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Marcof-Le-Malouin

Marcof-Le-Malouin

d’ Ernest Capendu

Partie 1

LES PROMIS DE FOUESNAN

Chapitre 1 LE JEAN-LOUIS.

Dans les derniers jours de juin 1791, au moment où le soleil couchant dorait de ses rayonnements splendides la surface moutonneuse de l’Océan, embrasant l’occident des flots d’une lumière pourpre, comparable, par l’éclat, à des métaux en fusion, un petit lougre, fin de carène, élancé de mâture, marchant sous sa misaine, ses basses voiles, ses huniers et ses focs, filait gaiement sur la lame, par une belle brise du sud-ouest.L’atmosphère, lourde et épaisse, chargée d’électricité, se rafraîchissait peu à peu, car le vent augmentant progressivement d’intensité, menaçait de se changer en rafale. Les vagues, roulant plus précipitées sous l’action de la bourrasque naissante,déferlaient avec force sur les bordages du frêle bâtiment qui,insoucieux de l’orage, ne diminuait ni sa voilure ni la rapidité de sa marche. Il courait, serrant le vent au plus près, bondissant sur l’Océan comme un enfant qui se joue sur le sein maternel.

Son équipage, composé de quelques hommes, les uns fumant accoudés sur le bastingage, les autres accroupis avec nonchalance sur le pont, semblait lui-même n’avoir aucune préoccupation des nuages plombés et couleur de cuivre qui s’amoncelaient au sud et s’emparaient du firmament avec une vélocité incroyable pour tous ceux qui n’ont pas assisté à ce sublime spectacle de la nature que l’on nomme une tempête.

Ce lougre, baptisé sous le nom deJean-Louis, parti la veille au soir de l’île de Groix,avait mis le cap sur Penmarckh. Quelques ballots de marchandisesentassés au pied du grand mât et solidement amarrés contre leroulis, expliquaient suffisamment son voyage. Cependant ce petitnavire, qu’à son aspect il était impossible de ne pas prendre toutd’abord pour l’un de ces paisibles et inoffensifs caboteurs faisantle commerce des côtes, offrait à l’œil exercé du marin un problèmedifficile à résoudre. En dépit de son extérieur innocent, il avaitdans toutes ses allures quelque chose du bâtiment de guerre. Samâture, coquettement inclinée en arrière, s’élevait haute et fièrevers les nuages qu’elle semblait braver. Son gréement, soigné etadmirablement entretenu, dénotait de la part de celui quicommandait le Jean-Louis des connaissances maritimes peucommunes.

On sentait qu’à un moment donné, le lougrepouvait en un clin d’œil se couvrir de toile, prendre chasse ou ladonner, suivant la circonstance. Peut-être même les ballots quicouvraient son pont, sans l’encombrer toutefois, n’étaient-ils làque pour faire prendre le change aux curieux.

Au moment où nous rencontrons leJean-Louis, rien pourtant ne décelait des intentionsguerrières, il se contentait de filer gaiement sous la brisefraîchissante, s’inclinant sous la vague et bondissant comme uncheval de steeple-chase, par-dessus les barrières humides quivoulaient s’opposer à son passage. Les matelots insouciantsregardaient d’un œil calme approcher la tempête.

À l’arrière du petit bâtiment, le dos appuyécontre la muraille du couronnement, se tenait debout, une mainpassée dans la ceinture qui lui serrait le corps, un homme detaille moyenne, aux épaules larges et carrées, aux bras musculeux,aux longs cheveux tombant sur le cou, et dont le costume indiquaitau premier coup d’œil le marin de la vieille Bretagne.

Depuis trois quarts d’heure environ que labrise se carabinait de plus en plus, ce personnage n’avait pas faitun seul mouvement. Ses yeux vifs et pénétrants étaient fixés sur leciel. De temps à autre une sorte de rayonnement intérieurilluminait sa physionomie.

– Avant une heure d’ici, nous aurons unvrai temps de damnés ! murmura-t-il en faisant un mouvementbrusque.

Un petit mousse, accroupi au pied du mâtd’artimon, se releva vivement.

– Pierre ! lui dit lecommandant.

– Maître, fit l’enfant en s’avançant avectimidité.

– Va te poster dans les hautes vergues.Tu me signaleras la terre.

Le mousse, sans répondre, s’élança dans lesenfléchures, et avec la rapidité et l’agilité d’un singe, il se miten devoir de gagner la première hune de misaine.

– Amarre-toi solidement, lui cria sonchef.

Puis, marchant à grands pas sur le pont, lepersonnage s’approcha d’un vieux matelot à la figure basanée, auxcheveux grisonnants, qui regardait froidement l’horizon.

– Bervic, lui demanda-t-il après unmoment de silence, que penses-tu du grain qui se prépare ?

– Je pense qu’avant dix minutes nous enverrons le commencement, répondit le matelot.

– Crois-tu qu’il dure ?

– Dieu seul le sait.

– Eh bien ! en ce cas, fais fermerles écoutilles et nettoyer les dallots.

« Bien, continua le patron duJean-Louis en voyant ses ordres exécutés. Alerte,enfants ! Carguez les huniers et amenez les focs !

– C’est pas mal, mais c’est pas encoreça, murmura Bervic resté seul à côté du commandant auquel ilservait de contre-maître et de second.

– Qu’est-ce que tu dis, vieuxcaïman ?

– Je dis que, pendant qu’on y est, autantcarguer la misaine ; le lougre est assez jeune pour marcher àsec, et si nous laissons prise au vent, il ne se passera pas cinqminutes avant que la voilure ne s’en aille à tous les grandsdiables d’enfer…

– Tu te trompes, vieux gabier, réponditle commandant, si la brise est forte, ma misaine est plus forteencore. Envoie prendre deux ris, amarre deux écoutes et tiens bonla barre. Tu gouverneras jusqu’en vue de terre. Va ! jeréponds de tout. Marcof n’a jamais culé devant la tempête, et leJean-Louis obéit mieux qu’une jeune fille.

– C’est tenter Dieu ! grommela levieux marin, qui néanmoins s’empressa d’obéir à son chef.

La tempête éclatait alors dans toute safureur. Les rayons du soleil, entièrement masqués par des nuéeslivides, n’éclairaient plus que faiblement l’horizon. Cinq heuressonnaient à peine aux clochers de la côte voisine, et la nuitsemblait avoir déjà jeté sur la terre son manteau de deuil. Desvagues gigantesques, courtes et rapides comme elles le sonttoujours dans ces parages hérissés de brisants et de rochers,s’élançaient avec furie les unes contre les autres, par suite duressac que la proximité de la terre rendait terrible. La rafalepassant sur la mer échevelée, comme un vol de djinns fantastiques,tordait les vergues et sifflait dans les agrès du navire.

Le petit lougre bondissait, emporté par letourbillon ; mais néanmoins il tenait ferme, et gouvernaitbien. Presque à sec de voiles, ne marchant plus que sous samisaine, obéissant comme un enfant aux impulsions de la mainsavante qui tenait la barre, il présentait sans cesse son avant auxplus fortes lames, tout en évitant avec soin de se laisser emporterpar les courants multipliés qui offrent tant de périls aux navireslongeant les côtes de la Cornouaille.

Personne à bord n’ignorait les dangers quecourait le Jean-Louis. Mais, soit confiance dans la bonneconstruction du lougre, soit certitude de l’infaillibilité de leurchef, soit indifférence de la mort imminente, les matelots,rudement ballottés par le tangage, n’avaient rien perdu de leurattitude calme et passive, presque semblable à l’allure fatalistedes musulmans fumeurs d’opium. Le patron lui-même sifflait gaiemententre ses dents en regardant d’un œil presque ironique la fureurcroissante des flots. On eût dit que cet homme éprouvait une sortede joie intérieure à lutter ainsi contre les éléments, lui, sifaible, contre eux si forts !…

Au moment où il passait devant l’écoutille quiservait de communication avec l’entre-pont du navire, deux têtesjeunes et souriantes apparurent au sommet de l’escalier, et deuxnouveaux personnages firent leur entrée sur l’arrière duJean-Louis.

Le premier qui se présenta était un grand etbeau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux yeux bleuset aux cheveux blonds. Il portait avec grâce le costume simple etélégant des habitants de Roscof. Des braies blanches, une veste demême couleur en fine toile, serrée à la taille par une largeceinture de serge rouge, et laissant apercevoir le grand gilet vertà manches bleues, commun à presque tous les Bretons. Un chapeau auxlarges bords, tout entouré de chenilles de couleurs vives etbariolées, lui couvrait la tête. Ses jambes se dessinaient fines etnerveuses sous de longues guêtres de toile blanche. Il portait à lamain le pen-bas traditionnel.

Dès qu’il eut atteint le pont, sur lequel ilse maintint en équilibre, malgré les rudes mouvements d’un tangageénergique, il se retourna et offrit la main à une jeune fille quivenait derrière lui.

Cette charmante créature, âgée de dix-huit anstout au plus, offrait dans sa personne le type poétique et accomplides belles pennerès de la Bretagne. Le contraste de ses grands yeuxnoirs, pleins de vivacité et presque de passion, avec ses blondscheveux aux reflets soyeux et cendrés, présentait tout d’abord unaspect d’une originalité séduisante, tandis que l’ovale parfait dela figure, la petite bouche fine et carminée, le nez droit auxnarines mobiles et la peau d’une blancheur mate et rosée,constituaient un ensemble d’une saisissante beauté. Une large bandede toile duement empesée, relevée de chaque côté de la tête pardeux épingles d’or, formait la coiffure de cette gracieuse tête. Lecorsage de la robe, en étoffe de laine bleue, tout chamarré develours noir et, de broderies de couleur jonquille, dessinait unetaille ronde et cambrée et une poitrine élégante et riche depromesses presque réalisées. Les manches, en mousseline blanche àmille plis, s’ajustaient à la robe par deux larges poignets develours entourant la naissance du bras. La jupe bleue retombait surune seconde jupe orange, laquelle, à son tour, laissait apercevoirun troisième jupon de laine noire. Des bas de coton cerise, àbroderie noire, modelaient à ravir une fine et délicieuse jambe deDiane chasseresse. Le petit pied de cette belle fille était enfermédans un simple soulier de cuir bien ciré, orné d’une boucle d’or.D’énormes anneaux d’oreilles et une chaîne de cou à laquellependait une petite croix d’or, complétaient ce costumepittoresque.

En s’élançant légère sur le pont du lougre, lajeune Bretonne déplia une sorte de manteau à capuchon à fond grisrayé de vert, qu’elle se jeta gracieusement sur les épaules.Précaution d’autant moins inutile, que les vagues qui déferlaientcontre le bordage du Jean-Louis retombaient en pluie finesur le pont du navire, qu’elles balayaient même quelquefois danstoute sa largeur.

– Ah ! ah ! les promis, vousavez donc assez du tête-à-tête ? demanda en souriant le patrondu lougre, dès qu’il eut vu les deux jeunes gens s’avancer verslui.

Il avait formulé cette question en français.Jusqu’alors, pour causer avec Bervic et pour donner des ordres àson équipage, il avait employé le dialecte breton.

– Dame ! monsieur Marcof, réponditla jeune fille, depuis que vous avez fait fermer les panneaux,l’air commence à manquer là-dedans…

– Si j’ai fait fermer les panneaux, mabelle petite Yvonne, c’est que, sans cela, les lames auraient fortbien pu troubler votre conversation.

– Sainte Marie ! quel changement detemps ! s’écria le jeune homme en jetant autour de lui unregard plein d’étonnement et presque d’épouvante.

– Ah çà ! mon gars, fit Marcof ensouriant, il paraît que quand tu es en train de gazouiller deschansons d’amour, le bon Dieu peut déchaîner toutes ses colères ettous ses tonnerres sans que tu y prêtes seulement attention !Voici près d’une heure que nous dansons sur des vagues diaboliques,et, ce qui m’étonne le plus, c’est que tu sois là, debout devantmoi, au lieu de t’affaler dans ton hamac…

– Et pourquoi souffrirais-je, Marcof,quand Yvonne ne souffre pas ?…

– C’est qu’Yvonne est fille dematelot ; c’est qu’elle a le pied et le cœur marins, etqu’elle serait capable de tenir la barre si elle en avait la force.N’est-ce pas, ma fille ? continua Marcof en se retournant versYvonne.

– Sans doute, répondit-elle ; voussavez bien que je n’ai pas quitté mon père tant qu’il anavigué…

– Je sais que tu es une brave Bretonne,et que la sainte Vierge qui te protége portera bonheur auJean-Louis. Ah ! Jahoua, mon gars, tu auras là unesainte et honnête femme ; et si tu ne te montrais pas digne deton bonheur, ce serait un rude compte à régler entre toi et tousles marins de Penmarkh, moi en tête ! Vois-tu, Yvonne, c’estnotre enfant à tous ! Quand un navire vire au cabestan pourvenir à pic sur son ancre, il faut qu’elle soit là, il faut qu’elleprie au milieu de l’équipage qui va partir ! Un Paterd’Yvonne, c’est une recommandation pour le paradis.

– J’aime Yvonne de toute mon âme et detout mon cœur, répondit Jahoua avec simplicité, et la preuve que jel’aime, c’est que je suis son promis.

– Je sais bien, mon gars ; mais,vois-tu, dans tout cet amour-là, il y a quelque chose qui me metvent dessous vent dedans, c’est…

Marcof s’arrêta brusquement, comme si lacrainte d’entamer un sujet pénible ou embarrassant lui eût fermé labouche. Jahoua lui-même fit un signe d’impatience, et Yvonne, dontson fiancé tenait les deux mains, se recula vivement en rougissantet en baissant la tête. À coup sûr, les paroles du patron avaientéveillé dans leurs âmes un triste souvenir.

– Tonnerre ! s’écria Marcof après unmoment de silence, voilà la rafale qui redouble. La barre à bâbord,Bervic ! Vieux caïman, tu ne gouvernes plus !continua-t-il en breton en s’adressant au marin chargé de ladirection du lougre.

La tempête, en effet, prenait des proportionsformidables. Un coup de tonnerre effrayant succéda si rapidement àl’éclair qui le précédait qu’Yvonne, épouvantée, se laissa tomber àgenoux. Marcof saisit lui-même la barre du gouvernail.

– Largue les focs et les huniers !commandait-il d’une voix brusque et saccadée.

À cet ordre inattendu de livrer de la toile auvent dans cette infernale tourmente, les marins, stupéfaits,demeurèrent immobiles.

– Tonnerre d’enfer !… chacun à sonposte ! hurla Marcof d’une voix tellement impérieuse que seshommes bondirent en avant.

Quelques secondes plus tard, leJean-Louis, chargé de toiles, filait sur les vagues, tellementpenché à tribord que ses basses vergues plongeaient entièrementdans l’Océan.

– Yvonne, reprit plus doucement Marcof ens’adressant à la jeune fille, je suis fâché que ton père t’aitconduite à bord…

– Et pourquoi cela, Marcof ?

– Parce que le temps est rude, ma fille,et que, s’il arrivait malheur au Jean-Louis, le vieil Yvonne s’en relèverait pas…

– Est-ce que vous craignez pour lelougre ? demanda Jahoua.

– Il est entre les mains de Dieu, mongars. Je fais ce que je puis, mais la tempête est dure et lesrochers de Penmarckh sont bien près.

– Sainte Vierge !protégez-nous ! murmura la jeune fille.

– Ne craignez rien, ma douce Yvonne, ditJahoua en s’approchant d’elle ; le bon Dieu voit notre amouret il nous sauvera. Si nous nous trouvons embarqués à bord duJean-Louis, n’allions-nous pas faire un pèlerinage à laVierge de l’île de Groix pour qu’elle bénisse notre union ?Dieu nous éprouve, mais il ne veut pas nous punir… nous ne l’avonspas mérité…

– Vous avez raison, Pierre, ayonsconfiance.

– En attendant, ma fille, reprit Marcof,va me chercher ce bout de grelin qui est là roulé au pied du mât demisaine. Là, c’est bien ! Maintenant amarre-le solidementautour de ta taille ; aide-la, Jahoua. Bon, ça y est ;approche, continua le marin en passant à son tour son bras droitdans le reste de la corde à laquelle Yvonne avait fait un nœudcoulant. Va ! ne crains rien, si nous sombrons en mer ou sinous nous brisons sur les côtes, je te sauverai.

– Non, non, s’écria impétueusementJahoua ; si quelqu’un doit sauver Yvonne en cas de péril,c’est à moi que ce droit appartient…

– Toi, mon gars, occupe-toi de tesaffaires, et laisse-moi arranger les miennes à ma guise. Yvon m’aconfié sa fille, à moi, entends-tu, et je dois la lui ramener oumourir avec elle.

– S’il y a du danger, Marcof, laissez-moiet sauvez-vous !… s’écria Yvonne.

– Terre ! cria tout à coup une voixaiguë partie du haut de la mâture.

– Voilà le péril qui approche, murmuravivement Marcof à voix basse. Silence tous deux et laissez-moi.

En ce moment, un éclair qui déchira les nuesillumina l’horizon, et malgré la nuit déjà sombre on put distinguerles falaises s’élevant comme de gigantesques masses noires, par letribord du Jean-Louis. La rafale poussait le navire à lacôte avec une effroyable rapidité.

– Marcof ! dit le vieux Bervic ens’approchant vivement de son chef, au nom de Dieu ! faiscarguer la toile ou nous sommes perdus.

– Silence… s’écria durement Marcof ;à ton poste ! Prends ta hache, et, sur ta vie, fends la têteau premier qui hésiterait à obéir.

Le matelot gagna l’avant du navire sansrépondre un seul mot, mais en pensant à part lui que son chef étaitdevenu fou.

Chapitre 2LA BAIE DES TRÉPASSÉS.

De toutes les côtes de la vieille Bretagne,celle qui offre l’aspect le plus sauvage, le plus sinistre, le plusdésolé, est sans contredit la Torche de la tête du cheval,en breton Penmarckh. Là, rien ne manque pour frapper d’horreur leregard du voyageur éperdu. Un chaos presque fantastique, desamoncellements étranges de rochers granitiques qu’on croiraitfoudroyés, encombrent le rivage. La tradition prétend qu’à cetteplace s’élevait jadis une cité vaste et florissante submergée enune seule nuit par une mer en fureur. Mais de cette cité, il nereste pas même le nom ! Des falaises à pic, des blocs écrasésles uns sur les autres par quelque cataclysme épouvantable, pas unarbre, pas d’autre verdure que celle des algues marines poussantaux crevasses des brisants, un promontoire étroit, vacillant sanscesse sous les coups de mer et formé lui-même de quartiers de rocsentassés pêle-mêle dans l’Océan par les convulsions de quelqueTitan agonisant ; voilà quel est l’aspect de Penmarckh, mêmepar un temps calme et par une mer tranquille.

Mais lorsque le vent du sud vient chasser leflot sur les côtes, lorsque le ciel s’assombrit, lorsque la tempêteéclate, il est impossible à l’imagination de rêver un spectacleplus grandiose, plus émouvant, plus terrible, que ne l’offre cettepartie des côtes de la Cornouaille. On dirait alors que les vagueset que les rochers, que le démon des eaux et celui de la terre selivrent un de ces combats formidables dont l’issue doit êtrel’anéantissement des deux adversaires. L’Océan, furieux, bonditécumant hors de son lit, et vient saisir corps à corps ces falaiseshérissées qui tremblent sur leur base. Sa grande voix mugit si hautqu’on l’entend à plus de cinq lieues dans l’intérieur des terres,et que les habitants de Quimper même frémissent à ce bruitredoutable. La langue humaine n’offre pas d’expressions capables dedépeindre ce bouleversement et ce chaos. Ce bruit infernal possède,pour qui l’entend de près, les propriétés étranges de lafascination. Il attire comme un gouffre. Cent rochers, aux pointesaiguës, semés de tous côtés dans la mer, obstruent le passage ets’élèvent comme une première et insuffisante barrière contre lafureur du flot qui les heurte et les ébranle.

En franchissant cette sorte de fortificationnaturelle, en suivant la falaise dans la direction d’Audierne,après avoir doublé à demi la pointe de Penmarckh, on découvre unecrique étroite offrant un fond suffisant aux navires d’un médiocretirant d’eau. Cette crique, refuge momentané de quelques barques depêche, est le plus souvent déserte.

Les rocs qui encombrent sa passe présentent detels dangers au navigateur, qu’il est rare de voir s’y aventurerd’autres marins que ceux qui sont originaires du pays.

Néanmoins, c’est au milieu du bruitassourdissant, c’est en passant entre ces écueils perfides, par unenuit sombre et par un vent de tempête, que le Jean-Louisdoit gagner ce douteux port de salut.

Le lougre avançait avec la rapidité d’uneflèche lancée par une main vigoureuse. Marcof, toujours attaché àYvonne, tenait la barre du gouvernail.

– Tonnerre ! murmura-t-ilbrusquement en interrogeant l’horizon ; tous ces gars dePenmarckh sont donc devenus idiots ! Pas un feu sur lescôtes !

– Un feu à l’arrière ! cria lemousse toujours amarré au sommet du mât, et semblant répondre ainsià l’exclamation du marin.

– Impossible ! fit Marcof, nousn’avons pas doublé la baie, j’en suis sûr !

– Un feu à l’avant ! dit Bervic.

– Un feu par la hanche de tribord !s’écria un autre matelot.

– Un feu par le bossoir de bâbord !ajouta un troisième.

– Tonnerre ! rugit Marcof enfrappant du pied avec fureur. Tous les diables de l’enfer ont-ilsdonc allumé des feux sur les falaises !

On distinguait alors, perçant la nuit sombreet la brume épaisse, des clartés rougeâtres dont la quantitéaugmentait à chaque instant, et qui semblaient autant de météoresallumés par la tempête.

– Que Satan nous vienne en aide ;murmura le marin.

– Ne blasphémez pas, Marcof !s’écria vivement Yvonne. La tourmente nous a fait oublier quec’était aujourd’hui le jour de la Saint-Jean. Ce que nous voyons,ce sont les feux de joie.

– Damnés feux de joie, qui nous indiquentaussi bien les récifs que la baie.

– Marcof ! entendez-vous ? fittout à coup Jahoua.

– Et que veux-tu que j’entende, si cen’est les hurlements du ressac ?

– Quoi ? écoutez !

– Ciel ! murmura Yvonne après avoirprêté l’oreille, ce sont les âmes de la baie des Trépassésqui demandent des prières !…

Marcof, lui aussi, avait sans doute reconnu unbruit nouveau se mêlant à l’assourdissant tapage de la tempêtedéchaînée, car il porta vivement un sifflet d’argent à ses lèvreset il en tira un son aigu. Bervic accourut. Le patron délia lacorde qui l’attachait à Yvonne, et remettant la barre du gouvernailentre les mains du matelot :

– Gouverne droit, dit-il, évite lescourants, toujours à bâbord, et toi, ma fille, continua-t-il en seretournant vers Yvonne, demeure au pied du mât. Sur ton salut, nebouge pas !… Que je te retrouve là au moment du danger !Seulement, appelle le ciel à notre aide ! Sans lui, noussommes perdus !

La jolie Bretonne se prosterna, et ôtant lapetite croix d’or qu’elle portait à son cou, elle la baisapieusement et commença une ardente prière. Jahoua, agenouillé àcôté d’elle, joignit ses prières aux siennes.

Marcof s’était élancé dans la mâture. À chevalsur une vergue, balancé au-dessus de l’abîme, il tira de sa pocheune petite lunette de nuit et interrogea de nouveau l’horizon.Malgré le puissant secours de cette lunette, il fallait l’œilprofond et exercé du marin, cet œil habitué à percer la brume et àsonder les ténèbres, pour distinguer autre chose que le ciel etl’eau. À peine la masse des nuages, paraissant plus sombre sur ladroite du lougre, indiquait-elle l’approche de la terre.

– Ces feux nous perdront ! murmuraMarcof. Le Jean-Louis a doublé Penmarckh, et il court surla baie des Trépassés.

Cette baie des Trépassés, dont le nom seulsuffisait pour jeter l’épouvante dans l’âme des marins et despêcheurs, était une petite anse abrupte et sauvage, vers laquelleun courant invincible emportait les navires imprudents quis’engageaient dans ses eaux. Elle avait été le théâtre de sinombreux naufrages, on avait recueilli tant de cadavres sur saplage rocheuse, que son appellation sinistre était trop pleinementjustifiée. La légende, et qui dit légende en Bretagne, ditarticle de foi, la légende racontait que lorsque la nuit étaitorageuse, lorsque la vague déferlait rudement sur la côte, onentendait des clameurs s’élever dans la baie au-dessus de chaquelame. Ces clameurs étaient poussées par les âmes en peine qui,faute de messes, de prières et de sépultures chrétiennes, étaientimpitoyablement repoussées du paradis, et erraient désolées surcette partie des côtes de la Cornouaille. Un navire eût mieux aimécourir à une perte certaine sur les rochers de Penmarckh que dechercher un refuge dans cette crique de désolation.

En constatant la direction prise par sonlougre, Marcof ne put retenir un mouvement de colère et dedésespoir. À peine eut-il reconnu les côtes que, s’abandonnant à uncordage, il se laissa glisser du haut de la mâture.

– Aux bras et aux boulines !commanda-t-il en tombant comme une avalanche sur le pont, et enreprenant son poste à la barre. Pare à virer ! Hardi, lesgars ! Notre-Dame de Groix ne nous abandonnera pas !Allons, Jahoua ! tu es jeune et vigoureux, va donner un coupde main à mes hommes.

La manœuvre était difficile. Il s’agissait devirer sous le vent. Une rafale plus forte, une vague plusmonstrueuse prenant le navire par le travers opposé, au moment deson abattée, pouvait le faire engager. Or, un navire engagé,c’est-à-dire couché littéralement sur la mer et ne gouvernant plus,se relève rarement. Il devient le jouet des flots, qui le déchirentpièce à pièce, sans qu’il puisse leur opposer la moindrerésistance.

Le Jean-Louis, néanmoins, grâce àl’habileté de son patron et à l’agilité de son équipage, sortitvictorieux de cette dangereuse entreprise. Le péril n’avait faitque changer de nature, sans diminuer en rien d’imminence etd’intensité. Il ne s’agissait pas de tenir contre le vent debout etde gagner sur lui, chose matériellement impossible ; ilfallait courir des bordées sur les côtes, en essayant de reprendrepeu à peu la haute mer. Malheureusement, la marée, la tempête et levent du sud se réunissaient pour pousser le lougre à la côte. Envirant de bord, il s’était bien éloigné de la baie desTrépassés ; mais il s’approchait de plus en plus des roches dePenmarck. Déjà la Torche, le plus avancé des brisants, se détachaitcomme un point noir et sinistre sur les vagues.

Marcof avait fait carguer ses huniers, samisaine, ses basses voiles. Le Jean-Louis gouvernait sousses focs. Des fanaux avaient été hissés à ses mâts et à ses hautesvergues.

Yvonne priait toujours. Jahoua avait repris saplace auprès d’elle. L’équipage, morne et silencieux, s’attendait àchaque instant à voir le petit bâtiment se briser sur quelquerocher sous-marin.

– Jette le loch ! ordonna Marcof ens’adressant à Bervic.

Celui-ci s’éloigna, et, au bout de quelquesminutes, revint près du patron.

– Eh bien ?

– Nous culons de trois brasses parminute, répondit le vieux Breton avec cette résignation subite etce calme absolu du marin qui se trouve en face de la mort sansmoyen de l’éviter.

– À combien sommes-nous de laTorche ?

– À trente brasses environ.

– Alors nous avons dix minutes !murmura froidement Marcof. Tu entends, Yvonne ? Prie, mafille, mais prie en breton ; le bon Dieu n’entend peut-êtreplus le français !…

Un silence d’agonie régnait à bord. La tempêteseule mugissait.

La voix de la jeune fille s’éleva pure ettouchante, implorant la miséricorde du Dieu des tempêtes. Tous lesmatelots s’agenouillèrent.

– Va Doué sicourit a hanom, commençaYvonne dans le sauvage et poétique dialecte de laCornouaille ; va vatimant a zo kes bian ag ar mor a zo kerbrus[1] !

– Amen ! répondit pieusementl’équipage en se relevant.

– Un canot à bâbord ! criabrusquement Bervic.

Tous les matelots, oubliant le péril qui lesmenaçait pour contempler celui, plus terrible encore, qu’affrontaitune frêle barque sur ces flots en courroux, tous les matelots,disons-nous, se tournèrent vers la direction indiquée.

Un spectacle saisissant s’offrit à leursregards. Tantôt lancée au sommet des vagues, tantôt glissantrapidement dans les profondeurs de l’abîme, une chaloupe s’avançaitvers le lougre, et le lougre, par suite de son mouvementrétrograde, s’avançait également vers elle. Un seul homme étaitdans cette barque. Courbé sur les avirons, il nageaitvigoureusement, coupant les lames avec une habileté et unehardiesse véritablement féeriques.

– Ce ne peut-être qu’un démon !grommela Bervic à l’oreille de Marcof.

– Homme ou démon, fais-lui jeter un boutd’amarre s’il veut venir à bord, répondit le marin, car, à coupsûr, c’est un vrai matelot !

En ce moment, une vague monstrueuse, refouléepar la falaise, revenait en mugissant vers la pleine mer. Le canotbondit au sommet de cette vague, puis, disparaissant sous un nuaged’écume, il fut lancé avec une force irrésistible contre les paroisdu lougre.

Un cri d’horreur retentit à bord. La barquevenait d’être broyée entre la vague et le bordage. Les débris,lancés au loin, avaient déjà disparu.

– Un homme à la mer ! répétèrent lesmatelots.

Mais avant qu’on ait eu le temps de couper lecâble qui retenait la bouée de sauvetage, un homme cramponné à ungrelin extérieur escaladait le bastingage et s’élançait sur lepont.

– Keinec ! s’écrièrent lesmarins.

– Keinec ! fit vivement Marcof avecun brusque mouvement de joie.

– Keinec ! répéta faiblement Yvonneen reculant de quelques pas et en cachant son doux visage dans sespetites mains.

Jahoua seul était demeuré impassible. Relevantla tête et s’appuyant sur son pen-bas, il lança un regard de défiau nouveau venu. Celui-ci, jeune et vigoureux, ruisselant d’eau detoute part, ne daigna pas même laisser tomber un coup d’œil sur lesdeux promis. Il se dirigea vers Marcof et il lui tendit lamain.

– J’ai reconnu ton lougre à ses fanaux,dit-il lentement ; tu étais en péril, je suis venu.

– Merci, matelot ; c’est Dieu quit’envoie ! répondit Marcof. Tu connais la côte. Prends labarre, gouverne et commande !

– Un moment ; j’ai mes conditions àfaire, murmura Keinec. Une fois à terre, jure-moi, si j’ai faitentrer le Jean-Louis dans la crique, jure-moi dem’accorder ce que je te demanderai.

– Ce n’est rien contre le salut de monâme ?

– Non.

– Eh bien ! je le jure ! Ce quetu me demanderas je te l’accorderai.

Keinec prit le commandement du lougre. Avecune intrépidité sans bornes et une sûreté de coup d’œilinfaillible, il fit courir une nouvelle bordée au bâtiment, et ils’avança droit vers la passe de Penmarckh.

Malgré la violence du vent, malgré les vagues,le Jean-Louis, gouverné par une main ferme et audacieuse,s’engagea dans un véritable dédale de récifs et de brisants. Peu àpeu on put distinguer les hautes falaises derrière lesquelless’élevait une lune rougeâtre toute maculée de larges taches noireset livides.

Bientôt la population du pays, échelonnée surle promontoire et sur la grève, fut à même de lancer à bord uncordage que l’on amarra solidement au cabestan. LeJean-Louis était sauvé !

Keinec, impassible, n’avait pas prononcé uneparole depuis le peu de mots qu’il avait échangés avec Marcof. Soithasard, soit intention arrêtée, il n’avait pas une seule fois nonplus laissé tomber ses regards sur Yvonne et sur Jahoua. La jeunefille, appuyée contre le bastingage, semblait absorbée par unerêverie profonde. Jahoua, lui, serrait convulsivement son pen-basdans sa main crispée.

Dès que les pêcheurs de la côte eurent halé lelougre vers la terre, Bervic s’approcha de Marcof, et se penchantvers lui :

– Avez-vous remarqué que Keinec a unetache rouge entre les deux sourcils ? demanda-t-il à voixbasse.

– Non ! répondit Marcof.

– Eh bien, regardez-y ! Vrai commeje suis un bon chrétien, il ne se passera pas vingt-quatre heuresavant que le gars n’ait répandu du sang !

– Pauvre Yvonne ! murmuraMarcof.

Il ne put achever sa pensée. Le navireabordait. Jahoua, saisissant Yvonne et l’enlevant dans ses bras,s’élança à terre d’un seul bond.

Au moment où le couple passait devant Keinec,celui-ci fit un mouvement : ses traits se décomposèrent, et ilporta vivement la main à sa ceinture, de laquelle il tira uncouteau tout ouvert. Peut-être allait-il s’élancer, lorsque la mainpuissante de Marcof s’appesantit sur son épaule. Keinectressaillit.

– C’est toi ! fit-il d’une voixsombre.

– Oui, mon gars, c’est moi qui viens terappeler tes paroles ; si je ne me trompe, nous avons àcauser…

Les deux hommes ouvrirent l’écoutille ets’engouffrèrent dans l’entrepont. Arrivés à la chambre ducommandant, Marcof entra le premier. Keinec le suivit.

– Tu boiras bien un verre de gui-arden(Eau-de-vie) ? demanda Marcof en s’asseyant.

Keinec, sans répondre, attira à lui une longuecaisse placée contre une des parois de la cabine.

– C’est dans ce coffre que tu mets tesmousquets et tes carabines ? demanda-t-il brusquement.

– Oui.

– Ne m’as-tu pas promis de me donner lapremière chose que je te demanderais après avoir sauvé leJean-Louis ?

– Sans doute. Que veux-tu ?

– Ton meilleur fusil, de la poudre et desballes.

– Keinec ! dit lentement Marcof, jevais te donner ce que tu demandes ; mais Bervic a raison, tuas une tache rouge entre les yeux, tu vas faire unmalheur !…

Keinec, sans répondre, frappa du pied avecimpatience. Marcof ouvrit la caisse.

Chapitre 3KEINEC.

Marcof, reculant de quelques pas, laissaKeinec choisir en liberté une arme à sa convenance. Le jeune hommeprit une carabine à canon d’acier fondu, courte, légère, etadmirablement proportionnée.

– Voici douze balles de calibre, ditMarcof, et un moule pour en fondre de nouvelles. Décroche cettepoire à poudre placée à la tête de mon hamac. Elle contient unelivre et demie. Tu vois que je tiens religieusement maparole ?

– C’est vrai ! Tu ne me dois plusrien.

– Ne veux-tu donc pas de monamitié ?

– Est-elle franche ?

– Ne suis-je pas aussi bon Breton quetoi, Keinec ?

– Si. Marcof. Pardonne-moi et soyonsamis. Tu sais bien que je ne demande pas mieux…

– Et moi, tu sais aussi que je t’aimecomme mon matelot, et que j’estime comme il convient ton courage etton brave cœur ! C’est pour cela, vois-tu, mon gars, c’estpour cela que je suis fâché de ce que tu vas faire !…

– Et que vais-je donc faire ?

– Tu vas tuer Yvonne et Jahoua.

– Si je voulais la mort de ceux dont tuparles, je n’aurais eu qu’à rester à terre, et, à cette heure, ilsrouleraient noyés sous les vagues.

– Oui ! mais c’est la main de Dieuet non la tienne qui les aurait frappés ! Tu n’aurais pasassisté au spectacle de leur agonie ; tu n’aurais pas répandutoi-même ce sang dont ta haine est avide et dont ton amour estjaloux !…

– Tais-toi, Marcof, tais-toi !…murmura Keinec.

– Est-ce que je ne dis pas lavérité ?… Ai-je raison ?…

– C’est possible !

– Tu vois bien que, maintenant qu’ilssont à terre, maintenant qu’ils n’ont plus rien à craindre de latempête, tu vois bien que c’est toi qui les tueras !

– Que t’importe.

– J’aime Yvonne comme si elle était mafille !…

– C’est un malheur, Marcof, mais il fautqu’Yvonne meure ; il le faut !… Elle a trahi sesserments ! elle est parjure ! elle sera punie !répliqua Keinec d’une voix sombre et résolue.

Marcof se leva et fit quelques pas dans lacabine, puis, revenant brusquement à son interlocuteur :

– Keinec, dit-il, je te répète que j’aimeYvonne comme ma fille. Si tu dois la tuer, ne reparais jamaisdevant moi, jamais, tu m’entends ? Si, au contraire, tupardonnes, eh bien ! ta place est marquée dans cette cabine,et je te la garderai jusqu’au jour où tu voudras venir laprendre.

– Si tu aimes Yvonne comme tu le dis,murmura Keinec, pourquoi ne m’empêches-tu pas d’accomplir monprojet ?

– Parce qu’il faudrait te tuertoi-même ?

– Tue-moi donc ! tue-moi,Marcof ! au moins je ne souffrirai plus.

Marcof, ému par l’accent déchirant avec lequelle jeune homme avait prononcé ces mots, lui prit la main dans lessiennes.

– Ami, lui dit-il d’une voix plus douce,ne te rappelles-tu pas que c’est en voulant sauver le navire que jecommandais et qui a failli périr sur les côtes, que ton pauvre pèreest mort ? Toi-même ne viens-tu pas de te dévouer pour monlougre ? Va, pour ne pas te voir souffrir, je donnerais dixans de ma vie, et c’est pour t’éviter un désespoir sans fin, unremords éternel, que je te supplie encore de ne pas aller àterre !

Keinec courba la tête et ne répondit pas. Sestraits expressifs reflétaient le combat qui se livrait dans sonâme. Enfin, s’arrachant pour ainsi dire aux pensées qui letorturaient, il fit un brusque mouvement, serra les mains deMarcof, leva ses yeux vers le ciel, et s’élança au dehors enemportant sa carabine.

– Il va la tuer ! s’écria Marcof enbrisant d’un coup de poing une petite table qui se trouvait à saportée.

Marcof sortit de sa cabine, poussa la porteavec violence et s’élança sur le pont de son navire. Keinec n’yétait plus. Quelques marins, étendus çà et là, sommeillaientpaisiblement, se remettant de leurs fatigues de la soirée.

La falaise, descendant à pic dans la mer,avait permis au lougre de venir s’amarrer bord à bord avec elle.Une planche, posée d’un côté sur le rocher et de l’autre sur lebastingage de l’arrière, établissait la communication entre leJean-Louis et la terre ferme. Marcof se dirigea de ce côté. Aumoment où il allait poser le pied sur le pont-volant, un hommes’avança venant de l’extrémité opposée. Le marin se recula et livrapassage.

– Jocelyn ! fit-il vivement enreconnaissant le nouveau venu. – Vous avez à me parler ?

– De la part de monseigneur.

– Est-ce qu’il désire me voir ?

– Cette nuit même.

– Il a donc appris mon arrivée ?

– Oui ; un domestique à chevalattendait à Penmarckh pendant l’orage, et avait ordre de revenir auchâteau dès l’entrée du Jean-Louis dans la crique. – Vousviendrez n’est-ce pas ?

– Sans doute, Jocelyn ; aussitôt queles feux de la Saint-Jean seront éteints, je me rendrai au châteaude Loc-Ronan.

Jocelyn traversa la planche et disparut dansles ténèbres. Marcof réveilla Bervic, lui donna quelques ordres,puis, passant une paire de pistolets dans sa large ceinture, ildescendit à terre et s’enfonça dans un étroit sentier qui longeaitle pied des falaises.

*

**

Dès qu’Yvonne et Jahoua eurent senti le rocherimmobile sous leurs pieds, le jeune Breton poussa un soupir desatisfaction. Glissant son bras autour de la taille de sa fiancée,il entraîna rapidement la jeune fille vers l’intérieur du village.Ils firent ainsi deux cents pas environ sans échanger une parole.Jahoua, le premier, rompit le silence.

– Yvonne ! fit-il d’une voixlente.

– Jahoua ! répondit la jeune filleen levant sur son promis ses grands yeux expressifs tout chargés delangueur.

– Chère Yvonne ! je sens votre brastrembler sous le mien. Les coups de mer vous ont mouillée ;avez-vous froid ?

– Non, Jahoua, mais je me sensfaible.

– Voulez-vous que nous nous arrêtions unmoment ?

– Oh ! non, dit vivement la jolieBretonne ; marchons plus vite, au contraire.

Un court silence régna de nouveau.

– Ma chère âme ! reprit le jeunehomme, vous semblez triste et soucieuse. Est-ce que vous ne m’aimezplus ?

– Si fait, je vous aime toujours, Jahoua,répondit Yvonne avec un adorable accent de sincérité.

– La présence de Keinec vous a faitmal ? avouez-le…

– Oh ! oui.

– Vous avez eu peur, peut-être ?

– Oh ! oui, répéta Yvonne pour laseconde fois.

– Craignez-vous donc Keinec ?

– Je ne le devrais pas ; car, lui nem’a jamais fait mal ; bien au contraire, il m’a toujoursprodigué les soins affectueux d’un frère ; mais, depuis qu’ilest revenu au pays, depuis que nous sommes promis, Jahoua, je nem’explique pas pourquoi, le nom seul de Keinec me faittrembler.

– N’y pensez pas !

– Quand je le vois, sa vue me donne uncoup dans le cœur !

– Vous avez tort de vous troubler ainsi.Il ne nous a pas seulement regardés, lui !

– Keinec n’a rien à se reprocher enversmoi, tandis que moi, j’ai repris la parole que je lui avaisdonnée…

– Puisque vous ne l’aimiez pas.

– Mais il m’aime, lui !

– Eh bien ! qu’il vienne me trouver,nous réglerons la chose ensemble !…

– Ne dites pas cela, Jahoua, s’écriavivement la jeune fille.

– Calmez-vous, chère Yvonne ! jeferai ce que vous voudrez. Mais ne vous occupez plus de Keinec, pargrâce ! Songez plutôt à votre père, que la tempête aura sifort tourmenté ! Quelle sera sa joie en vous revoyant saine etsauve ! Dans une demi-heure nous serons près de lui.Tenez ! voici ma jument grise qui nous attend…

Les deux jeunes gens, en effet, étaientarrivés devant la porte d’une sorte de grange située au milieu duvillage. Un paysan bas-breton tenait les rênes d’une belle bête desPointes de la Coquille, achetée à la dernière foire de laMartyre.

Jahoua aida Yvonne à monter sur une grossepierre. Lui-même s’élança sur le cheval, et, contraignant l’animalà s’approcher de la pierre, il prit Yvonne en croupe. La jolieBretonne passa ses bras autour de la taille de son fiancé, et tousles deux gagnèrent rapidement la campagne. Ils se dirigeaient versle petit village de Fouesnan, qu’habitait le père d’Yvonne.

Chapitre 4LE CHEMIN DES PIERRES-NOIRES.

La fureur de la tempête arrivait à son déclin.La nuit était sombre encore, mais les nuages, déchirés par larafale, permettaient de temps à autre d’apercevoir un coin du cielbleu éclairé par le scintillement de quelques étoiles. Les feux dela Saint-Jean, allumés sur tous les points de la campagne,formaient une illumination pittoresque.

En sortant de Penmarckh, les deux jeunes genss’engagèrent dans un sentier encaissé et bordé d’un rideau d’ajoncsentremêlés de chênes séculaires. Ce sentier se nommait le chemindes Pierres-Noires. Il devait cette dénomination à des vestiges demonuments druidiques noircis par le temps, qui s’élevaient à unepetite distance de Penmarckh, et auxquels il conduisait.

Au moment où Jahoua et Yvonne, bâtissantprojets sur projets, négligeaient le présent pour ne songer qu’àl’avenir, un homme, traversant la campagne en ligne droite, gagnaitrapidement le chemin creux. Cet homme était Keinec, qui, son fusilen bandoulière, son pen-bas à la main, courait sur les roches avecl’agilité d’un chamois. En quelques minutes, il eut atteint lacrête du talus qui bordait le sentier. Là, il se coucha àplat-ventre. Écartant sans bruit et avec des précautions infiniesles branches épineuses des ajoncs, il prêta l’oreille d’abord, puisensuite il avança lentement la tête. Il entendit les sabots de lajument grise de Jahoua résonner sur les pierres du chemin, et ilvit venir de loin, à travers l’ombre, les deux amoureux. Alors serelevant d’un bond, prenant ses sabots à la main, il courutparallèlement au sentier jusqu’à un endroit où celui-ci décrivaitun coude pour s’enfoncer dans les terres. Les ajoncs, plus épais,formaient un rideau impénétrable. Keinec les élagua avec soncouteau. Cela fait, il planta en terre une petite fourche, etappuyant sur cette fourche le canon de sa carabine, ilattendit :

Yvonne et Jahoua riaient en causant. À mesurequ’ils avançaient dans le pays, les feux allumés pour la Saint-Jeandevenaient de plus en plus distincts. Les montagnes et la plaineoffraient le coup d’œil féerique d’une splendide illumination.

– Voyez-vous, ma belle Yvonne ?Notre-Dame de Groix a eu pitié de nous ; elle nous a sauvés dela tempête. Elle a calmé l’orage pour que nous puissions achever laroute sans danger.

– La première fois que nous retourneronsà Groix, il faudra faire présent à Notre-Dame d’une pièce de toilefine pour son autel, répondit la jeune fille.

– Nous la lui porterons ensemble aussitôtaprès notre mariage.

– Ah ! prenez donc garde !votre jument vient de butter !

– C’est qu’elle a glissé sur une roche.Mais voilà que nous atteignons le coude du sentier, et de l’autrecôté, la chaussée est meilleure.

Les deux jeunes gens approchaient en effet del’endroit où Keinec se tenait embusqué. La crosse de la carabinesolidement appuyée sur son épaule, le doigt sur la détente, dansune immobilité absolue, Keinec était prêt à faire feu.

Les voyageurs s’avançaient en lui faisantface. Mais la jument grise allait à petits pas ; elles’arrêtait parfois, et Jahoua ne songeait guère à lui faire hâtersa marche.

De la main gauche, le malheureux Keineclabourait sa poitrine que déchiraient ses ongles crispés. Enfin lemoment favorable arriva. Keinec voulut presser la détente, mais samain demeura inerte, un nuage passa sur ses yeux. Sa tête s’inclinalentement sur sa poitrine. Puis, par une réaction puissante, ilrevint à lui soudainement. Mais les deux jeunes gens étaientpassés, et c’était maintenant Yvonne qu’il allait frapper lapremière. Deux fois Keinec la coucha en joue. Deux fois sa maintremblante releva son arme inutile.

– Oh ! je suis un lâche !murmura-t-il avec rage.

Et Keinec se relevant et prenant sa course,bondit sur la falaise pour devancer de nouveau les deux promis. Lespauvres jeunes gens continuaient gaiement leur route, ignorant quela mort fût si près d’eux, menaçante, presque inévitable.

Au moment où Keinec franchissait légèrement unpetit ravin, il se heurta contre un homme qui se dressa subitementdevant lui. En même temps il sentit une main de fer lui saisir lepoignet et le clouer sur place, sans qu’il lui fût possible defaire un pas en avant.

– Ne vois-tu pas, Keinec, dit une voixlente, que tu ne dois pas les tuer ?

– Ian Carfor ! s’écria Keinec.

– Tu es jeune, Yvonne l’est aussi ;l’avenir est grand, et Yvonne n’est pas encore la femme deJahoua !…

– Elle le sera dans sept jours !

– En sept jours, Dieu a créé le monde ets’est reposé ! Crois-tu qu’il ne puisse en sept jours délierun mariage ?

– Que dis-tu, Carfor ?

– Rien ce soir ; mais, si tu leveux, demain je parlerai…

– À quelle heure ?

– À minuit.

– Où cela ?

– À la baie des Trépassés.

– J’y serai.

– Tu m’apporteras un bouc noir et deuxpoules blanches, ton fusil, tes balles et ta poudre.

– Ensuite ?

– J’interrogerai les astres, et tuconnaîtras la volonté de Dieu.

Ian Carfor s’éloigna dans la direction despierres druidiques auxquelles aboutissait le chemin creux.

Keinec, appuyé sur son fusil, le regardajusqu’au moment où il disparut dans les ténèbres. Quand il l’eutcomplètement perdu de vue, il désarma sa carabine, il la jeta surson épaule, il s’avança jusqu’au bord du chemin et il se laissaglisser le long du talus.

Une fois sur la chaussée, il se dirigea versle village en murmurant à voix basse :

– Il faut que je la revoieencore !

En ce moment, Yvonne et Jahoua atteignaientFouesnan, dont la population tout entière dansait joyeusementautour d’un immense brasier.

Chapitre 5LA SAINT-JEAN.

La fête de la Saint-Jean, le 24 juin de chaqueannée, est une des solennités les plus remarquables et les plusreligieusement célébrées de la Bretagne. La veille, on voit destroupes de petits garçons et de petites filles, la plupart couvertsde haillons et de mauvaises peaux de moutons dont la clavée a rongéla laine, parcourir pieds nus les routes et les chemins creux. Uneassiette à la main, ils s’en vont quêter de porte en porte. Ce sontles pauvres qui, n’ayant pu économiser assez pour fairel’acquisition d’une fascine d’ajoncs, envoient leurs gars et leursfillettes mendier chez les paysans plus riches de quoi acheter lesquelques branches destinées à illuminer un feu en l’honneur demonsieur saint Jean.

Aussi, lorsque la nuit étend ses voiles sur lavieille Armorique, de l’orient au couchant, du sud au septentrion,sur la plage baignée par la mer, sur la montagne s’élevant vers leciel, dans la vallée où serpente la rivière, il n’est pas àl’horizon un seul point qui demeure plongé dans les ténèbres.Nombreux comme les étoiles de la voûte céleste, les feux de saintJean luttent de scintillement avec ces diamants que la main duCréateur a semés sur le manteau bleu du ciel. Partout la joie,l’espérance éclatent en rumeur confuse.

Les enfants qui, là comme ailleurs, fontconsister l’expression du bonheur dans le retentissement du bruit,les enfants, disons-nous, sentant leurs petites voix frêlesétouffées parmi les clameurs de leurs pères, ont imaginé un moyenaussi simple qu’ingénieux d’avoir une part active au tumulte. Ilsprennent une bassine de cuivre qu’ils emplissent d’eau et demorceaux de fer ; ils fixent un jonc aux deux parois opposées,puis ils passent le doigt sur cette chanterelle d’une nouvelleespèce, qui rend une vibration mixte tenant à la fois du tam-tamindien et de l’harmonica. Un pâtre du voisinage les accompagne avecson bigniou. C’est aux accords de cette musique étrange que jeunesgens et jeunes filles dansent autour du feu de saint Jean, surmontétoujours d’une belle couronne de fleurs d’ajoncs.

Les vieillards et les femmes entonnent desnoëls et des psaumes. Une superstition touchante fait disposer dessiéges autour du brasier ; ces siéges vides sont offerts auxâmes des morts qui, invisibles, viennent prendre part à la fêteannuelle. Il est de toute notoriété que les pennères(jeunes filles), qui peuvent visiter neuf feux avant minuit,trouvent un époux dans le cours de l’année qui commence, surtout sielles ont pris soin d’aller deux jours auparavant jeter une épinglede leur justin (corset en étoffe) dans la fontaine du boisde l’église. De temps à autre on interrompt la danse pour laisserpasser les troupeaux ; car il est également avéré que lesbêtes qui ont franchi le brasier sacré seront préservées de lamaladie.

À minuit les feux s’éteignent, et chacun seprécipite pour emporter un tison fumant que l’on place près du lit,entre un buis béni le dimanche des Rameaux, et un morceau du gâteaudes Rois.

Les heureux par excellence sont ceux quipeuvent obtenir des parcelles de la couronne roussie. Ces fleurssont des talismans contre les maux du corps et les peines de l’âme.Les jeunes filles les portent suspendues sur leur poitrine par unfil de laine rouge, tout-puissant, comme personne ne l’ignore, pourguérir instantanément les douleurs nerveuses.

Ce soir-là tous les habitants de Fouesnanavaient déserté leurs demeures pour accourir sur la placeprincipale du village, où s’élevait majestueusement une immensegerbe de flammes. L’entrée de Jahoua et d’Yvonne fut saluée par descris de joie. Nul n’ignorait que les promis étaient en mer, et quela tempête avait été rude.

Au moment où la jument grise s’arrêta sur laplace, un beau vieillard aux cheveux blancs et à la barbe égalementblanche, accourut appuyé sur son pen-bas.

– Béni soit le Seigneur Jésus-Christ etmadame la sainte Vierge de Groix ! s’écria-t-il en tendant sesbras vers Yvonne qui, plus légère qu’un oiseau, s’élança à terre etse jeta au cou du vieillard.

– Vous avez eu peur, mon père ?demanda-t-elle d’une voix émue.

– Non, mon enfant ; car je savaisbien que le ciel ne t’abandonnerait pas. Le lougre a-t-il eu desavaries ?

– Je ne crois pas ; mais nous avonscouru un grand danger…

– Lequel mon enfant ?

– Celui d’aller sombrer dans la baie desTrépassés, père Yvon !… dit Jahoua en serrant la main du vieuxBreton.

En entendant prononcer le nom de la baiefatale, tous les assistants se signèrent.

– Heureusement que Marcof est un bonmarin ! reprit Yvon après un moment de silence et enembrassant de nouveau sa fille.

– Oh ! je vous en réponds ! Ilcourait sur les rochers de Penmarckh sans plus s’en soucier ques’ils n’existaient pas…

– Il a donc manœuvré bienhabilement ?

– Mon père, dit Yvonne en courbant latête, ce n’est pas lui qui a sauvé le Jean-Louis…

– Et qui donc ? Le vieux Bervic,peut-être ?

– Non, mon père ; c’est…

– Qui ?

– Keinec.

– Keinec, répéta Yvon avecmécontentement. Il était donc à bord ?

– Il est venu quand le lougre dérivait.Sa barque s’est brisée contre les bordages au moment où elleaccostait.

– Ah ! c’est un brave gars et unfier matelot ! fit Yvon avec un soupir.

– Chère Yvonne, interrompit Jahoua encoupant court à la conversation, ne voulez-vous pas, vous aussi,fêter monsieur saint Jean ?

– Allez à la danse, mes enfants, réponditle vieillard en mettant la main de sa fille dans celle du fermier.Allez à la danse, et chantez des noëls pour remercier Dieu.

Yvonne embrassa encore son père, puis, prenantle bras de son fiancé, elle courut se mêler aux jeunes gens et auxjeunes filles qui s’empressèrent de leur faire place dans laronde.

Yvon retourna s’asseoir à côté des vieillards,en dehors du cercle des siéges consacrés aux défunts. Près de luise trouvait un personnage à la physionomie vénérable, à lachevelure argentée, et que sa longue soutane noire désignait à tousles regards comme un ministre du Seigneur. C’était le recteur deFouesnan.

