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L’Inutile Beauté

L’Inutile Beauté

de Guy de Maupassant

À Henry Cazalis.

 

L’INUTILE BEAUTÉ

I

La victoria fort élégante, attelée de deuxsuperbes chevaux noirs, attendait devant le perron de l’hôtel.C’était à la fin de juin, vers cinq heures et demie, et, entre lestoits qui enfermaient la cour d’honneur, le ciel apparaissait pleinde clarté, de chaleur, de gaieté.

La comtesse de Mascaret se montra sur leperron juste au moment où son mari, qui rentrait, arriva sous laporte cochère. Il s’arrêta quelques secondes pour regarder safemme, et il pâlit un peu. Elle était fort belle, svelte,distinguée avec sa longue figure ovale, son teint d’ivoire doré,ses grands yeux gris et ses cheveux noirs ; et elle monta danssa voiture sans le regarder, sans paraître même l’avoir aperçu,avec une allure si particulièrement racée, que l’infâme jalousiedont il était depuis si longtemps dévoré, le mordit au cœur denouveau. Il s’approcha, et la saluant :

– Vous allez vous promener ?dit-il.

Elle laissa passer quatre mots entre seslèvres dédaigneuses.

– Vous le voyez bien !

– Au bois ?

– C’est probable.

– Me serait-il permis de vousaccompagner ?

– La voiture est à vous.

Sans s’étonner du ton dont elle lui répondait,il monta et s’assit à côté de sa femme, puis il ordonna :

– Au bois.

Le valet de pied sauta sur le siège auprès ducocher ; et les chevaux, selon leur habitude, piaffèrent ensaluant de la tête jusqu’à ce qu’ils eussent tourné dans larue.

Les deux époux demeuraient côte à côte sans separler. Il cherchait comment entamer l’entretien, mais elle gardaitun visage si obstinément dur qu’il n’osait pas.

À la fin, il glissa sournoisement sa main versla main gantée de la comtesse et la toucha comme par hasard, maisle geste qu’elle fit en retirant son bras fut si vif et si plein dedégoût qu’il demeura anxieux, malgré ses habitudes d’autorité et dedespotisme.

Alors il murmura :

– Gabrielle !

Elle demanda, sans tourner la tête :

– Que voulez-vous ?

– Je vous trouve adorable.

Elle ne répondit rien, et demeurait étenduedans sa voiture avec un air de reine irritée.

Ils montaient maintenant les Champs-Élysées,vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile. L’immense monument, au bout dela longue avenue, ouvrait dans un ciel rouge son arche colossale.Le soleil semblait descendre sur lui en semant par l’horizon unepoussière de feu.

Et le fleuve des voitures, éclaboussées dereflets sur les cuivres, sur les argentures et les cristaux desharnais et des lanternes, laissait couler un double courant vers lebois et vers la ville.

Le comte de Mascaret reprit :

– Ma chère Gabrielle.

Alors, n’y tenant plus, elle répliqua d’unevoix exaspérée :

– Oh ! laissez-moi tranquille, jevous prie. Je n’ai même plus la liberté d’être seule dans mavoiture, à présent.

Il simula n’avoir point écouté, etcontinua :

– Vous n’avez jamais été aussi joliequ’aujourd’hui.

Elle était certainement à bout de patience etelle répliqua avec une colère qui ne se contenait point :

– Vous avez tort de vous en apercevoir,car je vous jure bien que je ne serai plus jamais à vous.

Certes, il fut stupéfait et bouleversé, et,ses habitudes de violence reprenant le dessus, il jeta un –« Qu’est-ce à dire ? » qui révélait plus le maîtrebrutal que l’homme amoureux.

Elle répéta, à voix basse, bien que leurs gensne pussent rien entendre dans l’assourdissant ronflement desroues :

– Ah ! qu’est-ce à dire ?qu’est-ce à dire ? Je vous retrouve donc ! Vous voulezque je vous le dise ?

– Oui.

– Que je vous dise tout ?

– Oui.

– Tout ce que j’ai sur le cœur depuis queje suis la victime de votre féroce égoïsme.

Il était devenu rouge d’étonnement etd’irritation. Il grogna, les dents serrées :

– Oui, dites ?

C’était un homme de haute taille, à largesépaules, à grande barbe rousse, un bel homme, un gentilhomme, unhomme du monde qui passait pour un mari parfait et pour un pèreexcellent.

Pour la première fois depuis leur sortie del’hôtel elle se retourna vers lui et le regarda bien enface :

– Ah ! vous allez entendre deschoses désagréables, mais sachez que je suis prête à tout, que jebraverai tout, que je ne crains rien, et vous aujourd’hui moins quepersonne.

Il la regardait aussi dans les yeux, et unerage déjà le secouait. Il murmura :

– Vous êtes folle !

– Non, mais je ne veux plus être lavictime de l’odieux supplice de maternité que vous m’imposez depuisonze ans ! je veux vivre enfin en femme du monde, comme j’enai le droit, comme toutes les femmes en ont le droit.

Redevenant pâle tout à coup, ilbalbutia :

– Je ne comprends pas.

– Si, vous comprenez. Il y a maintenanttrois mois que j’ai accouché de mon dernier enfant, et comme jesuis encore très belle, et, malgré vos efforts, presqueindéformable, ainsi que vous venez de le reconnaître enm’apercevant sur votre perron, vous trouvez qu’il est temps que jeredevienne enceinte.

– Mais vous déraisonnez !

– Non. J’ai trente ans et sept enfants,et nous sommes mariés depuis onze ans, et vous espérez que celacontinuera encore dix ans, après quoi vous cesserez d’êtrejaloux.

Il lui saisit le bras etl’étreignant :

– Je ne vous permettrai pas de me parlerplus longtemps ainsi.

– Et moi, je vous parlerai jusqu’au bout,jusqu’à ce que j’aie fini tout ce que j’ai à vous dire, et si vousessayez de m’en empêcher, j’élèverai la voix de façon à êtreentendue par les deux domestiques qui sont sur le siège. Je ne vousai laissé monter ici que pour cela, car j’ai ces témoins qui vousforceront à m’écouter et à vous contenir. Écoutez-moi. Vous m’aveztoujours été antipathique et je vous l’ai toujours laissé voir, carje n’ai jamais menti, monsieur. Vous m’avez épousée malgré moi,vous avez forcé mes parents qui étaient gênés à me donner à vous,parce que vous êtes très riche. Ils m’y ont contrainte, en mefaisant pleurer.

Vous m’avez donc achetée, et dès que j’ai étéen votre pouvoir, dès que j’ai commencé à devenir pour vous unecompagne prête à s’attacher, à oublier vos procédés d’intimidationet de coercition pour me souvenir seulement que je devais être unefemme dévouée et vous aimer autant qu’il m’était possible de lefaire, vous êtes devenu jaloux, vous, comme aucun homme ne l’ajamais été, d’une jalousie d’espion, basse, ignoble, dégradantepour vous, insultante pour moi. Je n’étais pas mariée depuis huitmois que vous m’avez soupçonnée de toutes les perfidies. Vous mel’avez même laissé entendre. Quelle honte ! Et comme vous nepouviez pas m’empêcher d’être belle et de plaire, d’être appeléedans les salons et aussi dans les journaux une des plus joliesfemmes de Paris, vous avez cherché ce que vous pourriez imaginerpour écarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idéeabominable de me faire passer ma vie dans une perpétuellegrossesse, jusqu’au moment où je dégoûterais tous les hommes.Oh ! ne niez pas ! Je n’ai point compris pendantlongtemps, puis j’ai deviné. Vous vous en êtes vanté même à votresœur, qui me l’a dit, car elle m’aime et elle a été révoltée devotre grossièreté de rustre.

Ah ! rappelez-vous nos luttes, les portesbrisées, les serrures forcées ! À quelle existence vous m’avezcondamnée depuis onze ans, une existence de jument poulinièreenfermée dans un haras. Puis, dès que j’étais grosse, vous vousdégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous voyais plus durant desmois. On m’envoyait à la campagne, dans le château de la famille,au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je reparaissais, fraîcheet belle, indestructible, toujours séduisante et toujours entouréed’hommages, espérant enfin que j’allais vivre un peu comme unejeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vousreprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l’infâme ethaineux désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et cen’est pas le désir de me posséder – je ne me serais jamais refuséeà vous – c’est le désir de me déformer.

Il s’est de plus passé cette chose abominableet si mystérieuse que j’ai été longtemps à la pénétrer (mais jesuis devenue fine à vous voir agir et penser) : vous vous êtesattaché à vos enfants de toute la sécurité qu’ils vous ont donnéependant que je les portais dans ma taille. Vous avez fait del’affection pour eux avec toute l’aversion que vous aviez pour moi,avec toutes vos craintes ignobles momentanément calmées et avec lajoie de me voir grossir.

Ah ! cette joie, combien de fois je l’aisentie en vous, je l’ai rencontrée dans vos yeux, je l’ai devinée.Vos enfants, vous les aimez comme des victoires et non comme votresang. Ce sont des victoires sur moi, sur ma jeunesse, sur mabeauté, sur mon charme, sur les compliments qu’on m’adressait, etsur ceux qu’on chuchotait autour de moi, sans me les dire. Et vousen êtes fier ; vous paradez avec eux, vous les promenez enbreak au bois de Boulogne, sur des ânes à Montmorency. Vous lesconduisez aux matinées théâtrales pour qu’on vous voit au milieud’eux, qu’on dise « quel bon père » et qu’on lerépète…

Il lui avait pris le poignet avec unebrutalité sauvage, et il le serrait si violemment qu’elle se tut,une plainte lui déchirant la gorge.

Et il lui dit tout bas :

– J’aime mes enfants,entendez-vous ! Ce que vous venez de m’avouer est honteux dela part d’une mère. Mais vous êtes à moi. Je suis le maître… votremaître… je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand je voudrai…et j’ai la loi… pour moi :

Il cherchait à lui écraser les doigts dans lapression de tenaille de son gros poignet musculeux. Elle, livide dedouleur, s’efforçait en vain d’ôter sa main de cet étau qui labroyait ; et la souffrance la faisant haleter, des larmes luivinrent aux yeux.

– Vous voyez bien que je suis le maître,dit-il, et le plus fort.

Il avait un peu desserré son étreinte. Ellereprit :

– Me croyez-vous pieuse ?

Il balbutia, surpris.

– Mais oui.

– Pensez-vous que je croie àDieu ?

– Mais oui.

– Que je pourrais mentir en vous faisantun serment devant un autel où est enfermé le corps du Christ.

– Non.

– Voulez-vous m’accompagner dans uneéglise.

– Pourquoi faire ?

– Vous le verrez bien.Voulez-vous ?

– Si vous y tenez, oui.

Elle éleva la voix, en appelant :

– Philippe.

Le cocher, inclinant un peu le cou, sansquitter ses chevaux des yeux, sembla tourner son oreille seule verssa maîtresse, qui reprit :

– Allez à l’égliseSaint-Philippe-du-Roule.

Et la victoria qui arrivait à la porte du Boisde Boulogne, retourna vers Paris.

La femme et le mari n’échangèrent plus uneparole pendant ce nouveau trajet. Puis, lorsque la voiture futarrêtée devant l’entrée du temple,Mme de Mascaret, sautant à terre, y pénétra,suivie à quelques pas, par le comte.

Elle alla, sans s’arrêter, jusqu’à la grilledu chœur, et tombant à genoux contre une chaise, cacha sa figuredans ses mains et pria. Elle pria longtemps, et lui, deboutderrière elle, s’aperçut enfin qu’elle pleurait. Elle pleurait sansbruit, comme pleurent les femmes dans les grands chagrinspoignants. C’était, dans tout son corps, une sorte d’ondulation quifinissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous ses doigts.

Mais le comte de Mascaret jugea que lasituation se prolongeait trop, et il la toucha sur l’épaule.

Ce contact la réveilla comme une brûlure. Sedressant, elle le regarda les yeux dans les yeux.

– Ce que j’ai à vous dire, le voici. Jen’ai peur de rien, vous ferez ce que vous voudrez. Vous me tuerezsi cela vous plaît. Un de vos enfants n’est pas à vous, un seul. Jevous le jure devant le Dieu qui m’entend ici. C’était l’uniquevengeance que j’eusse contre vous, contre votre abominable tyranniede mâle, contre ces travaux forcés de l’engendrement auxquels vousm’avez condamnée. Qui fut mon amant ? Vous ne le saurezjamais ! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne ledécouvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sansplaisir, uniquement pour vous tromper. Et il m’a rendue mère aussi,lui. Qui est son enfant ? Vous ne le saurez jamais. J’en aisept, cherchez ! Cela, je comptais vous le dire plus tard,bien plus tard, car on ne s’est vengé d’un homme, en le trompant,que lorsqu’il le sait. Vous m’avez forcée à vous le confesseraujourd’hui, j’ai fini.

Et elle s’enfuit à travers l’église, vers laporte ouverte sur la rue, s’attendant à entendre derrière elle lepas rapide de l’époux bravé, et à s’affaisser sur le pavé sous lecoup d’assommoir de son poing.

Mais elle n’entendit rien, et gagna savoiture. Elle y monta d’un saut, crispée d’angoisse, haletante depeur, et cria au cocher : « à l’hôtel ».

Les chevaux partirent au grand trot.

II

La comtesse de Mascaret, enfermée en sachambre, attendait l’heure du dîner comme un condamné à mort attendl’heure du supplice. Qu’allait-il faire ? Était-ilrentré ? Despote, emporté, prêt à toutes les violences,qu’avait-il médité, qu’avait-il préparé, qu’avait-il résolu ?Aucun bruit dans l’hôtel, et elle regardait à tout instant lesaiguilles de sa pendule. La femme de chambre était venue pour latoilette crépusculaire ; puis elle était partie.

Huit heures sonnèrent, et, presque tout desuite deux coups furent frappés à la porte.

– Entrez.

Le maître d’hôtel parut, et dit :

– Madame la comtesse est servie.

– Le comte est rentré ?

– Oui, madame la comtesse. M. lecomte est dans la salle à manger.

Elle eut, pendant quelques secondes, la penséede s’armer d’un petit revolver qu’elle avait acheté quelque tempsauparavant, en prévision du drame qui se préparait dans son cœur.Mais elle songea que tous les enfants seraient là ; et elle neprit rien, qu’un flacon de sels.

Lorsqu’elle entra dans la salle, son mari,debout près de son siège, attendait. Ils échangèrent un légersalut, et s’assirent. Alors, les enfants, à leur tour, prirentplace. Les trois fils, avec leur précepteur, l’abbé Marin, étaientà la droite de la mère ; les trois filles, avec la gouvernanteanglaise, Mlle Smith, étaient à gauche. Le dernierenfant, âgé de trois mois, restait seul à la chambre avec sanourrice.

Les trois filles, toutes blondes, dont l’aînéeavait dix ans, vêtues de toilettes bleues, ornées de petitesdentelles blanches, ressemblaient à d’exquises poupées. La plusjeune n’avait pas trois ans. Toutes, jolies déjà, promettaient dedevenir belles comme leur mère.

Les trois fils, deux châtains, et l’aîné, âgéde neuf ans, déjà brun, semblaient annoncer des hommes vigoureux,de grande taille, aux larges épaules. La famille entière semblaitbien du même sang, fort et vivace.

L’abbé prononça le bénédicité selon l’usage,lorsque personne n’était invité, car, en présence des étrangers,les enfants ne venaient point à la table. Puis on se mit àdîner.

La comtesse, étreinte d’une émotion qu’ellen’avait point prévue, demeurait les yeux baissés, tandis que lecomte examinait tantôt les trois garçons et tantôt les troisfilles, avec des yeux incertains qui allaient d’une tête à l’autre,troublés d’angoisses. Tout à coup, en reposant devant lui son verreà pied, il le cassa, et l’eau rougie se répandit sur la nappe. Auléger bruit que fit ce léger accident la comtesse eut un soubresautqui la souleva sur sa chaise. Pour la première fois ils seregardèrent. Alors, de moment en moment, malgré eux, malgré lacrispation de leur chair et de leur cœur, dont les bouleversaitchaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient plus de lescroiser comme des canons de pistolet.

L’abbé, sentant qu’une gêne existait dont ilne devinait pas la cause, essaya de semer une conversation. Ilégrenait des sujets sans que ses inutiles tentatives fissent écloreune idée, fissent naître une parole.

La comtesse, par tact féminin, obéissant à sesinstincts de femme du monde, essaya deux ou trois fois de luirépondre : mais en vain. Elle ne trouvait point ses mots dansla déroute de son esprit ; et sa voix lui faisait presque peurdans le silence de la grande pièce où sonnaient seulement lespetits heurts de l’argenterie et des assiettes.

Soudain son mari, se penchant en avant, luidit :

– En ce lieu, au milieu de vos enfants,me jurez-vous la sincérité de ce que vous m’avez affirmétantôt.

La haine fermentée dans ses veines la soulevasoudain, et répondant à cette demande avec la même énergie qu’ellerépondait à son regard, elle leva ses deux mains, la droite versles fronts de ses fils, la gauche vers les fronts de ses filles, etd’un accent ferme, résolu, sans défaillance :

– Sur la tête de mes enfants, je jure queje vous ai dit la vérité.

Il se leva, et, avec un geste exaspéré ayantlancé sa serviette sur la table, il se retourna en jetant sa chaisecontre le mur, puis sortit sans ajouter un mot.

Mais elle, alors, poussant un grand soupir,comme après une première victoire, reprit d’une voixcalmée :

– Ne faites pas attention, mes chéris,votre papa a éprouvé un gros chagrin tantôt. Et il a encorebeaucoup de peine. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus.

Alors elle causa avec l’abbé ; elle causaavec Mlle Smith ; elle eut pour tous sesenfants des paroles tendres, des gentillesses, de ces doucesgâteries de mère qui dilatent les petits cœurs.

Quand le dîner fut fini, elle passa au salonavec toute sa maisonnée. Elle fit bavarder les aînés, conta deshistoires aux derniers, et, lorsque fut venue l’heure du couchergénéral, elle les baisa très longuement puis, les ayant envoyésdormir, elle rentra seule dans sa chambre.

Elle attendit, car elle ne doutait pas qu’ilviendrait. Alors, ses enfants étant loin d’elle, elle se décida àdéfendre sa peau d’être humain comme elle avait défendu sa vie defemme du monde ; et elle cacha, dans la poche de sa robe, lepetit revolver chargé qu’elle avait acheté quelques jours plustôt.

Les heures passaient, les heures sonnaient.Tous les bruits de l’hôtel s’éteignirent. Seuls les fiacrescontinuèrent dans les rues leur roulement vague, doux et lointain àtravers les tentures des murs.

Elle attendait, énergique et nerveuse, sanspeur de lui maintenant, prête à tout et presque triomphante, carelle avait trouvé pour lui un supplice de tous les instants et detoute la vie.

Mais les premières lueurs du jour glissèrententre les franges du bas de ses rideaux, sans qu’il fût entré chezelle. Alors elle comprit, stupéfaite, qu’il ne viendrait pas. Ayantfermé sa porte à clef et poussé le verrou de sûreté qu’elle y avaitfait appliquer, elle se mit au lit enfin et y demeura, les yeuxouverts, méditant, ne comprenant plus, ne devinant pas ce qu’ilallait faire.

Sa femme de chambre, en lui apportant le thé,lui remit une lettre de son mari. Il lui annonçait qu’ilentreprendrait un voyage assez long, et la prévenait, enpost-scriptum, que son notaire lui fournirait les sommesnécessaires à toutes ses dépenses.

III

C’était à l’Opéra, pendant un entracte deRobert le Diable. Dans l’orchestre, les hommes debout, lechapeau sur la tête, le gilet largement ouvert sur la chemiseblanche où brillaient l’or et les pierres des boutons, regardaientles loges pleines de femmes décolletées, diamantées, emperlées,épanouies dans cette serre illuminée où la beauté des visages etl’éclat des épaules semblent fleurir pour les regards au milieu dela musique et des voix humaines.

Deux amis, le dos tourné à l’orchestre,lorgnaient, en causant, toute cette galerie d’élégance, toute cetteexposition de grâce vraie ou fausse, de bijoux, de luxe et deprétention qui s’étalait en cercle autour du grand-théâtre.

Un d’eux, Roger de Salins, dit à son compagnonBernard Grandin :

– Regarde donc la comtesse de Mascaretcomme elle est toujours belle.

L’autre, à son tour, lorgna, dans une loge deface, une grande femme qui paraissait encore très jeune, et dontl’éclatante beauté semblait appeler les yeux de tous les coins dela salle. Son teint pâle, aux reflets d’ivoire, lui donnait un airde statue, tandis qu’en ses cheveux noirs comme une nuit, un mincediadème en arc-en-ciel, poudré de diamants, brillait ainsi qu’unevoie lactée.

Quand il l’eut regardée quelque temps, BernardGrandin répondit avec un accent badin de convictionsincère :

– Je te crois qu’elle estbelle !

– Quel âge peut-elle avoirmaintenant ?

– Attends. Je vais te dire ça exactement.Je la connais depuis son enfance. Je l’ai vue débuter dans le mondecomme jeune fille. Elle a… elle a… trente… trente… trente-sixans.

– Ce n’est pas possible ?

– J’en suis sûr.

– Elle en porte vingt-cinq.

– Et elle a eu sept enfants.

– C’est incroyable.

– Ils vivent même tous les sept, et c’estune fort bonne mère. Je vais un peu dans la maison qui estagréable, très calme, très saine. Elle réalise le phénomène de lafamille dans le monde.

– Est-ce bizarre ? Et on n’a jamaisrien dit d’elle ?

– Jamais.

– Mais, son mari ? Il est singulier,n’est-ce pas ?

– Oui et non. Il y a peut-être eu entreeux un petit drame, un de ces petits drames de ménage qu’onsoupçonne, qu’on ne connaît jamais bien, mais qu’on devine à peuprès.

– Quoi ?

– Je n’en sais rien, moi. Mascaret estgrand viveur aujourd’hui, après avoir été un parfait époux. Tantqu’il est resté bon mari, il a eu un affreux caractère, ombrageuxet grincheux. Depuis qu’il fait la fête, il est devenu trèsindifférent, mais on dirait qu’il a un souci, un chagrin, un verrongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui.

Alors, les deux amis philosophèrent quelquesminutes sur les peines secrètes, inconnaissables, que desdissemblances de caractères, ou peut-être des antipathiesphysiques, inaperçues d’abord, peuvent faire naître dans unefamille.

Roger de Salins, qui continuait à lorgnerMme de Mascaret, reprit.

– Il est incompréhensible que cettefemme-là ait eu sept enfants ?

– Oui, en onze ans. Après quoi elle aclôturé, à trente ans, sa période de production pour entrer dans labrillante période de représentation, qui ne semble pas près definir.

– Les pauvres femmes !

– Pourquoi les plains-tu ?

– Pourquoi ? Ah ! mon cher,songe donc ! Onze ans de grossesses pour une femme commeça ! quel enfer ! C’est toute la jeunesse, toute labeauté, toute l’espérance de succès, tout l’idéal poétique de viebrillante, qu’un sacrifice à cette abominable loi de lareproduction qui fait de la femme normale une simple machine àpondre des êtres.

– Que veux-tu ? c’est lanature !

– Oui, mais je dis que la nature estnotre ennemie, qu’il faut toujours lutter contre la nature, carelle nous ramène sans cesse à l’animal. Ce qu’il y a de propre, dejoli, d’élégant, d’idéal sur la terre, ce n’est pas Dieu qui l’y amis, c’est l’homme, c’est le cerveau humain. C’est nous qui avonsintroduit dans la création, en la chantant, en l’interprétant, enl’admirant en poètes, en l’idéalisant en artistes, en l’expliquanten savants qui se trompent mais qui trouvent aux phénomènes desraisons ingénieuses, un peu de grâce, de beauté, de charme inconnuet de mystère. Dieu n’a créé que des êtres grossiers, pleins degermes des maladies, qui, après quelques années d’épanouissementbestial, vieillissent dans les infirmités, avec toutes les laideurset toutes les impuissances de la décrépitude humaine. Il ne les afaits, semble-t-il, que pour se reproduire salement et pour mourirensuite, ainsi que les insectes éphémères des soirs d’été. J’ai dit« pour se reproduire salement » ; j’insiste. Qu’ya-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus répugnant que cet acteordurier et ridicule de la reproduction des êtres, contre lequeltoutes les âmes délicates sont et seront éternellement révoltées.Puisque tous les organes inventés par ce créateur économe etmalveillant servent à deux fins, pourquoi n’en a-t-il pas choisid’autres qui ne fussent point malpropres et souillés, pour leurconfier cette mission sacrée, la plus noble et la plus exaltantedes fonctions humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec desaliments matériels, répand aussi la parole et la pensée. La chairse restaure par elle, et c’est par elle, en même temps, que secommunique l’idée. L’odorat, qui donne aux poumons l’air vital,donne au cerveau tous les parfums du monde : l’odeur desfleurs, des bois, des arbres, de la mer. L’oreille, qui nous faitcommuniquer avec nos semblables, nous a permis encore d’inventer lamusique, de créer du rêve, du bonheur, de l’infini et même duplaisir physique avec des sons ! Mais on dirait que leCréateur, sournois et cynique, a voulu interdire à l’homme dejamais anoblir, embellir et idéaliser sa rencontre avec la femme.L’homme, cependant, a trouvé l’amour, ce qui n’est pas mal commeréplique au Dieu narquois, et il l’a si bien paré de poésielittéraire que la femme souvent oublie à quels contacts elle estforcée. Ceux, parmi nous, qui sont impuissants à se tromper ens’exaltant, ont inventé le vice et raffiné les débauches, ce quiest encore une manière de berner Dieu, et de rendre hommage, unhommage impudique, à la beauté.

Mais l’être normal fait des enfants ainsiqu’une bête accouplée par la loi.

Regarde cette femme ! n’est-ce pasabominable de penser que ce bijou, que cette perle née pour êtrebelle, admirée, fêtée et adorée, a passé onze ans de sa vie àdonner des héritiers au comte de Mascaret.

Bernard Grandin dit en riant :

– Il y a beaucoup de vrai dans toutcela ; mais peu de gens te comprendraient.

Salins s’animait.

– Sais-tu comment je conçois Dieu,dit-il : comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous,qui sème par l’espace des milliards de mondes, ainsi qu’un poissonunique pondrait des œufs dans la mer. Il crée parce que c’est safonction de Dieu ; mais il est ignorant de ce qu’il fait,stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutessortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine estun heureux petit accident des hasards de ses fécondations, unaccident local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec laterre, et à recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareil oudifférent, avec les nouvelles combinaisons des éternelsrecommencements. Nous lui devons, à ce petit accident del’intelligence, d’être très mal en ce monde qui n’est pas fait pournous, qui n’avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir etcontenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi d’avoir àlutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffinés et descivilisés, contre ce qu’on appelle encore les desseins de laProvidence.

Grandin, qui l’écoutait avec attention,connaissant de longue date les surprises éclatantes de safantaisie, lui demanda :

– Alors, tu crois que la pensée humaineest un produit spontané de l’aveugle parturition divine ?

– Parbleu ! une fonction fortuitedes centres nerveux de notre cerveau, pareille aux actionschimiques imprévues dues à des mélanges nouveaux, pareille aussi àune production d’électricité, créée par des frottements ou desvoisinages inattendus, à tous les phénomènes enfin engendrés parles fermentations infinies et fécondes de la matière qui vit.

Mais, mon cher, la preuve en éclate pourquiconque regarde autour de soi. Si la pensée humaine, voulue parun créateur conscient, avait dû être ce qu’elle est devenue, sidifférente de la pensée et de la résignation animales, exigeante,chercheuse, agitée, tourmentée, est-ce que le monde créé pourrecevoir l’être que nous sommes aujourd’hui aurait été cetinconfortable petit parc à bestioles, ce champ à salades, cepotager sylvestre, rocheux et sphérique où votre Providenceimprévoyante nous avait destinés à vivre nus, dans les grottes ousous les arbres, nourris de la chair massacrée des animaux, nosfrères, ou des légumes crus poussés sous le soleil et lespluies.

Mais il suffit de réfléchir une seconde pourcomprendre que ce monde n’est pas fait pour des créatures commenous. La pensée éclose et développée par un miracle nerveux descellules de notre tête, toute impuissante, ignorante et confusequ’elle est et qu’elle demeurera toujours, fait de nous tous, lesintellectuels, d’éternels et misérables exilés sur cette terre.

Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l’adonnée à ceux qui l’habitent. N’est-elle pas visiblement etuniquement disposée, plantée et boisée pour des animaux. Qu’ya-t-il pour nous ? Rien. Et pour eux, tout : lescavernes, les arbres, les feuillages, les sources, le gîte, lanourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme moin’arrivent-ils jamais à s’y trouver bien. Ceux-là seuls qui serapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais lesautres, les poètes, les délicats, les rêveurs, les chercheurs, lesinquiets. Ah ! les pauvres gens !

