Categories: Romans

Ma Vie – Récit d’un provincial

Ma Vie – Récit d’un provincial

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
Partie 1
MA VIE – RÉCIT D’UN PROVINCIAL

Chapitre 1

Le directeur me dit :

– Je ne vous garde que par estime pour votre vénéré père, sans cela, il y a longtemps que je vous aurais fait voler en l’air.

Je lui répondis :

– Vous me flattez, Excellence, en supposant que je puisse m’envoler dans les airs.

Et j’entendis qu’il ajoutait :

– Faites sortir ce monsieur, il me porte sur les nerfs.

Deux jours après, je fus renvoyé.

Ainsi, depuis le temps où je fus tenu pour adulte, je changeai dix fois d’emploi, au grand désespoir de mon père, l’architecte de la ville.

J’avais passé par différentes administrations,mais mes dix emplois se ressemblaient comme des gouttes d’eau : il fallait rester assis, écrire, entendre des observations bêtes ou grossières, en attendant le jour qu’on me renvoyât.

Mon père, quand j’entrai chez lui, étaitprofondément enfoui dans son fauteuil, les yeux clos. Sa figuremaigre, sèche, avec un reflet violacé aux endroits rasés (ilressemblait à un vieil organiste catholique), exprimait l’humilitéet la soumission.

Sans répondre à mon bonjour, et sans ouvrirles yeux, il me dit :

– Si ma chère femme, ta mère, étaitvivante, ta façon de vivre serait pour elle une source decontinuelle affliction ; dans sa mort prématurée, je vois undessein de Dieu. Dis-moi, malheureux, reprit-il en ouvrant lesyeux, ce que je dois faire de toi ?

Naguère, quand j’étais plus jeune, mes parentset mes connaissances savaient ce qu’on devait faire de moi ;les uns me conseillaient de m’engager comme volontaire, les autresd’entrer dans une pharmacie, d’autres au télégraphe ;maintenant que j’avais vingt-cinq ans et grisonnais déjà auxtempes, et que j’avais été successivement et volontaire, etpharmacien, et télégraphiste, il semblait que j’eusse déjà toutépuisé sur la terre, et on ne me donnait plus de conseils : onse contentait de hocher la tête en soupirant.

– Que penses-tu de toi-même ?poursuivit mon père. Les jeunes gens de ton âge ont déjà uneposition sociale affermie, mais toi, regarde : tu es unprolétaire, un mendiant ; tu vis à ma charge !

Et, comme de coutume, il se mit à dire que lesjeunes gens d’aujourd’hui se perdent par manque de foi, parmatérialisme et par présomption, et qu’il faut supprimer lesspectacles de société qui détournent les jeunes gens de la religionet de leurs devoirs.

– Demain, conclut-il, nous irons ensemblechez ton directeur ; tu t’excuseras et lui promettras de faireton service consciencieusement. Tu ne dois pas rester un seul joursans situation.

– Je vous prie de m’écouter, lui dis-jesombre, n’attendant rien de bon de cette conversation. Ce que vousappelez une situation constitue le privilège du capital et del’instruction. Les gens pauvres et sans instruction gagnent leurpain par le travail physique ; je ne vois pas pourquoi jeferais exception à la règle.

– Quand tu commences à parler de travailphysique, dit-il, avec irritation, cela devient bête et banal.Comprends donc, garçon stupide, tête sans cervelle, qu’il y a entoi, en dehors du travail physique, l’esprit divin, le feu sacré,qui te distinguent au plus haut degré d’un âne ou d’un reptile, etqui te rapprochent de la divinité ! Ton arrière-grand-père, legénéral Pôloznév, s’est battu à Borodino ; ton grand-pèreétait poète, orateur, et maréchal de la noblesse ; ton oncleétait pédagogue ; et moi, ton père, enfin, je suis architecte.Tous les Pôloznév se sont-ils transmis le feu sacré pour que tul’éteignes ainsi ?

– Il faut être juste, lui dis-je ;il y a des millions d’hommes qui sont assujettis au travailphysique.

– Bien, qu’ils le soient ! C’estqu’ils ne savent pas faire autre chose ; n’importe qui, mêmeun imbécile fini et un malfaiteur, peut s’occuper de travailphysique ; ce travail est le propre de l’esclave et dubarbare, tandis que le feu sacré n’est donné qu’à peu depersonnes !

Mais il était inutile de continuer cetteconversation. Mon père avait une haute opinion de lui-même et necroyait qu’à ses propres arguments. Je savais d’ailleurs fort bienque le dédain avec lequel il parlait du travail manuel tenait moinsà des considérations sur le feu sacré, qu’à la peur secrète de mevoir devenir ouvrier et faire parler de moi dans toute la ville. Leprincipal était que mes amis, depuis longtemps sortis del’Université, étaient en bonnes voies (le fils du directeur de laBanque d’État était déjà assesseur de collège), et moi, filsunique, je n’étais rien. Il était inutile et désagréable depoursuivre la conversation, mais je demeurais assis et répondaismollement, espérant qu’on me comprendrait enfin.

Toute la question était claire et simple, etne revenait qu’au moyen par lequel je me procurerais une bouchée depain ; mais on n’apercevait pas cette simplicité-là ; eton me parlait, en arrondissant des phrases doucereuses, deBorodino, du feu sacré, de cet oncle, poète oublié, qui écrivaitdes vers faux et mauvais. On m’appelait grossièrement tête sanscervelle, et homme stupide… Et j’aurais tant voulu qu’on mecomprît ! En dépit de tout, j’aime mon père et ma sœur ;et depuis mon enfance j’ai eu l’habitude de les consulter, –habitude dont je ne me déferai probablement jamais. – À tort ou àraison, je crains toujours de leur faire de la peine et je crains,quand je vois la nuque de mon père rougir d’émotion, qu’il ne soitfrappé de congestion.

– Rester dans une chambre mal aérée, luidis-je, copier et recopier, faire concurrence à une machine àécrire, c’est honteux et mortifiant. Peut-il être question làdedans de feu sacré ?

– Quoi qu’il en soit, dit mon père, c’estun travail intellectuel. Mais, assez ! finissons-en avec cetteconversation… En tout cas, je te préviens que si tu n’entres pasderechef dans une administration, et si tu suis tes méprisablesinclinations, ma fille et moi, nous te priverons de notre amour. Jete déshériterai ; je le jure par le vrai Dieu !

Tout à fait sincèrement, pour lui montrer lapureté des principes que je voulais suivre, je lui dis :

– La question d’héritage est pour moisans importance ; je renonce à tout, d’avance.

Je ne sais pourquoi, et sans que je m’yattendisse du tout, ces mots parurent injurieux à mon père ;il devint cramoisi.

– N’ose pas me parler ainsi !imbécile, cria-t-il d’une voix aiguë. Vaurien ! (Etrapidement, d’un geste adroit et coutumier, il me gifla sur lesdeux joues.) Tu commences à t’oublier !

Dans mon enfance, quand mon père me battait,je devais me tenir droit et le regarder en face. Maintenant aussi,tandis qu’il me battait, j’étais tout interdit ; et comme sij’étais toujours un enfant, je me tenais raide et tâchais de leregarder droit dans les yeux. Mon père était vieux et très maigre,mais ses muscles minces devaient être solides comme des courroies,parce qu’il faisait très mal quand il battait.

Je reculai dans l’antichambre ; il pritalors un parapluie et m’en frappa à plusieurs reprises à la tête etaux épaules. À ce moment, ma sœur ouvrit la porte du salon poursavoir la cause du bruit ; mais elle se détourna tout de suiteavec une expression de terreur et de pitié, sans prononcer un motpour ma défense.

Mon intention de ne plus retourner au bureauet de commencer une vie nouvelle était inébranlable. Il ne restaitqu’à choisir un genre de travail, et cela ne semblait pasparticulièrement difficile. Il me paraissait que j’étais trèsrobuste, résistant et apte aux plus durs labeurs. Une vie monotone,une nourriture détestable, dans la puanteur et la rudesse del’entourage, avec l’idée constante du gain et du morceau de pain,m’attendaient. Et qui sait ? En revenant de mon travail par laBolchâïa Dvoriânnskaïa (la grande rue de la Noblesse), j’envieraispeut-être souvent l’ingénieur Dôljikov qui vivait de travailintellectuel ?

Mais en pensant à tous ces déboires futurs,j’étais gai. Naguère, j’avais rêvé d’une carrière libérale. Jem’imaginais maître d’école, médecin ou écrivain, mais ce ne furentlà que des rêves. Le penchant aux distractions intellectuelles, –le théâtre, par exemple, et la lecture, – était développé en moijusqu’à la passion ; mais je ne sais si j’avais de l’aptitudepour le travail de l’esprit. Au lycée, j’éprouvais une aversion siinvincible pour la langue grecque que l’on dut me retirer dequatrième. Longtemps des professeurs vinrent me préparer pour lacinquième. À la fin, j’entrai dans diverses administrations,passant la majeure partie du temps à ne rien faire. Et l’on medisait que c’était là du travail intellectuel !…

Mon application, tant dans la sphère del’étude que dans celle du service administratif, n’exigeait nitension d’esprit, ni talent, ni aptitudes personnelles, niélévation créatrice de l’esprit ; cette application étaittoute machinale. Je place une semblable activité au-dessous dutravail physique. Je la méprise et ne crois pas une minute qu’ellepuisse servir d’excuse à une vie oisive, insoucieuse, puisqu’ellen’est elle-même qu’un leurre, un des aspects de l’oisiveté. Je n’aiprobablement jamais connu le véritable travail intellectuel…

Le soir vint. Nous habitions la BolchâïaDvoriânnskaïa. C’était la principale rue de la ville, et faute d’unjardin public convenable, notre beau monde[1] s’y promenait. Cette belle rueétait une sorte de jardin ; elle était plantée des deux côtésde peupliers blancs qui embaumaient, surtout après la pluie.Par-dessus les palissades et les grilles se penchaient des acacias,de hauts lilas, des sainte-Lucie, et des pommiers. Le crépuscule demai, la verdure nouvelle et tendre, semée d’ombres, l’odeur deslilas, le bourdonnement des hannetons, la tranquillité, la chaleur,comme tout cela semblait nouveau et extraordinaire chaque année,bien que tout cela se renouvelât au printemps ! Je me tenaisprès de la grille et regardais les promeneurs. Avec la plupartd’entre eux, j’avais grandi et polissonné ; mais maintenant mafamiliarité aurait pu les troubler parce que j’étais habillépauvrement et pas à la mode. On disait de mes pantalons étroits etde mes larges bottines disgracieuses que c’étaient des macaronisdans des bateaux. De plus, j’avais en ville mauvaise réputationparce que je n’avais pas de situation, que je jouais souvent aubillard dans de mauvais estaminets, et aussi peut-être, parce qu’onm’avait conduit deux fois, sans aucun motif, chez l’officier degendarmerie[2]…

Dans la grande maison en face de la nôtre,chez l’ingénieur Dôljikov, on jouait du piano. Il commençait àfaire sombre et les étoiles clignotaient dans le ciel. Lentement,rendant les saluts qu’on lui faisait, mon père, coiffé de son vieuxchapeau haut de forme à larges bords relevés, passa, donnant lebras à ma sœur.

– Regarde, lui dit-il, en lui montrant leciel avec le parapluie dont il venait de me frapper, regarde leciel. Les plus petites étoiles sont des mondes. Comme l’homme estpetit en comparaison de l’univers !

Et il disait cela comme s’il fûtextraordinairement flatté et s’il lui fût agréable d’être siinfime. Quel homme dépourvu de génie ! Il étaitmalheureusement en ville le seul architecte ; aussi, depuisquinze à vingt ans, il ne s’y trouvait pas, à ma connaissance, uneseule maison passable. Quand on lui commandait un plan, mon pèredessinait d’abord la salle et le salon. De même que, au tempsjadis, les jeunes filles des Instituts[3] nesavaient danser qu’en partant de la cheminée ; de même l’idéeartistique de mon père ne pouvait partir que de la salle et dusalon. Il y ajoutait la salle à manger, la chambre des enfants, lebureau ; il réunissait ensuite ces pièces par des portes, quitoutes se commandaient infailliblement, en sorte que chaque pièceavait deux ou trois portes de trop.

Vraisemblablement, sa conception étaitextrêmement embarrassée et courte ; et chaque fois, comme s’ilsentait que quelque chose manquait, mon père recourait àdifférentes adjonctions, les aboutant les unes aux autres. Je vois,dans ma mémoire, une entrée étroite, des petits corridors, desescaliers tortus menant à un demi-étage, où l’on ne peut se tenirque courbé, et où le plancher, au lieu d’être uni, forme troismarches, comme dans les bains de vapeur. La cuisine étaitinfailliblement dans le sous-sol, voûtée et carrelée de briques. Lafaçade avait une expression obstinée et dure ; elle offraitdes lignes sèches, timides. La toiture était écrasée, et sur degrosses cheminées, ventrues, s’élevaient des mitres, inévitablementgrillagées et des girouettes noires et grinçantes. Toutes lesmaisons construites par mon père se ressemblaient. On ne saitpourquoi, elles me rappelaient vaguement son chapeau haut de forme,sa nuque maigre et obstinée… Avec le temps, on s’habitua en villeau manque de talent de mon père ; il s’y implanta et devintnotre style.

Ce style, mon père l’introduisit aussi dans lavie de ma sœur ; et tout d’abord il lui donna le nom deCléopâtra, tandis qu’il me prénommait Missaïl. Quand ma sœur étaitencore petite, mon père l’effarait en lui parlant des étoiles, desanciens sages, de nos ancêtres, ou en lui expliquant longuement cequ’est la vie, le devoir. Et maintenant qu’elle avait vingt-sixans, il continuait de même, ne lui permettant de donner le brasqu’à lui-même et s’imaginant que, tôt ou tard, un jeune hommeconvenable se présenterait qui voudrait l’épouser par estime pourses qualités personnelles, à lui. Cléopâtra adorait son père, lecraignait, et croyait à son esprit extraordinaire.

Il fit tout à fait noir et peu à peu la ruedevint déserte. Dans la maison d’en face, la musique se tut. Laporte cochère s’ouvrit toute grande et, jouant doucement de sesgrelots, une voiture à trois chevaux descendit notre rue. C’étaitl’ingénieur et sa fille, qui allaient se promener. Il était tempsd’aller me coucher !

J’avais une chambre à la maison, mais jevivais dans la cour, dans un appentis adossé à un hangar debriques, que l’on avait construit dans le temps pour serrer lesharnais. On avait, pour cela, enfoncé dans le mur de groschampignons en bois. L’appentis était maintenant inutile et monpère y logeait depuis trente ans ses journaux qu’il faisait relierpar semestre, on ne sait pourquoi, et défendait à tous de toucher.En habitant l’appentis, j’étais moins souvent sous les yeux de monpère et de ses invités, et il me semblait qu’en ne vivant pas dansune vraie chambre, et ne venant pas dîner chaque jour à la maison,les paroles de mon père, que je vivais à ses dépens, étaient moinshumiliantes pour moi.

Ma sœur m’attendait. Elle m’apportait poursouper, en cachette de mon père, une petite tranche de veau froidet un morceau de pain. Chez nous, on répétait souvent :« L’argent aime les comptes », « le copek fait lerouble », etc., et ma sœur, écrasée par ces platitudes,s’efforçait uniquement de réduire les dépenses. À cause de cela, onmangeait mal.

Ayant posé l’assiette sur la table, ma sœurs’assit sur mon lit et se mit à pleurer.

– Missaïl, dit-elle, que fais-tu denous ?

Elle ne se couvrit pas le visage ; seslarmes coulèrent sur sa poitrine et ses mains ; et sonexpression était douloureuse. Elle s’affaissa sur mon oreiller,laissant couler ses larmes, tremblant de tout son corps, etsanglotant.

– Tu as encore quitté ta place, dit-elle.Oh ! comme c’est affreux !

– Mais comprends, sœur ! luidis-je.

Et parce qu’elle pleurait, le désespoirm’envahit.

Comme un fait exprès, tout le pétrole de mapetite lampe était brûlé ; la mèche fumait et la lampe allaits’éteindre. Les champignons aux murs semblaient plus rébarbatifs etleurs ombres dansaient.

– Aie pitié de nous ! dit ma sœur,en se levant. Notre père a un chagrin immense, et moi j’en suismalade ; je deviens folle. Qu’adviendra-t-il de toi ?demanda-t-elle en sanglotant toujours, et tendant les bras versmoi… Je t’en prie, je t’en supplie, au nom de notre mère défunte,retourne à ton bureau !

– Je ne peux pas, Cléopâtra, lui dis-je,sentant que j’allais céder. Je ne peux pas !

– Pourquoi ? continua ma sœur. Si tune t’es pas entendu avec tes chefs, cherche une autre place.Pourquoi ne pas entrer au chemin de fer ? Je viens de causeravec Anioûta Blagovo. Elle m’assure qu’on t’y prendra, et, même,elle a promis d’intervenir pour toi. Au nom de Dieu, réfléchis,Missaïl ! Réfléchis, je t’en supplie !

Nous parlâmes encore un peu, et jecédai ; je dis que la pensée de servir au chemin de fer nem’était jamais venue et que j’étais prêt à essayer. Ella souritjoyeusement, les larmes aux yeux, me serra la main et continuaencore à pleurer, ne pouvant s’arrêter. Et j’allai chercher dupétrole à la cuisine.

Chapitre 2

 

Dans notre ville, parmi les amateurs despectacles de société, de concerts et de tableaux vivants,organisés dans un but de bienfaisance, le premier rang revenait auxAjôguine. Ils habitaient leur maison sur la Bolchâïa Dvoriânnskâïa,fournissaient toujours le local, et prenaient sur eux tous lessoucis et tous les frais. Cette famille de propriétaires richespossédait dans le district près de trois mille arpents avec unemagnifique maison ; mais elle n’aimait pas la campagne ethabitait la ville, été comme hiver. La famille se composait de lamère, grande femme maigre et délicate, portant les cheveux courts,une blouse courte et une jupe à l’anglaise – et de trois filles. Enparlant d’elles, on ne les nommait pas par leurs prénoms ; ondisait simplement : l’aînée, la cadette et la plus jeune.Elles avaient toutes de vilains mentons pointus, étaient myopes,voûtées et habillées comme leur mère. Elles blésaient lourdement,et, malgré cela, elles prenaient inévitablement part à chaquespectacle. Elles avaient toujours en train quelque entreprise debienfaisance, jouaient, déclamaient ou chantaient. Elles étaienttrès sérieuses et ne souriaient jamais. Et, même dans lesvaudevilles avec chant, elles jouaient sans la moindre gaieté, avecun air absorbé, comme si elles faisaient de la comptabilité.

J’aimais ces spectacles et surtout lesrépétitions, fréquentes, désordonnées, bruyantes, après lesquelleson nous offrait à souper. Au choix des pièces et à la répartitiondes rôles je ne prenais aucune part. Mais le travail dans lescoulisses me revenait. Je brossais les décors, copiais les rôles.Je soufflais, grimais, et on m’avait confié l’exécution des effets,comme le tonnerre, le chant du rossignol, etc, etc. Comme jen’avais ni état défini, ni vêtements convenables, je me tenaispendant les répétitions dans l’ombre des coulisses et me taisaismodestement.

Je peignais les décors dans le hangar ou dansla cour. Un peintre, ou comme il se qualifiait lui-même, unentrepreneur de peinture, m’aidait. Il s’appelait Andréy Ivânov.C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand, très maigre etpâle, la poitrine rentrée, les tempes creuses, et des bleus sousles yeux, l’air même un peu effrayant. Il avait je ne sais quellemaladie de langueur, et chaque automne et chaque printemps, ondisait qu’il s’en allait ; mais après être resté couchéquelque temps, il se relevait et disait ensuite étonné :« Voilà, je ne suis pas encore mort ! »

En ville, on l’appelait Rédka[4], et on disait que c’était son véritablenom. Il aimait comme moi le théâtre, et, à peine entendait-il direqu’un spectacle s’organisait, il abandonnait tous ses travaux etvenait peindre des décors chez les Ajôguine.

Le lendemain de mon explication avec ma sœur,je travaillai chez eux du matin au soir. La répétition était fixéeà sept heures et une heure avant le commencement du spectacle, tousles acteurs étaient au complet dans la salle. Sur la scène,l’aînée, la cadette et la plus jeune circulaient, en lisant leursrôles. Rédka, en long pardessus rougeâtre, un cache-nez autour ducou, accoudé au mur, regardait la scène d’un air pieux.Mme Ajôguine s’approchait de l’un ou de l’autre deses invités et disait à chacun quelque chose d’agréable. Elleregardait chacun fixement et parlait bas, comme si elle luiconfiait un secret.

– Il doit être bien difficile de peindredes décors, dit-elle doucement, en s’approchant de moi. Nousvenions à l’instant de parler avec Mme Moufké despréjugés quand je vous ai vu entrer. Mon Dieu, toute, toute ma viej’ai lutté contre les préjugés ! Pour convaincre lesdomestiques que toutes leurs terreurs sont vaines, je laissetoujours brûler trois bougies, et je commence toutes mes affairessérieuses un treize.

Survint la fille de l’ingénieur Dôljikov,jolie, blonde, potelée, habillée, comme on disait :« tout à la parisienne ». Elle ne jouait pas, mais onmettait pour elle une chaise sur la scène pendant les répétitions,et le spectacle ne commençait que lorsqu’elle apparaissait aupremier rang, joyeuse, et éblouissant tout le monde par sa mise. Illui était permis, comme à un oiseau huppé de la capitale, de fairedes remarques aux répétitions, et elle les faisait avec un gentilsourire condescendant. On voyait qu’elle considérait nos spectaclesd’amateurs comme des jeux d’enfants. On disait d’elle qu’elle avaitétudié le chant au Conservatoire de Pétersbourg et même, qu’elleavait chanté tout un hiver dans un opéra privé. Elle me plaisaitbeaucoup, et, durant les répétitions et les spectacles, je ne laquittais pas des yeux.

J’avais déjà pris le cahier pour souffler,quand ma sœur survint à l’improviste. Sans ôter son manteau et sonchapeau, elle s’approcha de moi et me dit :

– Viens, je te prie.

Je sortis.

Derrière la scène, près de la porte se tenaitAnioûta Blagovo, elle aussi en chapeau, avec une voilette sombre.C’était la fille du président du tribunal ; il habitait depuislongtemps notre ville, presque depuis la fondation de la Courd’arrondissement. Comme elle était de haute taille et bien faite,sa participation aux tableaux vivants était réputéeobligatoire ; mais quand elle représentait une fée ou lagloire, sa figure brûlait de honte.

Elle ne jouait pas dans les pièces, ne venaitaux répétitions qu’une minute, pour quelque affaire, et n’entraitpas dans la salle. On voyait que, maintenant aussi, elle n’étaitvenue que pour une minute.

– Mon père m’a parlé de vous, dit-ellesèchement, sans me regarder, et rougissant. M. Dôljikov apromis de vous donner un emploi au chemin de fer. Il sera chez luidemain ; allez-y.

Je m’inclinai et la remerciai de s’êtredérangée.

– Vous pouvez laisser cela, dit-elle, enindiquant le cahier que je tenais.

Elle et ma sœur s’approchèrent deMme Ajôguine et chuchotèrent quelques minutes en meregardant ; elles se concertaient sur quelque chose.

– En effet, ditMme Ajôguine en s’approchant de moi, et en meregardant fixement dans les yeux ; en effet, si cela vousdétourne des occupations sérieuses (elle m’enleva le cahier desmains), vous pouvez le remettre à quelqu’un ; ne vousinquiétez pas, mon ami, allez en paix.

Je pris congé et sortis tout confus. Endescendant l’escalier, je vis ma sœur et Anioûta Blagovo quicausaient vivement de quelque chose, probablement de mon entrée auchemin de fer, et qui se pressaient. Ma sœur n’était jamais venueaux répétitions ; sa conscience, sans doute, la torturaitmaintenant : elle craignait que notre père n’apprît qu’elleétait allée sans sa permission chez les Ajôguine.

Le lendemain, je me rendis vers une heure chezDôljikov. Le valet de chambre m’introduisit dans une très bellepièce qui était le salon de l’ingénieur et, en même temps, soncabinet de travail. Tout y était élégant et semblait singulier à unhomme aussi peu expérimenté que moi. Des tapis de prix, d’énormesfauteuils, des bronzes, des tableaux, des cadres dorés ou enpeluche. Des photographies de très belles femmes, éparpillées surles murs, des visages spirituels, beaux, des poses aisées. La portedu salon ouvrait directement dans le jardin, sur la terrasse. Onvoyait les lilas, la table mise pour le déjeuner, beaucoup debouteilles, un bouquet de roses. Cela sentait le printemps, lecigare fin et le bonheur. Il semblait que tout disait : Voyez,cet homme a vécu, a travaillé, et il a enfin atteint tout lebonheur possible sur terre ! Près de la table à écrire, lafille de l’ingénieur lisait le journal.

– Vous venez parler à mon père ?demanda-t-elle. Il prend une douche ; il va venir tout desuite ; asseyez-vous en attendant, je vous prie.

Je m’assis.

– Vous demeurez en face, n’est-cepas ? dit-elle après un court silence.

– Oui.

– Par désœuvrement, excusez-moi, jeregarde tous les jours à la fenêtre ce qui se passe,poursuivit-elle en regardant le journal, et je vous vois souventvous et votre sœur. Elle a toujours une expression si bonne et siconcentrée.

Dôljikov entra. Il s’essuyait le cou avec uneserviette.

– Papa, monsieur Pôloznév, dit safille.

– Oui, oui, dit-il vivement sans metendre la main ; Blagovo m’a parlé de vous. Mais,écoutez : que puis-je vous donner ? quelles placesai-je ? Vous êtes drôles, messieurs ! continua-t-il plushaut et comme s’il me faisait une remontrance. Il en vient, commecela chez moi, une vingtaine par jour. Ils s’imaginent que c’estune administration. Mais c’est d’une ligne de chemin de fer que jem’occupe, messieurs ; et ce sont des travaux forcés !J’ai besoin de mécaniciens, de serruriers, de terrassiers, demenuisiers, de puisatiers, et vous ne savez tous qu’écrire, resterassis… rien de plus ! Vous n’êtes tous que desscribes !

Et je sentis qu’il émanait de lui la mêmefélicité que de ses tapis et de ses fauteuils. Il était replet,bien portant, bien lavé, les joues rouges, la poitrine large ;en chemise d’indienne et pantalons larges, il était tel qu’unefigurine de postillon en porcelaine. Il avait une petite barbefrisée, taillée en rond, pas un poil gris, le nez busqué, les yeuxfoncés, radieux et innocents.

– Que savez-vous faire ? reprit-il.Vous ne savez rien ! Moi, je suis ingénieur, je suis un hommeà l’abri du besoin, mais avant que je me sois frayé ma route, j’aitiré la harde longtemps. J’ai commencé par être mécanicien ;j’ai travaillé deux ans en Belgique comme simple graisseur deroues. Songez-y vous-même, mon bon ! quel travail puis-je vousoffrir ?

– Vous avez sans doute raison…balbutiai-je, confus, ne pouvant pas supporter le regard de sesyeux radieux et innocents.

– Savez-vous au moins faire marcher unappareil ? me demanda-t-il, après avoir réfléchi.

– Oui, j’ai été employé autélégraphe.

– Ah ! alors nous verrons !Allez pour l’instant à Doubètchnia. J’ai là-bas une sorte detélégraphiste, mais qui ne vaut absolument rien.

– Quelles seront mes occupations ?demandai-je.

– Nous verrons plus tard. Allez-y tout desuite et je donnerai des ordres. Seulement, s’il vous plaît, niivrognerie, ni aucune espèce de réclamation ; sinon, je vousrenvoie.

Il s’éloigna sans même me saluer de la tête.Je m’inclinai devant lui et devant sa fille qui lisait le journal,et je sortis. J’avais le cœur si gros que lorsque ma sœur medemanda comment j’avais été reçu, je ne pus dire un mot.

Pour aller à Doubètchnia, je me levai de grandmatin, avec le soleil. Il n’y avait pas âme qui vive sur notregrande rue de la Noblesse ; tout le monde dormait et mes pasrésonnaient solitaires et sourds. Les peupliers, couverts de rosée,emplissaient l’air d’une douce odeur. J’étais triste, je ne voulaispas quitter la ville… Je l’aimais, ma ville ! Elle me semblaitsi belle, si douce ! J’aimais cette verdure, les calmes matinsensoleillés, le son de nos cloches, mais les gens avec lesquels jevivais dans cette ville m’ennuyaient, m’étaient étrangers et,parfois même, me dégoûtaient ; je ne les aimais, ni ne lescomprenais. Je ne comprenais pas pourquoi et de quoi vivaient cessoixante-cinq mille hommes. Je savais qu’à Kîmry on fabrique deschaussures, qu’à Toûla on fait des samovars et des fusils,qu’Odessa est un port ; mais ce qu’était notre ville, et cequ’on y faisait, je ne le savais pas.

La Bolchâïa Dvoriânnskaïa et deux autres ruesconvenables vivaient de capitaux et d’appointements defonctionnaires ; mais de quoi vivaient les huit autres rues,qui s’allongeaient parallèlement sur trois verstes etdisparaissaient derrière la colline, cela avait toujours été pourmoi une énigme impénétrable.

Comment vivaient ses habitants, il est honteuxde le dire… Ni jardin, ni théâtre, ni orchestre convenable. Lesbibliothèques de la ville et du club n’étaient fréquentées que parles jeunes juifs, et les revues et les livres nouveaux restaientdes mois sans être lus. Les riches et les intellectuels dormaientdans des chambres petites et mal aérées, dans des lits de bois,pleins de punaises. On tenait les enfants dans des piècesabominablement sales, appelées chambres d’enfants, et lesdomestiques, même vieux et respectables, couchaient par terre à lacuisine et avaient des guenilles pour couvertures. Les jours gras,les maisons sentaient le borchtch[5], et,les jours maigres, l’esturgeon frit à l’huile de tournesol. Onmangeait mal, on buvait une eau insalubre.

À l’hôtel de ville, chez le gouverneur, chezl’archevêque, dans toutes les maisons, on disait depuis nombred’années, qu’on manquait en ville d’eau potable, et à bon marché,et qu’il était indispensable d’emprunter deux cent mille roubles augouvernement pour en amener. Des gens très riches, dont il étaitune trentaine dans notre ville, et qui parfois perdaient au jeu desdomaines entiers, buvaient aussi de cette mauvaise eau et parlaienttoute leur vie avec frénésie d’un emprunt ; et je necomprenais pas cela ! Il me semblait qu’il eût été plus simplepour eux de sortir ces deux cent mille roubles de leurs poches.Dans toute la ville, je ne connaissais pas un seul honnête homme.Mon père touchait des pots-de-vin et s’imaginait qu’on les luidonnait par estime pour ses qualités morales. Les lycéens, afin depasser d’une classe dans une autre, prenaient pension chez leursmaîtres, qui la leur faisaient payer très cher. La femme ducommandant de recrutement recevait de l’argent des recrues etpermettait même qu’on lui offrît des parties fines, si bien qu’unefois, à l’église, elle ne put pas, s’étant agenouillée, se lever,parce qu’elle était ivre. Pendant l’appel de la classe, lesmédecins militaires touchaient aussi de l’argent. Le médecin de lamairie et le vétérinaire avaient mis un impôt sur les bouchers etles restaurants. À l’école du district, on trafiquait descertificats qui donnent une exemption de service militaire detroisième catégorie. Les prêtres-doyens recevaient de l’argent desparoisses qui étaient sous leur dépendance et des marguilliers. Auconseil municipal, à la commission des artisans, à la commission demédecine, dans toutes les autres administrations, on criait àchaque impétrant : « Il faut remercier ! » Etl’interpellé revenait pour donner trente à quarante copeks !Et ceux qui ne prenaient pas d’argent, comme par exemple, lesmembres du tribunal étaient hautains, ne vous donnaient que deuxdoigts au lieu d’une poignée de main, se distinguaient par leurfroideur, la mesquinerie de leurs raisonnements, jouaient beaucoupaux cartes, buvaient beaucoup, faisaient des mariages d’argent etavaient incontestablement une influence fâcheuse et pernicieuse surla société. Seules, les jeunes filles exhalaient de la pureté. Laplupart d’entre elles avaient de nobles aspirations, l’âme droiteet honnête ; mais elles ne comprenaient pas la vie etcroyaient aussi que les pots-de-vin se donnaient en reconnaissancedes qualités morales. Mariées, elles vieillissaient vite, selaissaient aller, et s’enlisaient sans espoir dans la fange d’uneexistence banale et mesquinement bourgeoise.

Chapitre 3

 

On construisait près de chez nous un chemin defer. Les jours de fêtes une foule de déguenillés qu’on appelait« le train », et qu’on craignait, se promenait dans laville. Souvent, j’avais vu conduire à la police quelque déguenillé,la figure en sang, derrière lequel, comme preuve matérielle de sonvol, on portait un samovar ou du linge lavé, encore humide.

« Le train » s’assemblaitordinairement près des cabarets et sur les marchés. Il buvait,mangeait, jurait ordurièrement et lançait au passage de chaquefemme de mœurs légères un sifflement aigu. Nos marchands, pourdistraire cette racaille affamée, faisaient boire de la vodka auxchiens et aux chats, attachaient à la queue d’un chien un bidon àpétrole et se mettaient à l’exciter. Le chien s’élançait dans larue, trimbalant le bidon, et hurlant de peur, il lui semblait qu’ilétait poursuivi par un monstre ; il courait loin de la ville,dans les champs, et il restait là, à bout de forces. Il y avait enville quelques chiens qui tremblaient toujours, la queue entre lesjambes ; on disait qu’ils n’avaient pas pu supporter undivertissement de ce genre et étaient devenus fous.

On construisait la gare à cinq verstes de laville. Les ingénieurs avaient demandé, à ce qu’on racontait, unversement de cinquante mille roubles pour faire passer le chemin defer près de la ville, et l’administration municipale, ne consentantqu’à donner quarante mille roubles, l’affaire ne s’était pas faite.À présent les habitants s’en repentaient, car il fallait construireune route jusqu’à la gare, ce qui, d’après le devis, coûterait bienplus cher. Sur toute la ligne, les traverses et les rails étaientdéjà posés, et des trains de service circulaient, transportant dumatériel et des ouvriers ; le retard apporté à l’inaugurationne provenait que des ponts, que construisait Dôljikov, et dequelques stations, qui n’étaient pas achevées.

Doubètchnia, c’était le nom de la premièrestation, se trouvait à dix-sept verstes de la ville. Je m’y rendisà pied. Les blés d’automne et de printemps verdissaient au soleilmatinal. Le paysage était plat, gai et, au loin, se dessinaient lagare, des tumuli, des maisons de campagne… Comme on était bien ici,en liberté ! Et comme je voulais, ne fût-ce que dans cetteseule matinée, me pénétrer de ma liberté, afin de ne pas penser àce qui se passait en ville, à mes peines, et à ce qu’il fallaitmanger. Rien ne me gâtait autant la vie que le sentiment aigu de lafaim, alors que la représentation d’un gruau de sarrasin, decôtelettes ou de poisson frit, venait se mêler étrangement à mesmeilleures pensées. Seul dans les champs, je regarde une alouette,suspendue immobile dans le ciel, et qui s’égosille comme si elleavait une crise de nerfs ; et je pense : « Comme ilserait bon de manger du pain beurré ! » Ou bien, jem’assieds près de la route ; je ferme les yeux pour mereposer, écouter le magnifique concert de mai, et je me rappellel’odeur de la pomme de terre cuite… Grand comme je le suis et avecma forte constitution, j’étais, à la maison, mal nourri, en sorteque ma principale sensation, dans le courant de la journée, étaitla faim. C’est peut-être pour cela que je comprenais si bien lesgens qui ne travaillent que pour un morceau de pain et qui nepeuvent parler que de victuailles.

À Doubétchnia, on crépissait l’intérieur de lagare, et on construisait le couronnement en bois du réservoird’eau. Il faisait chaud, on sentait le mortier ; les ouvrierstraînaient paresseusement sur des tas de copeaux et de déchets.L’aiguilleur dormait à côté de sa guérite et le soleil lui brûlaitle visage. Pas un arbre. Le fil télégraphique, sur lequel desvautours étaient posés çà et là, tintait faiblement. Ne sachant quefaire, je me rappelai qu’à mes questions sur la nature de montravail, l’ingénieur m’avait répondu : « Nousverrons ! » Que pouvait-on « voir » dans cedésert ?… Les plâtriers parlaient de leur contremaître et d’uncertain Fédot Vassîliév que je ne connaissais pas. Peu à peu,l’angoisse s’empara de moi ; cette angoisse physique où l’onsent qu’on a des mains, des pieds, tout un grand corps, et où l’onn’en sait que faire, ni où aller…

Après avoir marché au moins deux heures, jeremarquai que, à partir de la gare, des poteaux télégraphiques sedétachaient à droite de la ligne et aboutissaient, au bout d’uneverste et demi ou deux, à un mur de pierre. Les ouvriers me direntque c’était le bureau ; je compris que c’était là où je devaisaller. C’était une très vieille maison de campagne, depuislongtemps abandonnée. Le mur de clôture en pierre poreuse s’étaitécroulé par places, le toit de l’aile, dont le gros mur donnaitdans les champs, était rouillé, et, par endroits, il y brillait desrapiècements de fer-blanc. Par delà la porte cochère, on voyait unecour spacieuse, envahie par les mauvaises herbes, et une vieillemaison de maîtres avec des persiennes et une haute toiture,également mangée par la rouille. À droite et à gauche, deux ailespareilles. Les fenêtres de l’une étaient fermées de planches ;près de l’autre, aux fenêtres ouvertes, pendait du linge eterraient des petits veaux. Le dernier poteau du télégraphe setrouvait dans la cour même et son fil allait à la fenêtre de l’ailequi donnait sur les champs.

La porte était ouverte ; j’entrai… Prèsde l’appareil télégraphique était assis un jeune homme aux cheveuxbruns frisés, en veston de toile. Il me regarda d’abord sévèrement,mais tout de suite il sourit et me dit :

– Bonjour, Petit Profit !

C’était Ivane Tchéprakov, mon camarade delycée, chassé de seconde pour avoir fumé.

Jadis, en automne, nous attrapions ensembledes chardonnerets, des tarins et des verdiers ; et nous lesvendions au marché, de grand matin, quand nos parents étaientencore couchés. Nous guettions des bandes de sansonnets de passageet les tirions avec de la grenaille ; puis nous ramassions lesblessés. Les uns mouraient chez nous dans des souffrances horribles(je me rappelle encore comme ils gémissaient la nuit dans lacage) ; et nous vendions ceux qui guérissaient, en juranteffrontément que tous étaient des mâles.

Un jour au marché, j’offris le derniersansonnet qui me restait et le vendis un copek. « C’est toutde même un petit profit ! » dis-je en manière deconsolation. À partir de ce moment, les gamins des rues et leslycéens ne m’appelèrent plus que Petit Profit. Et encore à présent,les gamins et les boutiquiers me taquinent parfois ainsi, bien que,en dehors de moi, personne ne sache plus d’où provient cesurnom.

Tchéprakov était faible de constitution,étroit de poitrine, voûté, avec de longues jambes. Ses cravatesétaient roulées en corde ; il n’avait pas de gilet et portaitdes bottes pires que les miennes, avec des talons déjetés.

Ses yeux clignaient rarement et il avait uneexpression inquiète, comme s’il voulait saisir quelque chose ;il s’agitait toujours.

– Attends donc !… disait-il ens’agitant… Mais écoute !… Que viens-je donc de dire ?

Nous causâmes. Il m’apprit que la propriétédans laquelle nous nous trouvions appartenait tout récemment encoreaux Tchéprakov ; elle était passée cet automne seulement àl’ingénieur Dôljikov, qui considérait comme plus avantageux d’avoirdes propriétés que des titres ; il avait déjà acheté troisbelles propriétés dans les environs. La mère de Tchéprakov, aumoment de la vente, s’était réservé le droit de vivre deux ans dansune des ailes de la maison, et avait obtenu une place pour son filsau bureau.

– Lui est-il difficile d’acheter !dit Tchéprakov parlant de l’ingénieur. Ne rançonne-t-il pas assezles entrepreneurs ? Il écorche tout le monde !

Puis il m’emmena dîner, ayant soudainementrésolu que je vivrais avec lui dans l’aile et que je prendrais mesrepas chez sa mère.

– Bien qu’elle soit pingre, dit-il, ellene te fera pas payer cher.

Dans les petites chambres où vivait sa mère,on était très à l’étroit. Toutes les pièces, même l’entrée etl’antichambre, étaient encombrées de meubles, qu’après la vente dubien on y avait transportés de la grande maison. Tous ces meublesétaient anciens, en acajou.

Mme Tchéprakov, femme âgée,très corpulente, avec des yeux à la chinoise, était assise à lafenêtre dans un grand fauteuil, et tricotait un bas. Elle me reçutcérémonieusement.

– Maman, c’est Pôloznév, dit Tchéprakoven me présentant ; il vient travailler ici.

– Est-ce que vous êtes noble ? medemanda sa mère d’une voix étrange et désagréable. (Il me semblaitque de la graisse bouillait dans sa gorge.)

– Oui, répondis-je.

– Asseyez-vous.

Le dîner était mauvais. On servit un ramequinau fromage blanc, amer, et une soupe au lait. Les yeux d’HélènaNikîforovna clignaient sans cesse étrangement, tantôt l’un, tantôtl’autre. Bien qu’elle parlât et mangeât, il y avait déjà quelquechose de mort dans toute sa personne et il traînait autour d’elleune odeur de cadavre. La vie, comme un petit feu qui persiste,couvait à peine en elle, ainsi que ce double sentiment qu’elleétait une propriétaire noble, ayant eu naguère des serfs, etqu’elle était une générale à qui les domestiques doivent donner letitre d’excellence. Et quand ces pitoyables restes de vie seravivaient un instant, elle disait à son fils :

– Jean[6], tu netiens pas ton couteau comme il faut !

Ou bien, elle se tournait vers moi,essoufflée, avec l’affectation d’une maîtresse de maison qui veutintéresser son hôte et disait :

– Vous savez, nous avons vendu notrepropriété. C’est dommage assurément ; nous y étionshabitués ; mais Dôljikov a promis de nommer Jean chef de lagare de Doubètchnia, en sorte que nous ne partirons pas d’ici. Noushabiterons la gare qui sera comme notre maison. L’ingénieur est sibon ! Ne trouvez-vous pas qu’il est beau ?

Naguère, les Tchéprakov vivaient richement,mais, après la mort du général, tout changea. Hélèna Nikîforovnacommença par se brouiller avec ses voisins, à plaider, et ellecessa de payer régulièrement les régisseurs et les ouvriers. Ellecraignait toujours qu’on ne la volât, et au bout de quelques dixans, Doubètchnia devint méconnaissable.

Derrière la grande maison, il y avait un vieuxjardin déjà redevenu sauvage, étouffé par les mauvaises herbes etles arbrisseaux. Je passai sur la terrasse, belle encore et solide.Par la porte vitrée, on apercevait une pièce parquetée, qui avaitdû être le salon ; il n’y restait qu’un piano ancien et, auxmurs, des gravures dans de larges cadres en acajou. Des pivoines etdes pavots, vestiges des anciens parterres, dressaient au-dessus del’herbe leurs têtes blanches ou écarlates. Dans les alléespoussaient, à l’envi l’un de l’autre, de jeunes érables et desormes, que les vaches broutaient. Cela formait broussailles et lejardin paraissait impénétrable.

Mais il n’en était ainsi qu’auprès de lamaison où il y avait des peupliers, des pins et de vieux tilleulsdu même âge qu’elle, jalonnant les anciennes allées. Au delà onavait nettoyé le jardin pour y faucher de l’herbe ; et là onn’étouffait plus comme dans une étuve, les toiles d’araignées nenous entraient plus dans la bouche et les yeux ; un peu d’aircirculait.

Plus on s’éloignait, plus il y avaitd’espace ; et les cerisiers, les pruniers, les pommiers, auxlarges branches qu’enlaidissaient des tuteurs et des cancers, etdes poiriers, si hauts qu’on n’y pouvait pas croire, poussaient entoute liberté. Cette partie du jardin était louée par des marchandsde la ville. Un moujik, faible d’esprit, qui habitait une hutte, lagardait des voleurs et des sansonnets.

Le jardin, toujours plus éclairci, setransformait en une véritable prairie, descendait vers la rivièrecouverte de roseaux verts et de saules pleureurs. Près de l’éclusedu moulin, il y avait un bief profond et poissonneux. Le petitmoulin au toit de chaume tictaquait furieusement ; lesgrenouilles coassaient à tue-tête. Sur l’eau, unie comme une glace,se formaient parfois des ronds, et les nénuphars, remués par lespoissons joyeux, frissonnaient doucement. De l’autre côté de lapetite rivière, se trouvait le hameau de Doubètchnia. Le bief, bleuet calme, attirait, promettant la fraîcheur et le repos. Etmaintenant, tout cela, le bief, le moulin, les rives attrayantes,tout appartenait à l’ingénieur…

Mon nouveau service commença. Je recevais lestélégrammes et les transmettais ; je tenais différentsregistres, et recopiais les bons, les plaintes et les rapports quenous envoyaient des contremaîtres et des maîtres-ouvriers peulettrés. Mais, la plus grande partie de la journée, je ne faisaisrien et arpentais la chambre, attendant les dépêches ; oubien, je mettais à ma place un petit garçon, et allais me promenerau jardin jusqu’à ce que le gamin vînt me dire que l’appareilappelait.

Je dînais chez Mme Tchéprakov.On servait très rarement de la viande ; les plats secomposaient de laitage, et, le mercredi et le vendredi, on faisaitmaigre. On se servait ces jours-là d’assiettes roses qu’on appelait« les assiettes maigres ». Mme Tchéprakovclignait toujours des yeux ; et en sa présence, je me sentaistoujours mal à l’aise.

Comme il n’y avait pas assez de travail, mêmepour un seul, Tchéprakov ne faisait rien. Il dormait ou s’en allaitavec son fusil, tirer des canards sur le bief. Le soir, ils’enivrait au village ou à la gare ; et, avant de se coucher,il se regardait dans une petite glace en criant :

– Bonjour, Ivane Tchéprakov !

Ivre, il était très pâle, se frottait sanscesse les mains, et riait comme s’il hennissait :gui-gui-gui ! Par effronterie il se déshabillait entièrementet courait nu dans les champs. Il mangeait des mouches, lestrouvant aigrelettes.

Chapitre 4

 

Un jour, après le repas, il accourut toutessoufflé en me disant :

– Viens, ta sœur est arrivée.

Je sortis.

En effet, près de l’entrée de la grandemaison, se trouvait un véhicule de louage ; ma sœur étaitvenue de la ville avec Anioûta Blagovo et un monsieur en dolmandetoile blanche. En m’approchant, je le reconnus ; c’était lefrère d’Anioûta, alors médecin militaire.

– Nous sommes venus faire un pique-nique,me dit-il, cela ne vous dérange pas ?

Ma sœur et Anioûta voulaient me demander sij’étais satisfait de ma situation, mais elles se taisaient l’une etl’autre et me regardaient ; je me taisais aussi. Ellescomprirent que la vie ne me plaisait pas à Doubètchnia et ma sœuren eut les larmes aux yeux ; Anioûta Blagovo devint rouge.

Nous allâmes au jardin.

Le médecin marchait en avant et disait,enthousiasmé :

– Quel bon air ici ! Mèredivine ! quel bon air !

