LYSIS de Platon

— Il n’est que trop vrai, par les dieux! s’écria Ctésippe:
aussi bien tout cela est-il fort ridicule, Socrate; il est en
effet assez plaisant qu’un amoureux, la tête remplie plus
que personne de son bien-aimé, ne trouve rien de
plus particulier à en dire que ce qu’en pourrait conter le
premier enfant venu: à savoir ce qui se chante par toute
la ville, et sur Démocrate, et sur Lysis, grand-père du
jeune homme, et sur tous ses aïeux; leurs richesses, le
nombre de leurs chevaux, les prix remportés par eux aux
jeux isthmiques, néméens, pythiques, et à la course des
chars, et à la course des chevaux; voilà ce qu’il nous
rebat en prose et en vers, et mainte autre histoire plus
vieille encore. L’autre jour, c’était la visite d’Hercule qu’il
nous racontait dans je ne sais quelle tirade poétique;
c’est-à-dire comment un de leurs ancêtres eut
l’honneur de recevoir Hercule en qualité de son parent,
étant né lui-même de Jupiter et de la fille du premier
fondateur de son dème d’Aexonée; toutes choses qu’on
entend chanter par les vieilles femmes, et cent autres
récits de même force. Voilà, Socrate, ce qu’il nous
condamne à entendre et en vers et en prose.
Quand Ctésippe eut fini:
— Oh! oh! m’écriai-je, Hippothalès, cela n’est pas trop
bien avisé à toi de faire toi-même et de chanter ton
hymne de triomphe avant d’avoir vaincu!
— Mais, Socrate, me dit-il, ce n’est pas à moi que
s’adressent mes vers et mes chants.
— Tu ne le crois pas du moins.
— Et comment en serait-il autrement?
— C’est toi, te dis-je, toi surtout à qui se rapportent

toutes ces poésies. Si, en effet, tu réussis, après avoir
placé si haut tes amours, tous ces éloges, tous ces
chants tourneront à ton honneur, et seront dans le fait
pour toi une sorte d’hymne de triomphe, comme ayant
fait une pareille conquête; si tu échoues, au contraire,
plus tu auras exalté, par tes éloges, celui que tu aimes,
plus tu feras un triste personnage, frustré de si
grandes et si illustres amours. Ainsi, mon cher, en
amour, quiconque est un peu habile n’a garde de
célébrer ce qu’il aime avant d’avoir réussi, par une sage
méfiance de ce qui peut arriver; sans compter que
d’ordinaire le bien-aimé, quand il se voit célébrer et
vanter de la sorte, devient fier et dédaigneux. N’es-tu
pas de cet avis?
— J’en conviens, me dit-il.
— Et plus ils ont de fierté, plus ils sont difficiles à
vaincre.
— Cela doit être.
— Que dirais-tu d’un chasseur qui effaroucherait la
proie qu’il veut surprendre, et la rendrait plus difficile à
atteindre?
— Ce serait un fort mauvais chasseur.
— Et ne serait-ce pas la dernière maladresse, avec des
discours et des chants, de rendre plus ombrageux
encore au lieu d’attirer? Qu’en dis-tu?
— Je suis de ton avis.
— Prends donc garde, Hippothalès, qu’avec ta poésie tu
ne t’exposes au même reproche. Tu ne voudrais pas, je
pense, reconnaître pour bon poète celui qui se nuirait à
lui-même par ses propres œuvres?
— Non, par Jupiter! dit-il. Ce serait par trop

déraisonnable. Eh bien, Socrate, je passe
condamnation sur tout cela; et, je t’en prie, si tu veux
bien me donner quelque avis, apprends-moi quels
discours et quelle conduite on doit tenir pour gagner les
bonnes grâces de son bien-aimé.
— Cela, répondis-je, n’est pas aisé à dire; mais si tu
pouvais faire entrer ton cher Lysis en conversation avec
moi, peut-être te pourrais-je offrir un exemple du genre
d’entretien que tu devrais avoir avec lui, au lieu des
hymnes en prose et en vers que tu lui débites, à ce
qu’on dit.
— Rien n’est plus facile à arranger: tu n’as qu’à entrer
là-dedans avec Ctésippe, t’y asseoir, et te mettre à
converser; je suis sûr qu’il viendra de lui-même pour
t’entendre, car il aime singulièrement à écouter,
Socrate: de plus, comme on célèbre la fête d’Hermès,
adolescents et adultes se trouvent aujourd’hui réunis; il
ne peut donc manquer de venir auprès de toi. Ctésippe
le connaît beaucoup par son cousin Ménexène, lequel est
ami de Lysis plus que tout autre de ses camarades.
Ctésippe pourrait donc l’appeler, s’il ne vient pas de lui-
même.
— Je le veux bien, lui dis-je; et emmenant alors
Ctésippe, je m’avançai vers la palestre; les autres jeunes
gens nous suivirent.

En entrant, nous trouvâmes les cérémonies à peine
terminées et les jeunes garçons qui s’amusaient déjà à
jouer aux osselets, tous parés pour la fête de ce jour. La
plupart étaient à se divertir dans la cour; quelques
autres, dans un coin du lieu où on se déshabille pour les

exercices, jouaient à pair et impair avec une quantité
d’osselets qu’ils tiraient de petites corbeilles. Autour de
ceux-ci en étaient d’autres occupés à les regarder: Lysis
était de ce nombre, et se tenait là parmi les jeunes
garçons et les jeunes gens, ayant encore sa couronne
sur la tête , et remarquable entre tous non-
seulement par sa beauté, mais par son air noble et
décent. Pour nous, nous allâmes nous placer du côté
opposé, qui était plus tranquille, et nous mîmes à
débattre quelque chose entre nous. Lysis se retournait
souvent en jetant les yeux vers nous; et l’on voyait qu’il
avait grande envie de venir nous trouver. Il parut
quelque temps embarrassé, comme hésitant à venir tout
seul; mais bientôt Ménexène entra, en jouant, de la cour
dans l’endroit où nous étions, et, en voyant
Ctésippe et moi, il s’approcha pour s’asseoir auprès de
nous. Lysis, observant son intention, le suivit et se plaça
à son côté. Les autres accoururent aussi. Alors
Hippothalès, dès qu’il les vit former un groupe assez
nombreux, alla se glisser parmi eux, en tâchant de n’être
pas aperçu de Lysis, de peur de lui déplaire, et se tenant
à portée de nous écouter.

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