Je mange des choux et des carottes, sacrebleu,des oignons, des navets et des radis, parce que nous avons étécontraints de nous y accoutumer, même d’y prendre goût, et parcequ’il ne pousse pas autre chose, mais c’est là une nourriture delapins et de chèvres, comme l’herbe et le trèfle sont desnourritures de cheval et de vache. Quand je regarde les épis d’unchamp de blé mur, je ne doute pas que cela n’ait germé dans le solpour des becs de moineaux ou d’alouettes, mais non point pour mabouche. En mastiquant du pain, je vole donc les oiseaux, comme jevole la belette et le renard en mangeant des poules. La caille, lepigeon et la perdrix ne sont-ils pas les proies naturelles del’épervier ; le mouton, le chevreuil et le bœuf, celles desgrands carnassiers, plutôt que des viandes engraissées pour nousêtre servies rôties avec des truffes qui auraient été déterréesspécialement pour nous, par les cochons.

Mais, mon cher, les animaux n’ont rien à fairepour vivre ici-bas. Ils sont chez eux, logés et nourris, ils n’ontqu’à brouter ou à chasser et à s’entre-manger selon leursinstincts, car Dieu n’a jamais prévu la douceur et les mœurspacifiques ; il n’a prévu que la mort des êtres acharnés à sedétruire et à se dévorer.

Quant à nous ! Ah ! ah ! ilnous en a fallu du travail, de l’effort, de la patience, del’invention, de l’imagination, de l’industrie, du talent et dugénie pour rendre à peu près logeable ce sol de racines et depierres. Mais songe à ce que nous avons fait, malgré la nature,contre la nature, pour nous installer d’une façon médiocre, à peinepropre, à peine confortable, à peine élégante, pas digne denous.

Et plus nous sommes civilisés, intelligents,raffinés, plus nous devons vaincre et dompter l’instinct animal quireprésente en nous la volonté de Dieu.

Songe qu’il nous a fallu inventer lacivilisation, toute la civilisation, qui comprend tant de choses,tant, tant, de toutes sortes, depuis les chaussettes jusqu’autéléphone. Songe à tout ce que tu vois tous les jours, à tout cequi nous sert de toutes les façons.

Pour adoucir notre sort de brutes, nous avonsdécouvert et fabriqué de tout, à commencer par des maisons, puisdes nourritures exquises, des sauces, des bonbons, des pâtisseries,des boissons, des liqueurs, des étoffes, des vêtements, desparures, des lits, des sommiers, des voitures, des chemins de fer,des machines innombrables ; nous avons, de plus, trouvé lessciences et les arts, l’écriture et les vers. Oui, nous avons crééles arts, la poésie, la musique, la peinture. Tout l’idéal vient denous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la toilette desfemmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu parer à nosyeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins durel’existence de simples reproducteurs pour laquelle la divineProvidence nous avait uniquement animés.

Regarde ce théâtre. N’y a-t-il pas là-dedansun monde humain créé par nous, imprévu par les Destins éternels,ignoré d’Eux, compréhensible seulement par nos esprits, unedistraction coquette, sensuelle, intelligente, inventée uniquementpour et par la petite bête mécontente et agitée que noussommes.

Regarde cette femme,Mme de Mascaret. Dieu l’avait faite pour vivredans une grotte, nue, ou enveloppée de peaux de bêtes. N’est-ellepas mieux ainsi ? Mais, à ce propos, sait-on pourquoi etcomment sa brute de mari, ayant près de lui une compagne pareilleet, surtout après avoir été assez rustre pour la rendre sept foismère, l’a lâchée tout à coup pour courir les gueuses.

Grandin répondit.

– Eh ! mon cher, c’est probablementlà l’unique raison. Il a fini par trouver que cela lui coûtait tropcher, de coucher toujours chez lui. Il est arrivé, par économiedomestique, aux mêmes principes que tu poses en philosophe.

On frappait les trois coups pour le dernieracte. Les deux amis se retournèrent, ôtèrent leur chapeau ets’assirent.

IV

Dans le coupé qui les ramenait chez eux aprèsla représentation de l’Opéra, le comte et la comtesse de Mascaret,assis côte à côte, se taisaient. Mais voilà que le mari, tout àcoup, dit à sa femme :

– Gabrielle !

– Que me voulez-vous ?

– Ne trouvez-vous pas que ça a assezduré !

– Quoi donc ?

– L’abominable supplice auquel, depuissix ans, vous me condamnez.

– Que voulez-vous, je n’y puis rien.

– Dites-moi lequel, enfin ?

– Jamais.

– Songez que je ne puis plus voir mesenfants, les sentir autour de moi, sans avoir le cœur broyé par cedoute. Dites-moi lequel, et je vous jure que je pardonnerai, que jele traiterai comme les autres.

– Je n’en ai pas le droit.

– Vous ne voyez donc pas que je ne peuxplus supporter cette vie, cette pensée qui me ronge, et cettequestion que je me pose sans cesse, cette question qui me torturechaque fois que je les regarde. J’en deviens fou.

Elle demanda :

– Vous avez donc beaucoupsouffert ?

– Affreusement. Est-ce que j’auraisaccepté, sans cela, l’horreur de vivre à votre côté, et l’horreur,plus grande encore, de sentir, de savoir parmi eux qu’il y en a un,que je ne puis connaître, et qui m’empêche d’aimer les autres.

Elle répéta :

– Alors, vous avez vraiment souffertbeaucoup ?

Il répondit d’une voix contenue etdouloureuse :

– Mais, puisque je vous répète tous lesjours que c’est pour moi un intolérable supplice. Sans cela,serais-je revenu ? serais-je demeuré dans cette maison, prèsde vous et près d’eux, si je ne les aimais pas, eux. Ah ! vousvous êtes conduite avec moi d’une façon abominable. J’ai pour mesenfants la seule tendresse de mon cœur ; vous le savez bien.Je suis pour eux un père des anciens temps, comme j’ai été pourvous le mari des anciennes familles, car je reste, moi, un hommed’instinct, un homme de la nature, un homme d’autrefois. Oui, jel’avoue, vous m’avez rendu jaloux atrocement, parce que vous êtesune femme d’une autre race, d’une autre âme, avec d’autres besoins.Ah ! les choses que vous m’avez dites, je ne les oublieraijamais. À partir de ce jour, d’ailleurs, je ne me suis plus souciéde vous. Je ne vous ai pas tuée parce que je n’aurais plus gardé unmoyen sur la terre de découvrir jamais lequel de nos… de vosenfants n’est pas à moi. J’ai attendu, mais j’ai souffert plus quevous ne sauriez croire, car je n’ose plus les aimer, sauf les deuxaînés peut-être ; je n’ose plus les regarder, les appeler, lesembrasser, je ne peux plus en prendre un sur mes genoux sans medemander : « N’est-ce pas celui-là ? » J’ai étéavec vous correct et même doux et complaisant depuis six ans.Dites-moi la vérité et je vous jure que je ne ferai rien demal.

Dans l’ombre de la voiture, il crut devinerqu’elle était émue, et sentant qu’elle allait enfinparler :

– Je vous en prie, dit-il, je vous ensupplie…

Elle murmura :

– J’ai été peut-être plus coupable quevous ne croyez. Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais pluscontinuer cette vie odieuse de grossesses. Je n’avais qu’un moyende vous chasser de mon lit. J’ai menti devant Dieu, et j’ai menti,la main levée sur la tête de mes enfants, car je ne vous ai jamaistrompé.

Il lui saisit le bras dans l’ombre, et leserrant comme il avait fait au jour terrible de leur promenade aubois, il balbutia :

– Est-ce vrai ?

– C’est vrai.

Mais lui, soulevé d’angoisse, gémit :

– Ah ! je vais retomber en denouveaux doutes qui ne finiront plus ! Quel jour avez-vousmenti, autrefois ou aujourd’hui ? Comment vous croire àprésent ? Comment croire une femme après cela ? Je nesaurai plus jamais ce que je dois penser. J’aimerais mieux que vousm’eussiez dit : « C’est Jacques, ou c’estJeanne. »

La voiture pénétrait dans la cour de l’hôtel.Quand elle se fut arrêtée devant le perron, le comte descendit lepremier et offrit, comme toujours, le bras à sa femme pour gravirles marches.

Puis, dès qu’ils atteignirent le premierétage :

– Puis-je vous parler encore quelquesinstants, dit-il ?

Elle répondit :

– Je veux bien.

Ils entrèrent dans un petit salon, dont unvalet de pied, un peu surpris, alluma les bougies.

Puis, quand ils furent seuls, ilreprit :

– Comment savoir la vérité ? Je vousai supplié mille fois de parler, vous êtes restée muette,impénétrable, inflexible, inexorable, et voilà qu’aujourd’hui vousvenez me dire que vous avez menti. Pendant six ans vous avez pu melaisser croire une chose pareille ! Non, c’est aujourd’hui quevous mentez, je ne sais pourquoi, par pitié pour moi,peut-être ?

Elle répondit avec un air sincère etconvaincu :

– Mais sans cela j’aurais eu encorequatre enfants pendant les six dernières années.

Il s’écria :

– C’est une mère qui parleainsi ?

– Ah ! dit-elle, je ne me sens pasdu tout la mère des enfants qui ne sont pas nés, il me suffitd’être la mère de ceux que j’ai et de les aimer de tout mon cœur.Je suis, nous sommes des femmes du monde civilisé, monsieur. Nousne sommes plus et nous refusons d’être de simples femelles quirepeuplent la terre.

Elle se leva ; mais il lui saisit lesmains.

– Un mot, un mot seulement, Gabrielle.Dites-moi la vérité ?

– Je viens de vous la dire. Je ne vous aijamais trompé.

Il la regardait bien en face, si belle, avecses yeux gris comme des ciels froids. Dans sa sombre coiffure, danscette nuit opaque des cheveux noirs luisait le diadème poudré dediamants, pareil à une voie lactée. Alors, il sentit soudain, ilsentit par une sorte d’intuition que cet être-là n’était plusseulement une femme destinée à perpétuer sa race, mais le produitbizarre et mystérieux de tous nos désirs compliqués, amassés ennous par les siècles, détournés de leur but primitif et divin,errant vers une beauté mystique, entrevue et insaisissable. Ellessont ainsi quelques-unes qui fleurissent uniquement pour nos rêves,parées de tout ce que la civilisation a mis de poésie, ce luxeidéal, de coquetterie et de charme esthétique autour de la femme,cette statue de chair qui avive, autant que les fièvres sensuelles,d’immatériels appétits.

L’époux demeurait debout devant elle,stupéfait de cette tardive et obscure découverte, touchantconfusément la cause de sa jalousie ancienne, et comprenant maltout cela.

Il dit enfin :

– Je vous crois. Je sens qu’en ce momentvous ne mentez pas ; et, autrefois en effet, il m’avaittoujours semblé que vous mentiez.

Elle lui tendit la main.

– Alors, nous sommes amis ?

Il prit cette main et la baisa, enrépondant :

– Nous sommes amis. Merci, Gabrielle.

Puis il sortit, en la regardant toujours,émerveillé qu’elle fût encore si belle, et sentant naître en luiune émotion étrange, plus redoutable peut-être que l’antique etsimple amour !

LE CHAMP D’OLIVIERS

I

Quand les hommes du port, du petit portprovençal de Garandou, au fond de la baie Pisca, entre Marseille etToulon, aperçurent la barque de l’abbé Vilbois qui revenait de lapêche, ils descendirent sur la plage pour aider à tirer lebateau.

L’abbé était seul dedans, et il ramait commeun vrai marin, avec une énergie rare malgré ses cinquante-huit ans.Les manches retroussées sur des bras musculeux, la soutane relevéeen bas et serrée entre les genoux, un peu déboutonnée sur lapoitrine, son tricorne sur le banc à son côté, et la tête coifféed’un chapeau cloche en liège recouvert de toile blanche, il avaitl’air d’un solide et bizarre ecclésiastique des pays chauds, faitpour les aventures plus que pour dire la messe.

De temps en temps, il regardait derrière luipour bien reconnaître le point d’abordage, puis il recommençait àtirer, d’une façon rythmée, méthodique et forte, pour montrer, unefois de plus, à ces mauvais matelots du Midi, comment nagent leshommes du Nord.

La barque lancée toucha le sable et glissadessus comme si elle allait gravir toute la plage en y enfonçant saquille ; puis elle s’arrêta net, et les cinq hommes quiregardaient venir le curé s’approchèrent, affables, contents,sympathiques au prêtre.

– Eh ben ! dit l’un avec son fortaccent de Provence, bonne pêche, monsieur le curé ?

L’abbé Vilbois rentra ses avirons, retira sonchapeau cloche pour se couvrir de son tricorne, abaissa ses manchessur ses bras, reboutonna sa soutane, puis ayant repris sa tenue etsa prestance de desservant du village, il répondit avecfierté :

– Oui, oui, très bonne, trois loups, deuxmurènes et quelques girelles.

Les cinq pêcheurs s’étaient approchés de labarque, et penchés au-dessus du bordage, ils examinaient, avec unair de connaisseurs, les bêtes mortes, les loups gras, les murènesà tête plate, hideux serpents de mer, et les girelles violettesstriées en zigzag de bandes dorées de la couleur des peauxd’oranges.

Un d’eux dit :

– Je vais vous porter ça dans votrebastide, monsieur le curé.

– Merci, mon brave.

Ayant serré les mains, le prêtre se mit enroute, suivi d’un homme et laissant les autres occupés à prendresoin de son embarcation.

Il marchait à grands pas lents, avec un air deforce et de dignité. Comme il avait encore chaud d’avoir ramé avectant de vigueur, il se découvrait par moments en passant sousl’ombre légère des oliviers, pour livrer à l’air du soir, toujourstiède, mais un peu calmé par une vague brise du large, son frontcarré, couvert de cheveux blancs, droits et ras, un frontd’officier bien plus qu’un front de prêtre. Le village apparaissaitsur une butte, au milieu d’une large vallée descendant en plainevers la mer.

C’était par un soir de juillet. Le soleiléblouissant, tout près d’atteindre la crête dentelée de collineslointaines, allongeait en biais sur la route blanche, enseveliesous un suaire de poussière, l’ombre interminable del’ecclésiastique dont le tricorne démesuré promenait dans le champvoisin une large tache sombre qui semblait jouer à grimper vivementsur tous les troncs d’oliviers rencontrés, pour retomber aussitôtpar terre, où elle rampait entre les arbres.

Sous les pieds de l’abbé Vilbois, un nuage depoudre fine, de cette farine impalpable dont sont couverts, en été,les chemins provençaux, s’élevait, fumant autour de sa soutanequ’elle voilait et couvrait, en bas, d’une teinte grise de plus enplus claire. Il allait, rafraîchi maintenant et les mains dans sespoches, avec l’allure lente et puissante d’un montagnard faisantune ascension. Ses yeux calmes regardaient le village, son villageoù il était curé depuis vingt ans, village choisi par lui, obtenupar grande faveur, où il comptait mourir. L’église, son église,couronnait le large cône des maisons entassées autour d’elle, deses deux tours de pierre brune, inégales et carrées, qui dressaientdans ce beau vallon méridional leurs silhouettes anciennes pluspareilles à des défenses de château fort, qu’à des clochers demonument sacré.

L’abbé était content, car il avait pris troisloups, deux murènes et quelques girelles.

Il aurait ce nouveau petit triomphe auprès deses paroissiens, lui, qu’on respectait surtout, parce qu’il étaitpeut-être, malgré son âge, l’homme le mieux musclé du pays. Ceslégères vanités innocentes étaient son plus grand plaisir. Iltirait au pistolet de façon à couper des tiges de fleurs, faisaitquelquefois des armes avec le marchand de tabac, son voisin, ancienprévôt de régiment, et il nageait mieux que personne sur lacôte.

C’était d’ailleurs un ancien homme du monde,fort connu jadis, fort élégant, le baron de Vilbois, qui s’étaitfait prêtre, à trente-deux ans, à la suite d’un chagrind’amour.

Issu d’une vieille famille picarde, royalisteet religieuse, qui depuis plusieurs siècles donnait ses fils àl’armée, à la magistrature ou au clergé, il songea d’abord à entrerdans les ordres sur le conseil de sa mère, puis sur les instancesde son père il se décida à venir simplement à Paris, faire sondroit, et chercher ensuite quelque grave fonction au Palais.

Mais pendant qu’il achevait ses études, sonpère succomba à une pneumonie à la suite de chasses au marais, etsa mère, saisie par le chagrin, mourut peu de temps après. Donc,ayant hérité soudain d’une grosse fortune, il renonça à des projetsde carrière quelconque pour se contenter de vivre en hommeriche.

Beau garçon, intelligent bien que d’un espritlimité par des croyances, des traditions et des principes,héréditaires comme ses muscles de hobereau picard, il plut, il eutdu succès dans le monde sérieux, et goûta la vie en homme jeune,rigide, opulent et considéré.

Mais voilà qu’à la suite de quelquesrencontres chez un ami il devint amoureux d’une jeune actrice,d’une toute jeune élève du Conservatoire qui débutait avec éclat àl’Odéon.

Il en devint amoureux avec toute la violence,avec tout l’emportement d’un homme né pour croire à des idéesabsolues. Il en devint amoureux en la voyant à travers le rôleromanesque où elle avait obtenu, le jour même où elle se montrapour la première fois au public, un grand succès.

Elle était jolie, nativement perverse, avec unair d’enfant naïf qu’il appelait son air d’ange. Elle sut leconquérir complètement, faire de lui un de ces délirants forcenés,un de ces déments en extase qu’un regard ou qu’une jupe de femmebrûle sur le bûcher des Passions Mortelles. Il la prit donc pourmaîtresse, lui fit quitter le théâtre, et l’aima, pendant quatreans, avec une ardeur toujours grandissante. Certes, malgré son nomet les traditions d’honneur de sa famille, il aurait fini parl’épouser, s’il n’avait découvert, un jour qu’elle le trompaitdepuis longtemps avec l’ami qui la lui avait fait connaître.

Le drame fut d’autant plus terrible qu’elleétait enceinte, et qu’il attendait la naissance de l’enfant pour sedécider au mariage.

Quant il tint entre ses mains les preuves, deslettres, surprises dans un tiroir, il lui reprocha son infidélité,sa perfidie, son ignominie, avec toute la brutalité du demi-sauvagequ’il était.

Mais elle, enfant des trottoirs de Paris,impudente autant qu’impudique, sûre de l’autre homme comme decelui-là, hardie d’ailleurs comme ces filles du peuple qui montentaux barricades par simple crânerie, le brava et l’insulta ; etcomme il levait la main, elle lui montra son ventre.

Il s’arrêta, pâlissant, songea qu’undescendant de lui était là, dans cette chair souillée, dans cecorps vil, dans cette créature immonde, un enfant de lui !Alors il se rua sur elle pour les écraser tous les deux, anéantircette double honte. Elle eut peur, se sentant perdue, et comme elleroulait sous son poing, comme elle voyait son pied prêt à frapperpar terre le flanc gonflé où vivait déjà un embryon d’homme, ellelui cria, les mains tendues pour arrêter les coups :

– Ne me tue point. Ce n’est pas à toi,c’est à lui.

Il fit un bond en arrière, tellementstupéfait, tellement bouleversé que sa fureur resta suspendue commeson talon, et il balbutia :

– Tu… tu dis ?

Elle, folle de peur tout à coup devant la mortentrevue dans les yeux et dans le geste terrifiants de cet homme,répéta :

– Ce n’est pas à toi, c’est à lui.

Il murmura, les dents serrées,anéanti :

– L’enfant ?

– Oui.

– Tu mens.

Et, de nouveau, il commença le geste du piedqui va écraser quelqu’un, tandis que sa maîtresse, redressée àgenoux, essayant de reculer, balbutiait toujours.

– Puisque je te dis que c’est à lui. S’ilétait à toi, est-ce que je ne l’aurais pas eu depuislongtemps ?

Cet argument le frappa comme la vérité même.Dans un de ces éclairs de pensée où tous les raisonnementsapparaissent en même temps avec une illuminante clarté, précis,irréfutables, concluants, irrésistibles, il fut convaincu, il futsûr qu’il n’était point le père du misérable enfant de gueusequ’elle portait en elle ; et, soulagé, délivré, presque apaisésoudain, il renonça à détruire cette infâme créature.

Alors il lui dit d’une voix pluscalme :

– Lève-toi, va-t-en, et que je ne terevoie jamais.

Elle obéit, vaincue, et s’en alla.

Il ne la revit jamais.

Il partit de son côté. Il descendit vers leMidi, vers le soleil, et s’arrêta dans un village, debout au milieud’un vallon, au bord de la Méditerranée. Une auberge lui plut quiregardait la mer ; il y prit une chambre et y resta. Il ydemeura dix-huit mois, dans le chagrin, dans le désespoir, dans unisolement complet. Il y vécut avec le souvenir dévorant de la femmetraîtresse, de son charme, de son enveloppement, de sonensorcellement inavouable, et avec le regret de sa présence et deses caresses.

Il errait par les vallons provençaux,promenant au soleil tamisé par les grisâtres feuillettes desoliviers, sa pauvre tête malade où vivait une obsession.

Mais ses anciennes idées pieuses, l’ardeur unpeu calmée de sa foi première lui revinrent au cœur tout doucementdans cette solitude douloureuse. La religion qui lui était apparueautrefois comme un refuge contre la vie inconnue, lui apparaissaitmaintenant comme un refuge contre la vie trompeuse et torturante.Il avait conservé des habitudes de prière. Il s’y attacha dans sonchagrin, et il allait souvent, au crépuscule, s’agenouiller dansl’église assombrie où brillait seul, au fond du chœur, le point defeu de la lampe, gardienne sacrée du sanctuaire, symbole de laprésence divine.

Il confia sa peine à ce Dieu, à son Dieu, etlui dit toute sa misère. Il lui demandait conseil, pitié, secours,protection, consolation, et dans son oraison répétée chaque jourplus fervente, il mettait chaque fois une émotion plus forte.

Son cœur meurtri, rongé par l’amour d’unefemme, restait ouvert et palpitant, avide toujours detendresse ; et peu à peu, à force de prier, de vivre en ermiteavec des habitudes de piété grandissantes, de s’abandonner à cettecommunication secrète des âmes dévotes avec le Sauveur qui consoleet attire les misérables, l’amour mystique de Dieu entra en lui etvainquit l’autre.

Alors il reprit ses premiers projets, et sedécida à offrir à l’Église une vie brisée qu’il avait failli luidonner vierge.

Il se fit donc prêtre. Par sa famille, par sesrelations il obtint d’être nommé desservant de ce village provençaloù le hasard l’avait jeté, et, ayant consacré à des œuvresbienfaisantes une grande partie de sa fortune, n’ayant gardé que cequi lui permettrait de demeurer jusqu’à sa mort utile et secourableaux pauvres, il se réfugia dans une existence calme de pratiquespieuses et de dévouement à ses semblables.

Il fut un prêtre à vues étroites, mais bon,une sorte de guide religieux à tempérament de soldat, un guide del’Église qui conduisait par force dans le droit chemin l’humanitéerrante, aveugle, perdue en cette forêt de la vie où tous nosinstincts, nos goûts, nos désirs, sont des sentiers qui égarent.Mais beaucoup de l’homme d’autrefois restait toujours vivant enlui. Il ne cessa pas d’aimer les exercices violents, les noblessports, les armes, et il détestait les femmes, toutes, avec unepeur d’enfant devant un mystérieux danger.

II

Le matelot qui suivait le prêtre se sentaitsur la langue une envie toute méridionale de causer. Il n’osaitpas, car l’abbé exerçait sur ses ouailles un grand prestige. À lafin il s’y hasarda.

– Alors, dit-il, vous vous trouvez biendans votre bastide, monsieur le curé ?

Cette bastide était une de ces maisonsmicroscopiques où les provençaux des villes et des villages vont senicher, en été, pour prendre l’air. L’abbé avait loué cette casedans un champ, à cinq minutes de son presbytère, trop petit etemprisonné au centre de la paroisse, contre l’église.

Il n’habitait pas régulièrement, même en été,cette campagne ; il y allait seulement passer quelques joursde temps en temps, pour vivre en pleine verdure et tirer aupistolet.

– Oui, mon ami, dit le prêtre, je m’ytrouve très bien.

La demeure basse apparaissait bâtie au milieudes arbres, peinte en rose, zébrée, hachée, coupée en petitsmorceaux par les branches et les feuilles des oliviers dont étaitplanté le champ sans clôture où elle semblait poussée comme unchampignon de Provence.

On apercevait aussi une grande femme quicirculait devant la porte en préparant une petite table à dîner oùelle posait à chaque retour, avec une lenteur méthodique, un seulcouvert, une assiette, une serviette, un morceau de pain, un verreà boire. Elle était coiffée du petit bonnet des Arlésiennes, cônepointu de soie ou de velours noir sur qui fleurit un champignonblanc.

Quand l’abbé fut à portée de la voix, il luicria :

– Eh ! Marguerite ?

Elle s’arrêta pour regarder, et reconnaissantson maître :

– Tè c’est vous, monsieur lecuré ?

– Oui. Je vous apporte une belle pêche,vous allez tout de suite me faire griller un loup, un loup aubeurre, rien qu’au beurre, vous entendez ?

La servante, venue au devant des hommes,examinait d’un œil connaisseur les poissons portés par lematelot.

– C’est que nous avons déjà une poule auriz, dit-elle.

– Tant pis, le poisson du lendemain nevaut pas le poisson sortant de l’eau. Je vais faire une petite fêtede gourmand, ça ne m’arrive pas trop souvent ; et puis, lepéché n’est pas gros.

La femme choisissait le loup, et comme elles’en allait en l’emportant, elle se retourna :

– Ah ! Il est venu un homme vouschercher trois fois, monsieur le curé.

Il demanda avec indifférence.

– Un homme ! Quel genred’homme ?

– Mais un homme qui ne se recommande pasde lui-même.

– Quoi ! Un mendiant ?

– Peut-être, oui, je ne dis pas. Jecroirais plutôt un maoufatan.

L’abbé Vilbois se mit à rire de ce motprovençal qui signifie malfaiteur, rôdeur de routes, car ilconnaissait l’âme timorée de Marguerite qui ne pouvait séjourner àla bastide sans s’imaginer tout le long des jours et surtout desnuits qu’ils allaient être assassinés.

Il donna quelques sous au marin qui s’en alla,et, comme il disait, ayant conservé toutes ses habitudes de soinset de tenue d’ancien mondain : – « Je vas me passer unpeu d’eau sur le nez et sur les mains », – Marguerite lui criade sa cuisine où elle grattait à rebours, avec un couteau, le dosdu loup dont les écailles un peu tachées de sang se détachaientcomme d’infimes piécettes d’argent.

– Tenez, le voilà !

L’abbé vira vers la route et aperçut en effetun homme, qui lui parut, de loin, fort mal vêtu, et qui s’envenait, à petits pas, vers la maison. Il l’attendit, souriantencore de la terreur de sa domestique, et pensant : « Mafoi, je crois qu’elle a raison, il a bien l’air d’unmaoufatan. »

L’inconnu approchait, les mains dans sespoches, les yeux sur le prêtre, sans se hâter. Il était jeune,portait toute la barbe blonde et frisée ; et des mèches decheveux se roulaient en boucles au sortir d’un chapeau de feutremou, tellement sale et défoncé que personne n’en aurait pu devinerla couleur et la forme premières. Il avait un long pardessusmarron, une culotte dentelée autour des chevilles, et il étaitchaussé d’espadrilles, ce qui lui donnait une démarche molle,muette, inquiétante, un pas imperceptible de rôdeur.

Quant il fut à quelques enjambées del’ecclésiastique, il ôta la loque qui lui abritait le front, en sedécouvrant avec un air un peu théâtral, et montrant une têteflétrie, crapuleuse et jolie, chauve sur le sommet du crâne, marquede fatigue ou de débauche précoce, car cet homme assurément n’avaitpas plus de vingt-cinq ans.

Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi,devinant et sentant que ce n’était pas là le vagabond ordinaire,l’ouvrier sans travail ou le repris de justice errant entre deuxprisons et qui ne sait plus guère parler que le langage mystérieuxdes bagnes.

– Bonjour, monsieur le curé, ditl’homme.

Le prêtre répondit simplement : « Jevous salue », ne voulant pas appeler « Monsieur » cepassant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement etl’abbé Vilbois, devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé,ému comme en face d’un ennemi inconnu, envahi par une de cesinquiétudes étranges qui se glissent en frissons dans la chair etdans le sang.

À la fin, le vagabond reprit :

– Eh bien ! mereconnaissez-vous ?

Le prêtre, très étonné, répondit :

– Moi, pas du tout, je ne vous connaispoint.

– Ah ! vous ne me connaissez point.Regardez-moi davantage.

– J’ai beau vous regarder, je ne vous aijamais vu.

– Ça c’est vrai, reprit l’autre,ironique, mais je vais vous montrer quelqu’un que vous connaissezmieux.

Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sapoitrine était nue dedans. Une ceinture rouge, roulée autour de sonventre maigre, retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.

Il prit dans sa poche une enveloppe, une deces invraisemblables enveloppes que toutes les taches possibles ontmarbrées, une de ces enveloppes qui gardent, dans les doublures desgueux errants, les papiers quelconques, vrais ou faux, volés oulégitimes, précieux défenseurs de la liberté contre le gendarmerencontré. Il en tira une photographie, une de ces cartes grandescomme une lettre, qu’on faisait souvent autrefois, jaunie,fatiguée, traînée longtemps partout, chauffée contre la chair decet homme et ternie par sa chaleur.

Alors, l’élevant à côté de sa figure, ildemanda :

– Et celui-là, leconnaissez-vous ?

L’abbé fit deux pas pour mieux voir et demeurapâlissant, bouleversé, car c’était son propre portrait, fait pourElle, à l’époque lointaine de son amour.

Il ne répondait rien, ne comprenant pas.

Le vagabond répéta :

– Le reconnaissez-vous,celui-là ?

Et le prêtre balbutia :

– Mais oui.

– Qui est-ce ?

– C’est moi.

– C’est bien vous ?

– Mais oui.

– Eh bien ! regardez-nous, tous lesdeux, maintenant, votre portrait et moi ?

Il avait vu déjà, le misérable homme, il avaitvu que ces deux êtres, celui de la carte et celui qui riait à côté,se ressemblaient comme deux frères, mais il ne comprenait pasencore, et il bégaya :

– Que me voulez-vous, enfin ?

Alors, le gueux, d’une voixméchante :

– Ce que je veux, mais je veux que vousme reconnaissiez d’abord.

– Qui êtes-vous donc ?

– Ce que je suis ? Demandez-le àn’importe qui sur la route, demandez-le à votre bonne, allons ledemander au maire du pays si vous voulez, en lui montrant ça ;et il rira bien, c’est moi qui vous le dis. Ah ! vous nevoulez pas reconnaître que je suis votre fils, papa curé ?

Alors le vieillard, levant ses bras en ungeste biblique et désespéré, gémit :

– Ça n’est pas vrai.

Le jeune homme s’approcha tout contre lui,face à face.

– Ah ! ça n’est pas vrai. Ah !l’abbé, il faut cesser de mentir, entendez-vous ?

Il avait une figure menaçante et les poingsfermés, et il parlait avec une conviction si violente, que leprêtre, reculant toujours, se demandait lequel des deux se trompaiten ce moment.

Encore une fois, cependant, ilaffirma :

– Je n’ai jamais eu d’enfant.

L’autre ripostant :

– Et pas de maîtresse,peut-être ?

Le vieillard prononça résolument un seul mot,un fier aveu :

– Si.

– Et cette maîtresse n’était pas grossequand vous l’avez chassée ?

Soudain, la colère ancienne, étoufféevingt-cinq ans plus tôt, non pas étouffée, mais murée au fond ducœur de l’amant, brisa les voûtes de foi, de dévotion résignée, derenoncement à tout, qu’il avait construites sur elle, et, hors delui, il cria :

– Je l’ai chassée parce qu’elle m’avaittrompé et qu’elle portait en elle l’enfant d’un autre, sans quoi,je l’aurais tuée, monsieur, et vous avec elle.

Le jeune homme hésita, surpris à son tour parl’emportement sincère du curé, puis il répliqua plusdoucement :

– Qui vous a dit ça que c’était l’enfantd’un autre ?

– Mais elle, elle-même, en mebravant.

Alors, le vagabond, sans contester cetteaffirmation, conclut avec un ton indifférent de voyou qui juge unecause :

– Eh ben ! c’est maman qui s’esttrompée en vous narguant, v’là tout.

Redevenant aussi plus maître de lui, après cemouvement de fureur, l’abbé, à son tour, interrogea :

– Et qui vous a dit, à vous, que vousétiez mon fils ?

– Elle, en mourant, m’sieu l’curé… Etpuis ça !

Et il tendait, sous les yeux du prêtre, lapetite photographie.

Le vieillard la prit, et lentement,longuement, le cœur soulevé d’angoisse, il compara ce passantinconnu avec son ancienne image, et il ne douta plus, c’était bienson fils.

Une détresse emporta son âme, une émotioninexprimable, affreusement pénible, comme le remords d’un crimeancien. Il comprenait un peu, il devinait le reste, il revoyait lascène brutale de la séparation. C’était pour sauver sa vie, menacéepar l’homme outragé, que la femme, la trompeuse et perfide femellelui avait jeté ce mensonge. Et le mensonge avait réussi. Et un filsde lui était né, avait grandi, était devenu ce sordide coureur deroutes, qui sentait le vice comme un bouc sent la bête.

Il murmura :

– Voulez-vous faire quelques pas avecmoi, pour nous expliquer davantage ?

L’autre se mit à ricaner.

– Mais, parbleu ! C’est bien pourcela que je suis venu.

Ils s’en allèrent ensemble, côte à côte, parle champ d’oliviers. Le soleil avait disparu. La grande fraîcheurdes crépuscules du Midi étendait sur la campagne un invisiblemanteau froid. L’abbé frissonnait et levant soudain les yeux, dansun mouvement habituel d’officiant, il aperçut partout autour delui, tremblotant sur le ciel, le petit feuillage grisâtre del’arbre sacré qui avait abrité sous son ombre frêle la plus grandedouleur, la seule défaillance du Christ.

Une prière jaillit de lui, courte etdésespérée, faite avec cette voix intérieure qui ne passe point parla bouche et dont les croyants implorent le Sauveur :« Mon Dieu, secourez-moi. »

Puis se tournant vers son fils :

– Alors, votre mère est morte ?

Un nouveau chagrin s’éveillait en lui, enprononçant ces paroles : « Votre mère est morte » etcrispait son cœur, une étrange misère de la chair de l’homme quin’a jamais fini d’oublier, et un cruel écho de la torture qu’ilavait subie, mais plus encore peut-être, puisqu’elle était morte,un tressaillement de ce délirant et court bonheur de jeunesse dontrien maintenant ne restait plus que la plaie de son souvenir.

Le jeune homme répondit :

– Oui, monsieur le curé, ma mère estmorte.

– Y a-t-il longtemps ?

– Oui, trois ans déjà.

Un doute nouveau envahit le prêtre.

– Et comment n’êtes-vous pas venu metrouver plus tôt ?

L’autre hésita.

– Je n’ai pas pu. J’ai eu desempêchements… Mais, pardonnez-moi d’interrompre ces confidences queje vous ferai plus tard, aussi détaillées qu’il vous plaira, pourvous dire que je n’ai rien mangé depuis hier matin.

Une secousse de pitié ébranla tout levieillard, et, tendant brusquement les deux mains :

– Oh ! mon pauvre enfant,dit-il.

Le jeune homme reçut ces grandes mainstendues, qui enveloppèrent ses doigts, plus minces, tièdes etfiévreux.

Puis il répondit avec cet air de blague qui nequittait guère ses lèvres :

– Eh ben ! vrai, je commence àcroire que nous nous entendrons tout de même.

Le curé se mit à marcher.

– Allons dîner, dit-il.

Il songeait soudain, avec une petite joieinstinctive, confuse et bizarre, au beau poisson péché par lui, quijoint à la poule au riz, ferait, ce jour-là, un bon repas pour cemisérable enfant.

L’Arlésienne, inquiète et déjà grondeuse,attendait devant la porte.

– Marguerite, cria l’abbé, enlevez latable et portez-la dans la salle, bien vite, bien vite, et mettezdeux couverts, mais bien vite.

La bonne restait effarée, à la pensée que sonmaître allait dîner avec ce malfaiteur.

Alors, l’abbé Vilbois se mit lui-même àdesservir et à transporter, dans l’unique pièce du rez-de-chaussée,le couvert préparé pour lui.

Cinq minutes plus tard, il était assis, enface du vagabond, devant une soupière pleine de soupe aux choux,qui faisait monter, entre leurs visages, un petit nuage de vapeurbouillante.

III

Quand les assiettes furent pleines, le rôdeurse mit à avaler sa soupe avidement par cuillerées rapides. L’abbén’avait plus faim, et il humait seulement avec lenteur le savoureuxbouillon des choux, laissant le pain au fond de son assiette.

Tout à coup il demanda :

– Comment vous appelez-vous ?

L’homme rit, satisfait d’apaiser sa faim.

– Père inconnu, dit-il, pas d’autre nomde famille que celui de ma mère que vous n’aurez probablement pasencore oublié. J’ai, par contre, deux prénoms qui ne me vont guère,entre parenthèses, « Philippe-Auguste ».

L’abbé pâlit et demanda, la gorgeserrée :

– Pourquoi vous a-t-on donné cesprénoms ?

Le vagabond haussa les épaules.

– Vous devez bien le deviner. Après vousavoir quitté, maman a voulu faire croire à votre rival que j’étaisà lui, et il l’a cru à peu près jusqu’à mon âge de quinze ans.Mais, à ce moment-là, j’ai commencé à vous ressembler trop. Et ilm’a renié, la canaille. On m’avait donc donné ses deux prénoms,Philippe-Auguste ; et si j’avais eu la chance de ne ressemblerà personne ou d’être simplement le fils d’un troisième larron quine se serait pas montré, je m’appellerais aujourd’hui le vicomtePhilippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement reconnu du comte dumême nom, sénateur. Moi, je me suis baptisé : « Pas deveine ».

– Comment savez-vous tout cela ?

– Parce qu’il y a eu des explicationsdevant moi, parbleu, et de rudes explications, allez. Ah !c’est ça qui vous apprend la vie.

Quelque chose de plus pénible et de plustenaillant que tout ce qu’il avait ressenti et souffert depuis unedemi-heure oppressait le prêtre. C’était en lui une sorted’étouffement qui commençait, qui allait grandir et finirait par letuer, et cela lui venait, non pas tant des choses qu’il entendait,que de la façon dont elles étaient dites et de la figure de crapuledu voyou qui les soulignait. Entre cet homme et lui, entre son filset lui, il commençait à sentir à présent ce cloaque des saletésmorales qui sont, pour certaines âmes, de mortels poisons. C’étaitson fils cela ? Il ne pouvait encore le croire. Il voulaittoutes les preuves, toutes ; tout apprendre, tout entendre,tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers quientouraient sa petite bastide, et il murmura pour la secondefois : « Oh ! mon Dieu, secourez-moi. »

Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Ildemanda :

– On ne mange donc plus,l’Abbé ?

Comme la cuisine se trouvait en dehors de lamaison, dans un bâtiment annexé, et que Marguerite ne pouvaitentendre la voix de son curé, il la prévenait de ses besoins parquelques coups donnés sur un gong chinois suspendu près du mur,derrière lui.

Il prit donc le marteau de cuir et heurtaplusieurs fois la plaque ronde de métal. Un son, faible d’abord,s’en échappa, puis grandit, s’accentua, vibrant, aigu, suraigu,déchirant, horrible plainte du cuivre frappé.

La bonne apparut. Elle avait une figurecrispée et elle jetait des regards furieux sur le maoufatan commesi elle eut pressenti, avec son instinct de chien fidèle, le drameabattu sur son maître. En ses mains elle tenait le loup grillé d’oùs’envolait une savoureuse odeur de beurre fondu. L’abbé, avec unecuiller, fendit le poisson d’un bout à l’autre, et offrant le filetdu dos à l’enfant de sa jeunesse :

– C’est moi qui l’ai pris tantôt, dit-il,avec un reste de fierté qui surnageait dans sa détresse.

Marguerite ne s’en allait pas.

Le prêtre reprit :

– Apportez du vin, du bon, du vin blancdu cap Corse.

Elle eut presque un geste de révolte, et ildut répéter, en prenant un air sévère : « Allez, deuxbouteilles. » Car, lorsqu’il offrait du vin à quelqu’un,plaisir rare, il s’en offrait toujours une bouteille àlui-même.

Philippe-Auguste, radieux, murmura :

– Chouette. Une bonne idée. Il y alongtemps que je n’ai mangé comme ça.

La servante revint au bout de deux minutes.L’abbé les jugea longues comme deux éternités, car un besoin desavoir lui brûlait à présent le sang, dévorant ainsi qu’un feud’enfer.

Les bouteilles étaient débouchées, mais labonne restait là, les yeux fixés sur l’homme.

– Laissez-nous, dit le curé.

Elle fit semblant de ne pas entendre.

Il reprit presque durement :

– Je vous ai ordonné de nous laisserseuls.

Alors elle s’en alla.

Philippe-Auguste mangeait le poisson avec uneprécipitation vorace ; et son père le regardait, de plus enplus surpris et désolé de tout ce qu’il découvrait de bas sur cettefigure qui lui ressemblait tant. Les petits morceaux que l’abbéVilbois portait à ses lèvres lui demeuraient dans la bouche, sagorge serrée refusant de les laisser passer ; et il lesmâchait longtemps, cherchant, parmi toutes les questions qui luivenaient à l’esprit, celle dont il désirait le plus vite laréponse.

Il finit par murmurer :

– De quoi est-elle morte ?

– De la poitrine.

– A-t-elle été longtempsmalade ?

– Dix-huit mois, à peu près.

– D’où cela lui était-il venu ?

– On ne sait pas.

Ils se turent. L’abbé songeait. Tant de chosesl’oppressaient qu’il aurait voulu déjà connaître, car depuis lejour de la rupture, depuis le jour où il avait failli la tuer, iln’avait rien su d’elle. Certes, il n’avait pas non plus désirésavoir, car il l’avait jetée avec résolution dans une fossed’oubli, elle, et ses jours de bonheur ; mais voilà qu’ilsentait naître en lui tout à coup, maintenant qu’elle était morte,un ardent désir d’apprendre, un désir jaloux, presque un désird’amant.

Il reprit :

– Elle n’était pas seule, n’est-cepas ?

– Non, elle vivait toujours avec lui.

Le vieillard tressaillit.

– Avec lui ! AvecPravallon ?

– Mais oui.

Et l’homme jadis trahi, calcula que cette mêmefemme qui l’avait trompé, était demeurée plus de trente ans avecson rival.

Ce fut presque malgré lui qu’ilbalbutia :

– Furent-ils heureux ensemble ?

En ricanant, le jeune hommerépondit :

– Mais oui, avec des hauts et desbas ! Ça aurait été très bien sans moi. J’ai toujours toutgâté, moi.

– Comment, et pourquoi ? dit leprêtre.

– Je vous l’ai déjà raconté. Parce qu’ila cru que j’étais son fils jusqu’à mon âge de quinze ans environ.Mais il n’était pas bête, le vieux, il a bien découvert tout seulla ressemblance, et alors il y a eu des scènes. Moi, j’écoutais auxportes. Il accusait maman de l’avoir mis dedans. Mamanripostait : « Est-ce ma faute. Tu savais très bien, quandtu m’as prise, que j’étais la maîtresse de l’autre. » L’autre,c’était vous.

– Ah ! ils parlaient donc de moiquelquefois ?

– Oui, mais ils ne vous ont jamais nommédevant moi, sauf à la fin, tout à la fin, aux derniers jours, quandmaman s’est sentie perdue. Ils avaient tout de même de laméfiance.

– Et vous… vous avez appris de bonneheure que votre mère était dans une situationirrégulière ?

– Parbleu ! Je ne suis pas naïf,moi, allez, et je ne l’ai jamais été. Ça se devine tout de suiteces choses-là, dès qu’on commence à connaître le monde.

Philippe-Auguste se versait à boire coup surcoup. Ses yeux s’allumaient, son long jeûne lui donnant unegriserie rapide.

Le prêtre s’en aperçut ; il faillitl’arrêter, puis la pensée l’effleura que l’ivresse rendaitimprudent et bavard, et, prenant la bouteille, il emplit de nouveaule verre du jeune homme.

Marguerite apportait la poule au riz. L’ayantposée sur la table, elle fixa de nouveau ses yeux sur le rôdeur,puis elle dit à son maître avec un air indigné :

– Mais regardez qu’il est saoul, monsieurle curé.

– Laisse-nous donc tranquilles, reprit leprêtre, et va-t-en.

Elle sortit en tapant la porte.

Il demanda :

– Qu’est-ce qu’elle disait de moi, votremère ?

– Mais ce qu’on dit d’ordinaire d’unhomme qu’on a lâché ; que vous n’étiez pas commode, embêtantpour une femme, et qui lui auriez rendu la vie très difficile avecvos idées.

– Souvent elle a dit cela ?

– Oui, quelquefois avec des subterfuges,pour que je ne comprenne point, mais je devinais tout.

– Et vous, comment vous traitait-on danscette maison ?

– Moi ? très bien d’abord, et puistrès mal ensuite. Quand maman a vu que je gâtais son affaire, ellem’a flanqué à l’eau.

– Comment ça ?

– Comment ça ! c’est bien simple.J’ai fait quelques fredaines vers seize ans ; alors cesgouapes-là m’ont mis dans une maison de correction, pour sedébarrasser de moi.

Il posa ses coudes sur la table, appuya sesdeux joues sur ses deux mains et, tout à fait ivre, l’espritchaviré dans le vin, il fut saisi tout à coup par une de cesirrésistibles envies de parler de soi qui font divaguer lespochards en de fantastiques vantardises.

Et il souriait gentiment, avec une grâceféminine sur les lèvres, une grâce perverse que le prêtre reconnut.Non seulement il la reconnut, mais il la sentit, haïe etcaressante, cette grâce qui l’avait conquis et perdu jadis. C’étaità sa mère que l’enfant, à présent, ressemblait le plus, non par lestraits du visage, mais par le regard captivant et faux et surtoutpar la séduction du sourire menteur qui semblait ouvrir la porte dela bouche à toutes les infamies du dedans.

Philippe-Auguste raconta :

– Ah ! ah ! ah ! J’en aieu une vie, moi, depuis la maison de correction, une drôle de viequ’un grand romancier payerait cher. Vrai, le père Dumas, avec sonMonte-Cristo, n’en a pas trouvé de plus cocasses quecelles qui me sont arrivées.

Il se tut, avec une gravité philosophiqued’homme gris qui réfléchit, puis, lentement :

– Quand on veut qu’un garçon tourne bien,on ne devrait jamais l’envoyer dans une maison de correction, àcause des connaissances de là-dedans, quoi qu’il ait fait. J’enavais fait une bonne, moi, mais elle a mal tourné. Comme je meballadais avec trois camarades, un peu éméchés tous les quatre, unsoir, vers neuf heures, sur la grand’route, auprès du gué de Folac,voilà que je rencontre une voiture où tout le monde dormait, leconducteur et sa famille, c’étaient des gens de Martinon quirevenaient de dîner à la ville. Je prends le cheval par la bride,je le fais monter dans le bac du passeur et je pousse le bac aumilieu de la rivière. Ça fait du bruit, le bourgeois qui conduisaitse réveille, il ne voit rien, il fouette. Le cheval part et sautedans le bouillon avec la voiture. Tous noyés ! Les camaradesm’ont dénoncé. Ils avaient bien ri d’abord en me voyant faire mafarce. Vrai, nous n’avions pas pensé que ça tournerait si mal. Nousespérions seulement un bain, histoire de rire.

Depuis ça, j’en ai fait de plus raides pour mevenger de la première, qui ne méritait pas la correction, sur maparole. Mais ce n’est pas la peine de les raconter. Je vais vousdire seulement la dernière, parce que celle-là elle vous plaira,j’en suis sûr. Je vous ai vengé, papa.

L’abbé regardait son fils avec des yeuxterrifiés, et il ne mangeait plus rien.

Philippe-Auguste allait se remettre àparler.

– Non, dit le prêtre, pas à présent, toutà l’heure.

Se retournant, il battit et fit crier lastridente cymbale chinoise.

Marguerite entra aussitôt.

Et son maître commanda, avec une voix si rudequ’elle baissa la tête, effrayée et docile :

– Apporte-nous la lampe et tout ce que tuas encore à mettre sur la table, puis tu ne paraîtras plus tant queje n’aurai pas frappé le gong.

Elle sortit, revint et posa sur la nappe unelampe de porcelaine blanche, coiffée d’un abat-jour vert, un grosmorceau de fromage, des fruits, puis s’en alla.

Et l’abbé dit résolument.

– Maintenant, je vous écoute.

Philippe-Auguste emplit avec tranquillité sonassiette de dessert et son verre de vin. La seconde bouteille étaitpresque vide, bien que le curé n’y eût point touché.

Le jeune homme reprit, bégayant, la boucheempâtée de nourriture et de saoulerie.

– La dernière, la voilà. C’en est unerude : J’étais revenu à la maison… et j’y restais malgré euxparce qu’ils avaient peur de moi… peur de moi… Ah ! faut pasqu’on m’embête, moi… je suis capable de tout quand on m’embête…Vous savez… ils vivaient ensemble et pas ensemble. Il avait deuxdomiciles, lui, un domicile de sénateur et un domicile d’amant.Mais il vivait chez maman plus souvent que chez lui, car il nepouvait plus se passer d’elle. Ah !… en voilà une fine, et uneforte… maman… elle savait vous tenir un homme, celle-là ! Ellel’avait pris corps et âme, et elle l’a gardé jusqu’à la fin.C’est-il bête, les hommes ! Donc, j’étais revenu et je lesmaîtrisais par la peur. Je suis débrouillard, moi, quand il faut,et pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je necrains personne. Voilà que maman tombe malade et il l’installe dansune belle propriété près de Meulan, au milieu d’un parc grand commeune forêt. Ça dure dix-huit mois environ… comme je vous ai dit.Puis nous sentons approcher la fin. Il venait tous les jours deParis, et il avait du chagrin, mais là, du vrai.

Donc, un matin, ils avaient jacassé ensembleprès d’une heure, et je me demandais de quoi ils pouvaient jabotersi longtemps quand on m’appelle. Et maman me dit :

– Je suis près de mourir et il y aquelque chose que je veux te révéler, malgré l’avis du comte. –Elle l’appelait toujours « le comte » en parlant de lui.– C’est le nom de ton père, qui vit encore.

Je le lui avais demandé plus de cent fois…plus de cent fois… le nom de mon père… plus de cent fois… et elleavait toujours refusé de le dire… Je crois même qu’un jour j’y aiflanqué des gifles pour la faire jaser, mais ça n’a servi de rien.Et puis, pour se débarrasser de moi, elle m’a annoncé que vousétiez mort sans le sou, que vous étiez un pas grand chose, uneerreur de sa jeunesse, une gaffe de vierge, quoi. Elle me l’a sibien raconté que j’y ai coupé, mais en plein, dans votre mort.

Donc elle me dit :

– C’est le nom de ton père.

L’autre, qui était assis dans un fauteuil,réplique comme ça, trois fois :

– Vous avez tort, vous avez tort, vousavez tort, Rosette.

Maman s’assied dans son lit. Je la vois encoreavec ses pommettes rouges et ses yeux brillants ; car ellem’aimait bien tout de même ; et elle lui dit :

– Alors faites quelque chose pour lui,Philippe !

En lui parlant, elle le nommait« Philippe » et moi « Auguste ».

Il se mit à crier comme un forcené :

– Pour cette crapule-là, jamais, pour cevaurien, ce repris de justice, ce… ce… ce…

Et il en trouva des noms pour moi, comme s’iln’avait cherché que ça toute sa vie.

J’allais me fâcher, maman me fait taire, etelle lui dit :

– Vous voulez donc qu’il meure de faim,puisque je n’ai rien, moi.

Il répliqua, sans se troubler :

– Rosette, je vous ai donné trente-cinqmille francs par an, depuis trente ans, cela fait plus d’unmillion. Vous avez vécu par moi en femme riche, en femme aimée,j’ose dire, en femme heureuse. Je ne dois rien à ce gueux qui agâté nos dernières années ; et il n’aura rien de moi. Il estinutile d’insister. Nommez-lui l’autre si vous voulez. Je leregrette, mais je m’en lave les mains.

Alors, maman se tourne vers moi. Je medisais : « Bon… v’là que je retrouve mon vrai père… s’ila de la galette, je suis un homme sauvé… »

Elle continua :

– Ton père, le baron de Vilbois,s’appelle aujourd’hui l’abbé Vilbois, curé de Garandou, près deToulon. Il était mon amant quand je l’ai quitté pour celui-ci.

Et voilà qu’elle me conte tout, sauf qu’ellevous a mis dedans aussi au sujet de sa grossesse. Mais les femmes,voyez-vous, ça ne dit jamais la vérité.

Il ricanait, inconscient, laissant sortirlibrement toute sa fange. Il but encore, et la face toujourshilare, continua :

– Maman mourut deux jours… deux joursplus tard. Nous avons suivi son cercueil au cimetière, lui et moi…est-ce drôle… dites… lui et moi… et trois domestiques… c’est tout.Il pleurait comme une vache… nous étions côte à côte… on eût ditpapa et le fils à papa.

Puis nous voilà revenus à la maison. Rien quenous deux. Moi je me disais : « Faut filer, sans unsou. » J’avais juste cinquante francs. Qu’est-ce que jepourrais bien trouver pour me venger.

Il me touche le bras, et me dit.

– J’ai à vous parler.

Je le suivis dans son cabinet. Il s’assitdevant sa table, puis, en barbotant dans ses larmes, il me racontequ’il ne veut pas être pour moi aussi méchant qu’il le disait àmaman ; il me prie de ne pas vous embêter… – Ça… ça nousregarde, vous et moi… – Il m’offre un billet de mille… mille…mille… qu’est-ce que je pouvais faire avec mille francs… moi… unhomme comme moi. Je vis qu’il y en avait d’autres dans le tiroir,un vrai tas. La vue de c’papier là, ça me donne une envie dechouriner. Je tends la main pour prendre celui qu’il m’offrait,mais au lieu de recevoir son aumône, je saute dessus, je le jettepar terre, et je lui serre la gorge jusqu’à lui faire tourner del’œil ; puis, quand je vis qu’il allait passer, je lebâillonne, je le ligote, je le déshabille, je le retourne et puis…ah ! ah ! ah !… je vous ai drôlementvengé !…

Philippe-Auguste toussait, étranglé de joie,et toujours sur sa lèvre relevée d’un pli féroce et gai, l’abbéVilbois retrouvait l’ancien sourire de la femme qui lui avait faitperdre la tête.

– Après ? dit-il.

– Après… Ah ! ah ! ah !…Il y avait grand feu dans la cheminée… c’était en décembre… par lefroid… qu’elle est morte… maman… grand feu de charbon… Je prends letisonnier… je le fais rougir… et voilà… que je lui fais des croixdans le dos, huit, dix, je ne sais pas combien, puis je le retourneet je lui en fais autant sur le ventre. Est-ce drôle, hein !papa. C’est ainsi qu’on marquait les forçats autrefois. Il setortillait comme une anguille… mais je l’avais bien bâillonné, ilne pouvait pas crier. Puis, je pris les billets – douze – avec lemien ça faisait treize… ça ne m’a pas porté chance. Et je me suissauvé en disant aux domestiques de ne pas déranger monsieur lecomte jusqu’à l’heure du dîner parce qu’il dormait.

Je pensais bien qu’il ne dirait rien, par peurdu scandale, vu qu’il est sénateur. Je me suis trompé. Quatre joursaprès j’étais pincé dans un restaurant de Paris. J’ai eu trois ansde prison. C’est pour ça que je n’ai pas pu venir vous trouver plustôt.

Il but encore, et bredouillant de façon àprononcer à peine les mots.

– Maintenant… papa… papa curé !…Est-ce drôle d’avoir un curé pour papa !… Ah ! ah !faut être gentil, bien gentil avec bibi, parce que bibi n’est pasordinaire… et qu’il en a fait une bonne… pas vrai… une bonne… auvieux…

La même colère qui avait affolé jadis l’abbéVilbois devant la maîtresse trahissante, le soulevait à présentdevant cet abominable homme.

Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu,les secrets infâmes chuchotés dans le mystère des confessionnaux,il se sentait sans pitié, sans clémence en son propre nom, et iln’appelait plus maintenant à son aide ce Dieu secourable etmiséricordieux, car il comprenait qu’aucune protection céleste outerrestre ne peut sauver ici-bas ceux sur qui tombent de telsmalheurs.

Toute l’ardeur de son cœur passionné et de sonsang violent, éteinte par l’épiscopat, se réveillait dans unerévolte irrésistible contre ce misérable qui était son fils, contrecette ressemblance avec lui, et aussi avec la mère, la mère indignequi l’avait conçu pareil à elle, et contre la fatalité qui rivaitce gueux à son pied paternel ainsi qu’un boulet de galérien.

Il voyait, il prévoyait tout avec une luciditésubite, réveillé par ce choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeilet de tranquillité.

