
Mais Marlusse, d’une voix de tribun :« Citoilliens ! cria-t-il.
– Cassis-Cognac ! répondit une voixoutrageante – mais solitaire.
– Silence ! » tonitruaMarlusse.
Un grand silence se fit, tant il est vrai quetoujours l’homme d’élite en impose à la masse, et que, lorsque lamasse se trompe, c’est la pénurie d’hommes d’élite qui en estcause.
« Vous voyez cette corde, dit Marlusse.C’est la corde avec laquelle mon pauvre père fut attaché, ligoté,lié, entortillé, ficelé, amarré, enchaîné et conduit à Lambessa, aucoup d’État de 51 ! Avec ça on entre partout. Je m’appelleFrançois Marlusse, fils, petit-fils et peut-être mêmearrière-petit-fils de victime !… Vive la République !
– Entrez, citoyen !… ViveMarlusse ! Vive le citoyen Marlusse !… Il est fils desvictimes de 51 !
– Le connaissez-vous ?
– Moi ? non… mais c’est unbon !… rien qu’à son air !… ViveMarlusse ! »
Et Marlusse entra, fier comme Artaban.
À ce moment, dans la salle, un des déléguéssoufflait à l’oreille de Poisse :
« Je vais faire tous mes efforts pour quevous arriviez candidat, monsieur Poisse. Mais, si vous arrivezdéputé, je vous demande une çoze d’avance.
– Et quoi donc ?… Si c’est possible,d’avance je vous l’accorde.
– Une toute petite place, monsieurPoisse. »
Poisse fronçait le sourcil comme si, déjànommé, il eût été en mesure de… refuser.
« Et, dit-il, quelle placedésirez-vous ? le savez-vous au moins ?
– Oh ! bien sûr, pardine !… zevoudrais une place de vittime. »
Marlusse avait rejoint Cigalous :
« Comment as-tu pu entrer ici sans moi,Marlusse ?
– Oh ! dit Marlusse, à tout hasardj’avais ramassé une carte d’entrée, un petit bout de corde quitraînait là par terre et qui me resservira.
– Je ne comprends pas. »
Marlusse raconta par quel moyen il avaitpénétré « au sein de l’assemblée ».
« Malheureux ! s’exclama le maire,si ta plaisanterie se découvre, nous sommes touscompromis !
– Ne crains rien, répliqua Marlussesérieux comme un pape, je prouverai que ce que j’ai dit estvrai.
– Pas de galéjade ici. Tu ne peux pasêtre fils et arrière-petit-fils de victime, voyons !
– Eh ! fit Marlusse avec énergie, ilfallait entrer : quand elle sert la république, la galéjadeest le premier et le plus saint des devoirs… Té, té, voilàPastouré ! Est-ce tu vas prendre la parole, mon braveParlo-Soulet ?
– Et pourquoi non, si c’étaitnécessaire ! dit Pastouré de sa voix de contrebasse. Dans lesoccasions on se montre.
– Et Maurin ?
– Je l’attends. »
Des cris retentirent au-dehors :
« Eïci Màourin ! – ViveMaurin ! – Maurin des Maures ! »
Maurin se présentait à la porte.
« Délégué de quelles communes ? luidemanda-t-on.
– De toutes ! » dit Maurin. Etil entra.
« Vé ! bonjour, monsieur Labarterie,bonjour, monsieur Vérignon… Ah ! vous voilà, monsieurPoisse ?… Noum dé pas Diou ! voiciCaboufigue ! »
Il alla à Caboufigue qui entrait suivi deplusieurs clients, délégués des communes auxquelles il avait faitprésent de ses statues de fonte et de quelques wallaces qu’ilappelait les monuments de son républicanisme et de sagénérosité.
Maurin lui demanda, ironique :
« Vous ne venez pas comme candidat, jepense, mossieu Caboufigue ? »
Caboufigue, d’un air important,répliqua :
« Je verrai… je ne sais pas… l’opinionpublique est maîtresse.
– Mais tu t’es engagé à ne pas teprésenter à la députation… Et tu sais bien en échange dequoi ! »
Cabissol s’avança :
« J’ai votre engagement écrit dans mapoche.
– Oh ! dit Caboufigue d’un air dedignité royale et assurant sur son occiput son chapeau-couronne,j’ai réfléchi : cet engagement avait un caractère immoral. Laloi n’admet pas les engagements entachés d’immoralité, celui-là nepeut donc pas me lier effectivement.
– Méfie-toi, dit Maurin. Si tu temanques, je t’exécute, je dis tout. »
Parlo-Soulet s’avança :
« Maurin, laisse-le-moi. Je m’encharge.
– Alors, on rira ! » fitMaurin.
Et il tourna le dos au solennelCaboufigue.
« Ouvrez la séance ! ouvrez laséance !
– Nommons un président par acclamation,citoyens !
– Oui, Cigalous !… Marlusse !…Maurin… Maurin !… M. Rinal.
– Nommez Maurin, dit Cigalous.
– Nommez Maurin, dit M. Rinal.
– Nommez Maurin », dit Marlusse dontla popularité soudaine allait croissant, ce qui déjà lui faisaitdes jaloux.
On se le montrait du doigt.
« C’est celui-là ? oui ! unfils de victime qui entre partout avec un bout de la corde aveclaquelle son père fut pendu en 51.
– Laissez donc ! protesta quelqu’un.Je le connais, moi : c’est Marlusse… un farceur !… etmême un abruti !… Il oublie, quand il parle, la moitié desmots.
– C’est vrai, dit un autre, je le connaisaussi. Il est allé à l’exposition de Paris, en 1889 ; ilraconte qu’il s’y est perdu, qu’il a eu besoin d’acheter un plan del’Exposition… Eh bien, croiriez-vous que ce mot plan, ill’oublie chaque fois qu’il veut le dire ?
– Ah ! c’est celui-là ? Noussavons qui c’est, alors. Elle est célèbre, son histoire.
– Ne le laissez pas parler !
– Vous pouvez y compter ! »
Une formidable acclamation couvrit toutes lesrumeurs :
« Maurin ! Maurin !Maurin ! à la présidence, Maurin ! »
Maurin se défendait.
« Acceptez, lui dit M. Rinal. C’estbon, cela, pour tous et pour vous-même. Je vous guiderai ;croyez-moi, acceptez.
– Je vous comprends, monsieur Rinal, etje vous remercie bien. »
Maurin monta sur l’estrade.
« Les secrétaires ! lesassesseurs ! cria une voix.
– Cigalous !… M. Rinal !…Marlusse !… »
Les secrétaires prirent place aux côtés duprésident, au milieu d’un grand tumulte.
Maurin agita sa sonnaille. Le silence serétablit.
« La séance elle est ouverte »,prononça Maurin.
M. Rinal lui soufflait les paroles ouseulement les idées ; Maurin parlait :
« M. Cigalous va vous expliquer lesconditions du congrès. »
M. Cigalous, les ayant expliquées,conclut ainsi :
« Tout le monde doit se déclarer àl’avance engagé par les résolutions qu’aura prises le congrès. Toutle monde s’engage-t-il ? Levez les mains. »
Ce fut le serment du Jeu de paume.
Toutes les mains se levèrent, sauf celles deCaboufigue.
L’œil du chasseur Maurin s’en aperçut trèsbien.
« Caboufigue, dit Maurin à haute voix,je te rattraperai à la montée ! »
Personne ne comprit à propos de quoi Maurinlui lançait cette locution proverbiale. Il y eut pourtant quelquesrires.
« Qui demande la parole sur le premierarticle de l’ordre du jour ? articula Maurin.
– Quel est-il, ce premierarticle ?
– On vient de vous l’expliquer :choisissez-vous la candidature unique ou la candidaturemultiple ?… Si vous choisissez la candidatureunique… »
Une voix tonna :
« Le président doit êtreimpartial !
– Non ! non ! si, si !…Parle Maurin, parle le premier !… Non, après lesautres !… Le tout c’est de s’entendre… Caboufigue !…Marlusse !… Ça commence mal… Vive la liberté… Labarterie…Vérignon !… Poisse, Poisse !… La candidature multiple…unique !… unique ?… aux voix !… pasencore !
– Avant de mettre aux voix, ditM. Rinal, donnez les raisons pour et contre. »
La voix de Maurin dominant le tumulte :« Laissez-moi vous expliquer les choses.
– Soyez impartial.
– Expliquer n’est pas conseiller…
– La candidature multiple, la candidaturemultiple !
– La candidature unique ! criaMarlusse de sa voix tonitruante. Ze demande la parole.
– François Marlusse a laparole. »
Il était évident que les partisans de lacandidature multiple étaient en majorité, chaque commune étantarrivée avec un candidat différent qui lui semblait plusparticulièrement dévoué à ses intérêts locaux. Aussi lorsqueMarlusse monta à la tribune, fut-il mal accueilli.
« Qui est celui-là ? Assez.Laissez-le parler. Non. La proposition est acquise. Qui vous l’adit ? Ça se voit… La liberté de la tribune ! laissezparler. À bas Marlusse !
– Citoyen Marlusse, de quelle communeêtes-vous délégué ?
– De toutes !… comme Maurin.
– Oh ! oh ! quelaplomb !
– Et surtout, et avant tout, etpar-dessus tout, je suis le délégué de ma conscience !
– Bravé ! bravé !
– Il n’est délégué d’aucunecommune ! il ne parlera pas ! Hou ! hou !Enlevez-le ! »
François Marlusse se posa en homme qui neredoute pas les tempêtes populaires. Il attendait, les mains dansles poches, avec son rire de galéjaïre né qui était sur toute saface.
« Quand vous voudrez ! »dit-il.
M. Rinal se leva. Ses beaux cheveuxblancs, la belle tenue simple de toute sa personne, le je ne saisquoi de supérieur qui émanait de lui, firent faire silence.
« Les républicains de Bormes meconnaissent tous, dit-il. Je suis un vieux fidèle de la République.En 1851, étant officier de la marine, chirurgien, j’ai voténon. Ma carrière en a été entravée. »
Il touchait le point sensible. On l’acclama.Le souvenir de 1851, dans le Var, est un souvenir toujourssaignant. Il reprit : « Mon grand-père a siégé à laConstituante. Et je vous supplie de ne pas vous conduire comme desenfants mal disciplinés. Écoutez votre président. Écoutez chacundes orateurs. Que chacun parle à son tour, ou bien vos ennemisdiront partout demain que votre congrès n’a été qu’une ridicule etinutile comédie. Subordonnez chacun vos intérêts individuels auxintérêts généraux de la grande cause de la République et de lapatrie. »
Pendant que M. Rinal parlait de sa place,Marlusse, à la tribune, faisait de temps à autre un grand gestepour appuyer par l’action la calme éloquence du vieuxJacobin. Quant à Pastouré, assis dans un coin, il remuait leslèvres avec rapidité. Il se répétait à lui-même chacun des motsprononcés par l’orateur.
M. Rinal poursuivait :
« La République française, la patriefrançaise servent l’humanité, toute l’humanité – c’est-à-dire leprogrès des pauvres hommes qui, ayant quelques années à vivre surcette terre, cherchent à rendre le globe tout entier de plus enplus habitable pour leurs enfants, en diminuant – chaque jour unpeu, dans la mesure du possible – la douleur et la misère, enaccroissant chaque jour le plus possible le bien-être matériel, enfaisant sans cesse un peu plus de justice.
« Chaque génération ne fait que passer,mais l’humanité demeure. Elle se recommence dans vos enfants. C’estpour eux que vous travaillez comme ils travailleront pour lesleurs. Voilà ce qu’il faut vous dire. L’égoïsme légitime de l’hommedoit lui inspirer le désir de rendre ses enfants un peu plus justesque lui, un peu meilleurs, un peu plus heureux… un peuseulement ! car ni la perfection morale ni le bonheur completne sont possibles à l’homme. Choisissez donc pour députés deshommes d’avenir, c’est-à-dire de justice et d’amour, et négligeztoute autre pensée – ou bien vous serez indignes du beau nom decitoyens. »
Il s’était tu et rassis qu’on l’écoutaitencore. Puis les battements de main roulèrent en tonnerre. Pendantquelques secondes, les plus vulgaires de ces acteurs étaient montésau-dessus d’eux-mêmes. Un souffle avait passé et éveillé des âmes.Elles retombèrent… et il se fit un tumulte de conversations.
« Celui-là, voui, qu’il parlebien !
– Si on le nommait, lui ? »
Cette pensée vint à l’esprit d’un grand nombresimultanément.
Elle rompit le charme. Une opposition surgitaussitôt.
« Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?Qui l’envoie ? Té, il a des manchettes !… Ce qu’il a dit,qu’il le prouve ! »
Les candidats étaient inquiets, sauf Vérignon.Leurs amis s’agitaient.
M. Rinal de nouveau se leva :
« J’entends dire que je me mettrai surles rangs. Non, mes amis. Je suis trop vieux pour ça, je n’ai plusni la force ni le courage nécessaires. Et puis, je suis de ceux quitrouvent que les mœurs politiques de nos jours sont honteuses. Uncandidat est un homme qui se dévoue aux plus basses calomnies desadversaires et même aux injures de ses partisans. J’admire lecourage de vos candidats : je ne l’ai pas.
« Un dernier mot : en général, vousreconnaîtrez un candidat à ceci : il vous promettra lebonheur. Je ne vous ai rien promis de pareil. »
Un mouvement d’aise se produisit. On fut sicontent, que la gravité des reproches contenus dans le discours deM. Rinal passa inaperçue. On applaudit encore etlongtemps.
« N’oublions pas que le citoyen Marlussea la parole », dit le président Maurin.
Marlusse était toujours campé à latribune ; il avait l’air de sa propre statue :
« Tel que vous me voyez, commença-t-ilgravement, je suis pour la candidature unique, pourquoi (parce que)du premier coup, avec la candidature unique, vous tomberez votreadversaire et vous gagnerez du temps. Je vais plus loin :votre adversaire ne compte que sur la candidature multiple. Ce neserait que grâce à cette fausse manœuvre de votre part queM. de Siblas aurait une ombre de chance. »
On sentit que l’orateur touchait juste. Ça nefaisait pas l’affaire des divers candidats et de leurs partisans.Ceux mêmes qui étaient sûrs d’être blackboulés voulaient obtenirl’honneur d’avoir été candidats, avec consécration du congrès, etd’être affichés sur les murs des villes. On voulait décontenancerMarlusse. On cria :
« Siblas n’a aucune chance !… Siblasqué Siblarés ! Anas sibla ôou cuoù dôou lou !… Pas dechances !
– Celui qui prétend que Siblas a deschances est un réac. Voilà ma façon de penser, cria un ami deCaboufigue.
– Bravo ! hurla Caboufigue.
– Marlusse est payé ! assez !assez !… Aux voix !… O Marlusse !… àl’essposition !
– Vous dites, interrogea Marlusse,sévère. Qui a parlé de l’essposition ? »
Et il prit l’attitude d’un dompteur defoules.
« Moi ! osa affirmer un salarié deCaboufigue.
– Et vous dites, citoillien ?… ausujet de l’essposition ?…
– Je dis, citoyen, que vous êtes connucomme un ridicule, pour une certaine histoire de l’essposition, unehistoire de rabâcheur, une histoire de répépiàré. Vousêtes célèbre pour cette histoire !… On ne connaît pas votrefigure ici, mais tout le monde sait qu’il y a à Bormes un idiot quicherche toujours ses mots… et qui ne les trouve jamais !
– C’est vrai ! C’est vrai !
– Et quand on a ce malheur, on ne vientpas faire la leçon aux autres !… Assez !
– Oui, assez, assez !… À bas lerépépiàré ! Il a appris ça par cœur !… On lui souffle lesmots !… Assez ! »
Un moderne cria : « Ferme tonphonographe ! »
Le tumulte était indescriptible. Des gens sedisaient : « Comment ! c’est celui-là ? Je laconnais, son histoire. C’est un homme qui a une infirmité demémoire. Il ne sait pas dire : « Un plan !un plan de « l’exposition ! »
Une voix s’éleva :
« Parle-nous du plan,Marlusse ! »
Alors, Marlusse éclata :
« C’est bien du plan que je vousveux parler, citoyens ! Ah ! vous la connaissez donc, monhistoire ? Et il y en a donc parmi vous qui croient que quandje la conte, j’ai perdu véritablement le mot, et perdu lenord ? Ils ont cru, ceux-là, que je le suis, ils ne se doutentpas que je le fais, des fois, par galéjade, lou couyoun ! maisl’heure des farces est passée. Et je change de plan !Changez de plan aussi, pour suivre monplan ! J’ai ici mon plan à moi,collègues ! comme vous avez chacun votre plan, et jene vous laisserai pas en plan, n’ayez crainte. Vous êtesici pour tirer des plans, un plan de conduiteélectorale, et un plan pour le choix des électeurs. Ehbien, je vous le dis, il n’y en a qu’un de bon, deplan : la candidature unique. Déjouez leplan de la réaction, qui souhaite la candidature multiple.Adoptez mon plan, la candidature unique, et corsez votreplan : ou Vérignon ou Maurin, le bourgeois savant oule paysan ignorant, mais tous deux honnêtes, tous deux du pays,tous deux aimés dans le pays, et capables tous deux de fairetriompher vos plans ! ! ! »
Marlusse avait vaincu. L’enthousiasme éclataen tonnerre. Ce fut du délire. Un cri unanime retentit :
« Bravo Marlusse ! ViveMarlusse ! – Si on le nommait, lui ! »
L’esprit populaire du pays s’était exprimédans sa forme la plus joviale. La candidature uniquetriomphait.
« Bravo ! cria Maurin àMarlusse.
– Aux voix, aux voix », grondal’assemblée.
Quelques orateurs se succédèrent à la tribune.Ils ne cherchaient qu’à gagner du temps. Ils voulaient laisser secalmer l’émotion soulevée par la comique harangue de Marlusse. Maisenfin (tous le comprenaient), le vent avait tourné. « Lacandidature unique », ce mot s’entendait de tous les côtés.Les partisans de la candidature multiple se sentirent perdus. Ilsse déclarèrent alors partisans de la candidature unique… de Maurin,persuadés que celle de Vérignon était trop sûre de la majorité.Maurin !… Vérignon !… Maurin !…
Les cris qui acclamaient Maurin finirent parétouffer tous les autres.
Maurin se leva.
« Celle-là, voui, fit-il, qu’elle estraide ! Un peu, tout de même, où vous allez !… Vouspartez d’une chose et vous arrivez à tout son contraire ! Sivous voulez un candidat unique, choisissez-le pour tout le monde etque vous soyez sûrs de votre réussite. Le peuple est comme ça etc’est bien dommage ! Un vent souffle et il tourne, mais il netourne pas son intelligence, il tourne sa girouette. Et si je vousdisais oui et si vous me nommiez député, c’est celle-là quiempoiserait !… Non !… mais, pour de bon, vous me voyez àla Chambre !… Ici, ça vous amuserait : Maurin par-ci,Maurin par-là ; nous avons pour député un des nôtres, uncollègue, un paysan, un braconnier !… Mais quand je seraislà-bas, moi, comment saurais-je me remuer pour vous, parler pourvous, parler pour la République et pour tout le pays ? Etquand il faudrait voter, ce que je pourrais faire de mieuxqu’est-ce que ça serait ? Consulter le voisin qui medirait : « Voilà le bon billet, mets-le ! »…Ah ! pour le coup ! vous faites bien vos affaires !Et lorsque vous tombez « sù d’un couyoun coumo iou »,mais qui accepte, à quoi est-ce que ça vous avance ? Quandvous voulez un conducteur pour mener votre voiture au marché, vousprenez un homme (c’est le bon sens) qui connaît les chevaux. Ilparaît qu’à la Chambre il y en a trop déjà qui ne savent pas ce queparler veut dire, et sur cinq cents, il n’y en a jamais quequelques-uns qui comptent, parce qu’on nomme des Maurin. Bienheureux quand ils sont honnêtes. Nommez Vérignon !
– Alors, vive Maurin, et nommonsVérignon !… » répondit l’assemblée, d’une seule voix.
M. Rinal se leva et serra la main deMaurin.
« Vérignon à la tribune ! »
Vérignon obéit :
« J’ai pu constater qu’au fond, c’est lacandidature multiple qui a ici la majorité. Tenons-nous-en, alors,à la candidature multiple. Je m’engage à me retirer si je n’ai pasle plus grand nombre de voix au premier tour.
– Bravo ! Bien ! »
Une voix de rogomme s’éleva :
« Quelle est votreplate-forme ?
– Cassis-cognac ! cria l’assembléequi avait reconnu un déséquilibré.
– Je veux connaître laplate-forme du citoillien Vérignon. J’ai le droit del’interroger sur la question de sa plate-forme !
– À la porte ! – Demandez-lui s’il asa carte ! – Il a perdu la carte ! –Enlevez-le ! »
Six des plus vigoureux assistants enlevèrentl’interrupteur. Porté à bout de bras au-dessus de leurs têtes etentraîné vers la sortie, il criait à tue-tête, content del’importance du mot qu’il proférait inlassablement :
« Je vous dis qu’il n’a pas deplate-forme ! Vous étouffez la liberté de conscienceet la liberté de la parole. J’ai le droit et le devoir de connaîtresa plate-forme ! »
On le jeta dehors.
M. Vérignon put reprendre le fil de sondiscours : « Voici mon programme : loi sur la prisonpréventive dont on abuse en France. Réduction des pouvoirs desjuges d’instruction, de qui dépendent l’honneur et la liberté dechacun. Réforme de l’enseignement. Représentation proportionnelle.Arbitrage international.
« Nous appelons liberté le simple faitpolitique de pouvoir nommer comme il nous plaît ceux qui font noslois ; il est facile de comprendre que nous nous contentons depeu si nos lois demeurent ce qu’elles étaient sous la monarchieimpériale et si, notamment, elles offrent moins de garantie à laliberté individuelle que les lois de certaines monarchies voisines.Or, cela est. Une accusation en règle suffit à livrer, en France, àpeu près sans contrôle, la liberté de chacun au bon plaisir d’unjuge d’instruction. Les lenteurs de la justice peuvent faire de laprison préventive une vraie torture, et le mandat d’arrêt peut êtreune véritable lettre de cachet. Après plus de trente ansd’existence, la République n’a pas songé à changer cela !
– Si ça changeait, ce n’est pas moi quim’en plaindrais, dit Maurin.
– Un autre mal appelle l’attention dulégislateur. Pendant que l’école primaire laisse l’enfantlibre ; pendant que sa famille, encore mal éclairée sur lesbienfaits de l’instruction, non seulement ne prête aucun secours àl’instituteur, mais encore le disqualifie aux yeux des écoliers endonnant quotidiennement raison à l’enfant contre le maître –pendant ce temps-là l’internat dans les lycées continue (malgré quedes progrès y aient été accomplis) à faire du petit-bourgeois unhomme à genoux devant l’autorité quelle qu’elle soit, et prêt parconséquent à devenir lui-même un autoritaire sans initiative et parsuite sans humanité !
« Cet état de choses anime l’une contrel’autre les classes ouvrière et bourgeoise que l’instructiondevrait rapprocher. Il est essentiellement contraire au progrèsnational et humain.
« Pendant que l’école primaire estimpuissante à apprendre aux enfants du prolétaire la discipline dudevoir, le lycée apprend au fils des bourgeois qu’il aura à subirou à exercer une autorité de fonctionnaire, sans l’éclairer sur lesvéritables besoins populaires qui se peuvent résumer en quatremots : « toujours plus de justice ! » La Francerépublicaine en est encore à souffrir d’une profonde maladiechronique : le césarisme, tandis que l’essence de laRépublique est de ne reconnaître d’autorité que celle des lois.
« Quant à l’arbitrage international,c’est la cause des causes, l’idéal des idéals. Il faut que le sortdes peuples soit au moins considéré comme aussi intéressant que lesort des individus et que, par conséquent, les casus bellisoient réglés comme des duels. Que la paix éternelle soit uneutopie, c’est possible ; mais que la guerre de deux nationscivilisées soit possible sans un préalable arbitrage humain, c’estinadmissible ! »
Le congrès par acclamation adopta lacandidature de Vérignon.
Plusieurs autres candidats se succédèrent à latribune avec des fortunes diverses.
Enfin, M. Labarterie parla :
« On ne saurait être plus avancé que moi,dit-il, car, en tête de mon programme, j’inscris le droit de votepour les femmes. »
Une huée formidable ébranla les murailles. Unevoix cria à Labarterie :
« Faï lou téta ! (va faire téterl’enfant !)
– Nous en reparlerons quand les femmesferont leur service militaire !
– Citoyen ! riposta Labarterie, lafemme, elle aussi, a un champ de bataille. »
Un rire homérique secoua l’assemblée.
« Oui, poursuivit Labarterie, pompeux, lechamp de bataille de la femme, c’est l’accouchement.
– Tu l’es ou tu le fais ? cria-t-onde toutes parts.
– Place aux femmes !… répétaénergiquement M. Labarterie, faites-leur place dans vosassemblées.
– Alors, je me débarque !… Noussommes assez !…
– On peut déjà pas s’entendre. Si on mêleles femmes à nos discussions politiques, alors, pechère ! onne se comprendra tout à fait plus ! »
Un individu, monté, dans un coin de la remise,sur une barrique, fit retourner toutes les têtes :
« L’honorable préopinant a dit quel’accouchement est le champ de bataille des femmes ? Bon. Maisl’homme a un autre travail que de jouer de la baïonnette. Il maniela charrue, l’homme. Où est la charrue de la femme ?Faites-moi voir la charrue des femmes !
– Et leursplates-formes ?
– Assez ! assez ! Pas deLabarterie !… Rayez Poisse !… Aux votes !…Labarterie n’est pas candidat du congrès.
– Le citoyen Poisse !
– Citoyens, déclara ce dernier, vousconnaissez ma vie, et mes opinions sont les vôtres, toutes lesvôtres sans exception, et toutes celles de M. Vérignon. Jejure de les représenter fidèlement.
– Le citoyen Poisse est nommé candidat ducongrès. »
Un certain Cabantous s’avança :
« Je présente ma candidature. »
Maurin se leva :
« Cabantous est bonapartiste, dit-il. Quevient-il faire ici ?
– J’ai été bonapartiste, dit Cabantous,mais en ce jour je ne le suis plus. Vive la République !
– Je mets aux voix la candidature deCabantous. »
Elle fut repoussée à l’unanimité.
« Il n’y a plus de candidats ?demanda Maurin.
– Moi ! dit alors effrontémentCaboufigue.
– Vous savez, mossieu Caboufigue, ditMaurin, à quoi vous vous exposez ?… Vous avez la parole.
– Citoyens, dit Caboufigue, je suis unenfant du pays. Parti de rien…
– Pour arriver à pas grand-chose »,interrompit Maurin.
Caboufigue imperturbable continua :
« Bien des communes savent que je suisprêt à les enrichir de statues et de fontaines… comme je l’ai déjàfait, et je vais vous lire ma profession de foi… »
Une voix tranquille, une voix de tonnerreendormi, s’éleva dans le silence :
« Ze demande la parole pour un faitpersonnel… »
On se retourna : un colosse s’était levéau milieu de l’Assemblée, cupressus inter calamos.
C’était Pastouré.
« Le citoyen Pastouré a la parole,s’écria Maurin joyeux.
– Té ! Parlo-Soulet va parler ?Tu vas parler, Parlo-Soulet ? Elle est bonne celle-là !Qu’il va dire ? Vaï-li, vaï ! marche, en avant, à latribune ! »
Pastouré parla de sa place, et, avec unefermeté extraordinaire, martelant les mots de sa voix la plusclaire :
« Pas besoin de tribune pour ce que j’aià dire. Ce que j’ai à dire, je ne sais pas le dire,malheureusement ; mais je veux le dire et je le dirai…Citoyens, les choses que je veux me dire quand je suis tout seul,je sais me les dire, mais je ne sais pas les dire, juste quand ilfaudrait les dire… Et cependant, je finirai par le dire… ce quej’ai à dire !… parce que je sais ce que je veux dire et c’estmon devoir de le dire. »
Il respira largement et, appuyant sur chaquesyllabe :
« MossieuCa-bou-fi-gueu ! »
Il y eut un redoublement de silence.Caboufigue était pâle. Alors Pastouré cria avec l’énergie d’unDanton :
« Je n’ai qu’une chose à vousdire :… c’est que vous n’avez rien à dire !… »
Et sa voix retombant aux notes sombres,pendant qu’il se rasseyait :
« C’est tout ce que j’avais àdire. »
Marlusse lui-même n’avait pas eu tant desuccès. Marlusse n’avait touché que l’esprit local, mais avecPastouré c’est l’âme profonde, confuse, ignorante, juste, indignée,forte à la fois et impuissante mais convaincue du peuple, qui avaitjeté son cri. En vain Caboufigue brandissait son papier, essayaitde parler. En vain ses nombreux amis essayèrent de lutter : onle hua, on le bouscula, il fut poussé d’épaule en épaule jusquedans la rue.
« Citoyens ! prononça Maurin, laséance est levée. »
À peine prononçait-il ces mots, que deuxgendarmes se présentèrent à la porte et forcèrent l’entrée.
Que voulaient-ils ? Sandri étant l’un desdeux, il n’est pas difficile de croire que la curiosité seulen’amenait pas ces gendarmes. Maurin était visé ! Il le compritet sourit. Il était séparé des gendarmes par toute l’assembléecompacte qui ne leur ouvrait aucun passage…
« Citoyens, dit Maurin, d’une voixéclatante et ferme, c’est pour moi certainement que ces deuxmessiés se sont dérangés… Eh bien, j’ai des amis intimes dans lasalle. Ils ont prévu le cas, et ils savent ce qu’ils ont à faire.Adonc, quoi qu’il arrive en ce moment je vous demande à tous degarder le plus complet silence, afin qu’on puisse entendre lesparoles qui vont s’échanger entre mes amis, quand les lumièresseront éteintes. »
On éteignit brusquement les deux quinquets.Une nuit noire se fit. La voix de Maurin continua dans lesténèbres :
« C’est maintenant que je vous pried’écouter avec la plus grande attention. »
Alors une chose bizarre se produisit. Unevoix, du fond de la salle, dit :
« Chois ? » (prononceztchois, comme tch dans l’éternuement).
Chois est le diminutif de François. Et cediminutif est en Provence une interpellation populaire et comique.Ce mot seul évoque pour les Provençaux un type plaisant, commeGnafron pour les Lyonnais ou Pulcinella pour les Napolitains.
« Tchois ? »
Ce monosyllabe fut prononcé de telle sorte,qu’il donnait juste l’impression du premier appel d’une grenouilleisolée qui s’ennuie dans un marécage à demi desséché, au moment oùla lune disparaît derrière un nuage.
Une seconde voix répondit à l’autre bout de lasalle :
« Oou ? (ehbien ?) »
Il n’y avait pas à s’y méprendre :c’était un dialogue de grenouilles.
« Qué vouàs ? (que veux-tu ?)répliqua un troisième batracien, car tout en émettant ces paroles,chacun des acteurs de cette comédie parvenait à leur donnerexactement la tonalité des appels et des réponses de plusieursgrenouilles qui conversent dans une mare.
– Iou ? (moi ?) répliquait unevoix aiguë.
– O (oui) », faisait une voixdescendante.
La dernière répondit avec un creux profondinimitable :
« Ren ! (rien). »
Cela fut d’une justesse si parfaite, sinature, qu’on eût cru entendre croasser tout l’Almanarre d’Hyèresou toute la plaine de Fréjus, par la fenêtre ouverte.
L’art du comédien ne va pas plus loin, nicelui du musicien.
Alors, l’âme artiste de tous ces Provençauxoublia toutes les dissensions, toutes les luttes politiques dans unélan d’admiration vers la nature et l’art confondus ; lecongrès poussa un seul éclat de rire énorme, tels ceux de l’Olympe.On ralluma les lampes : Maurin n’était plus dans la salle. Ettout le monde commença à se retirer avec lenteur, en s’entretenant,non pas de politique ni des candidats Vérignon ou Poisse, mais dutalent qu’avaient montré de modestes inconnus en imitant ledialogue des grenouilles au naturel.
Et Marlusse, dans un coin de la salle,s’attardait pour dire à M. Labarterie, sous le nez desgendarmes captifs de la cohue :
« Moi, il me semblait voir les luisantsde la lune sur l’eau du marécage, entre les ajoncs… et, sur uneplaque de mousse verte, les grosses grenouilles avecque leurs grosyeux à lunettes d’or ! »
Il ajouta, d’un air sincère et comme perdudans une vision :
« Coquin de bon sort ! si j’avais euun morceau de quelque chose de rouge, au bout d’une ficelle, jet’en aurais pêché au moins une demi-douzaine !
– Ces gens-là sont idiots », murmuraM. Labarterie à l’oreille de Caboufigue.
Mais Caboufigue était du pays, ilprotesta :
« Idiots ! pas moinss, dit-il, ilsse f… de vous… comme de moi ! Croyez-vous-le ! »
Cependant le départ du nombreux publics’effectuait lentement. La porte, à tout instant, se trouvaitobstruée et, sur le seuil, personne ne s’impatientait sincèrement.On eût dit qu’un mot d’ordre dirigeait les mouvementscontradictoires de certains groupes : ils ne se ruaient versle portillon que pour l’encombrer aussitôt, si devant eux il setrouvait libre un moment. Il était évident qu’on voulait retarderla sortie des deux gendarmes qui se trouvaient sans cesse refoulés,comme par hasard, sous la poussée d’une vague humaine, versl’intérieur de la salle.
Au-dehors, l’apparition de chacun desprincipaux personnages était saluée par les gens du pays assemblésen demi-cercle.
« Celui-là c’est Poisse. – Celui-ci c’estM. Rinal qui a fait un discours magnific, monhomme ! – Ce gros-là, c’est Caboufigue leriche ! »
Marlusse parut enfin, et longtemps,complaisamment, demeura immobile dans l’encadrement du portillonouvert au milieu de la haute et large porte fermée… Il avait l’aird’un tableau…
Un murmure aussitôt courut parmi lesspectateurs. Tous connaissaient déjà le succès de sa harangue etquelle était sa puissance sur les masses électorales. Mais, dans cemurmure d’un peuple, tout n’était pas encore sympathique ;quelques attardés en étaient restés à la légende d’un Marlusseimbécile, du radoteur empêché de retrouver le mot plan… Enoutre, son nom de Marlusse (morue) le désignait à l’humeurgouailleuse des gamins qui se mirent à chanter tous ensemble ;« O Marlusso ! O Marlusso ! » Et, excités sansdoute par quelqu’un de ses ennemis politiques, ils firent pleuvoiravec ensemble autour de lui des navets et des carottes enlevés àl’étalage de l’épicerie voisine…
Aucun des projectiles n’atteignitMarlusse ; il sourit, salua de la main la troupe hostile et,se tournant vers ses amis les plus rapprochés de lui, il prononça,tranquille, de l’air d’un ambitieux satisfait qu’effleure enfin lepremier rayon d’une gloire longtemps attendue :
« Eh bé ! té, ze suis content !Ze vois que ze commence à devenir un type ! »
Cela dit, il enfonça ses deux mains dans leslarges goussets de son gilet bedonnant, sur lequel s’étalait unechaîne d’or d’une grosseur surnaturelle, et il alla, d’une démarchedigne, se mêler à un groupe de politiciens en train de discuterviolemment… Il faut croire que la querelle l’intéressait, car il netarda guère à y prendre une part active…
Cependant les deux gendarmes étaient toujourscaptifs de la foule. Vainement ils essayaient de se dégager, ilsn’y parvenaient point, et on les plaisantait ferme :
« Nous sommes chez nous,gendarmes !… Vous êtes entrés sans carte, qué ? vousn’aviez pas le droit… Ceux qui n’ont pas de cartes à l’entréedoivent sortir les derniers… c’est le règlement ! »
Et le flot toujours reformé leur coupanttoujours la route, ils hésitaient à le rompre de vive force,incertains en effet de leur droit en pareille aventure.
Les groupes du dehors se ressoudaient parmoments, venaient de nouveau barrer la sortie.
Ceux qui n’étaient pas du complot restaientpar curiosité.
Et les conversations faisaient unbourdonnement au-dessus duquel ne s’entendaient que des répliquessans aucun rapport entre elles :
« Il paraît que sa femme est beaucoupfatiguée : elle ne passera pas la nuit ! »
En Provence, on dit d’un homme près de la mortqu’il est beaucoup fatigué.
« Viens ici ! mon beau petitMoustapha ! »
Moustapha ! mot de gentillessedes Maures provençaux à l’adresse de leurs enfants !
« Remonte-toi ta taïole (longue et largeceinture) que ton ventre va te tomber !
– Je le connais beaucoup… Quand je disque je le connais, je ne l’ai jamais vu !… Et d’ailleurs ilest mort !
– Quand j’ai entendu crier au secours, jeme suis vite caché, n. d. D. !
– Le sanglier était blessé à mort et Ponsl’aîné m’a dit que le sang lui sortait rouge et raide comme unporte-plume d’un sou !
– Tu me croiras si tu veux, mais ils sontlà, dans cette ville, douze gros réactionnaires qui ont fondé unjournal socialiste parce qu’il leur rapporte du quinze pourcent !… Alors ? ils ne la craignent pas toujours, lasociale !
– Figùro-ti qu’aqueoù couyoun déParisien… il met du fumier dans son parc au pied des pinsparasols !… c’est comme de donner de la confiture à descochons !… qué couyoun ! »
Ce dernier mot était celui qui dominait tousles autres parce qu’il était le plus souvent et le plusénergiquement prononcé. Ce mot, c’est à vrai dire le fond de lalangue d’amour (du provençal) comme goddam est le fond dela langue de Shakespeare.
Tout à coup, on vit deux jeunes hommes, auxbras et aux mains solides (un charpentier et un forgeron) seprendre de querelle violente. Les éclats de leurs voix firentbientôt taire toutes les conversations :
« Tais-toi, je te dis ! je te dis dete taire, espèce de rien-du-tout !
– Rien-du-tout ! tu disrien-du-tout ! répète-le pour voir !
– Ô, ô, rien-du-tout ! quim’empêcherait de le répéter ? Rien-du-Tout :voilà ce que tu es.
– Et toi tu es-t-un pasgrand-chose !
– Un pas grand-chose ! répète-lepour voir !… Tu n’oseras pas le répéter.
– Je n’oserai pas le répéter ?
– Non ! tu n’oseras pas lerépéter ! que si tu le répètes, je t’empaume !
– Je le répéterai, si je veux !
– Mais tu ne voudras pas ! répète-lepour voir, si tu es-t-un homme ! »
Les yeux ardents, les visages rapprochés, lespoings fermés, ils semblaient décidés à s’entre-dévorer.
« Et qu’est-ce que tu veux que jerépète ?
– Je le sais, moi ! je le saisplus !… mais tu ne le répéteras pas. »
On s’amassait à flots autour d’eux. Toute lavoie publique était maintenant emplie par une foule curieuse.
« Séparez-les ! ils vont se fairemal !
– Non, laissez-y faire !
– Répète-le, féna, marrias,màoùfatan !
– Eh qué, couyoun ?
– Que je suis-t-un pas grand-chose.
– Un pas grand-chose, o, je lerépéterai !
– Mais tu n’oseras pas dire que c’est àmoi que tu le dis ! tu n’oseras pas le dire que c’est àmoi !… Dis-le, si tu es-t-un bon !
– Oh ! je le dirai !
– Mais dis-le, que jet’attends !
– O ! je le dirai.
– Dis-le donc, alors ! zou !dépêche-toi !
– Je le dirai, si ça me plaît… je n’aipas d’ordre à recevoir de toi, d’abord !
– Espèce de mendiant !
– Mendiant ! tu as ditmendiant ?
– O ! je l’ai dit,mandrin !
– Mandrin ! tu as ditmandrin ?
– O, je l’ai dit, bougre defainéant !… »
On cria :
« Empoignez-vous ! Et que çafinisse !… Vous voyez pas que jamais ils s’attraperont !…Et pourquoi vous disputez-vous ?
– Pourquoi nous se disputons ? çavous aregarde, vous ? mêlez-vous des vôtres,d’affaires !
– Il faut appeler les gendarmes.
– Les gendarmes sont encorededans !
– Alors, jamais ils ne rattraperontMaurin, les gendarmes. »
Les deux antagonistes continuaient à semesurer du regard : « Tout à l’heure je lève laveste.
– Lève-la ! »
On cria de nouveau :
« Mais enfin pourquoi vousdisputez-vous ? »
L’un des deux lutteurs répliqua en criantcomme un forcené :
« Je le sais, moi ! je le sais mêmeplus ! il m’a dit de pas grand-chose, de rien-du-tout, àpropos de rien !… C’est pour politique, quoi ! »
L’autre hurla :
« Tu m’as dit de mendiant, toile premier.
– C’est pas vrai.
– Tu en as menti.
– Je ne sais pas qui me retient det’arracher les tripes, bourreau ! tout à l’heure je te mandepar terre sur tes échines, et je te monte sur le ventre, mauvaisemine, et alors tu verras !
– Toi, tu me monterais sur leventre ?
– O ! moi, moi, o !
– Eh bé, monte-z-y !… que je veux levoir !
– Ne dis plus rien… ou c’est tamort ! »
Et se tournant vers les spectateurs endésignant son adversaire :
« Un fifi ! que si je le prendscomme ça… »
Et il faisait le simulacre de tenir très hauten l’air une menue pincée de tabac… ou les ailes d’un papillon.
« Si je le prends comme ça et que jesouffle dessus, pechère ! il n’en reste rien !
– Eh bé, prends-moi comme ça !Essaie ! »
De nouveau ils se regardèrent nez à nez, d’unair féroce.
« Voici les gendarmes !… Eh !gendarmes ! »
Les gendarmes, enfin délivrés, s’approchaienten criant :
« Allons, voyons, séparez-vous !qu’est-ce qu’il y a donc ?
– Ça vous regarde, vous ? c’est pourpolitique… nous sommes libres de nous disputer, peut-être, si çanous fait plaisir… Nous sommes un peuple libre ! »
Brusquement un des pseudo-combattants lâchapied, fit trois pas en arrière, regarda autour de lui, se baissa,ramassa une paille sur le chemin, la rompit, se la mit sur l’épaulegauche et hurla :
« Té ! il faut en finir. Lève-moiseulement la paille !… Si tu me la lèves, la paille, je tepaie un merle blanc ! »
Son ennemi n’hésita pas : il fit troispas en arrière, regarda à terre tout autour de lui, se baissa,ramassa une paille, la rompit, se la mit sur l’épaule gauche ethurla :
« Lève-la-moi, toi, la paille !… situ me la lèves, je te paie une merlate verte ! »
Marlusse, amusé, dit à Labarterie :
« Regardez-les bien. Je vous dirai tout àl’heure pourquoi ils se chamaillent comme ça. »
Les lutteurs, à distance, continuaient à semesurer du regard et ils crièrent ensemble :
« Mendiant ! fainéant ! bougrede pas-de-chose ! o, je l’ai dit ! tu vois, que je l’aidit. »
Alors, le plus grand, les yeux hors de latête :
« Oh ! couquin dé padisqui !oh ! marrias dé sort ! Vé… si j’y vais, je l’estripe, jele pile… je me le mange ! »
Et se tournant vers les gendarmes :
« Vé ! je ne réponds plus demoi !… Vous ne le voyez pas, que je ne réponds plus demoi ?… Tenez-moi vite ! Tenez-moi bien, qu’autrement jele supprime ! »
Les gendarmes saisirent le forcené. Il y eutentre eux et lui un interminable débat.
Pendant ce temps son adversaire lui criait àtue-tête :
« Tu me la lèves, la paille ? ou tume la lèves pas, lâche ! »
Le lâche se débarrassa des gendarmes et courutà son insulteur, en maintenant avec soin, de sa main droite, lapaille sur son épaule gauche ; puis, quand il se fut campédevant son ennemi, il retira sa main et se croisant les bras, ildit tout à coup avec un grand calme, sur le ton de la pitié quidésarme :
« Pauvre de toi… Tu as des enfants,pechère !… alors je t’épargne ! »
Il haussa les épaules, la paille tomba àterre, et tournant le dos au champ de bataille, il s’éloigna avecdignité.
L’autre lui courut après :
« O Chois ! lui dit-il, je ne t’enveux pas. Qu’est-ce que tu paies ?
– O Mariu ! répliqua l’autre, jet’en paie une, tu m’en paies une ; et comme ça nous sepaierons rien ! »
Ils s’en allèrent bras dessus bras dessous,amis comme devant – car cette comédie, parfaitement imitée desscènes que se jouent fréquemment les portefaix et les nervi, avaitété convenue à l’avance.
Et Marlusse dit à Labarterie.
« Vous n’avez encore pas compris,qué ? vous les avez pris pour deux ridicules, pas vrai ?Eh bé, c’est les deux grenouilles de tout à l’heure. Ils ont faitsemblant de se disputer pour occuper un moment les gendarmes etdonner à Maurin le temps de se mettre dans quelque cachette. Je lesconnais : c’est deux amis qui se tiennent comme les doigts dela main… Et vous avez pu voir, pas vrai, qu’ils font la grenouillecomme des anges !… »
Maurin reçut asile, cette nuit-là, dans unemaison amie ou l’accompagna Pastouré.
Le lendemain matin, dans les rues du village,Marlusse, monté sur le siège d’un char à quatre roues, qu’ils’était fait prêter et qu’il promenait pompeusement, tenait en mainun grand fouet tout neuf, long et lourd, qu’il maniait avec unehabileté extraordinaire. Avec des clic, clac ! des clac et desclic, il rythmait des airs militaires… On reconnaissait très bienLa casquette du Père Bugeaud de : Il y a de lagoutte à boire là-haut, lequel se distinguait parfaitement dela Retraite.
Il avait mis son cheval au pas, et il étaitforcé de le maintenir vigoureusement, car ce continuel bruit defouet impatientait la bête. Elle paraissait goûter médiocrementpareille musique. Les gens et surtout les enfants s’attroupaient,et Marlusse, tout à coup, interrompant Le Chant du Départ,enleva de la fine pointe de son fouet, avec un tour de mainincomparable, le chapeau d’un gamin qui le regardait de trop près.Se retournant vivement sur son siège, il lançait aussitôt d’unautre côté la longue lanière, et cela si adroitement que la mèche,s’entortillant autour de la queue d’un chat, le hissa brusquementen l’air effaré et miaulant.
Le bruit de ces prouesses se répandaitrapidement de rue en rue, si bien que tout le village finit pars’assembler autour du glorieux Marlusse, avec desah ! et des oh ! admiratifs siretentissants que Maurin envoya Pastouré voir un peu « s’il yavait la révolution ».
Dès qu’il aperçut Pastouré, Marlusse se mittout debout sur son char :
« Pastouré ! à moi ! »cria-t-il.
Pastouré s’avança.
« C’est toi que je cherche, toi etMaurin, lui dit alors Marlusse d’un air de mystère. Va l’appeler,qu’il vienne ! Je vous emmènerai sur ma voiture, et vousverrez !
– Et où nous emmèneras-tu ?
– Vous verrez, mais faites vite si vousvoulez me sauver la vie, ni plusse ni moinsse !
– Allons, dit Pastouré, je teconnais : tu vas encore nous faire quelque galéjade.
– Pastouré, dit Marlusse sérieux comme unnotaire, aregarde-moi. Est-ce que je ne suis pas un peu blanc ou unpeu vert ? Je te dis qu’en venant vite, vous me sauverez lavie et l’honneur. Ça n’est plus une bagatelle ! Figure-toiqu’on m’appelle en duel, et j’y vais de ce pas. Il me fallait deuxtémoins. Je n’ai pensé qu’à Maurin et à toi. Et j’étais bien sûrqu’en faisant un ramadan pareil avec mon fouet dans la rue, jefinirais par vous faire sortir de votre cachette. Je sais que jepeux compter sur Maurin. Zou ! amène-le-moi. Fais vite, jevous conterai le reste en route. Zou ! qu’il faut que j’arriveà l’heure. Et vous occupez de rien : z’ai mesarmes. »
Marlusse parlait sérieusement. Pastouré lecomprit, et il courut chercher Maurin tandis que, mettant sa bêteau grand trot, Marlusse laissait là tout étonnés les curieux qu’ilavait fait accourir autour de lui. Il allait attendre ses témoinssur la grand-route, à l’entrée du village.
« Monte vite dans mon çar (char),Maurin ; vite, Pastouré. Et en avant ! »
Chemin faisant, il conta à ses deux témoinspour quelles raisons il devait se battre.
« À la sortie du congrès, hier soir, undélégué de Caboufigue parlait de Vérignon (et même de toi,Maurin !) sur un ton qui ne me plaisait guère. Alors je dissimplement : « Il faut être un imbécile pour ne pascomprendre le mérite d’un Vérignon ou l’honnêteté d’unMaurin ! » Ce délégué, un M. Desacier, un du Nord,capitaine de cavalerie en retraite, me regarde de travers et mefait :
« – Est-ce pour moi que vous ditesça ?
« – Se l’applique quivoudra !
« – Ze ne sais (qu’il me dit commeça), ze ne sais si ze dois me commettre zusqu’à vous faire rentrervos paroles dans la gorze ! »
« Tu penses, Maurin, si je suis un hommeà me laisser remettre dans la gorze la moindre des çozes qui ensont sorties.
« – Monsieur, que je lui dis, commeça, le plus poliment que je pus, s’il y avait un jeu de dominoscomposé de coïons, vous seriez le double six !
« – Monsieur, qu’il me répond, vousêtes un mal « appris… »
« Je m’échauffais ; il me bouillaitquelque chose là-dedans. Je réponds.
« – Tout àro, ou, vous fàou véirètrento-sié candellos – et je lui traduis, comme Mascurel : –trente-six chandelles, tout à l’heure, je vous fais « voir,moi ! »
« Il m’aregarde encore, il faut croirequ’il me trouve zoli, que, comme tu vois, z’ai mis pour venir aucongrès mes plus belles frusques… Il regarde ma çaine d’or qui estsur mon ventre, bien portée en avant avecque la midaille de larépublique… Et me prenant pour un monsieur dans son zenre, il medit, en me tirant un peu à part du monde :
« – Voilà ma carte ! Demain,vous recevrez mes témoins.
« – Monsieur, que ze lui répondscomme ça, en fait de carte, ze n’ai sur moi qu’un bout de la cordeavec laquelle mon père a été ençaîné en 51… Et d’adresse, ze n’enai point dans cette ville ! »
« Te comprends, ze ne voulais pas luidire que z’allais passer la nuit sur le foin, dans la manzoire duceval de mon ami Tintidret, qui me l’a prêté ce matin, son ceval,avecque son çar, pour aller au duel !
« – Vous n’avez point d’adresse,lace ? (lâche) mais vous m’éçaperrez pasainsi ! »
« Alors il me monte au nez comme uneodeur de moutarde et ze lui dis comme ça, ze lui dis,dis :
« – Mossieu, pas besoin de tantd’histoires. Vous voulez vous battre avec moi ?J’accète. Demain matin à huit heures et demie battantes,ze serai avecque mes armes et mes témoins dans le pré deMartin-l’aï, que tout le monde vous l’indiquera, à troiskilomètres du villaze. Ayez comme moi vos témoins et vos armes, etsoyez éza que la politesse du peuple, c’est l’ézatitude ! Etdormez bien pour être fré.
« – C’est entendu, qu’il me répondavec son assent francihot ; z’aurai messabres ! »
« J’ai bien pensé à t’aller conter toutça tout de suite, mais il aurait fallu savoir où tu étais caché. Jeme disais : Ils sont peut-être partis pour la montagne,rapport aux gendarmes. Enfin je vous ai trouvés ce matin et z’ensuis bien content, car ça m’embêtait d’y aller tout seul, à ceduel.
– Comment ! tu n’en aurais pas prisdeux autres, de témoins ?
– Oh ! non ! car il m’enfallait deux bien intelligents et de votre caractère, et ça ne serencontre pas dans la « piade » d’une bourrique.
– Alors, dit Maurin, c’est que tu asimaginé quelque chose pour te tirer de là ? Mets-moi aucourant.
– Voilà, dit Marlusse. Tu sais que z’aiété quinze ans entrepreneur de diligences, en Alzer ? J’allaisd’Alzer à Constantine et ze conduisais moi-même une de mesvoitures…
– Bon ; après ?
– Après ?… Voilà un monsieur, cemilitaire, qui avait pour métier de porter un sabre pendu à sonderrière – que, de sabre, moi, ce n’est pas pour de dire etpourtant c’est – de ma sainte vie je n’en ai pas touché le fourreaud’un – vu que z’ai été ézenté du service parce que j’ai une jambeplus courte ou plus longue que l’autre – comme on veut. Bon. Cemonsieur militaire ne me demande pas si ze connais son instrumentet il veut que z’en zoue ! Et si z’en zoue mal, il me veuttuer ! Alors, par le fait, c’est qu’il veut me tuer à sacommodité, je veux dire sans danzer pour lui, et cependant il secroit du couraze en m’attaquant sans que ze puisse medéfendre ! Eh bien, pendant qu’en se conduisant de cettemanière il se croit courazeux, ze dis, moi, qu’il donne la marquede la plus grande laceté qui soit dans le monde ! – Alorsvoilà, j’ai pensé que pour me défendre contre son sabre, qui est uninstrument dont il a l’habitude, je n’avais qu’à prendre, moi,celui dont j’ai accoutumé le maniement – et je veux conséquemmentme battre au fouett !… Eh bien, il n’y a que toi, Maurin, pourlui expliquer convenablemein la çose et il n’y a que Pastouré pour,sans rien dire, lui faire sentir qu’il m’approuve égalemein.
– Compris ! dit Maurin en riant… OMarlusse, tu as un génie qui est bien agréable ! »
Marlusse regarda Pastouré qui, en silence,étendit le bras droit et leva le pouce de son poing fermé.
Marlusse rayonnait. Clic ! clac !clac ! le fouet battit la générale et, au bout de quelquesminutes, le char quittait la grande route et entrait dans un étroitchemin qui aboutissait au pré de Martin-l’aï.
Au bord du pré, une large allée sous de grandsormes. Un pré artificiel, au bord de la rivière, un pré magnifiquecomme il y en a peu en Provence !
« Nous sommes les premiers, dit Marlusse.Tant mieux. Attaçons le ceval à l’arbre que voici. »
Ils le firent et Marlusse eut tout le temps dedonner à ses deux amis les explications suprêmes. Son adversaire netarda pas à arriver, en voiture lui aussi, avec deux témoins,porteurs d’une paire de sabres.
Le capitaine Desacier s’était mis dès laveille à la recherche de deux anciens sous-officiers ; il lesavait trouvés au café du village et les avait priés de lui servirde témoins.
Tous ces messieurs s’entre-saluèrent, Marlusseet le capitaine restant un peu séparés de leurs témoins quis’abordèrent.
« Messieurs, dit Maurin aux deux témoinsdu capitaine, je m’appelle Maurin et voici mon amiM. Pastouré, chasseur comme moi. À qui avons-nousl’honneur ? »
Les autres se nommèrent : Rompinaz etCassadan, anciens sous-officiers de dragons, l’un actuellementbourrelier, l’autre épicier et marchand de faïences.
« Messieurs, j’ai été au service dans lamarine, dit Maurin, et je suis, d’autre part, prévôtd’armes. »
Les deux anciens sous-officiers resaluèrent,militairement cette fois. Maurin et Pastouré touchèrent le bord deleur chapeau. Le capitaine fit de même, et Marlusse le dernier.
« Messieurs, dit Maurin aux témoins ducapitaine, voici ce que je suis chargé de vous dire et que je vousprie d’écouter de toutes vos oreilles : mon client n’a jamaistenu un sabre. Je sais bien que, dans les usages du duel, celui desdeux adversaires qui sait jouer de son arme ne tient pas comptegénéralement de l’ignorance de l’autre ; mais, en même tempsque gensses d’honneur, nous sommes des gensses de progrès, nousautres, et vous aussi, je l’espère ! Voilà pourquoi nous avonspensé que vous n’accepteriez pas la responsabilité de mettre enprésence d’un adversaire bien armé un homme dont on pourrait, parle fait, dire qu’il est désarmé, vu et attendu qu’il tiendrait sonsabre comme une dévote tient un cierge.
– Ceci veut dire ? s’exclamainvolontairement le capitaine.
– Vous n’avez pas la parole, dit Maurinprésidentiel ; mais quel honneur pourriez-vous tirer d’unevictoire si facile contre un ennemi vaincu d’avance ?… En unmot comme en dix mille, poursuivit-il en se tournant de nouveauvers les témoins du capitaine, jamais nos deux hommes, dont l’unsait et dont l’autre ne sait pas l’escrime, n’arriveront à sebattre à armes égales, quand bien même leurs deux armes seraientd’égale longueur au millimètre et de poids égal au milligramme.
– Où voulez-vous en venir ? grognale capitaine ; vous ne m’avez pas dérangé pour rien,j’espère ?
– Vous n’avez pas la parole ! ditPastouré grave comme un chanoine, et dont la haute stature en eûtimposé à Rodomont en personne.
– Pour terminer, reprit Maurin, nousdemandons à égaliser la partie, et chacun de ces messieurs sebattra avec l’arme qu’il connaît le mieux.
– C’est-à-dire… ?
– C’est-à-dire que le capitaine qui a étélongtemps militaire pourra se battre avec son sabre…
– Et l’autre avec un pistoletpeut-être ? proféra rageusement l’ancien officier.
– L’autre, qui a été longtemps conducteurde diligence, se battra avec son fouett…
– C’est de l’insolence ! del’impertinence ! hurla le capitaine exaspéré.
– Permettez ! c’est de la justice,dit Maurin, d’autant plus que (si vous continuez à trouver justeque l’un de vous deux se serve d’une arme dont il ne connaît pasl’usage), nous vous permettons, bien entendu, – à vous, capitaine –de vous battre au fouett. »
Le capitaine piaffait de rage.
« Et, poursuivit Maurin tranquillement,pensant que vous arriveriez peut-être dans votre voiture avec unfouett de luxe, nous avons apporté deux fouetts decombat !
– C’est moi qui les ai vendus àM. Marlusse, déclara le bourrelier ; quarante-cinq souspièce, quarante sous en en prenant deux.
– J’en ai pour mes beaux quatrefrancs ! soupira Marlusse.
– Donc ce sont des fouetts honorables,reprit Maurin imperturbable. Allons, messieurs, commençons.
– Messieurs, grogna le capitaine, ça nese passera pas comme ça ! Je ne suis pas ici pour rire.
– Et tanbien nous ne rions pas, ditMaurin. Fourrez-vous bien dans le coco qu’entre les mains deM. Marlusse le fouet est une arme de mort !
– Allons donc ! fit le capitaine enhaussant les épaules.
– Monsieur, répliqua Maurin, trouvantdans son génie particulier le mot qui emporte les situations, je meconnais en armes et en courage. Le sabre, c’est une arme ; laconnaissance de l’arme en est une autre. Si vous prenez le sabreque nous ne connaissons pas et que vous connaissez, vous aurez deuxarmes et nous une seulemein !
« Est-ce juste cela, je vous le demandede bonne foi ? Répondez-nous, vous que vous êtesFrançais ! »
Le capitaine était, au fond, un brave homme etde bon sens. Cela lui tint lieu d’esprit.
« C’est pourtant vrai, dit-il, ça n’estpas très juste ! ».
Et il se mit à rire.
« Ah ! fit Pastouré, d’un ton desoulagement.
– Si ça vous amuse de vous battre avecmoi, je veux bien, déclara Maurin, à l’épée, au sabre, au fusil,même au canon ! mais je crois qu’il nous sera plus agréable àtous de voir comment M. Marlusse se débrouille avec lefouett ! Et vous me direz alors si ça ne serait pas du couragepour deux bons Français de se battre à cette arme-là, comme c’estla mode entre charretiers ! »
Le capitaine finit par comprendre qu’ilfallait rire de l’aventure…
« Voyons ça ! » dit-il, prenantson parti.
Dès qu’il eut prononcé ce mot :
« Allume ! » commanda d’unevoix retentissante Marlusse à Pastouré.
Alors, Pastouré, conformément aux instructionsque lui avait données Marlusse, alla ouvrir le caisson du char,sous le siège, et en tira trois paquets de bougies.
Après les bougies, il tira du caisson depetits chandeliers de faïence jaune qu’avec l’aide de Marlusse ildéposa ici, là, à droite, à gauche, quelques-uns sur le char,d’autres à terre, un peu au hasard, dans un espace assezétroit.
Le capitaine déjà amusé se prit à regardercette manœuvre avec plus d’étonnement que de rancune.
« Les chandeliers, dit l’épicier, c’estmoi qui les ai vendus : un sou pièce. Dix sous les douze.
– J’en ai pour mes beaux trentesous ! » soupira Marlusse…
Et se tournant vers son ennemi :
« À présent, aregardez-moi bien !J’accommence ! »
Il campa son chapeau sur sa nuque et, fouet enmain, il prit la position d’un duelliste en garde.
« Voyez-vous, dit-il, avec ce fouett à lamain, je ne crains personne. Montrez-moi un tavan (un taon) sur lacroupe de mon cheval, je peux vous le tuer sans que le cheval sentetant seulement le fin du fin bout de la mèche de mon fouett ;tenez, cette sauterelle au bout de cette herbe, lavoyez-vous ? clac ! elle y est ! cherchez, vous latrouverez… Avant que vous ayez pu avancer d’un seul pas, si vousêtes (une supposition !) en garde contre moi avec votre sabre,clic ! je vous l’entortille du fouett et je vous le tire enl’air, comme un rouquier au bout d’une ligne à pêcher, et prenezgarde qu’en retombant, la pointe en bas, il ne vous entre dans lecrâne ! du second coup, je vous crève l’œil droit, clac !et du troisième coup, l’œil gauche, clic ! Du quatrième coup,je vous entortille les deux jambes, je tire à moi, et vous tombezle nez par terre, pouf ! Alors vous êtes perdu, pechère !vu que, en quelques coups, clic, clac ! clic, clac ! jevous laisse pour mort… Un lion, monsieur ! quand j’ai mon armenaturelle en main, un lion je ne le craindrais pas, pourvu qu’ilfût borgne, car alors d’un coup unique je te le rendrais aveugle,clac !… Et maintenant, je vais finalement vous donner lapreuve de mon adresse terrible, puisque vous n’avez pas trouvé lasauterelle… vous n’avez pas bien cherché… nous la trouverons tout àl’heure…
« Première bougie ! clic !… jevous l’ai éteinte sans la faire remuer, sans renverser lechandelier, sans avoir rien touché que la flamme ! deuxièmebougie… prends-la en main, Pastouré ; non, non, n’étends pasle bras, mets-la près de ton nez, aye pas peur ! tu es sûr demoi !… clac !… éteinte, mieux qu’avec unéteignoir !… Maintenant numérotez dans votre esprit celles quirestent, en comptant à partir de celle-ci… là… oui… je vais vouséteindre tous les numéros pairs : 2, clic ! 4,clac ! 6, clic ! 8, clac !… »
Marlusse allait, venait, bondissait, selon ladistance qui le séparait de la bougie visée…
« 16, clic ! 24, clac !… Ehbien, messieurs… j’aurais pu, vous le voyez, 32, clic !m’engager dans un cirque, 34, clac ! mais ma pauvre mèren’aimait pas les comédiens ! !… Un temps de repos… latrente-sixième, clic, clac, éteinte !… Eh bien, qu’endites-vous, monsieur le capitaine ? je vous avais promis devous faire voir trente-six chandelles… Vous les avez vues !…faut-il éteindre les dernières ?
– Ça suffit, dit le capitaineréjoui ; allons déjeuner : je régale !… C’estmerveilleux !
– J’avais bien pensé que ça finiraitcomme ça, monsieur, dit Marlusse avec noblesse, car je lis lesjournaux et on y raconte beaucoup de duels qui tous, même à Paris,se terminent par une bouille-abaisse. Alors, j’ai mis dans lecaisson de ma voiture tout ce qu’il faut pour déjeuner en bienbuvant… Serre les bougies, Pastouré, que M. le témoin qui meles a vendues ne me les a pas fait payer au prix de lachandelle.
– C’est merveilleux ! dit lecapitaine. Je n’aurais jamais cru ça possible ! »
Tous riaient ; ils déjeunèrent sous lesgrands ormes, dans l’herbe, tandis que les chevaux dételésbroutaient à belles dents.
Au dessert, le capitaine, qui était un peugris, répétait sans fin le même mot : « C’estmerveilleux ! merveilleux ! »
Marlusse, qui semblait définitivement ivre, semit tout à coup à pleurer à chaudes larmes.
« Voyons, voyons, mon ami, lui ditaffectueusement le capitaine, vous n’avez pas de raison pour vousattrister ainsi ?… c’est merveilleux…
– Sian touti d’amis ! » ditPastouré avec un sérieux parfait.
Mais Marlusse se jeta dans les bras ducapitaine et, la tête contre son épaule :
« Jamais, monsieur, jamais je ne mesoûle, parce que dans ce pays-ci ce n’est pas la mode, mais j’aicompris à votre assent que vous êtes Bourguignon et que vous ne memépriseriez pas en me voyant empégué comme un de vos compatriotes…Ah ! quel malheur, monsieur ! quel malheur !…
– Un malheur ? dit le capitaine,plus ivre qu’il n’eût voulu… c’est merveilleux… contez-moi ça, jevous consolerai. C’est merveilleux…
– Ah ! monsieur le capitaine, ditMarlusse, je pleure, parce que avant dix ans, personne en France nesaura plus tirer le fouett. C’est une science qu’elle seperd ! Les totos mobiles l’ont tuée ! »
Et lui sanglota amèrement.
« Monsieur, lui dit le capitaine, je vousdois un déjeuner. C’est merveilleux…
– Il n’y a que les montagnes qui ne seretrouvent plus, après avoir trinqué ensemble », dit Marlussequi se souciait comme d’une nèfle de l’accord des métaphores.
Quand les deux groupes se furentquittés : « C’est égal, dit Maurin à Marlusse subitementdégrisé, tu étais bougrement soûl tout à l’heure.
– Hélas ! dit Marlusse avec un grandcalme, c’est ma destinée, pauvre moi, d’être toujours pris pour unautre. Toutes les fois que je le fais, on croit que je le suis. Etmême toi, ô Màourin ! même toi !… Comment ! tu n’aspas vu que je truffais de lui ? galéjàvi ! (jegaléjais !). »
À ce mot, le silencieux Pastouré étendit sonbras au bout duquel son poing fermé relevait le pouce, bienraide !
Le lendemain, Maurin crut devoir rendre visiteà M. de Siblas. Il y alla… sans arme.
« Ah ! vous voilà, monsieurMaurin ?
– Oui, monsieur le comte, j’ai cru quec’était de mon devoir de venir vous dire les choses comme ellessont.
– Les choses politiques ?
– Oui, monsieur le comte.
– Eh bien, qu’y a-t-il ?
– Les journaux vous l’expliqueront mieuxque moi, mais je peux toujours vous dire que le congrès a adopté lacandidature multiple. Celle de Vérignon a été saluée par desacclamations. »
Ils causèrent un moment etM. de Siblas finit par dire :
« Vous le voyez, monsieur Maurin, nous nesommes pas loin de nous entendre. Ce ne sont ni les Vérignon ni lesMaurin qui me troublent, ce sont les Caboufigue.
– Ils sont aplatis, ceux-là ! »dit Maurin.
Et il conta à M. de Siblas, quiriait follement, d’abord son duel au bâton avec le fils Caboufigue,puis la harangue de Pastouré contre le père du baron romain.
« M. Caboufigue père est venu mevoir ; il ne m’a rien dit de tout cela, fit malicieusementM. de Siblas.
– Il n’en parlera pas souvent, jecrois », répliqua Maurin.
Et comme il se retirait, il revint brusquementsur ses pas :
« Alors ?… vous y tenez beaucoup, àavoir un roi ?… Quel malheur !… vous me plairiez tantsans ça ! dit-il au comte charmé de sa familière candeur.
– Mon Dieu ! déclaraM. de Siblas, je me passerais encore de roi si tous lescitoyens en étaient dignes.
– Dignes de quoi ?
– Dignes qu’on s’en passât, c’est-à-diredignes de la liberté. Un peuple honnête et intelligent. Or,beaucoup d’intelligences et d’honnêtetés, ce n’est pas facile àtrouver ; il serait plus aisé de trouver un bon roi ; ilest plus difficile en un mot de trouver vingt millions d’honnêtetéset d’intelligences, qu’une seule intelligence et qu’une seulehonnêteté.
– Bon, dit Maurin, quiréfléchissait ; il ne faut qu’une bonne loi.
– Qui la fera ? répliqua vivementM. de Siblas, si vous ne savez pas choisir voslégislateurs ? Hélas ! ce qui manque, ce sont de bonnesmœurs, de l’honnêteté, des caractères.
– Nous avons des enfants », ditMaurin devenu grave.
Le comte soupira ; puis, après unsilence :
« Vous pouvez être sûr que je neretirerai pas ma candidature. »
Il tendit la main à Maurin.
« À propos, monsieur le comte, ditMaurin, depuis que je ne vous ai vu, il s’est passé des événementsqui vous regardent. Je suis allé, venu, j’ai vu, j’ai écouté. Etj’ai quelque chose à vous dire qu’un peu plus j’allais oublier… ilm’aurait fallu revenir.
« Vous avez chez vous, dans vos bois deBrégançon…
– Des bohémiens qui m’ennuient,interrompit M. de Siblas. On leur a enjoint de s’enaller, ils refusent. Ils traitent mes bois en pays conquis, enforêts vierges d’Amérique. Je finirais par les déloger, avec de lagendarmerie…
– Gardez-vous-en pour l’heure, monsieurde Siblas ! dit Maurin. Si vous prenez ce moyen, ils sevengeront…
– Et comment ?
– Ils mettront le feu à vos bois, il n’enfaut pas douter… Et à vos bois, dit Maurin gaiement, j’y tiens,monsieur le comte, plus que vous, puisque vous n’y chassez pas, etque moi j’y chasse !… oh ! la bécasse seulement et lelapin… le perdreau aussi, mais pas les faisans ; d’ailleurs iln’y en a pas. »
Le comte se mit à rire.
« Attendez encore quelque temps,poursuivit Maurin. Ces bohémiens ont, pour être là, une raison queje ne peux pas dire et qui peut d’un moment à l’autredisparaître ; j’y travaillerai. Mieux vaut pour vous, danscette affaire, agir, avec de la patience ; je parlerai à depauvres diables de ma connaissance qui les excitent à rester où ilssont, et nous arriverons à les faire partir. Mais il faut un peu detemps.
– Au fait, dit le comte, je m’en remets àvous. Ces gens-là, après tout, ne me gênent guère, et pourvu qu’ilsne déboisent pas plus d’un hectare !… »
Il ajouta :
« Mais vous semblez moins gai, Maurin,qu’à l’ordinaire ?
– Tout lasse, monsieur. Les gendarmesm’ont beaucoup amusé d’abord, ils m’ennuient maintenant. Je croisque je me fais vieux. Et puis je vais des fois entendre les leçonsqu’un saint homme donne à mon fils et j’en rapporte des pensées…Ainsi, par exemple, depuis quelques jours, je serais incapable derevenir vous tuer un faisan. Ça me ferait l’effet d’un volvéritable. Je me semblerais un contrebandier. Tout ça parce que monpetit garçon a récité une leçon devant moi sur la contrebande.