Il paraissait encore tout à fait jeune, safaçon de parler et son allure sentaient l’Université, et le regardde ses yeux gris était vif, simple et ouvert comme celui d’un braveétudiant. À côté de sa belle et grande sœur, il paraissait faibleet maigre. Sa barbe était peu fournie, sa voix fluette, mais assezagréable. Il était venu en congé chez les siens et disait qu’enautomne, il irait à Pétersbourg passer son doctorat[7]. Il était déjà marié et avait troisenfants. Il s’était marié pendant sa seconde année de médecine, et,on racontait en ville qu’il était malheureux en ménage et vivaitdéjà séparé de sa femme.

– Quelle heure est-il ? demanda masœur, inquiète. Il faut que nous rentrions de bonne heure ;papa ne m’a laissée libre que jusqu’à six heures.

– Ah ! votre père ! soupira lefutur docteur.

J’allumai le samovar et nous prîmes le thé surun tapis, devant la terrasse de la grande maison. Le médecin, àgenoux, buvait son thé à la soucoupe et disait combien il sesentait heureux. Puis, Tchéprakov alla chercher la clé et ouvrit laporte vitrée, et nous entrâmes dans la maison. Il y régnait uneobscurité mystérieuse ; cela sentait les champignons et nospas résonnaient sourdement comme s’il y avait une cave sous leplancher. Blagovo, debout, effleura les touches du piano, quirépondirent faiblement d’un son tremblant, cassé, mais harmonieux.Le jeune homme essaya sa voix, prit quelques notes et chanta uneromance, grimaçant et frappant du pied avec impatience lorsqu’unetouche restait muette. Ma sœur ne parlait plus de rentrer ;elle allait et venait, émue, dans la chambre, et disait :

– Je me sens gaie ! très, trèsgaie !

On sentait dans sa voix de l’étonnement, commesi elle doutait que son âme pût être aussi heureuse. C’était lapremière fois de ma vie que je la voyais ainsi. Elle avait mêmeembelli. De profil elle était laide ; son nez et sa boucheavançaient et elle avait l’air de souffler ; mais ses yeuxsombres étaient beaux ; son teint pâle, très délicat, avaitune touchante expression de bonté et de tristesse. Quand elleparlait, elle paraissait gentille, et même jolie.

Nous tenions, elle et moi, de notre mère,étant larges d’épaules, forts, résistants, mais Cléopâtra étaitd’une pâleur maladive. Elle toussait souvent, et, dans ses yeux, jeremarquais parfois l’expression des gens sérieusement malades, quicachent leur maladie. Dans sa gaieté présente, il y avait quelquechose d’enfantin, de naïf, comme si la joie que dans notre enfanceon pourchassait et éteignait par une éducation sévère, s’étaitsoudain réveillée en elle et délivrée.

Mais quand vint le soir et que l’on fitavancer les chevaux, ma sœur se calma, se recroquevilla, et elleprit place dans le véhicule comme sur un banc d’accusés ; ilspartirent et le bruit s’éloigna…

Anioûta Blagovo ne m’avait pas dit un seulmot.

– Étrange jeune fille !pensai-je.

Survint le carême de la Saint-Pierre, durantlequel on ne nous nourrissait que de plats maigres. Oisif, sansoccupation déterminée, la tristesse physique m’accablait. Mécontentde moi, nonchalant, affamé, je flânais dans la propriété,n’attendant qu’une disposition d’esprit convenable pour partir.

Un certain jour, vers le soir, quand Rédka setrouvait au bureau, Dôljikov entra inopinément, très hâlé, blanc depoussière. Il avait passé trois jours à visiter le secteur et étaitarrivé à Doubètchnia sur une locomotive ; de la gare, il étaitvenu à pied. En attendant la voiture, qui devait le ramener, il fitavec son intendant le tour de la propriété, donnant ses ordres àhaute voix ; puis il resta chez nous une heure entière,écrivant des lettres.

Tandis qu’il était là, plusieurs télégrammesarrivèrent à son adresse ; et il donna lui-même les réponses.Nous restions tous trois muets, sur le qui-vive.

– Quel désordre ! dit-il avecdégoût, ayant consulté un registre. Dans deux semaines jetransférerai le bureau à la gare et n’aurai plus rien à faire devous, messieurs.

– Je fais tout ce que je peux, votreNoblesse, dit Tchéprakov.

– Oui, oui, je le vois !… Vous nesavez, continua l’ingénieur, en me regardant, que toucher vosappointements ; vous comptez toujours sur les protections pouravancer vite et facilement. Mais je ne tiendrai pas compte desprotections. Personne, messieurs, n’a fait de démarches pourmoi ; avant qu’on m’ait nommé directeur de cette ligne,j’étais mécanicien, et j’ai travaillé en Belgique comme simplegraisseur. Et toi, Pantéley, demanda-t-il en se tournant versRédka, que fais-tu ici ? Tu te saoules avec eux ?

Il appelait tous les hommes du peuplePantéley, et les gens tels que Tchéprakov et moi, il les méprisaitet les traitait derrière leur dos d’ivrognes, de bêtes et decrapules. En général, il était dur pour les petits employés, leurinfligeait des amendes, et les chassait froidement, sansexplication.

Enfin la voiture vint le prendre. En manièred’adieux, il nous promit à tous les trois de nous renvoyer dansdeux semaines, traita son intendant d’imbécile, et, s’étant étalédans la calèche, il partit grand train vers la ville.

– Andrêy Ivânovitch, dis-je à Rédka,prenez-moi comme ouvrier.

– Bon, entendu !

Et nous nous rendîmes en ville. Quand la gareet la propriété se trouvèrent loin de nous, je demandai :

– Andrêy Ivânovitch, pourquoi êtes-vousvenu tantôt à Doubètchnia ?

– D’abord mes ouvriers travaillent sur laligne, et, ensuite, je venais payer des intérêts à la générale.L’été dernier, je lui ai emprunté cinquante roubles ; je luipaie maintenant un rouble par mois.

Le peintre s’arrêta et me prit par un de mesboutons :

– Missaïl Alexéïévitch, mon ange,j’estime que si un homme du peuple ou un monsieur touche le moindreintérêt, c’est, par cela seul, un malfaiteur. Dans l’âme d’un telhomme, la vérité ne peut pas exister.

Mince, pâle, terrible, Rédka ferma les yeux,secoua la tête et prononça d’un ton d’oracle :

– Le puceron mange l’herbe, la rouillemange le fer et le mensonge mange l’âme. Mon Dieu, sauve-nous,pauvres pécheurs que nous sommes !

Chapitre 5

 

Rédka n’était pas pratique, ne savait pass’organiser. Il prenait plus d’ouvrage qu’il n’en pouvait exécuter,et, en faisant ses comptes, se perdait ; il s’affolait etétait presque toujours en déficit. Il faisait des peintures, posaitles vitres, collait les papiers et se chargeait même de travaux decouverture. Je me souviens que, pour de minimes commandes, ilcourait parfois deux ou trois jours pour trouver des couvreurs.C’était un excellent ouvrier et il lui arrivait de gagner jusqu’àdix roubles par jour. N’eût été son désir d’être patron coûte quecoûte, et de s’intituler entrepreneur, il aurait eu sans doute lespoches bien garnies.

Il était payé à forfait et nous payait, sesouvriers et moi, à la journée soixante-dix copeks à un rouble. Tantque durait la belle saison, nous faisions différents travaux audehors ; mais nous peignions surtout les toits. Fauted’habitude, les pieds me brûlaient comme si je marchais sur un fourardent, et quand je mettais des bottes de feutre, je ne pouvais pasy résister. Mais ce ne fut que les premiers temps ; ensuite jem’accoutumai et tout alla bien. Je vivais maintenant au milieu degens pour qui le travail manuel était obligatoire et quitravaillaient comme des chevaux de trait, souvent sans comprendrela signification morale du labeur ; terme que d’ailleurs ilsn’employaient jamais. Parmi eux, je me sentais aussi une bête desomme, mais je comprenais de plus en plus l’obligation et lanécessité de ce que je faisais ; et cela, allégeant ma vie, medélivrait du doute.

Le premier temps, tout m’intéressait, toutm’était nouveau, comme si je venais de naître une seconde fois. Jepouvais dormir sur la terre, marcher pieds nus, ce qui est trèsagréable ; je pouvais me mêler au simple peuple sans gênerpersonne. Quand un cheval de fiacre tombait dans la rue, je couraisaider à le relever, sans craindre de salir mes vêtements. Leprincipal était de vivre à mon propre compte et de n’être à lacharge de personne.

La peinture des toits, surtout en fournissantl’huile et la couleur, était considérée comme un ouvrage trèslucratif ; à cause de cela, de bons maîtres-ouvriers, commeRédka, ne faisaient pas fi de ce travail grossier et ennuyeux. Enpantalons courts, les pieds maigres et violets, il marchait sur lestoits, ressemblant à une cigogne ; et je l’entendais dire,tout en maniant le pinceau et soupirant lourdement :

– Malheur, malheur à nous, pauvrespécheurs !

Il marchait sur les toits tout aussi aisémentque sur un plancher. Bien qu’il fût malade et pâle comme un mort,son agilité était extraordinaire.

Tout comme les jeunes, il peignait les dômeset les coupoles des églises, sans échafaudages, à l’aide seulementd’échelles et de cordes, et quand il était à une grande hauteur, ilétait un peu effrayant de le voir se redresser soudain de toute sataille et proclamer à on ne sait qui :

– Le puceron mange l’herbe, la rouille lefer et le mensonge l’âme !

Ou bien, pensant à quelque chose, il serépondait tout haut :

– Tout est possible ! Tout peutarriver !

Quand je rentrais de mon travail, tous lesgens assis sur des bancs près des portes, tous les marchands, lesgamins, et leurs patrons, me lançaient diverses remarques moqueuseset méchantes, et cela m’irritait au début et me semblaitmonstrueux.

– Petit Profit ! Barbouilleur !Ocre !

Personne n’était plus malveillant pour moi queceux qui avaient été, naguère encore, de petites gens et avaientgagné leur pain en trimant. Au marché, quand je passais près dumarchand de fer, on m’aspergeait d’eau, comme par hasard, et même,une fois, on lança un bâton contre moi. Un marchand de poisson, àcheveux blancs, me barra le passage et m’apostropha aveccolère :

– Ce n’est pas de toi qu’on a pitié,imbécile ! C’est de ton père !

Mes connaissances, quand elles merencontraient, étaient gênées, on ne sait pourquoi. Certains meprenaient pour un original et un bouffon ; d’autres meplaignaient ; les troisièmes ne savaient comment se comporteret j’avais peine à les comprendre. Un jour, je rencontrai AnioûtaBlagovo. J’allais à mon travail et portais deux longs pinceaux etun seau de couleur. M’ayant reconnu, Anioûta rougit.

– Je vous prie de ne pas me saluer dansla rue… me dit-elle nerveusement, d’une voix tremblante et sévère,sans me tendre la main. Et des larmes brillèrent dans ses yeux. Sivous croyez que vous faites ce que vous devez, soit !… mais jevous prie d’éviter de me rencontrer !

Je n’habitais plus la Bolchâïa Dvoriânnskaïa,mais le faubourg Makârikha, chez mon ancienne bonne, Kârpovna,brave vieille, taciturne, qui pressentait toujours quelque malheur,craignait tous les songes et voyait même dans les abeilles et lesguêpes qui entraient dans sa chambre de mauvais présages. Et dem’être fait ouvrier, cela aussi ne présageait, à son avis, rien debon.

– Malheur à toi, disait-elle en remuanttristement la tête. Malheur à toi.

Dans la petite maison vivait avec elle sonfils adoptif Prokôfy, le boucher, un garçon de trente ans, énorme,mal bâti, roux, avec des moustaches raides. Me rencontrant il mecédait respectueusement le pas, et quand il était ivre, me saluaitmilitairement, les cinq doigts de sa main écartés. Le soir, ilsoupait et je l’entendais, à travers la cloison de planches,soupirer et grogner, en ingurgitant l’un après l’autre des verresde vodka.

– Mère ! appelait-il à mi-voix.

– Eh bien, répondait Kârpovna qui aimaità la folie son fils adoptif. Qu’as-tu, mon petit ?

– Je peux, mère, vous donner unesatisfaction. En cette vie terrestre et cette vallée de larmes, jevous nourrirai jusqu’à vos vieux jours ; et quand vousmourrez, je vous enterrerai à mes frais. Je le dis, et ce sera.

Je me levais tous les jours avant l’aube, etme couchais tôt. Nous autres, ouvriers peintres, nous mangionsbeaucoup et dormions profondément ; mais je ne sais pourquoi,j’avais, la nuit, de très forts battements de cœur. Je ne medisputais pas avec mes camarades.

Les injures, les jurons affreux et lesinvectives dans le genre de : « que tes yeuxéclatent », ou : « que le choléra te torde »,ne cessaient pas, mais nous vivions cependant en bonneintelligence. Les camarades supposaient que j’appartenais à unesecte religieuse et se moquaient de moi avec bonhomie, disant quemême mon père m’avait renié. Ils racontaient aussi qu’ils allaientrarement eux-mêmes à l’église et que beaucoup d’entre eux n’avaientpas été à confesse depuis dix ans. Ils justifiaient leurlibertinage en disant que le peintre est parmi les hommes comme lechoucas parmi les oiseaux. Ils m’aimaient et me traitaient avecrespect. Il leur plaisait évidemment que je ne fusse pas buveur, nefumasse pas, et menasse une vie calme et rangée. Ils étaientseulement surpris de ne pas me voir comme eux voler l’huile, nialler avec eux demander des pourboires aux clients. Voler del’huile et de la couleur au patron, était un usage du métier, etn’était pas regardé comme un vol. Il est à remarquer qu’un hommeaussi juste que Rédka emportait chaque fois, en quittant letravail, un peu de blanc de céruse et d’huile. Demander despourboires ne faisait aucune honte, même aux vieillardsrespectables qui possédaient des maisons à Makârikha ; et ilétait déplaisant et honteux de voir la foule des camaradesféliciter un homme de rien, au commencement et à la fin destravaux, et le remercier humblement de ce qu’il leur eût donné dixcopeks.

Ils se tenaient avec les clients comme derusés courtisans et je me rappelais presque chaque jour le Poloniusde Shakespeare.

– Il pleuvra probablement, disait leclient en regardant le ciel.

– Il pleuvra, il pleuvra certainement,acquiesçaient les peintres.

– Cependant les nuages ne sont pas desnuages de pluie ; il ne pleuvra peut-être pas.

– Il ne pleuvra pas, votreNoblesse ; il ne pleuvra assurément pas.

Derrière eux, ils parlaient des clientsironiquement ; et par exemple, voyant un monsieur assis à unbalcon, lisant son journal, ils disaient :

– Il lit le journal et je parie qu’il n’arien à manger.

Je n’allais pas voir les miens. En rentrantchez moi, je trouvais des billets courts et inquiets, où ma sœur meparlait de mon père. Tantôt, à dîner, il avait été particulièrementpréoccupé ; tantôt il avait chancelé, s’était enfermé chezlui, et n’était pas sorti de longtemps. Ces nouvelles m’agitaient.Je ne pouvais pas dormir, et parfois j’allais rôder à la BolchâïaDvoriânnskaïa, devant notre maison, regardant les fenêtres sombres,et tâchant de deviner si chez nous tout allait bien. Ma sœur venaitles dimanches, en cachette, faisant mine de ne pas venir chez moi,mais chez notre bonne. Si elle entrait chez moi, elle était trèspâle, les yeux en larmes ; et tout de suite elle recommençaità pleurer.

– Notre père n’y résistera pas,disait-elle. S’il lui arrivait – Dieu nous en préserve ! – unmalheur, ta conscience te le reprocherait toute la vie. C’estaffreux, Missaïl ! Je t’en supplie au nom de notre mère,change de conduite !

– Sœur, lui disais-je, comment changerquand je suis sûr d’agir selon ma conscience !Comprends-moi !

– Je sais que tu agis selon taconscience, mais peut-être pourrais-tu t’y prendre autrement pourn’affliger personne.

– Oh ! saints du Paradis !soupirait la vieille bonne derrière la porte. Malheur à toi !Il y aura du malheur, mes chéris !

Chapitre 6

 

Un dimanche, Blagovo arriva chez moi àl’improviste. Il avait son dolman de toile, une chemise de soie etde hautes bottes vernies.

– Je viens chez vous en étudiant,commença-t-il, me serrant fortement la main. J’entends parler devous chaque jour et je voudrais causer avec vous, comme on dit, àcœur ouvert. On s’ennuie mortellement en ville ; il n’y a pasâme qui vive ; personne à qui dire un mot. Comme il faitchaud, Mère très pure !… poursuivit-il en enlevant sa veste,et restant en chemise de soie. Mon cher, permettez-moi de causeravec vous !

Je m’ennuyais et souhaitais moi aussi depuislongtemps de me trouver avec des gens qui ne fussent pas peintresen bâtiments ; je fus sincèrement heureux de le voir.

– Je commencerai par vous dire, fit-il ens’asseyant sur mon lit, que je sympathise de tout mon cœur avecvous, et que je respecte profondément votre manière de vivre. Ici,en ville, on ne vous comprend pas et il n’y a personne qui lepuisse, car, vous le savez vous-même, il n’y a, à peu d’exceptionsprès, ici, que des « groins » comme dit Gogol. Mais jevous avais deviné tout de suite, le jour du pique-nique. Vous êtesune âme noble, vous êtes un homme honnête, élevé ! Je vousestime et je considère comme un grand honneur de vous serrer lamain, poursuivit-il avec emphase. Pour changer aussi brusquement etradicalement sa vie que vous l’avez fait, il a fallu passer par uneévolution spirituelle complexe ; et, pour continuer cette vie,et vous trouver constamment à la hauteur de vos convictions, ilvous faut chaque jour une grande tension d’esprit et de cœur.Maintenant, pour commencer, ne trouvez-vous pas, dites-moi, que sivous aviez dépensé cette volonté, cet effort, tout ce potentiel àquelque autre but, – par exemple, à devenir un grand savant ou unartiste, – votre vie n’eût pas été plus large, plus profonde etn’aurait pas été plus féconde à tous les points de vue ?

Nous causâmes, et, quand nous en vînmes àparler du labeur physique, j’émis l’idée qu’il ne fallait pas queles forts opprimassent les faibles, que la minorité fût un parasitede la majorité, une pompe aspirant chroniquement les meilleurssucs ; autrement dit, qu’il fallait que tous, sans exception,les faibles et les forts, les riches et les pauvres, prissent unepart égale à la lutte pour l’existence, et qu’en ce cas, il n’yavait pas de meilleur mode de nivellement que le travail physique,considéré comme un devoir général.

– Donc, selon vous, tout le monde, sansexception, doit être occupé à un labeur physique ? demanda ledocteur.

– Oui.

– Et ne trouvez-vous pas que, si tout lemonde et, dans ce nombre, l’élite, les penseurs et les savants,prenant part à la lutte pour l’existence, chacun pour soi, perd sontemps à casser des pierres ou à peindre des toits, cela peut êtreune sérieuse menace pour le progrès ?

– Où est donc le danger ?demandai-je. Le progrès consiste dans l’amour, dansl’accomplissement des lois morales ; si vous n’opprimezpersonne, si vous n’êtes à charge à personne, quel autre progrèsvous faut-il encore ?

– Mais permettez ! dit tout à coupBlagovo avec fougue ; mais permettez ! Si l’escargot danssa coquille s’occupe de son propre perfectionnement et épluche laloi morale, appelez-vous cela le progrès ?

– Pourquoi l’éplucherait-il ?dis-je, irrité. Si vous ne forcez pas votre prochain à vousnourrir, à vous habiller, à vous donner à boire, à vous défendre,dans cette vie qui est toute fondée sur l’esclavage, n’est-ce pasun progrès ? À mon avis, c’est le progrès le plus tangible, etpeut-être le seul possible et nécessaire à l’humanité.

– Les limites du progrès universel sontinfinies, et il est même étrange, pardonnez-moi de le dire, deparler d’un progrès possible, limité à nos besoins ou à desconsidérations passagères.

– Si les bornes du progrès sont infinies,comme vous le dites, cela signifie, répondis-je, que ses buts nesont pas définis ; c’est vivre et ne pas savoir nettement pourquoi l’on vit !

– Soit ! Mais « ne passavoir » est, en ce sens-là, moins triste que ce que vousappelez « savoir ». Je gravis un escalier qui s’appelleprogrès, civilisation, culture ; je monte, je monte, nesachant positivement pas où je vais ; mais au fond est-ceseulement à cause de cet escalier merveilleux qu’il vaut la peinede vivre ? Et vous, vous savez pourquoi vous vivez : pourque les uns n’asservissent pas les autres ; pour que l’artisteet que celui qui broie ses couleurs aient le même repas. Mais c’estlà le côté petit-bourgeois, et « pot-au-feu », le côtégris de la vie ; et vivre pour cela seulement, n’est-ce pasécœurant ? Si certains insectes en asservissent d’autres,qu’ils aillent au diable, qu’ils se dévorent entre eux ! Nousn’avons pas à y penser. Ils mourront quand même et pourriront, quevous les sauviez ou non de l’esclavage. Il faut penser au grand« inconnu » qui attend toute l’humanité dans un avenirlointain.

Blagovo discutait avec chaleur, mais, en mêmetemps, il était évident qu’une autre idée l’occupait.

– Votre sœur ne viendra sans doute pas,dit-il après avoir regardé sa montre. Hier elle était chez mesparents et disait qu’elle viendrait vous voir… Vous parlezcontinuellement de l’esclavage, reprit-il. C’est un casparticulier, et toutes ces questions l’humanité les résoutgraduellement et d’elle-même…

Nous parlâmes de progression graduelle. Je disque la question d’agir bien ou mal, chacun doit la décider sansattendre que l’humanité s’occupe de la résoudre par voie dedéveloppement progressif. D’ailleurs la progression comporte dubien et du mal. À côté du développement progressif des idéeshumanitaires, il y a la croissance progressive d’idées d’un autreordre. Le servage n’existe plus, mais le capitalisme croît. En cetemps d’idées libérales, tout comme au temps de Baty[8], la majorité nourrit, habille et défendla minorité, tout en restant elle-même affamée, dévêtue, etdésarmée. Un pareil système s’accorde très bien avec toutes lesinfluences et tous les courants que l’on voudra, parce que l’oncultive progressivement aussi l’art d’asservir. Nous ne fustigeonsplus nos domestiques à l’écurie, mais nous donnons à l’esclavagedes formes raffinées, ou du moins nous savons trouver une excuse àses diverses applications. Chez nous les idées sont unechose ; mais si maintenant, à la fin du dix-neuvième siècle,nous pouvions nous décharger encore sur les ouvriers, même de nosfonctions physiologiques les plus désagréables, nous le ferions, etnous dirions, pour notre défense, que si les meilleurs, lespenseurs et les savants doivent perdre un temps précieux àaccomplir ces fonctions, un danger sérieux menace le progrès.

Ma sœur survint. Voyant le docteur, elles’émut, se troubla et se mit à dire qu’il était temps de rentrer àla maison, auprès de son père.

– Cléopâtra Alexéïévna, dit Blagovopersuasivement, mettant ses deux mains sur son cœur, que peut-ilarriver à votre père si vous passez encore une demi-heure avecnous ?

Il était sincère et savait persuader. Ma sœur,ayant réfléchi une minute, se mit à rire et s’égaya soudain commelors du pique-nique. Nous allâmes dans les champs et nous nousassîmes sur l’herbe, continuant notre conversation. Et nousregardions la ville où les fenêtres, tournées vers l’ouest,semblaient en or, parce que le soleil se couchait.

Après ce jour-là, chaque fois que ma sœurvenait chez moi, Blagovo y apparaissait aussi, et tous deux sesaluaient comme si leur rencontre était fortuite. Ma sœur nousécoutait discuter, tous les deux, et, pendant ce temps, elle avaitune expression joyeuse, ravie, émue et curieuse. Il me semblaitque, devant ses yeux, s’ouvrait peu à peu un monde tout nouveau,qu’elle tâchait de pénétrer maintenant. En l’absence du médecin,elle était silencieuse et triste, et si elle pleurait quelquefois,assise sur mon lit, c’était pour des raisons qu’elle ne me disaitpas.

En août, Rédka nous ordonna de nous préparer àaller travailler sur la ligne. Deux jours avant qu’on nous« poussât » comme un troupeau hors de la ville, mon pèrevint chez moi. Il s’assit et lentement, sans me regarder, essuya safigure rouge, puis il prit dans sa poche notre Messagerlocal et, sans se presser, appuyant sur chaque mot, il lut que moncamarade, le fils du directeur du bureau de la banque d’État, étaitnommé chef de division à la Chambre des finances.

– Et maintenant, dit-il en pliant lejournal, regarde-toi ; tu n’es qu’un mendiant, un déguenillé,un vaurien ! Les ouvriers et les paysans eux-mêmes réclamentl’instruction ; et toi, un Pôloznév, qui a des ancêtres nobleset distingués, tu descends dans la boue ! Mais je ne suis pasvenu ici pour te parler : je ne m’occupe plus de toi,continua-t-il d’une voix sourde en se levant ; je suis venusavoir où est ta sœur, vaurien ! Elle a quitté la maison aprèsdîner ; il est déjà près de huit heures, et elle n’est pasrentrée ! Elle a commencé à sortir sans me le dire ; elleest moins respectueuse avec moi, et je sens là le résultat de tamauvaise et honteuse influence ! Où est-elle ?

Il avait à la main le parapluie que jeconnaissais ; je me troublais et me raidissais comme unécolier, attendant qu’il se mît à me battre. Mais il remarqua queje regardais son parapluie, et cela le retint probablement.

– Vis à ton gré, me dit-il ; je teprive de ma bénédiction.

– Oh ! saints de lumière !balbutia ma bonne derrière la porte : malheureux que tues ! Oh ! mon cœur pressent un malheur !…

Je travaillai sur la ligne. Pendant tout lemois d’août les pluies tombèrent sans cesse ; il faisaithumide et froid ; on ne pouvait pas rentrer le blé, et, dansles grandes exploitations où l’on moissonnait à la machine, lapaille restait, non pas en meules, mais en tas ; et je merappelle que ces malheureux tas devenaient chaque jour plus noirset que les grains commençaient à germer. Il était difficile detravailler. Les averses abîmaient tout ce que nous faisions. Resterdans les bâtiments de la gare et y dormir nous étaitinterdit ; nous nichions dans les huttes de terre, sales ethumides, où les cheminots vivaient en été. La nuit, je ne pouvaispas dormir à cause du froid et des cloportes qui couraient sur mafigure et mes mains. Et quand on travaillait près des ponts, chaquesoir des cheminots en foule venaient chez nous, uniquement pour« rosser les peintres » ; c’était pour eux uneespèce de sport. On nous rossait, on nous volait nos pinceaux, et,pour nous mettre hors de nous et nous forcer à nous battre, onabîmait notre ouvrage ; par exemple, on barbouillait en vertles guérites.

Pour mettre le comble à nos malheurs, Rédkacommença à nous payer très irrégulièrement. Tous les travaux depeinture du secteur avaient été adjugés à un entrepreneur ;celui-ci les avait passés à un autre et ce dernier les passa àRédka en se réservant 20 pour 100. Le travail en lui-même étaitdésavantageux et encore la pluie survint !

Le temps passait sans que nous travaillions etRédka nous devait nos journées. Les ouvriers, affamés, étaientprêts à le battre ; ils l’appelaient filou, buveur de sang,Judas le vendeur du Christ, et lui, le malheureux, soupirait,levait de désespoir les mains au ciel, et allait à tous momentschez Mme Tchéprakov emprunter de l’argent.

Chapitre 7

 

L’automne fut pluvieux, sombre, boueux. Quandla morte-saison arriva, je restais des trois jours à la maison,sans ouvrage. Alors, je faisais différents travaux autres que lapeinture. Par exemple, je traînais de la terre pour faire des solsbattus et je recevais, pour cela, vingt copeks par jour. Blagovoétait à Pétersbourg. Ma sœur ne venait plus chez moi. Rédka,malade, était couché, attendant chaque jour la mort.

Mon humeur, elle aussi, était couleurd’automne. Peut-être parce que, devenu ouvrier, je ne voyais quel’envers de la vie, je faisais presque chaque jour des découvertesqui me désespéraient. Ceux de mes concitoyens sur lesquels jen’avais précédemment aucune opinion, ou qui, à première vue,semblaient honnêtes, m’apparaissaient maintenant bas, cruels,capables de toutes les vilenies.

Comme nous étions des gens du peuple, on nousgrugeait ; on nous trompait sur notre salaire ; on nousfaisait attendre des heures sous des porches froids ou à lacuisine ; on nous insultait ; on nous traitaitgrossièrement.

Cet automne, je collais des papiers dans lesalon de lecture de notre club. J’étais payé sept copeks lerouleau, et on m’enjoignit de signer que j’en avais reçu douze.Quand je refusai de le faire, un monsieur de bonne mine, avec deslunettes en or, l’un des administrateurs du club, me dit :

– Si tu parles encore, mauvais garnement,je te casse la gueule.

Et quand le domestique lui souffla que j’étaisle fils de l’architecte Pôloznév, il se troubla, rougit, mais seremettant aussitôt, il dit :

– Que le diable l’emporte !

Dans les boutiques, on nous débitait, à nousautres ouvriers, de la viande passée, de la farine moisie et du théqui avait déjà servi. À l’église, la police nous bousculait ;à l’hôpital, les infirmiers et les infirmières nous volaient, et,si, par pauvreté, nous ne leur donnions pas de pourboires, parreprésailles on nous servait à manger dans de la vaisselle sale. Àla poste, le plus petit des employés s’arrogeait le droit de noustraiter comme des animaux et de crier grossièrement etimpudemment : « Patiente ! Ne peux-tu pasattendre ? » Les chiens de garde mêmes nous traitaientsans aménité et se jetaient sur nous avec une fureur particulière.Mais ce qui me frappait le plus dans ma nouvelle situation, c’étaitle manque absolu de justice, ce que le peuple traduit par lesmots : « Ils ont oublié Dieu. » Rarement un jourpassait sans filouterie. Les marchands, en nous vendant l’huile delin, les entrepreneurs, les ouvriers, et même les clients, noustrompaient. Il ne pouvait pas être question, on l’entend bien,d’aucun droit pour nous. L’argent même que nous avions gagné, nousdevions le quémander respectueusement comme une aumône, restantsans casquette à la porte de l’escalier de service.

Je tapissais au club une des chambres voisinesde la salle de lecture ; un soir, comme je m’apprêtais àpartir, la fille de Dôljikov entra dans cette pièce, un paquet delivres à la main.

Je la saluai.

– Ah ! bonjour, dit-elle, en mereconnaissant tout de suite et me tendant la main. Enchantée devous voir !

Elle souriait et regardait avec curiosité mablouse, mon seau de colle, les papiers étendus par terre. Je metroublai, et elle aussi se sentit gênée.

– Excusez-moi de vous regarder ainsi,dit-elle ; on m’a beaucoup parlé de vous. Surtout le docteurBlagovo qui est tout simplement amoureux de vous. J’ai déjà fait laconnaissance de votre sœur ; c’est une jeune fille charmante,sympathique, mais je n’ai pu la convaincre que, dans votresimplification d’existence, il n’y a rien d’effrayant. Aucontraire, vous êtes maintenant l’homme le plus intéressant de laville.

Elle regarda à nouveau le seau à colle, lespapiers et poursuivit :

– J’ai demandé au docteur Blagovo qu’ilme fasse faire plus ample connaissance avec vous ; il aévidemment oublié ou il n’en a pas eu le loisir. Quoi qu’il ensoit, maintenant, nous nous connaissons, et si vous veniez chez moisans façon, j’en serais bien obligée. J’ai tellement envie decauser ! Je suis une personne simple, dit-elle en me tendantla main. J’espère que chez moi vous vous sentirez à l’aise. Monpère est en ce moment à Pétersbourg.

Elle disparut dans le salon de lecture avec unfroufrou de robe, et, rentré à la maison, je ne pus m’endormir delongtemps.

Durant ce même triste automne, une bonne âme,voulant adoucir mon existence, m’envoyait de temps à autre du thé,des citrons, des biscuits, des gelinottes rôties. Karpôvna disaitqu’un soldat apportait cela, mais sans savoir de la part de qui. Lesoldat s’enquérait de ma santé, demandait si je dînais tous lesjours et si j’avais des vêtements chauds. Quand vinrent les gelées,on m’envoya, toujours par le soldat, et en mon absence, une écharpemolle en tricot, d’où émanait une douce odeur à peineperceptible ; et je devinai qui était ma bonne fée. L’écharpesentait le muguet, le parfum préféré d’Anioûta Blagovo.

L’hiver, il y eut plus d’ouvrage et ce futplus gai : Rédka se remit, et nous travaillions dans l’églisedu cimetière à enduire l’iconostase pour la redorer. C’était untravail propre, tranquille, et, comme disaient les nôtres,avantageux. On pouvait gagner beaucoup en un jour, et le tempscoulait vite, sans que l’on s’en aperçût. Ni injures, ni rires, niconversations bruyantes. L’endroit même invitait au calme, à ladévotion, aux idées sérieuses et paisibles. Absorbés par letravail, nous nous tenions immobiles comme des statues. Il régnaitun silence absolu, comme il convient dans les cimetières, et s’ilarrivait qu’un instrument tombât, ou que la flamme d’un lampadairecrépitât, ces bruits résonnaient fortement et rudement, et nousnous retournions. Après un long silence on entendait parfois unbourdonnement semblable à un vol d’abeilles. C’était l’enterrementd’un enfant, que l’on chantait à mi-voix au parvis. Ou bienl’artiste qui peignait dans la coupole une colombe entouréed’étoiles commençait à siffler doucement, mais se reprenant, il setaisait aussitôt. Ou encore c’était Rédka, se parlant à lui-même etqui disait avec un soupir : « Tout peut arriver !Tout ! » Ou bien au-dessus de nos têtes, retentissait unesonnerie lente et lugubre ; et les peintres disaient quec’était sans doute l’enterrement d’un riche.

Je passais mes journées dans le silence, dansla pénombre de l’église, et durant les longues soirées je jouais aubillard ou j’allais au théâtre, au paradis, dans mon nouveaucostume de jersey, acheté avec l’argent que j’avais gagné. Lesspectacles et les concerts chez les Ojôguine étaientcommencés ; Rédka maintenant brossait seul les décors. Il meracontait le sujet des pièces et des tableaux vivants qu’ilvoyait ; et je l’écoutais avec envie. J’avais un vif désird’aller aux répétitions, mais je ne me décidais pas à me rendrechez les Ojôguine.

Blagovo arriva une semaine avant Noël ;nous reprîmes nos discussions, et, le soir, nous jouions aubillard. Il quittait son habit, déboutonnait sa chemise et tâchaitde se donner un air de viveur acharné. Il buvait peu, maisbruyamment ; et il s’ingéniait à dépenser jusqu’à vingtroubles dans un mauvais traktir tel que le « Volga ».

Ma sœur recommençait à venir me voir. En seretrouvant, ils feignaient chaque fois l’étonnement, mais à lafigure joyeuse et gênée de Cléopâtra, il était manifeste que cesrencontres n’étaient pas dues au hasard. Un soir que nous jouionsau billard, Blagovo me dit :

– Pourquoi n’allez-vous pas chezMlle Dôljikov ? Vous ne connaissez pas MariaVîctorovna ? Elle a de l’esprit ; elle est exquise ;c’est une âme simple et bonne.

Je lui racontai comment l’ingénieur m’avaitreçu au printemps.

– N’y pensez plus ! dit, le docteuren riant. L’ingénieur est une personne, et sa fille, une autre.Croyez-moi, mon cher, ne la froissez pas ; allez un jour lavoir. Par exemple, allons-y demain soir. Voulez-vous ?

Je me laissai entraîner. Le lendemain soir,ayant endossé mon costume neuf, un peu ému, je me rendis chezMlle Dôljikov.

Le domestique ne me parut plus aussi hautainet rébarbatif, et les meubles aussi luxueux que le matin où j’étaisvenu en solliciteur. Maria Vîctorovna m’attendait. Elle me reçutcomme une vieille connaissance, et me serra fortement la main, enamie. Elle avait une robe de drap gris avec des manches larges etune coiffure, qu’en ville, un an après, lorsqu’elle devint à lamode, on appela : « oreilles de chien ». Ses cheveuxétaient ramenés sur les oreilles, et la figure de Maria Vîctorovnaen semblait plus large. Elle me parut, cette fois, ressemblerbeaucoup à son père qui avait aussi la figure large et colorée, etune vague expression de postillon. Elle était belle et élégante,mais plus toute jeune, l’air d’avoir trente ans, bien qu’elle n’eneût que vingt-cinq, au plus.

– Ce cher docteur, comme je lui suisreconnaissante ! dit-elle, en me faisant asseoir. Sans lui,vous ne seriez pas venu. Je m’ennuie à périr ! Mon père estparti et m’a laissée seule, et je ne sais que faire dans cetteville.

Puis elle se mit à me demander où jetravaillais, où je vivais et combien je gagnais.

– Vous ne dépensez que ce que vousgagnez ? me demanda-t-elle.

– Pas davantage.

– Heureux homme ! soupira-t-elle. Ilme semble que tout le mal, dans la vie, provient de l’oisiveté, del’ennui, du vide de l’âme, toutes choses inévitables quand on prendl’habitude de vivre aux dépens des autres. Ne croyez pas que jedise cela par pose ; je suis très sincère. Il n’est niintéressant, ni agréable d’être riche. On a dit : « Unerichesse mal acquise vous fait des amis. » C’est qu’il n’y apas et ne peut pas y avoir de richesse bien acquise.

Elle regarda les meubles avec une expressionsérieuse et froide, comme pour les compter et poursuivit :

– Le confort et les agréments de la vieont un attrait magique ; ils séduisent même les plus forts.Dans le temps, nous vivions, mon père et moi, modestement, etmaintenant, voyez ! Le croirait-on ! dit-elle, levant lesépaules : nous dépensons jusqu’à vingt mille roubles par an…En province !

– Il faut regarder, dis-je, le confort etles agréments de la vie comme le privilège inévitable du capital etde l’instruction, et il me semble qu’on peut en jouir même enexerçant les travaux les plus pénibles et les plus sales. Votrepère est riche, mais pour cela, il a dû commencer, comme il le dit,par être graisseur et mécanicien.

Elle sourit et hocha la tête d’un airsceptique.

– Papa mange parfois aussi du pain etboit du kvass[9],dit-elle ; mais ce n’est que par amusement, ou parcaprice.

À ce moment, la sonnette retentit et elle seleva.

– Les gens instruits et riches doiventtravailler comme tout le monde, poursuivit-elle, et le confort doitêtre le même pour tous. Il ne doit exister aucun privilège. Maislaissons la philosophie ! Racontez-moi quelque chose de gai.Parlez-moi de vos peintres, comment sont-ils ?amusants ?

Blagovo entra. Je me mis à parler de mescamarades, mais, faute d’habitude, j’étais embarrassé et parlais àla façon d’un ethnographe, sérieusement et sans flamme. Le futurdocteur rapporta aussi quelques anecdotes sur la vie des ouvriers.Il se balançait, pleurait, se mettait à genoux, faisait l’ivrogne,se couchait à terre. C’était un vrai jeu d’artiste, et MariaVîctorovna riait aux larmes en le regardant. Ensuite il joua dupiano, chanta de sa voix de ténor fluette, mais agréable, et MariaVîctorovna se tenait à côté de lui, choisissant les morceaux et lecorrigeant quand il se trompait.

– J’ai entendu dire que vous chantiezaussi ? lui dis-je.

– Comment donc « aussi » ?releva Blagovo. Elle chante merveilleusement, c’est uneartiste ! Et ce que vous allez lui dire !

– Jadis, me répondit Maria Vîctorovna, jetravaillais sérieusement le chant, mais maintenant je l’aiabandonné…

Et assise sur un petit tabouret, elle nousraconta sa vie à Pétersbourg, mimant des chanteurs célèbres,imitant leurs voix et leur façon de chanter. Elle fit sur unefeuille d’album le portrait du docteur, puis le mien ; elledessinait mal, mais attrapait la ressemblance.

Elle riait, plaisantait, minaudait un peu, etcela lui allait mieux que de parler de richesse mal acquise ;il me semblait qu’elle m’avait parlé de richesse et de confort, nonpas sérieusement, mais pour imiter quelqu’un. C’était uneexcellente actrice comique. Je la comparais, en pensée, aux jeunesfilles de la ville ; l’honnête et belle Anioûta Blagovoelle-même s’effaçait, comparée à elle. La différence étaitgrande : une belle rose de jardin et une églantinesauvage.

Nous soupâmes. Le docteur et Maria Vîctorovnaburent du vin rouge, du champagne et du café avec du cognac. Ilstrinquaient à l’amitié, à l’esprit, au progrès, à la liberté ;et ils ne s’enivraient pas. Ils étaient seulement devenus plusrouges et riaient souvent aux larmes, sans motif. Pour ne pasparaître ennuyeux, je bus aussi du vin rouge.

– Les natures riches, douées de talent,disait Mlle Dôljikov, savent comment elles doiventvivre et vont droit leur chemin, mais les gens moyens, comme moi,par exemple, ne savent rien et ne peuvent rien par eux-mêmes ;il ne leur reste qu’à découvrir un profond courant social et à selaisser aller là où il les emporte.

– Pouvons-nous découvrir ce qui n’existepas ? demanda Blagovo.

– Nous ne découvrons rien parce que nousne savons pas voir.

– Croyez-vous ? Les courantssociaux, voilà encore une invention littéraire ! Il n’y en apas chez nous…

La discussion s’engagea.

– Nous n’avons pas et n’avons pas eu deprofonds courants sociaux, dit le docteur en élevant la voix. Dieusait ce qu’a été inventer la littérature moderne ! Elle ainventé, par exemple, des travailleurs intellectuels vivant à lacampagne ; mais, fouillez toutes les campagnes et vous netrouverez que des Néouvajaï-Koryto[10], enveston ou en redingote noire qui font quatre fautes dans un mot detrois lettres. La vie cultivée chez nous n’a pas encorecommencé : c’est la même sauvagerie, la même complètegoujaterie, le même néant qu’il y a cinq cents ans. Les courants,les aspirations, tout cela est insignifiant, misérable, lié à despetits intérêts de rien. Peut-on trouver là quelque chose desérieux ? S’il vous semble avoir découvert un profond courantsocial, et si, en le suivant vous sacrifiez votre vie à des idéalsmodernes, dans le goût du jour comme de libérer les insectes del’asservissement ou de s’abstenir de viandes… je vous en félicite,mademoiselle. Nous devons étudier sans cesse, mais pour ce qui estdes profonds courants sociaux, attendons encore. Nous ne sommes pasencore parvenus jusqu’à eux, et, en toute conscience, nous n’ycomprenons rien.

– Vous n’y comprenez rien, mais moi jecomprends, dit Maria Vîctorovna. Dieu, que vous êtes ennuyeuxaujourd’hui !

– Oui, notre devoir est d’étudier sanscesse, d’amasser le plus possible de connaissances, parce que lescourants sociaux sérieux sont là où il y a du savoir ; et lebonheur des générations futures n’est que dans le savoir. Je bois àla science !

– Une chose est indiscutable, dit MariaVîctorovna après avoir réfléchi : il faut arranger la vieautrement ; celle qu’on a menée jusqu’à présent ne vautrien ; n’en parlons plus !

Quand nous sortîmes de chez elle, deux heuressonnaient à la cathédrale.

– Vous a-t-elle plu ? demandaBlagovo. N’est-ce pas qu’elle est charmante ?

Le jour de Noël, nous dînâmes chez MariaVîctorovna, puis nous retournâmes chez elle presque chaque jourpendant les fêtes. Personne ne venait la voir ; elle avaitraison de dire que, sauf le docteur et moi, elle n’avait pas deconnaissances en ville. Nous passions la plus grande partie dutemps en causeries. Parfois Blagovo apportait un livre et lisait àhaute voix. En réalité, il était le premier homme instruit quej’eusse rencontré. Je ne puis juger s’il savait beaucoup de choses,mais il montrait continuellement son savoir pour en faire profiterles autres. Quand il parlait de quelque sujet médical, il neressemblait à aucun des médecins de la ville. Il produisait uneimpression particulière et nouvelle. Il me paraissait que, s’ilvoulait, il pouvait devenir un vrai savant. C’était peut-être leseul homme qui eût alors de l’influence sur moi. En le suivant eten lisant les livres qu’il me donnait, je ressentis peu à peu lebesoin de savoir qui aurait spiritualisé mon triste labeur. Il mesemblait même étrange que j’ignorasse, avant de le connaître, quetout l’univers se compose de soixante corps simples. Je ne savaispas ce qu’étaient l’huile, les couleurs, et me demandais commentj’avais pu l’ignorer. La fréquentation de Blagovo me relevamoralement. Je discutais souvent avec lui, et, bienqu’ordinairement je gardasse mon opinion, je commençais pourtant àremarquer, grâce à lui, que bien des choses étaient obscures pourmoi. Et je tâchais d’acquérir des notions plus précises pour qu’ily eût moins de lacunes dans mes connaissances, et d’équivoque dansma conscience.

Toutefois, cet homme, le plus instruit de laville et qui avait le plus de valeur, était loin d’être uneperfection. Dans ses façons, dans sa coutume de changer touteconversation en discussion, dans sa voix de ténor, d’ailleursagréable, et même dans son amabilité, il y avait quelque chose derustique, de séminariste. Et quand il enlevait sa redingote et semontrait en manches de chemise, ou quand il jetait un pourboire augarçon, il me semblait que, malgré sa culture, le Tartare survivaitencore en lui.

Au moment des Rois, il repartit un matin pourPétersbourg. Ma sœur vint me voir après dîner ; sans ôter sapelisse et sa toque, elle restait assise, silencieuse, pâle, leregard fixe. Elle avait des frissons et on voyait qu’elle cherchaità se dominer.

– Tu as probablement pris froid, luidis-je ?

Ses yeux se remplirent de larmes ; ellese leva et passa chez Kârpovna sans m’avoir dit un mot, comme si jel’avais offensée.

Peu après, j’entendis qu’elle disait, sur unton de profonde amertume :

– Ma bonne, pourquoi ai-je vécu jusqu’àprésent ? Conviens-en ; n’ai-je pas gâché majeunesse ? Passer les meilleures années de sa vie à inscriredes dépenses, à servir le thé, à compter des copeks, à amuser deshôtes, et croire qu’il n’y a rien de mieux au monde !… Mabonne, comprends-moi, j’ai aussi des exigences humaines ! jeveux vivre, moi aussi, et on a fait de moi une ménagère !C’est affreux, affreux !

Elle jeta son trousseau de clés à travers laporte et il tomba dans ma chambre. C’étaient les clés du buffet, del’armoire de la cuisine, de la cave et de la boîte à thé, ces mêmesclés que portait jadis ma mère.

– Oh ! saints du Paradis !s’effraya la bonne. Saints bienheureux !

En s’en allant, ma sœur entra chez moi,ramassa les clés et dit :

– Excuse-moi. Il se passe en moi deschoses étranges, ces derniers temps.

Chapitre 8

 

Un soir, en rentrant très tard de chez MariaVîctorovna, je trouvai dans ma chambre un jeune agent de police,vêtu d’un uniforme neuf. Il était assis devant ma table etfeuilletait un livre.

– Ah ! enfin ! dit-il en selevant et s’étirant. C’est la troisième fois que je viens chezvous. Le gouverneur a ordonné que vous vous présentiez chez luidemain matin à neuf heures précises.

