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Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 – Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 – Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

d’ Erckmann-Chatrian
MADAME THÉRÈSE – ou – LES VOLONTAIRES DE 92
I

 

Nous vivions dans une paix profonde au village d’Anstatt, au milieu des Vosges allemandes, mon oncle le Dr Jacob Wagner, sa vieille servante Lisbeth et moi. Depuis la mort de sa sœur Christine, l’oncle Jacob m’avait recueilli chez lui.

J’approchais de mes dix ans ; j’étais blond, rose et frais comme un chérubin. J’avais un bonnet de coton,une petite veste de velours brun, provenant d’une ancienne culotte de mon oncle, des pantalons de toile grise et des sabots garnis au-dessus d’un flocon de laine. On m’appelait le petit Fritzel au village, et chaque soir, en rentrant de ses courses, l’oncle Jacob me faisait asseoir sur ses genoux pour m’apprendre à lire en français dans l’Histoire naturelle de M. de Buffon.

Il me semble encore être dans notre chambre basse, le plafond rayé de poutres enfumées. Je vois, à gauche, la petite porte de l’allée et l’armoire de chêne ; à droite,l’alcôve fermée d’un rideau de serge verte ; au fond, l’entrée de la cuisine, près du poêle de fonte aux grosses moulures représentant les douze mois de l’année, – le Cerf, les Poissons, le Capricorne, le Verseau, la Gerbe, etc., – et, du côté de la rue, les deux petites fenêtres qui regardent à travers les feuilles de vigne sur la place de la Fontaine.

Je vois aussi l’oncle Jacob, élancé, le fronthaut, surmonté de sa belle chevelure blonde dessinant ses largestempes avec grâce, le nez légèrement aquilin, les yeux bleus, lementon arrondi, les lèvres tendres et bonnes. Il est en culotte deratine noire, habit bleu de ciel à boutons de cuivre, et bottesmolles à retroussis jaune clair, devant lesquelles pend un gland desoie. Assis dans son fauteuil de cuir, les bras sur la table, illit, et le soleil fait trembloter l’ombre des feuilles de vigne sursa figure un peu longue et hâlée par le grand air.

C’était un homme sentimental, amateur de lapaix ; il approchait de la quarantaine et passait pour être lemeilleur médecin du pays. J’ai su depuis qu’il se plaisait à fairedes théories sur la fraternité universelle, et que les paquets delivres que lui apportait de temps en temps le messager Fritzconcernaient cet objet important.

Tout cela je le vois, sans oublier notreLisbeth, une bonne vieille, souriante et ridée, en casaquin et jupede toile bleue, qui file dans un coin ; ni le chat Roller, quirêve, assis sur sa queue, derrière le fourneau, ses gros yeux dorésouverts dans l’ombre comme un hibou.

Il me semble que je n’ai qu’à traverserl’allée pour me glisser dans le fruitier aux bonnes odeurs, que jen’ai qu’à grimper l’escalier de bois de la cuisine pour monter dansma chambre, où je lâchais les mésanges que le petit Hans Aden, lefils du sabotier, et moi, nous allions prendre à la pipée. Il y enavait de bleues et de vertes. La petite Elisa Meyer, la fille dubourgmestre, venait souvent les voir et m’en demander ; etquand Hans Aden, Ludwig, Franz Sépel, Karl Stenger et moi nousconduisions ensemble les vaches et les chèvres à la pâture, sur lacôte du Birkenwald, elle s’accrochait toujours à ma veste en medisant :

– Fritzel, laisse-moi conduire votrevache… ne me chasse pas !

Et je lui donnais mon fouet : nousallions faire du feu dans le gazon et cuire des pommes de terresous la cendre.

Oh ! le bon temps ! comme tout étaitcalme, paisible autour de nous ! Comme tout se faisaitrégulièrement ! Jamais le moindre trouble : le lundi, lemardi, le mercredi, tous les jours de la semaine se suivaientexactement pareils.

Chaque jour on se levait à la même heure, ons’habillait, on s’asseyait devant la bonne soupe à la farineapprêtée par Lisbeth. L’oncle partait à cheval ; moi, j’allaisfaire des trébuchets et des lacets pour les grives, les moineaux oules verdiers, selon la saison.

À midi nous étions de retour. On mangeait dulard aux choux, des noudels ou des knœpfels. Puisj’allais pâturer, ou visiter mes lacets, ou bien me baigner dans laQueich quand il faisait chaud.

Le soir, j’avais bon appétit, l’oncle etLisbeth aussi, et nous louions à table le Seigneur de sesgrâces.

Tous les jours, vers la fin du souper, aumoment où la nuit grisâtre commençait à s’étendre dans la salle, unpas lourd traversait l’allée, la porte s’ouvrait, et sur le seuilapparaissait un homme trapu, carré, large des épaules, coiffé d’ungrand feutre, et qui disait :

– Bonsoir, monsieur le docteur.

– Asseyez-vous, mauser [1], répondait l’oncle. Lisbeth, ouvre lacuisine.

Lisbeth poussait la porte, et la flamme rouge,dansant sur l’âtre, nous montrait le taupier en face de notretable, regardant de ses petits yeux gris ce que nous mangions.C’était une véritable mine de rat des champs : le nez long, labouche petite, le menton rentrant, les oreilles droites, quatrepoils de moustache jaunes ébouriffés. Sa souquenille de toile griselui descendait à peine au bas de l’échine ; son grand giletrouge, aux poches profondes, ballottait sur ses cuisses, et sesénormes souliers, tout jaunes de glèbe, avaient de gros clous quiluisaient sur le devant, en forme de griffes, jusqu’au haut desépaisses semelles.

Le mauser pouvait avoir cinquante ans ;ses cheveux grisonnaient, de grosses rides sillonnaient son frontrougeâtre, et des sourcils blancs à reflets d’or lui tombaientjusque sur le globe de l’œil.

On le voyait toujours aux champs en train deposer ses attrapes, ou bien à la porte de son rucher à mi-côte,dans les bruyères du Birkenwald, avec son masque de fil de fer, sesgrosses moufles de toile et sa grande cuiller tranchante pourdénicher le miel des ruches.

À la fin de l’automne, durant un mois, ilquittait le village, son bissac en travers du dos, d’un côté legrand pot à miel, de l’autre la cire jaune en briques, qu’il allaitvendre aux curés des environs pour faire des cierges.

Tel était le mauser.

Après avoir bien regardé sur la table, ildisait :

– Ça, c’est du fromage… ça, ce sont desnoisettes.

– Oui, répondait l’oncle ; à votreservice.

– Merci ; j’aime mieux fumer unepipe maintenant. Alors il tirait de sa poche une pipe noire, garnied’un couvercle de cuivre à petite chaînette. Il la bourrait avecsoin, continuant de regarder, puis il entrait dans la cuisine,prenait une braise dans le creux de sa main calleuse et la plaçaitsur le tabac. Je crois encore le voir, avec sa mine de rat, le nezen l’air, tirer de grosses bouffées en face de l’âtre pourpre, puisrentrer et s’asseoir dans l’ombre, au coin du fourneau, les jambesrepliées.

En dehors des taupes et des abeilles, du mielet de la cire, le mauser avait encore une autre occupationgrave : il prédisait l’avenir moyennant le passage desoiseaux, l’abondance des sauterelles et des chenilles, et certainestraditions inscrites dans un gros livre à couvercle de bois, qu’ilavait hérité d’une vieille tante de Héming, et qui l’éclairait surles choses futures.

Mais pour entamer le chapitre de sesprédictions, il lui fallait la présence de son ami Koffel, lemenuisier, le tourneur, l’horloger, le tondeur de chiens, leguérisseur de bêtes, bref, le plus beau génie d’Anstatt et desenvirons.

Koffel faisait de tout : il rafistolaitla vaisselle fêlée avec du fil de fer, il étamait les casseroles,il réparait les vieux meubles détraqués, il remettait l’orgue enbon état quand les flûtes ou les soufflets étaient dérangés ;l’oncle Jacob avait même dû lui défendre de redresser les jambes etles bras cassés, car il se sentait aussi du talent pour lamédecine. Le mauser l’admirait beaucoup et disaitquelquefois :

– Quel dommage que Koffel n’ait pasétudié !… quel dommage !

Et toutes les commères du pays le regardaientcomme un être universel.

Mais tout cela ne faisait pas bouillir samarmite, et le plus clair de ses ressources était encore d’allercouper de la choucroute en automne, son tiroir à rabots sur le dosen forme de hotte, criant de porte en porte :

– Pas de choux ? pas dechoux ?

Voilà pourtant comment les grands esprits sontrécompensés.

Koffel, petit, maigre, noir de barbe et decheveux, le nez effilé, descendant tout droit en pointe comme lebec d’une sarcelle, ne tardait pas à paraître, les poings dans lespoches de sa petite veste ronde, le bonnet de coton sur la nuque,la pointe entre les épaules, sa culotte et ses gros bas bleus,tachés de colle-forte, flottant sur ses jambes minces comme desfils d’archal, et ses savates découpées en plusieurs endroits pourfaire place à ses oignons. Il entrait quelques instants après lemauser et, s’avançant à petits pas, il disait d’un airgrave :

– Bon appétit, monsieur le docteur.

– Si le cœur vous en dit ? répondaitl’oncle.

– Bien des remerciements ; nousavons mangé ce soir de la salade ; c’est ce que j’aime lemieux.

Après ces paroles, Koffel allait s’asseoirderrière le fourneau et ne bougeait pas jusqu’au moment où l’oncledisait :

– Allons, Lisbeth, allume la chandelle etlève la nappe.

Alors, à son tour, l’oncle bourrait sa pipe etse rapprochait du fourneau. On se mettait à causer de la pluie etdu beau temps, des récoltes, etc. ; le taupier avait posé tantd’attrapes pendant la journée, il avait détourné l’eau de tel prédurant l’orage ; ou bien il venait de retirer tant de miel deses ruches ; ses abeilles devaient bientôt essaimer, ellesformaient barbe, et d’avance le mauser préparait des paniers pourrecevoir les jeunes.

Koffel, lui, ruminait toujours quelqueinvention ; il parlait de son horloge sans poids où les douzeapôtres devaient paraître au coup de midi, pendant que le coqchanterait et que la mort faucherait ; ou bien de sa charrue,qui devait marcher toute seule, en la remontant comme une pendule,ou de telle autre découverte merveilleuse.

L’oncle écoutait gravement ; ilapprouvait d’un signe de tête, en rêvant à ses malades.

En été, les voisines, assises sur le banc depierre, devant nos fenêtres ouvertes, s’entretenaient avec Lisbethdes choses de leurs ménages : l’une avait filé tant d’aunes detoile l’hiver dernier ; les poules d’une autre avaient pondutant d’œufs dans la journée.

Moi, je profitais d’un bon moment pour courirà la forge de Klipfel, dont la flamme brillait de loin, dans lanuit, au bout du village. Hans Aden, Frantz Sépel et plusieursautres s’y trouvaient déjà réunis. Nous regardions les étincellespartir comme des éclairs sous les coups de marteau ; noussifflions au bruit de l’enclume. Se présentait-il une vieille rosseà ferrer, nous aidions à lui lever la jambe. Les plus vieux d’entrenous essayaient de fumer des feuilles de noyer, ce qui leurretournait l’estomac ; quelques autres se glorifiaient d’allerdéjà tous les dimanches à la danse, c’étaient ceux de quinze àseize ans. Ils se plantaient le chapeau sur l’oreille et fumaientd’un air d’importance, les mains dans les poches.

Enfin, à dix heures, toute la bande sedispersait ; chacun rentrait chez soi.

Ainsi se passaient les jours ordinaires de lasemaine ; mais les lundis et les vendredis l’oncle recevait laGazette de Francfort, et ces jours-là les réunions étaientplus nombreuses à la maison. Outre le mauser et Koffel, nousvoyions arriver notre bourgmestre Christian Meyer etM. Karolus Richter, le petit-fils d’un ancien valet du comtede Salm-Salm. Ni l’un ni l’autre ne voulait s’abonner à la gazette,mais ils aimaient d’en entendre la lecture pour rien.

Que de fois je me suis rappelé depuis notregros bourgmestre aux oreilles écarlates, avec sa camisole de laineet son bonnet de coton blanc, assis dans le fauteuil, à la placeordinaire de l’oncle ! Il semblait songer à des chosesprofondes ; mais sa grande préoccupation était de retenir lesnouvelles pour en faire part à sa femme, la vertueuse Barbara, quigouvernait la commune sous son nom.

Et le grand Karolus donc, cette espèce delévrier en habit de chasse et casquette de cuir bouilli, le plusgrand usurier du pays, qui regardait les paysans du haut de sagrandeur, parce que son grand-père avait été laquais de Salm-Salm,qui s’imaginait vous faire des grâces en fumant votre tabac, et quiparlait sans cesse de parcs, de faisanderies, de grandes chasses àcourre, des droits et des privilèges de monseigneur de Salm-Salm.Combien de fois je l’ai revu en rêve, allant, venant dans notrechambre basse, écoutant, fronçant le sourcil, plongeant tout à coupla main dans la grande poche de l’habit de l’oncle, pour luiprendre son paquet de tabac, bourrant sa pipe et l’allumant à lachandelle en disant :

– Permettez !

Oui, toutes ces choses, je les revois.

Pauvre oncle Jacob, qu’il était bonhomme de selaisser fumer son tabac, mais il n’y prenait pas même garde ;il lisait avec tant d’attention les nouvelles du jour. LesRépublicains envahissaient le Palatinat, ils descendaient le Rhin,ils osaient regarder en face les trois électeurs, le roi Wilhelm dePrusse et l’empereur Joseph.

Tous les assistants s’étonnaient de leuraudace.

M. Richter disait que cela ne pouvaitdurer, et que tous ces mauvais gueux seraient exterminés jusqu’audernier.

L’oncle finissait toujours sa lecture parquelque réflexion judicieuse ; tout en repliant la gazette, ildisait :

– Louons le Seigneur de vivre au milieudes bois, plutôt que dans les vignobles, dans la montagne aride,plutôt que dans la plaine féconde. Ces Républicains n’espèrent rienpouvoir happer ici ; voilà ce qui fait notre sécurité, nouspouvons dormir en paix sur les deux oreilles. Mais que d’autressont exposés à leurs rapines ! Ces gens-là veulent tout par laforce ; or, la force n’a jamais rien produit de bon. Ils nousparlent d’amour, d’égalité, de liberté, mais ils n’appliquent pointces principes ; ils se fient à leur bras et non à la justicede leur cause. Avant eux, et bien longtemps, d’autres sont venuspour délivrer le monde ; ceux-là ne frappaient point, ilsn’immolaient point, ils périssaient par milliers et furentreprésentés dans la suite des siècles par l’agneau que les loupsdévorent. On aurait cru que de ces hommes il ne devait plus mêmerester un souvenir ; eh bien ! ils ont conquis lemonde ; ils n’ont pas conquis la chair, mais ils ont conquisl’âme du genre humain, et l’âme, c’est tout ! – Pourquoiceux-ci ne suivent-ils pas le même exemple ?

Aussitôt Karolus Richter s’écriait d’un airdédaigneux :

– Pourquoi ? C’est parce qu’ils semoquent bien des âmes, et qu’ils envient les puissants de la terre.Et d’abord tous ces Républicains sont des athées, depuis le premierjusqu’au dernier ; ils ne respectent ni le trône nil’autel ; ils ont renversé des choses établies depuisl’origine des temps ; ils ne veulent plus de noblesse, commesi la noblesse n’était pas l’essence des choses sur la terre etdans le ciel, comme s’il n’était pas reconnu que, parmi les hommes,les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination,comme si l’on ne voyait pas cet ordre établi même dans lanature : les mousses sont sous l’herbe, l’herbe sous lesbuissons, les buissons sous les arbres, et les arbres sous la voûtecéleste. De même, les paysans sont sous la bourgeoisie, labourgeoisie sous la noblesse de robe, la noblesse de robe sous lanoblesse d’épée, la noblesse d’épée sous le roi, et le roi sous lepape, représenté par ses cardinaux, ses archevêques et ses évêques.Voilà l’ordre naturel des choses.

« On aura beau faire, jamais un chardonne pourra s’élever à la hauteur d’un chêne, et jamais un paysan nepourra tenir le glaive, comme un descendant de l’illustre race desguerriers.

« Ces Républicains ont obtenu quelquessuccès éphémères, à cause de la surprise qu’ils ont causée àl’univers par leur audace vraiment incroyable et leur absence desens commun. En niant toutes les doctrines et tous les principesétablis, ils ont frappé les gens raisonnables destupéfaction ; c’est là l’unique cause de ces bouleversements.De même qu’il arrive quelquefois de voir un bœuf et même un taureaus’arrêter tout à coup et s’enfuir à la vue d’un rat qui sortsubitement de dessous terre et se dresse devant lui, de même nousvoyons nos soldats étonnés et même déroutés par une semblableaudace. Mais tout cela ne peut durer longtemps, et la premièresurprise une fois passée, je suis bien sûr que nos vieux générauxde la guerre de Sept ans battront ce ramassis de va-nu-pieds àplate couture, et qu’il n’en rentrera pas un seul dans leurmalheureux pays ! »

Ayant dit cela, M. Karolus rallumait sapipe et continuait à se promener de long en large, les mainsderrière le dos, d’un air satisfait de lui-même.

Tous les autres réfléchissaient à ce qu’ilsvenaient d’entendre, et le mauser prenait enfin la parole à sontour.

– Tout ce qui doit arriver arrive,faisait-il. Puisque ces Républicains ont chassé leurs seigneurs etleurs religieux, c’était écrit dans le ciel depuis le commencementdes temps : Dieu l’a voulu ! Maintenant, de savoir s’ilsreviendront, cela dépend de ce que le Seigneur Dieu voudra ;s’il veut ressusciter les morts, cela dépend de Lui. Mais l’annéedernière, comme je regardais travailler mes abeilles, je vis quetout à coup ces petits êtres, doux et même jolis, se mettaient àtomber sur les frelons, à les piquer et à les traîner hors de laruche. Cela revient tous les ans. Ces frelons font les jeunes etles abeilles les entretiennent tant que la ruche a besoind’eux ; mais ensuite elles les tuent : c’est quelquechose d’abominable, et pourtant c’est écrit ! – En voyantcela, je pensais à ces Républicains : ils sont en train detuer leurs frelons ; mais, soyez tranquilles, on ne peutjamais se passer d’eux ; il en reviendra d’autres ; ilfaudra les remplumer et les nourrir ; après cela les abeillesse fâcheront encore et les tueront par centaines. On croira quetout est fini, mais il en reviendra d’autres… ainsi de suite ;il en faut… il en faut !…

Le mauser alors hochait la tête, etM. Karolus, s’arrêtant au milieu de la chambre,s’écriait :

– Qu’est-ce que vous appelezfrelons ? Les vrais frelons sont les orgueilleux vermisseauxqui se croient capables de tout, et non les seigneurs et lesreligieux.

– Sauf votre respect, monsieur Richter,faisait le mauser, les frelons sont ceux qui ne veulent rien faireet jouir de tout ; ceux qui, sans rendre aucun service que debourdonner autour de la reine, veulent qu’on les entretiennegrassement. On les entretient, mais finalement, il est écrit qu’onles jette dehors. C’est arrivé mille et mille fois, et cela ne peutmanquer d’arriver toujours. Les abeilles travailleuses, pleinesd’ordre et d’économie, ne peuvent nourrir des êtres propres à rien.C’est malheureux, c’est triste, mais voilà : quand on fait dumiel, on aime à le garder pour soi.

– Vous êtes un jacobin ! s’écriaitKarolus indigné.

– Non, au contraire, je suis un bourgeoisd’Anstatt, taupier et éleveur d’abeilles ; j’aime mon paysautant que vous ; je me sacrifierais pour lui, peut-êtreplutôt que vous. Mais je suis bien forcé de dire que les vraisfrelons sont ceux qui ne font rien, et que les abeilles sont cellesqui travaillent, puisque je l’ai vu cent fois.

– Ah ! s’écriait Karolus Richter, jeparierais que Koffel a les mêmes idées que vous !

Alors le petit menuisier, qui n’avait riendit, répondait en clignant de l’œil :

– Monsieur Karolus, si j’avais le bonheurd’être le petit-fils d’un domestique de Yéri-Péter ou de Salm-Salm,et si j’en avais hérité de grands biens, qui m’entretiendraientdans l’abondance et la paresse, alors je dirais que les frelonssont les travailleurs et les abeilles les fainéants. Mais de lafaçon dont je suis, j’ai besoin de tout le monde pour vivre, et jene dis rien. Je me tais. Seulement je pense que chacun devraitobtenir ce qu’il mérite par son travail.

– Mes chers amis, reprenait alors l’onclegravement, ne parlons pas de ces choses, car nous ne pourrions nousentendre. La paix ! la paix ! voilà ce qu’il nous faut.C’est la paix qui fait prospérer les hommes et qui remet tous lesêtres à leur place véritable. Par la guerre, on voit les mauvaisinstincts prévaloir : le meurtre, la rapine et le reste. Aussitous les hommes de mauvaise vie aiment la guerre ; c’est leseul moyen pour eux de paraître quelque chose. En temps de paix,ils ne seraient rien ; on verrait trop facilement que leurspensées, leurs inventions et leurs désirs se rapportent à depauvres génies. L’homme a été créé par Dieu pour la paix, pour letravail, l’amour de sa famille et de ses semblables. Or, puisque laguerre va contre tout cela, c’est un véritable fléau. Maintenant,voici dix heures qui sonnent, nous pourrions nous disputer jusqu’àdemain sans nous entendre davantage. Je propose donc d’aller nouscoucher.

Tout le monde se levait alors, et lebourgmestre, appuyant ses deux gros poings aux bras de sonfauteuil, s’écriait :

– Fasse le ciel que ni les Républicains,ni les Prussiens ni les Impériaux ne passent par ici, car tous cesgens ont faim et soif ! Et comme il est plus agréable de boireson vin soi-même que de le voir avaler par les autres, j’aimebeaucoup mieux apprendre ces choses par la gazette que d’en jouirpar mes propres yeux. Voilà ce que je pense.

Sur cette réflexion, il s’acheminait vers laporte ; les autres le suivaient.

– Bonne nuit ! criait l’oncle.

– Bonsoir ! répondait le mauser ens’éloignant dans la rue sombre.

La porte se refermait, et l’oncle soucieux medisait :

– Allons, Fritzel, tâche de biendormir.

– Pareillement, mon oncle, luirépondais-je.

Lisbeth et moi nous montions l’escalier.

Un quart d’heure après, le plus profondsilence régnait dans la maison.

II

 

Or, un vendredi soir du mois de novembre 1793,Lisbeth, après le souper, pétrissait la pâte pour cuire le pain duménage, selon son habitude. Comme il devait en résulter aussi de lagalette et de la tarte aux pommes, je me tenais près d’elle dans lacuisine, et je la contemplais en me livrant aux réflexions les plusagréables.

La pâte faite, on y mit la levure de bière, ongratta le pétrin tout autour, et l’on étendit dessus une grossecouverture en plumes pour laisser fermenter. Après quoi, Lisbethrépandit les braises de l’âtre à l’intérieur du four, et poussadans le fond, avec la perche, trois gros fagots secs qui se mirentà flamboyer sous la voûte sombre. Enfin, le feu bien allumé, elleplaça la plaque de tôle devant la bouche du four, et medit :

– Maintenant, Fritzel, allons nouscoucher ; demain, quand tu te lèveras, il y aura de latarte.

Nous montâmes donc dans nos chambres. L’oncleJacob ronflait depuis une heure au fond de son alcôve. Je mecouchai, rêvant de bonnes choses, et ne tardai point à m’endormircomme un bienheureux.

Cela durait depuis assez longtemps, mais ilfaisait encore nuit, et la lune brillait en face de ma petitefenêtre, lorsque je fus éveillé par un tumulte étrange. On auraitdit que tout le village était en l’air : les portess’ouvraient et se refermaient au loin, une foule de pastraversaient les mares boueuses de la rue. En même tempsj’entendais aller et venir dans notre maison, et des refletspourpres miroitaient sur mes vitres.

Qu’on se figure mon épouvante.

Après avoir écouté, je me levai doucement etj’ouvris une fenêtre. Toute la rue était pleine de monde, et nonseulement la rue, mais encore les petits jardins et les ruelles auxenvirons : rien que de grands gaillards, coiffés d’immenseschapeaux à cornes, revêtus de longs habits bleus à parementsrouges, – de larges baudriers blancs en travers, – et lagrande queue pendant sur le dos, sans parler des sabres et desgibernes qui leur ballottaient au bas des reins, et que je voyaispour la première fois. Ils avaient mis leurs fusils en faisceauxdevant notre grange : deux sentinelles se promenaientautour ; les autres entraient dans les maisons comme chezeux.

Au coin de l’écurie, trois chevaux piaffaient.Plus loin, devant la boucherie de Sépel, de l’autre côté de laplace, aux crocs du mur où l’on écorchait les veaux, était pendutout un bœuf, à la lueur d’un grand feu qui montait et descendait,illuminant la place ; sa tête et son dos traînaient à terre.Un de ces hommes, les manches de sa chemise retroussées autour deses bras musculeux, le dépouillait ; il l’avait fendu du hauten bas ; les entrailles bleues coulaient sur la boue avec lesang. La figure de cet homme, avec son cou nu et sa tignasse, étaitterrible à voir.

Je compris aussitôt que les Républicainsavaient surpris le village, et tout en m’habillant, j’invoquai lesecours de l’empereur Joseph, dont M. Karolus Richter parlaitsi souvent.

Les Français étaient arrivés durant notrepremier sommeil, et depuis deux heures au moins ; car, lorsqueje me penchai pour descendre, j’en vis trois, également en manchesde chemise comme le boucher, qui retiraient le pain de notre fouravec notre pelle. Ils avaient épargné la peine de cuire à Lisbeth,comme l’autre avait épargné la peine de tuer à Sépel. Ces genssavaient tout faire, rien ne les embarrassait.

Lisbeth, assise dans un coin, les mainscroisées sur les genoux, les regardait d’un air assezpaisible ; sa première frayeur était passée. Elle me vit auhaut de la rampe, et s’écria :

– Fritzel, descends… ils ne te feront pasde mal !

Alors je descendis, et ces hommes continuèrentleur ouvrage sans s’inquiéter de moi. La porte de l’allée à gaucheétait ouverte, et je voyais dans le fruitier deux autresRépublicains en train de brasser la pâte d’une seconde ou d’unetroisième fournée. Enfin, à droite, par la porte de la salleentrebâillée, je voyais l’oncle Jacob assis près de la table, surune chaise, tandis qu’un homme vigoureux, à gros favoris roux, lenez court et rond, les sourcils saillants, les oreilles écartées dela tête et la tignasse couleur de chanvre, grosse comme le bras,pendant entre les deux épaules, était installé dans le fauteuil etdéchiquetait un de nos jambons avec appétit. On ne voyait que sesgros poings bruns aller et venir, la fourchette dans l’un, lecouteau dans l’autre, et ses grosses joues musculeuses trembloter.De temps en temps, il prenait le verre, levait le coude, buvait unbon coup et poursuivait.

Il avait des épaulettes couleur de plomb, ungrand sabre à fourreau de cuir, dont la coquille remontait derrièreson coude, et des bottes tellement couvertes de boue, qu’on nevoyait plus que la glèbe jaune qui commençait à sécher. Son chapeauposé sur le buffet, laissait pendre un bouquet de plumes rouges,qui s’agitaient au courant d’air, car, malgré le froid les fenêtresrestaient ouvertes ; une sentinelle passait derrière, l’armeau bras, et s’arrêtait de temps en temps pour jeter un coup d’œilsur la table.

Tout en déchiquetant, l’homme aux gros favorisparlait d’une voix brusque :

– Ainsi, tu es médecin ? disait-il àl’oncle.

– Oui, monsieur le commandant.

– Appelle-moi « commandant »tout court, ou « citoyen commandant », je te l’ai déjàdit ; les « monsieur » et « madame » sontpassés de mode. Mais, pour en revenir à nos moutons, tu doisconnaître le pays ; un médecin de campagne est toujours surles quatre chemins. À combien sommes-nous deKaiserslautern ?

– À sept lieues, commandant.

– Et de Pirmasens ?

– À huit environ.

– Et de Landau ?

– Je crois à cinq bonnes lieues.

– Je crois… à peu près… environ… est-ceainsi qu’un homme du pays doit parler ? Écoute, tu m’as l’aird’avoir peur ; tu crains que, si les habits blancs passent parici, on ne te pende pour les renseignements que tu m’auras donnés.Ôte-toi cette idée de la tête : la République française teprotège.

Et regardant l’oncle en face, de ses yeuxgris :

– À la santé de la République une etindivisible ! fit-il en levant son verre.

Ils trinquèrent ensemble, et l’oncle, toutpâle, but à la République.

– Ah çà, reprit l’autre, est-ce qu’on n’apas vu d’Autrichiens par ici ?

– Non, commandant.

– En es-tu bien sûr ? Voyons,regarde-moi donc en face.

– Je n’en ai pas vu.

– Est-ce que tu n’aurais pas fait un tourà Rhéethâl ces jours derniers.

L’oncle avait été trois jours avant àRhéethâl ; il crut le commandant informé par quelqu’un duvillage, et répondit :

– Oui, commandant.

– Ah ! – Et il n’y avait pasd’Autrichiens ?

– Non !

Le républicain vida son verre, en jetant uncoup d’œil oblique sur l’oncle Jacob ; puis il étendit le braset le prit au poignet d’un air étrange.

– Tu dis que non ?

– Oui, commandant.

– Eh bien, tu mens !

Et, d’une voix lente, il ajouta :

– Nous ne pendons pas, nous autres, maisnous fusillons quelquefois ceux qui nous trompent !

La figure de l’oncle devint encore plus pâle.Cependant, d’un ton assez ferme et la tête haute, ilrépéta :

– Commandant, je vous affirme surl’honneur qu’il n’y avait pas d’Impériaux à Rhéethâl il y a troisjours.

– Et moi, s’écria le républicain, dontles petits yeux gris brillaient sous ses épais sourcils fauves, jete dis qu’il y en avait. Est-ce clair ?

Il y eut un silence. Tous ceux de la cuisines’étaient retournés ; la mine du commandant n’était pasrassurante. Moi, je me mis à pleurer, j’entrai même dans lachambre, comme pour secourir l’oncle Jacob, et je me plaçaiderrière lui. Le républicain nous regardait tous deux, les sourcilsfroncés, ce qui ne l’empêchait pas d’avaler encore une bouchée dejambon, comme pour se donner le temps de réfléchir. Dehors, Lisbethsanglotait tout haut.

– Commandant, reprit l’oncle avec fermeté,vous ignorez peut-être qu’il y a deux Rhéethâl, l’un du côté deKaiserslautern, et l’autre sur la Queich, à trois petites lieues deLandau. Les Autrichiens étaient peut-être là-bas ; mais de cecôté, mercredi soir, on n’en avait pas encore vu.

– Ça, dit le commandant en mauvaisallemand lorrain, avec un sourire goguenard, ce n’est pas tropbête. Mais nous autres, entre Bitche et Sarreguemines, nous sommesaussi fins que vous. À moins que tu ne me prouves qu’il y a deuxRhéethâl, je ne te cache pas que mon devoir est de te faire arrêteret juger par un conseil de guerre.

– Commandant, s’écria l’oncle en étendantle bras, la preuve qu’il y a deux Rhéethâl, c’est qu’on les voitsur toutes les cartes du pays.

Il montrait notre vieille carte accrochée aumur.

Alors le républicain se retourna dans sonfauteuil et regarda en disant :

– Ah ! c’est une carte dupays ? Voyons un peu.

L’oncle alla prendre la carte et l’étendit surla table, en montrant les deux villages.

– C’est juste, dit le commandant, à labonne heure ; moi je ne demande pas mieux que de voirclair !

Il s’était posé les deux coudes sur la table,et, sa grosse tête entre les mains, il regardait.

– Tiens, tiens, c’est fameux, cela !disait-il. D’où vient cette carte ?

– C’est mon père qui l’a faite ; ilétait géomètre.

Le républicain souriait.

– Oui, les bois, les rivières, leschemins, tout est marqué, disait-il ; je reconnais ça… nousavons passé là… c’est bon… c’est très bon !

Et se redressant :

– Tu ne te sers pas de cette carte,citoyen docteur, fit-il en allemand ; moi j’en ai besoin et jela mets en réquisition pour le service de la République. Allons,allons, réparation d’honneur ! Nous allons boire encore uncoup pour cimenter les fêtes de la Concorde.

On pense avec quel empressement Lisbethdescendit à la cave chercher une autre bouteille.

L’oncle Jacob avait repris son assurance. Lecommandant, qui me regardait alors, lui demanda :

– C’est ton fils ?

– Non, c’est mon neveu.

– Un petit gaillard solidement bâti.Quand je l’ai vu tout à l’heure arriver à ton secours, cela m’afait plaisir. Allons, approche, dit-il en m’attirant par lebras.

Il me passa la main dans les cheveux, et ditd’une voix un peu rude, mais bonne tout de même :

– Élève ce garçon-là dans l’amour des droitsde l’homme. Au lieu de garder les vaches, il peut devenircommandant ou général comme un autre. Maintenant toutes les portessont ouvertes, toutes les places sont à prendre ; il ne fautque du cœur et de la chance pour réussir. Moi, tel que tu me vois,je suis le fils d’un forgeron de Sarreguemines ; sans laRépublique, je taperais encore sur l’enclume ; notre grandflandrin de comte, qui est avec les habits blancs, serait un aiglepar la grâce de Dieu, et moi je serais un âne ; au lieu quec’est tout le contraire par la grâce de la Révolution.

Il vida brusquement son verre, et fermant àdemi les yeux avec finesse :

– Ça fait une petite différence,dit-il.

À côté du jambon se trouvait une de nosgalettes, que les Républicains avaient cuites d’abord avec lapremière fournée ; le commandant m’en coupa un morceau.

– Avale-moi ça hardiment, dit-il tout àfait de bonne humeur, et tâche de devenir un homme !

Puis se tournant vers la cuisine :

– Sergent Laflèche ! s’écria-t-il desa voix de tonnerre.

Un vieux sergent à moustaches grises, seccomme un hareng saur, parut sur le seuil.

– Combien de miches, sergent ?

– Quarante.

– Dans une heure il nous en fautcinquante ; avec nos dix fours, cinq cents : trois livresde pain par homme.

Le sergent rentra dans la cuisine.

L’oncle et moi, nous observions tout cela sansbouger.

Le commandant s’accouda de nouveau sur lacarte, la tête entre les mains.

Le jour grisâtre commençait à poindredehors ; on voyait l’ombre de la sentinelle se promener l’armeau bras devant nos fenêtres. Une sorte de silence s’étaitétabli ; bon nombre de Républicains dormaient sans doute, latête sur le sac, autour des grands feux qu’ils avaient allumés,d’autres dans les maisons. La pendule allait lentement, le feupétillait toujours dans la cuisine.

Cela durait depuis quelques instants,lorsqu’un grand bruit s’éleva dans la rue ; des vitressautèrent, une porte s’ouvrit avec fracas, et notre voisin, JosephSpick, le cabaretier, se mit à crier :

– Au secours ! au feu !

Mais personne ne bougeait dans levillage ; chacun était bien content de se tenir tranquillechez soi. Le commandant écoutait.

– Sergent Laflèche ! dit-il.

Le sergent était allé voir, il ne parut qu’aubout d’un instant.

– Qu’est-ce qui se passe ? luidemanda le commandant.

– C’est un aristocrate de cabaretier quirefuse d’obtempérer aux réquisitions de la citoyenne Thérèse,répondit le sergent d’un air grave.

– Eh bien ! qu’on me l’amène.

Le sergent sortit.

Deux minutes après, notre allée se remplissaitde monde ; la porte se rouvrit, et Joseph Spick, avec sapetite veste, son grand pantalon de toile et son bonnet de lainefrisée, parut sur le seuil, entre quatre soldats de la Républiquel’arme au bras, la figure jaune comme du pain d’épices, leschapeaux usés, les coudes troués, de larges pièces aux genoux, etles souliers en loques, recousus avec de la ficelle ; ce quine les empêchait pas de se redresser et d’être fiers comme desrois.

Joseph, les mains dans les poches de sa veste,le dos rond, le front plat et les joues pendantes, ne se tenaitplus sur ses longues jambes ; il regardait à terre commeeffaré.

Derrière, dans l’ombre, se voyait la têted’une femme pâle et maigre, qui attira tout de suite monattention ; elle avait le front haut, le nez droit, le mentonallongé et les cheveux d’un noir bleuâtre. Ces cheveux luidescendaient en larges bandeaux sur les joues et se relevaient entresses derrière les oreilles, de sorte que sa figure, dont on nevoyait que la face sans les côtés, semblait extrêmement longue. Sesyeux étaient grands et noirs. Elle portait un chapeau de feutre àcocarde tricolore, et lié sous le menton. Comme je n’avais vujusqu’alors dans notre pays que des femmes blondes ou brunes,celle-ci me produisit un effet d’étonnement et d’admirationextraordinaire, tout jeune que j’étais ; je la regardaisébahi ; l’oncle ne me paraissait pas moins étonné que moi, etquand elle entra, suivie de cinq ou six autres Républicainshabillés comme les premiers, durant tout le temps qu’elle fut là,nous ne la quittâmes pas des yeux.

Une fois dans la chambre, nous vîmes qu’elleavait un grand manteau de drap bleu, à triple collet tombantjusqu’au-dessous des coudes, un petit tonneau, dont le cordon luipassait en sautoir sur l’épaule ; enfin, autour du cou, unegrosse cravate de soie noire à longues franges, quelque butin de laguerre sans doute, et qui relevait encore la beauté de sa têtecalme et fière.

Le commandant attendait que tout le monde fûtentré, regardant surtout Joseph Spick, qui semblait plus mort quevif. Puis, s’adressant à la femme qui, venait de relever sonchapeau d’un mouvement de tête :

– Eh bien, Thérèse, fit-il, qu’est-ce quise passe ?

– Vous savez, commandant, qu’à ladernière étape je n’avais plus une goutte d’eau-de-vie, dit-elled’un ton ferme et net ; mon premier soin, en arrivant, fut decourir par tout le village pour en trouver, en la payant, bienentendu. Mais les gens cachent tout, et depuis une demi-heureseulement, j’ai découvert la branche de sapin à la porte de cethomme. Le caporal Merlot, le fusilier Cincinnatus et letambour-maître Horatius Coclès me suivaient pour m’aider. Nousentrons, nous demandons du vin, de l’eau-de-vie, n’importequoi ; mais le kaiserlick n’avait rien, il necomprenait pas, il faisait le sourd. On se met donc à chercher, àregarder dans tous les coins, et finalement nous trouvons l’entréede la cave au fond d’un bûcher, dans la cour, derrière un tas defagots qu’il avait mis devant.

« Nous aurions pu nous fâcher ; aulieu de cela, nous descendons et nous trouvons du vin, du lard, dela choucroute, de l’eau-de-vie ; nous remplissons nostonneaux, nous prenons du lard, et puis nous remontons sansesclandre. Mais, en nous voyant revenir chargés, cet homme, qui setenait tranquillement dans la chambre, se mit à crier comme unaveugle, et au lieu d’accepter mes assignats, il les déchira et meprit par le bras en me secouant de toutes ses forces. Cincinnatusayant déposé sa charge sur la table, prit ce grand flandrin aucollet et le jeta contre la fenêtre de sa baraque. C’est alors quele sergent Laflèche est arrivé. Voilà tout, commandant. »

Quand cette femme eut parlé de la sorte, ellese retira derrière les autres, et tout aussitôt un petit homme sec,maigre et brusque, dont le chapeau penchait sur l’oreille, et quitenait sous son bras une longue canne à pomme de cuivre en formed’oignon, s’avança et dit :

– Commandant, ce que la citoyenne Thérèsevient de vous communiquer, c’est l’indignation de la mauvaise foi,que tout chacun aurait eue de se trouver nez à nez avec unkaiserlick dépourvu de tout sentiment civique, et qui sepropose…

– C’est bon, interrompit le commandant,la parole de la citoyenne Thérèse me suffit !

Et s’adressant en allemand à Joseph Spick, illui dit en fronçant les sourcils :

– Dis donc, toi, est-ce que tu veux êtrefusillé ? Cela ne coûtera que la peine de te conduire dans tonjardin ! Ne sais-tu pas que le papier de la République vautmieux que l’or des tyrans ? Écoute, pour cette fois je veuxbien te faire grâce, en considération de ton ignorance ; maiss’il t’arrive encore de cacher tes vivres et de refuser lesassignats en payement, je te fais fusiller sur la place du village,pour servir d’exemple aux autres. Allons, marche, grandimbécile !

Il débita cette petite harangue trèsrondement ; puis, se tournant vers la cantinière :

– C’est bien, Thérèse, dit-il, tu peuxcharger tes tonneaux, cet homme n’y mettra pas opposition. Et vousautres, qu’on le laisse aller.

Tout le monde sortit, Thérèse en tête etJoseph le dernier. Le pauvre diable n’avait plus une goutte de sangdans les veines ; il venait d’en échapper d’une belle.

Le jour, dans l’intervalle, était venu.

Le commandant se leva, plia la carte et la mitdans sa poche. Puis il s’avança jusqu’à l’une des fenêtres et semit à regarder le village. L’oncle et moi nous regardions à l’autrefenêtre. Il pouvait être alors cinq heures du matin.

III

 

Toute ma vie je me rappellerai cette ruesilencieuse encombrée de gens endormis, les uns étendus, les autresrepliés, la tête sur le sac. Je vois encore ces pieds boueux, cessemelles usées, ces habits rapiécés, ces faces jeunes aux teintesbrunes, ces vieilles joues rigides, les paupières closes ; cesgrands chapeaux, ces épaulettes déteintes, ces pompons, cescouvertures de laine à bordure rouge filandreuse, pleines de trous,ces manteaux gris, cette paille dispersée dans la boue. Et le grandsilence du sommeil après la marche forcée, ce repos absolusemblable à la mort ; et le petit jour bleuâtre enveloppanttout cela de sa lumière indécise, le soleil pâle montant dans labrume, les maisonnettes aux larges toitures de chaume, regardant deleurs petites fenêtres noires ; et tout au loin, des deuxcôtés du village, sur l’Altenberg et le Réepockel, au-dessus desvergers et des chènevières, les baïonnettes des sentinellesscintillant parmi les dernières étoiles, non, jamais je n’oublieraicet étrange spectacle ; j’étais bien jeune alors, mais de telssouvenirs sont éternels.

À mesure que le jour grandissait, s’animaitaussi le tableau : une tête se levait, s’appuyait sur le coudeet regardait, puis bâillait et se couchait de nouveau. Ailleurs unvieux soldat se dressait tout à coup, secouait la paille de seshabits, se coiffait de son feutre et repliait son lambeau decouverture ; un autre aussi roulait son manteau et le bouclaitsur son sac ; un autre tirait de sa poche un bout de pipe etbattait le briquet. Les premiers levés se rapprochaient etcausaient entre eux, d’autres venaient les rejoindre en frappant dela semelle, car il faisait froid à cette heure ; les feuxallumés dans la rue et sur la place avaient fini pars’éteindre.

En face de chez nous, sur la petite place,était la fontaine ; un certain nombre de Républicains, rangésautour des deux grandes auges moussues, se lavaient, riant etplaisantant malgré le froid ; d’autres venaient allonger lalèvre au goulot.

Puis les maisons s’ouvraient une à une, etl’on voyait les soldats en sortir, inclinant leurs grands chapeauxet leurs sacs sous les petites portes. Ils avaient presque tous lapipe allumée.

À droite de notre grange, devant l’auberge deSpick, stationnait la charrette de la cantinière couverte d’unegrande toile ; elle était à deux roues, en forme de brouette,les bras posant à terre.

Derrière, la mule, couverte d’une vieillehousse de laine à carreaux rouges et bleus, attirait de notreéchoppe une longue mèche de foin, qu’elle mâchait gravement, lesyeux à demi fermés d’un air sentimental.

La cantinière, à la fenêtre en face,raccommodait une petite culotte, et se penchait de temps en tempspour jeter un coup d’œil sous le hangar.

Là, le tambour-maître Horatius Coclès,Cincinnatus, Merlot et un grand gaillard jovial, maigre, sec, àcheval sur des bottes de foin, se faisaient la queue l’un àl’autre ; ils se peignaient les tresses et les lissaient en secrachant dans la main ; Horatius Coclès, qui se trouvait entête de la bande, fredonnait un air, et ses camarades répétaient lerefrain à la sourdine.

Près d’eux, contre deux vieilles futailles,dormait un petit tambour d’une douzaine d’années, tout blond commemoi, et qui m’intéressait particulièrement. C’est lui quesurveillait la cantinière et dont elle raccommodait sans doute uneculotte. Il avait son petit nez rouge en l’air, la boucheentrouverte, le dos contre les deux tonnes et un bras sur sacaisse ; ses baguettes étaient passées dans la buffleterie, etsur ses pieds, couverts de quelques brins de paille, était étenduun grand caniche tout crotté, qui le réchauffait. À chaque instantcet animal levait la tête et le regardait comme pour dire :« Je voudrais bien faire un tour dans les cuisines duvillage ! » Mais le petit ne bougeait pas ; ildormait si bien ! Et comme, dans le lointain, quelques chiensaboyaient, le caniche bâillait ; il aurait voulu se mettre dela partie.