– Nous finirons par nous entendre tout àfait. Vous êtes, mon ami Maurin, un bien honnête cœur d’homme.Revenez me voir au temps de la chasse. Nous ferons ensemble le tourde mon île.
– Avec plaisir, monsieur le comte… À vousrevoir. »
Un vague besoin d’ordre et de paix prenaitMaurin depuis quelque temps. Il avait mis ses plus beaux vêtements,et s’en fut trouver Orsini.
Le forestier était sorti.
« Pour l’amour de Dieu, s’écria Tonia dèsqu’elle aperçut Maurin, va-t’en !… Je ne sais, depuis quelquesjours, ce qu’a mon père ; il ne me parle plus et serre lesdents quand il me regarde.
– Je ne m’en vais pas, vu que je veux,dit Maurin, te demander à lui, aujourd’hui même, enmariage ! »
Orsini entrait.
« Toi, ici ! dit-il avec colère àMaurin. Tu as vraiment du courage !… Écoute donc :puisque tu es entré comme mon hôte, sors en paix. Mais je tepréviens qu’une heure après ta sortie, je te traquerai sans pitié,partout où je te rencontrerai.
– Oh ! oh ! dit Maurin ;je regrette pareil accueil, je ne m’y attendais guère ! Etj’avais à vous parler aujourd’hui d’une chose d’importance. Mettezla muselière à votre colère et écoutez-moi. Il y va peut-être denotre repos à tous, à vous, à Tonia et à moi.
– Et qu’est-ce que Tonia a de commun avectoi ?
– J’ai pris des résolutions nouvelles,Orsini. Les choses pour lesquelles on me poursuit méritent, je lecalcule ainsi, plutôt récompense que punition. C’est ce que j’airésolu de faire connaître à la justice. Je me livrerai doncprisonnier ; on pourra me juger selon la vérité, onm’acquittera – c’est sûr. Et alors, Orsini, je reviendrai vousdire : Donnez-moi Tonia en mariage, car je l’aime etelle ne me déteste pas, que je crois… »
Orsini fit un mouvement que Maurin arrêta d’ungeste :
« Mais je ne suis d’humeur à me livreraux juges que si j’ai d’abord votre promesse. Vous mecomprenez ?
– Il est bien temps ! s’écriaOrsini. Tu n’es plus un homme contre qui on fait une enquête, et cen’est plus l’ordre de t’amener qui est lancé contre toi. C’estl’ordre de t’arrêter pour la prison ! Tu n’es plus un prévenu,tu es un condamné.
– Condamné ! dit Maurin pâlissant.Et à quoi, bon Dieu !
– Trois jours de prison, cinquante francsd’amende, dit Orsini. Tu as maintenant un casier judiciaire. Tu escondamné par défaut pour coups et blessures ; le vol d’unchien n’a pas été prouvé. »
Maurin paraissait consterné. De la surprise ilrestait muet et immobile. Tonia également.
« C’est donc pour cela, mon père,dit-elle, que vous paraissez si triste ?
– Triste ! cria Orsini,triste ! pourquoi serais-je triste ? Est-ce que j’ai àêtre triste pour un malheur qui ne regarde ni moi ni lesmiens ? Triste, non ; mais indigné, oui ; furieux,oui, qu’un tel homme entre dans ma maison de garde, dans unehonnête maison, et ose me demander ma fille !… Hors d’ici,coquin !
– Je croyais, dit Maurin avec calme, lesCorses toujours convenables envers leur hôte et moins sévères al’habitude pour des bandits plus coupables que moi, quand bien mêmej’aurais fait les choses dont on m’accuse ! »
Orsini parut sensible à ce reproche.
« Et qui te dit que je n’ai rien d’autreà te reprocher moi-même ?
– Et quoi donc ?
– Tu ne le devines pas ? N’as-tu pasparlé au congrès l’autre jour contre Cabantous, un homme fidèle àla cause des Bonaparte, qui est la cause de tous lesCorses ?
– Oh ! oh ! dit Maurin, c’estde cela qu’il retourne ?
– C’est de cela.
– Alors, beau-père, dit Maurin d’un airde raillerie méprisante, vous vous mêlez de ce qui ne vous aregardepas.
– Un homme tel que toi amènerait ledésordre dans ma maison, reprit Orsini avec force. Nous ne nousentendrions jamais. Je voterais d’une couleur et tu voterais d’uneautre. Je veux un gendre dans mes idées, et non une manière derévolté, un homme qui est contre toutes les règles, un républicainet un anarchiste ! Hors d’ici, voleur dechien ! »
Tonia fit un pas vers son père qui larepoussa.
Maurin haussa les épaules.
« Il est très vrai, dit-il, que j’aidonné une bonne leçon à un chasseur qui battait son chien ; ilest véritable que son chien m’a suivi et n’a plus voulu me quitter.Le nom de l’homme et son adresse à Cannes sont sur lecollier ; je pensais à lui ramener son animal un jour oul’autre. Eh bien, je ne le lui ramènerai pas. La bête a choisi sonmaître. Je la laisse libre de retourner toute seule à Cannes, àpied ou par le train, c’est tout ce que je peux faire ! Quantà la condamnation, j’en suis fâché, mais en même temps je m’enmoque ! Elle restera sur le papier. Un jour de prison qui estun jour, je ne le ferai pas. Une punition donnée pour un motifpareil, non, je ne l’accepte pas. J’ai pour moi la vraie justice.Saulnier a d’une Société d’animaux, une décoration parce qu’il aimeles renards et les belettes et qu’il s’en fait aimer. Il ne serapas dit qu’un citoyen de France fera de la prison pour avoirprotégé un chien !… Adieu, Orsini.
« Ni toi ni tes amis les gendarmes, vousne me prendrez. Et si Sandri revient à ses projets de mariage avecta fille, ce n’est pas pour avoir attrapé Maurin qu’on le ferabrigadier, tu peux le lui dire et il en peut être sûr… Adieu,Tonia. Votre père est votre père. Respectez-le.
« Ce n’est pas moi qui vous détourneraide sa maison, mais je calcule que vous pensez autrement que lui etque vous n’êtes pas fille à mépriser Maurin aujourd’hui qu’il estmalheureux, beaucoup plus malheureux qu’hier. »
Tonia fit un pas vers Maurin qui se retirait.Orsini étendit le bras pour saisir sa carabine.
« Ici, Tonia !… Et toi, dehors,voleur ! »
Maurin, près de sortir, se retourna vers Toniatoute frémissante d’inquiétude :
« Vous le voyez, Tonia, dit-il, ce n’estpas ma faute. Maurin vous eût épousée volontiers à cette heure, carvous êtes brave et jolie. Mais Maurin n’a pas de chance.Oubliez-moi, Tonia, et pardonnez-moi la peine que je vouscause. »
Et il s’en alla.
Son bâton en main, Hercule sur ses talons, ilsuivait le grand chemin…
Il avait marché plus de deux heures, quandHercule, qui gambadait en avant, brusquement revint se blottirentre ses pieds, et couché contre terre, tout frémissant, refusa dese relever.
« Tiens ! dit Maurin, qu’est-ce quec’est donc ? »
Il écouta.
Rien. Il attendit. Des rumeurs s’élevèrent. Ilavança, et aperçut alors au milieu de la route une espèce debouledogue qui, à pleines dents, mordait dans une pomme de pin,tombée d’un arbre voisin. L’animal déchiquetait le bois. Sa queueétait collée sous son ventre. À mesure que Maurin avançait, ildistinguait la bave qui coulait des babines de la bête et ilentendit un rauquement qui n’avait plus rien d’une voix dechien.
« Bougre ! fit-il, un chienfou ! »
Hercule s’était relevé enfin, sans doute pourne pas laisser son maître aller seul au péril. Maurin, s’étantretourné, l’aperçut et éleva son bras, ce qui voulait dire :couché !
Hercule, fier de montrer son courage, mais nonmoins heureux qu’on l’en dispensât, s’écrasa de nouveau dans lapoussière.
À mesure que Maurin marchait vers la bêteenragée, elle relevait la tête vers lui, oubliant le bois rongépour s’irriter contre l’homme.
Maurin prit son bâton de sorbier par le petitbout ; l’autre était taillé en boule et tout noueux.Lentement, prudemment, l’homme marchait sur l’ennemi.
« Mauvaise rencontre ! murmurait-il.J’aimerais mieux avoir mon fusil ! »
Le chien décidément quitta la pomme de pinqu’il avait broyée et se mit à marcher directement sur l’homme. Sesbabines soulevées montraient ses crocs puissants et baveux. L’œil,atone mais sanglant, était effroyable : la tête était baisséeet le regard relevé.
Maurin, son bras barrant sa poitrine, tenaitdans sa droite, qui venait toucher son coude gauche, son bâtonpresque horizontal.
Quand le chien fut à six pas de lui, l’homme,de sa main gauche, saisit brusquement son chapeau qu’il lança sousle nez de son horrible adversaire. Le chien s’en saisitfurieusement. Maurin bondissant s’était courbé, son bâton fauchal’air et brisa les deux pattes de devant… l’animal se mit à hurler.Alors Je bâton, devenu massue, lui broya le crâne.
« Ouf ! » fit le chasseur…
Cette besogne achevée, la peur le prit ;il se recula vivement, courut à Hercule, le saisit par le collieret, se sentant les jambes émues, il s’assit au bord de la route surune borne.
« Mon pauvre Hercule ! dit-il, tul’as échappé belle ! »
Le griffon se mit debout, posa des deux pattessur les épaules du maître et lui lécha le visage.
L’homme prit dans son carnier une boîte, etdans cette boîte une lanière de viande séchée qu’il donna à sonchien.
« Refais-toi ! dit-il. Si tu as eupeur autant que moi, pechère ! tu as besoin de terefaire. »
Il prit la gourde d’aïguarden et but unelampée.
Là-haut, sur le flanc de la colline, un bergercheminait, rappelant son troupeau de chèvres mauresques.
« Ah ! quel malheur, Maurin !cria-t-il, un chien fou a passé là-bas ! Il m’a mordu au moinsdeux de mes chèvres et il a mordu aussi mon chien.
– Pauvre bougre ! dit Maurin, tonchien et tes deux chèvres, il faudra les abattre ! »
À ce moment, des hommes sur la route parurent,qui cheminaient prudemment, armés de fusils. En tête venait legarde champêtre. On voyait luire sa plaque sur sa poitrine.
Avec d’infinies précautions, très lentement,cette troupe, composée de sept ou huit hommes, s’avança vers lecadavre du chien. Ces gens tenaient leurs armes prêtes, l’index surles gâchettes.
« Vous venez un peu tard, leur criaMaurin ; il est mort. »
Sur la colline le berger se lamentait.
La petite troupe se porta en avant, et lesplus hardis, ramassant une branchette, touchèrent le corps inertedu chien enragé.
« Il est bien mort ! » dit l’und’eux.
Le garde en tête, tous se rapprochèrent alorsde Maurin.
« Tiens ! c’est vous,Maurin ?
– C’est moi !
– Eh bien, vous avez fait un beaucoup ! grogna le garde d’un ton de reproche. C’est le mairequi ne sera pas content !
– Comment ? dit Maurin surpris. Quece soit moi qui l’aie tué ou que ce soit vous, qu’est-ce que çafait, pourvu qu’il soit hors d’état de nuire ? S’il y a unerécompense pour toi, de grand cœur je te la laisse, avec ce joligibier.
– Ce n’est pas ça, dit le garde. Nousavions d’autres ordres. Il ne fallait pas le tuer.
– Et qu’en vouliez-vous faire ?
– Eh ! dit le garde, tu ne m’entendspas ! Nous le conduisions, voilà une heure, avec assez depeine !
– Vous le conduisiez ! et oùcela ? Vous voilà berger de chiens fous à cette heure ?joli métier, ma foi de Dieu ! Où le conduisiez-vous,voyons ? j’en perds mes idées, véritablement.
– Dans la commune voisine.
– Dans la commune voisine ? Est-cequ’elle fait collection des chiens fous, comme mon prince faitcollection d’oiseaux rares ?
– Vous ne savez donc pasl’usage ?
– De quel usage parlez-vous ? »s’écria Maurin de plus en plus étonné.
Les chasseurs, tranquillisés, l’arme surl’épaule, entouraient Maurin. Le garde répondit :
« Quand on tue un chien enragé, l’usageest que les frais d’autopsie sont à la charge de la commune. Lacommune doit payer ces frais-là et aussi le déplacement duvétérinaire. Alors, pour esquiver toutes ces pertes sèches, onpousse la mauvaise bête sur le territoire de la commune voisine.J’en ai reçu l’ordre aujourd’hui et ces messiés m’ontaccompagné ; parce que plusieurs fusils valent mieux qu’un, encas que la bête se retourne. »
Maurin, confondu, n’en croyait pas sesoreilles. Toujours assis sur sa borne, il répondit :
« Je ne te crois pas, tu galèjes !et ce n’est pas ici matière à rire ! non, je ne te croispas ! Ou tu te fiches de moi, ou ton maire serait une manièrede brute sauvage plus dangereuse cent fois que n’était cette bêtemalade – car cette bête malade était seule et unique à faire le malpar ici, tandis qu’à son service, pour faire le mal, ton maireaurait tous les chiens enragés qui passent. Mais tu veux rire demoi, hé, compère ?
– Comment, fit sérieusement l’un deschasseurs, vous ne saviez pas ça, Maurin ?… C’est bienl’usage, comme on vous l’explique. Et j’ai toujours vu faire lachose de cette manière, en toute ma vie !
– De vrai ?
– Et tellement vrai que nous allonstraîner ce chien sur le territoire de l’autre commune, qui commencetout près d’ici, répliqua le garde. L’enlèvera qui voudra. Lesaigles pourront le manger, s’il est de leur goût – et lesadministrés n’en paieront pas la sauce !
– Voilà, dit Maurin, une belle besogne,d’empoisonner jusqu’aux aigles avec de la pourriture humaine !car cette charogne, à présent, il ne dépend que des hommesd’empêcher qu’elle soit nuisible aux fouines, aux martres et auxrenards. Je l’ai tué sur votre territoire, j’en fais ici madéclaration au garde, je la ferai tout à l’heure à la mairie etvous en paierez l’aventure, c’est moi qui vous le dis, y comprisles chèvres et le chien du berger ! vous verrez cela. Viensici, berger ! »
Mais le berger, qui de là-haut écoutait,cria :
« Je te remercie du cadeau, Maurin !mais à pareille affaire, si je me plains pour mes deux chèvresperdues et mon chien gâté, je ne les ressusciterai pas ! et onme fera encore mille misères en justice. Je m’en tiens au malheurque j’ai. Fais ton chemin, crois-moi ! et laisse en paix lesgardes et les juges ! »
Il disparut dans la colline, en gémissant.
« Celui-là comprend, dit Maurin, que j’enserai encore pour quarante sous de ma poche.
– Celui-là a compris, rectifia le garde,que j’ai reçu des ordres, des ordres, entends-tu ?
– Des ordres comme ça, cria Maurinirrité, un homme intelligent ne les accepte pas ! À ta place,moi je jetterais ma casquette de domestique à la figure du maire,de l’imbécile ou du coquin qui me les donnerait !… Et si cetanimal fou, que vous auriez pu tuer cent fois, eût mordu femme oufille, enfant revenant de l’école, et vieux ou jeune – ou même moi,Maurin. – serait-ce lui, pauvre chien fou, qui serait lecoupable ? ou bien vous autres, gens raisonnables, qui seriezles homicides ? Et dire qu’il y a en France un savant dont onapprend le nom dans les écoles et qui a passé sa vie à étudier pourguérir les hommes mordus par les bêtes enragées ! Je ne saisguère que son surnom. On l’a surnommé le « Grand Berger »ou le « Grand Pasteur » pour faire entendre au mondequ’il voulait malgré eux mener les hommes – plus bêtes que lestroupeaux de moutons – dans un bon chemin ! Et c’est pour vousqu’il travaillait, ce brave savant, cet innocent, pechère !pour des imbéciles comme vous, incapables de rien comprendre !Que le Bon Dieu le bénisse, il a fait métier de coïon !Ah ! race des serviteurs imbéciles, plus malfaisants que larage et aussi malfaisants que vos maîtres !… Les gens del’autre commune ne sont donc pas des Français peut-être ? Etque fais-tu autre chose envers eux que métier de traître ?oui, métier de traître, je te dis ! et quand ils seraient desPrussiens, est-ce de la bave de chien enragé que vous devriezpousser contre eux ? Sauvages et stupides, voilà ce que vousêtes ! Va dire ça à ton M. le maire, et je le luirépéterai moi-même !
– Bon ! Maurin ! ne te fâchepas, dit un des hommes ; nous n’avons pas tant réfléchi… nousrisquions notre peau quand même.
– Oui, pour épargner quarante sous !et cent fois plus longtemps qu’en faisant votre devoir qui auraitduré la seconde d’un coup de fusil. Et c’est pourquoi je voustraite de brutes !… La rage ! la rage ! répétaitMaurin, ils se renvoient la rage les uns aux autres ! d’unecommune à l’autre ! pour s’épargner quarante sous à deux millehommes qu’ils sont ! Et ça s’appelle un garde ! etqu’est-ce que tu gardes, puisque, pour économiser quarante sous àta commune, tu mets en danger au contraire la vie des gens que tudois garder !… mais quarante sous d’absinthe, vous ne leséconomiseriez pas, buveurs d’apéritifs que vousêtes ! »
Le garde à la fin s’impatientait.
« Ah ! mais, Maurin, dit-il, tucommences, sais-tu, à me rompre les échines ! Ça commence àbouillir, fais-y attention ! je pourrais me rappeler, compère,qu’il y a aussi des ordres contre toi.
– À présent, dit Maurin, que ces bravesgens qui te suivent et qui n’avaient pas réfléchi ont vu par moi cequ’ils ont fait de répréhensible à ta suite, sous ton bravecommandement, pas un d’entre eux ne t’aidera à prendre un Maurin,juste au moment où, au péril de sa peau et de la peau de son chien,il vient de délivrer leur territoire d’une bête si terrible – maismoins terrible cent fois que celui qui, au lieu de la tuer, lapoussait devant lui, comme on mène un dindon !
– Ah ! c’est comme ça ? Ehbien, pour commencer, rugit le garde, on va examiner ton proprechien que je vais emmener, et je le ferai abattre, ne fût-ce queparce qu’il a approché l’autre !
– Fais-toi abattre toi-même, idiot !Si tu touches un poil de ma bête, je t’assomme. Mon chien est uncontribuable ! il paie l’impôt. Et c’est un meilleur citoyenque toi ! »
Cela dit, Maurin lâcha Hercule qui montra lescrocs.
Le garde marcha brusquement sur Maurin pour leprendre au collet, puis s’arrêtant :
« Tu m’insultes, dit-il, dans l’exercicede mes fonctions.
– Fonctions de bavard, dit Maurin,fonctions de bourrique ! va, berger de chiens fous !quand vos préfets prennent des arrêtés contre les chiens malades,vous arrêtez les chiens bien portants, les chiens familiers, ceuxde votre connaissance, mais pas les autres qui vous fontpeur ! gardes qui ne gardez rien que votreparesse ! »
Le fonctionnaire fit de nouveau un pas enavant. Il étendit le bras. – Maurin, sur le bras tendu, donnarudement du poing, puis saisissant le fusil que l’agent del’autorité avait dans sa main gauche, il le lui enleva prestement,et l’envoyant à vingt pas dans une broussaille du bord de laroute.
« Ici, Hercule ! »
Le nommé Hercule venait de déchirer la culotteofficielle.
« Ramasse ta houlette et ton chien crevé,berger de la rage ! J’ai dit ce que j’avais à dire… Ah !pauvre France ! »
Et, suivi d’Hercule, Maurin s’éloignatranquillement.
Les chasseurs, gens de bon sens, étaientconfus. Tous aimaient Maurin. L’un d’eux lui cria :
« Calme-toi, Maurin. Tu n’as pas tortdans ce que tu dis, mais, pas moins, tu es un peu vif,collègue !
– Je ferai mon procès-verbal enconséquence, dit le garde, vous êtes témoins.
– Mais tout de même, Maurin n’a pas tort.Nous n’avions pas réfléchi. La loi est la loi, garde. Faisons unecivière de branchages et portons la sale bête au village.
« La commune paiera ce qu’il faudrapayer.
– Mais je ferai mon procès-verbal !insista furieusement le garde. L’autorité ne peut pas avoir tort.Les maires sont des magistrats et les gardes ont prêté serment. Jeferai mon procès-verbal. Il m’en a vraiment trop dit et mon fusilest endommagé. »
Maurin, là-bas, se retournant, haussa lesépaules.
Victorin Pastouré, le frère de Parlo-Soulet,habitait au cœur des Maures, à quatre lieues de Roquebrune, unemaison isolée au milieu d’un champ créé de sa main, en plein bois,au quartier des Cabanes-Vieilles. Lui-même autrefois l’avait« essarté » (défriché par le feu).
La maison était pauvre, mais le champ n’étaitpas sans valeur. Victorin était le type du paysan travailleuracharné à la terre et thésauriseur.
Les deux frères possédaient d’ailleurs uneautre bastide et un autre champ dans I’Estérel, non loin de lalégendaire ferme des Adrets. Ils avaient là un fermier qui tous lesans venait exactement aux Cabanes-Vieilles, payer le patron. LesPastouré étaient donc à leur aise.
C’est par amour de la solitude et du travailque Victorin vivait aux Cabanes, tout seul, bêchant, labourant,semant son blé et son avoine, taillant sa vigne, chassant aussiparfois ; – mais tandis que Parlo-Soulet courait les Mauresd’un bout à l’autre bout, en compagnie de Maurin, Victorin faisaitautour de sa maison le vol du héron, décrivant un cercle toujoursle même, et rentrant chez lui satisfait après sa promenade, qu’ileût tué ou non quelque gibier gros ou petit.
Il visitait chaque recoin de sa propriété. Ilconnaissait le goût de chaque espèce de bête pour telle touffe degenêt ou de bruyère, pour tel ravin humide ou tel coteaudesséché.
Il savait un certain chêne, dans le fond d’unebaisse, au pied duquel il avait tué, chaque année, depuis trenteans, une, deux, trois, cinq bécasses. Victorin était aussi acoquinéà sa terre que l’un de ses chênes-lièges. Ses pieds remuaientpourtant et n’étaient pas des racines, mais son cœur et son espritétaient attachés à ce sol. À l’en arracher, on l’eût fait crier etsaigner.
« Comment peux-tu perdre de vue le toitde notre cabane ? » disait-il à son frère.
Avare, ou économe jusqu’à l’avarice, Victorin,l’aîné de Parlo-Soulet, n’employait aucun aide, jamais. Il sefaisait tout. Il cousait, raccommodait, lavait ; ilallumait son feu, cuisait sa soupe. Avec son blé, il faisait safarine, et avec sa farine il pétrissait et faisait son pain, tousles samedis, dans un four primitif bâti de ses mains.
Il dépassait les soixante ans. Il avait sixdoigts à chaque main et s’en trouvait bien. On l’avait, à cause decela, exempté du service militaire. N’allant jamais « à laville », il n’avait jamais pris part à un vote. Quand on lelui reprochait :
« J’ai six doigts, répliquait-il, je suisexempt ! »
Depuis son tirage au sort, il n’avait plus misle pied à Roquebrune. Son frère (dont il avait pris soin dès cetteépoque, après la mort de leurs parents, quand Parlo-Soulet avaitcinq ans à peine) l’adorait. Victorin lui avait tenu lieu de pèreet de mère. Dès cette époque lointaine, le petit frère – qui avaitcinquante ans aujourd’hui – allait seul au village pour acheterceci ou cela, une étoffe, un pantalon tout fait. François lematelassier passait par les Cabanes, quelquefois, rapportant de laville, pour le compte de Victorin, ce que Victorin lui avaitcommandé. Des braconniers traversaient le champ de Victorin, et enéchange de cette tolérance se faisaient aussi ses commissionnaires– apportaient la poudre de contrebande, en gros grains ronds,pareils à des petits pois tout noirs, et aussi le plomb (du huit)pour tout gibier, et les chevrotines pour les sangliers.
Jamais Victorin ne prenait part à unebattue ; mais quand on en faisait une dans son quartier, ilveillait chez lui, aux bons endroits ; et de cette façon, ou àl’affût, la nuit, il avait abattu plus d’un porc sauvage.
Il savait, seulement parce qu’il avait eu unemère, qu’il existe des femmes ; il le savait encore parce que,à vingt-cinq ans, son cadet lui avait fait le chagrin de se marier,de le quitter, d’aller habiter Roquebrune, mais sa belle-sœur étaitmorte et Victorin avait retrouvé son frère, dont la chambre étaittoujours prête aux Cabanes-Vieilles. « Un coureur !disait Victorin, mais si brave ! »
Le fils de Parlo-Soulet n’avait pas trouvécette solitude de son goût, et tout jeune s’en était allé àRoquebrune où il travaillait le bien d’un riche propriétaire,apprenant non seulement la culture de la vigne, mais le jardinaged’agrément.
Et si Parlo-Soulet parlait dès qu’il étaitseul, il y avait à cela deux raisons. La première, c’est quepresque tous les solitaires aiment à parler ainsi tout haut, soitqu’ils s’adressent à eux-mêmes, soit qu’ils animent les objetsautour d’eux, en les interpellant et leur prêtant des réponses –car l’homme n’est pas né, de par la nature, pour vivre seul.
L’autre raison qui avait fait prendre àParlo-Soulet sa plaisante habitude, c’est l’instinct d’imitation.Ce qui semble d’abord ridicule, on l’adopte parfois cependant,lorsque l’exemple vous y engage. « Tu vois, ça n’est pas siextraordinaire, d’autres font bien ce que tu crains defaire. »
Tout petit, Parlo-Soulet avait vu son frèregesticuler, dire à son fusil :
« Tu partiras, cette fois, hé,testard ? Tu m’en joues, des tours… Nous nous fâcherons,Joôusé ! »
Victorin appelait son fusil Joseph,sa pipe Marietto, sa marmite Vidasso (grossevie), sa bouteille L’Amiguo (l’amie), son litConsolation, sa charrue Tiro-dré (tire-droit), sabêche Pico-fouart (frappe-fort) et le reste àl’avenant.
Il disait à sa pipe :
« Marietto, tu te fais plus noire qu’unepète (un crottin de chèvre.) Tu portes les culottes,Marietto ! Jamais femme que toi ne les portera dans mamaison ! »
Il disait à sa marmite :
« O Vidasso, tu es encore pleine,qué ? c’est pour t’emplir que le monde trime ! Et plus jet’emplis, plus je te vide. »
C’était la marmite des Danaïdes. Il disait àsa bouteille :
« L’Amiguo, tu as un beau chapeau ;ôte-le, que je te boive le sang de ton cœur ! »
Il disait à son lit.
« Consolation, préni-mi (prends-moi).Tous les soirs tu nous prends pour rire, puis un jour vient que tunous prends pour de bon ! Alors, les autres pleurent, mais tules consoles, puis, à leur tour. »
À sa charrue, il disait :
« O Tire-droit ! Quand tu ne tirerasplus droit, ce ne sera pas de ta faute ; c’est que ton maître,de la main et des jambes, pechère ! sera tortu et lui-mêmetremblera ! »
Il disait à sa bêche :
« Pico-fouart, frappe fort, que la terreest dure. Fais-moi des trous qui me font vivre, que tu me feras,puis, celui où je tomberai mort. »
Tous ces discours avaient été la grande écolede Parlo-Soulet.
Un jour, le matelassier François l’avertit queVictorin se sentait malade et l’appelait aux Cabanes-Vieilles.Parlo-Soulet pria le matelassier de prévenir Maurin et d’informerde la mauvaise nouvelle son propre fils, à Roquebrune. Si Victorinl’appelait, c’était grave. Pour sûr, c’était la fin !Parlo-Soulet ne se trompait pas. Un chaud et froid, une« pérémonie », et Victorin se mourait en effet.
Dès que son frère arriva, Victorin vouluts’habiller.
Parlo-Soulet eut beau protester, rien n’y fit.Le rude Victorin se leva, mit sa plus vieille veste et retombaéreinté sur Consolation.
Alors, il dit :
« Puisque c’est ici la mode d’habillerles morts, j’ai voulu m’aider, que, tout seul, tu aurais eu trop depeine. »
Parlo-Soulet pleura. Alors Victorin eut le motpour rire :
« Les coïons de ce siècle se mettraientla lévite noire ou le kalitre, puisqu’ils se les mettent pour semarier… La plus vieille veste suffit bien pour faire fumier dans laterre ; et le Bon Dieu, s’il y en a un, nous recevra toujoursà son bal, dans la salle verte du paradis. »
Il soupira profondément et dit :
« Parlo-Soulet ?
– Victorin ?
– Tout ce que j’ai fait dans ma vie, jele voudrais faire encore une petite fois, pechère ! mais je nepeux pas. Alors, sais-tu, je veux te le voir faire à toi. Mets doncla table et mange. Les oignons sont ici, les jambes sont là. Jesentirai l’odeur de la dernière soupe… Dommage que tu n’aies pasici de quoi me faire sentir le goût d’une bonnebouille-abaisse ! »
Pendant que la soupe cuisait :
« Prends Joseph et fais-le parler. C’estl’heure où les perdreaux me volent l’avoine sur l’aire. Vas-y voir.Emmène mon chien César avec ton Pan-pan. »
Parlo-Soulet sortit. Les perdreaux en effetétaient sur l’aire, à l’avoine. Il tua une grosse vieille perdrixque le chien de Victorin lui rapporta à son lit de mort.
« Brave ! il est brave,César ! » dit-il en caressant son chien, de sa mainmaigre et faible.
« Donne-moi un peu de soupe… Adieu,Vidasso ! »
Il goûta la soupe et dit :
« Passe-moi Mariette.Allume-la-moi. »
Il tira deux bouffées :
« Quand Mariette ne veut plus de vous,c’est qu’on n’est plus bon à rien. »
Il la jeta à terre, elle se brisa, et il sedit à lui-même :
« Tu ne fumeras plus,Victorin ! »
Des heures se passèrent. Il dormit, seréveilla, couvert de sueurs terribles. Il sentait la finfinale.
Alors, il dit :
« Je suis content de t’avoir revu, petit(le petit était un vieux.) Je vais retrouver les ancêtres, savoirlequel a fumé du blé et lequel a nourri de la vigne. Ce que nousavons mangé et bu, à son tour nous boit et nous mange. Adieu, queje meurs… J’ai ciré les harnais neufs et j’ai repeint la charrettepar précaution, quand je me suis vu si malade, pour te fairehonneur à l’enterrement. Tu prendras Pico-fouart et tu me feras montrou toi-même – toi-même, tu entends. J’y tiens. Mon argent estpour toi, Pastouré. (Victorin se considérant comme mort donnait àParlo-Soulet son nom de famille, le titre hériditaire.) Mon argentest pour toi et pour ton petit. Dès que je serai mort, tu prendrasPico-fouart et tu creuseras sous la grosse figuière, tout autour dupied, en un grand rond, à six mètres juste loin du tronc del’arbre ; l’argent est là, il est là autour de l’arbre, commeune couronne… Une couronne d’or, sous des pommes de terre !Mais fouille bas, bien bas, tu comprends, à quatre pans. L’argentne pourrit pas comme nous. Tu trouveras là ma Fortune qui esttienne, ce qui vient de nos parents et ce que moi j’aigagné ! »
Il soupira profondément et, après un petitsilence :
« Arrange mon coussin, qué ? quej’ai sommeil de mort. »
Et il bâilla plusieurs fois, péniblement.
Dans l’agonie, il arrive, avant les dernièresconvulsions, que le mourant fait un geste d’habitude, prononce uneparole accoutumée… Quand il fut en agonie, Victorin mit sa maingauche sur sa main droite et sur sa main gauche sa joue. Il dormaitainsi, comme dorment les bons chiens, la tête sur leurs pattescroisées ; et comme il avait, toute sa vie, vu ses idéesdevenues des personnes, il vit la mort et l’interpella :
« O vé ! tu es toi ! dit-il.Mort ? je t’attendais ! mais coquin de sort ! tun’es pas jolie, jolie !… Zou ! finis-moivite ! »
L’homme était fort. L’agonie dura une heureencore. En mourant il n’eut plus qu’un seul mot :
« Parlo-Soulet ?
– Oui !
– Parlo-mi !… »
Et il expira.
Dès que Victorin fut mort, Parlo-Soulet allumades chandelles et s’assit près de lui.
Un chasseur passa devant sa porte. Ill’appela, lui offrit à boire et le pria de faire prévenir, si celase pouvait, son fils et Maurin d’avoir à le rejoindre le lendemainvers midi à Roquebrune, puisqu’ils n’avaient sans doute pas reçuson premier message.
Quand vint la nuit il se coucha sur de vieuxsacs jetés à terre, et près de lui dormirent les deux chiens,Pan-pan et César.
Le lendemain matin, avant jour, il mit lecheval, nommé Loubùou (le bœuf), à la charrette toute bleue, peintede neuf, attela le petit âne en flèche, s’assit sur le brancard, lapipe à la bouche, et hue, Loubùou ! La charrette grinçantes’ébranla…
Sur la charrette, Parlo-Soulet avait jeté lalimousine toute neuve de son frère, et, par les durs chemins demontagne, le lourd véhicule, cahotant et grinçant, allait sesoulevant sur le dos des roches, comme un bateau sur la vague, pourretomber dans les creux.
Quand le choc était trop rude, Parlo-Soulet seretournait et arrangeait soigneusement les plis de la limousineneuve, craignant sans doute de la perdre.
Aux descentes, il suivait la charrette,prenait en main la corde de la mécanique, et il se rejetait enarrière pour serrer le frein, en criant, à l’adresse del’âne :
« Hu, laï ! hi ! gia !hue ! gia, l’aï. »
Les bois autour d’eux faisaient un bruit demer sous les étoiles vives. Puis, devant lui, au levant,Parlo-Soulet vit de longues bandes horizontales, jaunes et rouges,rayer le ciel, coupées par les mille jambes noires des pins quisemblaient des bataillons de géants immobiles ; puis le levantdevint rose, puis blanc ; le soleil éblouit le charretier, etpeu à peu tout se fit chaud. Alors, des mouches et des guêpes semirent à suivre l’attelage, et, avec un rameau de bruyère,Parlo-Soulet les chassait quand elles se posaient sur la limousineneuve de Victorin.
Quand il eut pris la route plate, qu’ilatteignit par un circuit, et qui le menait à Roquebrune, il serassit sur le brancard et ralluma sa pipe éteinte. Mais il garda enmain sa longue tige de bruyère et tantôt il caressait la croupe deson cheval, tantôt il en touchait la limousine que suivaientobstinément des mouches mordorées.
Et Parlo-Soulet, pour l’heure, ne disait mot,bien qu’il fût seul.
Arrivé à Roquebrune, il alla droit chez lemenuisier et, devant la boutique, il s’arrêta.
« Oou ! c’est toi, Pastouré ?Qu’il y a pour ton service ?
– Je viens te commander la caisse.
– Quelle caisse ?
– De mort, donc.
– Et qui est mort ?
– Victorin, mon frère !
– As-tu pris les mesures ?
– Non, je te l’ai apporté.
– Quoi. Qu’as-tu apporté ?
– Mon frère, donc ! »
Parlo-Soulet souleva la limousine. Dessous,dormait son frère, la tête relevée par un sac d’avoine, et ildit :
« Fais ton travail et dépêche. Les mortsveulent la terre. »
Le menuisier se récria :
« On ne trimbale pas les mortsainsi ! Avait-il appelé le médecin des morts ? avait-ilaverti le maire ? »
Parlo-Soulet secoua la tête.
« Je sais qu’on ne peut pas enterrer lesgens dans leur bien et c’est pourquoi j’ai fait venir mon frère iciavec moi. Mais que me parles-tu de médecin des morts ? Depuisquand les morts ont-ils besoin de médecin ? Ce n’est pasl’heure de plaisanter avec moi. Les morts n’ont besoin de personneet de médecin encore moins que de tout le reste. Pour quant aumaire, mon frère ne l’a jamais vu et le maire se moque bien de monfrère. Mon frère ne regarde que moi. Fais la caisse, que jel’enterre ; je te paierai ici même.
– Oou ! dit le menuisier. Tu parlesraide et serré. Je ne t’ai jamais vu ainsi !
– Il faut l’occasion, répliqua Pastouré.On ne perd pas tous les jours le seul frère que l’onait. »
En vain le menuisier tâcha de lui fairecomprendre quelles formalités il avait à remplir.
Parlo-Soulet, têtu, dix fois, vingt fois,répéta :
« Mon frère est à moi. C’est mon frère.Il ne regarde personne. Seul il a vécu, seul il meurt. Sa mort neregarde que la nature ! Et je l’enterrerai à moi tout seul,comme je lui ai promis. Qu’on me montre l’endroit, et je ferai letrou, selon son commandement, avec Pico-fouart, que j’ai là près delui, sous la limousine. Zou ! fais ton travail, que je puissefaire le mien ! »
Apprenant de quoi il était question, les genss’attroupaient :
« C’est ton frère qui est mort ?
– Oui.
– Il est là ?véritablement ?
– Il est là. »
Le menuisier fit prévenir le maire quiaccourut en personne, et qui, renonçant à faire entendre raison àPastouré, prit le parti de remplir d’office les formalitésnécessaires, sur-le-champ. Le médecin arriva, écrivit chez lemenuisier un bulletin de décès.
Pastouré, assis sur son brancard, fumant sapipe, haussa les épaules et lui dit :
« De médecin, vous êtes le premier qu’ilvoit. Il n’en a jamais vu et il est mort quandmême ! »
Il fumait en silence, entouré des badauds quilui montraient tout le respect compatible avec l’indiscrétion, etlui, très calme, sur le bruit du marteau qui clouait la caisse,machinalement rythmait les jets de fumée qui, sortant de seslèvres, jouaient dans le soleil.
Parfois il reprenait sa branche verte etchassait encore les mouches bourdonnantes :
« Les sottes bêtes ! disait-il touthaut. Comme de juste, il y en a plus au village que dans lesbois. »
La caisse terminée, on la mit sur le véhiculeà côté du mort, puis on y coucha le mort, et on la cloua. Pastouréaida, pour que cela fût fini plus vite et mieux.
Alors, assis sur son brancard, il remit enmarche son attelage, suivi d’une foule toujours grossie, curieusemais sympathique, car lui, Parlo-Soulet, était connu de tous.
« Sans reproche, vous êtes beaucoupnombreux, mes braves gens, dit-il, mais pardon, excuse ! ceuxque j’aurais voulu voir c’est Firmin, mon fils, et aussi mon braveMaurin, car j’ai pensé à les faire avertir. Qu’un des petits quisont là aille voir s’ils arrivent et leur dise que nous sommes aucimetière, mon frère et moi. »
Au cimetière, le fossoyeur, prévenu par lemaire, avait commencé à creuser une fosse.
« Voilà le trou pour ton frère,Pastouré.
– Mon trou à moi, je me le ferai, etpersonne autre ! Ainsi l’a commandé mon frère. Zou !écartez-vous, braves gens ! »
Il avait pris soin d’apporter aussi une pelle.Il fit le trou.
Tout le village était maintenant rassemblé là,venu pour le voir faire.
Et dans la fosse Parlo-Soulet parlait de tempsen temps, non pas aux gens mais à lui-même, car dans la fosse ilétait seul :
« Que de vers, mes amis ! et que degermes ! Bonne terre ! et qui doit nous consumervite ! Si toute la terre était partout comme ça dans le mondeentier, oui, qu’on aurait moins de peine à la récaver et à la fairerendre ! C’est tout fumier, par la fréquence des morts.Pico-fouart ici peut frapper doux ; il entre comme dans dusable… À présent, trou, que tu es profond, mou comme tu es et pleinde tant de bons germes et de racines nouvelles, c’est bienConsolation qu’on pourrait t’appeler, car de meilleur lit, je n’enconnais pas. »
À ce moment arriva Maurin.
Parlo-Soulet sortit du trou, pas loin duquelétait déposé le cercueil qu’il entoura avec les cordes de lacharrette, à la façon des fossoyeurs, et s’adressant à Maurin, sansmême un bonjour :
« Prenons-le. Aide-moi »,dit-il.
Ils s’aidèrent… Il y eut un faux mouvement. Lecercueil glissa un peu trop vite vers le trou, en basculant du côtéde la tête :
« Mon Dieu ! cria une femmeépouvantée.
– D’une manière ou d’une autre, de latête ou des pieds, ils arrivent toujours où l’on va, soyeztranquille ! » dit Pastouré.
Maurin l’aida encore à combler le trou. Ilsélevèrent un tertre. Sur le tertre Pastouré planta une croix faitede deux branchettes reliées par un chanvre grossier, et la foule seretira.
Un malin lui cria :
« Oou ! je te croyais librepenseur ? »
Il se retourna et doucement il dit :
« Ce que j’ai de pensée, mêlé à ce quetoi tu en as, couyoun, n’emplirait pas la tête d’un darnagas,pechère ! Alors, le tien comme le mien, de pensement, que çasoit libre ou pas, je te conseille de ne pas le mettre dans unebalance, qu’on se moquerait de toi comme de moi, monhomme ! »
Firmin, le fils de Parlo-Soulet, parut enfin,quand tout était terminé.
Le père serra la main du fils, sans rien dire,et les trois hommes reprirent ensemble le chemin desCabanes-Vieilles.
Ils s’arrêtèrent à mi-chemin pour faire mangerles bêtes ; et pour eux, s’étant assis à terre, ils dévorèrentles provisions du carnier et celles que contenait le caisson de lacharrette, puis ils repartirent.
Les bruyères, les romarins, les cystes, leschênes-lièges et les pins chantaient autour d’eux, puissants derêve, de vie et d’amour. Les trois hommes parlaient de chasse.Trois chiens, autour d’eux, çà et là couraient, s’amusant à arrêterun lapin sous une touffe de thym ou à faire des bonds derrière unlièvre imaginaire.
Maintenant les trois hommes se taisaient. Ilsgardèrent leur grand silence pendant plus d’une heure, chacunroulant ses pensées. Puis tout à coup Pastouré le fils ditpaisiblement :
« Si c’était un effet de vosconsentements (de celui de mon père et du vôtre, monsieur Maurin),volontiers de votre fille je ferais ma femme.
– Si elle te veut, ça ira… ditMaurin.
– Qu’elle me voudra, je le pense. Jecrois l’avoir compris l’autre jour, à l’enterrement de sagrand-mère où cependant je la vis pour la première et seulettefois. »
Ainsi parla le fils Pastouré, et alors, toutde suite, quelque chose de gai et de salubre, qui faisait oublierla mort, entra dans le cœur des trois hommes qui continuèrent àmarcher en se taisant.
Le fils de Pastouré, Firmin, avait depuisquelque temps une excellente situation. Il avait affermél’établissement, modeste mais bien achalandé, d’unhorticulteur-pépiniériste, à Saint-Raphaël. Cela devait faciliterses affaires d’amour et de mariage. Thérèse, mariée, pourraitgarder jusqu’à nouvel ordre sa place chez le prince russe.
Pastouré, d’autre part, se proposait dedéterrer, sous la grosse figuière, le trésor de son frère et dedoter largement son fils.
Tels étaient les projets des deux pères et deFirmin.
Il ne restait plus qu’à consulter la jeunefille.
Deux jours plus tard, Firmin, installé dans sapetite maison, au fond dans son jardin, au bord de la mer espérait(attendait) Thérèse, que Maurin était allé lui quérir.
« Firmin Pastouré te plairait-il pourmari, Thérèse ? »
Elle regarda son père joyeusement.
« Sûr, dit-elle. Je ne l’ai vu qu’unefois, il me plaît bien, et puis, c’est le fils de votre meilleurami.
– Et un honnête garçon, dit Maurin. Jevois avec plaisir que le service ne t’a pas gâtée. À servir dansles maisons trop riches, souvent les filles prennent l’habitude desbeaux appartements et des belles frusques. Elles rêvent d’épouserdes princes et meurent filles ou tournent mal… Tiens !ajouta-t-il d’un air étonné, tu n’as même plus ces fanfreluches quetu avais chez ta première maîtresse, Mme Labroque.Ta robe est toute droite et ton tablier n’a plus dedentelle !
– Mme la princesse esttrès simple, répondit Thérèse en pinçant un peu les lèvres pourparaître « comme il faut ».
– Et Mme la bourgeoiseétait très pavoisée, riposta Maurin. Je vois avec plaisir que tu asgagné au changement. Nos paysannes d’aujourd’hui, sur les grandesroutes de nos villages, portent des robes-princesse qui traînentdans la poussière et des souliers découverts. Tandis qu’aux bellesdames de Paris qui viennent se promener dans nos pays, on voit aucontraire des robes courtes et des souliers solides. Les imbécilesportent leur orgueil aux pieds et sur le dos, et les gens de bonssens ont leur fierté dans leur esprit… Va de ma part voir toncalignaïré, petite ; je te rejoindrai tout à l’heure. Causezensemble à volonté et convenez des choses. »
Il voulut lui expliquer où elle trouveraitFirmin, quel jardin il avait acheté… Mais elle savait tout, lamâtine !
Elle y alla et frappa à la porte de la petitemaison. Ce fut Firmin lui-même qui lui ouvrit. Ils demeurèrentmuets un moment, l’un devant l’autre, dans le cadre de la porteouverte sur la mer.
Ils se regardaient d’un air étonné et toutbête, mais ravi. Ce fut lui qui rompit le silence :
« Et alors ? interrogea-t-il.
– Et alors ? répondit-elle.
– Voulez-vous voir mon jardin ?
– Volontiers, monsieur Firmin. »
Il lui montra les belles plantes, les palmiersphénix, les dattiers, les collections d’agaves, celles de mimosas.Il expliqua sa clientèle, ses chances de succès, le chiffre desrecettes mensuelles qu’il augmenterait bien sûr. Il s’enrichiraitou du moins, s’il ne s’enrichissait pas, tout de même on pourraitvivre heureux avec ce qu’on gagnerait. Il enverrait à Paris desfleurs de mimosas, l’hiver, et des roses. Thérèse pourrait resterquelque temps encore chez le prince et dans deux ou trois ansquitter sa place pour vivre en maîtresse chez elle.
Elle souriait, elle acceptait tout, mais il nelui avait pas dit le mot : « Tu me plais, jet’aime. »
Cela ne lui venait pas. Quand il lui eut faitvisiter en détail son jardin, il y eut entre eux un long silence,puis il répéta sa concise question première :
« Et alors ?
– Et alors, dit-elle, pardi !…puisque je suis là ! »
Elle riait. Il se mit à rire aussi.
« Je suis venue, dit-elle, par lapermission de mon père.
– Alors, vous voulez bien de moi,mademoiselle Thérèse ?
– Vous avez l’air si brave !dit-elle, et votre père aime tant le mien ! »
Là-dessus, Maurin arriva.
« Ça marche-t-il, les enfants ?
– Nous sommes d’accord, mon père.
– La princesse est contente de toi et leprince de sa collection d’oiseaux ; je viens de le voir. Ildonne cinq cents francs pour la noce ! Il faudra le bienremercier. On t’attend chez lui maintenant. Vas-y.
– Au revoir, Firmin, dit-elle.
– Au revoir, Thérèse.
– Et vous vous quittez comme ça,« gros bêtes » ! Embrassez-vous donc, nom depadisqui ! »
Firmin embrassa Thérèse qui se laissaitfaire…
« Et toi, dit Maurin à sa fille,embrasse-le, voyons ! »
Elle ne l’embrassa pas, mais lui donna ungrand coup de poing sur l’épaule et s’enfuit en courant.
Les fiançailles étaient conclues.
« Un mariage, ça ne doit pas traîner,avait dit Maurin. Ce qu’on laisse traîner, on le laisseperdre. »
Et quinze jours après, la noce eut lieu. Cefut une noce à la Maurin, une noce à la Pastouré.
Maurin et Pastouré, tous deux dans la mêmecharrette qui avait conduit au cimetière le cercueil de Victorin,quittèrent une nuit les Cabanes-Vieilles. Dans la charrette ilsavaient préparé des chaises adossées et ficelées auxbordages ; et, tout le long des bordages, ils avaient plantédes branches de pin, des rameaux de bruyère. Parmi cette verdureils avaient piqué des fleurs. Des fleurs, ils en avaient attachéaux brancards, aux roues, aux harnais et même le long de leurfouet. Chemin faisant, ils en ramassèrent encore dans des fermesamies où ils eurent à prendre les quatre témoins. À Saint-Raphaëlils allèrent chercher les novi, Firmin d’abord, puisThérèse. Elle sortit de chez ses maîtres, dans sa blanche robe trèsfinement préparée de ses mains.
La princesse avait daigné donner avant ledépart un coup d’œil à la toilette de la mariée…
Et ces huit personnages, assis dans leurjardin roulant, allèrent ainsi à la mairie, puis à l’église.
« Quelle imprudence ! dit à Maurinl’adjoint qui les maria. Par bonheur les gendarmes d’ici ne sedoutent pas que vous y êtes… Allez-vous-en au plustôt ! »
M. Rinal et M. Cabissol avaientvoulu assister au mariage, à côté des frères Pons, les grandschasseurs de l’Estérel.
Maurin et Pastouré souriaient, satisfaits.
À Parlo-Soulet quelqu’un dit :
« Vous l’avez marié bien vite, votrefils, après la mort de votre frère ?
– Mon frère en est bien content,répliqua-t-il ; et bien contente en est, sous la terre, labrave mère de Maurin. »
Et M. Rinal, en sortant de lamairie :
« Maurin, voilà votre fille établie. Jevous félicite et je suis heureux. Votre petit Bernard travaillebien. J’ai de petites, très petites économies, mais je n’ai pas deparents. Elles seront pour lui. Césariot est bien à son affairemaintenant. Il revient me voir volontiers. Il commence à biencomprendre. Celui-là aussi, nous le mettrons à l’abri des plus grosennuis de la vie, et vous serez heureux parce que vous leméritez. »
Maurin leva sur M. Rinal un œil pleind’une reconnaissance infinie. Hercule, son griffon, n’avait pas unplus beau regard.
« Monsieur Rinal, dit Maurin, pour deshommes comme vous on voudrait vivre et mourir ; on voussuivrait jusqu’au bout du monde. Je ne peux vous rien dire de plus,que je n’ai pas appris à parler… »
Il réfléchit et ajouta :
« Le monde n’est pas méchant. Il est bêteseulement. J’en suis l’exemple, et je ne sais que vous dire et jene peux rien faire pour vous !… Ah ! si vous étiezmédecin « pas en retraite », je vous conduirais votrevoiture volontiers !… »
M. Rinal le serra dans ses bras.
Le lendemain Pastouré et Maurin défleurirentleur charrette et se mirent en route pour rentrer auxCabanes-Vieilles.
Les gendarmes, prévenus, partirent une heureplus tard à leur poursuite.
En route, Pastouré dit à Maurin :
« Maintenant, aux Cabanes, j’ai du large,il y a place pour toi. C’est une de tes maisons.
– Les maisons ne sont pas sûres pour moi,dit Maurin. Les maisons, ce sont des souricières qu’on se prépare àsoi-même. Pour toutes ces bêtises de procès-verbaux on me traqueraencore longtemps… Une idée m’est venue, Pastouré. Le beau tempsarrive. En différents endroits des Maures je me ferai, à la cimedes arbres, des agachons bien cachés dans les verdureshautes, comme ceux que font certains pour chasser les ramiers, etlà, l’été, des fois, je pourrai dormir tranquille.
– Oui, et les chasseurs d’écureuil tetireront des coups de fusil.
– Je n’ai crainte. Les écureuils nerôderont pas autour de moi.
– Je te tiendrai des fois compagnie, ditPastouré, sans s’étonner davantage. Ce sera drôle,là-haut !
– Je construirai la première de mescachettes aux entours de ta maison, pour essayer la manière, et sion s’y trouve passablement, j’en ferai d’autres.
– C’est une idée qui te ressemble »,conclut Parlo-Soulet.
La charrette, à ce moment, suivait un chemincreux, sonore et montant. Les bêtes s’arrêtèrent pour souffler. Lesgrincements de la charrette se turent. Dans le silence subit,Maurin crut entendre un bruit suspect. Il se retourna promptementet vit, au tournant du chemin, derrière eux, disparaître un prudentchapeau de gendarme.
Il fit signe à Pastouré de se taire et deremettre la charrette en mouvement.
Pastouré devina de quoi il retournait et ilobéit.
Maurin s’éloigna sans bruit. En quittantSaint-Raphaël il avait mis ses souliers dans le caisson de lacharrette et repris ses espadrilles. Le fracas des roues couvraitd’ailleurs le tapage des cailloux qui dégringolaient sous sespieds ; il avait déjà ainsi gagné au large quand sespersécuteurs, qui, malheureusement pour eux, avaient cru devoirfaire halte, se dissimuler un moment et « tirer desplans », au lieu d’agir, se décidèrent à reprendre leurmarche.
Arrivés au point où la charrette s’étaitarrêtée un instant, l’un d’eux, ayant levé les yeux par hasard,toucha en silence le bras de son camarade, et du doigt lui montraMaurin qui escaladait la colline.
Ils cherchèrent à se rendre compte des chancesde succès qu’offrait dans ces parages une chasse à l’homme.
À vol d’oiseau, Maurin n’était séparé d’euxque par une centaine de mètres. Mais il ne s’agissait pas del’atteindre en volant !
Le seul moyen d’arriver jusqu’à l’endroit oùil se trouvait était de suivre une tortueuse et longue sente dechèvre. Impossible de courir droit au fugitif.
Le coteau s’élevait par assises ; ilsemblait taillé en escalier ; une marche ici était formée deroches vives, là par des murs construits de main d’homme.
Les gendarmes n’hésitèrent pas, ilss’élancèrent sur le sentier grimpant qui s’attardait à contournerravins et rochers, et la chasse commença.
Maurin ne perdait pas de vue les gendarmes. Detemps en temps il se penchait par-dessus les« restanques » pour épier ses ennemis.
Une distraction lui fit perdre du terrain. Lasente s’étant dédoublée, il avait pris une mauvaise direction etabouti à un cul-de-sac.
Quand il revint sur ses pas, au carrefour, ilentendit, à vingt pas au-dessous de lui, l’un des gendarmes dire àl’autre :
« Presse-le vivement. Je connaisl’endroit. Je le prendrai à revers. Nous l’aurons sur l’autreversant. »
Maurin, retardé, se sentit perdu. Il luifallait essayer de gagner ses ennemis de vitesse, et dans cetteintention il fit trois pas encore, contourna un massif de kermèset, surpris, se trouva en présence d’un village d’abeilles.
Au milieu des pierrailles, et adossées au murde roche, trente ruches, de simples troncs d’écorce de liège,étaient là, parmi les fleurs de thym et de romarin, cité ouvrièredéjà bourdonnante.
Maurin se mit à rire silencieusement. Ilsaisit à plein bras une des ruches, l’enleva, se pencha au bord dela roche à pic sous laquelle les gendarmes, prêts à se séparer,échangeaient un dernier conseil et laissa tomber sur leurs épaulesson fragile fardeau. Il entendit un juron formidable. Sur le dos deSandri la ruche s’était ouverte comme une pastèque.
Couverts de cire, de miel et d’abeilles, lesgendarmes ne demeurèrent pas longtemps immobiles de stupeur. Uneseconde, puis une troisième ruche, vint s’écraser à leurs pieds.Alors l’armée des mouches d’or en révolte entoura les représentantsde la force publique, les attaqua, les enveloppa. Avec des juronsinutiles et répétés, vainement les deux assaillis voulurentfuir : tout un peuple, bourdonnant d’affreuses menaces, lessuivait. Les trois, les quatre essaims firent alliance contre lesdeux hommes qu’ils prenaient pour les ennemis puisqu’ilsemportaient le miel sur leurs manches, sur leurs échines et surleurs chapeaux. Les plus avisées de ces porteuses de darddécouvrirent le défilé sombre des pantalons et des manches, et s’yengagèrent… Et tout là-bas Parlo-Soulet, ayant levé les yeux, vitles gendarmes danser une gigue désordonnée… pendant que Maurin, surle plateau de la colline, agitait joyeusement son chapeau, en signede victoire !
Puis il disparut derrière la colline.
Pastouré ne s’expliquait pas d’abord la dansedes gendarmes.
« Ils dansent ! ils dansent !disait-il à haute voix, tout en riant. Il ne sera pas dit qu’ilsn’ont pas dansé pour les noces de mon fils ! Oh !oh ! voyez : ils dansent ! mais ça n’est pas unedanse naturelle… Quelle musique leur a-t-il donc faite ?Ah ! ah ! j’y suis ! je comprends ! il les aemmiellés ! et les abeilles leur font jusque dans les oreillesla musique qui les fait danser !… Bon ! celui-là perd sonchapeau maintenant !… Ramasse-le, si tu peux… Jamais jen’avais vu gendarmes danser ainsi à deux, dans la colline ! Nevous moquez donc plus, braves gens, si vous me voyez, des fois,gesticuler en parlant haut tout seul, car voici véritablement quiest mille fois plus drôle !… Un quadrille d’abeilles avec deuxgendarmes en cavaliers seuls !… Tiens ! ils se tapent lescuisses comme s’ils riaient… Ah ! mais non, je comprends, surleurs cuisses ils écrasent des mouches ! Et en avant, lescavaliers seuls !… Ce qu’ils auront de mieux à faire, c’est definir par un grand galop ! »
Pour rendre complète la mésaventure desgendarmes, des bataillons de nuages qui, depuis une heure,couraient à contresens les uns des autres dans le ciel, prirent leparti de faire alliance. Ils se mirent à marcher tous dans le mêmesens à grande vitesse, puis ils parurent se solidifier en une voûtebasse et sombre qui tout à coup creva, et de laquelle, comme d’uneformidable pomme d’arrosoir, l’eau se mit à couler par filets druset innombrables. Cela calma les abeilles et rafraîchit la douleurdes piqûres sur la peau des gendarmes, mais cela fit des deuxbraves serviteurs de la loi deux manières de noyés.
Nulle habitation aux environs… Ils reprirentpiteusement le chemin de Roquebrune. Par malheur pour Parlo-Soulet,l’eau du ciel n’avait pas, comme les ruches de Maurin, une raisontoute spéciale de tomber uniquement sur les gendarmes. Elle tombaaussi sur lui.
Sous ce déluge – Pastouré, contrairement à sonhabitude, bien qu’il fût seul, ne dit rien. Il n’apostropha pointles nuées, ni le vent ni l’eau. Assis sur son brancard, il semblaitfaire contre mauvaise fortune bon cœur. Il paraissait insensible àla violence de l’orage. Il faut croire que la danse des gendarmes,la fuite heureuse de Maurin et le mariage de son fils l’avaient misen état de supporter en parfait silence les misères de cette fin dejournée.
L’eau éteignit sa pipe : il la mit danssa poche ; l’eau s’amassa dans les bords de son chapeau :il le prit de temps en temps et le vida. Les bords de son chapeaus’effondrèrent et versèrent des litres d’eau dans son cou et dansla raie de son échine : il se secoua et se mit un mouchoirautour du col. Sa limousine neuve but tant de pluie qu’il enfiltrait au-dedans, sur sa veste : il prit de la paille, s’enhabilla sous la limousine qu’il serra contre lui avec des ficelles.La corde de son fouet, plus mouillée qu’une ligne à pêcher, refusale service : il coucha son fouet dans sa charrette et se mit àsiffloter.
Enfin, après une marche de deux heures sousune énorme et incessante averse, il arriva devant sa maison, ilpleuvait toujours. Et Parlo-Soulet ne parlait toujours pas.
Il détela sous la pluie, bouchonna le chevalet l’âne, puis se mit entre les brancards de la charrette et laconduisit bien au sec sous le hangar : il pleuvaittoujours.
Alors, tout étant bien en ordre et son abritout proche, Parlo-Soulet, se décidant à s’impatienter, regarda leciel de travers. C’est là-haut que trône le destin. C’est delà-haut en tout cas que bien visiblement tombe la pluie.Parlo-Soulet regardait donc ce « là-haut ». Et il y vitcertainement de ses yeux l’Obstination du dieu qui depuis delongues heures abusait de sa longanimité, à lui Pastouré…
C’est pourquoi brusquement, quittant l’abri deson hangar, il se campa sous le ciel toujours noir, sous la gueuledes invisibles dames-jeannes penchées là-haut par l’inaccessible etirritante puissance inconnue… Il se cambra en arrière, ouvrit àdeux mains sa veste, son gilet et sa chemise, et présentant sapoitrine nue au zénith, il cria vers le ciel bravé :
« Ah ! tu veux me mouiller ?…Eh bien, té ! mouille-moi ! Mi vouas bagna ? ehbé, té, bàgno-mi ! »
Maurin, qui arrivait après de longs détours,le trouva dans cette posture. Ils se séchèrent ensemble en secontant, au coin d’un bon feu de bruyère, des histoires de chasse.Puis ils s’allèrent coucher en se souhaitant le bonheur de leursenfants.
Et quelles histoires secontèrent-ils ?
Les plus belles du monde, mais comme, unenouvelle fois, ils se répétèrent les mêmes, peu de temps après,nous attendrons cette nouvelle fois, s’il vous plaît.
Maurin devait, cette année-là, le jour de lafête patronale de sa ville natale, Saint-Tropez, le 15 juin,figurer dans les processions traditionnelles en qualité de« bravadeur ».
Les bravadeurs de Saint-Tropez portent les unsle costume des mousquetaires, les autres le costume des dragons deLouis XIV.
Telle est la solennité de cette fête, elle aun caractère national, traditionaliste, tellement vénérable etsacré, que le républicain Maurin n’avait jamais pensé qu’on pûtrenoncer à l’honneur et au plaisir de faire partie de la bravade.Un vrai bravadeur l’est et le reste sans raisonner. Il estindiscutable et inviolable.
Maurin avait fini par lasser la gendarmerie.On l’oubliait ou peut-être faisait-on semblant.
Son plus redoutable ennemi, Sandri, se tenaitcoi. Et chaque fois que Maurin jouait, sans témoins, un bon touraux gendarmes, les malheureux se gardaient bien de s’envanter ! L’histoire des ruches n’avait donc pas fait scandale,mais il demeurait entendu que Maurin était insaisissable.
Gendarmes et gardes pensaient peut-êtretoujours à l’arrestation du roi des Maures, mais pour l’heure, unpeu honteux d’eux-mêmes, ils n’en parlaient guère.
Le public au contraire amplifiait la légendede Maurin… Le bougre n’avait pas échappé dix fois aux gendarmes,mais cent fois !… Et on racontait de lui des miracles.
Certains n’étaient pas loin de le croiresorcier.
Or, par un beau jour de juin, tranquillement,Maurin assis au seuil de sa cabane, dans la plaine de Cogolin,examinait son uniforme de bravadeur, c’est-à-dire son costume demousquetaire, héritage de ses pères, et il s’apprêtait à y recoudrelui-même quelques boutons mal assujettis, lorsque passa par làTerrasson, un « libre penseur » de ses amis.
Terrasson s’arrêta devant Maurin :
« Oou ! tu n’as pas honte, Maurin,un républicain comme toi, de soutenir les bravades par ta présenceet par un pareil déguisement… car, je le vois, tu t’apprêtes àt’habiller en mousquetaire pour aller à la procession ?…
Maurin n’aimait pas les leçons ni les conseilsqu’il n’avait pas demandés. Cette répugnance faisait partieessentielle du sentiment qu’il avait de sa liberté et de sadignité. Il dressa l’oreille.
« Oou, fit-il, voilà un joli conseilleret un beau maître d’école ! M’est avis que je ne t’ai pas priéde me dire autre chose que bonjour quand tu passes devantla porte de ma cabane ! Et de quel droit m’oses-tu parlerainsi ?
– Ne sommes-nous pas, dit l’autre,membres tous deux du Cercle de la Libre pensée ?
– C’est pour penser librement comme jeveux, répliqua Maurin, et non pas librement d’après tes ordres, quej’y suis allé une fois, à ton cercle !… Mais tu appelles ça uncercle ? Parce que tu as mis au-dessus de la porte de toncabanon, en plein mitan des bois de pins, dans les Maures, unécriteau avec ces paroles écrites : CERCLE DE LA LIBRE PENSÉE,et que j’y suis allé une fois pour voir à quoi vous pensiezlà-dedans, les quatre chasseurs de bouscarles et de futifùs quevous étiez, tu te crois le droit de m’empêcher de vivre à maguise ?
– Est-ce que tu deviens réac, ôMóourin !
– M’est avis, poursuivit placidementMaurin en enfilant une aiguille, que tu as gâté un joli cabanon, –pas plus grand que la main, c’est vrai – mais qui serait excellentpour un poste aux grives ! Tu l’as abîmé en faisant peindreau-dessus de ta porte des mots que tu ne comprends pas, maîtrelibre penseur de ma tante, puisque tu ne veux pas que je pense,moi, comme il me plaît ! Ton écriteau là-bas dans les pinèdes,il n’y a que les grives pour le lire, et les merles ! et ilsle comprennent même mieux que toi puisqu’ils f… le camp lorsque tuparais, chasseur de carton !
– Ah ! çà, deviens-tu fou,Maurin ?
– À quoi vous pensez là-dedans, je l’aivu, puisque une fois j’y suis allé ! Vous étiez quatre en brasde chemise, dont quatre et demi, en me comptant, savaient à peinelire, et nous n’avons pensé, j’en suis témoin, qu’à manger un platde pignets, un levraut, un gigot et de la salade. En vérité, non,nous n’avons pas pensé à autre chose. Mais à cela du moins nousavons pensé librement. Fais donc ton chemin et ne m’échauffe pas labile ! De dire ce que tu appelles la libre pensée tu serais enpeine, couyoun !
– C’est, dit l’autre, penser le contrairedes prêtres.
– Un M. Rinal, qui a plus de sciencedans le petit doigt de son pied gauche que toi dans toute ta tête,me l’a expliqué, poursuivit Maurin. Les libres penseurs sont degros savants qui étudient comment le monde a pu se faire tout seulet le premier homme sans femme ou le premier œuf sans poule. Et letron de Dieu me cure, si je suis capable d’expliquer une devinettesi embrouillée ! Alors je n’essaie même pas, que j’endeviendrais chèvre ! J’aime mieux y renoncer, et je m’habilleen mousquetaire quand ça me fait plaisir, et je fais péter montromblon à la fête de Saint-Tropez, qui est une fête de nosancêtres, lesquels étaient nés d’une femme comme toi et moi. Deplus malins que toi et moi ne peuvent pas dire si le soleil est oun’est pas le seul bon Dieu. J’entends m’amuser aux fêtes de mespères, aussi bien en chantant la chanson du Bouffés oucelle des Quenouilles, qu’en faisant chanter la poudre.Ôte-toi de mon soleil, que tu m’empêches d’enfiler l’aiguille,libre penseur que toi tu es !… Non, mais regardez-moi cesavantas ! Il m’appelle réac, cet imbécile !… Pas moins,si on attaquait la République comme en 51, mon tromblon debravadeur la défendrait à mort, tandis que toi on te mettrait auderrière le canon de ton fusil à système et, en soufflant par laculasse, le nouvel empereur te gonflerait comme un âne deGonfaron !… File, de peur que mon soulier ne te saute toutseul au derrière !
– Allons, Maurin, excuse ! je n’aipas voulu te fâcher.
– À la bonne heure ! » ditMaurin.
Et devenu calme subitement :
« Veux-tu boire un coup ? »
Ils trinquèrent.
« Tu es vif ! dit Terrasson.
– Comme un tromblon ! dit Maurin.Pour la fête ils partent tout seuls. Tiens-le-toi pourdit. »
Ils se serrèrent la main. Terrasson partit endisant :
« Amis comme devant, qué,Maurin ?
– Tant que tu te tiendras à taplace », dit Maurin qui rentra chez lui pour achevertranquille son travail d’apprenti tailleur.
Quelques minutes plus tard, on heurta sa portede trois petits coups timides. Il ouvrit : « Té, c’estvous, Tonia !
– C’est moi, dit-elle, moi mon braveMaurin. Pauvre de moi ! comme il faut que je t’aime !
– Diable ! fit-il. Comment avez-vousquitté la maison de votre père ? Il faut y retourner, genteTonia. La vie avec moi vous serait trop dure. Restons comme je vousai dit, oubliez et mariez-vous.
– Maurin, dit-elle, je t’aime. Quelleimprudence à toi d’être dans ta maison !
– Il faut bien être quelque part, ditMaurin. J’ai calculé comme ça qu’à cette heure l’endroit où l’on mecroira le moins c’est encore chez moi. Comment veux-tu qu’ilsdevinent que je ne me cache pas ?
– Je l’ai bien deviné, moi, dit-elle.
– Toi, c’est différent, Tonia, puisque tudis que tu m’aimes… Allons, sois sage, va-t’en.
– Pourquoi me renvoies-tu ? »Et tout à coup jalouse :
« Tu en attends une autre !
– Non, bien sûr ! mais où te croitton père ?
– Je lui ai dit que j’avais des choses àacheter à Cogolin et il m’a vue prendre la diligence. Pour lui-mêmej’ai des commissions.
– Alors en ce cas, tu as un peu de temps,dit Maurin… Eh bien, tu serais bien brave, Tonia, de me coudre unpeu ces boutons.
– Qu’est-ce que c’est que cethabit-là ? s’écria-t-elle étonnée en apercevant les bottes,l’épée, le chapeau à panache !… Nous ne sommes pas decarnaval !
– Aussi n’est-ce pas un habit dedéguisement, dit Maurin offensé. C’est mon costume debravadeur…
« Et, ajouta-t-il fièrement, c’étaitcelui de mon père qui le tenait de ses pères. »
Elle prit le fil et les aiguilles et se mit endevoir de coudre.
Tout en la regardant, Maurin lui expliquait deson mieux l’antique coutume de la bravade, chère auxTropéziens.
Cette coutume historique, fantaisiste et trèsrespectable, a plus de deux siècles et demi d’existence, ce queMaurin résumait ainsi : « Ça vient des ancêtres, bienavant les automobiles, du temps d’Hérode. » Et rien n’est plusprès de la vérité, puisque à cette tradition est mêlé le souvenirde Torpès « qui fut éçançon (échanson) de l’empereurNéron ; autrement dit il lui versait à boire ».
« Alors, lui dit-elle en développant levieux costume qu’elle reprisait, tu seras habillé commeça ?
– Oui, Tonia.
– Oh ! mon Dieu ! que tu serasdrôle !
– Pourquoi ? dit-il vexé.
– Je voudrais bien te voir !
– Viens-y avec ton père, à la bravade, ettu me verras d’une fenêtre.
– Sûr que j’y viendrai !… C’est doncbeau, cette fête ?
– C’est, dit Maurin convaincu, la plusbelle fête de tout notre pays des Maures, vu qu’on y brûle cinqcents kilos de poudre.
– Que de bruit ça doit faire !
– C’est bien pour faire du bruit, selonl’usage.
