L’Inutile Beauté

L’Inutile Beauté

de Guy de Maupassant

À Henry Cazalis.

 

L’INUTILE BEAUTÉ

I

La victoria fort élégante, attelée de deuxsuperbes chevaux noirs, attendait devant le perron de l’hôtel.C’était à la fin de juin, vers cinq heures et demie, et, entre lestoits qui enfermaient la cour d’honneur, le ciel apparaissait pleinde clarté, de chaleur, de gaieté.

La comtesse de Mascaret se montra sur leperron juste au moment où son mari, qui rentrait, arriva sous laporte cochère. Il s’arrêta quelques secondes pour regarder safemme, et il pâlit un peu. Elle était fort belle, svelte,distinguée avec sa longue figure ovale, son teint d’ivoire doré,ses grands yeux gris et ses cheveux noirs ; et elle monta danssa voiture sans le regarder, sans paraître même l’avoir aperçu,avec une allure si particulièrement racée, que l’infâme jalousiedont il était depuis si longtemps dévoré, le mordit au cœur denouveau. Il s’approcha, et la saluant :

– Vous allez vous promener ?dit-il.

Elle laissa passer quatre mots entre seslèvres dédaigneuses.

– Vous le voyez bien !

– Au bois ?

– C’est probable.

– Me serait-il permis de vousaccompagner ?

– La voiture est à vous.

Sans s’étonner du ton dont elle lui répondait,il monta et s’assit à côté de sa femme, puis il ordonna :

– Au bois.

Le valet de pied sauta sur le siège auprès ducocher ; et les chevaux, selon leur habitude, piaffèrent ensaluant de la tête jusqu’à ce qu’ils eussent tourné dans larue.

Les deux époux demeuraient côte à côte sans separler. Il cherchait comment entamer l’entretien, mais elle gardaitun visage si obstinément dur qu’il n’osait pas.

À la fin, il glissa sournoisement sa main versla main gantée de la comtesse et la toucha comme par hasard, maisle geste qu’elle fit en retirant son bras fut si vif et si plein dedégoût qu’il demeura anxieux, malgré ses habitudes d’autorité et dedespotisme.

Alors il murmura :

– Gabrielle !

Elle demanda, sans tourner la tête :

– Que voulez-vous ?

– Je vous trouve adorable.

Elle ne répondit rien, et demeurait étenduedans sa voiture avec un air de reine irritée.

Ils montaient maintenant les Champs-Élysées,vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile. L’immense monument, au bout dela longue avenue, ouvrait dans un ciel rouge son arche colossale.Le soleil semblait descendre sur lui en semant par l’horizon unepoussière de feu.

Et le fleuve des voitures, éclaboussées dereflets sur les cuivres, sur les argentures et les cristaux desharnais et des lanternes, laissait couler un double courant vers lebois et vers la ville.

Le comte de Mascaret reprit :

– Ma chère Gabrielle.

Alors, n’y tenant plus, elle répliqua d’unevoix exaspérée :

– Oh ! laissez-moi tranquille, jevous prie. Je n’ai même plus la liberté d’être seule dans mavoiture, à présent.

Il simula n’avoir point écouté, etcontinua :

– Vous n’avez jamais été aussi joliequ’aujourd’hui.

Elle était certainement à bout de patience etelle répliqua avec une colère qui ne se contenait point :

– Vous avez tort de vous en apercevoir,car je vous jure bien que je ne serai plus jamais à vous.

Certes, il fut stupéfait et bouleversé, et,ses habitudes de violence reprenant le dessus, il jeta un –« Qu’est-ce à dire ? » qui révélait plus le maîtrebrutal que l’homme amoureux.

Elle répéta, à voix basse, bien que leurs gensne pussent rien entendre dans l’assourdissant ronflement desroues :

– Ah ! qu’est-ce à dire ?qu’est-ce à dire ? Je vous retrouve donc ! Vous voulezque je vous le dise ?

– Oui.

– Que je vous dise tout ?

– Oui.

– Tout ce que j’ai sur le cœur depuis queje suis la victime de votre féroce égoïsme.

Il était devenu rouge d’étonnement etd’irritation. Il grogna, les dents serrées :

– Oui, dites ?

C’était un homme de haute taille, à largesépaules, à grande barbe rousse, un bel homme, un gentilhomme, unhomme du monde qui passait pour un mari parfait et pour un pèreexcellent.

Pour la première fois depuis leur sortie del’hôtel elle se retourna vers lui et le regarda bien enface :

– Ah ! vous allez entendre deschoses désagréables, mais sachez que je suis prête à tout, que jebraverai tout, que je ne crains rien, et vous aujourd’hui moins quepersonne.