Les Bretons donnent ce titre derecteur au curé de leur paroisse, n’employant cettedernière dénomination qu’à l’égard du prêtre qui remplit lesfonctions de vicaire.

Le pasteur qui, depuis quarante années,dirigeait les consciences du village, était le grand ami du père dela jolie Bretonne. Lui aussi s’était levé lors de l’arrivée despromis, et avait manifesté une joie franche et cordiale en lesrevoyant sains et saufs. Le mécontentement d’Yvon, en entendantparler de Keinec, ne lui avait pas échappé. Aussi, dès que lesvieillards eurent repris leur place, il examina attentivement lafigure de son ami. Elle était sombre et sévère.

– Yvon, dit-il en se penchant verslui.

Yvon ne parut pas l’avoir entendu. Le prêtrele toucha du bout du doigt.

– Yvon, reprit-il.

– Qu’y a-t-il ? demanda le vieillarden tressaillant comme si on l’arrachait à un songe pénible.

– Mon vieil ami, j’ai des reproches à tefaire. Tu gardes un chagrin, là au fond de ton cœur, et tu ne mepermets pas de le partager.

– C’est vrai, mon bon recteur ; maisque veux-tu ? chacun a ses peines ici-bas. J’ai les miennes.Que le Seigneur soit béni ! je ne me plains pas…

– Pourquoi me les cacher ? Tu n’asplus confiance en moi ?

– Ce n’est pas ta pensée ! ditvivement Yvon en saisissant la main du prêtre.

– Et bien ! alors, raconte-moi donctes chagrins !

– Tu le veux ?

– Je l’exige, au nom de notre amitié.Veux-tu, pendant que les jeunes gens dansent et que les hommes etles femmes chantent les louanges du Seigneur, veux-tu que nouscausions sans témoins ? Voici ta fille de retour. Jahoua ne tequittera guère jusqu’au jour de son mariage. Peut-êtren’aurons-nous que ce moment favorable ; car, si je devinebien, tes chagrins proviennent de l’union qui se prépare…

– Dieu fasse que je me trompe ! maistu as pensé juste.

– Viens donc alors, Dieu nouséclairera.

Les deux vieillards se levèrent et sedirigèrent vers la demeure d’Yvon, située précisément sur la placedu village. Yvon offrit un siége à son ami, approcha une table dela fenêtre, posa sur cette table un pichet plein et deux gobeletsen étain ; puis éclairés par les reflets rougeâtres du feu deSaint-Jean, le prêtre et le vieillard se disposèrent, l’un àécouter, l’autre à entamer la confidence demandée et attendue.

– Tu te rappelles, n’est-ce pas, demandaYvon, le jour où je conduisis en terre sainte le corps de ma pauvredéfunte ? Tu avais béni la fosse et prié pour l’âme de lamorte. Yvonne était bien jeune alors, et je demeurais veuf avec unenfant de cinq ans à élever et à nourrir. J’étais pauvre : mabarque de pêche avait été brisée par la mer ; mes filetsétaient en mauvais état ; il y avait peu de pain à la maison.La mort de ma femme m’avait porté un tel coup que ma raison étaitébranlée et mon courage affaibli…

« À cette époque, j’avais pour matelot unbrave homme de Penmarckh qui se nommait Maugueron. C’était le pèrede Keinec. Son fils, de quatre ans plus âgé qu’Yvonne, était déjàfort et vigoureux. Un matin que je demeurais sombre et désolé,contemplant d’un œil terne mes avirons devenus inutiles, Maugueronentra chez moi.

– Yvon, me dit-il, il y a longtemps quetu n’as pris la mer ; tu n’as plus de barque et tu as unefille à nourrir. Mon canot de pêche est à flot ; apporte tesfilets ; viens avec moi, nous partagerons l’argent que nousgagnerons.

– Comment veux-tu que je laisse Yvonneseule à la maison ? répondis-je. Tout le monde est aux champset la petite a besoin de soin.

« – Apporte ta fille sur tes bras.Keinec, mon gars, la gardera.

« J’acceptai. Depuis ce jour, Maugueronet moi, nous pêchâmes ensemble. Yvonne fut élevée par Keinec, quil’adorait comme une sœur. Les enfants grandirent. Entre Maugueronet moi, il était convenu que, dès qu’ils seraient en âge, lesjeunes gens seraient fiancés. Seulement, j’avais mis pour conditionqu’Yvonne aurait le droit de me délier de ma parole, car je nevoulais pas la forcer.

« Tu sais comment mourut mon ami ?En voulant aller secourir un brick en perdition sur les côtes, ilfut brisé sur les rochers. Keinec avait quatorze ans. Le gars atoujours été d’un caractère sombre et résolu. Un an après qu’ilétait orphelin et qu’il m’accompagnait en mer, il me prit à part unsoir en rentrant de la pêche.

« – Père, me dit-il, c’est ainsi quel’enfant m’appelait depuis qu’il avait perdu le sien, père, vousêtes pauvre, et je le suis aussi. Yvonne aime les beaux justins define laine et les croix d’or. Je veux la rendre heureuse. J’aitrouvé un engagement avec Marcof. Nous allons courir le mondedurant quelques années, et, Dieu aidant, je reviendrai riche… Alorsvous mettrez la main d’Yvonne dans la mienne et nous serons vosenfants.

« Je voulus le détourner de son projet,il fut inébranlable. Le jour où il partit, après avoir embrassé mafille qui pleurait à grosses larmes, je l’accompagnai jusqu’àAudierne, où il devait s’embarquer.

« – Mon gars, lui dis-je en le pressantsur ma poitrine, car je l’aime comme s’il était mon fils, mon gars,reviens vite ; mais rappelle-toi encore que ma parole n’engagepas Yvonne.

« – J’ai la sienne, me répondit-il. Et ilpartit.

« Nous restâmes deux ans sans avoir denouvelles. Au bout de ce temps Marcof revint ; mais il étaitseul. Il avait été faire la guerre là-bas, de l’autre côté de lamer, et il nous raconta que le pauvre Keinec était mort encombattant, dans un débarquement sur la terre ferme. Il le croyait,car il ne savait pas que Keinec, blessé seulement, avait étérecueilli par des mains charitables, qu’il était guéri et qu’ilattendait une occasion pour revenir en Bretagne. Cette occasion, ill’attendit cinq années. Deux fois il avait tenté de s’embarquer,deux fois, le navire, à bord duquel il était, avait faitnaufrage.

« Nous autres, nous ne savions rien, rienque ce que nous avait dit Marcof. Yvonne et moi nous l’avionspleuré, et tu sais combien tu as dit de messes pour lui.

– Sans doute, répondit le recteur ;et je savais aussi tout ce que tu viens de dire.

– N’importe ; il me fallait lerépéter pour arriver à la fin. Écoute encore : Yvonnegrandissait et devenait la plus belle fille du pays. Pendant quatreans passés elle ne voulut écouter aucun demandeur. Enfin, bienpersuadée que Keinec était mort, elle consentit, l’année dernière,à aller au Pardon de la Saint-Michel, où se rendent toujours lespennères. Là elle vit Jahoua, le plus riche fermier de laCornouaille. Jahoua l’aima. Il est jeune, riche et beau garçon.Jamais je n’avais pu rêver un gars plus fortuné pour lui donnerYvonne. Quand il vint me parler et me dire qu’il voulait m’appelerson père, je fis venir ma fille et l’interrogeai. Yvonne l’aimaitaussi. La pauvre enfant s’était aperçue que ce qu’elle avaitressenti jadis pour Keinec n’était qu’une affection toutefraternelle.

« Que devais-je faire ?… Pouvais-jehésiter à assurer le bonheur d’Yvonne et de Jahoua ? Ilsdevinrent promis : ils étaient heureux tous deux. Il y a deuxmois seulement, Keinec revint au pays. Le pauvre gars apprit pard’autres qu’Yvonne était fiancée. Il ne chercha pas à mevoir ; il n’adressa pas un reproche à Yvonne. Je le croyaisreparti de nouveau, lorsque, tout à l’heure, la petiote vient de medire que c’était lui qui avait sauvé le Jean-Louis. S’il asauvé le lougre, vois-tu, recteur, c’est qu’il savait bienqu’Yvonne était à bord, et c’est qu’il aime toujoursYvonne !…

« Maintenant, ma fille se marie dans septjours. J’estime Jahoua et mon Yvonne aime son promis. Voilà,recteur ce qui me fait souffrir et m’inquiète. J’ai peur que lepauvre Keinec ne soit malheureux et qu’il ne fasse un coup dedésespoir, car je l’aime, ce gars, et pourtant je ne peux pasforcer ma fille. Dis, à présent que tu sais tout, que dois-jefaire ? »

Le recteur réfléchit pendant quelquessecondes. Il allait parler, lorsqu’une ombre opaque vints’interposer entre la lueur jetée par le feu qui brûlait sur lagrande place et la petite fenêtre auprès de laquelle causaient lesdeux vieillards. Un homme, caché sous l’appui de cette fenêtre etqui avait tout entendu, s’était dressé brusquement. Le recteur fitun mouvement de surprise. Yvon, reconnaissant le nouveau venu pourun ami, lui tendit vivement la main.

– C’est toi, Marcof ! dit-il.Pourquoi n’entres-tu pas, mon gars ?

– Parce que au moment où j’allais entrerchez vous, j’ai aperçu Keinec qui rôdait au bout du village, et queje ne voulais pas le perdre de vue. Maintenant je vous dirai, Yvon,et à vous aussi, monsieur le recteur, que c’est dans la crainte quemon nom prononcé tout haut ne parvint à l’oreille de Keinec, que jeme suis blotti sous la fenêtre et que j’ai entendu toute votreconversation. Au reste, c’est le bon Dieu qui l’a voulu sans doute,car je venais vous parler à tous deux d’Yvonne et de Jahoua.

– Et Keinec ? demanda Yvon.

– Keinec a gagné la montagne, c’estpourquoi je me suis montré…

– Qu’avez-vous à nous dire, Marcof ?fit le recteur dès que le marin eut franchi le seuil de laporte.

– Des choses graves, très-graves.D’abord, j’ai peur que le pauvre Keinec ne soit fou !

– Comment cela ?

– Il aime toujours Yvonne ; et votrevieil ami ne s’est pas trompé en redoutant un coup dedésespoir.

– Keinec voudrait-il se tuer ?demanda le digne pasteur avec anxiété.

– Peut-être bien ; mais avant tout,il tuera Jahoua, c’est moi qui vous le dis !…

Marcof n’osa pas exprimer toute sa penséedevant le père de la jeune Bretonne, mais il ajouta à partlui :

– Et, bien sûr, il tueraYvonne !…

Chapitre 6PHILIPPE DE LOC-RONAN.

Entre Fouesnan et Quimper, sur les rives del’Odet, au sommet d’une colline dominant le pays, s’élevait jadisun château seigneurial dont il ne reste aujourd’hui que des ruinespittoresques. À l’époque vers laquelle nous avons fait remonter noslecteurs, c’est-à-dire au milieu de l’année 1791, ce château,planté fièrement sur le roc comme l’aire d’un aigle, dominaitmajestueusement les environs. Il appartenait à la famille desmarquis de Loc-Ronan, dont il portait le nom et les armes. Lesseigneurs de Loc-Ronan étaient de vieux gentilshommes bretons,compromis dans toutes les conspirations qui avaient eu pour but deconserver ou de rétablir les droits féodaux, et qui, trop puissantspour ne pas être charitables, trop véritablement nobles pour ne pasêtre simples, trop Bretons pour ne pas être braves, étaient adorésdans le pays.

Le dernier marquis de Loc-Ronan était veufdepuis plusieurs années. Jeune encore, âgé de quarante ans à peine,il avait quitté complètement Versailles et s’était retiré dans sesterres. Jadis grand chasseur, il avait déserté les bois. Uneprofonde mélancolie semblait l’accabler. Recherchant la solitude,évitant soigneusement le bruit des fêtes, n’allant nulle part et nerecevant personne, le marquis vivait entouré de quelques vieuxserviteurs, dans le château où avaient vécu ses pères. Quelquefois,mais rarement, les paysans le rencontraient chevauchant sur unbidet du pays. Alors les bonnes gens ôtaient respectueusement leursgrands chapeaux, s’inclinaient humblement et saluaient leurseigneur d’un :

– Dieu soit avec vous, monseigneur lemarquis !

– Et qu’il ne t’abandonne jamais, mongars ! répondait invariablement le gentilhomme en ôtantlui-même son chapeau pour rendre le salut à son vassal,circonstance qui faisait qu’à dix lieues à la ronde, il n’y avaitpas un paysan qui ne se fût détourné volontiers d’une lieue de saroute pour recevoir un si grand honneur.

Dans les mauvaises années, loin de tourmenterses vasseaux, le marquis leur remettait leurs fermages et leurvenait encore en aide. Rempli d’une piété bien entendue, il nemanquait pas un office et partageait son banc seigneurial avec lesvieillards, auxquels il serrait la main.

Au moment où nous pénétrons dans le château,le gentilhomme, retiré dans une petite pièce située dans une destourelles, était en train de consulter deux énormes manuscritsin-folio placés sur une table en vieux chêne admirablementtravaillée. Cette petite pièce, formant bibliothèque, était leséjour favori du marquis. Éclairée par une seule fenêtre en ogive,de laquelle on découvrait les falaises d’abord, la pleine merensuite, elle était garnie de boiseries sculptées. D’épais rideauxet des portières en tapisseries masquaient la fenêtre et lesportes.

Une cheminée armoriée, petite pour l’époque,mais sous le manteau de laquelle on pouvait néanmoins s’asseoir,faisait face à la porte d’entrée donnant sur l’escalier. Quatrecorps de bibliothèques, ployant sous la charge des livres qui yétaient entassés, ornaient les boiseries. Près de la fenêtre setrouvait la petite table.

Le marquis était un homme de quarante ansenviron. Sa taille élevée, noble et majestueuse, n’était nullementdépourvue de grâce. Son front haut, ombragé par une épaissechevelure brune (depuis son retour en Bretagne le marquis neportait plus la poudre), son front haut, indiquait une vasteintelligence, comme ses yeux grands et sérieux décelaient uneréelle profondeur de jugement. Ses extrémités étaient de bonnerace ; et sa main surtout, blanche et fine, eût fait envie àplus d’une grande dame.

L’ensemble de la physionomie deM. de Loc-Ronan inspirait tout d’abord le respect et laconfiance ; mais l’expression de ce beau visage était siprofondément soucieuse et mélancolique, qu’on se sentait malgré soiattristé en le contemplant.

Une heure et demie du matin venait de sonner.La tempête entièrement dissipée avait fait place à un calmeprofond, troublé seulement par le mugissement sourd et monotone desflots se brisant contre les rochers. La lune, débarrassée de sonrempart de nuages, étincelait comme un disque d’argent au milieu deson cortége d’étoiles. Le vent, s’affaiblissant d’instants eninstants, ne soufflait plus que par courtes rafales.

Le marquis, plongé dans sa lecture, offrait lacomplète immobilité d’une statue. La fenêtre ouverte laissaitlibrement pénétrer les rayons blancs de la lune, qui venaientlivrer un combat inoffensif aux faibles rayons d’une lampe placéesur la petite table. En entendant le marteau de la pendule frappersur le timbre, le marquis leva la tête.

– Une heure et demie, murmura-t-il. Iltarde bien !

Puis prenant un sifflet en or posé à côté deslivres, il le porta à ses lèvres et en tira un son aigu. La portes’ouvrit aussitôt, et un homme de quarante à cinquante ans parutsur le seuil.

– Jocelyn, fit le marquis en se levant,tu as été à Penmarckh ?

– Oui, monseigneur.

– Il t’a dit qu’il viendrait !

– Cette nuit même.

– Il tarde bien !

– Monseigneur veut-il que je retourne àPenmarckh ?

– Non, mon bon Jocelyn ; ce seraittrop de fatigue.

– Qu’importe ?

– Il m’importe beaucoup ! Jen’entends pas que tu abuses de tes forces !… J’ai besoin quetu vives, Jocelyn ; tu le sais bien.

– Monseigneur, encore cette pensée quivous occupe ?

– Elle m’occupera toujours, mon vieilami.

– Monseigneur, il est bien tard, fitobserver Jocelyn après un moment de silence, et en cherchantévidemment à détourner le cours des idées de son maître ; nevoulez-vous pas prendre un peu de repos ?

– Impossible ! J’attends celui quetu as été chercher.

– Monseigneur ! j’entends la clochede la grille ; c’est lui sans doute.

– Eh bien ! va vite, et introduis-lesans tarder.

Jocelyn sortit, et le marquis, refermant sonin-folio, le replaça dans les rayons de la bibliothèque. À peineavait-il achevé, qu’un homme, enveloppé dans un caban de matelot entoile cirée, parut sur le seuil. Il salua le marquis avec aisance,entra, referma la petite porte, fit retomber la lourde portière,ôta vivement son caban qu’il jeta à terre, et, s’avançant vers lemarquis, il lui prit la main et voulut la baiser. Le marquis retiravivement cette main, et attira le nouveau venu sur sa poitrine.

– Êtes-vous fou, Marcof ?dit-il.

– Non, monseigneur, répondit le marin,car c’était lui qui venait d’entrer ; non, monseigneur, je nesuis pas fou ; mais il s’en faut de bien peu, car vos bontéspour moi me feront perdre la tête !

– N’êtes-vous pas mon ami ?

– Oh ! monseigneur !

– Eh ! mon cher Marcof, qui doncmieux que vous a mérité ce titre ? Vous m’avez quatre foissauvé la vie ; vous avez reçu deux blessures en me couvrant devotre corps, lorsque nous faisions ensemble la guerre d’Amérique.Vous m’avez donné la moitié de votre pain lorsque nous ne savionspas si nous en aurions le lendemain. Vous n’avez jamais trahi unsecret duquel dépend mon honneur, et dont le hasard vous a faitdépositaire. Que diable un homme peut-il faire de plus pour unautre homme ? et, en vous appelant mon ami, ne l’oubliez pas,c’est moi seul qui dois être fier de votre affection !…

Marcof porta vivement la main à ses yeux etessuya une larme.

– Au nom du ciel ! dit-il enfrappant du pied, ne parlez donc jamais de toutes ces chosespassées qui n’en valent pas la peine, et qui peut-être vouscompromettraient si elles étaient entendues.

– Nous sommes seuls ici, réponditlentement le marquis. Donc, plus de gêne ! Frère,embrasse-moi.

Marcof lança autour de lui un coup d’œilrapide. Pour plus de précaution, il poussa la fenêtre, et, serrantvivement et à deux reprises le marquis dans ses bras, il l’embrassaen murmurant :

– Oui, mon bon Philippe, j’avais besoinde te voir.

Les deux hommes, se reculant un peu en setenant par la main, demeurèrent pendant quelques minutes immobilesen face l’un de l’autre. Leurs bouches étaient muettes, leursregards seuls lançaient des éclairs joyeux.

Chapitre 7UN SECRET DE FAMILLE.

Marcof fut le premier qui parvint à dominerles sensations tumultueuses qui agitaient son cœur. Il prit unsiége, s’assit, et, après avoir encore passé une fois la main surses yeux :

– Assieds-toi, Philippe, dit-il à voixbasse, et, pour Dieu ! remets-toi ; si quelqu’un de tesgens entrait, notre secret ne serait plus à nous seuls.

– Jocelyn veille, répondit lemarquis.

– Sans doute ; mais Jocelyn ne saitrien et ne doit rien savoir.

– Tu te défies de lui ?

– Quand il s’agit d’un secret pareil aunôtre, je me défie de moi-même.

– Et pourquoi donc éterniser cesecret ?

– Parce qu’il le faut.

– Frère !

– Chut ! fit vivement le marin enposant son doigt sur les lèvres du marquis. Il n’y a ici que deuxhommes, dont l’un est le serviteur de l’autre. Le noble marquis deLoc-Ronan et Marcof le Malouin !

– Encore !

– Il le faut, vous dis-je,monseigneur ; je vous en conjure !

– Soit donc !

– À la bonne heure ! Maintenantoccupons-nous de choses sérieuses.

– Mon cher Marcof, reprit le marquisaprès un silence, et en faisant un effort visible pour traiter soninterlocuteur avec une indifférence apparente ; mon cherMarcof, vous avez été à Paris dernièrement.

– Oui, monseigneur, et j’aiscrupuleusement suivi vos ordres.

– Ce que l’on m’a écrit est-ilvrai ?

– Parfaitement vrai. Le roi n’a plus desa puissance que le titre de roi, et, avant peu, il n’aura mêmeplus ce titre.

– Quoi ! le peuple de Parisoublierait à ce point ses devoirs ?

– Le peuple ne sait pas ce qu’il fait. Onle pousse, il va !

– Et la noblesse ?

– Elle se sauve.

– Elle se sauve ? répéta legentilhomme stupéfait.

– Oui ; mais elle appelle celaémigrer. Au demeurant, le mot seul est changé ; maisil signifie bien fuite.

– Qu’espère-t-elle donc, cette noblesseinsensée ?

– Elle n’en sait rien. Fuir est à lamode ; elle suit la mode.

– Et la bourgeoisie ?

– La bourgeoisie agit en se cachant. Ellepousse à la révolution ; et rappelez-vous ceci, monseigneur,si cette révolution éclate, la bourgeoisie seule en profitera.

– Mon Dieu !… pauvre France !murmura le marquis.

Puis, relevant la tête, il ajouta avecfierté :

– Toute la noblesse ne fuit pas, aumoins ! La Bretagne est pleine de braves gentilshommes. Quedevrons-nous faire ?

– Ce qui a été convenu.

– La guerre ?…

– Oui, la guerre ! Que le roirevienne parmi nous, et nous saurons bien le défendre.

– Avez-vous été à Saint-Tady ?

– Hier même j’étais à l’île de Groix, etj’en arrive.

– Vous avez rencontré le marquis de LaRouairie ?

– Nous sommes restés deux heuresensemble.

– Que vous a-t-il dit ?

– Il m’a montré deux lettres de Paris,trois de Londres, deux autres datées de Coblentz. De tous côtés onle pousse, on le presse, on le conjure d’agir sans retard.

– Et La Rouairie est prêt àagir ?

– Oui. Les proclamations sont faites, leshommes vont être rassemblés. Les armes sont en suffisante quantitépour en donner à qui jurera d’être fidèle au roi et àl’honneur ! Avant deux mois la conspiration éclatera, sitoutefois l’on doit donner ce nom à la noble cause qui nousralliera tous.

– Allez-vous donc vous joindre àeux ?

– Provisoirement, oui ; plus tard,je servirai le roi à bord de mon lougre quand la guerre maritimesera possible.

– Quand devez-vous rejoindre LaRouairie ?

– Dans quinze ou vingt joursseulement.

Le marquis, en proie à de sombres réflexions,parcourut vivement la petite pièce : puis, s’arrêtant enfinbrusquement devant Marcof, et lui prenant la main :

– Frère, lui dit-il à voix basse, laguerre va bientôt éclater dans le pays. Qui sait si nous pourronsencore une fois causer ensemble comme nous sommes libres de lefaire aujourd’hui. Écoute-moi donc : Si je suis tué par uneballe sur le champ de bataille, ou si je meurs dans mon lit de mamort naturelle, souviens-toi de mes paroles. Tu vois ce casier dela seconde bibliothèque ?

– Oui, répondit Marcof, je le vois.

– En dérangeant les livres, on découvrela boiserie.

– Ensuite ?

– À droite, au milieu de la rosace, il ya un bouton de bois sculpté en forme de gland de chêne. Ce boutonest mobile. En le pressant, il fait jouer un ressort qui démasqueune porte secrète donnant dans une armoire de fer. Moi mort, tuouvrirais cette armoire et tu y trouverais des papiers. Il tefaudrait, tu m’entends bien, il te faudrait les lire avec uneprofonde et religieuse attention.

– Je te le promets !

– C’est tout ce que j’avais à tedire ; et, maintenant que j’ai ta promesse, je suistranquille.

– Alors, monseigneur, je me retire,reprit Marcof à voix haute.

– Quand vous reverrai-je ?

– Dans douze jours ; le tempsd’aller à Paimbœuf et d’en revenir.

– Avez-vous besoin d’argent ?

– J’ai trois cent mille francs en or dansla cale de mon lougre.

En ce moment, la cloche du château retentit denouveau et avec force.

– Qui diable peut venir à pareilleheure ? s’écria Marcof.

– Des voyageurs égarés peut-être, quidemandent l’hospitalité.

– Pardieu ! nous allons le savoir.J’entends Jocelyn qui monte.

En effet, le vieux serviteur, après avoirdiscrètement gratté à la porte, pénétra dans la petite pièce.Marcof tenait respectueusement son chapeau à la main et il avaitrepris son caban.

– Qu’est-ce donc, Jocelyn ? demandale marquis.

– Monseigneur, répondit Jocelyn dont laphysionomie décelait un mécontentement manifeste, ce sont deuxvoyageurs qui demandent à vous parler sur l’heure.

– Vous ont-ils dit leur nom ?

– Ils m’ont remis cette lettre.

Le marquis prit la lettre que lui présentaitJocelyn et l’ouvrit. À peine en eut-il parcouru quelques lignesqu’il devint très-pâle.

– C’est bien, fit-il en s’adressant àJocelyn. Faites entrer ces étrangers dans la salle basse ; jevais descendre.

Jocelyn n’avait pas franchi le seuil de laporte que, se retournant vivement vers Marcof, le marquisajouta :

– Il ne faut pas sortir par lagrille.

– Pourquoi ?

– Ne m’interroge pas ! Tu saurastout plus tard. Passe par l’escalier secret qui aboutit à machambre. Tiens, voici la clef de la petite porte qui donne sur lesfalaises… Pars vite !

– Qu’as-tu donc ? demanda Marcof enremarquant la subite altération des traits du marquis.

– Va ! je n’ai pas le temps det’expliquer. Seulement souviens-toi de l’armoire secrète, etn’oublie pas ta parole.

Et le gentilhomme, serrant les mains du marin,s’élança vivement au dehors. Marcof, demeuré seul, resta quelquesmoments pensif, puis il sortit à son tour ; il traversa uncorridor, et, en homme qui connaissait bien les aîtres du château,il ouvrit une porte donnant sur une vaste chambre éclairée par lesrayons de la lune. En traversant cette pièce, le marin s’arrêtadevant un magnifique portrait de vieillard. Il inclina la tête, ilmurmura tout bas quelques paroles, une prière peut-être ; puiss’approchant du cadre, il déposa un respectueux baiser surl’écusson placé dans l’angle gauche du tableau. Cela fait, ilouvrit une autre porte, et il descendit les marches d’un petitescalier pratiqué dans l’épaisseur de la muraille.

Les deux étrangers que Jocelyn avaitintroduits dans la salle basse du château, d’après les ordres deson maître, y entraient à peine lorsque le marquis de Loc-Ronan seprésenta à eux. Ils échangèrent tous trois un salutcérémonieux.

– Monsieur le marquis, dit l’un des deuxpersonnages, nous devons faire un appel à votre indulgence ;nous eussions dû arriver à une heure plus convenable, et nousl’eussions fait (ayant pris nos mesures en conséquence), si latempête qui nous a assaillis dans la montagne n’était venue mettreune entrave à notre marche.

– Je joins mes excuses à celles duchevalier de Tessy, dit le second des deux étrangers en s’avançantà son tour.

– Je les reçois, comte de Fougueray,répondit le marquis avec une extrême hauteur.

Après cet échange de paroles, les trois hommesdemeurèrent quelques moments silencieux. Le marquis froissait danssa main droite avec une colère sourde la lettre que lui avaitremise Jocelyn, et qui avait précédé l’introduction des deuxgentilshommes. Enfin, se calmant peu à peu, il reprit :

– Je ne crois pas, messieurs, que vousayez fait une centaine de lieues pour venir me trouver, sans unautre motif que celui d’en appeler à mon indulgence pour votrearrivée inattendue. Nous avons à causer ensemble ; vousplaît-il que cela soit immédiatement ?

– Nous craindrions d’être indiscrets etde vous fatiguer, répondit le chevalier de Tessy.

– Aucunement, messieurs. À cette heureavancée, nous n’en serons que moins troublés, et c’est, je crois,ce qu’il faut avant tout pour la conversation que nous allonsavoir ?

– Cette salle me paraît fort convenable,monsieur, dit le comte de Fougueray en regardant autour de lui.Seulement, notre souper ayant été des plus mauvais, je vous seraisinfiniment obligé de nous faire servir quoi que ce soit…

– Dites plutôt, interrompit brusquementle marquis, que vous connaissez la vieille coutume bretonne quiveut qu’un homme soit sacré pour celui sous le toit duquel il abrisé un pain.

– Quand cela serait ?

– Vous osez en convenir ?

– Eh ! pourquoi diable megênerais-je ? Ne sommes-nous pas de vieillesconnaissances ? Vous savez bien, marquis, qu’entre nous il n’ya pas de secret !…

Le comte appuya sur ce dernier mot. Le marquisde Loc-Ronan se mordit les lèvres avec une telle violence quequelques gouttelettes de sang jaillirent sous sa dent convulsive.Il agita une sonnette. Jocelyn parut.

– Servez à ces messieurs ce que voustrouverez de meilleur à l’office, dit-il.

Le domestique s’inclina et sortit. Cinqminutes après il rentra.

– Eh bien ? lui demanda sonmaître.

– Monseigneur, je n’ai rien trouvé àl’office ; mais, en revanche, il y avait cette paire depistolets tout chargés sur la table de votre chambre, et je vousles apporte.

– Est-ce un guet-apens ? s’écria lechevalier en portant la main à la garde de son épée.

– Ce serait tout au plus un duel,répondit tranquillement le marquis, car vous voyez que votre dignecompagnon a pris ses précautions…

Le comte, en effet, tenait un pistolet dechaque main. Jocelyn s’avança près de son maître en levant sonpen-bas. Mais le marquis, posant froidement ses pistolets sur unmeuble voisin, ordonna au serviteur de sortir. Jocelyn hésita, maisil obéit.

– Nous nous passerons donc desouper ? demanda le comte en remettant ses armes à saceinture.

– Finissons, messieurs ! s’écria lemarquis ; si nous continuions longtemps sur ce ton, je sensque la colère me dominerait bien vite. Vous êtes venu ici pour meproposer un marché. Ce marché est infâme, je le saisd’avance ; mais n’importe ! détaillez-le. J’écoute.

– Mon cher marquis, fit le chevalier enattirant à lui un siége et s’y installant sans façon, vous avez unefaçon d’exprimer votre pensée qui ne nous semblerait nullementparlementaire (comme le dit si bien Mirabeau du haut de la tribunede l’Assemblée nationale), si nous vous connaissions moins. Maisnous ne verrons dans vos paroles que ce qu’il faut y voir,c’est-à-dire que vous êtes prêt à nous donner toute votreattention.

Le comte fit un geste brusque d’assentiment,tandis que le marquis, se laissant tomber dans un vaste fauteuil,passait une main sur son front, où perlait une sueur abondante.

– Comte, continua le chevalier, vousplairait-il d’entamer l’entretien ?

– Nullement, mon très-cher. Vous parlez àmerveille, et vous avez, comme l’on dit, la langue fort bienpendue. J’imiterai M. de Loc-Ronan ; je vousécouterai.

– Avec votre permission, monsieur lemarquis, je commence. Laissez-moi cependant vous dire que, pourétablir correctement l’affaire que nous allons avoir l’honneur dedébattre avec vous, il est de toute utilité de bien poser tout desuite les jalons de départ. Puis il n’est peut-être pas moinsessentiel que vous sachiez jusqu’à quel point nous sommesinstruits, le comte de Fougueray et moi…

Le marquis ne répondant pas, le chevalierajouta :

– Je vais donc faire un appel à vossouvenirs et vous prier de remonter avec moi jusqu’à l’époque où,après avoir perdu votre père et recueilli son immense héritage,vous vous décidâtes à venir présenter vos hommages à Sa MajestéLouis XV. Vous aviez, je crois, vingt-deux ans alors, et vousétiez véritablement fort beau.

– Monsieur le marquis n’a jamais cessé del’être ! interrompit le comte.

– Sans doute, reprit l’orateur :mais, en outre, à cette époque, le marquis possédait le charmeentraînant de la première jeunesse. Croyez bien que je n’ainullement l’intention de détailler ici vos nombreux succès, moncher hôte ; je les mentionne seulement en masse, afin de vousrendre la justice qui vous est due…

– Au fait ! dit le marquis d’unevoix impatiente.

– J’y arrive. À cette époque donc, aprèsavoir fait tourner bien des têtes féminines, il arriva que la vôtredevint elle-même le point de mire des traits du petit dieu malin.Le 15 août 1776, jour d’une grande fête, celle du roi,pardieu ! à l’occasion de je ne sais quel tumulte et quelleperturbation causée par la foule en démence, vous eûtes le bonheurde sauver et d’emporter dans vos bras une jeune fille, belle commela déesse Vénus elle-même. En échange de la vie que vous lui aviezconservée, elle vous ravit votre cœur et vous donna le sien…

– Dorat n’aurait pas mieux dit,interrompit de nouveau le comte.

Le marquis demeurait toujours impassible.Évidemment il avait pris le parti d’écouter jusqu’au bout ses deuxinterlocuteurs et de ne leur point mesurer le temps.

– Cette jeune fille, dont la beauté avaitfait sur vous une si vive impression, appartenait à une famillehonorable de vieux gentilshommes de Basse-Normandie, dontM. le comte de Fougueray et moi avons l’honneur d’être lesuniques représentants mâles. Il s’agit donc de notre sœur qui, vousle savez aussi bien que nous, se nomme Marie-Augustine. Il estinutile, je le pense, de vous rappeler que vous vous fîtesprésenter dans la famille, que vous demandâtes la main deMarie-Augustine, et qu’enfin, d’heureux fiancé devenant heureuxépoux, vous conduisîtes cette chère enfant aux pieds des autels, oùvous lui jurâtes fidélité et protection… Cela nous conduit toutdroit à la fin de l’année 1777.

« Vous êtes d’une humeur un peu jalouse,mon cher marquis ; les adorateurs qui papillonnaient autour devotre femme vous donnèrent quelques soucis… En véritable femmejolie et coquette qu’elle était, Marie-Augustine se prit à vousrire au nez lorsque vous lui proposâtes de quitter Versailles.Malheureusement la pauvre enfant ne savait pas encore ce quec’était qu’une cervelle bretonne. Elle ne tarda guère àl’apprendre. – Sans plus de cérémonies, vous fîtes enlever lamarquise, et huit jours après votre départ clandestin, vous étiezinstallés tous deux dans ce vieux château de vos ancêtres.Marie-Augustine pleura, pria, supplia. Vous l’aimiez et vous étiezjaloux ; double raison pour demeurer inébranlable dans votrerésolution de vivre isolé avec elle dans cette farouchesolitude.

Vous n’aviez oublié qu’une chose, mon chermarquis, c’était l’histoire de notre grand’mère Ève et celle dufruit défendu… Marie-Augustine se voyant en prison, ne rêva plusqu’évasion et liberté. Tous les moyens lui semblèrent bons, et ellen’hésita pas même à se compromettre pour voir tomber les barreauxet les grilles. Comment s’y prit-elle ? Par ma foi, jel’ignore. Toujours est-il qu’elle trouva moyen d’entretenir unecorrespondance active avec un beau gentilhomme de Quimper, quijadis avait été votre compagnon de plaisirs…

– Comment elle s’y prit ? s’écria lemarquis en se levant brusquement. Je vais vous l’expliquer !…À prix d’or, cette misérable femme, indigne du nom que je lui avaisdonné, séduisit le valet et parvint à se ménager plusieursentrevues avec son amant, car vous oubliez de le dire, messieurs,votre sœur était devenue la maîtresse du barond’Audierne !

– Vous l’avez dit depuis, mais nous nel’avons jamais cru ! répondit le comte de Fougueray.

– En voulez-vous les preuves ? J’ailes lettres ici.

– Inutile, continua le chevalier. Quenotre sœur soit coupable ou non, là n’est pas la question.Permettez-moi d’achever. Donc les deux… comment dirais-je ?les deux amants, puisque vous le voulez absolument, ayant prisd’avance toutes leurs mesures, attendaient une nuit favorable pouraccomplir leur projet. Ils ne savaient pas, qu’instruit de tout,vous les faisiez épier, et que vous attendiez le moment d’agir…Aussi, la nuit où la fuite devait avoir lieu, vous trouvèrent-ilssur leur passage. Le baron tira son épée ; Marie-Augustines’évanouit. Ils ne vous connaissaient pas encore !… Vousemportâtes votre femme dans vos bras en priant le baron de voussuivre. Le gentilhomme, sommé par vous au nom de son honneur,obéit.

Ah ! pardon, fit le chevalier ens’interrompant, j’oubliais, pour la clarté de ce qui va suivre, dementionner ici que votre mariage avait eu lieu sur les terres mêmesde mon frère, et que les témoins d’usage assistaient seuls à lacérémonie…

– C’était le comte de Fougueray quil’avait voulu ainsi, répondit le marquis.

– Je m’empresse de le reconnaître, ajoutale comte en s’inclinant. Continuez, chevalier.

– C’est moi seul qui continuerai !s’écria le marquis. Écoutez-moi tous deux à votre tour. Lorsque jetins entre mes mains la misérable qui avait déshonoré mon nom, etson indigne complice, ma première pensée fut de les tuer tous lesdeux. Cependant j’hésitai !… Mon mépris pour cette femme étaittellement profond, que ma main dédaigna de verser son sang !…D’ailleurs, j’avais mieux à faire !

– Oui, c’était fort ingénieux ce que vousavez trouvé, fit observer le comte en chiffonnant coquettement ladentelle de son jabot.

Chapitre 8LE MARCHÉ.

– Oh ! cette scène est encoreprésente à ma pensée comme si elle venait d’avoir lieu à l’instantmême, continua le marquis sans paraître avoir entendu l’observationde son singulier beau-frère. Marie-Augustine était là couchée surce fauteuil ; car c’est dans cette salle que je l’avais amenéeavec son complice. Ce fauteuil est précisément celui sur lequelvous êtes assis, chevalier. Le baron d’Audierne, debout devantelle, attendait mes ordres, et je suis convaincu qu’il se croyaiten ce moment bien près de sa dernière heure. Dès que votre sœurrevint à elle j’appelai tous mes gens ; tous, sansexception : depuis mon maître d’hôtel jusqu’à mon derniervalet de chiens… Alors, désignant du geste Marie-Augustine, quel’incertitude et l’épouvante rendaient muette et à demimorte :

« – Mes amis, m’écriai-je, vous voyezcette femme que, jusqu’ici, vous avez crue digne de votre respect,parce que vous pensiez qu’elle portait mon nom ? Ehbien ! je vous avais trompés. Cette fille n’a jamais été mafemme légitime !… Elle n’était que ma maîtresse jadis, commeelle est aujourd’hui celle du baron d’Audierne ! Si je parleainsi devant vous tous, c’est que, comme j’ai commis une faute envous faisant honorer une méprisable créature, je me devais àmoi-même, et je vous devais à vous aussi, de révéler publiquementla vérité tout entière. Et, maintenant, monsieur le baron peutemmener sa maîtresse à laquelle je renonce, et que je luiabandonne…

« Une heure après, ajouta le marquis,Marie-Augustine partait avec son amant.

– Et vous, mon cher ami, interrompit lecomte, vous qui aviez pris au sérieux votre belle et ingénieuseinvention, vous vous faisiez seller un bon cheval le soir même, etvous gagniez au galop la route de Fougueray, bien décidé à changeren réalité le conte dont vous veniez très-spirituellement de fairepart à vos domestiques. Je vous le répète, c’était bienjoué !… C’était tout bonnement de première force !… Nousdevons reconnaître, et nous reconnaissons, croyez-le, qu’il vousétait impossible de supposer un seul instant que le désir de voirnotre sœur nous eût fait faire le voyage de Quimper, que l’épouseoutragée nous rencontrât à quelques lieues à peine de ce château,et qu’elle nous racontât ce qui venait de se passer…

« Mais je le dis encore, marquis, vous nepouviez savoir cela ; de sorte qu’arrivé à Fougueray par unenuit sombre, vous vous fîtes indiquer la porte du presbytère. Levieux prêtre qui avait célébré votre union l’habitait seul avec uneservante. Intimidé par votre rang, convaincu surtout par vospistolets, il consentit à vous laisser arracher du registre de laparoisse la feuille sur laquelle votre mariage se trouvaitinscrit.

« Cela était d’autant mieux imaginé, que,sur les quatre témoins signataires, deux, le chevalier et moi, nepouvions rien prouver en justice en raison de notre proche degré deparenté avec la victime, et que les deux autres étaient morts…Donc, la feuille enlevée, rien n’existait plus… La marquise deLoc-Ronan n’était désormais que mademoiselle de Fougueray. Vousaffirmiez qu’elle avait été votre maîtresse et non votrefemme ; personne ne pouvait prouver le contraire… Aussi, commevous étiez joyeux en reprenant la route de votre château !Vous étiez dégagé d’un lien qui commençait à vous peser ; vousétiez libre !

– Ne dites pas cela, monsieur,interrompit le marquis avec émotion ; à l’époque dont vousparlez, Dieu sait bien que j’aimais encore votre sœur ! Oui,je l’aimais. Il a fallu, pour arracher cet amour de mon cœur,toutes les heures de jalousie, de tortures, d’angoisses, dont celleque vous défendez s’est montrée si prodigue à mon égard !… Ila fallu le déshonneur menaçant mon nom jusqu’alors sans tache, laboue prête à souiller l’écusson de mes ancêtres, pour mecontraindre à un acte qu’aujourd’hui je réprouve !… Au reste,Dieu n’a pas voulu que l’accomplissement du forfait eût lieu danstoute son étendue, puisqu’il avait permis que, dans une intentionque j’ignore, et avec cette prescience infernale qui n’appartientqu’à vous, vous eussiez pris d’avance le double de cet actemaudit !

– Dame ! cher marquis !répondit le comte en souriant, nous avons joué au plus fin et vousavez perdu. Enfin, je reprends les choses où nous les avonslaissées : lorsque vous partîtes de Fougueray, vous crûtesêtre libre, si bien libre même, et si peu marié que, deux annéesplus tard, à Rennes, vous vous épreniez d’amour pour une charmantejeune fille, et que, n’ayant aucunement entendu parler de votreex-femme ni de vos ex-beaux-frères, vous pensâtes qu’en toutesécurité vous pouviez suivre les inspirations de votre cœur… Ce quisignifie que trente et un mois après votre séparation violented’avec Marie-Augustine de Fougueray, vous devîntes l’époux heureuxde Julie-Antoinette de Château-Giron.

« Rendez-nous la justice d’avouer quenous vous laissâmes jouir en paix des charmants délices de la lunede miel. Mais aussi quel réveil, lorsqu’après quelques semainesd’un bonheur sans nuages, du moins je me plais à penser qu’il futtel, vous vous trouvâtes tout à coup face à face avec la premièremarquise de Loc-Ronan ; lorsque, poussé sans doute par votremauvais génie, vous voulûtes faire jeter notre sœur à la porte del’hôtel que vous habitiez à Rennes, et qu’elle vous jeta, elle, sonacte de mariage à la face !…

– Assez, misérable ! s’écria lemarquis avec une telle violence, que les deux interlocuteurs selevèrent spontanément, croyant à une attaque ; assez !Osez-vous me rappeler ces heures douloureuses, vous qui ne songiez,au moment où vous me brisiez le cœur, qu’à exploiter ce secret audétriment de ma fortune et au profit de la vôtre ?Rappelez-vous les sommes immenses que vous m’avez arrachées pourvous faire payer votre douteux silence !…

– Il ne s’agit pas de nous, mais de vous,interrompit le chevalier ; et permettez-moi de vous faireobserver que les grandes phrases inutiles ne feront qu’allonger laconversation… Si nous vous avons rappelé un passé peu agréable,c’était afin d’établir le présent sur de solides bases… Or, leprésent, le voici : Vous avez deux femmes. L’une,Marie-Augustine de Fougueray, qui habite Paris sous un nomd’emprunt, suivant nos conventions, vous le savez. L’autre,Julie-Antoinette de Château-Giron, laquelle, en apprenant l’étrangeposition que vous lui aviez faite, a voulu se retirer du monde ets’enfermer dans un cloître. Vous et la famille de cette femme avieztrop d’intérêt à étouffer l’affaire pour que l’on essayât des’opposer à ses volontés. Bref, vous avez en ce moment deux femmes,marquis de Loc-Ronan, et deux femmes bien vivantes. Or, lapolygamie, vous le savez, a toujours été un cas pendable en France,et la pendaison une vilaine mort pour un gentilhomme !

– Allez droit au fait, interrompit encorele marquis, quelle somme vous faut-il aujourd’hui ?

– Aucune, répondit le chevalier.

– Aucune, appuya le comte.

Le seigneur de Loc-Ronan demeura un momentinterdit.

– Que voulez-vous donc ?demanda-t-il lentement.

– Écoutez le chevalier, et vous allez lesavoir.

– Soit ! parlez vite.

– Je m’explique en quelques mots, fit lechevalier en s’inclinant avec cette politesse railleuse qui nel’avait pas abandonné un seul moment durant cette longueconversation. Nous avons pensé, mon frère et moi, qu’il seraitfâcheux que le vieux nom de Loc-Ronan vînt à s’éteindre. Or, vousavez deux femmes, c’est un fait incontestable ; maisd’enfants, point ! Eh bien ! celle lacune qui doitassombrir un peu vos pensées, nous avons résolu de la combler… Àpartir de ce jour, vous allez être père. Vous comprenez ?

– Nullement.

– Allons donc !impossible ?

– Je ne comprends pas le sens de vosparoles, je le répète, et je vous serai fort reconnaissant de bienvouloir me l’expliquer.

– Eh ! s’écria le comte avecimpatience, notre sœur est votre femme, n’est-il pasvrai ?

– C’est possible.

– Nul arrêt de parlement n’a annulé votremariage ; elle peut reprendre votre nom demain, si bon luisemble…

– Je le reconnais.

– Et vous connaissez sans doute aussicertaine axiome en droit romain qui dit : Ille pater est,quem nuptiæ demonstrant ?

– Vraiment, je crois que je commence àcomprendre, fit le marquis en conservant un calme et une froideurbien étranges chez le fougueux gentilhomme.

– C’est, pardieu, bien heureux !

– N’importe, achevez !

– Donc, si votre femme est mère, vous,marquis, vous êtes père ! Voilà !

– Ainsi donc, monsieur le comte deFougueray, ainsi donc, monsieur le chevalier de Tessy, ce que vousêtes venus me proposer à moi, marquis de Loc-Ronan, c’est d’abritersous l’égide de mon nom ce fruit honteux d’un infâmeadultère ? c’est de consentir à admettre dans ma famille, àdonner pour descendant à mes aïeux l’enfant né d’un crime, le filsd’une courtisane ; car votre sœur, messieurs, n’est qu’unecourtisane, et vous le savez comme moi !…

En parlant ainsi d’une voix brève et sèche, lemarquis, les bras croisés sur sa large poitrine, dardait sur sesinterlocuteurs des regards d’où jaillissait une flamme si vivequ’ils ne purent en supporter l’éclat. Les misérables courbèrent unmoment la tête. Cependant le comte se remit le premier, et réponditavec un sourire :

– Eh ! mon cher marquis !… vousforgez de la tragédie à plaisir ! Qui diable vous parle dufruit d’un adultère ? Je vous ai dit : Supposez ! Jene vous ai pas dit : Cela est ! Bref, voici lavérité : Il existe, de par le monde, un enfant mâle âgé dehuit ans, bien constitué, et beau comme un Amour de Boucher ou deWatteau. À cet enfant, le chevalier et moi nous nous intéressonsvivement. Or, il est orphelin. Pour des raisons qu’il ne nous plaîtpas de vous communiquer, nous ne pouvons personnellement rien pourlui. Il faut donc que vous nous veniez en aide. Voici ce que vousaurez à faire. Adopter cet enfant, et le reconnaître comme un filsissu de votre mariage avec Marie-Augustine. Lui transmettre votrenom et votre fortune, à l’exception d’une rente viagère de douzemille livres que vous vous conserverez. Enfin, nous nommer, lechevalier et moi, tuteurs de votre fils. Mais l’acte doit être faitde telle sorte que nous ayons la libre et immédiate gestion desbiens, meubles et immeubles, que nous puissions vendre, aliéner,réaliser, échanger à notre volonté, comme si vous étiez réellementmort.

– Après ? demanda le marquis.

– Après ? mais je crois que ce sontlà les articles principaux. Au reste, voici un modèle fort exact del’acte que vous devez faire dresser.

Et le comte tendit au gentilhomme un cahier depapiers manuscrits.

– Et si je refuse de donner mon nom à unenfant que je ne connais pas et qui pourra le déshonorer un jour,si je ne consens pas à me dépouiller de toute ma fortune en votrefaveur, vous me menacez, comme toujours, de divulguer le secret quime lie à vous, n’est-ce pas ?

– Hélas ! vous nous ycontraindriez ! dit mielleusement le chevalier. Et vilainemort que cette mort par la potence !… Mort infamante quientraîne avec elle la dégradation de noblesse, vous ne l’ignorezpas, marquis ?

– Eh bien ! messieurs, voici maréponse : Vous êtes fous tous les deux !

– Vous croyez ? fit le comte d’unton railleur.

– Oui, vous êtes fous ; car vousn’avez pas réfléchi que je préférerais toujours la mort audéshonneur, mais qu’avant de me frapper je vous tuerais tous deux,vous, mes bourreaux ! Non ! non ! je n’introduiraipas quelque ignoble rejeton d’une souche odieuse dans la noblelignée des Loc-Ronan ! Non ! non ! je nedépouillerai pas, moi, les héritiers de mon choix de ce que m’ontlégué mes aïeux ! Non ! non ! je ne jetterai pasentre vos mains avides une fortune que vous iriez fondre au creusetde vos passions infâmes !… Allons ! comte deFougueray ! allons, chevalier de Tessy ! nous devonsmourir tous trois ensemble, et nous mourrons cette nuit même.

En disant ces mots, le marquis avait saisi lespistolets que Jocelyn lui avait apportés. Les armant rapidement, ils’était élancé au-devant de la porte. Le comte de Fougueray, luiaussi, avait pris ses armes. Les deux hommes, se menaçantréciproquement d’une double gueule de fer prête à vomir la mort,restèrent un moment immobiles. La porte s’ouvrit brusquement, etJocelyn, complétant le tableau, parut sur le seuil, un mousquet àla main. Il mit en joue le chevalier.

Une catastrophe terrible était imminente.Quelques secondes encore, et ces quatre hommes forts et vigoureuxallaient s’entre-tuer sans merci ni pitié. La résolution du marquisse lisait si nettement arrêtée sur son visage, que le comte deFougueray, avec lequel il se trouvait face à face, devint pâlecomme un linceul. Néanmoins il sut conserver une apparentefermeté.

– Marquis de Loc-Ronan ! dit tout àcoup le chevalier, souvenez-vous que, nous une fois morts, ceux quidoivent nous venger le feront sur Marcof le Malouin.

– Qu’avez-vous dit ? Quel nomvenez-vous de prononcer ? s’écria le marquis dont les mainsdéfaillantes laissèrent échapper les armes.

– Celui de votre frère naturel, luirépondit le chevalier à l’oreille, de manière à ce que Jocelyn nepût entendre ces quelques mots ; vous voyez que vous êtes bienet complètement entre nos mains. Renvoyez donc ce valet, plus deviolence, et agissez, ainsi que nous le demandons, au mieux de nosintérêts.

Jocelyn sortit sur un signe de son maître.

– Eh bien ? demanda le comte,lorsque les trois hommes se trouvèrent seuls de nouveau.

– Eh bien ! répondit lentement lemarquis, je vais réfléchir à ce que vous exigez de moi !… Ence moment, il me serait impossible de continuer la discussion. Noussommes aujourd’hui au 25 juin, car voici le soleil qui selève ; revenez le 1er juillet, messieurs, et alorsvous aurez ma réponse… Telle est ma résolution formelle etinébranlable.

– Nous acceptons votre parole, réponditle comte ; le 1er juillet, au lever du soleil, nousserons ici.

Les deux hommes saluèrent froidement,sortirent de la salle basse et traversèrent la cour précédés parJocelyn, lequel referma sur eux les grilles du château. Ceci fait,il accourut auprès de son maître. Le marquis, sombre et résolu,parcourait vivement la vaste pièce.

– Jocelyn ! dit-il à son vieuxserviteur en le voyant entrer, tu vois que je ne m’étais pastrompé, tu vois qu’il faut agir, et agir sans retard. Je puistoujours compter sur toi ?

– Quoi ! vous voulez ? s’écriaJocelyn avec épouvante.

– Il le faut, répondit froidement lemarquis. Point d’observation, Jocelyn. Les gens du château vonts’éveiller, et ils ne doivent pas nous trouver debout si matin. Jerentre dans mes appartements. Tu monteras à huit heures.

Jocelyn s’inclina et le marquis gagna lachambre où se trouvait le portrait de vieillard que Marcof avaitembrassé en partant cette même nuit.

Chapitre 9DIÉGO ET RAPHAEL.

Le chevalier de Tessy et le comte son frères’étaient éloignés assez vivement du château, se retournant detemps à autre comme s’ils eussent craint d’entendre siffler à leursoreilles quelques balles de mousquet ou de carabine. Arrivés au basde la côte, ils frappèrent à la porte d’une humble cabane, laquellene tarda pas à s’ouvrir. Un domestique parut sur le seuil. Enapercevant les deux gentilshommes, il salua respectueusement,courut à l’écurie, brida deux beaux chevaux normands auxquels onn’avait point enlevé la selle, et, les attirant à sa suite, il lesconduisit vers l’endroit où les deux gentilshommes attendaient. Lechevalier se mit en selle avec la grâce et l’aisance d’un écuyer depremier ordre. Le comte, gêné par un embonpoint prononcé, enfourchanéanmoins sa monture avec plus de légèreté qu’on n’aurait pu enattendre de lui.

– Picard, dit-il au valet qui lui tenaitl’étrier, vous allez retourner à Quimper. – Vous direz à madame labaronne, que nous serons de retour demain matin seulement.

Le valet s’inclina et les deux cavaliers,rendant la bride à leurs montures, partirent au trot dans ladirection de Penmarckh.

– Sang de Dieu ! caro mio ! fitle comte en ralentissant quelque peu l’allure de son cheval et enfrappant légèrement sur l’épaule du chevalier, sang de Dieu !carissimo ! nos affaires sont en bonne voie ! Que t’ensemble ?

– Il me semble, Diégo, répondit lechevalier en souriant, que nous tenons déjà les écus dubélître !

– Corps du Christ ! nous les auronsentre les mains avant qu’il soit huit jours.

– Il adoptera Henrique, n’est-cepas ?

– Certes !

– Hermosa va nager dans lajoie !…

– Ma foi ! je lui devais bien de luifaire ce plaisir, n’est-ce pas, Raphaël, à cette chèrebelle ?

– D’autant plus que cela nous rapporterabeaucoup.

– Oui, carissimo ! et notre avenirm’apparaît émaillé de fêtes et d’amours.