– Et pourquoi faire tout cetapage ?
– Pour faire honneur au souvenir de nosancêtres, expliqua énergiquement Maurin, pourquoi ils furentattaqués, je te dis, voilà des cent ans, par vingt et une galèresd’Espagne ! et ils les forcèrent à retourner dans leur pays…Et, tu sais, ce jour-là, je suis à cheval !
– Tu as un cheval, Maurin ?
– On élève ici une race. Tout petitj’étais cavalier ; je monte comme les bergers de chevaux. Lesgens du pays me connaissent pour ça ; on me prête un chevalpour lui faire avoir l’honneur d’être de la bravade.
– Tes ancêtres ont donc poursuivi àcheval ces galères d’Espagne ? »
Cette question décontenança Maurin :
« Je n’avais jamais pensé à ça, fit-il.Dans un combat sur la mer, il n’y a pas de cavaliers,naturellement ! mais les cavaliers attendaient, je pense, ledébarquement de ces Espagnols… J’interrogerai là-dessusM. Rinal.
– Voilà tes boutons recousus. Essaiel’habit, pour voir. »
Il s’habilla devant elle qui à pleine gorgeriait.
C’était bien un mousquetaire ! Il avaitdes bottes, des culottes, un pourpoint, des manchettes, une rapièreet un chapeau à plumes.
« J’ai lu, dit-elle, un livre pleind’images où ils sont toujours trois ou quatre habillés de cettemanière…
– C’étaient des soldats de ce tempsd’alors, dit Maurin qui n’avait pas d’autres renseignementshistoriques.
– Seulement, reprit Tonia, ils avaient,sur les images, la moustache et une barbiche en pointe et non toutela barbe comme tu la portes fais-toi raser, Maurin. »
Maurin se redressa, la main sur la garde deson épée.
« Ma barbe arabe, dit-il, ne me quitterajamais ! L’homme libre tient à sa barbe comme sa barbe tient àlui. »
Dans cet accoutrement il était comique sansêtre ridicule, à force d’être bien pris.
« Il se fait tard, va-t’en,Tonia. »
Ils se dirent adieu. Et dans l’ombre du soirrien n’était bizarre comme cette silhouette d’un mousquetaire deLouis XIV, donnant le baiser d’adieu à la jolie fille duXIXe siècle.
Chaque année, le 15 du mois de juin, on voit,dès le matin, suspendue dans un cadre et sous verre, à la porte dela maison commune de Saint-Tropez, la copie suivante d’unedélibération municipale de ladite ville :
Au nom de Dieu soit-il. L’an mil six centtrente-sept et le cinquième jour de juillet, dans la maison deville, par-devant maître Honoré Marquès, lieutenant juge duditlieu, s’est rassemblé le conseil vieux et nouveau, à la manièreaccoutumée, à son de cloche, voix de trompette et cri public, pourdélibérer aux urgentes affaires de la communauté, où ont étéprésents les susnommés et premièrement : Jacques Antiboul,François Fabre et Antoine Augier, consuls ; capitaine FrançoisCocorel ; maître Jacques Marquesy, notaire ; capitaineAbel Peyre ; Antoine Martin d’Honoré, marchand ;Barthélémi Aubert, bourgeois ; capitaine CharlesAntiboul ; capitaine Jean Croust ; BalthazarTaurel ; André Gattus ; Joseph Cocorel ; nobleAntoine Antibert ; Jean Augier ; capitaine SébastienMartin ; noble Balthazar Raimondy, coseigneur d’Allons ;Honoré Martin d’Antoine, marchand ; et Jean Peyronnel,bourgeois.
Les sieurs consuls ont remontré au conseil quela communauté et les habitants de Saint-Tropez ont sujet deremercier le souverain Dieu de la grâce et faveur qu’il nous fit,le quinzième jour du mois de juin dernier au matin, denous avoir donné la force de nous défendre de l’attaque que nousfirent vingt et une galères d’Espagne qui nous combattirent environtrois heures ; sur quoi, requis le conseil de vouloirdélibérer qu’à l’avenir ce jour-là on fera fête à la ville et sefera procession générale en actions de grâces.
Lequel conseil, d’un commun accord, a délibéréque M. le prieur Antiboul sera prié, s’il lui plaît, enconsidération de la grâce et faveur que le souverain Dieu nous fit,ledit jour quinze juin dernier, de nous avoir préservé de l’attaquedes Espagnols, de vouloir faire, quand bon lui semblera, uneprocession générale à Saint-Tropez notre Patron, et qu’à l’avenirtoutes les années et le quinzième jour de juin, jour de laditeattaque, ferait faire une procession générale en actions degrâces.
Signé : MARQUÈS, lieutenant du juge,
ANTIBOUL-SENGLAS, greffier.
Le 24 juin 1558 fut nommé à Saint-Tropez, avecle titre de capitaine de la ville, un commandant général chargé,aux termes de la délibération municipale, de garder la ville dejour et de nuit contre les ennemis, avec pouvoir de prendre leshommes nécessaires à la défense, de faire mettre en étatl’artillerie, d’acheter de la poudre pour les bombardes etde la poudre fine, et de faire commandement à chacun de tenir sesarmes en ordre, etc.
En 1562, ses pouvoirs furent renouvelés ;le conseil municipal lui donne en plus le pouvoir « de prendretous les hommes qui lui sont nécessaires pour faire le guet, allercontre les Turcs et les ennemis du Roi, notre sire, du pays et duprésent lieu ».
On lit dans la vie de saint Tropez, racontéepar l’abbé Espitalier (Saint-Tropez, 1876) :
Les pouvoirs qui lui avaient été reconnus (aucapitaine de ville) par ladite ville de Saint-Tropez furentconfirmés par les lettres patentes de tous les rois, jusqu’à LouisXIV.
Mais sous le règne de ce puissant monarque,les armées permanentes ayant été créées, les habitants ne furentplus tenus à un service militaire obligatoire et régulier ; ladéfense de la ville fut confiée aux soldats du roi établisdans la citadelle ; et le capitaine de ville perdit l’autoritéqu’il avait jusqu’alors possédée.
Mais, en cessant de faire usage de leursarmes pour la défense de leur ville, les Tropéziens lesconservèrent pour honorer leur saint patron. Le capitaine deville, suivi du major et du porte-enseigne, continua à semettre en tête de la bravade, et les habitants, dépouillés deleur ancien prestige militaire, ne furent que plus zélés àreprendre, le jour de la fête patronale, le costume et lesarmes qu’ils avaient jusqu’alors portés.
Hélas ! le capitaine de ville se dispenseparfois d’assister à la bravade !… Alors, en 1759, le conseilmunicipal décide que désormais on donnera tous les ans au capitainede ville une épée d’argent, à la condition expresse qu’il se mettraà la tête de la bravade le jour de la fête.
Plus tard l’épée d’argent de cent livres estremplacée par une pique d’honneur « moins coûteuse ».
Le capitaine de ville est nommé par le conseilmunicipal, chaque année, le lundi de Pâques ; il reçoit despouvoirs spéciaux, la pique et trois cents francs d’indemnité.C’est seulement depuis 1806 que la pique remplace l’épée.
Voici, d’après le Guide de la Bravadede MM. Lally et Condroyer, le cérémonial de la nomination ducapitaine de ville (imprimé à Saint-Tropez en 1888) :
Le lundi de Pâques, quand le conseil municipala choisi le capitaine de ville, une délégation de trois membres serend immédiatement chez l’élu pour lui annoncer la bonne nouvelle.S’il accepte, celui-ci se rend aussitôt devant le conseil qui lenomme alors officiellement.
Le maire se présente avec l’élu sur le perronde l’Hôtel de ville, devant la population assemblée. Les tamboursroulent, puis battent aux champs. Alors le maire proclame lecapitaine de ville.
Une décharge de mousquets, suivie d’unroulement, accompagne les vivats approbateurs de la population. Aumême instant le capitaine de ville, accompagné du maire, desadjoints et des conseillers municipaux, parcourt triomphalement lesprincipales rues de la ville, au pas accéléré, au bruit du tambouret des décharges de mousquets jusqu’à son domicile.
Il est d’usage que la sonnerie des vêpres n’alieu qu’à la rentrée du capitaine de ville.
À partir de ce jour, la direction de la fête,avec toutes ses charges, incombe au capitaine deville.
Les jeux et divertissements lui sontfacultatifs ; il en règle l’ordre et lescombinaisons…
Le 16 mai, les joies (trophées deprix, écharpes, couverts, etc., suspendus à un cerceau horizontalporté au bout d’une hampe) parcourent la ville. Les tamboursbattent les aubades à toutes les autorités civiles et religieuses,à tous les fonctionnaires de l’État, aux chefs de corps de laBravade et à leur porte-enseigne, ainsi qu’à l’état-major del’année précédente.
À trois heures, le capitaine de ville, avecson état-major et toute son escorte, se rend sur la place de lamairie où il va faire halte même devant la maison Lavagne, formantl’angle de la rue Sainte-Anne.
PRISE DE LA PIQUE ET DU DRAPEAU
« Lorsque le maire, ceint de son écharpe,la pique à la main, apparaît sur le seuil de la porte de la mairie,le major commande : « Roulement ! » et ordonnede battre aux champs.
« On entend par battre auxchamps la marche du capitaine de ville et par battre audrapeau celle du porte-enseigne. Ces marches de circonstanceviennent de nos ancêtres.
Le capitaine de ville et son major viennent seplacer en face du maire. Le major seul s’avance vers celui-ci, et,à trois pas de distance, le salue de son épée.
Après l’avoir remise au fourreau, il prend lapique que le maire lui présente, recule de trois pas, et, tournantà gauche, il s’avance vers le capitaine de ville, s’arrête à troispas devant lui pour recevoir son salut et lui remet la pique qu’ilsalue à son tour. Après avoir rallié le capitaine de ville, il sedirige avec lui vers le maire.
À une distance proportionnelle, le capitainede ville, laissant son major en arrière, s’avance seulmajestueusement vers le maire et exécute en son honneur son premiersalut traditionnel, suivi d’une décharge générale de mousquets.
Le major s’avance à son tour, salue de sonépée le maire et vient avec le capitaine de ville reprendre saplace primitive.
L’excellent Guide de la Bravade, d’oùsont tirés ces renseignements, donne avec figures « les dixtemps qu’exige le salut du capitaine de ville. Le numéro 1 seul estapplicable au saint ».
Les dispositions sont les mêmes, ajoute leGuide, pour la prise du drapeau que pour celle de lapique.
Cette cérémonie terminée, le major commande ledéfilé.
Les corps nouvellement constitués passenttoujours après les mousquetaires qui sont lesgardes du capitaine de ville.
Le défilé passe devant le maire et vas’arrêter au bas de la place, où chaque corps de bravade prend saposition. Le capitaine de ville, son état-major à gauche, occupe lemilieu de la place, ayant à droite la rue Blanche.
Ainsi fixés, le major se détache, vient aviserle clergé que tout le corps de bravade est réuni, prêt à recevoirla bénédiction des armes, et il revient à son poste.
Le clergé, croix en tête, escorté desgardes-saint, se rend sur la place par la rue de l’Horloge. À sonapparition, le major fait porter et présenter les armes.
Il accompagne le célébrant pendant tout letemps de la cérémonie.
Les prières terminées, il commande un feugénéral.
Depuis quelques années, des navires de l’Étatviennent dans le port de Saint-Tropez saluer le saint aupassage.
Rien ne saurait mieux que ces citations donnerune idée du cérémonial de la bravade. Mais ce que rien, ni paroleni écriture, ne peut rendre, c’est l’extraordinaire, l’inouïspectacle que présente la ville de Saint-Tropez durant sa fêteannuelle. L’imagination reste impuissante à se représentercertaines choses, si on ne les a pas vues : impuissante lamémoire, quand on les a vues.
Et rien n’est touchant comme la vénération etl’amour de la ville pour son antique tradition.
Malheureusement pour Maurin et pourSaint-Tropez, la majesté des fêtes devait être troublée, cetteannée-là, par un absurde incident.
C’était le 15 juin 19… Le capitaine de villeSouventy, un ami de Maurin, avait exercé déjà deux fois dans sa viela haute fonction qu’il remplissait à la satisfaction de tous. Ildevait effectuer la reddition de la pique et du drapeau, le soirmême, avec les ordinaires cérémonies qui accompagnent la prise.Maurin était très fier d’adresser de temps à autre, du haut de soncheval, la parole à son ami Souventy ; car les fonctions decapitaine de ville sont une distinction réelle et considérable,comme on vient de le voir et comme on en jugera par cedétail : le jour de la Fête-Dieu, le capitaine de ville a lepas sur le maire. C’est lui qui tient le premier cordon du dais, etle maire en personne ne peut y prétendre. Souventy portait un habitbrodé d’amiral et le claque à plume blanche.
Le capitaine de ville, il y a un quart desiècle, portait quelquefois l’armure complète des Montmorency quela ville de Draguignan, qui la possède, prêtait à la ville deSaint-Tropez. Mais à figurer dans les bravades, l’armure s’abîmait,se rayait, se bossuait… Draguignan a fait river les articulationsdes jambières et des brassards, et désormais la garde jalousementdans son musée.
Or, c’était une chose étrange que de voirSouventy en costume d’amiral moderne, entouré de sa garde demousquetaires, les uns à pied, les autres à cheval, au nombre d’unecentaine.
Souventy maniait la pique avec une dextéritéet une élégance parfaites.
Tous les mouvements de la pique exigent unelongue et difficile étude. Mais Souventy était un humble servant dela tradition et un véritable capitaine, de ceux qui saventcommander parce qu’ils ont su obéir. C’était une joie de le voirsaluer ceux à qui il rendait hommage.
Tantôt il élevait la pique au-dessus de sonfront : un tour sur la tête repos sur l’épaule. Tantôt il laprésentait « par la main gauche », la main droite sur lacouture du pantalon ; puis il en renversait la pointe à terre« en avant, repos sur les doigts de la main gauche ».
À côté des mousquetaires à cheval, dansaientles chivaous frux, sous la conduite des élèves de Lougeon.Ce sont, comme on sait, chevaux de carton, dont les robesflottantes cachent les jambes du cavalier qui les anime, lesexcite, les fait évoluer, galoper, caracoler, bondir et secabrer.
Les mousquetaires avaient vraiment haute mine,Maurin en tête, sur leurs chevaux du golfe aux harnachementsenrubannés.
Tous ces mousquetaires, ainsi que les nouveauxcorps de bravade, sont armés non de mousquets mais de tromblons,formidables escopettes dont le canon s’évase comme le pavillon d’uncor de chasse, et que la ville de Saint-Étienne fabrique toutspécialement « pour la consommation de la ville deSaint-Tropez ».
De temps à autre, à l’ordre muet de la pique,les escopettes des gardes-saint se renversent sur les avant-bras,leurs énormes bouches obliquement braquées vers le sol. Un signal.Vingt tromblons chargés jusqu’à la gueule vomissent ensemble deséclairs et de la foudre.
À peine cette décharge a-t-elle retenti quecelle d’un autre corps de bravade la suit… Déjà les premiers ontrechargé… et c’est un roulement continu de coups de feu, sinourris, tellement d’ensemble, qu’à chaque décharge on croiraitentendre le coup unique d’un canon… de Titans !
Les bravadeurs suivent l’itinéraire tracé, ettous les dix pas s’arrêtent pour de nouvelles salves.
La fumée couvre la ville. L’odeur du salpêtre,mêlée à l’odeur de l’encens, enivre cette population tout entière.Tout le monde est aux fenêtres ou dans la rue.
La ville tremble, murs et pavés. Si un notablepasse, ou un étranger à qui on veut faire honneur ou malice, sur unsignal il est entouré par un corps de bravade qui forme autour delui un cercle parfait. Il en est le centre avec quatre pas de rayonà peine ; les tromblons abaissés autour de lui n’attendentqu’un nouveau signe. Le tintamarre formidable de trente coups detromblon partant ensemble retentit, rrran ! La terre sembles’entrouvrir ! Les gueules de toutes ces armes obliquesfrappent le sol de leur souffle d’enfer, et les cailloux soulevésvolent, blessant au visage celui en l’honneur de qui est tirée lasalve ! Faute d’emplir leurs oreilles d’énormes tampons deouate, on a vu des bravadeurs subitement devenir sourds, à jamais…Rrrrran !… Le Vésuve aux jours de fureur détone moinsformidablement. Il n’est pas d’années où une jupe de femme neprenne feu, le 15 juin, à Saint-Tropez, et ne nécessitel’intervention des pompiers.
Qui voudrait se dérober aux honneurs des corpsdes bravades serait considéré, avec raison, comme malappris, etd’ailleurs s’y dérober ne lui serait pas possible. Lesmousquetaires entourent le citoyen qu’il s’agit d’honorer ; ilest captif d’un cercle de fer et de feu… et rrrrran ! leséclairs et les tonnerres le saluent à ses risques et périls.
Parfois un bravadeur se détache de son groupe,pénètre dans le corridor d’une maison amie et, là… rrrran !…le tromblon gronde et crache !… Les vitres des cagesd’escalier s’écroulent à grand fracas, à moins que les habitantsaient pris la précaution d’ouvrir d’avance portes et fenêtres.
Et durant des heures, ces grondements, cestremblements, ces roulements, ces tintamarres, ces pétarades, cesécroulements inouïs, incroyables, invraisemblables, font sursauterles nerfs, bondir le sang, tressaillir les entrailles et les cœurs,et de minute en minute la ville entière se soûle davantage del’odeur irritante de la poudre, du retour rythmique des décharges,de la vision ou du souvenir des ancêtres, de leurs croisades, deleurs combats contre l’Espagnol et le Turc, contre le Sarrasin donttout homme du Var a pourtant dans les veines un peu de sanghérité.
Et là-bas les montagnes des Maures, patrie deMaurin, se haussant sur leur base le plus qu’elles peuvent,regardent Saint-Tropez par-dessus le golfe de Grimaud ; et LaGarde-Freïnet s’émeut, et tous les nids d’aigle, où si longtempsnichèrent les Sarrasins vainqueurs, reconnaissent dans la grandevoix des bravades, qui domine le ronflement des vagues et dumistral, la voix même de leur passé, l’évocation de leur histoire,quelque chose comme un appel de race montant du fond des siècles,batailles forcenées, mêlées retentissantes, fêtes de victoire, joieet terreur, gloires et fumées parfaitement inutiles !
Le bon Parlo-Soulet n’augurait rien de bon dela présence de Maurin aux fêtes de Saint-Tropez, en dépit del’inviolabilité des bravadeurs.
François le matelassier le prévint. « Ilcourait des bruits qui étaient vilains ; on parlait d’uneconcentration, à Saint-Tropez, de toutes les brigades de la régiondes Maures ; on voulait en finir avec le braconnier ; lesbrigades étaient sans cesse à croiser sur les routes, à secommuniquer des renseignements. » Bref, selon François, Maurineût mieux fait, cette année, de ne pas assister à sa chèrebravade.
Mais Maurin avait trop le sentiment de cequ’on doit aux traditions nationales, il avait trop le respectinstinctif du passé, père du présent, pour renoncer à son rôle debravadeur.
Tonia n’avait rien entendu dired’inquiétant ; elle, elle voulut voir la fête illustre, etOrsini, ignorant la présence de Maurin à Saint-Tropez, y accompagnasa fille. Comme elle, il se montrait curieux de la célèbre bravade.Tous deux trouvèrent place à la fenêtre d’un premier étage, sur lequai, chez un ami d’Orsini.
La procession était en marche…
Parlo-Soulet, dragon à cheval, errait autourdes corps de bravade, en véritable éclaireur, prêt à crier àMaurin : « Prends garde, voici l’ennemi ! »
Il avait parlé de ses craintes au capitaine deville qui répliqua :
« Les gendarmes n’oseront jamais faire unpareil scandale. S’ils touchaient un bravadeur sous les armes, laville entière se soulèverait et il y aurait un malheur. Ilsn’oseront pas, croyez-vous-le, à moins d’un incident qui lesautorise à intervenir, mais il n’y aura pas d’incident… »
La bravade avançait, lente, saluant de temps àautre le saint porté sur un brancard, puis honorant d’une salve lesnotables à leurs balcons ou ceux qui, rencontrés dans la rue, sevoyaient enveloppés tout à coup et subissaient le terriblehonneur.
Étrange statue, celle du saint que portaientses fervents !
Saint-Tropez, décapité, est couché dans unebarque comme dans un cercueil. À son côté repose sa tête. Un chienassis semble garder sa dépouille, et, perché sur le bordage dubateau, un coq veille…
Chaque fois que les gardes-saint honoraitl’image sacrée d’une salve bien nourrie, les tambours roulaient,les musiques sonnaient.
Deux fanfares, avaient, cette année-là, obtenula permission de jouer leurs plus beaux morceaux à tour de rôle, àla suite de la bravade, et seulement, bien entendu, quand lecapitaine de ville en donnait l’ordre.
Ces deux fanfares appartenaient toutes lesdeux à la commune de Bourtoulaïgue, voisine de Saint-Tropez etriche d’environ six cents habitants mâles.
Deux fanfares pour douze cents habitantsenviron, c’est trop. Quelques années auparavant, Bourtoulaïgue nepossédait qu’une seule fanfare : la Gloire del’Harmonie. Mais la Gloire de l’Harmonie ayant eu àsa tête un chef d’opinion républicaine avec épithète, lequel avaitjugé bon de se présenter aux élections communales, les républicainssans épithète avaient, de leur côté, jugé bon de créer une secondesociété musicale. Et ainsi la Victoire de la Symphonieétait née d’un désaccord.
Personne à Bourtoulaïgue ni en France n’avaitcompris l’utilité de cette deuxième fanfare, mais l’esprit decolère et de lutte est aveugle. Il emploie souvent ses énergies auhasard, et c’est pourquoi Bourtoulaïgue avait maintenant deuxfanfares pour douze cents habitants, soit cent vingt musiciens,soit environ un musicien pour six Bourtoulaïguois mâles.
Et les deux fanfares étaient, comme de juste,en lutte constante.
La Gloire de l’Harmonie prenait ses vermouthsdans un certain café, et la Victoire de la Symphonie prenait sesabsinthes dans un autre.
Il en résulta que les deux patrons des deuxcafés, qui étaient deux frères, se brouillèrent à mort. Ilsn’avaient plus qu’un rêve, ils le disaient du moins : semanger le foie.
Quand la Symphonie demandait au maire lapermission de jouer sur la place publique de Bourtoulaïgue à uneheure déterminée, l’Harmonie était aussitôt prise d’un besoin,impérieux comme la colique, de se faire entendre exactement à lamême heure et précisément sur la même place. La populationbourtoulaïguoise, divisée par les mille potins insignifiants quisont le fond déjà banal de la vie au village, était désormaisdéchirée cruellement par l’âpre rivalité de ses deux fanfares.
Il faudrait remonter, dans l’histoire deFrance, à la guerre de Cent Ans, aux Armagnacs et aux Bourguignons,pour retrouver haine pareille à celle qui animait l’une contrel’autre les deux fanfares de Bourtoulaïgue, Var (postes ettélégraphes).
Un des deux boulangers de Bourtoulaïgue étantmort, sa boutique resta fermée quelque temps. C’était le boulangerde la Symphonie.
La Symphonie se demanda aussitôt si elle necréerait pas une boulangerie spéciale, bien à elle, ou si elle neferait pas venir son pain, tous les jours, à dos de mulet ou par lebateau, de Saint-Tropez.
Cette dernière opinion prévalut en assembléegénérale. Membres honoraires et membres actifs votèrent comme unseul homme la mise à l’index ou boycottage du boulanger quipétrissait le pain de l’Harmonie ; il fut décrété que letrombone, qui était pêcheur, irait tous les jours à Saint-Tropezavec son bateau chercher le pain de la Symphonie.
« Et quand donc irai-je à la pêche ?demanda-t-il.
– Tu n’iras plus, lui fut-ilrépondu ; nous te nommons notre préposé à la fourniture dupain. La Symphonie te paiera ton travail ; nous augmenteronsles cotisations de nos membres honoraires, voilà tout. »
C’était s’exposer, en cas de tempête, à lafamine ; mais rien n’est héroïque comme la haine et lamusique, mêlées ensemble et s’exaspérant l’une l’autre.
On le vit bien à quelque temps de là. Unterrible coup de mistral ayant en effet pendant six jours retenudans le petit port les embarcations de Bourtoulaïgue, les membresde la Symphonie faillirent périr en masse, faute d’un croûton depain à se mettre sous la dent, car, le premier jour, pas un n’allaacheter du pain chez le boulanger de la société rivale. Bel exemplede stoïque énergie, s’il eût été donné pour une meilleurecause !
Et pas un exécutant ne céda. Le second jour,la Symphonie, transformée en société chorale, parcourut les rues deBourtoulaïgue en chantant :
Mourir pour la Symphonie
Est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !
Heureusement les femmes se montrèrent moinsentêtées que les hommes. Pour nourrir leurs enfants ellesconsentirent à acheter du pain dans leur village natal, chez leboulanger de l’Harmonie.
Celui-ci se refusa d’abord à leur en vendre,mais M. Cabissol, informé des incidents de Bourtoulaïgue, yétait accouru pour étudier le phénomène ; il télégraphia aupréfet qui télégraphia au maire, et l’Harmonie dut nourrir laSymphonie !
Cette inqualifiable lâcheté des épouses et desmères rendit insolents les membres de l’Harmonie. Ils ricanaientsur le passage d’un membre de la Symphonie. C’était un mot d’ordre.À peine apercevaient-ils un de leurs ennemis qu’ils faisaientaussitôt semblant de mâcher quelque chose et se frottaientl’estomac d’un air de jouissance gourmande. Allusion impardonnableaux tortures de la faim qu’avaient dû subir leurs rivaux.
Le membre le plus vaillant de la Symphonie,étant célibataire, avait jeûné deux jours. Il reprocha aux autresleur faiblesse. Ils se fâchèrent. Il donna sa démission… et se fitaussitôt recevoir membre de l’Harmonie.
Le ministre de l’Intérieur fut prévenu, lacommune fut surveillée. Cet état de choses ne pouvait durer. Pourle 14 Juillet, le préfet exigea que les deux musiques ennemiesjouassent ensemble l’aubade traditionnelle à M. le maire. Lesdeux fanfares se récrièrent. Mais on les menaça de la dissolution.Alors, elles se soumirent – mais comme on n’avait pas pris soin dedésigner le morceau de musique qui devait être exécuté sous lesfenêtres du maire, il se trouva qu’elles attaquèrent simultanémentl’une La Marseillaise, et l’autreBourtoulaïguoise, chant de guerre composé par le chef dela Symphonie.
« Il faut fondre les deux fanfares en uneseule, opina le receveur buraliste, et les appeler : LeTriomphe de la Cacophonie. »
Le maire se sentait devenir fou. On ne semariait plus à Bourtoulaïgue qu’entre partisans de la même fanfare.Or, affirmait le maire qui était médecin, le croisement est le seulsalut des races dégénérées.
Les choses en étaient là quand arriva la fêtede Saint-Tropez. Mais le capitaine de ville avait un beau-frèredans l’Harmonie de Bourtoulaïgue et un autre beau-frère dans laSymphonie.
Il fit dire en conséquence aux deux musiquesqu’il comptait sur leur dévouement commun et leur égal respect pourSaint-Tropez déjà martyr ; qu’elles devaient toutes deuxoublier leurs querelles provisoirement, du moins hors du territoirede Bourtoulaïgue ; et qu’elles pourraient figurer toutes lesdeux à la bravade, si elles s’engageaient à jouer sagement l’uneaprès l’autre – car, ajoutait-il, « le soleil luit pour toutle monde ».
Les deux fanfares acceptèrent…
Hélas ! L’odeur de la poudre est unesuggestive odeur. Forcés de porter, durant des heures, sous leursbras leurs instruments muets tant que parlait la poudre, les deuxfanfares s’impatientaient. Chacun de leurs membres brûlait du désirde se faire entendre, admirer, applaudir : Elles seregardaient de travers, paisible au milieu d’un excitant fracas deguerre ! Elles piétinaient, honteuses de leur inaction, tandisque grondait autour d’elles le tonnerre des batailles. Et à chaquedécharge d’artillerie, tous les musiciens contemplaient piteusementle pavillon des cornets à pistons et des bugles, et ilsregrettaient que les trombones ne fussent pas des tromblons.
On sait que l’histoire raconte comment legrand Saint-Tropez, décapité à Pise, fut déposé et couché sans têtedans une embarcation en compagnie d’un chien et d’un coq – et lancéainsi à la mer… La Providence le fit aborder sur le rivage auquelil a donné son nom.
Le groupe de bois sculpté, porté à dos d’hommeet représentant le saint, le chien et le coq, dans la barque, –dominait les têtes innombrables de la foule. Cette glorieuse imageintimidait seule les fanfares ennemies.
On entendit l’une des grosses caissesmurmurer : « Ah ! Si le saint n’était paslà ! »
Mais le saint était là, et il fallait bien lerespecter.
On arriva ainsi sur le quai où se dresse lastatue du bailli de Suffren, et sous la fenêtre même d’où Tonia,assise près de son père, regardait de tous ses yeux l’imposantecérémonie.
Sur la place tout le monde se rangea en belordre, chaque corps de bravade à son rang.
On fit aligner les deux fanfares, l’une àdroite, l’autre à gauche de la statue du grand amiral, face à lamer, dos aux maisons…
Et Maurin, le beau mousquetaire, saluait del’épée sa dame à la fenêtre, en faisant exécuter une courbette àson cheval… quant tout à coup le dragon éclaireur Parlo-Soulet luivint murmurer quelque chose à l’oreille :
« Prends garde, Maurin ! je flaireune manœuvre de Sandri. Les gendarmes de Saint-Tropez n’oseront pasbouger ; mais ceux que je vois arriver là-bas ne sont pas deSaint-Tropez. Ils ne craindront pas de faire offense à lapopulation. Ouvre l’œil !
– Où sont-ils ?
– Là, à l’entrée de la rue par où arrivela queue de la procession. Et d’autres peut-être vont garder lesautres sorties, et alors tu seras comme un rat au fond d’uneratière, mon pauvre !
– Non, dit Maurin, avec un gestelarge : la mer est libre : je sauterai s’il le faut dansune chaloupe, ou bien je lancerai mon cheval à la nage. »
Et rrrran !… calme sur son chevalfougueux, il déchargea coup sur coup deux tromblons…rrrran !
Énervés, les chevaux des mousquetairestournaient sur eux-mêmes à chaque décharge.
À l’ordinaire, les cavaliers ne portent pas detromblons.
En revanche la plupart des bravadeurs à pied,en bottes, vêtus de nos jours à peu près comme des grognards deNapoléon Ier, l’image du grand Saint-Tropez peinte surleur shako – n’ont pas moins chacun de deux tromblons ! Dèsqu’ils en ont déchargé un, leur écuyer leur en présente un autre etrecharge aussitôt le premier.
Porter un tromblon à cheval, c’était unefantaisie, une audace de Maurin, la bravade dans la Bravade.
Maurin avait deux écuyers et trois tromblons…et rrrrran !
Or, chacune des deux fanfares adversaires seconsidérait comme incarnée tout entière dans son chef.
Hélas ! il était à prévoir que les deuxchefs finiraient par se prendre de querelle ! Et ce fut là, enplein quai, dans une ville étrangère et amie, en présence du baillide Suffren et du grand Saint-Tropez !
À travers les assourdissants tonnerres destromblons, ils échangèrent les plus graves injures, on n’a jamaisbien su lesquelles. Tels les chefs homériques, ils se bravaientd’une voix stridente, qu’on entendait grincer entre deux pétarades.L’odeur de la poudre aidant, ils s’avancèrent enfin l’un versl’autre, leur noble bâton de chef d’orchestre levé etmenaçant !
Aussitôt, d’un irrépressible mouvement, lesdeux fanfares, poussées par un destin inéluctable, se jetèrentl’une contre l’autre, en désordre, chacun choisissant, dans lesrangs des rivaux, son pire ennemi. Les apostrophes malignes secroisèrent dans l’air. Vainement le capitaine de ville fit un signeà ses mousquetaires qui opérèrent un mouvement pour séparer lesdeux troupes. Trop tard ! ils n’empêchèrent pas le choc dedeux ophicléides. Ce fut le signal d’une mêlée générale.
Les deux armées musicales, lancées l’unecontre l’autre, levèrent ensemble, avec des bras furieux, leursinstruments, massues légères et pourtant redoutables.
À toutes les fenêtres du quai, les femmesdésespérées tendirent des mains suppliantes vers le ciel vainementimploré !…
Alors, du fond de la place, les gendarmesaccoururent au petit trot !
« Sauve-toi, Maurin ! cria le dragonPastouré.
– Pas encore ! » dit lemousquetaire Maurin.
Et il déchargea un tromblon ironique…rrrran !
Ce bruit rappela à eux-mêmes les bravadeursqui, depuis un instant, étaient restés immobiles, muetsd’étonnement et de curiosité :
Trente tromblons à la fois partirent seuls…rrrrran !
« Nous engageons le clergé à se retirer,dit un gendarme au curé. L’affaire devient vilaine. »
En hâte, pour éviter le spectacle d’unebataille qui s’annonçait cruelle, digne des temps néroniens, leclergé se sauva en retroussant sa soutane, tandis que les porteursdu saint, héroïques dans leur robe pourpre, le posaient à terre etformaient autour le bataillon carré.
Maurin et Pastouré étaient encore séparés desgendarmes par les deux fanfares, c’est-à-dire par une inextricablemêlée de deux cent quarante guerroyeurs !
« Arrêtez, fanfare ! vous manquez àtous vos devoirs, à toutes vos promesses ! » cria d’unevoix retentissante et vaine, au milieu du tumulte, le capitaine deville qui élevait, au bout de son bras chargé de broderiesétincelantes, sa pique naguère obéie…
Il y eut parmi les combattants un peud’hésitation. Le tumulte parut s’apaiser. Le capitaine de villereprit :
« C’est moi – ne l’oubliez pas – qui suisici le seul chef, le chef absolu !… Messieurs les gendarmes,de grâce n’intervenez pas, ou je ne réponds plus de rien. Monautorité doit suffire ; je représente une tradition qui estsouveraine ; il y a des siècles qu’elle n’a pas étéméconnue ! Allons, c’est assez ! que l’Harmonie et laSymphonie se séparent à ma voix et qu’elles profitent de cettecirconstance, pour ne plus faire qu’une seule société musicale.Certes, ce serait un miracle, mais ce n’est pas le premier qu’ondevrait au grand Saint-Tropez. »
Le chef, sur ce mot, exécuta avec sa pique unsigne involontaire. Les bravadeurs crurent qu’il ordonnait unesalve… et rrran ! cinquante tromblons partirentseuls !
« C’est cela, saluez, bravadeurs !(s’écria-t-il habilement, dans l’espoir de désarmer à forced’éloquence la rage des deux fanfares hésitantes et la résolutiondes gendarmes incertains) ; c’est cela ! saluez enl’honneur des fanfares ! Entourez-les ! cernez-les !et saluez encore ! »
Et de sa pique il fit un nouveau signe.
Les deux musiques furent entourées aussitôtpar tous les corps de bravade… et rrrrran !… On eût pu croireque la ville entière sautait jusqu’aux nues dans l’incendie d’unepoudrière.
Coup fatal ! quelques cailloux, soulevéspar le souffle tout-puissant des tromblons frappèrent au visage lesmusiciens qui en étaient encore à se menacer les uns les autres, às’insulter à travers le vacarme… et cette impression inattenduedéchaîna la rage des combattants qu’on voulait apaiser. On eût ditque la poudre enflammait littéralement les colères… Et les pistons,les bugles, les trombones, les saxophones entrèrent en danse !On vit s’élever et s’abaisser, comme autant de tomahawks, leshautbois, les ophicléides et les trompes de chasse… Ce fut unhourvari indiscriptible. Massues d’abord, puis boucliers aussitôt,les instruments de cuivre se bossuaient les uns les autres ;quelques-uns échappaient aux mains des combattants qui, pour lesravoir, se précipitaient les mains tendues vers le sol, etaussitôt, bousculés, roulaient à terre, à demi écrasés. Lesmousquetaires à cheval, non plus que les gendarmes, n’osaients’élancer dans cette cohue, de peur de blesser les musiciensirrités ou les élèves de Lougeon qui, montés sur les chivàousfrux et empêchés dans leurs étoffes flottantes, enfouis dansleur cartonnage, cherchaient vainement à se sauver, et dontquelques-uns tombaient en hurlant, les quatre fers enl’air !
À sa fenêtre, Tonia révélait avec allégressesa nature violente : « Mon Dieu ! qu’ils sontdrôles !… » s’écriait-elle en battant des mains. Et elleriait aux éclats, heureuse de voir si belle bataille.
À ce moment le dragon Pastouré aperçut legendarme Alessandri qui, bien droit en selle sur un gigantesquecheval, manœuvrait de façon à placer Maurin entre deux groupes degendarmes.
« Gueïro, Maourin ! guette,Maurin ! Attention !
– Laisse-z-y faire ! dit Maurin.J’ai l’œil où il faut ! »
Sandri arrivait sur lui, mais Maurin, aumoment où l’un des musiciens combattants élevait très haut satrompe de chasse dans l’évidente intention de la laisser retombersur le crâne d’un ennemi, s’empara de cet instrument, l’embouchaaussitôt et, toujours calme sur son fougueux cheval de guerre, ilen tira une sorte de barrissement si inattendu et si affreux que lamonture de Sandri, en arrivant près de la sienne, fit un écartformidable, glissa des quatre pieds et tomba… envoyant rouler àquinze pas le plus joli des gendarmes.
D’un bond, Sandri, s’étant relevé, releva soncheval et se remit en selle, car il avait reconnu là-haut, à unefenêtre, Tonia qui riait comme une folle !
Tout en rassemblant sa bête, il l’éperonnarageusement. Furieuse, elle érigea superbement sa courte queue.
Or Pastouré, le dragon veillait, il saisit auvol une clarinette qui, bondissant en l’air sous le coup d’untampon de grosse caisse, passait par là, et prompt comme l’éclair,sautant à bas de son cheval, il enfonça, d’une main sûre, cetinstrument à anche dans le pertuis naturel qui béait sous la queuedu cheval de Sandri.
Et ce faisant, Pastouré disaitallègrement :
« Peut-être qu’ils’envolera ! »
Il s’envola en effet – c’est du moins ce qu’onraconte. Il bondit comme s’il eût eu des ailes.
Sentant à la fois l’outrage aigu et lablessure profonde, serrant ses énormes fesses rondes, abaissant etpressant sa queue, si fière naguère, contre l’étrange queuepostiche dont il ne pouvait deviner la nature, se croyant atteint,au milieu de cette guerre tonitruante, par quelque lance mortelle,le noble animal s’enleva des quatre pieds et, voyant devant luis’ouvrir la vaste mer rafraîchissante, il s’y élança, emportant soncavalier qui s’épuisait en efforts inutiles et ridicules pour lemaîtriser.
Noble et malheureux animal ! la douleurqu’il espérait fuir le suivait obstinément ! Et droit devantlui, sans s’occuper du désespoir et de la honte de son gendarme, ilnageait, nageait, filant toujours tout droit, comme attiré parl’autre rive du golfe !… Il nageait… il fendait les eauxbleues. Pastouré lui jeta un regard de pitié.
« Pauvre de lui, pechère ! dit-il.Il ira comme ça jusqu’à Sainte-Maxime !… Il espère toujours laperdre en route (il parlait de la clarinette). C’est pour lalaisser en arrière qu’il file si vite… mais je ne crois pas qu’illa perde. Il la tient trop bien ! »
« Un cheval, un cheval, mon royaume pourun cheval ! » criait en pleine bataille Richard IIId’Angleterre, démonté.
Plus heureux qu’un tel roi, Pastouré n’eutqu’à se remettre lourdement en selle.
« Victoire ! cria Maurin en saluantde son chapeau empanaché la belle Tonia qui riait au balcon,là-bas.
– À présent que nous sommes vainqueurs,dit Pastouré à Maurin, nous pouvons détaler… »
Maurin lui passa un de ses tromblons, et tousdeux, enfilant les rues tortueuses, gagnèrent par un détour habilela grand-route qui, longeant le golfe de Saint-Tropez, conduit àCogolin.
Pendant ce temps, si l’on en croit la légende,le cheval de Sandri, toujours nageant et portant toujours soncavalier, approchait de la plage de Sainte-Maxime, délicieusepetite ville qui fait face, de l’autre côté du golfe, à la fièrecité tropézienne.
Les gardiens du sémaphore de Sardinaux quidomine Sainte-Maxime braquaient leurs lunettes marines sur l’objetmouvant qu’on apercevait là-bas, au milieu des eaux tranquilles dugolfe…
« Qu’est-ce que c’est queça ? » dit un des gardiens.
L’autre, ayant regardé longtemps,prononça :
« C’est drôle ! on dirait Napoléonqui revient de l’île d’Elbe.
– Comment ! encore ! »s’écria le premier, incrédule et distrait sans doute.
Mais comme il avait « de lalecture », il réfléchit un moment et ajouta :
« Non, non, c’est impossible !…l’histoire ne se recommence pas. »
Porter, avec le tromblon et l’épée, un costumequi vient de vos ancêtres, et cela dans un jour de fêtesolennelle ; être subventionné par l’État, pour célébrer unfait d’armes national ; – puis, malgré une victoire comiqueremportée sur un seul gendarme, sonner la retraite et s’enfuir –cette attitude en somme n’était pas très glorieuse pour unmousquetaire aussi brave que l’était Maurin…
Il est hors de doute que, à l’homme qui en estrevêtu, le costume quel qu’il soit suggère des pensées conformesaux traditions qu’il évoque.
Maurin, confusément, souffrait… Dans les vieuxplis de son pourpoint reprisé, tout un passé de gloire frémissaitde honte et lui reprochait de n’être qu’un mousquetaire demascarade, bien qu’il eût protesté du contraire quand Tonia avaittant ri, la veille, en recousant les boutons de la vénérabledéfroque.
Tonia, après tout, venait d’assister à lafuite du héros ! Elle avait, il est vrai, assisté également àla ridicule baignade de Sandri ; n’importe, Maurin n’était pascontent !
Il se disait bien qu’en fuyant il avait prisle seul parti raisonnable ; que toute autre conduite eût étéde sa part une fanfaronnade absurde… N’importe ! il fuyait,une trompe de chasse dans une main, un tromblon dans l’autre, ilfuyait, lui Maurin ! et, sans qu’il raisonnât ses impressionsde regret et de honte, il les éprouvait fortement, il se sentaitdécidément un mousquetaire pour rire, indigne de sa ville natale,indigne du magnifique passé qu’elle affiche tous les ans sur lesmurs de la maison commune.
Il n’y eut pas bientôt jusqu’à la présence deson fidèle écuyer Parlo-Soulet, galopant derrière lui, qui ne fûtcomme un reproche dont il était talonné. Quoi ! ils avaient, àeux deux, deux chevaux, deux tromblons, une trompe ! ilsétaient grisés du spectacle d’une bataille et de l’odeur de millekilos de poudre !… et ils fuyaient !
Dans sa colère, Maurin éperonnait son cheval,et le gros Pastouré, dont le poids écrasait la monture, avait peineà le suivre !
Maurin, qui avait « une grosseavance », s’arrêta sous le pin Berthaud, témoin naguère de savictoire contre Césariot. Pastouré le rejoignit.
« O Parlo-Soulet, dit Maurin, si nousretournions à Saint-Tropez ? si nous flanquions une tripotéeaux gendarmes ? L’occasion est belle. Nous filons comme deuxpéteux. Fuir, toujours fuir, ça m’ennuie à la fin ! Il y a unmoment où les sangliers traqués se retournent et font tête auxchiens. Je ne veux pas passer ma vie à être pourchassé. Si nousleur donnions, à notre tour, la chasse, aux gendarmes ?
« Sandri, si je calcule bien, doit, àcette heure, ou bien être arrivé à Sainte-Maxime ou bien, comme unplomb, être au fond de la mer ! Un des autres« brasse-carré » est tombé sur la place avec son cheval,je l’ai vu et il n’a pas pu se relever à temps pour nous suivre…Celui-là doit avoir les côtes malades. Allons jouer un bon tour àses collègues… Ils n’étaient en tout que quatre ou cinq.
– Et quel tour ? interrogeaPastouré, soucieux et prudent.
– Je n’en sais rien, réplique Maurin,mais ayant pour nous deux chevaux, deux tromblons et unetrompe ! et contre nous seulement trois gendarmes, nous avonsbien sûr de quoi nous amuser un peu, quoi qu’à vrai dire je ne voiepas au juste comment. »
Parlo-Soulet secoua la tête :
« C’est l’odeur de la poudre qui te rendfou. Rappelle-toi, Maurin, que c’est bien assez d’avoir affaire àla gendarmerie quand elle vous cherche… Ne la cherchons jamais denotre sicar (de notre propre mouvement). Enavant ! »
Et Pastouré donna du talon à son cheval.
« Tu dis : « En avant »mais tu tournes le dos à l’ennemi ! » lui criaMaurin.
Et il exhala un gros soupir.
Il comprenait cependant que Parlo-Soulet avaitraison, et quoique à contrecœur il le rattrapa au galop.
« Je dis « en avant », luiexpliqua alors Pastouré, parce que des gendarmes, si tu en veuxabsolument, pour sûr nous en trouverons à la Foux. Il n’y a pas debonne fête sans gendarme. Des gendarmes et des gardes, il y en auraà la Foux, sur le champ de courses, où l’on a construit cesjours-ci des arènes de bois et où courent aujourd’hui des taureauxet des toréadors espagnols. »
Maurin redressa l’oreille :
« Comment, s’écria-t-il… espagnols ?Tu es sûr qu’ils sont espagnols ?
– Espagnols du moins ils s’appellent, surles affiches que j’ai lues.
– Espagnols ! » répéta Maurinconsterné.
Et, dans un grand élan d’indignationsincère :
« Voilà donc les Espagnols à la porte deSaint-Tropez ! à la Foux ! à Cogolin ! le jour mêmede cette bravade qui nous renouvelle à tous comment, il y a dessiècles, nous avons mis en fuite, après trois heures de combat,vingt et une galères espagnoles ! Voilà donc maintenant queles barbiers espagnols viennent nous faire la barbe, le jour mêmede la bravade ! Des Espagnols faire leur fête à côté de lanôtre ! Ils versent sous nos yeux le sang des bêtesinnocentes, pendant que nos tromblons ne tirent qu’à poudre et fontles vantards !… Les Espagnols, je pense, se foutent denous ! »
Il serra son tromblon avec colère dans sa mainqui frémissait.
Il éperonna son cheval. Un enthousiasmemontait dans sa cervelle surexcitée. Il ne fuyait plus, il allait àun péril nouveau, inconnu. Il tournait un dos méprisant à la guerrecivile et courait sus à l’étranger !
« Je crois, dit Pastouré gravement, quenous n’avons rien à craindre, présentement, de cesEspagnols !
– Et qui te l’a dit ? ripostavivement le mousquetaire. Tu sais bien, Parlo-Soulet, que j’ai menéplusieurs fois des étalons du Golfe jusqu’en Camargue, chez ungrand propriétaire de là-bas qui voulait essayer de faire descroisements de nos chevaux de Grimaud avec les camarguais, quidescendent, comme les nôtres, des chevaux sarrasinois oumauresques… Je connais donc les Espagnols !
– Je ne savais pas, dit humblementPastouré, que la Camargue fût en pays d’Espagne.
– Elle est France, la Camargue !reprit l’autre ; mais depuis quelques années, apprends que lesCamarguais veulent être espagnols.
– Tiens ! Je ne savais pascela ! Et comment ? Et pourquoi veulent-ils êtreespagnols ? se récria Pastouré.
– Voilà l’affaire, dit Maurin qui mit soncheval au pas, mouvement aussitôt imité par son compagnon fidèle…Voilà l’affaire : Dans la Camargue, qui est une île dans leRhône et dans la mer…
– Elle est dans la mer ou dans le Rhône,cette île ? questionna le précis Pastouré.
– Dans tous les deux, vu qu’elle est dansle Rhône à l’endroit où il entre dans la mer.
– Et comment est cette île ?
– Il y a du sable, des marécages, dessiagnes, des ajoncs, des enganes ; – tiens, ça ressemble auxmarais des salins d’Hyères et un peu à la plage d’ici, au fond dugolfe.
– Je la vois, ta Camargue, dit Pastouré.Et qu’y a-t-il dans cette île ?
– Des gardians de chevaux et de taureauxsauvages.
– On y chasse ?
– De sûr ! tous les gibiers, lesanglier excepté… Pour t’en revenir à l’Espagne, dit Maurin, lesgens de Camargue, chaque année, marquent leurs jeunes taureaux avecun fer rouge, afin de les pouvoir reconnaître et de savoir à quiils appartiennent. On fait à cette occasion des jeux publics. Ons’amuse avec les taureaux. Les gardiens montrent leur adresse etleur force en se faisant poursuivre par les bêtes ; des fois,au moment d’être atteints, ils les évitent en sautant par-dessus, àla perche ; d’autres fois en posant le pied sur la tête dutaureau, juste à l’instant où il baisse le front pour les embrocheravec ses cornes…
– Ils ont un fameux courage ! ditPastouré.
– Peuh ! fit Maurin, j’ai essayélà-bas : j’ai réussi comme eux. Il faut être leste et ne pasperdre le sang-froid, voilà tout. Le taureau se retournedifficilement et un homme adroit l’évite sans trop de peine.
– Voilà un travail, interrompitParlo-Soulet, qui me serait impossible à moi, gros comme je suis.Sais-tu que je pèse deux cent cinquante livres ?… je feraispéter toutes les perches, et, pour l’heure, le cheval que je montedoit regretter son gendarme !
– Pour t’en revenir aux Espagnols, repritMaurin, on joue aussi en Espagne avec les taureaux, mais un jeutout différent et qui n’est pas beau ! et que je n’aimeguère !
– Je sais, dit Pastouré. On tue lestaureaux devant tout le monde.
– Parfétemein ! On tourmente lesbêtes ; on leur plante des flèches par tout le corps, comme onplante des épingles dans des pelotes. J’ai vu ça en Arles, où lesEspagnols sont venus gagner beaucoup d’argent, pensant que leursamusements de sauvages plairaient aux gens de notre Camargue. Ilfaut croire qu’en effet ils ont plu à ce peuple du Rhône puisqu’ils’est mis à réclamer le droit de donner de ces spectacles que lesEspagnols appellent des courses de mort. En Provence, en fin decompte, comprends-tu, Pastouré ? les courses de taureauxétaient des jeux où il y avait bien du péril pour l’homme, mais oùil n’y avait ni danger pour la bête ni cruauté contre elle. On nela torturait pas.
– J’ai entendu raconter que la torture,dit Pastouré savant, a été abolie par la Grande Révolution.
– Tout justement. Eh bien, les Espagnolsnous apportent en Provence la torture contre les bêtes. C’estdégoûtant ! Et tu vois ! d’après ce que tu m’annonces,les voilà maintenant aux portes de Saint-Tropez, lesEspagnols ! Ah ! si je pouvais les empêcher, cescourses !
– En attendant que nous les empêchions,moi, je les verrais volontiers, dit Pastouré, pourquoi je ne saispas ce que c’est.
– Eh bien, allons-y,alors ! »
Ils poussèrent leurs chevaux vivement.
Les arènes de la Foux se trouvaient sur lechemin que devait suivre Maurin pour regagner sa cabane, où ilcomptait reprendre ses vêtements habituels.
Les chevaux galopaient.
Les deux amis ne tardèrent pas à arriver surle champ de courses de Cogolin, en vue des arènes de bois dont lesplanches étaient couvertes d’affiches mi-partie jaunes etrouge.
Jaune, rouge, c’étaient les couleurs del’Espagne, le ruisseau d’or entre des rives de sang.
Ces affiches pullulaient ; on en avaitcollé sur le tronc de tous les pins parasols environnants.
« Tu vois ! dit Maurin, c’est lepavillon d’Espagne ! ils l’ont planté partout en terretropézienne !… Eh bien, nous allons voir ! »
L’en-tête de ces affiches était rédigéainsi :
Courses nationales du Midi
dites
GRANDES COURSES ESPAGNOLES
ou
COURSES DE MORT
Primera espada.
GONZALÈS TORTILLADOS EL FUEGO BARDILLAS
Le célèbre matador de Séville
ESPAGNE
Le champ de courses de Cogolin, au fond dugolfe de Grimaud, est établi dans un vaste espace sablonneux, surlequel s’élèvent çà et là de magnifiques pins parasols. Là, quandle regard ne se porte pas sur les collines trop proches, onpourrait se croire en Camargue même. Mêmes pins, même sable, mêmestamaris, mêmes saladelles…
C’est sur ce terrain que, tous les ans, ontlieu les courses de chevaux qui attirent une foule de spectateursvenus de Toulon, d’Hyères, de Draguignan, de Saint-Raphaël, deCannes, de Marseille et de maint autre lieu.
Cette année-là, des entrepreneurs de jeuxtauromachiques avaient imaginé d’exploiter à leur profit laréputation du champ de courses de Cogolin, comme aussi le voisinagede la bravade tropézienne. Ils s’étaient dit que, le lendemain dela procession, ils auraient sans doute toute la partie étrangère dupublic, et, le jour même de la procession, tous ceux qui secontentent de n’assister que peu d’instants à la bruyante fêtetraditionnelle. Le calcul n’était pas sot.
Une foule immense et bariolée grouillait surle champ de course, sous les hauts et larges pins parasols, lorsqueMaurin y arriva avec son compère.
La tentative n’intéressait pas les seulsentrepreneurs, mais aussi les marchands de boissons variées quipoussant devant eux leurs marchandises établies sur de petitescharrettes, suivent les taureaux en déplacement et les soldats enmanœuvres.
Elle n’intéressait pas seulement, avec lesentrepreneurs, ces pauvres « buvetiers et cantiniers »,mais une foule d’élégants jeunes hommes au menton haut sur cravate,gantés trop juste, lorgnon à l’œil et stick en main.
Sous le nom bien françaisd’afficionados, ces jeunes gens avaient trouvé nécessairede déclarer jeux nationaux de Provence les corridas demuerte qui sont essentiellement espagnoles et jamais, au grandjamais, ne furent provençales.
Le grand, le terrible reproche qu’on peutfaire à la corrida de muerte, c’est qu’elle excite, sousle nom d’enthousiasme tauromachique, le plus vilain sentiment dumonde, celui de la cruauté qui se satisfait sans péril.
En effet, toute la joie du spectateur descourses de taureaux consiste à jouir, sans danger, des dangers quecourent un ou plusieurs hommes, et des souffrances d’une bête vingtfois blessée avant de mourir.
Joie abominable, celle de sentir qu’on est àl’abri de la souffrance qu’on a causée moyennant quinze ou trentesous, cent sous ou vingt-cinq francs.
Il est impossible de rêver, pour un peuplecivilisé, un spectacle qui le soit moins.
C’est ce qu’était en train de dire, sous unparasol et sous un arbre du même nom, M. le sénateur Besagne àM. l’instituteur Letourel.
Quand Maurin et Pastouré à cheval arrivèrentsous les grands pins de la Foux, les courses n’étaient pascommencées. Les gens, les étrangers surtout, regardèrent lemousquetaire et le dragon avec étonnement d’abord, puis aveccuriosité, mais la plupart crurent qu’ils faisaient partie de latroupe tauromachique. On murmurait : « C’est despicadors ! »
« Tiens, dit Pastouré, voici monsieurl’instituteur qui a « appris » à mon fils. Bonjour,monsieur Letourel. »
Pastouré, du haut de son cheval, serra la mainde M. Letourel, Letourel, qui écoutait le sénateurBesagne.
« Deux bravadeurs de Saint-Tropez,n’est-ce pas ? » dit le sénateur.
Maurin salua, en soulevant son feutreempanaché.
« Nous parlions, dit M. Letourel àPastouré et à Maurin, des courses de mort auxquelles nous allonsassister ; et, ajouta-t-il en se retournant versM. Besagne – je me permettrai de vous demander, monsieur lesénateur, comment il se fait que les Chambres ne votent pas unebonne loi contre ces courses de mort ou, si la loi existe – commeon le dit – pourquoi elle n’est pas appliquée sévèrement ?
– Les partisans de ces courses, réponditle sénateur, leur ont inventé un nom qui paralyse l’actiongouvernementale ; ils les ont appelées (voyezl’affiche) : jeux nationaux. Ce mot denational a la vertu de protéger peu ou prou tout ce qui leporte. Si nous touchions à des jeux ainsi dénommés, nous aurionscontre nous, on le craint du moins, la nation tout entière, dumoins la nation provençale.
– Ma nation ! jamais ! s’écriaMaurin.
– Je me permets encore de vous faireremarquer, dit l’instituteur, que ce motif soulignerait lafaiblesse du gouvernement, sans l’excuser. Il doit y avoir autrechose… C’est un chagrin bien grand pour moi, qui ai consacré ma vieà tenter d’apprendre aux enfants la bonté, la justice, labienveillance envers les animaux, de voir se dresser partout cescirques féroces. Regardez ! Cela rappelle les temps les plusbarbares. La France républicaine n’est-elle qu’une Francedécadente, monsieur le sénateur ? et qui donc en estresponsable ?
– Bravo ! s’exclama Maurin, lemousquetaire à cheval.
– Qui est responsable ? eh bien, jevais vous le dire ! répliqua le sénateur impatienté. Je vaisvous le dire, puisque vous me pressez ; je ne veux pas que lebrave homme que vous êtes puisse m’accuser d’être indifférent auvilain mal qui vous indigne… Le coupable, c’est le suffrageuniversel.
– Ah ! par exemple ! »s’indigna Maurin qui crut la République en danger.
Mais le sénateur continuait à parler. Maurinet Pastouré, attentifs et imposants sur leurs chevaux immobiles,écoutèrent.
« Le suffrage universel, ditM. Besagne, c’est comme la langue selon Ésope : ce qu’ily a de meilleur et ce qu’il y a de pire… Suivez-moiattentivement : la plaie de notre pays, c’estl’alcoolisme ; dans certaines villes il y a un si grand nombrede débits de liqueurs qu’il s’en trouve, d’après les statistiques,un pour sept habitants, en comptant les femmes et lesvieillards !
– C’est plus encore qu’il n’y a demusiciens à Bourtoulaïgue ! déclara Maurin.
– C’est terrible ! fitl’instituteur.
– Tous les débitants d’alcool, en France,sont des électeurs redoutables, car ils ont une influence reconnuesur leur clientèle. Me suivez-vous bien ?
– Trop bien, monsieur le sénateur.
– Qui diable pourrait deviner pareillechose ! dit le candide Maurin.
– Donc, le député, s’il veut être renomméà la fin de la législature, ménage les marchands d’alcool. Ménagerles marchands d’alcool, c’est ne pas nuire à leur commerce. Ne pasnuire à leur commerce, c’est leur permettre d’empoisonner le peupleavec leurs boissons frelatées. Donc, pour rester député, on laisseempoisonner le peuple par l’intermédiaire du marchand d’alcool.Est-ce clair ?
– Noum dé pas Diou ! fit Maurin, jecomprends l’affaire ! Tous ces alcools sont despoisons !… Et dire que, pendant qu’on en fabrique avec desgrains, avec du bois, avec toutes sortes de cochonneries, notre bonvin naturel ne peut pas se vendre ! Et comme ça, monsieur lesénateur, nos députés protègent les fraudeurs ? SiM. de Siblas m’avait dit ça, je n’aurais pas voulu me lecroire, et je me serais peut-être fâché – parce qu’il est, comme dejuste, un ennemi de la République – mais vous, vous êtes un de sesmeilleurs défenseurs. Si donc vous dites ça, c’est pour un bien.Mais voyons un peu… les marchands d’alcool et les courses detaureaux, ça fait pourtant deux ?
– Ça ne fait qu’un !
– Comment ? s’exclama Pastouré quifit passer son tromblon de son bras gauche sur son bras droit.
– C’est facile à comprendre : lepublic des courses de taureaux est un excellent public pour lesmarchands de boissons quelconques. Une foule excitée, cela boit,reboit et veut encore boire. Le spectacle irritant dessèche lesgosiers.
– Je vois venir la lièvre ! ditMaurin soucieux. Elle est grosse !
– L’émotion emplit les bouches d’amertume– poursuivit le sénateur ; il faut donc boire. Dans les villesde courses, les marchands de liquides ont le plus grand intérêt àappeler jeux nationaux les courses à mort, afin de lesrendre respectables ; et plus d’un député, qui préfère sasituation au vrai bien du peuple, dont il a cependant assumé ladéfense, se laisse aller à ne pas contrarier le marchand d’absintheet de faux vermouth de Turin – lequel est ainsi, au bout du compte,roi de France !… Conclusion : c’est pour faire de laFrance un abattoir et du marchand d’alcool le vrai roi de la Franceque nos pères ont fait la Révolution de 89…
– F… fichtre ! dit Maurin en faisantpasser son tromblon de son bras droit sur son bras gauche.
– Voilà pourquoi, monsieur l’instituteur,vos prédications sur la bonté et la générosité envers les bêtesresteront stériles… Que voulez-vous que j’y fasse ? je suisvieux et découragé.
– Dites cela à la tribune.
– Je suis sénateur. L’initiativeappartient aux députés.
– Faites-le dire par les journaux.
– La plupart refuseraient… Le marchandd’alcool est une force redoutable. Il a entre ses mains la vie etla mort des grands quotidiens… En résumé, il tient en bride lesdeux plus grandes puissances du monde moderne ; le suffrageuniversel et la presse. Voilà pourquoi et comment il estvéritablement le nouveau roi du monde. Mais les courses commencent…Voyons ce que cela deviendra. »
Maurin, d’un air irrité, descendit de chevalet Pastouré l’imita.
« Monsieur le sénateur, dit Maurin, nousautres le peuple, nous ne savons pas expliquer les choses, maisnous répétons souvent dans ce pays-ci une parole qui en assemblebeaucoup. Nous disons : « Aï, pauvre« France ! » et je le vois bien, c’est « PauvreFrance ! » qu’il faut dire…
– Bah ! répliqua le sénateur, la vied’un grand pays est puissante elle aussi, et l’on trouve tôt outard remède à tout !
– Après ça, dit Maurin, ça n’est pas plusfort que mon histoire de chien enragé… mais c’est à peuprès. »
M. le sénateur ne l’entendait plus. Ilentrait dans le cirque avec l’instituteur son ami.
Alors Maurin se tourna versPastouré :
« Je suis là que je me pense des chosesterribles, ami Pastouré. Si tout ce que nous a dit M. Besagneest vrai, un jour il nous faudra entreprendre, nous autresrépublicains, une révolution contre la république, pour te refaireune France ! Et cette idée m’embête ! N’empêche que, simon peuple le demandait, je me mettrais à sa tête, noum dé pasDiou ! Je suis déjà allé à Paris pour mon compte, à pied. Jesuis un homme, tel que tu me vois, capable d’y retourner avec unpeuple derrière moi !
– Je le sais bien, dit Pastouré. Et jesuis homme à t’y suivre, comme de juste.
– En attendant, suivons la foule, ditMaurin. J’ai envie de leur montrer, à ces Espagnols, de quel boisje me chauffe ! »
Ils attachèrent leurs chevaux au tronc d’unpin parasol, et se dirigèrent vers l’entrée des arènes.
Le dragon Pastouré ne lâchait pas d’unesemelle le beau mousquetaire, à qui les jeunes filles jetaient desregards aimables, car il avait vraiment haute mine, avec sontromblon sur le bras droit, la main gauche sur son épée horizontaleet son panache flottant au vent, encore qu’un peu déplumé…
Au moment où Maurin entrait dans les arènes,suivi de Pastouré, Tonia, de son côté, y arrivait avec son pèredans la carriole que leur avait prêtée leur voisin, le cantinier duDon.
Orsini attacha son cheval au tronc d’un pinparasol, non loin des montures de Pastouré et de Maurin, qu’ilreconnut aux rubans de fête qui enguirlandaient les harnachements,et avec sa fille il entra dans le cirque.
Pastouré le désigna à Maurin :
« Regarde ta Tonia, là-bas, avec Orsini.On dirait qu’ils te suivent.
– Ils suivent les fêtes, dit Maurin, etpuis les Corsoises sont un peu Espagnoles : elles ont lecouteau à la jarretière. »
Tonia, de loin, sourit à Maurin, qui, tout demême, se sentait fier d’être tant aimé par elle, – mais qui setrouvait d’autant plus malheureux d’avoir fui les gendarmes sousles yeux de sa belle amie.
Les arènes, tout en bois et construiteshâtivement, étaient cependant assez vastes. C’était un cirque àciel ouvert, de forme elliptique ; les palissades extérieuresavaient près de cinq mètres de hauteur et celles qui séparaient lepublic de l’arène environ un mètre cinquante.
Tout le long de ces palissades intérieurescourait une plinthe en saillie, sur laquelle pouvait prendre appuile pied des toréadors lorsqu’ils les voulaient franchir pouréchapper au taureau.
Huit ou dix rangs de gradins s’étageaientautour de l’arène. Dans une loge décorée d’étamines tricoloresavaient pris place plusieurs maires des environs, autour dusénateur Besagne. Les deux premiers rangs, qui s’appelaientplaces réservées, étaient occupés par des bourgeois, deriches propriétaires, des dandys de petites villes et de villages,des désœuvrés de Marseille, de Cannes et de Nice ; onremarquait quelques riches directeurs d’établissements honteux,venus de ces grandes villes en bogheys reluisants attelésd’excellents trotteurs.
À ces mêmes places réservées, cinq ou sixgentilshommes des environs, habitués du champ de courses deCogolin.
Bref, les classes les plus diverses de lasociété étaient représentées dans ce nombreux public.
Les courses commençaient…
Deux cavaliers (picadors), aux jambières detôle et armés de lances, couraient autour de l’arène.
Un premier taureau fut lâché… C’était, disaitl’affiche, le terrible Empereur – taureau espagnolredouté, le même qui avait frappé à mort l’illustre El Tato, dontGonzalès Tortillados seul héritait la gloire !
Empereur sortit du toril sans trop de hâte, ettout de suite Maurin reconnut un misérable petit taureau camarguaisépuisé par trente courses récentes et autant de marches forcées lelong des routes de Provence où on le traînait la nuit de cirque encirque.
« S’ils sont tous espagnols commecelui-là ! déclara-t-il, les amateurs de courses espagnolesauront le droit de se faire rendre leur argent. »
Habillé correctement en toréador espagnol,mollets bombés sous le bas blanc, veste courte et pailletée, unhomme, aux cheveux noirs et luisants comme de la poix, s’avançaarmé de deux banderilles qu’il planta dans les flancs du taureau enfaisant des ronds de bras comme une danseuse.
Empereur frémit. Deux filets de sang sortirentde ses blessures, à la base des deux flèches qu’il secoua d’unfrisson de peau, sans parvenir à les faire tomber ; puis letaureau, évitant les picadors avec soin, se mit à faire deux outrois fois le tour de l’arène… Les banderilles sanglantes etballottantes écorchaient sa chair, au rythme du galop ; ilétait évident qu’Empereur cherchait la sortie et rêvait au foin deson râtelier, à moins que ce fût aux horizons de Camargue prolongéspar la vaste mer.
Une huée de la foule accueillit cette insignelâcheté.
Empereur ne gagnait pas l’argent desentrepreneurs.
Ils avaient disséminé parmi le public quelquescompères chargés de diriger les volontés de la foule.
« Allons, le feu ! lefeu ! » cria un prétendu afficionado.
Un deuxième toréador, tout pareil au premier,planta dans le cou d’Empereur deux banderilles nouvelles. Ellesportaient des fusées dont la mèche se consuma lentement. Le feuatteignit bientôt la poudre et le taureau, couvert tout à coupd’étincelles, se secoua encore… les deux fusées finirent paréclater avec un bruit ridicule…
Le taureau courant çà et là passa trop prèsd’un picador qui, de sa lance, le piqua au front. Le sang jaillitet ruissela dans les yeux du malheureux animal.
Alors des sifflets se firent entendre. Lefauve, impatienté, réveilla ses énergies et s’élança sur un picadordont la lance, cette fois, ne l’atteignit point… les deux cornesentrèrent dans le ventre du cheval. Le cheval s’écroula, entraînantsous lui son cavalier…
« Bravo, toro ! » crièrent lesjeunes aficionados, qui suçaient leur canne à pomme d’or.
Alors la primera espada fit son entrée, alladroit au taureau, en agitant sa cape rouge.
Empereur, oubliant le cheval tombé, se rua surla cape…
Le cheval essaya de se relever. Le picador,embarrassé de ses jambières, se dégagea avec peine ; et,lourdement, il gagna seul la porte de sortie qui s’ouvrit devantlui pour se refermer aussitôt.
Le cheval était enfin parvenu à se remettredebout. On le vit alors, au milieu de l’arène, faire quelques pasmal assurés, en se vidant peu à peu de tous ses intestins déroulésdans lesquels ses pieds se prirent.
Entravé par ces liens horribles sortis delui-même, il chancela une dernière fois sur ses jambes vacillantes,puis il chut de côté, s’allongea sur le flanc, souleva encore unefois sa tête aussitôt retombée, et mourut…
Les femmes terrifiées et heureuses sepressaient contre l’épaule des jeunes hommes…
La primera espada, poursuivie par le taureau,feignit de fuir – puis, brusquement se retourna, faisant face à labête.
Empereur, surpris, s’arrêta. La fouleapplaudit.
Les compères mêlés au public crièrent :« Gonzalès ! vive Gonzalès ! vive Tortillados !c’est lui ! c’est lui ! le grand El Fuego !bravo ! bravo ! bravo Tortillados ! »
Tortillados se tortilla et salua les quatrepoints cardinaux.
Au moment où sa face souriante se tournaitvers le mousquetaire et le dragon :
« Noum dé pas Diou ! s’exclamaMaurin… mais je le reconnais, leur Tortillados ! c’estMouredu, de Six-Fours, qui fut mon « cambarade » quand ilétait soldat et maître d’armes en Arles !… Il s’était faitgardian camarguais à l’époque où l’on a rasé le village deSix-Fours, au sommet de sa colline, pour mettre une batterie à laplace ! Si c’est lui le plus fort de la troupe, pechère, lepublic est refait ! Tout ça, c’est d’Espagnols desMartigues ! »
La primera espada, son bras gauche recouvertde la cape, s’avança et, visant le nœud vital du taureau, entre lesdeux épaules, y porta son coup d’épée… Manqué !
Les prétendus afficionados, qui étaient lessalariés de l’entreprise, se turent, mais un spectateur indépendantsiffla.
Le taureau, blessé cinq fois, paraissaithésiter à fondre sur son adversaire… et enfin, tout à coup, il luitourna le dos. Les sifflets se firent stridents etinnombrables.
Un picador courut au taureau, le menaçant desa lance… L’animal parut préférer l’épée et retourna vers elle.
L’élégant Tortillados, dont le postérieur unpeu gros était pressé dans des culottes très collantes, paradaitavec grâce. De nouveau il se campa devant la bête qui fonça sur lacape. Alors Gonzalès El Fuego Tortillados pivota sur ses talons…Empereur passa, frôlant la cape…
Le même jeu se renouvela à diversesreprises.