Il la regardait aussi dans les yeux, et unerage déjà le secouait. Il murmura :

– Vous êtes folle !

– Non, mais je ne veux plus être lavictime de l’odieux supplice de maternité que vous m’imposez depuisonze ans ! je veux vivre enfin en femme du monde, comme j’enai le droit, comme toutes les femmes en ont le droit.

Redevenant pâle tout à coup, ilbalbutia :

– Je ne comprends pas.

– Si, vous comprenez. Il y a maintenanttrois mois que j’ai accouché de mon dernier enfant, et comme jesuis encore très belle, et, malgré vos efforts, presqueindéformable, ainsi que vous venez de le reconnaître enm’apercevant sur votre perron, vous trouvez qu’il est temps que jeredevienne enceinte.

– Mais vous déraisonnez !

– Non. J’ai trente ans et sept enfants,et nous sommes mariés depuis onze ans, et vous espérez que celacontinuera encore dix ans, après quoi vous cesserez d’êtrejaloux.

Il lui saisit le bras etl’étreignant :

– Je ne vous permettrai pas de me parlerplus longtemps ainsi.

– Et moi, je vous parlerai jusqu’au bout,jusqu’à ce que j’aie fini tout ce que j’ai à vous dire, et si vousessayez de m’en empêcher, j’élèverai la voix de façon à êtreentendue par les deux domestiques qui sont sur le siège. Je ne vousai laissé monter ici que pour cela, car j’ai ces témoins qui vousforceront à m’écouter et à vous contenir. Écoutez-moi. Vous m’aveztoujours été antipathique et je vous l’ai toujours laissé voir, carje n’ai jamais menti, monsieur. Vous m’avez épousée malgré moi,vous avez forcé mes parents qui étaient gênés à me donner à vous,parce que vous êtes très riche. Ils m’y ont contrainte, en mefaisant pleurer.

Vous m’avez donc achetée, et dès que j’ai étéen votre pouvoir, dès que j’ai commencé à devenir pour vous unecompagne prête à s’attacher, à oublier vos procédés d’intimidationet de coercition pour me souvenir seulement que je devais être unefemme dévouée et vous aimer autant qu’il m’était possible de lefaire, vous êtes devenu jaloux, vous, comme aucun homme ne l’ajamais été, d’une jalousie d’espion, basse, ignoble, dégradantepour vous, insultante pour moi. Je n’étais pas mariée depuis huitmois que vous m’avez soupçonnée de toutes les perfidies. Vous mel’avez même laissé entendre. Quelle honte ! Et comme vous nepouviez pas m’empêcher d’être belle et de plaire, d’être appeléedans les salons et aussi dans les journaux une des plus joliesfemmes de Paris, vous avez cherché ce que vous pourriez imaginerpour écarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idéeabominable de me faire passer ma vie dans une perpétuellegrossesse, jusqu’au moment où je dégoûterais tous les hommes.Oh ! ne niez pas ! Je n’ai point compris pendantlongtemps, puis j’ai deviné. Vous vous en êtes vanté même à votresœur, qui me l’a dit, car elle m’aime et elle a été révoltée devotre grossièreté de rustre.

Ah ! rappelez-vous nos luttes, les portesbrisées, les serrures forcées ! À quelle existence vous m’avezcondamnée depuis onze ans, une existence de jument poulinièreenfermée dans un haras. Puis, dès que j’étais grosse, vous vousdégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous voyais plus durant desmois. On m’envoyait à la campagne, dans le château de la famille,au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je reparaissais, fraîcheet belle, indestructible, toujours séduisante et toujours entouréed’hommages, espérant enfin que j’allais vivre un peu comme unejeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vousreprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l’infâme ethaineux désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et cen’est pas le désir de me posséder – je ne me serais jamais refuséeà vous – c’est le désir de me déformer.

Il s’est de plus passé cette chose abominableet si mystérieuse que j’ai été longtemps à la pénétrer (mais jesuis devenue fine à vous voir agir et penser) : vous vous êtesattaché à vos enfants de toute la sécurité qu’ils vous ont donnéependant que je les portais dans ma taille. Vous avez fait del’affection pour eux avec toute l’aversion que vous aviez pour moi,avec toutes vos craintes ignobles momentanément calmées et avec lajoie de me voir grossir.

