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Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

de Paul Henry Corentin Féval
Chapitre 1 Théâtre Universel et National

 

Paris avait son manteau d’hiver ; les toits blancs éclataient sous le ciel brumeux, tandis que, dans la rue, piétons et voitures écrasaient la neige grisâtre.

C’était un des premiers jours de novembre, en1838, un mois après la catastrophe qui termine notre récit,intitulé L’Arme invisible. La mort étrange du juge d’instruction Remy d’Arx, avait jeté un étonnement dans la ville,mais à Paris les étonnements durent peu, et la ville pensait déjà à autre chose.

Ce temps est si près de nous qu’on hésite, en vérité, à dire qu’il ne ressemblait pas tout à fait au temps présent, et pourtant il est bien certain que les changements opérés dans Paris par ces trente dernières années valent pour le moins l’œuvre d’un siècle.

La publicité des journaux existait ; on la trouvait même énorme, presque scandaleuse : elle n’était rien absolument auprès de ce qu’elle est aujourd’hui.

On peut affirmer, sans crainte de se tromper,que nous avons, en 1869, cent carrés de papier imprimés quotidiennement contre dix publiés en 1838.

Ainsi en est-il pour le mouvement prodigieux des démolitions et des constructions.

Sous le règne de Louis-Philippe, Paris tout entier s’irritait ou se réjouissait, selon les goûts de chacun, à la vue de cette humble percée, la rue de Rambuteau, qui passerait maintenant inaperçue.

Les uns s’extasiaient sur la hardiesse decette œuvre municipale, les autres prophétisaient la banquerouteprochaine de la ville : c’était la grande batailled’aujourd’hui qui commençait par une toute petite escarmouche.

Je ne sais pas au juste combien d’années onmit à parfaire cette malheureuse rue de Rambuteau, qui devait êtredroite et qui eut un coude, célèbre dans les annales judiciaires,mais cela dura terriblement longtemps, et pendant plusieurs hivers,l’espace compris entre l’église Saint-Eustache et le Marais futcomplètement impraticable.

On n’allait pas vite alors en fait debâtisse ; ceux qui ont le tort et le chagrin d’être assezvieux pour avoir vu ces choses, peuvent se rappeler quatre ou cinqbaraques de saltimbanques, établies à demeure dans un grandterrain, vers l’endroit où la rue Quincampoix coupe la rue deRambuteau, et qui formèrent là, pendant deux ans au moins etpeut-être plus, une petite foire permanente.

Le matin du 5 novembre 1838, par le temps noiret froid qu’il faisait, on achevait la construction de la plusgrande de ces baraques, située en avant des autres et qui avait safaçade tournée vers le chemin boueux conduisant à la rueSaint-Denis.

Les gens du quartier qui allaient à leursaffaires ne donnaient pas beaucoup d’attention à l’érection de cemonument, mais trois ou quatre gamins, renonçant aux billes pourréchauffer leurs mains dans leurs poches, rôdaient au-devant duperron en planches qui montait à la galerie, et s’entretenaientavec intérêt de l’ouverture prochaine du Grand Théâtre Universel etNational, dirigé par Mme Samayoux,première dompteuse des capitales de l’Europe.

On parlait surtout de son lion, qui étaitarrivé, la veille, dans une caisse énorme, percée de petits trous,et qui avait rugi pendant qu’on le déballait.

La porte de la baraque était, bien entendu,fermée pour cause d’installation et d’aménagements intérieurs. Unlarge écriteau disait même sur la devanture : « Le publicn’entre pas ici. »

Mais comme nous avons l’honneur d’être parmiles amis de la célèbre dompteuse, nous prendrons la liberté desoulever le lambeau de toile goudronnée qui servait de portière, etnous entrerons chez elle sans façon.

C’était un carré long, très vaste, et qu’onachevait de couvrir en clouant les planches de la toiture. Il n’yavait point encore de banquettes dans la salle, mais le théâtreétait déjà installé en partie, et des ouvriers, juchés tout en hautde leurs échelles, peignaient les frises et le manteaud’Arlequin.

D’autres barbouilleurs s’occupaient du rideauétendu sur le plancher même de la scène.

Au centre de la salle, un poêle de fonteronflait, chauffé au rouge ; auprès du poêle, une petite tablesupportait trois ou quatre verres, des chopes et un album dedimension assez volumineuse, dont la couverture en carton étaitabondamment souillée.

L’un des verres restait plein ; les deuxautres, à moitié bus, appartenaient à Mme veuveSamayoux, maîtresse de céans, et à un homme de haute taille,portant la moustache en brosse et la redingote boutonnée jusqu’aumenton, qui se nommait M. Gondrequin.

Le troisième verre, celui qui était plein,attendait M. Baruque, collègue de M. Gondrequin, quitravaillait en ce moment au haut de l’échelle.

M. Gondrequin et M. Baruque étaientdeux artistes peintres bien connus, on pourrait même dire célèbresparmi les directeurs des théâtres forains. Ils appartenaient aufameux atelier Cœur d’Acier, d’où sont sortis presque tous leschefs-d’œuvre destinés à tirer l’œil au-devant desbaraques de la foire.

M. Baruque, petit homme de cinquante ans,maigre, sec et froid, abattait la besogne ; son surnomd’atelier était Rudaupoil.

M. Gondrequin, dit Militaire, quoiqu’iln’eût jamais servi, à cause de sa tournure et de ses prédilectionspour les choses martiales, donnait le coup du maître au tableau,« le fion », et se chargeait surtout d’embêterla pratique.

Il mettait son foulard en coton rouge dans lapoche de côté de sa redingote, et en laissait passer un petit boutà sa boutonnière – par mégarde -, ce qui le décorait de la Légiond’honneur.

Il avait du brillant et de l’agrément dansl’esprit, malgré sa manie de jouer à l’ancien sous-officier, et sevantait volontiers d’avoir attiré bien des kilomètres de commande àl’atelier par la rondeur aimable de son caractère.

Il disait volontiers de lui-même :

– Un vrai troupier, quoi ! solide, maisséduisant ! Honneur et gaieté ! Ra, fla, joue, feu,versez, boum !

En ce moment, il venait d’ouvrir l’albumgraisseux et montrait à Mme Samayoux, dont la bonnegrosse figure avait une expression de mélancolie, des sujets detableaux à choisir pour orner le devant de son théâtre.

Dans tout le reste de la baraque, c’était uneactivité confuse et singulièrement bruyante ; on faisait toutà la fois ; les principaux sujets de la troupe, transformés entapissiers, clouaient des guenilles autour des murailles oudisposaient en faisceaux des gerbes d’étendards, non conquis surl’étranger.

Jupiter, dit Fleur-de-Lys, jeune Noir quiavait été fils de roi dans son pays et décrotteur auprès de laPorte-Saint-Martin, exerçait un talent naissant qu’il avait sur letambour ; Mlle Colombe cassait les reins de sapetite sœur et lui désossait proprement les rotules. L’enfant avaitde l’avenir.

Elle pouvait déjà rester trois minutes la têtecontre-passée en arrière entre ses deux jambes, et jouer ainsi unpetit air de trompette.

Pendant la fanfare,Mlle Colombe essayait quelques coups de sabre avecun pauvre diable à laideur prétentieuse, que coiffait un chapeaugris planté de côté sur ses cheveux jaunes et plats.

Celui-là se tenait assez bien sous les armes.Quand Mlle Colombe reprenait sa petite sœur, ilallait à deux grosses filles rougeaudes qui déjeunaient avec deuxénormes tranches de pain beurrées de raisiné, et leur donnait desleçons de danse américaine.

– Plus tard, disait-il aux deux rougeaudes,qui suivaient ses indications avec une paresse maussade, quand lesuccès aura récompensé vos efforts, vous pourrez vous vanterd’avoir eu les leçons d’un jeune homme qui en possède tous lesbrevets de pointe, contre-pointe, entrechats, respect aux dames,honneur et patrie, et vous pourrez passer partout rien qu’endisant : Nous sommes les élèves du seul AmédéeSimilor !

Le lecteur se souvient peut-être des deuxpostulants qui s’étaient présentés à Léocadie Samayoux, dans sonancienne baraque de la place Valhubert, le soir même de l’arrivéede Maurice Pagès revenant d’Afrique.

Léocadie, tout entière à la joie de revoir sonlieutenant, avait renvoyé les deux candidats avec l’enfant que lepauvre Échalot portait dans sa gibecière, mais l’offre de ce bravegarçon, consentant à jouer le rôle de phoque pour nourrir sonpetit, avait touché le cœur sensible de la dompteuse.

Au moment de se lancer dans les grandesaffaires et de monter « une mécanique » comme on n’enavait jamais vu en foire, Léocadie, qui se réfugiait dansl’ambition pour fuir ses peines de cœur, s’était souvenue de sesprotégés.

La famille entière, composée des deux pères etde l’enfant, était engagée, et nous n’avons vu encore qu’une faibleportion des services qu’on attendait de Similor, artiste à toutfaire.

Quant à Échalot, malgré sa modestie, sestalents s’étaient affirmés déjà.

En sa qualité d’ancien apothicaire, il avaitentrepris à forfait la guérison du lion rhumatisant et podagre, quiarrivait, non point de Londres, mais de l’infirmerie des chiens àClignancourt.

Le lion était là comme tout le monde. Iln’avait plus de cage, une simple ficelle attachait sa vieillessecaduque à un clou fiché dans les planches.

Il avait dû être magnifique autrefois, ceseigneur des déserts africains ; c’était un mâle de la plusgrande taille, mais on aurait pu le prendre maintenant pour unmonstrueux amas d’étoupes, jetées pêle-mêle sur un lit depaille.

Il n’avait plus forme animale, et végétaitmisérablement dans la paresse de son agonie.

Échalot lui avait pourtant mis deux ou troisvésicatoires qu’il soignait selon toutes les règles de l’art etdont il favorisait l’effet par des sinapismes convenablementappliqués.

À portée du noble malade, il y avait un baquetplein de tisane.

Loin de se borner à ces attentions, Échalotavait fabriqué un vaste bonnet de nuit dont il coiffait la tête deson lion pour la protéger contre les fraîcheurs nocturnes ; deplus, il lui mettait du coton dans les oreilles.

Mais comme en définitive l’établissement deMme Samayoux n’était pas un hôpital, Échalotpréparait aussi son lion pour l’heure prochaine où il devait êtreoffert en spectacle à la curiosité des Parisiens. À l’insu deMme Samayoux, et pour faire une surprise à cetteexcellente patronne, il modelait en secret avec du mastic unemâchoire formidable, destinée à remplacer les dents que le lionavait perdues.

Il s’était procuré en outre plusieurs queuesde vache, à l’aide desquelles il espérait bien boucher adroitementles plaques chauves que l’âge avait faites dans la crinière de sonlion.

Ah ! c’était un garçon utile ! et lagénérosité de la dompteuse à son égard devait être bienrécompensée. Depuis une semaine qu’il faisait partie de la maison,il avait déjà reprisé presque toutes les chaussettes de sa patronneet remis un bec à l’autruche ; en outre, par un procédé dontil était l’inventeur, il espérait enfler la tête du jeune Saladin,son nourrisson, sans lui faire le moindre mal, et donner à ce cherenfant une apparence si monstrueuse que la vue seule en vaudraitdix centimes : deux sous.

– J’ai besoin de faire travailler monimagination, disait cependant Mme Samayoux, causantavec Gondrequin-Militaire ; ça me désennuie de mes souvenirset de mes regrets. Quoi ! vous ne pouvez pas dire que ces deuxenfants-là, Maurice et Fleurette, se sont bien conduits à monégard ?

– Fixe ! répliqua Gondrequin, les yeux àquinze pas devant soi, qui signifie immobile ! Je n’ai pas étéofficier, mais j’en ai la bonne humeur guerrière. Pourl’ingratitude, elle est dans la nature, et quand je vous vis àl’occasion de votre dernier tableau, que le blanc-bec était alorschez vous pour le trapèze et la perche, vous soupiriez déjà gros auvis-à-vis de lui dans une voie qui ressemblait àMme Putiphar. Ra, fla !

– C’est le fruit de la calomnie, réponditMme Samayoux en levant les yeux au ciel ; jene dis pas que mon âme a été incapable d’un rêve, mais Maurice n’ya jamais obtempéré, et je suis restée pure avec lui comme la fleurd’oranger… Et quand je pense que voilà plus d’un mois sans avoirentendu parler de lui ni de Fleurette ! L’adresse qu’ilm’avait donnée m’a sorti de la tête, et la petite, qui est unedemoiselle comme vous savez, m’avait bien défendu d’aller lademander chez sa marquise ou duchesse ; en sorte que tout ceque j’ai pu faire ç’a été d’écrire, mais on ne m’a pas répondu.S’est-il passé quelque chose pendant que j’étais à la fête desLoges ? je n’ai entendu parler de rien, et depuis mon retour,ma grande affaire avec la ville me casse la tête… Ah ! on abien tort de s’attacher !

– Pas accéléré, interrompit Gondrequin,marche ! attaquons le tableau de front et sur les deux flancspour vous tirer de vos idées noires. Nous disons donc qu’il auraneuf compartiments, trois sur trois, avec huit médaillons ménagés,quatre dans les coins et quatre dans les échancrures du milieu,selon l’idée de M. Baruque, qui ne vaut rien pour tirer l’œil,mais qui vous dispose un ensemble à la papa, personne ne peut direle contraire… Qu’est-ce qu’il vous faut pour le compartiment dumilieu ? Voulez-vous l’explosion de la machine infernale duboulevard du crime, affaire Fieschi et Nina Lassave, dont voici lediminutif au n° 1 du livre d’échantillon ! Regardezvoir ! la contemplation n’en coûte rien. Droite !gauche ! Marquez le pas !

Léocadie se pencha sur l’album, et, pendant lesilence qui eut lieu, on put entendre la voix de M. Baruque,disant dans les frises :

– C’est des affaires qu’on étouffe avec soin,parce qu’il y a dedans des riches et des nobles, mais il n’en estpas moins vrai que le juge d’instruction a été empoisonné comme unrat, rue d’Anjou-Saint-Honoré, ni vu ni connu, et qu’on a arrêté lejeune homme avec la demoiselle en flagrant délit d’arsenic.

Chapitre 2Choix d’un tire-l’œil

 

Mme Samayoux ne prêtait pointattention à ce qui se disait autour d’elle ; son bon grosvisage, ordinairement si joyeux, exprimait un véritablechagrin.

– Ça doit faire un crâne effet, dit-elle, enregardant la première page de l’album d’échantillons, où setrouvait un croquis représentant l’explosion de la machineinfernale du boulevard du Temple.

C’était alors un événement tout récent, etl’attentat de Fieschi restait dans tous les souvenirs.

– Quant à l’effet, répondit Gondrequin, j’ensigne mon billet. C’est chargé à mitraille des tire-l’œilcomme ça, et on pourrait tout de même vous l’arranger à boncompte.

Un profond soupir gonfla la vaste poitrine dela veuve.

– Le prix ne fait pas grand-chose,répliqua-t-elle ; j’en ai dépensé, de l’argent, dans mesnégociations avec la ville, pour mon terrain et le droit de bâtirici une baraque à demeure ! Dans les temps, quand j’avaisMaurice et Fleurette, la peinture était du superflu ; la bonnesociété se donnait rendez-vous chez moi, n’importe où, à Paris oudans la banlieue, malgré mon tableau, qui était du temps de feuSamayoux, et qui avait coûté quarante francs, d’occasion. Il n’y apas à dire : de s’attacher, c’est des bêtises ! je neleur demandais pas d’être toujours fourrés à la baraque, ces deuxenfants-là, pas vrai ? mais une petite visite par-ci, par-là,d’amitié…

– En douze temps, la charge ! interrompitGondrequin, quoiqu’on peut la précipiter en quatre mouvements. Il yen a bien qui ont été au régiment et qui ne gardent pas l’air sitroupier que moi. À bas la mélancolie ! Si vous ne craignezpas la dépense, on peut vous faire des choses extraordinaires quine se sont jamais vues dans la capitale.

– C’est mon idée, murmura la dompteuse, quidétourna la tête pour essuyer une larme ; j’ai déjà biencommencé, allez, et mon saint-frusquin va vite ; mais il fautque tout soit à cuire et à bouillir ici ! Je veux faire desfolies et prodigalités, quoi ! pour m’étourdir le cœur. Il n’ya rien de trop beau pour moi, je veux être la première despremières !

– Alors, s’écria Gondrequin-Militaire avecenthousiasme, ce n’est pas encore assez flambant ! Il manquedu monde là-dedans, je vas y remettre des gardes municipaux et desgénéraux avec un tire-l’œil spécial exécuté par moi-même, là, surle devant, premier plan ! l’idée me monte au cerveau que j’ail’envie d’éternuer : un jeune gamin de Paris qu’a trouvé lamort dans la circonstance et est coupé en deux par l’explosion, queses parents ramassent les morceaux de lui en pleurant, savoir lepapa les jambes et la maman le reste, entourés par la foule.

– Saquédié ! dit maman Samayoux ens’animant un peu, voilà une idée gentille, par exemple ! Cequi me chiffonne, c’est que je n’aurai pas de machine infernale àmontrer à l’intérieur.

– On ne peut pas tout avoir, maman, repartitGondrequin ; droite, gauche… à un autre !

Il tourna la seconde page de l’album.

– Va de l’avant au rideau, ordonnait en cemoment M. Baruque, de sa position élevée, et remets du safrandans le sceau. L’or est trop rouge là-bas, à droite, eh !Peluche !

– Dans l’Audience, reprit un desbarbouilleurs, qui en était toujours à l’histoire d’assassinat, ondit que le juge d’instruction a eu le temps de faire son testamentavant de mourir.

Un autre ajouta :

– Le lieutenant d’Afrique a essayé de setuer.

Un autre encore :

– Et la demoiselle est folle.

– Bouchez vos becs généralement partout !commanda Gondrequin-Militaire ; on ne s’entend pas !

– Ah ça ? demanda de loinMlle Colombe, qui remettait sa petite sœur encerceau, elle ne finira donc jamais, cette histoire-là, qu’on laradote dans tous les coins de Paris ?

S’il y eut une réponse,Mlle Colombe ne l’entendit pas, car la petite sœurvenait d’emboucher sa trompette, et la terrible fanfare éclataentre ses jambes.

Quand le silence se fit, on put ouïr la voixdouce et patiente d’Échalot, qui disait :

– Sois pas méchant, Saladin, petite drogue,c’est pour ton bien, et on ne peut pas éduquer un enfant sans qu’ilait un peu de misère dans son bas-âge.

Saladin, l’héritier indivis du brillantSimilor et du modeste Échalot, criait comme un beau diable. Cequ’on appelait son éducation était, en définitive, une assez rudechose. Échalot l’accommodait en monstre, et, à l’aide d’unebaudruche collée d’une certaine façon autour de ses tempes, puispeinte en couleur de chair et munie de petits cheveux, puis encoresoufflée à l’aide d’un tuyau de plume, il donnait à la tête del’enfant d’effrayantes proportions.

– T’es douillet, reprenait le père nourriciersans se fâcher, que dirais-tu ! donc si on t’arrachait unedent au pistolet ? Il n’y a pas, pour attirer le monde, commeles encéphales qu’est bien réussis, et un phénomène vivant de tonâge n’est pas embarrassé de gagner ses trois francs par jour…Attends voir que j’aille aider M. Daniel à se retourner.

M. Daniel, c’était le lion invalide.

Similor, à l’autre bout de la baraque, faisaittrêve à sa leçon pour rentrer dans son rôle d’incorrigibleséducteur.

– Je possède des occasions favorablespar-dessus les yeux, disait-il aux deux rougeaudes ; mais çam’est inférieur d’en attacher d’autres victimes à mon char, dont laliste est si nombreuse. L’intérêt de deux amours comme vous est defréquenter à leurs débuts un jeune homme connu par son truc et quia ses entrées partout, même dans les sociétés chantantes !

– Le second échantillon, disait Gondrequin àMme Samayoux, est les animaux divers sortant del’arche à la suite du déluge ; ça convient assez pour votreménagerie, et je vous mettrai au milieu en costume de premièredompteuse, avec quelques seigneurs de la cour de Portugal… Ça nevous va pas ? emballé ! Passons au troisième, qui estcoupé en deux : à droite, Le Passage de la Bérésinaou les Frimas de la Russie sous l’Empire,hommage à latroupe française ; à gauche, Les Enfants d’Edouardimmolés par l’usurpateur Cromwell, qui coupe également la tête àAnne de Boulen, sa femme, et à l’infortunée Marie Stuart : çaplaît, parce que ça rappelle plusieurs succès à différents théâtreshistoriques.

Ici, M. Baruque descendit de l’échelle etvint boire son verre de vin.

En le déposant vide sur la table, il déclamad’une belle voix de basse-taille qu’il avait :

– Le voilà, ce poignard, qui du sang de sonmaître…

– Du bon poussier de mottes, pas cher !cria aussitôt Peluche.

Jupiter, dit Fleur-de-Lys, exécuta unroulement sur son tambour. Mlle Colombe seprécipita au centre de la salle en brandissant sa petite sœur, quijouait de la trompette ; les deux élèves de Similor arrivèrenten marchant sur les mains, et Gondrequin-Militaire, toujours prêt àfavoriser la gaieté, entonna la Marseillaise.

Il y eut alors branle-bas général. La troupeSamayoux, occupée à des travaux d’intérieur, se mêla impétueusementaux rapins de l’atelier Cœur d’Acier, et une gigue infernalesouleva la poussière de la baraque.

– Trois minutes de chauffagegymnastique ! hurlait M. Baruque, qui battait la semelletout seul à cause de sa dignité.

Gondrequin tapait à tour de bras sur la grossecaisse et disait :

– L’artiste et le soldat est le même dans lafougue de son divertissement. Allume partout ! chaud !chaud !

Du sein de la danse effrénée, les cris desdivers animaux de la création, imités à miracle par les rapins del’atelier Cœur d’Acier, s’élevaient, formant un épouvantableconcert. Similor criait dans le porte-voix, M. Baruque agitaitla cloche, Saladin, effrayé, poussait des vagissements, etM. Daniel, le lion vieillard, pris à la gorge par lapoussière, avait une quinte de toux convulsive.

Au milieu de cette allégresse folle, deuxpersonnes restaient calmes : c’étaitMme Samayoux d’abord, dont rien ne pouvait guérirla mélancolie, et c’était ensuite Échalot, fort empêché à calmerson fils d’adoption et sa bête malade.

– Halte ! commanda Gondrequin au bout destrois minutes réglementaires, on ne choisit pas sa vocation ;sans ça, j’aurais l’épaulette et la croix d’honneur. À la besogne,et brossons comme des tigres, après les vacances duplaisir !

Le calme se rétablit aussitôt, car il n’y arien au monde de plus docile que ces pauvres grands enfants, quandon sait les conduire. M. Baruque remonta à son échelle, et lebalayage des barbouilleurs reprit son cours.

– Ah ! murmuraMme Samayoux, qui fit une grimace en achevant sonverre, pour moi, la boisson a désormais goût de fiel, et c’estsurtout quand les autres s’amusent que je ressens la blessure demon âme ulcérée. Il y a des moments où j’ai idée de partir pourl’Amérique, où les grands artistes français sont portés en triomphepar les sauvages, mais la gloire elle-même d’avoir mon orgueilsatisfait ne me remonterait pas le cœur. Voyons voir auxtableaux.

– Avec ça, répliqua Gondrequin, que je n’aipas aussi ma peine d’avoir pourri dans le civil, quand l’uniformeétait mon rêve. Fixe ! je sais dompter mes regrets, imitez monexemple. Voici une page bien intéressante, où sont détaillés lestours de force et d’adresse : Auriol et sa spécialité, lasuspension aérienne, la boule, les couteaux, le trapèze, laperche…

La dompteuse mit sa tête entre ses mains et seprit à sangloter.

– Maurice ! balbutia-t-elle,Fleurette !

Gondrequin tourna la page vivement etgrommela :

– J’ai fait une boulette ! C’est vrai quele petit était pour le trapèze et la bichette pour la suspension.Une, deux, demi-tour à droite, ra, fla, voici le massacre de laSaint-Barthélémy, avec Charles IX, dont les veines de son sang luisortent en vers rongeurs tout autour du corps pour prix de soncrime, et la mort de Coligny, célébrée par Voltaire ; voici lachèvre savante de M. Victor Hugo, dans Notre-Dame deParis, accompagnée de Quasimodo et des tours de l’église,d’après nature, auprès desquelles travaille la Esméralda, restéepure malgré son commerce ; voici la pêche du crocodile dansles fleuves de l’Amazone, compliquée par le boa constrictor senourrissant d’un mouton tout entier sans le mâcher, et l’enlèvementdes petits d’une négresse par l’orang-outang du Brésil, de laPlata ; voici l’éruption du Vésuve à la lumière de la lune, etla mort de la famille du bandit, ensevelie sous les laves, pendantque le pêcheur napolitain retire paisiblement ses filets enchantant la barcarolle ; le Janus moderne ou l’hommeaux deux figures, l’une devant, l’autre derrière, avec laparticularité qu’il est privé de nombril depuis le jour de sanaissance, et qu’on peut voir en perspective l’albinos buvant lesang du chat sauvage, le squelette vivant et l’oiseau à tête debœuf…

Il y avait longtemps queMme Samayoux n’écoutait plus. Elle posa sa main surl’album et dit :

– Assez ! faites le tableau comme vousl’entendrez.

Puis elle ajouta d’une voix sourde :

– Je ne sais pas si je me suis trompée, maisj’ai cru entendre prononcer le nom du juge Remy d’Arx et lemot : assassinat.

– Parbleu ! fit Gondrequin, qui refermason album avec rancune, c’est de l’histoire ancienne !M. Baruque et les autres ne font que parler de cela depuisdeux heures d’horloge !

Chapitre 3L’affaire Remy d’Arx

 

La dompteuse était pâle autant que le hâlerubicond de ses joues pouvait le permettre. Il y avait dans sesyeux un effroi farouche.

– Je l’avais averti, murmura-t-elle entre sesdents serrées, plutôt dix fois qu’une !

Elle essaya de boire, mais son verre futreposé sur la table sans qu’elle y eût trempé ses lèvres.

Gondrequin-Militaire, voyant qu’elle ne disaitplus rien, rouvrit son album et voulut continuer le détail de seséchantillons, car il avait au plus haut degré la double convictiondu commerçant et de l’artiste. Le contenu de son cahier graisseuxétait pour lui la plus utile et la plus mâle expression de lapeinture au dix-neuvième siècle.

– J’ai idée, fit-il avec son gros rirecontent, que vous n’étiez pas bien proche parente avec M. lejuge d’instruction, maman Léo. Où en étions-nous ? LeJanus moderne… non, c’est fait. Voilà un vrai tire-l’œil,tenez ! la catastrophe du pont d’Angers, choisissant pourcraquer l’instant où deux bataillons du 67e y passentdessus avec armes et bagages, musique en tête, tout le monde auxfenêtres, bateaux à vapeur et surprise des passagers…

La dompteuse le regarda d’un air si singulierqu’il resta bouche béante.

– Il y a deux heures qu’on parle de cela,dites-vous ! prononça-t-elle avec effort. Le juge Remy d’Arx adonc vraiment été assassiné ?

– Quant à cela, oui, maman, et voilà plus d’unmois qu’il est enterré.

– Par qui ?

– Dame… par les pompes funèbres, jesuppose.

Le visage de la veuve Samayoux devint écarlateet ses yeux lancèrent un éclair.

– Par qui assassiné ? s’écria-t-elled’une voix tremblante de colère ; est-ce que tu vas te moquerde moi, vitrier de malheur !

Militaire devint plus rouge que ladompteuse ; car, entre gens sanguins, la colère se gagne avecune rapidité folle.

– Vitrier ! répéta-t-il en fermant lespoings ; est-ce que nous avons gardé quelque chose ensemble,dites donc, la mère ?

Mais il s’arrêta et porta sa main renversée àson front, pour figurer le salut du troupier. Au beau milieu de soncourroux, d’ailleurs légitime, l’idée qu’il allait perdre une bonnepratique avait surgi.

– Respect au beau sexe ! dit-il ;une invective tombant de la bouche d’une dame n’a pas les mêmesinconvénients que si elle avait été proférée par un interlocuteurde mon sexe. Rompez les rangs, puisque vous n’êtes pas de bon poil,maman Léo ; je n’ai jamais porté l’uniforme, mais j’en ai lagalanterie… À la vôtre tout de même.

Il vida son verre.Mme Samayoux laissa tomber sa tête sur sa main.

– Assassiné !… dit-elle encore.

– C’est donc ça qui vous chiffonne ?reprit Gondrequin rendu à toute sa sérénité. J’avais eu un petitmoment l’idée d’en faire un tableau, mais ça n’a pas eu leretentissement nécessaire pour l’effet. Les détails manquent, et jene sais pas pourquoi la chose n’a pas eu le succès qu’elle méritaitdans Paris. Je lis mon journal tous les soirs, en prenant mademi-tasse, et j’ai cru d’abord qu’on allait avoir du joli, car lesfaits divers avaient l’air de mélanger cette histoire-là à celle deM. Mac Labussière, Meilhan et consorts, connus sous le nom desHabits Noirs ; mais l’arrêt est rendu maintenant dansl’affaire des Habits Noirs, qui doivent être partis pour leursdestinations respectives, et n’ayant plus fantaisie de profiter dela chose pour en faire un tire-l’œil, j’ai retourné à mes affaires.La commande tient toujours, pas vrai, maman ?

La dompteuse fit un signe de tête affirmatifet pensa tout haut :

– Comment savoir la vérité ?

– Il n’y a pas commère comme M. Baruque,répondit Gondrequin en se rapprochant ; les hirondelles depalais, ça vient quelquefois en foire, et le juge en questionn’était pas à l’abri de courir la prétentaine, témoin l’endroit oùon lui a fait avaler sa langue. Si vous êtes immiscée à son passépar hasard, interrogez M. Baruque, et ce sera comme si vousaviez lu toutes les pièces qui sont au greffe.

– Monsieur Baruque ! appela Léocadied’une voix faible.

– Holà ! hé ! Rudaupoil !appuya Gondrequin. Obligeance à l’égard des dames ! arriveici !

– Le voilà, ce poignard…, répliquaM. Baruque, dit Rudaupoil, qui descendit aussitôt de sonéchelle et vint à l’ordre, son pinceau d’une main, son godet del’autre.

Aussitôt qu’il eut quitté les sommets d’où ilsurveillait le travail de ses subordonnés, l’activité de ceux-ci seralentit comme par enchantement.

– Voilà ! fit M. Baruque, qu’est-cequ’on me veut ? Ne laissons pas sécher l’ouvrage.

Il s’interrompit pour ajouter :

– Vous avez l’air toute tapée, mamanLéo !

– Dites-moi tout ce que vous savez, répliquacelle-ci en faisant effort pour se redresser ; ne me cachezrien, je vous en prie.

Et Gondrequin-Militaire, mettant les pointssur les i, exposa que la patronne voulait connaître à fondl’affaire Remy d’Arx.

M. Baruque jeta derrière lui ce regardqui savait compter les coups de pinceau donnés en une minute.

– C’est que, objecta-t-il, tout va languir, etnous ne sommes pas ici pour nous amuser.

– C’est moi qui paye, dit Léocadie presquerudement.

– Arme à volonté, en avant, marche !commanda Militaire.

– Moi, ça m’est égal, dit Baruque, roule tabosse ! je crois que je connais assez bien cette histoire-là.Il y a donc que M. Remy d’Arx était un jeune homme de bonnevie et mœurs, au commencement, et qu’on lui reprochait même, dansson monde, qu’il avait la timidité d’une demoiselle etpensionnaire ; mais pas du tout ! Les choses changentbien vite, quand un quelqu’un a le malheur de faire des mauvaisesconnaissances, et je vas vous dire, tout de suite, moi, le fin motdu pourquoi que l’instruction ne marche pas : c’est qu’on atrouvé des indices drôles tout à fait, comme quoi, par exemple, ledéfunt juge d’instruction, qui dînait chez les ministres etfréquentait la meilleure société, avait nonobstant des accointancesavec le gredin des gredins, Coyatier, dit le marchef, qu’on n’a pasrevu depuis ce temps-là aux environs de la barrière d’Italie…Cherche !

– Hein ? fit ici Baruque ens’interrompant, que vous avais-je annoncé ? Je n’en ai pasencore raconté bien long, et les voilà tous qui font cercle comme àla parade !

Les peintres, en effet, du côté de la scène,et les saltimbanques des deux sexes, du fond de la salle, s’étaientrapprochés en même temps.

Il n’y avait pour garder leur place que lelion valétudinaire et le jeune Saladin, qui s’était endormi entreles pattes du monstre, à force de pleurer.

– Ça m’est égal, qu’on travaille ou qu’on netravaille pas, allez !

– Droite ! gauche ! fit Gondrequin,pas accéléré !

– Il y a bien des gens, repritM. Baruque, qui font semblant de voir plus loin que le bout deleur nez et qui disent comme quoi que les Habits Noirs de la courd’assises, M. Mac Labussière, M. Meilhan et le baron deCastres, étaient des bandits de six liards à côté des finauds deFera-t-il jour demain. Mais quoi ! ceux-là c’estcomme le serpent de mer : tout le monde en parle et personnene les a jamais vus. Moi, j’ai mon idée, et elle a deux têtes, monidée, comme le veau phénomène. Je me dis : De deux chosesl’une : ou bien le juge Remy d’Arx était un Habit-Noir…

– Oh ! fit-on à la ronde.

Le poing fermé de Mme Samayouxfrappa la table pour imposer le silence.

– Il n’y a pas de oh ! continuaM. Baruque. Pour qu’on ne les trouve jamais, ces lapins-là, ilfaut bien qu’ils soient protégés quelque part… ou bien encore, etc’est la seconde tête de mon veau, le défunt, qui passait pour unrude limier, était tombé sur la piste de la bande. Ceux-là qui s’yconnaissent disent que jamais chien n’est revenu de la chasse deces sangliers-là.

« C’est sûr que Paris est bavard et qu’ily a des propos qui vont et viennent. J’étais tout moutard àl’atelier Cœur d’Acier, la première fois que j’ai ouï parler de cetogre qu’on appelle le Père-à-tous, et on en parle encore, quoiquema barbe soit devenue grise.

« Je suis curieux, moi, j’ai guetté pourvoir si l’ogre viendrait enfin devant la justice, et quand j’ai ouïparler pour la première fois de la bande des Habits Noirs,j’entends celle du mois dernier, je me suis dit à moi-même :Ma vieille, tu vas te payer le journal du soir sept fois parsemaine. J’en ai fait la dépense, mais vas-y voir ! Ce n’étaitpas trop ennuyeux, il y en avait parmi ces clampins-là qui nemanquaient pas du mot pour rire, seulement du Père-à-tous et duFera-t-il jour demain pas l’ombre ! c’était unramassis de filous ordinaires, et si j’étais à la place des vraisHabits Noirs, je les attaquerais en contrefaçon au tribunal decommerce.

Ici Baruque, dit Rudaupoil, s’arrêta, trouvantson dernier mot joli et pensant avoir droit à quelque marqued’approbation.

– Après ! fitMme Samayoux sèchement. Vous ne me dites rien de ceque je veux savoir.

– Qu’est-ce que vous voulez savoir, mamanLéo ? demanda M. Baruque un peu désappointé. Je vouspréviens que l’instruction a l’air de patauger pas mal, et que lefin mot de l’histoire est encore tout au fond du pot au noir.

La dompteuse hésita avant de répondre ;elle avait les yeux baissés et ses lèvres blêmes frémissaient.

Quand elle parla enfin, chacun put remarquerla profonde altération de sa voix.

– Il y a là-dedans une jeune fille, dit-elle,et un jeune homme…

– Ah ça ! s’écria M. Baruque, d’oùsortez-vous donc, si vous en êtes encore là !

– Je veux savoir, prononça lentement ladompteuse au lieu de répondre, les noms du jeune homme et de lajeune fille qui sont accusés d’avoir assassiné le juged’instruction Remy d’Arx.

Chapitre 4D’où maman Léo sortait

 

Le sentiment généralement éprouvé parl’assistance était une compassion assez vive pour l’ignoranceinconcevable de maman Léo.

Il n’est pas permis, en effet, d’ignorercertaines choses, et, selon les couches sociales, ces choses qu’onn’a pas le droit d’ignorer changent.

En haut, la chose est, le plus souvent, unvaudeville, dont les personnages sont invariablement M. le ducou M. le comte, Mlle la comtesse ouMme la duchesse, outre monsieur Arthur, qui peutavoir tous les noms de baptême du calendrier.

Ce vaudeville est toujours le même, ettoujours très amusant, à ce qu’il paraît, car son succès seprolonge sempiternellement.

En bas, c’est un drame qui varie un peu plusque le vaudeville élégant, mais où il faut cependant un élémentimmuable : le sang.

Au lieu de repasser la chronique del’adultère, enrichi de diamants, qui fait les délices des grands,les petits radotent avec une fidélité pareille la chanson favoritedu crime.

Cela n’empêche pas la vertu d’être fortconsidérée chez nous, mais on n’en parle jamais.

Ce qu’il faut savoir, sous peined’excommunication, c’est, si on est du beau monde, la hauteurexacte du dernier saut périlleux de la princesse, et, si on est dupauvre monde, ce sont les détails circonstanciés du meurtre de larue Pagevin, de la rue Mauconseil ou de la rue Thévenot, avec lenombre des coups donnés, la nature de l’outil employé, la place destrous faits dans le corps, la largeur des ecchymoses et la postureque la victime gardait quand on l’a trouvée, déjà froide, lesmembres convulsionnés dans leur raideur, les cheveux hideusementbrouillés, gluants et collés au carreau.

Voilà quels sont nos appétits au dix-neuvièmesiècle.

À Paris, comme en province, les marchands delivres ne demandent plus aux jeunes écrivains s’ils ont du talent,ils leur ordonnent tout uniment de rassasier le monstrueuxidiotisme de cette gourmandise populaire.

M. Baruque avait demandé, dans sonétonnement bien naturel :

– Ah ça ! d’où sortez-vous donc, mamanLéo, si vous en êtes encore là ?

Et quoique la bonne femme fût une reineabsolue dans sa masure, l’auditoire avait presque souri.

Similor, l’homme au chapeau gris et auxcheveux jaunes, n’était pas seulement un type très réussi de donJuan, il possédait à l’état latent l’étoffe d’un courtisan.

– La patronne, dit-il entre haut et bas, maisde manière à être entendu, aux deux rougeaudes ses élèves, lapatronne n’a pas l’air, mais elle travaille de cabinet, commemoi ; quand les grandes idées pareilles à celles qui luiemplissent le cerveau se trémoussent dans une coloquinte, on nepeut pas faire attention à toutes les vulgarités journalières quioccupent la fainéantise de notre population.

Échalot le regarda d’un air attendri etmurmura :

– Quelle dorure de langue ! Ah ! sij’avais son talent ! mais tout le monde ne peut pas jouir desmêmes facultés.

– Silence dans les rangs ! ordonnaGondrequin-Militaire.

Mme Samayoux elle-même crutdevoir une explication à l’étonnement de ses sujets.

– Le garçon dit vrai, murmura-t-elle enaccordant un geste approbateur à la flatterie de l’adroit Similor,ma tête travaille et ça fait mon malheur. Vous avez raison, vousaussi, monsieur Baruque, je reviens de loin, de trop loin. Çasemble aujourd’hui que je suis une étrangère au sein de ma patrie,puisque je ne sais rien de la nouvelle du moment que les plus naïfsparaissent en avoir connaissance. C’est comme ça, entendez-vous, jene sais rien de rien, sinon ce que je viens de saisir à la volée,et je vas vous dire une chose : si j’en avais su seulement,depuis le temps, gros comme le bout du petit doigt, je sauraistout, car ça intéresse la tranquillité de mon existence.

Involontairement, le cercle se rapprocha etl’on put entendre des voix qui chuchotaient :

– Est-ce que la patronne serait mélangée à cesaffaires-là ?

– Commence donc par le commencement, reprit ladompteuse en s’adressant toujours à M. Baruque ; lesnoms !

Gondrequin-Militaire, qui était une bonne âme,lui prit la main, qu’il serra à tour de bras.

– C’est l’instant, c’est le moment, dit-iltout bas, fixe ! et tenez-vous ferme dans les rangs,maman ; je n’ignorais de rien, mais le cœur m’a manqué,quoi ! et j’aime mieux que la commotion vous vienne deRudaupoil.

– On n’a jamais imprimé les noms tout au longsur le journal, reprit M. Baruque, qui bourrait sa pipe avectranquillité. Dieu merci ! on prend des gants dans cetteaffaire-là, parce que ça touche à des familles huppées. Le feu jugelui-même est ordinairement couché dans les feuilles publiques enabrégé. La demoiselle a nom Valentine de V…, connaissez-vousça ?

– Oui et non, répondit Léocadie ; je n’aijamais su le nom, mais la personne…

Sa voix tremblait. Gondrequin lui serra lamain en répétant :

– Fixe ! et du courage !

– Pour le jeune homme, continuaM. Baruque en s’asseyant sur la table, on met Maurice P…

– Bien ! ditMme Samayoux, qui se tenait immobile etdroite ; merci, monsieur Baruque !

– Vous êtes une fière femme ! murmuraGondrequin.

– Et ici, poursuivit encore Baruque, ce n’estpas bien malin de compléter le nom, puisque les journaux l’avaientimprimé tout entier à l’occasion du premier meurtre.

Cette fois Mme Samayouxchancela sur son siège.

– Le premier meurtre !…balbutia-t-elle.

Il y eut un mouvement dans l’auditoire, oùquelques-uns crurent que l’ignorance de la dompteuse étaitjouée.

– Le premier meurtre ! dit-elle encored’une voix où il y avait des larmes ; mes enfants, je vous aimenés à la baguette quelquefois, c’est vrai, mais le métier veutcela, vous savez bien. Ne vous vengez pas, je suis tropmalheureuse !

Elle fut interrompue par un sanglot quisouleva brusquement sa poitrine.

Les yeux de Gondrequin battaient par l’effortqu’il faisait pour ne point pleurer. Échalot, le pauvre diable,passait tour à tour ses deux manches sur ses yeux baignés delarmes.

Les autres étaient partagés entre l’émotioninattendue et la curiosité excitée violemment.

Mme Samayoux avait croisé sesdeux mains sur ses genoux ; elle parlait désormais pourelle-même et peut-être n’avait-elle plus conscience des phrasesentrecoupées qui tombaient de ses lèvres.

– Ça semble cocasse, disait-elle de sa pauvrevoix brisée, mais c’est comme ça, que voulez-vous ? Je nelisais plus le journal depuis que le journal ne pouvait plus meparler de lui. Ah ! du temps qu’il était dans l’Algérie, lejournal apportait tous les jours quelque chose de bon ; ilaurait fait un héros, ce cher enfant-là, sans l’amour qui letenait. Alors, comme le journal était muet, car toutes les autreschoses et rien c’est tout de même pour moi, j’avais défendu del’acheter… C’est de l’eau que je voudrais : une goutted’eau.

Mais c’était l’eau qui manquait dans labaraque. Une des jeunes filles alla en chercher un verre à lafontaine de la rue St-Denis. Mme Samayouxpoursuivait :

– Vous me direz qu’on n’a pas besoin desjournaux pour apprendre ; on cause avec celui-ci ou aveccelle-là, n’est-ce pas ? eh bien ! moi, je ne causaisplus. Ça me faisait mal de causer. Rien que de voir les gens gais,j’étais plus triste… et voilà comme ça s’est passé, tenez, je veuxvous le dire : il était revenu, je lui avais cuit son souperen riant et en pleurant…

– Le fricandeau ! murmura Similor, dontles narines s’enflèrent.

Échalot ajouta :

– Le petit Saladin avait grand-soif cesoir-là ; c’est elle qui nous donna de quoi remplir labouteille.

– J’eus toute une bonne soirée, continuaMme Samayoux, je pense bien que ce sera ma dernièrebonne soirée. On bavarda. Ah ! si vous saviez comme ill’aime ! J’avais des pressentiments, c’est vrai, je luidis : Petit, prends garde ! Mais il était fou de joieparce qu’il allait la revoir, et le nom de Remy d’Arx…

Elle s’arrêta comme effrayée.

– Quand il fut parti, reprit-elle, la maisonme sembla vide. Ils devaient venir tous les deux le lendemain… etun autre encore, mais personne ne vint et j’en fus presquecontente. Le jour d’après, je devais partir pour les Loges ;au lieu de retarder le déménagement, je le pressai : j’avaisbesoin de fuir ; il me semblait que, loin d’eux, je seraisplus tranquille. J’avais peur, ah ! c’est bien vrai ce que jevous dis là, j’avais peur d’entendre parler d’eux, et pourtant jecherchais à me rappeler mes prières que je disais du temps oùj’étais jeune fille au pays de Saint-Brieuc, et ce que j’en pouvaisrattraper dans ma mémoire, je le récitais à mains jointes pour leurbonheur !…

Elle trempa ses lèvres dans le verre d’eauqu’on lui apportait.

– Voilà pourquoi je ne sais rien, mes pauvresenfants, acheva-t-elle, voilà comment j’ai besoin qu’on me disetout. Ce qu’il y a de plus impossible au monde, voyez-vous, c’estque Maurice soit coupable.

Elle s’arrêta encore, parce qu’un mouvementd’incrédulité avait agité l’auditoire.

Ses yeux firent le tour du cercle, où tous lesregards étaient baissés.

– Vous ne croyez pas cela, vous, reprit-ellesans colère ; les juges feront peut-être comme vous, et jesuis une bien pauvre femme pour aller contre l’idée de tout lemonde. Mais c’est égal, contre l’idée de tout le mondej’irai !… Parlez maintenant, monsieur Baruque, si c’est uneffet de votre complaisance, et ne craignez pas de me faire dumal ; rien ne peut me tuer, désormais, puisque j’ai entendu ceque vous avez dit sans mourir.

Chapitre 5Triomphe de M. Baruque

 

Il ne s’agissait plus de travailler. L’atelierCœur d’Acier était célèbre, non seulement par le bon teint del’élégance de ses produits, mais encore pour son insatiable appétitde flânerie. Ceux qui le composaient avaient deux fois le droit derester enfants toute leur vie, puisqu’ils appartenaient en mêmetemps à ces deux confréries joyeuses des peintres barbouilleurs etdes artistes en foire.

La trêve de la besogne étant offerte etacceptée, chacun se mettait à son aise : on avait couché lagrande échelle, qui faisait l’office d’un énorme divan ;d’autres avaient apporté des tréteaux, d’autres enfin restaientaccroupis commodément dans la poussière.

C’était une halte de bohémiens de Paris. Toutle monde savourait le bienfait de ces vacances inespérées. On étaitlà un peu comme au spectacle, et Similor pelait des pommes auxrougeaudes en disant :

– Ça fait pitié de voir les occasions tomber àcelui qui n’est pas capable d’en profiter avec éclat. Si aussi bienon m’avait demandé la chose, au lieu de s’adresser au fabricant decroûtes et teinturier en guenilles, on aurait vu comment je saischarmer une assemblée par l’élocution de ma parole !

Échalot le regardait peler ses pommes etpensait :

– C’est à ces bagatelles qu’il enfouit sesressources pécuniaires. Faut-il qu’il voltige sans cesse comme unpapillon, et ce défaut-là lui coupe son sentiment paternel.

M. Baruque, cependant, n’était pas fâchéd’être en lumière ; il gardait cet air impassible qui va sibien aux petits hommes grisonnants, pourvus d’une voix debasse-taille.

Similor, ici, était injuste comme tous lesenvieux. M. Baruque ne resta point au-dessous du rôle brillantqui lui était confié par sa bonne chance ; il racontacouramment et dans tous ses détails l’histoire du premiermeurtre : le meurtre accompli au numéro 6 de la rue del’Oratoire, aux Champs-Elysées.

Son récit n’aurait point satisfait noslecteurs, qui connaissent d’avance l’envers de cette sanglantecomédie, mais il était positivement exact au point de vue de ce queles journaux avaient porté à la connaissance du public.

Dans la science profonde de leurscombinaisons, les Habits Noirs écrivaient l’histoire en même tempsqu’ils la faisaient.

Ils ne se contentaient pas de jouer leurdrame : ils se chargeaient en outre d’en rendre compte aupublic.

De ce récit, composé sur des apparenceshabilement préparées et d’après les pièces d’une instruction dont,seul au monde, le malheureux Remy d’Arx aurait pu reconnaître lecôté mensonger, une brutale évidence se dégageait, sautant aux yeuxde chacun.

Quand M. Baruque termina en mentionnantl’ordonnance de non-lieu délivrée par le feu juge et la mise enliberté de Maurice Pagès, il y eut des murmures dansl’auditoire.

– C’était trop bête, aussi ! ditMlle Colombe en cassant un peu les reins de sapetite sœur.

Celle-ci demanda :

– À qui donnera-t-on les diamants qui étaientdans la canne à pomme d’ivoire ?

Mme Samayoux restait commeabsorbée, elle ne dit rien sinon ceci :

– Il a été libre un instant, et je n’étais paslà !

– Les diamants, prononça sentencieusementMlle Colombe, en réponse à la question de sa petitesœur, c’est toujours confisqué par le gouvernement pour récompenserles filles des généraux et les dames des procureurs du roi.

M. Baruque but un verre de vin. Tout lemonde était content de lui, excepté pourtant Similor, qui cabalaitdans son coin, disant :

– Faut que la patronne ait son idée pour fairemine d’ignorer des choses comme ça. Quoi donc ! Saladin, monpetit, en aurait spécifié les détails tout aussi bien que lecolleur d’enseignes !

– Continuez, monsieur Baruque, ditMme Samayoux avec sa tranquillité factice, souslaquelle perçait une navrante lassitude.

– Alors, maman Léo, répliqua le petit homme,vous voilà bien fixée sur le premier meurtre, pas vrai ?

– Oui… je suis fixée.

– Et vous comprenez pourquoi tout le mondedevine que le nom de Maurice P…, imprimé dans les journaux quiracontent le second assassinat, veut dire Maurice Pagès ?

– Oui, je le comprends.

– Va bien ! Quant à la demoiselle, c’estune autre paire de manches : Valentine de V…, connaispas ! Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça se saura plustard. Donc le juge Remy d’Arx avait sauvé la vie, ou tout au moinsla liberté de votre Maurice Pagès…

– Fixe ! interrompitGondrequin-Militaire, ménagez vos expressions, Rudaupoil !Quand même il ne s’agirait pas d’une cliente honorable et qui donnedu comptant, je vous dirais encore : Respect à sonsexe !

– Je ne crois pas avoir besoin de leçon pource qui regarde les convenances, repartit M. Baruque avecfierté, et il y a beau temps que Mme veuve Samayouxconnaît les sentiments que je nourris en sa faveur. Je voulais diretout uniment ceci : Quand il y a rivalité d’amour entre deuxhommes, qu’est-ce que c’est que leur reconnaissance ? ce n’estrien, comme vous allez le voir.

– Ah ! fit Mlle Colombeavec un grand soupir, les hommes ! Celui qui m’a laissé unepetite sœur sur les bras avait pourtant des mille et descent !

– Maurice Pagès, poursuivit M. Baruque,possédait peut-être autrefois les qualités du cœur qui ont pumotiver l’intérêt que lui témoigne la patronne, mais rien n’arrêtele débordement des passions. Quand il fut sorti de la conciergerie,il continua de se fréquenter avec la demoiselle Valentine de V…,qui est une pas grand-chose, quoique appartenant à la plus hautesociété.

« Il faut vous dire, et c’est à maman Léoque je parle, car tous les autres savent cela sur le bout du doigt,que le mariage de la demoiselle avec le juge était une chosearrêtée. On avait signé le contrat et publié les bans.

« En passant, une observation qui a sesconséquences. On voit un peu plus loin que le bout de son nez,c’est sûr. Je suis, moi, de ceux qui pensent qu’il y avait là unmarché, et que ce mariage était le prix de la faiblesse du juge àl’endroit du Maurice pincé en flagrant.

« La demoiselle avait dû dire quelquechose comme cela : Sauvez celui qui m’est cher et je seraivotre femme.

« Ça n’est pas beau, et, en plus, ça al’air bête. Ils sont si drôles, dans le beau monde ! Voilà unendroit où il s’en passe de cruelles, qui ne viennent pas souvent àla cour d’assises, rapport à la richesse et à la faveur desfautifs.

« Ceux qui connaissent le dessous deleurs lambris dorés disent que ça fait frémir pour l’immoralité detoutes les turpitudes qu’ils contiennent !

« Et, quant à la bêtise, écoutez donc,depuis le commencement jusqu’à la fin, ce juge-là, malgré saréputation de savant, s’est toujours conduit comme qui n’a pasinventé la poudre.

« Voilà donc qui est très bien : lespréparatifs de la noce allaient leur train dans le bel hôtel desChamps-Elysées, chez une Mme d’O…, comme lemarquent les feuilles publiques, qui cachent encore la fin de cenom-là. S’il s’agissait de moi ou de Gondrequin-Militaire, on nousy coucherait en toutes lettres, c’est bien sûr.

« Mais voilà une assez cocasse dechose : le bel hôtel est situé tout contre la maison du numéro6, où le premier meurtre avait eu lieu. Y a-t-il là-dedans un faitexprès ? Cherche ! Faudrait avoir du temps à soi comme unrentier pour deviner tant de rébus.

« L’important, c’est que, aprèsl’ordonnance de non-lieu, Maurice Pagès avait loué un petitlogement garni dans la rue d’Anjou-Saint-Honoré, sur le derrière,dans une situation bien commode pour faire tout ce qu’on veut, sansêtre gêné par les voisins.

« C’était là que Valentine de V… venaitcauser avec lui.

« La veille même du mariage, M. Remyd’Arx reçut une lettre de Maurice Pagès qui lui donnait sonadresse, comme qui dirait un défi.

« Il se trouva qu’au moment où les amiset la famille étaient rassemblés à l’hôtel des Champs-Elysées pourl’exposition de la corbeille, comme ça se fait dans la noblesse,plus orgueilleuse qu’un troupeau de dindons,Mlle Valentine de V… manqua justement àl’appel.

« Remy d’Arx alla jusque dans sa chambrepour la chercher, et là une servante lui dit qu’elle était partieen voiture, toute pâle et toute défaite.

« Pour aller où ?

« La fille de chambre se fit un petit peuprier, puis elle donna l’adresse du logement garni de la rued’Anjou.

« Est-ce un guet-apens, oui ou non ?Du reste, la servante a été en prison.

« Ce qui se passa dans le logement garni,dame ! je n’y étais pas pour le voir, mais la justice futavertie.

– Par qui ? demanda iciMme Samayoux, dont les yeux se relevèrent.

– Oui, par qui ? répéta Échalot, qui,d’ordinaire, n’avait point la hardiesse de se mêler ainsi àl’entretien.

– Qu’est-ce que ça fait, par qui !répliqua M. Baruque.

Les yeux de la dompteuse se baissèrent, et aulieu d’insister elle dit :

– Allez toujours.

– C’est presque fini, vous le devinez bien. Lajustice trouva le juge d’instruction empoisonné comme un rat dansune cave où l’on a jeté des boulettes.

– C’est tout ? demanda la veuve.

– C’est tout, et je crois que c’est assezcomme ça. Il n’y avait pas à nier le flagrant, cette fois-ci,puisque le jeune homme et sa demoiselle étaient enfermés censémentavec le cadavre.

Dans l’auditoire on se demandait :

– Qu’est-ce que la patronne veut donc deplus !

Et Similor ajouta entre haut et bas :

– Quand les femmes qui ont dépassé l’automnede l’existence en tiennent pour un jeune premier, ça faitfrémir !

Échalot se glissa derrière les groupes et vintlui mettre la main sur l’épaule.

– Toi, Amédée, dit-il, tu vas tetaire !

– Qu’est-ce que c’est ?… commençafièrement le faraud en haillons.

– Tu vas te taire ! répéta Échalot, quine se ressemblait plus à lui-même et dont l’humble regard avaitpris une expression d’autorité. Le petit se mourait de besoin,c’est elle qui lui a remplacé la Providence. Tant pis pour toi situ n’as pas de cœur : Un mot de plus et on s’aligne !

Similor haussa les épaules, mais il setut.

En ce moment, Mme Samayouxdisait, en se parlant à elle-même plutôt que pour poser uneobjection :

– Qu’un homme soit frappé, ça se comprend,mais pour empoisonner quelqu’un…

– Il faut qu’il boive ! s’écriaGondrequin. Ra, fla, droite, alignement ! Je n’en avais jamaistant su à l’égard de cette aventure ; mais le bon sens ledit : pour empoisonner quelqu’un, faut que ce quelqu’un-làboive !

– Et le juge, dit Échalot, qui revenait de sonexpédition, n’était pas venu là pour se rafraîchir,peut-être !

Il y avait de la reconnaissance dans le regardmouillé que Mme Samayoux tourna vers lui.

Échalot recula sous ce regard et appuya samain contre son cœur. Dans l’auditoire, quelques voixdirent :

– Le fait est que le juge et les deux amoureuxn’étaient pas vis-à-vis les uns des autres dans la position où l’onse dit entre amis : « Voulez-vous prendre quelquechose ? » C’est louche.

– Avec ça, s’écria M. Baruque, qu’unhomme qui trouve sa fiancée dans une pareille situation n’est pasdans le cas de tomber évanoui les quatre fers en l’air, s’il a dela délicatesse !

– Ça, c’est vrai, fit Gondrequin, maisaprès ?

– Après ?… avec ça que quand ils sontdeux autour d’un quelqu’un qui ne peut pas se défendre, c’est bienmalin de lui ouvrir le bec et de lui entonner ce qu’on veut !Et d’ailleurs est-ce qu’il n’y a pas toujours des manigances qu’onne comprend pas dans les causes célèbres ? c’est ce qui enfait le charme, et sans ça il n’y aurait pas besoin d’audience.

– Parbleu ! approuva-t-on à la ronde.

Gondrequin lui-même parut ébranlé par ceraisonnement si clair.

– Et à la fin des fins, achevaM. Baruque, j’ai été interrogé, j’ai répondu : Tout çam’est bien égal à moi. Je ne m’occupe pas du comment ni dupourquoi, je dis : Pour être empoisonné, il faut boire, doncil a bu puisqu’il est mort empoisonné. Faut-il reprendrel’ouvrage ?

Un instant la dompteuse fixa sur lui ses yeuxoù il y avait de l’égarement.

Puis, au lieu de répondre, elle appuya sesdeux coudes sur la table et cacha sa tête entre ses mains.

Chapitre 6La chevalerie d’Échalot

 

Nous n’avons jamais nourri l’espoir de reculerles frontières connues de la poésie en abordant le portrait deMme veuve Samayoux, première dompteuse française etétrangère ; mais nous n’avons pas eu non plus la crainte, enfaisant ce portrait ressemblant, d’exclure toute poésie.

La poésie est partout, l’élément populaire enregorge, et on la retrouve encore, réduite, il est vrai, à sa plushumble expression, jusque dans les bas-fonds fréquentés par cesvivantes chinoiseries, qui ne sont plus le peuple et qui servent debouffons au peuple.

Le peuple entretient des bouffons, en saqualité de dernier roi. Il n’y a plus guère que lui pour mettre lamain à la poche quand Triboulet et sa femelle se ruinent en fraisde lazzi et de cabrioles.

Mais le fou du prince avait quelque chose deterrible en ses gaietés, et nous ne pouvons plus le voir qu’àtravers la terrible ironie de Victor Hugo. C’était un esclave quiriait aux larmes et dont les larmes étaient rouges.

Les fous du peuple sont libres, plus que vouset plus que moi, libres au milieu de nos contraintes comme lessauvages de la forêt américaine, libres au milieu de nos décenceshypocrites et de nos puériles convenances, comme les oiseauxeffrontés du ciel.

Ils n’ont point de gêne pour gâter leur pauvreplaisir, et quand ils rient c’est à gorge déployée. Ils n’ont pointd’étiquette, quoiqu’ils aient beaucoup de fierté ; leurorgueil, naïf entre tous les orgueils, se contente d’un mot etd’une apparence ; ils sont artistes, puisqu’ils se croientartistes, et cela suffit pour transformer en joyeux carnaval lesdouze mois de leur perpétuel carême.

Ils vivent et meurent enfants, ces amuseursnaïfs, de la naïveté populaire. À cause de cela, Dieu, qui aime lesenfants, met de la joie jusque dans leur misère.

La dompteuse s’était affaissée sur sa table desapin dans une pose qui manquait un peu de noblesse ; elletenait sa tête à deux mains et respirait fortement comme ceux quiveulent s’empêcher de pleurer.

Autour d’elle, saltimbanques et barbouilleursrestèrent un instant silencieux ; il y avait une nuance derespect dans l’immobilité qu’ils gardaient.

Au bout d’une minute, cependant,M. Baruque fit un signe qui était un ordre, et les peintresreprirent leur échelle. En même temps, Mlle Colombeemmena sa petite sœur dans son coin pour lui retourner les jarretssens devant derrière, et Similor offrit la main aux deux rougeaudesen leur disant :

– Amours, nous allons étudier la danse dessalons pour si votre étoile vous conduisait par hasard dans ceux dufaubourg Saint-Germain.

Échalot revint près de son lion, perclus, etdonna le biberon à Saladin. Il avait l’air tout rêveur.

Ce fut avec une émotion profonde qu’il dit àl’enfant, comme si ce dernier eût pu le comprendre :

– Ça doit te servir de leçon et d’exemple, mapetite vieille ; tout un chacun de nous n’est pas ici-bas surla terre pour grignoter des alouettes toutes rôties. Faut souffrir,vois-tu, vilain môme, et puisque des personnes établies dans laposition sociale de Mme Samayoux peuvent avoir desi grandes contrariétés, qu’est-ce que ce sera donc de nous qui nepossédons aucune économie !

En parlant, il fixait son regard tendre etdoux sur la dompteuse, qui ne bougeait pas, mais dont larespiration devenait à la fois plus régulière et plus bruyante.

Les personnes un peu trop chargéesd’embonpoint ont souvent la faculté de ronfler toutéveillées ; Mme Samayoux ronflait.

Et le troupeau des vieux espiègles commençaità rire en l’écoutant.

On travaillait encore un peu, mais pour laforme seulement.

– La patronne avait entonné le petit banc dèsce matin, dit Gondrequin-Militaire en donnant quelques coups debalai savants au rideau ; elle avait déjà « sonfilleul » quand nous sommes entrés, et de pleurnicher, ça vousachève. Droite, gauche ! pas dangereux ! Si on plantaitun soleil au milieu du rideau, eh ! monsieurBaruque ?

M. Baruque répondit :

– Ça veut tout savoir, et c’est incapable desupporter l’énoncé des événements. Pour une brave personne, mamanLéo en mérite le titre, mais elle pourrait être la mère de Maurice,et c’est drôle que la passion a survécu chez elle à lamaturité.

Il ajouta en bâillant :

– Le voilà, ce poignard !… Mettez lesoleil si vous voulez, militaire, et même la lune avec lesétoiles ; je n’ai pas bonne idée de l’entreprise maintenant.Cette femme-là a du cœur pour trois, elle est capable d’abandonnerles soins de son état, rapport au désespoir qu’elle éprouve.

La porte extérieure s’entrebâilla doucementpour donner passage au jongleur indien et à l’hercule du Nord, quise glissaient dehors sans rien dire.

– Dans la rue Beaubourg, dit Similor à sesélèves, il y a un endroit où l’on sert le noir avec le petit verrepour trois sous. Si vous aviez seulement à vous deux cinquantecentimes, on pourrait se procurer une soirée agréable.

La porte s’ouvrit encore. Jupiter ditFleur-de-Lys et le rapin peluche disparurent tout doucement.

M. Baruque mit par-dessus sa blouse unvieux paletot mastic qu’il avait acheté d’occasion et dont ilreleva le collet avec soin.

– Je vas revenir, fit-il négligemment ;si la patronne me demande, vous direz que j’ai couru acheter dutabac.

Gondrequin-Militaire prit aussitôt sonalbum.

– J’ai une course à faire pour la maison,grommela-t-il en forme d’explication, poussez la besogne, maissilence dans les rangs et ne réveillez pas la bonneMme Samayoux !

Cinq minutes après, le dernier barbouilleurs’en allait bras dessus, bras dessous avecMlle Colombe, qui donnait la main à sa petitesœur.

Échalot restait seul entre son lion assoupi etle jeune Saladin, dont il ne tourmentait plus la tête de singe parrespect pour le sommeil de la dompteuse.

Échalot n’était pas oisif, cependant ; ilavait retiré de dessous la paille où sommeillait le lion un objetde forme singulière auquel nous serions fort embarrassés de donnerun nom.

C’était en caoutchouc, et cela ressemblait unpeu à certains produits qu’on voit à la devanture desbandagistes.

Il y avait deux pelotes, larges comme lamoitié de la main et reliées entre elles par une manière de tuyauflexible de douze à quinze pouces de longueur. Chacune des pelotesétait en outre pourvue de bandelettes en peau très fine, et le toutétait revêtu d’une couche de peinture dont le ton neutre essayaitd’imiter la carnation d’un corps humain.

Échalot se mit à regarder avec complaisance cemystérieux appareil, puis, après avoir lancé un coup d’œil à lapatronne, qui semblait dormir toujours, il enleva lestement saveste, son gilet et même la chose malaisée à définir qui luiservait de chemise.

Pendant cette opération, il disait tendrementà Saladin, qui fixait sur lui ses petits yeux chassieux :

– Vois-tu, grenouille, tu deviendras un mâlecomme moi avec le temps. Ce que tu es à même d’examiner en mois’appelle un torse dans les ateliers : comme quoi j’ai posépour le mien chez les plus grands artistes, de même que Similor,ton père putatif et naturel, posait pour les jambes. Nous aurionsfait à nous deux un Apollon du Belvédère, lui par le bas, moi parle haut, quoiqu’il en eût fallu un troisième pour avoir la figure,n’étant ni l’un ni l’autre suffisamment avantagés sous cerapport.

Le jeune Saladin ayant voulu ouvrir la bouchepour lancer un de ces cris lamentables qui, d’ordinaire,exprimaient son opinion, Échalot le retourna et lui mit la têtedans la paille.

Il n’avait pas l’heureuse enfance d’un prince,ce Saladin, mais ces rudes commencements font quelquefois leshommes forts, et comme, sans doute, on l’avait dressé à faire lemort quand il avait la figure enfouie, il ne bougea plus.

Nous sommes bien certains de ne blesser iciaucune pudeur malentendue en entrant dans quelques détailstechniques concernant une invention moins grande que celle de lavapeur, mais qui peut avoir, néanmoins, son importance. Elle étaitdue à notre ami si modeste et si bon : Échalot, ancienapprenti pharmacien.

Il appliqua sur son nombril une des pelotes encaoutchouc et l’y fixa à l’aide des bandelettes munies de petitesagrafes qui la maintenaient derrière son dos.

C’était en vérité très bien fait. Lesbandelettes se confondaient presque avec la peau des hanches, et lapelote elle-même, n’eût été le tuyau qu’elle soutenait, auraitressemblé à une tumeur ordinaire.

Échalot prit un petit morceau de miroir casséet le promena tout autour de sa ceinture, pour bien voir si toutallait comme il faut.

– C’est joli, l’éducation ! sedisait-il ; le môme ne demande pas son reste, quoiqu’il ait lecaractère irascible. Dès qu’il aura seulement quatre ou cinq ans deplus, je lui fabriquerai une machine comme ça, en rapport avec sonâge, et on trouvera bien une autre petite bête analogue pour lesappareiller ensemble. C’est égal, la couleur n’y est pas encoretout à fait, et faudrait coller un peu de cheveux par-ci, par-làpour imiter parfaitement l’œuvre du Créateur ; mais quand çava être arrivé à son point, je dis que Mme Samayouxne sera pas raisonnable si elle n’est pas contente.

Ici sa voix s’adoucit jusqu’au murmure, et ilglissa un regard attendri vers Mme Samayoux, quironflait bruyamment.

– Voilà les mystères du cœur humain !pensa-t-il tout haut. Quand Saladin a bien pleuré, ils’endort ; et c’est de même chez les dames. Il n’y a pas d’âgeni de sexe qui tienne, faut que les enfants d’Adam se font duchagrin à soi-même, quand les circonstances ne s’y prêtent pas. Yaurait-il un poisson dans l’eau plus heureux que la patronne, sielle n’avait pas l’inconvénient de cette passion-là !

Il s’approcha de la table sur la pointe dupied.

Il tenait d’une main son invention, de l’autreun vieux pinceau, déplumé, abandonné au rebut par un des apprentisde l’atelier Cœur d’Acier.

Mais ces objets ne faisaient qu’ajouter àl’expressive émotion de son geste, pendant qu’il contemplait, avecune admiration poussée jusqu’à la ferveur, le dos deMme Samayoux.

Celle-ci avait laissé tomber une de sesmains ; comme sa tête restait appuyée sur l’autre main, onvoyait le profil perdu de sa face rubiconde et chargéed’embonpoint. Ses cheveux très abondants, mais qui grisonnaient parplace, s’échappaient de son madras aux nuances violentes, quin’était pas de la plus entière fraîcheur.

Bien des gens vous diraient qu’à quarante anspassés, un jeune homme, pour employer les expressions d’Échalotquand il parlait de lui-même, ne peut plus avoir les sentimentsd’un page.

D’autres pourraient penser que LéocadieSamayoux ne réalisait pas exactement l’idée qu’on se fait d’unechâtelaine.

Et pourtant, je ne vois rien, en dehors descomparaisons chevaleresques, qui puisse donner une idée du culterespectueux, mais ardent, payé par ce pauvre diable à cette grossebonne femme.

Malgré mon habitude de tout dire, j’hésiteraisà exprimer là-dessus mon opinion, si elle n’était aussi sincère quemélancolique.