Une fois, poursuivi par le taureau,Tortillados Mouredu franchit légèrement le cheval mort… Sa grâces’envola par-dessus ce hideux amas d’entrailles graisseuses etsanguinolentes. La foule applaudit.
Alors Mouredu Gonzalès Tortillados El FuegoBardillas essaya d’en finir avec le taureau… Il poussa de nouveausa pointe… Touché ! Empereur tomba.
Des grêles et des tonnerres d’applaudissementséclatèrent aussitôt. La primera espada salua.
Mais le taureau n’était que blessé. Fatigué,il n’était tombé que pour avoir buté… il se releva brusquement. Ilcourut à la porte de la barrière qui, juste à ce moment-là,s’ouvrait vivement pour laisser passer les mules toujours prêtes àentrer dans l’arène où elles doivent enlever les animaux morts, etil s’élança hors du cirque. Il passa devant les gardiens et lesaficionados admis à l’honneur de prendre place avec eux près dutoril… Il passa et aperçut, au delà de la seconde palissade, unfilet de jour entre deux planches ; alors il chargea,effrayant tout ce qu’il rencontrait et, au galop, défonçant lamuraille de bois d’un coup de tête, il se trouva tout à coup dansune plaine qui ressemblait à sa libre Camargue marine…
Des huées retentirent dans le cirque et lafoule se précipita au-dehors de toutes les issues…
« Un taureau échappé ! Un taureauéchappé ! »
Les arènes restaient à peu près vides. Tout lemonde voulait voir comment se comporterait au-dehors la bêteévadée.
Le taureau en liberté – échauffé par lemouvement, la colère et l’âpre désir de rester libre – çà et làchargeait les groupes qui vivement s’abritaient derrière les largestroncs des pins. En un clin d’œil, sept, huit, quinze hommes – quiétaient-ils ? d’où venaient-ils ? – se trouvèrent armésde fusils et de revolvers et se mirent à la poursuite dutaureau…
Et ce fut, à travers les sables, une coursefolle ; puis, traqué par quelques cavaliers, l’animal revintvers le cirque.
Maurin et Pastouré suivaient des yeux, commetout le monde, cette chasse lamentable…
« Prends ton cheval, bravadeur ! etcours à la bête ! lui cria quelqu’un.
– Pour quoi faire ? dit Maurinhaussant les épaules, je souhaite beaucoup qu’elle se sauve pour debon ! »
Arrivée près du cirque, la malheureuse bêtereconnut le lieu de son martyre, et épuisée, haletante, du sangdans les yeux et dans les naseaux, du sang sur les flancs, du sangpartout, s’arrêta stupéfaite et résignée.
À ce moment on entendit une détonation. Deloin, un vaillant imbécile lui avait tiré un coup de revolver. Lafine balle inutile érafla l’échine de l’animal. Il eut un frissoncomme au toucher d’un taon importun ; on vit luire un nouveaufilet de sang qui coula sur sa robe noire. Ce fut tout.
Un second coup retentit, un coup de fusilcette fois, toute une charge de plombs, préparée pour les canardsdu golfe, cribla le mufle frémissant qui, troué en écumoire, se mità pleurer du sang. Le taureau frissonna encore, mais restaimmobile, muet ; victime lamentable de la brutalitéhumaine.
Maurin et Pastouré regardaient cela, d’un airstupide, comme s’ils eussent partagé l’étonnement dédaigneux de lapauvre bête.
« Pas moins, dit Maurin, c’est dessauvages ! mais qu’y pouvons-nous ? Il y a dans la loged’honneur des maires et des sous-préfets chargés de faire respecterla loi ! je ne peux pourtant pas faire toute leur besogne àmoi tout seul !… Et puis, à qui, en ce moment, pourrions-nousbien nous en prendre !… »
Les bourreaux du pauvre Empereur n’avaient niballes ni chevrotines, et voilà que, tour à tour, huit ou dixfusils chargés de menus plombs prirent pour cible, tous à la fois,le taureau martyr. Maintenant un de ses yeux crevés pendait hors del’orbite. Sa langue sortait de sa bouche baveuse… un coup de feu laperça de trente trous… Il la rentra, mais elle ressortit de sabouche avec des ruisselets de sang.
De nouveau le taureau, fatigué des hommes,tomba sur ses genoux, puis il chavira et il s’allongea sur le solen haletant.
Alors, svelte, élégant dans sa veste depourpre et d’or, un pseudo-Espagnol accourut, s’assit sur la croupedu monstre soi-disant terrible, et, du coup de dague classique,l’acheva. Un frémissement dernier agita cette lourde loque de chairqui avait été une créature, et le taureau expira.
Le public, commentant diversement lesincidents de cette chasse hideuse, rentra dans le cirque.
Dignes, les autorités n’avaient pas quitté laloge césarienne.
Tonia non plus n’avait pas abandonné saplace.
Un second taureau se présenta dansl’arène.
Comme tout le monde, Maurin et Parlo-Souletavaient repris leur place ; très graves, ils étaient comiqueset inquiétants, avec leur tromblon de bravadeurs couché sur leursgenoux.
L’arène était vide, nettoyée ; le sang ducheval avait disparu sous le sable ratissé avec soin.
Le second taureau qui fut lâché dans l’arènesembla plus vif, mieux en forme.
« Encore un camarguais tout de même, cetaureau espagnol ! » dit Maurin.
Les chevaux des picadors eurent peur decelui-là et se mirent à le fuir, résistant à leurs cavaliers etvoltant sur eux-mêmes, tout en faisant plusieurs fois le tour del’arène…
Quand reparut Mouredu Tortillados, une bordéede sifflets sincères l’accueillit. Il tenait cependant à laver dansdu sang le souvenir de son premier échec. Il salua de son mieux lepublic, et tout de suite attira le taureau sur sa cape.
Le taureau vint à lui, le toréador l’évita. Letaureau revint sur l’homme. Mouredu Tortillados se campa dans uneattitude de défi.
Le taureau, à trois pas de lui, s’arrêta, têtebaissée…
Le public frémissait d’aise parce qu’ilcroyait l’homme et la bête en péril de mort.
Prise à part, chacune des créatures quicomposait cette vaste assemblée avait l’horreur du sang et descruautés ; et cette assemblée tout entière se sentait, avecjoie, devenir cruelle et sanguinaire.
Bien à l’abri derrière les palissades, tousles spectateurs attendaient avec impatience la mort ou la mise horsde combat du toréador ou du taureau. Mais ni l’un ni l’autren’avaient envie de mourir, ni même de souffrir, et ils gardaientchacun sa position.
Ils restaient là, immobiles tous deux, tableauvivant…
Cela dura plus d’une minute.
Un coup de sifflet, blâme non équivoque, sefit entendre ; aucun des deux adversaires ne remua.
« Ah ! mais il m’embête, à la fin,cet Espagnol ! cria tout haut et tout à coup Maurin.
– Quel est cet idiot ? » fit àson voisin, en lui désignant Maurin, un des gandins qui suçaientobstinément la pomme d’or de leurs cannes.
Maurin le regarda de travers et, feignant decroire qu’on parlait du toréador :
« Cet idiot, monsieur, dit-il poliment,est un Espagnol de votre espèce, pas plus Espagnol que vous, et àqui un bravadeur de Saint-Tropez, avec ou sans permission, vamontrer comment nos ancêtres ont traité les véritables Espagnols,il y a des siècles. »
Cela dit, Maurin quitta sa place, sauta degradin en gradin, mit le pied sur la palissade qui séparait del’arène les spectateurs… et, sans lâcher son tromblon, le hardimousquetaire bondit légèrement dans l’arène.
Le taureau ne se déplaça pas quand il vitvenir à lui ce nouvel adversaire… sa tête ne fit pas un seulmouvement. Il restait là, cornes baissées, mais son pied se mit àcreuser nerveusement la terre.
Le toréador, qui tournait le dos à Maurin, nel’avait ni vu ni entendu venir ; il n’était occupé qu’àsurveiller le fauve, car le taureau le plus paisible peut tout àcoup se montrer redoutable. Aussi la foule ne respirait-elleplus.
L’arrivée de Maurin ne dérangea pas, mais toutau contraire accrut l’anxiété du public, son immobilité et sonsilence.
Un mousquetaire dans l’arène, cela d’abordn’étonna presque personne ; les uns reconnaissaient lebravadeur, les autres crurent qu’ils assistaient à l’entrée enscène d’un nouvel acteur, vêtu en Espagnol d’autrefois… mais touségalement se rendaient compte d’une chose :
Le drame se corsait.
Tout cela n’avait pas duré longtemps.
Maurin, tranquille, son tromblon sur le brasgauche, marchait vers Mouredu Tortillados qui, demeuré immobiledans l’attitude du duelliste en garde, lui montrait son postérieuravantageux.
Dès qu’il arriva près du toréador qui negardait pas ses derrières, le mousquetaire leva sa botte droite…Pan !
Et Moureau Tortillados tressauta, atteint enpleine rotondité par un magistral coup de pied.
L’étonnement de la foule suspendit une secondel’explosion de son hilarité, puis un éclat de rire fait de deuxmille éclats de rire retentit, colossal, répondant aux lointainesbravades dont Saint-Tropez, là-bas, à l’autre bout du golfe,tressaillait encore.
Mouredu Tortillados ne reconnut pas d’abord uncoup de pied ; il avait tressauté sur place sans se retourner,conservant ainsi, avec une sagesse extrême et un soin jaloux, saposition de primera espada qui regarde un taureau entre les deuxcornes et dont le salut peut dépendre d’un faux mouvement… Il étaitvrai, bien vrai, que la mort était là, mêlée à cette scèneburlesque.
Mouredu sentait bien que l’heure étaitsolennelle ! et, loin de se retourner, il demeurait cloué ausol, en statue, l’œil fixé sur les armes de son adversaire cornu,le seul de ses deux ennemis qu’il vît et pût voir.
Un second coup de pied visita le satin de sesculottes… Mouredu Tortillados sursauta une seconde fois, et,prudemment héroïque, demeura à son poste sans se déplacer d’uneligne, l’œil devant lui, l’épée tendue.
À la troisième sonnerie des trompettes deJéricho, les murailles tombèrent… Au troisième coup de pied quereçut dans le derrière le toréador Gonzalès Tortillados El FuegoBardillas – sa culotte creva et laissa échapper un pan de sachemise qui aussitôt se mit à flotter comme une oriflamme ! Àcette vue, le taureau fit un brusque tête-à-queue et détala.
La foule fut secouée d’un rire formidable.
Ce qu’on appelle un taureau collant est choseassez rare ; beaucoup de ces malheureux animaux font alternerla vaillance et la lâcheté… Celui-ci semblait dire :« Que ces deux-là se débrouillent ensemble !… Le nouveauvenu est peut-être un allié. »
Débarrassé de l’ennemi qui lui faisait face,Mouredu Tortillados, l’épée toujours tendue, se retourna enfinbrusquement vers la force inconnue qui l’attaquaitpar-derrière.
« Espagnol de carton, lui dit alorsMaurin, les Tropéziens ont fait fuir, voilà trois siècles, vingt etune galères d’Espagnols… et moi, j’ai voulu en découdre unpar-derrière !… »
Le pan de chemise que le coup de pied deMaurin avait livré aux brises se montrait maintenant à la moitié dupublic qui ne l’avait pas aperçu d’abord. On se le désignait dudoigt ; et la gaieté d’un peuple entier montait vers le soleilen rumeurs éclatantes et sans fin, mourantes et renforcées comme leconcert des cigales, dans les forêts des Maures, au tempscaniculaire !
Le toréador, qui pourtant ne se savait pas siatteint dans sa dignité, sentit néanmoins qu’on le trouvaitridicule.
À ce moment, la brise marine pénétrant jusqu’àsa chair par la brèche que la botte ennemie avait ouverte,Tortillados comprit la gravité de sa situation. L’invective etl’épée de Maurin achevèrent de l’éclairer sur le péril quecouraient son honneur personnel et le succès de son entreprise…
Il vit rouge et s’élança, l’épée haute, surson ennemi… Maurin rompit d’une semelle et dégaina sans lâcher sontromblon qu’il tenait de la main gauche… Les épées se croisèrent…Le taureau, à vingt pas de distance, les regardait reluire etcliqueter. La tumultueuse gaieté de la foule devint assourdissante.Les deux maîtres d’armes se mesurèrent de l’œil en se tâtant dufer.
Un cri unanime s’éleva, un cri d’admirationjoyeuse mais aussi d’inquiétude : on avait enfin compris lesens de l’intervention du bravadeur, la pensée du don Quichottepaysan !
« Bravo, Môourin ! viveSaint-Tropez ! à bas l’Espagne ! viva pour lesbravadeurs ! vive Provence ! mort à l’Espagnol !bravo, toro ! bravo, Môourin ! »
Réglementairement en garde, le mousquetaire,le noble champion des traditions locales et véritablementnationales, se souvenant des paroles du sénateur Besagne, cria,alors, d’une voix tonitruante comme celle d’un tromblon :
« Citoyens ! la France n’est pas unabattoir ! L’Espagnol n’est pas roi de France ! Lemarchand d’alcool non plus ! Vivo sant Troupé !
– Vive Saint-Tropez ! » hurlala foule enthousiasmée.
Et le mousquetaire parait tierce, paraitquarte, parait tout ! Le mousquetaire paradait ! La lamede Maurin ne quittait pas celle de son adversaire. Quelquemouvement que fît l’épée de Mouredu, elle retrouvait toujours cellede Maurin, comme si, aimantée, elle s’y fût à chaque fois colléed’elle-même, en dépit de toute habileté… Tout à coup Maurin poussasa pointe.
La primera espada Gonzalès Tortillados Mouredufit un bond en arrière… La foule trépigna de gaieté.
« Mort à l’Espagnol ! viveProvence !, Ten-ti, Môourin ! vivo santTroupé ! »
À la fois terrifiée et joyeuse comme la foule,Tonia applaudissait follement.
« C’est tout de même un bougre, ceMaurin ! » dit Orsini.
Le taureau regardait toujours les duellistes,d’un air d’étonnement stupide. À présent Maurin marchait vivementsur Mouredu, le forçant, coup sur coup, à reculer chaque fois d’unpas ; puis, quand l’autre fut acculé à la palissade declôture, il lui fit sauter d’un coup sec son épée dorée… et courutmettre le pied dessus…
Le taureau tout à coup s’élança entre les deuxhommes. Quand il le vit tout proche, le mousquetaire abaissa versles pieds de l’animal son glorieux tromblon, et rrrran !… uncoup de tonnerre fit retentir le cirque et, aux alentours, laplaine et les échos du golfe et toutes les montagnes voisines… Letaureau, stupéfait, fit de nouveau une volte brusque et Maurin,alors, le traitant comme il avait fait le toréador, lui mittranquillement sa botte sous la queue.
À ce spectacle, une folie sans nom, une joiesurhumaine s’empara de la foule trépignante.
Les femmes lançaient à Maurin les éventails,les mouchoirs, et à Mouredu, par dérision, des oranges et des grossous. Mouredu consterné, les genoux repliés, adossé aux planches dela palissade dans la posture d’un homme assis en l’air, humilié,piteux, cachant de son mieux son derrière, dont il savait à présenttoute l’indiscrétion, regardait d’un œil morne cette manifestationqu’il ne comprenait en somme qu’imparfaitement.
Le mousquetaire ramassa l’épée du toréador,et, avec un geste noble, il la lui rendit ; puis remettant sapropre épée au fourreau, il courut au milieu de l’arène prendre àterre la cape rouge de la espada, et allant d’un pas paisible versle taureau toujours étonné, il l’en coiffa, entortillant ses corneset lui recouvrant les yeux des plis de la pourpre flottante… Enfin,d’un air grave, il l’empoigna par la queue et le contraignit àmarcher à reculons jusqu’à la porte du toril qui s’ouvrit pour leslaisser sortir… Mouredu Tortillados l’Espagnol, El Fuego Bardillas,le Six-Fournain de Madrid, directeur des jeux nationaux deProvence, avait disparu.
Aussitôt, comprenant d’instinct comment doitlogiquement se terminer un spectacle à la fois si pénible et siburlesque, la foule, ivre de gaieté, se mit à démolir les gradinsde bois et les palissades, et à en jeter les débris dans l’arène.Une baraque de buvetier était au-dehors, toute proche… Un forcenécourut y prendre des bidons d’alcool qui furent vidés sur lesmatériaux entassés au milieu du cirque… À ce bûcher qui étaiténorme, on mit le feu, et une farandole s’organisa autour del’incendie.
Un monstrueux rondeau de moquerie et de colèrecommença à virer, ayant pour centre un obélisque de flammesrougeoyantes et de sombres fumées. Les femmes affolées s’étaientenfuies, suivies des « gens comme il faut »… et lesénateur Besagne disait à l’instituteur Letourel :
« Ça finit toujours comme ça : c’estdécidément une mauvaise école que leurs corridas de muerte… Mais oùsont donc les gardes-champêtres ? »
Les gardes-champêtres étaient en train de seréjouir dans les buvettes environnantes.
Maurin, sans rire, disait à Pastouré quil’avait rejoint.
« Ça commence à se faire vilain :allons chercher les gendarmes !… »
Comme ils regagnaient à travers le tumultel’arbre où étaient attachés leurs chevaux, ils passèrent près desbuvettes ambulantes. Un ivrogne titubait, tendant pour la dixièmefois au buvetier le prix d’un verre et lui disant « Verse ceque tu voudras, pourvu que ça racle. » Au moment où lebuvetier penchait sa bouteille, Maurin, entraîné par l’esprit derévolte, d’un coup de crosse de son tromblon la fit voler enéclats.
« Té ! cria-t-il, pour le roi deFrance !
– Tu auras de mes nouvelles,Maurin ! Je te connais et j’ai des témoins.
– Encore un procès-verbal ! »dit philosophiquement Maurin à Pastouré.
Et tous deux, enfourchant leurs chevaux,détalèrent.
À cent pas de là, ils virent, devant une desbuvettes en plein vent, sous un pin, deux gendarmes chargés de lasurveillance des courses, assis, attablés et buvant ferme.
« Messieurs, leur dit aimablement Maurindu haut de son cheval, regardez là-bas : les arènesfument.
– Ah ! oui, les arènes fument ?répondit l’un des gendarmes… Eh bien, nous autres nousbuvons. »
Et tous deux, très occupés à boire, en effet,continuèrent.
« À votre aise ! répliqua Maurinjoyeusement. D’ordinaire vous faites votre devoir et même tropbien. Moi, en vous prévenant, j’ai fait le mien.Bonsoir. »
Et piquant des deux, il dit à Pastouré qui lesuivait comme son ombre :
« D’ordinaire ce sont les gendarmes quime cherchent ; pour une fois que je cherche les gendarmes, tuvois, ça ne m’a pas réussi !… C’est égal, des courses de cetteespèce, je n’en avais jamais vu ! Mais il faut croire qu’on envoit puisque nous venons d’en voir. Qu’en dis-tu,Pastouré ?
– Je dis, répliqua le géant, que je nesais pas où nous allons de ce pas, et que peut-être il faudrait lesavoir.
– À ma cabane ! riposta Maurin. Jene peux pourtant pas rester toute ma vie habillé enmousquetaire !… La liberté en France défend beaucoup dechoses, mais principalement de s’habiller en soldat du temps passé.Comme mousquetaire, ami Pastouré, l’État ne me subventionne quedeux jours par an, et encore c’est seulement pour me payer de lapoudre de guerre. »
Ils allaient d’un bon trot.
« Halte ! dit tout à coup Pastouré.Si tu veux encore des gendarmes… en voici encore ! Derrière tacabane, j’en vois un qui se croit bien caché et qui me montre uncoin de son chapeau d’empereur. De sûr, qu’il t’attend, toi etaucun autre.
– Alors, dit Maurin, il me paraît, à n’enpas douter, que le grand Saint-Tropez veut que je restemousquetaire. Laisse-moi recharger mon tromblon, car on ne sait pasce qui peut arriver, et en avant sur Bormes !… C’estM. Rinal qui va rire en nous voyant habillés de lamanière ! »
Quand ils eurent un assez long temps trotté,sans échanger de nouvelles paroles :
« Tout de même, dit brusquementParlo-Soulet, il faut un brave courage pour tirer un taureau par laqueue comme tu as fait !
– Peuh ! dit Maurin, dans les arènesd’Arles, tous les petits enfants font de même, et encore, souventesfois, la queue casse et leur reste dans la main. »
Ils mirent leurs chevaux au pas, et bientôtaprès ils saluaient d’une pétarade de leurs deux tromblons unecarriole qui les dépassa. C’était celle qui ramenait à la maisonforestière Orsini et sa fille Tonia.
Aussitôt ils crièrent ensemble :
« Saint-Tropez en avant et mort auxEspagnols ! »
Puis, dans un galop de charge effréné, ilsdépassèrent à leur tour la carriole et la laissèrent loin derrièreeux.
« C’est tout de même un bon bougre, ceMaurin ! » répétait malgré lui Orsini pleind’admiration.
Et Tonia se sentait tout heureuse.
« Pas moins, dit-elle, ils auraient punous faire pas tant de poussière ! »
La renarde de Saulnier dressa l’oreille. Labelette se rencogna au fond du carnier, et une alarme tout à faitextraordinaire se produisit parmi la troupe des perdreaux. Leplacide cantonnier les vit tout à coup dresser la tête sur leur courigide, la tenir un instant immobile, attentive, puis se mettre àcourir éperdument dans la poussière du chemin, enfin prendre leurvol en désordre et s’éparpiller en tous sens, les uns montantpar-dessus les pentes du coteau, les autres descendant vers le litdu torrent…
La renarde se mit vivement debout, parut humerl’air, et, brusquement, ayant flairé l’invisible ennemi bondit dansle fourré où elle disparut.
Quant à la belette, elle ne donna plus signede vie, blottie qu’elle était dans le carnier de cuir, entre lepain et la bouteille.
« Mes perdreaux ! se dit Saulnier,ne s’enfuient que devant les gendarmes !… et encore. Il fautdonc qu’on ait concentré toutes les brigades ! Elles vontpasser en régiment ! Ça doit être contre toi, mon pauvreMaurin ! »
Il ôta ses lunettes et regarda de tous sesyeux la route…
« Diable ! qu’est-ce que je voisarriver ? des comédiens peut-être… ou des voleursdéguisés ! »
Il s’effaça un peu derrière un chêne vert quiétait là… Le galop de deux chevaux s’approchait. À peu de distanceles chevaux s’arrêtèrent.
« Oou ! c’est toi,Saulnier ?
– Ah ! bougre de bougre ! c’estMaurin ! et c’est Pastouré… En bravadeurs, je parie ?
– Eh ! oui. »
Le mousquetaire et le dragon avancèrent et semirent à causer sans descendre de cheval.
« Tu n’as donc jamais vu debravadeurs ?
– Je ne vois que ce qui passe sur maroute, dit le cantonnier avec résignation ; les chemins que jefais ne sont pas pour moi. Je ne vais que du kilomètre 40 aukilomètre 80. »
Il s’essuya le front et reprit :
« Je fais les routes, je ne m’en serspas… Ah ! mais, vous avez fait une brave peur à mesbêtes ! D’espouvantails comme vous, jamais elles n’en avaientvus ! Je vois, pas moins, passer toutes sortes de choses, moi,par ici ! et le plus drôle fut, l’autre jour, cette ménagerieavec tous ces lions qui hurlaient à faire trembler, tandis que, àcôté de leurs cages, marchaient les deux chameaux, deux bêteshautes comme on en voit dans les crèches de Noël, à la suite du roinègre. Les lions, enfermés dans des charrettes qui étaient descages à barres de fer, étaient traînés par des éléphants.Figurez-vous qu’ils s’arrêtèrent ici – parce que là-bas, en traversde la route défoncée, Martegàou avait dû laisser sa charrettechargée de billons, et embourbée jusqu’aux essieux… Les quatrechevaux de Martegàou ne la déplaçaient d’une ligne… Alors, on lesdétela, on attacha la charrette au derrière de l’un de ces grosanimaux à courte queue qui ont un long nez au bout de leur bras ouun long bras au bout de leur nez, et pechère ! il ne fit quese pencher un peu en avant, comme ça, et il vous arracha lacharrette comme une dent !… Cette fois-là aussi mes perdreauxavaient filé, rien qu’en les sentant venir de loin ; et larenarde resta trois heures à se consoler de la peur ; et mabelette, à toute force, voulait m’entrer dansl’estomac ! »
Le dragon et le mousquetaire écoutaientgravement.
« C’est amusant des fois, poursuivitSaulnier, de voir ce qui se passe sur mes route. Je suis ici auxpremières loges… mais des éléphants il n’en passe pas toutes lessemaines… heureusement ! – C’est trop gros… ça défoncerait montravail trop vite ! Un derrière de grosse femme tiendrait –songez donc ! – dans la trace d’un de leurs pieds, et un seulde leurs crottins suffit à emplir d’un seul coup la brouette dupetit Touninot, le ramasseur de pètes d’âne. Il passa par ici,justement ce jour-là, et fut bien étonné de trouver ce qu’avaientlaissé les chameaux et bêtes à trompe. Et je lui dis :« Eh bien, petit, tu es content aujourd’hui, qué ? larécolte est bonne ? ce n’est pas tous les jours que turencontres des pètes d’âne de chameau ! » Il necomprenait pas, pechère ! Tout le monde ne peut pas avoir vud’éléphant, ni de chameau !… Pas moins, rien que la grossechose qui était tombée du derrière de l’éléphant avait si bienempli sa brouette que, pour ramasser les autres, il dut faire troisvoyages et, comme de juste, il les fit en chantant de plaisir – vuque les pauvres doivent se contenter de peu, et rendre grâce à Dieudu bonheur qui leur arrive, surtout quand il est inattendu.
– Je connais, dit Maurin, une chansonarabe qui dit comme ça :
Le petit oiseau
Mourait de faim
Sur la route
Du désert.
Dieu envoya
Un cavalier,
Et le cheval
Tout en trottant
Jeta sa crotte.
L’oiseau s’en vint
Du haut de l’arbre
Et picota
Le crottin d’or,
Puis remonta
Au haut de l’arbre
Pour louer Dieu…
Allah est grand !
Tous trois restèrent un moment silencieux,rêvant. Ils croient voir le petit oiseau sur la route désolée. Ilsl’entendaient chanter, rendre grâce au mystère, bienfaisant malgrétout, de la vie inexplicable.
Puis, tout à coup :
« J’en ai vu, moi des éléphants, sedécida à dire le mousquetaire, et que plus d’un, quand j’étaismarin à l’État. J’en ai vu en Inde. Quant aux chameaux, j’ai mêmemonté dessus, en Afrique tout simplement… C’est là que j’ai chasséle sanglier dans des montagnes bien drôles !
– Et qu’est-ce qui les faisait drôles,tes montagnes d’Afrique ?
– C’est, dit le mousquetaire, que lespalmiers nains et les chênes kermès, et tout ce qui pousse etverdit par là, étaient si serrés, si serrés, que tout le jour jemarchais sans toucher la terre du pied… je marchais en l’air pourmieux dire !
– J’ai vu, dit Saulnier, il y alongtemps, à Toulon, un saltimbanque qui marchait comme ça sur desgoulots de bouteilles, sans en renverser une, de bouteille. Et,ajouta-t-il curieusement, tu dois avoir chassé le lion, là-bas danscette Afrique ?
– Si je l’ai chassé ! dit lemousquetaire narquois, je crois bien ! Comment veux-tu alleren Afrique sans chasser un peu le lion ? Il n’y a que Marlussepour aller voir l’exposition à Paris et revenir sans l’avoirvue.
– Alors, dit le cantonnier, appuyé sur lemanche de sa masse dont le fer posait sur son tas de cailloux,alors, comme ça, tu as tué le lion ? »
Et il regardait avec un respect nouveau cemousquetaire qui avait chassé des bêtes si terribles.
« Et toi, Parlo-Soulet, as-tu chassé lelion ?
– J’aimerais mieux, dit Parlo-Soulet,haussant les épaules, chasser les puces toute ma vie qu’un telgibier qui est plutôt chasseur de chrétiens que gibier pour deschrétiens. Mais… regarde, voilà ta renarde de retour… et ta belettequi sort de ton carnier le bout de son nez… et tes perdreaux quirallient… »
Les animaux familiers reprirent leur placehabituelle, et les chevaux du dragon et du mousquetaire ayant jetéleur crottin, les perdreaux y coururent, évitant les sabots qui, detemps en temps, secouaient les mouches.
« Conte-moi donc une de tes chasses aulion, dit Saulnier, si toutefois tu n’es pas trop pressé. Ça ferasouffler vos bêtes… Un pauvre cantonnier, comme souvent je te l’aidit, n’a pas tous les jours des nouvelles.
– Attends, dit Maurin, nous allonsdescendre de cheval, et nos bêtes, comme nous, n’en auront quemeilleur repos. »
Les deux cavaliers s’assirent près deSaulnier, tenant en main la bride de leurs chevaux. Le mousquetairen’était pas fâché de revoir la carriole de Tonia qui sans douteavait fait halte quelque part.
« Eh bien, dit-il alors, quand j’eusdécidé de chasser le lion, comme notre compatriote Gérard, le Tueurde lions, qui était natif de Pignans près de Gonfaron, je partispour l’Afrique et là, je chassai le lion.
– Avais-tu un chien ?
– Non, j’avais une chèvre.
– Je comprends. Pour te servird’appât.
– Tout juste. Je connaissais l’histoirede notre grand Gérard, qui est célèbre dans le monde entier. Jesavais comment il faut s’y prendre pour faire cette chasse. J’allaidans une contrée que m’avaient montrée des Arabes. C’était prèsd’une source, au pied d’une montagne sauvage, en un endroit oùcommençait une plaine couverte de vignes qui s’en allaient à pertede vue. Un lion habitait dans les cavernes de par-là et, tous lessoirs, au soleil couchant, il avait l’habitude de venir boire à lasource qui luisait devant moi. J’attachai ma chèvre au pied d’unarbre… et j’attendis, prêtant l’oreille – vu qu’il rugissait chaquesoir à la même heure.
– Je sais ce que c’est, ditSaulnier ; quoique ceux de la ménagerie fussent dans des cagessolides, ils me faisaient une grosse peur, pas moins !… Alors,parle vite… Comme ça, tu l’entends gueuler ?
– Pas encore ! dit le mousquetaire.Il ne devait rugir, à son habitude, qu’au soleil tombant, etj’étais venu en avance, pour ne pas l’épouvanter.
– Bon ! dit Saulnier. Tu comptaisdonc que ce serait lui qui aurait peur ? tu étais doncquille (perché) sur un arbre ?
– Jamais de la vie ! s’écriaMaurin ; monter sur un arbre, c’est bon pour tuer le lapin àSainte-Maxime, mais un lion, c’est assez visible quand ça débouleet une touffe de mussugues ne suffit pas à le cacher.
– Ah ! ça déboule tout bonnementd’une touffe, comme un lapin ? fit Saulnier inquiet.
– D’une touffe de kermès par exemple, etcomme un lapin, tu l’as dit… Tu te promènes… tu lances un de tesmassacans (cailloux) dans un buisson… crac ! un lion tesort ! mais n’aie pas peur, parce que, souventes fois, sic’est en plein jour, il s’éloigne majestueusement – à conditionqu’il ait déjeuné… ou qu’il n’ait pas de petits… Et plus souventencore tu peux jeter ton caillou dans les buissons, il ne tesortira rien !
– Allons, voyons, dit Saulnier, tu mefais languir… Tu n’étais pas sur un arbre, mais assis comme àprésent ?
– Juste ! j’étais assis sur unrocher, mon fusil entre les jambes, avec, devant moi, ma chèvreattachée et ma source.
– Je tremble ! » ditSaulnier.
Maurin reprit :
« Il arriva tout à coup…
– Noum dé pas disqui, fit Saulnier, ilarriva d’un bond ? sans avoir gueulé pour teprévenir ?
– Ce n’est pas un lion qui arriva, dit lemousquetaire.
– Eh ! quel autre animal,donc ? interrogea le cantonnier.
– Un garde-forêt !… Il fut trèspoli, ce brave homme : « Monsieur, me dit-il comme ça,pardon, excuse ! mais la chasse au lion n’est pas permise danscette propriété. Veuillez reprendre votre chèvre et la faire souperplus loin. » Et du doigt, il me montra, cloué sur un arbre, unécriteau que je n’avais pas vu, et où il y avait :
LA CHASSE AU LION
ELLE EST
INTERDITE
DANS CETTE PROPRIÉTÉ
QU’ELLE EST
PRIVÉE.
« Je dis au garde : « C’estbien. J’irai me poster de l’autre côté de l’eau. » Mais legarde me fit observer poliment que pour sortir de la propriétéparticulière où j’étais, il me faudrait marcher tout un jour etdeux nuits. C’était, dans toute la province, le seul endroit où, enbien cherchant, on trouve encore du lion.
« – Mais, Sacrebleu ! que jelui dis alors, comment ça va qu’elle est interdite dans cettepropriété, la chasse au lion ?
« – Parce que, me répondit-il, nousn’en avons plus que quelques-uns et nous y tenons beaucoup dans lepays, pourquoi les sangliers nous mangent les raisins, et si nousn’avions pas les quelques lions qui nous restent, pour manger lessangliers, il n’y aurait bientôt plus de vendanges parici ! »
– C’est donc ça, dit Saulnier, qu’il y atant de vin en Algérie, et que, par ici, nous ne pouvons plusvendre les nôtres ! Sans les lions d’Afrique, on vendrait lesvins du Var ! Celle-là empoisse !
– Mais, observa le mousquetaire, noschevaux piaffent et nous allons repartir…
– Ah ! parbleu ! fit Saulnier,si ce n’était pas que, de temps en temps, tu passes dans monchemin, je m’embêterais bougrement pour mes quarante-cinq francspar mois ! Des hommes comme toi, galégeaïré, c’est la gaietéde la France !… Mais où allez-vous, tous les deux, dans voshabits du temps passé ?
– Eh ! fit le mousquetaire, nous nesavons pas… Nous marchons devant nous en essayant de ne plusrencontrer de gendarmes. »
Et il conta à Saulnier, en quelques mots, lesévénements de la journée.
« Voici la nuit, conseilla lecantonnier ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est de lapasser dans ma cabane. Et demain, le compère Pastouré, qui n’a rienà craindre, lui, de la gendarmerie, ira à sa maison changer devêtements, puis chez toi te chercher les tiens. Je n’ai jamais tantregretté de n’avoir qu’une seule culotte !
– Nous pensions aller peut-être à Bormesce soir, dit Maurin.
– Ainsi habillés ! s’écria Saulnier.Les populations vous recevraient avec tant de gros rires, que vousauriez tout de suite sur le dos, vu le télégraphe, tous lesgendarmes du Var, des Bouches-du-Rhône et desBasses-Alpes ! »
Saulnier mit sa masse sur son épaule ; etle dragon, le mousquetaire et le cantonnier s’en allèrent à petitpas, suivis des deux chevaux, de la belette, de la renarde et desperdreaux caquetant.
« Et nos chevaux ? où leslogeras-tu ? dit Maurin.
– Dans la broussaille, là-haut, ditSaulnier, hors de la vue des curieux ; j’ai maintenant unpetit âne… le foin ne manquera pas. »
À ce moment, ils durent se ranger tous troissur le bord de la route : la carriole d’Orsini, qui s’étaitarrêtée un moment à la Molle, les rejoignait… Elle passa devanteux, rapide, au grand trot… Et Tonia, se retournant, envoya du boutdes doigts un baiser au roi des Maures qui ne regretta pas sonbavardage avec le maître de la belette, des perdreaux et durenard.
« Mais, dit Maurin, tout en cheminantvers la cabane du cantonnier – nous t’allons beaucoup déranger enarrivant deuss dans ta guérite où tu n’es pas au large quand tun’es rien qu’un ! »
Le visage de Saulnier, le vieux visage auxrides innombrables, rayonna de malice :
« Fils, dit-il, tu connais le proverbe,je pense :
« Les amis qui viennent vous voir vousfont toujours plaisir… Si ce n’est pas quand ils arrivent, c’estquand ils s’en vont. »
« Et comment souperons-nous ?demanda Maurin.
– Du pain, dit Saulnier, j’en faisprovision toutes les semaines. J’en ai pour trois jours encore.Nous ne mangerons pas tout. »
Il prit sur une planche, suspendue en étagèreau plafond par quatre cordelettes, deux énormes pains d’Aix, devéritables pavés.
Maurin, les ayant touchés :
« Il me semble un peu dur, tonpain !
– Dame ! par ces chaleurssèches !
– Jamais tu n’auras couteau assez solidepour l’entamer.
– Oh ! j’ai la massette », ditSaulnier.
Il déposa les deux pains sur la marche duseuil qui était en pierre de taille et saisit sa massette.
« Et moi, dit le mousquetaire, quicroyais que tu ne cassais jamais que des cailloux !
– Sur des cailloux ou sur des miches,c’est toujours sur mon pain que je frappe, dit Saulnier ; maisje vous montrerai tout à l’heure à tous les deux quelque chose deplus curieux. »
En quelques coups de massette il brisa lesdeux pains en plusieurs morceaux : « Les miettes sontpour mes perdreaux. »
Les perdreaux s’étaient blottis sous le litavec la renarde et la belette. Ils accoururent picorer le pain. Unpeu de temps s’écoula.
« À présent, c’est la bonne heure pourmon genre de chasse, déclara Saulnier, venez avec moi. »
Maurin s’empara du vieux fusil à un coup,accroché horizontalement le long de la grosse poutre.
Saulnier s’en aperçut :
« Veux-tu bien laisser le fusil, que tuferais peur au gibier !
– Étonnant ! grommelaParlo-Soulet.
– Je ne te comprends plus, ditMaurin.
– Pose le fusil, et suivez-moi tous lesdeux. »
Il siffla d’une certaine manière. La renardeet la belette sortirent de dessous le lit. Saulnier mit sa belettedans sa chemise bouffante, « dans son estomac » comme ildisait. Les trois hommes, suivis du renard, se mirent en marchedans la colline.
Pastouré et Maurin se taisaient,intrigués.
« Vous pouvez causer, dit Saulnier. Plusvous mènerez de bruit, et mieux ça ira, ma chasse.
– Des chasses, dit Maurin, j’en ai vu detoutes les manières, mais comme celle-ci jamais !
– Il faut l’occasion, répliquaSaulnier.
– Voilà pourquoi, fit remarquer Pastouré,la vieille ne voulait jamais mourir, voyant bien qu’elle avaittoujours quelque chose à apprendre. »
Ils repassèrent devant une aire où le voisin,qui en était le propriétaire, avait laissé de la paille en monceauxet près de laquelle, sous un petit toit de branches, Saulnierabritait son âne et le foin qu’il lui destinait. Près du puits, quiétait tout proche, étaient attachés, à deux troncs de pins, leschevaux de Maurin et de Pastouré.
« Ils sont bien là, au bon air »,dit Saulnier.
Il mena ses amis dans les romarins, de droiteet de gauche, dans les bruyères, dans les cystes, dans les pinèdeset à travers les clapiers.
Le renard, tout à coup, quitta les talons deson maître et se glissa sous les broussailles. Saulnier, escorté deses amis, continua sa promenade. Le renard reparaissant,redisparaissant, croisait devant eux.
« Ça va bien ! dit le cantonnier.Venez. »
Arrivé près d’un clapier, il se baissa, leurmontra du doigt un trou béant parmi les grosses pierres ; ilen prit une et il se trouva qu’elle s’adaptait fort exactement autrou qu’elle boucha comme si on l’eût préparée exprès.
Il visita de même trois ou quatre clapiers, etchaque fois boucha un trou avec une pierre qui était juste« de mesure ».
Enfin, devant le dernier trou, il prononça unmot bizarre sur un ton de fausset : la belette jaillit hors desa chemise. Il la prit, la déposa devant le trou où elle entra sansse faire prier, et qu’il ferma ensuite comme il avait fait pour lesautres. Il siffla son renard qui accourut ; il lui présentadeux petits œufs.
« Des œufs d’agace, dit-il. Je détruisdes nids, je touche la prime, et je garde les œufs qui me serventpour apprendre à mon renard toutes sortes de tours, car afin d’enavoir, il fait l’arbre droit, à mon commandement.Voyez ! »
Il éleva les petits œufs dans sa main. Larenarde se mit debout sur les pattes de derrière, son long museautendu vers la friandise ; Saulnier lui donna un œuf qu’ellecroqua, et il lui dit :
« L’autre, tu l’auras quand nous seronsde retour à la maison.
– Et la belette ? dit Pastouré, prisd’une curiosité qui lui déliait la langue.
– Je comprends, dit Maurin, qu’elle tesert de furet, mais comment auras-tu ton lapin, s’il y en a un dansle trou ?
– Espère un peu, collègue ! »dit le cantonnier qui riait silencieusement, comme un homme contentde lui-même.
Deux choses le réjouissaient : lasurprise de ses compagnons et le bon tour qu’il jouait en secret« au gouvernement ».
Il faisait tiède. Le crépuscule arrivait,doux. Le grand murmure des pinèdes brûlantes, traversées d’unebrise à peine sensible, semblait la respiration même de l’étécommençant.
Rentré dans son cabanon, Saulnier refermasoigneusement sa porte et donna à sa renarde son second œufd’agace.
« Personne aux alentours ; s’il yavait quelqu’un, ma renarde me l’aurait dit. À présent,regardez. »
Il déplaça une jarre qui était debout dans uncoin. La jarre enlevée, il désigna du doigt, sur le sol, à l’angledu mur, une petite trappe qu’il souleva, découvrant ainsi un troucarré, de trois pans de côté… Au fond étaient blottis deuxlapereaux sauvages, à demi morts, que la belette, accroupie sureux, avait saignés.
« Voilà ! » dit Saulniertriomphant.
Et il fit retomber un portillon à coulissesverticales qui ferma le tunnel par où les lapins étaient arrivésdans ce trou.
« Osco Manosco ! » fit Pastouréle bras tendu, le poing fermé, le pouce en l’air.
Les lapereaux furent dépouillés, leur ventreouvert, au couteau, d’une large fente longitudinale, et ils furentproprement couchés sur le gril, au-dessus d’une ardente braise deromarin et de bruyère. La renarde se régala des entrailles et de latête.
« Tu vois que j’ai confiance en Maurin eten Pastouré, dit Saulnier à sa renarde. Ce sont des hommesprudents.
– As-tu du vin ? demandaPastouré.
– Par malheur pour les vignerons, ditSaulnier, je peux m’en payer, et du meilleur, vu qu’il est àdonation. »
La porte fut rouverte, et, dehors, à la lueurd’une lampe à huile dont la brise faisait faiblement vaciller laflamme, sous les étoiles qui commençaient à jouer de la prunelle,ils burent et mangèrent allégrement.
« Ce qui me plaît en toi, Maurin, déclaraSaulnier lorsqu’on en fut au dessert, au fromage et à lafigue-fleur, c’est que toutes les histoires qu’on raconte de toisont d’un homme libre. Et quand une sottise est faite devant toi,jamais tu ne la laisses passer.
– C’est plus fort que moi, réponditMaurin, je ne le fais pas exprès, car je n’aime pas lesprocès-verbaux, et à vouloir faire les choses comme on les voudraitvoir faire, on est sûr de ne plaire ni aux gendarmes ni aux gardes,et pas toujours aux préfets. Ah ! si je voulais toutdire !
– Par exemple ? interrogeaSaulnier.
– C’est que… tout n’est pas drôle… il y ades histoires tristes.
– Vas-y tout de même.
– Tu connais mon affaire du chienenragé ?
– Quel est celui qui ne la connaîtpas ?
– Celle-ci n’est pas plus vilaine, maiselle est plus triste encore. J’ai rencontré un jour, il n’y a paslongtemps, au bord de la mer – je ne te dirai pas où –l’enterre-mort d’un village, en train de noyer un noyé. »
De noyer un noyé ?
« Oui ; il était sur un rocher, àcôté d’un matelot qui était mort noyé ; il lui avait mis unegrosse pierre au cou et s’apprêtait à le jeter à la mer, devantlui, par cinq ou six mètres de fond.
– Et pour quoi faire, bon Dieu ?
– Il obéissait à l’ordre de son maire,pour épargner à la commune sur le territoire de laquelle avait étépoussé le pauvre mort, les frais du médecin, ceux du cercueil, etque sais-je, moi ! Je ne pus pas l’empêcher… Il le noya.
– Je ne m’étonne plus, dit Saulnier, sibien souvent on entend dire : « Les naufragés de telbateau « n’ont pas été retrouvés ! »
– Le maire de cette commune était de mesamis. Je lui en ai parlé. « Eh ! que voulez-vous, monbrave Maurin, me dit-il, nous y sommes forcés, et cela n’arrive quetrop souvent. Nous n’avons pas un buget qui nous permettedes prodigalités. »
« Voilà ce que m’a dit ce maire. Mais pasmoins, ça me met dans des colères, quand je vois les mêmes hommes,qui te font noyer les noyés, réciter de beaux discours dans lescimetières, sur les tombes, et parler sans rire du respect de lamort. Le monde est trop menteur, ça m’embête.
– Et quand tu as dit ça à ce maire (carje te connais, c’est sûr que tu lui as dit), qu’est-ce qu’il t’arépondu ?
– Que les marins, c’est leur destinéed’être enterrés dans l’eau.
– C’est un peu vrai !
–… Et ton fils le pescadou (le pêcheur), il vabien à cette heure ?
– Oui, dit Maurin, il se fait sage, il acompris que son échine y gagnerait.
– Avoir des enfants, dit Saulnier rêveur,c’est avoir de gros soucis… Trop souvent ils vous paient enmauvaises manières des peines que vous prenez pour leur être bons…Mon pauvre père me répétait souvent le proverbe : « Mieuxvaut avoir un cochon qu’un fils… au moins, on peut le tuer et lesaler ! »
Ils allumèrent les pipes.
« Tu as une belle pipe, Maurin !
– C’est un cadeau que je me suis faitpour avoir l’occasion de rendre visite aux belles pipières de lafabrique de Cogolin. En voilà des jolies filles ! La sciure dubois de bruyère, qui vole autour d’elles, les rend toutes rosescomme leurs pipes neuves, et elles ont une façon de se garder latête contre cette poussière, avec un mouchoir qu’elles arrangentautour de leur figure comme un cadre autour d’un portrait !une façon si agréable, que je suis amoureux de toutes. »
Maurin, âme artiste, comprenait la réellebeauté des pipières de Cogolin.
Elles sont toutes jolies, en effet, et, àl’atelier, c’est plaisir de les voir !
Elles présentent aux disques d’acier, sciestournoyantes, les petits blocs durs du bois de bruyère.L’impalpable sciures rose, voltigeante, se pose sans cesse sur lesbelles pipières ; et toutes, les cheveux protégés par uneétoffe qu’elles s’arrangent en coiffure de sphinx d’Égypte, toutessont uniformément roses de la tête aux pieds… On dirait desstatuettes de terre cuite, d’un ton ardent.
Ce que Maurin ne disait pas, c’est qu’il avaitaimé l’une d’elles… qu’un Américain, un beau jour, enleva à prixd’or, sans souci de l’art, pour la vêtir en « cocotte »de Paris.
« Maurin, dit Pastouré en soufflant unecolossale bouffée de tabac, les femmes te perdront, je te l’aitoujours dit.
– Moi, fit Saulnier, je me fais des pipesde roseau ; pour le fourneau, je coupe, au-dessus du nœud, unmorceau de roseau vieux, et pour le tuyau un tout petit, desjeunes.
– Moi, dit Pastouré, j’ai creusé lamienne au couteau dans un morceau rustique de racine, et le tuyauest en roseau également.
– À la santé des pipières !s’exclama Maurin qu’un souvenir exalta tout à coup.
– Et Tonia ? fit Saulnier,malicieux.
– Tu iras lui annoncer demain que sonmousquetaire est ici, dit Maurin, dans ses culottes et ses bottesde bravadeur ! »
Ils fumèrent en silence, un moment, sous lesétoiles.
« Pour nous en revenir à ta manière defaire la chasse, dit Maurin, je vois bien maintenant à quoi teservent ta belette et ta renarde… mais tes perdreaux ?
– J’ai d’abord eu ma belette et marenarde rien que pour le plaisir, je te le jure, expliqua Saulnier.C’est des véritables amis. Ce n’est qu’après avoir fait amitié aveceux, sans penser à leur rien demander, que j’ai eu l’idée qu’entreamis on se devait quelques petits services. Quant à mes perdreauxce fut de même, mais le service qu’ils me rendent aujourd’hui (etSaulnier baissa la voix), c’est de me donner l’air d’un homme quinourrit des bêtes inutiles. Tu comprends, ils détournent l’idéequ’on pourrait avoir que ma renarde et ma belette chassent pourmoi. Je ne chasse d’ailleurs que les bêtes nuisibles. Les lapins,c’est bête nuisible.
– À quoi te sert donc tonfusil ?
– Peuh !… un ou deux lièvres par an,mais je compte davantage sur ceux qui se prennent tout seuls auxcollets que je tends… contre les fouines !
« Eh ! eh ! ricana-t-il, quandcela arrive, ce n’est pas ma faute !… Et puis, il faut biengoûter les bonnes choses chaque fois qu’on peut.
– Toutes les bouches sont sœurs, proféraPastouré.
– Allons, Maurin, chantes-en une ;puis, nous irons à la paille. »
Maurin chanta en provençal :
On marie une jardinière
À Saint-michel ;
On lui donne pour dot cinquante
Chapelets d’oignons
Et des radis !
Et avec quelques melons
Et beaucoup de pastèques,
On lui donne cinquante piments !
« Et maintenant à la paille, c’est bienle cas de le dire. »
Il fut décidé que Maurin, à cause de soncostume révélateur, resterait terré chez Saulnier jusqu’à ce quePastouré fût allé lui chercher à la Foux et lui eût rapporté sesfrusques de tous les jours. Pour commencer, il passerait la nuitdans le cabanon sur de la bonne paille, à terre, ou dans le lit, àson choix.
« Garde ton lit, Saulnier, que tu as untravail dur tout le jour, et que tu n’es pas si jeune que moi.
– Eh bien, vous coucherez par terre surla paille, toi et Pastouré.
– Oh ! non. Moi, dit Pastouré, j’aivu mon lit tout fait, là-bas sur la paille de l’ière, près deschevaux que d’ailleurs il faut faire boire et garder un peu.
– J’irais bien coucher avec toi,Pastouré, dit Saulnier, mais tu comprends, avec mes bêtes etMaurin, je ne peux pas quitter ma cabane.
– Tout est bien comme ça, conclutPastouré. Bonsoir. »
Et tandis que Maurin et Saulnier s’enfermaientdans l’étroit logis, Parlo-Soulet gagna l’aire, après avoir faitboire les chevaux.
Et quand il fut dans la paille de l’aire,couché sur le dos, Pastouré, les yeux aux étoiles, parla :
« Noum dé pas Diou ! dit-il, çan’est pas trop tôt ! Je languissais, je me le confesse, deparler un peu ! Tout le jour, au milieu du monde et dans toutce bruit, pas moyen de dire plus de quatre paroles !… Etalors, ami Pastouré, tu es bien, là ? – Pas mal, mon ami, ettoi ? – Comme tu vois, collègue. – Allons, ça me fait plaisir.– Plaisir bien partagé, mon ami. – Que d’histoires, pas moins, dansune journée ! La bravade m’a rendu sourd. – Tu m’entendscependant, puisque tu me réponds ?… »
Pastouré se mit à rire. Il s’amusaitbeaucoup.
« Eh ! eh ! je t’entendraiscomme si tu parlais, même si tu ne parlais pas ! »
Il fut saisi d’un bref étonnement métaphysiqueet dit :
« C’est drôle tout demême ! »
Puis, ayant regardé un moment en silence lesinnombrables étoiles :
« Elles parpelègent ! (elles battentdes paupières…) Oui ! c’est drôle ! »
Il ferma les yeux.
« Ce Saulnier avec son renard et sabelette, il m’a étonné pourtant ! Ah ! le finot !Son renard est un rabatteur et sa belette est un vrai furet !…Qui se serait douté de ça ? – T’en serais-tu douté, toi,Pastouré ? – Jamais ! »
Sa pensée vagabondait.
« Pourvu que nos chiens soient biensoignés ! Je voulais, pendant ces bravades, les faire garderpar un ami à Saint-Tropez. Maurin a préféré les mettre àSaint-Raphaël chez mon fils… il a eu raison !… Tout de même,elle chasse au temps où c’est défendu, la renarde !… Mais,elle ne fait pas de bruit, oh ! non… Et dire qu’il voulait mefaire coucher dedans ! Coucher dehors en cette saison, il n’ya rien de meilleur. – Et puis, dedans, avec eux, mon ami Pastouré,tu n’aurais rien pu dire, et – je me le confesse comme je me lesuis déjà confessé – figurez-vous que moi qui ne parle guère aumonde, j’avais de me parler à moi-même une envie aussi forte qu’uneenvie de femme grosse… Et dedans, pour ne pas les empêcher dedormir et pour ne pas leur donner occasion de rire, une parole jene l’aurais pas soufflée, c’est sûr, et ça m’aurait beaucoupennuyé… Vive Bassompierre ! »
Les yeux fermés, il revoyait Sandri au milieude la bataille épique des deux fanfares. Il se mit encore àrire :
« Vous verrez que si jamais – ce qui sepourrait faire, – on vous raconte dans les journaux, où tout seraconte, mon histoire de clarinette, on y ajoutera beaucoup dechoses, parce que lorsqu’il y en a long comme le petit doigt, lesgazettes en mettent long comme le bras. On exagère toujours tout.Et ce qu’on dira, je le sais, je l’entends d’ici !… on diraque dans ce cheval, par-dessous la queue, j’ai enfoncé toute laclarinette, de l’embouchure jusqu’au pavillon, et qu’elle lui estrestée au corps, et qu’avec cette manière de gouvernail auderrière, il est allé de Saint-Tropez jusqu’à Sainte-Maxime parmer !… Ah ! ah ! quelle farce ! et moi-même,s’il le faut, je soutiendrai que la chose est arrivée ainsi, pourle seulet plaisir de voir les gens se le croire, et puis pourgaléjer la gendarmerie… Et cependant qu’ai-je faitréellement ? à peine si du bout de la clarinette je lui aipiqué le trou du derrière, au cheval de Sandri, et en me tenantbien de côté, crainte des ruades.
« Mais je savais bien que cela suffiraità le faire envoler comme un âne de Gonfaron, car c’est une choseremarquable que pour faire voler les bêtes, c’est toujours par lederrière qu’on leur souffle la légèreté !… On en raconterabeaucoup sur cette aventure de clarinette, si on se met à broderautour, comme on a brodé autour du grand Saint-Tropez. On pourradire par exemple que lorsque Sandri est arrivé par mer àSainte-Maxime, toute la population, depuis une heure, sur la plage,sur le quai et aux fenêtres, regardait venir ce gendarme de mer. Etlorsqu’il accosta la terre, voilà que son cheval, à peine hors del’eau, se secoua, dressa la tête et surtout releva sa queue, ettout en un coup fit un si grand effort dernier pour se débarrasserde sa clarinette, qu’il finit par la chasser loin comme la poudrechasse la balle ! Et cela eut lieu par l’effet d’un si grandsouffle venu de son intérieur que la clarinette lui sortit du corpsen jouant d’elle-même, c’est-à-dire que ce qui, sans elle, eût étéun vilain bruit, devint, grâce à elle, bruit agréable ; etainsi chantante en l’air comme la balle sifflote, elle retraversaen arrière tout le golfe, par la force du souffle chevalin, et s’enretourna droit à Saint-Tropez où, en arrivant sur le quai, elleretomba comme par miracle entre les mains de son maître, aux piedsdu bailli de Suffren !
« Et voilà ce que diront les gazettesimprimées. Mais les journalistes sont tous desmenteurs ! »
Pastouré riait tout seul, puis brusquement ildevint grave :
« Je crois vraiment, dit-il, que labravade, aidée de la course espagnole, aidée de l’aïguarden deSaulnier, m’ont un peu empégué… je me raconte, étant couché, deshistoires à dormir debout ! Et ces histoires se sauront, parceque tout se sait, et dans cent ans on se contera, comme véritable,celle du cheval de gendarme qui traverse le golfe à la nage avecune clarinette au derrière… Ce qui, j’en conviens, n’a pas l’airplus étonnant que l’histoire du grand Saint-Tropez lui-mêmearrivant de Rome dans une chaloupe, avec un chien pour pilote, uncoq pour amiral et sa propre tête à côté de lui…
« Après ça, tout est possible. Un miracleen vaut un autre. Allah est grand. Une tuile avec encore une tuilefont deux tuiles. Trente et un, trente-deux ; quand ça vabien, ça va bien ; quand ça va mal, c’est aussi bien ;tant que ça dure, ça dure ; quand il n’y en a plus il y en aencore, et le dernier fermera la porte, bonnenuit ! »
Il essaya de dormir et n’y parvintpas :
« Je vous demande un peu, si j’étaisprésentement avec eux dans ce cabanon grand comme un cochonnier àdeux places, ce que je ferais, ne pouvant pas parler et ne pouvantpas dormir, et ne pouvant penser qu’à la fête qu’aujourd’hui j’aivue !… Je sais bien que l’on dira : « Ce Pastouré etce Maurin, ils avaient eu des morts chez eux, Pastouré son frère etMaurin sa mère, et pas moins ils ont bravadé à lafête ! » Mais d’abord il y a fête et fête : bravadern’est pas danser, et puis qu’est-ce que ça peut leur faire, auxmorts, qu’on aille bravader et voir un taureau courir, pourvu qu’onne les oublie pas ? Le deuil, on l’a dans le cœur. Il faudraitpeut-être que je me promène à la chasse habillé tout de noir avecle kalitre en tête ! c’est ça qui ferait rire !… Ettenez ! que, malgré le deuil, nous ayons si vite marié nosenfants, Maurin et moi, cela, je le sais, on me l’a dit, a faitbavarder beaucoup de monde. Mais je suis d’Auriol et le monde peutdire ce qu’il veut, il me pleut aussi bien devant que derrière, jeme n’en moque !… Vive Bassompierre !
« Avant d’accuser mon chaudron regarde sile cul du tien ne serait pas noir, comme il est probable. Et monfrère sous la terre où moi-même je l’ai mis, mon frère le sait, quemon deuil je l’ai au cœur. Et puis pourquoi se tourmenter desmorts, puisqu’on ira sûrement où ils sont allés ?… et le plustard sera le mieux, puisque la chose se dit ainsi àl’accoutumée. »
Il s’étonna de lui-même et prononça :
« Il n’y a pas à dire, je suis un peuempégué ! »
Tout de bon, cette fois, il sentit sespaupières s’appesantir et soupira de satisfaction.
Il eut encore une vison brève mais complète detous les spectacles de sa journée agitée, et murmura :
« C’est égal, quand il apprendra lavictoire du Roi des Maures sur les Espagnols, c’est le roid’Espagne qui ne sera pas content !… Car il le saura… je vousdis que tout se sait. On parle toujours trop. »
Il lui sembla que la vision qu’il avait en luibasculait, comme le pont d’un navire qui coule. Elle s’enfonça dansle noir. L’homme s’était endormi.
À l’aubette, lorsque Saulnier se rendit à sontravail, Pastouré partit. Il se rendait aux Cabanes-Vieilles, pourchanger d’habits. Il devait au retour prendre à Cogolin ceux deMaurin et les lui rapporter aussitôt. Saulnier poussa lacomplaisance jusqu’à s’en aller, ce jour-là, travailler du côté dela cantine du Don. Il put de cette manière prévenir Tonia queMaurin s’ennuyait tout seul dans son cabanon, forcé, par son habit,de demeurer bien caché.
Elle vint le retrouver dès que cela futpossible, en se cachant elle aussi de son mieux, et elle s’étaitarrangée pour apporter à son Maurin de quoi boire et mangeragréablement.
De même qu’il lui plaisait à elle mieux qu’ungendarme, elle lui plaisait à lui mieux que toute autre, cettefille armée, et ils étaient très heureux quand ils étaientensemble. Vraiment il négligeait pour elle toutes les autres, maiselle n’y croyait guère. Il le lui répéta pourtant cette fois, maisces jalouses ne se contentent pas d’une parole.
« Quand je pense, dit-elle – en regardantautour d’elle, d’un air colère, les quatre murs de la cabane deSaulnier – quand je pense que tu as reçu ici cetteSecourgeon ! et que, pour jouer un tour à Sandri, tu t’es faitsurprendre avec une « serviciale » d’auberge !… Jene sais pas comment j’ai fait pour accepter de te rejoindre danscet endroit-ci. J’ai envie de tout prendre, tout ce qui s’y trouve,et de tout jeter dehors, puisque d’autres femmes sont pour toivenues ici !
– Garde-t’en bien », dit lemousquetaire, qui pour sa commodité s’était mis en bras de chemiseet n’avait plus d’un mousquetaire que la culotte…
Son épée était accrochée à un clou par-dessusson pourpoint, lequel était coiffé de son chapeau ; – et sesbottes évasées traînaient dans un coin, au pied de son tromblondebout et incliné contre le mur. Sa trompe de chasse ornait ledessus d’une méchante armoire…
« Songe que, excepté mes frusques demousquetaire qui n’ont commis aucun péché et qui viennent de mesancêtres, tout ici appartient à Saulnier… Il ne faut rien luiabîmer, pechère ! Il est si brave… quoiquebraconnier !
– Oui ! j’ai envie de m’en allerd’une maison où tu en as reçu d’autres, dit-elle, s’exaltant danssa rancune contre des choses passées… Tout ici me faithorreur !
– Voilà bien la jalousie ! dit lemousquetaire qui s’assit en attirant la belle fille sur ses genoux.Ça n’a pas de bon sens. Voyons ! Pourquoi t’en prendrais-tu àdes meubles ou à des murailles ? Il y aurait plus de raison àm’ôter la peau, car c’est elle qui est coupable, et après la peauce qui est dessous, l’âme ou le cœur ! Enfin, la jalousiedevrait tout détruire. Et si elle est, après tout, marque d’amour,on regretterait tout de suite de s’être privé de ce qu’onaime ; et je trouverais ça bien bête, Tonia, tout bête commeje suis moi-même. »
Elle boudait, farouche, excitée à sa rancunepar les images que présentait à son esprit cette chambre où ilsétaient.
Se levant avec violence, elle s’éloigna de luitout à coup.
« Il ne faudrait pas jouer avec ceschoses, Maurin cria rageusement la Corsoise. Ta peau dont tuparles, ta peau vivante qui a péché contre moi, je te l’arracheraistrès bien, dans une colère d’amour, comme à un lapin qu’ondépouille !
– Bougre ! dit-il, ça ne serait pasune petite besogne !… Allons ! allons ! du passé aumoins ne sois pas jalouse… Vrai, tu me plais tant, petite, qu’auxautres, depuis des jours, je ne pense plus.
– De sûr ? interrogea-t-elle,subitement radoucie.
– De sûr… Tiens, hier, je n’avais d’yeuxque pour toi.
– Oh ! tu ne me regardaisguère !
– C’est qu’il y avait beaucoup de chosesà regarder, dit Maurin : d’abord ces musiciens du diable, puisces gendarmes qui me guettaient, et encore toreros et taureaux etle reste – mais sur tant de belles filles qui grouillaientendimanchées, sois sûre qu’autrefois je m’en serais choisi au moinsune, tandis qu’hier, je n’y ai pas songé, ma foi de Maurin !Pas même les belles pipières de Cogolin, qui étaient toutesprésentes aux courses, ne m’ont détourné de penser à toi. Jepensais à toi dès que j’en avais loisir, et quand j’ai traité sibien les Espagnols, c’était à la vérité parce que j’étais grisé parla poudre et le besoin de faire du mouvement, mais c’était beaucoupaussi parce que je te sentais présente et témoin de tout, et que jevoulais te plaire !… N’est-ce pas qu’aux belles filles celaplaît toujours, de voir leur amoureux, l’épée à la main, se battreen homme hardiment ? »
Tonia souriait, charmée, domptée.
« C’est vrai que tu étais magnifique,Maurin ! Tu avais l’air de leur roi à tous. Et mon pèredisait : « Ah ! le bon bougre ! » Et lemonsieur sénateur et les maires ont applaudi… sans le vouloir, caril paraît que tu étais en faute.
– On est toujours en faute, dit lemousquetaire, dans ce pays-ci. En France, tout est défendu. Si jevoulais casser des cailloux à la place de Saulnier, il serait enfaute, je parie, et moi aussi. Si je voulais travailler ledimanche, je serais en faute, tout comme du temps où les curés nousgouvernaient. Sous la République, il faut être empereur pour toutse permettre.
– Empereur, dit-elle en riant, ouroi ! Roi des Maures ! »
Ils s’embrassèrent joyeusement. Puis elledit :
« Pour te revenir, le monsieur sénateur,pas loin duquel je passais, disait en sortant : « C’estun rude homme que ce Maurin ! Savez-vous bien que nous venonsd’assister à un duel pour de bon ?… Le toréador volontiers luiaurait piqué le ventre ! »
– Je me méfiais ! fit lemousquetaire.
– Et figure-toi, c’était si drôle, sidrôle – qu’on oubliait que vous couriez tous deux péril demort.
– C’est ça le mérite, affirma lemousquetaire. Nous avions chacun trois choses pointues à éviterpuisqu’il faut compter les deux poignards qu’un taureau porte sursa tête à la manière de Secourgeon mon compère. »
Elle lui tira la barbe, dans un mouvementd’irritation qui n’était pas chose feinte.
Lui, il aimait ces violences, lebravadeur.
« Il devait être bien drôle en effet, letoréador, reprit-il, quand mon pied crevait sa culotte et qu’iln’osait se retourner, occupé qu’il était à maintenir la bête àcornes en respect. Il est clair qu’à ce moment-là, s’il s’étaitoccupé de son derrière, il était perdu. »
Et dans la cabane de Saulnier, le mousquetaireet la belle fille riaient follement et entremêlaient de baisersleurs rires jeunes, leurs rires fous.
Elle lui dit :
« Je ne riais pas tout le temps, moi, jet’assure !… J’avais peur pour toi, je tremblais toute… Avectout ça, acheva-t-elle, te voilà encore dans de beaux draps !On va t’accuser d’avoir excité le monde à mettre le feu auxarènes !…
– On m’accuse de tout, dit Maurin. Un peuplus, un peu moins, à présent, qu’est-ce que ça peut faire ?Tout prend fin à la fin, et nous verrons la suite, et la fin aussinous la verrons. Mais ce qu’il y a de bien sûr, c’est qu’ils nem’auront pas de sitôt.
– Et que vas-tu fairemaintenant ?
– Mon prince russe veut maintenantcollectionner, après les oiseaux, les bêtes puantes de lamontagne ; il lui faut des fouines, des belettes, des martres,et jusqu’à des musaraignes et des tortues des Maures ! Jem’associerai Lagarrigue qui est un piégeur fameux et, pendant toutjuillet et jusqu’à l’ouverture de la chasse, nous piégerons decompagnie toute cette vermine. Et pour quant à l’ouverture, j’aipromis de la faire avec de beaux messieurs et notredéputé… »
Ainsi ils passèrent, à deviser, deux heuresbien agréables.
Tonia dut le quitter enfin, lui laissant debonnes provisions de bouche et promettant de revenir lelendemain.
Le lendemain, vers la fin du jour, elle étaitlà, lorsque reparut Pastouré.
« Eh bien ? dit Maurin, et mesfrusques ? Tu arrives sans ?…
– Il a bien fallu ! j’ai dû leslaisser dans les bois !… Les gendarmes en sont la cause.
– Mais Sacrebleu ! s’écria Maurin,je ne peux pourtant pas passer ma vie habillé enmousquetaire !… Si Saulnier avait deux pantalons il m’enprêterait un, mais il n’en a qu’un, pechère et qui lui est bienutile pour être convenable sur la route publique. Je ne peux pasrester avec ces bottes du temps d’Hérode et ce chapeau à plume quiferait courir, devant moi, même les tortues des Maures ! J’ail’air d’un de ces fantômes qu’on met debout au milieu d’un champ depetits pois pour épouvanter les moineaux. Trouve-moi un costume depersonne naturelle, poursuivit Maurin avec douleur. Le mousquetaireque je suis commence à m’embêter autant qu’un Espagnol ! Et jem’ennuie à la fin d’être ici prisonnier par la faute du grandSaint-Tropez !
– Tu t’emballes, déclara Pastouré… Teshabits ne sont pas très loin.
– Et où sont-ils ?
– Je vais te le dire.
– Allons les retrouver, s’écria Maurinqui enfila les manches de son pourpoint et qui mit ses bottes.Là-bas, je laisserai le costume de mes ancêtres… Tu le rapporteraschez moi.
– Allons-y ! allons-y ! grognaPastouré en secouant la tête… C’est facile à dire. Écoute d’abordmes explications. En te quittant, j’ai pris la diligence ; jesuis allé aux Cabanes-Vieilles, chez moi ; j’ai remis dans lecoffre mon costume de dragon et je suis revenu à Cogolin…
– Chez moi ?
– Chez toi ; j’entre ; jeprends tes habits de tous les jours, je ressors… un gendarme que tuconnais se présente à moi !
– Nom de pas Dieu ! nous y voilàencore ! dit Maurin en soupirant. Elle ne pense donc qu’à moi,la gendarmerie ? Et qu’est-ce qu’il t’a dit,celui-là ?
– Ils étaient deux, comme de juste« Nous savons que Maurin s’est enfui en tenue de bravadeur.Vous venez, c’est clair, chercher ses vêtements de tous les jours.Vous êtes requis de nous dire en quel endroit Maurin se cache àcette heure. »
– Tu n’as pas voulu me vendre, pardi etque leur as-tu répliqué ?
– Espère un peu ! –« Volontiers je vous le dirais, gendarmes, si je le savais. –Allons donc ! puisque vous portez ses habits, vous ne pouvezpas ignorer où il se trouve ! – C’est ce qui vous trompe,gendarmes, comme je vais vous le faire comprendre. L’ami Maurin estbeaucoup trop intelligent, voyez-vous, beaucoup trop pour ne pasprévoir que vous pouviez me rencontrer par hasard et me poser desquestions à son endroit ; et pour m’éviter l’ennui de vousmentir ou de le trahir sans le vouloir, il a pris la précaution dene pas me dire où il fait son gîte. – Et où était-il quand il nevous l’a pas dit ? – Il était à cheval. – Mais où ? – Surla route qui va de Saint-Tropez à Cogolin. – Et où alliez-vousprésentement ? – Ah ! voilà ! J’allais comme il mel’a demandé, déposer ce paquet dans un endroit du bois qu’il m’aexpliqué, et où, à son loisir, je ne sais pas quand il viendra lequérir. – Et quel est cet endroit ? » – Je voulus rire unpeu et je répondis : « À la Fontaine des Darnagas. – Jene connais pas cet endroit. Il n’est pas sur la carte. – Vous leconnaîtrez quand vous y serez. C’est un endroit qui s’appelle commeça sans le faire exprès, vu que c’est nous, Maurin et moi, quil’avons baptisé de la manière. – Marchez, nous vous suivons. »Ils me suivirent en effet, et je les ai conduits sous le Chêne desPalombes que tu connais, près de la source, dans le bois desArnaud.
