LYSIS de Platon

— Oui.
— Néanmoins ils n’en seraient pas plus blancs pour
cela, et malgré la présence de cette blancheur, ils ne
seraient ni blancs ni noirs.
— Cela est vrai.
— Mais, mon ami, lorsque la vieillesse leur fait prendre
cette couleur, alors il n’y a plus lieu à distinguer la réalité
de l’apparence, et ils deviennent blancs en effet par
la présence de la blancheur.
— Nul doute.
— Je demande donc si un objet est toujours semblable
à ce qui se trouve avec lui, ou si dans tel cas il lui est
semblable et dans tel autre il ne l’est pas.
— Ceci me paraît plus juste.
— Ainsi, quelquefois la présence du mal ne rend pas
mauvais ce qui n’est en soi ni mauvais ni bon;
quelquefois aussi elle le rend mauvais.
— Tout-à-fait.
— Lors donc que, malgré la présence du mal, l’objet
n’est pas encore mauvais, cette présence même du mal
lui fait désirer le bon; mais si elle le rend mauvais, elle
lui ôte à-la-fois le désir du bon et la faculté de l’aimer.
En effet, l’objet n’est plus, comme d’abord, ni
mauvais ni bon; il est mauvais: or le mauvais ne peut
être ami du bon.
— Assurément.
— D’après cela, nous pouvons dire que ceux qui
possèdent la sagesse, hommes ou dieux, ne l’aiment
plus; et que ceux-là ne l’aiment pas non plus, qui
poussent l’ignorance jusqu’à n’avoir pas le sentiment du
bien; car celui qui est mauvais et ignorant ne saurait

aimer la sagesse. Restent donc ceux qui sont encore
ignorants, il est vrai, mais qui ne le sont pas
totalement, et qui reconnaissent ne pas savoir ce qu’en
effet ils ne savent pas. Ceux-là, c’est-à-dire ceux qui ne
sont ni bons ni mauvais, aiment la sagesse. Quant à
ceux qui sont mauvais, ils ne l’aiment pas, non plus que
ceux qui sont bons: car le contraire n’est point ami du
contraire, ni le semblable du semblable, ainsi que nous
l’avons remarqué précédemment: vous vous le rappelez?
— Très bien, me répondirent-ils.
— Nous avons donc, repris-je, Lysis et Ménexène,
découvert d’une manière certaine ce qui est ami et ce
qui ne l’est pas: nous disons que, soit relativement à
l’âme, soit relativement au corps, et partout, en un
mot, ce qui n’est ni bon ni mauvais est ami du bon à
cause de la présence du mal.
Tous les deux en convinrent et reconnurent avec moi
qu’il en était ainsi.
Pour moi, j’éprouvais une vive satisfaction; j’étais
comme le chasseur qui vient enfin à grand-peine de
saisir la proie qu’il poursuivait depuis longtemps. Bientôt,
cependant, il s’éleva dans mon esprit, je ne sais
comment, le plus étrange soupçon: je craignis que tout
ce dont nous étions convenus ne fût pas vrai; et aussitôt,
tout affligé, je m’écriai:
— Ah! mes enfants, nous courons risque de n’avoir fait
qu’un beau rêve.
— Quoi donc? me dit Ménexène.
— J’ai bien peur, continuai-je, que dans nos discours
sur l’amitié nous n’ayons été dupes de raisonnements
spécieux, comme on est dupe d’un fanfaron.