Ah ! cette joie, combien de fois je l’aisentie en vous, je l’ai rencontrée dans vos yeux, je l’ai devinée.Vos enfants, vous les aimez comme des victoires et non comme votresang. Ce sont des victoires sur moi, sur ma jeunesse, sur mabeauté, sur mon charme, sur les compliments qu’on m’adressait, etsur ceux qu’on chuchotait autour de moi, sans me les dire. Et vousen êtes fier ; vous paradez avec eux, vous les promenez enbreak au bois de Boulogne, sur des ânes à Montmorency. Vous lesconduisez aux matinées théâtrales pour qu’on vous voit au milieud’eux, qu’on dise « quel bon père » et qu’on lerépète…

Il lui avait pris le poignet avec unebrutalité sauvage, et il le serrait si violemment qu’elle se tut,une plainte lui déchirant la gorge.

Et il lui dit tout bas :

– J’aime mes enfants,entendez-vous ! Ce que vous venez de m’avouer est honteux dela part d’une mère. Mais vous êtes à moi. Je suis le maître… votremaître… je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand je voudrai…et j’ai la loi… pour moi :

Il cherchait à lui écraser les doigts dans lapression de tenaille de son gros poignet musculeux. Elle, livide dedouleur, s’efforçait en vain d’ôter sa main de cet étau qui labroyait ; et la souffrance la faisant haleter, des larmes luivinrent aux yeux.

– Vous voyez bien que je suis le maître,dit-il, et le plus fort.

Il avait un peu desserré son étreinte. Ellereprit :

– Me croyez-vous pieuse ?

Il balbutia, surpris.

– Mais oui.

– Pensez-vous que je croie àDieu ?

– Mais oui.

– Que je pourrais mentir en vous faisantun serment devant un autel où est enfermé le corps du Christ.

– Non.

– Voulez-vous m’accompagner dans uneéglise.

– Pourquoi faire ?

– Vous le verrez bien.Voulez-vous ?

– Si vous y tenez, oui.

Elle éleva la voix, en appelant :

– Philippe.

Le cocher, inclinant un peu le cou, sansquitter ses chevaux des yeux, sembla tourner son oreille seule verssa maîtresse, qui reprit :

– Allez à l’égliseSaint-Philippe-du-Roule.

Et la victoria qui arrivait à la porte du Boisde Boulogne, retourna vers Paris.

La femme et le mari n’échangèrent plus uneparole pendant ce nouveau trajet. Puis, lorsque la voiture futarrêtée devant l’entrée du temple,Mme de Mascaret, sautant à terre, y pénétra,suivie à quelques pas, par le comte.

Elle alla, sans s’arrêter, jusqu’à la grilledu chœur, et tombant à genoux contre une chaise, cacha sa figuredans ses mains et pria. Elle pria longtemps, et lui, deboutderrière elle, s’aperçut enfin qu’elle pleurait. Elle pleurait sansbruit, comme pleurent les femmes dans les grands chagrinspoignants. C’était, dans tout son corps, une sorte d’ondulation quifinissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous ses doigts.

Mais le comte de Mascaret jugea que lasituation se prolongeait trop, et il la toucha sur l’épaule.

Ce contact la réveilla comme une brûlure. Sedressant, elle le regarda les yeux dans les yeux.

– Ce que j’ai à vous dire, le voici. Jen’ai peur de rien, vous ferez ce que vous voudrez. Vous me tuerezsi cela vous plaît. Un de vos enfants n’est pas à vous, un seul. Jevous le jure devant le Dieu qui m’entend ici. C’était l’uniquevengeance que j’eusse contre vous, contre votre abominable tyranniede mâle, contre ces travaux forcés de l’engendrement auxquels vousm’avez condamnée. Qui fut mon amant ? Vous ne le saurezjamais ! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne ledécouvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sansplaisir, uniquement pour vous tromper. Et il m’a rendue mère aussi,lui. Qui est son enfant ? Vous ne le saurez jamais. J’en aisept, cherchez ! Cela, je comptais vous le dire plus tard,bien plus tard, car on ne s’est vengé d’un homme, en le trompant,que lorsqu’il le sait. Vous m’avez forcée à vous le confesseraujourd’hui, j’ai fini.

Et elle s’enfuit à travers l’église, vers laporte ouverte sur la rue, s’attendant à entendre derrière elle lepas rapide de l’époux bravé, et à s’affaisser sur le pavé sous lecoup d’assommoir de son poing.

Mais elle n’entendit rien, et gagna savoiture. Elle y monta d’un saut, crispée d’angoisse, haletante depeur, et cria au cocher : « à l’hôtel ».

Les chevaux partirent au grand trot.

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