La voici :

En notre siècle si avisé, peut-être est-ilnécessaire de plonger à ces profondeurs pour trouver un derniervestige de ces niaiseries sublimes qu’on appelait les choseschevaleresques.

Tout ce qui constitue la chevalerie était chezce pharmacien de la Table ronde : la vaillance, le dévouement,la vénération, et même cette petite pointe de sensualité naïve quiallait si bien aux preux compagnons de Charlemagne.

Échalot resta une bonne minute en extasedevant ou plutôt derrière la dompteuse, dont la vaste corpulenceaffectait une pose pleine d’abandon.

Les petits yeux d’Échalot brillaientextraordinairement, exprimant une sorte de volupté austère.

Ses deux mains, occupées par les objets quevous savez, se rapprochaient involontairement comme pour se joindredans l’attitude de la prière.

– Léocadie ! murmura-t-il enfin, dans unlong, dans un tremblant soupir.

Puis il ajouta, laissant jaillir l’éloquencede son cœur :

– Sans qu’il y a la distance sociale qui noussépare, je lui aurais consacré tous les parfums de mon âme, dontj’ai gardé jusqu’alors la virginité ! Similor a contenté tousses caprices, mais moi, n’ayant connu que le malheur, à cause queje me suis toujours sacrifié à l’amitié, jamais je n’ai tombé dansla frivolité du libertinage en parties fines.

Il fit un pas de plus ; son regard,glissant entre la carmagnole et le madras, caressa chastement lecou robuste de la dompteuse.

– C’est gras, murmura-t-il, c’est bienportant, ça ne se prive de rien, buvant sa bouteille à chaquerepas, sans jamais se faire du mal, ni tomber dans les excès que jen’approuve pas chez les dames. Ça n’a pas d’autre faiblesse quecelle de la sensibilité qui fait que tous les biens de la vie,généralement à sa portée, elle s’en fiche pas mal, tout entière àune seule toquade. C’est vrai que ce serait un délice de déjeunertous les jours, dîner et souper en tête à tête avec la divinité demes rêves, et tout à discrétion, mais ça me plairait encore plus desouffrir avec elle, de me précipiter dans le torrent pour la sauverou au sein des flammes dévorantes ! Les autres l’ontabandonnée par l’égoïsme naturel au genre humain, mais moi, jereste, je fais serment de ne la quitter ni le jour ni la nuit, etsi ça lui est agréable, je répandrai pour elle jusqu’à la dernièregoutte de mon sang !…

– Voilà ce que c’est, ditMme Samayoux sans se retourner et d’un accent assezpaisible, le monde est fait comme ça : ceux qu’on aime avecidolâtrie ne vous regardent seulement pas, et ceux à qui on ne faitpas attention sont à genoux devant vous comme si on était unsanctuaire !

Les jambes d’Échalot flageolaient souslui.

– Patronne, balbutia-t-il, je croyais que vousdormiez, c’est pourquoi je ne me gênais pas pour dire desbêtises ; mais il n’y a pas d’affront, parce que je sais ceque je suis et ce que vous êtes.

La dompteuse se redressa tout à coup ensecouant sa crinière crépue.

– Ce que je suis ! répéta-t-elle, et sonpoing crispé heurta la table violemment. C’est vrai qu’il y aencore un pauvre être au-dessous de moi, puisque tu me regardesd’en bas, toi, bonne créature ; mais, sais-tu ? si onleur disait qu’il y a quelqu’un ici-bas pour me respecter, ilspoufferaient de rire !

– Qui donc qui se permettrait ça ?demanda vivement Échalot.

– Tout le monde, à commencer par le dernierdes derniers. Mets-toi là !

Elle lui montrait le siège occupé naguère parGondrequin. Échalot fit un pas, ne voulant point désobéir, mais ilhésitait en face d’un si grand honneur.

– Mets-toi là, répétaMme Samayoux, je ne dormais pas, je n’ai pas dormiune seule minute, et je ne dormirai de longtemps. Verse àboire !

Pour prendre la bouteille, Échalot déposa surla table les objets qu’il tenait à la main.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda ladompteuse.

Ses yeux se gonflaient encore de larmes, maiselle était comme les enfants, distraite à la moindre curiosité.Échalot rougit et répondit :

– Ça peut encore être perfectionné, et jen’aurais pas voulu vous montrer la chose incomplète. C’était unesurprise ; j’avais eu l’idée de monter un trompe-l’œil pour meréunir avec Similor, tous deux nus jusqu’à la ceinture etreprésentant le phénomène des deux jumeaux siamois, liés ensemblepar un jeu de la nature.

Léocadie prit à la main le système etl’examina d’un air connaisseur.

– Ce n’est pas déjà si maladroit,dit-elle ; on en avale de plus grosses que ça en foire. Est-ceque c’est toi l’inventeur ?

Les yeux d’Échalot se mouillèrent, tant il sesentit fier et heureux.

– Je n’ai pas l’intelligence d’Amédée,murmura-t-il, mais avec l’espoir de vous être agréable, il mesemble que rien ne me résisterait !

Léocadie rejeta la mécanique et but une gorgéede vin, après quoi, elle repoussa le verre.

– Je suis malade, murmura-t-elle, car ça meparaît comme du fiel !

Puis elle demanda :

– Connais-tu bien ton Similor ?

– Amédée ! s’écria Échalot. Lui et moic’est des frères !

– Tu parais compter sur son adresse ?

– Il n’y a pas plus fin que lui.

– Serait-il dévoué à l’occasion ?

Échalot ouvrit la bouche pour répondreaffirmativement, mais la parole ne vint pas et il baissa latête.

– C’est qu’il me faudrait des hommes vraimentdévoués ! murmura la dompteuse.

– Le fond n’est pas mauvais, répliquaÉchalot ; mais il se laisse entraîner par son libertinage,toujours voltigeant de la brune à la blonde, dont il sait sefaufiler partout, à cause de son élégance et de son toupet. Maismoi, c’est différent, j’ai mis un frein à mes passions pourm’occuper de Saladin et lui préparer sa carrière. Mon abnégationpour vous a pris naissance dans ce que vous avez été utile àSaladin, et alors ça a grandi petit à petit jusqu’à la chose que jevous sacrifierais avec plaisir mon existence et mon honneurlui-même, et se faire hacher pour vous comme chair àpâté !

Mme Samayoux lui tendit sarude main, qu’il porta pieusement à ses lèvres.

– Merci, dit-elle, vous ne payez pas de mine,c’est vrai, mais j’ai bonne idée de vous. Je me défie des faraudsambitieux et langues dorées, car c’est encore dans les rangs dupetit peuple qu’on trouve le plus de cœurs sincères ;seulement il faut choisir, étant exposés à y rencontrer encore pasmal de racaille.

Elle s’interrompit pour ajouter d’un airpensif :

– Non, non, je ne dormais pas ; je les aibien vus s’en aller à la queue leu leu, et ça fait pitié quand onconsidère l’espèce humaine ! mais ça m’était bien égal, mapauvre tête travaille comme une folle, cherchant un moyen de braverles menaces du sort. Je mettrais ma main au feu jusqu’au coude queces deux enfants-là ne sont pas coupables !

– Ça me paraît aussi de même, dit Échalotrésolument, puisque c’est votre idée. J’ai été bien souvent mechauffer à la cour d’assises et je ne suis pas étranger à la façondont ça se joue. Il y a une bonne chose que l’avocat pourra beurrerdessus toute une tartine, c’est sûr, et le procureur du roi serabien fin s’il peut prouver que les deux amoureux ont fait boire lejuge malgré lui.

– N’est-ce pas ? s’écria vivementMme Samayoux, ce n’est pas quand on vientsurprendre sa fiancée avec un rival qu’on accepte un verre de vinde bonne amitié. Si j’étais juré… mais voilà ! il y a un coupmonté, ça saute aux yeux ! Par qui ? je n’en sais rien,et quand on pense à ce qui peut se passer dans l’idée des avocats…Moi d’abord, quand il s’agit des tribunaux, je dis que c’est lamisère ! Si on venait m’arrêter pour avoir assassinéLouis-Philippe, qui n’est pas mort, ou Napoléon qui a péri àSainte-Hélène, je ne suis pas bien sûre que j’en réchapperais.Échalot secoua la tête avec gravité et dit :

– C’est vrai que la justice humaine estfragile dans son aveuglement, mais au-dessus de la faiblesse deshommes il y a l’œil de la Providence.

Mme Samayoux le regarda, et ilbaissa aussitôt les yeux avec modestie.

– Toi, dit-elle, retrouvant une nuance degaieté, car la présence et la sympathie de ce pauvre être luifaisaient vraiment du bien, tu es une bonne âme, mais, vois-tu,faudrait l’aider, la Providence, et que pouvons-nous à nousdeux ? J’ai beau chercher, ma cervelle est vide, et quand jesonge qu’ils sont tous deux en prison, dans des cachots séparés, etne pouvant pas même mélanger leurs sanglots…

Elle essuya une larme qui tremblait à sapaupière ; Échalot fit de même avec le pan de saredingote.

– C’est dans ces moments-là, reprit ladompteuse en laissant tomber ses deux bras, qu’on voudrait avoirreçu une éducation soignée et posséder des connaissances intimesdans la haute pour être à même de soulager l’infortune. Siseulement j’étais riche…

– Vous avez dû pelotonner un joli bout degalon, fit observer Échalot d’un air flatteur.

Mme Samayoux haussa lesépaules avec un soudain emportement.

– Je parie que mon saint-frusquin va y passerjusqu’au dernier sou ! s’écria-t-elle. Les mains me démangentde jeter l’argent par les fenêtres, et si la dépense servait àquelque chose, crois-tu que je regretterais mes écus ?

– Bien sûr que non, patronne.

– Je donnerais tout ! et je ferais desdettes par-dessus le marché ! Mais comment s’y prendre ?par où commencer ?

– Ah ! je ne sais pas ! je ne saispas ! fit-elle dans son découragement plein de fiel ;j’ai idée de tout casser et de tout briser ! monétablissement, je m’en moque ! ma réputation, je n’en veuxplus ! J’avais entamé une grande entreprise qui devaitrapporter des mille et des cent, j’avais payé les yeux de la tête àla ville pour le local ; jamais on n’aurait vu en foire unthéâtre aussi reluisant que le mien ; mais c’est fini derire ! Je vas renvoyer mes artistes en leur donnant ce qu’ilsvoudront d’indemnité ; je vas renvoyer les peintres, lescolleurs, les menuisiers, toute la clique ! Je vas vendre mesanimaux, et pour un peu je me jetterais par-dessus le parapet dupont, voilà !

Échalot était consterné ; il essayait demaladroites consolations qui n’étaient pas écoutées.

Mme Samayoux s’était levée etparcourait la baraque à grands pas. Elle ressemblait à une lionnedans sa cage, et certes, à l’heure qu’il était, deux hommesrobustes auraient fait preuve de témérité en l’attaquant.

– S’il ne s’agissait que de tripoter un tigre,s’écria-t-elle, ou que de faire une omelette avec une demi-douzainede militaires, qu’on prendrait par la peau du cou et qu’ontortillerait comme la paille à rempailler les chaises !ah ! ça me soulagerait crânement d’abîmer quelqu’un, mais, là,de fond en comble !… En seraient-ils moins malheureux, là-bas,entre les quatre murailles de leur prison ?… mon Dieu,Seigneur ! les pauvres enfants ! les pauvresenfants !

– Mais donne-moi donc une idée, toi !fit-elle en s’arrêtant devant Échalot, qu’elle secoua rudement.

– Fouillez-moi plutôt, patronne, murmural’ancien pharmacien, dont les yeux étaient pleins de larmes. Si onpouvait pénétrer dans leur cachot, vous et moi, et rester à leurplace pendant qu’ils s’évaderaient.

– Est-ce qu’on pourrait me prendre pourelle ? demanda Mme Samayoux, qui eut presqueun sourire. Et lui ! il est si beau !…

– Et moi si laid, pas vrai ? achevaÉchalot. Ça ne fait rien, patronne, je suis tout de même biencontent de vous avoir un petit peu régayée.

– Oui, répliqua la bonne femme, soudaine commeles enfants et dont toute la colère était tombée pour faire place àune rêveuse mélancolie, tu m’as fait rire et ce n’était pas facile,car j’en ai gros sur le cœur. As-tu entendu tout à l’heure que leGondrequin-Militaire m’appelait madame Putiphar ?

– Voulez-vous que je m’aligne avec lui !s’écria Échalot.

– Pour quoi faire ? je ne suis pasbégueule, mon vieux, et mon opinion c’est liberté libertas pour unefemme veuve dans ma situation qui peut se mettre au-dessus desbavardages. Pourtant je suis bien changée depuis ce soir où je levis pour la dernière fois : j’entends mon chéri de Maurice, etj’avais fait dessein de marcher droit parce qu’il y avait en moiune idée qui me donnait du respect pour moi-même. Je me regardaisun petit peu comme sa mère. C’est drôle, pas vrai ? dejalousie il n’en était plus question, et j’en étais à me demandersi vraiment j’avais pu espérer autrefois qu’il hésiterait entre unegrosse maman comme moi et Fleurette, ce bouton de rose ?

– Il y a des gens, soupira Échalot, quipréfèrent mieux la rose épanouie à n’importe quel bouton.

– Tais-toi ! pas de bêtises ! on seconnaît ; et ce qui prouve bien que ma folie est guérie, c’estqu’il ne me viendrait pas à l’esprit désormais de penser à l’unsans penser à l’autre. Ah ! mais non ! je ne veux pas lesauver tout seul, je veux la sauver avec lui. C’est mes deuxenfants, quoi ! mes deux amours bien-aimés ; il me lesfaut tous deux, il me les faut heureux, et le restant de mon espoirest de vieillir ici ou là, dans quelque coin, d’où je pourrairegarder leur bonheur.

– Etes-vous assez bonne ! murmuraÉchalot, dont l’attendrissement ne faisait pas trêve un seulinstant.

– Pour la bonté, je ne dis pas, répliquaMme Samayoux avec tristesse, mais ça n’avance pasbeaucoup les affaires, et j’ai beau me creuser le cerveau, je netrouve aucun moyen de venir à leur secours.

– Cherchons, patronne.

– J’ai tant cherché ! fit la dompteuse,qui se laissa retomber sur son siège. Quand tu m’as parlé tout àl’heure, j’en étais à rêvasser un tas de fariboles comme on faitquand on est au bout de son rouleau. Je songeais à ces hasards quiarrivent toujours à point dans les contes de fées ; je medisais : il n’y a donc plus de ces bons génies qui exauçaientles souhaits des malheureux ?…

– Dame !… fit Échalot, croyant qu’onl’interrogeait.

– Qui descendaient par le tuyau de lacheminée, continua maman Samayoux sans prendre garde àl’interruption, ou bien encore qui arrivaient par la fenêtre ou parle trou de la serrure au moment juste où tout espoir étaitperdu ?

– Qui sait ? fit encore Échalot.

– Il me semblait que dans ma pauvre baraquedésertée j’allais entendre au-dehors une petite main faisanttoc-toc à ma porte…

– Écoutez ! s’écria Échalot qui devintpâle. On a fait toc-toc !

La dompteuse se leva toute droite.

À la porte extérieure, deux coups discretsavaient été frappés en effet.

– Si c’était le bon génie ! balbutiaÉchalot.

La dompteuse essaya de sourire, mais elle neput, et ce fut d’une voix altérée par l’émotion qu’elle prononça ceseul mot :

– Entrez !

Chapitre 7M. Constant

 

Mme Samayoux avait évoqué unebonne fée, la bonne fée venait-elle au commandement ? Échalotn’était pas éloigné de cette opinion et ouvrait déjà de grandsyeux.

Dans le monde entier, il n’y a pas de paysplus ami du merveilleux ni plus crédule que la foire.

La porte roula sur ses gonds branlants ;ce ne fut pas une fée qui entra, mais bien un homme de fortecarrure, boutonné du haut en bas, dans un de ces pardessus qu’onappelait des redingotes à la propriétaire.

Le nez de cet homme brillait comme un rubispar-dessus les plis d’une vaste cravate en laine tricotée ; ilportait un chapeau évasé par en haut et dont les larges bords secambraient selon la forme dite bolivar.

Il avait aux mains des gants fourrés, unebelle paire de lunettes d’or sur le nez et des socques articuléspar-dessus ses souliers.

– Suis-je au bout de mes longs voyages ?demanda-t-il en franchissant le seuil. Est-ce ici le séjour demadame veuve Samayoux, dite maman Léo, première dompteusecosmopolite et directrice des Prestiges Parisiens réunis auxanimaux féroces par privilèges de l’autorité ?

Ceci fut débité avec une emphase moqueuse quirappelait assez bien le ton de l’arracheur de dents, poussant sonboniment entre deux « Allez-la-musique ! »

Mme Samayoux mit sa mainétendue au-devant de ses yeux un peu éblouis par les larmes.

– C’est moi la première dompteuse, dit-ellerudement, qu’est-ce que vous lui voulez ?

Échalot, qui s’était reculé jusqu’à son lion,examinait le nouveau venu à la dérobée et se disait :

– Je ne le connais pas, cet oiseau-là, maisc’est drôle, il y a des têtes qu’on croit toujours avoir vuesquelque part.

L’étranger repoussa la porte et fit quelquespas à l’intérieur de la baraque.

– Est-ce qu’on pourrait avoir l’avantaged’obtenir un tête-à-tête avec vous ? demanda-t-il.

– Je ne suis pas en humeur de plaisanter…,commença la dompteuse.

– Ni moi non plus, interrompit le nouveauvenu ; j’ai ouï conter que vous aviez assommé feu Jean-PaulSamayoux, votre mari, en jouant avec lui de bonne amitié. J’espèrevivement que nous ne jouerons pas ensemble. Mais j’ai des chosesimportantes à vous dire et vous seule devez les entendre.

La veuve le regardait d’un air sombre.

– L’homme, dit-elle en contenant sa colère,autant vaudrait agacer un tigre que de me caresser à rebours unjour comme aujourd’hui. Qui êtes-vous ?

L’étranger prit une chaise qu’il approcha dupoêle, contre lequel il mit ses socques.

Échalot faisait mine de préparer son biberonpour le petit ; mais il songeait :

– Je me méfie ! C’est comme le soir oùAmédée me mena jouer la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié. Pourquoidonc que je pense justement à cela, moi ?

L’inconnu donna un petit coup de doigt sur seslunettes d’or, et dit, en chauffant ses pieds avec un évidentplaisir :

– L’hiver s’annonce raide, cinq degrés chezl’ingénieur Chevalier, au commencement de novembre ! et j’aifait la route de Saint-Germain, aller et revenir, pour avoir votreadresse. Je ne sentais plus mes orteils.

Il ajouta en baissant la voix tout àcoup :

– Mais c’était une fantaisie de la pauvremademoiselle Valentine, et Mme la marquise m’auraittout aussi bien envoyé à Pékin qu’aux Loges.

– Emmène ton mioche dans le coin, là-bas, ditla veuve à Échalot en lui montrant l’endroit le plus reculé de labaraque.

– Je peux m’en aller tout à fait si je suis detrop, murmura le bon garçon avec sa soumission ordinaire.

– Fais ce qu’on te dit et ne raisonnepas !

Échalot emporta aussitôt Saladin à l’endroitdésigné et se mit à causer tout bas avec lui comme si l’enfantavait pu le comprendre.

– Ça s’embrouille, murmurait-il ; tu vasêtre content, toi, farceur, car je parie bien qu’il ne sera plusquestion de t’enfler la caboche d’ici longtemps. La patronne n’apas de chance tout de même : au moment d’établir une si belleboutique !… et on aurait fait de l’argent avec la chose desdeux siamois attachés naturellement par le ventre, des tasd’argent !

Malgré sa bonne envie d’obéir à la patronne ense montrant discret, son regard ne pouvait se détacher del’étranger, et il en revenait toujours à penser.

– C’est étonnant ! je jurerais que je nel’ai jamais vu, et il me semble à chaque instant que je vaisretrouver son nom !

Mme Samayoux quitta sa chaiseet vint se mettre debout auprès du poêle.

– Je vous ai demandé qui vous êtes, dit-elleen baissant la voix, mais s’il ne vous convient pas de me répondre,c’est égal. Je suis dans la tristesse et le peu que vous avez ditm’a donné un espoir. C’est de Fleurette que vous avez parlé,n’est-ce pas ?

– J’ai parlé de Mlle Valentinede Villanove.

La dompteuse rappela à sa mémoire le récit deM. Baruque et murmura :

– Valentine de V… c’est bien cela.

– Ou bien encore, poursuivit l’étranger,Valentine d’Arx, car la pauvre malheureuse enfant, depuis qu’elleest folle, s’est mise en tête que c’était là son vrai nom.

– Folle ! répétaMme Samayoux, dont le souffle s’embarrassa dans sapoitrine. Et elle croit donc être la femme de l’homme qui estmort ?

– Non, fit l’étranger, elle croit être sasœur. Ah ! ah ! si vous ne savez rien, je vais vous enapprendre de belles…

– Mais, interrompit la veuve, si elle estfolle, on ne l’a pas gardée en prison ?

– Parbleu ! elle n’a jamais été enprison.

– Et Maurice ?

– Celui-là c’est une autre paire de manches…Mais asseyez-vous, bonne dame, vous ne tenez pas sur vos jambes, maparole d’honneur ! et maintenant que j’ai les pieds chauds,nous allons nous mettre à notre aise en buvant un verre de vin, sivous voulez.

Il se leva et prit le bras de la veuve, quichancelait en effet.

– Vous avez affaire à un bon enfant, voussavez, continua-t-il en la ramenant vers la table, et nous feronsune paire d’amis tous deux, j’en suis certain. Ça m’a amusé encommençant de poser en casseur vis-à-vis d’une luronne de votrenuméro, mais vous n’êtes qu’une femme, après tout, puisque vouspleurez, et je reprends vis-à-vis de vous la galanterie de monsexe.

Il aida la dompteuse à s’asseoir, enajoutant :

– Vous ne me demandez plus qui je suis enfaisant les gros yeux, alors je vous le dis : ni chiffonnierni prince, à peu près le milieu entre les deux :M. Constant, officier de santé et plus avisé que bien desfainéants qui ont passé leur thèse, premier aide préparateur dansla maison du Dr Samuel dont j’ai la confiance et qui mefait tout ce qui ne concerne pas mon état, spécialement la chasse àla dompteuse, car voilà trois fois vingt-quatre heures que je courssur votre piste comme un Osage dans les forêts vierges del’Amérique du Nord… pas bien riche avec cela, mais amateur de cequi brille et portant des lunettes de chrysocale avant de lestroquer contre des lunettes d’or. Est-ce de la franchise, ça ?Ambitieux pas mal et nourrissant l’espoir que l’aventure de lapetite demoiselle pourra me pousser dans le monde, puisqu’elle m’adéjà mis en relations avec des gens que je n’aurais jamaisapprochés sans cela ; exemple, Mme la marquised’Ornans, Mme la comtesse Corona (un joli brincelle-là, ou que le diable m’emporte !), le colonel Bozzo, quiest dix fois millionnaire, M. de Saint-Louis, quisuccédera peut-être à Louis-Philippe et d’autres encore.

– Je vous en prie, prononça tout bas la veuve,parlez-moi de Fleurette.

– Et de Maurice, pas vrai ? interrompitM. Constant avec un bon gros rire ; vous n’êtes plustoute jeune, mais il y en a de plus déchirées que vous, et ilparaît que le lieutenant est joli comme un amour. Moi je ne leconnais pas, je dis seulement que s’il est moitié aussi beau quemademoiselle Valentine est belle, ce doit être un Adonis ! Nevous impatientez pas, j’arrive à l’objet de ma visite.

Son doigt martela par trois fois, à petitscoups bien espacés, le milieu de son front, et il ajouta :

– Le Dr Samuel dit que ça pourraguérir avec des soins et du temps, mais elle l’est tout à fait.

– Pauvre Fleurette ! balbutia la veuve,qui resta bouche béante.

– Hélas ! oui, comme un beau petitlièvre, et soyons justes, il y avait bien de quoi toquer une jeunepersonne de cet âge-là, quoiqu’elle n’ait pas été élevée dans ducoton. Mais ne vous faites pas trop de mal, vous savez, on lasoigne à la papa, et il n’y en a pas deux comme le DrSamuel dans Paris pour traiter les maladies de cette espèce-là.Elle n’est pas méchante, tout le monde l’adore à la maison, tousles jours elle reçoit des visites de vicomtes, de baronnes et demarquises : elle mange bien, elle boit bien, elle dortbien…

– Folle ! répéta pour la seconde foisMme Samayoux ; car elle avait cru d’abord àune exagération de langage : tout à fait folle !

M. Constant hocha la tête gravement ensigne d’affirmation et il y eut un silence. Échalot ne travaillaitplus depuis que le nouveau venu avait prononcé le nom du colonelBozzo.

Échalot le dévorait des yeux et prêtaitattentivement l’oreille.

Chapitre 8Échalot aux écoutes

 

Ni Mme Samayoux niM. Constant ne faisaient attention à Échalot, qui était àdemi-caché derrière un poteau.

Le temps avait marché et ces journées denovembre sont courtes ; la baraque commençait à se fairesombre.

M. Constant et la dompteuse étaient assisen face l’un de l’autre.

M. Constant, qui avait l’air d’un hommetout rond, très disposé à prendre ses aises, avait versé sans plusde façon du vin dans les deux verres.

– Je ne suis pas plus bête qu’un autre,reprit-il, quoiqu’on n’ait pas encore songé à moi pour l’Académiedes sciences, mais quant à bon garçon, ça y est des pieds à latête ! vous verrez que nous serons camarades. À votre santé,maman Léo : c’est comme ça que la petite mademoiselle vousappelle.

La dompteuse le regardait d’un airindécis.

– C’est vrai que vous avez l’air bonnepersonne, dit-elle, et si vous êtes venu chez moi, ce n’est biensûr pas pour me faire du chagrin, mais vous me parlez comme si jesavais quelque chose et je ne sais rien de rien.

– Pas possible ! s’écriaM. Constant ; la foire des Loges n’est pas le bout dumonde, et les journaux ont assez radoté là-dessus !

– Aujourd’hui même, répliqua la dompteuse,aujourd’hui seulement j’ai appris ce que les journaux ont pu dire.Ce serait trop long de vous expliquer pourquoi je restais dansl’ignorance. J’avais beaucoup d’ouvrage, et puis peut-être que jene regardais pas autour de moi de peur de voir, car c’est biencertain que, depuis des semaines, je ne me suis jamais levée sansavoir un poids sur le cœur. On dit qu’il y a des pressentiments.Mais ce qu’on m’a rapporté tout à l’heure, c’est l’histoire dumeurtre dans la chambre garnie de la rue d’Anjou ; tout ce quia suivi, je l’ignore, et si c’est un effet de votre bonté, jevoudrais bien le savoir.

– Comment donc ! fit l’officier de santé,mais c’est tout simple, ça ! Figurez-vous que je vous aimedéjà tout plein, maman Léo ; je suis entré ici croyant avoiraffaire à un gros hérisson de casseuse de cailloux et vous êtesdouce comme un petit agneau. Nous allons donc commencer par lecommencement. Attention ! vous avez beau avoir de la peine, çava vous amuser ; d’abord il n’y a pas eu de meurtre rued’Anjou…

– Ah ! s’écria la veuve, j’en étaissûre !

– Parbleu ! ça tombe sous le sens !les tourtereaux n’étaient pas là pour le plus grand plaisir du juged’instruction Remy d’Arx ; mais ils avaient fait dessein de sepérir ensemble par désespoir amoureux, voilà tout. L’autre juged’instruction, celui qui a succédé au défunt Remy d’Arx,M. Perrin-Champein, est un fin finaud de la finauderie, qui ades yeux par-devant, par-derrière et sur les côtés, un vrai chiende chasse, quoi ! Il n’a pas seulement baissé le nez verscette piste-là, et quand Mme la marquise est alléele voir pour lui demander sa protection en faveur de la demoiselle,il a répondu : « Dormez sur vos deux oreilles ; jepense bien qu’il n’y a pas que des roses blanches et des fleurs delys dans l’aventure de mademoiselle votre nièce ; mais çaregarde un conseil de famille bien plus que la courd’assises. »

– Mais alors, dit la veuve, que son grandespoir étouffait, Maurice aussi doit être à l’abri ?

– Pour le fait divers de la rue d’Anjou, oui,maman ; reste seulement la mauvaise plaisanterie de la rue del’Oratoire, 6, chambre n° 18, au second. Vous voyez si je suisferré sur ma géographie ! Savez-vous ce que c’est qu’unecommission rogatoire, vous ?

– Non, répondit la veuve, je ne sais pasgrand-chose, allez, monsieur Constant. Buvez donc, si vous netrouvez pas mon vin trop mauvais.

– C’est ça ! et vous allez trinquer avecmoi ! Une commission rogatoire, c’est quand les juges sedérangent, et M. Perrin-Champein s’est dérangé pour venir cheznous interroger la petite demoiselle : quand je dis petite,elle a une taille superbe, mais de la voir tomber si bas, ça faitl’effet comme si elle était redevenue une enfant. Vous savez, on sefait des idées sur les gens qui ont de certains métiers ; moi,je me représente les messieurs du parquet avec des têtes de vautourou de faucon : eh bien ! M. Champein est ça toutcraché ! Il vous a une paire d’yeux ronds et pointus quientrent dans le corps comme des vrilles, une grande bouche quiressemble à une plaie, et un nez en lame de sabre. Il avait l’airun peu en rage, parce qu’il ne pouvait rien tirer de mademoiselleValentine ; mais il disait à chaque instant :« L’instruction n’a pas besoin de cela ! » Et ilajoutait : « Les deux chambres étaient contiguës :dans l’une, Hans Spiegel ; dans l’autre, l’ex-lieutenantMaurice Pagès. Hans Spiegel avait volé les diamants de la Bernetti,qui valaient un demi-million ; Maurice Pagès n’avait pas lesou et il était amoureux d’une jeune personne très riche ; laporte condamnée qui communique du numéro 18 au numéro 17 garde destraces nombreuses d’effraction, et les instruments qui avaientservi à opérer l’effraction ont été retrouvés dans la chambrenuméro 18, où l’ex-lieutenant Pagès faisait sondomicile… »

– C’est vrai que c’est terrible, balbutia laveuve, dont les tempes étaient baignées de sueur.

Échalot se demandait :

– Quel coup monte-t-il, et pourquoi tout cebavardage ? C’est quelqu’un d’entre eux qui s’est fait unetête, puisque je ne peux pas mettre son nom sur safigure !

– Attendez donc, disait cependantM. Constant de sa bonne grosse voix toute ronde, nous nesommes pas au bout. Et M. Perrin-Champein mâchonnait le nom dulieutenant Pagès comme s’il avait eu dans le bec un lambeau de sapeau. Ah ! ah ! celui-là sait son état, et on pouvaitbien voir que, dans son opinion, le Remy d’Arx a eu ce qu’ilméritait. On ne fait pas comme ça des marchés privatifs sur le dosde la justice, j’entends quand on est magistrat, car vous allezbien voir que je n’en veux pas au lieutenant… Mais suivons lefil : Hans Spiegel est égorgé comme un bœuf, toute la maisonse réveille à ses cris, on sort ou l’on se met aux croisées, et lesgens peuvent voir le lieutenant sortir par la fenêtre même de lavictime, voyager le long du treillage, passer dans un arbre commeun écureuil (entre parenthèses, vous savez, maman, s’il était forten gymnastique !), puis entrer, par la fenêtre encore, àl’hôtel d’Ornans, où il est finalement arrêté… Pensez-vous queM. Champein a là une jolie affaire pour ses débuts ?

La tête de la veuve s’inclina sur sapoitrine ; elle semblait n’avoir plus de sang dans lesveines.

– Et si on le laisse faire, ajoutaM. Constant, qui changea de ton, croyez-vous qu’il aurabeaucoup de peine à emballer son jeune homme ?

Mme Samayoux releva les yeuxsur lui et répéta, pensant l’avoir mal entendu :

– Si on le laisse faire ?

– Farceuse ! répliqua l’officier de santéd’un ton jovial, vous devinez pourtant bien pourquoi je suis venu.Voyons, c’est certain, n’est-ce pas, que vous n’iriez pas mettrevotre main au feu de l’innocence du lieutenant Pagès ?

– Vous vous trompez, repartit vivementMme Samayoux, qui se redressa soudain et dont lesyeux brillèrent, j’en mettrais ma main au feu, et tout mon corps,et tout mon cœur !

– C’est drôle, fit M. Constant, oncroirait entendre la petite demoiselle !

– Parle-t-elle ainsi ! s’écria la veuveavec élan ! Ah ! la chère créature ! j’ai donc bienraison de l’aimer ! Et ne serait-ce point parce qu’elle parleainsi que vous la croyez folle ?

– Pour cela et pour autre chose, ma bonnedame. Buvez une gorgée et soyez calme. Je mentirais si je disaisque je partage votre avis par rapport à l’innocence dulieutenant ; mais la question n’est pas là, il s’agit demademoiselle Valentine. Elle nous a tous ensorcelés, et cela est sivrai que moi, qui ai un emploi important dans la maison, voilàtrois jours que je cours la prétentaine pour vous trouver sur unsimple désir d’elle.

– Elle a donc parlé de moi !

– Vingt fois plutôt qu’une, à tort et àtravers : Maman Léo par-ci, maman Léo par-là ! siseulement je pouvais voir maman Léo !…

– Mais ce n’est pas d’une folle cela !fit la veuve.

– Vous trouvez ? Moi, je suis l’aide duDr Samuel, et vous ne m’en voudrez pas si j’ai plus deconfiance en lui qu’en vous dans les questions de médecinealiéniste. Nous sommes une spécialité, ma bonne dame, nous avons undes plus beaux établissements de Paris, et, voyez-vous, les fous,ça nous connaît. Quand on pense que la malheureuse enfant a pris enhorreur le colonel, son meilleur ami, presque son père, etpar-dessus le marché l’homme le plus respectable del’univers ! Quand on pense qu’elle le confond avec unmalfaiteur, dans son délire, et qu’il lui fait peur… lui, le saintdes saints !… Qu’avez-vous donc ?

La veuve venait de faire un brusquemouvement.

Son regard s’était porté par hasard vers lepoteau derrière lequel Échalot se cachait à demi.

Elle avait cru voir, dans les ténèbres, qui sefaisaient de plus en plus sombres, les regards du bon garçon fixéssur elle avec une expression étrange.

Elle était sûre d’avoir distingué son doigtqui se posait sur sa bouche, comme pour lui envoyer unavertissement ou un signal.

– Je n’ai rien, répondit-elle à la question deM. Constant.

Celui-ci poursuivit :

– Ça ne vous frappe pas, ce que je vous dislà ; mais si vous connaissiez seulement le colonel…

– Je le connais, repartit la dompteuse, c’estlui qui vint à la baraque avec cette marquise…

– Juste ! et qui vous donna de l’argentpour avoir bien traité sa nièce.

– Et pour l’emmener, murmuraMme Samayoux.

– Comme de raison. Chez vous, dites donc, cen’était pas beaucoup la place d’une héritière de noblesse. Maisj’en reviens à mes moutons : la pauvre demoiselle est pourMme la marquise d’Ornans comme pour lecolonel ; elle ne veut plus être sa nièce, elle se croit lasœur de l’homme qu’elle avait consenti à épouser…

– Voilà ce qui est bien étrange ! pensatout haut Mme Samayoux.

– Elle n’en démord pas, repritM. Constant, elle dit à qui veut l’entendre : « Jesuis Mlle Valentine d’Arx ! » Elle se batcontre des fantômes, les accusant d’avoir tué non seulement sonprétendu frère, mais encore son père, le vieux Mathieu d’Arx, quimourut à Toulouse, on ne sait comment, voilà déjà bien desannées.

– Ah ! fit la veuve, on ne sait commentil mourut ?

– Ah ça ? demanda M. Constant avecgaieté, est-ce que vous donnez dans les imaginations de la jeunefille ?

– Je vous écoute, et je tâche de me faire uneopinion.

– Pour ça, vous aurez mieux que mes paroles,dit rondement l’officier de santé, car la pauvre chère enfant veutvous voir, et tout ce qu’elle veut, nous le faisons.

– Comment ! s’écria la veuve, on melaisserait aller vers elle ?

– Pourquoi pas ? Pensiez-vous donc quenous la tenions sous clef ! vous la verrez, maman, et plus tôtque plus tard, car je suis venu vous chercher pour vous conduireauprès d’elle.

Échalot, profitant de l’ombre croissante,s’était insensiblement rapproché. Il écoutait de toutes sesoreilles et semblait en proie à une singulière perplexité.

– C’est vrai, se disait-il, qu’ils changent defigures comme de chemises, mais si j’allais me tromper ! Etpourtant je ne peux pas laisser la patronne se jeter dans la gueuledu loup. Je ne m’en consolerais jamais s’il lui arrivaitmalheur !

Chapitre 9La maison de santé

 

Mme Samayoux s’était levée auxdernières paroles de M. Constant.

– Partons ! dit-elle, rien ne me tientici, je voudrais déjà être auprès de la chère fille !

– Minute ! minute ! fit l’officierde santé bonnement. Il faut que vous ayez votre leçon faite mieuxque cela, car un rien, une mouche qui vole la met dans tous sesétats. Asseyez-vous encore un petit peu, brave madame… Mais est-ceétonnant comme tout le monde l’aime ! j’étais bien certain quevous sauteriez sur l’idée de la voir comme sur du gâteau !Elle a un charme dans son petit doigt, c’est sûr. Allumez donc voirun petit bout de chandelle pendant que je vas fourgonner le poêle.Il n’y a pas de bourrelets à vos portes, dites donc !

– Allume, Échalot ! ordonnaMme Samayoux.

– Tiens ! fit M. Constant, qui avaitdéjà le tisonnier à la main, j’avais oublié ce bonhomme-là.

Il ajouta en baissant la voix :

– Ça aurait pu causer un grand malheur, siquelqu’un avait écouté les choses qu’il me reste à vous dire.

Échalot venait en ce moment vers la table avecde la lumière. En la posant auprès de la bouteille, et malgré satimidité accoutumée, il regarda M. Constant bien en face.

Les yeux de celui-ci étaient justement fixéssur lui par-dessus ses lunettes. Les paupières d’Échalot sebaissèrent et le sang lui monta aux joues.

M. Constant allongea le bras et luitoucha l’épaule.

Échalot recula.

– Ma poule, lui dit l’officier de santé, tu asles oreilles longues, je vois ça, et tu voudrais bien écouter lasuite.

– C’est une bonne et simple créature,interrompit la veuve.

– Brave madame, fit observer M. Constantavec une sorte de sévérité, ce ne sont pas nos affaires que noustraitons ici, et il y a des choses qu’il ne faut pas confier auxinnocents. Va-t’en voir dehors si le printemps s’avance,bonhomme !

Il ajouta :

– Et souviens-toi que se taire vaut toujoursmieux que parler. J’ai ton signalement là.

Un petit coup sec, frappé entre deux sourcils,ponctua la phrase.

Échalot, sans répondre, se dirigea aussitôtvers la porte.

Dès qu’il eut franchi le seuil, il respiralonguement et ôta sa casquette, comme s’il avait besoin de baignersa tête brûlante dans l’air froid du dehors.

– Si c’est lui, murmura-t-il, mon affairen’est pas bonne, et ce n’est pourtant pas Amédée qui peut suffire àélever Saladin.

Il se retourna vivement au souvenir del’enfant qui restait dans la baraque, et fut sur le point derentrer. Mais il n’osa pas.

– Je m’alignerais avec n’importe qui, fit-ilcomme pour s’excuser vis-à-vis de lui-même. J’irais chercher lepetit ou la patronne au fond de l’eau ou au milieu du feu ;mais ces gens-là me font peur, quoi ! et je n’ai plus de sangdans les veines. Tant que la patronne est là, l’enfant n’a rien àcraindre. Je vas guetter, dès qu’elle sera partie, jerentrerai.

Il fit un pas dans la direction de la rueSaint-Denis ; ses jambes flageolaient sous lui comme s’il eûtété ivre.

Il ne fit qu’un pas. Son regard avaitrencontré dans les terrains, à droite du tracé de la rue deRambuteau, un coupé attelé d’un cheval noir dont le cocher,immobile, semblait dormir entre les collets fourrés de soncarrick.

Il ne dormait pas, cependant, car à desintervalles réguliers une bouffée de fumée formait un petit nuageautour de sa tête.

Quand Échalot reprit sa marche, ses jambes netremblaient plus. Il s’approcha de la voiture en étouffant le bruitde ses pas dans la neige et regarda le cheval attentivement.

Puis, prenant la voie battue et allant lesmains derrière le dos, comme un passant, il appela toutbas :

– Oh ! hé !Giovan-Battista !

Le cocher tressaillit sous son carrick ettourna la tête sans répondre.

– Est-ce que Toulonnais-l’Amitié a sa petitedame dans ce quartier-ci ? demanda encore Échalot.

Le cocher repartit cette fois avec un fortaccent napolitain.

– Vous vous trompez, l’ami, suivez votrechemin.

– Pardon, excuse, fit Échalot, qui obéit, pasd’affront ! je vous prenais pour une connaissance.

Et au lieu de continuer vers la rueSaint-Denis, il disparut dans les terrains, derrière la baraque deMme Samayoux.

À l’intérieur, la dompteuse avait repris placevis-à-vis de M. Constant, qui disait :

– Dans ces affaires-là, ma bonne dame, je neme confierais ni à mon frère ni à mon père, et vous allez bien voirque la moindre imprudence pourrait tout perdre. Le DrSamuel est un particulier qui ne se dérangerait pas pour le pape,et ça se conçoit, puisque son établissement est en vogue, saclientèle superbe, et qu’en plus il a toute une charretée de foindans ses bottes. Eh bien ! depuis que la petite demoiselle estchez nous, il a mis son propre appartement à la disposition de lafamille, qui va et qui vient là-dedans sans se gêner. Il estamoureux de l’enfant comme tout le monde : c’est unsort !

Nous sommes à mercredi ; dimanchedernier, la famille s’est rassemblée dans la chambre à coucher dudocteur, et on lui a demandé son avis ; j’étais là, et moi,qui le connais pour n’avoir point le cœur trop tendre, je peux biendire que sa voix chevrotait quand il répliqua :

– C’est un pauvre cœur blessé si profondémentque ni les soins ni les remèdes n’y feront rien. Elle aime, sa vieentière est dans son amour, et si elle perdait celui qu’elle aime,elle mourrait.

– Ah ! fit Mme Samayoux,qui écoutait avec une attention avide, je le devine bien, cemédecin-là ! j’en ai vu de pareils. Il peut être brusque, ilpeut être rude, mais il a une bonne âme.

– Ma foi, repartit M. Constant en riant,voilà longtemps que je le connais, et je ne m’étais pas trop aperçuqu’il avait le cœur tendre ; mais de voir la demoiselleblanche et belle sur son lit, ça amollirait un caillou. Voilà doncla famille aux champs, comme vous pensez, après une déclarationpareille. Mme la marquise pleurait comme unefontaine, M. de Saint-Louis mouillait son grand mouchoir,et le colonel lui-même oubliait de tourner ses pouces. Vous verreztout ce monde-là, c’est des grands seigneurs, mais pas tropfiers.

« Il y a un autre docteur, un docteur endroit, celui-là, ce qui est plus que d’être avocat, etjurisconsulte par-dessus le marché : le plus retors de tousles malins ! On lui avait donné l’affaire à examiner comme amide la famille. Mme la marquise lui a pris les deuxmains et lui a dit : « Nous n’avons plus d’espoir qu’envous. » « Le bonhomme a répondu : « Je n’aijamais trompé personne, je ne commencerai pas par vous, qui êtes dema société et de mon amitié. De faire acquitter ce jeunegaillard-là par un jury c’est aussi impossible que de prendre lalune avec les dents. Il y a évidence, on l’a pris la main dans lesac, et son affaire est jugée. »

– Mais alors, s’est écriéeMme la marquise, Valentine va mourir !

Et le colonel a ajouté en s’adressant audocteur en droit :

– Je donnerais bien une pièce de deux ou troismille louis à celui qui trouverait le moyen de nous tirer depeine.

– Parbleu ! a répondu le jurisconsulte,avec de l’argent, on produit des miracles.

– Est-ce qu’on pourrait acheter les juges oule jury ? a demandé la marquise.

Les femmes ne savent pas, c’est sûr, et aprèstout, si on y mettait le prix… mais n’importe !

Le docteur en droit a répondu :

– Ce n’est pas cela que j’entends, je pensaisà une évasion. Si vous aviez vu comme tout le monde a tombélà-dessus !

Car ces bonnes gens-là, malgré leur orgueil etleurs armoiries, ne reculeront devant rien dès qu’il s’agira desauver la petite demoiselle ; vous verrez ça parvous-même.

– Est-ce que vous pensez, demandaMme Samayoux, qu’ils iraient jusqu’à consentir aumariage ?

– Je pense, répondit M. Constant, qu’ilsiraient en corps, comme une procession, avec la croix et labannière, solliciter humblement la main de l’ex-lieutenant.

– Mais je les aime, moi, ces gens-là !s’écria la dompteuse.

– Ah ! pour être pris, ils sont bienpris, mais voilà le hic : vous ai-je dit que tout çase passait dans la chambre voisine de celle où couche mademoiselleValentine ?

– Non. Elle avait tout entendu ?

– Juste, et ce fut un coup de théâtre auquelon ne s’attendait pas, je vous en réponds.

Il y avait trois ou quatre jours qu’ellen’avait ni bougé ni parlé, sinon pour prononcer votre nom, ma bravedame, et celui de Maurice, tout doucement, sans presque remuer leslèvres, comme font ceux qui causent en rêvant.

Une mine qui aurait sauté au milieu de lachambre n’aurait pas plus étonné la famille que la voix deValentine de Villanove s’élevant tout à coup et disant :

– Je ne veux pas !

– Elle parlait à travers la porte ?demanda la veuve, dont la voix tremblait.

– Non pas ! elle avait descendu de sonlit toute seule ; toute seule elle avait traversé sa chambre.Elle avait ouvert la porte sans bruit, elle était debout sur leseuil, pâle comme une statue de marbre, et si belle qu’on enrestait comme ébloui.

« Elle se tenait droite, elle nes’appuyait à rien et personne n’eut l’idée d’aller la soutenir,tant elle semblait forte et solide.

– Il me semble que je la vois ! murmurala veuve. Oh ! pauvre, pauvre Maurice !

– Bien vous faites de plaindre celui-là, carsa vie et sa liberté sont en question.

« – Je ne veux pas ! a donc répétéla demoiselle, il est innocent, je le jure, devant Dieu ! Il adéjà fui une fois parce que les innocents ne savent pas sedéfendre, quand le hasard les accuse ; je ne veux pas qu’il sedéshonore en fuyant une seconde fois comme un coupable.

– Tout ça est bel et bon…, commença ladompteuse.

– Attendez, interrompit M. Constant.Vous, vous êtes une personne de bon sens qui savez ce que parlerveut dire, mais elle ne possède l’expérience de rien, la pauvreenfant, et en outre elle a son coup de marteau, unfameux !

– Ne peuvent-ils agir sans elle ?

– Attendez ; voici quelque chose qui vavous étonner plus que tout le reste ; ils sont encorrespondance…

– Qui donc ? balbutia la veuvestupéfaite.

– Les deux tourtereaux.

– Maurice et Valentine ! Lui, du fond desa prison ; elle, entourée comme vous me la montrez, malade,privée de raison !…

– Est-ce assez drôle ? demandaM. Constant d’un air bonhomme. Comment ça se fait, moi, vouscomprenez, je n’en sais rien, mais c’est comme ça, et nous letenons d’elle-même.

– Il faut donc qu’il y ait dansl’établissement du Dr Samuel des employés qui…

– Sans doute, sans doute, bonne dame, ce nesont pas des pigeons voyageurs qui portent leurs messages ;mais leurs messages vont et viennent, et notre chère malade aformellement déclaré ceci : « À nous deux, nous n’avonsqu’un cœur. Tant que je ne voudrai pas, Maurice ne voudrapas. »

Du revers de sa main,Mme Samayoux essuya une grosse larme qui roulaitsur sa joue.

– L’homme de loi, reprit M. Constant, avoulu plaider auprès d’elle. Il a démontré clair comme le jour nonseulement que Maurice serait pour le moins condamné à perpétuité,mais encore qu’une fois la chose faite il n’y aurait plus à yrevenir à cause des difficultés posées par la loi française à larévision des procès criminels. Il a cité Lesurques et biend’autres, mais rien n’y a fait, parce que la petite avait son idée.J’abrège, maintenant. On l’a recouchée, bien entendu, et le conseilde famille s’est réuni à un autre étage. Là, pendant que lamarquise se tordait les mains et que les autres jetaient leurlangue aux chiens, le colonel, qui est fin comme l’ambre, a ouverttout doucement l’avis de vous faire chercher et de vous employer àpersuader la petite.

– Ah ! fit Mme Samayouxétonnée elle-même du mouvement de défiance qui la prenait.

– Il a semblé que c’était de la manne dans ledésert, poursuivit M. Constant ; tous ceux qui étaient làavaient saisi maintes fois votre nom sur les lèvres de la chèreenfant. On savait en outre de quelle affection vous entourez lelieutenant Maurice Pagès. Séance tenante, on m’a dépêché sur vostraces, qui n’étaient pas des plus aisées à trouver, soit dit sansreproche ; mais enfin je vous ai rencontrée, vous voilàsuffisamment renseignée sur ce qui se passe là-bas :voulez-vous être l’auxiliaire d’une noble et malheureuse famillequi cherche à sauver son enfant ?

La veuve fut quelque temps avant de répondre.Elle songeait.

– Verrai-je Valentine sans témoin ?demanda-t-elle enfin.

– Ah ! bonne dame, répliquaM. Constant avec effusion, vous ne feriez pas des questionspareilles si vous connaissiez tout ce monde-là ! Venezd’abord. Si quelque chose vous chiffonne, exigez des explicationssans vous gêner, on vous les donnera. Exigez un tête-à-tête avec lademoiselle, ils s’en iront tous comme des enfants qu’on renvoie.Mais venez, parce que, vous concevez, je ne suis pas le maître, etla famille seule peut vous dire ce que vous aurez à faire quand onvous enverra auprès du lieutenant.

– Je verrais Maurice ! s’écria la veuve,dont les deux mains s’appuyèrent d’elles-mêmes contre son cœur.

– Ça va de soi, puisque vous serez notreintermédiaire. Vous demanderez vous-même le laissez-passer, c’estla règle, mais on fera le nécessaire pour que vous n’ayez pas derefus.

Mme Samayoux s’était levée,mais elle jeta un regard hésitant sur le sans-façon excentrique desa toilette.

– Que cela ne vous arrête pas ! ditM. Constant.

La veuve se redressa de toute sa hauteur.

– Vous avez raison, dit-elle, saquédié !je suis ce que je suis. Ceux qui ne font pas de mal n’ont pas dehonte. Marchons !

En sortant de la baraque par la porte dederrière, Mme Samayoux ouvrait la bouche pourappeler Échalot, lorsqu’elle aperçut le pauvre diable se promenantde long en large à pas précipités dans la neige et battant des braspour se réchauffer.

– Garçon, lui dit-elle, vous allez rentrer etgarder la baraque.

L’espoir d’Échalot avait été de parler à ladompteuse tout de suite après le départ de M. Constant. La vuede ce dernier qui s’était mis au-devant de la porte et qui nouaitautour de son cou son grand cache-nez causa à notre ami un sensibledésappointement.

– Est-ce que vous allez sortir à cetteheure-ci, patronne ? demanda-t-il en s’approchant, par letemps qu’il fait, avec quelqu’un que vous ne connaissezpas ?

La dompteuse se mit à rire.

– As-tu peur qu’on ne m’affronte,l’enflé ? dit-elle.

– Saperlote ! ajouta l’officier de santé,je ne me risquerais pas à ce jeu-là.

Sans y mettre aucune affectation, il barra lepassage à Échalot, s’arrangeant toujours de manière à rester entrelui et la veuve.

– Je reviendrai de bonne heure, repritcelle-ci. À mesure que les autres rentreront, qu’ils se couchent,et qu’on ne me brûle pas de chandelle !

Elle prit le bras que lui offraitM. Constant et traversa ainsi toute la largeur de la baraquepour gagner l’autre porte qui donnait du côté de la rueSaint-Denis. Échalot suivait la tête basse.

– Et où allez-vous, patronne ?demanda-t-il au moment où elle passait le seuil.

– Si on te le demande, repartit la veuvegaiement, tu répondras que j’ai oublié de te le dire.

– C’est que j’aurais bien voulu vous causerdeux mots…, commença Échalot.

Mais le couple s’éloignait déjàrapidement.

– Allons-nous jusqu’au bureau d’omnibus deSaint-Eustache ? demanda la dompteuse.

– J’ai la voiture de Mme lamarquise, répondit M. Constant, qui s’arrêta devant lecoupé.

– Holà, bonhomme ! ajouta-t-il en tirantle cocher par son carrick, éveille-toi et mène-nous rondement.

La voiture s’ébranla.

Échalot ne fit qu’un bond jusqu’au tas depaille où le petit Saladin dormait, auprès du lion malade ; ilprit l’enfant et le fourra tout d’un temps dans sa gibecière, dontil passa la courroie autour de son cou.

– Quand je devrais y perdre ma rate,pensait-il, je vas les suivre. J’ai voué mon existence à Léocadiejusqu’à la mort, sans espoir de lui plaire, et je veux la secourirau milieu de ses dangers, puisque je n’ai pas eu assez d’atout poursaisir l’opportunité de l’avertir.

Quand il arriva de nouveau à la galerie, lavoiture avait disparu.

Il descendit les degrés en courant, mais il nefit pas plus d’une dizaine de pas et s’arrêta pour dire à Saladin,qui hurlait dans la gibecière :

– Tu as raison, quoi ! C’est encore uneinconséquence que j’ai commise de t’éveiller pour rien. Mais je nepouvais pas te laisser tout seul entre les pattes de la bête, pasvrai ? M. Daniel ne vaut pas cher à cause de sadécrépitude et de ses infirmités, mais il aurait pu avoir une idéede manger un morceau d’enfant, et ça fait frémir rien que d’ypenser.

Il se donna un grand coup de poing dans lefront.

– Quant à avoir reconnu l’olibrius del’estaminet de L’Épi-Scié, reprit-il, j’en suis sûr ! À maplace, Similor aurait parlé, car il a du toupet, à moins toutefoisqu’on ne lui aurait donné la pièce pour se taire. Ah ! je suisplus vertueux que lui, mais moins capable, et s’il arrivait malheurà cette infortunée belle femme, ce serait le cas pour moi d’enconcevoir un regret éternel !

Il rentra dans la baraque et s’assit sur lapaille, n’essayant même plus de calmer son petit Saladin, quis’égosillait dans la gibecière.

Pendant cela, le cocher que nous avons vutressaillir au nom de Giovan-Battista poussait son beau cheval noirsur le pavé assourdi par la neige.

Au sortir des ruelles qui s’embrouillaientencore alors autour des halles, il prit la rue Saint-Honoré etgagna la place de la Concorde.

Il n’était pas plus de cinq heures du soir,mais la nuit enveloppait déjà Paris, que le mauvais temps faisaitdésert.

Le coupé de Mme la marquises’engagea dans l’avenue des Champs-Elysées, qu’il monta au grandtrot jusqu’à la rue de Chaillot ; là il tourna sur la gaucheet redescendit vers la Seine pour gagner ce quartier, siradicalement transformé depuis lors, qui confinait à la montagne duTrocadéro et sortait de Paris par la barrière des Batailles.

La maison de santé du Dr Samuelétait située dans l’enceinte de la ville, mais elle respirait déjàle grand air de la campagne ; elle pendait sur ces deuxbosquets solitaires qui séparaient alors la rampe de Chaillot dupont d’Iéna. Elle avait vue d’un côté sur le Champ-de-Mars, del’autre sur les buttes abruptes du Trocadéro, et entre deux,par-dessus les sinuosités de la Seine, elle voyait les arbres dePassy, prolongés par les forts de Clamart et de Meudon.

C’était un grand et bel établissement, fondédepuis peu, mais auquel la vogue était venue tout de suite.

On pouvait attribuer sans doute ce succèsrapidement fait au talent du Dr Samuel ; lesjaloux, cependant, ajoutaient que ce succès était dû, pour la plusgrande part, aux nombreuses et puissantes relations du savantmédecin.

Les jaloux disaient encore, mais tout bas etsans pouvoir appuyer leurs affirmations sur des preuves positives,que le Dr Samuel, parti d’une position infime, avaitgrandi tout à coup en poussant au-delà des bornes permises lescomplaisances professionnelles.

Il s’était concilié ainsi de hautes gratitudeset ses protecteurs étaient en quelque sorte des complices.

Mais personne n’ignore que Paris, tout enméprisant la province, partage abondamment les vices étroits et lespetitesses envieuses attribués aux provinciaux. Paris regardepresque toujours d’un œil mauvais les fortunes trop rapides et lesréussites trop éclatantes.

On a supprimé, il est vrai, le bûcher quibrûlait au Moyen Age les sorciers, c’est-à-dire les forts, pour leplus grand contentement de ceux qui jamais ne peuvent être accusésd’inventer la poudre.

On ne lapide plus les penseurs victorieux sousprétexte du pacte qu’ils ont pu signer avec Satan, mais pierres etfagots ont été avantageusement remplacés par la calomnie, hydre quine semble avoir perdu aucun croc de sa mâchoire, aucune goutte deson venin depuis le temps de Beaumarchais.

Aussi les honnêtes gens fuient-ils à sonapproche en se bouchant les oreilles, et il arrive cette chosedouloureuse que nombre de coquins se faufilent dans le monde à lafaveur du discrédit où est tombé le cri de haro.

La maison du Dr Samuel se composaitde trois parties distinctes, sans compter le pavillon tout neuf etfort bien entendu comme confort où il faisait son domicileprivé.

Il y avait le quartier des aliénés, lequartier des malades ordinaires et le quartier des pauvres, appelél’hospice.

Tout était gratuit dans ce dernier asile où lecolonel Bozzo-Corona, si célèbre par sa philanthropie éclairée, etM. de Saint-Louis (Louis XVII), son illustre ami, avaientfondé chacun quatre lits qu’ils entretenaient de leurs denierspersonnels.

La principale entrée de la maison Samuel setrouvait obstruée par de grands travaux de reconstruction. Lavoiture, contenant M. Constant et sa compagne, s’arrêta devantla porte de l’hospice, qui s’ouvrait sur le bouquet d’arbreslongeant le chemin des Batailles.

Pendant toute la route, l’officier de santés’était montré galant, bon enfant et presque facétieux ;l’esprit qu’il avait était tout à fait à la portée des goûts et deshabitudes de la veuve.

Quand la voiture s’arrêta, il y avait entreeux un certain degré de familiarité amicale.

La brave femme gardait bien pour un peu satristesse, ses craintes et même une certaine défiance, inspirée parl’aventure dans laquelle on l’engageait ; elle était en effetd’un monde où l’imagination pousse au noir tout de suite, nourriequ’elle est de drames violents et de sanglantes légendes.

Mais, d’un autre côté, rien ne console, rienn’encourage comme l’action.

Toute créature humaine aime à jouer un rôle,et chez les femmes ce goût grandit volontiers jusqu’à lapassion.

Léocadie était femme, malgré sa formidablecarrure et le talent qu’elle avait de porter des poids de centlivres à bout de bras.

Elle se disait, tout en écoutant les verbeusesexplications de son compagnon, qui ne tarissait pas :

– C’est un fier numéro qui est sortiaujourd’hui pour moi de la roue ! Le bandeau que j’avais surles yeux est déchiré et je vois clair à choisir ma route. Jevoulais savoir, je sais ; si je veux en apprendre davantage,je n’ai qu’à parler, on me répondra, et de plus, au lieu de mefatiguer toute seule au fond d’un trou, sans protections niconnaissances, je vais avoir pour moi toute une société de genscalés qu’on écoute quand ils parlent et qui ont le braslong !

– Eh bien ! quoi, ajoutait-elle enelle-même, répondant à quelque vague objection de son bon sensnaturel, c’est drôle qu’ils sont venus à moi, je ne dis pas non,mais ça dépend du caprice de ma pauvre Fleurette, qui s’estsouvenue du temps où elle n’était pas encore mademoiselle Valentineet qui a confiance dans le bon cœur de maman Léo. Elle sait bien,celle-là, que je ne reculerais pas devant mille morts quand ils’agit de notre Maurice ! et puis, je n’ai pas mes yeux dansma poche, peut-être ! Si je vois quelque chose de louche danstout ça, c’est à moi de regarder où je mettrai le pied.

Le concierge de l’hospice les reçut à la porteet dit à M. Constant :

– On est déjà venu bien des fois du grandpavillon voir si vous étiez arrivés.

– Je ne me suis pourtant pas amusé en chemin,répondit l’officier de santé. La demoiselle n’est pas plusmal ?

– Toujours la même.

M. Constant fit entrer sa compagne sousune voûte longue et d’aspect triste, quoiqu’elle fût évidemmenttoute neuve.

En passant devant la loge, la veuve y jeta unregard.

Dans la loge il y avait trois ou quatrepersonnes, infirmiers peut-être ou domestiques, qui se chauffaientautour d’un grand poêle de fonte.

Un seul homme était assis au milieu de lachambre, les coudes sur la table, juste au-dessous de la lampe quipendait au plafond.

Sa casquette, d’où s’échappaient des cheveuxhérissés, cachait à demi son visage, mais la lumière éclairaitvivement ses membres athlétiques et l’énorme envergure de sesépaules.

À la vue de cet homme,Mme Samayoux fit un mouvement, et M. Constantle sentit, car il tourna la tête avec vivacité.

– Bonsoir, Roblot ! dit-il en continuantson chemin.

Roblot était sans doute le nom de l’athlètequi ne bougea ni ne répondit.

– Est-ce l’homme à la casquette que vousappelez Roblot ? demanda la dompteuse.

– Oui, répondit M. Constant, est-ce quevous le connaissez ? J’ai toujours eu l’idée qu’il avait bienpu être hercule en foire. C’est un taureau que cechrétien-là !

– Je ne connais pas ce nom de Roblot, réponditla veuve, et j’avais cru remettre un homme qui s’appelle autrementque cela.

Ils avaient traversé la voûte et pénétraientdans une cour entourée de bâtiments tout neufs comme la voûteelle-même.

– C’est ennuyeux, les réparations, repritl’officier de santé ; si la grande entrée avait été libre,vous auriez vu qu’on arrive au pavillon de M. le docteur parun chemin aussi beau que le vestibule des Tuileries, mais nousallons être forcés de marcher dans la neige.

– Oh ! fit la veuve, je ne suis pasdouillette. Est-ce que ce Roblot est un des employés de lamaison ?

– Non, c’est un de nos convalescents del’hospice. Quand ils commencent à aller mieux, on leur laissebeaucoup de liberté et ils en profitent pour fréquenter laconciergerie. Vous concevrez qu’à l’hospice nous n’avons pas desducs et des marquis. À l’établissement payant, c’estdifférent ; quand il fait beau et que notre société se promènedans les jardins, on dirait un coin du bois de Boulogne.

Une porte située en face de la première entréefut ouverte et donna accès dans un vestibule que M. Constanttraversa sans s’arrêter.

Au-delà, c’était un jardin assez vaste et toutplein de grands arbres couverts de neige.

– Voilà l’établissement, dit M. Constant,qui montra, à droite et à gauche, deux corps de logis éclairés. Iciles malades ordinaires et là les aliénés ; nous n’allons niici, ni là ; vous savez, la demoiselle est au bout, dans legrand pavillon.

Ils suivirent un chemin où la neige étaitbalayée avec soin et parvinrent à une maison de belle apparence,dont le perron, tourné vers le midi, dominait tout le paysageparisien.

M. Constant sonna et ce fut Victoire, lafemme de chambre de Valentine, qui ouvrit.

– Dieu merci ! dit-elle, voici assezlongtemps qu’on s’impatiente !

Puis elle ajouta avec une curiosité quin’était pas exempte d’impertinence :

– C’est là la personne ?

– Oui, ma fille, répondit l’officier de santé,c’est une personne qui n’a besoin ni de vous ni de moi et qui adroit à votre politesse. Allez nous annoncer tout de suite.

Victoire fit une révérence moqueuse etdisparut. Mme Samayoux s’étonna de rester toutedéconcertée.

– Qu’est-ce que ça va donc être quand je seraien présence des dames et des messieurs, murmura-t-elle naïvement,puisque la chambrière me fait peur ?

– Il n’y a pas insolent comme les valets,répondit M. Constant, qui jouait supérieurement l’indignation.Pour un peu, je la ferais flanquer à la porte. Avec les maîtres çane se ressemblera plus, et vous allez voir comme on va vous mettreà votre aise.

– Mme veuve Samayoux peutentrer, dit en ce moment Victoire, qui revenait.

Maman Léo se sentit prise d’un véritabletremblement.

Son négligé de première dompteuse, élégant etcossu, lui semblait, à cette heure, quelque chose de monstrueux etla brûlait comme si c’eût été la robe de Nessus.

Elle fit cependant sur elle-même un effortvaillant et marcha la première, suivie de près parM. Constant, qui échangea avec la soubrette un regard derailleuse intelligence.

Chapitre 10La folie de Valentine

 

C’était une grande et belle chambre meubléed’une façon sévère comme doit l’être la retraite d’un savantmédecin. Un bon feu brillait dans la cheminée, dont la tablettesupportait deux lampes recouvertes de leurs abat-jour.

Il ne faut pas trop de lumière dans la chambred’une malade ; Valentine était couchée, dans le propre lit dudocteur, au fond d’une alcôve défendue par des draperies qu’onavait laissé tomber à demi.

Au moment où Victoire avait annoncé l’arrivéede Mme Samayoux, tout le monde était réuni autourdu foyer ; j’entends tous ceux qui portaient àMlle de Villanove un intérêt si vif et siconstant. Il y avait là les hôtes principaux de l’hôteld’Ornans : Mme la marquise, le prince qu’onappelait M. de Saint-Louis et même le colonel Bozzo,malgré l’état précaire de sa santé, sérieusement attaquée depuisquelques semaines.

La belle comtesse Francesca Corona, qui ne lequittait jamais et lui servait d’Antigone, était assise auprès delui sur la causeuse la plus rapprochée du foyer.

L’autre coin du feu était occupé par le princeet la marquise.

Cette dernière causait tout bas avec leDr Samuel, assisté d’un autre personnage qui n’avaitpoint ses entrées jadis à l’hôtel d’Ornans, mais qu’on avait admisdepuis peu dans l’intimité de la famille sur sa grande réputationde jurisconsulte, certifiée à la fois par le colonel Bozzo, parM. de Saint-Louis et par le Dr Samuel.

Il ne faut point oublier que les amis deValentine avaient besoin d’un conseil judiciaire compétent presqueautant que d’un habile médecin. Deux menaces étaient suspendues surla tête de cette chère jeune fille, entourée d’amis si dévoués, etla plus cruelle des deux menaces n’était peut-être pas lamaladie.

Le Dr Samuel, en qui tout le mondeavait confiance, avait dit en effet : « Si elle perdcelui qu’elle aime, elle mourra. »

C’était précis comme un arrêt.

Le personnage dont nous parlons n’est pas toutà fait un inconnu pour le docteur ; il nous fut présenté jadisà l’hôtel de la rue Thérèse, chez le colonel Bozzo-Corona, sous lenom du « docteur en droit ».

Il s’appelait M. Portai-Girard, etc’était lui qui, après un examen approfondi de la situation deMaurice, avait prononcé en quelque sorte une sentence prophétiqueen déclarant que le jeune lieutenant de spahis ne pouvait pasêtre acquitté.

C’était lui, en outre, qui avait ouvert l’avisd’une évasion à tenter. Cet expédient, qui est le plusextra-judiciaire de tous, n’est pas mis en avant d’ordinaire parles jurisconsultes, mais de même que les médecins trop savantsdeviennent fréquemment sceptiques à l’endroit de la médecine, demême les adeptes qui sont descendus tout au fond des secrets de lajurisprudence se sentent pris souvent d’un douloureux et terribledédain pour la justice humaine.

On dirait qu’en toutes choses la science estl’ennemie de la foi.

Ici, d’ailleurs, à vrai dire, la loi n’étaitpas en cause, non plus que la valeur morale de ceux qui sontchargés de l’appliquer.

M. Portai-Girard, consulté par unefamille en détresse qui lui disait : « Nous voulonssauver le lieutenant Maurice et nous ne voulons que cela », neprenait point la peine d’avoir un avis sur le fond même de laquestion, c’est-à-dire sur la culpabilité ou sur l’innocence del’accusé.

Il raisonnait au point de vue du problèmequ’on lui avait donné à résoudre, le salut de Maurice, et il disaitavec une grande apparence de vérité : « Qu’il soitinnocent ou coupable, la situation est la même puisque lesapparences l’écrasent ; les juges le condamneront, les jugesne peuvent pas ne point le condamner ; il n’y a personne iciqui ne le condamnât s’il était juge. En conséquence, puisque votrenécessité est de le sauver, il faut agir en dehors des juges etmême contre les juges. »

La logique de ce docteur en droit en valaitbien une autre.

Nous avons dit que maman Léo avait repristoute sa vaillance au moment d’affronter pour la première fois desa vie l’entrée d’un salon du grand monde. Malgré l’habitudequ’elle avait, selon le dire de son enseigne, d’être accueillieavec la plus haute distinction par les principales cours del’Europe, il lui avait fallu un grand effort sur elle-même pourdompter son embarras préalable, et nous devons ajouter que sonaudace factice était plutôt une réaction contre l’insolence deMlle Victoire.

