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Lord Jim

Lord Jim

de Joseph Conrad

Note de l’auteur

Lorsque ce roman parut pour la première fois en volume,l’idée se répandit que je m’étais laissé emporter par mon sujet.Des critiques affirmèrent que l’œuvre, destinée à fournir une courte nouvelle, avait échappé au contrôle de son auteur et d’aucuns parurent même prendre plaisir à découvrir des preuves certaines de ce fait. Ils se fondaient sur la durée du récit,prétendant que nul homme n’eût pu parler aussi longtemps, et retenir l’attention de ses auditeurs. Ce n’était pas chose fort croyable, affirmaient-ils.

Après avoir médité la question pendant quelque seize ans, je ne suis pas bien sûr de ce qu’ils avancent. On a vu, sous les tropiques comme dans la zone tempérée, des gens passer la moitié de la nuit à débiter des histoires. Dans le cas présent, il ne s’agit,il est vrai, que d’une seule histoire, mais elle comporte des interruptions qui donnent au conteur des moments de répit, et quant à ce qui est de l’endurance des auditeurs, il faut accepter le postulat que le récit était vraiment intéressant. Supposition préliminaire et obligatoire. Si je n’avais pas trouvé l’histoire intéressante, je n’aurais pas commencé à l’écrire. Quant à l’invraisemblance matérielle, nous savons tous que certains discours du Parlement ont duré plus près de six que de trois heures, alors que toute la partie de mon livre comportant le récit de Marlow peut, je le crois, se lire à haute voix en moins de trois heures. D’ailleurs, bien que j’aie négligé ces détails insignifiants, il faut supposer que l’on servit des rafraîchissements cette nuit-là, et que pour aider le conteur, on lui donna bien un verre d’eau minérale quelconque.

Mais sérieusement, et pour parler franc, mon intention première était d’écrire une nouvelle sur l’épisode du bateau de pèlerinage, rien de plus. C’était là une idée parfaitement légitime. Mais après avoir écrit quelques pages, je m’en trouvai mécontent, pour une raison ou l’autre, et je les mis de côté, pour ne les sortir du tiroir que lorsque feu M. William Blackwood me demanda quelque chose pour sa revue.

C’est alors seulement que je m’avisai que l’épisode dubateau de pèlerinage fournissait le point de départ excellent d’unelibre et vagabonde histoire, et que c’était aussi un événement denature à colorer tout le sentiment de l’existence chez un individusimple et sensible. Mais tous ces mouvements d’âme, tous ces étatsd’esprit préliminaires étaient pour moi un peu obscurs à cetteépoque, et ne m’apparaissent pas plus clairement aujourd’hui, aprèstant d’années.

Les quelques pages mises de côté eurent leur poids dans lechoix du sujet. Mais l’histoire tout entière fut récrite de proposdélibéré. Lorsque je la commençai, j’étais certain d’en faire ungros volume, sans prévoir pourtant qu’elle dût s’étendre sur treizenuméros de revue.

On m’a parfois demandé si cette œuvre n’était pas, entretoutes les miennes, celle que je préfère. Je ne goûte pas lefavoritisme dans la vie publique, dans la vie privée, ou même dansles rapports délicats d’un auteur avec ses ouvrages. En principe,je ne veux pas avoir de favoris, mais je ne vais pas jusqu’àéprouver chagrin ou ennui de la préférence que certains lecteursaccordent à mon « Lord Jim »… Je nedirai même pas que je ne les comprenne pas… Non ! Mais j’ai euun jour une cause de surprise et d’inquiétude.

Un de mes amis revenu d’Italie avait causé là-bas avec unedame qui n’aimait pas mon livre. Je déplorais le fait, évidemment,mais ce qui me surprit, ce fut le motif de sa désapprobation.« Vous comprenez », disait-elle,« toute cette histoire est simorbide ! »

Cette réflexion me valut une bonne heure d’inquiètesréflexions. Mais je finis par conclure que, toutes réserves faitessur la nature d’un sujet un peu étranger à une sensibilité fémininenormale, cette dame ne devait pas être Italienne. Je me demandemême si elle était Européenne. En tout cas, un tempérament latinn’aurait jamais rien vu de morbide dans le sentiment aigu de laperte de l’honneur. Pareil sentiment peut être juste ou erroné, oupeut être condamné comme artificiel, et mon Jim n’est peut-être pasd’un type très répandu. Mais je puis sans crainte affirmerà mes lecteurs qu’il n’est pas le fruit d’une froide perversion depensée. Ce n’est pas non plus un personnage des brumesseptentrionales. Par une matinée ensoleillée, dans le banal décord’une rade d’Orient, je l’ai vu passer, émouvant, significatif,sous un nuage, parfaitement silencieux. Et c’est bien ainsi qu’ildevait être. C’était à moi, avec toute la sympathie dont j’étaiscapable, à chercher les mots adéquats à son attitude. C’était« l’un des nôtres ».

Juin 1917.

Chapitre 1

Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être ;solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épauleslégèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venud’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix étaitprofonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteurmorose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’uneréserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait auxautres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers auchapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les diversports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chezles fournisseurs de navires.

On n’exige du commis maritime aucune espèce d’examen, en aucunematière, mais il doit posséder la théorie du Débrouillage, etsavoir, mieux encore, en donner la démonstration pratique. Sabesogne consiste à distancer, à force de voiles, de vapeur ou derames, les autres commis maritimes lancés comme lui sur tout navireprêt à mouiller son ancre, à aborder jovialement le capitaine enlui fourrant une carte dans la main – la carte réclame dufournisseur, – puis, dès sa première visite à terre, à le piloteravec fermeté, mais sans ostentation, vers une boutique, vaste commeune caverne et pleine de choses bonnes à manger et à boire sur unbateau ; on y vend tout ce qui peut assurer à un naviresécurité et élégance, depuis un jeu de crochets pour son câble,jusqu’à un carnet de feuilles d’or pour les sculptures de sonarrière, et le capitaine se voit accueilli comme un frère par unnégociant qu’il n’avait jamais rencontré. Il trouve, dans une sallefraîche, de bons fauteuils, des bouteilles, des cigares, et tout cequ’il faut pour écrire ; un exemplaire des règlements du port,et une cordialité qui fait fondre le sel déposé, par trois mois denavigation, sur un cœur de marin. Ainsi nouées, les relations sontentretenues, tant que le navire reste au port, par les visitesquotidiennes du commis maritime. Fidèle comme un ami et pleind’attentions filiales pour le capitaine, il fait montre, à sonendroit, d’une patience de Job, de l’entier dévouement qu’onattendrait d’une femme, et d’une gaieté de bon vivant. Après quoil’on envoie la note. C’est un beau métier, tout fait de cordialitéavertie, et les bons commis maritimes sont rares. Quand un commis,qui possède la théorie du Débrouillage, se trouve aussi pourvud’une éducation de marin, il vaut son pesant d’or pour le patron,et peut en attendre toutes les faveurs. Jim gagnait toujours debeaux gages et les faveurs qu’il se voyait octroyer eussent assuréla fidélité d’un démon, ce qui ne l’empêchait pas, avec une noireingratitude, de planter là brusquement son emploi pour s’en allerailleurs. Les raisons qu’il donnait à ses chefs étaientmanifestement insuffisantes, et provoquaient de leur part cettesimple réflexion : « Maudit imbécile ! » dèsqu’il avait tourné le dos. Telle était la critique qu’éveillait sonexcessive sensibilité.

Pour les blancs des ports et les capitaines de navires, il étaitJim et rien de plus. Il possédait un autre nom, bien entendu, maisil tenait fort à ne l’entendre jamais prononcer. Son incognito,percé comme un tamis, ne visait pas à cacher une personnalité, maisun fait. Lorsque le fait transparaissait à travers l’incognito, Jimquittait brusquement le port où il s’employait à ce moment-là, eten gagnait un autre, en général plus loin vers l’Orient. Il s’entenait aux ports de mer, parce que c’était un marin exilé de lamer, et parce qu’il possédait la théorie du Débrouillage, qui nepeut servir à d’autre métier qu’à celui de commis maritime. En bonordre, il battait en retraite vers le soleil levant, et comme parhasard, mais inexorablement, le fait le poursuivait. Aussil’avait-on vu, tour à tour, dans le cours des années, à Bombay, àCalcutta, à Rangoon, à Penang, à Batavia, et dans chacun de cesports d’attache, il était tout simplement Jim, le commis maritime.Plus tard, lorsque son sentiment aigu de l’Intolérable l’eut chassépour toujours des ports et de la société des blancs, jusque dans laforêt vierge, les Malais du village qu’il avait choisi dans lajungle, pour y cacher sa sensibilité déplorable, ajoutèrent un motau monosyllabe de son incognito. Ils l’appelèrent Tuan Jim, – LordJim comme on dirait chez nous.

Il sortait d’un presbytère. Plus d’un capitaine de beau vaisseaumarchand est issu d’un tel séjour de piété et de paix. Le père deJim possédait sur l’Inconnaissable des connaissances assez précisespour mener dans la voie droite les habitants des chaumières, sanstroubler la quiétude de ceux qu’une infaillible Providence a faitvivre dans des châteaux. Perchée sur une colline, la petite égliseavait la teinte grisâtre d’un rocher moussu, aperçu à travers lestrous d’un rideau de feuillages. Elle s’élevait là depuis dessiècles, mais les arbres qui l’entouraient devaient se souvenirencore d’avoir vu poser sa première pierre. Au-dessous d’elle, lafaçade rouge du presbytère mettait sa teinte chaude, parmi lespelouses, les corbeilles de fleurs et les sapins. Derrière lamaison, flanquée à gauche d’une cour d’écurie pavée, s’étendait unverger où les toits en pente des serres s’adossaient à un mur debriques. La cure était, depuis des générations, un fief de famille,mais Jim était le dernier de cinq fils, et lorsque des romansd’aventures, lus au cours des vacances, eurent éveillé sa vocationde marin, on l’expédia sans tarder sur un « bateau-école pourofficiers de la marine marchande ».

Il y apprit un peu de trigonométrie, et sut bientôt brasser lesvergues de perroquet. Généralement aimé, il se classait troisièmeen navigation, et ramait dans le premier canot. Grâce à sa têtesolide et à sa vigueur physique, il se trouvait à l’aise dans leshunes. De son poste, à la hune de misaine, il regardait souvent,avec le mépris de l’homme appelé à briller au milieu des périls, lamultitude paisible des toits coupée en deux par le courant de larivière, et, semées aux confins de la campagne voisine, lescheminées d’usines, minces comme des crayons, qui se dressaienttoutes droites sous un ciel de suie, en vomissant leur fumée commedes volcans. Il voyait les grands vaisseaux en partance, les largesbacs toujours en mouvement, les petites barques qui flottaient trèsbas au-dessous de lui ; il contemplait au loin la splendeurbrumeuse de la mer et l’espoir d’une vie fiévreuse dans un monded’aventures.

Sur le premier pont, dans le brouhaha babélique de deux centsvoix, il s’oubliait parfois, pour vivre en rêve, à l’avance, la viemarine des livres enfantins. Il se voyait arracher des hommes à unbateau qui sombre, abattre des mâts dans la tempête, porter à lanage un filin à travers le ressac ; ou bien, naufragésolitaire, sans chaussures et à demi nu, il marchait sur lesrochers découverts, en quête de coquillages pour apaiser sa faim.Il rencontrait des sauvages sur les rives tropicales, réprimait desséditions en pleine mer, et soutenait dans une petite barque perduesur l’océan, les cœurs désespérés de ses compagnons ; éternelexemple d’attachement au devoir, il restait inébranlable comme unhéros de livre.

– « Quelque chose par devant ! Tout le monde surle pont ! »

Il bondit sur ses pieds. Ses camarades se ruaient aux échelles.Il entendit un vacarme de pas et de cris au-dessus de sa tête, etlorsqu’il eut franchi l’écoutille il resta un instant immobile,confondu.

C’était le crépuscule d’un soir d’hiver. Le vent, fraîchi depuismidi, avait interrompu la circulation sur le fleuve et soufflaitmaintenant en tempête, par bouffées rageuses, qui éclataient commedes salves de gros canons tirées sur l’océan. La pluie tombait ennappes obliques, tour à tour épaisses et amincies, et Jim avait,entre les rafales, des visions menaçantes du flot tumultueux, despetites barques ballottées pêle-mêle près du rivage, des bâtissesimmobiles dans la brume dense, des larges bacs tanguant lourdementsur leurs ancres, des vastes pontons qui se soulevaient ets’abaissaient dans un nuage d’écume. Une bouffée nouvelleparaissait tout chasser. L’air était plein d’eau volante. Il yavait dans la tempête une sorte de furieuse volonté, uneapplication forcenée dans les hurlements du vent et le tumultebrutal du ciel et de la mer, qui semblaient dirigés contre lui, etle laissaient anhélant de terreur. Il restait immobile ; il sesentait emporté dans un tourbillon.

On le bousculait. – « Armez le canot ! » Desjeunes gens couraient près de lui. Un caboteur en quête d’un abriavait fracassé une goélette à l’ancre, et un maître du bateau-écoleavait vu l’accident. Une foule d’élèves escaladaient les lisses, sepressaient autour des palans. – « Une collision… En pleindevant… M. Symons a tout vu… » Une bourrade fit trébucherJim contre le mât de misaine. Il se retint à un câble. Enchaîné àses amarres, le vieux bateau-école tremblant de bout en bout,faisait doucement tête au vent, et son mince gréement chantaitd’une voix profonde la chanson essoufflée de sa jeunesse en mer. –« Envoyez ! » Jim vit le canot filer tout armé sousles lisses et se précipita. Il entrevit un éclaboussement.« Larguez ! Dégagez les garants ! » Il sepenchait en avant. L’eau bouillonnait, striée d’écume. Visibleencore dans la nuit tombante, comme enchaîné par la mer et le ventdans un cercle magique, le canot se balançait en avant du navire.Très faible, une voix glapissante monta : – « Del’ensemble, jeunes drôles, de l’ensemble, si vous voulez sauverquelqu’un ! » Et tout à coup l’avant de la barque sesouleva ; elle bondit, toutes rames en l’air, au-dessus d’unelame, et rompit le charme que vent et marée faisaient peser surelle.

Jim sentit une poigne vigoureuse s’appesantir sur son épaule. –« Trop tard, jeune homme ! » Le commandant du navireretenait le garçon prêt à bondir par-dessus bord, et Jim leva lesyeux avec un regard douloureusement conscient de sa défaite. Lecapitaine eut un sourire de sympathie : « Vous aurez plusde chance une autre fois. Cela vous apprendra à fairevite ! »

Une acclamation bruyante saluait le retour du canot. À demiplein d’eau, il dansait sur les lames, avec deux hommes anéantisbarbotant sur le fond de son plancher. Jim n’avait plus que méprispour ce tumulte et pour la menace de la mer et du vent, et sondépit s’en aiguisait de sa terreur passagère devant leur vainefureur. Il saurait à l’avenir ce qu’il faudrait en penser. Il ne sesouciait plus de la tempête. Il pouvait affronter de plus sérieuxpérils et le ferait mieux que quiconque. Il n’avait plus trace decrainte. Pourtant il se tint ce soir-là à l’écart, tandis que lepremier nageur du canot, un garçon au visage de fille et aux grandsyeux gris, était le héros de l’entrepont. Assailli de questionsardentes, il racontait : – « J’ai vu sa tête sortir auras de l’eau, et j’ai lancé ma gaffe. Elle s’est accrochée à sonpantalon, et j’ai cru passer par-dessus bord ; j’ai bienmanqué filer, mais le vieux Symons a lâché la barre pour me saisirles jambes. Le canot a failli chavirer. Le vieux Symons est un chicvieux, et je ne lui en veux pas d’être grognon avec nous. Il juraittout le temps après moi, en se pendant à ma jambe, mais c’était unefaçon de me dire de ne pas lâcher ma gaffe. Le vieux Symons se metfacilement en colère, vous le savez… Non, ce n’était pas le petitblond, c’était l’autre, le gros barbu… quand on l’a tiré de l’eau,il geignait : « Oh ! ma jambe, majambe ! » et il a tourné de l’œil. Un grand type commecela ! S’évanouir comme une petite fille ! Y en a-t-il unici qui s’évanouirait pour un coup de gaffe ? Ce n’est pasmoi, en tout cas ! Le croc lui est entré dans la jambejusque-là… » Il montrait la gaffe apportée à cet effet, etsouleva une vive émotion. « Non, imbécile, il n’avait pas legrappin dans la chair ; il s’était accroché à son pantalon.Beaucoup de sang, naturellement. »

Jim méprisait ce pitoyable étalage de vanité. La tempête avaitinspiré un héroïsme aussi futile que son déploiement de vainesterreurs. Jim se sentait irrité contre le tumulte de la terre et duciel qui l’avait pris au dépourvu, en trahissant sans loyauté songénéreux désir d’occasions fugitives. Il était d’ailleurs plutôtsatisfait de n’être pas descendu dans le canot, puisque lesauvetage n’avait exigé, somme toute, qu’un médiocre exploit. Mieuxque les camarades qui y avaient contribué, il avait élargi sonchamp d’expérience. Le jour où tous flancheraient, il serait seul,il en était sûr, à savoir tenir tête aux puériles menaces de la meret du vent. Il savait que penser maintenant d’une telle fureur quicontemplée de sang-froid se faisait méprisable. Inaperçu à l’écartde la cohue bruyante de ses camarades, il ne découvrait dans soncœur aucune trace d’émotion, et le résultat final de sa faiblessepassagère fut de soulever en lui une exaltation nouvelle, devant lacertitude affermie de son goût pour les aventures, et le sentimentde son multiple courage.

Chapitre 2

 

Après deux ans d’école, il prit la mer, et trouva singulièrementvides d’aventures des régions si familières à son imagination. Ilfit de nombreux voyages ; il connut la monotonie magique del’existence entre le ciel et l’eau. Il eut à supporter lescritiques des hommes, les exactions de la mer et la sévéritéprosaïque d’une tâche quotidienne qui donne le pain, mais dont laseule récompense se trouve dans l’amour parfait qu’elle inspire.Cette récompense-là faisait défaut à Jim. Pourtant, il ne pouvaitpas retourner en arrière parce qu’il n’y a rien de plusensorcelant, de plus désenchanteur, de plus asservissant que la viede la mer. D’ailleurs, il avait un bel avenir devant lui. Bienélevé, ferme et courtois, il prenait une notion stricte de sesdevoirs ; très jeune encore, il embarqua comme second à bordd’un beau navire, sans avoir subi l’épreuve d’un de ces coups de lamer, qui font éclater au grand jour la valeur intime d’un homme,montrent la trempe de son caractère et la substance de son être, etrévèlent à lui-même autant qu’aux autres sa force de résistance etla vérité profonde cachée sous ses apparences.

Il n’eut, dans toute cette période, qu’un seul aperçu nouveau dusérieux des colères de la mer. Cette évidence ne s’impose pas aussisouvent qu’on pourrait le croire. Il y a de multiples degrés dansle péril des aventures et des tempêtes, et c’est de temps à autreseulement que s’affirme avec certitude une violence d’intentionsinistre, ce quelque chose d’indéfinissable qui impose laconviction à l’esprit et au cœur d’un homme que cette complicationd’accidents ou cette fureur des éléments s’attaquent à lui avec unparti pris de malice, avec une force sans contrôle, avec unecruauté déchaînée, qui veulent lui arracher espoirs et terreurs,fatigue douloureuse et soif de repos ; qui veulent briser,détruire, anéantir tout ce qu’il a vu, connu, goûté, aimé ou haï,tout ce qui est nécessaire et sans prix : le soleil, lessouvenirs, l’avenir ; qui veulent balayer à jamais de son êtretout un monde précieux, par le fait tout simple et effroyable deson anéantissement.

Estropié par la chute d’un espar, au début d’une semaine dontson capitaine espagnol disait plus tard : – « Mon ami,c’est miracle que nous ayons tenu jusqu’au bout ! » Jimpassa des journées étendu sur le dos, étourdi, moulu, désespéré,torturé, comme au fond d’un abîme de douleur. Il ne se souciaitplus de ce qui devait arriver et se faisait, dans ses moments delucidité, une idée trop haute de son indifférence. Le danger quel’on ne voit pas garde l’imprécision de la pensée humaine. Lesterreurs n’estompent et, faute de stimulant, l’imagination, ennemiedes hommes et mère des épouvantes, s’assoupit dansl’affaiblissement des émotions épuisées. Jim ne voyait que ledésordre de sa cabine en mouvement. Il gisait immobile, au milieud’une petite dévastation, et ressentait une joie secrète de n’avoirpas à monter sur le pont. Mais de temps en temps, une irrésistiblebouffée d’angoisse le prenait à la gorge, le tordait, le faisaithaleter sous les couvertures, et l’inepte brutalité d’une existencesoumise à l’agonie de telles sensations l’emplissait d’un éperdudésir de salut à tout prix. Puis le beau temps revint et il oubliatout.

Mais sa boiterie persistait et à la première escale dans un portd’Orient, il dut entrer à l’hôpital. La convalescence traînait, etforce fut de le laisser en arrière.

Il n’y avait que deux autres malades dans la salle desblancs : le trésorier d’une canonnière qui s’était cassé lajambe en tombant par une écoutille, et une sorte d’entrepreneur dechemins de fer d’une province voisine, affligé de quelquemystérieuse affection tropicale, qui tenait le docteur pour un âne,et s’adonnait à de secrètes débauches de spécialitéspharmaceutiques, que son serviteur Tamil lui apportait en fraude,avec un inlassable dévouement. Ils se racontaient l’histoire deleur vie, jouaient un instant aux cartes, ou, allongés en pyjamassur des chaises longues, bâillaient sans mot dire. L’hôpital étaitbâti sur une hauteur, et la brise molle entrée par les fenêtres,toujours larges ouvertes, apportait dans la chambre nue la douceurdu ciel, la langueur de la terre, le souffle ensorcelant des mersorientales. Il y avait des parfums dans cette brise, une suggestionde repos éternel, une offrande de rêves sans fin. Tous les jours,Jim contemplait, par-dessus les massifs des jardins, les toits dela ville et les frondaisons des palmiers rangés sur le rivage,cette rade qui est une porte de l’Orient, cette baie semée d’uneguirlande d’îlots, illuminée par un soleil glorieux, avec sesnavires comme des jouets, son activité joyeuse comme une parade defête, avec l’éternelle sérénité du ciel oriental en haut, et lapaix souriante des mers orientales qui remplissait l’espace jusqu’àl’horizon.

Dès qu’il put marcher sans canne, il descendit en ville pourchercher une occasion de retour au pays. Mais rien ne se présentaitsur l’heure, et il finit, dans l’attente, par se mêler sur le portaux compagnons de son métier. Il y en avait de deux espèces.D’aucuns, peu nombreux et rarement aperçus, menaient des existencesmystérieuses, et conservaient, avec une indéfectible énergie, untempérament de pirates et des yeux de rêveurs. Leur vie paraissaits’écouler dans une confusion affolante de projets, d’espoirs, dedangers, d’entreprises, en marge de la civilisation, dans lesparages sombres de la mer, et leur mort était, dans leurfantastique existence, le seul événement qui parût s’imposer commeune raisonnable certitude. La majorité des marins se composaitd’hommes qui, jetés là comme lui par hasard, étaient restés enqualité d’officiers sur des bateaux du pays. Ils avaient pris enhorreur les lignes de la métropole, avec leurs conditions plusdures, leur service plus strict, et les hasards des océans furieux.Ils s’étaient accordés à la paix éternelle du ciel et des mersd’Orient. Ils aimaient les courtes traversées, les molles chaiseslongues, les gros équipages indigènes et leurs privilèges deblancs. Ils frémissaient à la pensée des rudes labeurs et menaientdes existences faciles et précaires, sans cesse à la veille d’unrenvoi, sans cesse à la veille d’un engagement nouveau. Ilsservaient des Chinois, des Arabes, des métis ; ils auraientservi le diable lui-même, s’il leur avait promis une place assezdouce. Ils s’entretenaient éternellement des chances de lafortune ; un tel commandait un caboteur sur les côtes deChine, et ne se foulait guère ; celui-ci avait un emploifacile quelque part au Japon ; celui-là prospérait dans laflotte siamoise ; et dans tout ce qu’ils disaient, dans leursgestes, dans leurs regards, dans leur personne, se trahissait lecoin faible, le côté vermoulu, l’irrésistible appétit d’uneexistence d’oisiveté sans péril.

À Jim, cette foule bavarde de prétendus marins parut toutd’abord plus irréelle qu’un peuple d’ombres. Mais il finit partrouver une sorte de fascination dans le spectacle de ces hommes,dans leur apparence de prospérité fondée sur une si faible somme detravail et de dangers. Peu à peu, un sentiment nouveau se fit jourdans son esprit, à côté de son dédain primitif, et abandonnantbrusquement toute idée de retour en Angleterre, il accepta uneplace de second sur le Patna.

Le Patna était un vapeur du pays, vieux comme lesmontagnes, maigre comme un lévrier et plus mangé de rouille qu’unechaudière réformée. Propriété d’un Chinois, il était affrété par unArabe, et commandé par une sorte de renégat Allemand de laNouvelle-Galles du Sud, toujours prêt à maudire en public son paysnatal, mais non moins porté, sous l’influence de la politiquevictorieuse de Bismarck, sans doute, à brutaliser tous ceux dont iln’avait pas peur ; avec une mine « à feu et àsang », il arborait un nez violet et une moustache rousse.Quand on eut repeint la carcasse et blanchi l’intérieur duPatna, on y entassa quelque huit cents pèlerins, quis’empilèrent sur le navire, accosté sous vapeur à une jetée debois.

Ils s’engouffraient pas trois passerelles ; ilss’avançaient poussés par la foi et l’espoir du Paradis ; ilscoulaient sans arrêt, avec un bruit sourd et désordonné de piedsnus, sans un mot, sans un murmure, sans un regard en arrière ;dès qu’ils étaient sortis des barrières partout disposées sur lepont, leur flot s’étalait de l’avant à l’arrière, remplissait lesplus profonds recoins du bateau, comme une eau qui emplit uneciterne, comme une eau qui coule dans les fissures et lescrevasses, comme une eau qui monte silencieusement jusqu’à rasbord. Ils s’étaient réunis là huit cents, hommes et femmes, lourdsde foi et d’espoir, lourds de tendresse et de souvenirs ; ilsétaient accourus du Nord et du Sud et des confins del’Orient ; ils avaient foulé les sentiers de la jungle,descendu des rivières, franchi les bas-fonds dans despraos, passé d’île en île sur de petits canots, affrontéles souffrances, contemplé d’étranges spectacles ; ils avaientété assaillis par des terreurs nouvelles et soutenus par un uniquedésir. Ils sortaient de huttes solitaires du désert, de campementspopuleux, de villages groupés au bord de la mer. À l’appel d’uneidée, ils avaient quitté leurs forêts, leurs clairières, laprotection de leurs chefs, leur prospérité, leur pauvreté, lesvisions de leur jeunesse et les tombes de leurs pères. Ilsarrivaient couverts de poussière, de sueur, de crasse et dehaillons, hommes vigoureux à la tête de leurs familles, mincesvieillards qui partaient sans espoir de retour, jeunes gens auxyeux hardis qui regardaient curieusement, fillettes farouches auxlongs cheveux épars, femmes timides et voilées qui pressaient surleur sein et serraient dans les pans flottants de leur coiffureleurs enfants endormis, pèlerins inconscients d’une exigeantefoi.

– « Regardez ce pétail ! » disait le patronallemand à son nouveau second.

Un Arabe, conducteur du pieux voyage, embarqua le dernier. Ils’avançait lentement, grave et beau, sous la robe blanche et lelarge turban. Une troupe de serviteurs le suivait, chargée de sonbagage : le Patna démarra et s’écarta du môle.

Le cap sur deux petits îlots, il traversait obliquement lemouillage des voiliers, rangés en demi-cercle dans l’ombre d’unecolline, puis longeait un groupe de récifs écumants. Debout àl’arrière, l’Arabe récitait à voix haute la prière de ceux qui s’envont sur la mer. Il invoquait pour leur voyage la faveur duTrès-Haut, appelant Sa bénédiction sur le labeur des hommes et lesdesseins secrets de leur cœur. Dans le crépuscule, l’hélice battaitl’eau calme du Détroit, et, bien loin à l’arrière du bateaupèlerin, un phare planté par des Incroyants sur un bas-fondperfide, semblait cligner vers lui son œil de flamme, comme pour serailler de sa mission de foi.

Le Patna franchit les Détroits, traversa le golfe,suivit le passage du « Premier Degré ». Il piquait droitvers la mer Rouge, sous un ciel serein, sous un ciel torride etsans nuages, sous un éclaboussement de soleil qui tuait toutepensée, serrait le cœur, desséchait toute impulsion de force etd’énergie. Et sous la splendeur sinistre de ce ciel, la mer bleueet profonde restait impassible, sans un mouvement, sans un pli,sans une ride, visqueuse, stagnante, morte. Avec un légersifflement, le Patna coupait cette plaine unie etlumineuse, déroulait dans le ciel son noir ruban de fumée, laissaitderrière lui sur l’eau un ruban blanc d’écume, tout de suiteeffacé, comme un fantôme de piste tracée sur une mer morte par unfantôme de navire.

Chaque matin, le soleil, comme s’il avait dans ses révolutionssuivi d’un pas égal la course du pèlerinage, émergeait en unesilencieuse explosion de lumière à la même distance en arrière dunavire ; il le rejoignait à midi, dardait sur les pieux désirsdes hommes les feux concentrés de ses rayons, et, soir après soir,sombrait mystérieusement dans la mer, toujours à la même distanceen avant de l’étrave. Les cinq blancs vivaient en avant du bateau,isolés de sa cargaison humaine. De l’avant à l’arrière, les tentesformaient un toit clair au-dessus du pont, et un bourdonnementconfus, un murmure assourdi de voix tristes, révélaient seuls laprésence des hommes sur le flamboiement énorme de l’Océan. Ainsicoulaient les jours, immobiles, chauds, lourds, un à un disparusdans le passé comme s’ils fussent tombés à l’abîme éternellementouvert dans le sillage du navire, et, seul sous son panache defumée, noir et charbonneux dans l’immensité lumineuse, le bateaupoursuivait sa route immuable, rôti par la flamme dont l’accablaitun ciel sans pitié.

Les nuits descendaient sur lui comme une bénédiction.

Chapitre 3

 

Une paix merveilleuse envahissait le monde, et les étoilessemblaient verser, avec la sérénité de leurs rayons, une promessed’éternelle sécurité sur la terre. La jeune lune s’incurvait, ettrès bas sur l’horizon, faisait un mince copeau arraché à une lamed’or ; fraîche et polie comme une couche de glace, la merd’Arabie étalait sa surface parfaite jusqu’au cercle parfait del’horizon obscur. L’hélice tournait sans défaillance, comme si sonbattement eût fait partie du plan d’un univers bien réglé, et desdeux côtés du Patna, deux plis profonds de l’eau,persistants et sombres sur la lueur immobile, englobaient, dansl’écartement de leurs crêtes droites, quelques blancs tourbillonsd’écume qui éclataient avec un sifflement léger, quelquesvaguelettes, quelques rides, quelques ondulations qui un instantencore après le passage du navire agitaient la surface de la mer,puis s’étalaient avec un clapotis doux, confondues à nouveau dansle cercle immobile de la terre et de l’eau, dont le point noir dela coque mouvante restait le centre, éternellement.

Sur la passerelle, Jim se sentait pénétré de la certitude d’unesécurité et d’une paix sans bornes, qui s’affirmait dans l’immobilesilence de la nature, comme se lit dans la calme tendresse d’unvisage de mère la certitude d’un tout-puissant amour. Sous le toitdes tentes, les pèlerins d’une exigeante foi s’abandonnaient à lasagesse et au courage des blancs, se fiaient à la puissance desincroyants et à la coque de fer de leur machine à feu. Ilsdormaient sur des nattes, sur des couvertures, sur les planchesnues, sur tous les ponts, dans tous les coins sombres, enroulésdans des torchons de couleur, emmitouflés dans des haillonssordides, la tête posée sur de minces ballots, le front sur leursbras repliés, – hommes, femmes, enfants, vieux et jeunes, décrépitset robustes, tous égaux devant le sommeil, frère de la mort.

Passant entre les hauts pavois sur l’obscurité du pont, uncourant d’air égal, soulevé par la marche du navire, circulaitau-dessus des rangées de corps prostrés ; des flammes bassesabritées sous des globes pendaient çà et là aux poutrelles, et,dans les cercles de confuse lumière, que l’incessante vibration dubateau faisait trembloter, apparaissaient un menton levé, deuxpaupières closes, une main sombre ornée d’anneaux d’argent, unmembre décharné sous les trous d’une couverture, une têterenversée, un pied nu, une gorge découverte et tendue, apparemmentofferte au couteau. Des pèlerins fortunés avaient disposé delourdes caisses et des nattes poussiéreuses pour abriter leursfamilles ; les déshérités gisaient côte à côte, avec tousleurs biens terrestres noués dans un chiffon placé sous leurtête ; des vieillards dormaient solitaires sur leurs tapis deprière, les genoux remontés, les mains aux oreilles, et un coude dechaque côté du visage ; un père, les épaules dressées et lesgenoux sous le front, somnolait péniblement, à côté de son filsallongé sur le dos, les cheveux épars, et un bras impérieusementtendu ; une femme, couverte des pieds à la tête, comme uncadavre, d’une pièce de toile blanche, tenait un enfant nu au creuxde chacun de ses bras. Empilés à l’arrière, les bagages de l’Arabeformaient un amas lourd aux lignes brisées, avec une lampe dansantepar-dessus ; plus loin s’estompait une confusion de formesvagues ; éclat de pots de cuivre ventrus, cale-pieds d’unechaise longue, fers de lance, fourreau droit d’un vieux sabreappuyé à un tas de coussins, goulot d’une cafetière d’étain. Sur lecouronnement, le loch tintait de temps en temps, émettant un coupunique pour chaque mille de la mission de foi. Par-dessus la massedes dormeurs passait parfois un faible et patient soupir,expression d’un rêve agité, et de secs claquements métalliques,tout à coup sortis des entrailles du navire, durs raclements depelle ou battements d’une porte de four, éclataient rudement, commesi les hommes rivés dans les profondeurs à quelque tâchemystérieuse, avaient eu des poitrines gonflées de furieusescolères. Et tout le temps la svelte et haute carène du vapeurpoursuivait sa route égale, sans une inclinaison des mâts dénudés,fendant inlassablement le grand calme des eaux, sous l’inaccessiblesérénité du ciel.

Jim arpentait la passerelle, et, dans le vaste silence, ses passonnaient à ses oreilles comme s’ils eussent éveillé des échos surles étoiles attentives ; ses yeux errant sur la ligned’horizon semblaient plonger voracement dans l’insondable, sansdistinguer l’ombre de l’événement tout proche. La seule ombre surla mer était l’ombre de la fumée noire, dont l’immense panachelourdement retombé de la cheminée s’effrangeait sans cesse et sedissolvait dans l’air. Deux Malais silencieux et presque immobilestenaient la roue, dont la bande de cuivre brillait par endroitsdans l’ovale de lumière sorti de l’habitacle. Une main aux doigtsnoirs, apparue dans la clarté, saisissait et lâchait tour à tourles rayons mobiles, et les anneaux de la drosse grinçaientsourdement dans la gorge de la poulie. Jim regardait la boussole,faisait le tour de l’horizon inaccessible, et dans l’excès de sonbien-être, s’étirait à faire craquer ses jointures, avec unetorsion lente de tout son corps ; exalté par l’aspectinvincible de l’universelle paix, il se sentait indifférent à toutce qui pouvait lui arriver jusqu’à la fin des jours. De temps entemps, il jetait un regard nonchalant sur une carte fixée à untrépied bas, en arrière de l’appareil à gouverner. La feuille quireprésentait les fonds de l’océan, offrait sous la lumière d’unelanterne sourde pendue à une épontille, une surface aussi unie,aussi lisse que la surface luisante de la mer. Deux règlesparallèles et une paire de compas étaient posées sur lacarte ; la position du navire relevée à midi, était indiquéepar une petite croix noire, et la ligne droite, tracée d’un fermecoup de crayon jusqu’à Perim, marquait la route du navire, lechemin des âmes vers le Saint Lieu, la promesse de salut, lacertitude des récompenses éternelles. Le crayon avec sa pointeeffilée contre la Côte des Somalis, gisait immobile et rond commeun espar nu flottant dans un bassin à l’abri d’un quai. –« Comme nous marchons bien », se disait Jim avecétonnement, avec une sorte de gratitude pour cette grande paix dela mer et du ciel. En de tels moments, il ne rêvait plus qued’actions valeureuses ; il chérissait ces pensées, et lesuccès d’exploits imaginaires qui faisaient la meilleure partie desa vie, sa vérité secrète et sa réalité cachée. Dotés d’unevirilité somptueuse et du charme de l’imprécision, ils passaientdevant lui en un défilé héroïque ; ils emportaient avec euxson âme, qu’ils grisaient du philtre divin d’une infinie confianceen elle-même. Il n’y avait pas d’obstacle qu’il n’eût oséaffronter. Cette idée lui était si chère qu’il souriait en tenantles yeux machinalement fixés devant lui, et quand il jetait unregard en arrière, il voyait la traînée blanche du sillage creuséesur la mer par la quille du bateau, aussi droit que la ligne noiretracée sur la carte par le crayon.

Il entendit le vacarme des seaux à cendres, hissés et retombéspar les manches à air de la chaufferie, et ce bruit de métal luiannonça que la fin de son quart approchait. Il soupira decontentement, et du regret aussi d’avoir à quitter cette sérénitéqui exaltait si bien l’aventureuse liberté de ses pensées. Il avaitun peu sommeil et sentait une langueur délicieuse courir par tousses membres, comme si le sang de son corps se fût changé en laittiède. Le capitaine était monté sans bruit sur le pont, en pyjama,la veste de nuit ouverte. Mal éveillé, le visage rouge, l’œilgauche à demi clos, l’œil droit regardant d’un regard stupide etvitreux, il penchait sa grosse tête sur la carte en se grattantmachinalement les côtes. Il y avait quelque chose d’obscène dansl’aspect de cette chair nue. Molle et graisseuse, sa poitrineluisait comme s’il eût sué sa graisse pendant son sommeil. Il fitune remarque professionnelle, d’une voix rude et sèche pareille auson d’une râpe sur le bord d’une planche ; le bas de sondouble menton pendait comme un sac solidement amarré aux angles desa mâchoire. Jim tressaillit et sa réponse fut pleine de déférence,mais, comme s’il venait pour la première fois de l’apercevoir sousun jour révélateur, l’odieuse et grasse silhouette se fixa pourtoujours dans sa mémoire, incarnation de toute la vilenie, de toutela bassesse qui rôdent dans ce monde que nous aimons, qui setapissent dans les cœurs mêmes dont nous attendons le salut, chezles hommes qui nous entourent, dans les spectacles que rencontrentnos yeux, dans les sons qui remplissent nos oreilles, dans l’airqui gonfle nos poumons.

Doucement descendu, le mince copeau de lune s’était perdu sur lusurface assombrie des eaux, et l’éternité semblait venir dederrière le ciel pour se rapprocher de la terre, avec lescintillement accentué des étoiles, et l’ombre plus profonde sousle dôme translucide qui couvrait le disque plat d’une mer opaque.Le bateau s’avançait si doucement que son mouvement restaitimperceptible aux sens des hommes, comme s’il eût été une planètesurpeuplée filant à travers les sombres espaces de l’éther,derrière les essaims d’étoiles, dans les formidables et calmessolitudes qui attendent le souffle des créations futures. –« Il n’y a pas de mot pour la chaleur qu’il faitlà-dedans ! » gémit une voix.

Jim sourit sans se retourner. Le capitaine présentait au nouveauvenu un large dos immobile : c’était une attitude du renégat,qui aimait marquer de la sorte son dédain pour un interlocuteur,quand il ne préférait pas se retourner vers lui avec un regarddévorant, avant de lâcher un torrent écumeux de parolesinsultantes, jaillies de sa bouche comme un flot d’égout. Pourl’instant, il se contentait d’émettre un grognement maussade ;sur la dernière marche de l’échelle, le second mécanicienpétrissait dans ses mains humides un torchon crasseux, etpoursuivait, sans se démonter, la litanie de ses plaintes. Lesautres se donnaient du bon temps sur la passerelle, et il voulaitêtre pendu s’il eût pu dire à quoi ils servaient dans le monde. Lespauvres diables de mécaniciens qui devaient assurer la marche dunavire auraient bien fait le reste aussi ; du diable si… –« Fermez ça ! » grogna brutalement l’Allemand. –« Ah oui, fermez ça !… Et quand quelque chose va mal,vous nous sautez dessus, n’est-ce pas ! », reprenaitl’autre. Il était aux trois quarts rôti, mais au moins à l’avenir,il n’aurait plus à se préoccuper de ses péchés, car les troisderniers jours lui avaient valu un sérieux entraînement pourl’endroit où s’en vont les mauvais garnements quand ils meurent… Ahoui ! diable !… Sans compter qu’il était à peu prèsassourdi par leur sacré vacarme !… Cette maudite vieillecompound à condensation, ce tas de ferraille rouillée chahutait ettapait comme un vieux cabestan, et pis encore ; ce qui luifaisait risquer sa vie, nuit et jour que Dieu donne, sur ce rebutde chantier de démolition, tournant à cinquante-sept tours, c’estplus qu’il n’en aurait pu dire. Il fallait être intrépide, par lediable… Il… – « Où avez-vous trouvé à boire ? »,demanda l’Allemand d’un ton furieux, mais sans plus bouger sous lalueur de l’habitacle qu’une effigie massive taillée dans un bloc degraisse. Jim continuait à sourire à l’horizon fuyant ; soncœur était plein d’impulsions généreuses, et son esprit secomplaisait à sa propre supériorité. – « À boire ! »répétait le mécanicien avec un doux mépris ; silhouette vagueaux jambes molles il s’accrochait des deux mains à la lisse.« Pas chez vous, capitaine ; vous êtes bien trop pingre,par le diable ! Vous laisseriez crever un brave homme sans luidonner une goutte de shnaps ! Voilà bien l’ordre desAllemands ; économies de bouts de chandelles etprodigalité… » Il devenait sentimental ; le chef luiavait donné deux doigts d’eau-de-vie, vers dix heures, « maisune seule fois, vous savez, le bon vieux ! Quant à le sortirde sa couchette, le vieux filou, une grue de cinq tonnes n’y seraitpas arrivée. Sûrement ! Pas ce soir, au moins ! Ildormait tranquille comme un petit enfant, avec une bouteilled’eau-de-vie de première qualité sous son oreiller. » De lagorge épaisse du capitaine sortait un grognement sourd où revenaitle mot schwein[1] ,modulé sur des notes hautes et basses, comme flotte une plumecapricieuse, emportée par un souffle d’air. Le premier mécanicienet lui étaient d’anciens compères, au service tous deux depuisnombre d’années, de ce vieux Chinois jovial et madré, aux lunettesà monture de corne et aux vénérables cheveux gris tressés de brinsde soie rouge. L’opinion générale, sur les quais des portsd’attache du Patna, c’est qu’en matière de fraudesimpudentes, ces deux-là avaient fait ensemble à peu près tout cequ’on peut imaginer. Extérieurement, ils étaient assez malassortis, l’un hargneux, l’œil terne, tout pétri de chairs molles,l’autre maigre, tout en creux, avec une tête longue et osseuse devieux cheval, avec des joues hâves, des tempes excavées, avec unregard vitreux et indifférent sous des orbites profondes. Un jour,il avait échoué quelque part en Orient, à Canton, Shang-Haï ou àYokohama ; sans doute ne se souciait-il guère lui-même de seremémorer l’endroit exact et encore moins la cause de ce naufrage.Quelque vingt ans plus tôt, c’est à coups de pied simplement que,par indulgence pour sa jeunesse, on l’avait chassé de son navire,et les choses auraient pu tourner tellement plus mal, que lesouvenir de cet épisode gardait à peine pour lui une traced’amertume. Grâce à l’expansion dans ces mers de la navigation àvapeur, et à la rareté primitive des hommes de métier, il avaitfini, à sa façon, par faire son chemin. Il s’empressait, avec unmarmonnement lugubre, d’informer les étrangers qu’il était« un vieux routier dans ces parages ». Quand il bougeait,on aurait cru voir un squelette s’avancer sous ses habits ;ses promenades n’étaient d’ailleurs qu’une marche errante, et ilvaguait souvent ainsi sous le châssis de la chaufferie, en fumantsans goût du tabac drogué dans un fourreau de cuivre, emmanché aubout de quatre pieds de tuyau de merisier ; il fumait avec unegravité imbécile, comme un penseur qui tire de la vision brumeused’une vérité un système de philosophie. Rien moins que libérald’ordinaire avec sa provision de boisson, il s’était écartépourtant ce soir-là de ses principes, et l’inattendu d’une tellegénérosité autant que la force de la liqueur avaient rendu heureux,impudent et bavard son second, une tête faible de Wapping. Lafureur du patron était extrême ; il soufflait comme une pomped’épuisement, et Jim, à demi amusé de la scène, attendait pourtantavec impatience le moment de redescendre dans sa cabine ; lesdix dernières minutes du quart étaient irritantes comme le long feud’un canon ; ces hommes n’appartenaient pas au monde desaventures héroïques ; ce n’étaient pas de mauvais types,pourtant…; l’Allemand, même… Le cœur de Jim se souleva devant lamasse de chair palpitante, d’où sortaient des grognements mouillés,un flot bourbeux d’expressions ordurières ; mais il se sentaittrop voluptueusement alangui pour haïr qui que ce fût. L’essenceintime de ces hommes était sans importance ; il frottait sesépaules aux leurs, mais ils ne pouvaient pas l’atteindre ; ilpartageait l’air qu’ils respiraient, mais il était différent d’eux…Le patron allait-il se jeter sur le mécanicien ?… La vie étaitfacile, et il était trop sûr de lui-même, trop sûr de lui-mêmepour… La ligne qui séparait sa rêverie d’un demi-assoupissementétait plus mince qu’un fil d’araignée.

Par une transition aisée, le second mécanicien arrivait à desconsidérations faciles sur l’état de ses finances et sur soncourage.

– « Saoul ?… Qui cela, moi ?… Non, non,capitaine ! Rien de fait ! Vous devriez savoir que lechef n’est pas assez généreux pour saouler un moineau, bonDieu ! Je ne me suis jamais vu en mauvais état après boire, eton n’a pas encore trouvé le liquide qui pourrait me griser,moi. Je boirais du feu liquide pendant que vous boiriez duwhisky, verre pour verre, et je resterais froid comme glace. Si jeme croyais saoul, je sauterais par-dessus bord, que diable !pour en finir plus vite ! Oui, sans hésiter !… Tout desuite !… Non, je ne quitterai pas la passerelle ! Oùvoudriez-vous que je prenne l’air, par une nuit pareille ? Surle pont, avec cette vermine-là ? C’est bien probable, n’est-cepas ? Oh, je n’ai pas peur de ce que vous pouvezfaire ! »

L’Allemand leva vers le ciel deux gros poings, qu’il secoua uninstant sans mot dire.

– « Je ne sais pas ce que c’est que la peur »,continuait l’autre, avec l’enthousiasme des convictions sincères.« Je n’ai pas peur de faire tout le sacré turbin dans votrerafiot pourri, bon Dieu ! Et c’est encore une chance pour vousqu’il y ait de par le monde des gens comme nous, qui ne tremblentpas pour leur peau ; où seriez-vous, sans ces gens-là, vous etvotre vieux chaudron, avec ses tôles en papier d’emballage, enpapier, vous m’entendez ? C’est très joli pour vous qui vousarrangez, d’une façon ou de l’autre à en tirer un bon magot, maismoi, qu’est-ce que cela me rapporte ?… Cent cinquantemalheureux dollars par mois, et va te faire fiche !… Je vousdemande respectueusement, – respectueusement n’est-ce pas, – si cen’est pas à plaquer une maudite affaire comme celle-là ? Pasde sécurité, vous m’entendez, pas de sécurité !… Seulementmoi, je suis un de ces hommes intrépides… »

Il lâcha le bastingage et fit dans l’air de grands gestes, commepour exprimer la force et l’étendue de sa valeur : les éclatsaigus de sa voix résonnaient en cris prolongés sur la mer ; ilfit, sur la pointe des pieds, quelques pas en avant et en arrière,comme pour donner plus de poids à ses paroles, et plongea tout àcoup, la tête en avant, comme s’il eût reçu un coup de massue surla nuque. Il cria : « Nom de… » en tombant, et soncri fut suivi d’un instant de silence. Simultanément, Jim et lecapitaine avaient été lancés en avant ; ils se redressaient,très raides, regardant avec stupeur la surface impassible de lamer. Puis ils levèrent les yeux vers les étoiles.

Qu’était-il arrivé ? Le halètement poussif des machinescontinuait. La terre avait-elle été arrêtée dans sa course ?Ils ne comprenaient pas, et tout à coup, la mer calme, le ciel sansnuages, leur parurent effroyablement instables dans leurimmobilité, comme s’ils avaient tremblé sur le bord d’un abîme dedestruction. Le mécanicien sauta en l’air, de toute sa hauteur, ets’effondra à nouveau en un tas confus, d’où sortaient des…« Qu’y a-t-il ? » en accents assourdis de profondeterreur. Un faible bruit de tonnerre, de tonnerre infinimentlointain, moins qu’un bruit, à peine une vibration, fut perceptibleun instant, et le bateau trembla, en réponse, comme si le tonnerreeût grondé très loin sous l’eau. À la barre, les yeux brillants desdeux Malais se tournèrent vers les blancs, mais leurs mains sombresrestèrent fermes sur les manettes. La coque mince poursuivait saroute ; elle parut onduler, se soulever d’un bout à l’autre dequelques pouces, comme si elle fût devenue souple tout à coup, puiselle retrouva sa rigidité pour se remettre à sa tâche, et fendre ànouveau la face unie des eaux. Son frémissement s’apaisa et lefaible grondement de tonnerre se tut brusquement, comme si lebateau eût traversé une bande étroite d’eau vibrante et d’airbourdonnant.

Chapitre 4

 

Un mois plus tard environ, en s’efforçant, pour répondre à desquestions formelles, de dire honnêtement tout ce qu’il savait del’incident, Jim déclarait en parlant du navire : – « Ilest passé sur l’obstacle, quel qu’il fût, sans plus de peine qu’unecouleuvre qui file par-dessus un bâton. » La comparaison étaitjuste ; les questions visaient des faits précis, et l’enquêteofficielle se poursuivait au tribunal de simple police d’un portd’Orient. Au banc des témoins, les joues brûlantes, Jim dominait lepublic entassé dans la haute salle fraîche ; bien au-dessus desa tête, les cadres larges des punkahs[2] allaient etvenaient doucement, et d’en bas, d’innombrables yeux leregardaient, des yeux de visages sombres, de visages blancs, devisages rouges, de visages attentifs et absorbés, comme si tous cesgens sagement assis en rang sur des bancs étroits, eussent étécaptivés par la fascination de sa voix. Cette voix, très forte,sonnait violemment à ses propres oreilles ; c’était le seulbruit qu’il y eût au monde, car les questions terriblement précisesqui lui arrachaient des réponses, semblaient se concréter dans sapoitrine en une douloureuse angoisse, et lui parvenaient,poignantes et silencieuses comme l’interrogatoire de sa propreconscience. Au dehors, le soleil flamboyait ; dans la salle,il y avait le vent des grands punkahs qui faisait frissonner, lahonte qui brûlait, les yeux attentifs dont le regard perçait lecœur. Glabre et impassible, le visage du magistrat présidentparaissait à Jim mortellement pâle, entre les figures rouges de sesdeux assesseurs maritimes. D’une large fenêtre percée sous leplafond, la lumière tombait sur la tête et les épaules des troishommes, et ils se détachaient avec une netteté redoutable dans ledemi-jour du grand tribunal, où l’auditoire paraissait forméd’ombres au regard fixe. Ils voulaient des faits. Des faits !Ils lui demandaient des faits, comme si les faits pouvaientexpliquer quelque chose !

– « Après avoir compris que vous veniez de heurter uneépave à la dérive, une coque à demi submergée peut-être, votrecapitaine vous a ordonné d’aller voir à l’avant si le bateau avaitsubi une avarie. Croyiez-vous la chose probable d’après la force duchoc ? » demandait l’assesseur de gauche. Il avait uncollier de barbe clairsemée et des pommettes saillantes ; lesdeux coudes sur la table, il joignait ses mains rudes devant sonvisage, en fixant sur Jim ses yeux bleus pensifs. Méprisant etmassif, le second assesseur se renversait sur son siège, et, lebras étendu de toute sa longueur, tambourinait délicatement du boutdes doigts sur son buvard. Au milieu, le magistrat, très droit dansson vaste fauteuil, la tête légèrement inclinée sur l’épaule,croisait les bras sur sa poitrine ; quelques fleurss’étiolaient dans un vase de verre, à côté de son encrier.

– « Non », répondit Jim. « On m’avait dit den’appeler personne et de ne faire aucun bruit pour ne pas souleverde panique. J’ai trouvé la précaution judicieuse. J’ai pris une deslampes pendues sous les tentes pour aller me rendre compte. Enouvrant la première écoutille, j’ai entendu un clapotement. J’aidescendu ma lampe au bout de sa corde, et j’ai vu que la caled’avant était déjà plus qu’à moitié pleine d’eau. J’ai comprisqu’il devait y avoir un gros trou au-dessous de la ligne deflottaison. » Il s’arrêta.

– « Oui », fit le gros assesseur, avec un sourirerêveur à l’adresse de son buvard ; ses doigts ne cessaient pasde jouer et touchaient le papier sans bruit.

– « Sur le moment, je n’ai pas songé au danger. J’aipu être un peu saisi ; la chose était arrivée si doucement etsi brusquement aussi. Je savais qu’il n’y avait entre la cale avantet la cale de brigantine d’autre cloison que la cloison de choc. Jesuis remonté prévenir le capitaine. J’ai trouvé, au pied del’échelle de la passerelle, le second mécanicien qui serelevait : il paraissait étourdi, et me déclara qu’il croyaits’être brisé le bras gauche : il avait glissé du haut del’échelle, en descendant pendant que j’étais à l’avant. Ils’écria : – « Mon Dieu ! cette cloison pourrie vacéder dans une minute et ce sacré sabot va s’enfoncer sous nospieds comme un lingot de plomb ! » Il m’écartait de sonbras valide pour passer devant moi, et gravir l’échelle. Il criaitsans arrêt, et son bras gauche pendait à son côté. J’arrivai àtemps pour voir le capitaine se jeter sur lui et l’allonger à platsur le dos, d’un coup de poing. Il ne le frappa plus, mais sepencha sur lui pour lui parler à voix basse, furieusement. Je croisqu’il lui demandait pourquoi diable, il n’allait pas arrêter lesmachines, au lieu de faire un pareil vacarme sur le pont. Jel’entendis crier : – « Levez-vous ! Trottez !Vite ! » Il jurait. Le mécanicien s’affala par l’échellede tribord, contourna l’écoutille, et, tout gémissant, courut aucapot de la chaufferie qui s’ouvrait à bâbord… »

Jim parlait lentement ; les détails lui revenaient àl’esprit avec une vivacité et une netteté parfaites ; ilaurait pu, comme un écho, répéter les gémissements du mécanicien,pour la pleine édification de ces hommes qui demandaient des faits.Après un premier moment de révolte, il avait fini par comprendreque seule, une déposition précise et minutieuse pourrait rendresensible à ces gens la véritable horreur de la situation sousl’apparence abominable. Les faits que ces hommes étaient si curieuxde connaître avaient été visibles, tangibles, soumis auxsens ; ils avaient tenu leur place dans l’espace et le temps,et exigé pour leur accomplissement un vapeur de quatorze centstonneaux et vingt-sept minutes d’horloge ; ils faisaient untout, avec des traits, des nuances d’expressions, un aspectcompliqué dont l’œil pouvait garder le souvenir, mais avec quelquechose de plus aussi, quelque chose d’invisible, un esprit agissantde perdition, une volonté cachée, une âme malévole[3] dans un corps détestable. C’est cela queJim s’efforçait d’expliquer. Il ne s’agissait point d’une affairebanale ; le moindre fait y prenait une importance primordiale,et heureusement il se souvenait de tout. Il continuait à parler,par égard pour la vérité, mais peut-être pour lui-même aussi ;sa parole était assurée, mais son esprit s’acharnait autour ducercle compact de faits qui avaient surgi de toute part autour delui pour le séparer du reste des hommes ; il s’agitait commeune bête prisonnière dans une clôture de hauts piquets qui se ruetout autour, affolée dans la nuit, essayant de trouver dans lapalissade un point faible, un trou, une place à escalader, uneouverture où se faufiler pour fuir. Cette horrible activitéd’esprit le faisait hésiter parfois…

– « Le capitaine allait et venait sur le pont ;il paraissait assez calme, mais il trébuchait de temps en temps et,à un moment où je lui parlais, il me heurta de front, comme unaveugle. Il ne faisait pas de réponse précise à ce que je luidisais. Il grommelait tout bas ; tout ce que je distinguais,c’étaient des mots comme : – « Satanéevapeur !… » « Maudite vapeur ! » – quelquechose à propos de vapeur… Je pensais… »

Il s’égarait ; une question nette coupa brusquement sadéposition, comme un spasme de douleur et il éprouva undécouragement, une lassitude extrêmes. Il y venait… il y venait… etmaintenant, brutalement arrêté, il lui fallait répondre par oui oupar non. Loyalement il répondit un mot : – « Oui, c’estvrai ! », et blond, large, avec ses jeunes yeuxmélancoliques, il tenait au-dessus du banc ses épaules trèsdroites, tandis que son âme se tordait de douleur. Il dut répondreà une autre question, très précise, très inutile, et il attendit ànouveau. Sa bouche était sèche et sans goût, comme s’il eût mangéde la poussière, puis salée et amère, comme après une gorgée d’eaude mer. Il épongeait son front humide, passait sa langue sur seslèvres parcheminées, sentait un frisson courir dans son dos.Indifférent et morose, le gros assesseur avait baissé le front, ettambourinait en silence. Les yeux de l’autre paraissaient, àtravers ses doigts joints et brûlés de soleil, rayonner de bonté.Le magistrat s’était laissé aller en avant ; son visage pâlese pencha sur les fleurs, puis, s’appuyant de côté au bras de sonfauteuil, il posa sa tempe dans la paume de sa main. Le vent despunkahs passait sur les têtes, sur les indigènes au teint sombre,enroulés dans des draperies amples, sur les Européens pressés lesuns contre les autres, tout suants dans leurs vêtements de toile,aussi ajustés apparemment que leurs peaux mêmes, et tenant surleurs genoux leurs casques ronds de liège ; serrés dans delongues vestes blanches, les péons du tribunal se glissaient lelong des murs, couraient vivement à droite et à gauche, alertes surleurs pieds nus comme des épagneuls, silencieux comme des ombressous les ceintures et les turbans rouges.

Perdus sur la foule, dans l’intervalle de ses réponses, les yeuxde Jim finirent par se poser sur un blanc assis à l’écart ; ilavait un visage las et soucieux, mais le regard de ses yeux calmeset clairs était droit et attentif. Jim répondit à une questionnouvelle, avec la tentation de crier : « À quoi bon, àquoi bon tout cela ? » Il tapa légèrement du pied, semordit la lèvre, et jeta au loin un regard qui rencontra les yeuxdu blanc. Le regard de ces yeux-là n’était pas fasciné comme celuides autres ; c’était un acte de volonté intelligente. Entredeux questions, Jim s’oublia au point de trouver le loisir d’uneréflexion. « Cet homme-là me regarde », se disait-il,« comme s’il voyait quelque chose ou quelqu’un derrière mondos. » Il l’avait déjà rencontré une fois, dans la ruepeut-être. Il était certain de ne lui avoir jamais parlé. Depuisdes jours, de nombreux jours, il n’avait parlé à personne, maisavait tenu en lui-même des colloques silencieux, incohérents, sansfin, comme un prisonnier dans sa cellule, ou un voyageur perdu dansun désert. À présent, il répondait à des questions, futiles malgréleur objet précis, mais il doutait, à l’avenir, de pouvoir jamaisparler à quelqu’un. Le bruit même de ses paroles, de sa dépositionsincère, renforçait sa conviction que le langage ne pouvait pluslui être d’aucune utilité. L’homme, là-bas, paraissait comprendrecette insurmontable difficulté. Jim le regarda, puis se détourna,comme pour un adieu définitif.

Et plus tard, bien des fois, dans de lointaines régions dumonde, Marlow aimait à raconter ses souvenirs sur Jim, à lesrapporter tout au long, avec un luxe de détails.

Souvent, c’était après dîner, sous une véranda drapée d’immobilefeuillage, et couronnée de fleurs ; les feux rougeoyants descigares trouaient l’ombre profonde ; les longs fauteuilsd’osier supportaient chacun un auditeur silencieux. De temps àautre, une petite lueur rouge remuait brusquement, éclairait lesdoigts d’une main paresseuse, un morceau de visage en parfaitrepos, ou allumait une flamme pourpre dans une paire d’yeuxpensifs, abrités sous un front paisible ; dès ses premièresparoles, le corps de Marlow, nonchalamment étendu sur son siège,s’immobilisait, comme si son esprit, déployant ses ailes, eûtremonté le chemin du temps pour venir parler par ses lèvres, dufond du passé.

Chapitre 5

 

– « Mais oui », disait-il, « j’assistais àl’enquête, et je n’ai jamais cessé de me demander depuis ce qui m’yavait conduit. Je veux bien croire que nous avons tous un angegardien, si vous m’accordez que chacun de nous possède aussi sondémon familier. Je vous prie d’en convenir parce que je n’aime mesentir exceptionnel en rien, et que je suis certain d’en avoir un,– un démon, s’entend. Je ne l’ai jamais vu, évidemment, mais toutesles circonstances de la vie me démontrent son existence. Il setient près de moi, et c’est sa malignité foncière qui me lance dansce genre d’aventures. Quelles aventures, me demandez-vous ?Mais celle de l’enquête, cette espèce d’histoire de chien jaune, –(voyez-vous un roquet galeux du pays qu’on laisse se lancer dansvos jambes, sous la véranda d’un tribunal ?) – cette espèce dehasard qui, par des voies détournées, inattendues et vraimentdiaboliques, place sur mon chemin des hommes tarés de pointsfaibles, affligés de rudes misères et de plaies secrètes, parJupiter ! et qui leur délie la langue en ma présence, et lespousse à leurs infernales confidences, – comme si vraiment jen’avais déjà pas assez de confidences à me faire à moi-même, commesi, – Dieu me pardonne, – je n’avais pas assez de pensées secrètesdans mon sac pour me ronger le cœur jusqu’au dernier de mesjours ! Et ce que j’ai pu faire pour m’attirer une tellefaveur, je voudrais le savoir ! Je vous assure que je suisaussi préoccupé de mes propres soucis que mes voisins, et que j’aiautant de mémoire que la moyenne des pèlerins de notre vallée delarmes ; alors, vous voyez que je ne suis pas spécialementdésigné comme réceptacle de confessions ! Alors,pourquoi ? Je ne saurais le dire,… à moins que ce ne soit pourm’aider à tuer le temps après dîner. Charles, mon ami, votre tableétait excellente, et de nature à faire considérer par ces Messieursun robre paisible comme une occupation tumultueuse. Ils se vautrentdans vos bons fauteuils, en se disant : « Au diable touteffort ! Laissons parler ce Marlow ! »

« Parler ! Soit ! Il n’est pas bien difficile deparler de Maître Jim, au sortir d’un bon repas, à deux cents piedsau-dessus de la mer, avec une boîte de cigares convenables sous lamain. C’est une de ces soirées bénies de fraîcheur et d’étoiles,propres à faire oublier aux meilleurs d’entre nous que nous nesommes ici-bas que par tolérance, et devons chercher notre chemindans l’ombre, avec l’éternelle inquiétude de faire à chaque minuteun pas irrémédiable, avec l’appréhension de nous dire que, si nousgardons encore l’espoir de nous tirer d’affaire en définitive, nousn’en avons aucune certitude, et ne pouvons attendre aucune aidesérieuse des gens qui nous coudoient à droite et à gauche. Il y ades hommes, évidemment, pour qui la vie ressemble à cette fin dedîner, agrémentée d’un bon cigare, pour qui elle est facile, douce,vide, tout au plus animée parfois par quelque lutte imaginaire,oubliée avant que l’histoire en soit achevée, avant que la fin ensoit connue… s’il y a jamais une fin à connaître.

« C’est au cours de l’enquête que mes yeux rencontrèrentles siens pour la première fois. Vous saurez que tout ce qui tenaitde près ou de loin à la mer était à l’audience, parce que l’affaireétait notoire depuis des jours, depuis ce mystérieux message câbléd’Aden qui avait soulevé tous les caquetages. Je dis mystérieuxparce qu’il comportait une part de mystère, bien qu’il affirmât unfait tout nu, aussi nu et aussi vilain qu’un fait puisse l’être.Personne ne parlait plus que de cela. Le matin quand je m’habillaisdans ma cabine, le premier bruit qui me frappait les oreilles,c’était la voix de mon Parsi Dubash, jacassant avec le steward surl’affaire du Patna, devant une tasse de thé que, parfaveur spéciale, on lui donnait à l’office. À peine descendu àterre, je rencontrais une connaissance qui m’abordait endisant :

« Avez-vous jamais rien vu pour enfoncercela ? », et, selon sa nature, l’homme souriaitcyniquement, prenait une mine contrite, ou lâchait quelques jurons.Des gens totalement étrangers l’un à l’autre s’accostaientfamilièrement, dans le simple but de se soulager l’esprit sur lesujet, et l’affaire était prétexte pour les maudits badauds de laville à des beuveries copieuses ; on vous en rebattait lesoreilles dans les bureaux du port, chez tous les courtiersmaritimes et chez les affréteurs ; les blancs, les métis, lesindigènes, jusqu’aux bateliers à demi nus, accroupis sur lesmarches de pierre que vous montiez, tout le monde en parlait, parJupiter ! L’affaire soulevait quelque indignation, beaucoup deplaisanteries, mais surtout des discussions sans fin sur leur sort,vous comprenez. Ceci pendant deux semaines ou plus, et l’opinioncommençait à prévaloir que le mystère pourrait bien, en définitive,se corser de tragédie, lorsque me trouvant un beau matin, devant leperron et dans l’ombre des bureaux du port, j’aperçus quatre hommesqui s’avançaient vers moi le long du quai. Je me demandai uninstant d’où sortait ce singulier groupe, lorsque, tout à coup, jeme criai véritablement à moi-même : – « Lesvoilà ! »

« Et c’étaient bien eux, en effet, trois d’entre eux grandscomme nature, et le quatrième plus gros qu’aucun être humain n’aitle droit de l’être ; ils venaient de débarquer, avec un bondéjeuner dans le ventre, d’un vapeur de la ligne Dale, entré auport, en route pour l’Orient, une heure après le lever du soleil.Il n’y avait pas d’erreur possible, et du premier coup d’œil,j’avais reconnu le jovial patron du Patna, l’homme le plusgros de toute la région tropicale, sur tout le tour de notre bonnevieille planète. Je l’avais d’ailleurs rencontré déjà à Samarang,neuf ou dix mois auparavant. On chargeait son vapeur en rade, et dumatin au soir, jour après l’autre, il sacrait sur les institutionstyranniques de l’Empire allemand, en s’abreuvant de bière dansl’arrière-boutique de de Jongh ; de Jongh, qui faisait sanssourciller payer un guilder la bouteille, m’attirait à part, d’unsigne de tête, et me disait, sur un ton de confidence, en plissantsa petite figure couleur de cuir : « Les affaires sontles affaires, capitaine, mais un homme comme cela, ça fait mal aucœur ! Pfui… ! »

« De l’ombre, je le regardais ; il marchait un peu enavant de ses compagnons, et le soleil qui le frappait, faisaitd’étrange façon ressortir son énormité. Il me faisait songer à unjeune éléphant dressé, qui aurait marché sur les pattes dederrière. Il était vêtu de façon ridiculement voyante aussi, attiféd’un pyjama sali à raies verticales vert pomme et orange, avec auxpieds une paire de savates déchirées, et sur le crâne un casque deliège de rebut, trop étroit de deux pointures, très crasseux etattaché au sommet de sa grosse tête par un cordon de carêt deManille. Vous comprenez qu’un homme pareil n’a pas l’ombre d’unechance quand il s’agit d’emprunter des vêtements. Très bien. Ilcourait à grands pas, sans un regard à droite ou à gauche, passa àtrois pieds de moi, et, dans l’innocence de son cœur, gravit augalop l’escalier du bureau du port, pour faire sa déposition, sonrapport, ou ce qu’il vous plaira de l’appeler.

« Il s’adressa d’abord, paraît-il, au premier maître de lanavigation. Archie Ruthwell venait d’arriver, et commençait sa rudejournée, comme il le raconte lui-même, en lavant la tête à sonpremier commis. Certains d’entre vous ont peut-être connu ce petitmétis portugais au pauvre cou décharné, un garçon très obligeant ettoujours prêt à tirer quelque chose, en fait de victuailles, despatrons de navires : morceau de porc salé, sac de biscuits,pommes de terre, que sais-je ? À l’un de mes voyages, je m’ensouviens, je lui avais refilé un mouton vivant qui me restait àbord, non que je voulusse rien lui demander, – il ne pouvait rienpour moi, vous pensez, – mais parce que sa foi puérile dans sondroit sacré aux gratifications me touchait le cœur. Une telleconviction devenait belle à force d’être profonde. La race… lesdeux races plutôt,… et le climat… Mais passons ! Je sais oùtrouver un ami pour le reste de mes jours.

« Ruthwell raconte donc qu’il lui administrait une bonnesemonce, – sur la moralité du fonctionnaire, sans doute, –lorsqu’il sentit, dans son dos, une sorte de secousse amortie, et,selon ses propres termes, vit en tournant la tête quelque chose derond et d’énorme, une sorte de demi-muid de huit cents, vêtu deflanelle rayée, et planté au milieu du plancher du bureau. À l’encroire, la stupeur l’empêcha, pendant un temps appréciable, deréaliser que la chose fût vivante. Il restait figé, se demandantdans quel but et par quel moyen cet objet avait été apporté dansson bureau. La porte de l’antichambre était obstruée par lestireurs de punkah, les balayeurs, les péons de police, le patron etles hommes de la vedette du port, tous allongeant le cou et segrimpant sur le dos les uns des autres. Une vraie manifestation.Cependant l’individu avait fini par enlever son chapeau de sa tête,et il s’avançait avec de petits saluts vers Ruthwell pour qui lespectacle était si déconcertant, qu’il écouta d’abord sans pouvoircomprendre ce qu’on lui voulait. La grosse masse parlait d’une voixdure et morne, mais intrépide, et le jour se fit peu à peu dans latête d’Archie ; il comprit que c’était une suite à l’affairedu Patna. Il prétend s’être senti fort mal à l’aise dèsqu’il eut reconnu l’homme (Archie est très impressionnable et sedémonte facilement) – ; mais il se redressa vivement encriant : – « Arrêtez ; je ne puis vousentendre : il faut que vous alliez à la Chefferie ; c’estau capitaine Elliott que vous raconterez votre histoire ; parici, par ici ! » Il bondit et fit en courant le tour dela longue table ; il tirait et poussait l’homme qui, malgré sasurprise, se laissa d’abord faire docilement mais, à la porte dubureau de la Chefferie, une sorte d’instinct animal le redressa,renâclant comme un taureau effarouché. – « Allons, qu’est-ceque c’est ? Laissez donc ! Voyons ! » Archiepoussa violemment la porte sans frapper. – « Le patron duPatna, Monsieur ! », cria-t-il. « Entrez,capitaine. » Il vit le vieillard lever la tête au-dessus deson travail avec une telle vivacité que son pince-nez sauta ;sans en attendre davantage, il repoussa la porte, et courut à sonbureau, où des papiers attendaient sa signature ; mais à l’encroire, le vacarme qui éclata était si affreux, qu’il ne put assezreprendre ses esprits pour retrouver l’orthographe de son nom.Archie est le plus sensible des maîtres de la navigation des deuxhémisphères. Il affirme qu’il avait l’impression d’avoir jeté unhomme à un lion affamé. Il faut avouer que le bruit étaitviolent ; je l’entendais d’en bas, et j’ai tout lieu de croirequ’on l’entendait d’un bout à l’autre de l’esplanade, jusqu’aukiosque à musique. Le vieux père Elliott avait un beau choix demots et savait crier, sans trop chercher, d’ailleurs, après qui ilcriait. Il aurait aussi bien crié après le Vice-Roi. Comme il medisait : – « J’ai mon bâton de maréchal, et ma pensionest assurée ; j’ai mis quelques livres de côté, et si on n’estpas content de ma notion du devoir, j’aime autant retourner chezmoi. Je suis un vieillard, et je n’ai jamais mâché mon opinion.Tout mon désir, maintenant, c’est de voir mes filles mariées avantma mort. » Sur ce point-là, il était un peu toqué. Ses troisfilles étaient charmantes, tout en lui ressemblant d’extraordinairefaçon, et les matins où il s’éveillait avec des inquiétudes surleurs perspectives matrimoniales, le bureau lisait la chose dansses yeux et tremblait, « parce que », disaient ces jeunesgens, « on était sûr qu’il allait manger quelqu’un pour sondéjeuner ». Pourtant, ce matin-là, il ne mangea pas lerenégat, mais, si vous me permettez de poursuivre la métaphore, ille mâchonna en tous petits morceaux, et… il le recracha…

« Aussi ne fus-je pas long à revoir la masse monstrueusedescendre en hâte et s’arrêter sur les degrés extérieurs du perron.Plongé dans une méditation profonde, l’homme se tenait tout près demoi ; ses grosses joues violettes tremblaient. Il se mordaitle pouce, et finit par s’apercevoir de ma présence ; il mejeta de côté un regard hargneux. Les trois hommes débarqués aveclui formaient un petit groupe à quelque distance. Il y avait unpetit bonhomme maigriot, à figure blême, avec le bras en écharpe,et un grand diable en flanelle bleue, sec comme un copeau et groscomme un manche à balai, qui regardait autour de lui par-dessus samoustache grise tombante, avec un air d’imbécillité insouciante. Letroisième était un jeune homme aux épaules larges ; trèsdroit, les mains dans les poches, il tournait le dos aux autres,qui paraissaient plongés dans une discussion animée. Il regardaitl’Esplanade vide. Une guimbarde délabrée, aux stores vénitienspoussiéreux, s’arrêta tout près du groupe, et le cocher, plaçantson pied droit sur son genou gauche, s’absorba dans l’examencritique de ses orteils. Le jeune homme ne faisait pas unmouvement, ne bougeait pas la tête ; il regardait la lumière.Telle fut ma première vision de Jim. Il avait cette insouciancehautaine dont peuvent seuls faire montre les jeunes gens. Il setenait là, net de lignes et de visage, solide sur ses pieds, aussiriche de promesses que pouvait l’être sous le soleil aucun garçonde son âge, et à le regarder, moi qui savais tout ce qu’il savaitlui-même, et un peu plus encore, je me sentais irrité comme si jel’eusse surpris à tenter de m’extorquer quelque chose sous defallacieux prétextes. Il n’avait pas le droit d’avoir une tellemine ! – « Eh bien, me disais-je, si un homme peut agirde la sorte… », et je me sentais envie de jeter mon chapeau àterre, et de le piétiner de mortification, comme j’avais vu lefaire un jour le patron d’une goélette italienne, parce que sonidiot de second s’était empêtré dans ses ancres, en voulantmouiller dans une rade encombrée. Devant cet air dégagé, je medemandais : – « Est-ce de la bêtise ou del’endurcissement ? » Il paraissait tout prêt àsiffloter ! Et, remarquez-le bien, je me souciais comme del’an quarante de ce que pouvaient faire les deux autres. Leuraspect convenait bien à l’histoire qui faisait les frais de toutesles discussions et allait être l’objet d’une enquêteofficielle.

– « Ce vieux fou, là-haut, ce vieux scélérat m’atraité de chien ! », grommelait le capitaine duPatna. Je ne saurais dire s’il me reconnut ;j’incline à le croire, mais, en tout cas, nos regards secroisèrent. Il ouvrit de grands yeux ; moi je souris, car ceterme de chien était la plus anodine des épithètes qui me fussentparvenues par la fenêtre ouverte. – « Ahvraiment ? », m’écriai-je, mû par une étrange impuissanceà retenir ma langue. Il fit un signe de tête, se mordit de nouveaule pouce, et jura à mi-voix ; puis redressant le front et meregardant avec une impudence morose et rageuse : –« Pah ! Le Pacifique est grand, mon ami ! Fouspoufez faire tout ce que fous foudrez, sacré Anclais que fousêtes !… Che sais pien où il y a te la place pour un hommecomme moi ! Che suis pien connu à Apia, à Honolulu, à… »Il fit une pause méditative, tandis que je me figurais sans peinel’espèce de gens dont il pouvait être connu dans ces endroits-là.Il y a des moments où un homme doit faire comme si la vie étaitaussi agréable dans une compagnie qu’en toute autre ; j’aiconnu des moments semblables, et le mieux c’est que je neprétendais pas faire la grimace devant de telles nécessités :dans une compagnie péchant par défaut de – comment dire ? – detenue morale, les gens étaient dix fois plus instructifs et vingtfois plus amusants que les respectables bandits de commerce quevous invitez à votre table sans nécessité réelle, par habitude, parlâcheté, par bon garçonnisme, pour cent raisons misérables etinopérantes.

– « Fous autres, Anclais, fous êtes tous tescoquins ! » reprit mon patriote Australien de Flensborgou de Stettin ; je ne me rappelle plus maintenant quel gentilpetit port de la Baltique avait eu la honte de servir de nid à ceprécieux oiseau. « Qu’est-ce que fous êtes tous pour criercomme cela ? Eh ! Tites-le-moi ?… Fous ne falez pasmieux que les autres, et ce fieux coquin a fait un bruit tu tiapleafec moi ! » Son épaisse carcasse tremblait sur sesjambes qui ressemblaient à une paire de piliers ; elletremblait de la tête aux pieds. « Foilà comment fous faitestouchours, fous autres Anclais ; tes sacrées histoires pour laplus petite chose, parce que che ne suis pas né tans fotre sacrépays ! M’enlefer mon certificat ? Prenez-le, che n’enfeux plus te fotre certificat ! Un homme comme moi n’a paspesoin de fotre verfluckte certificat ! Che crachetessus ! » Il cracha. « Che me ferai citoyenAméricain ! », criait-il, en jetant feu et flamme, et enfrottant ses pieds sur le sol comme pour libérer ses chevillesd’une mystérieuse et invisible étreinte qui aurait voulu le river àcet endroit. Il avait si chaud, à force de s’agiter, que le sommetde sa tête ronde en fumait, positivement. Moi, ce n’est point unepuissance mystérieuse qui m’empêchait de m’éloigner ; de tousles sentiments, la curiosité est celui qui se manifeste avec leplus d’évidence, et c’est elle qui me tenait là, dans l’attente del’effet des nouvelles sur ce jeune homme, qui, les mains dans lespoches et le dos tourné au trottoir regardait, par-dessus lespelouses de l’Esplanade, le portique jaune de l’Hôtel Malabar, avecla mine d’un garçon tout prêt à partir se promener dès que son amisera prêt. Voilà l’air qu’il avait, et c’était odieux. Jem’attendais à le voir écrasé, confondu, transpercé, agité comme unhanneton empalé, et j’avais redouté un tel spectacle, si vouspouvez le comprendre. Rien n’est plus affreux que de regarderl’homme convaincu, non pas d’un crime, mais d’une faiblesse plusque criminelle. C’est la forme la plus commune du courage qui nousempêche de devenir des criminels au sens légal du mot ; maisdes faiblesses inconnues, des faiblesses vaguement soupçonnées, –comme on soupçonne, en certains points du monde, le moindre buissonde recéler un serpent mortel, – des faiblesses qui se cachent, quel’on guette ou que l’on ignore, que l’on implore ou que l’ondédaigne virilement, que l’on refoule ou que l’on méconnaît,pendant plus de la moitié de sa vie, de ces faiblesses-là, aucun denous n’est à l’abri. Nous nous laissons attirer vers des pièges,nous nous laissons pousser à des actes qui nous valent des injures,à des crimes qui nous mènent au gibet, ce qui n’empêche pas notreintégrité morale de survivre parfois, de survivre à lacondamnation, de survivre à la pendaison, par Jupiter ! Cesont souvent des choses bien insignifiantes qui causent notre pertedéfinitive et irrémédiable. Je regardais donc le jeune homme, dontla mine me plaisait ; je connaissais ce genre d’hommes ;il sortait du bon moule : c’était l’un des nôtres. Ilreprésentait là toute sa race, une race d’hommes et de femmes quin’ont rien de fin ni de plaisant, mais dont toute l’existence estbasée sur une foi droite et sur l’instinct du courage. Je ne parlepas du courage militaire, du courage civil, ou d’aucune espèceparticulière de courage ; je parle de cette aptitude innée àregarder les tentations en face, – aptitude assez peuintellectuelle, évidemment, mais sans pose, – capacité derésistance médiocrement gracieuse, si vous voulez, maisinappréciable, raideur spontanée et bénie devant les terreurs dudedans et du dehors, devant les forces de la nature et laséduisante corruption des hommes, doublée d’une indéfectible foidans la puissance des faits, la contagion de l’exemple, lasollicitation des idées. Au diable les idées ! Ce sont desrôdeuses, des vagabondes, qui viennent frapper à la porte dérobéede votre esprit, dont chacune enlève une parcelle de votresubstance, et emporte une miette de cette foi en quelques notionstrès simples, auxquelles il faut s’accrocher si l’on veut vivrehonnêtement et si l’on souhaite une mort facile.

« Tout cela n’a rien à faire directement avec Jim ;seulement, il était le représentant typique de cette bonne racestupide dont nous aimons sentir les coudes dans la vie ; decette race qui ne se laisse pas troubler par les fantaisies del’intelligence ou par les perversions des… disons des nerfs.C’était un de ces hommes à qui l’on confierait sur sa mine, – aufiguré comme au sens professionnel du terme, – la surveillance d’unpont de navire. Je dis que je le ferais, au moins, et je crois m’yconnaître. J’en ai assez dégrossi de ces jeunes gens, à qui j’aiappris, pour le service du drapeau rouge, le métier de marin, cemétier dont tout le secret pourrait tenir en une phrase brève, etqu’il faut pourtant implanter à nouveau chaque jour dans de jeunescervelles, jusqu’à ce qu’il devienne partie intégrante de leurpremière pensée du réveil, et qu’il se présente dans chaque rêve deleur jeune sommeil. La mer a été bonne pour moi, mais quand jerevois tous ces enfants qui m’ont passé par les mains, certainshommes faits maintenant, d’autres passés par-dessus bord, mais tousde bonne étoffe pour le métier, je ne crois pas lui avoir rendu nonplus mauvais service. Si je retournais demain au pays, je pariequ’avant deux jours, quelque jeune second, tout brûlé de soleil,viendrait à ma rencontre sur un quai de bassin, et qu’une voixfraîche et profonde demanderait par-dessus mon chapeau : –« Vous ne vous souvenez plus de moi, Monsieur ?Comment ? Le jeune Un Tel, embarqué sur tel bateau ?C’était mon premier voyage ! » Et je reverrais un jeuneblanc-bec éberlué, pas plus haut que ce dossier de chaise, avec unemère et peut-être une grande sœur restées sur le quai, toutessilencieuses et trop émues pour agiter leur mouchoir devant lebateau qui glisse doucement entre les musoirs des jetées ; oupeut-être un brave homme de père sorti à la première heure pouraccompagner son fils, qui passe toute la matinée sur le pont, enfeignant de s’intéresser à la manœuvre du guindeau, et qui,finissant par s’attarder trop longtemps, doit, à la dernièreminute, se précipiter à terre, sans même trouver le temps d’unadieu. J’entends le pilote crier de la poupe :

– « Bossez le câble un instant, capitaine ; il y a ungentleman qui veut retourner à terre… Allons, Monsieur ; vousavez failli partir pour Talcahuano, n’est-ce pas ? Maintenant,allez-y… C’est fait ; en avant… doucement… » Lesremorqueurs vomissent leur fumée comme des abîmes infernaux etbattent furieusement la vieille rivière ; sur le quai le vieuxmonsieur secoue la poussière de ses genoux et le steward obligeantlui a lancé son parapluie. Tout est pour le mieux. Il a offert sonsacrifice à la mer, et peut retourner chez lui maintenant, enfaisant mine de n’attacher aucune importance à son geste. La petitevictime volontaire sera très malade avant le lendemain. Bientôt,quand l’enfant aura appris tous les petits mystères et le seulgrand secret du métier, il sera bon pour vivre ou pour mourir,selon ce que la mer en décidera ; et l’homme qui a joué unrôle dans cette partie absurde où la mer gagne à tout coup, seraheureux de sentir une jeune main pesante lui frapper sur l’épaule,et d’entendre la voix joyeuse d’un louveteau de mer luicrier : – « Vous vous souvenez bien, Monsieur, le petitUn tel ? »

« Je vous dis que cela fait du bien ; vous sentezqu’une fois au moins dans votre vie, vous avez travaillé dans lebon sens. J’ai reçu des tapes de ce genre, et j’ai fait la grimace,car elles étaient lourdes, mais je m’en suis trouvé réchauffé toutle jour, et je suis allé me coucher en me sentant moins seul aumonde, au souvenir de cette bourrade cordiale. Si je me rappelleles jeunes Un Tel ! Je vous dis que je devrais m’y connaîtreen bonne mine, et ce garçon-là, je lui aurais confié le pont dupremier coup ; j’aurais dormi après sur les deux oreilles, etvoyez, j’aurais eu tort ! Il y a des abîmes d’horreur dans unepensée pareille ! Il paraissait net comme un souverain neuf,mais il y avait un alliage infernal dans son métal. En quelleproportion ? Une quantité minime, une goutte minuscule d’unmétal rare et maudit,… une goutte imperceptible… mais à le voir là,avec son air de s’en moquer, on se demandait s’il n’était pas faitpar hasard du bronze le plus vil !

« Je ne pouvais pas le croire pourtant. Je vous dis que jevoulais le voir regimber, pour l’honneur du métier. Les deux autrespersonnages insignifiants avaient aperçu leur capitaine ets’avançaient lentement vers lui. Ils bavardaient en marchant, et jene me souciais pas plus d’eux que s’ils eussent été invisibles àl’œil nu ; ils ricanaient ; ils échangeaient peut-êtredes plaisanteries, que sais-je ? Je vis que l’un d’eux avaitle bras cassé ; quant au grand individu à moustache grise,c’était le premier mécanicien, qui jouissait déjà, en plus d’unefaçon, d’une assez belle notoriété. Deux zéros ! Ilsapprochaient. Le capitaine regardait entre ses pieds d’un airabruti ; il paraissait gonflé d’anormale façon par quelquemaladie terrible, ou par l’action d’un poison inconnu. Il leva latête, vit les deux hommes debout devant lui, ouvrit la bouche avecune contraction extraordinaire et grimaçante de son visageboursouflé, pour leur parler sans doute, lorsqu’une pensée parut lefrapper. Ses grosses lèvres violettes se refermèrent sans uneparole ; il se dirigea d’un pas résolu vers la voiture, et semit à secouer la poignée de la portière avec une impatience sibrutale et si aveugle, que je m’attendais à voir la guimbarderenversée avec le poney. Arraché à la méditation qui le tenaitpenché sur la plante de son pied, le cocher donna tous les signesd’une intense terreur, et se cramponna des deux mains à son siège,en se retournant pour regarder l’énorme carcasse s’engouffrer dansla voiture. La petite machine roulait et tanguait tumultueusement,et la nuque cramoisie, le cou abaissé, les formidables cuissesarc-boutées, la voussure énorme de ce dos sale rayé d’orange et devert, tout l’effort de cette masse voyante et sordide pour secacher, troublaient le sentiment des choses normales, produisaientun effet ridicule et terrible, comme ces visions grotesques etdistinctes qui fascinent et épouvantent dans la fièvre. Ildisparut ; je m’attendais un peu à voir le toit se fendre endeux et la petite boîte éclater sur ses roues comme une gousse decotonnier, mais elle s’affaissa seulement avec un gémissement desressorts aplatis, et tout à coup, un des stores vénitiens s’abaissaviolemment. Encastrées dans l’étroite ouverture, je visréapparaître les épaules du capitaine ; sa tête se penchait,gonflée et agitée comme un ballon captif, suante, furieuse,bredouillante. Il faisait vers le cocher, des gestes brusques, avecun poing aussi mastoc et aussi rouge qu’un morceau de viande crue.Il lui criait de partir, de filer. Où ? Dans le Pacifique,peut-être. Le cocher fouetta son poney qui s’ébroua, recula d’unpas, puis partit au galop. Pour où ? Pour Apia ? PourHonolulu ? Il avait trois mille lieues de Pacifique à sadisposition, et je n’avais pas entendu l’adresse exacte. En un clind’œil, un poney renâcleur l’emporta dans l’ewigkeit[4] , et je ne le revis plus ; bienplus, je ne connais personne qui l’ait jamais revu, depuis lemoment où il disparut à mes yeux dans cette guimbarde délabrée, quitournait le coin de la rue en soulevant un nuage de poussièreblanche. Il partit, il disparut, s’évanouit, s’éclipsa, et l’on eûtpu croire, absurdement, qu’il avait emporté la voiture avec lui,car jamais plus je n’aperçus poney alezan à l’oreille fendue, oucocher Tamil mélancolique, affligé d’un pied endolori. Certes, lePacifique est vaste, mais qu’il ait ou non trouvé un endroit pourexercer ses talents, le fait subsiste qu’il disparut dans l’espacecomme une sorcière sur un manche à balai. Le petit homme au bras enécharpe se mit à courir derrière la voiture, en criant :– « Capitaine ! Eh, dites donc, Capitaine !…Eh, eh !… » mais après un instant, il s’arrêta court,baissa la tête et revint lentement sur ses pas. Au bruit des rouesle jeune homme avait fait une volte brusque. Il n’eut pas d’autremouvement, pas un geste, pas un signe, et resta tourné dans ladirection où l’autre venait de disparaître.

« Tout cela se passa en beaucoup moins de temps qu’il n’enfaut pour le dire, car je m’efforce d’interpréter en lentesparoles, à votre intention, les faits instantanés d’impressionsvisuelles. Une minute plus tard entrait en scène le commis métisenvoyé par Archie, pour s’occuper un peu des pauvres naufragés duPatna. Agité et tête nue, il courait à droite et à gauche.Plein de sa mission, vouée pourtant à l’insuccès en ce quiconcernait le principal personnage, il abordait les autres avec uneimportance brouillonne, et se trouva tout de suite engagé dans uneviolente altercation avec l’individu au bras en écharpe, quiparaissait très porté à faire du tapage. Il n’allait pas se laissermener comme cela, que diable ! ah non ! Il ne selaisserait pas terrifier par un tas de mensonges, ni par un petitfreluquet de gratte-papier métis. On ne le ferait pas marcher« avec des trucs comme cela ! » même s’il y avaitquelque chose de vrai dans l’histoire. Il braillait, il vociférait,affirmant son désir, sa ferme résolution d’aller se coucher. –« Si vous n’étiez pas un maudit Portugais », criait-il,« vous sauriez que ma vraie place est à l’hôpital. » Ilfourrait son poing valide sous le nez du commis ; la foulecommençait à s’amasser ; le métis ahuri s’efforçait de resterdigne et tentait une explication. Je m’éloignai sans attendre lafin de la scène.

« Mais il se trouva qu’ayant à ce moment-là un de meshommes à l’hôpital, et allant le voir la veille de l’enquête,j’aperçus dans la salle des blancs le petit bonhomme délirant surun lit, le bras dans des attelles. Et à ma grande surprise,l’autre, le grand individu à moustache grise tombante, se trouvaitaussi dans la salle. Je me souvenais de l’avoir vu filer pendant laquerelle, moitié arrogant, moitié sournois, mais s’efforçantsurtout de ne pas laisser paraître de terreur. Il devait connaîtrele port, et sut, dans sa détresse, gagner tout droit lecafé-billard de Mariani, près du bazar. Cet innommable vagabond deMariani l’avait rencontré autrefois, et avait déjà pourvu à sesvices en d’autres circonstances ; il baisa presque le soldevant ses pieds, et l’enferma avec une provision de bouteilles,dans une chambre du haut de son ignoble bouge. L’homme devaitconcevoir quelque appréhension vague sur sa sécurité personnelle,et chercher à se cacher. Bien longtemps après, un jour qu’il venaità bord réclamer à mon steward le prix de quelques cigares, Marianiraconta qu’il eût fait bien davantage pour cet homme-là, sans luiposer la moindre question, en mémoire de quelque faveur impie qu’ilen avait reçue, de longues années auparavant, si j’ai bien compris.Il frappait sa poitrine musclée, en roulant ses énormes yeux blancset noirs tout brillants de larmes : « Antonio n’oubliejamais ! Antonio n’oublie jamais ! » La natureprécise de ces obligations immorales, je ne l’ai jamais connue,mais quelle qu’elle fût, elle valut à l’homme toutes facilités pourrester à l’abri derrière une porte close, avec une table, unechaise, un matelas dans un coin, et une couche de plâtras sur leplancher ; en proie à une frousse irraisonnée, il se remontaitle moral avec les toniques que lui envoyait Mariani. Cetteréclusion dura jusqu’au soir du troisième jour, où, après avoirpoussé quelques cris horribles, le vieux bandit se trouva obligé dechercher le salut dans la fuite devant une légion de mille-pattes.Il ouvrit violemment la porte, sauta dans le petit escaliervermoulu, tomba sur la poitrine de Mariani, se remit sur ses piedset bondit dans la rue comme un lapin. La police le ramassa au petitjour sur un tas d’ordures. Il se figurait tout d’abord qu’on lemenait pendre, et combattit comme un héros pour sa liberté ;mais lorsque je m’assis à son chevet, il était très tranquilledepuis deux jours. Sur l’oreiller, son visage maigre et bronzéaurait paru calme et beau sous la moustache grise, comme une têtede vieux guerrier usé par les combats, et gardant une âme d’enfant,sans la terreur fantastique que l’on devinait sous l’éclat fébrilede son regard, comme une sorte d’épouvante mystérieusesilencieusement tapie derrière un carreau. Il gardait un tel calmeque je me flattais déjà de l’absurde espoir de recueillir de sabouche une explication sur la fameuse affaire. Je ne sauraisexpliquer d’ailleurs la raison qui me poussait à élucider lesdétails d’un incident déplorable ; somme toute, l’histoire nem’atteignait que comme membre d’une obscure confrérie d’hommes,réunis par le partage de peines sans gloire et par la fidélité àcertaine ligne de conduite. Libre à vous de dire que c’était unecuriosité malsaine, mais moi, j’ai la nette impression quej’espérais trouver quelque chose. Peut-être souhaitais-jeinconsciemment trouver ce quelque chose, la cause profonde etpropre à tout faire oublier, l’explication miséricordieuse, l’ombred’une excuse convaincante. Je vois bien, maintenant, quej’attendais l’impossible, que j’affrontais le fantôme le plusobstiné de l’imagination humaine, le doute inquiet qui monte commeun brouillard, ronge en secret comme un ver, qui est plus glaçantqu’une certitude de mort, – le doute de la puissance souveraine quecomporte une ligne fixe de conduite. C’est la plus redoutable despierres d’achoppement ; c’est ce doute-là qui suscite lespaniques hurlantes et les bonnes petites vilenies paisibles ;c’est l’ombre véritable des calamités. Croyais-je donc au miracle,et avais-je une raison de le souhaiter si ardemment ? Etait-cepar amour-propre que je désirais trouver une ombre d’excuse à unjeune homme inconnu jusqu’à ce jour, mais dont le seul aspectcolorait d’une nuance d’intérêt personnel les pensées suggérées parla certitude de sa faiblesse, en faisant de cette défaillance unechose de mystère et de terreur, une obscure menace de destruction,suspendue sur notre tête à tous, à nous dont la jeunesse avait, enson temps, si bien ressemblé à la sienne ? Je crains fort quele motif secret de ma curiosité fût bien là. C’est un miracle quej’attendais, sans aucun doute. Maintenant, à distance, la seulechose qui me paraisse miraculeuse, c’est l’étendue de ma naïveté.J’espérais vraiment trouver chez ce vieil invalide délabré etobscur un exorcisme contre le fantôme du doute. Il fallait que jefusse bien imprudent aussi, car sans perdre de temps, aprèsquelques banalités aimables auxquelles il répondait avec une bonnevolonté nonchalante, je hasardai le nom du Patna, enl’enveloppant dans une question adroite, comme dans une touffe debourre de soie. Mon égoïsme usait de délicatesse ; je nevoulais pas le troubler ; je ne ressentais pourtant aucunesollicitude pour lui, et n’éprouvais à son endroit ni colère nipeine ; ses sensations étaient sans conséquence, et je ne mesouciais nullement de sa réhabilitation. Il avait vieilli dans demesquines iniquités, et ne pouvait plus inspirer aversion ni pitié.Il répéta : – « le Patna ? », d’un airinterrogateur, parut faire un bref effort de mémoire et dit :« Ah oui,… Vieux routier dans ces parages… Je l’ai vusombrer. » J’allais donner libre cours à mon indignationdevant un mensonge aussi stupide, lorsqu’il ajouta doucement :« Il était plein de reptiles. »

« Ces paroles me firent tenir coi. Que voulait-ildire ? Le fantôme vacillant de la terreur tapi derrière sesyeux vitreux parut s’immobiliser pour me regarder fixement. –« Ils m’ont tiré de ma couchette, pendant le second quart,pour le voir sombrer », poursuivait-il d’un ton plaintif. Savoix prenait tout à coup une sonorité, redoutable. Je regrettaismon imprudence. Nulle cornette neigeuse de sœur infirmièren’agitait ses ailes d’un bout à l’autre de la salle ; seul, aumilieu d’une longue rangée de lits de fer vides, un blessé venud’un bateau ancré en rade dressait sur sa paillasse sa silhouettebrune et maigre et son front entouré de bandages blancs. Tout àcoup, mon intéressant malade lança un bras mince comme un tentaculevers mon épaule, et l’agrippa violemment : –« Seulement », disait-il, « j’avais d’assez bonsyeux pour tout voir ; on sait que j’ai une fameuse vue, etc’est sans doute pour cela qu’ils m’ont appelé… Ils n’étaient pasassez dégourdis, eux, pour le voir sombrer, mais ils se sont bienvite aperçus qu’il avait disparu, et ils se sont mis à chanter tousensemble, comme cela… » Un hurlement de loup vint me secouerjusqu’au fond de l’âme. – « Oh ! faites-letaire ! » criait le blessé avec colère. – « Vous neme croyez pas, sans doute », reprenait l’autre, sur un tond’ineffable suffisance. « Je vous dis que vous pouvez chercherdes yeux comme les miens de ce côté-ci du Golfe Persique… Regardezsous le lit… »

« Naturellement je me penchai sans hésiter ; j’auraisdéfié quiconque de n’en pas faire autant. – « Qu’est-ce quevous voyez ? » me demanda-t-il. –« Rien ! », répondis-je, tout honteux de moi-même.Il me regarda avec un mépris écrasant, un mépris mortel. –« Naturellement ! » fit-il, « mais si jeregardais, moi,… je verrais… Il n’y a pas d’yeux comme les miens,vous dis-je. » Il me saisit à nouveau l’épaule, et se soulevavers moi, dans son désir de soulager son cœur par une communicationconfidentielle. « Des millions de crapauds roses. Il n’y a pasd’yeux comme les miens… Des millions de crapauds roses… Pis que devoir sombrer un navire… Je regarderais sombrer des navires toute lajournée sans cesser de fumer ma pipe… Pourquoi ne me la rend-onpas, ma pipe ? Je fumerais un peu en surveillant cescrapauds-là… Le bateau en était plein… Il faut les tenir à l’œil,vous savez ! » Il eut un clignement de paupièresfacétieux. La sueur me coulait sur le front ; ma veste detoile collait à mon dos humide. La brise du soir passaitimpétueusement sur la rangée des lits, en soulevant tout droit lesplis raides des rideaux qui faisaient grincer les tringles decuivre ; d’un bout à l’autre de la salle, les couvertures deslits vides se gonflaient sans bruit au-dessus du sol nu, et jefrissonnais jusqu’à la moelle des os. La brise molle des tropiquessoufflait aussi lugubrement dans cette salle vide qu’une tempêted’hiver dans une grange d’Angleterre. – « Ne le laissez paspartir dans cette voie-là, Monsieur », me cria de loin leblessé, sur un ton de colère inquiète, qui sonnait entre les murscomme un appel tremblant dans un tunnel. La main me harponnaitl’épaule, et l’homme me regardait d’un air entendu : –« Le bateau en était plein, vous savez, et nous avons dû filerau plus vite », murmurait-il avec volubilité. « Toutroses, tout roses ; gros comme des dogues, avec un œil ausommet de la tête, et des crocs tout autour de leur vilaine gueule.Oh, oh !… » Des soubresauts brefs comme des secoussesgalvaniques révélaient sous la mince couverture les formes desjambes minces et trépidantes ; il lâcha mon épaule pouratteindre quelque chose dans l’air ; son corps tendu tremblaitcomme une corde de harpe, et tandis que je le regardais, l’horreurspectrale se déchaîna et sortit par ses yeux vitreux. Le visage auxlignes nobles et calmes de vieux soldat se déforma sous mes yeux,instantanément décomposé par la corruption d’une ruse sournoise,d’une honteuse circonspection et d’une terreur abjecte. –« Ah ! Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici,maintenant ? » demandait-il, en montrant le sol avec defantastiques précautions de voix et de gestes, dont le sensillumina soudain mon esprit avec une lucidité écœurante. –« Ils sont endormis », répondis-je, en le regardant deprès. J’avais trouvé, c’était ce qu’il voulait savoir ;c’étaient les paroles mêmes nécessaires pour le calmer. Il poussaun long soupir : – « Sssh !… Tout doux… Rien… Jesuis un vieux routier par ici… Je les connais ces animaux-là…Pan ! sur la tête du premier qui bouge !… Il y en atrop ; le bateau ne tiendra pas dix minutes !… » Ilhaletait à nouveau. « Vite ! », reprit-il tout àcoup ; puis, dans un long cri : « Les voilàréveillés !… Des millions… Ils viennent sur moi !Attendez !… Oh… Je vais les écraser comme des mouches…Attendez-moi… Au secours… Au secou… ou… rs ! » Unhurlement soutenu, interminable, activait ma déroute. Je voyais, aubout de la salle, le blessé lever avec désespoir les deux mainsau-dessus de sa tête bandée ; un infirmier vêtu de blancjusqu’au menton apparut dans la perspective de la porte comme augros bout d’une lorgnette. J’avouai ma défaite, et sans plusattendre, sortis par une des hautes fenêtres sur la galerieextérieure. Le hurlement me poursuivait comme une vengeance. Jedébouchai sur un palier désert, et soudain, il n’y eut plus quepaix et calme autour de moi ; je descendis l’escalier nu etluisant, dans un silence qui me permit de recouvrer mes espritségarés. En bas, je rencontrai l’un des médecins de garde quitraversait la cour ; il m’arrêta : – « Vous venez devoir votre homme, capitaine ; je crois que nous pourrons vousle rendre demain. Mais ces imbéciles-là n’ont pas la moindre notiondes soins qui leur sont nécessaires… Dites donc : nous avonsici le chef mécanicien de ce bateau pèlerin. C’est un cas biencurieux, un delirium tremens des plus graves. Il a bu sec,pendant trois jours, dans le café de cet Italien ou de ce Grec.Comment s’attendre à autre chose ? Quatre bouteilles par jourde leur espèce d’eau-de-vie, m’a-t-on dit… Prodigieux, si c’estvrai ! Il faut qu’il ait l’estomac blindé en tôles dechaudière ! La tête, ah, la tête, elle est partienaturellement, mais le plus singulier, c’est qu’il y a une sorte deméthode dans sa folie. J’essaye de débrouiller le cas. C’est tout àfait remarquable, ce semblant de logique dans un pareil délire.Normalement, il devrait voir des serpents, mais il n’en voit pas.Les bonnes vieilles traditions se perdent, de nos jours. Eh ?…Ses… visions ont trait à des batraciens. Ha ! ha ! Non,sérieusement, je ne me rappelle pas avoir été aussi intéresséjamais par un cas de démence. Il devrait y être resté, après unetelle cuite ! Oh, c’est un vieux dur-à-cuire. Vingt-quatre ansde tropiques, ou plus. Vous devriez bien jeter un coup d’œil surlui. Il a bel air, le vieil ivrogne ! L’homme le plusextraordinaire que j’aie jamais rencontré, au point de vue médical,s’entend. Vous ne montez pas ? »

« J’avais donné les signes ordinaires d’un intérêt poli,mais je pris un air de regret, et arguant du manque de temps,serrai en hâte la main du médecin. – « Ditesdonc ! » me cria-t-il de loin, « il ne pourra pasassister à l’enquête. Croyez-vous que son témoignage soit bienimportant ? »

– « Pas du tout ! » répondis-je, de laporte.