Il prit de moi un récépissé, portant quej’exécuterais exactement l’ordre de son Excellence, et partit.Cette visite tardive, et l’ordre inattendu de me rendre chez legouverneur, me causèrent une impression accablante. Dès l’enfance,je gardais la peur des gendarmes, des policiers, des gens de loi,et maintenant l’inquiétude me tenaillait comme si véritablementj’étais coupable. Et je ne parvenais pas à m’endormir. Ma bonne etProkôfy étaient aussi inquiets et ne dormirent pas.

Ajoutez à cela que Kârpovna souffrait d’uneoreille ; elle gémissait et se mit plusieurs fois à pleurer dedouleur. Entendant que je ne dormais pas, Prokôfy entra doucementchez moi avec une petite lampe et s’assit à côté de ma table.

– Vous devriez boire unepoivrée[11], dit-il après avoir réfléchi. Danscette vallée de larmes, quand on a bu, tout devient supportable. Sion versait aussi de la poivrée dans l’oreille de ma mère, ça luiferait du bien.

Vers trois heures, il s’apprêtait à se rendreà l’abattoir. Je savais que je ne dormirais pas jusqu’au momentd’aller chez le gouverneur ; et pour tuer le temps den’importe quelle façon, je l’accompagnai. Nous nous éclairions avecune lanterne, et son commis Nicôlka, garçon de treize ans, avec destaches bleues de froid sur la figure, et l’air d’un vrai brigand,nous suivait en traîneau. Il gourmandait le cheval d’une voixenrouée.

– Chez le gouverneur, me disait Prokôfy,en chemin, on vous tancera. Il y a les réprimandes du gouverneur,celles de l’archimandrite, celles des officiers, celles desdocteurs. Chaque condition sociale a sa règle, et comme vous nesuivez pas la vôtre, on ne peut pas vous le pardonner.

L’abattoir se trouvait derrière le cimetière.Je ne l’avais vu que de loin. C’étaient trois lugubres hangarsentourés d’une palissade grise, d’où s’échappait une suffocantepuanteur quand le vent soufflait de leur côté, durant les chaudesjournées d’été. Entré dans la cour, je ne distinguais pas leshangars dans l’obscurité. Je heurtais des chevaux et des traîneauxvides ou déjà chargés de viande. Les hommes circulaient avec deslanternes et juraient d’une façon répugnante. Prokôfy et Nicôlkajuraient tout aussi salement, et l’air retentissait de jurons, detoux et de hennissements de chevaux.

Cela sentait les cadavres et le fumier… Ildégelait ; la neige se mêlait de boue, et il me semblait, dansl’obscurité, que je marchais dans des mares de sang.

Ayant rempli notre traîneau de viande, nousnous rendîmes au marché, au banc de Prokôfy. Il commençait à fairejour. Une à une, des cuisinières avec des paniers, et de vieillesdames en pelisses, arrivèrent. Prokôfy, une hache à la main, avecson tablier blanc taché de sang, jurait atrocement, se signait enregardant l’église, hurlait dans tout le marché, assurant qu’ilvendait la viande à son prix, et même avec perte. Il pesait mal,rendait mal la monnaie ; les cuisinières s’en apercevaient,mais étourdies par ses cris, elles ne protestaient pas, secontentant de l’appeler bourreau. Levant et abaissant sa terriblehache, il prenait des poses pittoresques, et chaque fois qu’avec unair féroce, il criait « hak », je craignais qu’il necoupât réellement la tête ou le bras de quelqu’un. Je passai toutela matinée à son banc, et quand j’allai chez le gouverneur, mapelisse sentait la viande et le sang. Mon état d’âme était comme sil’on m’eût ordonné d’attaquer un ours avec un épieu. Je me rappellele haut escalier avec un tapis rayé, et le jeune fonctionnaire,avec un habit à boutons dorés, qui, silencieusement, me montra desdeux mains la porte, et courut m’annoncer. Je pénétrai dans unesalle dont l’ameublement était luxueux, mais froid et sans goût.Les glaces hautes et étroites entre les fenêtres et les portièresjaune vif faisaient mal aux yeux. On voyait que les gouverneurschangeaient, mais les meubles demeuraient : Le jeunefonctionnaire me montra une autre porte des deux mains, et je medirigeai vers une grande table verte, derrière laquelle se tenaitun général, ayant au cou l’ordre de Saint-Vladimir.

– Monsieur Pôloznév, commença-t-il,tenant une lettre à la main, et ouvrant largement la bouche en rondcomme pour prononcer la lettre 0, je vous ai prié de vous présenterici pour vous expliquer ce qui suit. Votre estimé père s’estadressé oralement et par écrit au maréchal de la noblesse dugouvernement, le priant de vous faire appeler et de vousreprésenter l’inconvenance de votre conduite, incompatible avec laqualité de noble, que vous avez l’honneur de posséder. SonExcellence, Alexandre Pâvlovitch[12],considérant avec raison que votre conduite peut servir de mauvaisexemple, et jugeant que ses seules admonestations seraientinsuffisantes et que des mesures administratives s’imposent, m’asoumis dans cette lettre ses vues à votre égard. Je les partageentièrement.

Il dit cela tranquillement, respectueusement,se tenant droit, exactement comme si j’étais son chef. Et il meregardait sans aucune sévérité. Son visage était flétri, usé, toutridé ; sous ses yeux pendaient des poches ; il seteignait les cheveux et on ne pouvait déterminer quel âge il avait,quarante ans ou soixante.

– J’espère, dit-il, que vous comprendrezla délicatesse de l’estimé Alexandre Pâvlovitch, qui ne s’est pasadressé à moi officiellement, mais comme à un particulier. Je nevous ai pas, non plus, convoqué officiellement ; je ne vousparle pas à titre de gouverneur, mais en fervent admirateur demonsieur votre père. Je vous prie donc, ou de modifier votreconduite et de revenir aux obligations convenant à votre rang, ou,pour éviter le scandale, de vous en aller dans un autre endroit, oùl’on ne vous connaîtra pas, et où vous pourrez vous occuper de cequi vous plaira. Dans le cas contraire, je devrai recourir à desmesures extrêmes.

Il demeura silencieux une demi-minute, labouche ouverte, en me regardant.

– Êtes-vous végétarien ? medemanda-t-il.

– Non, Excellence, je mange de laviande.

Il s’assit et prit un papier. Je le saluai etpartis. Il ne valait plus la peine d’aller travailler avant ledîner. Je me rendis à la maison pour dormir, mais je n’y réussispas à cause de l’impression désagréable et pénible, que m’avaientdonnée l’abattoir et l’entretien avec le gouverneur. Et, ayantattendu le soir, troublé, de mauvaise humeur, je me rendis chezMaria Vîctorovna et lui racontai tout. Elle me regarda avecperplexité comme si elle ne me croyait pas ; puis, tout àcoup, elle se mit à rire bruyamment, joyeusement, comme aiment àrire les gens débonnaires et gais.

– Si on racontait cela àPétersbourg ! dit-elle, s’écroulant de rire, penchée sur sonbureau. Si on racontait cela à Pétersbourg !

Chapitre 9

 

Nous nous voyions maintenant souvent, jusqu’àdeux fois par jour. Presque chaque jour, après dîner, elle venaitau cimetière et, en m’attendant, elle lisait les inscriptions surles croix et les monuments. Quelquefois, elle entrait à l’égliseet, debout à côté de moi, me regardait travailler. Le silence, letravail naïf des peintres et des doreurs, le bon sens de Rédka, etle fait que je ne me distinguais en rien des autres ouvriers, queje travaillais comme eux en manches de chemise, chaussé de pieds debottes et qu’on me tutoyait, tout cela était nouveau pour elle etl’impressionnait. Une fois, devant elle, un ouvrier qui dessinaitla colombe en haut du dôme, me cria :

– Missaïl, passe-moi de la céruse.

Je lui portai la céruse, et quand jeredescendais l’échafaudage vacillant, elle me regarda, touchée auxlarmes, et souriante :

– Comme vous êtes gentil !dit-elle.

Je gardais de mon enfance un souvenir :le perroquet vert d’un des hommes riches de notre ville, envolé desa cage. Ce joli oiseau vola tout un mois dans la ville, allantparesseusement de jardin en jardin, seul, sans asile ; MariaVîctorovna me rappelait cet oiseau.

– En dehors du cimetière, me disait-elleen riant, je n’ai positivement où aller. La ville m’ennuie jusqu’audégoût. Chez les Ojôguine on lit, on blèse, et ces temps-ci, je neles supporte pas. Votre sœur est sauvage, etMlle Blagovo me déteste, je ne sais pourquoi. Jen’aime pas le théâtre. Où voulez-vous que j’aille ?

Quand je venais chez elle, je sentais lacouleur et la térébenthine ; mes mains étaient noires, et celalui plaisait. Elle voulait aussi que je ne vinsse chez elle qu’avecmes vêtements de travail ; mais, dans son salon, ce costume megênait. Je me troublais comme si j’étais en uniforme ; et,pour aller chez elle je mettais toujours mon costume neuf enjersey. Cela lui déplaisait.

– Avouez, me dit-elle une fois, que vousne vous êtes pas encore complètement fait à votre nouveaumétier ? Le costume d’ouvrier vous gêne, vous n’y êtes pas àl’aise ? Est-ce parce que vous manquez de conviction et n’êtespas satisfait de votre rôle ? Le travail même que vous avezchoisi, votre peinture, peut-elle vous satisfaire ?demanda-t-elle en riant. La peinture enjolive et consolide lesobjets ; mais ceux-ci appartiennent aux bourgeois, aux riches,et au bout du compte, sont des choses de luxe. Vous avez ditmaintes fois que chacun doit gagner son pain de ses propresmains ; mais vous, vous gagnez de l’argent, et non du pain.Pourquoi ne pas vous en tenir au sens littéral de vosparoles ? Il faut réellement gagner son pain ; autrementdit, il faut labourer, semer, faucher ou faire quelque chose quiait un rapport direct avec l’exploitation des champs, par exemple,paître les vaches, travailler la terre, bâtir des isbas…

Elle ouvrit une jolie armoire placée près deson bureau, et dit :

– Je vous raconte tout cela parce que jeveux vous initier à mon secret. Voici ma bibliothèque rurale :il y a là tout ce qui concerne les champs, le potager, le jardin,l’étable et les ruches. Je lis tout avec avidité et me suis déjàassimilé la théorie jusqu’au moindre détail. Mon rêve, mon douxrêve, est d’aller m’établir dès le mois de mars à notreDoubètchnia. Quel endroit merveilleux, n’est-ce pas ? Lapremière année, je m’orienterai et m’habituerai ; la seconde,je travaillerai moi-même sans ménager, comme on dit, mes forces.Mon père m’a promis de me donner Doubètchnia ; j’en ferai ceque je voudrai.

Rougissante, émue aux larmes, et riant, ellerêvait tout haut à la façon dont elle vivrait à Doubètchnia, etcombien ce serait intéressant ; je l’enviais. Mars étaitproche. Les jours devenaient de plus en plus longs, et pendant lesclairs après-midi ensoleillés, la neige fondait sur lestoits ; on sentait le printemps. Moi aussi, j’avais envied’aller à la campagne.

Quand elle dit qu’elle irait à Doubètchnia, jesongeai combien j’allais être seul en ville et me sentis jaloux deson armoire à livres et du travail rural auquel elle se livrerait.Je ne connaissais ni n’aimais le travail des champs, et voulais luidire que le travail agricole est une occupation d’esclaves ;mais je me souvins que mon père avait dit maintes fois quelquechose de semblable, et je restai coi.

Arriva le grand carême. L’ingénieur revint dePétersbourg ; je commençais déjà à l’oublier. Il revint àl’improviste, sans avoir envoyé même un télégramme. Quand j’apparusle soir comme de coutume, il allait et venait dans le salon, bienlavé, les cheveux fraîchement coupés, rajeuni de dix ans, etracontait quelque chose. Sa fille, à genoux, retirait des valisesdes boîtes, des flacons, des livres, et donnait tout cela au valetde chambre. En voyant l’ingénieur, je fis involontairement un pasen arrière ; mais il me tendit les deux mains en souriant,montrant ses dents blanches et fortes de cocher.

– Le voilà lui aussi ! Très heureuxde vous voir, monsieur le peintre en bâtiments ! me dit-il.Maria m’a tout raconté ; elle m’a longuement chanté voslouanges. Je vous comprends tout à fait, et vous approuve,continua-t-il en me prenant sous le bras. Il est plus intelligentet plus honnête d’être un bon ouvrier que de gâcher du papier dansun bureau et de porter une cocarde sur le front[13].Moi-même, j’ai travaillé en Belgique, avec ces mains quevoici ; puis j’ai été mécanicien pendant deux ans.

Il était en veston court et enpantoufles ; il marchait comme un goutteux, en se balançant unpeu, et se frottant les mains. Fredonnant, il ronronnait doucementet s’étirait, éprouvant le double plaisir d’être enfin revenu chezlui et d’avoir pris une bonne douche.

– Il n’y a pas à dire le contraire, medit-il au souper ; vous êtes tous des gens charmants etsympathiques ; mais dès que vous vous mêlez de travailphysique, ou commencez à vouloir sauver les moujiks, tout finit, aubout du compte, en sectarisme. N’avez-vous pas l’air d’appartenir àune secte ? Par exemple, vous ne buvez pas d’eau-de-vie ?n’est-ce pas comme dans une secte ?

Pour lui faire plaisir, je bus de la vodka etdu vin. Nous goûtâmes des fromages, de la charcuterie, des pâtésfins, des pickles, toutes les sortes de hors-d’œuvre qu’il avaitapportés, et les vins qu’il avait reçus de l’étranger en sonabsence. Les vins étaient excellents. L’ingénieur recevait des vinset des cigares de l’étranger, sans payer de douane, on ne saitpourquoi. Quelqu’un lui envoyait, gratuitement aussi, du caviar etdes dos d’esturgeons fumés. Il ne payait pas pour son appartementparce que son propriétaire fournissait le pétrole pour la ligne duchemin de fer, et, en général, sa fille et lui donnaientl’impression que tout ce qu’il y a de meilleur au monde était àleur disposition, et qu’ils le recevaient sans bourse délier.

Je continuai à aller chez eux, mais avec moinsde plaisir. L’ingénieur me gênait ; et en sa présence, j’étaismal à l’aise. Je ne supportais pas ses yeux clairs et innocents.Les discussions me fatiguaient, me dégoûtaient. Le souvenir mepoursuivait que tout récemment j’étais le subordonné de cet hommegavé, haut en couleur, et qu’il avait été impitoyablement grossieravec moi. Il me prenait maintenant par la taille, me tapaitamicalement sur l’épaule, m’approuvait ; mais je sentais qu’ilme méprisait comme avant, me trouvait complètement nul et ne metolérait qu’à cause de sa fille. Je ne pouvais plus rire et parlerlibrement. Je me recroquevillais et m’attendais à chaque moment àce qu’il m’appelât Pantéley, ainsi qu’il appelait son domestiquePâvel. Combien mon orgueil provincial et bourgeois s’enrévoltait ! Moi, un prolétaire, un peintre en bâtiments,j’allais, chaque jour, chez des gens riches qui ne me comprenaientpas, que la ville tout entière regardait comme des étrangers !Je buvais chaque jour chez eux des vins fins ; je mangeais deschoses extraordinaires. Ma conscience ne voulait pas accepter cela.En me rendant chez eux, j’évitais sournoisement les passants, etregardais à terre, comme si véritablement je faisais partie d’unesecte. Et quand je rentrais de chez l’ingénieur, j’avais honted’avoir bu et mangé à satiété.

Surtout je craignais d’y prendre goût. Dansles rues, ou à mon travail, quand je causais avec mes camarades, jene pensais qu’au soir, au moment où j’irais chez MariaVîctorovna ; je m’imaginais sa voix, son rire, son allure. Enm’apprêtant à aller chez elle, je restais longtemps chez ma bonne,à nouer ma cravate, devant un miroir déformant. Mon costume dejersey me semblait affreux et je souffrais ; et je meméprisais d’être si occupé de ces détails. Quand Maria Vîctorovname criait de sa chambre qu’elle n’était pas habillée et me priaitd’attendre, je l’écoutais aller et venir. Cela me troublait et jesentais le parquet se dérober sous moi. Et quand j’apercevais dansla rue une forme féminine, je la comparais infailliblement àelle ; et il me semblait que toutes nos femmes et nos jeunesfilles étaient vulgaires, fagotées, ne savaient pas se tenir ;et ces comparaisons me procuraient un sentiment de fierté :Maria Vîctorovna était mieux que toutes les autres. La nuit je mevoyais en rêve à côté d’elle.

Un soir, à souper, nous mangeâmes, l’ingénieuret moi, tout un homard. En rentrant à Makhârika, je me rappelai queDôljikov m’avait appelé deux fois « mon brave », et je medis que, dans cette maison, on me caressait comme un grand chienmalheureux, abandonné ; que l’on s’amusait de moi, et que,quand je les ennuierais, on me chasserait aussi comme un chien.Cela me fit honte et mal à en pleurer, comme si on m’eûtoffensé ; et, les yeux aux ciel, je me jurai de mettre fin àtout cela.

Le lendemain, je n’allai pas chez lesDôljikov. Le soir, tard, alors qu’il faisait tout à fait sombre etqu’il pleuvait, je passai par la Bolchâia Dvoriânnskaïa enregardant les fenêtres. Chez les Ojôguine, on dormait déjà, et àl’une des dernières fenêtres seulement on voyait de la lumière.

C’était Mme Ojôguine quibrodait aux lueurs de trois bougies, s’imaginant par là combattreles préjugés. Chez nous, c’était noir, mais, en face, chezl’ingénieur, les fenêtres étaient éclairées, sans qu’on pût riendistinguer à travers les rideaux et les fleurs.

J’allais et venais dans la rue ; unefroide pluie de mars me mouillait. J’entendis mon père rentrer ducercle. Il frappa à la porte cochère. Une minute après, une lumièreapparut à une fenêtre ; et je vis ma sœur accourant vite avecune lampe, et qui, en marchant, arrangeait ses épais cheveux.Ensuite mon père arpenta le salon, parlant de quelque chose en sefrottant les mains, et ma sœur, immobile dans un fauteuil, songeaitet ne l’écoutait pas.

Mais ils se séparèrent. La lumière s’éteignit.Je jetai un regard vers la maison des Dôljikov ; là aussi,maintenant, c’était sombre. Dans la nuit, sous la pluie, je mesentis désespérément seul, abandonné à la merci du sort. Je sentiscombien, en comparaison de ma solitude, de ma souffrance, et de ceque la vie me réservait encore, étaient négligeables mes affaires,mes désirs, et tout ce que je pensais et disais jusqu’à présent.Hélas ! les gestes et les idées des êtres vivants sont loind’être aussi grands que leur douleur ! Et sans me bien rendrecompte de ce que je faisais, je tirai de toute ma force la sonnetteà la porte des Dôljikov ; je l’arrachai et me sauvai comme ungamin, craignant qu’on n’ouvrît sur-le-champ et qu’on ne mereconnût. Quand je m’arrêtai au bout de la rue pour reprendrehaleine, on n’entendait que le bruit de la pluie. Quelque part, auloin, le veilleur de nuit frappait sur sa plaque de fonte.

Toute une semaine je ne retournai pas chez lesDôljikov. J’avais vendu mon costume de jersey. Il n’y avait pas detravaux de peinture ; je vivais à nouveau à demi affamé,gagnant dix à vingt copeks par jour, n’importe comment, à quelquetravail désagréable et pénible. Jusqu’aux genoux dans la bouefroide, la poitrine oppressée, je voulais étouffer mes souvenirs,et, littéralement, je me vengeais sur moi-même des bonnes chosesdont on m’avait régalé chez l’ingénieur. Pourtant, dès que je mecouchais, affamé et mouillé, mon imagination pécheresse commençaità me retracer des tableaux merveilleux, enchanteurs, et jem’avouais avec étonnement que j’aimais, que je l’aimaispassionnément ! Et je m’endormais profondément et sainement,sentant que dans cette vie de forçat, mon corps ne devenait queplus vigoureux et plus jeune.

Un soir, la neige tombait hors de saison, etle vent du nord soufflait comme si l’hiver était revenu. Enrentrant de mon travail, je trouvai Maria Vîctôrovna dans machambre. Elle était assise, vêtue d’une pelisse, les deux mainsdans son manchon.

– Pourquoi ne venez-vous plus mevoir ? me demanda-t-elle en levant sur moi ses yeuxintelligents et clairs.

La joie me troubla profondément et je restaidevant elle, raide, comme devant mon père quand il s’apprêtait à mebattre. Elle me regardait droit dans les yeux, et on voyait qu’ellecomprenait pourquoi j’étais troublé.

– Pourquoi ne venez-vous plus ?répéta-t-elle. Puisque vous ne voulez plus venir, vous le voyez,c’est moi qui viens.

Elle se leva et s’approcha de moi.

– Ne m’abandonnez pas ! dit-elle etses yeux se remplirent de larmes. Je suis seule, absolumentseule !

Elle se mit à pleurer et dit, en se couvrantla figure de son manchon :

– Toute seule !… Le vie m’est unesouffrance ; je n’ai personne au monde, sauf vous. Nem’abandonnez pas !

En cherchant son mouchoir pour essuyer seslarmes, elle sourit. Nous nous tûmes quelque temps ; puis jel’étreignis et l’embrassai, m’égratignant la joue à l’épingle quiretenait sa toque.

Et nous nous mîmes à causer comme si nousétions intimes depuis longtemps, longtemps…

Chapitre 10

 

Deux jours plus tard Maria Vîctorovna m’envoyaà Doubètchnia, et j’en fus indiciblement heureux.

En me rendant à la gare, et ensuite en wagon,je riais sans motif, si bien que l’on croyait que j’étais ivre. Iltombait de la neige, et le matin il gelait, mais les cheminsétaient déjà noirs, et au-dessus d’eux, volaient des grolles quicroaillaient.

D’abord je me proposai d’installer un logementpour Mâcha et moi dans l’aile latérale, en face de celle deMme Tchéprakov, mais les pigeons et les canards yétaient établis depuis longtemps, et il était presque impossible dela faire nettoyer sans détruire une grande quantité de nids. Bongré mal gré, il fallut se loger dans les pièces peu confortables dela grande maison aux persiennes. Les paysans l’appelaient « lepalais ». Il y avait dans cette maison plus de vingt chambres,mais il n’y restait en fait de meubles qu’un piano et, au grenier,une chaise d’enfant. Même si Mâcha avait fait venir de la villetout son mobilier, nous n’aurions pas pu détruire une impression devide austère et de froid glacial.

Je choisis trois petites chambres dont lesfenêtres donnaient sur le jardin, et, du matin au soir, je lesarrangeai, posant des carreaux, collant des papiers, bouchant lesfentes et les trous. C’était un travail facile et agréable.

Je courais souvent à la rivière pour voir sielle commençait à charrier. Il me semblait sans cesse que lessansonnets étaient revenus, et, la nuit, pensant à Mâcha avec unejoie envahissante, j’écoutais le bruit des rats, les sifflements etles heurts du vent sur le toit ; on eût dit qu’au greniertoussait le vieux follet de la maison. Il y avait eu des neigesprofondes ; il en était encore beaucoup tombé à la fin demars ; mais elle fondait vite, comme par enchantement. Leseaux printanières coulèrent impétueusement, en sorte qu’au débutd’avril, les sansonnets chantaient déjà, et des papillons jaunesvolaient dans le jardin. Le temps était magnifique. Chaque soir,j’allais vers la ville à la rencontre de Mâcha, et quel délicec’était de marcher pieds nus sur le chemin qui commençait à sécheret encore si mou ! À mi-chemin, je m’asseyais et regardais laville, sans me décider à en approcher davantage ; sa vue metroublait.

Je me demandais sans cesse ce que penseraientmes connaissances en apprenant mon amour. Que dirait monpère ? J’étais surtout troublé par l’idée que ma vie secompliquait, que j’avais entièrement perdu la faculté de laconduire et qu’elle m’emportait comme un ballon, Dieu sait où. Jene pensais plus à la façon de gagner mon pain ni commentvivre : je ne me rappelle vraiment plus ce que je pensais.

Mâcha arrivait en voiture ; je m’asseyaisà côté d’elle et nous roulions ensemble jusqu’à Doubètchnia, gaiset libres. Ou bien, ayant attendu le coucher du soleil, je revenaisà la maison, triste, découragé, ne comprenant pas pourquoi ellen’était pas venue. Et, tout à coup, à la porte de la maison, oudans le jardin, une ravissante apparition : elle ! Elleétait venue par le chemin de fer et avait fait à pied la routedepuis la gare. Quelle fête c’était ! En simple robe de laine,un mouchoir sur la tête, avec une modeste ombrelle, mais moulée,élancée, chaussée de fines bottines, importées de l’étranger,c’était une actrice consommée qui jouait la fille du peuple.

Nous inspections notre royaume et décidions oùseraient nos chambres, où seraient les allées du jardin, dupotager, les ruches. Nous avions déjà des poules, des canards etdes oies que nous aimions, parce qu’ils étaient à nous. Nous avionspréparé de l’avoine pour la semer, du trèfle, de la fléole, dusarrasin et des graines potagères, et nous examinions chaque foistout cela. Nous discutions longtemps quelle serait la récolte, ettout ce que me disait Mâcha me semblait extraordinairementintelligent et beau. Ce fut le plus heureux moment de ma vie.

Peu après la seconde semaine de Pâques, nousnous mariâmes dans notre église paroissiale, au hameau deKourîlovka, à trois verstes de Doubètchnia. Mâcha voulut que toutfût simple. Selon son désir, nous eûmes des paysans pour garçonsd’honneur ; il n’y eut qu’un chantre, et nous revînmes del’église dans un tarantass cahotant, que Mâcha conduisaitelle-même. Comme invités de la ville nous n’eûmes que ma sœur, queMâcha avait prévenue par un mot trois jours avant le mariage. Masœur était en robe blanche et gantée. Pendant le mariage, ellepleurait doucement de joie et d’attendrissement. Elle avaitl’expression infiniment bonne de notre mère. Enivrée de notrebonheur, elle souriait comme si elle humait une odeur douce. En laregardant pendant la cérémonie, je compris que pour elle, il n’yavait au monde rien de plus élevé que l’amour – l’amour terrestre,– et qu’elle y pensait en secret, timidement, de façon continue etpassionnée. Elle enlaçait et embrassait Mâcha, et, ne sachantcomment lui exprimer son ravissement, elle lui disait demoi :

– Il est bon, très bon !

Avant de nous quitter, elle reprit sa robeordinaire et m’emmena au jardin pour causer avec moi, tête àtête :

– Papa est très affecté de ce que tu nelui aies rien écrit, dit-elle ; il fallait lui demander sabénédiction. Mais, au fond, il est très content. Il dit que cemariage te relèvera aux yeux de toute la société, et que, sousl’influence de Maria Vîctorovna, tu vas prendre la vie plus ausérieux. Le soir, maintenant, nous ne parlons que de toi, et hier,il a même dit : « Notre Missaïl ». Cela m’a réjouie.Il a quelque chose en tête. Il me semble qu’il veut te montrerl’exemple de la générosité et qu’il parlera le premier deréconciliation. Il est très possible qu’il vienne lui-même ici.

Elle fit vite sur moi plusieurs signes decroix, et dit :

– Dieu te garde, sois heureux !Anioûta Blagovo, qui est une fille d’esprit, dit à propos de tonmariage que c’est une nouvelle épreuve que Dieu t’envoie. Mais quefaire ? Dans la vie de famille il n’y a pas que desjoies : il y a les souffrances ; on ne peut pas yéchapper.

Nous la raccompagnâmes à pied, Mâcha et moi,l’espace de trois verstes, et, en rentrant, nous marchionsdoucement, en silence, comme si nous nous reposions. Mâcha metenait par la main. Notre cœur était léger et nous ne songions mêmepas à parler d’amour. La bénédiction nous avait encore rapprochés,et il nous semblait que rien désormais ne pourrait nousséparer.

– Ta sœur est sympathique, me ditMâcha ; mais il me semble qu’on l’a longtemps torturée. Tonpère doit être un homme terrible.

Je commençai à lui raconter comment on nousavait élevés, ma sœur et moi, et combien avait été pénible etabsurde notre enfance. Apprenant que mon père m’avait encorerécemment battu, elle tressaillit et se pressa contre moi.

– Ne raconte plus rien, dit-elle. C’estaffreux !

Maintenant, elle ne se séparait plus de moi.Nous vivions dans la grande maison, installés dans trois chambres,et le soir nous fermions bien la porte conduisant à la partieinhabitée, comme si quelqu’un y demeurait que nous ne connussionspas et dont nous eussions peur. Je me levais tôt, à l’aube, et memettais tout de suite à quelque travail. Je réparais lescharrettes ; je traçais les allées du jardin ; je bêchaisles plates-bandes ; je peignais le toit de la maison. Quandvint le temps de semer l’avoine, j’essayai de croiser les labours,de herser, d’emblaver, et le tout consciencieusement, ne restantpas en arrière de notre ouvrier. Je me fatiguais ; la pluie,le vent froid et vif me brûlaient le visage et les jambes. La nuit,je rêvais de terre labourée. Mais les travaux des champs ne meplaisaient pas. Je ne connaissais pas la vie rurale et ne l’aimaispas, peut-être parce que mes ancêtres n’étaient pas laboureurs, etque dans mes veines coulait un sang purement citadin. J’aimaistendrement la nature ; j’aimais les champs, les prés, lespotagers ; mais le paysan, soulevant la terre avec sa charrue,poussant son misérable cheval, lui-même déguenillé, trempé, le coutendu, était pour moi l’expression de la force brutale, sauvage,laide ; et, regardant ses mouvements gauches, je pensaischaque fois aux âges, depuis longtemps passés, légendaires, oùl’homme ne connaissait pas encore l’usage du feu. Le bœuf sombredans le troupeau des paysans, et les chevaux quand ils galopaientdans le village en frappant le sol de leurs sabots, me faisaientpeur. Tout ce qui était un peu gros, fort et méchant, fût-ce unbélier avec ses cornes, un jars ou un chien de garde, tout meparaissait l’expression de la même force grossière et sauvage.

Cette prévention agissait surtout sur moi parle mauvais temps, lorsque au-dessus des guérets noirs, il traînaitdes nuages lourds. Principalement quand je labourais ou que jesemais, et que deux ou trois paysans me regardaient faire, jen’avais pas conscience de l’obligation inévitable de ce labeur, etil me semblait que je m’amusais. Je préférais faire quelque chosedans la cour ; rien ne me plaisait tant que de peindre lestoits.

Je me rendais par le jardin et les prés ànotre moulin. Il était loué à un paysan de Kourîlovka, Stépane, belhomme, d’aspect robuste, brun, avec une épaisse barbe noire. Iln’aimait pas le travail du moulin et le considérait comme triste etpeu avantageux. Il ne vivait là que pour ne pas être chez lui. Ilétait sellier, et une agréable odeur de résine et de peau flottaittoujours autour de lui. Il n’aimait pas à parler ; il étaitlent, n’aimait pas à remuer et fredonnait toujours :« ou, liou, liou, liou », assis sur le pas de sa porte ouau bord de l’eau. Parfois sa femme et sa belle-mère venaient deKourîlovka pour le voir. Elles étaient pâles, alanguies et douces.Elles le saluaient bas, lui disaient vous, et l’appelaientcérémonieusement Stépane Pétrôvitch. Lui ne répondait à leurssaluts ni par un mouvement, ni par un mot. Il s’asseyait à l’écart,sur la rive, et chantait doucement : « ou, liou, liou,liou ». Une heure, deux heures se passaient en silence. Sabelle-mère et sa femme, s’étant murmuré quelque chose, se levaientet le regardaient un certain temps, attendant qu’il seretournât ; puis elles saluaient bien bas, et disaient d’unevoix douce et chantante :

– Adieu, Stépane Pétrôvitch !

Et elles partaient.

Après cela, enserrant le chapelet decraquelins ou la chemise qu’elles lui avaient apportées, Stépanesoupirait et disait en clignant de l’œil de leur côté :

– Ah, ce sexe féminin !

Le moulin à deux meules travaillait jour etnuit. J’aidais Stépane, et cela me plaisait.

Quand il s’absentait, je le remplaçaisvolontiers.

Chapitre 11

 

Après le temps chaud et clair, vint celui desroutes défoncées par le dégel. Tout le mois de mai, il plutcontinuellement et il fit froid. Le bruit des roues du moulin et lapluie invitaient à la paresse et au sommeil. Le planchertremblait ; on sentait l’odeur de la farine ; et celaaussi disposait à dormir. Ma femme, revêtue d’une courte pelisse,avec de hauts caoutchoucs d’homme, apparaissait deux fois par jour,et répétait toujours :

– Et cela s’appelle l’été ? c’estpire qu’en octobre !…

Nous prenions le thé ensemble ; nousfaisions cuire notre gruau ou nous restions assis des heures,silencieux, attendant que la pluie cessât. Une fois, pendant queStépane était à la foire, Mâcha passa même toute une nuit aumoulin. Quand nous nous levâmes, on ne pouvait comprendre quelleheure il était, car des nuages de pluie couvraient tout le ciel.Seuls, au village, chantaient les coqs ensommeillés et les râles degenêts dans les prés. Il était encore très, très de bonne heure…Nous descendîmes, ma femme et moi, vers le bief et nous retirâmesla nasse que Stépane avait placée la veille devant nous. Une grosseperche s’y débattait, et, dressant sa pince en l’air, une écrevissese hérissait.

– Rejette-les à l’eau, dit Mâcha ;qu’elles soient heureuses elles aussi !

Parce que nous nous étions levés trop tôt etn’avions rien fait ensuite, cette journée nous parut très longue,la plus longue de ma vie. Stépane revint vers le soir et je rentraià la maison.

– Ton père, est venu aujourd’hui, me ditMâcha.

– Où est-il ?

– Il est parti ; je ne l’ai pasreçu.

Voyant que je me taisais et ressentais de lacompassion pour mon père, elle me dit :

– Il faut être conséquent avec soi-même.Je ne l’ai pas reçu et lui ai fait dire qu’il ne se dérange pluspour venir nous voir.

Une minute plus tard, j’avais franchi la porteet me rendais en ville pour parler à mon père. La route était saleet glissante, il faisait froid. Pour la première fois depuis monmariage, je devins triste tout à coup, et, dans mon cerveau fatiguépar ce long jour gris, surgit la pensée que je ne menais peut-êtrepas la vie qu’il fallait. J’étais las ; peu à peu, unefaiblesse et la paresse me prirent ; je n’avais plus la forced’avancer, ni de raisonner ; et, après avoir fait un peu dechemin, je renonçai à ma course et revins à la maison. Au milieu dela cour, se trouvait l’ingénieur, vêtu d’un manteau de peau àcapuchon ; et il demandait d’une voix forte :

– Où sont les meubles ? Il y avaitici un beau mobilier de style Empire, des tableaux, desvases ; et maintenant, c’est nu comme un billard. J’ai achetéla maison meublée, que le diable l’écorche, cettevieille !

Près de lui se tenait, tournant sa casquettedans les mains, le domestique de la générale, Moïsséy, garçon devingt-cinq ans, maigre, grêlé, aux petits yeux effrontés. Une deses joues était plus grosse que l’autre, comme s’il avait tropdormi dessus.

– Votre Noblesse, dit-il d’une voixhésitante, vous avez daigné acheter le bien non meublé ; je mele rappelle.

– Tais-toi ! cria Dôljikov.

Et il devint écarlate, trembla.

Et l’écho du jardin répéta son cri.

Chapitre 12

 

Lorsque je faisais quelque travail au jardinou dans la cour, Moïsséy se tenait près de moi, et les bras croisésderrière le dos, il me regardait paresseusement et effrontément deses petits yeux ; cela m’énervait au point que je laissais letravail et m’en allais.

Nous apprîmes par Stépane que ce Moïsséy étaitl’amant de la générale. J’avais remarqué que, lorsqu’on venait chezelle pour de l’argent, on s’adressait d’abord à lui, et je vis unefois un moujik, tout noir, probablement un charbonnier, le saluerjusqu’à terre. Parfois, après quelque conciliabule, Moïsséy donnaitl’argent lui-même, sans rien dire à la générale ; d’où jeconclus qu’à l’occasion, il opérait pour son compte.

Il tirait des coups de fusil dans le jardinsous nos fenêtres, dérobait des provisions dans notre cave, prenaitnos chevaux sans en demander la permission ; nous nousrévoltions, cessant de croire que Doubètchnia fût à nous. Et Mâchadisait en pâlissant :

– Se peut-il que nous devions vivreencore un an et demi avec cette engeance ?

Le fils de la générale, Ivane Tchéprakov,était employé comme conducteur sur notre ligne. Pendant l’hiver, ilmaigrit et s’affaiblit tellement qu’il devenait ivre après avoir buun seul verre et grelottait à l’ombre. Il portait avec dégoût satunique de conducteur et en avait honte. Mais il considérait saplace comme lucrative, parce qu’il pouvait voler les bougies et lesrevendre[14]. Ma nouvelle situation suscitait en luiun sentiment mêlé d’étonnement, d’envie, et d’espoirs vagues quequelque chose d’analogue pourrait lui arriver. Il suivait Mâcha deses yeux ravis, me demandait ce que je mangeais à dîner, et uneexpression chagrine et pateline se montrait sur son visage maigreet laid ; il remuait les doigts comme s’il palpait monbonheur.

– Écoute, Petit Profit, disait-il agité,rallumant à toute minute ses cigarettes. (Là où il était, c’étaittoujours sale ; pour une cigarette, il gâchait dixallumettes.) Écoute, ma vie maintenant est tout ce qu’il y ad’abject. Le moindre adjudant peut me tutoyer, me dire :« Moi ! toi ? » J’en ai entendu de belles dansles wagons, frère ! Et sais-tu, j’ai compris : Ma vie estmauvaise ! ma mère m’a perdu ! Un médecin m’a dit enwagon : quand les parents sont dépravés, leurs enfants sontdes ivrognes ou des criminels. Voilà ce qui en est !

Une fois, il vint dans la cour en titubant.Ses yeux roulaient inconscients ; sa respiration était lourde.Il riait, pleurait comme dans le délire de la fièvre. Dans sesphrases entrecoupées, je ne comprenais que les mots :« Ma mère ! Où est ma mère ? » Il prononçaitces mots en pleurant, comme un enfant qui a perdu sa mère dans lafoule. Je l’emmenai au jardin et le fis coucher sous un arbre.Ensuite, tout le jour et toute la nuit, Mâcha et moi, nous restâmesassis à ses côtés à tour de rôle. Il se sentait mal, et Mâcha,regardant avec dégoût sa figure pâle et suante, disait :

– Est-ce que cette engeance va vivre dansnotre cour encore un an et demi ? C’est affreux,affreux !…

Que de déboires nous occasionnaient lespaysans ! Combien de désillusions durant ces premiers mois deprintemps, où nous désirions tant être heureux ! Ma femmefaisait construire une école. J’avais dessiné un plan pour uneécole d’une soixantaine de garçons, que la commission du zemstvoapprouva, mais elle conseilla de construire l’école à Kourîlovka,un grand village qui n’était qu’à trois verstes de nous ; dureste, l’école de Kourîlovka, où se rendaient les enfants de quatrevillages, et ceux aussi de notre Doubètchnia, était vieille, troppetite ; il fallait déjà marcher avec précautions sur leplancher pourri. À la fin de mars, Mâcha fut nommée, selon sondésir, curatrice de l’école de Kourîlovka, et, au commencementd’avril, nous avions réuni trois fois l’assemblée communale etavions tâché de démontrer aux paysans que leur école était troppetite et qu’il fallait en construire une nouvelle. Un membre de lacommission du zemstvo, et un inspecteur des écoles populaires,vinrent aussi les raisonner.

Après chaque assemblée, on nous entourait eton nous demandait un seau de vodka. Nous avions chaud dans la fouletassée ; nous nous fatiguions vite, et revenions à la maisonmécontents et un peu gênés. À la fin, les paysans accordèrent duterrain pour l’école, et promirent d’amener de la ville, avec leurschevaux, tous les matériaux de construction nécessaires. Dès lepremier dimanche, après que les paysans de Kourîloka et deDoubètchnia eurent fini les semailles de printemps, des chariotspartirent des deux villages pour aller chercher les briques desfondations. Ils partirent au petit jour et revinrent tard le soir.Les moujiks étaient ivres et se disaient exténués.

Comme un fait exprès, la pluie et le ventdurèrent tout le mois de mai. Les routes se défoncèrent et secouvrirent de boue. Les chariots, en revenant de la ville,traversaient notre cour et c’était un spectacle horrible. Un chevalarrive à la porte cochère, les pieds écartés, le ventre gros. Avantd’entrer dans la cour, il salue de la tête. Puis apparaît unepoutre de douze archines, mouillée, gluante. Auprès d’elle,empaqueté à cause de la pluie, sans regarder où il met les pieds,sans éviter les flaques d’eau, marche un moujik, les pans de soncafetan fourrés dans sa ceinture.

Un autre cheval surgit avec desplanches ; puis un troisième avec une poutre, et un quatrième…L’espace devant la maison s’emplit peu à peu de chevaux, depoutres, de planches. Les moujiks et leurs femmes, celles-ci latête encapuchonnée et la robe relevée, regardent avec colère nosfenêtres, braillent, exigent que la « dame » vienne. Onentend des jurons grossiers. Et à l’écart, se tient Moïsséy quisemble se délecter de notre honte.

– C’est fini, nous n’amènerons plusrien ! crient les moujiks. Nous sommes éreintés. Va leschercher toi-même !

Mâcha, pâle, déconcertée, pensant qu’on vaenvahir la maison, leur envoie un demi-seau de vodka ; aprèscela le bruit cesse et les longues poutres, l’une après l’autre,rampent hors de la cour.

Quand je me rendais au chantier, ma femmes’agitait et disait :

– Les moujiks sont fâchés. Pourvu qu’ilsne te fassent rien ! Non, attends, j’y vais avec toi.

Nous allions ensemble à Kourîlovka et là-basaussi les menuisiers nous demandaient des pourboires. La cage depoutres était prête ; il était temps de faire lesfondements ; mais les maçons ne venaient pas. Il se produisitun retard et les menuisiers protestaient. Quand enfin les maçonsarrivèrent, il se trouva qu’il n’y avait pas de sable : onavait perdu de vue qu’il en fallait. Profitant de notre situationinextricable, les moujiks de-mandèrent trente copeks par chariot,bien que, du chantier à la rivière, où l’on prenait le sable, iln’y eût pas un quart de verste. Et il fallait plus de cinq centschariots… Les malentendus, les demandes, les réclamations n’enfinissaient pas. Ma femme s’indignait, mais l’entrepreneur demaçonnerie, Tite Pétrov, vieillard de soixante-dix ans, la prenaitpar la main et disait :

– Regarde ici ! Regarde !Amène-moi seulement du sable ; je t’enverrai dix hommes à lafois, et ce sera prêt en deux jours ! Regarde ici !

Mais le sable fut apporté ; deux jours,quatre jours, une semaine passèrent, et, au lieu des fondements, unfossé béait toujours.

– C’est à en devenir folle ! disaitma femme agitée. Quels gens ! Quel peuple !

Dans cette période de désarroi, l’ingénieurvenait chez nous. Il apportait des provisions de hors-d’œuvre et devins. Il mangeait longuement, puis se couchait sous la galerie etronflait, en sorte que les ouvriers hochaient la tête ets’indignaient :

– Ce qu’il s’en paye !

Mâcha n’était pas contente des visites de sonpère. Elle n’avait pas confiance en lui, bien qu’elle le consultât.Quand après avoir fait la sieste et s’être levé de méchante humeur,il parlait en mauvais termes de Doubètchnia, et exprimait le regretd’avoir acheté cette propriété qui lui avait causé tant de pertes,l’angoisse se lisait sur la figure de la pauvre Mâcha. Elle seplaignait à son père ; il se contentait de bâiller et disaitqu’il faudrait rosser les moujiks.

Notre mariage et notre vie lui semblaient unecomédie. Il disait que c’était un caprice, une gageure.

– Il lui est déjà arrivé quelque chose dece genre, me racontait-il à propos de Mâcha. Elle s’imagina unefois être une cantatrice et me quitta brusquement ; je lacherchai deux mois, et, mon bon, rien qu’en télégrammes j’aidépensé pour elle mille roubles.

Il ne m’appelait plus ni sectaire, ni monsieurle peintre en bâtiments, et n’approuvait pas non plus comme jadisma vie d’autrefois ; il disait :

– Vous êtes un homme étrange,anormal ! Je n’ose pas le prédire, mais vous finirez mal, moncher !

La nuit, Mâcha dormait mal. Elle ne cessait desonger à on ne sait quoi, assise à la fenêtre de notre chambre àcoucher. Finis les rires après le souper, et les gentillesses. Jesouffrais, et, quand la pluie tombait, chaque goutte s’insinuaitdans mon cœur comme une goutte de plomb. J’étais prêt à tomber àgenoux devant Mâcha et à lui demander pardon du temps qu’ilfaisait. Quand les moujiks juraient dans la cour, je me sentaiscomme coupable. Je restais assis des heures à la même place,songeant à la magnifique créature, à l’être idéal qu’était maMâcha.

Je l’aimais passionnément, et tout ce qu’ellepouvait dire et faire, m’enchantait. Elle avait le goût despaisibles travaux ; elle aimait à lire longuement, à étudier.Connaissant la vie agricole par les livres, elle nous étonnait touspar son savoir. Et des conseils pratiques qu’elle donnait, aucun nefut inutile. Et que de noblesse, de goût, de douceur d’âme en elle,la douceur d’âme des gens bien élevés !

Pour cette femme à l’esprit sain et positif,une vie désordonnée, remplie de désagréments et de petits souciscomme celle que vous vivions, était une vraie torture. Je lecomprenais et en perdais aussi le sommeil. Ma tête travaillait sanscesse et les larmes me montaient aux yeux. Je m’affolais, nesachant que faire.

Je courais en ville et rapportais à Mâcha deslivres, des journaux, des bonbons, des fleurs. Ou bien, je pêchaisen compagnie de Stépane, restant des heures entières sous la pluie,plongé jusqu’au cou dans l’eau froide, pour attraper une lotte etvarier ainsi notre menu. Je priais humblement les moujiks de ne pasfaire de bruit. Je les abreuvais de vodka, les achetais en quelquesorte, et leur faisais des promesses variées. Combien d’autressottises encore !…

Enfin les pluies cessèrent et la terre sécha.On se lève à quatre heures ; on va au jardin. La rosée brillesur les fleurs, les oiseaux chantent, les insectes bourdonnent. Pasun nuage au ciel. Que le jardin, les prés et la rivière sontbeaux ! Mais tout à coup, on se souvient des moujiks, deschariots, de l’ingénieur… Mâcha et moi nous partons dans unvéhicule léger pour aller voir les avoines. Mâcha conduit ; jesuis à califourchon derrière elle sur le drojki ; ses épaulesà la demande des rênes se soulèvent, le vent joue dans sescheveux[15].

– Tiens ta droite ! crie-t-elle auxgens que l’on croise.

– Tu as l’air d’un postillon, lui dis-jeune fois.

– Peut-être ! Mon grand-père, lepère de papa, était postillon, dit-elle en se retournant vers moi.Tu ne le savais pas ?

Et elle se mit à imiter les cris et leschansons des postillons.

– Dieu soit loué ! pensais-je enl’écoutant. Dieu soit loué !