Bientôt deux officiers sortirent de la maisonvoisine ; deux hommes élancés, jeunes, la taille serrée dansleur habit. Comme ils passaient devant la maison, le commandantleur cria :

– Duchêne ! Richer !

– Bonjour, commandant, dirent-ils en seretournant.

– Les postes sont relevés ?

– Oui, commandant.

– Rien de nouveau ?

– Rien, commandant.

– Dans une demi-heure on se remet enmarche. Fais battre le rappel, Richer. Entre, Duchêne.

L’un des officiers entra, l’autre passa sousle hangar et dit quelques mots à Horatius Coclès. Moi, je regardaisle nouveau venu. Le commandant avait fait apporter une bouteilled’eau-de-vie ; ils en buvaient ensemble, lorsqu’une sorte debourdonnement s’entendit dehors : c’était le rappel. Je courusvoir ce qui se passait. Horatius Coclès, devant cinq tambours, dontle petit tenait la gauche, la canne en l’air, ordonnait leroulement. Tant que la canne fut levée, il continua. LesRépublicains arrivaient de toutes les ruelles du village ; ilsse rangeaient sur deux lignes, devant la fontaine, et leurssergents commençaient l’appel. L’oncle et moi, nous étionsémerveillés de l’ordre qui régnait chez ces gens ; à mesurequ’on les appelait, ils répondaient si vite, que c’était comme unmurmure de tous les côtés. Ils avaient repris leurs fusils et lestenaient à volonté, sur l’épaule ou la crosse à terre.

Après l’appel, il se fit un grand silence, etplusieurs hommes, dans chaque compagnie, se détachèrent sous laconduite des caporaux, pour aller chercher le pain. La citoyenneThérèse attelait alors sa mule à la charrette. Au bout de quelquesinstants, les escouades revinrent, apportant les miches dans dessacs et des paniers. La distribution commença.

Comme les Républicains s’étaient fait la soupeen arrivant, ils se bouclaient l’un à l’autre leur miche sur lesac.

– Allons ! s’écria le commandantd’un ton joyeux, en route !

Il prit son manteau, le jeta sur son épaule,et sortit sans nous dire ni bonjour, ni bonsoir.

Nous pensions être débarrassés de ces genspour toujours.

Au moment où le commandant sortait, lebourgmestre vint prier l’oncle Jacob de se rendre bien vite chezlui, disant que la vue des Républicains avait rendu sa femmemalade.

Ils partirent ensemble aussitôt. Lisbetharrangeait déjà les chaises et balayait la salle. On entendaitdehors les officiers commander : – En avant,marche ! Les tambours résonnaient ; la cantinièrecriait : « Hue » ! et le bataillon se mettaiten route, quand une sorte de pétillement terrible retentit au boutdu village. C’étaient des coups de fusil, qui se suivaientquelquefois plusieurs ensemble, quelquefois un à un.

Les Républicains allaient entrer dans larue.

– Halte ! cria le commandant, quiregardait debout sur ses étriers, prêtant l’oreille.

Je m’étais mis à la fenêtre, et je voyais tousces hommes attentifs, et les officiers hors des rangs autour deleur chef, qui parlait avec vivacité.

Tout à coup un soldat parut au détour de larue ; il courait, son fusil sur l’épaule.

– Commandant, dit-il de loin, toutessoufflé, les Croates ! L’avant-poste est enlevé… ilsarrivent !…

À peine le commandant eut-il entendu celaqu’il se retourna, courant sur la ligne ventre à terre etcriant :

– Formez le carré !

Les officiers, les tambours, la cantinière serepliaient en même temps autour de la fontaine, tandis que lescompagnies se croisaient comme un jeu de cartes ; en moinsd’une minute, elles formèrent le carré sur trois rangs, les autresau milieu, et presque aussitôt il se fit dans la rue un bruitépouvantable, les Croates arrivaient ; la terre en tremblait.Je les vois encore déboucher au tournant de la rue, leurs grandsmanteaux rouges flottant derrière eux comme les plis de cinquanteétendards, et courbés si bas sur leur selle, la latte en avant,qu’on apercevait à peine leurs faces osseuses et brunes aux longuesmoustaches jaunes.

Il faut que les enfants soient possédés dudiable, car, au lieu de me sauver, je restai là, les yeuxécarquillés, pour voir la bataille. J’avais bien peur, c’est vrai,mais la curiosité l’emportait encore.

Le temps de regarder et de frémir, les Croatesétaient sur la place. J’entendis à la même seconde le commandantcrier : « Feu ! » Puis un coup de tonnerre,puis rien que le bourdonnement de mes oreilles. Tout le côté ducarré tourné vers la rue venait de faire feu à la fois ; lesvitres de nos fenêtres tombaient en grelottant ; la fuméeentrait dans la chambre avec des débris de cartouches, et l’odeurde la poudre remplissait l’air.

Moi, les cheveux hérissés, je regardais, et jevoyais les Croates sur leurs grands chevaux, debout dans la fuméegrise, bondir, retomber et rebondir, comme pour grimper sur lecarré et ceux de derrière arriver, arriver sans cesse, hurlantd’une voix sauvage : « Forvertz !forvertz ! [2] »

– Feu du second rang ! cria lecommandant, au milieu des hennissements et des cris sans fin.

Il avait l’air de parler dans notre chambretant sa voix était calme.

Un nouveau coup de tonnerre suivit ; etcomme le crépi tombait, comme les tuiles roulaient des toits, commele ciel et la terre semblaient se confondre, Lisbeth, derrière,dans la cuisine, poussait des cris si perçants que, même à traversce tumulte, on les entendait comme un coup de sifflet.

Après les feux de peloton commencèrent lesfeux de file. On ne voyait plus que les fusils du deuxième rangs’abaisser, faire feu et se relever, tandis que le premier rang, legenou à terre, croisait la baïonnette, et que le troisièmechargeait les fusils et les passait au second.

Les Croates tourbillonnaient autour du carré,frappant au loin de leurs grandes lattes ; de temps en tempsun chapeau tombait, quelquefois l’homme. Un des ces Croates,repliant son cheval sur les jarrets, bondit si loin qu’il franchitles trois rangs et tomba dans le carré ; mais alors lecommandant républicain se précipita sur lui, et d’un furieux coupde pointe le cloua pour ainsi dire sur la croupe de soncheval ; je vis le Républicain retirer son sabre rouge jusqu’àla garde ; cette vue me donna froid ; j’allaisfuir ; mais j’étais à peine levé, que les Croates firentvolte-face et partirent, laissant un grand nombre d’hommes et dechevaux sur la place.

Les chevaux essayaient de se relever, puisretombaient. Cinq ou six cavaliers, pris sous leur monture,faisaient des efforts pour dégager leurs jambes ; d’autrestout sanglants se traînaient à quatre pattes, levant la main etcriant d’une voix lamentable : Pardône,Françôse ! [3] dans lacrainte d’être massacrés ; quelques-uns, ne pouvant endurer cequ’ils souffraient, demandaient en grâce qu’on les achevât. Le plusgrand nombre restaient immobiles.

Pour la première fois je compris bien lamort : ces hommes que j’avais vus deux minutes avant, pleinsde vie et de force, chargeant leurs ennemis avec fureur, etbondissant comme des loups, ils étaient là, couchés pêle-mêle,insensibles comme les pierres du chemin.

Dans les rangs des Républicains il y avaitaussi des places vides, des corps étendus sur la face, et quelquesblessés, les joues et le front pleins de sang ; ils sebandaient la tête, le fusil au pied, sans quitter les rangs ;leurs camarades les aidaient à serrer le mouchoir et à remettre lechapeau dessus.

Le commandant, à cheval près de la fontaine,la corne de son grand chapeau à plumes sur le dos et le sabre aupoing, faisait serrer les rangs ; près de lui se tenaient lestambours en ligne, et un peu plus loin, tout près de l’auge, lacantinière avec sa charrette. On entendait les trompettes desCroates sonner la retraite. Au tournant de la rue, ils avaient faithalte ; une de leurs sentinelles attendait là, derrièrel’angle de la maison commune : on ne voyait que la tête de soncheval. Quelques coups de fusil partaient encore.

– Cessez le feu ! cria lecommandant.

Et tout se tut ; on n’entendit plus quela trompette au loin.

La cantinière fit alors le tour des rangs àl’intérieur pour verser de l’eau-de-vie aux hommes, tandis que septou huit grands gaillards allaient puiser de l’eau à la fontaine,dans leurs gamelles, pour les blessés, qui tous demandaient à boired’une voix pitoyable.

Moi, penché hors de la fenêtre, je regardaisau fond de la rue déserte, me demandant si les manteaux rougesoseraient revenir. Le commandant regardait aussi dans cettedirection, et causait avec un capitaine appuyé sur la selle de soncheval. Tout à coup le capitaine traversa le carré, écarta lesrangs et se précipita chez nous en criant :

– Le maître de la maison ?

– Il est sorti.

– Eh bien… toi… conduis-moi dans votregrenier… vite !

Je laissai là mes sabots, et me mis à grimperl’escalier au fond de l’allée comme un écureuil.

Le capitaine me suivait. En haut, il vit dupremier coup d’œil l’échelle du colombier et monta devant moi. Dansle colombier il se posa les deux coudes au bord de la lucarne unpeu basse, se penchant pour voir. Je regardais par-dessus sonépaule. Toute la route, à perte de vue, était couverte demonde : de la cavalerie, de l’infanterie, des canons, descaissons, des manteaux rouges, des pelisses vertes, des habitsblancs, des casques, des cuirasses, des files de lances et desbaïonnettes, des lignes de chevaux, et tout cela s’avançait vers levillage.

– C’est une armée ! murmurait lecapitaine à voix basse.

Il se retourna brusquement pour redescendre,mais s’arrêtant sur une idée, il me montra le long du village, àdeux portées de fusil, une file de manteaux rouges quis’enfonçaient dans un repli de terrain derrière les vergers.

– Tu vois ces manteaux rouges ?dit-il.

– Oui.

– Est-ce qu’un chemin de voiture passelà ?

– Non, c’est un sentier.

– Et ce grand ravin qui le coupe aumilieu, droit devant nous, est-ce qu’il est profond ?

– Oh ! oui.

– On n’y passe jamais avec les voitureset les charrues ?

– Non, on ne peut pas.

Alors, sans m’en demander davantage, ilredescendit l’échelle à reculons, aussi vite que possible, et sejeta dans l’escalier. Je le suivais ; nous fûmes bientôt enbas, mais nous n’étions pas encore au bout de l’allée, quel’approche d’une masse de cavalerie faisait frémir les maisons.Malgré cela, le capitaine sortit, traversa la place, écarta deuxhommes dans les rangs et disparut.

Des milliers de cris brefs, étranges,semblables à ceux d’une nuée de corbeaux :« Hourrah ! hourrah ! » remplissaient alors larue d’un bout à l’autre, et couvraient presque le roulement sourddu galop.

Moi, tout fier d’avoir conduit le capitainedans le colombier, j’eus l’imprudence de m’avancer sur la porte.Les uhlans, car cette fois c’étaient des uhlans, arrivaient commele vent, la lance en arrêt, le dolman en peau de mouton flottantsur le dos, les oreilles enfoncées dans leurs gros bonnets à poils,les yeux écarquillés, le nez comme enfoui dans les moustaches, etle grand pistolet à crosse de cuivre dans la ceinture. Ce fut commeune vision, je n’eus que le temps de me jeter en arrière ; jen’avais plus une goutte de sang dans les veines, et ce n’est qu’aumoment où la fusillade recommença que je me réveillai comme d’unrêve, au fond de notre chambre, en face des fenêtres brisées.

L’air était obscurci, le carré tout blanc defumée. Le commandant se voyait seul derrière, immobile sur soncheval, près de la fontaine ; on l’aurait pris pour une statuede bronze, à travers ce flot bleuâtre, d’où jaillissaient descentaines de flammes rouges. Les uhlans, comme d’immensessauterelles, bondissaient tout autour, dardaient leurs lances etles retiraient ; d’autres lâchaient leurs grands pistoletsdans les rangs, à quatre pas.

Il me semblait que le carré pliait ;c’était vrai.

– Serrez les rangs ! tenezferme ! criait le commandant de sa voix calme.

– Serrez les rangs ! serrez !répétaient les officiers de distance en distance.

Mais le carré pliait, il formait undemi-cercle au milieu ; le centre touchait presque lafontaine. À chaque coup de lance, arrivait la parade de labaïonnette comme l’éclair, mais quelquefois l’homme s’affaissait.Les Républicains n’avaient plus le temps de recharger ; ils netiraient plus, et les uhlans arrivaient toujours, plus nombreux,plus hardis, enveloppant le carré dans leur tourbillon, et poussantdéjà des cris de triomphe, car ils se croyaient vainqueurs.

Moi-même, je croyais les Républicains perduslorsque, au plus fort de l’action, le commandant, levant sonchapeau au bout de son sabre se mit à chanter une chanson qui vousdonnait la chair de poule, et tout le bataillon, comme un seulhomme, se mit à chanter avec lui.

En un clin d’œil tout le devant du carré seredressa, refoulant dans la rue toute cette masse de cavaliers,pressés les uns contre les autres, avec leurs grandes lances, commeles épis dans les champs.

On aurait dit que cette chanson rendait lesRépublicains furieux ; c’est tout ce que j’ai vu de plusterrible ! Et depuis j’ai pensé bien des fois que les hommesacharnés à la bataille sont plus féroces que les bêtessauvages.

Mais ce qu’il y avait encore de plus affreux,c’est que les derniers rangs de la colonne autrichienne, tout aubout de la rue, ne voyant pas ce qui se passait à l’entrée de laplace, avançaient toujours criant ! « Hourrah !hourrah ! » de sorte que ceux des premiers rangs pousséspar les baïonnettes des Républicains, et ne pouvant plus reculer,s’agitaient dans une confusion inexprimable et jetaient des cris dedétresse ; leurs grands chevaux, piqués aux naseaux, sedressaient, la crinière droite, les yeux hors de la tête, avec deshennissements grêles et des ruades épouvantables. Je voyais de loinces malheureux uhlans, fous de terreur, se retourner, en frappantleurs camarades du manche de leurs lances pour se faire place, etdétaler comme des lièvres le long des petites cassines.

Deux minutes après, la rue était vide. Ilrestait bien encore vingt-cinq ou trente de ces pauvres diables,enfermés dans la place. Ils n’avaient pas vu la retraite etsemblaient tout déconcertés, ne sachant par où fuir ; mais cefut bientôt fini : une nouvelle décharge les coucha sur ledos, sauf deux ou trois qui s’enfoncèrent dans la ruelle desTanneurs.

On ne voyait plus que des tas de chevaux etd’hommes morts ; le sang coulait au-dessous et suivait notrerigole jusqu’au guévoir.

– Cessez le feu ! cria le commandantpour la seconde fois : chargez !

Dans le même instant neuf heures sonnaient àl’église. Le village en ce moment n’est pas à dépeindre ; lesmaisons criblées de balles, les volets pendant à leurs gonds, lesfenêtres défoncées, les cheminées chancelantes, la rue pleine detuiles et de briques fracassées, les toits des hangars percés àjour, et ce tas de morts, ces chevaux bousculés, se débattant etsaignant : on ne peut se le figurer.

Les Républicains, diminués de moitié, leursgrands chapeaux penchés sur le dos, l’air dur et terrible,attendaient l’arme au bras. Derrière, à quelques pas de notremaison, le commandant délibérait avec ses officiers. Je l’entendaistrès bien :

– Nous avons une armée autrichiennedevant nous, disait-il brusquement ; il s’agit de tirer notrepeau d’ici. Dans une heure, nous aurons vingt ou trente millehommes sur les bras, ils tourneront le village avec leurinfanterie, et nous serons tous perdus. Je vais faire battre laretraite. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ?

– Non, c’est bien vu, répondirent lesautres.

Alors ils s’éloignèrent, et deux minutesaprès, je vis un grand nombre de soldats entrer dans les maisons,jeter les chaises, les tables, les armoires dehors sur un mêmetas ; quelques-uns, du haut des greniers, jetaient de lapaille et du foin ; d’autres amenaient les charrettes et lesvoitures du fond des hangars. Il ne leur fallut pas dix minutespour avoir à l’entrée de la rue une barrière haute comme lesmaisons ; le foin et la paille étaient au-dessus etau-dessous. Le roulement du tambour rappela ceux qui faisaient cetouvrage ; aussitôt le feu se mit à grimper de brindille enbrindille jusqu’au haut de la barricade, balayant les toits à côté,de sa flamme rouge, et répandant sa fumée noire comme une voûteimmense sur le village.

De grands cris s’entendirent alors auloin ; des coups de fusil partirent de l’autre côté ;mais on ne voyait rien, et le commandant donna l’ordre de laretraite.

Je vis ces Républicains défiler devant cheznous d’un pas lent et ferme, les yeux étincelants, les baïonnettesrouges, les mains noires, les joues creuses. Deux tamboursmarchaient derrière sans battre ; le petit que j’avais vudormir sous notre hangar s’y trouvait ; il avait sa caisse surl’épaule et le dos plié pour marcher ; de grosses larmescoulaient sur ses joues rondes, noircies par la fumée de lapoudre ; son camarade lui disait : « Allons, petitJean, du courage ! » Mais il n’avait pas l’aird’entendre. Horatius Coclès avait disparu et la cantinière aussi.Je suivis cette troupe des yeux jusqu’au détour de la rue.

Depuis quelques instants le tocsin de lamaison commune sonnait, et tout au loin on entendait des voixmélancoliques crier : « Au feu ! aufeu ! »

Je regardai vers la barricade desRépublicains ; le feu avait gagné les maisons et montaitjusque dans le ciel ; de l’autre côté, un frémissement d’armesremplissait la rue, et déjà, sur les maisons voisines, de longuespiques noires sortaient des lucarnes pour renverser l’échafaudagede l’incendie.

IV

 

Après le départ des Républicains, il se passabien encore un quart d’heure avant que personne ne se montrât denotre côté dans la rue. Toutes les maisons semblaient abandonnées.De l’autre côté de la barricade, le tumulte augmentait ; lescris des gens : « Au feu ! au feu ! » seprolongeaient d’une façon lugubre.

J’étais sorti sous le hangar, épouvanté del’incendie. Rien ne bougeait ; on n’entendait que lepétillement du feu et les soupirs d’un blessé assis contre le murde notre étable ; il avait une balle dans les reins, ets’appuyait sur les deux mains pour se tenir droit : c’était unCroate ; il me regardait avec des yeux terribles etdésespérés. Un peu plus loin, un cheval, couché sur le flanc,balançait sa tête au bout de son long cou, comme un pendule.

Et comme j’étais là, pensant que ces Françaisdevaient être de fameux brigands, pour nous brûler sans aucuneraison, un faible bruit se fit entendre derrière moi ; je meretournai, et je vis dans l’ombre du hangar, sous les brindilles depaille tombant des poutres, la porte de la grange entrouverte, etderrière, la figure pâle de notre voisin Spick, les yeuxécarquillés. Il avançait la tête doucement et prêtaitl’oreille ; puis, s’étant convaincu que les Républicainsvenaient de battre en retraite, il s’élança dehors en brandissantsa hache comme un furieux, et criant :

– Où sont-ils, ces gueux ? oùsont-ils, que je les extermine tous !

– Ah ! lui dis-je, ils sontpartis ; mais, en courant, vous pouvez encore les rattraper aubout du village.

Alors il me regarda d’un œil louche, et,voyant que j’étais sans malice, il courut au feu.

D’autres portes s’ouvraient au mêmeinstant ; des hommes et des femmes sortaient, regardaient,puis levaient les mains au ciel, en criant : « Qu’ilssoient maudits ! qu’ils soient maudits ! » Et chacunse dépêchait d’aller prendre son baquet pour éteindre le feu.

La fontaine fut bientôt encombrée demonde ; il n’y avait plus assez de place autour ; onformait la chaîne des deux côtés, jusque dans les allées desmaisons menacées. Quelques soldats, debout sur les toits, versaientl’eau dans la flamme ; mais tout ce qu’on put faire, ce fut depréserver les maisons voisines. Vers onze heures, une gerbe de feubleuâtre monta jusqu’au ciel : dans le nombre des voituresentassées, se trouvait la charrette de la cantinière ; sesdeux tonnes d’eau-de-vie venaient d’éclater.

L’oncle Jacob était aussi dans la chaîne, del’autre côté, sous la garde des sentinelles autrichiennes ; ilparvint cependant à s’échapper en traversant une cour et rentrachez nous par les jardins.

– Seigneur Dieu ! s’écria-t-il,Fritzel est sauvé !

Je vis en cette circonstance qu’il m’aimaitbeaucoup, car il m’embrassa en me demandant :

– Où donc étais-tu, pauvreenfant ?

– À la fenêtre, lui dis-je.

Alors il devint tout pâle ets’écria :

– Lisbeth ! Lisbeth !

Mais elle ne répondit pas, et même il nous futimpossible de la trouver ; nous allions dans toutes leschambres, regardant jusque sous les lits, et nous pensions qu’elles’était sauvée chez quelque voisine.

Dans cet intervalle, on finit par se rendremaître du feu, et tout à coup nous entendîmes les Autrichiens crierdehors : « Place… place… En arrière ! »

En même temps, un régiment de Croates passadevant chez nous comme la foudre. Ils s’élançaient à la poursuitedes Républicains ; mais nous apprîmes le lendemain qu’ilsétaient arrivés trop tard ; l’ennemi avait gagné les bois deRothalps, qui s’étendent jusque derrière Pirmasens. C’est ainsi quenous comprîmes enfin pourquoi ces gens avaient barricadé la rue etmis le feu aux maisons : ils voulaient retarder la poursuitede la cavalerie, et cela montre bien leur grande expérience deschoses de la guerre.

Depuis ce moment jusqu’à cinq heures du soir,deux brigades autrichiennes défilèrent dans le village sous nosfenêtres : des uhlans, des dragons, des houzards ; puisdes canons, des fourgons, des caissons ; puis vers troisheures, le général en chef, au milieu de ses officiers, un grandvieillard coiffé d’un tricorne et vêtu d’une longue polonaiseblanche, tellement couverte de torsades et de broderies d’or, qu’àcôté de lui le commandant républicain, avec son chapeau et sonuniforme râpés, n’aurait eu l’air que d’un simple caporal.

Le bourgmestre et les conseillers d’Anstatt,en habit de bure à larges manches, la tête découverte,l’attendaient sur la place. Il s’y arrêta deux minutes, regarda lesmorts entassés autour de la fontaine, et demanda :

– Combien d’hommes les Françaisétaient-ils ?

– Un bataillon, Excellence, répondit lebourgmestre courbé en demi-cercle.

Le général ne dit rien. Il leva son tricorneet poursuivit sa route.

Alors arriva la seconde brigade : deschasseurs tyroliens en tête, avec leurs habits verts, leurschapeaux noirs à bord retroussés, et leurs petites carabinesd’Insprück à balles forcées ; puis d’autre infanterie en habitblanc et culotte bleu de ciel, les grandes guêtres remontantjusqu’au genou ; puis de la grosse cavalerie, des hommes desix pieds enfermés dans leurs cuirasses, et dont on ne voyait quele menton et les longues moustaches rousses sous la visière ducasque ; puis enfin les grandes voitures de l’ambulance,couvertes de toiles grises, tendues sur des cerceaux, et derrière,les éclopés, les traînards et les poltrons.

Les chirurgiens de l’armée firent le tour dela place. Ils relevèrent les blessés, les placèrent dans leursvoitures, et l’un de leurs chefs, un petit vieillard à perruqueblanche, dit au bourgmestre en montrant le reste :

– Vous ferez enterrer tout cela le plustôt possible.

– Pour vous rendre mes devoirs, réponditle bourgmestre gravement.

Enfin les dernières voitures partirent ;il était environ six heures du soir. La nuit était venue. L’oncleJacob se tenait sur le seuil de la maison avec moi. Devant nous, àcinquante pas, contre la fontaine, tous les morts, rangés sur lesmarches, la face en l’air et les yeux écarquillés, étaient blancscomme de la cire, ayant perdu tout leur sang. Les femmes et lesenfants du village se promenaient autour.

Et comme le fossoyeur Jeffer avec ses deuxgarçons, Karl et Ludwig, arrivaient la pioche sur l’épaule, lebourgmestre leur dit :

– Vous prendrez douze hommes avec vous,et vous ferez une grande fosse dans la prairie du Wolfthâl pourtout ce monde-là ; vous m’entendez ? Et tous ceux qui ontdes charrettes et des tombereaux devront les prêter avec leurattelage, car c’est un service public.

Jeffer inclina la tête et se rendit tout desuite à la prairie du Wolfthâl, avec ses deux garçons et les hommesqu’il avait choisis.

– Il faut pourtant bien que nousretrouvions Lisbeth, me dit alors l’oncle.

Nous recommençâmes nos recherches, du grenierà la cave, et seulement à la fin, comme nous allions remonter, nousvîmes derrière notre tonne de choucroute, entre les deux soupiraux,un paquet de linge dans l’ombre, que l’oncle se mit à secouer.Aussitôt Lisbeth, d’une voix plaintive, s’écria :

– Ne me tuez pas ! Au nom du ciel,ayez pitié de moi !

– Lève-toi, dit l’oncle avec bonté ;tout est fini !

Mais Lisbeth était encore si troublée, qu’elleavait de la peine à mettre un pied devant l’autre, et qu’il mefallut la conduire en haut par la main, comme une enfant. Alors,revoyant le jour dans sa cuisine, elle s’assit au coin de l’âtre etfondit en larmes, priant et remerciant le Seigneur de l’avoirsauvée ; ce qui prouve bien que les vieilles gens tiennent àla vie autant que les jeunes.

Les heures de désolation qui suivirent, et lemouvement que dut se donner l’oncle pour se rendre à l’appel detous les malheureux qui réclamaient ses soins resteront toujoursprésents à ma mémoire. Il ne se passait pas d’instant qu’une femmeou bien un enfant n’entrât chez nous en s’écriant :

– Monsieur le docteur… bien vite… qu’ilvienne ! mon mari… mon frère… ma sœur sont malades !

L’un avait été blessé, l’autre était devenucomme fou de peur ; l’autre, étendu tout de son long, nedonnait plus signe de vie.

L’oncle ne pouvait être partout.

– Vous le trouverez dans telle maison,disais-je à ces malheureux ; dépêchez-vous.

Et ils partaient.

Ce n’est que bien tard, vers dix heures, qu’ilrevint enfin. Lisbeth s’était un peu remise ; elle avait faitdu feu sur l’âtre et dressé la table comme à l’ordinaire ;mais le crépi du plafond, les éclats de vitres et de boiscouvraient encore le plancher. C’est au milieu de tout cela quenous nous assîmes à table, et que nous mangeâmes en silence.

De temps en temps, l’oncle relevait la tête,regardant sur la place les torches qui se promenaient autour desmorts, les charrettes noires qui stationnaient devant la fontaine,avec leurs petits bidets du pays, les fossoyeurs, les curieux, toutcela dans les ténèbres. Il observait ces choses gravement, et toutà coup, vers la fin du repas, il se prit à me dire, la mainétendue :

– Voilà la guerre, Fritzel !Regarde, et souviens-toi !… Oui, voilà la guerre : lamort et la destruction, la fureur et la haine, l’oubli de toussentiments humains. Quand le Seigneur nous frappe de sesmalédictions, quand il nous envoie la peste et la famine, au moinsce sont des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ; maisici, c’est l’homme lui-même qui décrète la misère contre sessemblables, et c’est lui qui porte au loin ses ravages sanspitié.

« Hier, nous étions en paix, nous nedemandions rien à personne, nous n’avions pas fait de mal, et toutà coup des hommes étrangers sont venus nous frapper, nous ruiner etnous détruire. Ah ! qu’ils soient maudits, ceux qui provoquentde tels malheurs par esprit d’ambition ; qu’ils soientl’exécration des siècles !

« Fritzel, souviens-toi de cela ;c’est tout ce qu’il y a de plus abominable sur la terre. Des hommesqui ne se connaissent pas, qui ne se sont jamais vus, et qui tout àcoup se précipitent les uns sur les autres pour se déchirer !Cela seul devrait nous faire croire en Dieu, car il faut un vengeurde telles iniquités. »

Ainsi parla l’oncle gravement ; il étaittrès ému ; et moi, la tête baissée, j’écoutais, retenantchacune de ses paroles et les gravant dans ma mémoire.

Comme nous étions ainsi depuis une demi-heure,une sorte de dispute s’éleva dehors, sur la place ; nousentendîmes un chien gronder sourdement, et la voix de notre voisinSpick dire d’un air irrité :

– Attends… attends… gueux de chien, jevais te donner un coup de pioche sur la nuque. Ça, c’est encore unanimal de la même espèce que ses maîtres : ça vous paye avecdes assignats et des coups de dents ; mais il tombemal !

Le chien grondait plus fort.

Et d’autres voix disaient au milieu du silencede la nuit :

– C’est drôle tout de même… Voyez… il neveut pas quitter cette femme… Peut-être qu’elle n’est pas tout àfait morte.

Alors l’oncle se leva brusquement et sortit.Je le suivis.

Rien de plus terrible à voir que les mortssous le reflet rouge des torches. Il ne faisait pas de vent, maisla flamme se balançait tout de même, et tous ces êtres pâles, avecleurs yeux ouverts, semblaient remuer.

– Pas morte ! criait Spick, est-ceque tu es fou, Jeffer ? Est-ce que tu crois en savoir plus queles chirurgiens de l’armée ? Non… non… elle a reçu son compte…et c’est bien fait ! c’est cette femme qui m’a payé moneau-de-vie avec du papier. Allons, ôtez-vous de là que j’assomme lechien et que ça finisse !

– Qu’est-ce qui se passe donc ? ditalors l’oncle d’une voix forte.

Et tous ces gens se retournèrent commeeffrayés.

Le fossoyeur se découvrit, deux ou troisautres s’écartèrent, et nous vîmes sur les marches de la fontainela cantinière étendue, blanche comme la neige, ses beaux cheveuxnoirs déroulés dans une mare de sang, sa petite tonne encore sur lahanche, et les mains pâles jetées à droite et à gauche sur lapierre humide où coulait l’eau. Plusieurs autres cadavresl’entouraient, et le chien caniche que j’avais vu le matin avec lepetit tambour, les poils du dos hérissés, les yeux étincelants etles lèvres frémissantes, debout à ses pieds, grondait etfrissonnait en regardant Spick.

Malgré son grand courage et sa pioche, lecabaretier n’osait approcher, car il était facile de voir que s’ilmanquait son coup, cet animal lui sauterait à la gorge.

– Qu’est-ce que c’est, répétal’oncle.

– Parce que ce chien reste là, fit Spicken ricanant, ils disent que la femme n’est pas morte.

– Ils ont raison, dit l’oncle d’un tonbrusque, certains animaux ont plus de cœur et d’esprit que certainshommes. Ôte-toi de là.

Il l’écarta du coude et s’avança droit vers lafemme en se courbant. Le chien, au lieu de sauter sur lui, paruts’apaiser et le laissa faire. Tout le monde s’était approché ;l’oncle s’agenouilla, découvrit le sein de la femme et lui mit lamain sur le cœur. On se taisait ; le silence était profond.Cela durait depuis près d’une minute, lorsque Spick dit :

– Hé ! hé ! hé ! qu’onl’enterre, n’est-ce pas, monsieur le docteur ?

L’oncle se leva, les sourcils froncés, etregardant cet homme en face, du haut en bas :

– Malheureux ! lui dit-il, pourquelques mesures d’eau-de-vie que cette pauvre femme t’a payéescomme elle pouvait, tu voudrais maintenant la voir morte, etpeut-être enterrée vive !

– Monsieur le docteur, s’écria lecabaretier en se redressant d’un air d’arrogance, savez-vous qu’ily a des lois, et que…

– Tais-toi, interrompit l’oncle, tonaction est infâme !

Et, se tournant vers les autres :

– Jeffer, dit-il, transporte cette femmedans ma maison ; elle vit encore.

Il lança sur Spick un dernier regardd’indignation, tandis que le fossoyeur et ses fils plaçaient lacantinière sur le brancard. On se mit en marche ; le chiensuivait l’oncle, serré contre sa jambe. Quant au cabaretier, nousl’entendions répéter derrière nous, près de la fontaine, d’un tonmoqueur :

– La femme est morte ; ce médecin ensait autant que ma pioche ! La femme est finie… qu’onl’enterre aujourd’hui ou demain, cela ne fait rien à la chose… Onverra lequel de nous deux avait raison.

Comme nous traversions la place, je vis lemauser et Koffel qui nous suivaient, ce qui me soulagea le cœur,car depuis la nuit, une sorte de frayeur s’était emparée de moi,surtout en face des morts, et j’étais content d’être avec beaucoupde monde.

Le mauser marchait devant le brancard, unegrosse torche à la main ; Koffel, près de l’oncle, semblaitgrave.

– Voilà de terribles choses, monsieur ledocteur, dit-il en marchant.

– Ah ! c’est vous, Koffel ! fitl’oncle. Oui, oui, le génie du mal est dans l’air, les esprits desténèbres sont déchaînés !

Nous entrions alors dans la petite alléeremplie de plâtras ; le mauser, s’arrêtant sur le seuil,éclaira Jeffer et ses fils, qui s’avançaient d’un pas lourd. Nousles suivîmes tous dans sa chambre, et le taupier, levant sa torche,s’écria d’un ton solennel :

– Où sont-ils, les jours de tranquillité,les instants de paix, de repos et de confiance après le travail… oùsont-ils, monsieur le docteur ? Ah ! ils se sont envoléspar toutes ces ouvertures.

Alors seulement je vis bien l’air désolé denotre vieille chambre, les vitres brisées, dont les éclatstranchants et les pointes étincelantes se découpaient sur le fondnoir des ténèbres ; je compris les paroles du mauser, et jepensai que nous étions malheureux.

– Jeffer, déposez cette femme sur monlit, dit l’oncle avec tristesse ; il ne faut pas que nospropres misères nous fassent oublier que d’autres sont encore plusmalheureux que nous.

Et se tournant vers le taupier :

– Vous resterez pour m’éclairer, dit-il,et Koffel m’aidera.

Le fossoyeur et ses fils ayant posé leurbrancard sur le plancher, placèrent la femme sur le lit au fond del’alcôve. Le mauser, dont les joues couleur de brique prenaient auxreflets de la torche des teintes pourpres, les éclairait.

L’oncle remit quelques kreutzers à Jeffer, quisortit avec ses garçons.

La vieille Lisbeth était venue voir ; sonmenton tremblotait, elle n’osait approcher, et je l’entendais quirécitait l’Ave Maria tout bas. Sa frayeur me gagnaitlorsque l’oncle s’écria :

– Lisbeth, à quoi penses-tu donc ?Au nom du ciel, es-tu folle ? Cette femme n’est-elle pas commetoutes les femmes, et ne m’as-tu pas aidé cent fois dans mesopérations ? Allons, allons… maintenant la folie reprend ledessus. Va… chauffe de l’eau ; c’est tout ce que je puisespérer de toi.

Le chien s’était assis devant l’alcôve, etregardait, à travers ses poils frisés, la femme étendue sur le lit,immobile et pâle comme une morte.

– Fritzel, me dit l’oncle, ferme lesvolets, nous aurons moins d’air. Et vous, Koffel, faites du feudans le fourneau, car d’obtenir quelque chose maintenant deLisbeth, il n’y faut pas penser. Ah ! si parmi tant de misèresnous avions encore le bon esprit de rester un peu calmes !Mais il faut que tout s’en mêle : quand le diable est enroute, on ne sait plus où il s’arrêtera.

Ainsi parla l’oncle d’un air désolé. Je courusfermer les volets, et j’entendis qu’il les accrochait àl’intérieur. En regardant vers la fontaine, je vis que deuxnouvelles charrettes de morts partaient. Je rentrai toutgrelottant.

Koffel venait d’allumer le feu, qui pétillaitdans le poêle ; l’oncle avait déployé sa trousse sur latable ; le mauser attendait, regardant ces mille petitscouteaux reluire.

L’oncle prit une sonde et s’approcha du lit,écartant les rideaux ; le mauser et Koffel le suivaient. Alorsune grande curiosité me poussa et j’allai voir : la lumière dela chandelle remplissait toute l’alcôve ; la femme était nuejusqu’à la ceinture, l’oncle venait de lui découper sesvêtements ; Koffel, avec une grosse éponge, lui lavait lapoitrine et les seins couverts d’un sang noir. Le chien regardaittoujours, il ne bougeait pas. Lisbeth était aussi revenue dans lachambre ; elle me tenait par la main et marmottait je ne saisquelle prière. Dans l’alcôve, personne ne parlait, et l’oncle,entendant la vieille servante, lui cria vraiment fâché :

– Veux-tu bien te taire, vieillefolle ! Allons, mauser, allons, relevez le bras.

– Une belle créature, dit le mauser, etbien jeune encore.

– Comme elle est pâle ! fitKoffel.

Je me rapprochai davantage, et je vis la femmeblanche comme la neige, les seins droits, la tête rejetée enarrière, ses cheveux noirs déroulés. Le mauser lui tenait le brasen l’air, et au-dessous, entre le sein et l’aisselle, apparaissaitune ouverture bleuâtre d’où coulaient quelques gouttes de sang.L’oncle Jacob, les lèvres serrées, sondait cette blessure ; lasonde ne pouvait entrer. En ce moment je devins tellement attentif,n’ayant jamais rien vu de pareil, que toute mon âme était au fondde cette alcôve, et j’entendis l’oncle murmurer : « C’estétrange ! »

Au même instant la femme exhala un longsoupir, et le chien, qui s’était tu jusqu’alors, se prit à pleurerd’une voix si lamentable et si douce, qu’on aurait dit un êtrehumain ; les cheveux m’en dressaient sur la tête. Le mausers’écria :

– Tais-toi !

Le chien se tut, et l’oncle dit :

– Relevez donc le bras, mauser ;Koffel, passez ici et soutenez le corps.

Koffel passa derrière le lit et prit la femmepar les épaules ; aussitôt la sonde entra bien loin.

La femme fit entendre un gémissement, et lechien gronda.

– Allons, s’écria l’oncle, elle estsauvée. Tenez, Koffel, voyez, la balle a glissé sur les côtes, elleest ici sous l’épaule ; la sentez-vous ?

– Très bien.

L’oncle sortit, et me voyant sous le rideau,il s’écria :

– Que fais-tu là ?

– Je regarde.

– Bon, maintenant, il regarde ! Ilest dit que tout doit aller de travers.

Il prit un couteau sur la table et rentra.

Le chien me regardait de ses yeux luisants, cequi m’inquiétait.

Tout à coup la femme jeta un cri, et l’oncledit d’un ton joyeux :

– La voici ! c’est une balle depistolet. La malheureuse a perdu beaucoup de sang, mais elle enreviendra.

– C’est pendant la grande charge desuhlans qu’elle aura reçu cela, dit Koffel ; j’étais chez levieux Kraëmer, au premier ; je nettoyais son horloge, et j’aivu qu’ils tiraient en arrivant.

– C’est possible, répondit l’oncle, quiseulement alors eut l’idée de regarder la femme.

Il prit le chandelier de la main du mauser,et, debout derrière le lit, il contempla quelques secondes cettemalheureuse d’un air rêveur.

– Oui, fit-il, c’est une belle femme etune noble tête ! Quel malheur que de pareilles créaturessuivent les armées ! Ne serait-il pas bien mieux de les voirau sein d’une honnête famille, entourées de beaux enfants, auprèsd’un brave homme, dont elles feraient le bonheur ! Queldommage ! Enfin… puisque c’est la volonté du Seigneur.

Il sortit, appelant Lisbeth.

– Tu vas chercher une de tes chemisespour cette femme, lui dit-il, et tu la lui mettras toi-même.– Mauser, Koffel, venez ; nous allons prendre un verre devin, car cette journée a été rude pour tous.

Il descendit lui-même à la cave, et en revintau moment où la vieille servante arrivait avec sa chemise. Lisbeth,voyant que la cantinière n’était pas morte, avait repriscourage ; elle entra dans l’alcôve et tira les rideaux,pendant que l’oncle débouchait la bouteille et ouvrait le buffetpour y prendre des verres. Le mauser et Koffel paraissaientcontents. Je m’étais aussi rapproché de la table encore servie, etnous finîmes de souper.

Le chien nous regardait de loin ; l’onclelui jeta quelques bouchées de pain, qu’il ne voulut pasprendre.

En ce moment, une heure sonnait àl’église.

– C’est la demie, dit Koffel.

– Non, c’est une heure ; je croisqu’il serait temps de nous coucher, répondit le mauser.

Lisbeth sortait de l’alcôve ; tout lemonde alla voir la femme vêtue de sa chemise ; elle semblaitdormir. Le chien s’était posé sur les pattes de devant, au bord dulit, et regardait aussi. L’oncle lui passa la main sur la tête endisant :

– Va, ne crains plus rien ; elle enreviendra… je t’en réponds !

Et ce pauvre animal semblait comprendre ;il gémissait avec douceur.

Enfin on ressortit.

L’oncle, avec la chandelle, reconduisit Koffelet le mauser jusque dehors, puis il rentra et nous dit :

– Allez vous coucher maintenant, il esttemps.

– Et vous, monsieur le docteur ?demanda la vieille servante.

– Moi, je veille… cette femme est endanger, et l’on peut aussi m’appeler dans le village.

Il alla remettre une bûche au fourneau, ets’étendit derrière, dans le fauteuil, en roulant un bout de papierpour allumer sa pipe.

Lisbeth et moi nous montâmes chacun dans notrechambre ; mais ce ne fut que bien tard qu’il me fut possiblede dormir, malgré ma grande fatigue, car de demi-heure endemi-heure, le roulement d’une charrette et le reflet des torchessur les vitres m’avertissaient qu’il passait encore des morts.

Enfin, au petit jour, tous ces bruitscessèrent et, je m’endormis profondément.

V

 

C’est le lendemain qu’il aurait fallu voir levillage, lorsque chacun voulut reconnaître ce qui lui restait et cequi lui manquait, et qu’on s’aperçut qu’un grand nombre deRépublicains, de uhlans et de Croates avaient passé par derrièredans les maisons, et qu’ils avaient tout vidé ! C’est alorsque l’indignation fut universelle, et que je compris combien lemauser avait eu raison de dire : « Maintenant les joursde calme et de paix se sont envolés par ces trous ! »

Toutes les portes et les fenêtres étaientouvertes pour voir le dégât, toute la rue était encombrée demeubles, de voitures, de bétail, et de gens qui criaient :« Ah ! les gueux… Ah ! les brigands… ils ont toutpris ! »

L’un cherchait ses canards, l’autre sespoules ; l’autre, en regardant sous son lit, trouvait unevieille paire de savates à la place de ses bottes ; l’autre,en regardant dans sa cheminée, où pendaient la veille au matin desandouilles et des bandes de lard, la voyait vide, et entrait dansune fureur terrible ; les femmes se désolaient en levant lesmains au ciel, et les filles semblaient consternées.

Et le beurre, et les œufs, et le tabac, et lespommes de terre, et jusqu’au linge, tout avait été pillé ;plus on regardait, plus il vous manquait de choses.

La plus grande colère des gens se tournaitcontre les Croates ; car, après le passage du général, n’ayantplus rien à craindre des plaintes qu’on pourrait faire, ilss’étaient précipités dans les maisons, comme une bande de loupsaffamés et Dieu sait ce qu’il avait fallu leur donner pour lesdécider à partir, sans compter ce qu’ils avaient pris.

C’est pourtant bien malheureux que la vieilleAllemagne ait des soldats plus à craindre pour elle que lesFrançais. Le Seigneur nous préserve d’avoir encore besoin de leursecours !

Nous autres enfants, Hans Aden, Frantz Sépel,Nikel Johann et moi, nous allions de porte en porte, regardant lestuiles cassées, les volets brisés, les hangars défoncés, etramassant les guenilles, les papiers de cartouches, les ballesaplaties le long des murs.

Ces trouvailles nous réjouissaient tellement,que pas un n’eut l’idée de rentrer avant la nuit close.

Vers deux heures, nous fîmes la rencontre deZaphéri Schmouck, le fils du vannier, qui redressait sa tête rousseet semblait plus fier que d’habitude. Il tenait quelque chose cachésous sa blouse ; et comme nous lui demandions :« Qu’est-ce que tu as ? » il nous fit voir la crossed’un grand pistolet de uhlan.

Alors toute la bande le suivit.

Il marchait au milieu de nous comme ungénéral, et à chaque nouvelle rencontre, nous disions :« Il a un pistolet ! » Le nouveau venu se joignait àla troupe.

Nous n’aurions pas quitté Schmouck pour unempire ; il nous semblait que la gloire de son pistoletrejaillissait sur nous.