Chapitre 6

 

– « Les autorités devaient partager mon opinion, carl’enquête ne fut pas ajournée. Elle eut lieu, au jour fixé par lesprescriptions légales, et fut très suivie, à cause évidemment de cequ’elle comportait d’intérêt humain. Nulle incertitude ne planaitsur les faits, sur le seul fait matériel au moins. Ce qui avaitcausé l’accident du Patna, il était impossible de lesavoir, et le tribunal ne prétendait pas en élucider lemystère ; il n’y avait d’ailleurs personne dans la salle pours’en soucier le moins du monde. Oui, comme je vous l’ai déjà dit,tous les marins du port assistaient à l’enquête, et les gens quis’occupaient des choses de la mer étaient largement représentés.Consciemment ou à leur insu, c’est un pur intérêt psychologique quiles attirait là ; c’est l’attente de quelque révélationessentielle sur la force, la puissance, l’horreur des émotionshumaines. Et l’on ne pouvait pourtant rien espérer de semblable.L’interrogatoire du seul homme qui fût apte et eût consenti àaffronter l’audience, tournait de façon oiseuse autour du seul faitpatent, et la série des questions relatives à ce fait ne donnaientpas sur lui plus de précisions que l’on n’en acquerrait sur lecontenu d’une boîte de fer en en tapant les parois à coups demarteau. Une enquête officielle ne pouvait d’ailleurs avoird’autres prétentions ; son but n’était pas le pourquoifondamental, mais le comment apparent de l’affaire.

« Le jeune homme aurait pu le leur expliquer, mais si unetelle question était la seule qui intéressât l’auditoire, l’enquêtenégligeait forcément ce qui m’apparaissait à moi par exemple commela seule vérité nécessaire à connaître. On ne peut pas demander auxautorités officielles de s’enquérir de l’état de l’âme… ou faut-ildire plutôt de l’état du foie d’un homme. Leur affaire, c’étaitd’en venir tout droit aux conséquences, et franchement un magistratde rencontre et ses deux assesseurs maritimes ne peuvent guèreprétendre à des visées plus hautes. Je ne veux pas inférerd’ailleurs que ces braves gens fussent stupides. Le magistrat étaittrès patient. L’un des assesseurs, un capitaine de voilier, avaitune barbe roussâtre et des dispositions pieuses. Le second, c’étaitBrierly, le Grand Brierly. Certains d’entre vous doivent avoirentendu parler du Grand Brierly, le capitaine du premier bateau dela ligne Blue Star ? C’était cet homme-là.

« Il avait l’air parfaitement assommé de l’honneur qui luiétait échu. De sa vie il n’avait fait de bourde, n’avait connuaccroc ou accident, n’avait subi d’arrêt dans son ascensionrégulière, et il faisait l’effet d’un de ces heureux veinards quiignorent toute indécision, et bien plus encore toute méfianced’eux-mêmes. Nanti à trente-deux ans d’un des plus groscommandements des mers orientales, il avait la chance plusappréciable encore de faire grand cas de son sort. À son sens, iln’y avait rien au monde de plus beau que son poste, et sans doute,si on le lui avait demandé de but en blanc, eût-il avoué qu’il n’yavait pas non plus pareil chef pour le remplir. Le choix étaittombé sur l’homme nécessaire. Ceux des humains qui ne commandaientpas le vapeur d’acier Ossa, qui filait vingt nœuds,étaient en somme de pauvres créatures. Il avait sauvé des vies enmer et secouru des navires en détresse, et ces exploits lui avaientvalu un chronomètre d’or de la part des assureurs, et une paire dejumelles avec inscription spéciale, offerte par un gouvernementétranger. Il avait une conscience aiguë de ses mérites et de lavaleur de telles récompenses. Je l’aimais assez, bien que des gensde ma connaissance, des hommes indulgents et sympathiques pourtant,ne pussent pas le voir en peinture. Je n’ai pas le moindre doutequ’il ne se tînt pour de beaucoup supérieur à moi ;eussiez-vous été empereur d’Orient et d’Occident que vous n’eussiezpu échapper, en sa présence, à la conscience de votre infériorité,mais je ne pouvais arriver à m’en formaliser. Il ne méprisait enmoi rien qui dépendît de moi-même, rien de ce que je pouvais être,comprenez-vous ? Il me jugeait simplement quantité négligeableparce que je n’étais pas le seul homme heureux de cetteterre, parce que je n’étais pas Montagu Brierly, capitaine del’Ossa, parce que je ne possédais pas un chronomètre en oravec dédicace, et des jumelles à monture d’argent, témoignages demes connaissances nautiques et de mon indomptable sang-froid ;parce que je n’avais pas la conscience aiguë de mes mérites et demes récompenses, avec en plus l’amour et le dévouement passionnésd’un épagneul noir, la bête la plus étonnante de son espèce, – carjamais pareil homme ne fut aimé de pareil chien. Évidemment ilpouvait paraître exaspérant de se sentir accablé sous le poidsd’une telle supériorité, mais quand je réfléchissais que jepartageais ma disgrâce avec quelque douze cents millions d’êtresplus ou moins humains, je me disais que ce qu’il y avaitd’indéfinissable et d’attrayant chez cet homme pouvait bien mefaire accepter ma part de sa pitié bienveillante et de sonindulgent mépris. Les coups de la vie n’avaient pas plus d’actionsur son âme satisfaite que le frottement d’une épingle sur uneparoi de rocher lisse. Quand je le regardais, à côté du magistratpâle et effacé qui dirigeait les débats, la complaisance quiéclatait dans toute sa personne se présentait à moi comme au restedu monde sous forme d’une surface dure comme le granit. C’est trèspeu après qu’il se suicida.

« Rien d’étonnant à ce que le cas de Jim lui parûtexcédant ; au moment même où je songeais avec une sorte deterreur à l’étendue probable de son mépris pour le jeune inculpé,il devait mener sur son propre cas une enquête silencieuse. Sonverdict fut sans doute celui d’une culpabilité sans circonstancesatténuantes, mais il en emporta le secret en sautant à l’eau. Sij’entends rien à la nature humaine, l’affaire devait être de laplus haute importance, – une de ces vétilles probablement quiéveillent les idées, et donnent corps à quelque pensée aveclaquelle un homme inaccoutumé à pareille société, trouve impossiblede vivre. Je suis à même d’affirmer qu’il ne s’agissait, dans lecas de Brierly, ni de boisson, ni d’argent ni de femmes. Il se jetaà la mer une semaine à peine après la fin de l’enquête, et moins detrois jours après son départ pour l’Extrême-Orient ; on auraitdit qu’en cet endroit précis, il avait tout à coup aperçu, aumilieu de l’eau, les portes de l’autre monde, larges ouvertes poursa réception.

« Pourtant il n’obéit pas à une impulsion soudaine. Sonsecond, homme grisonnant, excellent officier, d’un commerceagréable avec les étrangers mais plus hargneux pour son capitaineque je n’avais vu l’être aucun officier, avait les larmes aux yeuxen me racontant l’histoire. Un matin, en montant sur le pont, ilavait trouvé Brierly en train d’écrire dans la chambre de veille. –« Il n’était que quatre heures moins dix », me disait-il,« et le second quart n’était pas encore terminé. Il m’entenditparler sur le pont au second lieutenant et m’appela. Celam’ennuyait d’y aller, ma parole ! Je ne pouvais pas souffrirle pauvre capitaine Brierly, je l’avoue à ma honte, capitaineMarlow ; on ne sait jamais de quoi un homme est fait. Il avaitpassé, dans ses promotions, par-dessus trop de têtes, sans compterla mienne, et il avait une maudite façon de vous faire sentir toutpetit, rien que par sa façon de vous dire bonjour ! Je ne luiadressais jamais la parole en dehors du service, et là même, toutce que je pouvais faire, c’était de me montrer poli » (levieux se vantait, en l’espèce, et je me suis toujours demandécomment Brierly avait pu s’accommoder de son attitude pendant plusde la moitié d’une traversée). – « J’ai femme etenfants », poursuivait-il, « et j’étais resté dix ans àla Compagnie, attendant toujours le premier commandement, imbécileque j’étais ! Donc, mon Brierly me dit comme ceci : –« Venez ici, monsieur Jones », sur ce ton protecteurqu’il affectait. « Venez ici, monsieur Jones. » J’entrai.– « Nous allons marquer notre position », dit-il, en sepenchant sur la carte, une paire de compas à la main. D’après lesordres, c’est l’officier de service qui aurait dû s’acquitter de cesoin à la fin de son quart. Mais je ne dis rien et le laissaiconsigner la position du navire avec une petite croix près delaquelle il inscrivit la date et l’heure. Je le vois encore,traçant ses caractères déliés : dix-sept, huit, quatre heuresdu matin. L’année était inscrite à l’encre rouge au sommet de lacarte. Le capitaine Brierly ne se servait jamais plus d’un an deses cartes. J’ai encore celle-là. La chose faite, il reste uninstant debout, regardant avec un sourire le point qu’il vient demarquer, puis levant les yeux vers moi :

« Encore trente-deux milles dans cette direction », medit-il, « et nous serons bons ; vous pourrez laisserporter de vingt-deux degrés au Sud. »

– « Nous passions, à ce voyage-là, au large du Bancd’Hector. Je répondis : – « Très bien, Monsieur »,en me demandant pourquoi il faisait tant d’embarras, puisque, detoute façon, je devais le prévenir avant de modifier notre route. Àce moment il piquait quatre heures ; nous sortîmes sur lapasserelle, et le lieutenant nous dit, selon l’habitude, avant dedescendre : « Soixante et onze au loch ! »Brierly jette un coup d’œil sur la boussole puis regarde toutautour de lui. Dans la nuit claire les étoiles brillaient comme parun soir de gelée sous les hautes latitudes. Tout à coup lecapitaine me dit avec une sorte de bref soupir : – « Jevais à l’arrière et je remettrai moi-même le loch à zéro, pourqu’il n’y ait pas d’erreur possible. Encore trente-deux milles danscette direction et vous serez parés. Voyons : la correction duloch est de six pour cent en plus ; alors disons trente encoreau cadran, et vous pourrez venir tout de suite de vingt degrés àtribord. Inutile de faire du chemin de trop, n’est-cepas ? » Je ne l’avais jamais entendu en dire si long d’uncoup, et cela sans raison apparente. Je ne répondis pas. Ildescendit l’échelle et le chien qui marchait toujours sur sestalons, nuit et jour, dès qu’il faisait un pas, le suivit en selaissant glisser, le nez en avant. J’entendais les talons ducapitaine sur l’arrière : tap… tap… tap… ; il s’arrêtapour parler à son chien : – « Là-haut, Rover :… surla passerelle, mon vieux ! » Puis il m’appela dansl’ombre : « Voulez-vous enfermer ce chien dans la chambrede veille, monsieur Jones ? »

– « C’est la dernière fois que j’entendis sa voix,capitaine Marlow. Ce sont les dernières paroles qu’il aitprononcées en présence d’un être humain, Monsieur ! » Àce moment, la voix du vieux marin se faisait toute tremblante.« Il avait peur que la pauvre bête ne sautât derrière lui,comprenez-vous ? » poursuivait-il en chevrotant.« Oui, capitaine Marlow… Il arrangea le loch pour moi ;il… le croiriez-vous… ? Il y mit même une goutte d’huile. Laburette était encore tout près, où il l’avait laissée. À cinqheures et demie, le quartier-maître montait le tuyau à l’arrièrepour laver le pont ; mais le voilà qui lâche tout à coup sabesogne et qui accourt vers moi. – « Voulez-vous venir là-bas,monsieur Jones », me dit-il. « Il y a quelque chose dedrôle… Je ne voudrais pas y toucher. » C’était le chronomètred’or du capitaine Brierly, soigneusement attaché par la chaîne aubastingage. »

– « Dès que mes yeux tombèrent sur la montre, quelquechose me frappa et je compris tout, Monsieur. Je sentis mes jambestoutes molles. C’était comme si je l’avais vu passer par-dessusbord, et j’aurais pu dire à quel endroit exact il avait disparu. Leloch de la poupe marquait dix-huit milles trois quarts, et quatretaquets de fer manquaient au grand mât. Il les avait fourrés danssa poche pour enfoncer plus vite, je suppose, mais, Seigneur !qu’est-ce que quatre taquets pouvaient faire pour un hommevigoureux comme le capitaine Brierly ? Peut-être sa confianceen lui-même avait-elle été un peu ébranlée, à la dernièreminute… ; c’est probablement le seul signe d’indécision qu’ilait donné de sa vie ; mais je suis prêt à répondre en son nomqu’une fois à l’eau il n’a pas essayé de faire une seule brasse,…tout aussi bien qu’il aurait eu le courage de tenir un jour entierpour lutter jusqu’au bout s’il était tombé accidentellementpar-dessus bord. Oui, Monsieur. Il ne passait derrière personne,comme je le lui ai entendu dire un jour. Il avait écrit deuxlettres, pendant le deuxième quart, l’une pour la Compagnie, et laseconde pour moi. Il me faisait un tas de recommandations pour levoyage, – à moi qui naviguais avant qu’il fût né, – et me donnaittoutes sortes de conseils sur la conduite à tenir vis-à-vis de nosarmateurs de Shang-Haï, pour garder le commandement del’Ossa. Il m’écrivait comme un père écrirait à son filsfavori, capitaine Marlow, et avec mes vingt-cinq années de plus quelui, j’avais goûté à l’eau salée avant qu’il eût enfilé sa premièreculotte ! Dans sa lettre aux armateurs (il l’avait laisséeouverte à mon intention), il disait qu’il avait toujours fait,jusqu’à ce dernier moment, son devoir à leur endroit, et que mêmealors il ne trahissait pas leur confiance puisqu’il laissait lenavire au marin le plus compétent que l’on pût trouver ; c’estde moi qu’il parlait, Monsieur, de moi ! Il disait encore quesi le dernier geste de sa vie ne leur enlevait pas touteconsidération pour lui, ils sauraient se souvenir de mes loyauxservices et de sa chaleureuse recommandation, lorsqu’il s’agiraitde remplir la vacance laissée par sa mort. Et il continuait sur ceton, Monsieur ; je ne pouvais pas en croire mes yeux, et celame faisait sentir tout drôle », poursuivait le vieux bonhomme,très troublé, en écrasant quelque chose dans le coin de son œilavec le bout d’un pouce gros comme une spatule. « On auraitdit, Monsieur, qu’il s’était jeté à l’eau pour donner à unmalheureux déveinard une dernière chance d’avancement. Moi, lasecousse d’une disparition aussi délibérée, et la perspective demon avenir assuré du même coup m’avaient à moitié fait perdre laboule pendant une semaine. Mais va-te-faire-fiche ! C’est lecapitaine du Pélion qui prit le commandement del’Ossa, et qui embarqua à Shang-Haï, un petit godelureau,Monsieur, avec un complet gris à carreaux, et une raie au milieu ducrâne. – « Euh… Je suis… euh… votre nouveau capitaine…Moniteur… euh… Jones. » Il était inondé de parfum ; ilempestait, capitaine Marlow ! C’est sans doute mon regard quile faisait bégayer. Il balbutia quelques mots sur mon tropexplicable désappointement… mieux valait me dire tout de suite queson second avait été promu au commandement du Pélion… maisil n’avait rien à voir dans tout cela ;… les bureaux devaientsavoir ce qu’ils faisaient ;… il était bien fâché. Moi je luidis : – « Ne vous tourmentez pas pour le vieux Jones,Monsieur ; il est trop habitué à ces affaires-là, sacré nom deD… » Je vis tout de suite que j’avais choqué ses oreillesdélicates, et dès notre premier repas en commun, il se mit àcritiquer, de vilaine façon, une chose ou l’autre sur le bateau.Jamais vous n’avez entendu pareille voix de Guignol. Je serrais lesdents, et tenais les yeux sur mon assiette ; je restaitranquille le plus longtemps possible, mais à la fin, il fallaitque cela éclatât, et voilà mon capitaine debout sur ses pieds,hérissant ses jolies plumes, comme un petit coq de combat :« Vous vous apercevrez que vous avez affaire à un autre hommequ’au capitaine Brierly ! » – « Je m’en suis déjàaperçu », répondis-je d’un ton renfrogné, en faisant semblantde m’acharner sur ma tranche de viande. – « Vous êtes unevieille brute, Monsieur… Monsieur… Jones, et le pis c’est que vousêtes connu comme tel », me crie-t-il. Les laveurs de vaissellerestaient aux écoutes, la bouche élargie d’une oreille à l’autre. –« Je suis peut-être un vieux dur-à-cuire », répondis-je,« mais je n’ai pas encore assez perdu toute vergogne, pour mefaire à l’idée de vous voir assis dans le fauteuil du capitaineBrierly. » Sur quoi je repose mon couteau et ma fourchette. –« Vous aimeriez bien vous y voir vous-même ; c’est là quele bât vous blesse ! » ricana-t-il. Je quitte la salle àmanger ; je ramasse mes affaires ; et je me trouve sur lequai, avec tout mon fourniment à mes pieds, avant que les dockersaient repris leur travail. Oui, à la dérive…, à terre, après dixans de service, avec une pauvre femme et quatre enfants, à deuxmille lieues de là, qui attendaient ma demi-solde, pour avoir unmorceau à se mettre sous la dent. Oui, Monsieur ! J’ai mieuxaimé tout lâcher que d’entendre mal parler du capitaine Brierly. Ilm’a laissé sa lunette de nuit, que voici, et m’a prié de prendresoin de son chien. Voilà l’animal. Eh bien, Rover, mon pauvrevieux, où est le capitaine ? » Le chien me lança unregard douloureux de ses yeux jaunes, jeta un aboiement désolé etse nicha sous la table.

« Ce dialogue se poursuivait, plus de deux ans après, àbord de la Reine du Feu, cette ruine de la merdont un singulier hasard avait valu le commandement à Jones, parl’intermédiaire de Matherson, Matherson le fou, comme on l’appelaitd’habitude, l’homme qui rôdait toujours à Haï-Phong, vous vous ensouvenez, avant l’époque de l’occupation. Le vieux bonhommepoursuivait en larmoyant :

– « Oui, Monsieur, ici, on se souviendra toujours ducapitaine Brierly, si l’on ne s’en souvient plus autre part. J’aiécrit tout au long à son père, sans en recevoir un seul mot deréponse, ni un : « Merci », ni un « Allez audiable ! » rien ! Peut-être aurait-il préféré nerien savoir. »

« La vue de ce vieux Jones à l’œil humide qui épongeait satête chauve avec un mouchoir de coton rouge, le hurlement plaintifdu chien, la saleté de cette cabine infestée de mouches, seulsanctuaire consacré à sa mémoire, tout cela jetait sur l’image deBrierly un voile d’émotion inexprimablement misérable ;c’était une revanche posthume du destin contre cette foi dans sapropre splendeur qui avait presque libéré sa vie des terreurs lesplus légitimes. Presque ? Tout à fait, peut-être ! Quipourrait dire quelle impression flatteuse il avait conçue de sonpropre suicide ?

– « Pourquoi a-t-il fait cette folie, capitaineMarlow, en avez-vous une idée ? » me demandait Jones, enserrant ses mains l’une contre l’autre. « Pourquoi ? Celame dépasse ! » Il frappait son front bas et sillonné derides. « Si encore il avait été pauvre, vieux, endetté ;s’il n’avait jamais réussi dans la vie, ou s’il avait étéfou ! Mais il n’était pas homme à devenir fou, ah non !Vous pouvez me croire : ce qu’un second ne sait pas, touchantson capitaine, ne vaut pas la peine d’être connu ! Jeune,vigoureux, riche, sans soucis… Je reste quelquefois ici, àréfléchir, à réfléchir, jusqu’à ce que la tête me tourne… Il devaity avoir une raison… »

– « Vous pouvez être certain, capitaine Jones »,répondis-je, « que c’est une raison qui ne nous aurait guèretroublés, vous ou moi », et tout à coup, comme si un rayon delumière fût venu éclairer la nuit de sa cervelle, le pauvre vieuxJones trouva le mot de la fin, un mot d’une profondeurstupéfiante ; il se moucha, et hochant tristement latête : – « Oui, oui ; ni vous ni moi, Monsieur,n’avions jamais fait si grand cas de nous-mêmes ! »

« Vous pouvez comprendre que le souvenir de mon ultimeconversation avec Brierly soit affecté par la connaissance de samort, qui survint sitôt après. C’est au cours de l’enquête que jelui parlai pour la dernière fois. C’était après la première séance,d’où il sortit dans la rue avec moi. Il était dans un étatd’irritation que je constatai avec surprise, son attitudehabituelle, lorsqu’il daignait causer, étant parfaitement placide,avec une nuance de tolérance ironique, comme si l’existence de soninterlocuteur lui eût fait l’effet d’une bonne plaisanterie. –« Ils m’ont pincé pour cette enquête, voyez-vous »,m’expliquait-il, en s’étendant un instant avec ennui sur lesinconvénients d’un service quotidien au tribunal. « Et Dieusait le temps que l’affaire va durer ! Trois jours,probablement. » Je l’écoutais en silence, ce qui était, à monsens, une façon comme une autre de prendre parti. « Et à quoibon ? C’est bien l’affaire la plus stupide que l’on puisseimaginer ! » reprit-il avec chaleur. Je lui fis observerque l’on n’avait pas le choix. Il m’interrompit avec une sorte deviolence contenue : « Je me fais l’effet d’un imbécile,tout le temps ! » Je levai les yeux sur lui :c’était beaucoup s’avancer, pour Brierly, en parlant deBrierly ! Il s’arrêta court, et saisissant le revers de monveston, lui donna une petite secousse : « Pourquoitourmentons-nous ce garçon-là ? » La question s’accordaitsi bien avec ma propre pensée, que je répondis sans hésiter, envoyant l’image du renégat en fuite : – « Je veux êtrependu si j’en sais quelque chose, à moins que ce soit parce qu’ilse laisse faire ! » Je fus surpris de le voir mordre,pour ainsi dire, à une réflexion qui aurait pu lui paraîtreobscure. Il répondit sur un ton de colère : – « C’estvrai ! Il ne voit donc pas que son patron s’est défilé ?Rien ne peut le sauver ; il est perdu ! » Nous fîmesquelques pas en silence. « Pourquoi manger toute cetteboue ? » s’écria-t-il, avec une énergie d’expression toutorientale, la seule espèce d’énergie dont on trouve la moindretrace à l’est du cinquantième méridien. Je m’étonnais de ladirection de ses pensées, mais je soupçonne fort, maintenant,qu’elles étaient parfaitement adéquates à son caractère ; aufond, c’est à lui seul que le pauvre Brierly devait songer. Je luifis observer que, de notoriété publique, le capitaine duPatna avait su se garnir un nid assez douillet, et pouvaitse procurer en tous lieux des moyens de fuite. Il en allaitautrement avec Jim ; le Gouvernement l’hébergeait pourl’instant au Foyer Marin, et il n’avait probablement pas un souvaillant en poche. Cela coûte gros de disparaître ! –« Ah ! vraiment ? Pas toujours ! » fit-ilavec un rire amer ; puis, sur une nouvelle observation que jehasardais : « Eh bien qu’il creuse un trou de vingtpieds, et qu’il s’y terre ! Parbleu, c’est ce que je ferais,moi ! » Je ne sais pourquoi son accent m’agaçait, et jedis : – « Il y a une sorte de courage à affronter leschoses comme il le fait, en sachant très bien que s’il se sauvait,personne ne se donnerait la peine de lui courir après ! »– « Laissez-moi tranquille avec votre courage ! »gronda Brierly, « ce courage-là ne sert à rien pour maintenirun homme à flot, et je m’en soucie comme de l’an quarante ! Sivous me disiez que c’est une espèce de lâcheté, de mollesse…Écoutez : je mets deux cents roupies, si vous voulez enajouter cent, et vous engager à faire filer ce bougre-là demainmatin à la première heure. C’est un gentleman ; il ne faut pasy toucher !… Il comprendra… Il le faut ! Cette infernalepublicité des débats est odieuse ! Il se tient là, devant cesmaudits indigènes, ces serangs, ces lascars, ces quartiers-maîtres,dont le témoignage suffirait à brûler un homme de honte. C’estabominable. Voyons, Marlow, ne trouvez-vous pas, ne sentez-vous pasque c’est abominable ? Allons, comme marin… S’ildisparaissait, l’affaire tomberait d’elle-même. » Brierlyprononçait ces paroles avec une exaltation bien exceptionnelle chezlui, et fit le geste de chercher son portefeuille. Je l’arrêtai endéclarant froidement que la lâcheté de ces quatre hommes ne meparaissait pas une affaire de telle importance. – « Et vousvous dites marin, je suppose ? » fit-il avec colère.J’avouai que je croyais en effet, et espérais bien l’être aussi. Ilm’écoutait avec un geste de son gros bras qui paraissait vouloir medépouiller de toute individualité pour me repousser dans la foule.– « Le pis », reprit-il, « c’est que les gens commevous n’ont pas le moindre sentiment de dignité ; vous nesongez pas assez à ce que l’on attend de vous ! »

« Nous marchions lentement, tout en causant, et nousvenions de nous arrêter en face des bureaux du port, à l’endroitprécis d’où l’énorme capitaine du Patna avait aussicomplètement disparu qu’un duvet emporté par un ouragan. Je souris.Brierly continuait : – « C’est une honte ! Il y atoutes sortes d’individus dans notre confrérie, et plus d’un bénicoquin aussi, mais il faut, parbleu ! que nous conservions unecertaine décence professionnelle, ou nous ne vaudrons pas mieux queles trimardeurs qui s’en vont dans la campagne ! On aconfiance en nous, comprenez-vous, confiance ! Franchement, jeme moque de tous les pèlerins sortis de l’Asie, mais un hommeconvenable ne se serait pas conduit comme cela avec une cargaisonde vieux paquets de chiffons ! Nous ne constituons pas uncorps organisé et justement la seule chose qui nous unisse, c’estcette espèce de décence-là. Une histoire de ce genre détruit toutela confiance que l’on peut avoir en soi-même. Un homme peut vivrepresque toute son existence de marin sans que la nécessité s’imposeà lui de serrer les lèvres. Mais le jour où cette nécessités’impose… Ah ! si moi… »

« Il s’arrêta, puis sur un ton différent : –« Écoutez, Marlow ; je vais vous donner les deux centsroupies, et vous parlerez à ce garçon-là. Au diablel’individu ! Je voudrais qu’il ne se fût jamais montréici ! À vrai dire, je crois bien que certains de mes parentsconnaissent sa famille. Son vieux père est pasteur, et je mesouviens maintenant de l’avoir rencontré un jour, l’an dernier,lors d’une visite chez mon cousin, en Essex. Si je ne me trompe, levieux paraissait avoir une prédilection pour son grand marin defils… Affreux !… Je ne puis pas faire la chose moi-même, maisvous… »

« C’est ainsi que j’eus, à propos de Jim, un aperçu du vraiBrierly, quelques jours avant qu’il ne confiât aux bons soins de lamer ses apparences et sa réalité. Bien entendu, je refusai dem’occuper de l’affaire. L’accent de ce dernier « maisvous » (Brierly n’avait pu le retenir), qui semblait impliquerque je n’avais pas plus d’importance qu’un insecte, me fitaccueillir avec indignation une telle proposition, et l’agacementmême que j’en ressentis, ou toute autre raison, me convainquirent,dans mon for intérieur, que l’enquête était une punition sévèrepour ce Jim, et que le fait même de s’y soumettre, – de son pleingré, en somme, – constituait une sorte de réhabilitation pour sonabominable cas. Brierly me quitta sèchement ; sur le moment,son état d’esprit m’avait paru plus mystérieux que maintenant.

« Le lendemain, arrivé en retard au tribunal, je m’assisseul dans un coin. Je ne pouvais, naturellement, oublier maconversation de la veille avec Brierly, et j’avais maintenant lesdeux hommes sous les yeux. Le maintien de l’un trahissait uneimprudence douloureuse, celui de l’autre un accablementméprisant ; et pourtant l’une de ces attitudes pouvait n’êtrepas plus sincère que l’autre, et je savais que l’une des deux nel’était pas. Brierly n’était pas accablé ; il étaitexaspéré ; Donc, Jim pouvait bien ne pas être impudent !Et selon ma théorie, il ne l’était pas, en effet. Je me l’imaginaiscomme désespéré. C’est alors que nos yeux se rencontrèrent, et leregard qu’il me décocha m’eût découragé de lui parler, si j’avaiseu la moindre velléité de le faire. À quelque hypothèse que jedusse m’arrêter, impudence ou désespoir, un tel regard me prouvaitque je ne pouvais pas lui venir en aide. C’était le second jour del’enquête, et peu après que nos regards se furent ainsi croisés,Jim que l’on avait un instant avant fait descendre du banc destémoins, fut des premiers à quitter la salle. Je voyais sa tête etses larges épaules se détacher sur la porte, et tandis que jesortais à petits pas, en causant avec un étranger, – un individuqui m’avait accosté par hasard, – je le voyais appuyer ses deuxcoudes sur la balustrade de la véranda, en tournant le dos au petitflot des gens qui descendaient les marches. On entendait un murmurede voix et un bruit de pas.

« Le cas suivant avait trait, si je ne m’abuse, à des voiesde fait sur la personne d’un prêteur sur gages, et le défendeur, unvénérable villageois à longue barbe blanche, était assis sur unenatte, juste devant la porte, avec ses fils et ses filles, sesgendres et leurs femmes, et une partie des gens de son village,tous accroupis ou debout autour de lui. Svelte et brune, une épaulesombre et la moitié du dos nus, et un mince anneau d’or dans lenez, une femme se mit tout à coup à parler d’une voix aigre etsuraiguë. Instinctivement, l’homme qui était près de moi leva lesyeux sur elle. Nous nous trouvions juste dans l’embrasure de laporte, et nous passions derrière le large dos de Jim.

« Je ne sais si ces villageois avaient ou non amené aveceux le chien jaune. En tout cas, il y avait là un chien qui sefaufilait entre les jambes des assistants, avec cette allure muetteet furtive qu’ont les chiens indigènes ; mon voisin butacontre lui. Le chien fit un bond silencieux, et l’homme éleva unpeu la voix, pour dire avec un rire étouffé :« Voyez-vous cette sale bête ? » puis nous noustrouvâmes séparés par un flot de gens qui pénétraient dans lasalle. Je restai un instant adossé au mur, tandis que moninterlocuteur, se frayant un chemin dans la foule, disparaissait aubas du perron. Je vis Jim se retourner brusquement ; il fit unpas en avant et me barra le chemin ; nous étions seuls et ilme regardait avec un air de résolution farouche. Je me rendiscompte que j’étais pris comme dans un bois ; la véranda étaitvide ; bruit et mouvement avaient cessé dans letribunal ; un grand silence tombait sur la bâtisse, où trèsloin, une voix orientale se mit à gémir sur un ton lamentable. Lechien, au moment de se glisser par la porte, s’était assis sur sonderrière, pour chercher ses puces.

– « Vous me parlez ? » demanda Jim, d’unevoix basse, en se jetant plutôt qu’en se penchant vers moi, vouscomprenez ce que je veux dire ? Je répondis aussitôt –« Non ! » car il y avait, dans le calme de sonaccent, quelque chose qui me disait de me tenir sur mes gardes. Jele surveillais de près ; c’était bien, en effet, une rencontredans les bois, seulement l’issue en était plus incertaine, puisqueJim ne pouvait en vouloir ni à ma bourse ni à ma vie, ni à rien queje pusse donner ou défendre avec une conscience paisible. –« Vous prétendez n’avoir rien dit », insistait-il, d’unton sombre, « mais j’ai entendu ». – « C’est uneerreur », protestai-je, tout à fait dérouté, mais sans lequitter des yeux. Regarder son visage, à ce moment, c’étaitregarder un ciel assombri avant un coup de tonnerre, lorsque lesombres s’y épaississent imperceptiblement, et que l’obscurité sefait de plus en plus profonde, mystérieusement, dans le calme desviolences imminentes.

« Je n’ai certainement, à ma connaissance, pas ouvert labouche à portée de vos oreilles », affirmai-je avec unesincérité parfaite. L’absurdité d’une telle discussion commençait àm’irriter un peu, moi aussi. Je me rends compte, maintenant, que dema vie, je n’ai été aussi près d’une bataille, j’entends d’unevraie bataille, à coups de poings. Je devais avoir une vagueprescience de la menace d’une telle éventualité. Non pas que Jimparût me provoquer de façon active ; au contraire, sonattitude était singulièrement passive, si vous me comprenez, maisson visage se faisait de plus en plus sombre, et s’il n’était pasde taille exceptionnelle, il paraissait de force à démolir un mur.Le symptôme le plus rassurant dont je m’avisai chez lui, c’étaitd’une sorte d’hésitation, de réflexion lente, que je considéraicomme un tribut à l’évidente sincérité de mon attitude et de monaccent. Nous restions face à face. Dans le tribunal, le procès pourviolences suivait son cours ; je saisissais des mots :« Puits… buffle… bâton… dans l’excès de ma terreur… »

– « Qu’est-ce que vous aviez donc à me regarder toutela matinée ? » demanda enfin Jim, en relevant un instantles yeux, pour les reporter aussitôt sur le sol. –« Voudriez-vous que tout l’auditoire regarde à ses pieds pourménager votre susceptibilité ? » ripostai-je un peusèchement. Je n’allais pas me plier docilement à ses inepties. Ilreleva les yeux et les garda cette fois fixés droit sur moi. –« Non, je l’admets ! » prononça-t-il, avec l’aird’un homme qui suppute en lui-même le bien-fondé d’uneassertion : « je l’admets, et je consens à ce qu’on meregarde ; seulement… » et ses paroles se faisaient pluspressées, « je ne permets à personne de m’insulter en dehorsdu tribunal. Il y avait un homme avec vous… Vous lui avez parlé…Oh ! si,… je le sais… C’est très joli… Vous lui avez parlé,mais vous vouliez que j’entendisse !… »

Je lui affirmai qu’il faisait une singulière erreur, dont je nepouvais imaginer la genèse. – « Vous m’avez cru trop lâchepour trouver à redire à vos paroles ! » fit-il avec unimperceptible accent d’amertume. J’étais assez intéressé pour noterles plus subtiles nuances de son expression, mais je n’en étais pasplus éclairé ; je ne sais pourtant ce qui, dans ses paroles oupeut-être dans son intonation, m’inclina soudain à toutel’indulgence possible en sa faveur. Je ne m’irritais plus d’unesituation absurde : c’était le résultat d’une erreur de sapart ; il faisait une méprise et j’avais l’intuition que cetteméprise était de nature odieuse et tout particulièrementabominable. J’avais hâte de voir cette scène se terminer de façoncorrecte, comme on a hâte de couper court à quelque confidencedétestable et non sollicitée. Le plus drôle, c’est qu’au milieu deces considérations d’ordre supérieur, je gardais la conscienced’une certaine terreur devant la possibilité, – pour ne pas dire laprobabilité, – de la conclusion de cette scène par une rixe absurdeque je ne pourrais pas expliquer et qui me rendrait ridicule. Jen’aspirais nullement à la célébrité de l’homme qui s’était faitpocher un œil ou administrer quelque horion de ce genre par lesecond du Patna. Lui ne se souciait guère, évidemment, dece qu’il pourrait faire, et se trouverait, en tout cas, pleinementjustifié à ses propres yeux. Point n’était besoin d’être sorcierpour deviner, sous son extérieur placide et même apathique, unecolère furieuse contre quelque chose. J’avoue que j’étaisextrêmement désireux de l’apaiser à tout prix, mais encore m’eût-ilfallu savoir que faire. Et je n’en avais pas la moindre notion,comme vous pouvez l’imaginer. Nous nous regardions en silence. Ilresta quelques secondes immobile, puis fit un pas vers moi ;je me préparais à parer un coup, sans pourtant bouger un muscle, mesemble-t-il. – « Si vous étiez grand comme deux hommes et fortcomme six, » fit-il très doucement, « je vous dirais ceque je pense de vous, espèce de… » –« Arrêtez ! » m’écriai-je. Il eut une seconded’hésitation. – « Avant de me dire ce que vous pensez demoi », repris-je vivement, « voulez-vous bien m’expliquerce que j’ai dit ou fait moi-même ? » Pendant le silencequi suivit ces paroles, il me regarda avec indignation, tandis queje faisais de surhumains efforts de mémoire, malgré l’agacement queme causait la voix orientale, qui s’élevait dans le tribunal avecune volubilité passionnée contre une accusation de faux témoignage.Puis nous nous mîmes à parler presque en même temps : –« Je vais vous montrer ce que je ne suis pas ! »déclara-t-il, sur un ton annonciateur de crise. – « Je vousaffirme que je n’en sais rien », protestais-je, avec sincéritéau même instant. Il cherchait à m’écraser de son regard méprisant.– « : Maintenant que vous voyez que je n’ai pas peur, vousvoudriez bien vous défiler ! » ricana-t-il. « Quiest-ce qui est une sale bête, maintenant, hein ? » Alors,enfin, je compris.

« Il scrutait mon visage, comme s’il eût cherché un endroitpour y planter le poing. – « Je ne permettrai àpersonne… », grommelait-il, d’un ton menaçant. C’était bien,en effet, une hideuse méprise, et tout s’expliquait du coup. Je nesaurais vous donner une idée de ma confusion. Il dut déceler surmes traits un reflet de mes sentiments, car son expression sedétendit un peu. – « Grands Dieux ! » balbutiai-je,vous ne croyez pas que je… » – « Mais je suis certaind’avoir entendu ! » insista-t-il, en élevant la voix,pour la première fois depuis le début de cette scène déplorable.Puis, il ajouta, avec une nuance de dédain : « Ce n’étaitpas vous, alors ? Très bien : je trouverail’autre. » – « Ne faites donc pas l’imbécile »,criai-je avec exaspération, « ce n’était pas cela dutout ! » – « J’ai entendu ! » répéta-t-il,avec une inébranlable et sombre conviction.

« Il y a peut-être des gens qui auraient ri de sonentêtement. Mais moi, je ne riais pas, oh non ! Jamais hommen’avait été aussi impitoyablement trahi par ses impulsionsnaturelles. Un seul mot l’avait dépouillé de toute sa retenue, decette retenue qui est plus nécessaire à la décence de notre êtreintérieur que ne le sont les vêtements au décorum de notre corps. –« Ne faites pas l’imbécile ! » répétais-je. –« Mais l’autre l’a dit, vous ne le nierez pas ? »affirma-t-il nettement, et en me regardant en face, sans broncher.– « Non, je ne le nie pas ! » répondis-je, en luirenvoyant son regard. Ses yeux finirent par suivre la direction demon doigt tendu. Il parut d’abord ne pas comprendre, puis il restaconfondu, puis effaré, épouvanté, comme si le chien eût été unmonstre et qu’il n’eût jamais vu de chien. – « Personnen’avait jamais songé à vous insulter ! »expliquai-je.

« Il contemplait la misérable bête, qui restait assiseimmobile comme une statue ; les oreilles dressées et le museaupointu tourné vers la porte, elle lançait de temps en temps un coupde dent, vers une mouche, comme un automate.

« Je regardais Jim. Son blond visage hâlé s’empourprabrusquement sous le duvet des joues ; la rougeur gagnait sonfront, s’étendait jusqu’à la racine de ses cheveux bouclés. Sesoreilles devinrent cramoisies, et le bleu même de ses yeux clairss’assombrit sous le flot de sang qui lui montait au front. Seslèvres esquissèrent une légère moue et tremblèrent comme s’il eûtété sur le point d’éclater en sanglots. Je vis que l’excès de sonhumiliation l’empêchait de proférer une parole. Le désappointementaussi peut-être. Qui sait s’il ne comptait pas sur la raclée qu’ilallait m’administrer pour se réhabiliter à ses propres yeux etretrouver l’apaisement ? Qui pourrait dire quel soulagement ilattendait d’une telle rixe ? Il était assez ingénu pours’attendre à tout, mais, en l’espèce, il s’était trahi pour rien.Il s’était montré franc avec lui-même, et bien plus encore avecmoi, dans le fol espoir d’arriver à quelque réfutation effective,et le destin ironique avait refusé de se montrer propice à sondésir. Il fit entendre un son inarticulé et profond, comme un hommeincomplètement assommé par un coup sur la tête. C’étaitpitoyable.

« Je ne pus le rattraper qu’assez loin de la porte. Encoredus-je courir un instant pour le rejoindre, mais, lorsque, toutessoufflé, je l’accusai de se sauver, il répondit : –« Jamais ! » et fit tête aussitôt, comme une bêteaux abois. Je lui expliquai que je n’avais nullement prétendul’accuser de se sauver devant moi. « Devant personne,devant personne au monde ! » m’affirma-t-il, d’un tontêtu. Je m’abstins de lui montrer l’exception assez évidente,devant laquelle fuiraient les plus braves d’entre nous : je medisais qu’il la connaîtrait assez vite. Il me regardait avecpatience, tandis que je cherchais quelque chose à lui dire, maisl’émotion même de cette minute m’empêchait de trouver les parolesnécessaires, et il se remit en route. Je le suivis, et craignant dele laisser m’échapper, je déclarai précipitamment que je voulaispas le voir s’éloigner sur une fausse impression de mon… dema… ; je balbutiais. La stupidité de mes paroles m’effarait,au moment même où je tâchais de me dépêtrer de ma phrase, mais lapuissance d’une phrase n’a rien à voir avec sa signification ouavec la logique de sa construction. Mon marmonnement stupide parutfaire plaisir à Jim. Il l’interrompit tout net, en disant avec uneplacidité courtoise qui dénotait chez lui une extraordinairecapacité de contrainte ou une singulière élasticité d’esprit :– « C’est moi qui faisais erreur. » Je m’émerveillai fortde cette expression : on aurait dit qu’il faisait allusion àquelque insignifiante vétille. N’avait-il donc pas compris laportée déplorable d’une pareille méprise ? « Vous pouvezm’excuser », reprit-il ; puis, avec un accentd’humeur : « Tous ces gens qui me regardaient, dans lasalle, faisaient si bien figure d’imbéciles que… l’on aurait bienpu dire ce que je croyais avoir entendu ! »

« Ces paroles ouvrirent à ma curiosité une perspectivenouvelle sur son âme. Je l’examinai curieusement, et je rencontraises yeux impénétrables, au ferme regard. – « Je ne puistolérer ce genre de choses », fit-il très simplement,« et je ne le tolérerai pas non plus. Au tribunal c’estdifférent : il faut que je supporte l’épreuve, et je suis detaille à la supporter ! »

« Je ne vous dirai pas que je le comprisse. Les impressionsqu’il me donnait de lui-même étaient comme ces échappées, saisiesau passage, à travers les brèches d’une nappe de brouillard,détails fuyants et très nets, mais insuffisants à donner une idéed’ensemble de l’aspect général d’un pays. Aliments pour lacuriosité, elles ne la satisfont point, et ne peuvent servir à uneorientation. En somme, il me faisait perdre le nord. C’est laconclusion à laquelle je m’arrêtai, lorsqu’il m’eut quitté trèstard dans la soirée. J’étais descendu depuis quelques jours àl’Hôtel Malabar, et sur mon invitation pressante, il était venu ydîner avec moi. »

Chapitre 7

 

– « Un paquebot postal, à destination del’Extrême-Orient, était arrivé l’après-midi, et la grande salle àmanger était aux trois quarts pleine de gens, avec des cents livresde billets de tour du monde en poche. Il y avait des couples dejeunes mariés trop familiers déjà, et un peu las l’un de l’autredès la moitié du voyage ; il y avait des groupes importants oumodestes, et des voyageurs solitaires qui dînaient solennellementou faisaient une bombance bruyante ; tous gens qui pensaient,péroraient, plaisantaient ou grommelaient comme ils le faisaientchez eux et dont l’intelligence était aussi ouverte à desimpressions nouvelles que les malles déposées dans leurs chambres.De ce jour, ils porteraient, comme leurs bagages, une estampillecertifiant qu’ils avaient passé à tel ou tel endroit. Ilschériraient cette distinction et garderaient sur leurs valises lesétiquettes gommées, évidence documentaire, et seule trace durabledes acquisitions de leur voyage. Les serviteurs au visage sombreglissaient sans bruit sur le vaste plancher ciré ; un rire dejeune fille, aussi innocent et aussi vide que son esprit, fusait detemps en temps, ou, dans une brusque accalmie des bruits devaisselle, on distinguait une phrase débitée sur un ton languissantet affecté par le bel esprit de la bande, qui, pour le bénéficed’une table ricanante, brodait sur quelque thème absurde d’unrécent scandale de bord. Deux vieilles filles nomades, en robesd’apparat, consultaient la carte avec acrimonie, en échangeant desmurmures de leurs lèvres fanées ; étranges visages de bois,elles faisaient l’effet de deux épouvantails somptueux.

« Quelques gorgées de vin ouvrirent le cœur de Jim etdélièrent sa langue. Je m’aperçus qu’il avait bon appétit. Ilparaissait avoir enterré quelque part le souvenir de l’épisodeinaugural de nos relations ; c’était, apparemment, un sujetdont il ne devait plus être question ici-bas. Et tout le temps, jevoyais devant moi ces yeux bleus d’enfant qui regardaient droitdans les miens, ce jeune visage, ces épaules puissantes, ce frontlarge et bronzé avec une ligne blanche sous la racine des cheveuxblonds bouclés, cet extérieur qui avait, dès l’abord, attiré toutema sympathie ; cet aspect de franchise, ce sourire candide,cette gravité juvénile. Il sortait du bon moule ; c’était bienl’un des nôtres. Il parlait doucement, avec une sorte d’abandontranquille et avec un calme qui pouvait être la marque d’unecontrainte virile aussi bien que d’une parfaite impudence, d’unendurcissement, d’une inconscience colossale ou d’une monstrueuseduplicité. Comment le savoir ? À nous entendre, on aurait pucroire que nous parlions d’un tiers, d’un match de football, ou dutemps de l’année précédente. Mon esprit se perdait sur une mer deconjectures, jusqu’au moment où le tour de la conversation mepermît, sans apparence de curiosité blessante, d’avancer que, sommetoute, cette enquête avait dû constituer pour lui une épreuve assezrude. Il lança son bras par-dessus la nappe, et saisissant ma mainà côté de mon assiette, il me regarda fixement. Je tressaillis. –« Cela doit être affreusement dur ! » balbutiai-je,tout confus de cette explosion d’émotions muettes. – « C’est…l’enfer ! » laissa-t-il échapper, d’une voix rauque.

« Son geste et ses paroles firent redresser des visagesinquiets à deux touristes élégants, penchés à une table voisine surleur entremets glacé. Je me levai, et nous passâmes sur laterrasse, pour prendre notre café en fumant des cigares.

« Sur de petites tables octogonales, des bougies brûlaientdans des globes de verre ; des bouquets de plantes à feuillesraides isolaient par petits groupes de confortables fauteuilsd’osier ; entre les doubles colonnes, dont la longue rangée defûts rougeâtres luisaient sous l’éclat sorti des hautes fenêtres,la nuit scintillante et sombre faisait l’effet d’une tapisseriesplendide. Les feux de position des navires tremblotaient au loincomme des étoiles déclinantes, et autour de la rade, les colliness’arrondissaient, en grosses masses noires, comme d’immobiles nuéesd’orage.

– « Je n’ai pas pu me sauver », commençaJim ; « le patron l’a fait ; c’est sonaffaire ; moi, je n’ai pas pu, et je n’ai pas voulu non plus.Ils se sont tous arrangés à se défiler, d’une façon ou de l’autre,mais moi, cela ne me convenait pas. »

« Je l’écoutais avec une attention passionnée ; jevoulais savoir…, et maintenant encore, je ne sais pas ; j’ensuis réduit à des conjectures. Jim se montrait, à la même minute,plein de confiance et réticent, comme si la conviction de sa pleineinnocence eût refoulé la vérité qui luttait en lui, à chaqueminute, pour s’exprimer. Il commença par me dire, avec l’accentd’un homme qui reconnaîtrait son incapacité à sauter un mur devingt pieds, qu’il ne pourrait plus jamais retourner au pays, etcette affirmation me rappela les paroles de Brierly sur « cevieux pasteur d’Essex qui paraissait avoir une prédilection pourson grand marin de fils ».

« Je ne saurais vous dire si Jim avait conscience de cetteprédilection, mais le ton sur lequel il parlait de « monpère », était fait pour me donner l’impression que le bonvieux doyen de campagne était bien l’homme le plus remarquable quieût été, depuis l’origine du monde, tourmenté par les soucis d’unenombreuse famille. Jim n’exprimait pas cette conviction en proprestermes, mais toutes ses paroles trahissaient le désir que l’on nes’y trompât point ; c’était puéril et charmant, et cetteévocation ajoutait aux autres éléments de l’histoire une poignanteimpression d’existences très lointaines. – « Il a dû tout liremaintenant dans les journaux », disait Jim. « Je nepourrai jamais me retrouver en face du pauvre vieux ! »Je n’osai pas lever les yeux avant de l’avoir entenduajouter : « Je ne pourrais pas m’expliquer ; il necomprendrait pas ! » Alors, je le regardai ; ilfumait d’un air rêveur, mais il s’arracha bientôt à ses réflexionspour se remettre à parler. Il me fit part de sa crainte d’êtreconfondu avec les complices de… disons de son crime. Il ne faisaitpas partie de leur bande ; il était d’une espèce toutedifférente. Je ne faisais aucun signe de désapprobation ; jen’avais nulle intention, au nom de la sèche vérité, de lui refuserla moindre parcelle de grâce rédemptrice qui pût être invoquée ensa faveur. Je ne savais pas jusqu’à quel point il ajoutait foi àses propres paroles, ni même à quoi il prétendait, s’il prétendaità quelque chose… et je soupçonne qu’il n’en savait rienlui-même ; je crois que nul homme ne prend pleine consciencedes ruses ingénieuses auxquelles il a recours pour échapper àl’ombre hideuse de la connaissance de sa propre personne. Je nesoufflais pas mot, en l’entendant demander « ce qu’il pourraitbien faire quand cette stupide enquête serait terminée ».

« Il partageait apparemment l’opinion méprisante de Brierlypour cette procédure légale. Il ne saurait de quel côté se tourner,avouait-il, en pensant manifestement à voix haute plutôt qu’il neme parlait. Son brevet retiré, sa carrière brisée, sans argent pours’éloigner, il ne trouverait nul ouvrage, où qu’il voulûts’adresser. En Angleterre, il pourrait peut-être dénicher unemploi, mais il lui faudrait, pour cela, avoir recours aux siens,et il ne voulait pas songer à le faire. Il ne voyait guère qu’unposte de simple matelot, ou peut-être de quartier-maître, sur unvapeur quelconque… Oui, il pourrait faire un quartier-maître… –« Croyez-vous ? » demandai-je, impitoyablement. Ilbondit et alla s’appuyer à la balustrade de pierre, pour regarderdans la nuit. Il revint presque aussitôt, tournant vers moi sonjeune visage contracté encore par la douleur d’une émotioncontenue. Il avait bien compris que je ne mettais pas en doute sonaptitude à tenir la barre d’un navire. D’une voix légèrementtremblante, il me demanda pourquoi je disais cela. Je lui avaistémoigné une bonté sans bornes… ; je n’avais même pas riquand… – ici, il se mit à bredouiller –, – « cette bourde,vous savez, quand je me suis montré pareil âne bâté ! »Je l’interrompis pour dire avec une certaine chaleur que pareilleerreur ne comportait, à mon sens, rien de risible. Il s’assit etbut délibérément son café, vidant la petite tasse jusqu’à ladernière goutte. – « Cela ne veut pas dire que j’admette, pourun moment, avoir mérité pareille épithète », affirma-t-il,d’un ton net. – « Vraiment ? » fis-je. –« Non ! » répliqua-t-il, avec une convictionpaisible. – « Savez-vous ce que vous auriez fait, vous ?Le savez-vous ? Et vous ne vous considérez pas… », il fitun mouvement, comme pour avaler quelque chose, « … vous nevous considérez pas comme… une sale bête ? »

« Sur quoi, ma parole, il me regarda d’un œilinterrogateur. C’était une question, paraît-il, une questionbona fide[5] . Il n’attendit pourtant pas maréponse. Sans me laisser le temps de me remettre, il poursuivit,les yeux droit devant lui, comme s’il avait lu des mots écrits surle manteau de la nuit : – « Le tout, c’est d’être prêt.Et je ne l’étais pas… à ce moment-là. Je ne veux pas invoquerd’excuses, mais j’aimerais expliquer les choses ; j’aimeraisque quelqu’un comprît… Quelqu’un… une personne, au moins !Vous… pourquoi pas vous ? »

« C’était une scène solennelle et un peu ridicule aussi,comme le sont toujours ces combats livrés par un homme pourarracher au feu l’idéal moral auquel il prétend se conformer, etcette notion précieuse d’une convention qui n’est qu’une des règlesdu jeu, sans plus, mais ne garde pas moins une efficacité terrible,pour tout ce qu’elle possède de puissance sur les instinctsnaturels, et par les pénalités redoutables que comporte sonabandon. Il commença tranquillement son récit. À bord du vapeur dela ligne Dale qui avait recueilli les quatre naufragés, noyés dansl’éclat discret d’un coucher de soleil, on les avait, dès ledeuxième jour, regardés avec une certaine méfiance. Le groscapitaine avait fait son récit, et les autres l’avaient laisséparler en silence ; on avait commencé par accepter leurhistoire. On ne fait pas subir d’interrogatoire à de pauvresnaufragés que l’on a eu la bonne fortune d’arracher sinon à unemort cruelle, au moins à de cruelles souffrances. Par la suite,lorsqu’ils eurent le temps de réfléchir, les officiers del’Avondale durent être frappés par ce qu’il y avait delouche dans l’aventure, mais naturellement, ils gardèrent leursdoutes pour eux-mêmes. Ils avaient recueilli le capitaine, lesecond, et deux mécaniciens du Patna perdus en mer, et, engens bien élevés, ils n’en demandaient pas plus long. Jen’interrogeai pas Jim sur ses impressions pendant les dix joursqu’il avait passés à bord. À l’entendre me parler de ce moment deson histoire, je pouvais inférer qu’il restait à demi étourdi parla découverte qu’il venait de faire, – la découverte du fond de sonêtre, – et qu’il se donnait une grande peine pour expliquer unetelle vision au seul homme capable d’en apprécier l’énormitéredoutable. Comprenez bien qu’il ne s’efforçait nullement d’enatténuer l’importance. J’en suis parfaitement convaincu, et c’esten cela même que consistait sa distinction. Quant à ses sensationsen descendant à terre, et en apprenant la singulière issue del’aventure à laquelle il avait pris une si pitoyable part, il nem’en souffla pas mot, et elles ne sont pas faciles à imaginer. Jeme demande s’il sentit le sol manquer sous lui. Je me le demande…mais, en tout cas, il sut bien vite reprendre pied. Il passa auFoyer des Marins une quinzaine dans l’attente, et comme il y avaitlà six ou sept autres hébergés, je pus entendre un peu parler delui. En dehors de ses manquements possibles, ses compagnonsinclinaient avec indifférence à le considérer comme une bruteinsociable. Il avait passé trois jours, vautré sur une chaiselongue de la véranda, et il n’en sortait qu’aux heures des repas,ou le soir très tard, pour errer en solitaire sur les quais,détaché de tout ce qui l’entourait, fantôme irrésolu et silencieux,sans maison à hanter. – « Je ne crois pas avoir adressé troisparoles à âme qui vive pendant toute cette période »,disait-il, ce qui me contristait fort pour lui, et il ajoutaitaussitôt : Un de ces types-là n’aurait pas manqué de faire uneréflexion que j’étais décidé à ne pas tolérer, et je ne voulais pasde vacarme. Non ! pas à ce moment-là ! J’étais trop…trop… Je ne m’en sentais pas le cœur ! – « Alors, endéfinitive, la cloison a tenu le coup ? » interrompis-jerondement. – « Oui », murmura-t-il, « elle atenu ; et pourtant, je vous jure que je l’avais sentie bombersous ma main ! » – « Les efforts que peuventsoutenir de vieilles ferrailles, à certains moments, sontstupéfiants », commentai-je. Renversé sur son siège, lesjambes étendues toutes droites et les bras ballants, il fit, àdiverses reprises, un petit signe de tête. Vous ne sauriez imaginerplus triste spectacle. Soudain, il redressa le front, se releva, etse frappa la cuisse. – « Ah ! l’occasion que j’aimanquée ! Mon Dieu ! l’occasion que j’aimanquée ! » lança-t-il, et dans ce dernier« manquée » passait l’accent d’un cri arraché par ladouleur.

« Il restait à nouveau silencieux, avec un regard fixe etlointain, un regard qui trahissait un élan farouche vers cettedistinction manquée ; ses narines, un instant dilatées,aspiraient le parfum de l’occasion perdue. Ne croyez pas que jefusse surpris ou scandalisé ; ce serait faire, à plus d’untitre, montre d’injustice à mon égard. Ah ! c’était un belimaginatif ! Il fallait qu’il se montrât à nu, qu’ils’abandonnât tout entier. Au fond du regard qu’il plongeait dans lanuit, je distinguais tout l’être intérieur qu’il jetait éperdumentvers un royaume imaginaire de folles aspirations et d’héroïsmesinouïs. Il ne songeait même plus à regretter ce qu’il avait perdu,tant il était totalement et éperdument absorbé par le mirage de cequ’il avait failli gagner. Il était très loin de moi, qui leregardais à trois pieds de distance. Il s’enfonçait, un peu plusavant à chaque minute, dans un monde impossible d’exploitsromanesques, et il finit par en atteindre le centre. Un air étrangede béatitude envahit ses traits ; ses yeux étincelèrent à lalueur de la bougie placée entre nous ; il eut un vraisourire ! Il était arrivé au cœur, au cœur même du paysprodigieux ! C’était un sourire extatique, que l’on ne verrajamais sur vos visages, mes chers amis, non plus que sur le mien.Je le ramenai sur cette terre, en lui disant : – « Sivous étiez resté sur le bateau, voulez-vous dire ? »

« Il tourna vers moi des yeux brusquement chavirés,douloureux, et un visage ahuri, effaré de souffrance, comme si jel’avais fait tomber d’une étoile. Ni vous ni moi n’aurons jamaisl’occasion de revoir pareille expression chez un homme. Ilfrissonna longuement, comme si un doigt glacé l’eût touché au cœur.Enfin il soupira.

« Je ne me sentais pas disposé à l’attendrissement. Ildevenait impatientant, avec ses indiscrétions contradictoires. –« Dommage que vous ne l’ayez pas su avant ! »lançai-je, avec les intentions les plus malveillantes ; maisle trait perfide retomba sans force, mourant pour ainsi dire à sespieds, comme une flèche perdue, et il ne songea pas plus à leramasser que s’il ne s’en était pas aperçu. Et presque aussitôt ils’écria, en s’allongeant à l’aise : – « Le diablem’emporte ! je vous dis qu’elle bombait ! Je promenais malampe dans l’entrepont, le long de l’angle de fer, lorsque je visune plaque de rouille, large comme la main, se détacher d’elle-mêmede la tôle ! » Il se passa la main sur le front.« La plaque a remué et sauté comme une chose vivante pendantque je regardais ! » – « Cela vous a fait unevilaine impression, je suppose ? » fis-je négligemment. –« Croyez-vous », me répondit-il, « que je pensais àma propre vie, avec cent soixante passagers endormis derrière moi,rien que dans cette partie de l’entrepont, et plus encore àl’arrière, plus sur le pont, qui dormaient sans se douter de rien,trois fois plus que les chaloupes ne pouvaient en contenir, même sil’on eût eu le temps de les mettre à la mer. Je m’attendais à voirla plaque de fer s’ouvrir sous mes yeux, et l’eau se ruer pour lessubmerger tous à leur place… Que pouvais-je faire,dites-le-moi ? »

« Je me représentais sans peine l’obscurité caverneuse decet antre surpeuplé, la lueur du globe sur un petit coin de lacloison dont l’autre face supportait tout le poids de l’océan, etle bruit de la respiration des dormeurs inconscients. Je voyaisJim, les yeux rivés sur la paroi de fer, atterré par la chute del’écaille de rouille, écrasé par la conscience d’une mortimminente. C’était, d’après ses dires, la seconde fois qu’il étaitenvoyé à l’avant par son capitaine ; le drôle, selon moi,voulait surtout l’éloigner de la passerelle. Il me disait que sonpremier mouvement avait été de pousser un cri, et de faire bondirtous ces gens, de les jeter du sommeil dans la terreur, mais iléprouva un sentiment si accablant de son impuissance, qu’il ne putproférer un son. C’est là sans doute ce que l’on veut exprimer,quand on parle de la langue qui se colle au palais. – « Tropsèche », me disait-il, avec concision, pour expliquer cettesensation. Il remonta donc sans mot dire sur le pont, par lapremière écoutille. Une manche à air disposée là, vint le toucherpar hasard, et il se souvenait que le contact léger de la toile surson visage avait failli le faire tomber de l’échelle.

« Il avouait que ses genoux tremblaient fort, tandis qu’ilse tenait à l’avant du pont, et regardait une nouvelle foule dedormeurs. Les machines étaient arrêtées, et la vapeur fusait avecun grondement sourd, qui faisait vibrer toute la nuit comme unecorde de basse ; le navire tremblait de bout en bout.

« Jim voyait çà et là une tête se soulever au-dessus d’unenatte ; une forme vague et endormie se dressait sur son séant,écoutait un instant, puis se laissait retomber, dans un amas confusde caisses, de treuils à vapeur, de ventilateurs. Dans leurignorance des choses de la mer, ces gens-là ne pouvaient pascomprendre la signification d’un bruit anormal. Le bateau de fer,les hommes à visage blanc, tous les bruits, tous les spectacles dubord, paraissaient également étranges à cette pieuse et ignorantemultitude, et inspiraient une confiance égale à leur définitiveincompréhension. Jim s’avisa que c’était là une circonstanceheureuse, mais dont la pensée était simplement terrible.

« Souvenez-vous qu’il s’attendait, comme tout autre marinl’eût fait à sa place, à voir le navire sombrer d’une seconde àl’autre ; les tôles bombées et rongées de rouille quimaintenaient l’océan, devaient fatalement céder tout à coup, commeune digue minée, en livrant passage à un flot brutal etdestructeur. Il restait immobile et regardait tous ces corpsallongés, condamné conscient de son sort qui contemplait lacompagnie silencieuse des morts. Morts, ils l’étaient ; rienne pouvait les sauver ! Il y avait des chaloupes pour lamoitié d’entre eux, peut-être, mais on n’aurait pas le temps de lesmettre à l’eau. Pas le temps ! pas le temps ! À quoi bonouvrir la bouche, remuer un pied ou une main ? Avant d’avoirpoussé trois cris, d’avoir fait trois pas, il se débattrait dansune mer blanchie par les efforts désespérés d’êtres humains, toutesonore de cris de détresse et d’appels au secours. Et il n’y avaitpas de secours possible ! Il se représentait parfaitement cequi allait arriver ; il assistait déjà à la scène, del’écoutille où il se trouvait, la lampe à la main ; il enimaginait le moindre et atroce détail ; je crois qu’il larevoyait encore à l’heure où il me racontait ces choses, qu’il nepouvait pas raconter au tribunal.

– « Je sentais aussi clairement que je vous vois làque je ne pouvais rien faire, et cette pensée semblait enlevertoute vie à mes membres. Je me disais qu’autant valait rester oùj’étais et attendre. Je ne croyais pas avoir beaucoup de secondesdevant moi… Tout à coup, le grondement de la vapeur se tut. Lebruit avait été affolant, mais le silence, aussitôt, se fitoppressant et plus affreux encore ! Il me semblait quej’allais étouffer ! »

« Il m’affirmait n’avoir pas songé à sa propre existence.La seule pensée qui se dessinait, pour s’évanouir et se reformeraussitôt dans sa tête, c’était : « Huit cents passagerset sept canots ! Huit cents passagers et septcanots ! »

– « Il y avait une voix qui me parlait tout haut dansla tête ! » m’expliquait-il, d’un air un peu égaré ;« Huit cents passagers ; sept canots, et pas de temps…Songez un peu ! » Il se penchait vers moi par-dessus lapetite table, et je m’efforçais d’éviter son regard fixe.« Croyez-vous que j’aie eu peur de la mort ? » medemanda-t-il, d’une voix basse et farouche. Il fit retomber sur latable sa main ouverte ; les tasses à café tremblèrent.« Je suis prêt à jurer que je n’avais pas peur… Ah !Grands Dieux non ! » Il se redressa, croisa les bras, etlaissa retomber son menton sur sa poitrine.

« Des bruits assourdis de vaisselle heurtée nous arrivaientpar les hautes fenêtres. Il y eut des éclats de voix, et plusieursconvives sortirent sur la galerie, dans un état de joyeuse humeur.Ils échangeaient de joviales réminiscences sur les ânes du Caire.Un jeune homme pâle, à mine inquiète, qui marchait doucement sur delongues jambes, essuyait, à propos de ses achats au bazar, lesbrocards d’un globe-trotter rubicond, à l’imposante carrure. –« Non, vraiment, vous croyez que je me suis laissé refaire àce point ? » demandait-il, ingénument, avec un grandsérieux. La compagnie s’éloigna, en renversant des sièges aupassage ; des allumettes flambèrent, éclairant une seconde desvisages sans ombre d’expression, et faisant luire la surface glacéedes plastrons de chemises ; le bourdonnement des conversationsanimées par l’ardeur des agapes me paraissait futile et infinimentlointain.

– « Des hommes de l’équipage dormaient sur le panneaunuméro un, à portée de ma main », reprit Jim.

« On montait le quart à la nègre, sur ce navire-là ;tout l’équipage dormait, et l’on n’avait recours, en cas denécessité, qu’aux quartiers-maîtres désignés et aux hommes degarde. Jim avait envie de prendre à l’épaule le lascar le plusproche de lui, mais il n’en fit rien. Une force semblait retenirson bras à son côté. Il n’avait pas peur, ah non ! mais il nepouvait pas faire le geste, voilà tout ! Il n’avait pas peurde la mort, peut-être, mais je vais vous le dire, il avait peur dece qui allait survenir ! Sa maudite imagination avait évoquétoutes les horreurs de la panique, la ruée furieuse, les crispitoyables, les barques chavirées, tous les incidents atroces quepeut suggérer l’idée d’un désastre en mer. Il se serait volontiersrésigné à la mort, mais je suppose qu’il voulait mourir sansterreurs supplémentaires, tranquillement, dans une sorte de rêvepaisible. Une certaine aptitude à la mort n’est pas chose si rare,mais ce qui est rare, c’est de rencontrer des hommes dont le cœur,doublé d’une impénétrable armure de volonté, soit prêt à menerjusqu’au bout une bataille perdue ; le besoin de paix se faitplus fort à mesure que l’espoir s’envole, et finit par l’emportersur la soif même de vie. Qui de nous n’a pas éprouvé cela, ou connuau moins lui-même quelque chose d’une telle impression, lalassitude extrême des sentiments, l’inanité de l’effort, l’infinidésir de repos ? Ceux qui luttent contre des forces brutalesconnaissent bien ce désir : les naufragés entassés dans deschaloupes, les voyageurs perdus dans le désert, tous les hommes quise battent contre les puissances aveugles de la nature, ou labrutalité stupide des foules. »

Chapitre 8

 

– « Combien de temps il se tint sans bouger près del’écoutille, s’attendant à sentir d’un moment à l’autre le navires’enfoncer sous ses pieds, et à entendre la ruée du flot qui leprendrait par-derrière et l’emporterait comme un fétu de paille, jene saurais le dire. Pas bien longtemps sans doute, deux minutespeut-être. Deux hommes qu’il ne pouvait distinguer, se mirent àéchanger des propos indolents, et il perçut, il n’aurait su direoù, un singulier bruit de piétinement. Mais, par-dessus ces sonsfurtifs, il avait conscience du calme terrible qui annonce lescatastrophes, du silence effroyable qui précède les grandstumultes, quand tout à coup l’idée lui traversa l’esprit qu’ilaurait peut-être le temps de couper les garants des saisines, pourmettre toutes les embarcations à flot, quand le naviresombrerait.

« Le Patna avait une longue passerelle, où setrouvaient rangées toutes les chaloupes, quatre d’un côté et troisde l’autre ; la plus petit était accrochée à bâbord et presquepar le travers de l’appareil à gouverner. Jim m’affirmait, avec unévident désir d’être cru, qu’il avait toujours veillé à tenir lesembarcations parées pour un service immédiat. Il connaissait sonmétier, et je suis persuadé, qu’en ce qui concerne ce genre dedevoirs, il faisait un lieutenant très convenable. – « J’aitoujours voulu être prêt aux pires éventualités »,commença-t-il, en me regardant avec inquiétude. J’approuvai d’unsigne de tête la solidité du principe, tout en détournant les yeuxdevant le manque subtil de solidité de l’homme.

« Il s’élança donc en trébuchant. Il lui fallait enjamberdes membres, éviter des têtes. Il sentit tout à coup une mainsaisir le bas de sa veste, tandis qu’une voix angoissée s’élevaitsous son coude. La lumière de la lampe qu’il portait dans la maindroite tomba sur un visage levé, dont les yeux étaient aussisuppliants que la voix. Jim connaissait assez la langue despèlerins pour comprendre le mot : « Eau », prononcéavec insistance, à diverses reprises, sur un ton de prière etpresque de désespoir. Il voulut se dégager, d’une secousse, mais ilsentit des bras accrochés à sa jambe.

– « Le malheureux se cramponnait à moi comme un hommequi se noie », m’expliquait-il avec émotion. « L’eau,l’eau ! » De quelle eau voulait-il parler ? Quesavait-il ? Je lui ordonnai, aussi posément que je pus, de melâcher. Mais il me retenait toujours ; le tempspressait ; d’autres dormeurs commençaient à s’agiter ; ilme fallait du temps…, le temps de mettre les canots à la mer !Il m’avait saisi la main, et je le sentais tout prêt à pousser descris. Je m’avisai qu’un seul cri pouvait suffire à susciter unepanique, et de toute la force de mon bras libre, je lui assénai, enpleine figure, un coup avec ma lampe. Le verre tinta ; laflamme s’éteignit, mais le choc lui fit lâcher prise et jem’enfuis ; je voulais arriver aux canots, je voulais arriveraux canots… L’homme bondit derrière moi ; je me retournai verslui. Il ne voulait pas se tenir tranquille ; il allaitcrier ; je l’étranglai à moitié avant de comprendre ce qu’ilvoulait ! C’est de l’eau qu’il demandait, de l’eau àboire ! On les rationnait ferme, vous savez, et il emmenaitavec lui un jeune garçon que j’avais plus d’une fois remarqué.L’enfant était malade et avait soif. M’apercevant au passage, ilm’avait supplié de lui donner un peu d’eau, voilà tout ! Nousétions sous la passerelle, dans l’ombre. Il s’obstinait à me tenirles poignets ; impossible de m’en dépêtrer ! Je sautaidans ma cabine, saisis ma carafe, et la lui mis dans la main. Ils’éclipsa. Je ne m’étais pas encore aperçu que j’avais moi-même unesoif intense. » Jim s’appuya sur le coude, la main devant lesyeux.

– « J’éprouvais, tout le long de l’échine, une étrangeimpression ; il y avait quelque chose de particulier dans toutcela… » Les doigts qui cachaient le front du jeune hommetremblaient légèrement. Il rompit bientôt le silence.

– « Ce sont des aventures qui ne surviennent qu’unefois dans une vie d’homme, et… Ah, bien ! Quand j’arrivaienfin sur la passerelle, les misérables étaient en train de dégagerl’un des canots des supports de chantier. Un canot !J’escaladais précipitamment l’échelle, lorsqu’un coup violent mefrappa l’épaule, en passant à un doigt de ma tête. Je n’en fus pasarrêté cependant, et le chef mécanicien, que l’on avait fini pararracher à sa couchette, releva son anspect. Je ne sais pourquoirien ne m’étonnait ; tout cela me semblait naturel ethorrible… horrible. Je sautai sur le malheureux maniaque, l’enlevaidu pont comme un petit enfant, et l’entendis supplier dans mesbras : – « Laissez ! Laissez ! Je vous prenaispour un de ces nègres ! » Je le lançai loin de moi, ilglissa sur la passerelle, et butant dans les jambes du secondmécanicien, il fit choir le petit homme. Le capitaine quis’acharnait sur le canot se retourna et vint vers moi, la têtebaissée, et grondant comme une bête sauvage. Je ne bougeai pas plusqu’une pierre : je restais ferme comme cela… (et il tapaitlégèrement du doigt le mur, près de sa chaise) :« c’était comme si j’avais déjà vingt fois entendu, vu,éprouvé tout cela ! Je n’avais pas peur d’eux. Je retirai lepoing en arrière, et le patron s’arrêta court, engrommelant :

– « Ah ! c’est vous ! Donnez-nous un coup demain. Vite ! »

– « Voilà ce qu’il trouva à me dire :« Vite ! » Comme si personne avait pu faire assezvite ! – « Est-ce que vous n’allez pas faire quelquechose ? » demandai-je. – « Si !Filer ! » ricana-t-il, par-dessus son épaule. »

– « Je ne crois pas avoir compris tout de suite cequ’il voulait dire. Les deux autres s’étaient relevés et précipitéssur le canot. Ils piétinaient, soufflaient, poussaient, juraient,maudissaient, canot et navire, s’injuriaient l’un l’autre et moiavec eux. Tout cela à voix contenue. Je ne bougeais pas ; jene parlais pas ; j’observais la bande du navire qui restaitimmobile comme s’il eût été sur des poulies, en cale sèche ;seulement, il était comme ceci… » Jim étendait la main, lapaume en dessous, et le bout des doigts inclinés vers la terre.« Comme ceci ! » répéta-t-il. « Je voyaisdevant moi, clair comme un son de cloche, la ligne d’horizonpar-dessus l’étrave ; je voyais bien loin la mer sombre etluisante et calme, calme comme un étang, d’une immobilité de mort,plus immobile que mer ne l’avait jamais été, d’une immobilité queje ne pouvais pas regarder. Avez-vous jamais vu un bateau avecl’avant à demi enfoncé et retenu sur l’eau par une plaque devieille ferraille trop rouillée pour se laisser accorer ?L’accorer, ah oui ! J’y avais bien songé ; j’avais songéà tout ce que l’on peut envisager au monde !… mais commentaccorer une cloison en cinq minutes ? Ou même en cinquante, sivous voulez ! Où aurais-je trouvé les hommes pour descendredans la cale ? Et le bois, le bois ? Auriez-vous eu lecourage de donner le premier coup de maillet, si vous aviez vucette cloison ? Ne dites pas oui… ; vous ne l’avez pasvue ; personne n’aurait osé… Le diable m’emporte ! Pourtenter une pareille entreprise, il faut se croire une chance, unechance sur mille, au moins une ombre de chance ! Et vous n’yauriez pas cru ; personne n’y aurait cru ! Vous meconsidérez comme un chien, pour être resté là, mais qu’auriez-vousfait, vous ? Oui, quoi ?… Vous ne pourriez pas ledire ; personne ne pourrait le dire ! Il faut avoir letemps de se retourner. Qu’auriez-vous demandé que je fisse ?Quel avantage auriez-vous vu à affoler de terreur une foule que jene pouvais pas sauver à moi tout seul, que personne ne pouvaitsauver ? Tenez… Aussi vrai que je suis assis sur cette chaise,devant vous… »

« Il s’arrêtait à chaque instant, pour une inspirationbrève, et jetait sur mon visage des coups d’œil rapides, comme si,dans son angoisse, il eût voulu observer l’effet de ses paroles. Ilne me parlait pas ; il parlait seulement devant moi ; ildiscutait avec un être invisible, un détestable associé, unindividu inséparable de lui-même, un autre possesseur de son âme.Un litige de ce genre dépasse la compétence d’un tribunald’enquête ; c’était une discussion subtile et redoutable surla véritable essence de la vie, qui n’avait pas besoin de juges. Cequ’il lui fallait, c’était un allié, un aide, un complice moral. Jeme rendais compte que je courais le risque de me laissercirconvenir, de me laisser aveugler et prendre au piège, d’êtreamené de force, pour ainsi dire, à jouer un rôle précis dans unediscussion sans conclusion possible, pour celui qui voulait pesersans parti pris tous les éléments de la cause, et prêter uneoreille impartiale aux parties en présence : à l’hommehonorable qui avait ses droits, et à l’individu douteux quiformulait ses exigences. À vous qui n’avez pas connu Jim et quin’entendez ses paroles que de ma bouche, je ne puis expliquer untel conflit de sentiments. Il me semblait que l’on me faisaitcomprendre l’Inconcevable, et je ne connais aucun malaisecomparable à celui d’une sensation pareille. J’étais amené àrechercher ce qui se cache de convention sous toute vérité, et cequ’il y a d’essentielle vérité dans tout mensonge. Ce garçon-làs’adressait à toutes les faces de l’esprit, au côté perpétuellementtourné vers la lumière du jour, et à cette autre face de notre êtrequi se cache sournoisement dans une ombre éternelle, commel’hémisphère inconnu de la lune, et ne s’éclaire parfois sur sesbords que d’une sinistre lumière cendrée. Il influait sur moi, jedois le reconnaître. Le fait, en soi, était obscur, insignifiant,tout ce que vous voudrez ; il ne s’agissait que d’un jeunehomme perdu… un entre tant de millions d’autres ;… seulementc’était l’un de nous !… L’incident était aussi dénuéd’importance que l’inondation d’une fourmilière, et pourtant lemystère de son attitude m’en imposait, comme s’il eût été aupremier rang de ses pairs, comme si l’obscure vérité de sa conduiteavait eu assez de poids pour affecter l’opinion que l’humanitépouvait concevoir d’elle-même… »

Marlow s’arrêta pour redonner de la vie à son cigare expirant,parut un instant oublier toute l’histoire, puis repritbrusquement :

– « C’était ma faute, à coup sûr ! On n’avraiment pas le droit de se laisser ainsi captiver. C’est une demes faiblesses. La sienne était d’une autre espèce. Ma faiblesse àmoi consiste à ne pas avoir un œil assez critique pour lesconditions accidentelles et extérieures, à ne pas savoir distinguerla hotte du chiffonnier ou le beau linge de son voisin. De sonvoisin, je dis bien. J’ai rencontré tant d’hommes ! »poursuivit Marlow, avec un accent passager de tristesse,…« rencontré de façon un peu… intime si vous voulez, – comme cegarçon-là, par exemple, – et chaque fois, c’est l’être humain seulque j’ai su regarder en eux. Vertu démocratique et maudite devision, qui est peut-être préférable à une cécité totale, mais nem’a valu aucun avantage, je vous en réponds… Les gens aiment quel’on fasse cas de leur beau linge. Moi, je n’ai jamais pum’emballer pour ce genre de choses ! Oh ! c’est undéfaut, sans aucun doute, et un beau soir arrive, avec un tas debonshommes trop indolents pour jouer au whist… ; alors,l’histoire… »

Il se tut à nouveau, attendant peut-être une réflexionencourageante, mais personne ne souffla mot ; seul le maîtrede maison murmura, comme s’il se fût, à regret, acquitté d’undevoir :

– « Vous êtes si subtil, Marlow ! »

– « Subtil, moi ? » fit Marlow, à voixbasse. « Oh non ! mais lui, il l’était ! etquoique je puisse faire pour assurer le succès de mon histoire, jelaisserai échapper des nuances innombrables, trop fines, tropinsaisissables pour être exprimées en mots incolores. Et puis ilcompliquait encore les choses par son extrême simplicité, ce pauvrediable, simple entre tous les pauvres diables !… Par Jupiter,il était stupéfiant ! Il m’affirmait tranquillement qu’iln’aurait peur de rien affronter, aussi vrai que je le voyais devantmes yeux… et il le croyait certainement ! Je vous dis quec’était d’une innocence fabuleuse, et que c’était énorme…,énorme ! Je le surveillais du coin de l’œil, comme si jel’eusse soupçonné de vouloir proprement me monter le coup ! Ilen était bien sûr : « en face, en face, notez-lebien ! » il était à la hauteur de tous lesévénements ! Depuis qu’il avait été « haut commecela », et « tout petit gosse », il s’était préparéà toutes les épreuves qui peuvent vous assaillir sur la terre etsur l’eau. Il était fier de cette espèce de prévoyance. Il avaitdans son imagination évoqué les périls, et inventé lesparades ; il s’était attendu au pis, et s’y était toujoursmontré supérieur. Il avait dû mener une existence bien exaltée.Vous figurez-vous cela ? Une succession d’aventures, unrayonnement de gloire, une suite de triomphes, et ce sentimentprofond d’une sagesse qui embellissait chacune des heures de sa vieintérieure. Il s’abandonnait, ses yeux brillaient, et à chacune deses paroles, mon cœur, mieux pénétré par la lumière de sa folie, sefaisait plus lourd dans ma poitrine. Je n’avais nulle envie derire, et craignant de sourire pourtant, je prenais un masque figé.Il donnait des signes d’irritation.

– « C’est toujours l’inattendu quisurvient ! » déclarai-je, d’un ton propitiatoire. Monincompréhension m’attira un : « – Peuh ! » demépris. Sans doute voulait-il exprimer que l’inattendu n’avait pasde prise sur lui ; il ne fallait pas moins, dans son état depréparation parfaite, que l’inconcevable pour le dérouter. Il avaitété pris au dépourvu… et il mâchait entre ses dents une malédictioncontre les eaux et le firmament, contre le navire, contre leshommes. Tout l’avait trahi ! Il avait été réduit, parsurprise, à cette espèce de résignation hautaine qui l’empêchait debouger le petit doigt, tandis que les autres, avec une claireperception de l’imminente nécessité, se bousculaient ets’acharnaient désespérément autour de leur canot. Il y avait, audernier moment, quelque chose qui ne marchait pas. Ils avaienttrouvé le moyen, dans leur affolement, de coincer le pêne àcoulisse d’un des supports du premier canot, et ce qui leur restaitde lucidité s’épuisait sur cet incident fatal. Ce devait être unbeau spectacle, sur ce bateau immobile et flottant en paix dans lesilence d’un monde endormi, que l’activité fiévreuse de cesmisérables, qui s’agitaient, qui luttaient contre le temps, pourlibérer leur embarcation, qui se traînaient à quatre pattes et serelevaient avec désespoir, qui tiraient, poussaient, se lançaientdes paroles haineuses, prêts à tuer, prêts à pleurer, retenusseulement de se prendre l’un l’autre à la gorge par la terreur dela mort silencieuse, qu’ils sentaient derrière eux, comme ungarde-chiourme inflexible et glacial. Oh oui, ce devait être unjoli spectacle ! Jim avait tout vu, et pouvait en parler avecamertume et mépris ; il avait saisi les moindres détails de lascène, grâce à quelque sixième sens, sans doute, car il me juraêtre resté à l’écart, sans jeter un coup d’œil sur les hommes ousur le canot, sans un coup d’œil. Et je le crois ; je pensequ’il était trop préoccupé en effet par la bande du navire, parcette menace, brusquement surgie, au milieu de la plus parfaitesécurité, trop fasciné par l’épée suspendue à un cheveu, au-dessusde son crâne d’imaginatif.

« Rien ne bougeait devant ses yeux ; rien nel’empêchait de se représenter l’ascension instantanée de la sombreligne d’horizon, la montée soudaine de la vaste plaine marine, laruée brusque et silencieuse, le choc brutal, l’étreinte de l’abîme,la lutte sans espoir, l’extinction de la voûte étoilée, close àjamais sur sa tête comme une voûte de tombeau, la révolte de sajeunesse, la fin noire… Il se figurait tout cela. ParJupiter ! qui ne se le serait figuré ? Souvenez-vous ausurplus, qu’artiste achevé dans ce domaine particulier, cegarçon-là était un pauvre diable doué d’une étrange clairvoyancesur l’avenir. Les terreurs suscitées par son imagination l’avaientpétrifié et glacé de la plante des pieds à la nuque mais il y avaitdans sa tête une danse échevelée de visions, un tourbillon depensées muettes, aveugles et boiteuses, comme une ronde d’atroceséclopés. Ne vous ai-je pas dit qu’il se confessait à moi comme sij’avais eu le pouvoir de lier et de délier ? Il creusait loin,tout au fond de son cœur, dans l’espoir d’une absolution qui ne luieût servi de rien. Son cas était de ceux qu’aucun mensonge solennelne saurait pallier, auquel nul homme ne peut porter remède, un deces cas en face desquels le Créateur lui-même semble abandonner lepécheur à ses propres ressources.

« Il se tenait à tribord de la passerelle, aussi loin quepossible de ces hommes penchés sur le canot, et qui s’acharnaient àleur besogne avec une agitation de forcenés et des précautions deconspirateurs. Les deux Malais n’avaient pas lâché la barre.Figurez-vous les acteurs de ce drame de la mer, de cet épisodeunique, Dieu merci !… les quatre hommes éperdus d’effortsfarouches et furtifs, et les trois autres qui les regardaient, dansune immobilité absolue, devant les tentes qui recouvraientl’ignorance profonde de centaines d’êtres humains, endormis avecleurs fatigues, leurs rêves et leurs espoirs, retenus par uneinvisible main sur le bord du néant. Qu’ils fussent bien au bord del’abîme, cela ne fait pas de doute pour moi, étant donné l’état dunavire ; aucune avarie ne pouvait être plus fatale que lasienne. Ces misérables, autour de leur embarcation, avaient toutesraisons d’être égarés par la terreur. Franchement, si j’avais étélà, je n’aurais pas donné un liard rouge des chances du navire desurnager d’un bout à l’autre de chacune des secondes successives.Et pourtant il flottait. Ces pèlerins endormis étaient destinés àpoursuivre leur pèlerinage jusqu’à l’amertume d’une autre fin. Oneût dit que l’Omnipotence dont ils imploraient la merci avaitbesoin pour quelque temps encore de leur humble témoignage surcette terre, et avait abaissé les yeux sur l’Océan avec un geste dedéfense : « Je ne veux pas ! » Leur survivanceme troublait comme un événement prodigieusement inexplicable, si jene savais ce qu’il peut y avoir de résistance dans de vieillesferrailles, de résistance analogue à celle de certaines carcasseshumaines, çà et là rencontrées, qui ne sont plus qu’une ombre, etqui supportent encore tout le poids de la vie.

« Ce n’est pas, à mon sens, la moindre merveille de cesvingt dernières minutes que l’attitude des deux timoniers. Ilsfaisaient partie de la bande bigarrée d’indigènes amenés d’Aden,pour témoigner à l’enquête. L’un d’eux, très jeune, luttait contreune intense timidité, et son visage glabre, jaunâtre et jovial lefaisait paraître plus jeune encore qu’il n’était. Je me souviensparfaitement que Brierly lui fit demander par l’interprète ce qu’ilavait pensé au moment de l’accident. L’interprète se retourna versla cour, après un bref colloque, et, d’un air important :

– « Il dit qu’il n’a rien pensé ! »répondit-il.

« L’autre, avec ses yeux clignotants et soumis, avec sonmouchoir de coton bleu terni par de nombreux lavages et habilementnoué sur une toison de mèches grises, avait un visage creusé deplis durs, et une peau brune que le réseau des rides faisaitparaître plus sombre ; il avait eu conscience de quelquemalheur tombé sur le navire, mais il n’avait pas reçud’ordre ; il ne s’en souvenait pas, au moins ; pourquoiaurait-il lâché la barre ? Sur des questions plus précises, iljeta en arrière ses maigres épaules et affirma n’avoir jamaisimaginé que les blancs pussent avoir quitté le navire par peur dela mort. Il ne le croyait pas encore. Ils pouvaient avoir eu desraisons secrètes. Il remuait son vieux menton d’un air entendu.Ah ! des raisons secrètes… Il était homme d’expérience et ilvoulait faire comprendre à ce Tuan-là – il se tournaitvers Brierly qui ne levait pas la tête, – qu’il avait acquis biendes connaissances en servant nombre d’années des blancs surmer ; et tout à coup, avec une agitation fébrile, il déversasur notre attention haletante un flot de noms étranges, des noms decapitaines disparus, des noms aux consonances familières oudéformées de bateaux oubliés, comme si la main du Temps se fûtappesantie sur eux depuis des siècles. On finit par le faire taire,et le silence retomba sur le tribunal, un silence qui resta absolupendant une minute au moins, avant de se résoudre en un murmureprofond. Cet épisode fit sensation, au second jour des débats, etsecoua tout l’auditoire, tout le monde sauf Jim qui, assis d’un airmorne au bout du premier banc, ne levait pas les yeux sur ce témoinétrange et terrible, qui semblait obéir à quelque mystérieuxsystème de défense.

« Les deux lascars restaient donc à la barre de ce bateauqui ne gouvernait plus, et la mort les y aurait trouvés, si telleavait été leur destinée. Les blancs ne leur accordaient pas unregard ; ils avaient probablement oublié leur existence, etJim, à coup sûr, ne s’en souvenait plus. Il se rappelait seulementson impuissance à faire quoi que ce fût, maintenant qu’il étaitseul. Il n’y avait rien à faire, qu’à disparaître avec le navire. Àquoi bon faire du bruit, pour une chose si simple ? À quoibon ? Il attendait debout, sans un mot, raidi dans une sorted’attitude de discrétion héroïque. Le chef mécanicien courut à lui,à pas feutrés, et le tira par la manche :

– « Venez nous aider ! Au nom du Ciel, venez nousaider ! »

« Il retourna au canot, sur la pointe des pieds, maisrevint tout de suite le tirailler, suppliant et sacrant à lafois.

– « Je crois qu’il m’aurait baisé lesmains ! » disait Jim d’un air farouche, « et uninstant après, il se mit à écumer et à me jurer au visage : –« Si j’avais le temps, je serais heureux de vous briser lecrâne ! » Je le repoussai. Il me saisit tout à coup lanuque. Malédiction ! Je frappai, je frappai, sans regarder. –« Alors, vous ne voulez pas sauver votre vie, mauditlâche ! » sanglotait-il. Lâche ! Il m’appelaitmaudit lâche ! Ha ! ha ! ha !… Il m’appelait…Ha ! Ha ! Ha !… »

« Il s’était renversé en arrière, tout convulsé de rire. Dema vie, je n’ai rien entendu de plus amer que ce rire-là !C’était comme un vent desséchant qui tombait sur la bonne humeurdes amateurs de bourricots, de pyramides, de bazars, et de tout lereste. Dans la pénombre de la longue galerie, les voix seturent ; les taches pâles des visages se tournèrent toutesensemble de notre côté, et le silence se fit si profond, que letintement clair d’une petite cuiller tombant sur la mosaïque de lavéranda l’emplit d’un bruit minuscule et argentin.

– « Ne riez donc pas comme cela, avec tous ces gensaux écoutes ! » protestai-je. « Ce n’est pas gentilpour eux vous savez ! »

« Il ne parut pas m’avoir entendu tout d’abord, mais ilfixa un instant dans le vide un regard qui passait sur moi pourcontempler le fond d’une vision atroce, et murmura d’un toninsouciant : – « Bah ! Ils vont me croireivre ! »

« Après quoi, l’on aurait pu penser, à le regarder, qu’ilne dirait plus un mot. Mais baste ! Il ne pouvait pas pluss’empêcher de parler, maintenant, qu’il n’eût pu, par la seulepuissance de sa volonté, s’empêcher de vivre ! »

Chapitre 9

 

– « Je me disais : « Sombre donc, mauditrafiot… sombre donc ! » C’est en ces termes que Jimreprit son récit qu’il avait hâte d’achever. Les autres l’avaientabandonné avec mépris à sa solitude, et c’est dans son cœur qu’ilformulait, sur un ton d’imprécation, cette apostrophe à l’adressedu navire. Il restait, cependant, l’heureux spectateur de scènesqui devaient, à mon sens, être de basse comédie. Les coquinscontinuaient à s’acharner sur le pêne de leur canot. Le capitainecriait : – « Passez tessous, et tâchez te lesoulager ! » mais, naturellement, les autres renâclaient.Vous comprenez que l’idée de se trouver pris à plat ventre sous unequille de canot, et de sentir le bateau s’enfoncer tout à coup, neleur sourît que médiocrement. – « Pourquoi ne vous yfourrez-vous pas, vous qui êtes le plus fort ? » geignaitle petit mécanicien. – « Gott for dam ! Che suis tropgros ! » bredouillait le patron, avec désespoir. C’étaitd’un drôle à faire pleurer les anges ! Ils restèrent uninstant indécis, puis, brusquement, le chef mécanicien se précipitasur Jim.

– « Allons, vous, venez nous aider ! Êtes-vousfou, de renoncer à votre seule chance de salut ? Venez nousaider, entendez-vous ? Tenez, regardez là-bas…regardez ! »

« Et Jim finit par regarder, à l’arrière, un point quel’autre lui désignait avec une insistance de maniaque. Il vit uneombre silencieuse et noire qui avait déjà mangé un tiers du ciel.Vous connaissez les grains qui éclatent dans ces parages-là, àcette époque de l’année ? On commence par voir simplementl’horizon s’assombrir : puis un nuage s’élève, opaque comme unmur. Une crête droite de vapeurs, frangée de lueurs sales etlivides, surgit du sud-ouest, et dévore les étoiles parconstellations tout entières : son ombre vole sur les flots etconfond le ciel et la mer dans un abîme unique d’obscurité. Toutest calme, pourtant, pas de tonnerre ou de vent ; pas lamoindre lueur d’éclair. Puis dans l’immensité des ténèbres sedessine une voûte blême ; on sent passer une ou deuxondulations comme des frémissements de l’obscurité même, et tout àcoup, vent et pluie se déchaînent, avec une impétuositéparticulière, comme s’ils venaient de faire irruption à travers unesurface solide. C’est un nuage de ce genre qui s’était levé,pendant que les misérables avaient les yeux tournés. Ils venaientde l’apercevoir, et ils jugeaient avec raison que si, dans un calmeparfait, le navire avait quelques chances de tenir encore uninstant, la moindre agitation de la mer l’achèverait aussitôt. Sonpremier soulèvement sur les lames qui précèdent un orage de cegenre serait aussi le dernier, se terminerait en immersion, seprolongerait, pour ainsi dire, en un plongeon sans fin, plus loin,toujours plus loin, jusqu’au fond de la mer. De là, chez eux, unsursaut nouveau de terreur, et des grimaces nouvelles par quoi setraduisait leur horreur extrême de la mort.

– « Un nuage noir, noir ! » poursuivait Jimavec un calme morose ; « il était venu sournoisementderrière nous, le maudit. Il devait y avoir une ombre d’espoirencore dans ma tête,… je ne sais pas… Mais tout était bien fini,maintenant ! Cela m’affolait de me sentir traqué de cettefaçon ! J’enrageais comme si j’avais été pris au piège. Et jel’étais bien, pris ! La nuit était chaude, je m’ensouviens, et sans un souffle d’air. »

« Il se souvenait si bien, que je le voyais haleter sur sonsiège, suer et étouffer devant mes yeux. Le souvenir l’affolaitencore et le terrassait, pour ainsi dire, à nouveau, mais luirappelait aussi la brusque impulsion qui l’avait fait courir à lapasserelle, pour lui sortir aussitôt de l’esprit. Il voulaitlibérer les canots de sauvetage. Il sortit son couteau et se mit àla besogne, taillant et rognant comme s’il n’eût rien vu, rienentendu, rien connu à bord. Les autres le crurent tout à faitdétraqué, éperdu de terreur, mais n’osèrent pas élever deprotestation bruyante contre une perte de temps inutile. Quand ileut achevé, il revint à l’endroit d’où il était parti. Il y trouvale chef mécanicien qui lui saisit l’épaule, et lui murmura toutprès, d’un ton rageur, comme s’il eût voulu lui mordrel’oreille :

– « Espèce d’idiot ! Croyez-vous que vous ayezune ombre de chance, quand cette bande de brutes sera àl’eau ? Vous verrez comment ils vous fracasseront la tête, deces canots-là ! »

« Il serrait le coude de Jim, qui le laissait faire, sanss’en apercevoir. Le capitaine trépignait furieusement sur place, etgrondait : – « Un marteau ! un marteau ! MeinGott ! Tonnez-moi un marteau ! » Le petit mécanicienpleurnichait comme un enfant, ce qui ne l’empêcha pas, semble-t-il,de se montrer le moins poltron de tous ; il finit par trouverassez de cœur pour courir à la chambre des machines. Jim me racontaqu’il avait lancé des regards éperdus, comme un homme acculé, puispoussé un gémissement sourd, avant de prendre son élan. Il revintpresque aussitôt, escaladant l’échelle, marteau en main, pour sejeter sans hésitation sur le pêne récalcitrant. Renonçant àémouvoir Jim, les autres coururent à la rescousse. Jim entendit letap tap du marteau, puis le bruit du support libéré qui tombait. Lecanot était dégagé. C’est alors seulement qu’il se retourna pourvoir, alors seulement !… Mais il gardait sa distance, ilgardait sa distance ; il voulait bien me faire comprendrequ’il gardait sa distance, qu’il n’y avait rien de commun entre luiet ces hommes, avec leur marteau. Rien du tout ! Il est plusque probable qu’il se sentait séparé d’eux par un espaceinfranchissable, par un insurmontable obstacle, par un abîme sansfond. Il mettait toute la distance qu’il pouvait entre eux et lui,toute la largeur du navire.

« Ses pieds étaient collés à cet endroit écarté, et sesyeux rivés sur le groupe indistinct des hommes, dont la tortured’une commune terreur courbait en même temps, et faisaitétrangement osciller les ombres. Une lampe à main, fixée à unmontant, au-dessus d’une petite table dressée sur la passerelle, –le Patna n’avait pas de chambre de veille de milieu, –laissait tomber sa lueur sur leurs épaules bandées, sur leurs dosvoûtés et arqués. Ils poussaient sur l’avant du canot ; ilspoussaient dans la nuit et n’avaient plus de regards pour Jim. Ilsavaient renoncé à son aide, comme s’il eût été, en effet, troplointain, trop inéluctablement séparé d’eux pour valoir la peined’un mot d’appel, d’un regard ou d’un signe. Ils n’avaient pas letemps de s’occuper de son héroïsme passif, de sentir la blessure deson abstention. L’embarcation était lourde ; ils la poussaientpar le bossoir, et n’avaient pas de souffle à perdre pour un motd’encouragement ; mais la confusion de terreur qui emportaitleur courage comme un fétu chassé par la tempête, faisait de leursefforts désespérés une sorte de dérision, bonne, ma parole, pourune farce de clowns, dans une parade. Ils poussaient avec la main,avec la tête ; ils poussaient pour leur vie, de tout le poidsde leur corps, de toute la puissance de leur âme ; seulement,à peine avaient-ils réussi à dégager du portemanteau l’avant ducanot, que suspendant simultanément leur effort, ils se ruaientdessus pour s’y précipiter ; conséquence naturelle : lebateau avait un brusque retour, qui les repoussait, frémissants etpressés les uns contre les autres. Ils restaient un instantdémontés, échangeant en grondements farouches les noms les plusinfâmes qu’ils pussent trouver, puis ils se remettaient au travail.Trois fois la scène se renouvela ; Jim me la décrivait avecune morne précision. Il n’avait pas perdu un geste de toute lacomédie. – « Je les exécrais ! Je les haïssais ! Etil me fallait regarder tout cela ! » m’expliquait-il,sans emphase, en tournant vers moi un regard sombre et soupçonneux.« Avez-vous jamais vu homme soumis à une épreuvepareille ? »

« Il se prit un instant la tête entre les mains, comme unhomme affolé par quelque inexprimable outrage. C’étaient là chosesqu’il ne pouvait expliquer au tribunal, ni même à moi. Maisj’aurais été bien peu digne de ses confidences, si je n’avais su,de temps en temps, comprendre les silences qui pesaient entre sesparoles. Dans cet assaut contre sa force d’âme, il y avait uneintention méchante de vengeance haineuse et vile ; il y avaitun élément burlesque dans sa torture, la dégradation de grimacesgrotesques, à l’approche de la mort et du déshonneur.

« Il me racontait des faits que je n’ai pas oubliés, mais,à cette distance, je ne saurais retrouver les termes mêmes dont ilusait ; je me souviens seulement qu’il réussissaitparfaitement à faire passer dans son simple récit l’impression desa sourde aversion. Deux fois, dit-il, il ferma les yeux devant lacertitude de la fin arrivée, et deux fois il dut les rouvrir ànouveau. Chaque fois il remarqua l’obscurité croissante de la vasteimmobilité. L’ombre du nuage silencieux, tombée du zénith sur lenavire, semblait avoir étouffé tous les bruits de sa viedébordante. Jim n’entendait plus les voix sous les tentes. Mais,chaque fois qu’il fermait les yeux, un éclair de pensée lui faisaitvoir, clair comme le jour, cette foule de corps, tout prêts pour lamort. Quand il ouvrait les paupières, c’était pour assister à lalutte confuse de quatre hommes, se battant comme des fous contre uncanot rétif. – « De temps en temps, ils reculaient, semettaient à jurer les uns contre les autres, puis se ruaientbrusquement à nouveau, tous à la fois… Il y avait de quoi mourir derire ! » concluait Jim en baissant les yeux, puis il lesleva un instant vers les miens, avec un sourire lamentable :« Ma vie devrait en être égayée, par Dieu ! car jereverrai souvent ce spectacle grotesque avant demourir ! » Sa tête retomba. « Je reverrai etj’entendrai… ; je reverrai et j’entendrai ! »répéta-t-il à deux reprises à de longs intervalles, avec un regardvide.

« Il se leva.