En traversant l’antichambre, elle achevait des’aguerrir et se représentait toutes ces vieilles et nobles têtes,rangées en demi-cercle autour du lit de Valentine, immobile etraide entre ses draps, comme une princesse des salons de cire.

– Je ne baisserai pas les yeux devant eux,pensait-elle, je ne leur dois rien, pas vrai ? et il y en a aumoins deux que je connais pour les avoir vus à la baraque. J’iraitout droit à la chérie et je l’embrasserai en disant :« La voilà, maman Léo, elle est là pour un coup, et ceux quivoudraient te faire du chagrin trouveront désormais à quicauser ! »

Comme elle arrivait à la porte,M. Constant la dépassa vivement, ouvrit et dit à voixbasse :

– Madame veuve Samayoux !

Puis il s’effaça, et la dompteuse se trouvasur le seuil, non point en face d’un orgueilleux cénacle, composéde gens assis et fixant sur elle des regards hautains, mais bienvis-à-vis d’une vieille dame en cheveux blancs, à l’air doux ettriste, qui avait fait plusieurs pas à sa rencontre.

Derrière cette bonne dame, les autres membresde la famille étaient debout, dans l’attitude qu’on garde quand onvient de se lever pour faire honneur à un nouvel arrivant.

Personne n’était resté assis, pas même lecolonel Bozzo, que la veuve reconnut, blême et presque tremblant,appuyé sur l’épaule de la comtesse Corona, pas même le prince, quela veuve devina du premier coup d’œil et à qui son imaginationprêta tout de suite un aspect auguste.

Elle ne s’attendait pas à cela, et toute sonaudace tomba devant la simplicité solennelle de cet accueil.

– Nous vous remercions d’être venue, madame,lui dit la marquise. Quand je vous vis autrefois, nous étions tousbien joyeux, et je croyais emporter de chez vous le bonheur de mamaison. Il en a été ainsi pendant près de deux années, la chèreenfant que nous vous devons nous a donné bien des jours deconsolation et de joie ; mais à présent, le malheur a frappé ànotre porte, un malheur horrible dont vous avez entendu parler sansdoute, et nous n’avons plus d’espoir qu’en vous.

– Tout ce que je pourrai faire…, balbutia ladompteuse en essayant une maladroite révérence.

Tout le monde répondit aussitôt à son salut,ce qui mit le comble au malaise qu’elle éprouvait.

– Constant, dit le colonel, approchez unfauteuil à Mme Samayoux, car je suis obligé dem’asseoir. Mes pauvres jambes sont bien faibles.

M. Constant, qui avait ici presque l’aird’un domestique, se hâta d’obéir, pendant que la comtesse Coronaaidait son aïeul à reprendre position dans sa bergère.

– Nous vous attendions avec grande impatience,poursuivit la marquise ; la pauvre chère enfant prononce biensouvent votre nom, et c’est le seul… avec un autre…

Elle s’arrêta ; ses yeux étaientmouillés.

La veuve sentit que ses paupières labrillaient, car elle était profondément attendrie, et ses soupçons,si jamais elle avait éprouvé rien qu’on puisse appeler soupçon,s’évanouissaient comme des rêves.

– On dirait, acheva la marquise en essuyantses paupières rougies par les larmes, qu’elle a oublié tout lereste, et pourtant ceux qui sont ici l’aiment bien, allez, ma bonnemadame Samayoux !

Au lieu de s’asseoir, la dompteuse demanda, endésignant du doigt l’alcôve :

– Est-ce qu’elle est là ?

Ce ne fut point la marquise qui répondit.

Une voix se fit entendre derrière les rideauxet appela :

– Léo ! ma chère maman Léo !

La dompteuse bondit aussitôt vers l’alcôve, oùelle pénétra, et l’instant d’après Valentine était dans sesbras.

La marquise avait repris son siège en levantles yeux au ciel.

Le colonel Bozzo eut une petite quinte de touxpendant laquelle la comtesse Corona lui frappa doucement dans ledos, comme on fait aux enfants qui ont la coqueluche.

Derrière les rideaux de l’alcôve, on entendaitla forte voix de la dompteuse, adoucie jusqu’au murmure et quidisait :

– Fleurette, ma petite Fleurette chérie, nousle sauverons ou j’y laisserai ma peau !

Le colonel ouvrit sa bonbonnière pour yprendre une tablette de pâte Regnault et dit au docteur :

– Ce rhume est tenace et me fatigue, il faudraque nous prenions une consultation sérieuse, car je ne voudrais pasm’en aller à près de cent ans comme une petite Anglaisepoitrinaire, ah ! mais non !

– Ce n’est rien, répliqua Samuel, je garantisvos poumons, ils sont d’acier.

Un sourire vint aux lèvres deM. Constant, qui restait debout près de la porte, parce quepersonne ne lui avait dit de s’asseoir.

– Mme Samayoux, demanda lamarquise en s’adressant à lui justement, sait-elle ce que nousattendons de son obligeance ?

– À peu près, répondit l’officier de santé, jelui ai expliqué la chose de mon mieux.

La marquise se pencha versM. de Saint-Louis et ajouta tout bas :

– Pour une chose aussi délicate, j’auraispréféré M. le baron de la Périère, mais on ne le voitplus.

– C’est vrai, dit le prince, que devient-ildonc, ce cher baron ?

M. Constant avait les yeux fixés sur lecolonel, qui lui envoya un regard souriant.

– M. de la Périère s’occupe de vous,chère bonne amie, dit-il ; vous le verrez peut-être ce soir,peut-être demain, et vous regretterez d’avoir pu penser qu’ilabandonnait ses amis dans le malheur.

Il fit en même temps un signe imperceptiblepour les autres, mais que M. Constant sut traduire sans doute,car M. Constant disparut aussitôt.

Le silence régna autour du foyer.

Il est permis de penser que chacun dans lecercle désirait entendre ce qui se disait au fond de l’alcôve.

Mais aucun bruit de voix ne dépassait plus lesrideaux.

Mme Samayoux avait les lèvresappuyées sur le front de Valentine, qui murmurait à sonoreille :

– Ce Constant est-il encore là ?

– Non, répondit la veuve après s’être penchéepour regarder dans le salon.

– Taisons-nous ! fit Valentine.

Son doigt montra le fond de l’alcôve, tandisqu’elle ajoutait :

– Il doit être là aux écoutes.

– Comment ! fit la veuve, là ce n’estdonc pas un mur, derrière les rideaux ?

– Chère mère, dit-elle, en élevant la voix,venez !

Mme la marquise d’Ornans seleva aussitôt et traversa la chambre, leste comme une jeunefille.

– Il y avait bien longtemps que tu ne m’avaisappelée, chérie, fit-elle avec émotion.

Sa voix tremblait de plaisir. Elle ajouta ense tournant vers la veuve, dont elle serra les deux mains aveceffusion :

– C’est à vous que je dois cela. Du fond ducœur, je vous remercie.

– Comme elle est aimée ! murmura lacomtesse Corona.

Le colonel lui prit la tête et la baisa aufront.

Pendant qu’elle était en quelque sorteaveuglée par cette caresse, les quatre hommes qui restaient seulsautour du foyer échangèrent un étrange et rapide regard.

Les yeux du prince, ceux du docteur en droit,et ceux de Samuel exprimaient de l’inquiétude. Dans ceux ducolonel, il y avait un froid dédain.

Valentine avait attiré la marquise jusqu’à sonchevet. La veuve, qui s’était retirée un peu de côté et dont lesyeux s’habituaient à l’obscurité relative produite par lesdraperies de l’alcôve, se mit à regarder la jeune fille.

C’était peut-être la fièvre, mais il y avaitdes couleurs aux joues de Valentine ; son regard brillaitextraordinairement ; elle était si belle, que la pauvreLéocadie pensait :

– Il n’y a qu’elle pour lui comme il n’y a quelui pour elle, et ce n’est pas possible que Dieu ait le cœur deséparer ces deux amours-là !

– Je voudrais vous demander une chose, bonnemère, dit en ce moment Valentine à la marquise.

– Tu as donc des secrets, méchante ? fitla vieille dame d’un ton plein de caresse.

– Dites-leur de s’en aller, répliqua Valentineavec une impatience soudaine que rien ne motivait, ils megênent ! je ne les aime pas ! je n’aime que vous et mamanLéo.

Cette dernière éprouva une espèce de choc enécoutant ces paroles, qui étaient d’une enfant ou d’une folle.

La marquise embrassa Valentine sans répondreet dit en passant près de la veuve :

– Elle est bien mieux qu’hier ; si vousl’aviez entendue dans les commencements ! sa raison se remet àvue d’œil.

– Allons, messieurs, reprit-elle en rentrantdans la chambre, nous sommes de trop ici et nous n’aurions pas dûattendre qu’on nous priât de sortir. Donnez-moi votre bras, prince,et allons prendre le thé au salon.

Il n’y eut pas une seule objection. Tout lemonde se leva en souriant, et le colonel, qui sortait le dernier,appuyé au bras de Francesca Corona, dit :

– Savez-vous que ma petite Fanchette a raisond’être jalouse ? Nous l’aimons trop, cetteenfant-là !

– Et je l’aime comme tout le monde, ajouta lacomtesse.

– Venez, fit la marquise ; quand ellesvont avoir fini, nous reprendrons la bonneMme Samayoux en sous-œuvre, et je suis bien sûrequ’elle fera tout ce que nous voudrons.

– Nous voilà seules, dit la veuve au moment oùla porte se fermait. Elle allait parler encore, mais Valentine luimit la main sur la bouche.

Puis, tout à coup, elle rejeta sa couvertured’un mouvement violent, et sauta hors du lit en riant à gorgedéployée.

La dompteuse, stupéfaite, voulut la saisirdans ses bras, mais Valentine s’échappa vers le foyer endisant :

– J’ai froid et mon frère est mort, il fautque j’aille à son enterrement.

Elle s’accroupit près du feu et chauffa sespieds nus.

Mme Samayoux resta un instantimmobile sous le coup de son angoisse. Toute idée de folie s’étaiten effet effacée dans son esprit au premier aspect de Valentine sicalme ; maintenant elle se souvint de ce que lui avait ditM. Constant.

Valentine, en se retournant à demi, secoua lesbeaux cheveux qui tombaient sur ses épaules.

– Viens, dit-elle, avec un sourire d’enfant,viens te chauffer aussi, nous parlerons de mes noces.

Chapitre 11En dormant

 

Mme Samayoux avait enveloppéValentine dans un manteau de nuit pour l’asseoir à la place mêmeoccupée naguère par le colonel.

Les petits pieds de la jeune fille sortaientseuls des plis de l’étoffe et semblaient chercher la chaleur dufoyer.

– Tu es comme les autres, disait-elle d’un toninsouciant et doux, tu ne veux pas croire que j’avais un frère,mais moi je me souviens bien d’une nuit terrible… et quand je penseà cette nuit-là, c’est comme si on me racontait une histoire debrigands !

Elle baissa la voix tout à coup pour ajouterrapidement :

– Ils sont difficiles à tromper, prendsgarde !

La dompteuse ouvrit de grands yeux ; ellene savait que croire.

– Qu’est-ce que Maurice t’a dit pourmoi ? demanda tout haut Valentine.

– Je n’ai pas vu Maurice, réponditMme Samayoux.

– Quoi ! vraiment ! tu l’aimaispourtant bien autrefois !

– Ce matin encore, j’ignorais tout, reprit laveuve, et je me demande à moi-même comment cela se fait. C’estseulement ce matin qu’on a raconté devant moi cette horribleaventure.

Valentine l’interrompit pour dire d’un tonimportant :

– Mon frère était riche, et j’aurai une trèsbelle fortune.

Leurs regards se rencontrèrent, et certes,c’était dans les yeux de la veuve qu’on aurait pu découvrir dessymptômes de folie. Elle passa la main sur son front où il y avaitde la sueur. Valentine reprit :

– Embrasse-moi, maman Léo, nous irons le voirensemble. Est-ce qu’on peut se marier dans une prison ?

La dompteuse sentit qu’on glissait un papierdans sa main. En même temps la voix de la jeune fille murmura à sonoreille :

– Dans l’alcôve, si bas que j’eusse parlé, onm’aurait entendue. Ils sont là derrière le rideau.

– Qui donc ? balbutia la veuve.

– Ceux qui ont tué Remy d’Arx : lesHabits Noirs !

La veuve tressaillit de la tête auxpieds ; mais Valentine lui jeta ses bras autour du cou enriant bruyamment.

Et comme la pauvre maman Léo restait toutebouleversée, la jeune fille ajouta dans un baiser :

– Vous oubliez votre rôle, parlez-moi donc del’évasion ; ils vous guettent !

La dompteuse n’aurait pas été pluscomplètement étourdie si on lui eût rendu sur le crâne le coup deboulet ramé qui avait fait la fin de Jean-Paul Samayoux, sonmari.

Elle essaya pourtant et dit comme au hasard,répétant à son insu les propres paroles deM. Constant :

– Il n’y a pas de serrure dont on n’achète laclef avec de l’argent ; tout le monde est riche ici et tout lemonde a bonne volonté de mettre la main à la poche. On m’a ditcomme ça qu’il n’y avait que toi, fillette, pour s’opposer à ladélivrance de Maurice.

Valentine se renversa en arrière et prit uneattitude de profonde réflexion.

– Penses-tu qu’on puisse condamner uninnocent ? murmura-t-elle ; et tu sais bien qu’il estinnocent, n’est-ce pas ?

– Si je le sais ! répliquaMme Samayoux : quand il y aurait cent millionsde juges pour dire le contraire, je crierais encore qu’il estinnocent ! Mais ça n’empêcherait pas un malheur, vois-tu,fillette ? parce que les juges sont les maîtres. Et on en atant vu qui étaient blancs comme neige, porter leur pauvre tête surl’échafaud ! Voyons, il faut te faire une raison : quandMaurice sera libre, vous irez en Angleterre ou en Espagne, ou mêmeplus loin, et vous vous marierez ensemble.

– Et viendras-tu avec nous, toi, maman ?demanda la jeune fille.

– Certes, si vous voulez de moi.

Valentine se leva d’un mouvement plein depétulance et fit quelques pas dans la chambre.

– Je suis bien faible ! dit-elle.

Puis s’arrêtant devant la glace qui était surla cheminée, elle ajouta :

– Je suis bien pâle !

Puis encore, avec un frisson qui secoua sesmembres, en mettant un cercle noir autour de ses yeux :

– Maurice est peut-être plus pâle quemoi !

Elle revint s’asseoir, mais au lieu des’appuyer désormais au dossier du fauteuil, elle mit sa tête surl’épaule de la veuve, de façon à ce que son visage fût masqué pourun regard venant de l’alcôve.

– Je vais dormir ainsi, dit-elle,veux-tu ?

– Je veux bien, répondit la veuve, quireprenait quelque sang-froid et entrait peu à peu dans son rôle,mais pourquoi ne pas te remettre au lit ?

– Ceci est bien, murmura Valentine tout bas,continue.

Elle ajouta tout haut :

– Parce que je suis mieux comme cela ; ilme semble que tu me gardes.

– Tu as donc peur, chérie ?

– Quelquefois, oui… je revois mon frère…Oh ! comme je l’aurais aimé !… et mon père… tous deuxlivides, tous deux morts… J’ai sommeil, bonsoir !

Dans la position qu’elle avait prise, sabouche était tout contre l’oreille deMme Samayoux.

– Maintenant, ne me répondez plus, dit-elle,si bas que la dompteuse avait peine à l’entendre. Si vous restezbien immobile, comme il faut faire pour ne point éveiller unepauvre folle qui dort, cet homme ne se doutera même pas que je vousparle à l’oreille. Avez-vous bien serré le papier que je vous aidonné ? Vous le lirez quand vous serez seule. Je ne suis pasfolle, vous l’avez déjà deviné, et ce ne sont pas les juges quimenacent notre Maurice le plus terriblement. J’ai vu Maurice danssa prison.

Ici la dompteuse laissa échapper un si brusquemouvement, que Valentine fit comme si elle s’éveillait ensursaut.

– Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle, à voixhaute. J’étais déjà embarquée dans un beau rêve, le rêve que j’aitoujours dès que je m’endors.

– Moi, répliqua la veuve avec à-propos cettefois, c’était tout le contraire, je m’étais endormie aussi etj’avais un mauvais rêve.

– Si le mien pouvait seulement revenir !murmura Valentine reposant de nouveau sa tête charmante surl’épaule de Mme Samayoux.

– Vous voyez, reprit-elle bien bas, tandis queson attitude abandonnée feignait encore une fois le sommeil, vousne m’avez pas obéi. Quoi que je dise, désormais gardez votrecalme ; il est nécessaire que vous sachiez tout. Mauricem’avait écrit pour me demander du poison, car la mort infamante luifait peur, et j’ai été le voir pour lui porter le poison qu’ilm’avait demandé.

Elle s’interrompit, ajoutant d’un tonparesseux et de manière à être entendue par l’espion qui, selonelle, était aux écoutes :

– J’ai de la peine à me rendormir, parce quetu m’as éveillée en frayeur.

– Vous le voyez, poursuivit-elle de cette voixmurmurante qui certes ne pouvait aller jusqu’à l’alcôve, j’ai toutema présence d’esprit, et Dieu sait qu’elle n’est pas de trop pourcombattre l’épouvantable danger qui nous entoure ! Si j’ai puquitter cette demeure et pénétrer dans la prison de la Force, oùMaurice a été transféré depuis quelques jours, c’est que mesgeôliers, à moi qui suis aussi prisonnière, ont favorisé mondessein. Je ne pourrais prouver cela, mais j’en suis sûre. Nousjouons, eux et moi, une partie étrange, une partie mortelle ;ils sont nombreux, ils sont rusés comme des démons, et moi je suistoute seule, et moi je ne suis qu’une pauvre enfant ignorante de lavie. Mais Dieu peut-il être pour le mal contre le bien ?L’espoir me reste, je garde mon courage, parce que j’ai confianceen la bonté de Dieu.

Elle se sentit pressée contre le cœur de ladompteuse qui battait à se rompre.

– Oui, reprit-elle, je vous comprends, bonneLéo, j’ai tort de parler d’abandon puisque vous êtes là ; maisc’est précisément la bonté de Dieu qui vous envoie, et jusqu’àl’heure où nous sommes, je peux bien dire que j’étais seule. Nem’interrogez pas, je sais ce que vous voulez me demander : lesgens qui m’entourent sont de deux sortes, et certes,Mme la marquise d’Ornans, qui pendant deux annéesm’a servi de mère, a pour moi l’affection la plus dévouée. Ellen’est pas complice, elle est victime, car le fils unique qui devaitperpétuer son nom est couché au fond d’une tombe. Il y a une autrepersonne encore qui ne sait rien de leurs secrets, c’est cettepauvre belle créature : Francesca Corona. Je ne sais pas queldélai on leur donnera, ni combien de jours leur seront accordés,mais croyez-moi, elles sont toutes les deux condamnées comme moi,comme Maurice, comme vous-même.

Cette fois la veuve n’eut point de frisson.Elle ne tremblait jamais quand la menace ne s’adressait qu’àelle.

À son tour, elle put sentir l’étreinte du brasfrêle et gracieux qui entourait son cou.

Elle sourit sans parler.

– Oh ! vous êtes brave, bonne Léo,continua Valentine, et c’est vous qui nous sauverez, s’il estpossible de lutter contre l’infernale puissance de ceshommes ! Je vais vous dire maintenant comment je reçus lalettre de Maurice et comment il me fut possible, non seulement desortir de ma prison, mais encore de pénétrer dans la sienne.

Chapitre 12Aux écoutes

 

Valentine ne se trompait point. Derrière lesrideaux de l’alcôve, il y avait une porte ouverte ; près decette porte, qui donnait dans un cabinet obscur, un homme étaitdebout et se penchait en avant pour approcher ses yeux de quelquestrous imperceptibles qui perçaient la draperie à différenteshauteurs.

À la lueur vague que les lampes envoyaient àtravers l’étoffe, nous aurions pu distinguer les traits et latournure de cet homme, et notre première pensée eût été d’hésiterentre deux noms : il était en effet dans la position d’uncomédien qu’on surprendrait à l’heure de la métamorphose quand ilquitte un travestissement pour en revêtir un autre.

L’homme gardait le costume queM. Constant portait tout à l’heure ; mais il avait déjàle visage et les cheveux de ce Protée bourgeois que nous vîmes unsoir changer de peau dans le coupé conduit par Giovan-Battista, cecoupé où Toulonnais-l’Amitié était entré avec sa houppelande àlarges manches et ses bottes fourrées, mais d’où sortit un élégantcavalier en escarpins vernis, en habit noir et en gants blancs, quise fit annoncer à l’hôtel d’Ornans sous le nom du baron de laPérière.

De l’endroit où il était, notre homme voyaitparfaitement le groupe formé par la dompteuse et Valentine, auprèsdu foyer ; seulement il ne pouvait plus rien entendre. Il sedisait, dans sa mauvaise humeur :

– Le vieux baisse ! il baisse à fairepitié ! le plaisir qu’il éprouve à tendre des toilesd’araignée devient une maladie, et nous nous réveillerons un matinavec le cou pris dans nos propres lacets. À quoi bon tout cela,puisque le lieutenant demandait du poison et que personne ne criegare quand on trouve le corps d’une folle qui a profité du sommeilde ses gardiens pour se jeter tête première par la fenêtre ?J’ai encore obéi aujourd’hui, j’ai été chercher cette bonne femmedont la présence est un danger de plus, parce que désobéir, cheznous, c’est risquer sa vie ; mais ce soir, j’ai idée que toutsera fini, les autres sont du même avis que moi, le vieux a faitson temps, place aux jeunes !

Ce fut en ce moment que la veuve tressaillitpour la première fois en apprenant que Valentine avait vuMaurice.

La jeune fille, à la vérité, pallia cemouvement en faisant semblant de s’éveiller en sursaut, mais Lecoqétait un terrible observateur.

– J’en étais sûr ! pensa-t-il, on semoque de nous, et nous y aidons tant que nous pouvons. La petiten’est pas plus folle que moi, elle joue son rôle en perfection, etla voilà commodément établie là-bas à raconter une histoire quinous force à tordre un cou de plus, car la bonne femme, en sortantd’ici, saura notre secret.

Son regard se fixa plus aigu sur le groupe,qui avait repris son immobilité.

Il guetta ainsi longtemps.

On peut dire que la veuve et Valentine nedonnaient plus signe de vie. Lecoq, qui voyait par-derrière lesbelles masses des cheveux de Valentine éparses sur l’épaule de ladompteuse, en vint à douter de sa première impression.

– La grosse est bonne comme du gâteau, sedit-il, et après tout, l’enfant a reçu un fier coup demaillet ! En tout cas, le plus sûr est d’ouvrir l’œil. Quivivra verra, et j’ai idée que ce ne sera pas le colonel.

Valentine, cependant, continuait de parler àl’oreille de maman Léo, et disait :

– Ce fut un matin, en m’éveillant, que jesentis quelque chose dans mon sein. J’y portai la main et j’enretirai la lettre de Maurice. J’étais seule, je pus la lire tout desuite.

« Ce fut ce jour-là aussi que je crusentendre pour la première fois une respiration humaine derrière lerideau qui est au fond de mon alcôve.

« J’ai tâté plus d’une fois pour tâcherde reconnaître ce qu’il y a derrière la draperie, qui n’a pointd’ouverture. J’ai eu beau repousser le rideau et allonger le bras,je n’ai jamais pu rencontrer de muraille.

« Qui avait apporté la lettre ? Jesongeai d’abord à Francesca, dont l’affection pour moi ne s’estjamais démentie et qui aimait tendrement Remy, mon frère…

« Je ne peux pas tout dire en une fois,bonne Léo, dit-elle ici en s’interrompant, vous saurez l’histoirede Remy en même temps que la mienne.

« Ce n’était pas Francesca Corona quiavait apporté la lettre, car elle me croit, comme les autres,privée de ma raison. Je n’ai pas osé me confier à elle. Ce n’étaitpas non plus Victoire, ma femme de chambre, qui était à vendre etqu’ils ont achetée.

« J’allai jusqu’à penser que la marquiseelle-même…

« Pauvre femme ! elle serait bienprès de sa perte si elle donnait une pareille marque declairvoyance. Elle n’est protégée que par son aveuglement.

« Ce n’était pas la marquise, ce nepouvait être elle.

« Du premier coup d’œil, j’avais reconnul’écriture de Maurice. La lettre disait : « En dehors detoi il n’y a au monde pour m’aimer que l’excellente maman Léo. Mafamille ignore peut-être où je suis, et que Dieu le veuille !mais si mon père et ma mère m’ont oublié, moi, je pense à eux sanscesse. Je ne veux pas que le nom de mes frères et sœurs soitdéshonoré. Cherche maman Léo, trouve-la, et fais qu’elle m’apportedu poison. Je ne suis pas au secret, on peut me voir… »

« On pouvait le voir ! dès lors iln’y eut plus en moi qu’une seule pensée.

« Mais à qui me fier dans cettemaison ?

« À tout le monde, sans doute, et aupremier venu, car la lettre n’était pas tombée du ciel à monchevet, et tout le monde, excepté la marquise, m’eût aidé à fairece que la lettre me demandait.

« Cependant je partageai en deux maconfiance ; je manifestai publiquement le désir de vous voir,et en secret j’essayai d’agir par moi-même.

« Ils vous ont cherchée, ils avaientintérêt à vous trouver ; ils comptent sur vous pour meconvertir au projet d’évasion, et ils comptent sur moi pour déciderMaurice à se laisser faire.

« Je n’essayerai même pas de conciliercela avec la croyance où ils sont par rapport à ma prétendue folie.J’ignore si j’ai réussi à les tromper ; en tout cas, leurchemin est tracé, ils en suivent les détours avec un implacablesang-froid.

« La chose certaine, c’est que Maurice neparaîtra pas devant la cour d’assises. Ils l’ont décidé ainsi.Fallût-il le poignarder dans les escaliers du palais, il nefranchira pas le seuil de la salle des séances.

« Quant à moi, je suis encore bien plusredoutable que Maurice. Ils ne sauraient point dire, en effet, àquel degré Maurice a été instruit soit par moi, soit par Remyd’Arx, dans l’interrogatoire qui précéda l’ordonnance denon-lieu ; mais ils ont la certitude absolue que je connaistout.

« Je ne serai ni accusée ni témoin.

« Ce n’est pas un bâillon, c’est unlinceul qu’il faut mettre sur une bouche comme la mienne.

« Et s’ils n’avaient pas besoin de moipour tuer Maurice dans sa prison, où la loi le protège comme unecuirasse, vous auriez trouvé ici non pas une folle, mais unemorte.

« Une autre circonstance encore,cependant, doit me protéger contre eux ; je ne puis bien ladéfinir, mais j’en ai conscience : il y a de l’hésitation,peut-être de la dissension ; le colonel est vieux et sembletrès malade.

« Il ne faut pas croire que je sois sanscesse entourée comme je l’étais tout à l’heure, lors de votrevenue. On vous attendait, et en outre, on joue cette comédie pourla marquise. Quand la marquise est là, tout le monde se rassembleautour de mon lit, et il semble que je sois l’enfant chérie d’unenombreuse famille ; mais dès que la marquise est partie, jereste seule, bien souvent et bien longtemps, Dieu merci ! Iln’y a guère que Francesca Corona pour me tenir compagnie lesoir ; dans la journée, je n’ai personne.

« Vous ne pouvez avoir oublié cela :le jour même où je devins la plus misérable des créatures, le jouroù Maurice fut dénoncé par moi, arrêté devant moi, j’avais donnérendez-vous à celui que nous appelions le marchef. Vous m’aviezappris ce que vous saviez de Coyatier et vous m’aviez dit :« Prends garde ! »

« Mais en ce qui me concernait, je necroyais pas au danger. Tout cela me paraissait impossible comme lesmensonges des légendes, et je me reprochais presque d’avoir frayeurpour ceux que j’aimais.

« Cependant il y avait eu des entrevuesentre ce Coyatier et Remy d’Arx, pour qui je m’étonnais deressentir une tendresse croissante. Je l’admirais, celui-là,poursuivant dans l’ombre et toute seule un juste châtiment, unegrande et légitime vengeance.

« Je me disais : Je suis forteprécisément parce que ce drame est étranger à moi.

« Je voulais voir Coyatier pour me mettreentre lui et Remy ; mon idée était que je ne risquais rien,moi, en m’approchant d’un pareil homme, tandis qu’à ce même jeuRemy d’Arx risquait sa vie.

« La mort lui est venue par une autrevoie ; c’est moi qui ai été son malheur.

« Mon frère ! mon pauvre noblefrère !

Valentine s’arrêta un instant, suffoquée parun spasme. Ses yeux restaient secs, mais maman Léo pleurait pourdeux.

– Quand on m’a amenée ici, reprit la jeunefille après un silence, c’était le surlendemain de la catastrophe.J’étais bien malade et ma raison chancelait réellement, car j’avaistoujours devant les yeux le pâle visage de Remy, apparaissant entreMaurice et moi. Je m’évanouis en descendant de voiture.

« Ce fut Coyatier qui me porta jusqu’icidans ses bras.

« J’ai su depuis que cette maison luisert de refuge.

« Il resta seul à me garder au salon,pendant qu’on préparait mon lit ; j’avais repris mes sens,mais il croyait que je dormais, et à travers mes paupièresdemi-closes je voyais son rude visage penché jusque sur moi.

Chapitre 13Coyatier dit le marchef

 

Valentine continua :

– Je n’ai jamais vu de visage plus effrayantque celui de cet homme ; son regard parle de sang, on diraitqu’il y a du sang sur sa joue, du sang sur ses lèvres ! etpourtant je croyais deviner en lui je ne sais quelle douloureusecompassion.

Il disait, croyant sans doute que je nepouvais l’entendre :

– C’est un beau gaillard, et tout jeune, etdéjà lieutenant après deux ans d’Afrique ! Ils s’aiment biences deux enfants-là, puisqu’ils voulaient mourir ensemble…

Sa main rude fit bruire ses cheveux hérisséscomme les crins d’une brosse.

– Moi aussi j’étais un soldat, murmura-t-ild’une voix sourde, un brave soldat, et les journaux parlaient demoi comme de lui, et peut-être qu’on se souvient encore de mon nomen Afrique. C’est une femme qui a fait de moi un assassin : Jehais les femmes !

Dans sa prunelle un feu sinistre s’alluma.

Mais, tandis qu’il me regardait, sa paupièrebattit tout à coup et il reprit comme malgré lui :

– Celle-ci est bien belle, et je lui ai faittant de mal !

Il s’agenouilla pour border ma robe autour demes jambes qui frissonnaient.

– Un mot, un seul mot, dit-il encore, et jepourrais lui rendre celui qu’elle aime !

Il haussa les épaules en riantlugubrement.

J’avais compris, et vous comprenez aussi,n’est-ce pas ?

Quand on aime bien, on devine. Je savais cequ’était Coyatier, je devinais que Coyatier avait commis le crimedont Maurice est accusé ; j’entends le premier crime, lemeurtre de Hans Spiegel…

La dompteuse poussa un soupir grand dedétresse, arraché par l’effort épuisant qu’elle faisait pour garderson calme.

– Ne bougez pas, maman Léo, murmura Valentine,qui n’avait pas quitté un seul instant son attitude dedormeuse : toutes ces choses, il faut que vous les sachiez.J’ouvris les yeux, et comme le marchef me demanda en fronçant lesourcil : « Avez-vous entendu ? », je luirépondis : « Oui », et j’ajoutai : « J’aifait plus que vous entendre, j’ai deviné. »

Nos regards se croisèrent. Ni lui ni moi nousne baissâmes les yeux.

– Ah ! ah ! fit-il, et à quoi çavous servira-t-il de m’avoir deviné ?

– Je ne sais, répondis-je, mais j’ai devinéaussi que vous aviez pitié de moi.

Il secoua sa tête farouche et fit un mouvementcomme pour s’éloigner.

Cependant il resta. Et après un instant desilence il gronda entre ses dents serrées :

– Il y avait une femme dans tout cela, unefemme qui voulait une robe neuve, un châle, des plumes et desfleurs. Elle m’avait dit le matin : « Si tu ne m’apportespas cinquante louis, je te chasse ! »

Il me regarda, frémissante que j’étais, et unsourire terrible vint à ses lèvres.

– Je lui apportai les mille francs,ajouta-t-il tout bas ; mais c’est moi qui l’ai chassée.

– Ah ! reprit-il en s’interrompant, mavie ne vaut pas cher ! Je sais bien que je mourrai par unefemme. Autant par vous que par une autre, j’ai fantaisie de vousentendre dire : « Merci, marchef ! » C’estdrôle. Demandez, on vous répondra.

Je demandai, il me répondit.

Quand on vint me chercher pour me porter dansmon lit… tenez-vous ferme, Léo !… je savais que cette maisonappartenait aux Habits Noirs.

– Ma fille, prononça tout bas la dompteusesans bouger ni presque remuer les lèvres, ce n’est pas pour moi quej’ai peur.

– Je le sais bien, répliqua Valentine, etcomme je voudrais me jeter à votre cou pour vous serrer bien fortsur mon cœur ! C’est pour moi que vous craignez, c’est pourlui, et vous voudriez me crier encore : « Prendsgarde ! » Hélas ! bonne Léo, il n’est plus temps deprendre garde, il fallait risquer le tout pour le tout. J’ai toutrisqué. Coyatier jusqu’ici a tenu sa parole ; non seulement ilne m’a rien caché, mais encore je n’ai eu qu’à parler pour êtreaussitôt obéie.

« C’est par lui que j’ai vuMaurice ; il m’a fait sortir d’ici en plein jour par la portequi est en reconstruction ; grâce à lui, j’ai pu êtreintroduite à la prison de la Force, grâce à lui encore j’ai pu meprocurer du poison.

« Dans la maison, en apparence du moins,personne ne s’est aperçu de ma sortie, ni de mon absence, qui aduré deux grandes heures, ni de ma rentrée.

« Est-ce là une chose possible ?Coyatier avait-il prévenu ses maîtres et ceux-ci ont-ils favoriséeux-mêmes mon entreprise ?

« En d’autres termes, Coyatier a-t-iltrahi les Habits Noirs pour moi, ou Coyatier m’a-t-il trahie pourles Habits Noirs ? Je ne sais, et que m’importe ? Mauricea le poison, Maurice m’a juré sur notre amour qu’il m’attendraitpour en faire usage.

« En entrant dans sa cellule et quand monregard a rencontré le sien, j’ai cru que mon pauvre cœur allait sebriser. C’était à la fois trop de douleur et trop de joie. Il m’atendu sa main qui brûlait, je me suis jetée à son cou et j’ai voulului dire : « Maurice, Maurice, je tesauverai ! »

« Mais ses lèvres m’ont fermé la bouche,et je crois l’entendre encore prononcer cette parole qui mepoursuit partout : « L’espoir fait mal, n’espère pas,Fleurette, fais comme moi, résigne-toi. »

La veuve luttait contre les sanglots quil’étouffaient.

– Il m’a demandé, poursuivit Valentine :« Pourquoi maman Léo n’est-elle pas venue ? »

– Oh ! le cher enfant a-t-il douté demoi ?

– Non, pas plus que moi ; nous avonscherché ensemble les raisons de votre absence.

– Je ne savais pas, balbutia la veuve. Commentdire cela, moi qui vous aime tant ! je fermais les yeux pourne pas vous voir trop heureux…

– Trop heureux ! répéta Valentine, dontle regard se leva vers le ciel. Mais le temps passe et je n’ai plusbeaucoup de force. Ce n’est pas moi qui m’oppose à tout projetd’évasion, c’est lui. Il m’a dit : « Je n’ai fui qu’unefois en ma vie, c’est trop, je subirai mon sort. »

« Et tout ce que Maurice veut, je leveux… Elle s’arrêta encore.

– Est-il bien changé ? demanda laveuve.

– Non, il est très pâle ; mais il y adans son regard une sérénité presque divine, et j’ai retrouvé sonbeau sourire quand il m’a dit : « Si tu étais ma femme,je mourrais content. »

« J’ai répondu : « Quoi qu’ilarrive, je serai ta femme. »

Le regard de la dompteuse exprima sonétonnement. Valentine reprit avec un calme étrange :

– Ils ne s’opposeront pas à cela, j’en suissûre. Ce qu’il leur faut, c’est notre mort prochaine, car si nousvivions, la main de fer qui étouffe notre voix finirait par serelâcher ; nos paroles, que personne ne voudrait entendreaujourd’hui, seraient écoutées demain peut-être ; pourvu quenous disparaissions tous les deux, ils seront cléments comme lesbourreaux qui se prêtent au dernier caprice des condamnés…

Sa tête pesa plus lourde sur l’épaule de laveuve, qui sentit en même temps sa main devenir froide et quidit :

– Il faut te remettre au lit,fillette !

– Oui, répliqua Valentine, désormais vous ensavez assez, bonne Léo. Le papier que je vous ai remis et que vouslirez attentivement vous dira ce qui vous reste à faire… Encore unmot, pourtant : quand vous me quitterez, ils vont vousreprendre en sous-œuvre pour l’évasion de Maurice. Promettez toutce qu’on vous demandera, dites que vous m’avez à demi persuadée etque vous êtes bien sûre de persuader tout à fait le pauvreprisonnier ; ajoutez que vous voulez aller à la Force dèsdemain. Je ne vous cache pas que nous entamons ici la plus terriblede toutes les parties. Leur intérêt est de mener à bien cetteévasion, mais je n’ai pas besoin de vous expliquer à quoi, dansleur pensée, cette évasion doit aboutir. Ne craignez rien, allezdroit votre route ; vous ne resterez jamais sans instructions,et vous me verrez désormais plus souvent que vous ne croyez.

Elle s’interrompit presque gaiement pourajouter :

– Maintenant, Léo, nous n’avons plus qu’àtromper l’espion qui nous guette. Vous êtes juste ce qu’il fautpour cela, et, en vérité, quand même aucun regard ne serait fixésur vous, je suis morte de fatigue ; et je ne sais pas si jepourrais regagner mon lit sans votre aide.

Elle sourit et ajouta encore :

– Vous avez vu les nourrices endormir lespetits enfants entre leurs bras. Quand le sommeil est enfin venu,elles emportent doucement le nourrisson dans son berceau, etquelles précautions elles prennent ! Faites comme elles, bonneLéo, emportez-moi, et surtout prenez garde de m’éveiller !

Son sourire était contagieux ; il y eutcomme un reflet sur le visage désolé de la dompteuse, qui avaitcompris.

Ce fut une scène si bien jouée que Lecoq y futaux trois quarts pris, derrière son rideau.

Avec une délicatesse infinie, maman Léodégagea son épaule qui soutenait la tête de la jeune fille, puiselle se pencha sur elle comme pour bien constater qu’elle étaitendormie, puis encore elle la souleva aussi aisément que si c’eûtété en effet une enfant et la reporta sur le lit, où Valentinedemeura immobile.

Mme Samayoux s’essuya les yeuxavant de border la couverture ; quand la couverture futbordée, elle joignit les mains et dit avec tristesse :

– Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu, pourcette pauvre biche-là, rester chez moi à la baraque !

– Ah ça ! ah ça ! se dit Lecoq enquittant sa cachette, j’ai perdu une grosse demi-heure ici, moi.Est-ce qu’elles se mettent à jouer la comédie, en foire, aussiparfaitement qu’au Théâtre-Français ?

Au moment où il s’éloignait sans bruit, maispas assez légèrement, pourtant, pour que l’oreille aux aguets de ladompteuse ne perçût vaguement l’écho de son pas, la porte par oùMme la marquise d’Ornans et son cercle étaientsortis s’ouvrit.

– Eh bien ! demanda la comtesse Coronasur le seuil, avons-nous dit tous nos grands secrets ?

– Chut ! fitMme Samayoux, qui se retourna, elle s’est endormieen parlant de lui.

La comtesse traversa la chambre sur la pointedes pieds et vint jusqu’au lit.

Elle baisa la main de Valentine, qui étaitglacée, et fixa sur la dompteuse un regard triste et doux.

– Ils s’aiment bien, murmura-t-elle, et celuiqui est mort l’adorait. Sa folie est de penser que Remy d’Arx étaitson frère : vous a-t-elle parlé de cela ?

– Oui, répondit la dompteuse.

– Vous qui la connaissez depuis longtemps,pensez-vous qu’elle puisse être vraiment la sœur de Remyd’Arx ?

– Quand je la connaissais, repartit ladompteuse, elle s’appelait Fleurette. Je ne me doutais pas qu’elleeût un frère, mais je ne me doutais pas non plus qu’elle fût laparente d’une noble marquise et d’un colonel.

– C’est juste, fit la comtesse.

Elle ajouta comme malgré elle :

– On vous a payée, n’est-ce pas, en cetemps-là ?

La veuve lui saisit les deux mainsbrusquement ; ses joues étaient en feu.

– Elle a confiance en vous, dit-elle, et c’estune belle âme qui est dans vos yeux. Écoutez, je suis une pauvrefemme, une misérable créature qui a peut-être fait le mal :oui, on m’a donné de l’argent, et je ne l’avais pas gagné !oui, on est venu la chercher chez moi et j’ai peut-être eu tort decroire trop vite… mais elle avait si bien l’air de la fille d’unegrande maison ! et comment penser que des gens comme celaauraient voulu me tromper ? Si vous savez quelque chose quipuisse m’aider à réparer ma faute, je vous en prie, je vous enprie, dites-le moi !

La comtesse avait baissé les yeux ; ellerépondit froidement :

– Je ne sais rien, bonne dame ; quandValentine vint à la maison, voici deux ans, on me dit qu’elle étaitma cousine et je l’aimai comme une sœur. Remy d’Arx était pour moiun ami, presque un frère ; il y a une énigme au fond du deuilque nous portons, je n’en ai pas le mot. Il y a une énigme aussi,une énigme inexplicable dans la position de ce jeune homme auqueltous nos amis semblent s’intéresser, malgré son crime.

– Oh ! s’écria la dompteuse, celui-là estinnocent, je vous le jure devant Dieu.

– C’est ainsi que parla Valentine, dit lacomtesse d’un air pensif, le jour même où on arrêta Maurice Pagès,tout sanglant encore, à quelques pas de la maison où le meurtreavait été commis. Je ne suis pas juge, madame, et, depuis monenfance, je vis au milieu de mystères encore plus insondables quecelui-là.

– Au nom du ciel ! commença la veuve, quila regardait avidement, dites-moi…

Francesca Corona secoua sa tête charmante aveclenteur.

– Ne m’interrogez pas, répliqua-t-elle, ceserait inutile. Je n’ai rien compris, je n’ai rien deviné, sinonmon propre malheur, qui m’accable et dont je ne dois compte àpersonne. Si ce jeune homme est innocent, que Dieu le sauve ;puisqu’ils s’aiment, qu’ils soient heureux ! Venez, madame, onvous attend au salon, et chacun semble espérer en votre entremisepour atteindre un résultat favorable. Je vais vous conduire, et jereviendrai garder Valentine, que j’aime mieux depuis qu’ellesouffre.

Elle se dirigea vers la porte.

Un mot vint jusqu’aux lèvres de la dompteuse,qui allait parler, lorsqu’elle sentit une main glacée qui touchaitla sienne.

Elle se retourna vers le lit et rencontra lesyeux grands ouverts de Valentine qui avait un doigt sur seslèvres.

Chapitre 14Le salon

 

Maman Léo n’eut garde de désobéir à l’ordremuet que lui donnait Valentine ; elle suivit la comtesseCorona sans ajouter une parole.

Celle-ci la conduisit jusqu’à la porte dusalon situé à l’étage inférieur.

Maman Léo aurait voulu la route plus longue,car elle avait grand besoin de se recueillir.

Pour comprendre ce qui était en elle, il fautentrer dans sa situation morale, et ne point oublier le milieu oùse passait sa vie ordinaire.

Elle venait d’éprouver, sans secousseapparente, puisqu’elle avait été forcée de supprimer toute marqueextérieure d’émotion, un des chocs les plus violents que puissesubir une créature humaine.

D’autres à sa place auraient eu poursauvegarde, dans le premier moment du moins, le doute oul’incrédulité ; mais nous l’avons dit bien souvent, au fond decette pauvre bohème de la foire où Mme veuveSamayoux tenait un rang considérable, les légendes du crime sontconnues et en quelque sorte honorées comme pouvaient l’être chezles païens les légendes de la mythologie.

Ces sombres poèmes du crime impossible courentnon seulement les établissements forains, mais encore toutes lesmansardes et toutes les masures d’où sort le public qui fait vivrela foire.

Dans les veillées de ces campagnes bizarresqui sont dans Paris, mais qui sont en même temps si loin et si fortau-dessous de Paris, il y a des bardes comme en Irlande, desimprovisateurs comme à Naples, des troubadours comme il y en avaitdans toute l’Europe au Moyen Age.

Et de même que les bardes chantent l’épée, lestrouvères la lance, c’est toujours le couteau qui est au fond de lasauvage Iliade des rhapsodes de la misère.

En Basse-Bretagne, vous pouvez parler deskorigans sans expliquer le mot, en Irlande, desâmes-doubles, et par tout le pays Scandinave deselfes et des goblins ; sous le règne deLouis-Philippe, dans aucun hallier de la forêt parisienne, on nevous aurait fait répéter deux fois le nom des Habits Noirs.

Chacun savait ce que cette alliance de motsvoulait dire, chacun du moins croyait le savoir, car il y avait icide nombreuses variantes comme dans toutes les mythologies.

Mais au-dessus des variantes une chosesurnageait, qui était le fond de la superstition populaire :chacun croyait à une sorte de franc-maçonnerie, constituée selonl’échelle même de la société humaine, c’est-à-dire ayant sanoblesse, sa bourgeoisie, son peuple.

Chacun croyait que les soldats de cettefantastique armée étaient innombrables, que les officiers enétaient nombreux, et que les généraux s’asseyaient, paisibles, auxplus hauts sommets de nos inégalités sociales, abrités qu’ilsétaient contre les clairvoyances de la loi par je ne sais quelnuage magique.

Voilà pourquoi Valentine, s’adressant à mamanLéo, avait parlé des Habits Noirs sans souligner l’expression etavec la certitude d’être comprise.

Voilà pourquoi aussi maman Léo, par-dessus lagrande émotion provoquée en elle par la scène qui venait d’avoirlieu et dans laquelle son pauvre bon cœur avait été remué dans sesfibres les plus profondes, gardait cependant un trouble qui n’avaittrait immédiatement ni à sa chère Fleurette ni à son adoréMaurice.

Les Habits Noirs ! les hommes de lapuissance inconnue et du crime éternellement impuni ! LesHabits Noirs, ces fantômes homicides que tant de récits à fairepeur lui avaient montrés rôdant parmi le silence des nuitsparisiennes !

Elle avait vu les Habits Noirs ! elleétait dans la maison des Habits Noirs !

La foi est une étrange chose ! il estcertain qu’on peut croire et ne pas croire en même temps, puisqueles plus crédules sont stupéfaits souvent quand ils se trouvent, àl’improviste, en face de l’objet de leur crédulité.

En descendant l’escalier qui menait de lachambre occupée par Valentine au salon du Dr Samuel,maman Léo se disait :

– M. Constant en est, et ça ne m’étonnepas, car il a une figure qui ressemble à un masque, mais ces vieuxmessieurs qui ont l’air si respectable ! un colonel ! unprince ! et que penser de Mme la marquiseelle-même ? car Fleurette a beau dire, qui se ressembles’assemble et je me méfie de tout le monde ici !

Elle essayait de se faire une règle deconduite ; mais tout tournait dans son cerveau.

Et voyez le trait caractéristique ! à uncertain moment, ne sachant à quel saint se vouer, elle eut l’idéede s’adresser à la justice.

Mais ce fut pour elle le symptôme dudécouragement poussé jusqu’à la folie ; elle haussa lesépaules avec colère et se dit :

– Puisque je patauge comme cela, nous sommesdonc perdus tout à fait !

Car ils ne croient pas à la justice, et delugubres exceptions que leur ignorance érige en règles leur fontcraindre les juges.

Quand ils regardent en haut, le bien leuréchappe, ils ne voient que le mal grandir outre mesure.

C’est la vengeance des vaincus.

On doit leur savoir gré peut-être de ne pasécraser sous le poids de leur multitude cette infime minoritéd’heureux à laquelle ils attribuent, faussement il est vrai,l’incurable maladie de leur misère.

La comtesse Corona ouvrit la porte du salon etdit :

– Voici la bonne Mme Samayoux.Notre Valentine dort.

Maman Léo passa le seuil et entendit qu’onrefermait la porte. Elle était comme ivre. Autour d’elle tous lesobjets dansaient en tournoyant.

Mais ce fut l’affaire d’un instant, car elleétait la vaillance même, et malgré la simplicité de sa nature elleavait, à l’heure du péril, le sang-froid, l’adresse, la présenced’esprit d’une vraie femme.

Elle reconnut autour de la cheminée du salontoutes les figures qui naguère étaient rassemblées dans la chambrede la malade.

Il y avait en plus un personnage qui lui étaitinconnu et qui causait tout bas avec le colonel Bozzo.

En entrant, elle put entendre la marquisereprocher un retard ou une absence à ce nouveau venu, qu’elleappela : M. le baron de la Périère.

À cet instant, maman Léo avait déjà dompté engrande partie son horreur et sa frayeur ; comme il arrive àtout bon soldat, la présence de l’ennemi lui rendait soncourage.

En outre, le sentiment de curiosité si vifdans les classes populaires, où il y a toujours de l’enfant,s’éveilla en elle brusquement ; aussitôt qu’elle cessa d’avoirpeur, elle eut envie de voir et de savoir.

Son regard fit le tour de l’assemblée, etcertes, chaque visage fut jugé par elle tout autrement que lapremière fois.

Rien ne perçait au-dehors de ce qui l’agitaitintérieurement ; il y avait un pied de rouge sur ses bonnesgrosses joues, mais c’était assez l’habitude, et d’ailleurs, chacunpouvait faire la part du trouble tout naturel éprouvé par une femmede sa sorte, admise dans ce monde si fort au-dessus d’elle.

Un peu de crainte et beaucoup de respectétaient assurément de mise.

Mme la marquise d’Ornans vintla prendre par la main et tout le monde l’entoura, excepté lecolonel Bozzo, qui garda sa place, continuant de causer à voixbasse avec M. le baron de la Périère.

Mais s’il ne se dérangea pas, il envoya dumoins un signe protecteur et amical à la veuve, qui sedit :

– C’est bon, vieux gredin, fais tesmanières ! Si on peut te servir comme tu le mérites, n’aie pasd’inquiétude, ce sera de bon cœur !

– Nous pouvons causer ici librement, bonnemadame, dit la marquise ; vous savez l’épouvantable malheurqui est tombé sur ma maison ; tout le monde dans ce salonm’est dévoué, tout le monde chérit la pauvre enfant qui est enhaut.

– Dans son uniforme, répondit la veuve, lapetite est encore bien heureuse d’avoir tant de puissantsprotecteurs.

– Elle s’exprime très bien, murmuraM. de Saint-Louis, trouvez donc ailleurs qu’en France unpareil niveau intellectuel dans les rangs du peuple !

– Ah ! fit la marquise, si ce peuple dontvous parlez si bien pouvait vous connaître et vousentendre !

Samuel, le maître de la maison, etM. Portai-Girard, le docteur en droit, approuvèrent du bonnetet se rapprochèrent du groupe, formé par le colonel causant avecM. de la Périère.

En les regardant s’éloigner, maman Léopensait :

– En voilà deux que je reconnaîtrai !Mais où donc est passé le Constant ?

– Voyons, fit la marquise, qui lui présenta unsiège, racontez-nous tout ce que vous avez fait.

Maman Léo avait eu le temps de réfléchir, etson instinct lui disait qu’il fallait se rapprocher le pluspossible de la vérité, à cause de l’espion caché derrière le rideauet qui pouvait bien être M. le baron de la Périère.

– J’ai d’abord été dans tous mes états,répondit-elle, et vous allez juger pourquoi. N’a-t-elle pas eufantaisie de se lever aussitôt que vous avez été partis ! J’aivoulu vous rappeler, mais pas moyen ; elle m’a mis ses deuxpetites mains sur la bouche comme un démon, et il a fallul’envelopper pour l’emporter vers le foyer. Elle disait :« J’ai froid, j’ai froid ! »

Son regard glissa vers l’autre coin de lacheminée et se rencontra avec celui de M. le baron.

– Tiens, tiens, pensa-t-elle, j’ai déjà vu cesyeux-là ! Mais c’est pire qu’au théâtre, ici, ils doivent segrimer à volonté.

– Est-ce vrai, ce qu’elle dit là, monsieurLecoq ? demanda tout bas le colonel au baron.

– Vrai de point en point, papa, réponditM. de la Périère. Si la petite n’a pas parlé, je vousgarantis que la bonne femme marchera droit, car je n’ai pas perdumon temps avec elle à la baraque. Vous savez si j’endoctrine monmonde comme il faut, quand je m’y mets !

– Tu es une perle, l’Amitié, murmura levieillard, et quand je vais te laisser mon héritage, je n’aurai pasd’inquiétude sur l’avenir de l’association.

Il eut une quinte de toux pénible àentendre.

Le docteur, qui arrivait justement, lui tapotale dos en disant :

– Cela sonne mieux, nous n’en avons pasdésormais pour une semaine.

Pendant que le vieillard essuyait son front ensueur, les deux docteurs et Lecoq échangèrent un sourired’intelligence, qui donnait à ces mots : « Nous n’enavons pas pour une semaine », une signification trèsaccentuée.

Chapitre 15Embauchage de maman Léo

 

Maman Léo cependant continuait, parlant à lamarquise et à M. de Saint-Louis :

– Elle m’embrassait comme pour du pain, et lenom de Maurice venait à chaque instant sur ses lèvres ; moi,je ne savais plus où j’en étais ; car ça me déchire le cœur devoir ces deux enfants-là dans la peine.

– Vous a-t-elle parlé de Remy d’Arx ?interrompit la marquise.

– Ah ! je crois bien ! son frère,comme elle l’appelle maintenant ! Pour folle, c’est biencertain qu’elle est folle.

– Non, pas tout à fait, rectifiaM. de Saint-Louis ; le Dr Samuel nous a expliqué lesdifférents degrés de l’aliénation mentale, et à cet égard, il estla première autorité de Paris ; il y a chez notre chère enfantun trouble cérébral dont la cause est connue et déterminée.

– Et la cause cessant, ajouta la marquise avecvivacité, le trouble disparaîtra de même.

– Que Dieu vous entende, madame ! ditmaman Léo, et ça me console bien de voir comme elle est aimée.Aussi, il n’y a plus de métier qui tienne, allez ! je suisdésormais à vos ordres du matin jusqu’au soir et du soir aumatin.

Mme d’Ornans lui prit la mainde nouveau.

– Vous serez récompensée…, voulut-elledire.

– Ah ! pas de ça, Lisette ! s’écriala veuve. Si vous parlez latin, je ne vous comprends plus.

– Excellente femme ! murmura lamarquise.

– Magnifique peuple ! soupiraM. de Saint-Louis.

– Il y a donc, reprit maman Léo, en vousdemandant bien pardon de ce qui vient de m’échapper, que je voulaisla prêcher comme vous me l’aviez ordonné et que je ne savais paspar où commencer mon sermon. Elle était si gentille entre mesbras ! Je perdais mon temps à l’admirer, comme un vieil enfantque je suis, et je me disais : Si Dieu avait voulu, comme ilsseraient heureux !

« Et vous pensez bien que ça m’a ramenéeà mon ouvrage, car il faut que Dieu le veuille, pas vrai ? ilfaut qu’ils soient heureux.

« J’ai donc pris la chose de longueur,disant que la liberté est le premier de tous les biens sur la terreet que si on laisse les juges faire leur boniment, numéroter leurspaperasses, entortiller leur jury, bernique ! le diablelui-même ne peut pas y revenir.

« Et tous les exemples à l’appui, quisont nombreux et où je n’avais qu’à choisir.

« Elle m’écoutait en fixant sur moi sesgrands yeux mouillés.

« Elle répétait toujours : « Ilest innocent, il est innocent ! »

« Parbleure ! ai-je fait, Jésusaussi était innocent, et il a été pas moins crucifié entre les deuxlarrons.

– Bonne âme ! dit encore la marquisesincèrement émue.

Et M. de Saint-Louis :

– L’éloquence populaire, en France, a de cesressources-là !

– En un mot comme en mille, poursuivit ladompteuse, ça ne lui faisait pas autant d’effet que je l’auraisvoulu. La pauvre Minette est comme engourdie à force d’avoirsouffert et pleuré toutes les larmes de son corps.

Alors l’idée m’est venue d’aller dans le sensde la fêlure et je lui ai dit :

– S’il meurt, tu mourras, pas vrai ?

– Ah ! qu’elle m’a répondu, j’en suisbien sûre et c’est là mon seul espoir !

– Eh bien ! alors, qui vengera tonfrère ?

Ses yeux se sont allumés pendant qu’elledisait :

« Remy, mon pauvre cherRemy ! »

La marquise écoutait avec une attentionpassionnée ; M. de Saint-Louis hocha la tête enmanière d’approbation, mais une nuance de pâleur éteignit levermillon de son teint.

Les deux docteurs, le colonel etM. de la Périère, qui étaient toujours à l’autre coin dela cheminée, cessèrent tout à coup de causer pour prêterl’oreille.

– Elle était prise, poursuivit la dompteuse,je l’ai vu tout de suite ; quand je suis revenue à sonMaurice, elle a pleuré à chaudes larmes, et moi aussi, comme vouspensez.

– Je veux être pendu, dit tout bas Lecoq à sesvoisins, si j’ai rien vu, rien entendu de tout cela.

La veuve continuait :

– Elle est si faible et si brisée ! Depleurer ça l’a endormie tout de suite. Elle a renversé sa chèrebelle tête sur mon épaule…

– Voilà le vrai, dit encore Lecoq.

–… Et ses paupières ont battu, acheva mamanLéo, mais avant de fermer les yeux, elle m’a dit : « J’aiconfiance en toi, tu as été ma mère, et tu l’aimes comme s’il étaitton fils. Si je lui dis : « Je veux que tu vives »,il se laissera sauver… et il faut qu’il vive pour notre amour commepour notre vengeance. »

La voix faible et douce du colonel Bozzo sefit entendre à l’autre bout de la cheminée disant :

– Drôle de fillette !

Ce fut un regard de colère que la bonnemarquise lui jeta.

Mais le vieillard lui renvoya un sourire.

Il était assis commodément dans sa bergère,caressant de sa main blanchette et ridée une petite boîte d’or surlaquelle était le portrait émaillé de l’empereur de Russie.

– Bonne amie, murmura-t-il, en adressant à lamarquise un signe de tête caressant, vous vous fâchiez déjàautrefois quand je radotais ce mot « drôle de fillette »,mais sous mon radotage, il y a souvent bien des choses. Cetteenfant-là a trompé des calculs supérieurement faits, et dès qu’ils’agit d’elle, je dis cela pour nos amis comme pour vous, il nefaut pas se fier aux apparences.

Il s’interrompit pour ajouter en regardantpaternellement ses trois voisins, qui éprouvèrent une sorte demalaise :

– C’est comme moi, mes enfants, je suis aussiun drôle de bonhomme.

Il ouvrit sa boîte d’or, prit quelques grainsde tabac au bout de son index et les flaira à distance d’un aircontent.

La dompteuse n’était pas très forte endiplomatie et pourtant ce petit bout de scène ne passa pointinaperçu pour elle.

– Monsieur le colonel a bien raison, dit-elle,d’autant qu’il n’a rien voulu dire contre l’enfant, j’en suis biensûre. Elle a toujours eu un drôle de caractère, et il m’est arrivéplus d’une fois dans le temps de jeter ma langue aux chiens quandj’essayais de la comprendre.

« Pour revenir à nos moutons, elle s’estdonc endormie comme un bel ange du bon Dieu, et à mesure qu’elles’endormait, un sourire de chérubin naissait sur ses lèvres, qui semirent à remuer et qui dirent comme en rêve : « Nousserons heureux, nous nous marierons tout de suite… tout desuite !… »

Maman Léo s’arrêta et regarda la marquise enface.

– Voilà, ma bonne dame, acheva-t-elle, j’aifait ce que j’ai pu.

– Et vous avez bien fait, répondit lamarquise, vous nous avez rendu l’espoir, et tous ceux qui sont icivous remercient.

– Alors, demanda la veuve en baissant la voix,le rêve de la chérie pourrait se réaliser ? Ils seraientheureux ensemble ? Vous consentirez à ce mariage ?

La marquise hésita, puis elle répondit avecgravité :

– Je n’ai plus d’enfant, elle est tout moncœur, je ne sais pas jusqu’où peut descendre ma faiblesse pourelle, mais je crois que, si elle l’exige, j’irai jusqu’à ne pointm’opposer à ce mariage.

– Ah ! saquédié ! s’écria maman Léo,qui sauta sur ses pieds, les nobles ne passent pas pour des bravesgens chez nous, mais vous êtes un cœur, vous, ou que le diablem’emporte !

Elle avait jeté ses deux bras autour du cou dela marquise un peu effrayée pour planter sur ses joues deuxretentissants baisers.

– Bien des pardons, murmura-t-elle en sereculant confuse, mais il a fallu que ça parte ; je n’ai paspu m’en empêcher.

Mme la marquise d’Ornans riaiten rajustant sa coiffure.

Samuel, le docteur en droit, et M. lebaron de la Périère s’étaient rapprochés du prince, qui regardaitcette scène avec attendrissement et murmurait :

– Le peuple ! ah ! le peuplefrançais !

Le colonel Bozzo restait seul au coin de lacheminée.

– Il y a donc, reprit maman Léo, que je suis àvous, quoi ! corps et âme, et que je me jetterai au feu, s’ille faut, pour vous être agréable.

Comme elle achevait, son regard, en quittantla marquise, rencontra les quatre paires d’yeux des Habits Noirsqui la guettaient fixement.

Elle ne broncha pas et fit la révérence enajoutant :

– Comme de juste, je suis aussi toute auservice de la compagnie. Voyons, usez de moi, que faut-ilfaire ?

On entendit derrière le cercle la petite touxdu bon vieux colonel et ceux qui le masquaient s’écartèrentaussitôt avec respect.

– Merci, mes amis, dit-il, j’aime à voir ceuxà qui je parle, et vous me gêniez, car je n’ai plus ma voix devingt ans. C’est moi qui ai eu la première idée de faire venircette excellente Mme Samayoux, c’est moi, si vousle permettez, qui lui donnerai ses instructions.

Tous les hommes s’inclinèrent en silence, etla marquise dit dans la sincérité de sa foi :

– J’allais vous en prier, bon ami, car vousêtes notre meilleur conseil.

– Désormais, reprit le colonel Bozzo, il fautque les choses marchent vite, car la session des assises vas’ouvrir cette semaine. Pouvez-vous être à notre disposition toutela journée de demain, chère madame ?

– Toute la journée de demain, répliqua laveuve, et toutes les autres journées, tant qu’on aura besoin demoi.

– C’est parfait, et nous trouverons bien moyende vous témoigner notre reconnaissance sans blesser votre honorablefierté… Demain donc, à la première heure, vous vous rendrez aucabinet de M. le juge d’instruction, Perrin-Champein, qui esttrès matinal, et vous lui demanderez un permis pour voir lelieutenant Maurice Pagès, à la prison de la Force.

– Mais si le juge d’instruction me refuse…

– Soyez tranquille, on aura fait le nécessairepour que le juge d’instruction ne vous refuse pas. Il passe pour unhomme singulièrement habile, et je m’étonne que vous n’ayez pasencore été interrogée.

– Je ferais bien des lieues en tempsordinaire, dit la dompteuse, pour éviter cette opération-là ;je n’aime ni les juges ni les huissiers, moi, c’est pas mafaute ; mais j’irai tout de même, et si on m’interroge, jeparlerai la bouche ouverte ; quand j’aurai le permis, bienentendu, j’irai voir Maurice. Que faudra-t-il faire chezMaurice ?

– À peu près ce que vous venez de faire chezValentine. Vous parlerez au nom de Valentine, vous direz… Maispourquoi vous faire la leçon ? Nous avons pu vousapprécier ; nous savons quelle affection délicate et profondevous portez à ce malheureux jeune homme. Vous ne nous croiriez pas,madame, si nous prétendions partager cette tendresse ; c’estun inconnu pour nous et un indifférent ; il y a plus, s’il nenous était pas nécessaire comme moyen de salut pourMlle de Villanove, notre intérêt, notre devoirpeut-être serait de l’écarter ; mais nous aimons Valentinecomme vous aimez Maurice ; Valentine est le dernier espoir denotre bien-aimée marquise, cela suffit pour que rien ne nouscoûte.

La dompteuse le regarda bonnement etdit :

– Ça fait plaisir de voir la franchise quevous avez, et le pauvre gars doit tout de même une belle chandelleau bon Dieu, qui lui a laissé des protections pareilles dans sonmalheur.

– Vous serez éloquente, poursuivit le colonel,nous n’avons aucune crainte à cet égard ; mais appuyez biensur cet argument tiré de l’arrêt prononcé par le DrSamuel : « La vie de Valentine est entre les mains deMaurice ; il peut à son gré la ressusciter ou latuer. »

– Je l’ai dit, déclara solennellement Samuel,et je le répète, c’est ma conviction intime.

– Soyez tranquille, dit la veuve, jen’oublierai pas votre argument, mais il y en a un autre que jepréfère pour ma part, c’est celui qui m’a été fourni parMme la marquise. Quand Maurice va savoir qu’il peutespérer la main de Valentine…

Elle s’interrompit, et son regard interrogeaMme d’Ornans, qui murmura :

– Quand je devrais quitter la France etm’établir en pays étranger, je ne me dédis pas : je n’ai plusqu’elle sur la terre.

– Alors, s’écria maman Léo, tout estconvenu ; vous savez où me trouver pour que je vous rendecompte de ma mission. À demain ! et bonsoir lacompagnie !

La marquise se leva et lui tendit la main.

– Où donc est M. Constant ?demanda-t-elle.

– Il a repris son service, répondit leDr Samuel.

– Je puis très bien, dit le baron de laPérière en s’avançant, reconduire la bonneMme Samayoux.

– Bah ! bah ! fit la veuve,M. Constant, encore passe, mais un baron ! Craignez-vousque je me perde ! Voilà ! si vous voulez que nous soyonstout à fait amis, il faut garder chacun notre place. Menez-moiseulement jusqu’à la porte du dehors, parce que je ne saurais pasretrouver ma route, mais une fois dans le chemin des Batailles, nevous inquiétez pas de moi. Quand les rôdeurs et moi nous nousrencontrons, c’est moi qui fais peur aux rôdeurs.

Elle refusa le bras que le baron lui offritgalamment et sortit la première.

– Bonne amie, dit le colonel quand elle futdehors, je crois que nous avons fait ce soir d’excellente besogne.Voulez-vous que je vous remette à votre hôtel en passant ? Jetombe de sommeil.

Mme d’Ornans avait appuyé satête sur sa main.

– Vous êtes un des hommes les plusvéritablement sages que j’aie rencontrés en ma vie, murmura-t-elled’un air pensif ; si vous n’étiez pas là, si je ne vous voyaismêlé à toutes ces aventures impossibles, je croirais que jerêve.

– Il me semble, ditM. de Saint-Louis, que je ne suis pas non plus un petitfou, madame…

– C’est vrai… pardonnez-moi, cher prince…Venez-vous avec nous ?

– Non, répondit M. de Saint-Louis,qui évita le regard du colonel, j’ai à causer avecM. de la Périère.

– Moi, dit Portai-Girard, le docteur en droit,je suis comme un médecin qui, à bout de remèdes, aurait conseilléune fontaine miraculeuse ou des reliques :Mme la marquise ne me regarde plus depuis que j’aiouvert l’avis de l’évasion.

– Puisque c’est l’unique ressource…, commençaMme d’Ornans.

Le colonel l’interrompit pour dire avecdignité :

– Le médecin qui avoue son impuissance est unhonnête homme, monsieur Portai-Girard ; on ne peut jamais rienreprocher de pareil aux charlatans. Vous nous avez mis dans lavérité de la situation et Mme la marquise vous enremercie.

Il voulut offrir son bras à cette dernière,mais comme ses pauvres jambes flageolaient terriblement, ce fut lamarquise elle-même qui le soutint pour gagner la porte.

– Je vous recommande bien la chère enfant,dit-elle avant de passer le seuil.

– Et gare à vous, prince, ajouta le colonelavec l’espièglerie d’un enfant. M. de la Périère me dirales petits secrets que vous avez ensemble.

Ils sortirent tous deux.

M. de Saint-Louis, Portai-Girard etle Dr Samuel se regardèrent.

Ils étaient pâles tous les trois.

– Lecoq est-il convoqué ? demandaM. de Saint-Louis.

– Oui, répondit Portai-Girard, pour ce soir,dans une heure, au boulevard du Temple.

– C’est chanceux ! murmura Samuel.

– Comme toutes les parties, répliqua ledocteur en droit d’un ton calme et résolu. C’est un coup de dés, ils’agit de savoir si nous mourrons misérables comme des mendiants ousi nous vivrons plus riches que des rois !

Chapitre 16Le billet de Valentine

 

Pendant cela, Mme veuveSamayoux, prenant à rebours le chemin qu’elle avait suivi pourarriver au pavillon, traversait de nouveau tout l’établissement duDr Samuel.

Si elle n’avait pas su à qui elle avaitaffaire, elle aurait très certainement jugé M. le baron pourun des hommes les plus aimables du monde ; celui-ci, en effet,employant un tout autre style que M. Constant, mais égalementcommunicatif, reprit en sous-œuvre le thème de reconnaissance etd’affection qu’on avait déjà développé au salon, et déclara trèsfranchement que la dompteuse était une providence pour le groupe deparents et d’amis intéressés au bonheur de Valentine.