Voilà bien les enfants, et voilà bien leshommes !

Chacun de nous se vantait des dangers qu’ilavait courus pendant la grande bataille :

– J’ai entendu siffler les balles, disaitFrantz Sépel, deux sont entrées dans notre cuisine.

– Moi, j’ai vu galoper le général desuhlans avec son bonnet rouge, criait Hans Aden ; c’est bienplus terrible que d’entendre siffler les balles.

Ce qui m’enorgueillissait le plus, c’était quele commandant républicain m’avait donné de la galette endisant : « Avale-moi ça hardiment ! » Je metrouvais digne d’avoir un pistolet comme Zaphéri : maispersonne ne voulait me croire.

Schmouck, en passant devant le perron de lamaison commune, s’écria :

– Venez voir !

Nous montâmes le grand escalier derrière lui,et devant la porte du conseil, percée d’une ouverture carrée,grande comme la main, il nous dit :

– Regardez… les habits des morts sont là…Le père Jeffer et M. le bourgmestre les ont conduits là cematin, dans une charrette.

Et nous restâmes plus d’une heure à contemplerces habits, nous grimpant l’un à l’autre sur les épaules etsoupirant : « Laisse-moi donc aussi regarder, Hans Aden…c’est mon tour ! »

Ces habits étaient entassés au milieu de lagrande salle déserte, sous la lumière grise de deux hautes fenêtresgrillées. Il y avait des chapeaux républicains et des bonnets deuhlans, des baudriers et des gibernes, des habits bleus et desmanteaux rouges, des sabres et des pistolets. Les fusils étaientappuyés au mur à droite, et, plus loin, se trouvait une file delances.

Cela donnait froid à voir, et j’en ai gardé lesouvenir.

Au bout d’une heure, et comme la nuit venait,tout à coup l’un de nous eut peur, et se mit à descendre l’escalieren criant d’une voix terrible : « Lesvoici ! »

Alors toute la bande se précipita sur lesmarches, galopant les mains en l’air et se bousculant dans l’ombre.Ce qui m’étonne, c’est que pas un de nous ne se soit cassé le cou,tant notre épouvante était grande. J’étais le dernier, et quoiquemon cœur bondît d’une force incroyable, au bas du perron je meretournai pour regarder ; tout était gris au fond duvestibule, la petite lucarne, à droite, éclairait les marchesnoires d’un rayon oblique ; pas un soupir ne troublait lesilence sous la voûte sombre. Au loin, dans la rue, les criss’éloignaient. Je me pris à songer que l’oncle devait être inquietde moi, et je partis seul, non sans me retourner encore, car il mesemblait que des pas furtifs me suivaient, et je n’osaiscourir.

Devant l’auberge des Deux-Clefs, dontles fenêtres brillaient au milieu de la nuit, je fis halte. Letumulte des buveurs me rassurait ; je regardai, par le petitvasistas ouvert, dans la salle où bourdonnaient un grand nombre devoix, je vis Koffel, le mauser, M. Richter et bien d’autres,assis le long des tables de sapin, le dos courbé, le coude enavant, en face des cruches et des gobelets.

La figure anguleuse de M. Richter, avecsa veste de chasse et sa casquette de cuir bouilli, gesticulaitsous le quinquet, dans la fumée grisâtre :

– Voilà ces fameux Républicains,disait-il, ces hommes terribles qui devaient bouleverser le monde,et que l’ombre glorieuse du feld-maréchal Wurmser suffit pourdisperser. Vous les avez vus plier les reins, et allonger lesjambes ! Combien de fois ne vous ai-je pas dit que toutesleurs grandes entreprises finiraient par une débâcle ? Mauser,Koffel, l’ai-je dit ?

– Eh, oui, vous l’avez dit !répondit le mauser, mais ce n’est pas une raison pour crier sifort. Voyons, monsieur Richter, asseyez-vous et faites venir unebouteille de vin ; Koffel et moi nous avons payé chacun lanôtre. Voilà le principal.

M. Richter s’assit, et moi je m’en allaichez nous. Il pouvait être alors sept heures ; l’allée étaitbalayée, les vitres remises. J’entrai d’abord dans la cuisine, etLisbeth, en me voyant s’écria :

– Ah ! le voici !

Elle ouvrit la porte de la chambre en disantplus bas :

– Monsieur le docteur, l’enfant estlà.

– C’est bon, dit l’oncle assis à table,qu’il entre.

Et comme j’allais parler haut :

– Chut ! fit-il en me montrantl’alcôve ; assieds-toi, tu dois avoir bon appétit ?

– Oui, mon oncle.

– D’où viens-tu ?

– J’ai été voir le village.

– C’est bien, Fritzel ; tu m’asdonné de l’inquiétude, mais je suis content que tu aies vu cesmisères.

Lisbeth vint alors m’apporter une bonneassiettée de soupe, et tandis que je mangeais, l’oncleajouta :

– Tu connais la guerre, maintenant.Souviens-toi de ces choses, Fritzel, pour les maudire. C’est unebonne instruction ; ce qu’on a vu jeune nous reste toute lavie.

Il se faisait ces réflexions à lui-même ;moi, j’allais toujours mon train, le nez dans mon assiette. Aprèsla soupe, Lisbeth me servit des légumes et de la viande ; maisau moment où je prenais ma fourchette, voilà que j’aperçois, assisprès de moi sur le plancher, un être immobile qui me regardait.Cela me saisit.

– Ne crains rien, Fritzel, me dit mononcle en souriant.

Alors je regardai, et je reconnus que c’étaitle chien de la cantinière. Il se tenait là gravement, le nez enl’air, les oreilles pendantes, m’observant d’un œil attentif àtravers ses poils frisés.

– Donne-lui de tes légumes, et vous serezbientôt bons amis, dit l’oncle.

Il lui fit signe d’approcher ; le chienvint s’asseoir près de sa chaise, et parut bien content des petitestapes que l’oncle lui donnait sur la tête. Il lapa le fond de monassiette, puis se remit à me regarder d’un air grave.

Vers la fin du souper, j’allais me lever,quand des paroles confuses s’entendirent dans l’alcôve. L’oncleprêtait l’oreille ; la femme parlait extrêmement vite et bas.Ces paroles confuses, mystérieuses, au milieu du silence, m’émurentplus que tout le reste ; je me sentis pâlir. L’oncle, le frontpenché, me regardait, mais sa pensée était ailleurs : ilécoutait. Le chien venait aussi de se retourner.

Dans la foule des paroles que disait cettefemme, quelques-unes étaient plus fortes.

– Mon père… Jean… tués… tous… tous… lapatrie !…

En regardant l’oncle, je voyais qu’il avaitles yeux troubles et que ses joues tremblaient. Il prit la lampesur la table et s’approcha du lit. Lisbeth entrait pourdesservir ; il se retourna et lui dit :

– Voici que la fièvre commence.

Puis il écarta les rideaux ; Lisbeth lesuivit. Moi je ne bougeais pas de ma chaise ; je n’avais plusfaim. La femme se tut un instant. Je voyais l’ombre de l’oncle etcelle de Lisbeth sur les rideaux ; l’oncle tenait le bras dela femme. Le chien était avec eux dans l’alcôve. Moi, seul dans lasalle noire, j’avais peur. La femme se mit à parler plushaut ; alors il me sembla que la salle devenait plus noire, etje me rapprochai de la lumière. Mais au même instant, quelque choseparut se débattre ; Lisbeth, qui tenait la lampe, recula, etla femme toute pâle, les yeux ouverts, se dressa encriant :

– Jean… Jean… défends-toi…j’arrive !

Puis elle ouvrit la bouche, jeta un grandcri : « Vive la République ! » etretomba.

L’oncle ressortit, bouleversé, endisant :

– Lisbeth, vite, vite, monte là-haut…dans l’armoire… la fiole grise à bouchon de verre…Dépêche-toi !

Et il rentra.

Lisbeth courait ; moi je me tenais à labasque de l’oncle. Le chien grondait, la femme était étendue commemorte.

La vieille servante revint avec lafiole ; l’oncle regarda et dit d’une voix brève :

– C’est cela, une cuiller.

Je courus chercher ma cuiller ; ill’essuya, versa quelques gouttes dedans, puis, relevant la tête dela femme, il lui fit prendre ce qu’il y avait mis, en disant avecune douceur extrême :

– Allons, allons, du courage, mon enfant…du courage…

Je ne l’avais jamais entendu parler d’une voixsi douce, si tendre ; mon cœur en était serré.

La femme soupira doucement, et l’onclel’étendit sur le lit en relevant l’oreiller. Après quoi, ilressortit tout pâle et nous dit :

– Allez dormir, laissez-moi seul… jeveillerai.

– Mais, monsieur le docteur, fit Lisbeth,déjà la nuit dernière…

– Allez vous coucher, répéta l’oncle d’unton fâché ; je n’ai pas le temps d’écouter votre bavardage. Aunom du ciel, laissez-moi tranquille… ceci peut devenir sérieux.

Il nous fallut bien obéir.

En montant l’escalier, Lisbeth, toutetremblante, me dit :

– As-tu vu cette malheureuse,Fritzel ? Elle va peut-être mourir… eh bien ! la voilàqui pense encore à sa République du diable. Ces gens-là sont devéritables sauvages. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de prierque Dieu leur pardonne.

Elle se mit donc à prier.

Je ne savais que penser de tout cela. Maisaprès avoir tant couru et m’être crotté jusqu’à l’échine, une foisau lit, je m’endormis si profondément, que le retour desRépublicains eux-mêmes, leurs feux de peloton et de bataillonn’auraient pu m’éveiller avant dix heures du matin.

VI

 

Le lendemain du départ des Républicains, toutle village savait déjà qu’une Française était chez l’oncle Jacob,qu’elle avait reçu un coup de pistolet et qu’elle en reviendraitdifficilement. Mais comme il fallait réparer les toits des maisons,les portes et les fenêtres, chacun avait bien assez de ses propresaffaires sans s’inquiéter de celles des autres, et ce n’est que letroisième jour, quand tout fut à peu près remis en bon état, quel’idée de la femme revint aux gens.

Alors aussi Joseph Spick répandit le bruit quela Française devenait furieuse, et qu’elle criait :« Vive la République ! » d’une façon terrible.

Le gueux se tenait sur le seuil de soncabaret, les bras croisés, l’épaule au mur, ayant l’air de fumer sapipe, en disant aux passants :

– Hé ! Nickel… Yokel… écoute…écoute, comme elle crie ! N’est-ce pas abominable ?Est-ce qu’on devrait souffrir cela dans le pays ?

L’oncle Jacob, le meilleur homme du monde, envint à ce point d’indignation contre Spick, que je l’entendisrépéter plusieurs fois qu’il méritait d’être pendu.

Malheureusement on ne pouvait nier que lafemme ne parlât de la France, de la République et d’autres chosescontraires au bon ordre ; toujours ces idées lui revenaient àl’esprit, et cela nous mettait dans un embarras d’autant plusgrand, que toutes les commères, toutes les vieilles Salomé duvillage arrivaient à la file chez nous, l’une le balai sous lebras, la jupe retroussée ; l’autre ses aiguilles à tricoterdans les cheveux, le bonnet de travers ; l’autre apportant sonrouet d’un air sentimental, comme pour filer au coin de l’âtre.Celle-ci venait emprunter un gril, celle-là acheter un pot de laitcaillé, ou demander un peu de levure, pour faire le pain. Quellemisère ! notre allée avait deux pouces de boue amassés parleurs sabots.

Et pendant que Lisbeth lavait ses assiettes ouregardait dans ses marmites, il fallait les entendre jacasser, ilfallait les voir arriver, se faire la révérence et se donner destours de reins agréables.

– Hé ! bonjour donc, mademoiselleLisbeth. Qu’il y a de temps qu’on ne vous a vue !

– Ah ! c’est mademoiselle Oursoula,Dieu du ciel ! que vous me faites plaisir ! Asseyez-vousdonc, mademoiselle Oursoula.

– Oh ! vous êtes trop bonne, tropbonne, mademoiselle Lisbeth… Un beau temps, ce matin ?

– Oui, mademoiselle Oursoula, un trèsbeau temps… c’est un temps délicieux pour les rhumatismes.

– Délicieux, et pour les rhumesaussi.

– Ah ! oui, et pour toutes sortes demaladies. Comment va le rhumatisme de M. le curé, mademoiselleOursoula ?

– Eh ! Seigneur Dieu ! commentpeut-il aller ? Tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Hierc’était dans l’épaule, aujourd’hui c’est dans les reins. Ça voyage.Toujours souffrant, toujours souffrant !

– Ah ! j’en suis désolée…désolée !

– Mais à propos, mademoiselle Lisbeth,vous allez dire que je suis bien curieuse, mais on en parle danstout le village : votre dame française est toujoursmalade ?

– Ah ! mademoiselle Oursoula, nem’en parlez pas ; nous avons eu une nuit… une nuit !…

– Est-ce possible ? Comment !cette pauvre dame ne va pas mieux ? Que me dites-vouslà ?

Et l’on joignait les mains, et l’on sepenchait d’un air de commisération, et l’on roulait les yeux enbalançant la tête.

Les deux premiers jours, l’oncle, pensant quecela finirait lorsque la curiosité de ces gens serait satisfaite,ne dit rien. Mais voyant que cela se prolongeait, un beau matin quela femme avait beaucoup de fièvre, il entra brusquement dans lacuisine, et dit à ces vieilles, d’un ton de mauvaisehumeur :

– Que venez-vous faire ici ?Pourquoi ne restez-vous pas chez vous ? N’avez-vous pasd’ouvrage à la maison ? Vous devriez rougir de passer ainsivotre existence à bavarder, comme de vieilles pies, à vous donnerdes airs de grandes dames, quand vous n’êtes que desservantes ! C’est ridicule, et cela m’ennuie beaucoup.

– Mais, dit l’une d’elles, je viensacheter un pot de lait.

– Faut-il deux heures pour acheter un potde lait ? répondit l’oncle vraiment fâché. Lisbeth, donne-luison pot de lait, et qu’elle s’en aille avec les autres. Je suis lasde tout cela. Je ne souffrirai pas qu’on vienne m’épier, et prendrede fausses nouvelles chez moi, pour les répandre dans tout le pays.Allez, et ne revenez plus.

Les commères s’en allèrent touteshonteuses.

Ce jour-là, l’oncle eut encore une grandediscussion. M. Richter s’étant permis de lui dire qu’il avaittort de s’intéresser à des étrangers, venus dans le pays pourpiller, et surtout à cette femme, qui ne devait pas êtregrand-chose, puisqu’elle avait suivi des soldats ; il l’écoutafroidement, et finit par lui répondre :

– Monsieur Richter, quand j’accomplis undevoir d’humanité, je ne demande pas aux gens : « De quelpays êtes-vous ? Avez-vous les mêmes croyances que moi ?Êtes-vous riches ou pauvres ? Pouvez-vous me rendre ce que jevous donne ? » Je suis les mouvements de mon cœur, et lereste m’importe peu. Que cette femme soit française ou allemande,qu’elle ait des idées républicaines ou non, qu’elle ait suivi dessoldats par sa propre volonté, ou qu’elle ait été réduite à lefaire par besoin, cela ne m’inquiète pas. J’ai vu qu’elle allaitmourir, mon devoir était de lui sauver la vie ; et maintenantmon devoir est de continuer, avec la grâce de Dieu, ce que j’aibien fait d’entreprendre. Quant à vous, monsieur Richter, je saisque vous êtes un égoïste, vous n’aimez pas vos semblables ; aulieu de leur rendre service, vous cherchez à tirer d’eux desavantages personnels. C’est le fond de votre opinion sur touteschoses. Et comme de telles opinions m’indignent, je vous prie de neplus mettre les pieds chez moi.

Il ouvrit la porte, et M. Richter ayantvoulu répliquer, sans l’entendre il le prit poliment par le bras etle mit dehors.

Le mauser, Koffel et moi nous étions présents,et la fermeté de l’oncle Jacob en cette circonstance nous étonna,car jamais nous ne l’avions vu plus calme et plus résolu.

Il ne conserva que le mauser et Koffel pouramis ; chacun à son tour veillait près de la femme, ce qui neles empêchait pas d’aller à leurs affaires pendant la journée.

Dès lors la tranquillité fut rétablie cheznous.

Or, un matin, en m’éveillant, je vis quel’hiver était venu ; sa blanche lumière remplissait ma petitechambre ; de gros flocons de neige descendaient du ciel parmyriades, et tourbillonnaient contre mes vitres. Dehors régnait lesilence, pas une âme ne courait dans la rue, tout le monde avaittiré sa porte, les poules se taisaient, les chiens regardaient dufond de leurs niches, et dans les buissons voisins, les pauvresverdiers, grelottant sous leurs plumes ébouriffées, jetaient ce criplaintif de la misère, qui ne finit qu’au printemps.

Moi, le coude sur l’oreiller, les yeuxéblouis, regardant la neige s’amonceler au bord des petitesfenêtres, je me figurais tout cela, et je revoyais aussi les hiverspassés : la lueur de notre grand fourneau s’avançant etreculant le soir sur le plancher, le mauser, Koffel et l’oncleJacob autour, le dos courbé, fumant leur pipe et causant de chosesindifférentes. J’entendais le rouet de Lisbeth bourdonner dans lesilence, comme les ailes cotonneuses d’un papillon de nuit, et sonpied marquer la mesure de la complainte que chante la bûche verteau milieu du foyer. Puis dehors, je me représentais les glissadessur la rivière, les parties de traîneau, la bataille à pelotes deneige, les éclats de rire, la vitre cassée qui tombe, la vieillegrand-mère qui crie du fond de l’allée, tandis que la bande sedisperse, les talons aux épaules.

Tout cela, dans une seconde, me revint àl’esprit, et, moitié triste, moitié content, je me dis :« C’est l’hiver ! »

Puis, songeant qu’il devait faire bon êtreassis en face de l’âtre, devant une soupe à la farine, comme lesapprêtait Lisbeth, je sautai de mon lit et je m’habillai bien vite,tout frileux. Après quoi, sans prendre le temps de mettre laseconde manche de ma veste, je descendis l’escalier, roulant commeune boule.

Lisbeth balayait l’allée. La porte de lacuisine était ouverte ; aussi malgré le beau feu qui dansaitautour de la crémaillère, je me dépêchai d’entrer dans lachambre.

L’oncle Jacob venait de rentrer d’unevisite ; sa grosse houppelande fourrée de renard et son bonnetde loutre étaient pendus au mur, et ses grosses bottes debout prèsdu fourneau ; il prenait un petit verre de kirschenwasser avecle mauser, qui avait veillé cette nuit-là. Tous deux semblaient debonne humeur.

– Ainsi, mauser, disait l’oncle, la nuits’est bien passée ?

– Très bien, monsieur le docteur, nousavons tous dormi : la femme dans son lit, moi dans lefauteuil, et le chien sous le rideau. Personne n’a remué. Ce matin,en ouvrant la fenêtre, j’ai vu le pays aussi blanc que Hans Wurst,lorsqu’il sort de son sac de farine ; tout cela s’était faitsans bruit. Et comme j’ouvrais la fenêtre, vous remontiez déjà larue ; j’avais envie de vous crier « bonjour ! »mais la femme dormait encore, je n’ai pas voulu l’éveiller.

– Bon, bon, vous avez bien fait. À votresanté, mauser !

– À la vôtre, monsieur ledocteur !

Ils humèrent d’un trait leurs petits verres,et les remirent sur la table en souriant.

– Tout va bien, reprit l’oncle, lablessure se ferme, la fièvre diminue, mais les forces manquentencore, le pauvre être a perdu trop de sang. Enfin, enfin, toutcela reviendra.

Je m’étais assis près du fourneau. Le chiensortit alors de l’alcôve et vint caresser l’oncle, qui, leregardant, se prit à dire :

– Quelle bonne bête ! Tenez, mauser,est-ce qu’on ne dirait pas qu’il nous comprend ? Est-ce qu’ilne paraît pas plus joyeux ce matin ? On ne m’ôtera jamais del’esprit que ces animaux comprennent bien des choses : s’ilsont moins de jugement que nous, ils ont souvent plus de cœur.

– C’est clair, fit le mauser. Moi, toutle temps de la fièvre, je ne regardais que le chien et jepensais : « Il est triste, ça va mal ! – Il estgai, ça va bien ! » Ma foi, je suis comme vous, monsieurle docteur, j’ai beaucoup de confiance dans l’esprit desanimaux.

– Allons, mauser, reprit l’oncle, encore unpetit verre, il fait froid dehors, et le vieux kirschenwasser vousréchauffe comme un rayon de soleil.

Il ouvrit le buffet, apporta la miche et deuxcouteaux, et dit :

– Cassons une croûte.

Le mauser inclina la tête, et l’oncle mevoyant, dit en souriant :

– Eh bien, Fritzel, les pelotes de neigeet les glissades vont recommencer ! Est-ce que cela ne teréjouit pas ?

– Si, mon oncle.

– Oui… oui… amuse-toi, on n’est jamaisplus heureux qu’à ton âge, garçon ; mais surtout ne fais pastes pelotes trop dures. Ceux qui serrent trop leurs pelotes neveulent pas s’amuser, ils veulent faire du mal : ce sont deméchants drôles.

– Hé ! dit le mauser en riant, moi,monsieur le docteur, je serrais toujours mes pelotes.

– Et voilà le tort que vous aviez,mauser, répondit l’oncle ; cela prouve que, dans votre nature,il se trouvait un fond de malice. Heureusement vous avez vaincucela par la raison. Je suis sûr que vous vous repentez d’avoir tropserré vos pelotes.

– Oh oui ! fit le mauser, ne sachantque répondre, quoique les autres les aient aussi serrées.

– On ne doit jamais s’inquiéter desautres ; il faut faire ce que le bon cœur nous commande, ditl’oncle. Tous les hommes sont naturellement bons et justes, mais lemauvais exemple les entraîne.

Comme nous causions ainsi, quelques paroless’entendirent dans l’alcôve ; tout le monde se tut, prêtantl’oreille.

– Ceci, mauser, murmura l’oncle, n’estplus la voix du délire, c’est une voix faible, mais naturelle.

Et se levant, il écarta les rideaux. Le mauseret moi nous étions derrière lui, le cou tendu. La femme, bien pâleet bien maigre, semblait dormir ; on l’entendait à peinerespirer. Mais au bout d’un instant elle ouvrit les yeux, et nousregarda l’un après l’autre, comme étonnée, puis le fond del’alcôve, puis les fenêtres blanches de neige, l’armoire, lavieille horloge, puis le chien qui s’était dressé, la patte au borddu lit. Cela dura bien une minute ; enfin elle referma lesyeux, et l’oncle dit tout bas :

– Elle est revenue à elle.

– Oui, fit le mauser du même ton, ellenous a vus, elle ne nous connaît pas, et maintenant elle songe à cequ’elle vient de voir.

Nous allions nous retirer, quand la femmerouvrit les yeux, et, faisant un effort, voulut parler. Mais alorsl’oncle élevant la voix, lui dit avec bonté :

– Ne vous agitez pas, madame, soyezcalme, n’ayez aucune inquiétude… Vous êtes chez des gens qui nevous laisseront manquer de rien… Vous avez été malade… maintenantvous allez mieux… Mais, je vous en prie, ayez confiance… vous êteschez des amis… chez de véritables amis.

Pendant qu’il parlait, la femme le regardaitde ses grands yeux noirs ; on voyait qu’elle le comprenait.Mais malgré sa recommandation, après un instant de silence, elleessaya de parler encore et dit tout bas :

– Le tambour… le petit tambour…

Alors l’oncle, regardant le mauser, luidemanda :

– Comprenez-vous ?

Et le mauser, portant la main à sa tête,dit :

– Un restant de fièvre, docteur, un petitrestant ; cela passera.

Mais la femme, d’un accent plus fort,répéta :

– Jean… le petit tambour !

Je me tenais sur la pointe des pieds, fortattentif ; et l’idée me vint tout à coup qu’elle parlait dupetit tambour que j’avais vu couché sous notre hangar, le jour dela grande bataille. Je me rappelai qu’elle le regardait aussi de lafenêtre en face, en raccommodant sa petite culotte, et jedis :

– Oncle, elle parle peut-être du petittambour qui était avec les Républicains.

Aussitôt la pauvre femme voulut seretourner :

– Oui… oui… fit-elle, Jean… monfrère !

– Restez tranquille, madame, dit l’oncle,ne faites pas de mouvement ; votre blessure pourrait serouvrir. Mauser, approchez la chaise.

Et me prenant sous les bras, il m’éleva devantelle en me disant :

– Raconte à madame ce que tu sais,Fritzel. Tu te rappelles le petit tambour ?

– Oh ! oui ; le matin de labataille, il était couché sous notre hangar, le chien sur sespieds ; il dormait, je me le rappelle bien ! luirépondis-je tout troublé, car la femme me regardait alors jusqu’aufond de l’âme, comme elle avait regardé l’oncle.

– Et ensuite, Fritzel ?

– Ensuite, il était avec les autrestambours, au milieu du bataillon, quand les Croates sont arrivés.Et tout à la fin, quand on a mis le feu dans la rue, et que lesRépublicains sont partis, je l’ai revu derrière.

– Blessé ? fit la femme d’une voixsi faible, qu’on pouvait à peine l’entendre.

– Oh ! non ; il avait sontambour sur l’épaule et pleurait en marchant, et un autre plusgrand lui disait : « Allons, courage, petit Jean,courage ! » Mais il n’avait pas l’air d’entendre… ilavait les joues toutes mouillées.

– Tu es bien sûr de l’avoir vu s’enaller, Fritzel ? demanda l’oncle.

– Oui, mon oncle : il me faisait dela peine ; je l’ai regardé jusqu’au bout du village.

Alors la femme referma les yeux, et nousentendîmes qu’elle sanglotait intérieurement. Des larmes luicoulaient le long des joues, l’une après l’autre, sans bruit.C’était bien triste, et l’oncle me dit tout bas :

– Descends, Fritzel, il faut la laisserpleurer sans gêne.

Mais comme j’allais descendre, elle étendit lamain et me retint en murmurant quelques paroles. L’oncle Jacob lacomprit et lui demanda :

– Vous voulez embrasserl’enfant ?

– Oui, fit-elle.

Il me pencha sur sa figure ; ellem’embrassa en sanglotant toujours. Moi, je m’étais mis aussi àpleurer.

– C’est bon, fit l’oncle, c’est bon. Ilvous faut maintenant du calme, madame ; il faut tâcher dedormir, la santé vous reviendra… Vous reverrez votre jeune frère…Du courage !

Il m’emmena dehors et referma les rideaux.

Le mauser se promenait de long en large dansla salle ; il avait la figure rouge et dit :

– Ça, monsieur le docteur, c’est unebrave femme, une honnête femme… qu’elle soit républicaine ou toutce qu’on voudra… celui qui penserait le contraire ne serait qu’ungueux.

– Oui, répondit l’oncle, c’est une naturegénéreuse, je l’ai reconnu tout de suite à sa figure. Il estheureux que Fritzel se soit rappelé l’enfant. La pauvre femme avaitune grande inquiétude. Je comprends maintenant pourquoi ce nom deJean revenait toujours dans son délire. Tout ira mieux, mauser,tout ira mieux, les larmes soulagent.

Ils sortirent ensemble dans l’allée ; jeles entendis encore causer de ces choses sur le seuil de lamaison.

Et comme je m’étais assis derrière lefourneau, et que je m’essuyais les joues du revers de la manche,tout à coup je vis le chien près de moi, qui me regardait avecdouceur. Il me posa la patte sur le genou et se mit à mecaresser ; pour la première fois je pris sa grosse tête friséeentre mes bras, sans crainte. Il me semblait que nous étions amisdepuis longtemps et que je n’avais jamais eu peur de lui.

En levant les yeux au bout d’une minute,j’aperçus l’oncle qui venait d’entrer et qui m’observait ensouriant.

– Tu vois, Fritzel, comme le pauvreanimal t’aime, dit-il ; maintenant il te suivra, car il areconnu ton bon cœur.

Et c’était vrai, depuis ce jour le caniche nerefusa plus de m’accompagner ; au contraire, il me suivaitgravement dans tout le village, ce qui me rendait encore plus fierque Zaphéri Schmouck avec son pistolet de uhlan ; ils’asseyait près de ma chaise pour lécher mes assiettes, et faisaittout ce que je voulais.

VII

 

La neige ne cessa point de tomber ce jour-làni la nuit suivante ; chacun pensait que les chemins de lamontagne en seraient encombrés, et qu’on ne reverrait plus ni lesuhlans ni les Républicains : mais un petit événement vintencore montrer aux gens les tristes suites de la guerre, et lesfaire réfléchir sur les malheurs de ce bas monde.

C’était le lendemain du jour où la femme avaitrepris connaissance, entre huit et neuf heures du matin. La portede la cuisine restait ouverte, pour laisser entrer la chaleur dansla salle. Je me tenais à côté de Lisbeth, qui battait le beurreauprès de l’âtre. En tournant un peu la tête, je voyais l’oncleassis près de la fenêtre blanche ; il lisait l’almanach, etsouriait de temps en temps.

Le chien Scipio était assis près de moi, fixeet grave, et comme je goûtais à chaque instant la crème qui sortaitde la baratte, il bâillait d’un air mélancolique.

– Mais, Fritzel, disait Lisbeth, à quoipenses-tu donc ? Si tu manges toute la crème, nous n’auronsplus de beurre.

Dans la salle l’horloge marchaitlentement ; dehors le silence était absolu.

Cela durait depuis une demi-heure, et Lisbethvenait de mettre le beurre frais sur une assiette, lorsque des voixs’entendirent dans la rue ; puis la porte de l’allée s’ouvrit,des pieds chargés de neige battirent les dalles du vestibule.L’oncle raccrocha son almanach au mur ; il regardait vers laporte, quand le bourgmestre Meyer entra, son bonnet de lainefrisée, à double gland, tiré sur les oreilles, le collet de sacasaque tout blanc de givre, et les mains fourrées dans ses mouflesde peau de lièvre jusqu’aux coudes.

– Salut, monsieur le docteur,salut ! dit le gros homme. J’arrive par un temps deneige ; mais que voulez-vous, il le faut, il lefaut !

Alors secouant ses moufles, qui restèrentpendues à son cou par une ficelle, il releva son bonnet etreprit :

– Un pauvre diable, monsieur le docteur,est étendu dans le bûcher de Réebock, derrière un tas de fagots.C’est un soldat, ou bien un caporal, ou bien un hauptmann[4], je ne sais pas au juste. Il se seraretiré là, pour mourir sans trouble pendant le combat. À cetteheure, il faudrait dresser l’acte mortuaire ; je ne peux pasvérifier de quoi cet homme est mort ; cela n’entre pas dansmes attributions.

– C’est bien, bourgmestre, dit l’oncle ense levant, j’arrive. Mais il faudrait encore un témoin.

– Michel Furst est dehors, dit lebourgmestre ; il m’attend sur la porte. Quelle neige !quelle neige ! jusqu’aux genoux, monsieur le docteur. Ça feradu bien aux semailles, et aux armées de Sa Majesté, qui vontprendre leurs quartiers d’hiver. Que Dieu les bénisse ! J’aimemieux qu’elles les prennent du côté de Kaiserslautern qu’ici :on n’a jamais de meilleur ami que soi-même.

Tandis que le bourgmestre se faisait cesréflexions, l’oncle mettait ses bottes, sa grosse houppelande etson bonnet de loutre. Après quoi il dit :

– M’y voilà !

Ils sortirent, et, malgré les prières deLisbeth, qui voulait me retenir, je n’eus rien de plus pressé quede m’échapper et de les suivre à la piste ; la curiosité dudiable m’avait repris : je voulais voir le soldat.

L’oncle Jacob, le bourgmestre et Furstmarchaient seuls dans la rue déserte ; mais à mesure qu’ilsavançaient, des figures se montraient aux vitres des maisons, etl’on entendait des portes s’ouvrir au loin. Les gens, voyant passerle bourgmestre, le médecin et le garde champêtre, pensaient qu’ildevait y avoir quelque chose d’extraordinaire ; plusieurs mêmesortaient, mais, ne découvrant rien, ils rentraient aussitôt.

En arrivant à la maison de Réebock,– l’une des plus vieilles du village, avec grange, écuries ethangar derrière sur les champs, les étables de chaume tout moisi, àdroite, – en arrivant là, le bourgmestre, Furst et l’oncleentrèrent dans la petite allée sombre, aux dalles concassées.

Je les suivais, ils ne me voyaient pas.

Le vieux Réebock, qui les avait vus passerdevant ses petites fenêtres, ouvrit la chambre, pleine de vapeurcomme une étuve, où se tenaient la vieille grand-mère, ses deuxfils et ses deux brus.

Leur chien, au long poil gris et la queuetraînante, sortit aussi, et flaira Scipio qui me suivait et qui seredressa fièrement, tandis que l’autre tournait autour de lui pourfaire connaissance.

– Je vais vous montrer, dit le vieuxRéebock, c’est là-bas, au fond… derrière la grange.

– Non, restez, père Réebock, réponditl’oncle ; il fait froid, vous êtes vieux ; votre filsnous montrera cela.

Mais le fils, après avoir découvert le soldat,s’était sauvé.

Le vieux marcha devant. Nous suivions à lafile. Il faisait extrêmement noir dans l’allée. En passant nousvîmes l’étable éclairée par une vitre dans le toit, cinq chèvresaux mamelles gonflées, qui nous regardèrent de leurs yeux d’or, etdeux biquets, qui se mirent à chevroter d’une voix plaintive etgrêle ; puis l’écurie, les deux bœufs et la vache, avec leurrâtelier vermoulu et leur litière de feuilles mortes. Les animauxse retournèrent en silence.

Nous filions le long du mur ; quelquechose déboula sous mes pieds, c’était un lapin qui disparut sous lacrèche ; Scipio ne bougea point.

Plus loin nous arrivâmes à la grange, basse,encombrée de paille et de foin jusqu’au toit. Tout au fond nousvîmes une lucarne bleuâtre, donnant sur le jardin ; un grandtas de bûches et quelques fagots rangés contre le mur recevaient salumière ; plus bas tout était sombre.

Chose bizarre, dans la lucarne se tenaient uncoq et deux ou trois poules, la tête sous l’aile se détachant ennoir sur cette lumière.

D’abord je ne vis pas grand-chose, à cause del’obscurité. Tout le monde s’était arrêté. On entendait les poulescaqueter tout bas.

– J’aurais peut-être bien fait d’allumerla lanterne, dit le vieux Réebock ; on ne voit pas bienclair.

Comme il parlait, j’aperçus à droite de lalucarne, étendu contre le mur, entre deux fagots, un grand manteaurouge, puis, en regardant mieux, une tête noire avec de longuesmoustaches jaunâtres : le coq venait de sauter de la lucarneet avait donné du jour.

Alors la peur s’empara de moi ; si jen’avais pas senti Scipio contre ma jambe, je me serais enfui.

– Je vois, fit l’oncle, jevois !

Et il s’approcha en disant :

– C’est un Croate. Voyons, Furst, ilfaudrait le tirer un peu sur le devant.

Mais Furst ne bougeait pas, ni lebourgmestre.

L’oncle alors tira l’homme par une jambe et lefit glisser en pleine lumière ; il avait la tête couleur debrique, les yeux enfoncés, le nez mince, les lèvres serrées, unetouffe roussâtre au menton.

L’oncle ouvrit la boucle du manteau, enrejetant les plis sur les bûches, et nous vîmes que le Croatetenait son sabre à longue lame bleue recourbée. Au côté gauche desa veste, une large plaque noire indiquait qu’il avait saigné là.L’oncle défit les boutons et dit :

– Il est mort d’un coup de baïonnette,sans doute pendant la dernière rencontre. Il se sera retiré de labagarre. Ce qui m’étonne, père Réebock, c’est qu’il n’ait pasfrappé à votre porte et qu’il soit venu mourir si loin.

– Nous étions tous cachés dans la cave,dit le vieux ; la porte de la chambre était fermée. Nous avonsentendu courir dans l’allée, mais il y avait tant de bruitdehors ! Je crois plutôt que ce pauvre homme aura voulu sesauver à travers la maison ; malheureusement il n’y avait pasde porte derrière. Un Républicain l’aura suivi comme une bêtesauvage, jusqu’au fond de la grange. Nous n’avons pas vu de sangdans l’allée. C’est ici, dans l’ombre, qu’ils auront livrébataille ; et l’autre, après lui avoir donné ce mauvais coup,sera ressorti tranquillement. Voilà ce que je pense. Sans cela nousaurions trouvé du sang quelque part ; mais personne n’a rienvu, ni dans l’étable, ni dans l’écurie. Ce n’est que ce matin,quand nous avons eu besoin de gros bois pour le fourneau, queSépel, en entrant au bûcher, a découvert le malheureux.

En écoutant ces explications, chacun sereprésentait le Républicain, avec sa grande tignasse en boudin etson grand chapeau à cornes, poursuivant le Croate dans l’obscuritéet cela faisait frémir.

– Oui, dit l’oncle en se redressant etregardant le bourgmestre d’un air triste, c’est ainsi que doivents’être passées les choses.

Tout le monde devenait rêveur ; lesilence, auprès de ce mort, vous donnait froid.

– Enfin voilà le décès constaté, fitl’oncle au bout d’un instant, nous pouvons partir.

Puis se ravisant :

– Peut-être y aurait-il moyen de savoirquel est cet homme !

Il s’agenouilla de nouveau, mit la main dansune poche de la veste et trouva des papiers. En même temps il tiraune chaînette de cuivre en travers de la poitrine, et une grossemontre d’argent sortit du gousset du pantalon.

– Tenez, voici la montre, dit-il aubourgmestre ; je garde les papiers pour dresser l’acte.

– Gardez tout, monsieur le docteur,répondit le bourgmestre ; je n’aimerais pas emporter dans mademeure une montre qui a déjà marqué la mort d’une créature deDieu…, non, gardez tout. Plus tard nous recauserons de cela.Maintenant nous pouvons partir.

– Oui ; et vous pouvez aussi envoyerJeffer.

L’oncle m’apercevant alors, dit :

– Te voilà Fritzel ? Il faut doncque tu voies tout ?

Il ne me fit pas d’autres reproches, et nousrentrâmes ensemble à la maison. Le bourgmestre et Furst s’enétaient allés chez eux.

Tout en marchant, l’oncle parcourait lespapiers du Croate. En ouvrant la porte de notre chambre, nous vîmesque la femme venait de prendre un bouillon, les rideaux étaientencore ouverts et l’assiette sur la table de nuit.

– Eh bien, madame, dit l’oncle Jacob ensouriant, vous allez mieux ?

Alors, elle, qui s’était retournée et qui leregardait avec douceur de ses grands yeux noirs,répondit :

– Oui, monsieur le docteur, vous m’avezsauvée, je me sens revivre.

Puis, au bout d’une seconde, elle ajouta d’unton plein de compassion :

– Vous venez encore de reconnaître unemalheureuse victime de la guerre !

L’oncle comprit qu’elle avait tout entendu,lorsque le bourgmestre était venu le prendre une demi-heureavant.

– C’est vrai, dit-il, c’est vrai,madame ; encore un malheureux qui ne reverra plus le toit desa maison, encore une pauvre mère qui n’embrassera plus sonfils.

La femme semblait émue et demanda toutbas :

– C’est un des nôtres ?

– Non, madame, c’est un Croate. Je viensde lire en marchant une lettre que sa mère lui écrivait il y atrois semaines. La pauvre femme lui recommande de ne pas oublierses prières du matin et du soir et de bien se conduire. Elle luiparle avec tendresse, comme à un enfant. C’était pourtant un vieuxsoldat, mais elle le voyait sans doute encore tout rose et toutblond, comme le jour où pour la dernière fois, elle l’avaitembrassé en sanglotant.

La voix de l’oncle en parlant de ces choses,s’attendrissait ; il regardait la femme qui, de son côté,semblait aussi touchée.

– Oui, vous avez raison, dit-elle, cedoit être affreux d’apprendre qu’on ne verra plus son enfant. Moi,du moins, j’ai la consolation de ne pouvoir plus causer d’aussigrandes douleurs à ceux qui m’aimaient.

Alors elle détourna la tête, et l’oncle,devenu très grave, lui demanda :

– Vous n’êtes pourtant pas seule aumonde ?

– Je n’ai plus ni père ni mère, fit-elled’une voix basse ; mon père était chef du bataillon que vousavez vu ; j’avais trois frères, nous étions tous partisensemble en 92, de Fénétrange en Lorraine. Maintenant trois sontmorts, le père et les deux aînés ; il ne reste plus que moi etJean, le petit tambour.

La femme, en disant cela, semblait prête àfondre en larmes. L’oncle, le front penché, les mains croisées surle dos, se promenait de long en large dans la chambre. Le silencerevenait.

Tout à coup la Française reprit :

– J’aurais quelque chose à vous demander,monsieur le docteur ?

– Quoi, madame ?

– Ce serait d’écrire à la mère dumalheureux Croate. C’est terrible, sans doute, d’apprendre la mortde son fils, mais de l’attendre toujours, d’espérer pendant desannées qu’il reviendra, et de voir qu’il n’arrive pas, même à ladernière heure, ce doit être plus cruel encore.

Elle se tut, et l’oncle tout rêveurrépondit :

– Oui… oui, c’est une bonne pensée !Fritzel, apporte l’encre et le papier. Quelle misère, monDieu ! dire qu’on annonce des choses pareilles et que ce sontencore de bonnes actions ! Ah ! la guerre… la guerre.

Il s’assit et se mit à écrire.

Lisbeth entrait alors pour mettre lanappe ; elle déposa les assiettes et la miche sur lebuffet.

Midi sonnait ; la femme semblait s’êtreassoupie.

Enfin l’oncle finit sa lettre ; il laplia, la cacheta, écrivit l’adresse et me dit :

– Va, Fritzel, jette cette lettre à laboîte, et dépêche-toi. Tu demanderas aussi le journal à la mèreEberhardt ; c’est samedi, nous aurons des nouvelles de laguerre.

Je sortis en courant et je mis la lettre à laboîte du village. Mais le journal n’était pas arrivé ;Clémentz avait été retenu par les neiges, ce qui n’étonna pasl’oncle, pareille chose arrivant presque tous les hivers.

VIII

 

En revenant de la poste, j’avais aperçu toutau loin, dans la grande prairie communale, derrière l’église, HansAden, Frantz Sépel et bien d’autres de mes camarades qui glissaientsur le guévoir. On les voyait prendre leur élan à la file, etpartir comme des flèches, les reins pliés et les bras en l’air pourtenir l’équilibre ; on entendait le bruit prolongé de leurssabots sur la glace et leurs cris de joie.

Comme mon cœur galopait en les voyant !comme j’aurais voulu pouvoir les rejoindre ! Malheureusementl’oncle Jacob m’attendait alors, et je rentrai la tête pleine de cejoyeux spectacle. Pendant tout le dîner, l’idée de courir là-bas neme quitta pas une seconde ; mais je me gardai bien d’en parlerà l’oncle, car il me défendait toujours de glisser sur le guévoir àcause des accidents. Enfin il sortit pour aller faire une visite àM. le curé, qui souffrait de ses rhumatismes.

J’attendis qu’il fût entré dans la grande rue,puis je sifflai Scipio, et je me mis à courir jusqu’à la ruelle desHoux, comme un lièvre. Le caniche bondissait derrière moi, et cen’est que dans la petite allée pleine de neige que nous reprîmeshaleine.

Je croyais retrouver tous mes camarades sur leguévoir, mais ils étaient allés dîner ; je ne vis, au tournantde l’église, que les grandes glissades désertes. Il me fallut doncglisser seul, et, comme il faisait froid, au bout d’une demi-heurej’en eus bien assez.

Je reprenais le chemin du village, quand HansAden, Frantz Sépel et deux ou trois autres, les joues rouges, lebonnet de coton tiré sur les oreilles et les mains dans les poches,débouchèrent d’entre les haies couvertes de givre.

– Tiens ! c’est toi, Fritzel !me dit Hans Aden ; tu t’en vas ?

– Oui, je viens de glisser, et l’oncleJacob ne veut pas que je glisse ; j’aime mieux m’en aller.

– Moi, dit Frantz Sépel, j’ai fendu monsabot sur la glace ce matin, et mon père l’a raccommodé. Voyez unpeu.

Il défit son sabot et nous le montra. Le pèreFrantz Sépel avait mis une bande de tôle en travers avec quatregros clous à tête pointue. Cela nous fit rire, et Frantz Sépels’écria :

– Ça, ce n’est pas commode pourglisser ! Écoutez, allons plutôt en traîneau ; nousmonterons sur l’Altenberg, et nous descendrons comme le vent.

L’idée d’aller en traîneau me parut alors simagnifique, que je me voyais déjà dessus, descendant la côte entrépignant des talons et criant d’une voix qui montait jusqu’auxnuages : « Himmelsfarth !Himmelsfarth ! »

J’en avais des éblouissements.

– Oui, dit Hans Aden ; mais comment avoirun traîneau ?

– Laissez-moi faire, répondit FrantzSépel, le plus malin de nous tous. Mon père en avait un l’annéedernière, mais il était tout vermoulu, la grand-mère en a fait dufeu. C’est égal, arrivez toujours.