– « J’étais décidé à garder les yeux fermés »,reprit-il, « mais je ne pouvais pas ! Je ne pouvais pas,et peu m’importe qu’on le sache ! Qu’ils aillent doncaffronter cette sorte d’attente, avant de parler ! Qu’ils yaillent,… et qu’ils fassent mieux, voilà tout ! La secondefois, mes paupières s’ouvrirent et ma bouche aussi ; j’avaissenti le bateau remuer ! Il piquait de l’avant, pour remonterdoucement, lentement, interminablement lentement… et si peu !Il n’en avait pas fait autant depuis des jours. Le nuage avaitpassé devant nous, et cette première ondulation semblait courir surune mer de plomb. Il n’y avait pas de vie dans ce mouvement, maisc’en fut assez pour me renverser quelque chose dans la tête.Qu’est-ce que vous auriez fait ? Vous êtes sûr de vous,n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous feriez maintenant, à cetteminute précise, si vous sentiez cette maison bouger, bouger un tantsoit peu sous votre siège ? Un bond ! Par le Ciel, vousne feriez qu’un bond, de l’endroit où vous êtes assis, jusqu’aubuisson, là-bas ! »

« Il faisait un geste du bras dans la nuit,au-dessus de la balustrade de pierre, et fixait sur moi un regardinsistant et sévère. Pas d’erreur : c’est moi qu’il rudoyaitmaintenant et je me gardais de faire le moindre geste, de lâcher lemoindre mot, qui auraient pu m’amener à un aveu fatal, et de natureà faire pencher la balance. Je ne me sentais pas d’humeur à courirun risque de ce genre. Souvenez-vous que je le voyais devant moi,et que, réellement, il était trop bien l’un des nôtres pour n’êtrepas dangereux. Mais je n’hésiterai pas à vous avouer, s’il vousplaît de le savoir, que je supputais d’un coup d’œil furtif ladistance qui me séparait de l’épaisse masse d’ombre, étalée aumilieu de la pelouse, devant la véranda. Il exagérait : jeserais retombé à quelques pieds plus près, et c’est bien la seulechose dont je puisse répondre.

« La dernière minute était arrivée, se disait-il, et il nebougeait pas. Ses yeux restaient collés aux planches, et sespensées se déchaînaient dans sa tête. C’est à ce moment même qu’ilvit l’un des misérables penchés sur le canot, faire brusquement unpas en arrière, battre l’air de ses bras levés, trébucher ets’affaler. Il ne tomba pas précisément : il glissa doucementet se trouva assis, le dos voûté et les épaules collées contre lecapot de la chambre des machines. C’était le chauffeur auxiliaire,un garçon farouche à visage blême et à moustache hérissée. –« Il faisait le troisième mécanicien », expliqua Jim.

– « Mort ? » demandai-je. L’enquête nousavait appris quelque chose de ce genre, en effet.

– « Il paraît ! » répondit-il, avec unesombre indifférence. « Naturellement, je n’en savais rien.Faiblesse du cœur. Le pauvre diable se plaignait, depuis quelquetemps, de n’être pas dans son assiette. L’émotion… ; l’excèsde fatigue… le diable sait quoi ! Ha ! Ha !Ha ! Il était facile de voir qu’il ne voulait pas mourir.C’est trop comique, n’est-ce pas ? Je veux être pendu s’iln’avait pas été acculé à un véritable suicide ! Acculé, prisau piège… Au piège, ni plus ni moins. Au piège, par le Ciel !…Juste comme moi ! Ah ! s’il s’était seulement tenutranquille ! s’il les avait seulement envoyés au diable, quandils étaient venus le tirer de sa couchette, parce que le bateausombrait ! S’il était seulement resté à l’écart, les mainsdans les poches, en leur lançant des injures ! »

« Il se leva, secoua le poing, me regarda fixement, et serassit.

– « Encore une chance manquée, hein ? »murmurai-je.

– « Pourquoi ne riez-vous pas ? »demanda-t-il. « Une bonne fumisterie, machinée en enfer !Faiblesse du cœur… Quelquefois, je voudrais bien l’avoir eu, lecœur faible ! »

« Ces paroles m’irritèrent. – « Ahvraiment ? » m’écriai-je, avec une ironie profonde. –« Oui, est-ce que vous ne le comprendriez pas ? »cria-t-il. – « Je ne vois pas ce que vous pouviez demander demieux », ripostai-je avec colère. Il me lança un regardtotalement incompréhensif. Encore un trait qui avait manqué le but,et Jim n’était pas homme à se préoccuper de flèches perdues. Maparole, il était trop peu soupçonneux : la partie n’était paségale ! J’étais heureux que mon projectile se fût égaré etqu’il n’eût même pas entendu le bruit de la corde de l’arc.

« Évidemment, il ne pouvait pas se rendre compte, sur lemoment, que l’homme fût mort. La minute suivante, – sa dernièreminute à bord, – fut remplie d’un tumulte de faits et de sensationsqui l’assaillirent comme la mer bat un rocher. J’use à dessein decette comparaison, parce que son récit me faisait sentir qu’ilavait, d’un bout à l’autre de l’affaire, conservé une étrangeillusion de passivité, comme s’il n’eût pas agi, mais se fûtabandonné aux puissances infernales, qui avaient fait de lui lavictime désignée de leur farce sinistre. La première chose dont ilprit conscience, c’est du grincement des lourds portemanteaux, quiconsentaient enfin à tourner ; il y eut une vibration, qui luiparut entrer dans son corps par ses semelles et monter du pont,tout le long de son échine, jusqu’au sommet de sa tête. Puis,devant le grain, tout proche maintenant, une seconde ondulationplus forte souleva la coque inerte en une secousse menaçante quicoupa le souffle de Jim, tandis qu’il se sentait le cœur et lecerveau percés à coups de poignard par des cris de panique : –« Amenez pour l’amour de Dieu ! Amenez, amenez ! Lebateau coule ! » Après quoi les garants coururent sur lespoulies, et des voix nombreuses à l’accent inquiet, s’élevèrentsous les tentes. – « Quand ces gredins éclatèrent, leursaboiements auraient suffi à éveiller les morts ! »m’expliquait Jim. Puis il y eut un grand éclaboussement, et Jimentendit un bruit sourd de piétinement, et la chute de corps qui seprécipitaient dans le canot, littéralement jeté à la mer, en mêmetemps que des cris confus : – « Décrochez,décrochez ! Poussez ! Décrochez, au nom du Ciel !Voilà l’orage qui arrive ! » Il entendit, bien au-dessusde sa tête, le faible murmure du vent, et sous ses pieds, un cri dedouleur. À côté de lui, une voix perdue se mit à pester contre unémerillon. De l’avant à l’arrière, le bateau commençait àbourdonner comme une ruche en colère, et avec le même calme dont ilusait pour me raconter tout cela – il était très tranquille pourl’instant, très paisible de maintien, de voix et de visage. – Jimcontinua, sans la moindre précaution, pour ainsi dire : –« Je butai dans ses jambes. »

« C’était sa première allusion à un mouvement quelconque desa part. Je ne pus réprimer un grognement de surprise. Il y avaitdonc eu quelque chose, enfin, pour le faire bouger, mais le momentexact où ce quelque chose était survenu, la cause qui l’avaitarraché à son immobilité, il ne s’en rendait pas mieux compte quel’arbre déraciné ne connaît la bourrasque qui l’a abattu. Tout celaétait tombé sur lui : les bruits, les spectacles, les jambesdu mort, par Jupiter ! Une main diabolique lui enfonçait dansla gorge la farce infernale ! Mais attention !… Il nevoulait pas admettre avoir fait aucun mouvement volontaire dugosier pour avaler. La façon dont il vous ensorcelait pour vousfaire partager une telle illusion était extraordinaire. Jel’écoutais, comme j’aurais écouté une histoire de magie noireacharnée sur un cadavre.

– « Il roula sur le côté très doucement, et c’est ladernière chose dont je me souvienne à bord », poursuivaitJim.

– « Peu m’importait ce qu’il faisait. On aurait cruqu’il voulait se relever. Moi, naturellement, je pensais qu’ilallait le faire ; je m’attendais à le voir sauter devant moipar-dessus le bastingage, pour se jeter dans le canot avec lesautres. Je les entendais s’agiter en bas, et une voix qui semblaitsortir d’un puits héla : – « Georges ! » puistrois voix s’élevèrent ensemble, mais elles me parvinrentséparément aux oreilles : c’étaient un bêlement, un hurlementet un grognement. Oh !… »

« Il eut un léger frisson, et je le vis se lever lentement,comme si, d’en haut, une main vigoureuse l’avait soulevé de sachaise, par les cheveux. Lentement, toujours plus haut, de toute sahauteur ; puis quand ses genoux se furent raidis, la main lelâcha, et il vacilla un peu sur ses pieds. Son visage, sesmouvements, sa voix même me donnaient une si terrible impressiond’immobilité silencieuse que lorsqu’il ajouta : – « Ilsbraillaient ! » je tendis involontairement l’oreille,pour écouter le fantôme des cris que le silence ainsi créé allaitme faire entendre. « Il y avait huit cents personnes sur lebateau », fit-il, en me clouant au dossier de ma chaise avecson regard atrocement vide, « huit cents êtres vivants, etc’est le mort qu’ils appelaient, qu’ils suppliaient de descendre etde se sauver ! – « Sautez, Georges, sautez !Oh ! Sautez ! » Je me tenais là, une main sur ledavier ; j’étais très calme. La nuit s’était faite d’encre etl’on ne distinguait plus ni mer ni ciel. J’entendais le canotbondir, boum… boum… et pendant quelque temps ce fut le seul bruitqui vînt de ce côté-là. Mais au-dessous de moi, le navirebourdonnait de rumeurs bavardes. Tout à coup le capitainehurla : « Mein Gott ! Voilà le grain, legrain ! Poussez ! » Sous le premier sifflement de lapluie, et la première rafale de vent, ils suppliaient : –« Sautez, Georges ! On vous attrapera !Sautez ! » Le Patna commençait à plongerdoucement ; la pluie le balayait comme une mer démontée ;ma casquette s’envola ; ma respiration était refoulée dans magorge. J’entendis un dernier appel sauvage, qui me parvint comme sij’eusse été au sommet d’une tour : – « Geo… 0… 0…orges ! Oh, sautez ! » Le navire plongeait,plongeait, la tête la première, sous mes pieds… »

« Il leva délibérément les mains vers son visage et fit desgestes du bout des doigts, comme pour arracher des toilesd’araignée qui l’eussent importuné ; puis il regarda une bonnedemi-seconde dans sa paume ouverte, avant de lâcher :

– « J’avais sauté… » Il se retint, détourna lesyeux… « faut-il croire… » acheva-t-il.

« Ses clairs yeux bleus se tournèrent vers les miens avecun regard pitoyable, et le voyant devant moi, debout, confondu,douloureux, je me sentis oppressé par un sentiment attristé desagesse résignée, jointe à la pitié profonde et ironique d’unvieillard impuissant devant un désastre d’enfant.

– « Il y paraît », grommelai-je.

– « Je ne m’en étais pas aperçu, avant d’avoir levéles yeux », m’expliqua-t-il vivement. Et c’est bien possibleencore ! Il vous forçait à l’écouter comme on écouterait unpetit garçon dans la peine. Il ne savait pas ; la chose étaitarrivée d’une certaine façon : elle n’arriverait plus jamais.Il était à moitié tombé sur un corps, en travers d’un banc. Il luisemblait que tout son côté gauche était enfoncé ; il roulaitsur lui-même et vit confusément, au-dessus de sa tête, le bateauqu’il venait d’abandonner ; le feu rouge agrandi par la pluiefaisait l’effet d’un bûcher allumé dans le brouillard, au sommetd’une colline. Le navire paraissait haut comme un mur, etsurplombait le canot comme une falaise… « – Je souhaitais lamort », cria-t-il ; « il n’y avait plus à retourneren arrière. C’était comme si j’avais sauté dans un puits, dans untrou sans fond… »

Chapitre 10

 

– « Il noua ses doigts, puis les sépara. Rien n’étaitplus exact : c’est bien dans un trou sans fond qu’il avaitsauté ; il était tombé d’une hauteur qu’il ne pourrait plusjamais escalader. Cependant le canot avait dérivé en avant del’étrave du Patna. Ses occupants ne pouvaient pas se voirentre eux dans l’obscurité profonde ; ils étaient, au surplus,aveuglés et noyés à demi par la pluie. Ils auraient pu,m’expliquait Jim, se croire emportés par un torrent à travers unecaverne. Ils tournaient le dos à la bourrasque ; le capitaineavait passé un aviron sur l’arrière pour maintenir l’embarcationsous le vent, et pendant deux ou trois minutes, la fin du mondeavait paru toute proche, sous un nouveau déluge, dans une nuit depoix. La mer sifflait « comme vingt millebouillottes » ; c’est la comparaison de Jim, pas lamienne. Je me figure qu’il n’y eut plus guère de vent, après lapremière rafale, et à l’enquête, Jim lui-même avoua que la mern’avait jamais été bien forte, cette nuit-là. Accroupi à l’avant ducanot, il jeta par-dessus son épaule un regard furtif. Il aperçuttout en haut du Patna, à la tête du mât, une lueur jaunebrumeuse comme celle de la dernière étoile qui va s’éteindre auciel. – « Je fus terrifié de la voir encore là »,m’expliqua-t-il. Ce sont ses propres paroles. Ce qui le terrifiait,c’est la pensée que tout n’était pas fini encore. Évidemment, ilaurait voulu que toute cette abomination fût terminée aussi viteque possible. Personne ne faisait le plus petit bruit dans lecanot. Il paraissait filer très vite dans la nuit, mais en fait, ilne devait pas avoir fait beaucoup de chemin. L’averse s’éloignait,et suivant la pluie, le grand sifflement affolant mourut dans lelointain. On n’entendait plus que le clapotis menu de la mer sur lefond du canot. Dans une bouche, des dents claquaientviolemment ; une main toucha le dos de Jim, tandis qu’unepauvre voix soupirait : – « Vous êtes là ? » etqu’une autre s’écriait, toute tremblante : – « Il estparti ! » Ils se retournèrent tous, pour regarderderrière eux ; ils ne virent plus de lumières. Une pluie fineet glacée leur fouettait le visage. Le canot roulait doucement. Lesdents claquèrent plus fort, s’arrêtèrent, puis repartirent par deuxfois, sans que l’homme pût assez maîtriser son frisson pourdire : – « Ju… u… us… uste… à… tem… em… emps…Brrrrrr… ! » Jim reconnut la voix du chef mécanicien, quidéclarait d’un ton bourru : – « Je l’ai vu sombrer ;je tournais justement la tête ! » Le vent était presquecomplètement tombé.

« Ils scrutaient l’ombre, le visage à demi tourné vers labrise, comme s’ils eussent écouté des cris. Jim avait été heureuxd’abord que la nuit eût masqué la scène à ses yeux, mais bientôt,l’idée que tout s’était passé sans qu’il eût rien vu ou entendu,lui apparut comme le couronnement de l’atroce aventure. –« C’est bizarre, n’est-ce pas ? » murmura-t-il eninterrompant son récit décousu.

« Non, cela ne me paraissait pas bizarre. Il devait avoireu l’inconsciente conviction que la réalité ne pouvait pas être demoitié aussi affreuse, aussi angoissante, aussi douloureuse, aussihallucinante que la terreur enfantée par son imagination. En cepremier moment, son cœur dut être torturé par toute la souffrance,son âme dut savourer l’accumulation de toutes les terreurs, detoute l’horreur, de tout le désespoir de huit cents êtres humainsassaillis dans la nuit par une mort brutale et soudaine ;pourquoi eût-il dit, sans cela : – « Quelque chose mepoussait à sauter de ce maudit canot, pour retourner jusqu’à eux,pour nager un demi-mille, plus peut-être, pour aller, aussi loinqu’il faudrait, à l’endroit précis… » Pourquoi cetteimpulsion ? En comprenez-vous la signification ? Pourquoiretourner à l’endroit même, au lieu de se laisser couler sur place,s’il voulait se noyer ? Pourquoi fût-il retourné sur leslieux, pour voir,… comme si son imagination eût dû retrouver lecalme dans la certitude que tout était fini, avant de demander à lamort son apaisement. Je vous mets tous au défi de me fournir uneautre explication. Je venais d’avoir un de ces aperçus singulierset émouvants que l’on découvre à travers des trous de brume.C’était une révélation extraordinaire, et ce garçon-là s’exprimaittout naturellement ! Il avait chassé son impulsion, cependant,et s’était tout à coup rendu compte du silence. Il me fit part decette impression subite, devant le silence du ciel et de la merfondus, autour de ces vies sauvées et palpitantes, dans uneimmensité infinie et muette comme la mort ! – « On auraitentendu tomber une épingle dans ce canot ! » me dit-il,avec une contraction singulière des lèvres, comme un homme quis’efforce de maîtriser sa sensibilité pour raconter une histoireextrêmement émouvante. Un silence ! Dieu seul, qui avait vouluce Jim tel qu’il était, savait l’effet d’un tel silence sur soncœur. « Je ne croyais pas », reprit-il, « qu’il pûty avoir sur terre un endroit aussi mort ! On ne distinguaitpas la mer du ciel ; on ne voyait rien, on n’entendaitrien ! Il n’y avait pas une lueur, pas une forme, pas un son.On eût dit que le dernier lopin de terre avait été englouti, queles derniers humains, en dehors de moi-même et de ces gredins ducanot, avaient été noyés ! » Il se pencha sur la table,la main parmi les tasses à café, les verres à liqueur, et les boutsde cigares. « Je me le serais volontiers imaginé. Tout avaitdisparu… et… tout était fini… » ; il poussa un profondsoupir, « … pour moi ! »

Marlow se redressa brusquement, et jeta avec force son cigarequi dessina une traînée rouge, comme une minuscule fusée, lancée àtravers le rideau de plantes grimpantes. Personne ne bougea.

– « Ah ! Qu’est-ce que vous dites decela ? » s’écria-t-il, avec une animation soudaine.« Était-il assez logique avec lui-même ? À l’heure mêmedu salut, perdu faute d’un sol sous ses pieds, faute de visionsdevant ses yeux, faute de cris à ses oreilles !L’annihilation, n’est-ce pas ? Et tout cela pour un cielchargé de nuages, pour une mer sans lames, pour un airimmobile ! Rien que pour la nuit : rien que pour lesilence !

« Cet état persista quelque temps, puis tout à coup, ettous à la fois, les fuyards se mirent à se féliciter bruyamment deleur chance : – « J’avais bien vu, du premier coup, quetout était perdu ! – Pas une minute trop tôt ! – Nousl’avons échappé belle, sacré nom… » Jim ne disait rien, maisla brise qui était tombée se remit à souffler, une brise douce, peuà peu fraîchie, et la mer joignit son murmure au bruit de cebavardage déchaîné, en réaction contre les minutes de muetteterreur. Le Patna avait disparu… La chose étaitincontestable… Personne n’y pouvait rien !… Ils répétaientindéfiniment les mêmes paroles, comme s’ils n’eussent pu s’arrêter.Il n’y avait pas de doute que le bateau ne dût sombrer. Il n’yavait plus de feux, d’ailleurs. Pas d’erreur : il n’y avaitplus de feux. On ne pouvait avoir aucun espoir : c’étaitfatal. Jim s’aperçut que ces hommes parlaient comme s’ils n’eussentlaissé derrière eux qu’une coque vide. Ils savaient bien que lachose devait aller vite, une fois commencée, et cette penséesemblait leur valoir une sorte de satisfaction. Ils s’affirmaientl’un à l’autre que le plongeon ne pouvait guère durer. – « Ila coulé comme un fer à repasser ! » Le chef mécaniciendéclara qu’il avait vu, au dernier moment, le feu du grand mâts’abîmer, « comme une allumette que l’on jette àl’eau ! » Sur quoi son second se mit à rireconvulsivement : – « Je suis heur… eu… reux !… Jesuis heu… eu… eu… reux !… » – « Ses dents claquaientcomme un timbre électrique, me dit Jim. Et tout à coup il se mit àpleurer. Il pleurnichait et hoquetait comme un enfant, avec dessanglots et de grandes aspirations. – « Oh mon Dieu ! Oh,mon Dieu ! mon Dieu ! » Il se tenait un instanttranquille pour éclater tout à coup à nouveau : « Oh, monpauvre bras ! mon pau… au… vre bras ! » J’aurais euenvie de l’abattre à coups de poing. Je distinguais confusément desombres dans la chambre d’arrière où ces gredins étaient assis, etun bourdonnement grondeur de voix me parvenait aux oreilles. Toutcela était très dur à supporter. Et j’étais glacé, au surplus. Maisje ne pouvais rien faire. Je me disais que si je bougeais, ilfaudrait que je saute par-dessus bord, pour… »

« La main qu’il laissait errer à l’aventure entra encontact avec un verre à liqueur ; il la retira brusquement,comme s’il eût touché un charbon ardent. Je poussai légèrement labouteille : – « Encore un peu ? » demandai-je.Il me lança un regard de colère. – « Croyez-vous donc quej’aie besoin de me remonter le moral pour vous raconter tout ce quej’ai à dire ? » s’écria-t-il. La bande des voyageursavait regagné ses chambres et nous restions seuls sous la véranda,à l’exception d’une vague forme blanche, confusément dressée dansl’ombre, et qui, sous nos regards, se pencha, hésita un moment,puis se retira. Il se faisait tard, mais je ne pressais pas moninvité.

« Il entendit tout à coup, du fond de son désespoir, sescompagnons se mettre à vomir des injures. – « Qu’est-ce quivous empêchait donc de sauter, espèce de toqué ? »grondait une voix bourrue. Le chef mécanicien quitta sa place pourgrimper sur l’avant, comme s’il eût été animé d’intentionshostiles, à l’endroit « du plus parfait idiot que l’on puissevoir ! » Le capitaine lançait à grands cris rauques, dubanc où il se tenait avec son aviron, des épithètes insultantes. Levacarme fit lever la tête à Jim, qui entendit appeler : –« Georges ! » tandis que, dans l’ombre, une main luifrappait la poitrine. – « Qu’est-ce que vous avez à dire pourvous expliquer, imbécile ? » cria une voix, avec unaccent de vertueuse colère. – « C’est à moi qu’ils enavaient », expliqua Jim : « c’est moi qu’ilsinjuriaient, sous le nom de Georges ! »

« Il s’arrêta ; il me regarda fixement, en s’efforçantde sourire, détourna les yeux, et reprit : – « Voilà lepetit mécanicien qui fourre sa tête juste sous mon nez : –« Mon Dieu ! c’est ce maudit second ! »s’écrie-t-il. – « Comment ? » braille le capitaine,à l’autre bout de la barque. – « Non ! » hurle lechef. Et lui aussi se penche pour me regarder sous le nez.

« Le vent s’était à nouveau apaisé, brusquement. La pluierecommençait à tomber, et de tous côtés s’élevait dans la nuit, lebruit doux, ininterrompu et un peu mystérieux que fait une averseen tombant sur la mer. – « Ils furent trop déconcertés, sur lecoup, pour en dire plus ! » reprit Jim, d’un ton posé.« Et moi, qu’aurais-je eu à leur dire ? » Il hésitaun moment et fit un effort pour continuer. « Ils me lancèrentdes injures ignobles ! » Sa voix basse comme un souffles’élevait brusquement, durcie de temps à autre par le mépris et lacolère, comme s’il eût avoué des hontes secrètes. « Maisqu’importaient leurs injures ? » poursuivit-il,sèchement. « Je percevais la haine dans leurs accents, et cen’était point à tort ; ils ne me pardonnaient pas d’être dansce canot ; cette idée leur était odieuse, et les rendaitfous… » Il eut un rire bref. « Mais leur colère mêmem’empêchait de… Tenez !… j’étais assis sur le bord… commececi !… » Il se percha sur le bord de la table, encroisant ses bras. « Un simple mouvement en arrière, etj’étais parti… vers les autres… Une petite secousse… Toute petite…toute minime. » Il fronça les sourcils, et, se frappant lefront du bout du médius : « Elle était là, tout le temps,cette idée… » fit-il, d’un air concentré, « … tout letemps… Et la pluie froide, drue, froide comme de la neige fondue,plus froide même, sur mes minces vêtements de coton… Je n’auraiplus jamais aussi froid de ma vie, je le sais… Et le ciel étaitnoir, tout noir ; pas une étoile, pas une lueur, nulle part…Rien que ce maudit canot, et ces deux gredins qui jappaient devantmoi, comme une paire de sales roquets, excités contre un voleurperché sur un arbre. – « Yap, yap ! Qu’est-ce que vousfaites ici ? Vous êtes un beau type ! Un Monsieur tropélégant pour donner un coup de main ! Vous avez fini parsortir de votre léthargie, hein ? Pour faire le mouchard, sansdoute ? Yap, yap ! Vous n’êtes pas digne de vivre !Yap, yap ! » Ils étaient deux à aboyer plus fort l’un quel’autre. Le troisième braillait de l’arrière, sous la pluie. Je nele distinguais pas ; je pouvais à peine saisir au volquelques-unes de ses ignobles menaces. – « Yap, yap !Brou… ou… ou… ou… Yap, yap ! » C’était bon de lesentendre : cela me retenait à la vie, je vous le dis. C’estcela qui m’a sauvé. Ils continuaient, comme s’ils eussent voulu mepousser à l’eau, à force de vacarme. – « … Bien étonnant qu’ilait eu le courage de sauter !… On n’avait pas besoin de vousici !… Si j’avais su que c’était vous, je vous aurais flanquépar-dessus bord, espèce de poltron ! Qu’est-ce que vous avezfait de l’autre ? Où avez-vous trouvé le cœur de sauter,maudit couard ?… Qu’est-ce qui nous empêcherait, tous lestrois, de vous jeter à l’eau, d’un coup de revolver ?… »Ils étaient hors d’haleine. L’averse s’éloignait sur la mer. Puisil n’y eut plus rien ; il n’y avait rien autour du bateau, pasun bruit… Ils voulaient me jeter à l’eau, ah vraiment ? Surmon âme, je crois que leur désir eût été satisfait, s’ils s’étaientseulement tenus tranquilles !… Me jeter à l’eau ?… Ahoui ! – « Essayez donc !… » dis-je. – « Jele ferais pour quatre sous ! Ce serait encore trop bon pourvous ! » crièrent-ils, tous ensemble. L’obscurité étaittelle, que c’est seulement lorsque l’un ou l’autre d’entre euxbougeait que j’étais certain de le voir… Ah Dieu ! s’ilsavaient seulement essayé !… »

– « Quelle extraordinaire aventure ! » nepus-je m’empêcher de crier.

– « Oui, ce n’était pas banal, n’est-cepas ? » répondit-il, comme si mon interruption l’eûtstupéfié. « Ils faisaient semblant de croire que je m’étais,pour une raison quelconque, débarrassé de notre auxiliaire. Maispourquoi l’aurais-je fait ? Et comment diable pouvais-je mêmesavoir… ? J’étais arrivé dans ce canot… dans ce canot…Je… » Les muscles de ses lèvres se contractèrent en uneinconsciente grimace, dessinée sous le masque de son expressionhabituelle ; ce fut quelque chose de violent, de bref et derévélateur, comme un éclair qui laisse un instant pénétrer lesregards dans les profondeurs d’un nuage. « Oui, j’yétais… ; j’étais bien certainement avec ces hommes !N’est-il pas affreux que l’on puisse être poussé à faire une chosepareille… et que l’on en soit responsable ! Qu’est-ce que jesavais, moi, de leur Georges, après qui ils braillaient sifort ? Je me souvenais de l’avoir vu, plié en deux sur lapasserelle. – « Sale assassin ! » me criait le chefmécanicien. On aurait dit qu’il ne savait plus d’autre mot !Cela m’était égal, mais leur vacarme commençait à m’agacer. –« Fermez ça ! » ordonnai-je. Sur quoi il se tut uninstant, pour reprendre avec un cri exaspérant : – « Vousl’avez tué ! Vous l’avez tué ! » –« Non ! » hurlai-je, « mais c’est vous que jevais tuer ! » Je bondis sur mes pieds et il tomba à larenverse, par-dessus un banc, avec un bruit affreux. Je ne saiscomment la chose se fit ; la nuit était trop sombre. Il avaitvoulu reculer, probablement. Je continuais à regarder, à l’arrière,où le misérable petit mécanicien se mit à pleurnicher : –« Vous n’allez pas taper sur un homme qui a un bras cassé,vous qui vous dites un gentleman… » J’entendis un paslourd :… un… deux… un… deux…, et un grognement poussif.C’était l’autre brute qui venait vers moi, en raclant son avironsur le bordage. Je le voyais s’avancer, énorme… énorme…, comme onvoit une silhouette, dans le brouillard ou dans les rêves. –« Venez donc ! » criai-je. Je l’aurais flanqué à bascomme un ballot de chiffons. Il s’arrêta, grommela à mi-voix, puisretourna à l’arrière. Peut-être avait-il entendu le vent. Moi pas.Ce fut la dernière grosse rafale qui nous tomba dessus. Il retournaà son aviron, à mon grand regret… J’aurais voulu le… le… »

« Il ouvrit et ferma ses doigts recourbés en crochets, etses mains eurent un frémissement ardent et cruel. – « Ducalme ! Du calme ! » murmurai-je.

– « Hein ? Comment ? Mais je ne suis pasagité ! » protesta-t-il, avec une émotion douloureuse, etavec un geste convulsif du coude qui renversa la bouteille decognac. Je m’élançai, en faisant grincer les pieds de mon siège.Lui s’écarta, d’un bond, de la table, comme si une mine eût faitexplosion derrière son dos ; puis il se retourna à demi en memontrant des yeux éperdus et un visage blême, autour des narines,avant de se laisser tomber à terre, accroupi sur les talons. Ilavait une mine d’intense vexation. – « Bien fâché !Quelle maladresse ! » grommelait-il avec confusion,tandis que, dans l’ombre pure et fraîche de la nuit, se répandaitune pénétrante odeur d’alcool, qui nous enveloppait d’uneatmosphère de café de bas étage. Les lumières étaient éteintes dansla salle à manger ; notre bougie brillait seule d’un bout àl’autre de la longue galerie, et du pied au chapiteau, les colonnesse dressaient toutes noires. De l’autre côté de l’Esplanade, lesommet des Bureaux du Port se profilait distinctement sur le champdes étoiles, et l’on aurait dit que le sombre édifice avait glissésur sa base pour s’approcher de nous et mieux nous écouter.

« Jim prit un air d’indifférence.

– « Il faut croire que je suis moins calme aujourd’huiqu’à ce moment-là. Je me sentais prêt à tout. Et quant à cesbêtises… »

– « Vous avez dû passer de joyeux moments dans cecanot », interrompis-je.

– « J’étais décidé », répéta-t-il. « Unefois disparus les feux du navire, tout aurait pu arriver dans notreembarcation, tout, sans que le monde en sût rien. Je le sentais, etcette pensée me faisait du bien. Il faisait juste assez sombre,aussi. Nous étions comme des emmurés vivants, dans une vaste tombe.Nous n’avions plus rien de commun avec quoi que ce fût au monde, etpersonne ne pouvait rien soupçonner de nos gestes. Rien n’importaitplus ! » Pour la troisième fois, depuis le début de notreconversation, il eut un rire sec, mais il n’y avait plus personne,près de nous, pour le soupçonner d’être seulement ivre. « Nicraintes ni lois », reprit-il, « ni bruits ni regards…,pas même les nôtres… jusqu’au lever du soleil, au moins… »

Je fus frappé par ce que ces paroles comportaient de véritésuggestive. Il y a quelque chose de particulier dans le sort d’unepetite embarcation perdue au milieu de la mer. Sur les vies quifuient l’ombre de la mort, semble planer l’ombre de la folie. Quandvotre navire vous a abandonné, c’est le monde entier qui sembledisparaître avec lui, le monde qui vous a fait, qui contenait vosélans, qui vous surveillait. On dirait que les âmes des hommesperdus sur un abîme et en contact avec l’immensité, sontabandonnées à tous les excès de l’héroïsme, de la folie ou del’horreur. Évidemment, il en est des naufrages comme des croyances,de la pensée, de l’amour, de la haine, des convictions, ou del’aspect même des choses matérielles ; il y a autant desinistres qu’il y a d’hommes, et dans celui-là, il y avait quelquechose d’abject qui faisait l’isolement plus complet ; il yavait, dans les circonstances, une vilenie qui retranchait plusnettement ces hommes d’une humanité dont l’idéal de conduiten’avait jamais été soumis à l’épreuve d’une farce diabolique ethideuse. Ils étaient enragés contre Jim, de n’être qu’undemi-lâche, et lui concentrait sur eux une haine exaspérée par lesévénements ; il aurait aimé se venger, d’éclatante façon, del’odieuse tentation qu’ils avaient placée sur sa route. Fiez-vous àun canot en pleine mer pour faire ressortir tout ce qui se tapitd’instinctif au fond de toute pensée, de tout sentiment, de toutesensation, de toute émotion. C’est la mesquinerie même, lamesquinerie burlesque de cette triste aventure qui empêcha ceshommes d’en venir aux mains. Tout se passa en menaces, tout seréduisit à une farce terriblement effective, à une duperie d’unbout à l’autre, à une comédie montée par le redoutable dédain desSombres Puissances, dont les terreurs réelles, toujours sur lepoint de triompher, sont toujours déjouées aussi par la fermeté deshommes. Je demandai, après un instant de silence : – « Ehbien, qu’est-il arrivé ? » Question oiseuse. J’en savaistrop déjà, pour espérer la grâce d’un trait rédempteur, la faveurd’un soupçon de folie, ou d’une ébauche de délire. –« Rien », fit-il. « Moi, je parlaissérieusement ; mais eux, ils ne songeaient qu’à faire dutapage. Il n’est rien arrivé du tout ! »

« Et le soleil levant le trouva à l’endroit même où ilavait sauté à l’avant du canot. Quelle obstination dansl’attente ! Toute la nuit, il avait tenu à la main la barre dugouvernail. Les gueux avaient laissé tomber le gouvernail à l’eau,en essayant de le monter, et la barre avait dû être brisée d’uncoup de pied, pendant qu’ils couraient de l’avant à l’arrière, ens’efforçant de faire dix choses à la fois, pour s’éloigner dunavire. C’était un long manche de bois dur et pesant, et Jim avaitdû le tenir serré pendant six heures ou plus. Si vous n’appelez pascela être prêt ! Vous le représentez-vous debout et muet, lamoitié de la nuit, le visage exposé aux rafales de pluie, guettantdes formes confuses, attentif à de vagues mouvements, tendantl’oreille pour saisir des murmures rares et étouffés sortis de lachambre ? Ferme courage ou effort de la crainte ? Qu’enpensez-vous ? Mais, en tout cas, son endurance estindiscutable : six heures plus ou moins sur ladéfensive ; six heures de station vigilante, pendant que lecanot avançait doucement ou restait immobile, selon les caprices duvent ; tandis que la mer apaisée retombait à sonsommeil ; tandis que les nuages passaient au-dessus de satête ; tandis que l’immensité du ciel, d’abord noire etopaque, se rétrécissait en une voûte luisante et sombre, toutétincelante de splendeur nouvelle, puis s’éteignait vers l’orientet pâlissait au zénith ; tandis que les formes obscures quimasquaient à l’arrière les étoiles les plus basses, prenaientdessin et relief, devenaient des têtes, des épaules, des visages,des traits, se dressaient devant lui avec des yeux hagards et descheveux en désordre, avec des vêtements déchirés, avec despaupières rouges et clignotantes, sous l’aube blême. – « Onaurait dit qu’ils s’étaient roulés dans des ruisseaux pendant unesemaine d’ivresse », m’expliqua pittoresquement Jim ;puis il grommela quelques mots sur le soleil levant, dont l’aspectprésageait un beau jour ; vous connaissez cette habitude desmarins d’en revenir au temps, à propos de tout. Il me suffisait, àmoi, de ses paroles confuses pour voir le bord inférieur du disquesolaire couper la ligne d’horizon, pour évoquer le frémissement quipassait sur toute la surface de la mer, comme si l’enfantement duglobe de lumière eût fait frissonner les eaux, tandis que ladernière bouffée de brise mettait dans l’air un soupir desoulagement.

– « Ils étaient assis à l’arrière, épaule contreépaule, comme trois vilains hiboux, et ils tenaient les yeux fixéssur moi. » Jim prononça ces paroles avec un accent de hainequi mettait une vertu corrosive dans la phrase banale, comme onlaisse tomber dans un verre d’eau une goutte d’un poisonredoutable. Mais ma pensée s’attachait à ce lever de soleil ;je voyais, sous la vide transparence du ciel, ces quatre hommesemprisonnés dans le désert de la mer ; je voyais, solitaire etdédaigneux de cet atome de vie, l’astre escalader la voûte claire,comme pour contempler d’une hauteur plus grande sa propre splendeurreflétée dans une mer immobile. – « Ils me parlèrent »,reprit Jim, « comme si nous eussions été bons amis ! Jeles entendais : ils me suppliaient d’être raisonnable, et delâcher « cette sacrée barre de bois ». Pourquoim’obstinais-je dans mon attitude ? Ils ne m’avaient rien fait,n’est-ce pas ?… Aucun mal… Aucun mal ! »

« Son visage s’empourpra comme s’il n’eût pu chasser l’airde ses poumons.

– « Pas de mal ! » éclata-t-il. « Jevous demande un peu ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? Vousvoyez, n’est-ce pas ? Pas de mal ? Bon Dieu !Qu’est-ce qu’ils auraient pu faire de pis ? Ah ! oui, jesais bien… J’ai sauté… Certainement j’ai sauté ! Je vous l’aiavoué ! Mais je vous dis aussi que ces gens-là étaient tropforts. C’était leur faute, aussi nettement leur faute que s’ilsm’eussent harponné avec une gaffe pour me tirer ! Vous necomprenez pas cela ? Il faut que vous lecompreniez ! Allons, voyons… Franchement… »

« Ses yeux inquiets rivés sur les miens, questionnaient,mendiaient, défiaient, imploraient. Au péril de ma vie, je n’auraispu m’empêcher de murmurer : – « Vous avez été bienéprouvé ! » – « Plus qu’il n’estjuste ! » riposta-t-il vivement. « On n’a pasl’ombre d’une chance, avec une clique pareille. Et maintenant, nousétions amis… oh si odieusement amis ! Camarades ;copains !… Tous dans le même bateau… Il n’y avait plus qu’às’en tirer de son mieux. Ils n’avaient rien dit ; ils sesouciaient de Georges comme d’une vieille pantoufle ! Georgesétait retourné à sa cabine, au dernier moment, et s’était faitpincer. Cet homme-là était un imbécile, cela se voyait bien…Affaire regrettable, évidemment… Leurs yeux me regardaient ;leurs lèvres bougeaient ; ils hochaient la tête, à l’autrebout du bateau… tous les trois. Ils me faisaient des signes, à moi…Pourquoi pas, après tout ? Est-ce que je n’avais passauté ? Je ne disais rien. Il n’y a pas de paroles pourexprimer les choses que j’aurais voulu dire ! Si j’avaisouvert la bouche, à ce moment-là, je me serais mis à hurler commeune bête. Je me demandais quand j’allais m’éveiller. Ils mepressaient, à grands cris, de venir à l’arrière et d’écoutertranquillement ce que le capitaine avait à nous dire. Nous étionscertains d’être recueillis avant le soir ; nous nous trouvionsen plein sur la route du canal : on voyait déjà de la fumée aunord-ouest.

– « Ce fut pour moi une secousse affreuse qued’apercevoir cette tache claire, claire, cette traînée basse debrouillard brun, à travers laquelle on distinguait la limite duciel et de la mer. Je leur criai que j’entendais très bien de maplace. Le capitaine éclata en jurons lancés d’une voix rauque,comme celle d’un corbeau. Il n’allait pas brailler à tue-tête, pourma commodité !

– « Auriez-vous peur qu’on vous entende de laterre ? » demandai-je. Il me regarda comme s’il eût voulume déchirer. Le chef mécanicien lui conseilla de se plier à mafantaisie. Il affirmait que je n’avais pas encore retrouvé toute matête. L’autre se dressa sur l’arrière, comme un énorme pilier dechair, et se mit à parler,… à parler… »

« Jim restait rêveur. – « Eh bien ? »insistai-je. – « Que m’importait le récit qu’il leur plaisaitd’imaginer ? » s’écria-t-il violemment. « Ilspouvaient bien raconter ce qu’ils voulaient ; c’était leuraffaire. Je connaissais la vraie histoire, moi, et tout ce qu’ilspourraient raconter aux autres n’y changerait rien pour moi !Je les laissai pérorer, discuter… pérorer, discuter encore. Lecapitaine bavardait sans trêve. Tout à coup, je sentis mes jambess’effondrer sous moi ; j’étais brisé de fatigue, épuisé àmourir ! Je lâchai ma barre, tournai le dos aux autres, etm’assis sur le premier banc. Ils m’appelèrent pour me demander sij’avais compris ; n’était-ce pas vrai, du premier au derniermot, tout ce qu’ils racontaient ? Mon Dieu ! à leurfaçon, c’était vrai ! Je ne tournai pas la tête, mais je lesentendis palabrer. – « L’imbécile ne veut rien dire. » –« Oh ! il comprend parfaitement ! Laissez-le donctranquille ; il saura bien se débrouiller ; qu’est-cequ’il pourrait faire ? » Et que pouvais-je faire, eneffet ? N’étions-nous pas tous dans le même bateau ? Jem’efforçais de rester sourd. La fumée avait disparu vers le nord.Nous étions pris dans un calme plat. Ils durent se désaltérer aubaril d’eau, et moi je bus aussi. Après quoi ils se donnèrentbeaucoup de peine pour étendre la voile sur le plat bord. Jevoulais bien me charger de faire le guet. Ils se glissèrent sous latoile, loin de mes regards, grâce à Dieu. Je me sentais las, las, àbout de force, comme si je n’eusse pas goûté une heure de sommeildepuis le jour de ma naissance. L’éclat du soleil m’empêchait devoir la mer. De temps en temps, l’un des gredins faisait uneapparition, pour inspecter du regard le tour de l’horizon, puis seglissait à nouveau sous la toile, d’où sortaient des bouffées deronflements. Ils pouvaient dormir, là-dedans ; l’un d’euxdormait, au moins. Moi, je ne pouvais pas ! Tout n’était quelumière, que lumière, et dans cette lumière, le canot semblaittomber. De temps à autre j’étais tout surpris de me trouver sur unbanc… »

« Jim se mit à marcher à pas comptés, de long en largedevant ma chaise, une main dans la poche de son pantalon, et latête rêveusement penchée ; il levait parfois le bras droit, enun geste qui semblait destiné à repousser un invisible intrus.

– « Vous allez croire que j’étais fou », fit-il,plus posément, « et vous seriez en droit de le croire, si vousvous rappeliez que j’avais perdu ma casquette. Tout le long de sacourse, de l’est à l’ouest, le soleil tapa sur ma tête nue, mais cejour-là, rien ne pouvait me faire de mal, sans doute. Le soleil nepouvait pas me rendre fou ! » son bras droit écartaitl’idée de folie, « … et il ne pouvait pas me tuer nonplus… ! » son bras repoussait une ombre nouvelle.« … Cela, c’était mon affaire ! »

– « Ah vraiment ? » fis-je, avec uneinexprimable stupeur, devant cette volte inattendue ; je leregardais avec l’étonnement que j’aurais pu éprouver si, après unepirouette sur les talons, il m’eût présenté un visage entièrementnouveau.

– « Je n’ai pas attrapé de fièvre cérébrale ; jene suis pas tombé mort », poursuivait-il. « Je nem’inquiétais nullement du soleil sur ma tête. Je réfléchissaisaussi froidement que réfléchit jamais un homme assis à l’ombre.Cette brute graisseuse de capitaine sortit de la toile sa grosseboule tondue, et grommela, en fixant sur moi ses yeuxlouches : – « Donnerwetter[6] ! fous allez fous tuer ! » puis il rentra bien vitesa tête, comme une tortue. Je l’avais vu ; je l’avais entendu,mais le cours de mes réflexions n’en fut pas interrompu. Je medisais, à ce moment précis, que je n’allais pas mourir… »

« Il laissa tomber sur moi, en passant, un regard attentif,qui s’efforçait de lire mes pensées. – « Voulez-vous dire quevous agitiez en vous-même l’idée de vous tuer ? »demandai-je, avec l’accent le plus impénétrable que je pus trouver.Il fit un signe de tête, sans s’arrêter. – « Oui, j’en étaisarrivé là, au cours de ma veillée solitaire », avoua-t-il. Ilfit quelques pas, jusqu’à la limite imaginaire de sa ronde, etlorsqu’il revint vers moi, il avait enfoncé ses deux mains dans sespoches. Il s’arrêta net devant ma chaise, et baissa les yeux surmoi. « Est-ce que vous ne me croiriez pas ? »demanda-t-il, avec une curiosité douloureuse. Je me sentis ému, etlui affirmai solennellement que j’étais prêt à ajouter une foiimplicite à tout ce qu’il jugerait bon de me raconter. »

Chapitre 11

 

« Il m’écoutait, la tête penchée de côté, et ce fut unenouvelle éclaircie, qui laissa pénétrer mes regards dans la brumeoù il vivait et se mouvait. La bougie pétillait sous son globe deverre, et c’était la seule lumière qui l’éclairât pour moi ;derrière son dos, il y avait la nuit noire et les claires étoiles,disposées sur des plans reculés, dont le scintillement lointainattirait les regards sur les profondeurs d’une obscurité plusépaisse ; et pourtant, une mystérieuse lumière semblaitéclairer à mes yeux son jeune visage, comme si tout ce qu’il yavait en lui de jeunesse se fût, à ce moment précis, exhalé envapeurs lumineuses. – « Vous êtes vraiment bon de m’écoutercomme cela », fit-il ; « cela me fait du bien ;vous ne savez pas ce que cela représente pour moi… » ;les mots parurent lui faire défaut… Encore un aperçu,… bien net,cette fois. Ce garçon-là était bien de ceux que l’on aime avoirautour de soi, décidément ; du modèle sur lequel on aime à secroire taillé soi-même, de l’espèce dont le seul aspect réveilleces illusions, que l’on croyait éteintes, mortes, glacées, et quel’approche d’une autre flamme suffit à rallumer, avec unfrémissement lointain, lointain, d’où sort brusquement un éclat delumière,… de chaleur… ! Oui, j’eus une vision de son cœur, àce moment précis, et ce ne fut pas la dernière… – « Vous nesavez pas ce que c’est, pour un homme dans ma situation, de sesentir cru, de décharger son cœur devant un aîné. C’est sidifficile,… si affreusement inique… si dur àcomprendre ! »

« La brume s’épaississait à nouveau entre nous. J’ignore cequ’il pouvait discerner en moi de maturité ou de sagesse. Certes ilne me croyait pas de moitié aussi vieux que je me sentais, demoitié aussi inutilement sage que je l’étais. Dans nul autre métierautant que dans celui de la mer, le cœur de ceux qui se jetèrent àl’eau, – pour y sombrer ou pour surnager, – n’est attiré versl’enfant qui se trouve à son tour au bord de l’abîme, et contempleavec des yeux brillants cet étincellement de la vaste surface, quin’est qu’une réflexion du feu de ses regards. Il y a tant de vaguessplendeurs dans l’espoir qui nous poussait vers la mer, tant degloire brumeuse, une telle soif d’aventures qui trouveront enelles-mêmes leur seule récompense. Ce que nous finissons partrouver…, n’en parlons pas, mais y en a-t-il un de nous qui puissedevant une telle évocation, réprimer un sourire ? Dans nulleautre existence, l’illusion n’est plus éloignée de laréalité ; nulle autre ne comporte des débuts qui ne soientqu’illusions ; aucune ne connaît de désenchantement aussirapide ou d’aussi complet asservissement. N’avons-nous pas touscommencé avec le même désir, fini avec la même expérience, emportéle souvenir du même espoir splendide, gardé au fond de notre cœur,à travers les jours hideux d’imprécations ? Y a-t-il donc riend’étonnant à ce que, le jour où quelque rude coup vous atteint, onse sente attaché à cette vie-là par des liens très étroits, à cequ’à côté des camaraderies de métier, on éprouve la puissance d’unsentiment plus profond, le même qui attache un homme à unenfant ? Et là, devant moi, avec sa naïve certitude que l’âgeet la sagesse peuvent fournir un remède aux douleurs de la vérité,il me donnait le spectacle d’un enfant pris au piège, au plusodieux des pièges, tombé dans un de ces traquenards devant quoi lesbarbes grises hochent solennellement la tête, tout en dissimulantun sourire. Et il avait songé à la mort, le misérable ! Voilàle sujet de méditation qu’il avait trouvé, parce qu’il songeait quesi sa vie avait été sauvée, toute la magie en avait sombré dans lanuit, avec le navire. C’était, en toute conscience, assez detragédie et assez de grotesque pour appeler à haute voix lacompassion ; avais-je rien de meilleur que les autres, pourlui marchander ma pitié ? Mais au moment où je le voyaisainsi, la brume se referma, et sa voix reprit :

– « Je me sentais si désemparé, vous savez !C’est une de ces sortes d’aventures auxquelles on ne peuts’attendre. Ce n’est pas comme une bataille, parexemple… »

– « Non, en effet », approuvai-je. Il paraissaitchangé, comme s’il avait mûri tout à coup.

– « On ne pouvait pas être sûr… »murmura-t-il.

– « Ah ! Vous n’étiez pas sûr ! »ricanai-je, mais je me sentis aussitôt apaisé par le bruit d’unfaible soupir qui passa entre nous comme un vol d’oiseau dans lanuit.

– « Non », avoua-t-il ingénument. « C’est unpeu comme cette misérable histoire qu’ils avaient imaginée… Cen’était pas un mensonge, mais ce n’était pas la vérité non plus…C’était quelque chose… Un mensonge manifeste, cela se reconnaît,mais dans cette affaire-là, il n’y avait pas une épaisseur defeuille de papier entre le vrai et le faux ! »

– « Qu’est-ce qu’il vous fallait donc deplus ? » demandai-je, mais je parlais si bas qu’il ne dutpas m’entendre. Il avait présenté ses arguments comme si la vieétait un réseau de sentiers séparés par des abîmes. Et sa voixavait un accent de raison.

– « Supposez que je n’aie pas… je veux dire :supposez que je sois resté sur la passerelle… Eh bien ? Pourcombien de temps eût-ce été ? Admettons une minute… ; unedemi-minute peut-être… Voyons : il paraissait certain quej’allais être à l’eau trente secondes plus tard ; croyez-vousque je ne me serais pas cramponné au premier objet qui me fût tombésous la main, aviron, bouée de sauvetage, ou caillebotis, àn’importe quoi ?… Et vous ? »

– « Et que vous auriez été sauvé ? »commentai-je.

– « C’eût été tout mon effort », répliqua-t-il.« Et c’est plus que je n’en saurais dire du moment où… »il frissonna comme s’il avait dû avaler une drogue nauséeuse ;« … où j’ai sauté… » acheva-t-il, avec un effortconvulsif, dont la violence parut se propager dans l’air comme unevague, et vint me faire sauter légèrement sur ma chaise. Il abaissasur moi un regard scrutateur : « Vous ne me croyezpas ? » cria-t-il ; « Je jure…Malédiction !… Vous me traînez ici pour me faire parler, et…Il faut !… Vous aviez dit que vous me croiriez !… »– « Mais oui, je vous crois », protestai-je, sur un tonposé, qui eut un effet calmant. – « Pardonnez-moi »,fit-il ; « je ne vous aurais par parlé de tout cela, sivous n’eussiez été un galant homme. J’aurais dû savoir… Moi, aussi,je suis… je suis un galant homme… » – « Mais oui, biensûr ! » répliquai-je vivement. Il me regarda en face,carrément, avant de détourner lentement les yeux. –« Maintenant, vous comprenez pourquoi, somme toute, je n’aipas… je n’ai pas cédé à mon désir. Je ne voulais pas me laissergagner par l’épouvante de ce que j’avais fait. D’ailleurs, sij’étais resté sur le bateau, j’aurais lutté jusqu’au bout pour mesauver. Il y a des gens qui restent des heures en pleine mer, etqui sont recueillis sans s’en porter beaucoup plus mal. Moi,j’aurais pu tenir plus longtemps que bien d’autres. Je n’ai pas lecœur malade, moi ! » Il tira son poing droit desa poche, et le coup dont il se frappa la poitrine résonna dans lanuit comme une détonation sourde.

– « Non », approuvai-je. Il méditait, les jambeslégèrement écartées et le menton baissé. – « Un cheveu… »murmura-t-il, « pas même un cheveu entre ces deuxdécisions-là… Et sur le moment… »

– « Il n’est pas facile de distinguer un cheveu dansla nuit », raillai-je, avec une certaine méchanceté, je lecrains. Comprenez-vous ce que j’entends par la solidarité dumétier ? Je lui en voulais comme s’il m’eût frustré moi,moi d’une occasion admirable qui aurait servi mesillusions sur mes propres débuts de vie, et comme s’il eûtdépouillé cette vie qui nous était commune de son dernier reflet debeauté. « Alors », repris-je, « vous avez filé… sanshésitation ! »

– « J’ai sauté », corrigea-t-il nettement.« Sauté, comprenez-vous ? » insista-t-il, en melaissant étonné de son intention manifeste mais obscure.« Oui ! Peut-être ne pouvais-je pas bien voir, à cemoment-là. Mais dans la barque, j’ai eu tout le temps et tout lejour nécessaires… Et je pouvais réfléchir aussi… Personne ne devaitrien savoir, naturellement, mais cette certitude ne me rendait pasles choses plus faciles… Cela aussi, il faut bien que vous lecroyiez. Ce n’est pas moi qui ai cherché cette conversation… Non.Si… Non, je ne veux pas mentir ; j’en avais besoin ;c’est ce dont j’avais besoin par-dessus tout !… Croyez-vousque vous ou un autre m’eussiez fait parler, si je… Oh, je n’ai paspeur de parler !… Et je n’avais pas peur de penser non plus.Je regardais la situation en face. Je n’allais pas me dérober. Aupremier moment, cette nuit-là, n’eussent été ces gredins, j’auraispu… Mais non, par le Ciel !… Je ne voulais pas leur donnercette satisfaction. Ils en avaient assez fait. Ils avaient fabriquéune histoire… et ils y croyaient peut-être, pour ce que j’en sais.Mais moi, je connaissais la vérité, et j’entendais en porter lepoids seul,… tout seul avec moi-même. Je ne voulais pas lâcher pieddevant une chose aussi odieusement injuste. Qu’est-ce que celaprouvait, après tout ? J’étais parfaitement effondré, écœuréde la vie, à la vérité,… mais qu’est-ce que j’aurais gagné à… àfuir de cette façon-là ? Ce n’était pas la bonne solution. Jecrois que… que cela n’eût rien terminé. »

« Il marchait de long en large, mais sur ces derniers mots,il se retourna tout net vers moi.

– « Quelle est votre idée, à vous ? » medemanda-t-il, avec violence. Un silence tomba, et je me sentis toutà coup accablé par une lassitude profonde et insurmontable, commesi sa voix m’eût arraché à un rêve, arrêté brusquement dans unecourse errante à travers les espaces vides dont l’immensité eûtharassé mon âme et épuisé mon corps.

– « … Rien terminé… » répétait-il avecentêtement, après un instant d’hésitation. « Non, ce qu’ilfallait, c’était affronter les conséquences de mon acte… tout seul,avec moi-même… ; c’était attendre une occasion nouvelle, ettrouver… »

Chapitre 12

 

– « Tout n’était que silence aux alentours, aussi loinque l’oreille pût entendre. La brume des sentiments de Jim quiglissait entre nous paraissait agitée par ses débats intimes, etdans les éclaircies de ce voile immatériel, mon regard attentif ledécouvrait aussi net de contour et aussi évocateur d’aspirationsconfuses qu’un personnage symbolique de tableau. L’air frais de lanuit semblait faire peser sur nos membres tout le poids d’une dallede marbre.

– « Je vois », murmurai-je, plutôt pour meprouver à moi-même que je pouvais m’arracher à ma torpeur que pourtoute autre raison.

– « L’Avondale nous recueillit juste avant lecoucher du soleil », reprit-il, péniblement ; « ilvenait droit sur nous ; nous n’avons eu qu’à l’attendre sansbouger. »

« Puis après un long silence : « Ils ont racontéleur histoire », fit-il ; et le silence étouffant retombaà nouveau. « C’est alors seulement », conclut-il enfin,« que je compris clairement ce que je voulaisfaire. »

– « Vous n’avez rien dit ? »murmurai-je.

– « Qu’aurais-je pu dire ? » medemanda-t-il, à voix basse aussi… « Un léger choc… On avaitstoppé pour reconnaître les avaries… On avait pris toutes lesmesures pour mettre les embarcations à l’eau sans susciter depanique… À peine le premier canot à flot, un coup de mer avaitachevé le navire qui avait coulé comme un lingot de plomb… Quepouvait-on souhaiter de plus net ? » il baissa la tête,« … et de plus affreux ? » Ses lèvres tremblaient,tandis qu’il me regardait droit dans les yeux. « J’avaissauté, n’est-ce pas… » reprit-il avec une stupeur douloureuse,« … et c’est cette pensée-là avec laquelle il me fallaitvivre ! Que m’importait leur histoire ?… » Iljoignit un instant les mains, et jeta les yeux dans l’ombre, àdroite et à gauche. « On aurait dit que nous détroussions lesmorts ! » balbutia-t-il.

– « Et il n’y a pas eu de morts ? »intervins-je.

« Il s’écarta brusquement de moi, sur ces mots. C’est laseule expression qui convienne à son mouvement. Je vis tout à coupson dos contre la balustrade. Il y resta quelques instants, commes’il eût admiré la pureté et la paix de la nuit. Un massif defleurs répandait dans l’air humide du jardin son parfum puissant.Jim revint vers moi à pas pressés.

– « Quelle importance cela avait-il ? »fit-il, avec un bel entêtement.

– « D’accord », admis-je. Je commençais à trouverqu’il me dépassait. Mais après tout, étais-je bien sûr decomprendre ?

– « Morts ou non, je ne pouvais me laver de cettesouillure », expliqua-t-il ; « et il fallait bienque je vive, n’est-ce pas ? »

– « Évidemment… si vous l’entendez ainsi… »grommelai-je.

– « Oh, j’ai été heureux, bien sûr ! »admit-il, d’un ton négligent, et l’esprit occupé ailleurs.« Le scandale », ajouta-t-il lentement, en relevant latête. « Savez-vous quel fut mon premier sentiment en apprenantla chose ? Ce fut un soulagement,… le soulagement de savoirque ces cris… Vous ai-je dit que j’ai entendu des cris ?Non ? Eh bien, je les ai entendus… Des cris d’appel, chasséspar le vent avec l’averse. Imagination, sans doute… Et pourtant jene puis guère… C’est stupide ; les autres n’ont rienentendu ; je le leur ai demandé plus tard. Ils ont tous ditnon. Non ? Et pourtant, je les entendais encore, moi !J’aurais dû savoir,… mais je ne réfléchissais pas ; j’écoutaisseulement. Des cris très faibles, jour après jour… Puis ce petitmétis est venu me parler. – « Le Patna… ; unecanonnière française… ; remorqué jusqu’à Aden… ;enquête… ; Bureau de la Marine… ; Foyer des Marins… Toutétait prêt pour notre table et notre gîte… » Je partis aveclui en jouissant du silence. Alors, il n’y avait pas eu decris ? Pure imagination ? Il fallait bien le croire. Jen’entendais plus rien. Je me demande combien de temps j’auraissupporté… Cela devenait de pis en pis… je veux dire de plus en plusfort. »

« Il retomba dans sa rêverie.

– « Et je n’avais rien entendu ! Soit ! Maisles feux, les feux ! Ils avaient bien disparu ! Nous neles avons plus revus ; ils n’étaient plus là ! S’ils yavaient été encore, je me serais jeté à la nage, je serais retournéau navire, j’aurais appelé, supplié que l’on me laissât remonter àbord… J’aurais eu une chance, au moins… Vous doutez de moi ?…Comment savez-vous ce que j’éprouvais ? Quel droit avez-vousde douter ? J’ai failli le faire… même sans rien voir,comprenez-vous ? » Sa voix faiblit. « Il n’y avaitpas une lueur, pas la plus petite lueur », affirma-t-il,douloureusement. « Ne comprenez-vous pas que s’il y en avaiteu une seule, vous ne m’auriez jamais vu ici ?… Vous me voyez,et vous doutez ! »

« Je fis un signe de dénégation. Cette question de ladisparition des feux, pour un canot éloigné d’un quart de mille àpeine, avait soulevé de nombreuses discussions. Jim affirmaitcatégoriquement n’avoir plus rien vu, une fois passée la premièreaverse, et ses compagnons avaient fait la même déclaration auxofficiers de l’Avondale. Naturellement, l’assistancehochait la tête avec des sourires. Un vieux capitaine assis près demoi au tribunal me chatouilla l’oreille de sa barbe blanche en mesoufflant : – « Évidemment, il fallait qu’ilsmentissent ! » Mais en fait, personne ne mentait, pasmême le chef mécanicien, avec son histoire de feu de mât s’abîmantcomme une allumette que l’on jette. Au moins n’était-ce pas, de sapart, mensonge conscient. Un homme agrémenté d’un foie comme lesien pouvait bien avoir vu une étincelle voler dans le coin de sonœil, au moment où il jetait un regard furtif par-dessus son épaule.Bien qu’à portée du navire, ils n’avaient plus aperçu la moindrelumière, et ils avaient tiré de ce fait la seule explicationplausible, c’est-à-dire que le bateau avait sombré. Consolantecertitude. La rapidité du désastre qu’ils avaient prévu justifiaitleur précipitation. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils n’eussent passongé à chercher d’autres explications. Et pourtant la véritableexplication était bien simple ; à peine Brierly l’eut-ilsuggérée, que le tribunal cessa de s’occuper de la question. Lenavire était arrêté, si vous vous en souvenez, et gardait ladirection de sa route nocturne ; la réplétion du compartimentantérieur de la cale l’avait fait pencher, avec son arrière trèshaut, et son avant plongé profondément dans l’eau. Ainsi désemparé,il fit tête au vent, dès que la rafale l’atteignit par la hanche,avec autant de netteté que s’il eût été à l’ancre et ce changementde position fit en un instant, disparaître tous ses feux à la vuedu canot poussé par la bourrasque. Les feux, si les fuyards leseussent aperçus, auraient peut-être agi sur eux comme une muetteprière ; leur éclat, noyé dans l’ombre du nuage, aurait puavoir cette puissance mystérieuse du regard humain qui saitéveiller les sentiments de remords et de pitié. Ils auraientdit : « Nous sommes ici… encore ici ! » et quepeut dire de plus le regard du plus abandonné des hommes ?Mais le navire leur avait tourné le dos, comme pour signifier sondédain de leur sort ; lourdement, il avait fait volte-face, etregardé courageusement le nouveau péril de la mer auquel il avaitsi étrangement survécu, pour terminer ses jours dans un chantier dedémolition, comme s’il eût été à l’avance, voué à une mort obscure.Quant aux pèlerins, je ne saurais dire quelles fins diverses leuravaient été assignées, mais le lendemain matin, un immédiat avenirplaça sur leur route une canonnière française qui rentrait de laRéunion. Le rapport de son capitaine était tombé dans le domainepublic. Il s’était légèrement écarté de sa direction, pour voir cequi pouvait être arrivé à ce vapeur qui plongeait dangereusement del’avant sur une mer calme et brumeuse. Un pavillon en berneflottait à la corne d’artimon (le serang avait eul’intelligence de hisser, à l’aube, ce signal de détresse), mais, àl’avant, les coqs préparaient le déjeuner comme à l’habitude. Lesponts étaient encombrés comme des parcs à moutons ; il y avaitdes gens perchés tout le long des lisses et entassés en massescompactes sur la passerelle ; des centaines d’yeuxregardaient, mais il ne s’éleva pas un bruit quand la canonnière serangea par le travers, comme si cette multitude de lèvres eût étéscellée par un enchantement.

« Le capitaine de la canonnière héla le navire sans enobtenir de réponse intelligible ; après s’être assuré avec sajumelle que cette foule de passagers ne paraissait pas décimée parune infection pestilentielle, il se décida à détacher une de sesembarcations. Deux officiers montèrent à bord du Patna,parlementèrent avec le serang, et s’efforcèrent des’entendre avec l’Arabe, sans pouvoir démêler quoi que ce fût dansleur récit ; en tout cas, l’urgence des secours apparaissaitavec évidence. Ils furent très frappés par la découverte du corpsd’un blanc mollement étendu sur la passerelle et « fortintrigués par ce cadavre », comme me l’expliquait, bien desannées plus tard, un vieux lieutenant français, que le hasard d’unaprès-midi m’avait fait rencontrer dans une espèce de café deSydney, et qui se rappelait parfaitement l’histoire. D’ailleurs,soit dit en passant, cette affaire-là paraissait douée d’uneextraordinaire puissance pour braver fuite du temps et défauts demémoire ; elle semblait garder une sorte de vitalité sinistredans l’esprit des hommes, et rester sur le bout de leurs langues.J’ai eu le douteux plaisir de la rencontrer bien souvent, desannées plus tard, à des milliers de lieues, de la voir surgir de laconversation la plus banale et ramenée à la surface par les pluslointaines allusions. N’est-ce pas encore le fait, ce soir, entrenous ? Et je suis pourtant le seul marin ici, le seul chez quielle éveille des souvenirs. Deux hommes inconnus l’un de l’autre,mais au courant tous deux de cette affaire-là, ne pouvaient serencontrer sur un coin du monde, sans qu’avant leur séparation,l’histoire ne surgît entre eux avec la fatalité du destin. Jen’avais jamais vu ce Français, et une heure plus tard, nous nousquittions pour la vie ; il ne paraissait pas bienbavard ; c’était un gros homme paisible, à l’uniforme râpé,qui se tenait, d’un air somnolent, devant un verre à demi pleind’un liquide noirâtre. Il portait des épaulettes un peuternies ; ses joues rasées étaient larges et blêmes ; onaurait dit un de ces hommes qui aiment à priser, vous savez. Jen’affirme pas qu’il prisât, mais le geste lui aurait convenu. Ilcommença par me tendre, par-dessus la table de marbre, un numérodes Nouvelles du Pays dont je n’avais nulle envie. Jedis : « Merci ! » nous échangeâmes quelquesréflexions apparemment innocentes, et tout à coup, sans que jepuisse me rappeler comment la chose se fit, nous nagions en pleindans l’histoire, et il me disait combien ils avaient été« intrigués par ce cadavre ». Il était, paraît-il, un desofficiers désignés pour monter à bord du Patna.

« Dans l’établissement où nous nous trouvions, on servaittoutes sortes de boissons exotiques, à l’usage des officiers marinsde passage ; mon compagnon prenait, de temps en temps, unegorgée de la drogue noirâtre, à aspect pharmaceutique, qui n’étaitsans doute pas plus redoutable qu’un modeste cassis à l’eau ;il gardait un œil sur son verre et hochait doucement la tête. –« Impossible de comprendre, vous concevez »,m’expliquait-il, avec un singulier mélange de détachement et deréflexion. Et je n’avais pas de peine à me représenter, en effet,cette impossibilité de comprendre. Aucun des marins de lacanonnière ne possédait assez d’anglais pour débrouiller l’histoirebredouillée par le serang. On menait grand tapage aussi,autour des deux officiers. – « Ils se pressaient contrenous ; il y avait un cercle autour de ce mort »,poursuivait-il. « Il fallait voir au plus pressé ; cesgens-là commençaient à s’agiter. Parbleu ! une foule pareille,voyez-vous ! » murmurait-il, avec une indulgencephilosophique. Pour ce qui est de la cloison, il avait averti sonchef que le plus sûr était de la laisser tranquille, tant elleavait vilaine mine. On installa en toute hâte deux haussières, etl’on prit le Patna en remorque, en le tirant parl’arrière, ce qui n’était pas absurde, en l’occurrence, puisque legouvernail sortait trop de l’eau pour pouvoir servir à grand-chose,et que cette manœuvre soulageait la cloison, dont l’état,m’expliquait l’officier avec une volubilité placide,« exigeait les plus grands ménagements. » Je ne pusm’empêcher de penser que mon interlocuteur avait dû formuler sonavis sur toutes ces dispositions ; on le sentait bon officier,malgré une activité ralentie, et il faisait bien figure de marinbien que, avec ses gros doigts noués sur le ventre, il rappelât unde ces paisibles prêtres de campagne au nez barbouillé de tabac,dont les oreilles ont accueilli l’aveu des péchés, des souffrances,des remords de générations de paysans, et dont le visage porte uneexpression simple et calme, comme un voile jeté sur le mystère desdétresses et des douleurs. Il aurait dû porter une soutane noirerâpée, soigneusement boutonnée jusqu’à son ample menton, plutôt quela tunique à épaulettes et à boutons de cuivre. Sa large poitrinese soulevait régulièrement, tandis qu’il poursuivait son récit. Ilme disait que cette affaire avait été une aventure du diable, –« comme vous pouvez vous le figurer, sans doute, en votrequalité de marin ». Il se pencha vers moi à la fin de saphrase et plissa ses lèvres rasées, pour en laisser sortir l’airavec un petit sifflement. « Heureusement »,expliqua-t-il, « la mer était plate comme cette table, et iln’y avait pas plus de vent qu’ici. » La pièce me semblait, eneffet, intolérablement chaude et étouffante ; le visage mebrûlait comme si j’eusse été assez jeune pour me trouver embarrasséet rougissant. Naturellement la canonnière avait mis le cap sur leport anglais le plus proche, où, Dieu merci, leur responsabilitéavait cessé… Il gonflait légèrement ses joues plates… « Parceque, notez-le bien, pendant tout le temps de la remorque, nousavions laissé deux quartiers-maîtres près des haussières, haches enmain, pour trancher le câble au cas où… « Le mouvement deslourdes paupières qu’il abaissait me fit parfaitement comprendre lesens de ses paroles… « Que voulez-vous ? On fait ce qu’onpeut ! » et, pendant un instant, il sut donner à sonimmobilité pesante un air de résignation. « Deuxquartiers-maîtres… trente heures… toujours sur le qui-vive !Deux ! » répéta-t-il, en levant doucement sa main droiteet en soulevant deux doigts. C’est le premier geste que je luieusse vu faire, le premier. Ce fut pour moi l’occasion de noter surle dos de sa main une cicatrice étoilée, reliquat manifeste d’uncoup de feu ; et comme si ma vue eût été aiguisée par cettedécouverte, j’aperçus aussi sur le côté de sa tête, la trace d’unevieille blessure, qui commençait un peu au-dessous de la tempe,pour se perdre dans les cheveux courts et grisonnants, et quidevait être due à une éraflure de sabre ou à un coup de lance. Iljoignit à nouveau les mains sur son ventre. « J’étais resté àbord de ce… de ce… ma mémoire s’en va… Ah !Patina ; c’est bien ça… Patt-na.Merci ! C’est drôle comme on oublie ! Je suis resté surce bateau-là pendant trente heures… ! »

– « Pas possible ! » m’écriai-je. Les yeuxtoujours baissés sur ses mains il plissa doucement ses lèvres, maissans siffloter, cette fois. – « On avait jugéconvenable », expliqua-t-il en levant tranquillement lessourcils, « de faire rester un des officiers pour ouvrirl’œil… » ; il eut un lent soupir… « et pourcommuniquer par signaux avec la canonnière, comprenez-vous ?D’ailleurs c’était mon opinion. Nous avions préparé toutes nosembarcations, et moi aussi, sur ce navire, j’avais pris toutes lesmesures utiles… Enfin ! On a fait son possible. C’était unesituation délicate. Trente heures ! On me prépara mon repas.Mais pour ce qui est du vin, va te faire fiche ; pas unegoutte ! » De façon singulière, sans rien changer àl’inertie ou à la placidité de son visage, il sut faire passer surses traits les marques d’un profond dégoût. « Moi, vous savez,quand il s’agit de manger sans mon verre de vin, il n’y a rien defait ! »

« Je craignais de le voir s’étendre sur ce douloureuxgrief, car il savait, sans un mouvement des membres ou un pli duvisage, exprimer l’irritation que lui causait ce souvenir. Mais ilparut l’oublier tout à coup. La canonnière avait remis le navireaux « autorités du port », comme il disait, et il avaitété frappé du calme avec lequel on avait accepté cet étrange dépôt.– « C’était à croire qu’on leur apportait tous les jours unedrôle de trouvaille comme celle-là. Vous êtes extraordinaires, vousautres ! » concluait-il, sans paraître lui-même, avec sondos appuyé au mur, plus fait pour exprimer l’émotion qu’un sac defarine. Il y avait dans le port, à ce moment-là, un cuirassé et unvapeur de la flotte de l’Inde, et mon compagnon ne cachait pas sonadmiration pour la façon expéditive dont les équipages de ces deuxnavires avaient débarrassé le Patna de ses passagers.D’ailleurs, son attitude somnolente ne dissimulait rien de sessentiments ; elle avait cette faculté singulière et presquemiraculeuse, qui est le dernier mot du grand art, d’obtenir deseffets par des moyens impossibles à déceler. « Vingt-cinqminutes, montre en main,… vingt-cinq minutes, pasdavantage ! »… Il dénoua, puis renoua sesdoigts, sans ôter les mains de son ventre, en un geste infinimentplus expressif que s’il eût, d’émerveillement, levé les bras auciel. « Tout ce monde à terre… avec deux petites barques… Pluspersonne à bord, qu’un piquet de la flotte, et cet intéressantcadavre… Vingt-cinq minutes ! » Avec ses paupièresbaissées et sa tête légèrement inclinée de côté, il semblait rouleren connaisseur un beau morceau de travail sur sa langue. Il vouspersuadait, sans plus de démonstrations, que son approbation avaitune appréciable valeur. Il retomba dans son immobilité à peinerompue et me conta qu’ayant des ordres pour rallier Toulon au plusvite, la canonnière était repartie deux heures plus tard « desorte qu’il y a bien des choses, dans cet épisode de ma vie, quisont restées obscures pour moi. »

Chapitre 13

 

– « Sur quoi, sans le moindre changement d’attitude,il s’abandonna passivement, pour ainsi dire, au silence. Je restaisassis près de lui, quand tout à coup mais sans brusquerie, comme sil’heure eût été venue, pour sa voix calme et un peu sourde desortir de son inertie, il soupira : – « Mon Dieu !Comme le temps passe ! » Rien ne pouvait être plus banalque cette remarque, mais elle coïncidait pour moi avec une visionsoudaine. C’est extraordinaire, comme nous marchons dans la vieavec des yeux à demi clos, des oreilles bouchées et des penséesassoupies. Cela vaut mieux, peut-être, et c’est sans doute cetengourdissement qui rend à une incalculable proportion d’êtresl’existence si tolérable et si douce. Rares pourtant doivent êtreceux qui n’ont jamais connu un de ces brefs moments de réveil où,en un clin d’œil, nous voyons, nous entendons, nous comprenons unmonde de choses, où nous sentons tout, avant de retomber à notreaimable somnolence. Je levai les yeux, en entendant la voix dulieutenant, et je le vis alors comme si je ne l’eusse pas encorevu. Je détaillai le menton baissé sur la poitrine, les plis raidesde la vareuse, les mains jointes, et cette pose passive qui luidonnait, de si singulière façon, l’aspect d’un être simplementabandonné là. Le temps avait passé, en effet ; il l’avaitrejoint et l’avait devancé. Il l’avait pour toujours laissé enarrière avec quelques pauvres attributs : des cheveuxgrisonnants, une lassitude pesante sur le visage tanné, deuxcicatrices, une paire d’épaulettes ternies ; le temps avaitfait de lui un de ces hommes calmes et solides avec quoi l’onconstruit les grandes renommées, un de ces êtres innombrables quel’on enterre, sans tambours ni trompettes, sous les fondations desarcs de triomphe. – « Je suis maintenant troisième lieutenantde la Victorieuse (c’était le vaisseau-amiral de l’escadredu Pacifique à l’époque), fit-il, en écartant ses épaules de deuxpouces du mur, pour se présenter. Je m’inclinai légèrement sur monbord de table, et lui dis que je commandais un bateau de commercemouillé dans la baie des Coupeurs de Joncs. Il avait remarqué monbateau, un joli petit bâtiment. Sans se départir de sonimpassibilité, il fit montre, à ce propos, d’une parfaitecourtoisie. Je crois qu’il alla même jusqu’à pencher la tête, enmanière de compliment, tout en répétant, avec de largesinspirations : « Ah ! oui ; joli petit bâtimentnoir : très joli, très coquet ! » Après un instant,il tourna lentement les épaules pour regarder la porte vitréepercée à notre droite. « Triste ville », observa-t-il, enjetant les yeux dans la rue. C’était pourtant un jourradieux : un coup de vent du sud s’était levé, et nous voyionsles passants, hommes et femmes, bousculés sur les trottoirs, tandisque de hauts tourbillons de poussière estompaient à demi de l’autrecôté de l’avenue, les façades ensoleillées des maisons. « Jesuis descendu à terre », reprit-il, « pour me dégourdirun peu les jambes, mais… » Il n’acheva pas sa phrase, etsombra dans les profondeurs de sa méditation. « Dites-moidonc, je vous prie », commença-t-il, en se reprenantpéniblement, « ce qu’il y avait au juste au fond de cetteaffaire-là ? C’était bien curieux… Ce mort, par exemple, ettout cela… »

– « Il y avait aussi des vivants », hasardai-je,« ce qui était bien plus curieux encore… »

– « Sans doute ; sans doute »,acquiesça-t-il, d’un ton à peine perceptible, puis il murmura,comme s’il eût longuement réfléchi :« Évidemment ! » Je ne fis aucune difficulté pourlui raconter ce qui m’avait le plus intéressé dans l’affaire. Il mesemblait qu’il avait le droit de connaître des détails ;n’avait-il pas passé trente heures à bord du Patna !n’y avait-il pas, pour ainsi dire, pris une succession ?n’avait-il pas fait « son possible » ? Ilm’écoutait, plus sacerdotal que jamais, avec une mine deconcentration dévote, due sans doute à ses yeux baissés. Une oudeux fois, il haussa les sourcils, mais sans lever pour cela lespaupières, comme s’il eût voulu dire : – « Ledémon. » Une fois, il fit, d’un ton calme, et à mi-voix :« Ah bah ! » puis, lorsque j’eus achevé mon récit,il plissa délibérément les lèvres, et laissa échapper une sorte desifflotement attristé.

« Chez tout autre, on aurait pu prendre cette moue pour unemarque d’ennui, un signe d’indifférence, mais cet homme-là avaitune façon mystérieuse de donner à son immobilité un aspect desympathie profonde et de la faire sentir aussi pleine de penséesolide qu’un œuf peut l’être de substance nutritive. Il finit parapprouver d’un : – « Très intéressant ! »prononcé d’un accent courtois, à voix basse. Sans me laisser letemps de revenir de mon désappointement, il ajoutait, comme s’il sefût parlé à lui-même : « C’est cela, oui, c’est biencela ! » Son menton parut s’enfoncer plus avant dans sapoitrine et son corps peser plus lourdement sur son siège. J’allaislui demander ce qu’il voulait dire, lorsqu’une sorte de tremblementprémonitoire passa sur toute sa personne, comme passe unfrémissement à la surface d’une mare stagnante, avant même que l’onne sente le vent. – « Et alors ce pauvre jeune homme s’estenfui avec les autres ? » me demanda-t-il, avec une gravetranquillité.

« Je ne sais ce qui me fit sourire ; c’est bien leseul sourire spontané que l’histoire de Jim ait jamais, à monsouvenir, provoqué chez moi. Mais cette conclusion de l’affaireprenait, ainsi énoncée, une allure amusante. « … S’est enfuiavec les autres… » avait-il dit, et tout à coup, je me sentispénétré d’admiration pour la subtilité de cet homme. Il avait, dupremier coup, démêlé le cas ; il avait mis le doigt sur leseul point qui m’intéressât. Il me semblait que je venais luidemander un avis professionnel. Sa placidité mûrie et imperturbableétait celle de l’expert en possession des faits, pour qui nosperplexités ne sont plus que jeux d’enfants. – « Ah ! lajeunesse, la jeunesse ! » fit-il avec indulgence.« Mais, après tout, on n’en meurt pas ! » –« On ne meurt pas de quoi ? » demandai-je vivement.– « D’avoir eu peur ! » Il but une gorgée, enprononçant ces paroles.

« Je m’aperçus que les trois derniers doigts de sa mainblessée étaient raides et ne pouvaient se mouvoir indépendammentles uns des autres, ce qui lui occasionnait une certaine maladressede gestes, pour saisir son verre. – « La frousse, la frousse,tenez… elle est toujours là ! » Il se touchait lapoitrine, près de l’un de ses boutons de cuivre, à l’endroit mêmeoù Jim avait frappé la sienne, en protestant de la validité de soncœur. Je dus faire un signe de dénégation, car il insista :« Si, si… On parle, on parle… C’est très joli, mais, au boutdu compte on n’est pas plus malin que le voisin, ni plus brave…Brave ! C’est toujours à voir !… J’ai roulé mabosse… » poursuivit-il, en proférant l’expression trivialeavec un sérieux imperturbable, « j’ai roulé ma bosse danstoutes les parties du monde… J’en ai connu des braves, et defameux, allez !… Brave !… Vous comprenez, au service, ilfaut bien l’être ;… c’est le métier qui veut ça, n’est-cepas ? » me fit-il remarquer avec calme. « Ehbien ! tous ces braves – et je parle de tous ceux qui sontsincères, bien entendu, – avoueraient qu’il y a un moment, un pointpour les meilleurs d’entre nous, un point quelque part où on lâchetout ! Et c’est avec cette certitude-là qu’on est obligé devivre, voyez-vous ? En face de certaines combinaisons decirconstances, le trac est forcé de venir, un trac épouvantable… Etpour ceux mêmes qui n’admettent pas cette vérité-là, il y a unecrainte encore, la crainte d’eux-mêmes. Parfaitement !…Croyez-moi… Oui… Oui… À mon âge, on sait ce dont on parle, quediable ! » Il avait dit tout cela sans plus d’émotion ques’il eût été l’interprète d’une sagesse théorique, mais, à cemoment précis, il ajouta encore un poids à l’effet de sondétachement en se mettant à tourner lentement ses pouces.« C’est évident, parbleu ! » continua-t-il,« on a beau se monter le coup autant qu’on veut, un simple malde tête ou un dérangement d’estomac suffit à… Tenez, moi, parexemple, j’ai fait mes preuves. Eh bien, moi qui vous parle, unjour… »

« Il vida son verre et se remit à tourner ses pouces. –« Non, non ! On n’en meurt pas ! »affirma-t-il, résolument, et je ressentis une déception extrême envoyant qu’il n’allait pas me conter l’épisode personnel quej’attendais, d’autant que c’était une de ces histoires que l’on nepouvait guère le presser de raconter, vous comprenez ? Nousrestions tous deux silencieux ; on aurait dit que rien ne luiplaisait davantage. Ses pouces même restaient immobiles,maintenant. Tout à coup, ses lèvres se mirent à bouger :« C’est bien cela », reprit-il avec placidité,« l’homme est né poltron. C’est une difficulté, parbleu !Ce serait trop facile, autrement. Mais l’habitude,… l’habitude, lanécessité, voyez-vous, les regards des autres, voilà… On s’yfait ! Et puis, l’exemple de ceux qui ne valent pas mieux quenous et qui font pourtant bonne contenance. »

« Sa voix se tut.

– « Ce jeune homme, remarquez-le », plaidai-je,« n’a eu aucun de ces stimulants, au moins au momentprécis ! »

« Il leva les sourcils avec indulgence. – « Je ne dispas, je ne dis pas ;… le jeune homme en question pouvait avoirles meilleures dispositions ;… les meilleuresdispositions », répéta-t-il, en soufflant un peu.

– « Je suis heureux de vous trouver aussiindulgent », fis-je. « Il était lui-même très porté àl’espoir, pour cette triste affaire, et… »

« Je fus interrompu par un raclement de pieds sous latable. Le lieutenant soulevait ses lourdes paupières ; je disbien : « soulevait », aucune autre expression netraduirait la ferme décision de ce mouvement de physionomie qui mele révéla enfin tout entier. Je voyais devant moi, autour del’ombre profonde des prunelles, deux cercles gris, étroits commedeux minces anneaux d’acier. Le regard perçant sorti de ce corpsmassif donnait une impression de véritable puissance, comme untranchant de rasoir sur la lame d’une hache de combat. –« Pardon », fit-il avec netteté, en levant la main droiteet en se penchant en avant. « Permettez… Je soutenais que l’onpeut rester convaincu que le courage ne vient pas tout seul. Il n’ya pourtant pas là de quoi se démonter. Une vérité de plus n’est pasfaite pour rendre la vie impossible… Mais l’honneur…, l’honneur,Monsieur !… L’honneur, c’est une réalité, à coup sûr… Et ceque peut valoir la vie, quand… » Il sauta sur ses pieds avecune lourde impétuosité, comme un bœuf effaré se dresse dans unherbage ; « … quand l’honneur est parti… ah ! ça,par exemple… je ne puis pas vous donner mon opinion !… Je nepuis pas vous la donner, Monsieur, parce que je n’en saisrien ! »

« Je m’étais levé aussi, et nous nous efforcions de mettreune politesse infinie dans nos attitudes, en nous regardant enface, comme deux magots de porcelaine sur une cheminée. Mauditindividu ! Il avait crevé la bulle ! La misérablefutilité qui guette toutes les paroles des hommes était tombée dansnotre conversation et la réduisait à l’état de bruits creux. –« Très bien », acquiesçai-je, avec un sourire déconfit,« mais ne peut-on se résigner à laisser les chosescachées ? » Le lieutenant parut prêt à une vive riposte,mais quand il ouvrit la bouche, il avait changé d’idée. –« C’est trop de subtilité pour moi », dit-il ;« de pareilles questions me dépassent, et je n’y pense pas,Monsieur. » Il s’inclina lourdement au-dessus de la casquettequ’il tenait devant lui par la visière, entre le pouce et l’indexde sa main blessée, et j’en fis autant de mon côté. Nous noussaluâmes en même temps, frottant cérémonieusement nos pieds l’undevant l’autre, sous l’œil critique d’une espèce de garçon crasseuxqui nous regardait comme s’il eût payé pour voir le spectacle. –« Serviteur ! » fit le Français avec un nouveaufrottement. « Monsieur ! » –« Monsieur ! » La porte vitrée battit derrière sonlarge dos. Je vis la bourrasque fondre sur lui et le pousser devantelle, la main sur la tête, les épaules raidies et les basques de satunique collées aux jambes.

« Je restais à ma place, seul à nouveau et découragé,découragé sur le cas de Jim. Ne vous étonnez pas que l’affaire eûtgardé pour moi son actualité au bout de trois ans ; je venaistout récemment d’en revoir le triste héros. J’arrivais droit deSamarang, où j’avais chargé une cargaison pour Sydney, besognetotalement dénuée d’intérêt, ce que Charley appellerait une de mestransactions raisonnables, – et à Samarang, j’avais un peu vu Jim.Il était à ce moment-là, sur ma recommandation, employé chez deJongh comme commis maritime. – « Mon représentant surl’eau ! » disait de Jongh. Vous ne sauriez vous figurerexistence plus dépourvue de consolation, plus impossible à parerd’un semblant de splendeur que celle-là, si ce n’est celle decourtier d’assurances. Le petit Bob Stanton, – Charley l’a bienconnu, – en avait fait l’expérience. Celui qui s’est noyé plustard, en voulant sauver une femme de chambre, lors du sinistre duSéphora. Une collision, par matinée de brume, au large dela côte d’Espagne, vous devez vous en souvenir ? Tous lespassagers, dans les embarcations, étaient déjà loin du navire,lorsque Bob revint au Séphora et grimpa sur le pont pourrechercher cette jeune personne. Je ne sais comment on avait pu lalaisser en arrière, mais en tout cas, elle était complètementaffolée, refusait de quitter le navire, et se cramponnait de toutesses forces au bastingage. Des canots, on voyait nettementl’empoignade, mais le pauvre Bob était le plus petit des seconds dela marine marchande, et la femme, avec ses cinq pieds dix poucesétait forte comme un cheval, à ce que l’on m’a dit. Ils tiraientdonc à hue et à dia ; la malheureuse hurlait sans arrêt et Boblâchait de temps à autre un cri d’alarme, pour avertir son canot dese tenir bien à l’écart. Un des hommes m’a dit, en dissimulant lesourire qu’un tel souvenir amenait sur ses lèvres : –« Pour nous tous, Monsieur, c’était comme un mauvais garnementqui se serait battu avec sa mère ! » et le vieux bonhommepoursuivait : « Nous avons vu enfin que M. Stantonrenonçait à lutter ; il restait près de la jeune femme, lesyeux fixés sur elle, comme aux aguets. Nous avons pensé plus tardqu’il comptait sur l’arrivée du flot pour faire lâcher prise à lamalheureuse, et espérait ainsi la sauver malgré elle. Nous n’osionspas approcher, et brusquement, le navire s’engloutit, d’un seulcoup, après une embardée à tribord… plop !… L’aspiration futterrible. Nous ne vîmes jamais rien remonter, vivant oucadavre. » Les tentatives du pauvre Bob, dans le métier decommis maritime, étaient, si je ne m’abuse, le résultat d’unehistoire d’amour. Il caressait l’espoir d’en avoir pour toujoursfini avec la mer et restait pénétré de la certitude d’avoir conquistout le bonheur terrestre ; c’est ce bonheur même qui l’avaitamené en définitive à exercer ces nobles fonctions et un métier oùl’avait intronisé un cousin quelconque de Liverpool. Il nousracontait ses aventures professionnelles et nous faisait rire auxlarmes, sans être autrement fâché de l’effet de seshistoires ; petit et nanti d’une barbe de gnome qui luidescendait à la ceinture, il se dressait au milieu de nous sur lebout des pieds en criant : – « C’est très joli à vous,bandits que vous êtes, de rire comme cela, mais je vous dis qu’unesemaine de ce travail-là suffit à ratatiner une âme immortelle, età en faire une pauvre chose, grosse comme un poischiche ! » Je ne sais comment l’âme de Jim s’accommodaitde ses nouvelles conditions d’existence – j’avais eu déjà assez àfaire pour lui procurer un emploi qui lui permît de vivre, – maisje suis bien certain que son imagination aventureuse souffraittoutes les affres de la faim. Sûrement elle ne trouvait nul alimentdans ce nouveau métier. Il était douloureux de voir le pauvregarçon attelé à une telle besogne, dont il s’acquittait pourtant, –c’est une justice à lui rendre, – avec une sérénité obstinée. Je leregardais s’acharner à son ingrat labeur, avec une confuse notionque c’était une rançon pour les fantaisies héroïques de sonimagination, une expiation pour tout ce qu’il avait souhaité d’unegloire que ses épaules étaient impuissantes à porter. Pour s’êtretrop complaisamment comparé à un cheval de course magnifique, il sevoyait maintenant condamné à une tâche sans gloire, comme un baudetde colporteur. Il s’en tirait bien, d’ailleurs. Il serrait lesdents, baissait la tête, et ne disait pas un mot. Oui, c’étaitbien, très bien même, en dehors de certaines explosions brutales etfantastiques, dans des circonstances déplorables, où la fatalehistoire du Patna revenait sur l’eau. Ce malheureuxscandale des mers d’Orient ne voulait pas mourir ! Et voilà laraison qui m’empêchait toujours de croire que j’en eusse fini pourde bon avec Jim.

« Je pensais à lui après le départ du lieutenantfrançais ; je ne le revoyais pas, dans la fraîche et sombrearrière-boutique de de Jongh, où nous nous étions naguère quittéssur une poignée de mains hâtive, mais tel qu’il m’était apparu auxdernières lueurs de la bougie, bien des années auparavant, seul enface de moi, sous la longue galerie de l’Hôtel Malabar, avec lefroid et l’obscurité de la nuit dans son dos. La respectable épéede la loi de son pays était suspendue au-dessus de sa tête. Demain,ou aujourd’hui peut-être (minuit avait sonné bien avant notreséparation), le magistrat à visage de marbre, après distributionpréalable d’amendes et mois de prison aux fauteurs de coups etblessures, prendrait en main l’arme terrible pour en frapper soncou incliné. Notre entretien de la nuit ressemblait fort à laveille suprême du condamné. Et il était bien coupable, je me lerépétais avec insistance ; coupable et justementanéanti ; ce qui ne m’empêchait pas de chercher à lui épargnerles détails douloureux d’une exécution formelle. Je ne tenterai pasd’expliquer les raisons d’un tel désir ; je ne sais si je lepourrais, mais si vous ne les devinez pas plus ou moins maintenant,c’est que mon récit a été bien obscur, ou que vous aviez tropsommeil pour saisir le sens de mes paroles. Je ne plaide pas pourma moralité ; il n’y avait aucune moralité dans l’impulsionqui m’amena à lui soumettre le plan d’évasion Brierly, – si je puisainsi dire, – dans toute son ingénuité primitive. Les roupiesétaient là, toutes prêtes dans ma poche, et entièrement à sonservice. Oh ! il s’agissait d’un prêt, d’un simple prêt, bienentendu, et si un mot d’introduction pour un négociant de Rangoon,qui pourrait avoir quelque travail à lui procurer… Commentdonc ! Mais avec le plus grand plaisir ! J’avais plume,encre et papier dans ma chambre du premier. Et tout en parlant, jeme sentais déjà impatient de commencer la lettre : le jour, lemois, l’année, 2 h 30 du matin… – « Au nom de notrevieille amitié, je vous serais obligé de fournir un emploi àM. James Un Tel, en qui, etc., etc.… » J’étais tout prêtà écrire dans ce sens. S’il n’avait pas absolument conquis masympathie, Jim avait su mieux faire ; il était remonté à lasource même et à l’origine de ce sentiment ; il avait touchéle point sensible, le point secret de mon égoïsme. Je ne vous cacherien, parce que, sans cela, ma décision vous paraîtrait plusinexplicable qu’aucun geste humain n’a le droit de l’être, et ensecond lieu parce que demain vous aurez oublié cet accès desincérité au même titre que les autres. Pour parler franc et net,dans cette affaire-là, je restai homme irréprochable : maisles intentions subtiles de mon immoralité furent déjouées par lasimplicité morale du criminel. Nul doute qu’il ne fût égoïste, luiaussi, mais son égoïsme avait une origine plus haute et des viséesplus nobles. Je pouvais dire tout ce que je voulais, je m’enaperçus bien vite ; il entendait affronter la cérémonie del’exécution. Je n’insistai guère, car je sentais, en discutant,tout l’avantage que lui apportait sa jeunesse : il croyaitencore quand j’avais cessé déjà de douter. Il y avait quelque chosede généreux dans la folie de son espoir inexprimé et à peineformulé. – « M’enfuir ? Je ne puis y songer ! »protestait-il en hochant la tête. – « Oh ! Je vous faisune offre pour laquelle je ne demande ni n’attends aucune espèce degratitude », ripostai-je ; « vous me rendrez cetargent à votre convenance, quand… » – « C’est trop bon àvous », murmura-t-il, sans lever les yeux. Je l’observaisattentivement ; l’avenir devait lui paraître affreusementincertain, mais il ne bronchait pas, comme si, en effet, son cœureût été parfaitement valide. Je ressentais une certaine irritation,que j’avais éprouvée déjà, à plusieurs reprises dans la soirée. –« Toute cette misérable affaire », m’écriai-je,« doit être assez amère pour un homme de votre espèce… »– « Oh ! oui ! oh ! oui ! »soupira-t-il, à deux reprises, en gardant les yeux fixés sur lesol. C’était déchirant ! Il s’élevait tout droit au-dessus dela lumière tremblotante, et je voyais le duvet de ses joues, jevoyais la chaude rougeur qui passait sous la peau unie de sonvisage. Croyez-moi ou non, je vous affirme que c’était affreusementdéchirant. Je me sentis poussé à la brutalité : –« Oui », dis-je, « et je suis parfaitementincapable, permettez-moi de l’avouer, d’imaginer ce que vous pouvezattendre de cette obstination à vider la coupe jusqu’à lalie. » – « Ce que je peux… ? » murmura-t-il,sans sortir de sa torpeur. – « Je veux être pendu si jecomprends ! » lançai-je avec colère. – « J’ai essayéde vous expliquer le fond de ma pensée », reprit-il lentement,comme s’il eût cherché un argument irréfutable. « Mais aprèstout, c’est moi qui souffre ! » J’ouvrais labouche pour riposter, lorsque je m’aperçus soudain que j’avaisperdu toute confiance en moi-même ; le jeune homme devaitéprouver à mon endroit le même sentiment, car il se mit à grommelercomme un homme qui se parle à lui-même : – « Alors, ilsse sont cachés dans un hôpital !… Ils ont filé !… Il n’yen a pas un qui ait voulu affronter les conséquences… Ohles !… » Il fit un geste léger de la main, pour signifierson dédain, « Mais moi, il faut que je supporte l’épreuvejusqu’au bout, et je n’y manquerai pas… Non, je n’y manqueraipas ! » Il restait silencieux, les yeux fixes, comme unhomme halluciné. Son visage reflétait inconsciemment desexpressions fugitives de mépris, de désespoir, de résolution, lesreflétait tour à tour comme un miroir magique refléterait lepassage furtif de formes supraterrestres. Il vivait dans un mondede fantômes décevants et d’ombres austères. – « Mais c’estabsurde, mon cher ami… » commençai-je. Il esquissa un gested’impatience : – « Je crois que vous me comprenezmal ! » fit-il, d’un ton tranchant ; « j’aisauté, c’est possible, mais je ne me sauve pas. » – « Jene voulais pas vous blesser », m’excusai-je, enajoutant gauchement : « Des hommes qui vous valaientbien, ont jugé opportun de se sauver, quelquefois. » Il rougitjusqu’à la racine des cheveux, tandis que, de confusion, jem’étouffais à moitié avec ma langue. – « C’estpossible », fit-il enfin. « Je ne vaux pas grand-chose,je n’y puis rien, il faut que je lutte jusqu’au bout contre cettehistoire… et c’est ce que je fais maintenant ! » Je melevai de mon siège, tout engourdi. Le silence était embarrassant,et je ne trouvai rien de mieux, pour le rompre, que cette remarquelancée d’un ton dégagé : – « Je n’imaginais pas qu’il fûtsi tard… » – « Vous avez assez de tout ceci, sansdoute », gronda-t-il, brusquement, « et pour vous dire lavérité… » il jetait les yeux autour de lui pour chercher sonchapeau, « j’en ai assez, moi aussi. »

« Et voilà ! Il avait refusé cette offre unique ;il avait repoussé le secours de ma main. Il était prêt maintenant,et derrière la balustrade, la nuit silencieuse paraissait se tapirpour l’attendre, comme s’il eût été pour elle une proie désignée.J’entendis sa voix : – « Ah ! le voici ! »Il avait trouvé son chapeau. Nous restâmes quelques secondes ensuspens : – « Que comptez-vous faire, après…après… », demandai-je, à voix très basse. – « Aller audiable, probablement ! » répondit-il, avec un grognementbourru. J’avais, dans une certaine mesure, recouvré mon calme, etje jugeai bon d’affecter un ton dégagé. – « Souvenez-vous, jevous en prie », dis-je, « que j’aimerais fort vous revoiravant votre départ. » – « Je ne sais pas ce qui vous enempêcherait. Leur maudite enquête ne va pas me rendreinvisible ! » lança-t-il, avec une affreuse amertume…« je n’ai pas cette chance-là ! » Puis, au moment oùnous nous quittions, il se livra à une douloureuse mimique degestes confus, coupés de balbutiements, et manifesta une odieusehésitation. Dieu nous pardonne tous les deux ! Il avait misdans sa tête folle l’idée que j’allais peut-être faire quelquedifficulté pour lui serrer la main. C’était trop affreux pours’exprimer en paroles. Je crois que je l’interpellai violemment,comme on hélerait un homme que l’on verrait près de tomber du hautd’une falaise ; je me souviens de nos voix haussées, d’unfurtif et lamentable sourire sur son visage, d’une étreinte quim’écrasait la main, d’un rire nerveux. La bougie vacilla, et c’enfut fini ce soir-là ; un soupir rauque monta vers moi, dans lanuit, puis le malheureux disparut je ne sais comment ; la nuitdévora sa silhouette. C’était un affreux maladroit, affreux !J’entendis le cri du gravier sous la semelle de ses souliers. Ilcourait !… il courait, ce garçon qui n’avait nul endroit oùaller. Et il n’avait pas encore vingt-quatre ans.

Chapitre 14

 

– « Je dormis peu, dépêchai mon déjeuner, et renonçai,après une courte hésitation, à ma visite matinale au bateau.Véritable négligence de ma part, car si mon second était, à touspoints de vue, un excellent homme, il était aussi victimed’imaginations si noires que, faute de recevoir à point nommé unelettre de sa femme, il devenait fou de rage et de jalousie, perdaitgoût au travail, cherchait querelle à tous les hommes et s’enallait pleurer dans sa cabine, lorsqu’il ne faisait pas montred’une férocité qui risquait de pousser l’équipage à la révolte. Untel état de choses m’avait toujours paru inexplicable ; ilsétaient mariés depuis treize ans ; j’avais un jour aperçu safemme, et honnêtement, je ne pouvais m’imaginer homme assezabandonné pour se plonger dans le péché pour l’amour d’une créatureaussi dénuée de charmes. Peut-être avais-je eu tort d’hésiter àfaire voir les choses sous ce jour au pauvre Selvin ; lemalheureux se faisait un véritable enfer sur la terre : etmoi, je souffrais aussi de ses lubies, mais c’est sans doute unesorte de fausse délicatesse qui m’avait retenu. Les relationsconjugales des marins fourniraient un sujet bien intéressant, et jepourrais vous citer des exemples… Mais ce n’est ni le lieu ni lemoment voulus pour aborder pareil sujet, et nous nous occupons deJim… qui n’était pas marié. Si sa conscience ou son orgueild’imaginatif, si tous les fantômes extravagants ou les ombresaustères, familiers désastreux de sa jeunesse, ne voulaient pas lelaisser fuir devant l’échafaud, moi qui ne puis évidemment êtresoupçonné d’héberger de tels hôtes, je me sentais irrésistiblementpoussé à aller voir rouler sa tête. Je me dirigeai vers letribunal. Je ne m’attendais guère à être fort impressionné ou fortédifié, à ressentir un gros intérêt ou un effroi quelconque, bienque pour ceux qui sentent la vie devant eux, une bonne frousse soitparfois une discipline salutaire. Mais je croyais moins encore mesentir aussi affreusement déprimé. L’amertume du châtiment tenaitici à l’atmosphère mesquine et glaciale. Ce qui fait la véritablegravité du crime, c’est qu’il constitue un abus de confiance àl’égard de la communauté, et à ce point de vue, Jim n’était pas untraître de médiocre envergure, mais son exécution était une affairemisérable. Elle n’avait demandé ni vaste échafaud ni drap rouge(posait-on un drap rouge à Tower Hill ? On aurait dû lefaire), n’avait attiré nulle foule atterrée, pleine d’horreur pourle criminel et prête à pleurer sur sa fin, ne prenait nul aspect desombre rétribution. Il y avait, dans les rues où je marchais, unclair soleil, un éclat trop passionné pour être consolateur, destaches de couleur partout semées comme dans un vieux kaléidoscopebrisé, des jaunes, des verts, des bleus, des blancs aveuglants, lanudité brune d’une épaule découverte, une compagnie d’infanterieindigène formant un groupe brunâtre, surmonté de têtes sombres, etchaussé de bottes lacées et poussiéreuses, un agent de police enuniforme sombre, étriqué et ceinturé de cuir, qui me regardait avecdes yeux pleins de douleur orientale, comme si son esprit migrateureût rudement souffert de ce… comment dites-vous cela ?… de cetavatar… de cette incarnation imprévue. Dans la cour à l’ombre d’unarbre solitaire, les villageois impliqués dans l’affaire de coupset blessures restaient assis en groupes pittoresques et évoquaientla chromolithographie d’un campement dans un récit de voyage enOrient. On cherchait l’obligatoire filet de fumée au premier plan,et les bêtes de somme au pâturage. Un mur jaune et nu qui s’élevaitpar derrière, dépassait l’arbre et réfléchissait le soleil. Trèssombre, la salle du tribunal paraissait agrandie. Haut dans lapénombre, les punkahs se balançaient à droite et à gauche. Çà etlà, une silhouette drapée, rapetissée par la nudité des murs, setenait immobile entre les rangées de bancs vides, comme absorbéedans une méditation pieuse. Le plaignant, l’indigène qui avait reçules coups, un gros homme chocolat à tête rasée, à la grassepoitrine dénudée, à la racine du nez marquée d’une tache d’un jaunebrillant, indicatrice de caste, restait assis dans une imposanteimmobilité ; seuls ses yeux luisaient, roulant dans l’ombre,et ses narines se dilataient et s’affaissaient brusquement, au gréde sa respiration. Brierly se laissa tomber sur son fauteuil, avecun air épuisé, comme s’il eût passé la nuit à courir sur une pisteen cendrée. Le pieux capitaine de voilier paraissait agité et avaitdes mouvements nerveux, comme s’il eût contenu avec peine uneimpulsion à se lever, pour nous exhorter chaleureusement à laprière et à la pénitence. D’une pâleur délicate sous la cheveluretrès soignée, le visage du magistrat faisait songer à celui d’unmalade condamné que l’on vient de laver, de peigner, et de biencaler dans son lit. Il déplaça le vase de fleurs, un bouquet defleurs rouges semées de quelques points roses et montées sur delongues tiges, puis saisit à deux main une grande feuille de papierbleuté ; il la parcourut des yeux, posa ses bras sur le borddu bureau et se mit à lire tout haut, d’une voix égale, nette etindifférente.