Convaincu soudain qu’il fallait parler fortpour être craint de ce malfaiteur et le terrifier du premier coup,il lui dit, les dents serrées par la fureur, et ne songeant plus àson ivresse :

– Maintenant que vous m’avez toutraconté, écoutez-moi. Vous partirez demain matin. Vous habiterez unpays que je vous indiquerai et que vous ne quitterez jamais sansmon ordre. Je vous y payerai une pension qui vous suffira pourvivre, mais petite, car je n’ai pas d’argent. Si vous désobéissezune seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire à moi…

Bien qu’abruti par le vin, Philippe-Augustecomprit la menace ; et le criminel qui était en lui surgittout à coup. Il cracha ces mots, avec des hoquets :

– Ah ! papa, faut pas me la faire…T’es curé… je te tiens… et tu fileras doux, comme lesautres !

L’abbé sursauta ; et ce fut, dans sesmuscles de vieil hercule, un invincible besoin de saisir cemonstre, de le plier comme une baguette et de lui montrer qu’ilfaudrait céder.

Il lui cria, en secouant la table et en la luijetant dans la poitrine.

– Ah ! prenez garde, prenez garde…je n’ai peur de personne, moi…

L’ivrogne, perdant l’équilibre, oscillait sursa chaise. Sentant qu’il allait tomber et qu’il était au pouvoir duprêtre, il allongea sa main, avec un regard d’assassin, vers un descouteaux qui traînaient sur la nappe. L’abbé Vilbois vit le geste,et il donna à la table une telle poussée que son fils culbuta surle dos et s’étendit par terre. La lampe roula et s’éteignit.

Pendant quelques secondes une fine sonnerie deverres heurtés chanta dans l’ombre ; puis ce fut une sorte derampement de corps mou sur le pavé, puis plus rien.

Avec la lampe brisée, la nuit subite s’étaitrépandue sur eux si prompte, inattendue et profonde, qu’ils enfurent stupéfaits comme d’un événement effrayant. L’ivrogne, blotticontre le mur, ne remuait plus ; et le prêtre restait sur sachaise, plongé dans ces ténèbres, qui noyaient sa colère. Ce voilesombre jeté sur lui arrêtant son emportement, immobilisa aussil’élan furieux de son âme ; et d’autres idées lui vinrent,noires et tristes comme l’obscurité.

Le silence se fit, un silence épais de tombefermée, où rien ne semblait plus vivre et respirer. Rien non plusne venait du dehors, pas un roulement de voiture au loin, pas unaboiement de chien, pas même un glissement dans les branches ou surles murs, d’un léger souffle de vent.

Cela dura longtemps, très longtemps, peut-êtreune heure. Puis, soudain le gong tinta ! Il tinta frappé d’unseul coup dur, sec et fort, que suivit un grand bruit bizarre dechute et de chaise renversée.

Marguerite, aux aguets, accourut ; maisdès qu’elle eut ouvert la porte, elle recula épouvantée devantl’ombre impénétrable. Puis tremblante, le cœur précipité, la voixhaletante et basse, elle appela :

– M’sieu l’curé, m’sieu l’curé.

Personne ne répondit, rien ne bougea.

« Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle,qu’est-ce qu’ils ont fait, qu’est-ce qu’est arrivé. »

Elle n’osait pas avancer, elle n’osait pasretourner prendre une lumière ; et une envie folle de sesauver, de fuir et de hurler la saisit, bien qu’elle se sentît lesjambes brisées à tomber sur place. Elle répétait :

– M’sieu le curé, m’sieu le curé, c’estmoi, Marguerite.

Mais soudain, malgré sa peur, un désirinstinctif de secourir son maître, et une de ces bravoures defemmes qui les rendent par moments héroïques emplirent son âmed’audace terrifiée, et, courant à sa cuisine, elle rapporta sonquinquet.

Sur la porte de la salle, elle s’arrêta. Ellevit d’abord le vagabond, étendu contre le mur, et qui dormait ousemblait dormir, puis la lampe cassée, puis, sous la table, lesdeux pieds noirs et les jambes aux bas noirs de l’abbé Vilbois, quiavait dû s’abattre sur le dos en heurtant le gong de sa tête.

Palpitante d’effroi, les mains tremblantes,elle répétait :

– Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce quec’est ?

Et comme elle avançait à petits pas, aveclenteur, elle glissa dans quelque chose de gras et faillittomber.

Alors, s’étant penchée, elle s’aperçut que surle pavé rouge, un liquide rouge aussi coulait, s’étendant autour deses pieds et courant vite vers la porte. Elle devina que c’était dusang.

Folle, elle s’enfuit, jetant sa lumière pourne plus rien voir, et elle se précipita dans la campagne, vers levillage. Elle allait, heurtant les arbres, les yeux fixés vers lesfeux lointains et hurlant.

Sa voix aiguë s’envolait par la nuit comme unsinistre cri de chouette et clamait sans discontinuer :« Le maoufatan… le maoufatan… le maoufatan… »

Lorsqu’elle atteignit les premières maisons,des hommes effarés sortirent et l’entourèrent ; mais elle sedébattait sans répondre, car elle avait perdu la tête.

On finit par comprendre qu’un malheur venaitd’arriver dans la campagne du curé, et une troupe s’arma pourcourir à son aide.

Au milieu du champ d’oliviers la petitebastide peinte en rose était devenue invisible et noire dans lanuit profonde et muette. Depuis que la lueur unique de sa fenêtreéclairée s’était éteinte comme un œil fermé, elle demeurait noyéedans l’ombre, perdue dans les ténèbres, introuvable pour quiconquen’était pas enfant du pays.

Bientôt des feux coururent au ras de terre, àtravers les arbres, venant vers elle. Ils promenaient sur l’herbebrûlée de longues clartés jaunes ; et sous leurs éclatserrants les troncs tourmentés des oliviers ressemblaient parfois àdes monstres, à des serpents d’enfer enlacés et tordus. Les refletsprojetés au loin firent soudain surgir dans l’obscurité quelquechose de blanchâtre et de vague, puis, bientôt le mur bas et carréde la petite demeure redevint rose devant les lanternes. Quelquespaysans les portaient, escortant deux gendarmes, revolver au poing,le garde-champêtre, le maire et Marguerite que des hommessoutenaient car elle défaillait.

Devant la porte demeurée ouverte, effrayante,il y eut un moment d’hésitation. Mais le brigadier saisissant unfalot, entra, suivi par les autres.

La servante n’avait pas menti. Le sang, figémaintenant, couvrait le pavé comme un tapis. Il avait couléjusqu’au vagabond, baignant une de ses jambes et une de sesmains.

Le père et le fils dormaient, l’un, la gorgecoupée, du sommeil éternel, l’autre du sommeil des ivrognes. Lesdeux gendarmes se jetèrent sur celui-ci, et avant qu’il fûtréveillé il avait des chaînes aux poignets. Il frotta ses yeux,stupéfait, abruti de vin ; et lorsqu’il vit le cadavre duprêtre, il eut l’air terrifié, et de ne rien comprendre.

– Comment ne s’est-il pas sauvé ?dit le maire.

– Il était trop saoul, répliqua lebrigadier.

Et tout le monde fut de son avis, car l’idéene serait venue à personne que l’abbé Vilbois, peut-être, avait puse donner la mort.

MOUCHE

Souvenir d’un canotier

 

Il nous dit :

« En ai-je vu, de drôles de choses et dedrôles de filles aux jours passés où je canotais. Que de fois j’aieu envie d’écrire un petit livre, titré « Sur la Seine »,pour raconter cette vie de force et d’insouciance, de gaieté et depauvreté, de fête robuste et tapageuse que j’ai menée de vingt àtrente ans.

J’étais un employé sans le sou ;maintenant, je suis un homme arrivé qui peut jeter des grossessommes pour un caprice d’une seconde. J’avais au cœur mille désirsmodestes et irréalisables qui me doraient l’existence de toutes lesattentes imaginaires. Aujourd’hui, je ne sais pas vraiment quellefantaisie me pourrait faire lever du fauteuil où je somnole. Commec’était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre lebureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, monabsorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah ! labelle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage etd’immondices. Je l’ai tant aimée, je crois, parce qu’elle m’adonné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah ! les promenadesle long des berges fleuries, mes amies les grenouilles quirêvaient, le ventre au frais, sur une feuille de nénuphar, et leslis d’eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes fines quim’ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d’albumjaponais quand le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flammebleue ! Ai-je aimé tout cela, d’un amour instinctif des yeuxqui se répandait dans tout mon corps en une joie naturelle etprofonde.

Comme d’autres ont des souvenirs de nuitstendres, j’ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumesmatinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortesavant l’aurore, puis, au premier rayon glissant sur les prairies,illuminées de rose à ravir le cœur ; et j’ai des souvenirs delune argentant l’eau frémissante et courante, d’une lueur quifaisait fleurir tous les rêves.

Et tout cela, symbole de l’éternelle illusion,naissait pour moi sur de l’eau croupie qui charriait vers la mertoutes les ordures de Paris.

Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nousétions cinq, une bande, aujourd’hui des hommes graves ; etcomme nous étions tous pauvres, nous avions fondé, dans uneaffreuse gargote d’Argenteuil, une colonie inexprimable qui nepossédait qu’une chambre-dortoir où j’ai passé les plus follessoirées, certes, de mon existence. Nous n’avions souci de rien quede nous amuser et de ramer, car l’aviron pour nous, sauf pour un,était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de siinvraisemblables farces, inventées par ces cinq chenapans, quepersonne aujourd’hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi,même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait enhaleine est morte dans les âmes actuelles.

À nous cinq nous possédions un seul bateau,acheté à grand’peine et sur lequel nous avons ri comme nous nerirons plus jamais. C’était une large yole un peu lourde, maissolide, spacieuse et confortable. Je ne vous ferai point leportrait de mes camarades. Il y en avait un petit, très malin,surnommé Petit Bleu ; un grand, à l’air sauvage, avec des yeuxgris et des cheveux noirs, surnommé Tomahawk ; un autre,spirituel et paresseux, surnommé La Tôque, le seul qui ne touchâtjamais une rame sous prétexte qu’il ferait chavirer lebateau ; un mince, élégant, très soigné, surnommé« N’a-qu’un-Œil » en souvenir d’un roman alors récent deCladel, et parce qu’il portait un monocle ; enfin moi qu’onavait baptisé Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite intelligenceavec le seul regret de n’avoir pas une barreuse. Une femme, c’estindispensable dans un canot. Indispensable parce que ça tientl’esprit et le cœur en éveil, parce que ça anime, ça amuse, çadistrait, ça pimente et ça fait décor avec une ombrelle rougeglissant sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas unebarreuse ordinaire, à nous cinq qui ne ressemblions guère à tout lemonde. Il nous fallait quelque chose d’imprévu, de drôle, de prêt àtout, de presque introuvable, enfin. Nous en avions essayé beaucoupsans succès, des filles de barre, pas des barreuses, canotièresimbéciles qui préféraient toujours le petit vin qui grise, à l’eauqui coule et qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puison les congédiait avec dégoût.

Or, voilà qu’un samedi soir« N’a-qu’un-Œil » nous amena une petite créature fluette,vive, sautillante, blagueuse et pleine de drôlerie, de cettedrôlerie, qui tient lieu d’esprit aux titis mâles et femelles éclossur le pavé de Paris. Elle était gentille, pas jolie, une ébauchede femme où il y avait de tout, une de ces silhouettes que lesdessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de café aprèsdîner entre un verre d’eau-de-vie et une cigarette. La nature enfait quelquefois comme ça.

Le premier soir, elle nous étonna, nous amusa,et nous laissa sans opinion tant elle était inattendue. Tombée dansce nid d’hommes prêts à toutes les folies, elle fut bien vitemaîtresse de la situation, et dès le lendemain elle nous avaitconquis.

Elle était d’ailleurs tout à fait toquée, néeavec un verre d’absinthe dans le ventre, que sa mère avait dû boireau moment d’accoucher, et elle ne s’était jamais dégrisée depuis,car sa nourrice, disait-elle, se refaisait le sang à coups detafia ; et elle-même n’appelait jamais autrement que « masainte famille » toutes les bouteilles alignées derrière lecomptoir des marchands de vin.

Je ne sais lequel de nous la baptisa« Mouche » ni pourquoi ce nom lui fut donné, mais il luiallait bien, et lui resta. Et notre yole, qui s’appelaitFeuille-à-l’Envers fit flotter chaque semaine sur laSeine, entre Asnières et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux etrobustes, gouvernés, sous un parasol de papier peint, par une viveet écervelée personne qui nous traitait comme des esclaves chargésde la promener sur l’eau, et que nous aimions beaucoup.

Nous l’aimions tous beaucoup, pour milleraisons d’abord, pour une seule ensuite. Elle était, à l’arrière denotre embarcation, une espèce de petit moulin à paroles, jacassantau vent qui filait sur l’eau. Elle bavardait sans fin avec le légerbruit continu de ces mécaniques ailées qui tournent dans labrise ; et elle disait étourdiment les choses les plusinattendues, les plus cocasses, les plus stupéfiantes. Il y avaitdans cet esprit, dont toutes les parties semblaient disparates à lafaçon de loques de toute nature et de toute couleur, non pascousues ensemble mais seulement faufilées, de la fantaisie commedans un conte de fées, de la gauloiserie, de l’impudeur, del’impudence, de l’imprévu, du comique, et de l’air, de l’air et dupaysage comme dans un voyage en ballon.

On lui posait des questions pour provoquer desréponses trouvées on ne sait où. Celle dont on la harcelait le plussouvent était celle-ci :

– Pourquoi t’appelle-t-onMouche ?

Elle découvrait des raisons tellementinvraisemblables que nous cessions de nager pour en rire.

Elle nous plaisait aussi, comme femme ;et La Tôque, qui ne ramait jamais et qui demeurait tout le long desjours assis à côté d’elle au fauteuil de barre, répondit une fois àla demande ordinaire :

– Pourquoi t’appelle-t-onMouche ?

– Parce que c’est une petitecantharide !

Oui, une petite cantharide bourdonnante etenfiévrante, non pas la classique cantharide empoisonneuse,brillante et mantelée, mais une petite cantharide aux ailes roussesqui commençait à troubler étrangement l’équipage entier de laFeuille-à-l’Envers.

Que de plaisanteries stupides, encore, surcette feuille où s’était arrêtée cette Mouche.

« N’a-qu’un-Œil », depuis l’arrivéede « Mouche » dans le bateau, avait pris au milieu denous un rôle prépondérant, supérieur, le rôle d’un monsieur qui aune femme à côté de quatre autres qui n’en ont pas. Il abusait dece privilège au point de nous exaspérer parfois en embrassantMouche devant nous, en l’asseyant sur ses genoux à la fin des repaset par beaucoup d’autres prérogatives humiliantes autantqu’irritantes.

On les avait isolés dans le dortoir par unrideau.

Mais je m’aperçus bientôt que mes compagnonset moi devions faire au fond de nos cerveaux de solitaires le mêmeraisonnement : « Pourquoi, en vertu de quelle loid’exception, de quel principe inacceptable, Mouche, qui neparaissait gênée par aucun préjugé, serait-elle fidèle à son amant,alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas à leursmaris ? »

Notre réflexion était juste. Nous en fûmesbientôt convaincus. Nous aurions dû seulement la faire plus tôtpour n’avoir pas à regretter le temps perdu. Mouche trompa« N’a-qu’un-Œil » avec tous les autres matelots de laFeuille-à-l’Envers.

Elle le trompa sans difficulté, sansrésistance, à la première prière de chacun de nous.

Mon Dieu, les gens pudiques vont s’indignerbeaucoup ! Pourquoi ? Quelle est la courtisane en voguequi n’a pas une douzaine d’amants, et quel est celui de ces amantsassez bête pour l’ignorer ? La mode n’est-elle pas d’avoir unsoir chez une femme célèbre et cotée, comme on a un soir à l’Opéra,aux Français ou à l’Odéon, depuis qu’on y joue les demi-classiques.On se met à dix pour entretenir une cocotte qui fait de son tempsune distribution difficile, comme on se met à dix pour posséder uncheval de course que monte seulement un jockey, véritable image del’amant de cœur.

On laissait par délicatesse Mouche à« N’a-qu’un-Œil », du samedi soir au lundi matin. Lesjours de navigation étaient à lui. Nous ne le trompions qu’ensemaine, à Paris, loin de la Seine, ce qui, pour des canotierscomme nous, n’était presque plus tromper.

La situation avait ceci de particulier que lesquatre maraudeurs des faveurs de Mouche n’ignoraient point cepartage, qu’ils en parlaient entre eux, et même avec elle, parallusions voilées qui la faisaient beaucoup rire. Seul,« N’a-qu’un-Œil » semblait tout ignorer ; et cetteposition spéciale faisait naître une gêne entre lui et nous,paraissait le mettre à l’écart, l’isoler, élever une barrière àtravers notre ancienne confiance et notre ancienne intimité. Celalui donnait pour nous un rôle difficile, un peu ridicule, un rôled’amant trompé, presque de mari.

Comme il était fort intelligent, doué d’unesprit spécial de pince-sans-rire, nous nous demandionsquelquefois, avec une certaine inquiétude, s’il ne se doutait derien.

Il eut soin de nous renseigner, d’une façonpénible pour nous. On allait déjeuner à Bougival, et nous ramionsavec vigueur, quand La Tôque qui avait, ce matin-là, une alluretriomphante d’homme satisfait et qui, assis côte à côte avec labarreuse, semblait se serrer contre elle un peu trop librement ànotre avis, arrêta la nage en criant :« Stop ! »

Les huit avirons sortirent de l’eau.

Alors, se tournant vers sa voisine, ildemanda :

– Pourquoi t’appelle-t-onMouche ?

Avant qu’elle eût pu répondre, la voix de« N’a-qu’un-Œil », assis à l’avant, articula d’un tonsec :

– Parce qu’elle se pose sur toutes lescharognes.

Il y eut d’abord un grand silence, une gêne,que suivit une envie de rire. Mouche elle-même demeuraitinterdite.

Alors, La Tôque commanda :

– Avant partout.

Le bateau se remit en route.

L’incident était clos, la lumière faite.

Cette petite aventure ne changea rien à noshabitudes. Elle rétablit seulement la cordialité entre« N’a-qu’un-Œil » et nous. Il redevint le propriétairehonoré de Mouche, du samedi soir au lundi matin, sa supériorité surnous tous ayant été bien établie par cette définition, qui clôturad’ailleurs l’ère des questions sur le mot « Mouche ».Nous nous contentâmes à l’avenir du rôle secondaire d’amisreconnaissants et attentionnés qui profitaient discrètement desjours de la semaine sans contestation d’aucune sorte entrenous.

Cela marcha très bien pendant trois moisenviron. Mais voilà que tout à coup Mouche prit, vis-à-vis de noustous, des attitudes bizarres. Elle était moins gaie, nerveuse,inquiète, presque irritable. On lui demandait sans cesse :

– Qu’est-ce que tu as ?

Elle répondait :

– Rien. Laisse-moi tranquille.

La révélation nous fut faite par« N’a-qu’un-Œil », un samedi soir. Nous venions de nousmettre à table dans la petite salle à manger que notre gargotierBarbichon nous réservait dans sa guinguette, et, le potage fini, onattendait la friture quand notre ami, qui paraissait aussisoucieux, prit d’abord la main de Mouche et ensuiteparla :

– « Mes chers camarades, dit-il,j’ai une communication des plus graves à vous faire et qui vapeut-être amener de longues discussions. Nous aurons le tempsd’ailleurs de raisonner entre les plats.

Cette pauvre Mouche m’a annoncé unedésastreuse nouvelle dont elle m’a chargé en même temps de vousfaire part.

Elle est enceinte.

Je n’ajoute que deux mots :

Ce n’est pas le moment de l’abandonner et larecherche de la paternité est interdite. »

Il y eut d’abord de la stupeur, la sensationd’un désastre : et nous nous regardions les uns les autresavec l’envie d’accuser quelqu’un. Mais lequel ? Ah !lequel ? Jamais je n’avais senti comme en ce moment laperfidie de cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais àun homme de savoir d’une façon certaine s’il est le père de sonenfant.

Puis peu à peu une espèce de consolation nousvint et nous réconforta, née au contraire d’un sentiment confus desolidarité.

Tomahawk, qui ne parlait guère, formula cedébut de rassérènement par ces mots :

– Ma foi, tant pis, l’union fait laforce.

Les goujons entraient apportés par unmarmiton. On ne se jetait pas dessus, comme toujours, car on avaittout de même l’esprit troublé.

N’a-qu’un-Œil reprit :

– Elle a eu, en cette circonstance, ladélicatesse de me faire des aveux complets. Mes amis, nous sommestous également coupables. Donnons-nous la main et adoptonsl’enfant.

La décision fut prise à l’unanimité. On levales bras vers le plat de poissons frits et on jura.

– Nous l’adoptons.

Alors, sauvée tout d’un coup, délivrée dupoids horrible d’inquiétude qui torturait depuis un mois cettegentille et détraquée pauvresse de l’amour, Mouches’écria :

– Oh ! mes amis ! mesamis ! Vous êtes de braves cœurs… de braves cœurs… de bravescœurs… Merci tous ! Et elle pleura, pour la première fois,devant nous.

Désormais on parla de l’enfant dans le bateaucomme s’il était né déjà, et chacun de nous s’intéressait, avec unesollicitude de participation exagérée, au développement lent etrégulier de la taille de notre barreuse.

On cessait de ramer pour demander :

– Mouche ?

Elle répondait :

– Présente.

– Garçon ou fille ?

– Garçon.

– Que deviendra-t-il ?

Alors elle donnait essor à son imagination dela façon la plus fantastique. C’étaient des récits interminables,des inventions stupéfiantes, depuis le jour de la naissancejusqu’au triomphe définitif. Il fut tout, cet enfant, dans le rêvenaïf, passionné et attendrissant de cette extraordinaire petitecréature, qui vivait maintenant, chaste, entre nous cinq, qu’elleappelait ses « cinq papas ». Elle le vit et le racontamarin, découvrant un nouveau monde plus grand que l’Amérique,général rendant à la France l’Alsace et la Lorraine, puis empereuret fondant une dynastie de souverains généreux et sages quidonnaient à notre patrie le bonheur définitif, puis savantdévoilant d’abord le secret de la fabrication de l’or, ensuitecelui de la vie éternelle, puis aéronaute inventant le moyend’aller visiter les astres et faisant du ciel infini une immensepromenade pour les hommes, réalisation de tous les songes les plusimprévus, et les plus magnifiques.

Dieu, fut-elle gentille et amusante, la pauvrepetite, jusqu’à la fin de l’été !

Ce fut le vingt septembre que creva son rêve.Nous revenions de déjeuner à Maisons-Laffitte et nous passionsdevant Saint-Germain, quand elle eut soif et nous demanda de nousarrêter au Pecq.

Depuis quelque temps, elle devenait lourde, etcela l’ennuyait beaucoup. Elle ne pouvait plus gambader commeautrefois, ni bondir du bateau sur la berge, ainsi qu’elle avaitcoutume de faire. Elle essayait encore, malgré nos cris et nosefforts ; et vingt fois, sans nos bras tendus pour la saisir,elle serait tombée.

Ce jour-là, elle eut l’imprudence de vouloirdébarquer avant que le bateau fût arrêté, par une de ces bravadesoù se tuent parfois les athlètes malades ou fatigués.

Juste au moment où nous allions accoster, sansqu’on pût prévoir ou prévenir son mouvement, elle se dressa, pritson élan et essaya de sauter sur le quai.

Trop faible, elle ne toucha que du bout dupied le bord de la pierre, glissa, heurta de tout son ventrel’angle aigu, poussa un grand cri et disparut dans l’eau.

Nous plongeâmes tous les cinq en même tempspour ramener un pauvre être défaillant, pâle comme une morte et quisouffrait déjà d’atroces douleurs.

Il fallut la porter bien vite dans l’aubergela plus voisine, où un médecin fut appelé.

Pendant dix heures que dura la fausse coucheelle supporta avec un courage d’héroïne d’abominables tortures.Nous nous désolions autour d’elle, enfiévrés d’angoisse et depeur.

Puis on la délivra d’un enfant mort ; etpendant quelques jours encore nous eûmes pour sa vie les plusgrandes craintes.

Le docteur, enfin, nous dit un matin :« Je crois qu’elle est sauvée. Elle est en acier, cettefille. » Et nous entrâmes ensemble dans sa chambre, le cœurradieux.

« N’a-qu’un-Œil », parlant pourtous, lui dit :

– Plus de danger, petite Mouche, noussommes bien contents.

Alors, pour la seconde fois, elle pleuradevant nous, et, les yeux sous une glace de larmes, ellebalbutia :

– Oh ! si vous saviez, si voussaviez… quel chagrin… quel chagrin… je ne me consolerai jamais.

– De quoi donc, petite Mouche ?

– De l’avoir tué, car je l’ai tué !oh ! sans le vouloir ! quel chagrin !…

Elle sanglotait. Nous l’entourions, émus, nesachant quoi lui dire.

Elle reprit :

– Vous l’avez vu, vous ?

Nous répondîmes, d’une seule voix :

– Oui.

– C’était un garçon, n’est-cepas ?

– Oui.

– Beau, n’est-ce pas ?

On hésita beaucoup. Petit-Bleu, le moinsscrupuleux, se décida à affirmer.

– Très beau.

Il eut tort, car elle se mit à gémir, presqueà hurler de désespoir.

Alors, N’a-qu’un-Œil, qui l’aimait peut-êtrele plus, eut pour la calmer une invention géniale, et baisant sesyeux ternis par les pleurs :

– Console-toi, petite Mouche,console-toi, nous t’en ferons un autre.

Le sens comique qu’elle avait dans les moellesse réveilla tout à coup, et à moitié convaincue, à moitiégouailleuse, toute larmoyante encore et le cœur crispé de peine,elle demanda, en nous regardant tous :

– Bien vrai ?

Et nous répondîmes ensemble :

– Bien vrai.

LE NOYÉ

I

Tout le monde, dans Fécamp, connaissaitl’histoire de la mère Patin. Certes, elle n’avait pas été heureuseavec son homme, la mère Patin ; car son homme la battait deson vivant, comme on bat le blé dans les granges.

Il était patron d’une barque de pêche, etl’avait épousée, jadis, parce qu’elle était gentille, quoiqu’ellefût pauvre.

Patin, bon matelot, mais brutal, fréquentaitle cabaret du père Auban, où il buvait aux jours ordinaires, quatreou cinq petits verres de fil et, aux jours de chance à la mer, huitou dix, et même plus, suivant sa gaieté de cœur, disait-il.

Le fil était servi aux clients par la fille aupère Auban, une brune plaisante à voir et qui attirait le monde àla maison par sa bonne mine seulement, car on n’avait jamais jasésur elle.

Patin, quand il entrait au cabaret, étaitcontent de la regarder et lui tenait des propos de politesse, despropos tranquilles d’honnête garçon. Quand il avait bu le premierverre de fil, il la trouvait déjà plus gentille ; au second,il clignait de l’œil ; au troisième, il disait :« Si vous vouliez, mam’zelle Désirée… » sans jamais finirsa phrase ; au quatrième, il essayait de la retenir par sajupe pour l’embrasser ; et, quand il allait jusqu’à dix,c’était le père Auban qui servait les autres.

Le vieux chand de vin, qui connaissait tousles trucs, faisait circuler Désirée entre les tables, pour activerla consommation ; et Désirée, qui n’était pas pour rien lafille au père Auban, promenait sa jupe autour des buveurs, etplaisantait avec eux, la bouche rieuse et l’œil malin.

À force de boire des verres de fil, Patins’habitua si bien à la figure de Désirée, qu’il y pensait même à lamer, quand il jetait ses filets à l’eau, au grand large, par lesnuits de vent ou les nuits de calme, par les nuits de lune ou lesnuits de ténèbres. Il y pensait en tenant sa barre, à l’arrière deson bateau, tandis que ses quatre compagnons sommeillaient, la têtesur leur bras. Il la voyait toujours lui sourire, verserl’eau-de-vie jaune avec un mouvement de l’épaule, et puis s’enaller en disant :

– Voilà ! Êtes-voussatisfait ?

Et, à force de la garder ainsi dans son œil etdans son esprit, il fut pris d’une telle envie de l’épouser que,n’y pouvant plus tenir, il la demanda en mariage.

Il était riche, propriétaire de sonembarcation, de ses filets et d’une maison au pied de la côte surla Retenue ; tandis que le père Auban n’avait rien. Il futdonc agréé avec empressement, et la noce eut lieu le plus vitepossible, les deux parties ayant hâte que la chose fût faite, pourdes raisons différentes.

Mais, trois jours après le mariage conclu,Patin ne comprenait plus du tout comment il avait pu croire Désiréedifférente des autres femmes. Vrai, fallait-il qu’il eût été bêtepour s’embarrasser d’une sans le sou qui l’avait enjôlé avec safine, pour sûr, de la fine où elle avait mis, pour lui, quelquesale drogue.

Et il jurait, tout le long des marées, cassaitsa pipe entre ses dents, bourrait son équipage ; et, ayantsacré à pleine bouche avec tous les termes usités et contre tout cequ’il connaissait, il expectorait ce qui lui restait de colère auventre sur les poissons et les homards tirés un à un des filets, etne les jetait plus dans les mannes qu’en les accompagnant d’injureset de termes malpropres.