– Nous quitterons Paris,j’imagine ?

– Sans doute.

– Et où irons-nous, Diégo ?

– Partout, excepté à Naples !

– Corpo di Bacco ! je le croisaisément. Quittons Paris, d’accord, on ne saurait trop prendre deprécautions ; mais pourquoi fuir la France ?

– Parce que, après ce qui nous resteencore à faire dans ce pays, mon très-cher, nous ne serions pasplus en sûreté à Marseille, à Bordeaux ou à Lille qu’au centre mêmede Paris. Mon bon chevalier, nous irons à Séville, la cité parexcellence des petits pieds et des beaux grands yeux, la ville dessérénades et des fandangos ! Grâce à notre fortune, nous yvivrons en grands seigneurs. Cela te va-t-il ?

– Touche-là, Diégo !… C’estconvenu.

– Convenu et parfaitement arrêté.

– Et Hermosa ?

– Son fils aura un nom, elle touchera sapart de l’argent, ma foi, elle fera ce qu’elle voudra… Si ellesouhaite venir avec nous, je n’y mettrai nul obstacle…

– Palsambleu ! la belle vie que nousmènerons à nous trois…

– En attendant, songeons au présent etveillons à ce qui se passe autour de nous ; car, tu le sais,chevalier, ce brave Marat est un ami précieux, mais il entend peula plaisanterie en matière politique, et ma foi, à la façon donttournent les choses, je pense toujours avec un secret frisson àcette ingénieuse machine de M. Guillotin, que l’on a essayéedevant nous à Bicêtre, le 15 avril dernier, avec de si charmantsrésultats…

– Eh bien !… quel rapport établis-tuentre cette ingénieuse machine, comme tu l’appelles, et notreexcellent ami Marat ?

– Eh ! c’est pardieu bien lui quil’établit, ce rapport, puisqu’il répète à satiété dans sesconversations intimes qu’il faut faire tomber deux cent milletêtes. Or, l’invention de M. Guillotin arrivant tout à souhaitpour réaliser son désir, je trouve la circonstance de fâcheuxaugure…

– Bah ! que nous importe qu’onfauche deux ou trois cent mille têtes, pourvu que les nôtres soienttoujours solides sur nos épaules ? Allons, Diégo, depuis quandas-tu donc une telle horreur du sang répandu ?…

– Depuis que je n’ai plus besoin d’enverser pour avoir de l’or ! répondit à voix basse le comte deFougueray en se penchant vers son compagnon.

– Oui, je comprends ce raisonnement, etj’avoue qu’il ne manque pas de justesse ; mais, crois-moi,laissons Marat agir à sa guise, et servons-le bien. S’il ne nouspaie pas en argent, il nous laissera nous payer nous-mêmes commenous l’entendrons, et nous n’aurons pas à nous plaindre, je te lepromets.

– Je l’espère aussi.

– En ce cas, hâtons le pas et pressons unpeu nos chevaux.

– C’est difficile par ce chemin d’enfertout pavé de rochers glissants, répondit le comte en relevantvertement sa monture qui venait de faire une faute.

Les deux hommes avaient, tout en causant,atteint les hauteurs de Penmarckh, et suivaient la crête desfalaises dans la baie des Trépassés, qui avait failli devenir sifuneste, la veille au soir, au lougre de Marcof. Le soleils’élevant rapidement derrière eux, donnait aux roches aiguës desteintes roses, violettes et orangées, des reflets aux splendidescouleurs, des tons d’une chaleur et d’une magnificence capables dedésespérer le pinceau vigoureux de Salvator Rosa lui-même. La brisede mer apportait jusqu’à eux les âcres parfums de ses émanationssalines. Les mouettes, les goëlands, les frégates décrivaient millecercles rapides au-dessus de la vague poussée par la maréemontante, et venaient se poser, en poussant un cri aigu, sur lespics les plus élevés des falaises. Le ciel pur et limpide reflétaitdans l’Océan calme et paresseux l’azur de sa coupole. Aux pieds desvoyageurs, au fond d’un abîme profond à donner le vertige,s’élevaient les cabanes des habitants de Penmarckh. En dépit deleur nature matérialiste, les deux cavaliers arrêtèrentinstinctivement leurs montures pour contempler le spectaclegrandiose qui s’offrait à leurs regards.

– Corbleu ! chevalier, fit le comteen rompant le silence, l’aspect de ce pays a quelque chose devraiment original ! Ces falaises, ces rochers sontsplendidement sauvages, et j’aime assez, comme dernier plan, cettemer azurée qui n’offre pas de limites au tableau…

– Cher comte, répondit le chevalier,l’Océan ne vaut pas la Méditerranée ; ces falaises et cesblocs de rochers ne peuvent lutter contre nos forêts des Abruzzes,et j’avoue que la vue de la baie de Naples me réjouirait autrementle cœur que celle de cette crique étroite et déchirée.

– À propos, cher ami, c’était dans cettecrique que Marcof avait jeté l’ancre hier soir, et le diablem’emporte si je vois l’ombre d’un lougre !

– En effet, la crique est vide.

– Il a donc mis à la voile ce matin, ceMarcof enragé ?

– Probablement.

– Diable !

– Cela te contrarie ?

– Mais, en y réfléchissant, je pense, aucontraire, que ce départ est pour le mieux.

– Sans doute. Marcof est difficile àintimider, et si le marquis de Loc-Ronan avait eu la fantaisie delui demander conseil…

– Ne crains pas cela, Raphaël,interrompit le comte. Le marquis ne révélera jamais un tel secret àson frère. Non, ce qui me fait dire que le départ de Marcof noussert, c’est que, tu le sais comme moi, jadis cet homme, lui aussi,a été à Naples, et qu’il pourrait peut-être nous reconnaître, s’ilnous rencontrait jamais.

– Impossible, Diégo ! Il ne nous aparlé qu’une seule fois.

– Il a bonne mémoire.

– Alors tu crains donc ?

– Rien, puisqu’il est absent. Seulementje désirerais fort savoir combien de jours durera cette absence.Eh ! justement, voici venir à nous des braves Bretons et unejolie fille qui seront peut-être en mesure de nous renseigner.

Trois personnages en effet gravissant unsentier taillé dans les flancs de la falaise, se dirigeaient versles cavaliers. Ces trois personnages étaient le vieil Yvon, safille et Jahoua. Les promis et le père avaient voulu allerremercier Marcof, et n’avaient quitté Penmarckh que lorsque lelougre avait repris la mer. Puis, après être demeurés quelque tempsà le suivre au milieu de sa course périlleuse à travers lesbrisants, ils reprenaient le chemin de Fouesnan. En apercevant lesdeux seigneurs, dont les riches costumes attirèrent leurs regards,ils s’arrêtèrent d’un commun accord.

– Dites-moi, mes braves gens, fit lecomte en s’avançant de quelques pas.

– Monseigneur, répondit le vieillard ense découvrant avec respect.

– Nous venons du château de Loc-Ronan, etnous craignons de nous être égarés. Où conduit la route surlaquelle nous sommes ?

– En descendant à gauche, elle mène àAudierne en passant par la route des Trépassés.

– Et, à droite, en remontant ?

– Elle va à Fouesnan.

– Merci, mon ami…

– À votre service, monseigneur.

Pendant ce dialogue, le chevalier de Tessycontemplait avec une vive admiration la beauté virginale de lacharmante Yvonne.

– Vive Dieu ! s’écria-t-il en semêlant à la conversation, si toutes les filles de ce paysressemblent à cette belle enfant, Mahomet, je le jure, y établiraquelque jour son paradis, et, quitte à damner mon âme, je me feraimahométan !

– Silence ! Vous scandalisez ceshonnêtes chrétiens ! fit observer le comte.

Puis, se retournant vers Yvon :

– N’y avait-il pas un lougre dans lacrique hier au soir ? demanda-t-il.

– Si fait, monseigneur.

– Qu’est-il devenu ?

– Il a mis à la voile, ce matin même.

– Savez-vous où il allait ?

– À Paimbœuf, je crois.

– Comment s’appelle le patron ?

– Marcof le Malouin, monseigneur.

– C’est bien cela. Et quand revient-il,ce lougre ?

– Dans douze jours si la mer estbonne.

– Merci de nouveau, mon brave. Commentvous nommez-vous ?

– Yvon pour vous servir.

– Et cette belle fille que mon frèretrouve si charmante est votre fille, sans doute ?

– Oui, monseigneur.

– Et ce jeune gars est-il votrefils ?

– Il le sera bientôt. Dans six jours, àcompter d’aujourd’hui, Jahoua épouse Yvonne.

– Ah ! ah ! interrompit lechevalier ; et s’adressant à Yvonne : Puisque vous allezvous marier, ma jolie Bretonne, et que ce mariage tombe le premierjuillet, jour que notre ami le marquis de Loc-Ronan nous a priés delui consacrer tout entier, je prétends aller avec lui jusqu’àFouesnan pour assister à votre union et pour vous porter mon cadeaude noces.

– Monseigneur est bien bon, balbutiaYvonne en ébauchant une révérence.

– Monseigneur nous comble ! ajoutaJahoua en saluant profondément.

– Maintenant, bonnes gens, allez à vosaffaires et que le ciel vous conduise ! reprit le comte avecun geste tout à fait aristocratique, et qui sentait d’une lieue songrand seigneur.

Yvonne et les deux Bretons saluèrent unedernière fois, et continuèrent leur route non pas sans se retournerpour admirer encore les riches costumes des voyageurs et la beautéde leurs chevaux.

– Qu’est-ce que c’est que cette fantaisied’aller à la noce ? demanda le comte en souriant, et endirigeant sa monture vers l’embranchement de la route quiconduisait à Audierne.

– Est-ce que tu ne trouves pas cettepetite fille ravissante ?

– Si, elle est gentille.

– Mieux que gentille !…Adorable ! divine !…

– Te voilà amoureux ?

– Fi donc ! La Bretonne meplaît ; c’est une fantaisie que je veux contenter, mais riende plus.

– Puisqu’elle se marie…

– Bah ! d’ici à six jours nous avonsdix fois le temps d’empêcher le mariage.

– Soit ! agis à ta guise ; maisen attendant hâtons-nous un peu, sinon nous n’arriverons jamaisassez tôt !…

– Connais-tu le chemin ?

– Parfaitement.

– Il nous faut descendre jusqu’à la baie,n’est-ce pas ?

– Oui ; il nous attendra sur lagrève même, et, grâce à la superstition qui fait de cet endroit leséjour des spectres et des âmes en peine, il est impossible quenous puissions être dérangés dans notre conversation…

– Allons, essayons de trotter, sitoutefois nos chevaux peuvent avoir pied sur ces miroirs.

Et les deux cavaliers pressant leurs montures,les soutenant des jambes et de la main pour éviter un accident,allongèrent leur allure autant que faire se pouvait. Ilsparcoururent ainsi une demi-lieue environ, toujours sur la crêtedes falaises. Enfin, arrivés à un endroit où un sentier presque àpic descendait vers la grève, ils mirent pied à terre, et,reconnaissant l’impossibilité où se trouvaient leurs chevauxd’effectuer cette descente périlleuse, ils les attachèrent à degros troncs d’arbres dont les cimes mutilées avaient attiré plusd’une fois le feu du ciel.

– Nous sommes donc arrivés ? demandale chevalier.

– Il ne nous reste plus qu’àdescendre.

– Mais c’est une opération de lézards quenous allons tenter là, mon cher !…

– Rappelle-toi nos escalades dans lesAbruzzes, Raphaël, et tu n’hésiteras plus.

– Oh ! je n’hésite pas, Diégo. Tusais bien que je n’ai jamais eu peur.

– C’est vrai, tu es brave…

– Et défiant, ajouta le chevalier. C’estpourquoi je te prie de passer le premier.

– Tu te défies donc de moi,Raphaël ?

– Dame ! cher Diégo, nous nousconnaissons si bien !…

Le comte ne répondit point ; et, passantdevant le chevalier, il se disposa à entreprendre sa descente.L’opération était réellement difficile et périlleuse. Il fallaitavoir la main prête à s’accrocher à toutes les aspérités, le piedsûr, l’œil ferme, et un cerveau à l’abri des fascinations duvertige pour l’accomplir sans catastrophe. Aussi les deux hommes,employant tout ce que la nature leur avait donné d’agilité, deforce et de sang-froid, ne négligèrent-ils aucune précaution pouréviter un accident fatal. Enfin ils touchèrent la grève.

Ils étaient alors au centre d’une petite baiesemi-circulaire, cachée à tous les regards par d’énormes blocs derochers qui surplombaient sur elle, et qui, depuis la haute mer,semblaient une simple crevasse dans la falaise. Les vagues, même entemps calme, se brisaient furieuses sur cette plage encombrée desinistres débris.

– C’est la baie des Trépassés ?demanda le chevalier en regardant autour de lui.

– Oui, répondit le comte ; etélevant le doigt dans la direction opposée, c’est-à-dire versl’extrême limite de l’un des promontoires, il ajouta : – Voicil’homme auquel nous avons affaire.

En effet, debout et immobile sur un quartierde roc contre lequel déferlaient les lames, on apercevait unpersonnage de haute taille, la tête couverte d’un vaste chapeaubreton, le corps entouré d’un vêtement indescriptible, assemblageétrange de haillons, la main droite appuyée sur un long bâtonferré.

Chapitre 10IAN CARFOR.

En voyant les deux étrangers s’avancer verslui, l’homme descendit à son tour sur la grève et se dirigea verseux. Quand ils furent à quelques pas seulement les uns des autres,ils s’arrêtèrent.

– Ian Carfor, dit le comte, mereconnais-tu ?

Le berger demeura pendant quelques secondesimmobile ; puis relevant la tête, il fixa sur les deuxétrangers un regard froid et investigateur.

– D’où viens-tu ? demanda-t-il d’unevoix lente.

– De la cité de l’oppression, réponditgravement le comte.

– Où vas-tu ?

– À la liberté.

– Pour qui est ta haine ?

– Pour les tyrans !

– Que portes-tu ?

– La mort !

– Suivez-moi tous deux.

Et Ian Carfor, marchant le premier, conduisitle comte et le chevalier vers l’entrée d’une petite grotte creuséedans le rocher, et que la mer devait envahir dans les hautesmarées. Il fit signe aux deux hommes de s’asseoir sur un banc demousse et de fougère. Lui-même s’installa sur une grosse pierre. Laconversation continua entre Ian et le comte. Le chevalierparaissait avoir accepté le rôle de témoin muet.

– Tu veux des nouvelles ? demandaIan Carfor.

– Sans doute. Le pays se remue ?

– Avant quinze jours il sera enarmes !

– Qui commande ici ?

– Le marquis de Loc-Ronan ; quicorrespond avec le marquis de la Rouairie.

– Ainsi, Marat avait dit vrai ! fitle comte en s’adressant cette fois au chevalier. Tu le vois, laBretagne va se soulever.

– Eh bien, qu’elle se soulève !répondit le chevalier avec indifférence ; cela nousservira.

– Mais cela ne servira pas la France,citoyens ! s’écria brusquement une voix venant du fond de lagrotte, où régnait une obscurité complète.

Le comte et son compagnon se levèrent vivementet avec une surprise mêlée d’effroi. Ian Carfor ne bougea pas.

– Qui donc nous écoute ? demanda lecomte avec hauteur.

– Quelqu’un qui en a le droit, réponditla voix.

Et un nouvel interlocuteur, sortant desténèbres, vint se placer en pleine lumière.

– Quelqu’un qui a le droit de t’entendre,citoyen Fougueray, continua-t-il, et qui trouve étrange la réponsede ton compagnon !

– Billaud-Varenne ! murmura le comteen reculant d’un pas.

– Eh ! pourquoi diable trouves-tu maréponse étrange ? demanda le chevalier, sans rien perdre deson aisance ordinaire.

– Parce qu’elle n’est pas d’un boncitoyen.

– Qu’en sais-tu ?

– Tu souhaites la rébellion de cepays.

– Je la souhaite pour qu’il nous soitplus facile de connaître les traîtres, et par conséquent de leschâtier.

– Bien répondu ! s’écria Ian Carfor.Celui-là est un bon !…

– C’est vrai, dit Billaud-Varenne. C’estle chevalier de Tessy, et je n’ignore pas les services qu’il nous adéjà rendus.

– Sans compter ceux qu’il peut rendreencore !

– Reprenez donc vos places, citoyens, etcausons donc sérieusement, car, ainsi que vous l’a dit Ian Carfor,la situation est grave, et la guerre civile imminente. Déjà laVendée se remue ; la Bretagne ne tardera pas à suivre sonexemple…

Alors les quatre personnages enfermés dansl’étroite demeure du berger entamèrent une de ces longuesconversations politiques, telles que pouvaient les avoir des amisde Marat et de Billaud-Varenne.

Le soleil était déjà haut sur l’horizonlorsque la séance fut levée. Au moment où les quatre hommesallaient se séparer, Billaud-Varenne s’adressa au berger.

– Ian Carfor, lui dit-il, tu nous aspromis de nous tenir au courant des messages qui seraient échangésentre La Rouairie et Loc-Ronan ?

– Oui, je l’ai promis et je le prometsencore, répondit le berger.

– Tu ne nous as pas expliqué par quelsmoyens tu parviendrais à te renseigner toi-même ?

– C’est bien simple. L’agent entre lesdeux marquis est Marcof.

– Oui ; mais Marcof n’est pas facileà exploiter…

– C’est possible, citoyen ; mais ila pour ami un garçon en qui il a une confiance absolue, et qui senomme Keinec. Or, Keinec me dira tout, j’en réponds. Je lesurveille à cet effet, et ce soir même il sera à moi.

– Très-bien ! Seconde-nous, soisfidèle, et la patrie se montrera reconnaissante, repritBillaud-Varenne.

Puis, s’adressant aux deux gentilshommes, ilajouta :

– Adieu, citoyens : je pars, je vouslaisse ; mais il est bien convenu que vous séjournerez encoretrois mois dans ce pays. J’ai dans l’idée que le mois de septembreprochain nous sera favorable, à nous et à nos amis ; et sinous frappons un grand coup à Paris, il est urgent que dans lesprovinces il y ait des têtes et des bras qui nous soutiennent.

En disant ces mots, qu’il accentua par ungeste énergique, le futur terroriste salua lestement les troishommes et s’éloigna. Il gravit, non sans quelque difficulté, unpetit sentier, moins escarpé cependant que celui par lequel étaientdescendus le comte et le chevalier, et situé au flanc opposé de labaie. Arrivé sur la falaise, il se retourna, salua de la main unedernière fois, et prit, selon toute apparence, la direction deQuimper. À peine eut-il disparu, que le chevalier, pressant le brasdu comte pour l’entraîner à l’écart, lui dit à voixbasse :

– Est-ce que tu comptes lui obéir, Diégo,et rester ici encore trois mois ?

– Allons donc ! quelleplaisanterie ! Nous agirons pour notre compte et non pour leleur et pour celui de leur patrie bien-aimée, qu’ils ne songentqu’à ensanglanter.

– Donc, nous resterons ici ?…

– Tant que nous le jugerons convenable ànos intérêts.

– Et ensuite ?

– Nous partirons.

– À merveille.

– Or çà, très-cher, continua le comte deFougueray, il me paraît que notre mission diplomatique est terminéeet que nous n’avons plus rien à faire ici. Le soleil descendrapidement vers la mer ; mon estomac est creux comme letonneau des Danaïdes, songeons un peu, s’il vous plaît, à regagnerl’endroit où nous avons laissé nos chevaux et à trouver pour cettenuit bonne table et bon gîte !…

– Un instant, j’ai quelques mots à dire àIan Carfor.

– Encore de la politique ?

– Non pas !

– Quoi donc ?

– Il s’agit d’amour, cette fois.

– Qu’est-ce que cette folie,chevalier ?

– Folie ou non, la petite Bretonne metient fort au cœur !

– La Bretonne de ce matin ?

– Oui !

– Une paysanne !… fi !

– Je ne fais jamais fi d’une charmantecréature ! Paysanne ou duchesse, je les estime autant l’uneque l’autre, et, pour les femmes seulement, j’admets l’égalitéabsolue.

– L’égalité comme la comprend si bien cebon M. de Robespierre ?…

– Précisément.

– Et tu crois que Carfor peut quelquechose pour toi ?

– Je n’en sais rien… Je vais le luidemander.

– Demande, cher, demande ! Pendantce temps, je vais admirer le paysage ; j’aime la belle nature,moi, voilà mes seules amours !

Et le comte de Fougueray, après avoir émiscette réflexion philosophique, commença une promenade sur la grèveles mains enfoncées dans les poches de sa veste de satin, la têtelégèrement inclinée sur l’épaule droite, dans une attitude toutegracieuse.

Le chevalier se rapprocha du berger.

– Carfor ! dit-il.

– Monsieur le chevalier ! réponditl’agent révolutionnaire avec plus de respect qu’il n’en avaitaffecté en présence de Billaud-Varenne.

– Tu habites ce pays depuislongtemps ?

– Depuis quinze ans.

– Tu connais tout le monde ?

– À dix lieues à la ronde, sansexception.

– Très-bien ! J’ai besoin de toi.Aimerais-tu gagner cinquante louis d’un seul coup ?

Les yeux de Ian Carfor lancèrent deséclairs ; mais éteignant soudain ces lueurs compromettantes,il répondit :

– On n’est jamais fâché de gagnerhonnêtement sa vie.

– Bien ! Nous nous entendrons…Connais-tu un paysan qui s’appelle Yvon et qui a pour fille unejolie enfant, aux yeux noirs et aux cheveux blonds ?

– Et qui est fiancée au fermierJahoua ?… ajouta Carfor. Je connais le père et lafille !… ils habitent Fouesnan.

– C’est cela même, je les ai rencontrésce matin ; la petite m’a plu, et je serais assez disposé àl’emmener à Paris avec moi.

– Vous voulez lui faire quitter lepays ?

– Oui.

– Eh bien ! cela peut se faire…

– Tu crois ?

– J’en réponds.

– Avant son mariage, s’entend ?

– Avant son mariage.

– Corbleu ! si nous réussissons, ily aura deux cents louis pour toi !

– Je les accepterai, monsieur ; maissi vous ne me donniez rien, je vous aiderais tout de même, foi deBreton !

– Bah ! Quel intérêt as-tu donc àtout cela, toi ?

– Celui de la vengeance.

– Contre Yvonne ?

– Ne m’interrogez pas ! Je nerépondrais rien ! Tout ce que je puis affirmer, c’est que labelle se marie le 1er juillet prochain, à dix heures dumatin. Eh bien ! ce même jour, vous entendez ? ce mêmejour, à la tombée de la nuit, elle sera en route avec vous…

– Et les moyens sur lesquels tu comptespour opérer ce miracle ?

– Je les ai, et je me charge de tout.

– Quand devrai-je te revoir ?

– Le 1er juillet, ici même, àquatre heures de relevée !

– Et voilà dix louis d’à-compte, monbrave !… fit le chevalier en jetant sa bourse dans la main deCarfor. Au 1er juillet je serai exact, je t’enpréviens !

Et le chevalier pirouettant vivement sur letalon, chiffonna son jabot d’une main assez élégante, et, tendantla pointe en homme qui croit à une victoire prochaine, il sedirigea vers le comte.

– Eh bien ? lui demandacelui-ci.

– Eh bien, cher, si Hermosa part avecnous, nous partirons quatre.

– Vraiment !

– D’honneur ! ce Carfor est un hommeprécieux ! Çà, mon excellent ami, je me sens maintenant tout àfait disposé à fêter un solide repas !… Si vous le trouvezbon, en route !

– Volontiers, répondit le comte.

Et les deux hommes, prenant congé de Carfor,regagnèrent le sentier périlleux qu’ils se mirent en devoird’escalader.

– Je préfère cent fois cela !…murmura Carfor en les suivant d’un œil distrait. Cette vengeancevaut mieux que toutes celles qu’aurait pu me procurer Keinec !Mais lui aussi me servira !

Chapitre 11LE SORCIER DE PENMARCKH.

C’était pour la nuit même de ce jour,lendemain de la Saint-Jean, que le sorcier avait donné rendez-vousau triste amoureux de la belle Yvonne. Keinec attendait avecimpatience l’heure de se rendre à la baie des Trépassés. Enfin lanuit vint ; dix heures sonnèrent à la petite église dePenmarckh. Keinec, alors, se dirigea vers la crique en portant surses épaules le bouc noir, et sous son bras les poules blanches queCarfor avait demandés.

Arrivé sur la plage, il détacha un canot, il yjeta son paquet, il sauta légèrement à bord et poussa au large. Enmarin consommé, en homme intrépide, Keinec allait braver lesrochers et les âmes errantes de la baie des Trépassés ; il serendait par mer à la sinistre demeure du sorcier. À onze heures etdemie, il abordait devant la grotte. Carfor était accroupi sur lerivage, occupé, en apparence, à contempler les astres.

– Te voilà, mon gars ? dit-il avecétonnement.

– Ne m’attendais-tu pas ? réponditKeinec.

– Si fait ; mais pas par mer…

– Pourquoi ?

– Parce que je pensais que tu aurais peurdes esprits…

– Je n’ai peur ni des morts ni desvivants, entends-tu !…

– Ah ! tu es un bravematelot !…

– Il ne s’agit pas de cela. Tu sais cequi m’amène ? Voici le bouc noir, voici les poules blanches,voilà ma carabine, de la poudre et des balles. Tu as tout ce que tum’as demandé !

– Je le vois.

– Eh bien ! Parle vite !…

– Tu le veux, Keinec ?

– Parle, te dis-je !

– Écoute-moi donc !

– Attends ! interrompit Keinec.Avant de commencer, rappelle-toi quelle est ma volontéinflexible !… il faut, ou qu’Yvonne soit ma femme ! ouqu’elle meure ! ou que je meure moi-même !…

– Tu n’es pas venu ici pourordonner !… s’écria Carfor avec violence, mais bien pourobéir ! Orgueilleux insensé, courbe la tête ! J’aiinterrogé les astres la nuit dernière, et voici ce qu’ils m’ontrépondu :

« Jahoua épousera Yvonne, et pourtantYvonne ne sera pas la femme de Jahoua !…

– Que veux-tu dire ? demandaKeinec.

– Je veux dire que le mariage à l’égliseaura lieu quoi que tu tentes pour l’empêcher, car, jusqu’à l’heureoù le prêtre aura béni les promis, Jahoua sera invulnérable pourtes balles !…

– Invulnérable ?

– Au moment où il sortira de l’église, ilcessera d’être défendu contre toi !… Écoute encore, Keinec, etne prends pas une résolution avant de m’avoir entendu jusqu’aubout !… Yvonne aime Jahoua. Ne tourmente pas ainsi la batteriede ta carabine et écoute toujours, car je te dis la vérité !…Yvonne aime Jahoua. Yvonne ne pardonnera jamais à son meurtrier sielle le connaît ; il faut donc que Jahoua meure, mais il fautaussi que sa fiancée ignore toujours quelle est la main qui l’aurafrappé ! Jahoua doit paraître mourir par un accident. Le jourfixé pour le mariage est celui de la fête de la Soule ! C’estle village de Fouesnan qui, cette année, disputera le prix auvillage de Penmarckh : les vieillards l’ont décidé. Ce hasardsemble fait pour toi !… tu sais qu’il y a souvent mort d’hommeà la fête de la Soule ?

– Je le sais.

– Eh bien ! ce jour-là Jahoua peutmourir.

– Après ?

– Yvonne pleurera son fiancé ; maisYvonne est coquette ! les femmes le sont toutes ! Quandle temps aura calmé sa douleur, elle pensera aux beaux justins etaux jupes de couleurs vives. Elle écoutera, comme elle l’a faitdéjà… le plus riche de nos gars…

– Après ?… après ?

– Il te faut donc devenir riche pourranimer son amour éteint… car elle t’a aimé, Keinec… elle t’a aimé,autrefois… Si tu es riche, elle t’aimera encore…

– Oui.

– Et que feras-tu pour conquérir cetterichesse ?

– Tout ce qu’un homme peut faire.

– Tu ne reculeras devant rien ?

– Devant rien, je le jure !

– Alors, Yvonne t’appartiendra, car tuseras riche, c’est moi qui te le promets !

– Comment cela ?

– Ne t’inquiète pas ; j’ai lesmoyens de te donner une fortune…

– Ne puis-je les connaître ?

– Non !… maintenant du moins !…C’est seulement dans l’heure qui suivra la mort de Jahoua que jepourrai te révéler mes secrets, qui alors deviendront les tiens.Sache seulement qu’avant une année révolue, nous aurons tous deuxdes trésors cent fois plus considérables que ceux du marquis deLoc-Ronan.

– Tu me le jures, Carfor ?

– Sur le salut de mon âme ! Nousserons riches dans un an !

– Un an ! répéta Keinec, c’est bienlong !

– Je ne puis rien pour toi avant cetteépoque.

– Et si d’ici à un an Yvonne allait enaimer un autre ?

– Impossible !

– Pourquoi ?

– Parce que, le jour même de la mort deJahoua, Yvonne quittera le pays…

– Yvonne quittera le pays ! s’écriaKeinec, et où donc ira-t-elle ?

– Je te le dirai quand il sera temps.

– Je veux le savoir à l’instantmême !

– Je ne puis te répondre.

– Il le faut cependant.

– Non ! je ne le peux ni ne le veuxfaire !

Un long silence interrompit la conversationcommencée. Carfor, plongé dans des rêveries profondes, paraissaitavoir oublié la présence de Keinec. Le marin, lui aussi,réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre. Enfin il releva lesyeux sur le berger, et lui posant sa main nerveuse surl’épaule :

– Ian Carfor, lui dit-il, il court desinguliers bruits sur ton compte ! On prétend que tu trahisceux qui te donnent leur confiance. On ajoute que tu jettes dessorts, que tu évoques le démon, que tu te fais un jeu dessouffrances de tes semblables. Écoute-moi bien ! Réfléchis,Ian Carfor, avant de vouloir faire de moi ta risée et tonjouet !… Tu me connais assez pour savoir que j’ai la mainrude, eh bien ! par la sainte croix, entends-tu ? si tume trompais, si tu me guidais mal, je te tuerais comme unchien !

Le berger haussa froidement les épaules.

– Si tu crains mes trahisons, répondit-ild’un ton parfaitement calme, agis à ta guise et n’écoute pas mesconseils… Qui donc te force à les suivre ?… Si au contraire,tu veux te laisser guider par moi, il est inutile de proférer desmenaces que je ne crains pas. Je t’ai dit ce que j’avais lu dansles astres. Maintenant décide toi-même. Tue Jahoua tout desuite ! tue Yvonne avec lui ! que m’importe ?…

– Et si je t’obéis ?

– Si tu m’obéis, Keinec, je te le répète,avant un an écoulé, celle que tu aimes sera ta femme !

– Eh bien ! je t’obéirai ;conseille ou plutôt ordonne !…

– Soit !… Le jour de la Soule tut’attacheras à Jahoua, tu lutteras avec lui, et tu l’étoufferasdans tes bras !… T’en sens-tu la force ?…

Keinec sourit. Promenant autour de lui unregard investigateur, il aperçut une longue barre de fer que la meravait rejetée sur le rivage, et qui provenait, comme les débris aumilieu desquels elle se trouvait, de quelque récent naufrage. Il sebaissa sans mot dire, il ramassa la barre de métal et il retournavers Carfor.

Alors il prit le morceau de fer par chaqueextrémité, il plaça le milieu sur son genou, et il roidit ses brasdont les muscles saillirent et dont les veines se gonflèrent commedes cordes entrecroisées, puis il appuya lentement. La barre ployapeu à peu, et finit par former un demi-cercle. Keinec appuyaittoujours. Bientôt les deux extrémités se touchèrent. Alors ilretourna la barre ployée en deux, et, l’écartant en sens inverse,il entreprit de la redresser. Mais le fer craqua, et la barre serompit en deux morceaux au premier effort. Keinec en jeta lestronçons dans la mer.

– Crois-tu que je puisse étouffer unhomme entre mes bras ? dit-il.

– Oui, certes !

– Seulement, peut-être Jahoua neprendra-t-il point part à la Soule ; il n’est pas de Fouesnan,lui…

– Il épouse une fille du village ;il doit soutenir les gars du village ce jour-là.

– C’est vrai.

– Eh bien ! maintenant, va mechercher le bouc noir, et les poules blanches.

– Que veux-tu faire ?

– Te dire avec certitude si tu serasvainqueur et quel sera ton avenir !

Keinec coupa les liens qui retenaient lespieds du bouc noir qu’il apporta devant Carfor. Ce derniercontempla pendant quelques instants l’animal, puis il avisa sur lagrève un rocher dont la surface polie présentait l’aspect d’unetable de marbre. Il en fit une sorte d’autel en le posant sur troispierres disposées en triangle, et il y plaça le bouc en prononçantquelques paroles à voix basse.

La pauvre bête, étourdie encore par le roulisdu canot, les quatre pieds engourdis et meurtris, restait étenduesur le flanc sans donner signe de vie. Carfor lui ouvrit les yeuxavec le doigt, puis il prit dans sa bouche une gorgée d’eau de mer,et il insuffla cette eau dans les oreilles de la victime. Le boucessaya de relever la tête, et la balança de droite à gauche pendantquelques secondes.

– Il consent ! il consent !murmura Carfor.

Le berger courut à sa grotte, et en rapportaune énorme brassée de bruyères sèches qu’il disposa symétriquementen cercle autour de l’autel improvisé. Il ajouta quelques branchesde lauriers et d’oliviers qu’il tira d’un petit sac. Cela fait, ilordonna à Keinec de s’asseoir sur la grève à quelque distance ducercle magique, et il se mit en devoir de commencer l’opérationmystérieuse et cabalistique.

Il se dépouilla d’abord d’une partie de sesvêtements, il se lava les bras dans la mer, et il entonna d’unevoix lugubre un chant étrange dans une langue inconnue, etbizarrement rhytmée. À mesure qu’il chantait, le sang lui montaitau visage, ses gestes devenaient plus rapides, et ses piedsmartelaient le sol en exécutant une sorte de danse assez semblableà celle des sauvages. C’était un spectacle vraiment fantastique quecelui qu’offrait cet homme au corps décharné dansant et chantantautour d’un animal destiné au sacrifice. Les rayons tremblants dela lune éclairaient cette scène et lui donnaient un aspectlugubre.

Carfor n’était plus le même. Le conspirateurrépublicain, l’agent révolutionnaire, avaient complètement disparu.Ils cédaient la place au fils des Celtes, au descendant desdruides, au vieil enfant de la superstitieuse Armorique. ÉvidemmentCarfor avait foi en ce qu’il accomplissait. Il se regardait commele prêtre d’une religion infernale. À force de jouer le rôle desorcier, il s’était tellement identifié avec son personnage que,malgré sa volonté peut-être, il en était venu à croire à sescabales magiques. Keinec était brave, et pourtant il se sentitfrissonner en présence de l’exaltation fanatique et hallucinée duberger sorcier.

Après quelques minutes de chants et de danse,Carfor alluma une branche de bruyère, il versa quelques gouttes del’eau-de-vie enfermée dans sa gourde sur le reste du bûcher, et ilapprocha la flamme. Aussitôt une fumée épaisse s’éleva, etenveloppa l’autel et la victime. Carfor continua sa pantomimeentremêlée de paroles prononcées tantôt d’une voix brève etimpérative, comme s’il donnait des ordres à quelque puissanceinvisible ; tantôt murmurées sur le ton de la prière.

Lorsque la flamme s’éleva claire et brillante,illuminant la grève, il entra dans le cercle de feu et s’approchade l’autel. Saisissant un couteau affilé, il écarta les pieds de lavictime, et, avec une adresse merveilleuse, il éventra le bouc d’unseul coup. L’animal ne poussa pas une plainte. Carfor sourit deplaisir. Sa rude physionomie, éclairée par les rayonnements du feu,offrait une expression sauvage et inspirée. Le bouc éventré, leberger plongea ses mains dans les entrailles palpitantes, et lesramena à lui en les arrachant. Il les déposa sur la pierre. Puis ilsépara la tête du tronc, et il jeta dans le brasier ardent le restedu corps. Alors il se prosterna et demeura en prière pendant deuxou trois minutes. Se relevant ensuite il se pencha avidement versles entrailles, et il commença l’examen avec une attentionminutieuse.

– Les poules blanches ? demanda-t-ilà Keinec.

Celui-ci s’empressa de les lui remettre.Carfor recommença pour les poules ce qu’il avait fait pour le bouc.Lorsque les entrailles des trois victimes furent rassemblées en unmonceau sanglant, le berger éparpilla le feu qui commençait às’éteindre faute d’aliments. Il alluma une torche de résine, et illa planta dans la fente d’un rocher voisin.

– Approche ! dit-il à Keinec.

Le marin, dont l’imagination était frappée parce qu’il venait de voir, hésita en se signant…

– Approche sans crainte ! répétaCarfor.

Keinec obéit.

– Voici le livre du destin !continua le sorcier en désignant les entrailles des victimesimmolées. Regarde et écoute, car ton sort y est tracé en lettresineffaçables ! Combien m’as-tu apporté d’animaux,Keinec ?

– Trois, répondit le jeune homme.

– Trois seulement, n’est-ce pas ? Ehbien ! vois, cependant, il y a là quatre foies ! Quatrefoies rouges, sains et sans taches. Regarde, Keinec ! Celui dubouc noir était double ! Signe infaillible de succès et deprospérités ! Maintenant regarde encore ! examine lescœurs. Ils sont tous les trois larges, et leurs palpitations sontégales. Heureux présages, Keinec ! Heureux présages !Vois comme ces entrailles glissent facilement entre mes mains.Elles ne sont ni souillées de pustules, ni déchirées, nidesséchées, ni tachetées. Heureux présages, Keinec ! Heureuxprésages ! Regarde le fiel du bouc noir, il est volumineux etfacile à dédoubler. Indices certains de débats violents, de combatssanglants, mais dont l’issue te sera favorable ! Va, mon gars.Les esprits sont avec toi ; ils te soutiennent ! Yvonnet’appartiendra, et tu tueras Jahoua !…

En prononçant ces mots, Carfor se laissaglisser sur la grève comme s’il se fût senti à bout de forces.Keinec tressaillit de joie.

– Elle sera à moi !murmura-t-il.

Carfor était revenu à lui. Il se redressa, etil fit signe de la main à Keinec de s’agenouiller. Celui-ci obéit.Le berger prit une poignée de feuilles de laurier, les alluma à latorche, les éteignit ensuite dans le sang des victimes, et lessecoua sur la tête du jeune homme.

– Va ! dit-il à voix haute. Va,Keinec !… Tu seras riche, tu seras puissant, tu serasredouté ! Les biens de la terre t’appartiendront. Et, je te ledis, Yvonne sera ta femme !… Va donc, et tue Jahoua !

– Je le tuerai ! répondit Keinec ense relevant.

Chapitre 12LE TAILLEUR DE FOUESNAN.

Trois jours après le dernier de ceux pendantlesquels se sont passés les divers événements qui ont fait le sujetdes précédents chapitres, les cloches de l’église du petit villagede Fouesnan, lancées à toutes volées, appelaient les fidèles àl’office du dimanche, et les fidèles s’empressaient de répondre àce pieux appel. Aussi depuis le matin, comme cela se pratiquechaque dimanche, les sentiers des montagnes, les chemins creuxbordés d’ajoncs et de houx, les routes serpentant au milieu deslandes et des bruyères, étaient-ils couverts de braves paysansportant leurs costumes de fêtes, leurs grands chapeaux enrubannés,et s’appuyant sur leurs pen-bas. Au loin on distinguait les jeunesfilles et les femmes. Les unes parées de leurs plus beaux corsages,de leurs jupes aux plus éclatantes couleurs, marchant deux à deuxou donnant le doigt à leurs « promis, » tandis que lesparents, qui suivaient à courte distance, admiraient naïvement labrave tournure du gars, et la gracieuse démarche de la« fillette » Les autres, escortées par leur maris, parleurs frères, par leurs enfants, portant dans leurs bras le dernierné, et dans la poche de leur tablier le gros missel acheté àQuimper et donné par l’époux le jour du mariage. Puis au milieu detoute cette population jeune, alerte et remuante, s’avançaientgravement les vieillards et les matrones. Tous se dirigeaient versl’église paroissiale de Fouesnan. À dix heures la place du villageregorgeait de monde, et personne pourtant n’entrait dans l’égliseoù l’on allait célébrer la grand’messe. On attendait le marquis deLoc-Ronan, qui jamais n’avait manqué d’assister à l’office.

Enfin un mouvement se fit à l’extrémité de lafoule, un passage se forma de lui-même, et le marquis, suivi deJocelyn qui portait son livre, et de deux domestiques à seslivrées, fit son entrée sur la place. Toutes les têtes sedécouvrirent ; le marquis, poli lui-même comme on l’étaitautrefois, poli comme un véritable grand seigneur qui laissel’insolence aux laquais et aux parvenus, le marquis, disons-nous,porta la main à son chapeau et salua les paysans ; puis iltraversa lentement la foule, s’arrêtant pour adresser à l’unquelques mots affectueux, à l’autre quelque amicale gronderie. Auxfemmes il parlait de leurs enfants malades ; aux jeunes fillesil faisait compliment de leur bonne mine. Aux vieillards il leurserrait la main. Et c’était sur toutes ces braves et franchesphysionomies bretonnes des sourires de joie, des rougeurs deplaisir, des yeux s’humectant de douces larmes, toutes lesexpressions, enfin, de l’amour, du respect, et de lareconnaissance. Aussi, on se pressait, on se poussait, pour obtenirla faveur d’un regard du marquis, à défaut d’un mot de sa bouche.Les pères lui présentaient leurs enfants pour qu’il passât sesdoigts blancs et aristocratiques sur leur tête ronde et couverte decheveux dorés. Les vieillards s’inclinaient sur la main qui serraitla leur. Les gars jeunes et vigoureux se redressaient fièrementsous les doigts qui leur touchaient l’épaule ; et les jeunesfilles rougissaient en répondant par une révérence aux parolesaffectueuses de leur seigneur.

Arrivé devant l’église, le marquis appela dugeste les élus, parmi les vieillards, qui devaient ce jour làs’asseoir à ses côtés. Au nombre de ces derniers se trouvait levieil Yvon, que le marquis honorait d’une affection touteparticulière. Il avait même coutume de baiser sur le front la jolieYvonne, faveur qui la faisait bien fière, et rendait fort jalousesses jeunes amies moins bien traitées par le gentilhomme.

Au moment où le marquis arrivait sur le seuil,le recteur, en étole et en surplis blanc comme la neige de sachevelure, s’avança suivi de son modeste clergé, pour lui offrirl’eau bénite. Le marquis la reçut avec respect, et, saluantamicalement le vénérable prêtre, il le suivit jusqu’à son bancseigneurial. Ce banc, plus élevé que les autres, et situé près dumaître-autel, était remarquable par les sculptures qui ledécoraient. C’était un cadeau qu’un des ancêtres du marquis avaitfait à la paroisse, car, bien qu’il y eût une chapelle au château,l’habitude de la famille de Loc-Ronan était, depuis des siècles,d’aller entendre la messe du dimanche à l’église du village.

Après la célébration de l’office divin, lemarquis, reconduit par le recteur, traversa l’église et retourna auchâteau. Les paysans se réunissant suivant leurs fantaisies, leurshabitudes ou leurs amitiés, allèrent, en attendant vêpres, les unsfaire une promenade dans les bruyères, les autres vider quelquespichets de cidre en devisant des nouvelles du jour.

Ce dimanche-là, il y avait réunion chez Yvon.La jolie Yvonne, plus charmante encore sous sa riche parure,entraîna ses amies pour leur faire voir les cadeaux de noce de sonfiancé. Jahoua et les hommes se réunirent aux vieillards, ets’assirent à la porte en plein air, autour d’une longue table dechêne, sur laquelle circulaient les verres et les pichets.

Déjà la conversation s’engageait joyeuse etbruyante, lorsque l’arrivée d’un nouveau personnage vint porter lagaieté à son apogée. Ce dernier venu était un petit hommed’apparence grêle et délicate, aux jambes un peu arc-boutées, auxpieds longs et plats, aux bras énormes et maigres et dont le dosétait affligé de cette proéminence naturelle que les gens tropsincères appellent une bosse, et que ceux mieux élevés nomment unedéviation de la taille. Sa tête, large et grosse, paraissait horsde proportion avec le reste du corps. Une bouche énorme, un nezépaté, des joues vermillonnées, de petits yeux noirs, vifs etspirituels, complétaient l’ensemble de sa figure. Ce pauvredisgracié de la nature se nommait Kersan ; mais il étaitbeaucoup plus connu sous le nom de Tailleur, qui étaitcelui de la profession qu’il exerçait.

Pour bien comprendre l’importance dupersonnage nouveau que nous mettons en scène, il nous fautexpliquer brièvement au lecteur les diverses attributions dutailleur dans la Basse-Bretagne. Un fait remarquable, c’est quedans la vieille Armorique tous les tailleurs sontcontrefaits : les uns boiteux, les autres bossus, etc. Celas’explique en ce que cet état n’est guère adopté que par les gensqu’une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer auxtravaux de l’agriculture. Un tailleur possesseur d’une bosse, dedeux yeux louches, de cheveux roux, est le nec plus ultradu genre, le beau idéal de l’espèce. Au moral, le tailleur estgénéralement conteur, hableur, vantard et peureux. Il se marierarement, mais il fait le galentin auprès des filles, qui semoquent de lui. Les hommes le méprisent à cause de ses occupationscasanières et féminines. S’ils parlent de lui, c’est enajoutant : « Sauf votre respect ! » commelorsqu’il s’agit de choses dégoûtantes. En général, il est lefavori des femmes que ses contes amusent, que son babil réjouit,que sa gourmandise fait sourire. Il n’a pas de domicile. Il va deferme en ferme, séjournant dans l’une, passant dans l’autre letemps pendant lequel on l’occupe à raccommoder les habits des garset les justins des filles. Il est poète, faiseur de chansons,chanteur et musicien. Vivant d’une existence nomade, il sert dejournal au pays dans lequel il arrive. Il arrange les événements,recueille les légendes ; seulement il a grand soin que laplaisanterie domine toujours dans ses récits.

Mais sa fonction principale, celle danslaquelle il brille de tout son éclat, c’est celle d’agentmatrimonial. Dès qu’un gars éprouve le désir de prendre femme, ilva faire part au tailleur de ses dispositions conjugales, et il luidemande quelles sont les filles à marier. Le tailleur les connaîttoutes et les lui désigne.

Le jeune homme fait son choix, déterminé leplus souvent par les conseils du tailleur, et il le charge deporter la parole à la « pennère. » Aussitôt le tailleurse met en campagne. Il se rend à la ferme qu’habite la jeune filledésignée, et il s’arrange de façon à lui parler sans témoins. Larencontre paraît fortuite ; il parle du temps, de la récolte,des pardons prochains ; puis, par une transitioningénieuse, il en arrive à aborder la question… Il vante leprétendant ; il appelle l’attention sur la force dont il afait preuve à la lutte ou à la Soule ; il parle de son talentpour conduire les bœufs ; il laisse échapper quelques motstouchant la dot. Enfin il cite son bon air lorsqu’il s’habille ledimanche, et sa mémoire imperturbable, qui a retenu les plus bellescomplaintes de la côte. La nouvelle Ève écoute le serpenttentateur, tout en rougissant et en roulant entre ses doigts lebord de son tablier.

« Parlez à mon père et à ma mère, »dit-elle enfin.

C’est la manière d’exprimer que le parti luiconvient. Les parents avertis et consultés, si le jeune homme estagréé, au jour convenu, le tailleur, portant à la main une baguetteblanche et chaussé d’un bas rouge et d’un bas violet, le leur amèneaccompagné de son plus proche parent. Cette démarche s’appelle« demande de la parole. » Là cessent les fonctions dutailleur. Il ne les reprend plus que pour le jour du mariage ;mais elles changent de nature, et rentrent alors dans lesattributions du poète, ainsi que nous le verrons plus tard.

C’était le tailleur de Fouesnan qui avaitarrangé le mariage de Jahoua et d’Yvonne. Jahoua avait vu la jeunefille au pardon de la Saint-Michel, et en était devenu amoureux.Jahoua habitait à dix lieues de Fouesnan. Ne connaissant ni Yvonneni son père, il avait, suivant la coutume, été trouver le tailleur,et l’avait prié de parler en son nom. Le tailleur très-fier d’êtreemployé par un fermier comme Jahoua, n’avait pas demandé mieux quede se charger de l’affaire, et, sans retard, il s’était mis àl’œuvre, et il avait réussi.

Donc, l’arrivée du tailleur devait être, à bondroit, saluée par les acclamations des assistants.

– Ah ! c’est vous, tailleur !s’écria Jahoua.

– Oui, mon gars, c’est moi !

– Approchez et prenez un gobelet, ajoutaYvon.

– Asseyez-vous et contez-nous lesnouvelles, fit un troisième.

– Ah ! les nouvelles, mes gars,elles ne sont pas gaies aujourd’hui, répondit le tailleur.

– Est-ce qu’il est arrivé un malheur àquelqu’un ? demanda Jahoua.

– Oui.

– À qui donc ?

– À Rose Le Far, de Rosporden.

– Contez-nous cela, tailleur, contez-nouscela ! s’écria l’assistance avec un ensemble parfait.

– Dame ! c’est bien simple. Lapauvre Rose a eu l’imprudence de ne pas écouter lesvieillards : elle refusait de croire aux vérités que l’onraconte sur les âmes des morts. Si bien que dernièrement, commeelle revenait de la ville un peu tard, elle a traversé le cimetièreà minuit.

Ici un frémissement parcourut l’assemblée.

– Après, après ! demandèrentplusieurs voix.

– Eh bien, continua le tailleur quechacun écoutait avec un recueillement plein de terreur, lorsqu’ellefut arrivée au milieu des tombes, le sixième coup de minuitsonnait. Alors elle entendit autour d’elle un bruit étrange. Elleregarda. Elle vit toutes les tombes qui s’ouvraient lentement. Puisles morts en sortirent, secouèrent leur linceul et les étendirentproprement sur leur fosse ; ensuite, marchant deux par deux,ils se dirigèrent à pas comptés vers l’église qui s’illumina tout àcoup, et ils entrèrent… Rose ne pouvait plus bouger de sa place.Elle entendit des voix lugubres entonner le De Profundis.Alors elle voulut fuir, mais il était trop tard, les mortsrevenaient vers le cimetière. Elle saisit un linceul et s’enenveloppa pour se cacher. Les morts défilaient devant elle. Rosereconnut sa mère et son père. Ils la virent, eux aussi, et ilsl’appelèrent… Rose voulut fuir encore. Les mains des squelettesavaient pris les siennes et l’entraînaient. Le lendemain, unprêtre, qui traversait le cimetière, trouva le corps de lamalheureuse Rose étendu sans vie auprès de la tombe de sa mère.Voilà, mes gars, ce que j’avais à vous raconter… »

Le tailleur avait cessé de parler que lesilence régnait encore.

– Faut dire aussi, reprit-il, car il y atoujours des impies qui sont prêts à tout nier, faut dire que lemédecin de Quimper, qui passait par Rosporden dans la journée,ayant entendu raconter l’histoire de Rose Le Far, voulut à touteforce la voir. On le conduisit auprès du corps. Il la regarda bien,et puis, savez-vous ce qu’il a dit ?

– Qu’est-ce qu’il a dit ?demandèrent les paysans.

– Il a dit que Rose était morte d’unemaladie qu’il a appelée d’un drôle de nom. Attendez un peu… uneapatre… une acotreplie… Ah ! voilà, une apotre…plécie. Eh bien ! moi je dis qu’elle n’est pas morteautrement que par la main des trépassés.

– C’est sûr ! s’écria-t-on de toutesparts.

– Faudra prier le recteur de dire unemesse pour son âme, fit observer Jahoua.

– Justement le voici ! dit Yvon endésignant le pasteur qui se dirigeait vers lui.

Au moment où le recteur allait s’asseoir àcôté de son vieil ami, un galop furieux se fit entendre àl’extrémité du village, puis on vit, au milieu d’un tourbillon depoussière, un cavalier déboucher à toute bride sur la place deFouesnan. Ce cavalier était un piqueur du château de Loc-Ronan. Enarrivant devant la maison d’Yvon, il s’arrêta. Son cheval étaitblanc d’écume.

– Mes gars ! s’écria-t-il, où estM. le recteur ?

– Me voici, mon ami, répondit le prêtreen se levant.

– Ah ! monsieur le recteur, il fautque vous veniez au château au plus vite…

– On a besoin de moi ?

– M. le marquis vous demande.

– Savez-vous pourquoi ?

– Pour le confesser, hélas !

– Le confesser ! s’écrièrent lespaysans.

– Est-il donc malade, lui que j’ai vu ily a deux heures si bien portant ? demanda le recteur avecépouvante.

– Ah ! mon Dieu, oui ! Cela luia pris tout de suite en rentrant ; il est tombé de cheval, etle vieux Jocelyn dit qu’il se meurt !…

– Seigneur mon Dieu ! ayez pitié delui ! murmura le prêtre en quittant le cercle des paysans. Jecours au château, mon ami, je cours au château… Voyons, mesenfants, qui veut me prêter un bidet ?

– Moi !… moi !… moi !…répétèrent vingt voix diverses, tandis que vingt paysans seprécipitèrent de tous les côtés.

L’événement qu’annonçait le piqueur était siinattendu, si terrifiant, que la foule accourue ne pouvait seremettre de la stupeur dont elle était frappée. Nous avons ditcombien le marquis était adoré dans le pays ; cette viveaffection explique cette grande douleur.

Enfin le bidet fut amené. Le recteurl’enfourcha aussi vivement que possible, et suivant le piqueur,suivi lui-même par une partie des hommes du village, il se dirigearapidement vers le château de Loc-Ronan. Les femmes seprécipitèrent vers l’église, et, d’un commun accord, entourèrentl’autel de cierges allumés devant lesquels elles s’agenouillèrenten priant.

Lorsque le digne recteur arriva en vue duchâteau, une bannière noire flottait sur la tour principale. Lafoule poussa un cri.

– Il est trop tard ! murmura leprêtre ; le marquis est mort !… Dieu ait sonâme !

Et, mettant pied à terre, il s’agenouilla dansla poussière au milieu des paysans courbés comme lui, et tousprièrent à haute voix pour le repos de l’âme du marquis deLoc-Ronan.

Chapitre 13LE DERNIER DES LOCK-RONAN.

Lorsque le marquis de Loc-Ronan avait quittéla place de Fouesnan, il était remonté à cheval, et, toujours suivide Jocelyn et de ses deux autres domestiques, il avait repris ainsile chemin du château. Près de trois lieues séparaient l’habitationseigneuriale du petit village. Pendant la première moitié de laroute, le marquis avait chevauché sans prononcer un mot. Ilsemblait plus triste qu’à l’ordinaire, et sa grande taille sevoûtait sous le poids d’une fatigue physique ou d’une penséeincessante de l’esprit. Arrivé à un quart de lieue du château, ilarrêta son cheval et appela Jocelyn. Le serviteur accourut. Lemarquis était d’une pâleur extrême.