« Par Jupiter ! toutes mes inepties sur l’échafaud etla chute d’une tête ne m’avaient préparé à rien de pareil. C’étaitbien pis qu’une décollation ! Un lourd sentimentd’irrémédiable planait sur toute la scène, sans l’espoirconsolateur de repos et de paix qui suit la chute de la hache.Cette lecture avait la froideur vengeresse d’une sentence de mort,et l’a cruauté d’une sentence d’exil. Voilà au moins l’effetqu’elle me fit ce matin-là, et, aujourd’hui encore, il me sembleque cette appréciation excessive d’un événement banal comportait unindéniable élément de vérité. Vous pouvez vous imaginer l’intensitéavec laquelle je sentais tout, ce jour-là. Peut-être est-ce cetteraison même qui m’empêchait d’admettre l’irrémédiable de cettesentence. L’histoire continuait à me tourmenter et je restaisharcelé par le désir de connaître l’opinion des gens à son sujet,comme si elle n’eût pas été pratiquement réglée par l’opinionindividuelle et internationale, par Jupiter !… Celle duFrançais, par exemple !… Il avait énoncé le sentiment de sonpays, avec la phraséologie froide et précise dont userait unemachine, si une machine pouvait parler. La tête du magistratrestait à demi cachée par son papier. Son front était couleurd’albâtre.

« La Cour devait répondre à plusieurs questions.D’abord : le navire était-il paré à tous égards, et en état detenir la mer ? La Cour répondit non. Second point :jusqu’au moment de l’accident, le navire avait-il été commandé avectoute la diligence nécessaire et propre à un marin ? Les jugesrépondirent oui, Dieu sait pourquoi ? et reconnurent ensuitequ’aucun témoignage ne permettait d’assigner à l’accident une causecertaine. Il s’agissait sans doute d’une épave flottante. Je mesouviens qu’à cette même époque, un trois-mâts norvégien chargé depitchpin avait été porté comme perdu ; c’était bien le genrede bateau à chavirer dans une tempête et à flotter pendant des moisla quille en l’air, comme une goule errante sur la mer, à l’affûtde navires à tuer dans la nuit. De tels cadavres à la dérive sontassez fréquents dans l’Atlantique du nord, qui est le repaire detoutes les terreurs de la mer : brouillards, icebergs,cadavres de bateaux à intentions sinistres et longues tempêtesaffreuses qui s’acharnent après vous comme des vampires, jusqu’à ceque vous n’ayez plus ni force, ni courage, ni espoir ; jusqu’àce que vous ne soyez plus qu’une coquille d’homme vidée. Mais là,dans ces parages, de tels accidents sont assez rares, pour quecelui-là parût machiné par quelque malveillant démon ; etd’ailleurs, s’il avait eu une autre intention que de tuer unchauffeur auxiliaire et de faire peser sur Jim une sentence pireque la mort, il apparaissait comme une diablerie parfaitementinepte. Cette idée qui m’assaillait détourna un instant monattention. Pendant quelques minutes, je ne perçus la voix dumagistrat que sous forme d’un murmure confus, mais tout à coup,elle se fit distincte et détacha des paroles nettes : –« … au mépris absolu du plus évident des devoirs… »disait-elle. La phrase suivante m’échappa, puis : « …abandonnant, à l’heure du danger, les existences et les biensconfiés à leur charge… » poursuivait la voix monotone ;elle s’arrêta. Sous le front pâle, deux yeux lancèrent un regardfroid par-dessus le bord du papier. Je tournai vivement la têtevers Jim, comme si je me fusse attendu à le voir disparaître sousterre. Il était parfaitement immobile, mais il restait toujoursassis là, rose et blond, avec un air d’attention profonde. « …Pour ces raisons… » reprit la voix avec une emphase nouvelle.Jim regardait, les lèvres entrouvertes, tendu vers la sentencequ’allait prononcer cet homme à demi caché derrière son bureau. Lesparoles, tombées dans le parfait silence, s’envolaient avec le ventdes punkahs, mais j’étais si bien absorbé par leur effet sur Jimque je saisis seulement au passage des fragments du jargonjuridique. « La Cour… Gustave Un Tel, capitaine, sujetallemand ;… James Un Tel, second, licences retirées… » Unsilence pesa. Le magistrat reposa sa feuille et se pencha de côté,sur le bras de son siège, pour causer d’un ton dégagé avec Brierly.Des gens se levaient pour sortir, d’autres cherchaient à pénétrerdans la salle ; je me dirigeai vers la porte. Une fois dehors,je restai immobile, et quand Jim passa devant moi, pour sortir dela cour, je le saisis par le bras et l’arrêtai. Le regard qu’il melança me laissa interdit, comme si j’eusse été responsable de sonétat ; on aurait dit une statue vivante de la douleur humaine.– « C’est fini », balbutiai-je. – « Oui »,répondit-il, à voix rauque, « et maintenant, quepersonne… ! » Il m’arracha son bras, d’une secousse. Jele regardai s’éloigner ; la rue était longue, et il restaquelque temps en vue. Il s’en allait lentement, les jambes un peuécartées, comme s’il eût éprouvé quelque peine à marcher en lignedroite. Au moment où il allait disparaître, je crus le voirchanceler légèrement.

– « Un homme à la mer ! » fit une voixprofonde, derrière mon dos. Je me retournai, et j’aperçus un hommeque je connaissais vaguement, un nommé Chester, d’AustralieOccidentale. Lui aussi avait regardé Jim s’éloigner. Il possédaitun coffre formidable, et un dur visage rasé de couleur acajou, avecdeux épaisses touffes de poils gris et rudes sur la lèvresupérieure. Il avait été marchand de perles et trafiquant d’épaves,caboteur et baleinier ; il avait, selon sa propre expression,exercé tous les métiers qu’un homme peut exercer sur mer, saufcelui de pirate. Le Pacifique, du nord au sud, constituait sonterrain de chasse habituel, mais il s’était, cette fois, écarté deson champ d’action pour chercher un vapeur d’occasion à acheter. Ilavait, à l’en croire, récemment découvert une île à guano quelquepart ; mais les atterrages en étaient dangereux et lemouillage y paraissait rien moins que sûr, pour ne pas dire plus. –« Cela vaut une mine d’or, une île comme celle-là »,clamait-il. « En plein milieu des Récifs de Walpole !Vous me direz qu’on ne trouve nulle part à mouiller l’ancre à moinsde quarante brasses, mais qu’est-ce que cela peut me faire ?Les ouragans aussi… Mais c’est une affaire hors ligne ! Ellevaut une mine d’or… et bien plus encore… Ce qui n’empêche pas queje ne puisse trouver un seul de ces imbéciles pour se risquer dansl’affaire ! Impossible de décider un capitaine ou un armateurà venir voir mon île ! Alors je me suis résolu à transporterma sacrée marchandise moi-même… » Voilà dans quel but ilcherchait un vapeur, et je le savais en pourparlers enthousiastesavec une maison Parsie pour l’achat d’un vieux brick, unanachronisme nautique de quatre-vingt-dix chevaux. Nous nous étionsrencontrés et nous avions causé plusieurs fois. Il fixait sur Jimun regard critique. – « Il prend la chose à cœur ! »fit-il, avec un accent de mépris. – « Très àcœur ! » approuvai-je. – « Alors il n’est bon àrien » opina-t-il. « À quoi rime toute cetteaffaire-là ? À lui retirer un bout de peau d’âne ? Cen’est jamais cela qui a fait un homme ! Il faut voir leschoses comme elles sont, ou sinon, ce n’est pas la peined’insister : c’est que l’on ne fera jamais rien dans lemonde ! Regardez-moi : je me suis fait une règle de nejamais rien prendre à cœur. » – « Oui »,commentai-je ; « vous voyez les choses comme ellessont ! » – « Je voudrais bien voir arriver monassocié, voilà ce que je voudrais voir », reprit-il.« Vous connaissez mon associé ? Le vieux Robinson. Oui,Robinson lui-même ! Vous ne le connaissez pas ? Le marinqui a, dans son temps, passé plus d’opium en fraude et récolté plusde peaux de phoques qu’homme au monde. On raconte qu’il abordaitles pêcheurs de phoques, au large de l’Alaska, par des brouillardssi épais que le Seigneur Dieu seul eût pu y distinguer un hommed’un autre. Robinson, la Sainte Terreur ! Voilà l’homme. Ils’est associé avec moi dans cette affaire de guano, la plus bellequ’il ait rencontrée de sa vie ! » Chester approcha seslèvres de mon oreille : « Le cannibale ?… Oui, c’estbien ainsi qu’on l’appelait, voici des années. Vous vous rappelezl’histoire ? Un naufrage sur la rive ouest de l’île Stewart,oui, c’est cela… ; ils étaient descendus sept à terre, et ilfaut croire qu’ils ne s’entendaient pas très bien. Il y a des genséternellement grincheux qui ne savent pas faire contre fortune boncœur, qui ne savent pas voir les choses comme elles sont, commeelles sont, mon ami !… Alors, la conséquence ? Elle esttrop évidente ! Du grabuge, du grabuge,… et sans doute aussiun bon coup sur la tête, ce qui est bien fait pour eux, d’ailleurs…Ces gens-là ne sont jamais aussi utiles que quand ils sont morts.On raconte donc qu’une embarcation du Wolverenne, unvaisseau de la flotte, le trouva, un beau jour, à genoux sur lesgoémons, nu comme à l’heure de sa naissance, et chantant un air depsaume, ou quelque chose d’approchant ; une neige fine tombaitsur son dos. Il attendit de voir le canot à une longueur de rame durivage, puis il bondit et se sauva. On lui fit la chasse sur lagrève pendant une heure, et il fallut qu’un galet, lancé par unmatelot, l’atteignît providentiellement derrière l’oreille, etl’étendît à terre, évanoui. Seul ? Évidemment ! Maisc’est comme l’histoire des pêcheurs de phoques ; le SeigneurDieu sait ce qu’il y a de vrai ou de faux dedans. Les marins ducanot ne perdirent pas grand temps en vaines recherches. Ilsl’enveloppèrent dans un manteau de mer, et l’emportèrent au plusvite ; la nuit sombre descendait déjà ; le temps étaitmenaçant et le vaisseau tirait des coups de canon d’appel toutesles cinq minutes. Trois semaines plus tard, mon Robinson étaitaussi frais que jamais. Il ne se laissa pas troubler par tout lebruit que l’on put faire autour de l’histoire ; il serrait leslèvres et laissait les gens crier. C’était déjà un assez gros ennuique d’avoir perdu son bateau et tout ce qu’il possédait, sanss’attarder aux injures qu’on pouvait lui décocher. Voilà un hommecomme je les aime » ! Il fit un geste d’appel vers lebout de la rue. « Il a encore un peu d’argent, et j’ai dûl’intéresser à mon affaire. Il l’a bien fallu ! C’eût été uncrime de laisser tomber pareille trouvaille, mais j’étais biennettoyé moi-même… Cela m’a fait mal au cœur, mais moi, je vois leschoses comme elles sont, et s’il faut partager avec quelqu’un, medisais-je, alors que ce soit au moins avec Robinson. Je l’ai laissédéjeuner à l’hôtel, pour venir à l’enquête, parce que j’ai uneidée… Ah ! Bonjour, capitaine Robinson ! Un de mes amis,capitaine Robinson. »

« Un patriarche émacié en complet de toile blanche, et dontle chef tremblant sous le poids des années s’ornait d’un casque àvisière doublée de vert, était venu se joindre à nous après avoirtraversé la rue d’un pas court et traînant ; il s’appuyait desdeux mains au manche de son parapluie ; une barbe blanchestriée d’ambre tombait en masse jusqu’à sa ceinture. Il clignaitses paupières ridées en me regardant d’un air ahuri. « Commentallez-vous ? Comment allez-vous ? » fit-il avecamabilité, en trébuchant. – « Un peu sourd », m’avertit àmi-voix Chester. – « Est-ce pour acheter un vieux vapeur quevous l’avez traîné pendant deux mille lieues ? »demandai-je. – « Je lui aurais fait faire deux fois le tour dumonde sur un simple mot », répondit Chester avec une énergiefarouche. « Ce vapeur-là fera notre fortune, mon garçon.Est-ce ma faute si armateurs et capitaines sont de mauditsimbéciles dans votre sacrée Australasie ? Un jour, à Auckland,j’ai causé trois heures avec un bonhomme. – « Envoyez unbateau », lui disais-je, « envoyez un bateau ! Jevous donne la moitié de la première cargaison pour rien,… gratis…pour faire un bon début ! » Il me répond : –« Je ne vous donnerais pas de navire, quand même je n’auraispas d’autre endroit au monde pour en envoyer un ! » Voyezl’imbécile !… Les rochers, les courants, l’absence demouillage, la falaise accore… aucune compagnie ne voudrait courirles risques d’assurance ; il ne voyait pas comment onarriverait à compléter une cargaison en moins de trois ans !Idiot ! J’étais presque à genoux devant lui. – « Maisvoyez donc les choses comme elles sont ! » lui criais-je.« Ne vous occupez pas des rochers et des tempêtes ;regardez seulement ce qu’il y a là-bas ! C’est du guano queles planteurs de canne du Queensland se disputeraient sur le quai,je vous l’affirme… » Mais qu’est-ce que vous voulez faire avecun imbécile ?… – « C’est une de vos bonnes farces,Chester », me dit-il. « Une farce. J’en auraispleuré !… Demandez donc au capitaine Robinson… Et à Wellingtonencore, un autre armateur, un gros type à gilet blanc… Ilparaissait croire que je voulais tenter une escroquerie. –« Je ne sais à quelle espèce de crétin vous croyez avoiraffaire », me disait-il, « mais je suis occupé pourl’instant. Au revoir… » J’aurais voulu l’empoigner à deuxmains et le faire passer par la fenêtre de son bureau. Mais je meretenais ; je me faisais mielleux comme un pasteur. –« Pensez à mon affaire », insistai-je, « repensez-yseulement ; je reviendrai vous voir demain. » Il grommelaquelques mots où je distinguai qu’il serait absent pour la journée.Dans l’escalier, je me serais, pour un peu, jeté la tête contre lemur, de vexation. Le capitaine Robinson peut vous le certifier.C’était odieux de penser à toute cette bonne marchandise perdue ausoleil, à cet engrais qui ferait pousser la canne à sucre jusqu’auciel ! L’avenir du Queensland, l’avenir du Queensland vousdis-je ! Et à Brisbane, après cela, où j’étais allé risquerune dernière tentative, on m’a fait une réputation de fou.Abrutis ! Le seul homme sensé que j’aie rencontré là-bas,c’est le cocher qui me menait de porte en porte. Un type de lahaute tombé dans la misère, sans doute. Hein ? CapitaineRobinson ? Vous vous souvenez de ce cocher de Brisbane dont jevous ai parlé ? Ce garçon-là avait un flair prodigieux pourcomprendre les choses. Il avait saisi la situation en un clind’œil. C’était un vrai plaisir de causer avec lui. Un soir, aprèsune misérable journée perdue chez les armateurs, je me sentais simal en point que je dis : – « Il faut que je mesaoule ! Tenez, il faut que je me saoule, ou je deviendraifou ! » – « Je suis votre homme ! » merépondit-il. « Allons-y ! » Je ne sais ce quej’aurais fait, sans ce gaillard-là ? Hein ? CapitaineRobinson ? »

« Il allongeait une bourrade dans les côtes de son associé.– « Hi ! Hi ! Hi ! » rit l’ancêtre enjetant un regard morne sur la perspective de la rue, puis en levantavec doute sur moi des pupilles tristes et embrumées…« Hi ! hi ! hi ! » Il pesa plus lourdementsur son parapluie, puis laissa tomber ses yeux sur le sol. Inutilede vous dire que j’avais, à diverses reprises, essayé dem’esquiver, mais Chester avait déjoué mes tentatives, en empoignantun revers de ma veste. – « Une minute… J’ai une idée… » –« Dites-la donc, votre infernale idée ! » finis-jepar éclater. « Si vous croyez que je vais m’associer avecvous ! » – « Non, non, mon vieux ! Il seraittrop tard, si vous en aviez envie… Nous avons notre vapeur… »– « Vous avez une ombre de vapeur », ripostai-je.– « C’est assez pour commencer. Nous ne nous montons pasla tête, nous autres, n’est-ce pas, capitaineRobinson ? » – « Non, non, non », croassa levieillard sans lever les yeux. La résolution de son accentexagérait d’excessive façon le tremblement sénile de sa tête. –« Je crois que vous connaissez ce jeune homme ? »fit Chester avec un geste de la tête vers la rue où Jim avaitdepuis longtemps disparu. « Il a mangé avec vous hier soir auMalabar, à ce que l’on m’a dit. »

« Je répondis que le fait était exact, et après avoir faitobserver qu’il aimait, lui aussi, vivre de façon aisée et avec untrain convenable, mais qu’il devait, pour l’instant, se montrerménager du moindre de ses sous, – « car nous n’en avons pastrop pour notre affaire, n’est-ce pas, capitaineRobinson ? » il élargit ses épaules et caressa sa grossemoustache, tandis que le fameux Robinson toussotait près de lui, secramponnait plus convulsivement que jamais au manche de sonparapluie, et paraissait tout prêt à se résoudre passivement en untas d’os desséchés. – « Vous comprenez, c’est le vieux qui atoute la galette », me souffla mystérieusement Chester.« Je me suis fait nettoyer en voulant exploiter moi-même cettemaudite affaire. Mais attendez un peu… Attendez un peu ! Notreheure va arriver. » Il parut s’étonner tout à coup des signesd’impatience que je manifestais : « Oh ! c’estprodigieux ! » s’écria-t-il. « Je lui parle de laplus grosse affaire que l’on puisse voir, et il… » –« J’ai un rendez-vous », expliquai-je, timidement. –« Et après ? » s’étonna-t-il, avec une stupeursincère. « Vous pouvez bien patienter un peu ! » –« C’est bien ce que je fais déjà », observai-je,« et vous feriez peut-être mieux de m’expliquer ce que vousdésirez. » – « De quoi acheter vingt hôtels commecelui-là ! », grommelait-il entre ses dents… « avectous les farceurs qui y logent… Vingt fois ! » Il leva latête : « J’ai besoin de ce garçon-là », fit-ilnettement. – « Je ne vous comprends pas », avouai-je.– « Il n’est plus bon à rien, n’est-ce pas ? »trancha Chester. – « Je n’en sais rien du tout »,protestai-je. – « Comment ! Vous venez de m’avouervous-même qu’il prenait la chose à cœur ! » insista-t-il.« Eh bien, à mon sens, un homme qui… En tout cas, il ne peutpas faire grand-chose… Or moi, voyez-vous, je cherche quelqu’un, etj’ai justement une situation qui pourrait lui convenir : jelui donnerais un poste sur mon île ! » Il eut unhochement de tête significatif : « J’ai besoin dequarante coolies là-bas… Quand même je devrais les enlever… Il fautbien quelqu’un pour travailler. Oh ! je ferai les chosesconvenablement : on établira un hangar de bois, à toit de tôleondulée ; je connais un fournisseur de Hobart qui acceptera uneffet à six mois pour les matériaux. C’est vrai, surl’honneur ! Il y a aussi la question de l’eau ; il faudraque je cherche quelqu’un pour me fournir d’occasion unedemi-douzaine de réservoirs en fer-blanc, à crédit. On capteral’eau de pluie, n’est-ce pas ? Je veux donner la direction àce garçon-là, en faire le grand chef des coolies. Bonne idée,n’est-ce pas ? Qu’en dites-vous ? » – « Mais ilse passe des années entières sans qu’une goutte d’eau tombe sur lesWalpole ! » protestai-je, trop stupéfait pour rire. Il semordit les lèvres et parut embarrassé : – « Oh,j’arrangerai quelque chose, ou bien j’emporterai une provisiond’eau. Au diable l’eau ! La question n’est paslà ! »

« Je ne répondis rien ; je venais, en une visionrapide, de me figurer Jim perché sur un rocher sans ombre, plongéjusqu’aux genoux dans le guano, avec le cri des oiseaux de mer dansles oreilles et le globe incandescent du soleil au-dessus de latête ; devant lui le ciel vide et l’océan vide n’étaient qu’unvaste frémissement, qu’une seule vibration de chaleur, aussi loinque le regard pût porter. – « Je ne conseillerais pas à monpire ennemi… », commençai-je. – « Quelle mouche vouspique ? » s’écria Chester. « Je lui donnerai debeaux gages, une fois l’affaire bien partie, s’entend. Pas plusdifficile que de filer un loch. Exactement rien à faire qu’à sepromener avec deux revolvers à six coups à la ceinture. Sûrement,il n’aura pas peur de ce que pourraient faire quarante coolies,avec douze pruneaux tout prêts, et en se trouvant seul armé. C’estbeaucoup plus beau que cela ne paraît. Je voudrais que vousm’aidiez à le décider… » – « Non !… »éclatai-je. Le vieux Robinson leva vers moi ses yeux troubles, d’unair effaré, tandis que Chester me considérait avec un méprisécrasant. – « Alors vous ne voulez pas lui parler en mafaveur ? » demanda-t-il lentement. – « Certainementnon ! » protestai-je avec autant d’indignation que s’ileût réclamé mon aide pour tuer quelqu’un. « Et, d’ailleurs, jesuis sûr qu’il n’y consentirait pas ; il est bien mal enpoint, mais il n’est pas encore tout à fait fou, à mon avis. »– « Il n’est plus bon à rien », grommela Chester, d’unton méditatif, « et il ferait bien mon affaire. Si vousvouliez seulement voir les choses comme elles sont, vouscomprendriez que c’est juste ce qu’il lui faut !… Et puis…Mais c’est l’occasion la plus magnifique, la plus certaine… »Et, tout à coup furieux : « J’ai besoin de cethomme-là ! » Il tapa du pied avec un sourire inquiétant.« En tout cas, je puis garantir que mon île ne s’enfoncera passous ses pieds, et je crois qu’il serait sensible à cetteconsidération-là ! » – « Au revoir », fis-jesèchement. Il me regarda comme si j’eusse été un incompréhensibleimbécile. – « … Il faut nous en aller, capitaineRobinson », cria-t-il, tout à coup dans l’oreille duvieillard. « Ces idiots de Parsis nous attendent pour conclurenotre affaire. » Et saisissant solidement son associé sous lebras, il le fit pivoter, et jeta par-dessus son épaule un brusquecoup d’œil : « C’est par bonté que je pensais à cegarçon-là ! » affirma-t-il avec un air et un accent quifirent bouillir mon sang. – « Je ne vous remercie pas,… en sonnom », ripostai-je. – « Oh, vous avez beau êtremalin », ricana-t-il, « vous êtes encore comme lesautres, toujours dans les nuages. On verra ce que vous en ferez devotre jeune homme ! » – « Je ne prétends pas vouloiren faire quelque chose ! » – « Ah !vraiment ? » bredouilla-t-il. Sa moustache grise sehérissait de colère, et à côté de lui, le fameux Robinson, étayésur son parapluie me tournait le dos, avec la patience etl’immobilité d’un vieux cheval de fiacre. – « Moi, je n’ai pastrouvé d’île à guano », dis-je. – « Je crois que vousn’en reconnaîtriez pas une si l’on vous y menait par lamain », riposta-t-il vivement, « et dans ce monde, ilfaut d’abord voir une chose avant de s’en servir. Il faut en voirle fond et comprendre ce qu’elle vaut, ni plus ni moins. » –« Et trouver des gens qui comprennent aussi »,insinuai-je, avec un regard sur la tête penchée de son associé.Chester renâcla : – « Il a de bons yeux, soyeztranquille. Ce n’est pas un freluquet. » – « Oh !non », approuvai-je. – « Allons, venez, capitaineRobinson », cria-t-il avec une sorte de déférence brutale,sous la visière du vieillard. La Sainte Terreur fit un petit bondd’obéissance. Un fantôme de bateau à vapeur les attendait, et lafortune leur souriait sur ce bel îlot. Ils faisaient un singuliercouple d’Argonautes. Bien bâti, vigoureux et la mine conquérante,Chester s’avançait posément, tandis que long, décharné, affaissé,cramponné à son bras, l’autre agitait ses jambes desséchées avecune hâte fébrile. »

Chapitre 15

 

– « Je ne pus me lancer tout de suite à la recherchede Jim, car j’avais réellement un rendez-vous impossible àremettre. Puis la malchance me fit harponner dans le bureau de mesagents par un fâcheux récemment débarqué de Madagascar, avec unmirifique projet de transactions prodigieuses. Il s’agissait debestiaux, de cartouches, et d’un prince Ravonalo quelconque, maisle pivot de toute l’affaire était l’ineptie d’un certain amiral,l’amiral Pierre, si je me souviens bien. Tout tournait autour decela, et mon bonhomme ne pouvait pas trouver de mots assez fortspour exprimer sa confiance. Il avait des yeux en boule qui luisortaient de la tête, avec un éclat vitreux, des bosses sur lefront et de longs cheveux rabattus en arrière, sans raie. Ilrépétait sans cesse, sur un ton de triomphe, une phrasefavorite : – « Le minimum de risque et le maximum debénéfices, telle est ma devise ! comprenez-vous ? »Il me fit mal à la tête et gâta mon repas, mais il sut m’extorquerle sien. Dès que je pus me dépêtrer de lui, je courus à la mer.J’aperçus Jim penché sur le parapet du quai. Trois bateliersindigènes qui se disputaient cinq ananas, faisaient un vacarmeaffreux à côté de lui. Il ne m’entendit pas approcher, mais fit unevolte brusque au contact léger de mon doigt, comme si mon geste eûtdéclenché un ressort. – « Je regardais », balbutia-t-il.Je ne me souviens pas de ce que je répondis ; rien qued’insignifiant, en tout cas, mais il ne fit pas de difficulté pourm’accompagner à l’hôtel.

« Il me suivait avec la docilité d’un petit enfant, avec unair d’obéissance et sans manifestation d’aucune sorte, comme s’ileût attendu ma venue pour s’en aller avec moi. Je n’aurais pas dûm’étonner autant que je le fis d’une telle facilité. Sur toutecette terre ronde, qui paraît si grande à certains et que d’autresaffectent de trouver plus petite qu’une graine de moutarde, iln’avait aucun lieu où, – comment dirais-je, – où se retirer. Oui,c’est cela : où se retirer, où vivre seul avec son isolement.Il marchait très tranquillement à côté de moi, jetant les yeux àdroite et à gauche, et il tourna même une fois la tête pourregarder un pompier Sidiboy, en jaquette à pans arrondis etpantalon jaunâtre, dont le noir visage avait des reflets de soie,comme un morceau d’anthracite. Je doute pourtant qu’il vît quelquechose ou gardât même tout le temps conscience de ma présence, carsi je ne l’avais pas poussé à gauche ici, ou tiré à droite, jecrois qu’il serait allé tout droit devant lui dans une directionquelconque, jusqu’à ce qu’il eût été arrêté par un mur ou par unautre obstacle. Je le conduisis dans ma chambre et m’assis aussitôtpour écrire mes lettres. C’était le seul endroit du monde (àl’exception peut-être des récifs de Walpole, dont l’accès étaitmoins facile), où il pût s’abandonner à lui-même sans être tracassépar le reste de l’univers. La maudite affaire ne l’avait pas renduinvisible, comme il le disait, mais, je faisais juste comme s’il lefût devenu. À peine assis, je me penchai sur ma table comme unscribe médiéval, et toute ma personne, en dehors de ma main,gardait une immobilité angoissée. Je ne puis dire que je fusseeffrayé, mais certainement je me tenais coi, comme s’il y eût eudans la pièce un être dangereux, qui n’attendît qu’une ébauche demouvement de ma part pour me sauter dessus. Il n’y avait pasgrand-chose dans la chambre : vous connaissez ces chambresd’hôtel : une sorte de lit à baldaquin avec sa moustiquaire,deux ou trois chaises, la table où j’écrivais, le plancher nu. Uneporte vitrée donnait sur une véranda suspendue, et Jim, avec levisage tourné de côté, se trouvait aussi seul que possible pouraffronter un moment douloureux. Le crépuscule tombait. J’allumaiune bougie avec la plus grande économie de gestes, et autant deprudence que si c’eût été chose interdite. Il est certain quel’heure était rude pour lui, et elle l’était si bien pour moiaussi, que j’avoue en être arrivé à souhaiter le voir au diable, outout au moins sur les récifs de Walpole. Je me dis une ou deux foisque Chester était, après tout, l’homme le mieux fait pour s’occuperd’une épave pareille. Cet étrange idéaliste lui avait du premiercoup trouvé un emploi, sans hésitation. C’était de quoi laissersoupçonner qu’il voyait peut-être, en effet, sous leur aspect réel,des choses qui paraissaient mystérieuses ou parfaitementdésespérées à des gens moins imaginatifs que lui. J’écrivais ;j’écrivais ; je liquidais tout l’arriéré de ma correspondance,et me mis à écrire à des amis qui n’avaient aucune raisond’attendre de moi un bavardage sans objet. De temps en temps, jelançais un regard de côté. Jim paraissait rivé au sol, mais desfrissons convulsifs couraient le long de son dos et ses épaulesétaient agitées de brusques secousses. Il luttait, il luttait…,d’abord, apparemment, pour chercher sa respiration. Les ombresmassives projetées d’un côté par la flamme droite de la bougiesemblaient animées d’une conscience lugubre ; l’immobilité desmeubles prenait, sous mes regards furtifs, un aspect d’attention.Je me forgeais des imaginations, pendant mon industrieuxgriffonnage, et bien qu’il n’y eût, dans la chambre, que silence etimmobilité, j’éprouvais, dès que s’interrompait le grincement de maplume, ce trouble profond et cette confusion de l’esprit qu’amèneen général l’imminence d’un tumulte violent, d’une grosse tempêtepar exemple. Certains d’entre vous peuvent savoir ce dont je parle,et connaître cette inquiétude, cette détresse, cette irritationmêlées à une sorte de lâcheté, tous sentiments assez déplaisants àendurer, mais qui donnent à la résistance un mérite toutparticulier. Je ne me targue d’ailleurs, en l’espèce, d’aucunmérite pour avoir supporté la tension des souffrances de Jim :j’avais mes lettres comme refuge ; j’aurais écrit à desétrangers s’il l’eût fallu. Tout à coup, au moment où je saisissaisune nouvelle feuille de papier, j’entendis un bruit, le premierbruit qui fût parvenu à mes oreilles dans la pénombre muette de lapièce, depuis que nous étions enfermés ensemble. Je gardai la têtebaissée et ma main s’immobilisa. Ceux qui ont veillé un malade ontconnu, pendant les nuits de garde, ces bruits légers, arrachés à uncorps douloureux ou à une âme lasse. Jim poussa la porte vitrée,avec une force et une brusquerie telles que les vitrestintèrent ; il sortit sur la véranda, et je retins monsouffle, en tendant l’oreille, sans savoir ce que j’attendais. Ilprenait vraiment trop à cœur une formalité creuse qui paraissait àl’esprit critique d’un Chester indigne de l’attention d’un hommecapable de voir les choses comme elles sont. Une formalité creuse…un bout de parchemin… bien, bien… Quant à un inaccessible dépôt deguano, c’était une tout autre affaire. Cela, au moins, on comprendque cela puisse vous briser le cœur ! Un bruit affaibli demultiples voix, mêlé au choc des verres et de l’argenterie, montaitde la salle à manger. Au-dehors, tout était noir ; le jeunehomme se tenait au bord d’une vaste obscurité, comme une silhouettesolitaire, dressée sur le rivage d’un océan sombre et désespérant.Il y avait bien le récif de Walpole, c’est vrai, un point dansl’infini d’ombre, un fétu de paille pour un homme qui se noie. Macompassion me fit sentir que je n’aurais pas aimé que ses parentsle vissent, à ce moment précis. Même pour moi, c’était une rudeépreuve. Son dos n’était plus secoué par des soupirsconvulsifs ; à peine visible, immobile, il se tenait droitcomme une flèche, et la signification de cette immobilité, tombantjusqu’au fond de mon âme comme un lingot de plomb tombe au fond del’eau, l’alourdissait si bien que, pendant une seconde, j’auraiscordialement souhaité n’avoir plus d’autre alternative que de payerson enterrement. La loi même en avait fini avec lui. C’eût été unesi facile bonté que de l’enterrer et si bien en harmonie avec lasagesse de la vie, qui consiste à soustraire à la vue tout ce quipeut rappeler notre folie, notre faiblesse, notre caractère demortels ; tout ce qui porte atteinte à notre force : lesouvenir de nos échecs, le soupçon de nos erreurs toujours prêtes,les cadavres de nos amis défunts. Peut-être prenait-il, en effet,la chose trop à cœur… Mais alors ?… L’offre de Chester ?…À ce moment je pris une feuille blanche et me mis résolument àécrire. Il n’y avait plus que moi entre ce garçon et l’océanobscur. J’éprouvais un sentiment de véritable responsabilité :si je parlais, le jeune homme immobile et douloureux allait-ilsauter dans l’ombre et se cramponner au fétu de paille ? Jem’aperçus de la peine que l’on a parfois à émettre un son. Il y aune puissance fatale dans certaines paroles. Et pourquoi pas, quediable ? me disais-je avec insistance, sans cesser d’écrire.Tout à coup, sur la page blanche et sous la pointe même de maplume, je vis se dessiner les deux silhouettes de Chester et de sonantique associé, nettement, intégralement, avec leur démarche etleurs attitudes, comme on eût pu les voir dans le champ de quelqueinstrument d’optique. Je les regardai un instant. Non ! Ilsétaient trop nébuleux et trop extravagants pour qu’on pût leurconfier la destinée d’un homme ! Et une parole porte loin, –très loin, – et sème la destruction à travers le temps comme uneballe à travers l’espace. Je ne dis rien, et sur le balcon, le dostourné à la lumière, Jim ne faisait ni un bruit ni un geste, commes’il eût été ligoté et bâillonné par tous les ennemis invisiblesdes hommes. »

Chapitre 16

 

– « Le temps était proche où je devais le voir aimé,suivi, admiré, avec une légende de force et de vaillance autour deson nom, comme s’il eût eu l’étoffe d’un héros. C’est vrai, je vousl’affirme, aussi vrai que je vous parle bien en vain de lui, en cemoment. Lui, de son côté, possédait ce talent de distinguer aupassage les traits de son désir et la force de son rêve, ce talentsans lequel le monde ne connaîtrait amants ni aventuriers. Dans labrousse, il sut conquérir un tribut de gloire et un bonheurarcadien (sans parler d’une vie d’innocence), qui lui procuraientautant de satisfaction qu’en eussent valu à d’autres hommes gloireet bonheur arcadien des rues. La félicité…, la félicité… commentdirai-je, gît sous toutes les latitudes au fond d’une couped’or ; c’est en vous que se trouve son parfum, en vous seul,et vous pouvez le rendre aussi grisant qu’il vous plaît. Jim étaitde ces hommes qui boivent la coupe jusqu’au fond, comme vous avezpu en juger déjà. Je le trouvai sinon positivement enivré, au moinsexalté par l’élixir qu’il goûtait. Il n’avait pas tout de suitetrouvé le bonheur, mais avait subi, comme vous le savez, unepériode d’épreuves chez de maudits fournisseurs de navires ;il souffrait, et moi, je… je me tourmentais de… de… tout ce quej’avais mis en lui de confiance, si vous voulez. Aujourd’huiencore, je ne suis pas certain d’être tout à fait rassuré sur soncompte, après l’avoir vu dans sa gloire, en pleine lumière ;c’est la dernière vision que je garde de lui, dominateur, et enaccord parfait cependant avec son entourage, avec la vie des forêtset la vie des hommes. J’ai été frappé de ce spectacle, je lereconnais, mais je suis obligé de m’avouer à moi-même que cetteimpression-là n’est pas la plus durable en moi. Il était protégépar son isolement : seul représentant d’une race supérieure,il se trouvait en contact étroit avec une nature qui se montre sifacilement fidèle à ses amants. Mais je ne puis ancrer en moil’idée de son salut définitif. Je le reverrai toujours devant laporte ouverte de ma chambre où il prenait si bien à cœur, troppeut-être, les conséquences palpables de sa faiblesse. Je suisheureux, certes, que mes efforts aient abouti à un bon résultat,voire à un certain degré de splendeur pour lui, mais par moments ilme semble qu’il eût mieux valu, pour la paix de mon esprit, ne pasm’interposer entre lui et la maudite générosité de Chester. Je medemande ce que son imagination exubérante eût fait du Rocher deWalpole, la miette de terre la plus détestable et la plusabandonnée de la surface des eaux. Il est bien probable que j’enaurais toujours tout ignoré, car vous saurez que Chester, aprèsavoir fait escale dans un port d’Australie pour réparer son brickantédiluvien, cingla sur le Pacifique avec vingt-deux hommes entout, et que les seules nouvelles pouvant avoir trait au mystère deson sort, furent celles d’un ouragan survenu un mois plus tard, àpeu près, et qui dut rencontrer le Banc de Walpole sur sa route. Onne retrouva jamais le moindre vestige des Argonautes ; aucunson ne sortit de l’espace. Finis ! Le Pacifique est,de tous les océans, vivants et ardents, le plus discret ;l’Atlantique glacé garde aussi les secrets, mais c’est plutôt à lafaçon d’une tombe.

« Il y a d’ailleurs un sentiment de paix heureuse dans unetelle discrétion, un sentiment que nous sommes tous plus ou moinssincèrement prêts à agréer, et qui, mieux que tout, rendsupportable l’idée de la mort. La fin. Finis ! le motformidable, l’exorcisme qui chasse de la maison de la vie l’ombreerrante de la Destinée. Voilà, malgré le témoignage de mes yeux etses affirmations véhémentes, ce qui me fait défaut lorsque je songeau succès de Jim. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, jele sais, mais il y a de la crainte aussi. Je ne veux pas dire queje regrette mon geste, ni que la pensée m’en empêche de dormir lanuit, mais l’idée s’impose souvent à moi qu’il se préoccupait tropde sa disgrâce, alors que c’est la faute qui importe seule. Je nele voyais pas clairement, si je puis dire, pas clairement, et jesoupçonne qu’il ne se voyait pas clairement lui-même. On percevaitbien sa belle sensibilité, ses beaux sentiments, ses bellesaspirations, une sorte d’égoïsme sublime et idéalisé. Tout cela,c’était très beau, en effet, très beau et très malheureux. Unenature un peu plus fruste n’eût pas supporté la tension del’épreuve : elle eût transigé avec elle-même, se fût soulagéepar un grognement, un soupir ou peut-être un gros rire… ; plusgrossière encore, elle fût restée invulnérable dans sonincompréhension, et n’eût présenté aucune espèce d’intérêt.

« Mais ce gaillard-là était trop intéressant ou tropmalheureux pour être jeté à la rue ou même livré à un Chester.C’est ce dont je me rendais compte, sans lever les yeux de latable, tandis que, près de moi, il luttait et haletait en silence,dans une recherche douloureuse de son souffle ; je le sentismieux encore en le voyant sortir brusquement sur la véranda, commepour se jeter par-dessus la rampe, et n’en rien faire ; jem’en apercevait plus clairement de minute en minute, tout le tempsqu’il resta dehors, détaché dans une demi-lumière, surl’arrière-plan de la nuit, comme un homme dressé sur la rive d’unemer sombre et désolée.

« Un roulement sourd me fit soudain lever la tête ; lebruit s’éteignait quand une lumière blafarde et pénétrante sillonnale visage de la nuit. L’éclat soutenu et aveuglant parut seprolonger indéfiniment. Le grondement du tonnerre se faisait deplus en plus fort, et je regardais l’ombre distincte et noire,solidement plantée sur la rive d’un océan de lumière. Au moment duplus fulgurant éclat, l’obscurité retomba brutalement, dans unredoublement de vacarme et Jim disparut aussi totalement à mes yeuxéblouis que s’il eût été réduit en cendres. Un formidable soupirpassa ; des mains furieuses parurent s’abattre sur lesmassifs, secouer la cime des arbres, claquer les portes et briserles vitres tout le long de la façade du bâtiment. Le jeune hommerentra dans la pièce, ferma la porte derrière lui et me trouvapenché sur la table ; je m’inquiétais soudain, très fort, dece qu’il allait dire, et mon anxiété confinait à la terreur. –« Voulez-vous me donner une cigarette ? » fit-il. Jepoussai la boîte vers lui, sans lever la tête. « J’ai besoin…besoin… de fumer ! » murmura-t-il. Je me sentis toutrasséréné. – « Un instant », grognai-je aimablement. Ilfit quelques pas de long en large. – « C’estfini ! » l’entendis-je déclarer. Un dernier coup detonnerre éclata sur la mer comme l’appel d’un canon d’alarme.« La mousson vient de bonne heure, cette année », fit-ilremarquer derrière mon dos, d’un air détaché. Cet accentm’encouragea à me retourner, ce que je fis dès que j’eus finid’écrire l’adresse sur la dernière de mes enveloppes. Il fumaitvoracement au milieu de la pièce, et bien qu’il m’eût entendubouger, il se tint un instant encore le dos tourné vers moi.

– « Allons, j’ai bien supporté la chose ! »fit-il avec une volte brusque. « Il y a quelque chose determiné… pas grand-chose… ; je me demande ce qui vaarriver ? » Son visage ne trahissait aucune émotion, maisparaissait un peu assombri, un peu gonflé, comme s’il eût retenuson souffle. Il sourit à contrecœur, si l’on peut dire, etpoursuivit, tandis que je le regardais sans parler :« Merci tout de même… Votre chambre… bien commode… pour unhomme… mal en point… » La pluie tombait et sifflait dans lejardin ; une gouttière, crevée sans doute, s’amusait, justedevant la fenêtre, à jouer une parodie de douleur convulsive, avecdes sanglots comiques et des lamentations mouillées, coupées pardes spasmes de silence haletant… « Un petit coind’asile », marmonna-t-il, puis il se tut.

« Un éclair lointain zébra le cadre des fenêtres, puiss’éteignit sans bruit. Je me demandais comment j’allais m’approcherde lui (je n’entendais pas être repoussé une seconde fois),lorsqu’il laissa échapper un éclat de rire bref. – « Je nesuis plus qu’un vagabond, maintenant… », le bout de sacigarette se consumait entre ses doigts, « … sans un… sansun… » il parlait lentement… « … Et pourtant… » Il setut. La pluie redoublait de violence. « … Un jour ou l’autre,il faut bien qu’un retour de chance vous fasse tout retrouver… Ilfaut bien ! » murmura-t-il nettement, en regardant sessouliers.

« J’ignorais ce qu’il désirait si fort retrouver, et ce quilui manquait de si redoutable façon. C’était peut-être chose tropimportante pour pouvoir s’exprimer en paroles. Un bout de peaud’âne, à croire Chester… Il me regarda avec des yeuxinterrogateurs. – « C’est possible si la vie est assezlongue », grommelai-je entre mes dents avec une animositéirraisonnée. « Mais ne vous y fiez pas trop ! »

– « Par Jupiter ! Il me semble que rien ne pourraplus me toucher », fit-il avec un accent de sombre conviction.« Si cette affaire-là ne m’a pas flanqué par terre, commentcraindrais-je de n’avoir pas assez de temps pour regrimper…et… » Il leva les yeux vers le plafond.

« Je compris tout à coup que c’est parmi les pareils de Jimque se recrute la grande armée des vagabonds et des épaves, l’arméequi descend, descend toujours, et marche dans tous les ruisseaux dumonde. Dès qu’il aurait quitté ma chambre, « ce petit coind’asile », il prendrait sa place dans les rangs del’immense armée et commencerait sa marche vers l’abîme sans fond.Au moins ne me faisais-je pas d’illusions, mais c’est moimaintenant, moi qui, un instant auparavant, me sentais si sûr de lapuissance des mots, c’est moi qui avais peur de parler, comme unascensionniste a peur de bouger, de crainte de lâcher une priseglissante. C’est lorsque nous nous efforçons de comprendre la soifintime d’un cœur d’homme, que nous nous apercevons combienincompréhensibles, hésitants et nébuleux sont les êtres quipartagent avec nous le spectacle des étoiles et la chaleur dusoleil. On dirait que la solitude est une condition absolue etterrible de l’existence ; l’enveloppe de chair et de sang oùs’arrêtent nos yeux fond devant la main tendue, et seul restel’esprit capricieux, inconsolable et fugitif qu’aucun œil ne peutdéceler, qu’aucune main ne peut saisir. C’est la crainte de leperdre qui me rendait silencieux, car je m’étais tout à coup avisé,avec une incompréhensible conviction, que si je le laissaiss’enfuir dans la nuit, je ne me le pardonnerais jamais.

– « Eh bien ! encore une fois merci !… Vousavez été… euh… extraordinairement… Non, il n’y a pas de mot pour…Extraordinairement… Et franchement, je ne sais pas pourquoi… J’aipeur de ne pas me montrer aussi reconnaissant que je le serais… sitoute cette affaire ne m’était pas tombée dessus aussi brusquement…Parce qu’au fond, vous…, vous-même… » Il balbutiait.

– « C’est bien possible », hasardai-je, ce quilui fit froncer les sourcils.

– « Tout de même on est responsable » ; ilme surveillait comme un faucon.

– « Oui, c’est vrai aussi », acquiesçai-je.

– « Eh bien, j’ai supporté l’épreuve jusqu’au bout, etj’entends ne laisser personne me faire des reproches, sans… sansprendre mal la chose ! » Il ferma les poings.

– « Mais vous-même », ripostai-je, avec unsourire, un sourire sans joie, Dieu le sait ! Il me regardad’un air menaçant : – « Cela, c’est mon affaire »,fit-il. Son visage prit une expression de résolution indomptable,qui s’évanouit pourtant bien vite, comme une ombre vaine etfuyante. La minute d’après, il avait retrouvé sa mine de bon petitgarçon dans la peine. Il jeta sa cigarette. – « Adieu »,fit-il avec la hâte soudaine de l’homme qui s’est trop longtempsattardé quand l’attend une tâche urgente : puis, pendant uneou deux secondes, il ne fit pas le moindre mouvement. L’aversetombait avec l’impétuosité puissante et continue d’un torrentdévastateur, avec un bruit furieux et formidable qui évoquait desimages de ponts écroulés, d’arbres déracinés, de montagnes minées.Aucun être n’aurait pu affronter le flot colossal et impétueux quisemblait briser ses tourbillons contre l’asile de vague silence oùnous avions trouvé un abri précaire comme celui d’un îlot. Le tuyaupercé gargouillait, se dégorgeait, crachait, éclaboussait avec leridicule odieux d’un nageur qui veut échapper à la mort. –« Il pleut… », protestai-je, « et je… » –« Pluie ou soleil… » commença-t-il brusquement, mais ils’interrompit et marcha vers la fenêtre. « Un vraidéluge », murmura-t-il, au bout d’un instant ; puis,appuyant son front sur le carreau : « Et il faitsombre », dit-il.

– « Oui, très sombre », approuvai-je.

« Il pivota sur les talons pour traverser la pièce ;il avait déjà ouvert la porte qui donnait sur le corridor, lorsqueje bondis de ma chaise. – « Attendez ! »criai-je ; « je veux vous… » – « Je ne puisdîner avec vous ce soir », lança-t-il, un pied déjà hors de lachambre. – « Je n’ai pas la moindre envie de vous ledemander », ripostai-je. Là-dessus, il retira son pied, maisresta, d’un air méfiant, sur le seuil de la porte. Je ne perdis pasde temps à le supplier de n’être pas absurde, mais je le priai derentrer et de fermer la porte. »

Chapitre 17

 

– « Il finit par rentrer, mais je crois que c’estsurtout la pluie qui l’y contraignit ; elle tombait avec uneviolence forcenée, qui s’apaisa graduellement au cours de notreconversation. L’attitude de Jim était calme et ferme ; ilavait la mine d’un homme naturellement taciturne en proie à uneidée fixe. Moi, je lui parlais du côté matériel de sasituation ; je ne visais qu’à le sauver de la dégradation, dela ruine et du désespoir, si prêts à accabler un homme sans amis etsans foyer. Je le priai d’accepter mon aide ; je parlais avecmodération, et chaque fois que je levais les yeux vers le visageabsorbé et doux, si grave et si juvénile, j’avais la convictiontroublante de n’être point pour lui une aide, mais plutôt unobstacle à quelque tentative mystérieuse, inexplicable, impalpable,de son âme blessée.

– « Je suppose que vous voulez manger, boire etcoucher à l’abri comme tout le monde », disais-je avec humeur.« Vous prétendez ne pas vouloir toucher l’argent qui vous estdû… » Il fut aussi près que peuvent l’être les hommes de sonespèce d’ébaucher un geste d’horreur. (On lui devait trois semaineset cinq jours d’appointements comme second du Patna.)« Oh ! en tout cas, ce serait trop peu de chose pourimporter beaucoup… Mais demain, qu’allez-vous faire ? Il fautbien vivre… » – « La question n’est pas là… »,laissa-t-il échapper, à mi-voix. Je négligeai cette interruption etcontinuai à combattre ce que je prenais pour les scrupules d’unedélicatesse excessive. – « À tous les points de vue »,conclus-je, « il faut que vous me laissiez vous aider. »– « Vous ne le pouvez pas », répondit-il, trèssimplement, très doucement, en s’accrochant à une pensée profondedont je pouvais déceler la lueur confuse, comme on distinguevaguement une mare dans la nuit, mais dont je désespérais de jamaisassez approcher pour la pénétrer. Je contemplais sa silhouetterobuste. – « Au moins », fis-je, « je puis venir enaide à ce que je vois de vous ; je ne prétends pas faireplus ! » Il hocha la tête, d’un air sceptique, sans meregarder. Je commençais à avoir très chaud. – « Mais si, je lepuis », insistai-je, « je puis même fairedavantage ; je fais davantage en ce moment… Je voustémoigne une confiance… » – « L’argent »,commença-t-il… – « Ma parole ! vous mériteriez que l’onvous envoie au diable ! » m’écriai-je en forçant la notede mon indignation. Il fut surpris et sourit ; je poussai monattaque : « Ce n’est pas du tout une question d’argent.Vous êtes trop superficiel ! » déclarai-je, et je medisais en même temps : « Attrape… ! » Mais,après tout, ne l’est-il pas, en effet ? « … Tenez !…Regardez cette lettre dont je voudrais que vous vous chargiez. Elleest adressée à un homme à qui je n’ai jamais demandé de faveur, etj’y parle de vous en termes dont on n’use qu’à l’égard d’un amiintime. Je réponds de vous sans réserve. Voilà ce que je fais… Etvraiment, si vous voulez bien réfléchir un peu à ce que celaimplique… »

« Il leva la tête. La pluie avait cessé ; seul, letuyau persistait à verser des larmes avec un bruit absurde :drip… drip… drip… juste contre la fenêtre. Tout était paisible dansla pièce ; les ombres se groupaient dans les coins, loin de laflamme immobile de la bougie qui montait tout droit, en forme depoignard ; le visage de Jim me parut tout à coup baigné d’unelumière douce, comme si l’aurore se fût déjà levée.

– « Par Jupiter ! » soupira-t-il,« voilà qui est chic, de votre part ! »

« Je n’aurais pas ressenti humiliation plus profonde, s’ilm’eût tout à coup tiré la langue, en signe de dérision. Je medis : « Cela t’apprendra à faire le bonapôtre ! » Ses yeux me regardaient en face, mais je visque leur lueur n’était pas celle de la moquerie. Il céda tout àcoup à son agitation désordonnée, comme un de ces pantins de boisdont on tire la ficelle. Ses bras se levèrent, puis retombèrentbruyamment. C’était un homme nouveau. – « Et je n’avais pascompris », cria-t-il, mais il se mordit les lèvres en fronçantles sourcils. « Quel âne bâté j’ai été ! » fit-iltrès lentement, avec un accent d’épouvante. « Vous êtes unas ! » reprit-il ensuite d’une voix sourde. Il saisit mamain, comme s’il venait de la voir pour la première fois, mais lalaissa aussitôt retomber. « Écoutez ! C’est exactement ceque je… Vous… Je… » balbutiait-il, puis avec un retour à sonattitude obstinée, je puis même dire entêtée, il commençapéniblement : « Je serais une brute, maintenant… »et sa voix parut se briser. – « Ne parlez plus de cela »,fis-je, presque alarmé de ce déploiement d’émotion sous lequelperçait une exaltation étrange. J’avais imprudemment tiré laficelle du pantin dont je ne connaissais pas tout à fait lemécanisme. – « Il faut que je m’en aille, maintenant »,déclara-t-il. « Par Jupiter, vous m’avez bien aidé. Je ne puisrester en place… La chose même dont j’avais besoin !… »Il me regarda avec une surprise admirative. « La chosemême !… »

« Évidemment, c’était le geste nécessaire. Il y avait dixcontre un à parier que je venais de le sauver de la misèremortelle, de cette sorte de misère et de mort qui vont toujours depair avec l’ivrognerie. C’est tout. D’illusion, à cet égard, jen’en avais aucune, mais je me demandais, en le regardant, quellepouvait être la nature de l’illusion qu’il avait si évidemment,depuis trois minutes, accueillie dans son cœur. Je lui avais misdans la main le moyen de mener convenablement la besogne sérieusede la vie, de se procurer, selon la méthode habituelle, nourriture,boisson et abri, à l’heure où son esprit blessé risquait de seretirer clopin-clopant dans un trou, pour y mourir d’inanition,comme un oiseau à l’aile brisée. Voilà ce que je lui donnais :une chose bien petite et bien nette, et voici que la façon dont ilaccueillait mon geste faisait grandir cette petite chose, à lalueur confuse de la bougie, pour en faire une ombre énorme,indistincte, et peut-être redoutable. – « Vous ne m’en voulezpas de ne pas trouver des paroles nécessaires ? »éclata-t-il enfin. « Que pourrait-on dire ? Hier soirdéjà, vous m’avez fait un bien infini. En m’écoutant, vous savez…Je vous donne ma parole que j’ai senti plus d’une fois le sommet demon crâne prêt à sauter… » Il bondit, bondit positivement decôté et d’autre, fourra ses mains dans ses poches, les en retira,jeta sa casquette sur sa tête. Je ne m’imaginais pas trouver chezlui vivacité aussi allègre. Je pensais, en le voyant, à une feuillemorte prise dans un tourbillon, cependant qu’une appréhensionmystérieuse, le poids d’un doute obscur me clouaient sur ma chaise.Il resta un instant figé, comme un homme pétrifié par unerévélation soudaine : – « Vous m’avez rendu laconfiance ! » déclara-t-il lentement. – « Oh !pour l’amour de Dieu, ne dites pas cela, mon ami ! »suppliai-je, comme s’il m’eût fait mal. – « Très bien !…Je vais me taire… et à l’avenir… Vous ne pouvez pas m’empêcher,cependant… Allons, tant pis… Je vous prouverai… » Il courut àla porte, hésita un instant, la tête basse, puis revint d’un pasferme. « J’ai toujours pensé que si l’on pouvait recommencersur une page blanche… Et voilà que vous… jusqu’à un certain point…Oui, une page blanche… » Je fis un geste de la main et ilsortit sans se retourner ; le son de ses pas s’éteignitbientôt derrière la porte close ; c’était le pas ferme d’unhomme qui marche en plein jour.

« Quant à moi, seul en face de la bougie solitaire, jerestais étrangement dans la nuit. Je n’étais plus assez jeune pourvoir, à chaque détour du chemin, la splendeur qui accompagne, pourle bien ou le mal, chacun de nos pas. Je souriais en songeantqu’après tout, c’était lui encore qui, de nous deux, possédait lalumière. Une page blanche, avait-il dit. Comme si le mot initial detoutes nos destinées n’était pas tracé en caractères indélébilessur un pan de rocher… »

Chapitre 18

 

– « Six mois plus tard, mon ami (c’était uncélibataire entre deux âges, cynique, qui s’était fait uneréputation d’excentricité et possédait un moulin à riz), m’écrivitune lettre où, jugeant à la chaleur de ma recommandation que jeserais heureux d’avoir des nouvelles de mon protégé, il s’étendaitassez longuement sur les perfections de Jim. Celles-ci paraissaientêtre d’une espèce paisible et efficace. – « N’ayant pu,jusqu’ici, trouver mieux, au fond de mon cœur, qu’une tolérancerésignée pour un individu quelconque de mon espèce, j’avais vécu ensolitaire dans une maison qui, même sous un climat torride, peutêtre considérée comme trop grande pour un homme seul. Je l’ai prié,depuis quelque temps, d’habiter avec moi. On dirait que je n’ai paseu tort de le faire. » Il me semblait, en lisant cette lettre,que mon ami avait trouvé mieux dans son cœur que de la tolérancepour Jim et que l’on décelait entre les lignes les marques d’unevéritable affection. Évidemment, il avait une façon caractéristiqued’expliquer les raisons d’un tel goût. Tout d’abord, malgré leclimat, Jim gardait sa fraîcheur juvénile, « et s’il eût étéune jeune fille, écrivait mon ami, on aurait pu le comparer à unefleur, à une fleur modeste comme une violette et non à une de cesfleurs insolentes des tropiques… » Depuis six semaines qu’ilvivait dans la maison, il n’avait pas encore essayé de lui tapersur le dos, de l’appeler « mon vieux », ou de le traiteren fossile suranné. Il ne s’abandonnait jamais aux bavardagesexaspérants de la jeunesse. Il avait bon caractère, ne parlait pastrop de lui-même, et « Dieu merci ! » continuait monami, « n’était pas trop intelligent ! » Il fautcroire pourtant que Jim l’était assez pour apprécier tranquillementles saillies de son esprit et qu’il l’amusait aussi par sa naïveté.« Il a encore un duvet de beau fruit et depuis que j’ai eul’heureuse inspiration de lui donner une chambre chez moi et del’inviter à partager mes repas, je me sens moins racorni moi-même.Ne s’est-il pas avisé, l’autre jour, de traverser une pièce, dansle seul but de m’ouvrir la porte ? Je me suis senti en contactplus étroit avec l’humanité que je ne l’avais fait depuis desannées. Ridicule, n’est-ce pas ? Évidemment je sens bien qu’ily a quelque chose, une vilaine petite affaire que vous connaissez,mais si je suis persuadé qu’il s’agit d’une assez laide vilenie, jeme dis aussi que l’on pourrait essayer de passer l’éponge. Pour mapart, je reconnais mon impuissance à croire ce garçon-là coupabled’un crime beaucoup plus grave que le sac d’un verger. S’agit-ild’une affaire beaucoup plus grave ? Peut-êtreauriez-vous dû me mettre au courant de la chose, mais il y a silongtemps que nous sommes des saints, vous et moi, que vous pouvezavoir oublié les péchés de votre jeunesse. Il se pourrait que jevous demande un jour de quoi il retourne, et il faudra que vous mele disiez. Je ne voudrais pas trop l’interroger lui-même avantd’avoir une idée confuse de l’affaire. D’ailleurs il est encoretrop tôt… Qu’il m’ouvre la porte, de temps en temps… » Voilàbien mon ami ! J’avais lieu d’être triplement satisfait :de la façon dont marchait Jim, du ton de la lettre, et de ma proprepénétration. Évidemment, j’avais agi avec tact, je savaisdéchiffrer un caractère, etc., etc… Et s’il allait sortir, de cetterencontre, quelque chose, d’inattendu et de merveilleux ? Cesoir-là, couché sur une chaise longue, à l’abri de ma tente depoupe (c’était dans le port de Hong-Kong), je posai, à l’intentionde Jim, la première pierre d’un château en Espagne.

« Je fis une nouvelle tournée vers le nord, et en rentrant,je trouvai une nouvelle lettre de mon ami, qui m’attendait. C’estla première enveloppe que je décachetai. « Il ne me manque pasde cuillers, pour autant que je sache », lus-je, dès lapremière ligne, « car je n’ai pas eu la curiosité de m’eninformer. Il est parti en laissant sur la table du déjeuner unpetit mot sec, ce qui est une preuve de bêtise ou de manque decœur. Des deux, probablement…, et cela m’est d’ailleursparfaitement égal. Permettez-moi de vous avertir, pour le cas oùvous tiendriez en réserve d’autres jeunes gens mystérieux, que j’aidéfinitivement et pour toujours fermé boutique. C’est la dernièreexcentricité dont je me serai rendu coupable. Ne vous figurez pasune minute que je me soucie le moins du monde de ce départ, maisles joueurs de tennis ont fort regretté votre ami, et j’ai dû, ence qui me concerne, faire à mon club un mensonge plausible… »Je jetai la lettre de côté et me mis à chercher, dans le tas desenveloppes, l’écriture de Jim. Le croiriez-vous ? Une chancesur cent ! Mais c’est toujours celle-là qui survient ! Lepetit mécanicien du Patna, arrivé dans un état dedénuement plus ou moins complet, avait obtenu au moulin un emploitemporaire, pour surveiller les machines. « Je n’ai pas pusupporter la familiarité de cette petite brute ! »m’écrivait Jim, d’un port de mer situé à sept cents milles au sudde l’endroit où il aurait dû vivre comme un coq en pâte. « Jesuis maintenant provisoirement chez Egström et Blake, fournisseursde navires, en qualité de… courtier, pour appeler la chose par sonnom. Je leur ai donné, comme référence, votre nom qu’ilsconnaissent naturellement, et si vous pouviez écrire un mot en mafaveur, cet emploi pourrait m’être assuré de façondéfinitive. » Je fus écrasé sous les ruines de mon château,mais j’écrivis bien entendu le mot demandé. Avant la fin del’année, un nouveau contrat me conduisit de ce côté-là, et me donnal’occasion de revoir Jim.

« Il était encore chez Egström et Blake, et nous nousrencontrâmes dans « notre parloir », comme ces messieursnommaient la pièce qui donnait sur le magasin. Jim qui revenaitd’accoster un navire, arriva vers moi la tête baissée et tout prêtà la lutte. « Qu’avez-vous à dire pour votredéfense ? » commençai-je, dès que nous nous fûmes serréla main. – « Ce que je vous ai écrit, rien de plus »,répondit-il, d’un ton bourru. – « Est-ce que l’autre abavardé, ou quoi ? » insistai-je. Il releva les yeux avecun sourire douloureux. – « Oh non, il n’a rien dit. Il avaitfait une sorte de mystère entre nous. Il prenait une maudite minede discrétion dès qu’il m’apercevait dans le moulin, et clignait del’œil, d’un air respectueux de mon côté, comme pour dire : –« Nous savons ce que nous savons… » Ignoblement servileet familier… vous voyez cela !… » Il se jeta sur unechaise en regardant ses pieds. « Un jour où, par hasard, nousnous trouvions seuls, ce drôle eut l’aplomb de me dire :« Eh bien, M. James… » on m’appelait M. James,là-bas, comme si j’avais été le fils de la maison, « eh bien,M. James, nous voici une fois encore ensemble. On est mieuxici que sur le vieux bateau, hein ? » N’était-ce pasodieux ? Je le regardai et il prit un air entendu. – « Necraignez rien, Monsieur », fit-il ; « je saisreconnaître un gentleman lorsque j’en rencontre un, et je comprendsaussi les sentiments d’un gentleman. Mais j’espère bien que vousallez me faire garder ici. Moi aussi, j’ai eu de mauvais jours surce sacré vieux chaudron de Patna… » Par Jupiter,c’était affreux ! Je ne sais ce que j’aurais pu dire ou faire,si je n’avais, à ce moment même, entendu M. Denver m’appelerdans le couloir. C’était l’heure du repas, et je dus traverser lacour et le jardin à côté de lui, jusqu’au bungalow. Il se mit à meblaguer, avec sa cordialité habituelle… Je crois qu’il m’aimaitbien… »

« Jim resta un instant silencieux.

– « Je suis sûr qu’il m’aimait bien. Et c’estjustement ce qui rendait la chose impossible !… Un homme siadmirable !… Ce matin-là, il m’avait glissé la main sous lebras… Lui aussi il était familier avec moi… » Il eut un rirebref et laissa retomber son menton sur sa poitrine.« Pouah !… En me rappelant la façon dont cette salepetite bête venait de me parler… », reprit-il, tout à coup,avec un accent vibrant… « je n’ai plus pu me supportermoi-même… Je suppose que vous comprenez… » J’acquiesçai d’unsigne de tête. « C’était un véritable père »,s’écria-t-il, d’une voix soudain brisée. « … Il aurait falluque je lui raconte tout, un jour ou l’autre. Je ne pouvais pasrester comme cela, n’est-ce pas ? » – « Maisalors ? » murmurai-je, après un instant d’attente. –« J’ai préféré partir ! » fit-il lentement.« Il faut enterrer cette affaire-là. »

« On entendait dans le magasin Blake injurier Egström d’unevoix perçante et hargneuse. Ils étaient associés depuis nombred’années, et tous les jours, de l’ouverture des portes à ladernière minute précédant la clôture, Blake, un petit homme auxluisants cheveux de jais et aux yeux saillants et tristes, necessait de prendre son associé à partie avec une sorte de fureurpleurarde et malfaisante. Le bruit de ces scènes éternelles faisaitpartie de l’établissement au même titre que le mobilier ; lesétrangers mêmes apprenaient bien vite à n’y plus faire attention,si ce n’est pour grommeler parfois un : – « Peste soit del’homme ! » ou pour se lever brusquement et pour allerfermer la porte du « parloir ». Quant à Egström, un grandScandinave efflanqué à allure affairée et à immenses favorisblonds, il continuait à donner ses ordres, à vérifier des colis, àétablir des factures ou à écrire des lettres, debout devant sonbureau, sans se plus soucier apparemment de ce vacarme que s’il eûtété sourd comme un pot. De temps en temps, pourtant, il lançait,d’un air excédé, un « Chut ! » machinal, qui neproduisait pas plus d’effet qu’il n’en attendait. – « On estgentil pour moi, ici », me dit Jim. « Blake est un peumufle, mais Egström est très chic. » Il se leva vivement pourmarcher à grands pas vers une lunette à trépied, braquée sur larade, à travers la fenêtre. Il y appliqua l’œil. – « Voici unbateau qui était resté toute la matinée en panne », fit-ildoucement. « Il vient d’attraper un peu de vent et va entrerau port. Il faut que j’aille à bord. » Nous nous serrâmes lamain en silence et il me tourna le dos pour quitter la pièce. –« Jim ! » criai-je. La main sur le bouton de laporte, il se retourna. – « Vous… vous avez sacrifié unevéritable fortune ! » Il traversa toute la longueur duparloir, pour revenir vers moi. – « Un si admirablevieillard ! » fit-il. « Comment aurais-je pu… ?Comment aurais-je pu… ? » Ses lèvres se crispèrent.« Ici, cela n’a pas d’importance… » –« Oh ! espèce de… de… » commençai-je en me creusantla cervelle pour trouver un terme approprié ; mais sans melaisser le temps de comprendre qu’aucune épithète ne s’appliquaittout à fait à lui, il s’éclipsa. J’entendis au-dehors la voix douceet profonde d’Egström qui disait avec bonne humeur : –« C’est le Sarah W. Granger, Jimmy, il faut tâcherd’arriver le premier à bord », cependant que Blake intervenaitsur un ton de cacatoès enragé : – « Dites au capitaineque nous avons reçu son courrier. C’est la meilleure façon del’amener ici, entendez-vous,M. Comment-je-m’appelle ? » Puis ce fut Jim quirépondait à Egström, avec quelque chose de juvénile dans lavoix : – « Cela va bien ! Je vais l’emporter à lacourse ! » On aurait dit qu’il cherchait dans la manœuvrede son canot une consolation à son triste emploi.

« Je ne le revis pas à ce voyage-là, mais, lors de monpassage suivant (j’avais un contrat de six mois), je me rendis aumagasin. À dix mètres de la porte, je perçus les accents furieux deBlake, et lorsque j’entrai, il me lança un regard de détresseinfinie. Egström s’avançait, tout en sourire, et me tendait unegrande main osseuse. – « Heureux de vous voir, capitaine…Chut !… Je pensais bien que vous ne tarderiez pas à revenirpar ici… Qu’est-ce que vous dites, Monsieur ?… Chut !… Ohlui !… Il nous a quittés… Passez donc dans le parloir… »La porte fermée, la voix aiguë de Blake ne nous arrivait plus quetrès affaiblie, comme celle d’un homme qui gronderait furieusementdans un désert… – « Il nous a mis dans un grand embarras et nes’est pas bien comporté à notre égard, il faut le dire… » –« Où est-il allé, le savez-vous ? » demandai-je. –« Non, et il eût été bien inutile de s’en enquérir près delui », répondit l’obligeant Egström qui restait debout devantmoi, avec ses vastes favoris et les bras tombant gauchement à sescôtés ; sur son gilet de serge bleue, un peu remontée, unemince chaîne de montre en argent faisait un large feston. « Unhomme comme cela ne va nulle part en particulier ! »J’étais trop frappé de la nouvelle pour demander l’explication detelles paroles, et il poursuivit : « Il nous a quittés…voyons… le jour même où ce vapeur qui ramenait des pèlerins de LaMecque a fait escale ici avec deux ailes de son hélice brisées. Ily a trois semaines de cela… » – « N’aurait-on pas faitune allusion quelconque au cas du Patna ? »demandai-je, avec les pires appréhensions. Egström tressaillit etme regarda comme si j’eusse été sorcier. – « Mais, oui !Comment le savez-vous ? Des hommes de ce bateau-là en ontparlé ici. Il y avait un ou deux capitaines de navires, le gérantde la boutique de Vanloo vous savez, le magasin d’accessoires demachines sur le port, deux ou trois autres types encore etmoi-même. Jim était là aussi devant un sandwich et un verre debière ; quand nous sommes pressés, voyez-vous, capitaine, nousn’avons pas le temps de faire un repas régulier. Debout devantcette table, il mangeait ses sandwiches, pendant qu’autour de lalunette, nous regardions un bateau entrer dans le port ; legérant de Vanloo se mit à parler du patron du Patna quilui avait fait un jour réparer quelques avaries, et partit de làpour nous décrire la vieille ruine qu’était ce navire et toutl’argent qu’on en avait tiré. Il fit allusion au dernier voyage duvapeur et nous nous mîmes tous à bavarder. L’un plaçait un mot,l’autre un autre, pas grand-chose d’ailleurs, et ce que vous oun’importe qui aurait pu dire ; nous riions tous. Le capitaineO’Brien, du Sarah W. Granger, un grand vieux bruyant, avecune canne, qui nous écoutait assis dans ce fauteuil-là, donnebrusquement un grand coup de bâton sur le parquet en criant :– « Lâches ! » Nous sautons tous ; le gérant deVanloo cligne de l’œil de notre côté et demande : –« Qu’est-ce qu’il y a donc, capitaine O’Brien ? » –« Ce qu’il y a ? Ce qu’il y a ? » se met àbrailler le vieux. « Je voudrais savoir ce qui vous fait rire,espèce de sauvages ? Il n’y a pas de quoi rire ! C’estune honte pour l’humanité, voilà ce que c’est ! Je seraisécœuré de me trouver dans une salle avec un de ces hommes-là. Oui,Monsieur ! » Il saisit mon regard au passage et je suisobligé de lui répondre par politesse : – « Des lâches,c’est vrai, capitaine O’Brien, et je n’aimerais pas plus que vousles avoir ici ; alors vous pouvez être tranquille. Buvez doncquelque chose de frais ! » – « Fichez-moi la paixavec votre boisson, Egström », me répond-il avec un éclairdans les yeux ; « quand je voudrai boire, je saurai ledire. Je file ; cela pue ici, maintenant ! » Surquoi tous les autres éclatent de rire et sortent derrière lecapitaine. Alors, Monsieur, ce maudit Jim pose le sandwich qu’iltenait à la main et fait le tour de la table, pour venir à moi, enlaissant son verre de bière plein. – « Je m’envais ! » me dit-il, comme cela. Moi, croyant qu’il veutdire qu’il est temps d’aller à son travail, je réponds : –« Il n’est pas encore une heure et demie : vous pouvezbien fumer une cigarette », mais quand je comprends ce qu’ilveut faire, les bras me tombent,… comme ceci… On ne trouve pas tousles jours un homme pareil, vous savez, capitaine ; c’était unvrai diable sur un bateau à voiles, toujours prêt à faire desmilles en mer, par n’importe quel temps, pour aller au-devant desnavires. Plus d’un capitaine, tout émerveillé, commençait par nousdire, en arrivant ici : – « Où avez-vous donc déniché cefou intrépide que vous avez comme commis maritime, Egström ?Je cherchais ma route, au petit jour, sous un soupçon de toile,lorsque je vois, en plein sous mon étrave, un canot à moitiésubmergé sortir du brouillard ; le mât disparaissait sous lesembruns, deux nègres épouvantés gisaient sur le plancher et undémon hurlait à la barre : – « Hé ! ho ! dunavire ! Capitaine ! holà ! capitaine ! Lamaison Egström et Blake est la première à vous parler ! Hého ! Egström et Blake ! allons, allons, hop ! Uncoup de pied aux nègres… « Larguez le ris !… » Unerafale arrive ; il file vent arrière en me hélant, en mecriant de faire de la toile et qu’il va me montrer le chemin… Unvrai démon plutôt qu’un homme. De ma vie, je n’ai vu manier bateaucomme cela ! Il n’était pas saoul, hein ? Un garçon sigentil, qui parlait si doucement, quand il est monté à bord ;il rougissait comme une jeune fille !… » Croyez-moi,capitaine Marlow, il n’y avait pas à nous disputer les nouveauxnavires, quand Jim était lancé… Les autres fournisseurs gardaientjuste leur ancienne clientèle et…

« Egström paraissait accablé d’émotion.

– « Oui, Monsieur, il n’aurait pas hésité à faire centmilles en mer dans un vieux sabot pour amener un navire de plus àla maison. L’affaire aurait été à lui et toute à lancer qu’il n’eûtpu faire mieux !… Et maintenant, tout à coup…, comme cela… Jeme dis : – « Oh ! Il veut un tour de vis deplus ; je vois l’affaire… C’est bien… » Et je lui dis àlui : – « Allons, pas besoin de tant de malice avec moi,Jimmy ; fixez votre chiffre… un chiffre raisonnable… » Ilme regarde comme s’il voulait avaler quelque chose qui s’arrêtedans sa gorge : – « Je ne puis plus rester chezvous ! » – « Qu’est-ce que c’est que cetteplaisanterie ? » Il hoche la tête, et je comprends, àvoir ses yeux, qu’il est déjà parti, Monsieur ! Alors je metourne vers lui, et je lui en dis de toutes les couleurs :– « Qu’est-ce qui vous fait fuir ? Que vous a-t-ondonc fait ? Qu’est-ce qui vous tourmente si fort ? Vousn’avez pas la malice d’un rat : les rats ne quittent pas un sibon navire ! Où voulez-vous trouver pareille situation, espècede ceci… et de cela… ? » Il en était malade, je puis vousl’affirmer. « La maison ne va pas sombrer », dis-je. Ilfait un véritable bond. – « Adieu ! » lance-t-il,avec un signe de tête, comme un grand seigneur. « Vous n’êtespas un mauvais type, Egström, mais je vous jure que si vousconnaissiez mes raisons, vous ne voudriez plus me garder chezvous ! » – « C’est le plus grand mensonge que vousayez fait de votre vie ; je sais bien ce que jepense ! » Il m’enrageait si bien que je préférais enrire. « Alors, vous n’avez même pas le temps de boire votreverre de bière, malheureux ? » Je ne sais ce qu’ilavait ; on aurait dit qu’il ne pouvait plus trouver laporte ; c’était quelque chose de comique, je vous l’assure,capitaine. Je finis par avaler la bière moi-même : « Ehbien, puisque vous êtes si pressé, c’est moi qui bois à votresanté », lui dis-je. « Seulement, écoutez-moi bien :si vous continuez à jouer ce petit jeu-là, vous vous apercevrezbientôt que la terre n’est pas assez grande pour vous, voilàtout ! » Il me lança un regard noir et se précipitaau-dehors, avec un visage à faire peur aux petitsenfants. »

« Egström poussa un grognement d’amertume et passa sesdoigts noueux dans un de ses favoris blonds. – « Je n’aijamais pu retrouver son pareil ! Tout n’est plus que souci etennui pour nous… Et où l’aviez-vous donc rencontré, capitaine, sije puis vous le demander ? »

– « C’était le second du Patna, lors dufameux accident », fis-je, en sentant que je devais à cethomme une sorte d’explication. Egström resta un instant muet, lesdoigts plongés dans ses touffes de poils, puis faisant explosiontout à coup : – « Et qui diable se soucie de cettehistoire-là ? » – « Oh ! personne sansdoute… » approuvai-je. – « Mais, en tout cas, quel diabled’homme est-ce donc, pour se faire des idéespareilles ?… » Et fourrant tout à coup dans sa bouche sonfavori de gauche avec un air de stupeur :« Seigneur ! » s’écria-t-il, « je lui avaisbien dit que la terre ne serait pas assez grande pourlui ! »

Chapitre 19

 

– « Je me suis étendu sur ces deux épisodes, pour vousmontrer l’attitude de Jim dans ses nouvelles conditionsd’existence. Il y eut de nombreux incidents du même genre, plus queje n’en saurais compter sur les doigts de mes deux mains. Ilsétaient tous empreints de la même exaltation absurde, qui rendaitleur futilité profonde et touchante. C’est peut-être un gested’héroïsme prosaïque que de jeter son pain quotidien pour se garderles mains libres en vue d’un combat contre un fantôme. D’autresl’avaient fait avant lui (bien que nous sachions, nous qui avonsvécu, que ce n’est pas l’hallucination de l’âme, mais la faim ducorps qui fait les réprouvés), et des hommes qui avaient mangé etcomptaient bien manger tous les jours, avaient applaudi à leurfolie généreuse. Mais Jim était vraiment infortuné, car toute sonimpétuosité ne pouvait le soustraire à l’ombre mortelle. Il planaittoujours un doute sur son courage. La vérité, sans doute, c’estqu’il est impossible d’en finir avec le fantôme d’un fait. On peutl’affronter ou fuir devant lui, et j’ai même rencontré un ou deuxhommes qui savaient faire un petit signe amical à leur ombrefamilière. Évidemment, Jim n’était pas de ceux-là, mais je n’aijamais pu démêler si sa ligne de conduite visait à fuir devant lefantôme ou à le regarder en face.

« Tout mon effort d’esprit suffisait seulement à me montrerqu’en présence de gestes aussi complexes que les nôtres, la nuanceétait trop subtile pour rester perceptible. On eût pu conclure àune fuite, aussi bien qu’à un mode particulier de combat. Aux yeuxdu vulgaire qui s’attachent aux formes visibles, Jim devenait unepierre roulante : au bout d’un certain temps, on commença à leconnaître parfaitement, voire à le tenir pour un objet notoire dansle cercle de ses pérégrinations qui comportait un diamètre dequelque douze cents lieues, comme on connaît dans tout un district,un excentrique de village. À Bangkok, par exemple, où il avaittrouvé une place chez Yucker Frères, affréteurs et négociants enbois de teck, c’était chose pathétique que de le voir travailler ausoleil, en gardant farouchement un secret connu des troncs d’arbresmêmes du bord de la rivière. Schomberg, le tenancier de l’hôtel oùil prenait pension, Allemand hirsute à la mâle carrure, etcolporteur infatigable de potins scandaleux, aimait fort, avec sesdeux coudes sur la table, donner une version embellie de l’affaire,à tous ceux de ses hôtes qui se souciaient d’absorber des histoiresarrosées de consommations coûteuses. – « Et c’est le plusgentil garçon du monde, notez-le, un homme tout à faitsupérieur », concluait généreusement l’hôtelier. Il est fort àla louange des consommateurs de rencontre qui fréquentaient chezSchomberg que Jim eût pu rester six mois pleins à Bangkok. J’airemarqué que les gens, les étrangers même, étaient attirés verslui, comme on est attiré vers un enfant aimable. Malgré sa réserve,on eût dit que son extérieur, ses yeux, son sourire lui gagnaientdes sympathies partout où il allait. Et ce n’était pas un imbécilenon plus. J’ai entendu Siegmund Yucker, un Suisse de naissance, unêtre doux affligé d’une dyspepsie cruelle et si affreusementboiteux que sa tête décrivait un quart de cercle à chacun de sespas, déclarer que pour un homme si jeune il avait « une grandegabasité », comme s’il se fût agi d’une mesure métrique. –« Pourquoi ne l’envoyez-vous pas dansl’intérieur ? » m’enquérais-je avec inquiétude, sachantque les frères Yucker possédaient là concessions et forêts de teck.« S’il a de la capacité, comme vous le dites, il se fera viteau travail ; et au point de vue physique, il est toutdésigné ; il a toujours joui d’une excellente santé. » –« Ach ! C’est une crante chose, tans ce pays, te n’êtrepas suchet à la tys… pepsie », soupirait avec un accentd’envie le pauvre Yucker, en jetant à la dérobée un regard sur lecreux de son malheureux estomac. Quand je le quittai, iltambourinait sur la table, et murmurait d’un air rêveur : –« Es ist ein idee[7]  ; esist ein idee. » Malheureusement, le soir même, unefâcheuse histoire survint à l’hôtel.

« Je ne puis vraiment blâmer beaucoup Jim, mais ce futcertainement un incident regrettable, une de ces lamentables rixesde cabaret qui mit aux prises avec Jim une espèce de Danois à yeuxlouches, dont la carte de visite proclamait ce titre, sous un nom àcoucher à la porte : « Premier lieutenant de la MarineRoyale du Siam. » Le bonhomme était une vraie mazette aubillard, mais ne devait pas aimer se faire battre. Ayant assez bu,vers la sixième partie, pour être de méchante humeur, il se mit àfaire quelques remarques désobligeantes sur le compte de Jim. Laplupart des assistants ne distinguèrent pas ses paroles, et quant àceux qui les avaient entendues, les déplorables conséquencesqu’elles entraînèrent aussitôt, parurent avoir effacé tout souvenirde leur esprit. Le Danois dut s’estimer heureux de savoir nager,car la pièce donnait sur une véranda, au-dessous de laquelle leMenam roulait ses eaux larges et profondes. Une embarcation deChinois, probablement engagés dans quelque expédition de maraude,repêcha l’officier du roi de Siam, et vers minuit, Jim arriva sanschapeau à bord de mon navire. – « Tout le monde paraissait aucourant de mon histoire, dans ce café », fit-il, tout haletantencore de la lutte, apparemment. Il regrettait un peu, en gros, cequi s’était passé, mais dans ce cas-là, comme il le disait :« il n’avait pas le choix ». Ce qui causait surtout sadétresse, c’était de voir que tout le monde connaissait aussi bienla nature de son douloureux fardeau que s’il l’eût, tout le temps,porté sur les épaules. Naturellement, après un tel esclandre, il neput rester dans la ville. Il fut universellement blâmé d’uneviolence brutale, qui convenait mal à un homme dans sa situationdélicate ; d’aucuns l’accusaient d’avoir été abominablementivre sur le moment : d’autres critiquaient son manque detact : Schomberg lui-même se montra très vexé : –« C’est un très gentil jeune homme », m’expliquait-il,« mais le lieutenant aussi est un garçon de premier ordre. Ildîne tous les soirs à ma table d’hôte, vous savez ! Et il y aune queue de billard cassée, je ne puis pas tolérer pareillehistoire. La première chose que j’ai faite, ce matin, c’est d’allerprésenter des excuses au lieutenant, et je crois l’affaire arrangéeen ce qui me concerne : mais songez un peu, capitaine, si tousles consommateurs se livraient à ce petit jeu-là !… Lelieutenant aurait très bien pu être noyé !… Et ici, je ne puispas aller chercher une queue de billard dans la rue d’à côté. Ilfaut que j’écrive en Europe pour la faire venir… Non !non ! Ce n’est pas admissible une humeurpareille !… » Le sujet lui était très douloureux.

« Ce fut au cours de la… de la… retraite de Jim,l’incident le plus déplorable. Nul plus que moi ne pouvait leregretter, car si l’on disait bien de lui, jusque-là, en entendantprononcer son nom : – « Oh oui,… je sais. Il a pas malroulé par ici… », il avait su pourtant ne pas se faire trop deplaies et de bosses au cours de ses pérégrinations. Mais cettedernière affaire me causa une sérieuse inquiétude, car si sonexcessive sensibilité devait l’entraîner à des rixes de cabaret, ilrisquait de perdre sa réputation de fou agaçant mais inoffensif,pour s’attirer celle d’un vagabond vulgaire. Et toute ma confianceen lui ne m’empêchait pas de sentir qu’en de tels cas, il n’y aqu’un pas du mot à la chose. Vous comprenez, je le suppose, qu’àcette époque, je ne pouvais plus songer à me laver les mains delui. Je l’emmenai de Bangkok sur mon bateau et la traversée meparut bien longue. Il était pitoyable de le voir se rétracter surlui-même. En qualité même de simple passager, un marin s’intéressed’ordinaire au navire, et regarde autour de lui la vie de la meravec le plaisir critique que peut éprouver un peintre, par exemple,en face de l’œuvre d’un confrère. Il est « sur le pont »,dans tous les sens de l’expression. Mon Jim, au contraire, secachait la majeure partie du temps dans sa cabine, comme unpestiféré. Il finissait par déteindre sur moi et m’amenait à évitertoute allusion à des sujets professionnels, qui seraient venus sinaturellement pourtant à la bouche de deux marins, au cours d’unetraversée. Pendant des jours entiers, nous n’échangeâmes pas uneparole, et j’avais une répugnance extrême à donner des ordres à mesofficiers en sa présence. Souvent, lorsque nous nous trouvions tousdeux seuls sur le pont ou dans ma cabine, nous ne savions que fairede nos yeux.

« Je le plaçai chez de Jongh, comme vous le savez ;j’étais bien heureux de disposer de lui d’une façon quelconque,mais je restais convaincu aussi que sa situation se faisaitintolérable. Il avait perdu une partie de cette élasticité qui luiavait permis, après chacune de ses défaites, de rebondir et deretrouver son intraitable vigueur. Un jour, en débarquant, je levis debout sur le quai ; l’eau de la rade et de la pleine merformait un seul plan, montant et uni, et les plus lointains desbateaux à l’ancre semblaient s’élever, sans bouger, dans le ciel.Jim attendait son canot, qu’à nos pieds on chargeait de provisions,pour quelque navire en partance. Après avoir échangé des paroles debienvenue, nous restâmes silencieux côte à côte. – « ParJupiter ! » s’écria-t-il, tout à coup, « quelleexténuante besogne ! »

« Il me sourit. Je dois reconnaître qu’il savait presquetoujours trouver un sourire. Je savais bien qu’il ne parlait pas deson travail ; sa situation chez de Jongh était bien douce. Etpourtant, à peine eut-il prononcé ces paroles, que je restaiconvaincu du caractère exténuant de ses occupations. Je ne leregardai même pas. – « Aimeriez-vous », proposai-je,« quitter définitivement cette partie du monde, tâter de laCalifornie ou de la Côte Orientale ? Je verrai ce que je puisfaire… » Il m’interrompit un peu dédaigneusement : –« Quelle différence voulez-vous que cela fasse ? »Cela ne pouvait faire aucune différence, en effet ; ce n’estpas un répit qu’il demandait ; je commençais à sentirconfusément que ce qu’il cherchait, ce qu’il attendait, pour ainsidire, c’était quelque chose d’assez difficile à définir, quelquechose qui ressemblât à une ouverture nouvelle. Je lui avais procurémaintes occasions, mais ce n’étaient qu’autant de gagne-pain. Etpourtant, que pouvait-on faire de plus ? La situationm’apparut un moment comme désespérée et je me souvins des parolesdu pauvre Brierly : – « Qu’il creuse donc un trou devingt pieds pour s’y terrer !… » Cela eût mieux valu, medisais-je, que d’attendre l’impossible sur la terre. Mais de celamême on ne pouvait être certain ! Aussi décidai-jesur-le-champ, avant que son canot ne fût à trois brasses du rivage,d’aller ce soir-là consulter Stein sur le sujet.

« Ce Stein était un négociant riche et respecté. Sa maison(c’était la « Maison Stein et Cie avec une espèce d’associéqui selon l’expression de Stein, « s’occupait desMoluques »), sa maison faisait un gros commerce avecl’intérieur et possédait, dans les coins les plus reculés, unefoule de comptoirs pour recueillir diverses denrées. Ce n’étaientpourtant ni sa fortune ni sa situation qui me poussaient àrechercher ses conseils. Je voulais lui faire part de maperplexité, parce qu’entre tous les hommes que j’ai connus, c’étaitl’un des plus dignes de confiance. La douce lumière d’une bontésimple, inlassable, semblait-il, et intelligente, éclairait sonlong visage glabre. Ce visage, creusé de plis profonds etverticaux, était pâle comme celui de l’homme qui a toujours menéune existence sédentaire, ce qui n’était pas le cas, d’ailleurs. Ilrabattait ses cheveux clairsemés, en arrière d’un front haut etpuissant. On se représentait qu’à vingt ans, cet homme-là avaitdéjà dû ressembler beaucoup à ce qu’il était à soixante. Visage desavant, où les sourcils presque blancs et le regard résolu etscrutateur sorti de leur broussaille épaisse, n’étaient pourtantpoint en harmonie si je puis dire, avec une mine de lettré. Ilétait grand, un peu dégingandé ; une légère voussure et undoux sourire le faisaient paraître toujours prêt à vous accorderune attention bienveillante ; ses grands bras, aux longuesmains pâles, avaient des gestes rares et précis, comme pourdésigner ou pour démontrer. Je parle longuement de lui, parce que,sous son extérieur placide, et en conjonction avec une naturedroite et indulgente, cet homme possédait une intrépidité d’espritet un courage physique que l’on eût pu taxer de témérité, si cen’eussent été là, au même titre que les fonctions naturelles ducorps, une bonne digestion par exemple, attributs parfaitementinconscients chez lui. On dit, de certains êtres, qu’ils portentleur vie dans leurs mains. Une telle expression eût été mal adaptéeà son cas ; dans la première partie de son existence enOrient, il avait joué à la balle avec sa vie. Tout celaappartenait, d’ailleurs, au passé, mais je connaissais l’histoirede ses débuts et l’origine de sa fortune. C’était aussi unnaturaliste assez distingué, ou pour mieux dire, peut-être, uncollectionneur averti. L’entomologie le passionnait toutparticulièrement. Sa collection de Buprestidés et deLongicornes, des scarabées, tout cela, horribles monstresen miniature, à l’aspect malfaisant jusque dans la mort etl’immobilité, et son musée de papillons, magnifiquement étalés,avec leurs ailes inanimées, sous les verres de leurs casiers, avaitrépandu sa gloire fort avant dans le monde. Le nom de ce négociant,de cet aventurier, conseiller intime, en un temps, d’un Sultanmalais (à qui il ne faisait jamais allusion que sous le nom de« mon pauvre Mohammed Bonso »), était, grâce à quelquesboisseaux d’insectes morts, parvenu aux oreilles de savantseuropéens, qui n’auraient rien pu se figurer, et ne se seraientcertainement pas souciés de rien savoir de sa vie et de soncaractère. Mais moi qui le connaissais, je le considérais commel’homme le mieux désigné pour recevoir mes confidences sur lesdifficultés de Jim,… et les miennes aussi. »

Chapitre 20

 

– « Il était tard lorsque je pénétrai dans son bureau,après avoir traversé une salle à manger imposante mais vide et trèspauvrement éclairée. La maison était silencieuse. Je marchaisderrière un vieux domestique javanais renfrogné, vêtu d’une sortede livrée faite d’une veste blanche et d’un sarong jaune, quiouvrit la porte du bureau, cria d’une voix profonde : –« Mon maître ! » et s’effaça devant moi, ens’éclipsant de mystérieuse façon, comme s’il eût été un fantôme, uninstant réincarné pour ce service particulier. Stein se retournasur sa chaise, et, dans ce mouvement, ses lunettes parurentremonter d’elles-mêmes sur son front. Il m’accueillit de sa voixcalme et enjouée. Un seul coin de la vaste pièce, celui où sedressait la table de travail, était fortement éclairé par une lampeà abat-jour ; le reste se noyait, comme une caverne, dans uneombre indistincte. Des rayons étroits, chargés de caisses foncées,toutes pareilles de lignes et de couleur, couraient autour desmurs, sans les revêtir pourtant du plancher au plafond, mais sousforme d’une bande sombre, de quelques pieds de hauteur. C’étaientdes catacombes de scarabées. Au-dessus, des tablettes de boispendaient à intervalles irréguliers, et la lumière qui tombait surl’une d’elles y faisait mystérieusement luire dans la vastepénombre les lettres d’or du mot Coléoptères. Les cases deverre, consacrées à la collection de papillons, étaient disposéesen trois longues rangées, sur de petites tables à pieds grêles. Unede ces cases, sortie de sa place, reposait sur le bureau, oùgisaient des feuilles de papier oblongues, couvertes d’une écrituremenue.

– « Voilà comment vous me trouvez… Voilà ! »fit-il. Sa main me désignait la case, où, dans sa grandeursolitaire, un papillon déployait des ailes de sept pouces ou plus,des ailes sombres de bronze, avec des veines blanches d’une exquisedélicatesse et une bordure somptueuse de points jaunes. –« Ils n’ont qu’un spécimen comme celui-là, dans votreLondres, et c’est tout. À ma petite ville natale, je légueraice numéro de ma collection à moi. Quelque chose de moi… Lemeilleur ! »

« Il se penchait sur sa chaise, et le menton appuyé sur leverre de la case, il regardait ardemment. Je me tenais derrière sondos. – « Merveilleux ! » murmura-t-il, comme s’ileût oublié ma présence. Son histoire était curieuse. Né en Bavière,il avait, à vingt-deux ans, pris une part active au mouvementrévolutionnaire de 1848. Gravement compromis, il avait réussi àfuir, en trouvant un premier refuge chez un pauvre horlogerrépublicain de Trieste. De là il était passé au Tripoli, avec unepacotille de montres bon marché à colporter ; ce n’était pasun début bien brillant, mais le voyage avait été heureux pour luicependant, car il avait fait en Afrique la rencontre d’un certainHollandais, un homme célèbre autant que je me rappelle, mais dontj’ai oublié le nom. Ce naturaliste l’avait engagé comme une sorted’assistant, et emmené en Orient. Pendant quatre ans ou plus,ensemble ou séparément, ils avaient exploré l’Archipel Indien, enquête d’oiseaux et d’insectes. Puis, le naturaliste reparti dansson pays, Stein qui n’avait pas, lui, de pays à revoir, était restéprès d’un vieux négociant, qu’il avait connu au cours de sesvoyages à l’intérieur des Célèbes, si l’on peut dire que lesCélèbes comportent un intérieur. Ce vieil Écossais, le seul blancautorisé à résider dans le pays à l’époque, était un ami privilégiéde la femme qui présidait alors aux destinées des États Wajo. J’aisouvent entendu Stein conter comment cet homme, légèrement paralyséd’un côté, l’avait présenté à la cour indigène, peu avant d’êtreemporté par une dernière attaque. C’était un homme large, à labarbe blanche de patriarche et à l’imposante stature. Il étaitentré dans la salle du conseil où rajahs, pangerans[8] et chefs étaient assemblés, sous laprésidence de la reine, une grosse femme ridée (très libre delangage, me disait Stein), et allongée sur un haut divan surmontéd’un dais. L’Écossais tirait la jambe et faisait sonner sa canne.Il saisit Stein par le bras et le mena droit au divan. –« Regardez, reine, et vous, rajahs », proclama-t-il,d’une voix de stentor, « voici mon fils. J’ai fait du commerceavec vos pères, et après ma mort, c’est lui qui en fera avec vouset avec vos fils. »

« Cette simple formalité valut à Stein la situationprivilégiée de l’Écossais, avec tous ses stocks de marchandises,ainsi qu’une maison fortifiée sur la seule rivière navigable dupays. Quelque temps après, la vieille reine au langage si libremourait à son tour, et la région fut troublée par diversprétendants au trône. Stein se joignit au parti d’un fils cadet,celui-là même dont, trente ans plus tard, il ne parlait jamais quesous le nom de « mon pauvre Mohammed Bonso ». Ils furenttous deux les héros d’exploits innombrables ; ils connurentdes aventures merveilleuses, et soutinrent une fois, dans la maisonde l’Écossais, un siège d’un mois, avec une vingtaine de partisanscontre toute une armée. Je crois que les indigènes parlent encorede cette guerre-là. Cependant Stein ne manquait jamais d’attraper,pour son propre compte, tous les scarabées et tous les papillonsqu’il pouvait découvrir. Après une huitaine d’années de guerre, denégociations, de fausses trêves, d’attaques brusquées, deréconciliations et de trahisons, et au moment précis où la paixparaissait assurée de durable façon, son « pauvre MohammedBonso » avait été assassiné à la porte même de la résidenceroyale, en descendant de cheval, lors d’un joyeux retour d’unefructueuse chasse au cerf. Un tel événement rendait la position deStein extrêmement précaire, mais il serait peut-être resté dans lepays, s’il n’eût, très peu après, perdu la sœur de Mohammed (machère femme, la Princesse, comme il la désignait avec solennité).Il en avait une fille, mais la mère et l’enfant avaient succombé, àtrois jours de distance, aux atteintes d’une fièvre pernicieuse. Ilquitta donc des parages que sa perte cruelle lui rendait odieux, ettermina ainsi la première et aventureuse partie de son existence.La seconde portion en différait si bien, que, sans la réalité duchagrin qui vivait en lui, cette étrange période lui eût faitl’effet d’un rêve. Il possédait un peu d’argent ; il se refitune vie nouvelle, et au bout d’un certain nombre d’années, avaitamassé une fortune considérable. Il avait d’abord fait de nombreuxvoyages dans les îles, mais l’âge était venu, et depuis quelquetemps, il quittait rarement sa maison spacieuse enclose à une lieuede la ville, dans son vaste parc, et entourée d’écuries, de communset de cabanes de bambou pour son nombreux personnel de domestiqueset d’employés. Chaque matin, il se rendait, dans sa charrettelégère, à la ville où il avait un bureau avec des commis blancs ouChinois. Il possédait une flottille de goélettes et de bateaux dupays, pour faire, sur une large échelle, le commerce de denrées desîles. Il menait le reste de sa vie en solitaire, mais sansmisanthropie, entre ses livres et ses collections, sans cesseoccupé à classer et à ranger ses spécimens, correspondant avec desentomologistes d’Europe, dressant un catalogue descriptif de sestrésors. Telle était l’histoire de l’homme que j’étais, sans aucunespoir précis, d’ailleurs, venu consulter sur le cas de Jim. C’eûtété déjà un soulagement pour moi que de connaître son sentiment surl’affaire. J’étais tout plein de mon sujet, mais je n’en respectaipas moins l’intérêt intense et presque passionné avec lequel ilcontemplait son papillon, comme s’il eût pu, dans la splendeurbronzée de ces ailes fragiles, dans les traînées blanches, dans lestaches somptueuses, distinguer d’autres visions, voir l’image dechoses aussi périssables, mais qui eussent pourtant aussi bravé ladestruction que ces tissus délicats et sans vie dont la mort nepouvait ternir la magnificence.

– « Merveilleux… » répéta-t-il, en levant lesyeux sur moi. « Regardez… ! Cette beauté, ce n’est rienencore, mais admirez cette précision, cette harmonie… Quellefragilité… Et quelle force pourtant !… Quelle exactitude…Voilà bien la Nature, l’équilibre de forces colossales !…Toutes les étoiles d’un côté !… tous les brins d’herbe del’autre…, et le formidable Kosmos, dans son équilibre parfaitproduit ceci… Cette merveille, ce chef-d’œuvre de la Nature,l’immense artiste… »

– « Je n’ai jamais rencontré entomologiste aussienthousiaste », fis-je remarquer gaiement. « Lechef-d’œuvre ? Et que faites-vous de l’homme ? »

– « L’homme est prodigieux, mais ce n’est pas unchef-d’œuvre », répliqua-t-il, sans lever les yeux de laplaque de verre. « Peut-être l’artiste était-il un peufou ? Hein ? Qu’en dites-vous ? Il me semble parfoisque l’homme est venu là où il n’a que faire, où il n’y a pas deplace pour lui, car autrement, pourquoi voudrait-il prendre toutela place ? Pourquoi courrait-il à droite et à gauche, enmenant si grand bruit autour de ses actes, en parlant des étoiles,en écrasant les brins d’herbe… ? »

– « En attrapant des papillons ?… »insinuai-je.