Puis, rentré chez lui, ayant à portée de labouche et de la main sa femme, la fille au père Auban, il ne tardaguère à la traiter comme la dernière des dernières. Puis, commeelle l’écoutait résignée, accoutumée aux violences paternelles, ils’exaspéra de son calme ; et, un soir, il cogna. Ce fut alors,chez lui, une vie terrible.

Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue quedes tripotées que Patin flanquait à sa femme et que de sa manièrede jurer, à tout propos, en lui parlant. Il jurait, en effet, d’unefaçon particulière, avec une richesse de vocabulaire et unesonorité d’organe qu’aucun autre homme, dans Fécamp, ne possédait.Dès que son bateau se présentait à l’entrée du port, en revenant dela pêche, on attendait la première bordée qu’il allait lancer, deson pont sur la jetée, dès qu’il aurait aperçu le bonnet blanc desa compagne.

Debout, à l’arrière, il manœuvrait, l’œil surl’avant et sur la voile, aux jours de grosse mer, et, malgré lapréoccupation du passage étroit et difficile, malgré les vagues defond qui entraient comme des montagnes dans l’étroit couloir, ilcherchait, au milieu des femmes attendant les marins, sous l’écumedes lames, à reconnaître la sienne, la fille au père Auban, lagueuse !

Alors, dès qu’il l’avait vue, malgré le bruitdes flots et du vent, il lui jetait une engueulade, avec une telleforce de gosier, que tout le monde en riait, bien qu’on la plaignîtfort. Puis, quand le bateau arrivait à quai, il avait une manièrede décharger son lest de politesse, comme il disait, tout endébarquant son poisson, qui attirait autour de ses amarres tous lespolissons et tous les désœuvrés du port.

Cela lui sortait de la bouche, tantôt commedes coups de canon, terribles et courts, tantôt comme des coups detonnerre qui roulaient durant cinq minutes un tel ouragan de grosmots, qu’il semblait avoir dans les poumons tous les orages duPère-Éternel.

Puis, quand il avait quitté son bord et qu’ilse trouvait face à face avec elle au milieu des curieux et desharengères, il repêchait à fond de cale toute une cargaisonnouvelle d’injures et de duretés, et il la reconduisait ainsijusqu’à leur logis, elle devant, lui derrière, elle pleurant, luicriant.

Alors, seul avec elle, les portes fermées, iltapait sous le moindre prétexte. Tout lui suffisait pour lever lamain et, dès qu’il avait commencé, il ne s’arrêtait plus, en luicrachant alors au visage les vrais motifs de sa haine. À chaquegifle, à chaque horion il vociférait : « Ah ! sansle sou, ah ! va-nu-pieds, ah ! crève-la-faim, j’en aifait un joli coup le jour où je me suis rincé la bouche avec letord-boyaux de ton filou de père ! »

Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dansune épouvante incessante, dans un tremblement continu de l’âme etdu corps, dans une attente éperdue des outrages et des rossées.

Et cela dura dix ans. Elle était si craintivequ’elle pâlissait en parlant à n’importe qui, et qu’elle ne pensaitplus à rien qu’aux coups dont elle était menacée, et qu’elle étaitdevenue plus maigre, jaune et sèche qu’un poisson fumé.

II

Une nuit, son homme étant à la mer, elle futréveillée tout à coup par ce grognement de bête que fait le ventquand il arrive ainsi qu’un chien lâché ! Elle s’assit dansson lit, émue, puis, n’entendant plus rien, se recoucha ;mais, presque aussitôt, ce fut dans sa cheminée un mugissement quisecouait la maison tout entière, et cela s’étendit par tout le cielcomme si un troupeau d’animaux furieux eût traversé l’espace ensoufflant et en beuglant.

Alors elle se leva et courut au port. D’autresfemmes y arrivaient de tous les côtés avec des lanternes. Leshommes accouraient et tous regardaient s’allumer dans la nuit, surla mer, les écumes au sommet des vagues.

La tempête dura quinze heures. Onze matelotsne revinrent pas, et Patin fut de ceux-là.

On retrouva, du côté de Dieppe, des débris dela Jeune-Amélie, sa barque. On ramassa, vers Saint-Valéry,les corps de ses matelots, mais on ne découvrit jamais le sien.Comme la coque de l’embarcation semblait avoir été coupée en deux,sa femme, pendant longtemps, attendit et redouta son retour ;car, si un abordage avait eu lieu, il se pouvait faire que lebâtiment abordeur l’eût recueilli, lui seul, et emmené au loin.

Puis, peu à peu, elle s’habitua à la penséequ’elle était veuve, tout en tressaillant chaque fois qu’unevoisine, qu’un pauvre ou qu’un marchand ambulant entraitbrusquement chez elle.

Or, un après-midi, quatre ans environ après ladisparition de son homme, elle s’arrêta, en suivant la rue auxJuifs, devant la maison d’un vieux capitaine, mort récemment, etdont on vendait les meubles.

Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet,un perroquet vert à tête bleue, qui regardait tout ce monde d’unair mécontent et inquiet.

– Trois francs ! criait levendeur ; un oiseau qui parle comme un avocat, troisfrancs !

Une amie de la Patin lui poussa lecoude :

– Vous devriez acheter ça, vous qu’êtesriche, dit-elle. Ça vous tiendrait compagnie ; il vaut plus detrente francs, c’t’oiseau-là. Vous le revendrez toujours ben vingtà vingt-cinq !

– Quatre francs ! mesdames, quatrefrancs ! répétait l’homme. Il chante vêpres et prêche commeM. le curé. C’est un phénomène… un miracle !

La Patin ajouta cinquante centimes, et on luiremit, dans une petite cage, la bête au nez crochu, qu’elleemporta.

Puis elle l’installa chez elle et, comme elleouvrait la porte de fil de fer pour offrir à boire à l’animal, ellereçut, sur le doigt, un coup de bec qui coupa la peau et fit venirle sang.

– Ah ! qu’il est mauvais,dit-elle.

Elle lui présenta cependant du chènevis et dumais, puis le laissa lisser ses plumes en guettant d’un airsournois sa nouvelle maison et sa nouvelle maîtresse.

Le jour commençait à poindre, le lendemain,quand la Patin entendit, de la façon la plus nette, une voix, unevoix forte, sonore, roulante, la voix de Patin, quicriait :

– Te lèveras-tu, charogne !

Son épouvante fut telle qu’elle se cacha latête sous ses draps, car, chaque matin, jadis, dès qu’il avaitouvert les yeux, son défunt les lui hurlait dans l’oreille, cesquatre mots qu’elle connaissait bien.

Tremblante, roulée en boule, le dos tendu à larossée qu’elle attendait déjà, elle murmurait, la figure cachéedans la couche :

– Dieu Seigneur, le v’là ! DieuSeigneur, le v’là ! Il est r’venu, Dieu Seigneur !

Les minutes passaient ; aucun bruit netroublait plus le silence de la chambre. Alors, en frémissant, ellesortit sa tête du lit, sûre qu’il était là, guettant, prêt àbattre.

Elle ne vit rien, rien qu’un trait de soleilpassant par la vitre et elle pensa :

– Il est caché, pour sûr.

Elle attendit longtemps, puis, un peurassurée, songea :

– Faut croire que j’ai rêvé, p’isqu’iln’se montre point.

Elle refermait les yeux, un peu rassurée,quand éclata, tout près, la voix furieuse, la voix de tonnerre dunoyé qui vociférait :

– Nom d’un nom, d’un nom, d’un nom, d’unnom, te lèveras-tu, ch… !

Elle bondit hors du lit, soulevée parl’obéissance, par sa passive obéissance de femme rouée de coups,qui se souvient encore, après quatre ans, et qui se souviendratoujours, et qui obéira toujours à cette voix-là ! Et elledit :

– Me v’là, Patin ; qué que tuveux ?

Mais Patin ne répondit pas.

Alors, éperdue, elle regarda autour d’elle,puis elle chercha partout, dans les armoires, dans la cheminée,sous le lit, sans trouver personne, et elle se laissa choir enfinsur une chaise, affolée d’angoisse, convaincue que l’âme de Patin,seule, était là, près d’elle, revenue pour la torturer.

Soudain, elle se rappela le grenier, où onpouvait monter du dehors par une échelle. Assurément, il s’étaitcaché là pour la surprendre. Il avait dû, gardé par des sauvagessur quelque côte, ne pouvoir s’échapper plus tôt, et il étaitrevenu, plus méchant que jamais. Elle n’en pouvait douter, rienqu’au timbre de sa voix.

Elle demanda, la tête levée vers leplafond :

– T’es-ti là-haut, Patin ?

Patin ne répondit pas.

Alors elle sortit et, avec une peur affreusequi lui secouait le cœur, elle monta l’échelle, ouvrit la lucarne,regarda, ne vit rien, entra, chercha et ne trouva pas.

Assise sur une botte de paille, elle se mit àpleurer ; mais, pendant qu’elle sanglotait, traversée d’uneterreur poignante et surnaturelle, elle entendit, dans sa chambre,au-dessous d’elle, Patin qui racontait des choses. Il semblaitmoins en colère, plus tranquille, et il disait :

– Sale temps ! – Gros vent ! –Sale temps ! – J’ai pas déjeuné, nom d’un nom !

Elle cria à travers le plafond :

– Me v’là, Patin ; j’vas te faire lasoupe. Te fâche pas, j’arrive.

Et elle redescendit en courant.

Il n’y avait personne chez elle.

Elle se sentit défaillir comme si la Mort latouchait, et elle allait se sauver pour demander secours auxvoisins, quand la voix, tout près de son oreille, cria :

– J’ai pas déjeuné, nom d’unnom !

Et le perroquet, dans sa cage, la regardait deson œil rond, sournois et mauvais.

Elle aussi, le regarda, éperdue,murmurant :

– Ah ! c’est toi !

Il reprit, en remuant sa tête :

– Attends, attends, attends, je vast’apprendre à fainéanter !

Que se passa-t-il en elle ? Elle sentit,elle comprit que c’était bien lui, le mort, qui revenait, quis’était caché dans les plumes de cette bête pour recommencer à latourmenter, qu’il allait jurer, comme autrefois, tout le jour, etla mordre, et crier des injures pour ameuter les voisins et lesfaire rire. Alors elle se rua, ouvrit la cage, saisit l’oiseau qui,se défendant, lui arrachait la peau avec son bec et avec sesgriffes. Mais elle le tenait de toute sa force, à deux mains, et,se jetant par terre, elle se roula dessus avec une frénésie depossédée, l’écrasa, en fit une loque de chair, une petite chosemolle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et quipendait ; puis, l’ayant enveloppée d’un torchon comme d’unlinceul, elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, quela mer battait de courtes vagues, et, secouant le linge, ellelaissa tomber dans l’eau cette petite chose morte qui ressemblait àun peu d’herbe ; puis elle rentra, se jeta à genoux devant lacage vide, et, bouleversée de ce qu’elle avait fait, demanda pardonau bon Dieu, en sanglotant, comme si elle venait de commettre unhorrible crime.

L’ÉPREUVE

I

Un bon ménage, le ménage Bondel, bien qu’unpeu guerroyant. On se querellait souvent, pour des causes futiles,puis on se réconciliait.

Ancien commerçant retiré des affaires aprèsavoir amassé de quoi vivre selon ses goûts simples, Bondel avaitloué à Saint-Germain un petit pavillon et s’était gîté là, avec safemme.

C’était un homme calme, dont les idées, bienassises, se levaient difficilement. Il avait de l’instruction,lisait des journaux graves et appréciait cependant l’espritgaulois. Doué de raison, de logique, de ce bon sens pratique quiest la qualité maîtresse de l’industrieux bourgeois français, ilpensait peu, mais sûrement, et ne se décidait aux résolutionsqu’après des considérations que son instinct lui révélaitinfaillibles.

C’était un homme de taille moyenne,grisonnant, à la physionomie distinguée.

Sa femme, pleine de qualités sérieuses, avaitaussi quelques défauts. D’un caractère emporté, d’une franchised’allures qui touchait à la violence, et d’un entêtementinvincible, elle gardait contre les gens des rancunes inapaisables.Jolie autrefois, puis devenue trop grosse, trop rouge, elle passaitencore, dans leur quartier, à Saint-Germain, pour une très bellefemme, qui représentait la santé avec un air pas commode.

Leurs dissentiments, presque toujours,commençaient au déjeuner, au cours de quelque discussion sansimportance, puis jusqu’au soir, souvent jusqu’au lendemain ilsdemeuraient fâchés. Leur vie si simple, si bornée, donnait de lagravité à leurs préoccupations les plus légères, et tout sujet deconversation devenait un sujet de dispute. Il n’en était pas ainsijadis, lorsqu’ils avaient des affaires qui les occupaient, quimariaient leurs soucis, serraient leurs cœurs, les enfermant et lesretenant pris ensemble dans le filet de l’association et del’intérêt commun.

Mais à Saint-Germain on voyait moins de monde.Il avait fallu refaire des connaissances, se créer, au milieud’étrangers, une existence nouvelle toute vide d’occupations.Alors, la monotonie des heures pareilles les avait un peu aigrisl’un et l’autre ; et le bonheur tranquille, espéré, attenduavec l’aisance, n’apparaissait pas.

Ils venaient de se mettre à table, par unmatin du mois de juin, quand Bondel demanda :

– Est-ce que tu connais les gens quidemeurent dans ce petit pavillon rouge au bout de la rue duBerceau ?

Mme Bondel devait être mallevée. Elle répondit :

– Oui et non, je les connais, mais je netiens pas à les connaître.

– Pourquoi donc ? Ils ont l’air trèsgentils.

– Parce que…

– J’ai rencontré le mari ce matin sur laterrasse et nous avons fait deux tours ensemble.

Comprenant qu’il y avait du danger dans l’air,Bondel ajouta :

– C’est lui qui m’a abordé et parlé lepremier.

La femme le regardait avec mécontentement.Elle reprit :

– Tu aurais aussi bien fait del’éviter.

– Mais pourquoi donc ?

– Parce qu’il y a des potins sur eux.

– Quels potins ?

– Quels potins ! Mon Dieu, despotins comme on en fait souvent.

M. Bondel eut le tort d’être un peuvif.

– Ma chère amie, tu sais que j’ai horreurdes potins. Il me suffit qu’on en fasse pour me rendre les genssympathiques. Quant à ces personnes, je les trouve fort bien,moi.

Elle demanda, rageuse :

– La femme aussi, peut-être ?

– Mon Dieu, oui, la femme aussi, quoiqueje l’aie à peine aperçue.

Et la discussion continua, s’envenimantlentement, acharnée sur le même sujet, par pénurie d’autresmotifs.

Mme Bondel s’obstinait à nepas dire quels potins couraient sur ces voisins, laissant entendrede vilaines choses, sans préciser. Bondel haussait les épaules,ricanait, exaspérait sa femme. Elle finit par crier :

– Eh bien ! ce monsieur est cornard,voilà !

Le mari répondit sans s’émouvoir :

– Je ne vois pas en quoi cela atteintl’honorabilité d’un homme ?

Elle parut stupéfaite.

– Comment, tu ne vois pas ?… tu nevois pas ?… elle est trop forte, en vérité… tu ne voispas ? Mais c’est un scandale public ; il est taré à forced’être cornard !

Il répondit :

– Ah ! mais non ! Un hommeserait taré parce qu’on le trompe, taré parce qu’on le trahit, taréparce qu’on le vole ?… Ah ! mais non. Je te l’accordepour la femme, mais pas pour lui.

Elle devenait furieuse.

– Pour lui comme pour elle. Ils sonttarés, c’est une honte publique.

Bondel, très calme, demanda :

– D’abord, est-ce vrai ? Qui peutaffirmer une chose pareille tant qu’il n’y a pas flagrantdélit.

Mme Bondel s’agitait sur sonsiège.

– Comment ? qui peut affirmer ?mais tout le monde ! tout le monde ! ça se voit comme lesyeux dans le visage, une chose pareille. Tout le monde le sait,tout le monde le dit. Il n’y a pas à douter. C’est notoire commeune grande fête.

Il ricanait.

– On a cru longtemps aussi que le soleiltournait autour de la terre et mille autres choses non moinsnotoires, qui étaient fausses. Cet homme adore sa femme ; ilen parle avec tendresse, avec vénération. Ça n’est pas vrai.

Elle balbutia, trépignant :

– Avec ça qu’il le sait, cet imbécile, cecrétin, ce taré !

Bondel ne se fâchait pas ; ilraisonnait.

– Pardon. Ce monsieur n’est pas bête. Ilm’a paru au contraire fort intelligent et très fin ; et tu neme feras pas croire qu’un homme d’esprit ne s’aperçoive pas d’unechose pareille dans sa maison, quand les voisins, qui n’y sont pas,dans sa maison, n’ignorent aucun détail de cet adultère, car ilsn’ignorent aucun détail, assurément.

Mme Bondel eut un accès degaieté rageuse qui irrita les nerfs de son mari.

– Ah ! ah ! ah ! tous lesmêmes, tous, tous ! Avec ça qu’il y en a un seul au monde quidécouvre cela, à moins qu’on ne lui mette le nez dessus.

La discussion déviait. Elle partit à fond detrain sur l’aveuglement des époux trompés dont il doutait etqu’elle affirmait avec des airs de mépris si personnels qu’il finitpar se fâcher.

Alors, ce fut une querelle pleined’emportement, où elle prit le parti des femmes, où il prit ladéfense des hommes.

Il eut la fatuité de déclarer :

– Eh bien moi, je te jure que si j’avaisété trompé, je m’en serais aperçu, et tout de suite encore. Et jet’aurais fait passer ce goût-là, d’une telle façon, qu’il auraitfallu plus d’un médecin pour te remettre sur pied.

Elle fut soulevée de colère et lui cria dansla figure :

– Toi ? toi ! Mais tu es aussibête que les autres, entends-tu !

Il affirma de nouveau :

– Je te jure bien que non.

Elle lâcha un rire d’une telle impertinencequ’il sentit un battement de cœur, et un frisson sur sa peau.

Pour la troisième fois il dit :

– Moi, je l’aurais vu.

Elle se leva, riant toujours de la mêmefaçon.

– Non, c’est trop, fit-elle.

Et elle sortit en tapant la porte.

II

Bondel resta seul, très mal à l’aise. Ce rireinsolent, provocateur, l’avait touché comme un de ces aiguillons demouche venimeuse dont on ne sent pas la première atteinte, maisdont la brûlure s’éveille bientôt et devient intolérable.

Il sortit, marcha, rêvassa. La solitude de savie nouvelle le poussait à penser tristement, à voir sombre. Levoisin qu’il avait rencontré le matin se trouva tout à coup devantlui. Ils se serrèrent la main et se mirent à causer. Après avoirtouché divers sujets, ils en vinrent à parler de leurs femmes. L’unet l’autre semblaient avoir quelque chose à confier, quelque chosed’inexprimable, de vague, de pénible sur la nature même de cet êtreassocié à leur vie : une femme.

Le voisin disait :

– Vrai, on croirait qu’elles ont parfoiscontre leur mari une sorte d’hostilité particulière, par cela seulqu’il est leur mari. Moi, j’aime ma femme. Je l’aime beaucoup, jel’apprécie et je la respecte ; eh bien ! elle aquelquefois l’air de montrer plus de confiance et d’abandon à nosamis qu’à moi-même.

Bondel aussitôt pensa : « Ça y est,ma femme avait raison. »

Lorsqu’il eût quitté cet homme, il se remit àsonger. Il sentait en son âme un mélange confus de penséescontradictoires, une sorte de bouillonnement douloureux, et ilgardait dans l’oreille le rire impertinent, ce rire exaspéré quisemblait dire : « Mais il en est de toi comme des autres,imbécile. » Certes, c’était là une bravade, une de cesimpudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent toutpour blesser, pour humilier l’homme contre lequel elles sontirritées.

Donc ce pauvre monsieur devait être aussi unmari trompé, comme tant d’autres. Il avait dit, avectristesse : « Elle a quelquefois l’air de montrer plus deconfiance et d’abandon à nos amis qu’à moi-même. » Voilà donccomment un mari, – cet aveugle sentimental que la loi nomme unmari, – formulait ses observations sur les attentions particulièresde sa femme pour un autre homme. C’était tout. Il n’avait rien vude plus. Il était pareil aux autres… Aux autres !

Puis, comme sa propre femme, à lui, Bondel,avait ri d’une façon bizarre : « Toi aussi… toiaussi… » Comme elles sont folles et imprudentes ces créaturesqui peuvent faire entrer de pareils soupçons dans le cœur pour leseul plaisir de braver.

Il remontait leur vie commune, cherchant dansleurs relations anciennes si elle avait jamais paru montrer àquelqu’un plus de confiance et d’abandon qu’à lui-même. Il n’avaitjamais suspecté personne, tant il était tranquille, sûr d’elle,confiant.

Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime,qui pendant près d’un an vint dîner chez eux trois fois parsemaine, Tancret, ce bon Tancret, ce brave Tancret, que lui,Bondel, aima comme un frère et qu’il continuait à voir en cachettedepuis que sa femme s’était fâchée, il ne savait pourquoi, avec cetaimable garçon.

Il s’arrêta, pour réfléchir, regardant lepassé avec des yeux inquiets. Puis une révolte surgit en lui contrelui-même, contre cette honteuse insinuation du moi défiant, du moijaloux, du moi méchant que nous portons tous. Il se blâma, ils’accusa, il s’injuria, tout en se rappelant les visites, lesallures de cet ami que sa femme appréciait tant et qu’elle expulsasans raison sérieuse. Mais soudain d’autres souvenirs lui vinrent,de ruptures pareilles dues au caractère vindicatif deMme Bondel qui ne pardonnait jamais un froissement.Il rit alors franchement de lui-même, du commencement d’angoissequi l’avait étreint ; et se souvenant des mines haineuses deson épouse quand il lui disait, le soir, en rentrant :« J’ai rencontré ce bon Tancret, il m’a demandé de tesnouvelles », il se rassura complètement.

Elle répondait toujours : « Quand tuverras ce monsieur, tu peux lui dire que je le dispense des’occuper de moi. » Oh ! de quel air irrité, de quel airféroce elle prononçait ces paroles. Comme on sentait bien qu’ellene pardonnait pas, qu’elle ne pardonnerait point… Et il avait pusoupçonner ?… même une seconde ?… Dieu, quellebêtise !

Pourtant, pourquoi s’était-elle fâchéeainsi ? Elle n’avait jamais raconté le motif précis de cettebrouille et la raison de son ressentiment. Elle lui en voulait bienfort ! bien fort ? Est-ce que ?… Mais non… mais non…Et Bondel se déclara qu’il s’avilissait lui-même en songeant à deschoses pareilles.

Oui, il s’avilissait sans aucun doute, mais ilne pouvait s’empêcher de songer à cela et il se demanda avecterreur si cette idée entrée en lui n’allait pas y demeurer, s’iln’avait pas là, dans le cœur, la larve d’un long tourment. Il seconnaissait ; il était homme à ruminer son doute, comme ilruminait autrefois ses opérations commerciales, pendant les jourset les nuits, en pesant le pour et le contre, interminablement.

Déjà il devenait agité, il marchait plus viteet perdait son calme. On ne peut rien contre l’Idée. Elle estimprenable, impossible à chasser, impossible à tuer.

Et soudain un projet naquit en lui, hardi, sihardi qu’il douta d’abord s’il l’exécuterait.

Chaque fois qu’il rencontrait Tancret,celui-ci demandait des nouvelles deMme Bondel ; et Bondel répondait :« Elle est toujours un peu fâchée. » Rien de plus, –Dieu… avait-il été assez mari lui-même !…Peut-être !…

Donc il allait prendre le train pour Paris, serendre chez Tancret et le ramener avec lui, ce soir-là même, en luiaffirmant que la rancune inconnue de sa femme était passée. Oui,mais quelle tête ferait Mme Bondel… quellescène !… quelle fureur !… quel scandale !… Tant pis,tant pis… ce serait la vengeance du rire, et, en les voyant soudainen face l’un de l’autre, sans qu’elle fût prévenue, il saurait biensaisir sur les figures l’émotion de la vérité.

III

Il se rendit aussitôt à la gare, prit sonbillet, monta dans un wagon et lorsqu’il se sentit emporté par letrain qui descendait la rampe du Pecq, il eut un peu peur, unesorte de vertige devant ce qu’il allait oser. Pour ne pas fléchir,reculer, revenir seul, il s’efforça de n’y plus penser, de sedistraire sur d’autres idées, de faire ce qu’il avait décidé avecune résolution aveugle, et il se mit à chantonner des airsd’opérette et de café-concert jusqu’à Paris afin d’étourdir sapensée.

Des envies de s’arrêter le saisirent aussitôtqu’il eut devant lui les trottoirs qui allaient le conduire à larue de Tancret. Il flâna devant quelques boutiques, remarqua lesprix de certains objets, s’intéressa à des articles nouveaux, eutenvie de boire un bock, ce qui n’était guère dans ses habitudes, eten approchant du logis de son ami, désira fort ne point lerencontrer.

Mais Tancret était chez lui, seul, lisant. Ilfut surpris, se leva, s’écria :

– Ah ! Bondel ! Quellechance !

Et Bondel, embarrassé, répondit :

– Oui, mon cher, je suis venu fairequelques courses à Paris et je suis monté pour vous serrer lamain.

– Ça c’est gentil, gentil ! D’autantplus que vous aviez un peu perdu l’habitude d’entrer chez moi.

– Que voulez-vous, on subit malgré soides influences, et comme ma femme avait l’air de vous envouloir !

– Bigre… avait l’air… elle a fait mieuxque cela, puisqu’elle m’a mis à la porte.

– Mais à propos de quoi ? Je ne l’aijamais su, moi.

– Oh ! à propos de rien… d’unebêtise… d’une discussion où je n’étais pas de son avis.

– Mais à quel sujet cettediscussion ?

– Sur une dame que vous connaissezpeut-être de nom ; Mme Boutin, une de mesamies.

– Ah ! vraiment… Eh bien ! jecrois qu’elle ne vous en veut plus, ma femme, car elle m’a parlé devous, ce matin, en termes fort amicaux.

Tancret eut un tressaillement, et paruttellement stupéfait que pendant quelques instants il ne trouva rienà dire. Puis il reprit :

– Elle vous a parlé de moi… en termesamicaux…

– Mais oui.

– Vous en êtes sûr ?

– Parbleu ?… je ne rêve pas.

– Et puis ?…

– Et puis… comme je venais à Paris, j’aicru vous faire plaisir en vous le disant.

– Mais oui… Mais oui…

Bondel parut hésiter, puis, après un petitsilence :

– J’avais même une idée… originale.

– Laquelle ?

– Vous ramener avec moi pour dîner à lamaison.

À cette proposition, Tancret, d’un naturelprudent, parut inquiet.

– Oh ! vous croyez… est-ce possible…ne nous exposons-nous pas à… à… des histoires…

– Mais non… mais non.

– C’est que… vous savez… elle a de larancune, Mme Bondel.

– Oui, mais je vous assure qu’elle nevous en veut plus. Je suis même convaincu que cela lui fera grandplaisir de vous voir comme ça, à l’improviste.

– Vrai ?

– Oh ! vrai.

– Eh bien ! allons, mon cher. Moi,je suis enchanté. Voyez-vous, cette brouille-là me faisait beaucoupde peine.

Et ils se mirent en route vers la gareSaint-Lazare en se tenant par le bras.

Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaientperdus en des songeries profondes. Assis l’un en face de l’autre,dans le wagon, ils se regardaient sans parler, constatant l’un etl’autre qu’ils étaient pâles.

Puis ils descendirent du train et se reprirentle bras, comme pour s’unir contre un danger. Après quelques minutesde marche ils s’arrêtèrent, un peu haletants tous les deux, devantla maison des Bondel.

Bondel fit entrer son ami, le suivit dans lesalon, appela sa bonne et lui dit : « Madame estici ? »

– Oui, monsieur.

– Priez-la de descendre tout de suite,s’il vous plaît.

– Oui, monsieur.

Et ils attendirent, tombés sur deux fauteuils,émus à présent de la même envie de s’en aller au plus vite, avantque n’apparût sur le seuil la grande personne redoutée.

Un pas connu, un pas puissant descendit lesmarches de l’escalier. Une main toucha la serrure, et les yeux desdeux hommes virent tourner la poignée de cuivre. Puis la portes’ouvrit toute grande et Mme Bondel s’arrêta,voulant voir avant d’entrer.

Donc elle regarda, rougit, frémit, recula d’undemi-pas, puis demeura immobile, le sang aux joues et les mainsposées sur les deux murs de l’entrée.

Tancret, pâle à présent comme s’il allaitdéfaillir, s’était levé, laissant tomber son chapeau, qui roula surle parquet. Il balbutiait.

– Mon Dieu… Madame… c’est moi… j’ai cru…j’ai osé… Cela me faisait tant de peine…

Comme elle ne répondait pas, ilreprit :

– Me pardonnez-vous… enfin ?