Nous le suivîmes pleins de doute etd’espérance. Tout en descendant la grande rue, devant chaque hangarnous faisions halte, le nez en l’air, et nous regardions d’un œild’envie les schlittes [5] pendues auxpoutres.

– Ça, disait l’un, c’est une belleschlitte, nous pourrions tous y tenir sans gêne.

– Oui, répondait un autre, mais elle seraittrop lourde à traîner sur la côte : elle est en bois vert.

– Eh ! faisait Hans Aden, nous laprendrions tout de même, si le père Gitzig voulait nous laprêter ; mais c’est un avare : il garde saschlitte pour lui seul, comme si les schlittespouvaient s’user.

– Arrivez donc ! s’écriait FrantzSépel qui marchait en avant.

Et toute la troupe se remettait en route. Detemps en temps on regardait Scipio, qui marchait près de moi.

– Vous avez un beau chien, faisait HansAden, c’est un chien français ; ils ont de la laine comme lesmoutons et se laissent tondre sans rien dire.

Frantz Sépel soutenait qu’il avait vu l’annéeprécédente, à la foire de Kaiserslautern, un chien français avecdes lunettes et qui comptait sur un tambour jusqu’à cent. Ildevinait aussi toutes sortes de choses, et la grand-mère Annepensait que ce devait être un sorcier.

Scipio, pendant ces discours, s’arrêtait etnous regardait. J’étais tout fier de lui. Le petit Karl, le fils dutisserand, disait que si c’était un sorcier, il pourrait nous faireavoir une schlitte, mais qu’il faudrait lui donner son âmeen échange, et pas un de nous ne voulait lui donner son âme.

Nous allions donc ainsi, de maison en maison,et deux heures sonnaient à l’église, lorsque M. Richter passasur son traîneau, en criant à sa grande bique décharnée :

– Allez, Charlotte, allez !

La pauvre bête allongeait ses hanches, etM. Richter contre son ordinaire, paraissait tout joyeux. Enpassant devant la maison du boucher Sépel, il cria :

– Bonne nouvelle, Sépel, bonnenouvelle !

Il faisait claquer son fouet, et Hans Adendit :

– M. Richter est un peu gris ;il aura trouvé quelque part du vin qui ne lui coûtait rien.

Alors toute la bande rit de bon cœur, car toutle village savait que Richter était un avare.

Nous étions arrivés au bout de la grand-rue,devant la maison du père Adam Schmitt, un vieux soldat de FrédéricII, qui recevait une petite pension pour acheter son pain et sontabac, et de temps en temps du schnaps [6].

Adam Schmitt avait fait la guerre de Sept anset toutes les campagnes de Silésie et de Poméranie. Maintenant ilétait tout vieux, et depuis la mort de sa sœur Roesel, il vivaitseul dans la dernière maison du village, une petite maison couvertede chaume, n’ayant qu’une seule pièce en bas, une au-dessus et letoit avec ses deux lucarnes. Elle avait aussi son hangar sur lecôté, derrière un réduit à porcs, et vers le village, un petitjardin entouré de haies vives, que le père Schmitt cultivait avecsoin.

L’oncle Jacob aimait ce vieux soldat ;quelquefois, en le voyant passer, il frappait à la vitre et luicriait : « Adam, entrez donc ! »

Aussitôt l’autre entrait, sachant que l’oncleavait du véritable cognac de France dans une armoire, et qu’ill’appelait pour lui en offrir un petit verre.

Nous fîmes donc halte devant sa maison, etFranz Sépel, se penchant sur la haie, nous dit :

– Regardez-moi ce traîneau. Je parie quele père Schmitt nous le prêtera, pourvu que Fritzel entrehardiment, qu’il mette la main à côté de l’oreille du vieux, etqu’il dise : « Père Adam, prêtez-nous votreschlitte ! » Oui je parie qu’il nous le prêtera,j’en suis sûr ; seulement il faut du courage.

J’étais devenu tout rouge ; d’un œil jeregardais le traîneau, et de l’autre la petite fenêtre à ras deterre. Tous les camarades, au coin de la maison, me poussaient parl’épaule en disant :

– Entre, il te le prêtera !

– Je n’ose pas, leur disais-je toutbas.

– Tu n’as pas de courage, répondait HansAden ; à ta place, moi, j’entrerais tout de suite.

– Laissez-moi seulement regarder un peus’il est de bonne humeur.

Alors je me penchai vers la petite fenêtre,et, regardant du coin de l’œil, je vis le père Schmitt assis sur unescabeau devant la pierre de l’âtre, où brillaient quelques braisesau milieu d’un tas de cendres. Il nous tournait le dos ; on nevoyait que sa longue échine, ses épaules voûtées, sa petite vestede toile bleue, qui ne rejoignait pas sa culotte de grosse toilegrise, tant elle était courte, sa touffe de cheveux blancs tombantsur la nuque, son bonnet de coton bleu, la houppe sur le front, seslarges oreilles rouges écartées de la tête, et ses gros sabotsappuyés sur la pierre de l’âtre. Il fumait sa pipe de terre, quidépassait un peu de côté sa joue creuse.

Voilà tout ce que je vis, avec les dallescassées de la masure, et dans le fond, à gauche, une sorte decrèche hérissée de paille. Cela ne m’inspirait pas beaucoup deconfiance, et je voulais me sauver, lorsque tous les autres mepoussèrent dans l’allée en disant tout bas :

– Fritzel… Fritzel… il te le prêtera,bien sûr !

– Non !

– Si !

– Je ne veux pas.

Mais Hans Aden avait ouvert la porte, etj’étais déjà dans la chambre avec Scipio, les autres, derrière moi,penchés, les yeux écarquillés, regardant et prêtant l’oreille.

Oh ! comme j’aurais voulum’échapper ! Malheureusement Frantz Sépel, du dehors, retenaitla porte à demi fermée ; il n’y avait de place que pour satête et celle de Hans Aden, debout sur la pointe des pieds derrièrelui.

Le vieux Schmitt s’était retourné :

– Tiens ! c’est Fritzel !dit-il en se levant. Qu’est-ce qui se passe donc ?

Il ouvrit la porte, et toute la bande s’enfuitcomme une volée d’étourneaux. Je restai seul. Le vieux soldat meregardait tout étonné.

– Qu’est-ce que vous voulez donc,Fritzel ? fit-il en prenant une braise sur l’âtre pourrallumer sa pipe éteinte.

Puis, voyant Scipio, il le contempla gravementen tirant de grosses bouffées de tabac.

Moi, j’avais repris un peu d’assurance.

– Père Schmitt, lui dis-je, les autresveulent que je vous demande votre traîneau pour descendre del’Altenberg.

Le vieux soldat, en face du caniche, clignaitde l’œil et souriait. Au lieu de répondre, il se gratta l’oreilleen relevant son bonnet, et me demanda :

– C’est à vous, ce chien,Fritzel ?

– Oui, père Adam, c’est le chien de lafemme que nous avons chez nous.

– Ah bon ! ça doit être un chien desoldat ; il doit connaître l’exercice.

Scipio nous regardait le nez en l’air, et lepère Schmitt, retirant la pipe de ses lèvres, dit :

– C’est un chien de régiment ; ilressemble au vieux Michel, que nous avions en Silésie.

Alors, élevant la pipe, il s’écria :« Portez armes ! » d’une voix si forte, que toute labaraque en retentit.

Mais quelle ne fut pas ma surprise, de voirScipio s’asseoir sur son derrière, les pattes de devant pendantes,et se tenir comme un véritable soldat !

– Ha ! ha ! ha ! s’écriale vieux Schmitt, je le savais bien !

Tous les camarades étaient revenus ; lesuns regardaient par la porte entrouverte, les autres par lafenêtre. Scipio ne bougeait pas, et le père Schmitt, aussi joyeuxqu’il avait paru grave auparavant, lui dit :

– Attention au commandement demarche !

Puis, imitant le bruit du tambour, et marchanten arrière sur ses gros sabots, il se mit à crier :

– Arche ! Pan… pan…rantanplan… Une… deusse… Une… deusse !

Et Scipio marchait avec une mine graveétonnante, ses longues oreilles sur les épaules et la queue entrompette.

C’était merveilleux ; mon cœursautait.

Tous les autres, dehors, paraissaientconfondus d’admiration.

– Halte ! s’écria Schmitt, et Scipios’arrêta.

Alors je ne pensais plus à laschlitte ; j’étais tellement fier des talents deScipio, que j’aurais voulu courir à la maison, et crier àl’oncle : « Nous avons un chien qui faitl’exercice ! »

Mais Hans Aden, Frantz Sépel et tous lesautres, encouragés par la bonne humeur du vieux soldat, étaiententrés, et se tenaient en extase, le dos à la porte et le bonnetsous le bras.

– En place, repos ! dit le pèreSchmitt, et Scipio retomba sur ses quatre pattes, en secouant latête et se grattant la nuque avec une patte de derrière, comme pourdire : « Depuis deux minutes une puce me démange ;mais on n’ose pas se gratter sous les armes ! »

J’étais devenu muet de joie en voyant ceschoses, et je n’osais appeler Scipio, de peur de lui fairehonte ; mais il vint se ranger de lui-même près de moi,modestement, ce qui me combla de satisfaction ; je meconsidérais en quelque sorte comme un feld-maréchal à la tête deses armées ; tous les autres me portaient envie.

Le père Schmitt regardait Scipio d’un airattendri ; on voyait qu’il lui rappelait le bon temps de sonrégiment.

– Oui, fit-il au bout de quelquesinstants, c’est un vrai chien de soldat. Mais reste à savoir s’ilconnaît la politique, car beaucoup de chiens ne savent pas lapolitique.

En même temps, il prit un bâton derrière laporte et le mit en travers, en criant :

– Attention au mot d’ordre !

Scipio se tenait déjà prêt.

– Saute pour la République ! cria levieux soldat.

Et Scipio sauta par-dessus le bâton, comme uncerf.

– Saute pour le général Hoche !Scipio sauta.

– Saute pour le roi de Prusse !

Mais alors Scipio s’assit sur sa queue d’unair très ferme, et le vieux bonhomme se mit à sourire tout bas, lesyeux plissés, en disant :

– Oui, il connaît la politique… hé !hé ! hé ! Allons… arrive !

Il lui passa la main sur la tête, et Scipioparut très content.

– Fritzel, me dit alors le père Schmitt,vous avez un chien qui vaut son pesant d’or ; c’est un vraichien de soldat.

Et, nous regardant tous, il ajouta :

– Puisque vous avez un si bon chien, jevais vous prêter ma schlitte ; mais vous me laramènerez à cinq heures, et prenez garde de vous casser le cou.

Il sortit avec nous et décrocha son traîneaudu hangar.

Mon esprit se partageait alors entre le désird’aller annoncer à l’oncle les talents extraordinaires de Scipio,ou de descendre l’Altenberg sur notre schlitte. Mais quandje vis Hans Aden, Frantz Sépel, tous les camarades, les uns devant,les autres derrière, pousser et tirer en galopant comme desbienheureux, je ne pus résister au plaisir de me joindre à labande.

Schmitt nous regardait de sa porte.

– Prenez garde de rouler ! nousdit-il encore.

Puis il rentra, pendant que nous filions dansla neige. Scipio sautait à côté de nous. Je vous laisse à pensernotre joie, nos cris et nos éclats de rire jusqu’au sommet de lacôte.

Et quand nous fûmes en haut, Hans Aden devant,les deux mains cramponnées aux patins recourbés, nous autresderrière, assis trois à trois, Scipio au milieu, et que tout à coupla schlitte partit, ondulant dans les ornières et filantpar-dessus les rampes : quel enthousiasme !

Ah ! l’on n’est jeune qu’unefois !

Scipio, à peine le traîneau parti, avait passéd’un bond par-dessus nos têtes. Il aimait mieux courir, sauter,aboyer, se rouler dans la neige comme un véritable enfant, qued’aller en schlitte. Mais tout cela ne nous empêchait pasde conserver un grand respect pour ses talents ; chaque foisque nous remontions et qu’il marchait près de nous plein dedignité, l’un ou l’autre se retournait, et, tout en poussant,disait :

– Vous êtes bien heureux, Fritzel,d’avoir un chien pareil ; Schmitt Adam dit qu’il vaut sonpesant d’or.

– Oui, mais il n’est pas à eux, criait unautre, il est à la femme.

Cette idée que le chien était à la femme merendait tout inquiet, et je pensais : « Pourvu qu’ilsrestent tous les deux à la maison ! »

Nous continuâmes à monter et à descendre ainsijusque vers quatre heures. Alors la nuit commençait à se faire, etchacun se rappela notre promesse au père Schmitt. Nous reprîmesdonc le chemin du village. En approchant de la demeure du vieuxsoldat, nous le vîmes debout sur sa porte. Il nous avait entendusrire et causer de loin.

– Vous voilà ! s’écria-t-il ;personne ne s’est fait de mal ?

– Non, père Schmitt.

– À la bonne heure.

Il remit sa schlitte sous le hangar,et moi, sans dire ni bonjour ni bonsoir, je partis en courant,heureux d’annoncer à l’oncle quel chien nous avions l’honneur deposséder. Cette idée me rendait si content, que j’arrivai chez noussans m’en apercevoir ; Scipio était sur mes talons.

– Oncle Jacob, m’écriai-je en ouvrant laporte, Scipio connaît l’exercice ! le père Schmitt a vu toutde suite que c’était un véritable chien de soldat ; il l’afait marcher sur les pattes de derrière comme un grenadier, rienqu’en disant : « Une… deusse ! »

L’oncle lisait derrière le fourneau ; enme voyant si enthousiaste, il déposa son livre au bord de lacheminée et me dit d’un air émerveillé :

– Est-ce bien possible, Fritzel ?Comment !… comment !…

– Oui ! m’écriai-je, et il saitaussi la politique : il saute pour la République, pour legénéral Hoche, mais il ne veut pas sauter pour le roi dePrusse.

L’oncle alors se mit à rire, et, regardant lafemme, qui souriait aussi dans l’alcôve, le coude surl’oreiller :

– Madame Thérèse, dit-il d’un ton grave,vous ne m’aviez pas encore parlé des beaux talents de votre chien.Est-il bien vrai que Scipio sache tant de belles choses ?

– C’est vrai, monsieur le docteur,dit-elle en caressant le caniche qui s’était approché du lit et quilui tendait la tête d’un air joyeux ; oui, il sait tout cela,c’était l’amusement du bataillon ; Petit-Jean lui montraittous les jours quelque chose de nouveau. N’est-ce pas, mon pauvreScipio, tu jouais à la drogue, tu remuais les dés pour la bonnechance, tu battais la diane ? Combien de fois notre père etles deux aînés, à la grande halte, ne se sont-ils pas réjouis de tevoir monter la garde ? Tu faisais rire tout notre monde parton air grave et tes talents ; on oubliait les fatigues de laroute autour de toi, on riait de bon cœur !

Elle disait ces choses, tout attendrie, d’unevoix douce, en souriant un peu tout de même. Scipio avait fini parse dresser, les pattes au bord du lit, pour entendre son éloge.

Mais l’oncle Jacob, voyant que madame Thérèses’attendrissait de plus en plus à ces souvenirs, ce qui pouvait luifaire du mal, me dit :

– Je suis bien content, Fritzel,d’apprendre que Scipio sache faire l’exercice et qu’il connaisse lapolitique ; mais toi, qu’as-tu fait depuis midi ?

– Nous avons été en traîneau surl’Altenberg, oncle ; le père Adam nous a prêté saschlitte.

– C’est très bien. Mais tous cesévénements nous ont fait oublier M. de Buffon etKlopstock ; si cela continue, Scipio en saura bientôt plus quetoi.

En même temps il se leva, prit dans l’armoirel’Histoire naturelle de M. de Buffon, et posantla chandelle sur la table :

– Allons Fritzel, me dit-il, souriant enlui-même de ma mine longue, car je me repentais d’être revenu sitôt, allons !

Il s’assit et me fit asseoir sur sesgenoux.

Cela me parut bien amer, de me remettre àM. de Buffon après huit jours de bon temps ; maisl’oncle avait une patience qui me forçait d’en avoir aussi, et nouscommençâmes la leçon de français.

Cela dura bien une heure, jusqu’au moment oùLisbeth vint mettre la nappe. Alors, en nous retournant, nous vîmesque madame Thérèse s’était assoupie. L’oncle ferma le livre et tirales rideaux, pendant que Lisbeth plaçait les couverts.

IX

 

Ce même soir, après le souper, l’oncle Jacobfumait sa pipe en silence derrière le fourneau. Moi, je séchais lebas de mon pantalon, assis devant la petite porte de tôle, la têtede Scipio entre les genoux, et je regardais le reflet rouge de laflamme avancer et reculer sur le plancher. Lisbeth avait emporté lachandelle selon son habitude ; nous étions dansl’obscurité ; le feu bourdonnait comme au temps des grandsfroids, la pendule marchait lentement, et dehors, dans la cuisine,nous entendions la vieille servante laver les assiettes surl’évier.

Que d’idées me passaient alors par latête ! Tantôt je songeais au soldat mort dans la grange deRéebock, au coq noir de la lucarne ; tantôt au père Schmittfaisant faire l’exercice à Scipio ; puis à l’Altenberg, à ladescente de notre traîneau. Tout cela me revenait comme unrêve ; les sifflements plaintifs du feu me paraissaient êtrela musique de ces souvenirs, et je sentais tout doucement mes yeuxse fermer.

Cela durait depuis environ une demi-heurelorsque je fus réveillé par un bruit de sabots dans l’allée ;en même temps, la porte s’ouvrit, et la voix joyeuse du mauser ditdans la chambre :

– De la neige, monsieur le docteur, de laneige ! Elle recommence à tomber, nous en avons encore pourtoute la nuit.

Il paraît que l’oncle avait fini pars’assoupir, car seulement au bout d’un instant, je l’entendis seremuer et répondre :

– Que voulez-vous, mauser, c’est lasaison ; il faut s’attendre à cela maintenant.

Puis il se leva et alla dans la cuisinechercher de la lumière.

Le mauser s’approchait dans l’ombre.

– Tiens ! Fritzel est là !dit-il. Tu n’as donc pas encore sommeil ?

L’oncle rentrait. Je tournai la tête, et jevis que le mauser avait ses habits d’hiver : son vieux bonnetde martre, la queue râpée pendant sur le dos, sa veste en peau dechèvre, le poil en dedans, son gilet rouge, les poches ballottantsur les cuisses, et sa vieille culotte de velours brun, ornée depièces aux genoux. Il souriait, en plissant ses petits yeux, ettenait quelque chose sous le bras.

– Vous venez pour la gazette,mauser ? dit l’oncle. Elle n’est pas arrivée ce matin, lemessager est en retard.

– Non, monsieur le docteur, non ; jeviens pour autre chose.

Il déposa sur la table un vieux livre carré, àcouvercle de bois d’au moins trois lignes d’épaisseur, et toutcouvert de larges pattes en cuivre représentant des feuilles devigne ; les tranches étaient toutes noires et graisseuses àforce de vieillesse, et de chaque page sortaient des cordons et desficelles pour marquer les bons endroits.

– Voilà pourquoi j’arrive ! dit lemauser ; je n’ai pas besoin de nouvelles, moi ; quand jeveux savoir ce qui se passe dans le monde, j’ouvre et jeregarde.

Alors il sourit, et ses longues dents jaunesapparurent sous les quatre poils de ses moustaches, effilées commedes aiguilles.

L’oncle ne disait rien ; il approcha latable du fourneau et s’assit dans son coin.

– Oui, reprit le mauser, tout estlà-dedans ; mais il faut comprendre… il faut comprendre,fit-il en se touchant la tête d’un air rêveur. Les lettres ne sontrien ; c’est l’esprit… l’esprit qu’il faut comprendre.

Puis il s’assit dans le fauteuil et prit lelivre sur ses cuisses maigres avec une sorte de vénération ;il l’ouvrit, et, comme l’oncle le regardait :

– Monsieur le docteur, dit-il, je vous aiparlé cent fois du livre de ma tante Roesel, de Héming ; ehbien, aujourd’hui je vous l’apporte pour vous montrer le passé, leprésent, et l’avenir. Vous allez voir, vous allez voir ! Toutce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit d’avance ; jele comprenais bien, seulement je ne voulais pas le dire, à cause dece Richter, qui se serait moqué de moi, car il ne voit pas plusloin que le bout de son nez. Et l’avenir est aussi là-dedans ;mais je ne l’expliquerai qu’à vous, monsieur le docteur, qui êtesun homme sensé, raisonnable et clairvoyant. Voilà pourquoij’arrive.

– Écoutez, mauser, dit l’oncle, je saisbien que tout est mystère dans ce bas monde, et je ne suis pasassez vaniteux pour refuser de croire aux prédictions et auxmiracles rapportés par des auteurs graves, tels que Moïse,Hérodote, Thucydide, Tite-Live et beaucoup d’autres. Malgré cela jerespecte trop la volonté du Seigneur pour vouloir pénétrer lessecrets réservés par sa sagesse infinie ; j’aime mieux voirdans votre livre l’accomplissement des choses déjà passées quel’avenir. D’abord ce sera beaucoup plus clair.

– C’est bon, c’est bon, vous saurez tout,répondit le taupier, satisfait de l’air grave de l’oncle.

Il poussa son fauteuil vers la table, posa lelivre au bord ; puis, se mettant à fouiller dans sa poche, ilen tira de vieilles besicles en cuivre et les enfourcha sur sonnez, ce qui lui donnait une figure vraiment bizarre.

On peut s’imaginer mon attention : jem’étais aussi rapproché de la table, les coudes au bord, le mentondans les mains, et je regardais, retenant mon haleine, les yeuxécarquillés jusqu’aux tempes.

Toujours cette scène sera présente à monesprit ; le silence profond de la chambre, le tic-tac del’horloge, le bruissement du feu, la chandelle comme une étoile aumilieu de nous ; en face de moi, l’oncle dans son coingrisâtre, Scipio à mes pieds, puis le mauser, courbé sur le livredes prédictions, et derrière lui les petites vitres noires, oùdescendait la neige dans les ténèbres ; je revois tout cela,et même il me semble entendre encore la voix de ce pauvre vieuxtaupier, et celle de ce bon oncle Jacob, descendus tous deux depuissi longtemps dans la tombe.

C’était une scène étrange.

– Comment, mauser ! dit l’oncle,vous avez besoin de lunettes à votre âge ? moi qui vouscroyais une vue excellente ?

– Je n’en ai pas besoin pour lire deschoses ordinaires, ni pour regarder dehors, répondit letaupier ; j’ai de bons yeux, et d’ici jusque sur la côte del’Altenberg, au printemps, je vois un nid de chenilles sur lesarbres ; mais vous saurez que ces lunettes sont celles de matante Roesel, de Héming, et qu’il faut les avoir pour comprendre celivre. Quelquefois ça me trouble, mais je lis au-dessus ouau-dessous ; le principal est que je les aie sur le nez.

– Ah ! c’est différent, biendifférent, dit l’oncle d’un ton sérieux ; car il avait tropbon cœur pour laisser voir au taupier que cela l’étonnait.

Aussitôt le mauser se mit à lire :

« Anno 1793. – L’herbe estséchée et la fleur est tombée, parce que le vent a soufflédessus ! » Cela signifie que nous sommes en hiver :l’herbe est séchée, parce que le vent a soufflé dessus !

L’oncle inclina la tête, et le taupierpoursuivit :

« Les îles ont vu et ont été saisies decrainte ; les bouts de la terre ont été effrayés ; ils sesont approchés et sont venus. » Ça, monsieur le docteur, c’estpour faire entendre que l’Angleterre, et même les îles qui sontplus loin dans la mer, ont été effrayées à cause des Républicains.« Ils se sont approchés et sont venus ! » Tout lemonde sait que les Anglais ont débarqué en Belgique pour faire laguerre aux Français. Mais écoutez bien le reste : « En cetemps-là, les conducteurs des peuples seront comme le feu d’unfoyer parmi du bois, et comme un flambeau parmi des gerbes ;ils dévoreront à droite et à gauche tous les pays. »

Le mauser alors leva le doigt d’un air graveet dit :

– Ça, ce sont les rois et les empereursqui s’avancent au milieu de leurs armées, et qui dévorent tout dansles pays qu’ils traversent. Nous connaissons malheureusement ceschoses pour les avoir vues ; notre pauvre village s’ensouviendra longtemps.

Et comme l’oncle ne répondait pas, ilreprit :

« En ce temps-là, malheur au pasteur dunéant qui abandonnera son troupeau ; l’épée tombera de sonbras et son œil droit sera entièrement obscurci. » Nousvoyons, par ces mots, l’évêque de Mayence, avec sa nourrice et sescinq maîtresses, qui s’est sauvé l’année dernière, à l’arrivée dugénéral Custine. C’était un vrai pasteur du néant, qui faisait lescandale de tout le pays : son bras s’est desséché et son œildroit s’est obscurci.

– Mais, dit l’oncle, songez donc, mauser,que cet évêque n’était pas le seul, et qu’il y en avait beaucoupayant la même conduite, en Allemagne, en France, en Italie et danstout le monde.

– Raison de plus, monsieur le docteur,répondit le taupier, le livre parle pour toute la terre,« car, – fit-il, le doigt appuyé sur la page, – car,en ce temps-là, dit l’Éternel, j’ôterai du monde les fauxprophètes, les faiseurs de miracles et l’esprit d’impureté ».Qu’est-ce que cela peut signifier, docteur Jacob, sinon tous ceshommes qui parlent sans cesse d’amour du prochain, pour obtenirnotre argent ; qui ne croient à rien, et nous menacent del’enfer ; qui s’habillent de pourpre et d’or, et nous prêchentl’humilité ; qui disent : « Vendez tous vos bienspour suivre le Christ ! » et ne font qu’entasserrichesses sur richesses dans leurs palais et leurs couvents ;qui nous recommandent la foi et rient entre eux des simples qui lesécoutent ?… – N’est-ce pas l’esprit d’impureté ?

– Oui, dit l’oncle, c’est abominable.

– Eh bien, c’est pour eux, c’est pourtous les mauvais pasteurs, que ces choses sont écrites, dit letaupier.

Puis il reprit :

« En ce temps-là, il y aura aux montagnesle bruit d’une multitude, tel que celui d’un grand peuple qui selève, un bruit de nation assemblée. C’est pourquoi les peuplesd’alentour écouteront, et tout cœur d’homme se fondra. Et lesorgueilleux seront éperdus ; le monde sera en travail commecelle qui enfante ; les bons se regarderont avec des visagesenflammés ; ils entendront pour la première fois parler degrandes choses ; ils sauront que tous sont égaux à la face del’Éternel, que tous sont nés pour la justice, comme les arbres desforêts pour la lumière !

– Est-ce bien écrit cela, mauser ?demanda l’oncle.

– Voyez-vous même, répondit le taupier enlui remettant le livre.

Alors l’oncle Jacob, les yeux troubles,regarda :

– Oui, c’est écrit, fit-il à voix basse,c’est écrit ! Ah ! puisse l’Éternel accomplir de sigrandes choses de notre temps ! puisse-t-il réjouir notre cœurd’un tel spectacle !

Et s’arrêtant tout à coup, comme étonné de sonpropre enthousiasme :

– Est-il possible qu’à mon âge je melaisse encore émouvoir à ce point ? Je suis un véritableenfant.

Il rendit le livre au mauser, qui dit ensouriant :

– Je vois bien, monsieur le docteur, quevous comprenez ce passage comme moi : ce bruit d’un grandpeuple qui se lève, c’est la France qui proclame les droits del’homme.

– Comment ! vous croyez que cela serapporte à la Révolution française ? demanda l’oncle.

– Eh ! à quoi donc ? fit lemauser ; c’est clair comme le jour.

Puis il remit ses besicles, qu’il avait ôtées,et lut :

« Il y a soixante et dix semaines pourconsommer le péché, pour expier l’iniquité et pour amener lajustice des siècles. Après quoi, les hommes jetteront aux taupes etaux chauves-souris les idoles faites d’argent. Et plusieurs peuplesdiront : « Forgeons les épées en hoyaux et leshallebardes en serpes ! »

En cet endroit, le mauser posa ses deux coudessur le livre, et se grattant la barbe, le nez en l’air, il parutréfléchir profondément. Moi, je ne le quittais plus de l’œil ;il me semblait voir des choses étranges, un monde inconnu s’agiterdans l’ombre autour de nous ; le faible pétillement du feu etles soupirs de Scipio, endormi près de moi, me produisaient l’effetde voix lointaines, et même le silence m’inquiétait.

L’oncle Jacob, lui, semblait avoir repris soncalme. Il venait de bourrer sa grande pipe et l’allumait avec unbout de papier, en lançant deux ou trois grosses boufféeslentement, pour bien laisser prendre le tabac. Il referma lecouvercle et s’étendit dans le fauteuil en exhalant un soupir.

– « Les hommes jetteront leursidoles d’argent », fit le mauser, ça veut dire leurs écus,leurs florins et leur monnaie de toute espèce. « Ils lesjetteront aux taupes », c’est-à-dire aux aveugles, car voussavez, monsieur le docteur, que les taupes sont aveugles ; lesmalheureux aveugles, comme le père Harich, sont de véritablestaupes ; ils marchent en plein jour dans les ténèbres, commes’ils étaient sous terre. Les hommes, dans ce temps-là, donnerontdonc leur argent aux aveugles et aux chauves-souris. Parchauves-souris, il faut entendre les vieilles femmes qui ne peuventplus travailler, qui sont chauves et qui se tiennent dans le creuxdes cheminées, à la manière de Christine Besme, que vous connaissezaussi bien que moi. Cette pauvre Christine est tellement maigre, etconserve si peu de cheveux, que chacun pense en la voyant :« C’est une chauve-souris. »

– Oui, oui, oui, faisait l’oncle d’un tonparticulier, en balançant la tête lentement, c’est clair, mauser,c’est très clair. Maintenant, je comprends votre livre ; c’estquelque chose d’admirable !

– Les hommes donneront donc leur argentaux aveugles et aux vieilles femmes par esprit de charité, repritle mauser, et ce sera la fin de la misère en ce monde ; il n’yaura plus de pauvres « dans soixante et dix semaines »,qui ne sont pas des semaines de jours, mais des semaines de mois,et « ils aiguiseront leurs épées en hoyaux » pourcultiver la terre et vivre en paix !

Cette explication des taupes et deschauves-souris m’avait tellement frappé, que je restais les yeuxtout grands ouverts, m’imaginant voir s’accomplir cettetransformation bizarre dans le coin où se tenait l’oncle. Jen’écoutais plus, et la voix du mauser continuait sa lecturemonotone, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. J’en eus la chairde poule ; le vieil aveugle Harich et la vieille Christineseraient entrés bras dessus bras dessous, avec leur nouvellefigure, que je n’en aurais pas été plus effrayé. Je tournai latête, la bouche béante, et je respirai : c’était notre amiKoffel qui venait nous voir ; il me fallut regarder deux foispour bien le reconnaître, tant les idées de chauves-souris et detaupes s étaient emparées de mon esprit.

Koffel avait son vieux tricot gris de l’hiver,son bonnet de drap tiré sur la nuque et ses gros souliers éculés,dans lesquels il mettait de vieux chaussons pour sortir ; ilse tenait les genoux pliés et les mains dans les poches, comme unêtre frileux ; des flocons de neige innombrables lecouvraient.

– Bonsoir, monsieur le docteur, fit-il ensecouant son bonnet dans le vestibule ; j’arrive tard ;beaucoup de gens m’ont arrêté sur la route, au Bœuf-Rougeet au Cruchon-d’Or.

– Entrez, Koffel, lui dit l’oncle. Vousavez bien fermé la porte de l’allée ?

– Oui, docteur Jacob, ne craignezrien.

Il entra, en souriant :

– La gazette n’est pas arrivée cematin ? dit-il.

– Non, mais nous n’en avons pas besoin,répondit l’oncle d’un accent de bonne humeur un peu comique. Nousavons le livre du mauser, qui raconte le présent, le passé etl’avenir.

– Est-ce qu’il raconte aussi notrevictoire ? demanda Koffel en se rapprochant du fourneau.

L’oncle et le mauser se regardèrentétonnés.

– Quelle victoire ? fit lemauser.

– Hé ! celle d’avant-hier, àKaiserslautern. On ne parle que de cela dans tout le village ;c’est Richter, M. Richter qui est revenu de là-bas, vers deuxheures, apporter la nouvelle. Au Cruchon-d’Or, on a déjàvidé plus de cinquante bouteilles en l’honneur des Prussiens ;les Républicains sont en pleine déroute !

À peine eut-il parlé des Républicains, quenous regardâmes du côté de l’alcôve, songeant que la Françaiseétait là et qu’elle nous entendait. Cela nous fit de la peine, carc’était une brave femme, et nous pensions que cette nouvellepouvait lui causer beaucoup de mal. L’oncle leva la main, enhochant la tête d’un air désolé ; puis il se leva doucement etentrouvrit les rideaux pour voir si Mme Thérèse dormait.

– C’est vous, monsieur le docteur,dit-elle aussitôt ; depuis une heure j’écoute les prédictionsdu mauser, j’ai tout entendu.

– Ah ! madame Thérèse, dit l’oncle,ce sont de fausses nouvelles.

– Je ne crois pas, monsieur le docteur.Du moment qu’une bataille s’est livrée avant-hier à Kaiserslautern,il faut que nous ayons eu le dessous, sans quoi les Françaisauraient marché tout de suite sur Landau, pour débloquer la placeet couper la retraite aux Autrichiens : leur aile droiteaurait traversé le village.

Puis élevant la voix :

– Monsieur Koffel, dit-elle, voulez-vousme dire les détails que vous savez ?

De toutes les choses lointaines de ce temps,celle-ci surtout est restée dans ma mémoire, car cette nuit-là nousvîmes quelle femme nous avions sauvée, et nous comprîmes aussiquelle était cette race de Français qui se levait en foule pourconvertir le monde.

Le mauser avait pris la chandelle sur latable, et nous étions tous entrés dans l’alcôve. Moi au pied dulit, Scipio contre la jambe, je regardais en silence, et, pour lapremière fois, je voyais que Mme Thérèse était devenue simaigre, qu’elle ressemblait à un homme : sa longue figureosseuse, au nez droit, le tour des yeux et le menton dessinés enarêtes, était appuyée sur sa main ; son bras, sec et brun,sortait presque jusqu’au coude de la grosse chemise deLisbeth ; un mouchoir de soie rouge, noué sur le front,retombait derrière, sur sa nuque décharnée ; on ne voyait passes magnifiques cheveux noirs, mais seulement quelques petitsau-dessous des oreilles, où pendaient deux grands anneaux d’or. Etce qui surtout fixa mon attention, c’est qu’au bas de son coupendait une médaille de cuivre rouge, représentant une tête dejeune fille, coiffée d’un bonnet en forme de casque ; cetterelique attira mes yeux ; j’ai su depuis que c’était l’imagede la République, mais alors je pensai que c’était la sainte Viergedes Français.

Comme le mauser levait la chandelle derrièrenous, l’alcôve était pleine de lumière, et madame Thérèse me parutaussi beaucoup plus grande ; sa hanche, sa jambe, et son pieddescendaient sous la couverture jusqu’au bas du lit. Je n’avaisjamais remarqué ces choses, qui me frappèrent alors. Elle regardaitKoffel, qui ne quittait pas des yeux l’oncle Jacob, comme pour luidemander ce qu’il fallait faire.

– Ce sont des bruits qui courent auvillage, dit-il d’un air embarrassé ; ce Richter ne mérite paspour deux liards de confiance.

– C’est égal, monsieur Koffel,racontez-moi cela, dit-elle ; M. le docteur le permet.N’est-ce pas, monsieur le docteur vous le permettez ?

– Sans doute, fit l’oncle d’un air deregret. Mais il ne faut pas croire tout ce qu’on rapporte.

– Non…, on exagère, je le saisbien ; mais il vaut mieux savoir les choses que de se figurermille idées ; cela tourmente moins.

Koffel se mit donc à raconter que deux joursavant les Français avaient attaqué Kaiserslautern, et que, depuissept heures du matin jusqu’à la nuit, ils avaient livré deterribles combats pour entrer dans les retranchements ; queles Prussiens les avaient écrasés par milliers ; qu’on nevoyait que des morts dans les ravins, sur la côte, le long desroutes et dans la Lauter ; que les Français avaient toutabandonné : leurs canons, leurs caissons, leurs fusils etleurs gibernes ; qu’on les massacrait partout, et que lacavalerie de Brunswick, envoyée à leur poursuite, faisait desprisonniers en masse.

Mme Thérèse, le menton appuyé sur lamain, les yeux fixés au fond de l’alcôve et les lèvres serrées, nedisait rien. Elle écoutait, et de temps en temps, lorsque Koffelvoulait s’arrêter – car de raconter ces choses devant cettepauvre femme, cela lui faisait beaucoup de peine – elle luilançait un regard très calme, et il poursuivait, disant :« On raconte encore ceci ou cela, mais je ne le croispas. »

Enfin il se tut, et Mme Thérèse, durantquelques instants, continua à réfléchir. Puis comme l’oncledisait : « Tout cela, ce ne sont que des bruits… On nesait rien de positif… Vous auriez tort de vous désoler, madameThérèse, » elle se releva légèrement, pour s’appuyer contre lebois de lit, et nous dit d’une voix très simple :

– Écoutez, il est clair que nous avonsété repoussés. Mais ne croyez pas, monsieur le docteur, que cela medésole ; non, cette affaire, qui vous paraît considérable, estpeu de chose pour moi. J’ai vu ce même Brunswick arriver jusqu’enChampagne, à la tête de cent mille hommes de vieilles troupes,lancer des proclamations qui n’avaient pas le sens commun, menacertoute la France et ensuite reculer, devant les paysans en sabots,la baïonnette dans les reins jusqu’en Prusse. Mon père, – unpauvre maître d’école, devenu chef de bataillon, – mes frères,– de pauvres ouvriers, devenus capitaines par leur courage,– et moi derrière, avec le petit Jean dans ma charrette, nouslui avons fait la conduite, après les défilés de l’Argonne et labataille de Valmy. Ne croyez donc pas que de telles chosesm’effrayent. Nous ne sommes pas cent mille hommes, ni deux centmille : nous sommes six millions de paysans, qui voulonsmanger nous-mêmes le pain que nous avons gagné péniblement parnotre travail. C’est juste et Dieu est avec nous.

En parlant, elle s’animait, elle étendait songrand bras maigre ; le mauser, l’oncle et Koffel seregardaient stupéfaits.

– Ce n’est pas une défaite, ni vingt, nicent qui peuvent nous abattre, reprit-elle ; quand un de noustombe, dix autres se lèvent. Ce n’est pas pour le roi de Prusse, nipour l’empereur d’Allemagne que nous marchons, c’est pourl’abolition des privilèges de toute sorte, pour la liberté, pour lajustice, pour les droits de l’homme ! – Pour nousvaincre, il faudra nous exterminer jusqu’au dernier, fit-elle avecun sourire étrange, et ce n’est pas aussi facile qu’on le croit.Seulement il est bien malheureux que tant de milliers de bravesgens de votre côté se fassent massacrer pour des rois et des noblesqui sont leurs plus grands ennemis, quand le simple bon sensdevrait leur dire de se mettre avec nous, pour chasser tous cesoppresseurs du pauvre peuple ; oui, c’est bien malheureux, etvoilà ce qui me fait plus de peine que tout le reste.

Ayant parlé de la sorte, elle se recoucha, etl’oncle Jacob, étonné de la justesse de ses paroles, resta quelquesinstants silencieux.

Le mauser et Koffel se regardaient sans riendire, mais on voyait bien que les réflexions de la Française lesavaient frappés et qu’ils pensaient : « Cette femme araison. »

Au bout d’une minute seulement, l’oncledit :

– Du calme, madame Thérèse, du calme,tout ira mieux ; sur bien des choses nous pensons de même, etsi cela ne dépendait que de moi, nous ferions bientôt la paixensemble.

– Oui, monsieur le docteur,répondit-elle, je le sais, car vous êtes un homme juste, et nous nevoulons que la justice.

– Tâchez d’oublier tout cela, dit encorel’oncle Jacob ; il ne vous faut plus maintenant que du repospour être en bonne santé.

– Je tâcherai, monsieur le docteur.

Alors nous sortîmes de l’alcôve, et l’oncle,nous regardant tout rêveur, dit :

– Voilà bientôt dix heures, allons nouscoucher, il est temps.

Il reconduisit Koffel et le mauser dehors, etpoussa le verrou comme à l’ordinaire. Moi, je grimpais déjàl’escalier.

Cette nuit-là, j’entendis l’oncle se promenerlongtemps dans sa chambre ; il allait et venait d’un pas lentet grave, comme un homme qui réfléchit. Enfin, tout bruit cessa, etje m’endormis à la grâce de Dieu.

X

 

Le lendemain, lorsque je m’éveillai, la neigeencombrait mes petites fenêtres ; il en tombait encoretellement qu’on ne voyait pas la maison en face. Dehors tintaientles clochettes du traîneau de l’oncle Jacob, son cheval Rappelhennissait ; mais aucun autre bruit ne s’entendait, tous lesgens du village ayant eu soin de fermer leurs portes.

Je pensai qu’il fallait quelque chosed’extraordinaire pour décider l’oncle à se mettre en route par untemps pareil, et, m’étant habillé, je descendis bien vite savoir ceque cela pouvait être.

L’allée était ouverte ; l’oncle, enfoncédans la neige jusqu’aux genoux, son gros bonnet de loutre tiré surla nuque, et le col de sa houppelande relevé, arrangeait à la hâteune botte de paille dans le traîneau.

– Tu pars, oncle ? lui criai-je enm’avançant sur le seuil.

– Oui, Fritzel, oui, je pars, dit-il d’unton joyeux ; est-ce que tu veux m’accompagner ?

J’aimais bien d’aller en traîneau, mais voyantces gros flocons tourbillonner jusqu’à la cime des airs, et,songeant qu’il ferait froid, je répondis :

– Un autre jour, oncle ;aujourd’hui, j’aime mieux rester.

Alors il rit tout haut, et, rentrant, il mepinça l’oreille, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il était de bonnehumeur.

Nous entrâmes ensemble dans la cuisine, où lefeu dansait sur l’âtre et répandait une bonne chaleur. Lisbethlavait les écuelles devant la petite fenêtre à vitres rondes quidonnait sur la cour. Tout était calme dans la cuisine ; lesgrosses soupières semblaient briller plus que de coutume, et surleur ventre rebondi dansaient cinquante petites flammes, semblablesà celle du foyer.

– Maintenant, tout est prêt, dit l’oncleen ouvrant le garde-manger et fourrant dans sa poche une croûte depain.

Il mit sous sa houppelande la gourde dekirschenwasser, qu’il emportait toujours en voyage ; puis, aumoment d’entrer dans la salle, la main sur le loquet, il dit à lavieille servante de ne pas oublier ses recommandations :d’entretenir un bon feu partout, de laisser la porte ouverte, pourentendre madame Thérèse, et de lui donner tout ce qu’elledemanderait, à l’exception du manger ; car elle ne devaitprendre qu’un bouillon le matin et un autre le soir, avec quelqueslégumes, et de ne la contrarier en rien.

Enfin il entra, et je le suivis, songeant auplaisir que j’aurais lorsqu’il serait parti, de courir dans tout levillage avec mon ami Scipio, et de me faire honneur de sestalents.

– Eh bien, madame Thérèse, dit l’oncled’un ton joyeux, me voilà sur mon départ. Quel bon temps pour alleren traîneau !

Mme Thérèse, appuyée sur son coude, aufond de l’alcôve, les rideaux écartés, regardait les fenêtres d’unair tout mélancolique.

– Vous allez voir un malade, monsieur ledocteur ? dit-elle.

– Oui, un pauvre bûcheron de Dannbach, àtrois lieues d’ici, qui s’est laissé prendre sous saschlitte ; c’est une blessure grave et qui ne souffreaucun retard.

– Quel rude métier vous faites ! ditMme Thérèse d’une voix attendrie ; sortir par un tempspareil pour secourir un malheureux, qui ne pourra peut-être jamaisreconnaître vos services !

– Eh ! sans doute, répondit l’oncleen bourrant sa grande pipe de porcelaine, cela m’est arrivé déjàbien souvent ; mais que voulez-vous ? parce qu’un hommeest pauvre, ce n’est pas une raison pour le laisser mourir ;nous sommes tous frères, madame Thérèse, et les malheureux ont ledroit de vivre comme les riches.

– Oui, vous avez raison, et pourtantcombien d’autres, à votre place, resteraient tranquillement près deleur feu, au lieu de risquer leur vie, pour le seul plaisir defaire le bien !

Et levant les yeux avec expression :

– Monsieur le docteur, dit-elle, vousêtes un républicain.

– Moi, madame Thérèse ! que me dites-vouslà ? s’écria l’oncle en riant.

– Oui, un vrai républicain,reprit-elle : un homme que rien n’arrête, qui méprise toutesles souffrances, toutes les misères pour accomplir son devoir.