« Il sourit, se renversa contre son dossier et étendit lesjambes. – « Asseyez-vous », fit-il. « Ce merveilleuxanimal c’est moi qui l’ai capturé, par un très beau matin. Et j’enai ressenti une grosse émotion. Vous ne savez pas ce que c’est,pour un collectionneur, que de s’emparer d’une pièce pareille. Vousne pouvez pas le savoir ! »

« Je souriais doucement dans mon fauteuil à bascule. Lesyeux de Stein semblaient voir bien plus loin que le mur sur lequelils étaient fixés, et il me raconta qu’un soir, un employé« du pauvre Mohammed » était venu le prier de se rendre àla Residenz comme il disait, demeure distante de quelqueneuf ou dix milles, à laquelle on accédait par un sentier, àtravers une plaine cultivée, semée çà et là de bouquets de bois. Ilavait de bonne heure quitté sa maison fortifiée, après avoirembrassé sa petite Emma et donné toute autorité à « laPrincesse », sa femme. Elle l’avait accompagné jusqu’à lagrand’porte, une main sur le cou de son cheval : elle portaitune blouse blanche, des épingles d’or dans les cheveux, et surl’épaule gauche une courroie de cuir jaune soutenant un revolver. –« Elle me parlait comme parlent les femmes », disaitStein, « en me recommandant d’être prudent, de tâcher derentrer avant la nuit et en me taxant de méchanceté parce que jevoulais partir seul. Nous étions en guerre et le pays n’était passûr. Les domestiques fixaient aux fenêtres les volets blindés etchargeaient leurs carabines ; elle me dit de n’avoir aucunecrainte à son sujet. Elle saurait défendre la maison contren’importe qui, jusqu’à mon retour. Je riais de plaisir, àl’entendre ; c’était bon de la voir si brave, si jeune, siforte. Moi aussi, j’étais jeune, dans ce temps-là ! À laporte, elle prit ma main, la serra et fit un pas en arrière. Jeretins mon cheval jusqu’à ce que j’eusse entendu fixer les barreauxderrière moi. Il y avait un de mes grands ennemis, un noble, unbeau brigand, qui battait la campagne, avec une bande armée, auxalentours de ma demeure. Je fis un petit temps de galop de quatreou cinq milles ; il avait plu dans la nuit mais la brumes’était levée, et le visage de la terre était parfaitementnet ; il me souriait, tout frais, tout innocent, comme celuid’un petit enfant ! Tout à coup, j’entends une salve de coupsde feu, une vingtaine au moins, à ce qu’il me paraît. Des balles mesifflent aux oreilles, et mon chapeau saute de ma tête. C’était unepetite embuscade, vous comprenez. Ils s’étaient arrangés à me faireappeler par mon pauvre Mohammed, et m’avaient tendu ce traquenard.Je compris tout en clin d’œil, et me dis : « Il faut unpeu d’habileté… » Mon poney s’ébroue, bondit, se dresse surses pattes de derrière, et moi, je me laisse tout doucement tomberen avant, la tête sur sa crinière. Il se met à marcher, et, d’unœil, je vois par-dessus son cou, un petit nuage de fumée suspendu àma gauche au-dessus d’un massif de bambous. Je me dis :« Ah ! ah ! mes amis,… pourquoi n’attendez-vous pasassez avant de tirer ? Vous ne m’avez pas encoregelungen. Oh non ! » Je saisis mon revolver dela main droite tout doucement. En définitive, ils n’étaient quesept, ces gredins. Ils surgissent de l’herbe et se mettent àcourir, avec leurs sarongs retroussés, en agitant, leur lanceau-dessus de leur tête, et en se criant l’un à l’autre de ne paslaisser échapper le cheval, puisque je suis mort… Je les laisseapprocher à la distance de cette porte, et alors, bang…bang… ; je vise soigneusement, à chacun de mes coups. Unedernière balle dans un dos d’homme, mais je le manque. Trop loindéjà. Et je reste en selle, au-dessus de la douce terre toutenette, qui me sourit, et devant trois cadavres abattus sur le sol.L’un était roulé en boule, comme un chien ; un autre, sur ledos, avait un bras devant les yeux, comme pour se garantir dusoleil ; le troisième retira sa jambe, très lentement, pourl’allonger brusquement, d’un seul coup. Je le regardaiattentivement, du haut de mon cheval, mais c’était bien fini ;er bleibt ganz ruhig, il reste parfaitement tranquille. Eten cherchant sur son visage un signe de vie, je vois quelque chosecomme une ombre légère passer sur son front. C’était l’ombre de cepapillon. Regardez cette forme d’ailes. Cette espèce vole haut etd’un vol puissant. Je lève les yeux et le vois s’envoler. Je medis ; est-ce possible ?… et je le perds de vue. Jedescends de selle et me mets à marcher très lentement, mon revolverdans une main et la bride de mon cheval dans l’autre ; jejette les yeux à droite et à gauche, en bas et en l’air, partout.Je finis par le revoir juché sur un petit tas de boue, à dix piedsde moi. Mon cœur se met à battre ; je lâche mon cheval, gardemon revolver dans une main et retire de l’autre mon feutre mou dema tête. Un pas… Tout doux !… Un second pas… Flop ! Jel’avais ! Quand je me relevai, l’émotion me faisait tremblercomme une feuille, et lorsque je me rendis compte, en déployant cesailes magnifiques, de la rareté et de l’extraordinaire perfectionde ma capture, la tête me tourna et les jambes me manquèrent sibien que je dus m’asseoir par terre. J’avais eu le grand désir detrouver un spécimen de cette espèce, lorsque j’étais au service duprofesseur. J’avais, à cet effet, entrepris de longues tournées etsubi de grosses privations ; j’en avais rêvé dans mon sommeil,et tout à coup, voilà que je le tenais dans mes doigts, pour moi.Selon les paroles du poète (il prononçait boète),

« So halt ich’s endlich dennin meinen Hænden

Und nenn esin gewissen Sinne mein. »[9]

« Il prononça ces paroles avec emphase, d’une voix soudainbaissée et détourna lentement ses yeux de mon visage. Il se mit àbourrer, avec une activité silencieuse, une pipe à long tuyau,puis, le pouce sur l’ouverture du fourneau, me regarda d’un airsignificatif.

– « Oui, mon bon ami, ce jour-là, je n’avais plus rienà désirer ; j’avais bien déconfit mon principal ennemi ;j’étais jeune et fort ; j’avais l’amitié, j’avais l’amourd’une femme, j’avais un enfant pour me remplir tout à fait le cœur,et l’objet des rêves d’un temps de ma vie, je le tenais aussi dansles mains ! »

« Il frotta une allumette qui jeta une lueur vive. Sonvisage placide et rêveur eut une crispation douloureuse.

– « Ami, femme, enfant… » fit-il, lentement, enregardant la petite flamme, « phou… ! » L’allumettes’éteignit ; il se retourna avec un soupir vers la case deverre. Les ailes frêles et glorieuses tremblaient légèrement, commesi son souffle eût, pour un instant, rappelé à la vie ce somptueuxobjet de ses rêves.

– « L’ouvrage », reprit-il brusquement avec sonaccent habituel de douceur enjouée, « l’ouvrage est en bonnevoie ; je viens de décrire ce rare spécimen… Oui ! Maisquelles bonnes nouvelles apportez-vous ? »

– « À dire vrai, Stein », répondis-je avec uneffort qui me surprit moi-même, « je suis venu pour vousdécrire un spécimen, moi aussi… »

– « Un papillon ? » demanda-t-il, avec unevivacité incrédule et joyeuse.

– « Non, rien d’aussi parfait », répondis-je, enme sentant soudain accablé par un monde de doutes… « Unhomme… »

– « Ach so ! » murmura-t-il, et levisage souriant qu’il tournait vers moi se fit grave tout à coup.Il me regarda un instant, puis déclara lentement : « Ehbien, je suis un homme aussi ! »

« Le voilà bien tout entier ; il savait se montrer sigénéreusement encourageant, qu’un homme scrupuleux hésitait, aumoment de la confidence ; mon hésitation fut pourtant decourte durée.

« Il m’écoutait, les jambes croisées ; de temps entemps son visage disparaissait complètement dans une explosion defumée, et un grognement sympathique sortait du nuage. Lorsque j’eusachevé mon récit, il décroisa les jambes, posa sa pipe, se penchagravement vers moi, les coudes sur les bras de son fauteuil, lesdoigts joints :

– « Je comprends très bien ; c’est unromanesque ! »

« Il avait trouvé, du premier coup, et je restai d’abordstupéfait de la sûreté de son diagnostic ; notre conversationressemblait fort, en effet, à une consultation médicale :Stein faisait si bien figure de savant, dans son fauteuil et à satable, et moi, de mon siège, je levais sur lui un regard siempreint d’anxiété, qu’il eût paru tout naturel dedemander :

– « Que faut-il faire ? »

« Il leva un long index.

– « Il n’y a qu’un remède. Une seule chose peut nousguérir de nous-mêmes. » L’index retomba sur le bureau avec unclaquement sec. Le cas dont il m’avait montré la simplicité sefaisait plus simple encore, si possible, et totalement désespéré.Il y eut un silence. – « Oui », fis-je, « mais àproprement parler, la question ici n’est pas de guérir : c’estde vivre ! »

« Il m’approuva de la tête, un peu tristement, peut-être. –« Ja… Ja… De façon générale, pour parler comme votregrand poète. « That is the question… » Ilcontinuait à hocher la tête avec sympathie. « Être ?Ach ! Être ! »

« Il se redressa, le bout des doigts sur la table.

– « Nous voulons « être » de tant de façonsdifférentes », reprit-il. « Ce magnifique papillon trouveun petit tas de boue et s’y pose tranquillement, mais l’homme neveut jamais rester tranquille sur son tas de boue ! Il veutêtre là… et puis après là… » Il levait, puis abaissait lamain. « Il veut être un saint, puis il veut être un démon, etchaque fois qu’il ferme les yeux, il se voit très beau, plus beauqu’il ne peut jamais l’être… En rêve… »

« Il abaissa le couvercle de verre ; la serrureautomatique se ferma avec un bruit sec, et prenant la caisse à deuxmains, il la rapporta religieusement à sa place ; il sortit ducercle brillant tombé de l’abat-jour, pour entrer dans la zone delumière atténuée, puis dans l’ombre confuse. Ce rapide passagefaisait un effet singulier ; on eût dit qu’il échappait, enquelques pas, à ce monde concret et à ses inquiétudes. Comme sielle eût été dépouillée de substance, sa haute silhouette semblaitplaner, avec des mouvements vagues et arrondis, au-dessus d’objetsinvisibles ; sa voix, issue d’un lointain où il paraissaitmystérieusement occupé de soins immatériels, cessait d’êtreincisive pour se faire profonde et grave, adoucie par ladistance.

– « Et c’est de ce que l’on ne peut toujours garderles yeux fermés que vient la vraie difficulté, que naît la peine ducœur, la douleur du monde. Je vous le dis, mon ami, il n’est pasbon de s’apercevoir que l’on ne peut réaliser son rêve, faute deforce ou d’habileté… Ja !… Et l’on reste pourtant unsi beau gaillard, tout le temps ! Wie ? Was ?Gott im Himmel ![10]Comment est-ce possible ? Ha ! Ha !Ha ! »

« L’ombre penchée sur les tombes de papillons riaitimpétueusement.

– « Oui ! cette chose terrible est trèsdrôle ! En naissant, un homme tombe dans un rêve comme ontombe à la mer. S’il veut se débattre pour en sortir, comme le fontles gens sans expérience, il se noie… nicht wahr[11]  ?… Non, je vous le dis, cequ’il faut, c’est s’abandonner à l’élément destructeur, ets’arranger, à force d’efforts des mains et des pieds dans l’eau,pour que la mer profonde, profonde vous soutienne. Voilà, si vousme le demandez, comment on peut arriver à« être ».

« Sa voix prenait une puissance extraordinaire, comme s’ileût été inspiré dans l’ombre par une sagesse chuchotante. –« Je vous le dis ; pour cela aussi, il n’y a qu’unmoyen. »

« Avec un bruit pressé de pas sur le sol, il traversa lecercle de lueur confuse et apparut soudain dans l’éclat de lalumière. Sa main tendue était pointée sur ma poitrine comme unpistolet ; ses yeux, très enfoncés, semblaient vouloir metranspercer, mais sa lèvre crispée ne prononça pas une parole, etl’austère exaltation de la certitude qu’il avait trouvée dansl’ombre disparut de son visage. Il laissa tomber la main tenduevers ma poitrine et fit un pas dans ma direction pour la poserdoucement sur mon épaule. Il y avait des choses, me dit-iltristement, qu’il valait peut-être mieux ne jamais raconter, maisil avait si longtemps vécu seul que souvent, il oubliait… iloubliait… La lumière avait dissipé la certitude dont avait parul’inspirer l’ombre lointaine. Il s’assit, les deux coudes sur latable, et se frotta le front. – « Et pourtant c’est vrai,c’est vrai… Plonger dans l’élément destructeur… » Ilparlait à voix basse, sans me regarder, une main de chaque côté duvisage. « Voilà le secret… Suivre son rêve et suivre son rêveencore… et ainsi… ewig… usque ad finem… » Son murmureconvaincu ouvrait devant mes yeux une vaste et incertaineperspective, comme celle d’un horizon crépusculaire, sur uneplaine, à la tombée de la nuit…, ou à l’aube, peut-être ? Onne savait pas au juste, mais c’était une lumière charmeuse etdécevante, qui jetait la poésie subtile de sa pénombre sur desfondrières… et sur des tombes. Sa vie avait commencé dansl’enthousiasme, dans le sacrifice aux idées généreuses ; ilavait voyagé très loin, sur des chemins divers et d’étrangessentiers ; sur tous il avait marché sans faiblesse, et partantsans honte et sans regret. En cela il avait raison. C’était lesecret, sans doute. Mais la grande plaine où les hommes errentparmi les tombes et les fondrières, restait très désolée, sous lasubtile poésie de sa lumière crépusculaire, pleine d’ombre aucentre, et ceinte de clartés, comme si elle eût été entourée d’unabîme de flammes. Lorsque je rompis enfin le silence, ce fut pourexprimer l’opinion que l’on n’aurait su trouver homme plusromanesque que lui.

« Il hocha doucement la tête, puis fixa sur moi un regardpatient et interrogateur. C’était une honte, dit-il ; nousnous laissions aller à bavarder comme deux enfants, au lieu de nousefforcer de trouver ensemble quelque chose de pratique, un remèdeapplicable au mal, au grand mal…, répéta-t-il, avec un souriremalicieux et indulgent. Mais cela ne rendit pas notre conversationplus précise. Nous évitions de prononcer le nom de Jim, comme sinous eussions voulu écarter de notre discussion tout être de chairet de sang, et qu’il n’eût été qu’un esprit errant, qu’une ombredouloureuse et sans nom. – « Voyons », fit Stein en selevant, « ce soir vous coucherez ici, et demain matin nousdéciderons quelque chose de pratique. Il alluma un chandelier àdeux branches et me montra le chemin. Escortés des lueurs jetéespar les bougies, nous traversâmes des pièces sombres et vides. Lalumière glissait sur les parquets cirés, passait çà et là sur lasurface polie d’une table, s’accrochait au renflement d’un meuble,ou s’allumait toute droite dans de lointains miroirs, tandis quedans les profondeurs du vide cristal se reflétaient silencieusementles formes de deux hommes et les flammes de deux bougies. Steinmarchait lentement, un pas devant moi, avec une courtoisiedéférente ; il y avait sur son visage une quiétude profonde etpour ainsi dire attentive ; de longues boucles blondes seméesde fils blancs tombaient sur sa nuque légèrement penchée.

– « C’est un romanesque,… un romanesque »,répéta-t-il. « Et c’est très mauvais,… très mauvais… Et trèsbon aussi », ajouta-t-il. – « En êtes-voussûr ? » demandai-je.

– « Gewiss[12] », fit-il, restant debout, son chandelier à la main,sans me regarder. « C’est évident. Pourquoi autrement unedouleur intime l’amènerait-elle à se découvrir lui-même ?Qu’est-ce donc qui le fait… exister, à vos yeux et auxmiens ? »

« Il était difficile, à ce moment, de croire à l’existenceextérieure de Jim, à cette existence commencée dans un presbytère,souillée par le contact des foules comme par des nuages depoussière, réduite au silence, dans le monde matériel, par lesappels tumultueux de la vie et de la mort…, mais son impérissableréalité s’imposait pourtant à moi avec une force convaincante etterrible. Je la distinguais avec netteté, comme si notre course àtravers les hauts appartements silencieux, comme si les lueurstremblantes et les visions furtives de silhouettes humaines et deflammes vacillantes dans des profondeurs transparentes etinsondables, nous eussent fait approcher de la Vérité absolue, qui,à l’instar de la Beauté, flotte à demi submergée, obscure etfugitive, sur les immobiles et muettes eaux du mystère. –« C’est possible », concédai-je, avec un rire léger, dontla répercussion inattendue et bruyante me fit aussitôt baisser leton, « mais ce dont je suis sûr, au moins, c’est que vousl’êtes bien, vous aussi. » La tête penchée sur la poitrine, etle candélabre levé très haut, il se remit en marche. – « Oh,évidemment, j’existe aussi…, » murmura-t-il.

« Il me précédait. Mes yeux suivaient ses mouvements, maisce que je voyais, ce n’était pas le chef de la maison de commerce,l’hôte joyeusement accueilli dans les réunions, le correspondant desociétés savantes et de naturalistes lointains ; je voyaisseulement la réalité d’une destinée qu’il avait su guider d’un pasferme, je voyais cette vie commencée dans un humble milieu, cetteexistence riche de généreux enthousiasmes, d’amitiés, d’amour, deguerres, de tous les éléments exaltés du roman. Devant la porte dema chambre, il se retourna vers moi : – « Oui »,fis-je, comme si j’eusse poursuivi une discussion, « … etentre autres choses, vous aviez follement rêvé d’un certainpapillon ; mais lorsqu’un beau matin, votre rêve est venu àvotre rencontre, vous n’avez pas laissé échapper l’occasionmerveilleuse… N’est-ce pas ?… Tandis que lui… » Steinleva la main : – « Savez-vous donc combien d’occasionsj’ai laissé s’enfuir, combien j’ai laissé s’évanouir de rêves quiavaient croisé mon chemin ? » Il hocha la tête avecregret. « Je crois bien que certains de ces rêves auraient ététrès beaux, si j’avais su les réaliser… Mais savez-vouscombien ?… Je ne le sais peut-être pas moi-même ! »– « Que les siens aient été beaux ou non », répliquai-je,« … il y en a un au moins qu’il n’a pas suconquérir ! » – « Nous en avons tous laissé échapperun ou deux comme cela ! » fit Stein, « et c’est lapeine…, la grosse peine… »

« Il me serra la main sur le seuil et jeta un coup d’œildans la chambre par-dessous son bras levé. – « Dormezbien », fit-il, « et demain, il faudra que nouscherchions quelque chose de pratique,… de pratique… »

« Bien que sa chambre fût située au-dessous de la mienne,je le vis reprendre le chemin que nous avions suivi. Il retournaità ses papillons. »

Chapitre 21

 

– « Je ne pense pas qu’aucun de vous ait jamaisentendu parler du Patusan ? » reprit Marlow, après unsilence rempli par l’allumage méthodique d’un cigare. « Peuimporte ; dans la foule des corps célestes qui se pressent lanuit autour de nous, il y en a plus d’un dont les hommes n’ontjamais entendu parler, parce qu’il gravite en dehors de la sphèrede leurs habitudes, et n’a d’importance terrestre que pour lesastronomes qui sont payés pour parler doctement de sa composition,de son poids, de son orbite, des irrégularités de sa trajectoire,des aberrations de sa lumière, comme d’une sorte de scandaleusemonstruosité scientifique. Il en est ainsi du Patusan. Les cerclesgouvernementaux de Batavia y faisaient de doctes allusions, àpropos surtout de ses aberrations et de ses irrégularités, et dansle monde du commerce, quelques très rares négociants leconnaissaient de nom. Mais personne n’y était allé, et je soupçonneque personne ne se souciait d’y aller, comme je suppose qu’unastronome objecterait fort à être transporté dans un lointain corpscéleste, où séparé de ses émoluments terrestres, il seraitabasourdi par le spectacle de ciels inconnus. Mais les corpscélestes ni les astronomes n’ont rien à voir avec le Patusan. C’estJim qui s’y rendit. Je voulais seulement vous faire comprendre quesi Stein eût réussi à l’envoyer dans une étoile de cinquièmegrandeur, le changement n’eût pas été plus complet pour lui.Laissant en arrière les faiblesses terrestres et la réputationqu’il s’était acquise, il trouva, pour exercer ses facultésimaginatives, des conditions toutes nouvelles. Toutes nouvelles ettoutes remarquables. Et c’est de remarquable façon aussi qu’il suten profiter.

« Stein était l’homme qui en savait plus que quiconque surle Patusan. Plus même que les cercles gouvernementaux, je crois. Jene doute pas qu’il n’y fût allé, soit dans ses jours de chasse auxpapillons, soit plus tard, lorsque son incorrigible manie lepoussait à relever, par une pincée de roman, les sauces épaisses desa cuisine commerciale. Il y a bien peu de coins de l’Archipelqu’il n’eût visités, dans leur pénombre originelle, avant que lalumière (et même la lumière électrique), ne les eût inondés, au nomd’une plus saine morale et… eh bien, au nom de plus gros bénéfices,aussi. C’est au petit déjeuner, le lendemain de notre entretien surJim, qu’il me parla du Patusan. Je venais de répéter le mot dupauvre Brierly : – « Qu’il creuse donc un trou de vingtpieds pour s’y terrer ! » Il me regarda avec un intérêtattentif, comme si j’eusse été un insecte rare. – « Ce seraità la rigueur possible ! » fit-il, en dégustant son café.– « Oui, l’enterrer… » commentai-je. « On nes’arrête guère à pareille idée, mais on ne saurait mieux faire,étant donné la nature de ce garçon-là ! » – « Oui,il est jeune », murmura Stein. – « C’est le plus jeunedes êtres humains », affirmai-je. – « Schön[13]  ! Il y a le Patusan »,reprit-il, sur le même ton de rêve… « Et la femme est mortemaintenant », ajouta-t-il, mystérieusement.

« Naturellement, je ne sais rien de cette histoire ;je puis seulement inférer qu’une fois déjà, le Patusan avait servid’asile à un être accablé par une faute, une transgression ou unmalheur. On ne saurait soupçonner Stein. La seule femme qui eûtexisté pour lui, c’était la jeune Malaise qu’il appelait :« Ma femme la Princesse », ou plus rarement, et dans sesmoments d’expansion : « la mère de mon Emma ». Je nesaurais dire quelle était la femme à laquelle il songeait, à proposdu Patusan, mais ses allusions me firent conclure que c’était uneHollando-Malaise, jolie et bien élevée, dont l’existence avait ététragique ou simplement pitoyable ; la partie la plusdouloureuse de son histoire était sans doute son mariage avec unPortugais de Malacca, jadis employé dans une maison de commerce descolonies hollandaises. Je sus par Stein que cet individu était peurecommandable, à plus d’un titre, mais toujours de façon maldéfinie et dangereuse. C’est uniquement par considération pour safemme que Stein l’avait nommé directeur du comptoir de la maisonStein et Cie, à Patusan ; au point de vuecommercial, cette désignation n’avait pas été heureuse, pour lasociété tout au moins, et maintenant que la femme était morte,Stein était disposé à essayer d’un nouvel agent. Le Portugais, quis’appelait Cornélius, se tenait pour un homme méconnu, etconsidérait que ses mérites l’eussent désigné pour de plus hautesfonctions. C’est cet individu que Jim allait devoir remplacer. –« Je ne crois pas qu’il veuille céder la place »,remarqua Stein. « Ce n’est pas mon affaire, d’ailleurs ;c’est seulement par considération pour cette femme que j’ai… Maisje crois qu’il y a une jeune fille, et s’il veut rester, je luilaisserai la disposition de la vieille maison. »

« Le Patusan fait partie d’un État indigèneindépendant ; c’est un district écarté, dont le principalétablissement porte le même nom. À quelque quarante milles de lamer, en un point d’où l’on découvre les premières maisons, on voits’élever, au-dessus de la masse des forêts, les sommets trèsvoisins de deux montagnes abruptes, séparés par ce que l’onprendrait pour une fissure profonde, fente produite par un coupformidable. En fait, la vallée intermédiaire ne forme qu’une failleétroite, et de la ville, la montagne se présente sous forme d’unemasse irrégulièrement conique, et fendue en deux moitiés légèrementécartées. Au troisième jour qui suit la pleine lune, l’astrenocturne, vu de l’espace ouvert devant la maison de Jim (il avaitune très belle maison de style indigène, lorsque j’allai le voir),se levait en plein derrière ces montagnes ; sa lueur diffuseaccusait d’abord les deux masses en un relief d’un noir intense,puis tout à coup émergé et montant doucement entre les deux paroisde la crevasse, le disque rougeoyant et presque parfait finissaitpar flotter au-dessus des sommets, comme s’il eût, avec un air detriomphe modeste, échappé à une tombe géante. – « Merveilleuxeffet ! » déclara Jim, à côté de moi ; « celavaut la peine d’être vu, n’est-ce pas ? »

« Il laissait percer sous ces mots un accent d’orgueilpersonnel qui me fit sourire ; on aurait dit qu’il avait prisune part à l’ordonnance de ce spectacle unique. Il avait réglé tantde choses, au Patusan, tant de choses qui eussent paru aussiimpossibles à contrôler pour lui que la marche du soleil et desétoiles !

« C’était inconcevable, et c’était pourtant le caractèreparticulier du rôle auquel Stein et moi l’avions inconsciemmentconvié, sans autre dessein que de l’éloigner de la vie des hommes,et de l’arracher plus encore à la sienne, comprenez-le. Tel étaitnotre premier mobile, bien que j’aie peut-être eu, je doisl’avouer, un autre motif pour me pousser. Je devais rentrer pourquelque temps en Angleterre et il est possible que j’eusse, à demiinconsciemment peut-être, souhaité disposer de lui, disposer delui, vous m’entendez, avant mon départ. Je retournais au pays, etc’est le pays qui me l’avait envoyé, avec sa triste peine et sesdroits obscurs, comme un homme qui halète sous un fardeau, dans lebrouillard. Je ne puis affirmer l’avoir jamais clairement vu…, mêmeaujourd’hui, après cette dernière visite que je lui ai faite, maisil me semblait que moins je le comprenais, plus j’avaisd’obligations envers lui, au nom même de ce doute qui est une partinséparable de notre connaissance. En savais-je tellement plus surmoi-même ? Je retournais donc au pays, je vous le répète, à cepays assez lointain pour que tous les foyers y deviennent comme unseul foyer, auquel le plus humble d’entre nous a le droit des’asseoir. Illustres ou obscurs, nous errons par milliers à lasurface du globe, pour amasser au-delà des mers argent ou gloire,ou gagner seulement une croûte de pain ; mais il me semble quepour chacun de nous le retour au pays constitue une sorte dereddition de comptes. Nous rentrons pour affronter nos supérieurs,nos parents, nos amis, ceux à qui nous obéissons et ceux que nousaimons… mais les êtres mêmes qui n’ont personne, les plusdépouillés, les plus solitaires, les plus libérés de juges et deliens, ceux pour qui le foyer ne comporte ni chers visages ni voixfamilières, – doivent affronter l’âme du pays, l’âme qui flottedans son air et dans son ciel, sur ses vallées et sur ses collines,sur ses champs, ses eaux et ses bois, comme un muet ami, un juge etun inspirateur. Dites ce que vous voudrez, mais pour retrouver lajoie du pays, pour affronter sa vérité et respirer sa paix, il fautrentrer avec la conscience libre. Tout cela peut vous paraître puresentimentalité, et peu d’entre nous, en effet, ont le désir ou lafaculté de regarder consciencieusement sous la surface des émotionsfamilières. Il y a les jeunes filles que nous aimons, les hommesvers qui nous levons les yeux, les tendresses, les amitiés, lesoccasions, les plaisirs… Mais le fait reste entier ; il fautavoir les mains propres pour toucher à sa récompense, si l’on neveut pas la voir changée en feuilles mortes entre les doigts. Jecrois que ce sont les isolés, les êtres sans foyer et sansaffection, ceux qui ne retournent pas à une maison, mais au payslui-même, pour retrouver son âme désincarnée, éternelle etimmuable, je crois que ce sont ceux-là qui éprouvent le mieux sasévérité et sa puissance rédemptrice, la grâce de son droitséculaire à notre fidélité et à notre soumission. Oui, si nous nesommes pas nombreux à comprendre cela, nous le sentons tous, et jedis tous, sans exception, car ceux qui ne le sentent pas necomptent pas non plus. Tout brin d’herbe a son petit coin de terred’où il tire vie et force, et l’homme aussi est enraciné dans uneterre spéciale d’où il tire sa foi en même temps que sa vie. Je nesais jusqu’à quel point Jim comprenait, mais je sais qu’ilsentait ; il sentait confusément mais d’intense façon, lanécessité d’une telle vérité,… ou d’une telle illusion ; peum’importe le nom que vous lui donnerez ; cela fait une bienpetite différence, et cette différence-là signifie si peu ! Lecertain, c’est qu’en raison de tels sentiments, il attachait, lui,de l’importance à un retour. Il ne retournerait jamais au pays,jamais ! S’il avait été capable de manifestationspittoresques, il eût frémi à cette seule pensée, et vous eût faitfrémir aussi. Mais il n’était pas homme à s’abandonner à de tellesfaiblesses, bien qu’à sa façon, ce fût un expressif. À l’idée d’untel retour, il serait devenu désespérément raide et impassible, lementon baissé et la lèvre boudeuse, cependant que ses yeux bleuscandides auraient lancé un éclair sous les sourcils froncés, commedevant une pensée intolérable et révoltante. Il y avait del’imagination sous ce crâne dur que l’épaisse chevelure crépuecoiffait comme d’un casque. Pour moi qui n’ai pas d’imagination (jeserais plus rassuré aujourd’hui sur son sort, si j’en avais), je neveux pas vous faire croire que je me représentasse l’âme du payssurgissant au-dessus des blanches falaises de Douvres, pour medemander ce que j’avais fait, – moi qui revenais sans os cassés, –de mon très jeune frère. Je savais trop bien qu’il était de cesêtres sur le sort desquels il n’y a point d’enquête ; j’avaisvu des hommes qui valaient mieux que lui disparaître et s’évanouirà jamais, sans provoquer une manifestation de curiosité ou deregret. Ainsi qu’il sied aux génies de vaste envergure, l’âme dupays n’a cure de vies innombrables. Malheur aux traînards !Nous n’existons qu’à notre place dans le rang ! Il était restéen arrière et n’avait pas su rester à la hauteur de ses camarades,mais il le sentait avec une intensité qui le rendait touchant, aumême titre que la vie plus intense d’un homme rend sa mort plusémouvante que celle d’un arbre. Je m’étais trouvé à point sur saroute, et j’avais été touché, voilà toute l’histoire. Je metourmentais de savoir de quel côté il allait se tourner. J’auraisvraiment souffert si, par exemple, il se fût mis à boire. La terreest si petite que j’avais peur d’être accosté un jour par unvagabond aux yeux troubles, au visage bouffi et souillé, auxsavates de toile éculées, avec des loques flottantes aux coudes, etqui, au nom d’anciennes relations, m’emprunterait cinq dollars.Vous connaissez l’horrible et louche allure de ces épouvantails,sortis d’un passé présentable, qui vous fondent dessus, la voixéraillée et veule, le regard impudent et à demi détourné ;vous connaissez ces rencontres, plus douloureuses pour l’homme quicroit à la solidarité des existences humaines, que ne peut l’être àun prêtre la vue de l’agonie d’un vieil impénitent. Voilà, à direvrai, la seule espèce de danger que j’envisageasse pour lui et pourmoi, mais je me méfiais de mon défaut d’imagination. Peut-êtrepouvait-il arriver pis encore, dans un sens que mon esprit étaitimpuissant à se représenter. Je ne pouvais oublier que ce garçon-làétait un bel imaginatif, et les imaginatifs sont capables des’écarter fort loin dans une direction, comme si on leur avaitdonné une longueur de câble plus grande qu’à leurs voisins, dans ledifficile mouillage de la vie. Ils n’y manquent pas non plus, ets’adonnent à la boisson, parfois. Peut-être lui faisais-je tort, enressentant pareille crainte à son sujet. Mais comment lesavoir ? Tout ce que Stein lui-même trouvait à m’en dire,c’est que c’était un romanesque. Et moi, tout ce que je savais,c’est qu’il était l’un de nous. De quoi se mêlait-il, en étantromanesque ? Si je vous parle autant de mes sentimentsinstinctifs et de mes réflexions brumeuses, c’est qu’il ne me resteplus grand-chose à dire de lui. Il existait pour moi, et, sommetoute, c’est par moi seulement qu’il existe pour vous. Je l’aiconduit par la main et je l’ai fait parader devant vous. Mesappréhensions si vulgaires étaient-elles injustes ? Je nesaurais le dire, aujourd’hui encore. Peut-être pourriez-vous ledire, vous, avec plus de sagesse, puisque, selon le proverbe, cesont les spectateurs qui voient le mieux le jeu. En tout cas, ellesétaient superflues. Il ne s’est pas écarté du chemin, pas dutout ; au contraire, il y a marché merveilleusement, droitcomme une flèche, et il a prouvé par son excellente allure qu’ilsavait aussi bien soutenir un effort que partir d’un bond. Jedevrais être ravi, car c’est une victoire à laquelle j’aicontribué, et je ne suis pourtant pas aussi heureux que je m’yserais attendu. Je me demande si cet effort l’a vraiment faitsortir de la brume où il errait, comme une silhouette assez mince,mais attachante avec ses contours flous, traînard qui gémissaitinconsolablement sur la perte de son humble place dans le rang.D’ailleurs le dernier mot de l’histoire n’est pas dit, et ne serajamais dit sans doute. Nos vies ne sont-elles pas trop courtes pournous donner le temps d’aller jusqu’au bout d’une phrase, qui resteéternellement, à travers nos balbutiements, à l’étatd’intention ? J’ai renoncé à entendre ces dernières paroles,dont le bruit, si elles pouvaient seulement être prononcées,ébranlerait le ciel et la terre. Nous ne trouvons jamais le tempsde prononcer notre dernière parole, de dire le dernier mot de notreamour, de notre désir, de notre foi, de notre remords, de notresoumission, de notre révolte. Le ciel et la terre ne veulent pasêtre ébranlés sans doute, au moins par nous qui connaissons sur euxtrop de vérités. Mes dernières paroles sur le compte de Jim serontbrèves. J’affirme qu’il a atteint une vraie grandeur, mais unetelle histoire est rapetissée par celui qui la raconte ou plutôtpar ceux qui l’écoutent. Franchement, c’est moins de mes parolesque je me méfie que de vos esprits. Je saurais être éloquent si jene craignais que vous ayez laissé étioler vos imaginations pourvous remplir le ventre. Je ne veux pas vous offenser ; il estbien respectable, apaisant, profitable,… et ennuyeux de ne pointnourrir d’illusions. Pourtant vous aussi, à votre heure, vous avezdû connaître cette intensité de vie, cette lumière splendide quinaissent parfois du choc de choses futiles, et qui paraissent aussistupéfiantes que la gerbe d’étincelles jaillie d’une pierre froide…aussi stupéfiantes et aussi éphémères, hélas ! »

Chapitre 22

 

– « La conquête de l’amour, de la vénération, de laconfiance des hommes, l’orgueil qu’elle suscite et la puissancequ’elle procure, ce sont là éléments d’un conte héroïque ;seulement nos esprits s’attachent au caractère extérieur desemblables succès, et dans le succès de Jim, il n’y avait riend’extérieur. Trente milles de forêts le cachaient aux yeux d’unmonde indifférent, et sur une côte blanche d’écume le bruit duressac noyait la voix de la renommée. Le courant de la civilisationbifurquait contre un cap, à cent milles au nord du Patusan, en deuxbranches respectivement dirigées vers l’est et le sud-est, enlaissant à l’écart ses plaines et ses vallées, ses forêts et savieille humanité ; il négligeait le Patusan, comme un îlotémietté et insignifiant, perdu entre les deux branches d’un torrentformidable et dévorant. On trouve assez souvent mentionné le nom dupays dans les récits des anciens voyageurs. Les commerçants duXVIIe siècle y allaient chercher du poivre, parce qu’au temps deJacques Ier, la passion du poivre semblait brûler, comme une flammed’amour, dans la poitrine des aventuriers de Hollande etd’Angleterre. Où ne seraient-ils pas allés pour chercher dupoivre ? Pour un sac de poivre, ils se coupaient la gorgeentre eux, sans hésitation, ou ils vendaient leur âme dont ilsprenaient si grand soin d’autre part ; cet étrange et obstinédésir leur faisait défier mille morts diverses ; ilsaffrontaient les mers connues, les maladies bizarres et hideuses,les plaies, la captivité, la faim, les épidémies et le désespoir.Ils en devenaient grands, par le Ciel ! ils en devenaienthéroïques et émouvants aussi, dans leur soif de négoce, sous lescoups de l’inflexible mort qui prélevait son tribut sur jeunes etvieux. Il paraît impossible qu’un simple appétit de lucre ait pupousser les hommes à une telle opiniâtreté d’entreprises, à unaussi aveugle entêtement dans l’effort et le sacrifice. Et, enfait, ceux qui aventuraient ainsi leurs personnes et leurs vies,risquaient tout leur avoir pour une mince récompense. Ilslaissaient leurs os à blanchir sur de lointains rivages pourdétourner les flots de la fortune vers ceux qui vivaient au pays. Ànos yeux de successeurs, soumis à des épreuves moins rudes, ilsparaissent grandis, non point comme agents de commerce, mais commeles instruments d’une destinée préétablie ; c’est pour obéir àune voix intérieure, à une impulsion de leur sang, à un rêved’avenir qu’ils cinglaient vers l’inconnu. Ils étaient prodigieux,et ils étaient préparés aussi, il faut l’avouer, au merveilleux.Ils l’enregistraient avec complaisance dans le récit de leurssouffrances ; ils le mêlaient à l’esprit de la mer, auxcoutumes de nations étranges, à la gloire de chefs superbes.

« Au Patusan, ils avaient trouvé des quantités de poivre etavaient été impressionnés par la magnificence et la sagesse duSultan ; mais on ne sait pourquoi, après un siècle derelations suivies, le pays vit peu à peu décliner son commerce.Peut-être le poivre était-il épuisé. En tout cas, personne ne s’ensoucie plus maintenant ; la gloire est éteinte ; leSultan, un adolescent imbécile, avec deux pouces à la main gauche,extorque à une population misérable un revenu incertain, que luivolent ses nombreux oncles.

« Je tiens ces renseignements de Stein, qui me donna lesnoms de ces oncles, avec un bref aperçu sur la vie et le caractèrede chacun d’eux. Il était, au sujet des États indigènes, aussiriche en informations qu’un rapport officiel, mais infiniment plusamusant. Il avait besoin d’être au courant. Il trafiquait dans untrès grand nombre de ces États, et dans plus d’un district, auPatusan, entre autres, sa maison était la seule à posséder uncomptoir, par licence spéciale des autorités hollandaises. LeGouvernement se fiait à sa discrétion, et il était entendu qu’ilacceptait tous les risques de l’entreprise. Les hommes qu’ilemployait le comprenaient aussi, mais il faut croire qu’il savaitles payer en conséquence. Il m’exposa les faits avec une parfaitefranchise, le lendemain matin, à la table du déjeuner. À saconnaissance (ses dernières nouvelles du Patusan remontaient àtreize mois, spécifia-t-il), l’état normal était là-bas celui d’uneinsécurité totale pour la vie et les biens. Il y avait des forcesantagonistes en présence, dont l’une était représentée par le RajahAllang, le pire des oncles du Sultan ; gouverneur de larivière, il pratiquait toutes les exactions et les vols, etpressurait à mort les Malais du pays, malheureuses victimes sansdéfense, qui n’avaient même pas la ressource de l’émigration. –« Car », me faisait remarquer Stein, « où et commentles pauvres gens pourraient-ils s’en aller ? » Ils n’enéprouvaient probablement même aucun désir. Le monde, qui estentouré de hautes montagnes infranchissables, a été confié auxmains des grands personnages, et ce Rajah-là, ils leconnaissaient ; il appartenait à leur propre maison royale.J’ai eu le plaisir de rencontrer un jour ce gentleman. C’était unpetit vieillard usé et sale, avec des yeux mauvais et une bouchemolle, qui avalait toutes les deux heures une pilule d’opium, et,au mépris de la plus vulgaire décence, portait les cheveuxdécouverts et tombant en mèches folles, pauvres et filasseuses, surson visage desséché et osseux. Pour donner audience, il grimpaitsur une sorte d’étroite estrade, dressée dans une salle à l’aspectde grange en ruine ; à travers les fentes d’un plancher debambou pourri, on apercevait, à douze ou quinze pieds sous soi, lesmonceaux d’ordures et de déchets de toute sorte, entassés sous lamaison. Voilà comment et où il nous reçut, lorsque je lui fis avecJim une visite de cérémonie. Il y avait une quarantaine depersonnes dans la pièce, et trois fois autant peut-être dans lagrande cour du bas. Quelques jeunes gens, vêtus de soierieschantantes, nous regardaient de loin ; la majorité, esclavesou humbles serviteurs à moitié nus, portaient des sarongs enloques, tachés de cendre et de boue. Je n’avais jamais vu à Jim untel air de gravité, d’empire sur lui-même, d’impressionnanteimpassibilité. Au milieu de ces individus à peau brune, sasilhouette vigoureuse, toute vêtue de blanc, et la brillante toisonde ses cheveux blonds semblaient attirer toute la lumière glisséeaux fentes des volets dans cette salle sombre, aux murs de pailliset au toit de chaume. Il n’apparaissait pas seulement comme un êtred’une autre race, mais d’une autre essence. Si on ne l’eût pas vuarriver dans son canot, on aurait pu le croire descendu des nuages.Mais il était sorti d’une pirogue vermoulue où il se tenait tout àfait immobile et les jambes serrées, de peur de la fairechavirer ; assis sur une malle de fer-blanc que je lui avaisprêtée, il gardait sur ses genoux un revolver de marine, offert parmoi au départ, que, par une intervention de la Providence, une idéeabsurde et bien digne de lui ou une instinctive sagacité lui avaitfait décider de porter non chargé. C’est dans cet équipage qu’ilavait remonté la rivière de Patusan. Rien ne pouvait être plusprosaïque et plus dangereux, plus absurdement hasardeux et plussolitaire. Etrange fatalité que celle qui donnait, à chacun de sesactes une allure de fuite, de désertion irréfléchie et impulsive,de saut dans l’inconnu.

« C’est le caractère hasardeux de l’aventure qui,précisément, me frappe le plus aujourd’hui. Ni Stein ni moi nesoupçonnions clairement ce qu’il pouvait y avoir de l’autre côté dumur, par-dessus lequel, pour parler en métaphore, nous l’avionslancé sans cérémonie. Sur le moment, je souhaitais surtout le voirdisparaître complètement. Quant à Stein, il obéissait, de façonbien caractéristique, à un motif d’ordre sentimental. Il avaitl’idée de payer (en nature je suppose), la vieille dette qu’iln’avait jamais oubliée. Toute sa vie, il avait fait montre d’unintérêt particulier pour tout originaire des Iles Britanniques. Sondéfunt bienfaiteur était Écossais, à vrai dire, Écossais au pointde s’appeler Alexandre Mac Neill, et Jim sortait d’un comté situébien au sud de la Tweed, mais pour ceux qui la regardent à trois ouquatre mille lieues de distance, même pour ses propres enfants, laGrande-Bretagne, sans être en rien diminuée, paraît assezraccourcie pour que de tels détails perdent leur importance. Steinétait excusable, et il me laissait entrevoir des intentions sigénéreuses, que je le suppliai de les tenir secrètes pourl’instant. Je sentais qu’il ne fallait laisser aucune considérationd’avantage personnel influencer Jim ; il ne fallait même pascourir le risque d’une telle orientation. C’est en face d’une autreespèce de réalité que nous nous trouvions. Il cherchait un refuge,et ce refuge, nous allions le lui offrir, à ses risques et périls,voilà tout.

« Sur tous les autres points, j’usai avec lui d’uneparfaite franchise, et j’exagérai même (je le croyais, au moins),les dangers de l’entreprise. À la vérité, je ne leur avais pasrendu justice ; le premier jour de Jim au Patusan faillit êtreson dernier jour aussi, et n’eût pas manqué de l’être si satémérité ou son mépris de lui-même ne lui eussent fait omettre decharger son revolver. Je me souviens d’avoir vu, tandis qu’ilm’écoutait développer le précieux plan de retraite que nous avionstracé à son intention, son expression de résignation obstinée maislasse, faire place, peu à peu, à un air de surprise, d’intérêt, destupeur, puis à une explosion d’enthousiasme juvénile. C’était lachance même dont il avait rêvé ! Il ne pouvait comprendrecomment il avait mérité que je… Il voulait être pendu s’il devinaità quoi il devait… Et c’était Stein, Stein le commerçant qui… Maisbien entendu, c’était à moi qu’il… Je l’arrêtai court ; ilbredouillait et sa gratitude me causait une inexprimablesouffrance. Je lui déclarai que s’il était redevable de cettechance à un être particulier, c’était à un vieil Écossais dont iln’avait jamais entendu prononcer le nom, qui était mort depuis desannées et dont on ne gardait guère de souvenir, en dehors d’unevoix tonnante et d’une sorte de rude honnêteté. Il n’y avaitréellement personne pour agréer ses remerciements. Stein redonnaità un jeune homme l’aide qu’il avait lui-même reçue dans ses jeunesannées, et mon rôle s’était borné à prononcer son nom. Sur quoi ilrougit et fit timidement observer, en tordant entre ses doigts unmorceau de papier, que je lui avais toujours fait confiance.

« Je reconnus le fait et ajoutai après un instant desilence que j’aurais souhaité lui voir suivre mon exemple. –« Vous croyez donc que je ne le fais pas ? »demanda-t-il avec inquiétude, puis il murmura qu’il fallait d’abordmontrer un peu ce dont on était capable ; après quoi sonvisage s’éclaira et il éleva la voix pour protester qu’il ne medonnerait aucune occasion de regretter une confiance que… que…

– « Ne vous méprenez pas », interrompis-je ;« il n’est pas en votre pouvoir de me faire regretter quoi quece soit. Je n’aurai pas de regrets, mais à supposer que j’en dusseavoir, ce serait mon affaire ». Il devait bien comprendre,d’ailleurs, que cet arrangement, cette… tentative, ne dépendaientque de lui ; il en était seul responsable, lui, et personned’autre. – « Mais… mais… » balbutia-t-il, « c’estprécisément ce que… » Je le priai de ne pas faire la bête, etil parut plus intrigué que jamais. Il était en bonne voie de serendre la vie intolérable. – « Vous croyez… ? » medemanda-t-il, d’un air troublé, pour reprendre presque aussitôt,avec un accent de confiance : « Mais je marchais bien,pourtant, ne trouvez-vous pas ? » Il était impossibled’être fâché contre lui ; je ne pus réprimer un sourire, etlui dis qu’au temps jadis, les gens qui « marchaient »,comme cela se faisaient bientôt ermites, dans un pays sauvage. –« Au diable les ermites ! » commença-t-il, avec unespontanéité charmante. Bien entendu, le pays sauvage ne lui faisaitpas peur. – « J’en suis heureux », dis-je. C’est là qu’ilallait vivre à l’avenir, et il y trouverait assez d’animation, jepouvais le lui promettre. – « Oui ! oui ! »fit-il vivement. Il avait manifesté le désir, poursuivais-jeinexorablement, de partir en fermant la porte derrière lui… –« Vraiment ?… » interrompit-il, en proie à unétrange accès de mélancolie qui parut l’envelopper de la tête auxpieds, comme l’ombre fuyante d’un nuage. Il était prodigieusementexpressif, somme toute, prodigieusement !…« Vraiment… ? » répéta-t-il amèrement. « Vousne direz pas que j’aie fait beaucoup de bruit… Et je saurais toutsupporter encore…, seulement, la peste m’étouffe ! vous memontrez une porte… ! » – « Très bien »,lançai-je, « sortez donc ! » Je pouvais affirmer quela porte serait violemment fermée sur son dos. Sa destinée, quellequ’elle fût, resterait ignorée, parce que, malgré sa décrépitude,le pays où il allait n’était pas encore mûr pour une intervention.Une fois qu’il y serait entré, il deviendrait, pour le mondeextérieur, un homme inexistant. Il n’aurait plus que les semellesde ses souliers pour se tenir debout, mais encore faudrait-il qu’iltrouvât un coin pour les poser. – « Un hommeinexistant… ! c’est bien cela, par Jupiter ! »murmura-t-il, à mi-voix. Les yeux qu’il fixait sur moiétincelaient. S’il avait compris les conditions, conclus-je, ilferait bien de sauter dans la première guimbarde venue et de courirà la maison de Stein pour y chercher ses dernières instructions. Etje le vis bondir hors de la pièce, sans même me laisser le temps determiner ma phrase. »

Chapitre 23

 

– « Il ne revint que le lendemain matin ; Steinl’avait retenu à dîner et à coucher. Il n’avait jamais vu hommeplus merveilleux que M. Stein. Il serrait dans sa poche unelettre pour Cornélius (l’individu qu’il allait falloir renvoyer,m’expliqua-t-il, avec une chute momentanée de son exaltation), etil me montra avec allégresse un anneau d’argent, semblable à ceuxque portent les indigènes, un anneau usé jusqu’à une extrêmeminceur, et portant encore des vestiges de gravure.

« Cet anneau devait lui servir d’introduction auprès d’unvieux bonhomme appelé Doramin, un notable, un gros légume delà-bas, qui avait été l’ami de M. Stein, dans le pays où ilavait connu tant d’aventures. M. Stein le traitait de« compagnon de guerre ». Compagnon de guerre, c’étaitbien, n’est-ce pas ? Comme M. Stein parlaitmerveilleusement l’anglais ! Il disait l’avoir appris auxCélèbes… Drôle d’endroit pour apprendre l’anglais ! N’était-cepas à se tordre ? Il parlait avec un accent,… une sorte denasillement, si j’avais remarqué… C’est ce Doramin qui lui avaitdonné l’anneau. Ils avaient échangé des présents, lors de leurdernière séparation. Une sorte de promesse d’amitié éternelle.C’était beau, n’est-ce pas ? Ils avaient dû filer au plusvite, pour sauver leur peau, et quitter le pays, quand ce Mohammed…Mohammed comment ? avait été tué… Je connaissais l’histoire,bien sûr ? Une vraie honte, n’est-ce pas ?

« Il bavardait sans trêve devant son assiette, tenant à lamain couteau et fourchette (il m’avait trouvé à table), un peurouge et les yeux plus foncés, ce qui était chez lui signed’exaltation. L’anneau était une sorte de talisman (comme dans lescontes de fées, me déclara-t-il avec enthousiasme), et Doramindevait faire son possible en sa faveur. M. Stein avait eu lachance de sauver la vie de cet homme-là, dans une circonstancequelconque ; à l’en croire, c’était tout à fait par hasard,mais lui, Jim, avait son opinion à ce sujet M. Stein étaitbien homme à faire naître de tels hasards. Peu importait, ausurplus : hasard ou non, l’incident allait lui rendre unimmense service. Plût au Ciel seulement que le bon vieux bonhommen’eût pas cassé sa pipe depuis ce temps-là ! M. Steinn’avait rien pu lui affirmer : il n’avait plus reçu denouvelles de là-bas depuis plus d’un an ; ces gens-là necessaient pas de faire, entre eux, de vilaine besogne, et larivière était fermée. C’était même une question un peu gênante,mais baste ! Il saurait trouver une fissure pourpasser !

« Son bavardage joyeux m’émouvait et me causait une sorted’effroi. Il avait la volubilité d’un enfant à la veille d’un grandvoyage, devant la perspective d’aventures merveilleuses, et un telétat d’esprit chez un homme fait et dans de pareilles conditionsavait quelque chose de prodigieux et d’un peu fou, de dangereux, deredoutable. J’allais le supplier de prendre les chosessérieusement, lorsqu’il lâcha couteau et fourchette (il s’étaitrésigné à manger, ou plutôt à avaler machinalement le contenu deson assiette), et se mit à fureter tout autour de lui. L’anneau,l’anneau !… Où diable… ? Ah ! il le tenait !…Il referma dessus sa grande main et le fourra successivement danschacune de ses poches. Par Jupiter ! Il ne fallait pas perdrel’objet !… Il méditait gravement sur son poing fermé.Ah ! il avait trouvé ; il allait se pendre le sacréanneau au cou ! Et il le fit sur-le-champ, sortant d’unepoche, à cet effet, un bout de ficelle qui ressemblait à un lacetde soulier en coton. Là ! Voilà qui ferait l’affaire ! Ceserait bien le diable si… ! Il parut, pour la première fois,apercevoir mon visage, et en fut un peu calmé. Je ne réalisais sansdoute pas, m’expliqua-t-il avec une gravité naïve, toutel’importance qu’il attachait à ce petit objet. C’était une promessed’amitié, et c’est chose précieuse que d’avoir un ami ! Ilétait payé pour le savoir ! Il fit un signe expressif de moncôté, mais devant mon geste d’excuse, appuya son front sur sa mainet resta un instant silencieux, jouant d’un air rêveur avec lesmiettes de pain, sur la nappe… – « Claquer la porte !C’était joliment bien dit ! » s’écria-t-il, en bondissantsur ses pieds pour arpenter la pièce ; la carrure de sesépaules, le port de sa tête, sa démarche raide et saccadée merappelaient la nuit où je l’avais vu déjà se promener de la sorte,où j’avais écouté sa confession, ses explications, comme vousvoudrez, mais où je l’avais, en définitive, senti vivre, vivredevant mes yeux, sous son pauvre petit nuage, avec toute soninconsciente subtilité, qui savait tirer une consolation de lasource même de ses peines. C’était le même esprit qui l’animaitmaintenant, un esprit identique et différent pourtant, comme uncompagnon infidèle qui, vous guidant aujourd’hui sur le droitchemin, va demain, avec les mêmes yeux, les mêmes pas, les mêmesgestes, vous égarer irrémédiablement. Sa démarche étaitassurée ; ses yeux assombris et fureteurs semblaient chercherquelque chose dans la pièce. Un de ses pas tombait avec plus debruit que l’autre, du fait de ses souliers, sans doute, et donnaitune curieuse impression d’imperceptible boiterie. Une mainprofondément enfoncée dans la poche de son pantalon, il agitasoudain l’autre au-dessus de sa tête… – « Claquer laporte ! » cria-t-il, « voilà ce qu’il mefallait !… Je saurai montrer ce que je… Je… Je suis prêt àtoutes les aventures… C’est ce dont je rêvais… Sortir de tout ceci,par Jupiter !… Ah ! Voilà enfin une chance !…Attendez un peu et vous verrez… ! »

« Il redressait la tête d’un air vainqueur, et pour lapremière et la dernière fois, j’avoue que je me sentis brusquementexcédé de lui. À quoi bon de telles fanfaronnades ? Ilmarchait à travers la pièce, avec des gestes absurdes, et cherchaitde temps en temps à tâtons, à travers ses vêtements, l’anneau serrécontre sa poitrine. Y avait-il de quoi s’exalter si fort, dans laperspective d’une place d’employé de commerce, envoyé dans unendroit où il n’y avait pas de commerce ? Pourquoi lancerainsi un défi à l’univers ? Ce n’était pas l’état d’espritnécessaire pour affronter une entreprise et je ne parlais passeulement pour lui, mais pour n’importe qui. Il m’écouta un instantsans bouger. – « Vraiment ? » fit-il, sans selaisser le moins du monde abattre, et avec un sourire où il mesembla, tout à coup, démêler quelque chose d’insolent. Seulement,j’ai vingt ans de plus que lui ! La jeunesse est bieninsolente, en effet ; c’est son droit, et même sonessence ; il faut qu’elle s’affirme, et dans ce monde dedoutes, toute affirmation est un défi et une insolence. Il seretira dans un coin éloigné, puis se retournant tout à coup, il semit à m’attaquer furieusement, si je puis dire… Je disais cela,parce que moi-même, moi qui avais fait montre, à son endroit, d’unebonté sans limite, je gardais un souvenir… un souvenir… de ce quiétait arrivé…, et cela m’indisposait contre lui… Que diraient lesautres, alors… le monde en général ? Était-il donc surprenantqu’il souhaitât,… qu’il voulût en sortir,… qu’il désirât, pourtoujours, rester à l’écart ?… Et c’est moi qui venais parlerde l’état d’esprit nécessaire !…

– « Ce n’est pas moi, ce n’est pas le monde, qui noussouvenons ! » protestai-je. « C’est vous, vous seulqui vous souvenez ! »

« Il s’entêta, poursuivant avec chaleur : –« Oublier tout, tout… et tout le monde !… » Sa voixtomba un peu : « … sauf vous !… »corrigea-t-il.

– « Oh ! moi aussi, si cela peut vousaider », fis-je d’un ton contenu. Sur quoi nous restâmes uninstant silencieux et mornes, comme des gens épuisés. Il repritalors posément le fil de son récit et me dit que Stein lui avaitconseillé d’attendre un mois environ et de voir s’il lui seraitpossible de rester dans le pays avant de commencer à bâtir unemaison neuve à son usage, pour éviter « une vainedépense ». Il avait de drôles d’expressions, ce Stein !« Vaine dépense ! » était bon… Rester là-bas !…Comment donc !… Il saurait bien s’y implanter !… Qu’ilpût seulement entrer et cela suffirait ! Il répondait bien derester ensuite,… et de n’en jamais sortir ! Ce n’était pasbien difficile, de rester !…

– « Pas d’inutiles témérités », conseillai-je,inquiet de son accent de menace ; « si vous vivez assezlongtemps, vous serez bien content de revenir unjour ! »

– « De revenir vers quoi ? » demanda-t-il,distraitement, les yeux fixés sur le cadran d’une pendule accrochéeau mur.

« Je restai un instant silencieux. – « Alors,jamais ? » demandai-je. – « Jamais ! »répondit-il, d’un ton rêveur et sans me regarder ; puisbrusquement rappelé à son activité : « Deux heures, parJupiter ! Et je dois partir à quatre ! »

« C’était exact. Un brigantin de Stein, qui mettait, cetaprès-midi-là, à la voile pour l’ouest, devait prendre Jim pour latraversée ; seulement on n’avait pas donné d’ordres pourreculer l’heure du départ ; Stein avait dû oublier. Jim bonditchez lui pour préparer son bagage, tandis que je me rendais à bordde mon bateau, où il promit de venir me dire adieu, en allantrejoindre le brigantin, dans la rade extérieure. Je le vis bientôtarriver en grande hâte, une petite valise de cuir à la main.C’était insuffisant, et je lui fis prendre une vieille malle en ferà moi, qui était garantie contre l’humidité, sinon imperméable àl’eau. Il effectua le transfert en vidant le contenu de sa valisedans la malle, comme on viderait un sac de blé. J’aperçus troislivres, au milieu du fouillis : deux petits bouquins àcouverture foncée et un gros volume à reliure vert et or, unShakespeare complet, à une demi-couronne. – « Vous lisezcela ? » demandai-je. – « Oui ; rien demeilleur pour remonter le moral », répondit-il hâtivement. Jefus frappé de cette appréciation, mais ce n’était pas le momentd’entamer une discussion sur Shakespeare. Un gros revolver et deuxpetites boîtes de cartouches étaient posés sur la table de macabine. – « Prenez cela », dis-je ; « celapourra vous aider à rester là-bas ! » À peine avais-jeprononcé ces paroles que je m’aperçus de la signification sinistrequ’elles pouvaient comporter. « … Vous aider àentrer ! » corrigeai-je avec remords. Mais il ne selaissait pas troubler par d’obscures allusions ; il meremercia avec effusion et me quitta en vitesse, en me criant adieupar-dessus son épaule. Je l’entendis jeter aux bateliers l’ordre desouquer ferme, et regardant par le sabord d’arcasse, je vis soncanot filer sous notre voûte d’arrière. Assis sur un banc et penchéen avant, Jim excitait ses hommes de la voix et du geste ; ilavait gardé à la main le revolver qu’il paraissait braquer sur eux,et je n’oublierai jamais les visages épouvantés des quatreJavanais, ni le rythme frénétique de leurs coups d’aviron, qui mefirent bientôt perdre l’embarcation de vue. Je me détournai, et lapremière chose que j’aperçus, ce furent les deux boîtes decartouches posées sur la table. Il les avait oubliées !

« Je fis immédiatement armer ma yole, mais sousl’impression que leur vie tiendrait à un fil, tant qu’ils auraientce fou dans leur barque, les rameurs de Jim avaient fait un tempssi excellent, qu’avant d’avoir franchi la moitié de la distanceentre nos deux navires, je voyais le jeune homme escalader lalisse, pendant que les matelots hissaient sa malle à bord. Toutesvoiles larguées et la grande voile bordée, le guindeau commençait àcliqueter sur le brigantin, lorsque j’abordai à mon tour lepont ; le patron, un petit métis frétillant, d’une quarantained’années, en complet de flanelle bleue, vint à ma rencontre toutépanoui de sourires. Il avait des yeux vifs dans un visage rondcouleur de citron, et une petite moustache noire et maigriote quitombait de chaque côté de ses grosses lèvres brunes. Son extérieurjovial et satisfait ne l’empêchait pourtant pas d’être detempérament chagrin. En réponse à une remarque de ma part (pendantque Jim était un instant descendu), il fit : – « Oh,oui ! Le Patusan ! » Il allait conduire le gentlemanà l’embouchure de la rivière, mais il « ne remonteraitjamais ! » Son anglais fluide semblait emprunté à undictionnaire compilé par un fou. – « Si M. Stein luiavait demandé de « remonter », il aurait« révérencieusement » (je suppose qu’il voulait direrespectueusement, mais le diable seul le sait !)révérencieusement fait des observations pour la sécurité de sacargaison. Et si on ne l’eût pas écouté, il aurait offert la« résignation de ses fonctions). Douze mois auparavant, ilavait effectué là-bas son dernier voyage, et bien queM. Cornélius eût fait « des offrandespropitiatoires » à M. le Rajah Allang, et aux« principales populations », dans des conditions quifaisaient du commerce « un véritable traquenard et luidonnaient un goût de cendre », son bateau avait été en butte,tout le long de la rivière, à une fusillade sortie des fourrés, ettirée par des « partis irresponsables ». L’équipage avaitdû se dissimuler en silence dans des cachettes, et le brigantinavait failli échouer sur les bancs de sable de la barre, où« il eût été voué à la destructibilité en dehors detoute puissance humaine ». Le dégoût courroucé d’un telsouvenir et l’orgueil d’une volubilité à laquelle il prêtait uneoreille complaisante, se lisaient tour à tour sur son large visageingénu. Il grondait et s’épanouissait à la fois, et contemplaitavec satisfaction l’indéniable effet de sa phraséologie. De sombresfrissons couraient sur la mer placide, et avec son petit huniermasqué et ses guis au milieu, le brigantin paraissait désorientésous les sollicitations de la brise. Le métis continuait sesexplications ; il me racontait, avec un grincement de dents,que le Rajah était « une hyène risible » (je ne sais oùil prenait les hyènes), et qu’un autre individu était dix fois plusfaux que « des armes de crocodile »… Un œil à lamanœuvre, il donnait libre cours à sa volubilité et comparait lePatusan « à une cage de bêtes rendues féroces par une longueimpénitence ». Je suppose qu’il voulait dire impunité. Iln’avait pas envie, disait-il, de s’exhiber là-bas et de se« laisser entraîner à la filouterie ». Les ahanementsprofonds qui rythmaient l’effort des hommes pour caponner l’ancrecessèrent et il baissa la voix : « J’en ai trop vu, duPatusan ! »

« Je sus plus tard que son indiscrétion lui avait valud’être attaché par le cou, avec une corde de chanvre, à un poteauplanté dans une fosse à fumier, devant la demeure du Rajah. Ilavait passé, dans cette situation déplaisante, plus de la moitié dujour et toute une nuit, mais il y a lieu de supposer que cetteépreuve était une façon de plaisanterie. Il parut réfléchir uninstant d’un air sombre, ruminant cet affreux souvenir sans doute,puis il s’adressa d’un ton bourru à un homme qui venait àl’arrière, pour prendre la barre. Lorsqu’il se retourna vers moi,ce fut pour me parler raisonnablement et sans violence. Ilconduirait le gentleman à Batu Kring, à l’embouchure de la rivière,dont la ville de Patusan était située « à trente millesinternement ». Mais à ses yeux, poursuivait-il sur un ton lasde conviction chagrine qui remplaçait sa loquacité primitive, legentleman était déjà « à la similitude d’un cadavre ». –« Comment ? Que dites-vous ? » m’écriai-je. Ilprit tout à coup une expression de férocité redoutable, et imita àla perfection le geste d’un homme qui allonge un coup de poignard,par derrière. – « Déjà comme un homme enterré »,m’expliqua-t-il, avec l’air d’insupportable suffisance des hommesde sa race, après ce qu’ils tiennent pour un trait de génie.Derrière son dos, je vis Jim qui me souriait silencieusement, etdont la main levée contint l’exclamation prête à jaillir de meslèvres.

« Alors, tandis que le métis, crevant d’importance, lançaitdes ordres, que les vergues craquaient en virant, et que la lourdechaîne sortait de l’eau, Jim et moi, seuls pour ainsi dire à côtéde la grande voile, nous nous serrâmes la main, en échangeant à lahâte nos dernières paroles. Mon cœur était soulagé de cette mornelassitude qui avait un instant balancé l’intérêt que je portais aujeune homme. Mieux que les avertissements réitérés de Stein, lesabsurdes bavardages du métis avaient donné de la réalité auxredoutables périls semés sur son chemin. À ce moment, l’espèce deformalisme qui avait jusque-là présidé à nos rapports, disparut denotre langage ; je crois l’avoir appelé « cherami », et il accompagna d’un « mon vieux »,l’expression balbutiée de sa gratitude, comme si les risques qu’ilallait affronter eussent compensé le nombre de mes années, en nousfaisant plus proches d’âge et de sentiment. Nous connûmes un momentd’intimité réelle et profonde, inattendue aussi et éphémère commela vision d’une vérité éternelle et rédemptrice. Il s’efforçait dese calmer, comme s’il eût été, de nous deux, le mieux assagi parl’âge. – « Entendu ! Entendu ! » fit-ilvivement et avec émotion ; je vous promets de veiller sur mapeau. Je ne courrai aucun danger mutile. Non, pas le moindrerisque, soyez tranquille. Je veux faire mon chemin. Ne voustourmentez pas, par Jupiter ! Il me semble que rien ne peut metoucher !… Mais c’est une veine comme on n’en rencontreguère !… Je ne voudrais pas gâcher une chance pareille. Unechance magnifique !… » Magnifique, elle l’était, c’estvrai, mais les occasions sont ce que les hommes les font, etcomment aurais-je pu deviner ? Comme il le disait, moi aussije me rappelais son… son… malheur, à son détriment. C’est vrai. Etle mieux pour lui, c’était de partir.

« Ma yole restait dans le sillage du brigantin, et jevoyais, à l’arrière, la silhouette de Jim se détacher sur le cieloù déclinait le soleil. Il leva sa casquette au-dessus de sa tête,et j’entendis un cri indistinct : – « On vous donnera demes nouvelles », ou… « je vous donnerai… » je nesais pas très bien. Je crois que c’était « on ». Mes yeuxétaient trop éblouis par l’éclat de la mer pour le voirnettement ; je suis destiné, paraît-il, à ne jamais le voirnettement, mais je vous assure qu’il était difficile de paraîtremoins « à la similitude d’un cadavre », comme disaitl’autre prophète de malheur. Je distinguai, sous le coude de Jim,la tête du petit métis, avec sa forme et sa couleur de citrouillemûre. Il leva aussi le bras, comme pour donner un coup dans levide. Absit omen ! »

Chapitre 24

 

« La côte du Patusan (je la vis près de deux ans plus tard)est droite et sombre, et borde un océan brumeux. On voit, comme descascades de rouille, des pistes rouges filer sous le feuillage vertfoncé des buissons et des plantes grimpantes qui revêtent lesfalaises basses. Des plaines marécageuses, ouvertes à l’embouchuredes rivières, laissent entrevoir, par-delà les vastes forêts, despics déchiquetés et bleuâtres. Au large, une chaîne d’îlots dresse,sous l’éternelle brume lumineuse, leurs ombres noires etcroulantes, comme les ruines d’un mur battu en brèche par lamer.

« Sur l’estuaire, à l’embouchure de la branche deBatu-Kring, il y a un village de pêcheurs : la rivière, silongtemps fermée, était alors ouverte ; et la petite goélettede Stein, sur laquelle je me trouvais, remonta en trois marées lecourant, sans être exposée à la fusillade « de partisirresponsables ». De tels incidents appartenaient déjà àl’histoire ancienne, à croire le vieux chef de village de pêcheurs,qui était monté à bord pour nous servir de pilote. Il me parlaitavec abandon, à moi le second blanc qu’il eût jamais vu, etm’entretenait surtout du premier blanc qu’il avait aperçu. Ill’appelait Tuan Jim, et le ton sur lequel il en parlait étaitremarquable par un singulier mélange de familiarité et de terreur.Les habitants de son village étaient placés sous la protection dece seigneur, ce qui prouvait que Jim ignorait la rancune. Il nem’avait pas trompé en m’affirmant qu’on me donnerait de sesnouvelles. On m’en donnait. On se racontait déjà une histoire demarée survenue deux heures avant son temps, pour l’aider à remonterla rivière. C’était le loquace vieillard lui-même qui s’étaitémerveillé de ce prodige à la barre de son canot. Toute la gloireen rejaillissait d’ailleurs sur sa famille. Son gendre et son filsramaient, mais c’étaient des jeunes gens sans expérience qui nes’étaient avisés de la vitesse de leur allure que lorsqu’il leuravait fait remarquer le phénomène.

« L’arrivée de Jim avait été un bonheur pour ce village depêcheurs, mais pour eux comme pour tant d’entre nous, ce bienfaitétait survenu avec un cortège d’épouvantes. Tant de générationsavaient passé, depuis que le dernier blanc avait remonté larivière, que la tradition en était éteinte. L’attitude de l’êtrequi leur était tombé dessus, en demandant avec une obstinationinflexible à être conduit à Patusan, était déconcertante ; soninsistance était alarmante, sa générosité plus que suspecte.C’était une exigence inouïe et sans précédent. Que dirait le Rajahet que leur ferait-il ? La majeure partie de la nuit se passaen conciliabules, mais le risque immédiat de la colère de l’hommeparaissait tel, que l’on finit par lui préparer une frêle pirogue.Les femmes criaient de douleur, en voyant partirl’embarcation ; une vieille sorcière intrépide lançait desimprécations contre l’étranger.

« Lui, comme je vous l’ai déjà dit, restait assis sur samalle de fer, et gardait sur ses genoux son revolver déchargé. Ilse tenait avec précaution, ce qui est plus fatigant que tout, etpénétra ainsi dans le pays qu’il était destiné à remplir du bruitde ses vertus, depuis les pics bleus de l’intérieur, jusqu’au blancruban d’écume de la côte. Dès le premier coude de la rivière, ilperdit de vue la mer, avec le travail de ses vagues, sans cessesoulevées, retombées, et fondues, pour surgir à nouveau, – imagemême des luttes humaines, – pour affronter les forêts immuables,aux racines profondément enfouies dans le sol, aux cimes tenduesvers le soleil, éternelles dans la force obscure de leurstraditions, comme la vie elle-même. Et sa destinée se tenait prèsde lui, voilée comme une fiancée d’Orient, qui attend que la mainde son maître lui découvre le visage. Lui aussi était l’héritierd’une tradition obscure et puissante. Ce qui ne l’empêchait pas dene s’être de sa vie senti aussi déprimé et aussi las que dans cecanot, comme il me le raconta. Le seul mouvement qu’il se permît,c’était d’allonger de temps en temps, en un geste quasi-furtif, lamain vers la moitié d’écorce de coco qui flottait entre ses pieds,et d’écoper avec des précautions minutieuses, l’eau du fond de lapirogue. Il s’apercevait qu’un couvercle de malle en fer est unsiège bien dur. Il jouissait d’ordinaire d’une santé héroïque, maisplus d’une fois, au cours de ce trajet, il fut saisi d’accès devertige ; il songeait, entre-temps, de façon brumeuse, auxdimensions de l’ampoule que le soleil faisait gonfler sur son dos.Pour se distraire, il essayait de supputer, en regardant devantlui, si l’objet boueux qu’il voyait traîner au ras de l’eau étaitun tronc d’arbre ou un alligator. Seulement il dut bientôt renoncerà cet amusement : c’était toujours un alligator, et celamanquait d’imprévu. L’un de ces animaux faillit faire chavirer lecanot en se laissant tomber dans le fleuve. Mais l’intérêt de cetincident fut bien vite épuisé. Dans une longue perspective vide, ilfut reconnaissant à une bande de singes qui descendirent jusqu’à larive, et firent, au passage de la barque, un vacarme insultant.Voilà comment il marchait vers une grandeur aussi pure que grandeurjamais conquise par un homme. Par-dessus tout, il aspirait aucoucher du soleil, cependant que les trois indigènes se préparaientà mettre à exécution leur projet et à le livrer au Rajah.

– « Je devais être abruti de fatigue, ou peut-être,avais-je un instant somnolé », m’expliquait-il. La premièrechose dont il s’avisa tout à coup, c’est que sa pirogue venait detoucher la rive. Ils étaient sortis de la forêt ; lespremières maisons apparaissaient un peu plus haut, et à gauche unepalissade bordait la rivière ; les bateliers venaient desauter sur une pointe de terre basse, et détalaient à toutesjambes. Jim se lança instinctivement à leur poursuite. Il se crutd’abord abandonné pour quelque inexplicable raison, mais ilentendit des cris véhéments ; une porte s’ouvrit brusquementet un flot de gens en sortit pour courir sur lui, en même tempsqu’un canot plein d’hommes armés descendait la rivière et venait seranger près de sa pirogue vide, en lui coupant la retraite.

– « J’étais trop stupéfait pour garder mon sang-froid,comprenez-vous, et si ce revolver eût été chargé, j’auraistiré ; j’aurais pu tuer deux ou trois indigènes, et toutaurait été dit pour moi… Mais il ne l’était pas… » – « Etpourquoi cela ? » demandai-je. – « Oh ! je nepouvais pas me battre contre toute une population, et je ne venaispas chez ces gens-là comme un homme qui craint pour sa peau »,fit-il, avec un vestige de son ancien entêtement maussade dans leregard qu’il me lança. Je m’abstins de lui faire remarquer que« ces gens-là » ne pouvaient pas deviner que son arme fûtvide. Mieux valait le laisser à sa conviction. – « … En toutcas, il ne l’était pas ! » reprit-il avec bonnehumeur ; « alors je suis resté tranquille, en demandantce qu’on me voulait. Sur quoi ils se tinrent tous cois. Je voyaisun groupe de bandits filer avec ma malle. Ce vieux coquin à grandesjambes de Kassim, que je vous présenterai demain, accourut versmoi, en me disant avec force embarras, que le Rajah voulait mevoir. – « Très bien ! » répondis-je ;« moi aussi, je voulais voir le Rajah ! » J’entraitout simplement par la porte, et… et… me voici !… » Ilrit, puis, avec une emphase inattendue : « Et savez-vousle plus beau de l’affaire ? » reprit-il. « Je vaisvous le dire : c’est la conviction que si l’on m’avaitsupprimé, ce sont ces gens-là qui auraient perdu ! »

« Il me disait cela devant sa maison, le soir dont j’aiparlé, après que nous eûmes vu la lune s’élever entre les montagneset monter au-dessus de la faille, comme un esprit libéré de latombe ; froide et pâle, sa lueur tombait comme le spectre d’unsoleil mort ; il y a dans la clarté de la lune quelque chosed’hallucinant : elle a l’impassibilité d’une âme désincarnéeet un peu de son inconcevable mystère. Elle est à l’éclat dusoleil, c’est-à-dire, quoi que l’on prétende, à tout ce qui nousfait vivre, ce que l’écho est au son : trompeuse etdéconcertante, que le son soit triste ou moqueur. Elle dépouille deleur substance toutes les formes matérielles – qui, somme toute,sont notre domaine, – pour donner aux seules ombres une réalitésinistre. Et les ombres, autour de nous, étaient bien réelles, maisJim, à côté de moi, paraissait très vigoureux, comme si rien, pasmême le pouvoir occulte de la lune n’eût pu, à mes yeux, ledépouiller de sa réalité. Et peut-être, en effet, rien nepouvait-il le toucher, puisqu’il avait résisté aux assauts dessombres puissances. Tout était silencieux et paisible ; sur larivière même, le reflet de la lune dormait comme sur un étang.C’était l’heure du flot, moment d’immobilité qui accentuaitl’isolement complet de ce coin de terre perdu. Pressées le long dela vaste surface luisante, sans rides ni scintillement, descenduesjusqu’à l’eau en une ligne de silhouettes heurtées, confuses etargentées, trouées de masses d’ombres noires, les maisonsparaissaient un spectral troupeau d’informes créatures, accroupiespour boire dans un fleuve spectral et inerte. Çà et là, un pointrougeoyant frémissait entre les murs de bambou, chaud comme uneétincelle vivante, symbole d’affections humaines, de refuge, derepos.

« Jim m’avoua qu’il regardait souvent s’éteindre un à unces points lumineux, qu’il aimait voir les gens s’endormir sous sesyeux, confiants dans la sécurité du lendemain. – « Quellepaix, n’est-ce pas ? » fit-il. Il manquait d’éloquence,mais il y avait un sens profond dans les paroles qu’il prononçaensuite : « Regardez ces maisons ; il n’y en a pasune où l’on n’ait foi en moi ! Par Jupiter ! Je vousavais bien dit que je saurais rester… Demandez à tous les hommes,aux femmes, aux enfants… » Il s’arrêta. « Eh bien, toutva pour le mieux, maintenant ! »

« Je lui fis vivement observer qu’il avait enfin fini pars’apercevoir de ce que je savais moi, dès le premier jour. Il hochala tête, en me serrant légèrement le bras au-dessus du coude. –« Vraiment ?… Eh bien, alors, vous aviezraison ! »

« Il y avait de l’exaltation et de l’orgueil, il y avaitpresque de la terreur dans cette exclamation. – « ParJupiter », reprit-il, « songez un peu à ce que celasignifie pour moi ! » Puis, pressant à nouveau monbras : « Et vous me demandiez si je songeais à m’enaller ! Bon Dieu ! moi…, vouloir quitter ce pays !Surtout maintenant, après ce que vous m’avez dit des intentions deM. Stein !… Partir ! Mais c’est l’idée quim’épouvante le plus ! Ce serait… ce serait plus terrible quela mort… Non, ma parole… Ne riez pas… Il faut que je sente, chaquematin, dès que j’ouvre les yeux, que l’on a confiance en moi… quepersonne n’a le droit… comprenez-vous ?… Partir ?… Pouroù ?… Pourquoi ?… Pour trouver quoi ?… »

« Je lui avais dit (et c’était en somme le principal objetde ma visite), que Stein avait l’intention de lui offrir, dèsmaintenant, la maison avec son stock de marchandises, moyennantcertaines conditions légères, qui rendraient la transactionrégulière et facile. Il avait commencé par renâcler et pars’ébrouer. – « Laissez-moi tranquille, avec votre mauditedélicatesse ! » m’étais-je écrié. « Ce n’est pasStein du tout ! Il vous donne ce que vous avez gagné. Et, entout cas, gardez vos observations pour Mac Neill, quand vous lerencontrerez dans l’autre monde, ce qui n’arrivera pas trop vite,je l’espère… » Il dut céder à mes arguments, parce que toutesses conquêtes : confiance, gloire, amitié, amour, tout ce quiavait fait de lui un maître en avait fait aussi un prisonnier. Ilcontemplait avec un œil de propriétaire la paix du soir, le fleuve,les maisons, la vie éternelle des forêts, la vie de la vieillehumanité, les secrets de la terre, l’orgueil de son proprecœur ; mais toutes ces choses-là le possédaient bien plus, etfaisaient de lui leur chose, jusqu’à sa plus intime pensée,jusqu’au plus profond frémissement de son sang, jusqu’à son derniersouffle.

« Il avait bien lieu d’être fier. Et moi aussi, j’étaisfier en son nom, sans être pourtant aussi certain que lui desextraordinaires avantages de son marché. C’était une prodigieuseaventure ! Mais je ne songeais guère à l’intrépidité de Jim,et j’en faisais même singulièrement peu de cas, comme si c’eût étéchose trop conventionnelle pour faire la base de l’affaire.Non ! J’étais bien plus frappé par les autres talents qu’ilavait déployés. Il avait su s’adapter à une situation toutenouvelle, et avait fait montre, dans cet ordre d’idées, d’unevéritable souplesse d’esprit. Et d’à-propos aussi. C’étaitstupéfiant ! Et tout cela lui était venu, pour ainsi dire,comme le flair à un chien de race. Il n’était pas éloquent, mais ily avait une dignité dans sa réticence naturelle, une haute gravitédans ses balbutiements. Il souffrait toujours de son ancienneinfirmité, et rougissait avec insistance. Mais, de temps en temps,un mot, une phrase lui échappaient, qui montraient avec quellesolennité, avec quelle profondeur il considérait une tâche qui luiavait valu une certitude de réhabilitation. Voilà pourquoi ilaimait le pays et ses habitants avec une sorte de farouche égoïsme,avec une méprisante tendresse. »

Chapitre 25

 

– « C’est ici que je suis resté trois joursprisonnier, me soufflait-il, lors de notre visite au Rajah, pendantque nous traversions lentement la cour de la maison deTunku-Allang, devant une foule d’indigènes pétrifiés derespectueuse terreur. – « Ignoble endroit, n’est-ce pas ?Et il fallait que je fisse un vacarme du diable pour avoir quelquechose à manger : encore ne m’apportait-on qu’une petiteassiette de riz, et un poisson frit gros comme une épinoche…Ah ! les brigands, par Jupiter ! Ai-je eu assez faim, àrôder dans cette enceinte puante, avec ces vagabonds-là quivenaient me fourrer leurs binettes jusque sous le nez ! À lapremière sommation, j’avais rendu votre fameux revolver, tropheureux d’être débarrassé du maudit objet ! J’avais l’air d’unidiot, à marcher avec une arme vide à la main ! » À cemoment, nous arrivâmes devant la présidence, et mon Jim se fit toutimmuable gravité et tout compliments pour l’homme dont il avait étéle prisonnier. Oh ! c’était magnifique ! J’ai encoreenvie de rire, quand j’y pense. Mais j’étais impressionné, aussi.Le vieux gredin de Tunku-Allang ne pouvait s’empêcher de laisserparaître sa terreur (ce n’était pas un héros malgré toutes leshistoires de son ardente jeunesse qu’il aimait raconter), etlaissait percer en même temps, à l’endroit de son ancienprisonnier, une sorte de confiance attentive. Voyez ! Ceux-làmêmes qui l’exécraient le plus, avaient foi en lui. Jim, à ce qu’ilme parut comprendre, profitait de notre visite pour lancer quelquesadmonestations. De pauvres villageois avaient été attaqués etdétroussés, en allant chez Doramin avec des gâteaux de gomme ou decire d’abeille qu’ils voulaient troquer contre du riz. –« C’est Doramin, le voleur ! » éclata le Rajah. Unefurieuse colère faisait trembler son corps frêle. Incarnation de larage impuissante, il s’agitait frénétiquement sur sa natte,gesticulait des pieds et des mains et secouait les mèches emmêléesde sa tignasse. Il y avait, autour de nous, un cercle de prunellesdilatées et de mâchoires tombantes. Jim se remit à parlerrésolument, froidement, insistant sur ce fait qu’aucun homme nedevait être empêché de gagner sa vie et celle de ses enfants.Accroupi en tailleur sur son estrade, une main sur chaque genou etla tête basse, l’autre regardait le jeune homme, à travers lescheveux gris qui lui tombaient sur les yeux. Lorsque Jim eutachevé, un grand silence s’établit ; on aurait dit quepersonne ne respirait plus, et il n’y eut pas un bruit, jusqu’à ceque le vieux Rajah, relevant la tête avec un faible soupir,regardât droit devant lui, en disant vivement : – « Vousentendez, vous autres ? Plus de ce petit jeu-là ! »Ce décret fut accueilli dans un profond silence. Un gros individuaux yeux intelligents, au visage large, osseux et très brun, hommede confiance, évidemment, à la mine obligeante et joviale (je susplus tard que c’était le bourreau), nous présenta deux tasses decafé sur un plateau de cuivre qu’il prit aux mains d’un serviteursubalterne. – « Vous n’êtes pas obligé de boire ! »me souffla vivement Jim. Je ne compris pas tout de suite le sens deses paroles et le regardai. Il buvait une bonne gorgée et restaittranquillement assis, la soucoupe dans la main gauche. Je me sentisfort ennuyé. – « Pourquoi diable » lui glissai-je avec unsourire aimable, « m’exposez-vous à un danger aussistupide ? » Je bus naturellement (car il n’y avait pas dechoix), sans qu’il fît un signe quelconque, et nous prîmes presqueaussitôt congé. Tandis que nous traversions la cour, pour regagnernotre canot, sous la conduite de l’intelligent et jovial bourreau,Jim m’exprima ses regrets. C’était un risque minime, à coup sûr, etpour sa part, il ne s’inquiétait guère du poison ; un dangerinsignifiant. On le tenait, m’affirma-t-il, pour infiniment plusutile que dangereux, de sorte que… – « Mais le Rajah a unefrousse abominable de vous ; c’est bien facile à voir… »affirmai-je avec une certaine aigreur, je l’avoue, et sans cesserde me tâter avec inquiétude, en guettant le premier tiraillement dequelque sinistre colique. J’étais parfaitement écœuré. – « Sije veux faire un peu de bien ici et y garder ma situation »,m’expliqua Jim, en s’asseyant près de moi dans le canot, « ilfaut que je coure ce risque-là. Je m’y soumets une fois par mois,au moins. Bien des gens attendent de moi ce geste… et je le faispour eux. La frousse ! Justement ! Il a peur de moi, trèsprobablement, parce que moi, je n’ai pas peur de son café ! Etme montrant sur la façade nord de l’enceinte un point où lessommets pointus de quelques pieux étaient brisés :« Voilà par où j’ai sauté, le troisième jour qui suivit monarrivée à Patusan. On n’a pas encore remplacé les pieux. Un beausaut, n’est-ce pas ? » Un instant après, comme nouspassions devant une petite anse boueuse : « Et c’est icique j’ai fait le second. Je courais et j’ai pris de l’élan ;mais je n’ai pas sauté assez loin. J’ai bien cru y laisser mapeau ! J’ai perdu mes souliers en me débattant. Et tout letemps, je me représentais combien il serait odieux de recevoir uncoup de leurs maudites lances, pendant que je m’agitais dans cettevase. Écœurement est le mot ! c’était comme si j’eusse mordudans de la pourriture ! »

« Voilà ce qui s’était passé, et tout le temps la chancecourait à côté de lui, sautait par-dessus l’obstacle, pataugeantdans la boue… et gardait toujours son voile ! La brusquerie deson arrivée inopinée était, vous le comprenez bien, la seulecirconstance qui l’eût sauvé d’être dépêché à coups de kris au fondde la rivière. On le tenait, mais c’était comme si on eût mis lamain sur une apparition, un fantôme, un spectre annonciateur dedésastres. Que signifiait cette apparition et qu’en faire ?Était-il trop tard pour se concilier cet homme ? Ne valait-ilpas mieux le tuer sans plus de tergiversations ? Maisqu’arriverait-il alors ? À moitié fou d’appréhension etd’incertitude, le misérable vieil Allang ne savait prendre aucunedécision. Le conseil fut plus d’une fois interrompu et lesconseillers se précipitèrent à la débandade, vers la porte et surla véranda. L’un d’eux même, paraît-il, sauta par terre de quinzepieds de hauteur, et se cassa la jambe. Le gouverneur royal duPatusan avait de singulières façons : l’une d’elles consistaità entremêler les discussions ardues d’un fatras de vantardises et àsi bien se monter la tête, qu’il finissait par sauter de son siège,un kris à la main. Mais, à part de telles interruptions, lesdélibérations concernant le sort de Jim se poursuivaient jour etnuit.

« Lui, cependant, se promenait dans la cour, objet deterreur pour les uns, de curiosité pour les autres, maisétroitement surveillé par tous, et pratiquement à la merci dupremier maroufle venu, qui fût entré avec un couteau dans cetteenceinte. Il avait pris possession d’une hutte délabrée pour ydormir ; les odeurs de détritus et de pourriturel’incommodaient fort, mais il faut croire qu’il n’avait pas, pourcela, perdu l’appétit, car il me disait avoir eu faim tout letemps. De temps à autre, « un idiot à l’air important »accourait vers lui, de la part du conseil, et lui infligeait, avecun accent sucré, un interrogatoire stupéfiant. – « LesHollandais allaient-ils venir s’emparer du pays ? Le blanc nevoulait-il pas redescendre la rivière ? Quelle idée avait pule pousser à venir dans un pays aussi misérable ? Le Rajahvoulait savoir si le blanc savait réparer une montre ? »et on lui apporta, en effet, un réveil en nickel, venu de laNouvelle-Angleterre, dont, par intolérable ennui, il s’évertua àfaire marcher la sonnerie. C’est sans doute pendant qu’ils’occupait ainsi, dans sa cabane, que le frappa l’idée de sonextrême danger. Il lâcha le réveil « comme une pomme de terretrop chaude », et sortit vivement dans la cour, sans lamoindre idée de ce qu’il voulait ni même de ce qu’il pouvait faire.Il savait seulement que la situation était intolérable. Il sepromenait machinalement devant une sorte de petit grenier en ruine,juché sur des piquets, lorsque ses yeux tombèrent sur les pieuxbrisés de la palissade. Alors, me racontait-il, du premier coup,sans aucun travail mental, pour ainsi dire, et sans traced’émotion, il décida de fuir, comme s’il eût mis à exécution unplan mûri pendant un mois. Il fit quelques pas, d’un air détaché,pour se donner du champ, et vit, en se retournant, un dignitaires’approcher de lui, avec deux porteurs de lance, pour lui poser unequestion. Bondissant sous le nez du bonhomme, il s’envola comme unoiseau, et retomba de l’autre côté de la palissade avec un choc quiébranla tous ses os et faillit lui faire éclater la tête. Il sereleva immédiatement. Il ne pensait à rien ; tout ce dont ilse souvenait, c’était d’un grand cri : les premières maisonsde Patusan étaient devant lui, à quatre cents mètres ; il vitla petite anse, et, machinalement, pour ainsi dire, força encorel’allure. La terre volait sous ses pieds. Il prit son élan sur ledernier point solide, se sentit enlevé dans l’air et se trouva,sans le moindre choc, planté tout droit dans un banc de vaseaffreusement molle et gluante. C’est seulement en essayant deremuer les jambes, et en s’apercevant qu’il ne pouvait le faire,que, selon ses propres paroles, « il revint à lui ». Ilse mit à penser aux « maudites longues lances ».En fait, la nécessité où se trouvaient les poursuivants de courir àla porte de l’enceinte, de gagner l’embarcadère, de monter dansleurs canots, et de contourner une pointe de terre, lui donnaitplus d’avance qu’il ne l’imaginait. De plus, la marée était basse,et sans être complètement à sec, la crique n’avait pas d’eau, cequi mettait provisoirement Jim à l’abri de toute atteinte ;seul un javelot, lancé de très loin, aurait peut-être pu letoucher. La rive et le sol ferme ne se trouvaient qu’à six piedsenviron de lui.

– « J’ai bien cru que j’allais mourir là tout demême », me dit-il. Il allongeait les bras, s’agrippait, et neréussissait qu’à entasser contre sa poitrine et jusqu’à son mentonune masse horriblement froide et visqueuse de vase. Il sentaitqu’il allait s’enliser tout vif, et il se mit à faire des gestesfrénétiques, en éclaboussant, à coups de poing, la boue quiretombait sur sa tête, sur son visage, dans ses yeux, dans sabouche. Il se souvint, tout à coup, de la cour, comme on sesouvient d’un endroit où l’on a été très heureux, des annéesauparavant. Il rêvait, me disait-il, de s’y retrouver, penché surson réveil… Sur son réveil, voilà son idée… Il faisait des effortsprodigieux, spasmodiques, forcenés, des efforts qui paraissaientfaire éclater ses yeux dans leurs orbites et le rendre aveugle, desefforts qui aboutirent à un suprême et puissant effort dansl’ombre, pour fendre en deux la terre, pour lui arracher sesmembres. Et tout à coup, il se sentit avancer dans la vase. Puis ilse retrouva couché de tout son long sur la terre ferme, et il vitla lumière, le ciel. Alors, comme une pensée bienheureuse, une idéede dormir l’envahit. Et il soutient qu’il dormit, en effet, qu’ildormit peut-être une minute, peut-être vingt secondes ou uneseconde seulement, mais il se rappelle nettement le sursautconvulsif et violent de son réveil. Il resta un instant immobile,puis se dressant, couvert de vase de la tête aux pieds, il se tintdebout, avec la pensée qu’il était seul de son espèce, seul à descentaines de milles de ses pareils, sans espoir, sans sympathie,sans pitié à attendre de personne, comme un animal traqué. Lespremières maisons n’étaient pas à plus de vingt pas, et c’est uncri d’épouvante qui le tira de sa torpeur : une femme, devantlui, s’efforçait de fuir avec son enfant. Il se rua tout droit, enchaussettes, couvert d’une carapace de boue, qui lui ôtait touteapparence humaine. Il traversa plus de la moitié de la ville.Alertes, les femmes couraient à droite et à gauche ; leshommes, plus lents, laissaient tomber tout ce qu’ils tenaient à lamain, et restaient pétrifiés, la mâchoire tombante. Jim était uneterreur volante. Il vit des petits enfants qui cherchaient à fuirmais tombaient sur le ventre en agitant les jambes. Il grimpa unecôte, entre deux maisons, escalada une barricade d’arbres abattus(il n’y avait pas de semaine sans combats à Patusan, dans cetemps-là), passa, en crevant une clôture, dans un champ de maïs, oùun jeune garçon épouvanté lui lança un bâton, s’engagea dans unsentier et tomba tout à coup sur un groupe d’hommes stupéfaits. Illui restait juste assez de souffle pour haleter :« Doramin ! Doramin ! » Moitié poussé, moitiéporté jusqu’au sommet de la côte, il pénétra dans un vaste enclosplanté de palmiers et d’arbres fruitiers, et se trouva en présenced’un gros homme pesamment assis dans un fauteuil, au milieu del’agitation et de l’émotion la plus prodigieuse. Fouillant dans sesvêtements et dans la boue pour atteindre l’anneau, il se sentitsoudain couché sur le dos, et se demanda qui l’avait ainsi jeté surle sol. En fait, on l’avait tout simplement lâché, comprenez-vous,mais il ne se tenait plus. Au pied de la côte, quelques coups defeu partaient au hasard, et sur les toits de la colonie passait unesourde rumeur d’épouvante. Mais Jim était en sûreté. Les serviteursde Doramin barricadaient les portes et lui versaient de l’eau dansla gorge ; pleine de sollicitude et de compassion, la vieilleépouse de Doramin lançait des ordres aux servantes d’une voixaiguë. – « La bonne vieille s’empressait autour de moi commesi j’eusse été son enfant », m’expliquait Jim. « On memit dans un lit immense, son propre lit de parade ; elleentrait et sortait de la chambre en s’essuyant les yeux, ets’approchait de mon lit pour me donner de petites tapes sur le dos.Je devais être un objet pitoyable ! Je ne sais combien detemps je suis resté là, comme une souche. »

Il paraissait nourrir une grande tendresse pour la vieillefemme. Elle, de son côté, s’était prise pour lui d’affectionmaternelle. Elle avait un visage rond et doux, couleur de noisette,et couvert de rides menues, avec des lèvres épaisses, d’un rougevif (elle mâchait assidûment le bétel), et des yeux tirés,clignotants et bons. Toujours en mouvement, elle grondait et menaitsans cesse une troupe de jeunes femmes, à visage brun clair et àgrands yeux graves, filles, servantes ou esclaves. Vous savez cequ’il en est dans ces grandes maisons ; il est généralementimpossible de faire la distinction. Elle était très économe et sonample manteau même, qu’attachaient sur sa poitrine des agrafesornées de pierreries, paraissait un peu fripé. Ses pieds bruns etnus étaient chaussés de sandales de paille jaune, de fabricationchinoise. Je l’ai vue moi-même vaquer à ses occupations avec seslongs cheveux gris et très gros tombant sur les épaules. Elleprononçait des paroles empreintes d’un bon sens avisé, était denoble naissance et se montrait excentrique et arbitraire.L’après-midi, assise en face de son mari dans un fauteuil trèslarge, elle regardait longuement par une vaste baie percée dans lemur, qui commandait une vue étendue de la ville et de larivière.

« Elle repliait toujours ses pieds sur son siège, tandisque le vieux Doramin reposait carrément, imposant comme unemontagne assise sur une plaine. Il appartenait seulement à laclasse « Nakhoda » ou commerçante, mais le respect qu’onlui témoignait et la dignité de son attitude étaient trèsfrappants. Il était le chef du second pouvoir au Patusan. Lesémigrants des Célèbes (une soixantaine de familles qui, avecserviteurs et familiers pouvaient fournir quelque deux cents hommes« portant le kris ») l’avaient, depuis des années, choisicomme chef. Les hommes de cette race sont intelligents,entreprenants, vindicatifs, font montre d’un courage plus franc queles autres Malais, et supportent l’oppression avec impatience. Ilsconstituaient le parti d’opposition au Rajah. Les querelles étaientmotivées par des questions commerciales, cause primordiale descombats de factions et des explosions soudaines qui remplissaientde fumée, de flammes, de coups de feu et de cris telle ou tellepartie de la colonie. Des villages brûlaient ; des hommes,traînés dans l’enceinte du Rajah, y étaient tués ou torturés pouravoir fait du négoce avec d’autres que lui. Un jour ou deuxseulement avant l’arrivée de Jim, et dans le village même depêcheurs qu’il devait prendre plus tard sous sa protectionspéciale, plusieurs chefs de maison avaient été précipités du hautdes falaises, par un parti de lanciers du Rajah, sur le soupçond’avoir récolté des nids comestibles pour un négociant des Célèbes.Le Rajah Allang prétendait faire seul du commerce dans le pays, etpunissait de mort tous ceux qui attentaient à ce monopole, mais sesnotions de commerce étaient assez difficiles à distinguer desformes les plus banales du vol. Sa cruauté et sa rapacité avaientpour seule limite sa couardise, et il avait peur du parti organisédes hommes des Célèbes ; seulement, jusqu’à l’arrivée de Jim,il n’avait pas eu assez peur pour se tenir tranquille. Il lesfrappait en frappant ses propres sujets et se croyait sincèrementdans son droit. La situation était encore compliquée par laprésence d’un étranger, un métis Arabe qui, pour des motifspurement religieux, je crois, avait incité à la révolte des tribusde l’intérieur (les peuples des bois, comme disait Jim),et s’était installé dans un camp fortifié, au sommet d’une desmontagnes jumelles. Il menaçait de là la ville de Patusan comme unfaucon qui plane sur une basse-cour, et dévastait tout le paysd’alentour. Des villages abandonnés pourrissaient sur leurs poteauxnoircis au bord des torrents clairs ; ils laissaient parbribes tomber à l’eau l’herbe de leurs murs, les feuilles de leurtoit, et ces ruines prenaient un singulier aspect de décrépitudenaturelle, comme si elles eussent été une forme de végétationfrappée par la maladie dans sa racine même. Les deux partis duPatusan ne savaient pas très bien lequel d’entre eux ce troisièmepartisan préférait plumer. Le Rajah intriguait sourdement avec lui.Certains des colons Bugis, las d’une éternelle insécurité,songeaient un peu à l’appeler à la rescousse. Les plus audacieuxd’entre eux disaient en riant qu’ils allaient charger le Chérif Alide chasser du pays, à l’aide de ses sauvages, le Rajah Allang.Doramin avait peine à les contenir. Il vieillissait, et bien queson autorité demeurât intacte, la situation commençait à ledéborder. Tel était l’état des affaires, lorsque, échappé de lacour du Rajah, Jim arriva devant le chef des Bugis, montra sonanneau, et fut, pour ainsi dire, reçu dans le cœur de lacommunauté. »

Chapitre 26

 

– « Doramin était l’un des hommes les plusremarquables de sa race que j’aie jamais vus. Il était énorme pourun Malais, mais il ne paraissait pas seulement gros, il étaitimposant et monumental. Ce corps immobile, vêtu de riches étoffes,de soies colorées et de broderies d’or ; cette têteformidable, entourée d’un foulard rouge et or ; le gros visagerond et plat sillonné de rides, avec deux plis profonds etarrondis, descendus de chaque côté de narines larges et farouches,pour envelopper une bouche aux lèvres épaisses ; le cou detaureau ; le vaste front ridé, dominant des yeux au regardperçant et fier ; tout cela constituait un ensembleinoubliable, pour qui l’avait une fois aperçu. Son calme impassible(il bougeait rarement un membre, une fois assis), était unemanifestation de dignité. Jamais on ne l’entendait élever sa voix,émise sous forme d’un murmure sourd et puissant, légèrement voilé,comme si on l’eût entendue dans le lointain. Quand il marchait,deux jeunes gens petits et trapus, nus jusqu’à la ceinture, ensarongs blancs et avec une calotte noire sur le derrière de latête, le soutenaient sous les coudes ; ils l’aidaient às’asseoir et se tenaient derrière son siège, jusqu’à ce qu’il luiplût de se relever. Il tournait la tête de droite à gauche,lentement, comme avec peine ; ils le saisissaient sous lesaisselles et le soulevaient. Il n’avait pourtant rien d’uninfirme ; au contraire, tous ses mouvements pesantsparaissaient les manifestations d’une force puissante et réfléchie.On supposait en général qu’il consultait sa femme sur les affairespubliques, mais personne, à ma connaissance, ne les avait jamaisentendus échanger une parole. Lorsqu’ils se tenaient solennellementdevant la vaste baie, c’était en silence. Ils voyaient à leurspieds, au déclin du jour, une immense étendue de pays boisé, océannoir et endormi de sombres verdures qui ondulaient jusqu’à la lignerouge et mauve des montagnes ; les sinuosités de la rivièreluisante formaient un S gigantesque d’argent battu ; le rubanbrun des maisons épousait la double courbe des berges, sous lesmontagnes jumelles, surgies au-dessus des plus proches cimes deverdure. Ces deux êtres formaient un contraste prodigieux ;elle légère, délicate, économe, vive, un peu sorcière, avec unenuance d’agitation maternelle jusque dans son repos ; lui, enface, énorme et massif, comme une statue d’homme rudement tailléedans la pierre, avec quelque chose de noble et de barbare dans sonimmobilité. Le fils de ces vieillards était un jeune homme des plusremarquables.