– Vous souffrez, monseigneur ?demanda Jocelyn.

– Horriblement, mon ami, répondit legentilhomme. J’ai la gorge en feu ; je voudrais boire.

– La source est à deux pas, fit Jocelynen s’éloignant rapidement.

Il revint bientôt, apportant à son maître unvase de terre rempli d’eau fraîche. Le marquis n’était plus pâle,il était devenu livide, et ses joues se tachetaient de largesplaques rouges. Jocelyn le regardait avec effroi. Le gentilhommeporta le vase à ses lèvres et but avec avidité.

– Je me sens mieux, dit-il,remettons-nous en route. Le petit cortége avança silencieux pendantquelques minutes. Puis le marquis chancela sur sa selle et s’arrêtade nouveau.

– Encore ! s’écria Jocelyn de plusen plus inquiet et affligé.

– Un étourdissement, répondit lemarquis.

– Mon Dieu ! Seigneur ! ayezpitié de nous ! murmura le vieux serviteur à voix basse.

– Jocelyn ! appela de nouveau lemarquis.

– Monseigneur ?

– Dis-moi, tu étais à Brest avec moi l’andernier lorsque j’allai visiter le baron de Pont-Louis ?

– Oui, monseigneur.

– Il se mourait à cette époque.

– Cela est vrai.

– Et même il se mourait par suite d’unesubstance vénéneuse qu’il avait absorbée. Bref, il étaitempoisonné.

– Du moins on le disait, monseigneur.

– Et l’on ne se trompait pas,Jocelyn.

Le serviteur ne répondit pas. Le marquisreprit :

– Il m’a détaillé ses souffrances, et ilme semble que ce sont les mêmes que je ressens aujourd’hui.

– Oh ! mon bon maître, ne dites pascela !

– Pourquoi ? la mort n’a rien quim’effraye !…

– Oh ! mon Dieu ! pourquoi doncavez-vous voulu faire ce que vous avez fait ? murmura Jocelynà voix basse.

– Parce que j’ai cru que Dieu m’inspiraitet que je le crois encore. Seulement je ne pensais pas tantsouffrir !

– Vous souffrez donc beaucoup, mon bonseigneur ?

– Comme un damné, Jocelyn ; comme unvéritable damné ! J’ai encore soif.

– Nous sommes près du château.

– Oui, mais je ne respire plus ; ilme semble qu’un nuage épais descend sur mes yeux, qu’un cercle defer rougi étreint mes tempes.

– N’auriez-vous pas la forced’arriver ?

– Je vais essayer, Jocelyn, mais je ne lecrois pas. Reste là, à mes côtés, ne me quitte plus.

– Non, monseigneur. Permettez-moiseulement de donner un ordre à Dominique.

Et Jocelyn s’adressant à l’un des domestiquesde suite, lui commanda de courir au château, de faire atteler lecarrosse et de venir en toute hâte au devant du marquis.

– Non ! non ! inutile !fit vivement celui-ci en arrêtant du geste le domestique quirassemblait déjà les rênes de son cheval. Galopons plutôt,galopons !…

Et enfonçant les molettes de ses éperons dansle ventre de sa monture qui bondit en avant, le gentilhommes’élança suivi de ses domestiques. Jocelyn se tenait botte à botteavec lui, ne le quittant pas des yeux. Il parcourut, en fournissantainsi une course furieuse, la presque totalité de la distance qu’ilavait encore à franchir pour gagner son habitation. Seulement, luique l’on admirait d’ordinaire pour sa tenue élégante et la manièregracieuse dont il conduisait son cheval ; lui qui passait àjuste titre pour le meilleur écuyer de la province, il ne semaintenait plus que par un miracle d’équilibre, et, en termes demanége, il roulait sur sa selle. Pour gravir la petite montée quiconduisait au château, il fut même obligé, tant sa faiblesse étaitgrande et ses douleurs aiguës, il fut même obligé, disons-nous,d’abandonner les rênes et de saisir à deux mains la crinière de soncheval.

Un tremblement convulsif agitait tous sesmembres. En arrivant dans la cour, la force lui manquacomplètement, il s’évanouit. Jocelyn n’eut que le temps de seprécipiter pour le soutenir. Aidé des autres domestiques, iltransporta le marquis, privé de sentiment, dans la chambre àcoucher et il le déposa sur le lit. Au bout de quelques minutes, legentilhomme ouvrit les yeux.

– Eh bien ? murmura Jocelyn.

– Je me sens mourir, répondit faiblementle marquis.

– Du courage, monseigneur.

Tout à coup le marquis se dressa sur sonséant, et regardant son vieux serviteur avec des yeuxhagards :

– Si nous nous étions trompés !dit-il.

– Ne parlez pas ainsi, au nom duciel ! s’écria Jocelyn dont la terreur bouleversa soudain lestraits expressifs.

– Peut-être serait-ce un bien !

– Oh ! mon bon maître ! nedites pas cela !

Jocelyn s’arrachait les cheveux.

– N’importe, reprit le marquis, je mesens mourir, je le sens ! Envoie chercher un prêtre…

– Monseigneur !

– Je le veux, Jocelyn.

Jocelyn transmit l’ordre, et un piqueur partità cheval chercher le recteur de Fouesnan.

– Vous sentez-vous mieux,monseigneur ? demanda Jocelyn après le départ du valet.

– Non !

– Vous souffrez autant ?

– Plus encore !

– Que faire, mon Dieu ?

– Rien ! donne-moi de l’air !J’étouffe !

Jocelyn, la tête perdue, arracha les rideauxet ouvrit les fenêtres.

– Jocelyn ! appela le malade.

Le serviteur revint vivement auprès dulit.

– Tu te souviens de mes ordres ?

– Oui, monseigneur.

– Tu les exécuteras ?

– De point en point ; je vous lejure sur le salut de mon âme.

– Donne-moi ta main ; je ne voisplus.

La respiration du marquis, devenue courte etprécipitée, se changeait rapidement en un râle d’agonisant. Sestraits se décomposaient à vue d’œil. Ses doigts, crispés et déjàfroids, tordaient les draps et brisaient leurs ongles sur lesboiseries.

Le marquis ne voyait plus, n’entendait plus…Jocelyn, ivre de douleur, courait follement par la chambre. Ilpleurait, il priait, il maudissait. Cependant un moment de calmeparut apporter quelque soulagement au malade.

– À boire ! dit-il pour la troisièmefois.

Jocelyn lui offrit une coupe pleine d’unbreuvage rafraîchissant.

– J’ai envoyé à Quimper chercher unmédecin, fit-il en s’adressant à son maître.

– Un médecin, non ! Dans aucun casje ne veux le voir ; Jocelyn, je le défends !

– Mais, monseigneur.

– Assez ! Je l’ordonne ! c’estun prêtre que je veux ! Oh ! un prêtre ! unprêtre !

– Le recteur de Fouesnan va venir.

– Je ne puis plus attendre. Ah ! lesdouleurs me reprennent ! Ah ! Seigneur Dieu ! que jesouffre, que je…

Le marquis se renversa sur son lit. Uneseconde crise, plus forte que la première, venait de s’emparer delui. Jocelyn essaya de lui glisser un peu du breuvage dans la gorgeen desserrant les dents à l’aide d’une lame de couteau. Il ne put yparvenir. L’air sifflait dans cette gorge aride qui ne pouvait plusavaler. Le calme revint. Le marquis balbutia quelquesmots :

– Le portrait de mon père ! leportrait ! demanda-t-il d’une façon inintelligible.

Mais comme du geste il désignait le cadreappendu à la muraille, en face du lit, Jocelyn devina. Il décrochala toile et s’approcha. Puis il souleva le tableau dans ses deuxmains, et, le plaçant en lumière, il le présenta à son maître.

Le marquis fit un effort suprême. Il parvint àse soulever à demi. Il contempla le portrait pendant quelquessecondes.

Tout à coup son œil s’ouvritdémesurément ; il porta la main à sa poitrine, il essayad’articuler quelques paroles qui sortirent de ses lèvres en sonsrauques et indistincts ; puis, battant l’air de ses bras, ilretomba sur sa couche en poussant un faible soupir. Son corpsdemeura immobile. Jocelyn laissa échapper le tableau. Il seprécipita vers le malade. Il lui saisit les bras et lesmains ; mais ces mains et ces bras avaient la rigidité de lamort.

Les extrémités étaient glacées. Seule, lapoitrine conservait un reste de chaleur. Les yeux, toujoursdémesurément ouverts, étaient dilatés et sans regard. Jocelyn posasa main sur le cœur. Le cœur ne battait plus. Il approcha un miroirdes lèvres blêmes du marquis ; la glace demeurabrillante ; aucun souffle ne la ternit.

Alors Jocelyn recula de quelques pas, leva lesbras au ciel, poussa un cri suprême et s’abattit comme une massesur le tapis. Les domestiques accoururent. Ils relevèrent Jocelynqui revint bientôt à lui ; puis ils entourèrent le lit de leurmaître.

– Monsieur le marquis ?murmuraient-ils à voix basse.

– Monseigneur est mort ! réponditJocelyn. Déployez la bannière noire. Telle est sa volontésuprême.

À ces mots : « Monseigneur estmort ! » un concert de larmes et de sanglots retentitdans la chambre. Tous ces braves gens (nous parlons ici desdomestiques d’il y a soixante ans), tous ces braves gens aimaientleur maître et le regrettaient sincèrement. Mais celui dont ledésespoir était véritablement effrayant était le vieux Jocelyn.Quoi qu’on pût faire pour l’entraîner, il s’obstina à vouloirgarder le cadavre du marquis, sans s’éloigner de lui, ne fût-ce quepour une minute.

Ce fut au milieu de cette scène de désolationque le recteur de Fouesnan, suivi des paysans bretons, fit sonentrée dans le château. Le vénérable prêtre s’approcha du lit.Après avoir reconnu que tous secours corporels et spirituelsétaient devenus désormais inutiles, il récita les prières desmorts.

Les mauvaises nouvelles, on le sait, sepropagent avec une rapidité foudroyante. Quelques heures à peineaprès que la bannière de deuil, arborée sur le château, eut annoncéla mort du dernier des Loc-Ronan, toute la campagne environnanteétait instruite de cette mort, et, le soir même, le bruit enarrivait à Quimper. Ceux qui ne connaissaient pas assez le marquispour l’aimer, l’estimaient profondément.

Partout ce furent des regrets, mais nulle partcependant, la désolation ne fut aussi vive qu’à Fouesnan. Après lamort de son maître, le vieux Jocelyn avait fait faire tous lespréparatifs nécessaires pour la célébration d’un servicesomptueux.

En deux heures, la physionomie du vieuxserviteur avait subi une transformation étrange et mystérieuse. Sesyeux brillaient d’un éclat fiévreux. Ses mains s’agitaientconvulsivement. Tout son corps paraissait en proie à des secoussesgalvaniques. À chaque instant il pénétrait dans la chambremortuaire. Sous un prétexte quelconque, il en éloignait tout lemonde, à l’exception du recteur, qui, agenouillé au pied du grandlit, priait à voix haute pour le repos de l’âme du défunt. Jocelyn,alors, s’approchait du cadavre. Il le contemplait longuement enattachant sur lui des regards humides de larmes. Par moments deslueurs de désespoir sombre, auxquelles succédaient d’autres lueursd’espérance folle, étincelaient dans ses yeux et faisaient jaillirdes éclairs fauves de ses prunelles. Puis, s’agenouillant etjoignant ses prières à celles du prêtre, il s’inclinait sur la mainglacée du marquis et la baisait avec un sentiment de respect etd’amour. Quand Jocelyn se relevait, il paraissait plus calme.

Pendant ce temps, des ouvriers appelés entoute hâte, auxquels les paysans prêtaient le secours de leursbras, élevaient une estrade dans la chapelle du château. Aux quatrecoins de cette estrade, on plaçait quatre brûle-parfums d’argentmassif. On tendait les murailles avec des draps noirs. Les armesdes Loc-Ronan, voilées d’un crêpe funèbre, y étaient appendues dedistance en distance, et ajoutaient à la tristesse de l’ensemble.Des profusions de cierges se dressaient dans d’énormes chandeliersd’église.

À deux heures du soir, la chapelle ardenteétait prête. Alors on plaça le corps du marquis, vêtu de ses plusriches habits et décoré des ordres du roi, dans une bière toutouverte. Les domestiques, en grand deuil, ne voulurent céder àpersonne l’honneur de porter le corps de leur maître. Le cortége semit en devoir de descendre l’escalier de marbre du château. Lesclergés des villages voisins étaient accourus accompagnés despopulations entières. Les paysans chantaient des psaumes. Lesfemmes éplorées les suivaient. Tous pleuraient, et pleuraientamèrement celui qui était moins leur maître que leur bienfaiteur etleur ami.

Parmi les jeunes filles, on distinguaitYvonne, plus triste encore que ses compagnes. Le vieil Yvon et lesautres vieillards accompagnaient les recteurs et les vicairesprécédés du bon prêtre de Fouesnan.

On déposa le cercueil sur l’estrade. Quatreprêtres demeurèrent dans la chapelle pour veiller le corps. Puis lafoule s’écoula tristement. Tous devaient revenir le lendemain, carle lendemain était le jour fixé pour la cérémonie funèbre.

Chapitre 14LES FUNÉRAILLES.

Bien avant que les premières lueurs de l’aubenaissante vinssent teinter l’horizon de nuances orangées, lescloches des églises environnantes firent entendre leur glassinistre. Presque partout les paysans étaient demeurés en prièrespendant la plus grande partie de la nuit. Des cierges brûlaient surtous les autels. Les femmes et les jeunes filles préparaient lesvêtements noirs et bleus, qui sont les couleurs du deuil enBretagne. Mais, nulle part la douleur n’était aussi profonde qu’àFouesnan.

Les principaux habitants avaient passé la nuitdans la maison d’Yvon. Tandis que les femmes priaient dans unesalle voisine, les hommes causaient à voix basse, se racontaientmutuellement les nombreux traits de bienfaisance qui avaient honoréla vie du défunt.

– Je n’étais pas son fermier, disaitJahoua, je ne suis pas né sur ses terres, et pourtant je l’aimaiscomme s’il eût été mon seigneur.

– Et dire que voilà une si noble familleéteinte ! fit le vieil Yvon en passant la main sur sesyeux ; c’est une vraie calamité pour le pays.

– Une vraie calamité, eh ! oui…répondit un paysan, car, enfin, qui sait entre quelles mains vontpasser les domaines ? À qui aurons-nous affaire ?Peut-être à quelque beau muguet de la France, qui nous enverra sonintendant pour nous appauvrir !

– Ah ! seigneur Dieu ! fit letailleur qui, malgré sa loquacité ordinaire, était demeuré boucheclose depuis le commencement de la conversation ; SeigneurDieu ! je n’en puis revenir ! dire qu’il n’y a pasvingt-quatre heures qu’il était là, sur la place, au milieu denous !

– C’est pourtant la vérité !répondirent plusieurs voix.

– Pour sûr, il y a dans cette mortquelque chose de surnaturel ?

– Qu’est-ce que vous voulez dire,tailleur ?

– Je veux dire ce que je dis, et jem’entends. La dernière fois que je suis monté au château, j’airencontré trois pies sur la route !

– Trois pies ! fit observer Jahoua,ça signifie malheur !

– Et puis après ? demanda unpaysan.

– Après, mon gars ? Dame !l’année passée, quand j’étais à Brest, vous savez que le pauvrebaron de Pont-Louis, Dieu veuille avoir son âme ! est mortcomme notre digne marquis, presque subitement, sans avoir eu letemps de se confesser.

– Oui, oui ; continuez,tailleur.

– Savez-vous ce qu’on disait ?

– Non.

– Qu’est-ce qu’on disait ?

Et les paysans, se pressant autour del’orateur, attendaient avec avidité les paroles qui allaient sortirde ses lèvres.

– Eh bien ! mes gars, on disait quele baron avait été empoisonné !

– Empoisonné ! s’écria l’assembléeavec terreur.

– Oui, empoisonné ! et m’est avisque la mort de monseigneur le marquis de Loc-Ronan ressemblebeaucoup à celle de M. le baron.

Les paysans étaient tellement loin des’attendre à une semblable conclusion, qu’ils restèrent stupéfaits,et qu’un profond silence fut la réponse qu’obtint tout d’abord letailleur. Cependant Jahoua, plus hardi que les autres, reprit aprèsquelques minutes :

– Comment, tailleur, vous croyez qu’onaurait commis un crime sur la personne de M. lemarquis ?

– Je dis que ça y ressemble.

– Et qui accusez-vous ?

Le tailleur haussa les épaules, puis ilrépondit :

– Depuis plusieurs jours on a vu desétrangers rôder autour du château.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ne savez-vous pas cequ’on dit de ce qui se passe en France ? Après cela,continua-t-il avec un peu de dédain, dans ces campagnes reculées,on n’apprend jamais les nouvelles ; mais moi qui vais souventdans les villes, je suis au courant des événements…

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandaun vieillard.

– Il y a qu’à Paris on s’est battu, on apendu des nobles.

– Pendu des nobles ! s’écrièrent lespaysans avec une réprobation évidente.

– Oui, mes gars. Ils font là-bas, à cequ’ils disent, une révolution. Ils veulent contraindre le roi àsigner des édits ; et comme les gentilshommes soutiennent leroi, ils tuent les gentilshommes. Qu’est-ce qu’il y auraitd’étonnant à ce qu’on se soit attaqué à notre pauvre marquis, carchacun sait qu’il aimait son roi.

– C’est vrai ! c’est vrai !murmura la foule.

– On m’a raconté qu’en Vendée il y avaitdéjà des soldats bleus qui brûlaient les fermes et massacraient lesgars !

– Des soldats ! s’écria Jahoua en seredressant. Eh bien ! qu’ils osent venir en Bretagne !Nous avons des fusils et nous les recevrons.

– Oui, oui, répondit l’assemblée ;nous nous défendrons contre les égorgeurs !

– Mes gars ! s’écria le vieil Yvonen se levant, si ce que dit le tailleur est vrai, si on a assassinénotre seigneur, nous le vengerons, n’est-ce pas ?

– Oui, nous tuerons les bleus !

Comme on le voit, l’allure de la conversationtournait rapidement à la politique. Le tailleur, agent royaliste,avait su amener fort adroitement, à propos de la mort du marquis,une effervescence que l’on pouvait sans peine exploiter au profitdes idées naissantes de guerre civile qui s’agitaient à cetteépoque dans quelques esprits de la Bretagne et de la Vendée. Lemarquis de la Rouairie, le premier qui ait osé lever un drapeau enfaveur de la contre-révolution, avait eu l’habileté de se mettre encommunication avec tout ce qui possédait une influence grande ouminime sur les terres de Vendée et de Bretagne. Pour nous servird’un terme vulgaire, « il échauffait les esprits. » Aureste, n’oublions pas que nous sommes au milieu de l’année 1791, etque le moment était proche où toutes les provinces de l’Ouestallaient arborer l’étendard de la révolte. Les meneurs parisiensn’ignoraient pas ces dispositions de la population bretonne et dela population vendéenne. Quelques mois plus tard, le 5 octobre dela même année, MM. Gallois et Gensonné, commissaires envoyésle 19 juillet précédent dans le département de la Vendée, pours’informer des causes de la fermentation qui s’y manifestait,avaient fait leur rapport à l’Assemblée constituante.

« L’exigence de la prestation du sermentecclésiastique, disaient-ils dans ce rapport, a été pour ledépartement de la Vendée la première cause de ces troubles. Ladivision des prêtres en assermentés et non assermentés a établi unevéritable scission dans le peuple des paroisses. Les familles ysont divisées. On a vu et on voit chaque jour des femmes se séparerde leur mari, des enfants abandonner leur père. Les municipalitéssont désorganisées. Une grande partie des citoyens ont renoncé auservice de la garde nationale. Il est à craindre que les mesuresvigoureuses, nécessaires dans les circonstances contre lesperturbateurs de repos public, ne paraissent plutôt une persécutionqu’un châtiment infligé par la loi. »

Le rapport entendu, l’Assemblée décréta qu’ilserait envoyé des troupes en Vendée. Donc la Vendée s’agitait déjà,ou du moins la partie du pays où se passent les faits de ce récit,était encore à peu près calme, seulement on profitait des moindrescirconstances pour animer les esprits.

La mort du marquis de Loc-Ronan arrivait commeun puissant auxiliaire au secours des agents royalistes.

La conversation des paysans bretons futinterrompue par la sonnerie lugubre des cloches. Tous se mirent enprières, et, oubliant les orages politiques pour la calamitéprésente, ils se disposèrent à gagner le château. Seulement, avantde partir, Yvon, après avoir échangé tout bas quelques mots avecles vieillards, fit signe qu’il voulait parler. On fit silence eton l’écouta.

– Mes gars, dit-il, demain devait avoirlieu le mariage de ma fille et la fête de la Soule. Dans un pareilmoment, tout ce qui ressemblerait à une réjouissance publiqueserait peu convenable. Nous venons de décider, vos pères et moi,que l’une et l’autre cérémonies seraient remises à huit jours.

Les paysans s’inclinèrent en signed’assentiment, et la population du village se réunissant sur lagrande place, aux premiers rayons du soleil levant, se dirigea versle château.

À ce moment précis deux cavaliers, lancés àfond de train sur la route de Quimper, prenaient la même direction.Ces deux cavaliers étaient le comte de Fougueray et le chevalier deTessy. Ils avaient appris la fatale nouvelle quelques heuresauparavant, et, ne pouvant en croire leurs oreilles, ils sehâtaient d’accourir. Tous deux étaient pâles, et leurs traitscontractés indiquaient les émotions qui les agitaient.

– Si cela est vrai, nous sommesperdus ; disait le comte.

– Pas encore ! répondait lechevalier.

– Oh ! je n’ai guèred’espoir !

– J’en ai deux, moi.

– Lesquels ?

– Celui, d’abord, que la nouvelle estfausse ; celui, ensuite, que le marquis ait eu recours àquelque subterfuge pour essayer de nous tromper.

– Corbleu ! si telle a été sapensée, il ignore à qui il a affaire ? Le médecin est-ilparti ?

– Je l’ai réveillé moi-même, et je l’aivu monter à cheval… Il doit être arrivé depuis près d’uneheure.

– Bien.

– Il nous faudra voir le cadavre.

– Oh ! nous le verrons !

– Et si l’on s’opposait à notreexamen ?

– Impossible ! Nous ferions tant debruit que l’on n’oserait… et s’il y a fourberie…

– S’il y a tromperie, interrompit lechevalier, nous constaterons le fait, en silence ! Ce sera unearme de plus entre nos mains, et une arme terrible !…

Les deux cavaliers arrivèrent à la porte duchâteau. La cour était pleine de paysans et de domestiques. On pritles deux arrivants pour d’anciens amis du marquis, et chacuns’empressa de leur faire place. Le comte et le chevalier mirentpied à terre. Aussitôt un homme vêtu de noir s’avança vers eux.

– Ah ! c’est vous, docteur !fit le chevalier. Avez-vous vu notre pauvre marquis ?

– Pas encore ; je vousattendais.

– C’est bien ! Suivez-nous.

Le comte marchant en tête, les trois hommespénétrèrent dans la salle basse. Jocelyn prévenu de leur arrivéeles attendait sur le seuil.

– Que voulez-vous ? demanda-t-ilbrusquement.

– Le marquis de Loc-Ronan ? réponditle comte.

– Monseigneur est mort !

– Quand cela ?

– Hier à midi et demi.

– Ne pouvons-nous du moins le contemplerune dernière fois ?

– Entrez dans la chapelle, messieurs.

Et Jocelyn, saluant à peine, désigna du gestel’entrée du lieu sacré et se retira.

– Cette mine de vieux boule-dogue anglaisne me présage rien de bon, murmura le comte. Est-ce que ce damnémarquis serait mort et bien mort !

– Entrons toujours ! répondit lechevalier.

Une fois dans la chapelle, et en présence durecteur et des nombreux assistants, les deux aventuriers, cardésormais nous devons leur donner ce titre qui, le lecteur l’adeviné sans doute, leur convient de tout point, les deuxaventuriers crurent nécessaire de jouer une comédie larmoyante. Cefurent donc, de leur part, des gestes attendris et des pleurs malessuyés attestant une douleur vive et profonde.

– Jamais, disaient-ils, chacun sur desvariations différentes, mais au fond sur le même thème, jamais ilsn’auraient pu songer, en quittant quelques jours auparavant leurcher et bien-aimé marquis, qu’ils le serraient dans leurs bras pourla dernière fois !… Puis suivaient des soupirs, deshélas ! des sanglots difficilement contenus.

Il fallait que ces hommes fussent de biencomplets misérables, il fallait que leur cœur fût gangrené toutentier et dénué de l’ombre même d’un sentiment de décence pourqu’ils osassent jouer une si infâme comédie en présence d’uncadavre et d’une foule désolée. Ils poussèrent l’audace jusqu’àdire que leur tendre affection n’avait pu encore se résoudre àajouter foi à toute l’étendue du malheur qui les frappait, etqu’ils avaient amené un médecin pour s’assurer que l’espoir d’uneléthargie ou de toute autre maladie donnant l’apparence de la mortétait anéanti pour eux. Bref, ils jouèrent leur rôle avec une telleperfection que, Jocelyn n’étant pas présent, les prêtres et lestémoins de cette douleur bruyante ne purent s’empêcher de compatirà cette désolation sans borne.

Le pieux recteur de Fouesnan voulut même leurprodiguer les consolations de la parole. On tenta de les arracher àce spectacle qui semblait déchirer leur cœur. Soinsinutiles !… Instances vaines ! Ils persistèrent dans leurdésir de rester présents, et ils déclarèrent formellement nevouloir se retirer qu’après que le célèbre praticien qu’ils avaientamené avec eux, aurait bien et dûment constaté que le malheur étaitirréparable et que la science devenait impuissante. Force fut doncde leur laisser tromper leur douleur pour quelques instants, enleur permettant de satisfaire un désir si légitime et si ardemmentexprimé. Les prêtres s’écartèrent, et le médecin, sur un signe ducomte, gravit les marches du catafalque.

Le docteur avait sans aucun doute reçu desordres antérieurs, car il procéda minutieusement à l’examen ducorps. Après dix minutes d’une attention scrupuleuse, il secoua latête, laissa retomber dans la bière la main inerte qu’il avaitprise, et s’adressant au comte et au chevalier :

– La science ne peut plus rien ici,messieurs, dit-il. Pour faire revivre le marquis de Loc-Ronan, ilfaudrait plus que le pouvoir des hommes, il faudrait un miracle deDieu. Le marquis est bien mort !

Chapitre 15LES HÉRITIERS PRESSÉS.

Le comte et son compagnon courbèrent la têtesous cet arrêt sans appel prononcé à voix haute. Ils se retirèrentensuite à pas lents, au milieu des témoignages d’estime et desympathie. Arrivés à la porte de la chapelle, ils en franchirentsilencieusement le seuil. Mais une fois dans, la cour, ilstraversèrent une voûte, descendirent au jardin, et, ayant trouvé unendroit solitaire :

– Eh bien ! docteur ? demandabrusquement le chevalier en s’adressant au médecin.

– Eh bien ! messieurs, j’ai dit lavérité, répondit froidement celui-ci. Le marquis de Loc-Ronan estbien mort.

– Rien n’est simulé ?

– Tout est vrai.

– Vous en répondez ?

– J’en fais serment. Au reste, si vousdoutez de mes paroles, adressez-vous à quelqu’un de mesconfrères.

– Inutile ! répondit le comte enfrappant du pied avec colère ; inutile ! Nous n’avonsplus besoin de vous, docteur.

– Je puis repartir ?

– Quand vous voudrez.

– Nous vous reverrons ce soir à Quimper,ajouta le chevalier, et nous vous récompenserons de vos peines etde vos bons soins.

Le médecin s’inclina et sortit du petit parc.Les deux hommes, demeurés seuls, se regardèrent pendant quelquesminutes avec anxiété. Puis le comte laissa s’échapper de ses lèvresune série de malédictions qui, si elles eussent été entendues,auraient singulièrement compromis sa douleur affectée.

– Sang du Christ !murmura-t-il ; corps du diable ! nous sommes ruinés,Raphaël !

– Chut ! pas de noms propresici ! répliqua vivement le chevalier.

Il y eut un instant de silence. Tout à coup lecomte releva fièrement la tête. Une pensée soudaine illumina sonfront soucieux.

– Que faire ? demanda lechevalier.

– Voir Jocelyn à l’instant même.

– Pourquoi ?

– J’ai un projet.

– Est-il bon, ce projet ?

– Tu en jugeras, Raphaël, viens avecmoi.

Le comte rencontra Jocelyn dans la cour. Ilalla droit à lui, et, le prenant à part :

– Nous avons à vous parler, luidit-il.

– À moi ? répondit le serviteurétonné.

– À vous-même, sans retard et sanstémoins.

– Mais, dans un semblable moment…balbutia Jocelyn.

– C’est justement le moment qui nousdécide et qui nous fournira le sujet de notre conférence.

– Soit, messieurs, je suis à vosordres…

– Alors conduisez-nous quelque part oùl’on ne puisse nous entendre.

– Montons à la bibliothèque.

– Montons !

Les trois hommes gravirent rapidement lepremier étage de l’escalier du château. Jocelyn introduisit sesdeux interlocuteurs dans la petite pièce que nous connaissons déjà.Rien n’y était changé. Les livres que le marquis avait feuilletésla veille au matin étaient encore ouverts sur la table. Jocelynpoussa un soupir. Le comte et le chevalier n’y prêtèrent pas lamoindre attention. Seulement ils s’assurèrent que personne nepouvait les entendre. Cette précaution prise, ils attirèrent à euxdes siéges.

– Pas là ! s’écria Jocelyn en voyantle comte s’emparer du fauteuil armorié que nous avons décritprécédemment.

– Que dites-vous ?

– Je dis que vous ne vous assiérez pasdans ce fauteuil, fit résolûment le serviteur en éloignant cemeuble révéré.

– Ah ! c’est le fauteuil de feu lemarquis ! répondit le comte avec insouciance et en prenant unautre siége. Soit, je ne vous contrarierai pas pour si peu. Puis jevous jure que la chose m’est complètement indifférente.

– Jocelyn, dit à son tour le chevalier,mon frère a le désir de vous faire une communicationimportante.

– Je vous écoute, répondit Jocelyn endemeurant debout, non par respect, mais par habitude. Seulement jevous ferai observer que j’ai peu de temps à vous donner.

– Oh ! soyez sans crainte, estimableJocelyn, fit le comte en souriant ; je serai bref dans mondiscours, et il ne tiendra qu’à vous de terminer promptement notreconversation…

– Veuillez donc commencer…

– Ça, d’abord, maître valet ! il mesemble que vous manquez étrangement, vis-à-vis de nous, au respectqu’un manant de votre sorte doit à deux gentilshommes tels que lechevalier de Tessy et moi.

– Tout manant que je sois, réponditJocelyn avec hauteur, sachez bien que j’ai quelque influence ici.Tous ces braves paysans qui remplissent la cour et le parcadoraient mon pauvre maître ; si je leur disais que lestortures que vous lui avez infligées l’ont conduit au tombeau,soyez convaincus que vous ne sortiriez pas vivants de ce château,et que, tout bons gentilshommes que vous puissiez être, vous seriezinfailliblement pendus aux grilles avant que cinq minutes sefussent écoulées…

– Oses-tu bien parler ainsi,drôle ?

– Êtes-vous curieux d’en fairel’expérience ?…

Jocelyn se dirigeait vers la porte.

– Nous ne sommes pas venus pour discuteravec vous, fit vivement le chevalier. Écoutez-nous, mon cherJocelyn, et vous agirez ensuite comme bon vous semblera.

– Eh bien ! je vous l’ai déjàdit ; parlez promptement, messieurs, je vous écoute…

– Jocelyn, reprit le comte, vous avieztoute la confiance de votre maître ?

– J’avais effectivement cet honneur.

– Vous n’avez jamais quitté le marquisdepuis trente ans…

– Cela est vrai.

– Donc, vous nous connaissez tous deux,mon frère et moi, et vous n’ignorez pas de quelle nature étaientnos relations avec le marquis ?

Jocelyn ne répondit pas. Le comte de Fougueraycontinua :

– Je prends votre silence pour uneréponse affirmative. Donc, vous savez que votre maître était ennotre puissance, et que son honneur était entre nos mains. Or, vousdevez savoir aussi que l’honneur d’un gentilhomme surtout lorsquece gentilhomme est un Loc-Ronan, vous devez savoir, dis-je, que cethonneur ne meurt point au moment où la vie s’éteint.

– Je ne vous comprends pas.

– En d’autres termes, je veux dire que,vivant ou mort, le marquis de Loc-Ronan peut être déshonoré parnous.

– Quoi ! vous voudriez ?…

– Attendez donc ! La mort du marquisest un obstacle à l’exécution de certaines conventions arrêtéesentre nous, conventions d’où dépend notre fortune à venir, et dontl’inexécution nous porte un préjudice déplorable. Or, vouscomprenez sans peine que nous éprouvions en ce moment quelquesvelléités de vengeance contre ce marquis qui vient nousfrustrer !… Il est mort, cela est vrai, et nous ne pouvonsnous en prendre à son corps ; mais sa mémoire et son nom nousrestent, et nous sommes décidés à les livrer à l’infamie !

– Mais c’est horrible ! s’écriaJocelyn.

– Que pensez-vous de cette résolution,estimable serviteur ? parlez sans crainte…

– Je pense que vous êtes desmisérables !

– Paroles perdues que toutcela !

– Et vous croyez que je vous laisseraiagir ?

– Parbleu !

– Eh bien ! vous voustrompez !

– Vraiment ?

– Je vais…

– Ameuter ces drôles contre nous ?interrompit le comte en désignant les paysans assemblés dans lacour. Erreur, mon cher, grave erreur ! Ce serait le moyen leplus certain de voir déshonorer à l’instant la mémoire de votremaître. Nous ne sommes pas si nigauds que de nous être mis de cettefaçon à la merci des gens ! Nous jeter ainsi dans la gueule duloup, pour qu’il nous croque !… Allons donc ! Lechevalier et moi sommes des gens fort adroits, mon cher Jocelyn.Vous avez vu, lorsqu’il y a quelques jours le marquis voulut fairede nous un massacre général, qu’il a suffi d’un seul mot pour ledésarmer et l’amener à composition ? Sachez bien, mon braveami, que les papiers qui renferment les secrets de la vie de votremaître sont déposés à Quimper, entre les mains d’une personne quinous est toute dévouée… Si, par un hasard quelconque, nous nereparaissions pas ce soir, ces papiers seraient remis à l’instantentre les mains de la justice. Or, vous n’ignorez pas, vous quiêtes au courant des événements politiques, que la justice aimeassez en ce moment à courir sus aux bons gentilshommes, pourflatter les instincts populaires en vue de ce qui doitarriver ? Donc, quoi que vous fassiez, si nous ne nousentendons pas, le marquis de Loc-Ronan, mort ou vivant, serajugé !

– Vous n’oseriez évoquer cetteaffaire ! répondit Jocelyn.

– Pourquoi pas ?

– Parce que je raconterais la vérité,moi !

– Vraiment !

– Je dirais ce que vous avez fait.

– Et quoi donc ! qu’avons-nousfait ?

– Je dirais que vous avez spéculé sur cesecret pour arracher des sommes énormes à mon maître. Enfin, jeraconterais votre dernière visite.

– Bah ! on ne vous croiraitpas !

– On ne me croirait pas ! s’écriaJocelyn avec impétuosité.

– Eh non ! Quelle preuveavez-vous ? Nous démentirons vos paroles.

– Mon Dieu ! Mais enfin quevoulez-vous de moi ?

– Vous prévenir que nous allons agir.

– Oh ! non ! vous ne le ferezpas !…

– Si fait, parbleu !

– Messieurs ! messieurs ! jevous en conjure ! Rappelez-vous que mon pauvre maître vous atoujours comblés de bienfaits. Ne déshonorez pas sa mémoire nerévélez pas cet affreux mystère, oh ! je vous ensupplie !… Voyez ! je me traîne à vos genoux. Dites,dites que vous ne remuerez pas les cendres qui reposent au fondd’un cercueil ? Mon Dieu ! mais quel intérêt vouspousserait ? La vengeance est stérile !

Tout en parlant ainsi, Jocelyn, les yeuxpleins de larmes, les mains suppliantes, s’adressait tour à tour auchevalier et au comte. En voyant le désespoir du fidèle serviteur,le comte lança à son compagnon un regard de triomphe. Puis,revenant à Jocelyn, il sembla prêt à se laisser fléchir.

– Peut-être dépend-il de vous que nousn’agissions pas ainsi que nous l’avons résolu, dit-il.

– Eh ! que dois-je faire pourcela ?

– Répondre franchement.

– À quoi ?

– À ce que nous allons vous demander.

– Parlez donc, messieurs, et si je puisvous répondre selon vos désirs, je le ferai.

– Le marquis a-t-il fait untestament ?

– Je n’en sais rien ; mais je ne lecrois pas.

– Alors, n’ayant eu aucun enfant de sesdeux mariages, ses biens reviendront à des collatéraux ?

– C’est possible.

Le comte et le chevalier poussèrent un profondsoupir.

– Jocelyn, dit brusquement le comte,venons au fait. Nous ne pouvons malheureusement rien prétendre surl’héritage ; mais, avant que la justice soit venue ici mettreles scellés, nous sommes les maîtres de la maison… Or, la justiceva venir avant une heure ; d’ici là, agissons.

– Que voulez-vous donc ? demandaJocelyn.

– Nous voulons que tu nous livresimmédiatement tout ce qu’il y a au château, d’or, d’argent et depierreries…

– Mais…

– Oh ! n’hésite pas ! l’honneurde ton maître te met à notre discrétion ;souviens-toi !…

– Messieurs, je ne puis…

– Dépêche-toi !… te dis-je.

– On m’accusera de vol ! Encore unefois…

– Encore une fois, dépêche-toi ! ou,je te le jure par tous les démons de l’enfer ! si tu nouslaisses sortir d’ici les mains vides, avant qu’il soit nuit, nousaurons publié dans tout le pays la bigamie du marquis deLoc-Ronan.

Jocelyn demeura pendant quelques secondesindécis. Un violent combat se lisait sur sa figure et contractaitsa physionomie expressive. Enfin, il sembla avoir pris unparti.

– Venez ! dit-il, je vais faire ceque vous me demandez, mais que le crime en retombe survous !

– C’est bon ! nous achèterons desindulgences à Rome ! répondit le marquis ; nous sommes aumieux avec trois cardinaux !…

Jocelyn conduisit les deux hommes dans unepièce voisine qui contenait les annales du château et de la familledes Loc-Ronan. Il prit une clef qu’il tira de la poche de sonhabit, et il ouvrit une énorme armoire en chêne toute doublée defer. Cette armoire était, à l’intérieur, composée de diverscompartiments. Le comte exigea qu’ils fussent ouvertssuccessivement. À l’exception d’un seul, ils renfermaient despapiers. Mais ce que contenait le dernier valait la peine d’unerecherche minutieuse. Il y avait là, enfermées dans une petitecaisse en fer ciselé, des valeurs pour plus de cent cinquante millelivres ; les unes en des traites sur l’intendance de Brest,d’autres sur celle de Rennes ; puis des diamants de famillenon montés, de l’or pour une somme de près de trente mille livres,etc., etc.

Le comte et le chevalier, éblouis par la vuede tant de richesses et n’espérant pas trouver un pareil trésor, nepurent retenir un mouvement de joie. Sans plus tarder ilss’emparèrent des traites, toutes au porteur, et des diamants qu’ilsfirent disparaître dans leurs poches profondes. À les voir ainsiâpres à la curée, on devinait les bandits sous les gentilshommes.Jocelyn les connaissait bien, probablement, car il ne s’étonnapas.

Restait l’or dont le volume offrait unobstacle pour l’emporter facilement. Le comte fit preuve alors detoute l’ingéniosité de son esprit fertile en expédients. Après enavoir fait prendre au chevalier et après en avoir pris lui-mêmetout ce qu’ils pouvaient porter, il versa le reste des louis dansune sacoche qu’il se fit donner par Jocelyn. Puis, dégrafant sonmanteau, il l’enroula autour du sac et il passa le tout sur sonbras en arrangeant les plis de manière à dissimuler le fardeau.

– Là ! dit-il quand cela futfait ; maintenant, mon brave Jocelyn, tu vas nous reconduireavec force politesse, et pour te récompenser de ton zèle, nous tejurons que tu n’entendras plus jamais parler de nous !

Jocelyn leva les yeux au ciel en signe deremerciement et s’empressa de précéder les deux larrons.

Chapitre 16LA ROUTE DES FALAISES.

Au moment où le comte et le chevalier semettaient en selle, le lieutenant civil de Quimper, accompagné dedivers magistrats et suivi d’une escorte, arrivait au château pourdresser un inventaire détaillé et apposer officiellement lesscellés. Le comte poussa du coude son compagnon. Ils échangèrent unsourire.

– Qu’en dis-tu ? murmura le comte enmettant son cheval au pas.

– Je dis qu’il était temps !répondit le chevalier.

Les deux cavaliers franchirent le seuil duchâteau en affectant beaucoup d’indifférence et de calme, et enlaissant échapper quelques mots qui pouvaient donner à penserqu’ils se rendaient au-devant d’autres gentilshommes arrivant parla route de Quimper. Mais une fois sur la pente douce quiaboutissait au point où se croisaient le chemin de la ville etcelui des falaises, ils s’empressèrent de suivre ce dernier.

– Un temps de galop, Raphaël ! ditle comte en éperonnant son cheval. On ne sait pas ce qui peutarriver…

Dix minutes après, jugeant qu’ils étaient horsde vue et rien n’indiquant qu’ils eussent un danger à redouter, ilsmirent leurs chevaux à une allure plus douce.

– Corbleu, Diégo ! s’écria Raphaël,la matinée n’est pas perdue !

– Certes ! répondit le comte, lajournée a été moins mauvaise que nous le pensions. Ah ! cematin, je n’espérais plus !

– Le morceau est joli, à défaut du gâteautout entier.

– C’est là ton avis, n’est-cepas !

– Et le tien aussi, je suppose !

– Oui, ma foi ! mais en yréfléchissant, je ne puis m’empêcher de me désoler un peu !Cette mort est venue faire avorter un plan si beau ! Nousavons de l’or, Raphaël, mais nous ne sommes pas riches et Henriquen’a pas de nom !

– Bah ! tu lui donneras letien ! Maintenant que le marquis est mort, rien ne t’empêched’épouser Hermosa.

– Hermosa n’est plus jeune.

– Oui, voilà la pierre d’achoppement.Mais après tout elle est belle encore, et quand elle aura cessé del’être tu t’en consoleras avec d’autres.

– Là n’est point la question. Je penseplus à l’argent qu’à l’amour. Or, environ soixante-quinze millelivres pour chacun ce n’est guère !…

– Eh ! ne quittons pas le pays.Lançons-nous dans la politique. Si Billaud-Varenne tient parole,avant peu la noblesse va se voir assez malmenée. Alors nousquitterons nos titres, nous reprendrons nos véritables noms, etnous trouverons bien au milieu de la révolution qui éclatera, lemoyen de faire fructifier nos capitaux.

– Et si la noblesse triomphe ?

– Eh bien ! nous garderons nostitres, et, comme nous connaissons une partie des secrets desrévolutionnaires, nous les combattrons plus facilement.

– Tu as réponse à tout.

– Tu t’embarrasses d’un rien.

– Corbleu ! Raphaël ! je suisfier de toi. Tu es mon élève, et bientôt tu seras plus fort que tonmaître !…

Raphaël sourit dédaigneusement. Le comte levit sourire, et ses yeux se fermant à demi laissèrent glisser entreles paupières un regard moqueur qui enveloppa son compagnon.

– Maître corbeau !… pensa-t-il.

Il n’acheva pas la citation. En ce moment lesdeux hommes, qui avaient quitté la route des falaises pour unechaussée plus commode située à peu de distance et tracéeparallèlement à la mer, les deux hommes, disons-nous, chevauchaientdans un étroit sentier bordé de genêts et d’ajoncs. Ces derniers,s’élevant à cinq et six pieds de hauteur, formaient un rideau quileur dérobait la vue du pays. Les chevaux, auxquels ils avaientrendu la main, allongeaient leur cou et avançaient d’un pas égal etmesuré.

Depuis quelques instants le comte semblaitprêter une oreille attentive à ces mille bruits indescriptibles dela campagne, auxquels se mêlait le murmure sourd de la houle. Lechevalier paraissait plongé dans des rêveries qui absorbaient touteson intelligence. Enfin il redressa la tête, et s’adressant à sonami :

– Diego ! dit-il.

– Chut ! répondit le comte en sepenchant vers lui.

– Qu’est-ce donc ?

– On nous suit !

– On nous suit ? répéta le chevalieren se retournant vivement.

– Pas sur la route : mais là dansles genêts, il y a quelqu’un qui nous épie… Tiens la bride de moncheval…

Le chevalier s’empressa d’obéir. Le comtesauta lestement à terre et s’élança sur le côté droit du sentier.Il écarta les genêts, il les fouilla de la main et du regard.

– Personne ! s’écria-t-ilensuite.

– Tu te seras trompé !

– C’est bien étrange !

– Tu auras pris le bruit du vent pour lespas d’un homme.

– C’est possible, après tout.

– Ne remontes-tu pas à cheval ?

– Tout à l’heure.

Le comte recommença son investigation, maissans plus de résultat que la première fois.

– Corbleu ! fit-il en revenant à samonture, corbleu ! ces genêts sont insupportables ! Onpeut vous espionner, vous suivre pas à pas sans que l’on puisseprendre l’espion sur le fait !

– Tu es fou, Diégo, lors même qu’un hommeeût marché dans le même sens que nous, pourquoi penser qu’il nousépiât ?

– Allons, je me serai trompé.

– Sans doute, fit le chevalier en seremettant en marche. Écoute-moi, mon cher, j’ai à te communiquerune idée lumineuse qui vient de me surgir tout à coup…

– Quelle est cette idée ?…

– Voici la chose.

– Attends, interrompit le comte,regagnons d’abord le sentier des falaises. Du haut des rochers aumoins on domine la campagne, et personne ne peut vous entendre.

– Soit ! regagnons les falaises…

Les deux cavaliers traversèrent le fourré etse dirigèrent vers les hauteurs. Le vent agitait en ce momentl’extrémité des genêts, de telle sorte que ni le chevalier, ni lecomte ne purent remarquer l’ondulation causée par le passage d’unhomme qui courait en se baissant pour les devancer. Cet homme, dontla position ne permettait pas de distinguer la taille ni de voir levisage, arriva sur les rochers, les franchit d’un seul bond, tandisque les cavaliers étaient encore engagés dans les ajoncs, et, avecl’agilité d’un singe, il se laissa glisser sur une sorte d’étroitecorniche suspendue au-dessus de l’abîme.

Cette arête du roc longeait les falaisesjusqu’à la baie des Trépassés. Elle était large de dix-huit poucesà peine, située à quatre pieds environ en contre-bas de la route,et elle dominait la mer. On ne pouvait en deviner l’existence qu’ens’approchant tout à fait du pic des falaises.

L’homme mystérieux pouvait donc continuer àsuivre la même route que les cavaliers, et à écouter toutes leursparoles sans crainte d’être découvert par eux. D’autant mieux quela surface glissante des rochers ne permettait aux chevaux que demarcher au petit pas. Seulement il fallait que cet homme eût unehabitude extrême de suivre un pareil chemin ; car, il setrouvait sur une corniche large de dix-huit pouces, et la mortétait au bas !

Les deux cavaliers, une fois sur les falaises,continuèrent leur route et reprirent la conversation un momentinterrompue.

– Tu disais donc ? demanda le comteen regardant autour de lui, et en poussant un soupir desatisfaction, tu disais donc, mon cher Raphaël ?…

– Que si tu veux m’en croire, Diégo, nousallons chercher dans le pays une retraite impénétrable, ignorée detous les partis et où nous serons en sûreté.

– Pourquoi faire ?

– Tu ne comprends pas ?

– Non ; développe ta pensée,Raphaël. Développe ta pensée !

– Ma pensée est que cette retraite unefois trouvée, et nous parviendrons à la découvrir avec l’aide deCarfor, nous nous y enfermerons pour y attendre les événements.

– Bon !

– Nous y conduirons Hermosa que tu aimestoujours, quoi que tu en dises ; car elle est encore fortbelle et n’a pas quarante ans, ce qui lui donne le droit d’en avoirvingt-neuf.

– Après ?

– Tu y cacheras Henrique. De mon côté j’ymènerai ma petite Bretonne, et nous passerons joyeusement là lestrois mois d’attente dont nous a parlé Billaud-Varenne. Bienentendu que l’un de nous ira de temps à autre aux nouvelles, etque, si les événements l’exigent, nous agirons plus tôt…

– Eh bien ! cela me souritassez.

– N’est-ce pas ?

– Tout à fait, même.

– Tu m’en vois enchanté.

– Seulement, avoue une chose.

– Laquelle ?

– C’est que ta passion subite pour lajolie Yvonne de Fouesnan, la fiancée de ce rustre, te tient plus aucœur que tu ne voulais en convenir ces jours passés ?

En entendant prononcer le nom d’Yvonne,l’homme qui suivait les falaises en rampant sur la corniche fit untel mouvement de surprise qu’il faillit perdre pied, et qu’il n’eutque le temps de s’accrocher à une crevasse placée heureusement àportée de sa main.

– Mais, répondit le chevalier, je ne tecache pas que la belle enfant me plaît assez.

– Dis donc beaucoup.

– Beaucoup, soit !

– Et tu comptes sur la promesse de Carforpour l’enlever ?

– Sans doute.

– C’est demain, je crois, que la chosedoit avoir lieu ?

– Demain, après la célébration dumariage.

– Ah ! par ma foi ! je ris debon cœur en songeant à la figure que fera le marié !

– Oui, ce sera, j’imagine, assezréjouissant à voir. Les deux hommes se laissèrent aller à un joyeuxaccent d’hilarité.

– Quant à la retraite dont tu parles,reprit le comte en redevenant sérieux, il nous faudra nous enoccuper ces jours-ci.

– Nous en parlerons à Carfor.

– Pourquoi nous fier à lui ?

– Il connaît le pays.

– Crois-moi, Raphaël, en ces sortes dechoses mieux vaut agir soi-même et sans l’aide de personne.

– Eh bien ! nous agirons…

– C’est cela ; mais avant tout, ilfaut songer à mettre notre trésor à l’abri des mains profanes.

– Bien entendu, Diégo ; allonsd’abord à Quimper. Dès demain, nous entrerons en campagne.

– C’est arrêté !

Les deux cavaliers, suivant la route escarpéedes falaises, dominaient la hauts mer, nous le savons. Le cielétait pur, la brume, presque constante sur cette partie des côtes,s’était évanouie sous les rayons ardents du soleil ;l’atmosphère limpide permettait à la vue de s’étendre jusqu’auxplus extrêmes limites de l’horizon. Le comte, qui laissait errerses regards sur l’Océan, arrêta si brusquement son cheval quel’animal, surpris par le mors, pointa en se jetant de côté.

– Raphaël ! dit le comte.Regarde ! Là, sur notre gauche.

– Eh bien ?

– Tu ne vois pas ce navire qui court sirapidement vers Penmarckh ?

– Si fait, je le vois. Mais que nousimporte ce navire ?

– Dieu me damne ! si ce n’est pas lelougre de Marcof.

– Le lougre de Marcof ! répétaRaphaël.

– C’est le Jean-Louis, sang duChrist ! Je le reconnais à sa mâture élevée et à ses alluresde brick de guerre.

– Impossible ! Le paysan que nousavons rencontré il y a trois jours à peine, nous a dit que Marcofétait allé à Paimbœuf et qu’il ne reviendrait que dans douze joursau plus tôt.

– Je le sais ; mais néanmoins, c’estle Jean-Louis, j’en réponds !…

– Marcof n’est peut-être pas à bord.

– Allons donc ! LeJean-Louis ne prend jamais la mer sans son damnépatron.

– Alors si c’est Marcof, Diégo, raison deplus pour chercher promptement un asile sûr !…

– C’est mon avis, Raphaël ; car sice diable incarné connaît la vérité, et Jocelyn la lui apprendrasans doute, il va se mettre à nos trousses. Or, je l’ai vu àl’œuvre, et je sais de quoi il est capable. Je suis brave, Raphaël,je ne crains personne, et tu as assisté, près de moi, à plus d’unerencontre périlleuse, n’est-ce pas ? Eh bien !… toutbrave que je sois et que tu sois toi-même, nous ne pouvonsrivaliser d’audace et d’intrépidité avec cet homme. Il semble quela lutte, le carnage et la mort soient ses éléments. Marcof, sansarmes, attaquerait sans hésiter deux hommes armés, et je crois, surmon âme, qu’il sortirait vainqueur de la lutte ! Hâtons-nousdonc de regagner Quimper, Raphaël, et mettons sans plus tarder tonsage projet à exécution. Un jour nous trouverons l’occasion de nousdéfaire de cet homme, j’en ai le pressentiment ! Mais, en cemoment, ne compromettons point l’avenir par une imprudence.

Le comte et le chevalier, pressant leursmontures, quittèrent la route des falaises en prenant la directionde Quimper.

Chapitre 17MARCOF.

Le comte de Fougueray ne s’était pas trompé,c’était bien le lougre de Marcof qu’il avait aperçu au loin sur lamer. Cette fois, comme le ciel était pur et la brise favorable, leJean-Louis avait donné au vent tout ce qu’il avait detoile sur ses vergues.

Le petit navire fendait la lame avec unerapidité merveilleuse, et Bervic, qui venait de jeter le loch,avait constaté la vitesse remarquable de quatorze nœuds àl’heure.

Le comte n’avait pas été le seul à constaterl’arrivée inattendue du lougre. Un homme qu’il n’avait pu voir,caché qu’il était par la falaise, un homme, disons-nous, suivaitdepuis longtemps les moindres mouvements du Jean-Louis.Cet homme était Keinec.

Se promenant avec agitation sur la grèverocailleuse, il s’arrêtait de temps à autre, interrogeait l’horizonet reportait ses regards sur un canot amarré à ses pieds. Au gré deson impatience, le lougre n’avançait pas assez vite. Enfin, nepouvant contenir l’agitation qui faisait trembler ses membres,Keinec s’embarqua, dressa un petit mât, hissa une voile, et,poussant au large, il gouverna en mettant le cap sur leJean-Louis.

En moins d’une heure, le lougre et le canotfurent bord à bord. Bervic, reconnaissant Keinec, lui jeta un câbleque le jeune marin amarra à l’avant de son embarcation, puis,s’élançant sur l’escalier cloué aux flancs du petit navire, ilbondit sur le pont.

– Où est le capitaine ? demanda-t-ilà Bervic.