Nous devons avouer que M. le baronperdait un peu sa peine.

Maman Léo subissait avec énergie le contrecoupdes émotions qu’elle venait d’éprouver.

Pendant qu’elle traversait les cours, blanchesde neige, il y avait un mot qui tintait dans sa cervelle comme unson de cloche.

Tout son corps frémissait à la pensée de ceshommes en apparence semblables aux autres hommes, supérieurs même àla plupart des hommes que la dompteuse avait pu voir en sa vie, etqui étaient de vils, d’implacables assassins.

Elle avait été là au milieu d’eux, elle avaittouché la main d’une créature humaine, désignée d’avance à leurscoups, car c’est ainsi qu’elle jugeait la position deMme la marquise d’Ornans, elle avait laissé dansleur caverne une jeune fille qu’elle affectionnait tendrement.

Et elle savait que d’eux seuls dépendait lesort d’un jeune homme qu’elle aimait plus qu’une mère.

M. le baron pouvait causer et se rendreagréable, elle écoutait peu et son esprit s’efforçaitlaborieusement.

En passant devant la loge du concierge, elle yjeta un regard pour chercher ce Roblot dont la vue avait excité sespremiers soupçons lors de son arrivée.

La loge était vide.

Mais après avoir demandé le cordon et aumoment même où il allait prendre congé, M. le barons’écria :

– Voici justement notre affaire ! Roblot,mon vieux, tu vas conduire cette dame jusqu’à l’omnibus.

Maman Léo venait de reconnaître les largesépaules et la tête hérissée du marchef, qui se promenait de long enlarge, les mains dans ses poches, en fumant sa pipe devant laporte.

Maman Léo voulut refuser, mais le baron dit enriant :

– Pas de compliment, c’est un dogue et il estde bonne garde. Bonsoir, chère madame ! à demain !

La porte donnant sur le chemin des Bataillesse referma brusquement.

Désormais, la veuve se trouvait seule avecCoyatier, qui resta d’abord immobile à la regarder par-dessous lavisière de sa casquette.

Entre la maison de santé et la grande usinequi bordait le quai, il n’y avait qu’un terrain vague. Un réverbèreunique brillait tout en bas de la descente, comme ces phares qu’onvoit de loin, mais qui n’éclairent pas.

Il pouvait être dix heures du soir.

La solitude la plus complète régnait dans lapromenade de Chaillot et aux alentours. Les seuls bruits qu’onentendît dénonçant la vie de Paris venaient d’en bas, où de rarespassants et quelques voitures suivaient le quai pour gagner labarrière de Passy ou en revenir.

Or, la route que maman Léo avait à prendre netournait point de ce côté, et quand le marchef s’ébranla, ce futpour monter la rampe abrupte et déserte aboutissant au chemin quiallait d’une part à la rue de Chaillot, de l’autre à la barrièredes Batailles.

Nous avons dit que maman Léo était lavaillance même, mais nous devons avouer qu’en ce moment sa premièreidée fut de dévaler la côte et de se sauver à toutes jambes.

Elle avait, pour le coup, véritablement peur,et la chair de poule passa comme un frisson sur tout son corps.

Coyatier était l’épouvantail qu’il fallaitpour secouer cette nature sans nerfs, épaisse et solide comme dubois de chêne, parce que Coyatier était fait comme elle.

Les Habits Noirs, si redoutables qu’elle lesvit dans les brouillards de sa pensée, menaçaient surtout sonimagination ; ils tuaient par la ruse et de loin ; leursmains blanches, qu’elle venait de voir, répugnaient à la besognerouge.

Coyatier, au contraire, en fait de crime,était un manœuvre et travaillait de ses bras.

Les autres pouvaient passer pour les jugesprononçant l’arrêt ; Coyatier était le bourreau, Coyatierétait le couteau.

Les jambes de maman Léo, pour la première foisde sa vie peut-être, flageolèrent franchement sous le poids de sonrobuste corps.

Quand le marchef eut monté une douzaine depas, il se retourna, et voyant que la veuve restait immobile commeune borne, il dit :

– Allons-nous coucher ici ?

Maman Léo se mit à marcher vers luipéniblement. En voyant sa répugnance, le marchef ajouta avec ungros rire qui sonnait d’une façon lugubre :

– On ne vous mangera pas, lavieille !

Il reprit sa route.

Maman Léo le suivait de loin. En tournantl’angle de la maison de santé, elle reconnut le coupé qui l’avaitamenée, stationnant auprès de la muraille avec son cocherendormi.

Elle avait déjà honte de sa faiblesse et segourmandait elle-même pensant :

– Cette bête-là n’est pas plus forte qu’unours, et je ne craindrais pas un ours, c’est sûr ! et mondéfunt Jean-Paul Samayoux avait des épaules encore plus carrées.D’ailleurs, à quoi ça leur servirait-il de faire la fin de moi cesoir, puisqu’ils m’ont commandé de l’ouvrage pour demain !… etpuis, si l’animal s’est vraiment intéressé à la petite, il doitbien savoir que je suis du même bord.

– Holà ! l’homme ! cria-t-elle,j’aurais idée de causer avec vous un petit peu.

Ils longeaient la façade principale de lamaison de santé, garnie de ses échafaudages à cause desréparations. Au lieu de répondre, Coyatier pressa le pas.

– Sauvage ! grommela la veuve, c’estpourtant certain qu’on raconte de toi des histoires où il y a ducœur, du moins ça paraît comme ça ; mais je connais trop bienles lions et les tigres pour me laisser prendre à de pareillescouleurs.

Une centaine de pas plus loin, le marchefs’arrêta court, dans un endroit découvert qui séparaitl’établissement du docteur des premières maisons de la rue deChaillot.

De là on apercevait la station des voitures àlanternes jaunes, connues sous le nom de Constantines, etqui allaient au faubourg Saint-Martin.

Coyatier attendit la veuve en secouant lescendres de sa pipe, qu’il rechargea, toute brûlante qu’elleétait.

– Je n’irai pas plus loin, dit-il ;là-bas, il y a trop de monde et trop de lanternes.

– Pourquoi n’avez-vous pas voulu me parler,demanda la veuve, qui avait maintenant la voix gaillarde.

– Vous, répondit Coyatier, la lumière et lesgens vous rassurent, tant mieux pour vous. Je n’ai pas voulu parlerà cause des murailles. Partout où il y a des murailles, il y a desoreilles.

La veuve se rapprocha de lui tout à fait.

– Personne n’écoute ici, dit-elle à voixbasse, avez-vous à me causer ?

– Causer ! répéta le marchef, qui haussales épaules en battant le briquet, c’est pour avoir causé avec lesfemmes que je crains les hommes et la chandelle. J’en ai groscontre les femmes. N’empêche qu’elles auront ma peau, c’estcertain. J’en ai déjà sauvé comme ça plus d’une, et ça me fait rirequand j’y pense. Chacun a ses manies, pas vrai ? On a beau sefaire une raison, quand le pli est pris, c’est fini…

– Est-ce que vous seriez tout de même un bravescélérat ? balbutia la veuve, comme qui dirait l’HonnêteCriminel que j’ai pleuré en le disant toutes les larmes de mesyeux ?

– Une manie, que je vous dis ! grondaCoyatier, une chienne d’habitude, quoi, des bêtises ! Ça m’amis dans l’embarras plutôt dix fois qu’une, mais je pense à lapetite demoiselle quand je suis tout seul, j’ai eu sa main doucecomme de la soie entre mes pattes, et c’est moi qui suis causequ’elle pleure.

– C’est donc bien vrai ! s’écria laveuve, le coupable, c’est vous !

– La paix, vieille folle ! gronda lemarchef, qui leva la main comme pour l’écraser.

Mais changeant de ton tout à coup, ilajouta :

– Assez bavardé ! si vous connaissiezcelui qui vous tuera, vous ne l’aimeriez pas, je pense ? Moi,c’est les femmes qui me tueront et je les abomine. La demoisellen’est pas dans de beaux draps, ni son amoureux non plus. Tout cequ’il faudra faire pour eux, je le ferai, entendez-vous, et c’estdéjà commencé. S’il faut que la mécanique du Fera-t-il jourdemain saute, elle sautera et moi avec, c’est décidé. Vous,regardez bien où vous mettrez le pied ! ils sont malins,ouvrez l’œil, bonsoir !

Sa pipe était allumée, il tourna le dos etredescendit la rue lentement.

La veuve, qui était restée tout étourdie,gagna la station en essayant de remettre de l’ordre parmi sespensées.

Au moment où elle s’asseyait dans la voitureen partance, elle vit passer au grand trot l’équipage qui emportaitMme la marquise d’Ornans et le colonel.

Ce fut longtemps seulement après le départ del’omnibus, et quand la confusion de son esprit fut un peu calmée,qu’elle songea au papier qui avait été glissé dans sa main parValentine.

Elle prit le papier, qu’elle déplia, et serapprocha du fond de l’omnibus, où la lumière de la lanterne luipermit de lire :

Le papier ne contenait que ces mots :

« Vous demanderez au juge d’instruction,qui vous l’accordera, la permission d’amener avec vous votre filspour rendre visite à Maurice. »

Maman Léo crut avoir mal lu et se demanda dansl’excès de sa surprise si quelque chose n’était point dérangé aufond de sa cervelle. Elle se frotta les yeux et lut de nouveau.

– Mon fils, dit-elle ; il y a bien« mon fils ». Ces gens-là diraient-ils vrai ? et lapauvre chère créature aurait-elle un coup de marteau ? Je n’aipas d’autre fils que Maurice, et je ne peux pas mener Mauricerendre visite à Maurice !

Elle quitta la voiture à la station del’église Saint-Laurent et descendit à pied le faubourgSaint-Martin. La marche lui fit du bien, mais ne lui fournit pointle mot de l’énigme.

Elle allait toujours répétant :

– Mon fils ! mon fils ! où diable laminette prend-elle ce fils-là ? Il est sûr pourtant qu’ellem’a parlé bien raisonnablement, mais les toqués sont ainsi, etquand ils ne touchent pas à l’endroit de leur fêlure, on dirait desphilosophes. Sa fêlure, à ce qu’il paraît, est de me donner ungarçon et de se croire la sœur de son ancien promis. Son frère etmon fils se valent, les deux font la paire.

Plus de dix fois en chemin, elle s’approchades boutiques pour lire encore le mystérieux papier.

Elle le tourna, elle le retourna, cherchantune indication qui pût lui donner le mot de la charade.

Car derrière la pensée que Valentine étaitfolle, une autre pensée s’obstinait qui lui montrait, au bout detout cela, je ne sais quel espoir confus.

Comme elle arrivait aux démolitions quimasquaient la percée de la rue Rambuteau, une idée lui traversal’esprit tout à coup et l’arrêta comme un choc.

– Mon fils ! répéta-t-elle pour lavingtième fois, mais sur un tout autre ton et en frappant ses mainsl’une contre l’autre, saquédié ! c’est cela ! il faut queje sois bien bête pour ne pas l’avoir deviné tout de suite, quoiquela minette aurait bien pu me mettre un mot d’explication.

Dans son triomphe et malgré le superbe poidsmarqué par sa dernière pesée à la foire de Saint-Cloud, elle fit unsaut de cabri et s’élança en courant vers sa baraque, qui étaitdésormais toute proche.

– Avec ce fils-là ! disait-elle, je suissûre d’être bien reçue. Ah ! le cher cœur va-t-il êtrecontent !

À la porte de la baraque, elle trouva lefidèle Échalot qui dormait en dépit du froid, adossé contre lemontant et échauffant le petit Saladin dans son giron.

– Pourquoi ne t’es-tu pas couché, toi,l’enflé ? demanda-t-elle.

Échalot s’éveilla en sursaut etrépondit :

– Ah ! patronne, vous voilà ! Dieusoit loué ! je n’espérais plus guère vous revoir en vie.

– Pourquoi ça, ma vieille ?

– Parce que, dans l’homme qui est venu tantôt,j’ai reconnu Toulonnais-l’Amitié.

– Bah ! fit la dompteuse, moi qui croyaisque c’était M. de la Périère !

– Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là,répondit Échalot.

– Pourquoi ne m’avoir pas avertie tout desuite ?

– Parce que, patronne, quand ils se voientdécouverts c’est là le plus dur du danger.

La dompteuse lui tapa sur l’épauleamicalement.

– Tu as plus de jugeotte que je ne croyais,dit-elle, et tu as agi comme un garçon qui voit plus loin que lebout de son nez.

– Ah ! fit Échalot, quand il s’agit devous, patronne… mais vous pensez, l’idée de vous voir partie avecun pareil bandit…

– J’en ai vu des bandits, ma vieille !s’écria la dompteuse, chez qui la réaction se faisait, amenant unesorte de fièvre. Ah ! tonnerre de Brest ! comme ilsdisent à Saint-Brieuc, il y en avait de toutes les couleurs. Si jedeviens vieille, je pourrai raconter jusqu’à la fin de mes joursque j’ai pénétré au fond de la caverne des Habits Noirs, touteseule, comme Daniel dans la fosse aux lions ! Échalotl’écoutait bouche béante.

– Des princes, des colonels, des barons,poursuivit la dompteuse, qu’on les prendrait pour la crème del’aristocratie, quoi ! des avocats, des médecins…

– Et vous avez pu vous échapper de leursgriffes, balbutia Échalot.

La dompteuse mit ses deux poings sur seshanches.

– Nous sommes des camarades, moi et eux,dit-elle, je les ai trompés en grand par l’adresse de ma ruse,quoiqu’ils soient plus astucieux que des démons. Ferme la porte etva te coucher, ma vieille ! Il fera jour demain, puisque c’estleur mot d’ordre, et j’ai idée que nous en verrons degrises !

Chapitre 17Soirée à L’Épi-Scié

 

Ce même soir, vers onze heures, deux coupés demaîtres qui se suivaient montèrent le boulevard du Temple au milieude la bruyante cohue qui encombrait les abords des théâtres.

Les deux coupés s’arrêtèrent à l’endroit dit« la Galliote », non loin des terrains, alors couverts demasures, où s’élève maintenant le Cirque Napoléon.

De chaque coupé, deux hommesdescendirent ; ils traversèrent le trottoir, puis la rueBasse, pour aller dans la ruelle connue sous le nom du« Chemin des Amoureux », qui conduisait à l’estaminet deL’Épi-Scié.

Ces quatre hommes, cependant, n’allaient pointjouer la poule, car ils passèrent franc devant les rideaux decotonnade rouge qui masquaient la porte vitrée du café borgne, etcontinuèrent de suivre la ruelle dans le coude qu’elle faisait surla gauche.

Tout de suite après le coude, il y avait uneporte basse, donnant accès dans une allée plus noire qu’un four. Cefut dans cette allée que nos quatre compagnons disparurent, enhommes qui connaissent les localités.

Pendant cela, il se faisait joyeux tapage dansla salle basse de L’Épi-Scié, où les habitués étaient nombreux.

La reine Lampion, rouge et rogue, sommeillaità son comptoir, auprès d’un grand verre vide et troublé parl’eau-de-vie sucrée.

Autour du billard à blouses dont le tapisluisant comme une toile cirée avait quelques taches de plus quelors de notre dernière visite, les joueurs étaient en bellehumeur.

Cocotte, le radieux gamin de Paris, monté engraine, toujours gagnant, toujours vainqueur et comparable auxténors les plus célèbres par ses succès auprès des dames, avaitfait des blocs superbes ; Piquepuce, son ami, plus grave parl’âge, plus distingué par l’éducation, tenait le dé dans un groupede causeurs où quelques lionnes, favorites de la mode, buvaient enfumant du caporal comme des duchesses.

Ces demoiselles étaient un peu comme leurscavaliers, parmi lesquels le paletot fraternisait volontiers avecle bourgeron ; il y avait parmi elles des élégancesprétentieuses et fanées et des toilettes franchement sansgêne ; il y avait de la soie et de l’indienne, des chapeauxflambants et des bonnets sales.

Quelques-unes étaient jeunes et jolies, malgrél’effronterie uniforme qui déparait ici tous les visages ;mais la plupart avaient derrière elles tout un long passé decabrioles, et la série des aventures qui les avaient plongées dechutes en décadences jusqu’à ces ténébreuses profondeurs, étaitécrite sur leurs fronts en lisibles caractères.

Peut-être y a-t-il dans Paris des caves plusprofondes encore, car nous aurions pu reconnaître, dans le groupeprésidé par Piquepuce, un brave garçon à la laideur naïve etvaniteuse, coiffant ses cheveux jaunes d’un chapeau gris pelé quisemblait être là en cérémonie, comme un petit bourgeois qu’onintroduisait par hasard dans le plus pur salon du faubourgSaint-Germain.

Amédée Similor, entraîné par sa nature frivoleet son goût pour les plaisirs, oubliait ainsi ses devoirs defamille. Il avait réussi à se faufiler dans ce grand monde, où ilse tenait sur la réserve, choisissant ses paroles avec soin et nese départant jamais des règles du beau langage.

Les deux rougeaudes de l’établissementSamayoux l’avaient abandonné, sans doute, ou bien il les avaitlâchées, car nous le retrouvons lancé dans une nouvelle intrigued’amour avec une énorme gaillarde qui n’avait qu’un bras et quiportait un emplâtre sur l’œil.

– J’en ai tous les brevets, lui disait-il,depuis ma plus tendre jeunesse : danse des salons, pointe,contre-pointe et caractères, dont M. Piquepuce, par suite denos relations d’amitié, m’a dit qu’un jeune homme comme moi nepouvait pas moisir dans la débine, malgré ses talents et sesconnaissances, au moyen desquels s’il y a une affaire, je peux m’ydistinguer et monter au premier rang pour faire le bonheur de cellequi a su attirer mon regard.

Il scandait ces phrases fleuries avec lerespect qu’on met à déclamer de beaux vers.

– Ce qu’il y a, je n’en sais rien, répondit ence moment Piquepuce à la question d’un paletot tout neuf quin’avait pas de chemise : l’ordre est venu, je l’ai exécuté. Sic’est cette nuit ou demain qu’il fera jour, on vous ledira, mais la chose sûre, c’est que nous ne couperons pas dans ledrap noir cette fois-ci, car le Coyatier n’est pas à sa place.

Chacun tourna les yeux vers le coin où lemarchef s’asseyait d’ordinaire, sombre et seul. Sa table étaitvide.

– Je vends ma bille quatre francs, s’écriaCocotte, et c’est à moi la main : personne n’en veut ?adjugé !

Il se pencha sur le billard et fitson adversaire au doublé en allant coller sa propre billesous bande, à égale distance de deux blouses.

La galerie applaudit.

Cocotte prit cette pose du billardiertriomphant qui rappelle vaguement l’attitude des chevaliers appuyéssur leur lance.

– Vous ne savez donc pas, dit-il, que lemarchef a été envoyé là-bas, au vert, après l’affaire de la canne àpomme d’ivoire ? C’était monté un peu joliment cettehistoire-là, et le camarade qui avait démoli la serrure de HansSpiegel savait son état. L’imbécile qui paie la loi en ce momentdemeurait de l’autre côté de la serrure, et le marchef se chauffeau soleil maintenant dans les propriétés de la compagnie, pendantque nous avons l’onglée à Paris.

– La loi n’est pas encore payée, répliquaPiquepuce, et je connais quelqu’un qui voudrait bien trouver unbâton pour le jeter dans nos roues.

Il montra du doigt Similor etajouta :

– Voilà un bon garçon que j’ai embauché poursavoir un peu ce qui se passe chez Mme veuveSamayoux, qui vendrait sa baraque et mettrait par-dessus le marchéle feu aux quatre coins de Paris pour sauver le petitlieutenant.

Similor remonta le lambeau qui lui servait decravate et mouilla son doigt pour lisser ses cheveux.

– Ce n’est pas mon habitude, dit-il, defréquenter la basse classe, mais par suite de circonstances et pourutiliser dans le malheur des brevets, acquis lorsque je fréquentaisune autre catégorie d’artistes, Porte-Saint-Martin, Opéra etautres, j’ai pu abaisser mon orgueil jusqu’à un théâtre en pleinvent. Il n’y a pas de sot métier, mais on ne s’affectionne qu’avecles gens de son propre rang, et la veuve Samayoux ne m’étant derien, je dévoilerai ses mystères avec plaisir.

Certes Échalot était une douce créature, maiss’il avait entendu son Pylade parler ainsi, il y aurait eu une têtecassée, et pour le coup Saladin aurait été orphelin.

Personne ne répondit à Similor, parce qu’untimbre placé derrière le comptoir tinta un coup unique etretentissant. La reine Lampion, éveillée en sursaut, ouvrit sesyeux sanglants, qui clignotèrent, blessés par le gaz.

Les joueurs de billard arrêtèrent leur partie,et un grand silence régna dans l’estaminet.

Un garçon, la serviette sur le bras, s’étaitélancé vers l’escalier en colimaçon qui conduisait au cabinetparticulier, situé à l’entresol, et connu sous le nom duconfessionnal, mais il fut arrêté au passage par Cocotte,qui se tourna vers la dame de comptoir et lui dit :

– À vous, maman Rogome, et plus vite queça !

On vit alors la reine Lampion quitter le siègeoù elle semblait rivée depuis le matin jusqu’au soir et gagnerl’escalier à vis, qu’elle monta en geignant.

Quand elle était hors de son trône, la reineLampion perdait cent pour cent. C’était un hideux paquet de graisserhumatisée, et nous ne saurions mieux la comparer qu’au vieux lionde Léocadie Samayoux.

Elle parvint enfin au haut de l’escalier, etdisparut derrière la porte fermée.

– C’est drôle que M. l’Amitié n’a paspassé par l’estaminet comme à son ordinaire, dit Cocotte.

– Ça veut dire qu’il est venu avec des gensqui ne sont pas pressés de se montrer, répliqua Piquepuce enbaissant la voix : on va savoir la chose tout de suite,attendons.

Similor était impressionné profondément. Ilmurmura :

– Ça fait quelque chose de se trouver sous lemême toit que les grands de la terre.

La reine Lampion reparut au haut del’escalier. L’écarlate de sa joue passait au violet.

Ce fut d’une voix un peu tremblante qu’ellecommanda :

– Du punch en haut et en bas, allumePolyte !

Polyte était le garçon de confiance qui tiraitles numéros à la poule.

– Bravo ! cria Similor dontl’enthousiasme n’eut point d’écho. Vive le punch !

Cocotte avait monté trois ou quatre marches del’escalier à la rencontre de la grosse femme.

– Il y a du tabac ? demanda-t-il.

– Oui, et prends garde d’éternuer !répliqua la reine Lampion d’un air rogue.

Piquepuce s’approcha pour demander à sontour :

– Combien sont-ils ?

– Ils sont quatre.

– Les connais-tu ?

– Ils ont le voile.

La reine Lampion ajouta tout à haut :

– Quatre verres pour le confessionnal,Polyte !

L’aspect général de l’estaminet avaitentièrement changé : hommes et femmes semblaient pris d’uneanxiété pareille, et l’on entendait dans les groupes ces mots quicouraient :

– Quatre voiles à la fois ! à quellediable de besogne va-t-on nous envoyer cette nuit ?

Similor seul avait pris une pose de matamorepour dire à sa voisine :

– Le punch est la boisson que je préfère, bienchaud et pas trop baptisé. Si l’occasion est venue d’affronter lesbourgeois ou la force armée, vous pourrez voir le caractère decelui qui se propose de vous fréquenter, et dont rien n’est capabled’étonner son courage ni son amour !

La reine Lampion n’avait pas regagné soncomptoir ; elle s’était assise sur la dernière marche del’escalier pour attendre Polyte, qui lui remit en main le plateausupportant le bol et les quatre verres.

Elle prit le tout et remonta. Quand ellerevint pour la seconde fois, on trinquait déjà autour de deuxénormes bassins qui flambaient.

Elle fit signe à Polyte. Le garçon vint à elleet lui dit :

– Il n’y a d’étranger que l’oiseau, là-bas,avec son chapeau gris ; c’est M. Piquepuce qui l’aamené.

Similor, en proie à l’exaltation du zèle,levait justement son verre et s’écriait :

– À la santé de mes supérieurs ! pourleur être agréable, je marcherais jusqu’à la mort !

La manchotte de ses rêves luirépondit :

– C’est permis d’être bêtasse, mais pas tantque ça, à moins que vous ne soyez ici de la part dugouvernement.

La reine Lampion, à cet instant, sereplongeait tout au fond de son trône avec un grognement voluptueuxet tendait son grand verre à Polyte, qui l’emplissait jusqu’aubord.

– On va éteindre et fermer, dit-elle ;tout un chacun aura la bonté de rester jusqu’à ce qu’on lui donnela clef des champs. Il fait jour !

– Vive la ligne ! s’écria Similor, lesténèbres sont favorables à la sensibilité, je vais taquiner lesdames !

Il en aurait dit plus long, sans le poing deCocotte qui, d’un seul coup, lui enfonça son chapeau gris jusqu’aumenton.

Quand il parvint à se débarrasser de soncouvre-chef, bandeau et bâillon à la fois, la scène avait encorechangé, Polyte achevait de barrer la devanture, le gaz était éteintpartout ; la flamme du punch seule éclairait de ses lueurslivides toutes ces faces de bandits, anxieuses et sombres.

Chapitre 18Les conjurés

 

À l’étage supérieur, autour d’un autre bol depunch, les quatre voiles, comme la reine Lampion les appelait,étaient réunis.

Chacun d’eux avait encore devant soi, sur latable, le carré de soie noire qui naguère couvrait son visage.

Les verres étaient remplis, mais nul n’y avaitencore porté les lèvres.

Ils étaient tous les quatre de notre vieilleconnaissance et nous les nommerons par rang d’âge ;M. de Saint-Louis, le médecin Samuel, le docteur en droitPortai-Girard et M. Lecoq dans son costume deToulonnais-l’Amitié.

Le confessionnal était exactement tel que nousle vîmes, le soir où fut réglée la lugubre comédie qui se terminapar l’assassinat de Hans Spiegel dans son garni de la rue del’Oratoire, et par l’arrestation de Maurice Pagès à l’hôteld’Ornans.

Au moment où nous entrons, nos quatrecompagnons avaient dû causer déjà de leurs affaires, car ladiscussion était fort animée.

La présidence semblait appartenir au prince,mais Portai-Girard tenait le haut bout comme orateur, etM. Lecoq, contre son habitude, affectait une sorte demodération indifférente.

Le Dr Samuel, encore plus calme, sebornait à juger les coups.

La parole était à Lecoq, qui disait enhaussant les épaules :

– Que voulez-vous, c’est peut-être lasuperstition, mais voilà vingt ans que je regarde ce bonhomme-làdans le blanc des yeux : chaque matin je crois enfin leconnaître, et chaque soir je m’aperçois que je ne suis passeulement au milieu du rouleau.

– Quand les rouleaux sont trop longs, ditsèchement Portai-Girard, il y a moyen : on les coupe.

– Pour couper celui-là, murmura Lecoq, faitesbien attention à ce que je vous dis, il faudra de fameuxciseaux.

– Combien de temps lui donnez-vous encore àvivre, Samuel ? demanda le prince dans un but évident deconciliation.

– Je ne sais plus, répliqua le médecin, cescorps où il n’y a pas de sang et dont la chair s’est transformée enparchemin peuvent végéter des mois et des années.

– S’il dure seulement deux semaines, s’écriale docteur en droit, dont le poing fermé frappa la table avecviolence, nous sommes tordus, mes camarades ! Cette affaire dupetit lieutenant est mauvaise, mal prise, absurdement conduite…

– Ta, ta, ta ! fit Lecoq, ce qui étaitvraiment dangereux, c’était l’histoire de Remy d’Arx. Ne soyons pasinjustes non plus, le père a débrouillé cet écheveau-là comme unange et nous lui devons une belle chandelle.

– Ma parole, fit Portai-Girard, c’est curieuxcomme il vous tient, ce vieux coquin-là ! toutes ses vessiesvous les prenez pour des lanternes ! Remy d’Arx est fini,c’est vrai, mais il reste une queue à cette affaire-là. Notre amiSamuel est un savant praticien qui mérite toute notre confiance, etcependant le Remy d’Arx, après avoir été déclaré mort par notre amiSamuel, a encore vécu deux fois vingt-quatre heures.

– Entendons-nous ! riposta lemédecin ; son agonie a duré deux jours, c’est vrai, mais iln’a recouvré ni le mouvement ni la parole.

– Qu’en savez-vous ? êtes-vous resté prèsde son lit ? la justice n’a rien pu obtenir, voilà tout ce quevous pouvez affirmer. Mais il y avait à son chevet un vieuxserviteur…

– Parbleu ! si le bonhomme Germain vousgêne…, interrompit Lecoq.

Il n’acheva pas, mais son geste futsuffisamment expressif. Le docteur en droit fixa sur lui son regardclair et tout brillant d’intelligence.

– Voilà ce que vous appelez débrouiller unécheveau, mon bon, c’est mettre à la place d’un écheveau brouillé,deux, trois, quatre écheveaux. Comptons sur nos doigts, car lespires sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre, et je m’étonnebeaucoup, mais beaucoup, que vous ayez besoin de tant d’argumentspour vous rendre à l’évidence :

« À la place de l’écheveau qui s’appelaitRemy d’Arx, nous avons Valentine de Villanove, ou plutôt Valentined’Arx, car mieux que personne vous savez qu’elle est véritablementla sœur du mort ; nous avons Maurice Pagès, et il y a cent àparier contre un que ces deux-là connaissent notre secret.

« Nous avons, en outre,Mme veuve Samayoux, qui connaîtra notre secretdemain si on ne le lui a pas dit aujourd’hui.

« Nous avons enfin le vieux Germain, dontvous parlez fort à votre aise et que vous m’engagez à supprimer,s’il me gêne.

« Ce n’est pas moi qu’il gêne, mon bon,c’est vous, c’est nous, c’est l’association tout entière. À forcede jouer au fin, cet esprit, qui était véritablement fortautrefois, et lucide, et plein de ressources, je n’ai pasl’intention de le rabaisser, en est arrivé à des subtilitésenfantines, à des complications séniles. Il s’amuse, ce vieuxdiable, avec le crime, comme un calculateur hors d’âge se donneencore la migraine à tourmenter les jeux de casse-tête. La lignedroite lui déplaît ; il fait mille tours et mille détoursfutiles, sous prétexte de cacher la piste de ses pas, sanscomprendre que chaque tour et chaque détour produit une pistenouvelle.

« Écoutez un apologue : J’avais unoncle qui était voiturier dans le Quercy, un pays terrible pour lesessieux.

« Mon oncle avait commandé un essieu trèslongtemps, malgré les roches et les ornières ; mais un beaujour, son valet lui dit : « L’essieu ! s’en va, ilfaudrait le changer. »

« Mon oncle se fâcha. Un si bonessieu ! qui avait résisté à tant de cahots ! Je croismême que mon oncle renvoya son valet.

« Mais un beau jour, l’essieu, qui avaittrop servi, se rompit et mon oncle eut les reins brisés.

« Vous pouvez me renvoyer si vous voulez,comme le valet de mon oncle, mais je vous dis que votre colonel,fût-il en acier fondu, a servi de trop et qu’il est temps de leremplacer.

– Par qui ? demanda Lecoq.

Il regarda tour à tour ses trois compagnons,qui détournèrent les yeux.

– Si c’est par moi, reprit-il avec la rondeureffrontée qu’il affectait en certaines occasions, je veuxbien ; si c’est par l’un de vous, je demande le temps de laréflexion.

Le premier qui releva les yeux sur lui futPortai-Girard.

– L’Amitié, dit-il, mon brave, réfléchisd’abord sur ceci : tu n’es pas en force contre nous.

– Ah ! ah ! fit Lecoq, vous m’avezdonc appelé à donner mon avis quand vous étiez décidésd’avance ?

– Pour ce qui me regarde, oui, répliquaPortai-Girard ; tu vois que je te parle franchement. Pour cequi regarde nos amis, interroge-les et ils te répondront.

– À vous, sire, dit Lecoq sans rien perdre desa bonne humeur ironique, je serai heureux de connaître à fondl’opinion de votre majesté.

– Il y a du bon dans ce qu’a ditPortai-Girard, repartit M. de Saint-Louis, le colonelcherche beaucoup la petite bête, et je penche à croire que laparabole de l’essieu vient à point, mais ce n’est pas cela qui medétermine.

– Ah ! ah ! fit encore Lecoq, alorsvous êtes déterminé ?

– À peu près, et voici pourquoi. Le Père aplus d’esprit dans son petit doigt que nous dans toutes nospersonnes, mais enfin nous ne sommes pas des cruches non plus, ets’il nous espionne depuis le matin jusqu’au soir, avec un soin quifait son éloge, nous avons bien le droit aussi de regarder un petitpeu, de temps en temps, par le trou de la serrure. J’ai regardé ouj’ai fait regarder, cela importe peu, et j’ai acquis la convictionque la dernière marotte de notre bien-aimé maître, qui a promis àchacun de nous en particulier sa succession entière, plutôt dixfois qu’une…

– Pas mal, pas mal ! interrompit Lecoq ensouriant, le prince est plus observateur que je ne le croyais.

– Voyons ! fit Samuel, cette misérablecomédie de son héritage n’est-elle pas une preuve manifeste dedécadence ?

– Vous en êtes donc aussi, docteur ?demanda Lecoq visiblement ébranlé.

– Nous en sommes tous ! s’écriaPortai-Girard ; nous avons assez de ce bric-à-brac ! Sice n’était qu’un vieux coquin, à la bonne heure ! mais c’estun vieil idiot. Nous voulons un autre essieu.

– Bigre ! bigre ! murmura Lecoq, leschoses me paraissent fort avancées. Seulement le prince ne nous apas dit ce qu’il a vu par la serrure de notre vénéré père.

– J’ai vu, réponditM. de Saint-Louis, que notre vénéré père, soit qu’ilcompte vivre éternellement, soit qu’il s’abonne à mourir comme toutle monde, veut emporter avec lui le trésor des Habits Noirs, quej’évalue à plus de vingt millions, en nous laissant nus comme despetits saints Jean, en face de la justice charitablementavertie.

– Il doit y avoir en effet plus de vingtmillions, dit Samuel.

– Pourquoi pas un milliard, pendant que nous ysommes ? grommela Lecoq.

Le docteur en droit fit un geste de colère,mais M. de Saint-Louis prit la parole tranquillement etdit :

– Toulonnais, mon vieux, tu es le plus anciendans la maison et nous aurions voulu t’avoir avec nous. Tu peuxbien remarquer qu’on ne s’est embarrassé ici ni de Corona, ni del’abbé, ni de la comtesse de Clare. Toi seul as été convoqué. Maisil ne faudrait pas te mettre en tête que tu es un hommenécessaire : nous nous passerons de toi parfaitement. Voilàtrois semaines que nous travaillons l’association comme on brassede la pâte ; nous nous sommes mis en rapport avec ceux dusecond degré, et nous tenons les simples dans notre main.

– Pas possible ! gronda Lecoq, alors çabrûle ?

– Tu peux en juger : il faitjour en bas, cette nuit ; est-ce toi qui as battu lerappel ?

– Non… Mais êtes-vous bien sûrs que le Pèren’a pas entendu le tambour ?

Personne ne répondit, et il y eut comme unmalaise parmi les membres du conseil, tout à l’heure sirésolus.

Lecoq avait une figure à peindre. On eut ditd’un inventeur qui, au moment de prendre son brevet, trouve sonconcurrent arrivé avant lui au ministère.

– La première fois que j’ai eu cette idée-là,prononça-t-il enfin à voix basse, j’entends l’idée que vous avez,il n’était pas encore question de vous, mes braves, et cetteidée-là, d’autres l’avaient eue avant moi. On rit quand on parle dela corde de pendu que le bonhomme a dans sa poche ; on ritquand on dit que le bonhomme est le diable, moi tout comme lesautres, mais à l’exception de moi, qui n’ai jamais dit mon secret àpersonne, tous ceux qui ont eu cette idée-là sont morts !

– Bah ! fit Portai-Girard, ceux qui sontmorts s’étaient attaqués à un homme plein de force, et il n’y aplus qu’un agonisant en face de nous.

– Alors, pourquoi ne pas attendre ?

– Parce qu’il mourra comme il a vécu, et quesa dernière plaisanterie sera de faire sauter l’association commeune poudrière.

Lecoq avait pris un air sérieux et sessourcils étaient froncés profondément.

– S’il a eu cette fantaisie-là, dit-il, et jel’en crois bien capable, l’association sautera, j’en réponds. Il nereste pas grand-chose de lui, j’en conviens, mais tant qu’il y aurade lui un petit morceau gros comme le doigt, prenezgarde !…

Vous souriez ? les autres souriaientaussi… ceux qui sont morts.

Si j’étais avec vous contre lui, ce serait unecurieuse bataille, car je sais peut-être où est le défaut de sacuirasse ; si je suis avec lui contre vous, ou seulementneutre, je ne donne pas deux sous de votre peau. Nos intérêts sontcommuns, voilà le vrai ; ne nous fâchons donc pas, si c’estpossible, et discutons amicalement.

Le vrai, c’est encore qu’il y a beaucoupd’argent, non point en caisse, mais dans quelque trou ; dixmillions, vingt millions, trente millions ; je n’en sais pasle compte.

Le vrai, c’est enfin que le Père a pu avoirl’intention d’enterrer le trésor et l’association du même coup. Ilest de ceux qui disent :

« Après moi, la fin dumonde ! »

– Vous avouez cela et vous hésitez !s’écria Portai-Girard.

– J’hésite parce que je ne sais pas.

– Nous savons, nous…

– Alors parlez au lieu de menacer, parlez, jevous écoute. Portai-Girard et le prince regardèrent Samuel, qui ditavec une répugnance visible :

– Entre gens comme nous, il n’y a pas d’écritpossible. À quoi servent les pactes, quand même ils sont signésavec du sang ? Je ne connais pas le moyen de lier l’Amitié, etsi l’Amitié ne joue pas franc jeu, nous sommes perdus !

Lecoq se mit à rire et lui tendit la main autravers de la table.

– Toi, docteur, dit-il, tu commences àcomprendre le néant des pilules, comme nos braves amisreconnaissent l’inutilité du couteau.… vis-à-vis de certainsgaillards, bien entendu, car le commun des mortels restera toujoursvulnérable. Je joue franc jeu, puisque je discute. N’aurais-je paspu, dès le premier coup, vous dire : « Tope ! jesuis avec vous » ? Je joue franc jeu, puisquej’ajoute : Ne comptez pas trop, mes bons frères, sur letroupeau qui s’abreuve de punch en bas, car ni vous ni moi nous nesavons pour qui il fait jour en ce moment sous nospieds.

Son talon frappa le carreau, et comme si c’eûtété un signal, une sourde clameur monta de l’étage inférieur.

Chapitre 19Le scapulaire, le secret, le trésor

 

Tous les verres restaient pleins, exceptécelui de Lecoq, qu’il avait déjà vidé trois fois. Au début de laréunion, ses compagnons croyaient le tenir sur la sellette ;mais les choses avaient tourné au cours de l’entretien, etmaintenant Lecoq était le seul qui ne montrât ni embarras nidéfiance.

– Chacun est ici pour soi, dit-il enremplissant pour la quatrième fois son verre ; en nous pilantdans un mortier, le docteur, qui est pourtant un habile chimiste,ne trouverait pas un atome de préjugé. On nous appelle des coquins,je connais assez mon Paris pour savoir que les dix-neuf vingtièmesde ceux qui s’intitulent honnêtes gens sont exactement dans la mêmeposition que nous.

« Je ne cache pas que j’avais unefrayeur ; l’homme est un animal vaniteux et ambitieux, je medisais : Ce vieux farceur de colonel a glissé à l’oreille dePortai-Girard : « Tu seras mon successeur » ; àl’oreille de M. de Saint-Louis aussi, à l’oreille de cebon Samuel de même ; si cette idée a germé dans leur cervelle,comme elle aurait pu germer dans la mienne, le gâchis est complet,et notre vénérable papa n’aura qu’à nous enfermer ensemble pour quenous nous entredévorions.

« Or, nous étions ici enfermés ensembleet j’ai cru que la dînette allait commencer, mais pas dutout ! au lieu d’enfants gourmands, je trouve des gensraisonnables.

« À ma question nettement posée :Qui sera le maître, on m’a nettement répondu : Il n’y auraplus de maître.

« À cette autre demande : Quedeviendra l’association ? Réponse : Nous nous en moquonscomme du roi de Prusse ! L’association était destinée à gagnerde l’argent, il y a de l’argent, nous nous partageons le magotentre quatre, et puis nous nous souhaitons mutuellement bonnechance. Est-ce bien cela ?

– C’est bien cela, répondirent en même tempsles trois autres associés.

– Mes braves amis, reprit Lecoq, car noussommes véritablement des amis, depuis cinq minutes, le magot estassez lourd pour contenter l’appétit de chacun de nous, et le mondeest assez vaste pour que nous y puissions trouver un endroit où nosanciens camarades ne viendront point nous chercher. Parlons doncsérieusement, désormais, et mettons de côté les petites découvertesque chacun de vous a cru faire. Le colonel laisse traîner commecela des mystères mignons pour éveiller la curiosité de ceux quil’entourent ; mais moi je suis de sa maison, il y a vingt ansque je suis de sa maison. Vous connaissez le proverbe quidit : « Il n’est point de grand homme pour son valet dechambre » ? Le proverbe a menti cette fois ; j’aiété le valet, puis le secrétaire du colonel Bozzo-Corona, et jedéclare que c’est un grand homme, un très grand homme, un plusgrand homme que les grands hommes qui découvrent par hasardl’imprimerie, l’Amérique ou la vapeur : il a trouvé par lecalcul des probabilités un truc qui garantit le meurtre et le volcontre les chances du châtiment, il a inventé l’assurance encas de scélératesse.

– Nous savons tous cela, murmura Portai-Girardavec impatience.

– Savez-vous aussi le secret des HabitsNoirs ? demanda Lecoq, dont les lèvres se relevèrent en unsourire ironique.

Tous les regards exprimèrent une avidecuriosité.

– Non, n’est-ce pas ? poursuivit Lecoq.Le colonel Bozzo n’avait pas seulement à défendre son œuvre contreles chiens myopes et enrhumés du cerveau que nos gouvernementspaient très cher sous le nom de justice, de police, etc., il avaità défendre son œuvre contre ses propres ouvriers. L’univers a bienvieilli depuis quatre mille ans, mais l’homme est resté enfant, etles solennelles momeries qui étaient le fond des mystères del’antiquité se sont perpétuées à travers les âges, de telle sorteque les mauvais plaisants du sanctuaire d’Eleusis et des templesd’Isis ont eu des héritiers directs au fond des forteresses oùradotaient les francs juges d’Allemagne, comme dans les cavernes oùles Camorre de l’Italie du Sud bourraient leurs trabuccosen aiguisant leurs poignards. Le colonel n’est pas encore assezvieux pour avoir fréquenté les saintes Wehme, mais il a commandé enchef des bandes calabraises à la fin du siècle dernier, et l’Europeentière l’a connu sous le nom de Fra Diavolo.

– Fra Diavolo ! répétèrent avec le mêmeaccent d’incrédulité les trois maîtres. Quel conte !

– On dit cela, poursuivit Lecoq froidement,moi je ne connais que le Fra Diavolo de l’Opéra-Comique,et les biographies prétendent que ce célèbre chef desCamorre fut exécuté à Naples, en 1799 ; mais enCorse, où j’ai passé ma jeunesse, il y avait de vieux bandits quifrottaient encore leur chapelet contre la manche du colonel, quandils voulaient avoir une amulette bénie par le démon, et ilsl’appelaient entre eux Michel Pozza, qui est le nom historique deFra Diavolo.

Quoi qu’il en soit, il apporta parmi lesHabits Noirs le secret, le grand secret des prêtres égyptiens, deshiérophantes, des druides, des francs-chevaliers et deslibres-soldats de l’Apennin.

Ce fut pendant de longues années son prestigequi dure encore. Il était le seul à connaître le secret gravé àl’intérieur des deux médaillons qui forment le scapulaire desmaîtres de la Merci.

Je l’ai eu entre les mains, le scapulaire dela Merci. Je suis curieux, je l’ai ouvert, et je connais le secret.Je ne demande pas mieux que de vous le dire.

C’est un mot, un seul mot, répété en une trèsgrande quantité de langues dont la plupart me sont inconnues, etquand mes yeux tombèrent sur les lettres hébraïques quicommençaient la série, je crus qu’elles exprimaient le nom deDieu.

Cependant les lettres arabes qui suivaient nedisaient point Allah ; je me souviens des caractèresgrecs disposés ainsi : ouôev ; le latin que je comprisdéjà disait nihil ; puis venait l’allemandnichts ;l’anglais nothing, l’italienniente, l’espagnol nada, et pour vous épargnerles autres langues, le français rien !

– Et c’est là le secret des HabitsNoirs ! s’écria M. de Saint-Louis.

– Néant est le contraire de Dieu, murmuraSamuel ; je ne déteste pas cette idée-là, mais elle ne nousrapportera pas grand-chose !

– Je le pensai ainsi, répliqua M. Lecoq,puisque je remis fidèlement le scapulaire à sa place ; maisn’ayant plus de secret à chercher, tout mon flair se reporta sur letrésor. Ici je vais vous intéresser davantage : le trésorn’est pas, comme vous l’avez cru, un amas d’or et d’argent déposéici ou là, et probablement, selon mon opinion première, dans lescaves du couvent de Sartène, où le maître fait son pèlerinage unefois l’an ; le trésor est dans une petite cassette que chacunde vous pourrait porter sous son bras.

– Ce sont des diamants ! dit Samuel, dontles yeux brillèrent.

– Non, répliqua Lecoq.

– Ce sont des titres de dépôt ? demandaPortai-Girard.

– Non, répliqua encore Lecoq.

– Un pareil coffret, objectaM. de Saint-Louis, ne peut pourtant contenir une biengrosse somme en billets de banque.

– Le Royal-Exchange d’Angleterre, repartitLecoq, a des bank-notes depuis cinq livres jusqu’à un millionsterling. On en connaît trois de cette somme, et feu le prince deGalles, qui possédait, dit-on, un exemplaire de cette glorieuseestampe, pouvait emporter avec lui vingt-cinq millions de francsdans le tuyau de plume qui lui servait de cure-dent.

– Ces Anglais ! dit Portai-Girard, quelgrand peuple !

– Je ne pense pas, poursuivit Lecoq, que notrecassette, car elle est bien à nous, contienne des billets de banquede vingt-cinq millions, mais je sais qu’elle renferme des valeursanglaises pour une somme énorme. À supposer même que le Père aitfait plusieurs parts du trésor, ce qui est assez dans soncaractère, tous les œufs d’un finaud tel que lui ne pouvant pasêtre mis dans le même panier, c’est encore ici que doit être le bontas. Je vais vous en dire la raison. J’ai cru longtemps que lecolonel était au-dessus de la nature humaine par ce seul fait qu’iln’avait point en lui cette chose agréable mais compromettante qu’onappelle un cœur.

– Il n’en a pas ! s’écria Samuel.

– Il n’en a jamais eu ! appuyèrent lesdeux autres.

– Vous vous trompez, nul n’est parfaitici-bas. Depuis près de cent ans, notre vénéré maître a trahi tousses amis, dévalisé toutes ses connaissances, et envoyé dans unmonde meilleur la plupart de ceux qui l’ont servi ; mais il ya néanmoins, dans un petit coin de son antique carcasse, un objetquelconque qui lui tient lieu de cœur. Je l’ai vu pleurer une foisqu’il se croyait seul, pleurer de vraies larmes au chevet d’uneenfant que les médecins avaient condamnée.

– Fanchette, parbleu ! fit le docteur endroit, qui haussa les épaules ; il aime sa Fanchette comme maportière caresse son chat !

– Et il l’a donnée au plus lâche coquin de labande ! ajouta Samuel.

– C’est elle qui le voulut, repartit Lecoq. Ence temps, le comte Corona était beau comme un astre, et il chantaitle rôle d’Almaviva dans Le Barbier avec une voix quivalait cent mille écus de rente. Mais ne nous égarons pas dans lesdétails. Que le père aime sa Fanchette comme une perruche ou commeun bichon, peu importe, le fait est qu’il l’aime et qu’il lui apréparé un splendide avenir. Moi, qu’il n’aime pas, mais dont il abesoin sans cesse, je suis un peu l’esprit familier de samaison ; il hésite à m’étrangler, parce que je le tiens commeune habitude, et il en est venu à ne pas faire plus attention à moiqu’aux meubles de son hôtel. J’ai en outre quelques petitesintelligences dans la place, et la femme de chambre de ma belleennemie, la comtesse Corona, me fait son rapport quotidien.

Voici ce que j’ai appris avant-hier. Laveille, vers huit heures du soir, le Père avait eu une criseterrible. Son médecin, appelé en toute hâte…

– Comment ! son médecin ?interrompit Samuel.

– Ah ça, bonhomme, répliqua Lecoq, as-tujamais cru que le Père avalait tes drogues ?

– Je l’ai toujours soigné en toute honnêteté,répondit sérieusement Samuel.

– Mais tu as toujours nourri l’espoir que,dans un cas pressant, il te suffirait d’une bonne potion pour enfinir, et tu as fait partager ton espoir aux autres : il fautrayer cela de tes papiers.

Je continue. Le médecin a eu toutes les peinesdu monde à dominer la crise, et je crois qu’il a conseillé à sonmalade de mettre ordre à ses affaires.

Quand le médecin a été parti, on a renvoyétout le monde, et le Père est resté seul avec Fanchette.

Vous savez qu’elle couche, depuis quelquetemps, dans le grand cabinet voisin de la chambre du colonel.

Vous ne tenez pas absolument, n’est-ce pas, àsavoir par quelle fente de boiserie ou par quel trou de serrurej’ai surpris ce qui va suivre ? L’important, c’est que jel’aie surpris et que j’en garantisse l’exacte vérité.

Chapitre 20Le roman du colonel

 

Lecoq avala son cinquième verre de punch etreprit :

– L’idée que vous avez d’ouvrir la successionde notre bien-aimé maître, je l’avais avant vous, mes cherscollègues. Je ne vous accuse pas de me l’avoir volée, les beauxesprits se rencontrent, voilà tout !

Le Père est bien éloigné d’avoir baissé autantque vous le croyez ; mais il y a en lui de l’enfant, c’estcertain, comme chez tous les hommes de génie.

Il a toujours été enfant, cherchant le romandans ses combinaisons les plus sérieuses, et j’ajoute que sescombinaisons ont presque toujours réussi par leur côtéenfantin.

C’est la loi du succès. Les imaginations tropingénieuses sont comme les livres trop bien faits : elles neréussissent pas.

Le dernier roman du Père-à-tous, ou plutôt sadernière affaire, pour parler son langage, a dû être l’objet detous ses soins. Il y avait en lui deux mobiles égalementpassionnés : l’envie d’assurer à sa Fanchette un brillant, unpaisible avenir, et le besoin de nous jouer un tour suprême.

C’était arrangé depuis des mois, depuis desannées peut-être.

Donc, il y a trois jours, le colonel fitasseoir la comtesse Corona auprès de son lit et lui traça, comme onraconte une anecdote, le tableau de son existence future.

Il existe à la Nouvelle-Orléans une famille,française d’origine, qui occupe une position énorme ; le filsaîné de cette maison faisait, l’an dernier, son tour d’Europe. Lecolonel Bozzo et sa petite fille Francesca Corona passaient à Romele mois le plus rude de l’hiver. Le colonel a des précautions àgarder en Italie, non seulement par suite de son passé, mais encoreà cause de certains hauts faits, plus modernes, accomplis par lecomte Corona, son gendre. Sous prétexte d’incognito, il était àRome M. le marquis de Saint-Pierre, et Fanchette étaitMlle de Saint-Pierre.

L’Américain la vit et en devint éperdumentamoureux. Fanchette a le cœur sensible, elle allait voguer àpleines voiles sur le fleuve de Tendre, lorsque le Maître, quiavait son dessein, l’arrêta net et l’enleva pour la ramener enFrance.

Avant de partir néanmoins, il avait eu, lui,le colonel, une conférence avec le jeune Américain, qui s’étaitdéclaré et avait demandé la main deMlle de Saint-Pierre.

Depuis lors, le colonel et lui sont encorrespondance. C’est un mariage arrêté entre les deuxfamilles.

– Du vivant de Corona ? demandaSamuel.

– Sous la main du Père, répondit Lecoq, Coronaest comme nous tous un brin de paille qu’on peut briser au premiercaprice.

Ce que je viens de vous dire est del’histoire ; passons au roman.

Dans le petit poème récité à Fanchette, il y atrois jours, Corona était mort d’une fièvre cérébrale ou d’unefluxion de poitrine.

Le colonel n’a même pas pris la peine dechoisir la maladie qui tuera ce comparse.

Faites comme le colonel, supposez queFanchette est veuve, puisqu’elle le sera quand le colonelvoudra.

Il y a une dame anglaise, toute prête,convenable au plus haut point, joli nom, possédant les façons dumeilleur monde et qui conduirait Fanchette à la Nouvelle-Orléansavec tous les papiers constatant l’état civil deMlle de Saint-Pierre, y compris l’acte dedécès de son vénérable aïeul.

Le reste va de soi : le mariage fait,voile impénétrable jeté sur le passé, existence princière au seind’une des plus riches et des plus honorables familles du mondeentier.

Avez-vous quelque chose à dire contre cettecombinaison ?

Quand le Père eut achevé de raconter cetteanecdote, que j’appellerai préventive, il remit entre les mains dela comtesse le fameux coffret et lui ordonna de le serrer dans sachambre.

– Et cet ange de Fanchette accepta ?demandèrent à la fois les trois Habits Noirs.

– Le rôle virginal deMlle de Saint-Pierre ? je n’en sais rien,répondit Lecoq, mais le coffret, assurément oui. Et c’est là,veuillez le remarquer, le seul côté de la question qui nousintéresse. Vous savez désormais où trouver le trésor de la Merci,qui est notre patrimoine. Laissons à l’écart tout le reste, etdélibérons sur la question de savoir comment nous nous empareronsdu trésor de la Merci.

Le docteur en droit se frotta les mains etdit :

– Pour la première fois, depuis bienlongtemps, nous voilà en face d’une opération nette et claire.L’Amitié vient de nous rendre un grand service, je propose qu’ilait sa part, plus une prime.

– Accordé ! firent les deux autres.L’Amitié salua.

– J’accepte la prime, dit-il, mais ce que jevoudrais surtout, c’est ma part. Ne vendons pas trop vite la peaude l’ours ; l’affaire est nette et claire, c’est vrai, maiselle n’est pas encore dans le sac. Cette fois, songez-y bien, il nefaut rien laisser derrière nous.

– C’est un compte à établir, dittranquillement M. de Saint-Louis ; du moment quenous ne nous embarrasserons plus dans les subtilités dont abusaitle Maître, on verra ce qu’il faut et on taillera dans le vif. Lelieutenant mourra en prison, Valentine mourra dans son lit, etcette maman Léo, comme on l’appelle, au coin d’une borne.

– Restent nos quatre associés, dit Samuel.

– Chacun de nous se chargera de l’un d’eux,répliqua le docteur en droit. Je prends Corona, choisissez lesvôtres.

– Et Fanchette ? demanda Lecoq.

– Je prends Fanchette par-dessus lemarché ! dit Portai-Girard en proie à une fiévreuseexaltation. C’est un dernier coup de collier à donner, après quoinous sommes riches, puissants… et honnêtes !

– Et le colonel ? demanda encore Lecoq,qui baissa la voix malgré lui.

Personne ne répondit.

Aucun bruit ne montait plus de l’étageinférieur.

Au milieu du silence, qui avait quelque chosede solennel, on put entendre trois petits coups frappés avecprécaution, mais distinctement, à la double porte qui défendaitl’entrée du cabinet dit confessionnal.

Les quatre conjurés se regardèrent ; ilsétaient pâles et des gouttes de sueur perlaient à leurs fronts.

Portai-Girard dit le premier :

– C’est un maître !

On frappa encore, et cette fois d’une façonplus distincte.

Involontairement, M. de Saint-Louis,Samuel et le docteur en droit se mirent debout.

Lecoq seul resta assis et rectifia de cettesorte la dernière parole de Portai-Girard.

– Ce n’est pas un maître, dit-il d’une voixbasse mais ferme : c’est le Maître !

– N’ouvrons pas ! opina Samuel.

M. de Saint-Louis et le docteur endroit répétèrent :

– N’ouvrons pas !

Mais Lecoq, se levant à son tour, fit un pasvers la porte et dit :

– Tous ceux qui sont en bas appartiennent auPère avant de nous appartenir. Nous sommes pris au piège, mescamarades ; si le Maître a un doute, aucun de nous ne sortirad’ici !

Pour la troisième fois on frappa à la porteextérieure avec une certaine impatience. Les trois Habits Noirsretombèrent sur leurs sièges.

– Vous avez donc bien peur de lui ?demanda Lecoq en se redressant. Vous avez raison, et moi aussi,j’ai peur. Mais nous nous demandions tout à l’heure :« Qui se chargera de lui ? » Nous sommes quatre etil est seul ; il est mourant, nous sommes forts… allons,souriez mes frères, si vous pouvez ; l’occasion est belle, ils’agit de bien jouer notre jeu !

Chapitre 21Où il est parlé pour la première fois de la noce

 

Les trois Habits Noirs ne prenaient point lapeine de cacher leur trouble et les regards qu’ils échangeaienttémoignaient de leur profonde indécision.

Pendant que Lecoq ouvrait la première porte,Samuel dit à voix basse :

– Lecoq doit être de son bord.

– Non, répondit Portai, car Lecoq vient detrahir un trop gros secret.

– Lecoq a-t-il dit la vérité ? murmuraM. de Saint-Louis.

La main de Portai-Girard s’était glissée sousle revers de sa redingote.

– À vous deux, murmura-t-il rapidement, tenezl’Amitié, mais tenez ferme ! et nous allons voir un peu àjouer le jeu qu’il conseille.

– Hé bien ! hé bien ! disaitcependant au-dehors la voix frêle et flûtée du colonel Bozzo, vousme laissez prendre froid et je suis capable d’y gagner lacoqueluche.

– C’est donc bien vous, papa ? repartitLecoq ; du diable si on avait l’idée de vous attendre !il est plus de minuit, et vous vous couchez toujours avec lespoules.

– Je suis allé te chercher chez toi, dit levieillard, au moment où la seconde porte tournait sur ses gonds,mais j’ai trouvé nez de bois, et comme j’avais besoin de causeraffaires, je suis venu te relancer jusqu’ici.

Lecoq s’effaça pour livrer passage. Ce fut envérité un spectre qui entra : quelque chose de si tremblant etde si cassé qu’on eût dit le squelette même de la caducité,grelottant sous les plis à demi vides de la douillette ouatée.

Cela faisait pitié, mais c’était drôle à causedes efforts qu’essayait le spectre pour paraître ingambe etguilleret.

Mais cela était terrible aussi, carPortai-Girard baissa les yeux en serrant le manche de soncouteau.

Il y avait au milieu de ce visage hâve etcouleur de terre deux prunelles qui roulaient étrangement, laissantsourdre par intervalles des rayons verts comme ceux qui passententre les paupières demi-closes des chats.

D’un seul regard, le fantôme avait vu ettraduit le geste du docteur en droit. À cette sorte d’escrime, iln’avait jamais trouvé son maître, et avant même d’avoir franchi leseuil, il dit :

– Cette grosse coquine de Lampion n’est doncpas encore montée, hé ?

Ces mots, prononcés avec la mauvaise humeurd’un enfant maussade, étaient le résultat d’un calcul précis.

Ces mots lui sauvèrent la vie comme aurait pufaire la plus vigoureuse et la plus adroite de toutes lesparades.

En effet, Portai-Girard, poussé par l’excèsmême de sa terreur, allait l’abattre d’un seul coup.

Au lieu de cela, il retira sa main vide et ditd’un air bourru :

– Salut, père ! vous avez donc averti enbas ?

Les deux autres se levèrent disant commelui :

– Salut, père !

Le colonel eut son sourire de casse-noisetteagréable, et entra appuyé sur l’épaule de Lecoq.

Vous eussiez cherché en vain sur ses traitsl’ombre d’une inquiétude. Chez lui, tout restait toujours endedans.

– Bonsoir, bonsoir ; mes mignonsbien-aimés, dit-il en leur adressant à chacun le même signe decaresse paternelle ; j’ai eu ma grosse fièvre ce soir, centdix pulsations, Samuel, ma chatte ! Mais il ne faut pass’écouter ; si je restais tranquille, je m’engourdirais. Quandje suis arrivé en bas, l’estaminet était déjà fermé ; j’aifait toc-toc à la fenêtre de la cuisine, et Lampion a voulum’ouvrir, mais je lui ai dit : « Bobonne, je crois que tuas du monde, quoiqu’on n’entende rien ; je vais àl’entresol ; monte-moi de la limonade à l’anis, car j’étranglede soif… »

Il s’interrompit pour ajouter du ton le plusnaturel :

– Timbre donc, l’Amitié, cette Lampion va melaisser étouffer.

Lecoq toucha le timbre, mais ilpensa :

– Le vieux drôle nous a roulés encore unefois. Lampion n’était pas prévenue.

– Ah ! mes pauvres bibis, soupira lecolonel en se laissant tomber dans le siège que Samuel et le princelui avancèrent, ne devenez jamais si vieux que moi ! C’esthonteux de mourir ainsi par petits morceaux ! Je suis biencontent de te voir, Portai ; j’ai justement une contrariété dechicane qui m’a agacé les nerfs au moment où j’allais me mettre aulit, en quittant cette bonne marquise. Elle ne veut pas endémordre, vous savez ? Elle ne consentira jamais à laisserpartir les deux enfants sans qu’ils soient bel et bien mariés. Lamorale, la religion… enfin, vous comprenez, je lui ai promis toutce qu’elle a voulu. On les mariera, et je vous invite à la noce.Mais chut ! voici Lampion, nous allons recauser de toutcela.

La face rubiconde de la dame de comptoirparut, en effet, à la porte entrebâillée.

Elle ne vit rien, selon la coutume, sinon cinqvoiles noirs sur autant de visages.

– On a appelé ? dit-elle.

– Ne m’apportes-tu pas ma limonade àl’anis ? demanda le colonel, qui souriait narquoisement.

La grosse femme répéta d’un airidiot :

– Votre limonade à l’anis ?

– Sac à l’absinthe ! s’écria le colonel,feignant une colère soudaine, je te mettrai à pied, tu bois trop,l’eau-de-vie te sort par les yeux ! Va-t’en, je ne veux riende toi, je n’ai plus soif. Que personne ne bouge en bas !Il fait jour, jusqu’à nouvel ordre.

La grosse femme s’enfuit.

Il n’y avait personne désormais dans leConfessionnal pour ne point comprendre la ruse du vieillard, quivenait d’élever une muraille solide entre lui et toute tentative deviolence.

Le colonel, du reste, ne se gêna pas pourtriompher ouvertement. Il se frotta les mains en regardant Lecoq,qui lui adressa un sourire de flatterie.

Les trois autres, malgré leurs efforts, neréussissaient point à dissimuler leur embarras.

– Eh bien ! oui ! eh bien !oui ! reprit le colonel après un silence, vous avez devinéjuste, mes trésors ; j’ai eu un petit peu défiance de vous,dans le premier moment, parce qu’on serait très bien ici pourassassiner le vieux père. Certes, personne ne viendrait chercher aufond de ce bouge les quelques gouttes de sang refroidi qui setrouvent peut-être encore dans les veines du colonel Bozzo-Corona.J’ai eu tort d’avoir peur, je vous connais, vous me défendriez tousau péril de votre vie ; mais je ne me repens pas du petit tourque je vous ai joué, parce que cela entretient la main. Il n’estjamais mauvais d’avoir peur quand la peur n’empêche pas decombattre.

Je disais donc, poursuivit-il en changeant deton, que je comptais trouver l’Amitié tout seul et causer avec luide notre situation, car les choses s’embrouillent, voyez-vous, meschéris. Je ne me souviens plus très bien de l’histoire de ceCadmus, roi de Thèbes, qui tua un dragon dont les dents piquées enterre produisaient d’autres monstres, comme les glands font pousserdes chênes, mais il nous arrive quelque chose de semblable. Chaquefois que nous tuons un ennemi, trois ou quatre ennemis nouveauxsurgissent ; cela me donne du tintouin, je pense, je rêvasse,je me creuse la cervelle et ma pauvre santé s’en ressent.

Il avait courbé sa tête sur sa poitrine et sespouces tournaient lentement.

– Et mes locataires qui s’en mêlent !s’écria-t-il tout à coup avec un vif sentiment de colère ;tire-moi de là, Portai, si tu veux que nous restions bons amis. Tuvas me dire que ce sont des misères ? Il n’y a pas de misèresdans une maison bien tenue, et je suis sûr que cette histoire-là vame coûter encore dans les trois ou quatre cents francs.

Il parlait désormais d’un ton saccadé, avecune extrême volubilité. On pouvait voir que le sujet l’intéressaitpuissamment et qu’il ne jouait plus la comédie. Les regards curieuxde ses compagnons étaient fixés sur lui.

– Y a-t-il une loi ? continua-t-il enfrappant contre le bras de son fauteuil sa main qui rendit un bruitsec ; la loi est-elle la même pour tout le monde ? etparce qu’on a le malheur d’avoir fait sa pelote, doit-on être à lamerci du premier va-nu-pieds qui monte sur les toits pour criercontre les riches et contre les propriétaires ? Voilà lefait : j’ai acheté la maison voisine de mon hôtel, et, entreparenthèses, je l’ai payée trop cher ; mon notaire est unfilou que nous réglerons un jour ou l’autre, il en vaut la peine.Au cinquième étage de cette maison, il y a un ménage d’employés,mauvaise engeance, toujours en retard pour leur loyer et en avancepour demander des réparations. Ce soir, à l’instant où j’allais mecoucher, j’ai reçu une lettre de la femme, qui dépense au moins sixmille francs pour sa toilette avec les cent louis d’appointementsde son mari. Ah ! le siècle va bien ! et ceux qui sontjeunes en verront de drôles ! Ce que je veux savoir, c’est sije suis forcé de remettre à neuf le fourneau que ces gens-là ontbrûlé à force d’y cuisiner toute sorte de friandises.

– Le fourneau est-il d’attache ? demandale docteur en droit.

– Sangodémi ! s’écria le colonel, jamaisil ne répondrait oui ou non du premier coup ! Il y a toujoursdes si, toujours des mais ! La raison dit cependant que dansun logement de six cents francs, on ne doit pas faire pour milleécus de cuisine ! Les fourneaux sont en rapport avec le tauxde la location, quand le diable y serait ! Mais laissons cela,tu me donnerais tort, et je veux avoir raison ; je plaiderai,et j’ai bien assez d’aisance, n’est-ce pas, pour flanquer monlocataire sur la paille avec les frais de procédure ! moi,d’abord, l’injustice me met hors des gonds.

Ses paupières baissées battirent, pendantqu’il faisait effort pour reprendre son calme. Autour de lui,personne ne parlait plus.

Il reprit en baissant la voix comme s’il avaiteu honte de son émotion :

– Les personnes trop vieilles sont comme lesenfants, elles s’imaginent toujours que leurs amis font attention àce qui les intéresse.

Il eut un petit rire court et sec, puis ilreprit d’un ton dégagé :

– Excusez-moi, bijoux, nous allons parler devos propres affaires, Nous allons en parler pour la dernière fois,moi du moins, car aussitôt que je vous aurai tirés du guêpier où lediable vous a mis, je donnerai ma démission, cette fois,irrévocablement. N’essayez pas d’aller contre cela, ce seraitinutile…

« Et d’ailleurs, ajouta-t-il avecmélancolie, mes heures sont comptées. Mes chéris, si je ne consulteplus notre bon Samuel, c’est que je n’ai plus besoin de lui pourconnaître mon sort.

« Allons ! vous voilà toutattristés ! Mais soyez tranquilles : je laisseraiderrière moi quelque chose qui vous consolera.

« L’arme invisible est une joliemachinette, et d’ailleurs nous n’avions pas le choix pour ce bonRemy d’Arx ; les autres armes ne pouvaient rien contrelui ; mais l’arme invisible comme tout ce qui est de ce mondea ses inconvénients et ses défauts : elle ne tue pas raidecomme un coup de couteau piqué en plein cœur. Remy d’Arx a traînédeux jours, et c’est beaucoup trop. Ce qui s’est passé pendant cesdeux jours, je crois le savoir, mais il se peut que j’ignore encorequelque chose.

« Voyons, trésors, voulez-vous être biengentils, et m’obéir encore une fois aveuglément ?

Il n’y eut qu’une seule voix pourrépondre :

– Nous vous obéirons toujours aveuglément.

Les yeux vitreux du maître eurent cet éclatbizarre que nous avons déjà dépeint tant de fois.

– C’est une idée que j’ai, reprit-il, je latrouve charmante, mais il suffirait d’un faux mouvement, d’unemaladresse grosse comme le doigt, pour me la gâter de fond encomble ! C’est pourquoi je vous demande de rester complètementpassifs. Je dis : complètement.

« Vous savez, avant de s’éteindre, on ditque les lampes jettent une flamme plus brillante. J’ai vraiment euun grain de génie ce soir.

« Cela m’est venu par l’insistance mêmeque cette bonne marquise mettait à exiger le mariage préalable denos deux jeunes gens.

« Étant donné cette nécessité absolue oùla connaissance qu’ils ont de notre secret nous place vis-à-visd’eux, ma première idée de les faire disparaître dans une tentatived’évasion était simple comme bonjour.

« Mais voici qu’il y a maintenant sousjeu cette bonne femme, la veuve Samayoux, qui en sait plus long queje ne voudrais. Notre ami Lecoq n’a pas entendu, ce soir, tout cequi s’est dit entre elle et Mlle de Villanove.Elle joue serré, la chère enfant ! Prenons garde à elle.