« Ils l’avaient eu tard. Peut-être n’était-il pourtant pasaussi jeune qu’il le paraissait. Vingt-quatre ou vingt-cinq ans, cen’est déjà plus si jeune pour un homme qui fut père de famille àdix-huit. Quand il entrait dans la pièce, tendue et tapissée denattes fines, sous le haut plafond doublé de toile blanche où lecouple trônait cérémonieusement, au milieu d’une suite hautementdéférente, il marchait droit vers Doramin pour baiser une main quele vieillard lui abandonnait majestueusement, puis il allait seplacer près du fauteuil de sa mère. On peut bien dire, je crois,qu’ils idolâtraient ce fils, mais on ne les voyait jamais jeter lesyeux sur lui. Cette scène faisait partie, il est vrai, d’unvéritable cérémonial, et se passait dans une pièce généralementpleine de gens. Le solennel formalisme de l’arrivée et du départ,le profond respect exprimé par les gestes, les visages et lemurmure contenu des voix étaient inexprimables. – « Cela vautla peine d’être vu ! », me disait Jim, en traversant larivière pour rentrer chez lui. « On dirait des héros de roman,n’est-ce pas ? » ajoutait-il, avec un accent de fierté.« Et Dain Waris, leur fils, est, en dehors de vous, lemeilleur ami que j’aie jamais eu ! Ce que M. Steinappellerait « un bon compagnon de guerre ». J’ai eu de lachance, par Jupiter ! J’ai eu de la chance, lorsque mondernier souffle m’a conduit chez ces gens-là ! » Ilmédita un instant, la tête basse, puis sortant de sa rêverie, ilpoursuivit :

– « Naturellement, je ne me suis pas endormi… »Il s’interrompit à nouveau. « … On aurait dit que tout mevenait à la fois… » murmura-t-il. « J’ai vu, tout à coup,ce que je devais faire… »

« Il était incontestable que tout lui était venu, en effet,et venu par la guerre, tout naturellement, d’ailleurs, puisque lapuissance qui lui était dévolue était le pouvoir de rétablir lapaix. C’est dans cette acception seulement que la force est sisouvent chose bonne. Ne croyez pas pourtant que Jim eût tout desuite trouvé sa voie. À son arrivée, la communauté des Bugis étaitdans une situation fort critique. – « Ils avaient touspeur », m’expliquait-il, « peur pour leur peau, et moi,je voyais, clair comme le jour, qu’il leur fallait agir sans délai,s’ils ne voulaient pas être chassés l’un après l’autre, tant par leRajah que par ce vagabond de Chérif. Mais il ne suffisait pas devoir cela : une fois maître de cette idée, il dut l’enfoncerdans des esprits rétifs, et forcer des remparts d’appréhension etd’égoïsme. Mais il finit par y arriver. Ce n’était rien encore,pourtant. Il dut imaginer les moyens d’action. Il les imagina,ourdit un plan audacieux, et sa tâche ne fut encore qu’à moitiéaccomplie. Il dut inculquer sa propre confiance au cœur de nombreuxhommes qui avaient, pour rester à l’écart, des raisons secrètes etabsurdes ; il dut apaiser les jalousies imbéciles et dissiper,à force de raisonnements, toutes sortes d’ineptes méfiances. Sansle poids de l’autorité de Doramin et le fougueux enthousiasme deson fils, il eût échoué dans son entreprise. Dain Waris, le jeunehomme remarquable, fut le premier à croire en lui ; leuramitié était une de ces amitiés singulières, rares et profondes,entre hommes blancs et bruns, où la différence même des racessemble rapprocher deux êtres humains, par un élément mystique desympathie. De Dain Waris, ses compatriotes disaient avec orgueilqu’il savait se battre comme un blanc. C’était vrai ; desEuropéens, il avait le courage au grand jour, si je puis dire, maisil avait aussi l’esprit. On rencontre parfois des Malais de cegenre, et l’on est surpris de découvrir soudain chez eux un tourfamilier de pensée, une vision claire, une fermeté de propos, unenuance d’altruisme. De petite taille, mais admirablementproportionné, Dain Waris avait le port fier, l’attitude dégagée etaffable, un tempérament pareil à une flamme claire. Son visage brunaux grands yeux noirs était expressif dans l’action et pensif aurepos. Il était de dispositions silencieuses, mais la vivacité deson regard, l’ironie de son sourire, la décision courtoise de sesmanières disaient ses grandes réserves d’intelligence et de force.De tels êtres ouvrent les yeux des Occidentaux, si volontiersarrêtés à la surface des choses, sur l’existence possible de raceset de pays où plane le mystère des temps préhistoriques. Dain Warisne se contentait pas de suivre Jim avec confiance ; je croisfermement qu’il le comprenait. Je parle de lui parce qu’il m’avaitcaptivé. Sa placidité caustique, si je puis dire, et sonintelligence sympathique pour les aspirations de Jim m’avaientgagné le cœur. Il me semblait voir les causes profondes de leuramitié. Si Jim avait pris les devants, l’autre avait bientôtconquis son chef. D’ailleurs Jim, le chef, était prisonnier à plusd’un titre. Le pays, les habitants, l’amitié, l’amour étaient desgardiens jaloux de son corps, et chaque jour ajoutait un nouvelanneau à la chaîne de son étrange liberté. J’en acquérais laconviction, à mesure que j’apprenais mieux, de jour en jour, lesdétails de l’histoire.

« Cette histoire, l’ai-je assez entendu raconter ! Onm’en rebattait les oreilles en marche, au campement (Jim me faisaitbattre le pays à la poursuite d’invisible gibier). J’en ai entenduune grande partie sur l’un des sommets jumeaux, dont je venaisd’escalader, sur les mains et les genoux, les cent derniers pieds.Notre escorte (nous avions une suite de volontaires qui s’offraientà nous accompagner de village en village) campait sur un petitplateau situé à mi-côte et dans l’immobilité d’un soir sans vent,l’odeur de la fumée de bois apportait à nos narines la délicatessepénétrante d’un parfum de choix. Des voix montaient aussi,surprenantes de clarté, distinctes et immatérielles. Jim s’assitsur un tronc abattu, tira sa pipe et se mit à fumer. Une moissonnouvelle d’herbes et de buissons sortait du sol ; ondistinguait encore, sous une masse de rameaux épineux, les vestigesd’un retranchement de terre. – « Voici le point dedépart », fit-il après un long silence méditatif. Sur l’autresommet, par-dessus deux cents pieds de sombre précipice,j’apercevais une rangée de hauts piquets noircis, montrant çà et làles débris de l’imprenable camp du Chérif Ali.

« On l’avait pris pourtant. Et c’était grâce à l’idée deJim. Il avait hissé sur la montagne l’artillerie de Doramin :deux vieilles pièces de sept en fer rouillé, et quantité de petitscanons de bronze, de ces canons qui servent de monnaie d’échange.Mais s’ils représentent de la richesse, ils peuvent aussi, quand onles bourre intrépidement jusqu’à la gueule, envoyer à bonnedistance de solide mitraille. Toute la question, c’était de leshisser là-haut. Jim me montra les points d’attache des câbles,m’expliqua comment il avait improvisé un cabestan primitif, avec untronc d’arbre creux tournant sur un pieu aiguisé, m’indiqua, avecle fourneau de sa pipe, le dessin du remblai. Les cent dernierspieds de la montée avaient été les plus durs. Jim répondait dusuccès sur sa tête. Il avait décidé le parti de la guerre àtravailler ferme toute la nuit. De grands feux, allumés de loin enloin, éclairaient la montée, mais là-haut, m’expliqua-t-il, lestravailleurs avaient dû accomplir leur tâche dans l’obscurité. Dusommet, il voyait les hommes grimper sur le versant de la montagnecomme des fourmis affairées. Lui-même n’avait pas cessé, toute lanuit, de monter et de descendre comme un écureuil, de diriger,d’encourager, de tout surveiller, du haut en bas. Le vieux Doramins’était fait porter sur la montagne dans son fauteuil ; onl’avait installé sur le petit plateau, creusé à mi-côte, et ilétait resté là, dans la lumière d’un des grands feux. –« Extraordinaire vieux bonhomme », me disaitJim, « un vrai chef d’autrefois, avec ses petits yeuxfarouches et une paire d’énormes pistolets à pierre sur les genoux.C’étaient des armes magnifiques, montées en argent et ébène, avecune platine admirable et un calibre d’espingole. Un cadeau deStein, paraît-il, en échange de l’anneau, vous savez. Ils avaientappartenu au bon vieux Mac Neill, mais Dieu seul sait où lui lesavait trouvés. Doramin restait donc là, sans bouger pieds ni mains,avec un feu de broussailles sèches dans le dos, et des masses degens qui criaient, couraient, halaient autour de lui. Il faisait laplus solennelle, la plus imposante figure que l’on pût voir. Iln’aurait pas eu beaucoup de chances de se tirer d’affaire, si leChérif Ali eût lâché sa bande infernale, en semant la panique parmimes hommes, hein ? Mais il était venu là pour mourir, si leschoses tournaient mal. Il n’y avait pas à s’y méprendre, parJupiter ! et je frémissais de le voir, enraciné comme unroc ! Heureusement, le Chérif devait nous croire fous et ne sedérangea pas pour venir regarder où nous en étions. Personne necroyait la chose faisable. Je suis bien sûr que les hommes mêmesqui tiraient, poussaient et suaient avec moi, ne la croyaient paspossible ! Oui, ma parole, j’en suiscertain !… »

« Jim se tenait très droit, la pipe de bruyère fumante à lamain, avec un sourire aux lèvres, et une étincelle dans ses yeuxd’enfant. J’étais assis à ses pieds, sur une souche, et le payss’étendait devant nos yeux ; la vaste étendue des forêtsnoires ondulait sous le soleil comme une mer, avec les lueurs desrivières sinueuses, les taches grises des villages, et çà et là uneclairière, îlot de lumière parmi les flots sombres des cimes deverdure. Une mélancolie planait sur ce vaste paysage monotone où lalumière tombait comme dans un abîme. La terre absorbait les rayonsdu soleil ; très loin seulement, le long de la côte, l’océanvide, lisse et poli sous sa brume ténue, semblait dresser jusqu’auciel son mur d’acier.

« Je me trouvais donc avec lui, très haut sous le ciel, ausommet de cette montagne qu’il avait illustrée. Il dominait lesforêts, les ténèbres séculaires, la vieille humanité. Il était là,comme une statue, dressée sur un piédestal, pour représenter avecsa persistante jeunesse, la force et peut-être les vertus de racesqui ne vieillissent jamais, de races qui ont su résister àl’étreinte des ténèbres. Je ne saurais dire pourquoi il meparaissait toujours symbolique, mais peut-être faut-il voir dans cefait la cause réelle de l’intérêt que je prenais à sa destinée. Jene sais s’il était très juste, à son égard, de me représenter, à cemoment précis, l’incident qui avait imprimé à sa vie une directionnouvelle, mais je m’en souvins tout à coup, très distinctement. Etce fut comme une ombre dans la lumière. »

Chapitre 27

 

– « Déjà la légende lui attribuait des donssurnaturels. Oui, on savait que l’on avait habilement disposé unegrande quantité de cordes, et une étrange machine que faisaienttourner les efforts conjugués d’hommes nombreux ; les canonsavaient monté tout doucement à travers la brousse, comme unsanglier qui se fraye un chemin à travers les fourrés, mais… et lesplus sagaces hochaient la tête. Il y avait quelque chose d’occultedans tout cela, c’était incontestable, car à quoi sert la force descordes et des bras humains ? Il y a dans les choses une âmerebelle qu’il faut dompter à force d’incantations et de charmespuissants. Ainsi le vieux Sura… (c’était un très respectablepropriétaire de Patusan, avec qui j’avais eu, un soir, une bonneconversation paisible) ; mais Sura était un sorcierprofessionnel, qui présidait, à des milles à la ronde, à toutes lesrécoltes et semailles de riz, pour conjurer l’âme obstinée deschoses. Il semblait tenir cette occupation pour très ardue, etpeut-être, en effet, les âmes des choses sont-elles plus obstinéesque celles des hommes. Quant aux simples paysans des villagesvoisins, ils croyaient et affirmaient comme la chose la plusnaturelle du monde, que Jim avait porté les canons sur son dos,deux par deux, jusqu’au sommet de la montagne.

« Quand il entendait dire cela, Jim tapait du pied, ets’écriait avec un petit rire agacé : – « Que voulez-vousfaire, avec de pauvres idiots de ce genre ? Ils veillent lamoitié de la nuit, pour se raconter des histoires à dormir debout,et plus énorme est le mensonge, plus ils sontcontents ! » On pouvait déceler, dans cette irritation,l’influence de tout ce qui l’entourait : c’était un des liensqui le retenaient prisonnier. L’insistance avec laquelle il sedéfendait était amusante, et je finis par dire : – « Moncher ami, vous ne me soupçonnez pas de croire à cesbourdes ? » Il eut l’air tout surpris : – « Ah,non ! Je ne le pense pas ! » fit-il, avec un éclatde rire homérique. En tout cas, les canons avaient été hissés, etils partirent tous à la fois, au lever du soleil. – « ParJupiter ! J’aurais voulu que vous vissiez sauter les éclats debois ! » s’écria-t-il. À côté de lui, Dain Waris quil’écoutait avec un sourire paisible, baissa les paupières et remuaun peu les pieds. L’heureux transport des canons avait donné auxhommes de Jim une telle assurance qu’il se risqua à confier labatterie à deux vieux Bugis qui avaient vu la guerre dans leurtemps, et alla rejoindre dans le ravin où ils se tenaient cachés,Dain Waris et sa troupe d’assaut. Aux premières lueurs de l’aube,ils se mirent à grimper et arrivés aux deux tiers de la pente, setapirent dans l’herbe humide, en attendant l’apparition du soleilqui devait donner le signal convenu. Jim me dépeignait l’impatienceet l’angoissante émotion avec lesquelles il guettait le leverrapide du jour ; après la chaleur du travail et del’ascension, il sentait la rosée froide du matin lui glacer lesos ; il avait peur de se mettre à frissonner et à tremblercomme une feuille avant le moment de l’assaut. – « Ce fut laplus longue demi-heure de ma vie ! » affirmait-il. Peu àpeu, l’enceinte s’était silhouettée sur le ciel, au-dessus de satête. Disséminés tout le long de la pente, des hommes se cachaientderrière des rochers sombres et des buissons tombants. Dain Warisétait allongé à côté de lui. – « Nous nous sommesregardés », fit Jim, en posant doucement la main sur l’épaulede son ami. « Il me souriait le plus gaiement du monde, maismoi, je n’osais pas ouvrir la bouche, de peur d’être pris d’unaccès de frissons. Ma parole, c’est vrai ! Je ruisselais desueur, au moment où nous nous étions embusqués, et vous pouvez vousfigurer… » Il m’affirmait, et je le croyais volontiers, qu’iln’avait aucun doute sur le résultat final. Il ne se préoccupait quede réprimer ses frissons, mais quant au résultat, il n’y pensaitmême pas ! Il s’agissait pour lui d’arriver au sommet de cettemontagne, et d’y tenir en tout état de cause. Il ne pouvait pasêtre question de retourner en arrière ; les gens avaient eu enlui une confiance implicite… en lui seul ! Saparole… !

« Je me souviens qu’à ce moment, il se tut un instant, lesyeux fixés sur moi. – « À ma connaissance, ils n’ont encorejamais eu lieu de le regretter, jamais ! » dit-il.« Et plaise à Dieu qu’ils ne le regrettent jamais àl’avenir ! » Seulement, le malheur, c’est qu’on avaitpris l’habitude d’en référer à lui, à propos de tout et de rien.C’était inimaginable ! – « Tenez ! l’autre jourseulement » ; un vieux fou qu’il n’avait jamais vu de savie, était venu d’un village distant de plusieurs milles, poursavoir s’il devait répudier sa femme ! « Textuellement,ma parole ! » Voilà le genre de responsabilités qu’on luiimposait !… C’était incroyable, n’est-ce pas ?« Accroupi sous la véranda, à mâcher du bétel, soupirant etcrachant tout autour de lui, et sombre comme un croque-mort, levieux avait mis plus d’une heure à lâcher sa mauditehistoire ! Et ce genre d’affaires-là n’est pas aussi drôlequ’on croirait ! Que dire ? – « Bravefemme ? » – « Oui, brave femme, ma vieille… »Il entamait une interminable histoire de pots de cuivre. Ilsavaient vécu ensemble quinze ans, vingt ans… Il ne savait pas aujuste. Très, très longtemps, en tout cas. Brave femme… Il labattait un peu… pas beaucoup… un tout petit peu, quand elle étaitjeune. Il le fallait, pour l’honneur ! Et un beau jour, sur letard, elle s’en va prêter trois pots de cuivre à la femme du filsde sa sœur, et se met à l’injurier quotidiennement à voix haute.Ses ennemis se moquaient de lui, et son visage en devenait toutnoir. Les pots restaient irrémédiablement perdus. Il en était toutaccablé. Impossible de démêler ni queue ni tête dans une histoirepareille ! Je lui ai dit de retourner chez lui, en promettantde venir moi-même arranger l’affaire. C’est très joli de rire, maisc’est une véritable peste qu’une histoire semblable ! Un jourde trajet à travers bois, et une seconde journée perdue à cajolerun tas d’idiots de paysans, pour débrouiller la vérité. C’était uneaffaire à susciter des rivalités sanglantes. Tous ces mauditscrétins prenaient parti pour une famille ou pour l’autre, et lamoitié du village était prête à se jeter sur la seconde, avec toutce qui lui tomberait sous la main. Vous pouvez me croire ; jene plaisante pas ! Au lieu de s’occuper de leursmoissons… ! J’ai rendu au vieux ses sacrés pots et apaisé toutle monde. » Il n’avait pas eu de peine à arrangerl’affaire ; oh non ! Il n’avait qu’à lever le petit doigtpour empêcher les plus sanglantes querelles, dans ce pays-là. Ladifficulté, c’était de démêler la vérité dans la plus futilehistoire. Aujourd’hui encore, il n’était pas bien sûr d’avoir étééquitable pour tout le monde, et cette idée le tracassait… Et toutce bavardage sans queue ni tête, par Jupiter ! Mieux valaitemporter d’assaut une vieille barricade de vingt pieds dehaut ! Oh oui ! Vingt fois ! C’était un jeud’enfant, à côté d’une besogne pareille, et cela ne prenait pasaussi longtemps, non plus ! Eh bien, oui, la farce était assezdrôle, à tout prendre ;… le vieil imbécile paraissait assezâgé pour être son grand-père. Mais, à un autre point de vue, cen’était pas une plaisanterie. Depuis la déroute du Chérif Ali, oncomptait sur lui pour tout décider. « Terribleresponsabilité », répétait-il ; « non, vraiment,sans plaisanterie, se fût-il agi de trois vies, au lieu de troisvieux pots de cuivre, il en eût été de même… »

« C’est ainsi qu’il illustrait l’effet moral de sa victoireguerrière. Et c’était bien, en réalité, une victoire immense quil’avait conduit des combats à la paix, et introduit par la mortdans la vie intime du peuple ; mais les ténèbres qui planaientsur le pays, malgré l’éclat du soleil, conservaient pourtant leursilencieuse et impénétrable immobilité. Le son de sa jeune voixfraîche (c’est étonnant combien l’âge avait peu de prise sur lui)flottait avec légèreté, et passait sur le dôme immuable des forêts,comme le bruit des gros canons, en ce matin humide et glacial derosée, où son seul souci sur terre était de réprimer le frisson deson corps. À peine le premier rayon de soleil touchait-il la cimeimmobile des arbres, qu’au milieu de lourdes détonations, le sommetde l’une des montagnes se couvrait de nuages de fumée blanche,tandis que l’autre éclatait en un tumulte stupéfiant de hurlementsde fureur, de cris de guerre, de gémissements, de clameurs desurprise et d’épouvante. Jim et Dain Waris furent les premiers àposer la main sur la palissade. La rumeur populaire voulait que leblanc eût jeté bas la porte en la touchant du doigt. Mais, bienentendu, il se défendait énergiquement d’un tel exploit. La clôturetout entière, – il insistait bien sur ce point –, constituait unemédiocre fortification, car le Chérif Ali se fiait surtout àl’inaccessibilité de sa position ; d’ailleurs, les pieux, déjàréduits en miettes, ne tenaient plus que par miracle. Jim avait,comme un imbécile, donné un coup d’épaule, qui l’avait précipité,la tête la première, dans l’enceinte. Sans Dain Waris, il eût étécloué à un pieu, comme un des scarabées de Stein, par la lance d’unvagabond tatoué et grêlé de petite vérole. Le troisième assaillantavait été Tamb’ Itam, le propre domestique de Jim. C’était unMalais du Nord, étranger égaré un jour au Patusan, où il avait étéretenu de force par le Rajah Allang, pour ramer sur une de sesbarques d’apparat. Échappé à la première occasion et trouvant unrefuge précaire, mais fort peu à manger chez les colons Bugis, ils’était attaché à la personne de Jim. Son visage plat, aux yeuxproéminents et injectés de bile, était très foncé. Il y avaitquelque chose d’excessif et presque de fanatique dans sondévouement à son « Seigneur blanc », dont il étaitinséparable comme une ombre morose. Dans les cérémonies, ilmarchait sur les talons de son maître, une main à la poignée de sonkris, et tenait à distance les gens du commun avec des regardsrenfrognés et terribles. Jim en avait fait l’intendant de samaison, et tout Patusan le respectait et le cajolait comme un hommede haute importance. Lors de la prise de l’enceinte, il s’étaitfort distingué par la férocité méthodique de son mode de combat. –« Les assaillants avaient fait une si brusque irruption,contait Jim, que malgré la panique de la garnison, il y avait eucinq minutes d’assez chaud corps à corps, à l’intérieur de cettepalissade, jusqu’au moment où quelque âne bâté ayant mis le feu auxcabanes de branches et d’herbes sèches, nous avions tous dû filerpour sauver notre vie. »

« La déroute avait été complète. Doramin qui attendaitimperturbablement dans son fauteuil de la colline, et sous la fuméedes canons lentement épandue au-dessus de sa grosse tête, Doraminen avait accueilli la nouvelle par un sourd grondement. Ayantappris que son fils, sain et sauf, poursuivait les fuyards, il fit,sans mot dire, un puissant effort pour se lever ; sesserviteurs accoururent à son aide, et respectueusement soutenu, ilgagna avec une grande dignité un coin d’ombre, où il s’étendit pourdormir sous une pièce de toile blanche qui le recouvrait toutentier. À Patusan, l’émotion était intense. En tournant le dos àl’enceinte, aux braises, aux cendres noires, et aux cadavres à demicalcinés, Jim, perché sur le sommet de la montagne, voyait de tempsen temps, sur les deux rives du fleuve, les espaces libres entreles maisons se remplir d’une foule grouillante et se vider tour àtour. Ses oreilles percevaient faiblement le bruit formidable desgongs et des tambours, et des cris sauvages lui parvenaient parbouffées assourdies. Une multitude de bannières déployées mettaiententre les crêtes brunes des toits un vol frémissant de petitsoiseaux blancs, rouges et jaunes. – « Vous deviez être bienheureux », murmurai-je, avec un sentiment d’émotionsympathique.

– « Oh oui ! C’était immense,immense ! » cria-t-il tout haut, en écartant les bras. Lasoudaineté de ce geste me fit tressaillir, comme si je l’avais vuétaler à nu les secrets de son cœur devant le soleil, la forêtmorose ou la mer de métal. À nos pieds la ville déployait sa courbemolle sur les rives du fleuve dont l’eau semblait dormir.« Immense ! » répéta-t-il, pour la troisième fois,en un murmure fait pour lui seul.

« Immense, évidemment, c’était immense ! Le sceau dusuccès, confirmant sa parole, le terrain conquis pour ses pieds, laconfiance aveugle des hommes, la foi en lui-même arrachée au feu,la solitude de sa grandeur. Tout cela, je vous le dis, estrapetissé par les paroles ! Je ne saurais, avec des mots, vousdonner l’impression de cette solitude totale, absolue. Je saisbien, qu’à tous points de vue, il se trouvait là seul de sonespèce, mais des dons insoupçonnés l’avaient mis en si étroitcontact avec son entourage, que cette solitude paraissait bienl’effet de sa seule puissance. Son isolement ajoutait à sagrandeur. Il n’y avait rien en vue à lui comparer, comme s’il eûtété un de ces êtres exceptionnels, qui ne se mesurent qu’à lahauteur de leur gloire, et sa gloire à lui, souvenez-vous-en, étaitla plus grande chose des environs, à plusieurs jours de marche. Ilfallait se faire porter ou se frayer un long et dur chemin àtravers la jungle, avant de se trouver hors de portée de la voix decette gloire. Ce n’était pas, d’ailleurs, la trompette de laméprisable déesse que nous poursuivons tous ; ce n’était pasune voix discordante et effrontée. Elle empruntait ses accents àl’immobile tristesse d’un pays sans passé, où, jour après jour, laparole de Jim était la seule vérité. Elle participait à la naturedu silence dans lequel elle vous accompagnait, dans les profondeursinexplorées où elle se faisait sans cesse entendre à vos côtés,pénétrante et lointaine, où elle passait avec une stupeur terrifiéesur les lèvres balbutiantes des hommes. »

Chapitre 28

 

– « Après sa défaite, le Chérif Ali s’enfuit sansdemander son reste, et lorsque les malheureux villageoispourchassés sortirent timidement de la jungle pour regagner leursmaisons pourries, c’est Jim qui, après entente avec Dain Waris,désigna leurs chefs. Ces nominations firent de lui le maîtrevirtuel du pays. Quant au vieux Tunku Allang, sa terreur, aupremier moment, n’avait pas connu de bornes. On raconte qu’enapprenant l’enlèvement de la redoute, il s’était jeté à terre, levisage collé au plancher de bambou de sa salle d’audience, et yétait resté tout un jour et toute une nuit sans bouger, en poussantdes cris si épouvantables, que nul n’osait approcher à moins d’unelongueur de lance de sa forme prostrée. Il se voyait déjàignominieusement chassé de Patusan, errant à l’abandon et dépouilléde tout, sans opium, sans femmes, sans serviteurs, proie tropdésignée au premier passant désireux de le tuer. Après le ChérifAli, son tour viendrait, et comment résister à une attaque menéepar un diable pareil ? À la vérité, c’est à la seule idée queJim se faisait de la justice qu’il devait la vie et ce qui luirestait d’autorité, à l’époque de ma visite. Les Bugis eussent fortaimé à régler de vieux comptes, et l’impassible Doramin nourrissaitl’espoir de voir un jour son fils chef du Patusan. Au cours d’unede nos entrevues, il me laissa délibérément entrevoir cetteambition secrète. Rien ne pourrait être plus parfait que lacirconspection pleine de dignité avec laquelle il aborda le sujet.Lui-même, commença-t-il par me déclarer, avait fait usage de saforce, dans sa jeunesse, mais maintenant il était vieux et las…Avec sa masse imposante et ses petits yeux hautains au regardsagace et pénétrant, il évoquait, d’irrésistible façon, l’idée d’unvieil éléphant malicieux ; sa vaste poitrine s’élevait ets’abaissait lentement, en un mouvement régulier et puissant, commecelui d’une mer calme. Lui aussi protestait de sa confianceillimitée dans la sagesse de Tuan Jim. Si seulement il eût puobtenir une promesse ! Un seul mot suffirait… Ses silences,son souffle large et les roulements sourds de sa voix rappelaientles derniers efforts d’un orage qui s’éteint.

« Je m’efforçais de détourner la conversation, mais cen’était pas facile, car il était trop évident que Jim avait lepouvoir de faire la chose ; il paraissait n’y avoir rien danssa sphère nouvelle qu’il ne dépendît de lui de donner ou deretenir. Mais cette idée ne signifiait rien, je le répète, à côtéde cette conviction qui s’imposait à moi, tandis que j’écoutaisDoramin avec une grosse affectation d’intérêt : enfin je levoyais tout prêt, peut-être, à se rendre maître de sa destinée.Doramin s’inquiétait de l’avenir de son pays, et je fus frappé del’argument qu’il faisait valoir. La terre reste où Dieu l’a placée,disait-il, mais les blancs viennent chez nous pour bientôtrepartir. Ils s’en vont, et ceux qu’ils laissent derrière eux nesavent quand les attendre. Ils retournent à leur propre pays, àleur peuple, et ce blanc-là s’en irait comme les autres… Je ne saisce qui m’incita, à ce moment, à lancer assez indiscrètementun : – « Non ! » énergique. Je saisis toutel’étendue de mon imprudence, lorsque tournant vers moi son visagedont l’expression, figée dans les lourds plis rudes, étaitinaltérable, comme celle d’un énorme masque brun, Doramin me ditd’un ton méditatif que je lui donnais là une assurance heureuse, etm’en demanda la raison.

« Sa femme, la vieille petite maternelle sorcière, étaitassise près de moi, la tête couverte et les pieds relevés ;elle regardait par la grande baie, et je ne voyais d’elle qu’unemèche folle de cheveux gris, une pommette saillante, une mâchoirenette agitée par les mouvements légers de la mastication. Sansquitter des yeux la vaste perspective de forêts étendue jusqu’auxmontagnes, elle me demanda, d’un ton apitoyé, ce qui avait pupousser mon ami à quitter si jeune son pays, à venir si loin, àtravers tant de dangers. N’avait-il donc pas de foyer, pas deparents dans son pays ? N’avait-il pas de vieille mère qui serappelât son visage ?

« Je n’étais nullement préparé à semblable question, et nepus que balbutier en secouant la tête d’un air sagace. Après quoije tentai assez maladroitement, je m’en rends parfaitement compte,de me tirer de ce mauvais pas. Mais, de ce moment, le vieuxNakhoda se fit taciturne. Il n’était pas content, je lecrains, et je lui avais manifestement donné matière à réflexion. Lehasard voulut, assez singulièrement, que je me retrouvasse, ce mêmesoir (mon dernier soir à Patusan), en face du même problème, et dece pourquoi de la destinée de Jim auquel on ne pouvait répondre.Ceci, d’ailleurs, m’amène à l’histoire de son amour.

« Vous allez croire qu’il s’agit là d’une conquête facile.Nous avons entendu conter tant d’aventures pareilles, où, pour laplupart, nous ne voyons pas du tout des histoires d’amour. Nous lestenons pour des récits de rencontres fortuites, des épisodes depassion, au plus, ou seulement des égarements de jeunesse ou destentations vouées à un définitif oubli, même s’ils ont connu lasincérité des tendresses et des regrets. Une telle opinion estvalable dans la plupart des cas, et peut-être même dans celui-là…Et pourtant, je ne sais pas ! Cette histoire-là n’est pas decelles qui se regardent du point de vue habituel. Apparemment, elleressemble fort aux autres, mais pour moi, je vois à l’arrière-planune ombre mélancolique de femme, un fantôme victime d’une sagessecruelle, qui se tient auprès de sa tombe solitaire, avec un air deméditation inquiète et des lèvres scellées. La tombe même, que jedécouvris par hasard, au cours d’une promenade matinale, était unmonticule informe de terre brune, décoré à sa base d’une bordurerégulière de rameaux de corail. Une palissade circulairel’entourait, faite de jeunes arbustes fendus en long et revêtusencore de leur écorce. Autour de la tête de ces frêles piquets,courait une guirlande de feuilles et de fleurs…, et les fleursétaient fraîches.

« Que l’ombre soit ou non le fruit de mon imagination, jesuis en tout cas, vous le voyez, en possession de ce faitsignificatif d’une tombe que l’on n’oubliait pas. Quand je vousaurai dit, au surplus, que Jim avait, de ses propres mains, dresséla rustique barrière, vous verrez tout de suite ce qui différenciecette histoire-là des autres histoires, et ce qui la caractérise.Il y a, dans cette participation à la tendresse et au souvenir d’unautre être, quelque chose qui convenait fort à la gravité du jeunehomme. Il avait une conscience, et une conscience romanesque. Detoute sa vie, la femme de l’innommable Cornélius n’avait eu d’autrecompagne, d’autre confidente, d’autre amie non plus que sa fille.Ce qui avait pu amener la pauvre femme, après avoir quitté le pèrede sa fille, à épouser l’affreux petit Portugais de Malacca ;ce qui avait commandé la séparation même : une mort qui peutêtre clémente, ou l’impitoyable fardeau des conventions, c’est unmystère pour moi. Les quelques allusions faites en ma présence parStein, qui connaissait tant d’histoires, m’ont fait comprendre quela malheureuse n’était pas une femme ordinaire. Son père était unblanc, un grand fonctionnaire, un de ces hommes brillamment doués,qui ne sont pas assez ternes pour ménager leur succès, et dont lacarrière se termine souvent dans l’ombre. Elle aussi, elle avait dûignorer l’assouplissement salutaire, et sa carrière s’étaitterminée à Patusan. Notre commune destinée – car où est l’homme,j’entends l’homme vraiment sensible, qui ne se souvienne vaguementd’avoir été, dans la plénitude de la possession, délaissé par unêtre ou une chose plus précieux que la vie ? – notre communedestinée pèse d’un poids particulièrement lourd sur les femmes.Elle ne les punit pas comme un maître despotique, mais leur infligede lentes tortures, comme pour satisfaire une rancune secrète etimplacable. On dirait que désignée pour tout conduire ici-bas, ellecherche à se venger sur les êtres les plus prêts à s’affranchir desentraves de la prudence humaine ; car ce sont les femmes quisavent seules faire passer parfois dans leur amour un élément justeassez sensible pour faire peur, une note de tendresse surhumaine.Je me demande parfois avec étonnement l’aspect que le monde peutprendre à leurs yeux, et s’il a bien pour elles la forme et lasubstance que nous connaissons, l’air que nous respirons. Je mefigure que ce doit être une région de déraisonnable sublimité,toute frémissante des émotions de leurs âmes aventureuses, éclairéepar la gloire de tous les risques et de toutes les renonciationspossibles. À vrai dire, je soupçonne qu’il y a très peu de femmesau monde, bien que je connaisse, vous l’entendez bien, l’infiniemultitude des êtres humains, et la quasi-égalité numérique dessexes. Mais j’étais bien certain que la mère avait dû être aussifemme que le paraissait la fille. Je ne pus m’empêcher de me lesreprésenter toutes deux : d’abord la jeune femme et l’enfant,puis la femme mûre avec la jeune fille, dans le décor immuable etterrible, malgré le passage du temps ; je vois la solitude deces deux vies, au milieu du tumulte, derrière la barrière desforêts ; j’entends leurs paroles, uniformément pénétrées detristesse. Paroles de confidence, mais où il me semble déceler,mieux encore, un sentiment profond de regret, de crainte,d’appréhension, que la jeune fille ne dut pas bien comprendre avantla mort de sa mère et l’arrivée de Jim. Seulement ce jour-là, jesuis sûr qu’elle comprit beaucoup – pas tout peut-être – lesappréhensions surtout. Jim lui donnait un nom qui veut dire« Précieux », dans le sens du mot « pierreprécieuse » : il l’appelait Bijou. C’est joli, n’est-cepas ? Mais ce garçon-là avait toutes les délicatesses ;il était à la hauteur de son heureuse fortune comme, somme toute,il s’était montré à la hauteur de ses épreuves. Il l’appelait doncBijou, et il prononçait ce mot comme il eût dit Jeanne, –comprenez-vous ? avec un paisible et familier accent conjugal.J’entendis pour la première fois ce nom dix minutes après avoir misle pied dans sa cour ; Jim qui venait de m’arracher à moitiéle bras d’enthousiasme, bondit sur l’escalier, et se mit, avec unevivacité juvénile et joyeuse, à secouer la porte sous le toitpesant : « Bijou ! Vite !… C’est unami !… », et me regardant tout à coup dans la pénombre dela véranda, il murmura avec ferveur : « Dites donc, pasd’erreur, n’est-ce pas ?… Je ne puis pas vous dire tout ce queje lui dois ;… c’est exactement comme si… » Ses parolesprécipitées et nerveuses furent interrompues par une exclamationétouffée ; je vis une forme blanche au visage enfantin maisénergique qui s’avançait, et de l’ombre surgit un regard profond etattentif, comme sort de l’abri du nid un regard d’oiseau. Le nom mefrappa, mais il me fallut quelque temps pour en saisir le rapportavec une histoire extravagante qui m’était venue aux oreilles aucours de mon voyage, dans un petit port de la côte, à quelque deuxcent trente milles au sud de la rivière de Patusan. La goélette deStein qui me transportait avait fait escale dans cette bourgadepour embarquer des marchandises, et descendu à terre, je m’aperçus,à ma grande surprise, que la pauvre localité avait l’honneur deposséder un sous-résident auxiliaire de troisième classe, grosgarçon gras à lard, sang mêlé aux lèvres retroussées et luisanteset aux yeux clignotants. Je le trouvai vautré sur une chaise derotin, odieusement débraillé, avec une grande feuille verte sur lesommet de sa tête fumante, et une autre à la main, dont il seservait pour s’éventer languissamment. J’allais à Patusan !Oui… Ah ! Bien ! La Compagnie Stein ? Ilconnaissait. J’avais l’autorisation ?… Ce n’était pas sonaffaire, d’ailleurs. – « Plus trop mal, là-bas,maintenant », remarqua-t-il, d’un ton négligent, enpoursuivant de sa voix traînante : « Il y a une espèce deblanc, un vagabond quelconque qui s’est installé dans le pays,paraît-il… Hein ? Vous dites ?… Un de vos amis ?…Alors, c’est donc vrai qu’il y avait un de cesvordamte[14] … ? Qu’est-ce qu’il allaitdonc chercher ? Il avait su entrer dans le pays, le brigand,hein ? On n’en était pas tout à fait sûr… Le Patusan ? Ons’y coupe la gorge, mais ce n’est pas notre affaire ! »Il s’interrompit pour gémir : « Oh ! Dieupuissant ! Quelle chaleur ! Quelle chaleur ! Maisalors, en somme, il pourrait y avoir quelque chose de vrai dansl’histoire, et… » Il ferma un de ses sales yeux vitreux, dontla paupière continua à trembloter, tout en me regardant d’odieusefaçon avec l’autre. « Écoutez donc ! » fit-il sur unton de mystère, « si,… comprenez-vous ?… s’il a vraimentdéniché un beau morceau,… pas un bout de verre coloré,comprenez-vous ?… Je suis un fonctionnaire du gouvernement…Dites à ce coquin-là… Eh ? Comment ?… Un de vosamis… ? » Il continuait à s’étaler placidement sur sachaise… « C’est entendu ; vous l’avez dit, et je suisheureux de vous donner un avis amical… Je suppose que vous neseriez pas fâché, vous non plus, de tirer quelque chose…Laissez-moi parler… Dites-lui que je connais l’histoire, mais queje n’ai pas adressé de rapport à mon gouvernement. Pas encore… Vousvoyez ? À quoi bon un rapport, hein ? Dites-lui de venirme trouver, si on le laisse sortir vivant du pays. Il fera bien dese garder à carreau. Hein ? Je ne poserai pas de questions,c’est promis. En douce, vous comprenez… À vous aussi, je vousdonnerai quelque chose… Une petite commission pour votre peine. Nem’interrompez pas ! Je suis fonctionnaire du gouvernement etne fais pas de rapport. Ce sont les affaires. Compris ? Jeconnais de braves gens qui achèteront tout ce qui en vaudra lapeine, et qui lui donneront plus d’argent que le coquin n’en a vude sa vie. Je connais ce genre de types… » Il me regardaitfixement, les deux yeux ouverts, et je le contemplais avec stupeur,en me demandant s’il était fou ou ivre. Il suait, soufflait,geignait et se grattait avec un sang-froid si répugnant, que je nepus supporter assez longtemps ce spectacle pour démêler la véritéde l’histoire. Le lendemain, des bavardages d’oisif avec desfamiliers de la petite cour indigène me donnèrent vent d’unelégende qui se propageait lentement sur la côte : on parlaitd’un blanc mystérieux, installé au Patusan, qui avait mis la mainsur une pierre prodigieuse, une émeraude de dimensions énormes etd’inestimable valeur. L’émeraude semble plus que toute autre gemme,frapper les imaginations orientales. Le blanc l’avait dérobée,disait-on, moitié par ruse, moitié grâce à sa force prodigieuse, auchef d’un pays lointain, d’où il s’était aussitôt enfui, pourarriver dans un dénuement total au Patusan ; là il avaitépouvanté les indigènes, par une férocité sans bornes, que rien nepouvait apaiser. La plupart de mes interlocuteurs étaient d’avisque cette émeraude devait être une pierre fatale, comme la fameusepierre du Sultan de Succadano, qui avait, en un temps, déchaîné surle pays des guerres et des calamités inouïes. Peut-être était-ce lamême ?… Savait-on ?… À vrai dire, la légende d’uneémeraude de grosseur fabuleuse est aussi ancienne que l’arrivée despremiers blancs dans l’Archipel Indien, et la croyance en persistesi bien qu’il y a moins de quarante ans, une enquête officielle futmenée par les autorités hollandaises, pour dégager la vérité decette histoire. Pareil bijou, m’expliquait le vieux bonhomme quim’avait conté la majeure partie de ce stupéfiant mythe Jimesque, –manière de scribe du pauvre petit Rajah de l’endroit, – pareilbijou, disait-il, en clignant des yeux myopes qu’il levait sur moi,du plancher de la cabine où il s’était assis par respect, – secache de préférence sur la personne d’une femme. Mais on ne sauraitle confier à la première venue : il faut qu’elle soit jeune(il poussa un profond soupir) et insensible aux séductions del’amour. Il hochait la tête d’un air sceptique. Il semblaitpourtant y avoir une femme pareille. On lui avait parlé d’unegrande fille que le blanc traitait avec beaucoup de sollicitude etde respect, et que l’on ne voyait jamais seule, hors de sa demeure.Le blanc sortait presque tous les jours avec elle ; ils s’enallaient côte à côte, au grand jour, et il lui tenait le bras sousle sien, serré contre son côté,… comme ceci !… d’une façonextraordinaire ! C’était peut-être un mensonge, concédait-il,car c’eût été une singulière façon d’agir, mais au moins était-ilhors de doute que cette femme ne portât le bijou du blanc caché sursa poitrine. »

Chapitre 29

 

– « Telle était l’explication qui courait sur lessorties vespérales du jeune couple. J’eus plus d’une foisl’occasion d’en faire partie en tiers, et j’eus chaque fois ledéplaisir de voir rôder autour de nous Cornélius ; amèrementattaché à sa paternité légale, le métis tordait sa bouche avec unmouvement particulier, qui faisait toujours croire qu’il allaitgrincer des dents. Mais avez-vous remarqué qu’à trois cents millesdes fils télégraphiques ou des lignes postales, le vil mensongeutilitaire de notre civilisation dépérit et meurt, pour faire placeà de purs exercices d’imagination, qui ont la futilité, souvent lecharme, et parfois la profondeur latente de vérité d’œuvresd’art ? Le Roman avait élu en Jim un de ses héros, et c’étaitlà la seule partie vraie d’une histoire qui n’était autrement quemensonge. Jim ne cachait pas son bijou, car il en était extrêmementfier.

« Je m’aperçois aujourd’hui que, somme toute, j’ai fort peuvu cette jeune femme. Ce dont je me souviens le mieux, c’est de lapâleur olivâtre et unie de son teint, et de l’intensité des refletsnoirs bleus d’une chevelure abondamment épanouie, sous la petitecasquette rouge qu’elle portait très en arrière de sa têteparfaite. Ses mouvements étaient libres et assurés, et quand ellerougissait, ses joues prenaient une teinte sombre. Lorsque jecausais avec Jim, je la voyais entrer et sortir avec des regardsfurtifs de notre côté, et elle laissait sur son passage uneimpression de charme et de grâce, en même temps qu’un soupçon bienévident d’anxieuse vigilance. Ses façons offraient un singuliermélange de timidité et d’audace. Ses doux sourires faisaient bienvite place à un air d’inquiétude silencieuse et contenue, commes’ils eussent été chassés par la hantise de dangers menaçants.Parfois elle s’asseyait près de nous, pour écouter notreconversation, la joue creusée par les doigts de sa petitemain ; elle fixait ses grands yeux clairs sur nos lèvres,comme si chacune de nos paroles eût eu pour elle une forme visible.Sa mère lui avait appris à lire et à écrire, et Jim lui avaitenseigné pas mal d’anglais, qu’elle parlait d’amusante façon, avecles intonations et les abréviations juvéniles de son professeur.Son adoration planait sur la tête de Jim comme un battementd’ailes. À force de vivre dans la totale contemplation du jeunehomme, elle avait fini par prendre un peu de son aspect extérieur,quelque chose qui rappelait ses gestes, la façon dont il étendaitle bras, tournait la tête, dirigeait ses regards. L’intensité de savigilante tendresse en faisait une chose presque perceptible auxsens ; on croyait la sentir comme un élément vivant, dans lasubstance ambiante de l’espace ; elle enveloppait Jim comme unparfum particulier ; elle vibrait au soleil comme un sontremblant, contenu et passionné. Vous allez m’accuser d’êtreromanesque, moi aussi, mais ce serait une erreur. Je vous apportedes notes toutes pures, sur un fragment de jeunesse, sur un romanétrange et inquiétant, rencontré en chemin. Je regardai avecintérêt les manifestations de la… mettons de la bonne fortune deJim. La jeune femme l’aimait jalousement, mais pourquoi et de quoielle pouvait être jalouse, je n’aurais su le dire. Pays, peuplades,forêts se faisaient ses complices, pour le garder avec unevigilance concertée, avec un air de secret, de mystère,d’invincible possession. Réclusion sans appel, eût-on dit. Il étaitprisonnier au sein de sa libre puissance même, et elle qui étaittoute prête à faire de sa tête un marchepied pour lui, surveillaitinexorablement sa conquête, comme s’il eût été difficile à garder.Tamb’ Itam lui-même, quand il marchait, dans nos tournées, sur lestalons de son seigneur blanc, férocement armé comme un janissaire,avec kris, coutelas et lance, sans compter le fusil que Jim luidonnait à porter, assumait des airs d’intraitable surveillance,comme un geôlier revêche et dévoué, tout prêt à donner sa vie pourson prisonnier. Les soirs de veillée prolongée, je voyais sa formeconfuse et silencieuse passer et repasser à pas feutrés sur lavéranda ; ou bien, en levant la tête, je l’apercevais tout àcoup dans l’ombre, debout, droit et rigide. En général, ils’éclipsait sans bruit, après quelques instants, mais dès que nousnous levions, il paraissait surgir du sol à nos cotée, tout prêt àexécuter les ordres que Jim voudrait lui donner. La jeune femme nes’endormait jamais non plus, je crois avant que nous nous fussionsséparés pour la nuit. Plus d’une fois, par la fenêtre de machambre, je la vis sortir doucement avec Jim, pour s’appuyer à labalustrade primitive ; leurs deux formes blanches sepressaient l’une contre l’autre, et Jim passait un bras autour dela taille de sa compagne, qui appuyait sa tête à son épaule. Leurmurmure assourdi parvenait jusqu’à moi ; pénétrant et tendre,avec un accent calme et triste dans le silence nocturne, il faisaitl’effet d’un dialogue mené par un seul être sur deux tonsdifférents. Plus tard, lorsque je me retournais sous lamoustiquaire de mon lit, j’étais certain d’entendre des craquementslégers, un souffle prudent, un raclement étouffé de gorge, et jesavais que Tamb’ Itam était encore aux aguets. Bien qu’il possédât,par faveur spéciale du seigneur blanc, une maison dansl’établissement, eût pris femme et eût récemment vu son union béniepar la naissance d’un enfant, je crois que, pendant mon séjour aumoins, il coucha toutes les nuits sur la véranda. Il n’était pasfacile de faire parler ce serviteur fidèle et rébarbatif. Jimlui-même n’en tirait que de brèves réponses, faites à contrecœur,eût-on dit, et en paroles heurtées. Le bavardage n’était pas sonfait, semblait-il impliquer. La plus longue phrase sortiespontanément de sa bouche, je l’entendis un matin, où tendant lamain vers la cour, il désigna Cornélius en disant : –« Voilà le Nazaréen ! » Je ne crois pas qu’ils’adressât à moi, bien que je fusse à côté de lui ; son objetétait plutôt d’attirer sur le Portugais l’attention indignée del’univers. La cour, large espace carré, faisait une fournaisetorride, et sous l’intense éclat de la lumière, Cornélius quis’avançait tout droit, donnait pourtant une inexprimable impressionde dissimulation, de sombre et cauteleuse sournoiserie. Iléveillait l’idée de choses fétides. Son allure lente et laborieuserappelait la démarche d’un cloporte répugnant, dont les pattescourent sur le sol avec une activité atroce, tandis que son corpsreste immobile. Je suppose bien qu’il se dirigeait tout droit versle point qu’il voulait gagner, mais sa marche, une épaule en avant,paraissait oblique. On le voyait souvent tourner autour des huttes,comme s’il eût cherché une piste ; il levait à la dérobée lesyeux en passant devant la véranda, et disparaissait sans hâtederrière un coin de mur. La liberté qui lui était laissée, dénotaitl’absurde insouciance ou mieux, peut-être, le suprême dédain deJim, car Cornélius avait joué un rôle fort équivoque, pour ne pasdire plus, dans certain incident qui aurait pu avoir pour Jim uneissue fatale. En fait, d’ailleurs, il s’était terminé pour sa plusgrande gloire. Tout, à la vérité, concourait à sa gloire, etc’était bien l’ironie de la destinée de cet homme qui, tropsoucieux de ses jours, en une minute de son existence, paraissaitmener maintenant une vie enchantée.

« Vous saurez qu’il avait quitté la demeure de Doramin trèspeu de temps après son arrivée, bien plus tôt, à vrai dire que nel’eût exigé la plus élémentaire prudence et longtemps, bienentendu, avant la guerre. Il était poussé à ce départ par lesentiment du devoir et la nécessité de surveiller les affaires deStein. À cette fin, et avec un mépris total de sa sécuritépersonnelle, il passa la rivière, pour aller s’installer avecCornélius. Comment le Portugais avait pu traverser la période destroubles, je ne saurais le dire. Évidemment sa qualité d’agent deStein devait lui assurer une certaine protection de la part deDoramin. En tout cas, de façon ou d’autre, il avait su se tirer desplus redoutables complications, et je ne doute pas que l’attitudequelconque qu’il eût dû adopter n’eût été empreinte de l’abjectionqui paraissait la marque distinctive de cet homme. C’était sacaractéristique : il était foncièrement et notoirement abject,comme d’autres hommes ont une nature éminemment généreuse,distinguée ou vénérable. C’était, dans sa nature à lui, cetélément-là qui imprégnait tous ses actes, toutes ses passions,toutes ses émotions ; sa rage était abjecte ; son sourireet sa tristesse étaient abjects ; ses obséquiosités et sesindignations étaient abjectes. Je suis certain que son amour eûtété le plus abject des sentiments, si l’on pouvait imaginer del’amour chez le plus hideux des insectes. Le dégoût même qu’ilinspirait était si abject, qu’un être simplement répugnant eût parunoble à côté de lui. Il n’a de place ni au premier plan, ni àl’arrière-plan de cette histoire ; on le voit seulementpasser, énigmatique et sale, en apparitions furtives, sur salisière, pour en souiller l’atmosphère parfumée de jeunesse et denaïveté.

« En tout état de cause, sa situation ne pouvait êtrequ’extraordinairement misérable, ce qui ne l’empêchait peut-êtrepas d’en tirer certains avantages. Jim me disait avoir été d’abordreçu par lui avec d’abjectes démonstrations des sentiments les pluscordiaux. – « On aurait dit qu’il ne se tenait pas dejoie ! » me racontait le jeune homme avec dégoût.« Il me fonçait dessus tous les matins pour me serrer les deuxmains, le maudit individu ! Mais je n’étais jamais assuréd’avoir à déjeuner. Je m’estimais fort heureux quand j’avais faittrois repas en deux jours, ce qui ne l’empêchait pas de me fairesigner chaque semaine un bon de dix dollars. Il était bien certain,disait-il, que M. Stein n’entendait pas qu’il m’entretînt pourrien. À la vérité, il ne s’en fallait guère qu’il ne m’entretîntpas du tout. Il attribuait ses difficultés de ravitaillement auxtroubles du pays, faisait mine de s’arracher les cheveux, et medemandait si bien pardon, vingt fois par jour, que je finissais parle supplier de ne pas se tourmenter. J’étais écœuré ! Lamoitié de sa maison s’était effondrée, et toute l’habitation avaitun air lépreux, avec des touffes d’herbes sèches qui passaient parles trous, et des coins de nattes détachées qui flottaient sur tousles murs. Il voulait me faire croire que M. Stein lui devaitde l’argent sur les affaires des trois dernières années, mais seslivres étaient déchirés et plusieurs manquaient. Il essayait d’enrejeter la faute sur sa femme morte. L’ignoble coquin ! Jefinis par lui interdire de jamais prononcer le nom de cettefemme ; cela faisait pleurer Bijou ! Je n’ai jamais su cequ’il avait pu faire de toutes les marchandises ; dans lesmagasins, il ne restait rien, que des rats qui s’en donnaient àcœur joie dans une litière de papier brun et de vieille toile àsacs. On m’affirme, de tous côtés, qu’il a un gros magot enfouiquelque part, mais vous pensez bien que je n’ai jamais rien pu luifaire avouer. C’est une existence bien misérable que j’ai menéedans cette odieuse maison ! Je faisais de mon mieux pourStein, mais j’avais à ouvrir l’œil d’autre part. Quand je m’étaisréfugié chez Doramin, le vieux Tunku Allang, pris de peur, m’avaitrendu mon bagage. Il l’avait fait d’une façon détournée et pleinede mystère, par l’intermédiaire d’un Chinois qui tient ici unepetite boutique ; mais à peine eus-je quitté les Bugis pourvivre chez Cornélius, que l’on se mit à parler résolument de larésolution du Rajah de me faire tuer avant longtemps. Agréableperspective, n’est-ce pas ? Je n’imaginais pas, à vrai dire,ce qui eût pu l’en empêcher, s’il eût été réellement décidé. Lepis, c’est que j’avais pleine conscience de n’être d’aucune utilitéà Stein, plus qu’à moi-même. Oh ! elles furent bien odieuses,ces six semaines-là, d’un bout à l’autre ! »

Chapitre 30

 

– « Il poursuivait son récit, en me disant ignorer cequi l’avait fait rester, malgré tout. Mais il n’est pas biendifficile de le deviner. Il sympathisait profondément avec la jeunefille, laissée sans défense à la merci « de ce vil et lâchecoquin ». Il paraît que Cornélius lui faisait mener uneexistence terrible, et c’est seulement faute de courage, sansdoute, qu’il n’en venait pas aux coups. Il insistait pour qu’ellel’appelât : – « mon père…, et avec respect encore, avecrespect, entends-tu ?… », braillait-il, en brandissantson petit poing jaune devant le visage de la jeune fille. « Jesuis un homme honorable, moi ; mais toi, qu’est-ce que tues ? Dis-le-moi ; qu’es-tu donc ? Tu crois que jevais élever l’enfant d’un autre et me laisser traiter sansrespect ? Tu devrais être trop heureuse que je te permette dem’appeler comme cela !… Allons ! Dis : Oui,père !… Tu ne veux pas ? Attends un peu !… »Sur quoi, il accablait de telles insultes la mémoire de la morte,que la pauvre enfant se sauvait, les mains aux oreilles. Il lapoursuivait au-dedans, au-dehors, autour de la maison, couraitparmi les cabanes, et finissait par l’acculer dans un coin, où lamalheureuse tombait à genoux en se bouchant les oreilles ; ilse postait alors à quelques pas, et pendant une demi-heurevomissait sans trêve d’ignobles injures derrière son dos. –« Ta mère était une diablesse, une diablesse et une menteuse,et toi tu ne vaux pas mieux ! » éclatait-il, pourfinir ; puis, ramassant une motte de terre sèche ou unepoignée de boue, il la lui jetait dans les cheveux. Certaines foispourtant, redressée par le mépris, elle restait silencieuse en facede lui, le visage sombre et contracté, en lançant de temps en tempsun ou deux mots qui faisaient sauter et frémir le misérable. Jim medisait que ces scènes étaient atroces. C’était évidemment choseinattendue dans ce pays perdu. Le plus affreux, quand on y songe,c’est que cette situation, subtilement cruelle, n’avait aucuneraison de se dénouer jamais. Le respectable Cornélius (Inchi’Nélius, comme l’appelaient les Malais avec une grimace qui endisait long), avait bien des raisons de désappointement. Je ne saisquels avantages il avait attendus de son mariage, mais à coup sûr,la liberté de voler, de chaparder, de s’approprier, pendant maintesannées et de la façon qui lui convenait le mieux, toutes lesmarchandises de la Maison Stein et Cie (Stein avait fidèlemententretenu les stocks, tant qu’il avait pu faire transporter lescargaisons par ses capitaines), lui paraissait une insuffisantecompensation pour le sacrifice de son honorable nom. Jim auraitfort aimé rosser Cornélius et le tuer à demi, mais la nature de cesscènes était si douloureuse et si abominable aussi, qu’il préféraitsouvent s’en aller, hors de portée de la voix, pour ménagerl’orgueil de la jeune fille. Ces querelles la laissaient pantelanteet muette ; Jim, attardé près d’elle, disait d’un tondouloureux, en lui voyant presser sa poitrine avec un visage morneet figé : – « Allons !… Voyons !… À quoibon ?… Essayez donc d’avaler une bouchée… » ous’efforçait de lui donner quelque marque d’intérêt. Cornéliuscontinuait à rôdailler, montrait son nez à la porte, sortait sur lavéranda ou rentrait dans la pièce, muet comme une carpe, et jetaitdes coups d’œil malveillants, défiants et sournois. – « Je nepuis plus supporter cela ! » affirma un jour Jim à lajeune fille. « Dites un seul mot !… » « Etsavez-vous ce qu’elle me répondit… ? » ajoutait-il, d’unton pénétré ;… « elle me dit que si elle n’avait pas crucet homme-là profondément malheureux lui-même, elle eût trouvé lecourage de le tuer de ses propres mains !… Imaginez un peucela… ! » continuait-il avec horreur ;… « cettepauvre petite,… cette enfant, presque, poussée à parler de lasorte ! Et il paraissait impossible de l’arracher nonseulement à ce vil coquin, mais encore à elle-même ! » Cen’était pas précisément, m’affirmait-il, de la pitié qu’ilressentait pour elle ; c’était plus que de la pitié ; illui semblait qu’il garderait un poids sur la conscience, tant quela jeune fille resterait soumise à cette existence, et l’idée dequitter la maison lui fût apparue comme une lâche désertion. Ilavait fini par comprendre qu’il ne gagnerait rien à un plus longséjour ; il ne pouvait espérer ni comptes, ni argent, nisincérité d’aucune sorte, mais il n’en restait pas moins, etl’exaspération de sa présence poussait Cornélius jusqu’aux confins,je ne dirai pas de la folie, mais presque du courage. Cependant Jimsentait toutes sortes de dangers obscurs s’accumuler autour delui.

« Doramin lui avait, à deux reprises, dépêché un serviteurde confiance pour l’avertir instamment qu’on ne pouvait répondre desa sécurité tant qu’il n’aurait pas retraversé le fleuve pour venirchez les Bugis, comme aux premiers temps de son séjour. Des gens detoute condition venaient le trouver, au milieu même de la nuit,pour lui révéler des projets d’assassinat fomentés contre lui. Ondevait l’empoisonner, on allait le poignarder au bain ; oncomplotait de lui tirer dessus, d’un bateau passant sur la rivière.Chacun des informateurs se donnait pour un ami éprouvé. Il y avait,me disait Jim, de quoi troubler pour toujours le repos d’unmalheureux. Des histoires de ce genre étaient parfaitementplausibles, pour ne pas dire probables, mais les avis mensongers neservaient qu’à lui donner la sensation de complots mortels, partouttramés autour de lui, dans l’ombre. Rien n’eût pu être mieuxcalculé pour ébranler les plus solides des nerfs. Enfin, une nuit,Cornélius vint, avec un appareil d’inquiétude et de mystère, luifaire sur un ton de cajolerie solennelle une aimableproposition : moyennant cent dollars, ou peut-être mêmequatre-vingts, – oui, mettons quatre-vingts, – lui, Cornélius, sechargeait de trouver un homme de confiance qui emmènerait Jim, entoute sécurité, jusqu’à l’embouchure de la rivière. Il n’y avaitplus rien d’autre à faire, s’il tenait pour un sou à la vie.Qu’est-ce que quatre-vingts dollars ? Une bagatelle, une sommeinsignifiante ! Au contraire, pour lui Cornélius, qui devaitrester à son poste, c’était véritablement tenter la mort que dedonner pareille preuve de dévouement au jeune protégé deM. Stein. Le spectacle de ses grimaces abjectes étaitintolérable, me disait Jim : il se tirait les cheveux, sefrappait la poitrine, se balançait d’avant en arrière, les mainssur le ventre, et finit par faire mine de verser des larmes. –« Que votre sang retombe sur votre tête ! »glapit-il enfin, en se précipitant au-dehors. Il serait curieux desavoir jusqu’à quel point le misérable était sincère, en cetteoccurrence. Jim m’avoua n’avoir pas fermé l’œil après le départ dutriste sire. Allongé sur une natte mince, jetée sur le plancher debambou, il s’efforçait machinalement de distinguer les poutresnues, et prêtait l’oreille aux frôlements qui passaient dans lechaume délabré. Une étoile scintilla tout à coup à travers un troudu toit. Tout n’était que tourbillons dans le cerveau du jeunehomme, et c’est pourtant cette nuit-là qu’il édifia son plan debataille contre le Chérif Ali. Ce projet avait été l’objet de tousses rêves, en dehors des moments qu’il consacrait à d’impossiblesinvestigations dans les affaires de Stein, mais l’idée nette s’enimposa à lui, d’un seul coup, à ce moment précis. On dirait qu’ilavait vu les canons en batterie sur le sommet de la montagne. Ilfinit par se sentir agité et fiévreux et se rendit compte qu’iln’avait pas à attendre de sommeil ce soir-là. Il bondit et sortitsur la véranda. Il marchait pieds nus et tomba sur la jeune fillequi se tenait immobile contre le mur aux aguets. Tel était l’étatd’esprit de Jim qu’il ne s’étonna pas de la trouver debout non plusque de l’accent d’inquiétude avec lequel elle lui demanda tout basoù pouvait être Cornélius. Il répondit simplement qu’il n’en savaitrien. Elle gémit doucement, en explorant des yeux lecampong[15] . Tout était parfaitementpaisible. Enfiévré et tout plein de ses nouveaux projets, Jim neput s’empêcher d’en faire part tout au long à la jeune fille. Elleécoutait, battit des mains sans bruit, et exprima doucement sonadmiration, sans cesser pourtant un instant de se tenir sur lequi-vive. Jim avait pris l’habitude, paraît-il, de faire d’elle saconfidente, et il est hors de doute qu’elle avait de son côté lepouvoir et ne manquait pas de lui donner maintes indicationsprécieuses sur les affaires du Patusan. Il m’affirma plus d’unefois n’avoir jamais eu qu’à se louer de ses avis. En tout cas, ilse laissait aller à lui développer tout son plan, lorsque la jeunefille lui serra le bras et s’éclipsa soudain, au moment même oùCornélius semblait surgir du sol. En apercevant Jim, il fit unplongeon de côté, comme un homme frappé d’une balle au cœur, puisse tint sans bouger dans l’ombre. Il finit pourtant par s’avancerprudemment, avec des précautions de chat. – « Il y avait làdes pêcheurs… avec du poisson… » expliqua-t-il d’une voixtremblante. « Pour vendre leur poisson…comprenez-vous ? » Il devait être deux heures du matin…une heure bien indiquée pour venir offrir dupoisson ! »

« Mais Jim laissa passer cet extraordinaire racontar sans yattacher d’importance. D’autres pensées assaillaient son esprit, etd’ailleurs, il n’avait rien vu, rien entendu. Il se contenta delancer un « Ah ! » distrait, but une gorgée d’eaudans une cruche posée là et rentra se coucher pour rêver sur sanatte, laissant Cornélius en proie à une inexprimable émotion, etaccroché des deux bras à la rampe vermoulue de l’escalier, comme sises jambes n’eussent pu le soutenir. Tout à coup, Jim entendit despas feutrés qui s’arrêtaient, tandis qu’une voix tremblantesoufflait à travers le mur : – « Vousdormez ? » – « Non ! Qu’y a-t-il ? »demanda-t-il vivement. Il y eut un brusque mouvement au-dehors,puis un silence total, comme si l’homme eût été terrifié ;fort agacé, Jim sortit impétueusement de sa chambre ;Cornélius sauta avec un cri étouffé, jusqu’au perron de la véranda,et se cramponna à la rampe brisée. Très intrigué, Jim lui demandade loin, ce que diable il pouvait faire là. – « Avez-vousréfléchi à ce dont je vous ai parlé tout à l’heure ? »chuchota Cornélius, qui parlait avec peine, comme un malade enproie à un accès de fièvre froide. – « Non ! » criaJim avec fureur. « Je n’y ai pas pensé, et je n’y penseraipas ! Je resterai ici, et je vivrai ici, àPatusan !… » – « Vous y m… m… mourrez ! »répondit Cornélius, en tremblant toujours, et d’une voix expirante.Toute la scène était si absurde et si irritante que Jim ne savaits’il devait rire ou se fâcher. – « Pas avant de vous avoirdémoli, en tout cas », lança-t-il avec exaspération, malgréune forte envie de rire. Et il poursuivit, à demi sérieusement(souvenez-vous que ses rêves l’avaient fort exalté) :« Rien ne peut me toucher ; vous pouvez essayer les piresde vos diableries ! » Le falot Cornélius luiapparaissait, à ce moment-là, comme l’odieuse incarnation de toutesles difficultés et de tous les obstacles semés sur sa route. Il selaissa entraîner (ses nerfs avaient été un peu trop tendus depuisquelque jours) à lui prodiguer de jolis noms : filou, menteur,sale coquin ! et se comporta d’extraordinaire façon. Il avoueavoir outrepassé toutes les bornes ; il était hors delui ; il mettait le Patusan tout entier au défi de lui fairepeur et de le chasser ; il affirmait qu’il saurait bien fairedanser les gens au son de son violon ; tout cela avec unaccent de vantardise menaçante. Scène parfaitement grotesque etrisible, et dont le seul souvenir lui faisait brûler les oreilles.Il avait un peu perdu la boule… La jeune femme, assise près denous, me fit un signe net de sa petite tête, eut un légerfroncement de sourcils, et me dit, avec une solennitéenfantine : – « Je l’entendais ! » Jim rit enrougissant. Ce qui avait fini par le faire taire, ce fut lesilence, le silence profond, le silence de mort de la formeindistincte qui paraissait perdue là-bas, brisée sur la rampe, dansune immobilité sinistre. Il revint à lui et se tut tout à coup,très étonné de ce qu’il venait de faire. Il garda, un instant, lesyeux fixés sur Cornélius, qui ne faisait pas un bruit, pas unmouvement, « comme s’il fût mort pendant que je faisais toutle vacarme », m’expliquait le jeune homme. Si grande était saconfusion, qu’il se précipita sans un mot dans sa chambre, pour sejeter à nouveau sur sa natte. Sa fureur devait lui avoir fait dubien, car il s’endormit aussitôt comme un enfant, pour le reste dela nuit. Il y avait des semaines qu’il n’avait dormi comme cela. –« Mais moi, je ne dormais pas ! » interrompit lajeune femme, qui se tenait un coude sur la table, et la main à lajoue. « Moi, je veillais ! » Un éclair passa dansses yeux qui roulèrent un instant, puis se fixèrent ardemment surmon visage. »

Chapitre 31

 

– « Vous pouvez juger de l’intérêt avec lequel j’écoutai cerécit. Tous ces incidents s’expliquèrent vingt-quatre heures plustard. Le matin, Cornélius ne fit nulle allusion aux événements dela nuit. – « Je suppose que vous reviendrez à ma pauvredemeure ? » grommela-t-il d’un ton hargneux, au moment oùJim prenait place dans son canot, pour gagner le campongde Doramin. Le jeune homme se contenta de faire un signe de têtesans le regarder. « Cela vous amuse, apparemment ? »gronda l’autre, d’un ton aigre. Jim passa la journée chez le vieuxnakhoda, à prêcher la nécessité d’une action vigoureuseaux notables de la communauté Bugi, qui avaient été convoqués pourune grande discussion. Il se souvenait avec plaisir de l’éloquenceet de la persuasion dont il avait fait montre en cettecirconstance. – « J’ai su leur donner du nerf, ce jour-là, pasd’erreur ! » disait-il. Dans leur dernière sortie, lesséides du Chérif Ali avaient dévasté les abords de la ville, etemmené dans leur redoute quelques femmes de Patusan ; laveille même, on avait vu des émissaires du Chérif se pavaner aumarché en manteau blanc, et proclamer l’amitié du Rajah pour leurmaître ; l’un d’eux même, posté à l’ombre d’un arbre et appuyéau long canon de son fusil, exhortait le peuple à la prière et à lapénitence, et lui conseillait de massacrer tous les étrangers de laville, dont certains, disait-il, étaient des Infidèles, etd’autres, pires encore, des enfants de Satan, sous un masque deMusulmans. Et l’on racontait que plusieurs partisans du Rajah,disséminés dans la foule, avaient à haute voix exprimé leurapprobation. La terreur était à son comble, parmi la populace. Fortsatisfait de sa journée, Jim repassa la rivière avant le coucher dusoleil.

« La joie de sentir les Bugis irrévocablement engagés dansune action, dont il avait sur sa tête affirmé le succès, etl’enthousiasme de son cœur étaient tels qu’il fit tout son possiblepour se montrer aimable à l’endroit de Cornélius. Mais le métis fitmontre, en retour, d’une si sauvage jovialité, que Jim eutgrand-peine à supporter ses petits ricanements cauteleux, à le voirfrétiller et clignoter, et se prendre tout à coup le menton, en secouchant sur la table, avec des yeux hagards. La jeune fille neprit pas part au repas, et Jim se retira de bonne heure. Au momentoù il se levait, Cornélius bondit en renversant sa chaise, plongeaet disparut, comme s’il eût voulu ramasser un objet qu’il eûtlaissé tomber. Son « bonsoir » enroué sortit de dessousla table. Jim fut stupéfait de l’en voir émerger, la mâchoiretombante et les yeux égarés par une terreur stupide. Il secramponnait au bord de la table. – « Qu’y a-t-il donc ?Vous êtes souffrant ? » demanda le jeune homme. –« Oui, oui, oui ! Une grosse colique dans leventre ! » répondit l’autre, et Jim est d’avis qu’ildisait vrai. Si le fait était exact, il faudrait y voir, enprésence de l’acte qu’il préméditait, le symptôme d’unendurcissement incomplet, dont il y aurait lieu de lui tenircompte.

« Quoi qu’il en fût, le sommeil de Jim fut troublé ;il voyait en rêve un ciel de cuivre vibrant, et une voix formidablelui criait si fort : – « Debout !Debout ! » que malgré son désir éperdu de rester endormi,il finit par s’éveiller. Un éclat dansant de flammes rouges etpétillantes frappa ses yeux. Des tourbillons de fumée noirevoltigeaient autour de la tête d’une apparition, d’un êtresurnaturel, tout en blanc, avec un visage sévère, contracté,inquiet. Après une seconde d’hésitation, Jim reconnut la jeunefille. Elle tenait en l’air, à bout de bras, une torche de dammaraet répétait avec une insistance monotone et anxieuse : –« Levez-vous ! levez-vous !levez-vous ! »

« Il bondit brusquement sur ses pieds et elle lui plaçaaussitôt dans la main un revolver, son propre revolver, qu’ilgardait en général pendu à un clou, tout chargé cette fois.Interloqué, les yeux clignotants dans la lumière, il le saisitmachinalement, en se demandant ce que la jeune fille attendait delui.

« Elle lui demanda très vite, dans un souffle : –« Pouvez-vous affronter quatre hommes, avec cettearme ? » Il riait, en me faisant son récit, au souvenirde son ardeur empressée. – « Mais certainement !… Commentdonc… Certainement ! Dites-moi ce qu’il fautfaire ! » Mal éveillé encore, il avait pourtantl’impression de se montrer très aimable en des circonstancesextraordinaires, et de faire montre d’une bonne grâce certaine etd’un aveugle dévouement. La jeune fille quitta la pièce et il lasuivit ; ils dérangèrent dans le couloir une vieille sorcière,préposée dans la maison à la confection des repas de fortune,malgré un état de décrépitude qui l’empêchait presque de comprendrele langage humain. Elle se leva et clopina derrière eux, enmarmonnant entre ses gencives édentées. Sur la véranda, un hamac detoile appartenant à Cornélius se balança doucement au contact ducoude de Jim. Il était vide.

« Comme tous les postes de la Compagnie commerciale Stein,l’établissement de Patusan comportait primitivement quatrebâtiments. Deux d’entre eux étaient représentés par deux tas dedécombres, de bambous brisés et de chaume pourri, sur lesquels lesquatre poteaux d’angle en bois dur s’inclinaient tristement l’unvers l’autre. Mais le principal magasin subsistait, en face de lamaison du représentant : c’était une hutte oblongue faite deboue et d’argile ; une de ses extrémités comportait une largeporte de planches épaisses, et dans un des murs latéraux s’ouvraitune baie carrée, sorte de fenêtre à trois barreaux de bois. Avantde descendre les marches de la véranda, la jeune fille tourna latête par-dessus son épaule, pour souffler rapidement : –« On devait vous attaquer pendant votre sommeil. » Jim, àl’en croire, éprouva une sorte de déception, c’était donc encore lavieille histoire. Il était las de ces attentats à sa vie ; ilen avait assez ; il était excédé de semblables alertes. Iléprouva une véritable irritation contre la jeune fille, comme sielle l’eût trompé : il l’avait suivie avec la conviction quec’était elle qui avait besoin de son aide, et maintenant il sesentait presque envie de faire demi-tour, pour retourner avecdégoût sur ses pas. – « Savez-vous », me dit-il, d’un tonpénétré, « je crois n’avoir pas été moi-même, pendant dessemaines, à ce moment-là ! » – « Oh si !c’était bien vous ! » ne pus-je m’empêcher decontredire.

« Cependant la jeune fille marchait à pas pressés, et il lasuivit dans la cour. Toutes les barrières étaient depuis longtempstombées, et les buffles des voisins venaient paisiblement sepromener le matin en ronflant profondément dans l’espace ouvert,que la jungle envahissait déjà. Jim et la jeune fille s’arrêtèrentsur un carré d’herbe drue. La lumière qui les éclairaitépaississait les ombres d’alentour, et au-dessus de leurs têtes,seulement, scintillait un abondant semis d’étoiles. C’était, medisait Jim, une belle nuit, bien fraîche, avec une légère brisevenue de la rivière. Il en avait remarqué la beauté amicale.Souvenez-vous que c’est une histoire d’amour que je vous raconte,pour l’instant. Une nuit adorable, qui faisait passer sur eux sadouce caresse. La flamme de la torche s’allongeait de temps entemps, avec un bruit frémissant comme un drapeau flottant, etpendant quelques minutes, on n’entendit rien d’autre. – « Ilssont dans le magasin », murmura la jeune fille ;« ils attendent le signal. » – « Qui doit donc ledonner ? » s’enquit-il. Elle agita sa torche qui flambade plus belle, après avoir semé, une pluie d’étincelles. –« Seulement, votre sommeil était trop agité »,poursuivit-elle dans un souffle. « Je veillais sur vous, moiaussi. » – « Vous ? » s’écria-t-il, en tendantle cou pour regarder autour de lui. – « Vous croyez que jen’ai veillé que cette nuit ? » s’écria-t-elle avec unesorte de sombre indignation.

« Il prétendait avoir eu l’impression d’un coup reçu enpleine poitrine, et qui lui eût coupé le souffle. Il s’accusaitd’avoir été une brute épaisse, et se sentait plein de remords,touché, heureux, transporté. Laissez-moi vous rappeler encore unefois, que je vous raconte, en ce moment, une histoired’amour ; vous pouvez en juger à l’imbécillité, non pas àl’imbécillité odieuse, mais à l’imbécillité exaltée de cette scèneet de cette station en pleine lumière de la torche, comme s’ilsfussent venus là tous deux mettre à nu leur cœur, pourl’édification des assassins cachés. Si les émissaires du Chérifavaient eu pour un sou de courage, ils auraient profité de cemoment-là, comme me le faisait remarquer Jim, pour se précipitersur lui. Son cœur battait, mais sans terreur, et croyant entendreun frémissement dans l’herbe, il sortit vivement du cercle delumière. Une ombre noire et confuse disparut dans l’obscurité. Ilappela à voix haute : – « Cornélius ! Oh !Cornélius ! » Un profond silence lui répondit seul :sa voix ne semblait pas avoir porté à plus de vingt pieds. La jeunefille se trouvait à nouveau près de lui. –« Fuyez ! » cria-t-elle. La vieille femme s’avançaitvers eux ; sa silhouette cassée abordait à petits bondsmaladroits le cercle de lumière. Ils entendirent un marmonnement etun faible soupir gémissant. « Fuyez ! » repritimpérieusement la jeune fille. « Ils sont effrayés pourl’instant… ; cette lumière… ; ces voix… Ils vous saventéveillé, et vous connaissent pour grand, fort, intrépide… » –« Eh bien ! Si je suis tout cela… », commença-t-il…,mais elle l’interrompit : – « Oui, ce soir… ! Maisdemain soir ? Ou le lendemain, le surlendemain, une de cesnuits sans nombre ? Est-ce que je puis toujours être auxaguets ? » Un sanglot haletant de la jeune fille étranglad’émotion les paroles dans la gorge de Jim.

« Il me disait ne s’être jamais senti si petit, siimpuissant ; et quant au courage, à quoi lui servait-il ?Il se trouvait si désarmé que la fuite même lui paraissaitillusoire, et bien que la jeune fille continuât à lui souffler avecune insistance fiévreuse : – « Allez chez Doramin !Allez chez Doramin ! » il comprenait qu’il n’y avait pourlui nul refuge contre cet isolement qui centuplait tous lesdangers, nul refuge qu’auprès d’elle. – « Je sentais »,me disait-il, « que m’éloigner d’elle serait la fin detout ! » Seulement, comme ils ne pouvaient pas resterindéfiniment au milieu de la cour, il se décida à aller jeter uncoup d’œil dans le magasin. Il ne protesta pas en voyant sacompagne le suivre, comme s’ils eussent été indissolublement unis.– « Je suis intrépide,… ah vraiment ?… »grommelait-il entre ses dents. Elle le retint par le bras. –« Attendez jusqu’à ce que vous entendiez ma voix »,fit-elle, et torche en main, elle contourna légèrement le coin dubâtiment. Jim restait seul dans l’ombre, les yeux tournés vers laporte ; nul bruit, nul souffle ne venait de l’intérieur.Derrière son dos, la vieille sorcière poussa un grognement lugubre.Il entendit un appel strident, un cri de la jeune fille : –« En avant, maintenant ! » Il donna une pousséeviolente ; la porte céda avec un craquement sec, endécouvrant, à sa profonde surprise, l’intérieur de la pièce, bassecomme une salle de donjon, tout illuminée par une flamme dansanteet claire. Un tourbillon de fumée tombait sur une caisse de boisvide, abandonnée au milieu du plancher ; mais ne fit ques’agiter doucement sous le courant d’air. La jeune fille avaitpassé sa torche à travers les barreaux de la fenêtre. Jim vit sonbras nu et rond tout raide et soutenant la torche avec la fermetéd’une applique de fer. Dans un coin éloigné, un tas de vieillesnattes en loques s’empilaient presque jusqu’au plafond ; iln’y avait rien de plus.

« Jim éprouva un désappointement cruel. Sa force derésistance avait subi tant d’assauts ; il s’était sentientouré, depuis des semaines, par tant d’obscures menaces, qu’ilsouhaitait le soulagement d’une réalité palpable, de quelque dangertangible à affronter. – « L’atmosphère en eût été purifiéepour deux heures au moins, si vous me comprenez »,m’expliquait-il. « Par Jupiter ! Depuis des jours jevivais avec un pavé sur la poitrine ! » Et maintenant, àl’heure où il avait espéré trouver quelque chose, il n’y avait rienni personne…, pas un signe, pas une trace quelconques ! Ilavait levé son arme devant la porte ouverte, mais son bras retomba.– « Tirez ! Défendez-vous ! » cria la jeunefille, avec un accent déchirant. L’ombre où elle était plongée audehors, et son bras passé jusqu’à l’épaule dans la baie,l’empêchaient de voir ce qui se passait, et elle n’osait pasretirer sa torche pour courir à la porte. – « Il n’y apersonne ! » lança Jim avec mépris, mais le rired’exaspération irritée auquel il allait s’abandonner mourut sur seslèvres : au moment même où il tournait le dos, il s’étaitaperçu que son regard croisait celui d’une paire d’yeux cachés dansle tas de nattes. Il vit leur éclat blanc mobile. –« Sortez ! » cria-t-il furieusement et avec unecertaine indécision aussi ; il vit se dessiner, parmi lesloques, une tête sombre, une tête sans corps, une tête bizarrementdétachée qui le regardait d’un air farouche. Presque aussitôt, letas sordide s’effondrait, et avec un grondement rauque, un homme sedégageait rapidement pour bondir sur Jim. Les nattes parurentsauter et voler derrière lui ; son bras droit était levé, lecoude plié, et la lame mousse d’un kris[16] sortaitdu poignet qu’il tenait un peu au-dessus de sa tête. Un linge serréautour de ses reins prenait un éclat éblouissant sur le bronze dela peau ; le corps nu luisait comme s’il eût été mouillé.

« Jim observa tout cela ; il éprouvait un sentimentd’inexprimable soulagement, de joie vengeresse. Délibérément ilattendit pour presser la détente ; il attendit un dixième deseconde, trois bonds de l’assaillant, un temps infini ; ilattendit pour avoir plus longtemps la joie de se dire :« Voilà un homme mort ! » Il en était parfaitementcertain, tranquillement persuadé ; il laissait venir l’hommeparce que cela n’avait pas d’importance. Un homme mort, à coupsûr ! Il regarda les narines dilatées, les yeux élargis,l’immobilité tendue, ardente du visage ; puis il tira.

« Dans l’espace confiné, la détonation fut assourdissante.Jim recula d’un pas. Il vit l’homme rejeter la tête en arrière,lancer le bras devant lui et lâcher son kris. Il sut plus tardqu’il l’avait atteint à la bouche, et que le coup, légèrementoblique, était sorti très haut en arrière du crâne. La force del’élan précipita l’homme tout droit, le visage soudain défiguré etles mains tâtonnantes, comme celles d’un aveugle ; il vint,avec une violence terrible, tomber sur le front, juste devant lespieds nus de Jim. Le jeune homme n’avait pas perdu les mincesdétails de la scène. Il se sentait calme, apaisé, sans colère etsans inquiétude, comme si la mort de ce misérable eût tout expié.La pièce se remplissait d’une fumée fuligineuse, et la flamme rougesang de la torche brûlait tout droit, sans un vacillement. Jims’avança résolument, en enjambant le cadavre et braqua son revolversur une seconde silhouette nue qui se dessinait vaguement au fondde la salle. Au moment où il se préparait à presser la détente,l’homme jeta vivement un court et lourd épieu et s’accroupithumblement sur les jarrets, le dos au mur, et les mains croiséesentre les jambes. – « Tu veux ta vie ? » demandaJim. L’autre ne disait pas mot. « Combien y en a-t-ild’autres ? » s’enquit à nouveau Jim. – « Deux,Tuan ! » répondit très doucement le Malais, en fixant degrands yeux fascinés sur le canon du revolver. Et aussitôt, deuxautres hommes sortirent en rampant de l’amoncellement de nattes, ettendirent ostensiblement des mains vides. »

Chapitre 32

 

– « Jim s’assura d’une position avantageuse, et poussaen tas les bandits par la porte ; la torche était restée toutce temps très droite, dans la petite main, sans le moindretressaillement. Obéissants et muets, les trois hommes marchaientd’un pas automatique. Jim les fit placer en rang ; –« Prenez-vous le bras ! ordonna-t-il et ilss’exécutèrent. « Le premier qui dégage son bras ou qui tournela tête est un homme mort ! » déclara-t-il. « Enavant ! » Ils s’ébranlèrent d’un seul pas, trèsraides ; il les suivit, accompagné par la jeune fille, quiélevait toujours la torche au-dessus de sa robe blanche traînanteet de ses cheveux noirs tombant jusqu’à la taille. Droite etonduleuse elle paraissait glisser sans toucher terre ; onn’entendait qu’un frou-frou soyeux et le frôlement des longuesherbes. « Halte ! » cria Jim.

« La berge du fleuve était abrupte ; une grandefraîcheur montait ; la lumière tombait sur une nappe sombre etlisse qui bouillonnait sans une ride ; à droite et à gauche,les masses noires des maisons se pressaient sous le net profil destoits. – « Présentez mes compliments au Chérif Ali, enattendant que j’aille les lui présenter moi-même », cria Jim.Aucun des trois hommes ne bougea la tête.« Sautez ! » tonna-t-il. Les trois corps ne firentqu’un seul bruit en tombant : une gerbe d’eau jaillit ;des têtes noires émergèrent convulsivement et disparurent ànouveau, mais on entendait un grand bruit de souffle et d’eauagitée qui allait en s’affaiblissant, car les hommes plongeaientavec ardeur, dans la crainte mortelle d’une balle d’adieu. Jim setourna vers sa compagne qui était restée tout ce temps immobile etsilencieuse. Son cœur, soudain trop gros pour sa poitrine,l’étranglait au creux de la gorge. C’est cela qui le fit sans douterester si longtemps muet ; la jeune fille croisa ses yeux avecles siens, puis jeta tout à coup d’un geste large, la torcheallumée dans la rivière. Vive et vermeille, la flamme décrivit dansl’obscurité une longue trajectoire, avant de tomber à l’eau avec unsifflement aigu, et la douceur de la nuit étoilée descendit sur euxsans contrainte.

« Jim ne m’a pas raconté ce qu’il avait dit en retrouvantla voix. Je ne crois pas qu’il ait été bien éloquent. Le mondeétait silencieux, et, la nuit soupirait sur eux ; c’était unede ces nuits qui semblent faites pour abriter toutes lestendresses ; une de ces heures où nos âmes paraissent libéréesde leur sombre enveloppe, et s’avivent d’une sensibilité exquisequi fait certains silences plus clairs que les paroles. De la jeunefille, il me dit : – « Elle eut une demi-faiblesse.L’émotion, vous comprenez… La réaction… Elle devait êtreaffreusement fatiguée… Et tout cela… Et puis… et puis, le diablem’emporte ! Elle m’aimait, voyez-vous… Et moi aussi, jel’aimais… Mais je ne le savais pas, bien sûr… L’idée ne m’en étaitjamais entrée dans la tête… »

« À ce moment, il se leva, et se mit à arpenter la pièceavec une certaine agitation : – « Je… je l’aimetendrement. Plus que je ne saurais dire. Évidemment, on ne sait pasexprimer ces choses-là. On considère ses actes sous un nouvelangle, du jour où l’on vient à comprendre, où l’on vousfait comprendre que votre existence est nécessaire…,absolument nécessaire à une autre personne. Et voilà bien cequ’elle me fait comprendre. C’est prodigieux. Mais tâchez seulementde vous représenter ce qu’avait été sa vie. C’est tropaffreux ! Et moi qui la trouve comme cela, comme on peuttomber, au hasard d’une promenade, sur un être qui se noie dans unendroit sombre et désert. Par Jupiter ! Il n’y avait pas detemps à perdre… Cela implique une sorte de confiance aussi… Mais jecrois en être digne !… »

« La jeune fille venait de nous quitter, quelques instantsauparavant. Jim se frappa la poitrine. – « Oui j’ai consciencede cela, mais je me crois bien digne de toute cettechance ! »

« Il avait le talent d’attribuer un sens secret à tout cequi lui arrivait, et c’est ainsi qu’il considérait son histoired’amour : c’était idyllique, un peu solennel et juste aussi,puisque sa conviction avait l’inébranlable gravité de la jeunesse.Quelque temps après, au cours d’une autre conversation, il medit : – « Je ne suis ici que depuis deux ans, maismaintenant, ma parole, je ne conçois pas l’idée de vivre autrepart. La seule pensée du monde extérieur me cause de l’épouvante,parce que… vous savez… » Il tenait les yeux baissés sur sonsoulier et s’évertuait à réduire en poudre une petite motte deterre sèche (nous nous promenions au bord de la rivière), « …parce que je n’ai pas oublié ce qui m’a amené ici… Pasencore. »

« Je m’abstins de le regarder, et je crus entendre un légersoupir. Nous fîmes quelques pas en silence. – « Sur mon âme etconscience, » reprit-il, « si pareille chose peuts’oublier, je crois avoir le droit de la chasser de mon esprit.Demandez au premier venu, ici… N’est-il pas étrange »,reprit-il, d’un ton doux et presque suppliant, « que tous ceshommes, tous ces êtres qui feraient tout pour moi, ne puissentjamais comprendre !… Jamais !… Si vous ne me croyiez pas,je ne pourrais jamais invoquer leur témoignage. Cela paraît dur,quelquefois ! Vous me trouvez stupide, n’est-ce pas ? Quepourrais-je demander de plus ? Demandez-leur qui est brave,loyal et juste ; à qui ils confieraient leur vie ? Ilsvous répondront : – « Tuan Jim ! À TuanJim ! » Et pourtant, ils ne pourront jamais comprendre lavraie, vraie vérité ! »

« Voilà ce qu’il me disait, aux dernières heures de monséjour. Je ne laissai pas échapper un murmure. Je sentais qu’ilallait en dire plus long, sans approcher davantage, d’ailleurs, lasource de l’affaire. Le soleil, dont les feux concentrés font de laterre un atome minuscule de poussière mouvante, venait de secoucher derrière les forêts, et la lumière diffuse d’un cield’opale semblait faire tomber sur un monde sans ombre et sans éclatl’illusion d’une calme et pensive grandeur. Je ne sais ce qui mefaisait observer de près, tandis que j’écoutais Jim, la chute lentede l’ombre sur le fleuve et sur l’espace, le sourd et irrésistibletravail de la nuit qui enveloppait silencieusement toutes lesformes visibles, noyait les lignes, estompait de plus en plus lesformes, comme une poussière noire et impalpable, inlassablementtombée.

– « Par Jupiter ! » reprit-il brusquement,« il y a des jours où l’on se sent trop ridicule ;seulement, je sais que je puis vous dire tout ce qu’il me plaît… Jeparle d’en avoir fini avec… avec ce maudit souvenir qui me restedans la tête… Oublier !… Je veux être pendu si je sais… Jepuis y penser tranquillement… Après tout, qu’est-ce que celaprouvait… ? Rien… Seulement, vous, vous n’en jugez peut-êtrepas ainsi… »

« Je fis entendre un murmure de protestation.

– « Peu importe ! » reprit-il, « celame suffit… ou presque. Je n’ai qu’à regarder le premier venu dansles yeux pour retrouver ma confiance. Ils ne comprendraient pas cequi se passe en moi ? Et après ?… Voyons !… Je n’aipas commis un tel crime… ! »

– « À coup sûr ! » approuvai-je.

– « Mais tout de même, vous n’aimeriez pas m’avoir survotre bateau, hein… ? »

– « Au diable ! » criai-je ;« voulez-vous vous taire ! »

– Ah ! Vous voyez ! » triompha-t-il, d’unton placide, si l’on peut dire. « Mais essayez d’expliquercela à quelqu’un d’ici… On vous prendra pour un imbécile, unimposteur, ou pis encore. Et c’est cette pensée qui me permet desupporter un tel souvenir. J’ai bien fait quelques petites chosespour ces gens-là, mais c’est cela qu’ils ont fait pour moi,eux… »

– « Mon cher ami », m’écriai-je, « vousresterez toujours pour eux un insoluble mystère ! » Surquoi nous demeurâmes silencieux…

– « Un mystère », répéta-t-il, avant de lever lesyeux. « Alors, laissez-moi donc toujours resterici. »

« Une fois le soleil couché, la nuit parut tomber sur nous,apportée par des bouffées de brise légère. Au milieu d’un sentierbordé de haies se dressait la silhouette immobile et maigre duvigilant Tamb’ Itam, qui paraissait n’avoir qu’une jambe ;dans la pénombre mon œil distinguait une forme blanche, qui allaitet venait sur la véranda, derrière les poteaux de soutènement dutoit. Dès que Jim fut parti pour sa ronde nocturne, avec Tamb’ Itamsur les talons, je rentrai seul à la maison, et me trouvai face àface avec la jeune femme qui guettait évidemment cette occasion deme parler.

« Ce qu’elle voulait me faire dire, au juste, il m’estdifficile de vous l’expliquer. Il s’agissait certainement d’unechose très simple, de la plus simple impossibilité du monde commele serait par exemple l’exacte description d’une forme de nuage.Elle attendait une assurance, une affirmation, une promesse, uneexplication ; je ne sais comment dire ; la chose n’a pasde nom. Il faisait sombre sous le toit en surplomb, et je nepouvais distinguer que les lignes souples de sa robe, l’ovale pâlede son petit visage et l’éclat blanc de ses dents ; dans leslarges orbites sombres, levées sur moi, semblait flotter une lueurconfuse, comme celle que l’on croit voir en plongeant les yeux versle fond d’un puits très profond. « Qu’est-ce qui remuelà ? » se demande-t-on. « Est-ce un monstre aveugleou seulement un reflet perdu de l’univers ? » La jeunefemme me parut – ne riez pas – plus inscrutable dans son ignoranceenfantine que le sphinx qui proposait de puériles énigmes auxpassants. Elle était venue au Patusan avant que ses yeux fussentouverts. Elle y avait grandi sans rien voir, sans rien apprendre,sans connaissance aucune. Je me demande si elle était bien sûrequ’il existât quelque chose d’autre ? Les idées qu’ellepouvait se faire du monde extérieur sont inconcevables pourmoi : tout ce qu’elle en connaissait, c’étaient une femmetrahie et un bouffon sinistre. Son amant en sortait aussi de cemonde, avec un cortège d’irrésistibles séductions, maisqu’adviendrait-il d’elle, s’il retournait un jour à cesinconcevables régions, qui semblaient toujours réclamer leursenfants ? Sa mère l’avait bien mise en garde contre cela, surson lit de mort, avec des larmes…

« Elle m’avait saisi le bras d’une main ferme, mais ellerelâcha vivement son étreinte, dès que je me fus arrêté. Ellefaisait montre à la fois d’audace et de timidité. Elle ne craignaitrien, mais se trouvait déconcertée par l’incertitude profonde etl’extrême nouveauté de la situation ; c’était un cœurcourageux qui cherchait à tâtons son chemin dans la nuit.J’appartenais à cet Inconnu qui pouvait, d’un moment à l’autre,réclamer Jim pour l’un des siens ; j’étais, pour ainsi dire,dans le secret de sa nature et de ses intentions, confident de sonredoutable mystère, armé peut-être de sa puissance. Elle devaitcroire qu’un mot de ma bouche eût suffi à arracher son amant à sesbras ; j’ai la conviction sincère qu’elle avait traversé desagonies de souffrance et de terreur pendant mes longues causeriesavec Jim, et connu une angoisse véritablement intolérable, qui eûtpu la conduire à méditer ma mort, si la frénésie de son cœur eûtété à la hauteur des sentiments qu’elle avait suscités. C’est aumoins mon impression et je ne saurais vous dire plus ; c’estpeu à peu seulement que la situation s’éclairait à mes yeux, et,mieux dévoilée, m’accablait d’une muette stupeur d’incrédulité. Lajeune femme sut m’inspirer confiance, mais nulle parole de mabouche ne pourrait rendre l’effet du murmure précipité et véhément,des accents doux et passionnés, du brusque silence haletant et dugeste suppliant des bras blancs soudain étendus. Elle les laissaretomber ; la silhouette indécise oscilla, comme un arbrefrêle secoué par le vent ; le pâle ovale du visage se penchavers le sol ; il était impossible de distinguer ses traits, etl’ombre de ses yeux était insondable ; deux manches blanchesse levèrent dans l’ombre comme des ailes éployées, et elle restasilencieuse, la tête dans les mains. »

Chapitre 33

 

– « J’étais profondément touché ; sa jeunesse,son ignorance, sa beauté même qui avait le charme simple et lavigueur délicate d’une fleur sauvage, son émouvante supplication,sa faiblesse impuissante m’allaient au cœur avec une force presqueégale à celle de sa déraisonnable et trop naturelle terreur. Elleredoutait l’inconnu comme nous le redoutons tous, et sa crainteprêtait à l’inconnu une puissance infinie. C’est moi qui lereprésentais, cet inconnu, en mon nom comme au vôtre, comme encelui de tout un monde qui ne se souciait nullement de Jim etn’avait pas besoin de lui. Je me serais empressé d’affirmer cetteindifférence d’une terre surpeuplée, si je n’eusse réfléchi que Jimappartenait, lui aussi, à ce mystérieux inconnu redouté de la jeunefemme, et que si je représentais des êtres innombrables, je n’avaispourtant pas qualité pour parler en leur nom. Cette pensée mefaisait hésiter, lorsqu’un gémissement d’infini désespoir vintdesceller mes lèvres ; je commençai par affirmer qu’en ce quime concernait au moins, j’étais venu sans la moindre intentiond’emmener Jim.

« Pourquoi étais-je donc venu alors ? Après un légermouvement, elle restait immobile dans la nuit, comme une statue demarbre. Je tâchai de m’expliquer brièvement : l’amitié…, lesaffaires… ; si j’avais, en l’espèce, un vœu à formuler,c’était plutôt de le voir rester… – « Ils nous quittenttoujours ! » gémit-elle. Comme un souffle de sagesseattristée, son douloureux soupir semblait sortir de la tombe que sapitié enguirlandait de fleurs… – « Rien », insistai-je,« ne pouvait éloigner Jim d’elle. »

« C’est ma ferme conviction maintenant ; c’était maconviction à cette heure-là ; c’était la seule conclusionpossible, pour qui connaissait les faits de la cause. Je n’en fuspas mieux persuadé par les paroles qu’elle murmura, comme unepersonne qui se parle à elle-même : – « Il me l’ajuré. » – « Vous le lui aviez demandé ? »interrogeai-je.

« Elle fit un pas vers moi : – « Non !Jamais ! » Elle l’avait seulement supplié de partir.C’était cette nuit-là, sur la berge, après qu’il eut tué l’homme etqu’elle eut lancé la torche dans la rivière, parce qu’il laregardait de si près. Il y avait trop de lumière… ; elleécartait ainsi le danger pour un peu… pour très peu de temps. Jimaffirmait qu’il ne l’abandonnerait pas à Cornélius. Elleinsistait : elle voulait qu’il la quittât. Il répondit qu’iln’en ferait rien ;… que c’était chose impossible. Il tremblaiten disant cela ; elle le sentait trembler… Point n’est besoinde beaucoup d’imagination pour se représenter la scène, pourentendre presque le murmure de leurs voix. C’est pour lui aussiqu’elle avait peur. Je crois qu’à ce moment-là, elle ne voyait enlui qu’une victime marquée pour des dangers qu’elle comprenaitmieux que lui. Bien que le jeune homme eût, par sa seule présence,subjugué son cœur, envahi toutes ses pensées, et concentré sur luitoutes les tendresses de son âme, elle ne croyait guère à seschances de succès. À dire vrai, Jim ne paraissait avoir aucunechance. Je sais que c’était le point de vue de Cornélius, quiespérait, en me faisant cet aveu, excuser le rôle douteux joué parlui dans le complot ourdi par le Chérif Ali pour se défaire del’Infidèle. Le Chérif lui-même, la chose est bien certainemaintenant, n’avait que mépris pour le blanc, et c’est au nom deprincipes purement religieux qu’il voulait faire tuer Jim. Ils’agissait d’un simple acte de piété, infiniment méritoire parconséquent, mais sans grande importance d’ailleurs. Cornéliussouscrivait à cette manière de voir : – « HonorableMonsieur », m’expliquait-il abjectement, la seule fois qu’ilput me parler en tête-à-tête, « honorable Monsieur, commentaurais-je deviné ? Qu’est-ce que c’était que cegarçon-là ? Que pouvait-il faire pour s’attirer la confiancedes gens ? À quoi pensait donc M. Stein, en envoyant unenfant dire de grands mots à un vieux serviteur ? Je luiaurais sauvé la vie pour quatre-vingts dollars… ; seulementquatre-vingts dollars… Pourquoi l’imbécile n’est-il pasparti ? Fallait-il me faire poignarder moi-même pour lebénéfice d’un étranger ? » Il rampait moralement devantmoi, le corps obséquieusement plié en deux, et les mains à lahauteur de mes genoux, comme s’il eût voulu les embrasser.« Qu’est-ce que c’est que quatre-vingts dollars ? Unesomme insignifiante à donner à un vieillard sans défense, ruiné parune drôlesse défunte. » Il se mit à pleurnicher. Maisj’anticipe. Je ne tombai pas, cette nuit-là, sur Cornélius, avantd’en avoir fini avec la jeune femme.