– Dans sa cabine, mon gars, répondit levieux matelot.

– Bon ; je descends.

Keinec disparut par l’écoutille et alla droità la chambre de Marcof dont la porte était ouverte. Le patron duJean-Louis, courbé sur une table, était en train depointer des cartes marines. Il était tellement absorbé par sontravail qu’il n’entendit pas Keinec entrer.

– Marcof ! fit le jeune homme aprèsun moment de silence.

– Keinec ! s’écria Marcof enrelevant la tête, et un éclair de plaisir illumina sa physionomie.Ta présence m’en dit plus que tes paroles ne pourraient le faire,et je devine que je puis te tendre la main, n’est-ce pas.

– Je n’ai encore rien fait, murmuraKeinec.

Et les deux marins échangèrent une amicalepoignée de main.

– J’apporte de bonnes nouvelles pournous, reprit Marcof.

– Et moi de mauvaises pour toi.

– Qu’est-ce donc ?

– Je t’ai entendu dire bien souvent quetu aimais le marquis de Loc-Ronan ?

– Le marquis de Loc-Ronan ! s’écriaMarcof. Sans doute ! je l’aime et je le respecte de toute monâme ! il a toujours été si bon pour moi !…

– Alors, mon pauvre ami, ducourage !

– Du courage, dis-tu ?

– Oui, Marcof, il t’en faut !

– Mais pourquoi ?…pourquoi ?

– Parce que…

Keinec s’interrompit.

– Tonnerre ! parle donc !

– Le marquis est mort hier !

– Le marquis de Loc-Ronan est mort !s’écria le marin d’une voix étranglée.

– Oui !

– Par accident ?

– Non, dans son lit.

Marcof demeura immobile. Sa physionomiebouleversée indiquait énergiquement tout ce qu’une pareillenouvelle lui causait de douleurs. Le sang lui monta au visage. Ilarracha sa cravate qui l’étouffait. Ses yeux s’ouvrirent commes’ils allaient jaillir de leurs orbites. Puis il se laissa tombersur un siége, et il prit sa tête dans ses mains. Alors des sanglotsconvulsifs gonflèrent sa poitrine ; des cris rauquess’échappèrent de sa gorge, et au travers de ses doigts crispés deslarmes brûlantes roulèrent sur ses joues bronzées par le vent de lamer. Le désespoir de cet homme était terrible et puissant comme sanature.

Keinec le contemplait dans un religieuxsilence. Enfin Marcof releva lentement la tête. Ses larmestarirent. Il quitta son siége et il marcha rapidement quelquessecondes dans l’entre-pont. Puis il revint près de Keinec.

– Donne-moi des détails, lui dit-il.

Le jeune homme raconta tout ce qu’il savait dela mort du marquis, et ce qu’il raconta était l’expression la plussimplement exacte de la vérité.

– De sorte, continua Marcof, que c’esthier matin que le marquis est mort ?…

– Oui, répondit Keinec, à cette heure onle descend dans le caveau de ses pères.

– Ainsi je ne pourrai même pas revoir unedernière fois son visage ?…

– Dès que j’eus connaissance de cettehorrible catastrophe, continua Keinec, je pensai à t’en donner avisen te faisant passer une lettre par le premier chasse-marée en vuequi eût mis le cap sur Paimbœuf. J’ignorais que tu revinsses sipromptement.

– Je ne suis allé qu’à l’île de Groix,mon ami, et c’est Dieu qui sans doute l’a voulu ainsi, puisqu’il apermis que je pusse arriver le jour même de l’enterrement dumarquis.

– Aussi, dès que j’ai reconnu ton lougreà ses allures, je me suis mis en mer pour venir à toi.

– Merci, Keinec, merci ! Tu es unbrave gars ! Oh ! vois-tu, je souffre autant que puissesouffrir un homme ! continua Marcof, dont les larmesdébordèrent de nouveau. Cela t’étonne, n’est-ce pas, de me voirterrassé par le chagrin ? moi, que tu as vu si souvent donnerla mort avec un sang-froid farouche ! Cela te paraît bizarre,ridicule peut-être, de voir pleurer Marcof, Marcof le cœur d’acier,comme l’appellent ses matelots. Tu me regardes et tu doutes !…Oh ! c’est que le marquis de Loc-Ronan, entends-tu ? lemarquis de Loc-Ronan, c’était tout ce que j’adorais ici-bas !Je n’ai jamais embrassé ni mon père ni ma mère, moi, Keinec !Je n’ai jamais connu la tendresse d’un frère ! Je n’ai jamaiséprouvé de l’amour pour une femme ! Eh bien ! rassembletous ces sentiments, pétris-les pour n’en former qu’un seul.Joins-y l’admiration, l’estime, le respect, et tu n’auras pasencore une idée de ce que je ressentais pour le marquis deLoc-Ronan !… Tu ne me comprends pas ? Tu ne t’expliquespas comment il peut se faire qu’un obscur matelot comme moi porteune telle affection à un gentilhomme d’une ancienne et illustrefamille ?… C’est un secret, Keinec, un secret que jet’expliquerai peut-être un jour. Aujourd’hui sache seulement quetout ce que le cœur peut endurer de tortures, le mien le supporte àcette heure !… Oh ! je suis bien malheureux ! bienmalheureux !…

Et il murmura à voix basse :

– Mon Dieu ! vous me punissez tropcruellement. Il fallait me frapper, moi, et l’épargner,lui !

Keinec comprenait qu’en face d’un pareildésespoir les consolations seraient impuissantes. Il écoutait doncen silence, et profondément ému lui-même. Marcof se calma peu àpeu.

– Matelot, dit-il, crois-tu que nousarrivions à temps pour assister à l’office des morts ?…

– Ne l’espère pas, répondit Keinec. Àl’heure où j’ai quitté la côte, les prières étaient commencées, etmaintenant le corps du marquis repose dans le caveau mortuaire duchâteau.

– Ne pas avoir revu ses traits !… neplus le revoir jamais ! murmurait avec amertume le patron duJean-Louis.

Une pensée subite sembla l’illuminer tout àcoup.

– Keinec ! s’écria-t-il.

– Que veux-tu ?

– Tu m’aimes, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Tu m’es fidèle ?

– Oui, Marcof, fidèle etdévoué !…

– J’aurai besoin de toi cette nuit ;peux-tu m’aider ?

– Cette nuit, comme toujours, je suis àtoi !

– Bien.

– À quelle heure veux-tu que je soisprêt ?

– À dix heures. Trouve-toi dans lamontagne, auprès du mur du parc, à l’angle du sentier qui rejointl’avenue.

– J’y serai.

– Merci, mon gars.

– Puis-je encore autre chose pourtoi ?

– Oui. Nous approchons dePenmarckh ; monte sur le pont et prends le commandement dulougre pour franchir la passe.

Keinec obéit et Marcof demeura seul. Alorsface à face avec lui-même, l’homme de bronze se laissa aller àtoute l’expansion de sa douleur. Pendant deux heures, prières etcris d’angoisse s’échappèrent confusément de ses lèvres. Ses yeuxdevenus arides, étaient bordés d’un cercle écarlate. Sa mainpuissante anéantissait les objets qu’elle prenait convulsivement.Enfin, le corps brisé, l’âme torturée, Marcof se jeta sur sonhamac.

La douleur avait terrassé cette vaillantenature !… Jusqu’à la nuit Marcof ne bougea plus. Deux fois lemousse chargé du soin de préparer son repas entra dans la cabine.Deux fois le pauvre enfant sortit sans avoir osé troubler lesrêveries désolées de son chef.

Les matelots, stupéfaits de ne pas avoir vuMarcof présider au mouillage, s’interrogeaient du regard. Le vieuxBervic surtout exprimait sa surprise par des bordées de juronsénergiques empruntés à toutes les langues connues, et quis’échappaient de sa large bouche avec une facilité résultant de lagrande habitude. Keinec avait formellement défendu aux matelots dedescendre dans l’entre-pont. Le jeune homme voulait qu’on laissâtMarcof libre dans sa douleur.

Vers huit heures du soir, Marcof se jeta à basde son hamac. Il ouvrit un meuble et il en tira une petite cléd’abord, puis une plus grande, et il les serra précieusement toutesdeux dans la poche de sa veste. Il passa ses pistolets à saceinture. Il prit une courte hache d’abordage, et une forte piochequ’il roula dans son caban. Cela fait, il mit le tout sous son braset monta sur le pont.

Il jeta un long regard sur son lougre, ilpassa devant Bervic sans prononcer une parole, et il descendit àterre. Il traversa rapidement Penmarck, il prit le chemin desPierres-Noires, et, tournant brusquement sur la gauche, il sedirigea vers les montagnes. La nuit était noire. La lune ne s’étaitpoint encore levée, et une brume assez forte couvrait la terre.

Arrivé au pied de la demeure seigneuriale,Marcof continua sa route, longea le mur du parc et s’engagea dansle sentier conduisant à la montagne. Tout à coup une forme humainese dressa devant lui.

– C’est toi, Keinec ?demanda-t-il.

– Oui, répondit le jeune homme.

– Viens !

Après avoir franchi l’espace d’une centaine depas, Marcof s’arrêta devant une porte étroite et basse, pratiquéedans la muraille. Il tira la petite clé de sa poche et il ouvritcette porte.

– Suis-moi, dit-il à Keinec.

Tous deux entrèrent. Marcof, en homme quiconnaît parfaitement les aîtres, guida son compagnon à travers ledédale des allées et des taillis. Bientôt ils arrivèrent devant lecorps de bâtiment principal.

Marcof se dirigea vers l’angle du mur, ilpressa un bouton de cuivre, il fit jouer un ressort, et une portemassive tourna lentement sur ses gonds. À peine cette portefut-elle ouverte, qu’une bouffée de cet air frais et humide,atmosphère habituelle des souterrains, les frappa au visage.

Marcof tira un briquet de sa ceinture, fit dufeu, alluma une torche et avança. Keinec le suivit silencieusement.Un escalier taillé dans le roc les conduisit en tournant surlui-même dans un premier étage inférieur.

– Où sommes-nous donc, Marcof ?demanda Keinec à voix basse.

– Dans les caveaux du château deLoc-Ronan, répondit le marin.

Keinec se signa. Marcof avançait toujours.Après avoir traversé une longue galerie voûtée, il se trouva enface d’une porte en fer, percée d’ouvertures en forme d’arabesques,qui permettaient de distinguer à l’intérieur.

Grâce à la clarté projetée par la torche quetenait Marcof, on pouvait apercevoir une longue rangée desépulcres. Le marin prit alors la plus grande des deux clés qu’ilavait apportées et l’introduisit dans la serrure.

Le mouvement qu’il fit pour pousser la porterenversa la torche qui s’éteignit. Les deux hommes demeurèrentplongés dans une obscurité profonde. Tout autre à leur place eûtsans doute été en proie à un mouvement de frayeur ; mais, soitbravoure, soit force de volonté, ils ne parurent ressentir aucuneémotion.

– Ramasse la torche, dit Marcof d’unevoix parfaitement calme, tandis qu’il battait le briquet.

– La voici, répondit Keinec.

La torche rallumée, ils entrèrent. Parmi tousces sépulcres rangés symétriquement, la tête adossée à la muraille,on en distinguait un, le dernier, dont la teinte plus claireattestait une construction récente ; des fragments du plâtreencore frais qui avait servi à sceller la dalle étaient éparsautour de ce tombeau. Marcof, avant de s’en approcher, se dirigeavers celui qui le précédait. C’était la tombe du père du marquis deLoc-Ronan. Il s’agenouilla et pria longuement. Keinec l’imita. Puisse relevant, il revint à la dernière tombe qui se trouvaitnaturellement placée la première en entrant dans le caveau.

– C’est là qu’il repose !murmura-t-il.

Et, prenant une résolution :

– Keinec, dit-il, à l’œuvre, mongars !…

– Que veux-tu donc faire,Marcof ?

– Enlever cette pierre, d’abord.

– Et ensuite ?

– Retirer le cercueil, l’ouvrir,embrasser une dernière fois le marquis, et le recoucher ensuitedans sa dernière demeure !…

– Une profanation, Marcof !…

– Non ! je te le jure ! J’ai ledroit d’agir ainsi que je veux le faire !…

– Marcof !…

– Ne veux-tu pas me prêter tonaide ?

– Mais, songe donc…

– Pas de réflexion, Keinec, interrompitMarcof ; réponds oui ou non. Pars ou reste !

– Je suis venu avec toi, dit Keinec aprèsun silence ; je t’ai promis de t’aider et je t’aiderai.

– Merci, mon gars. Et maintenantmettons-nous à l’œuvre sans plus tarder. Travaillons, Keinec !et, je te le répète encore, que ta conscience soit en repos. J’aile droit de faire ce que je fais.

– Je ne te comprends pas, Marcof ;mais, n’importe, dispose de moi !

Chapitre 18LE SÉPULCRE DU MARQUIS DE LOC-RONAN.

Marcof donna la pioche à Keinec et prit satorche. Tous deux se mirent en devoir de desceller la large dalle.Le plâtre, qui n’avait pas eu le temps de durcir depuis lesquelques heures qu’il avait été employé, céda facilement.

Introduisant le manche de la pioche entre ladalle et les bords de la tombe, Keinec s’en servit comme d’unlevier. Marcof joignit ses efforts aux siens. Tous deux roidissantleurs bras, la dalle se souleva lentement, puis elle glissa sur lebord opposé et tomba sur la terre molle. Le sépulcre était ouvert.Marcof fit un signe de croix sur le vide et dit à Keinec :

– Je vais descendre, allume la secondetorche qui est dans mon caban, et tu me la donneras.

Keinec obéit.

– Bien. Maintenant, matelot, prends lepaquet de cordes et donne-le moi aussi.

Marcof enroula les cordes autour de son brasdroit, et éclairé par Keinec, il descendit avec précaution dans lecaveau. La bière reposait sur deux barres de fer scellées dans lamuraille. Marcof l’attacha solidement, puis pressant l’extrémité dela corde entre ses dents, il remonta. Keinec, devinant sesintentions, saisit le cordage, et tous deux tirèrent doucement,sans secousses, pour hisser le cercueil à l’orifice du caveau.

La tâche était rude et difficile, car lecercueil, en chêne massif et doublé de plomb, était d’une extrêmepesanteur. Mais la volonté froide et inébranlable de Marcofdécuplait ses forces. Keinec l’aidait de tout son pouvoir.

Après un travail opiniâtre, l’extrémité ducercueil apparut enfin. Les deux hommes redoublèrent d’efforts.Marcof, laissant à son compagnon le soin de maintenir en équilibrele funèbre fardeau, quitta la corde, se glissa dans le caveau etpoussa le cercueil de toute la vigueur de ses mains puissantes.Keinec l’attira à lui.

Certes, quiconque eût pu assister à cespectacle, aurait cru à quelque effroyable profanation. L’ensemblede ces deux hommes ainsi occupés, offrait un aspect fantastique etlugubre. Travaillant dans ce caveau sépulcral à la pâle clarté dedeux torches vacillantes qui laissaient dans l’obscurité les troisquarts du souterrain, on les eût pris pour deux de ces vampires deslégendes du moyen-âge qui déterraient les corps fraîchementensevelis, pour satisfaire leur infâme et dégoûtante voracité.Leurs vêtements en désordre, leur figure pâle, leurs longs cheveuxflottants ajoutaient encore à l’illusion. Et cependant c’étaitl’amour fraternel qui conduisait l’un de ces hardisfossoyeurs ; c’était l’amitié qui guidait l’autre !…Marcof voulait revoir les restes chéris de celui qu’il avait perdu.Keinec aidait Marcof dans l’accomplissement de ce pieux désir,parce que Marcof était son ami.

Encore quelques efforts et leur travailpénible allait être couronné de succès. Marcof voyant la bièremaintenue par Keinec, se hissa hors du tombeau. Puis tous deuxattirèrent le cercueil pour le déposer doucement à terre.

Malheureusement ils avaient compté sans lepoids énorme du cercueil. À peine l’eurent-ils incliné de leurcôté, que la masse les entraîna. Leurs ongles se brisèrent sur lecoffre de chêne ; le cercueil, poussé par sa propre pesanteur,fit plier leurs genoux. En vain ils firent un effort suprême pourle retenir, ils ne purent en venir à bout. La bière tombalourdement à terre.

Marcof poussa un cri de douleur. Keinec laissaéchapper une exclamation de terreur folle, et il recula comme prisde vertige, jusqu’à ce qu’il fût adossé à la muraille. C’est qu’entombant à terre le cercueil, au lieu de rendre un son mat, avaitsemblé pousser un soupir métallique. On eût dit plusieurs feuillesde cuivre frappant, les unes contre les autres.

Keinec et Marcof se regardèrent. Ilsfrémissaient tous deux.

– As-tu entendu ? demanda Keinec àvoix basse.

– Quoi ? Qu’est-ce quecela ?

– L’âme du marquis qui revient !

– Oh ! si cela pouvait être !fit Marcof en s’inclinant, ce serait trop de bonheur.

– Marcof, si tu m’en crois, tu renoncerasà ton projet.

– Non !

– Eh bien ! achevons donc àl’instant, car j’étouffe ici !…

– Achevons.

Ils déclouèrent la bière. Au moment d’enleverle couvercle ils s’arrêtèrent tous deux et firent le signe de lacroix. Puis, d’une main ferme, Marcof souleva les planchesdéclouées.

Un long suaire blanc leur apparut.

Marcof porta la main sur l’extrémité du suairepour le soulever à son tour. Keinec recula. Marcof écarta lelinceul et se pencha en avant. Ses yeux devinrent hagards, sescheveux se hérissèrent, il poussa un grand cri et tomba àgenoux.

– Keinec ! s’écria-t-il, le marquisn’est pas mort.

Keinec, domptant sa terreur, se précipita verslui.

– Keinec, reprit Marcof, le marquis n’estpas mort.

– Que dis-tu ?

– Regarde !

– Non ! non ! répondit Keinecqui crut que son compagnon était devenu fou.

– Mais regarde donc, te dis-je !

Et Marcof, arrachant le linceul, découvrit, aulieu d’un cadavre, un rouleau de feuilles de cuivre.

– Miracle ! s’écria Keinec.

– Non ! pas de miracle !répondit Marcof. Le marquis a voulu faire croire à sa mort.

– Dans quel but ?

– Le sais-je ?… Mais, viens !j’étouffe de joie. Le vieux Jocelyn nous dira tout !

Et, se précipitant hors du caveau sépulcral,Marcof entraîna Keinec avec lui. Dès qu’ils furent remontés, etaprès avoir refermé l’entrée secrète du souterrain, ils sedirigèrent vers une autre porte, dissimulée dans la muraille. Maisau moment de frapper à cette porte ou de faire jouer un ressort,Marcof s’arrêta.

– Nous ne devons pas entrer par ici,dit-il ; faisons le tour et allons sonner à la grille. Mais,écoute, Keinec, avant de sortir d’ici, il faut que tu me fasses unserment, un serment solennel ! Jure-moi, sur ce qu’il y a deplus saint et de plus sacré au monde, de ne jamais révéler àpersonne ce dont nous venons d’être témoins !

– Je te le jure, Marcof ! réponditKeinec. Pour moi, comme pour tous, M. le marquis de Loc-Ronanest mort, et bien mort !…

– Partons, maintenant.

– Tu oublies quelque chose.

– Quoi donc ?

– Nous n’avons pas remis ce cercueil à saplace, et nous avons laissé la tombe ouverte.

– Qu’importe ! Jocelyn et moi avonsseuls les clés du caveau, et je vais parler à Jocelyn…

Keinec se tut. Les deux amis firent rapidementle tour du mur extérieur, et allèrent sonner à la grille d’honneur.On fut longtemps sans leur répondre. Enfin un domestiqueaccourut.

– Que demandez-vous ? fit-il.

– Nous demandons à entrer au château.

– Pourquoi faire ? M. lemarquis est mort et les scellés sont posés partout.

– Faites-nous parler à Jocelyn.

– À Jocelyn ? répéta ledomestique.

– Oui, sans doute ! répondit Marcofavec impatience.

– Impossible.

– Pourquoi ?

– Parce que cela ne se peut pas, vousdis-je…

– Mais, tonnerre !t’expliqueras-tu ? s’écria le marin. Parle vite, ou sinon jet’envoie à travers les barreaux de la grille une balle pour tedélier la langue.

– Ah ! mon Dieu ! fit ledomestique avec effroi, je crois que c’est le capitaineMarcof !

– Eh oui ! c’est moi-même ; et,puisque tu m’as reconnu, ouvre-moi vite ou fais venir Jocelyn.

– Mais, encore une fois, cela ne se peutpas.

– Est-ce que Jocelyn estmalade ?

– Non.

– Eh bien ?…

– Mais il est parti.

– Parti ! Jocelyn a quitté lechâteau ?

– Oui, monsieur !

– Quand cela ?

– Aujourd’hui même, pendant que lajustice posait les scellés, et tout de suite après que l’on eutdescendu dans les caveaux le corps de notre pauvre maître.

– Où est-il allé ?

– On l’ignore ; on l’a cherchépartout. Il y en a qui disent qu’il s’est tué de désespoir.

– Où peut-il être ? se demandaitMarcof en se frappant le front.

– Vous voyez bien qu’il est inutile quevous entriez, dit le domestique.

Et, sans attendre la réponse, il se hâta de seretirer. Marcof et Keinec s’éloignèrent. Arrivés sur les falaises,Marcof s’arrêta, et, saisissant le bras du jeune homme :

– Keinec ! dit-il.

– Que veux-tu ?

– Je mets à la voile à la maréemontante ; tu vas venir à bord.

– Je ne le puis pas, Marcof.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est bientôt qu’Yvonne semarie…

– Eh bien ?

– Et tu sais bien qu’il faut que je tueJahoua !…

– Encore cette pensée demeurtre ?

– Toujours !

Marcof demeura silencieux. Keinec semblaitattendre.

– Qu’as-tu fait depuis mon départ ?demanda brusquement le marin.

– Rien !

– Ne mens pas !

– Je te dis la vérité.

– Tu as vu quelqu’un cependant ?

Keinec se tut.

– Réponds !

– J’ai juré de me taire.

– Je devine. Tu as consultéCarfor ?

– C’est possible.

– C’est lui qui te pousse au mal.

– Non ! ma résolution étaitprise.

– C’est lui qui te l’a inspirée jadis, jele sais.

Keinec fit un geste d’étonnement, mais il nedémentit pas l’assertion de Marcof.

– Sorcier de malheur ! repritcelui-ci avec violence, je t’attacherai un jour au bout d’une demes vergues !

Keinec demeura impassible. Marcof frappait dupied avec colère.

– Encore une fois, viens à bord.

– Non !

– Tu refuses ?

– Oui.

– Tu viendras malgré toi ! s’écriale marin.

Et, se précipitant sur Keinec, il le terrassaavec une rapidité effrayante. Keinec ne put même pas se défendre.Il fut lié, garrotté et bâillonné en un clin d’œil. Cela fait,Marcof le prit dans ses bras et le transporta dans les genêts.

– Maintenant, se dit-il, les papiers del’armoire de fer m’apprendront peut-être la vérité.

Abandonnant Keinec, qu’il devait reprendre àson retour, il se dirigea rapidement vers le château. À peineeut-il disparu, qu’un homme de haute taille, écartant les genêts,se glissa jusqu’à Keinec, tira un couteau de sa poche, trancha lesliens et enleva le bâillon.

– Merci, Carfor ! fit Keinec en seremettant sur ses pieds.

– Viens vite ! réponditcelui-ci.

Et tandis que Keinec, silencieux et pensif,suivait la falaise, Carfor murmurait à voix basse :

– Ah ! Marcof, pirate maudit, tuveux me pendre à l’une de tes vergues ! tu apprendras àconnaître celui que tu menaces, je te le jure !

Puis, sans échanger une parole, les deuxhommes se dirigèrent vers la grotte de Carfor.

Pendant ce temps, Marcof pénétrant de nouveaudans le parc, arrivait à la petite porte qu’il n’avait pas vouluouvrir.

Il fit jouer un ressort. La porte s’écarta. Ilentra. Sans allumer de torche cette fois, il gravit l’escalier quise présentait à lui, il pénétra dans la chambre mortuaire, et ilvoulut ouvrir la porte donnant sur le corridor. Il sentit unelégère résistance. Cette résistance provenait de la bande deparchemin des scellés apposés sur toutes les portes du château.

– Tonnerre !… murmura-t-il, labibliothèque doit être fermée également.

Il réfléchit pendant quelques secondes. Puisil ouvrit la fenêtre, et montant sur l’appui, il se laissa glisserjusqu’à la corniche. Grâce à cette agilité, qui est l’apanage del’homme de mer, il gagna extérieurement la petite croisée en ogivequi éclairait la pièce dans laquelle il voulait pénétrer.

Il brisa un carreau, il passa son bras dansl’intérieur, il tira les verrous, il poussa les battants de lafenêtre, et il pénétra dans la bibliothèque. Alors il alluma unebougie et se dirigea vers la partie de la pièce que lui avaitdésignée son frère. Il déplaça les volumes. Il reconnut le secretindiqué. L’armoire s’ouvrit sans résistance. Elle renfermait uneliasse de papiers.

Marcof tira ces papiers à lui, s’assura quel’armoire ne renfermait pas autre chose, la referma et remit lesin-folio en place dans leurs rayons. Puis, la curiosité lepoussant, il entr’ouvrit les papiers et en parcourut quelques-uns.Tout à coup il s’arrêta.

– Ah ! pauvre Philippe !murmura-t-il, je devine tout maintenant ! jedevine !…

Ce disant, il mit les manuscrits sur sapoitrine, les assura avec l’aide de sa ceinture, et reprenant laroute aérienne qu’il avait suivie, il regagna le petit escalier duparc. Quelques minutes après, il atteignait l’endroit où il avaitlaissé Keinec. La lune s’était levée et éclairait splendidement lacampagne. Marcof reconnut la place ; il la vit foulée encorepar le corps du jeune homme, mais elle était déserte.

– Carfor nous épiait !… dit-il aubout d’un instant. Keinec est libre. Ah ! malheur au pauvreJahoua ! malheur à lui et à Yvonne ! Damné sorcier !je fais serment que tout le sang qui sera versé par ta faute, tu mele payeras goutte pour goutte !

Puis, se remettant en marche, il aperçutbientôt les maisons de Penmarckh et la mâture élancée de son lougrequi se balançait sur la mer.

Chapitre 19CARFOR ET RAPHAEL.

Dès que Carfor et Keinec furent arrivés à labaie des Trépassés, ils entrèrent dans la grotte. Keinec étaittoujours silencieux et sombre. Carfor souriait de ce mauvaissourire du démon triomphant.

– Mon gars, dit-il enfin, tu vois ce queMarcof a tenté contre toi ?

– Ne parlons plus de Marcof, réponditKeinec avec impatience ; Marcof est mon ami. Quoi que tudises, Carfor, tu ne parviendras pas à me faire changer d’avis.

– Ainsi tu lui pardonnes de t’avoirviolenté ?

– Oui.

– Tu l’en remercies même ?

– Sans doute, car je juge sonintention.

– À merveille, mon gars ! N’enparlons plus, comme tu dis, mais tu aurais tort de t’arrêter en sibelle voie ! Tu pardonnes à Marcof ; pendant que tu es entrain, pardonne à Yvonne, et remercie-la d’épouser Jahoua.

– Tais-toi, Carfor !…tais-toi !…

– Bah ! pourquoi tecontraindre ?…

– Tais-toi, te dis-je ! répétaKeinec d’une voix tellement impérative que Carfor se recula. Sij’ai accepté la liberté que tu m’as rendue ce soir, c’est que jeveux me venger.

– Dès aujourd’hui ?…

– Le puis-je donc ?

– N’est-ce pas aujourd’hui qu’a lieu lemariage ?

– Tu te trompes, Carfor ; la mort dumarquis de Loc-Ronan a fait remettre la fête de la Soule, et lacérémonie du mariage de Jahoua et d’Yvonne.

– Ah ! tu sais cela ? fitCarfor avec un peu de dépit.

– L’ignorais-tu ?

– Non.

– Alors pourquoi me demander si je mevengerai aujourd’hui, lorsque toi-même tu m’as affirmé qu’il mefallait attendre le jour de la bénédiction nuptiale.

Carfor ne répondit pas. Depuis quelquesinstants il paraissait réfléchir profondément. Enfin il se leva,sortit de la grotte, interrogea le ciel, et revenant vers le jeunehomme :

– Trois heures passées, dit-il. Keinec,il faut que je te quitte. Je m’absenterai jusqu’au soleil levé maisil faut que tu m’attendes ici, il le faut, Keinec, au nom même deta vengeance, dont le moment est plus proche que tu ne lecrois…

– Que veux-tu dire ?

– Je m’expliquerai à mon retour.M’attendras-tu ?

– Oui.

Sans ajouter un mot, Carfor prit son pen-baset s’éloigna. Après avoir regagné les falaises, le berger longea laroute de Quimper et s’enfonça dans les genêts. Il avait sans douteune direction arrêtée d’avance, car il marcha sans hésiter etarriva à une saulaie située à peu de distance d’un petit ruisseau.Au moment où il y pénétrait, un cavalier débouchait de l’autrecôté. Ce cavalier était le chevalier de Tessy.

– Palsambleu ! s’écria-t-iljoyeusement en apercevant Carfor, te voilà enfin ! Sais-tu quej’allais parodier le mot fameux de Sa Majesté Louis XIV, etdire : j’ai failli attendre !

– Je n’ai pas pu venir plus tôt, réponditCarfor.

– Tu arrives à l’heure, c’est tout cequ’il me faut. Ta présence me prouve que tu as trouvé mon messagedans le tronc du vieux chêne, ainsi que cela était convenu entrenous…

– Je l’ai trouvé. Que voulez-vous demoi ?

– Corbleu ! je trouve la questionpassablement originale. Est-ce que par hasard tu aurais oublié lesdix louis que je t’ai donnés et les cinquante autres que je t’aipromis ?

– Cent, s’il vous plaît.

– Bravo ! tu as bonne mémoire.

– Oui ! je n’ai rien oublié.

– Eh bien, si je ne m’abuse, maîtresorcier, c’est demain que nous nous occupons de l’enlèvement.

– Cela ne se peut plus.

– Qu’est-ce à dire ?

– Il faut que vous attendiez huit joursencore.

– Corps du Christ ! je n’attendraiseulement pas une heure de plus que le temps que je t’ai donné,maraud ! s’écria le chevalier en mettant pied à terre et enattachant la bride de son cheval à une branche de saule.

Puis il fouetta cavalièrement ses bottesmolles avec l’extrémité d’une charmante cravache. Carfor leregardait et ne répondait point.

– Ne m’as-tu pas entendu ? demandale chevalier.

– Si fait.

– Eh bien ?

– Je vous le dis encore, c’estimpossible.

– Et moi, je te répète que je ne veux pasattendre.

– Il le faut cependant.

– Pour quelle cause ?

– Le mariage de la jeune fille a étéreculé de huit jours.

– À quel propos ?

– À propos de la mort du marquis.

– Damné marquis ! grommela lechevalier, il faut que sa mort vienne contrarier tous mesprojets ; mais, palsambleu ! nous verrons bien.

Puis s’adressant au berger :

– Au fait, dit-il, que diable veux-tu queme fasse la mort du marquis de Loc-Ronan dont Satan emportel’âme ?

– Il ne s’agit pas de la mort du marquis,répondit Carfor, mais bien du mariage qui se trouve reculé parcette mort.

– Eh ! mon cher, je ne tiens enaucune façon à ce que la belle ait prononcé des serments au pieddes autels. Que je l’enlève, c’est pardieu bien tout ce qu’il mefaut !…

– Je comprends cela.

– Eh bien ! alors ?

– Ce mariage nous est cependantindispensable pour réussir.

– Que chantes-tu là, corbeau de mauvaisaugure ?

– La vérité. Ce mariage doit être notreplus puissant auxiliaire.

– Explique-toi clairement.

– Sachez donc que mes mesures étaientprises. Aujourd’hui même, jour de la bénédiction des deux promis,la fête de la Soule devait avoir lieu.

– Qu’est-ce que c’est que la fête de laSoule ?

– Une vieille coutume du pays qu’ilserait trop long de vous expliquer.

– Passons alors.

– Jahoua, le fiancé d’Yvonne, aurait ététué à cette fête.

– Bah ! vraiment ?

– Vous comprenez quel tumulte auraitoccasionné sa mort.

– Sans doute !

– Dès lors, rien n’était plus facile, parruse ou par violence, que de s’emparer d’Yvonne.

– Tiens ! tiens ! tiens !s’écria le chevalier en riant ; mais c’était fort bien imaginétout cela !…

– D’autant plus que j’aurais augmenté cetumulte par des moyens qui sont à ma disposition, et peut-êtreréussi à faire un peu de politique en même temps.

– Très-ingénieux, sur ma foi !

– Malheureusement, vous le savez, la fêtede la Soule et le mariage sont reculés. Il faut donc ajourner notreexpédition.

– Je ne suis pas de ton avis.

– Cependant…

– Je veux enlever Yvonne aujourd’hui, et,morbleu ! je l’enlèverai !

– Sans moi ?

– Avec toi, au contraire.

– Comment cela ?

– Écoute-moi attentivement.

Carfor fit signe qu’il était disposé à ne paslaisser échapper un mot de ce qu’allait dire le chevalier.

– Nous disons, continua celui-ci, qu’ilte faut un tumulte quelconque dans le village deFouesnan ?

– Oui, répondit le berger.

– Cela est indispensable ?

– Tout à fait.

– Eh bien ! mon gars, j’ai tonaffaire.

– Je ne comprends pas.

– Tu sauras qu’aujourd’hui même il y auraà Fouesnan, non-seulement un tumulte, mais encore un véritableorage, une émeute même, et peut-être bien un commencement decontre-révolution.

– Expliquez-vous, monsieur lechevalier ! s’écria Carfor avec anxiété.

– Comment, tu ne sais rien ?

– Rien !

– Toi ? un agentrévolutionnaire ? continua le gentilhomme, ou celui qui enportait l’habit, ravi intérieurement de prouver au berger que lui,Carfor, n’était qu’un de ces agents subalternes qui ne saventjamais tout, tandis que lui, le chevalier de Tessy, connaissait àfond les intrigues politiques du département.

Carfor, effectivement, laissait voir une viveimpatience. Le chevalier reprit :

– Voyons, je veux bien t’éclairer. Tudois au moins savoir que, depuis quelques mois, une partie de laBretagne s’agite à propos des prêtres.

– Pour le serment à laconstitution ?

– C’est cela.

– Oui, les assermentés et lesinsermentés, les jureurs et les vrais prêtres, comme on les appelledans le pays.

– Parfaitement.

– Je savais cela, monsieur ; mais jesavais aussi que, jusqu’ici, la Cornouaille était restée calme, etque le département ne tourmentait pas les recteurs comme dans lepays de Léon, dans celui de Tréguier et dans celui de Vannes…

– Oui, mon cher ; mais tu n’ignorespas non plus que l’Assemblée législative a rendu un décret parlequel il est formellement interdit aux prêtres non assermentésd’exercer dans les paroisses ? Comme tu viens de le dire, laCornouaille, autrement dit le département de Finistère, n’avait pasencore sévi contre ses calotins. Mais l’administration a reçu desordres précis auxquels il faut obéir sans retard.

– Elle va sévir contre lesrecteurs ? demanda vivement Carfor dont l’œil brillad’espoir.

– Sans doute.

– En êtes-vous certain ?

– J’en réponds.

– Et quand cela ?

– Tout de suite, te dis-je.

– Bonne nouvelle !

– Excellente, mon cher. Es-tu curieux deconnaître l’arrêt de l’administration ?

– Certes !…

– J’en ai la copie dans ma poche.

– Oh ! lisez vite, monsieur lechevalier !

Le chevalier prit un papier dans la poche deson habit, et il s’apprêta à en donner lecture.

– Écoute, dit-il, je passe sur lesformules d’usage et j’arrive au point important :

– Nous, administrateurs, etc., etc.Ordonnons ce qui suit :

« 1° Que toutes les églises etchapelles, autres que les églises paroissiales, seront fermées dansles vingt-quatre heures.

« 2° Que tous les prêtresinsermentés demeureront en état d’arrestation.

« 3° Que tout citoyen qui, au lieude faire baptiser ses enfants par le prêtre constitutionnel,recourrait aux insoumis, sera déféré à l’accusateur public.

« Arrêté du département du Finistère, 30juin 1791. »

– Or, continua le chevalier après avoirterminé sa lecture, il résulte des informations que j’ai prises,que le recteur de Fouesnan n’est nullement assermenté. Aujourd’huimême, messieurs les gendarmes se présenteront au presbytère etl’arrêteront. Les gars du village tiennent plus à leur curé qu’à lapeau de leur crâne. Crois-tu qu’ils le laisserontemmener ?

– Non certes ! répondit Carfor.

– En poussant adroitement les masses, etc’est là ton affaire, on arrivera facilement à une petiterébellion. Or, une rébellion, maître Carfor, quelque minime qu’ellesoit, ne s’accomplit pas sans beaucoup de tumulte, et, dans untumulte politique, on garde peu les jeunes filles.Comprends-tu ?

– Parfaitement.

– Et tu agiras ?

– Vous pouvez vous en rapporter à moi. Àquelle heure les gendarmes doivent-ils venir au presbytère deFouesnan ?

– Vers la tombée de la nuit…

– Vous en êtes sûr ?

– J’en suis parfaitement certain.

– Alors trouvez-vous avec un bon chevalet un domestique dévoué à l’entrée du village du côté du chemin desPierres-Noires.

– Bon ! à quelle heure ?

– À sept heures du soir.

– Tu m’amèneras Yvonne ?

– À mon tour je vous en réponds.

– Seras-tu obligé d’employer dumonde ?

– Pourquoi cette question ?

– Parce qu’il me répugne de mettrebeaucoup d’étrangers au courant de mes affaires.

– Tranquillisez-vous, j’agirai seul.

– Bravo ! maître Carfor. Tu esdécidément un sorcier accompli.

– Voilà le jour qui se lève.Séparons-nous.

– À ce soir, à Fouesnan.

– À sept heures, mais à condition que lesgendarmes agiront de leur côté.

– Cela va sans dire.

– Adieu, monsieur le chevalier.

– Adieu, mon gars.

Et le chevalier de Tessy, enchanté de latournure que prenaient ses affaires, décrocha la bride de soncheval, se mit légèrement en selle et partit au galop. Carfordemeura seul à réfléchir.

– Oh ! les prêtres vont êtrepoursuivis maintenant ! pensait-il, et un éclair joyeux sereflétait sur ses traits amaigris. On va donner la chasse auxrecteurs ! Tant mieux ! Les paysans se révolteront, lescoups de fusil retentiront. C’est la guerre dans le pays ! Laguerre ! Oh ! il sera facile alors de frapper sesennemis ! Quel malheur que ce marquis de Loc-Ronan soit mortsi vite ! Dans quelques mois, j’aurais peut-être pu le tuermoi-même ! N’importe, les autres me restent et Jahoua sera lepremier !

Et Carfor, poussant un éclat de rire sauvage,frappa ses mains l’une dans l’autre en murmurant d’une voixvibrante :

– Tous ! ils mourront tous ! etje serai riche et puissant !

Chapitre 20UN PRÊTRE ASSERMENTÉ.

En 1791, la Bretagne ne se soulevait pasencore ouvertement, mais de sourdes menées faisaient fermenter dansla tête des paysans de vagues idées de lutte contre le nouveau modede gouvernement établi. Depuis la proclamation de la constitution,une scission s’était opérée dans le clergé, et cette scissionmenaçait de partager non-seulement les prêtres, mais encore lesparoisses.

Au mois de juillet 1790, quelques jours avantla fête de la Fédération, Armand-Gaston Camus, prêtre janséniste,aidé par ses amis, avait provoqué la régularisation du temporel del’Église. Le temporel est, on le sait, le revenu qu’unecclésiastique tire de ses bénéfices. D’abord, la proposition futmal accueillie par l’Assemblée ; Camus prétendait vouloirmettre le clergé en communion d’intérêt avec le peuple, mais lecôté droit crut apercevoir dans cette motion un moyen employé pourservir la cause de Jansénius, et il la repoussa de toutes sesforces, n’épargnant pas à l’orateur le ridicule ni les injures.

Camus, néanmoins, ne se tint pas pour battu.Le 12 du même mois, il revint à la charge et développa ses idées.Il ne s’agissait de rien moins que d’une révolution dansl’établissement de la constitution existante du clergé. Camusassimilait la division ecclésiastique à la division civile,réduisait les cent trente-cinq évêques à quatre-vingt-trois,détruisait les chapitres, les abbayes, les prieurés, les chapelleset les bénéfices, confiait le choix des évêques et des curés auxmêmes corps électoraux chargés de nommer les administrationsciviles, et statuait enfin qu’aucun évêque, à l’avenir, ne pourraits’adresser au pape pour en obtenir la confirmation. De plus, lecasuel était supprimé et remplacé par un traitement fixe.

Après une vive et orageuse discussion,l’Assemblée adopta ce projet que l’on nomma la Constitutioncivile du clergé. Louis XVI, cependant, n’approuva pasimmédiatement cette décision ; et avant de la sanctionner deson pouvoir royal, il demanda du temps pour réfléchir. Puis ilécrivit au pape de venir en aide à sa conscience. Le pape fitlongtemps attendre sa réponse, et pendant de longs mois, laconstitution devint un obstacle à la concorde générale. Enfin, le26 décembre, le roi, obsédé par les manœuvres de ceux qui lepoussaient, approuva le décret et sanctionna du même coup l’articlerelatif au serment que devaient donner les prêtres à cetteconstitution nouvelle, article arrêté depuis peu par l’Assemblée.Le lendemain de ce jour, cinquante-huit ecclésiastiques prêtèrentce serment au sein de l’Assemblée, et le décret fut bientôtplacardé par toute la France avec ordre d’y obéir, en dépit dessages observations de Cazalès qui s’y opposa vivement.

« Les querelles religieuses vontrecommencer, s’écria-t-il du haut de la tribune ; le royaumesera divisé et réduit bientôt à cet état de misère et de guerrecivile qui rappellera l’époque sanglante de la révocation de l’éditde Nantes !

Le 4 janvier 1791, M. de Bonnac,évêque d’Agen, monte à son tour à la tribune et refuse le sermentprêté par l’abbé Grégoire ; d’autres prêtres suivent sonexemple. La séance devient orageuse ; on entend des cris dansles tribunes et au dehors de la salle. Alors l’Assemblée décrèteque les membres interpellés répondront seulement oui ounon. Tous les évêques et tous les ecclésiastiques quisiégent à droite répondent par un refus formel. Le 9, vingt-neufcurés des paroisses de Paris refusent d’accepter la constitution.Le 10, l’abbé Noy envoie à Bailly son serment civique signé de sonsang. Le même jour, une caricature, colportée dans tout Paris,représente un prêtre en chaire : une corde, mue par une poulieet tirée par les patriotes, lui fait lever les bras. Enfin, surhuit cents ecclésiastiques employés dans la capitale, plus de sixcents préfèrent renoncer à leurs places plutôt que d’obéir àl’ordre de l’Assemblée.

Bientôt la province vint augmenter le nombrede ces réfractaires. Sur les cent trente-cinq évêques, quatreseulement prêtèrent le serment exigé ; les autres serenfermèrent dans un refus absolu, déclarant que leur conscienceles empêchait d’accéder à ce que l’on exigeait d’eux. Lespopulations des campagnes, tiraillées en sens contraire, penchaientouvertement du côté de leurs anciens pasteurs. En Bretagne,surtout, l’émotion fut vive et profonde, bien qu’elle se produisîttardivement en raison de l’éloignement de la province de lacapitale et de la façon de vivre de ses paysans. Depuis lespremiers jours de 1791 jusqu’à l’époque à laquelle se passe notrerécit, cependant, les départements de l’Ouest s’étaient peu à peuoccupés de leur clergé menacé, et le schisme s’y faisait jour.Certains ecclésiastiques, adoptant les doctrines à l’ordre du jour,s’étaient empressés de se rallier au parti triomphant, et n’avaientpas hésité à lui jurer fidélité et obéissance. D’autres, aucontraire, et surtout les prêtres des départements de l’Ouest,avaient refusé obstinément de reconnaître la constitution, et parconséquent de lui prêter serment.

De là les assermentés et les insermentés. Cesderniers luttaient contre le pouvoir, excitant même le zèle deleurs concitoyens, et les conduisant de l’opposition passive à larévolte ouverte. Agissant soit avec connaissance de cause, soit parignorance, ils prêchaient la guerre civile. D’un autre côté, lespersécutions sans nombre qui devaient les atteindre allaient enfaire des martyrs. Puis, il faut le dire, parmi ces prêtresréfractaires, il se trouvait de dignes pasteurs, amis du repos etde la tranquillité, et ne comprenant pas comment eux, ministres duDieu de miséricorde, étaient ou n’étaient pas déchus de leursacerdoce, suivant qu’ils avaient prêté ou non un serment entre lesmains de citoyens revêtus d’écharpes tricolores. Ils disaientqu’ils servaient Dieu d’abord et non la révolution ; ilsdemandaient simplement qu’on les laissât continuer en paix leurpieuse mission, et qu’on ne les chassât pas des cures qu’ilsadministraient depuis si longtemps. Mais l’Assemblée législativevoyait en eux des agents provocateurs, et, les poursuivant sansrelâche, augmentait encore leur influence. Mis en révolte ouvertecontre la loi, ils agirent contre elle, et se firent un honneur etun devoir de ne pas céder. Non contents de blâmer ce qu’ilsnommaient l’apostasie des prêtres assermentés, ils excitaient lesfidèles à chasser ces derniers de leur paroisse, et à les traitercomme des profanateurs et des impies.

Presque toutes les communes avaient repoussépar la force les curés que l’on voulait leur imposer. Dans cellesoù on les souffrait, l’église était déserte. Les enfants mêmes sesauvaient en désignant le nouveau prêtre sous le nom de« jureur. »

Quant aux curés réfractaires, la persécutionleur avait donné une sainteté véritable. Chaque paroisse cachait aumoins un de ces proscrits. La nuit on leur conduisait, de plusieurslieues, les enfants nouveau-nés et les malades, pour baptiser lesuns et bénir les autres. Tout mariage qui n’eût pas été consacrépar eux eût été réputé impur et presque nul. Ne pouvant pasofficier de jour dans les églises qui leur étaient fermées, ilsimprovisaient des autels dans les bruyères, sur quelque pierredruidique, au fond des bois, sur des souches amoncelées, au borddes grèves, sur des rochers laissés à sec par la marée basse. Desenfants de chœur, allant de ferme en ferme, frappaient au petitvolet extérieur, et disaient à voix basse :

– Tel jour, telle heure, dans tellebruyère, sur tel autel.

Et le lendemain la population se trouvait aulieu et au moment indiqués pour assistera la célébration del’office divin. Ces offices avaient toujours lieu la nuit. Souventles sermons succédant à la messe faisaient germer dans les espritsde sourdes colères, et préparaient peu à peu à la guerre qui devaitbientôt éclater.

Les ministres de la paix prêchaient labataille, et ils étaient prêts à bénir les armes de l’insurrection.Des proclamations étaient presque toujours distribuées à la fin dechaque sermon, proclamations écrites dans un stylepolitico-religieux, et propre à frapper l’imagination de ceux quiles lisaient.

De même que plus tard les Espagnols devaientapprendre de la bouche de leurs moines un catéchisme composé contreles Français, de même les paysans bretons et vendéens recevaientdes mains de leurs recteurs des actes religieux dans le genre deceux-ci.

ACTE DE FOI.

Je crois fermement que l’Église,

Quoi que la nation en dise,

Du Saint-Père relèvera

Tant que le monde durera ;

Que les évêques qu’elle nomme,

N’étant point reconnus de Rome,

Sont des intrus, des apostats,

Et les curés des scélérats,

Qui devraient craindre davantage

Un Dieu que leur serment outrage.

ACTE D’ESPÉRANCE.

J’espère, avant que ce soit peu,

Les apostats verront beau jeu,

Que nous reverrons dans nos chaires

Nos vrais pasteurs, nos vrais vicaires ;

Que les intrus disparaîtront ;

Que la divine Providence,

Qui veille toujours sur la France,

En dépit de la nation,

Nous rendra la religion.

ACTE DE CHARITÉ.

J’aime, avec un amour de frère,

Les rois d’Espagne et d’Angleterre,

Et les émigrés réunis,

Qui rendront la paix au pays ;

J’aime les juges qui sans fautes

Condamneront les patriotes,

Le fer chaud qui les marquera,

Et le bourreau qui les pendra.

Lassés par ces résistances, la plus grandepartie des administrateurs essayèrent d’user de rigueur et deréprimer par la force. D’autres fermèrent bénévolement les yeux.Indulgence et sévérité demeurèrent impuissantes.

Jusqu’alors le département du Finistère, etsurtout les côtes méridionales, avaient été à l’abri de cescalamités. Les recteurs réfractaires ou constitutionnels vivaienten paix dans leurs paroisses. Malheureusement cette tranquillité nepouvait être de longue durée. Ainsi que le chevalier de Tessyl’avait dit à Carfor, l’administration du département, agissantd’après des ordres supérieurs, avait rendu un arrêté contre lesprêtres non assermentés, et cet arrêté allait recevoir le jour mêmeà Fouesnan son application rigoureuse.

Vers sept heures du soir, et au moment où lesoleil semblait prêt à s’enfoncer dans l’Océan, une douzaine decavaliers portant l’uniforme de la gendarmerie, commandés par unbrigadier, arrivèrent au grand trot par la route de Quimper, sedirigeant vers Fouesnan. En entendant le piétinement des chevaux,les paysans sortaient curieusement de leurs demeures ets’avançaient sur le pas de leur porte.

C’était encore un spectacle nouveau pour eux,dans cette partie de la Cornouaille, que de voir passer undétachement de soldats bleus. Les enfants criaient en courant poursuivre les gendarmes, chacun croyait à une ronde venant au secoursde quelque poste de douane. Personne ne devinait le véritable butde la cavalcade. Arrivés sur la place du village, le brigadier etsix de ses hommes mirent pied à terre, tandis que les autresgardaient les chevaux.

Les gendarmes s’avancèrent vers le presbytère.Par un singulier hasard, le vieux recteur sortait précisément del’église, et s’apprêtait à regagner son humble demeure. Son costumel’indiquait trop clairement au brigadier pour qu’il pût y avoirl’ombre d’une hésitation dans son esprit. Le gendarme marcha donctout droit au prêtre.

En voyant les soldats s’arrêter sur la placeau lieu de continuer leur route, les paysans étaient successivementsortis de leurs maisons et s’étaient rapprochés. Ils formaient uncercle autour des gendarmes. L’un d’eux, qui connaissait lebrigadier, s’approcha de lui.

– Bonjour, monsieur Christophe, luidit-il.

– Bonjour, l’ancien, répondit lebrigadier qui parlait assez bien le bas-breton.

– Qu’est-ce qui vous amène doncici ?

– Une réquisition de corbeaux.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Je te l’expliquerai une autre fois, mongars. Pour le présent, ôte-toi un peu de mon passage ;j’aperçois là-bas l’oiseau que je veux dénicher…

Et le brigadier, écartant brutalement lepaysan, passa outre en se dirigeant vers le prêtre. Celui-ci,devinant sans doute que c’était à lui que le sous-officier envoulait, attendait paisiblement sous le porche de l’église. Quandle gendarme fut en face du vieux recteur :

– Le curé de Fouesnan ?demanda-t-il.

– C’est moi, répondit le prêtre.

– Ça marche tout seul, murmura lebrigadier avec un sourire.

– Que me voulez-vous, mon ami ?

– Vous demander d’abord, comme la loil’exige, si vous avez prêté serment à la constitution ?

– Un pauvre ministre du Seigneur nes’occupe pas de politique. Il prêche la paix, voilà tout.

– Connu ! les grandes phrases etautres frimes pour ne pas répondre ; mais je représente lanation, moi, et la nation n’a pas le temps d’écouter les sermons.Répondez catégoriquement.

Un murmure d’indignation accueillit cesparoles.

– Silence dans les rangs ! commandale brigadier. À moins qu’il n’y en ait parmi vous qui aient envieque je leur lie les pouces et que je les emmène avec moi.

Les paysans se regardèrent, mais personne nerépondit.

– Voyons, continua le gendarme ens’adressant au recteur ; répondez, l’ancien !

– Que me voulez-vous ? C’est laseconde fois que je vous le demande.

– Avez-vous, oui ou non, prêté serment àla constitution, ainsi que l’ordonne la loi ?

– Non, répondit le prêtre.

– Vous avouez donc que vous êtesréfractaire ?

– J’avoue que je ne m’occupe que de mesenfants.

Et le recteur désignait du geste lespaysans.

– Alors, reprit le brigadier, faites vospaquets, mon vieux, et en route.

– Vous m’emmenez ?

– Parbleu !

– Et où allez-vous me conduire, monDieu ?

– À Quimper.

– En prison peut-être ?

– C’est possible ; mais ce n’est pasmon affaire, vous vous arrangerez avec les membres de lacommune.

– Mon Dieu ! mon Dieu !qu’ai-je donc fait ?

– Vous êtes insermenté.

– Monsieur le brigadier…

– Allons ! pas tant de manières, etfilons ! interrompit le soldat en portant la main sur lecollet de la soutane du prêtre.

Le vieillard se dégagea avec un geste plein dedignité. Mais les murmures des paysans se changeaient envociférations, et déjà les gars les plus solides et les plus hardiss’étaient jetés entre le prêtre et les gendarmes. Au plus fort dutumulte, le vieil Yvon accourut, son pen-bas à la main. Il seprécipita vers son ami le recteur, et s’adressant auxpaysans :

– Mes gars ! s’écria-t-il, on a tuénotre marquis, on veut emprisonner notre recteur. Lesouffrirez-vous ?

– Non ! non ! répondirent lespaysans en formant autour des gendarmes un cercle plus étroit.

– La Rose ! commanda le brigadier àun trompette, sonne un appel !…

Le trompette obéit. Le brigadier, alors, tirade sa ceinture l’arrêté du département, le lut à haute etintelligible voix. Après cette lecture, il y eut un momentd’hésitation parmi la foule. Le brigadier voulut en profiter.Saisissant une seconde fois le vieillard, il fit un effort pourl’entraîner, mais les paysans se précipitèrent de nouveau et lerecteur fut dégagé. Jusqu’alors là résistance se bornait à unesimple opposition passive. Cependant cette opposition étaittellement évidente, que le brigadier frappa la terre de la crossede sa carabine avec une sourde colère.

Il y avait là douze soldats en présence deprès de cinquante paysans. Le gendarme comprenait qu’en dépit descarabines, des pistolets et des sabres, la partie ne serait paségale.

– À cheval ! commanda-t-il à seshommes.

La foule, croyant qu’il allait donner l’ordredu départ sans exécuter son mandat, lui livra passage. Mais seretournant vers le recteur :

– Au nom de la nation, du roi et de laloi, je vous ordonne de me suivre ! dit-il.