– Ah ! si vous l’entendez ainsi, jeserais heureux de mériter ce nom, répondit l’oncle. Mais, dans tousles partis et dans tous les pays du monde, il se trouve des hommespareils.

– Alors, monsieur Jacob, ils sontrépublicains sans le savoir.

L’oncle ne put s’empêcher desourire :

– Vous avez réponse à tout, dit-il enfourrant son paquet de tabac dans la grande poche de sahouppelande, on ne peut pas discuter avec vous.

Quelques instants de silence suivirent cesparoles. L’oncle battait le briquet. Moi j’avais pris la tête deScipio entre mes bras, et je pensais : « Je te tiens, tuvas me suivre… Nous reviendrons dîner, et après ça nousrecommencerons. » Le cheval continuait à hennir dehors, etMme Thérèse s’était mise à regarder les gros flocons quitourbillonnaient contre les vitres, lorsque l’oncle, ayant allumésa pipe, dit :

– Je vais rester absent jusqu’ausoir ; mais Fritzel vous tiendra compagnie, le temps ne vousdurera pas trop.

Il me passait la main dans les cheveux, et jedevenais rouge comme une écrevisse, ce qui fit sourireMme Thérèse.

– Non, non, monsieur le docteur, dit-elleavec bonté, je ne m’ennuie jamais seule ; il faut laissercourir Fritzel avec Scipio, cela leur fera du bien ; et puisils aiment bien mieux respirer le grand air que de rester enfermésdans la chambre : n’est-ce pas, Fritzel ?

– Oh ! oui, madame Thérèse,répondis-je en exhalant un gros soupir.

– Comment ! tu n’as pas honte dedire cela de cette façon ? s’écria l’oncle.

– Eh ? pourquoi, monsieur ledocteur ? Fritzel est comme petit Jean, il dit tout ce qu’ilpense, et il a raison. Va, Fritzel, cours, amuse-toi ; l’onclete donne congé.

Que je l’aimais alors et que son sourire meparaissait bon ! L’oncle Jacob s’était mis à rire, il repritson fouet au coin de la porte, et revenant :

– Allons, madame Thérèse, s’écria-t-il,au revoir et bon courage !

– Au revoir ! monsieur le docteur,fit-elle en lui tendant sa longue main d’un aird’attendrissement ; allez, et que le ciel vous conduise.

Ils restèrent ainsi quelques instants toutrêveurs ; puis l’oncle dit :

– Ce soir, entre six et sept heures, jeserai de retour, madame Thérèse ; ayez bonne confiance, soyezsans inquiétude, tout ira mieux.

Après quoi nous sortîmes ; il enjambal’échelle du traîneau, s’enveloppa les genoux de sa houppelande, ettoucha Rappel du bout de son fouet, en me disant :

– Conduis-toi bien, Fritzel.

Le traîneau fila sans bruit, remontant la rue.Quelques bonnes gens regardaient à leurs fenêtres et sedisaient :

« Monsieur le docteur Jacob est appelébien sûr quelque part pour un malade en danger, sans cela il ne semettrait pas en route par ce temps de neige. »

Quand l’oncle eut disparu au coin de la rue,je tirai la porte de l’allée et je rentrai manger ma soupe sur lebord de l’âtre. Scipio me regardait, ses grosses moustaches enl’air, et se léchait de temps en temps le tour du museau enclignant de l’œil. Je lui laissai le fond de mon assiette ànettoyer, selon mon habitude ; ce qu’il faisait gravement,sans montrer l’avidité des autres chiens du village.

Nous en étions là et j’allais sortir, lorsqueLisbeth, qui venait de finir son ouvrage et qui s’essuyait les brasà la serviette, derrière la porte, me demanda :

– Dis donc, Fritzel, est-ce que tu restesici ?

– Non, je vais voir le petit HansAden.

– Eh bien, écoute : puisque tu metstes sabots, va donc chez le mauser me chercher du miel pour laFrançaise ; monsieur le docteur veut qu’on lui fasse uneboisson avec du miel. Prends ton écuelle et va là-bas. Tu diras aumauser que c’est pour l’oncle Jacob. Voici l’argent.

Rien ne me plaisait tant que d’avoir à fairedes commissions, surtout chez le mauser, qui me traitait comme unhomme raisonnable. Je pris donc l’écuelle et je sortis avec Scipiopour me rendre chez le taupier, dans la ruelle des Orties, derrièrel’église.

Quelques commères commençaient à balayer ledevant de leur porte.

À l’auberge du Cruchon-d’Or, onentendait tinter les verres et les bouteilles ; on chantait,on riait, les gens montaient et descendaient l’escalier. Unvendredi, cela me parut extraordinaire ; je m’arrêtai pourvoir si c’était une noce ou un baptême, et comme je me tenais del’autre côté de la rue, sur la pointe des pieds, regardant dans lapetite allée ouverte, je vis, au fond de la cuisine, la silhouetteétrange du mauser se pencher devant la flamme, son bout de pipenoire au coin des lèvres, et sa main brune qui posait une braisesur le tabac.

Plus loin, à droite, j’aperçus aussi lavieille Grédel avec sa cornette à rubans tremblotants ; ellearrangeait des assiettes sur un dressoir, et son chat gris sepromenait au bord en faisant le gros dos et la queue en l’air.

Un instant après, le mauser revint lentementdans l’allée sombre, lançant de grosses bouffées. Alors je luicriai :

– Mauser ! mauser !

Il s’avança jusqu’au bord de l’escalier, et medit en riant :

– C’est toi, Fritzel ?

– Oui, je vais chez vous chercher dumiel.

– Hé ! monte donc boire uncoup ; nous irons ensemble tout à l’heure.

Et se tournant vers la cuisine :

– Grédel, cria-t-il, apportez un verrepour Fritzel.

Je m’étais dépêché de monter, et nousentrâmes, Scipio sur nos talons.

Dans la salle, à travers la fumée grisâtre, onne voyait le long des tables, que des gens en blouse, en veste, encamisole, le bonnet ou le feutre sur l’oreille ; les uns assisà la file, les autres à cheval au bout des bancs, levant leursverres pleins d’un air joyeux, et célébrant la grande victoire deKaiserslautern. De tous les côtés on entendait chanter leFaterland. Quelques vieilles buvaient avec leurs fils etsemblaient aussi joyeuses que les autres.

Je suivais le mauser, qui s’avançait, le dosrond, vers les fenêtres de la rue. Là se trouvaient, dans le coin àdroite, l’ami Koffel et le vieux Adam Schmitt, devant une bouteillede vin blanc. Dans l’autre coin, en face, l’aubergiste JosephSpick, son bonnet de laine frisée sur l’oreille, comme unbatailleur, et M. Richter, en veste de chasse et grandesguêtres de cuir, buvaient du gleiszeller au cachet vert.Ils étaient pourpres tous les deux jusqu’aux oreilles, etcriaient :

– À la santé de Brunswick ! à lasanté de notre glorieuse armée !

– Hé ! fit le mauser en s’approchantde notre table, place pour un homme.

Et Koffel, se retournant, me serra la main,tandis que le père Schmitt disait :

– À la bonne heure, à la bonne heure,voici du renfort.

Il me fit asseoir près de lui, contre le mur,et Scipio vint aussitôt lui lever la main du bout de son nez, d’unair de vieille connaissance.

– Hé ! hé ! hé ! disait levieux soldat, c’est toi, l’ancien ; tu me reconnais !

Grédel apporta un verre, et le mauserl’emplit.

Au même instant, M. Richter se mit àcrier à l’autre bout de la table, d’un ton moqueur :

– Hé ! Fritzel, comment vaM. le docteur Jacob ? Il ne vient donc pas célébrer lagrande bataille ! C’est étonnant, étonnant, un si bonpatriote !

Et moi, ne sachant que répondre, je dis toutbas à Koffel :

– L’oncle est parti sur son traîneau poursoigner un pauvre bûcheron qui s’est laissé prendre sous saschlitte.

Alors Koffel, se retournant, s’écria d’unevoix claire :

– Pendant que le petit-fils d’un anciendomestique de Salm-Salm s’allonge les jambes sous la table près dupoêle, et qu’il boit du gleiszeller en l’honneur desPrussiens, qui se moquent de lui, M. le docteur Jacob traverseles neiges pour aller voir un pauvre bûcheron de la montagne écrasésous sa schlitte. Ça rapporte moins que de prêter à grosintérêts, mais ça prouve plus de cœur tout de même.

Koffel avait un petit coup de trop, et tousles gens l’écoutaient en souriant. Richter, la figure longue et leslèvres serrées, ne répondit pas d’abord, mais au bout d’un instantil dit :

– Eh ! que ne fait-on pas par amourdes Droits de l’homme, de la déesse Raison et du Maximum, surtoutquand une vraie citoyenne vous encourage !

– Monsieur Richter, taisez-vous !s’écria le mauser d’une voix forte. M. le docteur est aussibon Allemand que vous, et cette femme, dont vous parlez sans laconnaître, est une brave femme. Le Dr Jacob n’a fait que son devoiren lui sauvant la vie ; vous devriez rougir d’exciter les gensdu village contre un pauvre être malade qui ne peut pas sedéfendre : c’est abominable !

– Je me tairai si cela me convient,s’écria Richter à son tour. Vous criez bien haut… Ne dirait-on pasque les Français ont remporté la victoire !

Alors le mauser, les tempes et les jouescouleur de brique, frappa du poing sur la table, à faire tomber lesverres ; il parut vouloir se lever, mais il se rassit etdit :

– J’ai droit de me réjouir des victoiresde la vieille Allemagne autant, pour le moins, que vous, monsieurRichter, car moi je suis un vieil Allemand comme mon père, commemon grand-père, et tous les mausers connus depuis deux cents ans auvillage d’Anstatt pour l’élevage des abeilles et la manière deprendre les taupes ; au lieu que les cuisiniers des Salm-Salm,de père en fils, se promenaient en France avec leurs maîtres pourtourner la broche et lécher le fond des marmites.

Toute la salle partit d’un éclat de rire à cepropos, et M. Richter, voyant que la plupart n’étaient paspour lui, jugea prudent de se modérer ; il répondit donc d’unton calme :

– Je n’ai jamais rien dit contre vous nicontre le docteur Jacob ; au contraire, je sais que M. ledocteur est un homme habile et un honnête homme. Mais celan’empêche pas qu’en un jour comme celui-ci tout bon Allemand doitse réjouir. Car, écoutez bien, ceci n’est pas une victoireordinaire, c’est la fin de cette fameuse République une etindivisible.

– Comment ! comment ! s’écriale vieux Schmitt, la fin de la République ? Voilà dunouveau !

– Oui, elle ne durera plus six mois, fitRichter avec assurance ; car, de Kaiserslautern, les Françaisseront balayés jusqu’à Hornbach, de Hornbach à Sarrebruck, à Metz,et ainsi de suite jusqu’à Paris. Une fois en France, noustrouverons des amis en foule pour nous secourir : la noblesse,le clergé et les honnêtes gens sont tous pour nous ; ilsn’attendent que notre armée pour se lever. Et quant à ce tas degueux ramassés à droite et à gauche, sans officiers et sansdiscipline, qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre de vieux soldats,fermes comme des rochers, avançant en bon ordre de bataille, sousla conduite de la vieille race guerrière ? Des tas desavetiers sans un seul général, sans même un vrai caporalschlague ! Des paysans, des mendiants, de vraissans-culottes, comme ils s’appellent eux-mêmes, je vous le demande,qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre des Brunswick, des Wurmser etdes centaines d’autres vieux capitaines éprouvés par tous lespérils de la guerre de Sept ans ? Ils seront dispersés etpériront par milliers, comme les sauterelles en automne.

Toute la salle était alors de l’avis deRichter, et plusieurs disaient :

– À la bonne heure, voilà ce quis’appelle parler ; depuis longtemps nous pensions les mêmeschoses.

Le mauser et Koffel se taisaient ; maisle vieux Adam Schmitt hochait la tête en souriant. Après un instantde silence, il déposa sa pipe sur la table et dit :

– Monsieur Richter, vous parlez commel’almanach ; vous prédisez l’avenir d’une façonadmirable ; mais tout cela n’est pas aussi clair pour lesautres que pour vous. Je veux bien croire que la vieille race estnée pour faire les généraux, puisque les nobles arrivent tous aumonde capitaines ; mais, de temps en temps, il peut aussisortir des généraux de la race des paysans, et ceux-là ne sont pasles plus mauvais, car ils le sont devenus par leur propre valeur.Ces Républicains, qui vous paraissent si bêtes, ont quelquefois debonnes idées tout de même ; par exemple, d’établir chez euxque le premier venu pourra devenir feld-maréchal, pourvu qu’il enait le courage et la capacité ; de cette façon, tous lessoldats se battent comme de véritables enragés ; ils tiennentdans leurs rangs comme des clous et marchent en avant comme desboulets, parce qu’ils ont la chance de monter en grade s’ils sedistinguent, de devenir capitaine, colonel ou général. LesAllemands se battent maintenant pour avoir des maîtres, et lesFrançais se battent pour s’en débarrasser, ce qui fait encore unegrande différence. Je les ai regardés de la fenêtre du père Diemer,au premier étage, en face de la fontaine, pendant les deux chargesdes Croates et des uhlans, des charges magnifiques ; eh bien,cela m’a beaucoup étonné, monsieur Richter, de voir comme cesjacobins ont supporté ça ! Et leur commandant m’a fait unvéritable plaisir, avec sa grosse figure de paysan lorrain et sespetits yeux de sanglier. Il n’était pas aussi bien habillé qu’unmajor prussien, mais il se tenait aussi tranquille sur son chevalque si on lui avait joué un air de clarinette. Finalement, ils sesont tous retirés, c’est vrai, mais ils avaient une division sur ledos, et n’ont laissé que les fusils et les gibernes des morts surla place. Avec des soldats pareils, croyez-moi, monsieur Richter,il y a de la ressource. Les vieilles races guerrières sont bonnes,mais les jeunes poussent au-dessous, comme les petits chênes sousles grands, et quand les vieux pourrissent, ceux-là les remplacent.Je ne crois donc pas que les Républicains se sauvent comme vous ledites ; ce sont déjà de fameux soldats, et s’il leur vient ungénéral ou deux, gare ! Et prenez bien garde que ce n’est pasimpossible du tout, car, entre douze ou quinze cent mille paysans,il y a plus de choix qu’entre dix ou douze mille nobles ; larace n’est peut-être pas aussi fine, mais elle est plus solide.

Le vieux Schmitt reprit alors haleine uninstant, et comme tout le monde l’écoutait, il ajouta :

– Tenez, moi, par exemple, si j’avais eule bonheur de naître dans un pays pareil, est-ce que vous croyezque je me serais contenté d’être Adam Schmitt, sergent degrenadiers, avec cent florins de pension, six blessures et quinzecampagnes ? Non, non, ôtez-vous cette idée de la tête ;je serais le commandant, le colonel ou le général Schmitt, avec unebonne retraite de deux mille thalers, ou bien mes os dormiraientdepuis longtemps quelque part. Quand le courage mène à tout, on adu courage, et quand il ne sert qu’à devenir sergent et à faireavancer les nobles en grade, chacun garde sa peau.

– Et l’instruction ! s’écriaRichter, vous comptez donc l’instruction pour rien, vous ?Est-ce qu’un homme qui ne sait pas lire vaut un duc de Brunswickqui sait tout ?

Alors Koffel, se retournant, dit d’un aircalme :

– C’est juste, monsieur Richter,l’instruction fait la moitié de l’homme, et peut-être les troisquarts. Voilà pourquoi ces Républicains se battent jusqu’à lamort ; ils veulent que leurs fils reçoivent de l’instructionaussi bien que les nobles. C’est le manque d’instruction qui faitla mauvaise conduite et la misère, la misère fait les mauvaisestentations, et les mauvaises tentations amènent tous les vices. Leplus grand crime de ceux qui gouvernent dans ce bas monde, c’est derefuser l’instruction aux misérables, afin que leurs races noblessoient toujours au-dessus ; c’est comme s’ils crevaient lesyeux des hommes, lorsqu’ils viennent au monde, pour profiter deleur travail. Dieu vengera ces fautes, monsieur Richter, car il estjuste. Et si les Républicains versent leur sang, comme ils ledisent, pour que cela n’arrive plus sur la terre, tous les hommesreligieux qui croient à la vie éternelle doivent les approuver.

Ainsi parla Koffel, disant que si ses parentsavaient pu le faire instruire, au lieu d’être un pauvre diable, ilaurait peut-être fait honneur à Anstatt et serait devenu quelquechose d’utile. Chacun pensait comme lui, et plusieurs se disaiententre eux : « Que serions-nous si l’on nous avaitinstruits ? Est-ce que nous étions plus bêtes que lesautres ? Non, le ciel donne à tous sa douce lumière et sabonne rosée. Nous avions de bonnes intentions, nous voulions lajustice ; mais on nous a laissés dans les ténèbres, par espritde calcul et pour nous maintenir dans la bassesse. Ces gens-làpensent s’agrandir en empêchant les autres de croître, c’estabominable ! »

Et moi, songeant alors combien l’oncle Jacobse donnait de peine pour m’apprendre à lire dansM. de Buffon, je me repentais de ne pas profiterdavantage de ses leçons, et j’étais tout attendri.

M. Richter, voyant tout le monde contrelui, et ne sachant que répondre aux paroles judicieuses de Koffel,haussa les épaules comme pour dire : « Ce sont des fousgonflés d’orgueil, des êtres qu’il faudrait mettre à laraison. »

Or le silence commençait à se rétablir et lemauser venait de faire apporter une seconde bouteille, lorsque desgrondements sourds s’entendirent sous la table ; aussitôt nousregardâmes et nous vîmes le grand chien roux de M. Richter quitournait autour de Scipio. Ce chien s’appelait Max ; il avaitle poil ras, le nez fendu, les côtes saillantes, les yeuxjaunâtres, les oreilles longues et la queue relevée comme unsabre ; il était grand, sec et nerveux. M. Richter avaitl’habitude de chasser avec lui des journées entières sans rien luidonner à manger, sous prétexte que les bons chiens de chassedoivent avoir faim pour sentir le gibier et le suivre à la piste.Il voulait passer derrière Scipio, qui se retournait toujours latête haute et la lèvre frémissante.

En regardant du côté de M. Richter, jevis qu’il excitait son chien en dessous ; le père Schmitt s’enaperçut aussi, car il s’écria :

– Monsieur Richter, vous avez tortd’exciter votre chien. Ce caniche, voyez-vous, est un chien desoldat, rempli de finesse et qui connaît toutes les ruses de laguerre. Le vôtre est peut-être d’une vieille race ; mais,prenez garde, celui-ci serait bien capable de l’étrangler.

– Étrangler mon chien ! s’écriaRichter ; il en avalerait dix comme ce misérable roquet ;d’un coup de dent il lui casserait l’échine !

En entendant cela, je voulus me sauver avecScipio, car M. Richter excitait toujours son grand Max, ettous les buveurs se retournaient en riant pour voir la bataille.J’avais envie de pleurer ; mais le vieux Schmitt me retenaitpar l’épaule en me disant tout bas :

– Laissez faire, laissez faire… necraignez rien, Fritzel ; je vous dis que votre chien connaîtla politique… l’autre n’est qu’une grosse bête qui n’a rien vu.

Et se tournant vers Scipio, il lui répétaittoujours :

– Attention ! attention !

Scipio ne bougeait pas ; il se tenait lederrière dans le coin de la fenêtre, la tête droite, ses yeuxluisants sous ses grands poils frisés, et, dans le coin de samoustache tremblotante, on voyait une dent blanche trèspointue.

Le grand roux s’avançait la tête penchée et lepoil hérissé tout le long de son échine maigre. Ils grondaient tousdeux, jusqu’au moment où Max fit un bond pour saisir Scipio à lagorge ; aussitôt trois ou quatre éclats de voix brefs,terribles, partirent à la fois. Scipio s’était baissé pendant quel’autre l’attrapait à la tignasse, et d’un coup de dent sec il luifaisait claquer la patte. C’est alors qu’il fallut entendre lescris plaintifs de Max, et qu’il fallut le voir se glisser enboitant sous les tables ; il filait comme un éclair entre lesjambes, en répétant ses cris aigus qui vous perçaient lesoreilles.

M. Richter s’était levé furieux pourtomber sur Scipio ; mais, au même instant, le mauser avaitpris son bâton au coin de la porte, et disait :

– Monsieur Richter, si votre grosse bêteest mordue, à qui la faute ? Vous l’avez assez excitée ;maintenant elle est peut-être estropiée, ça vousapprendra !

Et le vieux Schmitt, riant jusqu’aux larmes,faisait mettre Scipio entre ses genoux et criait :

– Je savais bien qu’il connaissait lesfinesses de la guerre ; hé ! hé ! hé ! nousavons remporté les drapeaux et les canons.

Tous les assistants riaient avec lui ; desorte que M. Richter, indigné, chassa lui-même son chien dansla rue à grands coups de pied, pour ne plus entendre ses cris. Ilaurait bien voulu en faire autant à Scipio, mais tout le mondeétait dans l’étonnement de son courage et de son bon sensnaturel.

– Allons, s’écria le mauser en se levant,arrive maintenant, Fritzel, arrive ! Il est temps que je tedonne ce que tu veux. Je vous salue, monsieur Richter ; vousavez un fameux chien. Grédel, vous marquerez deux bouteilles surl’ardoise.

Schmitt et Koffel s’étaient aussi levés, etnous sortîmes tous ensemble, riant comme des bienheureux. Scipionous suivait de près, sachant qu’il n’avait rien de bon à espérerquand nous serions sortis.

Au bas de l’escalier, Schmitt et Koffeltournèrent à droite pour descendre la grand-route ; le mauseret moi nous traversâmes la place, à gauche, pour entrer dans laruelle des Orties.

Le mauser marchait devant, le dos rond, uneépaule un peu plus haute que l’autre, selon son habitude, lançantde grosses bouffées de tabac coup sur coup, et riant tout bas, sansdoute à cause de la déconfiture de Richter.

Nous arrivâmes bientôt à sa petite porteenfoncée sous terre ; alors il descendit les marches et medit :

– Arrive, Fritzel, arrive ; laissele chien dehors, il n’y a pas trop de place dans le trou.

Il avait bien raison d’appeler sa baraque untrou, car elle n’avait que deux petites fenêtres à fleur de terredonnant sur la ruelle. À l’intérieur, tout était sombre : legrand lit et l’escalier de bois au fond, les vieux escabeaux, latable couverte de scies, de pointes, de pincettes, l’armoire ornéede deux citrouilles, le plafond traversé de perches, où la vieilleBerbel, la mère du mauser, suspendait le chanvre qu’ellefilait ; les attrapes de toutes sortes placées sur le vieuxbaldaquin, dans un enfoncement tout gris de poussière et de toilesd’araignée ; les centaines de peaux de martres, de fouines, debelettes accrochées aux murs, les unes retournées, les autresencore fraîches et bourrées de paille pour les faire sécher, toutcela vous laissait à peine assez de place pour se retourner, ettout cela me rappelle le bon temps de la jeunesse, car je l’ai vucent fois, été comme hiver, qu’il fît du soleil ou de la pluie, queles petites fenêtres fussent ouvertes ou fermées.

C’est là-dedans que je me représente toujoursle mauser, assis devant la table très basse, montant ses attrapes,la joue tirée, les lèvres serrées, et la vieille Berbel,– toute jaune, le bonnet de crin sur la nuque, ses petitesmains sèches, aux ongles noirs, sillonnées de grosses veinesbleuâtres, – filant du matin au soir à côté du poêle. De tempsen temps, elle levait sa petite tête, froncée de ridesinnombrables, et regardait son fils d’un air de satisfaction.

Mais ce jour-là, Berbel n’était pas de bonnehumeur, car à peine fûmes-nous entrés qu’elle se mit à quereller lemauser d’une voix aigre, disant qu’il passait sa vie au cabaret,qu’il ne songeait qu’à boire, sans se soucier du lendemain, touteschoses très fausses auxquelles le mauser ne répondit pas, sachantqu’il faut tout entendre de sa mère sans se plaindre.

Il ouvrit tranquillement l’armoire, tandis quela vieille Berbel criait, et prit sur le plus haut rayon une largeécuelle de terre vernissée, où le miel couleur d’or, dans desrayons blancs comme la neige, s’élevait par couches régulières. Illa déposa sur la table, et plaça deux beaux rayons dans uneassiette très propre, en me disant :

– Tiens, Fritzel, voilà du beau miel pourla dame française. Le miel en rayon est tout ce qu’on peutsouhaiter de mieux pour des malades ; c’est d’abord plusappétissant, et puis c’est plus frais et plus sain.

J’avais déjà posé l’argent au bord de latable, et Berbel étendait la main d’un air content pour leprendre ; mais le mauser me le rendit :

– Non, fit-il, non, je ne veux pas êtrepayé de cela ; mets cet argent dans ta poche, Fritzel, etprends l’assiette. Laisse ton écuelle ici ; je vous larapporterai ce soir ou demain matin.

Et comme la vieille semblait fâchée, ilajouta :

– Tu diras à la dame française, Fritzel,que c’est le mauser qui lui fait présent de ce miel, avec plaisir,entends-tu… de bien bon cœur… car c’est une femme respectable…N’oublie pas de dire « respectable » tum’entends ?

– Oui, mauser, je dirai ça. Bonjour,Berbel, dis-je en ouvrant la porte.

Elle me répondit en inclinant la têtebrusquement ; cette vieille avare ne voulait rien dire, àcause de l’oncle Jacob ; mais de voir partir le miel sansargent, cela lui paraissait bien dur.

Le mauser me reconduisit jusque dehors, et jeretournai chez nous, bien content de ce qui venait d’arriver.

XI

 

Au coin de l’église, je rencontrai le petitHans Aden, qui revenait de glisser sur le guévoir ; il s’enretournait, les mains dans les poches jusqu’aux coudes, et mecria :

– Fritzel ! Fritzel !

S’étant approché, d’abord il regarda les deuxbeaux rayons de miel, et me dit :

– C’est pour vous ça ?

– Non, c’est pour faire de la boisson àla dame française.

– Je voudrais bien être malade à saplace, dit-il, en se léchant, d’un air expressif, le bord de sesgrosses lèvres retroussées.

Puis il demanda :

– Qu’est-ce que tu fais, cetaprès-midi ?

– Je ne sais pas ; j’irai mepromener avec Scipio.

Alors il regarda le chien, et, se grattant lebas du dos :

– Écoute, si tu veux, dit-il, nous ironsposer des attrapes derrière le fumier de la poste ; il y abeaucoup de verdiers et de moineaux le long des haies, sous leshangars et dans les arbres du Postthâl.

– Je veux bien, lui répondis-je.

– Oui, arrive ici, sur le perron ;nous partirons ensemble.

Avant de nous séparer, Hans Aden me demandas’il pouvait passer le doigt au fond de l’assiette ; je luidonnai cette permission, et il trouva le miel très bon. Après quoi,chacun reprit son chemin, et je rentrai chez nous vers onze heureset demie.

– Ah ! te voilà ! s’écriaLisbeth en me voyant entrer dans la cuisine, je croyais que tu nereviendrais plus ; Dieu du ciel, il t’en faut, à toi, du tempspour faire une commission !

Je lui racontai ma rencontre avec le mausersur l’escalier du Cruchon-d’Or, la dispute de Koffel, duvieux Schmitt et du taupier contre M. Richter, la grandebataille de Max et de Scipio ; et, finalement, la manière dontle mauser m’avait recommandé de dire qu’il ne voulait pas d’argentpour son miel, et qu’il l’offrait de bien bon cœur à la damefrançaise, une personne « respectable ».

Comme la porte était ouverte, Mme Thérèseentendit ces choses et me dit de venir. Alors je vis qu’elle étaitattendrie, et quand je lui présentai le miel, elle l’accepta.

– C’est bien, Fritzel, dit-elle, leslarmes aux yeux, c’est bien mon enfant, je suis contente, biencontente de ce présent ; l’estime des honnêtes gens nous faittoujours beaucoup de plaisir. Lorsque le mauser viendra, je veux leremercier moi-même.

Puis elle se pencha et passa la main sur latête de Scipio, qui se tenait devant le lit, le nez en l’air ;elle souriait, et dit :

– Hé ! Scipio, tu soutiens doncaussi la bonne cause ?

Lui, voyant la joie briller dans ses yeux, semit à aboyer tout haut ; il se plaça même sur son derrière,comme pour faire l’exercice.

– Oui, oui, je vais mieux maintenant, luidit-elle, je me sens plus forte… Ah ! nous avons beaucoupsouffert !

Puis, exhalant un soupir, elle se remit lecoude dans l’oreiller en disant :

– Une bonne nouvelle… seulement une bonnenouvelle, et tout sera bien !

Lisbeth venait de dresser la table, elle nedisait rien ; Mme Thérèse redevenait rêveuse.

La pendule sonna midi, et, quelques instantsaprès, la vieille servante apporta la petite soupière pour nousdeux ; elle fit le signe de la croix et nous dinâmes.

À chaque instant je tournais la tête pourregarder si Hans Aden ne se promenait pas déjà sur le perron del’église. Mme Thérèse, qui venait de se recoucher, noustournait le dos, la couverture sur l’épaule ; elle avait sansdoute encore de grandes inquiétudes. Moi, je ne songeais qu’auxfumiers du Postthâl ; je voyais déjà nos attrapes enbriques posées autour dans la neige, la tuile levée, soutenue pardeux petits bois en fourche, et les grains de blé au bord et dansle fond. Je voyais les verdiers tourbillonner dans les arbres, etles moineaux rangés à la file, sur le bord des toits, s’appelant,épiant, écoutant, tandis que nous, tout au fond du hangar, derrièreles bottes de paille, nous attendions le cœur battant d’impatience.Puis un moineau voltigeait sur le fumier, la queue en éventail,puis un autre, puis toute la bande. Les voilà ! les voilà prèsde nos attrapes !… Ils vont descendre… déjà un, deux, troissautent autour et becquètent les grains de blé…Frouu ! tous s’envolent à la fois ; c’est unbruit à la ferme… c’est le garçon Yéri avec ses gros sabots, quivient de crier dans l’écurie à l’un de ses chevaux :« Allons, te retourneras-tu, Foux ? » Quelmalheur ! Si seulement tous les chevaux étaient crevés, etYéri avec !… Enfin, il faut attendre encore… les moineaux sontpartis bien loin. Tout à coup un d’eux se remet à crier, ilsreviennent sur les toits… Ah ! Seigneur Dieu ! pourvu queYéri ne crie plus… pourvu que tout se taise… S’il n’y avaitseulement pas de gens dans cette ferme ni sur la route !Quelles transes ! Enfin, en voilà un qui redescend… Hans Adenme tire par le pan de ma veste… Nous ne respirons plus… nous sommescomme muets d’espérance et de crainte !

Tout cela, je le voyais d’avance, je ne metenais plus en place.

– Mais, au nom du ciel, qu’as-tudonc ? me disait Lisbeth ; tu vas, tu cours comme une âmeen peine… tiens-toi donc tranquille.

Je n’entendais plus ; le nez aplaticontre la vitre je pensais :

« Viendra-t-il ou ne viendra-t-ilpas ? Il est peut-être déjà là-bas… il en aura emmené unautre ! »

Cette idée me paraissait terrible.

J’allais partir, quand enfin Hans Adentraversa la place ; il regardait vers notre maison, épiant ducoin de l’œil ; mais il n’eut pas besoin d’épierlongtemps : j’étais déjà dans l’allée et j’ouvrais la porte,sans prévenir Scipio cette fois. Puis je courus le long du mur, decrainte d’une commission ou de tout autre empêchement : ilpeut vous arriver tant de malheurs dans ce bas monde ! Et cen’est que bien loin de là, dans la ruelle des Orties, que Hans Adenet moi nous fîmes halte pour reprendre haleine.

– Tu as du blé, Hans Aden ?

– Oui.

– Et ton couteau ?

– Sois donc tranquille, le voilà. Maisécoute, Fritzel, je ne peux pas tout porter ; il faut que tuprennes les briques et moi les tuiles.

– Oui ; allons.

Et nous repartîmes à travers champs, derrièrele village, ayant de la neige jusqu’aux hanches. Le mauser, Koffel,l’oncle lui-même nous auraient appelés alors, que nous nous serionssauvés comme des voleurs, sans tourner la tête.

Nous arrivâmes bientôt à la vieille tuilerieabandonnée, car on cuit rarement en hiver, et nous prîmes notrecharge de briques. Puis remontant la prairie, nous traversâmes leshaies du Postthâl toutes couvertes de givre, juste en facedes grands fumiers carrés, derrière les écuries et le hangar. Déjàde loin, nous voyions les moineaux alignés au bord du toit.

– Je te le disais bien, faisait HansAden ; écoute… écoute !…

Deux minutes après nous posions nos attrapesentre les fumiers, en déblayant la neige au fond. Hans Aden taillales petites fourches, plaça les tuiles avec délicatesse, puis ilsema le blé tout autour. Les moineaux nous contemplaient du hautdes toits, en tournant légèrement la tête sans rien dire. Hans Adense releva, s’essuyant le nez du revers de la manche, et clignant del’œil pour observer les moineaux.

– Arrive, fit-il tout bas ; ils vonttous descendre.

Nous entrâmes sous le hangar, pleins de bonnesespérances, et dans le même instant toute la bande disparut. Nouspensions qu’ils reviendraient ; mais jusque vers quatre heuresnous restâmes blottis derrière les bottes de paille, sans entendreun cri de moineau. Ils avaient compris ce que nous faisions, ets’en étaient allés bien loin, à l’autre bout du village.

Qu’on juge de notre désespoir ! HansAden, malgré son bon caractère, éprouvait une indignation terrible,et moi-même je faisais les plus tristes réflexions, pensant qu’iln’y a rien de plus bête au monde que de vouloir prendre desmoineaux en hiver, lorsqu’ils n’ont que la peau et les os, et qu’ilen faudrait quatre pour faire une bouchée.

Enfin, las d’attendre et voyant le jourbaisser, nous revînmes au village, en suivant la grande route,grelottant, les mains dans les poches, le nez humide et le bonnettiré sur la nuque d’un air piteux.

Lorsque j’arrivai chez nous, il faisait nuit.Lisbeth préparait le souper ; mais comme j’éprouvais une sortede honte à lui raconter la façon dont les moineaux s’étaient moquésde nous, au lieu de courir à la cuisine, selon mon habitude,j’ouvris tout doucement la porte de la salle obscure, et j’allaim’asseoir sans bruit derrière le fourneau.

Rien ne bougeait ; Scipio dormait sous lefauteuil, la tête sur la hanche, et je me réchauffais depuis unquart d’heure, écoutant bourdonner la flamme, lorsque Mme Thérèse,qui semblait dormir, me dit d’une voix douce :

– C’est toi, Fritzel ?

– Oui, madame Thérèse, luirépondis-je.

– Tu te réchauffes ?

– Oui, madame Thérèse.

– Tu as donc bien froid ?

– Oh ! oui.

– Qu’est-ce que vous avez donc fait cetaprès-midi ?

– Nous avons posé des attrapes auxmoineaux, Hans Aden et moi.

– Ah ! Et vous en avez prisbeaucoup ?

– Non, madame Thérèse, pas beaucoup.

– Combien ?

Cela me saignait le cœur de dire à cettehonnête personne que nous n’en avions pas pris du tout.

– Deux ou trois, n’est-ce pas,Fritzel ? fit-elle.

– Non, madame Thérèse.

– Vous n’en avez donc pas pris ?

– Non.

Alors elle se tut, et je me fis une grandeidée de son chagrin.

– Ce sont des oiseaux bien malins,reprit-elle au bout d’un instant.

– Oh oui !…

– Tu n’as pas les pieds mouillés,Fritzel ?

– Non, j’avais mes sabots.

– Allons, allons, tant mieux. Il faut teconsoler, une autre fois tu seras plus heureux.

Comme nous causions ainsi, Lisbeth entralaissant la porte de la cuisine ouverte.

– Hé ! te voilà, dit-elle, jevoudrais bien savoir où tu passes tes journées ? toujoursdehors, toujours avec ton Hans Aden, ou ton Frantz Sépel.

– Il a pris des moineaux, ditMme Thérèse.

– Des moineaux ! si j’en voyaisseulement une fois un, s’écria la vieille servante. Depuis troisans, tous les hivers il court après les moineaux. Une fois, parhasard, il a pris en automne un vieux geai déplumé, qui n’avaitplus la force de voler, et depuis ce temps il croit que tous lesoiseaux du ciel sont à lui.

Lisbeth riait. Elle se remit à son rouet,devant l’alcôve, et dit en trempant son doigt dans lemouilloir :

– Maintenant tout est prêt, quandM. le docteur viendra, je n’aurai plus qu’à mettre la nappe.Qu’est-ce que je racontais donc tout à l’heure ?

– Vous parliez de vos conscrits,mademoiselle Lisbeth.

– Ah ! oui… depuis le commencementde cette maudite guerre, tous les garçons du village sontpartis : le grand Ludwig, le fils du forgeron, le petitChristel, Hans Goerner et bien d’autres, ils sont partis, les uns àpied, les autres à cheval, en chantant : Faterland !Faterland ! avec leurs camarades, qui les conduisaient auKirschtâl, à l’auberge du père Fritz, sur la route deKaiserslautern. Ils chantaient bien, mais ça ne les empêchait pasde pleurer comme des malheureux en regardant le clocher d’Anstatt.Le petit Christel, à chaque pas, embrassait Ludwig en disant :« Quand reverrons-nous Anstatt ! » L’autrerépondait : « Ah bah ! il ne faut plus penser à ça,le seigneur Dieu, là-haut, nous sauvera de ces Républicains que leciel confonde ! » Ils sanglotaient ensemble, et le vieuxsergent venu tout exprès, répétait toujours : « Enavant !… Courage !… Nous sommes des hommes ! »Il avait le nez rouge, à force de trinquer avec nos conscrits. Legrand Hans Goerner, qui devait se marier avec Rosa Mutz, la filledu garde champêtre, criait : « Encore un coup… encore uncoup… C’est peut-être le dernier plat de choucroute que nous voyonsdevant nos yeux ! »

– Pauvre garçon ! fitMme Thérèse.

– Oui, reprit Lisbeth, et ça ne seraitencore rien, si les filles pouvaient se marier ; mais quandles garçons partent, les filles restent plantées là, à rêver dumatin au soir, à se consumer et à s’ennuyer. Elles ne peuventpourtant pas prendre des vieux de soixante ans, des veufs, ou biendes bossus, des boiteux ou des borgnes. Ah ! madame Thérèse,ce n’est pas pour vous faire des reproches, mais sans votreRévolution, nous serions bien tranquilles, nous ne penserions qu’àlouer le Seigneur de ses grâces. C’est terrible une Républiquepareille qui dérange tout le monde de ses habitudes !

Tout en écoutant cette histoire, je sentaisune bonne odeur de veau farci remplir la chambre et je finis par melever avec Scipio, pour aller jeter un coup d’œil à lacuisine : nous avions une bonne soupe aux oignons, unepoitrine de veau farcie et des pommes de terre frites. La chassem’avait tellement ouvert l’appétit, qu’il me semblait que j’auraistout avalé d’une bouchée.

Scipio n’était pas dans de moins heureusesdispositions ; la patte au bord de l’âtre, il regardait du nezà travers les marmites, car le nez du chien, comme le ditM. de Buffon, est une seconde vue fort délicate.

Après avoir bien regardé, je me mis à fairedes vœux pour le retour de l’oncle.

– Ah ! Lisbeth ! m’écriai-je enrentrant, si tu savais comme j’ai faim !

– Tant mieux, tant mieux, me répondit lavieille en jacassant toujours, l’appétit est une bonne chose.

Puis elle poursuivit ses histoires de village,que Mme Thérèse semblait écouter avec plaisir. Moi, j’allais,je venais de la salle à la cuisine, et Scipio me suivait pas àpas ; il avait sans doute les mêmes idées que moi.

La nuit dehors devenait noire.

De temps en temps Mme Thérèseinterrompait la vieille servante, levant le doigt etdisant :

– Écoutez !

Alors tout le monde restait tranquille uneseconde.

– Ce n’est rien, faisait Lisbeth, c’estla charrette de Hans Bockel qui passe ; ou bien :« C’est la mère Dreyfus qui s’en va maintenant à la veilléechez les Brêmer. »

Elle connaissait les habitudes de tous lesgens d’Anstatt, et se faisait un véritable bonheur d’en parler à ladame française, maintenant qu’elle avait vu la sainte Vierge pendueà son cou ; car sa nouvelle amitié venait de là, comme jel’appris plus tard.

Sept heures sonnèrent, puis la demie. À lafin, ne sachant plus que faire pour attendre, je me dressai sur unechaise, et je pris dans un rayon l’Histoirenaturelle de M. de Buffon, chose qui ne m’étaitjamais arrivée ; puis, les deux coudes sur la table, dans unesorte de désespoir, je me mis à lire tout seul en français. Il mefallait tout mon appétit pour me donner une pareille idée ;mais à chaque instant je levais la tête, regardant la fenêtre, lesyeux tout grands ouverts et prêtant l’oreille.

Je venais de trouver l’histoire du moineau,qui possède deux fois plus de cervelle que l’homme en proportion deson corps, quand enfin un bruit lointain, un bruit de grelots sefit entendre ; ce n’était encore qu’un bruissement presqueimperceptible, perdu dans l’éloignement, mais il se rapprochaitvite, et bientôt Mme Thérèse dit :

– C’est M. le docteur.

– Oui, fit Lisbeth en se levant etremettant son rouet au coin de l’horloge, cette fois c’est lui.

Elle courut à la cuisine.

J’étais déjà dans l’allée, abandonnantM. de Buffon sur la table, et je tirais la porteextérieure en criant :

– C’est toi, mon oncle ?

– Oui, Fritzel, répondit la voix joyeusede l’oncle, j’arrive. Tout s’est bien passé à la maison ?

– Très bien, oncle, tout le monde seporte bien.

– Bon, bon !

Au même instant, Lisbeth sortait avec lalanterne, et je vis l’oncle sous le hangar, en train de dételer lecheval. Il était tout blanc au milieu des ténèbres, et chaque poilde sa houppelande et de son gros bonnet de loutre scintillait à lalanterne comme une étoile. Il se dépêchait ; Rappel, tournantla tête vers l’écurie, semblait ne pouvoir attendre.

– Seigneur Dieu, qu’il fait froiddehors ! dit la vieille servante en accourant l’aider ;vous devez être gelé, monsieur le docteur. Allez, entrez vite vousréchauffer, je finirai bien toute seule.

Mais l’oncle Jacob n’avait pas l’habitude delaisser le soin de son cheval à d’autres ; ce n’est qu’envoyant Rappel devant son râtelier garni de foin, et les pieds dansla bonne litière, qu’il dit :

– Entrons maintenant. Et nous entrâmestous ensemble.

– Bonnes nouvelles, madame Thérèse,s’écria l’oncle sur le seuil, bonnes nouvelles ! J’arrive deKaiserslautern, tout va bien là-bas.

Mme Thérèse, assise sur son lit, leregardait toute pâle.

Et tandis qu’il secouait son bonnet et sedébarrassait de sa houppelande :

– Comment, monsieur le docteur, fit-ellevous venez de Kaiserslautern ?

– Oui, j’ai poussé jusque-là… Je voulaisen avoir le cœur net. J’ai tout vu… je me suis informé de tout,dit-il en souriant ; mais je ne vous cache pas, madameThérèse, que je tombe de fatigue et de faim.

Il tirait ses grosses bottes, assis dans lefauteuil, et regardait Lisbeth mettre la nappe d’un œil aussiluisant que celui de Scipio et le mien.

– Tout ce que je puis vous dire,s’écria-t-il en se relevant, c’est que la bataille deKaiserslautern n’est pas aussi décisive qu’on le croyait, et quevotre bataillon n’a pas donné ; le petit Jean n’a pas couru denouveaux dangers.

– Ah ! cela suffit, ditMme Thérèse en se recouchant d’un air de bonheur etd’attendrissement inexprimables, cela suffit ! Vous ne m’endiriez pas plus, que je serais déjà trop heureuse. Réchauffez-vous,monsieur le docteur, mangez, ne vous pressez pas, je puis attendremaintenant.

Lisbeth servait alors la soupe, et l’oncle, ens’asseyant, dit encore :

– Oui, c’est positif, vous pouvez êtretranquille sur ces deux points. Tout à l’heure je vous dirai lereste.

Puis nous nous mîmes à manger, et l’oncle meregardant de temps en temps, souriait comme pour dire :« Je crois que tu veux me rattraper ; où diable as-tupris un appétit pareil, toi ? »

Bientôt cependant notre grande faim seralentit ; nous songeâmes au pauvre Scipio, qui nous regardaitd’un œil stoïque, et ce fut son tour de manger. L’oncle but encoreun bon coup, puis il alluma sa pipe, et se rapprochant de l’alcôve,il prit la main de Mme Thérèse comme pour lui tâter le pouls,en disant :

– M’y voilà !