« C’était pur renoncement de sa part, que de presser Jim del’abandonner, même de quitter le pays, et c’est son danger à luiqui la préoccupait avant tout. On peut supposer pourtant qu’ellesouhaitait aussi, à son insu peut-être, se sauver elle-même :voyez l’exemple, la leçon que lui proposaient tous les momentsd’une existence récemment éteinte, et sur quoi se concentraienttous ses souvenirs. Elle tomba aux pieds de Jim, me raconta-t-elle,sur la berge du fleuve, où la lueur discrète des étoiles nedessinait entre des espaces vides que de grosses masses d’ombresilencieuse, et tremblait doucement sur la large nappe d’eau, en lafaisant paraître vaste comme la mer. Jim la releva ; il lareleva, et elle ne lutta plus. C’est évident. Des bras vigoureux,une voix tendre, une épaule large pour appuyer sa pauvre petitetête solitaire. Le besoin, l’infini besoin de tout cela pour uncœur douloureux, pour un esprit éperdu, l’élan de la jeunesse,l’impulsion du moment. Que voulez-vous de plus ? On comprend…si l’on n’est pas incapable de rien comprendre sous le soleil. Ellefut donc heureuse d’être relevée et soutenue. – « Vous savez,par Jupiter, c’est sérieux,… ce n’est pas une bêtise… », commeJim me l’avait murmuré à la hâte, avec un visage inquiet et grave,au seuil de sa demeure. De la « bêtise », je nerépondrais pas, mais je sais bien qu’il n’y avait rien de légerdans leur roman ; ils étaient venus l’un vers l’autre sousl’ombre d’un désastre mortel, comme un chevalier et une vierge quise fussent rencontrés pour échanger des serments dans des ruineshantées. La lueur des étoiles était assez forte pour éclairer lascène, cette lueur si faible et si lointaine qu’elle n’arrive pas àdonner aux ombres de formes définies, et à éclairer l’autre bordd’une rivière. Cette nuit-là, je regardais le fleuve, de l’endroitprécis ; il roulait silencieux et noir comme le Styx ; jerepartis le lendemain, mais je ne suis pas près d’oublier le dangerauquel elle voulait échapper, tandis qu’il en était temps encore,lorsqu’elle le suppliait de partir. Calmée et trop passionnémentintéressée maintenant pour s’abandonner à une agitation futile,elle m’expliqua son état d’esprit, d’une voix aussi impassible quesa blanche silhouette à demi fondue dans l’ombre. Elle medit : – « Je ne voulais pas mourir enpleurant ! »

« Je crus avoir mal entendu : – « Vous ne vouliezpas mourir en pleurant ? » répétai-je, après elle. –« Comme ma mère ! » fit-elle nettement. Le profil desa forme blanche n’eut pas un mouvement. « Elle a pleuré deslarmes amères, avant de mourir », expliqua-t-elle. Un calmeinconcevable semblait monté du sol autour de nous,imperceptiblement, comme la crue silencieuse dans la nuit d’unfleuve, qui efface les traces des émotions familières. Tout à coup,comme si j’avais perdu pied au milieu des eaux, je me sentisaccablé par une crainte soudaine, la crainte des profondeursinconnues. Elle continuait ; elle me racontait qu’au derniermoment, se trouvant seule près de sa mère, elle avait dû quitterson chevet pour appuyer son dos à la porte et empêcher Cornélius depénétrer dans la chambre. Il voulait entrer de force ettambourinait des deux poings contre la porte, sans cesser de cognerque pour crier de temps à autre, d’une voix sourde : –« Laissez-moi entrer ! Laissez-moi entrer ! »Dans un coin éloigné de la pièce, la moribonde, déjà muette etincapable de lever les bras, roulait la tête de côté et agitaittout doucement la main, comme pour dire : – « Non !Non ! » La fille obéissante s’arc-boutait de toute saforce contre la porte sans cesser de regarder sa mère. – « Leslarmes sont tombées de ses yeux… Et elle est morte »,concluait-elle avec un accent imperturbable et monotone, qui, plusque toute autre chose, plus que l’immobilité de statue de sa formeblanche, plus que n’auraient pu le faire de simples paroles,troublaient profondément mon âme, de toute l’horreur évoquée, del’horreur passive et irrémédiable d’une telle scène. Cette émotionme frustrait de ma propre conception de l’existence, me chassait del’abri que chacun de nous édifie pour s’y réfugier aux heures dedanger, comme une tortue se retire sous sa carapace. Pendant uninstant, j’eus la vision d’un monde qui prenait un énorme etlugubre aspect de désordre, alors qu’en réalité, nos inlassablesefforts en font un composé aussi aimable de petites commodités quel’esprit humain puisse le concevoir. Mais, ce ne fut qu’un éclair,et je me réfugiai bien vite dans ma coquille. Il le faut, n’est-cepas, même lorsqu’on a comme moi perdu l’usage de la parole, dans lechaos des pensées sombres suggérées par un regard, plongé une oudeux secondes dans l’au-delà. Mais la parole me revint vite, carles mots font partie, eux aussi, de cette rassurante conceptiond’ordre et de lumière où nous nous réfugions. Je les avaisretrouvés, à ma disposition, avant d’entendre la jeune femmemurmurer, d’une voix douce : – « Il m’a juré de ne jamaisme quitter, quand nous étions là, seuls tous les deux… Il m’ajuré… » – « Est-il donc possible que vous… que vous ne lecroyiez pas ? » demandai-je avec un sentiment deréprobation sincère et de réelle indignation. Qu’est-ce quil’empêchait de croire ? Pourquoi cette soif de doute, cetteobstination dans la terreur, comme si doute et terreur eussent étéla sauvegarde de son amour ? C’était monstrueux ! Elleaurait dû trouver un refuge d’inexpugnable paix dans cette loyaletendresse. Peut-être n’avait-elle pas l’expérience ou l’habileténécessaires. La nuit, peu à peu tombée, s’était faite si profondeautour de nous, que, sans bouger, la jeune femme avait disparu àmes yeux, comme la forme intangible d’un esprit soucieux etpervers. Et tout à coup j’entendis à nouveau son murmureimpassible : – « D’autres hommes l’avaient juréavant lui ! » On eût cru le commentaire méditatif dequelque pensée pleine de tristesse et d’horreur. Et elle ajouta, àvoix plus basse encore, si possible : « Mon père l’avaitjuré ! » Elle s’interrompit, pour pousser unimperceptible soupir. Son père aussi… ! Voilà donc ce que lavie lui avait appris ! Je protestai vivement : –« Ah ! Mais lui, il n’est pas comme cela ! »Elle ne voulait pas discuter ce point, sans doute, mais un instantplus tard, l’étrange et impassible murmure qui passait dans l’airen paroles rêveuses, vint à nouveau frapper mes oreilles : –« Pourquoi est-il différent ? Est-il meilleur ?Est-il… ? » – « Ma parole », m’écriai-je,« je le crois ! » Nous contenions nos voix etchuchotions sur un ton de mystère. Dans une des huttes des ouvriersde Jim, (pour la plupart esclaves libérés de l’enceinte du Chérif),monta un chant aigu et traînant. De l’autre côté du fleuve, chezDoramin sans doute, un grand feu faisait un globe de flammeparfaitement isolé dans la nuit. – « Est-il plussincère ? » murmura la jeune femme. –« Oui ! » affirmai-je.

– « Plus sincère qu’aucun autre homme ? »insista-t-elle, avec hésitation. – « Personne ici »,déclarai-je, « ne songerait à douter de sa parole… personne nel’oserait,… que vous ! »

« Je crois qu’elle fit un léger mouvement, à ces mots. –« Plus brave ? » reprit-elle, sur un ton nouveau. –« Nulle crainte ne pourra jamais l’éloigner de vous »,répondis-je, un peu nerveusement. La chanson se tut brusquement,sur une note aiguë, et l’on entendit plusieurs voix parler dans lelointain. On distinguait celle de Jim, parmi les autres. Je fusfrappé du silence de la jeune femme. – « Qu’est-ce qu’il vousa dit ? Il vous a dit quelque chose ? » demandai-je.Pas de réponse. « Dites-moi ce qu’il vous araconté ? » insistai-je.

– « Croyez-vous que je puisse vous le dire ?Comment pourrais-je savoir ? Comment pourrais-jecomprendre ? » s’écria-t-elle enfin. Elle fit unmouvement ; je crois qu’elle se tordait les mains. « Il ya une chose qu’il ne peut jamais oublier ! »

– « Tant mieux pour vous ! » fis-je,tristement.

– « Qu’est-ce donc ? Qu’est-ce donc ? »Il y avait une puissance extraordinaire dans son ton suppliant.« Il prétend avoir eu peur ! Mais comment veut-il mefaire croire cela ? Je ne suis pas folle pour croire pareillechose ! Tous, vous gardez un souvenir,… un souvenir verslequel vous retournez toujours ! Qu’est-ce que c’est ?Dites-le-moi ! Qu’est-ce que c’est que cette chose ?Est-elle vivante ? Est-elle morte ? Je l’exècre !Elle est cruelle ! A-t-elle un visage et une voix, cettecalamité ? Est-ce qu’il la verra ou l’entendra ? Dans sonsommeil peut-être, quand il ne me verra pas, moi !… Et alorsil se lèvera pour me quitter ! Ah ! Je ne lui pardonneraijamais ! Ma mère avait pardonné… mais moi… jamais… !Sera-ce un signal, un appel ? »

« C’était une scène singulière. Elle se méfiait du sommeilmême de Jim, et semblait croire que je saurais lui dévoiler laraison de cette méfiance. Ainsi un pauvre mortel, asservi au charmed’une apparition, pourrait-il tenter d’arracher à un second fantômele formidable secret du pouvoir de l’autre monde, sur une âmeégarée parmi les passions de cette terre. Le sol même sur lequel jeme tenais semblait se dérober sous mes pieds. Et c’était biensimple, pourtant : si les esprits évoqués par nos terreurs etnos inquiétudes ont jamais eu à témoigner l’un pour l’autre de leurconstance devant les pauvres magiciens que nous sommes, alors, moi,– moi seul des fils de la chair, – j’ai frémi du frisson désespéréd’une tâche pareille Un signal… Un appel… ! En quels termesfrappants s’exprimait son ignorance ! Quelques mots !Comment elle les avait appris ; comment elle était arrivée àles prononcer, je ne puis me le figurer. Les femmes trouvent leursinspirations dans des causes d’émotions qui nous semblent à noussimplement odieuses, absurdes ou futiles. C’était assez des’apercevoir qu’elle avait une voix, pour se sentir le cœur remplid’épouvante. Si une pierre broyée sous le pied eût crié sa douleur,le miracle ne m’eût pas paru plus grand et plus pitoyable. Lesquelques mots soupirés dans l’ombre avaient rendu tragiques à mesyeux ces deux âmes enténébrées. Il était impossible de lui fairecomprendre ! J’enrageais en silence de mon impuissance. Et Jimaussi… Pauvre diable ! Qui pouvait avoir besoin, ou sesouvenir de lui ? Il avait ce qu’il demandait. Son existencemême était probablement oubliée maintenant. Ils avaient subjuguéleurs destins. Ils étaient tragiques !

« Devant moi, l’immobilité de la jeune femme étaitmanifestement expectante, et j’avais à parler pour mon frère,échappé au royaume des ombres oublieuses. J’étais profondément émude ma responsabilité devant cette détresse. J’aurais tout donnépour pouvoir apaiser cette âme frêle qui se torturait dans soninvincible ignorance comme se meurtrit un petit oiseau contre lesbarreaux cruels d’une cage. Rien de plus facile que de dire :« Ne craignez rien ! » mais rien de plus difficileaussi ! Comment peut-on tuer la peur, je me le demande ?comment peut-on traverser d’une balle un cœur de spectre, tranchersa tête spectrale, le prendre à sa gorge de spectre ? C’estune impossibilité à quoi l’on se heurte dans les rêves, et àlaquelle on est heureux d’échapper avec des cheveux humides et desmembres tremblants. La balle n’est pas fondue, le fer n’est pasforgé, l’homme n’est pas né encore ; les paroles ailées de lavérité même tombent à nos pieds comme des lingots de plomb. Ilfaudrait pour une aussi redoutable rencontre une lame enchantée etempoisonnée, préalablement trempée dans un mensonge trop subtilpour cette terre. C’est une entreprise de rêve, ô mesmaîtres !

« Je commençai mon exorcisme avec un cœur lourd et unesorte de sombre colère. La voix de Jim, tout à coup haussée à unton sévère, passa par-dessus la cour pour réprimander, près de larivière, la négligence de quelque serviteur muet. –« Rien », affirmai-je nettement, il ne pouvait rien yavoir dans ce monde qu’elle croyait si prêt à lui voler sonbonheur, il n’y avait rien de vivant ou de mort, pas de visage, pasde voix ou de puissance qui pût lui arracher son Jim. Je reprishaleine, et elle murmura doucement : – « C’est ce qu’ilm’a dit. » – « Et c’est la vérité ! »affirmai-je. – « Rien ! » soupira-t-elle ; etse tournant tout à coup vers moi avec une émotion à peineperceptible : « Pourquoi êtes-vous venu chez nous, delà-bas ? Il parle trop souvent de vous. Vousm’épouvantez ! Est-ce que vous voulez l’emmener,vous ? » Une sorte de violence secrète passait maintenantdans notre chuchotement. – « Je ne reviendraijamais ! » promis-je amèrement. « Et je n’ai pasbesoin de lui ! » – « Personne ? »répéta-t-elle avec un accent de doute. –« Personne ! » affirmai-je, sous l’impulsion d’uneémotion étrange. « Vous le trouvez fort, sage, courageux,grand ; pourquoi ne pas le croire sincère aussi ? Jepartirai demain, et ce sera fini. Jamais plus, vous ne sereztourmentée par une voix venue de là-bas. Ce monde que vous ignorezest trop grand pour s’apercevoir de son absence.Comprenez-vous ? Trop grand ! Vous avez son cœur dans lamain. Il faut bien le sentir ; il faut bien le savoir… »– « Oh ! je le sais », murmura-t-elle sans bouger,impassible comme une statue.

« Je compris que je n’avais rien fait. Qu’avais-je doncvoulu faire, à vrai dire ? Je n’en suis pas certain,aujourd’hui encore. Sur le moment, je me sentais poussé par uneinexplicable ardeur, comme si je me fusse trouvé en face d’unetâche haute et nécessaire ; c’était l’influence de l’heure surmon état mental et émotif. Il y a, dans toutes nos existences, detelles minutes, de telles influences, irrésistibles,incompréhensibles, que l’on croirait venues du dehors, comme sielles étaient déterminées par de mystérieuses conjonctions deplanètes. Comme je le lui avais affirmé, elle possédait le cœur deJim ; elle le possédait et aurait aussi possédé tout le reste,si elle eût seulement pu le croire ! Ce que je voulais luifaire comprendre, c’est qu’il n’y avait personne au monde qui eûtbesoin du cœur, de l’esprit, de la main de Jim. C’est un sortcommun, et c’est pourtant chose douloureuse à dire de quiconque.Elle m’écoutait sans desserrer les lèvres, et son silencem’apparaissait maintenant comme la protestation d’une invincibleincrédulité. Quel besoin, demandai-je, avait-elle de se soucier dumonde au-delà des forêts ? De toutes les multitudes quipeuplaient cet inconnu, je pouvais lui affirmer que nul appel, nulsignal ne viendrait la troubler. Jamais ! Je me laissaisemporter. Jamais ! Jamais ! Je me rappelle avec surprisel’espèce de violence têtue dont je faisais montre. J’avaisl’illusion d’avoir enfin saisi le spectre à la gorge ! Et enfait, toute cette scène vécue m’a laissé l’impression minutieuse etstupéfiante d’un rêve. Qu’avait-elle à redouter ? Elle lesavait fort, sincère, sage, brave. Tout cela, il l’était en effet,sans aucun doute. Il était même plus : il était grand,invincible,… et le monde n’avait nul besoin de lui ; ill’avait oublié et ne le reconnaîtrait même plus.

« Je me tus ; un profond silence régnait sur Patusan,et le bruit faible et sec d’une rame qui frappa le bord d’unbateau, quelque part, au milieu du fleuve, parut rendre ce silenceinfini. – « Pourquoi ? » murmura-t-elle. Je mesentis envahi par cette rage qui vous saisit au cours d’une luttesans merci. Le spectre voulait se dérober à mon étreinte !« Pourquoi ? » reprit-elle plus haut.« Dites-le-moi ! » Et me voyant rester confondu,elle se mit à taper du pied comme un enfant gâté.« Voyons ! Parlez ! » – « Vous voulez sesavoir ? » éclatai-je, avec fureur. –« Oui ! » cria-t-elle. – « Parce qu’iln’est pas digne d’y rentrer ! » lançai-je brutalement.Pendant le silence qui suivit mes paroles, je vis, sur l’autrerive, le feu flamber tout à coup, et agrandir son cercle de lumièrecomme une étoile affolée, pour se réduire presque aussitôt à l’étatd’une pointe d’épingle rougeoyante. La sensation des doigts de lajeune femme, agrippés à mon bras, me fit comprendre combien près demoi elle s’était tenue, tout ce temps. Sans élever le ton, elle fitpasser dans sa voix un monde de mépris cruel, d’amertume et dedésespoir :

– « C’est ce qu’il m’avait dit lui-même… Vousmentez ! »

« Elle me lança les deux derniers mots dans sa languenatale. – « Écoutez-moi ! » suppliai-je, maisla poitrine haletante, elle repoussa violemment mon bras. –« Personne…, personne n’en est digne ! »commençai-je, avec une grande véhémence. J’entendais le spasmeconvulsif de sa poitrine et sa respiration affreusement accélérée.Je laissai tomber la tête. À quoi bon ? Des pass’approchaient ; je m’esquivai sans rien ajouter. »

Chapitre 34

 

Marlow allongea ses jambes et se leva vivement, en chancelant unpeu, comme s’il eût touché terre après un bond à travers l’espace.Il s’adossa à la balustrade, en regardant le désordre des chaiseslongues de canne. Les corps prostrés parurent gênés dans leurtorpeur par ce mouvement, et un ou deux des auditeurs seredressèrent d’un air inquiet ; le feu d’un cigare brillaitencore çà et là ; Marlow regarda autour de lui avec les yeuxd’un homme sorti des lointaines profondeurs d’un rêve. On entenditun raclement de gorge et une voix calme lança, d’un ton négligent,cet encouragement : – « Et après ? »

– « Rien », fit Marlow, avec un légertressaillement. « Il lui avait raconté son histoire, voilàtout ; et elle ne le croyait pas… Rien de plus. Pour moi, jene sais s’il était juste ou même admissible de me réjouir ou dedéplorer la chose. En ce qui me concerne, je ne puis dire que ceque je croyais ; je ne le sais pas encore aujourd’hui, à lavérité, et ne le saurai probablement jamais. Mais que croyait-il,lui-même, le pauvre diable ? La vérité finit toujours partriompher, n’est-ce pas ? Magna est veritas et… Oui,si on lui en laisse le temps. Il y a une loi, sans doute, maisc’est aussi une loi qui régit la chance des joueurs de dés. Cen’est pas la Justice, servante des hommes, mais l’accident, lehasard, la Fortune, – alliée du Temps patient, – qui maintient unjuste et scrupuleux équilibre. Tous deux nous avions dit la mêmechose. Disions-nous la vérité tous deux ; un seul ou aucun denous ne la disait-il ?

Marlow s’interrompit, croisa les bras sur sa poitrine, puis,d’un ton changé :

– « Elle prétendait que nous mentions. Pauvrepetite ! Eh bien, remettons-nous-en à la chance, dont l’alliéest le Temps, que rien ne précipite, et l’ennemie la Mort, qui neveut pas attendre. Je battais en retraite, un peu découragé, jel’avoue, après avoir tendu un piège à la terreur latente, et m’êtrefait démasquer, naturellement. Je n’avais réussi qu’à ajouter àl’angoisse de la jeune femme le soupçon de quelque entente secrète,d’une incompréhensible et inexplicable conspiration pour la tenirtoujours dans la nuit. Et la chose s’était accomplie facilement,naturellement, inéluctablement, de son fait à lui, et de son fait àelle ! On eût dit que l’on me montrait le mécanisme del’implacable destinée dont nous sommes les victimes… et lesinstruments. Il était affreux de penser à l’enfant que je venais delaisser là immobile ; les pas de Jim résonnaient de façonfatidique, lorsqu’il s’approcha sans me voir, avec ses lourdssouliers lacés. – « Comment ? Pas delumière ? » fit-il à voix haute, avec un accent desurprise. « Qu’est-ce que vous faites donc dans l’obscurité,tous les deux ? » Ses yeux durent tomber aussitôt sur lajeune femme : « Eh bien ma fille ! » fit-ilgaiement. – « Eh bien mon gars ! » répondit-elle, dutac au tac, avec un sang-froid stupéfiant.

« C’était leur bonjour habituel, et l’accent de crâneriequi passait dans la voix un peu haute mais douce avait quelquechose de très drôle, de charmant et d’enfantin qui ravissait Jim.C’est la dernière fois que je les entendis échanger ce salutfamilier, et il me glaça le cœur. Je distinguais bien encore lavoix claire et tendre, le joli effort, la petite crânerie, maistout cela paraissait prématurément brisé, et l’appel enjoué sonnaitcomme un gémissement. C’était affreusement douloureux. –« Qu’as-tu donc fait de Marlow ? » demanda Jim, puisil ajouta : « Il est sorti, ah vraiment ? Curieuxque je ne l’aie pas rencontré… Vous êtes là,Marlow ? »

« Je ne répondis pas ; je ne pouvais pas rentrer, pasencore, au moins. Non, je ne pouvais pas. Pendant qu’il m’appelait,je m’esquivais par une petite porte ouverte sur un lopin de terrerécemment défriché. Non, je ne voulais pas me trouver en face d’euxpour l’instant. La tête basse, je marchais à grands pas sur unsentier frayé. Le sol s’élevait en pente douce ; les raresgrands arbres avaient été abattus, le taillis coupé et l’herbebrûlée. Jim voulait essayer là une plantation de café. La montagnequi détachait en noir d’encre ses sommets jumeaux sur la lueurjaune de la lune surgissante, commençait à faire peser son ombresur le terrain préparé pour cette expérience. Il voulait en fairetant, d’expériences ! J’avais admiré son énergie, son espritd’entreprise, son habileté aussi. Et maintenant, rien au monde neme paraissait moins réel que ses plans, son énergie et sonenthousiasme ! En levant les yeux, je vis un morceau de lalune briller au fond de la faille, à travers les fourrés. On eût pucroire un instant que le disque plat était tombé du ciel pourrouler dans le précipice, et qu’un rebond paresseux le soulevait etle dégageait du lacis des rameaux ; le tronc tordu d’un arbre,poussé sur la pente, faisait au milieu de sa face une fente noire.Il lançait au ras du sol des rayons qui semblaient sortir d’unecaverne, et dans la morne lumière, terne comme celle d’une éclipse,les souches des troncs abattus mettaient des taches trèssombres ; les ombres lourdes, tombées de tous côtés à mespieds, se confondaient avec ma propre ombre mouvante, et, entravers de mon chemin, se dressait l’ombre de la tombe solitaire,éternellement fleurie de guirlandes. Dans l’obscure clarté, lesfleurs tressées prenaient des formes méconnaissables etd’indéfinissables couleurs, comme si c’eussent été des fleursspéciales que nulle main n’eût cueillies, qui n’eussent pas poussédans ce monde et qui fussent réservées au seul usage des morts.Leur parfum puissant qui flottait dans l’air chaud, le rendaitlourd et épais, comme une fumée d’encens. Autour du tertre d’ombre,les motifs de corail blanc luisaient comme un chapelet de crânesblanchis, et tout était si paisible à l’entour, que, lorsque jem’arrêtai, tous les mouvements et les bruits du monde parurentavoir cessé à jamais.

« C’était une grande paix, comme si la terre entière n’eûtété qu’une tombe, et je restai là quelque temps, la pensée arrêtéesur les vivants qui, perdus dans les lieux écartés et inconnus deshommes, restent pourtant condamnés à partager leurs misèrestragiques ou grotesques. Leurs plus nobles combats aussi,peut-être… qui sait ? Le cœur humain est assez vaste pourcontenir le monde entier ; il est assez vaillant pour ensupporter le poids ; mais où est le courage qui lerejetterait ?

« Je devais m’être abandonné à une humeur sentimentale. Jesais seulement que je restai assez longtemps près de cette tombe,pour me laisser envahir par une telle impression de solitude, quetout ce que je venais de voir et d’entendre, que la parole humainemême semblait n’avoir plus d’existence et n’éveiller qu’un dernierécho dans ma mémoire, comme si j’eusse été le dernier des humains.Étrange et mélancolique illusion, à demi consciente comme toutesnos illusions, que je soupçonne de n’être que des visions devérités lointaines et inabordables, confusément pressenties.C’était bien là, certainement, un des coins perdus, oubliés,inconnus de la terre ; j’avais regardé sous sa surface obscureet je sentais que le lendemain, lorsque je l’aurais quitté pourtoujours, il cesserait d’avoir une existence réelle et ne vivraitplus que dans ma mémoire, jusqu’au jour où je sombrerais moi-mêmedans l’oubli. Cette impression me poursuit maintenant encore ;peut-être est-ce elle qui m’a incité à vous conter cette histoire,à tenter de vous repasser pour ainsi dire, son existence et saréalité, sa vérité révélée dans un moment d’illusion.

« Cornélius chassa cette illusion. Il émergea comme unevermine de l’herbe haute qui poussait dans une dépression du sol.Je crois que sa maison pourrissait quelque part par là, mais je nel’ai jamais vue, n’ayant pas poussé assez loin dans cettedirection. Il accourait vers moi sur le sentier ; ses pieds,chaussés de souliers blancs sales, luisaient sur le solsombre ; il s’arrêta et se mit à pleurnicher avec forcecourbettes. Il portait un grand tuyau de poêle, et sa pauvrecarcasse desséchée était noyée, perdue dans un complet de drapnoir. C’était son costume de fête et de cérémonie, et je mesouvins, en le voyant, que ce jour-là était le quatrième dimanchede mon séjour à Patusan. J’avais toujours eu l’impression vague quele Portugais était prêt à s’épancher en confidences, s’il pouvaitjamais m’avoir tout à lui. Il rôdait autour de moi, en laissantparaître, sur sa petite figure de vinaigre, une mine d’ardenteconvoitise, mais sa timidité le retenait autant que ma répugnance àme commettre avec un aussi triste personnage. Il fût parvenupourtant à satisfaire son désir sans son extraordinaire propensionà s’éclipser dès qu’on le regardait. Il s’esquivait devant les yeuxsévères de Jim, devant les miens que je m’efforçais de rendreindifférents, même devant le regard revêche et méprisant de Tamb’Itam. Il s’esquivait éternellement ; dès qu’on l’apercevait,on le voyait filer obliquement, le visage par-dessus l’épaule avecun rictus de méfiance ou une mine désolée, piteuse, muette ;mais nulle expression de commande ne pouvait masquer l’abjectioninnée et irrémédiable de sa nature, pas plus qu’un vêtement nesaurait celer une difformité monstrueuse du corps.

« Je ne sais si c’était découragement de ma totale défaite,moins d’une heure auparavant, dans ma rencontre avec un fantôme deterreur, mais je me laissai accaparer, sans même un semblant derésistance. J’étais voué, faut-il croire, aux confidences, et auxquestions, sans réponse possible. C’était affligeant, mais lemépris, le mépris instinctif que provoquait l’aspect de cet hommerendait l’épreuve plus facile à supporter. Il ne pouvait êtred’aucune conséquence ; rien n’avait plus d’importance, puisquej’étais certain, dorénavant, que Jim, dont je me souciais seul,avait fini enfin par subjuguer sa destinée. Il m’avait dit êtresatisfait…, ou presque. C’est s’avancer plus que n’oseraient lefaire la plupart d’entre nous. Moi qui ai le droit de me croireassez digne… je n’ose pas. Pas plus qu’aucun de vous ici, jesuppose ? »

Marlow se tut comme s’il eût attendu une réponse. Mais personnene souffla mot.

– « Très bien ! » fit-il. « Nul n’ensaura rien, puisqu’il faut, pour nous arracher le secret de lavérité, une petite catastrophe affreuse, cruelle. Mais Jim est l’unde nous, et il pouvait se dire satisfait…, ou presque. Imaginez unpeu cela : presque satisfait ! Pour un peu, on luienvierait sa catastrophe ! Presque satisfait ! Après unetelle affirmation, rien ne pouvait plus avoir d’importance. Peuimportait qu’on le soupçonnât ou que l’on eût confiance en lui,qu’on l’aimât ou qu’on le trahît… surtout quand c’était unCornélius qui le haïssait !

« Et pourtant, c’était encore, somme toute, une espèced’hommage. On juge un homme sur ses ennemis aussi bien que sur sesamis, et cet ennemi de Jim était de ceux qu’aucun honnête homme nerougirait d’avouer, sans pourtant en faire trop de cas. Tel étaitle point de vue de Jim et le mien aussi, mais Jim le méprisaitencore au nom de principes généraux. – « Mon cherMarlow », me disait-il, « je sais que, tant que jemarcherai droit, rien ne peut m’atteindre. C’est vrai.Voyons ! Vous qui avez passé assez de temps ici maintenantpour voir bien clair autour de vous, franchement, ne me croyez-vouspas en sécurité ? Tout dépend de moi, et par Jupiter !j’ai une bonne dose de confiance en moi-même. Le pis que puissefaire un Cornélius, ce serait de me tuer, je suppose. Mais je necrois pas un instant qu’il le fasse. Il n’oserait pas, vous savez,quand bien même je lui tendrais un fusil tout chargé pour me tirerdessus, en lui tournant ensuite le dos. Il est ainsi fait ! Etsupposez qu’il arrive à oser ? Eh bien qu’importe ? Cen’est pas pour sauver ma vie que je suis venu ici, n’est-cepas ? C’était pour m’appuyer le dos au mur, et maintenant quej’y suis, je prétends y rester… »

– « Jusqu’à ce que vous soyez tout à faitcontent », insinuai-je.

« C’est sous la tente disposée à l’arrière de son bateauque nous causions ainsi ; vingt rames étincelaient à la fois,dix de chaque côté, et frappaient l’eau d’un seul coup, tandis que,derrière notre dos Tamb’ Itam barrait placidement, et regardaitdroit devant lui, attentif à maintenir la longue embarcation dansle plus rapide courant. Jim baissa la tête, et notre dernièreconversation parut s’éteindre pour de bon. Il me reconduisait àl’embouchure du fleuve. La goélette partie la veille, cherchaitpéniblement sa route en se laissant emporter par le jusant, maisj’avais prolongé d’une nuit mon séjour. Et maintenant ilm’emmenait.

« Jim avait été un peu irrité de m’entendre parler deCornélius. À la vérité, je n’en avais pas dit grand-chose ;l’individu était trop insignifiant pour être dangereux, bien qu’ilfût bourré de haine à éclater. Il m’avait donné, tous les dix mots,de « l’honorable Monsieur », et n’avait pas cessé depleurnicher à mon côté depuis la tombe de « feu safemme », jusqu’à la porte du domaine de Jim. Il se proclamaitle plus infortuné des hommes, triste victime écrasée comme un ver,et me suppliait de le regarder. Je ne voulais pas tourner la tête,mais du coin de l’œil, je voyais son ombre obséquieuse glisserderrière la mienne, tandis qu’à notre droite, la lune semblaitcontempler la scène avec sérénité. Comme je vous l’ai dit, ilessayait de m’expliquer son rôle dans la nuit mémorable. C’étaitsimple affaire d’à-propos. Comment savoir qui allait sortirvainqueur de la lutte ? – « Je l’aurais sauvé, honorableMonsieur ; je l’aurais sauvé pour quatre-vingtsdollars ! » protestait-il d’un ton doucereux, en marchantà grands pas derrière moi. – « Il s’est sauvé lui-même »,répondis-je, « et il vous a pardonné. » J’entendis unesorte de ricanement et me tournai vers lui ; il parut aussitôtprêt à prendre les jambes à son cou. « Qu’est-ce qui vous faitrire ? » demandai-je, en m’arrêtant court. – « Nevous y trompez pas, honorable Monsieur », cria-t-il, enperdant évidemment tout contrôle sur ses sentiments.« Lui, se sauver ! Mais il ne sait rien,honorable Monsieur, rien du tout ! Qu’est-il ? Queveut-il ici, le brigand, que veut-il ici ? Il jette de lapoudre dans tous les yeux, il en jette aux vôtres, honorableMonsieur, mais aux miens il ne peut pas en jeter. C’est un grandniais, honorable Monsieur ! » Je me mis à rire avecmépris, et pivotai sur les talons pour reprendre mon chemin.Cornélius trottait près de moi, en chuchotant avecvolubilité : « Ce n’est qu’un petit enfant, ici… un petitenfant, rien qu’un petit enfant ! » Bien entendu, je nefaisais nulle attention à ses paroles et voyant que le tempspressait, car nous approchions de la clairière, et la clôture debambou luisait au-dessus du sol noirci, il en vint au point. Ilcommença par se montrer abjectement pleurard. Ses grands malheursavaient affecté sa tête. Il comptait sur ma bonté pour excuser ceque ses misères lui faisaient seules dire. Il ne voulait pas demal, seulement l’honorable Monsieur ne savait pas ce que c’est qued’être ruiné, brisé, foulé aux pieds. Après cette entrée enmatière, il aborda le sujet qui lui tenait au cœur, mais de façonsi tortueuse, si décousue et si couarde que je ne pus de longtempsdiscerner où il en voulait venir. Il me priait d’intercéder en safaveur auprès de Jim. Il y avait là aussi une affaire d’argentquelconque : j’entendais de temps en temps des paroles sanssuite : – « … une somme modeste… une dotationappropriée… » Il semblait évaluer une réparation, et s’avançajusqu’à dire avec quelque chaleur, que la vie ne valait pas lapeine d’être vécue pour un homme dépouillé de tout. Je ne soufflaispas mot, bien entendu, mais je ne me bouchais pas non plus lesoreilles. Le fin mot de l’affaire, qui m’apparaissait peu à peu,c’est qu’il se croyait droit à une certaine somme, en échange de lajeune fille. Il l’avait élevée ;… l’enfant d’un autre ;…beaucoup de peine et de tracas ;… un vieillardmaintenant ;… une compensation convenable. Je restais immobilepour le regarder, et craignant sans doute de m’entendre taxer sesexigences d’excessives, il se hâta de faire une concession.Moyennant « une dotation convenable », donnée dèsmaintenant, il se déclarait prêt à subvenir à l’entretien de lajeune femme, « sans rien exiger de plus », quandsonnerait l’heure pour le gentleman du retour au pays. Sa petitefigure jaune, toute chiffonnée, comme un citron pressé, exprimaitl’avarice la plus passionnée, la plus inquiète. Sa voix plaintiveavait des accents de cajolerie : – « Plus d’ennuis… letuteur naturel… une somme d’argent… »

« J’en restais ahuri. Cette sorte d’entreprise étaitévidemment une vocation chez cet homme. Je découvris tout à coupdans son attitude rampante, une manière d’assurance, comme s’il eûttoute sa vie connu la certitude. Il devait croire que je pesaisfroidement sa proposition, car il se fit doux comme miel : –« Tous les Messieurs laissaient une dotation quand venaitl’heure de retourner chez eux… » Je fermai violemment lapetite porte. – « Dans le cas présent,M. Cornélius », affirmai-je, « l’heure ne viendrajamais ! » Il lui fallut quelques secondes pour saisir lesens de mes paroles, puis, avec un véritable cri : –« Comment ? » lança-t-il. –« Comment ? » répondis-je de l’autre côté de laporte, « ne le lui avez-vous jamais entendu dire àlui-même ? Il ne retournera jamais au pays ! » –« Oh ! C’est trop fort ! » cria-t-il ; iln’était plus question d’honorable Monsieur, maintenant. Il resta uninstant muet ; puis à voix basse, sans trace d’humilité :« Ne jamais repartir ! ah !… Lui ! lui, quivient le diable sait d’où… qui vient ici, le diable sait pourquoi…et m’écrase sous ses pieds, m’écrase à mort… » il frappadoucement le sol de ses deux pieds, « comme ceci… personne nesait pourquoi… à mort… » Sa voix s’éteignait ; il étaitsecoué par une petite toux ; il vint tout près de labalustrade, pour me dire sur un ton pitoyable et confidentiel qu’iln’entendait pas se laisser écraser. « Patience…patience ! » grommela-t-il en se frappant la poitrine. Jene riais plus, mais c’est lui que me fit soudain tressaillir par unéclat de rire dément : « Ha ! ha ! ha !Nous verrons ! nous verrons ! Comment ? Il m’auraitvolé… tout volé… tout ! tout ! » Sa tête se penchaitde côté et ses mains nouées pendaient devant lui. On eût dit qu’ilportait à la jeune fille une excessive tendresse, que son âme avaitété broyée et son cœur brisé par la plus cruelle des spoliations.Tout à coup il leva la tête pour lancer un mot infâme :« Comme sa mère… Elle ressemble à sa menteuse de mère.Absolument. De traits aussi. Le démon ! » Il appuya sonfront à la balustrade, et dans cette posture, vomit en portugaisdes blasphèmes et d’horribles menaces ; il poussait desexclamations sourdes, entrecoupées de plaintes et de gémissementspitoyables avec des spasmes des épaules, comme s’il eût été enproie à une crise mortelle. C’était un spectacle inexprimablementvil et grotesque, et je m’éloignai vivement. Il essaya de crierquelque chose derrière mon dos, des paroles insultantes sur lecompte de Jim, me semble-t-il. Mais il ne les lançait pas trophaut, car nous étions tout près de la maison. Tout ce quej’entendis distinctement, ce fut : « Ce n’est qu’un petitenfant… un petit enfant… »

Chapitre 35

 

– « Mais le lendemain matin, lorsque le premier coudede la rivière eut caché derrière moi les maisons de Patusan, toutela réalité de ces faits, avec leur couleur, leur dessin et leursignification, me sortit des yeux, comme en sort un tableau quel’imagination jeta sur une toile, et auquel on tourne une dernièrefois le dos, après une longue contemplation. Il reste imprimé dansla mémoire, avec toute sa fraîcheur, avec sa vie figée sous unelumière immuable. Ce petit coin de terre nourrissait des ambitions,des terreurs, de la haine, des espoirs, et le souvenir de tout celademeure intact dans mon esprit, avec une égale intensité, avec unesorte d’expression fixée pour toujours. J’avais tourné le dos autableau pour retourner vers le monde, où les choses se meuvent, oùles hommes changent, où la lumière palpite, où le flot clair de lavie coule indifféremment sur de la vase ou des cailloux. Je neprétendais pas y plonger : j’avais assez à faire pour garderla tête hors de l’eau. Quant à ce que j’ai laissé derrière moi, jene puis y concevoir de changement. L’énorme et magnanime Doramin etsa maternelle petite sorcière d’épouse, tous deux contemplant lepays, et nourrissant en secret leurs rêves d’ambitionpaternelle ; Tunku Allang ratatiné et tout perplexe ;Dain Waris intelligent et brave, avec sa foi en Jim, avec sonregard ferme et sa cordialité ironique ; la jeune femmeabsorbée dans son adoration terrifiée et méfiante ; Tamb’ Itamhargneux et fidèle ; Cornélius appuyant son front à labalustrade, sous le clair de lune ; je les vois nettement. Ilssont tous là, comme évoqués par un coup de baguette magique. Maisle personnage autour duquel ils se groupent tous, celui-là vit, etje ne le vois pas bien. Nulle baguette magique ne peutl’immobiliser sous mes yeux. C’est l’un des nôtres.

« Jim, je vous l’ai dit, faisait avec moi la première étapedu retour vers un monde auquel il avait renoncé, et parfois il noussemblait entrer au cœur d’une nature sauvage et inviolée. Larivière vide étincelait sous le soleil vertical ; entre leshautes murailles de la végétation, la chaleur assoupie tombait surl’eau, et le canot, vigoureusement enlevé, filait à travers un airépais et chaud qui paraissait figé sous la voûte des grandsarbres.

« L’ombre d’une séparation prochaine avait déjà mis entrenous une distance immense, et quand nous parlions, c’était aveceffort, comme si nous eussions dû forcer nos voix trop basses pourfranchir un espace énorme et sans cesse accru. L’embarcation volaitsur l’eau ; nous étouffions côte à côte, dans l’air stagnantet surchauffé ; l’odeur de vase et de marais, l’odeuroriginelle de la terre féconde, semblait nous piquer les narines,lorsque tout à coup, à un dernier tournant, ce fut comme si, trèsloin, une grande main avait levé un lourd rideau, et brusquementouvert un portique gigantesque. La lumière même semblaits’allumer ; le ciel s’élargissait sur nos têtes ; unmurmure lointain frappa nos oreilles ; une fraîcheur nousenveloppa, remplit nos poumons, vivifia nos pensées, notre sang,nos regrets, et droit devant nous, les forêts disparurent devant lacrête bleu sombre de la mer.

« Je respirais largement ; je jouissais de l’immensitéd’un horizon ouvert, de l’atmosphère nouvelle qui paraissaitpalpitante des efforts de la vie, de l’énergie d’un mondeimpeccable. Ce ciel et cette mer s’ouvraient pour moi. La jeunefemme avait raison : il y avait là un signal, un appel,quelque chose à quoi je répondais par toutes les fibres de monêtre. Je laissai mes yeux errer sur l’espace, comme un hommedélivré de ses liens qui étire ses membres endoloris, court,bondit, obéit à l’exaltation grisante de la liberté reconquise. –« C’est merveilleux ! » m’écriai-je, puis jeregardai le malheureux assis à côté de moi. La tête penchée sur lapoitrine, il répondit : – « Oui », sans lever lesyeux, comme s’il eût redouté de voir, écrits en grosses lettres surle ciel du large, les reproches de sa conscience romanesque.

« Je revois les plus minces détails de cet après-midi. Nousaccostâmes sur un petit coin de grève blanche, encadrée par unefalaise basse, au sommet brisé et au flanc drapé, jusqu’au pied, deplantes grimpantes. Au-dessous de nous la plaine marine, d’un bleuintense et serein, s’élevait imperceptiblement jusqu’à l’horizon,tendu comme un fil à la hauteur de nos yeux. De grandes vagues delumière passaient légèrement sur la surface sombre, rapides commedes plumes chassées par le vent. Trapue et brisée, une chaîned’îlots, déployée en face du vaste estuaire, réfléchissaitfidèlement les contours de ses rives sur une nappe d’eau pâle etvitreuse. Solitaire et tout noir, haut dans le ciel décoloré, unoiseau planait, plongeant et s’élevant tour à tour au-dessus dumême point, avec un imperceptible battement d’ailes. Un groupemisérable et noirâtre de pauvres bicoques de paillis était juchéau-dessus de sa propre image renversée, sur une multitude depilotis tordus et couleur d’ébène. Un minuscule canot noir enpartit, avec deux hommes minuscules et tout noirs aussi, quis’évertuaient de leur mieux à frapper l’eau pâle ; le canotparaissait glisser péniblement sur un miroir. Ce groupe de pauvresbicoques constituait le village de pêcheurs qui se targuait de laprotection spéciale du seigneur blanc, et les deux hommes du canotétaient le vieux chef et son gendre. Ils accostèrent et vinrent ànous sur le sable clair, maigres et bruns, comme s’ils eussent étéfumés, avec des plaques cendrées sur la peau de leurs poitrines etde leurs épaules nues. Ils avaient la tête serrée dans des foulardssales mais soigneusement roulés, et sans tarder, le vieillard semit à exposer ses doléances avec volubilité, en étendant un brasmaigre et en fixant sur Jim le regard confiant de ses vieux yeuxchassieux. Les gens du Rajah ne voulaient pas leur laisser lapaix ; il y avait eu des histoires, à propos d’œufs de tortueque les pêcheurs avaient été dénicher sur les îles, là-bas ;et s’appuyant à bout de bras sur sa pagaie, il tendait sa mainbrune et osseuse sur la mer. Jim l’écouta quelque temps sans leverles yeux, puis finit par lui dire doucement d’attendre un instant.Il l’écouterait tout à l’heure. Les deux hommes se retirèrent avecsoumission à quelque distance, et s’accroupirent sur leurs talons,les pagaies posées devant eux sur le sable ; leurs yeux auxreflets d’argent nous suivaient avec patience, et l’immensitédéployée de la mer, l’immobilité de la côte, étendue au nord et ausud, hors des limites de la vision, faisaient une Présencecolossale qui regardait les quatre nains que nous étions, perdussur ce banc de sable étincelant.

– « Le malheur », fit tristement Jim,« c’est que, depuis des siècles, les pauvres pêcheurs de cevillage ont été considérés comme des esclaves personnels du Rajah,et le vieux drôle ne peut pas se mettre dans la têteque… »

« Il s’arrêta. – « Que vous avez changé toutcela… » hasardai-je.

– « Oui ! J’ai changé tout cela ! »murmura-t-il, d’une voix sombre.

– « Vous avez trouvé une belle chance »,fis-je.

– « Vous croyez ? » répondit-il. « MonDieu oui ! Vous avez raison ! Oui, j’ai retrouvé maconfiance en moi-même, avec un nom glorieux… et pourtant, jevoudrais… quelquefois… Non, je me tiendrai à ce que j’ai là ;on ne saurait trouver mieux. » Il allongea le bras vers lamer. « Pas là-bas, en tout cas… » et frappant le sable dupied : « Voici ma frontière, parce que je ne puis mecontenter de moins… »

« Nous continuions à arpenter la grève. – « Oui, j’aichangé tout cela », reprit-il, avec un regard de côté sur lesdeux pêcheurs patiemment accroupis ; « maisreprésentez-vous un peu ce qui arriverait, si je m’en allais. ParJupiter, ne le voyez-vous pas ? Ce serait l’enferdéchaîné ! Non ! Demain j’irai courir le risque du caféde ce vieil imbécile de Tunku Allang, et je ferai un tasd’histoires à propos de ces œufs pourris de tortue. Non… Je ne puisdire… Cela suffit… Jamais ! Il faut que je poursuive ma routejusqu’au bout, sans faiblir, pour sentir que rien ne peutm’atteindre ; il faut que je m’appuie sur leur confiance pourconnaître une pleine sécurité et pour… » Il parut chercher unmot, vouloir le lire sur la mer ; « … pour rester encontact avec… » sa voix, tout à coup tombée, n’était plusqu’un murmure ; « … avec ceux que je ne verrai peut-êtreplus jamais. Avec… avec vous, par exemple ! »

« Je fus profondément ému de ces paroles. – « Pourl’amour de Dieu », m’écriai-je, « ne faites pas tropgrand cas de moi, mon ami ; songez un peu àvous-même ! » J’éprouvais gratitude et affection pour cetraînard dont les yeux m’avaient distingué, dans les rangs d’uneinsignifiante multitude. Il n’y avait pas de quoi être bien fier,pourtant. Je détournai mon visage brûlant ; sous le soleilbas, dont s’éteignait le sombre éclat de pourpre, comme un tisonsorti du feu, la mer étalée offrait son immense paix au globeflamboyant. Deux fois, Jim fut sur le point de parler, mais il secontint ; puis enfin, comme s’il eût trouvé uneformule :

– « Je serai fidèle », fit-il doucement.« Oui, je serai fidèle », répéta-t-il, sans me regarder,mais en laissant, pour la première fois, errer ses yeux sur l’océandont le bleu avait passé au violet sombre, sous les feux ducouchant. Ah ! il était bien romanesque, romanesque ! Jeme rappelai certaines des paroles de Stein : « Plongerdans l’élément destructeur… Suivre son rêve et suivre son rêve, àjamais… usque ad finem ! » Il était romanesque,mais non moins sincère. Qui saurait dire quelles formes, quellesvisions, quels pardons, quels visages, il cherchait dans l’ardeurdu couchant ? Une petite barque détachée de la goélette pourme chercher venait tout doucement vers la grève, au rythme régulierde ses deux avirons. – « Et puis il y a Bijou… » fit-il,et le grand silence de la terre, du ciel et de la mer dominait sibien toutes mes pensées que le son de sa voix me fit tressaillir.« Il y a Bijou ! » – « Oui »,murmurai-je. – « Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’elleest pour moi », reprit-il. « Vous avez vu… Un jour, ellefinira par comprendre… » – « Je le souhaite »,interrompis-je. – « Elle aussi, elle a foi en moi »,murmura-t-il, d’un ton rêveur, puis avec un accent nouveau :« À quand notre prochaine rencontre, je me ledemande ? »

– « À jamais… à moins que vous ne reveniez »,répondis-je, en fuyant son regard. Il ne parut pas surpris, maisresta un instant immobile.

– « Adieu, alors », fit-il, après un silence.« Peut-être cela vaut-il mieux ! »

« Nous nous serrâmes la main, et je me dirigeai vers lecanot qui m’attendait, l’avant sur le sable. Grand’voile déployéeet foc au vent, la goélette dansait sur la mer de pourpre ;ses voiles se teintaient de rose. – « Comptez-vous bientôtretourner là-bas ? » me demanda Jim, au moment où jepassais le pied par-dessus le bordage. – « Dans un an, à peuprès, si je vis », répondis-je. Le brion racla la grève ;le canot flotta ; les rames humides brillèrent et tombèrent àl’eau, une fois… deux fois… Jim éleva la voix :– « Dites-leur… » commença-t-il. Je fis signe auxrameurs de suspendre leur nage et attendis avec étonnement. Dire àqui ? Le soleil à demi submergé l’éclairait en plein et jevoyais son rouge éclat dans les yeux qui me lançaient un regardmuet… « Non… rien… », conclut-il, et il fit, d’un gesteléger de la main, signe aux matelots de repartir. Je ne regardaiplus le rivage avant d’avoir grimpé sur la goélette.

« Le soleil était couché. Le crépuscule tombait surl’Orient et la côte devenue toute noire étendait à l’infini son mursombre qui paraissait être le rempart même de la nuit. Au couchant,l’horizon n’était qu’un flamboiement d’or et de pourpre d’où,sombre et immobile, un gros nuage flottant faisait tomber sur lamer une ombre d’ardoise ; sur la grève, Jim attendait de voirla goélette abattre et prendre de l’erre.

« Les deux pêcheurs demi-nus s’étaient levés à mondépart ; ils déversaient sans doute dans les oreilles duseigneur blanc les pauvres doléances de leur misérable existenced’opprimés, et sans doute aussi écoutait-il cette plainte et lafaisait-il sienne, car n’était-ce pas là une part de sa chance, decette chance qu’il avait trouvée du premier coup, et dont ilaffirmait avoir su se montrer digne ? Eux aussi, ils avaientde la chance, et j’étais bien certain que leur constance les enrendrait dignes. Leurs corps bruns avaient disparu sur le fondsombre, bien avant que j’eusse perdu de vue leur protecteur. Blancdes pieds à la tête, il restait indéfiniment visible, avec lerempart de la nuit dans son dos, la mer à ses pieds, et à son côtéla Chance…, toujours voilée. Que dites-vous ? Si elle étaittoujours voilée ? Je ne sais pas. Pour moi, cette silhouetteblanche, dressée sur l’immobilité de la côte et de la mer, était lecentre d’une formidable énigme. Les dernières lueurs du jours’éteignaient rapidement dans le ciel au-dessus de sa tête ; àses pieds, la bande de sable était déjà noyée d’ombre ; iln’était pas lui-même plus gros qu’un enfant ; puis ce ne futplus qu’un point, un point blanc minuscule qui semblait concentrersur lui toute la lumière attardée dans un monde obscur… Et tout àcoup, je ne le vis plus… »

Chapitre 36

 

C’est sur ces mots que Marlow acheva son récit, et son auditoirese dispersa sous son regard pensif et absorbé. Seuls, ou deux àdeux, sans perdre de temps, sans une observation, les convivesquittaient la véranda, comme si la dernière vision de cettehistoire incomplète, ce qu’elle avait même d’inachevé et le ton duconteur, eussent rendu toute discussion vaine et tout commentaireimpossible. Chacun des auditeurs semblait emporter comme un secretses propres impressions, mais entre tous il y en avait un, un seul,qui devait un jour connaître le dernier mot de l’histoire. Ill’apprit chez lui, plus de deux ans après, et cette conclusion luiparvint sous forme d’un paquet épais, à l’adresse libellée parMarlow, d’une écriture droite et anguleuse.

L’homme privilégié ouvrit le paquet, jeta les yeux sur soncontenu, puis le posa sur la table pour se diriger vers la fenêtre.Son appartement était perché au dernier étage d’une haute bâtisse,et à travers les carreaux clairs, son regard portait très loin,comme à travers une lanterne de phare. Les pentes des toitsluisaient ; les crêtes noires brisées se succédaient àl’infini, comme des vagues sombres et sans écume, et sous ses piedsmontait, des profondeurs de la ville, une confuse et inlassablerumeur. Multiples et disséminés au hasard, des clochers d’églisesse dressaient comme des balises sur des bas-fonds inextricables etdépourvus de chenal ; la pluie oblique se fondait dans lecrépuscule tombant d’un soir d’hiver, et sur une tour les coupsd’une grosse cloche qui sonnait l’heure, roulaient en boufféesformidables et austères, avec une vibration aiguë tout au fond.L’homme tira les lourds rideaux.

La lumière abattue de sa lampe dormait comme une mareabritée ; ses pas tombaient sans bruit sur le tapis ; sesjours errants étaient passés. Plus d’horizons illimités commel’espérance ; plus de pénombre de forêts solennelles comme destemples, dans l’ardente poursuite du Pays éternellement vierge,par-dessus les collines, derrière les torrents, au-delà des mers.Jamais plus ! Jamais plus… Mais sous la lampe, le paquetouvert évoquait les sons, les visions, le parfum même dupassé : une multitude de visages effacés, une rumeur de voixbasses, mourant au bord de rivières lointaines, sous un soleilpassionné et sans consolations. Il soupira et s’assit pourlire.

Il trouva dans l’enveloppe trois plis distincts : denombreuses pages épinglées et copieusement noircies, une feuillevolante de papier grisâtre, avec quelques lignes tracées d’uneécriture qu’il n’avait jamais vue, et une lettre explicative deMarlow. De ces dernières pages s’échappa une seconde lettre, jauniepar le temps et éraillée aux plis. Il la ramassa, la mit de côté,et revenant au message de Marlow, en parcourut rapidement lespremières lignes, pour s’arrêter bientôt et lire ensuiteattentivement, comme un homme qui aborde à pas lents, et avec desyeux grands ouverts, le pays inconnu qui va se dévoiler à sesregards.

– « … Je ne pense pas que vous ayez oublié »,disait la lettre. « Seul, vous avez fait montre d’intérêt pourcelui qui survivait au récit de son histoire ; vousn’admettiez pas, pourtant, je m’en souviens bien, qu’il eûtvraiment subjugué son destin. Vous prophétisiez pour lui ledésastre de la lassitude et du dégoût, devant l’honneur conquis etla tâche imposée, devant l’amour né de la pitié et de la jeunesse.Vous disiez trop bien connaître « ce genre d’histoires »,avec ses satisfactions illusoires et ses inéluctables déceptions.Vous prétendiez aussi, je me le rappelle, que consacrer sa vie àces gens-là (ces gens-là désignaient toutes les raceshumaines à peau jaune, brune ou noire), c’était vendre son âme àune brute. Vous souteniez que « ce genre d’histoires »,pour être tolérable et durable, devait se baser sur une foi solidedans la vérité d’idées propres à notre race, et sur lesquellesreposent l’ordre et le progrès moral. « Il faut une convictionpareille pour nous soutenir », disiez-vous : « nousavons besoin de croire à la nécessité et à la justice de ces idées,pour faire le sacrifice valable et conscient de nos existences.Sans elles, le sacrifice n’est qu’oubli, et la voie qui nous y mènevaut une voie de perdition. » En d’autres termes, voussouteniez que nous devons combattre dans le rang, ou que nos viesne comptent pas. Possible ! Vous devez le savoir, – soit ditsans malice, – vous qui avez su entrer seul en maints endroits, eten sortir adroitement, sans vous brûler les ailes. Mais laquestion, c’est que, dans toute l’humanité, Jim n’avait affairequ’à lui-même, et l’on peut se demander, si, en définitive, sa foiconfessée n’était pas plus haute que les lois d’ordre et deprogrès.

« Je n’affirme rien. Peut-être pourrez-vous en juger, vous,après avoir lu. Il y a beaucoup de vérité, somme toute, dans cettebanale expression : « être sous un nuage ». Il estd’autant plus impossible de le clairement distinguer, que c’est àtravers d’autres yeux que nous avons de lui une dernière vision. Jen’hésite pas à vous communiquer tout ce que je sais de cet épisodesuprême qui, selon son expression, « lui est tombédessus ». On se demande si ce n’est pas cette chance ultime,cette dernière et décisive épreuve que je l’avais toujourssoupçonné d’attendre, pour pouvoir lancer ensuite un message aumonde impeccable. Vous vous souvenez qu’au moment où je le quittaispour la dernière fois, il m’avait demandé si je comptais bientôt« retourner là-bas », et m’avait tout à coup crié :– « Dites-leur… » ; j’avais attendu avec curiosité,je l’avoue, avec espoir aussi, mais il avait ajouté :« Non… rien… ! » Ce fut tout, ce jour-là, et il n’yaura rien de plus ; il n’y aura pas de message, pas d’autre aumoins que celui que chacun de nous peut trouver dans le langage desfaits, si souvent plus énigmatique que les plus subtilsarrangements de mots. Il a fait, pourtant, une dernière tentativepour s’expliquer, tentative infructueuse encore, comme vous vous enrendrez compte en jetant un coup d’œil sur la feuille griseci-jointe. Il a essayé d’écrire : voyez cette écriture banale.Il a daté sa lettre : « Du Fort ; Patusan », cequi me fait conclure qu’il avait mis à exécution son projet, detransformer son domaine en un lieu de défense. Son plan étaitexcellent : un fossé profond, un mur de terre couronné d’unepalissade, et aux angles, des canons montés sur plates-formes, pourbalayer les quatre faces du quadrilatère. Doramin avait consenti àlui fournir les canons, et de la sorte, ses fidèles savaientpouvoir compter sur un refuge, où se rallieraient tous sespartisans en cas de danger subit. Tout cela prouvait ses vuesjudicieuses, sa foi dans l’avenir. Ceux qu’il appelait « mesgens à moi », les captifs libérés du Chérif, devaient, avecleurs huttes et de petits lopins de terre disposés autour du fortcentral, se grouper, à Patusan, en un quartier distinct. Dans sonenceinte, il représenterait, à lui tout seul, une armée invincible.« Du Fort ; Patusan. » Pas de date, vous le voyez.Qu’importent un nom et un quantième, pour un jour entre lesjours ? Il est impossible de dire à qui il pensait, en prenantla plume : à Stein, à moi, au monde en général… ou ne faut-ilvoir là que le cri d’effroi sans adresse d’un solitaire en face desa destinée ? – « Une chose terrible vientd’arriver !… » écrit-il, avant de jeter la plume pour lapremière fois ; regardez sous ces mots la tache d’encre quis’effile en pointe de flèche. Après un moment, il a fait unenouvelle tentative, et griffonné lourdement, avec une main deplomb, la seconde ligne : – « Il faut, maintenant, sanstarder, que je… » La plume a craché, et il a renoncé. Il n’y arien de plus. Il a vu un gouffre formidable que le regard ni lavoix ne pouvaient franchir. Voilà ce que je crois comprendre. Il aété écrasé par l’inexplicable, par sa propre personnalité, par lagénérosité même de cette destinée, qu’il avait tant fait pourmaîtriser.

« Je vous envoie aussi une vieille lettre, une très vieillelettre, que l’on a trouvée soigneusement pliée dans son pupitre.C’est une lettre de son père, et la date vous montrera qu’il avaitdû la recevoir quelques jours avant d’embarquer sur lePatna. Ce doit être la dernière lettre qu’il ait reçue dessiens. Il l’avait précieusement conservée toutes ces années. Le bonvieux pasteur aimait fort son fils marin. J’ai lu quelques phrasesçà et là. Vous n’y trouverez que tendresse. Il dit à son« cher Jacques » que sa dernière longue lettre était« bien bonne et bien intéressante ». Il ne voudraitpourtant pas le voir « juger trop hâtivement et tropsévèrement les hommes ». Quatre pages de ce genre, quatrepages de morale familière et de nouvelles des siens. Tom « apris les ordres » ; le mari de Carrie « a subi despertes d’argent ». Et ainsi de suite : le vieillardtémoigne tout uniment de sa foi dans la Providence, dans l’ordreétabli de l’univers, comme de son attention à ses petits dangers età ses pauvres grâces. On le voit d’ici, grisonnant et serein, dansl’inviolable asile d’un cabinet de travail confortable et fané, où,sous les murs tapissés de livres, il a pendant quarante ans de savie, fait consciencieusement le tour de ses humbles pensées,touchant la foi et la vertu, la conduite de la vie, et la seulefaçon correcte de mourir ; où il a composé tant de sermons,d’où il écrit à son garçon, si loin, de l’autre côté de la terre.Mais qu’importe la distance ? La vertu est une, d’un bout dumonde à l’autre, et il n’y a qu’une foi, qu’une façon convenable demener sa vie, qu’une manière de mourir. Il espère que son« cher Jacques » n’oubliera jamais que celui qui cède unefois à la tentation s’expose du même coup à la dégradation totaleet à la perte éternelle. – « Prends donc la ferme résolutionde ne jamais commettre, pour quelque motif que ce soit, une actionque tu crois injuste. » Il donne encore dans la lettre desnouvelles d’un chien favori ; « le poney que vous montieztous dans votre enfance a perdu la vue, de vieillesse, et a dû êtreabattu. » Le vieillard invoque la bénédiction de laProvidence ; la maman et toutes les filles présentes à lamaison envoient leurs tendresses… Non, il n’y a pas grand-chosedans cette lettre jaunâtre et éraillée, échappée après tantd’années à l’étreinte caressante de sa main. Il n’y a jamaisrépondu, mais qui saurait dire, pourtant, quels colloques muets ila tenus avec toutes les ombres placides et sans couleur d’hommes etde femmes qui peuplaient ce coin du monde paisible, aussi bien àl’abri des luttes et des périls que peut l’être une tombe, etrespirant sagement une atmosphère de calme rectitude. On restestupéfait qu’il ait pu faire partie de ces gens-là, lui sur quitant d’aventures « sont tombées ». Rien ne leur arrivaitjamais ; ils ne risquaient pas d’être pris à l’improviste oud’avoir à se colleter avec la destinée. Les voilà tous, évoqués parle doux bavardage d’un père, tous ces frères et sœurs, os de ses oset chair de sa chair, avec leurs yeux clairs et inconscients de saprésence à lui, que j’aperçois, enfin revenu, non plus sous formed’un minuscule point blanc, perdu au cœur d’un immense mystère,mais dressé de toute sa hauteur, au milieu de leurs ombresimpassibles, avec une mine sévère et romanesque, mais toujoursmuet, sombre, sous un nuage.

« Vous trouverez le récit des derniers événements dans lespages ci-incluses. Vous avouerez que cette fin est plus romanesqueque les plus échevelés de ses rêves d’enfant, et pourtant, il mesemble y voir une sorte de logique profonde et terrifiante, commesi c’était notre seule imagination qui pût déchaîner contre nous lapuissance d’une effroyable destinée. L’imprudence de nos penséesretombe sur notre tête : qui joue avec l’épée périra parl’épée. Cette stupéfiante aventure, dont le trait le plusextraordinaire est sa vérité même, survient comme une conséquenceinéluctable. Il devait arriver quelque chose de ce genre. Voilà ceque l’on pense, tout en s’émerveillant que pareils faits aient pusurvenir dans l’avant-dernière de nos années de grâce. Mais ils sesont bien produits, et il n’y a pas à discuter leur logique.

« Je vous expose les faits comme si j’en avais été letémoin. Mes données sont un peu décousues, mais je les airaccordées et elles suffisent à rendre le tableau intelligible. Jeme demande comment Jim lui-même nous eût raconté l’histoire ?Il m’avait déjà témoigné tant de confiance, qu’il me semble parfoisle voir tout prêt à entrer chez moi, pour me la dire à safaçon ; j’entends son accent ému sous l’air détaché : jevois sa mine décidée, un peu embarrassée aussi, un peu douloureuse,un peu lassée, et de temps en temps, un mot, une phrase, medonnent, sur son être intérieur, un de ces aperçus trop brefs pourpouvoir servir à m’orienter. J’ai peine à croire qu’il ne doivejamais venir. Jamais je n’entendrai plus sa voix ; jamais jene reverrai son visage lisse, rose et hâlé, avec la ligne blanchesur le front, et les yeux d’enfant, assombris par l’émotion,devenus d’un bleu profond, insondable. »

Chapitre 37

 

– « L’affaire trouve son origine dans le remarquableexploit d’un nommé Brown, qui avait volé, avec le plus entiersuccès, une goélette espagnole dans une petite baie, près deZamboanga. Mes renseignements étaient restés incomplets jusqu’aujour où je rencontrai cet individu, mais un singulier hasard me fittomber sur lui à l’heure précise où il allait rendre au diable sonâme arrogante. Il consentit heureusement à parler, et put le faireentre des crises de suffocation ; son corps torturé frémissaitde joie maligne à la seule pensée de Jim. Il exultait à l’idéed’avoir « tout de même fini par démolir ce sacré pantin toutraide » ! Le récit de ses exploits lui faisait élargirdes prunelles ardentes, et je dus, pour tout savoir, supporter leregard profond de ses yeux féroces, à la rude patte d’oie ; jesubis l’épreuve, en songeant à la distance imperceptible qui séparecertaines formes de méchanceté de la folie ; filles d’unégoïsme forcené, exaspéré par la résistance, elles déchirent l’âmeet prêtent au corps une force factice. L’histoire révèle aussi desprofondeurs insoupçonnées d’astuce chez le misérable Cornélius,dont la haine abjecte et intense, agissant comme une inspirationsubtile, lui montra sans erreur le chemin de la vengeance.

– « J’ai bien vu, du premier coup, l’espèce d’idiotque c’était », haletait mon Brown moribond. « Cela unhomme ! Tonnerre ! C’était une poupée vide ! Commes’il n’eût pas pu dire tout de suite : – « À bas lespattes ! Défense de toucher à mes rapines ! » Lemaudit ! Voilà qui eût été agir en homme ! Au diable sonâme supérieure ! Il me tenait, mais il n’y avait pas assez dedémon dans son cœur pour en finir avec moi. Ah bah ! Un êtrepareil, me laisser filer, comme si je n’avais pas valu un coup depied !… » Brown cherchait désespérément son souffle.« … Bandit !… Me laisser filer… ! Alors, c’est moiqui ai fini par avoir sa peau !… » Il suffoqua denouveau. « … Je crois bien que je vais crever, mais je mourraiheureux, maintenant… Vous… vous, l’homme dont je ne sais pas lenom, je vous donnerais volontiers un billet de cinq livres, si j’enpossédais un, pour les nouvelles que vous m’apportez… Ou je nem’appelle pas Brown… » ; il eut un ricanementatroce : « … Gentleman Brown !… »

« Il coupait ses paroles d’inspirations profondes et fixaitsur moi le regard dévorant de ses yeux jaunes, enfoncés dans unlong visage brun et ravagé ; il faisait des gestes brefs dubras gauche ; la broussaille d’une barbe poivre et sel tombaitpresque à sa taille ; une couverture crasseuse et déchiréecouvrait ses jambes. Je venais de le découvrir à Bangkok, parl’entremise de ce brouillon de Schomberg, l’hôtelier, qui m’avait,en confidence, indiqué le côté où pousser mes recherches. Il paraîtqu’une espèce de vagabond, ivrogne fieffé, un blanc qui vivait dansle quartier indigène avec une Siamoise, s’était tenu pour trèshonoré d’abriter les derniers jours du fameux « GentlemanBrown ». Pendant que nous causions dans le bouge sordide, oùle moribond enlevait, de haute lutte, chacune des ultimes minutesde sa vie, la Siamoise assise dans un coin d’ombre, cachait à demises grosses jambes nues et sa large face stupide, en mâchant dubétel d’un air abruti. Elle se levait de temps à autre pour chasserun poulet de la porte, et toute la bicoque tremblait sous ses pas.Un affreux bambin jaune, avec la nudité et le ventre en tonneaud’un petit dieu païen, se tenait au pied du lit, un doigt dans labouche, perdu dans une contemplation profonde du mourant.

« L’homme parlait avec fièvre, mais parfois, au milieu d’unmot, une invisible main semblait le prendre à la gorge, et il mejetait un muet regard d’angoisse et de doute. Il paraissaitcraindre que je finisse par me lasser et que je me retirasse, sanslui laisser le temps d’achever son histoire et de crier sonexultation. Je crois qu’il mourut dans la nuit, mais à cemoment-là, je n’avais plus rien à apprendre.

« En voilà assez sur Brown pour l’instant.

« Huit mois auparavant, en arrivant à Samarang, j’étais,selon ma coutume, allé voir Stein. Je fus salué avec timidité parun Malais, posté sur la véranda, du côté du jardin, et je mesouvins d’avoir vu cet homme à Patusan, dans la maison de Jim,parmi d’autres Bugis, qui venaient le soir rabâcher d’interminablessouvenirs de guerre et discuter les affaires publiques. Jim mel’avait désigné comme un respectable et modeste négociant,possesseur d’un petit voilier de haute mer monté par un équipageindigène, et qui s’était fort distingué dans la prise de laredoute. Je ne fus pas trop surpris de le voir là, sachant qu’aucundes négociants de Patusan qui s’aventuraient jusqu’à Samarang, nemanquait de se rendre à la maison de Stein. Je lui rendis son salutet passai. À la porte du cabinet de Stein, je tombai sur un secondMalais, en qui je reconnus Tamb’ Itam.

« Je lui demandai tout de suite ce qu’il faisait là ;l’idée me traversa la tête que Jim avait pu venir en visite etj’avoue que cette pensée me causait plaisir et émotion. Mais Tamb’Itam paraissait ne savoir que répondre. – « Tuan Jim estlà ? » demandai-je avec impatience. – « Non »,grommela-t-il en laissant un instant tomber sa tête, puis avec uneviolence soudaine : « Il n’a pas voulu se battre ;il n’a pas voulu se battre », répéta-t-il à deux reprises.Comme il semblait incapable de dire autre chose, je le poussai decôté, et j’entrai.

« Grand et voûté, Stein se tenait au milieu de la pièce,entre les rangées de cases à papillons. –« Ach ! c’est vous, mon ami », fit-iltristement, en me regardant à travers ses lunettes. Un paletot-sacd’alpaga brunâtre tombait déboutonné jusqu’à ses genoux. Il avaitun panama sur la tête, et des plis profonds sillonnaient ses jouespâles. – « Qu’y a-t-il donc… ? » demandai-jenerveusement. « Voilà Tamb’ Itam… » – « Venez voirla pauvre fille… Venez voir la pauvre fille… » fit-il, avec unsemblant d’énergie. Je voulais le retenir, mais il refusait, avecune douce obstination, de prêter l’oreille à mes questionspressantes. « Elle est ici ; elle est ici ! »répétait-il avec une agitation manifeste. « Ils sont arrivésdepuis deux jours ; un vieillard comme moi, un inconnu,sehen sie[17] … ne peut pas fairegrand-chose… Par ici… Les jeunes cœurs sontimplacables… ! » Je le sentais en proie à une affreuseangoisse. « … La force de vie qu’il y a en eux… ; lacruelle force de vie… ! » Il marmonnait en me guidant àtravers la maison ; je le suivais, perdu dans des conjecturessinistres et courroucées. À la porte du salon il me barra laroute ; « il l’aimait beaucoup ? » medemanda-t-il, d’un ton interrogateur, et je ne pus répondre qued’un signe de tête, n’osant risquer une parole, tant mondésappointement était amer. « C’est affreux ! »soupira-t-il ; « elle ne me comprend pas. Je ne suis pourelle qu’un vieillard inconnu. Vous peut-être, qu’elle connaît…Parlez-lui ; nous ne pouvons laisser les choses dans cet état.Dites-lui de pardonner. C’était bien terrible ! » –« Sans aucun doute ! » m’écriai-je, exaspéré derester dans l’ignorance, « mais vous, lui avez-vouspardonné ? » Il me lança un étrange regard. – « Vousallez savoir », fit-il, et ouvrant la porte, il me poussalittéralement dans la pièce.

« Vous connaissez la grande maison de Stein, avec ses deuximmenses salons de réception, inhabités et inhabitables, ces piècesnettes, pleines de solitude et de choses brillantes, qui fontl’effet de n’avoir jamais été touchées par un regard humain. Il yfait frais par les plus grandes chaleurs, et l’on a, enfranchissant le seuil, l’impression de pénétrer dans un souterrainsoigneusement astiqué. Je traversai l’un de ces salons, et dansl’autre je vis la jeune femme, assise au bout d’une grande tabled’acajou, sur laquelle elle posait la tête, le visage caché dansles bras. Comme une nappe d’eau glacée, le plancher ciré reflétaitvaguement sa silhouette. Les stores de jonc étaient baissés, etdans l’étrange pénombre verdâtre filtrée par les frondaisonsd’alentour, passaient de lourdes bouffées de vent qui soulevaientles longues draperies des fenêtres et des portes. Sa forme frêlesemblait taillée dans la neige, et au-dessus de sa tête, les perlesde cristal d’un grand candélabre cliquetaient comme d’étincelantesstalactites de glace. Elle leva les yeux à mon approche. Je mesentais glacé, comme si ces vastes appartements eussent été lafroide demeure du désespoir.

« Elle me reconnut sans hésitation, et dès que je me fusarrêté, les yeux baissés sur son visage. – « Il m’aquittée », fit-elle tranquillement. « Vous nous quitteztoujours… pour suivre votre chemin. » Son visage était figé,et toute la chaleur vitale semblait s’être réfugiée dans quelquecoin inaccessible de sa poitrine… « Il m’aurait été facile demourir avec lui », poursuivit-elle, en faisant un geste delassitude, comme si elle eût renoncé à comprendre l’inexplicable.« Il n’a pas voulu… On aurait cru qu’il était aveugle… etpourtant c’est moi qui lui parlais, moi qui me tenais devant sesyeux ; c’est moi qu’il regardait tout le temps !Ah ! vous êtes durs, fourbes, perfides, impitoyables.Qu’est-ce qui vous rend si méchants ? Ou bien, est-ce que vousseriez fous ? »

« Je pris sa main qui ne répondit pas à mon étreinte, etqui retomba, lorsque je la lâchai. Cette indifférence, plusterrible que les pleurs, les cris et les reproches, semblait défierle temps et les consolations. On sentait que rien de ce que l’onpouvait dire n’atteindrait le centre de cette douleur muette etparalysante.

– « Vous allez tout savoir », m’avait dit Stein,et j’appris tout en effet ; je connus toute l’histoire,écoutant avec stupeur et angoisse le ton d’inflexible accablementde la conteuse. Elle ne pouvait pas comprendre la portée réelle desfaits qu’elle racontait, et son ressentiment me remplissait depitié pour elle… comme pour lui. Je restai rivé à ma place,lorsqu’elle eut achevé. Appuyée sur ses coudes, elle regardaitdroit devant elle, avec des yeux durs, et le vent qui passait enbouffées continuait à faire sonner les cristaux, dans le demi-jourverdâtre. Elle murmurait tout bas : – « Et pourtant, ilme regardait ; il voyait mon visage ; il entendait mavoix et ma peine. Quand je m’asseyais à ses pieds, la joue contreses genoux, et sa main sur ma tête, le démon de la cruauté et de lafolie était déjà en lui et attendait son heure. L’heure est venue…et avant le coucher du soleil il ne me voyait plus ; il étaitdevenu aveugle, sourd et impitoyable, comme vous l’êtes tous. Iln’aura pas de larmes de moi. Jamais ! Jamais ! Pas unelarme. Je ne pleurerai pas ! Il m’a quittée, comme si j’avaisété pire que la mort. Il s’est enfui, comme un être chassé par unechose maudite, qu’il aurait vue ou entendue dans sonsommeil… »

« Ses yeux fixes semblaient se tendre vers la vision d’unhomme arraché à ses bras par la force d’un rêve. Elle ne réponditpas à mon salut silencieux. Je m’échappai avec soulagement.

« Je la revis une fois encore, l’après-midi même. En laquittant, j’étais allé à la recherche de Stein, que je ne pustrouver dans la maison ; en proie à des pensées désolantes, jeme mis à errer dans les jardins, ces fameux jardins de Stein, oùpoussent toutes les plantes et tous les arbres des basses régionstropicales. Je suivis le cours canalisé d’un ruisseau, et restailonguement assis sur un banc ombragé, près d’un étang artificiel,où des oiseaux aquatiques aux ailes rognées pataugeaient etplongeaient à grand bruit. Derrière mon dos, les brandes des chênesd’Australie me rappelaient, par leur mouvement léger maisincessant, le sifflement des sapins de chez nous.

« Ce son triste et continu était un accompagnement bienfait pour ma méditation. La jeune femme me disait qu’il avait étéarraché par un rêve, et il n’y avait rien à répondre ; unetelle transgression paraissait bien impardonnable. Et pourtant,l’humanité même, dans sa course aveugle, n’est-elle pas pousséeaussi par ses rêves de grandeur et de puissance, sur la sombreroute des excès de cruauté, et des excès de dévotion ? Etqu’est-ce donc, après tout, que la poursuite de lavérité ?

« En me levant pour regagner la maison, j’aperçus, àtravers une brèche de verdure, le manteau brun de Stein, et je lerencontrai bientôt, à un détour du chemin, qui se promenait avec lajeune femme. Elle posait sa petite main sur le bras du vieillard,qui, sous le large bord plat du panama, penchait vers elle, avecune déférence apitoyée et chevaleresque, sa tête grise etpaternelle. Je m’effaçai, mais ils s’arrêtèrent en face de moi.Stein contemplait le sol à ses pieds ; la jeune femme, droiteet légère à son bras, lançait derrière son dos, le regard d’yeuxnoirs, clairs, immobiles. –« Schrecklich ! » soupira levieillard ; « c’est terrible ! terrible ! Quepeut-on faire ? » Il semblait m’implorer, mais lajeunesse de sa compagne et la longueur des jours suspendus sur satête me touchaient le cœur plus que son appel, et soudain, tout enréalisant mon impuissance, je me mis à plaider, pour sonsoulagement à elle, la cause de mon ami. – « Il faut luipardonner », conclus-je, et ma voix sans timbre paraissaits’étouffer dans une immensité indifférente et sourde. « Nousavons tous besoin de pardon », ajoutai-je, après un instant desilence.

– « Qu’ai-je donc fait ? » demanda-t-elle,du bout des lèvres.

– « Vous vous êtes toujours méfiée de lui »,répondis-je.

– « Il était comme les autres », prononça-t-elle,lentement.

– « Non », protestai-je, « pas comme lesautres ! » mais elle poursuivit d’un ton morne, sansémotion apparente :

– « C’était un fourbe. » Et tout à coup, Steinéclata : – « Non ! Non ! Non ! ma pauvreenfant… ! » Il caressait la main passivement posée sur samanche. « Non ! Non ! Pas fourbe !Fidèle ! Fidèle ! Fidèle ! » Il s’efforçait descruter le visage de pierre. « Vous ne comprenez pas !Ach ! Pourquoi ne comprenez-vous pas ?…Terrible ! » ajouta-t-il, en se tournant vers moi.« Mais un jour, il faudra bien qu’ellecomprenne ! »

– « Est-ce vous qui luiexpliquerez ? » demandai-je, en le regardantfixement.

« Je les vis s’éloigner : la robe de la jeune femmetraînait sur le chemin ; ses cheveux dénoués tombaient dansson dos. Droite et légère, elle marchait à côté du vieillard, dontle long manteau flottant pendait en plis perpendiculaires sur lesépaules voûtées, et dont les pieds bougeaient avec lenteur. Ilsdisparurent derrière ce bosquet (vous vous en souvenez peut-être),où poussent côte à côte seize espèces différentes de bambous, tousreconnaissables pour un œil averti. Pour ma part, je me sentiscaptivé par la grâce exquise et la beauté de ce bouquet délié,couronné de feuilles pointues et de têtes plumeuses, par lalégèreté, la vigueur, le charme net, comme un son de voix, de cettevie paisible et luxuriante. Je me souviens d’être resté longtempsdans la contemplation de ce bosquet, comme on s’attarderait àportée d’un murmure consolateur. Le ciel était d’un gris perle.C’était un de ces jours voilés, si rares sous les tropiques, oùvous assaillent des souvenirs d’autres bords et d’autresvisages.

« L’après-midi, je rentrai en ville ; j’emmenai avecmoi Tamb’ Itam et le Malais dont les deux fugitifs avaient empruntéle voilier, dans l’effarement, l’épouvante et l’horreur dudésastre. La secousse paraissait avoir transformé leurs natures,pétrifié la passion de la jeune femme, et rendu presque loquace letaciturne et revêche Tamb’ Itam. Sa morosité s’était muée en unehumilité inquiète, comme s’il eût, en un moment suprême, éprouvé lafaillite d’un charme puissant. Le négociant Bugi, homme hésitant ettimide, m’exposa très clairement le peu qu’il avait à dire. Ilsétaient évidemment écrasés tous deux par une sorte d’étonnementprofond et inexprimable, par l’approche d’un insondablemystère. »

Là se terminait, avec la signature de Marlow, la lettreproprement dite. Le lecteur privilégié remonta la mèche de salampe, et seul au-dessus de la houle des toits de la ville, commeun gardien de phare au-dessus de la mer, il entama la lecture del’histoire.

Chapitre 38

 

– « Comme je vous l’ai déjà dit, l’affaire commenceavec l’entrée en scène du sieur Brown », ainsi débutait lerécit de Marlow. « Vous qui avez roulé dans le Pacifiqueoccidental, vous avez dû entendre parler de cet homme-là. C’étaitle maître bandit de la côte australienne, non pas qu’on l’y vîtsouvent, mais parce que ses exploits faisaient le fond de toutesles histoires de brigands que l’on raconte toujours aux nouveauxvenus d’Angleterre ; le plus anodin des récits que l’on serépétait sur son compte, de la Baie d’Eden au Cap York, eût suffi àfaire pendre un homme, si on l’eût fait au bon endroit. On nemanquait jamais d’ajouter qu’il avait sans doute pour père unbaronnet. En tout cas on était certain qu’il avait déserté, auxpremiers temps des mines d’or, d’un navire de la métropole, etqu’il était devenu, en quelques années, la terreur de diversgroupes d’îles polynésiennes. Il enlevait les indigènes ; ildépouillait, jusqu’au pyjama, un commerçant blanc installé àl’écart, et, la plupart du temps, invitait à un duel au fusil surla grève, le pauvre diable qu’il venait de voler, proposition quieût été assez loyale, à sa façon, si le malheureux n’eût été àmoitié mort de peur. Boucanier moderne, Brown était, à vrai dire,assez misérable, comme ses plus illustres devanciers ; mais cequi le distinguait de ses confrères en brigandage, tels que BullyHayes, le doucereux Pease, ou ce bandit parfumé, cet élégant àfavoris de jeune beau, connu sous le nom de Dick la Crotte,c’était, avec l’arrogance de sa piraterie, son véhément mépris pourl’humanité en général et ses victimes en particulier. Les autresn’étaient que des brutes gourmandes et avides, mais Brownparaissait mû par des désirs complexes. Il dépouillait un individupour l’apparent plaisir de lui témoigner son mépris, et ilapportait au meurtre et à la mutilation d’un paisible et inoffensifétranger une application sauvage et haineuse, bien faite pourterroriser les plus téméraires des aventuriers. Aux jours de saplus grande gloire, il avait armé un trois-mâts, monté par unéquipage mêlé de Canaques et de baleiniers déserteurs, et sevantait, je ne sais avec quelle sincérité, d’être financièrementsoutenu, en sous-main, par une très respectable maison de marchandsde copra. Plus tard, il enleva, disait-on, la femme d’unmissionnaire, une très jeune fille de Clapham, qui avait, dans unmouvement d’exaltation, épousé le pauvre pied plat, et qui, tout àcoup transplantée en Mélanésie, avait un peu perdu le nord. C’étaitune lugubre histoire. Malade au moment de son enlèvement, lamalheureuse mourut sur le navire. Et le plus singulier del’histoire, à en croire les racontars, c’est que Brown se laissaaller sur son corps, à une explosion de sombre et violente douleur.C’en fut fait de sa chance, à partir de ce moment. Il perdit sonbateau sur des écueils, au large de Malaita, et disparut pendant untemps, comme s’il eût sombré avec le voilier. Puis, un peu plustard, on entend parler de lui à Nouka-Hiva, où il achète unevieille goélette réformée de la flotte française. À quelleshonorables fins il destinait cette emplette je ne saurais le dire,mais il est évident que Hauts Commissaires, consuls, vaisseaux deguerre et contrôle international rendaient les mers du Sud tropchaudes pour des gentilshommes de sa trempe. Il dut évidemmenttransférer plus loin dans l’ouest la scène de ses opérations, carune année plus tard, il paya d’incroyable audace, mais pour unmédiocre profit, dans une affaire tragi-comique de la Baie deManille, où un gouverneur prévaricateur et un trésorier infidèlejouent le rôle principal ; après cela, il paraît s’être posté,avec sa goélette pourrie, autour des Philippines, et s’être battucontre la mauvaise fortune, jusqu’au jour fixé par le destin, oùmêlé à l’histoire de Jim, il devient un complice aveugle desSombres Puissances.

« Il m’a affirmé que, lorsqu’un patrouilleur espagnoll’arrêta, il s’employait seulement au transport de quelques fusilspour les insurgés. Je ne vois pas très bien alors ce qu’il pouvaitfaire au large de la côte sud de Mindanao. Je suis convaincu, jevous l’avoue, qu’il rançonnait par terreur les villages indigènesde la côte. L’important, c’est que le patrouilleur, mettant unegarde à son bord, le fit marcher avec lui de conserve jusqu’àZamboanga. Mais en route, pour une raison quelconque, les deuxbateaux durent faire escale dans un de ces nouveaux établissementsespagnols, – dont on n’a jamais rien fait, en définitive, – où ilsne trouvèrent pas seulement un fonctionnaire civil à terre, mais àl’ancre, dans la petite rade, une bonne grosse goélette decabotage ; c’est ce bateau, de tout point supérieur au sien,que Brown résolut de voler. De son propre aveu, il traversait unepériode de déveine. Le monde, qu’il avait, avec un dédain féroce etagressif, pressuré pendant vingt ans, ne lui avait laissé, pourtout avantage matériel, qu’un petit sac de dollars d’argent, sibien caché dans sa cabine, que le diable lui-même ne l’aurait pasflairé. C’était tout, absolument tout. Il était las de sonexistence, et n’avait pas peur de la mort. Mais cet homme, prêtavec une indifférence amère et goguenarde à risquer sa vie pour uncaprice, avait une peur mortelle de la prison. La seule idée d’êtreenfermé lui donnait des sueurs froides, ébranlait ses nerfs,tournait son sang en eau et lui causait cette sorte d’instinctivehorreur, cette épouvante qu’éprouverait un homme superstitieux à lapensée de subir l’étreinte d’un fantôme. C’est ce qui explique quele fonctionnaire civil venu à bord pour faire une enquêtepréliminaire sur la capture et poursuivre tout le jour desinvestigations assidues, repartit à terre, à la nuit tombée,emmitouflé dans son manteau, et en prenant bien soin de ne paslaisser sonner dans son sac tout le bien terrestre de Brown. Surquoi, étant homme de parole, il s’arrangea, le lendemain soir, jecrois, à dépêcher le garde-côte vers une mission d’extrême urgence.Ne pouvant détacher un équipage sur sa prise, le commandant dunavire se contenta d’emporter avant son départ, toutes les voilesde Brown, jusqu’au dernier petit bout de toile, et eut soin deremorquer ses deux chaloupes à trois milles de là, sur lagrève.

« Mais Brown possédait dans son équipage un indigène desSalomon, enlevé de bonne heure à son île natale, et tout dévoué àson capitaine ; c’était le meilleur de la bande. L’individugagna à la nage le caboteur, ancré à quelque cinq cents mètres delà, emportant le bout d’un câble fait de tous les vêtementsdisponibles, déchirés et raboutés pour la circonstance. La merétait unie, et la baie sombre « comme une panse devache », selon l’expression de Brown. Le nageur escalada lespavois avec l’extrémité du câble entre les dents ; l’équipagedu caboteur, composé de Tagals, était à terre, et se payait unepetite fête dans le village indigène. Les deux hommes de garderestés à bord s’éveillèrent tout à coup et virent le diable. Ilavait des yeux de feu et courait sur le pont avec la rapidité del’éclair. Paralysés par la terreur, ils tombèrent à genoux en sesignant, et en marmonnant des prières. Avec un long couteau trouvédans la cambuse, l’insulaire des Salomon les poignarda l’un aprèsl’autre, sans interrompre leurs oraisons, puis se mit, avecpatience, à scier le câble de bastin, qui céda tout à coupbruyamment sous la lame. Il lança alors un appel prudent dans lesilence de la baie, et la bande de Brown, qui tendait tout ce tempsune oreille attentive en scrutant la nuit, se mit à halerprudemment l’extrémité du câble. Moins de cinq minutes après, lesdeux goélettes s’accostaient, avec un léger choc et un craquementde vergues.

« Sans perdre un instant, les hommes de Brown passèrent àbord du caboteur en emportant leurs armes à feu et une bonneprovision de munitions. Ils étaient seize en tout : deuxdéserteurs de la flotte anglaise, et un grand maigre, transfuged’un navire de guerre yankee, une paire de blonds et simplesScandinaves, un mulâtre un peu toqué, un Chinois jovial qui faisaitla cuisine, et le reste, racaille sans nom des Mers du Sud. Aucund’eux ne protesta ; Brown les pliait à sa volonté, et Brown,indifférent à l’échafaud, fuyait devant le spectre d’une prisonespagnole. Il ne leur laissa pas le temps de transborder assez deprovisions ; la nuit était calme, l’air chargé de rosée, etlorsqu’ils larguèrent les amarres, en mettant à la voile devant unefaible brise de terre, nul frisson n’agita la toile humide ;leur vieille goélette parut se détacher doucement du bâtiment volé,et s’évanouit sans bruit dans la nuit, en se confondant avec lamasse noire de la côte.

« Ils s’échappèrent. Brown m’a conté en détail leur passageà travers les détroits de Macassar. Ce fut une aventure affreuse etsans merci. À court de vivres et d’eau, ils abordèrent plusieursnavires indigènes pour leur en prendre un peu à chacun. Avec unbâtiment volé, Brown n’osait naturellement relâcher dans aucunport. Il n’avait pas d’argent pour rien acheter, pas de papiers àprésenter, et pas de mensonge assez plausible pour espérer se tirerd’affaire. Surpris une nuit à l’ancre, au large de Paulo Laut, untrois-mâts arabe, naviguant sous pavillon hollandais, leur valut unpeu de riz sale, un régime de bananes et un baril d’eau ;trois jours de coup de chien brumeux du nord-ouest poussèrent lagoélette dans la mer de Java. Les vagues boueuses et jaunâtresaspergeaient cette collection de bandits affamés. Ils aperçurentdes paquebots-poste courant sur leur route immuable, croisèrent desbateaux anglais bien pourvus de vivres sous leurs flancs de ferrouillés, et qui, ancrés sur de petits fonds, attendaient unchangement de temps ou un renversement de marée ; blanche etcoquette sous ses deux mâts sveltes, une canonnière britanniquecoupa un jour leur route dans le lointain, et une autre fois, unecorvette hollandaise, toute noire sous sa lourde mâture, s’avançalentement de leur côté, en fumant dans la brume. Ils passèrent sansqu’on les vît, ou sans qu’on songeât à les regarder, bande debrigands blêmes et émaciés, enragés par la faim et chassés par lapeur. L’idée de Brown était de gagner Madagascar, où il espérait,sur des données peut-être fondées, vendre sa goélette à Tamatave,sans subir de questions embarrassantes, ou trouver, à son usage,des papiers plus ou moins truqués. Mais avant d’affronter la longuetraversée de l’océan Indien, il lui fallait des vivres, et de l’eauaussi.

« Peut-être avait-il entendu parler de Patusan, ou enavait-il seulement lu par hasard le nom, écrit en petits caractèressur une carte ; il devait s’agir d’un gros village d’Étatindigène, posté sur un fleuve, d’un établissement sans aucunedéfense, loin des routes fréquentées de la mer et des postesextrêmes des câbles sous-marins. Il avait déjà travaillé dans desendroits de ce genre, et maintenant il s’agissait d’une absoluenécessité, d’une question de vie ou de mort, ou plutôt de liberté.De liberté ! On était sûr d’y trouver des provisions :bœufs, riz, patates douces. Le triste équipage s’en léchait lesbabines. On pourrait se procurer une cargaison de marchandises, etqui sait ? faire main basse, peut-être, sur de vraies espècessonnantes et trébuchantes. On arrive à faire joliment crachercertains de ces chefs et notables de villages. Brown m’affirmaitqu’il leur eût rôti les pieds plutôt que de se laisser frustrer deses espoirs. Je le crois volontiers. Ses hommes en étaientpersuadés aussi. Ils ne crièrent pas tout haut leur enthousiasme,car c’était une bande plutôt muette, mais ils se préparèrent avecune ardeur de loups.

« La chance les servit en ce qui a trait au temps. Quelquesjours de calme auraient déchaîné d’indicibles horreurs à bord decette goélette, mais grâce aux brises de terre et de mer, moinsd’une semaine après avoir franchi les Détroits de Sunda, le naviremouillait au large de l’estuaire du Batu Kring, à une portée depistolet du village de pêcheurs.

« Quatorze des aventuriers s’entassèrent dans la chaloupede la goélette (c’était une vaste embarcation qui avait servi àdécharger des cargaisons), et s’engagèrent sur le fleuve, tandisque deux de leurs compagnons restaient à la garde du navire, avecdes vivres en quantité suffisante pour ne pas mourir de faim avantdix jours. Vent et marée aidèrent les rameurs, et au début d’unaprès-midi, le grand canot blanc poussé par la brise de mer quigonflait sa guenille de toile, amena dans le bras de Patusan sonéquipage de quatorze épouvantails assortis, qui fixaient devant euxdes regards voraces, et gardaient le doigt sur la détente de leursvieux fusils. Brown escomptait la surprise et l’épouvante de sonarrivée. La chaloupe montait avec le flot ; la redoute duRajah resta muette ; de part et d’autre du fleuve, lespremières maisons semblaient abandonnées ; quelques canotsfuyaient très loin sur la rivière. Brown fut surpris del’importance de la ville. Un profond silence régnait. Au milieu desmaisons, le vent tomba ; deux rames servirent à maintenir lachaloupe contre le courant, car Brown pensait s’installer au cœurde la ville, avant que les habitants eussent le temps de songer àla résistance.

« Mais le chef du village de pêcheurs de Batu Kring avaitpu envoyer à temps un messager d’alarme. Au moment où la chaloupearrivait en face de la mosquée (édifice construit par Doramin, avecdes bouquets de corail taillé aux pinacles des pignons et destoits), l’espace ouvert devant le bâtiment était plein d’indigènes.Un grand cri monta, suivi d’un vacarme de gongs, tout le long de larivière. D’un point en amont, deux petites pièces de six en cuivrecrachèrent leur mitraille qui effleura la nappe d’eau déserte, enfaisant gicler au soleil des jets d’eau étincelants. Devant lamosquée, une foule hurlante se mit à tirer des salves quifouettaient en travers le courant du fleuve ; sur les deuxrives crépitait une fusillade irrégulière, dirigée contre lachaloupe ; les hommes de Brown répondirent par une déchargerapide et désordonnée. Ils avaient rentré leurs rames.

« La marée se renverse très vite sur cette rivière, et àdemi cachée par la fumée, au milieu du torrent, la chaloupe se mità dériver par l’arrière. Sur les deux berges, la fumées’épaississait aussi, et formait, au-dessous des toits, une ligneétale, comme ces nuages allongés que l’on voit couper un flanc demontagne. Le tumulte des cris de guerre, l’appel vibrant des gongs,le sourd ronflement des tambours, les hurlements de rage, le fracasdes salves faisaient un affreux vacarme qui étourdissaitBrown ; il n’en restait pas moins pourtant à la barre, ets’exaltait à une frénésie de haine et de fureur contre ces gens quiosaient se défendre. Deux de ses hommes avaient été blessés et ilvoyait sa retraite coupée au-dessous de la ville par des piroguessorties de l’enceinte de Tunku Allang. Il en comptait six, bourréesde guerriers. Ainsi traqué, il aperçut l’embouchure du ruisseau queJim avait sauté à marée basse, et qui était alors plein. Il y guidala chaloupe, fit débarquer ses hommes et s’installa avec eux surune petite éminence, à quelque neuf cents mètres de la redoute quecette position commandait. Les pentes du monticule étaientdénudées, mais quelques arbres en couronnaient le faîte. Lesbandits se mirent à abattre ces arbres pour en faire un parapet, etse trouvèrent assez bien retranchés, avant la tombée du jour :les bateaux du Rajah croisaient pendant ce temps sur le fleuve avecune singulière neutralité. Quand le soleil se coucha, de grandsfeux de broussailles allumés sur les deux rives et entre la doubleligne des maisons, firent saillir en noir relief les toits, lesgroupes sveltes des palmiers, les bouquets lourds des arbresfruitiers. Brown fit mettre le feu à l’herbe autour de saposition ; un anneau bas de maigres flammes courut rapidementsur le flanc de la colline, en soulevant de lourdes volutes defumée ; de temps en temps, un buisson sec prenait feu avec ungrand bruit clair. L’incendie dégagea toute une bande de terrainpour les coups de la petite troupe ; il expira sur la lisièrede la forêt et sur la berge boueuse du ruisseau. Un lopin de jungleluxuriante, allongé dans un creux humide entre le monticule etl’enceinte du Rajah, arrêta les flammes de ce côté-là, avec forcepétillements et détonations de tiges de bambou. Le ciel sombre etvelouté fourmillait d’étoiles. Sur le sol noirci rampaient desbouffées de fumée paresseuse, qu’une petite brise vint bientôtchasser. Brown s’attendait à une attaque, dès que la marée seraitassez haute pour permettre aux pirogues qui lui avaient coupé laretraite de s’engager dans le ruisseau. Il était bien certain, entout cas, que l’ennemi ferait une tentative pour enlever sachaloupe ; échouée au pied de la colline, elle formait sur lalueur vague de la vase humide une masse haute et sombre. Mais lesbateaux ne firent aucune espèce de démonstration. Par-dessus lapalissade et le logis du Rajah, Brown voyait leurs lumières sur lefleuve. Ils paraissaient ancrés au milieu du courant. D’autreslueurs couraient sur l’eau, d’une berge à l’autre. Il y avait aussides lumières immobiles qui scintillaient, en amont, sur les longsmurs des maisons, jusqu’au premier coude du fleuve, et d’autresencore, plus loin, isolées dans l’intérieur des terres. La clartédes grands feux révélait à perte de vue des pâtés de maisons, destoits, des bâtisses noires. C’était une immense colonie. Aplatisderrière les troncs abattus, les quatorze téméraires agresseurslevaient le menton pour considérer l’animation de cette ville, quiparaissait remonter sur des lieues au bord de la rivière, etfourmiller de milliers d’hommes en fureur. Ils ne se parlaient pas.De temps à autre, ils entendaient un grand cri, ou un coup defusil, tiré quelque part, très loin. Mais autour de leur position,tout n’était que paix, obscurité et silence. Ils auraient pu secroire oubliés comme si l’agitation qui tenait toute la populaceéveillée n’eût rien eu à voir avec eux, comme s’ils eussent étédéjà morts. »

Chapitre 39

 

– « Tous les événements de cette nuit-là ont unegrosse importance, puisqu’ils amenèrent une situation qui restainchangée jusqu’au retour de Jim. Jim était parti, depuis plusd’une semaine, dans l’intérieur du pays, et c’est Dain Waris quiavait pris les premières mesures de défense. Ce jeune homme braveet intelligent (qui savait se battre à la façon des blancs), auraitvoulu en finir tout de suite avec les agresseurs, mais il luifallut se plier à l’avis de ses compatriotes. Il n’avait pas, commeJim, un prestige de race, et une réputation de puissance invincibleet surhumaine. Il n’était pas une incarnation visible, tangible,d’une vérité absolue et d’une infaillible victoire. Pour aimé,honoré et admiré qu’il fût, il était encore l’un d’eux,tandis que Jim était l’un de nous. De plus, le blanc,rempart de force en lui-même, était invulnérable, tandis que DainWaris pouvait être tué. Ces pensées inexprimées commandaientl’opinion des principaux chefs de la ville, qui avaient choisi lefort de Jim pour s’y réunir et y délibérer sur la situation, commes’ils eussent pensé trouver inspiration et courage dans la demeuredu blanc absent. Le feu des bandits avait été si bien dirigé ou siheureux qu’une demi-douzaine d’indigènes étaient déjà hors decombat. On avait couché les blessés sous la véranda, où les femmesvenaient les panser. Femmes et enfants de la basse ville avaient,dès la première alarme, été envoyés au fort, où Bijou commandaitavec beaucoup d’autorité et de cœur ; elle était très écoutéepar « les gens » de Jim, qui avaient, en corps, quittéleur petit domaine autour de l’enceinte, pour en former lagarnison. Les réfugiés se pressaient aux côtés de la jeune femme,qui pendant toute l’affaire, et jusqu’à sa fin désastreuse, fitmontre d’une extraordinaire ardeur combative. C’est à elle qu’à lapremière nouvelle du danger, Dain Waris avait couru tout de suite,car Jim était dans la ville le seul détenteur d’une provision depoudre. Stein, avec lequel il gardait des relations épistolairesintimes, avait obtenu une autorisation spéciale du gouvernementhollandais pour en exporter cinq cents barils à Patusan. Lapoudrière était une petite hutte en troncs bruts, entièrementrecouverte de terre, dont, en l’absence de Jim, la jeune femmeconservait la clef. Au conseil, tenu à onze heures du soir, dans lasalle à manger de Jim, elle appuya l’avis d’action immédiate etvigoureuse, formulé par Dain Waris. Elle restait debout, près dufauteuil vide de Jim, et fit un discours belliqueux et passionné,qui, sur l’instant, souleva dans l’assemblée des murmuresd’approbation. Le vieux Doramin qu’on n’avait plus vu hors de sonlogis depuis plus d’un an, s’était fait apporter à grand-peine. Ilétait naturellement le chef de l’assemblée. Le conseil étaitd’humeur impitoyable, et l’avis du vieillard aurait entraîné uneaction décisive, mais je suis convaincu que la crainte du couragefougueux de son fils l’empêcha de prononcer le mot nécessaire, etl’on pencha pour l’expectative. Un certain Haji Saman démontra toutau long que « ces hommes féroces et tyranniques »étaient, en tout état de cause, voués à une mort certaine. Ou bien,cramponnés à leur colline, ils y mourraient de faim ; ou,tentant de regagner leur chaloupe, ils seraient tués par des hommespostés en embuscade de l’autre côté du ruisseau, ou enfin, faisantune percée pour fuir dans la forêt, ils y périraient les uns aprèsles autres. Il affirmait que d’ingénieux stratagèmes permettraientde venir à bout des féroces étrangers sans courir le risque d’unebataille, et ses paroles furent d’un grand poids, surtout auprèsdes habitants de la ville même. Ce qui les troublait, c’étaitl’inaction gardée par les bateaux du Rajah au moment décisif. Lediplomate Kassim représentait Tunku Allang au conseil. Il parlaitpeu et écoutait avec un sourire courtois et impénétrable. Pendantla séance, des messages reçus de minute en minute rapportaient lesfaits et gestes des assaillants. Folles rumeurs et exagérations sedonnaient libre cours ; il y avait, à l’embouchure du fleuve,un énorme vaisseau, avec de gros canons et un nombreux équipage deblancs et de noirs, tous hommes à mine sanguinaire. Ils remontaientle courant avec plusieurs embarcations, pour exterminer tout ce quiétait en vie. Un sentiment de danger imminent et insaisissableaccablait la populace. Tout à coup, il y eut dans la cour, unepanique parmi les femmes : de grands cris s’élevèrent ;on galopait ; les enfants hurlèrent. Haji Saman sortit pourcalmer la foule. Puis une sentinelle du fort, tirant sur une ombremouvante au ras de l’eau, faillit tuer un villageois qui amenait,dans un canot, ses femmes avec les plus précieux de ses ustensilesdomestiques et une douzaine de volailles. Il en résulta un surcroîtde confusion. Cependant les palabres se poursuivaient dans lamaison de Jim, en présence de la jeune femme. Pesant, le visagefarouche, Doramin regardait tour à tour les orateurs, et respiraitlentement, comme un taureau. Il ne parla qu’en dernier, lorsqueKassim eut déclaré que les bateaux du Rajah allaient être rappelés,parce que Tunku Allang avait besoin de ses hommes pour défendre sondomaine. Malgré Bijou, qui le suppliait, au nom de Jim, de parler,Dain Waris ne voulut formuler aucune opinion en présence de sonpère. Dans son désir de voir, sans retard, chasser les bandits, lajeune femme lui offrait les hommes de Jim. Mais après avoir regardéDoramin, Dain Waris se contenta de secouer la tête. On décida endéfinitive, avant de lever le conseil, d’occuper fortement lesmaisons voisines du ruisseau, pour commander l’embarcation ennemie.On feindrait de ne pas s’en occuper, pour laisser aux blancs latentation d’embarquer, sur quoi un feu bien dirigé les tueraitpresque tous. Pour couper la retraite aux survivants éventuels etpour empêcher d’autres assaillants d’arriver à la rescousse, DainWaris reçut de Doramin l’ordre de se porter, avec une troupe deBugis en armes, vers un point de la rivière situé à dix millesau-dessous de Patusan, de se retrancher sur la berge et de barrerle fleuve avec ses embarcations. Je ne crois pas du tout queDoramin redoutât l’arrivée de forces nouvelles. Sa décision étaitmotivée, à mon sens, par le seul désir de mettre son fils à l’abridu danger. Pour prévenir un assaut de la ville, on devait, àl’aube, élever une barricade sur la rive gauche, à l’extrémité dela rue. Le vieux Nakhoda fit part de son intention decommander là en personne. Une distribution de poudre, de balles etde capsules fut aussitôt effectuée sous la direction de la jeunefemme. Plusieurs messagers devaient être dépêchés, en différentesdirections, vers Jim que l’on ne savait exactement où trouver. Ceshommes partirent au petit jour, mais avant ce moment-là, Kassimavait su entrer en communication avec les assiégés.