« Il y a, en outre, le marchef qui arefusé tout net d’aller prendre le vert dans nos pâturages deSartène.

« Il y a enfin un certain Germain, levieux domestique de Remy d’Arx, qui ne l’a pas abandonné un seulinstant pendant son agonie. Ah ! mais cela fait bien du monde,dites donc ?

« La noce aura lieu, mes mignons, elleaura lieu chez moi ; la cérémonie religieuse, bien entendu,car je ne peux pas procurer aux deux fiancés la bénédiction demonsieur le maire… Commencez-vous à me comprendre ?

Il s’était redressé dans son fauteuil, et sarespiration devenait haletante.

Le Dr Samuel fit un mouvement pours’approcher de lui, mais il l’écarta du geste.

– Je me vois finir, dit-il, en se retenant desdeux mains au bras de son fauteuil ; je n’ai aucune illusionet je pourrais faire le compte exact des heures qui me restent, cene sera pas encore pour cette nuit. Je vous promets d’ailleurs devous avertir ; soyez tranquilles, je serai de la noce.

Il ajouta avec un sourire véritablementdiabolique :

– Mme la marquise d’Ornans ensera aussi pour me remercier d’avoir accompli ma promesse ;nous y inviterons également la veuve Samayoux, notre bon serviteurle marchef, et même le vieux Germain, domestique de Remy d’Arx…, etvous y viendrez vous-mêmes, mes enfants, pour voir votre maîtreexpirant gagner sa dernière bataille !

Chapitre 22Maman Léo entre en campagne

 

Il était environ deux heures de nuit quand ceprodigieux comédien, le colonel Bozzo-Corona, sortit sain et saufdu coupe-gorge où il s’était engagé avec une intrépidité sihasardeuse.

Certes, on ne peut pas dire qu’il réussissaità tromper ses compagnons, mais entre gens qui se livrent labataille de la vie, il ne s’agit pas toujours de se trompermutuellement ; il est vrai de dire même que les cas où l’onparvient à tromper dans toute la rigueur du mot sont assezrares : les habiles dédaignent ce but, juché trop haut ;toute leur ambition est d’imposer le rôle effronté qu’ils ontchoisi à leurs amis comme à leurs ennemis.

Ne connaissons-nous pas, dans d’autres sphèreset très loin des ténébreux ateliers où les Habits Noirstravaillent, nombre de probités avérées appartenant à d’illustresescrocs ? quantité de vaillances dites notoires, mais masquantla colique des trembleurs émérites ? et jusqu’à des talentsmême, ce qui semble impossible, des talents très adulés, trèstapageurs, très exigeants, qui crèveraient comme des vessiesgonflées de vent si la critique complice ne se promenait pas l’armeau bras devant la porte de leur salle à manger ?

Tous ceux-là ont le don ou la force de secramponner à la place qu’ils ont conquise, de manière ou d’autre,avec de l’argent, avec de l’amour, avec de la ruse, avec de lacuisine ou tout uniment par hasard.

Ils ne trompent ni vous, ni moi, ni personne,mais pour ne pas faire monter trop de rouge au front des naïfs etpar pure décence, ils continuent de jouer la comédie qui fit leursuccès.

Ainsi en était-il du colonel Bozzo-Coronavis-à-vis de ceux qui le haïssaient mortellement et pourtant quilui obéissaient en esclaves.

Sa main était sur eux, sa main tremblante,mais si lourde ! La diplomatie qu’il employait à leur égard,usée jusqu’à la corde, était, comme toutes les diplomaties dureste, une simple mise en scène destinée à pallier le faitbrutal.

À savoir, la force de l’un et la faiblesse desautres.

Il y avait cependant un atome de vérité parmicet amas de vieux mensonges qui avaient tant et tant servi.

Le colonel avait été sincère en parlant duchagrin que lui causait la réparation de fourneau demandée par sonlocataire.

Cela est si vrai qu’au lieu de prendre aveclui, comme d’habitude, Lecoq, son inséparable, il avait fait monterPortai-Girard dans son coupé.

Il y a loin du boulevard desFilles-du-Calvaire à la rue Thérèse.

Pendant tout le temps que dura le voyage, lecolonel Bozzo, parlant avec une animation extraordinaire, traita laquestion du fourneau, se faisant expliquer plutôt dix fois qu’unela théorie des immeubles par destination et taxant d’absurdité laloi qu’on n’avait pas faite à sa fantaisie.

– Si j’étais plus jeune, dit-il, je seraiscapable, moi, de faire des barricades contre une énormitépareille ! Je ne suis pas maître de cela, l’injusticem’exaspère ! Comment ! pour un misérable loyer de 600francs, cent écus de dépense ! le législateur n’a jamais eud’autre but que de caresser le prolétariat, c’est évident.

Ce fut seulement aux environs du Palais-Royalque, son caractère sarcastique reprenant le dessus, il dit enfrappant sur le genou de Portai :

– Figure-toi que quand je suis entré tout àl’heure là-bas, à l’entresol, tu avais ta main sous ton gilet, ilm’a passé une idée ridicule. Ah ! dame, je n’ai plus lacervelle bien solide, et si j’ai fait semblant d’avoir prévenuLampion…

– C’est donc que vous aviez défiance demoi ! interrompit Portai d’un ton pénétré.

– C’est idiot ! dit le colonel. Tun’aurais pas eu besoin d’un couteau, il eût suffi d’unechiquenaude.

En ce moment le coupé s’arrêta et le cocherdemanda la porte.

– À te revoir, ma brebis, reprit le colonel,et merci de tes bons conseils. La noce dont je vous ai parlé auralieu plus tôt que vous ne croyez, car je n’ai plus le temps detraiter mes affaires à long terme. Je n’ai jamais rien imaginé desi curieux ; tu sais, ce sera mon chef-d’œuvre. Vous recevrezdes invitations.

Son domestique le prit sur le marchepied etl’emporta comme un enfant.

– Encore un mot, dit-il avant de passer laporte cochère, si tu trouves un biais pour le fourneau, viens mevoir. C’est une question de principe ; je ne regarderais pas àune centaine de louis pour souffler ces 300 francs-là à monscélérat de locataire.

La porte cochère se referma et le docteur endroit descendit la rue la tête basse.

Vers le même moment, dans cette ruelletortueuse qui conduisait de la Galiotte au faubourg du Temple etqu’on appelait le chemin des Amoureux, trois hommes allaient, latête basse aussi, et les mains derrière le dos. Vous eussiez ditdes joueurs décavés, tant leur contenance était morne.

On eût pu les suivre pendant plus de cent passans surprendre deux paroles échangées.

– Je vais me coucher, dit enfin Lecoq, quis’arrêta tout à coup. Voulez-vous un conseil ? faites lesmorts et ne bougez plus !

– Savais-tu qu’il devait venir,l’Amitié ? demanda M. de Saint-Louis d’un tonplaintif.

– Es-tu avec lui ? demanda en même tempsSamuel.

– Je ne savais rien, répondit Lecoq, maisquand il s’agit de papa, je m’attends à tout.

– Penses-tu qu’il nous ait devinés ?demanda encore le prince.

Lecoq eut son gros rire.

– Il n’a rien deviné ce soir, répliqua-t-il,parce qu’il savait tout d’avance, et c’est ce qui vous sauve, mesbien bons. Il n’a pas plus de raison pour vous supprimeraujourd’hui qu’il n’en avait hier.

– Quand le diable y serait, s’écria Samuel enfrappant du pied, c’est un cadavre ambulant, il n’a plus que lesouffle !

– N’a-t-il plus que le souffle ? murmuraLecoq. La première fois que je le vis, c’était en Corse, dans lessouterrains du monastère de la Merci. Écoutez cette histoire-là,elle est drôle. Il y avait révolte, car il y a toujours eu révoltechez nous ; on avait garrotté le Père, qui était déjà vieuxcomme Hérode, et les Maîtres jouaient aux cartes pour savoir qui lepoignarderait. Le sort tomba au médecin, un habile homme, commetoi, Samuel, et le médecin dit :

– À quoi bon frapper un agonisant ?Laissez-le garrotté sur sa paille et je vous garantis que demainmatin, il n’y aura plus personne.

On le crut, et, par le fait, sa prédiction seréalisa : le lendemain matin, il n’y avait plus personne surla paille. L’agonisant avait brisé ses liens et s’était échappé parle trou de la serrure.

Et pendant que les sept Maîtres étaient là,s’étonnant d’une aventure si bizarre, il y eut un grand fracas à laporte, quelque chose comme un feu de peloton.

Et les sept Maîtres ne s’étonnèrent plus, àmoins qu’on ne s’étonne encore dans l’autre monde.

– On les avait assassinés ! balbutiaM. de Saint-Louis.

– Tous les sept ! ajouta Samuel.

– Il y a juste trente-cinq ans de cela, repritLecoq ; qui sait si dans trente-cinq autres années le Maîtrene continuera pas d’agoniser ? Qui vivra verra ; je voussouhaite une bonne nuit.

Plus d’une heure avant le jour, maman Léosauta hors de son lit et alluma sa chandelle. Elle avait passétoute sa nuit à se tourner et à se retourner entre ses draps,dormant quelques minutes d’un sommeil fiévreux et plein derêves ; puis s’éveillant en sursaut, la poitrine oppressée parune indicible terreur.

Elle voyait toujours la même chose dès que sesyeux se fermaient ; son bien-aimé Maurice aux prises avec lesHabits Noirs, c’est-à-dire un pauvre beau jeune homme sans armes,entouré de démons qui brandissaient des poignards.

– Ce n’est pas tout ça, dit-elle en commençantsa toilette, qui n’était jamais bien longue ; quand on rêve,la peur vous prend, et il n’y a pas de mal ; mais dès qu’onest éveillé, défense de trembler : Il s’agit d’avoir desidées, et des bonnes ; de se manier en double et de ne pasaller comme une corneille qui abat les noix !

Par prévision des démarches qu’elle allaitêtre obligée de faire dans cette journée solennelle, maman Léochercha parmi ses nippes ce qu’il y avait de plus décent et demoins voyant.

À cet égard, le choix n’était pas très grand,car la veuve de Jean-Paul Samayoux avait un goût terrible. Enmusique, elle aimait la grosse caisse et le fifre ; en fait decouleurs, elle adorait ces mariages hardis qui fiancent l’écarlateau vert tendre et le jaune d’or au bleu de Prusse.

Elle parvint pourtant à se composer un costumede coupe à peu près raisonnable et de nuances relativement neutresqui ne devaient pas convier les gamins des divers quartiers deParis à lui faire dans la rue une escorte triomphale.

Quand elle eut regardé dans son miroir cassél’ensemble de cette toilette sévère, elle se dit aveccomplaisance :

– Ça n’avantage pas une femme jeune encore,mais ça lui fiche l’air d’une ouvreuse des grands théâtres ou de ladame d’un président !

Il y avait sous son lit une boîte de sapinassez épaisse et cerclée de fer qu’elle retira pour l’ouvrir àl’aide d’une petite clef pendue à son cou.

Cette boîte contenait à la fois les archiveset la fortune de Mme veuve Samayoux, premièredompteuse des capitales de l’Europe. Il lui arrivait assez souventd’en étaler le contenu sur son lit à ses heures de loisirs, carceux qui ont acquis en ce monde quelque gloire aiment à feuilleterles pages de leur passé.

Maman Léo se croyait de bonne foi une personnecélèbre, et peut-être ne se trompait-elle pas tout à fait. AuxLoges, à la fête de Saint-Cloud et à la foire au pain d’épices, peude réputations pouvaient contrebalancer la sienne.

Vous souvenez-vous que nous la comparâmes unefois à la Sémiramis du Nord ? On dit que la grande Catherinefaisait collection des portraits de ses favoris, et cela devaitencombrer tout un Louvre ! Maman Léo, moins bien placée pourjeter le mouchoir aux princes et aux feld-maréchaux, avait unedouzaine de miniatures à quinze francs auxquelles la boîte de sapinservait de galerie.

Pour donner une idée de la bonté de son cœur,nous dirons que le portrait de feu Samayoux était là comme lesautres et avait le plus beau cadre.

Celui de maman Léo elle-même ne manquait pointà la collection, mais il était sur une affiche enluminée que ladompteuse ne dépliait jamais sans un sentiment mélangé de fierté etde mélancolie.

– On ne peut pas être et avoir été, sedisait-elle en regardant l’estampe qui la montrait à elle-même dansun maillot collant couleur orange et entourée de ses bêtes féroces,lesquelles semblaient admirer sa pose à la fois gracieuse etintrépide.

Sous l’affiche se trouvait un brevet d’armes,délivré, par galanterie peut-être, à Léocadie, « l’amour desbraves », par les maîtres et prévôts de la ville deStrasbourg.

Il y avait encore des feuilles volantesnombreuses chargées d’une écriture lourde et incorrecte quiformaient le recueil complet des poésies fugitives de ladompteuse.

Vous eussiez retrouvé là l’ode sivigoureusement imprégnée de sensibilité queMme Samayoux, en s’accompagnant sur la guitare,avait chantée à Maurice, le soir de leur première entrevue.

Ce fut celle-là que son regard cherchad’abord, et ses yeux se mouillèrent pendant qu’elle lisait cettestrophe exprimant si bien les angoisses de sa pauvre âme :

Ah ! puissent mes bêtes féroces unjour me dévorer

Plutôt que de continuer dans un pareilsupplice ;

On ne souffre pas longtemps à êtremangé,

Et c’est pour toujours que mon bourreauest Maurice !

– C’est fini ces bêtises-là, murmura-t-elle,et c’est remplacé chez moi par le cœur d’une mère !

Sous la poésie enfin et tout au fond de laboîte, il y avait un paquet ficelé, composé de titres de rentes etde quelques autres bonnes valeurs.

Maman Léo prit le paquet, remit toutes lesautres paperasses dans le coffre et le replaça sous le lit, aprèsl’avoir fermé.

– Ça, pensa-t-elle tout haut d’un air tristemais résolu, je croyais bien que c’était le repos de mes vieuxjours, mais ça va sauter comme un cabri sans faire ni une ni deux.Pour évader un quelqu’un, il faut de l’argent, c’est connu, afin deséduire les diverses racailles qui font dans la prison le métier demes gardiens à la ménagerie. Il est peut-être bien tard pourrecommencer sa fortune à l’âge que j’ai… Allons ! c’est bon,pas de raisons ! Si on ne refait pas sa fortune on mourra dansla misère, voilà tout ! Il y en a eu bien d’autres, et mongarçon sera sauvé.

Elle sortit de sa maison roulante avec sonpaquet sous le bras et vint frapper à la porte de la baraque.

Échalot, probablement, n’avait pas dormi plusqu’elle, car il répondit au premier appel.

Le jour venait. Maman Léo se chargea de garderSaladin pendant qu’Échalot allait chercher le café au lait dans unede ces crémeries qui avoisinent les halles et qui ne fermentjamais.

On déjeuna. Échalot et sa patronne étaientémus tous les deux comme le matin d’une bataille, mais cela ne leurôtait point l’appétit.

– Voilà l’ordre et la marche, dit ladompteuse, qui jusqu’alors avait mangé sans parler, on va fermer laboutique.

– Mais, objecta Échalot, M. Gondrequin etM. Baruque vont venir…

– Qu’ils aillent au diable voir si j’ysuis ! je me moque de tout, moi, vois-tu ? Tu sais monidée, il n’y a plus rien autre dans ma tête… J’en ai connu de plusfins que toi, dis donc, bonhomme, mais tu as du dévouement et çasuffira.

– S’il ne faut que risquer son existence…,commença Échalot.

– La paix ! Il ne s’agit pas de jouer desmains, mais de traiter des affaires délicates. Tu vas mettre tonmioche dans sa gibecière et me suivre partout comme un chien.

– Et bien content, encore ! ditÉchalot ; mais il y a le lion qui n’a pas passé une bonnenuit…

– Il peut crever s’il veut, et la baraquebrûler ! et le ciel tomber ! Plie tes bagages, nousallons partir en guerre !

Chapitre 23Le Rendez-vous de la Force

 

Je ne suis pas du tout parmi ceux quiinsultent le Paris neuf, dont les larges voies s’inondent d’air etde lumière. Il a coûté, dit-on, ce Paris, beaucoup trop d’argent,mais la santé publique vaut bien la peine de n’être pointmarchandée.

Je lui reprocherais plutôt, à cette villeblanche et nouvelle, d’avoir dissipé en passant tout un trésor desouvenirs.

Sans nier la beauté un peu trop bourgeoise desfameux boulevards qui ne sauraient être habités que par des riches,je songe malgré moi à cet autre Paris, moins esclave du cordeau, oùles palais n’avaient pas honte de se laisser approcher par lesmasures.

C’était le Paris historique, celui-là, dontchaque maison racontait une légende ; et tenez ! là-bas,au fond de ce vieux Marais par dessus lequel les embellissementsHaussmann ont sauté pour arriver plus vite aux points stratégiquesdu faubourg Saint-Antoine, vous trouveriez encore tel écheveau derues à la fois populaires et nobles dont le seul aspect vaut toutun volume de Dulaure ou de Saint-Victor.

Je me rappelle la mansarde où fut écrit monpremier livre : c’était en 1840, hélas ! De ma fenêtre,donnant sur les derrières de la rue Pavée, je voyais les croiséesde Mme de Sévigné, à l’hôtel Carnavalet, cebijou de pierre qui n’échappera pas à l’épidémie des restaurationsmunicipales ; je voyais, dis-je, le logis de l’adorée marquisepar dessus le roulage qui remplaçait la maison de Charles deLorraine où fut le berceau des Guise.

Je voyais aussi le grand hôtel de Lamoignon,bâti par Charles IX pour le duc d’Angoulême, fils de Marie Touchet,celui-là même dont Tallemant des Réaux, le roi des bonnes langues,disait : « Il aurait été le plus grand homme de sonsiècle s’il eût pu se défaire de l’humeur d’escroc que Dieu luiavait donnée. »

Quand ses gens lui demandaient leurs gages, ilrépondait : « Marauds, ne voyez-vous point ces quatrerues qui aboutissent à l’hôtel d’Angoulême ? Vous êtes en bonlieu, profitez des passants. »

Ce fut pourtant dans la chambre à coucher dece brillant coquin que naquit l’austère avocat de Louis XVI,M. de Malesherbes.

Je voyais enfin les pignons confus,bizarrement pittoresques et toujours charmants malgré leurdestination lugubre, de ces deux palais jumeaux, l’hôtel de Caumontet l’hôtel de Brienne, qui étaient devenus prison après avoirabrité tant d’élégances et tant de joies.

J’étais voisin de la Force, et ceci n’est pastout à fait une digression oiseuse, car c’est à la Force que nousallons retrouver un de nos meilleurs amis, le lieutenant MauricePagès.

La barre qui me servait de balcon dominait lesdeux seigneuriales demeures qui, depuis l’an 1780, remplaçaient leFort-l’Évêque et le Petit-Châtelet. Par-dessus le préau, dit lacour de Vit-au-Lait, parce qu’elle était jadis habitée seulementpar les détenus condamnés pour n’avoir point payé les mois denourrices de leurs enfants, j’apercevais le profil des troisgrands salons où le père de M. le duc de Lauzun donnait àdanser, ainsi que l’œil-de-bœuf de l’hôtel de Brienne qui, par unematinée de septembre, montra pour la dernière fois le soleil desvivants à la malheureuse princesse de Lamballe.

Immédiatement au-dessous de ma lucarne étaitun mur tout neuf et qui semblait ne servir à rien.

On l’avait bâti à la suite de plusieursévasions hardies qui avaient eu lieu par les jardins de la maisonmême que j’habitais et dont une aile en pavillon touchait lesclôtures de la Petite-Force.

Un instant, les évasions avaient étéfréquentes au point de tenir tout le quartier en éveil, et lesloyers des étages inférieurs de ma maison en étaient tombés à vilprix.

Le mur neuf n’avait cependant fermé qu’uneroute. On s’évadait maintenant d’un autre côté.

Pour empêcher ce jeu, il fallut démolir laForce.

C’était le lendemain de notre visite à cetteautre prison, l’établissement du Dr Samuel. Il pouvaitêtre neuf heures du matin.

Le temps continuait d’être sombre etfroid ; la neige foulée couvrait les pavés comme un masticbrunâtre.

Dans la paisible rue du Roi-de-Sicile, quiétait alors le meilleur chemin pour descendre de la place Royale àl’hôtel de ville, de rares passants allaient et venaient.

Le factionnaire de la porte basse de la Force,empaqueté dans son manteau gris, battait la semelle au fond de saguérite.

Cette porte basse, qui s’ouvrait rue duRoi-de-Sicile, commençait la série des numéros pairs ;l’entrée principale était au n° 22 de la rue Pavée.

À l’angle des deux voies, du côté de la rueSaint-Antoine, il y avait une buvette borgne qui s’était donnébonnement pour enseigne le nom même de la sombre demeure. Au-dessusde ses trois fenêtres, masquées de cotonnade gros bleu, on pouvaitlire cette enseigne : Au Rendez-vous de la Force,Lheureux, limonadier, vend vins, eaux-de-vie et liqueurs.

Tous les rideaux tombaient droit, cachantl’intérieur de la buvette, excepté celui de la croisée qui serapprochait le plus du coin de la maison et d’où il était possibled’apercevoir à la fois la porte basse de la rue du Roi-de-Sicile etla grande porte de la rue Pavée.

Là, derrière le rideau relevé en angle, onpouvait distinguer, à travers le carreau troublé, la tête pâle ettriste d’un très jeune garçon, coiffé d’une casquette et guettantle dehors d’un regard attentif.

Ce jeune garçon avait le costume ordinaire desouvriers parisiens, en semaine, mais sa figure délicate et d’uneblancheur maladive contrastait avec la grosse toile du bourgerongris qu’il portait par dessus la veste.

Il était, en vérité, trop beau ; aussi lepetit homme replet qui répondait au nom de Joseph Lheureux et quigouvernait le Rendez-vous de la Force dit-il, en apportant le verrede vin chaud que l’adolescent avait demandé :

– Le travail ne vous a pas fait du tort àvotre peau, jeune homme. Si nous avions encore des détenuspolitiques ici près, je saurais quel martel vous avez en tête. Ilen venait assez de votre poil, dans le temps, qui avaient l’air,comme vous, d’avoir logé dans des boîtes où il y a du coton.

– Je sors de l’hôpital, répondit l’adolescentavec calme.

Sa voix était douce, mais grave.

Lheureux essuya le coin de la table etgrommela :

– Tiens ! c’est la voix d’un petit garstout de même ! L’adolescent ajouta en soutenant le regardcurieux du cabaretier :

– Et j’ai bien peur d’être obligé d’yrentrer.

– À l’hôpital ? fit Lheureux. Pour mapart, je n’y ai jamais fréquenté. Les bons vivants comme moi nevont à l’Hôtel-Dieu que pour leur dernier coup de sang. Voilà desvrais tempéraments ! Buvez votre vin pendant qu’il est chaud,mon petit, et faites votre faction ; par le temps que nousavons, pas de risque que les chalands vous dérangent avantmidi.

Lheureux eut un sourire malin et s’en alla àses affaires.

Notre jeune garçon voulut suivre son conseilet trempa ses lèvres blêmies dans le vin ; mais son visageprit une expression de dégoût, et le verre plein fut reposé sur latable.

Son regard, qui exprimait à la fois unerésolution très arrêtée et une amère souffrance, se dirigea vers lecoucou suspendu à la muraille.

Le coucou marquait neuf heures et unquart.

Les yeux de l’adolescent se reportèrent versle dehors, interrogeant tantôt l’une, tantôt l’autre des deuxrues.

– Ça ne vient donc pas ? demanda au boutd’un quart d’heure Joseph Lheureux, qui se chauffait au poêle dansla salle voisine.

– À quelle heure, dit le jeune homme au lieude répondre, commence-t-on à entrer pour voir lesdétenus ?

– Ça dépend, répliqua Lheureux. Il y atoujours des passe-droits pour les banqueroutiers. Ah ! lesfins merles ! Etes-vous là pour un banqueroutier ?

– Non, j’attends ma mère qui est allée aupalais chercher le permis du juge d’instruction.

– Alors c’est un prévenu ? Ça dépendencore de ceci, de cela, et puis de la coupe des cheveux. J’ai idéeque votre maman ne doit pas être une comtesse, jeune homme, ditesdonc ?

– Ma mère est maîtresse d’une ménagerie.

– Bon état ! Et c’est vous qui soignezles petites souris blanches, farceur ! Allons ! vous nepouvez pas avoir les mains d’un tailleur de pierres ! Reste àsavoir quelle est la position sociale du prévenu.

Le jeune garçon ouvrait la bouche pourrépondre, mais tout à coup un rouge vif remplaça la pâleur de sesjoues, et il bondit sur ses pieds.

– Bigre ! fit le père Lheureux, nous nesommes pas si engourdi que je croyais !

Il n’eut pas le temps d’en diredavantage ; l’adolescent jeta une pièce de cinq francs sur latable et s’élança vers la porte.

Une voiture venait de s’arrêter, rue Pavée,devant l’entrée principale de la Force.

Chapitre 24La Force

 

Le père Lheureux s’installa à la place encorechaude du jeune garçon et s’accouda tranquillement sur l’appui dela croisée.

– Voyons voir, dit-il, nous sommes auxpremières loges. Paraît qu’il ne s’inquiète pas de sa monnaie, leblanc-bec. Sans la maman qui descend là-bas, j’aurais juré que cegarçonnet-là était un beau brin de minette !

La maman descendait, en effet, et son poidssur le marchepied faisait pencher le fiacre comme un navire quireçoit un grain dans ses hautes voiles.

Après elle, un homme de large carrure, maisd’aspect tout à fait débonnaire, sortit du fiacre. Il était vêtu debon drap brun et paraissait mal à l’aise dans son costume toutneuf. Un vaste caban attaché avec des courroies comme une gibecièrependait à son cou.

– Comment ! comment ! pensa le pèreLheureux, c’est ce colosse de femme qui a pondu un enfant simièvre !

À cet instant même, le jeune garçon aborda samaman, qui fit un pas en arrière et parut le regarder avec unevéritable stupéfaction.

Elle se remit pourtant et prit le bras qu’onlui tendait pour passer le seuil de la porte, après avoir parlétout bas à l’homme porteur du cabas, qui s’éloigna aussitôt àgrandes enjambées dans la direction de la rue desFrancs-Bourgeois.

Le maître du Rendez-vous de la Force avaitregardé tout cela curieusement.

– Il y a des choses qui n’ont l’air de rienpour les innocents, se dit-il en regagnant son poêle ; maispour un chacun qui voit plus loin que le bout de son nez, c’estdifférent. Il y a d’abord la pièce de cent sous, à moins quel’enfant ne vienne rechercher la monnaie, mais je parie qu’il neviendra pas. Il, c’est elle, bien entendu, j’aidistingué la couleur. Il y a ensuite l’étonnement de la grossedame, maîtresse d’animaux ou non, quoiqu’elle en possède assez latournure. L’homme au cabas, nix ! Ça peut être un mystère,mais je n’ai pas deviné le rébus. Quand MM. les employés vontvenir à midi prendre le premier noir, je saurai un peu de quoi ilretourne. Si c’était encore pour le lieutenant de spahis ? Ily a déjà eu quelqu’un de mis à pied, rapport à cet olibrius-là. Lepetit à la casquette me semble louche, et je vas avertir lescamarades.

Au guichet de la grand-porte, pendant cela, lecolloque suivant s’était établi entre la grosse maman et leconcierge. La bonne femme avait demandé le lieutenant MauricePagès.

– On n’entre pas, répondit le concierge, unpeu moins bourru que les romans et les comédies ne le disent, maisnéanmoins très désagréable.

– J’ai le permis de M. Perrin-Champein,riposta Mme veuve Samayoux, reconnue dès longtempspar le lecteur.

Le concierge prit le permis, l’examina, puisle rendit en disant :

– Ce n’est pas l’heure.

Comme inconvénient burlesque, irritant,désespérant, impossible, l’administration française faitl’étonnement de l’univers entier.

Nous n’avons pas le temps de développer iciles actions de grâces qu’elle mérite. Mais nous déclarons que cesgrognards sans chassepot, payés pour entraver les affaires etobstruer les passages, seraient, en dehors de toute causepolitique, un motif suffisant de révolution.

Notez bien qu’ils sont presque toujours deuxdouzaines de diplomates pour ne pas faire l’ouvrage d’un seulinnocent.

Si j’étais grand turc de France, j’enempalerais dix-neuf sur vingt et je boucanerais le reste.

À ce mot-assommoir : « Ce n’est pasl’heure », maman Léo, beaucoup plus calme que nous et quid’ailleurs semblait possédée, ce matin, par une bonne humeurtriomphante, répondit :

– S’il n’est pas l’heure, on peut l’attendrejusqu’à ce qu’elle sonne. On n’est pas dépourvue de ce qu’il fautpour payer la politesse des employés avec un peu de complaisancepar-dessus le marché. Mettez-nous, mon garçon et moi, dans la salled’attente.

– Il n’y a pas de salle d’attente, répondit leconcierge. Repassez à onze heures.

Maman Léo ne se fâcha point encore, seulementses yeux rougirent, tandis que la fraîcheur de ses bonnes joues,avivée déjà par le vent du matin, arrivait tout d’un coup àl’écarlate le plus riche.

– Mon geôlier, dit-elle, je sais laconsidération qu’est exigée par l’autorité compétente, maisn’empêche qu’elle n’a pas le droit de m’embêter d’une course desapin et plus par le froid aux pieds qu’il fait dans la saison.J’ai des connaissances dans le gouvernement, moi et mon fils,destiné à ses études complètes dans les premiers collèges, en plusque j’ai rencontré un ami à moi en sortant de chez le juge :M. le baron de la Périère, qui m’a dit : « MadameSamayoux, si on vous fait du chagrin là-bas, à la Force, faitespasser mon nom au sous-directeur. »

– M. le baron de la Périère ? fit leconcierge, connais pas.

Le jeune homme, qui n’avait point encoreparlé, souleva son bourgeron et prit dans la poche de sa veste unecarte qu’il tendit au concierge.

– Que vous connaissiez ou non les personnesqui ont la bonté de nous appuyer, dit-il, cela importe peu ;vous ne pouvez pas refuser de remettre cette carte au directeur dela prison.

– Au directeur ! se récria le concierge,rien que ça !

Mais son regard tomba sur la carte et il lut àdemi-voix :

« Le colonel Bozzo-Corona !… »C’est une autre paire de manches ! Il vient dîner iciquelquefois, et quand j’étais garçon de bureau à l’Intérieur, ilentrait dans le cabinet du ministre comme chez lui. On a bienraison de dire qu’il ne faut pas juger les personnes par lamine ; asseyez-vous là, près du poêle, ma bonne dame, et lepetit jeune homme aussi ; je vas envoyer quelqu’un à ladirection et vous aurez réponse dans une minute.

Le concierge sortit emportant la carte ducolonel, et maman Léo resta seule avec son prétendu fils.

– Ah ! chérie, s’écria-t-elle, je t’aicherchée au palais et partout le long du chemin. Je regardais parla portière de la voiture, car j’avais deviné ton idée rapport à ceque tu m’avais dit qu’on avait déjà renvoyé un garçon pour t’avoirintroduite dans la prison de Maurice. Va-t-il être content !…et fâché aussi, car tu n’as plus tes cheveux, tes beaux cheveuxqu’il aimait tant !

– Mes cheveux repousseront, dit Valentine ensouriant.

– C’est égal, faut que tu l’aimescrânement ; car il n’y avait pas dans tout Paris une pareilleperruque ! C’est le marchef qui t’a aidée ?

– Oui… et c’est lui qui m’a donné la carte ducolonel.

– Celui-là me fait peur, tu sais, le marchef,quoiqu’il y a sur son compte des histoires à gagner le prixMontyon.

– Bonne Léo, dit Valentine, mes craintes sontplus grandes encore que les vôtres, car le dévouement de cet hommeest inexplicable pour moi, et de plus, je ne comprends pasl’autorité qu’il exerce dans la maison du Dr Samuel. Jevous l’ai déjà dit, et cette pensée se fortifie en moi :Coyatier, dans tout ce qu’il fait pour nous, est soutenu parquelqu’un de plus puissant que lui. Est-ce nous qu’il sert ou bience quelqu’un-là ? Et nous-mêmes ne sommes-nous pas uninstrument aveugle entre les mains de celui qui nous dirigelentement mais sûrement vers l’abîme ?

– Si tu crois cela…, commença ladompteuse.

– Je ne crois rien, mais je crains tout, et jemarche pourtant, parce que l’immobilité ce serait la mort : lamort pour Maurice !

– Tu as ton idée, cependant ?

– J’ai mon espoir, du moins. J’ai tant pleuré,tant prié, que Dieu aura pitié peut-être.

– Quant à ça, fit la dompteuse, Dieu est bon,c’est connu, mais quand on n’a pas quelque autre petite manivelle àtourner, dame !…

– Que vous a dit le juge ? demandaValentine brusquement et comme si elle eût voulu romprel’entretien.

– Un drôle de bonhomme ! répliqua mamanLéo, tout chaud, tout bouillant, tout frétillant et qui ne vouslaisse pas seulement le temps de parler. Il sait tout, il a toutvu, il est sûr de tout. Il était en train d’écrire et je m’amusaisà le regarder avec son nez pointu et ses lunettes bleues. Sa plumegrinçait sur le papier comme une scie dans du bois qui a desnœuds ; il déclamait tout bas ce qu’il écrivait. En voilà unqui ne doit pas être gêné pour entortiller le jury ! Il aenfin levé les yeux sur moi et j’ai vu en même temps qu’il était unpetit peu louche, derrière ses lunettes. J’ai voulu parler, maischerche ! il n’y en a que pour lui.

« Vous êtes madame veuve Samayoux, qu’ilm’a dit, je sais que vous avez fait la fin de votre mari paraccident, ça m’est égal. Vos affaires vont assez bien, et vous nepassez pas pour une méchante femme. J’aurais pu vous interroger,pas besoin ! Il est bien sûr que vous en savez long sur cettehistoire-là, mais j’en sais plus long que vous, plus long que toutle monde ; et vous m’auriez peut-être dit des choses quiauraient dérangé mon instruction. Non pas que je ne sois toujoursprêt à accueillir la vérité, c’est mon état ; mais enfin vousn’avez pas reçu l’éducation nécessaire pour comprendre ce que jepourrais vous dire de concluant à cet égard : trop parlernuit. Vous voulez un permis pour visiter le lieutenant Pagès, vousêtes parfaitement appuyée, je vais vous donner votrepermis. »

Tout ça d’une lampée et sans reprendrehaleine. Ah ! quel robinet !

Pendant qu’il cherchait son papier imprimépour le remplir, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai ditavec ma grosse voix :

– Le lieutenant Pagès est innocent commel’enfant qui vient de naître. Il y a des brigands dans Paris quisont associés comme les anciens élèves de Sainte-Barbe ou de laPolytechnique ; si monsieur le juge voulait m’écouter, je luifournirais de fiers renseignements sur les Habits Noirs.

– Vous avez fait cela ! s’écria Valentineavec inquiétude.

– N’aie pas peur, repartit maman Léo, celui-làn’en mange pas ; il est bien trop simple et tropbavard. Il s’est mis à rire d’un air méprisant et m’adit :

« Les classes peu éclairées ont besoin decroire à quelque chose qui ressemble au diable ; je connaiscette bourde des Habits Noirs comme si je l’avais inventée, et jesais qu’à force de courir après des fantômes, mon infortunéprédécesseur, qui n’était pas un homme sans mérite du reste, avaitfini par devenir fou à lier. Est-ce que le lieutenant Pagès étaitvraiment fort sur le trapèze ? Je suis amateur. Si vous aviezfantaisie de témoigner à décharge, arrangez-vous avec l’avocat, jene crains pas les contradictions, et nous avons un petit substitutqui vient chercher chez moi jusqu’aux virgules de son réquisitoire.Il ira bien, ce gamin-là ! Voilà votre permis. Quand vous envoudrez d’autres, ne vous gênez pas, et dites au colonel Bozzo queje suis trop heureux de lui être agréable.

– Toujours cet homme ! murmura Valentine.Sans lui, nous serions arrêtées à chaque pas !

– Et j’ai peine à croire, ajouta la dompteuse,que son idée soit de nous mener sur la bonne route.

La petite minute demandée par le conciergeavait duré une grande demi-heure. Il revint enfin, accompagné d’unguichetier. Au lieu de la morgue importante qui semble collée commeun masque sur tous les visages administratifs, depuis le chef dedivision assis dans son bureau d’acajou jusqu’à l’homme de peinequi se donne le malin plaisir d’arroser les passants en même tempsque la rue, le concierge avait arboré un air affable et presquebienveillant.

– Fâché de vous avoir fait attendre, dit-il,mais le peloton des corridors est long à dévider. Vous allez suivreM. Patrat, s’il vous plaît, madame et monsieur ; moi jesuis M. Ragon, et si vous vous en souveniez, vous pourrieztémoigner au besoin que j’y ai mis, vis-à-vis de vous, toutl’empressement de la politesse, sans compter que je serai encore àvotre service une autre fois.

– Monsieur Patrat, ajouta-t-il en se tournantvers le porte-clefs, vous allez conduire ces personnes à la courdes Mômes, escalier B, corridor Sainte-Madeleine, porte n° 5, etlaisser le battant entrebâillé après avoir introduit, comme c’estnécessaire, surtout le prévenu ayant déjà été cause de la mise àpied d’un employé, mais vous y mettrez tous les égards, en gênantle moins possible les épanchements de l’amitié.

Le porte-clefs prit les devants, maman Léo etValentine le suivirent, traversant d’abord la cour dite des Poules,qui était interdite aux détenus, parce qu’aucune barrière ne laséparait de la grande porte.

Après avoir passé sous la voûte du corps delogis principal, où les salons de Caumont étaient transformés endortoir, le guichetier longea le cloître de la courSainte-Marie-l’Égyptienne, passa sous le petit hôtel portant alorsle nom de Sainte-Anne, et aborda enfin la cour des Mômes, quiservait de promenade pour les détenus au secret, et en même tempsde préau aux enfants après les heures des repas.

Un escalier tournant, étroit et voûté, menaitau corridor Sainte-Madeleine, qui faisait partie de l’ancien hôtelde Brienne.

Le porte-clefs ouvrit la porte de la chambremarquée n° 5, et laissa le battant entrebâillé après avoirintroduit la veuve et son compagnon.

Afin d’exécuter de son mieux les prescriptionsà lui transmises par le concierge, et qui venaient évidemment deplus haut, au lieu de rester à la porte, il se promena de long enlarge dans le corridor.

Quand nous aurons décrit la cellule de MauricePagès, le lecteur verra que cette tolérance était absolument sansdanger.

Chapitre 25Le prisonnier

 

Il y avait déjà plus de deux semaines queMaurice Pagès avait quitté la Conciergerie pour être transféré à laForce.

On l’avait laissé au secret pendant les troispremiers jours seulement, puis l’instruction ayant atteint, grâce àla haute opinion que M. Perrin-Champein avait de lui-même, sacomplète maturité, l’ordre était venu de rendre Maurice à la viecommune des prisons.

Maurice excitait parmi ses compagnons de peineune très grande curiosité, d’autant plus qu’il restait séparéd’eux, habitant toujours le quartier des hommes au secret, etsoumis à la plupart des précautions spéciales qu’on prend vis-à-visde ces derniers pour éviter toute tentative d’évasion.

Parmi les captifs de la Force, l’opinion laplus accréditée était que l’ex-lieutenant avait « buté contreun carq », c’est-à-dire que, tombé de manière oud’autre dans un piège habilement tendu, il payait la loi pourquelque malfaiteur de la haute.

La police suivrait moins souvent une faussepiste, la justice commettrait moins d’erreurs si elles pouvaient àleur aise prendre langue au fond des sombres promenoirs où lesreclus viennent boire chaque jour quelques gorgées d’air libre.

Il se tient là une bourse d’informations quitrouve parfois le mot des plus difficiles énigmes et résout en sejouant des problèmes inextricables.

Aussi Canler, Peuchet et la plupart de ceuxqui ont écrit sur la police secrète autre chose que d’idiotesdéclamations appuient-ils sur le rôle du mouton ouprisonnier acheté dans les bureaux.

Les rapports du mouton seraient, àleur sens, la meilleure certitude si ce misérable, damné deux foispar son crime d’abord et ensuite par sa trahison, pouvait inspirerune ombre de confiance.

À la Force, on aurait lu avec passion letravail du malheureux Remy d’Arx, repoussé à l’unanimité par lesdédains de l’administration et de la magistrature. Peut-être setrouvait-il à la Force quelqu’un qui aurait pu écrire un nom surchaque masque d’Habit-Noir désigné dans ce travail.

La Force étant plongée bien plus bas encoreque la foire dans les profondeurs de la vie parisienne, on y savaitmieux la mythologie du brigandage, on y connaissait de plus prèsles demi-dieux du meurtre et du vol.

Le nom des Habits Noirs avait été prononcéplus d’une fois à la Force à propos du lieutenant MauricePagès.

Mais l’innocence probable de ce dernier, loinde faire naître la sympathie, le plaçait en dehors de la ligne dumal. On guettait l’heure de son procès avec une malveillanteimpatience.

C’est fête pour les bandits quand une erreurjudiciaire se prépare. Chaque faux pas de la justice est untémoignage à leur décharge.

La cellule de Maurice était située autroisième étage de l’ancien hôtel de Brienne et faisait partie desaménagements pratiqués à la fin du règne de Louis XVI pourtransformer la noble demeure en prison. Le plan extérieur de lachambre qu’il occupait aurait présenté une surface convenable, maisl’épaisseur des murs en pierre de taille la rendait tout à faitexiguë.

Elle prenait jour au moyen d’une fenêtreétroite, profonde et défendue par un double système de barreaux enfer forgé, sur une cour intérieure ayant fait partie autrefois desjardins de Caumont, et où restaient quelques grands arbres, tristescomme des prisonniers.

On apercevait leur cime de la rueCulture-Sainte-Catherine, et ceux qui ne savaient point dans quelleterre maudite ces vieux troncs étaient plantés, songeaientpeut-être avec envie à ces heureux voisins, jouissant de feuilléessi vertes et de si frais gazons.

Juste en face de la fenêtre, qui ressemblait àune meurtrière élargie, s’élevait le grand mur, bâti récemment pourprévenir le retour des évasions dont nous avons parlé.

Mais il faut ajouter bien vite que cesévasions n’avaient pas eu lieu à l’étage habité par Maurice et quicontenait une douzaine de cellules à l’épreuve, destinées auxcriminels de la plus dangereuse catégorie.

Le porte-clefs pouvait donc faire les cent pasdans le corridor en toute sécurité. Quand même Maurice aurait eudes ailes au lieu de ses pauvres mains chargées de menottes, il n’yaurait eu pour lui nul espoir de passer à travers les barreaux desa terrible cage.

Il était assis auprès de sa couchette sur unechaise de paille, seul meuble qui fût dans la cellule, et ses mainsliées reposaient sur ses genoux.

Il portait le costume des prisonniers, dontl’aspect suffit à serrer le cœur.

Le jour, qui arrivait plus blanc, après avoirfrappé les toits couverts de neige, éclairait à revers sa têterasée et la pâleur mate de son front.

Nous le vîmes une fois, joyeux jeune homme,soldat rieur, mais tout ému par les espérances qui lui emplissaientl’âme ; nous le vîmes une fois, attendri et gai tout en mêmetemps, faire honneur avec le vaillant appétit de son âge au pauvremais cordial souper que maman Léo lui offrait avec une sienthousiaste allégresse.

Ce soir-là il apprit que Fleurette l’aimaittoujours ; il entendit prononcer pour la première fois le nomde Remy d’Arx ; il pressentit la première atteinte de lafatalité qui pesait déjà sur lui.

C’était à cette soirée que sans cesse ilpensait dans la solitude de la prison.

Sa vie entière était résumée pour lui par cesquelques heures qui lui semblaient radieuses et terribles.

Tout de suite après, la mort d’un inconnucommençait le drame en quelque sorte surnaturel qui l’avaitenveloppé comme un suaire de plomb, et contre lequel il n’y avaitpas de résistance possible.

Son souvenir allait obstinément vers cettecabine de saltimbanque, encombrée d’objets misérables et ridicules,où il mettait, lui, tant de pure, tant d’adorable poésie.

Tout le roman bizarre, mais heureux, de sajeunesse était là. Est-ce qu’il n’y avait pas le sourire enchantéde Fleurette pour jeter à pleines mains le prestige sur le côté baset comique de la baraque ?

Maurice revoyait dans un éblouissementl’humble théâtre de ses joies.

C’était là encore, c’était là qu’après lalongue absence il avait retrouvé l’espoir et le bonheur.

En ce monde, Maurice n’avait pour l’aimer bienque deux sœurs : Valentine et Léocadie.

Certes, Mlle de Villanoveet la dompteuse étaient placées dans des situations fortdifférentes, mais au temps où Maurice les avait connues, maman Léoétait la protectrice et la patronne de celle qu’on nommaitmaintenant Mlle de Villanove.

Elles étaient en outre réunies par leurtendresse commune pour lui.

En dehors d’elles, Maurice n’avait ni attacheni espoir ; non pas qu’il fût indifférent ou ingrat envers sapropre famille, composée de bonnes gens qui l’avaient bien traitédans son enfance, mais sa famille, représentée surtout par le bravepère Pagès, l’avait retranché une première fois déjà deux ansauparavant, comme une branche gourmande.

Maurice, en son cœur, ne blâmait pointcela ; il savait bien qu’un homme de médiocre aisance etchargé d’enfants comme l’était son père ne doit jamais jouer avecla sécurité de sa maison.

Pendant sa brillante campagne d’Afrique, onlui avait presque pardonné, mais, depuis son malheur, il n’avaitreçu qu’une dépêche brève et froide.

Ce n’était pas, à la vérité, unemalédiction ; mais la dépêche se terminait par cette phrase,résumé des sagesses provinciales : « Ceux qui méprisentles conseils de l’expérience et secouent l’autorité paternellefinissent toujours malheureusement. »

À Dieu ne plaise qu’il y ait en nous amertumeou sarcasme au sujet de cette phrase qui est, en somme,l’expression bourgeoise d’une vérité fondamentale !

Mais le vieux La Fontaine nous montre en riantce que vaut la sagesse venant hors de propos, et mieux vaudraitpeut-être la folie.

Je préfère ceux qui, loin d’accepter ainsil’accomplissement de leur banale prédiction, se redressentincrédules, devant la honte, ceux qui s’écrient, en dépit de touteapparence et même de tout bon sens : « Non ! monfils n’est pas coupable ! »

C’est la famille, cela, c’est la vraiefamille. La famille n’existe qu’à la condition de garder cette foirobuste et ces splendides aveuglements.

Maurice, depuis sa seconde arrestation,n’avait pas passé un seul jour sans attendre la visite de mamanLéo.

Celle-là ne regorgeait point de sagesse, maisMaurice savait quel dévouement sans borne était au fond de ce bravecœur. À mesure que le temps passait, son étonnement de ne la pointvoir grandissait, et pourtant il ne songeait point à l’accuserd’oubli.

Il n’attendait plus d’autre visite que lasienne, parce que l’employé qui avait ouvert une fois la porte desa prison à Valentine avait été congédié.

Quand il vit entrer la dompteuse, et d’abordil ne vit qu’elle, sa première parole fut celle-ci :

– Pauvre maman ! je parie que vous avezété malade ?

La veuve vint à lui impétueusement et les brasouverts ; il ne put répondre à ce geste à cause des liens quiretenaient ses poignets. La veuve le serra contre son cœur enpleurant et en balbutiant :

– Maurice ! mon chéri de Maurice !comme te voilà changé ! comme tu as dû souffrir !

Elle avait oublié Valentine, que sa largecarrure cachait aux yeux du prisonnier.

– Je ne souffrirai pas bien longtempsdésormais, reprit celui-ci ; embrassez-moi encore, maman Léo,et puis nous parlerons d’elle, n’est-ce pas ? j’ai grandbesoin de parler d’elle.

– Mais elle est là, dit la bonne femme à voixbasse ; elle est avec moi.

Maurice la repoussa d’un mouvement si brusquequ’elle faillit tomber à la renverse, malgré sa vigueur.

– Saquédié ! dit-elle toute contente, tuas encore de la force, mon cadet !

Maurice s’était levé à demi ; ses yeux sefixaient sur Valentine, qui était debout et immobile au milieu dela chambre. Son premier regard hésita à la reconnaître sous ledéguisement qu’elle avait pris.

Quand il la reconnut, deux larmes roulèrent lelong de ses joues, et il retomba sur son siège, répétant presqueles paroles mêmes de la dompteuse :

– Vous avez coupé vos cheveux ! vos beauxcheveux que j’aimais tant !

Le porte-clefs passait en ce moment devant leseuil.

– Bonjour, cousin, dit Valentine à hautevoix ; est-ce vrai qu’on ne vous laisse pas fumer votrecigare ? Voilà ce qui doit être dur.

Elle s’approcha et baisa Maurice au front.

– Chère ! chère Valentine ! murmuracelui-ci. J’aurais été trop heureux. Est-ce que c’était possibled’avoir sur la terre un bonheur pareil !

Le porte-clefs en repassant jeta un regard àl’intérieur de la cellule. Il vit maman Léo assise sur le pied dugrabat, les jambes ballantes, le prisonnier toujours à la mêmeplace et le jeune garçon debout auprès de lui.

– Nous n’avons pas de temps à perdre, dit ladompteuse, et ce n’est pas pour nous amuser que nous sommesici.

– Laissez-moi parler, maman, interrompitValentine, je veux tout expliquer moi-même à Maurice.

– Alors, viens t’asseoir auprès de moi,fillette, car tes jambes flageolent.

Valentine avait, en effet, chancelé.

– Non, fit-elle, je veux rester là, je veuxm’asseoir sur les genoux de mon mari.

Elle écarta elle-même les mains de Maurice,qui la regardait en extase, et s’assit, plus légère qu’une enfant,à la place qu’elle avait indiquée.

– Malgré tout, pensait la dompteuse, elle a unpetit coup de mailloche, c’est bien sûr !

– Nous n’avons pas de temps à perdre, répétaMlle de Villanove avec une singulièretranquillité ; il faut que tout soit expliqué, que tout soitconvenu en quelques minutes, car les choses vont marcher très vite,et nous ne nous reverrons peut-être plus avant le grand jour.

– Quel grand jour ? demanda Maurice, quiavait échangé un regard avec la dompteuse.

Valentine sourit doucement.

– Cela nous retarderait, dit-elle, si vousvous mettiez en tête que je suis folle. Parmi les choses que jevais vous dire, il y en aura qui vous sembleront bizarres, maisj’ai toute ma raison, je vous l’affirme, et je suivrai ma routeavec courage parce que je l’ai choisie avec réflexion.

Elle se tenait droite, et il y avait del’orgueil dans le geste qui appuyait sa main charmante sur l’épaulede son fiancé.

– Vous êtes mon mari, Maurice, reprit-elle, etje suis votre femme par le fait de notre mutuelle volonté. Que nousdevions vivre ou mourir, mon vœu est que cette union soit bénie parun prêtre, afin qu’il n’y ait qu’un seul nom sur la tombe où nousdormirons tous deux.

– Mais ce n’est pas tout cela…, voulutinterrompre la dompteuse.

– Laissez ! ordonna Valentine.

Et Maurice, qui baignait ses yeux dans leregard de la jeune fille, répéta :

– Laissez ! oh ! si fait, c’est biencela !

Valentine pencha ses lèvres jusque sur lefront du prisonnier pour murmurer :

– Nous ne pouvons avoir à nous deux qu’unevolonté. Je ne vous redemande pas le poison que je vous ai donné,Maurice, mais j’ai changé d’avis et je ne veux plus m’enservir.

La prunelle du jeune homme exprima uneinquiétude.

Mlle de Villanove souritencore et ajouta :

– J’ai votre promesse, vous ne vous enservirez pas tout seul.

– Cependant…, commença Maurice.

On entendait à peine les pas du porte-clefsqui se promenait à l’autre bout du corridor.

Le doigt de Valentine se posa sur la bouche deson fiancé, mais ce ne fut pas elle qui parla, car maman Léo étaiten colère.

– Saquédié ! s’écria-t-elle, il s’agit depréparer une évasion et je croyais que la petite avait au moinsquelques limes et un ciseau à froid pour travailler ces doublesbarreaux qui ne paraissent pas faciles à remuer. Est-ce que vouscroyez qu’on s’en va de la Force en disant au gouvernement :Pardon excuse, j’ai besoin d’aller à la chapelle pour mon petitconjungo ? J’ai déjà vendu mes rentes, moi, et j’aiun bon garçon, incapable d’inventer la vapeur, mais solide au postecomme le chien de Montargis, qui court la ville pour nous embaucherdes hommes. Après quoi, il tentera de se ménager des intelligencesici dans l’intérieur de l’établissement… Mais vous ne m’écoutezpas, dites donc !

Maurice et Valentine se regardaient.

– Il se peut que nous ayons besoin de voshommes, bonne Léo, dit la jeune fille ; il se peut que nousayons aussi besoin de votre argent, et pourtant je crois être trèsriche. Dans une heure, désormais, nous serons fixés à cet égard. Nem’interrompez plus et laissez-moi expliquer à Maurice ce qu’il abesoin de comprendre, car, dans notre situation, il est des chosesque je ne saurais éclairer complètement et qui doivent êtrelaissées à la grâce de Dieu comme le sort des malheureux menacéspar un naufrage.

Elle se recueillit un instant. Quand elleparla de nouveau, ses beaux yeux brillaient d’une sérénitéangélique.

– Aux yeux de la sagesse humaine, dit-elle,nous sommes si bien perdus que par deux fois nous avons cherchénotre refuge dans la mort.

« Au-delà de la mort, dans l’éternité àlaquelle je crois plus fermement depuis que je souffre, lechâtiment de ceux qui s’aimaient ardemment sur la terre et quil’ont quittée par un crime doit être la séparation. Oh ! nem’objectez rien, le doute ne m’arrêterait pas ; il suffit quela justice de Dieu puisse exister pour que ma résolution soitinébranlable. Je ne veux pas être séparée de Maurice ; je veuxque notre serment juré ici-bas s’accomplisse dans le ciel, et, pourcela, je ne demande pas à mon fiancé de subir le suppliced’infamie, je ne lui demande pas d’attendre l’échafaud, mais je luidis : « Ami, nous étions déterminés à mourir ; jevous apporte une espérance qui est peut-être chimérique, et je voussupplie, pour l’amour de moi, de ne point faire subir à cetteespérance l’examen de raison. Elle est ce qu’elle est, extravaganteou sensée, que vous importe, en définitive, puisqu’hier encorenotre dernière ressource était le partage d’une liqueurmortelle ? »

– Ah ça ! ah ça ! murmura la veuve,qui s’agitait sur le pied du lit, je ne rêve pas, car je viens deme pincer jusqu’au sang. Est-ce qu’on parle allemand ou grec ?Je veux être pendue si je comprends un mot de ce que vous nouschantez là, ma bergère !

– Et toi ? fit Valentine en se penchant àl’oreille du prisonnier.

– Moi, je veux tout ce que tu veux, réponditMaurice, mais je ne comprends pas non plus.

Valentine continua, cherchant ses paroles, etavec une sorte de timidité :

– Ne me forcez pas à penser que mon effort netend qu’à me tromper moi-même ; je n’ai pas beaucoup d’espoir,c’est vrai, car je suis obligée de m’appuyer sur quelque chose deterrible. Mais dussions-nous succomber, Maurice, ne vaudrait-il pasmieux mourir en combattant ? et ne préférerais-tu pas, toi sibrave, le martyre au suicide ?

– Si fait ! répondit vivement leprisonnier dont les yeux brillèrent.

Maman Léo, en même temps, frappa ses deuxmains l’une contre l’autre et s’écria :

– C’est l’affaire du Coyatier, alors ?Voilà que je comprends à demi ! Eh bien ! Saquédié !je n’aime pas plus le martyre que le poison, et à moins qu’on ne melie les pieds et les pattes, je ne vous laisserai pas vous jeterdans la gueule du loup, c’est moi qui vous le dis !

Chapitre 26La maison de Remy d’Arx

 

Le gardien s’arrêta devant la porte, endehors, et dit fort poliment :

– Les vingt minutes sont mangées, il faudraitpenser à s’en aller.

– Déjà ! firent à la fois Valentine etMaurice.

– Votre montre avance, l’homme, répondit ladompteuse, qui avait repris son air déterminé. Encore une petiteseconde, s’il vous plaît, on est en train de prêcher le jeune hommepour qu’il se fasse une raison dans son infortune.

Le porte-clefs ayant accordé deux minutes degrâce, la dompteuse reprit tout bas en s’adressant àValentine :

– Fillette, tu me fais l’effet comme si tujouais avec le feu de l’enfer. Le diable et ces gens-là, vois-tu,c’est la même chose !

– Maurice n’a pas peur d’eux, murmuraValentine.

– Lui ! mon lieutenant, avoir peur !s’écria maman Léo. S’il les tenait en Algérie, au champ d’honneur,il les avalerait comme de la soupe ! Ce n’est pas pour vousfaire reculer que je parle, non, c’est bien la vérité que Fleurettea dite tout à l’heure : « Nous sommes tous ici comme aumilieu d’un naufrage. » Quoi donc ! quand la perditionest là tout à l’entour et qu’on ne sait plus à quel saint se vouer,il faut bien donner quelque chose au hasard et même audiable ; seulement j’ai mon idée : pendant que leCoyatier travaillera, je n’aurai pas mes mains dans mes poches.

– Prenez garde, bonne Léo, fitMlle de Villanove, la moindre marque dedéfiance anéantirait notre dernière chance de salut.

Elle s’était levée, et son geste imposasilence à la dompteuse, qui allait parler encore.

– Sur cette dernière chance, dit-elle, j’aimis tout mon avenir, tout mon bonheur, tout mon cœur. Mes jours etmes nuits n’ont qu’une seule pensée, je travaille, je prie, et ilme semble parfois que je réussirai, moi, pauvre fille, à tromperl’astuce de ces démons… Etes-vous bien décidé, Maurice ?

– Qu’ai-je à perdre ? demanda le jeuneprisonnier en souriant.

– Alors, tenez-vous prêt à toute heure. Il nes’agit ni de liens brisés, ni de barreaux attaqués avec la lime,suivez seulement celui ou celle qui viendra et qui vous dira :Il fait jour.

– Leur mot d’ordre ! balbutia la veuve enpâlissant.

– Je vois que nous n’y allons pas par quatrechemins, dit Maurice avec une sorte de gaieté désespérée.

– Quand on prononcera ce mot à votre oreille,reprit Valentine, je serai là, bien près, et s’il y a péril, je lepartagerai.

– Si c’est comme ça que tu le consoles…,commença maman Léo.

– Un mot encore, interrompit Valentine ;pour se marier, il faut avoir un nom, et je n’en ai pas. Celui queje porte n’est pas à moi, j’en suis sûre.

– Saquédié ! saquédié ! s’écria laveuve, voilà ce qui me donne la chair de poule, c’est l’idée qu’onva perdre du temps à faire ce mariage, au lieu de filer au grandgalop sur n’importe quelle route. Ces noces-là, moi, je lesenverrais je sais bien où, et quant à l’histoire d’avoir ou de nepas avoir un nom, dame ! quand il s’agit de la vie…

Les lèvres de Valentine touchaient en cemoment le front de Maurice.

– Je suis Mlle d’Arx,murmura-t-elle d’une voix si basse qu’on eut peine àentendre ; j’ai à venger mon père, j’ai à venger mon frère.Ils me croient folle, ils ont raison peut-être, car j’ai pris, moi,pauvre fille, un fardeau qui écraserait les épaules d’un homme. Cen’est pas à une fuite que je vais, c’est à une bataille. Mon maridoit le souffle de sa poitrine à mon frère Remy d’Arx ; monmari doit être de moitié dans ma vengeance, et c’est pour cela queje risque sa vie avec la mienne. J’aurai mon nom pour avoir monmari, et ne craignez pas un trop grand retard : avant unedemi-heure, je saurai comment je m’appelle et je pourrai prouver lalégitimité de ma vengeance.

Elle s’était redressée si belle et si fièreque maman Léo et Maurice la regardaient avec admiration. Il leursemblait à tous deux qu’ils ne l’avaient jamais vue.

Mais tout à coup sa physionomie changea, parceque le gardien reparaissait à la porte.

Elle secoua rondement la main du prisonnier endisant tout bas :

– Bonsoir, cousin, à vous revoir ! jesais bien qui est-ce qui ne fera pas tort aux provisions de lamaman ce matin. De vous trouver comme ça dans la peine, ça m’a ôtél’appétit pour toute la journée. Venez, la mère !

Et elle poussa dehors maman Léo tout étourdie,mais sur le seuil elle se retourna.

Sa main toucha sa poitrine et ses lèvres,comme si elle eût envoyé à Maurice tout son cœur dans un dernierbaiser.

Le fiacre attendait devant la porte de laprison. D’un regard rapide, Valentine interrogea les deux côtés dela rue et ne vit rien de suspect.

Elle monta la première.

Maman Léo dit au cocher en haussant lesépaules :

– Voilà pourtant les gaminsd’aujourd’hui !

Elle ajouta tout haut en montant à sontour :

– Que tu mériterais bien une taloche pour tecomporter avec l’impolitesse de laisser une dame enarrière !

– Et la taloche vaudrait de l’argent au marchédes gifles, pensa le cocher, qui avait déjà mesuré plusieurs foisavec admiration l’envergure de maman Léo.

– Vous avez raison, murmura Valentine, quitendit la main à sa compagne ; j’ai oublié un instant monrôle ; mais il est bien près de finir, et je ne le reprendraiplus.

Elle abaissa la glace qui fermait le devant dela voiture pour dire au cocher :

– Rue du Mail, n° 3, et brûlez le pavé, vousaurez un bon pourboire.

– Alors c’est toi qui commandes lamanœuvre ? fit la veuve.

– Oui, réponditMlle de Villanove.

Ce fut tout. Deux ou trois fois pendant laroute, maman Léo essaya de renouer l’entretien, mais Valentineresta silencieuse et absorbée.

Quand la voiture s’arrêta à l’entrée de la ruedu Mail, devant la maison n° 3, Valentine sembla s’éveiller d’unsommeil.

– Tu connais quelqu’un ici, fillette ?demanda la dompteuse.

Elle s’interrompit pour ajouter :

– Mais qu’as-tu donc ? te voilà plus pâlequ’une morte !

Valentine répondit :

– Je ne suis jamais venue qu’une fois danscette maison. J’y connaissais quelqu’un… quelqu’un de biencher !

Elle se leva en même temps pour descendre.Maman Léo demanda encore :

– Faut-il rester ou te suivre ? As-tubesoin de moi ?

– Je suis bien faible, répliqua Valentine, nem’abandonnez pas. La veuve sauta la première sur le trottoir etreçut dans ses bras la jeune fille, qui pouvait à peine sesoutenir.

Elles entrèrent toutes deux sous la voûte, oùle concierge était en train de fendre du bois pour son poêle.

– Demandez-lui, prononça tout bas Valentine,s’il y a quelqu’un chez M. Remy d’Arx.

Ce mot valait toute une longueexplication.

– Bon ! bon ! dit la dompteuse, jene m’étonne plus alors si tu trembles la fièvre, mais tu peux tevanter de m’avoir fait peur !

Elle adressa au concierge la question queValentine lui avait dictée. Le bonhomme, qui était courbé sur sonouvrage, se releva et les regarda avec mauvaise humeur :

– Là où demeure maintenant M. d’Arx,répondit-il brutalement, il n’y a où mettre personne avec lui.

– Et son domestique ? murmura Valentine,Germain ?…

– Monsieur Germain, rectifia le portier, c’estdifférent ; son domestique vient de remonter… J’entends ledomestique de monsieur Germain, et je pense bien qu’il doit êtrelevé à cette heure ; j’entends monsieur Germain. Il lui vientassez de visites, au brave monsieur, depuis l’histoire, mais iln’en est pas plus fier pour ça. Montez au premier et ne sonnez pastrop fort, parce qu’il n’aime pas le bruit.

Valentine et maman Léo montèrent. À leur coupde sonnette discret, un valet de bonne apparence, sans livrée, maisportant le grand deuil, vint ouvrir.

Elles n’eurent même pas besoin de parler.Aussitôt que le valet les eût aperçues, il s’écria :

– Entrez, entrez, ma bonne dame, et vousaussi, jeune homme, vous êtes en retard. Voici plus d’une heure quemonsieur vous attend.

– Nous sommes bien ici chez monsieurGermain ? dit Valentine, qui crut à une méprise.

– Vous êtes chez M. Remy d’Arx, repartitle valet, non sans emphase, mais c’est bien monsieur Germain quivous attend.

Valentine et maman Léo entrèrent. Certainesmaisons de la rue du Mail sont construites selon un assez grandstyle, et il y a telle d’entre elles qui ne déparerait point lefaubourg Saint-Germain.

Après avoir traversé une salle à manger et unsalon hauts d’étage, tous les deux vastes et meublés avec un goûtsévère, mais où il régnait je ne sais quel arrière-goût detristesse et d’abandon, la dompteuse et sa jeune compagne furentintroduites dans le cabinet de travail de Remy d’Arx.

Le valet avait dit en les précédant :

– Monsieur Germain, c’est la bonne dame et sonpetit.

Le cabinet était une pièce de la même tailleque le salon, et dont les deux hautes fenêtres donnaient sur unecour plantée d’arbres. Le bureau, les sièges et la bibliothèquerégnante étaient en bois d’ébène, dont le poli austère ressortaitsur le sombre velours des tentures.

Il y avait auprès du bureau, dans le fauteuiloù sans doute Remy d’Arx avait coutume de s’asseoir autrefois, unhomme à cheveux blancs qui portait la grande livrée de deuil.

Cet homme, dont la figure était triste etrespectable, repoussa des papiers qu’il était en train de consulteret regarda les nouvelles venues.

Nous nous exprimons ainsi, parce que,paraîtrait-il, le Sexe de Valentine n’était pas un mystère pourlui. En effet, il se leva et dit avec une sorte de pieuseémotion :

– Mademoiselle d’Arx, monsieur Remy, votrefrère, mon maître bien-aimé, m’a laissé l’ordre de commander icijusqu’à votre venue, afin de vous recevoir dans votre maison et devous mettre en possession de ce qui vous appartient.

Maman Léo ouvrait de grands yeux. Lesévénements pour elle prenaient une allure féerique.

Son imagination était si violemment frappéeque désormais aucune surprise ne pouvait lui arriver exempted’inquiétude.

Elle voyait partout la menace mystérieuse, etil semblait que le souffle des Habits Noirs empoisonnât l’air mêmequ’elle respirait.

Elle n’avait rien perdu de sa bravoure, en cesens qu’elle était prête à affronter n’importe quel danger, mais sabravoure ne paraissait pas au-dehors.

Elle se tenait en arrière de Valentine etregardait avec une sorte de terreur superstitieuse cette chambre oùétait mort un soldat de la loi que la loi n’avait pas sudéfendre.

Valentine, au contraire, était calme, enapparence du moins.

Elle répondit au vieux Germain par un simplesigne de tête, puis elle marcha droit à un portrait posé surchevalet entre les deux fenêtres et que le jour frappait àrevers.

Elle retourna le chevalet en silence pourmettre le portrait en lumière.

La mélancolique et belle figure de Remy semblasortir de la toile.

Valentine le contempla longuement, pendant quemaman Léo et Germain se taisaient tous les deux. On put voir sesmains tremblantes se chercher et se joindre ; sa paupièrebattit comme pour refouler des larmes.

Elle ne pleura point.

– Pourquoi m’avez-vous appeléeMlle d’Arx ? demanda-t-elle en revenant versle bureau.

Parmi la douleur profonde qui couvrait lestraits de Germain, il y eut comme un sourire.

– Parce que je vous attendais,répondit-il ; il y a bien longtemps que je vous attends, et cematin encore votre visite m’a été annoncée. Je vous ai reconnuetout de suite ; il m’a semblé voir monsieur Remy à l’âge dequinze ans. Il était le vivant portrait de sa mère, de votre mèreaussi, mademoiselle, et je suis sûr qu’avec les habits de votresexe vous ressembleriez trait pour trait à feu notre bonnedame.

Il avança le propre fauteuil de Remy, et songeste respectueux invita Valentine à s’asseoir. Valentine prit lesiège et dit :

– Faites comme moi, bonne Léo, nous resteronslongtemps ici. Germain, qui tout à l’heure encore était le maîtrede cette maison, où il remplaçait avec une véritable dignité lejeune magistrat décédé, avait repris, sans affectation ni regret,l’attitude qui convient à un domestique, et il se fût offensépeut-être si Valentine l’eût traité autrement qu’un serviteur.

– Il y a eu, le mois passé, quarante-troisans, fit-il, que j’entrai dans la maison de M. Mathieu d’Arx.C’était alors un tout jeune homme, il achevait ses études et medemandait parfois conseil. Quand il se maria, il me garda, et lajeune dame, qui était belle comme les anges, m’aima comme son marim’aimait. Je les servais de mon mieux ; il n’y a rien au mondeque je n’eusse fait pour eux. Il y eut une grande joie quandl’enfant vint : monsieur Remy. Après le père et la mère, cefut moi qui l’embrassai le premier. Ils sont morts maintenant tous,le père, la mère et l’enfant ; vous êtes la seule en vie,mademoiselle d’Arx ; vous êtes la seule aussi qui ne me deviezrien ; mais j’espère que vous me garderez pour l’amour de ceuxqui ne sont plus.

Valentine lui tendit sa main, qu’il baisa.