– Non ! non ! hurlèrent lespaysans.

– Attention, alors ! fit lebrigadier en s’adressant à ses soldats.

– Mes enfants ! mes enfants !disait le prêtre en s’efforçant d’apaiser le tumulte.

Mais sa voix, ordinairement écoutée, seperdait au milieu du bruit. Puis les enfants se glissaientsilencieusement dans la foule et apportaient à leurs pères lespen-bas que leur envoyaient les femmes.

– Sabre en main ! ordonna lebrigadier.

Les sabres jaillirent hors du fourreau. Lespaysans se reculèrent. Le moment était décisif. Tout à coup unbruit de galop de chevaux retentit, et une nouvelle troupe desoldats, plus nombreuse que la première, déboucha sur la place. Lebrigadier poussa un cri de joie.

– Gendarmes ! ordonna-t-il ens’élançant, sabrez-moi cette canaille !

– À bas les gendarmes ! à bas lesbleus ! répondirent les paysans. Vive le recteur ! à basla constitution !

– Ah ! vous faites les rebelles, mespetits Bretons ! s’écria la voix du sous-lieutenant commandantle nouveau détachement. Attention, vous autres ! Placez lesprisonniers dans les rangs.

Les gendarmes occupaient le centre de laplace. Les paysans, refoulés, en obstruaient les issues. Unecollision était imminente. Les femmes pleuraient, les enfantscriaient, les soldats juraient, et les paysans, calmes et froids,les uns armés de faulx, les autres de fusils, les autres dufourches et du pen-bas, attendaient de pied ferme la charge descavaliers. Le vieux recteur, dont les gendarmes n’avaient pus’emparer, était agenouillé sous le porche de l’église et imploraitla miséricorde divine.

Chapitre 21LES DEUX RIVAUX.

En voyant les gendarmes serrer leurs rangs etse mettre en bataille, le vieil Yvon s’était précipité vers sademeure.

– Yvonne ! cria-t-il.

– Mon père ? répondit la jeune filletoute tremblante.

– Où est Jahoua ?

– À Penmarkh, père, vous le savezbien.

– Est-ce qu’il ne va pasrevenir ?

– Si, père, je l’attends.

Pendant ces mots échangés rapidement, levieillard avait décroché un fusil pendu au-dessus de lacheminée.

– Écoute, dit-il à sa fille. Tu vassortir par le verger.

– Oui, père.

– Tu prendras la traverse par lesgenêts.

– Oui, père.

– Tu gagneras la route de Penmarckh, tuiras au-devant de Jahoua, et tu lui diras de hâter sa venue…

– Oui, père.

– Nous n’avons pas trop de gars ici…

– Oh ! mon Dieu ! s’écriaYvonne, on va donc se battre ?

– Tu le vois.

– Oh ! mon père, prenez garde…

– Silence, enfant ; songe à mesordres et obéis.

– Oui, père, répondit la jeune fille enprésentant son front au vieillard. Celui-ci embrassa tendrementYvonne, la poussa vers le verger, et la suivant de l’œil :

– Au moins, murmura-t-il, elle sera àl’abri de tout danger !

Et Yvon, s’élançant au dehors, rejoignit sesamis. En ce moment, l’officier qui avait pris le commandementrenouvelait l’ordre d’exécuter la loi. Les paysans, faisant bonnecontenance, répondaient aux menaces par des huées.

*

**

Une demi-heure avant que les gendarmes nepénétrassent dans le village de Fouesnan, Jahoua, le fiancé de lajolie Yvonne, suivait en trottant sur son bidet ce chemin desPierres-Noires, dans lequel il avait couru jadis un si granddanger. L’amoureux fermier, tout entier aux rêves enchanteurs quefaisait naître dans son esprit la pensée de son prochain mariage,chantonnait gaiement un noël, laissant marcher son cheval à safantaisie.

Ce cheval était le même qui avait eu l’honneurde recevoir Yvonne sur sa croupe rebondie, lors du retour despromis de leur voyage à l’île de Groix. L’imagination emportée dansles suaves régions du bonheur, Jahoua se voyait, dans l’avenir,entouré d’une nombreuse progéniture, criant, pleurant et dansantdans la salle basse de la ferme. De temps en temps il portait lamain à la poche de sa veste, en tirait un petit paquet sous formede boîte, l’ouvrait et s’extasiait. Cette petite boîte renfermaitune magnifique paire de boucles d’oreilles qu’un pêcheur,commissionné par le fermier à cet effet, avait rapportée ce jourmême de Brest. Jahoua souriait en pensant à la joie qu’allaitéprouver sa coquette fiancée. Alors il activait l’allure du bidet.Déjà l’extrémité du clocher de Fouesnan lui apparaissait au-dessusdes bruyères. Encore une demi-heure de route et il serait arrivé.C’était précisément à ce moment que les gendarmes opéraient leurentrée dans le village.

Et apercevant le clocher du village, Jahouaprécipita l’allure de son cheval ; mais il n’avait pas faitcent pas en avant qu’un homme, écartant brusquement les ajoncs, sedressa devant lui, à un endroit où la route faisait coude.

Cet homme, à la figure pâle, aux yeux égarés,était Keinec.

Jahoua n’avait d’autre arme que son pen-basKeinec tenait à la main sa carabine. Les deux hommes demeurèrent unmoment immobiles, les regards fixés l’un sur l’autre.

Jahoua était brave. En voyant son rival, ildevina sur-le-champ qu’une scène tragique allait avoir lieu.Néanmoins son visage n’exprima pas la moindre crainte, et,lorsqu’il parla, sa voix était calme et sonore.

– Que me veux-tu, Keinec ?demanda-t-il.

– Tu le sais bien, Jahoua : net’es-tu pas demandé quelquefois si tu devais redouter mavengeance ?

– Pourquoi la redouterais-je ?Qu’as-tu à me reprocher pour me parler ainsi devengeance ?

– Tu oses le demander, Jahoua !Faut-il donc te rappeler les serments d’Yvonne et satrahison ?

– Écoute, Keinec, répondit le fermier,moi aussi, depuis longtemps, je désirais trouver une occasion de teparler sans témoins.

– Toi ? fit le marin avecétonnement.

– Moi-même, car une explication estnécessaire entre nous, et le bonheur et la tranquillité d’Yvonne endépendent. Keinec, tu me reproches de t’avoir enlevé l’amour decelle que tu aimes. Keinec, tu reproches à Yvonne d’avoir trahi sesserments. Tu nous menaces tous deux de ta vengeance, et si tu n’aspas fait jusqu’à présent un malheur, c’est que la volonté de Dieus’y est opposée ! Est-ce vrai ?

– Cela est vrai, répondit Keinec.

– Réfléchis, mon gars, avant de songer àcommettre un crime. Que t’ai-je fait, moi ? Je ne teconnaissais pas. Tu passais pour mort dans le pays. Je vis Yvonneet je l’aimai. Est-ce que j’agissais contre toi, dont j’ignoraisl’existence ? De son côté, Yvonne t’avait longtempspleuré ! Yvonne te croyait à jamais perdu !… Voulais-tuque, jeune et jolie comme elle l’est, elle se condamnât à vivredans une éternelle solitude ?…

– Jahoua, interrompit Keinec avecviolence, je ne suis pas venu pour écouter ici des explicationsquelles qu’elles soient !…

– Pourquoi es-tu venu alors ?

– Pour te tuer !

– Je suis sans armes, Keinec ;veux-tu m’assassiner ?

– N’as-tu pas assassiné monbonheur ?

– Tuer un homme qui ne peut se défendre,c’est l’acte d’un lâche !

– Eh bien ! je serai lâche !que m’importe.

Et Keinec, saisissant sa carabine, l’armarapidement. Jahoua pâlit, mais il ne bougea point.

– Écoute, dit Keinec, dont le visagedécomposé était plus livide et plus effrayant que celui dufermier ; écoute, je ne veux pas tuer l’âme en même temps quele corps. Je t’accorde cinq minutes pour faire ta prière…

– Je refuse ! répondit Jahoua.

– Tu ne veux pas te mettre en paix avecDieu ?

– Dieu nous voit tous deux, Keinec ;Dieu lit dans nos cœurs ; Dieu nous jugera.

– Voyons ; jures-tu de renoncer àYvonne ?

– Jamais !

– Alors, malheur à toi, Jahoua ! Tuviens de prononcer ton arrêt ! Tu es décidé à mourir ? Ehbien ! meurs sans prières !… meurs comme unchien !

Et, relevant sa carabine avec impétuosité, ill’épaula, appuya son doigt sur la détente et fit feu. L’amorcebrûla seule. Keinec poussa un cri de rage. Jahoua respirafortement.

– Invulnérable ! invulnérable !s’écria le jeune marin ; Carfor l’avait bien dit !

– Keinec, fit Jahoua avec calme, à tontour tu es désarmé !

– Eh bien ! répondit Keinec enrelevant la tête.

– Tu es désarmé, Keinec, et moi j’ai monpen-bas !

En disant ces mots, Jahoua franchit d’un seulbond le talus de la route, et se tint debout à trois pas de Keinec.Ce dernier saisit sa carabine par le canon, et la fit tournoyercomme une massue. Les deux hommes se regardèrent face à face, etdemeurèrent pendant quelques secondes dans une menaçanteimmobilité. On devinait qu’entre eux la lutte serait terrible, carils étaient tous deux de même âge et de même force.

Ils demeurèrent là, les yeux fixés sur lesyeux, presque pied contre pied, la tête haute, les bras prêts àfrapper. Ils allaient s’élancer. Tout à coup un bruit de fusilladeretentit derrière eux dans le lointain.

– C’est à Fouesnan qu’on se bat, s’écriaJahoua.

– Qu’est-ce donc ? fit Keinec à sontour.

– Yvonne est peut-être endanger !

– Eh bien ! si cela est, si, commetu le dis, un danger menace Yvonne, c’est moi seul qui la sauverai,Jahoua !

Et Keinec, s’élançant sur son ennemi, lesaisit à la gorge. D’un commun accord ils avaient abandonné, l’unson pen-bas, l’autre sa carabine. Ils voulaient sentir leurs ongless’enfoncer dans les chairs palpitantes ! Ils restèrent ainsiimmobiles de nouveau, essayant mutuellement de s’enlever de terre.Les veines de leurs bras se gonflaient et semblaient des cordestendues. Leurs yeux injectés de sang lançaient des éclairs fauves.L’égalité de puissance musculaire de chacun d’eux annihilait pourainsi dire leurs forces.

Jahoua avait franchi l’espace qui le séparaitde Keinec, ainsi que nous l’avons dit. Ils luttaient donc tous deuxsur le talus coupé à pic de la chaussée. Insensiblement ils serapprochaient du bord. Enfin Jahoua, dans un effort suprême pourrenverser son adversaire, sentit son pied glisser sur la crête dutalus. Il enlaça plus fortement Keinec, et tous deux, sans pousserun cri, sans cesser de s’étreindre, roulèrent d’une hauteur de septou huit pieds sur les cailloux du chemin.

La violence de la chute les contraignit à sedisjoindre. Chacun d’eux se releva en même temps. Silencieuxtoujours, ils recommencèrent la lutte avec plus d’acharnementencore. Il était évident que l’un de ces deux hommes devait mourir.Déjà Jahoua faiblissait. Keinec, qui avait mieux ménagé ses forces,roidissait ses bras, et ployait lentement en arrière le corps dufermier.

Le sang coulait des deux côtés. Un râle sourds’échappait de la poitrine des adversaires entrelacés. Enfin Jahouafit un effort désespéré. Rassemblant ses forces suprêmes, ilétreignit son ennemi. Keinec, ébranlé par la secousse, fit un pasen arrière. Dans ce mouvement, son pied posa à faux sur le bordd’une ornière profonde. Il chancela. Jahoua redoubla d’efforts, ettous deux roulèrent pour la seconde fois sur la chaussée, Keinecrenversé sous son adversaire.

Profitant habilement de l’avantage de saposition, le fermier s’efforça de contenir les mouvements de Keinecet de l’étreindre à la gorge pour l’étrangler. Déjà ses doigtscrispés meurtrissaient le cou du marin. Keinec poussa un crirauque, roidit son corps, saisit le fermier par les hanches, et,avec la force et la violence d’une catapulte, il le lança de côté.Se relevant alors, il bondit à son tour sur son ennemiterrassé.

Encore quelques minutes peut-être, et de cesdeux hommes il ne resterait plus qu’un vivant. En ce moment, legalop d’un cheval lancé à fond de train retentit sur les pierres dela route dans la direction du village. Ce galop se rapprochaitrapidement de l’endroit où luttaient les deux rivaux. Jahoua etKeinec n’y prêtèrent pas la moindre attention, non plus qu’à lafusillade qui retentissait sans relâche. Liés l’un à l’autre, tousdeux n’avaient qu’une volonté, qu’une pensée, qu’unsentiment : celui de se tuer mutuellement. La lutte était tropviolente pour pouvoir être longue encore.

Chapitre 22YVONNE.

Tandis que les gendarmes procédaient àl’arrestation du recteur de Fouesnan, Yvonne, sur l’ordre de sonpère, avait pris en toute hâte la route de Penmarckh pour allerau-devant de son fiancé, et presser son arrivée au village. Danscette circonstance solennelle, le vieil Yvon voulait que son futurgendre fît cause commune avec les gars du pays. Yvonne traversadonc rapidement le verger et s’élança dans les genêts pour couperau plus court. La jeune fille marchait rapidement.

Les gendarmes étaient arrivés vers la chute dujour. C’était donc à cette heure indécise, où la lumière mourantelutte faiblement avec l’obscurité, que se passaient lesévénements.

La jolie Bretonne, vive et légère commel’hirondelle, rasait la terre de son pied rapide. Déjà elleatteignait le rebord de la route, lorsqu’une exclamation pousséeprès d’elle l’arrêta brusquement dans sa course. Avant qu’elle eûtle temps de reconnaître le côté d’où partait ce bruit inattendu,deux bras vigoureux la saisirent par la taille, l’enlevèrent deterre et la renversèrent sur le sol. Yvonne voulut se débattre, etsa bouche essaya un cri. Mais un mouchoir noué rapidement sur seslèvres étouffa sa voix, et ses mains, attachées par un nœud coulantpréparé d’avance, ne purent lui venir en aide pour la résistance.Trois hommes l’entouraient. Sans prononcer un seul mot, l’un de ceshommes prit la jeune fille dans ses bras et courut vers la route.Avant de descendre le talus, il regarda attentivement autour delui. Assuré qu’il n’y avait personne qui pût gêner ses projets, ils’élança sur la chaussée.

Un vigoureux bidet d’allure était attaché auxbranches d’un chêne voisin. L’inconnu déposa Yvonne sur le cou ducheval et sauta lui-même en selle. Ses deux compagnons s’avancèrentalors. Le cavalier prit une bourse dans sa poche et la jeta à leurspieds. Puis, soutenant Yvonne de son bras droit, et rendant del’autre la main à sa monture, il partit au galop dans la directionde Penmarckh.

La nuit descendait rapidement. Du côté deFouesnan, la fusillade augmentait d’intensité. À peine le chevalemportant Yvonne et son ravisseur avait-il fait deux cents pas, quece dernier aperçut deux ombres se mouvant sur la route d’une façonbizarre.

– Que diable est cela ? murmura-t-ilen ralentissant un peu le galop de sa monture.

Il essaya de percer les ténèbres en fixant sonregard sur le chemin ; mais il ne distingua pas autre chosequ’une forme étrange et double roulant sur la chaussée. Un momentil parut vouloir retourner en arrière. Mais le bruit de lafusillade, arrivant plus vif et plus pressé, lui fit abandonner cedessein.

– En avant ! murmura-t-il en piquantson cheval et en armant un pistolet qu’il tira de l’une des fontesde sa selle.

La pauvre Yvonne s’était évanouie. Le chevalavançait avec la rapidité de la foudre. Déjà les ombres n’étaientqu’à quelques pas, et l’on pouvait distinguer deux hommes luttantl’un contre l’autre avec l’énergie du désespoir. Le cavalierrassembla son cheval et s’apprêta à franchir l’obstacle. Le cheval,enlevé par une main savante, s’élança, bondit et passa. La violencedu soubresaut fit revenir Yvonne à elle-même. Elle ouvrit les yeux.Ses regards s’arrêtèrent sur le visage de son ravisseur. Alors,d’un geste rapide et désespéré, elle brisa les liens qui retenaientses mains captives ; elle écarta le mouchoir qui lui couvraitla bouche, et elle poussa un cri d’appel.

– Malédiction ! s’écria le cavalieren lui comprimant les lèvres avec la paume de sa main, et ilprécipita de nouveau la course de son cheval.

Cependant au cri suprême poussé par Yvonne,les deux combattants s’étaient arrêtés en frissonnant. D’un seulbond ils furent debout.

– As-tu entendu ? demandaKeinec.

– Oui, répondit Jahoua.

En ce moment la fusillade retentit avec unredoublement d’énergie. Les deux hommes se regardèrent : ilsne pensaient plus à s’entre-tuer. Tous deux aimaient trop Yvonnepour ne pas sacrifier leur haine à leur amour. Dans l’apparitionfantastique de ce cheval emportant deux corps enlacés, dans ce cride terreur, dans cet appel gémissant poussé presque au-dessus deleurs têtes, ils avaient cru reconnaître la forme gracieuse et lavoix altérée d’Yvonne. Puis, voici que la fusillade quiretentissait du côté de Fouesnan venait donner un autre cours àleurs pensées.

– On se bat au village !murmurèrent-ils ensemble.

Et, de nouveau, ils demeurèrent indécis. Maisces indécisions successives durèrent à peine une seconde. Keinecprit sur-le-champ un parti.

– Jahoua, dit-il, tu es brave ;jure-moi de te trouver demain, au point du jour, à cette mêmeplace.

– Je te le jure !

– Maintenant, un cri vient de retentir etune ombre a passé sur nos têtes. J’ai cru reconnaître Yvonne.

– Moi aussi.

– Si cela est, elle est en péril…

– Oui.

– Sauvons-la d’abord ; nous nousbattrons ensuite.

– Tu as raison, Keinec ;courons !

– Attends ! On se bat àFouesnan.

– Je le crois.

– Peut-être avons-nous été le jouet d’uneillusion tout à l’heure.

– C’est possible.

– Cours donc à Fouesnan, toi, Jahoua.

– Et toi ?

– Je me mets à la poursuite de ce chevalmaudit !

– Non ! non ! je ne te quittepas. Si on violente Yvonne, je veux la sauver…

– Cependant si nous nous sommestrompés ?

– Non ; c’était Yvonne, tedis-je ! j’en suis sûr !

– Je le crois aussi ; il me semblel’avoir reconnue mais encore une fois, cependant, nous pouvons nousêtre trompés, et dans ce cas nous la laisserions donc à Fouesnanexposée au tumulte et au danger du combat qui s’y livre !

– Eh bien ! dit Jahoua, va àFouesnan, toi !

– Non ! non !… Je poursuivraice cavalier.

Les deux jeunes gens se regardèrent encoreavec des yeux brillants de courroux : leur volonté, qui secontredisait, allait peut-être ranimer la lutte. Jahoua se baissaet ramassa une poignée de petites pierres.

– Que le sort décide ! s’écria-t-il.Pair ou non ?

– Pair ! répondit Keinec.

La main du fermier renfermait six petitscailloux. Le jeune marin poussa un cri de joie.

– Va donc à Fouesnan, dit-il ; moije vais couper le pays et gagner la mer. C’est là que le cheminaboutit.

Jahoua rejeta les pierres avec rage ;puis, sans mot dire, il saisit son pen-bas. Keinec reprit sacarabine, et tous deux, dans une direction opposée, s’élancèrentrapidement.

*

**

Lorsque les gendarmes eurent, sur l’ordre deleur officier, placé les prisonniers au milieu d’eux, ils sepréparèrent à forcer l’une des issues de la place. En conséquence,ils s’avancèrent le sabre en main, et au petit pas de leurschevaux, jusqu’à la barrière vivante qui s’opposait à leur passage.Là, l’officier commanda : Halte !

Suivant les instructions qu’il avait reçues,il devait éviter, autant que possible, l’effusion du sang. Mais,avant tout, il avait mission d’arrêter les prêtres insermentés etde les ramener, coûte que coûte, dans les prisons de Quimper. Ilimprovisa donc une petite harangue arrangée pour la circonstance,et dans laquelle il s’efforçait de démontrer aux habitants deFouesnan que, si la nation leur enlevait leur recteur, c’était pourle bien général. En 1791, on n’avait pas encore pris l’habitude demettre : – la patrie en danger. – Les Bas-Bretonsécoutèrent paisiblement cette harangue, pour deux motifs : Lepremier, et c’est là un trait distinctif du caractère des fils del’Armorique, c’est que, bonnes ou mauvaises, le paysan bretonécoute toujours les raisons données par son interlocuteur ;seulement, il prend pour les écouter un air de stupidité sauvagequi indique sa résolution de ne pas vouloir comprendre. Inutile dedire que ces raisons données ne changent exactement rien à sarésolution arrêtée. En second lieu, et peut-être eussions-nous dûcommencer par là, le discours du lieutenant étant en français etles habitants de Fouesnan ne parlant guère que le dialecte breton,il était difficile, malgré tout le talent de l’orateur, qu’ilparvînt à persuader son auditoire. Aussi les paysans, la harangueterminée, ne firent-ils pas mine de bouger de place et de livrerpassage. Tout au contraire, les cris s’élevèrent plus violentsencore.

– Notre recteur ! notrerecteur ! hurla la foule.

Le lieutenant commença alors les sommations.Les paysans ne reculèrent pas.

– Chargez ! commanda le gendarmeexaspéré par cette froide résistance.

Les cavaliers s’élancèrent. Un long criretentit dans la foule. Trois paysans venaient de tomber sous lessabres des gendarmes. Alors le combat commença. Les Bas-Bretons,exaspérés, attaquèrent à leur tour. Une mêlée épouvantable eut lieusur la place. Quelques chevaux, atteints par le fer des faulx,roulèrent en entraînant leurs cavaliers. Les gendarmes sereplièrent et firent feu de leurs carabines. Les paysansripostèrent. Mal armés, mal dirigés ils ne maintenaient l’égalitéde la lutte que par leur nombre ; mais il était évident qu’àla fin les soldats devaient l’emporter.

Pendant près d’une heure chacun fit bravementson devoir. De chaque côté les morts et les blessés tombaient àtous moments. Au premier rang des combattants on distinguait levieil Yvon. Ce fut à ce moment que Jahoua arriva. Le brave fermierse joignit à ses amis, et leur apporta le puissant concours de sonbras robuste.

Cependant les soldats gagnaient du terrain.Ils étaient parvenus à s’emparer du recteur, et, se rangeant encolonne serrée, ils se préparaient à faire une trouée pour quitterle village. Les paysans reculaient quand une troupe d’hommes,arrivant au pas de course par la route du château, vint tout à coupchanger la face du combat.

Cette troupe, composée d’une trentaine de garsarmés de carabines, de piques et de haches, s’élança au secours despaysans. C’étaient les marins du Jean-Louis, commandés parMarcof. Le patron du lougre était magnifique à voir. Brandissantd’une main une courte hache, tenant de l’autre un pistolet, ilbondissait comme un jaguar. Ses yeux lançaient des éclairs, sesnarines dilatées respiraient avec joie l’odeur du sang et l’odeurde la poudre. En arrivant en face des gendarmes, il poussa unrugissement de joie farouche.

– Arrière, vous autres, cria-t-il auxpaysans en les écartant de la main. Et se retournant vers satroupe : À moi, les gars ! En avant et feu partout !Tue ! tue !

– Mort aux bandits ! hurlal’officier de gendarmerie. Vive la nation !

– Vive le roi ! À bas laconstitution ! répondit Marcof en fendant la tête dusous-lieutenant qui roula en bas de son cheval.

Alors, entre ces hommes également aguerris auxcombats, ce fut une boucherie épouvantable. Au milieu de la mêléela plus sanglante, et au moment où Marcof, pressé, entouré par cinqgendarmes, se défendait comme un lion, mais ne parvenait pastoujours à parer les coups qui lui étaient portés, un nouvelarrivant s’élança vers lui, et abattit d’un coup de carabined’abord, et d’un coup de crosse ensuite, deux de ceux quimenaçaient le plus l’intrépide marin.

– Keinec ! s’écria Marcof en sedétournant. Merci, mon gars.

Le combat continua. Bientôt les gendarmes secomptèrent de l’œil. Ils n’étaient plus que sept ou huit privésd’officier. Ils firent signe qu’ils se rendaient. Marcof arrêta lefeu et s’avança vers eux.

– Vous avez fait bravement votre devoir,leur dit-il ; vous êtes de bons soldats ; partezvite ; regagnez Quimper ; car je ne répondrais pas devous ici.

Les soldats remirent le sabre au fourreau, ets’élancèrent poursuivis par les rires et les huées. Alors lespaysans entourèrent leur vieux recteur, et, l’enlevant dans leursbras, le portèrent en triomphe jusque sur le seuil de l’église. Levieillard épouvanté de ce qui venait d’avoir lieu, versait deslarmes de douleur. Enfin, il étendit les mains vers la foule, et,désignant les blessés et les morts :

– Songez à eux avant tout ! dit-il.Transportez au presbytère ceux qui n’ont pas d’asile.

Une heure après, le village, naguère si calme,offrait encore tous les aspects de l’agitation la plus vive.Marcof, dans la crainte d’un retour de nouveaux soldats, avaitplacé des vedettes sur les hauteurs. Les hommes étaient réunis dansla maison d’Yvon. Le vieux pêcheur, au milieu de la chaleur ducombat, et pendant les premiers instants consacrés aux blessés etaux morts, n’avait pu constater l’absence de sa fille. En rentrantchez lui il aperçut Jahoua qui, tout ensanglanté par sa doublelutte de la soirée, accourait vers lui.

– Où est Yvonne ? demanda vivementle fermier.

– Yvonne ! répéta le vieillard.

– Oui.

– Mais tu dois le savoir.

– Comment le saurai-je ?

– Elle est allée au-devant de toi.

– Quand donc ?

– Au commencement du combat.

– Alors elle était sur le chemin desPierres-Noires ?

– Oui.

– Et elle n’est pas revenue ?

– Non ! répondit Yvon frappé deterreur par le bouleversement subit des traits du jeune homme.

– Elle n’est pas revenue ! répéta cedernier.

– Mais tu ne l’as donc pas ramenée avectoi ?

– Je ne l’ai même pasrencontrée !…

– Mon Dieu ! qu’est-elle doncdevenue depuis deux heures ?

Les paysans qui entraient successivement dansla maison d’Yvon avaient entendu ce dialogue.

– Mais, fit observer l’un d’eux,peut-être qu’Yvonne aura eu peur et qu’elle se sera cachée.

– C’est possible, répondit le vieillard.Tiens, Jahoua, cherchons dans la maison, et vous autres, mes gars,cherchez dans le village.

Plusieurs paysans sortirent.

– Ah ! murmura Jahoua, c’était bienelle que j’avais vue, et Keinec aussi l’avait bienreconnue !

Chapitre 23DEUX CŒURS POUR UN AMOUR.

Comme on le pense, les recherches furentvaines. Marcof revint avec les paysans, et là, devant tous, Jahouaraconta sa rencontre avec Keinec, la lutte qui s’en était suivie,et l’apparition étrange qui les avait séparés. Il termina enajoutant que Keinec s’était mis à la poursuite du cavalier qui,selon toute probabilité, enlevait Yvonne.

– Mais Keinec est ici, interrompitMarcof.

– Il est revenu ? s’écriaJahoua.

– Me voici ! répondit la voix dumarin.

Et Keinec s’avança au milieu du cercle.

– Ma fille ? mon Yvonne ?demanda le vieillard avec désespoir.

– Je n’ai pu retrouver sa trace !répondit Keinec d’une voix sombre.

– N’importe ; raconte vite ce quiest arrivé, ce que tu as fait au moins ! dit vivementMarcof.

– C’est bien simple : comme la routedes Pierres-Noires n’aboutit qu’à Penmarckh, je me suis élancé surles falaises pour couper au plus court. J’entendais de loin legalop précipité du cheval. Arrivé au village, j’écoutai pour tâcherde deviner la direction prise, mais je n’entendis plus rien. Alorsl’idée me vint que l’on pouvait avoir gagné la mer. Je me laissaiglisser sur les pentes et je touchai promptement la plage. Elleétait déserte. J’écoutai de nouveau. Rien ! Cependant, enm’avançant sur les rochers, il me sembla voir au loin une barqueglisser sur les vagues. Je courus à mon canot. L’amarre avait étécoupée et la marée l’avait entraîné. Aucune autre embarcationn’était là. Aucune des chaloupes du Jean-Louis n’était àla mer. À bord, j’appris que Marcof et ses hommes étaient ici.Alors une sorte de folie étrange s’empara de moi. Je crus un momentque j’avais fait un mauvais rêve et que rien de ce que j’avais vuet entendu n’était vrai. Je me dis que personne n’avait intérêt àenlever Yvonne, et qu’elle devait être à Fouesnan. D’ailleurs, lafusillade que j’entendais m’attirait de ce côté. Convaincu que jeretrouverais la jeune fille au village, je repris la route desfalaises. Vous savez le reste.

Un profond silence suivit le récit de Keinec.Aucun des assistants ne pouvant deviner la vérité, se livraitintérieurement à mille conjectures. Marcof, surtout, réfléchissaitprofondément. Le vieil Yvon s’abandonnait sans réserve à toute sadouleur. Jahoua et Keinec s’étaient rapprochés du père d’Yvonne ets’efforçaient de le consoler. Leurs mains se touchaient presque, ettelle était la force de leur passion, qu’ils ne songeaient plus aucombat qu’ils s’étaient livré quelques heures auparavant, ni àcelui qui devait avoir lieu le lendemain. Marcof se leva, et,frappant du poing sur la table :

– Nous la retrouverons, mes gars !s’écria-t-il.

Tous se rapprochèrent de lui.

– Que faut-il faire ? demandèrent àla fois le fermier et le jeune marin.

– Cesser de vous haïr, d’abord, etm’aider loyalement tous deux.

Les deux hommes se regardèrent.

– Keinec, dit Jahoua après un courtsilence, nous aimons tous deux Yvonne, et nous étions prêts tout àl’heure à nous entretuer pour satisfaire notre amour et nousdébarrasser mutuellement d’un rival. Aujourd’hui Yvonne est endanger ; nous devons la sauver. Tu entends ce que dit Marcof.Quant à ce qui me concerne, je jure, jusqu’au moment où nous auronsrendu Yvonne à son père, de ne plus avoir de haine pour toi, etd’être même un allié sincère et loyal. Le veux-tu ?

– J’accepte ! répondit Keinec ;plus tard, nous verrons.

– Touchez-vous la main ! ordonnaMarcof.

Les deux jeunes gens firent un effort visible.Néanmoins ils obéirent.

– Bien, mes gars ! s’écria Yvon avecattendrissement, bien ! Vous êtes braves et vigoureux tousdeux ; aidez Marcof, et Dieu récompensera vosefforts !

Au moment où les paysans entouraient les deuxrivaux devenus alliés, le tailleur de Fouesnan se précipita dans lachambre. La physionomie du bossu reflétait tant de sensationsdiverses, que tous les yeux se fixèrent sur lui. Il était accourudroit à Yvon.

– Votre fille !… balbutia-t-il commequelqu’un qui cherche à reprendre haleine, votre fille, pèreYvon ?

– Sais-tu donc quelque chose surelle ? demanda vivement Marcof.

Le tailleur fit signe que oui.

– Parle ! parle vite !s’écrièrent les paysans.

– On l’a enlevée ce soir dans le chemindes Pierres-Noires !

– Comment sais-tu cela ?

– J’ai vu celui qui l’enlevait.

– Son nom ? s’écria Keinec en selevant avec violence.

– Je l’ignore ; mais vous vousrappelez les deux inconnus dont je vous ai parlé, et que j’avais vurôder autour du château ?

– Oui, oui, firent les paysans.

– Eh bien ! celui qui emportaitYvonne sur son cheval, est l’un de ces hommes.

– Tu en es sûr ? dit Marcof avecvivacité.

– Sans doute. Le jour de la mort de notreregretté seigneur, je les ai suivis tous les deux, et, caché dansles genêts d’abord, sur la corniche des falaises ensuite, j’aientendu leur conversation presque tout entière. Ils parlaientd’enlèvement ; mais je n’avais pas compris qu’il s’agissait devotre fille, père Yvon. Ce soir, en revenant de Penmarckh et aumoment où je longeais la grève pour regagner la route, j’aiparfaitement reconnu le plus jeune des deux hommes dont je vousparlais. Il portait une femme dans ses bras. Comme j’étais dansl’ombre, il ne m’a pas vu, et avant que j’aie eu le temps depousser un cri, il s’élançait dans une barque que montaient déjàdeux autres hommes, et ils ont poussé au large… C’est alors que, lalune se levant, il m’a semblé reconnaître Yvonne. Je n’en étais pascertain néanmoins, lorsque leur conversation m’est revenue à lamémoire tout à coup, et j’ai pris ma course vers le village. Enarrivant, les femmes m’ont appris qu’Yvonne avait disparu… Alors jen’ai plus douté.

– Et sur quel point de la côtesemblaient-ils mettre le cap ? demanda Yvon.

– Ils paraissaient vouloir prendre lahaute mer, mais j’ai dans l’idée qu’ils s’orientaient vers la baiedes Trépassés.

– Et moi j’en suis sûr ! ditbrusquement Marcof. Allons, mes gars, continua-t-il en s’adressantà Keinec et à Jahoua, en route et vivement. Je laisse ici meshommes pour la garde du village, Bervic les commandera. Nousreviendrons probablement au point du jour. D’ici là, mes enfants,cachez le recteur, car vous pouvez être certains que les gendarmesreviendront.

Puis, prenant le tailleur à part, ill’entraîna au dehors.

– Tu as entendu toute la conversation deces deux hommes ? dit-il à voix basse.

– Oui.

– N’a-t-il donc été question que de cetenlèvement ?…

– Oh non !

– Ils ont parlé du marquis, n’est-cepas ?

– Oui.

– Tu vas me raconter cela, et surtoutn’omets rien.

Le tailleur raconta alors minutieusement laconversation qui avait eu lieu entre le comte de Fougueray et lechevalier de Tessy. Seulement la brise de mer, en empêchant parfoisle tailleur de saisir tout ce que se communiquaient les cavaliers,avait mis obstacle à ce qu’il comprît qu’il s’agissait d’Yvonnedans la question de l’enlèvement. Le nom de Carfor, revenuplusieurs fois dans la conversation l’avait singulièrement frappé.En entendant prononcer ce nom, Marcof tressaillit.

– Carfor mêlé à toute cette infernaleintrigue ! murmura-t-il ; j’aurais dû le prévoir. C’estle mauvais génie du pays ! Merci, continua-t-il en s’adressantau tailleur ; viens demain à bord de mon lougre, et je teremettrai l’argent que le marquis de La Rouairie te fait passerpour tes services.

Un quart d’heure après, Marcof, Keinec etJahoua suivaient silencieusement la route des falaises, sedirigeant vers la crique où était amarré le Jean-Louis.Deux hommes seulement veillaient à bord, mais ils faisaient bonnegarde, car les arrivants ne les avaient pas encore pu distinguer,que le cri de « Qui vive ! » retentit à leursoreilles et qu’ils entendirent le bruit sec que fait la batteried’un fusil que l’on arme. Marcof, au lieu de répondre, porta lamain à sa bouche et imita le cri sauvage de la chouette. À cesignal, un second cri retentit à quelque distance.

– Qu’est-ce que cela ? fit Marcof ens’arrêtant. Ce cri vient de terre et je n’y ai laissé personne.

Puis, faisant signe de la main à ses deuxcompagnons de demeurer à la même place, il s’avança avec précautionen suivant le pied des falaises. Au bout d’une centaine de pas, ilrecommença le même cri quoique plus faiblement. Aussitôt un hommesortit d’une crevasse naturelle du rocher et s’avança vers lui.Marcof le regarda fixement, puis, lui tendant la main :

– C’est toi, Jean Chouan ? fit-ild’un air étonné. Que viens-tu faire en ce pays ?

– J’étais prévenu depuis huit jours del’arrêté que le département allait rendre, répondit le chef siconnu des rebelles de l’Ouest, et je suis venu seul dans laCornouaille pour savoir ce que les gars voudraient faire…

– Eh bien ! tu as vu que, pour lepremier jour, cela n’avait pas trop mal marché ?

– Oui. Ceux de Fouesnan ont agisolidement, et tu les as bien secondés.

– Par malheur je n’ai qu’une cinquantained’hommes ici.

– Demain il en arrivera cinq cents dansles bruyères de Bœnnalie. La Rouairie sera avec eux.

– Très-bien.

– Tu sais que les gendarmes reviendrontau point du jour et brûleront les fermes. Il faudrait faireprévenir les gars.

– Je m’en charge.

– Tu feras conduire le recteur dans lesbruyères et tu y amèneras tes hommes.

– Cela sera fait.

– C’est tout ce que j’avais à te dire,Marcof.

– Adieu, Jean Chouan.

Et le futur général de l’insurrection, dont lenom était alors presque inconnu, disparut en remontant vers levillage. Marcof revint à ses deux compagnons, et tous troiss’élancèrent à bord du lougre. Marcof leur donna des armes et desmunitions, puis ils mirent un canot à la mer, et, s’embarquant toustrois, ils poussèrent vigoureusement au large.

– Sur quel point de la côte mettons-nousle cap ? demanda Keinec en armant un aviron.

– Sur la baie des Trépassés, réponditMarcof.

– Nous allons à la grotte deCarfor ?

– Oui.

– Dans quel but ?

– Dans le but de forcer le sorcier à nousdire où on a conduit Yvonne, répondit Marcof ; et, par l’âmede mon père, il le dira. J’en réponds !

Keinec et Jahoua, se courbant sur les avirons,nageaient avec force pendant que Marcof tenait la barre.

*

**

En reconnaissant le chevalier de Tessy pourl’homme qui enlevait Yvonne, le tailleur de Fouesnan ne s’était pastrompé. Ainsi que cela avait été convenu entre lui et Carfor, lechevalier, accompagné d’un domestique, sorte de Frontin qui avaitdix fois mérité les galères, était venu se poster sur la route dePenmarckh. Carfor avait compté se glisser dans le village, et, sousun prétexte quelconque, isoler Yvonne, s’en faire suivre oul’enlever. Il pénétrait par le verger dans la maison d’Yvon,lorsqu’il entendit le vieillard donner à sa fille l’ordre d’allerau-devant de Jahoua. Le hasard servait donc le berger beaucoupmieux qu’il n’aurait pu l’espérer. En conséquence, il se retiravivement et courut dans les genêts prévenir le chevalier. Toustrois se tinrent prêts, et, ainsi qu’on l’a vu, ils accomplirentleur audacieux projet sans éprouver la moindre résistance.

À peine le chevalier fut-il à cheval, queCarfor et le valet gagnèrent la grève par le sentier des falaises.Pour première précaution ils coupèrent les amarres du canot deKeinec, le seul qui se trouvât sur la côte. Puis ils allèrent à lacrique et armèrent promptement une embarcation préparée d’avance.Cela fait, ils attendirent. Le chevalier ne tarda pas à arriveravec la jeune fille. Il sauta à terre. Le valet prit le cheval etle conduisit dans une grange dont la porte était ouverte. Ensuiteils s’embarquèrent. Carfor, assez bon pilote, dirigeal’embarcation, et ils franchirent les brisants. Yvonne s’étaitévanouie de nouveau, et cette circonstance, en empêchant la jeunefille de se débattre et de crier, facilitait singulièrement leurfuite. En moins d’une heure ils doublèrent la baie des Trépassés etmirent le cap sur l’île de Seint ; mais, arrivés à la hauteurd’Audierne, ils coururent une bordée vers la côte. Le vent lespoussait rapidement. Ils abordèrent dans une petite baie déserte.Le comte de Fougueray les y attendait avec des chevaux frais.

– Eh bien ? demanda-t-il auchevalier en lui voyant mettre le pied sur la plage.

– J’ai réussi, Diégo, réponditcelui-ci.

– Bravo ! À cheval, alors !

– À cheval !

– Et la belle Bretonne ?

– Elle est toujours évanouie.

– Viens ! Hermosa a tout préparépour la recevoir. Débarrasse-toi d’abord du berger.

– C’est juste.

Et le chevalier, emmenant Carfor à l’écart,lui remit une nouvelle bourse complétant la somme promise.

– Maintenant, lui dit-il, tu peuxpartir.

– Quand vous reverrai-je ? demandaCarfor.

– Bientôt : mais il ne serait pasprudent que nous ayons une conférence avant quelques jours.

– Vous m’écrirez ?

– Oui.

– La lettre toujours dans le tronc dugrand chêne ?

– Toujours.

– Bonne chance, alors, monsieur lechevalier.

– Merci.

Le chevalier et le comte se mirent en selle.Le chevalier prit Yvonne entre ses bras, et, suivis du valet, ilss’éloignèrent rapidement. Carfor les suivit des yeux un instant etse rembarqua. Il revint vers la baie des Trépassés…

La route qu’avaient prise le comte et lechevalier s’enfonçait dans l’intérieur des terres. Le chevalierpressait sa monture.

– Corbleu ! fit le comte enl’arrêtant du geste. Pas si vite, Raphaël, et songe que le chevalporte double poids.

– J’ai hâte d’arriver, répondit lechevalier.

– Nous ne courons aucun danger,très-cher, et nous avons devant nous une des plus belles routes dela Bretagne.

– Je voudrais être à même de donner dessoins à Yvonne. Voici près de trois heures qu’elle est sansconnaissance, et cet évanouissement prolongé m’effraye.

– Bah ! sans cette pâmoison venue sià propos, nous ne saurions qu’en faire.

– N’importe, hâtons-nous.

– Soit, galopons.

– Dis-moi, Diégo, reprit Raphaël après unmoment de silence, tu es content de l’asile que tu astrouvé ?

– Enchanté ! Personne ne viendranous chercher là.

– C’est un ancien couvent, jecrois ?

– Oui, très-cher. Les nonnes en ont étéexpulsées par ordre du département, et j’ai obtenu la permission dem’y installer à ma guise. Or, à dix lieues à la ronde, tout lemonde croit le cloître inhabité.

– N’y a-t-il pas dessouterrains ?

– Oui ; et de magnifiques.

– C’est là qu’il faudra nousinstaller.

– Sans doute ; et j’ai donné desordres en conséquence ?

– Est-ce que tu as commis l’imprudenced’amener nos gens avec toi ?

– Allons donc, Raphaël ; pour qui meprends-tu ? Emmener nos gens !… quelle folie !Hermosa est seule là-bas avec Henrique, et nous n’aurons avec nousque le fidèle Jasmin.

Et du geste le comte désignait le valet quisuivait.

– Très-bien, fit le chevalier.

– Jasmin ! appela le comte.

– Monseigneur ? répondit le laquaisen s’avançant au galop.

– Prends les devants, et préviens madamela baronne de notre arrivée.

Jasmin obéit ; et, piquant son cheval, ilpartit à fond de train.

– J’aperçois les clochetons de l’abbaye,dit alors le comte.

– Ah ! Yvonne revient à elle !s’écria le chevalier.

La jeune fille, en effet, venait de rouvrirses beaux yeux. Elle promena autour d’elle un regard étonné. Lanuit était sur son déclin, et l’aurore commençait à blanchirl’horizon. Yvonne poussa un soupir. Puis sa tête retomba sur sapoitrine, et elle parut succomber à un nouvel évanouissement. Maiscette sorte de torpeur dura peu. Elle se ranima insensiblement etfixa ses yeux sur l’homme qui la tenait entre ses bras. Alors ellese jeta en arrière, et, rassemblant toutes ses forces, elles’écria :

– Au secours ! au secours ?

– Qu’est-ce que je disais ? fit lecomte. Mieux la valait évanouie ; heureusement nous sommesarrivés.

Les cavaliers, en effet, entraient en cemoment dans la cour d’une vaste habitation, dont le style etl’architecture indiquaient la destination religieuse.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

Partie 2
L’ABBAYE DE PLOGASTEL.

Chapitre 1L’ABBAYE DE PLOGASTEL

L’abbaye de Plogastel, située à quelqueslieues des côtes, dans la partie sud-ouest du département duFinistère, était depuis longtemps le siége d’une communautéreligieuse, ouverte aux jeunes filles nobles de la province. Lespauvres nonnes, peu soucieuses des affaires du dehors, vivaient enpaix dans leurs étroites cellules, lorsque l’Assemblée constituanted’abord, et l’Assemblée législative ensuite, jugèrent à propos dedésorganiser les couvents et d’exiger surtout ce fameux serment àla constitution, qui devait faire tant de mal dans ses effets, etqui était si peu utile dans sa cause. L’abbesse du couvent dePlogastel refusa fort nettement de reconnaître d’autre souverainetéque celle du roi, et ne voulut, en aucune sorte, se soumettre àcelle de la nation. Comme on le pense, cet état de rébellionouverte ne pouvait durer. Les autorités du départementdélibérèrent, décrétèrent et ordonnèrent. En conséquence de cesdélibérations, décrets et ordonnances, les nonnes furent expulséesde l’abbaye, le couvent fermé, et la propriété du clergé mise envente. Aucun acquéreur ne se présenta. L’abbaye resta donc déserte.Le comte de Fougueray, en apprenant par hasard tous ces détails,résolut d’aller visiter l’abbaye de Plogastel. L’ayant trouvée fortà son goût et lui présentant tous les avantages de la retraiteisolée qu’il cherchait, il se rendit chez le maire, fit valoir leslettres de ses amis de Paris, et toutes étant de chauds patriotes,il obtint facilement l’autorisation d’habiter temporairement lecouvent désert. D’anciens souterrains, conduisant dans la campagne,offraient des moyens de fuite inconnus aux paysans eux-mêmes. Lecomte choisit l’aile du bâtiment qu’habitait jadis l’abbesse et quiétait encore fort bien décorée. En quelques heures il eut tout faitpréparer, et ainsi que nous l’avons vu, il s’y était installépendant l’absence du chevalier.

En arrivant dans la cour, les deux hommesmirent pied à terre. Le chevalier enleva Yvonne qui criait et sedébattait, et l’emporta dans l’intérieur du couvent, tandis queJasmin prenait soin des chevaux. Le comte jeta autour de lui uncoup d’œil satisfait et suivit son compagnon.

– Corpo di Bacco ! dit-il tout àcoup en patois napolitain et avec un accent de mauvaise humeurtrès-marqué. Au diable les amoureux et leurs donzelles !…Celle-ci me fend les oreilles avec ses criailleries. Sang duChrist ! pourquoi lui as-tu enlevé son bâillon ?

– Elle étouffait, répondit lechevalier.

– À d’autres ! Tu donnes dans toutesces simagrées ? Voyons, tourne à droite, maintenant ; là,nous voici dans l’ancienne cellule de l’abbesse. Il y a de bonsverrous extérieurs, tu peux déposer la Bretonne ici.

Le chevalier assit Yvonne sur un magnifiquefauteuil brodé au petit point. Mais la jeune fille, s’échappant deses bras et poussant des cris inarticulés, se précipita vers laporte. Le comte la retint par le poignet.

– Holà ! ma mignonne… dit-il, on nenous quitte pas ainsi ! C’est que, par ma foi ! elle estcharmante cette tourterelle effarouchée, continua-t-il en regardantattentivement la pauvre enfant.

– Que faire pour la calmer ? demandale chevalier.

– Rien, mon cher ; une déclarationd’amour ne serait pas de mise. La fenêtre est grillée, sortons etenfermons-la ! nous reviendrons, ou, pour mieux dire, tureviendras plus tard. D’ici là, nous consulterons Hermosa, et tusais qu’elle est femme de bon conseil.

– Soit, répondit le chevalier ;maintenant que la petite est ici, je ne crains plus qu’ellem’échappe, et j’ai, pour la revoir, tout le temps nécessaire.D’ailleurs, j’aime autant éviter les larmes.

– Ah ! tu es un homme sensible, toi,Raphaël ! Les pleurs d’une jolie femme t’ont toujoursattendri… témoin notre dernière aventure dans les gorges deTarente. Vois, pourtant, si je t’avais écouté et que nous eussionsépargné cette petite Française, où en serions-nousaujourd’hui ? Tu porterais encore la veste déguenillée dulazzarone Raphaël, et peut-être même, ajouta-t-il en baissant lavoix, bien qu’il parlât toujours italien, et peut-être mêmeramerions-nous à bord de quelque tartane de Sa Majesté le roi deNaples.

Le chevalier frissonna involontairement enentendant ces paroles si étranges ; puis jetant un coup d’œilsur Yvonne qui était agenouillée et priait avec ferveur :

– Viens ! dit-il.

Les deux hommes sortirent et poussèrent lesverrous extérieurs. Ils traversèrent un long corridor etpénétrèrent dans une sorte d’antichambre ornée de torchèresd’argent massif. Trois portes différentes s’ouvraient sur cettepièce. Le comte souleva familièrement une portière en s’effaçantpour livrer passage au chevalier.

– Entre, mio caro ! fit-ilrailleusement. Hermosa se plaint de ne pas t’avoir vu depuisvingt-quatre heures !

La nouvelle pièce sur le seuil de laquelle setrouvaient Diégo et Raphaël (car désormais nous ne leur donneronsplus que ces noms qui sont véritablement les leurs), cette nouvellepièce, disons-nous, servait évidemment d’oratoire à l’abbesse dePlogastel. Elle avait encore conservé une partie de sessomptuosités. Une tenture en soie de couleur violette, touteparsemée d’étoiles d’argent, tapissait les murailles. Des vitrauxadmirablement peints ornaient les fenêtres ogivales. Deux tableauxde sainteté, chefs-d’œuvre des grands maîtres italiens, étaientappendus aux murs.

On comprenait, en voyant toutes ces choses,que les religieuses, ne pouvant croire à une expulsion violente,n’avaient pris aucune précaution, et que les gendarmes les avaientsurprises et arrachées au luxe des cloîtres (si luxueux alors),sans qu’elles eussent le temps de sauver les débris. Les bandesnoires n’étaient pas alors suffisamment organisées, de sorte queles richesses laissées sans gardiens avaient cependant étérespectées.

Dans le fond de la pièce, étendue mollementdans une vaste bergère, on apercevait une femme qui, vue àdistance, produisait cette impression que cause la souverainebeauté. En se rapprochant même, on voyait que cette femme,quoiqu’elle eût depuis longtemps dépassé les limites de la premièrejeunesse, pouvait soutenir encore un examen attentif. Demagnifiques cheveux noirs, que la poudre n’avait jamais touchés endépit de la mode. Un nez romain, d’une finesse et d’un dessinirréprochables. Une bouche mignonne, aux lèvres rouges. Des yeux deSicilienne, surmontés de sourcils mauresques. Le teint était brunet mat comme celui des femmes du Midi, qui ne craignent pas debraver les rayons de flamme de leur soleil.

Mais, en examinant avec plus d’attention, onapercevait aux tempes quelques rides habilement dissimulées. Lesplis de la bouche étaient un peu fanés. Les contours du visageavaient perdu de leur fraîcheur et s’étaient arrêtés. Néanmoins, sil’on veut bien joindre à l’ensemble, un cou remarquable de forme,une taille bien prise, une poitrine fort belle, une main d’enfantet un pied patricien, on conviendra que, telle qu’elle étaitencore, cette femme pouvait passer pour une créature fortséduisante. Seulement, on demeurait émerveillé en songeant à cequ’elle avait dû être à vingt ans.

Au moment où les deux hommes pénétraient dansl’oratoire, Hermosa avait auprès d’elle un jeune garçon de dix àonze ans, blond et rose comme une fille, et qui semblait fortgravement occupé à tirer les longues oreilles d’un magnifiqueépagneul couché aux pieds de la dame. De temps en temps le chienpoussait un petit cri de douleur et secouait sa tête intelligente,puis il se prêtait de bonne grâce à la continuation de ce jeu quidevait souverainement lui déplaire, mais qui charmait l’enfant.

– Tableau de famille ! s’écria lecomte. D’honneur ! je sentirais mes yeux humides de larmes sij’avais l’estomac moins affamé !

– Fi ! Diégo, répondit Hermosa en selevant ; vous parlez comme un paysan !

– C’est que je me sens un véritableappétit de manant, chère amie.

– On va servir, répondit Hermosa.

Puis, se tournant vers le chevalier :

– Bonjour, Raphaël, dit-elle en luitendant la main.

– Bonjour, petite sœur.

– Que m’a-t-on dit ? que vous étiezen expédition amoureuse ?

– Par ma foi ! on ne vous a pasmenti.

– Et vous avez réussi ?

– Comme toujours.

– Fat !

– Corbleu ! interrompit le comteavec impatience, vous vous ferez vos confidences plus tard. PourDieu ! mettons-nous à table !…

– Cher Diégo, répondit Hermosa ensouriant, depuis que vous avoisinez la cinquantaine, vous devenezd’un matérialisme dont rien n’approche ! Cela estvéritablement désolant.

– Il est bien convenu que depuis que jen’ai plus trente ans et que je possède une taille largementarrondie, j’ai hérité de tous les défauts qui vous sont le plusantipathiques. Je l’admets ; mais, corps du Christ ! sije consens à être affublé de tous ces vices que vous me donnez sigénéreusement, je veux au moins en avoir les bénéfices !Encore une fois, je meurs de faim !

– Et vous, chevalier ? demandaHermosa.

– Lui ! interrompit le comte, il esttrop amoureux pour être assujetti aux besoins de l’estomac.

– Et vous ne l’êtes pas, vous ?

– Quoi ?

– Amoureux !

– Amoureux ? Ce serait joli, à monâge.

Hermosa haussa les épaules et sortit. Cinqminutes après, Jasmin dressait un couvert dans un angle de lapièce, et après avoir encombré la table de mets abondants, il sedisposa à servir ses maîtres.

– Maintenant, dit Hermosa, pendant queDiégo entre en conversation réglée avec ce pâté de perdrix,racontez-moi, chevalier, votre expédition de cette nuit.

– Avec d’autant plus de plaisir, chèresœur, que j’ai grand besoin de votre aide et de vos conseils,répondit Raphaël.

– Vraiment ?

– Oui ; la jeune fille serévolte.

– Bah ! Ces cris que j’ai entendusétaient donc les siens ?

– Précisément.

– Eh bien ! il faut avant toutcommencer par la calmer, Cette petite doit être nerveuse…

– J’y pensais, fit le comte sans perdreune bouchée.

– Mangez, cher, et laissez-nous causer,dit Hermosa.

*

**

Dès que Diégo et Raphaël eurent quitté lacellule dans laquelle ils avaient conduit Yvonne, la jeune fille seredressa vivement. Ses yeux rougis se séchèrent. Une résolutionsoudaine et hardie se refléta sur son joli visage. Elle fitlentement le tour de la pièce. Elle s’assura d’abord que la porteétait verrouillée au dehors ; puis elle alla droit à lafenêtre et essaya de l’ouvrir ; mais elle ne put en venir àbout. Cette fenêtre était grillée.