« Diplomate accompli, ce confident du Rajah quitta le fortpour rejoindre son maître, et emmena dans sa barque Cornélius,qu’il avait trouvé rôdant, sans mot dire, dans la cour, parmi lafoule. Kassim avait son plan, pour la réalisation duquel Cornéliusdevait lui servir d’interprète. Aussi, vers le matin, au moment oùil méditait sur sa lamentable position, Brown entendit-il sortir dufourré marécageux une voix tremblante, qui se forçait pour demanderen anglais sur un ton amical, la permission, moyennant promesse desécurité personnelle, de venir le trouver pour lui soumettre uneproposition de la plus haute importance. Brown se sentit le cœurinondé de joie : si on lui parlait, il cessait d’être une bêtesauvage traquée. La cordialité de ces accents rendait vaine ladouloureuse tension d’une vigilance anxieuse, comme celled’aveugles qui ne savent de quel côté attendre un coup mortel.Brown affecta pourtant une grande répugnance. La voix parlaittoujours : c’était, à l’entendre, « celle d’un blanc,d’un malheureux vieillard ruiné, qui habitait le pays depuis desannées ». Une brume humide et glacée masquait les flancs de lacolline, et après un nouvel échange d’interpellations, Brown sedécida : – « Allons, montez ! Mais seul n’est-cepas ? » À vrai dire, m’avouait-il, en tremblant de rageau souvenir de son impuissance, cela n’eût pu faire aucunedifférence. Les aventuriers ne voyaient pas à plus de quelquesmètres et nulle trahison n’eût pu aggraver leur situation. Bientôtils distinguèrent vaguement Cornélius ; pieds nus, dans sesvêtements de tous les jours, chemise crasseuse et pantalons enloques, avec un casque de liège à visière brisée, le métis montaitobliquement vers la barricade, hésitait, s’arrêtait dans uneposture inquiète pour écouter. – « Arrivez donc ; vousn’avez rien à craindre », cria Brown, tandis que ses hommesouvraient de grands yeux. Tous leurs espoirs de salut se trouvaientsoudain concentrés sur cet individu chétif et décrépit qui,maladroitement et sans mot dire, escaladait un tronc d’arbreabattu ; tout frissonnant, il dirigeait son regard aigre etméfiant sur le groupe de bandits barbus, anxieux, enfiévrés par lemanque de sommeil.

« Une demi-heure de conversation confidentielle avecCornélius ouvrit les yeux de Brown sur l’état des affairesintérieures du Patusan. Il fut immédiatement en éveil. Il y avaitdes possibilités, d’immenses possibilités ; mais avant dediscuter les propositions de Cornélius, il stipula, comme garantiede bonne foi, un envoi de vivres. Cornélius le quitta pourdescendre nonchalamment la pente vers la demeure du Rajah ;quelques minutes plus tard, des serviteurs de Tunku Allangapportaient une assez chiche provision de riz, de poivre et depoisson sec. C’était infiniment mieux que rien. Un peu après,Cornélius amena Kassim ; le Malais s’avançait avec une mine depleine et joviale confiance ; il avait les pieds dans dessandales, et un sac de toile bleu sombre couvrait son corps du couaux chevilles. Il serra discrètement la main de Brown, et les troishommes se retirèrent à l’écart pour conférer. Retrouvant leurconfiance, les compagnons de Brown s’allongeaient de grandes tapesdans le dos, et lançaient vers leur chef des regardsd’intelligence, tout en s’occupant des préparatifs du repas.

« Kassim haïssait fort Doramin et ses Bugis, mais ilexécrait plus encore le nouvel était de choses. Il s’était dit queces blancs, unis aux partisans du Rajah, pourraient attaquer etbattre les Bugis avant le retour de Jim. Il en résulteraitfatalement une défection en masse des habitants de la ville, etc’en serait fini du règne de ce blanc, qui protégeait les pauvres.Après quoi il serait facile de se défaire de ces nouveaux alliésdépourvus de tout appui. Le fin matois savait bien reconnaître ladifférence des caractères, et avait assez vu de blancs pours’apercevoir que les nouveaux venus étaient des réprouvés, deshommes sans patrie. Brown conservait une attitude sévère etimpénétrable. Le premier appel de la voix de Cornélius demandant àlui parler n’avait fait luire à ses yeux qu’un espoir de salut.Moins d’une heure après, de nouvelles pensées bouillonnaient danssa tête. Poussé par une extrême nécessité, il avait abordé surcette côte pour y voler des vivres, faire main-basse peut-être surquelques tonnes de gomme ou de caoutchouc, voire sur une poignée dedollars, et s’y était trouvé empêtré dans des dangers mortels. Etmaintenant, ces ouvertures de Kassim faisaient luire à ses yeux laperspective de faire main basse sur tout le pays. Un mauditindividu y était déjà presque arrivé, malgré son isolement. Il neparaissait pourtant guère avoir tout à fait réussi. Peut-êtrepourraient-ils travailler ensemble et pressurer à sec le pays,avant de s’en aller tranquillement. Ses négociations avec Kassimrévélèrent à Brown qu’il était censé posséder, à l’embouchure dufleuve, un grand navire avec un gros équipage. Kassim le suppliaitd’appeler sans délai ce navire à la rescousse, avec ses canons etses hommes, pour le service du Rajah. Brown feignit d’y consentir,et la discussion se poursuivit sur cette base, avec une méfiancemutuelle. Trois fois dans le courant de la matinée, le jovial etactif Kassim descendit pour consulter le Rajah, et remonta vivementà grandes enjambées. Tout en débattant les conditions du marché,Brown s’égayait avec une sombre ironie à l’idée de sa misérablegoélette, chargée d’un tas d’immondices pour tout fret, qui passaitpour un navire de guerre, et de son nombreux équipage, représentépar un cuisinier chinois et un ancien pilleur d’épaves boiteux deLevuka. L’après-midi, il obtint de nouvelles distributions devivres, une promesse d’argent, et une provision de nattes pourpermettre à ses hommes de se faire des abris. Protégés du soleiltorride, les aventuriers se couchèrent et ne tardèrent pas àronfler ; mais assis en pleine vue sur l’un des arbresabattus, Brown repaissait ses yeux du spectacle de la ville et dela rivière. Il y avait là de bien belles promesses de pillage. Àl’aise maintenant dans le camp, Cornélius se tenait près de lui,bavardait, lui désignait les lieux, lui donnait des conseils,commentait à sa façon le caractère de Jim et les événements destrois dernières années. Feignant l’indifférence et le regard perdu,Brown écoutait pourtant avec l’attention la plus vive ; iln’arrivait pas à s’expliquer clairement l’espèce d’homme quepouvait être Jim. – « Comment s’appelle-t-il donc,d’abord ? Jim ! Jim ! cela ne suffit pas pour un nomd’homme ! » – « On l’appelle Tuan Jim, ici »,répondit Cornélius avec mépris, « Lord Jim, si vousvoulez. » – « Qui est-il ? D’oùsort-il ? » interrogeait Brown. « Quel genre d’hommeest-ce ? Est-il Anglais ? » – « Oui, oui ;c’est un Anglais. Mais moi aussi je suis Anglais, Anglais deMalacca. C’est un imbécile. Tout ce que vous avez à faire, c’est dele tuer, après quoi vous serez roi ici. Tout lui appartient »,expliquait Cornélius. – « J’ai idée qu’on pourra l’obliger àpartager avant longtemps », commenta Brown à mi-voix. –« Non, non ! Ce qu’il faut, c’est le tuer à la premièreoccasion, et alors vous pourrez faire ce que vous voudrez »,insista Cornélius avec énergie. « Voici des années que je visici, et c’est un conseil d’ami que je vous donne. »

« L’après-midi se passa en de tels entretiens et dans lacontemplation de la ville, où Brown voyait déjà une proie désignée.Ses hommes se reposaient. Ce jour-là, les canots de Dain Warisquittèrent un à un la rive opposée au ruisseau, et descendirent lecourant pour couper la retraite des aventuriers. Brown ne savaitrien de cette expédition et Kassim, qui gravit la colline une heureaprès le coucher du soleil, se garda bien de l’en informer. Ilvoulait que le navire des blancs remontât la rivière, et craignaitqu’une telle nouvelle fût de nature à l’en dissuader. Il pressaitfort Brown d’envoyer « l’ordre », et offrait un messagerde confiance qui, pour plus de sécurité, disait-il, gagnerait parterre l’embouchure du fleuve, et irait porter l’ordre à bord. Aprèsréflexion, Brown jugea intéressant d’écrire ces simples mots surune page arrachée à son carnet : – « Tout va bien. Grosseaffaire. Retenez le bonhomme. » Le messager obtus choisi parKassim s’acquitta fidèlement de sa mission, et fut récompensé deson zèle en se sentant précipité, la tête la première, dans la calevide de la goélette, par le pilleur d’épaves et le Chinois, quis’empressèrent de replacer les panneaux. Ce qu’il advint du pauvrediable, Brown ne me l’a pas dit. »

Chapitre 40

 

– « Le but de Brown était de gagner du temps et deberner Kassim, en prêtant l’oreille à sa diplomatie. Pour l’affairesérieuse qu’il entrevoyait, il sentait, à son corps défendant, quec’était avec le blanc qu’il faudrait travailler. Il ne s’imaginaitpas qu’un tel homme (qui devait être joliment fort, somme toute,pour avoir ainsi empaumé les indigènes), pût refuser sonaide ; c’en serait fait pour lui, à l’avenir, de la nécessitédes lentes, prudentes et dangereuses duperies, seules permises à unindividu isolé. Brown lui apporterait le pouvoir ; personne nesaurait résister à une telle offre : le tout était d’arriver àune bonne entente. On partagerait, bien entendu. La perspective detrouver à portée de sa main un fort, un vrai fort, avec del’artillerie (il tenait ce détail de Cornélius), émoustillait fortl’aventurier. Qu’il y entrât seulement et… Il imposerait desconditions modestes. Pas trop médiocres, pourtant ; l’homme nedevait pas être un imbécile. Ils travailleraient comme des frères,jusqu’à… jusqu’au jour où le moment serait venu de la querelle etdu coup de feu qui réglerait tous les comptes. Dans sa faroucheimpatience de pillage, il eût voulu déjà se trouver en présence del’homme. Il se voyait le pays entre les mains, pour le déchirer, lepressurer et le rejeter à son gré. En attendant il fallait cajolerKassim pour en obtenir des vivres, et pour s’assurer d’une secondeplanche de salut. Mais le principal, c’était d’avoir de quoi mangerd’un jour à l’autre. Brown ne répugnait nullement, d’ailleurs, àl’idée de se battre pour le compte du Rajah, et de donner une leçonà des gens qui l’avaient reçu à coups de fusil. Il goûtait àl’avance l’ivresse des combats.

« Je regrette de ne pouvoir vous rapporter les parolesmêmes de Brown, pour vous raconter cette partie de l’histoire, quenaturellement je tiens surtout de lui. Dans le langage violent etheurté de cet homme qui, la main de la Mort à la gorge, medévoilait ses pensées, il y avait une cruauté naturelle, uneattitude étrange et vengeresse à l’endroit de son propre passé, etune foi aveugle dans la légitimité de sa volonté, en oppositionavec l’humanité tout entière ; c’était un sentiment pareil àcelui qui poussait le chef d’une horde de bandits errants às’intituler fièrement le Fléau de Dieu. Il est bien évident que laférocité monstrueuse et instinctive qui conditionne un telcaractère, était exaspérée par l’insuccès, la mauvaise fortune etla situation désespérée où se voyait Brown, mais il y a plusremarquable encore : pendant qu’il négociait des alliancesmensongères, réglait déjà dans son esprit le sort du blanc etintriguait d’un ton hautain et négligent avec Kassim, on sentaitque ce qu’il désirait réellement et presque malgré lui, c’était desaccager cette ville de la jungle qui l’avait défié, de la voirsemée de cadavres et livrée aux flammes. En écoutant sa voiximpitoyable et haletante, je me le représentais sur la colline, enface de la ville qu’il peuplait d’images de meurtre et de rapine.Le quartier voisin du ruisseau offrait un air d’abandon, bien qu’enréalité chaque maison abritât un groupe d’hommes en armes et sur lequi-vive. Tout à coup, par-delà la vaste expansion de terrainsvagues semés de fourrés bas et de buissons épais, d’excavations etde tas de décombres séparés par des sentiers, un individu solitaireet très petit à cette distance se hasarda dans l’ouverture désertede la rue, entre les sombres bâtisses closes et mortes qui enbordaient l’extrémité. Peut-être était-ce un des réfugiés, quivenait de l’autre rive du fleuve pour chercher quelque objetd’usage domestique. Si loin de la colline dont le séparait leruisseau, il se croyait évidemment en parfaite sécurité. Au coudemême de la rue, s’élevait une légère barricade dressée à la hâte etpleine de ses amis. Brown aperçut l’homme et appela soudain ledéserteur yankee qui était pour lui une sorte de lieutenant.Maigre, avec des membres dégingandés et un visage de bois, le granddiable s’avança en traînant nonchalamment son fusil. Quand ilcomprit ce que son chef attendait de lui, un sourire homicide etvaniteux découvrit ses dents, en creusant deux plis profonds dansses joues blêmes et tannées. Il se vantait de son adresse au tir.Un genou à terre, il prit pour point de mire un trou dans lesbranches intactes d’un tronc d’arbre, pressa la détente et seredressa aussitôt pour regarder. Dans le lointain l’homme avaittourné la tête ; il fit un pas en avant, parut hésiter ettomba soudain sur les mains et les genoux. Dans le silence quisuivit la sèche détonation, le tireur, les yeux fixés sur savictime, opina que « la santé de ce malin-là ne donnerait plusd’inquiétudes à ses amis ». Les membres de l’homme s’agitaientsous son corps, en une vaine tentative pour se traîner en rampant.Dans l’espace vide monta un cri multiple d’effroi et de stupeur.L’homme s’aplatit, le visage contre terre, et ne bougea plus. –« C’était pour leur montrer ce dont nous étionscapables », m’expliquait Brown, « et pour semer chez euxune terreur de mort soudaine. C’est cela que nous cherchions. Ilsétaient deux cents contre un et il y avait là de quoi leur donner àréfléchir pendant la nuit. Aucun d’eux ne soupçonnait lapossibilité d’un coup de feu tiré à pareille distance. Ce gueux duRajah dégringola la colline avec des yeux hors de latête. »

« En me disant cela, Brown levait sa main tremblante, pouressuyer l’écume sur ses lèvres bleues. – « Deux cents contreun… Un coup de terreur,… de terreur, de terreur, je vousdis… » Lui aussi, les yeux lui sortaient des orbites. Il serenversa, griffant l’air de ses doigts noueux, puis à nouveauassis, voûté et velu, il me lança un coup d’œil oblique, comme unhomme-bête des légendes populaires ; il gardait la boucheouverte en une affreuse et pitoyable agonie, et resta longtemps, ausortir de cette crise, sans reprendre haleine. Il y a desspectacles que l’on n’oublie jamais.

« Pour attirer le feu de l’ennemi, et situer les groupesqui pouvaient se cacher dans les fourrés, le long du ruisseau,Brown ordonna à l’insulaire des Salomon de descendre à la chaloupepour en rapporter un aviron, comme on envoie un épagneul chercherun bâton dans l’eau. Mais cette tentative échoua et l’homme revintsans avoir essuyé le moindre coup de feu. – « Il n’y apersonne », opinèrent quelques-uns des bandits. – « Cen’est pas naturel », remarqua le Yankee. À ce moment-là,Kassim était reparti, très impressionné, fort satisfait, mais assezinquiet aussi. Poursuivant ses machinations tortueuses, il avaitdépêché un messager à Dain Waris, pour l’inciter à guetter lenavire des blancs, qu’il savait devoir bientôt remonter la rivière.Il en diminuait l’importance et exhortait le jeune homme às’opposer à son passage. Cette double manœuvre servait sesdesseins, en laissant divisées les forces Bugis, que le combataffaiblirait. Il avait, par ailleurs, envoyé le jour même un motaux chefs Bugis assemblés en ville, en leur affirmant qu’ils’efforçait d’amener les assaillants à se retirer ; sesmessages au fort réclamaient instamment de la poudre pour leshommes du Rajah. Il y avait bien longtemps que Tunku Allang n’avaitreçu de poudre pour la vingtaine de vieux mousquets qui serouillaient au râtelier de la salle d’audience. Les communicationsétablies au grand jour entre le palais et la colline troublèrentfort les esprits. Il était temps de prendre parti, commençait-on àchuchoter. Il allait bientôt y avoir du sang versé, et de grandesmisères s’ensuivraient pour beaucoup. L’édifice social élevé parles mains de Jim, cette existence paisible et ordonnée où chacunétait assuré du lendemain, paraissaient ce soir-là voués à laruine, prêts à s’effondrer dans le sang. Les plus pauvres descitadins cherchaient déjà un refuge dans la brousse ou remontaientle fleuve. Nombre de membres de la classe aisée jugèrent opportund’aller faire leur cour au Rajah, dont les jeunes partisans lesbousculèrent rudement. À moitié hors de lui de terreur etd’indécision, le vieux Tunku Allang gardait un silence morne ou lesinjuriait violemment pour oser se présenter les mains vides :ils s’en allaient terrorisés. Seul, le vieux Doramin gardait touteautorité sur ses compatriotes, et poursuivait inflexiblement sesdesseins. Enfoui dans un vaste fauteuil, derrière la barricadeimprovisée, il donnait ses ordres d’une voix rauque et profonde,imperturbable comme un sourd, au milieu des rumeurs volantes.

« Le crépuscule tomba, cachant le cadavre du mort quirestait les bras écartés, comme s’il eût été cloué au sol, et danssa lente révolution, la sphère nocturne s’immobilisa au-dessus dePatusan, en inondant la terre de la lueur scintillante de sesmondes sans nombre. Dans la partie exposée de la ville, de grandsfeux montaient à nouveau le long de l’unique rue, éclairant dedistance en distance les lignes tombantes des toits, des fragmentsde murs hérissés et confusément entassés, une hutte tout entière,détachée dans la lumière, sur les raies noires verticales d’ungroupe de hauts pilotis ; toute la rangée des maisons,illuminées par place par des flammes dansantes, semblait s’enfoncertortueusement le long de la rivière, jusqu’au cœur d’ombre du pays.Un grand silence, où jouait la lueur des feux alignés, pesait surl’ombre, jusqu’au pied de la colline ; mais sur l’autre rivedu fleuve, toute sombre en dehors d’un feu solitaire, allumé devantle fort sur la berge, montait dans l’air une rumeur sans cesseaccrue, que l’on eût pu prendre pour un piétinement de multitude,pour le bourdonnement de voix sans nombre, pour un bruit decataracte infiniment lointain. C’est alors, m’avoua Brown, que, ledos tourné à ses compagnons, et les yeux plongeant dans la nuit, ilse sentit, malgré son dédain pour les hommes et sa foi forcenée enlui-même, envahi par la conviction qu’il avait fini par seprécipiter, tête en avant, contre un mur de pierre. Si sa chaloupeeût été à flot à ce moment-là, il aurait probablement tenté des’enfuir, et affronté le risque d’une longue chasse sur le fleuve,et de la faim sur la mer. Il est d’ailleurs peu probable qu’il eûtréussi à s’échapper. En tout cas, il ne s’y risqua point. La minutesuivante, il éprouva la passagère tentation de se lancer à l’assautde la ville, mais il comprit que dans la rue éclairée où ilarriverait bientôt, on tirerait, des maisons, sur ses hommes commesur des chiens. Les indigènes étaient deux cents contre un, sedisait-il, tandis que pressés autour de deux tas de braisesrougeoyantes, ses compagnons grignotaient les dernières bananes etfaisaient griller les quelques ignames dues à la diplomatie deKassim. Assis parmi eux, Cornélius somnolait d’un air maussade.

« Tout à coup, l’un des blancs se souvint qu’il restait dutabac dans la chaloupe, et encouragé par l’impunité de l’homme desSalomon, déclara qu’il allait le chercher. Cette perspective tirases compagnons de leur accablement. Brown, dont ils demandaientl’autorisation, répondit dédaigneusement : – « Allez doncvous faire f… » Il ne voyait pas de danger à descendre dans lanuit jusqu’au ruisseau. L’homme enjamba un tronc d’arbre etdisparut. Un instant après, on l’entendait grimper dans la chaloupepuis en ressortir : – « Je l’ai », cria-t-il. Unéclair et une détonation soulignèrent ces paroles, au pied de lacolline. « Touché », gémit l’homme.« Attention ! Attention ! Je suistouché ! » et aussitôt tous les fusils partirent. Commeun petit volcan, la colline vomissait dans la nuit flammes ettumulte, et lorsqu’à force de jurons et de coups, Brown et leYankee eurent fait cesser la fusillade affolée, un gémissementprofond et douloureux, monté de la berge, fut suivi par une plaintedont la déchirante tristesse était comme un poison qui glace lesang dans les veines. Alors, de l’autre côté du ruisseau, une voixforte prononça des paroles distinctes et incompréhensibles : –« Que personne ne tire ! » hurla Brown.« Qu’est-ce que cela signifie ?… » –« Entendez-vous, sur la colline, entendez-vous ?Entendez-vous ? » répéta la voix à trois reprises.Cornélius traduisit et transmit la réponse. – « Parlez »,cria Brown ; « nous écoutons. » Alors, haute etsonore comme celle d’un héraut, sans cesse déplacée à la limite desterrains vagues, la voix proclama qu’il ne pouvait plus y avoirconfiance, compassion, entente ou paix entre les membres de lanation Bugi vivant à Patusan et les hommes de la colline ou ceuxqui les suivraient. Un buisson s’agita ; une salve partit auhasard. – « C’est idiot ! » grommela d’un tonfurieux le Yankee, en posant sa crosse à terre. Cornéliustraduisait. Le blessé, au pied de la colline, cria par deuxfois : – « Venez me chercher ! Venez mechercher ! » puis continua à geindre. Tant qu’il étaitresté contre le fond sombre de la colline, puis s’était tenuaccroupi dans la chaloupe, il n’avait guère couru de danger. Maisla joie d’avoir déniché le tabac lui avait fait oublier touteprudence, et il avait sauté du mauvais côté de la barque. Sasilhouette se détachait sur la haute masse blanche et sèche ;le ruisseau n’avait guère plus de sept pieds de large, à cetendroit, et un guetteur se trouvait justement embusqué dans unfourré de l’autre rive.

« C’était un Bugi de Tondaro, récemment arrivé à Patusan,et parent de l’homme tué l’après-midi. La longue portée du fameuxcoup avait vraiment terrifié les assistants. En pleine sécuritéapparente, sous les yeux de ses amis, l’homme était tombé avec uneplaisanterie aux lèvres, et l’on voyait dans ce meurtre un acted’atrocité, qui avait soulevé une rage furieuse. Ce Si-Lapa, sonparent, était alors auprès de Doramin, derrière la barricade, àquelques pas à peine. Vous qui avez vu ces gens-là, vousreconnaîtrez que l’individu fit montre d’un courage toutparticulier, en s’offrant à transmettre le message, seul dans lanuit. Rampant en terrain découvert, il avait obliqué vers la gaucheet s’était trouvé en face de la chaloupe. Il fut surpris par le cride l’homme au tabac. Il s’assit à terre, le fusil épaulé, et quand,sautant de la barque, le pauvre diable s’exposa en plein, il luienvoya, de but en blanc, trois chevrotines rugueuses dans leventre. Alors se couchant à plat ventre, il se tint pourmort ; il entendit une grêle de plomb hacher et briser lesbuissons tout près de lui à sa droite ; puis courbé en deux,sautant sans cesse d’un fourré à l’autre, il lança son message. Surle dernier mot, il bondit de côté, se tint un instant coi, etrevint sain et sauf aux maisons, après s’être acquis une gloire queses enfants ne sont pas près de laisser éteindre.

« Sur la colline, les mornes aventuriers courbaient la têteet laissaient se consumer les deux petits tas de braises. Démontés,ils restaient assis à terre, en écoutant, les dents serrées et lespaupières basses, les appels de leur camarade. C’était un solidegaillard qui luttait ferme contre la mort ; ses gémissements,parfois très véhéments, prenaient en d’autres moments un étrangeaccent de douleur chuchotante. Il poussait un grand cri, puis semettait, après un court silence, à proférer une longue plainte,inintelligible et délirante. Cela ne cessait plus.

– « À quoi bon ? » avait, sans sourciller,répondu Brown au Yankee, qui, avec force jurons mâchonnés, sepréparait à descendre. – « Vous avez raison », approuvale déserteur en renonçant à contrecœur à son dessein. « Nousne sommes pas ici pour encourager les blessés. Seulement, cebruit-là risque de faire un peu trop songer les camarades à l’autremonde, capitaine ! » – « De l’eau ! » criale blessé d’une voix singulièrement claire et forte, puis ilrecommença à gémir doucement. – « De l’eau, oui c’est l’eauqui va se charger de lui », grommela l’autre d’un ton résigné.« Il en aura bientôt tant qu’il en voudra. Voilà le flot quimonte. »

« La marée montante vint enfin étouffer les plaintes et lescris de douleur. L’aube était proche, lorsque, assis, le mentondans la main et contemplant Patusan comme on peut regarder uninaccessible versant de montagne, Brown entendit l’aboiement brefet sonore d’un canon de six, tiré quelque part, au fond de laville. – « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il àCornélius qui rôdait autour de lui, Cornélius écoutait. Ungrondement sourd d’acclamations roulait sur la ville, le long dufleuve ; un gros tambour se mit à battre, et d’autres,bourdonnant et ronflant lui répondirent. Éparses çà et là, depetites flammes s’allumèrent dans les quartiers sombres de laville, tandis que la partie éclairée par la lueur des feuxretentissait d’un murmure profond et prolongé. – « Il estarrivé », fit Cornélius. – « Comment ? déjà ?vous en êtes sûr ? » demanda Brown. – « Oui,oui ! écoutez ce bruit. » – « Pourquoi font-ils untel vacarme ? » reprit l’autre. – « C’est lajoie ! » grinça Cornélius. « C’est un très grandhomme, mais il n’en sait tout de même pas plus long qu’un enfant,et ils font tout ce bruit pour lui faire plaisir, parce qu’ils nesont pas plus malins que lui. – « Ditesdonc ? » interrogea Brown, « comment peut-on letoucher cet homme-là ? » – « Il viendra vousparler », affirma Cornélius. – « Que voulez-vousdire ? Il va venir se promener par ici ? » Cornéliusfit dans l’ombre un signe de tête énergique. – « Oui ; ilva venir tout droit ici pour vous parler. C’est un vrai imbécile.Vous en jugerez vous-même ! » Brown restait incrédule.« Vous verrez ; vous verrez ! » insistaitCornélius. « Il n’a peur de rien, de rien ! Il va venirvous ordonner de laisser son peuple en paix. Il faut que tout lemonde laisse son peuple en paix. Un vrai petit enfant. Il va venirtout droit ici. » Hélas, il connaissait bien Jim, « cesale petit pleutre », comme l’appelait Brown. « Oui,certainement », poursuivit-il avec ardeur, « et alors,capitaine, il faudra dire à votre grand bonhomme au fusil, de luitirer dessus. Tuez-le seulement, et vous verrez tout le monde siépouvanté ici, que vous pourrez faire ce que vous voudrez, que vousaurez tout ce qui vous tentera, que vous vous en irez à votre gré.Ha ! ha ! ha ! Ce sera beau… ! » Il étaitprêt à danser d’impatience et de fièvre, et Brown, qui le regardaitpar-dessus son épaule, voyait dans l’aube impitoyable ses hommestrempés de rosée assis entre les cendres froides et les souilluresdu camp, hagards, abattus, en haillons. »

Chapitre 41

 

« Les feux de la rivière occidentale brillèrent d’un viféclat, jusqu’à la minute même où le grand jour parut les éteindre,d’un seul coup. C’est alors que Brown aperçut, entre les premièresmaisons et dans un groupe immobile de silhouettes brunes, un hommetout de blanc vêtu, à l’européenne, casque en tête. – « Levoilà. Regardez ! Regardez ! » cria Cornélius avecfièvre. Tous les compagnons de Brown bondirent et se rangèrent, lesyeux ternes, derrière son dos. Le groupe bigarré des silhouettes àvisages sombres et de l’homme blanc observaient la colline. Brownvoyait des bras nus levés pour protéger des yeux et d’autres brastendus dans sa direction. Que pouvait-il faire ? Les forêts,qui arrêtaient de tous côtés ses regards, délimitaient l’arène d’uncombat inégal. Une fois encore il considéra ses hommes. Mépris,lassitude, soif de la vie, désir d’une chance dernière, – d’uneautre tombe aussi, – luttaient dans sa poitrine. Il lui semblaitque là-bas, le blanc, à juger son attitude, examinait sa position àla lorgnette, avec toutes les forces du pays derrière le dos. Brownsauta sur un tronc d’arbre, les bras levés, les paumes en avant. Legroupe coloré se referma autour du blanc et oscilla deux fois,avant de laisser Jim s’avancer d’un pas lent, tout seul. Brownresta perché sur le tronc d’arbre, jusqu’à ce que Jim, tour à tourcaché et découvert par les buissons épineux, eût presque atteint leruisseau ; alors sautant de la barricade, Brown se portaau-devant de lui jusqu’à la berge.

« Ils durent se rencontrer non loin de l’endroit, peut-êtreà l’endroit même où Jim avait risqué le second saut désespéré de savie, ce saut qui l’avait fait retomber au cœur du Patusan, qui luiavait valu la confiance, l’amour, l’admiration du peuple. Face àface, avec le ruisseau entre eux, les deux hommes se dévisageaientardemment, pour tâcher de se comprendre avant d’ouvrir les lèvres.Leur antagonisme devait éclater dans leurs yeux ; je sais que,dès l’abord, Brown exécra Jim. Tous les espoirs qu’il avait pucaresser s’effondraient du coup. Ce n’était pas l’homme qu’il avaitcru rencontrer. Pour cette déconvenue, il le haïssait déjà, et danssa chemise de flanelle à carreaux, à manches coupées aux coudes,avec sa barbe grise et son visage hâve et brûlé, il maudissait, aufond du cœur, la jeunesse et l’assurance de l’autre, son clairregard et son maintien tranquille. Ce garçon-là avait trop d’avancesur lui ! Il n’avait pas la mine d’un homme prêt à rien céderpour s’assurer une aide. Il possédait tous les atouts enmain ; domination, sécurité, puissance ; il était secondépar des forces accablantes. Il ne connaissait ni la faim ni ledésespoir et ne paraissait pas éprouver la moindre crainte. Il yavait quelque chose, dans l’impeccable netteté de Jim, depuis lecasque éblouissant jusqu’aux jambières de toile et aux souliersblanchis, qui personnifiait, aux yeux sombres et courroucés deBrown, une correction que toutes les tendances de sa vie raillaientet condamnaient.

– « Qui êtes-vous ? » finit par demanderJim, d’un ton posé. – « Je m’appelle Brown », réponditl’autre, très haut ; « Capitaine Brown. Etvous ? » Après un instant de silence, Jim reprittranquillement, comme s’il n’eût pas entendu : –« Qu’est-ce qui vous a amené ici ? » – « Vousvoulez le savoir ? » répliqua aigrement Brown ;« c’est facile à dire : la faim ! Et vous, commentêtes-vous ici ? »

– « Ma question le fit tressaillir », m’expliquaBrown, en me rapportant le début de l’étrange entretien de ces deuxhommes, séparés seulement par le lit vaseux d’un ruisseau et qui setrouvaient, en fait, aux antipodes de cette conception de la viequi englobe toute l’humanité. « Ma question le fittressaillir, et il devint très rouge. Il se trouvait sans doutetrop grand pour être interrogé ! Je lui déclarai que s’il metenait pour un homme mort avec qui l’on pût prendre des libertés,il n’était pas du tout mieux en point lui-même. Un de mes hommes,là-haut, le couchait tout le temps en joue, et n’attendait qu’unsigne de moi pour tirer. Il n’y avait pas là, d’ailleurs, de quoil’offusquer : il était venu de son plein gré. –« Admettons », dis-je, « que nous soyons morts tousles deux, et causons à égalité, sur ce pied-là. Nous sommes touségaux devant la mort… » Je reconnus que je me trouvais commeun rat pris au piège, mais nous avions été poussés dans la trappe,et même là, « un rat peut mordre ». – « Pas si l’onreste loin de la trappe tant que le rat n’est pasmort ! » répondit-il, en relevant aussitôt mes paroles.Je déclarai que si pareille façon de faire pouvait convenir à sesamis indigènes, je le croyais trop blanc pour traiter même un ratde la sorte. Oui, j’avais désiré causer avec lui, mais ce n’étaitpas pour mendier notre vie. Mes compagnons étaient… ce qu’ilsétaient…, des hommes comme lui, en tout cas. Tout ce que nous luidemandions, c’était, de par le diable ! de venir vider laquerelle. – « La peste vous étouffe ! » criai-je,sans le faire bouger plus qu’un piquet, « vous n’allez pasvenir tous les matins avec votre lorgnette voir combien de nousrestent sur pieds. Allons, lâchez votre bande d’enfer contre nous,ou laissez-nous filer et crever de faim sur mer, nom de Dieu !Vous avez été blanc aussi, malgré les grands airs que vous prenezpour dire que ces gens-là sont votre peuple et que vous ne faitesqu’un avec eux. Est-ce vrai ? Qu’est-ce que cela peut bienvous rapporter, que diable ! et qu’est-ce que vous avez doncdéniché de si précieux ici ? Hein ? Vous ne voudriez pasque nous descendions à découvert, peut-être ? Vous êtes deuxcents contre un ! Vous n’allez pas nous demander de descendreici ? Ah ! Je vous promets que vous trouverez du fil àretordre, avant d’en avoir fini avec nous ! Vous m’accusezd’avoir lâchement attaqué des gens inoffensifs. Que m’importe, àmoi, qu’ils soient inoffensifs, quand, pour une peccadille, je mevois près de mourir de faim ! Mais je ne suis pas un capon.N’en soyez pas un non plus. Amenez vos hommes contre nous, ou, partous les diables, nous saurons encore faire sauter en fumée lamoitié de votre ville inoffensive au ciel ! »

« Il était terrible, en me racontant cela, ce squelettetorturé et recroquevillé, genoux au menton, sur un grabat, dans cebouge infâme ; il levait les yeux sur moi, pour me regarderavec une mine de triomphe féroce.

– « Voilà ce que je lui ai dit ; je savais bience qu’il fallait dire ! » reprit-il, d’une voix faibled’abord, mais en s’exaltant avec une incroyable rapidité, pourtrouver des accents de mépris féroce. « Nous n’allons pasfiler dans la forêt, et y errer comme une troupe de squelettesvivants, tombant l’un après l’autre pour engraisser les fourmisavant d’être bien morts. Ah non ! » – « Vous nemériteriez pas mieux ! » répondit-il. – « Et vous,qu’est-ce que vous méritez ? » criai-je, « vous queje vois fouiner ici, la bouche pleine de votre responsabilité, deces vies innocentes, de votre maudit devoir ? Que savez-vousdonc sur moi de plus que moi sur vous ? Je suis venu icichercher des vivres – entendez-vous ? – de la nourriture pournous remplir le ventre ! Et vous, qu’est-ce que vous êtes venuchercher ? qu’est-ce que vous avez demandé, en arrivantici ? Nous n’exigeons, nous, qu’un combat loyal ou le cheminlibre, pour retourner d’où nous venons… » – « Je mebattrais volontiers avec vous tout de suite », me dit-il, entirant sa petite moustache. – « Et moi je vous laisserais bientirer sur moi », répondis-je. « Faire le grand saut iciou ailleurs, qu’importe ? je suis écœuré de mon infernaledéveine. Mais ce serait trop commode. J’ai mes camarades avec moidans la nasse, et par Dieu, je ne suis pas homme à me tirerd’affaire en les laissant dans le pétrin. » Il réfléchit uninstant puis me demanda ce que j’avais pu faire,« là-bas » (il désignait l’embouchure du fleuve d’unsigne de tête), pour me trouver aussi mal en point. –« Sommes-nous ici pour nous raconter l’histoire de nosvies », criai-je. « Et si vous commenciez ?Non ? Oh, je vous assure bien que je n’ai nulle envied’écouter votre histoire. Gardez donc vos affaires pour vous. Jesais qu’elles ne sont pas plus reluisantes que les miennes. J’aivécu… et vous aussi, malgré vos mines et vos façons de parler commesi vous étiez de ces gens qui attendent des ailes, pour pouvoirbouger sans toucher la boue du sol. Et il y en a de la boue !Moi, je n’ai pas d’ailes. Je suis ici parce que j’ai eu peur, unefois dans ma vie. De quoi… vous voulez le savoir ? D’uneprison. La seule idée m’en épouvante, et je n’hésite pas à vous ledire, si cela peut vous rendre service. Je ne vous demanderai pasquelle terreur a pu vous amener dans ce trou infernal, où vousparaissez avoir su faire votre pelote. C’est votre chance, et voilàla mienne, à moi : c’est le privilège d’implorer la faveurd’être tué tout de suite, ou de me faire chasser à coups de pied,pour m’en aller librement crever de faim où il meplaira. »

« Son corps affaibli tremblait d’une joie si véhémente, siféroce et si maligne, qu’elle paraissait avoir mis en fuite lamort, aux aguets dans cette hutte. Le cadavre de son monstrueuxégoïsme sortait des haillons et de la misère comme de la sombrehorreur d’une tombe. Il est impossible de dire la part de mensongeque comportaient ses paroles à Jim ou à moi, ou comment il sementait toujours à lui-même. La vanité joue avec notre mémoire desfarces sinistres, et toute passion sincère a besoin de prétextespour vivre. Debout, en costume de mendiant, aux portes de l’autremonde, il avait craché au visage du nôtre, l’avait souffleté,l’avait accablé de l’immensité de mépris et de révolte qui faisaitle fond de ses méfaits. Il les avait tous démolis, hommes, femmes,sauvages, commerçants, bandits, missionnaires, jusqu’à Jim, cecoquin à face de pleutre ! Je ne lui marchandai pas cetriomphe, in articulo mortis, cette illusion presqueposthume d’avoir écrasé toute la terre sous ses pieds. En entendantses bravades, en assistant à son agonie sordide et repoussante, jene pouvais m’empêcher de songer aux gorges chaudes que l’on avaitfaites autour de son aventure, au temps de sa plus grandesplendeur. C’était l’époque où, pendant plus d’un an, on avait vurôder jour après jour, le navire de Gentleman Brown autour d’unîlot frangé de vert, détaché sur l’azur, avec le point noir de lamission contre la plage blanche ; à terre, Gentleman Brownensorcelait une jeune créature romanesque, dont la Mélanésie avaittourné la tête, et donnait au mari un espoir de conversionremarquable. On avait entendu un jour le pauvre homme exprimerl’intention « d’amener le capitaine Brown à une viemeilleure… » – « Il voulait embarquer Gentleman Brownpour le pays de la gloire éternelle », comme l’expliquait unfarceur au regard torve, « afin de leur montrer là-haut ce quec’est qu’un capitaine au long cours de l’ouest Pacifique ».C’était cet homme-là encore qui avait enlevé une mourante, et versédes pleurs sur son cadavre. – « Emportée comme un grandbébé !… » ne se lassait jamais de raconter son second del’époque. « Et je veux être tué à coups de pied par desCanaques mabouls, si je vois ce qu’il a pu y avoir de drôle dansl’affaire. Tenez, Messieurs, elle était déjà trop malade pour lereconnaître, quand il l’apporta à bord ; elle restait allongéesur la couchette du capitaine avec des yeux affreusement brillantsattachés au plafond, et c’est comme cela qu’elle mourut… Sacréeespèce de fièvre, pour sûr… » Je me remémorais toutes ceshistoires, pendant que le moribond, essuyant d’une main livide labroussaille de sa barbe sur sa couche douloureuse, me disaitcomment il avait su faire le tour de ce maudit bonhomme immaculé etintangible, et lui entrer dedans jusqu’au cœur. Il n’avait pu luifaire peur, c’est vrai, mais il y avait une porte, large comme uneporte cochère, pour entrer dans son âme de quatre sous, la secoueret la retourner sens dessus dessous, nom de Dieu ! »

Chapitre 42

 

– « À vrai dire, je ne crois pas qu’il eût fait plusque de regarder cette porte large ouverte. Il devait être intriguéde ce qu’il avait vu, car, plus d’une fois, il interrompit sonrécit pour s’écrier : – « Il a failli me glisser entreles doigts. Je ne pouvais pas arriver à le comprendre ! Quiétait-ce donc que cet individu-là ? » Et après avoir fixésur moi des yeux égarés, il reprenait son récit avec un ricanementde jubilation. Pour moi, la conversation de ces deux hommes, d’uneberge à l’autre, m’apparaît comme un des duels les plus férocesqu’ait jamais contemplés la Destinée, avec sa froide connaissancede leur issue. Non, Brown ne retourna pas, sens dessus dessous,l’âme de Jim, mais je crois bien pouvoir affirmer qu’il fit vider,jusqu’à la lie, la coupe de l’amertume à cet esprit si éloigné deson atteinte. Voilà donc les émissaires que lui envoyait, dans saretraite, le monde auquel il avait renoncé. Ces blancs, sortis dece « là-bas » où il ne se jugeait plus digne de vivre,c’était tout ce qui venait à lui, comme une menace, un ébranlement,un danger pour son œuvre. C’est ce sentiment de tristesse, à demiirritée, à demi résignée, qui devait percer sous les rares parolesde Jim, et qui gêna si fort Brown pour comprendre son caractère.Certains grands hommes doivent la meilleure part de leur grandeurau coup d’œil qui révèle, chez ceux dont ils se proposent de faireleurs ouvriers, l’exacte qualité de force nécessaire à leur œuvre,et Brown, comme s’il eût été vraiment grand, possédait un talentsatanique pour trouver, chez ses victimes, la meilleure force ou lepoint faible. Il m’avoua que Jim n’était pas de ces gens que l’onsubjugue en s’abaissant devant eux, et il eut soin, en conséquence,de se présenter en homme qui affronte, sans terreur, malchance,opprobre et désastres. Ce n’était pas un grand crime,expliqua-t-il, que d’avoir transporté quelques fusils encontrebande. Et quant à son expédition à Patusan, avait-on le droitde dire qu’il n’y fût pas venu pour demander humblement desvivres ? Les maudits indigènes lui étaient tombés dessus, desdeux rives, sans même se donner la peine de savoir ce qu’ilvoulait. Il faisait montre, en disant cela, d’une belle impudence,car, en fait, l’énergie de Dain Waris avait conjuré les pirescalamités. Brown m’avoua nettement qu’en se rendant compte del’importance de la ville, il avait décidé, dans son for intérieur,de mettre le feu à droite et à gauche, dès qu’il aurait pris piedsur la rive, et de commencer par fusiller, à la ronde, tout cequ’il apercevrait de vivant, pour affoler et épouvanter lapopulation. Telle était la disproportion des forces en présence,qu’il voyait là, m’expliquait-il dans une quinte de toux, la seuleombre de chance d’atteindre son but. Mais il n’en avait rien dit àJim. Quant aux rigueurs et aux privations qu’il avait endurées,elles étaient bien réelles ; il suffisait, pour s’enconvaincre, de regarder sa troupe. À un coup de sifflet aigu, sortide ses lèvres, tous ses hommes se dressèrent en rang sur les troncsd’arbres, pour que Jim pût bien les voir. Pour l’indigène tué, – onl’avait tué, c’est bien certain, mais n’était-ce pas là coup deguerre, de guerre sanglante, au grand jour ? Le bonhomme aumoins avait été tué proprement, d’une balle en pleine poitrine, àl’inverse de leur pauvre diable de camarade, couché maintenant sousl’eau, et dont ils avaient dû entendre l’agonie pendant six heures,avec ses boyaux percés par les chevrotines. En tout cas, ce n’étaitjamais qu’une vie pour une vie. Il disait tout cela avec lalassitude et l’insouciance d’un homme si cruellement et siconstamment poursuivi par la mauvaise fortune, qu’il ne se soucieguère de ce qui peut lui arriver. Lorsqu’il demanda à Jim, avec unesorte de franchise brusque et désespérée, s’il ne comprenait paslui-même, – voyons sincèrement ! – qu’au moment de sauver savie dans la nuit, on ne se préoccupe guère de savoir combiend’autres périssent, trois, trente ou trois cents – on eût dit quec’était un démon qui venait de lui souffler cette question àl’oreille. – « Je le vis tressauter », me disait Brownd’un air triomphant, « et il n’essaya plus de le faire à lavertu avec moi ». Immobile à sa place et le visage sombrecomme un ciel d’orage, il regardait à ses pieds, pas de mon côté…Brown demanda à Jim s’il n’avait rien de louche dans sa vie, pouropposer une telle rigueur à un homme qui usait des moyens à saportée pour tenter de sortir d’un vilain trou. Et ainsi de suite.Dans le rude colloque passait une allusion subtile à leur sangcommun, une affirmation de communes expériences, une odieuseinsinuation de crimes communs, de souvenirs cachés qui liaientleurs esprits et leurs cœurs.

« Brown finit par se jeter à plat ventre sur le sol, ensurveillant Jim du coin de l’œil. Jim réfléchissait, en tapant sajambe à coups de houssine. Les maisons voisines étaientsilencieuses comme si une épidémie y eût éteint le dernier soufflede vie, mais de l’intérieur bien des yeux se tournaient vers lesdeux vivants, que séparaient le ruisseau avec la chaloupe blancheéchouée et le cadavre du mort, à demi enfoui dans la vase. Sur lefleuve, les pirogues allaient et venaient à nouveau, car Patusanretrouvait sa foi dans la stabilité des institutions humaines,depuis le retour de son seigneur blanc. La rive droite, lesterrasses des maisons, les radeaux amarrés à la berge, les toitsmêmes des huttes de bains étaient couverts de gens qui, bienau-delà de la portée de l’ouïe et presque de la vue, écarquillaientleurs yeux sur la colline dressée derrière le palais du Rajah. Dansle vaste anneau irrégulier de forêts, coupé en deux endroits par latraînée du fleuve, le silence planait. – « Voulez-vouspromettre de quitter la côte ? » demanda Jim. Brown levaet laissa retomber ses mains, comme pour dire qu’il abandonnait lapartie, qu’il acceptait l’inévitable. « Et vous rendrez vosarmes ? » poursuivit Jim. Brown se redressa et le regardad’un air farouche : – « Rendre nos armes ? Pas avantque vous veniez les prendre dans nos mains raidies ! Vouscroyez donc que la frousse me fait perdre la tête ? Ohnon ! Ces armes, c’est tout ce que je possède, avec les loquesque j’ai sur le dos, et quelques autres fusils encore à bord. Jecompte vendre le tout à Madagascar, si je puis jamais y arriver, enmendiant d’ici là auprès de tous les navires que jerencontrerai. »

« Jim ne répondit rien, mais jetant, à la fin, la badinequ’il tenait à la main, il murmura, comme s’il se fût parlé àlui-même : – « Je ne sais si j’aurai le pouvoir… » –« Vous ne savez pas !… Et vous vouliez tout à l’heure queje rendisse mes armes ! Ah ! Voilà qui estfort ! » s’écria Brown. « Supposez qu’on vous diseune chose et qu’on en fasse une autre ! » Il se calma,d’un effort. « Le pouvoir ! Je pense bien que vousl’avez, sinon à quoi bon tout ce bavardage ? Pourquoiêtes-vous venu ici ? Pour passer le temps ? »

– « Très bien ! » fit tout à coup Jim, enrelevant la tête, après un long silence. « On vous laissera lepassage libre, ou l’on vous livrera un combat loyal. » Etpivotant sur les talons, il s’éloigna.

« Brown se leva aussitôt, mais n’escalada pas la collineavant d’avoir vu Jim disparaître entre les premières maisons. Il nele revit jamais. À mi-côte, il rencontra Cornélius qui descendaitlourdement, la tête dans les épaules. – « Pourquoi nel’avez-vous pas tué ? » demanda le métis, avec un aigreaccent de colère. – « Parce que j’avais mieux à faire »,répondit Brown en souriant ironiquement. – « Jamais !Jamais ! » protesta violemment Cornélius, « c’estimpossible ! J’ai vécu tant d’années ici. » Brown leregarda curieusement. Il y avait de multiples aspects dans la viede ce pays soulevé contre lui, et bien des mystères qu’il nepourrait jamais élucider. Cornélius se dirigeait d’un air mornevers le fleuve. Il quittait ses nouveaux amis ; il venait desubir encore un désappointement, et sa résignation boudeusesemblait ratatiner davantage sa vieille petite figure jaune ;il descendait la colline en jetant à droite et à gauche des regardsobliques, et sans renoncer un instant à son idée fixe.

« À partir de ce moment, les événements se précipitent,coulant sans interruption du cœur des hommes comme d’une sourcesombre, et nous y voyons Jim par les yeux de Tamb’ Itam. Ceux de lajeune femme étaient fixés sur lui aussi, mais les vies de ces deuxêtres sont trop intimement confondues : il faut compter avecsa passion, sa stupeur, sa colère, et par-dessus tout avec saterreur et son implacable amour. Chez le fidèle serviteur, toutaussi incompréhensif d’ailleurs que les autres, c’est la fidélitéseule qui entre en jeu, une fidélité si parfaite et une foi siprofonde dans son maître, que sa stupeur même se réduit à uneacceptation attristée d’une mystérieuse défaite. Il n’a d’yeux quepour un seul être, et à travers toutes les incertitudes de sonaccablement, il garde son attitude de protecteur soumis etvigilant.

« Son maître revint de l’entretien avec le blanc enmarchant lentement dans la rue vers la barricade. Tout le monde futheureux de le voir de retour, car pendant le colloque, ce quiépouvantait, ce n’était pas seulement l’idée de le voir tué, maisde ce qui pourrait survenir après. Jim entra dans une maison oùs’était retiré le vieux Doramin, et y resta en un long tête-à-têteavec le chef des Bugis. Ils discutèrent évidemment la ligne deconduite nécessaire, mais personne n’assistait à leur entretien.Seul Tamb’ Itam qui se tenait aussi près qu’il le pouvait de laporte, entendit son maître déclarer : – « Oui, je leurferai savoir à tous que tel est mon avis, mais j’ai voulu vousparler d’abord à vous, ô Doramin, et à vous seul, car vousconnaissez, aussi bien que je connais les vôtres, mon cœur et sonplus grand désir. Et vous savez aussi que je n’ai nulle pensée quine soit pour le bien de tous ! » Alors, soulevant latoile de l’entrée, Jim sortit de la maison et Tamb’ Itam aperçut,dans la pièce, Doramin immobile sur son siège, les mains aux genouxet les yeux baissés sur le sol. Après quoi il suivit son maître aufort, où l’on avait convoqué les chefs Bugis et les notables dePatusan. Tamb’ Itam souhaitait une bataille. – « Ce n’eût étéque la prise d’une autre colline ! » me disait-il avecregret. Pourtant, plus d’un des habitants de la ville espérait quela vue de tant de braves, prêts au combat, inciterait à la retraiteles rapaces étrangers. Leur départ serait un bonheur. Depuis que lecoup de canon tiré du fort avant le jour, et le roulement du grostambour avaient annoncé l’arrivée de Jim, la terreur suspendue surPatusan s’était écartée, dispersée comme une vague sur un rocher,en laissant seulement une écume bouillonnante d’agitation, decuriosité et de spéculations sans fin. La moitié des habitants,expulsés de leurs demeures pour les dispositions de la défense,vivaient dans la rue sur la rive gauche du fleuve, se pressaientautour des berges et s’attendaient, d’un moment à l’autre, à voir,sur la rive menacée, leurs maisons en proie aux flammes. Le désirgénéral était de sentir l’affaire promptement réglée. Des vivresavaient été distribués aux réfugiés, par les soins de Bijou. Nuln’avait l’idée de ce qu’allait faire le seigneur blanc. D’aucunsaffirmaient la situation plus inquiétante qu’au temps du ChérifAli ; à cette époque-là, bien des gens ne se souciaient derien, tandis que maintenant, ils avaient tous quelque chose àperdre. On surveillait avec intérêt le va-et-vient des canots,entre les deux parties de la ville. Deux des pirogues de guerreBugis étaient ancrées au milieu du courant pour protéger le fleuve,et un filet de fumée montait de leur avant ; les hommescuisaient leur repas de midi, lorsque Jim traversa l’eau, après sesentretiens avec Brown et Doramin, et regagna le fort par la portedu fleuve. On se pressait si bien autour de lui, dans la cour,qu’il eut peine à se frayer un chemin jusqu’à son logis. On nel’avait pas encore vu, car au moment de son arrivée nocturne, iln’avait fait qu’échanger quelques mots avec Bijou, descendue, à ceteffet, au débarcadère, et était tout de suite allé rejoindre, surl’autre rive, les chefs et les guerriers. On l’acclamait. Unevieille souleva une hilarité générale en se précipitant comme unefolle au-devant du maître, et en lui enjoignant, d’une voixgrondeuse, de veiller à ce que ses deux fils, qui étaient avecDoramin, ne fussent pas mis à mal par les bandits. Plusieurs desassistants s’efforçaient de la repousser, mais elle se débattait encriant : – « Laissez-moi tranquille ; qu’est-ce quecela signifie ? Voilà des rires déplacés. Ne sont-ce pas desbrigands cruels et sanguinaires, avides de carnage ? » –« Laissez-la ! » ordonna Jim ; et dans lesilence brusquement établi, il poursuivit lentement :« Tout le monde sera en sécurité. » Il pénétra dans sademeure, avant que se fussent éteints le profond soupir et lesmurmures véhéments de satisfaction soulevés par ces paroles.

« Il est certain qu’il était décidé à laisser à Brown lelibre accès à la mer. Sa destinée, révoltée, lui forçait la main.Pour la première fois, il avait dû affirmer sa volonté, en faced’une opposition déclarée. – « Il y eut de grandesdiscussions, et mon maître resta d’abord silencieux »,m’expliquait Tamb’ Itam. « La nuit vint, et j’allumai leschandelles sur la longue table. Les chefs étaient assis des deuxcôtés, et la dame restait debout, à la droite de monmaître. »

« Lorsque Jim prit la parole, l’inhabituelle difficultéparut avoir pour seul effet d’affermir plus immuablement sadécision. Les blancs attendaient sa réponse sur la colline. Leurchef lui avait parlé dans sa propre langue, et exposé bien deschoses difficiles à expliquer dans un autre langage. C’étaient deségarés, dont la souffrance avait fermé les yeux à la notion du bienet du mal. Il est vrai que des vies avaient été déjà perdues, maisétait-ce une raison pour en sacrifier davantage ? Jim affirmaà ses auditeurs, chefs assemblés du peuple, que leur bien était sonbien, leurs pertes ses pertes, leur deuil son deuil. Il regarda àla ronde les visages graves et attentifs, et les pria de sesouvenir qu’ils avaient combattu et travaillé côte à côte. Onconnaissait son courage… Un murmure l’interrompit… Et l’on savaitqu’il ne les avait jamais trompés. Ils avaient vécu bien des annéesensemble. Il aimait d’un grand amour le pays et ceux quil’habitaient. Il était prêt à répondre, sur sa tête, de tout malqui pourrait arriver, si l’on permettait aux blancs barbus de seretirer. C’étaient des malfaiteurs, mais leur destinée avait étécruelle. Leur avait-il jamais donné un mauvais conseil, et sesparoles avaient-elles jamais causé au peuple la moindresouffrance ? Mieux valait, à son avis, laisser partir vivantsces blancs et ceux qui voudraient les suivre. Ce serait unemédiocre faveur. – « Moi dont vous avez toujours connu, dontvous avez éprouvé la loyauté, je vous prie de les laisserpartir. » Il se tourna vers Doramin. Le vieux Nakhodane fit pas un mouvement. « Alors », reprit Jim,« appelez mon ami Dain Waris votre fils, car dans cetteexpédition-là, ce n’est pas moi qui marcherai à votretête. »

Chapitre 43

 

– « Tamb’ Itam restait atterré derrière le siège deson maître dont la déclaration produisit une immense sensation. –« Laissez-les aller, car c’est la plus sage façon de faire, àmon sentiment, et je ne vous ai jamais trompé », insista Jim.Il y eut un silence. Dans l’ombre de la cour, on entendait lesmurmures étouffés et le piétinement d’une foule. Doramin leva salourde tête pour dire qu’il n’y avait pas à songer à lire dans lescœurs, plus qu’à toucher le ciel avec la main, mais… qu’ilconsentait. Les autres opinèrent tour à tour : – « Mieuxvaut qu’ils s’en aillent », disaient certains, mais la plupartse contentèrent de dire : « qu’ils s’en rapportaient àTuan Jim. »

« C’est dans cette simple forme d’assentiment à son désirque gît le nœud de la situation ; c’est leur foi dans saloyauté et l’hommage à sa droiture qui faisaient de lui, à sespropres yeux, l’égal des hommes impeccables qui n’ont jamais quittéleur place dans le rang. La parole de Stein :« Romanesque ! Romanesque ! » semble planer surle pays qui ne le rendra plus jamais à un monde indifférent à sonéchec comme à ses mérites, et sur cette ardente et jalousetendresse qui, dans la stupeur d’une affreuse douleur et d’uneéternelle séparation, lui refuse l’aumône même des larmes. Dumoment où la simple loyauté des trois dernières années de sa vieremporte la victoire sur l’ignorance, la terreur et la colère deshommes, il ne m’apparaît plus tel que je l’ai vu à la dernièreminute, – point blanc absorbant le suprême reflet de lumière tombésur une côte noire et une mer assombrie, – mais plus grand, plusdigne de compassion, dans cette solitude de son âme, demeuré, pourcelle même qu’il aimait le mieux, un cruel et insolublemystère.

« Il est évident qu’il ne se méfiait pas de Brown ; iln’avait pas de raison de suspecter une histoire dont la véritéparaissait attestée par une rude franchise, par une sorte desincérité virile dans l’acceptation de la moralité et desconséquences de ses actes. Mais Jim ne connaissait pas l’égoïsmepresque inconcevable d’un homme qui, à voir ses desseins déjoués etcontrecarrés ses projets, s’affolait de la rage indignée etfurieuse d’un autocrate contrarié. S’il ne se méfiait pas de Brown,Jim gardait pourtant la crainte d’un malentendu quelconque, d’unincident qui pouvait survenir et se terminer par une collisionsanglante. Aussi, à peine retirés les chefs Malais, pria-t-il Bijoude lui donner à manger, car il allait quitter le fort pour semettre, en ville, à la tête des combattants. Comme la jeune femmese récriait, en lui rappelant sa fatigue, il déclara que si quelquechose arrivait, il ne se le pardonnerait jamais. – « Jeréponds de toutes les existences ici » rappela-t-il. Il étaitun peu sombre ; Bijou lui servit son repas de ses propresmains (dans le service de table offert par Stein), en prenant àTamb’ Itam les plats et les assiettes. Jim se dérida bientôt et dità sa compagne qu’il allait lui remettre, pour une nuit encore, lecommandement du fort. – « Pas de sommeil pour nous, ma fille,tant que notre peuple est en danger ! » conclut-il. Aprèsquoi, il affirma en souriant qu’elle était le meilleur homme detous ces gens-là. « Si Dain Waris et toi aviez fait ce quevous souhaitiez, aucun de ces pauvres diables ne serait plus en vieaujourd’hui. » – « Sont-ils bien méchants ? »interrogea-t-elle, en se penchant sur la chaise du jeune homme. –« Des hommes peuvent faire parfois le mal sans être beaucoupplus méchants que d’autres », répondit-il, avec une certainehésitation.

« Tamb’ Itam suivit son maître jusqu’à l’embarcadère, endehors du fort. La nuit était claire mais sans lune, et le milieudu fleuve restait sombre, tandis que, près des berges, l’eaureflétait de nombreux feux, « comme par une nuit deRamadan », me disait le Malais. Des pirogues armées passaientsilencieusement dans la bande d’ombre, ou immobiles à l’ancre,flottaient avec un bruit de clapotis sonore. Tamb’ Itam eutbeaucoup à pagayer et beaucoup à marcher sur les talons de sonmaître ; ils arpentèrent la rue illuminée par les feux, ets’enfoncèrent jusqu’aux confins de la ville, où de petits groupesd’hommes montaient la garde dans les champs. Tuan Jim donnait desordres aussitôt exécutés. Ils passèrent, pour finir, au palais duRajah, occupé, cette nuit-là, par un détachement des serviteurs deJim. Le vieux Rajah avait fui, le matin à la première heure, avecla plupart de ses femmes, et s’était réfugié, près d’un village dela brousse, dans une petite maison qu’il possédait sur un affluentdu fleuve. Resté en arrière, Kassim avait assisté au conseil, pourexpliquer, avec son air d’activité diligente, sa diplomatie de laveille. On lui battait froid, mais il n’en conservait pas moins savivacité paisible et souriante, et fit montre d’un grandenthousiasme lorsque Jim lui déclara sèchement qu’il allait faireoccuper, ce soir-là, la redoute du Rajah par des hommes à lui. Àl’issue du conseil, il alla de l’un des chefs à l’autre, enproclamant bien haut sa gratitude pour cette protection accordée,en son absence, aux domaines de son maître le Rajah.

« Vers dix heures, les hommes de Jim vinrent occuperl’enceinte qui commandait l’embouchure du ruisseau. Jim comptaitrester là jusqu’au départ de Brown. Un petit feu fut allumé endehors de la palissade, sur la pointe plate et gazonnée où Tamb’Itam disposa un pliant pour son maître. Jim lui conseilla d’essayerde dormir. Tamb’ Itam alla chercher une natte et s’allongea àl’écart, mais il ne pouvait fermer l’œil, bien qu’il sût qu’il luirestait un long trajet à faire, avant la fin de la nuit. Son maîtremarchait de long en large devant le feu, la tête basse et les mainsderrière le dos. Son visage était triste. Chaque fois qu’ils’approchait, Tamb’ Itam feignait de dormir, pour que Jim nes’aperçût pas qu’il le regardait. Le jeune homme finit pars’arrêter, et abaissant les yeux sur son serviteur, ditdoucement : – « Il est temps ! »

« Tamb’ Itam se leva aussitôt et fit ses préparatifs. Samission consistait à descendre le fleuve, une heure ou plus avantla chaloupe de Brown, et à transmettre à Dain Waris l’ordre formelet péremptoire de laisser passer les blancs sans les inquiéter. Jimne voulait charger personne que lui de ce rôle. Avant de partir,Tamb’ Itam demanda un gage de sa mission, simple formalité, car sasituation auprès de Jim le faisait connaître de tous. – « Lemessage est d’importance », expliquait-il, « et ce sonttes propres paroles, Tuan, que je dois rapporter. » Son maîtrefouilla dans une de ses poches, puis dans l’autre, et finit parretirer de son doigt l’anneau d’argent de Stein, qu’il portaitpresque toujours. Il le donna à Tamb’ Itam. Quand le Malais partit,le camp de Brown était encore sombre sur la colline, à l’exceptiond’une petite lueur qui brillait entre les branches d’un des arbresabattus par les blancs.

« La veille au soir, Brown avait reçu de Jim une feuille depapier plié avec ces mots : « Vous aurez la route libre.Partez dès que la prochaine marée portera votre chaloupe. Que voshommes prennent garde, les fourrés des deux rives du ruisseau et laredoute, à son embouchure, sont pleins de guerriers bien armés.Vous n’auriez aucune espèce de chance, mais je ne crois pas quevous cherchiez un massacre. » Brown lut ce mot, déchira lafeuille en petits morceaux, et se tournant vers Cornélius quil’avait apportée, fit railleusement : – « Adieu, monexcellent ami. » Cornélius, entré dans le fort, avait passéson après-midi à rôder autour de la maison de Jim. Jim l’avaitchoisi pour porter son billet, parce que, sachant l’anglais etconnu de Brown, il ne risquait pas, comme un indigène, enapprochant au crépuscule, un coup de feu lâché par un des banditspris de panique.

« Cornélius ne se retira point après avoir remis le billet.Brown était assis devant un petit feu ; tous ses compagnonsétaient couchés. – « Je pourrais vous dire quelque chose quivous intéresserait », grommela Cornélius d’un air maussade.Brown ne fit pas attention à ses paroles. « Vous ne l’avez pastué », reprit l’autre, « et qu’y avez-vous gagné ?Vous auriez pu obtenir de l’argent du Rajah, sans compter le sac detoutes les maisons Bugis, et maintenant vous n’avez rien dutout. » – « Je vous conseille de filer », grondaBrown, sans même le regarder. Mais Cornélius se laissa tomber àcôté de lui et se mit à chuchoter avec volubilité, en lui touchantde temps en temps le coude. Ses paroles firent redresser Brown quilâcha un juron. Cornélius venait de lui révéler la présence de DainWaris, avec une troupe en armes, en aval de la rivière. Au premiermoment, Brown se crut vendu et trahi, mais un moment de réflexionsuffit à le convaincre qu’il ne pouvait s’agir de trahison. Il nedit rien, et un peu après, Cornélius s’avança, d’un aird’indifférence profonde, qu’il y avait, en dehors du brasprincipal, un autre chenal bien connu de lui. – « C’est unebonne chose à savoir », approuva Brown en dressant l’oreille,cependant que Cornélius se mettait à lui raconter ce qui s’étaitpassé en ville et lui rapportait tout ce qui s’était dit auconseil ; il bavardait à mi-voix, d’un ton monotone, comme onchuchote parmi les dormeurs que l’on craint d’éveiller. – « Ilpense m’avoir rendu inoffensif, ah vraiment… » gronda très basBrown. – « Oui, c’est un imbécile, un petit enfant. Il estvenu ici pour me voler ! » pleurnichait Cornélius,« et il a capté la confiance générale. Mais s’il survenait unfait qui empêchât, à l’avenir, de croire en lui, oùserait-il ?… Ce Dain Waris qui vous attend là-bas, Capitaine,c’est le premier homme qui vous ait repoussé ici, lors de votrearrivée. » Brown fit remarquer, avec nonchalance, que mieuxvalait éviter de le voir, et Cornélius affirma, toujours sur lemême ton détaché et rêveur qu’il connaissait un bras perdu, assezlarge pour laisser passer, derrière le camp Bugi, la chaloupe desblancs. « Il faudra vous tenir très tranquilles »,ajouta-t-il, comme s’il eût obéi à une arrière-pensée, « car àcet endroit on passe tout près du camp… tout près. Ils sont campéssur le rivage, avec leurs bateaux tirés sur la berge. » –« Oh, nous savons être silencieux comme des ombres, necraignez rien », fit Brown. Cornélius stipula que, s’il devaitservir de pilote, son propre canot serait prit en remorque. –« Il faudra que je remonte vivement », expliqua-t-il.

« Deux heures avant l’aube, les guetteurs, postés auxabords de la redoute, annoncèrent que les voleurs blancsdescendaient vers leur chaloupe. En un clin d’œil, tous les hommesarmés étaient sur le qui-vive, d’un bout à l’autre de Patusan. Lesrives du fleuve restaient pourtant plongées dans un tel silenceque, sans les feux qui s’élevaient parfois en brusques flambéessombres, la ville eût paru endormie comme en temps de paix. Unbrouillard dense, suspendu sur l’eau, répandait une sorted’illusoire lumière grise, qui ne laissait rien voir. Lorsque lachaloupe sortit du ruisseau, pour entrer dans le fleuve, Jim setenait debout, sur la pointe basse de terre, devant l’enceinte duRajah, au point même où il avait, pour la première fois, mis lepied sur le rivage de Patusan. Mobile dans la grisaille, solitaire,très massive et déjouant pourtant sans cesse les regards, une ombrese dessinait. Un murmure assourdi en sortait. De la barre, Brownentendit la voix calme de Jim : – « Vous avez la routelibre. Vous ferez bien de vous laisser dériver tant que durera cebrouillard qui va d’ailleurs bientôt se lever. » – « Oui,nous verrons bientôt clair », répondit Brown.

« Les trente ou quarante hommes qui restaient, l’arme aubras, en dehors de la palissade, retenaient leur souffle. Le Bugi,propriétaire du prau, que j’avais vu sur la véranda deStein, faisait partie de ce groupe ; il me raconta que lachaloupe, en rasant de tout près la pointe basse, avait un instantparu grossir démesurément, et dominer l’éperon comme une montagne.– « Si vous jugez que cela vaille la peine d’attendre un joursur la côte », cria Jim, « je tâcherai de vous envoyerquelque chose : un bœuf, des ignames… ce que jepourrai. » L’ombre avançait toujours. – « Oui,entendu », fit dans le brouillard une voix assourdie et sanstimbre. Aucun des assistants attentifs ne saisit le sens de cesparoles, et Brown disparut, avec ses hommes et sa chaloupe, commedes spectres évanouis sans le moindre bruit.

« Voilà comment, invisible dans le brouillard, l’aventurierquitta Patusan, avec Cornélius assis dans la chambre d’arrière desa chaloupe. – « On vous enverra peut-être un petitbœuf », ricana le métis. « Oh oui ; un bœuf, designames, vous les aurez, puisqu’il vous l’a promis ! Il dittoujours la vérité. Il m’a volé tout ce que je possédais. Il fautcroire que vous préférez un bœuf maigre au sac de nombreusesmaisons ! » – « Je vous conseille de tenir votrelangue, si vous ne voulez pas vous faire flanquer par-dessus borddans ce sacré brouillard », menaça Brown. La chaloupeparaissait immobile ; on ne voyait rien, pas même la rivièrele long du bateau, mais on sentait la poussière d’eau courir et secondenser en ruisselant sur les barbes et les visages. C’étaitlugubre, me disait Brown. Chacun des aventuriers eût pu se croireseul, dans une barque à la dérive, avec la hantise et le soupçon àpeine perceptibles de fantômes soupirants et murmurants autour delui. – « Me flanquer par-dessus bord, ahvraiment ! » grommela Cornélius d’un ton hargneux.« Au moins, je saurais me retrouver ; j’ai vécu tantd’années ici ! » – « Pas assez pour vous dirigerdans un brouillard pareil », rétorqua Brown, en se renversanten arrière et en balançant son bras au-dessus du gouvernailinutile. – « Si ! bien assez ! » grognaCornélius. – « Très précieux ! » commenta Brown.« Faut-il conclure que vous sauriez retrouver à tâtons, commececi, le bras détourné dont vous m’avez parlé ? »Cornélius fit un signe affirmatif. – « Êtes-vous trop las pourramer ? » reprit-il, après un silence. – « Non, parDieu ! » cria brusquement le capitaine. « Allons,les avirons à l’eau, vous autres ! » On entendit dans lebrouillard un grand remue-ménage qui se résolut peu à peu en ungrincement régulier de rames invisibles contre d’invisibles tolets.Rien n’était changé cependant, et sans l’éclaboussement régulierdes rames, on eût pu se croire, me disait Brown dans une nacelle deballon, halée en plein brouillard. À partir de ce moment, Cornéliusn’ouvrit plus la bouche que pour supplier, d’une voix gémissante,que l’on écopât sa pirogue, tirée en remorque. Peu à peu, lebrouillard s’éclaircissait et se faisait plus lumineux devant lachaloupe. À sa gauche, Brown vit une ombre, que l’on eût pu prendrepour le dos de la nuit en fuite. Tout à coup, une grosse branchefeuillue passa au-dessus de sa tête, cependant que des rameauxruisselants et immobiles se relevaient légèrement, près du bord del’embarcation. Sans un mot, Cornélius lui prit la barre desmains. »

Chapitre 44

 

« Je crois qu’ils n’échangèrent plus une parole. Lachaloupe était entrée dans un étroit chenal latéral, où lespalettes des rames la poussaient en s’implantant dans les bergescroulantes, et où pesait une ombre lugubre, comme si, au-dessus dubrouillard qui remplissait ce bras de rivière depuis sesprofondeurs jusqu’aux cimes des arbres, de grandes ailes eussentété déployées. Des branches en surplomb, de grosses gouttestombaient à travers le morne brouillard. À un murmure de Cornélius,Brown fit charger les fusils. – « Je vais vous donner leplaisir de vous acquitter envers ces gens-là avant de filer, tasd’estropiés que vous êtes », dit-il à sa bande. « Prenezgarde de ne pas gâcher l’occasion, espèces de chiens ! »Des grognements sourds accueillirent ces paroles. Cornéliuslarmoyait, et s’inquiétait fort du sort de son canot.

« Cependant, Tamb’ Itam avait atteint le terme de sacourse. Le brouillard l’avait un peu retardé, mais il avait raméavec vigueur, en restant au contact de la rive sud. Peu à peu, lejour parut, comme un reflet dans un globe de verre dépoli. Lesrives formaient de chaque côté du fleuve une tache noire, où l’ondécelait des soupçons de piliers, et, très haut dans le ciel, desombres de branches tordues. La brume restait très dense au ras del’eau, mais on montait bonne garde au camp, car dès que Tamb’ Itams’en approcha, deux silhouettes d’hommes émergèrent de la vapeurblanche, et des voix vigoureuses le hélèrent. Il répondit, et uncanot vint aborder sa pirogue. Il échangea des nouvelles avec lesguetteurs : tout allait bien ; le temps d’épreuve étaitpassé. Les hommes du canot lâchèrent le bord de sa pirogue, et seperdirent immédiatement dans la brume. Tamb’ Itam poursuivit saroute, jusqu’à ce qu’il entendît des voix venir à lui sur l’eau, etvit, à travers le brouillard qui commençait à se soulever entourbillons, la lueur de feux allumés sur une grève sablonneuse,encadrée par des fourrés et une haute futaie. Là encore, on étaitaux aguets, car on l’interpella. Il cria son nom, en lançant dedeux coups de pagaie, sa pirogue sur la rive. C’était un campimportant. Les hommes allongés par petits groupes échangeaient desmurmures assourdis de causerie matinale. De minces filets de fuméeondulaient lentement sous le brouillard blanc. On avait bâti, pourles chefs, de petits abris élevés au-dessus du sol. Les fusilsétaient disposés en faisceaux et fichés un à un dans lesable ; de grandes lances se dressaient près des feux.

« Avec un air d’importance, Tamb’ Itam demanda à êtreconduit près de Dain Waris. Il trouva l’ami de son seigneur blanccouché sur un lit surélevé de bambou, abrité par un berceau debâtons couverts de nattes. Dain Waris était éveillé, et un feuclair flambait devant son abri, qui prenait un air de templeprimitif. Le fils unique de Nakhoda Doramin répondit aveccordialité au salut de Tamb’ Itam. Le serviteur commença par luitendre l’anneau, gage de la sincérité de son message. Dain Wariss’appuya sur un coude, et lui ordonna de parler, pour dire sesnouvelles. Commençant par la formule consacrée : –« Bonnes nouvelles… », Tamb’ Itam répéta les parolesmêmes de Jim. Partis sur le consentement de tous les chefs, lesblancs devaient trouver libre passage sur la rivière. Pour répondreà quelques questions, Tamb’ Itam résuma alors la discussion dudernier conseil. Dain Waris l’écouta attentivement jusqu’au bout,en jouant avec l’anneau qu’il finit par glisser à l’index de samain droite. Après avoir appris tout ce que Tamb’ Itam avait àdire, il le congédia, en lui faisant donner nourriture et abri. Desordres de repli pour l’après-midi furent immédiatement lancés.Après quoi, Dain Waris se recoucha, les yeux ouverts, tandis queses propres serviteurs préparaient son repas, près d’un grand feu,en bavardant avec Tamb’ Itam, pour savoir de lui les dernièresnouvelles de la ville. Le soleil dévorait la brume. On menait bonnegarde sur le bras principal du fleuve, où l’on s’attendait, d’unmoment à l’autre, à voir déboucher l’embarcation des blancs.

« C’est alors que Brown se vengea d’un monde qui, aprèsvingt ans de folles et méprisantes brimades, lui refusait le tributd’un succès de vulgaire banditisme. Ce fut un acte de férocitéfroide, dont, sur son lit de mort, le souvenir le consolait commeun indomptable défi. Il fit furtivement débarquer ses hommes sur lecôté de l’île opposé au camp des Bugis, et les mena vers l’autrerive. Après une lutte brève mais silencieuse, Cornélius qui avaittenté de s’esquiver au moment du débarquement, se résigna à dirigerla petite troupe à travers les fourrés les moins épais de labrousse. Brown tenait les mains décharnées du métis derrière sondos, dans un seul de ses gros poings, et activait de temps en tempsson allure d’une bourrade brutale. Cornélius restait muet comme unecarpe, abject mais ferme dans un dessein dont il entrevoyaitconfusément la réalisation prochaine. Vers la lisière de la forêt,les hommes de Brown se déployèrent dans le fourré et attendirent.Le camp s’étalait tout entier sous leurs yeux, et personne neregardait de leur côté. Nul ne pouvait rêver que les blancsconnussent l’étroit chenal qui passait derrière l’île. Lorsqu’iljugea le moment venu, Brown cria : –« Allez-y ! » et quatorze coups partirent comme unseul.

« Telle fut la surprise, me racontait Tamb’ Itam, qu’endehors de ceux qui tombèrent morts ou blessés, aucun des Bugis nefit un mouvement, pendant un temps appréciable, après la premièredécharge. Mais un guerrier cria, et ce cri parut déchaîner, detoutes les gorges, un hurlement de stupeur et d’épouvante. Unepanique folle chassa tous ces hommes et en fit une massehésitante ; ils couraient çà et là sur la berge, comme untroupeau apeuré par le flot. Quelques indigènes sautèrent à l’eau,mais la plupart ne s’y précipitèrent qu’après la dernière décharge.Trois fois les bandits tirèrent dans le tas, pendant que, seul envue, Brown sacrait et hurlait : – « Visez bas !Visez bas ! »

« Tamb’ Itam m’affirma avoir compris, dès la premièresalve, ce qui s’était passé. Bien que non touché, il se laissatomber à terre, et fit le mort, en gardant pourtant les yeuxouverts. Bondissant de sa couche aux premiers coups de feu, DainWaris sortit sur le rivage découvert, juste à temps pour recevoir,en plein front, une balle de la seconde décharge. Tamb’ Itam le vitécarter les bras tout grands, avant de tomber. C’est alors,m’a-t-il dit, alors seulement, qu’il se sentit accablé par unegrande terreur. Toujours invisibles, les blancs se retirèrent commeils étaient venus.

« Voilà comment Brown régla ses comptes avec la fortuneadverse. Notez que, dans cet affreux attentat, on retrouve unecertaine supériorité, comme celle de l’homme qui met au service dudroit (au sens abstrait du mot), ses passions communes. Il nes’agit pas d’un massacre banal et perfide ; c’était une leçon,une rétribution, l’explosion de quelque obscur et terrible attributde notre nature, moins profondément enfoui, je le crains, que nousaimerions à le croire.

« Après cela, les blancs s’éclipsent, sans que Tamb’ Itamait pu les voir, et semblent s’évanouir pour toujours aux yeux deshommes ; la goélette même disparaît, comme disparaissent tantde choses volées. Mais on raconte qu’un mois plus tard, unechaloupe blanche fut recueillie, dans l’océan Indien, par un vapeurde commerce. Deux squelettes au visage jaune parcheminé, et auxyeux vitreux, reconnaissaient l’autorité d’un troisième spectre,qui déclara se nommer Brown. Sa goélette qui se dirigeait, d’aprèsses dires, vers le sud, avec une cargaison de sucre de Java, avaitsubi une terrible avarie et sombré sous ses pieds. Lui et sescompagnons étaient les seuls survivants des six hommes d’équipage.Les deux marins moururent à bord du vapeur qui les avaitrecueillis. Brown vécut pour me permettre de le voir, mais je puisaffirmer qu’il avait joué son rôle jusqu’au bout.

« Les aventuriers avaient oublié, dans leur fuite, decouper la remorque du canot de Cornélius. Quant à Cornéliuslui-même, Brown l’avait laissé filer, au début de la fusillade,avec un coup de pied en guise de bénédiction d’adieu. En serelevant d’entre les morts, Tamb’ Itam aperçut, au milieu descadavres et des feux expirants, le Nazaréen qui courait sur lerivage en poussant de petits cris. Il se rua tout à coup vers larivière et tenta, au prix d’efforts frénétiques, de pousser à l’eaul’une des pirogues Bugis. – « Puis, jusqu’à ce qu’il m’aitvu », continuait Tamb’ Itam, « il resta debout, les yeuxfixés sur la lourde barque, en se grattant la tête. » –« Qu’est-il advenu de lui ? », demandai-je. Tamb’Itam me regarda en face et fit un geste expressif du bras droit. –« Je l’ai frappé deux fois, Tuan », dit-il. « En mevoyant approcher, il se jeta violemment à terre, et se débattitavec un grand cri. Il gloussait comme une poule effarée, mais dèsqu’il sentit la pointe de ma lance, il se tint coi et me regardafixement, pendant que la vie lui sortait des yeux. »

« Après cela, Tamb’ Itam ne s’attarda point. Il comprenaitl’urgente nécessité d’arriver le premier au fort avec les terriblesnouvelles. Nombreux étaient évidemment les survivants de la troupede Dain Waris, mais dans leur folle panique, certains avaienttraversé le fleuve à la nage, tandis que d’autres s’enfonçaientdans la brousse. Le fait est qu’ils ignoraient réellement d’oùvenait le coup ; ils ne savaient pas si d’autres banditsblancs n’allaient pas survenir ou n’avaient pas déjà prispossession de tout le pays. Ils se croyaient victimes d’une vastetrahison, et voués à une destruction fatale. Certains groupes nerallièrent pas la ville avant trois jours pleins. Quelques-unspourtant reprirent aussitôt le chemin de Patusan, entre autres lesrameurs de l’un des canots préposés ce matin-là à la surveillancedu fleuve, qui s’étaient trouvés en vue du camp au moment del’attaque. Il est vrai qu’ils commencèrent par sauter par-dessusbord, pour gagner à la nage la rive opposée, mais, revenus un peuplus tard à leur pirogue, ils remontèrent le courant avec un cœurplein de terreur. Tamb’ Itam avait une heure d’avance sureux. »

Chapitre 45

 

– « Lorsque Tamb’ Itam, ramant impétueusement, arrivaen vue de la ville, les femmes pressées sur les plates-formes desmaisons attendaient le retour de la flottille de Dain Waris. Laville avait un air de fête : çà et là, des hommes quiportaient encore à la main lance ou fusil, s’avançaient en groupesou se tenaient sur la berge. Les boutiques de Chinois s’étaientouvertes de bonne heure, mais la place du marché était déserte. Unesentinelle, postée encore au coin du fort, aperçut Tamb’ Itam etsignala son arrivée aux défenseurs de l’enceinte. La porte étaitlarge ouverte. Tamb’ Itam bondit sur la berge et se précipita. Lapremière personne qu’il aperçut fut la jeune femme, qui sortait dela maison.

« Échevelé, haletant, les lèvres tremblantes et les yeuxégarés, Tamb’ Itam resta un instant muet devant elle, comme si unsortilège eût soudain scellé sa bouche. Puis il éclata tout àcoup ! – « Ils ont tué Dain Waris et nombre d’autresguerriers ! » Elle joignit les mains, et ses premiersmots furent : « – Ferme les portes ! » Lamajorité de la garnison avait regagné ses foyers, et Tamb’ Itamexpédia vivement les hommes qui restaient pour leur tour de garde.Bijou se tenait debout au milieu de la cour, tandis que les autrescouraient à droite et à gauche. – « Doramin ! »lança-t-elle avec un accent de détresse, au moment où Tamb’ Itampassait devant elle. En repassant, il répondit vivement à la penséede la jeune femme : – « Oui ! Mais nous détenonstoute la poudre de Patusan ! » Elle lui saisit le bras,et montrant la maison : – « Va l’appeler ! »murmura-t-elle en tremblant.

« Tamb’ Itam monta l’escalier au galop. Son maître dormait.– « C’est moi, Tamb’ Itam, avec des nouvelles qui nepeuvent attendre », cria-t-il, du seuil de la porte. Il vitJim se retourner sur l’oreiller en ouvrant les yeux, et lança toutde suite : « Jour de malheur Tuan : jourmaudit ! » Jim se redressa sur le coude pour l’écouter,comme avait fait Dain Waris. Alors Tamb’ Itam commença son récit,en s’efforçant de mettre de l’ordre dans son histoire. Il appelaitDain Waris « Panglina » et disait :« Le Panglina a alors donné l’ordre au chef de ses bateliersde « donner à manger à Tamb’ Itam… », lorsque son maîtremit pied à terre et le regarda avec un visage si décomposé, que lesmots s’arrêtèrent dans sa gorge.

– « Achève », cria Jim ; « Il estmort ? » – « Longue vie à vous ! »répondit Tamb’ Itam. « C’est une affreuse trahison. Il s’étaitlevé aux premiers coups de feu, et il est tombé. » Jim allavers la fenêtre, et ouvrit le volet d’un coup de poing. La chambres’éclaira. Il se mit alors à donner à son serviteur des ordresd’une voix calme mais rapide, pour faire assembler et lancer à lapoursuite des fugitifs une flottille de canots ; il allaitprévenir tel et tel chef, dépêcher des messages. Tout en parlant lejeune homme s’était assis sur le bord du lit et se penchait pourlacer ses bottes à la hâte. Mais relevant soudain son visagerougi : – « Pourquoi, restes-tu là ? »s’écria-t-il, « ne perds pas de temps ! » Tamb’ Itamne bougeait pas. – « Pardonne-moi, Tuan, mais… mais… » semit-il à balbutier. – « Quoi donc ? », cria sonmaître, à voix haute et avec un regard terrible, en se penchant,les deux mains crispées au bord du lit. – « Il n’est pasprudent pour ton serviteur de se montrer parmi le peuple »,répondit Tamb’ Itam, après un moment d’hésitation.

« Alors Jim comprit. Il avait renoncé à un monde pouréchapper aux conséquences d’un petit saut impulsif, et maintenantl’autre monde, l’œuvre de ses propres mains, tombait en ruine sursa tête. Il n’était pas prudent, pour son serviteur, de sortir aumilieu de son peuple à lui ! Je crois qu’à cette minuteprécise, il décida de jeter au désastre le seul défi qui lui parûtpossible, mais tout ce que je sais, c’est qu’il sortit sans un motde sa chambre et s’assit à la longue table où il avait prisl’habitude de régler les affaires de son monde, et de proclamerchaque jour la vérité qui habitait certainement son cœur. LesSombres Puissances ne lui voleraient pas deux fois sa paix. Tamb’Itam suggéra avec déférence l’idée de préparatifs de défense. Lafemme que Jim aimait s’approcha de lui, et lui parla, mais il fitun signe de la main, et elle fut consternée par la muettesupplication de ce geste qui implorait le silence. Elle sortit surla véranda, et s’assit au seuil comme pour protéger, de son corps,son ami contre les dangers du dehors.

« Quelles pensées traversèrent la tête de Jim ? Quelssouvenirs ? Qui pourrait le dire ? Tout s’était effondré,et lui qui s’était un jour montré infidèle à l’attente des hommes,avait à nouveau perdu leur confiance. C’est alors, je le suppose,qu’il tenta d’écrire… À quelqu’un… Mais il y renonça. La solitudese refermait sur lui. C’est en son seul nom que des hommes luiavaient confié leur vie, et pourtant, comme il avait dit, rien nepourrait jamais les amener à comprendre. Au-dehors, on nel’entendait pas faire le moindre bruit. Vers le soir, il se montraà la porte et appela Tamb’ Itam. – « Eh bien ? »demanda-t-il. – « Il y a beaucoup de pleurs et de colèreaussi », répondit le Malais. Jim leva les yeux sur lui :– « Ah, tu sais ? » murmura-t-il. – « Oui,Tuan », répondit Tamb’ Itam. « Ton serviteur sait, et lesportes sont fermées. Il faudra combattre. » –« Combattre ? Pourquoi cela ? » demanda Jim. –« Pour nos vies ! » – « Je n’ai plus devie ! » fit-il. Tamb’ Itam entendit à la porte un cri dela jeune femme. – « Qui sait ? » fit-il.« L’audace et la ruse peuvent encore assurer notre salut. Il ya beaucoup de terreur aussi, dans le cœur des hommes. » Ilsortit, en pensant vaguement aux bateaux et à la mer ouverte, et enlaissant ensemble Jim et la jeune femme.

« Je n’ai pas le cœur de vous narrer ici ce qu’elle m’alaissé entrevoir de cette lutte menée, une heure ou plus, contrelui pour la possession de son bonheur. Ce que Jim pouvait garderd’espoir, ce qu’il attendait, ce qu’il imaginait est impossible àdire. Il resta inflexible, et dans la solitude de plus en plusprofonde de son obstination, son âme semblait s’élever au-dessusdes ruines de son existence. Elle lui criait à l’oreille : –« Il faut combattre ! » Elle ne pouvait pascomprendre. Il n’y avait rien à gagner en combattant. C’est d’uneautre façon qu’il allait montrer sa puissance et vaincre sa fataledestinée. Il s’avança dans la cour, et derrière lui, les cheveuxépars, le visage hagard, haletante, la jeune femme sortit entrébuchant, et s’appuya au chambranle de l’entrée. – « Ouvrezles portes », ordonna-t-il. Après quoi, se tournant vers ceuxde ses hommes qui étaient restés dans la cour, il leur donna lapermission de rentrer chez eux. – « Pour combien de temps,Tuan ? » demanda timidement l’un d’eux. – « Pourtoujours », répondit-il d’un ton morne.

« Un grand silence était tombé sur la ville, aprèsl’explosion de pleurs et de lamentations qui avait passé sur lefleuve, comme une rafale de vent sortie d’un abîme ouvert dedouleur. Mais de sourdes rumeurs volaient, en remplissant les cœursde consternation et d’horribles doutes. Les bandits allaientrevenir, en ramenant une foule de leurs acolytes sur un grandnavire, et il n’y aurait plus de refuge pour personne dans le pays.Une impression d’insécurité totale envahissait les esprits, commeau cours d’un tremblement de terre, et les hommes se chuchotaientleurs soupçons en se regardant, comme s’ils se fussent trouvés enface de quelque effroyable présage.

« Le soleil s’abaissait au-dessus des forêts, lorsqu’onrapporta au campong de Doramin le corps de Dain Waris.Quatre hommes portaient le cadavre, pieusement recouvert d’unlinceul blanc que la vieille mère avait envoyé à la porte, pour leretour de son fils. On le posa aux pieds de Doramin et le vieillardresta longtemps immobile, les yeux baissés, une main sur chaquegenou. Les branches des palmiers se balançaient mollement, et lesfeuilles des arbres fruitiers s’agitaient au-dessus de sa tête.Armés de pied en cap, les hommes de sa tribu étaient là jusqu’audernier, quand le vieux Nakhoda finit par lever les yeux.Son regard passa lentement sur la foule, comme s’il eût cherchér unvisage absent, puis son menton retomba contre sa poitrine. Larumeur d’une nombreuse assemblée se mêlait au frémissement léger dela verdure.

« Le Malais qui avait conduit à Samarang Tamb’ Itam et lajeune femme assistait à la scène. Il n’était pas aussi furieux quebien d’autres, m’expliqua-t-il, mais pénétré de stupeur etd’épouvante devant la soudaineté du destin des hommes, suspendu surleur tête comme un nuage gros de tonnerre. Lorsque le corps de DainWaris fut découvert, sur un signe de Doramin, celui que l’onappelait souvent « l’ami du seigneur blanc », apparutinchangé, les paupières entrouvertes, comme s’il allait s’éveiller,Doramin se pencha encore un peu, comme un homme qui cherche unobjet tombé à ses pieds. Ses yeux scrutaient le cadavre, pour ytrouver la blessure peut-être. Elle était très petite, en pleinfront. Nul mot ne fut prononcé lorsqu’un des assistants s’accroupitpour ôter de la main froide et raide l’anneau d’argent qu’il tenditen silence à Doramin, mais un murmure d’effroi et d’horreur courutdans la foule à la vue de ce symbole familier. Le vieuxNakhoda le regarda, et poussa tout à coup un grand criféroce, un hurlement de douleur et de furie, puissant comme lebeuglement d’un taureau blessé, qui remplit d’épouvante les cœursde tous les guerriers, tant il exprimait clairement, sans paroles,de colère et de peine. Un lourd silence plana un instant, pendantque quatre hommes emportaient le corps à l’écart. Ils le déposèrentsous un arbre, et aussitôt, avec un grand cri prolongé, toutes lesfemmes de la maison se mirent à gémir ensemble ; elles selamentaient avec des voix aiguës ; le soleil se couchait, et,dans les intervalles des lamentations forcenées, chantaient seulesles voix monotones de deux vieillards qui psalmodiaient leCoran.

« À cette heure-là, Jim, appuyé sur unaffût de canon, contemplait le fleuve, en tournant le dos à sademeure ; du seuil de la porte, la jeune femme, haletantecomme si elle eût dû s’arrêter dans un furieux élan, le regardait àtravers la cour. Debout à quelques pas de son maître, Tamb’ Itamattendait patiemment ce qui allait arriver. Tout à coup, Jim, quisemblait perdu dans un rêve paisible, se tourna vers lui endisant : – « Il est temps d’en finir. »

– « Tuan ? » fit Tamb’ Itam en s’avançantallègrement. Il ne voyait pas ce que son maître voulait dire, maisdès que Jim fit un mouvement, Bijou quitta sa place pour traverserla cour. Aucun des familiers de la maison n’était alors en vue. Lajeune femme chancelait légèrement, et à mi-chemin, elle appela Jim,qui paraissait à nouveau plongé dans la contemplation du fleuve. Ilse retourna en s’adossant au canon. – « Veux-tu tebattre ? » cria-t-elle. – « Il n’y a pas de quoi sebattre », répondit-il ; « rien n’est perdu. »Et il fit un pas vers elle. – « Veux-tu fuir ? »cria-t-elle de nouveau. – « Il n’y a pas de fuitepossible », répondit-il, en s’arrêtant court, cependant que lajeune femme, immobile aussi et silencieuse, le dévorait des yeux. –« Alors tu vas aller là-bas ? » fit-elle lentement.Il baissa la tête. « Ah ! » s’écria-t-elle avec unregard oblique, « tu es un menteur ou un fou. Te souviens-tude la nuit où je te suppliais de me quitter, et où tu me répondaisque tu ne le pouvais pas ? Que c’était choseimpossible… ! Impossible… ! Te souviens-tu d’avoiraffirmé que tu ne me quitterais jamais ? Pourquoi ? Je nete demandais pas de promesses ! C’est toi qui m’as promis,sans que j’exige rien… Rappelle-toi ! » – « Celasuffit, ma pauvre fille », soupira-t-il ; « je nevaux pas la peine d’être gardé ! »

« Tamb’ Itam m’a raconté que, pendant cette conversation,sa maîtresse fut prise d’un rire violent et insensé, comme un êtreen proie à l’esprit de Dieu. Son maître se prit la tête dans lesmains. Il portait ses vêtements ordinaires, mais n’avait pas dechapeau sur la tête. Bijou cessa brusquement de rire. – « Pourla dernière fois », menaça-t-elle, « veux-tu tedéfendre ? » – « Rien ne saurait metoucher ! » affirma-t-il, dans un ressaut suprême desuperbe égoïsme. Tamb’ Itam vit la jeune femme se pencher en avant,ouvrir les bras et se précipiter vers Jim. Elle se jeta sur sapoitrine et lui étreignit le cou.

– « Ah ! Je vais te retenir commecela ! » cria-t-elle ; « tu es àmoi ! »

« Elle sanglotait sur son épaule. Immense et rouge-sangau-dessus de Patusan, le ciel semblait un flot coulant d’une veineouverte. Un énorme soleil pourpre se nichait entre les cimes desarbres et la forêt prenait, au-dessous de lui, une teinte sombre etsinistre.

« L’aspect du ciel, ce soir-là, était, à croire Tamb’ Itam,redoutable et menaçant de colère. Je le crois volontiers, sachantque, ce même jour, un cyclone était passé à moins de soixantemilles de la côte, sans déterminer d’ailleurs, dans le pays, autrechose qu’un léger mouvement de l’atmosphère.

« Tout à coup, Tamb’ Itam vit Jim saisir le bras de sacompagne, en s’efforçant de lui dénouer les mains. Elle se pendaità son cou, la tête renversée en arrière, et ses cheveux touchaientle sol. – « Ici ! » appela Jim, et le Malaisl’aida à soulever le corps de la pauvre fille. Il fut difficile dedélier ses doigts. Penché sur elle, Jim regarda profondément sonvisage et prit tout à coup son élan vers l’embarcadère. Tamb’ Itamle suivit, mais il vit, en tournant la tête, que la jeune femmes’était redressée. Elle fit quelques pas derrière eux, puis tombalourdement sur les genoux. – « Tuan ! Tuan ! »appela Tamb’ Itam, « retourne-toi ! » Mais Jim avaitdéjà sauté dans un canot et s’y tenait tout droit, pagaie en main.Il ne jeta pas un regard en arrière. Le serviteur eut juste letemps de grimper derrière lui dans la pirogue, qui flottait déjà. Àla porte de l’enceinte, Bijou se tenait à genoux, les mainsjointes. Elle resta quelque temps dans cette attitude de supplianteavant de bondir sur ses pieds : – « Tu n’es qu’unimposteur ! » cria-t-elle à Jim.– « Pardonne-moi », supplia-t-il. –« Jamais ! Jamais ! » répondit-elle.

« Jugeant inconvenant de rester assis pendant que sonmaître ramait, Tamb’ Itam lui prit la pagaie des mains. Quand ilstouchèrent l’autre rive, Jim lui défendit de l’accompagner plusavant, mais le fidèle serviteur le suivit pourtant de loin, etgravit derrière lui la pente qui menait au campong deDoramin.

« Il commençait à faire nuit. Des torches brillaient çà etlà. Les gens que Jim croisait, paraissaient frappés d’épouvante, ets’effaçaient vivement pour le laisser passer. Les gémissements desfemmes descendaient sur la pente. La cour était pleine de Bugis enarmes avec leurs serviteurs, et d’habitants de la ville.

« Je ne sais à quel but répondait réellement une telleassemblée. Étaient-ce préparatifs de guerre ou de vengeance, oudispositions prises pour repousser une invasion menaçante ?Bien des jours passèrent sur le pays avant que les gens cessassentde rester sur le qui-vive, tremblant et guettant le retour desblancs aux longues barbes et aux vêtements en loques, dont lesrelations exactes avec leur seigneur blanc demeurèrent toujoursmystérieuses à leurs yeux. Même pour ces esprits simples, le pauvreJim reste dans l’ombre d’un nuage.

« Seul, immense, désolé, ses deux pistolets de pierre surles genoux, Doramin était assis dans son fauteuil, en face de lamorne assemblée. Quand Jim parut, des exclamationsretentirent ; toutes les têtes se tournèrent d’un seulcoup ; la foule s’ouvrit à droite et à gauche, et il s’avançale long d’un chemin de regards détournés. Des murmures, deschuchotements l’accompagnaient : – « C’est lui qui atramé tout le mal… » – « Il possède un charme… » Ilentendait… peut-être !

« Quand il parut dans le cercle de lumière des torches, leslamentations des femmes cessèrent subitement. Doramin ne leva pasla tête, et Jim resta un instant silencieux devant lui. Puis,regardant à sa gauche, il marcha de ce côté, à pas mesuré. La mèrede Dain Waris était prosternée à la tête du cadavre, et ses cheveuxgris épars couvraient son visage. Jim s’avança lentement, regardale corps de son ami, en soulevant le linceul, puis le laissaretomber, sans un mot. Il revint doucement vers Doramin.

– « Il est venu ! Il est venu ! » cemurmure qui courait sur les lèvres des assistants accompagnait sespas. – « Il a tout pris sur sa tête ! » lança unevoix très haute. Jim entendit ces mots et se retourna vers lafoule. – « Oui, sur ma tête ! » Quelques-uns deshommes reculèrent. Jim attendit un instant devant Doramin, puis ditdoucement : – « Je suis venu dans l’affliction. » Ilattendit de nouveau. « Je suis venu tout prêt et sansarmes », reprit-il.

« Le pesant vieillard pencha son gros front, comme un bœufsous le joug, et fit un effort pour se lever, en saisissant lespistolets à pierre posés sur ses genoux. De sa gorge sortaient dessons mouillés, étranglés, inhumains, et ses deux serviteurs lesoutenaient par derrière. On remarqua que l’anneau, qu’il avaitlaissé choir sur son giron, tomba et roula aux pieds dublanc ; le pauvre Jim abaissa les yeux sur le talisman qui luiavait ouvert la porte de la gloire, de l’amour, du succès, derrièrela barrière des forêts frangées d’écume blanche, à l’intérieur decette côte qui apparaît, sous le soleil couchant, comme le rempartmême de la nuit. Doramin, luttant pour se tenir debout, formaitavec ses deux serviteurs, un groupe mobile et chancelant ; sespetits yeux avaient une expression de rage et de folledouleur ; les assistants observèrent une lueur féroce dans sonregard, et tandis que Jim se tenait debout devant lui, raidi, têtenue, sous la lumière des torches, et le regardait droit dans lesyeux, il s’agrippa lourdement du bras gauche au cou ployé d’un desjeunes gens, et levant délibérément la main droite, visa en pleinepoitrine l’ami de son fils.

« La foule qui s’était écartée derrière Jim, en voyant levieillard lever la main, se rua tumultueusement en avant, après lecoup de feu. On raconte que le blanc lança, à droite et à gauche,sur tous ces visages, un regard fier et résolu ; puis lesmains sur la bouche, il tomba en avant, mort.

« Et c’est fini. Il s’en va dans l’ombre d’un nuage, lecœur impénétrable, oublié, impardonné, et prodigieusementromanesque. Les plus folles visions de ses années d’enfancen’auraient pu susciter pour lui mirage plus séduisant d’unprodigieux succès ! Car il est bien possible qu’à la brèveseconde de ce dernier regard d’intrépide orgueil, il ait aperçu levisage de cette Chance, qui se tenait comme une fiancée d’Orient,voilée à son côté.

« Au moins le voyons-nous, obscur conquérant de gloire,s’arracher aux bras d’un amour jaloux, pour répondre au premiersigne, au premier appel de son égoïsme exalté. Il se sépare d’unefemme vivante pour célébrer ses impitoyables noces avec un obscuridéal. Est-il satisfait, entièrement satisfait, maintenant…, je mele demande. Nous devrions le savoir. C’est l’un de nous, et commeun fantôme évoqué, ne me suis-je pas dressé un jour, pour répondrede son éternelle constance ? Avais-je tort, après tout… ?Aujourd’hui qu’il n’est plus, il y a des jours où la réalité de sonexistence m’accable d’un poids formidable et écrasant ; etpourtant, sur mon âme ! il y a d’autres jours aussi, où ildisparaît à mes yeux, comme un esprit désincarné, égaré parmi lespassions de cette terre, et tout prêt à répondre fidèlement àl’appel des ombres de son propre monde.

« Qui sait ? Il est parti, le cœur impénétrable, et lapauvre fille qu’il a laissée derrière lui, mène, dans la maison deStein, une sorte d’existence inerte et muette. Stein a beaucoupvieilli depuis quelque temps. Il s’en rend compte lui-même, etdéclare souvent : « qu’il se prépare à quitter tout cela…qu’il se prépare à quitter… », et il fait un geste attristé dela main vers ses papillons. »

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