Alors, brusquement, emportée par uneimpulsion, elle marcha vers lui les deux mains tendues ; etquand il eut pris, serré et gardé ces deux mains, elle dit, avecune petite voix émue, brisée, défaillante, que son mari ne luiconnaissait point :

– Ah ! mon cher ami… Ça me fait bienplaisir !

Et Bondel, qui les contemplait, se sentitglacé de la tête aux pieds, comme si on l’eût trempé dans un bainfroid.

LE MASQUE

 

Il y avait bal costumé, à l’Élysée-Montmartre,ce soir-là. C’était à l’occasion de la Mi-Carême, et la fouleentrait, comme l’eau dans une vanne d’écluse, dans le couloirilluminé qui conduit à la salle de danse. Le formidable appel del’orchestre, éclatant comme un orage de musique, crevait les murset le toit, se répandait sur le quartier, allait éveiller, par lesrues et jusqu’au fond des maisons voisines, cet irrésistible désirde sauter, d’avoir chaud, de s’amuser qui sommeille au fond del’animal humain.

Et les habitués du lieu s’en venaient aussides quatre coins de Paris, gens de toutes les classes, qui aimentle gros plaisir tapageur, un peu crapuleux, frotté de débauche.C’étaient des employés, des souteneurs, des filles, des filles detous draps, depuis le coton vulgaire jusqu’à la plus fine batiste,des filles riches, vieilles et diamantées, et des filles pauvres,de seize ans, pleines d’envie de faire la fête, d’être aux hommes,de dépenser de l’argent. Des habits noirs élégants en quête dechair fraîche, de primeurs déflorées, mais savoureuses, rôdaientdans cette foule échauffée, cherchaient, semblaient flairer, tandisque les masques paraissaient agités surtout par le désir des’amuser. Déjà des quadrilles renommés amassaient autour de leursbondissements une couronne épaisse de public. La haie onduleuse, lapâte remuante de femmes et d’hommes qui encerclait les quatredanseurs se nouait autour comme un serpent, tantôt rapprochée,tantôt écartée suivant les écarts des artistes. Les deux femmes,dont les cuisses semblaient attachées au corps par des ressorts decaoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants.Elles les lançaient en l’air avec tant de vigueur que le membreparaissait s’envoler vers les nuages, puis soudain les écartantcomme si elles se fussent ouvertes jusqu’à mi-ventre, glissantl’une en avant, l’autre en arrière, elles touchaient le sol de leurcentre par un grand écart rapide, répugnant et drôle.

Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient despieds, s’agitaient, les bras remués et soulevés comme des moignonsd’ailes sans plumes, et on devinait, sous leurs masques, leurrespiration essoufflée.

Un d’eux, qui avait pris place dans le plusréputé des quadrilles pour remplacer une célébrité absente, le beau« Songe-au-Gosse », et qui s’efforçait de tenir tête àl’infatigable « Arête-de-Veau » exécutait des cavaliersseuls bizarres qui soulevaient la joie et l’ironie du public.

Il était maigre, vêtu en gommeux, avec un jolimasque verni sur le visage, un masque à moustache blonde frisée quecoiffait une perruque à boucles.

Il avait l’air d’une figure de cire du muséeGrévin, d’une étrange et fantasque caricature du charmant jeunehomme des gravures de mode, et il dansait avec un effort convaincu,mais maladroit, avec un emportement comique. Il semblait rouillé àcôté des autres, en essayant d’imiter leurs gambades ; ilsemblait perclus, lourd comme un roquet jouant avec des lévriers.Des bravos moqueurs l’encourageaient. Et lui, ivre d’ardeur,gigotait avec une telle frénésie que, soudain, emporté par un élanfurieux, il alla donner de la tête dans la muraille du public quise fendit devant lui pour le laisser passer, puis se referma autourdu corps inerte, étendu sur le ventre, du danseur inanimé.

Des hommes le ramassèrent, l’emportèrent. Oncriait : « un médecin ». Un monsieur se présenta,jeune, très élégant, en habit noir avec de grosses perles à sachemise de bal. « Je suis professeur à la Faculté »,dit-il d’une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignitdans une petite pièce pleine de cartons comme un bureau d’agentd’affaires, le danseur toujours sans connaissance qu’on allongeaitsur des chaises. Le docteur voulut d’abord ôter le masque etreconnut qu’il était attaché d’une façon compliquée avec unemultitude de menus fils de métal, qui le liaient adroitement auxbords de sa perruque et enfermaient la tête entière dans uneligature solide dont il fallait avoir le secret. Le cou lui-mêmeétait emprisonné dans une fausse peau qui continuait le menton, etcette peau de gant, peinte comme de la chair, attenait au col de lachemise.

Il fallut couper tout cela avec de fortsciseaux ; et quand le médecin eut fait, dans ce surprenantassemblage, une entaille allant de l’épaule à la tempe, ilentr’ouvrit cette carapace et y trouva une vieille figure d’hommeusée, pâle, maigre et ridée. Le saisissement fut tel parmi ceux quiavaient apporté ce jeune masque frisé, que personne ne rit, quepersonne ne dit un mot.

On regardait, couché sur des chaises depaille, ce triste visage aux yeux fermés, barbouillé de poilsblancs, les uns longs, tombant du front sur la face, les autrescourts, poussés sur les joues et le menton, et, à côté de cettepauvre tête, ce petit, ce joli masque verni, ce masque frais quisouriait toujours.

L’homme revint à lui après être demeurélongtemps sans connaissance, mais il paraissait encore si faible,si malade que le médecin redoutait quelque complicationdangereuse.

– Où demeurez-vous ? dit-il.

Le vieux danseur parut chercher dans samémoire, puis se souvenir, et il dit un nom de rue que personne neconnaissait. Il fallut donc lui demander encore des détails sur lequartier. Il les fournissait avec une peine infinie, avec unelenteur et une indécision qui révélaient le trouble de sapensée.

Le médecin reprit :

– Je vais vous reconduire moi-même.

Une curiosité l’avait saisi de savoir quiétait cet étrange baladin, de voir où gîtait ce phénomènesauteur.

Et un fiacre bientôt les emporta tous deux, del’autre côté des buttes Montmartre.

C’était dans une haute maison d’aspect pauvre,où montait un escalier gluant, une de ces maisons toujoursinachevées, criblées de fenêtres, debout entre deux terrainsvagues, niches crasseuses où habite une foule d’êtres guenilleux etmisérables.

Le docteur, cramponné à la rampe, tige de boistournante où la main restait collée, soutint jusqu’au quatrièmeétage le vieil homme étourdi qui reprenait des forces.

La porte à laquelle ils avaient frappés’ouvrit et une femme apparut, vieille aussi, propre, avec unbonnet de nuit bien blanc encadrant une tête osseuse, aux traitsaccentués, une de ces grosses têtes bonnes et rudes des femmesd’ouvrier laborieuses et fidèles. Elle s’écria :

– Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il aeu ?

Lorsque la chose eut été dite en vingtparoles, elle se rassura, et rassura le médecin lui-même, en luiracontant que, souvent déjà, pareille aventure était arrivée.

– Faut le coucher, monsieur, rien autrechose, il dormira, et d’main n’y paraîtra plus.

Le docteur reprit :

– Mais c’est à peine s’il peutparler.

– Oh ! c’est rien, un peu d’boisson,pas autre chose. Il n’a pas dîné pour être souple, et puis il a budeux vertes, pour se donner de l’agitation. La verte, voyez-vous,ça lui r’fait des jambes, mais ça lui coupe les idées et lesparoles. Ça n’est plus de son âge de danser comme il fait. Non,vrai, c’est à désespérer qu’il ait jamais une raison !

Le médecin, surpris, insista.

– Mais pourquoi danse-t-il d’une pareillefaçon, vieux comme il est ?

Elle haussa les épaules, devenue rouge sous lacolère qui l’excitait peu à peu.

– Ah ! oui, pourquoi !Parlons-en, pour qu’on le croie jeune sous son masque, pour que lesfemmes le prennent encore pour un godelureau et lui disent descochonneries dans l’oreille, pour se frotter à leur peau, à toutesleurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et leurspommades… Ah ! c’est du propre ! Allez, j’en ai eu unevie, moi, monsieur, depuis quarante ans que cela dure… Mais faut lecoucher d’abord pour qu’il ne prenne pas mal. Ça ne vous ferait-ilrien de m’aider. Quand il est comme ça, je n’en finis pas, touteseule.

Le vieux était assis sur son lit, l’air ivre,ses longs cheveux blancs tombés sur le visage.

Sa compagne le regardait avec des yeuxattendris et furieux. Elle reprit :

– Regardez s’il n’a pas une belle têtepour son âge ; et faut qu’il se déguise en polisson pour qu’onle croie jeune. Si c’est pas une pitié ! Vrai, qu’il a unebelle tête, monsieur ? Attendez, j’vais vous la montrer avantde le coucher.

Elle alla vers une table qui portait lacuvette, le pot à eau, le savon, le peigne et la brosse. Elle pritla brosse, puis revint vers le lit et relevant toute la chevelureemmêlée du pochard, elle lui donna, en quelques instants, unefigure de modèle de peintre, à grandes boucles tombant sur le cou.Puis, reculant afin de le contempler :

– Vrai qu’il est bien, pour sonâge ?

– Très bien, affirma le docteur quicommençait à s’amuser beaucoup.

Elle ajouta :

– Et si vous l’aviez connu quand il avaitvingt-cinq ans ! Mais faut le mettre au lit ; sans ça sesvertes lui tourneraient dans le ventre. Tenez, monsieur,voulez-vous tirer sa manche ?… plus haut… comme ça… bon… laculotte maintenant… attendez, je vais lui ôter ses chaussures…c’est bien. – À présent, tenez-le debout pour que j’ouvre le lit…voilà… couchons-le… si vous croyez qu’il se dérangera tout àl’heure pour me faire de la place, vous vous trompez. Faut que jetrouve mon coin, moi, n’importe où. Ça ne l’occupe pas. Ah !jouisseur, va !

Dès qu’il se sentit étendu dans ses draps, lebonhomme ferma les yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et danstoute sa figure satisfaite apparaissait la résolution énergique dedormir.

Le docteur, en l’examinant avec un intérêtsans cesse accru, demanda :

– Alors il va faire le jeune homme dansles bals costumés ?

– Dans tous, monsieur, et il me revientau matin dans un état qu’on ne se figure pas. Voyez-vous, c’est leregret qui le conduit là et qui lui fait mettre une figure decarton sur la sienne. Oui, le regret de n’être plus ce qu’il a été,et puis de n’avoir plus ses succès !

Il dormait maintenant, et commençait àronfler. Elle le contemplait d’un air apitoyé, et ellereprit :

– Ah ! il en a eu des succès, cethomme-là ! Plus qu’on ne croirait, monsieur, plus que les plusbeaux messieurs du monde et que tous les ténors et que tous lesgénéraux.

– Vraiment ? Que faisait-ildonc ?

– Oh ! ça va vous étonner d’abord,vu que vous ne l’avez pas connu dans son beau temps. Moi, quand jel’ai rencontré, c’était à un bal aussi, car il les a toujoursfréquentés. J’ai été prise en l’apercevant, mais prise comme unpoisson avec une ligne. Il était gentil, monsieur, gentil à fairepleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau, et frisé,avec des yeux noirs aussi grands que des fenêtres. Ah ! oui,c’était un joli garçon. Il m’a emmenée ce soir-là, et je ne l’aiplus quitté, jamais, pas un jour, malgré tout ! Oh ! ilm’en a fait voir de dures !

Le docteur demanda :

– Vous êtes mariés ?

Elle répondit simplement :

– Oui, monsieur… sans ça il m’auraitlâchée comme les autres. J’ai été sa femme et sa bonne, tout, toutce qu’il a voulu… et il m’en a fait pleurer… des larmes que je nelui montrais pas ! Car il me racontait ses aventures, à moi… àmoi… monsieur… sans comprendre quel mal ça me faisait del’écouter…

– Mais quel métier faisait-il,enfin ?

– C’est vrai… j’ai oublié de vous ledire. Il était premier garçon chez Martel, mais un premier comme onn’en avait jamais eu… un artiste à dix francs l’heure, enmoyenne…

– Martel ?… qui ça,Martel ?…

– Le coiffeur, monsieur, le grandcoiffeur de l’Opéra qui avait toute la clientèle des actrices. Oui,toutes les actrices les plus huppées se faisaient coiffer parAmbroise et lui donnaient des gratifications qui lui ont fait unefortune. Ah ! monsieur, toutes les femmes sont pareilles, oui,toutes. Quand un homme leur plaît, elles se l’offrent. C’est sifacile… et ça fait tant de peine à apprendre. Car il me disaittout… il ne pouvait pas se taire… non, il ne pouvait pas. Ceschoses-là donnent tant de plaisir aux hommes ! plus de plaisirencore à dire qu’à faire peut-être.

Quand je le voyais rentrer le soir, un peupâlot, l’air content, l’œil brillant, je me disais :« Encore une. Je suis sûre qu’il en a levé encore une ».Alors j’avais envie de l’interroger, une envie qui me cuisait lecœur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de l’empêcher deparler s’il commençait. Et nous nous regardions.

Je savais bien qu’il ne se tairait pas, qu’ilallait en venir à la chose. Je sentais cela à son air, à son air derire, pour me faire comprendre. « J’en ai une bonneaujourd’hui, Madeleine. » Je faisais semblant de ne pas voir,de ne pas deviner ; et je mettais le couvert ;j’apportais la soupe ; je m’asseyais en face de lui.

Dans ces moments-là, monsieur, c’est comme sion m’avait écrasé mon amitié pour lui dans le corps, avec unepierre. Ça fait mal, allez, rudement. Mais il ne saisissait pas,lui, il ne savait pas ; il avait besoin de conter cela àquelqu’un, de se vanter, de montrer combien on l’aimait… et iln’avait que moi à qui le dire… vous comprenez… que moi… Alors… ilfallait bien l’écouter et prendre ça comme du poison.

Il commençait à manger sa soupe et puis ildisait :

– Encore une, Madeleine.

Moi je pensais : « Ça y est. MonDieu, quel homme ! Faut-il que je l’aie rencontré. »

Alors, il partait : « Encore une, etpuis une chouette… » Et c’était une petite du Vaudeville oubien une petite des Variétés, et puis aussi des grandes, les plusconnues de ces dames de théâtre. Il me disait leurs noms, leursmobiliers, et tout, tout, oui tout, monsieur… Des détails àm’arracher le cœur. Et il revenait là-dessus, il recommençait sonhistoire, d’un bout à l’autre, si content que je faisais semblantde rire pour qu’il ne se fâche pas contre moi.

Ce n’était peut-être pas vrai tout ça !Il aimait tant se glorifier qu’il était bien capable d’inventer deschoses pareilles ! C’était peut-être vrai aussi ! Cessoirs-là, il faisait semblant d’être fatigué, de vouloir se coucheraprès souper. On soupait à onze heures, monsieur, car il nerentrait jamais plus tôt, à cause des coiffures de soirée.

Quand il avait fini son aventure, il fumaitdes cigarettes en se promenant dans la chambre, et il était si joligarçon, avec sa moustache et ses cheveux frisés, que jepensais : « C’est vrai, tout de même, ce qu’il raconte.Puisque j’en suis folle, moi, de cet homme-là, pourquoi donc lesautres n’en seraient-elles pas aussi toquées. » Ah ! j’enai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de mejeter par la fenêtre, tout en desservant la table pendant qu’ilfumait toujours. Il bâillait, en ouvrant la bouche, pour me montrercombien il était las, et il disait deux ou trois fois avant de semettre au lit. « Dieu que je dormirai bien cettenuit ! »

Je ne lui en veux pas, car il ne savait pointcombien il me peinait ? Non, il ne pouvait pas lesavoir ! il aimait se vanter des femmes comme un paon qui faitla roue. Il en était arrivé à croire que toutes le regardaient etle voulaient.

Ça a été dur quand il a vieilli.

Oh ! monsieur, quand j’ai vu son premiercheveu blanc, j’ai eu un saisissement à perdre le souffle, et puisune joie – une vilaine joie – mais si grande, sigrande ! ! ! Je me suis dit : « C’est lafin… c’est la fin… » Il m’a semblé qu’on allait me sortir deprison. Je l’aurais donc pour moi toute seule, quand les autresn’en voudraient plus.

C’était un matin, dans notre lit. – Il dormaitencore, et je me penchais sur lui pour le réveiller en l’embrassantlorsque j’aperçus dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil quibrillait comme de l’argent. Quelle surprise ! Je n’aurais pascru cela possible ! D’abord j’ai pensé à l’arracher pour qu’ilne le vît pas, lui ! mais, en regardant bien j’en aperçus unautre plus haut. Des cheveux blancs ! il allait avoir descheveux blancs ! J’en avais le cœur battant et une moiteur àla peau ; pourtant, j’étais bien contente, au fond !

C’est laid de penser ainsi, mais j’ai fait monménage de bon cœur ce matin-là, sans le réveiller encore ; etquand il eut ouvert les yeux, tout seul, je lui dis :

– Sais-tu ce que j’ai découvert pendantque tu dormais ?

– Non.

– J’ai découvert que tu as des cheveuxblancs.

Il eut une secousse de dépit qui le fitasseoir comme si je l’avais chatouillé et il me dit d’un airméchant :

– C’est pas vrai !

– Oui, sur la tempe gauche. Il y en aquatre.

Il sauta du lit pour courir à la glace.

Il ne les trouvait pas. Alors je lui montraile premier, le plus bas, le petit frisé, et je luidisais :

– Ça n’est pas étonnant avec la vie quetu mènes. D’ici à deux ans tu seras fini.

Eh bien ! monsieur, j’avais dit vrai,deux ans après on ne l’aurait pas reconnu. Comme ça change vite unhomme ! Il était encore beau garçon mais il perdait safraîcheur, et les femmes ne le recherchaient plus. Ah ! j’enai mené une dure d’existence, moi, en ce temps-là ! il m’en afait voir de cruelles ! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Ila quitté son métier pour la chapellerie, dans quoi il a mangé del’argent. Et puis il a voulu être acteur sans y réussir, et puis ils’est mis à fréquenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sensde garder un peu de bien, dont nous vivons. Ça suffit, mais çan’est pas lourd ! Dire qu’il a eu presque une fortune à unmoment.

Maintenant vous voyez ce qu’il fait. C’estcomme une frénésie qui le tient. Faut qu’il soit jeune, faut qu’ildanse avec des femmes qui sentent l’odeur et la pommade. Pauvrevieux chéri, va !

Elle regardait, émue, prête à pleurer, sonvieux mari qui ronflait. Puis, s’approchant de lui à pas légers,elle mit un baiser dans ses cheveux. Le médecin s’était levé, et sepréparait à s’en aller, ne trouvant rien à dire devant ce couplebizarre.

Alors, comme il partait, elledemanda :

– Voulez-vous tout de même me donnervotre adresse. S’il était plus malade j’irais vous chercher.

UN PORTRAIT

 

Tiens, Milial ! dit quelqu’un près demoi.

Je regardai l’homme qu’on désignait, car,depuis longtemps j’avais envie de connaître ce Don Juan.

Il n’était plus jeune. Les cheveux gris, d’ungris trouble, ressemblaient un peu à ces bonnets à poil dont secoiffent certains peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue,tombant sur la poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Ilcausait avec une femme, penché vers elle, parlant à voix basse, enla regardant avec un œil doux, plein d’hommages et de caresses.

Je savais sa vie, ou du moins ce qu’on enconnaissait. Il avait été aimé follement, plusieurs fois ; etdes drames avaient eu lieu où son nom se trouvait mêlé. On parlaitde lui comme d’un homme très séduisant, presque irrésistible.Lorsque j’interrogeais les femmes qui faisaient le plus son éloge,pour savoir d’où lui venait cette puissance, elles répondaienttoujours, après avoir quelque temps cherché :

– Je ne sais pas… c’est du charme.

Certes, il n’était pas beau. Il n’avait riendes élégances dont nous supposons doués les conquérants de cœursféminins. Je me demandais, avec intérêt, où était cachée saséduction. Dans l’esprit ?… On ne m’avait jamais cité ses motsni même célébré son intelligence… Dans le regard ?… Peut-être…Ou dans la voix ?… La voix de certains êtres a des grâcessensuelles, irrésistibles, la saveur des choses exquises à manger.On a faim de les entendre, et le son de leurs paroles pénètre ennous comme une friandise.

Un ami passait. Je lui demandai :

– Tu connais M. Milial ?

– Oui.

– Présente-nous donc l’un à l’autre.

Une minute plus tard, nous échangions unepoignée de main et nous causions entre deux portes. Ce qu’il disaitétait juste, agréable à entendre, sans contenir rien de supérieur.La voix, en effet, était belle, douce, caressante, musicale ;mais j’en avais entendu de plus prenantes, de plus remuantes. Onl’écoutait avec plaisir, comme on regarderait couler une joliesource. Aucune tension de pensée n’était nécessaire pour le suivre,aucun sous-entendu ne surexcitait la curiosité, aucune attente netenait en éveil l’intérêt. Sa conversation était plutôt reposanteet n’allumait point en nous soit un vif désir de répondre et decontredire, soit une approbation ravie.

Il était d’ailleurs aussi facile de lui donnerla réplique que de l’écouter. La réponse venait aux lèvresd’elle-même, dès qu’il avait fini de parler, et les phrasesallaient vers lui comme si ce qu’il avait dit les faisait sortir dela bouche naturellement.

Une réflexion me frappa bientôt. Je leconnaissais depuis un quart d’heure, et il me semblait qu’il étaitun de mes anciens amis, que tout, de lui, m’était familier depuislongtemps : sa figure, ses gestes, sa voix, ses idées.

Brusquement, après quelques instants decauserie, il me paraissait installé dans mon intimité. Toutes lesportes étaient ouvertes entre nous, et je lui aurais faitpeut-être, sur moi-même, s’il les avait sollicitées, cesconfidences que, d’ordinaire, on ne livre qu’aux plus ancienscamarades.

Certes, il y avait là un mystère. Cesbarrières fermées entre tous les êtres, et que le temps pousse uneà une, lorsque la sympathie, les goûts pareils, une même cultureintellectuelle et des relations constantes les ont décadenasséespeu à peu, semblaient ne pas exister entre lui et moi, et, sansdoute, entre lui et tous ceux, hommes et femmes, que le hasardjetait sur sa route.

Au bout d’une demi-heure, nous nous séparâmesen nous promettant de nous revoir souvent, et il me donna sonadresse après m’avoir invité à déjeuner, le surlendemain.

Ayant oublié l’heure, j’arrivai troptôt ; il n’était pas rentré. Un domestique correct et muetouvrît devant moi un beau salon un peu sombre, intime, recueilli.Je m’y sentis à l’aise, comme chez moi. Que de fois j’ai remarquél’influence des appartements sur le caractère et surl’esprit ! Il y a des pièces où on se sent toujoursbête ; d’autres, au contraire, où on se sent toujours verveux.Les unes attristent, bien que claires, blanches et dorées ;d’autres égayent, bien que tenturées d’étoffes calmes. Notre œil,comme notre cœur, a ses haines et ses tendresses, dont souvent ilne nous fait point part, et qu’il impose secrètement, furtivement,à notre humeur. L’harmonie des meubles, des murs, le style d’unensemble agissent instantanément sur notre nature intellectuellecomme l’air des bois, de la mer ou de la montagne modifie notrenature physique.

Je m’assis sur un divan disparu sous lescoussins, et je me sentis soudain soutenu, porté, capitonné par cespetits sacs de plume couverts de soie, comme si la forme et laplace de mon corps eussent été marquées d’avance sur ce meuble.

Puis je regardai. Rien d’éclatant dans lapièce ; partout de belles choses modestes, des meubles simpleset rares, des rideaux d’Orient qui ne semblaient pas venir duLouvre, mais de l’intérieur d’un harem, et, en face de moi, unportrait de femme. C’était un portrait de moyenne grandeur,montrant la tête et le haut du corps, et les mains qui tenaient unlivre. Elle était jeune nu-tête, coiffée de bandeaux plats,souriant un peu tristement. Est-ce parce qu’elle avait la tête nue,ou bien par l’impression de son allure si naturelle, mais jamaisportrait de femme ne me parut être chez lui autant que celui-là,dans ce logis. Presque tous ceux que je connais sont enreprésentation, soit que la dame ait des vêtements d’apparat, unecoiffure seyante, un air de bien savoir qu’elle pose devant lepeintre d’abord, et ensuite devant tous ceux qui la regarderont,soit qu’elle ait pris une attitude abandonnée dans un négligé bienchoisi.

Les unes sont debout, majestueuses, en pleinebeauté, avec un air de hauteur qu’elles n’ont pas dû garderlongtemps dans l’ordinaire de la vie. D’autres minaudent, dansl’immobilité de la toile ; et toutes ont un rien, une fleur ouun bijou, un pli de robe ou de lèvre qu’on sent posé par lepeintre, pour l’effet. Qu’elles portent un chapeau, une dentellesur la tête, ou leurs cheveux seulement, on devine en elles quelquechose qui n’est point tout à fait naturel. Quoi ? On l’ignore,puisqu’on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent envisite quelque part, chez des gens à qui elles veulent plaire, àqui elles veulent se montrer avec tout leur avantage ; etelles ont étudié leur attitude, tantôt modeste, tantôthautaine.

Que dire de celle-là ? Elle était chezelle, et seule. Oui, elle était seule, car elle souriait comme onsourit quand on pense solitairement à quelque chose de triste et dedoux, et non comme on sourit quand on est regardée. Elle étaittellement seule, et chez elle, qu’elle faisait le vide en tout cegrand appartement, le vide absolu. Elle l’habitait, l’emplissait,l’animait seule ; il y pouvait entrer beaucoup de monde, ettout ce monde pouvait parler, rire, même chanter ; elle yserait toujours seule, avec un sourire solitaire, et, seule, ellele rendrait vivant, de son regard de portrait.

Il était unique aussi, ce regard. Il tombaitsur moi tout droit, caressant et fixe, sans me voir. Tous lesportraits savent qu’ils sont contemplés, et ils répondent avec lesyeux, avec des yeux qui voient, qui pensent, qui nous suivent, sansnous quitter, depuis notre entrée jusqu’à notre sortie del’appartement qu’ils habitent.

Celui-là ne me voyait pas, ne voyait rien,bien que son regard fût planté sur moi, tout droit. Je me rappelaile vers surprenant de Baudelaire :

Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait.

Ils m’attiraient, en effet, d’une façonirrésistible, jetaient en moi un trouble étrange, puissant,nouveau, ces yeux peints, qui avaient vécu, ou qui vivaient encore,peut-être. Oh ! quel charme infini et amollissant comme unebrise qui passe, séduisant comme un ciel mourant de crépusculelilas, rose et bleu, et un peu mélancolique comme la nuit qui vientderrière sortait de ce cadre sombre et de ces yeux impénétrables.Ces yeux, ces yeux créés par quelques coups de pinceau, cachaienten eux le mystère de ce qui semble être et n’existe pas, de ce quipeut apparaître en un regard de femme, de ce qui fait germerl’amour en nous.

La porte s’ouvrit. M. Milial entrait. Ils’excusa d’être en retard. Je m’excusai d’être en avance. Puis jelui dis :

– Est-il indiscret de vous demanderquelle est cette femme ?

Il répondit :

– C’est ma mère, morte toute jeune.

Et je compris alors d’où venait l’inexplicableséduction de cet homme !

L’INFIRME

 

Cette aventure m’est arrivée vers 1882.

Je venais de m’installer dans le coin d’unwagon vide, et j’avais refermé la portière, avec l’espérance derester seul, quand elle se rouvrit brusquement, et j’entendis unevoix qui disait :

– Prenez garde, monsieur, nous noustrouvons juste au croisement des lignes ; le marchepied esttrès haut.

Une autre voix répondit :

– Ne crains rien, Laurent, je vaisprendre les poignées.

Puis une tête apparut coiffée d’un chapeaurond, et deux mains, s’accrochant aux lanières de cuir et de drapsuspendues des deux côtés de la portière, hissèrent lentement ungros corps, dont les pieds firent sur le marchepied un bruit decanne frappant le sol.

Or, quand l’homme eut fait entrer son torsedans le compartiment, je vis apparaître dans l’étoffe flasque dupantalon, le bout peint en noir d’une jambe de bois, qu’un autrepilon pareil suivit bientôt.

Une tête se montra derrière ce voyageur, etdemanda :

– Vous êtes bien, monsieur ?

– Oui, mon garçon.

– Alors, voilà vos paquets et vosbéquilles.

Et un domestique, qui avait l’air d’un vieuxsoldat, monta à son tour, portant en ses bras un tas de choses,enveloppées en des papiers noirs et jaunes, ficelées soigneusement,et les déposa, l’une après l’autre, dans le filet au-dessus de latête de son maître. Puis il dit :

– Voilà, monsieur, c’est tout. Il y en acinq. Les bonbons, la poupée, le tambour, le fusil et le pâté defoies gras.