Mais tout à coup je me souvins des moujiks,des chariots, de l’ingénieur…

Chapitre 13

 

Blagovo venait à bicyclette. Ma sœur se mit àvenir souvent. Les conversations sur le travail physique, leprogrès, la mystérieuse inconnue qui attend l’humanité dans unlointain avenir, recommencèrent. Le médecin n’aimait pas nosoccupations agricoles parce que cela nous empêchait de discuter. Ildisait que labourer, faucher, garder les veaux, n’était pas digned’un homme libre, et que les gens se déchargeraient à l’avenir surles animaux et les machines de tous ces modes grossiers de luttepour l’existence. Ils s’occuperaient exclusivement de recherchesscientifiques. Ma sœur demandait toujours à rentrer de bonne heure,et, si elle s’attardait le soir, ou restait à coucher, il n’y avaitplus de bornes à son inquiétude.

– Mon Dieu, quelle enfant vous êtesencore ! lui disait Mâcha avec reproche ; c’est mêmeridicule à la fin !

– Oui, c’est ridicule, convenait ma sœur,je le conçois ; mais que faire, si je n’ai pas la force de medominer ? Il me semble toujours que j’agis mal…

Pendant les fauches, faute d’habitude, moncorps était tout endolori. Le soir, à la terrasse, causant avec lesmiens, je m’endormais tout à coup et on riait fortement de moi. Onme réveillait et on me faisait mettre à table pour souper. Lesommeil m’accablait et je voyais comme en rêve les lumières, lesfigures, les assiettes. J’entendais les voix et ne les comprenaispas. Levé dès le matin, je reprenais immédiatement la faux, ou bienje me rendais au chantier, et y travaillais toute la journée.

En restant à la maison les jours de fêtes, jeremarquai que ma femme et ma sœur me cachaient quelque chose etcherchaient à m’éviter. Ma femme était comme auparavant tendre avecmoi, mais elle avait des idées qu’elle ne me communiquait pas. Ilétait évident que son irritation contre les paysans augmentaittoujours. La vie lui devenait toujours plus pénible ; maiselle ne se plaignait pas à moi. Elle parlait plus volontiers avecBlagovo qu’avec moi, et je n’en comprenais pas la raison.

Dans notre Gouvernement, les ouvriers avaientl’habitude, au moment des fauches ou des moissons, de venir le soirdans la cour des propriétaires et on leur offrait de la vodka. Lesjeunes filles elles-mêmes en buvaient un verre. Nous abandonnâmescet usage. Les faucheurs et les femmes restaient tard dans notrecour attendant la vodka et s’en allaient en jurant. Pendant cetemps, Mâcha se renfrognait durement et se taisait ; ou bien,énervée, elle disait au docteur à mi-voix :

– Les sauvages ! lesPétchénégues ![16]

À la campagne comme à l’école, on accueilletoujours les nouveaux venus sans amabilité et d’une manière presquehostile ; on ne nous accueillait pas autrement. Au début, onnous considérait comme des gens simples et inintelligents quis’étaient acheté un bien uniquement parce qu’ils ne savaient quefaire de leur argent. On se moquait de nous. Dans notre bois etmême au jardin, les paysans faisaient paître leur bétail. Ilspoussaient nos chevaux et nos vaches dans le village, et venaientensuite réclamer la réparation des dommages. Ils entraient enbandes dans notre cour et déclaraient bruyamment que nous avionsfauché à tort une parcelle de prairies des villages de Bouchéévkaou de Sémiônikha, ne nous appartenant pas ; et, comme nous neconnaissions pas encore les limites de notre terre, nous nous enrapportions à eux et leur payions une amende. Ensuite, il setrouvait que ce que nous avions fauché nous appartenait. Dans notrebois, on écorçait les tilleuls. Un moujik de Doubètchnia, unexploiteur de paysans, qui vendait de la vodka sans patente,soudoyait nos ouvriers et nous trompait, de connivence avec eux, dela façon la plus perfide. Il enlevait les roues neuves des chariotset les remplaçait par des vieilles ; il volait nos harnais delabour et nous les revendait, etc. Mais le plus vexant est ce quise passait à Kourîlovka. Sur le chantier de l’école, pendant lanuit, les femmes volaient les planches, les vitres, les barres defer. Le staroste faisait chez elles une perquisition avec destémoins ; l’assemblée condamnait chacune des femmes à deuxroubles d’amende ; et ensuite tout l’argent des amendes étaitbu par la communauté paysanne.

Quand Mâcha apprenait cela, elle disait avecindignation à Blagovo ou à ma sœur :

– Quels animaux ! C’est unehorreur ! une horreur !

Et je l’entendis exprimer plus d’une fois leregret d’avoir eu l’idée de bâtir une école.

– Comprenez, lui disait le médecin d’unton persuasif ; comprenez, que si vous construisez cette écoleet si vous faites ici du bien, en général, ce n’est pas pour lesmoujiks ; c’est pour la culture et pour l’avenir. Et plus cesmoujiks sont grossiers, plus il y a de raisons pour bâtir uneécole.

Mais on ne sentait pas de conviction dans savoix, et il me semblait que Mâcha et lui détestaient pareillementles moujiks.

Elle se rendait souvent au moulin et prenaitma sœur avec elle. Toutes deux disaient en riant qu’elles allaientvoir Stépane, qui était si beau. Stépane, avec les hommes, étaitlent et taciturne ; mais, dans la société féminine, il semontrait bavard et hardi. Un jour, étant allé me baigner,j’entendis involontairement une conversation. Mâcha et Cléôpâtra,toutes deux en robes blanches, étaient assises sur la berge, dansla large ombre d’un saule ; Stépane était debout à côtéd’elles, les mains derrière le dos.

– Est-ce que les moujiks sont deshommes ? disait-il. Pas des hommes, mais, excusez-moi, desbêtes, des charlatans[17]. Quelleest la vie d’un moujik ? Manger et boire ; et que lapâtée soit le meilleur marché possible, et s’écorcher le gosier aucabaret à hurler à tue-tête ! Et aucun bon propos pourpersonne, aucun égard, aucune forme ; rien que desgrossièretés ! Le moujik vit dans la saleté, sa femme aussi,et ses enfants de même. Il couche tout habillé et pêche avec sesdoigts les pommes de terre de sa soupe ; il boit lekvass[18] où se noient des cafards. Siseulement il les écartait en soufflant !

– C’est la pauvreté qui fait ça, dit masœur, prenant la défense des moujiks.

– Quelle pauvreté ! C’est vraiqu’ils sont pauvres ; mais il y a différentes façons del’être, mademoiselle. Si des gens sont en prison, ou aveugles, ouculs-de-jatte, ceux-là sont malheureux. Dieu nous préserve depareilles choses ! mais s’ils sont en liberté, s’ils ont toutleur esprit, s’ils ont leurs yeux et leurs mains, s’ils ont de laforce, et que Dieu les assiste, que leur faut-il de plus ? Cene sont que des simagrées, mademoiselle ; c’est du manque deconnaissance, c’est de la grossièreté, mais pas de lapauvreté ! Vous autres, par exemple, une supposition, qui êtesdes patrons, et bien élevés, et qui voudriez, par pitié, leur veniren aide, ils boiront votre argent, tant ils sont vils ; ou, cequi est encore pire, ils ouvriront eux-mêmes un cabaret, et, avecvotre argent, commenceront à dépouiller leur prochain. Vous daignezparler de la pauvreté ! Mais un moujik riche vit-il mieuxqu’un pauvre ? Il vit lui aussi, excusez-moi, comme un cochon.Grossier, braillard, butor ; il est plus gras que large ;le museau enflé, rouge ; on a envie d’allonger le bras et dele claquer, le lâche ! Lârione, de Doubètchnia, est riche luiaussi, mais il arrache les écorces dans votre bois aussi bien qu’unpauvre. Il jure, ses enfants jurent, et quand il a trop bu, iltombe le nez le premier dans une flaque, et y dort. Ils ne valenttous rien du tout, mademoiselle ! Vivre au milieu d’eux à lacampagne, c’est vivre en enfer. J’en ai par-dessus la tête de cettecampagne ; et j’en remercie le Seigneur Roi des cieux :je mange à ma faim, je suis habillé ; j’ai fait mon temps dansles dragons ; j’ai été trois ans staroste ; je suismaintenant un cosaque libre et je vis où je veux ! Je ne veuxpas vivre dans mon village, et personne n’a le droit de m’y forcer.On me dit qu’il y a ma femme. « Tu dois, me dit-on, vivre avecta femme dans ton îsba. » Et pourquoi cela ? Je ne mesuis pas loué à son service…

– Dites, Stépane, demanda Mâcha, vousêtes-vous marié par amour ?

– Quel amour peut-il y avoir chez nous àla campagne ? répondit Stépane en souriant. Puisque vousvoulez le savoir, je me suis marié deux fois. Je ne suis pas deKourîlovka, mais de Zâlégochtch ; je vins ensuite à Kourîlovkacomme gendre. Mon père ne voulut pas faire de partage entrenous ; nous étions cinq frères. Je lui plantai ma révérence etm’en fus dans un autre village. Ma première femme est morte trèsjeune.

– De quoi est-elle morte ?

– De bêtise. Elle pleurait, pleurait sanscesse et sans raison ; elle se mit à dépérir. Elle ne faisaitque boire des herbes pour embellir ; elle a dû s’abîmerl’intérieur. Ma seconde femme est de Kourîlovka, et qu’a-t-elle debon ? C’est une femme de la campagne, une paysanne, et rien deplus. Quand on me l’a proposée, cela m’a souri ; jepensais : elle est jeune, blanche de figure ; sa famillevit proprement. Sa mère avait l’air d’être une sectaire ; ellebuvait du café et ils me paraissaient vivre dans la propreté.Alors, je l’ai prise. Mais le lendemain on s’assied pour dîner, jedemande à ma belle-mère une cuiller ; elle m’en donne une, etje vois qu’elle l’essuie avec les doigts. Quelle malpropreté !pensai-je. Je vécus avec elle un an, puis m’en allai. J’aurais dû,sans doute, épouser une fille de la ville, reprit-il. On dit que lafemme est l’aide du mari. Mais qu’ai-je besoin d’une aide ? Jepeux m’aider tout seul ; j’aurais plutôt besoin de quelqu’unqui me parle, mais pas seulement du té-té-té-té-té ; dequelqu’un qui parle raisonnablement, comprenant ce qu’il dit. Sansbonne conversation, quelle vie peut-il y avoir ?

Stépane se tut soudainement, et on entenditson monotone « ou-liou-liou-liou » ; c’est sansdoute qu’il m’avait aperçu.

Mâcha allait souvent au moulin, et trouvaitévidemment du plaisir à causer avec Stépane. Le meunier méprisaitsi sincèrement, et avec tant de conviction, les moujiks, que celal’attirait. Quand elle revenait du moulin, le moujik simpled’esprit qui gardait les arbres fruitiers, lui criait chaquefois :

– Fille Palâchka ! Bonjour fillePalâchka ![19].

Et il aboyait après elle comme un chien :Haf ! haf !

Elle s’arrêtait et le regardait attentivementcomme si, dans l’aboiement de cet idiot, elle trouvait une réponseà ses pensées. Et il l’attirait probablement autant que lesinvectives de Stépane. À son retour à la maison, quelque nouvellede ce genre-là l’attendait : que les oies du village avaientpiétiné les choux de notre potager ou que Lârione avait volé desguides. Et elle disait, haussant les épaules avec mépris :

– Que peut-on attendre de cesgens-là !

Elle s’exaspérait et, dans son cœur,s’amassait la rancune, tandis que moi, je m’habituais aux moujikset me sentais attiré vers eux.

C’étaient, pour la plupart, des gens nerveux,irrités, humiliés, c’étaient des gens à l’imagination étouffée,ignorants, à l’horizon étroit, confus, avec toujours les mêmespensées, la terre noire, les jours noirs, le pain noir ; deshommes qui rusaient, et qui, comme des oiseaux, ne cachaient queleur tête, derrière un arbre ; des gens qui ne savaient pascompter. Ils n’acceptaient pas de venir faucher chez nous pourvingt roubles ; mais ils venaient pour un demi-seau de vodka,alors que pour vingt roubles, ils eussent pu en acheter quatreseaux. À dire vrai, la saleté, l’ivrognerie, la bêtise et lestromperies étaient des réalités ; mais, malgré tout, onsentait que la vie du moujik repose en général sur une base solideet saine. Et quelque animal grotesque que le moujik me semblâtderrière sa charrue, et bien qu’il s’abrutît d’eau-de-vie, onsentait pourtant, en l’examinant de plus près, qu’il y a en luiquelque chose d’utile et de très important, qui n’existait, parexemple, ni chez Mâcha, ni chez Blagovo ; et c’est, justement,qu’il croyait que la chose principale sur terre est la vérité, etque son salut, et celui de tout le peuple, ne se trouvent que dansla vérité. Et, en raison de cela, le moujik aime la justice plusque tout au monde.

Je disais à ma femme qu’elle voyait une tachesur la vitre et ne voyait pas la vitre. Pour toute réponse, elle setaisait ou chantonnait comme Stépane« ou-liou-liou-liou-liou… ». Lorsque cette femme bonne etintelligente pâlissait d’exaspération et qu’elle parlait d’une voixtremblante avec Blagovo de l’ivrognerie, des tromperies, elle meconsternait et me frappait par sa facilité d’oubli. Commentpouvait-elle oublier que son père l’ingénieur buvait aussi, plusque de raison, et que l’argent, avec lequel avait été achetéDoubètchnia, avait été acquis par toute une suite de malhonnêtetéset de tromperies honteuses et effrontées ? Commentpouvait-elle oublier cela ?

Chapitre 14

 

Ma sœur vivait aussi sa vie à elle, qu’elle mecachait soigneusement. Elle chuchotait souvent avec Mâcha et quandje m’approchais d’elle, elle se ramassait sur elle-même et sonregard devenait gêné, suppliant ; il se passait évidemment enelle quelque chose dont elle avait peur, ou qui lui faisait honte.Pour ne pas me rencontrer au jardin, ou demeurer seule avec moi,elle restait toujours auprès de Mâcha ; je ne lui parlais querarement et à l’heure des repas.

Un soir, en revenant du chantier, je marchaisdoucement dans le jardin. Il commençait à faire sombre. Ma sœur,qui ne me remarqua pas et n’avait pas entendu mes pas, allait etvenait auprès d’un vieux pommier massif, sans aucun bruit, commeune apparition. Elle était vêtue de noir et marchait vite, toujoursau même endroit, en regardant à terre. Une pomme tomba del’arbre ; elle tressaillit, s’arrêta et porta les mains à sestempes. À ce moment-là, je m’approchai d’elle.

Dans un élan de tendresse, qui afflua tout àcoup à mon cœur, les larmes aux yeux, me souvenant, je ne saispourquoi, de notre mère et de notre enfance, je la pris aux épauleset l’embrassai.

– Qu’as-tu ? demandai-je. Tusouffres, je m’en aperçois depuis longtemps ; dis-moi ce quetu as ?

– J’ai peur… prononça-t-elle entremblant.

– Qu’as-tu ? insistai-je. Pourl’amour de Dieu, dis-moi la vérité !

– Je vais te la dire, car il est sipénible de se cacher de toi, Missaïl. J’aime… reprit-elle àmi-voix, j’aime, j’aime… ! Je suis heureuse, mais pourquoiai-je si peur !

Soudain des pas retentirent. Vêtu d’unechemise de soie, chaussé de hautes bottes, Blagovo apparut entreles arbres. Ils s’étaient probablement donné rendez-vous sous cepommier. En le voyant, elle s’élança vers lui impétueusement avecun cri maladif, comme si on voulait le lui arracher.

– Vladimir ! Vladimir !

Elle se serra contre lui et le regarda avecavidité droit dans les yeux. Je remarquai seulement alors combienelle avait maigri et pâli ces derniers temps. C’était surtoutvisible à son col de dentelle que je connaissais depuis longtemps,et qui entourait plus librement son cou maigre et long. Le docteurse troubla, mais se remettant aussitôt, il dit, en lissant lescheveux de ma sœur :

– Allons, assez, assez !… Pourquois’agiter ainsi ? Tu vois, je suis venu.

Nous nous taisions en nous regardant avecembarras ; puis nous nous mîmes à marcher tous trois, etBlagovo me dit :

– Chez nous, la vie civilisée n’a pasencore commencé. Les gens âgés se consolent en pensant que, si ellen’existe plus maintenant, il a existé quelque chose de ce genrevers 1850-1860. Mais ce sont les vieux. Et nous, nous sommesjeunes ; nos cerveaux ne sont pas encore atteints par lemarasmus senilis ; de pareilles illusions ne peuventpas nous consoler. La Russie date de 862 ; mais la Russiecivilisée, autant que je le comprends, n’a pas encore commencé.

Mais je n’entrais pas dans ces considérations.Il était étrange, et je ne voulais pas croire que ma sœur fûtamoureuse de lui, qu’elle tînt cet étranger par la main comme ellele faisait, marchât à côté de lui et le regardât tendrement. Masœur, cet être nerveux, craintif, opprimé, refoulé, aimait un hommemarié, qui avait des enfants ! Je regrettais quelquechose ; exactement quoi, je l’ignorais. La présence seule dudocteur m’était désagréable, et je ne pouvais absolument pascomprendre ce qui pourrait advenir de cet amour.

Chapitre 15

 

Mâcha et moi, nous nous rendions à Kourîlovkapour l’inauguration de l’école.

– C’est l’automne, l’automne… disaitdoucement Mâcha, regardant de tous côtés… L’été est passé ;plus d’oiseaux… Il n’y a que les saules qui restent verts.

Oui, l’été était déjà passé. Les après-midirestaient doux et clairs, mais les matinées étaient froides. Lesbergers avaient pris leurs vestes de peau de mouton, et sur lesasters de notre jardin la rosée ne séchait pas de la journée. Onentendait des sons plaintifs, et on ne distinguait pas si c’étaientles persiennes qui grinçaient sur leurs gonds rouillés, ou sic’était le cri des grues qui s’envolaient. On ressentait uneimpression de bien-être, un goût de vivre…

– L’été est fini… disait Mâcha.Maintenant nous pouvons, toi et moi, faire notre bilan. Nous avonsbeaucoup travaillé, combiné ; nous en sommes devenusmeilleurs ; honneur et gloire à nous ! Nous avonsprogressé dans notre amélioration personnelle ; mais nosprogrès ont-ils eu une influence quelconque sur la vie qui nousentoure ? Ont-ils servi à quelqu’un ?… Non. L’ignorance,la saleté, l’ivrognerie, la mortalité effroyable des enfants sontrestées ce qu’elles étaient. Tu as labouré et semé, j’ai dépensé del’argent et lu des livres, mais personne ne s’en est trouvé mieux.Manifestement, nous n’avons travaillé que pour nous-mêmes et nousn’avons pensé avec quelque générosité que pour nous…

De telles réflexions me troublaient ; jene savais qu’en penser.

– Nous avons été sincères du commencementà la fin, lui dis-je, et celui qui est sincère a toujoursraison.

– Qui dit le contraire ? Nous avionsraison, mais nous avons imparfaitement réalisé ce qui étaitraisonnable. Tout d’abord, est-ce que nos méthodes ne sont pasfausses ? On veut être utile aux gens ; mais, par celaseul que l’on achète un bien, on perd dès l’origine la possibilitéde faire pour eux quelque chose d’utile. Puis, si l’on travaille,si l’on s’habille et si l’on mange comme les moujiks, on légitimede son exemple et de son autorité leur vie pénible, leurs costumesgrossiers, leurs affreuses isbas, leurs barbes stupides… D’un autrecôté, admettons que tu travailles longtemps, très longtemps, touteta vie ; qu’à la fin, tu aboutisses à quelques résultatspratiques ; que seront ces résultats, que peuvent-ils contredes forces d’éléments, telles que l’ignorance grégaire, la faim, lefroid, la dégénérescence ? C’est une goutte d’eau dans lamer ! Il faut des moyens de combat autrement énergiques,hardis, rapides ! Si tu veux être réellement utile, sors ducercle étroit de l’activité habituelle et tâche d’agirimmédiatement sur la foule ! Il faut avant tout une propaganderetentissante, vigoureuse. Pourquoi les arts, la musique parexemple, sont-ils si vivaces, si populaires et si véritablementforts ? Parce que le musicien ou le chanteur agissent sansintermédiaire sur des milliers d’hommes. Art chéri, aimé !continua-t-elle en regardant rêveusement le ciel. L’art donne desailes et nous emporte loin, haut ! Celui qui est excédé de lafange, des petits intérêts mesquins, celui qui est exaspéré,humilié, et proteste, celui-là ne peut trouver le calme et lasatisfaction que dans le beau !

Quand nous approchâmes de Kourîlovka, le tempsétait clair, radieux. On battait dans quelques cours et celasentait la paille de seigle. Derrière les haies, les sorbiersétaient d’un rouge vif, et où que la vue portât, les arbres étaientdorés ou rouges. Les cloches sonnaient. On portait les Images àl’école et on entendait chanter : « Protectricecéleste ! » Et comme l’air était transparent !…Comme les pigeons volaient haut !…

On chanta un Te Deum dans l’école.Ensuite les moujiks de Kourîlovka offrirent une icône àMâcha ; et ceux de Doubètchnia un grand craquelin et unesalière dorée.

Mâcha fondit en larmes.

– Et si on a dit quelque chose dedéplacé, s’il y a eu des malentendus, dit un vieillard,excusez-nous !

Il nous salua, elle et moi.

Quand nous rentrions à la maison, Mâcha seretourna souvent vers l’école. Le toit vert que j’avais peint, etqui maintenant brillait au soleil, demeura longtemps visible. Et jesentis que les regards que Mâcha lui jetait étaient des regardsd’adieu.

Chapitre 16

 

Le soir, elle s’apprêta à aller en ville.

Les derniers temps elle s’y rendait souvent ety restait coucher. En son absence, je ne pouvais pastravailler ; mes bras retombaient sans force ; notregrande cour paraissait un désert affreux ; le jardin hurlaitavec fureur ; sans elle, la maison, les arbres, les chevauxn’étaient plus « les nôtres ».

Je ne sortais pas ; je restais assis à satable, près de son armoire pleine de livres d’économie rurale, sesfavoris d’antan, maintenant inutiles et qui me regardaient d’un airtriste. Des heures entières, tandis qu’il sonnait sept, huit, neufheures, tandis que derrière les fenêtres arrivait la nuitd’automne, noire comme la suie, je regardais quelques vieux gants àelle, la plume avec laquelle elle écrivait, et ses petits ciseaux.Je ne faisais rien et comprenais clairement que ce que je faisaisnaguère, si je labourais, fauchais, si je coupais du bois, c’étaituniquement pour lui complaire. Si même elle m’eût envoyé nettoyerun puits profond où j’aurais dû rester dans l’eau jusqu’aux reins,j’y serais descendu sans discuter s’il le fallait ou non.Doubètchnia avec ses ruines, son désordre, les volets battants,avec les voleries de jour et de nuit, me semblait, maintenantqu’elle n’y était pas, un chaos où tout travail était inutile.Pourquoi travailler ici, pourquoi se soucier de l’avenir si jesentais que le sol se dérobait sous moi, si je sentais que mon rôleà Doubètchnia était fini, et que, en un mot, le même sort que celuide ses livres m’attendait !

Quelle tristesse, quelle nuit dans la solitudequand je prêtais l’oreille avec angoisse, comme si j’attendais àtout instant que quelqu’un me criât qu’il était temps departir ! Je ne regrettais pas Doubètchnia ; je neregrettais que mon amour, pour lequel, évidemment, l’automne étaitaussi venu. Quel bonheur immense que d’aimer et d’être aimé !Et quel effroi de sentir qu’on dégringole de si haut !…

Mâcha revint de la ville le lendemain vers lesoir. Elle était mécontente, mais le cachait ; elle demandaseulement pourquoi on avait mis les doubles fenêtres ; c’étaità en étouffer. J’enlevai deux de ces doubles fenêtres.

Nous n’avions pas envie de manger, mais nousnous assîmes quand même pour souper :

– Va te laver les mains, me dit mafemme ; tu sens le mastic.

Elle avait apporté de la ville les derniersjournaux illustrés et nous les regardâmes ensemble après souper.Des suppléments donnaient des gravures de mode et des patrons.Mâcha les feuilletait et les mettait de côté, pour les examinerensuite à loisir ; mais une robe à grandes manches, avec unejupe unie, large comme une cloche, l’intéressa. Elle la regarda uneminute avec attention.

– Ce n’est pas mal, dit-elle.

– Oui, cette robe t’irait très bien, luidis-je, vraiment très bien !

Et regardant la robe avec tendresse, admirantcette tache grise uniquement parce qu’elle lui plaisait, jecontinuai doucement :

– C’est une robe charmante.

Mes larmes tombèrent sur la gravure demode.

– Ma splendide Mâcha… murmurai-je… machère Mâcha…

Elle alla se coucher et je restai encore uneheure à regarder les journaux illustrés.

– Tu as eu tort d’enlever les doublesfenêtres de la chambre à coucher, dit-elle ; j’ai peur qu’ilne fasse froid. Entends comme le vent souffle !

Je lus, à la rubrique « Variétés »,une manière de fabriquer de l’encre à bon marché, et quelqueslignes sur le plus gros diamant du monde. Puis je retombai sur larobe grise qui lui plaisait et m’imaginai Mâcha au bal, avec unéventail, les épaules nues, brillante, magnifique, parlant musique,peinture, littérature… Combien mon rôle me parut petit, mesquin etcourt !

Notre rencontre, notre mariage n’étaient qu’undes épisodes qui ne manqueraient pas dans la vie de cette femme sivivante et si largement douée. Tout ce qui existe de mieux dans lavie, je l’ai déjà dit, était à son service, et elle le recevaitpour rien. Même les idées et le mouvement intellectuel du momentétaient pour elle un plaisir, fait pour diversifier sa vie ;moi, je n’étais que le cocher qui l’avait conduite d’un emballementà un autre.

Désormais, je ne lui étais plusnécessaire ; elle s’envolerait et je resterais seul.

Comme en réponse à mes idées, un cri désespéréretentit dans la cour :

– Au secours !

C’était une grêle voix féminine, et le vent,comme s’il eût voulu la contrefaire, gémissait aussi d’une voixgrêle dans la cheminée.

Il passa une demi-minute, et dans le bruit duvent, retentit une autre fois, comme à l’autre bout de la cour lecri :

– Au secours !

– Missaïl, tu entends ? me demandadoucement ma femme. Tu entends ?

Elle sortit de sa chambre, vint à moi enchemise, les cheveux défaits, et elle écouta, en regardant lafenêtre sombre.

– On étrangle quelqu’un !prononça-t-elle. Il ne manquait plus que ça.

Je pris un fusil et sortis. Il faisait trèssombre dans la cour. Il soufflait un vent si fort qu’il étaitdifficile de se tenir debout. J’allai vers la porte,j’écoutai ; les arbres ployaient, le vent sifflait et aujardin, un chien, celui sans doute du moujik idiot, aboyaitindolemment. Derrière la porte une obscurité d’enfer ; pas unelumière sur la ligne du chemin de fer. Près de l’aile où, l’annéepassée, était le bureau, retentit tout à coup un criétouffé :

– Au secours !

– Qui est là ? criai-je.

Deux hommes étaient aux prises. L’un poussait,l’autre résistait ; tous deux respiraient avec peine.

– Laisse-moi ! disait l’un d’eux.(Et je reconnus Ivane Tchéprakov ; c’était lui qui criaitd’une voix grêle de femme.) Laisse-moi, damné, ou je te mords lesmains !

L’autre était Moïsséy. Je les séparai et ne meretins pas de frapper deux fois Moïsséy à la figure. Il tomba, puisse releva, et je le frappai encore une fois.

– Il voulait me tuer, balbutia-t-il. Ilallait à la commode de sa mère. Je veux l’enfermer dans l’aile,monsieur, pour qu’il ne fasse aucun mauvais coup.

Tchéprakov était ivre, ne me reconnaissait paset soupirait sans cesse, comme pour emmagasiner de l’air et pouvoircrier de nouveau au secours. Je les laissai et revins à la maison.Ma femme était couchée tout habillée. Je lui racontai ce qui sepassait dans la cour et ne lui cachai pas que j’avais frappéMoïsséy.

– C’est effrayant de demeurer à lacampagne ! dit-elle. Et quelle longue nuit, monDieu !

– Au secours ! entendit-on un peuaprès.

– Je vais aller les calmer, dis-je.

– Non, laisse-les se couper la gorge,dit-elle avec dégoût.

Elle regardait le plafond et écoutait. J’étaisassis à côté d’elle, n’osant pas lui parler, comme si c’eût été mafaute qu’on criât au secours dans la cour et que la nuit fût silongue.

Nous nous taisions et j’attendais avecimpatience de voir le jour luire aux fenêtres. Mâcha regardait toutle temps, comme si elle fût revenue à elle. Elle semblait s’étonnerqu’intelligente, bien élevée, si soignée, elle eût pu tomber dansce misérable désert provincial, au milieu d’une bande de gensmisérables et insignifiants, et qu’elle eût pu s’oublier au pointde s’amouracher de l’un d’eux, et d’être restée sa femme, plusd’une demi-année. Il me semblait que pour elle, Moïsséy etTchéprakov, et moi, nous étions tous la même chose. Dans ce sauvage« au secours » d’un ivrogne, tout s’était confondu pourelle : et moi, et notre mariage et notre propriété et lesboues emprisonnantes de l’automne. Et quand elle soupirait oufaisait un mouvement pour se coucher plus commodément, je lisaissur son visage : « Oh ! que vienne plus vite lematin ! »

Le matin, elle partit.

Je restai encore trois jours àl’attendre ; puis j’enfermai tous nos effets dans unechambre ; je la fermai et m’en allai aussi vers la ville.

Quand je sonnai chez l’ingénieur, c’était déjàle soir, et les réverbères de la Bolchâïa Dvoriânnskaïa étaientallumés. Le domestique me dit qu’il n’y avait personne à la maison.L’ingénieur était à Pétersbourg et ma femme était probablement chezles Ajôguine à une répétition. Je me rappelle avec quelle agitationje me rendis chez eux, comme mon cœur battait et s’arrêtait quandje montais l’escalier, et comme je restai longtemps sur le palier,n’osant pas pénétrer dans ce temple des muses !

Dans le salon, sur la table, sur le piano, surla scène, partout brûlaient des bougies, trois par trois, et lespectacle était fixé au treize ; maintenant la premièrerépétition avait lieu un lundi, jour néfaste. Toujours la luttecontre les superstitions ! Tous les amateurs de l’art scéniqueétaient déjà au complet. L’aînée, la cadette et la plus jeune desAjôguine arpentaient la scène en lisant leurs rôles. À l’écart detous, se tenait Rédka, immobile, appuyé au mur ; il regardaitla scène avec adoration, en attendant le commencement de larépétition. Tout était comme naguère !

J’allai saluer la maîtresse de maison, maistout le monde me cria « chut » et me fit signe dem’arrêter. Le silence s’établit. On ouvrit le piano, une dames’assit, clignant ses yeux myopes sur la musique, et Mâchas’approcha, parée, belle, mais d’une beauté fort différente decelle qu’elle avait au printemps, lorsqu’elle venait me voir aumoulin. Elle se mit à chanter :

Pourquoi, nuit claire, je t’aime tant !

C’était la première fois que je l’entendaischanter. Elle avait une belle voix, pleine, succulente et forte. Àl’entendre, il me semblait que je mangeais du melon sucré etparfumé. La romance terminée, on l’applaudit et elle sourit,heureuse, jouant des yeux, feuilletant sa musique, arrangeant sarobe, tel un oiseau qui s’est enfin envolé de sa cage et qui lisseses ailes en liberté. Ses cheveux étaient ramenés sur sesoreilles ; sur son visage, se voyait une expression mauvaise,effrontée, comme si elle voulait nous défier tous, ou nous crier,comme à des chevaux : « Eh ! vous autres,chéris ! »

Il est probable qu’alors elle ressemblaitbeaucoup à son grand-père, le postillon.

– Toi aussi, te voilà ! medemanda-t-elle en me donnant la main. Tu m’as entenduechanter ? comment trouves-tu ?

Et sans attendre ma réponse, ellecontinua :

– C’est très bien que tu sois ici. Jepars cette nuit pour Pétersbourg pour quelque temps. Tu me laissespartir ?

À minuit, je l’accompagnai à la gare. Ellem’embrassa tendrement, sans doute pour me remercier de ne pas luiposer de questions inutiles ; et elle promit de m’écrire. Jepressai longtemps ses mains, les baisai, contenant à peine meslarmes et sans lui dire un mot.

Je restai à regarder les feux du train quis’éloignaient ; je la caressais en imagination et lui disaisdoucement :

– Ma chère, ma splendideMâcha !…

Je passai la nuit chez Kârpovna à Makârikha,et, le matin venu, j’allai avec Rédka garnir des meubles chez unriche marchand qui mariait sa fille à un médecin.

Chapitre 17

 

Le dimanche après-midi, ma sœur vint chez moiet prit le thé avec moi.

– Je lis beaucoup à présent, dit-elle enme montrant les livres qu’elle avait pris à la bibliothèque de laville. Je le dois à ta femme et à Vladimir. Ils m’ont rendueconsciente ; ils m’ont sauvée ; ils ont fait que je mesens maintenant un être humain. Avant je ne dormais pas pour diverssoucis de ce genre : « nous avons dépensé trop de sucrecette semaine » ; « ne salez pas trop lesconcombres ». Maintenant, je ne dors pas mieux, mais j’aid’autres pensées. Je me tourmente à l’idée que la moitié de ma vieest passée de façon si bête, si pusillanime ! Je hais monpassé, j’en ai honte, et je considère mon père comme mon ennemi.Oh ! comme je suis reconnaissante à ta femme et àVladimir ! ce Vladimir, quel homme étonnant ! Ils m’ontouvert les yeux.

– Ce n’est pas bien de ne pas dormir, luidis-je.

– Tu me crois malade ? Nullement.Vladimir m’a auscultée et dit que je suis tout à fait bienportante. Mais il ne s’agit pas de ma santé ; quelleimportance cela a-t-il ? Dis, ai-je raison ?

Elle avait besoin de soutien moral ;c’était évident ; Mâcha était partie, Blagovo était àPétersbourg, et, dans toute la ville, il n’y avait personne, saufmoi, qui pouvait lui dire qu’elle avait raison. Elle me regardaitfixement, tâchant de lire mes pensées secrètes, et si je me mettaisà penser ou me taisais, elle craignait que ce ne fût à son sujet ets’attristait. Il fallait être tout le temps sur le qui-vive ;aussi quand elle me demanda si elle avait raison, je m’empressai delui répondre que oui, et que je l’estimais beaucoup.

– Sais-tu ? reprit-elle ; onm’a donné un rôle chez les Ajôguine. Je veux jouer. Bref, je veuxvivre ; je veux boire à la coupe pleine. Je n’ai aucun talentet le rôle est de six lignes, mais c’est infiniment plus élevé etplus noble que de verser le thé cinq fois par jour et d’épier si lacuisinière n’a pas mangé un morceau de sucre de trop. Surtout, ilfaut que mon père sache à la fin, que, moi aussi, je suis capablede protester.

Après le thé, elle s’étendit sur mon lit etresta couchée quelques instants, les yeux fermés et très pâle.

– Quelle faiblesse ! dit-elle en selevant… Vladimir dit que toutes les femmes et les jeunes filles dela ville sont anémiées par l’oisiveté. Quel homme intelligent, ceVladimir ! Il a entièrement raison : il fauttravailler.

Deux jours après, elle vint à la répétitionchez les Ajôguine avec un cahier. Elle avait une robe noire, uncollier de corail, une broche qui ressemblait de loin à un petitpâté feuilleté, et, aux oreilles, de grandes boucles où brillait undiamant. Quand je la regardai, je me sentis gêné ; je fusfrappé de son manque de goût. Qu’elle eût mis mal à propos lesboucles et les diamants, qu’elle fût drôlement habillée, on leremarqua. Je surpris des sourires et j’entendis quelqu’un dire enriant :

– Cléopâtre, reine d’Égypte.

Elle s’efforçait d’être femme du monde,désinvolte et tranquille, et elle semblait maniérée et étrange. Làsimplicité et la gentillesse l’avaient quittée.

– Je viens de déclarer à mon père,dit-elle en s’approchant de moi, que j’allais à la répétition, etil a crié qu’il me privait de sa bénédiction, et il a même faillime battre… Figure-toi, dit-elle en regardant son cahier, que je nesais pas mon rôle ! Je vais sûrement me tromper… Le sort enest jeté ! continua-t-elle très agitée.

Il lui semblait que tous la regardaient etétaient étonnés de l’acte sérieux auquel elle s’était résolue, etque chacun attendait d’elle quelque chose de particulier. Et ilétait impossible de la convaincre qu’on ne faisait aucune attentionà des gens aussi petits et aussi peu intéressants qu’elle etmoi.

Jusqu’au troisième acte, elle n’avait rien àfaire. Son rôle d’« invitée », une commère de province,se réduisait à se tenir près de la porte comme si elle écoutait età dire ensuite un court monologue. Jusqu’à son entrée en scène,pendant une heure et demie au moins, tandis qu’on allait et venaitsur la scène, qu’on discourait, qu’on prenait le thé, elle ne mequitta pas, et répétait sans cesse son rôle et chiffonnaitnerveusement son cahier. Et, s’imaginant que chacun la regardait,attendait son entrée, elle arrangeait ses cheveux d’une maintremblante et me disait :

– Je vais certainement me tromper… Commeje me sens mal à l’aise, si tu savais ! J’ai aussi peur que sion allait me conduire au supplice.

Son tour vint enfin.

– Cléopâtra Alexéïévna, à vous ! ditle régisseur.

Elle vint au milieu de la scène, laide etgauche, avec une expression d’effroi, et elle resta là unedemi-minute, comme pétrifiée. Seules les grandes boucles sebalançaient à ses oreilles.

– Pour la première fois, dit quelqu’un,il est permis de lire son rôle.

Il était clair pour moi qu’elle tremblait, nepouvait parler ni ouvrir son cahier, et qu’elle ne songeait pas àson rôle. Je voulais aller à elle et lui dire quelque chose, quand,tout à coup, elle tomba à genoux au milieu de la scène et sanglotabruyamment.

Tous s’agitèrent, chuchotèrent autourd’elle ; seul, je restais accoté à la coulisse, frappé de cequi s’était passé, ne comprenant pas, ne sachant que faire. Je viscomme on la releva et l’emmena. Je vis Anioûta Blagovo s’approcherde moi. Je ne l’avais pas vue dans la salle et elle sortit comme desous terre. Elle avait son chapeau, sa voilette, et semblait, commetoujours, n’être venue que pour une minute.

– Je lui avais dit de ne pas jouer !dit-elle fâchée, rougissante, détachant chaque mot d’un tonsaccadé. C’est de la folie ! Vous auriez dû laretenir !

Mme Ajôguine s’approchavivement avec sa blouse courte aux manches courtes, et de la cendrede cigarettes sur sa poitrine maigre et plate.

– Mon ami, c’est affreux ! dit-elleen se tordant les mains et en me regardant fixement commed’habitude. C’est affreux ! Votre sœur est dans une position…elle est enceinte. Emmenez-la, je vous prie…

Agitée, elle respirait péniblement. Ses troisfilles se tenaient à l’écart, aussi maigres et plates qu’elle, seserrant craintivement l’une contre l’autre. Elles étaientbouleversées, étourdies, comme si on eût arrêté un forçat dans leurmaison. Quelle honte ! Comme c’était effrayant !… Cetteestimable famille avait combattu toute sa vie les préjugés ;elle supposait probablement que toutes les superstitions et lesécarts de l’humanité se ramènent aux trois bougies, au nombretreize, et au lundi, jour néfaste.

– Je vous en prie… vous prie… répétaitMme Ajôguine, en faisant la bouche en cœur sur lemot « vous » et le prononçant « vious ». Jevious en prie, emmenez-la chez elle.

Chapitre 18

 

Peu après, ma sœur et moi, nous étions dans larue. Je la couvrais de mon manteau ; nous nous hâtions,choisissant les ruelles où il n’y avait pas de réverbères, évitantles rencontres ; cela ressemblait à une fuite. Elle nepleurait plus, et me regardait les yeux secs. Jusqu’à Makârikha, oùje la menai, il y avait vingt minutes de chemin, et chose étrange,en un si court laps de temps, nous eûmes le temps de nous remémorertoute notre vie. Nous pesâmes notre situation, nous combinâmes…

Nous décidâmes que nous ne pouvions plusrester dans cette ville, et que, quand j’aurais gagné un peud’argent, nous nous installerions dans un autre endroit. On dormaitdéjà dans quelques maisons ; dans d’autres on jouait auxcartes. Nous détestions ces maisons ; nous les craignions, etnous parlions du fanatisme, de la dureté de cœur, de la nullité deces familles respectables, de ces soi-disant amateurs d’artdramatique que nous avions tant effrayés. Et je me demandais enquoi ces gens stupides, féroces, paresseux, malhonnêtes étaientsupérieurs aux paysans de Kourîlovka, ivrognes et superstitieux, ouaux animaux, qui, eux aussi, ressentent du trouble, quand quelquechose d’anormal vient rompre la monotonie de leur vie, limitée auxinstincts. Que serait-il arrivé à ma sœur, si elle avait habité àla maison ? Quelles souffrances morales aurait-elle éprouvées,en causant avec son père, en rencontrant chaque jour sesconnaissances ? Je me représentais cela, et il me revenait àla mémoire des gens que leurs parents et leurs proches avaientlentement fait disparaître. Je me rappelais les chiens martyriséset qui devenaient fous, les moineaux plumés vivants par des gaminset jetés à l’eau ; et je me rappelais une longue, longue sériede souffrances muettes et prolongées, que j’avais observées sansinterruption dans cette ville depuis mon enfance. Et je necomprenais pas de quelle idée vivaient ces soixante millehabitants ; pourquoi ils lisaient l’évangile ; pourquoiils priaient ; pourquoi ils lisaient des journaux et deslivres. De quelle utilité leur a été tout ce qui a été écrit et ditjusqu’à ce jour, s’ils sont dans la même ténèbre spirituelle etdans le même dégoût de la liberté qu’il y a de cela cent ou troiscents ans ? Un charpentier entrepreneur construit toute sa viedes maisons dans une ville, et, jusqu’à sa mort, au lieu de« galerie » il dit « galderie » ; de mêmeces soixante mille habitants, lisent et entendent parler, degénération en génération, de vérité, de pitié, de liberté, et,jusqu’à leur mort, du matin au soir, ils mentent, se martyrisentl’un l’autre, craignant la liberté et la détestant comme unennemi…

– Maintenant, dit ma sœur quand nousentrâmes dans la maison, mon sort est décidé. Après ce qui s’estpassé, je ne peux plus retourner là-bas. Mon Dieu, quec’est bien ! J’en ai le cœur allégé.

Ma sœur se mit tout de suite au lit. Deslarmes brillaient à ses cils, mais son expression étaitheureuse ; elle dormit profondément ; doucement, onvoyait, qu’en effet, elle avait le cœur allégé, et qu’elle sereposait, ce qui ne lui était pas arrivé de longtemps.

Nous commençâmes à habiter ensemble. Ellechantait sans cesse et se trouvait bien ; les livres que jeprenais à la bibliothèque, je les rapportais sans qu’elle les eûtlus : elle ne pouvait plus lire ; elle ne voulait querêver et parler de l’avenir. En raccommodant mon linge, ou enaidant Kârpovna près du four, elle chantait ou parlait de sonVladimir, de son esprit, de ses bonnes manières, de sa bonté, deson savoir extraordinaire, et j’en convenais, bien que je n’aimasseplus son docteur. Elle voulait travailler, vivre indépendante, sesuffire ; elle disait qu’elle deviendrait institutrice ouinfirmière dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laveraitelle-même son plancher et son linge.

Elle aimait déjà passionnément son petit. Iln’était pas encore au monde qu’elle savait déjà quels yeux ilaurait, quelles mains, et comment il rirait. Elle parlaitd’éducation, et, comme à son sens le meilleur homme au monde étaitVladimir, tous ses raisonnements se bornaient à ce que le petit fûtaussi séduisant que son père. Il n’y avait pas de terme à sesconversations, et tout ce qu’elle disait lui procurait une vraiejoie. Quelquefois je m’en réjouissais aussi, je ne saispourquoi.

Elle m’avait probablement contagionné de sarêverie ; je ne lisais plus rien ; je rêvais. Le soir,malgré ma fatigue, j’arpentais ma chambre, les mains dans lespoches, et je parlais de ma femme.

– Qu’en penses-tu ? demandais-je àma sœur. Quand reviendra-t-elle ? À Noël, il me semble ?Pas plus tard. Que peut-elle bien faire là-bas ?

– Si elle ne t’écrit pas, c’est qu’ellereviendra certainement bientôt.

– C’est vrai, répondais-je, sachant trèsbien que Mâcha n’avait plus maintenant aucune raison derevenir…

Je m’ennuyais beaucoup sans elle. Je nepouvais plus me leurrer moi-même et je tâchais que les autres metrompassent. Ma sœur attendait son docteur, et moi Mâcha ; et,tous deux, nous causions sans répit, nous riions et nous neremarquions pas que nous empêchions Kârpovna de dormir. Elle étaitcouchée sur le four et murmurait sans cesse :

– Le samovar a ronflé ce matin ;cela ne signifie rien de bon, mes chers cœurs !

Personne ne venait chez nous, sauf le facteurqui apportait à Cléopâtra les lettres de Blagovo, et Prokôfy quivenait quelquefois chez nous le soir. Après avoir regardé ma sœuren silence, il rentrait dans la cuisine et disait :

– Chaque condition doit connaître sesobligations ; et celui qui, par orgueil, ne veut pas se lesrappeler, pour celui-là, c’est la vallée de larmes.

Il aimait ce mot « vallée delarmes ». Une fois que je passais par le marché, c’était àNoël, il me fit entrer dans sa boutique et, sans me tendre la main,me dit qu’il avait à me parler d’une affaire sérieuse.

Il était rouge de froid et de vodka. Près delui, derrière l’étal, se tenait Nicôlka avec sa figure de brigand,tenant à la main un couteau ensanglanté.

– Je veux vous exprimer mes dires,commença Prokôfy ; cet état de choses ne peut pas durer, parceque, vous le comprenez bien, les gens ne nous approuveront, nivous, ni moi pour une pareille vallée de larmes. Ma mère,naturellement, ne peut pas, par pitié, vous dire la chosedésagréable que votre sœur aille dans un autre logement en raisonde sa position ; mais moi je ne veux plus de ça, parce que jene peux pas donner mon approbation à sa conduite.

Je le compris et sortis de la boutique. Lejour même, ma sœur et moi, nous déménageâmes chez Rédka. Nousn’avions pas d’argent pour prendre une voiture. Nous partîmes àpied. Je portais sur le dos un sac contenant nos effets ; masœur, qui pourtant n’avait rien dans les mains, étouffait,toussait, et demandait sans cesse si nous arriverions bientôt.

Chapitre 19

 

Enfin, il vint une lettre de Mâcha.