– Merci ! fit-il. Je n’aurais pas étécontent de rester ici seulement parce que monsieur Remy vous ledemande dans son testament.

– Mon frère a fait un testament ? murmuraValentine.

– Il n’a pas pu en écrire bien long, répliquaGermain, et sa pauvre main, qui courait si vite autrefois sur lepapier, a eu de la peine à tracer quelques lignes. Je vous lesdonnerai, ces lignes, elles sont à vous comme tout le reste ;mais il y a un autre testament qui n’est pas écrit ; ce sonttoutes les paroles tombées de ses lèvres, et qui, toutes, depuis lapremière jusqu’à la dernière, étaient prononcées pour vous.

– Saquédié ! fit la dompteuse, quiatteignit son vaste mouchoir, tu te retiens pour ne pas pleurer,fillette, mais moi, j’ai beau faire, ne te fâche pas, ça vapartir.

Germain la regarda, étonné de cettefamiliarité.

– J’ai vu M. Bouffé, une fois, auGymnase, reprit la dompteuse, qui avait les larmes plein les yeux,dans un rôle de valet fidèle, même qu’on lui donna le prix Montyonau troisième acte, mais il n’était pas de moitié si bien que vous.Dévidez votre rouleau, vénérable Germain, je ne suis pas du grandmonde, moi, et la fillette me prend pour ce que je vaux.

D’une main elle s’essuya les yeux, de l’autreelle secoua celle du vieil homme en ajoutant :

– Voilà qui est fini, vous pouvez marcher.

– Monsieur Remy, prononça Germain à voixbasse, n’a pas eu la force de m’en dire bien long, mais il m’aparlé d’une bonne dame, montreuse d’animaux, je crois, à quiMlle d’Arx doit beaucoup de reconnaissance.

– C’est moi, la montreuse, brave homme ;mais la fillette ne me doit rien de rien. Roulez votre bosse,voulez-vous ? car nous ne sommes pas ici pour flâner.

– Il y a, continua Germain, bien des chosesque je ne comprends pas. Monsieur Remy m’avait défendu de faireaucune démarche, pour vous joindre, avant un mois écoulé, mais ilavait ajouté : « Elle viendra d’elle-même ; je suissûr qu’elle viendra. »

J’attendais. Ce matin on m’a annoncé uncommissionnaire qui demandait Mlle d’Arx. Je l’aifait introduire auprès de moi, il m’a dit que vous deviez venir etm’a dépeint le costume sous lequel vous vous présenteriez : Ilne m’a pas dit pourquoi vous portiez ce costume.

Maman Léo et Valentine échangèrent unregard.

– Il avait, continua le vieux valet, un besoinpressant de vous parler. Il est sorti en disant : « PriezMlle d’Arx de m’attendre, car jereviendrai. »

Valentine demanda :

– Comment était fait cecommissionnaire ?

En quelques paroles, Germain dessina unportrait si frappant de ressemblance qu’on ne le laissa pasachever, la dompteuse et Valentine prononcèrent en même temps lenom de Coyatier.

– Méfiance ! murmura maman Léo, dont lessourcils étaient froncés.

– Je n’en suis plus à la méfiance, répliquaValentine avec son sourire triste, mais vaillant ; si vousaviez eu peur, maman, quand vous entriez dans la cage de vos bêtesféroces, vous auriez été perdue.

– C’est vrai, murmura la veuve ; maisc’est chanceux.

– Ce que je désire savoir, reprit la jeunefille, c’est ce qui regarde mon frère ; parlez, Germain, etsoyez bref car j’ai peu de temps pour vous entendre.

Chapitre 27La visite des Habits Noirs

 

Germain demanda :

– Mademoiselle d’Arx désire-t-elle que je luiraconte le passé ? elle a le droit de tout savoir, et parmiles dernières paroles de mon cher jeune maître, il y avaitcelle-ci : « Que ma sœur n’ignore rien… »

– Je sais tout, interrompit Valentine.

– Alors que Dieu vous donne le courage oul’oubli ! c’est une sanglante histoire et il y a bien desdouleurs dans l’héritage que vous allez recueillir. Jusqu’à cesderniers temps, monsieur Remy vous cherchait encore, malgré legrand travail qui prenait toutes ses heures ; j’entends :il cherchait toujours sa sœur, la pauvre enfant disparue lors de laterrible catastrophe de Toulouse. Quand il ne chercha plus, c’estque le hasard vous avait envoyée sur son chemin, trompant satendresse et le condamnant à ce supplice atroce dont il est mort…car ce n’est pas le poison qui l’a tué.

– C’est moi qui l’ai tué, murmura Valentine.Je sais aussi cela. Elle était plus pâle qu’une agonisante, maiselle se tenait ferme et droite sur son siège. Maman Léo suait àgrosses gouttes. Germain courba la tête et dit tout bas :

– Il y a des familles qui sont condamnées.

« Monsieur Remy se cachait de moi,poursuivit-il, comme s’il eût craint un conseil ; je neconnaissais la fiancée de mon maître que pour l’avoir entrevue àtravers un voile, le soir où il revint du palais, évanoui, et cen’est pas à cause de cette rencontre que je vous ai reconnue tout àl’heure. J’ignorais aussi la guerre implacable où mon maître étaitengagé. Je savais seulement, ou plutôt, je voyais qu’il devenaitsombre, inquiet, malade d’esprit et de corps ; il y avait unsigne funeste sur son front, et je devinais peut-être la nature dupéril qui le menaçait, car la fièvre de ses nuits parlait dans sonsommeil. Mais que faire ? Il était magistrat comme son père,et son père était tombé en faisant son devoir. Le jour même de lasignature du contrat, vers quatre heures du soir, on le rapportaici. Il n’était pas mort, mais il ne bougeait ni ne parlait, et sesyeux semblaient ne plus me voir.

« Il resta ainsi toute la soirée. J’avaisfait appeler plusieurs médecins qui vinrent et se consultèrentlonguement.

« Quand ils se retirèrent, l’un d’eux medit :

« – Si les opinions que M. d’Arxprofessait ne s’y opposent pas, il faudrait lui avoir unprêtre.

« Jusqu’à ce moment-là, j’avais espéré ensa jeunesse et en la force de sa constitution.

« Un autre docteur me demanda :

« – N’a-t-il donc point de famille ?Il faudrait prévenir ses parents ou du moins ses amis.

« J’envoyai chercher le curé deNotre-Dame-des-Victoires, l’abbé Desgenettes, ce vieux soldat quiporte la soutane comme une capote de grenadier. Il nous connaissaitbien ; il arrivait quelquefois dès le matin chez monsieurRemy, qu’on éveillait pour le recevoir, et il disait :« J’ai besoin de tant pour mes pauvres. »

« On lui payait son dû.

« Il vint, il interrogea mon pauvremalade, qui resta muet comme une pierre.

« M. le curé s’agenouilla auprès dulit et pria, mais tout cela ne dura pas longtemps parce qued’autres malheureux l’attendaient.

« – Garçon, me dit-il en s’en allant, siM. d’Arx recouvre sa connaissance à quelque heure du jour oude la nuit que ce soit, je serai prêt ; mais s’il ne recouvrepas sa connaissance, il ne faut point craindre, car jamais il n’arien refusé à ceux qui souffrent. Les âmes comme la sienne n’ontpas besoin de passeport pour s’en aller tout droit à Dieu.

« De la famille, monsieur Remy n’en avaitplus ; des amis, il n’en voulait point parce que les amisprennent du temps et qu’il avait sa tâche.

« Je songeai pourtant tout à coup à unhomme de grand âge qu’il estimait fort au-dessus des autres hommes,et qui lui donnait des conseils pour son grand travail. J’envoyairue Thérèse chez le colonel Bozzo-Corona.

À ce nom, Valentine et aussi la dompteusefirent un si brusque mouvement que le vieux valet s’arrêta.

– Vous le connaissez ?demanda-t-il ; moi je ne savais qu’une chose ; c’estqu’il avait une figure bien vénérable et que monsieur Remyn’accueillait personne si affectueusement que lui.

« Il vint tout de suite et ne vint passeul. Il y avait avec lui le Dr Samuel et unM. de Saint-Louis que j’avais vus l’un et l’autrequelquefois. Il y avait aussi une femme admirablement belle qui,dès son entrée, courut vers le lit et prit les deux mains demonsieur Remy en pleurant.

« Le colonel et ses compagnons avaientaussi l’air ému. Ce fut d’eux que j’appris dans ses détails lascène de la rue d’Anjou-Saint-Honoré.

« Le Dr Samuel examinamonsieur Remy pendant que la jeune femme, qui était la comtesseCorona, demandait d’une voix tremblante :

« – N’y a-t-il donc aucun moyen de lesauver ?

« Le Dr Samuelrépondit :

« – La vie ne tient plus en lui que parun fil.

« Et quelques minutes après ilajouta :

« – Le voilà qui meurt… il estmort !

« – Était-ce vrai ? interrompitValentine, qui écoutait, la face livide, mais les yeux secs.

« – Non, répliqua Germain, ce n’était pasencore vrai ; mais je le crus, car les yeux de mon maîtreétaient sans regard et ma main, que j’approchai de ses lèvres, nesentit que du froid.

« Le colonel s’approcha de moi et medit :

« – Germain, vous savez qu’il y avaitentre mon malheureux ami et moi autre chose que de l’affection.Nous poursuivions en commun l’accomplissement d’une tâche qui aoccupé son existence tout entière.

« C’était vrai, je le savais ou du moinsmonsieur Remy m’avait donné à entendre que le colonel Bozzo avaitsa plus intime confiance, et qu’en cas de malheur, carM. d’Arx avait la pensée d’un malheur, c’était au colonelBozzo que je devrais m’adresser en première ligne.

« Je savais aussi que le secrétaire demon maître était plein de papiers ayant rapport à cette œuvremystérieuse que je croyais commune entre lui et le colonel.

« La responsabilité qui pesait sur moi ence moment terrible m’écrasait. Peut-être ne savais-je pas bien ceque je faisais, car le chagrin me rendait fou. Toujours est-il quej’allai vers l’endroit où M. d’Arx mettait la clef de sonsecrétaire, et je revenais déjà vers le colonel pour la lui donner,lorsque la comtesse Corona, qui était penchée sur mon cher maître,s’écria par trois fois :

« – Non, non, non ! Remy d’Arx n’estpas mort !

« Le colonel Bozzo, à ce moment même,tendait la main pour prendre la clef du secrétaire.

« Je ne sais quel instinct me retint dela lui donner, et je masquai mon refus en m’élançant tout joyeuxvers le lit.

« Le lit fut aussitôt entouré par lecolonel et ses amis, qui semblaient, en vérité, aussi contents quemoi.

« Les yeux de Remy d’Arx avaient repris,en effet, un vague rayon, et ma joue, que j’approchai tout contreses lèvres, sentit un souffle.

« Mais si faible !

« – Voyons, docteur, dit le colonel,c’est peut-être le commencement d’une crise favorable ; aidezle miracle à s’accomplir.

« – Nous vous en serons reconnaissants,ajouta M. de Saint-Louis, comme s’il s’agissait pour nousd’un cher enfant.

« Et moi je dis aussi quelque chose etj’implorai le médecin à mains jointes.

« Il répéta en prenant le poignet dumalade pour lui tâter le pouls avec soin :

« – Ce serait en effet un miracle.

« Puis il alla vers la table autour delaquelle les autres médecins s’étaient consultés et il écrivit uneordonnance.

« On ne parla plus de la clef dusecrétaire. Le colonel dit seulement en me prenant àpart :

« – Si nous avons le bonheur de lesauver, mes intérêts sont aussi bien entre ses mains que dans lesmiennes propres ; si au contraire… mais je reviendrai demainmatin à la première heure.

« Ils s’en allèrent ensemble comme ilsétaient venus. La comtesse Corona voulut rester, mais le colonel nele permit point. La potion ordonnée par le Dr Samuel futapportée ; je ne sais quelle vague défiance était en moicontre ce médecin qui avait dit en parlant de mon maîtrevivant : « Il est mort. »

« Au moment où je voulus donner lapotion, me disant en moi-même que c’était peut-être le salut, lebras de monsieur Remy eut un mouvement faible que je pris pour unrefus, et je ne me trompais pas, comme vous allez le voir.

« Je n’insistai point ; je roulai unfauteuil au chevet du malade, et je m’installai pour passer la nuitauprès de lui.

« Certes, je ne dormais pas, j’entendaisles bruits du dehors qui allaient s’affaiblissant et la pendulesonnant les heures, mais une sorte de vague enveloppait ma penséeet je voyais comme au travers d’un voile les visages de ces troishommes, qui maintenant me semblaient ennemis.

« Les douze coups de minuit venaient desonner, lorsque je bondis sur mes pieds comme si une main m’eûtsoulevé. La voix de monsieur Remy, bien faible, mais trèsdistincte, parlait à côté de moi.

« – Donne-moi à boire, disait-elle ;pas de la potion, de l’eau pure.

« – Remy, mon cher maître, m’écriai-jecroyant rêver, car je l’appelais souvent par son nom de baptême,pour l’avoir eu autrefois tout enfant sur mes genoux, ai-je donc eule cœur de dormir et m’avez-vous appelé déjà ?

« En même temps je m’approchais avec unverre d’eau.

« – Tu n’as pas dormi, me répondit-il, malangue vient de recouvrer sa liberté comme si on eût brisé le lienqui l’attachait. Va chercher un verre dans le buffet et de l’eau àla fontaine : ces hommes ont été autour de la table.

« – Et vous croiriez ?…,commençais-je.

« Il m’interrompit en disant :

« – Va, j’ai grand-soif !

« Je revins tout courant après avoir prisde l’eau fraîche à la fontaine, et il but avec avidité.

« – Ce sont ces hommes qui m’ont tué, medit-il de sa pauvre belle voix tranquille et grave en me rendant leverre.

« Et comme je balbutiais dans mastupéfaction les mots justice, tribunaux, il sourit d’un airdécouragé.

« – Dix ans d’existence ne suffiraientpas pour faire luire la vérité, murmura-t-il, et c’est à peine sij’ai quelques heures. À quoi bon essayer l’impossible ? Ilfaut employer autrement le temps qui me reste.

« – Mais vous les avez donc vus !m’écriai-je, vous les avez entendus !

« – J’ai tout entendu et tout vu,répondit-il. Ma jeunesse et ma force n’ont rien pu contre eux, quepourrait désormais mon agonie ? Allume du feu.

« Je crus avoir mal entendu, car lesidées se brouillaient dans ma cervelle en fièvre. Monsieur Remyrépéta d’un accent impérieux :

« – Allume du feu !

« J’obéis et la flamme brilla bientôtdans le foyer.

« – Tu as bien fait de ne pas donner laclef, Germain, reprit mon maître, dont la voix semblait déjà plusfaible. Ouvre le secrétaire.

« J’ouvris le secrétaire.

« – Prends tous les papiers qui sont dansla tablette du milieu, tous, depuis le premier jusqu’au dernier, etbrûle-les devant moi.

« Je n’avais jamais lu ces papiers, maisje les connaissais bien ; c’étaient tous les brouillons d’ungrand travail dont il s’occupait depuis des années, des pièces àl’appui, des documents, le produit d’une immensité d’efforts, derecherches et de fatigues.

« – Ma sœur viendra, pensa tout haut monmaître (et c’était la première fois que je l’entendais parler de sasœur), elle trouverait tout cela, elle voudrait continuer l’œuvrefatale que je n’ai pu achever, et comme je vais mourir ellemourrait !

– Les papiers ne furent pas brûlés, jesuppose ! demanda ici Valentine, dont les yeux brillèrent.

– C’était sa volonté, répondit le vieux valet,les papiers furent brûlés comme il l’avait dit : tous, depuisle premier jusqu’au dernier.

– Alors, dit la jeune fille en baissant latête, il ne me reste rien, je n’ai plus d’arme pourcombattre !

– Il souhaitait justement cela, réponditencore Germain, il voulait rendre le combat impossible. Il vousaimait bien, mademoiselle ; dans ses derniers moments, il n’yavait pas en lui d’autre pensée que celle de sa sœur. Mais à quoibon parler ? Vous allez voir tout à l’heure comment il vousaimait.

Chapitre 28La mort de Remy

 

Depuis le commencement de cette scène, mamanLéo n’avait pas prononcé une parole. Elle écoutait, dominée par unereligieuse émotion.

Il y avait en Valentine une douleur profonde,mais le sang corse qui était dans ses veines bouillait.

On avait essayé de mettre l’impossible commeune barrière entre elle et l’idée de vengeance, rien n’yfaisait : la soif de vengeance lui emplissait le cœur.

En ce moment, l’image de Maurice lui-même sevoilait dans son souvenir.

Elle voyait Remy d’Arx pâle sur son litd’agonie.

La première parole prononcée par Germain, quireprenait son récit, fit bondir le cœur de la jeune fille. Le vieuxvalet continua ainsi :

– Pendant que les papiers flambaient dans lefoyer, monsieur Remy se parlait à lui-même. Je ne comprenais pas,mais chacun des mots prononcés par lui est resté dans mamémoire.

Il disait :

– L’arme invisible ! l’arme dont nullecuirasse ne peut parer le coup mortel ! Ils savaient que cettepassion était sans issue ; ils l’ont fait naître ; ilsl’ont chauffée jusqu’au délire !… Y a-t-il quelque choseau-dessus du délire ?… car j’ai fait ce que le transportlui-même excuserait à peine… Cet homme est venu froidement memontrer l’abîme ouvert et me dire que mon malheur était uncrime !

Valentine se couvrit le visage de sesmains.

– J’ai compris plus tard, prononça tout bas levieux valet, ce que mon maître entendait par ces mots :l’arme invisible. Il y a sur la terre des hommes plusnoirs que le démon.

– Moi, dit maman Léo, je devine bien qu’ils’agit d’une infamie grosse comme la maison, mais si on voulaitm’expliquer un petit peu.

Les deux mains de Mlle d’Arxtombèrent, découvrant son front rougissant.

– Pas un mot de plus ! prononça-t-ellepresque rudement. Je respecte la volonté de mon frère mort, maisces hommes ont tué aussi mon père et ma mère, ma vengeance est àmoi, je n’en dois compte qu’à Dieu !

La veuve et le vieux valet baissèrent à lafois les yeux devant sa beauté, qui avait des rayonnementstragiques.

– Vous plaît-il que j’achève mon récit ?demanda Germain avec une sorte de timidité.

– Je le veux, répondit Valentine.

Germain reprit aussitôt :

– Le foyer était plein de flammes ;monsieur Remy avait réussi à se soulever sur le coude pour voirflamber son travail de tant d’années, le travail de ses jours et deses nuits. Il trouvait que l’œuvre de destruction n’allait pasencore assez vite et il me disait :

« – Brûle ! brûle ! c’est savie, c’est son repos, c’est son bonheur qui naîtront de cescendres !

« À l’écouter je reprenais malgré moi del’espoir, car sa voix devenait plus forte, et il y avait parfoisdes étincelles dans ses yeux.

« La fièvre trompe ainsi toujours.

« Quand les dernières fumerolless’envolèrent, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller etmurmura :

« – Comment combattrait-elle désormais,puisqu’elle n’aura plus d’arme ?

Valentine avait aux lèvres un sourirefarouche.

– Saquédié ! dit maman Léo, tu as un airque je n’aime pas, toi ! tu me fais peur. Je suppose bienpourtant que tu n’iras pas agacer ces tigres tout exprès pour tefaire avaler !

– Laissez parler Germain, répliqua seulementValentine.

Le vieux valet poursuivit :

– Monsieur Remy resta un instant silencieux,car il était accablé de fatigue, puis il m’ordonna d’enlever un desdeux grands tiroirs du secrétaire, celui de droite. Derrière cetiroir, il y avait une cachette et dans la cachette une grandeenveloppe portant ces noms comme une adresse :Marie-Amélie d’Arx.

La veuve rapprocha son siège, dominée par unecuriosité nouvelle, et Valentine murmura d’une voix émue :

– C’est donc là mon véritable nom !

– C’est celui que vous reçûtes au baptistèrede la cathédrale de Toulouse, le 30 octobre 1819, répondit Germain.J’étais là ; feu ma bonne femme, votre nourrice, se trouvafaible au commencement de la cérémonie, et ce fut moi qui vousportai dans mes bras.

« Regardez-moi, mademoiselle d’Arx, jesuis ici comme un témoin, et je m’interroge moi-même avant de vousdonner les actes qui vont faire de vous l’héritière légitime de mesmaîtres.

« Vous étiez une toute petite enfantquand je vous vis pour la dernière fois ; mais je vousreconnais, je le jure au fond de ma conscience !

« Ou plutôt je reconnais en vous votresainte mère, dont vous êtes le vivant portrait.

« Quand mon maître eut le paquet entreles mains, il baisa votre nom sur l’enveloppe, pensant touthaut :

« – Elle va rester la dernière, elle varester seule.

« Puis il me regarda en face etajouta :

« – Germain, ceci est le nom de masœur ; tu l’aimeras, tu la serviras, tu la défendras.

« Il ouvrit l’enveloppe.

« – Voici, reprit-il, l’acte de naissancede Mlle d’Arx ; tu connais aussi bien que moila catastrophe qui l’a mise jadis hors de la maison ; elle senomme aujourd’hui Mlle Valentine de Villanove.

La voix de Germain trembla pendant qu’ilajoutait :

– Ce fut seulement à cette heure que jecompris tout.

« Je mis un genou en terre devant monjeune maître et je lui dis :

« – Remy, mon cher enfant, ne vouslaissez pas mourir ; Dieu guérira la blessure de votreâme.

« Il secoua la tête lentement.

« – Dieu est bon, me répondit-il, il a eucompassion de moi ; en mourant, je peux regarder le fond demon cœur.

« Ses yeux étaient sur moi, ses yeuxlimpides et doux comme ceux d’un enfant.

« Il avait sa main dans la mienne ;la résignation calme comme un sourire épanouissait ses lèvresdécolorées.

« Sa paupière se ferma à demi parce quel’épuisement venait.

« Il m’envoya encore au secrétaire, où jetrouvai, sur ses indications, les actes de décès de M. Mathieud’Arx et de sa femme, votre père et votre mère.

« Quelques mois auparavant, à ma grandesurprise, à ma grande inquiétude aussi, car cela prouvait bienqu’il redoutait un malheur, monsieur Remy avait réalisé à la hâtetous les biens immeubles de sa famille, et au lieu d’acheter, avecle prix considérable de cette vente, des valeurs françaises, ilavait pris des consolidés d’Angleterre et des bons autrichiens.Tous les titres étaient dans le secrétaire. Il me dit :

« – Germain, je n’ai pas retiré des biensde mon père une somme égale à leur valeur parce que je me suis troppressé. L’événement a prouvé que je n’avais pas de temps à perdre.Néanmoins, tu dois trouver dans la caisse qui est à gauche dusecrétaire et dont voici la clef des titres au porteur constituantquatre-vingt mille francs de rente au capital de un million cinqcent mille francs environ. Cette fortune ne doit point rester ici.Aussitôt que je serai mort, tu la mettras en lieu sûr. Elleappartient tout entière à Marie-Amélie d’Arx, ma sœur, et c’est àtoi que je la confie. Sa voix faiblissait de plus en plus ;cependant il voulut se mettre sur son séant. Je l’y aidai. Jen’avais déjà plus d’espoir, car le signe de la mort prochaine étaitsur son front bien-aimé.

« Il me demanda du papier, une plume etde l’encre.

« J’hésitais à obéir, car sa têtevacillait sur ses épaules, mais il me regarda et ses yeuxsuppliants semblaient me dire : Dépêche-toi, Germain, ou jen’aurai pas le temps !

« Je lui apportai tout ce qu’il fallaitpour écrire. D’une main je tenais le flambeau, car il disait déjàque la lumière faiblissait ; de l’autre je lui présentaisl’écritoire où sa main tremblante avait peine à tremper laplume.

« Il traça quelques mots bien lentementd’abord ; je crus qu’il ne pourrait continuer, mais jel’entendis murmurer :

« – Il faut pourtant qu’elle ait madernière pensée ; il faut que je lui parle en frère… en père,car j’ai remplacé celui qui n’est plus.

« Et ses doigts se raffermirent.

« Le jour naissait derrière les rideauxde la croisée.

« Il n’avait pas encore achevé, quand onsonna à la porte extérieure.

« – Ce sont eux, me dit-il, je ne veuxpas les voir.

« Il avait deviné ; c’étaient lestrois hommes de la veille : le colonel Bozzo,M. de Saint-Louis et le Dr Samuel. Unquatrième s’était joint à eux, que j’entendis nommerM. de la Périère.

« Aucun d’eux n’insista pour entrer. Ledocteur demanda seulement quel avait été l’effet de sa potion etdit :

« – Puisqu’il n’y a pas eu d’accidentj’ai bon espoir, car les effets secondaires de la belladone sontaisés à combattre.

« M. de la Périère ajouta qu’ilétait envoyé personnellement par Mme la marquised’Ornans pour que M. d’Arx n’ignorât point tout l’intérêtqu’elle portait à sa santé.

« Quand je revins dans la chambre, jetrouvai mon maître fort agité. Il me demanda si l’on avait parlé deMlle de Villanove, et sur ma réponse négativeil m’ordonna de faire porter immédiatement chez un pharmacien qu’ilme désigna la potion du Dr Samuel.

« Mais je n’étais pas encore à la porte,qu’il me rappelait, disant :

« – C’est folie, ma tête s’égare. Si l’ontrouvait là-dedans ce que je crois, ce serait une arme,c’est-à-dire une tentation, c’est-à-dire un danger pour elle. Versela potion dans les cendres, brise la fiole, je ne veux pas qu’elleait d’arme, je ne veux pas qu’elle ait de tentation !

« Il fallut obéir, car sa voix étaitimpérieuse et son regard commandait.

« Il allait reprendre son travaillorsqu’on sonna de nouveau.

« Cette fois, c’était la justice, unmonsieur Perrin-Champein, qui depuis a remplacé mon maître commejuge d’instruction. Il arrivait, assisté de son greffier ; ilfut reçu, mais monsieur Remy avait reposé sa tête sur l’oreiller ets’était retourné du côté de la muraille.

« M. Perrin-Champein l’interrogealonguement, quoiqu’il n’obtînt aucune réponse à ses demandesconcernant l’événement de la rue d’Anjou, auxquelles il mêlait desobservations ayant trait au meurtre de la rue de l’Oratoire et à lapropre conduite de M. d’Arx comme magistrat instructeur.

« Le greffier ricanait dans sa cravate etmurmurait de temps en temps :

« – Le plus souvent qu’ilrépondra !

« – Monsieur et cher collègue, dit lePerrin-Champein en levant le siège, vous me voyez désolé du tristeétat où je vous laisse ; une parole est bientôt dite, et labonne volonté vous manque peut-être un peu ; néanmoins j’aimeà croire que votre silence, qui est en soi fort extraordinaire,n’indique pas que vous ayez rien fait contre votre conscience dejuge.

« Sur le carré il me demanda :

« – Votre maître n’a-t-il point parlé detoute la nuit ?… Mais vous ne me répondrez pas plus que lui.Allons, mon bonhomme, à vous revoir ! Tout cela est fortextraordinaire, mais j’en ai débrouillé bien d’autres, et en thèsegénérale, les interrogatoires ne servent à rien. C’était un garçonfort instruit, assez capable et surtout terriblement protégé !Maintenant le voilà qui fait de la place aux autres, mon avis estqu’il ne l’a pas tout à fait volé.

« Je m’entendis appeler comme jerefermais la porte.

« – Dépêchons, Germain, dépêchons, me ditmon maître qui faisait effort pour se relever, je n’ai pas fini.Tout ce que je demande à Dieu, c’est qu’il me donne le temps definir.

« Je l’aidai encore à se mettre sur sonséant, et il reprit sa tâche, qui devenait à chaque instant plusdifficile.

« Sa figure changeait à vue d’œil, sestempes étaient baignées d’une sueur froide.

« Au moment même où il achevait, on sonnapour la troisième et dernière fois.

« – Tu lui remettras ceci, me dit-il enpliant le papier, à elle, à elle seule, tu me comprendsbien, et tu lui diras ce que m’a coûté ce suprême travail. Vaouvrir, c’est la prière qui vient.

« Les yeux de son corps allaient sevoilant, mais il avait cette autre vue qui perce les murailles.C’était la prière. Le vieux curé Desgenettes entra et lui donnal’extrême-onction. Mon maître répondit jusqu’au bout les raisonslatines, après quoi sa tête tomba sur l’oreiller. Le vieux prêtrel’embrassa en murmurant : « Priez, âmechrétienne ! » et mon maître prononça votre nom.

« Je m’approchai. Il n’était plus. Je luifermai les yeux…

Deux grosses larmes roulaient sur les joues duvieillard.

Il entrouvrit les revers de sa livrée et pritdans son sein un pli qu’il tendit à Mlle d’Arx endisant :

– J’accomplis l’ordre que j’ai reçu et vousremets le testament de votre frère.

Chapitre 29Le testament

 

Maman Léo avait les yeux gonflés delarmes ; Valentine seule ne pleurait pas.

Un sanglot avait essayé de soulever sapoitrine aux dernière paroles du vieux Germain, mais elle l’avaitcomprimé par un effort violent.

Il y avait sur son beau visage, exprimant unedouleur sans bornes, quelque chose qui ressemblait à la sévéritéd’un juge.

Elle prit le papier que Germain lui tendait etdit :

– Mes amis, je vous prie de vous retirer tousles deux. Il faut que je sois seule pour prendre connaissance de ladernière volonté de mon frère.

Germain et la veuve se levèrent aussitôt.Comme ils allaient sortir, Valentine ajouta :

– Quand cet homme, ce commissionnaire varevenir, vous l’introduirez près de moi.

– Et nous reviendrons avec lui, jesuppose ? demanda maman Léo.

– Non, vous reviendrez seulement quand je vousappellerai. Allez.

La dompteuse et Germain sortirent.

Maman Léo se laissa conduire jusque dans lasalle à manger, où elle tomba sur un siège en murmurant :

– Saquédié ! moi, je suis brisée comme sij’avais reçu une danse ! Cette enfant-là va faire unmalheur ! Il n’y a pas à dire, le juge d’instruction était boncomme un ange, mais enfin il est mort, et la pauvre fillette avaitbien assez à s’occuper de notre Maurice.

Le vieux valet se promenait lentement, lesbras tombants et la tête inclinée. Il s’arrêta tout à coup devantmaman Léo.

– Vous qui la connaissez, demanda-t-il,croyez-vous qu’elle obéisse à la dernière volonté de sonfrère ?

– Je crois qu’ils sont tous les mêmes danscette famille-là, répliqua la veuve, ils ont un diable dans lecorps.

Germain se redressa, ses yeux brillaient.

– Est-elle assez belle ! murmura-t-ilavec un enthousiasme profond ; et quel regard de princesseelle vous a ! Oh ! oui, c’est bien la fille de la bonnedame… la fille de Mathieu d’Arx que rien ne faisait trembler !la sœur de Remy, mon cher enfant, qui avait la douceur d’un agneauet le courage d’un lion !

Il se laissa choir lourdement à son tour surun siège et mit sa tête entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, maman Léo repritla parole avec un certain embarras.

– Dites donc, l’ancien, fit-elle rougissant.J’ai un petit peu honte, parce que ça n’a pas l’air de concorderavec les circonstances ; mais on ne se fait pas, c’est sûr etmoi, la sensibilité me creuse. Sans vous commander, est-ce que vouspourriez me donner un morceau sous le pouce ?

Germain releva d’abord sur elle un regardscandalisé, mais en voyant la bonne figure de la veuve qui avaitrepris ses couleurs enluminées, il eut presque un sourire etdit :

– Au besoin, vous en assommeriez bien un oudeux, la mère ! Tout le monde ne peut pas être des duchesseset marquises ; vous m’allez, à moi. Il faut vous dire que,dans l’occasion, je taperais encore tout comme un autre. Je vasvous servir un petit déjeuner, après quoi vous aurez du vif-argentdans les bras et dans les jambes s’il faut se trémousser contre cescoquins-là !

Pendant cela Valentine, que nous continueronsde nommer ainsi, puisque sous ce nom nous l’avons connue, nousl’avons aimée, Valentine était revenue vers le portrait.

Elle avait roulé un siège jusqu’auprès de lapeinture, comme on fait quand les importuns s’en vont et qu’on peutenfin causer seul à seul avec un ami cher, après l’absence.

Ce n’était qu’un portrait immobile et muet,mais il y avait au bas de la toile le nom de ce peintre prodigieuxdans sa sobre sagesse, qui avait le don de faire vivre lesmorts.

Le pinceau de Zeuxis trompait les oiseaux, lepinceau plus habile d’Apelle trompa Zeuxis lui-même. Ingres, cepeintre tant et si amèrement outragé, fit plus encore : iltrompa une fois la douleur d’une mère.

Je n’ai pas vu cela, mais j’ai vu de mes yeuxà une exposition particulière, ouverte voici déjà bien longtemps,au bazar Bonne-Nouvelle, un ami de la famille Bertin, duJournal des Débats, percer la foule et s’élancer les brastremblants vers le portrait de Bertin l’ancien, qui semblait prêt àse lever, les mains appuyées sur les bras de son fauteuil.

Chez nous les querelles d’école, en musique,en peinture, en littérature aussi, sont aveugles jusqu’à lastupidité.

Ingres avait peint, un an auparavant, leportrait de Remy d’Arx, et la ressemblance était si poignante queValentine restait là le cœur étreint, l’esprit frappé comme àl’aspect d’une vision évoquée.

C’était bien là ce jeune homme triste et doux,timide avec des audaces héroïques, grand par l’intelligence, grandaussi par la bonté, mais dont le front semblait marqué d’un signefatal.

Ses yeux vivaient, sa bouche pensait, prête àparler, et parmi l’austère noblesse de ses traits on devinait cesourire charmant sans s’épanouir jamais.

Valentine ne l’avait pas vu bien souvent, cesourire, car Remy d’Arx était grave auprès d’elle. Remy d’Arxévitait Valentine comme on fuit instinctivement le malheur ou ladestinée.

Et pourtant, elle l’avait vu parfois quand lejeune magistrat si brillant, si aimé, était loin d’elle et causait,par exemple, avec la belle comtesse Corona.

– Je croyais qu’il me détestait,murmura-t-elle, et ce fut sa première parole : il avaitpeur de moi, il me l’a dit lui-même. Il devinait le coupmortel que j’allais lui porter.

Elle baissa les yeux devant le regard calme etprofond que du haut de la toile Remy laissait tomber sur elle.

– Il était jeune, murmura-t-elle, on lecroyait heureux ; ses rivaux le regardaient d’en bas et leurjalousie était presque de la haine. Les voilà bien vengés ! Ilest mort à force de souffrir ! Il y a eu des hommes assezcruels pour le choisir entre tous, lui qui n’avait jamais fait quele bien, et pour lui infliger la plus effrayante de toutes lestortures. Ils l’ont tué à petit feu, prolongeant le supplice avecune abominable barbarie, et non contents de supplicier son corps,ils ont tenté de déshonorer son âme…

Elle resta un instant silencieuse, puis seslèvres s’entrouvrirent pour exhaler ce nom et ces mots :

– Remy… mon frère !

Puis encore elle déchira l’enveloppe et dépliale papier que l’enveloppe contenait.

C’était une pauvre écriture, pénible ettremblée, dont le désordre lui arracha sa première larme. Elle luttout bas :

« Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, ceci est mon testament. En présence de Dieu etsentant venir ma fin prochaine, j’adresse ma dernière pensée àMarie-Amélie d’Arx, ma sœur bien-aimée, malgré le nom de Valentinede Villanove qu’elle a porté pendant l’espace de deux ans, parsuite d’une fraude ou d’une erreur.

« Les pièces à l’appui de cette assertionsont déposées entre les mains du plus fidèle ami qui mereste : Germain Lambert, serviteur de ma famille depuis plusde quarante ans.

« Marie-Amélie d’Arx est mon héritièreunique et légitime ; néanmoins, et pour le cas où son étatcivil lui serait contesté, je déclare lui donner et lui léguer soitsous le nom de Valentine de Villanove, soit même sous celui deFleurette qu’elle portait depuis son enfance, la totalité de mesbiens meubles et immeubles.

« Mourant comme je le fais dans laplénitude de ma raison, je signe et je date ce testament olographepour qu’il ait la force voulue par la loi. »

Il y avait ici, en effet, le nom de Remy d’Arxsigné lisiblement et d’une main assez ferme.

On voyait bien que l’agonisant avait dépensélà tout ce qui lui restait d’énergie.

Au-dessous de la signature, le textecontinuait, mais devenait plus confus, parce que la main avaitgraduellement faibli.

Valentine put lire néanmoins à travers seslarmes :

« Ma sœur, ma Valentine, laisse-moi tegarder ce nom que j’ai tant aimé.

« Mais laisse-moi te dire aussi tout desuite que le regard de notre mère peut descendre au fond de moncœur, guéri de sa blessure.

« Je t’aime comme il m’est permis det’aimer sous l’œil de Dieu qui m’appelle, je t’aime comme l’enfantchérie dont je contemplais jadis le berceau et dont je surveillaisle souriant sommeil.

« Nous avons été bien malheureux, masœur, j’espère que ma mort achèvera de payer notre dette demisère.

« Il en sera ainsi, Valentine, si voussuivez mon conseil, si vous exaucez ma prière. Que ma findouloureuse vous serve au moins d’exemple ; n’essayez pas decombattre ces hommes qui possèdent un pouvoir surnaturel.

« Ce que je n’ai pu faire, moi qui étaisarmé de la loi comme un soldat porte l’épée, moi que ma fonctionsemblait rendre invulnérable, moi qui passais pour avoir la faveurdes puissants de ce monde, il y aurait folie de votre part à letenter.

« Folie inutile, coupable, presquesuicide. Vous n’êtes qu’une pauvre enfant isolée, tous ceux quivous entourent, tous ceux qui vous protègent en apparence ou dumoins presque tous sont affiliés à la ténébreuse corporation quej’ai voulu vaincre et qui m’a tué.

« Je ne vous apprends rien en vous disantque vous êtes au milieu des Habits Noirs, dont le chef s’est servide vous comme d’une arme infernale pour assassiner le seul hommepeut-être qui pût combattre avec avantage la terribleassociation.

« Sauf Mme la marquised’Ornans, pauvre victime désignée d’avance à leurs coups et qu’ilsont frappée dans son fils unique, sauf Francesca Corona (et jen’oserais répondre d’elle absolument), tous les autres sont desscélérats abrités derrière une sorte de rempart magique.

« Valentine, l’esprit s’éclaire à l’heurede mourir, la vengeance n’appartient qu’à Dieu. Si j’avais étéseulement un juge, peut-être ne tomberais-je pas écrasé dans lalutte.

« Mais il y avait autre chose en moi quele zèle du magistrat, il y avait la passion de l’homme qui sevenge.

« Valentine, ma sœur chérie, songe à toi,songe surtout à celui que tu aimes, à Maurice, qui ne m’ayant pluspour démêler son innocence au milieu des preuves mensongèresaccumulées par mes assassins, va retomber tout au fond de sonmalheur.

« Je viens de voir l’homme qui meremplacera ; il est de ceux qu’on appelle des gens instruits,avisés, prudents ; il a cette cruelle sagesse qui ne croit àrien en dehors des choses admises par le sens commun ; tout cequi sort de la vraisemblance acceptée lui semble fabuleux etindigne d’occuper un brave esprit.

« Son opinion est faite par mon opinionmême, dont il prendra le contre-pied ; j’étais à son sens unrêveur et il est un sage ; là où j’ai dit non, il diraoui.

« Maurice sera renvoyé devant lesassises, Maurice sera condamné ; aucune éloquence d’avocat,aucune perspicacité de magistrat, nulle puissance humaine, en unmot, ne peut empêcher le jury en pareille circonstance derépondre : « Oui, l’accusé est coupable. »

« Ne nous venge pas, Valentine, laissedormir ton père, ta mère, ton frère au fond de leur cercueil. Lesmorts ne connaissent plus la haine, laisse la haine, songe àl’amour, sauve Maurice !

« Pour le sauver, il n’y a qu’un moyen,l’évasion, la fuite sans espoir de retour, le changement de nom etla vie cachée loin, bien loin au-delà de la mer.

« Pour ouvrir toute grille, l’argent estune clef magique ; tu es riche, tu peux répandre l’or àpleines mains, tu ne saurais acheter trop cher ton bonheur.

« Adieu, Valentine, j’ai tenu ma plumetant que j’ai pu. Ceci est la dernière ligne que ma main tracera.Si tu m’aimes, ne me venge pas et sois heureuse ! »

Valentine resta un instant immobile, les yeuxfixés sur le dernier mot, qui n’était pas achevé.

Elle porta le papier à ses lèvres et le baisaà la place même où la main du mourant s’était arrêtée.

Puis elle se laissa tomber à genoux, et ainsiprosternée, elle regarda le portrait de son frère, qui semblaitvivre.

Qui semblait vivre et répéter encore ladernière pensée du vaillant et malheureux jeune homme :« Ma sœur, ne me venge pas ! »

Ce fut au bout de plusieurs minutes seulementque les lèvres de Valentine s’entrouvrirent et qu’ellemurmura :

– Pardonne-moi, pardonne-moi, mon frère, carje vais te désobéir !

– Ah ! ah ! dit une rude voixderrière elle, c’était pourtant un bon conseil qu’il vous donnaitlà, le défunt.

Elle se retourna en sursaut. Lecommissionnaire dont Germain lui avait parlé et qui était venu lademander déjà dans la matinée était sur le seuil et refermait laporte.

Chapitre 30Le commissionnaire

 

Coyatier, car c’était bien lui, ne fit qu’unpas à l’intérieur de la chambre ; il resta debout devant leseuil et ôta sa casquette, découvrant le poil crépu qui sehérissait sur son crâne.

Son costume de commissionnaire lui allaitcomme un gant, mais ne lui ôtait rien de sa terrible mine, et ilaurait fallu avoir une confiance robuste pour mettre des objets dequelque valeur entre les mains d’un messager tel que lui.

– Alors, dit-il avec ce mélange d’effronterieet de timidité qui était le caractère le plus frappant de sasauvage physionomie, nous n’avons pas l’idée d’obéir à ce pauvreM. d’Arx ?

Valentine le regarda en face, et les yeux dubandit battirent comme s’ils eussent été éblouis.

– Avancez, dit-elle au lieu de répondre.Coyatier s’approcha.

– Nous avons à causer, dit-elle encore,asseyez-vous là.

Son doigt tendu montrait le propre fauteuil dujeune magistrat. Le marchef eut un mouvement d’hésitation.

– Au fait, murmura-t-il enfin, je peux bienm’asseoir où il s’asseyait, car je ne lui ai jamais fait demal.

– Vous avez parlé de bon conseil, murmuraValentine, vous connaissez donc ceux qu’il me donne dans cetécrit ?

– Non, répondit le marchef, mais je lesdevine. Il a voulu combattre, lui aussi, et moi, qui ne suis paspayé pour aimer les juges, je lui avais dit d’avance qu’il allait àla boucherie. Ce n’était pas le premier venu, ce juge-là, et jen’ai pas connu beaucoup de soldats plus braves que lui. Il savaitque je lui disais la vérité ; mais il continua de suivre sonchemin, jusqu’au cimetière. Chat échaudé craint l’eau froide, jepense bien qu’avant de tourner l’œil, M. d’Arx vous auradéfendu de jouer avec le feu.

– C’est vrai, prononça tout bas Valentine.

– Il m’avait payé pour savoir, reprit lemarchef, et je lui avais dit fidèlement tout ce que je savais. Cen’était pas de la trahison ; ces gens-là ne me tiennent paspar une promesse ni par rien qui ressemble à du dévouement ;ils ont mis un carcan autour de mon cou et ils serrent quand ilsont besoin de mon obéissance. Je me souviens de la première paroleque je dis au juge Remy d’Arx quand il vint me trouver jusque dansmon galetas de la barrière d’Italie… Et il fallait un crâne ouvertde la part d’un magistrat pour venir chez Coyatier ! Ça meplaît à moi, le courage, parce que j’ai été une manière de lionavant de tomber chien enragé. Je lui dis : « Monsieur lejuge, si dans mon idée c’était possible d’assommer les Habits Noirsou de les brûler, il y aurait du temps que la besogne serait faite,car ils se sont servis de moi comme d’un bourreau et m’ont forcé àtuer en m’étranglant. Mais rien ne peut contre eux, ni les coups demassue, ni le fer, ni le feu. »

« Cet homme-là n’était pas de ceux quihaussent les épaules quand on leur parle. Il savait qui j’étais etje ne veux pas dire qu’il me regardait sans répugnance ; maisenfin, il m’écoutait. Sa première réponse fut celle-ci :« J’ai fait le sacrifice de ma vie. »

« C’était un Corse, ils sont tous commecela quand la vengeance les tient, et vous avez le même sang queRemy d’Arx dans les veines.

– Moi, dit Valentine, qui roula un fauteuiljusqu’auprès de lui et s’assit, je vous regarde sansrépugnance : vous êtes l’homme qu’il me faut.

Le marchef recula son siège. Il y avait surson rude visage une expression de tristesse. J’allais dire depudeur.

– N’en faites pas trop ! murmura-t-il. Nesoyez pas femme avec moi, je hais les femmes, j’ai peur desfemmes.

– Je ne suis pas femme, je suis lionne,murmura la jeune fille d’une voix contenue, mais si profondémentvibrante que le marchef eut un frémissement : j’ai de quoivous faire riche d’un seul coup.

– Ce serait le bouquet, grommela Coyatier, si,en fin de compte, je me laissais emballer pour l’autre monde parune demoiselle !… C’est vrai que vous êtes une lionne, ditesdonc ! Non pas parce que vous bravez la mort pour vous venger,la moindre cadette de votre pays en fait autant, mais parce quevous causez là de bonne amitié avec le maudit qui fait horreur auxscélérats, qui se fait horreur à lui-même. Savez-vous bien quequand Coyatier, dit le marchef, entre dans la maison des HabitsNoirs, les Habits Noirs, tout damnés qu’ils sont, n’ont plus nifaim ni soif ? Ils se taisent s’ils sont en train de causer oude rire, et parmi eux je n’en connais pas un seul pour oser touchercette main qu’ils voient rouge de sang jusqu’au coude.

Il étendait sa main énorme, dont les veinesgonflées semblaient prêtes à éclater.

Dans cette main, Valentine mit la sienne, quiétait glacée, mais qui ne tremblait pas.

Le bandit la regarda avec une sorted’étonnement attendri.

– Vous seriez une sainte, pensa-t-il touthaut, si vous faisiez cela pour sauver l’homme qui vousaime !

– L’homme à qui j’ai donné mon cœur, répliquaValentine dans un élan de soudaine énergie, je ne le sépare pas demoi-même ; lui et moi nous ne faisons qu’un. Tout ce que j’aidans l’âme est à lui : ma vengeance, c’est sa vengeance.

Coyatier eut un gros rire qui sonnasinistrement.

– C’est un joli soldat d’Afrique, dit-il commepour expliquer sa lugubre gaieté ; je connais les lapins deson numéro, il aimerait mieux la clef des champs que toutes vosbelles phrases !

Il ajouta en changeant de ton :

– J’étais venu pour régler la chose de sonescampette ; est-ce que vous auriez changé d’idée ?

– Oui, repartit Valentine, qui fixait sur luison regard brûlant.

– Ah ! ah ! fit le marchef, encherchant à éviter le feu de ces prunelles qui l’éblouissaient,alors vous ne voulez plus le sauver ?

– Non, répliqua encore Valentine d’un accentbref et dur.

– Tiens, tiens ! dit Coyatier entre sesdents, vous en revenez donc à la première idée du colonel ; unverre de poison partagé à deux ?

– À quoi bon le sauver ! s’écriaimpétueusement Valentine ; tant que ces hommes vivront, lamort ne reste-t-elle pas suspendue sur sa tête ?

– Ça, c’est la pure vérité.

– Est-ce que je sais, ami, poursuivit la jeunefille, dont les paroles jaillissaient maintenant comme un torrentde passion, est-ce que je sais, moi, si c’est la vengeance oul’amour qui m’entraîne ? Il y a des instants où, dans mon cœurqui déborde de tendresse, je ne trouve plus de place pour lahaine ; il y a des instants où je me vois entourée de troisspectres sanglants qui me crient : Pour la fille de Mathieud’Arx, pour la sœur de Remy d’Arx, la pensée seule du bonheur estune impiété ! Ah ! ils m’ont crue folle, ou ils ont faitsemblant de le croire, car nul ne sait le secret de cetteredoutable comédie ! Mais sais-je moi-même si je n’ai pas été,si je ne suis pas toujours folle ? Mon père, ma mère, dontj’adore le souvenir sans avoir eu leurs caresses, mon frère, cenoble et cher ami, tous ceux-là ne sont plus !

« Il n’y a qu’un vivant dont l’existencechancelle en équilibre au bord d’un abîme, il n’y a que Maurice,mon dernier espoir, le premier, le seul amour de ma jeunesse, monfiancé, mon mari, sur la tête de qui le même glaive meurtrier estsuspendu par le même fil ! Je suis Corse, c’est vrai, ettoutes les fibres de mon être tressaillent à la pensée de punir lesbourreaux de ma famille, mais je suis femme, je suis femme surtout,mais j’aime jusqu’à l’idolâtrie, et ce qui semble en moi démence,c’est la vérité même, la lumière faite par l’amour !

Elle s’interrompit, et son regard découragés’arrêta sur Coyatier, tandis qu’elle murmurait :

– Mais comment pourriez-vous mecomprendre ?

Le grossier visage du bandit avait uneexpression étrange.

– Je ne comprends peut-être pas tout, fit-ild’un air pensif, mais peu s’en faut, en définitive. J’ai été unhomme, il y a des heures où je m’en souviens. Calmez-vous un peu,si vous pouvez ; parlez droit et net ; que voulez-vous demoi ?

Valentine fut un instant avant de répondre, etpendant toute une minute ils se regardèrent fixement.

Dans les yeux de la jeune fille, il y avait unespoir plein de trouble ; dans les yeux du bandit, on pouvaitlire l’envie qu’il avait de résister à un enthousiasteentraînement.

Ce fut Coyatier qui reprit le premier laparole :

– Il est bon que vous n’ignoriez rien, dit-ilà voix basse ; je suis ici par ordre du colonel, et le colonela toujours eu connaissance de tout ce qui se passait entrenous.

– Je m’en doutais, fit Valentine, et malgrécela, quelque chose me disait que vous ne me trahissiez pas.

– Ce quelque chose là disait vrai, poursuivitle marchef, jusqu’à un certain point pourtant. Dans cet enfer, oùils régnent et où nous sommes tourmentés par le caprice de leurtyrannie, il n’y a rien de tout à fait vrai ; les choses sepassent autrement qu’ailleurs. Laissez-moi vous dire encore un mot,et puis vous répondrez à ma dernière question, car le temps presseet le colonel m’attend : je devais partir pour l’île de Corse,où est notre refuge, tout de suite après le meurtre de HansSpiegel, pour lequel votre Maurice va être condamné ; on avaitsurpris mes accointances avec M. d’Arx, et je pense bien qu’ondevait se défaire de moi au couvent de la Merci. Au lieu de cela,j’ai reçu contrordre le jour même de mon départ, qui était le jouroù vous fûtes amenée à la maison du Dr Samuel. On me déguisa enmalade, et je fus mis à l’infirmerie, tout cela parce qu’on avaitbesoin de moi pour vous et pour Maurice, qui étiez alors les deuxseules créatures humaines possédant le secret des Habits Noirs.Maintenant il y en a trois autres qui sont dans le même cas quevous : Maman Léo, le vieux Germain et moi. Allez, on vousécoute !

Chapitre 31Le cœur de Valentine

 

Les sourcils de Valentine étaient froncés parl’effort de son travail mental.

– Vous êtes condamné comme nous, dit-elle, etvous ne l’ignorez pas.

– Je suis toujours condamné, réponditCoyatier, mais je me rachète toujours. Le Père se connaît enhommes ; ça ne l’embarrasserait pas de remplacer son LouisXVII ou n’importe lequel des membres de son conseil, mais il saitbien qu’il ne trouverait pas un autre marchef.

– Vous avez peur de lui ? murmura lajeune fille.

– Ça, c’est bien sûr, dit le bandit, et ilfaudrait être fou pour n’avoir pas peur de lui.

– Vous ne consentiriez pas à lecombattre ? j’entends à le combattre bravement, comme unhomme, un vrai homme, comme un soldat qui a déserté revient et sedresse de son haut pour mourir ?

– Si c’était en Alger, grommela le marchef, oùil y aurait des gens pour me regarder.

– Moi, je vous regarde, prononça tout bas lajeune fille.

– Vous m’avez touché la main, c’est vrai, ditle bandit ; vous êtes une crâne jeune personne !

– Voulez-vous vous donner à moi toutentier ? demanda brusquement Valentine.

– À quoi ça vous servirait-il ? gronda lemarchef au lieu de répondre.

– Je vais vous le dire : ils comptent survous ; tout l’échafaudage de leur intrigue peut crouler sivous leur manquez.

– Quant à ça, fit Coyatier avec une étrangeexpression d’amertume, je vaux cher et ils ne me marchandentpas.

– Fixez votre prix, dit Valentine.

– La belle avance, pensa tout haut Coyatier,d’avoir cent mille francs dans sa poche une heure avant d’avaler salangue !

– J’ai plus d’un million à moi, dit encoreValentine.

Le marchef haussa les épaules, mais ilrépéta :

– C’est sûr que vous êtes un crâne brin defille ! vous m’avez donné la main ! voyons, mettez que jefasse la bêtise d’accepter vos propositions, avez-vous uneidée ?

– Oui, j’ai une idée.

– Si elle vaut quelque chose, on peut la direen deux mots.

– On peut la dire en deux mots.

Les yeux de Valentine brillaient d’un sombreéclat.

– Dites les deux mots, fit Coyatier, dont lesprunelles avaient comme un reflet de cette flamme.

– Qu’ils meurent ! prononça Valentined’une voix basse mais distincte.

– Eh ! eh ! la Corsesse !s’écria Coyatier presque joyeusement, vous n’y allez pas par quatrechemins, vous !

– Tous d’un seul coup ! ajouta Valentineavec un calme extraordinaire. Sang pour sang ! je les condamneà mort, moi, la fille et la sœur de ceux qu’ils ontassassinés !

Il y avait une franche admiration dans lesyeux du bandit.

– Va bien ! fit-il, tonnerre !quelle luronne ! vous haïssez comme il faut, dites donc, labelle enfant ! c’est dommage qu’il n’y a pas dans tout cela unseul mot pour le lieutenant prisonnier.

Le regard de la jeune fille ne se baissapoint, mais il changea d’expression, et sa beauté tragique eutcomme une auréole de belle et profonde tendresse.

– Maurice ! murmura-t-elle d’une voix sidouce que le bandit eut la poitrine serrée : le premier, ledernier battement de mon cœur ! Vous avez mesuré ma haine, iln’y a que moi pour juger mon amour.

Elle reprit avec plus de calme :

– Avez-vous donc cru que j’oubliaisMaurice ? je ne pense qu’à lui, je ne travaille que pour lui.Dieu lui-même a serré nos liens ; mon frère, que ma volontéardente est de venger, n’était-il pas le bienfaiteur deMaurice ? Si Maurice était libre, avec quelle joie ilengagerait sa vie pour payer ma dette ! La sentence que j’aiprononcée est la seule planche de salut qui puisse exister pourMaurice. Maurice sera sauvé, cette fois, bien sauvé, si ces hommestombent, car il ne craindra plus que la loi, et la loi ne l’ira paschercher à trois mille lieues d’ici où je l’entraînerai !

Autour des grosses lèvres de Coyatier, il yavait comme un sourire.

– Pourquoi riez-vous ? demanda Valentineirritée.

– Parce que c’est cocasse, répliqua le bandit,de voir comme les beaux esprits se rencontrent. D’autres que vousont eu une idée pareille… mais ne m’interrogez pas, ça nousmènerait trop loin. J’ai mon ouvrage et je vais prendre congé devous.

– Sans me répondre ? s’écria Valentine.Me suis-je donc trompée ? N’avez-vous pas vous-même l’envie,le besoin de retrouver votre liberté ?

– Ah ! fit le marchef, ma liberté !…peut-être.

Ces mots, comme l’accent qu’il mit à lesprononcer, ressemblaient à une énigme.

– N’avez-vous pas besoin, continua la jeunefille, qui mettait toute son âme éloquente en ses yeux, deredevenir homme, de laver une bonne fois vos mainsensanglantées ?

– Ah ! fit encore Coyatier de ce mêmeaccent dont l’expression ne se peut traduire, vous les aveztouchées, ces mains-là, vous êtes une crâne jeune personne !Mais où les laver, mes mains, jeunesse, mes mains qui ont dusang ? Dans le sang ?

Le front et les joues de Valentine étaient demarbre.

– Dans le sang qui purifie !murmura-t-elle. Tout le monde a le droit d’abattre une bêteféroce.

– Alors, tout le monde a le droit dem’abattre, dit Coyatier. En voilà assez. Vous savez que tout celaest stupide et impossible, mais il n’y a que ces choses-là pourréussir. Ouvrez la bouche, puisque vous voulez prendre la lune avecles dents ; moi, je ne demande pas mieux que de vous tenirl’échelle.

– Dites-vous vrai ? balbutia Valentine,qui ne s’attendait pas à cette brusque conclusion ;consentez-vous ?

– Pourquoi pas ? Que mon cou soit casséici ou là, peu importe. La loterie est une bêtise aussi, etpourtant il y en a qui gagnent à la loterie. Je vous regardais toutà l’heure ; vous devez avoir la veine… Seulement, je vaisposer mes conditions : si je suis avec vous, vous n’irez pas àdroite ou à gauche, selon votre volonté. Il y a un jeu tout fait,voulez-vous le prendre ?

Il parlait d’un ton bref et précis. Valentinemurmura :

– Je ne vous comprends pas.

– Je vais m’expliquer clairement : c’estdemain que le colonel doit faire évader le lieutenant MauricePagès.

– Comment, demain ? s’écria Valentine.Déjà si Maurice, que je viens de voir, n’en sait rien.

– Dans tout cela, répondit le marchef, Mauriceest la cinquième roue d’un carrosse. Quant nous aimons une affaire,il n’y en a que pour nous. Et c’est demain aussi que Maurice etvous devrez être mariés.

Cette fois Valentine n’interrompitpoint ; elle resta muette de stupéfaction. Le marchefreprit :

– Pendant que vous étiez à la prison de laForce, j’étais, moi, chez le colonel. Il ne se porte pas bien, etj’ai idée qu’il n’en a pas pour très longtemps. SiToulonnais-l’Amitié, le prince et les autres savaient ce qu’il m’adit… C’était drôle de le voir me caresser le menton en bavardanttout bas : « Je n’ai confiance qu’en toi, marchef, monami, tu es la plus forte tête de l’association, et mon testament,qui est tout fait, te nomme mon légataire universel… » Ehbien ! après ! Je serais capable de les mettre au pasaussi bien qu’un autre, dites donc. Et, si j’étais le Maître, ilsviendraient me lécher les pattes comme des chiens couchants.

Il s’arrêta. Valentine dit :

– Tout cela ne m’explique pas vos paroles.

– L’explication la voici ; le colonel aajouté : « C’est ma dernière affaire, et je veux larégler avant de m’en aller ; il faut que tout soit fini demainsoir. »

– Mais les préparatifs de l’évasion…, murmuraValentine.

– Voilà huit jours que Toulonnais s’en occupe.Il avait carte blanche et des billets de banque à poignées. Quandil a été relancer la veuve Samayoux, la chose était arrangée.

– Mais pour le mariage… le prêtre ?

– Il y a M. Hureau, le vicaire deSaint-Philippe-du-Roule, qui croit à Louis XVII dur comme fer. Lemariage, vous le savez bien, est l’idée fixe deMme la marquise ; elle s’est résignée à tout,sauf au scandale de laisser monter deux tourtereaux comme vous enchaise de poste sans qu’on ait prononcé sur eux leconjungo. M. de Saint-Louis, qui n’a rien àrefuser à la marquise, s’est chargé de l’abbé Hureau, et quoique unmariage secret soit une grosse affaire à l’archevêché, le bonvicaire du Roule n’a rien à refuser à son roi pour rire, qui prendla peccadille à son compte et qui écrira au pape si l’archevêquefait le méchant. Comme ça, pas vrai, les convenances serontrespectées. Coyatier, en débitant cela, avait gardé son rireamer.

– Et après le mariage ? demanda encoreValentine, dont la voix s’altéra.

– La lune de miel commence, parbleu !vous filez, Maurice et vous…

– Ce départ est aussi préparé ?

– Ah ! je crois bien ! préparé àfond.

– Pour où partons-nous ?

– Ne faites donc pas l’enfant ! grondaCoyatier ; vous le savez aussi bien que moi.

– Un double meurtre ! prononçapéniblement la jeune fille.

– Je n’ai pas encore reçu mes instructionscomplètes, repartit Coyatier ; je vous l’ai dit, le colonelm’attend pour savoir un peu comment vous prenez les choses ;mais j’ai idée qu’il y aura plus de deux meurtres, car tous ceuxqui sont chez Remy d’Arx à l’heure qu’il est ont à régler avecl’association le même compte que Maurice et que vous.

– Le vieux Germain, fit Valentine, mamanLéo…

– Et moi. Nous radotons, je vous l’ai déjàdit.

– Et pour que vous soyez avec nous, ilfaudrait ?…

– Vous laisser crever les yeux, jeunesse,interrompit Coyatier d’un ton sérieux cette fois, et aller à tâtonspartout où ça me plaira de vous conduire : j’entends nonseulement vous, mais le lieutenant aussi. Pas une observation, pasune résistance. Quant au prix, nous compterons après ; ça vousva-t-il ?

Comme Valentine hésitait, il regarda lapendule et se leva.

– Le vieux va s’impatienter, dit-il, ne vouspressez pas, réfléchissez, vous me donnerez réponse demain matin.Car il y a un hic à tout cela, c’est que je ne vouspromets rien. Le diable seul peut savoir si nous gagnerons lapartie ou bien si nous serons tous écharpés à la dernièremanche.

– Je n’attendrai pas jusqu’à demain !s’écria Valentine, à quoi bon réfléchir ? la mort nous entourede tous côtés, il n’y a pas d’autre issue, j’accepte ! Tout ceque j’ai est à vous, les conditions que vous m’avez posées serontaccomplies, aveuglément.

Le marchef, qui avait déjà fait un pas vers laporte, s’arrêta.

– Quant à être une crâne jeune personne,fit-il, ça y est en grand ! Alors, il faut vous dépêcher deretourner à la maison. M. Samuel ne se sera pas aperçu devotre absence, c’est le mot d’ordre, et vous trouverez à la porteoù sont les maçons quelqu’un qui vous fera rentrer, ni vu ni connu,dans votre chambre. Ce soir, si le colonel peut quitter son lit,car il est vraiment bien malade, il ira vous raconter tout ce qu’ila fait pour vous et pour votre bonheur. Vous serez surprise,émerveillée, attendrie, enfin vous jouerez votre petit bout decomédie, ça ne m’embarrasse pas. Ce qu’il ne faut pas oublier,c’est de dire que vous êtes toute ragaillardie et de faire comme sila raison rentrait dans votre cervelle toquée. Il y croira ou iln’y croira pas, ça ne fait rien du tout, car dans la partie qui sejoue, chacun sait que son voisin triche : voilà le côtécurieux. Pour ce qui est de moi, je ne sais pas si vous me reverrezavant la noce, mais regardez-moi bien entre les deux yeux ;j’ai un petit peu d’espoir, pas beaucoup… la chose sûre, c’est queje ferai tout ce que je pourrai, je dis : tout, puisque vousm’avez donné votre main.

– Merci ! merci ! balbutiaValentine, émue jusqu’à ne point trouver de paroles.

Coyatier sortit précipitamment, mais il rentrapresque aussitôt et dit :

– Un mot encore. Il nous manque un outil qu’onne trouve pas facilement à l’estaminet de l’Épi-Scié, c’est pourl’évasion : un homme qui n’ait jamais été devant la justice.Il faut ça pour prendre la place du prisonnier sans risquer tropgros. Maman Léo vous trouvera la chose dans sa baraque ou ailleurs…À vous revoir, la belle, car nous nous reverrons au moins une fois,et après ça, à la garde du bon Dieu s’il y en a un !

Chapitre 32L’agonie d’un roi

 

Il faisait nuit. Paris opulent achevait dedîner, Paris pauvre était en train de souper ; les gargotes, àbon droit célèbres parmi les ouvriers, et qui, en ce temps-làsurtout, foisonnaient aux environs des halles, regorgeaient dechalands.

Il m’est arrivé souvent de glisser mon regardà travers les carreaux troublés de ces réfectoires du travail. Lagargote n’est pas le cabaret, tant s’en faut ; on voit là enmajorité les bonnes, les naïves figures ; chacun y semblefranchement content devant la portion abondante qui fume.

Là, les défaillances d’appétit ne sont pasconnues ; on a gagné rudement le plaisir de manger, etl’odorat des convives n’a point ces gênantes délicatesses quipourraient s’offenser de certains parfums répandus trop abondammentdans l’atmosphère.

L’ail et l’oignon ne déplaisent à personne,l’échalote et le beurre noir ne comptent que des amis.

Il fait chaud, et cela semble bon, quand lefroid humide sévit au-dehors.

On voit des convives qui ménagent avecsensualité le demi-litre de bleu pour avoir le plein coup dudessert, le verre qu’on boit avec les pruneaux, pris dans le grandsaladier de la devanture, ou après la compote qui nage dans le jusde pommes aigrelet.

J’ai ouï dire que la toilette si coûteusefaite à la grande ville, depuis quelque temps, par le chef de sesédiles a diminué de beaucoup le nombre de ces gargotes, situées àproximité du marché et qui donnaient à ceux qui travaillent unenourriture à peu près saine et sincère.

J’ai ouï dire que les restaurants de l’ouvrierse sont embellis comme le quartier lui-même et que lesconsommateurs y payent désormais non seulement le bœuf aveclégumes, mais encore le loyer, les glaces et le gaz.

Tout cela est très cher et ne restaurepoint.

Duval, ce boucher intelligent qui est devenuriche comme un roi rien qu’en prouvant au public l’authenticité desa viande, ne vend pas sa viande aux ouvriers. Je serai heureuxquand je verrai dans Paris la vieille gargote renaissante, maisappropriée au progrès de nos mœurs.

Il faudra peut-être encore beaucoup de tempspour cela, car les industriels aiment mieux spéculer sur les vicesde l’ouvrier que de songer à ses besoins.

Au lieu du réfectoire modèle que je demande,ce sont des cafés splendides qui s’élèvent, fondés sur ce principetrop connu que rien n’est plus facile à dévaliser quel’indigence.

On voit là tout un peuple qui vient s’enivrerd’absinthe frelatée et de luxe moqueur.

Ce sont de bonnes affaires. Les Lombards quidirigent ces Eldorados scandaleux font fortune et ne s’embarrassentpoint de la sueur ni des larmes qui mouillent leur recettequotidienne.

Mais quand le travailleur, encore tout éblouipar tant d’illuminations et tant de dorures, rentre dans samansarde noire, sa gaieté persiste-t-elle ?

Il y a là souvent une femme qui pleure entreplusieurs berceaux.

Il faut bien l’avouer, certaines industriesparisiennes, quand on les examine de près, donnent le frisson toutcomme le ténébreux métier exercé par Coyatier, dit le marchef.

Les temps du mélodrame sont passés, c’estpossible, mais il y a encore chez nous des alchimistes qui saventfaire de l’or très légalement avec de la douleur et de lahonte.

Paris s’habitue vite au froid comme àtout ; malgré la brume glacée qui s’épaississait dans lesrues, on voyait nombre de flâneurs circuler sur le trottoir et lesvieux bonshommes curieux qui regardent aux vitres des merceriesétaient à leur poste tout le long de la rue Saint-Denis.

Vers sept heures du soir, il y eut un bruitsingulier, indéfinissable, que personne n’avait jamais entendu etqui propagea dans tout le quartier un écho à la fois terrible etlugubre.

Chacun s’arrêta dans les rues pourécouter ; les sergents de ville dressèrent l’oreille, sedemandant si ce n’était pas la clameur lointaine d’une jeunerévolution qui vagissait. On s’étonna dans les ménages et toutesles fenêtres bien closes s’entrouvrirent aux divers étages desmaisons. Dans les gargotes, les verres levés restèrent à mi-chemindes lèvres et les fourchettes cessèrent de grincer sur l’épaissefaïence des assiettes.

Quel était ce bruit qui dominait le grandmurmure de Paris ? ce bruit qui était sourd et grave comme untonnerre et qui pourtant perçait toutes les murailles, distinct desautres fracas, et entrait dans les maisons à travers les portesfermées ?

Jules Gérard, le dernier paladin, a fait unlivre sur ses adversaires vaincus. Dans ce livre, empreint d’unsentiment épique, Jules Gérard raconte la vie et la mort des lionsqu’il a tués.

Il y a là une page, pleine d’une prodigieuseémotion, où l’on entend le lion agoniser dans le désert.

C’est une voix qui s’éteint, mais qui estgigantesque encore. À l’écouter, hommes et femmes frémissent sousla tente ; dans les douars, les chevaux tremblent sur leursquatre pieds paralysés, et le long de l’oued qui va, desséché àdemi, entre les pierres et les palmiers, les autres habitants dudésert, saisis d’une terreur profonde, écoutent.

C’est le roi qui meurt, le seigneur, leSidi-Lion. La nature entière prend part à son agonie et porte undeuil épouvanté.

C’était ici encore le Sidi-Lion, le seigneur,le roi des déserts, dont la plainte suprême ébranlait tout un coinde la civilisation parisienne.