– Où m’ont-ils conduite ? Que meveulent-ils ? murmura la pauvre enfant en demeurant immobile,le front appuyé sur la vitre. Qu’est-il arrivé à Fouesnan depuismon absence ? Que doit penser mon pauvre père ? Et cesdeux hommes que j’ai cru voir sur la route desPierres-Noires !… Il m’a semblé reconnaître Jahoua et Keinec.Mon Dieu ! mon Dieu !… que s’est-il passé ?

Et le désespoir s’emparant de nouveau de soncœur, Yvonne éclata en sanglots.

– Oh ! reprit-elle au bout dequelques instants, si je ne m’étais pas évanouie, j’aurais puvoir ; je saurais où ils m’ont amenée ! Où suis-je,Seigneur ? où suis-je ?

Puis à ces crises successives qui, depuisplusieurs heures, brisaient l’organisation délicate de la pauvreenfant, succéda une prostration complète. À demi ployée surelle-même, Yvonne demeura accroupie sur le fauteuil, sans pensée etsans vue. Des visions fantastiques, forgées par son imagination endélire, dansaient autour d’elle et lui faisaient oublier sasituation présente. Le sang montait avec violence au cerveau. Lesartères de ses tempes battaient à se rompre. Son visages’empourprait. Ses yeux s’injectaient de sang. Enfin ses extrémitésse glacèrent, et elle se laissa glisser sans force et sansmouvement sur le sol. Puis, par une réaction subite, le sang refluatout à coup vers le cœur. Alors une crise de nerfs, criseépouvantable, s’empara de son corps brisé. Elle roula sur lesdalles de la cellule, se meurtrissant les bras, frappant sa têtecontre les meubles, et poussant des cris déchirants. La portes’ouvrit, et Hermosa entra suivie du chevalier. Ils s’empressèrentde relever Yvonne.

– Faites dresser un lit dans cette pièce,dit Hermosa à Raphaël qui s’empressa de faire exécuter l’ordre parJasmin.

Dès que le lit fut prêt, Hermosa, demeuréeseule avec la jeune fille, la déshabilla complètement et la coucha.Yvonne était plus calme ; mais une fièvre ardente et un délireaffreux s’étaient emparés d’elle. Hermosa envoya chercher lecomte.

– Vous êtes un peu médecin, Diégo, luidit-elle dès qu’il parut. Voyez donc ce qu’a cette enfant, et ceque nous devons faire…

Le comte s’approcha du lit, prit le bras de lamalade, et après avoir réfléchi quelques minutes :

– Raphaël a fait une sottise qui ne luiprofitera guère, répondit-il froidement.

– Pourquoi ?

– Parce que la petite est atteinte d’unefièvre cérébrale, que nous n’avons aucun médicament ici pour lasoigner, et qu’avant quarante-huit heures elle sera morte.

– Yvonne sera morte ? s’écriaRaphaël qui venait d’entrer.

– Tu as entendu ? Eh bien, j’ai ditla vérité !

– Et ne peux-tu rien, Diégo ?

– Je vais la saigner ; mais monopinion est arrêtée : mauvaise affaire, cher ami, mauvaiseaffaire ; c’est une centaine de louis que tu as jeté à lamer.

Et le comte, prenant une petite trousse devoyage qu’il portait toujours sur lui, en tira une lancette etouvrit la veine de la jeune fille, qui ne parut pas avoirconscience de cette opération.

*

**

Le comte de Fougueray, en venant habiterl’abbaye déserte de Plogastel, avait choisi pour corps-de-logisl’aile où étaient situés les appartements de l’ancienne abbesse. Cecouvent, l’un des plus considérables de la Bretagne, renfermaitjadis plus de quatre cents religieuses. Simple chapelle auxpremières années de la Bretagne chrétienne, il s’était peu à peutransformé en imposante abbaye. Aussi les divers bâtiments qui lecomposaient avaient-ils chacun le cachet d’une époque différente.Le style gothique surtout y dominait et découpait sur la façade ducentre ses plus riches dessins et ses plus merveilleusesdentelles.

Placé jadis sous la protection toute spécialedes ducs de Bretagne, qui avaient vu plusieurs des filles de leursang princier quitter le monde pour se retirer au fond de cettemagnifique abbaye, le cloître, l’un des plus riches de la province,avait acquis une réputation méritée de sainteté et d’honneur. Commedans les chapitres nobles de l’Allemagne, il fallait faire sespreuves pour voir les portes du couvent s’ouvrir devant la viergequi désertait la famille pour se fiancer au Christ. Aussi est-ilfacile de se figurer l’élégance et le caractère solennel de cesbâtiments spacieux, aérés, adossés à un splendide jardin dont eût,à bon droit, été jaloux plus d’un parc seigneurial.

L’aile opposée à celle occupée par Diégo etles siens s’étendait vers le nord. Autrefois consacrée auxreligieuses, elle ne contenait que des cellules étroites etsombres ; c’est ce qui l’avait fait dédaigner par le comte.Seulement, celui-ci ignorait qu’au-dessous des étages des celluless’élevant sur le sol, existait un second étage souterrain d’autrescellules plus étroites encore, et naturellement plus sombres queles premières. Rien, extérieurement, ne pouvait indiquerl’existence de ces sortes de caves organisées en habitation. Ilfallait faire jouer un ressort habilement caché dans la muraille,pour découvrir la porte donnant sur l’escalier qui y conduisait. Ducôté des souterrains, souterrains que le comte avait entièrementparcourus, aucun indice ne laissait soupçonner ces cachettesimpénétrables. Le couvent de Plogastel, construit au moyen-âge pardes moines et des gentilshommes entrés en religion, offrait le typecomplet de ces établissements mystérieux, où la partie des bâtissess’élevant au soleil n’était pas toujours la plus importante. Ainsi,passages secrets, impasses, souterrains, prisons, oubliettes, s’ytrouvaient à profusion et semblaient défier la curiosité.

Dans cet étage de cellules construites sous lesol, dans l’une de ces pièces obscures et étroites qui reçoiventtoute leur lumière d’un petit soupirail artistement dissimulé audehors par des arabesques sculptées dans le mur, se trouvait unebelle jeune femme de trente à trente-cinq ans, aux yeux bleus etdoux, aux blonds cheveux à demi cachés par une coiffe blanche.Cette femme portait l’ancien costume des nonnes de l’abbaye :la robe de laine blanche, la coiffure de toile blanche et laceinture violette. Sous ce vêtement d’une simplicité extrême, lareligieuse était belle, de cette beauté que les peintress’accordent à prêter aux anges.

Agenouillée devant sa modeste couche surmontéed’un Christ en ivoire, elle priait dévotement en tenant entre sesmains un chapelet surchargé de médailles d’or et d’argent. À peineterminait-elle ses oraisons, qu’un coup frappé discrètement à lapetite porte la fit tressaillir.

– Entrez ! dit-elle en serelevant.

La porte s’ouvrit, et un homme de hautetaille, enveloppé dans un ample manteau, entra doucement.

– Bonjour, mon ami, fit la religieuse entendant à l’étranger une main sur laquelle celui-ci posa ses lèvresavec un mélange de respect profond et d’amour brûlant.

– Bonjour, chère Julie, réponditl’inconnu. Comment avez-vous passé la nuit ?

– Bien, je vous remercie ; etvous ?

– Parfaitement.

– Vous vous accoutumez un peu à cetteexistence étrange que vous vous êtes faite ?

– Je m’accoutumerai à tout pour avoir lebonheur de vous voir, vous le savez bien.

– Chut ! Philippe. N’oubliez pasl’habit que je porte !

– Hélas ! Julie, cet habit fait monplus cruel remords !

– Ne parlez pas ainsi ! Dites-moiplutôt si vous avez eu soin de fermer la porte des souterrains.

– Sans doute. Pourquoi cettedemande ?…

– C’est que depuis hier nous avons denouveaux habitants dans l’abbaye.

– Qui donc ?

– Je l’ignore.

– Je le saurai, Julie.

– N’allez pas commettre d’imprudence,Philippe !…

– Oh ! ne craignez rien, ce n’estque la curiosité qui me pousse ; car ici nous sommes ensûreté, et nous pouvons braver tous les regards extérieurs.

– Où est Jocelyn ? demanda lareligieuse après un court silence.

– Me voici, madame, répondit notreancienne connaissance, le vieux serviteur du marquis de Loc-Ronanen paraissant sur le seuil de la cellule.

– Avez-vous apporté des provisions, monami ?

– Oui, madame la marquise.

– Dis : « Sœur Julie, »mon bon Jocelyn, interrompit l’inconnu. Madame ne veut plus êtrenommée autrement.

– Oui, monseigneur ! réponditJocelyn.

L’étranger alors écarta son manteau et le jetasur une chaise. Cet homme était le marquis de Loc-Ronan.

Chapitre 2L’ABBAYE DE PLOGASTEL

Le vieux Jocelyn s’empressa de placer sur lapetite table un frugal repas, bien différent de celui auquelavaient pris part les habitants de l’aile opposée du couvent. Lemarquis offrit la main à la religieuse, et tous deux s’assirent enface l’un de l’autre. Jocelyn demeura debout, appuyé contre lechambranle de la porte, et, aux éclairs de joie que lançaient sesyeux, il était facile de deviner tout le bonheur qu’éprouvait lefidèle et dévoué serviteur. Le marquis se pencha vers la religieuseet lui fit une question à voix basse.

– Mais sans doute, Philippe,répondit-elle vivement ; vous savez bien que vous n’avez pasbesoin de ma permission pour agir ainsi…

Le marquis se retourna.

– Jocelyn, dit-il, depuis trois jours tuas partagé ma table.

– Vous me l’avez ordonné,monseigneur.

– Et madame permet que je te l’ordonneencore, mon vieux Jocelyn. Viens donc prendre place à noscôtés…

– Mon bon maître, n’exigez pascela !…

– Comment, tu refuses dem’obéir ?

– Monseigneur, songez donc qui jesuis !…

– Jocelyn, dit vivement la jeune femme,c’est parce que M. le marquis se rappelle qui vous êtes, quenous vous prions tous deux de vous asseoir auprès de nous ;venez, mon ami, venez, et songez vous-même que vous faites partiede la famille… Vous n’êtes plus un serviteur, vous êtes un ami…

Et la religieuse, avec un geste d’une adorablebonté, tendit la main au vieillard. Jocelyn, les yeux pleins delarmes, s’agenouilla pour baiser cette main blanche et fine. Puis,comme un enfant qui n’ose résister aux volontés d’un maître qu’ilcraint et qu’il aime tout à la fois, il prit place timidement enface du marquis et de sa gracieuse compagne.

– Mon Dieu, Julie ! dit Philippeavec émotion, que vous êtes bonne et charmante !

– Je m’inspire de Dieu qui nous voit etde vous que j’aimerai toujours, mon Philippe ! répondit lareligieuse.

– Oh ! que je suis heureuxainsi ! Je vous jure que depuis dix ans, voici le premiermoment de bonheur que je goûte, et c’est à vous que je le dois…

– Il ne manque donc rien à ce bonheurdont vous parlez ?

– Hélas ! mon amie, le cœur del’homme est ainsi fait qu’il désire toujours ! Je seraisvéritablement heureux, je vous l’affirme, si devant moi je voyaisencore un ami…

– Qui donc ?

– Marcof.

– Marcof ?… En effet, Philippe,jadis déjà, lorsque nous habitions Rennes, ce nom vous échappaitparfois… c’est donc celui d’un homme que vous aimez bientendrement ?

– C’est celui d’un homme, chère Julie,envers lequel la destinée s’est montrée aussi cruelle qu’enversvous…

– Mais quel est-il, cet homme ?

– C’est mon frère !

– Votre frère, Philippe ! s’écria lareligieuse.

– Votre frère, monseigneur ! répétaJocelyn.

– Oui, mon frère, mes amis, etpardonnez-moi de vous avoir jusqu’ici caché ce secret qui n’étaitpas entièrement le mien ! Aujourd’hui, si je vous le révèle,c’est que les circonstances sont changées ; c’est que, passantpour mort vis-à-vis du reste du monde, je crois utile de ne paslaisser ensevelir à tout jamais ce mystère… Marcof, lui, ce noblecœur, ne voudra point déchirer le voile qui le couvre, et cependantil doit y avoir après moi des êtres qui soient à même de dire lavérité… la vérité tout entière !…

Un silence suivit ces paroles du marquis.

La religieuse attachait sur le marquis desregards investigateurs, n’osant pas exprimer à haute voix lacuriosité qu’elle ressentait. Quant à Jocelyn, qui avait été témoindes relations fréquentes de son maître avec Marcof, il n’avaitcependant jamais supposé qu’un lien de parenté aussi sérieux alliâtle noble seigneur à l’humble corsaire. Le marquis reprit :

– Ce secret, je vais vous le confier toutentier. Jocelyn, parmi les papiers que nous avons emportés duchâteau, il est un manuscrit relié en velours noir ?

– Oui, monseigneur.

– Va le chercher, mon ami, et apporte-lepromptement…

Jocelyn sortit aussitôt pour exécuter lesordres de son maître.

*

**

Avant d’aller plus loin, je crois utiled’expliquer brièvement comme il se fait que nous retrouvions dansles cellules souterraines du couvent de Plogastel, le marquis deLoc-Ronan, aux funérailles duquel nous avons assisté.

On se souvient sans doute de la conversationqui avait eu lieu entre le marquis et les deux frères de sapremière femme. On se rappelle les menaces de Diégo et de Raphaël,et la proposition qu’ils avaient osé faire au gentilhomme breton.Celui-ci se sentant pris dans les griffes de ces deux vautours,plus altérés de son or que de son sang, avait résolu de tenter uneffort suprême pour s’arracher à ces mains qui l’étreignaient sanspitié.

Le marquis de Loc-Ronan avait rapporté jadis,d’un voyage qu’il avait fait en Italie, un narcotiquetout-puissant, dû aux secrets travaux d’un chimiste habile,narcotique qui parvenait à simuler entièrement l’action destructivede la mort. Ne voyant pas d’autre moyen de reconquérir sa libertéindividuelle, il avait résolu depuis longtemps d’avoir recours à cebreuvage, à l’effet duquel il ajoutait une foi entière.

Le marquis était honnête homme, et hommed’honneur par excellence. À l’époque de son mariage avecmademoiselle de Fougueray, il n’avait pas tardé à s’apercevoir del’indigne conduite de celle à laquelle il avait eu la faiblesse deconfier l’honneur de son nom. Aussi, lorsqu’il anéantit son acte demariage, sa conscience ne lui reprocha-t-elle rien. Pour lui,c’était faire justice ; peut-être se trompait-il, mais à coupsûr, il était de bonne foi.

Marié une seconde fois et adorant sa femme, ilavait vu son bonheur se briser, grâce à l’adresse infernale ducomte de Fougueray et du chevalier de Tessy. À partir de ce moment,son existence était devenue celle des damnés. Mademoiselle deChâteau-Giron s’était réfugiée dans un cloître, et lui étaitdemeuré en butte aux extorsions continuelles de ses beaux-frères.Donc le marquis avait résolu d’en finir, coûte que coûte, aveccette domination intolérable. Ne confiant son dessein qu’à sonfidèle serviteur, et ne pouvant prévenir Marcof qui, on le sait,avait pris la mer à la suite de sa conférence avec son frère, lemarquis avait mis sans retard ses projets à exécution. Nous enconnaissons les résultats.

Dès que le corps avait été enfermé dans lesuaire, Jocelyn, faisant valoir deux ordres écrits de son maître,avait exigé qu’après la cérémonie funèbre lui seul procédât à lafermeture du cercueil. Tout le monde s’était donc éloigné de lachapelle. Jocelyn alors avait enlevé le soi-disant cadavre etl’avait déposé dans une chambre secrète réservée derrière lemaître-autel. Puis il avait enveloppé dans le linceul un énormelingot de cuivre préparé d’avance. Cela fait, et la bière refermée,on avait procédé à la descente du cercueil dans les caveaux duchâteau.

La nuit venue, le marquis était sorti de sonsommeil léthargique, et s’appuyant sur Jocelyn, avait quittémystérieusement sa demeure à l’heure à laquelle Marcof arrivait àPenmarckh. Le gentilhomme et son serviteur se dirigèrent à piedvers le couvent de Plogastel, dans lequel le marquis savait ques’était nouvellement retirée sa femme. Seulement il ignoraitl’expulsion récente des nonnes. Aussi, lorsqu’à l’aube du jour ilpénétra dans le cloître, grande fut sa stupéfaction en trouvantl’abbaye déserte.

Le marquis parcourut ce vaste bâtimentsolitaire. Désespéré, il prit la résolution de se cacher jusqu’à lanuit dans les souterrains. Alors il se mettrait en quête de lacause de cette solitude désolée. Jocelyn connaissait leshabitations mystérieuses pour y avoir autrefois pénétré. Son pèreavait été jardinier du couvent de Plogastel, et l’enfant avait jouébien souvent dans ces cellules obscures que se réservaient lesreligieuses les plus austères. Ils descendirent donc tous les deux,et cherchèrent à s’orienter au milieu de ce dédale de voûtes et decorridors sombres. Bref, Jocelyn, guidé par ses souvenirs, parvintà introduire son maître dans ces réduits inconnus de tous.

Au moment où ils y pénétraient, ils furentfrappés par la clarté d’une petite lampe dont les rayons filtraientsous la porte mal jointe d’une cellule. Convaincus que quelquegardien du couvent s’était retiré dans les souterrains, ilsavancèrent sans hésiter, espérant obtenir des renseignements sur cequ’étaient devenues les nonnes. Mais à peine eurent-ils franchi leseuil de la cellule, qu’un double cri de joie s’échappa de leurpoitrine. Dans la religieuse demeurée fidèle à son cloître, lemarquis et Jocelyn venaient de reconnaître mademoiselle Julie deChâteau-Giron, marquise de Loc-Ronan.

Cette rencontre avait eu lieu la veille dujour où nous avons nous-même introduit le lecteur près de la bellereligieuse. Le marquis passa les heures de cette première journée àraconter à sa femme et les événements survenus et la résolutionqu’il avait prise.

Julie avait conservé pour son mari le plustendre attachement. Si elle avait pris le voile lors de ladécouverte du fatal secret, cela avait été dans l’espoir d’assurerla tranquillité à venir du marquis. La courageuse femme, faisantabnégation de sa jeunesse et de sa beauté, s’était dévouée,s’offrant en holocauste pour apaiser la colère de Dieu.

Elle avait même obtenu la permission dechanger de cloître et de quitter celui de Rennes pour celui dePlogastel, dans le seul but de se rapprocher de l’endroit où vivaitle marquis de Loc-Ronan, et dans l’espoir d’entendre quelquefoisprononcer ce nom si connu dans la province.

La religieuse accueillit donc son mari, noncomme un époux dont elle était séparée depuis longtemps, mais commeun frère et comme un ami pour lequel elle eût volontiers donné savie entière. Elle approuva aveuglément ce qu’avait fait le marquis.Puis elle lui raconta que, lors de l’expulsion de la communauté,elle se trouvait seule dans les cellules souterraines. La craintel’avait empêchée de se montrer en présence des soldats, et, lesgendarmes une fois partis, ne sachant que faire, elle avait résolude conserver l’asile que la Providence lui avait ménagé ;seule, une vieille fermière des environs était dans le secret de saprésence et lui apportait chaque jour ses provisions qu’elledéposait à l’entrée des souterrains. Dès lors il fut convenu que lemarquis et Jocelyn habiteraient une cellule voisine et qu’ils nesortiraient que la nuit, revêtus tous deux du costume des paysansbretons, costume que la religieuse se chargeait de se procurer avecl’aide de la fermière. C’est donc à la seconde visite seulement dumarquis auprès de sa femme, que nous assistons en ce moment. Lesdeux époux, calmes et heureux, ignoraient qu’à quelques pas de leurretraite et dans le même corps de bâtiment, demeuraient ceux quileur avait fait tant de mal et avaient brisé à jamais leurs deuxexistences.

*

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Après quelques minutes, Jocelyn revintapportant un in-folio relié en velours noir, rehaussé de garnituresen argent massif, et fermé à l’aide d’une double serrure dont laclef ne quittait jamais le gentilhomme. Le marquis ouvrit lemanuscrit, l’appuya sur la table, et s’adressant à safemme :

– Julie, lui dit-il, lorsque vous aurezpris connaissance de ce que contient ce volume, vous connaîtrezdans leur entier tous les secrets de ma famille. Écoutez-moi doncattentivement. Toi aussi, mon fidèle serviteur, continua-t-il en seretournant vers Jocelyn. Toi aussi, n’oublie jamais ce que tu vasentendre ; et, si Dieu me rappelle à lui avant que j’aieaccompli ce que je dois faire, jurez-moi que vous réunirez tousdeux vos efforts pour exécuter mes volontés suprêmes !Jurez-moi, Julie, que vous considérerez toujours, et quoi qu’ilarrive, Marcof le Malouin comme votre frère ! Jure-moi,Jocelyn, qu’en toutes circonstances tu lui obéiras comme à tonmaître.

– Je le jure, monseigneur ! s’écriaJocelyn.

– J’en fais serment sur ce Christ !dit la religieuse en étendant la main sur le crucifix cloué à lamuraille.

– Bien, Julie ! Merci,Jocelyn !

Et le marquis, après une légère pose, repritavant de commencer sa lecture :

– L’époque à laquelle nous allonsremonter est à peu près celle de ma naissance. Vous n’étiez pas aumonde, chère Julie ; vous n’étiez pas encore entrée dans cettevie qui devrait être si belle et si heureuse, et que j’ai rendue,moi, si tristement misérable…

– M’avez-vous donc entendue jamais meplaindre, pour que vous me parliez ainsi, Philippe ? réponditvivement la religieuse en saisissant la main du marquis.

– Vous plaindre, vous, Julie !Est-ce que les anges du Seigneur savent autre chose qu’aimer et quepardonner ?

– Ne me comparez pas aux anges, mon ami,répondit Julie avec un accent empreint d’une douce mélancolie.Leurs prières sont entendues de Dieu, et, hélas ! les miennesdemeurent stériles ; car, depuis dix années, j’implore lamiséricorde divine pour que votre âme soit calme et heureuse ;et vous le savez, Philippe, vous venez de l’avouer vous-même, vousn’avez fait que souffrir longuement, cruellement, sansrelâche !…

Le marquis baissa la tête et sembla se plongerdans de sombres réflexions. Enfin il se redressa, et prenant lamain de Julie :

– Qu’importe ce que j’ai souffert,dit-il, si maintenant je dois être heureux par vous et près devous…

– Un bonheur fugitif, mon ami. L’habitque je porte ne vous indique-t-il pas que j’appartiens à Dieuseul ?

– Ne pouvez-vous être relevée de vosvœux ?

– Et que deviendrions-nous,Philippe ?

– Nous fuirions loin, bien loin d’ici…Nous cacherions, dans une patrie nouvelle et ignorée, notre amouret notre bonheur !…

– Vous ne pouvez en ce moment abandonnerla cause royale !

– Cela est vrai.

– Puis, lors même que nous parviendrionsà fuir, en quel endroit de la terre trouverions-nous latranquillité ?

– Hélas !… Julie, ces misérablesnous poursuivraient sans trêve et sans pitié s’ils découvraient queje suis encore vivant ! C’est là ce que vous voulez dire,n’est-ce pas ?

Julie garda le silence.

– Oh ! murmura le marquis dontl’indignation douloureuse s’accroissait à chaque parole, oh !les infâmes. Ne pourrai-je donc jamais les écraser sous mes piedscomme de venimeux reptiles !…

– Taisez-vous, Philippe ! s’écria lajeune femme. N’oubliez pas que notre religion interdit toutevengeance !

Le marquis ne répondit pas ; mais illança un regard étincelant à Jocelyn, et tous deux sourirent, maisd’un sourire étrange.

– Oubliez ces rêves, Philippe ;oubliez cet avenir impossible ! continua Julie. Pour rompremes vœux, il faudrait un bref de Sa Sainteté ; et croyez-vousqu’un tel acte puisse s’accomplir dans le mystère ? Ons’informerait de la cause qui me fait agir, et on ne tarderait pasà découvrir la vérité.

– Peut-être ! répondit lentement lemarquis. Lorsque vous connaîtrez davantage l’homme dont je vaislire l’histoire, histoire tracée de sa propre main, vous changerezsans doute d’opinion, et vous penserez avec moi que celui qui futcapable de faire ce qu’il a fait, peut nous sauver tous deux, etassurer notre bonheur à venir…

– Lisez donc, mon ami. J’écoute.

Alors le marquis se pencha vers le manuscrit,et commença à voix haute sa lecture.

Chapitre 3L’ENFANT PERDU

« Vers la fin de l’année 1756, habitait àSaint-Malo un pauvre pêcheur nommé Marcof. Cet homme vivait seul,sans famille, du produit de son industrie. D’un caractère taciturneet sauvage, il fuyait la société des autres hommes plutôt qu’il nela recherchait.

Un soir qu’il était, comme toujours, isolé etmorose sur le seuil de son humble cabane, occupé à refaire lesmailles de ses filets, il vit venir à lui un cavalier qui semblaiten quête de renseignements. Ce cavalier, qu’à son costume il étaitfacile de reconnaître pour un riche gentilhomme, jeta un regard enpassant sur le pêcheur. Puis il s’arrêta, le considéraattentivement, et, mettant pied à terre, il passa la bride de soncheval dans son bras droit et se dirigea vers la cabane.

– Comment t’appelles-tu ?demanda-t-il en dialecte breton.

– Que vous importe ? répondit lepêcheur.

– Plus que tu ne penses, peut-être…

– Est-ce donc moi que vouscherchez ?

– C’est possible.

– Vous devez vous tromper…

– C’est ce que je verrai quand tu aurasrépondu à ma question. Comment te nommes-tu.

– Marcof le Malouin.

– Quel est ton état.

– Vous le voyez, fit le paysan endésignant ses filets.

– Pêcheur ?

– Oui.

– Tu es né dans ce pays ?

– À Saint-Malo même, comme l’indique monnom.

– Tu n’es pas marié ?

– Non !

– Tu n’as pas de famille ?

– Je suis seul au monde.

– As-tu des amis ?

– Aucun.

– Alors, bien décidément, c’est à toi quej’ai affaire, dit le gentilhomme en attachant son cheval à unpiquet, tandis que le pêcheur le regardait avec étonnement. Entronschez toi.

– Pourquoi ne pas rester ici ?

– Parce que ce que j’ai à te dire ne doitpas être dit en plein air…

– C’est donc un secret ?

– D’où dépend ta fortune ; oui.

Le pêcheur sourit avec incrédulité. Néanmoinsil ouvrit sa porte, et livra passage à son singulier interlocuteur.Le gentilhomme entra et s’assit sur un escabeau.

– Que possèdes-tu ? demanda-t-ilbrusquement.

– Rien que ma barque et mes filets.

– Si ta barque ne vaut pas mieux que tesfilets, tu ne possèdes pas grand’chose.

– C’est possible ; mais je nedemande rien à personne.

– Tu es fier ?

– On le dit dans le pays.

– Tant mieux.

– Tant mieux ou tant pis, peuimporte ! Je suis tel qu’il a plu au bon Dieu de me faire.

– Si on t’offrait cent louis, lesaccepterais-tu ?

– Non.

– Pourquoi ? fit le gentilhomme enlevant à son tour un œil étonné.

– Lorsqu’un grand seigneur, comme vousparaissez l’être, offre une telle somme à un pauvre homme commemoi, c’est pour l’engager à faire une mauvaise action, et j’ail’habitude de vivre en paix avec ma conscience ; d’autant quec’est ma seule compagne, ajouta simplement le pêcheur.

– Allons, tu es honnête.

– Je m’en vante.

– De mieux en mieux !

– Vous voyez bien qu’il vous fautchercher ailleurs.

– Non, j’ai jeté les yeux sur toi ;tu es l’homme qui me convient, et tu me serviras.

– Je ne crois pas.

– C’est ce que nous allons voir.

Marcof était d’une nature violente. Il cherchade l’œil son pen-bas. Le gentilhomme sourit en suivant sonregard.

– Honnête, fier, brave !murmura-t-il ; c’est la Providence qui m’a conduit verslui !…

Marcof attendait.

– Écoute, reprit le gentilhomme, il estinutile que je reste plus longtemps près de toi ; je vaist’adresser une seule question. Tu y répondras. Si nous ne nousentendons pas, je partirai.

– Faites.

– Tu m’as dit que tu refuserais une sommequi te serait offerte pour accomplir une mauvaise action.

– Je l’ai dit, et je le répète.

– Et s’il s’agissait, au contraire, defaire une bonne action ?

– Je ne prendrais peut-être pas l’argent,mais je ferais le bien… si cela était en mon pouvoir…

– Parle net. Ou tu prendras la somme enaccomplissant une œuvre charitable, ou tu refuseras l’une etl’autre. Il s’agit, je te le répète, d’une bonne action qui terapportera cent louis. Acceptes-tu ?

– Eh bien… dit le pêcheur enhésitant.

– Dis oui ou non !

– J’accepte…

– Très-bien ! s’écria le gentilhommeen se levant, je reviendrai demain à pareille heure.

Et sortant de la cabane, il remonta à chevalet s’éloigna rapidement. Marcof se gratta la tête ; réfléchitquelques instants, puis, haussant les épaules, il se remit àtravailler.

Le lendemain, le gentilhomme fut exact aurendez-vous. Seulement, cette fois, il venait à pied et tenait parla main un jeune garçon âgé d’environ trois ans. Il entra dans lacabane, et déposa sur la table une bourse gonflée d’or. Le marchéqu’il avait à proposer au pêcheur était de prendre l’argent etl’enfant. Le pêcheur accepta.

– Comment s’appelle le petit ?demanda-t-il.

– Il porte ton nom.

– Mon nom ?

– Sans doute ; il sera ton fils ets’appellera Marcof.

– C’est bien. Vous reverrai-je ?

– Jamais.

– Et si je vous rencontrais ?

– Tu ne me rencontreras pas.

– Quand l’enfant sera grand, que luidirai-je ?

– Rien.

– Mais plus tard, il apprendra dans lepays qu’il n’est pas mon fils et il me demandera où sont sesparents…

– Tu lui diras que tu l’as trouvé dans unnaufrage, et que ses parents sort sans doute morts.

– Est-il baptisé, au moins ?

– Oui.

– Alors c’est bien ; je gardel’enfant. Vous pouvez partir.

Le gentilhomme fit quelques pas dans lacabane. Il semblait ému. Enfin, s’approchant brusquement del’enfant, il l’enleva dans ses bras, le pressa sur son cœur,l’embrassa, puis, le déposant à terre, il s’élança au dehors.Depuis ce jour, on ne le revit plus dans le pays…

Le marquis de Loc-Ronan interrompit salecture.

– Ce gentilhomme, dit-il, était mon père,et cet enfant était son fils.

– Et il l’abandonnait ainsi ?s’écria Julie.

– Oui, répondit le marquis ; maiscet abandon a été pendant toute sa vie le sujet d’un remordscuisant ! Ce fut à son lit d’agonie et de sa bouche même quetous ces détails me furent confirmés. Il me donna, en outre, lesmoyens de reconnaître un jour mon frère naturel, ainsi que vous leverrez plus tard. Je continue.

Et le marquis se remit à lire :

« Le pêcheur tint sa promesse et éleval’enfant ; seulement, c’était une nature singulière que cellede ce Marcof : l’argent que lui avait donné le gentilhomme luipesait comme une mauvaise action. Il le fit distribuer aux pauvres,et n’en garda pas pour lui la moindre part. Bientôt l’enfant devintfort et vigoureux, au point que son père adoptif crut devoirl’emmener avec lui, quand il prenait la mer, dans sa barque depêche. Le dur métier de mousse développa ses membres, et l’aguerritde bonne heure à tous les dangers auxquels sont exposés les marins.À dix ans, il était le plus adroit, le plus intrépide et le plusbatailleur de tous les gars du pays.

Bon par nature, il protégeait les faibles etluttait avec les forts. Un jour, un méchant gars de dix-huit àvingt ans frappait un enfant pauvre et débile que sa faiblesseempêchait de travailler. Le jeune Marcof voulut intervenir. Lebrutal paysan le menaça d’un châtiment semblable à celui qu’ilinfligeait à sa triste victime. Marcof le défia.

Ceci se passait sur la grève devant unedouzaine de matelots, qui riaient de l’arrogance du« moussaillon, » comme ils le nommaient. Le jeune hommes’avança vers Marcof. Celui-ci ne recula pas ; seulement il sebaissa, ramassa une pierre, et, au moment où son adversaireétendait la main pour le saisir au collet, il lui lança leprojectile en pleine poitrine. La pierre ne fit pas grand mal aupaysan, mais elle excita sa colère outre mesure.

– Ah ! fahis gars !…s’écria-t-il, tu vas la danser !…

Et, prenant un bâton, il courut sus au pauvreenfant. Marcof devint pâle, puis écarlate. Ses yeux parurent prêtsà jaillir de leurs orbites. Un charpentier présent à la discussionétait appuyé sur sa hache. Marcof la lui arracha, et, labrandissant avec force, tandis que le paysan levait son bâton pourle frapper :

– Allons, dit-il, je veux bien !…coup pour coup !

Le paysan recula. Les matelots applaudirent,et emmenèrent l’enfant avec eux au cabaret, où ils le baptisèrent« matelot. » Marcof était enchanté.

L’année suivante, Marcof avait onze ans àpeine, le pêcheur tomba gravement malade. En quelques jours lamaladie fit de rapides progrès. Un vieux chirurgien de marinedéclara sans la moindre précaution que tous les remèdes seraientinutiles, et qu’il fallait songer à mourir. En entendant cettecruelle et brutale sentence, Marcof, qui prodiguait ses soins àcelui qu’il croyait son père, Marcof se laissa aller à un profonddésespoir.

Le pêcheur reçut courageusementl’avertissement du docteur, et se prépara à entreprendre ce derniervoyage, qui s’achève dans l’éternité. Comme presque tous lesmarins, il craignait peu la mort, pour l’avoir souvent bravée, etses sentiments religieux lui promettaient une seconde vie plusheureuse que la première. Aussi, le docteur parti, il se fit donnersa gourde, avala à longs traits quelques gorgées de rhum, et,ensuite, il alluma sa pipe.

Au moment de mourir, les souffrances avaientdisparu, et le vieux matelot se sentait calme et tranquille. Ilprofita de cet instant de repos pour appeler près de lui son filsadoptif. Marcof accourut en s’efforçant de cacher ses larmes.

– Tu pleures, mon gars ? lui dit lepêcheur d’une voix douce.

– Oui, père, répondit l’enfant.

– Et à cause de quoipleures-tu ?

– À cause de ce que m’a dit lemédecin.

– Le médecin est un bon matelot qui abien fait de me larguer la vérité. Vois-tu, mon gars, je file madernière écoute. Je suis comme un vieux navire qui chasse sur sonancre de miséricorde… Dans quelques heures je vais m’en aller à ladérive et courir vers le bon Dieu sous ma voile de fortune. Net’afflige pas comme ça, mon gars ! Je n’ai jamais fait de malà personne ; ma conscience est nette comme la patente d’uncaboteur, et quand la mort va venir me jeter le grappin sur lacarcasse, je ne refuserai pas l’abordage. La bonne sainte Vierge etsainte Anne d’Auray me conduiront aux pieds du Seigneur, et, commej’ai toujours été bon matelot et bon Breton, le paradis me seraouvert… Sois donc tranquille et ne t’occupe plus de moi !…

Marcof pleurait sans répondre. Le pêcheur sereposa pendant quelques secondes, et reprit :

– Voyons, mon gars, quand les amism’auront conduit au cimetière, qu’est-ce que tu feras ?

– Je ne sais pas ! fit l’enfant ensanglotant.

– Dame ! mon gars, nous ne sommespoint riches ni l’un ni l’autre. J’ai bien encore, dans un vieuxsabot enterré sous le foyer une dizaine de louis ; mais ça nepeut te mettre à même de vivre longtemps… Tu n’es pas encore assezfort pour conduire seul une barque de pêche ! Et pourtant,avant de m’en aller, je voudrais te savoir à l’abri du besoin, carje t’aime, moi…

– Et moi aussi, père, je vous aime detoutes mes forces !… répondit Marcof en embrassant lemourant.

– Tu m’aimes, bien vrai ?

– Dame ! je n’aime que vous aumonde !

Le pêcheur réfléchit profondément. De vaguespensées assombrissaient son visage. Il se rappelait la visite dugentilhomme et la promesse qu’il avait faite de ne pas révéler àl’enfant la manière dont il avait été abandonné. Mais l’étrangedivination qui précède la mort lui conseillait de tout dire à sonfils adoptif. Il craignait d’être coupable envers lui en luicachant la vérité. Puis il aimait sincèrement Marcof, et il pensaitaussi qu’un jour peut-être il pourrait retrouver ses parents qui,sans aucun doute, étaient riches et puissants. Alors le pauvreenfant se verrait non-seulement à l’abri de la misère, mais encoredans une position brillante et heureuse. Cependant, avant deprendre un parti, il envoya chercher un prêtre. Il se confessa etraconta naïvement ce qui s’était passé entre lui et le gentilhomme.Il demanda au recteur ce qu’il devait faire. Celui-ci était unhomme de sens droit et profond. Il conseilla au pêcheur de suivrel’inspiration de sa conscience, et de ne rien cacher à son filsadoptif de ce qu’il savait sur son passé. Malheureusement, il nesavait pas grand’chose.

Néanmoins, le prêtre étant présent àl’entretien, le pêcheur dévoila à Marcof le mystère qui avaitentouré sa venue dans la cabane de celui qu’il avait coutumed’appeler son père. Ce récit ne produisit pas une bien grandeimpression sur l’enfant.

– Si mon véritable père m’a abandonné,dit-il avec fermeté, c’est que probablement il avait ses raisonspour le faire. Je ne chercherai jamais à retrouver ceux qui ont euhonte de moi. Je ne connais qu’un homme qui mérite de ma part cetitre de père, et cet homme, c’est vous ! continua-t-il ens’agenouillant devant le lit du mourant. Bénissez-moi donc, monpère, et ne voyez en moi que votre enfant…

Le pêcheur, attendri, leva ses mains amaigriessur la tête de Marcof. Puis, les yeux fixés vers le ciel, il prialonguement, implorant pour l’enfant la miséricorde du Seigneur. Leprêtre aussi joignait ses prières à celles de l’agonisant. Il nefut plus question, entre le pêcheur et Marcof, du gentilhomme quiétait venu jadis.

Le lendemain, le marin rendait son âme à Dieu.Marcof le pleura amèrement. Il employa la meilleure partie des dixlouis qui composaient l’actif de la succession, à faire célébrer unenterrement convenable, à orner la fosse d’une pierre tumulaire,sur laquelle on grava une courte inscription. Le soir, Marcofrevint dans la cabane, qui lui parut si triste et si désolée depuisqu’il s’y trouvait seul, qu’il résolut de quitter non-seulement sademeure, mais encore Saint-Malo. Il partit pour Brest.

On était alors en 1765. Marcof avait douze ansà peine. Il trouva un engagement comme novice à bord d’un naviredont le commandant avait une réputation de dureté et d’habiletédevenue proverbiale dans tous les ports de la Bretagne. Le navireallait aux Indes, et, de là, à la Virginie. Marcof resta deux anset demi absent. À son retour, son engagement était terminé. Mais levieux loup de mer qui se connaissait en hommes, le retint à sonbord en qualité de matelot.

Bref, à dix-neuf ans, Marcof le Malouin, caril avait hérité du surnom de son père adoptif, avait navigué surtous les océans connus. Il avait essuyé de nombreuses tempêtes,fait cinq ou six fois naufrage, et il avait manqué quatre fois demourir de faim et de soif sur les planches d’un radeau. Comme on levoit, son éducation maritime était complète. Aussi était-il connude tous les officiers dénicheurs de bons marins, et les armateurseux-mêmes engageaient souvent les commandants de leurs navires àembarquer le jeune homme dont la réputation de bravoure,d’honnêteté, de courage et d’habileté grandissait chaque jour.

Jusqu’alors l’existence de Marcof avait étéheureuse, sauf, bien entendu, les dangers inséparables de la vie del’homme de mer. Cependant on le voyait parfois triste et soucieux.Il se sentait mal à l’aise en ce cadre étroit dans lequel ilvégétait. Parfois, dans ses rêves, il voyait devant lui un avenirlarge et brillant, où son ambition nageait en pleine eau ;puis, au réveil, la réalité lui faisait pousser un soupir. En unmot, il fallait à cette nature énergique et puissante, à cetteintelligence élevée et hardie, une existence remplie de périls,d’aventures, de jouissances de toutes sortes. Il n’allait pastarder à voir son ambition satisfaite, et ces périls qu’il appelaitn’allaient pas lui faire défaut.

Chapitre 4LA FIDÉLITÉ

Vers la fin de 1773, un des riches armateursde la Bretagne qui avait perdu successivement sept navires, touspris et coulés par les navires musulmans qui sillonnaient laMéditerranée depuis des siècles, eut le désir bien légitime devenger ces désastres. De plus, le digne négociant pensa avec raisonque voler des voleurs étant une œuvre pie, pirater des piratesserait une action bien plus méritoire encore, puisqu’elle aurait ledouble avantage de leur prendre ce qu’ils avaient pris, et de lespunir ensuite. En conséquence, il fit construire, à Lorient, uncharmant brick savamment gréé, élancé de carène, propre à donner lachasse, et qui portait dans son entre-pont vingt jolis canons dedouze. Le brick, une fois lancé et prêt à prendre la mer, futbaptisé sous le nom de la Félicité, et on obtint duministre des lettres de marque pour le capitaine qui lecommanderait. C’était ce capitaine qu’il s’agissait de trouver.

Il faut dire qu’à cette époque vivait à Brestun officier de marine nommé Charles Cornic. Charles Cornic était néà Morlaix, et était un émule des Jean-Bart et des Duguay-Trouin.Malheureusement pour lui, Cornic était aussi ce que l’on nommaitalors un « officier bleu. »

Pour comprendre la valeur négative de cetitre, il faut savoir qu’à l’époque dont nous parlons, le corps desofficiers de marine se divisait en deux catégories bien tranchées.Les officiers nobles d’une part, et les officiers sans naissance del’autre. Ces derniers étaient en butte continuellement auxvexations des premiers qui, non-seulement refusaient souvent deleur obéir, mais encore ne voulaient pas toujours les prendre sousleurs ordres. Et cependant, pour de simple matelot devenirofficier, il fallait avoir fait preuve d’un courage et d’unehabileté bien rares. Mais le préjugé était là, comme une barrièreinfranchissable, et les parvenus, les intrus, comme on les nommaitaussi, se voyaient toujours l’objet des risées des élégantsgentilshommes.

Cornic, surtout, était presque un objetd’horreur parmi les officiers nobles. Brave, fier, hautain, ilrépondait par le mépris aux provocations, et, lorsqu’on lecontraignait à mettre l’épée à la main, il revenait à son bord enlaissant un cadavre derrière lui. Deux fois le ministre avait voulului donner un commandement, et deux fois il s’était vu contraintpar le corps des gentilshommes de le lui retirer. Fatigué deprodiguer son sang et son intelligence, blessé dans son orgueil etdéçu dans ses légitimes espérances, Cornic, alors, avait abandonnéla marine royale et avait accepté le commandement d’un petitcorsaire. Il courut les mers des Indes faire la chasse à tout cequi portait un pavillon ennemi.

Un jour, après un combat sanglant, il s’emparad’une frégate anglaise de guerre, à bord de laquelle il y avait sixofficiers de la marine française prisonniers. Tous les six étaientnobles. Tous les six étaient connus de Cornic, qu’ils avaienttoujours repoussé. Grand fut leur désappointement de devoir laliberté à un officier bleu. Cornic, pour toute vengeance, leurdemanda avec ironie un très-humble pardon de les avoir délivrés,ajoutant que c’était trop d’honneur pour lui, pauvre officier defortune, d’avoir châtié des Anglais qui avaient eu l’audace defaire prisonniers des gentilshommes français, marins comme lui.Puis il les ramena à Brest sans leur avoir adressé la parolependant tout le temps que dura la traversée.

Une fois à terre, l’aventure se répandit à lagrande gloire du corsaire et à la profonde humiliation desofficiers nobles. Aussi jurèrent-ils d’en tirer une vengeanceéclatante. Quelques jours après, Cornic reçut, dans la mêmematinée, huit provocations différentes. Il fixa le même jour et lamême heure, à ses huit adversaires. Puis, une fois sur le terrain,il mit l’épée à la main, et les blessa successivement tous leshuit. Ce duel eut un retentissement énorme. Les familles desblessés portèrent plainte, et, quoique l’officier bleu eût combattuloyalement, il se vit contraint de s’éloigner de Brest.

Ce fut sur ces entrefaites que l’armateur dela Félicité s’adressa à lui et lui proposa le commandementdu nouveau corsaire. Cornic accepta. Seulement, il mit pourcondition qu’il prendrait un second à sa guise ; et comme ilétait lié avec Marcof, il lui demanda s’il voulait embarquer à borddu corsaire. Marcof remercia chaleureusement Cornic, et signal’engagement avec une ardeur impatiente. Tous deux, alors,composèrent un équipage de cent cinquante hommes, tous dignes decombattre sous de tels chefs. Puis la Félicité prit lamer.

Le nouveau corsaire avait pour mission delouvoyer sur les côtes d’Afrique, mais de ne donner la chasse auxpirates qu’autant que ces derniers, par leur ventre arrondi etleurs lourdes allures, indiqueraient qu’ils avaient dans leursflancs la cargaison de quelque riche navire de commerce. Les débutsde la Félicité furent brillants. En quittant le détroit deGibraltar et en entrant dans la Méditerranée, le brick, déguisé enbâtiment marchand, se laissa donner la chasse par un piratealgérien. Puis, lorsque les deux navires furent presque bord àbord, la toile peinte, qui masquait les sabords de laFélicité, tomba subitement à la mer et une grêle de bouletsbalaya le pont du pirate stupéfait. Moins d’une heure après, lacargaison du navire algérien passait dans la cale ducorsaire ; les pirates étaient pendus au bout des vergues, etle vautour, devenu victime de l’épervier, coulait bas aux yeux desmarins français qui dansaient joyeusement en poussant des cris detriomphe.

Six mois plus tard, la Félicitérentrait à Brest, et Cornic remettait entre les mains de sonarmateur, pour près de cinq millions de diamants et de marchandisesde toute espèce. On procéda alors à la répartition de cesrichesses. Marcof emporta deux cent mille livres. Le soir même, ilmontait dans une chaise de poste, et, précédé d’un courrier, ilprenait avec fracas la route de Paris. Il avait compris que Brestétait une trop petite ville pour pouvoir y dépenser rapidement sonor. Il voulait connaître toutes les merveilles de la capitale et seprocurer toutes les jouissances que rêvait son ardente imagination.Pendant quatre mois, il gaspilla follement cet or gagné au prix desa vie ; pendant quatre mois il mena cette existence curieusedu marin grand seigneur, qui n’admet aucun obstacle pour sonplaisir, satisfait toutes ses fantaisies, et brise ce qui s’opposeà ses volontés et à ses caprices.

Ce temps écoulé, Marcof s’aperçut un beaumatin que son portefeuille était vide et sa bourse à peu près àsec. Il reprit philosophiquement la route de Brest, et il arriva aumoment où Cornic réengageait un nouvel équipage et s’apprêtait àreprendre la mer. Marcof le suivit de nouveau.

Comme la première fois, la Félicitémit le cap sur la Méditerranée, et, comme la première fois encore,elle ouvrit la campagne sous les plus heureux auspices. Le corsaireavait déjà fait amener pavillon à deux pirates de l’archipel grecet se disposait à continuer ses courses sur le littoral del’Afrique, lorsqu’à la hauteur de Malte il fut assailli par unetempête qui le rejeta entre les côtes d’Italie et celles deSardaigne.

Pendant les trois premiers jours, laFélicité tint bravement contre le vent et les vagues ;mais, vers le commencement du quatrième, elle se démâta de sonmisaine et une voie d’eau se déclara dans sa cale. La tempête neralentissait pas de fureur. Cornic essaya de gagner la côte. Ce futen vain. Les pompes ne suffisaient plus à alléger le navire del’eau qui montait de minute en minute. Il fallut abandonner lebrick.

Les deux canots qui n’avaient pas été brisésou entraînés par les lames, furent mis à la mer. L’équipage sesépara en deux parties. La première, commandée par Cornic, montadans l’une des embarcations ; la seconde, ayant pour chefMarcof, se jeta dans l’autre.

Durant quelques heures, les deux canots firentroute de conserve ; mais la tempête les sépara bientôt. Celuide Cornic put atteindre Naples et s’y réfugier. Celui de Marcof futmoins heureux. Entraîné vers la haute mer, il doubla la Sicile.

Pendant trois jours la frêle barque futballottée au gré des flots. N’ayant pas eu le temps d’emporter desvivres, les pauvres naufragés mouraient de fatigue et de faim. Déjàon parlait de tirer au sort et de sacrifier une victime pouressayer de sauver ceux qui survivraient, lorsque, la nuit suivante,le canot fut jeté sur les côtes de la Calabre méridionale, et sebrisa sur les rochers. À l’exception de Marcof, tous les marinspérirent. Seul il parvint à gagner la plage. Une fois en sûreté surla terre ferme, les forces l’abandonnèrent et il tomba évanoui.

Combien de temps dura cetévanouissement ? Marcof l’ignora toujours. Lorsqu’il repritses sens, il se trouvait au milieu d’une vaste salle meublée, onplutôt démeublée, comme le sont d’ordinaire les hôtelleriesitaliennes. Il faisait grand jour. Les rayons de l’ardent soleildes Calabres, perçant les couches épaisses de poussière quiencrassaient les vitres des croisées, se ruaient dans la pièce enl’inondant d’un flot de lumière dorée.

Autour de Marcof se tenaient, dans desattitudes différentes, une quinzaine d’hommes à figure sinistre, àcostume indescriptible, tenant le milieu entre celui du montagnardet celui du soldat. Les uns, appuyés sur de longues carabines, lesautres, chantant ou causant, tous buvant à plein verre le vin blanccapiteux des coteaux de la Sicile, ce Marsalla dont on a àpeine l’idée dans les autres contrées de l’Europe, car il perd toutson arôme en subissant un transport lointain. Marcof, en ouvrantles yeux, fit un léger mouvement.

– Eh bien ! Piétro ? demandal’un de ceux qui étaient debout, en s’adressant à un jeune hommeassis près du marin.

– Eh bien ! capitaine, je crois quele noyé n’est pas mort.

– Sainte madone ! il peut se vanteralors d’avoir la vie dure, et il devra bien des cierges à sonpatron.

– Tenez ! voici qu’il remue.

Marcof, en effet, se dressait sur son séant.La conversation qui précède avait eu lieu en patois napolitain.Marcof, en sa qualité de navigateur, avait une légère teinture detoutes les langues qui se parlent sur les côtes, et depuis,surtout, les courses de la Félicité dans la Méditerranée,il avait appris assez d’italien pour comprendre les paroles qui seprononçaient, et, au besoin même, pour converser avec les hommesauprès desquels il se trouvait. Celui qu’on avait qualifié decapitaine s’avança gravement vers le naufragé.

– Comment te trouves-tu ? luidemanda-t-il.

– Je n’en sais trop rien, réponditnaïvement Marcof, qui, le corps brisé et la tête vide, étaiteffectivement incapable de constater l’état de santé dans lequel ilétait.

– D’où viens-tu ?

– De la mer.

– Par saint Janvier ! je le saisbien, puisque nous t’avons trouvé évanoui sur la plage. Ce n’estpas cela que je te demande. Tu es Français ?

– Oui.

– Et marin ?

– Oui.

– Ton navire a donc faitnaufrage ?

– Oui ! répondit une troisième foisMarcof, incapable de prononcer un mot plus long.

– Tu es laconique ! fit observer soninterlocuteur d’un air mécontent.

Marcof fit un effort et rassembla sesforces.

– Il y a trois jours que je n’ai mangé,balbutia-t-il ; par grâce, donnez-moi à boire, je meurs defaim, de soif et de fatigue !

Le jeune homme qui le veillait parut ému.

– Tenez ! fit-il vivement en luioffrant une gourde ; buvez d’abord, je vais vous donner àmanger.

Marcof prit la gourde et la porta avidement àses lèvres.

Le capitaine appela Piétro.

– Nous retournons à la montagne, luidit-il. Tu vas rester près de cet homme ; demain nousreviendrons, et, s’il le veut, nous l’enrôlerons parmi nous. Ilparaît vigoureux, ce sera une bonne recrue.

Quelques instants après, on servait à Marcofun mauvais dîner, et on lui donnait ensuite un lit plus mauvaisencore. Mais, dans la position où se trouvait le marin, on n’a pasle droit d’être bien difficile. Il mangea avec avidité et dormitquinze heures consécutives. À son réveil, il se sentit frais etdispos. Piétro était près de lui ; il entama la conversation.Le jeune Calabrais était bavard comme la plupart de sescompatriotes ; il parla longtemps, et Marcof apprit qu’ilavait été recueilli par une de ces bandes si redoutées de banditsdes Abruzzes. N’ayant rien sur lui qui pût tenter la cupidité deces hommes, il reçut cette confidence avec le plus grand calme.

Dans la journée, les bandits de la veillerevinrent dans l’hôtellerie. Le chef, qui se nommait Cavaccioli,proposa, sans préambule, à Marcof de s’enrégimenter sous sesordres, lui vantant la grâce et les séductions de l’état. Marcofhésitait.

Ce mot de bandit sonnait désagréablement à sesoreilles. Mais, d’un autre côté, il réfléchissait qu’il se trouvaitsur une terre étrangère, sans aucun moyen d’existence. Son navireétait perdu, ses compagnons avaient tous péri. Quelle ressource luirestait-il ! Aucune. Cavaccioli renouvela ses offres. Marcofn’hésita plus.

– J’accepte, dit-il, à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que je serai entièrement libre dema volonté quant à ce qui concernera mon séjour parmi vous.

– Accordé ! fit le bandit ensouriant, tandis qu’il murmurait à part : Une fois avec nous,tu y resteras ; et si tu veux fuir, une balle dans la têtenous répondra de ta discrétion.

Marcof fut présenté officiellement à la bandeet accueilli avec acclamations. Piétro, surtout, paraissait desplus joyeux. Marcof lui en demanda la cause.

– Je l’ignore, répondit le jeunehomme ; mais dès que je vous ai vu rouvrir les yeux hier, celam’a fait plaisir ; il me semblait que vous étiez pour moi unancien camarade.

– Allons, murmura Marcof, il y a debonnes natures partout.

Le soir même, il y eut festin dansl’hôtellerie, et Marcof en eut les honneurs. Chacun fêtait lanouvelle recrue dont les membres athlétiques indiquaient la forcepeu commune, et inspiraient la crainte à défaut de la sympathie. Lelendemain, au point du jour, Marcof, devenu bandit calabrais,s’enfonçait dans la montagne en compagnie de ses nouveauxcamarades.