Elle ne disait rien et souriait. Alors ilavança le fauteuil, écarta les rideaux, plaça la chandelle sur latable de nuit, et s’étant assis, il commença l’histoire de labataille. Je l’écoutais le bras appuyé derrière lui sur lefauteuil. Lisbeth se tenait debout dans l’ombre de la salle.

– Les Républicains sont arrivés devantKaiserslautern le 27 au soir, dit-il ; depuis trois jours lesPrussiens y étaient ; ils avaient fortifié la position enplaçant des canons au haut des ravins qui montent sur le plateau.Le général Hoche les suivait depuis la ligne de l’Erbach ; ilavait même voulu les entourer à Bisingen, et résolut aussitôt deles culbuter le lendemain. Les Prussiens étaient 40 000 hommes, etles Français 30 000.

« Le lendemain donc, l’attaque commençasur la gauche ; les Républicains, conduits par le généralAmbert, se mirent à grimper le ravin au pas de charge encriant : « Landau ou la mort ! » Dans ce momentmême, Hoche devait attaquer le centre ; mais il était couvertde bois et de hauteurs, il lui fut impossible d’arriver àtemps ; le général Ambert dut reculer sous le feu desPrussiens ; il avait toute l’armée de Brunswick contre lui. Lejour suivant, 29 novembre, c’est Hoche qui attaqua par lecentre ; le général Ambert devait tourner la droite, mais ils’égara dans les montagnes, de sorte que Hoche fut accablé à sontour. Malgré cela, l’attaque devait recommencer le lendemain 30novembre. Ce jour-là, Brunswick fit un mouvement en avant, et lesRépublicains, de crainte d’être coupés, se mirent en retraite.

« Voilà ce que je sais de positif, et dela bouche même d’un commandant républicain, blessé d’un coup de feuà la hanche, le second jour de la bataille. Le Dr Feuerbach, un demes vieux amis d’Université, m’a conduit près de cet homme ;sans cela je n’aurais rien appris au juste, car des Prussiens on nepeut tirer que des vanteries.

« Toute la ville parle de ces événements,mais chacun à sa manière ; une grande agitation règne encorelà-bas ; des convois de blessés partent sans cesse pourMayence ; l’hôpital de la ville est encombré de malades, etles bourgeois sont forcés de recevoir des blessés chez eux, enattendant qu’il soit possible de les évacuer… »

On pense avec quelle attentionMme Thérèse écoutait ce récit.

– Je vois… je vois… disait-elletristement la main appuyée contre la tempe, nous avons manquéd’ensemble.

– Justement, vous avez manqué d’ensemble,voilà ce que tout le monde dit à Kaiserslautern ; mais celan’empêche pas que l’on reconnaisse le courage et même l’audaceextraordinaire de vos Républicains. Quand ils criaient :« Landau ou la mort ! » au milieu du roulement de lafusillade et du grondement des canons, toute la ville lesentendait, il y avait de quoi vous faire frémir. Maintenant ilssont en retraite, mais Brunswick n’a pas osé les poursuivre.

Il y eut un instant de silence, etMme Thérèse demanda :

– Et comment savez-vous que notrebataillon n’a pas donné, monsieur le docteur ?

– Ah ! c’est par le commandantrépublicain ; il m’a dit que le premier bataillon de ladeuxième brigade avait éprouvé de grandes pertes dans un village dela montagne quelques jours auparavant, en poussant unereconnaissance du côté de Landau, et que, pour cette raison, onl’avait mis à la réserve. C’est alors que j’ai vu qu’il savaitexactement les choses.

– Comment s’appelle cecommandant ?

– Pierre Ronsart ; c’est un hommegrand, brun, les cheveux noirs.

– Ah ! je le connais bien, je leconnais dit Mme Thérèse, il était capitaine dans notrebataillon l’année dernière ; comment ! ce pauvre Ronsartest prisonnier ? Est-ce que sa blessure estdangereuse ?

– Non, Feuerbach m’a dit qu’il enreviendra ; mais il faudra quelque temps, réponditl’oncle.

Puis, souriant, d’un air fin, les yeuxplissés :

– Oui, oui, fit-il, voilà ce que lecommandant m’a raconté. Mais il m’a dit bien d’autres chosesencore, des choses… des choses intéressantes… extraordinaires… etdont je ne me serais jamais douté…

– Et quoi donc, monsieur ledocteur ?

– Ah ! cela m’a bien étonné, fitl’oncle en serrant le tabac dans sa pipe du bout de son doigt ettirant une grosse bouffée les yeux en l’air, bien étonné… ! etpourtant pas trop… non, pas trop… car des idées pareilles m’étaientvenues quelquefois.

– Mais quoi donc, monsieur Jacob ?fit Mme Thérèse d’un air surpris.

– Ah ! il m’a parlé d’une certainecitoyenne Thérèse, d’une espèce de Cornélia, connue de toutel’armée de la Moselle, et que les soldats appellent tout bonnementla Citoyenne ! Hé ! hé ! hé ! il paraît quecette citoyenne-là ne manque pas d’un certain courage !

Et se tournant vers Lisbeth et moi :

– Figurez-vous qu’un jour, comme le chefde leur bataillon venait d’être tué, en essayant d’entraîner seshommes, et qu’il fallait traverser un pont défendu par une batterieet deux régiments prussiens, et que tous les plus vieuxRépublicains, les plus terribles d’entre ces hommes courageuxreculaient, figurez-vous que cette citoyenne Thérèse prit ledrapeau, et qu’elle marcha toute seule sur le pont, en disant à sonpetit frère Jean de battre la charge devant elle comme devant unearmée ; ce qui produisit un tel effet sur les Républicains,qu’ils s’élancèrent tous à sa suite, et s’emparèrent descanons ! Comprenez-vous ça, vous autres ? – C’est lecommandant Ronsart qui m’a raconté la chose.

Et comme nous regardions Mme Thérèse,tout stupéfaits, moi surtout, les yeux tout grands ouverts, nousvîmes qu’elle devenait toute rouge.

– Ah ! fit l’oncle, on apprend tousles jours de nouvelles choses ; ça, c’est grand, ça c’estbeau ! Oui… oui… quoique je sois partisan de la paix, ça m’atout à fait touché…

– Mais, monsieur le docteur, réponditenfin Mme Thérèse, comment pouvez-vous croire ?…

– Oh ! interrompit l’oncle enétendant la main, ce n’est pas ce commandant tout seul qui m’a ditcela ; deux autres capitaines blessés, qui se trouvaient là,en entendant dire que la citoyenne Thérèse vivait encore, se sontbien réjouis. Son histoire du drapeau est connue du dernier soldat.Voyons… oui ou non, est-ce qu’elle a fait ça ? dit l’oncle enfronçant les sourcils et regardant Mme Thérèse en face.

Alors elle, penchant la tête, se mit à pleureren disant :

– Le chef de bataillon qui venait d’êtretué était notre père… nous voulions mourir, le petit Jean et moi…nous étions désespérés.

En songeant à cela, elle sanglotait. L’oncle,la regardant alors, devint très grave et dit :

– Madame Thérèse, écoutez, je suis fierd’avoir sauvé la vie d’une femme telle que vous. Que ce soit parceque votre père était mort, ou pour toute autre raison que vous ayezagi de la sorte, c’était toujours grand, noble et courageux ;c’était même extraordinaire, car des milliers d’autres femmes seseraient contentées de gémir ; elles seraient tombées là sansforce, et l’on n’aurait pu leur faire de reproches. Mais vous êtesune femme courageuse, et longtemps après avoir rempli de grandsdevoirs, vous pleurez lorsque d’autres commencent à oublier ;vous n’êtes pas seulement la femme qui lève le drapeau d’entre lesmorts, vous êtes encore la femme qui pleure, et voilà pourquoi jevous estime. – Et je dis que le toit de cette maison, habitéeautrefois par mon père et mon grand-père, est honoré de votreprésence, oui, honoré !

Ainsi parla l’oncle, gravement, en appuyantsur les mots, et déposant sa pipe sur la table, parce qu’il étaitvraiment ému.

Et Mme Thérèse finit par dire :

– Monsieur le docteur, ne parlez pasainsi, ou je serai forcée de m’en aller. Je vous en prie, ne parlezplus de tout cela.

– Je vous ai dit ce que je pense,répondit l’oncle en se levant, et maintenant je n’en parlerai plus,puisque telle est votre volonté ; mais cela ne m’empêchera pasd’honorer en vous une douce et noble créature, et d’être fier devous avoir donné mes soins. Et le commandant m’a dit aussi quelétait votre père et quels étaient vos frères : des genssimples, naïfs, partis tous ensemble pour défendre ce qu’ilscroyaient être la justice. Quand tant de milliers d’hommesorgueilleux ne pensent qu’à leurs intérêts, et, je le dis à regret,quand ils se croient nobles en ne songeant qu’aux choses de lamatière, on aime à voir que la vraie noblesse, celle qui vient dudésintéressement et de l’héroïsme, se réfugie dans le peuple.Qu’ils soient Républicains ou non, qu’importe ! je pense, enâme et conscience, que les vrais nobles à la face de l’Éternel sontceux qui remplissent leur devoir.

L’oncle, dans son exaltation, allait et venaitdans la salle, se parlant à lui-même. Mme Thérèse, ayantessuyé ses larmes, le regardait en souriant et lui dit :

– Monsieur le docteur, vous nous avezapporté de bonnes nouvelles, merci, merci ! Maintenant je vaisaller mieux.

– Oui, répondit l’oncle en s’arrêtant,vous irez de mieux en mieux. Mais voici l’heure du repos ; lafatigue a été longue, et je crois que ce soir nous dormirons tousbien. Allons, Fritzel, allons, Lisbeth, en route ! Bonsoir,madame Thérèse.

– Bonne nuit, monsieur le docteur.

Il prit la chandelle, et le front penché, toutrêveur, il monta derrière nous.

XII

 

Le lendemain fut un jour de bonheur pour lamaison de l’oncle Jacob.

Il était bien tard lorsque je m’éveillai demon profond sommeil ; j’avais dormi douze heures de suitecomme une seconde, et la première chose que je vis, ce furent mespetites vitres rondes couvertes de ces fleurs d’argent, de cestoiles transparentes et de ces mille ornements de givre, tels quela main de nul ciseleur ne pourrait en dessiner. Ce n’est pourtantqu’une simple pensée de Dieu, qui nous rappelle le printemps aumilieu de l’hiver ; mais c’est aussi le signe d’un grandfroid, d’un froid sec et vif qui succède à la neige ; alorstoutes les rivières sont prises et même les fontaines, les sentiershumides sont durcis et les petites flaques d’eau couvertes de cetteglace blanche et friable qui craque sous les pieds comme descoquilles d’œufs.

En regardant cela, le nez à peine hors de macouverture et le bonnet de coton tiré jusqu’au bas de la nuque, jerevoyais tous les hivers passés et je me disais :« Fritzel, tu n’oseras jamais te lever, pas même pour allerdéjeuner, non, tu n’oseras pas ! »

Cependant une bonne odeur de soupe à la crèmemontait de la cuisine et m’inspirait un terrible courage.

J’étais là dans mes réflexions depuis unedemi-heure, et j’avais arrêté d’avance que je sauterais du lit, queje prendrais mes habits sous le bras, et que je courrais dans lacuisine m’habiller près de l’âtre, lorsque j’entendis l’oncle Jacobse lever dans la chambre à côté de la mienne, ce qui me fit jugerque les grandes fatigues de la veille l’avaient rendu tout aussidormeur que moi. Quelques instants après, je le vis entrer dans machambre, riant et grelottant, en culotte et manches de chemise.

– Allons, allons, Fritzel, s’écria-t-il,hop ! hop ! du courage… Tu ne sens donc pas l’odeur de lasoupe !

Il agissait ainsi tous les hivers, quand ilfaisait bien froid, et s’amusait de me voir dans une grandeincertitude.

– Si l’on pouvait m’apporter la soupeici, lui dis-je, je la sentirais encore bien mieux.

– Oh ! le poltron, le poltron !dit l’oncle, il aurait le cœur de manger au lit, voilà de laparesse !

Alors, pour me montrer le bon exemple, ilversa l’eau froide de ma cruche dans la grande écuelle, et se lavala figure des deux mains devant moi, en disant :

– C’est ça qui fait du bien, Fritzel,c’est ça qui vous ragaillardit et vous ouvre les idées. Allons,lève-toi… Arrive !

Moi, voyant qu’il voulait me laver, je sautaide mon lit, et d’un seul bond je pris mes habits et je descendisquatre à quatre. Les éclats de rire de l’oncle remplissaient toutela maison.

– Ah ! tu ferais un fameuxRépublicain, toi ! s’écriait-il ; le petit Jean auraitbesoin de te battre joliment la charge pour te donner ducourage.

Mais une fois dans la cuisine, je me moquaisbien de ses railleries ! Je m’habillai auprès d’un bon feu, jeme lavai avec de l’eau tiède que me versa Lisbeth ; cela meparut bien meilleur que d’avoir tant de courage, et je commençais àcontempler la soupière d’un œil attendri, lorsque l’oncle descendità son tour ; il me pinça l’oreille et dit à Lisbeth :

– Eh bien ! eh bien ! commentva Mme Thérèse, ce matin ? La nuit s’est bien passée,j’espère ?

– Entrez, répondit la vieille servanted’un accent de bonne humeur, entrez, monsieur le docteur, quelqu’unveut vous parler.

L’oncle entra, je le suivis, et d’abord nousfûmes très étonnés de ne voir personne dans la salle, et lesrideaux de l’alcôve tirés. Mais notre étonnement fut encore bienplus grand lorsque, nous étant retournés, nous vîmes Mme Thérèsedans son habit de cantinière, – la petite veste à boutons decuivre fermée jusqu’au menton, et la grosse écharpe rouge autour ducou, – assise derrière le fourneau ; elle était commenous l’avions vue la première fois, seulement un peu plus pâle, etson chapeau sur la table, de sorte que ses beaux cheveux noirs,partagés au milieu du front, lui retombaient sur les épaules etqu’on aurait dit un jeune homme. Elle souriait à notre étonnement,et tenait la main posée sur la tête de Scipio assis auprèsd’elle.

– Seigneur Dieu ! fit l’oncle.Comment, c’est vous, madame Thérèse… ! Vous êteslevée !

Puis il ajouta d’un aird’inquiétude :

– Quelle imprudence !

Mais elle, continuant de sourire, lui tenditla main d’un air de reconnaissance, en le regardant de ses grandsyeux noirs avec expression, et lui répondit :

– Ne craignez rien, monsieur le docteur,je suis bien, très bien ; vos bonnes nouvelles d’hier m’ontrendu la santé. Voyez vous-même ?…

Il lui prit la main en silence et compta lepouls d’un air rêveur ; puis son front s’éclaircit, et d’unton joyeux il s’écria :

– Plus de fièvre ! Ah !maintenant, maintenant tout va bien ! Mais il faut encore dela prudence, encore de la prudence.

Et se reculant, il se mit à rire comme unenfant, regardant sa malade qui lui souriait aussi :

– Telle je vous ai vue la première fois,dit-il lentement, telle je vous revois, madame Thérèse. Ah !nous avons eu du bonheur, bien du bonheur !

– C’est vous qui m’avez sauvé la vie, monsieurJacob, dit-elle, les yeux pleins de larmes.

Mais hochant la tête et levant lamain :

– Non, fit-il, non, c’est celui quiconserve tout et qui anime tout, c’est celui-là seul qui vous asauvée ; car il ne veut pas que les grandes et belles naturespérissent toutes ; il veut qu’il en reste pour donnerl’exemple aux autres. Allons, allons, qu’il en soitremercié !

Puis changeant de voix et de figure, ils’écria :

– Réjouissons-nous !…réjouissons-nous !… Voilà ce que j’appelle un beaujour !

En même temps il courut à la cuisine, et commeil ne revenait pas tout de suite, Mme Thérèse me fit signed’approcher ; elle me prit la tête entre ses mains etm’embrassa, écartant mes cheveux.

– Tu es un bon enfant, Fritzel, medit-elle ; tu ressembles à petit Jean.

J’étais tout fier de ressembler à petitJean.

Alors l’oncle rentra, clignant des yeux d’unair de satisfaction intérieure.

– Aujourd’hui, dit-il, je ne bouge pas dechez nous ; il faut aussi de temps en temps que l’homme serepose. Je vais seulement faire un petit tour au village, pouravoir la conscience nette, et puis je rentre passer toute lajournée en famille, comme au bon temps où la grand-mère Lehnelvivait encore. On a beau dire, ce sont les femmes qui fontl’intérieur d’une maison !

Tout en parlant de la sorte, il se coiffait deson gros bonnet et se jetait la houppelande sur l’épaule. Puis ilsortit en nous souriant.

Mme Thérèse était devenue touterêveuse ; elle se leva, poussa le fauteuil près d’une fenêtre,et se mit à regarder la place de la fontaine d’un air grave. Moi,je sortis déjeuner dans la cuisine avec Scipio.

Environ une demi-heure après, j’entendisl’oncle qui rentrait en disant :

– Eh bien ! me voilà libre jusqu’ausoir, madame Thérèse ; j’ai fait ma tournée, tout est enordre, et rien ne m’oblige plus de sortir.

Depuis un instant, Scipio grattait à la porte,je lui ouvris et nous entrâmes ensemble dans la salle. L’onclevenait de suspendre sa houppelande au mur, et regardaitMme Thérèse encore à la même place et toute mélancolique.

– À quoi pensez-vous donc, madameThérèse ? lui dit-il, vous avez l’air plus triste que tout àl’heure.

– Je pense, monsieur le docteur, que,malgré les plus grandes souffrances, on est heureux de se sentirencore sur cette terre pour quelque temps, dit-elle d’une voixémue.

– Pour quelque temps ? s’écrial’oncle, dites donc pour bien des années ; car, Dieu merci,vous êtes d’une bonne constitution, et d’ici à peu de jours, vousserez aussi forte qu’autrefois.

– Oui, monsieur Jacob, oui, je le crois,fit-elle ; mais quand un homme bon, un homme de cœur vous arelevée d’entre les morts à la dernière minute, c’est un bien grandbonheur de se sentir renaître, de se dire : « Sans lui,je ne serais plus là ! »

L’oncle alors comprit qu’elle contemplait lethéâtre du terrible combat soutenu par son bataillon contre ladivision autrichienne ; que cette vieille fontaine, ces vieuxmurs décrépits, ces pignons, ces lucarnes, enfin toute la placeétroite et sombre lui rappelaient les incidents de la lutte, etqu’elle savait aussi le sort qui l’attendait, si par bonheur iln’était survenu quand Joseph Spick allait la jeter dans letombereau. Il resta comme étourdi de cette découverte, et seulementau bout d’un instant il demanda :

– Qui donc vous a raconté ces choses,madame Thérèse ?

– Hier, pendant que nous étions seules,Lisbeth m’a dit ce que je vous dois de reconnaissance.

– Lisbeth vous a dit cela ! s’écrial’oncle désolé ; j’avais pourtant bien défendu…

– Ah ! ne lui faites pas dereproches, monsieur le docteur, dit-elle, je l’ai bien aidée unpeu… Elle aime tant à causer !

Mme Thérèse souriait alors à l’oncle qui,s’apaisant aussitôt dit :

– Allons, allons, j’aurais dû prévoircela, n’en parlons plus. Mais écoutez-moi bien, madame Thérèse, ilfaut chasser ces idées de votre esprit ; il faut au contrairetâcher de voir les choses en beau, c’est nécessaire aurétablissement de votre santé. Tout va bien maintenant, mais aidonsencore la nature par des pensées agréables, selon le préceptejudicieux du père de la médecine, le sage Hippocratès :« Une âme vigoureuse, dit-il, sauve un corpsaffaibli ! » La vigueur de l’âme vient des pensées douceset non des idées sombres. Je voudrais que cette fontaine fût àl’autre bout du village ; mais puisqu’elle est là, et que nousne pouvons l’ôter, allons nous asseoir au coin du fourneau pour neplus la voir, cela vaudra beaucoup mieux.

– Je veux bien, répondit Mme Thérèseen se levant.

Elle s’appuya sur le bras de l’oncle, quisemblait heureux de la soutenir. Moi, je roulai le fauteuil dansson coin, et nous reprîmes tous notre place autour du fourneau,dont le pétillement nous réjouissait.

Quelquefois, au loin dehors, on entendait unchien aboyer au village, et cette voix claire, qui s’étend sur lacampagne silencieuse au temps des grands froids, éveillait Scipio,qui se relevait, faisait quatre pas vers la porte en grondant, lesmoustaches ébouriffées, puis revenait s’étendre près de ma chaise,se disant sans doute qu’un bon feu vaut mieux que le plaisir defaire du bruit.

Mme Thérèse, dans sa pâleur, ses grandscheveux noirs tombant avec des reflets bleuâtres autour de sesépaules, semblait heureuse et calme. Nous causions làtranquillement, l’oncle fumait sa grosse pipe de faïence avec unegravité pleine de satisfaction.

– Mais, dites-moi donc, madame Thérèse,je croyais avoir découpé votre veste, fit-il au bout de quelquesinstants, et je la vois comme neuve.

– Nous l’avons recousue hier, Lisbeth etmoi, monsieur Jacob, répondit-elle.

– Ah ! bon, bon… Alors vous savezcoudre !… Cette idée ne m’était pas encore venue… Je vousvoyais toujours à la tête d’un pont, ou quelque part ailleurs, lelong d’une rivière, éclairée par les coups de fusil.

Mme Thérèse sourit.

– Je suis la fille d’un pauvre maîtred’école, dit-elle, et la première chose à faire en ce monde, quandon est pauvre, c’est d’apprendre à gagner sa vie. Mon père lesavait, tous ses enfants connaissaient un état. Il n’y a qu’un anque nous sommes partis, et non seulement notre famille, mais tousles jeunes gens de la ville et des villages d’alentour, avec desfusils, des haches, des fourches et des faux, tout ce qu’on avait,pour aller à la rencontre des Prussiens. La proclamation deBrunswick avait soulevé tous les pays frontières ; onapprenait l’exercice en route.

« Alors mon père, un homme instruit, futnommé d’abord capitaine à l’élection populaire, et plus tard, aprèsquelques rencontres, il devint chef de bataillon. Jusqu’à notredépart je l’avais aidé dans ses classes, je faisais l’école desjeunes filles ; je les instruisais en tout ce que de bonnesménagères doivent savoir.

« Ah ! monsieur Jacob, si l’onm’avait dit dans ce temps-là qu’un jour je marcherais avec dessoldats, que je conduirais mon cheval par la bride au milieu de lanuit, que je ferais passer ma charrette sur des tas de morts, etque souvent, durant des heures entières, au milieu des ténèbres, jene verrais mon chemin qu’à la lueur des coups de feu, je n’auraispu le croire, car je n’aimais que les simples devoirs de lafamille ; j’étais même très timide, un regard me faisaitrougir malgré moi. Mais que ne fait-on pas quand de grands devoirsnous tirent de l’obscurité, quand la patrie en danger appelle sesenfants ! Alors le cœur s’élève, on n’est plus le même, onmarche, la peur s’oublie, et longtemps après, on est étonné d’êtresi changé, d’avoir fait tant de choses que l’on aurait crues tout àfait impossibles ! »

– Oui, oui, faisait l’oncle en inclinantla tête, maintenant je vous connais… je vois les choses clairement…Ah ! c’est ainsi qu’on s’est levé… c’est ainsi que les gensont marché tous en masse. Voyez donc ce que peut faire uneidée !

Nous continuâmes à causer de la sorte jusquevers midi ; alors Lisbeth vint dresser la table et servir ledîner ; nous la regardions aller et venir, étendre la nappe etplacer les couverts, avec un vrai plaisir, et quand enfin elleapporta la soupière fumante :

– Allons, madame Thérèse, s’écria l’oncletout joyeux, en se levant et l’aidant à marcher, mettons-nous àtable. Vous êtes maintenant notre bonne grand-mère Lehnel, lagardienne du foyer domestique, comme disait mon vieux professeurEberhardt, de Heidelberg.

Elle souriait aussi, et quand nous fûmes assisles uns en face des autres, il nous sembla que tout rentrait dansl’ordre, que tout devait être ainsi depuis les anciens temps, etque jusqu’à ce jour il nous avait manqué quelqu’un de la familledont la présence nous rendait plus heureux. Lisbeth elle-même enapportant le bouilli, les légumes et le rôti, s’arrêtait chaquefois à nous contempler d’un air de satisfaction profonde, et Scipiose tenait aussi souvent près de moi qu’auprès de sa maîtresse, nefaisant plus de différence entre nous.

L’oncle servait Mme Thérèse, et commeelle était encore faible, il découpait lui-même les viandes sur sonassiette, disant :

– Encore ce petit morceau ! ce qu’il vousfaut maintenant, ce sont des forces ; mangez encore cela, maisensuite nous en resterons là, car tout doit arriver avec ordre etmesure.

Vers la fin du repas il sortit un instant, etcomme je me demandais ce qu’il était allé faire, il reparut avecune vieille bouteille au gros cachet rouge toute couverte depoussière.

– Ça, madame Thérèse, dit-il en déposantla bouteille sur la table, c’est un de vos compatriotes qui vientvous souhaiter la bonne santé ; nous ne pouvons lui refusercette satisfaction, car il arrive de Bourgogne et on le ditd’humeur joyeuse.

– Est-ce ainsi que vous traitez tous vosmalades, monsieur Jacob ? demanda Mme Thérèse d’une voixémue.

– Oui, tous, je leur ordonne tout ce quipeut leur faire plaisir.

– Eh bien, vous possédez la vraiescience, celle qui vient du cœur et qui guérit.

L’oncle allait verser ; mais, s’arrêtanttout à coup, il regarda la malade d’un air grave et dit avecexpression :

– Je vois que nous sommes de plus en plusd’accord, et que vous finirez par vous convertir aux doctrines dela paix.

Ayant dit cela, il versa quelques gouttes dansmon verre, et remplit le sien et celui de Mme Thérèse jusqu’aubord, en s’écriant :

– À votre santé, madameThérèse !

– À la vôtre et à celle de Fritzel !dit-elle.

Et nous bûmes ce vieux vin couleur pelured’oignon, qui me parut très bon.

Nous devenions tous gais, les joues deMme Thérèse prenaient une légère teinte rose, annonçant leretour de la santé ; elle souriait et disait :

– Ce vin me ranime.

Puis elle se mit à parler de se rendre utile àla maison.

– Je me sens déjà forte, disait-elle, jepuis travailler, je puis raccommoder votre vieux linge ; vousdevez en avoir, monsieur Jacob ?

– Oh ! sans doute, sans doute,répondit l’oncle en souriant ; Lisbeth n’a plus ses yeux devingt ans, elle passe des heures à faire une reprise, vous me sereztrès utile, très utile. Mais nous n’en sommes pas encore là, lerepos vous est encore nécessaire.

– Mais, dit-elle alors en me regardantavec douceur, si je ne puis encore travailler, vous me permettrezau moins de vous remplacer quelquefois auprès de Fritzel ;vous n’avez pas toujours le temps de lui donner vos bonnes leçonsde français, et si vous voulez ?…

– Ah ! pour cela, c’est différent,s’écria l’oncle, oui, voilà ce qui s’appelle une idée excellente, àla bonne heure. Écoute, Fritzel, à l’avenir tu prendras les leçonsde Mme Thérèse ; tu tâcheras d’en profiter, car lesbonnes occasions de s’instruire sont rares, bien rares.

J’étais devenu tout rouge, en songeant queMme Thérèse avait beaucoup de temps de reste ; elle,devinant ma pensée, me dit d’un air bon :

– Ne crains rien, Fritzel, va, je telaisserai du temps pour courir. Nous lirons ensembleM. Buffon, une heure le matin seulement et une heure le soir.Rassure-toi, mon enfant, je ne t’ennuierai pas trop.

Elle m’avait attiré doucement et m’embrassait,lorsque la porte s’ouvrit et que le mauser et Koffel entrèrentgravement en habit des dimanches ; ils venaient prendre lecafé avec nous. Il était facile de voir que l’oncle, en allant lesinviter le matin, leur avait parlé du courage et de la granderenommée de Mme Thérèse dans les armées de la République, carils n’étaient plus du tout les mêmes. Le mauser ne conservait plusson bonnet de martre sur la tête, il ouvrait les yeux et regardaittout attentif, et Koffel avait mis une chemise blanche, dont lecollet lui remontait jusque par-dessus les oreilles ; il setenait tout droit, les mains dans les poches de sa veste, et safemme avait dû lui mettre un bouton pour attacher la secondebretelle de sa culotte, car, au lieu de pencher sur la hanche, elleétait relevée également des deux côtés ; en outre, au lieu deses savates percées de trous, il avait mis ses souliers des joursde fête. Enfin tous deux avaient la mine de graves personnagesarrivant pour quelque conférence extraordinaire, et tous deuxsaluèrent en se courbant d’un air digne et dirent :

– Salut bien à la compagnie,salut !

– Bon, vous voilà, dit l’oncle, venezvous asseoir.

Puis se tournant vers la cuisine, ils’écria :

– Lisbeth, tu peux apporter le café.

Au même instant, regardant par hasard du côtédes fenêtres, il vit passer le vieux Adam Schmitt, et, se levantaussitôt, il alla frapper à la vitre, en disant :

– Voici un vieux soldat de Frédéric,madame Thérèse ; vous serez heureuse de faire saconnaissance ; c’est un brave homme.

Le père Schmitt était venu voir pourquoiM. le docteur l’appelait, et l’oncle Jacob, ayant ouvert lechâssis, lui dit :

– Père Adam, faites-nous donc le plaisirde venir prendre le café avec nous ; j’ai toujours de ce vieuxcognac, vous savez ?

– Hé ! volontiers, monsieur ledocteur, répondit Schmitt, bien volontiers.

Puis il parut sur le seuil, la main retournéecontre l’oreille, disant :

– Pour vous rendre mes devoirs.

Alors le mauser, Koffel et Schmitt, deboutautour de la table d’un air embarrassé, se mirent à parler entreeux tous bas, regardant Mme Thérèse du coin de l’œil commes’ils avaient eu à se communiquer des choses graves ; tandisque Lisbeth levait la nappe et déroulait la toile cirée sur latable, et que Mme Thérèse continuait à me sourire et à mepasser la main dans les cheveux sans avoir l’air de s’apercevoirqu’on parlait d’elle.

Enfin Lisbeth apporta les tasses et lespetites carafes de cognac et de kirschenwasser sur un plateau, etcette vue fit se retourner le vieux Schmitt, dont les yeux seplissèrent. Lisbeth apporta la cafetière, et l’oncle dit :

– Asseyons-nous.

Alors tout le monde s’assit, etMme Thérèse, souriant à tous ces braves gens :

– Permettez que je vous serve, messieurs,dit-elle.

Aussitôt le père Schmitt, levant la main à sonoreille, répondit :

– À vous les honneursmilitaires !

Koffel et le mauser se lancèrent un regardd’admiration, et chacun pensa : « Ce père Schmitt vientde dire une chose pleine d’à-propos et de bonsens ! »

Mme Thérèse emplit donc les tasses, ettandis qu’on buvait en silence, l’oncle, plaçant la main surl’épaule du père Schmitt, dit :

– Madame Thérèse, je vous présente unvieux soldat du grand Frédéric, un homme qui, malgré ses campagneset ses blessures, son courage et sa bonne conduite, n’est devenuque simple sergent, mais que tous les braves gens du villageestiment autant qu’un hauptmann.

Alors Mme Thérèse regarda le père Schmittqui s’était redressé sur sa chaise plein d’un sentiment de digniténaturelle.

– Dans les armées de la République,Monsieur aurait pu devenir général, dit-elle. Si la France combatmaintenant toute l’Europe, c’est qu’elle ne veut plus souffrir queles honneurs, la fortune et tous les biens de la terre reposent surla tête de quelques-uns, malgré leurs vices, et toutes les misères,toutes les humiliations sur la tête des autres, malgré leur mériteet leurs vertus. La nation trouve cela contraire à la loi de Dieu,et c’est pour en obtenir le changement que nous mourrons tous s’ille faut.

D’abord personne ne répondit ; Schmittregardait cette femme gravement, ses grands yeux gris bien ouverts,et son nez légèrement crochu recourbé : il avait les lèvresserrées et semblait réfléchir ; le mauser et Koffel, l’un enface de l’autre, s’observaient, madame Thérèse paraissait un peuanimée et l’oncle restait calme. Moi, j’avais quitté la table,parce que l’oncle ne me laissait pas prendre de café, disant quec’était nuisible aux enfants ; je me tenais derrière lefourneau, regardant et prêtant l’oreille.

Au bout d’un instant, l’oncle Jacob dit àSchmitt :

– Madame était cantinière au 2ebataillon de la 1re brigade de l’armée de laMoselle.

– Je le sais déjà, monsieur le docteur,répondit le vieux soldat, et je sais aussi ce qu’elle a fait.

Puis, élevant la voix, il s’écria :

– Oui, Madame, si j’avais eu le bonheurde servir dans les armées de la République, je serais devenucapitaine, peut-être même commandant, ou je serais mort !

Et s’appuyant la main sur lapoitrine :

– J’avais de l’amour-propre,dit-il ; sans vouloir me flatter, je ne manquais pas decourage, et si j’avais pu monter, j’aurais eu honte de rester enbas. Le roi, dans plusieurs occasions, m’avait remarqué, chose bienrare pour un simple soldat, et qui me fait honneur. À Rosbach,pendant que le hauptmann derrière nous criait :« Forvertz ! » c’est Adam Schmitt quicommandait la compagnie. Eh bien ! tout cela n’a servi àrien ; et maintenant quoique je reçoive une pension du roi dePrusse, je suis forcé de dire que les Républicains ont raison.Voilà mon opinion.

Alors il vida brusquement son petit verre, etclignant de l’œil d’un air bizarre, il ajouta :

– Et ils se battent bien… j’ai vu ça…oui, ils se battent bien. Ils n’ont pas encore les mouvementsréguliers des vieux soldats ; mais ils soutiennent bien unecharge, et c’est à cela qu’on reconnaît les hommes solides dans lesrangs.

Après ces paroles du père Schmitt, chacun semit à célébrer les idées nouvelles ; on aurait dit qu’ilvenait de donner le signal d’une confiance plus grande, et quechacun mettait au jour des pensées depuis longtemps tenuessecrètes. Koffel, qui se plaignait toujours de n’avoir pas reçud’instruction, dit que tous les enfants devraient aller à l’écoleaux frais du pays ; que Dieu n’ayant pas donné plus de cœur etd’esprit aux nobles qu’aux autres hommes, chacun avait droit à larosée et à la lumière du ciel ; qu’ainsi l’ivraien’étoufferait pas le bon grain, et qu’on ne prodiguerait pasinutilement aux chardons la culture qui pouvait faire prospérer desplantes plus utiles.

Mme Thérèse répondit que la Conventionnationale avait voté cinquante-quatre millions de francs pourl’instruction publique, – avec le regret de ne pouvoir faireplus, – dans un moment où toute l’Europe se levait contreelle, et où il lui fallait tenir quatorze armées sur pied.

Les yeux de Koffel, en entendant cela, seremplirent de larmes, et je me rappellerai toujours qu’il dit d’unevoix tremblante :

– Eh bien ! qu’elle soit bénie,qu’elle soit bénie ! Tant pis pour nous ; mais, quand jedevrais tout y perdre, c’est pour elle que sont mes vœux.

Le mauser resta longtemps silencieux, mais unefois qu’il eut commencé, il n’en finit plus ; ce n’est passeulement l’instruction des enfants qu’il demandait, lui, c’étaitle bouleversement de tout de fond en comble. On n’aurait jamais cruqu’un homme si paisible pouvait couver des idées pareilles.

– Je dis qu’il est honteux de vendre desrégiments comme des troupeaux de bœufs, s’écriait-il d’un tongrave, la main étendue sur la table ; – je dis qu’il estencore plus honteux de vendre des places de juges, parce que lesjuges, pour rentrer dans leur argent, vendent la justice ;– je dis que les Républicains ont bien fait d’abolir lescouvents, où s’entretiennent la paresse et tous les vices,– et je dis que chacun doit être libre d’aller, de venir, decommercer, de travailler, d’avancer dans tous les grades sans quepersonne s’y oppose. Et finalement je crois que si les frelons neveulent pas s’en aller ni travailler, le bon Dieu veut que lesabeilles s’en débarrassent, ce qu’on a toujours vu, et ce qu’onverra toujours jusqu’à la fin des siècles.

Le vieux Schmitt, alors plus à son aise, ditqu’il avait les mêmes idées que le mauser et Koffel ; etl’oncle, qui jusqu’alors avait gardé son calme, ne put s’empêcherd’approuver ces sentiments, les plus vrais, les plus naturels etles plus justes.

– Seulement, dit-il, au lieu de tout vouloirfaire en un jour, il vaudrait mieux aller lentement etprogressivement ; il faudrait employer des moyens depersuasion et de douceur, comme l’a fait le Christ ; ce seraitplus sage ; et l’on obtiendrait les mêmes résultats.

Mme Thérèse souriant alors, luidit :

– Ah ! monsieur Jacob, sans doute,sans doute, si tout le monde vous ressemblait ; mais depuiscombien de centaines d’années le Christ a-t-il prêché la bonté, lajustice et la douceur aux hommes ? Et pourtant, voyez si vosnobles l’écoutent ; voyez s’ils traitent les paysans comme desfrères… non… non ! C’est malheureux, mais il faut la guerre.Dans les trois ans qui viennent de se passer, la République a plusfait pour les droits de l’homme que les dix-huit cents ans avant.Croyez-moi, monsieur le docteur, la résignation des honnêtes gensest un grand mal, elle donne de l’audace aux gueux et ne produitrien de bon.

Tous ceux qui se trouvaient là pensaient commeMme Thérèse, et l’oncle Jacob allait répondre, lorsque lemessager Clémentz, avec son grand chapeau recouvert d’une toilecirée et sa gibecière de cuir roux, entr’ouvrit la porte et luitendit le journal.

– Vous ne prenez pas le café, Clémentz,lui dit l’oncle.

– Non, monsieur Jacob, merci… je suispressé, toutes les lettres sont en retard… Une autre fois.

Il sortit, et nous le vîmes repasser devantnos fenêtres en courant.

L’oncle rompit la bande du journal et se mit àlire d’une voix grave les nouvelles de ces temps lointains. Quoiquebien jeune alors, j’en ai gardé le souvenir ; cela ressemblaitaux prédictions du mauser et m’inspirait un intérêt véritable. Levieux Zeitblatt traitait les Républicains d’espèces defous, ayant formé l’entreprise audacieuse de changer les loiséternelles de la nature. Il rappelait au commencement la manièreterrible dont Jupiter avait accablé les Titans révoltés contre sontrône, en les écrasant sous des montagnes, de sorte que, depuis,ces malheureux vomissent de la cendre et de la flamme dans lessépulcres du Vésuvius et de l’Etna. Puis il parlait de la fonte descloches, dérobées au culte de nos pères et transformées en canons,l’une des plus grandes profanations qui se puissent concevoir,puisque ce qui devait donner la vie à l’âme était destinémaintenant à tuer le corps.

Il disait aussi que les assignats ne valaientrien et que bientôt, quand les nobles seraient rentrés enpossession de leurs châteaux et les prêtres de leurs couvents, cespapiers sans hypothèque ne seraient plus bons que pour allumer lefeu des cuisines. Il avertissait charitablement les gens de lesrefuser à n’importe quel prix.

Après cela venait la liste des exécutionscapitales, et malheureusement elle était longue ; aussi leZeitblatt s’écriait que ces Républicains feraient changerle proverbe « que les loups ne se mangent pas entreeux. »

Enfin il se moquait de la nouvelle ère,prétendue républicaine, dont les mois s’appelaient vendémiaire,brumaire, frimaire, nivôse, pluviôse, etc. Il disait que ces fousavaient l’intention de changer le cours des astres et de pervertirles saisons, de mettre l’hiver en été et le printemps enautomne ; de sorte qu’on ne saurait plus quand faire lessemailles ni les moissons ; que cela n’avait pas le senscommun, et que tous les paysans en France en étaient indignés.

Ainsi s’exprimait le Zeitblatt.

Koffel et le mauser, pendant cette lecture, sejetaient de temps en temps un coup d’œil rêveur, Mme Thérèseet le père Schmitt semblaient tout pensifs, personne ne disaitrien. L’oncle lisait toujours, en s’arrêtant une seconde à chaquenouveau paragraphe, et la vieille horloge poursuivait sa cadenceéternelle.

Vers la fin, il était question de la guerre deVendée, de la prise de Lyon, de l’occupation de Toulon par lesAnglais et les Espagnols, de l’invasion de l’Alsace par Wurmser etde la bataille de Kaiserslautern, où ces fameux Républicainss’étaient sauvés comme des lièvres. Le Zeitblatt prédisaitla fin de la République pour le printemps suivant, et finissait parces paroles du prophète Jérémie, qu’il adressait au peuplefrançais : « Ta malice te châtiera et tes infidélités tereprendront ; tu sera remis sous ton joug et dans tes liensrompus, afin que tu saches que c’est une chose amère qued’abandonner l’Éternel, ton Dieu ! »

Alors l’oncle replia le journal etdit :

– Que penser de tout cela ? Chaquejour on nous annonce que cette République va finir ; il y asix mois elle était envahie de tous côtés, les trois quarts de sesprovinces étaient soulevées contre elle, la Vendée avait remportéde grandes victoires et nous aussi ; eh bien ! maintenantelle nous a repoussés de presque partout, elle tient tête à toutel’Europe, ce que ne pourrait faire une grande monarchie ; nousne sommes plus dans le cœur de ses provinces, mais seulement surses frontières, elle s’avance même chez nous, et l’on nous ditqu’elle va périr ! Si ce n’était pas le savant Dr Zachariasqui écrive ces choses, je concevrais de grands doutes sur leursincérité.

– Hé ! monsieur Jacob, réponditMme Thérèse, ce docteur-là voit peut-être les choses comme illes désire ; cela se présente souvent et n’ôte rien à lasincérité des gens ; ils ne veulent pas tromper, mais ils setrompent eux-mêmes.

– Moi, dit le père Schmitt en se levant,tout ce que je sais, c’est que les soldats républicains se battentbien, et que si les Français en ont trois ou quatre cent millecomme ceux que j’ai vus, j’ai plus peur pour nous que pour eux.Voilà mon idée. Quant à Jupiter, qui met les gens sous le Vésuviuspour leur faire vomir du feu, c’est un nouveau genre de batterieque je ne connais pas, mais je voudrais bien le voir.

– Et moi, dit le mauser, je pense que ceDr Zacharias ne sait pas ce qu’il dit ; si j’écrivais lejournal à sa place, je le ferais autrement.

Il se baissa près du fourneau pour ramasserune braise, car il éprouvait un grand besoin de fumer. Le vieuxSchmitt suivit son exemple, et comme la nuit était venue, ilssortirent tous ensemble, Koffel le dernier, en serrant la main del’oncle Jacob et saluant Mme Thérèse.

XIII

 

Le lendemain, Mme Thérèse s’occupait déjàdes soins du ménage ; elle visitait les armoires, dépliait lesnappes, les serviettes, les chemises, et même le vieux linge toutjaune entassé là depuis la grand-mère Lehnel ; elle mettait àpart ce qu’on pouvait encore réparer, tandis que Lisbeth dressaitle grand tonneau plein de cendres dans la buanderie. Il fallutfaire bouillir l’eau jusqu’à minuit pour la grande lessive. Et lesjours suivants ce fut bien autre chose encore, lorsqu’il s’agit deblanchir, de sécher, de repasser et de raccommoder tout cela.

Mme Thérèse n’avait pas son égale pourles travaux de l’aiguille ; cette femme, qu’on n’avait cruepropre qu’à verser des verres d’eau-de-vie et à se trimbaler surune charrette derrière un tas de sans-culottes, en savait plus,touchant les choses domestiques, que pas une commère d’Anstatt.Elle apporta même chez nous l’art de broder des guirlandes, et demarquer en lettres rouges le beau linge, chose complètement ignoréejusqu’alors dans la montagne, et qui prouve combien les grandesrévolutions répandent la lumière.

De plus, Mme Thérèse aidait Lisbeth à lacuisine, sans la gêner, sachant que les vieux domestiques nepeuvent souffrir qu’on dérange leurs affaires.

– Voyez pourtant, madame Thérèse, lui disaitquelquefois la vieille servante, comme les idées changent ;dans les premiers temps, je ne pouvais pas vous souffrir à cause devotre République, et maintenant si vous partiez, je croirais quetoute la maison s’en va, et que nous ne pouvons plus vivre sansvous.

– Hé ! lui répondait-elle ensouriant, c’est tout simple, chacun tient à ses habitudes ;vous ne me connaissiez pas, je vous inspirais de la défiance ;chacun, à votre place, eût été de même.

Puis elle ajoutait tristement :

– Il faudra pourtant que je parte,Lisbeth ; ma place n’est pas ici, d’autres soins m’appellentailleurs.