Il avait beau être esclave, vaincu, déshonoré,son cri funèbre montait et s’élargissait presque aussi grand que lagrande voix de la foudre.

Il avait beau être humilié, et depuis combiende temps ? sous l’outrage grotesque de la servitude, subissantla médecine ignorante d’Échalot, grimé comme une courtisane horsd’âge, rapiécé comme un vieux manchon qui perd son poil, il avaitbeau être criblé d’emplâtres, et porter perruque, la mort leredressait dans son inaliénable grandeur.

Paris ne savait pas. Les lions sont rares àParis. Paris qui parle toutes les langues était inhabile àreconnaître la dernière parole du lion.

Car c’était bien M. Daniel, le prisonniervalétudinaire de maman Samayoux, qui poussait son rugissementsuprême dans la baraque abandonnée.

Loin du mont Atlas, dont la cime soutient lescieux, loin, bien loin des sables sans limites tourmentés par lesimoun, où le soleil brûle le regard des hommes en réjouissantl’œil des lions, à Paris, le paradis des lionnes, des chiensbichons et du chat de la mère Michel, il mourait à Paris, lui, leroi du désert, dépouillé même de son nom comme tous les roisexilés.

Sic transit gloria mundi : Ainsipasse la gloire du monde ! Le seigneur Lion décédait sanspompe ni crinière dans la peau chauve de M. Daniel.

Par le temps affreux qu’il faisait, il n’yavait personne dans les terrains de la percée nouvelle. Lesrugissements du moribond s’élevaient à intervalles presque égaux,entrecoupés de profonds silences, comme éclataient, dit la légende,les appels du cor de Roland dans les gorges de Roncevaux.

Nul ne répondait, car il y a de ces bruitsdont on cherche en vain l’origine et le point de départ. Chacun sedemandait où naissait ce tonnerre ; personne n’avait songé àla maison de planches de Mme Samayoux.

Sous la neige qui recommençait à tomber, unesilhouette noire se détacha, éclairée à contre-jour par lesréverbères de la rue Saint-Denis. L’homme qui marchait ainsi versla baraque n’avait point les vêtements amples nécessités par lasaison ; il allait grelottant et boutonné dans un mincepaletot, serrant les coudes et fourrant ses deux mains jusqu’aufond de ses poches.

Sur sa route, il y avait un tas de pierresmarqué par un lumignon municipal ; la hauteur du lampionglissa sur le paletot râpé jusqu’à la corde pour mettre en lumièreun chapeau gris pelé, coiffant dans les cheveux jaunes.

Il y a des hauts et des bas dans la vie de donJuan. Ce soir Amédée Similor n’était pas en bonne fortune. Ilrevenait la tête basse, le gousset vide, l’estomac affamé ; laréunion de la veille à l’estaminet de l’Épi-Scié n’ayant été suivied’aucun résultat, on avait renvoyé les simples soldats de l’arméedes Habits Noirs sans autre bénéfice qu’une abondante distributionde punch.

Similor, après avoir couché je ne sais où,avait fait un tour de chasse dans Paris et rentrait bredouille aubercail, sans avoir rien mis sous sa dent depuis la veille.

Vous jugez s’il était de joyeuse humeur.

– Les dames, se disait-il en montantl’escalier de planches qui menait à la principale porte de labaraque, ça grouille autour de vous dans les moments de laprospérité ; quand vient la circonstance de la débine, plusrien, bernique !

Il essaya d’ouvrir la porte, et au bruit qu’ilfit, M. Daniel poussa un sourd rugissement.

– Nom de nom ! gronda Similor, nez debois ! Il n’y a là que la vilaine bête. La veuve est à licherquelque part avec ses connaissances.… avec ce gredin d’Échalotpeut-être !

Il redescendit le perron et fit le tour de labaraque pour gagner la porte de derrière, dite « entrée desartistes », qui s’ouvrait au moyen d’un truc, connu par tousles habitués de la maison.

Il entra cette fois et se trouva dansl’intérieur de la cabane, qui n’avait pas été ouverte depuis lematin, et où l’agonie de M. Daniel mettait une épouvantableodeur de fauve.

– Sent-il mauvais à lui tout seul ceparoissien-là ! gronda Similor. Ho ! hé ! Échalot,où donc que tu es, ma vieille ? Ça me fait toujours quelquechose quand je suis du temps sans vous voir, toi et mon bibi deSaladin.

Il était tendre parce qu’il connaissait le boncœur de son Pylade, et qu’il comptait avoir à souper.

Mais à ses avances personne ne répondit.

Il appela encore, et cette fois le lion poussaun rugissement qui retentit dans la baraque avec un éclatterrible.

Similor eut froid dans les veines. Il avaitrefermé la porte en entrant ; l’intérieur de la baraque étaitplongé dans une obscurité complète. Son regard, qui s’était tournéd’instinct vers le lion, distingua deux lueurs rougeâtres,semblables à des charbons prêts à s’éteindre.

En même temps un pas pesant et mou sonna surle sol et il parut à Similor que les deux charbonsapprochaient.

Les Parisiens sont rarement poltrons. Similor,ce misérable amalgame de tous les défauts, de tous les vices et detous les ridicules de la basse bohème, avait du moins une sorte debravoure.

– Toi, dit-il, tu ne vaux pas cher, bonhomme.Si tu étais cuit, je mangerais bien tout de même une tranche de tonfilet, car j’ai une faim de Patagon, mais je ne veux pas que tu memanges.

Tout en parlant, il s’était baissé, cherchantautour de lui un bout de bois qui pût lui servir d’arme.

Le lion approchait toujours, lourdement etselon toute apparence paisiblement, car l’instinct de tous lesanimaux est le même à l’heure de la souffrance : ils cherchentdu secours.

La main de Similor venait de rencontrer unfragment du balancier ayant jadis servi à la danseuse de corde etqui formait une excellente massue.

– À la niche, dit-il, vieux Rodrigue !allez coucher ou je tape !

Comme il se retournait en ce moment, il vitles deux charbons tout auprès de lui et sentit le vent d’unehaleine fétide.

– Crénom ! s’écria-t-il en reculant d’unpas, est-ce que M. Daniel aurait faim, lui aussi ?

Dans sa frayeur irréfléchie, il brandit lefragment de balancier, qui tournoya et vint tomber sur la tête dulion.

Le lion s’affaissa en poussant un rauquementplaintif et les deux charbons ne brillèrent plus.

– Nom d’un nom ! fit Similor, labourgeoise ne va pas être contente ; mais on n’aura pas besoinde lui raconter cette histoire-là en détail.

– C’est égal, ajouta-t-il en se redressantdans toute l’enfantine naïveté de son orgueil, on n’en trouveraitpas beaucoup, depuis l’Hercule de l’Antiquité, pour abattre un lionfurieux avec un bout de bois et d’un seul coup !

Il marcha en tâtonnant vers le coin où sefaisait la cuisine, car la faim le talonnait. Le fourneau de fonteétait froid et sur la planche où Échalot mettait d’ordinaire sespauvres provisions, il n’y avait pas même une croûte de painsec.

– Est-ce qu’il se dérange, ce gredin-là ?pensa Similor. Où donc peut-il être allé avec le môme ? Quandle diable y serait, il va revenir coucher, toujours ? Qui dortdîne ; en l’attendant, je vais tâcher de faire un petitsomme !

Il traversa la baraque dans toute sa longueurpour gagner l’endroit où était la paille du lion.

– C’est encore chaud, fit-il en se couchant àla place occupée naguère par sa victime, mais ça ne sent pas larose.

Au moment où il fermait les yeux, quelqu’untira au-dehors le loquet de l’entrée des artistes. Similor sesouleva sur le coude et pensa :

– Allons, j’ai de la chance, je n’aurai pasattendu trop longtemps mon souper.

Chapitre 33La tentation de Similor

 

Le nouvel arrivant était encore un habitué dela baraque, car il ouvrit la porte sans effort et entra comme chezlui.

Similor, désormais, attendait. Le sauvageparisien a des prudences d’Iroquois ; il guette toujours unpeu avant d’agir ou de parler.

Le nouveau venu eut à peine fait quelques pasdans la baraque qu’il buta contre le corps du lion.

– Je m’en avais douté, dit-il avec mélancolie,mes soins ont manqué à la pauvre bête et elle a rendu l’âme.

– C’est Échalot ! pensa Similor ;motus ! on va savoir d’où il arrive et la vie qu’il mène.

Échalot, en effet, comme presque toutes lespauvres créatures qui n’ont pas beaucoup d’amis, parlait volontierstout seul.

– De profundis ! murmura-t-il.Un peu plus tôt, un peu plus tard, nous finirons tous comme ça.C’est une perte pour la patronne ; mais elle n’a pas le cœur às’occuper de ses affaires d’intérêt.

– Où l’a-t-elle donc, le cœur ? sedemanda Similor ; est-ce qu’elle va se faire chartreuse pourpleurer son lieutenant d’Alger ?

Échalot, cependant, gagna le coin où était sonfourneau et se mit à battre le briquet. Similor avait la boucheouverte pour parler enfin, lorsqu’il entendit ces parolesremarquables :

– Ça me gêne, moi, disait Échalot, d’avoirtant d’argent sur moi. On ne sait pas ce qui peut arriver ; jecherche la patronne depuis midi, et il me semble toujours que mapoche coule, laissant filtrer les billets de banque.

Les oreilles de Similor s’ouvrirent comme deuxpavillons de trompe de chasse.

– Des billets de banque !répéta-t-il.

Et il s’incrusta plus avant dans la paille,flairant un énorme coup à tenter.

– Faut tout de même que madame Léocadie aitune jolie confiance en moi, continua Échalot en approchant uneallumette de l’amadou qui avait pris feu ; j’avais peine àcroire que ses paperasses avaient la valeur qu’elle disait, mais jen’ai eu qu’à les mettre sur la planchette au guichet du changeurpour avoir des mille et des cents.

Similor se pinçait le bras du doigt pour êtrebien sûr qu’il ne rêvait point.

– En voilà un changeur, pensait-il, qui a dela confiance de reste ! Au vis-à-vis de la mauvaise tenue dece canard, il n’a donc pas seulement eu l’idée que les papiersdevaient être volés ?

C’était là une observation plausible et pleinede justesse, mais la chandelle d’Échalot en s’allumant y fit unetriomphante réponse.

Les yeux de Similor battirent, frappés par unéblouissement ; il n’aurait pas été plus étonné s’il avait vuson humble ami revêtu d’un manteau d’hermine et coiffé de lacouronne royale.

C’était en effet une métamorphose presqueféerique. Échalot avait des souliers neufs bien cirés, un pantalonnoir, le tout en beau drap fin et tout battant neuf. Il avait enoutre un chapeau de soie dont le lustre était vierge et qui, par laneige qui tombait, avait dû voyager en voiture. Il portait enfinune chemise d’une entière blancheur sur laquelle se nouait unecravate de satin.

De plus, ses cheveux étaient peignés à fond etsa barbe était faite.

Nous ne voulons point dire qu’il fût très beaucomme cela, mais sa laideur était transfigurée à ce point queSimilor eut vraiment peine à le reconnaître : d’autant que lagibecière, asile habituel de Saladin, n’était plus suspendue au coud’Échalot.

Similor pensa trop de choses pour prendre letemps de les exprimer ; il dit seulement en lui-même :« Nom de nom ! » et cette simple interjection valaittout un long discours.

Échalot apporta son flambeau sur la table oùMme Samayoux avait trinqué la veille au matin avecGondrequin-Militaire et M. Baruque. Il s’assit sur la chaisemême de la veuve et tira de sa poche un paquet de papiers que dupremier coup d’œil Similor reconnut pour des billets de banque.

C’était le produit de la négociation confiéepar maman Léo à son page Échalot. Nous savons que cette journéeavait été employée par elle à d’autres besognes et qu’elle n’avaitpas quitté Valentine.

Son dévouement était de ceux qui nemarchandent pas. Elle s’était mis dans la tête ou plutôt dans lecœur de sauver Maurice Pagès à n’importe quel prix.

Les moyens à employer lui échappaient encorece matin, mais elle savait que l’argent était le nerf nécessaire decette guerre qu’elle allait entreprendre.

Elle avait fait ce qu’il fallait pour seprocurer de l’argent.

Malgré la défiance si naturelle à ceux qui onttravaillé beaucoup pour gagner peu et qui, en outre, se sentententourés de gens sujets à caution, elle n’avait pas hésité àremettre sa fortune entière entre les mains d’Échalot.

Elle s’était dit, pour excuser à ses yeuxcette hardiesse : « J’ai de l’œil ; j’ai jugé cettecréature-là du premier coup ; je crois en lui bien plus qu’enun notaire. »

Et elle avait ajouté :

« Quant à mon saint-frusquin, j’en doisles trois quarts aux talents réunis de mon Maurice et de Fleurette,qui faisaient tomber des pluies de pièces de cent sous dans moncomptoir. C’est bien le moins que je rende à ces enfants-là cequ’ils m’ont donné. »

Enfin, car les pauvres gens ont une idée trèsprécise et très développée des obstacles que la pauvreté oppose àchaque pas dans la vie, maman Samayoux avait songé tout de suite àtransformer Échalot pour lui rendre possible l’accomplissement desa mission.

Elle avait eu exactement la même pensée queSimilor ; elle s’était dit :

– Avec sa tenue chez l’agent de change, onl’appellera voleur et on est capable de l’arrêter.

Préalablement à toute autre chose, elle avaitdonc donné à notre ami de quoi s’acheter une garde-robe complète,et c’était pour aller chez le tailleur qu’Échalot l’avait quittéedans la rue Pavée, au Marais, devant l’entrée principale de laForce.

Le paquet de billets de banque était ficeléavec soin ; néanmoins, la préoccupation d’Échalot était sigrande, il avait à tel point conscience de sa responsabilité qu’ilvoulut compter mille francs par mille francs pour être bien sûr quequelques-uns de ces précieux chiffons ne s’étaient point envolés enroute.

– Ça tient dans la main, se disait-il endéfaisant le nœud de la ficelle, et si on changeait ça en pièces dedeux sous, il y en aurait gros comme une baraque. Quelle capacitéfaut-il qu’elle ait, Léocadie, sous l’apparence d’une femmeagréable et sans souci, pour avoir amassé une pareilleopulence !

Il mouilla son pouce et les billets froissésrendirent un petit bruit. Similor ne respirait plus.

Choisissez parmi les poètes dont la gloireemplit le monde et chargez le plus puissant d’entre eux d’exprimerla fiévreuse envie que Similor avait de mettre le grappin sur leséconomies de maman Samayoux, je vous affirme que votre poète dechoix restera au-dessous de sa tâche.

On peint l’amour, la haine, l’avidité, toutesles passions humaines, mais la fringale sans nom d’un mohican commeSimilor en face de soixante ou quatre-vingts billets de banque,voilà ce qui défie toute habileté de plume ou de parole, voilà cequi est véritablement surhumain.

Il avait vu des billets de banque auxdevantures des changeurs, il les avait caressés du regard souventet longtemps ; depuis son adolescence, l’idée d’avoir unbillet de banque était pour lui un rêve plein d’attendrissement etde folie.

Il n’était pas avare, mon Dieu, au contraire,il était prodigue au même degré que ces fils de famille quiviennent manger à Paris, en compagnie des dames rousses, le capitaldu papa décédé.

C’est l’esprit français, dit-on ; Similoravait l’esprit français.

Les imbéciles dont je parle, quand ils ontdévoré le patrimoine du vicomte ou du coutelier qui fut leur père,deviennent coquins ou mendiants selon le sort de leurtempérament.

Similor était l’un et l’autre d’avance, etdans quelle splendide mesure !

Il était poète, lui aussi, il voulait mener lavie à grandes guides, ce don Juan de la boue ; il voulaitéblouir le ruisseau.

Il voulait boire des océans de volupté dansson tombereau triomphal, traîné par toutes les Vénus éraillées, partous les Cupidons galeux grouillant au fond de ces bosquets oùArmide-à-la-Hotte tient sa cour galante à cent pieds au-dessous deségouts de Paris.

Ah ! c’est une grande figure que ce laidgredin, marchant sur ses tiges ! Et j’espère que son portraitséculaire, si faiblement ébauché qu’il soit par mon insuffisance,me tiendra lieu de génie auprès de la postérité.

Il s’était retourné sans bruit dans sa paillehumide et fatiguée qui n’avait plus de sonorité.

Il s’appuyait déjà sur ses mains, le coutendu, l’œil injecté, la poitrine au ras du sol, dans l’attituded’un sauvage qui s’apprête à ramper pour surprendre son ennemi.

Échalot était encore sans défiance ; ilse croyait seul et retournait ses billets de banque un à un enprononçant à haute voix les chiffres de son compte.

Mais tout en comptant, il réfléchissait.

– Dix-huit, disait-il, dix-neuf et vingt.Quand on songe que tout cela va passer peut-être pour lelieutenant ! Vingt et un, vingt-deux, et vingt-trois. Ilsétaient collés ces deux-là ! c’est doux comme du coton et çafait plaisir à manier. La patronne l’a dit, vingt-neuf et trente,ça lui est égal de recommencer sa carrière sur nouveaux frais.Est-ce un beau trait de dévouement, ça ? trente-sept. Au fait,c’est une circonstance qui peut me donner l’opportunité de parvenirau comble de mes désirs, puisque sa fortune était un obstacle,quarante, quarante et un, à l’obtention de sa main.

En ce moment, un bruit imperceptible arrivajusqu’à lui ; mais il ne leva pas les yeux, parce qu’ilregardait avec inquiétude un des billets de banque qui avait unedéchirure.

– Celui-là est-il bon tout de même ? sedemandait-il.

Similor ne bougeait plus, tant il étaiteffrayé du bruit qu’il venait de faire. Il n’avait pas encorequitté le lit du lion ; le hasard avait entortillé un de sespieds dans le lien d’une botte de paille, et chaque fois qu’ilcherchait à se dégager, la botte remuait, la paille bruissait.

Quel était cependant son dessein, en dehors dece fait principal, de cette aspiration enivrante : la volontéde s’emparer des billets de banque ? Il connaissait Échalotdes pieds à la tête, il savait que le digne garçon défendraitjusqu’à la mort le dépôt qu’on lui avait confié.

Qui veut la fin veut les moyens. Ne fouillonspas trop avant dans les profondeurs de ce caractère.

Avec certains seigneurs bien couverts portantgants blancs et bottes vernies, nous serions en vérité plus àl’aise.

Et après tout, Similor n’avait peut-être passongé à cette nécessité où il allait être d’assommer Échalot, sonmeilleur ami.

Au moment où ce dernier retournait lecinquantième billet, un bruit distinct lui fit dresserl’oreille.

Il regarda du côté de la paille et vit deuxyeux qui brillaient en vérité plus rouges que ceux du lionlui-même.

C’est à peine si la chandelle posée sur latable jetait une vague lueur jusqu’au tas de paille. Échalot nereconnut point Similor, mais à la vue d’une forme humaine, ilsaisit les billets à poignées, les fourra vivement dans sa poche etboutonna sa redingote.

Similor, se voyant découvert, sauta sur sespieds.

– C’est toi, Amédée ? dit Échalot avec unsoupir de soulagement, tu peux te vanter de m’avoir fait peur.

Similor avança de quelques pas et croisa sesbras sur sa poitrine.

– Quelqu’un qui n’a pas la consciencetranquille, dit-il, parlant un peu au hasard, mais de sa voix laplus emphatique, est toujours facile comme ça à avoir peur.Qu’as-tu fait du petit confié à tes soins ?

– On va t’expliquer ça, répondit Échalot, ils’est passé des choses…

Il s’arrêta tout à coup et reprit :

– Au fait, ces choses-là, ça ne m’est paspermis de te les communiquer. Tout ce que je peux te dire, c’estque notre enfant est en lieu sûr, bien nourri, bien soigné et plusheureux qu’à la baraque, entre les mains d’une personne de l’autresexe, habituée à l’éducation du jeune âge.

Similor le laissait parler sans l’interrompre,parce qu’il faisait appel à toute sa rouerie, se demandant s’ilfallait essayer des négociations ou entamer la bataille tout desuite.

Il était assez brave, nous l’avons dit, et ilavait grande idée de ses talents comme boxeur français.

Mais d’un autre côté, il savait qu’Échalotn’était point un adversaire à dédaigner, malgré son apparencetimide.

– Est-on des frères ou n’en est-on pas ?demanda-t-il brusquement. J’ai vu le temps où l’on partageait endeux le moindre petit morceau de pain, et pourtant tu asprésentement un bon dîner dans le ventre, tandis que moi je suis àjeun depuis hier soir.

– Je te paye à souper si tu veux, s’écriaÉchalot.

– Tu es habillé d’Elbeuf depuis la semelle detes bottes jusqu’au rond de ton chapeau, reprit Similor avec plusd’amertume, et moi, ton associé, j’ai sur le corps des vêtementsqui tombent en guenille.

– Ça, murmura le père nourricier de Saladin,c’est une portion du secret que je ne peux pas dévoiler.

– Parce que tu es fautif et même criminel,s’écria Similor en jouant tout à coup le désordre d’une indignationqui éclate, je t’ai vu compter les billets de banque dont tu as tesdoublures toutes pleines ! Tu es un trahisseur et un mauvaisfrère, tu as fait un coup pour toi tout seul et tu complotessecrètement de gagner l’étranger en nous laissant, Saladin et moi,dans la misère !

– Je te jure… voulut commencer Échalot.

– Tais-toi ! pas de faux serments !je les dédaigne. S’il n’y avait que moi, je te laisserais pour ceque tu es dans ta vilenie, mais je suis père, je songe àl’innocente créature que tu abandonnes et je ne fais ni une nideux. Je te dis dans le blanc de l’œil : partageons, mais là,tout de suite sur le coin de la table, un chiffon d’un côté, unchiffon de l’autre, ou sans quoi, dans mon sentiment paternel, jevas prendre tout en faisant la fin de toi !

Chapitre 34Le combat

 

Échalot, dans la bonté de son cœur, auraitvolontiers parlementé, car il avait une véritable affection pour lepère de Saladin ; mais celui-ci n’était point en étatd’écouter la raison et on le voyait bien.

Ce n’était plus le même homme ; sonaspect vous eût fait peur : il avait le teint terreux desmalades, il avait ce regard tout noir du taureau furieux quilaboure la terre avec ses cornes.

Le bouffon grotesque des bas-fonds parisienstournait au tragique ; la fièvre d’argent le tenait, et lafièvre de sang.

Échalot pensa :

– Ça va être dur ! Quand on pense qu’il ale toupet de parler du petit et que, s’il avait les chiffons, illes avalerait littéralement en noces et festins de consommationpersonnelle, sans acheter un sou de lait à l’innocentecréature !

Il fit le tour de la table, mais ce futseulement pour avoir le temps de relever ses manches et achever deboutonner sa redingote jusqu’au menton.

Aussitôt après cette toilette préparatoire etrapide, il sauta galamment dans l’espace libre, où il prit positiond’un air à la fois mélancolique et résolu.

– Censément, dit-il, ça m’agace un tantinet dem’aligner avec l’ami de mon adolescence, mais si je renaudais tuaurais des doutes sur mon honneur.

Ce n’est certes pas en souvenir de l’aîné desquatre fils Aymon que ce verbe renauder est devenuclassique dans le langage des sans-gêne.

Quant au mot honneur, pris dans son senschevaleresque, nous affirmons que, chez les sans-gêne, il estemployé désormais plus sérieusement et plus fréquemment qu’en aucunautre monde.

Similor n’avait peut-être pas lul’Iliade, et pourtant il répondit comme Ajax :

– À toi, à moi, racaille au tas ! ça neva pas peser lourd !

Il s’était campé selon la garde élégante desprofesseurs de boxe et adresse françaises ; ses jambes,entretenues par la pratique de la danse des salons et qu’il avaitvendues tant de fois aux peintres en qualité de modèle « pourle bas », placèrent leurs pieds en équerre et eurent deux outrois flexions élastiques avant que le corps s’assît carrément surleur base élargie. En même temps, il se décoiffa d’un gestefanfaron et mit ses deux poings fermés à la hauteur de l’œil.

Il était très beau, et les maréchaux de lasavate n’eussent pu que l’admirer.

Échalot, doué d’une cassure moinsbrillante, obéit à la vieille tradition et passa préalablement sesmains dans la poussière du sol. Il négligea les fioritures dumétier et prit tout bonnement la pose de l’humble combattant quidéfend ses yeux à la Courtille, un soir de bal-habillé.

Jambes écartées, tête en arrière, mainsétendues et prêtes surtout à la parade.

– Vas-y, Amédée, dit-il avec gravité, tu vaschercher à me détruire, c’est dans ton caractère ; moi jen’essayerai que de te casser une patte, comme étant gardien destrésors de la bourgeoise.

Ce dernier mot fut coupé par une ruade lancéede pied de maître. Similor avait fait comme ces tireurs de régimentqui débutent par le coup droit, avant que la main de l’adversaireait acquis toute sa vitesse de parade.

Mais Échalot, qui connaissait le jeu de sonPylade, rabattit le coup nettement et ne riposta pas.

Un ricanement passa entre les dents serrées deSimilor.

En retombant d’aplomb, il porta le double coupde boxe anglaise, et la poitrine du pauvre Échalot sonna deux foiscomme un tambour.

– Touché ! dit-il paisiblement. Tu as dutalent, Amédée, et comme tu n’as pas l’estomac fort, ces deuxtaloches-là t’auraient défoncé, mais moi je pose pour « lehaut », et c’est solide. Je te préviens que je vais taperdésormais.

Un coup de pied fauché circulairement luiarriva au flanc, raide comme balle, en guise de réponse. Similorn’avait garde de parler.

Échalot, au lieu de venir à la parade, fit unpas en avant, uniquement pour amortir le choc, et détacha son poingdroit, qui toucha Similor au front à l’instant même où celui-ci serelevait.

Similor chancela comme s’il eût donné de latête contre une muraille et tomba sur ses genoux.

Échalot demanda, sans même songer à profiterde son avantage :

– Ça t’a fait du mal, Amédée ?

Il avait presque retrouvé la douce voix quenous lui connaissons et avec laquelle il disait de si raisonnableschoses pour l’éducation du petit Saladin.

Probablement que ça n’avait pas faitdu bien à Similor ; car il ne se releva point, et pour réponseil ne donna qu’un sourd gémissement.

Sa tête pendait sur sa poitrine.

– C’est sûr, dit Échalot étonné, que tu t’eslaissé bien ramollir depuis le temps par toutes les voluptés que tut’y livres au café et chez les dames, car je n’ai pas tapé de toutema force. Au lieu de continuer, je te laisse souffrir ne désirantpas abuser de ma victoire.

Il se rapprocha de la table pour regarder deprès, à la lumière, la place où le pied de Similor avait touché saredingote.

– Jeux de main, jeux de vilain, grommela-t-ild’un ton de sérieuse contrariété, et encore plus les jeux desouliers crottés. Le vêtement est marqué dès son premier jourd’étrenne. Je vas toujours l’ôter et le plier proprement pour lecas où Amédée aurait l’idée de rejouer.

Il déboutonna la redingote.

Similor se tenait la tête à deux mains et nebougeait pas plus qu’une pierre. Au moment de dépouiller lapremière manche, Échalot se ravisa :

– Il est filou comme un singe, pensa-t-il, ettricheur, et plus roué que Robert Macaire ; peut-être qu’ilfait le mort pour me prendre en traître. Si j’ôte ma lévite, jen’aurai plus les économies de Léocadie sur mon cœur, prêt à lesdéfendre jusqu’au trépas. Mais, d’un autre côté, quand aurai-jel’occasion de me payer une pareille pelure ? C’est moelleux,c’est cossu, c’est plein la main !

Il tâtait amoureusement l’étoffe du vêtementconfectionné, qui ne méritait assurément aucun de ces éloges.

Le désir de sauvegarder cette toilette sichère l’emporta ; il dépouilla une manche en ajoutant touthaut :

– Hé ! vieux ! j’ai donc tapé unpetit peu trop fort ?

– Assassin ! prononça d’une voix sourdeSimilor, qui versa de côté et se laissa tomber dans la poussièresans lâcher son front.

– Ça a l’air qu’il a son compte, pensaÉchalot, dont le cœur se serra, mais il m’a déjà pris si souvent àses grimaces et manières.

Il ôta la seconde manche.

– On s’avait juré mutuellement dans les temps,murmura-t-il, une amitié réciproque et fidèle qui ne devait finirqu’avec l’existence de toi et de moi. J’y ai tenu, pour ma part, dumieux que j’ai pu, et l’attache qui nous unissait fut encoreraccourcie par la naissance de notre Saladin, de qui la maman mefaisait éprouver les mêmes émotions pures que j’ai ressenties parla suite pour Léocadie. C’est bête de s’aligner ensemble quand onpartage les devoirs du père vis-à-vis du même môme que, si lemalheur arrivait d’un double accident, il resterait seul au biberonici-bas.

Il étala sa redingote sur la table et labrossa d’une main caressante, tout en poursuivant :

– Voilà les fruits de ta conduiteinconséquente et dissolue, Amédée. Je ne voudrais pas te grondersévèrement puisque le coup a été mauvais, mais c’est toi qui ascommencé, et je n’ai fait que défendre la chose sacrée du dépôt quin’est pas à moi… Tu ne réponds pas ?… T’es donc bienmalade ?… Attends voir que je mette ma lévite dans un endroitpropre et je vas revenir te prodiguer les soins compatibles avecmon apprentissage de pharmacien. Ah ! tu m’en as fait descrasses depuis qu’on est ensemble ; mais c’est plus fort quemoi, et je te pardonnerai celle-là comme les autres.

Il avait plié la redingote avec beaucoup desoin et regardé plutôt dix fois qu’une la place froissée par lecoup de pied.

Il hésita un instant sur la question à savoirs’il laisserait le trésor de la dompteuse dans le paquet, mais sonbon sens lui dit que mieux valait ne point s’en séparer et ilglissa les billets de banque entre sa chemise et son gilet,boutonné du haut en bas.

Après quoi, il gagna le coin où il faisaitbouillir d’ordinaire le lait de Saladin et déposa le cher vêtementsur la planchette qui était son armoire.

Puis il revint, l’âme pleine de miséricorde,et disant déjà :

– Maintenant, me voilà tout aux soins del’amitié. Aie pas peur, Amédée ; s’il le faut, je te feraichauffer du tilleul et de la camomille.

Mais sa phrase s’acheva en un crid’étonnement.

Il n’y avait plus personne à l’endroit où ilavait laissé Similor.

– Où donc es-tu passé, Amédée ?demanda-t-il en regardant sous la table.

Dès ce premier moment, il y avait en lui de ladéfiance, tant il connaissait bien son ami de cœur.

– Voilà de l’ouvrage, pensa-t-il avec unesérieuse inquiétude ; j’aurais dû le démonter d’une pattecomme je l’avais spécifié tout d’abord.

La chandelle posée sur la table projetait salumière à quelques pas seulement ; le reste de la baraqueétait plongé dans un clair-obscur qui trompait l’œil et où lesobjets se distinguaient à peine.

Le regard d’Échalot allait de tous côtés,interrogeant cette ombre, mais il n’apercevait rien.

Et à mesure que le temps passait, soninquiétude s’aggravait, parce qu’il se doutait bien qu’on allait leprendre par surprise.

Au moment où il ouvrait la bouche pourinterroger encore, sans beaucoup d’espoir d’obtenir une réponse, unbruit de ferraille frappa ses oreilles.

– Les sabres, balbutia-t-il d’une voixaltérée : je suis un homme mort !

En ce moment, un reflet s’alluma dans la nuitet la voix de Similor, qui avait recouvré tout son éclat,dit :

– Je ne veux plus partager, il me faut toutela tirelire de maman Putiphar. Si tu ne me jettes pas le paquet dechiffons, je te coupe en deux comme une pomme !

Chapitre 35Le dernier rugissement

 

Voici ce qui s’était passé : Similoravait reçu en effet entre les deux yeux une sévère taloche, mais ilen avait vu bien d’autres, en sa vie, et après le premierétourdissement, il aurait pu se relever, puisque la clémenceimprudente d’Échalot lui en laissait le loisir. Mais ce n’est passans raison que nous avons prononcé tant de fois dans ce récit lemot « sauvage ».

Rien ne ressemble si bien aux héros de Cooperque nos mohicans de la savane parisienne.

Même ruse, même adresse, même convoitise, mêmeférocité.

Là-bas, chez les rouges combattants de laforêt, la vaillance la plus intrépide n’exclut jamais l’astuce, etsouvenez-vous que parmi les deux demi-dieux chantés par le vieilHomère, il y en avait un au moins qui était diplomate.

Sans établir aucune analogie entre Échalot etle bouillant Achille, nous retrouvons dans Similor quelques-unesdes qualités qui distinguaient le sage Ulysse.

Seulement, Similor n’eût point résisté auchant de la sirène.

Il n’y avait dans sa chute aucune feinte, lecoup de poing d’Échalot l’avait jeté bas irrésistiblement ; lafeinte était dans la durée de son étourdissement, prolongé àplaisir.

Il ne s’agissait point pour lui d’un tournoi,d’un assaut où la gloriole seule est le prix du vainqueur ; lapensée des billets de banque mettait le feu à son sang et dominaitson être tout entier.

Il était fanfaron comme tous ses pareils et seregardait comme bien plus fort qu’Échalot ; mais la questionn’était pas là ; il y a du hasard dans toute bataille, Similorne voulait ni bataille ni hasard.

Pendant qu’il jouait la comédie de l’hommefoudroyé, son esprit avait travaillé. Au moment où Échalot tournaitle dos pour gagner son armoire, Similor s’était relevé vivement etavait marché sur la pointe des pieds jusqu’à la muraille.

Une fois là et se sentant protégé par l’ombre,il avait rampé comme un lézard, sans produire aucun bruit, versl’endroit où nous le vîmes naguère donner des leçons de danse auxdeux rougeaudes.

Cet endroit était situé tout près de l’armoired’Échalot, et pour y arriver Similor dut côtoyer presque toute unemoitié des clôtures de la cabane.

Échalot, du reste, lui fit la place libre enrevenant vers la table.

Juste à l’instant où le pauvre Échalots’apercevait de l’absence de Similor, celui-ci refoulait dans sapoitrine un cri de joie en arrivant à son but.

Son but, c’était un misérable trophée, composédes accessoires, comme on dit au théâtre, qui lui servaient quandil travaillait en public.

Il y avait là deux fleurets, deux cannes, deuxsabres et deux gants fourrés, suspendus aux planches.

Ce n’étaient pas de bonnes armes, mais toutearme est bonne contre un bras désarmé.

Le bruit de ferraille avait avertiÉchalot ; le malheureux avait deviné que Similor décrochait undes sabres.

– Moi, je les aurais décrochés tous les deux,pensa-t-il, et je lui aurais donné à choisir.

Il ajouta avec amertume :

– Mais je ne suis qu’un imbécile, et Amédéeest un homme de talent !

Amédée se sentait si bien le maître que touteson insolence lui était revenue.

Il prit le temps de dépouiller son paletot enguenilles et de passer la redingote toute neuve d’Échalot qu’ilavait sous la main.

Ainsi vêtu, la tête haute, et le sourire auxlèvres, il arriva disant :

– Je vas y ajouter le gilet et la culotte, situ n’obéis pas incontinent à mes ordres !

– Tu peux me tuer, répliqua Échalot, quin’essaya point de fuir et croisa ses bras sur sa poitrine, lafaiblesse que j’ai eue pour ma redingote est une faute et j’en suispuni, mais quant à te livrer ce qui est à la patronne, raye ça detes papiers. Avance, et viens percer le cœur de ton frère qui a étéen même temps la mère de ton enfant !

On dit que le ridicule tue l’émotion ; cen’est pas toujours vrai, car il y avait dans le calme de ce pauvrediable une véritable grandeur.

Et Similor, le coquin sans âme, s’irritaitcontre la défaillance qui lui faisait trembler la main.

Il avançait toujours, pourtant, car la fièvrede sa convoitise était de beaucoup la plus forte, et la pensée dutas d’or représenté par les billets de banque lui montait aucerveau comme un transport.

– Une fois, deux fois, dit-il, ça m’agace,l’idée de te tuer ; tu étais une bonne bête de somme :mais ne me laisse pas dire trois fois, ou je pique !

Quelque chose qui ressemblait à de la beautévint à l’intrépide visage d’Échalot, tandis que le nom de Léocadiemontait de son cœur à ses lèvres.

– Trois fois ! dit Similor en levant lebras.

Le sabre brandi jeta des étincelles.

Mais Similor, au lieu de frapper, recula parcequ’un bruit sinistre, profond, immense, ébranla les planches de labaraque.

Ce bruit ne fut suivi d’aucun autre.

C’était le dernier rugissement du grand vieuxlion qui s’éveillait de son étourdissement pour mourir.

On put le voir un instant dressé sur sespattes de derrière comme un ours et plus haut qu’un géant.

Puis il retomba, rendant un soupir énorme, etau choc de son vaste cadavre la terre trembla.

Tout cela fut rapide comme la pensée, etpourtant, quand Similor leva son arme de nouveau, les chosesavaient complètement changé de face.

En mourant, le lion avait arraché la victoireaux griffes du chacal.

Échalot, en effet, à la voix du lion, avaitfait lui aussi un pas en arrière, et son talon avait heurté contrele fragment de balancier dont Similor s’était servi tout àl’heure.

Il n’eut qu’à se baisser pour avoir en mainune arme terrible contre laquelle le mauvais sabre de Similorn’était plus qu’une défense dérisoire.

Celui-ci mesura la situation nouvelle d’uncoup d’œil et devint tout blême.

Échalot lui dit tranquillement :

– Amédée, tu peux t’en aller si tu veux, jecontinuerai de servir de père à l’enfant, et si j’entends dire quetu as faim, la moitié du pain que j’aurai sera pour toi.

Similor courba la tête et fit un pas vers laporte.

Mais c’était une feinte encore ; il seretourna tout à coup, croyant qu’Échalot n’était plus sur sesgardes, et bondissant comme un tigre, il lui planta son sabre enpleine poitrine.

Le coup était assené terriblement et auraitmis fin d’une fois à l’histoire ; mais Échalot était sur sesgardes et Similor avait compté sans le balancier, qui fit voler lesabre en éclats.

– Assassin ! balbutia pour la secondefois Similor, dont la langue bredouillait comme celle d’un hommeivre.

Ceci n’est point une erreur de l’écrivain, niune faute de l’imprimeur : Similor dit :« Assassin ! » au moment même où il tentait unassassinat.

Et il ajouta, car vis-à-vis du pauvre diablequi avait été si longtemps son esclave, il avait la perfidieeffrontée de certaines femmes en face de certains maris, plustrompés encore que battus :

– Lâche ! vas-tu m’assommer, maintenantque je suis sans arme ?

Il tenait à la main, d’un air piteux, letronçon de son sabre. Échalot, qui déjà brandissait sa massue,s’arrêta.

C’était un véritable preux que ce mouton, fortet vaillant comme un taureau : un preux panaché d’ange.

– Jette ton morceau de fer-blanc, dit-il, etterminons ça, rien dans les mains, rien dans les poches.

Aussitôt Similor, réprimant un sourire detriomphe, lança au loin la poignée de son sabre. Échalot abandonnasa massue et tous deux, sans parler cette fois, se ruèrent l’un surl’autre avec tant de violence que le choc de leurs poitrines sonnabruyamment.

Tous les mauvais instincts de Similor étaientsurexcités jusqu’à la rage et le sang d’Échalot lui-même avait finipar bouillir.

Ce fut une terrible joute.

À les voir enlacés corps à corps, tantôtdebout, tantôt à genoux, tantôt roulant comme un seul paquet dansla poussière et semblables à deux serpents qui câblent leursanneaux, un profane aurait cru qu’ils avaient mis de côté toutesles ressources de l’escrime populaire pour s’attaquer comme lesloups affamés se mangent.

Il n’en était rien, le nageur qui tombe àl’eau fait les mouvements voulus, d’instinct et sans savoir.

Sans savoir et d’instinct, ils se battaientavec une redoutable adresse. Il y avait, jusque dans la bestialitéde leur accolade, la science de la lutte, la maîtrise dupugilat.

Seulement, Échalot restait loyal dans leparoxysme de sa colère, tandis que Similor, au plus furieux de sonenragée démence, essayait de tricher et de trahir.

Il n’y avait pas de témoins pour voir cecombat hideux, mais curieux, qui se prolongeait en silence. Onn’entendait que les respirations de plus en plus oppressées et quisifflaient comme des râles.

De temps en temps un coup retentissait, maispas souvent, car leurs mains étaient étroitement engagées.

Échalot était le plus fort ; en un momentoù il tenait Similor sous lui, il poussa un cri étranglé.

– Ne mords pas, Amédée, dit-il, ou jet’écrase !

– Assassin ! gronda celui-ci, qui parvintà rejeter sa tête de côté.

Il avait la bouche rouge et humide comme unchien qui vient de faire curée.

À l’endroit où l’épaule s’attache au cou, lachemise d’Échalot montrait une large tache écarlate.

Il ressaisit la tête de Similor, qui se laissafaire, mais qui dégagea sa main droite tout doucement pour laplonger dans la poche de son pantalon.

– Rends-toi, dit Échalot ; ça me monte,ça me monte au cerveau, et je vois rouge !

– Assassin ! grinça Similor.

Sa main ressortit de sa poche avec un couteauqu’il parvint à ouvrir.

– Rends-toi, Amédée ! dit pour la secondefois Échalot.

La main de Similor qui tenait le couteau luitâtait le dos pour chercher l’envers du cœur.

Ces gens-là connaissent mieux que leschirurgiens la place précise où il faut frapper pour être sûr detuer.

Il trouva la place et tout en écartant sa mainpour poignarder de plus haut, il dit encore :

– Assassin !

Mais la lutte avait désormais un témoin,quoique ni l’un ni l’autre des deux combattants n’eût entendu laporte s’ouvrir.

Le poignet de Similor fut arrêté par une mainsolide comme un étau de fer, et une bonne grosse voix s’éleva quidit sans trop d’émotion :

– Hé ! l’enflé, ce n’est pas dejeu !

En même temps Échalot fut écarté par uneirrésistible poussée.

– Maman Léo ! dirent-ils tous les deux enmême temps. Échalot se releva, mais non point Similor, qui avait letalon de la dompteuse sur la gorge.

– Alors, dit celle-ci en s’adressant àÉchalot, tu as eu l’argent de mes papiers chez le changeur.

– Oui, patronne, l’argent est là, répondit lebon garçon en mettant sa main sur sa poitrine.

– Il n’y a pas besoin d’être une somnambule etdevineresse, reprit la veuve, pour calculer ce qui s’est passé. Legredin ici présent avait l’idée de faire la noce avec ma caissed’épargne.

– Ayez pitié de lui, patronne, suppliaÉchalot, c’est le père de mon petit.

Similor était comme foudroyé et ne trouvaitpas une parole. La robuste main de la dompteuse lui tordit lepoignet et le couteau tomba.

Échalot n’avait pas encore vu lecouteau ; il murmura :

– Et il m’appelait assassin ! Ce futtout.

– C’était pour toi, l’eustache, dit ladompteuse ; mais, sois tranquille, je n’ai pas idéed’endommager la bête. Mes occupations ne me permettent pas deperdre mon temps avec une pareille racaille. Regarde voir s’il net’a rien volé.

Échalot déboutonna son gilet : le paquetétait intact.

Maman Léo lâcha le poignet de Similor et leprit par la nuque, de sorte que, sa tête seule étant soulevée, sespieds restaient à terre ; elle le traîna ainsi sans qu’il fitaucune résistance jusqu’à la porte principale, qu’elle ouvrit.

Échalot voulut implorer encore, elle luiordonna rudement de se taire et sortit sur la galerie, d’où ellejeta Similor en bas du perron comme un chien mort.

Après quoi, elle rentra et ferma la portetranquillement.

– Ça m’a fait du bien cette histoire-là,dit-elle en regagnant la table, j’étais énervée, quoi ! niplus ni moins qu’une marquise qui a sa migraine. Toi, tu voudraisbien aller voir s’il s’est fait une bosse au front en tombant, pasvrai ? Reste là ! J’aime bien qu’un homme ait bon cœur,mais les imbéciles ça me dégoûte.

– Patronne…, voulut dire Échalot.

– La paix ! il y a encore de l’eau-de-viedans la bouteille qui est là-bas derrière les cordes, va me lachercher avec deux verres. C’est certain que si je n’étais pasarrivée, tu allais te laisser larder par ce polisson-là, et que monargent serait maintenant à tous les diables.

Échalot courba la tête et s’en alla enmurmurant :

– C’est vrai qu’ayant sur moi du bien qui nem’appartenait pas, j’aurais dû montrer plus de férocité, mais laprochaine fois gare à lui !

Maman Léo se laissa tomber dans son fauteuilde paille et mit ses deux coudes sur la table.

En revenant avec la bouteille et les deuxverres, Échalot la retrouva la tête entre ses mains et plongée dansde profondes réflexions.

– Est-ce qu’il est arrivé malheur,patronne ? demanda-t-il timidement.

– Verse à boire, répliqua la veuve, qui nebougea pas.

Échalot emplit un des verres.

– Dans l’autre aussi, dit maman Léo ; jene connais pas beaucoup d’âmes meilleures que la tienne, et tu peuxmaintenant trinquer avec moi, puisque je t’ai distingué par monamitié.

– Ah ! patronne…, fit Échalot étourdi parun si grand honneur.

– Tais-toi ! je te dis que je suisénervée.

Elle but une gorgée d’eau-de-vie et replaçason verre sur la table brusquement.

– Qu’est-ce que ça aurait fait s’il avait volémon argent ? reprit-elle en regardant Échalot en face : àquoi mon argent peut-il me servir ? tu ne comprends pas, toi,n’est-ce pas ? ni moi non plus, je ne comprends pas, et quandje suis dans les rébus et charades, ça ne va pas, je ne sais pluss’il faut aller à droite ou à gauche, je ne sais plus rien !rien de rien ! la petite n’en sait pas plus long que moi, lamarquise n’en sait pas plus long que la petite, monsieur Germainjette sa langue aux chiens, les autres… Ah ! les autressavent. Ils ne savent que trop, et j’ai peur !

Échalot l’écoutait bouche béante.

– Bois, dit-elle, tu es tout pâle.

– C’est l’effet du malheur d’Amédée… lespassions le tyrannisent, mais il n’a pas mauvais cœur. À votresanté, patronne !

– J’ai peur, répéta maman Léo, dont laphysionomie accusait un désordre d’esprit extraordinaire ; jecroyais que ça m’avait calmée, la chose de cette laide bête, maisnon, j’ai la fièvre.

– Si vous me disiez…, commença Échalot.

– Tais-toi ! le colonel a l’air d’unmort, et il y a des morts qui ne sont pas si blêmes que lui. Il nese tient plus ; sa peau est collée à ses os, et je suis biensûr qu’il n’y a pas une chopine de sang dans ses veines. Je pariequ’il ne passera pas la journée de demain. Tu me diras : tantmieux, c’est un scélérat. Es-tu sûr ? Il y a des moments, moi,où je le prendrais pour un brave homme, car enfin, c’est lui quil’a voulu, nous serons tous de la noce.

– Quelle noce, patronne ? demandaÉchalot, que l’inquiétude prenait.

Car il y avait de l’égarement dans les yeux demaman Léo.

– Tais-toi, fit-elle encore, je te dis que lecolonel nous a invités au mariage, et je te réponds bien qu’on nes’embarquera pas là-dedans sans biscuit. Nous serons tous armés,saquédié ! J’en vaux un autre, et mon Maurice aura une bonnepaire de pistolets dans sa poche pour prendre part à laconversation, si on cause comme j’en ai peur.

Sa main tourmentait ses cheveux, dont laracine était baignée de sueur.

– Quoique, reprit-elle, je ne sais rien derien ! j’ai fait tout ce que j’ai pu pour savoir ; maisfaudrait plus fin que moi, à ce qu’il paraît. Le marchef étaitdéguisé en commissionnaire, il a causé avec la petite plus d’unegrande heure dans le salon où est le portrait du juge. Nousattendions, monsieur Germain et moi, et nous nous regardions commedeux événements. On a froid dans cette maison-là, qui sent le deuilà plein nez.

« Quand le marchef a repassé pour s’enaller, il m’a fait un signe d’amitié. On n’est pas maîtresse deça ; j’ai eu la chair de poule.

« Fleurette était plus pâle encore qu’àl’ordinaire, mais ses grands yeux brillaient. Elle ne m’a rien ditle long du chemin, en revenant, pas seulement un mot !Ah ! c’est maintenant qu’elle a l’air d’une pauvrefolle !

« Ce n’est pas faute que jel’interrogeais, non ! mais je parlais à une pierre. Pourtant,quand la voiture s’est arrêtée devant la maison de santé, à laporte où il y a des maçons, j’ai cru l’entendre qui soupirait commeça tout bas : « C’est un coup de dés !… »

Il y avait sur la bonne grosse figure de mamanLéo une expression de véritable angoisse. Elle releva les yeux surÉchalot, qui faisait pour la comprendre des efforts surhumains.

– Qu’en dis-tu, toi ? demanda-t-ellebrusquement.

Échalot ferma les poings avec désespoir. Ilétait aussi rouge que la dompteuse, tant sa pauvre têtetravaillait.

– Je dis, répliqua-t-il, que je voudrais bienavoir la capacité d’Amédée. Paraît que je suis bouché à fond, carça me fait l’effet comme si j’écoutais du latin de bas breton.

– Tu le connais pourtant bien, ce jeu-là,murmura la veuve, dont le regard était fixe et sombre : un soud’un côté, un sou de l’autre, et pile ou face ! Mais au lieud’un sou, c’est la mort qui est ici, du côté où l’on perd, etveux-tu mon idée ? Pair ou non, c’est trop peu dire ; ily a cent à parier contre un, et mille aussi, pour le côté où est lamort !

Chapitre 36La récompense d’Échalot

 

Maman Léo parlait avec fièvre, et, comme ilarrive dans le trouble mental où elle était, elle parlait pourelle-même bien plus que pour le bon garçon qui l’écoutait de toutesses oreilles, dévorant chaque mot et se cassant la tête à ychercher un sens.

Maman Léo ne se rendait pas compte, de cefait, qu’elle sous-entendait nombre d’événements dont Échalotn’avait pas la connaissance. Elle était si pleine de son sujet,qu’il lui semblait impossible de n’être pas comprise.

Nous serons bien forcés de dire aux lecteursbrièvement ce que, dans sa préoccupation, maman Léo jugeait inutiled’expliquer.

Elle revenait de la maison de santé duDr Samuel, où elle avait reconduit Valentine.

Là elle avait revu encore une fois cetteétrange parodie de la famille : les Habits Noirs entourant lelit de la prétendue folle.

Valentine était rentrée à la brune, sous soncostume d’emprunt, sans éveiller aucun soupçon apparent ; nulne s’était aperçu de sa longue absence, excepté Victoire, la femmede chambre, qui était nécessairement complice.

C’était comme dans les contes de fées où lesprincesses ont des anneaux qui les rendent invisibles.

Maman Léo ne péchait pas par excès de défianceni de prudence, elle appartenait à un monde où l’on entrevolontiers dans le merveilleux, mais ceci dépassait tellement lesbornes du vraisemblable que maman Léo se refusait à y croire.

Au salon, tout en rendant compte de samission, elle ne put retenir une parole trahissant le doute qui latourmentait.

Elle se vit aussitôt entourée de souriresbienveillants et approbateurs.

On échangea des regards d’intelligence et lecolonel secoua sa tête blêmie en murmurant :

– Mme Samayoux n’est pas decelles qu’on peut tromper.

M. de Saint-Louis ajouta :

– Si Dieu mettait sur mon front la couronne demes pères, sans écarter systématiquement la noblesse et labourgeoisie, je m’entourerais de gens du peuple.

Le colonel eut sa toux qui faisait mal ;il avait terriblement baissé depuis la veille : quand ilouvrait la bouche, on était obligé de faire un grand silence poursaisir les mots qui venaient littéralement expirer sur seslèvres.

Mais il avait gardé toute la sérénité de sonregard.

– Ne vous inquiétez pas, bonne dame, dit-il enadressant à la veuve un geste d’amicale protection, nous nejouerons pas à cache-cache avec vous. J’ai bien de l’âge et c’estlourd à porter. La coquetterie que j’aurais, ce serait d’atteindremes cent ans, et j’y touche. Pour prix d’une si longue vie, bienmodeste à la vérité et bien paisible, mais qui n’est pas sanscontenir quelques bonnes actions dont le souvenir embellit mesderniers jours, j’ai l’expérience et j’ai aussi la confiance de mesamis… Venez çà, chère madame, car il me fatigue d’élever lavoix.

Maman Léo s’approcha et le colonel poursuivitavec une bonté croissante :

– Ce que nous voulions tous, c’était le salutde ce jeune homme, Maurice Pagès, puisqu’à son existence estattachée celle de Valentine, notre chère enfant. Il fallait leconvertir à nos projets de fuite. Je connais si bien le cœurhumain ! Nous aurions eu beau supplier notre bien-aiméefillette, elle se serait entêtée dans son refus, tandis que lapensée d’une escapade, d’une petite révolte, traversant cettepauvre chère cervelle ébranlée, a suffi pour la rendre complice denos efforts. Nous n’avons eu qu’à fermer les yeux, elle s’estcachée de nous pour obtenir votre concours, et elle a travaillépour nous, c’est-à-dire pour elle.

Maman Léo respirait comme si on l’eût soulagédu poids qui écrasait sa poitrine.

Ceci était manifestement la vérité, car tousles regards attendris confirmaient le dire du colonel, et lamarquise elle-même murmura en essuyant une larme :

– Le bon ami a de l’esprit plein lecœur !

Désormais maman Léo était aux trois quartstrompée.

Il ne faut pas que le lecteur s’irrite contrela simplicité de cette vaillante femme, qui était en ce momentl’unique champion d’une cause presque perdue.

Les plus habiles auraient fait comme elle, etpeut-être moins bien qu’elle, car le jeu de l’homme qui tenait leprincipal rôle dans cette comédie atteignait à la perfection.

D’autres n’auraient pas gardé le doute quitourmentait encore la conscience de maman Léo.

La famille quitta le salon pour rentrer dansla chambre de Valentine : le cercle de Mme lamarquise d’Ornans s’établit selon la coutume autour du foyer, et lecolonel alla s’asseoir tout seul auprès du lit.

Pendant que Valentine et lui s’entretenaienttous les deux à voix basse, la marquise se chargea d’annoncerofficiellement à maman Léo que le grand jour était fixé aulendemain.

– Mieux que personne, chère madame, luidit-elle, vous savez que la santé de notre Valentine ne sera pas unobstacle ; son expédition d’aujourd’hui, qui nous remplit dejoie, en est la preuve. Voici une heure à peine, j’étais aussiignorante que vous, et votre surprise ne pourra dépasser lamienne : tout est prêt, le providentiel dévouement de notreami le colonel Bozzo avait pris ses mesures d’avance ; rien nelui a coûté, et Dieu savait ce qu’il faisait quand il a mis unegrande fortune à la disposition de cet admirable cœur. Ce ne serapas une évasion comme les autres, il n’y aura aucun danger, aucuneviolence ; l’argent répandu à pleines mains a su aplanirtoutes les difficultés. Seulement, nous avons encore besoin devous, et M. de la Périère va vous expliquer ce que nousattendons de votre affection pour le jeune Maurice Pagès.

M. de la Périère prit alors laparole. C’était un homme discret et sachant exprimer toutes lesnuances du langage ; il fit comprendre à la veuve que toutesles personnes présentes étaient assises sur un degré de l’échellesociale qui n’admettait point certaines relations, et qu’elleseule, Mme Samayoux, était bien placée pour choisirla cheville ouvrière de toute l’opération : c’est-à-direl’homme qui, pour un prix fait, consentirait à remplacer Mauricedans sa prison.

Nous verrons tout à l’heure le détail de cettepartie de l’entreprise qui était, comme tout le reste,admirablement combinée.

– En un mot, comme en mille, s’écriaM. de Saint-Louis, quand le baron eut achevé, dès qu’ils’agit d’arriver à l’action, dès qu’on cherche le point laborieux,utile et brave d’une entreprise quelconque, il faut toujourss’adresser au peuple.

Maman Léo n’avait pas encore eu le temps derépondre, lorsque le colonel Bozzo, qui était auprès du lit deValentine se leva.

– Voilà donc qui est entendu, ma mignonnechérie, dit-il, nous avons fini avec nos petites ruses, et nousmarchons désormais d’accord. Il faut cela, croyez-le bien, si noustardions d’un jour à jouer notre va-tout, je ne répondrais plus dela partie… Viens me donner le bras, Francesca, je vais céder maplace à cette bonne Mme Samayoux pour que notreValentine lui donne ses dernières instructions. Tout dépend d’ellesdeux ; je n’y mets point de solennité intempestive, je dis leschoses comme elles sont : la vie du lieutenant Maurice Pagèsest désormais entre leurs mains.

Il s’éloigna, presque porté par la comtesseCorona, à laquelle vint s’adjoindre M. de la Périère.Samuel glissa à l’oreille de M. de Saint-Louis :

– Je déchire mon diplôme si cet homme n’estpas à bout, tout à fait à bout. Il n’y a plus d’huile dans lalampe, chacune des minutes qu’il vit encore est un miracle dudiable.

Maman Léo s’assit dans le fauteuil que venaitde quitter le colonel, au chevet du lit de Valentine.

– Que faut-il faire ? demanda-t-elle.

– Il faut trouver l’homme, réponditValentine.

– As-tu confiance ? demanda encore laveuve.

La jeune fille frissonna entre ses draps.

– Je ne sais, murmura-t-elle, je n’auraisjamais cru qu’il fût possible de tant souffrir sans mourir.

Il y eut un silence.

La veuve était retombée tout au fond de sesterreurs.

Valentine reprit :

– Il faut trouver l’homme. Choisis bien. Tu esnotre vraie mère, et je trouve tout simple que tu meures avecnous.

Maman Léo prit la main, qui pendait hors dulit, et l’appuya contre ses lèvres.

– C’est vrai, murmura-t-elle, je suis ta mère.J’ai prié Dieu, qui m’a exaucée ; ma tendresse pour toi est lamême que ma tendresse pour lui… mais, je t’en prie, parle-moi…explique-moi.

Valentine eut un sourire navré.

– Demain, dit-elle, j’attendrai dans lavoiture à la porte de la prison, et puis nous ne nous quitteronsplus tous les trois. Voilà tout ce que je sais, le reste est dansla main de Dieu… Va-t’en, trouve l’homme, et à demain !

C’était en sortant de cette entrevue que mamanLéo était rentrée dans la baraque. L’homme était trouvé, car ladompteuse avait songé à Échalot tout de suite.

Elle arrivait avec le trouble poignant que lesdernières paroles de Valentine avaient fait naître en elle. Elle nes’occupait point de la question de savoir si Échalot accepterait,elle était tout entière au travail impossible de sa pensée quicherchait une lueur au milieu de cette profonde nuit.

Elle n’avait pas même l’idée de fournir uneexplication quelconque, elle allait son chemin, fuyant le troublede ses souvenirs, s’accrochant à toute espérance qui essayait denaître.

– Oui, oui, reprit-elle sans remarquer ledésarroi croissant du pauvre garçon qui l’écoutait ; pourarmé, il sera armé, j’en réponds, et si l’on se tape,saquédié ! j’en veux deux ou trois pour ma part.

– Si l’on se tape, répéta Échalot, j’en serai,pas vrai, patronne ?

– Non, tu n’en seras pas, répondit la veuve,tu auras autre chose à faire, mais laisse-moi finir. Elle n’a pasvoulu de mon argent, et quoique je te remercie tout de même, ceschiffons-là ne serviront à rien. Ça ne m’aurait pas étonnée, carelle en a plus que moi à présent, de l’argent, mais on n’a pasvoulu du sien non plus, et cependant ça a dû coûter bien cher pourmarchander tant de monde !

M. de la Périère m’a détaillé toutcela : on les a achetés tous, à moitié s’entend, tu vas voir,depuis le concierge jusqu’au porte-clefs, en passant par ceux qu’onpourrait rencontrer par hasard dans les corridors. Ah ! c’estmené grandement, on n’a pas liardé… mais voilà ce qui teregarde : il faut un homme, un homme qui n’est jamais allédevant la justice, car un repris risquerait trop gros, et deshommes pareils, on n’en trouverait pas à l’estaminet de l’Épi-Scié.Te souviens-tu que tu m’avais dit une fois : « J’iraidans le cachot du lieutenant Pagès, et pendant qu’il s’échappera jeresterai à sa place ! »

– Oui, je m’en souviens, répondit Échalot.

– Nous avions ri, reprit la veuve, moi lapremière, quoique j’avais envie de pleurer, nous avions bien ri,car tu ne lui ressembles guère, dis donc ? Eh bien ! onavait eu tort de rire, l’enflé, car c’est comme ça que ça sejouera.

– Vrai, madame Léocadie, s’écria Échalot, jeserais assez chanceux pour vous témoigner mes sentiments au milieudes périls !

– Non, répondit la veuve, c’est justement cequ’on va t’expliquer : tu ne courras aucun danger, puisque tun’es recherché, comme ils disent en justice, pour aucun autre crimeou délit.

Échalot contenait du mieux qu’il pouvait latendre exaltation qui lui montait au cerveau.

– Ah ! fit-il avec une chaleur trèscomique et très éloquente, ne me parlez pas comme ça, patronne, sivous voulez m’exciter mon tempérament. C’est le danger quim’attire ! Quand il est question de vous être agréable, jegrille de braver la mort pour vous.

Les souverains ont une façon particulièred’aimer. Sans comparer Échalot au regrettable prince Albert, quifit si longtemps le bonheur de notre alliée et voisine la reineVictoria, nous pouvons affirmer du moins que ce bon garçon avaitquelques-unes des qualités nécessaires à un prince époux. Maman Léole regarda avec bonté.

– J’entr’aperçois l’état critique de ton cœur,bonhomme, dit-elle, et je ne m’en trouve pas offensée de ce que tuas eu l’audace d’un pareil amour. Ne tremble pas comme unjocrisse ; c’est un petit bout de conversation particulièreque je mélange instantanément ici à notre grande affaire. Bois uncoup pour que la joie ne te flanque pas une indisposition au momentd’avoir besoin de toute ta bonne santé.

Elle remplit elle-même avec une gracieusecondescendance le verre d’Échalot, dont toute la personne était àpeindre.

Ses pauvres joues avaient pâli, sous le coupde l’indescriptible émotion qui l’écrasait ; ses jambestremblaient, ses yeux remplis de larmes exprimaient le douteenfantin de ceux à qui on annonce trop brusquement un bonheurimpossible.

Maman Léo trinqua et reprit :

– Il ne faut pas pousser trop loin lamodestie, qui est plutôt l’apanage particulier de mon sexe ;j’ai distingué ton talent dans la mécanique destinée aux deuxfrères siamois factices et dans les poils de vache pour la perruquede feu M. Daniel. D’un autre côté, tu as gagné qu’ont’applique le prix Montyon par ta conduite désintéressée envers lejeune Saladin. Ça m’a disposée en ta faveur. N’ayant pas eu lachance, en tuant mon premier sans préméditation, je m’étaisconfinée dans le veuvage, dont la liberté ne me gênait pas ;mais on n’a plus vingt-cinq ans, pas vrai ? et c’est fini derire avec les exercices gymnastiques, pouvant occasionner desaccidents funestes après le plaisir.

Elle donna ici un soupir à la mémoire deJean-Paul Samayoux et continua.

– C’est sûr que ton extérieur m’aurait arrêtéeà l’âge de faire florès dans la société ; maisactuellement, je m’en bats l’œil, étant déterminée à mener uneexistence tranquille, soit en province, soit à l’étranger, si onréchappe à la chose de demain.

– Vous disiez qu’il n’y avait pas depéril ? voulut interrompre Échalot.

– En prison, répondit la veuve ; maisailleurs…

– Alors, je ne veux pas aller en prison !s’écria Échalot.

– Tu ne veux pas !

Échalot plia les genoux.

– À la bonne heure ! fit la veuve ;je disais donc que je veux me payer un intérieur légitime avec unmari obéissant et des enfants qu’il élèvera plus tard soigneusementpar son caractère casanier dans la baraque.

Elle but. Ce tableau évoqué du bonheurconjugal avait mis le comble au transport d’Échalot. Ses mainsétaient jointes dévotement et personne n’aurait pu garder sonsérieux en voyant l’auréole que l’extase dessinait autour de sonfront.

– En foi de quoi, je te permets d’y prétendre,acheva maman Léo en reposant son verre vide sur la table, et de mefréquenter consécutivement pour le bon motif.

Mais au moment où Échalot, retrouvant enfin laparole, voulut entonner le Cantique des Cantiques, ellel’interrompit brusquement.

– C’est bon, l’enflé, dit-elle, tu mechanteras ça une autre fois. Tape dans ma main, la chose est dite.Reparlons d’affaires : c’est donc convenu que tu y vas de taliberté momentanément pour évader Maurice ?

– C’est convenu, patronne, et il ne manquequ’une chose à ma félicité, c’est de ne pas y risquer mesjours.

– Sois calme et comprends bien ton rôle. Il ya dans tout ça, et tu dois bien le voir, des tas de manivelles queje ne comprends pas, mais celle-là du moins est claire et nette.C’est fondé sur la connaissance qu’on a de la fidélité desdomestiques du gouvernement. Les Habits Noirs sont fins comme dessinges et ils connaissent toutes ces farces-là sur le bout dudoigt. Quand je t’ai dit qu’ils avaient acheté à moitié lesemployés de la prison, ça signifie qu’il y a deux, trois, quatre,peut-être une demi-douzaine de ces braves-là qui ont consenti àrisquer leur place pour une jolie petite position de rentier ;mais ils n’ont voulu risquer que cela, et il a fallu s’arranger demanière à les laisser, quand la besogne sera faite, dans lasituation où j’étais après le désagrément de feu Jean-PaulSamayoux. Saisis-tu ?

– Ah ! je crois bien ! s’écriaÉchalot ; le contentement me débouche et je crois que je vasavoir de l’esprit maintenant : il faut que tous ceux-làpuissent être comme vous, patronne : « C’est un malheur,mais il n’y a pas de notre faute. »

– Juste ! fit la dompteuse, et ce seradrôle tout à fait, il n’y aura pas de fenêtre à escalader, ni demuraille à percer, ni de geôlier à étouffer, il n’y aura qu’àentrer avec le permis de M. Perrin-Champein, le fin finaud,qui n’aura pas vu cette fois plus loin que le bout de son nezpointu. Personne ne nous aidera, c’est vrai, mais personne ne nousgênera, pas même le porte-clefs, qui fera les cent pas dans lecorridor et qui gagnera un millier d’écus de rente rien qu’à ne pasregarder par le trou de la serrure pendant que tu prendras leshabits du lieutenant et qu’il endossera ta toilette touteneuve.

– Soixante mille francs, murmura Échalot, rienque pour ça !

– Hé ! hé ! fit la veuve, c’est auplus juste prix, et d’autres gagneront la même somme pour moinsd’ouvrage encore ; il leur suffira de ne pas dire, en tevoyant repasser dans les couloirs : « Tiens, tiens, commele cavalier de Mme veuve Samayoux a maigri etgrandi dans l’espace de dix minutes ! » Échalot se mit àrire bonnement.

– Un quelqu’un, dit-il, fera sa fortune en nerelevant pas mon chapeau que j’aurai sur les yeux, un autre en nerabaissant pas les collets de ma lévite… À présent que je ne suisplus jaloux du lieutenant, si vous saviez comme ça me fait plaisirde penser qu’il s’échappera entre mes doublures !

La veuve riait aussi et disait :

– Avec de l’argent, c’est certain, on pourraitarriver comme ça jusque dans la chambre à coucher du gouvernement,l’emballer au fond d’un panier et le vendre à la halle, à moinsqu’on aimerait mieux le mettre au mont-de-piété.

Ils trinquèrent encore une fois, puis Échalotreprit :

– Voici donc qui est bon, madame Léocadie, jesuis au bloc à la place de notre lieutenant. Quand est-ce quej’aurai de vos nouvelles ?

Maman Léo ne répondit pas tout de suite.

Peu à peu un nuage sombre descendit sur sonfront.

– Garçon, dit-elle enfin, c’est peut-être bienla dernière fois que je rirai. Je ne peux pas te répondre au juste,vois-tu, parce qu’il y a un fossé à sauter qui est bien profond etbien large. On pourrait rester dedans.

– Et moi, commença Échalot d’un ton derévolte, je serais à l’abri !…

– La paix, l’enflé ! dit la veuve, qui seredressa, le bon Dieu est bon et c’est mon premier mot qui est levrai ; il n’y a pas de danger.

– Seulement, ajouta-t-elle en se levant,prends cet argent-là.

Elle lui mit entre les mains tout le paquet debillets de banque.

– Demain, de grand matin, continua-t-elle, tuporteras cela chez la personne qui garde ton petit Saladin, oubien, si tu n’as pas confiance entière dans cette personne, tuferas un trou quelque part et tu y cacheras le magot.

– Mais…, voulut objecter le pauvre diable, quise prit à trembler, qu’y a-t-il donc, patronne ?

– La paix ! interrompit encore mamanLéo ; tu me rendras la chose quand je te laredemanderai ; mais écoute bien, bonhomme, si je ne te laredemande pas avant huit jours d’ici, elle est à toi, je te faismon héritier.

Elle ferma la bouche d’Échalot, qui voulaitrépondre, en ajoutant d’un ton brusque et impérieux :

– Tu as entendu ma dernière volonté, mavieille, et j’espère que tu la respecteras. C’est mon testament…Maintenant, je vas me coucher ; à te revoir, demain matin, etbonne nuit !