« Arrivé près de la source, j’ai déposéle paquet ! et ils sont en train de le regarder, postés àquelques pas de là, comme des chasseurs à l’affût. Ils comptent,comme deux imbéciles, que tu viendras chercher tes habits et tefaire prendre au piège.
– Et comment est-ce qu’ils n’ont pasdeviné que tu allais m’avertir ?
– Ils ont cru se précautionnersuffisamment en me mettant dans la diligence qui retournait àCogolin… J’y suis monté par leur ordre, sous leurs yeux… mais j’ensuis redescendu un quart de lieue plus loin, j’ai pris par nossentiers d’escourche (de raccourci) et me voilà avec toi !C’est étonnant tout de même, à la réflexion, qu’ils n’aient pas eul’idée de venir te chercher dans le cabanon de Saulnier.
– Le cabanon rappelle trop à Sandri unehistoire où je lui ai fait jouer un rôle d’imbécile.
– De manière, dit Tonia jusque-làsilencieuse et très attentive, de manière que ces deux pauvresgendarmes à l’espère dans la broussaille, sont en train de regardertout le temps un paquet de vieux habits ? »
Elle se mit à rire à pleine gorge. Pastourécompléta :
« En train de regarder fixement laculotte, la veste, le chapeau et les souliers de Maurin, proprementficelés en un joli paquet à longues oreilles !… Ilst’espèrent, Maurin, ils te guettent ; ils sont prêts, si tu yvas, à te mettre la main au collet. Ma foi, ils peuvent les gardertant qu’ils voudront, tes culottes, puisque tu n’es pasdedans !
– Mais j’ai besoin d’y être !s’écria Maurin, j’en ai assez, je te dis, du métier demousquetaire ! j’irai là-bas ; j’y vais ! jereprendrai mes effets à leur barbe. »
Tonia jusqu’à son départ, et Parlo-Soulet unepartie de la nuit, et, avec Pastouré, Saulnier – qui rentrait dutravail – tous eurent beau supplier Maurin de renoncer à sonpérilleux projet ; il s’entêtait…
« Tu te feras prendre !
– Non !
– Si !
– Enfin, dit Pastouré, demain il ferajour : nous verrons mieux l’affaire au soleil. »
Sandri et son camarade, accroupis etdissimulés dans les broussailles, à quelques pas l’un de l’autre,étaient à l’affût près de la source. Au bord du bassin naturel,parmi les herbes, le paquet de vêtements était bien en vue. Leshardes étaient enveloppées dans un grand morceau de toile rêche,nouée par les quatre bouts ; et les coques des nœudsformaient, au sommet du paquet, deux grandes oreilles que parfoisagitait un léger ventoulet, et qui se miraient dans l’eauluisante.
Les deux gendarmes, s’attendant, d’une minuteà l’autre, à voir apparaître Maurin, le guettaient de tous leursyeux écarquillés. Le soir était venu. Leurs yeux maintenantfouillaient l’ombre. Ils avaient eu la précaution de mettre dansleur gibecière chacun un pain et quelques rondelles de cervelas.Ils dînèrent sobrement. Ils avaient du vin, chacun sa gourde, etils burent, se rationnant… Maurin ne pouvait tarder àarriver : En vérité, il ne pouvait pas rester éternellementvêtu en mousquetaire ! bien sûr, d’un moment à l’autre, ilallait paraître ! L’occasion de la capture était tropbelle ! Il ne fallait pas le manquer… Et ils attendaientrageusement. Ils s’interdisaient de parler, craignant d’effaroucherleur gibier, et, pour la même raison, ils ne pouvaient remuer.Quand leurs gourdes furent vides, ils n’osèrent aller jusqu’à lafontaine. Martyrs du devoir, ils la regardaient, mourant de l’envied’y courir pour s’y abreuver, et n’y courant pas.
Ils n’osaient ni se moucher, ni éternuer, nicracher, ni fumer, ni faire bruit quelconque. C’est à regret qu’ilsmangeaient leur pain bien cuit, qui craquait trop sous leurs dents.Ils éprouvaient toutes les émotions des chasseurs à l’affût dulion…
Les étoiles une à une s’allumèrent au ciel.Ils les voyaient scintiller au-dessus de leur tête, là-haut, àtravers les branches des pins. Elles semblaient remuer… et eux, ilsne remuaient pas. Un crenillement parfois les faisait tressaillir…C’était, par cette tiède nuit de l’été commençant, une pomme de pinqui tombait à terre après avoir traversé les branches en s’yheurtant ; ou bien c’était la course légère d’une fouine enmaraude et frôlée aux buissons ; ou encore le craquement d’unegraine de pigne sous la dent des écureuils…
Une fois, ils crurent voir s’agiter quelquechose au bord de la source… Était-ce lui ? lui, Maurin ?Non, c’était une martre qui, épouvantée tout à coup par le paquetmystérieux, se réfugiait d’un bond dans la broussaille…
Cette fois… c’est lui !… non, c’est unsolitaire qui fouille non loin, cherchant pâture, et qui sous sonpied écrase à terre des branches mortes.
Le bois craque sous lui comme si le feuprenait aux broussailles pétillantes. Sanglier de Tantale !Volontiers les gendarmes se transformeraient en braconniers, maisle devoir tient en bride tous leurs désirs.
Et il faut attendre, attendre, attendre…
Les premières lueurs de l’aube pointèrent,puis le soleil parut au-dessus du profil de la colline ; unrayon vint broder d’un fin liséré d’or, ici les chapeaux des deuxgendarmes à moitié endormis, et là les longues oreilles du paquettoujours bien noué dans son morceau de toile… Les gendarmes àprésent se soulèvent un peu pour voir s’il est toujours à la mêmeplace… Il y est… personne n’y a touché. Maurin n’est donc pas venupendant leur assoupissement.
Tous deux alors, écartant un peu les buissonsqui leur donnent asile, se regardèrent d’un œil effaré, fiévreux,visionnaire. Il est six heures du matin… Tout à coup… quoi ?…le bruit d’un caillou qui roule le long d’un sentier pierreux…
Un caillou ne remue pas seul… Il faut qu’unpied le pousse…
Les deux chapeaux, dorés par le soleil, denouveau se soulèvent discrètement au-dessus de la broussaille… Lesdeux gendarmes dardent leur puissant regard vers le lieu d’où estparti le bruit… Non ! non ! ils ne se trompent pas !Là-bas, assez loin encore, entre ce gros chêne et ce pin abattu…C’est bien lui ! – On ne peut s’y méprendre. – C’est unmousquetaire !
Ils se tapirent encore dans leur cachette –s’écrasèrent, se firent petits, invisibles ; ils étaient prêtsà la lutte, tout prêts à bondir sur l’homme, tels des tigres dansla jungle !
Et leur cœur palpitait, à l’idée du triompheenfin assuré – car, ils ne l’ignoraient point, le mousquetaire,embarrassé comme eux de son épée et de ses bottes, ne leuréchapperait pas aussi facilement que s’il eût été chaussé de sesespadrilles… Son feutre à plume le gênerait aussi !
Réfléchissant à cela, ils s’aplatissaienttoujours davantage comme lièvre au gîte, et ouvraient le bonœil ; mais rien ne se montrait plus…
Le mousquetaire les avait-il éventés ?…Ils se relevèrent un peu, pour mieux voir… Nom de nom ! crécoquin de sort ! le mousquetaire s’éloignait… Déjà il n’étaitplus là-bas qu’un petit mousquetaire pas plus gros qu’unpolichinelle d’enfant. Il avait dû apercevoir le sommet deschapeaux militaires… et il filait sans trop de hâte, s’arrêtant etse retournant parfois d’un air d’inquiétude, pour s’assurer qu’iln’était pas poursuivi.
Plus de doute : il les avait vus !il allait échapper !…
D’un bond simultané, sans s’être riencommuniqué de leurs craintes, ils furent debout !…
Ils s’élancèrent sur ses pas…
Alors, le mousquetaire pressa le pas… et ilscomprirent qu’il était résolu à les faire marcher beaucoup… Ilfaisait de savants détours. Pour l’atteindre, ils auraient fort àfaire !… Le bougre, parbleu, connaissait toutes les sentes, eteux ne les connaissaient pas !
Il les menait par des passages impossibles,gravissait à tout instant une cime, pour redescendre tout à coup aufond d’un ravin – et quand les deux gendarmes lourdement bottéscroyaient le tenir acculé au fond d’une de ces combes profondes, lemousquetaire, dans son invraisemblable costume qui leur semblaitune moquerie, surgissait tout à coup, au-dessus de leur tête,là-haut, perché sur une roche en pointe, en plein ciel, comme unmouflon de Corse ou un chamois de Suisse, en silhouette arrogante,gesticulant à pleins bras, certainement pour les railler, ôtant sonfeutre parfois pour s’éponger le front avec un mouchoir qui étaitun drapeau rouge… Et quand il se recoiffait, on voyait son panachefauve palpiter sur le vaste azur comme par bravade – c’était le casou jamais de l’employer, ce mot.
… La poursuite menaçait de s’éterniser. Elledurait depuis plus de deux heures déjà.
Une fois, au fin bout d’un rocher dressé surle ciel, les gendarmes virent le mousquetaire s’asseoir gravement.Tant d’effronterie leur donna envie de lui adresser un coup decarabine ! mais lui, tranquillement, il se reposait… etlà-haut, fantôme étrange, nettement profilé sur l’azur… il ôtaitses bottes !
« Nom d’un chien ! s’écria Sandri,il met ses pantoufles !
– Ah ! le gueux, grogna l’autregendarme. Et nous avons déjà fait à sa suite plus de cinq lieues enmontagne ! et ses pantoufles vont lui redonner desailes ! »
Là-haut, le mousquetaire imperturbablechangeait en effet de chaussures : Maurin mettait ses fameusesespadrilles, grâce auxquelles, d’un pied sûr et léger, il défiait àla course sangliers et perdreaux.
« S’il met ses pantoufles, gronda Sandri,nous sommes foutus ! »
Les gendarmes impuissants assistèrent à cespectacle. Ils virent chacune des jambes du mousquetaire sesoulever l’une après l’autre vers le ciel et ses deux mains nouer àses pieds, bien attentivement, les espadrilles redoutables. Puis lasilhouette du mousquetaire lia proprement l’une à l’autre lesbottes évasées. Alors il se leva, il déboucla son ceinturon, et,ayant attaché les bottes au bout du fourreau que l’épée maintenaitrigide, d’un geste noble il la mit sur son épaule.
À ce moment, si haut perché, en pleine lumièredu ciel matinal, il sembla, par un effet de mirage sans doute,qu’il avait grossi et que son pourpoint trop étroit ne fermait passur sa poitrine.
Les deux gendarmes, tous deux dans le mêmemoment, en firent intérieurement la remarque. Lui, là-haut, prêt àse remettre en marche, il se désignait à lui-même, d’un gestelarge, comme pour les narguer, l’horizon qu’il avait encore àparcourir… C’en était trop : Sandri, exaspéré, à tue-tête luicria dans ses mains en porte-voix :
« Halte, au nom de la loi ! ou nousvous envoyons une prune dans le dos ! Entendez-vous,Maurin ! »
Alors le mousquetaire, lointain et hautain, setournant vers les gendarmes, mit sa main en abat-jour au-dessus deses yeux – comme pour les mieux apercevoir là-bas, à ses pieds,tout au fond de la baisse – et ôtant son chapeau dont le plumetparut balayer tout l’espace bleu, il cria :
« Tiens ! c’est vous,messieurs ? je ne m’attendais guère à vous rencontrerici !… pardon, excuse ! je ne vous avais pas encore vus,mais si vous cherchez Maurin de ces côtés-ci, vous vous trompez mesbraves !… moi, je suis Pastouré !… vous savez bien :Pastouré ! Et bien à votre service ! »
Sandri, brusquement congestionné, sentit sesjambes fléchir ; il dut s’asseoir sur une pierre.
Et la silhouette du mousquetaire disparutaussitôt.
Parlo-Soulet était déjà sur l’autre versant dela colline et, avec de grands gestes, il se disait :
« Qui t’aurait dit, frère de mon frère,que la misère de la vie te mènerait un jour, à te promener dans legros bois, d’abord avec une épée pendue au derrière, puis avec desbottes sur le dos pendues à une épée. Elle me gênait tout àl’heure, quand elle battait mon derrière, cette espaze. À présentque j’y ai accroché mes bottes, elle me sert au moins à quelquechose… Croyez que je m’étonne de me voir arnisqué de cettemanière ! Ça fait bien voir que pas un homme, avant d’êtremort, ne peut connaître tous les événements de sa vie ; etceux qui justement lui arrivent sont ceux auxquels il n’auraitjamais pensé !… J’ai chaud… et cette veste est beaucoupétroite ! à présent je la peux quitter… Ah ! diable,quoique nous l’eussions décousue de partout, elle a encore craquéen cinq endroits… Enfin, tant pis ! petit malheur ! Toniala recoudra. Il a bien fallu la mettre, pour tromper ces deux quichassent au mousquetaire. Je comprends très bien que je suisridicule ainsi… Je pourrais porter l’épée dans la main avec mesbottes, mais ça serait aussi drôle et pas tant commode. Si des gensde ville me voyaient ainsi à cette heure, dans la solitude desbois, ils ne voudraient pas se le croire ! Je fais ici, je levois bien, un service de coyon, mais si on n’en veut pas faire, deces métiers d’imbécile, il ne faut pas avoir d’ami, et c’est pourMaurin que je travaille et je ne regrette donc rien !… C’estégal, volontiers j’y arriverai, aux Cabanes-Vieilles, et après tantde lieues que j’aurai parcourues en un jour, l’épée à la main, lesbottes au dos et les pantoufles aux pieds, contre mon habitude,volontiers, pauvre moi ! je retrouverai ma maison, et Vidasseet Consolation… Qu’heureusement mon frère est mort !pechère ! qu’en me voyant arriver ainsi emmasqué, il en auraitperdu la tête à me croire devenu fou le premier !
« La vido ès un carnava ! (La vieest un carnaval !)… Té !… ViveBassompierre !… »
Et le mousquetaire gras, dans le pourpoint dumousquetaire maigre, allait, s’éloignant et gesticulant, de pinèdeen pinède, de coteaux en ravins, de monologue en monologue, delamentations en joyeusetés.
Maurin, étant rentré en possession de sonéquipement de chasseur, reprit son train de vie ordinaire.
Il n’avait pas manqué de conter àM. Rinal l’aventure du mousquetaire Parlo-Soulet, pris pourMaurin des Maures à cause de son costume, et la déconvenue risibledes gendarmes.
M. Rinal s’intéressait toujours vivementau récit de toutes les aventures de Maurin.
« Ces Provençaux, disait-il un jour àM. Cabissol, ont le génie de l’anecdote. Chacun des gestes dece brave Maurin est un conte et s’arrange comme un de ces fabliauxmalicieux qui enchantaient nos pères. Il a l’esprit naturel dansses mouvements comme dans ses mots. Nos galegeaïres sont frondeursà la manière la plus française du monde, mais leur rire est plussonore que celui des humoristes du Nord ; il montre de bellesdents saines qui ne mordent que dans le bon pain et dans les bellesgrappes !
– Nous sommes d’accord, disaitM. Cabissol. Ainsi je suis heureux de savoir que Jean d’Auriolest en train de composer un livre où nous retrouverons toutes lesaventures de notre Maurin des Maures.
« C’est un livre qui ne pourrait êtreécrit que par un Provençal de vieille souche, par un homme qui aitpassé avec les Provençaux la plus grande partie de sa vie(j’entends avec les derniers vrais Provençaux populaires, ceux desvillages écartés, ou ceux qui vivent dans les bois – loin deschemins de fer et des villes) ; un Provençal qui connaisse àfond leur accent, leur manière de se moquer et d’être sérieux, des’irriter et de s’apaiser sans transition, et jusqu’à leur façon sicaractéristique de retrousser sur la nuque leur chapeau de pailleou de feutre… Plus j’y pense, plus je crois que Jean d’Auriol peutfaire ce livre-là, car il y faut mettre surtout une sympathieinstinctive pour la race d’hommes qu’il s’agit de dépeindre :ce n’est en effet que par la sympathie qu’on peut la pénétrer et lacomprendre. Du dehors, telle physionomie de ce pays court le risquede paraître ridicule qui, examinée comme elle doit l’être, n’estque comique et satirique. Les Provençaux révèlent volontiers leurstravers pour s’en égayer en artistes et en moralistes.
« C’est là l’esprit même de Molière.C’est là une Provence très très « vieille France ». Pourécrire un tel livre, il sera encore nécessaire d’oublier lalittérature apprise et les recherches de style. Il faudra conserverà chaque phrase française un tour provençal, une incorrectionsavoureuse, des néologismes et des barbarismes. Il faudra que dansle transvasement d’une langue dans l’autre, le vin ne s’évente pastrop. »
M. Cabissol s’animait :
« Enfin, s’écria-t-il, j’ai trouvé, enJean d’Auriol, un homme qui m’a compris comme vous me comprenez.J’ai beau catéchiser mon préfet, il n’admire pas autant que nous cemerveilleux, ce gai, ce très sérieux et très chevaleresqueMaurin.
– Chevaleresque, vous l’avez dit. Quandl’amour de la tradition le porte, malgré ses opinions politiques, às’habiller en mousquetaire et à figurer dans une bravade – il aalors vraiment un costume qui lui sied. C’est un chevalier du tempsdes Saint Louis et des Saladin. Il a pour les femmes, quand il enparle, les dédains d’un musulman – et quand il leur parle, uneimpertinence à la Richelieu. Et de la Fronde, la plus française desguerres, il a au suprême degré le goût passionné de gouailler et derosser le pouvoir ou le commissaire de police. Il est petit cousinde Karagueuz et de Guignol… Avec cela, loyal comme un vrai Françaisd’autrefois ; il a un cœur de cristal de roche… On pourrafaire quelque chose, je crois, de son fils Bernard, et je m’yefforce avec joie… »
Un jour, pendant que M. Cabissol etM. Rinal étaient en train de se répéter cent fois les mêmeschoses à son sujet, Maurin arriva.
M. Rinal recherchait les occasions defaire donner à Maurin son avis sur toutes sortes de questions,prétendant que son bon sens naturel, sa manière populaired’exprimer ses idées, l’éclairaient dans bien des cas.
« Vous arrivez à point, lui dit-il ;que pensez-vous du travail manuel ? Est-il une joie ou unepeine ?
– Eh ! monsieur Rinal, je n’aipeut-être plus beaucoup le droit d’en parler, puisque j’ai depuislongtemps quitté la charrue pour ce travail de la chasse – qui nem’est pas un travail puisque c’est ma passion – mais je connais desgens qui ont la passion de travailler. Je l’ai eue ; et, dutemps que je labourais, j’y mettais le même feu qu’à lachasse ; et je mettais mon honneur à vouloir que toutes chosesfussent faites en leur temps et pour le mieux. Sans le travail,faute d’avoir assez de mouvement, on deviendrait enragé et capablede tout, des sauvages, quoi ! Aussi je suis mal content, jepeux vous le dire, lorsque j’entends nos députés, pour flatter lestravailleurs, leur répéter de mille manières que la politique ferale bonheur du peuple et que le bonheur, c’est de ne rienfaire ! et ceci, et cela, et le reste !
« On dit que des gens qui n’y étaient pasforcés ont travaillé toute leur vie et qu’ils en étaient biencontents, et je pense que s’ils travaillaient avec ce contentement,c’est que le travail n’est pas un mal. Mais il y a des gens quivoudraient passer leur vie à se regarder le nombril – et laRépublique leur laisse croire que c’est ça le bonheur desriches ! M’est avis qu’en apprenant à lire aux petits enfantset à compter, on devrait profiter de l’occasion pour leur donnerd’autres idées sur ce travail manuel, comme vous dites, car si celadure, les petits des ouvriers mépriseront la forge ou l’établiparce qu’ils auront appris à compter et à lire. Je pense que leslivres devraient mener le laboureur à labourer mieux et lecharpentier à mieux charpenter.
– Bravo ! Maurin, dit M. Rinal.Un homme révolté contre la nécessité du travail se dévoue lui-mêmeau malheur ! Autant ne pas accepter la nécessité de respirer…J’essaie d’apprendre à votre fils les choses que vous venez dedire. Si je lui vois une aptitude marquée vers ceci ou cela, je lepousserai, sinon je le préparerai à être un cultivateur,connaissant les progrès de la science agricole ou en mesure de seles assimiler. Mais surtout, je le garderai contre cet orgueilimbécile des enfants qui, ayant appris quelques rudiments descience, méprisent aussitôt l’ouvrier dont ils sont nés, et semettent à lire de méchants romans ou à rêver d’en écrire, car j’aivu cela plusieurs fois… Mon Dieu, oui, mon cher Cabissol, si l’onn’y veille, l’école primaire va nous noyer sous un déluged’écrivains sans lettres !… Tenez, pas plus tardqu’avant-hier, on frappe à ma porte :« Entrez ! » je vois un homme jeune, à figurepoupine, triste et souriante à la fois, rasé de frais et sans autretrace de barbe qu’un ton de bleu faïence au menton et sous lenez.
« Proprement vêtu, comme un ouvrierendimanché, il portait sous son bras un gros panier ovale ferméd’un couvercle.
« – Que voulez-vous, monami ?
« – Monsieur Rinal, on m’a parlé devous. Et pardon, excuse, si je viens vous demander un conseil.
« – Mon ami, je vous écoute.
« – J’ai écrit un livre, monsieur,que je voudrais faire imprimer et que voici. »
« Il me tendit un gros cahier que jeparcourus. C’était enfantin et lamentable. Je compris alors lamélancolie et le sourire de l’auteur. Il avait cru faire un livrede sociologie ! Il avait une nouvelle conception de la sociétéet aussi de l’univers ! Je refermai son cahier au plusvite.
« – Mon ami, lui dis-je, êtes-vousmarié ?
« – Oui, monsieur.
« – Avez-vous un métier ?
« – Menuisier.
« – Dans quelle ville ?
« – À Caroubière, près deDraguignan.
« – Vous êtes venu par letrain ?
« – Avec un billet de retour.
« – Eh bien, mon ami, retournez viteà la gare. Il y a un train pour Draguignan dans trois quartsd’heure. Prenez-le, rentrez chez vous, et dites à votrefemme : « Le monsieur m’a dit de bien raboter et quej’étais fou de faire des livres. »
« – Tiens ! répliqua-t-ilingénument, avec son sourire triste, c’est en effet ce qu’elle m’atoujours dit, et ce matin encore, ma femme.
« – Croyez-la et aimez-la bien.Allez, mon garçon. »
« Il parut très embarrassé au moment desortir… Il se retourna sur le seuil, revint à moi, ôta son panierde son bras avec une maladresse de timide, le posa sur la table,l’ouvrit et me dit :
« – Pardon, excuse, monsieur Rinal,mais je vous ai apporté un beau melon pour vous remercier de vosconseils. »
– Il ne faisait rien de trop, ditMaurin.
– Voilà l’âme exquise du peuple, ditM. Rinal. Ils ont le désir de donner et le sentiment que toutepeine mérite salaire. Donne-moi de ce que tu as, je te donnerai dece que j’ai.
– Quand j’étais petit, dit Maurin, j’aiencore vu des acteurs de bois, des marionnettes jouer la crèche, etquand l’enfant Jésus était dans l’étable, les plus pauvres luiapportaient ce qu’ils avaient de meilleur, qui des noix, qui desfigues sèches…
– Qui un air de galoubet et de tambourin,poursuivit M. Rinal… C’est admirable ! c’est le génie del’échange par sympathie ! Jésus apportait au monde unerénovation par l’idée… et en retour, le pauvre lui donnait ce qu’ilavait : son cœur.
« Le pauvre diable dont je vous parleapportait, lui, un cœur dans un melon ! »
Maurin se mit à rire.
« Ce melon était-il bon, aumoins ?
– Je n’en sais rien, dit M. Rinal,je lui ai dit :
« – Remportez votre melon, mon ami,vous le mangerez en route, et je vais faire mettre, dans votrepanier, un petit déjeuner. »
– Monsieur Rinal, dit Maurin gravement,vous avez dû lui faire beaucoup de peine. Je connais monpeuple : il fallait accepter son melon. Soyez assuré qu’ill’avait choisi longtemps au marché de Draguignan, avec l’aide de safemme, car elle espérait bien que vous décourageriez son homme detravailler dans les livres. Il fallait accepter le melon, monsieurRinal, puisque, comme vous venez de le dire, tout son cœur étaitdedans. »
M. Rinal réfléchit un moment :
« Il est clair que j’ai eu tort, dit-ilenfin. Et je vous remercie de la leçon, Maurin. »
Puis se tournant vers M. Cabissol.
« L’expression nuancée de la sympathiehumaine sauvera seule les démocraties modernes d’une irrémédiablechute dans un bien-être froid, organisé tout mécaniquement, et plusdégoûtant, plus bête, plus immoral et plus ennuyeux que les erreurspassionnelles.
– Joli rêve ! ricanaM. Cabissol, mais les démocraties rejettent la politesse commeun masque et elles commettront la faute de ne pas voir que lesentiment est une force positive… »
« J’ai, à mon tour, dit M. Cabissol,une histoire à vous conter à propos de votre réflexion sur ce goûtde donner, qui est si touchant dans le peuple.
– Voyons votre anecdote, ditM. Rinal. Elle n’aura pas de peine à être plus intéressanteque la mienne, laquelle n’est à proprement parler qu’un simpleexemple de la facilité qu’ont les primaires à se monter la tête età se croire des savants parce qu’ils ont découvert l’alphabet, quifut en son temps une bien belle invention. Nous vous écoutons,monsieur Cabissol.
– À vos souhaits », ditM. Cabissol. Et il commença :
« L’autre matin, une brave femme, engrand deuil, vint frapper à ma porte. Elle arrivait d’un villagevoisin, à pied, pour me consulter.
« – Je suis veuve. Mon mari est mortil n’y a pas quinze jours.
« – Et que voulez-vous ?
« – Je viens vous voir, monsieurCabissol, pour que vous me fassiez lamorale ! »
« Pour le coup, je tombai de mon haut, etvous auriez fait comme moi.
« – La morale ? quellemorale ?
« – Mettez-moi par écrit une petitemorale !
« – Coumpreni pas !
« – Une morale, monsieur, que toutle monde pourra lire dans le journal !
« – Donnez-moi un peu d’explication,ma brave dame ! »
« Et voici l’explication que me donna laveuve :
« – Ah ! monsieur !Figurez-vous que mon mari, le pauvre homme, en toute sa vie n’ajamais bu que de l’eau ! Je lui disais quelquefois :« Marius, un doigt de vin te remonterait ; un peu de vinte donnerait de l’estomac ; le vin fait la force ! »C’est comme si j’avais chanté Le patron Vincent qui a gagné latargue à un gavot (montagnard), qui n’a jamais vu lamer ! Toujours il me refusait : « MaTouninetto, l’eau me suffit ; le Bon Dieu a faitl’eau et n’a pas fait le vin. Tu ne donnerais pas de vin à unenfant de naissance, pas vrai ? Alors, pourquoi veux-tu m’endonner ? » Et vous imaginez bien, monsieur, que s’il neprenait pas de vin, ce n’était pas pour prendre del’assinte, ni aucune aliqueur forte de point demanière, rien de tout ça ! Il savait bien que toutes cesboissons du diable vous empoisonnent le sang, vous rendent rageuret facile aux grandes colères ! Il était sobre ; alors,comment voulez-vous qu’il ne fût pas brave homme ? En dix-neufans et demi de mariage, il ne m’a jamais dit une parole plus hauteque l’autre ; jamais il n’a seulement levé son petit doigt surmoi, pour me menacer un tant soit peu que rien ! Il me disaittoujours au contraire : « J’aimerais mieux me couper lamain que de te frapper, pechère ! »
« Et c’était tout le jourTouninetto par-ci, Touninetto par-là, que le cœurm’en remue encore, rien que d’y songer !… Eh bien, voyezpourtant, monsieur, jusqu’où peut aller la malice du monde !Les gens de chez nous – et c’est bien le pays tout entier,monsieur, – disent qu’il était un ivrogne et que, du soir au matin,il me battait comme poulpe[2] !
« La pauvre veuve s’essuya longuement lesyeux et, après un silence pendant lequel je me sentis très ému,elle acheva :
« – Alors, je me suis dit :M. Cabissol, qui est si bon, me fera une petite morale dans lejournal, pour que tout le monde sache que mon mari ne s’est jamaisempégué (soûlé) de sa vie, et que jamais, au grand jamaisil ne m’a battue ! »
« De plus en plus attendri, je demandaiquelques renseignements supplémentaires, puis je pris une bellefeuille de papier blanc et j’écrivis, en m’appliquant à être bienlisible :
« Ici repose Marie-Marius Siblet,cordonnier de son état, habile à faire du neuf avec le vieux. Larumeur publique l’a injustement accusé de boire et de battre. Sursa tombe, sa veuve inconsolée déclare que ces propos sont de pursmensonges. Et devant Dieu elle le jure, en foulant aux pieds lacalomnie ! »
« – Voilà, ma bonne dame, la moraledemandée. »
« Elle prit le papier, le regardaattentivement, me le rendit, se le fit lire et relire, meremerciant après chaque nouvelle lecture, avec des paroles toujoursplus abondantes, comme ses larmes.
« – Ah ! que cela est biendit ! C’est bien ça que je voulais !… Et cette morale, lejournal la mettra ?
« – Non pas ! vous ferezencadrer comme un tableau ce papier que je vous donne. Et cetableau, vous le suspendrez au bout d’une bigue (perche) que vousplanterez, au cimetière, sur la tombe de votre mari.
« – Oh ! monsieur Cabissol,quelle bonne idée ! »
« Et la pauvre femme déposa timidementsur le bord de ma table une belle pièce de cinq francs.
« – Reprenez ça, lui dis-je, j’aiseulement voulu vous faire plaisir, je ne fais pas ça parmétier. »
« Elle reprit son écu, se leva enremerciant, avec une émotion portée à son comble, fit retomber surson visage son voile de deuil qui traînait jusqu’à terre, et sedirigea vers la porte.
« Tout à coup, sur le seuil, elle seretourna, hésitante, puis, brusquement, revint vers moi, et dans unélan de reconnaissance, parlant par saccades, à travers dessanglots :
« – Puisque vous êtes si brave,monsieur Cabissol, vraiment je ne peux pas vous tromper… Jecomprends qu’on doit la vérité à un homme qui ne veut pas recevoird’argent… ça me coûte un peu à vous dire, mais je comprends que jevous le dois… Non, non, je ne veux pas me le garder… Il faut que jevous dise, à vous !… »
« Elle s’interrompit, secouée par lehoquet de la douleur, puis d’une voix suraiguë, comme pour dominerle bruit de ses sanglots, elle dit très vite, très vite, encriant.
« – Il était toujours soûl,monsieur, toujours soûl, pechère ! Et il me battait toutes lesnuits, beaucoup, et un peu tous les jours !… Merci, mon bravemonsieur, merci. »
« Elle sortit, apaisée, et j’admirai lepieux mensonge de cette sublime veuve qui eût été digne vraimentd’avoir épousé un plus grand homme.
« Eh bien, Maurin, qu’enpensez-vous ?
– Je pense comme vous, monsieur Cabissol,cette pauvre femme était sublime.
– Et devais-je, moi, qu’en dites-vous,accepter ses cinq francs ?
– Vous savez bien que non ! ditMaurin. En vous venant voir, elle a d’abord cru que vous vendiezpar métier des conseils comme un avocat ou un médecin. Elle voulaitdonc, et c’était une idée de justice, vous payer avec de l’argent.Vous lui avez fait comprendre que vous vouliez, vous, lui rendre unservice de voisin, par bonté pure. C’est elle alors qui, parrespect, devait accepter votre cadeau. Lorsqu’elle le comprend…alors elle ne peut plus vous payer, et cependant, il fautqu’elle vous offre quelque chose parce qu’elle est une bonne femmedans son genre, une vraie femme de notre peuple… Et dans lemouvement de son cœur, monsieur Cabissol, elle vous a donné cequ’elle avait de plus précieux sa confiance et son secret. Jetrouve ça magnific, monsieur Cabissol. Ah ! là, pourexemple, voici que je reconnais mon peuple ! Il est brave, aufond, allez ! Seulement, dans le peuple pauvre comme dans lepeuple riche, ceux qui font le plus parler d’eux ne sont pastoujours les plus honnêtes !… »
M. Rinal et Cabissol se regardaient,contents de leur ami Maurin.
« À propos, dit M. Rinal,savez-vous, Maurin, ce qui s’est passé à Bourtoulaïgue, le 25juillet dernier ? On dit que vos deux fanfares, qui s’étaientsi bien gourmées à Saint-Tropez, le jour de la Bravade, se sontréconciliées avec un cérémonial extraordinaire.
– Ah ! ah ! s’écria Maurin,celle-là, voui, que c’en est une bonne, d’histoire !Figurez-vous que la veille du 14 de juillet, le maire fit appelerles deux chefs des deux musiques ennemies et leur dit comme ça« J’ai un merle ! »
– Bon début et qui promet ! »s’écria Cabissol, joyeux.
M. Rinal lui fit signe de ne pas troublerpar d’inutiles critiques le génie du narrateur.
« – J’ai un merle privé, dit lemaire. Et en le regardant, ce matin, à travers les barreaux de sacage, il m’est venu une idée… »
« La liberté est la meilleure de toutesles choses… mon merle en est privé… rendons-la-lui, maisrendons-la-lui d’une manière utile à la cause de la commune. Voicicomment. Ma fille, ce soir même, lui prendra mesure du tour de soncou, et lui préparera, avant de se coucher, une petite cravatefaite d’un ruban tricolore bleu, blanc, rouge. Et demain, 14 dejuillet, si vous êtes tous consentants, je réunirai les deuxfanfares, l’Harmonie et la Symphonie, dans la grande salle de lamaison commune. Nous fermerons les portes, nous ouvrirons lesfenêtres. Et nous apporterons mon merle dans sa cage, que nousmettrons sur la grande table du conseil.
« Tous les musiciens, avec leursinstruments entoureront la table.
« Sur un signe que je ferai, la porte dela cage sera ouverte solennellement. Aussitôt, les deux musiques semettront à jouer, bien d’accord, La Marseillaise, et lemerle s’envolera, aux sons de cette musique célèbre, emportant àjamais sur ses ailes le souvenir de toutes nosdiscordes ! »
« Les deux chefs de musique furententhousiasmés et répondirent :
« – Monsieur le maire, c’est uneidée sublime ! »
« L’idée fut trouvée, en effet, belle partout le monde à Bourtoulaïgue. Si on avait demandé aux deuxfanfares d’oublier tout bonnement leurs querelles, leurs rancunes,leurs colères passées, elles ne l’auraient pas pu ni voulu faire,mais la seule idée d’une si belle manifestation fit du coup uncommencement de paix dans le pays. Tout le monde voyait d’avance lemerle, décoré, s’envolant par la fenêtre, et emportant le souvenirdes discordes d’autrefois sur ses petites ailes noires. L’annoncede cette cérémonie transporta donc de joie tout le peuple deBourtoulaïgue. Elle eût enthousiasmé la France tout entière si lesjournaux en avaient parlé, mais il n’y a pas encore de journaux àBourtoulaïgue.
« Le 14 de juillet au matin, la cage dumerle, posée sur la table du conseil municipal, au beau milieu dutapis bleu marine où sont brodées en rouge les armes de la ville,fut entourée par les deux fanfares et par le conseil municipal,maire en tête.
« En bas, sur la place, devant la fenêtreouverte, la foule, tout Bourtoulaïgue, attendait.
« Trois jeunes fillettes, vêtues l’une debleu, l’autre de blanc, la troisième de rouge, entrèrent dans lasalle du conseil. La première ouvrit la cage dont elle attacha avecune ficelle la portette à ressort, de manière qu’elle restâtouverte, la seconde prit bien doucement le merle dans sa main, latroisième arrangea autour du cou de l’oiseau un petit rubantricolore.
« Puis le merle fut remis dans la cagedont la porte toute ouverte était bien en face de la fenêtre grandeouverte également. Il se fit un gros silence… Le maire alors parutau balcon et dit au peuple :
« – Citoyens, aujourd’hui, jourglorieux où fut renversée la prison d’État qu’on appelait laBastille, et pour honorer la naissance de nos libertés, mon merleva être rendu libre, lui aussi ! Déjà il porte les couleursnationales qui ont fait le tour du monde sur l’aile de laRévolution. Il est encore dans sa cage, dans sa prison ; iln’attend pour s’envoler par cette fenêtre que les premiers accordsde La Marseillaise… Répétez avec moi : « Vive lemerle ! vive l’union ! vive la liberté ! »
« Les acclamations de tout un peupleentrèrent par la fenêtre, mais il faut croire qu’elles firent peurau merle, car il se rencogna dans sa cage.
« Alors les deux chefs de musiquebattirent ensemble la musique et La Marseillaise éclataavec un bruit terrible dans la salle qui était beaucoupétroite.
« Chaque musicien, monsieur, regardait lemerle…
– Vous y étiez donc ? ditM. Cabissol.
– Chut ! dit M. Rinal, il croity avoir été : ça suffit. C’est l’artiste quicompose ! »
Maurin n’entendait plus rien… que LaMarseillaise et il voyait le merle.
« Et le merle, poursuivit-il, regardaitles musiciens, penchant sa tête, tantôt d’un côté, tantôt del’autre, mais pour ça, il était gêné par sa petite cravate,quoiqu’elle fût petite, parce qu’il n’en avait pas l’habitude,comme de juste. Il paraissait très étonné et, au lieu de le fairefuir, le tintamarre des instruments vous le clouait là ; oneût dit qu’il devenait empaillé !
« Le peuple, sur la place, ne voyaittoujours rien sortir par la fenêtre et chacun s’étonnait.
« – Qui sait ce qu’il y a ?Alors, il sort pas ? La musique pourtant lui devrait fairepeur… Oï ! que c’est drôle ! c’est « unaffaire » manqué ! »
« Que vous dirai-je, messiés ? Lemerle écouta La Marseillaise jusqu’au bout, mais quand lesfanfares eurent fini leur tapage… frutt ! tout en coup sansrien dire il s’envola de la cage et prit la fenêtre.
« Le peuple ne le vit pas ; ilpoussait des cris d’impatience à faire trembler lesmaisons !
« On chantait sur l’air des lampions« Le merle ! le merle ! le merle ! »
« Le maire se remit alors au balcon etdit :
« – Citoyens, il est parti ; ila emporté sur ses ailes le souvenir de toutes nos discordes. Vivela République !… Et surtout, citoyens, faites bien attention,quand vous irez à la chasse, à partir du 15 août, de ne pas letuer. Vous le reconnaîtrez à sa petite cravate ! Il est sousla protection des trois couleurs nationales ! »
« Alors la foule bien contente s’en alla.Elle gagna la place au bord de la mer et là tout le monde sepromenait, en se contant plus d’une fois la cérémonie.
« On remarquait que chacun des musiciensdu Triomphe de l’Harmonie donnait le bras à un musicien dela Victoire de la Symphonie.
« Tout à coup, un bruit courut dans lepeuple : « Le merle est revenu ! oui !oui ! il est revenu ! » C’était vrai ; il étaitlà, sur un des arbres de la place ; on le reconnaissaitfacilement, comme de juste, à sa petite cravate.
« Deux musiciens allèrent sous l’arbreet, le nez en l’air, ils l’appelaient d’une manière aimable.« Petit, petit ! »
« – Pechère ! disaient comme çales jeunes filles, il a perdu l’habitude de trouver sa nourrituretout seul dans les bois ! il revient à lamangeoire. »
« Un vieux retraité avait pour opinionque les musiciens devaient adopter ce pauvre oiseau qui ne savaitpas profiter de sa liberté.
« De ce temps, le merle était descendusur l’épaule de l’un des deux musiciens qui l’appelaient.
« Celui-là voulut le prendre, mais soncamarade, qui était de l’autre fanfare, l’avait vu avant lui et ilsse disputèrent. Premièrement vinrent les injures ; aprèsvinrent les coups de poing. Que vous dirai-je ? Tous lesmusiciens qui s’étaient faits amis depuis le matin, arrivèrent ausecours, chacun prit parti pour sa bandière (bannière), et unebataille épouvantable – comme celle du jour de la bravades’ensuivit, sous les yeux du maire, des adjoints et des gardes, quine pouvaient rien empêcher.
« À la fin des fins, le maire repritlui-même son merle et dit :
« – Citoyens ! nousrecommencerons au 14 juillet « de l’an qui vient. »
« Ah ! monsieur Rinal, conclutMaurin, je crois bien que leur cérémonie du merle, ils la referonttous les ans, à Bourtoulaïgue, et jusque dans les siècles dessiècles, pourquoi le merle des fanfares, voyez-vous, ça revienttoujours ! »
Maurin fit deux ou trois visites àM. Rinal qui s’amusa du récit de ses diverses bravades, et quise chargea de rappeler à M. Cigalous et à M. Cabissol lapartie projetée pour le jour de l’ouverture. Elle eut lieueffectivement le 15 août au matin.
La veille, les chasseurs étaient arrivés àSainte-Maxime. Maurin avait choisi Sainte-Maxime pour la plusgrande commodité de ces beaux messieurs qui trouvèrent là deshôtels de luxe comme à Paris.
Il était convenu qu’on se réunirait, dès lepremier point du jour, au pied du sémaphore de Sardinaux.
Tout le monde fut exact. Il y avait Cabissol,Cigalous, M. et Mme Labarterie ; etM. Cabissol avait invité le juge d’instruction de Draguignan(qui était un Parisien installé de la veille dans le chef-lieu duVar), le procureur du roi de la République impériale (expressionchère à M. Rinal) et quelques autres magistrats. Le bonM. Cabissol espérait intéresser ces messieurs à la cause deMaurin, mais, par crainte de les voir refuser son invitation, il neleur avait pas annoncé qu’il allait les mettre en rapport avec lefameux roi des Maures…
Maurin et Pastouré attendaient, l’arme aupied, debout devant le sémaphore, et trois chiens bondissaient dejoie autour d’eux.
« En route ! s’écria Maurin, dèsqu’il vit venir à lui les nobles invités. Et dès à présent, pour leperdreau, le lièvre et le lapin, nous sommes en chasse.
– Vous avez là de beaux chiens, lui ditle juge d’instruction.
– Un seul, le griffon, est à moi,répliqua Maurin sans connaître la qualité de son interlocuteur. Cetautre, figurez-vous, est un chien qu’on m’accuse d’avoir volé.
– Ah ?
– Et j’ai été condamné par ces imbécilesde juges de Draguignan !
– Ah ! fit l’autre surpris etinquiet, contez-moi donc cela. »
Maurin expliqua.
« Un chasseur, que je ne connaissais pas,battait son chien injustement… Je veux l’en empêcher. Il se fâche.Naturellement je le rosse. Il s’en va, les yeux pochés. Son chienme suit et ne veut plus de son ancien maître. Qu’est-ce que j’ypouvais ? Eh bien, on m’a condamné !… Il n’y a pas dejustice !…
– Il fallait, dit le juge, ramener lechien à son maître.
– J’ai fait ainsi, mais la bête m’esttoujours revenue. Ça vous a un nez, ces bêtes-là : ça préfèreles caresses aux coups ! Oui ! elle m’est revenue deCannes où je l’avais conduite pour la ramener à son maître.Convenez que je n’étais pas forcé d’entreprendre ce voyage qui m’acoûté de l’argent. Eh bien, la pauvre bête m’a rattrapé dansl’Estérel, juste devant l’auberge des Adrets.
– Fameuse auberge ! fit le juged’instruction, en regardant Maurin de travers.
– Fameuse auberge, de sûr ! fitMaurin, vu que, comme vous paraissez le savoir, elle était beaucoupfréquentée par Gaspard de Besse, un voleur qui est encoreaujourd’hui aimé de tout mon peuple de Provence, pourquoi il n’ajamais volé les riches que pour faire du bien auxpauvres. »
Et Maurin à son tour regarda de travers lejuge.
Ce juge était jeune encore et tout imbu devieux préjugés. Le nom de l’auberge des Adrets et cet élogeenthousiaste de notre cher Gaspard de Besse[3] ledisposèrent fort mal pour Maurin et, d’instinct, élevant déjà desprésomptions contre le braconnier, il lui trouva mauvaise mine, ets’éloigna de lui.
Maurin se rapprocha deM. Cabissol :
« Qu’est-ce que c’est donc, monsieurCabissol, que ce monsieur à lorgnon d’or qui vient de me parler etqui ne me plaît guère ? Il m’a regardé d’un drôled’air !
– C’est, dit Cabissol, Maurice Couder, lejuge d’instruction de Draguignan.
– Diable ! répliqua Maurinnaïvement, c’est un homme dangereux ! »
Et Maurin quitta Cabissol.
« Qu’est-ce que c’est que ce braconniermaigre avec qui je causais à l’instant, mon cher monsieurCabissol ? interrogea le juge d’instruction. Il ne me plaîtguère.
– Ça ? c’est le fameux Maurin desMaures.
– Bigre ! dit le juge, c’est unhomme dangereux !
– Lui ? c’est le plus honnête hommeque je connaisse. Il est accusé d’un tas de prétendus méfaits dontchacun ne prouve que la droiture de ses sentiments. C’est le bonsens populaire en personne, cette homme-là, affirmaM. Cabissol.
– Oh ! vous, au fond, maîtreCabissol, vous êtes un révolutionnaire… un anarchiste.
– Il y a quelques bonnes idées danstoutes les sectes, mon cher juge ! »
Le soleil commençait à verser des flammes. Lesmouchoirs blancs flottaient en couvre-nuque sous leschapeaux ; toute la troupe était en nage. On avait abattu àgrand-peine trois lapins et quatre perdreaux, mais c’est Pastouréet Maurin qui les avaient tués.
« Messieurs, dit le procureur du roi dela République impériale, je ne suis pas depuis longtemps enProvence, mais je vois ce que c’est que votre Provence.
– Et qu’est-ce donc ?
– C’est un pays extrêmement chaud. Jerefuse d’aller plus loin et je m’y refuserais, quand bien même vousme promettriez une pluie, un déluge de perdreaux, ce qu’on neconnaît certainement pas ici…
– Ma foi, dit le juge d’instruction, jesens l’insolation qui commence à me faire bouillir la cervelle.
– Vous avez si chaud que cela, monsieur,dit Maurin, narquois.
– Je conviens, dit à son tour Labarterie,que cette partie de plaisir est pour moi une partie desouffrance. »
Bref, tout le monde se déclara hors d’état decontinuer pareille chasse sous un ciel pareil. SeuleMme Labarterie affirma que, sous la conduite deMaurin, elle tuerait volontiers quelques perdreaux.
« Et moi, belle dame, dit Maurin, pourvous être agréable, je chasserais dans un four de potier ! Queles autres se mettent donc à l’ombre dans ce bois de pins ; ily a juste au pied de ce poteau télégraphique – regardez – de jolisrochers arrangés comme des fauteuils ; nous y reviendronslorsque nous aurons tué, avec Madame et avec Pastouré, de quoiempêcher messieurs les juges de rapporter à leur maison un carnierde maladroits ! Ils sont là bien agréablement assis à l’ombre…nous les y rejoindrons à midi.
– Ce qui me paraît désagréable ici, ditle juge, ce sont ces fils télégraphiques qui font une chansonagaçante… Écoutez, cela siffle sans arrêt… Allons plus loin…
– Bah ! dit Maurin, de quoi vousplaignez-vous ? Ça vous sert d’oisôs ! »
Il y eut un éclat de rire général.
« Restez là, croyez-moi, dit Maurin, iln’y a pas d’endroit, près d’ici du moins, où l’ombre soitmeilleure. »
On se trouvait sur les crêtes des collines quivont, par pentes douces, baigner leur pied rose dans la mer.L’endroit choisi pour la halte était en effet délicieux et beau, etce qui ne gâtait rien, il y avait un puits dans le voisinage.
De ces cimes on découvrait tout l’horizon desMaures, Saint-Tropez au sud, Saint-Raphaël vers l’est ; pardelà l’Estérel, les Alpes, et devant soi la mer bruissante, toutepapillotante de rayons dansants, et sur laquelle passait en cemoment, au large l’escadre de la Méditerranée, ville flottante dontles fumées traînaient à l’arrière, comme les souples étamines duvaste pavillon de combat. La rusée et audacieuseMme Labarterie suivit le beau Maurin, avec l’espoirque le vieux Pastouré ne tarderait pas à s’en aller bientôt parlerseul dans quelque ravin giboyeux.
Maurin et Pastouré, en compagnie de la belleMme Labarterie, s’étaient à peine éloignés dequelques pas, que M. Couder fit à M. Cabissol les plusvifs reproches pour l’avoir, sans le prévenir, mis en rapport avecun Maurin !…
« Car enfin nous aurons certainement à lepoursuivre et à le condamner un jour. Vous compromettez deuxmagistrats, le procureur et moi.
– Quel enfantillage ! dit Cabissolen riant, Maurin est l’ami du gouvernement. J’ai voulu, en vous lefaisant connaître, rendre service en même temps et à vous et à lamagistrature. S’il doit jamais vous être amené à Draguignan entredeux gendarmes, ce qui m’étonnera, vous le connaîtrez par avance etvous aurez, le connaissant, de bonnes raisons pour l’absoudre.
– En attendant, dit M. Couder avecaigreur, je ne comprends pas que M. Labarterie ait confié safemme à cette manière de bandit.
– Croyez bien, dit Labarterie ingénumentnarquois, que ma femme n’emporte à la chasse ni bijoux niportefeuille ! »
M. Cabissol profita del’équivoque :
« Maurin n’a jamais fait tort à personne,s’écria-t-il d’un air indigné. En vérité, messieurs les magistrats,vous m’offenseriez personnellement, à partir de ce moment, enparlant de lui à la légère.
– Mon avis, dit le procureur impérial dela République du roi, est que nous ferions bien de nous retirer.Venez-vous, mon cher juge ? »
Les deux magistrats se levèrent.
« Prenez garde, messieurs, que c’estdécidément une offense personnelle que vous me faites si vous nousquittez ainsi, dit M. Cabissol d’un ton des plus sérieux.
– Je ne connais que mon devoir, répliquale procureur sèchement.
– Et je vous suis, mon cher procureur,dit le juge. Au demeurant, nous aurons moins chaud, dans le jardinde l’hôtel, à Sainte-Maxime. »
Quand il les vit bien résolus,M. Cabissol leur déclara :
« Eh bien, messieurs, on pourra lire,avant trois jours dans les journaux de la région, le récit de notrejournée d’ouverture, signé de mon nom. On vous y verra jouer sousvos propres noms le rôle que vous prenez en ce moment. Et comme monami Maurin est fidèlement aimé de tout le monde dans la région, endépit de ses petits démêlés avec les représentants de la loi, j’aile regret de vous affirmer que votre popularité en sera au moinscompromise.
« Et vous, monsieur le procureur, quiavez un frère député ; et vous monsieur le juge, qui avez unfrère sous-préfet, vous apprendrez peut-être bientôt tous deux quel’influence de vos frères ne vaut pas celle d’un Maurin ! etqu’il eût mieux valu, pour l’honneur de votre carrière, laisser ceMaurin-là tranquille.
« C’est la première fois de ma vie que jeme permets de menacer un fonctionnaire des foudres de lapresse ; mais je me vois obligé de vous les annoncer, pour nevous pas prendre en traître… Maintenant partez-vous,messieurs ? ou restez-vous ?
– Du moment, dirent les magistrats, quevous nous garantissez… et que vous prenez fait et cause… avec cettechaleur sympathique… pour cet homme… vous, dont l’honorabilité estsi connue…
– C’est bien, messieurs. Enchanté !Ne parlons plus de cet incident. »
Après cette sortie de M. Cabissol, il yeut une gêne assez prolongée entre ces grands chasseurs qui avaientrenoncé à chasser… Mais peu à peu, la chaleur aidant, on nes’occupa plus que de s’éventer et de s’éponger le front.
« Je suis curieux de savoir, ditM. Labarterie tout à coup, au milieu d’un grand silence, si mafemme aura tué quelque chose ? »
Juste en ce moment, sur le rivage, là-bas,Maurin disait à Mme Labarterie :
« Pardon, excuse, madame, mais monsieurvotre mari n’a pas tort : il fait beaucoup chaud ; et, sivous m’excusez un petit moment, je vous quitterai, le temps de memettre dans l’eau de la mer et d’en ressortir. »
Elle s’assit et lui fit signe d’allerlibrement. Elle avait des yeux très brillants et elle le regardaitavec l’admiration d’une élève de Rosa Bonheur qui a rencontré untaureau sauvage au repos.
Par façon de plaisanterie, Maurin, ens’éloignant d’elle, dit encore.
« Si vous voulez faire commemoi ?
– Ah ! la bonne idée ! »s’écria-t-elle en se remettant debout, d’un bond joyeux.
Il lui montra, entre deux rochers, une sortede cabane naturelle où elle pourrait se déshabiller.
« Je sais nager, dit-elle. Allez de votrecôté, monsieur Maurin. »
Il s’en alla en effet sur l’autre pente d’uneétroite presqu’île. C’était un cap dentelé qui avait tout au pluscent pas de largeur.
« Ma foi, se dit-il, en songeant àMme Labarterie, voilà une mal-mariée quime paraît bonne à poursuivre. »
On sait que la mal-mariée est unesorte de sarcelle qu’on peut voir parfois, quand la mer est calmeet limpide, nager entre deux eaux à grands coups d’ailes aussivivement qu’elle le fait dans l’air du ciel.
Maurin entra tout nu dans la vague.
« Quand on a de l’eau jusqu’au cou, sedit-il, on est comme habillé par la mer ; et d’un jolivêtement, puisqu’il est couleur de ciel ! »
Mme Labarterie se disait end’autres termes la même chose, en se débarrassant toute seule deson léger costume de chasseresse, dans la petite baie voisine,séparée, par la presqu’îlette, de la calanque où s’ébattaitMaurin.
La charmante créature, douée d’une imaginationhardie et capricieuse, avait pour toute théorie morale qu’il nefaut – la vie est si courte ! – laisser échapper aucuneoccasion de mordre dans un beau fruit, de goûter à un plaisir. Trèssensuelle, elle se donnait aux brises et aux parfums, qui étaientpour elle la caresse infinie des choses…
Esthète déterminée, elle s’était demandésouvent, en regardant la Syrène de Burns Johns, ou enlisant celle de Wells, comment, dans leurs palais humides, cesdemi-femmes se marient avec les tritons mythologiques.
Maurin prit pied un peu au large, à deux centsbrassées de la rive, lorsqu’il eut constaté que, debout, il auraitde l’eau jusqu’au col et qu’il était décent puisque le ciell’habillait !
Elle le vit… et nagea délibérément verslui…
Maurin ne fut pas étonné. Il connaissait sapuissance :
« Moi, les femmes, je les regarde commeça, et elles tombent comme des mouches ! »
Quand les paresseux chasseurs qui s’étaientrefusés à chasser virent au loin Maurin revenir, suivi deMme Labarterie, rayonnante de joie pour avoir tuédeux perdrix, ils étalèrent bien vite les linges blancs sur unelitière de feuilles de pins lisses et dorées… Pastouré arrivait deson côté presque en même temps.
De tous les carniers sortirent pâtés,conserves diverses, bouteilles et pain tendre. Les petitesserviettes furent dépliées, les timbales trinquèrent avec lesgobelets de chêne-liège ou de bois de bruyère.
Quand tout le monde fut assis en cercle autourde la nappe :
« Messieurs, dit Maurin, quel est celuid’entre vous qui ; pendant que nous étions encore à cent pasd’ici, a tiré un coup de fusil ?
– C’est moi, dit le juge d’instruction…Une pie a passé sur ma tête, j’ai tiré…
– Et mal vous en a pris, monsieur !J’admirais (je visais), juste à ce moment, deux lapins à la fois,dans une melonnière qui est là, au fond du creux, près de lapousaraque et, de sûr, je les aurais enfilés tous deux, lorsquevotre maladroit coup de fusil a fait un bruit du diable… les lapinsnaturellement ont fichu le camp. »
Tout le monde riait…
« Alors, poursuivit Maurin qui ouvrit sonimmense carnier posé à côté de lui, alors, à la place… j’ai prisdeux melons. »
Il tira de son sac deux beaux melons bien mûrset sans doute juteux à point, et les déposant sur lanappe :
« Quand vous les aurez assez vus, j’irailes mettre à rafraîchir dans le puits. »
Les melons furent flairés par lesamateurs.
Le procureur du roi de la République impérialeregarda d’un air d’intelligence et de reproche son voisinM. Cabissol.
« Eh bien, monsieur, souffla-t-il à sonoreille… que dites-vous de cela ? »
Et le juge d’instruction achevadurement :
« C’est le vol, toutsimplement !
– Peuh ! fit M. Cabissol enriant… à la chasse… en Provence… quand il fait si chaud… un grainou deux de raisin… un melon ou deux !… Si le propriétaire vousvoit, on lui crie : « Je prends ça, ou ça ! »et il répond : « Faites, faites… à votreconvenance… »
– Vous croyez ? dirent lesmagistrats.
– C’est aussi naturel, dans ce pays-ci,que de dire à des gens, qu’on devine en route pour aller se baignerdans les calanques du voisinage. « Eh bien, vous allez voirs’il y a toujours d’eau à la mer ? »
– Aussi naturel ! répliquèrent à lafois les deux magistrats, sur un ton d’incrédulité…
– Demandez à Maurin. »
Le malicieux Maurin n’avait pas perdu un motde cette conversation.
« Ma foi de Dieu ! fit-il, c’estvraiment vrai que j’ai pris ces deux melons sans croire les voler.La terre me les offrait, le soleil aussi… Je me suis pensé comme çaqu’au dessert ils feraient plaisir à tout le monde ; qu’unsanglier cette nuit aurait bien pu les ronger jusqu’à l’os,pechère !… Et puis en fin de compte j’aurais dû ne pas vousdire comment je me les suis procurés, et vous en auriez mangé sansremords… Allons, à table, messiés !… J’ai bougrement faim,dit-il pour terminer ; le bain ouvre l’appétit.
– Vous vous êtes baigné, Maurin ?questionna M. Labarterie sans attacher d’importance à saquestion.
– Je suis même encore ennage ! » répondit Maurin, équivoque.
Il se leva, emportant les melons pour lesmettre à rafraîchir dans le puits.
Quand il revint, on avait attaqué les vivresétalés sur les serviettes blanches.
« Bougre de bougre ! que vous meferiez dire – si j’étais resté encore trois minutes absent, vous nem’auriez rien laissé !
– Regardez donc votre assiette, ditLabarterie, ma femme a pris soin de vous.
– Madame, dit Maurin, je ne sais pluscomment vous dire mon gramaci ! »
Et quand l’excitation d’un déjeuner solide,arrosé de vins actifs, eut animé les conversations et lesrires.
« Vous ne savez pas, monsieur lejuge ? dit gaiement Cabissol, Maurin vous a qualifié ce matind’homme dangereux. »
Le juge eut un haut-le-corps.
« Un juge, dit-il gravement, n’estdangereux qu’aux consciences troublées.
– Faites bien excuse, déclara Maurin quividait une dernière fois sa coupe taillée dans une racine debruyère, legs touchant du chasseur Casimir, qui en avait lui-mêmehérité de Prime, devancier de Maurin des Maures – faites excuse,monsieur le juge. Parlant par respect, il devrait en être commevous le dites, mais c’est bien tout le contraire, et, dans cepays-ci du moins, c’est plutôt les innocents qui ont tout àcraindre des juges !
– Comment cela ?
– Eh bé, fit Maurin, à avoir affaire auxjuges, les coupables ne perdent jamais rien… mais les innocentsperdent toujours tout. Je ne vous l’envoie pas dire et comme je ledis, prenez-le.
– Il vous le met dans la main, proféra lesilencieux Pastouré qui riait dans sa barbe.
– Il y a du vrai dans ce que penseM. Maurin », affirma Mme Labarterie.
Son mari, cette fois, lui adressa un regardsévère.
« Qu’en savez-vous ? dit-il à safemme.
– Eh ! fit-elle en riant, supposonsune honnête femme que son mari croit coupable d’adultère ; ildemande la constatation d’un flagrant délit imaginaire. Le jugeobtempère. Le commissaire de police fait buisson creux. La choseest connue, et la femme est compromise quoique innocente.
– En ce cas, dit le juge, c’est le mariqui a égaré la justice.
– Et tout au contraire, reprit Maurin, deplus en plus narquois, voilà une belle femme qui a oublié uninstant qu’elle était mariée ; personne n’en sait rien ;il n’y a pas de juges dans l’affaire tout le monde est content. Cesont les juges qui gâtent toujours tout. Je regrette queM. Vérignon, notre député, ne soit pas là. Il vousexpliquerait tout ça très bien.
– Il est vrai, dit Labarterie – quipensait à sa candidature éventuelle – il est vrai queM. Vérignon a dit, le jour du congrès, des choses fortcensées ; et ses paroles, je les sais presque par cœur. Il adit :« Un juge d’instruction a entre les mains un« pouvoir terrible. »
– M. Vérignon, confirmaM. Cabissol, soutient qu’un juge d’instruction peut fairedurer jusqu’au scandale et à la pire injustice – l’emprisonnementpréventif. Les mandats d’arrêt peuvent être, selon son expression,de véritables lettres de cachet, et le juge qui s’en tient au textedu Code, celui qui ne cherche pas à satisfaire l’équité par-dessustout, peut conduire un honnête homme à tous les déshonneurs, enmettant servilement la loi de son côté.
– Je ne le lui ai pas fait dire !s’écria Maurin.
– Ah ! çà, s’exclama le juge quifinissait par prendre gaiement son parti de la situation,sommes-nous à la chasse ou à la Chambre des députés ?
– Nous sommes à table, assis par terre,dit Maurin dont les saillies amusaientMme Labarterie… Et je ne suis pas fâché d’y êtreavec des juges, pour leur faire entendre, puisque l’occasion seprésente, ce qu’eux-mêmes ils savent bien… Tel que vous me voyez,on m’a condamné pour coups et blessures, comme ils disent, et pourvol d’un chien ! et le chien, je ne l’ai pas volé un chienn’est pas un melon… J’ai une demi-douzaine de procès-verbaux qui mecherchent… Les brigades me traquent… Et tout cela pourquoi ?pour des soi-disant fautes qui n’en sont pas.
– Les délits que Maurin a pu commettre,dit M. Cabissol, il les a commis en faveur de l’équité.
– J’en connais quelques-uns, avoua lejuge, quoique je ne sois à Draguignan que depuis quinze jours àpeine.
– Alors, monsieur le juge, vous devezsavoir que le plus grave de tous devrait me faire voter desfélicitations par la Chambre des députés c’est mon aventure duchien fou. Mais bah ! nous sommes tous un peu d’Auriol dansnotre contrée et au fond, l’opinion publique de mon royaume me jugecomme je devrais être jugé partout.
– Et pourquoi ne vous constituez-vous pasprisonnier pour vous défendre ?
– Voilà justement le diable ! ditMaurin. Je ne vais pas m’expliquer avec la justice parce que… jem’en méfie ! Si je vais vous voir dans votre palais pour vousdire ce qu’ici je vous dis dans le palais du Bon Dieu, de sûr vousme coffrerez.
– Dame, j’y serai sans doute forcé,déclara le juge.
– Tandis que je voudrais pouvoir, déclaraMaurin, me faire rendre justice sans être puni par avance.
– La loi est la loi ! Nous jugeonsdes faits et non des intentions.
– Et des lois il en faut, affirmafortement Maurin, mais le journal racontait l’autre jour qu’unejeune mère, pechère ! n’ayant que sa pauvreté qui fût bien àelle, avait volé chez le boulanger trois pains d’un sou parce queson petit avait faim. On te la coffre. Elle est jugée un moisaprès, on la condamne à la prison et à l’amende. Que dites-vous deça ? je dis, moi, que c’est elle qui est volée. »
Il s’anima, en poursuivant :
« Vous lui avez pris vingt-cinq jours deson travail, mossieu ! Vingt-cinq jours, nom de pasDieu ! c’est une fortune que personne ne peut rendre àpersonne ! Vingt-cinq jours que je ne vous dois pas, tas devoleurs de juges que vous me feriez dire ! »
Tout le monde éclata de rire ; et le jugeet le procureur eurent assez d’esprit pour faire comme tout lemonde.
« Et voilà pourquoi, moi, Maurin, je vouscondamne, mais vous vous en fichez pas mal ! C’est peut-êtredommage. Vous autres, vous jugez avec vos livres à la main. À votreplace, je jugerais avec ça et avec ça… »
Ayant frappé énergiquement sur son front etsur sa poitrine, il ajouta :
« Je ne sais pas si je me fais biencomprendre ! »
Un nouvel éclat de rire général accueillitcette saillie un peu trop libre, et si le juge fit la grimace, dumoins ne la laissa-t-il pas apercevoir.
Et déjà Maurin, excité par le succès, ajoutaitencore :
« Et puis, en fin de compte, tant qu’ungouvernement protégera les Espagnols qui viennent tuer des veaux enFrance, devant le public, et qu’il les laissera donner au peupledes leçons de boucherie, et qu’il les applaudira à seule fin defaire les affaires des marchands d’alcool, qui choisissent nosdéputés, lesquels font nos lois, je calcule qu’il ne sera pas bienétonnant que les juges parlent français comme des vaches espagnoleset que le peuple se fasse méchant !… Sans rancune, monsieur lejuge, si vous le voulez bien ! je parle selon mon idée etcomme un gros sauvage, mais au fond je ne vous en veux pas… Etmême… »
Un sourire de raillerie imperceptible courutdans ses moustaches.
« Et même, tel que vous me voyez, je suisbougrement content d’avoir fait votre connaissance, parce que jecomprends qu’il est bon, pour un homme comme moi, qu’il est fameux,qu’il est même nécessaire d’avoir un ami comme vous, que si jamaisje faisais un mauvais coup, vous n’auriez qu’à un peu le vouloirpour me tirer d’affaire, vu et attendu qu’aujourd’hui comme sousles rois tout n’arrive que par protection.
Là-dessus, sans dire autre chose, il se levapour aller quérir, dans le puits voisin, les melons qu’il y avaitmis à rafraîchir.
Quand Maurin reparut, la conversation, grâce àM. Cabissol, avait pris un autre tour. On parlait de la chasseau poste chère aux Marseillais et de l’immortelle Chasse auchastre de Louis Méry.
Maurin déposa ses melons sur la nappe devantlui.
« L’eau, dit-il, vous en vient à labouche. Ils vous disent « Mange-moi ! »
Et il se mit en devoir de les diviser, enbelles tranches égales.
« Le chastre, dit M. Cabissol, estun oiseau-sorcier, un oiseau qui, d’arbre en arbre, mena deMarseille à Rome le chasseur Méry, toujours chassant.
– C’est un conte que je ne connais pas,dit le juge, mais qui me rappelle la poursuite de l’oiseau enchantédes Mille et Une Nuits. »
Et très finement,
« De petits vols en petitsvols, l’oiseau mène son homme à tous les diables.
– Joli ! ditMme Labarterie, moqueuse.
– Il faut savoir commander à sespassions, affirma le juge. Le sage Bouddha nous ordonne de tuer ennous le désir.
– C’est chose facile aux riches qui onttout à discrétion », repartit Maurin.
Et il fit circuler, dans trois ou quatreassiettes, ses deux melons coupés en tranches toutes reluisantesd’eau savoureuse.
Les convives se les offraient avec millepolitesses.
« … Après vous… je vous en prie… non,après vous… quel parfum !… c’est délicieux… »
Le juge passa le melon à son voisin sans ytoucher. Comme distrait, le procureur en saisit une tranche aupassage et non la moindre.
Les narines du juge se dilataient degourmandises et de regret.
« Pour en revenir à vos oiseaux-sorciers,dit Maurin, connaissez-vous le semble-figue ?
– Non ! non ! dirent-ils tousd’une seule voix, mouillée de jus de melon.
– Ce melon, ditMme Labarterie, est bien le meilleur que j’aiemangé de ma vie. Aussi juteux qu’une pastèque.
– Et, insista M. Labarterie, plussavoureux qu’un cantalou. »
Pastouré était perdu dans un rêve.
« Le semble-figue, dit Maurinest un oiseau comme le bec-figue mais bleu-noir comme unemouïssonne (sorte de figue). Le chasseur au poste, le voyant seposer dans un figuier, ne le perd pas de vue et met aussitôt sonfusil en joue… et alors, dans le même moment, il cesse d’apercevoirl’oiseau. Dans le figuier, il ne voit plus que des figues. C’estque le semble-figue, dès qu’il a aperçu le mouvement duchasseur, s’est suspendu par les pattes à une branchette, la têteen bas, et, la tête bien repliée sous l’aile, entre deux figues, ila tout l’air d’en être une troisième ! Le chasseur aussitôtsort de son poste, le fusil en main, les yeux toujours fixés sur labranchette où il a vu l’oiseau se poser… « Il n’est pas parti,j’en suis sûr ! où est-il, alors, ce sorcier ?… rien nebouge ! » Une fois près du figuier, l’homme oublie qu’iltient un fusil… il pense que décidément il s’est trompé… quel’oiseau s’est envolé… Il y renonce, il n’y pense plus, et voyant,juste sur la branchette, qu’il n’a pas cessé de regarder avec tousses yeux, la plus belles des figues à la place de son oiseau, ilenvoie la main… Frrutt ! l’oiseau part en lui lâchant au nez,comme de juste, une petite crotte !
– C’est sans doute de là, ditM. Cabissol, qu’est venue l’expression « Faire la figue àquelqu’un », se moquer de lui.
– Possible ! dit Maurin se bourrantde melon à la barbe du juge… Ce qui est sûr, c’est qu’il ne fautpas trop mépriser la chasse au poste, car elle a son mérite, vuqu’il y a encore d’autres oiseaux sorciers qui la rendent beaucoupdifficile. Nous avons le vire-pierre, qui se cachederrière une pierre et qui tourne autour tout le temps de manièrequ’elle reste toujours entre le chasseur et lui ; il y a letrompe-la-mort, qui fait le mort, couché sur le dos, pourque, au lieu de tirer, le chasseur sans méfiance aille le ramasseravec la main, et à ce moment, frrutt ! bonjour, nigaud !…Il y avait autrefois, du temps des fusils à pierre, lecague-bassinet et il venait déposer sa petite chosehumide, sortie du dessous de sa queue, juste dans le bassinet dufusil, pour mouiller la poudre… que ça, c’est une race qui adisparu, comme de juste. Qui veut encore du melon ?
– À propos de mouille-bassinet,dit M. Cabissol, vous ne devineriez jamais ce que j’ai vu, demes yeux vu, dans l’église de Bourtoulaigue ?…
– Et quoi donc ?