Mon bon, mon cher M. A.[20], m’écrivait-elle, « mon doux, monange », comme vous appelle le vieux peintre, adieu ; jepars avec mon père pour l’Amérique visiter l’exposition. Dansquelques jours, je verrai l’Océan. C’est si loin de Doubètchnia queje n’ose pas y penser ! C’est hors de portée comme le ciel.Mais je veux aller vers la liberté. Je triomphe, je me sens folle,et vous voyez combien ma lettre est décousue. Mon cher, mon bon,rendez-moi ma liberté ; brisez vite le fil qui nous lie encorevous et moi… Vous avoir rencontré, vous avoir connu a été un rayonde soleil dans mon existence ; mais j’ai eu tort de devenirvotre femme. Vous le comprenez, et la conscience de cette faute mepèse maintenant ; je vous en supplie, à genoux, mon amimagnanime, vite, vite, avant mon départ sur l’Océan,télégraphiez-moi que vous consentez à réparer notre faute commune,à enlever de mes ailes la seule pierre qui les charge. Mon père,qui prend sur lui toutes les démarches, me promet de ne pas tropvous fatiguer par les formalités. Alors, je suis libre !n’est-ce pas ? libre d’aller aux quatre points de la terre.Est-ce oui ?

« Soyez heureux, que Dieu vous bénisse,et pardonnez à la pécheresse que je suis.

« Je suis en bonne santé. Je sèmel’argent ; je fais beaucoup de bêtises, et je remercie Dieu àchaque instant qu’une mauvaise femme comme moi n’ait pas d’enfants.Je chante, j’ai du succès ; d’ailleurs ce n’est pas ce qui mepassionne : c’est là mon port, c’est la cellule dans laquelleje me réfugie pour avoir du repos. Le roi David avait une bagueportant l’inscription : « Tout passe. » Quand on esttriste, ces mots vous rendent gai, et quand on est gai, ils vousrendent triste. Et je viens de m’offrir une bague de ce genre avecdes caractères hébraïques ; ce talisman me préservera despassions. Tout passe, et la vie passera ; il ne faut doncs’attacher à rien. Ou plutôt, il faut garder la conscience de saliberté, parce que, quand l’homme est libre, il ne lui faut rien,absolument rien de plus. Rompez donc notre lien. Je vous embrassebien fort, vous et votre sœur. Pardonnez-moi et oubliez votre

« M. »

Ma sœur était couchée dans une chambre, etRédka, qui avait été malade et se remettait, était dans l’autre.Juste au moment où je reçus cette lettre, ma sœur passa sans bruitchez le peintre, s’assit à côté de lui, et se mit à lire. Elle luilisait tous les jours Ostrôvski ou Gôgol ; il écoutait, lesyeux fixes, sans rire, hochant la tête et murmurait de temps àautre, à part lui :

– Tout peut arriver, tout peutarriver !

Si dans l’œuvre qu’on lui lisait il se passaitquelque chose de laid, de monstrueux, il disait, comme en seréjouissant du malheur d’autrui et touchant du doigt lelivre :

– Le voilà, le mensonge. Voilà ce quefait le mensonge !

Les œuvres le captivaient par leur sujet, parleur morale et par leur composition adroite et compliquée ; iladmirait l’auteur, mais ne l’appelait jamais par son nom :

– Comme il a habilement toutarrangé ! disait-il.

Ma sœur ne lut qu’une page ; la voix luimanqua. Rédka la prit par la main, et, ayant remué ses lèvressèches, il dit d’une vois enrouée, à peine perceptible :

– L’âme du juste est blanche et lissecomme de la craie, et celle du pécheur est comme de la pierreponce. L’âme du juste, c’est de l’huile claire ; celle dupécheur, c’est du goudron noir. Il faut peiner, il faut souffrir,il faut pâtir, continua-t-il. L’homme qui ne travaille pas et quine souffre pas, n’entrera pas dans le royaume des cieux. Malheuraux repus ; malheur aux forts ! Malheur aux riches, auxprêteurs à gages ; ils ne verront pas le royaume des Cieux. Lepuceron mange l’herbe, la rouille mange le fer…

– Et le mensonge mange l’âme, termina masœur en riant.

Je relus ma lettre encore une fois. À cemoment vint à la cuisine un soldat qui nous apportait deux fois parsemaine, on ne savait de la part de qui, du thé, des petits pains,et des gelinottes rôties qui sentaient le parfum. Je n’avais pasd’ouvrage ; il fallait rester à la maison des journéesentières et, apparemment, celui qui nous envoyait ces friandisessavait que nous étions dans le besoin.

J’entendis ma sœur causer avec le soldat etrire gaiement. Puis, elle mangea un petit pain, étant couchée, etme dit :

– Quand tu ne voulus pas rester dans unbureau et allas chez les peintres, Anioûta Blagovo et moi noussavions, dès le début, que tu avais raison ; mais nouscraignions de le dire tout haut. Quelle force, explique-le-moi,nous empêche d’avouer ce que nous pensons ? Vois plutôtAnioûta Blagovo ; elle t’aime ; elle t’adore ; ellesait que tu as raison ; elle m’aime comme une sœur etreconnaît aussi que j’ai raison ; et, je le pense, ellem’envie dans le fond de l’âme ; mais on ne sait quelle forcel’empêche de venir chez nous ; elle nous évite, elle nouscraint…

Ma sœur croisa les bras sur sa poitrine et ditavec chaleur :

– Comme elle t’aime ! si tusavais ! Elle n’a avoué cet amour qu’à moi seule, et encoretout bas, dans l’obscurité. Elle m’a emmenée dans une allée sombredu jardin, et s’est mise à me chuchoter comme tu lui es cher. Tu leverras, elle ne se mariera jamais à cause de l’amour qu’elle a pourtoi. La plains-tu au moins ?

– Oui, répondis-je.

– C’est elle qui envoie les petits pains.Elle est étrange, vraiment ; pourquoi s’en cache-t-elle ?Moi aussi j’étais ainsi ; mais je suis partie et ne crainsplus personne maintenant. Je pense et dis à haute voix ce que jeveux, et je me sens heureuse. Quand je vivais à la maison, jen’avais aucune notion du bonheur ; maintenant je ne changeraispas avec une reine.

Blagovo revint. Il avait conquis le titre dedocteur en médecine et vivait maintenant dans notre ville, chez sonpère. Il se reposait et disait qu’il retournerait bientôt àPétersbourg. Il voulait faire des vaccinations contre le typhus,et, je crois, contre le choléra. Il voulait aller à l’étranger pourse perfectionner et obtenir ensuite une chaire à l’université. Ilavait quitté le service militaire, portait d’amples vestons encheviote, de larges pantalons et de belles cravates ; ma sœurétait enthousiasmée de ses épingles, de ses boutons et du mouchoirde soie rouge que, sans doute par coquetterie, il mettait dans lapoche de devant de son veston. Un jour, par oisiveté, nouscomptâmes avec elle tous ses costumes, et nous décidâmes qu’il enavait au moins dix. Il était clair qu’il aimait ma sœur, commeavant ; mais il ne dit pas une seule fois, même enplaisantant, qu’il l’emmènerait avec lui à Pétersbourg ou àl’étranger ; et je ne pouvais pas m’imaginer ce quiadviendrait d’elle, de son enfant, si elle restait vivante. Ellerêvait sans cesse et ne pensait pas sérieusement à l’avenir. Elledisait que le docteur pouvait partir où il voudrait, et mêmel’abandonner, pourvu qu’il fût heureux. Le passé lui suffisait.

Ordinairement quand il venait, il l’auscultaittrès soigneusement, et exigeait qu’elle bût du lait en y mettantdes gouttes. Cette fois-ci, il en fut de même. Il l’ausculta et laforça à boire un verre de lait ; et il y eut ensuite, dans noschambres, une odeur de créosote.

– Voilà une enfant sage, dit-il en luiprenant le verre… Il ne faut pas trop parler. Ces derniers temps,tu jacasses comme une pie. Je t’en prie, tais-toi.

Elle riait. Puis il entra dans la chambre deRédka, où je me trouvais, et me tapa amicalement sur l’épaule…

– Hé bien ! vieux ?demanda-t-il, en se penchant sur le malade.

– Votre Noblesse, dit Rédka en remuantdoucement les lèvres, Votre Noblesse, j’ose vous dire que noussommes tous dans la main de Dieu ; nous devons tous mourir.Permettez-moi donc de vous dire la vérité… Votre Noblesse, vousn’entrerez pas dans le royaume des Cieux !

– Que faire ? plaisanta ledocteur ; il faut quelqu’un en enfer.

Et soudain, quelque chose se produisit dans maconscience. Il me sembla, comme en songe, que j’étais en hiver dansla cour de l’abattoir, et que Prokôfy se tenait auprès de moi,sentant la poivrée. Je fis un effort, me frottai les yeux, et mefigurai que j’allais chez le gouverneur lui fournir desexplications. Rien de semblable ne m’était jamais arrivé, ni nem’arriva ensuite, et j’explique que ces étranges souvenirs,ressemblant à un rêve, étaient dus à un surmenage nerveux. Jerevoyais l’abattoir, l’entrevue avec le gouverneur, et en mêmetemps, je sentais confusément que ce n’était pas la réalité.

Quand je revins à moi, je vis que je n’étaisplus à la maison, mais dans la rue, et me trouvais sous unréverbère avec le docteur.

– C’est triste, dit-il, et les larmes luicoulèrent aux joues. Elle est gaie, elle rit tout le temps ;elle espère, et sa situation est désespérée, mon ami. Votre Rédkame déteste et veut sans cesse me faire comprendre que j’ai mal agienvers elle. À son point de vue il a raison ; mais j’ai aussima manière de voir, et ne me repens pas du tout de ce qui estarrivé. Il faut aimer ; nous devons tous aimer, n’est-cepas ? Sans amour il n’y aurait pas de vie. Qui redoute ou quiévite l’amour, n’est pas libre.

Peu à peu, il vint à d’autres sujets ; ilparla de la science, de sa thèse qui avait plu à Pétersbourg ;il parlait avec enthousiasme et ne se rappelait plus ma sœur, sonchagrin, ni moi. La vie l’entraînait. Chez l’autre, l’Amérique etla bague avec inscription, et, chez celui-ci, le titre de docteuret la carrière de savant… Seuls, ma sœur et moi restions où nous enétions.

Après l’avoir quitté, j’allai sous unréverbère et relus une fois de plus la lettre de Mâcha. Et je merappelai, me rappelai clairement comment, au printemps, elle étaitvenue chez moi au moulin, et s’était couchée, couverte d’unejaquette en peau de mouton, voulant ressembler à une paysanne. Uneautre fois (c’était aussi le matin), nous retirions la nasse del’eau ; de grosses gouttes de pluie tombaient des saules durivage, et nous riions…

Notre maison à la Bolchâïa Dvoriânnskaïa étaitsombre. J’escaladai la palissade et, comme je le faisais jadis, jeme rendis à la cuisine par l’entrée de service, pour y prendre malampe. Il n’y avait personne à la cuisine. Près du fourneauronronnait le samovar, en attendant mon père.

« Qui sert le thé à mon pèremaintenant ? » pensai-je.

Ayant pris la lampe, je m’en allai dansl’appentis, me fis un lit sur des vieux journaux et me couchai. Leschampignons de bois, sur les murs, étaient revêches comme avant etleurs ombres dansaient. Il faisait froid. Je me figurai que ma sœurallait venir à l’instant m’apporter à souper ; mais je merappelai qu’elle était malade et couchée dans la maison deRédka ; et il me sembla étrange que j’eusse enjambé lapalissade et que je restasse dans l’appentis qui n’était paschauffé. Ma mémoire s’embrouillait. Je vis toute sorted’absurdités.

Un coup de sonnette. Je retrouve des bruitsque je connais depuis l’enfance. D’abord, le fil de fer gratte lemur, puis, à la cuisine, retentit une sonnerie plaintive et brève.C’est mon père qui rentre du cercle.

Je me levai et allai à la cuisine.

La cuisinière Akssînia leva les bras en mevoyant, et se mit à pleurer.

– Mon aimé ! dit-elledoucement ; mon chéri ! Ah ! Seigneur !

Et dans son trouble, elle se mit à froisserson tablier. Des grands bocaux de liqueurs étaient rangés sur lafenêtre. Je me versai une tasse à thé de vodka et la bus avidementparce que j’avais très soif. Akssînia venait de laver la table etles bancs ; cela sentait l’odeur des cuisines claires etconfortables que tiennent des cuisinières propres. Cette odeur etle chant des grillons nous attiraient ici, dans cette cuisine,quand nous étions enfants, et nous faisaient souhaiter d’entendredes contes et de jouer aux cartes…

– Et Cléopâtra, où est elle ?demanda Akssînia doucement, se pressant et retenant son souffle. Etoù est ta casquette, petit père ?… On dit que ta femme estpartie pour Pétersbourg ?

Akssînia était à notre service depuis le tempsde notre mère ; elle nous baignait jadis dans une bassine enbois, nous étions encore, pour elle, des enfants qu’il fallaitguider. Un quart d’heure lui suffit pour m’exposer toutes sesconsidérations, ses raisonnements d’ancienne bonne, accumulés dansle calme de sa cuisine, depuis que nous ne nous étions pas vus.Elle dit qu’on pouvait obliger le docteur à épouserCléopâtra ; il suffirait de l’intimider, et, si l’on rédigeaitune bonne supplique, l’archevêque annulerait son premier mariage.Elle me dit qu’il serait bien de vendre Doubètchnia, à l’insu de mafemme, et de mettre l’argent dans une banque, à mon nom. Elleinsinua que si ma sœur et moi nous nous jetions aux pieds de notrepère, il nous pardonnerait peut-être. Il fallait faire dire uneprière à la Reine des Cieux…

– Allons, petit père, va luiparler ! me dit-elle, lorsque la toux de mon pèreretentit ; va lui parler ; prosterne-toi devantlui ; ta tête n’en tombera pas.

J’y allai. Mon père était assis à satableet dessinait un plan de maison de campagne, avecdes fenêtres gothiques, et une grosse tour qui ressemblait à unevigie de pompiers, quelque chose d’extraordinairement arriéré etdénué de tout talent.

De ma place, je voyais tout ce plan. Je ne susplus pourquoi j’étais venu chez mon père mais je me rappelle que,quand je vis sa figure maigre, sa nuque rouge, son ombre sur lemur, j’eus envie de me jeter à son cou et, comme m’avait ditAkssînia, de me prosterner devant lui. Mais la vue de la maison decampagne, avec ses fenêtres gothiques et sa grosse tour, meretint.

– Bonsoir, lui dis-je.

Mon père me regarda, et baissa aussitôt lesyeux sur son plan.

– Que veux-tu ? demanda-t-il aprèsun peu de silence.

– Je suis venu vous dire que ma sœur esttrès malade. Elle mourra bientôt, ajoutai-je d’une voix sourde.

– Eh bien ! soupira mon père, enôtant ses lunettes et les posant sur la table, tu récoltes ce quetu as semé. Tu récoltes ce que tu as semé, répéta-t-il en se levantde sa table. Je te prie de te rappeler qu’il y a deux ans, tu esvenu chez moi, et qu’à cette même place, je t’ai prié de renoncer àtes chimères. Je t’ai rappelé le devoir, l’honneur, et tesobligations envers tes ancêtres, dont nous devons saintementconserver les traditions. M’as-tu écouté ? Tu as méprisé mesconseils ; tu as continué à t’en tenir à tes faussesconceptions. En outre, tu as aussi entraîné ta sœur dans teserrements, et tu lui as fait perdre sa moralité et sa pudeur.Maintenant, les choses vont mal pour vous deux ; eh bien,récoltez ce que vous avez semé !

En parlant, il allait et venait dans lachambre ; il pensait probablement que je venais chez lui enrepentant et il attendait sans doute quelque imploration pour moiou pour ma sœur.

Il faisait froid, et je tremblais comme sij’avais la fièvre ; je parlais avec peine d’une voixenrouée :

– Moi aussi, je vous prie de vousrappeler, dis-je, qu’à cette même place, je vous ai supplié dechercher à me comprendre et de trouver avec moi une raison et lafaçon de vivre. En réponse vous m’avez parlé de nos ancêtres, demon grand-oncle qui écrivait des vers. On vous dit maintenant quevotre fille unique est perdue, et vous parlez derechef d’ancêtreset de traditions… Une pareille légèreté chez un vieillard, à qui ilne reste que cinq ou dix années à vivre !…

– Pourquoi es-tu venu ici ? medemanda mon père sévèrement, froissé sans doute de ce que jel’eusse accusé de légèreté.

– Je ne sais pas ; je vous aime etil me chagrine que nous soyons si éloignés l’un de l’autre ;voilà pourquoi je suis venu. Je vous aime encore, mais ma sœur adéfinitivement rompu avec vous. Elle ne vous pardonne pas et nevous pardonnera jamais. Votre nom seul lui inspire le dégoût dupassé et de la vie.

– À qui la faute ? cria mon père. Àtoi, vaurien !

– Soit ! dis-je, admettons ! Jereconnais que c’est en grande partie ma faute ; mais pourquoiprétendez-vous nous imposer la vie que vous menez, qui est sitriste, si plate ? Pourquoi dans aucune de ces maisons quevous construisez, voici trente ans déjà, n’y a-t-il pas un seulhomme auprès duquel j’aie pu apprendre comment il faut vivre sansse sentir en faute ! Il n’y a pas un honnête homme dans toutela ville. Vos maisons, ce sont des repaires maudits où l’on faitpérir les mères et les filles, où l’on torture les enfants…

Ma pauvre mère ! continuai-jedésespéré ; ma pauvre sœur ! Il faut s’abrutird’eau-de-vie, de cancans ou de cartes ; il faut ramper, fairele bigot, dessiner, pendant des dizaines d’années, des plans et desplans, pour ne pas voir toute l’horreur qui se cache dans cesmaisons ! Notre ville existe depuis des siècles, et, dans celaps de temps, elle n’a pas donné à la patrie un seul homme utile,pas un ! Vous avez étouffé dans le germe tout ce qui étaitvivant et avait le moindre éclat. Ville de boutiquiers, detaverniers, d’employés, de bigots ; ville inutile, inepte,vaine, que ne regretterait pas une âme si elle disparaissait sousterre tout à coup.

– Je ne veux pas t’écouter, vaurien, ditmon père.

Et il prit une règle sur la table.

– Tu es ivre ; comment oses-tu teprésenter chez ton père dans un état pareil ! Je te le dispour la dernière fois, et tu pourras le répéter à ta sœurdévergondée : Vous ne recevrez rien de moi ! J’ai arrachéde mon cœur le souvenir de mes enfants insoumis, et, s’ilssouffrent de leur insoumission et de leur entêtement, je ne lesplains pas. Tu peux retourner d’où tu viens ! Dieu a voulu mepunir en vous, mais je supporterai cette épreuve avec résignation.Comme Job, je trouverai ma consolation dans les souffrances, et letravail assidu. Ne franchis plus ce seuil avant de te corriger. Jesuis juste ; tout ce que je dis est profitable et si tu veuxle bien, tu n’auras qu’à te souvenir toute ta vie de ce que je t’aidit et que je répète.

Je fis un geste de découragement et je sortis.Je ne me rappelle pas ce qui se passa la nuit et le joursuivants ; on dit que j’errai dans les rues sans casquette,titubant et chantant à haute voix ; les gamins me suivaient,en criant :

– Petit Profit ! PetitProfit !

Chapitre 20

 

Si j’avais eu l’envie de me commander unebague, j’aurais choisi la devise : « Rien nepasse ! » Je crois que rien ne passe en effet et toutlaisse une trace ; le moindre de nos pas a une significationdans cette vie, comme dans la vie future.

Ce que j’ai vécu n’a pas été vain. Mes grandsmalheurs, ma patience ont touché le cœur des habitants etaujourd’hui, on ne m’appelle plus Petit Profit. On ne se moque plusde moi, et, quand je passe au marché, on ne me lance plus d’eau. Ons’est accoutumé à ce que je sois ouvrier et à ce que, bien quenoble, je porte des seaux de couleur et pose des carreaux. Aucontraire, on me donne volontiers des commandes et je passe pourbon ouvrier et pour le meilleur entrepreneur de la ville aprèsRédka, qui, bien que guéri et peignant comme avant les coupoles desclochers sans échafaudage, n’a plus la force d’en venir à bout avecses ouvriers ; je cours la ville à sa place pour trouver descommandes. J’embauche et je paie les ouvriers ; j’emprunte del’argent à gros intérêts ; et maintenant, je comprends qu’onpuisse, pour une commande de rien, courir la ville deux ou troisjours pour trouver des couvreurs. On est poli avec moi ; on medit « vous », et, dans les maisons où je travaille, onm’offre du thé, et on envoie demander si je ne veux pas dîner. Lesenfants et les jeunes filles viennent souvent et me regardent aveccuriosité et tristesse.

Un jour, comme je travaillais dans le jardindu gouverneur, peignant en faux marbre un pavillon, le gouverneur yentra. Et, par désœuvrement, il se mit à me parler. Je lui rappelaile jour où il m’avait fait venir chez lui pour une explication. Ilme regarda un instant, puis il fit sa bouche en 0, écartales bras et dit :

– Je ne me rappelle pas.

J’ai vieilli, je suis devenu silencieux, rude,sévère. Je ris rarement, et on dit que je ressemble à Rédka. Commelui, j’ennuie les ouvriers par mes sermons inutiles.

Maria Vîctorovna, mon ex-femme, vit maintenantà l’étranger. Son père, l’ingénieur, construit un chemin de ferdans les provinces orientales, et il y achète des terres. Ledocteur Blagovo est aussi à l’étranger. La propriété de Doubètchniaest revenue à Mme Tchéprakov qui l’a rachetée àl’ingénieur avec vingt pour cent de rabais. Moïsséy porte unchapeau melon ; il vient souvent pour affaires en ville surune araignée ; et il s’arrête devant la banque. On dit qu’il adéjà acheté un bien par cession et qu’il s’informe constamment à labanque au sujet de Doubètchnia qu’il compte aussi acheter. Lepauvre Ivane Tchéprakov a longtemps battu le pavé de la ville, nefaisant rien et s’enivrant. J’ai essayé de lui faire gagner sa vieavec nous, et, pendant un temps, il peignait les toits, posait lesvitres, et y avait pris goût. Il volait l’huile comme un véritableouvrier, demandait des pourboires, et s’enivrait. Mais bientôt letravail l’ennuya. Il devint triste et revint à Doubètchnia. Et lesouvriers me confièrent ensuite qu’il les avait incités à aller aveclui, la nuit, tuer Moïsséy et dévaliser la générale.

Mon père a beaucoup vieilli. Il est voûté etse promène le soir devant sa maison. Je ne vais jamais chezlui.

Prokôfy, pendant le choléra, traitait lesmarchands avec de la poivrée additionnée de goudron et se faisaitpayer ; comme je l’appris par notre journal, il fut condamnéaux verges parce qu’il avait, dans sa boutique, mal parlé desmédecins. Son commis Nicôlka est mort du choléra ; Kârpovnaest encore vivante ; elle aime et craint son Prokôfy commeavant. En me voyant elle dit chaque fois, hochant la tête et avecun soupir : Malheur, malheur à toi !

Pendant la semaine, je suis occupé du matin ausoir ; mais les jours de fêtes, quand il fait beau, je prendssur mes bras ma minuscule nièce (ma sœur attendait un garçon etelle eut une fille), et je vais lentement jusqu’au cimetière. Là,je demeure longtemps à regarder la tombe qui m’est chère. Et je disà la petite fille que sa mère est couchée là.

Quelquefois, je rencontre près de la tombeAnioûta Blagovo. Nous nous disons bonjour et nous restonssilencieux, ou bien nous parlons de Cléopâtra, de son enfance et dela tristesse qu’il y a à vivre sur cette terre. Puis, sortis ducimetière, nous marchons en silence et elle ralentit le pas, afinde rester plus longtemps avec moi. Joyeuse, clignant les yeux à lalumière vive du jour, la petite tend vers elle ses petitesmains ; nous nous arrêtons, et nous la caressons ensemble.

Quand nous rentrons dans la ville, AnioûtaBlagovo, troublée et rougissante, me dit adieu et continue àmarcher seule, sérieuse et sévère… Aucun de ceux qui la rencontrentne peut penser qu’elle vient de marcher à côté de moi, et qu’elle acaressé l’enfant.

1896.

Partie 2
EN VOYAGE

Unnuage doré avait passé la nuit au sein d’un rocher géant…

LERMONTOV.

Dans la chambre que le patron ducabaret[21], le cosaque SémioneTchistoplouï[22], appelait lui-même la chambre devoyageurs – car elle leur était exclusivement réservée, – étaitassis, près d’une grande table en bois blanc, un homme d’unequarantaine d’années, grand et large d’épaules.

Accoudé à la table et la tête appuyée sur unpoing, il dormait… Un bout de chandelle, planté dans un pot àpommade, éclairait sa barbe blonde, son nez gros et large, sesjoues hâlées, ses sourcils épais et noirs, pendants sur ses yeuxfermés… Nez, joues, sourcils, tous ses traits, pris à part, étaientgrossiers et lourds, comme le meuble et le poêle de la« chambre des voyageurs », mais, dans leur ensemble, il yavait quelque chose d’harmonieux et même de beau. C’est le secretdes visages russes : plus les traits en sont gros et lourds,plus ils semblent doux et avenants. L’homme portait un veston debonne coupe, râpé, mais ourlé d’une large ganse neuve, un gilet develours, et de larges pantalons noirs, rentrés dans de hautesbottes.

Sur l’un des bancs qui entouraient les mursdormait, sur une pelisse de renard, une petite fille d’une huitained’années, en robe marron avec de longs bas noirs. Ses cheveuxétaient blonds, sa figure pâle, ses épaules étroites, tout soncorps maigre et fluet. Son nez saillant formait une pomme aussigrosse et aussi laide que celle du nez de l’homme. La fillettedormait profondément sans même sentir que son peigne rond, glisséde ses cheveux, lui mordait la joue.

La « chambre des voyageurs » avaitun air de fête. On y sentait l’odeur des planchers fraîchementlavés ; aucune guenille ne pendait sur la corde qui latraversait diagonalement, et, dans le coin droit, au-dessus de latable, mettant une tache rouge sur l’icône de saintGeorges-vainqueur, une veilleuse brûlait. Suivant la plus sévère etla plus prudente gradation pour passer du divin à l’humain, touteune rangée de gravures populaires s’allongeait des deux côtés del’icône. Aux lumières vagues du bout de chandelle et de laveilleuse, ces images présentaient un bandeau continu, semé detaches noires. Quand le poêle de faïence, se mettant à l’unisson dutemps qu’il faisait, aspirait l’air en hurlant, et que les bûches,comme réveillées, s’embrasaient d’une flamme vive et geignaientavec colère, des taches rougeâtres se mettaient à danser sur lesmurs et l’on pouvait voir se dresser au-dessus de l’homme endormi,soit Séraphime-le-vénérable, soit le shah Nassr-Eddin, soit unBambin gras et basané, les yeux écarquillés, qui murmurait quelquechose à l’oreille d’une Vierge d’une figure extraordinairementstupide et indifférente…

Dehors, la tourmente grondait. Quelque chosede forcené, de mauvais et de profondément malheureux courait avecla fureur d’un fauve, tout autour du cabaret, tâchant de pénétrerau dedans. Claquant les portes, cognant aux fenêtres, frappant surle toit, griffant les murailles, cela parfois menaçait, parfoissuppliait, parfois s’apaisait un peu, puis s’engouffrait avec unhurlement joyeux et perfide dans la cheminée ; mais, alors,les bûches flambaient, et le feu, comme un chien de garde, sejetait avec rage sur l’ennemi ; la lutte s’engageait, suiviede sanglots, de glapissements et d’un mugissement furieux. En toutcela, on percevait du ressentiment inquiet, la haine inassouvie,l’impuissance offensée de quelqu’un accoutumé à vaincre.

Comme sous l’incantation de cette musiquesauvage, diabolique, la « chambre des voyageurs »semblait muette et figée pour toujours. Soudain pourtant la portegrinça, et le petit garçon de cabaret en veste-chemise de calicot,toute neuve, entra. Boitant, clignant ses yeux ensommeillés, ilmoucha la chandelle avec ses doigts, mit des bûches dans le poêleet sortit. Au même instant, minuit sonna à l’église de Rogatchy, àtrois cents pas du cabaret. Le vent se mit, comme avec des floconsde neige, à jouer avec les sons de la cloche. Les pourchassant, illes dispersait en tous sens si bien que certains coups étaientcoupés nets, tandis que d’autres s’allongeaient en un sonondulé ; d’autres se perdaient entièrement dans le hululementgénéral. L’un des coups vibra aussi distinctement dans la chambreque si l’on eût sonné sous les fenêtres.

La fillette qui dormait tressaillit et leva latête. Elle regarda inconsciemment une seconde la fenêtre sombre,puis Nassr-Eddin, sur lequel glissait à ce moment le reflet pourpredu poêle, et elle dirigea son regard vers l’homme qui dormait.

– Papa, dit-elle.

L’homme ne bougea pas.

La petite fille se renfrogna avec colère, secoucha et replia ses jambes sous elle. Quelqu’un dans le cabaretbâilla longuement. Peu après, la poulie de la porte grinça et desvoix confuses retentirent. Quelqu’un entra, et, secouant la neigede ses vêtements, frappa sourdement le parquet de ses bottes defeutre.

– Qu’est-ce que c’est ? demandaparesseusement une voix de femme.

– C’est Mlle Ilovaïskiqui arrive… répondit une grosse voix profonde.

Derechef la poulie grinça. On entendit lebruit du vent qui s’engouffrait. Quelqu’un – probablement le garçonboiteux – s’approcha de la porte de la chambre des voyageurs.Toussotant en se retenant, il tira le loquet.

– Par ici, honorée demoiselle[23], veuillez entrer, dit une femme à lavoix chantante ; ici, c’est propre, ma belle.

La porte s’ouvrit toute large, et, sur leseuil apparut un paysan barbu. Vêtu d’un cafetan de cocher, ilportait sur l’épaule une grande malle et était couvert de neige dela tête aux pieds. Après lui entra, presque deux fois moins grandeque l’homme, une silhouette de femme, sans figure et sans mainsEmpaquetée, emmitouflée, elle ressemblait à un ballot, et étaitcouverte de neige elle aussi. Comme d’une cave, il vint, du cocheret du ballot, du froid sur la petite fille. La flamme de lachandelle vacilla.

– Quelles sottises !… dit le balloten colère ; on peut parfaitement marcher ! Il ne resteque douze verstes, et presque toujours à travers bois ; on nepeut pas se perdre…

– Nous ne nous serions pas perdus,mademoiselle, mais les chevaux n’en peuvent plus, répondit lecocher. Ah ! le Seigneur le voie !… comme si je lefaisais exprès !…

– Dieu sait où tu m’as amenée !…Mais, chut !… On dort, je crois, ici… Va-t’en.

Le cocher posa la malle à terre et des couchesde neige glissèrent de ses épaules. Il fit un reniflement pareil àun sanglot et s’en alla.

La petite fille vit ensuite deux petites mainssortir du milieu du ballot. Elles se levèrent en l’air et se mirentà démêler nerveusement un fouillis de châles, de fichus etd’écharpes. D’abord tomba à terre un châle, puis un passe-montagne,puis un fichu blanc tricoté. Ayant dégagé sa tête, la voyageusequitta sa pelisse et se trouva soudain réduite de moitié. Elleavait maintenant un long manteau gris, à gros boutons, et despoches qui bâillaient. D’une de ces poches, elle tira un rouleau depapier, et, de l’autre, un trousseau de grosses et grandes clés,qu’elle jeta avec si peu de soin sur la table, que l’homme endormitressaillit et ouvrit les yeux.

Il regarda un instant stupidement autour delui, comme ne comprenant pas où il était ; puis il secoua latête, se leva et alla se mettre dans un coin de la pièce, où ils’assit… La nouvelle venue quitta son manteau et fut encore réduitede moitié. Elle enleva ses bottes de dessus en peluche, et s’assitégalement.

Elle ne ressemblait plus maintenant à unballot. C’était une brune et maigre petite personne d’une vingtained’années, mince comme un petit serpent, la figure allongée etblanche, les cheveux bouclés.

Elle avait un long nez pointu, le menton longaussi et pointu, de longs cils, les coins de la bouche pointus, et,grâce à toutes ces pointes, l’expression de la figure semblaitaiguë. Serrée dans une robe noire, avec une profusion de dentellesau cou et aux manches, des coudes pointus et de longs doigts roses,elle faisait songer à un portrait de dame anglaise du moyen âge.L’expression sérieuse et concentrée de son visage augmentait cetteressemblance.

La jeune personne examina la chambre, regardadu coin de l’œil l’homme et la fillette, et, ayant levé lesépaules, s’assit près d’une fenêtre. Les fenêtres obscurestremblaient à l’humide vent d’ouest. De gros flocons de neige,étincelants de blancheur, se collaient aux vitres, maisdisparaissaient aussitôt, emportés par le vent. La sauvage musiquedevenait de plus en plus bruyante.

Après un long silence, la fillette se retournasoudain et dit, en scandant rageusement chaque mot :

– Seigneur, Seigneur, que je suismalheureuse !… Plus malheureuse que qui que ce soit !

L’homme se leva, et d’un air de faute, àpetits pas précipités, qui n’allaient pas du tout avec son énormetaille et sa grande barbe, il s’empressa vers la fillette.

– Tu ne dors pas, petite amie ? luidemanda-t-il d’une voix qui s’excusait. Que veux-tu ?

– Je ne veux rien. J’ai mal à l’épaule.Tu es un méchant, papa, et Dieu te punira ! Tu verras qu’il tepunira !

– Ma chérie, je sais que tu as mal àl’épaule, mais que puis-je faire, petite amie ? dit l’homme,du ton dont un mari un peu ivre se justifie devant son épousesévère. Si tu as mal à l’épaule, Sacha[24], c’est àcause du voyage. Demain nous arriverons ; tu te reposeras etça passera !…

– Demain, demain… tu me le dis chaquejour… Nous serons encore au moins vingt jours en route !…

– Mais, petite amie, ma parole de papa,nous arriverons demain. Je ne mens jamais ; si la tempête deneige nous a surpris, ce n’est pas ma faute.

– Je ne peux plus y tenir ! Je ne lepuis plus !… je ne le puis plus !…

Sacha battit du pied brusquement et remplit lachambre de pleurs aigus et désagréables. Son père laissa tomber samain avec accablement et regarda, déconcerté, la jeune femme.Celle-ci leva les épaules et s’approcha irrésolument del’enfant.

– Chérie, dit-elle, pourquoipleurer ? C’est vrai que ce n’est pas bon d’avoir mal àl’épaule, mais que faire ?

– Voyez-vous, madame, dit l’hommevivement, comme s’il se disculpait, il y a deux nuits que nous nedormons pas, et nous avons voyagé dans une voiture horrible. Alors,certes, il est naturel qu’elle soit malade et en ait assez. Etencore, figurez-vous, nous sommes tombés sur un cocher ivre, et onnous a volé notre malle… Le chasse-neige tout le temps… Mais de là,à pleurer, madame !… Au reste, cela m’a fatigué, moi aussi dedormir assis ; je suis comme un homme ivre. Ma parole, Sacha,on a le cœur assez gros ici sans que tu pleures !

L’homme hocha la tête, fit un geste accablé ets’assit.

– Certainement, il ne faut pas pleurer,dit la jeune personne brune ; il n’y a que les enfants au seinqui pleurent. Si tu es malade, chérie, il faut te déshabiller etdormir. Laisse-moi te déshabiller !

Quand ce fut fait et la fillette calmée, lesilence se rétablit. Assise près de la fenêtre, la jeune personneregarda encore avec perplexité la chambre de l’auberge, l’icône, lepoêle… Visiblement, cette chambre, la petite au gros nez, enchemise courte de garçon, et le père de la petite, lui semblaientétranges. Cet homme singulier, assis dans son coin, confus comme unhomme ivre, regardait de côtés et d’autres et se frottait la figurede la paume de ses mains. Il se taisait, clignait des yeux et, enregardant sa figure à mine coupable, il était difficile de supposerqu’il se mettrait à parler bientôt ; ce fut pourtant lui quiparla le premier.

Glissant les mains sur ses genoux, ayanttoussé et souriant narquoisement, il dit :

– C’est une comédie, ma parole !… Jeregarde et n’en crois pas mes yeux. Pour quoi diable le sort nousa-t-il jetés dans cette dégoûtante auberge ? Qu’entend-il nousenseigner par là ? La vie fait parfois des sauts si périlleuxqu’on en ouvre les yeux, éberlué… Allez-vous loin,madame ?

– Non, répondit la jeune personne ;je vais de notre propriété à vingt verstes d’ici dans une ferme oùvivent mon père et mon frère. Je m’appelle Ilovaïski et la fermeporte notre nom ; elle est à douze verstes d’ici. Quel tempsdésagréable !

– Rien de pire.

Le petit boiteux entra et mit un nouveau boutde chandelle dans le pot à pommade.

– Tu devrais, mon petit, nous apporter unsamovar, lui dit l’homme.

– Qui prend du thé maintenant ?répondit le boiteux en riant. C’est un péché d’en boire avantmatines.

– Bah ! ce n’est pas toi quibrûleras en enfer.

En prenant du thé, les nouvelles connaissancescausèrent. Mlle Ilovaïski apprit que soninterlocuteur s’appelait Grigôri Pétrôvitch Lîkharév, qu’il étaitfrère de ce Lîkharév, qui était maréchal de la noblesse dans un desdistricts voisins, que lui-même y avait jadis été propriétaire,mais que, bien entendu, il avait fini par se ruiner.

Lîkharév, de son côté, apprit queMlle Ilovaïski se nommait Maria Mikhâïlovna, queson père possédait une immense propriété, mais qu’elle s’enoccupait seule, parce que son père et son frère ne regardaient lavie que de loin et aimaient trop les lévriers et la chasse.

– Mon père et mon frère sont seuls à laferme, absolument seuls, raconta Mlle Ilovaïski enremuant les doigts. (En parlant, elle avait l’habitude de remuerles doigts devant sa figure pointue et, après chaque phrase, ellepassait sa langue pointue sur ses lèvres.) Mes hommes sontinsouciants et ne prendraient pas la peine de lever un doigt poureux-mêmes. Mon père est fantasque et mon frère, chaque soir, a lesjambes fauchées. Je m’imagine qui leur préparera un souper de finde jeûne[25]. Maman est morte et nous avons desdomestiques qui, sans moi, ne savent pas mettre une nappe comme ilfaut. Vous pouvez vous figurer maintenant leur situation. Ilsn’auront pas de souper, et il faut que je reste ici toute la nuit.Comme tout cela est étrange !

Mlle Ilovaïski haussa lesépaules, but quelques gouttes de thé et dit :

– Certaines fêtes ont un parfum à elles.À Pâques, à la Trinité et à Noël, l’air a une odeur spéciale. Lesincroyants eux-mêmes aiment ces fêtes. Mon frère, par exemple,prétend que Dieu n’existe pas ; mais, à Pâques, il est lepremier à courir à la messe de minuit.

Lîkharév, amusé et riant, leva les yeux surMlle Ilovaïski.

– On prétend, continua la jeune fille, enriant, elle aussi, que Dieu n’existe pas, mais pourquoi tous lesécrivains célèbres, les savants, les gens d’esprit finissent-ilspar croire, dites-moi, à la fin de leur vie ?

– Celui, mademoiselle, qui n’a pas cru ensa jeunesse, ne croira pas dans sa vieillesse, fût-il unarchi-écrivain…

À en juger par sa toux, Lîkharév avait unevoix de basse, mais, par crainte sans doute de parler trop haut oupar timidité, il parlait comme s’il avait une voix de ténor.

Après un instant de silence, il soupira etdit :

– À mon sens, la foi est une dispositionparticulière ; c’est comme un talent, on naît avec elle.Autant que j’en puis juger par moi-même, par les gens que j’airencontrés dans ma vie et par tout ce qui s’est passé autour demoi, cette disposition-là est, au plus haut degré, particulière auxRusses. Voudriez-vous me verser encore une tasse ? La vierusse est une suite ininterrompue de fois et d’exaltations, etquant à l’incroyance ou aux négations, si vous voulez que je vousle dise, elle n’y a pas encore goûté. Si un Russe ne croit pas enDieu, c’est qu’il croit à autre chose.

Lîkharév prit la tasse de thé que lui tendaitMlle Ilovaïski, en but d’un trait la moitié etreprit :

– Pour moi, voici ce que je puis vousdire. La nature a mis en mon âme une extraordinaire faculté decroire. J’appartins la moitié de ma vie – il ne faudrait pas direcela la nuit – à la légion des athées et des nihilistes ; maisdans ma vie, il n’y a pas eu une seule heure où je n’aie pas cru.Tous les talents se révèlent d’ordinaire dès le bas âge, et mafaculté se fit jour aussi, alors que j’en étais encore à marchersous la table. Ma mère aimait que les enfants mangeassent beaucoupet, quand elle me servait, elle disait : « Mange, leprincipal dans la vie, c’est la soupe. » Je la croyais et jemangeais de la soupe dix fois par jour ; j’en avalais comme unrequin jusqu’au dégoût, jusqu’à m’en trouver mal… Ma bonne medisait des contes et je croyais aux lares, aux follets, à toutesles diableries. Je volais du sublimé corrosif à mon père ;j’en saupoudrais des biscuits et les portais au grenier pour que,figurez-vous, les lares, après en avoir mangé, en crevassent… Etquand j’eus appris à lire et que je compris ce que je lisais, cefut plus beau encore ! Je me sauvais en Amérique, jem’enfuyais chez les brigands, je demandais à entrer au couvent, etje payais des gamins pour qu’ils me fissent souffrir pour l’amourdu Christ. Et, remarquez que ma foi était toujours agissante et nonlettre morte. Si je m’enfuyais en Amérique, ce n’était jamais toutseul ; j’entraînais quelque petit imbécile comme moi, etj’étais heureux quand je gelais à la barrière de la ville et quandon me fouettait pour mes exploits. Si je m’en allais chez lesbrigands, je revenais immanquablement avec la figure démolie. Uneenfance, je vous le dis, des plus mouvementées ! Et quand onme mit au lycée et qu’on se mit à m’y déverser toute sorte devérités comme le mouvement de la terre autour du soleil ou comme leblanc qui n’est pas blanc, mais composé de sept couleurs, ma pauvretête tourna. Tout s’effondra autour de moi, et Josué qui arrêta lesoleil, et ma mère qui n’admettait pas les paratonnerres parrespect du prophète Élie, et mon père, que les vérités que l’onm’enseignait laissaient froid. Ce qui m’était révélé m’inspirait.Je marchais comme un halluciné dans notre maison, dans l’écurie,prêchant mes vérités ; je m’effrayais de l’ignorance commune,je brûlais de haine contre ceux qui ne voyaient dans le blanc quedu blanc. Du reste, tout cela n’est que fadaises et gamineries. Mesexaltations sérieuses, et, pour ainsi dire, viriles, commencèrent àl’Université. Vous avez, sans doute, mademoiselle, suivi des coursquelque part ?

– À Novotcherkassk, à l’Institut duDon.

– Vous n’avez pas suivi des cours defaculté, alors vous ne savez pas ce que sont les sciences. Toutesles sciences, tant qu’il y en ait au monde, portent une même livréesans laquelle elles se regardent comme impossibles ; c’est larecherche de la vérité. Chacune d’elles, même une vaguepharmacognosie, n’a pour but ni l’utilité, ni les commodités de lavie, mais la vérité. C’est remarquable ! Quand on se met àétudier une science, le commencement vous frappe toujours. Il n’estrien de plus attrayant, de plus magnifique, je dois vous ledire ; rien n’étourdit et ne saisit davantage l’esprit que lecommencement de n’importe quelle science. Après les cinq ou sixpremières leçons, des espérances lumineuses vous ravissent auciel ; vous vous croyez déjà maître de la vérité… Et jem’adonnai aux sciences tout entier, passionnément, comme on sedonne à la femme que l’on aime. J’étais leur serf, et, en dehorsd’elles, je ne voulais connaître aucune autre lumière. Nuit etjour, sans redresser l’échine, je piochais. Je me ruinais enlivres. Je pleurais quand, sous mes yeux, des gens exploitaient lascience dans leurs intérêts privés. Mais mon engouement ne duraitpas longtemps. Chaque science, c’est un fait, a un commencement,mais n’a pas de fin, ainsi que les fractions périodiques. Lazoologie a découvert 35 000 espèces d’insectes ; lachimie compte 60 corps simples ; si, avec le temps, on ajouteà la droite de ces chiffres des dizaines de zéros, la zoologie etla chimie seront aussi éloignées de leur fin que maintenant ;tout le travail scientifique moderne ne consiste qu’à grossir deschiffres. Je m’avisai de ce jeu quand je trouvai une trente-cinqmille et unième espèce, sans en ressentir de satisfaction. Je n’euspas le temps de souffrir de ma déception, car rapidement unecroyance nouvelle s’empara de moi. Je me jetai dans le nihilismeavec ses proclamations, ses partages noirs[26] ettoutes ses facéties. J’allai au peuple. Je travaillai dans desfabriques. Je fus graisseur, hâleur. Puis, lorsque parcourant notreRussie, je pus deviner la vie russe, je devins un fervent adorateurde cette vie. J’aimai le peuple russe jusqu’à en souffrir ; jel’aimais et croyais son Dieu, sa langue, ses productions, etc. Jefus en mon temps slavophile. J’ennuyai Aksâkov[27] demes lettres, je fus ukraïnophile, archéologue, collectionneur despécimens d’art populaire… Je m’engouais des idées, des gens, desévénements, des lieux… Je m’emballais sans désemparer. Il y a cinqans, je m’adonnai à la négation de la propriété. Ma dernière foifut la non-résistance au mal[28].

Sacha soupira plusieurs fois et s’agita ;Lîkharév se leva et s’approcha d’elle.

– Petite amie, lui demanda-t-iltendrement, ne veux-tu pas du thé ?

– Bois-le toi-même, réponditgrossièrement la fillette.

Déconcerté, Lîkharév revint vers la table avecun air de faute.

– Au total, vous avez eu une vie gaie,lui dit Mlle Ilovaïski ; vous avez matière àsouvenirs.

– Oui, si vous voulez, tout cela est gaiquand on est assis à boire du thé avec une aimable interlocutriceet quand on bavarde ; mais demandez-moi ce que m’a coûté cettegaieté, ce que m’a coûté la diversité de ma vie ! Je croyais,voyez-vous, mademoiselle, non pas comme un docteur allemand enphilosophie qui croit zierlich manierlich[29] ; je ne fuyais pas le monde, etchaque épreuve d’une nouvelle foi m’accablait et déchirait machair. Jugez-en vous-même. J’étais riche comme mes frères, etaujourd’hui, je suis pauvre. Dans la fumée de mes exaltations, j’aidilapidé ma fortune, celle de ma femme et beaucoup d’argent desautres. J’ai maintenant quarante-deux ans ; la vieillesse estproche, et je suis sans asile, comme un chien qui s’est écarté lanuit de la file des chariots. De ma vie, je n’ai su ce qu’était lerepos. Mon âme languissait sans cesse ; elle souffrait même deses espérances… Je m’exténuais à un travail pénible, désordonné.J’ai supporté des privations. J’ai été cinq fois en prison. On m’atraîné dans les gouvernements d’Arkhangel et de Tobolsk… Ça faitmal d’y penser. Je vivais et, dans l’ivresse de mes emballements,je ne voyais pas passer la vie. Le croiriez-vous, je ne me souviensd’aucun printemps ; je ne remarquai ni comme ma femmem’aimait, ni comment naissaient mes enfants. Que vous direencore ? J’étais un malheur pour tous ceux qui m’aimaient… Mamère a fait son deuil de moi depuis tantôt quinze ans, et mesfrères orgueilleux qui ont, à cause de moi, souffert dans leur âme,rougi, plié le dos, dépensé de l’argent, en sont venus, à la fin, àme détester comme le poison.