– C’est bien, mon garçon.

– Bon voyage, monsieur.

– Merci, Laurent ; bonnesanté !

L’homme s’en alla en repoussant la porte, etje regardai mon voisin.

Il pouvait avoir trente-cinq ans, bien que sescheveux fussent presque blancs ; il était décoré, moustachu,fort gros, atteint de cette obésité poussive des hommes actifs etforts qu’une infirmité tient immobiles.

Il s’essuya le front, souffla et, me regardantbien en face :

– La fumée vous gêne-t-elle,monsieur ?

– Non, monsieur.

Cet œil, cette voix, ce visage, je lesconnaissais. Mais d’où, de quand ? Certes, j’avais rencontréce garçon-là, je lui avais parlé, je lui avais serré la main. Celadatait de loin, de très loin, c’était perdu dans cette brume oùl’esprit semble chercher à tâtons les souvenirs et les poursuit,comme des fantômes fuyants, sans les saisir.

Lui aussi, maintenant, me dévisageait avec laténacité et la fixité d’un homme qui se rappelle un peu, mais pastout à fait.

Nos yeux, gênés de ce contact obstiné desregards, se détournèrent ; puis, au bout de quelques secondes,attirés de nouveau par la volonté obscure et tenace de la mémoireen travail, ils se rencontrèrent encore, et je dis :

– Mon Dieu, monsieur, au lieu de nousobserver à la dérobée pendant une heure, ne vaudrait-il pas mieuxchercher ensemble où nous nous sommes connus ?

Le voisin répondit avec bonne grâce :

– Vous avez tout à fait raison,monsieur.

Je me nommai :

– Je m’appelle Henry Bonclair,magistrat.

Il hésita quelques secondes ; puis, avecce vague de l’œil et de la voix qui accompagne les grandes tensionsd’esprit :

– Ah ! parfaitement, je vous airencontré chez les Poincel, autrefois, avant la guerre, voilà douzeans de cela !

– Oui, monsieur… Ah !… ah !…vous êtes le lieutenant Revalière ?

– Oui… Je fus même le capitaine Revalièrejusqu’au jour où j’ai perdu mes pieds… tous les deux d’un seulcoup, sur le passage d’un boulet.

Et nous nous regardâmes de nouveau, maintenantque nous nous connaissions.

Je me rappelais parfaitement avoir vu ce beaugarçon mince qui conduisait les cotillons avec une furie agile etgracieuse et qu’on avait surnommé, je crois, « laTrombe ». Mais derrière cette image, nettement évoquée,flottait encore quelque chose d’insaisissable, une histoire quej’avais sue et oubliée, une de ces histoires auxquelles on prêteune attention bienveillante et courte, et qui ne laissent dansl’esprit qu’une marque presque imperceptible.

Il y avait de l’amour là-dedans. J’enretrouvais la sensation particulière au fond de ma mémoire, maisrien de plus, sensation comparable au fumet que sème pour le nezd’un chien le pied d’un gibier sur le sol.

Peu à peu, cependant, les ombress’éclaircirent et une figure de jeune fille surgit devant mes yeux.Puis son nom éclata dans ma tête comme un pétard quis’allume : Mlle de Mandal. Je merappelais tout, maintenant. C’était, en effet, une histoired’amour, mais banale. Cette jeune fille aimait ce jeune homme,lorsque je l’avais rencontré, et on parlait de leur prochainmariage. Il paraissait lui-même très épris, très heureux.

Je levai les yeux vers le filet où tous lespaquets, apportés par le domestique de mon voisin, tremblotaientaux secousses du train, et la voix du serviteur me revint commes’il finissait à peine de parler.

Il avait dit :

– Voilà, monsieur, c’est tout. Il y en acinq : les bonbons, la poupée, le tambour, le fusil et le pâtéde foies gras.

Alors, en une seconde, un roman se composa etse déroula dans ma tête. Il ressemblait d’ailleurs à tous ceux quej’avais lus où, tantôt le jeune homme, tantôt la jeune fille,épouse son fiancé ou sa fiancée après la catastrophe, soitcorporelle, soit financière. Donc, cet officier mutilé pendant laguerre avait retrouvé, après la campagne, la jeune fille quis’était promise à lui ; et, tenant son engagement, elles’était donnée.

Je jugeais cela beau, mais simple, comme onjuge simples tous les dévouements et tous les dénouements deslivres et du théâtre. Il semble toujours, quand on lit, ou quand onécoute, à ces écoles de magnanimité, qu’on se serait sacrifiésoi-même avec un plaisir enthousiaste, avec un élan magnifique.Mais on est de fort mauvaise humeur, le lendemain, quand un amimisérable vient vous emprunter quelque argent.

Puis, soudain, une autre supposition, moinspoétique et plus réaliste, se substitua à la première. Peut-êtres’était-il marié avant la guerre, avant l’épouvantable accident dece boulet lui coupant les jambes, et avait-elle dû, désolée etrésignée, recevoir, soigner, consoler, soutenir ce mari, parti fortet beau, revenu avec les pieds fauchés, affreux débris voué àl’immobilité, aux colères impuissantes et à l’obésité fatale.

Était-il heureux ou torturé ? Une envie,légère d’abord, puis grandissante, puis irrésistible, me saisit deconnaître son histoire, d’en savoir au moins les points principaux,qui me permettraient de deviner ce qu’il ne pourrait pas ou nevoudrait pas me dire.

Je lui parlais, tout en songeant. Nous avionséchangé quelques paroles banales ; et moi, les yeux levés versle filet, je pensais : « Il a donc trois enfants :les bonbons sont pour sa femme, la poupée pour sa petite fille, letambour et le fusil pour ses fils, ce pâté de foies gras pourlui. »

Soudain, je lui demandai :

– Vous êtes père, monsieur ?

Il répondit :

– Non, monsieur.

Je me sentis soudain confus comme si j’avaiscommis une grosse inconvenance et je repris :

– Je vous demande pardon. Je l’avaispensé en entendant votre domestique parler de jouets. On entendsans écouter, et on conclut malgré soi.

Il sourit, puis murmura :

– Non, je ne suis même pas marié. J’ensuis resté aux préliminaires.

J’eus l’air de me souvenir tout à coup.

– Ah !… c’est vrai, vous étiezfiancé, quand je vous ai connu, fiancé avecMlle de Mandal, je crois.

– Oui, monsieur, votre mémoire estexcellente.

J’eus une audace excessive, etj’ajoutai :

– Oui, je crois me rappeler aussi avoirentendu dire que Mlle de Mandal avait épousémonsieur… monsieur…

Il prononça tranquillement ce nom.

– M. de Fleurel.

– Oui, c’est cela ! Oui… je merappelle même, à ce propos, avoir entendu parler de votreblessure.

Je le regardais bien en face ; et ilrougit.

Sa figure pleine, bouffie, que l’affluxconstant de sang rendait déjà pourpre, se teinta davantageencore.

Il répondit avec vivacité, avec l’ardeursoudaine d’un homme qui plaide une cause perdue d’avance, perduedans son esprit et dans son cœur, mais qu’il veut gagner devantl’opinion.

– On a tort, monsieur, de prononcer àcôté du mien le nom de Mme de Fleurel. Quandje suis revenu de la guerre, sans mes pieds, hélas ! jen’aurais jamais accepté, jamais, qu’elle devînt ma femme. Est-ceque c’était possible ? Quand on se marie, monsieur, ce n’estpas pour faire parade de générosité : c’est pour vivre, tousles jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes lessecondes, à côté d’un homme ; et, si cet homme est difforme,comme moi, on se condamne, en l’épousant, à une souffrance quidurera jusqu’à la mort ! Oh ! je comprends, j’admire tousles sacrifices, tous les dévouements, quand ils ont une limite,mais je n’admets pas le renoncement d’une femme à toute une viequ’elle espère heureuse, à toutes les joies, à tous les rêves, poursatisfaire l’admiration de la galerie. Quand j’entends sur leplancher de ma chambre le battement de mes pilons et celui de mesbéquilles, ce bruit de moulin que je fais à chaque pas, j’ai desexaspérations à étrangler mon serviteur. Croyez-vous qu’on puisseaccepter d’une femme de tolérer ce qu’on ne supporte passoi-même ? Et puis, vous imaginez-vous que c’est joli, mesbouts de jambes ?…

Il se tut. Que lui dire ? Je trouvaisqu’il avait raison ! Pouvais-je la blâmer, la mépriser, mêmelui donner tort, à elle ? Non. Cependant ? Le dénouementconforme à la règle, à la moyenne, à la vérité, à la vraisemblance,ne satisfaisait pas mon appétit poétique. Ces moignons héroïquesappelaient un beau sacrifice qui me manquait, et j’en éprouvais unedéception.

Je lui demandai tout à coup :

– Mme de Fleurel ades enfants ?

– Oui, une fille et deux garçons. C’estpour eux que je porte ces jouets. Son mari et elle ont été trèsbons pour moi.

Le train montait la rampe de Saint-Germain. Ilpassa les tunnels, entra en gare, s’arrêta.

J’allais offrir mon bras pour aider ladescente de l’officier mutilé quand deux mains se tendirent verslui, par la portière ouverte :

– Bonjour ! mon cher Revalière.

– Ah ! bonjour, Fleurel.

Derrière l’homme, la femme souriait, radieuse,encore jolie, envoyant des « bonjour ! » de sesdoigts gantés. Une petite fille, à côté d’elle, sautillait de joie,et deux garçonnets regardaient avec des yeux avides le tambour etle fusil passant du filet du wagon entre les mains de leurpère.

Quand l’infirme fut sur le quai, tous lesenfants l’embrassèrent. Puis on se mit en route, et la fillette,par amitié, tenait dans sa petite main la traverse vernie d’unebéquille, comme elle aurait pu tenir, en marchand à son côté, lepouce de son grand ami.

LES VINGT-CINQ FRANCS DE LASUPÉRIEURE

 

Ah ! certes, il était drôle, le pèrePavilly, avec ses grandes jambes d’araignée et son petit corps, etses longs bras, et sa tête en pointe surmontée d’une flamme decheveux rouges sur le sommet du crâne.

C’était un clown, un clown paysan, naturel, népour faire des farces, pour faire rire, pour jouer des rôles, desrôles simples puisqu’il était fils de paysan, paysan lui-même,sachant à peine lire. Ah ! oui, le bon Dieu l’avait créé pouramuser les autres, les pauvres diables de la campagne qui n’ont pasde théâtres et de fêtes ; et il les amusait en conscience. Aucafé, ou lui payait des tournées pour le garder, et il buvaitintrépidement, riant et plaisantant, blaguant tout le monde sansfâcher personne, pendant qu’on se tordait autour de lui.

Il était si drôle que les filles elles-mêmesne lui résistaient pas, tant elles riaient, bien qu’il fût trèslaid. Il les entraînait, en blaguant, derrière un mur, dans unfossé, dans une étable, puis il les chatouillait et les pressait,avec des propos si comiques qu’elles se tenaient les côtes en lerepoussant. Alors il gambadait, faisait mine de se vouloir pendre,et elles se tordaient, les larmes aux yeux ; il choisissait unmoment et les culbutait avec tant d’à-propos qu’elles y passaienttoutes, même celles qui l’avaient bravé, histoire de s’amuser.

Donc, vers la fin de juin il s’engagea, pourfaire la moisson, chez maître Le Harivau près de Rouville. Pendanttrois semaines entières il réjouit les moissonneurs, hommes etfemmes, par ses farces, tant le jour que la nuit. Le jour on levoyait dans la plaine, au milieu des épis fauchés, on le voyaitcoiffé d’un vieux chapeau de paille qui cachait son toupetroussâtre, ramassant avec ses longs bras maigres et liant en gerbesle blé jaune ; puis s’arrêtant pour esquisser un geste drôlequi faisait rire à travers la campagne le peuple des travailleursqui ne le quittait point de l’œil. La nuit il se glissait comme unebête rampante, dans la paille des greniers où dormaient les femmes,et ses mains rôdaient, éveillaient des cris, soulevaient destumultes. On le chassait à coups de sabots et il fuyait à quatrepattes, pareil à un singe fantastique au milieu des fusées degaieté de la chambrée tout entière.

Le dernier jour, comme le char desmoissonneurs, enrubanné et cornemusant, plein de cris, de chants,de joie et d’ivresse, allait sur la grande route blanche, au paslent de six chevaux pommelés, conduit par un gars en blouse portantcocarde à sa casquette, Pavilly, au milieu des femmes vautrées,dansait un pas de satyre ivre qui tenait, bouche bée, sur les talusdes fermes les petits garçons morveux et les paysans stupéfaits desa structure invraisemblable.

Tout à coup, en arrivant à la barrière de laferme de maître Le Harivau, il fit un bond en élevant les bras,mais par malheur il heurta, en retombant, le bord de la longuecharrette, culbuta par dessus, tomba sur la roue et rebondit sur lechemin.

Ses camarades s’élancèrent. Il ne bougeaitplus, un œil fermé, l’autre ouvert, blême de peur, ses grandsmembres allongés dans la poussière.

Quant on toucha sa jambe droite, il se mit àpousser des cris et, quand on voulut le mettre debout, ils’abattit.

– Je crais ben qu’il a une patte cassée,dit un homme.

Il avait, en effet, une jambe cassée.

Maître Le Harivau le fit étendre sur unetable, et un cavalier courut à Rouville pour chercher le médecin,qui arriva une heure après.

Le fermier fut très généreux et annonça qu’ilpayerait le traitement de l’homme à l’hôpital.

Le docteur emporta donc Pavilly dans savoiture et le déposa dans un dortoir peint à la chaux où safracture fut réduite.

Dès qu’il comprit qu’il n’en mourrait pas etqu’il allait être soigné, guéri, dorloté, nourri à rien faire, surle dos, entre deux draps, Pavilly fut saisi d’une joie débordante,et il se mit à rire d’un rire silencieux et continu qui montraitses dents gâtées.

Dès qu’une sœur approchait de son lit, il luifaisait des grimaces de contentement, clignait de l’œil, tordait sabouche, remuait son nez qu’il avait très long et mobile à volonté.Ses voisins de dortoir, tout malades qu’ils étaient, ne pouvaientse tenir de rire, et la sœur supérieure venait souvent à son litpour passer un quart d’heure d’amusement. Il trouvait pour elle desfarces plus drôles, des plaisanteries inédites et comme il portaiten lui le germe de tous les cabotinages, il se faisait dévot pourlui plaire, parlait du bon Dieu avec des airs sérieux d’homme quisait les moments où il ne faut plus badiner.

Un jour, il imagina de lui chanter deschansons. Elle fut ravie et revint plus souvent ; puis, pourutiliser sa voix, elle lui apporta un livre de cantiques. On le vitalors assis dans son lit, car il commençait à se remuer, entonnantd’une voix de fausset les louanges de l’Éternel, de Marie et duSaint-Esprit, tandis que la grosse bonne sœur, debout à ses pieds,battait la mesure avec un doigt en lui donnant l’intonation. Dèsqu’il put marcher, la supérieure lui offrit de le garder quelquetemps de plus pour chanter les offices dans la chapelle, tout enservant la messe et remplissant aussi les fonctions de sacristain.Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vêtu d’un surplisblanc, et boitillant, entonner les répons et les psaumes avec desports de tête si plaisants que le nombre des fidèles augmenta, etqu’on désertait la paroisse pour venir à vêpres à l’hôpital.

Mais comme tout finit en ce monde, il fallutbien le congédier quand il fut tout à fait guéri. La supérieure,pour le remercier, lui fit cadeau de vingt-cinq francs.

Dès que Pavilly se vit dans la rue avec cetargent dans sa poche, il se demanda ce qu’il allait faire.Retournerait-il au village ? Pas avant d’avoir bu un coupcertainement, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, etil entra dans un café. Il ne venait pas à la ville plus d’une foisou deux par an, et il lui était resté, d’une de ces visites enparticulier, un souvenir confus et enivrant d’orgie.

Donc il demanda un verre de fine qu’il avalad’un trait pour graisser le passage, puis il s’en fît verser unsecond afin d’en prendre le goût.

Dès que l’eau-de-vie, forte et poivrée, luieut touché le palais et la langue, réveillant plus vive, aprèscette longue sobriété, la sensation aimée et désirée de l’alcoolqui caresse, et pique, et aromatise, et brûle la bouche, il compritqu’il boirait la bouteille et demanda tout de suite ce qu’ellevalait, afin d’économiser sur le détail. On la lui compta troisfrancs, qu’il paya ; puis il commença à se griser avectranquillité.

Il y mettait pourtant de la méthode voulantgarder assez de conscience pour d’autres plaisirs. Donc aussitôtqu’il se sentit sur le point de voir saluer les cheminées il seleva, et s’en alla, d’un pas hésitant, sa bouteille sous le bras,en quête d’une maison de filles.

Il la trouva, non sans peine, après l’avoirdemandée à un charretier qui ne la connaissait pas, à un facteurqui le renseigna mal, à un boulanger qui se mit à jurer en letraitant de vieux porc, et, enfin, à un militaire qui l’y conduisitobligeamment, en l’engageant à choisir la Reine.

Pavilly, bien qu’il fût à peine midi, entradans ce lieu de délices où il fut reçu par une bonne qui voulait lemettre à la porte. Mais il la fit rire par une grimace, montratrois francs, prix normal des consommations spéciales du lieu, etla suivit avec peine le long d’un escalier fort sombre qui menaitau premier étage.

Quand il fut entré dans une chambre, ilréclama la venue de la Reine et l’attendit en buvant un nouveaucoup au goulot même de sa bouteille.

La porte s’ouvrit, une fille parut. Elle étaitgrande, grasse, rouge, énorme. D’un coup d’œil sûr, d’un coup d’œilde connaisseur, elle toisa l’ivrogne écroulé sur un siège et luidit :

– T’as pas honte àc’t’heure-ci ?

Il balbutia :

– De quoi, princesse ?

– Mais de déranger une dame avant qu’elleait seulement mangé la soupe.

Il voulut rire.

– Y a pas d’heure pour les braves.

– Y a pas d’heure non plus pour sesaouler, vieux pot.

Pavilly se fâcha.

– Je sieus pas un pot, d’abord, et puisje sieus pas saoul.

– Pas saoul ?

– Non, je sieus pas saoul.

– Pas saoul, tu pourrais pas seulement tetenir debout.

Elle le regardait avec une colère rageuse defemme dont les compagnes dînent.

Il se dressa.

– Mé, mé, que je danserais une polka.

Et, pour prouver sa solidité, il monta sur lachaise, fit une pirouette et sauta sur le lit où ses gros souliersvaseux plaquèrent deux taches épouvantables.

– Ah ! salop ! cria lafille.

S’élançant, elle lui jeta un coup de poingdans le ventre, un tel coup de poing que Pavilly perditl’équilibre, bascula sur les pieds de la couche, fit une complètecabriole, retomba sur la commode entraînant avec lui la cuvette etle pot à l’eau, puis s’écroula par terre en poussant deshurlements.

Le bruit fut si violent et ses cris siperçants que toute la maison accourut, monsieur, madame, laservante et le personnel.

Monsieur, d’abord, voulut ramasser l’homme,mais, dès qu’il l’eût mis debout, le paysan perdit de nouveaul’équilibre, puis se mit à vociférer qu’il avait la jambe cassée,l’autre, la bonne, la bonne !

C’était vrai. On courut chercher un médecin.Ce fut justement celui qui avait soigné Pavilly chez maître LeHarivau.

– Comment, c’est encore vous ?dit-il.

– Oui, m’sieu.

– Qu’est-ce que vous avez ?

– L’autre qu’on m’a cassé itou, m’sieul’docteur.

– Qu’est-ce qui vous a fait ça, monvieux ?

– Une femelle donc.

Tout le monde écoutait. Les filles enpeignoir, en cheveux, la bouche encore grasse du dîner interrompu,madame furieuse, monsieur inquiet.

– Ça va faire une vilaine histoire, ditle médecin. Vous savez que la municipalité vous voit d’un mauvaisœil. Il faudrait tâcher qu’on ne parlât point de cetteaffaire-là.

– Comment faire ? demandamonsieur.

– Mais, le mieux, serait d’envoyer cethomme à l’hôpital, d’où il sort, d’ailleurs, et de payer sontraitement.

Monsieur répondit :

– J’aime encore mieux ça que d’avoir deshistoires.

Donc Pavilly, une demi-heure après, rentraitivre et geignant dans le dortoir d’où il était sorti une heure plustôt.

La supérieure leva les bras, affligée, carelle l’aimait, et souriante, car il ne lui déplaisait pas de lerevoir.

– Eh bien ! mon brave, qu’est-ce quevous avez ?

– L’autre jambe cassée, madame la bonnesœur.

– Ah ! vous êtes donc encore montésur une voiture de paille, vieux farceur ?

Et Pavilly, confus et sournois,balbutia :

– Non… non… Pas cette fois… pas cettefois… Non… non… C’est point d’ma faute, point d’ma faute… C’est unepaillasse qu’en est cause.

Elle ne put en tirer d’autre explication et nesut jamais que cette rechute était due à ses vingt-cinq francs.

UN CAS DE DIVORCE

 

L’avocat de Mme Chassel pritla parole :

MONSIEUR LE PRÉSIDENT,

MESSIEURS LES JUGES,

La cause que je suis chargé de défendre devantvous relève bien plus de la médecine que de la justice, etconstitue bien plus un cas pathologique qu’un cas de droitordinaire. Les faits semblent simples au premier abord.

Un homme jeune, très riche, d’âme noble etexaltée, de cœur généreux, devient amoureux d’une jeune filleabsolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussicharmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l’épouse.

Pendant quelque temps, il se conduit enverselle en époux plein de soins et de tendresse ; puis il lanéglige, la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsioninsurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour même il la frappe,non seulement sans aucune raison, mais même sans aucunprétexte.

Je ne vous ferai point le tableau, messieurs,de ses allures bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne vousdépeindrai point la vie abominable de ces deux êtres, et la douleurhorrible de cette jeune femme.

Il me suffira pour vous convaincre de vouslire quelques fragments d’un journal écrit chaque jour par cepauvre homme, par ce pauvre fou. Car c’est en face d’un fou quenous nous trouvons, messieurs, et le cas est d’autant plus curieux,d’autant plus intéressant qu’il rappelle en beaucoup de points ladémence du malheureux prince, mort récemment, du roi bizarre quirégna platoniquement sur la Bavière. J’appellerai ce cas : lafolie poétique.

Vous vous rappelez tout ce qu’on raconta de ceprince étrange. Il fit construire au milieu des paysages les plusmagnifiques de son royaume de vrais châteaux de féerie. La réalitémême de la beauté des choses et des lieux ne lui suffisant pas, ilimagina, il créa, dans ces manoirs invraisemblables, des horizonsfactices, obtenus au moyen d’artifices de théâtre, des changementsà vue, des forêts peintes, des empires de contes où les feuillesdes arbres étaient des pierres précieuses. Il eut des Alpes et desglaciers, des steppes, des déserts de sable brûlés par lesoleil ; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, deslacs qu’éclairaient par dessous de fantastiques lueurs électriques.Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles,tandis qu’un orchestre, composé des premiers exécutants du monde,enivrait de poésie l’âme du fou royal.

Cet homme était chaste, cet homme étaitvierge. Il n’aima jamais qu’un rêve, son rêve, son rêve divin.

Un soir, il emmena dans sa barque une femme,jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter. Ellechanta, grisée elle-même par l’admirable paysage, par la douceurtiède de l’air, par le parfum des fleurs et par l’extase de ceprince jeune et beau.

Elle chanta, comme chantent les femmes quetouche l’amour, puis, éperdue, frémissante, elle tomba sur le cœurdu roi en cherchant ses lèvres.

Mais il la jeta dans le lac, et prenant sesrames gagna la berge, sans s’inquiéter si on la sauvait.

Nous nous trouvons, messieurs les juges,devant un cas tout à fait semblable. Je ne ferai plus que liremaintenant des passages du journal que nous avons surpris dans untiroir du secrétaire.

…………………………………

Comme tout est triste et laid, toujourspareil, toujours odieux. Comme je rêve une terre plus belle, plusnoble, plus variée. Comme elle serait pauvre l’imagination de leurDieu, si leur Dieu existait ou s’il n’avait pas créé d’autreschoses, ailleurs.

Toujours des bois, de petits bois, des fleuvesqui ressemblent aux fleuves, des plaines qui ressemblent auxplaines, tout est pareil et monotone. Et l’homme !…L’homme ?… Quel horrible animal, méchant, orgueilleux etrépugnant.

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Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voirce qu’on aime. Car voir c’est comprendre, et comprendre c’estmépriser. Il faudrait aimer, en s’enivrant d’elle comme on se grisede vin, de façon à ne plus savoir ce qu’on boit. Et boire, boire,boire, sans reprendre haleine, jour et nuit !

…………………………………

J’ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sapersonne quelque chose d’idéal qui ne semble point de ce monde etqui donne des ailes à mon rêve. Ah ! mon rêve, comme il memontre les êtres différents de ce qu’ils sont. Elle est blonde,d’un blond léger avec des cheveux qui ont des nuancesinexprimables. Ses yeux sont bleus ! Seuls les yeux bleusemportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe au fond demon cœur, m’apparaît dans l’œil, rien que dans l’œil.

Oh ! mystère ! Quel mystère ?L’œil ?… Tout l’univers est en lui, puisqu’il le voit,puisqu’il le reflète. Il contient l’univers, les choses et lesêtres, les forêts et les océans, les hommes et les bêtes, lescouchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il voit,cueille et emporte tout ; et il y a plus encore en lui, il y al’âme, il y a l’homme qui pense, l’homme qui aime, l’homme qui rit,l’homme qui souffre ! Oh ! regardez les yeux bleus desfemmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme leciel, si doux, si doux, doux comme les brises, doux comme lamusique, doux comme des baisers, et transparents, si clairs qu’onvoit derrière, on voit l’âme, l’âme bleue qui les colore, qui lesanime, qui les divinise.

Oui, l’âme a la couleur du regard. L’âme bleueseule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et àl’espace.

L’œil ! Songez à lui ! L’œil !Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit lemonde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout cequi est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Etquand il nous regarde, il nous donne la sensation d’un bonheur quin’est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que nousignorerons toujours ; il nous fait comprendre que les réalitésde nos songes sont de méprisables ordures.

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Je l’aime aussi pour sa démarche.

« Même quand l’oiseau marche on sentqu’il a des ailes », a dit le poète.

Quand elle passe on sent qu’elle est d’uneautre race que les femmes ordinaires, d’une race plus légère etplus divine.

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Je l’épouse demain… J’ai peur… j’ai peur detant de choses…

…………………………………

Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deuxrenards, rôdent par les bois et se rencontrent. L’un est mâle,l’autre femelle. Ils s’accouplent. Ils s’accouplent par un instinctbestial qui les force à continuer la race, leur race, celle dontils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et leshabitudes.

Toutes les bêtes en font autant, sans savoirpourquoi !

Nous aussi…

…………………………………

C’est cela que j’ai fait en l’épousant, j’aiobéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la femelle.

Elle est ma femme. Tant que je l’ai idéalementdésirée elle fut pour moi le rêve irréalisable près de se réaliser.À partir de la seconde même où je l’ai tenue dans mes bras, elle nefut plus que l’être dont la nature s’était servie pour trompertoutes mes espérances.

Les a-t-elle trompées ? – Non. Etpourtant je suis las d’elle, las à ne pouvoir la toucher,l’effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que mon cœur soitsoulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le dégoût d’elle,mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant, le dégoût del’étreinte amoureuse, si vile, qu’elle est devenue, pour tous lesêtres affinés, un acte honteux qu’il faut cacher, dont on ne parlequ’à voix basse, en rougissant…

…………………………………

Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi,m’appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J’aicru jadis que son baiser m’emporterait dans le ciel. Elle futsouffrante, un jour, d’une fièvre passagère, et je sentis dans sonhaleine le souffle léger, subtil, presque insaisissable despourritures humaines. Je fus bouleversé !

Oh ! la chair, fumier séduisant etvivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regardeet qui sourit, où les nourritures fermentent et qui est rose,jolie, tentante, trompeuse comme l’âme.

…………………………………

Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles sibon, les grandes fleurs éclatantes ou pâles, dont les tons, lesnuances font frémir mon cœur et troublent mes yeux. Elles sont sibelles, de structures si fines, si variées et si sensuelles,entr’ouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches, etcreuses avec des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudréesd’une semence de vie qui, dans chacune, engendre un parfumdifférent.

Elles se reproduisent, elles, elles seules, aumonde, sans souillure pour leur inviolable race, évaporant autourd’elles l’encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurscaresses, l’essence de leurs corps incomparables, de leurs corpsparés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes lesformes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et laséduction enivrante de toutes les senteurs…

…………………………………

Fragments choisis, six mois plus tard

… J’aime les fleurs, non point comme desfleurs, mais comme des êtres matériels et délicieux ; je passemes jours et mes nuits dans les serres où je les cache ainsi queles femmes des harems.