— Comment cela?
— Le voici: celui qui aime aime-t-il quelque chose, ou
non?
— Il aime nécessairement quelque chose.
— Maintenant, ne l’aime-t-il pour rien ni à cause de
rien?
— Il ne peut l’aimer que pour quelque chose.
— Ce pourquoi on est ami de quelque chose l’aime-t-on
aussi, ou n’est-il ni ami ni ennemi?
— Je ne saisis pas bien la question.
— Cela n’est pas étonnant. Mais de cette manière peut-
être tu me suivras plus facilement; et moi-même, ce me
semble, je comprendrai mieux ce que je dis. Le malade,
avons-nous avancé tout à l’heure, est ami du médecin:
n’est-il pas vrai?
— Oui.
— N’est-il pas ami du médecin à cause de la maladie et
en vue de la santé?
— Sans doute.
— Or, la maladie est un mal?
— Comment n’en serait-elle pas un?
— Et la santé est-elle un bien ou un mal, ou n’est-elle ni
l’un ni l’autre?
— Elle est un bien.
— Nous disions, je crois, que le corps, qui n’est en lui-
même ni bon ni mauvais, devient, à cause de la maladie,
c’est-à-dire à cause du mal, ami de la médecine. Or la
médecine est bonne. D’un autre côté, on aime la
médecine en vue de la santé. La santé est bonne, n’est-
ce pas?
— Oui, certes.

— Et l’aime-t-on, ou non?
— On l’aime.
— Et la maladie, en est-on ennemi?
— Assurément.
— Ce qui n’est ni mauvais ni bon peut donc, à
cause de ce qui est mauvais et ennemi, devenir ami du
bon, en vue de ce qui est bon et ami.
— Cela me paraît évident.
— Ainsi, celui qui aime est ami de ce qui lui est ami, à
cause de ce qui lui est ennemi.
— Je le crois.
— Fort bien, repris-je alors. Mais arrivés là, mes
enfants, prenons garde de nous tromper. Je veux bien
d’abord ne pas vous faire remarquer que l’ami est
devenu ami de l’ami, en d’autres termes que le
semblable est maintenant ami du semblable, ce que
nous avons reconnu impossible. Passons outre, et
tâchons de ne pas nous égarer dans nos raisonnements.
La médecine, disons-nous, est aimée pour la santé?
— Oui.
— La santé est-elle aussi aimée?
— Sans doute.
— Si elle est aimée, elle l’est pour quelque chose?
— Évidemment.
— Et pour quelque chose que nous aimons, en suivant
le principe que nous venons d’établir?
— Sans contredit.
— Et cette chose, de son côté, ne sera-t-elle pas aimée
pour quelque autre chose que nous aimons aussi?
— Oui, vraiment.
— Mais n’est-il pas nécessaire de renoncer à cette

marche, et d’arriver à quelque principe qui, sans nous
faire retomber toujours ainsi d’ami en ami, nous
conduise enfin à ce qui est l’ami par excellence, à
cet ami pour lequel on peut dire que tout le reste est
aimé? — Il le faut.
— Je le répète, prenons garde que toutes les autres
choses qui, disons-nous, sont aimées pour cet ami par
excellence, n’en prennent faussement l’apparence à nos
yeux et ne nous induisent en erreur, tandis que lui seul
est l’ami véritable. Examinons un peu. Quand on attache
un grand prix à quelque chose, supposons par exemple
un père qui préfère son fils à tous les biens du monde;
n’y aura-t-il pas quelque autre objet auquel ce père
attachera aussi un grand prix par suite de son
amour pour son fils? ainsi, vient-il à apprendre qu’il a bu
de la ciguë, il fera grand cas du vin, s’il pense que le vin
peut sauver son fils?
— Certainement.
— Il fera grand cas du vase qui contiendra le vin?
— Sans doute.
— Fera-t-il donc alors plus de cas d’une coupe d’argile
ou de trois mesures de vin que de son propre fils? ou ne
faut-il pas dire plutôt que tout son amour se porte, non
sur les remèdes que l’on prépare pour l’enfant, mais sur
l’enfant pour lequel on prépare ces remèdes?
Cependant nous disons souvent que nous estimons l’or
et l’argent; rien n’est plus faux: ce que nous estimons,
c’est ce pourquoi nous recherchons l’or, l’argent, et tous
les autres biens: n’est-il pas vrai?
— Oui.
— Ne peut-on pas appliquer le même raisonnement à

l’ami? car, en donnant le nom d’ami à ce que nous
aimons en vue d’autre chose, nous nous sommes
servis, je crois, d’une expression impropre. En effet, le
nom d’ami semble n’appartenir réellement qu’à l’objet
auquel viennent aboutir toutes les autres prétendues
amitiés.

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