Lîkharév se leva et se rassit.

– Si je n’avais été que malheureux, j’enremercierais Dieu, poursuivit-il sans regarderMlle Ilovaïski. Mon malheur personnel passe ausecond plan lorsque je me souviens combien de fois, dans mesengouements, je fus inepte, loin de la vérité, injuste, cruel etdangereux. Combien souvent j’ai haï et méprisé de toute mon âmeceux qu’on devrait aimer, et vice versa ! J’ai trahiles gens mille fois. Aujourd’hui je croyais et me prosternais, et,le lendemain, je reniais et fuyais déjà, comme un lâche, mes dieuxet mes amis de la veille, et j’avalais en silence le nom de gredinque l’on me criait dans le dos. Dieu seul a vu combien souvent mesemballements m’ont fait pleurer de honte et mordre monoreiller ! Pas une fois en ma vie je n’ai menti sciemment etn’ai fait le mal ; mais ma conscience n’est pas tranquille.Mademoiselle, je ne peux pas même me flatter de n’avoir aucune viesur la conscience : ma femme est morte sous mes yeux, accabléede mon dérèglement. Oui, ma femme !… Tenez, il y a deux façonsde se comporter envers les femmes. Les uns mesurent leurs crânespour prouver que la femme est inférieure à l’homme, cherchent sesdéfauts pour se moquer d’elle, paraître originaux à ses yeux mêmes,et justifier leur animalité à son égard ; d’autres tâchent detoutes leurs forces de relever la femme jusqu’à eux, autrement ditde lui faire avaler les 35 000 espèces d’insectes et de luifaire dire et écrire les mêmes bêtises qu’ils disent et qu’ilsécrivent…

La figure de Lîkharév s’assombrit.

– Et moi je vous dirai, prononça-t-ild’une voix grave, en frappant la table du poing, je vous dirai quela femme a été et sera toujours l’esclave de l’homme. Elle est unecire ductile, délicate, de laquelle l’homme a toujours modelé toutce qu’il a voulu. Seigneur, mon Dieu ! pour le vagueengouement d’un homme quelconque, la femme coupe ses cheveux,quitte sa famille, meurt en exil… Et les idées pour lesquelles ellese sacrifie, il n’en est pas une de féminine !… Une esclavedévouée, sans conditions ! Je n’ai pas mesuré de crânes, jedis cela par une dure et amère expérience. Les femmes les plusfières, les plus indépendantes, quand je parvenais à leurcommuniquer ce qui m’inspirait, me suivaient sans raisonner, sansquestionner, et faisaient tout ce que je voulais. J’ai fait unenihiliste d’une nonne qui tira, comme je l’ai entendu dire plustard, sur un gendarme. Ma femme ne m’abandonna pas une minute dansmes ballottements. Comme une girouette, elle changeait sa foi quandje changeais mes vues.

Lîkharév se leva et marcha de long enlarge.

– Esclavage noble, élevé ! C’est enlui justement, dit-il en joignant les mains avec bruit, que résidele sens élevé de la vie de la femme ! De l’effroyable amas denotions qui s’est fait en ma tête dans tout le temps de mesrelations avec les femmes, j’ai conservé dans mon souvenir, commesur un filtre, non pas des idées, ni des grands mots, ni de laphilosophie, mais seulement cette extraordinaire soumission audestin, cette extraordinaire pitié, ce pardon de tout…

Lîkharév serra les poings, regarda fixementdevant lui, et, avec un effort passionné, comme s’il suçait chaquemot, il laissa passer entre ses dents serrées :

– Oh ! cette généreuse patience,cette fidélité jusqu’à la tombe, cette poésie du cœur… Le sens dela vie féminine consiste justement dans ce martyre résigné, dansces larmes qui amolliraient la pierre, dans l’amour infini quipardonne tout, qui apporte dans le chaos de la vie la lumière et latiédeur…

Mlle Ilovaïski se levalentement, fit un pas vers Lîkharév et attacha ses yeux sur lui.Aux larmes qui brillaient à ses cils, à sa voix tremblante etpassionnée, à la rougeur de ses joues, il était clair pour elle queles femmes n’avaient pas été pour Lîkharév un sujet de conversationsimple et fortuit ; elles étaient l’objet de son nouvelenthousiasme, ou, comme il disait, de sa foi nouvelle.

Pour la première fois de sa vie,Mlle Ilovaïski avait devant elle un hommepassionné, qui croyait ardemment. Gesticulant, les yeux brillants,il lui semblait fou, exalté, mais, dans le feu de ses yeux, dans saconversation, dans les mouvements de tout son grand corps, il yavait tant de beauté que, sans s’en apercevoir, elle restait devantlui comme figée et le regardait avec ravissement…

– Prenons même ma mère, dit Lîkharév, lesmains tendues vers elle, la mine suppliante. J’ai empoisonné sonexistence ; j’ai déshonoré, à son sens, le nom deLîkharév ; je lui ai causé autant de mal que son pire ennemi.Et qu’en est-il ? Mes frères lui donnent des sous pour sespains de communion et faire dire des prières, et elle, violentantson sentiment religieux, économise cet argent et l’envoie encachette à son fils dévoyé, Grigôri… Cette seule petite chose formeet ennoblit bien plus l’âme que toutes les théories, les grandsmots, les 35 000 espèces d’insectes. Je pourrais en donnermille exemples, mais ne prenons que vous. Dehors, c’est la nuit, lechasse-neige, et vous allez trouver votre frère et votre père pourles raviver de vos caresses un jour de fête, bien qu’eux,peut-être, ne pensent pas à vous et vous aient oubliée.Patientez ; si vous aimez quelqu’un, vous le suivrez au pôlenord !… N’irez-vous pas ?

– Oui, si… j’aimais…

– Vous voyez, fit Lîkharév, si satisfaitqu’il en frappa même du pied. Ma parole, je suis heureux d’avoirfait votre connaissance ! Telle est ma bonne chance : jerencontre toujours d’excellentes gens. Chaque jour qui soit, unerencontre telle qu’on est prêt à lui sacrifier son âme ! En cemonde, il y a bien plus de braves gens que de mauvais. Voyez, nousavons causé sincèrement, à cœur ouvert, comme si nous nousconnaissions depuis un siècle… Parfois, voyez-vous, on se tait dixans de suite, on se cache de ses amis et de sa femme, et l’onrencontre en wagon un Cadet[30] à qui onouvre toute son âme. J’ai l’honneur de vous voir pour la premièrefois, et je me suis confié à vous comme jamais je ne l’ai fait.Pourquoi cela ?

Se frottant les mains et souriant joyeusement,Lîkharév marcha dans la chambre et se remit à parler des femmes.Dans l’entrefaite, on commença à sonner les matines.

– Mon Dieu ! recommença à pleurerSacha, avec ses conversations, il ne me laisse pasdormir !

– Ah ! oui, petite amie, ditLîkharév s’arrêtant, j’ai tort. Dors, dors… En plus d’elle,murmura-t-il, j’ai encore deux garçons. Eux, mademoiselle, viventchez leur oncle, et celle-ci ne peut vivre un jour sans moi. Ellesouffre, elle grognonne, mais elle se colle à son père comme lesmouches au miel. J’ai bavardé, mademoiselle, et il serait bien quevous vous reposiez. Voulez-vous que je vous prépare unlit ?

Sans attendre la réponse, il secoua la pelissemouillée de Mlle Ilovaïski, l’étendit sur le banc,le poil en l’air, ramassa les fichus et les châles qui traînaient,mit en chevet son manteau roulé, et cela en silence, avec uneexpression de vénération servile, comme s’il ne maniait pas desvêtements de femme, mais des débris de vases sacrés. Il y avait enlui quelque chose d’embarrassé, de confus, comme si, en présenced’un être faible, il avait honte de sa taille et de sa force…

Quand Mlle Ilovaïski futcouchée, il souffla la chandelle et s’assit sur un escabeau près dupoêle.

– C’est comme je vous le dis,mademoiselle, chuchota-t-il, en allumant une cigarette et enrenvoyant la fumée dans le poêle. La nature a mis dans le Russe uneextraordinaire capacité de foi, un esprit chercheur et le don depenser ; mais tout cela est réduit à rien par son insouciance,sa paresse, sa rêverie et sa légèreté d’esprit… Oui,mademoiselle…

Mlle Ilovaïski, étonnée,ouvrait les yeux dans l’obscurité et ne voyait qu’une tache rougesur l’icône et le sautillement du reflet du poêle sur la figure deLîkharév. L’obscurité, le son des cloches, le mugissement de latempête, le petit boiteux, la plaintive Sacha, le malheureuxLîkharév et ses propos, tout se confondait, grandissait en uneseule impression, et le monde lui semblait fantastique, plein demiracles et de forces enchanteresses. Tout ce qu’elle venaitd’entendre tintait à ses oreilles, et la vie humaine lui semblaitun beau conte poétique qui n’a pas de fin.

Cette forte impression grandissait,grandissait ; elle voila sa conscience et se changea en undoux sommeil. Mlle Ilovaïski dormait, mais ellevoyait la veilleuse et le gros nez de Lîkharév sur lequelsautillait le feu rouge.

Elle entendit pleurer.

– Cher papa, suppliait tendrement unevoix d’enfant ; retournons chez mon oncle. Il y a un arbre deNoël… Stiôpa et Kôlia y sont[31].

– Petite amie, que puis-je faire ?répondait d’un ton persuasif une voix grave ; comprends-moi.Voyons, comprends !

Et aux pleurs de l’enfant se joignirent ceuxd’un homme. Cette voix de la douleur humaine dans le hurlement dela tempête toucha l’ouïe de la jeune fille d’une musique si douce,si humaine, qu’elle n’en supporta pas le ravissement ; elle semit elle aussi à pleurer.

Elle entendit la grande ombre s’approcherd’elle, ramasser le châle glissé à terre et lui en couvrir lespieds.

Un mugissement étrange réveillaMlle Ilovaïski. Elle sursauta et regarda, étonnée,autour d’elle.

L’aurore bleuissante regardait par la fenêtreà moitié couverte de neige. Dans la chambre régnait une pénombregrise à travers laquelle se dessinaient nettement le poêle, lafillette endormie et Nassr-Eddin. Le poêle et la veilleuses’étaient éteints.

Par la porte grande ouverte, on voyait lalarge salle de l’auberge, le comptoir et les tables. Un individu àfigure hébétée de tsigane, les yeux étonnés, était debout au milieude la salle dans une flaque de neige fondue ; il tenait aubout d’un bâton une grande étoile rouge[32]. Unefoule de gamins, immobiles comme des statues, couverts de neige,l’entourait. La lumière de l’étoile, filtrant à travers le papierrouge, empourprait leurs figures mouillées. La foule chantait àtort et à travers et, dans le meuglement,Mlle Ilovaïski ne comprit qu’un couplet :

Holà, petit garçonnet,

Prends un couteau effilé ;

Tuons, tuons le juif,

Ce fils malfaisant…

Près du comptoir, se tenait Lîkharév ; ilregardait les chanteurs avec attendrissement et battait la mesureavec le pied. Apercevant Mlle Ilovaïski, il souritde toute sa face et s’approcha d’elle ; elle sourit aussi.

– Je vous souhaite une bonne fête, luidit-il. J’ai vu que vous avez bien dormi.

Mlle Ilovaïski le regarda etcontinua à sourire.

Après les conversations de la nuit, Lîkharévne lui semblait plus de grande taille, ni large d’épaules, maispetit, comme nous semble petit le plus grand des vaisseaux dont onnous dit qu’il a traversé l’océan.

– Allons, il est temps que je parte,dit-elle. Il faut se vêtir. Dites-moi, où allez-vousmaintenant ?

– Moi, mademoiselle ? Je vais à lagare de Klinoûchki, et de là à Serguiévo, et plus loin, en voiture,à quarante verstes, aux mines de charbon d’un benêt, un certaingénéral Chachkôvski. Mes frères m’y ont trouvé une placed’intendant. J’extrairai du charbon.

– Permettez, je connais ces mines. VotreChachkôvski est mon oncle. Et à quel titre y allez-vous ?demanda-t-elle, regardant Lîkharév, étonnée.

– Comme intendant, pour diriger lesmines.

– Je ne comprends pas ! dit-elle,levant les épaules. Ces mines… mais c’est la steppe nue, déserte,et tellement triste que vous n’y resterez pas une journée !…Le charbon y est très mauvais ; personne ne l’achète ; etmon oncle est un maniaque, un despote, un ruiné ; il ne vouspaiera pas même vos appointements.

– Ça ne fait rien, dit Likharévindifférent. Merci aux mines telles qu’elles soient !

Mlle Ilovaïski leva lesépaules et marcha, agitée, dans la chambre.

– Je ne comprends pas, dit-elle enremuant les doigts devant sa figure ; je ne comprends pas.C’est impossible et… déraisonnable. Comprenez que c’est… pire quela déportation ! C’est la tombe pour un homme vivant.Ah ! mon Dieu, dit-elle avec chaleur, s’approchant deLîkharév, et remuant ses doigts devant sa figure souriante ;sa lèvre inférieure tremblait et son visage aigu était pâle ;mais représentez-vous donc la steppe dénudée, la solitude !…Il n’y a personne à qui dire un mot, et… les femmes vousoccupent !… Les mines et les femmes !…

Mlle Ilovaïski eut tout à couphonte de l’animation avec laquelle elle parlait ; elles’éloigna de Lîkharév et s’approcha de la fenêtre.

– Non, non ! fit-elle en passantrapidement les doigts sur les vitres, vous ne pouvez pas yaller !

Elle percevait, non pas seulement par son âme,mais par son dos, que, derrière elle, se tenait un homme infinimentmalheureux, perdu, abandonné ; et lui, comme s’il necomprenait pas son malheur, comme si ce n’était pas lui qui avaitpleuré la nuit, la regardait en souriant avec bonhomie ; ileût mieux valu qu’il continuât à pleurer !

Agitée, la jeune fille fit quelques pas dansla chambre, puis elle s’arrêta et songea. Lîkharév disait quelquechose, mais elle ne l’écoutait pas. Le dos tourné, elle sortit deson porte-monnaie vingt-cinq roubles, les froissa longtemps dansses mains, mais, s’étant tournée vers Lîkharév, elle rougit etremit le billet dans sa poche.

On entendit derrière la porte la voix ducocher. Mlle Ilovaïski, silencieuse, l’air sévèreet concentré, se mit à s’envelopper. Lîkharév l’emmitouflait etbavardait gaiement ; mais chacune de ses paroles mettait unpoids sur son âme. Il n’est pas gai d’entendre badiner lesmalheureux et les mourants.

Lorsque la transformation d’un être vivant enun ballot fut achevée, Mlle Ilovaïski regarda unedernière fois la « chambre des voyageurs ». Elle restasilencieuse et sortit lentement. Lîkharév alla la reconduire.

Dehors, Dieu le voulant, la tourmentecontinuait. Des nuées de neige, grosse et molle, tourbillonnaientinquiètes au-dessus de la terre, ne trouvaient pas une place où seposer. Les chevaux, les traîneaux, les arbres, un bœuf attaché à unpoteau, tout était blanc et semblait doux et duveté.

– Que Dieu soit avec vous ! marmottaLîkharév en installant Mlle Ilovaïski dans sontraîneau. Ne me gardez pas mauvais souvenir…

Mlle Ilovaïski se taisait.Quand le traîneau partit et se mit à contourner un gros amas deneige, elle se retourna vers Lîkharév comme si elle voulait luidire quelque chose. Il accourut vers elle, mais elle ne lui dit pasun mot. Elle le regarda seulement à travers ses longs cils,auxquels pendaient des flocons de neige.

L’âme sensible de Lîkharév sut-elle lire dansce regard ou son imagination le trompa-t-elle ? Il lui sembla,en tout cas soudainement, que s’il eût ajouté à ce qu’il avait ditdeux ou trois traits vigoureux et bons, la jeune fille lui auraitpardonné ses malchances, son manque de jeunesse, son abandon, etqu’elle l’aurait suivi, sans questionner, sans raisonner.

Il demeura longtemps comme attaché au sol,regardant les traces que laissaient les patins sur la neige. Lesflocons se posaient avidement sur ses cheveux, sa barbe, sesépaules… Bientôt, la trace du traîneau disparut, et lui-même,couvert de neige, se mit à ressembler à un rocher blanc.

Mais ses yeux cherchaient encore quelque chosedans les nuées de neige. 1887.

Partie 3
LE PÈRE

– Je dois l’avouer, je suis un peu gris…Excuse-moi, je suis entré, chemin faisant, dans un débit et j’aibu, à cause de la chaleur, deux bouteilles de bière. Il fait chaud,frère !

Le vieux Moussâtov sortit de sa poche uneespèce de chiffon et en essuya sa figure rasée, gonflée parl’alcool.

– Bôrénnka[33], monange, continua-t-il sans regarder son fils, je viens chez toi uneminute pour une chose sérieuse. Excuse-moi, je te dérangepeut-être ? N’as-tu pas, mon âme, dix roubles à me prêterjusqu’à mardi ? Il fallait, comprends-tu, payer dès hier monloyer, et, comme argent… me coupât-on la gorge, on n’auraitrien !

Moussâtov jeune sortit sans dire un mot etchuchota derrière la porte avec sa propriétaire et ses collèguesqui louaient une villa avec lui. Il rentra trois minutes après etremit en silence un billet de dix roubles à son père.

Moussâtov, sans le regarder, fourranégligemment le billet dans sa poche et dit :

– Merci. Alors, ça va ?… Il y alongtemps que nous ne nous sommes vus…

– Oui, longtemps. Depuis Pâques.

– J’ai voulu cinq ou six fois venir cheztoi, mais je n’en ai pas eu le temps. Tantôt une affaire, tantôtune autre… c’est assommant ! Au reste, je mens…, en tout celaje mens ! Ne me crois pas, Bôrénnka. Je t’ai dit que je terendrai les dix roubles mardi ; ne le crois pas nonplus ! Ne crois aucune de mes paroles. Je n’ai pas la moindreaffaire ; ce qui m’a retenu ce n’est que la paresse,l’ivrognerie, et la honte de me montrer dans la rue, habillé commeje suis. Excuse-moi, Bôrénnka ! Je t’ai envoyé à troisreprises une petite fille chercher de l’argent et je t’ai écrit deslettres apitoyantes ; merci pour l’argent, mais ne crois pas àmes lettres : j’ai menti. J’ai honte de te dépouiller, monange ; je sais que tu joins toi-même à peine les deux bouts etque tu te nourris de criquets[34], mais jene puis dominer mon impudence. Je suis d’une impudence telle qu’onpourrait me montrer pour de l’argent !… Excuse-moi, Bôrénnka.Je te dis toute la vérité parce que je ne peux pas voir avecindifférence ton visage angélique.

Une minute passa en silence. Le vieux soupiraprofondément, et dit :

– Si tu m’offrais un peu debière ?

Le fils sortit sans dire un mot, et un nouveauchuchotement se fit derrière la porte. Quand, peu après, on apportade la bière, le vieux, à la vue des bouteilles, s’anima et changeabrusquement de ton.

– J’ai été aux courses ces jours-ci,frère, raconta-t-il en roulant des yeux effarés. Nous mîmes à troisau pari mutuel un billet de trois roubles sur Choûstrii ; quece Choûstrii soit béni ! Nous avons touché trente contre un.Je ne puis, frère, me passer des courses ; c’est un nobleplaisir. Ma bonniche me flanque sans cesse des tripotées à causedes courses, mais j’y vais tout de même ; j’aime lescourses ; que veux-tu y faire ?

Boris, jeune homme blond, à la figuremélancolique et impassible, marchait de long en large et écoutaiten silence. Quand le vieux interrompit son récit pour se nettoyerla voix, il s’approcha de lui et lui dit :

– Je me suis acheté, ces jours-ci, desbottines trop étroites ; ne voudrais-tu pas me lesprendre ? Je te les céderai à bon marché.

– Si tu veux, accepta le vieux en faisantune grimace ; mais je les prends au prix coûtant, sansrabais.

– Bien, tu me les devras.

Le fils chercha sous son lit et en tira desbottines neuves. Le père enleva ses bottes informes, rousses,qu’évidemment on lui avait données aussi, et il essaya la nouvellechaussure.

– Comme sur mesure ! dit-il. Bon, jeles garde. Mardi, quand je recevrai ma pension, je t’en enverrai leprix. D’ailleurs, je mens… dit-il, en reprenant tout à coup son tonpleurard. Pour le pari mutuel comme pour la pension, je mens. Toiaussi, tu me trompes, Bôrénnka !… Je sens ta généreusepolitique envers moi ; je te connais à fond ! Tu asinventé l’histoire de ces bottines étroites parce que tu as l’âmegrande. Ah ! Bôria, Bôria ! je comprends et je senstout !

– Vous n’avez plus le mêmelogement ? lui demanda son fils, pour changer laconversation.

– Oui, frère, j’ai changé. Je déménagechaque mois. Ma bonniche, avec son caractère, ne peut pas habitertrès longtemps au même endroit.

– J’ai été à votre ancienne adresse, jevoulais vous inviter à venir ici avec moi ; pour votre santé,le bon air serait bien.

– Non, dit le vieux, secouant la main,d’un air décidé, ma femelle ne me laisserait pas venir ; etmoi non plus je ne le veux pas. Vous avez essayé cent fois de metirer de mon taudis ; je l’ai essayé moi-même, mais le diablen’y fait rien. Laissez-moi crever dans mon bouge. Je suis assis icichez toi, je regarde ta figure angélique et je me sens attiré versmon taudis. C’est sans doute mon destin ! On ne fixe pas unbousier sur une rose. Inutile ! Tout de même, frère, il esttemps que je parte, il commence à faire nuit.

– Alors, attendez, je vais vousreconduire ; j’ai justement besoin d’aller en villeaujourd’hui.

Le vieux et son fils mirent leur pardessus etsortirent. Peu après, alors qu’ils étaient en fiacre, il faisaitdéjà sombre et des lumières s’allumaient peu à peu auxfenêtres.

– Je t’ai dépouillé, Bôrénnka, marmonnaitle père. Pauvres, pauvres enfants ! Ce doit être un grandmalheur d’avoir un père comme moi ! Bôrénnka, mon ange, je nepuis mentir quand je vois ton visage angélique ; excuse-moi…Mon Dieu, jusqu’où va mon impudence ! Je viens de tedépouiller ; je te fais honte avec mon allure d’ivrogne ;je dépouille aussi tes frères et leur fais honte, et si tu m’avaisvu hier ! Je ne te le cacherai pas, Bôrénnka : hier sesont assemblés chez ma femelle des voisins et tout un ramassis degueux ; je me suis saoulé avec eux et me suis mis à dire survotre compte, mes chers petits enfants, les choses les plusignobles ; je vous ai vilipendés ; je me suis plaint dece que vous m’ayez abandonné. Je voulais, vois-tu, apitoyer lesfemelles ivres et jouer le père malheureux : c’est mamanière ; quand je veux cacher mes vices, je rejette toute lafaute sur mes enfants innocents. Je ne peux pas te mentir,Bôrénnka, ni rien te cacher… Je venais chez toi, fier comme uncanard, mais quand j’ai vu ton humilité et ta pitié, ma langues’est collée à mon palais et toute ma conscience a étéretournée.

– Assez, papa, parlons d’autre chose.

– Mère de Dieu, quels enfants j’ai !poursuivit le vieux sans écouter son fils. C’est un luxe que leSeigneur m’a donné ! De pareils enfants n’étaient pas pour undépravé comme moi, mais pour un véritable homme, ayant un cœur etdes sentiments ! J’en suis indigne.

Le vieux enleva sa petite casquette à boutonet se signa plusieurs fois.

– Gloire à Dieu ! soupira-t-il, enregardant autour de lui comme s’il cherchait une icône. Des enfantsrares, étonnants ! J’ai trois fils et tous pareils !Sobres, sérieux, travailleurs ; et quel esprit ! Cocher,quels esprits ! Grigôri seul a de l’esprit pour dix. Il saitle français, il sait l’allemand, et quand il parle, va te fairefiche les avocats, on s’oublie à l’entendre… Mes enfants, mesenfants, je ne puis croire que vous soyez à moi ! Je ne lecrois pas ! Toi, Bôrénnka, tu es ma victime. Je te ruine et teruinerai… Tu me donnes sans cesse, bien que tu saches que tonargent ne servira à rien de bon. Je t’ai envoyé ces jours-ci unelettre apitoyante ; je te décrivais ma maladie ; mais jementais ; j’avais besoin de ton argent pour acheter du rhum.Et toi, tu me donnes parce que tu crains que ton refus ne me fassede la peine. Tout cela, je le sais et je le sens !Grîcha[35] lui aussi est un martyr. Jeudi, frère,je suis allé à son bureau, ivre, sale, déguenillé… Je sentais lavodka comme un cabaret. Je vais droit à lui, et moi, sale monsieur,je l’embête avec des paroles dégoûtantes, tandis qu’il est entouréde collègues, de chefs, de public ; je l’ai couvert de hontepour toute sa vie. Et lui ne s’est pas décontenancé le moins dumonde ; il a un peu pâli seulement et est venu à moi comme side rien n’était ; il m’a même présenté à ses collègues. Puisil m’a reconduit jusqu’à la maison, sans un mot de reproche. Je leplume encore plus que toi. Prenons ton frère Sâcha ; lui aussiest un martyr. Il s’est marié, tu le sais, avec la fille d’uncolonel de l’aristocratie ; il a reçu une dot… Il semble qu’iln’avait plus à penser à moi… Eh bien, non, frère ! Dès qu’il aété marié, il m’a fait sa première visite avec sa jeune femme… dansmon taudis… Ma parole !

Le vieux fit un sanglot, mais se remit tout desuite à rire.

– Et, comme un fait exprès, le jour de savisite, nous avions mangé du raifort râpé, avec du kvass[36], et fait frire du poisson ;c’était dans le logement une puanteur à en faire vomir le diable.Moi, j’étais couché, ivre ; ma femelle courut au devant desjeunes époux avec son museau rouge ; bref, une abomination… EtSâcha a tout supporté !

– Oui, Sâcha est un brave homme, ditBoris.

– Magnifique ! Vous êtes tous destrésors, mes enfants, toi, Grîcha, Sâcha et Sônia. Je voustorture ; je vous harcèle ; je vous fais honte ; jevous ruine, et pourtant je n’ai pas entendu de vous en toute ma vieun mot de reproche, et vous ne m’avez pas une seule fois regardé detravers… Si encore j’étais un père convenable, mais, pfouh !Vous n’avez rien vu de moi que du mal ! Je suis un mauvaishomme, dépravé… À présent encore, grâce à Dieu, je me suis calmé,je n’ai plus de caractère ; mais quand vous étiez petits, j’enavais, j’étais ferme !… Quoi que je fisse ou dise, il mesemblait que tout était ce qui devait être. Parfois, je revenais ducercle, ivre, méchant, et me voilà à accabler ta défunte mère dereproches pour ses dépenses. Toute la nuit, je la harcelais, et jecroyais que c’était bien ainsi ; vous vous leviez et partiezpour le lycée, et je continuais à décharger ma bile sur elle. QueDieu ait son âme ! Je l’ai tuée, la malheureuse ! Etquand vous reveniez du lycée et que je dormais, vous n’osiez pas,bien souvent, dîner avant que je fusse levé. À dîner, mêmemusique ! Tu te rappelles ? Que Dieu ne donne à personneun père tel que moi ! Dieu m’a imposé à vous pour vous fairegagner des mérites. Précisément, des mérites ! Souffrez, mesenfants, jusqu’au bout. Honore ton père afin de vivrelonguement ; pour vos mérites, le Seigneur vous donnerapeut-être une longue vie. Cocher, arrête !

Le vieux sauta de fiacre et courut dans undébit. Il revint au bout d’une demi-heure et s’assit auprès de sonfils, faisant un hoquet d’ivrogne.

– Où est Sônia maintenant ?demanda-t-il. Toujours au lycée ?

– Non, elle a terminé en mai ; ellehabite maintenant chez la belle-mère de Sâcha.

– Tiens ! s’étonna le vieux, elle adonc de l’énergie ; elle ressemble à ses frères. Ah !Bôrénnka, vous n’avez plus de mère ; personne pour se réjouirde vous !… Écoute, Bôrénnka, Sônia sait-elle… sait-ellecomment je vis ? Hein ?… Dis-le-moi !

Boris ne répondit rien. Cinq minutes passèrenten un profond silence. Le vieux sanglota, s’essuya avec son chiffonet dit :

– Je l’aime, Bôrénnka. C’est mon uniquefille, et, dans la vieillesse, il n’y a pas de consolation plusgrande qu’une fille. Je voudrais la voir. Le puis-je,Bôrénnka ?

– Certainement. Quand vous voudrez.

– Parole ! Et elle ne dirarien ?

– Mais non, elle a cherché elle-même àvous voir.

– Dis-tu vrai ? En voilà desenfants ! Cocher, tu entends ? Eh bien, Bôrénnka, monpetit, arrange-moi ça. Maintenant, c’est une demoiselle, unedélicatesse, un consumé[37],toute en nobles manières ; je ne veux pas me montrer à elledans ce vil état. Nous arrangerons, Bôrénnka, toute cettemécanique. Je me sévrerai pendant trois jours despiritueux pour que ma sale trogne d’ivrogne s’arrange ; puisje viendrai chez toi. Tu me prêteras pour quelques jours l’un detes vêtements. Je me raserai, me ferai couper les cheveux ;ensuite, tu iras la chercher et l’amèneras chez toi. Çava ?

– Bien.

– Cocher, arrête !

Le vieux sauta de nouveau du fiacre et entradans un débit. Jusqu’à la maison de Boris, il descendit encore deuxfois, et, chaque fois, son fils l’attendait patiemment en silence.Lorsqu’il eut payé le cocher, ils se rendirent, à travers unelongue cour sale, au logement de la « femelle ». Le vieuxprit un air excessivement gêné, se mit à toussoter et à claquer deslèvres.

– Bôrénnka, dit-il d’un ton pénétrant, sima femelle se met à te dire choses et autres, n’y fais pasattention, et… traite-la… enfin, tu comprends,… avecprévenance ! Elle est mal polie et insolente, mais c’est toutde même une bonne femme ; elle a le cœur bon etchaud !

Au bout de la longue cour, Boris pénétra dansun sombre vestibule. La porte grinça sur sa poulie ; celasentit la cuisine et la fumée de samovar ; on entendit desvoix criardes. En passant du vestibule dans la cuisine, Boris nevit que de la fumée noire, du linge pendu sur une corde et le tuyaudu samovar à travers les fentes duquel tombaient des étincellesdorées.

– Voilà ma cellule, dit le vieux, sebaissant pour entrer dans une petite chambre au plafond bas, àl’atmosphère épaisse, empestée par le voisinage de la cuisine.

Trois femmes, attablées, mangeaient. Voyantune figure inconnue, elles s’entre-regardèrent et cessèrent demanger.

– En as-tu trouvé ? demanda l’uned’elles sévèrement, apparemment la « femelle »elle-même.

– J’en ai trouvé, balbutia le vieux.Allons, Boris, nous t’en prions, assieds-toi. Chez nous, jeunehomme, frère, c’est simple… Nous vivons dans la simplicité.

Il semblait se démener sans raison. Il avaithonte en présence de son fils et, en même temps, il voulaitévidemment, comme toujours, crâner devant les femmes et paraître unpère malheureux et abandonné.

– Oui, jeune homme, frère, marmonna-t-il,nous vivons simplement, sans façon. Nous sommes des gens simples,jeune homme… Nous ne sommes pas comme vous, nous n’aimons pas àjeter de la poudre aux yeux. Oui, monsieur ! Buvons-nous de lavodka ?

L’une des femmes – elle avait honte de boiredevant un inconnu – soupira et dit :

– J’en boirai encore un peu à cause deschampignons. Ils étaient si bons qu’il faut boire malgré soi. IvaneGuerâssimytch, offrez-lui-en ; peut-être que monsieur enprendra.

– Bois-en, jeune homme ! dit levieux sans regarder son fils. Nous n’avons, frère, ni vins niliqueurs ; ici, chez nous, c’est tout simple.

– Monsieur ne se plaît pas chez nous,soupira la « femelle ».

– Bah, bah, il boira !

Pour ne pas désobliger son père, Boris prit leverre et but en silence. Quand on apporta le samovar, il butmélancoliquement, sans rien dire, deux tasses d’un thé répugnant,pour faire plaisir au vieux. Il écouta silencieusement la« femelle » qui disait à mots couverts qu’il y a en cemonde des enfants cruels et sans crainte de Dieu, qui abandonnentleurs parents.

– Je sais ce que tu penses ! dit levieux, déjà ivre, retombant dans son excitation habituelled’ivrogne. Tu penses que je me suis laissé aller, que je me suisenlisé, que je fais pitié ; et, à mon sens, cette vie simple,jeune homme, est bien plus normale que la tienne. Je n’ai besoin depersonne et… et je n’ai pas besoin de m’humilier !… Je ne peuxpas souffrir que le moindre gamin me regarde avec pitié.

Après le thé, il nettoya un hareng, lesaupoudra d’oignon avec tant de convoitise qu’il en eut des larmesd’attendrissement. Il reparla du pari mutuel, de ses gains, d’unchapeau panama qu’il avait payé la veille seize roubles. Il mentaitavec autant d’ardeur que lorsqu’il savourait le hareng etbuvait.

Son fils resta une heure, se taisant, etsongea à partir.

– Je n’ose pas te retenir, lui dit levieux d’un air superbe. Excusez-moi, jeune homme, de ne pas vivrecomme vous le voudriez.

Il plastronnait, soufflait avec dignité etfaisait des signes d’intelligence aux femmes.

– Adieu, jeune homme, dit-il enreconduisant son fils jusqu’à l’entrée. Attendez[38] !

Dans le vestibule, où il faisait sombre, ilappuya tout à coup le visage à la manche de son fils et se mit àsangloter.

– Je voudrais revoir ma petiteSôniouchka[39] ! murmura-t-il. Arrange-moi ça,Bôrénnka, mon ange. Je me raserai, je mettrai ton petit costume… jeprendrai une mine convenable… Je me tairai devant elle. Je te lejure, je me tairai !

Il regarda craintivement la porte derrièrelaquelle on entendait les voix de femmes, retint ses sanglots, etdit d’une voix forte :

– Adieu, jeune homme.Attendez !

1887.

Partie 4
AGÂPHIA

Pendant mon séjour dans le district de S…,j’eus souvent l’occasion d’aller aux potagers de Doûbovski, chez legarde-maraîcher Sâvva Stoukatch, ou, comme on l’appelaitsimplement : Sâvka. Ces potagers étaient mon endroit deprédilection pour la pêche dite « générale », celle pourlaquelle, en partant, on ne sait ni le jour ni l’heure où l’onrentrera, celle pour laquelle on emporte tous les engins possiblesde pêche, et où l’on se munit de provisions. À vrai dire, c’étaitmoins la pêche qui m’intéressait que la flânerie en paix, les repassans heures réglées, la conversation avec Sâvka, et lesconfrontations prolongées avec les calmes nuits d’été.

Sâvka était un garçon d’environ vingt-cinqans, grand et beau, solide comme le silex. Il passait pourraisonnable et intelligent, savait lire, buvait rarement de lavodka, mais, comme travailleur, ce gars robuste ne valait pas unrouge liard. Répandue dans ses muscles, durs comme des cordes, il yavait en lui une paresse accablante, insurmontable. Il vivait,comme chacun au village, dans une isba à lui, avait un lot deterre, mais il ne le labourait ni ne l’ensemençait, et n’exerçaitaucun métier. Sa vieille mère mendiait aux fenêtres ; lui,vivait comme l’oiseau du ciel, ne sachant pas le matin ce qu’ilmangerait à midi. Non qu’il manquât de volonté, d’énergie, ou detendresse pour sa mère : il n’avait tout simplement aucun goûtpour le travail et n’en reconnaissait pas l’utilité. De toute sapersonne émanait une passion innée, paisible, presque artiste, pourla vie les bras croisés, va-comme-je-te-pousse. Quand son jeunecorps bien portant demandait du travail musculaire, le jeune garss’adonnait tout entier à quelque futile passe-temps, commed’apointer des pieux, dont personne n’avait besoin, ou de couriravec les femmes à qui arriverait le premier. Son état favori étaitl’immobilité concentrée. Il était capable de rester des heuresentières à la même place sans bouger, regardant un même point. Ilse mouvait par inspiration, et cela lorsque seulement l’occasions’offrait de faire quelque mouvement brusque et rapide :attraper par la queue un chien qui court, faire tomber le fichud’une femme, ou sauter par-dessus un large trou…

Il va de soi que, avec une pareille avarice demouvements, Sâvka était aussi pauvre qu’un faucon et vivait plusmal que le dernier pauvre diable, démuni de terre. Avec le temps,il devait forcément avoir des impôts en retard, et lui, jeune etbien portant, fut mis par l’Assemblée communale à une place devieillard, en qualité de gardien – ou d’épouvantail – dans lespotagers communaux. On eut beau rire de sa vieillesse anticipée, ils’en moqua complètement. Ce paisible emploi, favorable à lacontemplation, convenait tout à fait à sa nature.

Il m’arriva de me trouver chez Sâvka par unbeau soir de mai. J’étais couché, il me souvient, sur un bout detoile, sale et déchirée, auprès de la hutte du gardien, d’oùs’exhalait une lourde et suffocante odeur d’herbes sèches. Lesmains sous la tête, je regardais devant moi. À mes pieds setrouvaient des fourches en bois. Derrière elles se dessinait, entache noire, le chien du gardien, Koûtka, et, deux toises plusloin, la terre s’effondrait brusquement, formant la rive escarpéede la rivière.

D’où j’étais, la rivière, je ne pouvais lavoir. J’apercevais seulement les cimes des saules qui se pressaientsur la rive et un coin de l’autre rive, sinueuse et comme rongée.Loin derrière cette rive, sur une colline obscure, se blottissaientl’une à côté de l’autre, comme des jeunes perdrix effrayées, lesisbas du village que Sâvka habitait. Le couchant s’éteignaitderrière la colline ; il ne restait de lui qu’une petite raierouge pâle qui commençait à se couvrir, elle aussi, de menusnuages, comme une braise se couvre de cendres.

À droite du potager, un bosquet d’aunesbruissait doucement et tressaillait de temps à autre sous la coursedu vent ; à gauche, s’étendait un immense champ. Là où l’œil,dans l’obscurité, ne pouvait plus discerner le champ du ciel,scintillait une vive lumière. À quelques pas de moi, Sâvka étaitassis. Les jambes repliées à la turque, la tête baissée, ilregardait Koûtka en rêvant. Nos hameçons, appâtés de petitspoissons, étaient depuis longtemps dans l’eau, et nous n’avionsrien à faire qu’à nous livrer à ce repos que Sâvka aimait tant etdont il ne se lassait jamais. Le couchant n’était pas encoreéteint, mais déjà la nuit d’été enveloppait la nature de sa douceet endormante caresse : tout s’engourdissait dans laprofondeur du premier sommeil. Seul un oiseau de nuit, inconnu demoi, émettait dans le bosquet son cri prolongé et indolent, pareilà ces mots : « As-tu vu Ni-kî-ta ? » Et il serépondait tout de suite à lui-même : « Je l’ai vu, jel’ai vu, je l’ai vu ! »

– Pourquoi, demandai-je à Sâvka, lesrossignols ne chantent-ils pas cette année ?

Il se tourna lentement vers moi. Ses traitsétaient gros, mais bien dessinés, expressifs et doux comme ceuxd’une femme. Il regarda de ses yeux pensifs le bosquet, la saulaie,tira lentement de sa poche un flûteau, le porta à sa bouche, et semit à en gringotter comme la femelle du rossignol. Et aussitôt,comme une réponse à son chant, un râle de genêt, sur la riveopposée, ronfla.

– Vous voilà un rossignol !… ditSâvka en riant, dergue, dergue, dergue, dergue[40] ! On dirait qu’on le tire parun crochet et certainement il croit qu’il chante.

– Cet oiseau me plaît, lui dis-je.Sais-tu qu’au moment de la migration, le râle de genêt ne vole pas,mais court. Il ne vole que pour passer les rivières et lesmers ; autrement il court toujours.

– En voilà un chien…, murmura Sâvka.

Et il regarda avec une considérationaffectueuse dans la direction où criait le râle.

Sachant combien Sâvka aimait à écouter, je luiracontai tout ce que je savais du râle de genêt d’après les livresde chasse. Du râle de genêt, je passai insensiblement à lamigration des oiseaux ; Sâvka m’écoutait attentivement sansciller, et tout le temps il souriait de plaisir.

– Quel pays les oiseaux aiment-ils lemieux ? me demanda-t-il, le nôtre ou celui delà-bas ?

– Assurément le nôtre. C’est ici quel’oiseau naît, fait ses petits ; ici est sa patrie ; ilne s’en va là-bas que pour ne pas geler.

– C’est curieux, dit Sâvka, s’étirant, dequoi que l’on parle, tout est intéressant ! L’oiseau,l’homme…, ou ce caillou… chaque chose a sa sorcellerie !Ah ! si j’avais su, bârine[41],que vous viendriez, je n’aurais pas dit à une femme de s’amener…L’une d’elles a demandé de venir aujourd’hui.

– Ah ! je t’en prie, lui dis-je, jene te gênerai pas ; je peux coucher dans le bosquet…

– En voilà une idée,bârine ! Elle n’en mourrait pas, si elle ne venaitque demain… Si elle était là, et nous écoutait, bien, mais elle neferait que baver. Devant elle, on ne peut pas parlersérieusement.

– C’est Dâria que tu attends ? luidemandai-je après un instant de silence.

– Non… Aujourd’hui, c’est une nouvellequi a demandé… Agâphia, la femme de l’aiguilleur…

Sâvka prononça cela de sa voix habituelle,calme et un peu sourde, comme s’il parlait de tabac ou debouillie…, mais, moi, je sursautai d’étonnement.

Je connaissais Agâphia… C’était une toutejeune femme, de dix-neuf à vingt ans qui avait épousé, il n’y avaitpas plus d’un an, un aiguilleur du chemin de fer, un brave et jeunegarçon. Elle habitait au village et lui, après son travail,revenait chaque soir coucher chez elle.

– Ça finira mal, frère, soupirai-je,toutes tes histoires de femmes !

– Bah ! Tant pis…

Et après avoir un peu réfléchi, Sâvkaajouta :

– Je l’ai dit aux femmes ; elles neveulent pas m’écouter… Elles ne se font pas de bile, lessottes !

Un silence se fit… Les ténèbress’épaississaient de plus en plus et les contours des objets senoyaient. La raie, derrière la colline, s’était éteinte tout à faitet les étoiles devenaient de plus en plus brillantes, lumineuses…Le cri mélancolique et monotone des grillons, le ronflement du râlede genêt, le cri de la caille, ne troublaient pas le calme de lanuit, mais lui communiquaient une monotonie encore plus grande. Ilsemblait que ce n’était pas les oiseaux et les insectes quichantassent et réjouissent l’ouïe, mais que c’était les étoileselles-mêmes, en nous regardant du ciel…

Sâvka rompit le premier le silence. Il détachalentement ses yeux de sa chienne noire, les retourna vers moi etdit :

– Je vois, bârine, que vous vousennuyez. Commençons à souper.

Et sans attendre mon acquiescement, il rampadans sa hutte, y farfouilla si bien que toute la hutte tremblacomme une seule feuille ; puis il rampa à reculons et plaçadevant moi ma vodka et une écuelle de terre. Il y avait dansl’écuelle, des œufs durs, de petites galettes de seigle à lagraisse, des morceaux de pain noir et encore je ne sais quoi… Nousbûmes dans un verre boiteux, qui ne pouvait tenir debout, et nouscommençâmes à manger… Le gros sel gris, les galettons, sales etgraisseux, les œufs, élastiques comme du caoutchouc, comme toutcela était bon !

– Tu vis seul, et comme tu as de bonneschoses ! lui dis-je en montrant l’écuelle. Où prends-tu toutcela ?

– Les femmes m’apportent…murmura-t-il.

– Pourquoi donc ?

– Comme ça… par pitié…

Ce n’était pas seulement le menu,l’habillement de Sâvka portait, lui aussi, les traces de cette« pitié » féminine. Ainsi, je remarquai qu’il avait unenouvelle ceinture de laine tricotée et un petit ruban ponceau,auquel pendait, à son cou sale, une croix en cuivre[42]. Je connaissais la faiblesse du beausexe envers Sâvka, mais je savais combien il en parlait àcontre-cœur ; aussi je ne poussai pas plus loin moninterrogatoire.

Et ce n’était pas le moment. Koûtka, qui sefrottait à nous et attendait patiemment un morceau, dressa soudainles oreilles et grogna. Un clapotement sourd, intermittent,lointain, se fit entendre.

– Quelqu’un passe le gué…, dit Sâvka.

Trois minutes après, Koûtka grogna encore etfit un aboiement qui ressemblait à une toux.

– Tais-toi ! lui cria sonmaître.

Des pas timides résonnèrent dans l’obscuritéet une silhouette de femme sortit du bosquet. Je la reconnus, bienqu’il fît sombre : c’était Agâphia, la femme de l’aiguilleur.Elle s’approcha de nous timidement, s’arrêta et haleta. Elle étaitessoufflée, moins probablement par la marche que par la peur et cesentiment désagréable que chacun éprouve en passant, de nuit, ungué. Voyant auprès de la hutte deux hommes au lieu d’un seul, ellepoussa un petit cri et fit un pas en arrière.

– Ah ! c’est toi ! prononçaSâvka en fourrant tout un galetton dans sa bouche.

– Oui… moi, balbutia-t-elle, laissanttomber à terre un paquet, et me regardant de côté. Iâkov vous salueet m’a commandé de vous remettre… tenez ce qui est là dedans…

– Iâkov ?… Bah ! pourquoimentir ? dit Sâvka en riant ironiquement ; il n’y a pas àmentir. Le bârine sait pourquoi tu viens !Assieds-toi et mange avec nous.

Agâphia me regarda encore et s’assitirrésolument.

– Je croyais déjà que tu ne viendraispas… dit Sâvka après un silence prolongé. Qu’attends-tu ?Mange ! Ou peut-être veux-tu que je te donne de lavodka ?

– Y penses-tu ! dit Agâphia ;suis-je une femme ivrogne ?

– Bois… Ça te réchauffera le cœur.Allons !

Sâvka tendit à Agâphia le verre boiteux. Lajeune femme but lentement l’eau-de-vie, ne mangea rien, maissouffla fortement.

– Tu m’apportes quelque chose… dit Sâvkaen défaisant le paquet et donnant à sa voix une inflexionplaisamment indulgente ; une femme ne peut se passerd’apporter quelque chose. Ah ! du pâté et des pommes de terre…Ils ne manquent de rien ! fit-il avec un soupir en se tournantvers moi ; eux seuls, dans tout le village, ont encore despommes de terre…

Je ne voyais pas dans l’obscurité le visaged’Agâphia, mais, à en juger par le mouvement de ses épaules et desa tête, il me semblait qu’elle ne quittait pas Sâvka des yeux.Pour ne pas être un tiers dans un rendez-vous, je décidai d’allerme promener et me levai. Mais, à ce moment-là, dans le bosquet, unrossignol lança à l’improviste deux notes basses de contralto, et,au bout d’une demi-minute, il lança un trille haut et fin ;et, ayant ainsi essayé sa voix, il se mit à chanter.

Sâvka se leva et écouta.

– C’est celui d’hier ! dit-il.Attends un peu…

Et, se dressant d’un bond, il courut sansbruit dans le boqueteau.