Qui connaît, hors moi, la douceur,l’affolement, l’extase frémissante, charnelle, idéale, surhumainede ces tendresses ; et ces baisers sur la chair rose, sur lachair rouge, sur la chair blanche miraculeusement différente,délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.

J’ai des serres où personne ne pénètre que moiet celui qui en prend soin.

J’entre là comme on se glisse en un lieu deplaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d’abordentre deux foules de corolles fermées, entr’ouvertes ou épanouiesqui vont en pente de la terre au toit. C’est le premier baiserqu’elles m’envoient.

Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent cevestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et nonmes favorites.

Elles me saluent au passage de leur éclatchangeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes,coquettes, étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs àgauche, et si pressées qu’elles ont l’air de deux jardins venantjusqu’à mes pieds.

Mon cœur palpite, mon œil s’allume à les voir,mon sang s’agite dans mes veines, mon âme s’exalte, et mes mainsdéjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portessont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J’aitrois harems.

Mais j’entre le plus souvent chez lesorchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est basse,étouffante. L’air humide et chaud rend moite la peau, fait haleterla gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces fillesétranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sontattirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons,admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici quisemblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces,des yeux ! Car elles ont des yeux ! Elles me regardent,elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables, fées, fillesde la terre sacrée, de l’air impalpable et de la chaude lumière,cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et desnuances qu’aucun peintre n’imite, tous les charmes, toutes lesgrâces, toutes les formes qu’on peut rêver. Leur flanc se creuse,odorant et transparent, ouvert pour l’amour et plus tentant quetoute la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurspetits corps jettent l’âme grisée dans le paradis des images et desvoluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pours’envoler. Vont-elles s’envoler, venir à moi ? Non, c’est moncœur qui vole au-dessus d’elles comme un mâle mystique et torturéd’amour.

Aucune aile de bête ne peut les effleurer.Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leurai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire,je les adore l’une après l’autre.

Comme elles sont grasses, profondes, roses,d’un rose qui mouille les lèvres de désir ! Comme je lesaime ! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leurgorge et la corolle s’y cache, bouche mystérieuse, attirante,sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes délicats,admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sententbon et ne parlent pas.

J’ai parfois pour une d’elles une passion quidure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. Onl’enlève alors de la galerie commune et on l’enferme dans un mignoncabinet de verre où murmure un fil d’eau contre un lit de gazontropical venu des îles du grand Pacifique. Et je reste près d’elle,ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et laregardant se faner, tandis que je la possède, que j’aspire, que jebois, que je cueille sa courte vie d’une inexprimable caresse.

…………………………………

Lorsqu’il eût terminé la lecture de cesfragments, l’avocat reprit :

« La décence, messieurs les juges,m’empêche de continuer à vous communiquer les singuliers aveux dece fou honteusement idéaliste. Les quelques fragments que je viensde vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprécier ce casde maladie mentale, moins rare qu’on ne croit dans notre époque dedémence hystérique et de décadence corrompue.

« Je pense donc que ma cliente est plusautorisée qu’aucune autre femme à réclamer le divorce, dans lasituation exceptionnelle où la place l’étrange égarement des sensde son mari. »

QUI SAIT ?

I

Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais doncécrire enfin ce qui m’est arrivé ! Mais le pourrai-je ?l’oserai-je ? cela est si bizarre, si inexplicable, siincompréhensible, si fou !

Si je n’étais sûr de ce que j’ai vu, sûr qu’iln’y a eu, dans mes raisonnements, aucune défaillance, aucune erreurdans mes constatations, pas de lacune dans la suite inflexible demes observations, je me croirais un simple halluciné, le jouetd’une étrange vision. Après tout, qui sait ?

Je suis aujourd’hui dans une maison desanté ; mais j’y suis entré volontairement, par prudence, parpeur ! Un seul être connaît mon histoire. Le médecin d’ici. Jevais l’écrire. Je ne sais trop pourquoi. Pour m’en débarrasser, carje la sens en moi comme un intolérable cauchemar.

La voici :

J’ai toujours été un solitaire, un rêveur, unesorte de philosophe isolé, bienveillant, content de peu, sansaigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J’ai vécuseul, sans cesse, par suite d’une sorte de gêne qu’insinue en moila présence des autres. Comment expliquer cela ? Je ne lepourrais. Je ne refuse pas de voir le monde, de causer, de dîneravec des amis, mais lorsque je les sens depuis longtemps près demoi, même les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent,m’énervent, et j’éprouve une envie grandissante, harcelante, de lesvoir partir ou de m’en aller, d’être seul.

Cette envie est plus qu’un besoin, c’est unenécessité irrésistible. Et si la présence des gens avec qui je metrouve continuait, si je devais, non pas écouter, mais entendrelongtemps encore leurs conversations, il m’arriverait, sans aucundoute, un accident. Lequel ? Ah ! qui sait ?Peut-être une simple syncope ? oui !probablement !

J’aime tant être seul que je ne puis mêmesupporter le voisinage d’autres êtres dormant sous mon toit ;je ne puis habiter Paris parce que j’y agonise indéfiniment. Jemeurs moralement, et suis aussi supplicié dans mon corps et dansmes nerfs par cette immense foule qui grouille, qui vit autour demoi, même quand elle dort. Ah ! le sommeil des autres m’estplus pénible encore que leur parole. Et je ne peux jamais mereposer, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, desexistences interrompues par ces régulières éclipses de laraison.

Pourquoi suis-je ainsi ! Qui sait ?La cause en est peut-être fort simple : je me fatigue trèsvite de tout ce qui ne se passe pas en moi. Et il y a beaucoup degens dans mon cas.

Nous sommes deux races sur la terre. Ceux quiont besoin des autres, que les autres distraient, occupent,reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit, commel’ascension d’un terrible glacier ou la traversée du désert, etceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gênent,courbaturent, tandis que l’isolement les calme, les baigne de reposdans l’indépendance et la fantaisie de leur pensée.

En somme, il y a là un normal phénomènepsychique. Les uns sont doués pour vivre en dehors, les autres pourvivre en dedans. Moi, j’ai l’attention extérieure courte et viteépuisée, et, dès qu’elle arrive à ses limites, j’en éprouve danstout mon corps et dans toute mon intelligence, un intolérablemalaise.

Il en est résulté que je m’attache, que jem’étais attaché beaucoup aux objets inanimés qui prennent, pourmoi, une importance d’êtres, et que ma maison est devenue, étaitdevenue, un monde où je vivais d’une vie solitaire et active, aumilieu de choses, de meubles, de bibelots familiers, sympathiques àmes yeux comme des visages. Je l’en avais emplie peu à peu, je l’enavais parée, et je me sentais dedans, content, satisfait, bienheureux comme entre les bras d’une femme aimable dont la caresseaccoutumée est devenue un calme et doux besoin.

J’avais fait construire cette maison dans unbeau jardin qui l’isolait des routes, et à la porte d’une ville oùje pouvais trouver, à l’occasion, les ressources de société dont jesentais, par moments, le désir. Tous mes domestiques couchaientdans un bâtiment éloigné, au fond du potager, qu’entourait un grandmur. L’enveloppement obscur des nuits, dans le silence de mademeure perdue, cachée, noyée sous les feuilles des grands arbres,m’était si reposant et si bon, que j’hésitais chaque soir, pendantplusieurs heures, à me mettre au lit pour le savourer pluslongtemps.

Ce jour-là, on avait joué Sigurd authéâtre de la ville. C’était la première fois que j’entendais cebeau drame musical et féerique, et j’y avais pris un vifplaisir.

Je revenais à pied, d’un pas allègre, la têtepleine de phrases sonores, et le regard hanté par de joliesvisions. Il faisait noir, noir, mais noir au point que jedistinguais à peine la grande route, et que je faillis, plusieursfois, culbuter dans le fossé. De l’octroi chez moi, il y a unkilomètre environ, peut-être un peu plus, soit vingt minutes demarche lente. Il était une heure du matin, une heure ou une heureet demie ; le ciel s’éclaircit un peu devant moi et lecroissant parut, le triste croissant du dernier quartier de lalune. Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatreou cinq heures du soir, est clair, gai, frotté d’argent, mais celuiqui se lève après minuit est rougeâtre, morne, inquiétant ;c’est le vrai croissant du Sabbat ? Tous les noctambules ontdû faire cette remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil,jette une petite lumière joyeuse qui réjouit le cœur, et dessinesur la terre des ombres nettes ; le dernier répand à peine unelueur mourante, si terne qu’elle ne fait presque pas d’ombres.

J’aperçus au loin la masse sombre de monjardin, et je ne sais d’où me vint une sorte de malaise à l’idéed’entrer là-dedans. Je ralentis le pas. Il faisait très doux. Legros tas d’arbres avait l’air d’un tombeau où ma maison étaitensevelie.

J’ouvris ma barrière et je pénétrai dans lalongue allée de sycomores, qui s’en allait vers le logis, arquée envoûte comme un haut tunnel, traversant des massifs opaques etcontournant des gazons où les corbeilles de fleurs plaquaient, sousles ténèbres pâlies, des taches ovales aux nuancesindistinctes.

En approchant de la maison, un trouble bizarreme saisit. Je m’arrêtai. On n’entendait rien. Il n’y avait pas dansles feuilles un souffle d’air. « Qu’est-ce que j’aidonc ? » pensai-je. Depuis dix ans je rentrais ainsi sansque jamais la moindre inquiétude m’eût effleuré. Je n’avais paspeur. Je n’ai jamais eu peur, la nuit. La vue d’un homme, d’unmaraudeur, d’un voleur m’aurait jeté une rage dans le corps, etj’aurais sauté dessus sans hésiter. J’étais armé, d’ailleurs.J’avais mon revolver. Mais je n’y touchai point, car je voulaisrésister à cette influence de crainte qui germait en moi.

Qu’était-ce ? Un pressentiment ? Lepressentiment mystérieux qui s’empare des sens des hommes quand ilsvont voir de l’inexplicable ? Peut-être ? Quisait ?

À mesure que j’avançais, j’avais dans la peaudes tressaillements, et quand je fus devant le mur, aux auventsclos, de ma vaste demeure, je sentis qu’il me faudrait attendrequelques minutes avant d’ouvrir la porte et d’entrer dedans. Alors,je m’assis sur un banc, sous les fenêtres de mon salon. Je restailà, un peu vibrant, la tête appuyée contre la muraille, les yeuxouverts sur l’ombre des feuillages. Pendant ces premiers instants,je ne remarquai rien d’insolite autour de moi. J’avais dans lesoreilles quelques ronflements ; mais cela m’arrive souvent. Ilme semble parfois que j’entends passer des trains, que j’entendssonner des cloches, que j’entends marcher une foule.

Puis bientôt, ces ronflements devinrent plusdistincts, plus précis, plus reconnaissables. Je m’étais trompé. Cen’était pas le bourdonnement ordinaire de mes artères qui mettaitdans mes oreilles ces rumeurs, mais un bruit très particulier, trèsconfus cependant, qui venait, à n’en point douter, de l’intérieurde ma maison.

Je le distinguais à travers le mur, ce bruitcontinu, plutôt une agitation qu’un bruit, un remuement vague d’untas de choses, comme si on eût secoué, déplacé, traîné doucementtous mes meubles.

Oh ! je doutai, pendant un temps assezlong encore, de la sûreté de mon oreille. Mais l’ayant colléecontre un auvent pour mieux percevoir ce trouble étrange de monlogis, je demeurai convaincu, certain, qu’il se passait chez moiquelque chose d’anormal et d’incompréhensible. Je n’avais pas peur,mais j’étais… comment exprimer cela… effaré d’étonnement. Jen’armai pas mon revolver – devinant fort bien que je n’en avais nulbesoin. J’attendis.

J’attendis longtemps, ne pouvant me décider àrien, l’esprit lucide, mais follement anxieux. J’attendis, debout,écoutant toujours le bruit qui grandissait, qui prenait, parmoments, une intensité violente, qui semblait devenir un grondementd’impatience, de colère, d’émeute mystérieuse.

Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisismon trousseau de clefs, je choisis celle qu’il me fallait, jel’enfonçai dans la serrure, je la fis tourner deux fois, etpoussant la porte de toute ma force, j’envoyai le battant heurterla cloison.

Le coup sonna comme une détonation de fusil,et voilà qu’à ce bruit d’explosion répondit, du haut en bas de mademeure, un formidable tumulte. Ce fut si subit, si terrible, siassourdissant que je reculai de quelques pas, et que, bien que lesentant toujours inutile, je tirai de sa gaine mon revolver.

J’attendis encore, oh ! peu de temps. Jedistinguais, à présent, un extraordinaire piétinement sur lesmarches de mon escalier, sur les parquets, sur les tapis, unpiétinement, non pas de chaussures, de souliers humains, mais debéquilles, de béquilles de bois et de béquilles de fer quivibraient comme des cymbales. Et voilà que j’aperçus tout à coup,sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil delecture, qui sortait en se dandinant. Il s’en alla par le jardin.D’autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les canapés bas etse traînant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes, puistoutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les petitetabourets qui trottaient comme des lapins.

Oh ! quelle émotion ! Je me glissaidans un massif où je demeurai accroupi, contemplant toujours cedéfilé de mes meubles, car ils s’en allaient tous, l’un derrièrel’autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Monpiano, mon grand piano à queue, passa avec un galop de chevalemporté et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objetsglissaient sur le sable comme des fourmis, les brosses, lescristaux, les coupes, où le clair de lune accrochait desphosphorescences de vers luisants. Les étoffes rampaient,s’étalaient en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je visparaître mon bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et quicontenait toutes les lettres que j’ai reçues, toute l’histoire demon cœur, une vieille histoire dont j’ai tant souffert ! Etdedans étaient aussi des photographies.

Soudain, je n’eus plus peur, je m’élançai surlui et je le saisis comme on saisit un voleur, comme on saisit unefemme qui fuit ; mais il allait d’une course irrésistible, etmalgré mes efforts, et malgré ma colère, je ne pus même ralentir samarche. Comme je résistais en désespéré à cette force épouvantable,je m’abattis par terre en luttant contre lui. Alors, il me roula,me traîna sur le sable, et déjà les meubles, qui le suivaient,commençaient à marcher sur moi, piétinant mes jambes et lesmeurtrissant ; puis, quand je l’eus lâché, les autrespassèrent sur mon corps ainsi qu’une charge de cavalerie sur unsoldat démonté.

Fou d’épouvante enfin, je pus me traîner horsde la grande allée et me cacher de nouveau dans les arbres, pourregarder disparaître les plus infimes objets, les plus petits, lesplus modestes, les plus ignorés de moi, qui m’avaientappartenu.

Puis j’entendis, au loin, dans mon logissonore à présent comme les maisons vides, un formidable bruit deportes refermées. Elles claquèrent du haut en bas de la demeure,jusqu’à ce que celle du vestibule que j’avais ouverte moi-même,insensé, pour ce départ, se fut close, enfin, la dernière.

Je m’enfuis aussi, courant vers la ville, etje ne repris mon sang-froid que dans les rues, en rencontrant desgens attardés. J’allai sonner à la porte d’un hôtel où j’étaisconnu. J’avais battu, avec mes mains, mes vêtements, pour endétacher la poussière, et je racontai que j’avais perdu montrousseau de clefs, qui contenait aussi celle du potager, oùcouchaient mes domestiques en une maison isolée, derrière le mur declôture qui préservait mes fruits et mes légumes de la visite desmaraudeurs.

Je m’enfonçai jusqu’aux yeux dans le lit qu’onme donna. Mais je ne pus dormir, et j’attendis le jour en écoutantbondir mon cœur. J’avais ordonné qu’on prévînt mes gens dèsl’aurore, et mon valet de chambre heurta ma porte à sept heures dumatin.

Son visage semblait bouleversé.

– Il est arrivé cette nuit un grandmalheur, monsieur, dit-il.

– Quoi donc ?

– On a volé tout le mobilier de monsieur,tout, tout, jusqu’aux plus petits objets.

Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi ?qui sait ? J’étais fort maître de moi, sûr de dissimuler, dene rien dire à personne de ce que j’avais vu, de le cacher, del’enterrer dans ma conscience comme un effroyable secret. Jerépondis :

– Alors, ce sont les mêmes personnes quim’ont volé mes clefs. Il faut prévenir tout de suite la police. Jeme lève et je vous y rejoindrai dans quelques instants.

L’enquête dura cinq mois. On ne découvritrien, on ne trouva ni le plus petit de mes bibelots, ni la pluslégère trace des voleurs. Parbleu ! Si j’avais dit ce que jesavais… Si je l’avais dit… on m’aurait enfermé, moi, pas lesvoleurs, mais l’homme qui avait pu voir une pareille chose.

Oh ! je sus me taire. Mais je neremeublai pas ma maison. C’était bien inutile. Cela auraitrecommencé toujours. Je n’y voulais plus rentrer. Je n’y rentraipas. Je ne la revis point.

Je vins à Paris, à l’hôtel, et je consultaides médecins sur mon état nerveux qui m’inquiétait beaucoup depuiscette nuit déplorable.

Ils m’engagèrent à voyager. Je suivis leurconseil.

II

Je commençai par une excursion en Italie. Lesoleil me fit du bien. Pendant six mois, j’errai de Gênes à Venise,de Venise à Florence, de Florence à Rome, de Rome à Naples. Puis jeparcourus la Sicile, terre admirable par sa nature et sesmonuments, reliques laissées par les Grecs et les Normands. Jepassai en Afrique, je traversai pacifiquement ce grand désert jauneet calme, où errent des chameaux, des gazelles et des Arabesvagabonds, où, dans l’air léger et transparent, ne flotte aucunehantise, pas plus la nuit que le jour.

Je rentrai en France par Marseille, et malgréla gaieté provençale, la lumière diminuée du ciel m’attrista. Jeressentis, en revenant sur le continent, l’étrange impression d’unmalade qui se croit guéri et qu’une douleur sourde prévient que lefoyer du mal n’est pas éteint.

Puis je revins à Paris. Au bout d’un mois, jem’y ennuyai. C’était à l’automne, et je voulus faire, avantl’hiver, une excursion à travers la Normandie, que je neconnaissais pas.

Je commençai par Rouen, bien entendu, etpendant huit jours, j’errai distrait, ravi, enthousiasmé, danscette ville du moyen âge, dans ce surprenant muséed’extraordinaires monuments gothiques.

Or, un soir, vers quatre heures, comme jem’engageais dans une rue invraisemblable où coule une rivière noirecomme de l’encre nommée « Eau de Robec », mon attention,toute fixée sur la physionomie bizarre et antique des maisons, futdétournée tout à coup par la vue d’une série de boutiques debrocanteurs qui se suivaient de porte en porte.

Ah ! ils avaient bien choisi leurendroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans cettefantastique ruelle, au-dessus de ce cours d’eau sinistre, sous cestoits pointus de tuiles et d’ardoises où grinçaient encore lesgirouettes du passé !

Au fond des noirs magasins, on voyaits’entasser les bahuts sculptés, les faïences de Rouen, de Nevers,de Moustiers, des statues peintes, d’autres en chêne, des Christ,des vierges, des saints, des ornements d’église, des chasubles, deschapes, même des vases sacrés et un vieux tabernacle en bois doréd’où Dieu avait déménagé. Oh ! les singulières cavernes en ceshautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves auxgreniers, d’objets de toute nature, dont l’existence semblaitfinie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur siècle,à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme curiosités,par les nouvelles générations.

Ma tendresse pour les bibelots se réveillaitdans cette cité d’antiquaires. J’allais de boutique en boutique,traversant, en deux enjambées, les ponts de quatre planchespourries jetées sur le courant nauséabond de l’Eau de Robec.

Miséricorde ! Quelle secousse ! Unede mes plus belles armoires m’apparut au bord d’une voûte encombréed’objets et qui semblait l’entrée des catacombes d’un cimetière demeubles anciens. Je m’approchai tremblant de tous mes membres,tremblant tellement que je n’osais pas la toucher. J’avançais lamain, j’hésitais. C’était bien elle, pourtant : une armoireLouis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voirune seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers lesprofondeurs plus sombres de cette galerie, j’aperçus trois de mesfauteuils couverts de tapisserie au petit point, puis, plus loinencore, mes deux tables Henri II, si rares qu’on venait les voir deParis.

Songez ! songez à l’état de monâme !

Et j’avançai, perclus, agonisant d’émotion,mais j’avançai, car je suis brave, j’avançai comme un chevalier desépoques ténébreuses pénétrait en un séjour de sortilèges. Jeretrouvais, de pas en pas, tout ce qui m’avait appartenu, meslustres, mes livres, mes tableaux, mes étoffes, mes armes, tout,sauf le bureau plein de mes lettres, et que je n’aperçus point.

J’allais, descendant à des galeries obscurespour remonter ensuite aux étages supérieurs. J’étais seul.J’appelais, on ne répondait point. J’étais seul ; il n’y avaitpersonne en cette maison vaste et tortueuse comme unlabyrinthe.

La nuit vint, et je dus m’asseoir, dans lesténèbres, sur une de mes chaises, car je ne voulais point m’enaller. De temps en temps je criais : – Holà ! holà !quelqu’un !

J’étais là, certes, depuis plus d’une heurequand j’entendis des pas, des pas légers, lents, je ne sais où. Jefaillis me sauver ; mais, me raidissant, j’appelai de nouveau,et, j’aperçus une lueur dans la chambre voisine.

– Qui est là ? dit une voix.

Je répondis :

– Un acheteur.

On répliqua :

– Il est bien tard pour entrer ainsi dansles boutiques.

Je repris :

– Je vous attends depuis plus d’uneheure.

– Vous pouviez revenir demain.

– Demain, j’aurai quitté Rouen.

Je n’osais point avancer, et il ne venait pas.Je voyais toujours la lueur de sa lumière éclairant une tapisserieoù deux anges volaient au-dessus des morts d’un champ de bataille.Elle m’appartenait aussi. Je dis :

– Eh bien ! Venez-vous ?

Il répondit :

– Je vous attends.

Je me levai et j’allai vers lui.

Au milieu d’une grande pièce était un toutpetit homme, tout petit et très gros, gros comme un phénomène, unhideux phénomène.

Il avait une barbe rare, aux poils inégaux,clairsemés et jaunâtres, et pas un cheveu sur la tête ! Pas uncheveu ? Comme il tenait sa bougie élevée à bout de bras pourm’apercevoir, son crâne m’apparut comme une petite lune dans cettevaste chambre encombrée de vieux meubles. La figure était ridée etbouffie, les yeux imperceptibles.

Je marchandai trois chaises qui étaient à moi,et les payai sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplementle numéro de mon appartement à l’hôtel. Elles devaient être livréesle lendemain avant neuf heures.

Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu’à saporte avec beaucoup de politesse.

Je me rendis ensuite chez le commissairecentral de la police, à qui je racontai le vol de mon mobilier etla découverte que je venais de faire.

Il demanda séance tenante des renseignementspar télégraphe au parquet qui avait instruit l’affaire de ce vol,en me priant d’attendre la réponse. Une heure plus tard, elle luiparvint tout à fait satisfaisante pour moi.

– Je vais faire arrêter cet homme etl’interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait avoir conçuquelque soupçon et faire disparaître ce qui vous appartient.Voulez-vous aller dîner et revenir dans deux heures, je l’aurai iciet je lui ferai subir un nouvel interrogatoire devant vous.

– Très volontiers, monsieur. Je vousremercie de tout mon cœur.

J’allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieuxque je n’aurais cru. J’étais assez content tout de même. On letenait.

Deux heures plus tard, je retournai chez lefonctionnaire de la police qui m’attendait.

– Eh bien ! monsieur, me dit-il enm’apercevant. On n’a pas trouvé votre homme. Mes agents n’ont pumettre la main dessus.

Ah ! Je me sentis défaillir.

– Mais… Vous avez bien trouvé samaison ? demandai-je.

– Parfaitement. Elle va même êtresurveillée et gardée jusqu’à son retour. Quant à lui, disparu.

– Disparu ?

– Disparu. Il passe ordinairement sessoirées chez sa voisine, une brocanteuse aussi, une drôle desorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l’a pas vu ce soir et ne peutdonner sur lui aucun renseignement. Il faut attendre demain.

Je m’en allai. Ah ! que les rues de Rouenme semblèrent sinistres, troublantes, hantées.

Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaquebout de sommeil.

Comme je ne voulais pas paraître trop inquietou pressé, j’attendis dix heures, le lendemain, pour me rendre à lapolice.

Le marchand n’avait pas reparu. Son magasindemeurait fermé.

Le commissaire me dit :

– J’ai fait toutes les démarchesnécessaires. Le parquet est au courant de la chose ; nousallons aller ensemble à cette boutique et la faire ouvrir, vousm’indiquerez tout ce qui est à vous.

Un coupé nous emporta. Des agentsstationnaient, avec un serrurier, devant la porte de la boutique,qui fut ouverte.

Je n’aperçus, en entrant, ni mon armoire, nimes fauteuils, ni mes tables, ni rien, rien, de ce qui avait meubléma maison, mais rien, alors que la veille au soir je ne pouvaisfaire un pas sans rencontrer un de mes objets.

Le commissaire central, surpris, me regardad’abord avec méfiance.

– Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, ladisparition de ces meubles coïncide étrangement avec celle dumarchand.

Il sourit :

– C’est vrai ! Vous avez eu tortd’acheter et de payer des bibelots à vous, hier. Cela lui a donnél’éveil.

Je repris :

– Ce qui me paraît incompréhensible,c’est que toutes les places occupées par mes meubles sontmaintenant remplies par d’autres.

– Oh ! répondit le commissaire, il aeu toute la nuit, et des complices sans doute. Cette maison doitcommuniquer avec les voisines. Ne craignez rien, monsieur, je vaism’occuper très activement de cette affaire. Le brigand ne nouséchappera pas longtemps puisque nous gardons la tanière.

…………………………………

Ah ! mon cœur, mon cœur, mon pauvre cœur,comme il battait !

…………………………………

Je demeurai quinze jours à Rouen. L’homme nerevint pas. Parbleu ! parbleu ! Cet homme-là qui est-cequi aurait pu l’embarrasser ou le surprendre ?

Or, le seizième jour, au matin, je reçus demon jardinier, gardien de ma maison pillée et demeurée vide,l’étrange lettre que voici :

« Monsieur,

« J’ai l’honneur d’informer monsieurqu’il s’est passé, la nuit derrière, quelque chose que personne necomprend, et la police pas plus que nous. Tous les meubles sontrevenus, tous sans exception, tous, jusqu’aux plus petits objets.La maison est maintenant toute pareille à ce qu’elle était laveille du vol. C’est à en perdre la tête. Cela s’est fait dans lanuit de vendredi à samedi. Les chemins sont défoncés comme si onavait traîné tout de la barrière à la porte. Il en était ainsi lejour de la disparition.

« Nous attendons monsieur, dont je suisle très humble serviteur.

« RAUDIN, PHILIPPE. »

Ah ! mais non, ah ! mais non,ah ! mais non. Je n’y retournerai pas !

Je portai la lettre au commissaire deRouen.

– C’est une restitution très adroite,dit-il. Faisons les morts. Nous pincerons l’homme un de cesjours.

…………………………………

Mais on ne l’a pas pincé. Non. Ils ne l’ontpas pincé, et j’ai peur de lui, maintenant, comme si c’était unebête féroce lâchée derrière moi.

Introuvable ! il est introuvable, cemonstre à crâne de lune ! On ne le prendra jamais. Il nereviendra point chez lui. Que lui importe à lui. Il n’y a que moiqui peux le rencontrer, et je ne veux pas.

Je ne veux pas ! je ne veux pas ! jene veux pas !

Et s’il revient, s’il rentre dans sa boutique,qui pourra prouver que mes meubles étaient chez lui ? Il n’y acontre lui que mon témoignage ; et je sens bien qu’il devientsuspect.

Ah ! mais non ! cette existencen’était plus possible. Et je ne pouvais pas garder le secret de ceque j’ai vu. Je ne pouvais pas continuer à vivre comme tout lemonde avec la crainte que des choses pareilles recommençassent.

Je suis venu trouver le médecin qui dirigecette maison de santé, et je lui ai tout raconté.

Après m’avoir interrogé longtemps, il m’adit :

– Consentiriez-vous, monsieur, à resterquelque temps ici ?

– Très volontiers, monsieur.

– Vous avez de la fortune ?

– Oui, monsieur.

– Voulez-vous un pavillonisolé ?

– Oui, monsieur.

– Voudrez-vous recevoir desamis ?

– Non, monsieur, non, personne. L’hommede Rouen pourrait oser, par vengeance, me poursuivre ici…

…………………………………

Et je suis seul, seul, tout seul, depuis troismois. Je suis tranquille à peu près. Je n’ai qu’une peur… Sil’antiquaire devenait fou… et si on l’amenait en cet asile… Lesprisons elles-mêmes ne sont pas sûres…

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