Elle songeait toujours à son bataillon, et,lorsque Lisbeth s’écriait :

– Bah ! vous resterez cheznous ; vous ne pouvez plus nous quitter maintenant. Voussaurez qu’on vous considère beaucoup dans le village, et que lesgens de bien vous respectent. Laissez là vos sans-culottes ;ce n’est pas la vie d’une honnête personne d’attraper des balles oud’autres mauvais coups à la suite des soldats. Nous ne vouslaisserons plus partir.

Alors elle hochait la tête, et l’on voyaitbien qu’un jour ou l’autre elle dirait : « Aujourd’hui,je pars ! » et que rien ne pourrait la retenir.

D’un autre côté, les discussions sur la guerreet sur la paix continuaient toujours, et c’était l’oncle Jacob quiles recommençait. Chaque matin il descendait pour convertirMme Thérèse, disant que la paix devait régner sur la terre,que dans les premiers temps la paix avait été fondée par Dieului-même, non seulement entre les hommes, mais encore entre lesanimaux ; que toutes les religions recommandent la paix ;que toutes les souffrances viennent de la guerre : la peste,le meurtre, le pillage, l’incendie ; qu’il faut un chef à latête des États pour maintenir l’ordre, et par conséquent des noblesqui soutiennent ce chef ; que ces choses avaient existé detout temps, chez les Hébreux, chez les Égyptiens, les Assyriens,les Grecs et les Romains ; que la république de Rome avaitcompris cela, que les consuls et les dictateurs étaient des espècesde rois soutenus par de nobles sénateurs, soutenus eux-mêmes par denobles chevaliers, lesquels s’élevaient au-dessus du peuple ;– que tel était l’ordre naturel et qu’on ne pouvait le changerqu’au détriment des plus pauvres eux-mêmes ; car, disait-il,les pauvres, dans le désordre, ne trouvent plus à gagner leur vieet périssent comme les feuilles en automne, lorsqu’elles sedétachent des branches qui leur portaient la sève.

Il disait encore une foule de choses non moinsfortes ; mais toujours Mme Thérèse trouvait de bonnesréponses soutenant que les hommes sont égaux en droits par lavolonté de Dieu ; que le rang doit appartenir au mérite et nonà la naissance ; que des lois sages, égales pour tous,établissent seules des différences équitables entre les citoyens,en approuvant les actions des uns et condamnant celles desautres ; qu’il est honteux et misérable d’accorder deshonneurs et de l’autorité à ceux qui n’en méritent pas ; quec’est avilir l’autorité et l’honneur lui-même en les faisantreprésenter par des êtres indignes, et que c’est détruire dans tousles cœurs le sentiment de la justice, en montrant que cette justicen’existe pas, puisque tout dépend du hasard de la naissance ;que pour établir un tel état de choses, il faut abrutir les hommes,parce que des êtres intelligents ne le souffriraient pas ;qu’un tel abrutissement est contraire aux lois de l’Éternel ;qu’il faut combattre par tous les moyens ceux qui veulent leproduire à leur profit, même par la guerre, le plus terrible detous, il est vrai, mais dont le crime retombe sur la tête de ceuxqui le provoquent en voulant fonder l’iniquité éternelle !

Chaque fois que l’oncle entendait cesréponses, il devenait grave. Avait-il une course à faire dans lamontagne, il montait à cheval tout rêveur, et toute la journée ilcherchait de nouvelles et plus fortes raisons pour convaincreMme Thérèse. Le soir il revenait plus joyeux, avec des preuvesqu’il croyait invincibles, mais sa croyance ne durait paslongtemps ; car cette femme simple, au lieu de parler desGrecs et des Égyptiens, voyait tout de suite le fond des choses, etdétruisait les preuves historiques de l’oncle par le bon sens.

Malgré tout cela, l’oncle Jacob ne se fâchaitpas : au contraire, il s’écriait d’un aird’admiration :

– Quelle femme vous êtes, madameThérèse ! Sans avoir étudié la logique, vous répondez àtout ! Je voudrais bien voir la mine que ferait le rédacteurdu Zeitblatt en discutant contre vous ; je suis sûrque vous l’embarrasseriez, malgré sa grande science et même sabonne cause ; car la bonne cause est de notre côté, seulementje la défends mal.

Alors ils riaient tous deux ensemble, etMme Thérèse disait :

– Vous défendez très bien la paix, jesuis de votre avis ; seulement tâchons de nous débarrasserd’abord de ceux qui veulent la guerre, et pour nous en débarrasser,faisons-la mieux qu’eux. Vous et moi nous serions bientôt d’accord,car nous sommes de bonne foi, et nous voulons la justice ;mais les autres, il faut bien les convertir à coups de canon,puisque c’est la seule voix qu’ils entendent, et la seule raisonqu’ils comprennent.

L’oncle ne disait plus rien alors, et, chosequi m’étonnait beaucoup, il avait même l’air content d’avoir étébattu.

Après ces grandes discussions politiques, cequi faisait le plus de plaisir à l’oncle Jacob, c’était de metrouver, au retour de ses courses, en train de prendre ma leçon defrançais, Mme Thérèse assise, le bras autour de ma taille, etmoi debout, penché sur le livre. Alors il entrait tout doucementpour ne pas nous déranger, et s’asseyait en silence derrière lefourneau, allongeant les jambes et prêtant l’oreille dans une sortede ravissement ; il attendait quelquefois une demi-heure avantde tirer ses bottes et de mettre sa camisole, tant il craignait deme distraire, et quand la leçon était finie, ils’écriait :

– À la bonne heure, Fritzel, à la bonneheure, tu prends goût à cette belle langue, que Mme Thérèset’explique si bien. Quel bonheur pour toi d’avoir un maîtrepareil ! Tu ne sauras cela que plus tard.

Il m’embrassait tout attendri : ce queMme Thérèse faisait pour moi, il l’estimait plus que pourlui-même.

Je dois reconnaître aussi que cette excellentefemme ne m’ennuyait pas une minute durant ses leçons ;voyait-elle mon attention se lasser, aussitôt elle me racontait depetites histoires qui me réveillaient ; elle avait surtout uncertain catéchisme républicain, plein de traits nobles ettouchants, d’actions héroïques et de belles sentences, dont lesouvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Les choses se poursuivirent ainsi plusieursjours. Le mauser et Koffel arrivaient tous les soirs, selon leurhabitude ; Mme Thérèse était complètement rétablie, etcela semblait devoir durer jusqu’à la consommation des siècles,lorsqu’un événement extraordinaire vint troubler notre quiétude, etpousser l’oncle Jacob aux entreprises les plus audacieuses.

XIV

 

Un matin l’oncle Jacob lisait gravement lecatéchisme républicain derrière le fourneau ; Mme Thérèsecousait près de la fenêtre, et moi j’attendais un bon moment pourm’échapper avec Scipio.

Dehors, notre voisin Spick fendait dubois ; aucun autre bruit ne s’entendait au village.

La lecture de l’oncle semblait l’intéresserbeaucoup ; de temps en temps il levait sur nous un regard endisant :

– Ces Républicains ont de bonneschoses ; ils voient les hommes en grand… leurs principesélèvent l’âme… C’est vraiment beau ! Je conçois que lajeunesse adopte leurs doctrines, car tous les êtres jeunes, sainsde corps et d’esprit, aiment la vertu ; les êtres décrépitsavant l’âge par l’égoïsme et les mauvaises passions peuvent seulsadmettre des principes contraires. Quel dommage que de pareillesgens recourent sans cesse à la violence !…

Alors Mme Thérèse souriait, et l’on seremettait à lire. Cela durait depuis environ une demi-heure, etLisbeth, après avoir balayé le seuil de la maison, était sortiefaire sa partie de commérage chez la vieille Roesel, comme àl’ordinaire, lorsque tout à coup un homme à cheval s’arrêta devantnotre porte. Il avait un gros manteau de drap bleu, un bonnet depeau d’agneau, le nez camard et la barbe grise.

L’oncle venait de déposer son livre ;nous regardions tous cet inconnu par les fenêtres.

– On vient vous chercher pour quelquemalade, monsieur le docteur, dit Mme Thérèse.

L’oncle ne répondit pas.

L’homme, après avoir attaché son cheval aupilier du hangar, entrait dans l’allée.

– Monsieur le docteur Jacob ? fit-ilen ouvrant la porte.

– C’est moi, monsieur.

– Voici une lettre de la part deM. le Dr Feuerbach, de Kaiserslautern.

– Veuillez vous asseoir, monsieur, ditl’oncle.

L’homme resta debout.

L’oncle, en lisant la lettre, devint tout pâleet durant une minute il parut comme troublé, regardantMme Thérèse d’un œil vague.

– Je dois rapporter la réponse s’il y ena, dit l’homme.

– Vous direz à Feuerbach que je leremercie ; c’est toute la réponse.

Puis, sans rien ajouter, il sortit la têtenue, avec le messager que nous vîmes s’éloigner dans la rue,conduisant son cheval par la bride, vers l’auberge duCruchon-d’Or. Il allait sans doute se rafraîchir avant dese remettre en route. Nous vîmes aussi l’oncle passer devant lesfenêtres et entrer sous le hangar. Mme Thérèse parut alorsinquiète.

– Fritzel, dit-elle, va porter son bonnetà ton oncle.

Je sortis aussitôt et je vis l’oncle qui sepromenait de long en large devant la grange ; il tenaittoujours la lettre, sans avoir l’idée de la mettre en poche. Spick,du seuil de la maison, le regardait d’un air étrange, les mainscroisées sur sa hache ; deux ou trois voisins regardaientaussi derrière leurs vitres.

Il faisait très froid dehors, je rentrai.Mme Thérèse avait déposé son ouvrage et restait pensive, lecoude au bord de la fenêtre ; moi, je m’assis derrière lefourneau sans avoir envie de ressortir.

Toutes ces choses, je m’en suis toujourssouvenu durant mon enfance ; mais ce qui vint ensuite m’alongtemps produit l’effet d’un rêve, car je ne pouvais lecomprendre, et ce n’est qu’avec l’âge, en y pensant plus tard, quej’en ai saisi le sens véritable.

Je me rappelle bien que l’oncle rentraquelques instants après, en disant que les hommes étaient desgueux, des êtres qui ne cherchaient qu’à se nuire ; qu’ils’assit à l’intérieur de la petite fenêtre, non loin de la porte,et qu’il se mit à lire la lettre de son ami Feuerbach ; tandisque Mme Thérèse l’écoutait debout à gauche, dans sa petiteveste à double rangée de boutons, les cheveux tordus sur la nuque,droite et calme.

Tout cela je le vois, et je vois aussi Scipio,le nez en l’air et la queue en trompette au milieu de la salle.Seulement la lettre étant écrite en allemand de Saxe, tout ce queje pus y comprendre, c’est qu’on avait dénoncé l’oncle Jacob commeun Jacobin, chez lequel se réunissaient les gueux du pays pourcélébrer la Révolution ; – que Mme Thérèse étaitaussi dénoncée comme une femme dangereuse, regrettée desRépublicains à cause de son audace extraordinaire, et qu’unofficier prussien, accompagné d’une bonne escorte, devait venir laprendre le lendemain et la diriger sur Mayence avec les autresprisonniers.

Je me rappelle également que Feuerbachconseillait à l’oncle une grande prudence, parce que les Prussiens,depuis leur victoire de Kaiserslautern, étaient maîtres du pays,qu’ils emmenaient tous les gens dangereux, et qu’ils les envoyaientjusqu’en Pologne, à deux cents lieues de là, au fond des marais,pour donner le bon exemple aux autres.

Mais ce qui me parut inconcevable, c’est lafaçon dont l’oncle Jacob, cet homme si calme, ce grand amateur dela paix, s’indigna contre l’avis et les conseils de son vieuxcamarade. Ce jour-là, notre petite salle, si paisible, fut lethéâtre d’un terrible orage, et je doute que, depuis les premierstemps de sa fondation, elle en eût vu de semblable. L’oncleaccusait Feuerbach d’être un égoïste, prêt à fléchir la tête sousl’arrogance des Prussiens, qui traitaient le Palatinat et leHundsrück en pays conquis ; il s’écriait qu’il existait deslois à Mayence, à Trêves, à Spire, aussi bien qu’en France ;que Mme Thérèse avait été laissée pour morte par lesAutrichiens ; qu’on n’avait pas le droit de réclamer lespersonnes et les choses abandonnées ; qu’elle étaitlibre ; qu’il ne souffrirait pas qu’on mît la main surelle ; qu’il protesterait ; qu’il avait pour ami lejurisconsulte Pfeffel, de Heidelberg ; qu’il écrirait, qu’ilse défendrait, qu’il remuerait le ciel et la terre ; qu’onverrait si Jacob Wagner se laisserait mener de la sorte ;qu’on serait étonné de ce qu’un homme paisible était capable defaire pour la justice et le droit.

En disant ces choses, il allait et venait, ilavait les cheveux ébouriffés ; il mêlait toutes les anciennesordonnances qui lui revenaient en mémoire, et les récitait enlatin. Il parlait aussi de certaines sentences des droits del’homme qu’il venait de lire, et de temps en temps il s’arrêtait,appuyant le pied à terre avec force, en pliant le genou, ets’écriant :

– Je suis sur les fondements du droit,sur les bases d’airain de nos anciennes chartes. Que les Prussiensarrivent… qu’ils arrivent ! Cette femme est à moi, je l’airecueillie et sauvée : « La chose abandonnée, resderelicta est res publica, res vulgata. »

Je ne sais pas où il avait appris toutcela ; c’est peut-être à l’Université de Heidelberg, enentendant discuter ses camarades entre eux. Mais alors toutes cesvieilles rubriques lui passaient par la tête, et il avait l’air derépondre à dix personnes qui l’attaquaient.

Mme Thérèse, pendant ce temps, étaitcalme, sa longue figure maigre semblait rêveuse ; lescitations de l’oncle l’étonnaient sans doute, mais voyant leschoses clairement, comme d’habitude, elle comprenait sa positionvéritable. Ce n’est qu’au bout d’une grande demi-heure, lorsquel’oncle ouvrit son secrétaire, et qu’il s’assit pour écrire aujurisconsulte Pfeffel, qu’elle lui posa doucement la main surl’épaule, et lui dit avec attendrissement :

– N’écrivez pas, monsieur Jacob, c’estinutile : avant que votre lettre n’arrive, je serai déjàloin.

L’oncle la regardait alors tout pâle.

– Vous voulez donc partir ? fit-illes joues tremblantes.

– Je suis prisonnière, dit-elle, jesavais cela ; mon seul espoir était que les Républicainsreviendraient à la charge, et qu’ils me délivreraient en marchantsur Landau ; mais puisqu’il en est autrement, il faut que jeparte.

– Vous voulez partir ! répétal’oncle d’un ton désespéré.

– Oui, monsieur le docteur, je veuxpartir pour vous épargner de grands chagrins ; vous êtes tropbon, trop généreux pour comprendre les dures lois de laguerre : vous ne voyez que la justice ! Mais en temps deguerre, la justice n’est rien, la force est tout. Les Prussienssont vainqueurs, ils arrivent, ils m’emmèneront parce que c’estleur consigne. Les soldats ne connaissent que leur consigne :la loi, la vie, l’honneur, la raison des gens ne sont rien ;leur consigne passe avant tout.

L’oncle, renversé dans son fauteuil, ses grosyeux pleins de larmes, ne savait que répondre ; seulement ilavait pris la main de Mme Thérèse et la serrait avec uneémotion extraordinaire ; puis, se relevant, la face toutebouleversée, il se remit à marcher, en vouant les oppresseurs dugenre humain à l’exécration des siècles futurs, en maudissantRichter et tous les gueux de son espèce, et déclarant d’une voix detonnerre que les Républicains avaient raison de se défendre, queleur cause était juste, qu’il le voyait maintenant, et que toutesles vieilles lois, les vieux fatras des ordonnances, des règlementset des chartes de toutes sortes n’avaient jamais profité qu’auxnobles et aux moines contre les pauvres gens. Ses joues segonflaient, il trébuchait, il ne parlait plus, ilbredouillait ; il disait que tout devait être aboli de fond encomble, que le règne du courage et de la vertu devait seultriompher, et finalement, dans une sorte d’enthousiasmeextraordinaire, les bras étendus vers Mme Thérèse, et les jouesrouges jusqu’à la nuque, il lui proposa de monter avec elle sur sontraîneau et de la conduire dans la haute montagne chez un bûcheronde ses amis, où elle serait en sûreté ; il lui tenait les deuxmains et disait :

– Partons… allons-nous en… vous sereztrès bien chez le vieux Ganglof… C’est un homme qui m’est toutdévoué… Je les ai sauvés, lui et son fils… ils vous cacheront… LesPrussiens n’iront pas vous chercher dans les gorges duLauterfelz !

Mais Mme Thérèse refusa, disant que siles Prussiens ne la trouvaient pas à Anstatt, ils arrêteraientl’oncle à sa place, et qu’elle aimait mieux risquer de périr defatigue et de froid sur la grande route que d’exposer à un telmalheur l’homme qui l’avait sauvée d’entre les morts.

Elle dit cela d’une voix très ferme, maisl’oncle ne tenait plus compte alors de semblables raisons. Je merappelle que ce qui l’ennuyait le plus, c’était de voir partirMme Thérèse avec des hommes barbares, des sauvages venus dufond de la Poméranie ; il ne pouvait supporter cette idée ets’écriait :

– Vous êtes faible… vous êtes encoremalade… Ces Prussiens ne respectent rien… c’est une race pleine dejactance et de brutalité… Vous ne savez pas comment ils traitentleurs prisonniers… je l’ai vu, moi… c’est une honte pour mon pays…J’aurais voulu le cacher, mais il faut que je l’avouemaintenant : c’est affreux !

– Sans doute, monsieur Jacob, répondit-elle,je connais cela par d’anciens prisonniers de mon bataillon :nous marcherons deux à deux, quatre à quatre, tristes, quelquefoissans pain, souvent brutalisés et pressés par l’escorte. Mais lesgens de la campagne sont bons chez vous, ce sont de braves gens…ils ont de la pitié… et les Français sont gais, monsieur ledocteur… il n’y aura que la route de pénible et encore je trouveraidix, vingt de mes camarades pour porter mon petit paquet : lesFrançais ont des égards pour les femmes. Je vois cela d’avance,fit-elle en souriant toute mélancolique, un d’entre nous marcheradevant en chantant un vieil air de l’Auvergne pour marquer le pas,ou bien un air plus joyeux de la Provence, pour éclaircir votreciel gris ; nous ne serons pas aussi malheureux que vouspensez, monsieur Jacob.

Elle parlait ainsi doucement, la voix un peutremblante, et à mesure qu’elle parlait je la voyais avec son petitpaquet dans la file des prisonniers, et mon cœur se fendait.Oh ! c’est alors que je sentis combien nous l’aimions, combiencela nous faisait de peine d’être forcés de la voir partir ;car tout à coup je me pris à fondre en larmes, et l’oncle,s’asseyant en face de son secrétaire, les deux mains sur sa figure,resta dans le silence ; mais de grosses larmes coulaientlentement jusque sur son poignet. Mme Thérèse elle-même,voyant ces choses, ne put se défendre de sangloter ; elle meprenait dans ses bras doucement, et me donnait de gros baisers enme disant :

– Ne pleure pas, Fritzel, ne pleure pasainsi… Vous penserez quelquefois à moi, n’est-ce pas ? Moi, jene vous oublierai jamais !

Scipio seul restait calme, se promenant autourdu fourneau, et nous regardant sans rien comprendre à notrechagrin.

Ce ne fut que vers dix heures, lorsque nousentendîmes Lisbeth allumer du feu dans la cuisine, que nousreprîmes un peu de calme.

Alors l’oncle, se mouchant avec force,dit :

– Madame Thérèse, vous partirez, puisquevous voulez partir absolument ; mais il m’est impossible deconsentir à ce que ces Prussiens viennent vous prendre ici commeune voleuse, et vous emmènent au milieu de tout le village. Sil’une de ces brutes vous adressait une parole dure ou insolente, jem’oublierais… car maintenant ma patience est à bout… je le sens, jeserais capable de me porter à quelque grande extrémité.Permettez-moi donc de vous conduire moi-même à Kaiserslautern avantque ces gens n’arrivent. Nous partirons de grand matin, vers quatreou cinq heures, sur mon traîneau ; nous prendrons les cheminsde traverse, et à midi au plus tard nous serons là-bas. Yconsentez-vous ?

– Oh ! monsieur Jacob, commentpourrais-je refuser cette dernière marque de votre affection ?dit-elle tout attendrie. J’accepte avec reconnaissance.

– Cela se fera donc de la sorte, ditl’oncle gravement. Et maintenant essuyons nos larmes, écartonsautant que possible ces pensées amères, afin de ne pas tropattrister les derniers instants que nous passerons ensemble.

Il vint m’embrasser, écarta les cheveux de monfront et dit :

– Fritzel, tu es un bon enfant, tu as unexcellent cœur. Rappelle-toi que ton oncle Jacob a été content detoi en ce jour : c’est une bonne pensée de se dire qu’on adonné de la satisfaction à ceux qui nous aiment !

XV

 

Depuis cet instant le calme se rétablit cheznous. Chacun songeait au départ de Mme Thérèse, au grand videque cela ferait dans notre maison, à la tristesse qui succéderaitpendant des semaines et des mois aux bonnes soirées que nous avionspassées ensemble, à la douleur du mauser, de Koffel et du vieuxSchmitt en apprenant cette mauvaise nouvelle ; plus on rêvait,plus on découvrait de nouveaux sujets d’être désolés.

Moi, ce qui me semblait le plus amer, c’étaitde quitter mon ami Scipio ; je n’osais pas le dire, mais enpensant qu’il allait partir, que je ne pourrais plus me promeneravec lui dans le village, au milieu de l’admiration universelle,que je n’aurais plus le bonheur de lui voir faire l’exercice, etque je serais comme avant, seul à me promener les mains dans lespoches et le bonnet de coton tiré sur les oreilles, sans honneur etsans gloire, un tel désastre me semblait le comble de ladésolation. Et ce qui finissait de m’abreuver d’amertume, c’est queScipio, grave et pensif, était venu s’asseoir devant moi, meregardant à travers ses épais sourcils frisés, d’un air aussichagrin que s’il eût compris qu’il fallait nous séparer dans lessiècles des siècles. Oh ! quand je pense à ces choses, encoreaujourd’hui je m’étonne que les grosses boucles blondes de mescheveux ne soient pas devenues toutes grises, au milieu de cesréflexions désolantes. Je ne pouvais pas même pleurer, tant madouleur était cruelle ; je restais le nez en l’air, mesgrosses lèvres retroussées, et mes deux mains croisées autour d’ungenou.

L’oncle, lui, se promenait de long en large,et de temps en temps il toussait tout bas en redoublant demarcher.

Mme Thérèse, toujours active, malgré satristesse et ses yeux rouges, avait ouvert l’armoire du vieuxlinge, et se taillait, dans de la grosse toile, une espèce de sac àdoubles bretelles pour mettre ses effets de route ; onentendait crier les ciseaux sur la table, elle ajustait les piècesavec son adresse ordinaire. Enfin, quand tout fut prêt, elle tirade sa poche une aiguille et du fil, puis elle s’assit, mit le dé aubout de son doigt, et depuis cet instant on ne vit plus que sa mainaller et venir comme l’éclair.

Tout cela se faisait dans le plus grandsilence ; on n’entendait que le pas lourd de l’oncle sur leplancher et la marche cadencée de notre vieille horloge, que ni nosjoies ni notre désolation ne faisaient avancer ou retarder d’uneseconde. Ainsi va la vie ; le temps qui marche ne demandepas : « Êtes-vous tristes ? Êtes-vous gais ?riez-vous ? pleurez-vous ? est-ce le printemps, l’automneou l’hiver ? » Il va, va toujours ! Et ces millionsd’atomes qui tourbillonnent dans un rayon de soleil, et dont la viecommence et finit d’un tic-tac à l’autre, comptent autant pour luique l’existence d’un vieillard de cent ans. Hélas ! noussommes bien peu de chose.

Lisbeth étant venue vers midi mettre la nappe,l’oncle s’arrêta et lui dit :

– Tu feras cuire un petit jambon pourdemain matin ; Mme Thérèse part.

Et comme la vieille servante le regardaittoute saisie :

– Les Prussiens la réclament, dit-ild’une voix enrouée ; ils ont la force pour eux… il fautobéir.

Alors Lisbeth déposa ses assiettes au bord dela table et, nous regardant l’un après l’autre, elle releva sonbonnet sur sa tête, comme si cette nouvelle avait pu le déranger,puis elle dit :

– Madame Thérèse part… ça n’est paspossible… je ne croirai jamais cela.

– Il le faut, ma pauvre Lisbeth, réponditMme Thérèse tristement, il le faut, je suis prisonnière… onvient me chercher.

– Les Prussiens ?

– Oui, les Prussiens.

Alors la vieille, que l’indignationsuffoquait, dit :

– J’ai toujours pensé que ces Prussiensn’étaient pas grand-chose : des tas de gueux, de véritablesbandits ! Venir attaquer une honnête femme ? Si leshommes avaient pour deux liards de cœur, est-ce qu’ilssouffriraient ça ?

– Et que ferais-tu ? lui demandal’oncle, dont la face se ranimait, car l’indignation de la vieillelui faisait plaisir intérieurement.

– Moi, je chargerais meskougelreiter [7] s’écriaLisbeth, je leur dirais par la fenêtre : « Passez votrechemin, bandits ! n’entrez pas, ou gare ! » Et lepremier qui dépasserait la porte, je l’étendrais raide. Oh !les gueux !

– Oui, oui, fit l’oncle, voilà comment ondevrait recevoir des gens pareils ; mais nous ne sommes pasles plus forts.

Puis il se remit à marcher, et Lisbeth, toutetremblante, plaça les couverts.

Mme Thérèse ne disait rien.

La table mise, nous dînâmes tout rêveurs. Cen’est qu’à la fin, lorsque l’oncle alla chercher une vieillebouteille de bourgogne à la cave, et que rentrant il s’écriatristement :

– Réjouissons un peu nos cœurs, etfortifions-nous contre ces grands chagrins qui nous accablent.Qu’avant votre départ, madame Thérèse, ce vieux vin qui vous arendu la force, et qui nous a tous égayés un jour de bonheur,brille encore au milieu de nous, comme un rayon de soleil, etdissipe quelques instants les nuages qui nous entourent.

Ce n’est qu’au moment où d’une voix ferme, ildit cela, que nous sentîmes renaître un peu notre courage.

Mais quelques instants après, lorsque,s’adressant à Lisbeth, il lui dit de chercher un verre pourtrinquer avec Mme Thérèse, et que la pauvre vieille se mit àfondre en larmes, le tablier sur la figure, alors notre fermetédisparut, et tous ensemble nous nous mîmes à sangloter comme desmalheureux.

– Oui, oui, disait l’oncle, nous avons eudu bonheur ensemble… voilà l’histoire humaine : les instantsde joie passent vite et la douleur dure longtemps. Celui qui nousregarde là-haut sait pourtant que nous ne méritons pas de souffrirainsi, que des êtres méchants nous ont désolés ; mais il saitaussi que la force, la vraie force est dans sa main, et qu’ilpourra nous rendre heureux dès qu’il le voudra. C’est pour celaqu’il permet ces iniquités, car il a confiance dans la réparation.Soyons donc calmes et fions-nous en lui. – À la santé deMme Thérèse !

Et nous bûmes tous, les joues couvertes delarmes.

Lisbeth, en entendant parler de la puissancede Dieu, s’était un peu calmée, car elle avait des sentimentspieux, et pensa que les choses devaient être ainsi, pour le plusgrand bien de tous dans la vie éternelle, mais elle n’en continuapas moins à maudire les Prussiens du fond de l’âme, et tous ceuxqui leur ressemblaient.

Après dîner, l’oncle recommanda surtout à lavieille servante de ne pas répandre le bruit de ces événements auvillage, sans quoi Richter et tous les gueux d’Anstatt seraient làle lendemain de bonne heure pour voir le départ de Mme Thérèseet jouir de notre humiliation. Elle le comprit très bien, et luipromit de modérer sa langue. Puis l’oncle sortit pour aller voir lemauser.

Toute cette après-midi, je ne quittai pas lamaison. Mme Thérèse continua ses préparatifs de départ ;Lisbeth l’aidait et voulait fourrer dans son sac une foule dechoses inutiles, disant qu’il faut de tout en route, qu’on estcontent de trouver ce qu’on a mis dans un coin, qu’étant un jourallée à Pirmasens, elle avait bien regretté son peigne et sestresses à rubans.

Mme Thérèse souriait.

– Non, Lisbeth, disait-elle, songez doncque je ne voyagerai pas en voiture, et que tout cela sera sur mondos : trois bonnes chemises, trois mouchoirs, deux paires desouliers et quelques paires de bas suffisent. À toutes les haltes,on s’arrête une heure ou deux près de la fontaine ; on fait lalessive. Vous ne connaissez pas la lessive des soldats ? MonDieu, que de fois je l’ai faite ! Nous autres Français, nousaimons à être propres, et nous le sommes toujours avec notre petitpaquet.

Elle paraissait de bonne humeur, et seulementlorsqu’elle adressait de temps en temps à Scipio quelques parolesamicales, sa voix devenait toute mélancolique ; je ne savaispas pourquoi ; mais je le sus plus tard, lorsque l’onclerevint.

La journée s’avançait ; sur les quatreheures, la nuit commençait à se faire ; en ce moment, toutétait prêt, le sac renfermant les effets de Mme Thérèsependait au mur. Elle s’assit au coin du fourneau, m’attirant surses genoux en silence ; Lisbeth rentra dans la cuisinepréparer le souper, et dès lors aucune parole ne futéchangée ; la pauvre femme rêvait sans doute à l’avenir quil’attendait sur la route de Mayence, au milieu de ses compagnonsd’infortune ; elle ne disait rien, et je sentais sa doucerespiration sur ma joue.

Cela durait depuis une demi-heure, et la nuitétait venue, lorsque l’oncle ouvrit la porte, endemandant :

– Êtes-vous là, madame Thérèse ?

– Oui, monsieur le docteur.

– Bon… bon… J’ai vu mes malades… J’aiprévenu Koffel, le mauser et le vieux Schmitt ; tout vabien ; ils seront ici ce soir pour recevoir vos adieux.

Sa voix était raffermie. Il alla lui-mêmechercher de la lumière à la cuisine, et, nous voyant ensemble enrentrant, cela parut le réjouir.

– Fritzel se conduit bien, dit-il.Maintenant il va perdre vos bonnes leçons ; mais j’espèrequ’il s’exercera tout seul à lire en français, et qu’il serappellera toujours qu’un homme ne vaut que par ses connaissances.Je compte là-dessus.

Alors Mme Thérèse lui fit voir son petitpaquet en détail ; elle souriait, et l’oncle disait :

– Quel heureux caractère ont cesFrançais ! Au milieu des plus grandes infortunes, ilsconservent un fond de gaieté naturelle ; leur désolation nedure jamais plusieurs jours. Voilà ce que j’appelle un présent deDieu, le plus beau, le plus désirable de tous.

Mais de cette journée, – dont le souvenirne s’effacera jamais de ma mémoire, parce qu’elle fut la premièreoù je vis la tristesse de ceux que j’aimais ; – de toutce jour, ce qui m’attendrit le plus, ce fut quelques instants avantle souper, lorsque, tranquillement assise derrière le poêle, latête de Scipio sur les genoux, et regardant au fond de la salleobscure d’un air rêveur, Mme Thérèse se prit tout à coup àdire :

– Monsieur le docteur, je vous dois biendes choses… et cependant il faut que je vous fasse encore unedemande.

– Quoi donc, madame Thérèse ?

– C’est de garder auprès de vous monpauvre Scipio… de le garder en souvenir de moi… Qu’il soit lecompagnon de Fritzel, comme il a été le mien, et qu’il n’ait pas àsupporter les nouvelles épreuves de ma vie de prisonnière.

Comme elle disait cela, je crus sentir moncœur se gonfler, et je frémis de bonheur et de tendresse jusqu’aufond des entrailles. J’étais accroupi sur ma petite chaise bassedevant le fourneau ; je pris mon Scipio, je l’attirai,j’enfonçai mes deux grosses mains rouges dans son épaisse toison,un véritable déluge de larmes inonda mes joues ; il mesemblait qu’on venait de me rendre tous les biens de la terre et duciel que j’avais perdus.

L’oncle me regardait tout surpris ; ilcomprit sans doute ce que j’avais souffert en songeant qu’ilfallait me séparer de Scipio, car, au lieu de faire desobservations à Mme Thérèse sur le sacrifice qu’elles’imposait, il dit simplement :

– J’accepte, madame Thérèse, j’acceptepour Fritzel, afin qu’il se souvienne combien vous l’avezaimé ; qu’il se rappelle toujours que, dans le plus grandchagrin, vous lui avez laissé, comme marque de votre affection, unêtre bon, fidèle, non seulement votre propre compagnon, mais encorecelui de Petit-Jean, votre frère ; qu’il ne l’oublie jamais etqu’il vous aime aussi.

Puis s’adressant à moi :

– Fritzel, dit-il, tu ne remercies pasMme Thérèse ?

Alors je me levai, et, sans pouvoir dire unmot tant je sanglotais, j’allai me jeter dans les bras de cetteexcellente femme et je ne la quittai plus ; je me tenais prèsd’elle, le bras sur son épaule, regardant à nos pieds Scipio àtravers de grosses larmes, et le touchant du bout des doigts avecun sentiment de joie inexprimable.

Il fallut du temps pour m’apaiser.Mme Thérèse, en m’embrassant, disait : « Cet enfanta bon cœur, il s’attache facilement, c’est bien ! » cequi redoublait encore mes pleurs. Elle écartait mes cheveux de monfront et semblait attendrie.

Après le souper, Koffel, le mauser et le vieuxSchmitt arrivèrent gravement, le bonnet sous le bras ; ilsexprimèrent à Mme Thérèse leur chagrin de la voir partir, etleur indignation contre ce gueux de Richter, auquel tout le mondeattribuait la dénonciation, car seul il était capable d’un traitpareil.

On s’était assis autour du fourneau ;Mme Thérèse semblait touchée de la douleur de ces braves gens,et malgré cela son caractère, ferme, décidé, ne l’abandonnaitpas.

– Écoutez, mes amis, dit-elle, si lemonde était semé de roses, et si l’on ne trouvait partout que desgens de cœur pour célébrer la justice et le bon droit, quel mériteaurait-on à soutenir ces principes ? Franchement, cela nevaudrait pas la peine de vivre ! Nous avons de la chanced’arriver dans un temps où l’on fait de grandes choses, où l’oncombat pour la liberté ; du moins on parlera de nous, et notreexistence n’aura pas été inutile : toutes nos misères, toutesnos souffrances, tout notre sang répandu formeront un sublimespectacle pour les générations futures ; tous les gueuxfrémiront en pensant qu’ils auraient pu nous rencontrer et que nousles aurions balayés, et toutes les grandes âmes regretteront den’avoir pu prendre part à nos travaux. Voilà le fond des choses. Neme plaignez donc pas ; je suis fière et je suis heureuse desouffrir pour la France qui représente dans le monde la liberté, lajustice et le droit. – Vous nous croyez peut-êtrebattus ? C’est une erreur : nous avons reculé d’un pashier, nous en ferons vingt en avant demain. Et si par malheur laFrance ne représente plus un jour cette grande cause que nousdéfendons, d’autres peuples prendront notre place et poursuivrontnotre ouvrage, car la justice et la liberté sont immortelles, ettous les despotes du monde ne parviendront jamais à les détruire.– Quant à moi, je pars pour Mayence et peut-être pour laPrusse, escortée par des soldats de Brunswick ; maissouvenez-vous de ce que je vous dis : les Républicains n’ensont encore qu’à leur première étape, et je suis sûre qu’avant lafin de l’année prochaine ils viendront me délivrer.

Ainsi parlait cette femme fière, qui souriait,et dont les yeux étincelaient. On voyait bien que les misèresn’étaient rien pour elle, et chacun pensait : « Si cesont là les femmes républicaines, qu’est-ce que les hommes doiventdonc être ?… »

Koffel pâlissait de plaisir en l’écoutantparler ; le mauser clignait de l’œil à l’oncle et lui disaittout bas :

– Tout ça, je le sais depuis longtemps,c’est écrit dans mon livre ; il faut que ces choses arrivent…c’est écrit !

Le vieux Schmitt, ayant demandé la permissiond’allumer sa pipe, lançait de grosses bouffées coup sur coup, etmurmurait entre ses dents :

– Quel malheur que je n’aie pas vingtans ! j’irais m’engager chez ces gens-là ! Voilà ce qu’ilme fallait… Qu’est-ce qui m’empêcherait de devenir général comme lepremier venu ? Quel malheur !

Enfin, sur le coup de neuf heures, l’oncledit :

– Il se fait tard… il faudra partir avantle jour… Je crois que nous ferions bien d’aller prendre un peu derepos.

Et tout le monde se leva dans une sorted’attendrissement ; on s’embrassa les uns les autres comme devieilles connaissances, en se promettant de ne jamais s’oublier.Koffel et Schmitt sortirent les premiers, le mauser et l’oncles’entretinrent un instant tout bas sur le seuil de la maison. Ilfaisait un clair de lune superbe, tout était blanc sur laterre ; le ciel, d’un bleu sombre, fourmillait d’étoiles.Mme Thérèse, Scipio et moi nous sortîmes contempler cemagnifique spectacle, qui montre bien la petitesse et la vanité deschoses humaines quand on y pense, et qui confond l’esprit par sagrandeur sans bornes.

Puis le mauser s’éloigna, serrant de nouveaula main de l’oncle ; on le voyait comme en plein jour marcherdans la rue déserte. Enfin il disparut au coin de la ruelle desOrties, et, le froid étant très vif, nous rentrâmes tous en noussouhaitant le bonsoir.

L’oncle, sur le seuil de ma chambre,m’embrassa et me dit d’une voix étrange, en me serrant sur soncœur :

– Fritzel… travaille… travaille… etconduis-toi bien, cher enfant !

Il entra chez lui tout ému.

Moi, je ne pensais qu’au bonheur de garderScipio. Une fois dans ma chambre, je le fis coucher à mes pieds,entre le chaud duvet et le bois de lit ; il se tenait làtranquille, la tête entre les pattes ; je sentais ses flancsse dilater doucement à chaque respiration, et je n’aurais paschangé mon sort contre celui de l’empereur d’Allemagne.

Jusque passé dix heures, il me fut impossiblede dormir, en songeant à ma félicité. L’oncle allait et venait chezlui ; je l’entendis ouvrir son secrétaire, puis faire du feudans le poêle de sa chambre pour la première fois de l’hiver ;je pensai qu’il avait l’idée de veiller, et je finis par m’endormirprofondément.

XVI

 

Neuf heures sonnaient à l’église, lorsque jefus éveillé par un cliquetis de ferraille devant notremaison ; des chevaux piétinaient sur la terre durcie, onentendait des gens parler à notre porte.

L’idée me vint aussitôt que les Prussiensarrivaient pour prendre Mme Thérèse, et je souhaitai de toutmon cœur que l’oncle Jacob n’eût pas aussi longtemps dormi que moi.Deux minutes après, je descendais l’escalier, et je découvrais aubout de l’allée cinq ou six hussards enveloppés dans leur dolman,la grande sabretache pendant jusqu’au-dessous de l’étrier, et lesabre au poing. L’officier, un petit blond très maigre, les jouescreuses, les pommettes plaquées de rose et les grosses moustachesd’un roux fauve, se tenait en travers de l’allée sur un grandcheval noir, et Lisbeth, le balai à la main, répondait à sesquestions d’un air effrayé.

Plus loin, s’étendait un cercle de gens, labouche béante, se penchant l’un sur l’autre pour entendre. Aupremier rang, je remarquai le mauser, les mains dans les poches, etM. Richter qui souriait, les yeux plissés et les dentsdécouvertes, comme un vieux renard en jubilation. Il était venusans doute pour jouir de la confusion de l’oncle.

– Ainsi, votre maître et la prisonnièresont partis ensemble ce matin ? disait l’officier.

– Oui, monsieur le commandant, réponditLisbeth.

– À quelle heure ?

– Entre cinq et six heures, monsieur lecommandant ; il faisait encore nuit ; j’ai moi-mêmeaccroché la lanterne au traîneau.

– Vous aviez donc reçu l’avis de notrearrivée ? dit l’officier en lui lançant un coup d’œilperçant.

Lisbeth regarda le mauser, qui sortit ducercle et répondit pour elle sans gêne.

– Sauf votre respect, j’ai vu le Dr Jacobhier soir ; c’est un de mes amis… Cette pauvre vieille ne saitrien… Depuis longtemps le docteur était las de la Française, ilavait envie de s’en débarrasser, et quand il a vu qu’elle pouvaitsupporter le voyage, il a profité du premier moment.

– Mais comment ne les avons-nous pasrencontrés sur la route ? s’écria le Prussien en regardant lemauser de la tête aux pieds.

– Hé ! vous aurez pris le chemin dela vallée, le docteur aura passé par le Waldeck et lamontagne ; il y a plus d’un chemin pour aller àKaiserslautern.

L’officier, sans répondre, sauta de soncheval, il entra dans notre chambre, poussa la porte de la cuisineet fit semblant de regarder à droite et à gauche ; puis ilressortit et dit en se remettant en selle :

– Allons, voilà notre affairefaite ; le reste ne nous regarde plus.

Il se dirigea vers le Cruchon-d’Or,ses hommes le suivirent, et la foule se dispersa, causant de cesévénements extraordinaires. Richter semblait confus et commeindigné, Spick nous regardait d’un œil louche ; ilsremontèrent ensemble les marches de l’auberge, et Scipio, quis’était tenu sur notre escalier, sortit alors en aboyant de toutesses forces.

Les hussards se rafraîchirent auCruchon-d’Or, puis nous les revîmes passer devant cheznous, sur la route de Kaiserslautern, et depuis nous n’en eûmesplus de nouvelles.

Lisbeth et moi nous pensions que l’onclereviendrait à la nuit, mais quand nous vîmes s’écouler tout lejour, puis le lendemain et le surlendemain sans même recevoir delettre on peut s’imaginer notre inquiétude.

Scipio montait et descendait dans lamaison ; il se tenait le nez au bas de la porte du matin ausoir, appelant Mme Thérèse, reniflant et pleurant d’un tonlamentable. Sa désolation nous gagnait ; mille idées demalheurs nous passaient par la tête.

Le mauser venait nous voir tous les soirs etnous disait :

– Bah ! tout cela n’est rien ;le docteur a voulu recommander Mme Thérèse ; il nepouvait pas la laisser partir avec les prisonniers, c’étaitcontraire au bon sens ; il aura demandé une audience aufeld-maréchal Brunswick, pour tâcher de la faire entrer à l’hôpitalde Kaiserslautern… Toutes ces démarches demandent du temps…Tranquillisez-vous, il reviendra.

Ces paroles nous rassuraient un peu, car letaupier semblait très calme ; il fumait sa pipe au coin dufourneau, les jambes étendues et la mine rêveuse.

Malheureusement le garde forestier Roedig, quidemeurait dans les bois, sur le chemin de Pirmasens, où setrouvaient alors les Français, vint apporter un rapport à la mairied’Anstatt, et, s’étant arrêté quelques instants à l’auberge deSpick, il raconta que l’oncle Jacob avait passé, trois joursauparavant, vers huit heures du matin, devant la maison forestièreet qu’il s’y était même arrêté un instant avec Mme Thérèse,pour se réchauffer et boire un verre de vin. Il dit aussi quel’oncle paraissait tout joyeux, et qu’il avait deux longskougelreiter dans les poches de sa houppelande.

Alors le bruit courut que le Dr Jacob, au lieude se rendre à Kaiserslautern, avait conduit la prisonnière chezles Républicains, et ce fut un grand scandale ; Richter etSpick criaient partout qu’il méritait d’être fusillé, que c’étaitune abomination, et qu’il fallait confisquer ses biens.

Le mauser et Koffel répondaient que le docteurs’était sans doute trompé de chemin à cause des grandes neiges,qu’il avait pris à gauche dans la montagne, au lieu de tourner àdroite, mais chacun savait bien que l’oncle Jacob connaissait lepays comme pas un contrebandier, et l’indignation augmentait dejour en jour.

Je ne pouvais plus sortir sans entendre mescamarades crier que l’oncle Jacob était un jacobin ; il mefallait livrer bataille pour le défendre, et malgré le secours deScipio, je rentrai plus d’une fois à la maison le nez meurtri.

Lisbeth se désolait surtout des bruits deconfiscation :

– Quel malheur ! disait-elle lesmains jointes, quel malheur, à mon âge, d’être forcée de faire sonpaquet et d’abandonner une maison où l’on a passé la moitié de savie !

C’était bien triste. Le mauser seul conservaitson air tranquille.

– Vous êtes des fous de vous faire dumauvais sang, disait-il ; je vous répète que le Dr Jacob seporte bien et qu’on ne confisquera rien du tout. Tenez-vous enpaix, mangez bien, dormez bien, et pour le reste, j’en réponds.

Il clignait de l’œil d’un air malin, etfinissait toujours par dire :

– Mon livre raconte ces choses…Maintenant elles s’accomplissent et tout va très bien.