– Voyons ! lui criai-je, qu’as-tubesoin de ce rossignol ? Laisse-le !

Sâvka me fit signe de la main de ne pas crieret disparut dans l’ombre.

Quand Sâvka le voulait, il était un excellentchasseur et un excellent pêcheur, mais, en cela aussi, ses talentsse perdaient pour rien comme sa force. Paresseux pour chasser oupour pêcher à la manière de tout le monde, il dépensait toute sonardeur à des tours de force inutiles. C’est ainsi qu’il attrapaitles rossignols absolument à la main, tirait les brochets avec dupetit plomb à bécassine, ou se tenait des heures entières près dela rivière, faisant tous ses efforts pour prendre un petit poissonavec un gros hameçon.

Restée avec moi, Agâphia, gênée, toussota etpassa plusieurs fois la main sur son front. La vodka commençait àla griser.

– Comment vas-tu, Agâcha[43] ? lui demandai-je après un longsilence, quand il était embarrassant de continuer à se taire.

– Ça va, Dieu merci… Ne racontez ça àpersonne, bârine !…, chuchota-t-elle tout à coup.

– Sois tranquille, la rassurai-je. Commetu es hardie, tout de même, Agâcha !… Si Iâkovapprenait ?…

– Il ne le saura pas.

– Et pourtant ?…

– Non… Je serai rentrée avant lui. Il estmaintenant sur la ligne et reviendra après le passage dutrain-poste, et, d’ici, on entend le train arriver…

Agâphia passa une autre fois la main sur sonfront et regarda dans la direction où Sâvka était parti. Lerossignol chantait. Un oiseau de nuit rasa la terre, et, nous ayantaperçus, tressaillit, battit des ailes et vola de l’autre côté dela rivière.

Le rossignol se tut bientôt, mais Sâvka nerevenait pas. Agâphia se leva, fit avec inquiétude quelques pas etse rassit.

– Mais que fait-il donc ? neput-elle s’empêcher de dire. Ce n’est pas demain que le trainarrivera. Il faut que je parte tout de suite.

– Sâvka ! criai-je, Sâvka !

L’écho même ne me répondit pas. Agâphia,inquiète, s’agita et se leva de nouveau.

– Il est temps que je parte !dit-elle d’une voix émue. Le train va arriver. Je sais quand lestrains passent.

La pauvre petite femme ne s’était pas trompée.Moins d’un quart d’heure après, un roulement lointain se fitentendre.

Agâphia regarda longuement du côté du bosquetet remua les mains avec impatience.

– Mais où est-il ? fit-elle en riantnerveusement. Où diantre est-il allé ? Je vais partir !Ma parole, bârine, je m’en vais !

Le roulement cependant se faisait de plus enplus net. On pouvait distinguer le bruit des roues du lourdhalètement de la locomotive. La machine siffla. Le train clappasourdement sur le pont… Une minute encore, et tout se replongeadans le silence…

– J’attends encore une minute… soupiraAgâphia s’asseyant résolument. N’importe !J’attends !

Sâvka reparut enfin dans l’ombre. Il posaitsans bruit ses pieds nus sur la terre molle du potager, et ilmarmottait doucement quelque chose.

– En voilà une chance, crois-tu !fit-il gaiement. Je venais tout juste de m’approcher du fourré etj’allais mettre la main sur lui quand il s’est tu… Ah ! lechien chauve ! J’ai attendu, attendu qu’il chante ; maisà la fin, j’y ai renoncé, crachant de dépit !…

Sâvka se laissa choir maladroitement à terre àcôté d’Agâphia et, pour garder son équilibre, il la prit par lataille à deux mains.

– Pourquoi boudes-tu comme si ta tantet’avait mise au monde ? lui demanda-t-il.

Malgré sa tendresse de cœur et sa simplicité,Sâvka méprisait les femmes. Il les traitait négligemment, de haut,et s’abaissait même jusqu’à railler avec dédain les sentimentsqu’elles avaient pour lui. Cette négligence et ce mépris étaient,qui sait ? une des raisons de son prestige puissant etinvincible sur les dulcinées de village. Sâvka était beau etélancé ; dans ses yeux brillait toujours, même quand ilregardait les femmes qu’il méprisait, une calme aménité ; maisses seules qualités extérieures ne pouvaient pas expliquer sonattrait. En dehors de son heureux physique et de sa façon originalede se comporter, il faut croire que sa touchante situation, –chacun le regardait comme malchanceux et malheureux d’être éloignéde son isba de famille et relégué aux potagers, – influençait lesfemmes.

– Raconte donc au bârine pourquoi tu esvenue ici ? dit Sâvka, tenant toujours Agâphia par la taille.Allons, raconte, femme mariée ! Ho ! ho ! ho !Si l’on buvait, Agâcha-ma-mie, encore de la vodka !

Je me levai et m’en allai le long du potager,passant entre les plates-bandes. Les longues planches avaient l’airde grandes tombes. Il s’exhalait d’elles une odeur de terre remuéeet une douce humidité de plantes commençant à se couvrir de rosée…À gauche, un feu rouge brillait encore ; il vacillaitplaisamment et semblait sourire.

J’entendis un rire heureux. C’était Agâphiaqui riait.

– Et le train, me rappelai-je,… il estpassé depuis longtemps !

Après avoir un peu attendu, je revins vers lahutte. Sâvka était assis à la turque, immobile, et il chantonnaitd’une façon à peine intelligible une vague chanson, uniquementcomposée de mots d’une syllabe dans le genre de :« Tralalala, moi et toi, toi et moi. »

Agâphia, grisée par la vodka, par les caressesméprisantes de Sâvka et par la chaleur de la nuit, était couchée àterre, près de lui, la tête fortement appuyée sur son genou. Elleétait si absorbée dans ses sentiments qu’elle ne remarqua pas monretour.

– Agâcha, voyons, lui dis-je, le trainest arrivé depuis longtemps.

– Il est temps que tu partes, il en esttemps ! dit Sâvka, saisissant ma pensée et secouant la tête.Que traînes-tu ici ? éhontée que tu es !

Agâphia tressaillit, se redressa à demi, meregarda, et se resserra contre Sâvka.

– Il est temps de partir depuislongtemps ! lui dis-je.

Agâphia se retourna et se leva sur un genou…Elle souffrait… Autant que je pus le voir dans la nuit, toute sapersonne exprima une seconde la lutte et l’indécision. Elle paruts’éveiller un instant et se ramasser pour se mettre debout, mais onne sait quelle force insurmontable, inexorable, arrêta tout soncorps, et elle se serra contre Sâvka.

– Bah ! qu’il reste où il est !dit-elle avec un rire profond et sauvage.

Et, dans ce rire, on sentait une résolutionirraisonnée, la faiblesse et la souffrance.

Je m’acheminai lentement vers le bosquet. Jedescendis, de là, vers la rivière où étaient nos engins de pêche.La rivière dormait. Une grosse fleur à longue tige effleuradoucement ma joue comme un enfant qui veut faire comprendre qu’ilne dort pas. Par désœuvrement, je pris une de nos cordes et latirai : elle se tendit faiblement et pendit ; on n’avaitrien pris… On ne voyait ni l’autre rive, ni le village. Une lumièrebrilla dans une isba, mais elle s’éteignit aussitôt. Je furetai surla rive, y trouvai un trou que j’avais remarqué dans la journée etm’y assis comme dans un fauteuil. Je restai longtemps assis… Je visles étoiles commencer à s’embrumer, perdre leur rayonnement. Commeavec un léger soupir, la fraîcheur courut sur la terre et effleurales feuilles des saules qui s’éveillaient…

Une voix venant du village, appela :

– A-gâ-phia !… Agâ-phia !

Le mari, rentré et inquiet, cherchait sa femmedans le village. Et des potagers venait un rire irrésistible :Agâphia, grise, s’oubliait, et, au prix du bonheur de quelquesheures, tâchait de contrebalancer la douleur qui l’attendrait lelendemain.

Je m’endormis.

Quand je m’éveillai, Sâvka était assis auprèsde moi et me secouait légèrement l’épaule. La rivière, le bosquet,les deux rives, les arbres, verts et lavés, le village et le champ,tout était inondé d’une vive lumière matinale. À travers les mincestroncs des arbres, les rayons du soleil qui ne venait que de selever, filtraient sur mon dos.

– C’est ainsi que vous pêchez ? medit Sâvka en riant ; allons, levez-vous !

Je me levai, m’étirant avec délices, et mapoitrine éveillée se mit à boire avidement l’air tiède etparfumé.

– Agâcha est partie ?demandai-je.

– Voyez-la, me dit Sâvka, indiquant lecôté où était le gué.

Je regardai et vis Agâphia, se robe relevée,décoiffée, son fichu tombé de sa tête. Elle passait larivière ; ses jambes la portaient à peine.

– Le chat qui a mangé de la viande saitce qui l’attend, murmura Sâvka, fermant à demi les yeux ; ilmarche en serrant la queue… Les femmes sont malfaisantes comme lechat, et poltronnes comme le lièvre… Elle n’est pas partie hier, lasotte, quand on le lui disait ; maintenant elle va enrecevoir. Et moi aussi j’en recevrai au canton ; je seraifustigé encore une fois à cause des femmes…

Agâphia gravit la berge et s’en alla, àtravers le champ, vers le village. Elle marchait d’abord assezcourageusement, mais bientôt l’émotion et la peur la dominèrent.Elle se retourna timidement, s’arrêta et souffla.

– Voilà, ça lui fait peur ! ditSâvka en riant tristement, et regardant la trace d’un vert vif quise marquait dans l’herbe, couverte de rosée, derrière Agâphia. Ellene veut pas y aller ! Son mari est là depuis déjà une grandeheure qui l’attend… Le voyez-vous ?

Sâvka souriait en disant ces derniers mots,mais mon cœur se glaça. Iâkov était sur le chemin, près de ladernière isba du village. Il regardait avec persistance sa femmequi revenait. Il ne bougeait pas, immobile comme une borne. Quepensait-il en la regardant ? Quels mots préparait-il pour larecevoir ?

Agâphia s’arrêta un instant, se retournaencore une fois comme si elle attendait de nous un secours, etreprit son chemin. Jamais je n’avais vu une démarche pareille ni àdes gens ivres, ni à des gens n’ayant pas bu ; il semblaitqu’Agâphia, sous le regard de son mari, se contractât toute. Ellemarchait tantôt en zigzag, tantôt piétinait sur place, ployant lesgenoux et déployant les bras, tantôt elle reculait. Au bout d’unecentaine de pas, elle se retourna encore pour regarder ets’assit.

– Tu devrais au moins te cacher derrièreun buisson, dis-je à Sâvka. Le mari peut te voir…

– Il sait sans cela de chez qui ellevient, dit-il… La nuit, les femmes ne vont pas aux potagers pour ychercher des choux ; chacun le sait.

Je regardai le visage de Sâvka. Il était pâle,se convulsait de la compassion dédaigneuse des gens qui voientmartyriser des animaux.

– Ce qui fait rire le chat fait pleurerla souris, soupira-t-il.

Agâphia bondit tout à coup, secoua la tête etse dirigea d’un pas hardi vers son mari. Elle avait visiblementramassé ses forces et s’était décidée.

1886.

Partie 5
DU CHAMPAGNE

RÉCIT D’UN PAUVRE DIABLE

L’année où commence mon récit, j’étais chefd’une petite gare d’un de nos chemins de fer du Sud-Ouest. Ma vie yétait-elle gaie ou triste, vous pourrez en juger par l’absence detoute habitation humaine à vingt verstes à la ronde. Pas une femme,pas un cabaret convenable. Et, à ce moment-là, j’étais jeune, fort,bouillant, inconsidéré et bête.

Les seules distractions que l’on eût, c’étaitles fenêtres des trains de voyageurs et une immonde vodka àlaquelle les juifs mêlaient des stupéfiants. Quand parfois unejolie tête de femme apparaissait à la portière d’un wagon, jerestais comme une statue, la respiration coupée, et regardantjusqu’à ce que le train ne fût plus qu’un point à peineperceptible. Ou bien je buvais, tant que j’en pouvais entonner, dela dégoûtante eau-de-vie. Je devenais comme un diable et neremarquais pas comment s’écoulaient les longues heures et lesjours.

La steppe agissait sur moi, homme du Nord,comme la vue d’un cimetière tartare abandonné. En été, son calmesolennel, le cri monotone des grillons, le clair de lune diaphane,dont on ne peut se mettre à l’abri nulle part, – tout m’accablaitd’une tristesse lugubre. En hiver, l’impeccable blancheur de lasteppe, son lointain glacé, les longues nuits et le hurlement desloups me pesaient comme un lourd cauchemar.

À la gare, ne vivaient que peu depersonnes : ma femme et moi, un télégraphiste sourd etscrofuleux, et trois hommes d’équipe. Mon sous-chef, jeunetuberculeux, allait en ville pour se soigner, et y restait des moisentiers, me confiant son emploi, en même temps que le droit detoucher ses appointements. Je n’avais pas d’enfants. On ne pouvaità aucun prix attirer des invités chez soi, et, moi, je ne pouvaispas plus d’une fois par mois aller chez mes collègues sur la ligne.Au total, la vie la plus fastidieuse.

Je fêtais, je me le rappelle, le nouvel anavec ma femme. Nous étions à table, nous mâchions paresseusement etécoutions le télégraphiste sourd, qui, dans la chambre voisine,tapait sur son appareil. J’avais déjà bu cinq verres de vodkastupéfiante, et, la tête alourdie appuyée sur mes poings, jesongeais à ma tristesse insurmontable, sans issue.

Ma femme, assise à côté de moi, ne détachaitpas les yeux de mon visage. Elle me regardait comme seule peut lefaire une femme qui n’a personne au monde qu’un beau mari. Ellem’aimait follement, servilement, et pas ma beauté seulement ou monâme : elle aimait jusqu’à mes défauts, ma colère, mon spleen,et même ma cruauté, lorsque, dans le délire de l’ivresse, jel’accablais de reproches, ne sachant sur qui passer ma colère.

Malgré l’ennui qui me rongeait, nous nousapprêtions à fêter la nouvelle année avec un éclat extraordinaireet attendions minuit avec impatience. Nous avions en réserve deuxbouteilles de champagne, du vrai, avec l’étiquette Vve Cliquot.J’avais gagné ce trésor en automne, au chef de section, dans unpari, alors que j’étais chez lui à un baptême. Il arrive que,durant le cours de mathématiques, lorsque l’air semble mort detristesse, un papillon entre dans la classe. Les enfants lèvent latête et suivent le vol avec curiosité, comme s’ils voyaient, nonpas un papillon, mais quelque chose de nouveau, de tout à faitsingulier. De même le champagne, tombé par hasard dans notre tristestation, nous amusait ; nous nous taisions et regardionstantôt la pendule, tantôt les bouteilles.

Lorsque l’aiguille marqua minuit moins cinq,je me mis à déboucher lentement une bouteille. Je ne sais sil’alcool m’avait affaibli ou si la bouteille était trophumide ; je me rappelle seulement que, quand le bouchon volaau plafond avec bruit, la bouteille me glissa des mains et tomba àterre. Il se perdit à peine un verre, car je réussis à rattraper labouteille et à boucher du doigt le goulot écumant.

– Bonne année, bonne chance ! dis-jeà ma femme en remplissant les verres. Bois.

Ma femme prit son verre et arrêta sur moi sesyeux effrayés ; sa figure avait pâli, exprimait laterreur.

– Tu as fait tomber la bouteille ?demanda-t-elle.

– Oui. Qu’est-ce que ça fait ?

– Ce n’est pas bien, dit-elle, posant sonverre et pâlissant encore plus ; c’est un mauvais présage.C’est signe qu’il nous arrivera cette année quelque chose demauvais.

– Quelle commère tu fais !soupirai-je ; tu es intelligente et tu radotes comme unevieille nourrice. Bois.

– Dieu veuille que je radote, mais… ilarrivera quelque chose ; tu verras !

Elle ne toucha pas à son verre, le mit de côtéet, s’étant écartée, elle médita. Je dis quelques vieilles phrasessur le chapitre des préjugés ; je bus unedemi-bouteille ; je marchai de long en large, puis jesortis.

Dehors, une nuit de gel brillait, paisible,dans sa froide et solitaire beauté. Tout en haut, sur la gare, lalune et deux petits nuages blancs, duveteux, immobiles, commecollés, étaient suspendus dans le ciel, semblant attendre quelquechose. Une lumière légère et transparente en émanait et, commecraignant d’outrager la pudeur de la terre blanche, doucement, elleéclairait tout : les tas de neige, le remblai… C’était lecalme profond.

Je marchais le long du remblai. « Bête defemme ! pensai-je en regardant le ciel semé d’étoilesbrillantes. Si même on admet que quelquefois les présages soientjustes, quel malheur peut-il donc nous arriver ? Les malheursque nous avons déjà éprouvés et ceux qui nous menacent sont sigrands qu’il est difficile d’imaginer quelque chose de pire. Quelmal faire encore au poisson déjà pris, cuit et servi à lasauce ? »

Un haut peuplier, couvert de givre, surgitdans la buée bleue, comme un géant recouvert d’un suaire. Il meregarda sévèrement, lugubrement, comme si, pareil à moi, ilcomprenait la solitude ; je le regardai longuement.

« Ma jeunesse, comme un bout de cigarettejetée, s’est perdue pour un sou, continuai-je à penser. Mes parentssont morts lorsque j’étais encore enfant ; on m’a chassé dulycée. J’appartiens à une famille noble, mais je n’ai rien reçu, niinstruction, ni éducation. Je n’ai pas plus de science qu’un simplegraisseur de roues. Je n’ai ni asile, ni proches, ni amis, nitravail que j’aime. Je ne suis capable de rien et, dans laplénitude de mes forces, je ne suis bon qu’à boucher une petiteplace de chef de gare. Je n’ai connu dans l’existence que malchanceet déboires. Que peut-il encore m’arriver de mal ? »

Des feux rouges surgirent au loin ; untrain venait vers moi. La steppe engourdie en écoutait le bruit.Mes pensées étaient si amères qu’il me semblait que je pensais touthaut et que le gémissement des fils télégraphiques et le bruit dutrain transmettaient mes pensées.

« Que peut-il donc m’arriver depire ? La mort de ma femme ? – me demandai-je. – Ce n’estpas effrayant. On ne peut se cacher de sa conscience : jen’aime pas ma femme. Je me suis marié encore gamin. Je suismaintenant jeune et fort ; elle est flappie, vieille,abêtie ; elle est pétrie de préjugés de la tête aux pieds.Qu’y a-t-il de bien dans son fade amour, sa poitrine plate, sonregard éteint ? Je la supporte, mais je ne l’aime pas. Quepeut-il donc m’arriver ? Ma jeunesse se perd, comme on dit,pour une pincée de tabac. Les femmes ne passent devant moi qu’auxportières de wagons, comme des étoiles filantes. Il n’y a pas eupour moi et il n’y a pas d’amour. Ma virilité, ma hardiesse, matendresse se perdent… Tout se perd comme de la poussière, et mêmemon argent, ici, dans la steppe, ne vaut pas un rougeliard. »

Le train passa avec bruit devant moi et, deses fenêtres rouges, m’éclaira avec indifférence. Je le viss’arrêter près des feux verts de la gare, y stationner une minuteet filer plus loin. Après avoir marché près de deux verstes, jerevins. Les pensées tristes ne me quittaient pas. Autant que je mesentisse malheureux je tâchais, il me souvient, que mes idéesfussent plus tristes et plus sombres encore. Il y a des moments,voyez-vous, où la conscience d’être malheureux procure aux gens peudéveloppés et orgueilleux un certain plaisir. Ils coquettent mêmeavec leurs souffrances. Il y avait beaucoup de vérité dans mespensées, mais aussi beaucoup d’absurdité et de présomption ;et il y avait quelque chose de puérilement provocateur dans maquestion : « Que peut-il m’arriver demauvais ? » « Oui, que peut-il donc arriver ?me demandais-je en revenant. Il me semble que j’ai tout vécu. J’aiété malade ; j’ai perdu de l’argent ; je reçois tous lesjours des semonces de mes chefs ; je meurs de faim ; unloup enragé est même venu dans la cour de la gare ; quoiencore ?… On m’a insulté, humilié,… et j’ai offensé à montour. Il n’y a que criminel que je n’aie pas été ; mais il mesemble que je suis incapable de le devenir, et, d’ailleurs, je necrains pas la justice. »

Les deux petits nuages s’étaient écartés de lalune et se tenaient l’un près de l’autre comme s’ils sechuchotaient quelque chose que la lune ne devait pas entendre. Unvent léger passa sur la steppe, apportant le bruit sourd du trainqui s’éloignait.

Au seuil de la maison, ma femme me rencontra.Ses yeux riaient gaiement et toute sa figure respirait lasatisfaction.

– Il y a du nouveau chez nous, medit-elle. Va vite dans ta chambre passer ta tunique neuve ;nous avons une visite.

– Quelle visite ?

– Ma tante Nathâlia Pétrôvna vientd’arriver par le train.

– Quelle Nathâlia Pétrôvna ?

– La femme de mon oncle SémiôneFiôdorytch ; tu ne la connais pas. Elle est très bonne et trèsbien.

Je fis probablement la moue, car ma femme pritune mine sérieuse et balbutia rapidement :

– Il est certainement étrange qu’ellesoit venue, mais ne te fâche pas, Nicolaï, et sois indulgent. Elleest malheureuse. Mon oncle est véritablement un despote et un êtreméchant ; il est difficile de vivre avec lui. Ma tante ditqu’elle ne restera ici que trois jours, jusqu’à ce qu’elle ait reçuune lettre de son frère.

Ma femme chuchota encore je ne sais quelleslongues sornettes sur son oncle despote, sur la faiblesse humaine,en général, et sur celle des jeunes femmes en particulier, et surnotre devoir de donner asile, à tous, même aux grands pécheurs,etc., etc.…

Ne comprenant absolument rien, je passai matunique neuve et allai faire connaissance avec ma « petitetante ».

Une petite femme à grands yeux noirs étaitassise à notre table. Et la table, les murs gris, le canapégrossier… jusqu’au moindre grain de poussière… tout semblaitrajeuni, égayé par la présence d’un être frais et jeune, quirépandait une odeur complexe de beauté et de vice.

Que la visiteuse fût vicieuse, je le compris àson sourire, à son odeur, à sa manière particulière de regarder etde jouer des cils, au ton avec lequel elle parlait à ma femme,personne honnête… Il ne fallait pas qu’elle me racontât qu’elles’était enfuie de chez son mari, que son mari était vieux etdespote, tandis qu’elle était bonne et gaie ; je compris toutdu premier coup d’œil, et il n’est probablement pas en Europe unseul homme qui ne sache pas distinguer, au premier regard, unefemme douée d’un certain tempérament.

– Je ne savais pas que j’eusse un neveuaussi grand ! dit la tante, me tendant la main ensouriant.

– Et je ne savais pas, répondis-je, quej’eusse une aussi jolie tante !

Le souper recommença. Le bouchon de la secondebouteille sauta avec bruit, et ma tante but d’un trait undemi-verre ; et quand ma femme sortit une minute, la tante nefit plus de cérémonies : elle but tout le verre. Je m’enivraiet du vin et de la présence d’une femme. Vous rappelez-vous laromance :

Yeux noirs, yeux passionnés,

Yeux ardents et magnifiques,

Pourquoi est-ce que je vous aime ?

Pourquoi est-ce que je vous crains ?…

Je ne me souviens pas de ce qui se passaensuite. Qui veut savoir la façon dont l’amour commence, quecelui-là lise des romans et de longs récits. Moi je ne dirai quepeu de choses, et avec les paroles mêmes de cette sotteromance :

C’est que je vous ai rencontrée

À une heure fatale…

Tout vola au diable sens dessus dessous. Je mesouviens d’un tourbillon terrible, enragé, qui m’emporta comme uneplume. Il me retourna longtemps et balaya de cette terre ma femme,ma tante même, et ma vigueur. D’une gare de la steppe il m’a jeté,comme vous voyez, dans cette rue sombre…

Dites-moi maintenant ce qui peut encorem’arriver de mauvais ?

1887.

Partie 6
LA SORCIÈRE

Il allait être minuit. Couché dans la maisondu sacristain sur un énorme lit, le chantre Savèli Guikine nedormait pas bien qu’il eût l’habitude de s’endormir comme lespoules. Sous un coin de couverture crasseuse, faite de morceauxd’indiennes de toutes couleurs, apparaissaient ses durs cheveuxroux ; de sous un autre coin de la couverture, sortaient sespieds immenses qui n’avaient pas été lavés depuis longtemps. Ilécoutait…

La maison du sacristain[44] était enclose dans l’enceintecuriale. Son unique fenêtre donnait dans les champs. Et, dans leschamps, c’était une véritable guerre.

Il était difficile de comprendre ce quicherchait à s’exterminer et pour la perte de qui la nature mettaittout sens dessus dessous ; mais, à en juger par le grondementincessant et sinistre qui retentissait, quelqu’un était en fortmauvais point. Une force victorieuse courait les champs, faisaitrage dans la forêt et sur le toit de l’église, frappaitfurieusement des poings dans la fenêtre, balayait, déchirait, etquelque chose de vaincu hurlait et pleurait… Le gémissementplaintif s’entendait tantôt derrière la fenêtre, tantôt sur letoit, tantôt dans la cheminée ; et ce n’était pas un appel ausecours que l’on sentait en lui, mais l’angoisse, la consciencequ’il n’y avait plus de salut, qu’il était trop tard… Les tas deneige s’étaient recouverts d’une mince écorce de glace et deslarmes glacées tremblaient sur eux et sur les arbres. Sur leschemins et les sentiers s’épanchait un jus de boue et de neigefondue ; bref, sur la terre, c’était le dégel, mais, à traversla nuit opaque, le ciel ne le voyait pas et il envoyait malgré toutde toute sa force des flocons de neige nouvelle… Et le ventchaloupait comme un homme ivre. Ne permettant pas à cette neige detoucher la terre, il la faisait voler dans les ténèbres comme ilvoulait.

Guikine écoutait ce concert et se renfrognait.Il savait, ou, tout au moins, il devinait à quoi menait tout cetintamarre, et de qui c’était l’œuvre…

– Je sais ! marmonna-t-il enmenaçant sous la couverture quelqu’un du doigt ; je saistout !

Près de la fenêtre était assise sur unescabeau sa femme, Raïssa Nîlovna. Sur un autre escabeau une lampede fer-blanc, comme timide et incertaine de ses forces, versait salumière pauvre et vacillante sur ses larges épaules, sur les beauxet appétissants reliefs de son corps et sur sa natte épaisse, quitouchait terre.

La femme du chantre cousait des sacs de grosseétoupe, ses mains couraient vite, mais tout son corps, l’expressionde ses yeux, de ses sourcils, de ses lèvres grasses, de son coublanc, plongés dans un travail monotone et mécanique, semblaientdormir. De temps à autre seulement, elle levait la tête pour donnerdu relâche à son corps fatigué et regarder à la dérobée la fenêtrederrière laquelle un chasse-neige se déchaînait. Et elle serepenchait sur la grosse toile. Ni désirs, ni tristesse, ni joie,rien ne se marquait sur sa belle figure au nez retroussé, aux jouestrouées de fossettes. Ainsi n’exprime rien une belle fontaine quandelle ne joue pas.

La travailleuse finit un sac qu’elle jeta àterre et, s’étant étirée avec délices, elle arrêta sur la fenêtreson regard terne et fixe… Aux carreaux ruissellent des larmes etblanchissent des flocons de neige éphémères ; les floconstombent sur la vitre, regardent la femme du chantre et fondent…

– Viens te coucher ! grommela lechantre.

Sa femme ne répondit mot. Mais soudain sescils se mirent à battre et l’attention brilla dans ses yeux. Savèliqui, sous la couverture, épiait sans cesse l’expression de safigure, leva la tête et demanda :

– Qu’y a-t-il ?

– Rien… Il semble, répondit doucement lafemme, que quelqu’un arrive.

Guikine rejeta des mains et des pieds lacouverture, s’agenouilla sur le lit et regarda sa femmestupidement. La lumière timide de la petite lampe éclaira la facepoilue et grêlée du chantre, et glissa sur sa tête entignassée.

– Tu entends ? demanda sa femme.

À travers le hurlement continu de la tempête,il saisit un tintement grêle, à peine perceptible, pareil aubourdonnement d’un moustique qui veut se poser sur une joue et quise fâche qu’on l’en empêche.

– C’est la poste… grogna Savèli,s’asseyant sur ses talons.

À trois verstes de l’église, passait la routepostale ; quand le vent venait de la route, les habitants dela maison de garde entendaient les clochettes.

– Seigneur ! soupira la femme duchantre, des gens peuvent-ils voyager par un tempspareil !

– Affaire de service… Qu’on le veuille ounon, il faut marcher.

Le tintement plana dans l’air ets’éteignit.

– La voilà passée ! dit Savèli, serecouchant.

Mais il n’eut pas le temps de ramener lacouverture, que le son net de la clochette frappa son oreille. Lechantre, inquiet, regarda sa femme, sauta à bas du lit et, sedandinant, marcha le long du four. La clochette tinta un peu, puisse tut de nouveau, comme si on l’eût arrachée.

– On n’entend rien… murmura le chantre,s’arrêtant et regardant sa femme, les yeux à demi clos.

Mais juste à ce moment-là, le vent fouetta lafenêtre et apporta un tintement grêle et aigu… Savèli pâlit,toussota et de nouveau traîna par terre ses pieds nus.

– La poste perd sa route ! dit-ild’une voix rauque, en regardant sa femme avec colère.Entends-tu ? La poste s’égare !… Je sais… je sais… Est-ceque je ne comprends pas ? Je sais tout ! Que le diablet’emporte !

– Que sais-tu ? demanda doucement safemme, sans détacher les yeux de la fenêtre.

– Je sais que c’est toi qui fais toutcela, diablesse ! C’est ton œuvre… Fusses-tu perdue ! Etqu’il y ait cette tourmente et que la poste s’égare… c’est toi quifais tout cela… c’est toi !

– Deviens-tu enragé, imbécile ?…observa tranquillement sa femme.

– Il y a longtemps que je le remarque…Dès le premier jour que j’ai été marié, j’ai remarqué qu’il y a entoi du sang de chienne !

– Pfouh ! fit Raïssa étonnée, enlevant les épaules et se signant ; fais le signe de la croix,idiot !

– Tu es une sorcière et leresteras ! continua Savèli d’une voix sourde et dolente, en semouchant rapidement dans le pan de sa chemise. Bien que tu sois mafemme et que tu sois de condition ecclésiastique, je dirai àconfesse ce que tu es… Et comment ne pas le faire ? Seigneur,protège-moi et sauve-moi ! L’année passée, le jour du prophèteDaniel et des trois adolescents, il y a eu aussi un chasse-neige,et qu’est-il arrivé ? Un ouvrier est venu ici se chauffer.Puis, le jour de saint Alexis, l’homme-de-Dieu, la rivière adébâclé et l’exempt est venu[45]… Il acausé toute la nuit avec toi, le maudit, et, le matin, quand il estsorti, je l’ai regardé, il avait les yeux cernés et les jouescreuses. Hein, qu’en dis-tu ? À la fête du Sauveur, il y a eudeux fois des orages, et, les deux fois, un chasseur est venupasser la nuit ici. J’ai tout vu ! que le diablet’emporte ! J’ai vu tout ! Aha ! tu es devenue plusrouge qu’une écrevisse, hein ?

– Tu n’as rien vu…

– Oui-da !… Et cet hiver, avantNoël, le jour des Dix martyrs de Crète, quand la bourrasque a duréun jour et une nuit… t’en souviens-tu ? Le greffier dumaréchal de la noblesse s’est perdu en route et est venu tomberici, le chien… Et de qui t’étais-tu coiffée ? pouah ! ungreffier ! Cela valait-il la peine de gâter le temps deDieu ! Un avorton du diable, un morveux qu’on ne voit pasau-dessus de terre, qui a la gueule pleine de boutons et le cou detravers… Si encore il était beau ! mais, pouah, lediable !

Le chantre reprit haleine, essuya ses lèvreset prêta l’oreille. On n’entendait pas la clochette, mais le ventfonça sur le toit et on entendit de nouveau la fenêtre vibrer.

– Et maintenant, c’est la mêmechose ! continua Savèli. Ce n’est pas pour rien que la postes’égare ! Crache-moi dans les yeux si ce n’est pas toi qu’ellecherche ! Oh ! le malin connaît son affaire ! C’estun bon aide ! Il l’égarera, égarera et te l’amènera ici… Je les-sais ; je le v-vois ! Tu ne me le cacheras pas, grelotdu diable, luxure de monstre ! J’ai compris tes pensées dès lecommencement de la tourmente !

– En voilà un imbécile ! railla safemme. Alors, à ton idée, c’est moi qui fais le mauvaistemps ?

– Hum, tu peux rire ! Que ce soittoi ou pas toi, tout de même, je le remarque. Dès que le sang joueen toi, il fait mauvais temps, et chaque fois le mauvais tempsapporte ici n’importe quel imbécile. Cela arrive chaque fois ;c’est donc toi.

Pour être plus persuasif, le chantre mit undoigt sur son front, ferma l’œil gauche et poursuivit, d’une voixtraînante :

– Oh ! folie, damnation deJudas ! Si tu es vraiment une créature et non pas unesorcière, tu devrais chercher dans ta tête si tous ces gens-làc’est bien un ouvrier, ou un chasseur, ou un greffier, et pas lediable sous leur enveloppe ! Hein ! tu aurais dû ypenser !

– Que tu es bête, Savèli ! soupirala femme, regardant son mari avec pitié. Quand mon père habitaitici, beaucoup de gens venaient chez lui pour se faire guérir desfièvres ; il en venait des villages, des hameaux et des fermesdes Arméniens… Il en venait presque chaque jour, et personne ne lesprenait pour des diables. Et s’il vient quelqu’un, une fois par an,se chauffer pendant le mauvais temps, ça te paraît un miracle,imbécile que tu es ! Et tu as tout de suite toutes sortes depensées…

La logique de sa femme ébranla Savèli. Ilécarta ses pieds nus, baissa la tête et réfléchit. Il n’était pasencore fermement convaincu de ses soupçons, et le ton sincère etindifférent de sa femme l’avait tout à fait démonté ;pourtant, après avoir un peu songé, il secoua la tête etdit :

– C’est que ce ne sont pas des vieux oudes bancals, mais toujours des jeunes qui demandent à passer lanuit… Pourquoi donc cela ? Et s’ils ne faisaient que seréchauffer, mais ils font le jeu du diable !… Non, femme, iln’y a pas en ce monde de créatures plus rusées que votre espèceféminine !… De véritable esprit, mon Dieu, vous en avez moinsqu’un étourneau, mais de votre malice diabolique, oh ! la la,sauve-nous, Reine des Cieux ! Écoute la poste qui sonne !La bourrasque ne faisait que commencer, que déjà je connaissaistoutes tes pensées ; tu as fait ta sorcellerie,araignée !

– Mais qu’as-tu à me houspiller,damné ! dit Raïssa, perdant patience. Pourquoi te colles-tu àmoi, résine ?

– Je te houspille parce que, s’il arrivequelque-chose cette nuit – Dieu nous en préserve ! – tum’entends !… s’il arrive quelque chose, j’irai demain dèsl’aube à Diâdkovo, trouver le père Nicodime et lui expliqueraitout. Voici et voilà, lui dirai-je, père Nicodime ;excusez-moi généreusement ; ma femme est une sorcière. Etpourquoi ça ? Hein ! Vous voulez savoir pourquoi ?Soit !… Pour ceci et pour cela… Et malheur à toi,femelle ! Tu seras punie, non seulement au jugement dernier,mais sur terre ! Ce n’est pas pour rien qu’il y a dans lerituel des prières pour tes pareilles.

Soudain on frappa à la fenêtre un coup siviolent et si extraordinaire que Savèli pâlit et se replia de peur.Sa femme sursauta et pâlit aussi.

– Au nom de Dieu, dit une grosse voixprofonde et tremblante, laissez-nous nous réchauffer un peu !Qui y a-t-il ici ? Ayez la bonté d’ouvrir ! Nous noussommes égarés.

– Qui êtes-vous ? demanda la femmedu chantre, craignant de regarder par la fenêtre.

– La poste, répondit une autre voix.

– Tu n’as pas fait ta diablerie pourrien ! dit Savèli avec un geste accablé. Ça y est ! J’aieu raison… Prends garde, toi !

Le chantre sauta deux fois devant le lit, sejeta sur la couette, et, reniflant avec colère, tourna le visagecontre le mur. Bientôt l’air froid lui souffla dans le dos ;la porte grinça et, sur le seuil, apparut une haute figure humaine,couverte de neige de la tête aux pieds. Derrière elle, en apparutune autre, blanche aussi…

– Faut-il entrer les sacs ? demandala seconde figure, d’une vois enrouée.

– Ils ne peuvent pas rester là-bas.

En disant cela, le premier homme se mit àdénouer son passe-montagne et, sans attendre de l’avoir fait,l’enleva avec sa casquette et le jeta avec colère du côté du four.Puis, ayant quitté avec peine son manteau et l’ayant jeté au mêmeendroit, il se mit à marcher dans la chambre sans dire bonsoir.

C’était un jeune postier, vêtu d’une mauvaisetunique d’uniforme usée, et chaussé de bottes rousses et sales.Réchauffé par le mouvement, il s’assit devant la table, allongeases pieds boueux sur les sacs et appuya sa tête sur son poing. Safigure pâle, à taches rouges, portait encore les traces dessouffrances et de la peine qu’il avait endurées. Crispée,mécontente, avec de la neige fondant à ses sourcils, à sesmoustaches et à sa barbe taillée en rond, elle était belle.

– Quelle vie de chien ! grogna-t-ilen regardant les murs et ne semblant pas croire qu’il fût au chaud.Nous avons failli y passer ! Sans votre lumière, je ne sais cequi serait arrivé… Et la peste sait quand tout cela finira !Il n’y a ni fin ni bout à cette vie de chiens ! Oùsommes-nous ? s’informa-t-il, baissant la voix et levant lesyeux vers la femme du chantre.

– Sur la hauteur de Gouliâévo, dans lebien du général Kalinôvski, répondit la femme, saisie etrougissante.

– Tu entends, Stépane ? dit lepostier au cocher retenu dans la porte par le gros sac de cuirqu’il avait sur le dos ; nous voilà à Gouliâévo.

– Oui… nous sommes loin !

Ayant glissé ces mots en une manière de soupirenroué et entrecoupé, le cocher ressortit et apporta peu après unsecond sac plus petit ; puis il sortit encore une fois etrapporta le sabre du postier, pendant à une large courroie etsemblable au long glaive plat que l’on met dans les imagespopulaires aux mains de Judith, près du lit d’Holopherne. Les sacsrangés le long du mur, le cocher sortit dans l’entrée, s’y assit etalluma sa pipe.

– Peut-être, après le voyage,boiriez-vous du thé ? demanda la femme du chantre.

– Peut-il être question de boire duthé ! dit le postier renfrogné. Il faut se réchauffer au plusvite et partir, sans quoi nous serons en retard pour letrain-poste. Nous allons rester une dizaine de minutes et nouspartirons. Vous aurez seulement la bonté de nous montrer laroute.

– C’est une punition de Dieu que cetemps-là, soupira la femme.

– Oui, on peut le dire… Quiêtes-vous ?

– Nous ?… Nous sommes d’ici,attachés à l’église… Nous sommes du clergé… Tenez, mon mari estcouché ! Savèli, lève-toi donc ! Viens direbonsoir ! Ici, avant, il y avait une paroisse, mais on l’asupprimée il y a un an et demi. Naturellement, quand les maîtresvivaient ici, il y avait du monde ; ça valait la peine d’avoirun curé ; mais, maintenant, jugez-en ; de quoi vivrait leclergé quand le plus proche village, Mârkovka, est à cinq verstes.Savèli maintenant n’a plus de place… alors il remplace legardien : on l’a chargé de la garde de l’église.

Et le postier apprit que si Savèli était alléchez la générale et s’était fait remettre une lettre pourl’archevêque, on lui aurait donné une bonne place ; mais iln’allait pas chez la générale parce qu’il était paresseux etsauvage.

– Bien qu’il serve de gardien, noussommes du clergé, ajouta la femme du chantre.

– Et de quoi donc vivez-vous ?demanda le postier.

– Il y a la prairie et le jardin del’église. Mais il ne nous revient pas grand’chose, soupira lafemme. Le père Nicodime, de Diâdkovo, qui a des yeux envieux, ditla messe ici à la Saint-Nicolas d’été et à la Saint-Nicolasd’hiver, et il prend pour cela presque tout pour lui. Il n’y apersonne pour nous soutenir.

– Tu mens ! grogna Savèli. Le pèreNicodime est une âme sainte, un flambeau de l’Église ; cequil prend, c’est réglementaire.

– Comme il est méchant, ton homme !sourit le postier. Il y a longtemps que tu es mariée ?

– Quatre ans depuis le dimanche duPardon. Papa était chantre ici, et quand son heure de mourirapprocha, il alla au Consistoire demander que sa place me reste, etque l’on nomme ici un chantre célibataire pour que je l’épouse.C’est comme ça que je me suis mariée.

– Alors, dit le postier à Savèli, en leregardant de dos, tu as tué deux mouches d’un même coup : tuas eu la place et tu as eu une femme ?

Savèli remua nerveusement le pied et serapprocha du mur. Le postier se leva de table, s’étira et s’assitsur un des sacs. Après avoir réfléchi, il tâta le ballot, changeason sabre de place, et s’étendit, une jambe pendante.

– Une vie de chien ! grommela-t-ilen mettant ses mains sous sa tête et fermant les yeux. Je nesouhaiterais pas une vie pareille au plus féroce Tartare !

Le silence s’établit bientôt. On entendaitSavèli renifler et le postier, endormi, respirer lentement etrégulièrement, lâchant à chaque exhalation un kh-h-h,plein et prolongé. On eût dit parfois qu’une petite roue malgraissée grinçait dans sa gorge ; et sa jambe, tremblante,grattait le ballot.

Savèli se retourna sous la couverture etregarda lentement autour de lui. Sa femme, assise sur l’escabeau,les joues serrées entre ses poings, regardait le postier ; sonregard était fixe comme celui d’un être étonné et effrayé.

– Allons, grogna Savèli en colère,qu’as-tu à regarder ?

– Qu’est-ce que ça te fait ? Restecouché ! répondit la femme sans quitter des yeux la têteblonde du jeune homme.

Savèli, furieux, soupira de tout son souffleet se tourna brusquement vers la muraille. Trois minutes après, ilse retourna inquiet, se mit à genoux sur le lit et, appuyé àl’oreiller, il regarda sa femme de travers. Celle-ci, immobile,continuait à regarder le postier. Ses joues avaient pâli et sonregard brillait d’un feu étrange. Le chantre gémit, se laissaglisser du lit et, s’étant approché du postier, lui mit un mouchoirsur la figure.

– Pourquoi fais-tu ça ? demanda safemme.

– Pour que la lumière ne lui aille pasdans les yeux.

– Éteins tout à fait.

Savèli regarda sa femme soupçonneusement,allongea les lèvres vers la lampe, mais se retint et ouvrit lesbras.

– N’est-ce pas une ruse du diable !…s’écria-t-il. Hein ! existe-t-il créature plus rusée quel’espèce féminine ?

– Ah ! diable ensoutané, siffla safemme, ridée de dépit ; attends un peu !

Et s’étant mieux assise, elle se mit àregarder de nouveau le postier.

Il ne servait de rien que sa figure fûtcouverte : son visage l’intéressait moins que la vue générale,l’ensemble et la nouveauté de cet homme. Il avait la poitrinelarge, puissante, de belles mains fines, musclées, de joliesjambes, bien plus belles que les « guibolles » deSavèli ; il n’y avait pas à comparer.

– Bien que je sois le malin ensoutané,prononça Savèli au bout de quelques instants, ils n’ont pas àdormir ici !… Oui !… Leur service est affaired’État ; nous serions responsables si nous les gardions.Lorsqu’on fait la poste, il faut la faire, il n’y a pas àdormir !… Eh, toi, cria-t-il, toi, le cocher, commentt’appelle-t-on ? Faut-il que je vous conduise ?Lève-toi ! Il ne faut pas dormir quand on fait la poste.

Et Savèli, perdant patience, se précipita surle postier et le tira par la manche.

– Eh ! fit-il, votreSeigneurie ! Quand on peut marcher, il faut marcher ; sion ne le peut pas, alors tant pis !… Il n’y a pas àdormir !

Le postier se redressa, se mit sur son séant,promena un regard trouble autour de la chambre et se recoucha.

– Quand donc partiras-tu ? martelaSavèli, le tirant encore par la manche ; la poste est faitepour arriver à temps ; entends-tu ? Je vais teconduire.

Le postier ouvrit les yeux. Réchauffé, accablépar la douceur du premier sommeil, pas encore tout à fait réveillé,il voyait, comme à travers un voile, le cou blanc, le regard fixeet mouillé de Raïssa ; il ferma les yeux et sourit comme s’ilvoyait tout cela en rêve.

Il entendit une douce voix de femmedisant :

– Comment partir par un tempspareil ? Vous feriez mieux de dormir à votre aise.

– Et la poste ? s’alarmaSavèli ; qui mènera la poste ? Est-ce toi qui lamèneras ?

Le postier rouvrit les yeux, regarda lesfossettes mouvantes de Raïssa ; il se souvint de l’endroit oùil était et comprit. L’idée de partir dans les froides ténèbres fitcourir de sa tête à ses pieds une chair de poule glacée, et il seratatina.

– On aurait pu encore rester cinqminutes, dit-il en bâillant. Quoi qu’on fasse, nous sommes enretard.

– Peut-être arriverons-nous juste àtemps, dit, dans l’entrée, la voix du cocher ; vois, il faittrès mauvais ; le train, pour notre chance, sera peut-être enretard.

Le postier se leva, et, s’étirantparesseusement, se mit à prendre son manteau ; Savèli, voyantque les hommes de la poste s’apprêtaient à partir, hennit desatisfaction.

– Aide-moi, lui cria le cocher, levant deterre le gros sac.

Le chantre courut à son aide et traîna aveclui les sacs dans la cour. Le postier se mit à dénouer sonpasse-montagne. Raïssa le regardait dans les yeux comme pour sonderson âme.

– Vous devriez au moins prendre du thé…lui dit-elle.

– Je voudrais bien, dit-il… Mais lesvoilà qui sont prêts ! Nous sommes quand même en retard…

– Restez donc, lui souffla-t-elle, lesyeux baissés, en touchant sa manche.

Le postier dénoua enfin le nœud et jeta,indécis, le passe-montagne sur son bras. Il se sentait au chaudprès de la jeune femme.

– Quel cou tu as… lui dit-il.

Et il toucha son cou de ses deux doigts.Voyant qu’on ne lui résistait pas, il caressa la main, le cou,l’épaule…

– Que tu es belle…

– Restez boire du thé…

– Où mets-tu ce sac,riz-cuit-à-la-mélasse ! disait dehors la voix ducocher[46]. Place-le en travers !

– Restez donc ! Voyez comme grondela tempête !

Pas encore tout à fait réveillé, ne pouvantchasser le charme accablant dun sommeil jeune, lepostier fut pris soudain d’un désir qui fait oublier tous les sacsde dépêches, les trains-poste, tout au monde… Effrayé, commevoulant fuir ou se cacher, il se retourna vers la porte, prit à lataille la femme du chantre et, déjà, il se penchait sur la petitelampe pour l’éteindre, quand des bottes claquèrent dans le couloiret le cocher apparut… Derrière son épaule, Savèli regardait. Lepostier baissa rapidement les bras et s’arrêta, comme hésitant.