Chapitre 37Avant de combattre

 

Le lendemain était le grand jour. On ne vitpoint le colonel à la maison de santé du DrSamuel ; Valentine resta seule presque toute la journée ;Coyatier ne parut point, maman Léo ne donna pas signe de vie.

Vers onze heures, M. Constant, l’officierde santé, vint faire la visite à la place du docteur etdit :

– Chère demoiselle, votre santé a gagné centpour cent depuis hier. Voici des nouvelles : le docteur alâché sa maison ce matin pour s’occuper de vos histoires, parce quece bon colonel n’a pas autant de force que de bonne volonté. Il estau lit, tout à fait malade.

Comme Valentine ne répondait point,M. Constant ajouta en riant :

– Votre petit voyage d’hier ne vous a pas tropfatiguée. Écoutez, c’est trop drôle, vous vous cachez du docteur etdes autres, le docteur et les autres se cachent de nous, et tout lemonde sait à quoi s’en tenir. Il n’y a pas de danger qu’on voustrahisse, allez ! ma chère demoiselle, vous êtes bien tropaimée pour cela, et ça me fait plaisir de penser que c’est moi quivous ai amené cette brave femme, maman Samayoux, dont la présencevous a autant dire ressuscitée.

– Je vous en suis reconnaissante, prononçatout bas Valentine.

– Je n’en sais trop rien, répliquaM. Constant, je n’oserais pas dire comme le colonel :« Drôle de fillette ! » mais il est sûr que vous neressemblez pas aux autres demoiselles. Enfin, n’importe ! onvous aime comme ça, et il n’y a pas jusqu’à ce dogue de Roblot quine vous lèche les mains comme un caniche. Voici monordonnance : plus de remèdes, levez-vous quand vous voudrez,mangez ce que vous voudrez, et quand vous aurez la clef des champs,souvenez-vous un petit peu d’un pauvre apprenti médecin qui s’estmis en quatre de tout son cœur pour vous être agréable.

C’étaient là de ces choses qui entretenaientvaguement l’espoir de Valentine. Les gens qui l’entouraientsemblaient réellement ne point jouer au plus fin avec elle.

Mais, d’un autre côté, le danger, qui était savie même depuis quelque temps, avait développé en elle une finesseextraordinaire de perception intellectuelle.

Les chasseurs du désert voient et entendent,dit-on, à des distances incroyables ; on avait beau faire lanuit plus profonde autour de Valentine et pousser l’art de tromperjusqu’aux suprêmes limites de la perfection, elle devinait,laissant son va-tout sur table, et prête à choisir entre les milleprobabilités contraires la chance unique que son courage, avecl’aide de Dieu, pouvait lui rendre profitable.

Vers trois heures de l’après-midi,Mme la marquise d’Ornans, émue et bien triste, vintlui dire qu’il était temps de se préparer.

La marquise la trouva habillée pour un voyage,bien plus que pour une noce, et demi-couchée sur son canapé où ellesongeait.

Les yeux de la marquise étaient rouges ;toute sa physionomie exprimait un trouble profond.

Comme Valentine lui demandait le motif de sonchagrin, elle répondit :

– Depuis six semaines, je n’ai pas dormi unenuit tranquille ; pense donc à tout ce qui nous est arrivé, mapauvre enfant ! Dieu merci, te voilà bien mieux, tu es calme,ton intelligence est revenue mais sommes-nous donc pour cela aubout de nos peines ?

Valentine baissa les yeux ; il y avaitune réponse navrante dans l’amertume de son sourire.

Mais Mme d’Ornans ne pouvaitcomprendre ce silence ; elle poursuivit :

– Maintenant que tu raisonnes, tu dois terendre compte de bien des choses : j’ai accepté une lourderesponsabilité en consentant à ce mariage. Mon excuse est dans latendresse sans bornes que j’ai pour toi, chérie ; il fallaitque ce malheureux jeune homme fût sauvé, puisque tu serais morte desa mort ; toute autre considération s’est effacée à mes yeux.Je pensais à vous deux jour et nuit, et je me suis dit :« Quand Maurice sera délivré, il quittera la France, ellevoudra le suivre, et tout ce qu’elle veut il faut que je leveuille ; mon devoir est à tout le moins de régulariser autantque possible cette situation… »

– Ah ! fit-elle en s’interrompant, jesais bien que j’aurai beau faire, tout cela est en dehors desrègles et rien de tout cela ne sera sanctionné par le monde :je sais bien que ce mariage lui-même restera nul aux yeux de laloi, mais j’ai ma conscience, vois-tu, j’ai ma religion ; j’aipu renoncer à l’approbation du monde, je n’ai pas voulu désobéiraux commandements de Dieu. Voilà le motif de ma conduite, fillette…À quoi rêves-tu donc ? tu ne me réponds plus.

Valentine lui tendit la main et prononça toutbas :

– Je vous écoute, ma mère, et je vousremercie.

– M. Hureau, le vicaire deSaint-Philippe-du-Roule, est un bon prêtre, reprit la marquisecomme si elle eût plaidé vis-à-vis d’elle-même, c’est un très bonprêtre, nous le connaissons tous, et il a fallu l’insistance deM. de Saint-Louis pour vaincre ses scrupules, car enfince que nous allons faire n’est pas régulier…

Elle essuya ses paupières mouillées.

– Mais il ne s’agit pas de cela, dit-elled’une voix qui était presque étouffée par les larmes, je n’ai plusque toi sur la terre, pauvre chérie, et cependant, ce n’est paspour toi que je pleure. Tu as bon cœur, tu vas partager monchagrin. Depuis le jour de deuil où j’appris que je n’avais plus defils, je ne me souviens pas d’avoir eu ainsi l’âme navrée. C’estune si vieille amitié que la nôtre ! et il avait pour toi unetendresse si paternelle ! Mon enfant, ah ! mon enfant, ily a en ce moment un saint qui se prépare à monter au ciel ;nous allons perdre l’excellent colonel Bozzo. Il est couché sur sonlit d’agonie ; jamais, entends-tu, jamais il ne serelèvera !

La main de Valentine, froide comme glace,serra les bras tremblants de la marquise, mais elle ne prononça pasune parole.

– Sans doute, fit cette dernière, je net’accuse pas, ma fille ; tu n’as qu’une pensée ; il n’y aplus de place dans ton cœur pour les peines de ceux quit’entourent. Mais si tu savais comme celui-là t’aimait ! Si tusavais… c’est lui, c’est lui seul qui a tout fait, c’est à lui quetu devras ton bonheur, si ma prière est exaucée et si tu esheureuse ; c’est chez lui, c’est auprès du pauvre lit où ilsouffre, où il se meurt, qu’on va dresser l’autel…

– Ah ! interrompit Valentine, dont lesyeux étaient toujours baissés, c’est chez le colonel Bozzo queMaurice et moi nous allons être mariés !

Elle ajouta en réprimant un frisson et d’unevoix si basse que la marquise eut peine à l’entendre :

– Chez lui ! moi !

– Il ne pense qu’à toi, reprit la bonne dame,tu es sa dernière préoccupation. Notre ami, le vicaire du Roule, mele disait encore tout à l’heure : c’est un saint, il ne tientplus à notre monde que par la miséricorde et l’amour !

– Un saint ! répéta Valentine, dont lavoix était morne et sourde.

La marquise la regarda étonnée.

– Comme tu dis cela ! murmura-t-elle.C’est bien vrai que le bonheur et le malheur aussi nous rendentégoïstes. Tu ne songes qu’à toi-même.

La marquise se trompait.

Valentine songeait à ce brillant jeune hommedont elle avait habité la chambre à l’hôtel d’Ornans.

Elle songeait au fils unique de celle quiparlait, et qui donnait le nom de saint au Maître des HabitsNoirs.

Elle songeait au marquis Albert d’Ornans,heureux, riche, souriant à tous les plaisirs de la vie, qui étaitparti un jour pour son château de la Sologne et qui n’était jamaisrevenu.

Les paroles se pressaient au-dedans d’elle etvoulaient monter vers ses lèvres ; mais dans la lutte mortellequi était engagée, un mot aurait suffi pour anéantir la chancesuprême à laquelle essayait de se rattacher l’obstination de sonespoir.

À quoi bon parler, d’ailleurs ? Nevalait-il pas mieux que cette malheureuse femme gardât sonignorance ? Que pouvait-elle contre les assassins de sonfils ?

La marquise poursuivit :

– Tu n’as pourtant pas le cœur mauvais,fillette, je le sais, j’en suis sûre ; c’est l’inquiétude quite rend indifférente à tout. Eh bien ! voyons, il faut lerassurer : c’est lui, la prudence même, c’est le colonel qui apris toutes les mesures. À moins qu’il ne surgisse un obstacleimprévu, et ce n’est pas possible, puisqu’il prévoit toujours tout,tu peux regarder le lieutenant Maurice comme étant libre déjà.Ah ! il me le répétait encore ce matin, quand j’ai été savoirde ses nouvelles, il me disait de sa pauvre voix, qu’on n’entendpresque plus : « Bonne amie, je n’ai rien négligé ;nous avons jeté l’argent par les fenêtres comme s’il se fût agi del’évasion d’un prince prisonnier d’État ; ce sera ma dernièreaffaire. »

– Et il souriait, ajouta-t-elle. As-tu jamaisvu le sourire d’un juste en face de la mort ?

La respiration de Valentine s’oppressait danssa poitrine. Elle répéta encore :

– D’un juste !

Puis elle murmura :

– Non, je n’ai jamais vu cela.

– Tu me fais peur, s’écria la marquise presqueindignée, et je crois bien que tu vas me refuser… car j’ai quelquechose à te demander, ma fille. Quand le colonel va être mort et quevous serez partis, je serai seule ici-bas… j’avais espéré que tu melaisserais partir avec toi…

Valentine se redressa, et ses yeux, tout àl’heure si mornes, eurent un rayon.

– Partez avant nous, ma mère ! dit-ellevivement, c’est une heureuse, c’est une chère idée que vous avezlà ; partez, je vous en prie, nous irons vous rejoindre.

Mme d’Ornans demeura étonnéeet presque offensée. Elle ne pouvait pas saisir le vrai sens decette parole qui jaillissait du cœur même de la jeune fille.

Celle-ci, en effet, voulait tout unimentl’écarter de la bataille prochaine. Cette longue journée desolitude avait abattu la double fièvre de ses espoirs et de sesterreurs.

Elle voyait le danger tel qu’il était et sesentait emprisonnée dans un cercle infranchissable.

En elle l’espérance n’était pas morte tout àfait, parce qu’elle aimait ardemment et que ce n’est pas seulementau point de vue des tendres aspirations qu’il faut dire : Iln’y a point d’amour sans espoir.

L’amour, le grand amour des jeunes années,l’amour qui rêve l’éternité des dévouements et des ivresses,implique tous les espoirs.

L’amour produit la foi, et c’est sa force,comme le rayon apporte la chaleur en même temps que la lumière.

Valentine espérait donc encore, mais c’étaiten la bonté de Dieu, car à bien regarder l’aventure inouïe qu’elleallait tenter, il n’y avait point de chances favorables à attendre,sinon celles qui naissent en dehors des calculs de la prudencehumaine, et que les uns attribuent à la Providence, les autres auhasard.

Cela ne lui faisait pas peur ou du moins celane lui enlevait rien de la froide détermination qui permet aucondamné de regarder fixement l’appareil du supplice.

Souvenons-nous, en effet, que ce vaillantdécouragement était le point de départ de toute sa conduite avantmême sa dernière entrevue avec Maurice.

Souvenons-nous qu’elle n’avait pas présentél’entreprise autrement à son fiancé et qu’elle lui avait dit :« Je ne veux plus de suicide, je veux que le crime de notremort ne se place pas entre nous deux comme une barrière dansl’éternité. »

Mourir épouse, mourir dans un combat ou par lemartyre, tel avait été son vœu exprimé.

Plus tard, si l’enthousiasme de sa natureintrépide avait fait naître et grandir en elle la pensée devaincre, de vivre, de venger ceux dont elle aimait le souvenir,c’était en une heure de transport fiévreux.

Le cri qui s’échappait maintenant de son âmeétait donc tout miséricordieux ; elle essayait d’arracherMme la marquise d’Ornans au péril vers lequel,fatalement, elle marchait elle-même. Elle prétendait entrer seuledans cette maison minée et préserver à tout le moins les jours dela pauvre femme qui lui avait servi de mère.

Ce désir s’éveilla en elle si soudainementqu’elle fut sur le point de se trahir. Pour la réduire au silence,il fallut l’idée de Coyatier et la mémoire des mystérieusespromesses de cet homme, dont la perdition profonde avait des lueursde repentir ou de générosité.

Elle avait cru au marchef, quand le marchefétait là, devant elle ; maintenant la figure du bandit luirevenait comme une sombre énigme.

Elle voulut lui laisser, pour le cas où sondévouement ne serait pas la suprême raillerie du destin, toute lapossibilité d’action que donne un secret fidèlement gardé.

La marquise, certes, ne pouvait deviner toutcela ; elle répéta, étonnée qu’elle était :

– Partir avant vous, ma fille ! etpourquoi ? Suis-je déjà de trop et ne pensez-vous point quej’aie le droit d’assister au moins à votre mariage ?

– Vous avez le droit d’être partout où noussommes, répondit Valentine, comme la plus respectée, comme la mieuxaimée des mères, mais pourquoi partager sans nécessité les hasardsd’une évasion ? Maurice peut être poursuivi. Que jel’accompagne, moi, c’est mon devoir…

– Mon enfant, interrompit la marquise avec unecertaine noblesse, tu étais trop jeune pour qu’il fût utile ou mêmeconvenable de t’initier à nos grands projets ; tu ne t’esjamais doutée de rien, parce que la première qualité d’une femmepolitique est de savoir garder un secret. Ce n’est pasd’aujourd’hui que j’apprendrais à braver le danger. Ma pauvrefillette, j’occupe un rang bien important parmi ceux qui hâtent deleurs vœux et de leurs efforts la restauration du malheureux filsde Louis XVI. Je ne te reproche point de n’avoir pas su deviner moncaractère aventureux ; j’ai accompli des missions difficileset trompé bien souvent les plus fins limiers de l’usurpation ;ce que j’ai fait pour un roi, ne puis-je le faire encore pour toiqui es désormais toute ma famille ? Ne discutons plus, c’estune chose entendue, je pars avec vous, et qui sait ? si lapolice nous inquiète en route, l’habitude que j’ai de ces sortesd’intrigues ne vous sera peut-être pas tout à fait inutile.

Elle baisa Valentine au front etreprit :

– Maintenant, chérie, nous n’avons plus que letemps. Je pense que tu te marieras en noir, comme tu es là ?J’ai assisté dans ma jeunesse à un mariage clandestin, du temps desguerres de la Vendée ; le jeune homme avait son costume decornette dans l’armée catholique et royale ; la jeune personneportait un simple fourreau de moire noire avec un voile de dentelleà l’espagnole. C’était très bien. De fleurs d’oranger, il n’en futpas question. Du reste, tu sais que c’est tout uniment une affairede conscience, comme la cérémonie de l’ondoiement qui précède unbaptême forcément retardé ; cela ne vous empêchera pas de vousmarier une seconde fois, selon les rites de l’Église, aussitôt queles événements le permettront, et vous en prendrez mêmel’engagement formel vis-à-vis de M. Hureau, notre bon vicaire,pour la paix de sa conscience… Es-tu prête ?

– Je suis prête, répondit Valentine, qui étaitpâle, mais résolue.

– Voici ce qui a été réglé, reprit ladouairière : Je suis chargée d’aller prendre chez lui notreprêtre officiant ; tous nos amis nous attendront chez lepauvre colonel, et Dieu veuille que nous le retrouvions envie ! Ne va pas croire que la chose se fera dans ledésert ; nous aurons une suffisante assistance. Toi, selon lavolonté que tu as manifestée, tu vas monter dans ma voiture (j’aicelle du colonel, où j’ai mis mes gens pourtant, car je n’aime pasà changer de cocher), et tu vas attendre cette braveMme Samayoux rue Pavée, à la porte de la Force.

Valentine jeta un châle sur ses épaules etnoua les rubans de son chapeau.

– Allons ! fit encore la marquise enessayant de prendre un ton dégagé, ces moments de crise meconnaissent. Pas d’inquiétude, surtout, cela te ferait du mal. Iln’y aura aucun accroc, on a dépensé ce qu’il faut pour que toutaille sur des roulettes.

L’instant d’après, deux voitures se séparaientau coin de la rue des Batailles : celle du colonel, où étaitla marquise, remontait vers les Champs-Elysées, par la rue deChaillot ; l’autre, timbrée à l’écusson d’Ornans, mais ayantcocher et valet de pied à la livrée du colonel, descendait vers lequai pour prendre la route du Marais.

C’était celle-là qui emmenait Valentine.

Quand elle arriva rue Pavée, il y avait unfiacre qui stationnait devant la principale entrée de laprison.

Valentine ordonna au cocher de se mettre à lasuite du fiacre, puis elle abaissa les stores de sa voiture etattendit.

Chapitre 38Départ pour le bal

 

Six heures du soir venaient de sonner àl’antique pendule dont le balancier allait et venait en grondant.Il faisait nuit dans la chambre du colonel, éclairée seulement parles lueurs du foyer presque éteint.

Derrière les hautes fenêtres, drapées derideaux sombres, les arbres du jardin montraient vaguement leurtête blanche de neige.

Au contraire, par la porte entrouverte, onvoyait une vive clarté dans la chambre voisine, où la comtesseFrancesca Corona faisait depuis quelques jours sa demeure, pourêtre plus à portée de garder les nuits de son aïeul.

Une pimpante soubrette s’agitait, affairée,dans cette dernière pièce, où deux faisceaux de bougies brûlaient àdroite et à gauche de la psyché.

Par l’entrebâillement de la porte on pouvaitreconnaître le brillant, le pittoresque désordre qui ravage lachambre d’une jolie femme à l’heure décisive de la toilette.

Les meubles gracieux et coquets étaientencombrés par l’étalage des chiffons de toute sorte, colifichetsinnombrables, pièces nécessaires dans la mesure même de leursuperfluité, qui forment, en s’ajustant selon le plus charmant desarts, la panoplie dont se revêt la beauté pour livrer bataille auplaisir.

Il y avait partout de la gaze, du satin, desfleurs, des dentelles ; il y en avait sur les fauteuils, surle lit, sur les consoles ; l’air était doucement parfumé, carchacun de ces objets mignons a sa bonne odeur comme lesroses : les gants, l’éventail, le mouchoir chargé de broderieset jusqu’à ces bijoux de souliers dont l’exiguïté défierait le piedde Cendrillon.

Il s’agissait d’un bal, car le carnet auxcontredanses montrait sur la table sa couverture nacrée parmi lesécrins ouverts qui éparpillaient en gerbes leurs chatoyantesétincelles.

En s’habituant peu à peu à l’obscurité, quirégnait dans l’austère retraite du vieillard, l’œil pouvait mesurerle contraste frappant qui existait entre ces frivoles richesses etla nudité presque complète dont s’entourait le lit sans rideaux,bas sur pieds et rappelant en vérité la couche d’un anachorète.

C’était auprès de cette couche, lit funèbred’un saint, que Mme la marquise d’Ornans étaitvenue pleurer naguère. Le colonel y était étendu sur le dos,immobile, les bras en croix et cherchant son souffle qui déjà lefuyait.

C’est à peine si on apercevait sa face hâve etdont les tons terreux semblaient absorber la lumière, mais ondistinguait très bien, agenouillée au chevet du lit, une jeunefemme en déshabillé dont les riches épaules attiraient au contrairetoutes les lueurs venant de la chambre voisine.

La jeune femme parlait d’un ton suppliant etbaisait tendrement les mains du vieillard en disant :

– Je t’en prie, père, bon père, ne me forcepas à te quitter ce soir. Tu sais bien que je n’aime pas lemonde ; tu sais bien que j’y suis triste et comme dépaysée.Mme de Tresmes ne doit plus compter sur moipour son dîner ni pour le bal, puisqu’elle sait que tu es souffrantet que je suis ta garde-malade.

– Entêtée ! fit le malade.

Puis il répéta :

– Entêtée, entêtée, entêtée !

De guerre lasse, Francesca voulut se lever,mais il la retint.

– Mademoiselle Fanchette, lui dit-il, jen’aime pas les mauvaises raisons, souvenez-vous de cela. Fi !que c’est mal d’agiter son pauvre papa ! qui tousse en lecontrariant sans cesse !

Soit qu’un peu de force lui revînt, soit qu’iloubliât volontairement ou non de jouer un rôle, sa voix en cemoment n’était pas trop changée.

– Réfléchis, reprit-il en cessant degronder ; il serait tout à fait impoli de se dégager commecela à la dernière heure. Et si on allait être treize à table chezMme de Tresmes à cause de toi ! sanscompter que ce cher petit ange de Marie est presque aussi mauvaiselangue que sa mère. Ton absence ferait encore jaser.

– Ne parle pas tant, bon père, voulutinterrompre la comtesse, tu te fatigues.

– C’est cela ! quand on ne peut répondreà mes arguments, on me fait taire par raison de santé. Allume laveilleuse, je veux te voir quand tu seras habillée et t’admirer,mon cher amour. Qui sait combien de temps je pourrai t’aimer encoresur la terre ? mais je te verrai de là-haut ; j’ai lebonheur de croire à l’immortalité de l’âme, et ceux qui ont bienvécu ne quittent ce triste monde que pour se réfugier dans un autrequi est meilleur.

La comtesse alluma une veilleuse. Aussitôtqu’elle l’eut déposée sur la table de nuit, la figure du moribondsortit de l’ombre, défaite et véritablement effrayante à voir.

La comtesse eut beau faire, elle ne putréprimer un douloureux mouvement.

– Tu ne me trouves pas si bonne minequ’hier ? dit le vieillard avec un accent qu’il n’est pointpossible de caractériser d’un seul mot.

Nul n’aurait su dire, en effet, s’il y avaitlà excès de simplesse ou inexplicable moquerie.

– Vous êtes un peu pâle, mon père, réponditFrancesca.

– Un peu ? répéta le colonel, qui eut unrire véritablement sinistre.

– Allons, allons, fillette, reprit-ildoucement, ne te fais pas d’idées trop noires. Tu ne connais pas lemystère de ma vie, pauvre ange ; tu as peut-être été jusqu’àme soupçonner parfois… Il y a des gens, vois-tu, dont l’héroïsmeressemble à l’infamie. Te souviens-tu de cette histoire américaineque tu me lisais pour m’endormir ; cette histoire d’un pauvrecolporteur employé par Washington dans la guerre de l’indépendance,et qui, toute sa vie, se laisse insulter du nom d’espion pour mieuxservir la cause de la liberté ?

– Oh ! père, s’écria la comtesse, dontles mains se joignirent, je me suis doutée bien souvent que vousétiez le serviteur, le maître peut-être de quelque grandeentreprise politique.

– Assez là-dessus, ma petite Fanchette,interrompit le colonel ; tu me connaîtras mieux quand je neserai plus là. Pour le moment, il me suffit de te dire que je joueun jeu difficile et dangereux. Vois si j’ai de la confiance en toi,je vais te dire un secret : je ne te renvoie pas aujourd’huipar crainte de mécontenter cette braveMme de Tresmes ; je te renvoie parcequ’il va se passer ici des choses que tu ne dois pas voir.

– Bon père, dit la comtesse, dont les yeux semouillèrent, combien je vous remercie ! Ajoutez encore un mot,dites-moi que cette terrible pâleur…

– Eh ! eh ! mignonne, fit levieillard, qui eut pour un instant son sourire de tous les jours,je ne peux pas t’affirmer que je sois frais comme une rose ;mais enfin, chacun se défend comme il peut n’est-ce pas ? J’aiaffaire à des tigres, et voilà près d’un siècle que je les faisdanser comme des marionnettes ! Achève de t’habiller,trésor ; je te donne vingt minutes pour passer ta robe et tefaire plus belle qu’un astre. Tu reviendras m’embrasser, et cinqminutes après ton départ, je commencerai ma besogne.

Francesca, heureuse, mais toute pensive,déposa un baiser sur son front et courut à sa toilette.

Dès qu’elle eut passé le seuil de sa chambre,la porte située à l’opposé s’entrouvrit, et la tête crépue dumarchef montra confusément son profil.

– Pas encore ! dit entre haut et bas lecolonel.

La tête du bandit rentra dans l’ombre et laporte se referma. Il y eut un silence qui fut interrompu seulementpar une quinte de toux caverneuse et pleine d’épuisement.

– Je vais décidément soigner ce rhume-là,pensa le vieillard, dont la main tremblante essuya la sueur de sonfront, mais, en attendant, on peut bien dire qu’il m’aura tiré dupied une fière épine !

Avant même que les vingt minutes fussentécoulées, Francesca rentra éblouissante d’élégance et de beauté. Lecolonel se souleva sur le coude pour la regarder.

– Tu es toute jeune ! murmura-t-il en separlant à lui-même. Ce n’est pas une chimère, cela : on peutvivre deux fois, et avant de m’en aller, j’accomplirai ce miraclede te faire une autre vie.

La comtesse s’approcha et le baisa tendrement.Elle avait aux lèvres une question qu’elle n’osait pasformuler.

– Tu voudrais bien me demander où commence lavérité, où finit la comédie ? prononça tout bas lecolonel ; nous causerons demain, ma fille, va en paix,amuse-toi bien et ne rentre pas avant deux heures du matin. Tum’entends ? ceci est un ordre.

La comtesse sortit accompagnée par sa femme dechambre, et presque aussitôt après on entendit le bruit de lavoiture qui roulait sur le pavé de la cour.

Le colonel frappa ses deux mains l’une contrel’autre.

La porte à laquelle le marchef s’était montrédéjà fut ouverte de nouveau et le colonel lui dit :

– Avance, bonhomme !

Quand le marchef fut auprès de son lit, lecolonel ajouta :

– Il me semble que tu n’es pas ivre,aujourd’hui ?

– Non, répondit Coyatier.

– Veux-tu boire ?

– Non.

– À ton aise ! Mets-toi là, tout près demoi, et causons.

Le marchef s’assit au chevet du lit. Lecolonel mit sa tête au bord de l’oreiller. Pendant trois ou quatreminutes, il parla, mais si bas qu’une personne placée au milieu dela chambre n’aurait pu saisir aucune de ses paroles.

Le marchef écoutait, immobile et froid commeune pierre.

– As-tu compris ! demanda enfin lecolonel.

– Oui, répondit Coyatier.

– Pourras-tu suffire à ta besogne ?

– Oui.

– Regarde-moi, ordonna le colonel.

Coyatier obéit. Leurs yeux se choquèrentpendant l’espace d’une seconde, puis Coyatier détourna les siens etrépéta comme un homme subjugué :

– Oui ! j’ai dit : oui.

– C’est bien, fit le vieillard, je viens depasser ton examen de conscience et je suis content de toi. Undernier mot : tu aurais beau avoir tous les trésors du monde,il te resterait une chaîne de fer autour du cou, est-cevrai ?

– C’est vrai.

– Eh bien, si tu fais ce que j’ai dit, tout ceque je t’ai dit, tu n’auras plus ton carcan, bonhomme. Nonseulement tu seras riche, mais encore tu seras libre.

La poitrine du bandit rendit un grand soupir.Le colonel lui montra du doigt la chambre de Francesca Corona, quirestait vivement éclairée.

– Va, lui dit-il, et souffle les lumières.

Le marchef n’était pas ivre, le marchefn’avait pas bu, et pourtant ce fut en chancelant qu’il traversa lachambre. Il entra dans celle de la comtesse et repoussa laporte.

Chapitre 39Antispasmodique

 

Le colonel remit sa tête au centre del’oreiller et ferma les yeux en homme qui veut chercher le repos.L’oppression qui chargeait sa poitrine avait notablementaugmenté.

– Tout cela me fatigue un peu, murmura-t-il,en essayant son haleine ; je n’ai plus vingt ans, c’estcertain, et je ne devrais pas me surmener. Mais bah ! c’est madernière affaire ; après celle-là, je prendrai du bon tempscomme un rat dans un fromage, et dès demain, je dormirai la grassematinée.

Son bras maigre et frileux sortit de dessousla couverture pour prendre sur la table de nuit une sonnette qu’ilagita.

– J’ai encore les articulations bien lestes etbien robustes, dit-il en un mouvement de satisfaction quicontrastait étrangement avec la frêle caducité de tout son être,qui sait jusqu’où je peux aller avec des ménagements ?

Ceux qui ne le connaissaient pas, ce tigre endécrépitude, auraient éprouvé, à le voir et à l’entendre, l’enviede rire et la compassion que prennent les forts à l’aspect de lavieillesse retombant dans l’enfance.

Un domestique vint au coup de sonnette ets’approcha tout contre le lit pour écouter son maître, qui lui ditde sa voix la plus cassée :

– Faites ce qui vous a été ordonné, hâtez-vouset pas de bruit. Alors ce fut quelque chose comme au théâtre, quandles valets entrent en scène pour aménager les accessoires d’undécor changé à vue.

Deux ou trois domestiques se joignirent aupremier, qui avait la direction du travail. La table carrée qui setrouvait d’avance au milieu de la chambre fut couverte d’une nappebrodée sur laquelle on plaça des flambeaux, un crucifix soutenu parson piédestal et un missel sur son pupitre.

Plusieurs rangs de chaises furent alignésentre cette façon d’autel improvisé et la porte par où le marchefétait sorti.

Ces chaises se trouvaient sur le même plan quele lit du colonel, et ce dernier n’avait qu’à se lever sur sonséant pour faire partie de l’assistance attendue.

De chaque côté de la table on alluma un grandcierge.

Nous ne saurions dire jusqu’à quel point cesapprêts, qui étaient ceux d’une noce, ressemblaient aux préparatifsqu’on fait pour des funérailles.

Cela d’autant mieux que les fiancés manquaientencore, tandis que le mourant était là.

Le colonel mit sa main presque diaphaneau-devant de ses yeux et regarda toute cette mise en scène d’un airsatisfait.

– Pas mal, pas mal, dit-il doucement, on nepeut mieux faire avec si peu de ressources, et il n’y aura qu’àdéranger les cierges pour les mettre à leur place, le long de monlit.

– Monsieur le colonel n’en est pas là, Dieumerci ! voulut dire le principal valet.

– Ah ! ah ! mon pauvre Bernard, luirépondit son maître, je suis bien bas, bien bas, mais tu n’as pasbesoin de me consoler, va ! j’ai passé ma vie tout entière,une longue vie, mon garçon, à faire ce qu’il faut pour ne pascraindre la mort. Les domestiques s’étaient arrêtés dans uneattitude respectueuse.

– Allez, mes enfants, reprit le colonel, voussavez le nom de ceux que vous devez laisser monter. Si quelques-unsd’entre eux sont déjà au salon en bas, dites-leur que je lesattends.

Les valets sortirent.

Un sourire égrillard vint se jouer autour deslèvres blêmes du malade.

– Marchef ! appela-t-il tout bas.

La porte de la comtesse s’entrouvrit et lasinistre figure de Coyatier se montra, éclairée par lescierges.

– Comment trouves-tu cela ? demanda lecolonel. Le bandit ne répondit point.

Il y avait sur ses traits une sorte d’effroiet il détournait les yeux pour ne pas voir le crucifix qui luifaisait face.

– Nos chers bons amis tardent bien, dit encorele colonel.

– Ils sont en bas, devant la porte cochère,répliqua cette fois Coyatier ; ils attendent et ils causent.N’avez-vous rien autre chose à me dire, maître ?

– Rien, mon fils, sinon que je voudrais bienêtre caché dans un petit coin, en bas, auprès de mes bien-aimés,pour les entendre chanter mes louanges. L’Amitié est-il aveceux ?

– Non.

– C’est bien. Reprends ta faction.

Le marchef rentra dans la chambre de lacomtesse, où, selon l’ordre du vieillard, toutes les lumièresétaient désormais éteintes.

Il y avait, en effet, dans la rue Thérèse, nonloin de la porte cochère, un groupe composé du médecin Samuel, dePortai-Girard, du docteur en droit, et deM. de Saint-Louis.

Ce groupe était là depuis quelque temps déjà,et ceux qui le composaient avaient pu voir la voiture de lacomtesse Corona sortir de l’hôtel.

Tous les conspirateurs se ressemblent ;ceux-ci étaient tourmentés par cette audace poltronne et coupée defrissons, qui est la fièvre des conjurations.

Ils s’étaient écartés pour laisser passer lavoiture de la belle comtesse, puis Portai-Girard avaitdemandé :

– Est-ce que le marchef est arrivé ?

– Oui, répondit Samuel, il est là depuis plusd’une heure.

– Et les autres ?

– Il n’y a que le marchef.

M. de Saint-Louis, qui avait lesmains dans les poches de son paletot jusqu’aux coudes, battit lasemelle sur le pavé en disant :

– Il fait un froid de loup !

– Ça ne réchauffe pas, murmura Samuel, lasituation où nous sommes. Quelqu’un a-t-il vu Lecoq ?

Personne ne répliqua. Portai-Girard reprittout bas :

– Si Samuel voulait préparer une jolie petiteboulette qu’on jetterait à celui-là…

Il n’acheva pas, parce qu’un domestique,venant de la rue Sainte-Anne, s’approcha de la porte cochère avecun paquet de cierges sous le bras.

Après que le domestique fut passé, les troisconjurés restèrent un instant silencieux.

– C’est un étrange esprit ! murmura enfinSamuel.

Ce n’était plus de Lecoq qu’on parlait.

– Il va mourir en tuant ! ditPortai-Girard.

– Et en blasphémant, ajoutaM. de Saint-Louis ; sa dernière heure va se régalerd’un sacrilège… Ah ! écoutez, messieurs, nous ne sommes pasdes cagots, mais moi qui vous parle, je suis révolté par ces excèsde scélératesse !

– Braver Dieu, s’il existe, professa ledocteur Samuel, c’est imprudent ; s’il n’existe pas, c’estinutile.

– Ce que nous allons faire, conclutPortai-Girard, est tout simplement une bonne action.Entrons-nous ?

Ces bizarres vengeurs de la morale nemanquaient certes pas de résolution, et pourtant personne nebougea.

Ils causaient, quoiqu’on ne fût pas bien làpour causer, reculant tant qu’ils pouvaient devant le dernierpas.

– Nous avons encore bien des choses à nousdire, opina M. de Saint-Louis. Cet homme est une énigme,il a reculé les bornes de la perfidie, de la méchanceté, de lacruauté ; et pourtant, il y a en lui un petit endroitfaible : il éloigne toujours la comtesse dans les moments decrise. Ce soir encore, il n’a pas voulu montrer le fond de son sacà sa Fanchette chérie.

– Au fait, dit Samuel, Mme lacomtesse était en toilette de bal. Comment a-t-elle pu l’abandonnerdans l’état où il est ?

– La comtesse a ses affaires en ville,répliqua sèchement Portai-Girard, occupons-nous des nôtres. Iln’est plus temps, comme on dit, de reculer pour mieux sauter.Parlons bas et disons juste ce qu’il faut : le vieux doitmourir cette nuit. Si bas qu’il soit, pouvons-nous, oui ou non,compter qu’il mourra de sa belle-mort ?

Ceci s’adressait à Samuel.M. de Saint-Louis se tut. Samuel répondit après unsilence.

– Je l’ai vu ce soir ; s’il s’agissait detout autre que lui, je dirais : Nous ne le retrouverons pasvivant. Dans l’état où il est, la dernière crise est unesuffocation ; les bronches se convulsionnent, le soufflemanque ; c’est très pénible à voir, et quand cet état seprolonge, il y a des médecins qui administrent ceci ou cela, pourhâter la fin. C’est tout bonnement de la miséricorde.

– Tout bonnement ! fitM. de Saint-Louis.

– Mais, ajouta Portai, il ne veut prendreaucune potion de votre main.

– On donne à ces médicaments, poursuivitSamuel, un nom vague : on les appelle des antispasmodiques. Lemoindre obstacle opposé à la respiration atteindrait le mêmerésultat, et bien plus rapidement. Il suffirait, par exemple, d’unemousseline interposée entre la bouche du malade et l’air libre pourle délivrer de ses souffrances…

Ici, le docteur Samuel hésita.

– Achevez, dit M. de Saint-Louis entâchant d’assurer sa voix.

– J’achèverai, en effet répliqua Samuel, parceque mon idée est philanthropique, sans danger aucun, ne devant paslaisser l’ombre de trace et d’une exécution très facile. Nousconnaissons exactement le scénario de la dernière tragédie imaginéepar le colonel ; nous savons que la nuit doit se faire audénouement ; eh bien ! au moment où la nuit se fera, quequelqu’un se charge seulement de rejeter la couverture du litjusque sur l’oreiller et de l’y maintenir quelques secondes, celasuffira, j’en réponds.

– Mais qui se chargera ?… commençaM. de Saint-Louis.

– Moi, interrompit Portai-Girardrésolument.

– Bravo !

– Nous pénétrerons ensemble dans la chambre deFrancesca, poursuivit Portai ; Lecoq nous a dit où est lacassette aux bank-notes, le reste n’a pas besoin d’êtreréglé ; le trésor est à nous.

Un passant, enveloppé dans un manteau, tournal’angle de la rue Ventadour et s’approcha rapidement.

– Plus un mot ! dit le docteur en droit,voici l’Amitié.

– Sommes-nous prêts, messieurs ? demandaLecoq, qui arriva les deux mains tendues. J’ai été obligé desurveiller un peu l’exécution, là-bas, à la Force ; tout amarché le mieux du monde, et nos tourtereaux sont en route. Je vousannonce, d’un autre côté, Mme la marquise amenantson vicaire, le respectable M. Hureau.

Un vieil homme en deuil s’arrêtait au mêmeinstant devant la porte cochère.

– Messieurs, dit-il, cet hôtel est-il biencelui du colonel Bozzo-Corona ?

– Oui, mon brave Germain, répondit Lecoq, ettous ceux qui sont ici vont assister comme vous au mariage deMlle d’Arx, votre jeune maîtresse.

Il souleva le marteau de la porte, fit entrerlui-même Germain, qui se confondait en remerciements, et dit toutbas aux trois autres :

– La chaise de poste attend ici, derrière, àla petite porte de la rue des Moineaux. C’est moi-même qui aichoisi les chevaux. Après l’histoire, nous traverserons le jardin,nous ferons le partage en voiture, et nous nous arrêterons où vousvoudrez pour prendre notre volée vers l’endroit que chacun de nousaura choisi. Est-ce cela ?

– C’est cela, répondirent les troisautres.

Et ils entrèrent.

Chapitre 40La voiture des mariés

 

Lecoq n’avait point menti. À la Force, toutavait réussi comme par enchantement. Malgré la différence un peutrop marquée de tournure et de figure qui existait entre le beaulieutenant et notre Échalot, ce dernier avait pu sans encombreopérer l’échange chevaleresque et prendre place sur l’escabelle ducaptif après avoir revêtu tant bien que mal sa défroque.

Les habits de prisonnier ne sont pas faits surmesure.

Une myopie épidémique ayant envahil’administration, personne ne s’était aperçu de rien. Tout au plusle concierge avait-il fait un peu la grimace en voyant la tailledégagée du lieutenant flotter dans la redingote noire que le torsedodu de l’ancien apprenti pharmacien bourrait tout à l’heure.

– Patronne, avait dit Échalot au moment de laséparation, je vous recommande Saladin, mon adoptif, à cause de lafaiblesse de son âge et que son vrai père est incapable de leguider dans le sentier de la vertu. Quant à moi, la chose de m’êtresacrifié pour vous permettre de l’agrément suffira à mon cœur en leconsolant dans sa solitude. À vous revoir et bonnechance !

– À te revoir ma vieille ! avait répondula dompteuse en lui serrant la main à l’écraser ; je te signeen ce jour le choix que je fais de ta personne dans la foule desprétendants qui soupirent à l’entour de moi. Je te prends à lamaison avec l’emploi de mon mari qui sera plus tard tarécompense.

Dans la rue Pavée, la voiture de la marquiseattendait. Sur le siège nous aurions pu reconnaître ce cochersilencieux qui répondait au nom de Giovan-Battista ; derrière,le valet de pied qui tenait les cordons ressemblait, malgré saperruque poudrée et son majestueux uniforme, à ce bandit facétieuxqui partageait à l’estaminet de L’Épi-Scié la popularité du jeuneCocotte : monsieur Piquepuce.

Maurice et Valentine s’assirent l’un auprès del’autre, maman Léo prit place sur le devant, après avoir jeté aucocher l’adresse de l’hôtel de Bozzo.

La voiture se mit en marche et prit la rueSaint-Antoine. Maman Léo resta un instant silencieuse à regarderles deux jeunes gens qui se tenaient par la main pensifs etrecueillis.

– Ah ça ! dit-elle brusquement, enfronçant le sourcil pour refouler une larme qui venait à sapaupière, il n’y a donc plus que moi de brave ici ! Vous avezl’air de deux condamnés qui montent à la Roquette. Saquédié !si nous sommes dans une forêt de Bondy, il y a assez de passantsici autour pour mettre à la raison les brigands et les loups. Sic’était moi qui menais la danse, le cocher baragouineur et ceméchant sujet de Piquepuce, que j’ai reconnu sur le siège dederrière, auraient bien vite les quatre fers en l’air, et dans dixminutes nous aurions dépassé la barrière du Trône augalop !

Valentine répondit tout bas :

– Avec un mot, un seul mot, ceux que vousvenez de désigner feraient de chaque passant un ennemi plus acharnéà nous poursuivre que les loups et les brigands. Il y a ici unassassin qui s’évade.

En disant cela, elle porta les mains deMaurice à ses lèvres.

– C’est vrai ! murmura maman Léo, quibaissa la tête malgré elle. On n’a jamais vu rien de pareil ;tout est contre nous : les voleurs, la justice, le mondeentier !

Elle entrouvrit son casaquin et y prit unepaire de pistolets, qu’elle présenta à Maurice.

– Lieutenant, dit-elle, ça te connaît ;il m’en reste, et je joue assez bien de cet instrument-là, moiaussi.

Maurice prit les armes qu’on lui tendait avecun mouvement de joie.

– Si nous passons la porte de cet enfer,continua la dompteuse, il faut du moins que nous puissions répondreà ceux qui nous parleront.

Valentine secoua sa tête charmante etmurmura :

– Ces armes-là ne valent rien. Je ne sais passi celles que j’ai choisies sont meilleures. Après Dieu, qui tientnotre vie dans sa main, il n’y a qu’une seule créature humaine enqui j’espère ; tout dépend de Coyatier.

– J’ai plutôt idée, moi, gronda maman Léo, quetout dépend du colonel. Mais ne te fâche pas, chérie ; monde profundis est dit et bien dit. Roule ta bosse, c’esttoi qui as le plus gros enjeu ; c’est à toi de tenir lescartes.

Le lecteur sait désormais laquelle pensaitjuste, de Valentine d’Arx ou de maman Léo, sur la question deCoyatier et du colonel.

La voiture allait au trot des deux beauxchevaux de la marquise. Dans ces rues du centre de Paris, si gaieset si pleines, il aurait suffi d’un mot prononcé à la portière pourobtenir une aide instantanée. Moins que cela, rien n’empêchait dedescendre, et si l’on eût été vraiment dans la forêt de Bondy,maman Léo à elle seule aurait eu bien vite raison des deux banditsdéguisés en valets.

Mais ce qui fait d’ordinaire la sécurité detous était ici la perte de nos fugitifs. Ce n’étaient, en réalité,ni Giovan-Battista, ni monsieur Piquepuce qui les tenaientprisonniers. L’arme invisible les avait touchés : ils étaientgarrottés par une chaîne magique.

Au moment où ils arrivaient devant la portecochère de l’hôtel Bozzo, et pendant que la voiture s’arrêtait,Valentine offrit son front à Maurice, qui l’effleura de seslèvres.

Giovan-Battista demanda la porte, etl’équipage entra dans la cour.

Ils descendirent. Un domestique les attendaitau bas du perron et se chargea de les introduire.

Maman Léo ne parlait plus.

En montant l’escalier, Maurice pressait lebras de Valentine contre son cœur.

– Comme nous aurions été heureux !murmura-t-il.

– L’âme ne meurt pas, répondit la jeune fille,dont les beaux yeux étaient levés vers le ciel.

Une porte s’ouvrit au-devant d’eux et ils setrouvèrent dans la chambre du colonel, disposée comme nous l’avonsdit et déjà remplie par ceux qui devaient assister au mariage.

Chapitre 41Le « bien » et le « mal »

 

Au moment où Valentine et Maurice, suivis demaman Léo, entraient dans la chambre du colonel, tout le mondeétait rassemblé autour du lit funèbre, à l’exception du vieuxGermain, qui se tenait modestement à l’écart.

Pas n’était besoin d’être médecin pour suivredésormais les progrès rapides et sûrs de cette tranquille agonie.C’était une ombre ou plutôt une momie qui était là couchée sur lematelas austère, et la lueur des cierges, frappant obliquement lefront du vieillard mourant, y mettait déjà des refletscadavéreux.

Parfois la lutte de la dernière heure estcruelle, et l’âme, pour s’exhaler, livre un effrayant combat ;mais ici n’était la tranquillité qui accompagne, selon la croyancecommune, le suprême adieu du juste ; il n’y avait point dedouleur apparente ; l’intelligence restait entière, et parfoisun rayon se rallumait dans ces pauvres prunelles éteintes, quand lemoribond promenait à la ronde son regard affectueux et doux.

D’une voix que l’attendrissement faisaittremblante, M. de Saint-Louis venait d’exprimer la penséegénérale en disant :

– Notre vénérable ami n’est pas de ceux à quion cache la vérité. Sa mort est belle comme sa vie : il s’enva en faisant des heureux.

Les autres amis du colonel, M. le baronde la Périère, le Dr Samuel et Portai-Girard semblaient abîmés dansun douloureux recueillement.

L’abbé Hureau tenait les deux mains de lamarquise éplorée et lui disait pour la consoler :

– J’ai pu encore entendre sa voix, tout àl’heure, quand j’ai mis le crucifix sur sa poitrine ; il m’adit : « Après le mariage vous vous occuperez demoi. » Ah ! celui-là est prêt, madame, ne le plaignezpas, enviez-le plutôt : il a déjà un pied dans leciel !

Dans le mouvement qui se fit pour l’entrée deValentine, les Habits Noirs se trouvèrent un instant groupés, ettous les regards interrogèrent avidement Samuel.

À cette question muette, le médecin réponditpar un silence plus expressif que la parole et qui voulait direénergiquement : « Tout est fini. »

Cependant il ajouta en piquant Portai duregard :

– On ne saurait prendre trop deprécautions.

– Il faut toujours lever la couverture ?demanda le docteur en droit, qui n’avait jamais semblé plusrésolu.

– Oui, répliqua Samuel et la bien tenir.

La marquise, dont la pauvre figure étaitbouffie par les larmes, fit quelques pas à la rencontre deValentine et de Maurice. Elle serra Valentine dans ses bras ettendit la main au jeune lieutenant, qui la saluait avecrespect.

– Entrez, entrez, bonne dame, dit-elle à mamanLéo, qui restait en arrière et dont les yeux allaient du lit àl’autel avec une véritable stupeur.

– Venez, ajouta la marquise en s’adressant aujeune couple, c’est grâce à lui que M. Maurice Pagès estlibre, c’est grâce à lui que vous allez être heureux. Il veut vousvoir, vous aurez partagé avec Dieu sa dernière pensée.

Valentine se laissa conduire. Il eût étédifficile de définir l’expression de son visage plus pâle et enapparence plus froid que le marbre.

L’émotion arrivée à son paroxysme produitparfois cette morne rigidité des traits.

Maurice, lui, ne se défendait point contre lasolennelle impression de cette scène.

Dans la chambre, un grand silence régnait.

Les yeux du colonel, fixes et sans rayons, nechangèrent pas la direction de leur regard à l’approche des deuxfiancés. Son souffle était court, inégal, et rendait un sifflementclair.

– Voici nos enfants, dit la marquise à voixhaute, par cet instinct qui nous fait élever le ton pour parler àceux qui vont mourir et qui nous semblent déjà loin de nous.

La tête du colonel resta immobile, mais samain fit un imperceptible mouvement d’appel.

La marquise se pencha aussitôt, mettant sonoreille tout contre les lèvres du vieillard.

Quand elle se releva, elle dit dans unsanglot :

– Mettez-vous à genoux, il veut vous donner sabénédiction.

Valentine sembla hésiter. Il y avait dans sesyeux de l’égarement et presque de l’horreur.

Maurice s’était agenouillé. Valentine fitenfin comme lui, mais ce ne fut pas le nom de Dieu qui passa entreses lèvres murmurantes, d’où tombèrent ces mots : Monfrère ! mon père !

La main du vieillard s’agita de nouveaufaiblement, et la marquise balbutia parmi ses larmes :

– Hâtons-nous, il a peur de ne pas voir lafin.

Les Habits Noirs cachaient la fièvre de leurattente sous un maintien grave. Ils avaient tous la même pensée etse demandaient avec effroi si une pareille folie de perversitéétait possible.

À l’heure navrée où chacun tremble, sur leseuil même de l’inconnu, le grand comédien jouait-il le plusaudacieux de tous ses rôles ?

Certes, l’évidence était là pourrépondre : Nul ne peut contrefaire la marque de la mort.

Et cependant ils avaient peur.

Ce fut Lecoq qui remplaça les fiancés et lamarquise auprès de la couche d’agonie. Le colonel ne parut points’en apercevoir.

Devant l’autel, M. de Saint-Louisdisait au vicaire avec une majestueuse bonté :

– Ma dépêche est déjà partie pour la cour deRome. J’ai tout pris sur moi en disant à Sa Sainteté que vous aviezdû accéder au vœu de votre souverain légitime. Quant àl’archevêché, j’irai moi-même dès demain rendre visite à SaGrandeur.

Les assistants se rangèrent comme à l’églisederrière les deux fiancés, qui avaient des chaises à prie-Dieu. Àgauche de Valentine se tenait Mme la marquised’Ornans, qui lui servait de mère ; à droite de Maurice,M. de Saint-Louis prit place en faisant observer qu’il seregardait seulement comme le délégué de son vénérable ami, lecolonel Bozzo.

M. le baron de la Périère était enquelque sorte maître des cérémonies et veillait à ce que tout sepassât en bon ordre ; il prit le siège voisin de la chaise demaman Léo et lui dit :

– Vous voyez, bonne dame, que nous avonsenlevé l’affaire lestement.

L’état de fièvre où était maman Léo setraduisait par une impossibilité absolue de rester en place. Ellese levait, elle se rasseyait à contresens et poussait d’énormessoupirs dans son mouchoir à carreaux, baigné de sueur.

– Vous saurez, dit-elle à M. de laPérière, que la personne qui remplace le prisonnier à la Force estpour entrer dans ma famille, et que je m’y intéresse censémentd’amitié. Il ne faudrait pas qu’il pourrisse trop longtempslà-dedans.

M. le baron lui promit son appui, maisnous devons avouer que son attention était ailleurs : il neperdait pas un seul instant de vue le lit où le colonel étaitdésormais immobile, ne donnant plus aucun signe de vie.

Portai-Girard et Samuel, placés au dernierrang, guettaient aussi leur proie, échangeant quelques paroles àvoix basse.

En apparence, Valentine et Maurice étaientcalmes et recueillis. Quand le prêtre leur adressa la questiond’usage, chacun d’eux répondit oui avec une émotionprofonde.

Puis ils restèrent un instant les mains unieset Valentine murmura :

– Mon mari ! mon mari !

Elle n’eut que ce mot pour exprimer l’angoissepoignante et l’amour sans bornes qui se disputaient son cœur.Maurice lui répondit :

– Courage ! désormais nous n’attendronspas longtemps.

C’était la conviction de Valentine bien plusencore que celle de son fiancé. Elle jouait, on peut le dire, cetteterrible partie en complète connaissance de cause, et plus onapprochait du moment fatal, plus l’espoir qu’elle avait eu tant depeine à faire naître en son âme se voilait.

Le glaive invisible était suspendu quelquepart dans l’air, elle le sentait, et elle savait qu’aucun moyenhumain n’en pouvait parer les coups inévitables.

Il n’y avait rien en elle qui ressemblât à dela peur, mais un mirage horrible lui montrait Maurice sanglant,mourant. Elle souffrait un martyre sans nom, et les secondes luiparaissaient longues comme des heures.

Le prêtre donna la bénédiction nuptiale.

Comme il se retournait vers l’autel, onentendit un léger bruit du côté du lit, et la poitrine du colonelrendit une plainte faible.

Tous les regards se dirigèrent aussitôt verslui ; on le vit à demi levé sur son séant et luttant contreune convulsion. Ce fut si rapide que personne n’eut le tempsd’aller au secours. Il poussa un soupir et retomba inanimé.

Comme si c’eût été un signal convenu, tous lescierges, toutes les lumières s’éteignirent à la fois, et au milieude la nuit noire, survenue tout à coup, une voix qui montait on nesait d’où prononça ces paroles, qui ressemblaient à un contresensmoqueur :

– Il fait jour !

Un tumulte se produisit dans l’ombre, oùpersonne ne parlait, sauf Mme la marquise d’Ornans,qui prononça d’une voix éteinte :

– Au secours !

Portai-Girard et les conjurés n’avaient pashésité. Ils s’étaient élancés vers le lit. Portai-Girard releva lacouverture, et en la maintenant sur l’oreiller, il planta un coupde poignard à la place où le cœur du mort ne battait déjà plus,peut-être, en grondant :

– Si c’est encore une comédie, voilà ledénouement !

Il y eut un son faible comme le soupir d’unenfant – puis le silence. Valentine avait entouré Maurice de sesbras et le couvrait de son corps, balbutiant dans un baisersuprême :

– J’espère ! Nous devrions être frappésdéjà, et si la mort venait, pourrait-elle nous séparerdésormais ?

La plume ne peut pas exprimer la prodigieuserapidité d’un pareil drame. Le récit est long forcément ;mais, en réalité, tout ce que nous racontons s’entassa dans la mêmeminute.

Au milieu du silence, on entendit les deuxpistolets de maman Léo qu’elle armait, tandis qu’elle disaittranquillement et de sa voix la plus crâne :

– Saquédié ! qu’on ne les touche pas, ougare dessous ! Mais on murmura à son oreille :

– Obéissez !

Elle crut reconnaître la voix deValentine.

Et presque aussitôt elle se sentit pressée parMaurice et entraînée au travers de la chambre. La robe de soie dela marquise frôlait le revers de sa main, et elle reconnut l’accentchevrotant du vieux Germain qui demandait :

– Où me conduisez-vous ? On franchit unseuil.

Dans la nuit, deux grands bras puissantspoussaient en avant ce groupe rassemblé comme un troupeau.

Presque au même instant, les Habits Noirsconjurés quittaient le lit et se dirigeaient en tâtonnant vers lachambre de la comtesse.

C’était là qu’ils allaient trouver letrésor.

Au moment où Samuel arrivait le premier, deuxcris rauques retentirent à quelques pas de lui, dans une autrepièce.

– Voilà qui est fait, dit Portai-Girardfroidement, c’est la dernière affaire du vieux, une affaireposthume celle-là ! Donnez-vous la peine d’entrer.

Ils entrèrent trois : Samuel,M. de Saint-Louis et le docteur en droit, qui dit enricanant, parce qu’il entendait la porte se refermer derrièrelui :

– L’Amitié trouvera nez de bois, c’est bienfait. Allons, mes enfants, à la besogne !

Lecoq arrivait en effet à la porte ; ilavait marché avec précaution dans ces ténèbres où, selon lui, onpouvait faire rencontre d’un coup de couteau.

Il écoutait de toutes ses oreilles, étonné dusilence qui régnait autour de lui. La chambre mortuaire semblaits’être vidée comme par enchantement.

– Ouvrez, dit-il enfin tout bas en poussant laporte, c’est moi.

À travers le battant fermé, il entendit unrâle creux et sourd, puis deux, puis trois.

– Encore ! fit-il, je croyais que c’étaitfini !

Il n’était pas homme à se méprendre, car ilconnaissait trop bien le son que rend la gorge d’un hommepoignardé.

Il frappa de nouveau en disant, avec uncommencement d’impatience :

– Ouvrez donc !

Et il pensait :

– Est-ce qu’ils voudraient me faussercompagnie ?…

On n’entendait plus rien de l’autre côté de laporte.

Lecoq sentait des frissons lui courir par toutle corps, et malgré lui, il faisait une sorte de calcul en sedisant :

– Les deux premiers râles sont ceux des deuxjeunes gens, car on a, bien sûr, commencé par eux, puisque c’est lecolonel qui avait réglé la besogne… les trois autres, voyons :il y avait Mme la marquise, puis cette bonne femme,maman Léo, puis encore le vieux domestique de M. d’Arx, c’estjuste le compte : cinq coups.

Il reprit en s’interrompant :

– Ouvrez donc, vous autres, est-ce que vous nem’entendez pas ?

Comme le silence continuait, il ajouta entreses dents :

– Je me doutais bien qu’il y aurait du tirage.Aussi, tant que le vieux coquin aurait vécu, je ne l’aurais jamaislâché.

Il y eut derrière lui un petit ricanement quiglaça le sang dans ses veines. Il crut s’être trompé, mais une voixdoucette dit dans la nuit :

– Voilà donc comment tu parles de ton papa,méchant sujet !

Lecoq voulut ouvrir la bouche, mais aucun sonne sortit de sa gorge.

Il était littéralement paralysé par lastupeur. La voix doucette reprit :

– Ce que tu as dit là n’est pas respectueuxdans la forme, ma chatte, mais le fond est bon, et cela te sauve lavie.

Une allumette chimique grinça et prit feu.Lecoq, qui n’en croyait pas ses oreilles, se retourna.

Il vit le colonel Bozzo debout, droit sur sesjambes et la tête haute, qui le regardait en souriant.

Le vieillard avait à la main le flambeau qu’ilvenait d’allumer, et son doigt branlant dessinait ce geste qui estla menace des espiègles.

Les jarrets de Lecoq plièrent sous lui et iltomba agenouillé.

– Il fait nuit ! dit aveclenteur le colonel, qui leva son flambeau.

– Grâce ! balbutia Lecoq, dont la têtependait sur sa poitrine.

Il pouvait voir maintenant que la chambreétait complètement déserte.

Le prêtre avait dû sortir par la porte dufond, qui restait entrouverte.

La couverture du lit où le colonel agonisaitnaguère était encore relevée jusque sur l’oreiller, et le couteaude Portai-Girard restait fiché à hauteur de poitrine.

Le vieillard jouissait de la détresse de sonpremier ministre et ricanait paisiblement.

– Ce nigaud de docteur en droit, dit-il, a tuéma douillette que j’avais roulée en paquet. Il ne faut jamaisfrapper quand on n’y voit pas, à moins d’avoir le talent dumarchef. Voilà un garçon qui s’y entend !… Eh ! eh !bijou, petit bonhomme vit encore à ce qu’il paraît, disdonc ?

Lecoq restait muet et joignait ses mainssuppliantes.

– Mets-toi sur tes pieds, reprit le colonel enlui caressant la joue amicalement, il y a de l’ouvrage, et je nepeux pas tout faire.

Lecoq se releva, chancelant comme un hommeivre. Le vieillard introduisit une clef dans la serrure de lacomtesse Corona, qui était fermée en dedans, et l’ouvrit.

– Entre, ordonna-t-il.

Et il haussa le flambeau pour éclairermieux.

Lecoq voulut obéir, mais dès le premier pas,il recula épouvanté.

Ses cheveux se hérissèrent sur son crâne.

La chambre était telle que Francesca Coronal’avait laissée, lors de son départ pour le bal : les chiffonsrestaient étalés sur le lit et sur les meubles, mais parmi tout cedésordre gracieux que produit la toilette d’une femme à la mode, ily avait, hideux contraste ! trois cadavres étendus dans un lacde sang.

Lecoq se soutenait, haletant, au chambranle dela porte.

– Tu comprends bien, lui dit le colonel, quine paraissait pas éprouver l’ombre d’une émotion, que ma petiteFanchette ne pouvait pas rester ici. Je l’ai envoyée danser, lapauvre biche ! C’est dommage que mon neveu Corona ne se soitpas mis de la conjuration, il serait là, maintenant avec lesautres, et quel bon débarras pour ma Fanchette !

– Bonhomme, reprit-il en changeant de ton,nous n’avons pas le choix, ce soir, et c’est toi qui es chargé denettoyer tout cela. C’est un rude coup de balai, mais j’ai idée quetu te mettrais en quatre pour faire plaisir à papa aujourd’hui,hé ! l’Amitié ?

Il poussa en avant Lecoq, qui étaitanéanti.

– Ces bons chéris ! dit le vieillard ens’approchant tour à tour des trois cadavres, ce que c’est que denous ! Chacun d’eux avait son petit talent, et je ne seraispas embarrassé pour faire trois jolis discours s’ils devaient êtreenterrés au cimetière… Tiens ! on dirait que ce bon Samuelrespire encore ? ce ne doit pas être dangereux, car Coyatierne se trompe guère.

Il poussa du pied le docteur, dont la gorgerendit un gémissement, et passa en ajoutant :

– Quant à Portai-Girard et au majestueux filsde Saint-Louis, bonsoir les voisins !… Ah ça, Fifi, tu n’asdonc plus de langue ?

– J’avoue…, balbutia Lecoq.

– Tu as tort ! il vaut toujours mieuxnier.

– Votre maladie qui semblait mortelle…

– Ah ! fit le vieillard tristement, c’estun bien mauvais rhume, va, et je vais partir pour les eaux deBagnères ; veux-tu m’accompagner ?

– Certes, fit Lecoq, qui se retrouvait peu àpeu, mais où en sommes-nous, maître ? les autres…

– Quels autres ?

– Tous ceux qui étaient dans votrechambre ?

– Il fait trop froid, dit le colonel, pour quenous allions nous promener au jardin ; mais j’ai idée qu’ils’y passe quelque chose d’intéressant. Nous pouvons bien perdrecinq minutes, car Fanchette ne rentrera pas de sitôt. Donne-moi tonbras et prends la bougie.

Il s’appuya sur Lecoq familièrement et ajoutad’un air pénétré en quittant la chambre de la comtesseCorona :

– Ces polissons-là me devaient tout. Ce quiperd les hommes, c’est l’ingratitude… et toi, l’Amitié, qui es ungarçon d’intelligence, tu dois bien comprendre que leur complotétait bête comme un chou ! Il n’y a pas plus de trésor dans lesecrétaire de ma petite Fanchette que dans le coin de mon œil.Ah ! ah ! le trésor ! nous sommes riches, mon minet,plus riches encore qu’ils ne le croyaient, mais notre richesse estbien gardée, va, et le gilet de flanelle qui est entre ma chemiseet ma peau n’en sait pas plus long que vous au sujet dutrésor ! Il s’arrêta et regarda Lecoq en dessous.

– C’est comme pour le secret, vois-tu,reprit-il en baissant la voix, le grand secret des frères de laMerci. Il existe, profond comme la mer et haut comme unemontagne ; mais les bons petits curieux de ta sorte, quand ilscroient mettre la main dessus, trouvent une pincée de cendres, unéclat de rire moqueur… le rire de papa, eh ! mon bijou, quileur dit néantdans toutes les langues vivantes et mortes,car ce vieux Père-à-tous sait beaucoup de langues, et il ne veutpas plus livrer son secret que son trésor.

On était dans la chambre du mariage ; lecolonel jeta un regard satisfait sur son lit d’abord, puis surl’autel dressé.

– Dis donc, l’Amitié, fit-il tout à coup,as-tu lu les tragédies de M. Ducis ?… Non, tu n’aimes pasbeaucoup la littérature. M. Ducis était un poète du temps del’Empire qui rabobinait des auteurs anglais et qui prenait la peinede faire trois ou quatre dénouements pour chacune de ses tragédies.Je ne suis pas de l’Académie, mais je fais un peu commeM. Ducis : mon premier dénouement n’allait pas mal,c’était le mariage et rien avec.

« Je réunissais tous ceux qui avaient vude trop près nos affaires, dans un seul tas et je leurchantais : « Allez-vous-en, gens de la noce ! »avec Coyatier au piano. Mais j’ai eu vent de vos petites menées, etmon dénouement a tourné… Ouvre la fenêtre, tout doucement, car ilne faut pas qu’on l’entende.

Ils avaient continué de marcher ; ilsétaient dans cette pièce, dont la porte faisait face à celle de lacomtesse et où Coyatier avait attendu jusqu’au départ de FrancescaCorona.

La fenêtre de cette chambre donnait sur lejardin ; Lecoq en tourna l’espagnolette et regardaau-dehors.

– Ils sont là, dit-il en se rejetant enarrière.

– Chut ! fit le colonel, pas si haut.Diable ! Ils sont là tous bien vivants, n’est-ce pas ?C’est une drôle de fillette, et l’amour a le nez plus fin qu’unprocureur du roi. Elle n’a pas cru un seul instant à la culpabilitéde son lieutenant… un beau brin de gars, n’est-ce pas,l’Amitié ?

Il avait soufflé lui-même la lumière et sepenchait à la fenêtre ouverte.

Immédiatement au-dessous de lui, dans lejardin très étroit et dont les bosquets dépouillés laissaient voirle mur bordant la rue des Moineaux, un groupe s’empressait autourde la marquise évanouie.

La tête de la bonne dame reposait sur lesgenoux du vieux Germain, assis par terre dans la neige, et mamanLéo, agenouillée, avait encore ses deux pistolets à la main.

Lecoq demanda tout bas :

– Où est le marchef ?

– Il prépare la chaise de poste, répliqua lecolonel.

– Alors, la chose se fera en route ? Lecolonel soupira.

– Les trois pauvres amis que nous pleurons,murmura-t-il, ont sauvé tout ce petit monde-là. Je regrette un peumon premier dénouement.

– Mais, objecta Lecoq,Mlle d’Arx connaît le mémoire de son frère, et lesautres…

– Tiens ! interrompit le colonel au lieude répondre, voilà cette chère marquise qui reprend ses sens. Nousne les verrons pas monter en voiture, mais ce sera tout comme. Aufond, tu le sais bien, j’ai horreur de la violence, et j’ai bien vuqu’il ne fallait pas compter cette fois sur le marchef. Qu’est-ceque nous voulons ? payer la loi et rester tranquilles. Lafuite du lieutenant paye la loi puisqu’il va être condamné parcontumace. Nous évitons ainsi les débats en cour d’assises, où nousaurions pu trouver quelque juré moins retors, c’est-à-dire moinsaveugle que M. Perrin-Champein… D’un autre côté, cette mêmecondamnation ôtera au lieutenant toute idée de retour.

– Alors, dit Lecoq, qui ne pouvait revenir deson étonnement, vous les laissez partir ?

– Je les fais partir, rectifia le vieillard,tous ensemble, pour l’Amérique du Sud.

– Prenez garde ! s’écria Lecoq,Mlle d’Arx a juré de venger son père et sonfrère !

– C’est fait, répliqua le colonel. Voilà cequi m’a décidé.

Et comme son compagnon l’interrogeait duregard, il ajouta en riant :

– Drôle de fillette ! je la connais mieuxque vous. Elle aime son Maurice comme une folle, mais elle a risquéla vie de son Maurice pour se venger. Une vraie Corse ! qui aensorcelé Coyatier ! Tout ce que j’ai pu obtenir du marchef,qui travaillait pour moi en même temps que pour elle, c’est de latromper sur le nombre des pièces de gibier abattues pour soncompte. À l’heure qu’il est, dans sa pensée, il n’y a plus d’HabitsNoirs. Elle a compté les râles comme toi ; elle nous croittous exterminés. Écoute et regarde !

Dans le jardin, maman Léo relevait la marquiseet lui disait :

– Oui, saquédié ! je suis du voyage, enqualité de gendarme, mais pas pour rester indéfiniment avec lesdeux chéris. Je les gênerais, c’est vous qui serez la vraiemère.

En ce moment, des pas précipités se firententendre et Coyatier sortit d’un massif.

Sa main tendue montra la porte de derrière,par où Samuel, le docteur en droit et M. de Saint-Louisavaient fait dessein de se retirer avec la fameuse cassette.

– La chaise de poste est là qui attend,dit-il, en route ! Valentine jeta ses deux bras autour du coude Maurice et le pressa passionnément contre son cœur.

– Je ne t’appartenais pas tout entière avantd’être vengée, dit-elle, viens, nous ne reverrons jamais la Franceoù cette horrible accusation pèse sur toi, mais nos enfants serontFrançais, et tu leur montreras quelque jour le chemin qui mène à lapatrie !

– As-tu compris, l’Amitié ? demanda lecolonel en riant bonnement, d’ici que leurs petits reviennent, nousavons du temps devant nous.

On entendit bientôt la chaise de poste roulersur les pavés de la rue.

Le jardin était silencieux et vide.

Le vieillard restait seul à la fenêtre. Unrayon de lune jouait parmi ses cheveux blancs et mettait à sonfront des reflets étranges.

Lecoq le regardait avec une superstitieuseterreur.

Quand on cessa d’entendre le bruit des roues,le Maître des Habits Noirs sembla sortir de sa rêverie.

– Il faut que ma petite Fanchette dorme dansson lit cette nuit, dit-il, à ton ouvrage, l’Amitié ! nostrois excellents confrères t’attendent.

Lecoq essuya la sueur froide qui baignait sonfront ; le colonel lui caressa la joue doucement etajouta :

– Connais-tu quelqu’un qui puisse faire du bonLouis XVII ? J’ai une affaire en vue, ce sera la dernière, àmoins que pourtant…

Il s’arrêta et se prit à rire tout bas.

– Figure-toi, dit-il, que j’ai eu un drôle derêve hier. Je me voyais dans cent ans d’ici et je disais àquelqu’un dont le père n’est pas encore né, mais qui avait déjà labarbe grise : il y a deux choses immortelles : lebien qui est Dieu, et moi qui suis le mal.

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