Malgré ces assurances, tout allait de mal enpis, et la racaille du village, excitée par ce gueux de Richter,commençait à venir crier sous nos fenêtres, lorsqu’un beau matintout rentra subitement dans l’ordre. Vers le soir le mauser arriva,la mine riante, et prit sa place ordinaire en disant à Lisbeth quifilait :

– Eh bien, on ne crie plus, on ne veutplus nous confisquer, on se tient bien tranquille, hé !hé ! hé !

Il n’en dit pas davantage, mais dans la nuitnous entendîmes des voitures passer en foule, des gens marcher enmasse par la grande rue ; c’était pire qu’à l’arrivée desRépublicains, car personne ne s’arrêtait : on allait… onallait toujours !

Je ne pus dormir une minute, Scipio à chaqueinstant grondait. Au petit jour, ayant regardé par nos vitres, jevis encore une dizaine de grandes voitures chargées de blesséss’éloigner en cahotant. C’étaient des Prussiens. Puis arrivèrentdeux ou trois canons, puis une centaine de hussards, decuirassiers, de dragons, pêle-mêle dans un grand désordre ;puis des cavaliers démontés, leur portemanteau sur l’épaule etcouverts de boue jusqu’à l’échine. Tous ces hommes semblaientharassés ; mais ils ne s’arrêtaient pas, ils n’entraient pasdans les maisons, et marchaient comme s’ils avaient eu le diable àleurs trousses.

Les gens, sur le seuil de leur porte,regardaient cela d’un air morne.

En jetant les yeux sur la côte du Birkenwald,on voyait la file des voitures, des caissons, de la cavalerie et del’infanterie se prolonger bien au-delà du bois.

C’était l’armée du feld-maréchal Brunswick enretraite après la bataille de Frœschwiller, comme nous l’avonsappris plus tard ; elle avait traversé le village dans uneseule nuit. Cela se passait du 28 au 29 décembre, et si je me lerappelle si bien, c’est que le lendemain de bonne heure, le mauseret Koffel arrivèrent tout joyeux, ils avaient une lettre de l’oncleJacob, et le mauser, en nous la montrant, dit :

– Hé ! hé ! hé ! ça vabien… ça va bien ! le règne de la justice et de l’égalitécommence… Écoutez un peu !

Il s’assit devant notre table, les deux coudesécartés. J’étais près de lui et je lisais par-dessus sonépaule ; Lisbeth, toute pâle, écoutait derrière, et Koffel,debout contre la vieille armoire, souriait en se caressant lementon. Ils avaient déjà lu la lettre deux ou trois fois, le mauserla savait presque par cœur.

Donc il lut ce qui suit, en s’arrêtant parfoispour nous regarder d’un air d’enthousiasme :

« Wissembourg, le 8 nivôse, an II

« de la République française

« Aux citoyens Mauser et Koffel, à lacitoyenne Lisbeth, au petit citoyen Fritzel, salut etfraternité !

« La citoyenne Thérèse et moi nous voussouhaitons d’abord joie, concorde et prospérité.

« Vous saurez ensuite que nous vousécrivons ces lignes de Wissembourg, au milieu des triomphes de laguerre : nous avons chassé les Prussiens de Frœschwiller, etnous sommes tombés sur les Autrichiens au Geisberg comme letonnerre.

« Ainsi l’orgueil et la présomptionreçoivent leur récompense ; quand les gens ne veulent pasentendre de bonnes raisons, il faut bien leur en donner demeilleures ; mais c’est terrible d’en venir à de tellesextrémités, oui, c’est terrible !

« Mes chers amis, depuis longtemps jegémissais en moi-même sur l’aveuglement de ceux qui dirigent lesdestinées de la vieille Allemagne ; je déplorais leur espritd’injustice, leur égoïsme ; je me demandais si mon devoird’honnête homme n’était pas de rompre avec tous ces êtresorgueilleux, et d’adopter les principes de justice, d’égalité et defraternité proclamés par la Révolution française. Tout cela mejetait dans un grand trouble, car l’homme tient aux idées qu’il areçues de ses pères, et de telles révolutions intérieures ne sefont pas sans un grand déchirement. Néanmoins j’hésitais encore,mais lorsque les Prussiens, contrairement au droit des gens,réclamèrent la malheureuse prisonnière que j’avais recueillie, jene pus en supporter davantage : au lieu de conduireMme Thérèse à Kaiserslautern, je pris aussitôt la résolutionde la mener à Pirmasens, chose que j’ai faite avec l’aide deDieu.

« À trois heures de l’après-midi, nousétions en vue des avant-postes, et comme Mme Thérèseregardait, elle entendit le tambour et s’écria : « Cesont les Français ! Monsieur le docteur, vous m’aveztrompée ! » Elle se jeta dans mes bras, fondant enlarmes, et je me pris moi-même à pleurer, tant j’étaisému !

« Sur la route, depuis lesTrois-Maisons jusqu’à la place du Temple-Neuf, les soldatscriaient : « Voici la citoyenne Thérèse ! » Ilsnous suivaient, et quand il fallut descendre du traîneau, plusieursm’embrassèrent avec une véritable effusion. D’autres me serraientles mains, enfin on m’accablait d’honneurs.

« Je ne vous parlerai pas, mes chersamis, de la rencontre de Mme Thérèse et du petit Jean ;ces choses ne sont pas à peindre ! Tous les plus vieux soldatsdu bataillon, même le commandant Duchêne, qui n’est pas tendre,détournaient la tête pour ne pas montrer leurs larmes :c’était un spectacle comme je n’en ai jamais vu de ma vie. Le petitJean est un brave garçon ; il ressemble beaucoup à mon cherpetit Fritzel, aussi je l’aime bien.

« En ce même jour, il se passa desévénements extraordinaires à Pirmasens. Les Républicains campaientautour de la ville ; le général Hoche annonça qu’on allaitprendre les quartiers d’hiver, et qu’il fallait construire desbaraques. Mais les soldats refusèrent ; ils voulaient logerdans les maisons. Alors le général déclara que ceux quirefuseraient le service ne marcheraient pas au combat. J’aimoi-même assisté à cette proclamation, qui se lisait dans lescompagnies, et j’ai vu le général Hoche forcé de pardonner à ceshommes devant le palais du prince, car ils étaient dans le plusgrand désespoir.

« Le général ayant appris qu’un médecind’Anstatt avait ramené la citoyenne Thérèse au premier bataillon dela deuxième brigade, je reçus l’ordre, vers huit heures, d’aller àl’Orangerie. Il était là près d’une table de sapin, habillé commeun simple hauptmann, avec deux autres citoyens qu’on m’adit être les conventionnels Lacoste et Baudot, deux grands maigres,qui me regardaient de travers. – Le général vint à marencontre : c’est un homme brun, les yeux jaunes et lescheveux partagés au milieu du front ; il s’arrêta en face demoi et me regarda deux secondes. Moi, songeant que ce jeune hommecommandait l’armée de la Moselle, j’étais troublé ; mais toutà coup il me tendit la main et me dit : « Docteur Wagner,je vous remercie de ce que vous avez fait pour la citoyenneThérèse ; vous êtes un homme de cœur. »

« Puis il m’emmena près de la table, oùse trouvait déployée une carte, et me demanda différentsrenseignements sur le pays d’une façon si claire, qu’on aurait cruqu’il connaissait les choses bien mieux que moi. Naturellement jerépondais ; les deux autres écoutaient en silence. Finalement,il me dit : « Docteur Wagner, je ne puis vousproposer de servir les armées de la République, votre nationalités’y oppose ; mais le 1er bataillon de la2e brigade vient de perdre son chirurgien-major, leservice de nos ambulanciers est encore incomplet, nous n’avons quedes jeunes gens pour secourir nos blessés, je vous confie ce posted’honneur : l’humanité n’a pas de patrie ! Voici votrecommission. » Il écrivit quelques mots au bout de la table, etme prit encore une fois la main en me disant : « Docteur,croyez à mon estime ! » Après cela, je sortis.

« Mme Thérèse m’attendait dehors, etquand elle sut que j’allais être à la tête de l’ambulance du1er bataillon, vous pouvez vous figurer sa joie.

« Nous pensions tous rester à Pirmasensjusqu’au printemps, les baraques étaient en train de se bâtir,quand la nuit du surlendemain, vers dix heures, tout à coup nousreçûmes l’ordre de nous mettre en route sans éteindre les feux,sans faire de bruit, sans battre la caisse ni sonner de latrompette. Tout Pirmasens dormait. J’avais deux chevaux, l’un sousmoi, l’autre en main ; j’étais au milieu des officiers, prèsdu commandant Duchêne.

« Nous partons, les uns à cheval, lesautres à pied, les canons, les caissons, les voitures entre nous,la cavalerie sur les flancs, sans lune et sans rien pour nousguider. Seulement, de loin en loin, un cavalier au tournant deschemins disait : « Par ici… par ici !… » Versonze heures la lune se montra, nous étions en pleinemontagne : toutes les cimes étaient blanches de neige. Leshommes à pied, le fusil sur l’épaule, couraient pour seréchauffer ; deux ou trois fois il me fallut descendre decheval, tant j’avais l’onglée. Mme Thérèse, dans sa charrettecouverte d’une toile grise, me tendait la gourde, et les capitainesétaient toujours là, prêts à la recevoir après moi ; plus d’unsoldat avait aussi son tour.

« Mais nous allions, nous allions sansnous arrêter, de sorte que vers six heures, quand le soleil pâle semit à blanchir le ciel, nous étions à Lembach, sous la grande côteboisée de Steinfelz, à trois quarts de lieue de Wœrth. Alors, detous les côtés on entendit crier : « Halte !…halte !… » Ceux de derrière arrivaient toujours ; àsix heures et demie toute l’armée était réunie dans un vallon, etl’on se mit à faire la soupe.

« Le général Hoche, que j’ai vu passeralors avec ses deux grands conventionnels, riait ; il semblaitde bonne humeur. Il entra dans la dernière maison du village ;les gens étaient étonnés de nous voir à cette heure, comme ceuxd’Anstatt à l’arrivée des Républicains. Les maisons sont si petitesici et si misérables, qu’il fallut porter deux tables dehors, etque le général tint conseil en plein air avec ses officiers,pendant que les troupes cuisaient ce qu’elles avaient emporté.

« Cette halte dura juste le temps demanger et de reboucler son sac. Ensuite il fallut repartir mieux enordre.

« À huit heures, en sortant de la valléede Reichshofen, nous vîmes les Prussiens retranchés sur leshauteurs de Frœschwiller et de Wœrth ; ils étaient plus devingt mille, et leurs redoutes s’élevaient les unes au-dessus desautres.

« Toute l’armée comprit alors que nousavions marché si vite pour surprendre ces Prussiens seuls, car lesAutrichiens étaient à quatre ou cinq lieues de là, sur la ligne dela Motter. Malgré cela, je ne vous cache pas, mes amis, que cettevue me porta d’abord un coup terrible ; plus je regardais,plus il me semblait impossible de gagner la bataille. D’abord ilsétaient plus nombreux que nous, ensuite ils avaient creusé desfossés garnis de palissades, et derrière on voyait très bien lescanonniers qui se penchaient à côté de leurs canons et qui nousobservaient, tandis que des files de baïonnettes innombrables seprolongeaient jusque sur la côte.

« Les Français, avec leur caractèreinsouciant, ne voyaient pas tout cela et paraissaient même trèsjoyeux. Le bruit s’étant répandu que le général Hoche venait depromettre six cents francs pour chaque pièce enlevée à l’ennemi,ils riaient en se mettant le chapeau sur l’oreille, et regardaientles canons en criant : « Adjugé !adjugé ! » Il y avait de quoi frémir de voir une pareilleinsouciance et d’entendre ces plaisanteries.

« Nous autres, l’ambulance, les voituresde toute sorte, les caissons vides pour transporter les blessés,nous restâmes derrière, et pour dire la vérité, cela me fit unvéritable plaisir.

« Mme Thérèse était à trente ouquarante pas en avant de moi, j’allai me mettre près d’elle avecmes deux aides, dont l’un a été garçon apothicaire à Landrecies, etl’autre dentiste, et qui se sont fait chirurgiens d’eux-mêmes. Maisils ont déjà de l’expérience, et ces jeunes gens, avec un peu deloisir et de travail, deviendront peut-être quelque chose.Mme Thérèse embrassait alors le petit Jean, qui se mit àcourir pour suivre le bataillon.

« Toute la vallée, à droite et à gauche,était pleine de cavalerie en bon ordre. Le général Hoche, enarrivant, choisit lui-même tout de suite la place de deux batteriessur les collines de Reichshofen, et l’infanterie fit halte aumilieu de la vallée.

« Il y eut encore une délibération, puistoute l’infanterie se rangea en trois colonnes ; l’une passasur la gauche, dans la gorge de Réebach, les deux autres se mirenten marche sur les retranchements l’arme au bras.

« Le général Hoche, avec quelquesofficiers, se plaça sur une petite hauteur, à gauche de lavallée.

« Tout ce qui suivit, mes chers amis, mesemble encore un rêve. Au moment où les colonnes arrivaient au piedde la côte, un horrible fracas, comme une espèce de déchirementépouvantable, retentit ; tout fut couvert de fumée :c’étaient les Prussiens qui venaient de lâcher leurs batteries. Uneseconde après, la fumée s’étant un peu dissipée, nous vîmes lesFrançais plus haut sur la côte ; ils allongeaient le pas, desquantités de blessés restaient derrière, les uns étendus sur laface, les autres assis et cherchant à se relever.

« Pour la seconde fois les Prussienstirèrent, puis on entendit le cri terrible des Républicains :« À la baïonnette ! » Et toute la montagnese mit à pétiller comme un feu de charbonnière où l’on donne uncoup de pied. On ne se voyait plus, parce que le vent poussait lafumée sur nous, et l’on ne pouvait plus se dire un mot à quatrepas, tant la fusillade, les hommes et le canon tonnaient ethurlaient ensemble. Sur les côtés les chevaux de notre cavaleriehennissaient et voulaient partir ; ces animaux sont vraimentsauvages, ils aiment le danger, on avait mille peines à lesretenir.

« De temps en temps il se faisait un troudans la fumée, alors on voyait les Républicains cramponnés auxpalissades comme une fourmilière ; les uns, à coups de crosse,essayaient de renverser les retranchements, d’autres cherchaient unpassage, les commandants à cheval, l’épée en l’air, animaient leurshommes, et de l’autre côté les Prussiens lançaient des coups debaïonnette, lâchaient leurs fusils dans le tas, ou levaient desdeux mains leurs grands refouloirs comme des massues pour assommerles gens. C’était effrayant ! Une seconde après, un autre coupde vent couvrait tout, et l’on ne pouvait savoir comment celafinirait.

« Le général Hoche envoyait ses officiersl’un après l’autre porter de nouveaux ordres ; ils partaientcomme le vent dans la fumée, on aurait dit des ombres. Mais labataille se prolongeait et les Républicains commençaient à reculer,quand le général descendit lui-même ventre à terre ; dixminutes après, le chant de la Marseillaise couvrait toutle tumulte ; ceux qui avaient reculé revenaient à lacharge.

« La seconde attaque commença plusfurieuse que la première. Les canons seuls tonnaient encore etrenversaient des files d’hommes. Tous les Républicains s’avançaienten masse, Hoche au milieu d’eux. Nos batteries tiraient aussi surles Prussiens. Ce qui se passa quand les Français furent encore unefois près des palissades est quelque chose d’impossible à décrire.Si le père Adam Schmitt avait été avec nous, il aurait vu ce qu’onpeut appeler une terrible bataille. Les Prussiens montrèrent làqu’ils étaient les soldats du grand Frédéric, baïonnettes contrebaïonnettes, tantôt les uns, tantôt les autres reculaient oupoussaient en avant.

« Mais ce qui décida la victoire pour lesRépublicains, ce fut l’arrivée de leur troisième colonne sur leshauteurs, à gauche des retranchements ; elle avait tourné leRéebach et sortait du bois au pas de course. Alors il fallut bienquitter la partie ; les Prussiens, pris des deux côtés à lafois, se retirèrent, abandonnant dix-huit pièces de canons,vingt-quatre caissons et leurs retranchements pleins de blessés etde morts. Ils se dirigèrent du côté de Wœrth, et nos dragons, noshussards, qui ne se possédaient plus d’impatience, partirent enfincourbés sur leurs selles, comme un mur qui s’ébranle. Nous apprîmesle même soir qu’ils avaient fait douze cents prisonniers etremporté six canons.

« Voilà, mes chers amis, ce qu’on appellele combat de Wœrth et de Frœschwiller, dont la nouvelle a dû vousparvenir au moment où je vous écris, et qui restera toujoursprésent à ma mémoire.

« Depuis ce moment, je n’ai rien vu denouveau ; mais que d’ouvrage nous avons eu ! Jour et nuitil a fallu couper, trancher, amputer, tirer des balles ; nosambulances sont encombrées de blessés : c’est une chose bientriste.

« Cependant, le lendemain de la victoire,l’armée s’était portée en avant. Quatre jours après, nous avonsappris que les conventionnels Lacoste et Baudot, ayant reconnu quela rivalité de Hoche et de Pichegru nuisait aux intérêts de laRépublique, avaient donné le commandement à Hoche tout seul, et quecelui-ci, se voyant à la tête des deux armées du Rhin et de laMoselle, sans perdre une minute, en avait profité pour attaquerWurmser sur les lignes de Wissembourg ; qu’il l’avait battucomplètement au Gaisberg, de sorte qu’à cette heure les Prussienssont en retraite sur Mayence, les Autrichiens sur Gemersheim, etque le territoire de la République est débarrassé de tous sesennemis.

« Quant à moi, je suis maintenant àWissembourg, accablé d’ouvrage ; Mme Thérèse, le petitJean et les restes du 1er bataillon occupent la place,et l’armée marche sur Landau, dont l’heureuse délivrance feral’admiration des siècles futurs.

« Bientôt, bientôt, mes chers amis, noussuivrons l’armée, nous passerons par Anstatt, couronnés des palmesde la victoire ; nous pourrons encore une fois vous serrer surnos cœurs, et célébrer avec vous le triomphe de la justice et de laliberté.

« Ô chère liberté ! rallume dans nosâmes le feu sacré dont brûlèrent jadis tant de héros ; formeau milieu de nous des générations qui leur ressemblent ; quele cœur de tout citoyen tressaille à ta voix ; inspire le sagequi mérite ; porte l’homme courageux aux actionshéroïques ; anime le guerrier d’un enthousiasme sublime ;que les despotes qui divisent les nations pour les opprimerdisparaissent de ce monde, et que la sainte fraternité réunissetous les peuples de la terre dans une même famille !

« Avec ces vœux et ces espérances, labonne Mme Thérèse, petit Jean et moi nous vous embrassons decœur.

« Jacob Wagner.

« P.-S. – Petit Jean recommande àson ami Fritzel d’avoir bien soin de Scipio. »

La lettre de l’oncle Jacob nous remplit tousde joie, et l’on peut s’imaginer avec quelle impatience nousattendîmes dès lors le 1er bataillon.

Cette époque de ma vie, quand j’y pense, meproduit l’effet d’une fête ; chaque jour nous apprenionsquelque chose de nouveau : après l’occupation de Wissembourg,la levée du siège de Landau, puis la prise de Lauterbourg, puiscelle de Kaiserslautern, puis l’occupation de Spire, où lesFrançais recueillirent un grand butin, que Hoche fit transporter àLandau, pour indemniser les habitants de leurs pertes.

Autant les gens du village avaient crié contrenous, autant alors ils nous tenaient en vénération. Il était mêmequestion de mettre Koffel du conseil municipal et de nommer lemauser bourgmestre ; on ne savait pas pourquoi, car personnejusqu’alors n’avait eu cette idée ; mais le bruit commençait àse répandre que nous allions redevenir Français, que nous avionsété Français quinze cents ans auparavant, et que c’était uneabomination de nous avoir tenus si longtemps en esclavage.

Richter avait pris la fuite, sachant bien cequi l’attendait, et Joseph Spick ne sortait plus de sa baraque.

Chaque jour, les gens de la grande rueregardaient sur la côte pour voir arriver les véritables défenseursde la patrie ; malheureusement la plupart suivaient la routede Wissembourg à Mayence, laissant Anstatt sur leur gauche, dans lamontagne ; on ne voyait passer que des traînards, quicoupaient au court par la traverse du Bourgerwald. Cela nousdésolait, et nous finissions par croire que notre bataillonn’arriverait jamais, lorsqu’une après-midi le mauser entra toutessoufflé en criant :

– Les voilà… ce sont eux !

Il revenait des champs, la pioche surl’épaule, et de loin il avait vu sur la route une foule de soldats.Tout le village savait déjà la nouvelle, tout le monde sortait.Moi, ne me possédant plus d’enthousiasme, je courus à la rencontrede notre bataillon, avec Hans Aden et Frantz Sépel, que jerencontrai sur la route. Il faisait du soleil, la neige fondait,les flaques de boue éclataient autour de nous comme des obus àchaque pas ; mais nous n’y prenions pas garde, et durant unedemi-heure nous ne cessâmes point de galoper. La moitié du village,hommes, femmes, enfants, nous suivaient en criant : « Ilsarrivent… ils arrivent ! » Les idées des gens changentd’une façon singulière, tout le monde était alors ami de laRépublique.

Une fois sur la montée de Birkenwald, HansAden, Frantz Sépel et moi nous vîmes enfin notre bataillon quis’approchait à mi-côte, le sac au dos, le fusil sur l’épaule, lesofficiers derrière les compagnies. Plus loin, sur le grand pont,défilaient les voitures. Tout cela s’avançait en sifflant, encausant, comme les soldats en route ; l’un s’arrêtait pourallumer sa pipe, l’autre donnait un coup d’épaule pour relever sonsac ; on entendait des voix glapissantes, des éclats de rire,car les Français sont ainsi, quand ils marchent en troupe, il leurfaut toujours des histoires et de joyeux propos pour entretenirleur bonne humeur.

Moi, dans cette foule je ne cherchais des yeuxque l’oncle Jacob et Mme Thérèse ; il me fallut quelquetemps pour les découvrir à la queue du bataillon. Enfin je visl’oncle, il était derrière, à cheval sur Rappel. J’eus d’abord dela peine à le reconnaître, car il avait un grand chapeaurépublicain, un habit à revers rouges et un grand sabre à fourreaude fer ; cela le changeait d’une façon incroyable, ilparaissait beaucoup plus grand ; mais je le reconnus tout demême, ainsi que Mme Thérèse sur sa charrette couverte detoile, avec son même chapeau et sa même cravate ; elle avaitles joues roses et les yeux brillants ; l’oncle chevauchaitprès d’elle, ils causaient ensemble.

Je reconnus aussi le petit Jean, que jen’avais vu qu’une fois ; il marchait, un large baudrier ornéde baguettes en travers de la poitrine, les bras couverts degalons, et son sabre ballottant derrière les jambes. Et lecommandant, et le sergent Laflèche, et le capitaine que j’avaisconduit dans notre grenier, et tous les soldats, oui, presque tousje les reconnaissais, il me semblait être dans une grandefamille ; et le drapeau couvert de toile cirée me faisaitaussi plaisir à voir.

Je courais à travers tout le monde, Hans Adenet Frantz Sépel avaient déjà trouvé des camarades, moi je marchaistoujours, j’étais à trente pas de la charrette et j’allaisappeler : « Oncle ! oncle ! » quandMme Thérèse, se penchant par hasard, s’écria d’une voixjoyeuse :

– Voici Scipio !

Dans le même instant, Scipio, que j’avaisoublié chez nous, tout effaré, tout crotté, sautait dans lavoiture.

Aussitôt petit Jean s’écria :

– Scipio !

Et le brave caniche, après avoir passé deux outrois fois ses grosses moustaches sur les joues deMme Thérèse, bondit à terre et se mit à danser autour de petitJean, aboyant, poussant des cris et se démenant comme unbienheureux.

Tout le bataillon l’appelait :

– Scipio, ici !… Scipio !…Scipio !

L’oncle venait de m’apercevoir et me tendaitles bras du haut de son cheval. Je m’accrochai à sa jambe, il meleva et m’embrassa ; je sentis qu’il pleurait et celam’attendrit. Il me tendit ensuite à Mme Thérèse, qui m’attiradans sa charrette en me disant :

– Bonjour, Fritzel.

Elle paraissait bien heureuse et m’embrassaitles larmes aux yeux.

Presque aussitôt le mauser et Koffelarrivèrent, donnant des poignées de main à l’oncle ; puis lesautres gens du village, pêle-mêle avec les soldats, qui remettaientaux hommes leurs sacs et leurs fusils pour les porter en triomphe,et qui criaient aux femmes :

– Hé ! la grosse mère !… Lajolie fille !… par ici !… par ici !

C’était une véritable confusion, tout le mondefraternisait, et au milieu de tout cela, c’était encore petit Jeanet moi qui paraissions les plus heureux.

– Embrasse petit Jean, me criaitl’oncle.

– Embrasse Fritzel, disaitMme Thérèse à son frère.

Et nous nous embrassions, nous nous regardionsémerveillés.

– Il me plaît, cria petit Jean, il al’air bon enfant.

– Toi, tu me plais aussi, lui dis-je,tout fier de parler en français.

Et nous marchions bras dessus bras dessous,tandis que l’oncle et Mme Thérèse se souriaient l’un àl’autre.

Le commandant me tendit aussi la main endisant :

– Hé ! Dr Wagner, voici votredéfenseur. – Tu vas toujours bien, mon brave ?

– Oui, commandant.

– À la bonne heure !

C’est ainsi que nous arrivâmes aux premièresmaisons du village. Alors on s’arrêta quelques instants pour semettre en ordre, petit Jean accrocha son tambour sur sa cuisse, etle commandant ayant crié : « En avant,marche ! » les tambours retentirent.

Nous descendîmes la grande rue, marchant tousau pas et nous réjouissant d’une entrée si magnifique. Tous lesvieux et les vieilles qui n’avaient pu sortir étaient aux fenêtreset se montraient l’oncle Jacob, qui s’avançait d’un air dignederrière le commandant entre ses deux aides. Je remarquai surtoutle père Schmitt, debout à la porte de sa baraque ; ilredressait sa haute taille voûtée et nous regardait défiler avec unéclair dans l’œil.

Sur la place de la fontaine le commandantcria : « Halte ! » On mit les fusils enfaisceaux, et tout le monde se dispersa, les uns à droite, lesautres à gauche ; chaque bourgeois voulait avoir un soldat,tous voulaient se réjouir du triomphe de la République une etindivisible ; mais ces Français, avec leurs mines joyeuses,suivaient de préférence les jolies filles.

Le commandant vint avec nous. La vieilleLisbeth était déjà sur la porte, ses longues mains levées au ciel,et criait :

– Ah ! madame Thérèse… ah !monsieur le docteur !…

Ce furent de nouveaux cris de joie, denouvelles embrassades. Puis nous entrâmes, et le festin de jambon,d’andouilles et de grillades arrosées de vin blanc et de vieuxbourgogne commença : Koffel, le mauser, le commandant,l’oncle, Mme Thérèse, petit Jean et moi, je vous laisse à penserquelle table, quel appétit, quelle satisfaction !

Tout ce jour-là, le 1er bataillonresta chez nous ; puis il lui fallut poursuivre sa route, carses quartiers d’hiver étaient à Hacmatt, à deux petites lieuesd’Anstatt. L’oncle resta au village, il déposa son grand sabre etson grand chapeau ; mais depuis ce moment jusqu’au printemps,il ne se passa pas de jour qu’il ne fût en route pourHacmatt : il ne pensait plus qu’à Hacmatt.

De temps en temps Mme Thérèse venaitaussi nous voir avec petit Jean ; nous riions, nous étionsheureux, nous nous aimions !

Que vous dirai-je encore ? Au printemps,quand commence à chanter l’alouette, un jour on apprit que le1er bataillon allait partir pour la Vendée. Alorsl’oncle, tout pâle, courut à l’écurie et monta sur sonRappel ; il partit ventre à terre, la tête nue, ayant oubliéde mettre son bonnet.

Que se passa-t-il à Hacmatt ! Je n’ensais rien ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que le lendemain,l’oncle, fier comme un roi, revint avec Mme Thérèse et petitJean, qu’il y eut grande noce chez nous, embrassades etréjouissances. Huit jours après, le commandant Duchêne arriva avectous les capitaines du bataillon. Ce jour-là, les réjouissancesfurent encore plus grandes. Mme Thérèse et l’oncle serendirent à la mairie, suivis d’une longue file de joyeux convives.Le mauser, qu’on avait nommé bourgmestre à l’élection populaire,nous attendait, son écharpe tricolore autour des reins. Ilinscrivit l’oncle et Mme Thérèse sur un gros registre, à lasatisfaction universelle ; et dès lors petit Jean eut un père,et moi j’eus une bonne mère, dont je ne puis me rappeler lesouvenir sans répandre des larmes.

J’aurais encore bien des choses à vous dire…mais c’est assez pour une fois. Si le Seigneur Dieu le permet, unjour nous reprendrons cette histoire qui finit, comme toutes lesautres, – par des cheveux blancs et les derniers adieux deceux qu’on aime le plus au monde.

POURQUOI HUNEBOURG NE FUT PAS RENDU

 

ÉPISODE DE 1815

 

Le fort de Hunebourg, taillé dans le roc à lacime d’un pic escarpé, domine toute cette branche secondaire desVosges qui sépare la Meurthe, la Moselle et la Bavière rhénane dubassin d’Alsace.

En 1815, le commandement de Hunebourgappartenait à Jean-Pierre Noël, ex-sergent-major aux fusiliers dela garde, amputé de la jambe gauche à Bautzen et décoré sur lechamp de bataille.

Ce digne commandant était un homme de cinqpieds deux pouces. Il avait une jolie petite bedaine, de bonnesgrosses lèvres sensuelles et de grands yeux gris pleinsd’énergie.

Au moral, Jean-Pierre Noël aimait à rire. Ilaimait aussi le bourgogne « pelure d’oignon », le jambonet les andouilles cuites dans leur jus.

Ce digne commandant avait sous ses ordres unecompagnie de vétérans, la plupart secs et maigres comme des râbles,portant de longues capotes grises et prisant du tabac decontrebande. On les voyait errer sur les remparts, regarder dansl’abîme, se dessécher au soleil ; l’aspect du ciel bleu, del’horizon bleu, ainsi que l’eau claire de la citerne, avaientimprimé sur leurs fronts le sceau d’une incurable mélancolie.

Telle était l’existence pleine de variété deshabitants de Hunebourg, lorsque le 22 juin 1815, vers cinq heuresde l’après-midi, le commandant Jean-Pierre donna tout à coupl’ordre de battre le rappel et de faire mettre la garnison sous lesarmes. Il descendit ensuite dans la cour de la caserne, son grandchapeau à cornes sur l’oreille, ses longues moustaches retrousséeset la main droite dans son gilet.

– Mes enfants, s’écria-t-il en s’arrêtantdevant le front de la compagnie, vous êtes dans le chemin del’honneur et de la gloire. Allez toujours, et vous arriverez, c’estmoi qui vous le prédis ! – Je reçois à l’instant dugénéral Rapp, commandant le cinquième corps, une dépêche quim’informe que soixante mille Russes, Autrichiens, Bavarois etWurtembergeois, sous les ordres du généralissime prince deSchwartzenberg, viennent de franchir le Rhin à Oppenheim. L’ennemin’est plus qu’à trois journées de marche. Il paraît même que lesCosaques ont déjà poussé des reconnaissances jusque dans nosmontagnes. – Nous allons nous regarder dans le blanc desyeux !…

« Mes enfants, je compte sur vous, commevous comptez sur moi. Nous ferons sauter la bicoque, plutôt que denous rendre, cela va sans dire ; mais en attendant il s’agitd’approvisionner la place. Pas de rations, pas de soldats… lesmoyens d’existence avant tout… c’est mon principe ! SergentFargès, vous allez vous rendre, avec trente hommes, dans tous leshameaux et villages des environs, à trois lieues du fort. Vousferez main basse sur le bétail, sur les comestibles, sur toutes lessubstances liquides ou solides, capables de soutenir le moral de lagarnison. Vous mettrez en réquisition toutes les charrettes pour letransport des vivres, ainsi que les chevaux, les ânes, les bœufs.Si nous ne pouvons pas les nourrir, ils nous nourriront !– Dès que le convoi sera formé, vous regagnerez la place, ensuivant autant que possible les hauteurs. Vous chasserez devantvous le bétail avec ordre et discipline, ayant toujours bien soinqu’aucune bête ne s’écarte : ce serait autant de perdu. Si parhasard un tourbillon de Cosaques cherche à vous envelopper, vous nelâcherez pas prise… au contraire… une partie de l’escorte leur feraface, et poussera le troupeau sous les canons du fort. De cettemanière, ceux d’entre vous qui seront tués, auront la consolationde penser que les autres se portent bien, et qu’ils conservent desvivres pour soutenir le siège. On admirera leur conduite de siècleen siècle, et la postérité dira d’eux : « Jacques, André,Joseph étaient des braves ».

Des cris frénétiques de : « Vivel’Empereur ! vive le commandant ! » accueillirentcette harangue. – Le tambour battit ; Fargès tiramajestueusement son sabre, fit ranger sa petite troupe en colonneet commanda le départ.

Les vétérans, pleins d’ardeur, partirent dupied gauche, et Jean-Pierre Noël, les bras croisés sur la poitrineet la jambe de bois en avant, les suivit du regard jusqu’à cequ’ils eussent disparu derrière l’esplanade.

Après avoir gravi les pentes boisées duHomberg, qui dominent les trois villages de Hâzenbruck, deVéchenbach et de Rôsenvein, la petite troupe de Fargès avait faithalte sur le plateau de la Roche-Creuse. Il était environ neufheures du soir. La lune commençait à poindre derrière les hautessapinières. Fargès et le caporal Lombard, assis au pied d’un arbre,le fusil entre les jambes, discutaient leur plan d’attaque,lorsqu’une clameur confuse monta subitement des profondeurs de lavallée. Le sergent se leva tout surpris et regarda Lombard ;celui-ci, rapide comme la pensée, mit un genou à terre et colla sonoreille contre le pied de l’arbre. À le voir, immobile au milieudes ténèbres, retenant son haleine, pour saisir le moindre murmure,on eût dit un vieux loup à l’affût.

Cependant nul autre bruit que le vaguefrémissement du feuillage ne se faisant entendre, il allait serelever, quand un souffle de la brise apporta de nouveau du fond dela gorge le tumulte qu’ils avaient perçu d’abord, mais cette foisbeaucoup plus distinct. C’était le roulement confus que produit lamarche d’un troupeau, accompagné des sons champêtres d’une tromped’écorce.

Le caporal se releva lentement ; un éclatde rire étouffé fendait sa bouche jusqu’aux oreilles, et ses yeuxscintillaient dans l’ombre :

– Nous les tenons ! dit-il…hé ! hé ! hé ! nous les tenons !

– Qui ça ?

– Les paysans ! Ah ! lesgueux ! ils se sauvent dans les bois avec leur bétail. On leura donné l’éveil… Quelle chance !… Quelle chance !…

Puis, sans autre commentaire, il se glissapresque à quatre pattes entre les broussailles. On vit les vétéransse dresser un à un, saisir leurs fusils et disparaître derrière lessapins. Les sentinelles imitèrent ce mouvement, et rien ne bougeaplus dans le fourré.

La petite troupe se tenait cachée depuis unquart d’heure, lorsque deux montagnards parurent au fond des pâlesclairières. Ils gravissaient le ravin à pas lents. Quand ils eurentatteint la roche plate, ils s’arrêtèrent pour respirer et reprendrela suite d’une conversation interrompue.

Le premier était grand et maigre ; ilavait un immense parapluie sous le bras gauche, un tricorne posésur l’occiput, et le profil d’un veau qui tette.

Le second, également coiffé d’un tricorne,faisait face à Lombard, et la lune éclairait en plein sa figurefine et astucieuse : son nez pointu, ses yeux vifs, ses lèvressarcastiques et tout l’ensemble de sa petite personne annonçaientquelque diplomate de village.

– Monsieur le maire, dit le petit hommeau grand maigre, vous avez tort de vous chagriner. Votre place està vous… Pétrus Schmitt ne l’aura pas !

– Ça dépend, Daniel, il pourra dire quej’ai emmené les bestiaux du village, pour empêcher la garnisond’avoir des vivres… et pour la faire périr de famine…

– Ah bah ! vous n’y êtes pas.Écoutez, monsieur le maire. Si le roi – ici le petit hommesouleva son chapeau d’un geste respectueux – si notre bon roirevient, vous direz : « J’ai sauvé les bestiaux duvillage, pour que la garnison ne puisse pas les avoir, et qu’ellerende la place aux armées de notre bon roi Louis ! »Alors, M. le préfet dira : « Oh ! le bravehomme… le brave homme… qui aime l’honneur de son vraimaître ! » On vous enverra la croix… voilà… c’estsûr !

– La croix, Daniel ?… la croix avecla pension ?

– Je crois bien… avec la pension…

– Oui… mais, balbutia le maire, si… sil’autre enfonce notre bon roi… notre vrai roi…

– Halte ! halte là, monsieur lemaire ; il sera roi pour de vrai, s’il est le plus fort. Maissi notre grand empereur enfonce les ennemis de la patrie, eh bien,vous direz : « J’ai sauvé les bestiaux du village pourque les kaiserlicks, les Cosaques ne puissent pas lesavoir !… » Alors le préfet du grand empereur– nouveau salut – dira : « Oh ! le bonmaire… l’honnête citoyen… il faut lui envoyer lacroix ! » Et ça fait que vous aurez toujours la croix, etque nous garderons nos bestiaux.

– Tu as raison, Daniel, reprit le grandmaigre d’un air convaincu. Pourquoi est-ce que je n’attraperais pasla croix tout comme un autre, puisque je sauve les bestiaux de lacommune ?

– Pardieu, monsieur le maire, il y en aplus d’un qui ne l’a pas gagnée autant que vous. Et c’est leSchmitt qui sera vexé !…

– Hé ! hé ! hé ! il auraun bec comme ça, fit le maire, en appliquant la pomme de sonparapluie au bout de son nez.

En ce moment, deux grands bœufs débouchèrentsous le dôme des sapinières ; ils marchaient de ce pas graveet solennel qui semble indiquer le sentiment de la force ;puis derrière eux arriva lentement une longue file de génisses, devaches, de chèvres, mugissant, bêlant, nasillant ; et enfin lamoitié du village de Hâzenbruck, femmes, vieillards, petitsenfants : les uns accroupis sur leurs vieux chevaux de labour,les autres à la mamelle, ou pendus à la robe de leur mère. Lespauvres gens avançaient clopin-clopant, ils paraissaient bien las,bien tristes ; mais à la guerre comme à la guerre : on nepeut pas avoir toujours ses aises.

La troupe atteignit enfin le plateau. Il nerestait plus qu’un petit nombre de traînards dispersés sur la pentedu ravin ; c’était le moment de faire main basse. Fargès etLombard échangèrent un coup d’œil dans l’ombre. Ils allaient donnerle signal, lorsqu’un cri de détresse… un cri perçant vola de boucheen bouche jusqu’au sommet de la côte, et glaça d’épouvante toute lacaravane.

– Les Cosaques !… lesCosaques !…

Alors ce fut une scène étrange : Fargèss’élança derrière le rideau de feuillage pour distribuer denouveaux ordres. On entendit le bruit sec et rapide des batteries,puis de ce côté tout rentra dans le silence.

Quant aux fugitifs, ils n’avaient pasbougé ; immobiles, se regardant l’un l’autre la bouche béante,n’ayant ni la force de fuir, ni le courage de prendre unerésolution, ils offraient l’image de la terreur.

Presque aussitôt Lombard reconnut aux environsle cri rauque des Cosaques ; ils accouraient en tous sens, àtravers taillis, halliers, broussailles. À les voir bondir au clairde lune, sur leurs petits chevaux bessarabiens, l’œil en feu, lesnaseaux fumants, la crinière hérissée, on les eût pris pour unebande de loups affamés enveloppant leur proie. Les bœufsmugissaient, les femmes sanglotaient, les pauvres mères pressaientleurs enfants sur leur sein, et les Baskirs resserraient toujoursle cercle de leurs évolutions, pour fondre sur ce groupe. Enfin,ils se massèrent et partirent en ligne, en poussant des hourrasfurieux. Tout à coup le sombre feuillage s’illumina comme un refletde foudre, un feu de peloton étendit sa nappe rougeâtre sur leplateau, et la montagne parut frissonner de surprise ! Quandla fumée de cette décharge se fut dissipée, on vit les Cosaques endéroute chercher à fuir dans la direction du Graufthâl, mais làs’étendait une barrière de rochers infranchissables.

– En avant !… Pas dequartier !… cria Fargès.

Les vétérans, animés par sa voix, seprécipitèrent à la poursuite des fuyards. Le combat fut court.Acculés à la pointe du roc, les soldats de Platoff firentvolte-face et chargèrent avec la furie du désespoir. Cinquantecoups de lance et de baïonnette s’échangèrent en une seconde. Maisdans cet étroit espace, les Cosaques, ne pouvant manœuvrer leurschevaux, furent bientôt écrasés. Un seul résista jusqu’au bout,grand, maigre, à la face terne et cuivrée, véritable figureméphistophélique, il était recouvert de plusieurs peaux de mouton.Lombard en enlevait une à chaque coup de baïonnette.

– Canaille ! murmurait-il, jefinirai pourtant par t’attaquer le cuir…

Il se trompait !… Le Cosaque bonditau-dessus de sa tête, en lui assénant avec la crosse de sonpistolet un coup terrible sur la mâchoire. Le caporal cracha deuxdents, arma son fusil, ajusta le Baskir et fit feu. Mais attenduque l’arme n’était pas chargée, l’autre disparut sain et sauf, enayant encore l’air de se moquer de lui par un triplehourrah !

C’est ainsi que l’intrépide Lombard, aprèsvingt-huit ans de service et trente campagnes, eut la mâchoirefortement ébranlée par un sauvage d’Ekatérinoslof, qui ne possédaitpas même les premiers principes de la guerre.

– Sang de chien, dit-il avec rage, si jete tenais !

Fargès, en raffermissant sa baïonnette toutegluante de sang, promena des regards étonnés autour duplateau ; les habitants de Hâzenbruck avaient disparu. Leursbœufs erraient à l’aventure dans les halliers. Quelques chèvresgrimpaient le long de la côte. Et sauf une vingtaine de cadavresétendus dans les bruyères, tout respirait le calme et les douceursde la vie champêtre. Les vétérans eux-mêmes semblaient surpris deleur facile triomphe ; car excepté Nicolas Rabeau, ancientambour-major au 14e de ligne, prévôt d’armes, de danseet de grâces françaises, lequel avait eu la gloire d’être embrochépar un Cosaque et de rendre l’âme sur le champ d’honneur, à cetteexception près, tous les autres en étaient quittes pour deshorions.

– Ah ça ! camarades, dit Fargès, cegrand pendard de Cosaque qui vient de s’échapper, pourrait gâternos affaires. Nos provisions sont complètes. Ce qu’il y a de plussimple, c’est de réunir le bétail et de gagner le fort, avant quel’ennemi ait eu le temps de nous barrer le passage.

Tout le monde se mit aussitôt à l’œuvre, et,dix minutes après, la petite colonne, poussant devant elle letroupeau, reprenait le chemin de Hunebourg. Vers trois heures dumatin, elle était sous le canon du fort.

On peut se figurer la satisfaction deJean-Pierre Noël, lorsque, ayant entendu crier les chaînes dupont-levis et s’étant mis à sa fenêtre, en simples manches dechemise, il vit défiler toute la razzia… marchant« avec ordre et discipline » comme il avait eu soin de lerecommander à Fargès.

Le caporal Lombard, gravement assis sur unevieille rosse à moitié grise, son grand chapeau à cornes surl’oreille, et le fusil en sautoir, formait à lui seull’arrière-garde de la colonne.

Le brave commandant ne se sentait plus dejoie. Aussi lorsque trois jours plus tard l’archiduc Jeand’Autriche, à la tête d’un corps de six mille hommes, fit sommer laplace de se rendre, avec menace de la bombarder et de la détruirede fond en comble en cas de refus, Jean-Pierre ne put s’empêcher desourire. Il fit dresser un état de ses provisions de bouche, etl’adressa sous forme de réponse au général autrichien,ajoutant :

« Qu’il regrettait de ne pouvoir êtreagréable à Son Altesse ; mais qu’il était beaucoup tropgourmand pour quitter une place si bien approvisionnée. Il priaitconséquemment Son Altesse de vouloir bien l’excuser… etc.,etc.

» Quant à votre menace de bombarder laforteresse et de la détruire de fond en comble, disait-il enterminant, je m’en soucie comme du roi Dagobert ! »

L’archiduc Jean d’Autriche entendait très bienle français… Il avait, de plus, un faible pour la cuisine, etcomprit les scrupules de Jean-Pierre. Aussi, dès le lendemain, ilremonta tranquillement la vallée de la Zorne… après avoir faitdemi-tour à gauche !

Et voilà pourquoi Hunebourg ne fut pasrendu.

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