– Tout est prêt ! dit le cocher.

Le postier resta immobile une seconde, puis ilsecoua brusquement la tête, complètement réveillé, et suivit lecocher. Raïssa demeura seule.

– Allons, monte, entendit-elle ;montre-nous le chemin.

Une clochette se mit à tinter paresseusement,puis une autre, et les sons, s’enchaînant doucement, s’éloignèrentde la maison du garde.

Quand ils s’éteignirent petit à petit, lafemme du chantre s’arracha de sa place et se mit à marchernerveusement. D’abord elle était pâle, puis elle rougit toute. Safigure se convulsa de haine ; sa respiration trembla ;ses yeux brillèrent d’une irritation sauvage et cruelle, et,marchant comme dans une cage, elle ressemblait à une tigresse quel’on effraie avec un fer rouge. Elle s’arrêta un instant et jeta uncoup d’œil sur son logis. Le lit occupait presque la moitié de lapièce ; il s’allongeait tout le long du mur et se composaitd’une couette sale, d’oreillers durs et gris, d’une couverture etde divers haillons innommables ; ce lit formait un amasinforme, presque pareil à celui que présentait la tête du chantrechaque fois qu’il lui prenait envie de se pommader. Du lit jusqu’àla porte, qui ouvrait dans le couloir froid, s’étendait le fouravec ses pots et des torchons suspendus. Tout, sans en excepterSavèli qui venait de sortir, était, au superlatif, crasseux etenfumé, en sorte qu’il était étrange de voir dans un tel milieu lecou blanc, et la peau fine et douce d’une femme. Raïssa courut aulit, allongea là main, comme si elle voulait disperser, fouler auxpieds, réduire en poussière tout cela ; mais, comme effrayéedu contact de toute cette saleté, elle recula et se remit àmarcher…

Lorsque, deux heures plus tard, Savèli revint,couvert de neige et harassé, elle était couchée, déshabillée. Sesyeux étaient clos, mais aux menus frissons qui couraient sur safigure, le chantre devina qu’elle ne dormait pas. En revenant chezlui, il s’était promis de ne lui rien dire jusqu’au lendemain et dene la pas toucher ; mais il ne put se tenir de la piquer et del’offenser.

– Tu en as été pour ta sorcellerie, luidit-il avec un ricanement de malveillance ; il estparti !

Raïssa se taisait ; seul son mentontremblait. Savèli se déshabilla lentement, enjamba le corps de safemme, et se coucha contre le mur.

– J’expliquerai demain au père Nicodimequelle femme tu es ! marmonna-t-il, se repliant en boule.

Sa femme tourna brusquement la tête vers luiet ses yeux brillèrent.

– Tu peux garder la place, lui dit-elle,mais va te chercher une femme dans la forêt ! Suis-je unefemme pour toi ? Puisses-tu éclater ! Quel pataud, quelparesseux ai-je au cou, Dieu me pardonne !

– Allons, allons… Dors !

– Je suis une malheureuse !sanglota-t-elle. Sans toi, j’aurais peut-être épousé un marchand ouun noble ! Sans toi, j’aimerais maintenant mon mari !Pourquoi la neige ne t’a-t-elle pas enseveli ? pourquoin’as-tu pas gelé sur la route, hérode !

Raïssa pleura longtemps. Enfin elle fit unprofond soupir et se calma. La tourmente grandissait toujoursderrière la fenêtre. Dans le four, dans la cheminée, derrière tousles murs, quelque chose pleurait, et il semblait à Savèli que celapleurait en lui et dans ses oreilles. Il s’était, cette nuit,entièrement convaincu de ses soupçons au sujet de sa femme ;il ne doutait plus, qu’avec l’aide du Malin, elle disposât destempêtes et des troïkas de poste ; il n’en doutait pas, maiscomme pour augmenter son chagrin, ce pouvoir surnaturel, cemystère, cette force sauvage donnaient à cette femme couchée auprèsde lui un attrait spécial, incompréhensible, qu’il n’avait pasremarqué auparavant. De ce que, sans s’en apercevoir lui-même, ill’avait poétisée, elle était devenue, lui semblait-il, plusblanche, plus lisse, plus loin de lui…

– Sorcière ! s’exclama-t-il avecdépit ! Fi ! dégoûtante !

Et pourtant, ayant attendu que, calmée, ellese fût mise à respirer régulièrement, il lui toucha la nuque dudoigt… Et il prit sa lourde natte dans sa main… Elle ne le sentitpas. Devenu plus hardi, il caressa son cou.

– Laisse-moi ! cria-t-elle.

Et, de son coude, elle le frappa si fort à laracine du nez, que des étincelles lui jaillirent des yeux.

La douleur du chantre se calma bientôt, maisson supplice continua de durer.

1886.

Partie 7
IÔNYTCH

Chapitre 1

 

Lorsque, dans la ville gouvernementale de S…,les étrangers se plaignaient de l’uniformité de la vie, leshabitants, comme pour se disculper, disaient qu’au contraire onétait très bien à S…, qu’il y avait une bibliothèque, un théâtre,un club, qu’on y donnait des bals et qu’enfin il y avait desfamilles intelligentes, intéressantes, agréables, avec lesquelleson pouvait se lier.

Et on indiquait la famille Toûrkine comme laplus cultivée et la plus remplie de talents.

Cette famille habitait la rue principale, prèsdu gouverneur, dans une maison à elle. Toûrkine, Ivan Pétrôvitch,bel homme brun avec des favoris, organisait des spectaclesd’amateurs dans un but de bienfaisance. Il y jouait lui-même lesvieux généraux et toussait alors très drôlement. Il connaissaitbeaucoup d’anecdotes, de charades, de dictons. Il aimait àplaisanter et à faire de l’esprit, et son expression était tellequ’on ne pouvait pas deviner s’il plaisantait ou s’il parlaitsérieusement.

Sa femme, Véra Iôssifovna, maigre et gentille,avec un pince-nez, écrivait des romans et des récits, et les lisaitvolontiers à ses invités.

Leur fille, Ekathérîna Ivânovna, jeunepersonne à marier, jouait du piano.

En un mot, chaque membre de la famille avaitdu talent.

Les Toûrkine recevaient avec affabilité etmontraient gaiement à leurs invités, avec une grande simplicité decœur, ce qu’ils savaient faire. Dans leur vaste maison de pierre,l’espace ne manquait pas et, l’été, on y était au frais. La moitiédes fenêtres ouvrait sur un vieux jardin ombreux où des rossignolschantaient au printemps. Quand il y avait compagnie, on entendait àla cuisine un bruit de hachoirs, on sentait l’oignon grillé ;et cela présageait un abondant et savoureux souper.

On dit au docteur Startsév, Dmîtri Iônytch,quand il fut nommé médecin du zemstvo et s’installa à Dialéj, à dixverstes de S…, qu’il devait, à titre d’intellectuel, faireconnaissance avec les Toûrkine. Une fois, en hiver, on le présentadans la rue à Ivan Pétrôvitch ; on parla du temps, du théâtre,du choléra, et une invitation suivit.

Au printemps, le jour de l’Ascension, aprèsavoir fait sa consultation, Startsév se rendit en ville pour sedistraire et s’acheter quelques effets ; il y alla à pied,sans se presser (il n’avait pas encore de chevaux à lui) et ilfredonnait sans cesse :

Quand je n’avais pas encore bu les larmesde la coupe de vie…

En ville, il dîna, se promena, puis, commed’elle-même, l’invitation d’Ivan Pétrôvitch lui revint à l’esprit.Il décida d’aller voir quelle sorte de gens étaient lesToûrkine.

– Bonjour… je vous en prie, lui dit IvanPétrôvitch, venant à sa rencontre à la porte d’entrée, très contentde voir un hôte aussi agréable ; venez que je vous présente àma très fidèle épouse Vérotchka. Je lui ai dit, reprit-il enprésentant le docteur à sa femme, qu’il n’a pas le moindre droitromain de rester chez lui à son hôpital. Il faut qu’il consacre sesloisirs à la société. N’est-ce pas, mon âme ?

– Asseyez-vous là, dit Véra Iôssifovna enfaisant asseoir son hôte à côté d’elle ; vous pouvez me fairela cour. Mon mari est jaloux ; c’est un Othello ; maisnous tâcherons qu’il ne remarque rien.

– Ah, mon petit oiseau, ma toutebonne ! dit tendrement Ivan Pétrôvitch, et il l’embrassa surle front… Vous êtes venu bien à propos, docteur, ma très fidèleépouse a écrit un grandissime roman et elle le lira aujourd’hui àhaute voix.

– Jeantchik[47], ditVéra Iôssifovna à son mari, dites que l’on nous donne duthé[48].

On présenta à Startsév Ekathérîna Ivânovna,jeune fille de dix-huit ans, très ressemblante à sa mère, égalementmaigre et gentille. Elle avait encore une expression enfantine etune taille fine, délicate, une gorge virginale, belle et saine,évoquant le printemps, le vrai printemps. Ensuite on but du thé enmangeant des confitures, du miel, des bonbons, et de très bonsbiscuits qui fondaient dans la bouche. À l’approche du soir, lesamis et connaissances arrivèrent, et, à chacun, Ivan Pétrôvitchdisait en le fixant de ses yeux rieurs :

– Bonjour, s’il vous plaît.

Ensuite, tous s’assirent au salon avec desmines très sérieuses, et Véra Iôssifovna lut son roman.

Elle commença ainsi :

« La gelée augmentaittoujours… »

Les fenêtres étaient grandes ouvertes ;on entendait à la cuisine un bruit de hachoirs, l’odeur de l’oignonfrit se répandait… Dans les fauteuils vieux et profonds on étaitbien, les bougies clignotaient doucement dans la pénombre du salon.En ce soir d’été, quand les voix et les rires arrivaient de la rueet que dehors se répandait la senteur du lilas, il était difficilede comprendre comment la gelée augmentait toujours, et comment lesoleil couchant éclairait de ses froids rayons la plaine neigeuseet un passant qui marchait, solitaire, sur la route.

Véra Iôssifovna lut l’histoire d’une jeune etbelle comtesse, qui installait chez elle, à la campagne, desécoles, des hospices, des bibliothèques, et qui s’amourachait d’unpeintre de passage.

Elle lisait des choses qui n’arrivent jamaisdans l’existence et cependant c’était agréable à écouter. C’étaitconfortable, et il vous passait en tête des idées si bonnes et sitranquilles qu’on ne voulait pas se lever.

– Pas mal du tout, dit doucement IvanPétrôvitch.

Un des invités écoutant, et transporté enpensée très, très loin, dit, d’une voix à peinedistincte :

– Oui… en effet…

Une heure passa, deux heures… Dans le jardinmunicipal, un orchestre jouait et un chœur chantait. Quand Véralôssifovna ferma son cahier, elle se tut cinq minutes, et écouta laloutchi-noùchka[49],que chantait le chœur. Et cette chanson exprimait ce qu’il n’yavait pas dans le roman, et ce qui est dans la vie.

– Vous publiez vos œuvres dans lesrevues ? demanda Startsév à Véra lôssifovna.

– Non, répondit-elle ; je ne lespublie nulle part. Je les écris et je fourre les cahiers dans unearmoire. Pourquoi publier ? Nous avons de la fortune.

Et tous soupirèrent, on ne sait pourquoi.

– Et maintenant, toi, Kôtik[50], dit Ivan Pétrôvitch à sa fille,joue-nous quelque chose.

On leva le dessus du piano, on ouvrit lescahiers de musique, déjà préparés. Ekathérîna Ivânovna s’assit etplaqua les deux mains sur le piano ; puis elle les replaqua detoutes ses forces ; et encore, et encore. Ses épaules et sapoitrine tressaillaient. Elle plaquait ses mains à la même placeavec entêtement et il semblait qu’elle ne cesserait pas avantd’avoir fait entrer toutes les touches dans le piano. Le salons’emplissait de tonnerre ; tout tonnait, le parquet, leplafond et les meubles… Ekathérîna Ivânovna jouait un passagedifficile, intéressant par sa difficulté même, long, uniforme, etStartsév, écoutant, se représentait des pierres dégringolant d’unehaute montagne, dégringolant et dégringolant, et il voulaitqu’elles cessassent de dégringoler.

En même temps, Ekathérîna Ivânovna, rosed’efforts, énergique, avec une boucle de cheveux lui tombant sur lefront, lui plaisait beaucoup. Après un hiver passé à Dialéj aumilieu des malades et des moujiks, être dans un salon, regarder cejeune être élégant et apparemment pur, écouter ces sons bruyants,ennuyeux, mais pourtant recherchés, était pour lui si agréable, sinouveau !…

– Eh bien, Kôtik, dit Ivan Pétrôvitch,les larmes aux yeux, quand sa fille eut fini et se leva,aujourd’hui tu as joué comme jamais. Meurs, Denis, tu ne feras pasmieux[51].

Tous l’entourèrent, la félicitèrent,s’étonnèrent, assurant qu’ils n’avaient pas entendu depuislongtemps de musique pareille. Et elle écoutait, silencieuse,souriant à peine, et dans toute sa personne se lisait letriomphe.

– Très bien ! Parfait !

– Très bien, dit aussi Startsév, cédant àl’entraînement général. Où avez-vous étudié la musique ?demanda-t-il à la jeune fille ; au Conservatoire ?

– Non, je m’y prépare seulement. Jusqu’àprésent, j’ai étudié ici, chez Mme Zavlôvski.

– Vous avez été au lycée ?

– Oh non ! répondit pour elle samère ; nous prenons à la maison des professeurs du lycée ou del’Institut. Convenez-en, elle aurait pu subir de mauvaisesinfluences. Tant qu’une jeune fille grandit, elle doit être sous laseule influence de sa mère.

– Tout de même, maman, j’irai auConservatoire, dit Ekathérîna Ivânovna.

– Non, Kôtik, assura sa maman. Kôtik nefera pas de chagrin à son papa et à sa maman.

– Si, j’irai, j’irai ! ditEkathérîna Ivânovna, mutine, plaisantant.

Et de son petit pied elle frappa leparquet.

Au souper, ce fut Ivan Pétrôvitch qui montrases talents. Ne riant que des yeux, il raconta des anecdotes,proposa des énigmes drôles, qu’il résolvait, et il parlait toujoursson langage extraordinaire, acquis par de longs entraînements àfaire de l’esprit, et qui, évidemment, s’était transformé enhabitude. Il disait : « grandissime, pas mal du tout, çavous tortille, merci… »

Mais ce n’était pas tout.

Lorsque les invités, rassasiés et satisfaits,se groupèrent dans l’antichambre, cherchant leurs manteaux et leurscannes, près d’eux se démena le petit domestique, Pavloûcha, ou,comme on l’appelait amicalement, Pâva, garçon de quatorze ans, auxcheveux ras, aux joues rondes.

– Allons, Pâva, à ton tour fais-nousquelque chose ! lui dit Ivan Pétrôvitch.

Pâva prit une pose, leva les mains en l’air,et prononça d’un ton tragique :

– Meurs, malheureuse !

Et tous se mirent à rire.

– Amusante maison ! pensa Startséven s’en allant.

Il entra dans un restaurant pour boire de labière, puis s’en revint à pied chez lui, à Dialéj. Il marchait enfredonnant sans cesse :

Ta voix, pour moi, est caressante ettendre…

Ayant fait ses dix verstes, il ne sentait, ense couchant, aucune fatigue ; au contraire, il lui semblaitqu’il aurait encore marché avec plaisir une vingtaine deverstes.

« Pas mal du tout… » se rappela-t-ilen s’endormant.

Et il rit.

Chapitre 2

 

Startsév voulut souvent revenir chez lesToûrkine, mais il eut beaucoup à faire à l’hôpital et ne parvintpas à trouver un moment libre. Il passa ainsi plus d’un an àtravailler et à rester seul, lorsque, un beau jour, on lui apportade la ville une enveloppe bleu pâle.

Véra Iôssifvna souffrait depuis longtemps demigraines, mais quand Kôtik se mit à l’épouvanter chaque jour, enla menaçant d’aller au Conservatoire, les accès devinrent plusfréquents. Tous les médecins de la ville défilèrent chez lesToûrkine. Le tour du médecin du zemstvo arriva lui aussi.

Véra Iôssifovna lui écrivait une lettrepathétique, l’invitant à venir soulager ses maux. Startsév y alla,et se mit ensuite à venir souvent, très souvent, chez lesToûrkine.

Il avait, en effet, un peu soulagé VéraIôssifovna, et elle disait à ses invités que c’était un docteurextraordinaire, étonnant. Mais Startsév ne venait déjà plus chezles Toûrkine pour la migraine de Véra Iôssifovna…

C’est un jour de fête. Ekathérîna Ivânovna afini ses longs et fatigants exercices de piano. Ensuite, on estresté longtemps dans la salle à manger à boire du thé, et IvanPétrôvitch a raconté quelque chose de drôle. Mais on a sonné ;il a fallu aller dans l’antichambre recevoir un visiteur ;Startsév, profitant d’une minute de désarroi, dit à mi-voix àEkathérîna Ivânovna, en s’agitant beaucoup :

– Au nom de Dieu, je vous en supplie, neme torturez pas ; allons au jardin !

Elle leva les épaules, comme hésitante, necomprenant pas ce qu’il voulait d’elle ; pourtant elle se levaet sortit.

– Vous jouez du piano des trois et desquatre heures, dit Startsév en la suivant, puis vous restez avecvotre maman et il n’y a aucune possibilité de vous parler.Donnez-moi, je vous en supplie, ne fût-ce qu’un quartd’heure !

L’automne approchait. Le vieux jardin étaitpaisible, triste ; les feuilles sombres gisaient dans lesallées. Il faisait déjà nuit de bonne heure.

– Toute une semaine, je ne vous ai pasvue ; si vous saviez comme j’ai souffert ! continuaStartsév. Asseyons-nous. Écoutez-moi.

Ils avaient une place préférée dans le jardin,un banc sous un large érable ; ils s’assirent sur ce banc.

– Que voulez-vous ? demandaEkathérîna Ivânovna d’un ton sec, officiel.

– Toute une semaine sans vous voir, il ya si longtemps que je ne vous ai pas entendue ! J’ai soif devotre voix. Parlez.

Sa fraîcheur, l’expression naïve de ses yeuxet de ses joues le charmaient. Même dans la façon dont sa robe luiallait, il voyait quelque chose d’extraordinairement joli, detouchant par sa grâce simple et naïve. Et, malgré cette naïveté,elle lui semblait très intelligente, et développée au delà de sonâge. Il pouvait parler avec elle de littérature, d’art, de ce qu’onvoulait. Il pouvait se plaindre de la vie et du monde, bien qu’ilarrivât parfois que, durant une conversation sérieuse, elle se mîttout à coup à rire sans propos ou s’enfuît à la maison. Commepresque toutes les jeunes filles de S…, elle lisait beaucoup (à S…,en général, on lisait très peu, et on disait que, sans les jeunesfilles et les jeunes juifs, on aurait pu fermer la bibliothèque).Qu’elle lût, cela plaisait infiniment à Startsév et il luidemandait avec émoi, chaque fois qu’il la voyait, ce qu’elle avaitlu.

Et il l’écoutait le raconter avecenchantement.

– Qu’avez-vous lu cette semaine, depuisque nous nous sommes vus ? lui demanda-t-il encore. Parlez, jevous en prie.

– J’ai lu Pîssémski.

– Quoi donc ?

– Mille Âmes, répondit Kôtik. Etcomme les prénoms de Pîssémski étaient drôles, il s’appelait AlexeyThéophilâktych !

– Où allez-vous donc ? dit Starstéveffrayé, quand elle se leva tout à coup et se dirigea vers lamaison ; j’ai besoin de vous parler ; il faut que je vousexplique… Restez avec moi cinq minutes. Je vous enconjure !

Elle s’arrêta comme pour dire quelque chose,puis lui fourra maladroitement un billet dans la main, et courutvers la maison. Et là, elle se remit au piano.

« Ce soir, à onze heures, lut Startsév,soyez au cimetière, près du monument Demetti. »

« Cela n’a pas le sens commun,pensa-t-il, en revenant à lui. Que vient faire ici lecimetière ? Pour quelle raison ? »

C’était clair : Kôtik s’amusait. À qui,en effet, serait-il venu sérieusement en tête de donnerrendez-vous, la nuit, loin de la ville, au cimetière, quand il estsi aisé de le faire dans la rue ou au jardin municipal ? Etcela lui allait-il, à lui, médecin du zemstvo, homme instruit,sérieux, de soupirer, de recevoir des petits billets, de se traînerau cimetière, de faire des bêtises, dont même les collégiens rientaujourd’hui ! Où mènera ce roman ? Que diront sesconfrères quand ils sauront ?

Ainsi pensait Startsév, tournant au cercleautour des tables. Mais, à dix heures et demie, il se renditsoudain au cimetière.

Il avait déjà en ce temps-là deux chevaux àlui et un cocher à gilet de velours, nommé Pantéléïmone. La lunebrillait. Le temps était doux ; il faisait chaud, mais chaudcomme en automne. Dans les faubourgs, près des abattoirs, leschiens hurlaient. Startsév laissa ses chevaux à l’extrémité de laville, dans une petite rue, et se rendit à pied au cimetière.

« Chacun a ses bizarreries,pensait-il ; Kôtik, elle aussi, a les siennes. Qui sait ?Peut-être ne plaisante-t-elle pas etviendra-t-elle ? »

Et il se livra à cette faible et vaineespérance ; elle le grisait.

Il marcha une demi-verste à travers champs. Lecimetière se profilait en bande noire comme un bois ou un grandjardin. Le mur en pierres blanches, puis la porte apparurent… Auclair de lune on pouvait lire au-dessus de la porte :L’heure viendra dans laquelle… Startsév entra par lapetite porte et ce qu’il vit tout d’abord, ce fut des croixblanches et des monuments de chaque côté de la large allée et leursombres noires, ainsi que celle des peupliers. Loin à l’entour onvoyait du blanc et du noir, et les arbres endormis penchaient leursbranches sur du blanc. Il semblait qu’il fît plus clair ici quedans les champs. Semblables à des pattes, les feuilles des érablesse dessinaient nettement sur le sable jaune des allées, et lesinscriptions des monuments étaient lisibles. Aux premiers instants,Startsév fut frappé de ce qu’il voyait pour la première fois de savie et qu’il n’aurait probablement plus l’occasion de voir :un monde ne ressemblant à rien autre chose ; un monde où leclair de lune était si doux, si beau, qu’il semblait que ce fût làqu’il naissait ; un monde où il n’y avait pas de vie, quoiqu’on fît, et où l’on sentait dans chaque peuplier sombre, danschaque tombe, un mystère promettant une vie douce, belle,éternelle. Des pierres tombales, des fleurs fanées, s’exhalaient,avec l’odeur des feuilles d’automne, le pardon, la tristesse, lerepos…

À l’entour, aucun bruit. Dans une profondepaix, les étoiles regardent du haut du ciel, et les pas de Startsévrésonnent lourdement à contretemps. Ce ne fut que lorsque l’horlogede la chapelle se mit à sonner les heures et qu’il s’imagina mort,enterré ici pour l’éternité, qu’il lui sembla que quelqu’un leregardait, et il pensa une minute que ce n’était pas le repos et lapaix, mais la profonde tristesse du néant, un désespoiraccablant…

Voici le monument de Demetti, en forme dechapelle, avec un ange en haut… Dans le temps, une troupe d’opéraitalien était passée en tournée à S… Une des cantatricesmourut ; on l’y enterra, et on lui érigea ce monument. Enville, nul ne se souvenait plus de la cantatrice, mais la lampe,au-dessus de l’entrée, reflétait le clair de lune et semblaitbrûler.

Personne…

Qui donc viendrait ici à minuit ?

Mais Startsév attendait, et le clair de lunesemblait réchauffer sa passion. Il attendait et s’imaginait desbaisers et des étreintes. Il resta assis une demi-heure près dumonument ; puis il marcha dans les allées latérales, lechapeau à la main, attendant, et pensant combien dans ces tombes ily avait de femmes et de jeunes filles qui avaient été belles,charmantes, qui avaient aimé, qui, les nuits, avaient brûlé depassion, se livraient aux caresses… Comme la mère nature se moque,en somme, méchamment de l’homme, et comme il est pénible de leconstater !

Startsév pensait ainsi, et, en même temps, ilvoulait crier qu’il attend, qu’il veut de l’amour coûte que coûte.Devant lui, ce n’étaient plus des morceaux de marbre quiblanchissaient, mais des corps magnifiques ; il voyait desformes qui se cachaient pudiquement à l’ombre des arbres, ilsentait de la chaleur et l’angoisse l’énervait…

Et exactement comme à la chute d’un rideau dethéâtre, la lune disparut sous les nuages. Soudain, touts’assombrit autour de lui. Startsév trouva à peine la porte ducimetière – il faisait sombre maintenant comme en automne. – Ilerra ensuite près d’une heure et demie en cherchant la ruelle où ilavait laissé ses chevaux.

– Je suis fatigué, dit-il àPantéléïmone ; je tiens à peine debout.

Et, s’asseyant avec délice dans sa voiture, ilsongea :

« Ah ! si je pouvais ne pasengraisser. »

Chapitre 3

 

Le lendemain soir, il alla chez les Toûrkinefaire sa demande en mariage. Mais ce fut malaisé parce que lecoiffeur accommodait Ekathérîna Ivânovna, qui allait à une soiréedansante au cercle.

Il fallut rester longtemps dans la salle àmanger et prendre du thé. Ivan Pétrôvitch, voyant que son hôteétait pensif et s’ennuyait, tira de la poche de son gilet et lutune lettre drôle d’un intendant allemand qui, rendant compte destravaux de la propriété, prenait des mots les uns pour lesautres.

« Ils donneront sans doute à leur filleune grosse dot », pensait Startsév, écoutantdistraitement.

Après une nuit d’insomnie, il se sentaitaccablé comme si on lui eût fait boire quelque chose de doux etd’assoupissant. Il éprouvait un vague malaise, mais aussi une joietiède, tandis que, dans son esprit, une petite parcelle, froide etpositive, raisonnait :

– Arrête-toi tant qu’il est temps !Est-ce la femme qu’il te faut ? Elle est gâtée,capricieuse ; elle dort jusqu’à deux heures ; et tu es lefils d’un chantre, un médecin de zemstvo !

– Bah ! qu’est-ce que celafait ? pensait-il ; que cela soit !

– Si tu l’épouses, reprenait la parcelleraisonneuse, ses parents te forceront à quitter le zemstvo et àhabiter en ville.

– Et après ! J’habiterai en ville,s’il le faut, pensait-il. Ils donneront une dot ; nous nousinstallerons.

Ekathérîna Ivânovna entra enfin en robe debal, décolletée, jolie, toute claire, et Startsév l’admira. Iléprouva un enchantement tel qu’il ne put dire un mot. Il laregardait seulement et riait.

Elle se mit à le saluer pour partir, et lui,qui n’avait plus à rester là, se leva, en disant qu’il devaitrentrer chez lui où des malades l’attendaient.

– Rien à faire, lui dit Ivan Pétrôvitch.Partez avec vos chevaux et vous descendrez Kôtik au cercle.

Dehors une petite pluie tombait ; ilfaisait très sombre et ce n’était qu’à la toux enrouée dePantéléïmone qu’on pouvait deviner où étaient les chevaux. On levala capote de la victoria.

Ivan Pétrôvitch installant sa fille envoiture, fit des calembours et, quand les chevaux partirent, ildit : « Adieu, s’il vous plaît ! »

– Hier, j’ai été au cimetière, commençaStartsév ; qu’il est peu charitable, peu noble de votrepart…

– Vous avez été au cimetière ?

– Oui, j’y ai été, et je vous ai attenduejusqu’à deux heures. Je souffrais…

– Eh bien, souffrez, si vous ne comprenezpas la plaisanterie !

Ekathérîna Ivânovna, heureuse d’avoir joué simalicieusement un amoureux et d’être tant aimée, se mit àrire ; mais elle poussa tout à coup un cri d’effroi, parceque, à ce moment-là, les chevaux tournèrent trop court enfranchissant la porte et que la voiture faillit verser. Startséventoura la taille d’Ekathérîna Ivânovna pour la soutenir ;effrayée, elle se serra contre lui, et, ne pouvant se retenir, ill’embrassa passionnément sur les lèvres, sur le menton, etl’étreignit plus fort.

– Assez, dit-elle sèchement.

Un instant après elle n’était plus dans lavoiture, et l’agent placé près du perron éclairé du cercle, criaitd’une voix atroce à Pantéléïmone :

– Qu’as-tu à stationner, corbeau ?Roule plus loin !

Startsév se rendit à Dialéj, mais revint vite.Avec un habit emprunté, et une cravate blanche qui remontait etvoulait se détacher du faux col, il se trouvait assis à minuit dansle salon du club et disait à Ekathérîna Ivânovna, avecfeu :

– Que ceux qui n’ont jamais aimé saventpeu de chose ! Personne, il me semble, n’a encore décritl’amour exactement ; c’est à peine si l’on peut décrire cesentiment tendre, radieux et torturant ; celui qui l’aéprouvé, ne fût-ce qu’une fois, ne consentira pas à le communiquerpar des mots. Mais à quoi bon des préambules, desdescriptions ? À quoi bon une éloquence superflue ? Monamour est sans bornes… Je vous en prie, je vous en supplie, dit-ilà la fin, soyez ma femme !

– Dmîtri Iônytch, dit Ekathérîna Ivânovnaavec une expression très sérieuse, après avoir réfléchi ;Dmîtri Iônytch, je suis très reconnaissante de l’honneur que vousme faites, je vous estime, mais… (Elle se leva et continua debout.)Mais excusez, je ne puis pas être votre femme. Parlonssérieusement, Dmîtri Iônytch ; vous savez que j’aime l’artplus que tout au monde. J’aime follement, j’adore la musique ;je lui ai consacré toute ma vie. Je veux être artiste ; jeveux de la gloire, des succès, la liberté, et vous voulez que jecontinue à vivre dans cette ville, que je continue cette vieinutile et frivole, qui m’est devenue impossible !… Memarier ? Non, pardon ! L’homme doit tendre à un but plusélevé, brillant. La vie de famille me lierait pour toujours, DmîtriIônytch. (Elle sourit un peu, car en prononçant « DmîtriIônytch » elle se rappela Alexey Théophilâktych) DmîtriIônytch, vous êtes bon, noble, intelligent ; vous êtesmeilleur que tous les autres. (Les larmes lui vinrent aux yeux.) Jesympathise avec vous de toute mon âme, mais… mais vouscomprendrez…

Et pour ne pas pleurer, elle se détourna etsortit du salon.

Le cœur de Startsév cessa de battreinquiètement. Sorti du club, il arracha la cravate empesée etrespira à pleine poitrine. Il avait un peu honte, et sonamour-propre était blessé : il ne s’attendait pas à un refus.Il ne pouvait pas croire que tous ses rêves, son angoisse et sesespérances l’eussent conduit à une fin si sotte, celle d’une petitepièce dans un spectacle d’amateurs… Et il plaignait son sentiment,son amour. Il le plaignait tant qu’il se serait mis, luisemblait-il, à sangloter, ou bien il aurait donné de toutes sesforces un coup de parapluie dans le large dos de Pantéléïmone.

Trois jours durant, tout lui tombait desmains. Il ne mangea pas, ne dormit pas. Mais quand il entendit direque Ekathérina Ivânovna était partie pour Moscou pour entrer auConservatoire, il se calma et recommença à vivre comme avant.

Ensuite, en se rappelant parfois comme ilavait erré au cimetière, ou comme il avait cherché un habit partoute la ville, il s’étirait paresseusement et disait :

« Que d’arias, tout demême ! »

Chapitre 4

 

Quatre ans passèrent.

Startsév avait en ville une grosse clientèle.Chaque matin il faisait rapidement sa consultation à Dialéj, puisil allait voir ses malades de la ville. Mais il n’avait déjà plusses deux chevaux ; il avait une troïka[52],avec des grelots, et il revenait à la maison tard dans la nuit.

Il avait engraissé, avait pris du corps etn’allait pas volontiers à pied, car il souffrait d’étouffement.Pantéléïmone avait grossi aussi. Et plus il croissait en largeur,plus il soupirait tristement et se plaignait de son sortamer ; les courses l’excédaient.

Startsév allait dans beaucoup de maisons etrencontrait beaucoup de gens, mais il ne se liait intimement avecpersonne. Les gens de la ville l’irritaient par leurs discours,leurs opinions sur la vie, et même leur aspect. L’expérience luiavait enseigné que, tant que l’on joue aux cartes et que l’on mangeavec un habitant de S…, c’est un homme paisible, débonnaire, etmême intelligent. Mais si on lui parle de quelque chosed’incomestible, de politique ou de science par exemple, il necomprend plus rien, ou développe une philosophie si obtuse et siméchante, qu’on n’a qu’à y renoncer et à partir. Quand Startsévessayait de parler, même avec un interlocuteur libéral de ce que,par exemple, grâce à Dieu, l’humanité progresse, et qu’avec letemps on pourra supprimer les passeports et la peine de mort,l’autre le regardait de travers et avec méfiance et luidemandait : « Alors chacun pourra tuer dans la rue qui ilvoudra ? » Et quand Startsév, à souper ou aux heures duthé, disait qu’il faut travailler, qu’on ne peut vivre sans travailmanuel, chacun prenait cela pour un reproche et commençait à sefâcher et à discuter âprement.

Avec tout cela les habitants de S… nefaisaient absolument rien, ne s’intéressaient à rien, et on nesavait de quoi parler avec eux. Et Startsév évitait lesconversations, ne faisait que manger et jouer aux cartes. Et quand,pour quelque fête de famille, on l’invitait à dîner, il s’asseyaitet mangeait en silence, en regardant son assiette. Tout ce que l’ondisait pendant ce temps-là n’était pas intéressant, mais injuste,bête ; il éprouvait de l’irritation, s’agitait, mais setaisait et, parce qu’il se taisait avec morgue, en regardant sonassiette, on le surnomma « le Polonais rogue », bienqu’il n’eût jamais rien eu de polonais.

Il fuyait les distractions telles que lethéâtre et les concerts, mais il jouait au vinnte (sortede whist), chaque soir, pendant trois heures, avec délices. Ilavait aussi une distraction à laquelle il s’était peu à peuhabitué : c’était, le soir, de retirer de ses poches lesbillets que lui avaient rapporté ses visites, et il arrivait qu’ily avait, en billets jaunes et verts, sentant les parfums, levinaigre, l’encens, ou l’huile de poisson, qu’il y en avait danstoutes ses poches, pour soixante-dix roubles. Et lorsqu’il avaitplusieurs centaines de roubles, il les portait à la Société deCrédit mutuel, et les versait à son compte.

En ces quatre ans, après le départ deEkathérîna Ivânovna, Startsév n’alla que deux fois chez lesToûrkine, à la demande de Véra Iôssifvna, qui soignait toujours sesmigraines.

Chaque été, Ekathérîna Ivânovna venait chezses parents en visite, mais il se fit qu’il ne la vit pas une seulefois.

Mais quatre ans étaient passés. Un calme etdoux matin, on apporta à l’hôpital une lettre. Véra Iôssifovnaécrivait à Dmîtri lônytch qu’il lui tardait beaucoup de le voir.Elle le priait de venir absolument adoucir ses souffrances etmentionnait que ce jour-là était son anniversaire.

Il y avait au bas :

« Je m’associe à la demande demaman.

K. »

Startsév réfléchit et alla le soir chez lesToûrkine.

– Bonjour, s’il vous plaît, l’accueillitIvan Pétrôvitch, riant des yeux seulement ; bonjourez-moi.

Véra Iôssifovna, déjà très vieille, avec descheveux blancs, serra la main de Startsév, soupira d’un air maniéréet dit :

– Docteur, vous ne voulez pas me faire lacour, vous ne venez jamais : je suis déjà pour vous unevieille femme. Mais voici une jeune personne qui vient d’arriver.Peut-être sera-t-elle plus heureuse.

Et Kôtik ?…

Elle avait maigri, pâli ; elle étaitdevenue plus jolie et plus élancée ; et ce n’était plus Kôtik,mais Ekathérîna Ivânovna. Il n’y avait plus en elle la fraîcheur denaguère, ni la naïve expression enfantine. Dans son regard, dansses manières il y avait quelque chose de nouveau, de mal assuré, degêné, comme si, dans la maison de ses parents, elle ne se sentaitplus chez elle.

– Que d’années, que d’hiverspassés ! dit-elle en tendant les mains à Startsév.

On voyait que son cœur battait anxieusement,et, regardant le docteur avec curiosité, elle continua :

– Comme vous avez engraissé. Vous êteshâlé, vous êtes plus homme, mais en somme, vous avez peuchangé.

Elle lui plaisait encore. Elle lui plaisaitbeaucoup. Mais, ou bien il lui manquait déjà quelque chose, ou il yavait en elle quelque chose de trop. Il n’aurait pas pu direprécisément ce que c’était. Quelque chose l’empêchait de sentircomme avant. Sa pâleur, son expression nouvelle, son faiblesourire, sa voix, ne lui plaisaient pas, et quelques instantsaprès, sa robe, le fauteuil où elle était assise, quelque chose dejadis, au moment où il avait été sur le point de l’épouser, luidéplaisaient aussi. Il se rappela son amour, ses rêves, lesespérances qui l’agitaient quatre ans auparavant ; et il sesentit mal à l’aise.

On prit le thé et on mangea une tarte. PuisVéra Iôssifovna donna lecture de son nouveau roman. Elle lisait deschoses qui n’arrivent jamais dans la vie, et Startsév regardait sabelle tête blanche, et attendait qu’elle eût fini.

« Les gens sans talent, pensa-t-il, nesont pas ceux qui ne savent pas écrire des récits, mais ceux quiles écrivent et ne savent pas les cacher. »

– Pas mal du tout, dit IvanPétrôvitch.

Puis Ekathérîna Ivânovna joua bruyamment dupiano, et longtemps, quand elle eut fini, on la remercia et ons’extasia.

« Il est tout de même bien que je nel’aie pas épousée », pensa Startsév.

Elle le regardait et attendait apparemmentqu’il lui proposât d’aller au jardin ; mais il se taisait.

– Si nous causions un peu, dit-elle ens’approchant de lui. Quelle est votre vie ? Que vousarrive-t-il ? Que devenez-vous ? Tous ces jours-ci,continua-t-elle nerveusement, j’ai pensé à vous. Je voulais vousenvoyer une lettre ; je voulais aller moi-même chez vous àDialéj. J’étais déjà décidée à le faire ; puis je me suisravisée. Qui sait comment vous allez vous comporter avec moimaintenant ! Je vous attendais aujourd’hui avec tantd’agitation !… Au nom de Dieu, allons au jardin.

Ils allèrent au jardin et s’assirent sur lebanc, sous le vieil érable, comme quatre ans auparavant. Il faisaitsombre.

– Alors, demanda Ekathérina Ivânovna,comment allez-vous ?

– Pas mal, répondit Startsév, ça va à peuprès.

Et il ne put rien trouver de plus.

Ils se turent.

– Je suis émue, dit Ekathérina Ivânovnaen se couvrant le visage de ses mains, mais n’y faites pasattention. Je me trouve si bien à la maison ; je suis siheureuse de revoir tout le monde, et je ne peux m’yaccoutumer ! Que de souvenirs ! Il me semblait que nouscauserions sans trêve jusqu’au matin…

Il voyait près de lui sa figure, ses yeuxbrillants ; dans l’obscurité elle lui semblait plus jeune quedans la chambre. C’était comme si son expression enfantine eûtreparu. Elle le regardait en effet avec une curiosité naïve ;elle le regardait comme si elle voulait mieux voir et mieuxconnaître cet homme qui l’avait aimée naguère si ardemment, avectant de tendresse et de malheur. Ses yeux le remerciaient de cetamour. Et il se rappela tout ce qui avait été, dans les moindresdétails : comme il avait rôdé au cimetière, comme il étaitrevenu exténué le matin à la maison, et, soudain, il éprouval’angoisse et le regret du passé. Dans son âme se ralluma unepetite flamme.

– Rappelez-vous comment je vous aiaccompagnée à une soirée au cercle, dit-il. Il pleuvait, il faisaitsombre…

La petite flamme brûla plus fort dans soncœur ; il voulut parler, se plaindre de la vie…

– Ah ! dit-il en soupirant, vousdemandez comment je vis ? Comment nous vivons ici ? Maisnous ne vivons pas ! Nous vieillissons, nous engraissons, nousnous affaissons. Un jour et une nuit sont vingt-quatre heures depassées. La vie s’écoule, terne, morne, sans idées… Le jour, gagnerde l’argent, le soir, au cercle. Société de joueurs, d’alcooliques,d’enroués, que je ne peux souffrir. Qu’y a-t-il là debon ?

– Mais vous avez le travail, qui est unnoble but. Vous aimiez tant à parler de votre hôpital !J’étais alors étrange. Je me croyais une grande pianiste.Actuellement toutes les demoiselles jouent du piano, et je jouaiscomme tout le monde ; mais il n’y avait en moi rien departiculier. Je suis pianiste comme maman est écrivain. Etnaturellement, je ne vous comprenais pas alors. Mais ensuite, àMoscou, j’ai souvent pensé à vous. Je ne pensais qu’à vous. Quelbonheur d’être médecin du zemstvo, répéta Ekathérîna Ivânovna avecenthousiasme, de soulager les souffrances, d’aider le peuple !Quel bonheur !… Quand je pensais à vous, à Moscou, vous mesembliez si levé, si idéal…

Startsév songea aux billets qu’il retirait deses poches, le soir, avec tant de plaisir, et la petite flammes’éteignit dans son cœur.

Il se leva pour rentrer. Elle le prit sous lebras.

– Vous êtes le meilleur des hommes quej’ai connus, poursuivit-elle. Nous nous verrons, nous causerons,n’est-ce pas ? Promettez-le-moi ! Je ne suis pas unepianiste ; je ne m’illusionne plus ; je ne jouerai pasdevant vous, et ne vous parlerai pas de musique.

Quand on entra dans la maison et que Startsévvit, à la lumière du soir, sa figure et ses yeux tristes,reconnaissants et scrutateurs, tournés sur lui, il sentit del’inquiétude, et il pensa encore :

« Comme c’est bien que je ne l’aie pasépousée ! »

Il voulut prendre congé.

– Vous n’avez aucun droit romain de vousen aller sans souper, dit Ivan Pétrôvitch en le reconduisant. C’esttrès perpendiculaire de votre part ! Allons, dit-il à Pâva,dans l’antichambre, fais nous quelque chose !

Pâva, non plus un adolescent, mais un jeunehomme avec des moustaches, prit la pose, leva la main en l’air etdit d’une voix tragique :

– Meurs, malheureuse !

Tout cela irrita Startsév. En montant envoiture et en regardant la maison sombre et le jardin qui luiétaient jadis si chers et si agréables, il se rappela d’un coup lesromans de Véra lôssifovna, le jeu tumultueux de Kôtik, les traitsd’esprit d’Ivan Pétrôvitch, la pose tragique de Pâva, et il sedemanda ce que devait être le reste de la ville, si les gens quiavaient le plus de talent y étaient si fortement dénués degénie.

Trois jours après, Pâva lui apporta un mot deEkathérîna Ivânovna.

Vous ne venez pas nous voir.Pourquoi ? Je crains que vous ne soyez changé à notreégard ; je le crains et je m’effraie à cette seulepensée ; calmez-moi et venez nous dire que tout va bien. J’aibesoin de causer avec vous.

Votre

E. T.

Il lut ce billet, réfléchit et dit àPâva :

– Dis-leur, mon bon, que je ne peux pasvenir aujourd’hui ; je suis très occupé. Dis-leur que jeviendrai dans deux ou trois jours.

Mais trois jours passèrent, une semaines’écoula, et il n’y allait toujours pas.

En passant une fois devant la maison desToûrkine, il se souvint qu’il faudrait y entrer, ne fût-ce que pourune minute ; il le pensa et n’entra pas.

Et plus jamais il ne retourna chez lesToûrkine.

Chapitre 5

 

Quelques années s’écoulèrent encore. Startsévest devenu encore plus corpulent, plus gras. Il respire péniblementet marche la tête rejetée en arrière. Lorsque, bouffi etcongestionné, il passe dans sa troïka avec des grelots, et quePantéléïmone, bouffi et congestionné lui aussi, la nuque charnue,assis sur son siège, les bras tendus en avant comme s’ils étaienten bois, crie aux passants : « Prends tadrroite ! ! ! », le tableau estimposant. Il semble que ce n’est pas un homme qui passe, mais undieu païen. Le docteur possède, en ville, une énorme clientèle etn’a pas le temps de souffler. Il a déjà une propriété et deuxmaisons en ville ; il en guigne une troisième de plus derapport, et, quand on lui parle, à la Société de Crédit Mutuel,d’une maison quelconque à vendre, il y va sans se gêner, et,passant par toutes les chambres, sans faire attention aux femmes etaux enfants déshabillés qui le regardent avec stupeur et effroi, ilcogne chaque porte avec sa canne et dit :

– C’est le cabinet ? C’est lachambre à coucher ? Et qu’est-ce qu’il y a là ?

Et ce disant, il respire avec difficulté etessuie la sueur de son front.

Il a beaucoup à faire, mais ne quitte pas sonposte du zemstvo ; l’avarice le domine ; il veut être iciet là. À Dialéj, on l’appelle simplement Iônytch : « Oùva Iônytch ? » ou : « Ne faut-il pas appelerIônytch en consultation ? »

Apparemment parce que sa gorge est infiltréede graisse, sa voix a changé. Elle est devenue mince et sifflante.Son caractère aussi a changé. Le docteur est devenu rude,irritable. Pendant sa consultation, il se fâche ordinairement,frappe impatiemment le parquet de sa canne et crie, de sa voixdésagréable :

– Veuillez ne répondre qu’à mesquestions. Ne parlez pas !

Il est célibataire, il vit tristement ;rien ne l’intéresse.

Depuis qu’il habite Dialéj, l’amour pour Kôtika été sa seule joie, et, probablement, la dernière. Tous les soirs,au cercle, il joue au vinnte, puis il reste seul à unegrande table et soupe. Le plus vieux et le plus considéré desgarçons, Ivane, le sert. On lui sert du Lafitte n° 17, ettous, – l’économe du cercle, et le chef de cuisine, et le garçon, –savent ce qu’il désire et emploient toutes leurs forces à lecontenter. Sans cela, que Dieu en préserve ! il se mettraittout d’un coup en colère et frapperait le parquet de sa canne.

En soupant, il se retourne parfois et se mêleà quelque conversation :

– De quoi parlez-vous ? hein ?qui ?

Et lorsque, par hasard, à l’une des tablesprès de lui on parle des Toûrkine, il demande :

– De quels Toûrkine parlez-vous ? Deceux dont la fille joue du piano ?

Voilà tout ce qu’on peut dire à son sujet.

Et les Toûrkine ?

Ivan Pétrôvitch n’a pas vieilli, n’a paschangé du tout. Comme devant, il raconte des anecdotes et fait del’esprit. Véra Iôssifovna lit, comme devant, ses romans à ses hôtesavec une cordiale simplicité. Et Kôtik joue du piano tous les jourspendant quatre heures. Elle a visiblement vieilli, est quelquefoismalade ; elle va chaque automne en Crimée, avec sa mère.

En les conduisant à la gare, Ivan Pétrôvitch,quand le train s’ébranle, essuie ses larmes et crie :

– Adieu, s’il vous plaît.

Et il agite son mouchoir.

1898.

FIN

Share