– Un tableau bien curieux il représentele sacrifice d’Abraham. Isaac est lié à son poteau, et Abraham,armé d’un fusil à pierre ! ! ! est prêt à tuer sonfils… Mais le Père Éternel apparaît dans les nuées. Sa main fait unsigne qui est un ordre, et un délicieux tout petit angelot, du hautdu ciel, très gentiment, mouille, vous devinez comment, la poudredu bassinet. Peinture naïve, œuvre d’une époque de foi et decandeur. Je trouve ce tableau adorable… Qui veut reprendre dumelon ? »
Au milieu des plus grands éloges adressés auxmelons, dont tout le monde avait oublié l’origine infâme, lestranches parfumées circulèrent encore.
Quand elles repassèrent sous son nez,M. Couder, le juge, n’y tint plus. Il en saisit une, en jetantvers Maurin, puis vers M. Cabissol, un vif et bref regardoblique. Ni M. Cabissol ni Maurin ne parurent s’être aperçusde son geste ni de son regard.
À ce moment, la conversation, animée par lesbons vins, était devenue générale. C’était un papotageininterrompu. Propos de dessert insaisissables, répliques qui nes’attendent pas l’une l’autre, fusées d’esprit perdu.
Pastouré, pour un motif qui lui était trèspersonnel et qu’on n’a pas coutume de révéler à table, éprouva ledésir de s’éloigner un instant. Il n’était pas homme à se résisterlorsqu’il avait quelque chose à se dire. Il n’était pas homme nonplus à gagner le bois pour quelques minutes, un jour d’ouverture,sans emporter son fusil. Il se leva donc, le fusil en main (il eûtsongé d’ailleurs à le prendre pour se donner une contenance) et ildisparut.
Dix minutes plus tard, les bavardagesbattaient leur plein, et le juge, sourd aux reproches de saconscience, attaquait une seconde tranche de melon, lorsque la voixde Pastouré éclata, terrible, sous un bouquet de pins, dans lesbruyères voisines. Parlo-Soulet semblait furieux :
« O bourreau ! hurlait-il àtue-tête, canaille ! voleur ! forçat !brigand ! tu te crois preutrêtre de t’échapper ! mais jete tiens, puisque je te vois ! et tu ne m’échapperaspas ! C’est toi qui as volé les melons ! c’est toipeut-être qui les as mangés ! Si tu les as volés pour lesmanger, passe encore ! mais, bandit ! assassin ! situ les as vendus, je me plaindrai chez le juge ! Les juges neplaisantent pas ! tu irais en galère, gueusard ! enfantde gueuse ! »
Ainsi les injures se précipitaient…
« Cet homme va faire un malheur !Allez donc voir, maître Maurin, s’écria le juge… Allons-y,messieurs.
– Ne vous troublez pas, fit Maurintranquillement, vu qu’il n’y a pas de quoi… Je sais ce quec’est… »
La voix de Pastouré n’avait pas cessé detonitruer :
« Réactionnaire ! mendiant !royaliste ! marrias ! conservateur ! féna !clérical ! voleur ! canaille ! J’aurai tapeau ! attends un peu ! attends-moiseulement ! »
Le juge se leva, vraiment ému.
« Je ne souffrirai pas, dit-il, qu’à deuxpas de moi… À qui en a-t-il enfin ?
– Laissez donc, dit Maurin, négligemment– laissez-le faire : je sais ce que c’est : il insulte unlapin ! »
Un coup de fusil ponctua et termina la longueinvective de Pastouré, qui arriva presque aussitôt et jeta un lapinaux pieds de Mme Labarterie.
Tous se regardaient, de plus en plusétonnés.
« Expliquez-nous ce qui s’est passé,monsieur Pastouré ?
– Moi ?… sabi pas parla (je ne saispas parler). Explique-leur, toi, Maurin.
– Voilà, dit Maurin. Quand on trouve unlapin au gîte, blotti, tapi, rasé sous une touffe de thym ou degenêt, on est généralement trop près de lui pour le tirer, fût-ce àla tête, sans le trop abîmer. Alors il n’y a qu’une chose àfaire : il faut l’insulter.
– Cet homme se moque de nous, ronchonnale procureur.
– Il faut l’insulter, reprit Maurin avecforce… Oh ! rassurez-vous : ça n’est pas pour lui fairede la peine. C’est parce que, tant qu’il entendra du gros bruit, ilse gardera bien de se montrer, croyant qu’on ne le voit pas. Et, eneffet, plus on crie fort, plus il se rase et se tapit contre terre,et plus il reste sans bouger, à la même place. Le chasseur sait quelorsqu’il s’arrêtera de parler, son lapin fichera le camp… et selonl’endroit où l’on se trouve, on peut deviner qu’il ira aussitôt seperdre dans la mussugue. C’est pourquoi il faut le tenir là, bienattentif, jusqu’à ce qu’on se soit reculé pour être à bonne portéede fusil. On se met donc à lui crier, le plus fort possible, lesplus grosses injures qu’on trouve – et je dis injures parce que lesinjures c’est, comme vous savez, ce qui se crie le plusnaturellement. Les compliments et les paroles d’amour, c’est tropdoux… Ça ne réussirait pas, ou si on les criait, ça seraitridicule ! C’est pour cette raison qu’on traite son lapin deroyaliste ou de républicain, d’empereur ou d’anarchiste, de forçatou de juge ; c’est selon les opinions du chasseur, sasituation sociale et son bon plaisir. Et dans le cas où on n’a pasd’opinion du tout, on en prend une pour l’occasion et on insulteson lapin comme s’il était question de le nommer député. Pendanttout ce discours, vous comprenez, le chasseur s’est donné le tempsde reculer peu à peu, et dès qu’il se comprend à la bonne distance,tout se termine par le coup de fusil… puis on rôtit la bête à moinsqu’on ne l’aime mieux en civet. »
On eut toutes les peines du monde à faireadmettre à M. Labarterie que l’explication de Maurincorrespondait à la vraie vérité.
Pastouré et Maurin retournèrent à la chasseseuls tous deux dans l’après-midi.
Le soir, les deux braconniers partageaiententre les invités vingt-quatre perdreaux, huit lapins et deuxlièvres.
« Mais, fit observer Maurin, ce n’est pasdes bêtes apprivoisées comme les faisans deCaboufigue ! »
Les magistrats durent accepter leur part degibier.
Et en gonflant la carnassière du juge, Maurin,tout bas, lui dit :
« Monsieur le juge, est-ce qu’ils étaientbons, les melons ?
Le juge tressaillit comme un coupable.
« Allons, allons, vous fâchez pas… Je neveux pas vous faire souffrir plus longtemps. Je les ai pris, foi deMaurin, dans la melonnière d’un ami qui m’en a donné la permission– quoique je doive dire, pour la vérité, qu’à l’occasion (la soifou la faim, la tentation me commandant) je mangerais bien sansremords… tout comme vous… deux tranches ou trois de melonchipé ; – pas une de plus, que ça me ferait mal au ventre. Etvoilà la raison pourquoi, si j’étais juge, je penserais beaucoupsouvent aux circonstances exténuantes ! »
En rentrant le soir à Sainte-Maxime, Maurindisait à Pastouré :
« Tu devais reculer bien lentement, quetu l’as insulté si longtemps, ce pauvre lapin ?
– Eh ! couyoun, m’embrayàvi (jeremettais mes braies) ! » dit Pastouré, grave comme unjuge.
Lagarrigue chassait de temps en temps avecMaurin les bêtes puantes pour le compte du prince russe. Ilsavaient mis à profit pour cela tout le mois qui avait précédél’ouverture de la chasse. Maintenant la chasse était ouverte onchassait le vrai gibier. Cependant, Maurin voulait une fouine. Etils allèrent ensemble un jour tendre des pièges nouveaux et visiterles anciens.
« Sacrebleu ! disait Maurin àLagarrigue, tandis qu’ils étaient en route pour leur expédition, ilfaut qu’il y ait ici quelque charogne ; ça sent bougrementmal ! »
Et ils cheminaient.
Un peu plus loin :
« Sacrebleu ! dit Maurin, ça senttoujours plus mal. »
Lagarrigue ne répondait pas. Ils cheminèrentencore un peu de temps et Maurin répéta :
« Quelle mauvaise odeur ! c’estdrôle !… Elle est donc partout ! On dirait qu’elle noussuit ? »
Alors, Lagarrigue, très simplement,
« C’est moi, dit-il.
– Comment ! quoi ? qué midies ?
– C’est moi qui sens mal.
– Coquin de sort ! mon homme !c’est toi qui pues de la sorte ?
– Oui, expliqua Lagarrigue. Tu vascomprendre c’est un mal pour un bien !… Il faut sentir commeça, d’après moi, si l’on veut attraper les animaux puants. Pourleur pas faire peur, le mieux est de puer comme eux.
– Et comment t’y prends-tu ?
– J’ai de vieilles pommades que je mesuis fabriquées autrefois avec de la graisse de toutes ces sortesde vilaines bêtes ; et, selon la chasse que je veux faire, jeme graisse la veille, m’étant mis tout nu, tantôt avec de lafouine, tantôt avec de la martre. Mon carnier, je le graisse demême et aussi mon fusil ; enfin je sens mal de partout. Çafait que les bêtes puantes ne se méfient pas de moi. Ne te plainsdonc pas de mon odeur. C’est à elle que ton prince russe devra sacollection. La caque sent le hareng, pardi ! et le pêcheur demorue sent la saumure.
« Pour aujourd’hui… j’ai mis de labelette !
– J’aurais cru, dit Maurin, que c’étaitdu blaireau pourri.
– C’est, dit Lagarrigue sans humilité,c’est de la belette un peu rance.
– Ma foi de Dieu ! repartit Maurin,plutôt que d’être forcé de chasser tous les jours avec toi,j’aimerais mieux, quoique j’aime la chasse par-dessus tout, yrenoncer pour la vie et habiter, cul sur chaise, toute ma viedurant, la bonne ville de Grasse où l’on cultive tous les parfumsde toutes les plus jolies fleurs – et où on les met en bouteille…Toi, par exemple, tu ne sens pas la fleur d’oranger, jeunehomme !
– Allons, ne parlons plus de ça !dit Lagarrigue avec une sorte de pudeur soudaine.
– J’aurai beau n’en plus parler, monpauvre Lagarrigue, tu continueras à m’empester. La partie n’est paségale.
– As-tu, Maurin, fait ma commission aupréfet ? dit Lagarrigue, désireux de changer le sujet de laconversation.
– Pour tes bohémiens ?
– Oui.
– Je lui ai expliqué qu’il fallait leslaisser tranquilles.
– Je l’avais deviné, car on ne leur aplus rien dit.
– Bon ! mais toi, Lagarrigue, nesonges-tu pas à quitter la maudite usine où tu travailles testabacs de contrebande ?
– Si fait, j’ai réfléchi à tes bonsconseils et, dans l’intérêt de mon fils, je vais lâcher moncommerce.
– Tu agiras bien, dit Maurin. On estassez facilement en querelle avec les juges, sans avoir rien faitde mauvais. Mieux vaut donc ne pas les exciter et les laisser dansleur tort ! Dieu – je ne le crains pas, s’il y en a un, parcequ’il sait ce que je me pense dans mon fond, – mais les juges,ah ! bougre de bougre, mon homme ! »
Les jours suivants Pastouré se joignait auxdeux piégeurs, et les trois chasseurs de bêtes nuisibles narguaientjoyeusement les gendarmes.
« S’ils savaient comme tu sens, lesgendarmes, pechère ! disait Maurin à Lagarrigue, ils nousretrouveraient vite en nous cherchant à bon vent, sanschien ! »
Les gendarmes maintenant recherchaient aussiPastouré, coupable de les avoir égarés à sa suite, en prenantl’habit de mousquetaire. Le pauvre Parlo-Soulet tombait en outresous la prévention d’un délit caractérisé. « port illégald’uniforme » car le pourpoint de mousquetaire est un desuniformes officiels des bravadeurs.
Mais les trois habiles piégeurs se déplaçaientsans cesse et couraient dans un maquis si rude que le diable ne s’yserait pas retrouvé.
Pour l’heure on n’entendait plus parler deGrondard.
Quant à Tonia, elle rejoignit plusieurs foisson Maurin dans des agachons qu’il s’était enfin construits à lacime de quelques grands pins séparés par d’énormes distances. Il enavait à Collobrières et à la Garde-Freïnet et partout. Sur les brasénormes et largement ouverts de ces arbres, les plus vieux et lesplus rameux qu’il eût pu trouver, ils avaient établi des espèces deplates-formes faites de branchages entrelacés ; et là-hauttout en surveillant les environs, souventes fois, Maurin avaitmurmuré à sa belle le joli couplet de la chanson du roid’Aragon[4] :
Y’a ren qué lis estélo
Qu’an vis
Lou parèu amourous
Din lou nis.
Lis an vis
Si douna la bécàdo
Coumo d’ôoucèu ôou nis
Si douna la bécàdo
Coumo d’ôoucèu ôou nis !
De ces cachettes, les gendarmes eurentconnaissance par Grondard qui, têtu, acharné à sa rancune, necessait d’épier Maurin.
« Il en a une dans le petit bois deM. de Brégançon. Je l’ai vue.
– Voulez-vous nous y conduire.
– Je ne me soucie pas de m’exposer… Vousla trouverez aussi bien tout seuls, car le bois est petit ;mais comme il est très épais, j’ai laissé près de la cachette uneremarque. Pas loin du pin sur lequel est la cachette deMaurin, au beau mitant du bois, il n’y a que deux ou troischênes-lièges… et dans l’écorce de l’un d’eux j’ai fait au couteauune entaille, et dans l’entaille j’ai piqué une branchetted’arbousier. Elle est piquée du côté qui fait face à la cachetteque vous cherchez. »
Sandri et un de ses camarades passèrentsouvent par là sans parvenir, malgré toute leur bonne volonté àtrouver la remarque.
Le petit bois n’était pas si petit qu’avaitbien voulu le dire Grondard. Et puis, était-ce bien celui qu’ilsavaient cru comprendre ? Un jour ils résolurent de trouver àtout prix la fameuse cachette.
Quand ils la connaîtraient, ils inventeraientquelque moyen d’attirer Maurin dans ces parages ; ils lepoursuivraient, d’une façon maladroite en apparence, afin de luidonner le temps de s’y réfugier ; puis ils l’assiégeraient, secroyant certains de le prendre au nid.
Ce jour-là donc, les deux gendarmes partirentallègrement en reconnaissance. Arrivés sur le lieu de leursrecherches, ils se séparèrent afin de battre, dans un même temps,double espace de terrain.
Il fut convenu que chacun d’eux parcourraitavec soin le versant opposé de la colline dite : le bois deM. de Brégançon.
Plus attentifs malgré eux, chacun de son côté,à regarder au sommet des pins qu’à chercher la remarque,la branchette d’arbousier piquée dans le tronc d’un chêne-liège,ils s’oublièrent l’un l’autre…
Tout à coup, Sandri aperçut le rameaud’arbousier. Il s’avança, c’était bien la remarque. Ilappela son camarade ; rien ne répondit.
« Bah ! il reviendra tout à l’heure.Découvrons avant tout le nid du vilain oiseau ! »
Le nez en l’air, il le chercha longtemps et nel’aperçut point. À force de lever ainsi le menton, il fut bientôtfatigué. Le cou lui faisait mal. Il résolut de prendre un peu derepos. Il s’assit donc sur la terre, capitonnée de feuillestombées, et, le dos contre un vieux pin, son imposant chapeau poséprès de lui, il s’assoupit.
Il fut réveillé par la chute d’une pigne qui,tombant sur le redoutable chapeau avec un bruit caverneux, ledéprima et resta dans la dépression…
Le gendarme regarda la pigne : elle étaitverte.
« Un écureuil ! » dit-il.
Et par curiosité toute naturelle il chercha àvoir l’écureuil là-haut, parmi les branches entrecroisées.
Il savait que l’écureuil, à l’instar duvire-pierre, tourne autour des troncs ou des branches de façon àles mettre toujours entre lui et le regard du chasseur. Il tournadonc lui-même autour de l’arbre.
« Le voici, non ! – ici, cette fois…non ! – il me semble bien pourtant qu’il a bougé là-haut…non !… Madone ! s’écria tout à coup intérieurementSandri, madone ! en cherchant l’écureuil, j’ai trouvé l’oiseauque je cherche ou du moins son nid ! »
Sandri croyait voir, en effet, tout là-haut,des barres de bois horizontales, rigides, traverser les branchesobliques de l’arbre. Toutefois, si ces perches avaient été portéeslà-haut, elles étaient si habilement masquées par des verduresrapprochées, qu’il doutait encore.
« Allons voir ! »
Il retira et posa à terre sa tunique, puis semit en devoir de grimper.
Ce ne fut pas très facile. Cependant, s’étantfait un escabeau d’une grosse pierre, il parvint à atteindre unmoignon de branche cassée et se hissa dans l’arbre à la force despoignets… Autre tronçon, un peu plus haut. Il l’empoigna et mit unpremier échelon sous son pied. Le reste ne fut plus qu’un jeu… Ils’élevait lentement, mais sûrement…
« Une plate-forme de la largeur d’un lità deux places ce doit être ça ! Mais si le bougre dortlà-haut, des fois, la nuit, il faut vraiment qu’il s’attache pourne pas tomber ! »
Sandri avait bien vu tout d’abord, laplate-forme était faite de soliveaux assez rapprochés, et, entreeux, les intervalles étaient bourrés de feuillages ; quelquesmenues branches du pin, très feuillues, ramenées de forceau-dessous de la construction, la rendaient presque invisible.
« Allons voir comment est fait ledomicile de ce satané bandit. »
Sandri, arrivé enfin juste au-dessous de laplate-forme en saisit le bord et s’y cramponna, pesant sur sonbras, afin de s’assurer qu’elle était solide…
« Si c’était un piège ? soyonsprudent. »
Hélas… à peine ses doigts eurent-ils touché laplate-forme, qu’il fut pris au poignet par une main invisible…
« Si tu appelles, Sandri, ti foutidabas ! je te fiche à bas ! » lui dit Maurin, d’unevoix claire et calme.
Sandri, stupéfait et pas fier, ne soufflamot.
La main invisible enroulait une corde autourde son poignet !
« Laisse-toi faire et tu n’auras point demal, foi de Maurin ! Et avant une heure tu serasdélivré. »
Sandri, suffoqué, anéanti, préféra se taire.Qu’eût-il dit ? Rien d’utile. Toute défense étaitlittéralement impossible.
« Tu as peut-être peur que je tefusille ? Rassure-toi, je viens de faire un petit voyage àToulon, et c’est pourquoi je n’ai ni fusil ici ni chien en bas àmettre à tes trousses. Ne tremble pas. Tu sais que je ne suis niméchant ni traître. J’aime seulement à galéjer, quand l’occasion seprésente… comme tu le vois. »
Tout en parlant, il lui liait solidement àl’arbre la corde qui lui serrait le poignet.
« Je dois t’expliquer mes intentions pourque tu te tiennes bien tranquille : je vais descendre et memettre à la recherche de ton pareil… Quand je l’aurai, je lui diraioù tu es. Attends-moi. »
Le chasseur quitta Sandri muet de rage, et quiétait bien dans la position la plus absurde du monde.
Une fois à terre, Maurin qui, de là-haut,avait vu la direction prise par le second gendarme, alla au-devantde lui, en répétant l’appel de Sandri tel qu’il avait entendu toutà l’heure.
Il s’arrêta, coupa de son couteau-scie uneforte branche d’arbousier, bien droite, et s’en servit comme d’unecanne… Il ne tarda pas à apercevoir le gendarme.
« Sandri a découvert ma cachette, il vousattend, gendarme. »
Bénévole, naïf, un peu sot, le gendarme seréjouit.
Il ne s’étonna pas d’apprendre par Maurin ceque Sandri en personne serait venu lui dire s’il avait été libre deses mouvements.
Il ne réfléchit pas, dans la première minute.Maurin, pensa-t-il, avait fini par se rendre. Et puis, il semblaitsi tranquille, ce bon braconnier ! Au besoin, on n’aurait qu’àlui mettre la main au collet… Par précaution cependant, tout enmarchant vers Maurin, le gendarme chercha son revolver… À cemoment, il tomba en avant, les deux bras instinctivement étendus…Maurin lui avait fourré son bâton dans les jambes… Un coup delevier… et l’ennemi à terre ! et Maurin assis sur lui, déjà leligotait.
« Brigand ! prends garde à ce que tufais !… Ton cas est mauvais !… nous représentons laloi !…
– Je ne vous en empêche pas, ditMaurin ; et, au fond, je vous respecte. Bon ! voilà quiest fait. Ce n’est pas trop serré, mais c’est solide. Vous n’aurezde libre que les jambes. En avant, marche !… Bigre ! vousoubliez à terre votre revolver… Attendez, que je m’encharge. »
Il prit le revolver et conduisit son homme enlaisse jusqu’au pied de l’arbre dans lequel, tout là-haut, étaitattaché Sandri.
« Regardez cet oiseau, quille à lacime.
– Oh ! fit le gendarme.
– Écoutez-moi bien, je ne vous en veuxpas. Je me méfie, voilà tout, parce que, si je vous en croyais, jecoucherais ce soir en prison… et je ne suis pas un oiseau decage.
– Rira bien !… dit le gendarme.
– C’est entendu… Là, mettez votre doscontre cet arbre ; bien. Je vais vous y amarrer de quelquestours de ficelle.
« Là ! les pieds aussi, là… bienentortillés, bon !
« Tous les nœuds à vos jarrets, commececi… beaucoup de nœuds par exemple, parce qu’il faut ça…Maintenant, voyez comme je suis aimable ! Je pose votrerevolver ici, à vingt pas de vous… là… Et puis… c’est le bouquet…remerciez-moi je vais vous détacher les bras. Après cela je m’enirai. Quand vous aurez les bras libres, vous pourrez vous-mêmedélier vos jambes… Vous y mettrez un peu de temps, parce qu’il y abeaucoup de nœuds, et il y a beaucoup de nœuds pour que vous ymettiez le temps, vu que je veux être loin d’ici quand vous aurezrepris la liberté de vos pattes. Alors, vous grimperez à l’arbre etvous délivrerez à son tour ce pauvre Sandri, qui doit biens’ennuyer là-haut, dépareillé comme il est. »
Quand il eut amarré à sa convenance le pauvregendarme, il se plaça devant lui et lui faisant un profondsalut :
« Jusqu’à l’honneur de se revoir !…Adessias ! »
Et levant le nez :
« Adieu Sandri… ne tombe pas !… Aurevoir ! »
Sandri, héroïque rageusement, ne proféra pasun mot, n’eut pas un soupir.
Maurin s’éloigna, puis, revenant sur ses pas,tandis que le gendarme d’en bas commençait déjà à attaquerfiévreusement les nœuds multiples qui enserraient ses genoux etdans lesquels il s’embrouillait à force de hâte :
« Écoute, ami Sandri, tu me connais, jesuis homme de parole. Si tu veux que cette histoire ne soit pascélèbre, ne la raconte pas. Je sais bien qu’elle pourrait me menerloin, mais aussi elle nuirait à votre avancement à tous deux… Jesuis brave homme, qué ? Je te promets de ne m’en flatter quesi tu t’en vantes. »
Et il s’en alla en chantant :
J’ai rencontré ma mie,
Lundi ;
Elle s’en allait vendre
De la fumée ;
Lundi, fumée, tôou !
Retourne-toi, ma mie,
Retourne-toi, qu’il pleut !
J’ai rencontré ma mie,
Mardi ;
Elle s’en allait vendre
Du lard ;
Mardi, lard, lundi, fumée, tôou
Retourne-toi, ma mie,
Retourne-toi, qu’il pleut…
Et quand il eut ainsi chanté, en septcouplets, chacun des jours de la semaine… il recommença…
Le Var est certainement une des régions deFrance où l’on trouve le plus de terrains libres, non cultivés maisaccessibles, avec toutes les grâces et toutes les beautés quelaisse aux paysages la sauvagerie.
Nos bois des Maures sont plus sauvages encorequ’on ne saurait l’imaginer. Seuls, les maquis de Corse peuvent endonner l’idée. Dans nos Maures, on rencontre certaines étendues debrousse que les habitants appellent le « gros bois », etoù la marche est littéralement impossible.
Perdu tout à coup au milieu de cette mêlée debuissons épineux et qui forment une voûte basse au-dessus de satête, le chasseur égaré éprouve un instant d’angoisse. Il n’a plusde point de repère. De quel côté faut-il tenter de trouverl’issue ? Ne va-t-il pas s’engager dans l’impénétrable aupoint de n’en plus pouvoir sortir ? Il dérange des sylvainssurpris, oiseaux ou reptiles, qu’on entend fuir. Pas un arbre assezproche sur lequel s’élever pour voir la configuration du terrain.Autour de lui des buissons très flexibles, si pressés qu’il faut ungrand effort pour les écarter et faire un pas au travers. Ils sereferment derrière lui ; et d’autres encore devant lui serouvriront à grand-peine sous son effort, pour se refermerd’eux-mêmes aussitôt. Là, on pourrait se croire au milieu devolontés intelligentes, hostiles, liguées ensemble. Cette forêtbasse et claire a les élasticités de l’élément fluide, de la merqui se divise sans cesse devant le nageur sans jamais cesser del’étreindre d’une pression toujours égale.
Sans doute cette brousse est aux forêtsd’Amérique ce qu’une mare est au vaste Océan, mais un noyé nemesure pas la quantité des eaux qui le tuent. Entre l’Océan et lamare, immense est la différence, pour l’homme qui s’y engloutit,c’est une identique sensation de mort.
Ces brousses profondes, inextricables, où legenêt épineux domine, si haut et si armé, si fort quand il estvieux, que bien souvent il se refuse à ployer, et qu’il faut letourner et marcher sans cesse en zigzag – Maurin les connaissaittoutes. Il en avait étudié depuis longtemps les fonds, duhaut des cimes environnantes. Il y entrait au besoin, sans craintede s’égarer ; il protégeait alors ses jambes avec lepare-bois, sorte de tablier fendu, attaché à chaque jambeet fait d’une épaisse toile à voile. Puis il mettait ses fameux« manchons ». Les manchons, qui ne quittaient pas soncarnier, étaient une de ses inventions. C’étaient des fourreauxpour chacun de ses deux bras. Ils étaient de forte basane. Ilplongeait ses bras jusqu’à l’épaule dans ces sortes de longs gantssans doigts.
Au milieu de la brousse, Maurin ne perdaitjamais le sentiment de la topographie. L’inclinaison générale duterrain suffisait à lui donner l’indication nécessaire. Et souvent,Maurin s’engageait tout à coup dans ces fourrés pour arriver, enligne droite, avant le fauve, au point précis d’où il pensaitpouvoir le fusiller.
Que de fois les chasseurs en battue avaientaperçu, sur une pente chargée de bruyères, le sanglier fuyant,émergeant de la verdure, y disparaissant par bonds égaux, à lafaçon du marsouin dans les vagues, tandis que, sur le coteauopposé, ils devinaient Maurin aux mouvements profonds et réguliersdu maquis remué comme une eau ! Maurin nageait dansla brousse… Il en sortait tout à coup et aussitôt on le voyaitcouper, en enfilant une sente, la ligne de fuite du sanglier, sedébarrasser de ses manchons en un clin d’œil et saisir son fusilporté en bretelle.
Grâce à ses fameux manchons, Maurin prenaitdes traverses que les sangliers eux-mêmes évitent volontiers, euxdont chaque bond écrase, broie, nettoie la broussaille !…
Depuis quelques heures, Maurin et Pastouréchassaient ensemble et, depuis une grande heure, depuis midi, lesgendarmes les poursuivaient.
« Quitte-moi, Pastouré. L’affaire segâte, déclara Maurin.
– Je reste avec toi.
– Pour quoi faire ? tu te perdrassans me servir… Va-t’en ! Si je suis pris, tu m’aideras mieuxdu dehors ; j’ai peur cette fois… File ! Emmène leschiens. »
Pastouré obéit… Maurin disparut dans labroussaille. Quand il en sortit, il se trouva nez à nez avec ungendarme. Vite, il y rentra comme un nageur plonge.
Le gendarme monta sur une roche élevée,cherchant à voir, de là, sur quel point son gibier pourrait bienressortir encore.
« Mets tes manchons ! lui criaPastouré en s’éloignant.
– Pas encore ! »
Maurin rusait de mille manières, se montraitparfois pour attirer ses persécuteurs dans un endroit d’où ilsongeait pouvoir s’éloigner rapidement, grâce à sa connaissance desmoindres accidents de terrain, des pentes, des rochers, des trous,des reliefs et même de la position d’un arbre et de la forme de sesbranches. Il franchissait des roches élevées, gravissait devéritables murailles naturelles, en posant son pied dans lescavités qu’il connaissait et qu’un autre eût cherchées longtemps.Il courait dans un espace qu’il savait libre, par un sentier largecomme un fil, perdu sous la bruyère et frayé par lui seul depuisdes années ; là, il marchait courbé, invisible, sous laramure, et sans agiter un buisson ; ici, il se remettaitdebout sans précaution, certain que l’effort pour se cacher eût ététravail perdu. Mais chaque fois qu’il croyait avoir dépisté sesdeux poursuivants, il en apercevait un sur quelque cime, qui épiaitses mouvements, lui coupait la route, au moins du regard.
Tout à coup il reconnut, à côté de Sandri, lahaute stature de Grondard.
« Je suis perdu ! pensa-t-il. Cediable-là connaît toues les « drayes » aussi bien quemoi… Je n’ai plus qu’une ressource !… Le gros bois dëisfados (des fées). »
Le gros bois dëis fados était alorsle maquis le plus impénétrable des Maures ; Maurin n’avaitjamais jugé utile de s’y engager.
C’était un monstrueux enchevêtrement deronces, déchirantes, pressées, comme entassées sur un fond inégalet plein de trous.
Toute la stratégie du roi des Maures tendait àattirer ses ennemis dans une manière de large tranchée ouverte demain d’homme entre la brousse épaisse et un bois de pins quiabritait de hautes bruyères. Ce chemin, véritable cul-de-sac,aboutissait au pied d’un mur naturel d’une grande hauteur.
À force de manœuvres, de marches et decontremarches savantes, le chasseur, au bout de deux heures,parvint à se rapprocher du bois si fourré où il espérait trouverson salut.
Pour arriver plus sûrement à se faire suivreencore, il se laissa approcher… Ses poursuivants y furent pris. Ilscrurent que Maurin, cette fois, leur laissait deviner la directionqu’il avait dessein de suivre.
Grondard dit à Sandri :
« Il n’en sortira pas. Suivez-le, vousautres. Moi, je vais l’attendre de l’autre côté. Il ne doit pasconnaître ce fond-là, je le devine à la manière dont il segouverne, il va s’y perdre. Vous l’aurez au bout du chemin. Il estdans une souricière… »
Des deux gendarmes, l’un suivit directementMaurin dans la tranchée, l’autre courut sous bois pour l’empêcherde fuir à sa droite. Quant au charbonnier, il veillait sans doutelà-bas, à l’autre extrémité de la brousse.
Maurin, qui avait saisi leur plan pour le leuravoir suggéré, marchait sans bruit, de son pas allongé et souple,sur les cailloux semés d’aiguilles de pin.
L’impénétrable fourré se dressait sur sagauche comme un mur tissé, comme une barrière impossible à rompre,haute de trois mètres… Tout en marchant, il tira de son carnier lesfameux manchons et y plongea ses bras. Ses mains, au bout de cesgants fermés, pouvaient agir sous la basane souple… À sa droite,là-bas, sous bois, il aperçut un des gendarmes ; il seretourna… Sandri le gagnait de vitesse… Maurin ralentit sa marche…Il arrivait au pied du rocher… Où était Grondard ?…
« Oh ! quant à celui-là, s’il se meten travers de ma fuite, tant pis pour lui !… »
« Halte ! Maurin ! cria Sandri.Nous vous tenons cette fois ! »
Les deux gendarmes se hâtaient… Quelques pasencore et ils s’emparaient de leur proie.
Maurin, son fusil derrière le dos, étendit sesbras devant son visage, les mains rapprochées en pointe à lamanière d’un plongeur, et il entra dans la broussaille comme il fûtentré sous une haute lame de la mer… Ses mains sedisjoignirent ; il ouvrit les bras tout grands, écartant lesbranches épineuses et les repoussant en arrière, comme il eûtchassé l’eau en nageant ; puis dans le vide, il avança satête, puis il ramena ses bras à hauteur de son visage pour lesrelever horizontalement, mains jointes, et de nouveau il lesenfonça comme un coin dans l’épaisseur du maquis… Et il avançaitainsi, de brasse en brasse, ramant le fourré, comme il disait,tirant sa coupe à travers bois, tout de suite disparu aux yeux desgendarmes stupéfaits.
Sandri eut un cri de rage !
« Il ne va pas vite ; entronslà-dedans à sa suite. Nous l’aurons ! nousl’aurons ! »
Les deux « brasse-carré » essayèrentd’imiter les mouvements du braconnier et se jetèrent dans sonsillage.
La trouée creusée par Maurin n’était pas sibien refermée derrière lui, qu’ils ne pussent faire quelques pas,mais la plupart des branches étaient revenues d’elles-mêmes à leurposition primitive et les deux ennemis du chasseur se démenaientdans un véritable filet à mailles dures et armées de pointes, quileur griffaient cruellement les mains et le visage… Ensanglantés etempêtrés, ils tentèrent héroïquement d’avancer quelque tempsencore, mais les ronces les harponnaient, à tout moment, lesretenaient quelques minutes à chaque pas, déchirant le bon drapsolide de leurs tuniques. Le bruit de sanglier en fuite que faisaitMaurin en ramant le maquis, bientôt se perdit au loin. Ils avaienttourné sur eux-mêmes ; plusieurs fois… ils furentdésorientés.
De quel côté marcher maintenant ? Tel quine tremblerait pas devant une troupe armée jusqu’aux dents, s’émeuten présence d’un péril inconnu – non pas même d’un péril, maisdevant l’étrange.
« Ah ! pour le coup ! nousvoilà bien ! dit Sandri.
– Nous n’avons pas fait vingt pas !dit l’autre.
– Mais de quel côté passer àprésent ?
– Suivons nos traces, c’est par ici.
– Non, par là.
– C’est extraordinaire !
– Quel sacré bandit !
– Et il fait chaud !
– Le feu tombe d’un crible, icidedans !
– Regarde-moi ces broussailles on diraitdes allumettes.
– Il n’est pas surprenant que les Mauresflambent si souvent !
– À quoi servent lesforestiers ?
– Où vas-tu donc par là ?
– Appelle Grondard.
– Et l’autre qui file pendant cetemps !
– Ma foi, tant pis, tirons-nous de làavant tout.
– Grondard !… eh !…Grondard !
– Je n’entends rien.
– Moi j’entends quelque chose…
– Quoi donc ?
– De petits craquements… écoute… comme enfait le sanglier quand il casse sous lui les branchettes en courantson galop.
– C’est Grondard qui vient…
– C’est Maurin qui s’en va…
– N. d. D. !… c’est le feu… lefeu ! Le vent souffle vers nous… Ah ! ce Maurin ! jesavais bien qu’il était capable de tous les crimes ! Le bandita mis le feu à la broussaille entre lui et nous ! il nousenfume ! Nous sommes cuits ! sauve quipeut ! »
Grondard, pensant que tout naturellement lesgendarmes accuseraient Maurin d’avoir voulu les brûler vivants,avait mis le feu à la brousse.
« Me suivez-vous ? dit Sandri.
– Je vous suis !
– Pourvu que nous soyons dans la bonnedirection !
– La bonne direction c’est de tourner ledos à l’incendie.
– Incendiaire ! grommela Sandri. Ilpaiera ça avec le reste. Ce bandit-là mourra sur l’échafaud.
– Nous n’en sortirons pas !
– Si, si, j’entrevois les bruyères… nousy voici.
– Plus vite donc ! l’issue est parlà. »
Poursuivis par le pétillement toujourscroissant de l’incendie en marche, ils entrèrent dans la tranchéeet la suivirent en la descendant.
Quand ils arrivèrent tout au bas,
« C’est particulier ! dit Sandri,plus nous nous éloignons du feu, mieux je l’entends !
– Parbleu ! cria l’autre, nous nousen rapprochons au contraire… Ah ! malheur ! il y a deuxfoyers !… un devant nous, l’autre derrière ! Regarde…devant toi… la fumée !
– Grondard ! eh !Grondard ! »
Rien ne répondit, que le pétillement desflammes courtes qui léchaient, mordaient et mâchaient lesbroussailles enchevêtrées, desséchées par tout un mois caniculaire.« Que faire, Sandri ?
– Essayons d’éteindre !
– Que diable veux-tu éteindre ?puisque je te dis qu’il y a deux foyers ! Le soleil a préparéla besogne de ce gredin. Tout cela va flamber comme du papier.Vois, vois, par ici ! ça part !
– Montons sur ce rocher !
– Impossible !… Sur cetarbre ? »
Un grand pin était là, les branches tailléesen échelons par quelque chasseur. Posant carabine et gibecière,Sandri y grimpa.
« Trois foyers, trois ! cria-t-il duhaut de son observatoire. Et rien à faire ! ils sont allumés àdes distances de cent, de deux cents mètres devant moi.
– Que faire, Sandri ?
– À la maison forestière ! Préviensles forestiers, fais jouer les sémaphores, les télégraphes… Je vaiste suivre, je te suis, mais cette fois, du moins, nous en tenonsun, de ces incendiaires de malheur ! Ah ! misère demisère ! acheva Sandri en sautant à terre. Filons à présent,mais il faut que, de mes yeux, je le voie en train de faire sajolie besogne, ce bandit du diable… et alors !…
– Sandri, dit l’autre gendarme, tout bienréfléchi, les sémaphores, crois-moi, ont déjà aperçu la fumée. Ilme faudrait plus d’une heure et demie pour gagner la maisonforestière. Le secours est déjà peut-être demandé. Veillons surplace, cela vaut mieux et essayons d’éteindre.
– Tu as raison. »
Ils gagnèrent un sommet tout proche d’où ilsregardèrent attentivement ce qui se passait aux alentours.
Du pied de plusieurs coteaux s’élevaient déjàde hautes flammes, qui montaient à l’assaut des cimes. Ellesétaient d’un jaune pâle dans la blanche incandescence d’un soleild’août… Elles montaient presque droites avec des extrémités quis’ondulaient en s’amincissant et se terminaient en une sorte decoup de langue de serpent, vite lancé et aussi vite retiré. Oncroyait voir à la pointe des flammes leur prolongement en chaleureffilée ; quelques-unes, çà et là, se cassaient brusquementau-dessous de la pointe, et une flèche de feu, telle une immensefleur qui s’envolerait séparée de sa tige, fasceyait un instant,effacée aussitôt, fondue dans la clarté solaire…
Le paysage tremblotait tout entier dans lefrémissement de l’air surchauffé.
Le « gros bois dëis fados » semblaitun fagot de boulanger dans un four de Titan. Il s’en dégageait unepyramide de fumée qui déjà s’élevait très haut sur le bleu du ciel…et dont la cime, parvenue à cette grande hauteur, se recourbait enpanache, atteinte par un courant d’air.
« Là-bas ! là-bas ! regarde,Sandri encore un foyer !…
– Ah ! l’enragé ! legueux ! le forçat ! il brûle les Maures ! criaSandri. Ah ! si je le voyais faire, je lui enverraisvolontiers une balle dans la tête ! »
Là-bas, sur le point que se désignaient dudoigt les gendarmes, au pied d’une des nombreuses collines qu’ilsapercevaient de l’endroit où ils étaient juchés, un cinquième feucommençait à gronder.
« Nous ne verrons rien de plus ! ditSandri. Le bandit ne se laissera pas surprendre. Allons au-devantdes forestiers. »
Comme ils descendaient la colline, ilss’arrêtèrent, tendant l’oreille.
« Eh ! cria une voix assez éloignée,tu es toi, Maurin ?
– C’est toi, Pastouré ? répliquaMaurin.
– Oui, où trouverons-nous ce qu’ilfaut ?
– Ici près, avance. »
Les voix s’éloignèrent.
Les gendarmes savaient ce qu’ils voulaientsavoir c’est bien le roi des Maures qui avait incendié les Maures.Ils en étaient convaincus du moins, tant les présomptions trompentfacilement ceux qui le veulent bien.
Le vent soufflait, puis s’apaisait pourreprendre encore.
Depuis deux jours on combattait sans succèsl’incendie, à cause de ces sautes de vent qui déroutaient toutesles manœuvres.
Un peuple de travailleurs était accouru.
Préfet, sous-préfet, commandant degendarmerie, capitaines forestiers, forestiers, bûcherons,charbonniers, tout le monde était à son poste. On taillait, hacheen main ; on abattait en toute hâte des pans de forêt pouropposer à l’incendie une barrière de feu ; on creusait destranchées, on combinait l’attaque contre le fléau plus terriblequ’une armée.
Le soir du troisième jour arriva. Des milliersd’hectares de bois, bruyères, genêts, pins de tout âge, flambaientet fumaient.
La nuit revint et montra, dans toute soneffroyable gloire, l’incendie dont naguère la clarté du soleilnoyait et dissimulait la magnificence.
Et de tous côtés, sur un fond éblouissant deflammes tordues, on voyait se démener des silhouettes noires, destravailleurs acharnés, armés de pics, de haches, courant, sebaissant, se relevant, s’éloignant pour fuir l’insoutenable« coup de chalumeau », la fusée des gaz en feu, et,aussitôt après, revenant à l’attaque.
Le matin du troisième jour, on crut un momentqu’on se rendrait maître du fléau.
Le préfet et les chefs militaires étaientplacés sur un sommet qui commandait toute la région.
« C’est horrible et sublime, voilà le motqu’on répète toujours devant le feu, dit le préfet. Mais commentdonc prennent ces incendies ?
– La malveillance ! ce mot dit tout,répliqua un capitaine forestier qui souffrait d’une entorse et deplusieurs brûlures graves, et que M. Cabissol était en trainde panser.
« Nos forestiers collectionnent lesengins incendiaires. Nous en trouvons souvent dans nos forêtsdomaniales. Le plus commun est un paquet d’allumettes alourdi d’uncaillou et suspendu par une ficelle au bout d’une branche basse, detelle façon que le phosphore effleure juste une pierre placéeau-dessous… L’engin est dispose par temps calme. Qu’une brise, mêmelégère, s’élève, la branche qui le supporte se balance – lesallumettes, frottées contre la pierre autour de laquelle sontentassées des matières résineuses, des broussailles légères –s’enflamment ; le tour est joué. Les soleils d’été ontdesséché les broussailles et les forêts : tout flambe. On atrouvé – attention, vous me faites mal ! – jusqu’à des piègesnommés quatre de chiffre et qui sont transformés eninstruments d’incendie… L’oiseau qui vient manger une mouche piquéeau bout d’un bâton, déclenche l’appareil ; la branche inclinéeretombe en frôlant dans sa chute un paquet d’allumettes quicommuniquent la flamme à un foyer tout préparé. Un merle allumeainsi deux mille hectares de forêts – pendant que le chasseur ou lebûcheron coupable est à quinze lieues de là, tranquillement, danssa maison. »
Le préfet s’approcha des travailleurs.
« En voilà un là-bas qui est partout à lafois, quel homme !… Eh ! mais… c’est vous,Maurin !
– C’est vous, monsieur le Préfet ?on est extenué on n’a pas dormi depuis trois jours. Et le vieuxPastouré qui trime comme un jeune ! Par malheur, nous neparvenons pas à faire grand-chose… Ah ! si je le tenais, celuiqui a fait le coup !
– Soupçonnez-vous quelqu’un ? quiserait-ce ? »
Éclairé par l’immense brasier, Maurin, l’œilirrité, répliqua :
« Je m’en doute, mais la preuve !…Je suis payé pour penser qu’il ne faut pas accuser sanspreuve ! Au revoir, monsieur le Préfet… »
Quand la nuit se fit, une grande rumeurs’éleva parmi les travailleurs… le feu reprenait sur plusieurspoints à la fois avec une furie nouvelle !
L’incendie resplendissant faisait paraîtreplus obscure l’immensité du ciel nocturne.
La haute flammade, derrière elle, laissait unchamp de gigantesques tisons tout debout, qui gardaient çà et làleurs formes d’arbres. On voyait les parties noires de ces tisonsarborescents fourmiller tout à coup d’étincelles circulantes –tandis que les parties rouges s’éteignaient pour se rallumer encoreau moindre souffle. Une mort infernale vivait partout où avaitfleuri la plante, verdi la branche. Les animaux avaient fui, maisde temps à autre un travailleur poussait du pied une carcasse debête carbonisée… Devant un rideau de flammes inégalement denteléeset comme trouées d’obscurité par places, la portion de forêt encoredebout se détachait en sombre et s’éclairait pourtant de menacessinistres. Au contraire, les grands cadavres des plus vieux pins,dépassés par l’incendie et déjà éteints, se découpaient ensilhouettes noires sur les ors et les pourpres du feu immense. Lelong de leurs troncs calcinés, se réveillaient à tout moment etcouraient de ces points brillants qui les rongeaient en zigzaguantet qui papillotaient comme là-haut les étoiles. Des pommes de pinbrûlaient encore à la cime de quelques-uns d’entre eux et l’on eûtcru voir alors des candélabres monstrueux, tendant au bout de leursbras inégaux les lumières tristes, expirantes, destinées à éclairerla mort d’un monde, tandis que les flammes vivantes, celles quinaissaient à peine et qui marchaient les premières, semblaient seréjouir d’avoir tant d’espace à dévaster devant elles.
En les regardant venir, la forêt encoreintacte frémissait d’épouvante. À l’heure où d’habitude, après lesardeurs d’un jour caniculaire, elle se berçait dans le repos desnuits, dans la fraîcheur venue de la mer voisine, voilà qu’ellevoyait en marche contre elle une nuit enflammée, plus dévorante quele soleil. L’incendie partout, grondait, ronflait ; l’airchaud, appelant l’air frais, transformait les vallées en cheminéesformidables, d’une puissance de tirage incalculable, et dont lesouffle montant eût des poids gigantesques. Le seul rayonnement dela chaleur, tout autour du principal foyer, lançait au loin lamort. Des rochers, déjà brûlants du soleil des jours,éclataient.
Parfois, l’incendie semblait mourir sur unlarge espace. Tous les arbres subitement y paraissaient éteints. Lenoir s’y faisait lentement sur le sol… Tout à coup, une pomme depin, demeurée rouge comme un lumignon au faîte d’une haute branche,se renflammait, s’ouvrait, donnant passage aux essences dont elleétait gonflée, éclatait, et, lancée par un coup de vent, s’envolaitcomme une bombe, montait en l’air, décrivant dans les ténèbres del’espace une longue et fulgurante parabole… Toute flamboyanteenfin, elle venait, bien au-delà du champ d’incendie, allumerencore dans les broussailles desséchées un foyer inattendu.
Alors, sous le treillis obscur de cesbroussailles, on voyait les flammes soudaines courir en serpents etchercher des proies nouvelles. Puis ces serpents enchevêtrés, quisemblaient des fers rouges onduleux et en marche, érigeaient leurstêtes, s’allongeaient, s’enflaient ; les plus minces de cescouleuvres devenaient des constrictors énormes ; dressées toutà coup sur leurs queues, elles grossissaient jusqu’à paraître deshydres fantastiques, aux mille gueules béantes, aux mille languesdardées, et ces guivres s’engendraient les unes les autres,tourbillonnantes, s’abattant, se relevant, multipliant sans cesse,et c’était des pullulements de monstres qui ondulaient en vaguesinnombrables – un torrent d’enfer – l’océan de feu, désordonné…
Le feu ! C’était le feu ! l’incendiejaune, bleuâtre, vert, blanc, rouge, sous l’infini desténèbres.
Tantôt il se hâtait comme en fuite,lâchement ; tantôt il revenait offensif, en fureur, hardi,comme l’assaut de la vie éperdue, à son tour en fuite !
Un ronflement continu, énorme, en mineur commecelui des cataractes du ciel ouvertes pour un déluge et laissanttomber l’océan d’en haut sur l’océan d’en bas… Sur ce ronflementuniforme, terrible, un crépitement en majeur accompagnait desonorités imitatrices les légèretés, les broderies, les caprices,les arabesques de l’étincelle qui dansait jaune et claire sur lemanteau fasceyant des larges flammes écarlates.
Des choses consumées qui gardaient leur forme,des buissons debout qui avaient exhalé leur vie et qui semblaientvivre encore, des fantômes de hautes broussailles, tout à coups’affaissaient en tas de cendres…
Et sur des monceaux de poussières ardentes,des cratères se formaient, des volcans s’ouvraient.
… Les Maures brûlent ! Les Mauresbrûlent !
Là-bas, sur la mer, au large, les barques depêcheurs couraient sur une mer pourpre, sur des fonds incendiés,dans un resplendissement de reflets humides.
En de certains endroits du champ de désastre,s’élevaient des flammes larges, longues, droites, commetranquilles, dès que tombait la brise. Ces puissantes colonnes defeu dépassaient de beaucoup la hauteur des plus grands arbres…Subitement un courant d’air les rabattait. Le haut rideaus’inclinait, se couchant au-devant de lui-même. À peine étaléescontre terre, les flammes s’allongeaient encore et rampaient sur lesol, comme sournoises. On les apercevait sous le réseau desbroussailles, tels des monstres de rêve derrière des grilles –mais, jamais emprisonnées, elles se relevaient plus loin, sousbois, grimpantes, allumaient les branches qu’elles traversaient debas en haut en sifflant – et toute une forêt jusque-là épargnéeflambait à son tour dans un grondement de tonnerre et de ragedésespérée.
Au point du jour, la beauté du hideux fléaudisparut.
L’aurore sembla le mettre en déroute, lerendre honteux. Le soleil, flamme de bonté, faisait pâlir lesflammes de haine. Le noir sinistre des terrains charbonneux, desgrands pins calcinés, véritables légions de géants morts restésdebout, apparaissait maintenant aux yeux consternés ; et lesfumées des bois des Maures s’apercevaient de tous les horizons, etcouvraient la mer au loin comme d’un immense deuil flottant.
Le quatrième soir, le mistral se leva ;l’incendie prit une direction fixe ; mais sa rage devintfolle… L’incendie alors parut être le vent lui-même, le vent enflammes ! car le feu partout prit les formes du vent, savitesse et ses grondements.
Cela heureusement ne dura que quelquesheures.
Des bataillons de ligne avaient été appeléspour combattre le fléau… Des légions de travailleurs toujours etsans relâche se démenaient devant les flammes, dans la brûlade,mais tous les efforts les mieux calculés restaient impuissants. Etc’est alors seulement que, devant l’étendue du sinistre, toutelutte étant devenue inutile, on prêta attention à la grave parolede Sandri :
« L’incendiaire, c’est Maurin desMaures ! »
« Maurin ! grondait un forestier,c’est lui l’incendiaire, et il est là ! Sans doute fait-ilsemblant de combattre le feu tandis qu’au contraire, il aidel’incendie !… Le mistral souffle aujourd’hui, mais hier, il nesoufflait pas ; à de certains moments, où même on ne sentaitpas le moindre souffle de brise, on a vu de nouveaux foyerss’allumer instantanément de divers côtés, en arrière des flammes,si bien que – voyez – l’incendie a décrit un grand cercle. Il agagné en arrière de sa marche, et même à contresens du vent.
– Maurin !… Ce n’est paspossible ! disait le préfet.
– Maurin n’a pas mis le feu à samontagne, pas même par inadvertance », affirmait énergiquementCabissol.
Mais Sandri interrogé eut l’air si précis enses accusations qu’on se mit à rechercher Maurin.
Plusieurs escouades furent chargées del’amener devant le préfet. Sandri prit dix hommes avec lui, pas unde moins !
Grondard le vit passer et lui cria :
« Je vais avec toi ! je sais où ilest ! »
Ils suivirent un vieux chemin forestier où lamarche, en pleine nuit, était parfois difficile. À droite et àgauche, le bois.
« Vois ! » dit Grondard.
Devant eux, à cent cinquante pas, aussi prèsdes flammes que possible, Pastouré et Maurin, entourés dequelques-uns de leurs amis accourus de Bormes, coupaient,taillaient, abattaient… Ils préparaient un contre-feu.
Une rafale parfois couchait les flammes, lesprolongeait jusqu’à eux et alors les travailleurs reculaient,détournant la face et la protégeant de leurs bras. Dans leurs mainsnoircies, quelques-uns avaient des chiffons mouillés, dont ilsabritaient leurs visages. Plusieurs ruisselaient d’eau comme s’ilssortaient de la mer. Seulement cette eau était fumante. Çà et làdes gens emportaient les ferrats (seaux) vides et en rapportaientde pleins qu’ils déposaient à portée des travailleurs. Ceux-cicouraient y tremper de temps à autre leur visage, leurschiffons ; puis, la hache en main, ils retournaient à leurbesogne de fourmis patientes, en lutte avec un ennemi dont lasupériorité dépasse un milliard de fois leur courage. Maurin, touten travaillant, excitait, guidait, menait à lui seul toute uneéquipe.
« Il joue un rôle ! » murmuraSandri.
Et il donna des ordres à voix basse. Son planétait très simple : disposer ses hommes en un demi-cercle quiirait en se rétrécissant, la corde de l’arc étant la ligne defeu.
Par-dessus le chemin qui s’engouffrait dans lefoyer, les flammes se mêlaient, voûte de feu et de mort… l’hommeinfailliblement allait être pris !
L’ordre donné par Sandri fut exécutéponctuellement.
Sur Maurin, absorbé par sa besogne, ledemi-cercle lentement se resserrait. Les hommes se rapprochaient,Sandri occupait le milieu de l’arc de cercle ; il était dansle chemin. La chaleur de plus en plus devenait intolérable. Lessoldats s’arrêtèrent. Les travailleurs obstinés, entêtés, à deminus, mouillant de minute en minute leur face, leurs bras, leurpoitrine velue, s’agitaient comme des diables attisant ou éteignantl’enfer. Parmi eux Sandri reconnut Lagarrigue : Pastouré,s’étant retourné, aperçut le gendarme. Tout en travaillant il serapprocha de Maurin : « Attention ! ton gendarme estlà… File, Maurin, je te suivrai… Partons-nous par la droite ou parla gauche ?
– Ni par la droite ni par la gauche, ditMaurin. Ils sont trop ! regarde bien.
– Bougre ! les soldats !
– Prends un ferrât, dit Maurin, et moi unautre ; puis imite-moi en tout sans hésiter. Aieconfiance. »
Pastouré fit signe qu’il obéirait.
Maurin se retourna :
« Il fait chaud, hein, Sandri ?
– Un peu ! » dit l’autre ens’assurant d’un regard que ses hommes formaient un cercle étroit…Entre chacun d’eux il n’y avait plus assez d’espace pour que sonassiégé pût tenter de fuir.
Les autres travailleurs s’arrêtèrent… Ilsétaient là dix ou douze, à regarder, stupides d’étonnement, sereculant du feu, et formant, eux aussi, sans y songer, un obstacleà la fuite, encore possible peut-être, de Maurin.
« Allons, rends-toi, Maurin ! criatout à coup Sandri d’un ton triomphant.
– Viens me prendre ! » ditMaurin, qui baigna l’un après l’autre dans un seau ses piedschaussés d’espadrilles… Puis, écrasant plusieurs fois sur sa têteavec sa main droite son torchon ruisselant, trempé coup sur coupdans le seau qu’il portait de sa main gauche, il entra, par lechemin creux, sous la voûte formée de flammes ronflantes. Ils’engouffrait dans la fournaise par un portique de feu.
On entendit ce cri de Pastouré quiintrépidement le suivait avec les mêmes manœuvres :
« Coquin dé pas Diou ! qué cãou,raoun ami ! »
Sandri n’en crut pas ses yeux. « Ce sontdeux hommes morts !. » pensa-t-il. Les soldats revinrentbredouilles.
Le préfet fut étonné… Personne necomprenait.
« Serait-ce un suicide ? dit avecinsistance M. Cabissol. Un suicide double ! PauvreMaurin ! on l’a affolé… »
M. Cabissol pensait avec raison servirMaurin en accréditant l’hypothèse d’un suicide…
Toutes les issues du cercle immense dévastépar le feu furent rigoureusement gardées.
De Toulon, on avait appelé de nouveauxbataillons de ligne. Un cordon infranchissable de soldats veillaitsur l’infranchissable bordure du champ d’incendie mal éteint.
« Je savais bien, disait Sandri, que,d’une manière ou d’une autre, je débarrasserais les Maures de cebrigand-là !… Nous le trouverons à la fin, que diable !…rôti comme un sanglier, noir comme un charbon, cuit et recuit, biencuit… On va donc pouvoir respirer tranquille !… »
Les seaux dont Pastouré et Maurin avaient eula bonne idée de se munir pour pénétrer dans la fournaise, ils lesavaient pris, avant que le feu l’eût conquise, auprès d’unehabitation bâtie au bord du chemin, à côté des auges d’une vasteporcherie. Devant la porcherie était un puits. C’est vers ce pointque retournaient les deux chasseurs… ils couraient sur desbraises.
« Mouille tesespadrilles ! »
Ils baignèrent leurs pieds dans les seaux.
« En avant !… li sian ! (nous ysommes !) »
Maurin saisit une lourde perche noircie par lefeu et la précipita dans le puits profond. Pastouré comprit, il ensaisit une seconde et la précipita de même. Sans se débarrasser deleurs seaux, ils entrèrent dans le puits dont ils avaient enjambéla margelle brûlante. Maintenant, ils descendaient vers lafraîcheur… Il était temps ! Une risée de mistral se levait surles bois mal brûlés qui avoisinaient la ferme et qui se remirent àflamber…
Les deux hommes, ayant empoigné la chaîne,descendaient, les jambes écartées, accrochant leurs pieds crispésaux parois crevassées du puits étroit, et s’agrippant parfois d’unemain aux saillies d’une pierre.
Quand ils approchèrent de l’eau,
« Attends un peu, dit le calme Pastouré,que je fasse du feu.
– Comment, du feu !…Encore ! » s’écria Maurin gaiement.
Pastouré fit flamber une allumette. Ilsregardèrent au-dessous d’eux et constatèrent avec joie que leurmanœuvre avait réussi les perches touchaient évidemment le fond del’eau, et elles émergeaient en s’entrecroisant au-dessus. Quelleque fût la profondeur du puits, ils pourraient s’y maintenir sanspéril… Ils descendirent encore.
« C’est bas ! dit Maurin.
– Ah ! coquin de sort ! il mevient une idée, fit Pastouré. C’est ça, par exemple, qui seraitdrôle !…
– Et quoi donc ?
– De mourir noyés au beau milieu d’unfeu ! »
Ils atteignirent les perches émergeantes.
« C’est bon l’eau, quand on sort du feu,dit Maurin.
– Voilà, ajouta Pastouré, un bain depieds qui arrive à son heure. »
Il chantonna :
En attendant que la soupe il se fait,
Anan dabas si lavan pàou lei péds.
« Emplis les seaux, nous aurons de l’eaupropre, car nous voilà dans cette sauce pour je ne sais combien detemps ! »
Ils emplirent les seaux et les accrochèrentaux branchettes rompues qui hérissaient les perches.
« Sens-tu le fond avec tespieds ?
– Comment veux-tu ? les bigues quevoilà mesurent deux mètres d’eau, et c’est tant mieux.
– Si elles ne cassent pas.
– Chacun la sienne.
– Appuie-toi un peu sur les pierres. Il yen a par là plusieurs qui font saillie ; c’est comme desétagères qu’on aurait mises exprès.
– Nous sommes, dit Maurin, deux écureuilsbien mal assis ! Mais nous avons la liberté de nos bras.
– Je voudrais voir, déclara Pastouré, latête de Sandri à cette heure.
– On va nous croire morts.
– C’est bien justement ce qu’ilfaut… »
Les deux hommes gardèrent un moment lesilence.
« On s’ennuie ici, gémit Maurin.
– Pense, dit Pastouré, aux malheureuxqu’on enfermait dans les souterrains de la Bastille, et tudeviendras content, rien qu’à l’idée qu’on l’adémolie ! »
Après un silence il ajouta, gouailleur, entirant sa pipe :
« Tu ne crains pas la fumée,qué ?
– Noum dé pas Diou ! s’écria Maurintout à coup, j’ai perdu la mienne !
– Va la chercher ! » répliquaPastouré en riant silencieusement.
Il ajouta :
« Une pipe suffit. Nous fumerons l’unaprès l’autre.
– La fumée va nous trahir, fit observerMaurin joyeusement.
– Une fumée de pipe dans la fumée d’unemontagne qui brûle, ça ne se voit pas guère ! » déclaraPastouré.
Il bourra sa pipe.
« Elle est bourrée ; quicommence ? fit-il poliment.
– Toi », dit Maurin.
Pastouré alluma sa pipe.
Leurs yeux levés voyaient un rond de ciel,bizarre, noir et bleu, et les furieuses étincelles de l’incendiequi s’y éparpillaient, comme mêlées aux étoiles tranquilles.
Un assez long temps s’écoula.
« Crois-tu qu’ils penseront à nouschercher ici ?
– Nous penserons, nous autres, ditMaurin, à sortir avant qu’ils n’arrivent… Té ! je retourne uninstant là-haut voir ce qui se passe. »
Il remonta ; sa tête se souleva un peuau-dessus de la margelle du puits. Le ciel solennel brillait detoutes ses étoiles au-dessus du cercle de terre noire et étoiléeformé autour de Maurin par son royaume incendié. Le feu avaitmarché bien au-delà de l’endroit qu’ils avaient quitté peud’instants auparavant. Au bord du feu, à travers les flammes, ilapercevait la petite armée postée pour s’emparer de lui, et quibattait en retraite.
De là-haut, Maurin expliqua la situation àPastouré :
« Le feu les force à reculer, dit-il.
– C’est un bon chien de garde, répliquaPastouré.
– À propos de chiens, et lesnôtres ? interrogea Maurin ; que sont-ils devenus danscet « escooufestre ? »
– Je les ai confiés hier àM. Cigalous, que j’ai rencontré.
– Bon ! monte respirer l’air libre.On ne nous pourra pas voir, à cette heure. »
Pastouré monta ; puis, un peu avant lejour, ils eurent peur d’être aperçus, et ils allaient regagnerl’ombre humide, quand Maurin dit :
« J’ai faim.
– Ramassons des pignes, suggéra Pastouré.Nous aurions dû y penser plus tôt… Té ! en voilà de toutesrôties. »
Ils en jetèrent bon nombre dans le puits.
« Voilà des vivres pour huit jours,déclara Maurin.
– Et la boisson ne manquera pas, assuraPastouré.
– Et puis j’ai à la poche ma fiasqueplate pleine d’aïguarden. »
Ils redescendirent dans l’obscurité fraîche.Ils ouvrirent les pignes et ils mangèrent les pignons. Puis ilsburent l’eau puisée avec les seaux. Puis la pipe se ralluma et ilsla fumèrent l’un après l’autre…
« À quoi penses-tu ? demandaPastouré.
– À m’en aller d’ici au plus tôt,répondit Maurin. J’aimerais beaucoup être ailleurs.
– Pourquoi ? dit Pastouré. Il faitbon ici, l’été. Tu vois bien que les Russes, en été, vont dans lesvallées de la Suisse. Et pourquoi ? pour avoir frais. Beaucoupde riches, l’été, voudraient être à notre place… Ils le pourraient,avec leur fortune ! ils pourraient se faire des puits exprèspour se mettre à rafraîchir ; seulement, ils n’y pensentpas. »
Là-haut, le rond du ciel perdit ses étoiles.Des fumées passaient. Le jour se fit, pâle, puis éclatant.
Les pieds contre la pierre, le dos contre lesperches qu’ils avaient calées solidement, ils étaient là si bienque Maurin ne tarda pas à sommeiller.
Pastouré, se voyant comme seul, se mit alors àparler abondamment.
Maurin, entrouvrant un œil, une oreille, leregarda et l’écouta dans un demi-songe :
« On dit, grommelait Parlo-Soulet, que laVérité, comme nous à cette heure, habite au fond d’un puits.Seulement elle est toute nue. L’été, ça doit lui aller, à laVérité, d’être à l’humide. Mais si, pour l’empêcher de sortir, ellea, tout autour d’elle, autant de raisons que nous autres, autant deraisons dans les choses et dans les gens, autant de soldats, depréfets, de maires et de gendarmes pour ennemis, alors – noum dépas Dious – je lui conseille, à la Vérité, de rester où elle est,car dehors on l’étoufferait, tandis qu’au moins dans sa cachette,elle boit, elle se nourrit, elle vit, elle espère… Je vous demandeun peu ! ils disent que c’est Maurin qui a mis le feu !…C’est comme si on disait que c’est moi ! Le feu aux Maures,Maurin ? Le feu à sa chasse, le chasseur ! Faire rôtir –pour qui ? pour personne – tant de perdreaux, pechère !et de lapins, de lièvres, et de sangliers, comme il s’en est brûlédepuis quatre jours ? Il faudrait être le dernier desimbéciles… La chaleur m’est sortie du corps en fumée et je merefroidis comme une gargoulette… Pardi ! nous attrapons ici lechaud et froid le mieux préparé qui soit, comme fait exprès !…Si nous allions mettre là-haut nos habits sur un gril, àsécher ? Il y a du feu assez pour ça, que je pense, et dusoleil aussi !…
– Que dis-tu, Parlo-Soulet ? murmuraMaurin assoupi.
– Qu’on serait ici mieux tout nu, commeest, dit-on, la Vérité, dans un puits profond comme est celui-ci…Je vais mettre là-haut ma veste à sécher.
– Ne sors pas, Pastouré, puisqu’il estjour. Les gens de là-bas nous veillent… Si tu sors, nous sommespris !
– C’est qu’il a raison ! grognaPastouré… Je l’ai vue sur une image, la Vérité toute nue… Ellevoulait sortir du trou rond de son puits, mais tout le monde,hommes et femmes, cognait dessus et la renfonçait comme un pauvrebouchon de rusque dans un goulot de dame-jeanne.
– Pastouré ! cria tout à coup Maurinjoyeusement.
– Oou ? dit Pastouré.
– Nous sommes sauvés !
– Encore !
– Oui, regarde derrière notredos !
– Une galerie !
– On avait commencé ici une noria.
– Comment ne l’avons-nous pas vue tout desuite, cette galerie ?
– Il faisait si noir !
– Entre le premier ; de combienlongue ?
– Elle a été abandonnée, mais elle a plusde cinq mètres de long et presque un mètre de hauteur.
– Mets-y les ferrats pleins.
– Passe-les-moi.
– Té, voici à présent les pignes.
– Maintenant, déclara Maurin, nouspouvons attendre que cela passe.
– Tout passe ! dit Pastouré, etc’est dommage ! nous sommes bien ici ! Ce n’est pasétonnant qu’on ne rencontre pas le Bon Dieu là-haut sur la terrepuisqu’il est au fond de ce puits. Sian émé Diou ! nous sommesavec Dieu !
– Té ! il y en a une autre, en facede la tienne – de galerie !
– Mettons-nous tous deux ensemble dans lamême.
– Pardi ! nous nous réchaufferonsl’un par l’autre. »
Et allongés côte à côte, après avoir mangé lesgraines de pin et bu à leur soif, éreintés par trois nuitsd’insomnie, les deux amis profondément s’endormirent.
Quand ils se réveillèrent, ils revirentlà-haut, au-dessus de leur tête, les étoiles amies.
– Attends un peu ! dit Maurin, jevais aux nouvelles.
Il remonta à l’air libre, écouta, entendit auloin les appels des hommes qui étaient partout de garde au bord del’incendie éteint. Il ne pouvait pas encore songer à la fuite, –mais il se dirigea vers la ferme voisine, qu’avait abandonnée, entoute hâte, depuis le commencement du sinistre, le berger quil’habitait. Sous l’action de la chaleur, la porte du logis s’étaitdéjetée et ouverte d’elle-même.
Maurin entra et poussa un cri de joie. Ilavait aperçu sur la table deux gros pains. Il les prit et courut aupuits. Il fit remonter un bout de la chaîne double (qui ne portaitplus de seau), y attacha les pains et, penché au-dessus de lamargelle, il cria à Pastouré :
« Voici de quoi souper. »
Puis il rejoignit les pains que Pastouré avaitdécrochés.
« Avec ça et de l’eau-de-vie on sesoutiendrait trois jours… Soupons. »
Ils s’assirent au fond du puits, au bord deleur galerie, les pieds pendant jusqu’au ras de l’eau, leurs painset leur fiasque d’aïguarden entre eux. Ils tirèrent leurs couteauxet… « à votre service, si vous voulez faire commenous ».
Quand ils eurent bien mangé de ce bon painauquel les pignes donnaient un goût de forêt délicieux, ils semirent à lever le coude plus souvent que de raison.
« Nous ne sommes pas dans une situation ànous regretter un coup d’aïguarden – ça réchauffe ! ça nousfera éviter quelque mauvais mal… »
Et tant et si bien ils burent, sans craindred’ailleurs d’épuiser leur fiasque, que Pastouré, en compagnie deson Maurin, devint aussi loquace que s’il eût été seul :
« Pour t’en revenir à la Vérité, dit-il,laquelle est comme nous dans un puits – où est l’âne bâté,l’imbécile, l’ignorant, qui a eu la sottise de la peindre habilléeen Femme comme je l’ai vue sur une image, ou plutôt, sous la figured’une femme, oui, toute nue ? Il ne savait donc pas, celui-là,que la femme et la « messonge », ami Maurin, c’est toutun. C’est la messonge qui est une femme, crois-le-toi, –et tout ce qui est vrai est un homme… Voilà mon idée. Aux femmes ilne faut pas se fier, et je profite pour te le dire de ce que jerencontre ici, dans une place où il ne passera personne, et je tele répète : « Méfie-toi des femmes ! » Té, àpropos de ça, connais-tu, ô Maurin ! l’histoire de la fillequi ne savait pas ce que c’est qu’un aviron ?
– Conte-la-moi, dit Maurin, – que nousavons besoin de distraction, tous les deux ici.
– Je te la conterai très bien parce quela chaleur m’est revenue…
S’éro pas lou frascou
N’en sériou ben mouart !
… et parce que mon grand-père me la contaitune fois par jour, et enfin parce que tu ne la connais pas !Et que tu ne la connaisses pas, ça m’étonne, car c’est une des plusvieilles histoires que l’on se répète dans nos veillées… Elle estfameuse, cette eau-de-vie.
– Tu te vas empéguer, Pastouré !prends-toi garde !
– Pour une fois, je l’ai biengagné !… Donc, il y avait un jour un matelot qui se voulaitmarier, mais comme toute sa vie il était resté dans des ports demer, excepté seulement pendant le temps où il habitait sur la mermême, pour ses traversées – il savait que dans les ports de mer lesfemmes connaissent trop de choses. Pendant que les marinsnaviguent, elles leur augmentent leurs familles, pechère !… Etlà les filles sont sujettes à être avant l’âge aussi malignes, etrusées, et menteuses, et débauchées que leurs mères, tu m’ascompris ! Notre matelot savait très bien tout cela et voilàpourquoi, se voulant marier, il décida qu’il n’épouserait qu’unefille qui n’aurait jamais vu la mer, même de loin ! une fillesi pure, si innocente – mon homme ! – qu’elle ne saurait pasdistinguer un gouvernail d’un aviron, et ignorerait en un mottoutes les choses de la marine. « Quand j’aurai trouvé unefille comme ça, se pensa-t-il, j’aurai trouvé un trésor, etaussitôt, mouille ! je jetterai l’ancre, et, dans le pays oùsera la fille, je m’établirai, assuré enfin de n’être pas pareil,pour mon malheur, à tous les maris qui habitent des ports demer. »
Pastouré interrompit son récit pour crierjoyeusement :
« Me suis-tu, Maurin ? le plus beauapproche !
– Vas-y, Pastouré. J’écoute !Faï tira !
– Il se met donc un aviron sur sonépaule, tourne le dos à la mer, et s’enfonce dans les grossesmontagnes. Quand il fut arrivé loin, loin, là-haut dans le nord àDraguignan, il rencontra une fille : « Eh !oh ! la belle fille ? Qu’est-ce que c’est que je porte làsur mon épaule ? le sais-tu ? sais-tu comment ças’appelle ? »
La Draguignaise, sans malice :« Té ! c’est un aviron, pardine ! »
« – Allons plus loin, repensa lematelot. Ce n’est pas à Draguignan qu’habite la vertu que moi jeveux trouver ! »
« Il passa par Figuanières ; il yfit pareille rencontre, fit même question, reçut même réponse… ÀCalas semblable affaire.
– J’en sais une, moi, d’histoire surCalas, interrompit Maurin, une fameuse !
– Veux-tu que je te la conte, celle deCalas ? demanda sans s’émouvoir Pastouré, décidément gris.
– À ton aise ! dit Maurin qui fumaitgravement.
– À Calas, commença Pastouré… Il faut tedire que dans ce village les ânes habitent le troisième étage desmaisons.
– Si tu me finissais premièrement celledu matelot ? implora le malicieux Maurin…
– Le matelot, reprit docilement Pastouré,arriva tout là-bas, au milieu des terres lointaines, tout au nord,à Digne…
« Passe une belle fille avec une poupe,mon ami ! comme la poupe d’une frégate ! des hanches, monami, comme les hanches d’une frégate !… « Savez-vous, labelle fille, ce que je porte là ? – Un aviron, pardi, grossebête ! – Ça n’est pas encore à Digne que je trouverai la vertuque je cherche. » Et il s’enfonça toujours dans les terres,dans les grosses montagnes. Enfin, loin, bien loin de la mer, ilrencontra encore une fille, avec des hanches, une poitrine et toutce qu’il faut. Elle était petite, avec des yeux, des cheveux, desdents… enfin tout ce qu’il faut. « Qu’est-ce que c’est que çaque je porte ? » Celle-là le regarde en baissant lesyeux : « Ça, dit-elle, mon brave monsieur, c’est unepelle à four ! – Noum dé pas Diou ! j’ai trouvé le merleblanc !… En voilà une, à cette fois, qui est comme la prune àl’arbre quand elle a sa fleurette que personne n’a jamaistouchée ! Je l’épouse ! » Et comme, après avoir sisouventes fois fait le tour du monde, il avait amassé le magot, lesparents lui donnent la fille.
« Voilà les novi au moment de semettre au lit. Lui, il était en chemise ; elle, déjà couchée.Et comme il allait pour se mettre au lit à son tour :« Où voulez-vous, dit-elle, que je me place, capitaine ?sur tribord ou sur bâbord ? – Noum dé pas Diou ! dit lematelot en s’arrachant les cheveux, elle avait déjà vu unaviron !… J’ai donc fait à pied, pauvre moi ! un longchemin bien inutile ! Et me voilà empoissé maintenant avec unepoix qui ne fond pas au soleil !… » Et il fut, tout commeun autre, juste ce qu’il ne voulait pas être.
– C’est une jolie histoire ! ditMaurin qui riait de tout son cœur.
– Comment ! s’étonna Pastouré,comment ne la connaissais-tu pas ? Si c’est Dieupossible !
– Bien entendu que je la connaissais,riposta Maurin, quand ça ne serait que pour te l’avoir entenduconter plus de cent fois ! Mais nous ne sommes pas ici pourinventer des histoires neuves ; – et puis les plus connuessont les meilleures pour la raison que les autres s’oublient.Conte-moi à présent celle de Calas.
– Non, toi, que tu la sais.
– Non, toi.
– À toi, voyons, insista Pastouré.
– À toi, insista Maurin…
– À Calas, dit Pastouré sans se faireprier plus longtemps, les ânes habitent le troisième étage desmaisons parce que les maisons sont bâties le dos contre lamontagne ; et, au troisième étage, elles ont leur porte dederrière qui ouvre sur un chemin. C’est donc au grenier qu’on faithabiter les ânes, qui entrent par la porte de derrière ouverte surle chemin, et qui, par les fenêtres ouvertes sur la façade,regardent devant eux, au midi, les collines qui leur cachent la meret la plage de Saint-Raphaël, lesquelles sont à sept lieues de là.Dans les maisons qui n’ont point d’âne, ce sont les gens quihabitent le troisième. Un de ceux-là, un matin en s’éveillant,regarda par sa fenêtre, et vit un brouillard qui couvrait toutl’Estérel et toutes les collines et tout, et qui arrivait juste aubord de la fenêtre ; il était bleu et gris, le brouillard, etépais.
« – Mère, crie celui-là, qui étaitun jeune homme, la mer a débordé !… Elle est venue àCalas !… Vite, vite ! vite ! une chaloupe ! –De chaloupe, nous n’en avons point ! – Je le sais, parbleu,bien ! mais je veux dire par là qu’il faut que vous me donniezle pétrin. » Avec l’aide de sa mère, il mit sur l’appui de lafenêtre, le pétrin qui avait, comme de juste, à peu près la formed’une petite embarcation. « Attendez, que je m’embarque, etpuis, vous pousserez la chaloupe à l’eau ! »
« Il monta dans le pétrin. Pour godiller,il avait pris la pelle à four, et quand il cria« pousse ! » sa mère le poussa, pechère ! et,comme un âne, du troisième étage il tomba, crevant le brouillard,et s’écrasa contre terre !
« Et voilà l’histoire de Calas, que tun’as pas voulu me conter. J’aurais eu cependant beaucoup de plaisirà l’entendre !
– C’est que, quand tu es gris, tu lacontes mieux que moi, Pastouré. Ceux qui ont des livres, souventesfois, dit-on, les relisent lorsqu’ils s’ennuient et que les livressont amusants, ou que, sans être amusants, ils leur paraissentbons. Tu as parlé comme un livre que moi j’ai relu en t’écoutant,mais, pour l’amour de Dieu, laisse le fiasque, qu’à la fin tu serastrop gris !
– Jamais, affirma Pastouré, je neretrouverai occasion pareille de me griser un peu sans être vu depersonne. Que j’aie bu, au fond d’un puits, autre chose que del’eau, jamais personne ne le croira, mon homme !…
« C’est pas l’embarras, ajouta-t-il aprèsun silence, chaque pays a ses usages ; à Calas, comme tu viensde le voir, les ânes habitent le troisième étage des maisons etquelquefois ils en tombent par la fenêtre ; et à Saint-Tropezles habitants aiment beaucoup se tenir un canari sur lederrière. »
À cette dernière parole, Maurin fut trèsétonné, et il demeura silencieux un moment, puis, tout à coup,poussant un grand éclat de rire :
« Sur le derrière de leur maison, tu veuxdire ?
– Pardine ! fit Pastouré, ça n’estpas sur le leur, bien sûr, quoique à la vérité on pourrait s’yméprendre, vu qu’on ne sait jamais ce que les filles de ce sièclepourront bien s’y mettre un jour ; j’ai connu le temps oùelles y attachaient un petit traversin, et sur leur tête elles onttoutes, encore aujourd’hui, tout un potager, des choux-fleurs etdes artichauts… Mais peut-être serait-il temps de sortir ?
– Attends, je vais te renseigner, ditMaurin.
– Monte dans la hune,gabier ! » criait Pastouré pendant que Mauringrimpait.
Et de là-haut, Maurin cria :
« Pastouré, tu peux monteraussi ! »
Au bout de quelques minutes, n’entendant rienvenir :
« Eh bien, Pastouré ? Je te dis quetu peux monter, tu le peux ! »
Une voix lamentable s’éleva des profondeurs dupuits !
« Je le peux ! je le peux, ça teplaît à dire, mais ce n’est pas bien sûr ! Monter je levoudrais, mais je ne le peux pas, la preuve est faite, viensvoir ! Mes jambes refusent service. Si ce n’est pas la fauteaux rhumatismes, c’est pour sûr la faute à l’aïguarden !
– Allons, dit Maurin, qui étaitredescendu, donne-moi le fiasque, cette fois, que je t’en prive.Nous monterons quand tu auras fini d’être soûl.
– Ça ne sera pas long, ami Maurin. Maiscausons en attendant », dit Parlo-Soulet – qui, décidément,avait l’eau-de-vie loquace.
Pastouré, parfaitement ivre, assis au fond dupuits près de Maurin, se désolait :
« C’est moi qui te ferai prendre, Maurin,file ! Laisse-moi ici à mon malheureux sort. Je me tireraid’affaire un jour, s’il plaît à Dieu. Je me suis oublié, Maurin.Laisse-moi seul dans l’eau, que je l’ai mérité !
– Tu as pris un remède contre la fatigue,mais tu en as trop pris, voilà tout, dit Maurin. Au lieu de tedésoler, car tu sais bien que je ne t’abandonnerai pas plus qu’enpareil cas tu ne m’abandonnerais toi-même, donne-moi, pour passerle temps, un bon conseil qui, peut-être, me sauvera la vie, etalors nous serons quittes : un bien sera sorti d’un mal. Ondit que la vérité est dans le vin. Bien mieux, alors, elle doitêtre dans l’esprit du vin. Me dois-je marier ?… Dois-je memarier avec Tonia ? »
Pastouré ne broncha pas, parce qu’il étaitcomplètement ivre, et sans broncher, il répondit :
« La vérité, je te l’ai dit, n’est pasune femme, c’est un homme, et c’est un homme gris assis au fondd’un puits. Tu auras doublement la vérité, vu le puits et vul’esprit du vin… Te marier, Maurin ! jamais ne fais pareillesottise. Marié, je le fus, et pendant tout mon mariage, je cessaid’être libre et ne fus délivré que veuf. Et c’est ennuyeux d’avoirà souhaiter tous les jours la mort de quelqu’un qu’on aime et quivous tient de si près ! Ne te marie pas, Maurin ! Unautre te dirait ceci, un autre te dirait cela, un troisième à lafois ceci et cela. Et moi je te dis : non !C’est clair comme l’eau du puits de vérité et comme l’esprit duvin. Ne te marie pas ! Autrefois, se marier était encorepreutrêtre possible. Aujourd’hui, ça ne l’est plus.
– Et pourquoi ça ne l’est-il plus ?interrogea Maurin.
– Parce que aujourd’hui, expliquaPastouré, aujourd’hui, sans parler de potager qu’elles cultiventsur leur tête, les filles ont des roues !
– Des roues ? dit Maurin ; tues beaucoup empégué, collègue !
– Pas tant que tu le crois, Maurin.Regarde dans la rue et sur la grand-route, tu ne verras que femmesen culottes et femmes à roues. Elles ruinent leur père pour acheterdes roues ! Même dans nos villages, Maurin, elles vont surdeux roues, les fillettes, afin d’aller plus vite et plus loin, làoù on ne peut pas les suivre quand elles veulent n’être passuivies, et elles portent des jupes fendues qui ne sont plus quedes pantalons de turcos !… Merci bien ! Tu auraispeut-être pu consentir à épouser une fille, au temps où il y enavait encore, mais épouser un turco, non, merci ! ce n’est paslà ton affaire. Autrefois, je ne dis pas, Maurin, au temps de mongrand-père, à l’époque où les femmes, dans nos campagnes, servaientl’homme à table, lorsqu’il arrivait, fatigué du travail.
« À son travail, la femme l’aidait, commeil se doit, de loin, en lui préparant la soupe chez lui.
« Il avait besoin de bonne soupe, ilétait servi comme il convient, seul à table ; la femmemangeait après le maître, et les disputes à table, de cettemanière, étaient plus rares. Aujourd’hui, tout est changé !les femmes sont des espèces d’hommes à pantalons larges ; il yen a même qui font métier d’hommes, avec des hommes, dans lesbureaux de poste, dans les bureaux de chemin de fer ; etpartout il y en a beaucoup sur les ôoucipèzes (vélocipèdes) et fortpeu dans les maisons. Épouser une femme de notre siècle ? Non,non, Môourin, à d’autres ! ça ne fait pas pour nous ! Neprends pas femme, Maurin, au moment où les femmes cherchent àdevenir électeurs !… Ah ! ça sera du joli, quand elles leseront ! Ah ! je veux voir ça, et je le verrai, nous leverrons ! Mais jamais, jamais, tant que Pastouré vivra, il nete laissera faire la sottise d’épouser un électeur ! Tu seraistoi, Maurin, quelque jour, le mari d’un député ou d’unsénateur ? Car, il n’y a pas à dire, c’est à quoi on s’exposeen prenant femme aujourd’hui ! Si tu n’en as pas assez, j’enai assez, moi, de la politique, sans aller m’en mettre encore surle traversin !
« De la politique, nous en avonsassez ! bien assez ! cent millions de fois assez !mon boulanger m’en fourre dans la farine ! Il est conseillermunicipal, conservateur radical comme Caboufigue, et il croit quej’ai voté contre ses idées, et cela suffit pour qu’il ne me donneque du pain cru, par vengeance ! Le marchand de vin en metdans ses tonneaux, de la politique, et lui qui, étant rouge,devrait respecter la couleur du vin, il y fourre de l’eau à pleinarrosoir, par vengeance, parce que j’ai voté contre son candidatqui lui a promis de faire donner à Bourtoulaïgue et à Calas descourses de vaches espagnoles !… Voilà ce que je ne dis jamais.Voilà ce qui m’étouffe ! et je te le dis maintenant, parce quenous sommes bien tranquilles au fond d’un puits, comme la Vérité,et gris d’aïguarden, mon homme, comme la Vérité !…
« Ah ! non ! je suis d’uneautre époque, moi, ami Maurin ! D’une époque où les femmesn’étaient ni chefs de gare, ni turcos, ni sénateurs, ni avocats, nidéputés, ni libres enfin ! Elles avaient la liberté d’êtregrosses dans la saison et de faire téter en temps voulu et, aprèsavoir désemmailloté, de remmailloter ! Ça ne leur laissait pasde temps pour courir les routes sur deux roues ! Et alors onles respectait à cause de leurs petits, et maintenant on ne lesrespecte plus parce qu’elles sont à Antibes quand leurs mamans lescroient aux Martigues !… Du temps de reste, une femme n’en apas. Elle emploie une année à mettre au monde un enfant qui ne m’acoûté à moi qu’une ou deux minutes. Et voilà ce que, du fond de cepuits, je crie à mon siècle, moi, Parlo-Soulet ! car je suisd’un siècle où les femmes restaient à leur place et obéissaient auxhommes, comme chez le grand Turc. Et de leur obéissanced’autrefois, je vais te donner la preuve en te disant, Maurin,comment et pourquoi je suis né.
« Mon père, naturellement, après avoir eunotre aîné, Victorin, mon pauvre mort, pechère ! souhaitaitd’avoir un second garçon. Il le dit à ma mère qui, naturellement,n’en tint aucun compte et qui, cette seconde fois, au lieu de luidonner un enfant – un enfant, m’entends-tu ? – ne luidonna qu’une fille !… En conséquence, mon père fut trèsennuyé ; il ne parla pas de plusieurs jours à ma mère, afin delui faire comprendre qu’il n’était pas content de ce qu’elle avaitfait là. Elle comprit, collègue ! et elle résolut de mieuxfaire à la prochaine fois. Et, l’année suivante, mon père, quiattendait dans la chambre voisine de celle de l’accouchée,demanda : « Eh bien ? « – Eh bien, qu’on luirépondit, ce n’est encore pas un enfant, c’est encore unefille ! » À la quatrième fois, le même malheurarriva ; ça faisait trois filles. Le malheureux Pastouré, monpère, en fut malade, parce que, de désespoir, il se mit à boire eten ce temps-là on ne le voyait presque jamais bien droit – pauvrehomme ! – par la faute de sa femme. À cette quatrième fois,quand mon père eut appris que c’était encore une fille au lieu d’unenfant, il jura Dieu que ça n’arriverait plus et voici comment ilfit pour cela. Quand sa femme fut de relevailles, il prit uneblette (baguette fine), une tige de noisetier, et, sanslui faire trop de mal, il lui caressa l’échine en répétant :« C’est un garçon que je veux ! c’est un garçon que tu medois ! c’est un garçon qu’il nous faut !… Si à lacinquième fois, ajouta-t-il, tu as le malheur de me faire encoreune fille, je te planterai là avec ton tiers de douzaine de filles,et tu trouveras un jour les imbéciles qu’il leur faudra quand ellesseront en âge de tromper un homme ! »
« Eh bien, mon brave Maurin, ma mère nedormit plus – mais son entêtement céda ! et à la cinquièmefois, je naquis par la ferme volonté de mon père, moi,Marius-César-Antoine-Auguste Pastouré dit Parlo-Soulet !… Etje te réponds qu’à ma naissance les pétards pétèrent… Et ce jour-làmême, ô Maurin, en arrivant au monde, je me pensai comme ça enmoi-même :
« C’est bien assez d’avoir unemère : Pastouré mon ami, tu ne prendras jamaisfemme ! »
– Mais… tu t’es marié pourtant ?
– Oui, dit Pastouré, et c’est pourquoi jepeux parler en savant du malheur que cela est. Le mariage est unchemin où l’on se casse le nez. Et c’est pourquoi je dis à mon amiMôourin : « Ne passe pas par là, « que j’enviens ! » – À bon entendeur salut ! Je te dis ce queje dois dire. Agis comme il te plaira. Si je ne te fais pas assezlumière, allume ton fanal. Si mes paroles sont dures, casse-les, tuy trouveras la bonne amande… Et à présent, tu as assez fumé mapipe… rends-la-moi. »
Maurin, qui riait gravement, lui rendit sapipe.
« Té, lui dit Pastouré, connais-tul’histoire des Merlates ?
– Conte-la-moi si tu as les jambes encoretrop molles pour remonter au-dehors.
– Molles comme des pattes de poulpe mort,dit Pastouré. Et volontiers encore un peu de temps, je tiendraicompagnie à la Vérité, dans le puits. »
« Voici donc l’histoire desMerlates. Il est bon qu’on te la rabâche, ô Môourin !pour le bas où, malgré mes bons conseils, tu prendrais femme, etsurtout si la femme est une de ces Tonia qui tirent la carabinecomme des hommes…
« Un cultivateur de chez nous, nomméSanplan, avait épousé une jeune fille de la famille Charpinois(hargneux). Des gens de cette famille, on en trouve partout.
« Sanplan un jour tua deux merles aucimeau. Le rôti étant cuit, les époux se mirent à table, dans lasalle de d’en bas de leur bastide.
« Tout en se pourléchant les lèvres,Sanplan s’écria tout à coup :
« – Voilà un fameux merle !
« – Tu veux dire : une fameusemerlate ?
« – Je dis : un fameuxmerle !
« – Eh bien, tu as tort, répliqua lafemme, car c’étaient des femelles. Les mâles ne sont pas sibons !
« – Merlates, si tu veux,alors ! répondit Sanplan qui était d’humeur facile.
« – Il n’y a pas de si jeveux ! lui répéta la Charpinois ; je ne veux pas quetu aies l’air de me faire « une grâce ! »
« Sanplan était marié depuis peu dejours, et d’ailleurs son caractère n’était pas pénible, mais aucontraire tout à fait tranquille. C’est pourquoi d’un airaimable :
« – Et si je suis de ton avis,dit-il, à seule fin de te faire plaisir, où est le mal ?
« – Alors, cria-t-elle, tu t’entêtesà dire et à répéter que c’étaient des merles ?
« – Je m’en garderais bien !…c’étaient peut-être bien des bécasses.
« – Bécasses, bécasses ! Tu disbécasses pour te moquer de moi !
« – Mettons, si tu y tiens, que tuas mangé une merlate et moi un merle. La preuve,d’ailleurs, a disparu et tu n’as pas goûté du mien.
« – Je l’ai senti ; c’était unemerlate.
« – N’en parlons plus, c’est commetu voudras.
« – Comme tu voudras ! comme tuvoudras ! grogna l’insupportable femelle. Les choses ne sontpas comme on les veut. Elles sont comme elles sont !
« – Hélas ! soupira le mari,tranquille comme Baptiste, hélas ! oui, elles sont comme ellessont ! »
« Mais, à l’ordinaire, plus Sanplan étaitcalme, plus sa femme s’exaspérait, et comme elle n’était pas bête,elle comprit trop le soupir du mal marié :
« – Aï ! las !cria-t-elle, c’est à moi de soupirer !… Ma mère me l’avaitbien dit que je ne tarderais pas à être malheureuse avectoi !
« – Peuh ! ta mère ! tamère !
« – Eh bien, quoi, ma mère ? Tun’as pas de mal à dire de ma mère, à présent ! »
« Et prenant à témoin le monde entier quin’était pas là :
« – Vous l’entendez ? Vousl’entendez tous ? il me dit du mal de ma mère, àprésent ! il ne manquait plus que cela ! O ma brave, mapauvre mère ! Pourquoi ne suis-je pas restée dans la maison dema mère ! »
« Sanplan ne peut s’empêcher dedire :
« – Plût Dieu, carogne, que tufusses restée en galère !
« – C’est ça, insulte-moi !hurla misé Sanplan, née Charpinois… Va dire à tout le monde que tum’as prise en galère ! Et menace-moi de m’y envoyer !… Engalère, bon Dieu ! m’envoyer en galère ! et pourquoi jevous le demande, pourquoi ? parce que, tout bonnement, je neveux pas dire qu’une merlate est un merle ! N’est-il pas justede soutenir qu’une merlate n’est pas un merle ? N’est-ce pasla vérité même ?… Il faut être fou pour vouloir faire dire àune honnête femme une chose qui est l’opposé de tout bon sens et detoute vérité !… On ne m’a pas appris à mentir, chez mesparents… En galère !… Et je ne commencerai pas, non, pas mêmepour faire plaisir à mon homme. Non, non je ne mentirai pas !…c’étaient des merlates, des MERLATES ! desMERLATES !… Et l’on me pilerait dans un mortierplutôt que de me faire dire le contraire ! »
« Le repas fini, elle continua ainsi àgrognasser durant une heure, tout en tricotant des bas. Son mari nesoufflait plus mot. Elle tricotait sous la lampe, en grognassanttoujours :
« – De sûr, c’étaient desmerlates ! Il n’y a que des sots et des imbéciles, designorants, pour soutenir que des merlates sont des merles !…Oui, oui, c’étaient des merlates ! et au moment des derniersbadàous (bâillements d’agonie), je le répéteraiencore : « C’étaient des merlates ! desmerlates ! »
« – Ces merlates-là, dit Sanplan,que Dieu alors en préserve les merles, car c’est plus affaire auxmerles qu’à moi !
« – Cependant, riposta la Charpinoishors d’elle, cependant tu n’es toi-même qu’un sot merle ! unvilain merle ! »
« Sur cette dernière parole, Sanplantoujours tranquille, sortit de la cuisine, ferma la porte et montase coucher.
« Demeurée seule, la Charpinois continuade tricoter, tirant à elle, par petits coups, son fil de coton…
« Quand la Charpinois tricotait, ellelaissait courir son peloton à terre, de-ci, de-là – car ellen’avait ni chat ni chatte, ne pouvant pas souffrir les bêtes, quile lui rendaient bien.
« Maintenant elle continuait à jargouinertoute seule :
« – Devant le bourreau, je ledirais ! Le bourreau ne me ferait pas dire autre chose :c’étaient des merlates ! Au jour du dernier jugement, je ledirai encore au Bon Dieu, en personne : c’étaient desmerlates !… Il est en train de se coucher, ce grandlâche ! Il a peur de la vérité !… mais quand je vivraiscent ans, il ne m’entendra plus dire autre chose : c’étaientdes merlates ! et même de grossesmerlates ! »
« Et malgré son pégin (humeurmaligne), c’était bien doucement qu’elle tirait de temps à autreson mince fil de coton, précautionneuse à ne pas le rompre, car lesvrais Charpinois ne perdent jamais la tête, même au plus fort deleur charpin.
« Tout à coup, le fil résista. Elle tiraencore ; le fil se tendit. Intriguée, elle le suivit de l’œil.Le fil passait là-bas, sous la porte fermée.
« – Mon homme aura poussé lecabedèou (le peloton) du pied, le maladroit, en s’en allant…Ah ! les hommes ! ça ne fait attention à rien ! queferait-il, celui-là, s’il ne m’avait pas ! mais il m’a !et – j’en reçois tous les jours la preuve – il ne connaît pas sonbonheur, pauvre de moi ! »
« Elle se leva, prit la lampe, ouvrit laporte et, avec grande surprise, elle vit que le fil montait, parl’escalier, montait, montait, tendu tout le long des marches,contre le mur de la rampe.
« – Ah ! par exemple ! queveut dire ceci ? Il y a là-dessous quelque manigance… Monpeloton n’est pas monté tout seul, peut-être ! »
« Elle ne pensait plus aux merlates, ellen’en parlait plus du moins, car la curiosité des femmes a une telleforce que, pour apprendre un secret, les plus bavardes seraientcapables de se taire un petit moment.
« Le fil la conduisit au haut del’escalier… Là, elle vit qu’il entrait, en passant encore sous laporte, dans leur chambre à coucher.
« Elle y pénétra, sa lampe à la main.Elle suivit le fil du regard… Il grimpait sur le lit, où son marine dormait que d’un œil. L’œil qui ne dormait pas riait. Et le filconduisit le regard de la femme jusqu’au lit. Le fil disparaissaitsous la couverture. Elle le souleva et vit alors que le fil étaitattaché avec le peloton à un petit bâton, un joli petitmartin-bâton, pas trop noueux mais bien solide, avec lequel Sanplancaressait d’ordinaire le dos de son âne, et qui pour l’heurefaisait, comme son maître, semblant de dormir. Misé Sanplan nesoufflait mot, et pour cause : elle était occupée à regarderle gourdin.
« – Femme, dit alors le mari, ceciest un premier avertissement. Si tu t’amuses à me rompre la tête,je te romprai, moi, les échines. Mais, crois-moi, ceci ne vautrien, et des coups de bâton n’ont jamais rien accommodé… Je suisbon comme un imbécile, mais j’entends être respecté comme sij’étais un peu méchant, tiens-le-toi pour dit. Je vois avec plaisirque tu sais, à l’occasion, ne pas tirer sur un fil jusqu’à lerompre.
« – Quand je t’ai résisté, moi, sidoucement, sur la question de tes merlates, que le diableemporte ! pourquoi as-tu tiré si fort sur le fil ? Le filqui attache l’un avec l’autre un mari et une femme est plus finencore et pas tant solide que ton fil de coton, ma mie, et une foisrompu, il n’y a ni nœud ni épissure qui puisse le rendre neuf etjoli comme devant ! Si tu tires trop fort sur le fil que je tedis, il pétera, pechère ! et je te planterai là, toiavec tes merlates, car je tiens le bon bout – celui du peloton, –autour de ce bâton qui te représente ma volonté d’homme. Là-dessuscouche-toi, si c’est ton bon plaisir, et me laisse en paix jusqu’aujour ! »
« Que l’endiablée femelle se soit décidéeà porter dignement par la suite le nom de Sanplan et à faireoublier son nom de Charpinois, je n’en jurerais pas, dit Pastouréen terminant son histoire, mais du moins, de toute cette nuit-là,elle ne parla plus de merles ni de merlates, et Sanplan put dormirà poings fermés.
« Or, six ou sept heures de sommeiltranquille, quand on est marié, du moins comme il l’était, c’esttoujours un peu de bon temps de gagné.
– Tu me l’avais déjà contée toi-même,celle-là comme les autres, dit Maurin.
– Et tu avais oublié que tu l’avaisentendue de ma bouche, ô sans mémoire ?
– Non ! mais tu avais, toi, oubliéque tu me l’avais dite… Allons, allons, à tant parler avec un ami,toi qui jamais ne parles que seul, tu t’excites.
– On n’est pas tous les jours au fondd’un puits !
– Fais un somme, et après nous essaieronsde sortir d’ici. »
Pastouré ne répondit pas. Il s’était tout d’uncoup endormi comme une bûche. Ce sommeil, sans doute, sauva lesdeux compagnons car, maintenant, ils se taisaient tous deux,couchés côte à côte dans la galerie. La vérité dormait au fond dupuits et ainsi elle trompa les plus malins, les Sandri et lesGrondard.
Quand ils se penchèrent au-dessus du puits,ces deux-là et d’autres qui cherchaient Maurin et Pastouré, ilsn’entendirent pas même un ronflement.
Et ils ne virent rien, au fond de la noriaabandonnée, qu’un miroitement d’eau sur lequel flottaient quelquesdébris de pignes tombées d’un arbre voisin et deux grandes perchescalcinées.
Quand ils sortirent de leur cachette, ilsvirent venir à eux le berger qui était le maître de la porcherie etqui, sans le savoir, leur avait prêté deux pains.
« Oou ! c’est toi,Maurin ? »
Maurin s’expliqua et conclut :
« Voici ce qui nous reste de tes deuxpains. Le reste est mangé. Je te les rendrai à l’occasion.
– Je vous les offre de bon cœur, dit leberger. Mais filez vite vous mettre en sûreté, quoique à vrai direon vous croit morts tous deux, et c’est vos cadavres qu’on cherche.Où voulez-vous aller présentement ?
– À Bormes, où j’ai quelqu’un à voir, ditMaurin qui pensait à Tonia.
– Passons par la Garde-Freïnet ; desamis que nous avons là nous prêteront deux chevaux. »
Il se trouva qu’un curieux spectacle lesattendait à la Garde-Freïnet. On y célébrait, pour la fêtepatronale, le jeu antique des Bouffés.
Tous les jeunes gens du pays, armés d’unsoufflet, se poursuivaient l’un l’autre en chantant :
Sian uno bando
De bravo jouventùro.
Aven un grand fué qué nou brûlo.
Si sian immagina,
Per si lou fa passa,
Dé prendré leis bouffés,
Au cùon dé si bouffa.
Et tandis qu’ils poursuivaient aussi lesfillettes accourues pour les voir – tout à coup surgissaientd’autres jeunes hommes de troupe, et déguisés en pirates mauresqueset nègres qui mettaient les premiers en déroute et leur enlevaientles belles filles !…
Mais Maurin et Pastouré avaient bien d’autresaffaires. Ils quittèrent au plus vite la Garde-Freïnet, sur lesdeux bons chevaux qu’ils avaient empruntés, et ils résolurentd’aller passer par le bord de la mer pour dépister leurspoursuivants. Ils comptaient prendre le chemin en corniche quimonte et descend, au flanc des Maures, sur les pentes méridionales,au-dessus et le long de la mer ; en cas d’alerte laisser làleurs montures et gagner les bois familiers.
Le mistral terrible avait repris vers quatreheures, et bien qu’il contrariât leur marche, ce vent favorisaitleur fuite parce qu’il n’engageait personne à la promenade. Leschemins étaient déserts. La bourrasque ronflait en tempête. Dans legolfe de Cavalaire, pareil à un lac large d’une lieue, la mer, parmistral, ne vient pas de loin – la côte, qu’ils suivaient, étantprotégée par la pointe de Camara. Là-bas, à Saint-Tropez,cependant, les vagues se précipitaient sur le quai avec une fureurtelle qu’elles le couvraient par instants tout entier, ettrempaient d’embruns la statue du bailli de Suffren.
Quand ils furent en vue de la plage deCavalaire, Pastouré et Maurin assistèrent à un véritable ouragan.Tous les arbres de la plaine devant eux semblaient se coucher, prisd’épouvante. La mer fuyait les rivages du nord-est, et se ruaitvers le sud-est. C’était la tempête bleue. Les énormes lamesazurées se dressaient, portant, au faîte, des écumes, telles desmontagnes dressant au ciel leurs neiges ; et le vent magistralarrachait aux vagues ces blancheurs bouillonnantes, les emportaitau-devant d’elles, et c’était partout sur l’eau bouleversée un telarrachement de ces écumes envolées que sur la mer semblaient roulerdes nuages qu’elle suivait en hurlant, comme pour les rattraper.Aucune barque… Si, pourtant ! un bateau pêcheur en détresselà-bas !… Il s’efforçait de lutter contre la lame. Il espéraitpouvoir se mettre à l’abri sous la pointe ouest de la baie deCavalaire, et peut-être alors arriverait-il, avec ses quatreavirons, à gagner la terre… Un bateau de Saint-Tropez sansdoute !… Maurin, sans rien dire, pressa son cheval del’éperon ; Pastouré imita le mouvement. Dix minutes plus tard,les cavaliers couraient le long de la courbe immense de laplage.
Le bateau pêcheur paraissait avoir réussi samanœuvre. Il était parvenu à se mettre sous le relatif abri de laterre, mais le mistral qui courbe jusqu’au sol les cimes des pinschasse les vagues devant lui comme des troupeaux affolés ; et,au milieu de cette fuite des lames prises d’épouvante, le bateau,malgré l’abri de la terre, se sentait emporté loin d’elle. Lesarbres eux-mêmes paraissaient fuir devant le gros temps ;courbés, ployés, baissés, ils semblaient une armée en déroute,saisie de panique, éperdument ; et ils imitaient la fuitefolle des lames. Entraîné dans cet affolement de choses échevelées,le bateau perdait de plus en plus la terre… Les forces des hommes àbord, sans doute étaient à bout… Une lame prit tout à coup lapauvre embarcation par le travers. Elle chavira.
Au fond de la baie, la caserne des douaniersavait aperçu le bateau, et ces braves gens s’efforçaient de mettreune chaloupe à flot ; mais l’opération était difficile etsemblait devoir être longue.
Le roi des Maures, dressé sur ses étriers,ferme sous le vent qui faisait claqueter ses vêtements, regardaitles naufragés… Ils étaient deux qui tentaient de saisir l’épave.Ils apparaissaient à la pointe des vagues pour disparaître aussitôtentre des montagnes d’eau. Et la forêt des Maures jetait sesgrondements sur ceux des grandes eaux. Dans ce fracas Maurin cria àPastouré :
« Attends-moi, j’y vais ! »
Alors, le rude homme, le petit-fils despirates sarrasins et des pêcheurs tropéziens – chargea lamer !… Par assauts, elle venait contre lui, mais à chaquereflux elle semblait le fuir.
Dans le sable mou, les quatre pieds de soncheval entraient, cerclés d’eau et d’écumes rageuses.
« Je te suis ! » criaPastouré.
Mais le cheval de Pastouré se déroba, et entrois bonds, désarçonnant son lourd cavalier, le jeta dans lesécumes du bord. Pastouré, se cramponnant à la queue de sa bête, futramené par elle vers la terre où les douaniers le relevèrent sanstrop de mal.
Il se remit aussitôt sur ses pieds et voulutremonter à cheval, mais sa bête était devenue folle, elle luiéchappa et s’enfuit d’un galop épouvanté. Pastouré dut se résignerà laisser Maurin tenter seul l’aventure… Et comme il souffrait unpeu de sa chute, il permit qu’un jeune douanier courût après soncheval.
Et tous, alors, regardèrent, saisis d’uneadmiration terrifiée, le cavalier qui entrait dans la tempête. Lecheval de Maurin se déroba dix fois, brusquement maté tout deboutdans les sables du bord que par moments découvrait la mer. Il secabrait, et sur son ventre les vagues déferlaient comme sur unrocher mouvant. Il pivotait sur ses jambes de derrière, etobstinément tournait la tête vers le rivage, mais à chacune de cesvoltes, son cavalier, plus obstiné que lui, gagnait un peu dans lamer, vers le naufrage. Une dernière fois le cheval se dressa, mais,cette fois, au moment où il retombait sur ses pieds, il fut soulevétout entier par une lame énorme… et il se mit à la nage… Maurinl’enveloppa dans ses jambes nerveuses, l’étreignit dans l’étau deses genoux, lui tordit le col avec la bride ; les éperonsmordaient les flancs de l’animal, dans ces eaux furieuses oùpeut-être il croyait sentir la dent d’on ne sait quel monstreinconnu. De hautes vagues passaient par-dessus la tête du cheval etparfois semblaient devoir renverser l’homme ; mais Maurinbaissait le front et les traversait… Et il s’éloignait de terre…Une angoisse avait pris au cœur les assistants. Ils étaient là, sixou sept douaniers, avec Pastouré, tous changés en statues inutiles,immobilisés par l’angoisse…
Les naufragés, cramponnés à leur barquechavirée, étaient poussés obliquement, par le vent et les lames,vers la pointe sud-est du golfe ; ils virent enfin s’avancervers eux le sauveur intrépide… Mais Maurin les dépassa. Il jugeaitne pouvoir les prendre qu’en revenant vers la terre… Il tournabride enfin, saisit un des hommes par les cheveux et hurla dans latempête :
« Croche-toi ! »
Il avait ramené contre son genou l’homme qui,obéissant d’instinct, s’y accrocha.
L’autre avait compris. Sachant un peu nager,il s’élança et saisit l’autre genou du sauveteur.
Plus rien ne paraissait sur l’eau que laquille, bientôt disparue, du bateau chaviré, là-bas, roulé, emportédans les rafales… Le cheval, revoyant la terre devant lui,désespérément se sauvait de l’eau, de la tempête, de la mort…
« Tiens bon ! » clamait Maurinplus haut que le vent et la mer, chaque fois qu’apparaissaient horsde l’eau les visages hagards des deux hommes. Le cheval, livré àlui-même, s’en alla prendre terre assez loin du point dedépart ; il avait tourné à demi la croupe au vent, ilnaviguait à la lame… Pastouré et les douaniers couraient sur laplage pour les recevoir…
Le lieutenant des douanes était là… Ontransporta les demi-noyés dans la caserne où Maurin et Pastouréacceptèrent de se réchauffer un moment. Puis, lorsque à leur tourils s’approchèrent des deux naufragés qui, après avoir bu un boncoup d’aïguarden, revenaient à la vie :
« Té ! dit tout à coup Maurin d’unton jovial. Ah ! par exemple ! Celui-là, le jeune, c’estmon petit ! Césariot ! Ça me fait plaisir. En voilà unqui se peut vanter de me devoir la vie… hé !… petit ?qu’en penses-tu ?
– Monsieur, interrogea le lieutenant,dites-moi, s’il vous plaît, votre nom pour que je l’inscrive dansmon rapport.
– Mon nom ? dit Maurin. Ce petit quej’ai sauvé vous le dira… Quand je serai parti ! »
Le douanier ramenait à ce moment la monture dePastouré.
« Viens-tu, Pastouré ? Au revoir,messieurs ! Il fait un mistral et un soleil à nous sécher enun quart d’heure, nous et nos bêtes ! Voyez-vous, nous necraignons ni le feu ni l’eau, nous autres !… »
Les deux hommes remontèrent à cheval ets’éloignèrent au grand galop.
Ils n’entrèrent dans Bormes que de nuit et,pendant que Pastouré gardait les chevaux, Maurin alla chezM. Rinal qu’il trouva en grand conciliabule avecM. Cabissol. Il leur expliqua comment, selon lui, Grondardavait allumé l’incendie de façon à faire croire qu’il était, luiMaurin, l’incendiaire.
« Je m’en doutais ! ditM. Cabissol… Enfin, vous voilà sain et sauf. Nous triompheronstôt ou tard de vos ennemis, soyez tranquille.
– Il le faudra bien, dit Maurin, il fautune justice, ou bien alors !… »
Il eut un geste vague, mais triste.
M. Rinal donna à Maurin des nouvelles deson fils qui « apprenait toujours bien », puis Maurinconta ses dernières rencontres avec Sandri et avec Grondard.
« Soyez tranquille, dit M. Cabissol,je ferai une enquête et je vous jure qu’elle aboutira. Nouscherchons, M. Rinal et moi, les moyens de vous tirer de toutesces complications. Comptez sur nous. Et maintenant, allez vousreposer. »
Pastouré et Maurin convinrent de passersecrètement deux jours de repos chez leurs amis de Bormes, cequ’ils firent.
Le deuxième jour, Maurin chargea un petitberger d’aller dire à Tonia, hors de la présence de son père,qu’elle pourrait lui parler, le lendemain, à telle heure, à telendroit ; et c’était au Chêne du Solitaire, non loin de lamaison d’Orsini.
Grondard rencontra le petit berger :
« Où vas-tu si vite ? »
Le petit pâtre connaissait Grondard et il eutpeur. Il s’arrêta tout pâle, et, d’un trait, expliqua ce qu’ilallait faire, puis ajouta vivement :
« Laissez-moi aller, que je suispressé. »
Et il s’esquiva. Grondard s’éloigna de soncôté, l’air tout drôle. Il réfléchissait et remuait les lèvres, separlant à lui-même…
Maurin ne devait voir Tonia au Chêne que dansl’après-midi.
Il partit le matin, en chasseur, suivi de sonchien qu’il avait repris à Cigalous. Il se proposait de déjeunersur le lieu du rendez-vous en attendant sa belle Corsoise.
Pastouré, pendant ce temps, ramènerait leschevaux à la Garde-Freïnet, par des chemins détournés.
Quand il arriva à l’endroit de sonrendez-vous, Maurin fut un peu étonné d’y trouver, assise sur unegrosse racine, la petite bergère Fanfarnette qui gardait sontroupeau de chèvres mauresques éparses autour d’elle.
Comme ses chèvres, elle était de petite race,Fanfarnette, gracieuse au repos, vive en ses mouvements et touteblanche sous son grand chapeau, avec un regard fauve qui neressemblait pas au regard « d’une gent » parce qu’on n’yvoyait jamais d’amitié.
« Tiens ! tu es toi,Fanfarnette ?
– Comme vous voyez, moussuMôourin. »
Il se demandait comment il fallait faire pourl’éloigner. Il ne savait comment s’y prendre, non point, bonDieu ! pour ne pas donner de mauvaises pensées à la petite (ilsavait trop qui elle était) mais pour ne pas éveiller sa malice etses moqueries.
Réfléchissant ainsi, il se baissamachinalement afin d’examiner une toute jeune tige verte, à peineformée, qui crevait la terre à ses pieds… Et ne parvenant pas, tantelle était jeune, à se nommer la feuille qu’il maniait, il sedemanda tout haut à lui-même :
« Qu’est-ce que c’est queça ? »
Puis il regarda Fanfarnette.
Et elle, posant sur lui son regard vague, sonregard de chevrette, répondit lentement, avec un sourire aussifrais que la jeune feuille qu’il avait touchée :
« Ça ?… c’est une plante dans lesbois. »
Cette réponse de bêtise ignorante étaitdélicieuse parce qu’elle achevait de faire de Fanfarnette la rivalede ses petites chèvres, et aussi parce qu’elle pouvait un instantfaire croire à une parfaite innocence.
Il y a des paroles qui attirent le baiser, quil’appellent, comme fait la fraîcheur des sources cachées etsusurrantes sous les feuillées.
Maurin fut troublé. Il la connaissait, cettepetite. Il la connaissait bien ! Au temps où il guettaitl’aigle, elle était venue garder son troupeau autour de la bastidede Secourgeon à qui le maître des chèvres, un de la Molle, avaitloué un droit de pâturage que Secourgeon sous-louait.
En ce temps-là, Maurin, occupé de la fortebeauté de misé Secourgeon, n’avait pas fait attention à la petiteFanfarnette, une enfant ! Il n’était pas chasseur à recherchersi menu gibier…
Il avait même, de cette époque, un amusantsouvenir de cette bergerette, un souvenir joli et si drôle qu’en ypensant, Maurin riait de plaisir, tout seul.
Les Secourgeon donnaient alors la retirée à laFanfarnette qui couchait dans un petit grenier sous le toit, ouplutôt dans un chambron de débarras, où l’on avait accès par unescalier de bois dressé contre le mur extérieur, sur le derrière dela maison.
Un beau jour, Fanfarnette (chacun sait que leschevrettes sont personnes très délicates) eut fantaisie d’unebaignade en eau claire. Et comme dans le lit du torrent voisin,desséché à ce moment de l’année, il n’y avait pas de creux assezprofond pour contenir son petit corps blanc, elle eut une admirableidée…
Ayant avisé, au fond de son grenier, une jarre– une de ces jarres pareilles à celles où s’enferment les voleursdans le conte d’Ali Baba – une jarre à mettre de l’huile, et qui setrouvait vide, bien propre, bien odorante (nettoyée et frottéelongtemps, comme elle avait été l’an dernier, avec des pommesécrasées), Fanfarnette songea que cela ferait une baignoire commodeoù elle entrerait peut-être un peu juste, mais les poussinss’accommodent de leur coquille… Cette jarre provençale, luisanteau-dedans d’un beau vernis jaune, ressemblait en effet, commetoutes les jarres, à un œuf énorme. L’emplir d’eau limpide et bienfraîche, monter sur une chaise et entrer dans l’énorme vase bombé,comme une mouillette dans un œuf à la coque, tel fut le plan deFanfarnette. Sans en rien dire à personne, elle l’exécuta un matin.Maître Secourgeon labourait au loin… Maurin, posté aux environs, nedevait pas revenir de sitôt ; misé Secourgeon était alléevendre des légumes à l’auberge des Campaux.
Fanfarnette, un ferrat (seau) dans chaquemain, se mit donc à voyager du grenier au puits et à emplir sajarre qui était presque aussi grande qu’elle.
« Quand je serai dedans et debout, jen’aurai guère dehors que la tête. »
Et du puits au grenier et du grenier au puitssi souvent elle alla, revint et retourna, qu’à la fin la jarre futpresque pleine à déborder.
Alors Fanfarnette posa ses seaux, sedéshabilla vitement, grimpa sur la vieille chaise ; de lachaise elle s’éleva jusqu’au bord de la jarre un peu vacillante,mais d’une main elle se retenait solidement aux poutrelles duplafond bas, si bas que, légère et adroite comme elle était, elleparvint à entrer enfin dans sa jarre… Mais non pas d’un seulcoup ! L’orifice en était plus étroit et des jeunes hanchesplus rebondies qu’elle n’avait pensé, si bien qu’il fallut forcerun peu pour pénétrer toute là-dedans. Le rebord de la jarre étaitdéjà sous les aisselles de la mignonnette, que ses pieds netouchaient pas encore le fond, moins relevé que Fanfarnette nel’avait cru.
Elle dut s’agiter avec grands efforts etcontorsions, pour faire entrer l’un après l’autre ses petits brasdans l’eau. Et dès qu’elle y fut parvenue, l’eau aussitôt débordade tous côtés et ruissela par la chambre, ce qui fit rire labergerette.
Elle riait aussi d’être nue et seule bien aufrais, dans cette drôle de baignoire.
Elle s’amusa à y disparaître toute et às’imaginer qu’elle était un petit de perdrix, qui attend l’heure decasser sa coquille.
On était bien là. Les flancs du grand vasebombé n’avaient pas trompé l’espérance de la baigneuse. Elletournait donc sur elle-même, dans l’exquise fraîcheur de l’eau, etpouvait même, de ses mains agiles, se bien frotter, comme avec leurbec font les serins dans l’auge de leur cage.
Et Fanfarnette riait. C’était si drôle d’êtredans ce grand œuf !…
Enfin elle sentit un petit frisson… ellegrelotta un peu… « Allons, Fanfarnette, il fautsortir ! »
Aï ! bonne mère ! pauvre de moi,quel malheur ! Sortir, ce n’était plus possible ! Dégagermême un bras tout entier, elle ne le pouvait plus !… Commentfaire ? Si elle parvenait à mettre dehors son bras droitseulement, elle pourrait chercher aux saillies des poutrelles unpoint d’appui et retirer tout le reste ! Comment faire, monDieu ! comment faire ? Et Fanfarnette se trémoussait,sans parvenir à éclore !
À la fin elle eut peur et gémit bienfort :
« Mon Dieu ! que je suisperdue ! mon Dieu ! comment sortir delà ? »
Maurin, qui à ce moment passait près de lamaison, fut le seul à entendre ces plaintes. Il accourut, grimpa àl’échelle, criant :
« Qu’y a-t-il ?j’arrive ! »
Quand elle entendit un gros pas d’homme sur lebois sonore de l’échelle, Fanfarnette fit un effort dernier poursortir de sa jarre, et tant fort s’y démena, qu’elle la fitvaciller, pencher deux ou trois fois de droite à gauche, de gaucheà droite, puis décidément chavirer, tomber brusquement.
En tombant, le flanc bombé de la jarre, sousle poids de la lourdotte, se fendit de long en long, et tout àcoup, au moment même où entrait Maurin, la jarre en deux morceauxs’ouvrit et, à terre, au milieu de l’eau ruisselante, la filletteapparut couchée, blanche, rose et toute nue, et certes viterelevée, mais si embarrassée pour se cacher tout entière avec sesdeux mains très petites, que, les portant tantôt trop haut ettantôt trop bas, elle ne se couvrait ici que pour mieux sedécouvrir là…
Bonne mère des anges ! quelsouvenir !
Et pour ravoir ses vêtements, il aurait falluse rapprocher de Maurin.
Et lui ne bougeait, pétrifié de surprise et decuriosité, de manière que de le voir si drôlement gêné, l’air toutbête, elle finit par rire aux éclats ; et, comme oubliantqu’elle était nue devant un homme, elle se mit à sauter en frappantses mains l’une contre l’autre.
Peut-être savait-elle déjà par quellepuissance le diable se rend maître des hommes.
À la fin finale, elle avait dit, sans aucunembarras, mais au contraire riant toujours :
« Allez-vous-en à présent, moussuMòourin ! je m’habillerai bien toute seule ! »
L’honnête Maurin s’en était allé.
Voilà le souvenir qu’il avait de Fanfarnetteet qu’il revit au Chêne du Solitaire. Elle était très bien faite,la petite pastresse… Il voyait la jarre vaciller, chavirer, tomberet s’ouvrir… Aï ! pauvre Maurin !… Et Fanfarnette aussise souvenait.
Des souvenirs de cette Fanfarnette, il enavait deux ou trois autres – mais moins jolis, oh ! beaucoupmoins !
À la vérité, jamais il ne l’avait si bienregardée qu’aujourd’hui et jamais elle n’avait eu cette beauté dejeunesse… « Il y a un an, se dit-il, c’était une enfant… Àprésent, ce n’est plus ça ! »
Se voyant ainsi regardée, elle se mit à rirecomme elle avait ri quand la jarre s’était ouverte…
Et Maurin, qui venait pour voir Tonia, nepensait plus à renvoyer Fanfarnette !…
Il la regardait toujours. Il s’assit, pas trèsloin d’elle, sur le tronc d’un chêne-liège abattu. Déjà ilsongeait :
« Que Tonia doive venir ici, c’estvraiment dommage. »
Fanfarnette s’était rapprochée de lui.
« Quel âge as-tu, petite ?
– Est-ce que je sais,moi ? »
Elle devait avoir dix-sept ans. Elle enparaissait quinze. Il se leva pour s’en aller. Il tâcherait derencontrer Tonia, de l’emmener ailleurs…
« Vous partez, moussu Môourin ?Partez pas encore ! »
Il se rassit sur la bruyère écrasée…
Alors, d’un bond, la fillette fut près de lui,et, se couchant sur le dos, elle posa sa tête sur les genoux del’homme… Renversée, face au ciel, elle le regardait ainsi d’en bas,avec ses yeux de chevrette, des yeux sans émotion, emplis d’unelumière sans âme… des yeux qui pourtant ont un secret… le secretdes bêtes, et comme la morne et fatale volonté des choses.
La clochette du bouc conducteur tintait autourd’eux, dans la colline.
Il regardait la figure jeune de Fanfarnette,ses cheveux drus et soyeux, sa nuque ferme… Il avait encore devantlui, avant l’heure de son rendez-vous avec Tonia, deux grandesheures.
Il pensa à déjeuner, mais la bouche ronde deFanfarnette faisait une moue enfantine…
« Maintenant, dit-elle tout à coup, tu esforcé de me prendre en mariage. »
Cette parole ne le surprit pas outre mesure.Il l’avait entendue si souvent et si souvent éludée !
« Fanfarnette, déclara-t-il, j’ai unprésent à te faire et nous serons quittes. »
Il tira de son carnier un joli foulard de soiequ’il avait acheté la veille pour l’offrir à Tonia.
Fanfarnette se saisit du foulard, le déplia etdit :
« Crois-tu vraiment qu’un foulard, mêmejoli comme est celui-ci, me paie de ce que je t’aidonné ? »
Il ne comprit pas, et prit dans son carnier unpetit miroir ovale, encadré dans de la corne et qui avait uncouvercle tournant sur pivot. « Tonia, songeait-il, n’attendpas ces choses… je peux les donner. »
« C’est tout ce que j’ai, fit-il, c’estpour toi. »
Fanfarnette s’empara du miroir, l’ouvrit, semira, sourit à son image et déclara avec une moue de résolutionméchante :
« Ça, c’est des gages, mais il faut quetu me paies ce que tu m’as volé !
– Fanfarnette, dit-il, tu es bienmignonnette et bien aimable, mais, en vérité, de moi tu n’auras pasautre chose.
– Tu galèjes ! dit-elle. À présentil me faut le mariage, parce que tu m’as enlevél’honneur. »
Il demeura stupide d’abord, puis, ayantréfléchi un peu, il eut peur !
Comme il connaissait l’honneur de Fanfarnette,ce mot l’éclaira d’une lumière brusque et douloureuse sur lesprojets de la naïve pastresse. Il se sentit tout à coup en présencede l’ennemie ; il fronça le sourcil. L’expression de sonvisage se fit dure, farouche, presque terrible. Elle comprit à sontour qu’il lui était ennemi. Alors, après un petit silence, elleajouta, toujours souriante :
« Autrement, j’irai partout disant que tum’as prise de force, si jeunette comme je suis, et tout le mondesera contre toi, même tes amis ; et les gens qui te veulent dubien te montreront au doigt, tu comprends ? Mais je sais bienque tu aimeras mieux m’épouser, pas vrai ? »
Elle souriait comme une femme. Elle était sûrede soi : quelque chose d’éternel et de fort émanait d’elle, laruse d’Ève, terrible.
« Fanfarnette, dit-il, je ne suis pasfacile à attraper. Il y a une différence entre moi et lesrouges-gorges que tu pièges en gardant tes chèvres. Je sais ce queje sais, et c’est parce que je le sais, que tout à l’heure, quandtu m’as attiré vers toi avec tes caresses de chevrette, je t’airépondu comme un homme répond à une femme qui l’appelle.
– Moi, je t’ai appelé ?
– Tu m’as appelé.
– Oh ! »
Elle le regarda effrontément dans les yeux, enrépliquant : « Et que sais-tu de moi, qui t’ai fait merépondre comme un homme à une femme ? Je ne suis qu’une pauvrefille honnête, pechère ! tout le monde le dira. »
Il se rasséréna, persuadé que lorsqu’il auraitsatisfait à sa question, la petite se tiendrait pourvaincue :
« Eh ! dit-il, crois-tu que je net’ai pas vue l’autre soir, au fond de la baisse des Darboussettes,avec le petit berger Chichourlet ? »
Elle sourit à l’image du berger :
« Il me cueillait des mûres »,dit-elle.
Maurin sentit la colère lui monter à la tête.Il avait vu ce qu’il avait vu.
Elle reprit :
« Veux-tu me prendre en mariage, oui ounon ?
– Que tu es bête !… Non !dit-il simplement, non, de sûr !
– Eh bien, siffla-t-elle, ce sera commeje te l’annonce : je te ferai passer pour un voleur de filleshonnêtes… Et c’est la vérité ! »
Il la regarda. Il avait entendu conter auxveillées des histoires de sorciers. Dans un de ces contes, unevieille fée, quand elle est sous sa forme véritable, ressemble àune espèce de dragon perché sur deux pieds de tardarasse (buse),avec un bec crochu et des yeux ronds, et des cornes de chouette,mais quand elle veut perdre les chrétiens, elle prend une joliefigure de princesse… Sous le visage enfantin qui lui souriait, ilcrut voir le monstre de proie.
« Eh ! dit-il alors rudement, je nesais pas, à la vérité, si dans ta jarre où tu te baignais, voici unan tout à l’heure, il y avait une petite vierge honnête, mais jesais que dans le quartier des Casàous il y a maintenantune mauvaise auberge où, la nuit, vont bambocher, avec des filles,tous les fénas (bons à rien) du quartier. Tu y es entrée un soir,voici deux mois, avec un homme qui n’est plus jeune ! et quiest marié ! Et je t’ai vue y entrer !… Et le hasard avoulu que je t’en ai vue ressortir au matin. »
Dès que Maurin eut prononcé ces paroles, laFanfarnette cessa d’être jolie… Il la regarda en face, et vit, aveccertitude, ce qu’elle était : une masque (sorcière) !
« Que tu m’aies vue, qu’est-ce que çafait ? dit-elle impudemment. Celui avec qui j’étais est marié,oui ! Et c’est pour cela qu’il ne dira rien – non plus queceux de l’auberge, qui font leur métier comme ils doivent, je veuxdire en se taisant. Alors, tu auras beau faire, mon garçon !tout le monde me croira et tu ne seras pas cru ! et tout ledéshonneur sera pour toi ! »
Il la regardait toujours, stupéfait depareille audace. À chacune de ses paroles, il lui semblait voirsortir d’une fleur une mouche venimeuse… Maintenant, elle étaittout à fait laide ; sa bouche était un peu tordue. Ellesouriait mal. Ses yeux de chevrette le regardaient en face. Mais ily avait sur eux comme un nuage, et il y voyait, sous le mensongeinutile, la cruauté froide et calculatrice. Le monstre qui était enelle apparaissait peu à peu sur toute sa face…
Point d’amour, point d’amitié, point desensualité même, rien que le calcul, l’intrigue – ignorée deschèvres.
Alors, quelque chose d’horrible traversa pourla seconde fois le cœur de l’homme, une peur qu’il ne connaissaitpas, car il voyait ce que de sa vie il n’avait vu, ce qu’il n’avaitjamais soupçonné possible, ce brave Maurin !…
La menace hideuse elle la réaliserait !Et comment, en effet, se défendrait-il ? Pourquoi lecroirait-on, lui, quand il accuserait cette petite… sipetite ? Peut-être que M. Rinal lui-même le jugeraitcoupable ! Et M. Cabissol ! et Parlo-Soulet !Et Cigalous ! tous ses amis !…
« Est-il Dieu possible ! il faut queGrondard ait passé par là ! »
« Eh bien ? » interrogeaFanfarnette d’un air d’ironie triomphante, avec un sourire devieille fée qui tordait ses lèvres roses…
Il se sentait perdu ! Ni l’incendie, nile chien enragé, ni rien ne l’avait fait trembler, jamais. Etmaintenant oui, devant ce mauvais rêve, voilà qu’iltremblait !
Tous ses délits, il en tirait gloire. Ilsavait très bien qu’un désir de justice l’avait toujours conduit,qu’on le jugeait comme honnête malgré tout, et que finalement ilmarchait, dans ses bois solitaires, entouré de l’estime de sonpeuple !
Et voilà que, poussé par le mensonge d’uneenfant, il allait tomber dans une réputation d’infamie… comme unGrondard !… Et on la croirait, cette rusée, parce que, avecles femmes, il avait été un homme léger… Cela on ne l’ignoraitpas ! Et à cause de cette fillette en ne voudrait pas admettreque jamais il n’avait agi traîtreusement avec aucune fille !…Il regarda Fanfarnette et – ce fut un éclair aussitôt éteintqu’allumé – il eut l’envie de prendre au cou la mignonne et de luifrapper la tête contre le tronc du grand chêne qui était là… Alors,ayant horreur de sa propre pensée, il ramassa brusquement fusil etcarnier et s’enfuit comme un fou.
Il l’entendit qui criait :
« Tu sais ce que je t’ai dit ! Turéfléchiras ! »
Quand il eut fait une demi-lieue, ils’arrêta ; ses idées bouillonnaient en tourbillon de foliedans sa tête ; il posa dans une broussaille fusil et carnier –se jeta à terre de tout son long et, cachant sa tête dans ses bras,il se mit à sangloter.
Alors son chien vint doucement lui lécher lesmains.
Maurin avait à peine quitté Fanfarnette, queGrondard parut devant elle. Une chose ignorée de Maurin, c’est queFanfarnette était la propre nièce de Grondard, la fille de sonfrère aîné, mort depuis longtemps.
« Eh bien, petite ? »
Elle lui conta tout.
« C’est bon, dit Grondard, il en tient.Qu’il consente à se marier avec toi, je n’y ai jamais trop compté,bien que, s’il le faisait, j’en serais satisfait. Cela medébarrasserait du souci que j’ai de toi.
– Vous n’en avez guère, l’oncle.
– J’en ai tout de même… Mais l’essentielc’est qu’il ait peur. Un moment viendra où je paraîtrai devant lui,et il faudra bien qu’il paie d’une manière ou d’une autre, enargent ou autrement.
« Et puis surtout – je veux me revengerde lui… Et pour cela, écoute. Reste ici à présent. Tu as de quoidéjeuner, dans ta musette ?
– Oui, dit-elle.
– Reste ici. Tu connais la Tonia ?j’avais espéré qu’elle vous trouverait encore ensemble, ce gueux deMaurin et toi !… Enfin, rien n’est perdu : elle va venir…Conte-lui comment, de vrai, il t’a prise de force et ensuite promisle mariage.
– Soyez tranquille, je ferai tout commevous m’avez dit. »
Grondard regagna sa bauge.
La mignonnette bergère déjeuna gentiment.Plusieurs de ses chèvres, qui étaient familières, vinrent manger dusel dans sa main.
Quand elle eut déjeuné, elle s’amusa à tresserdes couronnes avec des feuillages. Elle se les posait sur la têteet se regardait dans son petit miroir. Et puis avec des branchettesde romarin elle se fit une cage à cigales et tout en travaillantelle chantait à tue-tête :
« Fille, tu te veux marier ?
N’ai point d’argent à te donner.
Qu’est cela l’argent ? Qu’est-ce quel’argent ?
Emprunterons à nos parents !
L’Antoine,
Je le veux…
Mariez-moi au bout de l’an :
Je ne peux plus espérer tant. »
« Fille, tu te veux marier ?
N’ai point d’argent à te donner.
Qu’est cela un lit ?
Pas besoin de lit !
Se coucheront dans l’escalier…
L’Antoine,
Je le veux…
Mariez-moi au bout de l’an :
Je ne veux plus espérer tant. »
Elle pensa que Tonia pourrait l’entendre et,très bas entre ses dents, fredonna une autre chanson :
« Qui te suivait à la fontaine,
Morbleu, Marion ?
C’était une femme qui lavait,
Mon Dieu, mon ami !
– Les femmes ne portent pas d’épée,
Morbleu, Marion !
– C’était sa qu’nouille qu’elle avait,
Mon Dieu, mon ami ! »
Son ouïe fine lui fit percevoir un pas,lointain encore, qui écrasait les bruyères… Elle cessa de chanteret écouta… Quelqu’un venait…
Et lorsque Tonia arriva près d’elle et luidit : « Il y a longtemps que tu es là,Fanfarnette ? » Fanfarnette se mit à pleurer.
« Qu’as-tu, petite ? »
Fanfarnette ne répondit pas et cacha sa figuredans ses mains. Tonia essaya d’écarter ses bras pour la regarder enface, mais les mains de la petite à tout coup lui échappaient etrevenaient se coller sur son visage.
« Qu’as-tu ? qu’as-tu, petite ?dit Tonia qui tout à coup crut deviner.
– Moussu Môourin ! MoussuMôourin ! sanglota Fanfarnette…
– Eh bien, quoi ?… quoi ?…Pourquoi parles-tu de Maurin ?
– Je suis perdue ! gémissait-elle,je suis perdue, mademeïselle Tonia ! Il a passé par ici tout àl’heure… et m’a dit qu’il ne m’épouserait jamais ! Et alors,je sais bien, moi, ce qui peut arriver, car il faut que je vous leconfesse. Il m’a prise, malgré ma volonté, le marrias ! et ilme laissera là, qui sait ! et je ne serai plus qu’une de cesfilles dont personne ne veut parce qu’en allant à l’église, ellesseraient forcées d’y porter leur enfant, pechère ! »
Tonia fut atterrée.
Lui, lui, Maurin ! il avait faitcela ! lui, franc avec elle, toujours, au point d’en êtrebrutal ! Était-ce Dieu possible ? Et comment en douter,quand cette innocente, si jeunette, le lui disait en pleuranttoutes les larmes de son corps ! une enfant sans défense,pechère ! une orpheline !
« Adieu ! dit Tonia brusquement. LeBon Dieu te vengera ! adieu, que j’ai affaire… Mais ce Maurin,où est-il à présent ? par où est-il passé ? lesais-tu ? »
L’œil de la jolie enfant se leva sur laCorsoise. Il était sec, et le regard froid. Elle sut donner desrenseignements précis :
« Je l’ai épié d’ici, tant que j’ai pu, àtravers le bois. Il a traversé le Pas de la Masque. Il a remonté lamussugue en face ; voyez là-bas ; et il doitêtre là, sur le plateau où se trouve le Puits des Arbouses, voussavez bien ?
– Oui, dit Tonia haletante.
– Il m’a paru qu’il s’asseyait tout àcoup. Il aura déjeuné dans cet endroit. C’est là qu’il est… poursûr…
– Adieu ! adieu,petite ! »
Tonia, indignée, s’exaltait à l’idée de vengerla pastresse, mais, en réalité, une jalousie aux dents acérées luimordait le cœur.
Où allait-elle, courant ainsi, se déchirantaux ronces, sautant de roche en roche, tirant au plus court,laissant les chemins faire seuls leurs détours ?
Fanfarnette regardait Tonia s’éloigner. Quandelle la vit gravir la colline d’en face, elle se remit à tresser dejolies couronnes de feuillage et à fredonner gentiment :
« Les femmes ne portent pas moustache,
Morbleu, Marion !
Les femmes ne portent pas moustache !
– C’était des mûres qu’elle mangeait,
Mon Dieu, mon ami !
C’était des mûres qu’elle mangeait !
– N’y a plus de mûres en automne,
Morbleu, Marion !
N’y a plus de mûres en automne !
– C’était un’branch’qui automnait,
Mon Dieu, mon ami !
C’était un’branch’qui automnait !
–… Eh bien, j’te couperai la tête,
Morbleu, Marion !
Eh bien, j’te couperai la tête ! »
Ce Puits des Arbouses est sur un petit sommetdes Maures séparé de presque toutes les hauteurs voisines par desravins escarpés, embroussaillés, profonds de plus de cinquantemètres, mais très étroits, en sorte que, des collinesenvironnantes, on voit le puits comme tout proche, tandis que pourl’atteindre il faut descendre et remonter cinq cent mètres dechemin, à cause des lacets des sentiers qui serpentent parmi lesgenêts épineux et s’attardent dans la broussaille.
Maurin, sous la caresse de son chien, s’étaitressaisi tout à coup. Il s’était mis sur son séant et s’étaitdit :
« Allons, allons ! C’est un mauvaisrêve. On me connaît. On ne la croira pas… Il faut prendre desforces. Je vois que j’en aurai besoin… »
Et ouvrant son carnier, il fit son repas,donnant à son chien, pour remerciement de l’avoir un peu consolé,mieux que du pain tout sec.
« Pas moins, se disait-il, c’est unechose abominable… Enfin, on verra ! »
Maintenant, Tonia cherchait Maurin, maisd’abord elle était retournée jusqu’à sa maison… Et, s’exaltanttoujours davantage, elle y avait pris une arme.
Amoureuse jusqu’à la haine de jalousie, ellene voyait rien de la route qu’elle faisait. Elle avait jeté sur sonépaule sa petite carabine et elle montait la colline en s’aidant àchaque pas, pour écarter les épines, de ses deux mains qu’elleensanglantait. Les choses qui étaient sous ses yeux, les rochersfixes, les pierres roulantes, les noueuses branches, elle lesvoyait sans les voir. Cela passait sur le miroir de ses yeux sanslaisser de trace dans sa pensée, comme le nuage reflété par la meret qui reste indifférent au grand fond d’herbe ou de sable.
Dans son cerveau, il n’y avait qu’uneimage : Maurin embrassant Fanfarnette !
« Ah ! le gueux ! ah ! lementeur ! ah ! le bandit ! gibier de potence !Ah ! ils ont raison, gardes et gendarmes, de vouloir arrêterce gueux pour le livrer aux juges ! Mais ils ne l’auront pas,il est à moi, à moi seule ! C’est ma vendetta. Il est à moi.Il a fini de mettre à mal des filles, de laisser traîner desbâtards au coin des rues de tous les villages et jusqu’au fond destrous où sont les renards et les martres ! il a fini !C’est moi qui le dis. Je leur rends service à toutes, à toutes cesfilles stupides, qui le suivraient encore où il veut, quand ilveut, comme il veut. Il en aura trouvé une du moins qui lui réglerason compte ! Il comprendra, à la fin, qu’on ne joue pas avecun amour de Corsoise. Nous allons voir ! Il va vouloirm’ensorceler encore, en me parlant… que dira-t-il ?… Que jesuis sotte ! il ne faut pas l’approcher. Il faut l’apercevoirde loin… Oh !… et si, même de loin, à le voir, le cœur allaitme manquer !… On est ainsi. On se croit forte et puis on sesent tourner l’esprit dans la tête, et tout change, on dit :« Je suis tienne », tout le contraire de ce qu’onvoulait… C’est ainsi que devant le saint Pilon, àNotre-Dame-des-Anges, je me suis donnée à l’heure même où jevoulais le plus me défendre contre ce voleur… Il ne faut donc pasl’approcher. Il faut le guetter de loin et tirer sur lui, comme surun chien fou !… »
Elle s’arrêta. Tirer sur Maurin… letuer ! Cela, tout à coup, lui parut impossible. Voilà qu’ellene comprenait plus comment cette idée avait pu lui passer par latête !
Elle prit sur son épaule la carabine et laposa contre un buisson, se demandant si elle n’allait pas lalaisser là. Oui… Elle la laisserait là… elle la retrouverait auretour. Maintenant, elle allait courir à Maurin et chercher seslèvres… ses lèvres ! qu’il donnait à toutes… à toutes !Et cette Fanfarnette qu’il avait embrassée de force ! lapauvre innocente !… Ah ! oui, elle la vengerait, elleferait justice… La Fanfarnette !…
Tonia eut un vertige, elle ferma les yeux… etelle vit comme s’ils étaient là, Maurin et Fanfarnetteembrassés !… Sa haine d’amour la reprit. Elle étendit la mainvers l’arme qu’elle venait de déposer… Là-bas, de l’autre côté duravin, sur la colline du Puits des Arbouses, elle avait aperçu, àtravers des branches, Maurin qui, debout, regardait de son côté… Lavoyait-il ? Avec un flot de sang, un coup de rage lui monta aucœur… Elle avait saisi son arme… elle épaula. Elle tremblaittellement qu’elle dut appuyer le bout du canon dans une fourche debranche. Elle tremblait toujours. Elle visait et ne tiraitpoint.
Son doigt sur la détente croyait sentir le ferbattre comme un cœur ! Elle ne tirait pas… « C’estlui ! C’est bien lui !… Je te tiens, bandit !…Ah ! si je voulais, mais je ne veux pas !… Ah ! sije t’avais vu avec elle, comme – alors – je t’aurais tué !…avec elle ! avec la Fanfarnette ou même avec toute autre, maisavec celle-là surtout, avec celle-là que tu as cherchée, cherchéeet prise malgré elle, lâche, voleur ! traître, voleur etlâche !… »
Maurin là-bas, fit un mouvement. Il allaitdisparaître… Quand elle ne le vit plus, malgré elle à la fois etvolontairement, par l’effet d’une succession si rapide de vouloiret de non-vouloir que les deux étaient mêlés, elle pressa ladétente… Il ne lui semblait d’ailleurs plus qu’elle tirât surMaurin, puisqu’elle ne l’apercevait plus… Il sentirait du moinssiffler la balle. Il s’en souviendrait ! Et puis, comme ellene le voyait plus, elle n’éprouvait plus que la haine… Et enfin,elle était bien sûre de le manquer, quoique – si elle eût eu lepouvoir de faire les choses à sa guise – elle eût voulu le frapper,le blesser, non pas dangereusement sans doute, non pas pour qu’ilmourût, mais pour le punir… cruellement… à la manière corse !…Oh ! voir son sang !… et puis, s’il en mourait, aprèstout, pourquoi pas ?… il la faisait trop souffrir, à lafin ; il l’humiliait bien trop !…
Et son doigt convulsif avait pressé ladétente.
Maurin, invisible, mais qui, de là-haut,regardait dans la direction de Tonia, vit le nuage rond d’une fumées’élever au-dessus des broussailles qui lui cachaient sa sauvageamoureuse, et aussitôt, une balle dans la poitrine, il s’affaissa,en silence, comme un sanglier…
Tonia avait jeté son arme et aussitôt crié àtue-tête : « Maurin !… »
Elle voulut le rejoindre au plus vite, et touten courant de son mieux : « Il rira bien, quand je luidirai que j’ai voulu le tuer ! »
Cependant, nul cri n’avait répondu ausien.
« Il veut me troubler, pensa-t-elle, ilfait le mort ! il a compris, il se venge à sontour ! »
Elle s’arrêta, essoufflée, mit la main sur soncœur, qui battait à faire éclater son corsage, – puis se reprit àcourir. Elle allait ainsi, forcée de faire un long détour pour nepas se perdre aux ravins, remontant des mamelons, à travers lesgenêts épineux, se déchirant les jupes, s’ensanglantant les jambes,les bras, le visage fouetté de branches élastiques… s’arrêtantparfois une seconde pour écouter et repartant de nouveau…
« Mon Dieu ! pensa-t-elle tout àcoup, si je l’avais tué ! »
L’épouvante alors la prit et elle se hâtadavantage.
Puis elle s’arrêta, plus terrifiée encore àl’idée qu’elle trouverait tombé à terre, sanglant, mort, défigurépeut-être… Elle croyait le voir, là, à ses pieds, dans labroussaille et les pierres…
Enfin le sentiment simple et net de lasituation lui revint. Elle avait essayé de tuer son amant parcequ’elle l’aimait. Mort ou vivant, elle devait le rejoindre, et lesoigner… ou l’ensevelir ! Alors, elle alla droit son chemin,jusqu’au Puits des Arbouses.
Maurin, tout pâle, les yeux clos, haletait,couché sur le dos ; son chien léchait son visage ; dusang, il n’en paraissait guère. Le chasseur avait reçu une balleau-dessous de l’épaule droite ; sans doute l’épanchement étaitintérieur.
Tonia ouvrit le carnier du chasseur, y prit lagourde d’eau-de-vie, lui en mit quelques gouttes sur les lèvres, etlui mouilla les tempes.
« Maurin ! Maurin ! criait-elleen sanglotant !… Mon Dieu, Maurin ! qu’ai-je fait !reviens à toi, mon pauvre Maurin !… Maurin !… MonDieu !… Maurin !… pourvu que tu vives, le reste ne mefait plus rien !… Tu prendras toutes celles que tu voudras,Maurin ! je ne serai plus jalouse !… ah ! misère demoi ! qu’ai-je fait de toi ! tu n’étais pas parjure,n’ayant rien promis !… Je n’étais pas ta femme ! tum’avais prise, mais je peux bien le dire à présent, je t’avaisdésiré, voulu, je t’avais cherché !… Reviens à toi,Maurin ! Maurin ! »
Elle le souleva légèrement, mit le carnier enoreiller sous sa tête, lui fit boire encore un peu d’aïguarden.
Il ouvrit les yeux.
« Ah ! c’est toi, Tonia ? jecomprends, dit-il… c’était ton caractère. Je ne suis pasétonné !… c’était mon destin. »
Elle se mit à sangloter en silence :
« Pardonne-moi, Maurin !
– Eh bé, oui, pardi, que je tepardonne ! ce qui est dans notre destin ne nous regarde pas…je devais mourir de cette manière !
– Mourir ! Mourir ! cria Toniaéperdue ! ne meurs pas, mon Maurin, mon homme ! je seraitienne comme tu voudras… Ce que tu voudras, je le dirai, je leferai, – je le serai.
– Il est un peu tard ! dit Maurindoucement.
– Oh ! par pitié !pardonne-moi », gémit Tonia.
Et elle se pencha, lui prit la tête à deuxmains et l’embrassa à pleines lèvres, sur le front, sur les joues…sur les lèvres.
« Brigand de sort ! dit-il, tu esune belle fille et tu m’aimais, je le vois, mais ça fait bougrementmal ! »
Là-dessus il s’évanouit de nouveau.
Quand il revint à lui :
« À présent, dit-il lentement et parpetites phrases courtes, mon compte est bon… Comment vas-tufaire ? Il faut me tirer d’ici… Il faut quatre hommes aumoins… et qu’on ne sache rien… je dirai que mon fusil est partitout seul… brûle une cartouche… bon. À présent, va-t’en… Ça seradur, la nuit. Je calcule qu’avant le jour tu ne peux pas êtreici… »
Elle retira son cotillon, lui en enveloppa lesjambes, mit son foulard autour de son cou, fixa son feutre sur satête, mit la gourde auprès de lui, l’arrangea enfin pour le mieux.Au-dessus de sa tête elle fit un toit de branchages.
« Tu m’as pardonné, Maurin ?…
– Oui, dit-il, mais ne me tourmenteplus. »
Elle l’embrassa. Il se disait :« C’est bien le dernier baiser que je reçois ! » Ettout haut :
« Il y a un homme, Tonia, à qui tupourras tout dire, c’est M. Rinal, à Bormes, avec bien desremerciements de ma part parce qu’il a instruit un de mes enfants,mon petit Bernard… À présent, va-t’en au plus vite, pour plus viterevenir… »
Elle s’éloigna, il la rappela.
« Que veux-tu, Maurin ?
– N’oublie pas de dire à M. Rinalbien des remerciements de ma part… et que le Bon Dieu tebénisse ! »
Elle dut le laisser seul. Il lui fallutplusieurs heures pour trouver du secours.
La nuit était venue.
Seul, là-bas, Maurin était à terre, brûlé defièvre. Un lourd sommeil l’écrasa, et son esprit excité sedémenait, tout en visions, sous le poids de plomb du sommeil.
Une sensation plus nette que toutes les autresrevenait sans cesse. Il se croyait transformé en porc sauvage,selon son expression habituelle, en sanglier blessé. Et tantôt ilsentait couler le sang de sa hure déchirée et le long de sesdéfenses. Alors il fonçait sur un chasseur, et parvenu près de cechasseur, il reconnaissait avec épouvante que c’était lui-même…Mais il était lancé et il enfonçait un de ses crocs de sanglierdans sa propre cuisse d’homme, puis il s’enfuyait, à grands bonds,cassant sous lui les bruyères sèches.
Alors le chasseur, qui était Maurin, le visaitet lui brisait la jambe. Et il tombait sur son train de derrière etse traînait dans la broussaille, tandis qu’au loin on criait :« À la barre ! » Par-dessus tous les autres cris, ilreconnaissait la voix de Tonia… puis celle de Pastouré :« À la barre ! »
Les chasseurs accouraient tous… et parmi euxMaurin, le plus acharné ! – Et lui-même il sautait sur lesanglier, c’est-à-dire sur un autre lui-même !
Alors il ressentait une double douleurhorrible, dans sa jambe de sanglier et dans sa jambe d’homme, et lechasseur Maurin frappait sur le crâne du sanglier Maurin, à grandscoups d’une pierre aiguë qu’il avait ramassée.
Et entrouvrant les yeux sous la lune, leblessé murmura :
« C’est la fièvre. Je suis à demi mort.Tout ça, c’est des mauvais rêves…
« Pourquoi, dans le rêve, ai-je souffertde la jambe, puisque je suis blessé à la poitrine ?… c’estdrôle, les songes !…
« Tonia va revenir… Onm’emportera. »
La nuit était sereine. À travers lesbranchages, il pouvait voir le fourmillement des étoiles… Et lemurmure des grandes vagues s’entendait, ressemblant à celui du ventdans les pinèdes, mais rythmé à temps égaux…
« Qui regretterai-je, si je dois quitterce monde ? se demanda-t-il un moment, à travers son délire…Les gendarmes ? les préfets ? les braconniers ? lesdéputés ? les femmes ? le gibier ? ou Tonia ?mon fils ? Mon fils, M. Rinal l’instruit : tout vabien… M. Rinal ? celui-là oui, et pas d’autre… je n’enregretterai aucun autre, pas un… ah ! si !… PauvrePastouré !… »
Tout à coup, dans son cauchemar, il reconnutFanfarnette, son corps jeune, blanc frais, tout nu, sortait d’unejarre… Mais il la regarda au visage, elle avait un bec detardarasse et elle lui répétait : « Tout le déshonneursera pour toi ! » Alors une sourde terreur s’engouffra enlui ; toutes les douleurs de sa chair le mordirent à la foiscomme des chiens enragés et, calme, il dit tout haut, à la manièrede Pastouré : « C’est bon de mourir – pour ne plus rienvoir de tout ça. Les choses vont bien ainsi… »
Une douleur contracta sa jambe… il se raiditet parvint à se mettre sur son séant. Il s’aperçut qu’il était dansune flaque de son sang. Il eut la volonté d’en sortir. Il se tournasur le ventre, appuya son menton dans ses mains et, marchant surses coudes, il se traîna un peu… comme le sanglier, dont on a casséles reins, se traîne encore sur ses pattes de devant. À cemoment-là, une lueur de lanterne apparut sur la colline, en face delui à travers les chênes-lièges aux troncs écorchés et commesanglants. Il s’étendit sur le dos en soupirant et perditconnaissance.
Un train sifflant et ronflant passait là-bas,au bord de la mer. La voix de fer du siècle couvrait la plainte dumoribond.
Son chien, couché à ses pieds, gémissaitinconsolablement.
Tonia avait pensé que le secours efficace nepouvait venir que de M. Rinal. Elle était allée le voir, luiavait tout avoué, puis l’avait quitté pour rentrer chez sonpère.
M. Rinal fit prévenir M. Cigalousqui prit toutes les mesures nécessaires. Il fallait une équipe deporteurs, il fallait une carriole pour les conduire promptementjusqu’au point de la route le plus rapproché du lieu où gisaitMaurin. M. Cigalous ne trouva pas tout de suite quatre hommesdisponibles ; mais dès qu’il les eut, il partit avec eux.M. Rinal mit sa trousse dans sa poche et suivitM. Cigalous.
Dans un filet à serrer les balles de foin etqui, par les angles, avait été attaché à deux barres de bois,Maurin fut descendu sur l’épaule des quatre porteurs. M. Rinaln’avait pas pu monter la colline, il attendait sur la route, dansla carriole. Maurin, pendant le trajet, avait plusieurs fois perduet repris connaissance.
M. Rinal le fit étendre à terre sur lematelas qu’on avait apporté – il examina la blessure qui neparaissait pas mortelle. La balle était ressortie au-dessous del’épaule, sans avoir, semblait-il, endommagé rien d’essentiel.
M. Rinal fit un premier pansement.
« Allons, dit M. Cigalous, il fautle porter au plus près.
– Où cela ?
– À la cantine du Don.
– Non, dit M. Rinal… Allons chez lecantonnier. C’est cela le plus près, ou plutôt… non, reprit-ilsongeant aux accusations qui pesaient sur Maurin, n’allons pas auplus près, allons chez moi. »
On y alla.
Le lendemain, Tonia vint demander à voir leblessé.
« Il n’est pas visible, lui ditM. Rinal, pour vous surtout. Il faut le comprendre. Il ne fautpas qu’il vous voie en ce moment. Du reste, vos visites pourraientfaire deviner sa cachette. Voulez-vous achever de le perdre ?Ne reparaissez plus avant qu’on vous aille chercher.Adieu. »
Elle obéit et s’en alla ainsi, sentant bienque le vieux médecin ne lui pardonnerait pas… « Après tout,cependant, c’est un coquin qu’elle avait puni ! » Ainsielle croyait, la pauvre ! à l’innocence de la Fanfarnettevictime de Maurin !
Cependant trop de gens avaient deviné laprésence de Maurin à Bormes chez M. Rinal, bien qu’il y eûtété transporté de nuit… M. Rinal comprit que déjà sa maisonn’était plus un asile assez sûr.
Maurin, depuis vingt-quatre heures, étaitresté dans un état de profonde somnolence. À son réveil, sonpremier mot, quand il reconnut M. Rinal, futcelui-ci :
« Vous, monsieur Rinal, vous ne croyezpas cela de moi, n’est-ce pas ? »
M. Rinal comprit la préoccupation de sonami, car Fanfarnette avait tenu sa promesse. Elle était venue àBormes, chez M. le maire, porter plainte contreMaurin !
« On vous a tendu un piège, mon pauvreMaurin, et vous y êtes tombé !
– Comme un Darnagas, fit Maurin essayantde sourire. Merci, monsieur Rinal.
– Allons, allons, tout ira bien. Vousguérirez.
– Je n’en ai pas beaucoup enviemaintenant, je ne suis utile à personne et j’ai reçu un mauvaiscoup… Oh ! je ne parle pas de celui qui est sorti du fusil… Jeparle de l’autre. De ces deux femmes, c’est la plus petite qui m’atué… Ah ! la coquine ! »
M. Rinal lui prit la main et laserra :
« M. Cabissol ne croira pas ça,hein ?
– Aucun de ceux qui vous connaissent.Calmez-vous. »
Le vieux médecin comprenait trop bien ce quise passait dans l’âme, après tout naïve, du chasseur. Le rustreMaurin, malgré son ironie joyeuse, malgré sa galéjade mordante quis’attaquait à toute chose, était, par nature, un de ces êtres desympathie que soutiennent, à travers toutes les misères de la vie,un grand amour instinctif des hommes et une foi irrémédiable en lajustice tardive, mais assurée dès ce monde. Du fond de sonignorance, Maurin, ce rêveur populaire, le Maure chrétien, avaittoute sa vie cru au peuple, espéré dans le peuple – et, pour toutdire – dans l’humanité.
Humanité et peuple venaient, en Fanfarnette,de lui apparaître soudainement déchus, indignes d’eux-mêmes, prêtsà toutes les trahisons, fût-ce pour un très petit profit.
Il avait partagé passionnément cette erreurdes vrais sectaires qui consiste à croire que le fait seul d’êtreaffilié à un parti confère des vertus spéciales.
Derrière Fanfarnette, il y avait Grondard – ille sentait, il le devinait, le voyait. Il n’est pas nécessaire desavoir nommer les causes de son mal ou celles de sa joie poursouffrir ou jouir. Autrement que serait la vie des bêtes ?
Maurin, sans qu’il sût se l’expliquer, venaitde mettre en doute la victoire future du Bien sur le Mal.
Il se prenait à croire tout à coup au triomphedéfinitif des Grondard sur les Rinal. Du haut rêve de justice danslequel il avait vécu, il tombait lourdement dans l’injustice de laréalité, comme l’acrobate qui, enlevé par une montgolfière, lâcheson trapèze au moment où il croyait monter au ciel – et s’enfonce,de tout son poids, multiplié par l’effroyable vitesse, dans lafange d’en bas.
Il n’avait attaqué, il n’avait vu jusqu’icique les défauts d’un mécanisme qu’il jugeait perfectible et quis’appelle l’état social, sans faire la part de la malice humaine,sans incriminer les hommes qui sont irrémédiablement avides,fourbes, intéressés. Les hommes, il avait cru les connaître et lesjuger, lorsque, en vérité, il ne les avait vus et blâmés que dansles institutions, non pas dans la nature humaine. Bref, il avaitcru la société artificiellement mauvaise et les hommesnaturellement bons.
Le généreux Maurin venait de découvrirl’indéfectible égoïsme, source inépuisable de toute perfidie. Il nes’était jamais douté de la toute-puissance de l’intérêt, seul roidu monde. Il avait une âme aimable d’enfant ; il étaitl’individu qui vit indépendant loin des foules, mais dont chaquegeste est une pensée donnée à tous, chaque indignation une révolteen faveur de la masse, chaque cri un cri d’espérance. Dans sesfautes, toutes avouables, il n’y avait jamais eu trace de calcul,nulle intrigue. Et brusquement cette âme puérile et honnête, quihabitait un corps d’homme mûr, s’était trouvée face à face avecl’âme sournoise, lâche et indifférente de la vieille humanité… Etcette humanité vieille, corrompue et désolante, souriait avec deslèvres de petite fille… Était-ce donc cela, la vérité ? Quelcauchemar qu’un tel réveil !
Maurin était vaincu, mort déjà à ce monde,comme tous les idéalistes, ces rêveurs aveugles, qui, subitementopérés de la cataracte, découvrent tout le réel. Le coup de lumièrebrutale qui les tire de leur songe les tue.
Voilà ce que devinait M. Rinal. Il avaitvu naguère, au récit d’un procès fameux qui occupait toute laFrance, Maurin se mordre tout à coup le poing jusqu’au sang avec cecri d’angoisse :
« Maï alor ? y aurié gès déjustici ! – Mais alors ? il n’y aurait donc point dejustice ! »
Doute sublime ! Eh non ! il n’y apas de justice. Il y a seulement, au cœur des Maurin, un rêve dejustice toujours déçu, toujours renaissant, admirable encorelorsqu’il reste vain… et qui parfois se réalise, mais au-dessus dela foule humaine, et non pas, hélas ! en cette fouleelle-même !
Tout héros ne se nourrit jamais que de sonpropre cœur. Et au jour de la déception, après avoir cru communieravec tous, il ne se trouve qu’en face de sa propre humanitéchétive, jamais en présence d’un Dieu qu’il a bien désiré et qu’ileût bien aimé s’il s’était laissé voir !
« Maintenant, voyez-vous, monsieur Rinal,je ne suis plus bon qu’à faire un mort. »
Le vieil idéologue, le jacobin en manchettes,l’athée bête-à-bon-Dieu, espérait quand même une réaction, et ilrésolut de la provoquer.
« Maurin, dit-il, nous allons nous ymettre tous, et nous obtiendrons pour vous… bien deschoses. »
Maurin secoua la tête.
« Je suis condamné, dit-il, pour avoirvolé soi-disant le chien d’un imbécile… Alors, on croira tout demoi parce que j’ai une petite condamnation sur le dos.
– Et la loi Béranger, Maurin ? Cettecondamnation-là ne compte pas, grâce à la loi Béranger.
– Ce Béranger, dit Maurin, c’est un bienbon homme et qui a fait de bien jolies chansons ! Mongrand-père les chantait.
– Écoutez-moi, Maurin… Dans un mois auralieu l’élection du nouveau président de la République, nouspréparerons un dossier en votre faveur, M. Cabissol et moi.Vérignon le présentera au nouveau président, et on s’arrangera pourque tous vos délits – qui sont tout à votre honneur – soienteffacés par l’amnistie. C’est fameux, ça, hein ?
– Ça serait fameux, oui, mais si çavient, ça viendra un peu tard, dit Maurin…
– Et puis, vous ne savez pas ?Cigalous a demandé pour vous une médaille de sauvetage, nousl’aurons !
– Tout ça !… » dit Maurin avecun geste vague.
Il s’interrompit, craignant d’affliger sonvieil ami, pour dire :
« C’est égal, vous êtes bien bon… Toutça, il faudra le dire à mon fils, quand il sera grand.
– Tenez, mon bon Maurin, j’ai envoyéquérir votre petit Bernard. Vous l’embrasserez. Et puis, comme enattendant l’amnistie il faut vous mettre à l’abri des gendarmes,nous vous ferons transporter ailleurs. Où voulez-vousaller ?
– Bernard ! murmura Maurin.Ah ! s’il pouvait voir quelque jour un peu de justice, dans lemonde, celui-là ! Mais vous le préparerez bien… et il en ferade la justice, si on ne lui en fait pas. Pour ce qui est de m’enaller d’ici, monsieur Rinal, je veux bien, je vous donne tropd’embarras.
– Ce n’est pas cela.
– Bon ! bon ! je sais… mais,écoutez… il faut faire avertir Pastouré.
– Il est là, dans la chambre à côté. Jevais l’appeler.
– Ah ! » dit Maurin, avec unsoupir de satisfaction.
Pastouré entra à l’appel de M. Rinal, et,quand il eut regardé Maurin, le bon colosse fondit en larmes :« Qué siès couyoun ! que tu es bête ! ditMaurin ; j’ai à la maison septante-quatre queues de porcssauvages[5]…
– Septante-cinq, corrigea l’énormePastouré en pleurant comme un enfant.
– Eh bé, dit Maurin, nous irons à lacentaine ! »
Pastouré sourit.
« Et toi ? reprit Maurin, c’est bienvrai au moins, que tu n’as pas cru ce que raconte laFanfarnette ?
– Maurin, dit Pastouré, quand il y auraitd’un côté un Maurin et de l’autre toutes les femmes qui sont danstoute la nature du monde entier, et qu’elles diraient le contrairede ce que tu dirais, toi – la balance du monde entier nel’emporterait pas contre toi, aux yeux de Pastouré, pourquoi il teconnaît. »
Maurin soupira et tendit la main à son vieuxcompagnon qui la serra à la briser… Mais le malade, heureux, ne seplaignit pas de l’étreinte.
« Mon brave Pastouré, dit-il, écoute… tusais que j’ai rendu un service à ces boumians qui ont construittout un village dans le bois de M. de Siblas, auxBonnettes ?
– Oui, dit Pastouré.
– Va les trouver. Explique-leur commenttu m’as vu et que j’ai besoin d’être caché ailleurs qu’ici etemmené d’ici sans être vu, jusque chez leur ami Lagarrigue, tucomprends ? Si on me sait malade, on guettera ma guérison. Onm’accuse d’un incendie et d’un meurtre ! Le jour qu’il lefaudra je me présenterai pour répondre, mais je ne veux pas êtrepris malgré moi.
– Je te comprends, dit Pastouré.
– Les bohémiens attelleront une roulotte,et jusque chez Lagarrigue j’irai « de couché », puisqueje ne puis pas aller « de droit » ! Allons,file !… Ah !… emmène mon chien Hercule, mets-le chez nosamis de Bormes, et si je meurs, il sera tien ! »
M. Rinal ne s’opposa pas à cetarrangement, il se proposait d’aller faire à Maurin, chezLagarrigue, ses bonnes visites de médecin. Pastouré venait departir, lorsque arriva le petit Bernard.
« Demandez-lui quelque chose devant moi,dit Maurin, que je voie si vous serez content de sa réponse.
– Quel est le plus bel idéal et le plusréalisable ? – demanda le vieux professeur à l’enfant. – Lesais-tu ? Nous en avons parlé souvent.
– C’est, dit Bernard, que partout le plusfort doit aide et protection au plus faible. »
Hélas ! M. Rinal inculquait au petitMaurin la folie de don Quichotte, ce mal étrange qui seul rend lavie supportable.
« J’ai toujours pensé ça, sans savoir ledire, fit Maurin… Étudie, petit… Adieu, Maurin,adieu. »
On emmena l’enfant. Alors, Maurin dit àM. Rinal :
« Le plus fort – voyez-vous, monsieurRinal – sera toujours le plus injuste. Et le plus faible ne demandequ’à le remplacer pour avoir la force à sa place et l’injustice àson profit ! Les pauvres sont socialistes parce qu’ils sontpauvres ; ils ont cette opinion par intérêt, monsieur Rinal,par égoïsme ; chacun pour soi ! mais quand un bourgeoisqui ne demande rien au peuple est comme vous socialiste, c’estseulement par l’effet de sa bonté, puisqu’il n’y a pas d’intérêt…au contraire. Et voilà pourquoi je vous aime… mais les bourgeoiscomme vous on les compte, vous savez !
– Allons, allons, fit M. Rinal, nevous exaltez pas.
– Eh bien, répliqua Maurin après unsilence, rendez-moi le service, monsieur Rinal, de faire venir ici,par les soins de M. Cigalous, un de mes amis de Bormes, appeléVerdoulet, pourquoi j’ai à lui parler en particulier… ça me fera dubien.
– Je vais le chercher », ditM. Cabissol qui entrait.
Verdoulet vint voir Maurin le soir même. Onles laissa ensemble.
« Écoute ! lui dit Maurin, c’est toiqui as tué Grondard… tu as bien fait. Moi, comme je t’avais promis,je ne t’ai pas vendu. Mais je veux être sûr qu’à l’occasion, si,par exemple, devant les juges, on me mettait un jour, à cause decette histoire, en position d’être condamné tu me rendrais bontémoignage… »
Verdoulet, voyant Maurin malade et couché,n’avait pas peur d’être lâche :
« Je ne sais pas ce que vous voulezdire », fit-il.
Et il prit la porte prestement.
Alors, un grand désespoir entra dans l’âme duchasseur, et il dit à M. Rinal qui, le sachant seul, revenaitle voir, suivi de M. Cabissol :
« Je ne croyais pas les hommes siméchants !
– Je vous devine, ditM. Cabissol : Verdoulet veut nier. Mais je sais, moi, parles indiscrétions de sa femme, ce qu’il voudrait cacher et dontvous n’avez jamais parlé.
– Ah ! soupira Maurin, il y a doncun Bon Dieu !… »
La roulotte vint, de nuit, chercher Maurin. Ily fut installé dans un véritable lit, et les gendarmes qui larencontrèrent ne songèrent pas un instant que Maurin des Mauresétait enfermé et couché dans cette maison roulante, attelée d’uncheval étique. Elle était conduite par un vieux boumian aux cheveuxcrépus qui, le long du chemin, chantait des chansons sauvages enune langue inconnue :
La plaie est rouge au cœur,
L’églantine au buisson…
Prends l’églantine en fleur,
Et prends mon cœur sanglant
Tirlow ! Tirlow !
L’amour est un enfant,
Il m’a pris par la jambe,
Il m’a tiré à bas
Et de cheval je suis tombé,
Tirlow !
Et mon front s’est ouvert !
Adieu, ma fiancée !
On suivait la route de La Molle, au fond de lavallée. Pastouré, dont la présence aux côtés du bohémien eût étérévélatrice, chevauchait en avant, le précédant d’un quart delieue, revenant de temps à autre sur ses pas pour faire boire oumanger Maurin, selon les instructions de M. Rinal.
Par la petite fenêtre de la roulotte, Maurinregardait défiler sous ses yeux ses chères montagnes maures.
Quand il passa près des Campaux, il reconnutSaulnier, au frappement de sa massette, mais il ne l’appela pas. Àquoi bon ?… Quand il fut près de sa cabane, dans la plaine deCogolin, il fit faire halte.
« Appelons Pastouré, dit-il.
– Pourquoi ? interrogea leboumian.
– Je veux savoir, dit Maurin en souriant,si j’ai septante-quatre queues de porc ou septante-cinq, comme lecroit Pastouré.
– Ma foi ! dit le boumian, necompromettons pas pour des queues de porc ce que nous avons àsauver, toi et moi.
– Tu as raison, dit Maurin. Enroute ! »
À La Foux, il dit :
« C’est ici que j’ai connu les vachesespagnoles ! »
Il ajouta désespérément :
« J’étais jeune, alors ! »
Et il ne s’était pas écoulé plus de deux moisdepuis les courses de taureaux, mais il voulait dire qu’il avaitvieilli d’un siècle, au dedans de lui.
Quand la roulotte déboucha dans la plaine deFréjus, elle quitta le bord de la mer pour gagner Roquebrune.
Au tournant de Saint-Aigulf, Pastouré sur soncheval attendait :
« Maurin, dit-il, je viens de voirLagarrigue ici même, tout à l’heure. Il y était venu pour meparler. L’endroit où tu vas rester caché, c’est sa grotte deRoquebrune. Tu y entreras ce soir à la nuit, et, en attendant, nousallons camper ici. Une roulotte arrêtée sous un pin au bord dugrand chemin, ça n’étonnera personne. »
Le boumian détela son cheval maigre qu’ilentrava et qui se mit à brouter l’herbe courte des bords de laroute. Pastouré attacha le sien à un arbre et vint s’asseoir dansla voiture, à côté du lit de Maurin. Le boumian se coucha sous laroulotte, entre les quatre roues, près du chien féroce qui y étaitenchaîné. Il était quatre heures de l’après-midi.
« Ouvre la porte, Pastouré, que je voiela route, et les arbres, et tout. »
Pastouré fit ce qu’il désirait.
Maurin, couché, pouvait, du regard, suivre parla porte ouverte le long ruban blanc de la plage qui va deSaint-Aigulf à Saint-Raphaël.
Tout à coup :
« Pastouré ! dit-il d’un tonsingulier, je vois là-bas, assise sous ce pin, une bien jolie dameavec une ombrelle beaucoup jolie… Je voudrais bien savoir cequ’elle est en train de lire. Va un peu me la chercher.
– Es-tu fou, Môourin ?
– Va, je te dis. Tu ne vois donc pas quec’est ma fille ? ou si tu veux notre fille, puisqu’elle aépousé ton garçon ? »
C’était elle, en effet, habillée avec unecoquetterie excessive et traînant dans la poussière des routes unerobe de bourgeoise bien longue, de celles qui exigent qu’on lessoulève à poignée, d’une main prétentieuse, toujours en imitationde la bourgeoisie dont on se moque d’ailleurs et que l’ondéteste.
« Vous, ici, mon père ? etmalade !
– Ça n’est rien, dit Maurin, je vais àmes affaires qui ne te regardent pas. Mais les tiennes meregardent. Tu lisais un livre… fais-le voir un peu. »
Elle le lui tendit. Il déchiffra péniblementquelques lignes et le rejeta sur son lit.
« Voici, dit-il, pourquoi, te voyant, jet’ai fait appeler : tu es trop bien habillée, ma fille, pournotre fortune. Et puis, comment se fait-il que tu sois ici à lapromenade, aujourd’hui ?… Ne me réponds pas… puisque tu voisbien que je le devine. Tu fais la dame, tu te promènes ! et lefils de Pastouré, ton mari, pendant ce temps-là, travailledur ! Que signifie cela ? et trouves-tu que ce soitraisonnable, que c’est bien ? Vous avez une servicialepeut-être ? c’est un peu tôt, car tu n’as hérité de rienautre, que je sache, que de l’argent du frère de Pastouré. Es-tuune fille qu’on paie ou une épouse qui aide son homme à faire sonmétier ? Le livre que tu lis en te promenant sous ton ombrelleest un mauvais livre. Je n’en ai lu que trois lignes et pasn’aurais eu besoin d’en lire une seule, puisqu’il y a, dedans, desimages où l’on voit des femmes qui montrent leurs jarretières à deshommes. Crois-tu vraiment que c’est pour que nos filles toutesjeunes lisent de ces saletés que nous avons bâti tantd’écoles ? car, nous les avons bâties – nous autres, le peuple– par le moyen de nos députés ! Nous avons voulu instruire lespauvres bougres – mais c’est pour que, étant instruits, les garçonssachent faire mieux chacun son métier et les filles – devenuesfemmes – aider mieux leurs hommes et leurs petits ; et non paspour qu’elles se pavanent seules au soleil en lisant sousl’ombrelle des livres qui semblent faits pour des garces. Va poserton parasol, jusqu’au jour où tu auras de quoi le payer d’autrechose que de la faiblesse envers toi de ton mari qui, apparemment,te gâte trop. En quatre-vingts ans qu’elle a vécu, ma mère ne s’estabritée que d’un chapeau bien large, de ceux qu’on se met dans ledos lorsqu’il ne pleut pas ou que le soleil n’est pas trop fort. Jesuis sûr que tu méprises déjà tes petites amies d’autrefois,qué ? parce qu’elles ont fait un moins joli mariage que toi,bien que tu n’aies pas épousé un mylord ?… Et dire que c’esttoujours comme ça, le peuple ! Pourquoi alors s’intéresser àson malheur et vouloir qu’il en sorte, s’il n’en doit sortir quepour être méprisant à son tour et continuer le malheur des pluspauvres ? Vois-tu, ma fille, les gens comme Pastouré et commemoi, toute la vie nous avons reproché à beaucoup de riches leur airde dire : « Nous sommes des princes ! des gens plushaut que le peuple ! et nous méprisons ceux des bassesclasses ! » Et ces riches si orgueilleux souvent avaientpourtant – comme nos officiers à bord – quelques raisons justesd’être fiers, puisqu’ils étaient des savants et qu’ils conduisaientdes bateaux que nous, les simples matelots, nous n’aurions pu quemettre au plein. Mais si à peine ayant appris A et B, aux frais dela République, nos filles se mettent à faire les faraudes, àmépriser le tablier, le costume de travail que portent leurs pèreet mère, alors, nom de Diou ! ce n’était pas la peine de fairetant d’histoires pour arriver à rendre le peuple pauvre aussicouyoun que le peuple riche ! Je vois en mourant que ce n’estpas la politique qui peut changer les hommes : c’est un peu demorale, mais où la prendre ?… À présent, comme je ne suis passûr de te revoir, essuie tes yeux et embrasse-moi vivement, maisn’oublie pas que si je n’étais pas si malade, je te dirais :« Fous-moi le camp et ne reviens qu’habillée comme lecommandent et ta position avec ton mari, et le chemin plein depoussière où tu te promènes ! »
Elle l’embrassa en pleurant. Il suffoquait,épuisé par le long effort qu’il avait fait pour vider son cœur etse soulager de sa colère.
« Si je viens à mourir, ajouta-t-il,garde bien tout ce que je t’ai dit, pourquoi ce bon conseil esttout l’héritage que je te peux laisser. Le terrain sur lequel macabane de bois est construite n’est pas mien ; les planchesqui forment la cabane sont pourries ; il n’y a guère dedansque mon costume de mousquetaire : il est pour le muséearlatan dont m’a parlé M. Rinal. Et quant à mon filsBernard, il aura mes septante-quatre queues de porcs sauvages.
– Septante-cinq, corrigea inflexiblementPastouré.
– À présent, bonsoir, ma fille, et gardemes paroles. Elles te porteront bonheur plus sûrement que lesgris-gris qui te pendent à la ceinture, au bout d’une attache où mamère ne portait que ses grands ciseaux. »
Quand se fit la nuit, la roulotte, au beauclair de lune, se mit en route vers la grotte de Roquebrune, au basde laquelle Lagarrigue guettait…
« Suivant ton conseil, dit tout de suiteLagarrigue à Maurin, j’ai quitté l’affaire de la contrebande, meshommes ne sont plus dans la grotte que pour huit jours. Ilsattendent la paie prochaine, et après ce sera fini.
– Ça me fait plaisir, dit Maurin. Tu esun brave homme. »
Par un système de poulies destinées à monterles ballots de tabac dans la grotte, des cordes descendirent dufaîte de la colline jusqu’à terre. On y attacha une chaise oùMaurin fut assis avec les plus grandes précautions. En grandsilence il fut monté dans la grotte où Pastouré, au milieu descontrebandiers, lui fit accueil. Deux hommes crochèrent les cordesde la chaise au moyen de deux gaffes et l’attirèrent à eux.
Maurin fut étendu sur deux matelas qu’on luiavait préparés, le long des parois de côté, dans un creux de laroche qui formait une manière d’alcôve.
« À présent, dit Pastouré, toutes lesgendarmeries peuvent fouiller toute la France sans t’y trouver.Enfin nous voilà tranquilles !… Tu n’as plus qu’à guérir.
– N’as-tu pas remarqué tout à l’heureencore, dit Maurin soucieux, que, sur la grand-route, au soleiltrémont, les gens ne se disent plus : « Bonsoir,bonsoir », comme faisaient nos pères ? C’était pourtantune gente habitude. Et comment se fait-il qu’elle se perde, si,comme on le raconte, les hommes deviennent moins sauvages parl’effet du temps ?
– Trop de mécaniques ! dit Pastouréhaussant les épaules ; leurs voitures mécaniques mettent toutle monde sur les routes ; ça ferait trop de bonsoir,bonsoir… Mais tais-toi ; M. Rinal m’a donné lesinstructions pour te soigner et te panser jusqu’au jour où ilviendra. Fais silence et dors… il faut que tu guérisses, il lefaut, car, vois-tu, j’en suis fâché pour le peuple, mais il n’y aqu’un Maurin. »
Dans la grotte, ils n’étaient éclairés que parla lune large et tranquille dont le reflet faisait là-bas, sur lamer d’un noir bleuâtre, comme un chemin de lumière.
Là, dans cette grotte, parmi des coquins, aumilieu de l’âcre odeur du tabac frais, sous une voûte de rocheinégale où, dans les joints, perçaient quelques racines noueuses,Maurin dormit, dormit à pleins poings. Il se sentait pour lapremière fois depuis bien des années dans un asile.
Le soir, aucun feu n’était allumé, on causaità voix basse.
La vaste ouverture verticale et inégale de lacaverne encadrait un grand morceau de terre et de ciel. On voyaitlà-bas le profil des Alpes, des Maures Grises, du mont Vinaigre, etles lumières de Fréjus, celles de Saint-Raphaël, le clocher russede cette délicieuse ville de plaisance, les feux du môle et dequelques bateaux, à l’ancre.
Dans la plaine, les étangs luisaient, l’Argensserpentait, couleur de son nom.
La mer reflétait toutes les étoiles, immobilessous l’ondoiement des vagues.
Les sables brillantins luisaient aussi çà etlà.
De loin en loin, un train allant vers Paris ouvers Nice passait au nord de la plaine, feu encore et fumée, et lescent fenêtres de cette longue cité en marche couraient versd’autres clartés, vers d’autres villes.
Le jour, on s’enfonçait dans le couloirprofond de l’étrange et haute demeure, et l’on se livrait autravail acharné, monotone, au travail coupable, qui donne, quandmême, le pain, un peu d’espérance, parmi les misères, le néant devivre.
L’espoir, obstiné, disait à tous :« Qui sait ? Tout s’apaise. Cachez-vous. Vous pourrezpeut-être un jour, naufragés du monde social, revenir à la viecommune, passer dans les places publiques, aux jours de fête.Alors, vous reverrez des marchés, des boutiques, des maisons. Ici,rien, l’ombre, l’odeur des tabacs mal mûris, pas une lampe, l’ennuidans le travail, la captivité – mais préférable à l’emprisonnementparce qu’on peut s’imaginer, par moments, l’avoir choisie et qu’onpeut la fuir. L’échelle de corde n’est-elle pas là, sous votremain ? »
Maurin roulait confusément ces pensées enlui-même, tout le jour, et il se sentait cruellement le frère deces bannis. Il ne les méprisait pas. Il souffrait leur misère, etil aimait leur humanité, car il recevait d’eux tout ce qu’ilsavaient de bienveillance, les pauvres !
À cette époque, les contrebandiers de tabacn’étaient plus que cinq dans la caverne de Roquebrune : unadolescent, un vieillard très vieux, deux échappés de Nouméa, etenfin un pauvre diable d’estropié, cagneux, un peu bossu, d’âgemûr, qui ne trouvait de travail nulle part, dont on se moquait dansles villes, et qu’on avait dû hisser, la nuit, jusque dans lacaverne – comme on élève les chevaux à bord des bateaux et comme onavait fait pour Maurin.
Le vieux se nommait Trestournel, l’adolescentMignotin ; les deux évadés sans nom, les deux« Parisiens », répondaient aux sobriquets de Pognon et deGalette, l’estropié à celui de Laragne. Ils mangeaient le plussouvent de la galette marine qui moisissait dans un coin, sous latoile crevée des sacs entassés ; parfois, quelques fruits, dusaucisson, du fromage, que, la nuit, Mignotin courait acheter dansune gargote, aux carrefours de la grande route, ou que leurs amisdu dehors leur attachaient en bas à des ficelles, et que lescontrebandiers remontaient avec une curiosité de bêtes gourmandes.Rarement, ils avaient du vin, mais ils avaient de l’eau-de-vie, del’absinthe surtout !
Pour Maurin, Pastouré organisa un service deravitaillement. Le bon géant allait lui-même aux provisions. Del’argent, Pastouré en avait. Il améliora l’ordinaire de sescompagnons de captivité. Maurin, tout d’abord, dans ce grand reposd’un asile ignoré, avait cru sentir revenir ses forces, mais sablessure le faisait souffrir beaucoup. Hélas ! ce quienvenimait son mal, c’était l’autre blessure, la vraie, son soucimoral, ses regrets, sa déception infinie.
Il songeait trop, la nuit ; il sentaits’en aller ses énergies de héros. La tache d’un soupçon était surlui. Il la sentait. Elle lui pesait, le brûlait. Il se disait deschoses tristes, mais il disait surtout des choses bonnes, car,selon l’expression fréquente du peuple provençal, il « n’étaitpas de ces gens qui n’ont point d’amour ».
La nuit venue, à voix basse, on se remettait àcauser tous ensemble.
Dans le fond de la grotte ceux qui voulaientfumer un petit peu de tout ce tabac frauduleux se retiraient,inquiets, souvent blâmés des autres lorsqu’ils se cachaient mal,car une lueur de pipe pouvait dénoncer toute la bande aux passantsde la plaine ou aux gendarmes.
On causait, on regardait l’espace ouvertdevant cette bouche de grotte où, libre, entrait parfois unechauve-souris familière.
Pognon disait :
« Galette, quand nous évaderons-nous decette liberté-ci ? »
Pognon répondait :
« Quand j’aurai de la galette. »
Galette répondait :
« Quand j’aurai dupognon ! »
Et ils riaient, douloureux et stupides.
On se racontait des aventures de bagne, deshistoires à faire frémir où l’on voyait des gardes-chiourmerenversés par des forçats et tués à coups de botte, des forçatstués par des gardes-chiourme à coups de revolver et piétinésensuite férocement ; et c’était toujours des évasionsextraordinaires, inadmissibles et pourtant véritables.
Et les aventures contées aujourd’hui, on seles redirait demain, et encore, encore, indéfiniment.
« Pourquoi, dit Maurin, prenez-vousplaisir à raconter de ces affreuses histoires ? Il y en a tantqui sont belles.
– Les belles histoires, dit Galette, nenous intéressent pas : elles ne parlent pas des gens commenous.
– J’en sais une, répliqua Maurin, qui estl’histoire d’un voleur et elle fait honneur aussi bien à lui qu’àl’homme qu’il avait volé.
– Voyons votre histoire, maîtreMaurin.
– Un pauvre ouvrier, que j’ai connu,manquant d’argent pour sa femme et ses petits à la suite d’unelongue maladie, arrêta un soir un bourgeois sur le grandchemin.
« – La bourse ou lavie ! » lui cria-t-il.
« Le bourgeois tira sa bourse et la luilança, puis il voulut s’éloigner :
« – Attendez un peu ! »dit le voleur.
« Il ouvrit la bourse qui était lourde,n’y prit que vingt francs et rendit tout le reste.
« – Je n’ai pas besoin deplus », dit-il…
« Et comme, tout de suite après, ilvoulait partir bien vite :
« – Attendez à votre tour, lui ditle bourgeois. Voici mon nom et mon adresse. J’ai une grandefabrique, venez chez moi travailler demain… Beaucoup d’honnêtesgens le sont moins que vous ! »
« Le voleur y alla. Lui-même m’a conté lachose. Et il était devenu le meilleur ouvrier et le meilleur ami deson patron ; il pleurait en parlant de lui. C’est une bellehistoire et toute véritable !
– Eh bien, moi, déclara Pognon, toute mavie, je regretterai de n’avoir pas étouffé cette vieille, tu sais,Galette, qu’on disait si riche, dans cette villa de Cannes.
– Ce coup-là peut se retrouver »,murmura Galette.
Maurin écoutait ces choses, l’âme effarée,bouleversée, navrée.
« Mignotin est jeune, dit-il une foistout à coup. Ne lui enseignez pas ces choses terribles. Renoncez-ypour vous-mêmes. Un temps meilleur vous viendra.
– Pour nous, il n’y aura pas de tempsmeilleur répondaient-ils. Crever pour crever, nous crèverons encrevant quelqu’un. À qui meurt sans rien perdre, il faut, audépart, une vengeance qui le réjouisse. Notre premier crime futd’être misérables. Le pognon, c’est la première vertu. La premièrevertu, c’est la galette, voilà le monde. Je n’aurais pas volé, lapremière fois, si j’avais pu me payer ce que j’ai volé. Qu’endis-tu, vieux Trestournel ?
– Trestournel dort, il s’est trop fatiguéà couper le tabac ! dit Mignotin.
– Trestournel veille, répondit le vieuxpâtre que l’âge avait rendu radoteur. Trestournel, poursuivit-il,peut encore travailler et le jour et la nuit. Trestournel ne dortjamais. Il pense !
– Oh ! oh ! ta pensée, vieux,quelle est ta pensée ? »
Maurin, auprès de qui, attentif comme unemère, veillait Pastouré, écoutait, pâle et visionnaire.
« Ma pensée est vieille, elle est trèsvieille, marmonna le pâtre.
– Pardieu ! elle est vieille commetoi !
– Plus vieille que moi de cent milleannées », chevrota l’ancien.
Un train passait au loin en sifflant.
Trestournel, gravement, dit :
« À preuve, regardez là-bas ces roues…Vous voyez comme elles vont vite ! Vous le voyez, n’est-cepas ?… Eh bien, j’ai vu, moi, les toutes premières roues, lestoutes premières qui aient été faites par leshommes ! »
Il parlait, et Maurin croyait rêver des rêvesde malade. Et Pastouré, assis près de Maurin, le veillaitjalousement.
« Ceux qui ont vu les premières roues,dit Pognon, sont loin d’ici, à cette heure ! ah !ah ! »
Il ricanait.
« Pas moins, je les ai vues, comme vousme voyez, reprit Trestournel, les premières roues !
– Conte-nous ça, vieux. Ça nous ferapasser un moment.
– C’était dans mon village. Dans lamontagne, là-haut, là-bas. Dans mon pays, on ne portait qu’à dos demulets. Un des nôtres, un jour, alla à la ville, à Draguignan. Etlà, il vit les premières roues ; il y a de cela bien desannées. Au retour, il nous expliqua comment, sur une traverse,entre deux de ces roues, on mettait une caisse avec de longs bras,et comment, entre les bras de la caisse, un seul mulet attelétirait les roues qui tournaient, et comment on enlevait de cettemanière des poids plus lourds que ceux qu’un mulet peut porter.Alors, quand celui-là eut assez d’argent pour en acheter, desroues, il retourna encore à la ville avec son mulet et les« ensaris » (double sac de sparterie). Il acheta deux despremières roues qui aient été faites, et il revint au village avecles roues dans les ensaris, une à droite et l’autre à gauche. Ettout le village courut à sa rencontre ; et moi avec les autresenfants, nous allâmes au bas de la côte, et nous revînmes auvillage en dansant de joie devant les premières roues quiarrivaient. Celui qui les avait achetées les mit à terre deboutcontre son mur, près de sa porte, et tout le village, durant desjours, vint les visiter. Mais comme il n’y avait pas de cheminschez nous pour faire rouler des roues, elles restèrent là,toujours. Elles y sont peut-être encore, que ça c’était les toutespremières roues qu’on ait faites dans le monde. J’ai vu lespremières roues ! Je suis très vieux, j’ai nonante-neufans ! »
La Galette et Pognon s’esclaffaient.
Maurin restait grave, Pastouré aussi, et aussiMignotin et l’estropié.
« Pourquoi riez-vous ? dit Maurin.S’il n’a pas vu les premières roues, d’autres dans les temps lesont vues et c’est à ceux-là qu’il faut penser. Les premières rouesont soulagé l’homme d’un gros travail.
– Et qu’avez-vous vu encore, grand-père,en tant d’années que vous avez vécu ?
– J’ai vu tomber beaucoup de verminiers,beaucoup, chaque fois qu’il s’en mettait un dans la corne rompued’une vache.
– Raconte-nous comment tombent lesverminiers, père Trestournel.
– Quand une vache se casse une de sescornes, dit le vieux, aussitôt dans le trou qu’elle laisse au frontde la bête, la vermine se met. Alors, va dans la montagne etcherche un agulancier (églantier). Devant l’agulancier fais ungrand salut et en même temps, du bout de ton pied, à terre, faisune croix en disant :
Agulancier,
Agulancier,
Fais-moi tomber
Mon verminier.
« Puis fais le tour de l’agulancier, ettrois fois encore fais un salut, et, du pied, une croix, sans ymanquer jamais. Après la quatrième que tu refais sur la première,salue encore. Et dis alors sans rien oublier :
Merci, monsieur l’agulancier ;
Tu m’as ôté mon verminier.
« Rentre chez toi, la plaie estsaine.
– Et la corne repousse-t-elle ? ditGalette narquois.
– Rie qui voudra rire : il y a deschoses ! répliqua le vieux, chevrotant et cassé. Il y a deschoses, répéta-t-il d’un ton mystérieux ; les uns les savent,les autres les ignorent…
– Trestournel, dit Galette, veux-tu queje conte comment un jour j’ai ri à mourir en voyant un pendu quej’avais pendu moi-même ?… car je n’ai pas toujours joué ducouteau.
– De celui qui meurt, il ne faut pasrire, dit Maurin.
« Ne conte pas ta mauvaise victoire, monhomme, ne la conte pas, que tu ferais peine à ce mage qui ne t’apoint fait de mal et qui, étant vieux, n’est pas loin de la tombe…dans laquelle je m’imagine que je serai avant lui.
« Et puis, pourquoi, mon homme, tevantes-tu d’un crime si tu l’as commis ?… Et que tu l’aiescommis, je n’en suis pas sûr, je ne veux pas me le croire… tu n’asvoulu, en parlant comme tu as fait, que te moquer du vieux berger,parce qu’il est faible et que tu es fort ?
« Et lorsque à ton tour, tu seras commenous sommes lui et moi – lui parce qu’il est vieux, moi parce qu’onm’a tué – lorsque à ton tour, tu te verras avec point de force etprès de ta fin finale, voudras-tu que de toi, méchamment, on sevienne moquer, fils ?… Et ne dis pas que tu as tué. Le sang del’homme est fait pour rester dans ses veines, caché aux yeux ;il ne faut pas qu’il paraisse sous la lumière du jour. C’est commeun secret de Dieu. Et c’est là une chose que comprennent ceux quine comprennent rien d’autre ! Et si tu as, par malheur, tuéton semblable, pleure-le en toi, et n’en dis rien. C’est uneaffaire que tu regretteras à ton lit de mort – crois-le-toi – aumoment où les choses qu’on a faites vous parlent dans le cœur,comme me parlent à cette heure celles que moi j’ai faites ! Etpar bonheur, dans toute ma vie, il n’y en a point qui soientterribles. »
Galette ne répondit pas. Dans l’ombre, ilbaissait la tête. La mort est la mort ; quand c’est elle quiparle, on se tait.
« Maurin a dit ce qu’il faut, ajouta levieux avec vivacité. Il y a plus de choses dans la mort que dans lavie. »
Les hommes qui écoutaient la voix du vieuxpâtre, au moment où il prononça ces paroles, frissonnèrent, danscette caverne noire, d’où l’on apercevait tout le mystère des eaux,des montagnes, des étoiles lointaines et de la nuit.
Et Maurin, tout à coup, sentit en lui une joiesingulière, inexpliquée…
« Et tu les sais, toi, les choses, père,murmura-t-il.
– Je les sais, répliqua simplementl’aïeul.
– Que faisais-tu avant d’être ici,vieux ?
– J’étais berger, je l’ai dit.
– Pourquoi aujourd’hui es-tu ici ?Ça, tu ne nous l’a jamais dit.
– C’est vrai, je ne l’ai jamais dit. Jele dirai. L’heure en est venue. J’avais un mauvais fils, il mefaisait la vie dure. Je vivais trop. Je l’embarrassais. Il voulaitme prendre ma limousine neuve et avoir ma place chez mes patrons.J’étais riche en ce temps-là ! j’avais, par jour, dixsous ! – dix sous et la vie libre ! J’étais heureux, maisj’avais un mauvais fils, un fils qui ne savait pas les choses – leschoses que moi je sais ; et il riait de moi !
– Quelles choses, vieux, ne savait-ilpas ?
– Celles que personne ne sait. »
Pognon et Galette se mirent à rire.
« Ne riez pas, dit Maurin, il n’y a pasde quoi rire !… »
Pastouré se leva. Sa stature de géant sedessina sur le ciel, dans le vaste cadre formé par l’ouverture dela caverne.
« Celui qui n’obéira pas à Maurin, dit-ilsimplement, je me chargerai, moi, de le faire obéir…
– Oh ! vous !… grondèrentGalette et Pognon.
– Tais-toi, Pastouré, dit Maurin, nemenace pas ces hommes, toi qui ne ferais pas de mal à unemouche ! Ce n’est à personne d’ici qu’ils en veulent. Je me lecomprends, on les aura maltraités et bourrés d’humiliations, car lavie pas souvent n’est juste ; et ils ont une colère qui ne lesquitte pas, pourquoi jamais personne, peut-être pas même leur mère,ne leur a parlé doux. Ils ne sont pas méchants tout au fond, cartout au fond personne ne l’est. Nous ne sommes tous que deshommes. »
Galette, surpris malgré lui, murmura :« Pardon, maître Maurin !
– Tu vois mon vieux Parlo-Soulet… ilcomprend que je ne suis plus bon qu’à faire un mort, et devant lamort il devient doux. C’est un bon signe, il ne rira plus de toi,berger !… Dis-nous encore des choses ! »
Il y eut un silence… Les étoiles clignaientles yeux, d’un air d’intelligence.
Puis tout bas dans cette ombre, écouté desautres qui s’étonnaient – car à l’ordinaire, il ne disait rien – levieux se remit à parler :
« Je les dirai, les choses, parce que cesoir – ici il baissa la voix – la mort est entrée. Elle est là,parmi vous. Vous ne la voyez pas, je la vois. Elle est belle commeune jeunesse.
– À boire, Pastouré, donne-moi àboire ! » murmura Maurin exténué.
Et Galette, Pognon, Mignotin et Laragne, tousces malheureux, évadés de bagne, voleurs et assassins, se levèrentd’un seul mouvement et, empressés autour de Maurin, aussi aimantstout à coup, aussi fraternels que Pastouré, ils présentèrent aublessé le verre, l’eau-de-vie, l’eau fraîche, chacun essayant de serendre utile. Et comme ils étaient plus nombreux qu’il ne fallait,ceux qui n’offraient rien offraient, dans une parole, laconsolation, le viatique, disant à qui mieux mieux :
« Comment vous sentez-vous, maîtreMaurin ?… Est-ce que de nous entendre cela vous fatigue ?Voulez-vous qu’on aille chercher du vin ?… Voulez-vousdormir ?
– Non, murmura Maurin, j’ai joie àentendre le vieux, mais ne riez pas de lui…
– Nous ne rirons plus, maître Maurin, ditGalette. Si tout le monde parlait comme vous, comme un homme à deshommes, les choses iraient mieux… Vous êtes un bon bougre !Vous n’êtes pas de ceux qui, n’ayant point d’amour – comme on ditici – ne donnent aux autres que de la colère et de lahaine ! »
Il y eut un long silence. Maurin, ayant bu,reprit :
« Parle encore, père ; Trestournel,dis-moi tout ce que tu sais. Je ne souffle plus, de cemoment. »
Tous reprirent leur place et Trestournelcontinua ainsi :
« Je sais tout, tout ! car j’ai ludans le Grimoire ; j’y ai lu, dans les temps, avec mespremiers pères qui sont en moi comme dans le chêne est le gland dupassé, et comme dans le gland sont les chênes de l’avenir. L’avenirc’est le passé ! »
Il se tut. Le ciel, la plaine, la merresplendissaient, tranquilles.
La voix du vieux semblait venir d’un fond demystère, en cette caverne haute, dans ce repaire qui dominait leshabitations des hommes couchés là-bas, dans les villes, sous destoits paisibles… Les superstitions des siècles, réveillées au cœurde ces misérables, les étonnaient, leur commandaient l’attention…Ils eussent été insensibles à une voix de raison, à un conseillucide, mais la parole de ce vieux qu’ils disaient imbécile lescharmait – comme un son modulé, qu’il ne peut pas produirelui-même, arrête un instant le lézard fasciné, ou charme, dans lacage du dompteur, le tigre et l’ours qui écoutent la baguettemagique frapper un rythme sur les barreaux vibrants – car la voixdu vieux, maintenant, récitait des paroles scandées etrimées :
L’ange Gabriel
Descendu du ciel
A dit à Marie :
« Mère dormez-vous ?
– Non, je ne dors pas
Je pense à l’enfant
Qui est mort en croix,
Les deux pieds cloués,
Les deux bras tendus…
Celui qui dira,
Le soir, le matin
Ma douce prière,
Ne brûlera pas
Dans le feu d’enfer.
Pour Maurin, les paroles du vieux berçaientses rêves de malade, qui étaient d’une tristesse douce, plusmortelle que la violence. Il était attentif aux folies du berger,comme un enfant à ces contes de fées auxquels il croit sans tout àfait y croire et qui songe : « Je voudrais bien que celafût arrivé ! » Il s’intéressait aux souvenirs du pâtre,plus qu’à tous ceux de sa propre existence.
La vie déjà lui semblait lointaine, vue desprofondeurs et de la hauteur de cette caverne habitée par tous cesêtres hors la loi. Il se sentait déjà détaché de tout ce qui sepasse. Les fils qui, pareils à des racines, naguère attachaient sonintelligence à tant de choses, étaient comme coupés ; il lesentait, et de cela il n’était pas malheureux, au contraire. – Maisil souffrait vivement quand sa mémoire lui représentait de nouveau,tout à coup, l’événement qui avait fait cette coupure entre lui ettoute raison de vivre. – « Une chose si jeune, murmurait-il etsi traître !… Ah ! pauvre France ! »
Le vieux berger interrompit le retourdouloureux des souvenirs de Maurin en se mettant à chantonner desparoles vagues et consolantes comme la prière des mères au bord desberceaux :
J’ai fait un bouquet de trois fleurs
Et les trois vierges sont mes sœurs.
La croix de sainte Marguerite,
Je l’ai sur ma poitrine écrite…
Le vieux zézayait, car il parlait françaispour être entendu des deux évadés qui ne comprenaient pas leprovençal. Il prononçait « z’ai fait un bouqué de troisfleurs, et les trois vierzes sont mes sœurs », mais sesdéfauts de prononciation ne frappaient même plus ni Pognon niGalette, les deux Parisiens. Ils écoutaient un rêve :
« Encore ! dit Laragne sur un ton deprière.
– Encore ! dit Mignotin.
– Je sais des secrets qui sont dans lesparoles qu’on chante, reprit lentement le vieillard… Et tablessure, Maurin, si tu veux, avec des signes, je te la guérirai.Tu m’as refusé une fois à ton arrivée : cela m’a fait peine.Veux-tu, à présent, quoi qu’il soit un peu tardpeut-être ?
– Pourquoi pas ? dit Maurin pourcomplaire au vieux berger.
– Tourne vers moi ton côté malade. Lemal, où est-il ?
– Là. »
Le vieux, sur la blessure, avec son pouce, fitdes signes cabalistiques qu’on ne distinguait pas, dans cetteobscurité, et il psalmodiait :
Judas a perdu sa rougeur
Dans le jardin des Oliviers
Quand il trahit Notre-Seigneur…
« Ce ne sont pas les paroles quiguérissent, dit-il, il faut les signes, les signes ! trois ousept, les signes et les chiffres !… Mais il est trop tardpeut-être.
– Si tu sais guérir, pourquoi neguéris-tu pas ta misère ? demanda Pognon…
– Et la nôtre ? insista Galette.
– Je ne suis pas dans la misère, puisqueje vis, dit le vieux, et que je vois les étoiles, qui sont letrésor de tous… Il faut croire pour être guéri, ajouta-t-ildoucement. J’ai vu des hommes sans jambes qui montaient jusqu’ausommet de la montagne et qui arrivaient près de l’étoile ; etj’ai vu des hommes qui avaient des jambes et qui restaient dans levallon noir. Je sais les secrets. Laragne, un jour, marchera droitpeut-être. S’il est tortu, est-ce sa faute ? Pourtant, on faitson sort. De ceux qui vous en jettent, des sorts, il y en a ;mais le sort jeté ne prend que contre ceux qui sont faits pour lesort. Le blé ne vient pas partout. – Dans la même terre un grainlève et l’autre périt. Il y a des secrets, il y a dessecrets ; et j’en sais pour les soldats. J’en sais contre leschiens fous, j’en sais contre le tonnerre, j’en sais pour sauverles âmes après la mort. – Mais je n’en sais pas pour ceux qui sedésirent à eux-mêmes leur enfer… Je n’en ai pas su pour sauver monpropre fils de sa malice. »
On entendit, dans l’ombre, sangloter le vieux.Tous furent émus.
« Ne pleurez pas, père », direntensemble Galette et Pognon.
Et Galette, devenu charitable,ajouta :
« Vous faites de la peine à maîtreMaurin.
– Ne pensez plus à votre malheur,père ! » dit Maurin, qui, fiévreux, se reprit à rêvertoutes les choses qu’il avait faites. Il repassait toutes lescirconstances de sa vie, mais il s’y voyait comme s’il eût étéétranger à lui-même. Et il s’étonnait de voir agir un étranger à saplace sans éprouver ce que cet autre éprouvait. Maintenant, ilétait hors de sa propre vie passée. Et, à travers cette songeriebizarre, il continuait à entendre tout ce qui se disait autour delui…
« Il faut, songeait-il, que Pastouréaille le plus tôt possible dire à M. Rinal de ne pas sedéranger pour venir me voir… je meurs…
– Père Trestournel, déclarait Mignotin,je pense à sortir d’ici. Soldat je veux être.
– Approche, mon fils, c’est un beaumétier que de défendre notre terre, la terre du blé et destroupeaux. Écoute : il y a une France au ciel comme il y en aune sur la terre. De mes reïres-grands (ancêtres) je tiens legrimoire. Approche. »
Mignotin, un peu tremblant, s’avança. Lesautres le virent se profiler debout en ombre toute noire sur leciel de la nuit claire. Le vieux alla au petit. Les autres lesvoyaient très bien tous les deux.
« Une France dans le ciel ? ricanaPognon à voix basse.
– Si vous riez du grimoire, je me tairai.Ma fin approche ; il faut que je dise non pas tous lessecrets, mais les choses qu’ils me commandent de dire. Petit !petit ! tu veux être soldat ?… Eh bien, voici lesparoles. Et pour les signes, je les ferai sur ton épaule, et surton cœur je les ferai. Et la Vierge de France te protégera… Elles’appelle Jeannette ; elle est dans la France du ciel. Et ilmarmonna :
France est le paradis du monde…
Va combattre, je te seconde ;
Puis tu viendras, je te le dis,
Dans la France du Paradis.
– Sois soldat, comme moi je fus berger.La bergère, armée de l’Espaze (l’Épée), te reconnaîtra. »
Mignotin se rassit, tout éperdu de craintemystérieuse. L’athée tremblait devant le sorcier. Tous s’étonnaientconfusément d’eux-mêmes, dans l’ombre.
Trestournel marmonnait :
Saint Martin porte un grand manteau
Bleu comme le ciel le plus beau,
Avec l’or du soleil pour franges ;
Comme on voit aux robes des anges…
Un pauvre l’arrête en chemin
Et le prie en tendant la main ;
L’âge fait que le vieux tremblote,
Le froid veut encor qu’il grelotte ;
Alors, du haut de son cheval,
Qui foule aux pieds l’Esprit du mal,
Le cavalier, armé du glaive,
Ôtant son manteau, le soulève,
Le coupe et d’un seul en fait deux.
– « Ne grelotte plus, grelotteux…
Ton manteau, comme ceux des anges,
Avec l’or du soleil pour franges,
Épais velours sur bleu satin,
C’est le manteau de saint Martin ! »
« Eh ! eh ! dit Pastouré, voilàqui me rappelle, Maurin, une de nos plus drôlesd’aventures. »
Mais Maurin, triste, songeant, non plus pourlui mais pour ceux qui vivraient après lui, à la sottise et à laméchanceté des hommes :
« Et contre la rage, sais-tu des secrets,vieux père ? Crois-tu qu’un bon bâton qui frappe sur la têtedu chien fou n’est pas le meilleur secret ? Il y a des bêtesenragées qui ont figure d’homme.
– Le bâton est bon si tu ne manques paston coup. Mais si tu le manques ou si tu ne joins pas la bête,« esconjure-la ». Pour les chiens, pas besoin de signe.Et les paroles, les voici :
C’est le chien noir de la montagne
Qui va tournant dans la campagne,
Le nez soufflant, la bouche en feu,
Et la langue aboyant à Dieu.
– Je le reconnais, dit Maurin, je lereconnais ! »
Et dans sa pensée trouble de fiévreux, il vitTonia transformée en chienne hurlante… Mais non… c’était laFanfarnette.
Trestournel continuait :
Mais si Dieu veut que je l’arrête,
Je mettrai le pied sur sa tête ;
Dieu le voudra si je le veux,
Car sa lumière est dans mes yeux.
Il le voudra, si je l’en prie
Au nom de madame Marie
Qui porte son petit enfant,
Droite sur le front du serpent.
Viens ici, grand chien de la haine !
Dieu garde mes bêtes à laine !
Abaisse ta férocité
Devant l’agneau d’humilité.
Le vent élève ma prière
Mais il n’éteint pas ma lumière…
Gaspard, Balthazar, Melchior…
Je marche avec l’étoile d’or !
« Avec tout ça, je voudrais bien savoir,s’écria tout à coup Pognon, comment sortir d’ici ! Voilà,vieux, ce qu’il faut que tu nous dises.
– Si tu ne te désires pas ta géhenne àtoi-même, si tu n’es pas damné par toi-même, j’ai un secret pourtoi. Mais si tu te damnes de ta volonté, tu oublieras mes paroleset dans ton enfer tu resteras. » De sa voix basse, basse, voixde vieillesse lointaine, déjà descendante dans la tombe où dormentles temps, le vieux mage dit :
Pauvres pêcheurs, le cœur me tremble,
Comme fait la feuille du tremble,
Comme fait l’oiseau dans son nid,
Quand le tonnerre au ciel bruit.
Le pont où doit passer notre âme
Ressemble au cheveu d’une femme.
Dessous est un gouffre de feu,
Les deux mains vite il faut étendre,
En la baisant il faut la prendre ;
Et notre père, doux et bon,
Ne secouera pas le menton.
Tenons bien fort, quoi qu’il nous dise
(Sauf respect de la Sainte Église),
Et forçons-le de se baisser,
S’il veut en enfer nous chasser
Car dans l’éternelle géhenne,
Pour peu que sa barbe se prenne,
Il tirera tous les maudits
De l’enfer dans le Paradis…
Tel est, pour échapper aux flammes,
Le secret du salut des âmes ;
Tel est, pour entrer au saint lieu,
Le secret de la barbe à Dieu.
Comme il achevait, un coup de tonnerre ébranlale ciel.
« Le tambour des limaces ! »dit joyeusement Mignotin.
Mais aussitôt le vieux, en se signant,s’avança tout au bord de la grotte d’où il semblait dominer toutela terre et toute la mer, et debout devant l’orage, ilpria :
Sainte Barbe, la sainte fleur,
Tient la croix de Notre-Seigneur ;
Elle est debout sur la tourelle,
Et répond à Dieu qui l’appelle.
« Je reviendrai vers les élus.
Lorsque vous ne tonnerez plus,
Je tiens votre croix sur la terre
Pour en détourner le tonnerre…
C’est pour cela que, nuit et jour,
Je suis en garde sur ma tour. »
« Pastouré, soupira tout à coup Maurindans l’ombre, d’une voix changée. À moi !j’étouffe ! »
Ils comprirent tous qu’un homme allait finir.Ils approchèrent de son lit, serrés les uns contre les autres.
« De l’air !… De l’air ! ilfaut me porter au bord de la grotte… je respirerai mieux, et puisje verrai tout le ciel…
– Aidez-moi tous, dit Pastouré. Empoignezce matelas des deux côtés… À nous cinq, nous le soulèveronsfacilement, deux de chaque bord, moi à la tête. »
Avec les précautions les plus délicates, lesmisérables portèrent Maurin au bord de la grotte.
Un éclair, à l’horizon, fit une fente enzigzag dans le dôme bleuâtre dont les bords là-bas semblaients’appuyer sur la mer. L’orage était très lointain. La merbruissante répondait par toutes ses vagues aux bruissements de lamontagne sur le flanc de laquelle s’ouvrait la caverne.
« C’est plus beau que leshommes ! » murmura Maurin.
Tous entendirent ces mots, même le très vieuxberger qui était pourtant à moitié sourd et qui alla s’agenouilleraussitôt près du mourant, pour mieux l’écouter et mieux luiparler…
« Tu comprends donc le ciel ? dit levieux pâtre à genoux, et montrant du doigt des points dansl’espace : alors, regarde au fond du ciel là-haut…Regarde : il y a la Poussinière qui rappelle ses étoiles commeles perdrix leurs poussins qui, la tête hors de la plume des mères,se réjouissent. Il y a les Mages, qui apportent les parfums de feuet l’or qui scintille. Et puis il y a l’étoile des Bergers. C’estla plus belle, c’est celle de l’espérance et de l’amour. L’Étoiledes Bergers a guidé les Rois… Eh ! eh !… les bergersguident les rois ! »
Maurin, affaibli, ne souffrait plus. Ilcherchait la main de Pastouré. Pastouré, à genoux pour être plusprès de lui, lui donna sa main qu’il serra.
Maurin, couché au seuil de la grotte,regardait l’espace. Ses yeux s’élevaient vers le bleu sombre,infini, ouvert au-dessus de sa tête et il eut la sensation quequelque chose de lui, sa pensée, montait avec son regard et s’enallait là-haut, tout là-haut, bien plus haut que l’aigle, bien plushaut que le bleu de l’air… Et cela était lui encore, mais lui sansamour, sans haine, sans désir, et cela, qui était lui-même, seperdait enfin tout là-haut, léger, léger comme un soupir, légercomme on dit que sont les âmes.
L’homme était mort.