En acceptant les propositions de Cavaccioli,le marin avait songé qu’il pourrait promptement gagner Naples ouReggio, et de là s’embarquer pour la France. Il était trop bonmatelot pour se trouver embarrassé dans un port de mer, quel qu’ilfût.

Chapitre 5LES CALABRES

Quinze jours après, Marcof parcourait, lacarabine au poing et la cartouchière au côté, les routes rocheusesdes Abruzzes. Les bandits calabrais étaient alors en guerre ouverteavec les troupes régulières du roi de Naples. Douze heures sepassaient rarement sans voir livrer quelque combat plus ou moinsmeurtrier. Cette existence aventureuse ne déplaisait pas au marinqui trouvait constamment à faire preuve d’adresse, de courage etd’intrépidité. Bientôt ses compagnons reconnurent en lui un hommesupérieur. Il acquit ainsi une sorte de supériorité morale, et sonnom, répété avec éloges, était connu dans la montagne pour celuid’un combattant intrépide.

Piétro lui avait bien décidément voué uneamitié véritable. Il en faisait preuve en toutes circonstances. Aureste, cette amitié s’était encore accrue de ce que, dans deuxcombats successifs, Marcof avait arraché Piétro des mains descarabiniers royaux et des gardes suisses. Or, être prisonnier destroupes napolitaines, se résumait pour tout bandit dans une prompteet haute pendaison. Marcof, en réalité, avait donc deux fois sauvéla vie au jeune homme. Aussi l’amitié de Piétro s’était-elle peu àpeu transformée en véritable adoration. Marcof était son dieu.

Bientôt les troupes royales, lassées par cetteguerre dans laquelle elles trouvaient rarement un ennemi àcombattre mais où elles étaient sans cesse harcelées, se replièrentsur Naples. Puis elles rentrèrent dans la ville et laissèrent,comme par le passé, les Abruzzes et les Calabres sous lasouveraineté des brigands. Alors ceux-ci retournèrent à leursanciennes habitudes. Les embuscades, le pillage, le vol,l’assassinat devinrent le but de leurs travaux. Mais lorsqu’au lieude combattre vaillamment des hommes armés, il fallut attaquer,assassiner et voler des êtres sans défense, tuer lâchement desfemmes qui demandaient inutilement merci, égorger d’une main fermede faibles enfants qui tendaient leurs petits bras avec des cris etdes larmes, Marcof sentit tout ce qu’il y avait de noble dans sanature se révolter en lui.

À la première expédition de ce genre, il brisasa carabine contre un rocher. À la seconde, il refusa nettementd’accompagner les bandits. Cavaccioli, étonné, lui commandaimpérativement d’obéir. Marcof lui répondit qu’il n’était ni unlâche, ni un infâme, et que s’il allait avec les brigandss’embusquer sur le passage des chaises de poste et des mulets, ceserait, non pour attaquer les voyageurs, mais bien pour lesdéfendre.

– Rappelle-toi, ajouta-t-il avec énergie,que j’ai été corsaire et non pirate ; que je sais me battre etnon pas assassiner. J’ai honte et horreur de demeurer pluslongtemps parmi des êtres de l’espèce de ceux quim’entourent ; demain je partirai.

– Tu insultes tes amis ! s’écria lechef avec colère.

– Tu m’insultes toi-même en supposant queces hommes me soient quelque chose !

À ces mots, prononcés à voix haute, desrumeurs et des cris menaçants s’élevèrent de toute part.Quelques-uns des bandits portèrent la main à leur poignard. Marcofleva la tête, croisa ses bras nerveux sur sa vaste poitrine etmarcha droit vers le groupe le plus menaçant. En présence de cettecontenance froide et calme, les bandits se turent. Marcof revintvers le chef.

– Tu m’as entendu ? dit-il ;demain soir même je partirai. Jusque-là, je ne t’obéirai plus.

Puis il s’éloigna à pas lents, sans daignertourner la tête. Marcof avait l’habitude de se retirer vers le soirdans une sorte de petit jardin naturel situé au milieu des rochers.Une fontaine voisine, jaillissant d’un bloc de porphyre,entretenait dans ce lieu une fraîcheur agréable. La nature sauvagequi dominait ce site pittoresque en rehaussait encore la beauté.C’était là que, mollement étendu sur son manteau, le marin rêvait àla France, à ses compagnons, à ses combats passés, à son avenir dèsqu’il aurait quitté la Calabre.

Le jour où eut lieu la scène dont nous venonsde parler, Marcof, suivant sa coutume, s’était dirigé vers le lieuhabituel de ses rêveries solitaires. La nuit venue, il prépara sesarmes et se disposa à veiller, car il connaissait assez sescompagnons pour se défier d’une attaque.

Les premières heures se passèrent dans lecalme et dans le silence ; mais au moment où la lune sevoilait sous un nuage, il crut percevoir un léger bruit dans lefeuillage. Il écouta attentivement. Le bruit devint plusdistinct ; il résultait évidemment d’un corps rampant sur lesrochers. Était-ce un serpent ? était-ce un homme ? Marcofprit un pistolet et l’arma froidement.

Sans doute le froissement sec de la batterieavait été entendu de celui qui se glissait ainsi vers le marin, carle bruit cessa tout à coup. Marcof attendit néanmoins, toujoursprêt à faire feu. Enfin les branches s’entr’ouvrirent, et une voixamie fit entendre un appel. Marcof avait reconnu Piétro. Le jeunehomme s’élança vivement près du marin.

– Que me veux-tu donc ? demandaMarcof étonné des allures mystérieuses de son fidèle camarade.

– Silence ! fit Piétro à voix basseet en indiquant du geste à Marcof qu’il parlait trop haut.

– Que me veux-tu ? répéta lemarin.

– Te sauver d’une mort inévitable. Noscompagnons dorment ; j’étais de veille cette nuit, et j’aiabandonné mon poste pour te prévenir. Si Cavaccioli s’apercevait demon absence il me casserait la tête ; mais comme il s’agissaitde toi, j’ai tout bravé.

– Que se passe-t-il ?… Parlevite !

– Dès que tu fus parti, dit Piétro avecvolubilité et en baissant encore la voix, tous nos hommes serassemblèrent ; eux et Cavaccioli étaient furieux de lamanière dont tu les avais traités.

– Que m’importe ! interrompitMarcof.

– Laisse-moi achever ! Ilsrésolurent de te tuer.

– Bah ! vraiment ?… Et quidiable voudra se charger de la commission ? demanda le marinavec ironie.

– C’est précisément ce choix qui a causéun long débat.

– Et l’on a décidé ?…

– On a décidé que, connaissant ta forceet ton courage à toute épreuve, on aurait recours à la ruse.

– Les lâches ! murmura Marcof.Après ?

– On sait que tu viens tous les soirs àcet endroit, et il a été convenu que demain cinq de nous teprécéderaient, s’embusqueraient derrière ce rocher au pied duqueltu te couches, et lorsque tu serais sans défiance, cinq balles decarabine te frapperaient d’un même coup.

– Et quels sont ceux qui doivent prendrepart à cette ingénieuse expédition ?

– Je ne le sais pas encore ; demainon tirera au sort.

– Et tu as risqué ta vie pour venirm’avertir ?

– J’ai fait ce que je devais. Ne m’as-tupas deux fois sauvé de la corde en m’arrachant auxcarabiniers ?

– Tu as une bonne nature, Piétro, et situ veux, je t’emmènerai avec moi.

– Tu vas partir, n’est-ce pas ?

– La nuit prochaine.

– Quoi ! pas cette nuit ?

– J’aurais l’air de fuir.

– Mais ils te tueront demain !

– Ceci est mon affaire.

– Songe donc…

– J’ai songé, interrompit Marcof, et monplan est fait ; ne crains rien. Seulement sache bien que dansvingt-quatre heures je quitterai la bande de Cavaccioli, et je tepropose de venir avec moi.

– Je ne puis quitter la montagne.

– Pourquoi ?

– Je suis amoureux d’une jeune fille deLorenzana que je dois épouser dans quelques mois, puis mon père estinfirme et a besoin de moi.

– Alors quitte ce métier infâme.

– Et lequel veux-tu que je fasse ?Il n’y en a pas d’autre dans les Calabres.

– C’est vrai, répondit Marcof.

Puis après un moment de réflexion :

– Tu es bien décidé ? reprit-il.

– Oui, Marcof, répondit Piétro. Seulementje te conjure de partir cette nuit même.

– Encore une fois ne t’inquiète de rien,mon brave : j’ai mon projet. Maintenant regagne vite tonposte, et merci.

Marcof serra vivement la main du jeune homme.Piétro allait s’éloigner.

– Encore un mot, cependant, fit le marinen l’arrêtant. Quand et comment les assassins doivent-ils se rendreici ?

– Je te l’ai dit : quelques instantsavant l’heure où tu as l’habitude d’y venir.

– Et ils arriveront tous les cinqensemble ?

– Oh ! non pas ! Pour que tu nepuisses concevoir aucun soupçon, Cavaccioli leur donnerapubliquement un ordre différent à chacun ; puis ils arriverontici l’un par un sentier, l’autre par une autre voie, de manière àse trouver réunis à l’heure convenue.

– Merci. C’est tout ce que je voulaissavoir.

– Tu n’as plus rien à medemander ?

– Non.

– Alors je retourne à mon poste.

– Va, cher ami ; mais tâche que lesort ne tombe pas sur toi demain pour faire partie del’expédition.

– Je briserais ma carabine ! s’écriaPiétro vivement.

– Non ; mais tu t’arrangerais defaçon à arriver le dernier, voilà tout. Va donc maintenant, etmerci encore ! Puisque je n’ai rien à redouter pour cettenuit, je vais dormir.

Et Marcof, serra de nouveau la main de Piétro,s’étendit sur la terre, et s’endormit aussi profondément et aussitranquillement que lorsqu’il était balancé dans son hamac à bord dela Félicité.

Le lendemain, Marcof alla se promener dans lamontagne. Il rencontra Cavaccioli et échangea avec lui quelquesphrases banales, annonçant, comme toujours, pour la nuit même, ledépart dont il avait parlé.

Cavaccioli poussa l’amabilité jusqu’à luiproposer un guide et à lui donner un sauf-conduit pour la route.Marcof accepta, lui disant que le soir venu il lui rappellerait sespromesses. Puis les deux hommes se quittèrent, l’un calme et froid,l’autre aimable et souple comme tous ses compatriotes lorsqu’ilsveulent tromper quelqu’un ou lui tendre une embûche.

Marcof continua sa promenade, pour s’assurerqu’il n’était ni épié ni suivi. Bien convaincu qu’il était libre deses mouvements, il prit un sentier détourné et revint promptement àl’endroit où devait s’accomplir le crime projeté contre lui. Sanss’arrêter à la source, il gravit le rocher derrière lequel Piétrol’avait averti que s’embusqueraient les assassins ; puis,profitant d’une large crevasse qui l’abritait à tous les regards,il s’y blottit vivement.

À sa droite s’élevait un chêne gigantesquequi, enfonçant ses racines près de la source, étendait ses branchesénormes au-dessus des rochers. Marcof posa ses armes contre lui,puis il tira de ses poches une large feuille de papier blanc qu’ilplaça sur ses pistolets, et un bout de corde d’une vingtaine depieds de longueur. À l’aide de son couteau il partagea la corde encinq parties égales, à chacune desquelles il fit artistement unnœud coulant qu’il maintint ouvert au moyen d’une petite branche.Cela fait, il mit les bouts à portée de sa main, en ayant soin deles séparer les uns des autres, puis il demeura dans une immobilitécomplète, toujours caché dans la crevasse du rocher. Il n’attenditpas longtemps.

Un bruit de pas retentit à sa gauche. Aussitôtil se replia sur lui-même dans la position d’un tigre qui va bondirsur sa proie, et l’œil ardent, la lèvre légèrement crispée, il seprépara à s’élancer en avant. Un bandit, sa carabine armée à lamain, parut à l’extrémité du sentier qui aboutissait à la source.Le misérable regarda attentivement autour de lui.

Convaincu que l’endroit était désert et queMarcof n’était pas encore arrivé, il se dirigea rapidement vers lerocher et l’escalada avec une agilité d’écureuil. Au moment où ilatteignait le sommet, Marcof lui apparut face à face. Le banditn’eut le temps ni de se servir de sa carabine ni même de pousser uncri d’alarme. Marcof, l’étreignant à la gorge, l’avait renversésous lui. Puis, tandis que d’une main de fer il étranglait sonennemi, de l’autre il attirait à lui une des cordes et la passaitautour du cou du brigand avec une dextérité digne d’un muet dusérail. Alors se relevant d’un bond, il appuya son pied sur lapoitrine du Calabrais, et tira sur l’extrémité de la corde.

Il sentit le corps qu’il foulait frémir dansune suprême convulsion. La face du bandit, déjà empourprée, devintviolette et bleuâtre ; les yeux parurent prêts à jaillir horsde la tête, la bouche s’ouvrit démesurément ; enfin le corpsdemeura immobile. Marcof le repoussa du pied pour ne pas qu’ilgênât ses opérations à venir, et reprit sa place dans lacrevasse.

Ce qu’il avait fait pour le premier, ill’accomplit pour les quatre suivants ; de sorte qu’unedemi-heure après, il avait cinq cadavres autour de lui. Alors ils’approcha du chêne, passa successivement les cordes autour d’unebranche, les y attacha solidement, et lança les corps dans le vide.Les cinq bandits se balançaient dans l’air, au-dessus de l’endroitmême où avait coutume de se coucher Marcof.

Le marin ouvrit une veine à l’un des pendus,trempa dans le sang noir qui en coula lentement l’extrémité d’unroseau, et prenant la feuille de papier blanc qu’il avait apportée,il traça dessus en lettres énormes :

AVIS AUX LÂCHES !

Puis il se lava les mains dans l’eau pure dela source, reprit ses armes et s’éloigna tranquillement. Cinqminutes après, il faisait son entrée au milieu du cercle desbrigands qui, à son aspect, reculèrent muets de surprise etd’épouvante. Ces hommes, convaincus de la mort du marin, crurent àune apparition surnaturelle.

Quant à Marcof, il ne se préoccupa pas lemoins du monde de l’impression qu’il produisait, et marcha droit àCavaccioli. Arrivé en face du chef, il tira un pistolet de saceinture.

– Je t’engage, lui dit-il, à ordonner àtes hommes de ne pas faire un geste ; car si j’entendaisseulement soulever une carabine, je te jure, foi de chrétien, queje te brûlerais la cervelle avant qu’une balle m’eût atteint.

Puis, se retournant à demi sans cesserd’appuyer le canon de son pistolet sur la poitrine deCavaccioli :

– Vous autres, continua-t-il ens’adressant aux bandits, vous pouvez, si bon vous semble, allervoir ce que sont devenus ceux qui devaient m’assassiner ; maissi vous tenez à la vie de votre capitaine, je vous engage à vousretirer, car j’ai à lui parler seul à seul.

Les brigands, interdits et dominés parl’accent impératif de celui qui leur parlait, se reculèrent àdistance respectueuse. Marcof et Cavaccioli demeurèrent seuls.

– Tu veux me tuer ? demanda le chefen pâlissant.

– Ma foi, non, répondit Marcof ; àmoins que tu ne m’y contraignes.

– Que veux-tu de moi alors ?

– Je veux te faire mes adieux.

– Tu pars donc ?

– Cette nuit même, ainsi que je l’avaisannoncé ce matin.

– Cela ne se peut pas, fit Cavaccioli enfrappant du pied.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que tu tomberas entre les mainsdes troupes royales.

– Cela me regarde.

– Et puis…

– Et puis quoi ?

– Tu sais nos secrets.

– Je ne les révélerai pas.

– Tu connais nos points de refuge dans lamontagne.

– Je ne suis pas un traître ; je lesoublierai en vous quittant.

– Enfin, pourquoi agir comme tu lefais ?

– Parce qu’il me plaît d’agir ainsi.

– Qu’as-tu fait de ceux quit’attendaient ?

– Pour me tuer ? interrompitMarcof.

Cavaccioli ne répondit pas.

– Je les ai pendus, continua lemarin.

– Pendus tous les cinq ?

– Tous les cinq !

– À toi seul ?

– À moi seul.

Cavaccioli regarda fixement son interlocuteuret baissa la tête. Il semblait méditer un projet.

Chapitre 6L’AVENTURIER.

– Écoute, dit le chef. Jamais je ne mesuis trouvé en face d’un homme aussi brave que toi.

– Parbleu, répondit Marcof, tu n’as vujusqu’ici que des figures italiennes, et moi je suis Français, etqui plus est, Breton !

– Si tu veux demeurer avec nous,j’oublierai tout, et je te prends pour chef après moi.

– Inutile de tant causer, je suispressé.

– Adieu, alors.

– Un instant.

– Que désires-tu ?

– Que tu tiennes tes promesses.

– Tu veux un guide ?

– Piétro m’en servira ; c’estconvenu.

– Et ensuite ?

– Un sauf-conduit pour tes amis.

– Mais… fit le chef en hésitant.

– Allons, dépêche ! dit Marcof enlui saisissant le bras.

Cavaccioli s’apprêta à obéir.

– Surtout, continua Marcof, pas de signescabalistiques, pas de mots à double sens ! Que je lise et queje comprenne clairement ce que tu écris ! Tuentends ?

– C’est bien, répondit le bandit en luitendant le papier ; voici le sauf-conduit que tu m’as demandé.À trente lieues d’ici environ tu trouveras la bande de Diégo ;sur ma recommandation il te fournira les moyens d’aller où bon tesemblera.

– Maintenant tu vas ordonner à tous teshommes de rester ici ; tu vas y laisser tes armes et tum’accompagneras jusqu’à la route. Songe bien que je ne te quittepas, et que lors même que je recevrais une balle par derrièrej’aurais encore assez de force pour te poignarder avant demourir.

Cavaccioli se sentait sous une main defer ; il fit de point en point ce que lui ordonnait Marcof.Piétro prit les devants, et tous trois quittèrent l’endroit oùséjournait la bande. Arrivés à une distance convenable, Marcoflâcha Cavaccioli.

– Tu es libre, maintenant, lui dit-il.Retourne à tes hommes et garde-toi de la potence.

Cavaccioli poussa un soupir de satisfaction ets’éloigna vivement. Le chef des bandits ne se crut en sûreté quelorsqu’il eut rejoint ses compagnons. Quant à Marcof et à Piétroils continuèrent leur route en s’enfonçant dans la partieméridionale de la péninsule italienne.

Marcof voulait gagner Reggio. Il savait cepetit port assez commerçant, et il espérait y trouver le moyen depasser d’abord en Sicile puis de là en Espagne et en France. Marcofavait la maladie du pays. Il lui tardait de revoir les côtesbrumeuses de la vieille et poétique Bretagne. Tout en cheminant ilparlait à Piétro de Brest, de Lorient, de Roscoff. Le Calabraisl’écoutait ; mais il ne comprenait pas qu’on pût aimer ainsiun pays qui n’était pas chaudement éclairé par ce soleil italien sicher à ceux qui sont nés sous ses rayons ardents.

Bref, tout en causant, les voyageursavançaient sans faire aucune mauvaise rencontre, se dirigeant versl’endroit où se trouvait la bande de ce Diégo, pour lequelCavaccioli avait donné un sauf-conduit à Marcof. Il leur fallaittrois jours pour franchir la distance. Vers la fin du troisième,Piétro se sépara de son compagnon. Marcof se trouvait alors dans unpetit bois touffu sous les arbres duquel il passa la nuit.

À la pointe du jour il se remit en marche.N’ayant rien à redouter des carabiniers royaux qui nes’aventuraient pas aussi loin, Marcof quitta la montagne et suivitune sorte de mauvais chemin décoré du titre de route. Il marchaitdepuis une heure environ lorsqu’un bruit de fouets et de pas dechevaux retentit derrière lui.

Étonné qu’une voiture se hasardât dans un telpays, Marcof se retourna et attendit. Au bout de quelques minutesil vit passer une chaise de poste armoriée traînée par quatrechevaux, et dans laquelle il distingua deux jeunes gens et unefemme. La femme lui parut toute jeune et fort jolie. Puis Marcofcontinua sa route. Mais Piétro s’était probablement trompé dans sescalculs, ou Marcof s’était fourvoyé dans les sentiers, car la nuitvint sans qu’il découvrît ni le vestige d’un gîte quelconque nil’ombre d’un être humain quel qu’il fût.

– Bah ! se dit-il avec insouciance,j’ai encore quelques provisions, je vais souper et je coucherai àla belle étoile. Demain Dieu m’aidera. Pour le présent, il s’agitde découvrir une source, car je me sens la gorge aride et brûlantecomme une véritable fournaise de l’enfer.

Marcof fit quelques pas dans l’intérieur desterres, et rencontra promptement ce qu’il cherchait. L’endroit danslequel il pénétra était un délicieux réduit de verdure tout entouréde rosiers sauvages, et abrité par des orangers et des chênesséculaires. Au milieu, sur un tapis de gazon dont la couleur eûtdéfié la pureté de l’émeraude, coulait une eau fraîche et limpidesautillant sur des cailloux polis, murmurant harmonieusement cesairs divins composés par la nature. Marcof, charmé et séduit, selaissa aller sur l’herbe tendre, étala devant lui ses provisionsfrugales, et se disposa à faire un véritable repas de sybarite,grâce à la beauté de la salle à manger.

Mais au moment où il portait les premièresbouchées à ses lèvres une vive fusillade retentit à une courtedistance. Marcof bondit comme mu par un ressort d’acier. Il écoutaen se courbant sur le sol.

La fusillade continuait, et il lui semblaitentendre des cris de détresse parvenir jusqu’à lui. Oubliant sondîner et sa fatigue, Marcof visita les amorces de ses pistolets,suspendit sa hache à son poignet droit, à l’aide d’une chaînetted’acier et se dirigea rapidement vers l’endroit d’où venait lebruit. La nuit était descendue jetant son manteau parsemé d’étoilessur la voûte céleste. Marcof marchait au hasard. Deux fois il futobligé de faire un long détour pour tourner un précipice quiouvrait tout à coup sous ses pieds sa gueule large et béante.

La fusillade avait cessé ; mais plus ilavançait et plus les cris devenaient distincts. Puis à ces crisaigus et désespérés s’en joignaient d’autres d’un caractère toutdifférent. C’était des éclats de voix, des rires, des chansons.Marcof hâta sa course. Bientôt il aperçut la lumière de plusieurstorches de résine qui éclairaient un carrefour. Il avança avecprécaution. Enfin il arriva, sans avoir éveillé un momentl’attention des gens qu’il voulait surprendre, jusqu’à un épaismassif de jasmin d’où il pouvait voir aisément ce qui se passaitdans le carrefour.

Il écarta doucement les branches et avança latête. Un horrible spectacle s’offrit ses regards. Quinze à vingthommes, qu’à leur costume et à leur physionomie il était facile dereconnaître pour de misérables brigands, étaient les uns accroupispar terre, les autres debout appuyés sur leurs carabines. Ceux quiétaient à terre jouaient aux dés, et se passaient successivement lecornet. Ceux qui étaient debout, attendant probablement leur tourde prendre part à la partie, les regardaient. Presque tous buvaientdans d’énormes outres qui passaient de mains en mains, etauxquelles chaque bandit donnait une longue et chaleureuseaccolade. Près de la moitié de la bande était plongée dansl’ivresse. À quelques pas d’eux gisaient deux cadavres baignés dansleur sang, et transpercés tous deux par la lame d’un poignard. Cescadavres étaient ceux de deux hommes jeunes et richement vêtus.L’un tenait encore dans sa main crispée un tronçon d’épée. Un peuplus loin, une jeune femme demi-nue était attachée au tronc d’unarbre. Enfin, au fond du carrefour, on distinguait une voitureencore attelée.

Marcof reconnut du premier coup d’œil lachaise de poste qu’il avait vue passer sur la route. Il ne doutapas que les deux hommes tués ne fussent ceux qui voyageaient encompagnie de la jeune femme qu’il reconnut également dans la pauvrecréature attachée au tronc du chêne. Elle poussait des crislamentables dont les bandits ne semblaient nullement se préoccuper.Les postillons qui conduisaient la voiture riaient et jouaient auxdés avec les misérables. Comme presque tous les postillons et lesaubergistes calabrais, ils étaient membres de la bande des voleurs.Marcof connaissait trop bien les usages de ces messieurs pour nepas comprendre leur occupation présente. Les bandits avaient trouvéla jeune femme fort belle, et ils la jouaient froidement aux dés.Au point du jour elle devait être poignardée.

Marcof écarta davantage alors les branches, etpénétra hardiment dans le carrefour. Il n’avait pas fait trois pas,qu’à un cri poussé par l’un des bandits huit ou dix carabines sedirigèrent vers la poitrine du nouvel arrivant.

– Holà ! dit Marcof en relevant lescanons des carabines avec le manche de sa hache. Vous avez unesingulière façon, vous autres, d’accueillir les gens qui vous sontrecommandés.

– Qui es-tu ? demanda brusquementl’un des hommes.

– Tu le sauras tout à l’heure. Ce n’estpas pour vous dire mon nom et vous apprendre mes qualités que jesuis venu troubler vos loisirs.

– Que veux-tu, alors ?…Parle !

– Oh ! tu es bien pressé !

– Corps du Christ ! s’écria lebandit ; faut-il t’envoyer une balle dans le crâne pour tedélier la langue ?

– Le moyen ne serait ni nouveau niingénieux, répondit tranquillement Marcof. Allons ! ne te metspas en colère. Tu es fort laid, mio caro, quand tu fais la grimace.Tiens, prends ce papier et tâche de lire si tu peux.

Le bandit, stupéfait d’une pareille audace,étendit machinalement la main pour prendre le sauf-conduit.

– Un instant ! fit Marcof enl’arrêtant.

– Encore ! hurla le bandit exaspéréde la froide tranquillité de cet homme qui ne paraissait nullementintimidé de se trouver entre ses mains.

– Écoute donc ! il faut s’entendreavant tout ; connais-tu Diégo ?

– Diégo ?

– Oui.

– C’est moi-même.

– Ah ! c’est toi ?

– En personne.

– Alors tu peux prendre connaissance dupapier.

Et Marcof le remit au bandit. Celui-ci ledéploya tandis que ses compagnons, moitié curieux, moitiémenaçants, entouraient Marcof qui les toisait avec dédain. À peineDiego eût-il parcouru l’écrit que, se tournant vers lemarin :

– Tu t’appelles Marcof ? luidit-il.

– Comme toi Diégo.

– Corps du Christ, je ne m’étonne plus deton audace ! Tu fais partie de la bande deCavaccioli ?

– C’est-à-dire que j’ai combattu avec seshommes les carabiniers du roi ; mais je n’ai jamais faitpartie de cette bande d’assassins.

– Hein ? fit Diégo en sereculant.

– J’ai dit ce que j’ai dit ; c’estinutile que je le répète. Ta m’as demandé si je me nommais Marcof,je t’ai répondu que tel était mon nom. Tu as lu le papier deCavaccioli ; feras-tu ce qu’il te prie de faire ?

– Il te recommande à moi. Tu veux sansdoute t’engager sous mes ordres, et, comme ta réputation debravoure m’est connue, je te reçois avec plaisir.

Marcof secoua la tête.

– Tu refuses ? dit Diégo étonné.

– Sans doute.

– Pourquoi ?

– Ce n’est pas là ce que je veux.

– Et que veux-tu ?

– Un guide pour me conduire à Reggio.

– Tu quittes les Calabres ?

– Oui.

– Pour quelle raison ?

– Cela ne te regarde pas.

– Tu es bien hardi d’oser me parlerainsi.

– Je parle comme il me plaît.

– Et si je te punissais de toninsolence ?

– Je t’en défie.

– Oublies-tu que tu es entre mesmains ?

– Oublies-tu toi-même que ta vie estentre les miennes ? répondit Marcof d’un ton menaçant, et endésignant sa hache.

Les deux hommes se regardèrent quelquesinstants au milieu du silence général. Les bandits semblaient nepas comprendre, tant leur stupéfaction était grande. Marcofreprit :

– J’ai quitté Cavaccioli parce que je nesuis ni assez lâche ni assez misérable pour me livrer à un honteuxmétier. Il a voulu me faire assassiner. J’ai pendu de ma main lescinq drôles qu’il m’avait envoyés. Maintenant, contraint par moi,il m’a remis ce sauf-conduit. Songe à suivre ces instructions, ousinon ne t’en prends qu’à toi du sang qui sera versé !

– Allons ! répondit Diégo ensouriant, tu ne fais pas mentir ta réputation d’audace et debravoure.

– Alors tu vas me donner unguide ?

– Bah ! nous parlerons de celademain. Il fera jour.

– Non pas ! je veux en parler sanstarder d’une minute !

– Allons ! tu n’y songes pas !Tu es un brave compagnon ; ta hardiesse me plaît. Demeure avecnous ! Vois ! ce soir j’ai fait une riche proie, continuale bandit en désignant du geste les cadavres et la jeune femme. Jene puis t’offrir une part du butin puisque tu es arrivé trop tardpour combattre, mais si cette femme te plaît, si tu la trouvesbelle, je te permets de jouer aux dés avec nous.

– Et si je la gagne, je l’emmènerai avecmoi ?

– Non ! Elle sera poignardée aupoint du jour. Elle pourrait nous trahir.

– Alors je refuse.

– Et tu fais bien, répondit un bandit ens’adressant à Marcof ; car je viens de gagner la belle et jene suis nullement disposé à la céder à personne.

En disant ces mots le misérable, trébuchantpar l’effet de l’ivresse, s’avança vers la victime. Il posa sa mainencore ensanglantée sur l’épaule nue de la jeune femme. Au contactde ces doigts grossiers, celle-ci tressaillit. Elle poussa un crid’horreur ; puis, rassemblant ses forces :

– Au secours ! murmura-elle enfrançais.

– Une Française ! s’écria Marcof enrepoussant rudement le bandit qui alla rouler à quelques pas. Quepersonne ne porte la main sur cette femme !

Chapitre 7L’INCONNUE.

– De quoi te mêles-tu ? demandavivement Diégo.

– De ce qui me convient, répondit Marcofen se plaçant entre la jeune femme et les misérables quil’entouraient en tumulte.

– Écarte-toi ! tu as refusé de jouercette femme, un autre l’a gagnée ; elle ne t’appartientpas.

– Eh bien ! que celui qui la veutose donc venir la chercher !

– À mort ! crièrent les banditsfurieux de cette atteinte portée à leurs droits.

– Écoutez-moi tous ! fit le marindont la voix habituée à dominer la tempête s’éleva haute et fièreau-dessus du tumulte ; écoutez-moi tous ! Cette femme estfaible et sans défense. La massacrer serait la dernière deslâchetés ; la violenter serait la dernière des infamies !Elle est Française comme moi. Je la prends sous ma protection.Malheur à qui l’approcherait.

Il y eut parmi les bandits ce momentd’hésitation qui précède les combats. La plupart, avons-nous dit,gisaient ivres-morts et incapables de comprendre ce qui se passait.Dix seulement avaient conservé assez de raison pour opposer unerésistance sérieuse à la volonté du marin. Il était aisé decomprendre qu’une scène de carnage allait avoir lieu, et en voyantun homme seul en menacer dix autres, on pouvait prévoir l’issue dela lutte. Cependant il y avait tant d’énergie et tant d’audace dansl’œil expressif de Marcof que les brigands n’osaient avancer,sentant bien que le premier qui ferait un pas tomberait mort. Diégos’était mis à l’écart et armait sa carabine.

Marcof jetait autour de lui un coup d’œilrapide. Il voyait à l’expression de la physionomie des brigands quele combat était certain. Aussi, voulant avoir l’avantage del’attaque, il n’attendit pas et bondit sur les misérables. De sesdeux coups de pistolets il en abattit deux. Cela se passa en moinsde temps que nous n’en mettons à l’écrire. Les bandits reculèrent.Puis les carabines s’abaissèrent dans la direction de l’ennemicommun. Mais encore sous l’influence du vin sicilien, les Calabraisavaient oublié dans leur précipitation de recharger leurs armesdont ils avaient fait usage dans le combat contre les deuxgentilshommes.

Les chiens s’abattirent, mais deux détonationsseules firent vibrer les échos de la forêt. Marcof se jetarapidement à terre, et évita facilement le premier feu. Cependantl’une des deux balles tirée plus bas que l’autre lui effleural’épaule et lui fit une légère blessure. Alors le marin poussa uncri tellement puissant que les brigands reculèrent encore. En mêmetemps, il fondit sur eux.

Sa hache s’abaissait, se relevait ets’abaissait encore avec la rapidité de la foudre. Frappant sanstrêve et sans relâche, déployant toute l’agilité et toute lapuissance de sa force herculéenne, il s’entoura d’un cercle demorts et de mourants. Trois des bandits étaient étendus à sespieds, ce qui, joint aux deux premiers tués des deux coups depistolets, faisait cinq hommes hors de combat.

La terreur se peignait sur le front desautres. Au reste, c’est à tort que l’on a fait aux banditscalabrais une réputation d’audace et de bravoure qu’ils sont loinde mériter. Ils ne savent pas ce que c’est que d’affronter le périlen face. Ils ignorent le combat à nombre égal. S’ils veulentattaquer deux voyageurs, ils se mettront cinquante. Encores’embusqueront-ils la plupart du temps pour surprendre ceux qu’ilsveulent assassiner.

Bref, en voyant le carnage que faisait lahache du marin, les bandits commencèrent à lâcher pied. Marcoffrappait toujours. Diégo avait disparu. Les trois brigands, encoredebout, croyant avoir à combattre un démon invulnérable, nesongèrent plus qu’à fuir. Tous trois s’échappèrent en prenant desdirections différentes.

Marcof, entraîné par l’ardeur du carnage, lespoursuivit, et atteignit un dernier qu’il étendit à ses pieds.Puis, couvert de sang et de poussière, il revint auprès de la jeunefemme. Elle était complètement évanouie. Comprenant le danger, caril ne doutait pas du retour des brigands avec des forces nouvelles,Marcof détacha rapidement celle qu’il venait de sauver et l’enlevadans ses bras. Espérant ne pas être éloigné de la mer, et sedirigeant d’après les étoiles, il courut vers l’orient.

Toute la nuit, il marcha sans trêve et sansrelâche, bravant la fatigue et portant soigneusement son précieuxfardeau. Aux premiers rayons du soleil, il atteignit le sommetd’une petite colline. D’un regard rapide, il embrassa l’horizon. Lamer était devant lui. Marcof poussa un cri de joie. En entendant cecri, la jeune femme rouvrit les yeux. Marcof la déposa sur l’herbeet la contempla quelques moments. C’était une belle et charmantepersonne âgée au plus de dix-huit ans. Ses grands cheveux noirs,dénoués, flottant autour d’elle, faisaient ressortir la blancheurde sa peau, doucement veinée. Elle porta ses deux mains à son frontet rejeta ses cheveux en arrière. Puis elle promena autour d’elleses regards étonnés. Enfin elle les fixa sur Marcof. Celui-ci luiadressa quelques questions. La jeune fille ne répondit pas. Marcofrenouvela ses demandes. Alors elle le regarda encore, puis seslèvres s’entr’ouvrirent, et elle poussa un éclat de rire effrayant.La malheureuse était devenue folle.

Marcof et sa compagne étaient alors en vued’un petit village situé à l’extrémité de la pointe Stilo, dans legolfe de Tarente. Le marin avait d’abord pensé à laisser la jeunefemme à l’endroit où ils étaient arrêtés, et à aller lui-même auxinformations. Mais, en constatant le triste état dans lequel ellese trouvait, il résolut de ne pas la quitter un seul instant.

Comme elle était presque nue, il se dépouillade son manteau et l’en enveloppa. Elle se laissa faire sans lamoindre résistance. Alors il reprit la jeune femme dans ses bras etse dirigea vers le village.

Au moment où il allait atteindre les premièrescabanes, il aperçut sur la grève un pêcheur en train d’armer sabarque. Changeant aussitôt de résolution, il appela cet homme. Lepêcheur vint à lui.

– Tu vas mettre à la mer ? luidemanda Marcof, qui, pendant son séjour dans les montagnes, s’étaitfamiliarisé avec le rude patois du pays, au point de le parlercouramment.

– Oui, répondit le pêcheur.

– Où vas-tu ?

– Dans le détroit de Messine.

– Où comptes-tu relâcher enpremier ?

– À Catane.

– Veux-tu nous prendre à ton bord, cettejeune femme et moi ?

– Je veux bien, si vous payezgénéreusement.

– J’ai trois sequins dans mabourse ; je t’en donnerai deux pour le passage.

– Embarquez alors.

La traversée fut courte et heureuse. Entouchant à Catane, Marcof conduisit sa compagne dans une auberge ets’informa d’un médecin. On lui indiqua le meilleur docteur de laville. Marcof le pria de venir visiter la jeune femme, et, aprèsune consultation longue, le médecin déclara que la pauvre enfantétait folle, et qu’il fallait lui faire suivre un traitement enrègle. Encore le médecin ajouta-t-il qu’il ne répondait de rien.Marcof ne possédait plus qu’un sequin. Il raconta sa tristesituation au docteur.

– Mon ami, lui dit celui-ci, je ne suispas assez riche pour soigner chez moi cette jeune femme ; maisje puis vous donner une lettre pour l’un de mes confrères deMessine. Il dirige l’hôpital des fous, et il y recevra celle dontvous prenez soin si charitablement.

Marcof accepta la lettre, partit pour Messine,et, grâce à la recommandation du médecin de Catane, il vit saprotégée installée à l’hospice des aliénés. Mais le voyage terminé,il ne lui restait pas deux paoli.

– Excellent cœur ! dit la religieuseen interrompant le marquis.

– Oui, Marcof est une noble nature !répondit Philippe de Loc-Ronan ; c’est une âme grande etgénéreuse, forte dans l’adversité, toujours prête à protéger lesfaibles.

– Et cette jeune femme, quel était sonnom ?

– Marcof ne l’a jamais su ; elleavait été complètement dépouillée par les bandits ; rien surelle ne pouvait indiquer son origine, et son état de santé ne luipermettait de donner aucun renseignement à cet égard. La seuleremarque que fit mon frère fut que le mouchoir brodé que la pauvrefolle portait à la main était marqué d’un F surmonté d’une couronnede comte.

– La revit-il ?

– Jamais.

– Alors il ignore si elle a recouvré laraison.

– Il l’ignore.

– Mais, monseigneur, dit Jocelyn, cettejeune femme appartenait probablement à une puissante famille. Sadisparition et celle des cavaliers qui l’accompagnaient eussent dûêtre remarquées ?

– J’étais à la cour à cette époque,Jocelyn, et je n’ai jamais entendu parler de ce malheur.

– C’est étrange !

– Et que devint Marcof ? Que fit-ilaprès avoir conduit sa protégée à l’hôpital des fous ? demandala religieuse.

– Il trouva à s’embarquer et revint enFrance. À cette époque, la guerre d’Amérique venait d’éclater.Marcof résolut d’aller combattre pour la cause de l’indépendance.C’est ici que commence la seconde partie de sa vie ; maiscette seconde partie est tellement liée à mon existence, continuala marquis, que je vais cesser de lire, chère Julie, et que je vousraconterai.

Le marquis se recueillit quelques instants,puis il reprit :

– Six ans après que Marcof eut quitté laCalabre, c’est-à-dire vers 1780, il y a bientôt douze années, chèreJulie, et vous devez d’autant mieux vous souvenir de cette date quecette année dont je vous parle fut celle de notre séparation, jem’embarquai moi-même pour l’Amérique, où M. de LaFayette, mon ami, me fit l’accueil le plus cordial.

Je n’entreprendrai pas de vous raconter icil’odyssée des combats auxquels je pris part. Je vous diraiseulement qu’au commencement de 1783, me trouvant avec un parti devolontaires chargé d’explorer les frontières de la Virginie, noustombâmes tout à coup dans une embuscade tendue habilement par lesAnglais. Nous nous battîmes avec acharnement.

Blessé deux fois, mais légèrement, je prenaisà l’action une part que mes amis qualifièrent plus tard deglorieuse, quand je me vis brusquement séparé des miens et entourépar une troupe d’ennemis. On me somma de me rendre. Ma réponse futun coup de pistolet qui renversa l’insolent qui me demandait monépée. Dès lors il s’agissait de mourir bravement, et je me préparaià me faire des funérailles dignes de mes ancêtres. Bientôt lenombre allait l’emporter. Mes blessures me faisaient cruellementsouffrir ; la perte de mon sang détruisait mes forces ;ma vue s’affaiblissait, et mon bras devenait lourd. J’allaissuccomber, quand une voix retentit soudain à mes oreilles, et mecria en excellent français :

– Courage, mon gentilhomme ! noussommes deux maintenant.

Alors, à travers le nuage qui descendait surmes yeux, je distinguai un homme qu’à son agilité, à sa vigueur, àla force avec laquelle il frappait, je fus tenté de prendre pour unêtre surnaturel. Il me couvrit de son corps et reçut à la poitrineun coup de lance qui m’était destiné. Je poussai un cri.

Lui, sans se soucier de son sang qui coulait àflots, ivre de poudre et de carnage, il était à la fois effrayantet admirable à contempler. Pendant cinq minutes il soutint seul lechoc des Anglais, et cinq minutes, dans une bataille, sont pluslongues que cinq années dans toute autre circonstance. Enfin nosamis, qui avaient d’abord lâché pied, revinrent à la charge et nousdélivrèrent.

Après le combat, je cherchai partout mongénéreux sauveur, mais je ne pus le découvrir. Transporté au postedes blessés, j’appris, le lendemain, qu’après s’être fait panser ils’était élancé à la poursuite des Anglais.

Six mois après, chère Julie, au milieu d’unautre combat, et dans des circonstances à peu près semblables, jedus encore la vie au même homme, qui fut encore blessé pour moi.Cette fois, malheureusement, sa blessure était grave, et il luifallut consentir à être transporté à l’ambulance. Le chirurgien quile soigna demeura stupéfait en voyant ce corps sillonné par plus dequatorze cicatrices.

Une fièvre ardente s’empara du blessé et letint trois semaines entre la vie et la mort. Enfin, la vigueur desa puissante nature triompha de la maladie. Il entra enconvalescence. J’ignorais encore qui il était. Je lui avaisprodigué mes soins, et un jour qu’il essayait ses forces ens’appuyant sur mon bras, je tentai de l’interroger.

– Vous êtes Français, lui dis-je, celas’entend ; mais dans quelle partie de la France êtes-vousné ?

– Je n’en sais rien, me répondit-il.

– Quoi ! vous ignorez l’endroit devotre naissance ?

– Absolument.

– Et vos parents ?

– Je ne les ai jamais connus.

– Vous êtes orphelin ?

– Je l’ignore.

– Comment cela ?

– Je suis un enfant perdu.

– Alors le nom que vous portez ?

– Est celui d’un brave homme qui a prissoin de mon enfance.

– Et où avez-vous été élevé ?

– En Bretagne.

– Dans quelle partie de laprovince ?

– À Saint-Malo.

– À Saint-Malo ! m’écriai-je.

– Oui, me répondit-il. Est-ce quevous-même vous seriez né dans cette ville ?

– Non. Je suis Breton comme vous, mais jesuis né à Loc-Ronan, dans le château de mes ancêtres.

Puis, après un moment de silence, je reprisavec une émotion que je pouvais à peine contenir :

– Vous m’avez dit que vous portiez le nomdu brave homme qui vous avait élevé ?

– Oui.

– Quelle professionexerçait-il ?

– Celle de pêcheur.

– Et il se nommait ?

– Marcof le Malouin.

En entendant prononcer ce nom, j’eus peine àretenir un cri prêt à jaillir de ma poitrine ; mais cependantje parvins à le retenir et à comprimer l’élan qui me poussait versmon sauveur.

Chapitre 8LES DEUX FRÈRES.

– Pour comprendre cette émotion profondeque je ressentais, continua le marquis de Loc-Ronan, il me fautvous rappeler les recommandations faites par mon père à son lit demort. Je vous ai déjà dit que l’abandon de cet enfant, fruit d’unefaute de jeunesse, avait assombri le reste de ses jours. Lui-mêmeavait cherché, mais en vain, à retrouver plus tard les traces de cefils délaissé, et confié à des mains étrangères. Aussi, lorsqu’ilm’eut révélé dans ses moindres détails le secret qui letourmentait, lorsqu’il m’en eut raconté toutes les circonstances,me disant et le nom du pêcheur, et l’âge que devait avoir monfrère, et le lieu dans lequel il l’avait abandonné ;lorsqu’après m’avoir fait jurer de ne pas repousser ce frère si lehasard me faisait trouver face à face avec lui, mon père mourutcontent de mon serment, je me mis en devoir de faire toutes lesrecherches nécessaires pour accomplir ma promesse. Mais lesrecherches furent vaines. Je fouillai inutilement toutes les côtesde la Bretagne. À Saint-Malo, depuis plus de dix ans que le vieuxpêcheur était mort, on n’avait plus entendu parler de son filsadoptif. À Brest, une fois, ce nom de Marcof le Malouin frappa monoreille ; mais ce fut pour apprendre que le corsaire qu’ilmontait s’était perdu jadis corps et bien sur les côtesd’Italie.

Lorsque mon père avait tenté ses recherches,Marcof était en Calabre. Lorsque je tentai les miennes, il étaitdéjà en Amérique. Et voilà qu’au moment où j’y songeais le moins,au moment où j’avais perdu tout espoir de rencontrer ce frèreinconnu que je cherchais, un hasard providentiel me mettait sur saroute, et, dans ce second fils de mon père, je reconnaissais celuiqui deux fois m’avait sauvé la vie au péril de la sienne ;celui qui, deux fois, avait prodigué son sang pour épargner lemien ! Maintenant vous comprenez, n’est-ce pas, les élans demon cœur ? Et cependant, je vous l’ai dit, je parvins à mecontenir et à ne rien laisser deviner. J’avais mes projets.

Nous étions en 1784. Nous venions d’apprendreque la France avait reconnu enfin l’indépendance des États-Unis, etque la guerre allait cesser. J’avais résolu de revenir en Bretagneet d’y ramener avec moi ce frère si miraculeusement retrouvé. Jevoulais que ce fût seulement dans le château de nos aïeux qu’eûtlieu cette reconnaissance tant souhaitée. Je me faisais une joie decelle qu’éprouverait Marcof en retrouvant une famille et enapprenant le nom de son père. Je lui proposai donc de m’accompagneren France.

La guerre était terminée ; il n’avaitplus rien à faire en Amérique ; il consentit. Deux mois après,nous abordâmes à Brest. Le lendemain nous étions à Loc-Ronan. Tu terappelles notre arrivée, Jocelyn ?

– Oh ! sans doute, mon bon maître,répondit le vieux serviteur.

Le marquis continua :

– L’impatience me dévorait. Le soir mêmej’emmenai Marcof dans ma bibliothèque, et là je le priai de meraconter son histoire. Il le fit avec simplicité. Lorsqu’il eutterminé :

– Ne vous rappelez-vous rien de ce qui aprécédé votre arrivée chez le pêcheur ? lui demandai-je.

– Rien, me répondit-il.

– Quoi ! pas même les traits decelui qui vous y conduisit ?

– Non ; je ne crois pas. Messouvenirs sont tellement confus, et j’étais si jeune alors.

– Soupçonnez-vous quel pouvait être cethomme ?

– Je n’ai jamais cherche à ledeviner.

– Pourquoi ?

– Parce que, si j’avais supposé que cethomme dont vous parlez fût mon père, cela m’eût été troppénible.

– Et si c’était lui, et qu’il se fûtrepenti plus tard ?

– Alors je le plaindrais.

– Et vous lui pardonneriez, n’est-cepas ?

– Lui pardonner quoi ? demandaMarcof avec étonnement.

– Mais, votre abandon.

– Un fils n’a rien à pardonner à sonpère ; car il n’a pas le droit de l’accuser. Si le mien a agiainsi, c’est que la Providence l’a voulu. Il a dû souffrir plustard, et j’espère que Dieu lui aura pardonné ; quant à moi, jene puis avoir, s’il n’est plus, que des larmes et des regrets poursa mémoire.

Toute la grandeur d’âme de Marcof se révélaitdans ce peu de mots. Je le quittai et revins bientôt, apportantdans mes bras le portrait de mon père ; ce portrait, qui estd’une ressemblance tellement admirable que, lorsque je lecontemple, il me semble que le vieillard va se détacher de soncadre et venir à moi. Je le présentai à Marcof.

– Regardez ce portrait !m’écriai-je, et dites-moi s’il ne vous rappelle aucunsouvenir ?

Marcof contempla la peinture. Puis il recula,passa la main sur son front et pâlit.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, n’est-cepoint un rêve ?

– Que vous rappelle-t-il ?demandai-je vivement en suivant d’un œil humide l’émotion qui sereflétait sur sa mâle physionomie.

– Non, non, fit-il sans merépondre ; et cependant il me semble que je ne me trompepas ? Oh ! mes souvenirs ! continua-t-il en pressantsa tête entre ses mains.

Il releva le front et fixa de nouveau les yeuxsur le portrait.

– Oui ! s’écria-t-il, je lereconnais. C’est là l’homme qui m’a conduit chez le pêcheur deSaint-Malo.

– Vous ne vous trompez pas, luidis-je.

– Et cet homme est-il donc de votrefamille ?

– Oui.

– Son nom ?

– Le marquis de Loc-Ronan.

– Le marquis de Loc-Ronan ! répétaMarcof qui vint tout à coup se placer en face de moi. Mais alors,si ce que vous me disiez était vrai, ce serait…

Il n’acheva pas.

– Votre père ! lui dis-je.

– Et vous ! vous ?…

– Moi, Marcof, je suis tonfrère !

Et j’ouvris mes bras au marin qui s’yprécipita en fondant en larmes. Pendant deux semaines j’oubliaipresque mes douleurs quotidiennes. Votre charmante image, Julie,venait seule se placer en tiers entre nous.

– Quoi ! s’écria vivement lareligieuse, auriez-vous confié à votre frère…

– Rien ! interrompit lemarquis ; il ne sait rien de ma vie passée. Connaissant laviolence de son caractère, je n’osai pas lui révéler un tel secret.Marcof, par amitié pour moi, aurait été capable d’aller poignarderà Versailles même les infâmes qui se jouaient de mon repos etmenaçaient sans cesse mon honneur. Non, Julie, non, je ne lui disrien ; il ignore tout. Marcof aurait trop souffert.

Le marquis baissa la tête sous le poids de cescruels souvenirs, tandis que la religieuse lui serrait tendrementles mains.

– Et que devint Marcof ?demanda-t-elle pour écarter les nuages qui assombrissaient le frontde son époux.

– Je vais vous le dire, répondit Philippeen reprenant son récit.

Moins pour obéir à mon père que pour suivreles inspirations de mon cœur, je conjurai mon frère d’accepter unepartie de ma fortune, et de prendre avec la terre de Brévelay lenom et les armes de la branche cadette de notre famille, branchealors éteinte, et qu’il eût fait dignement revivre, lors même queson écusson eût porté la barre de bâtardise. Mais il refusa.

– Philippe, me dit-il un jour que je lepressais plus vivement d’accéder à mes prières, Philippe, n’insistepas. Je suis un matelot, vois-tu, et je ne suis pas fait pourporter un titre de gentilhomme. J’ai l’habitude de me nommerMarcof ; laisse-moi paisiblement continuer à m’appeler ainsi.Si demain tu me reconnaissais hautement pour être de ta famille, onfouillerait dans mon passé, et on ne manquerait pas de lecalomnier. Mes courses à bord des corsaires, on les traiterait depirateries. Mon séjour dans les Calabres, on le considérerait commecelui d’un voleur de grand chemin. Enfin, on accuserait notre père,Philippe, sous prétexte de me plaindre, et nous ne devons pas lesouffrir. Demeurons tels que nous sommes. Soyons toujours, l’un lenoble marquis de Loc-Ronan ; l’autre le pauvre marin Marcof.Nous nous verrons en secret, et nous nous embrasserons alors commedeux frères.

– Réfléchis ! lui dis-je ; neprends pas une résolution aussi prompte.

– La mienne est inébranlable,Philippe ; n’insiste plus.

En effet, jamais Marcof ne changea de façon depenser, et rien de ce que je pus faire ne le ramena à d’autressentiments. Bientôt même je crus m’apercevoir que le séjour duchâteau commençait à lui devenir à charge. Je le lui dis.

– Cela est vrai, me répondit-ilnaïvement ; j’aime la mer, les dangers et les tempêtes ;je ne suis pas fait pour vivre paisiblement dans une chambre. Il mefaut le grand air, la brise et la liberté.

– Tu veux partir, alors ?

– Oui.

– Mais ne puis-je rien pourtoi ?

– Si fait, tu peux me rendre heureux.

– Parle donc !

– Je refuse la fortune et les titres quetu voulais me donner ; mais j’accepte la somme qui m’estnécessaire pour fréter un navire, engager un équipage et reprendrema vie d’autrefois.

– Fais ce que tu voudras, luirépondis-je ; ce que j’ai t’appartient.

Le lendemain Marcof partit pour Lorient. Ilacheta un lougre qu’il fit gréer à sa fantaisie, et trois semainesaprès, il mettait à la voile. Nous fûmes deux ans sans nous revoir.Pendant cet espace de temps, il avait parcouru les mers de l’Indeet fait la chasse aux pirates. Puis il retourna en Amérique etcontinua cette vie d’aventures qui semble un besoin pour sa natureénergique.

Chaque fois qu’il revenait et mouillait, soità Brest, soit à Lorient, il accourait au château. Enfin, il finitpar adopter pour refuge la petite crique de Penmarckh. Lorsque lesévénements politiques commencèrent à agiter la France et à ébranlerle trône, Marcof se lança dans le parti royaliste. C’est là, chèreJulie, où nous en sommes, et voici ce que je connais de l’existenceet du caractère de mon frère. »

Un long silence succéda au récit de Philippe.La religieuse et Jocelyn réfléchissaient profondément. Le vieuxserviteur prit le premier la parole.

– Monseigneur, dit-il, lorsque lecapitaine est venu au château, il y a quelques jours, l’avez-vousprévenu de ce qui allait se passer ?

– Non, mon ami, répondit lemarquis ; j’ignorais alors que le moment fût si proche,n’ayant pas encore vu les deux misérables que tu connais sibien.

– Mais il vous croit donc mort ?s’écria la religieuse.

– Non, Julie.

– Comment cela ?

– Marcof, d’après nos conventions, devaitrevoir le marquis de La Rouairie. Il avait été arrêté entre euxqu’ils se rencontreraient à l’embouchure de la Loire. Le matin mêmequi suivit notre dernière entrevue, il mettait à la voile pourPaimbœuf. Il devait, m’a-t-il dit, être douze jours absents. Or, envoici huit seulement qu’il est parti. Demain dans la nuit, Jocelynse rendra à Penmarckh ; je lui donnerai les instructionsnécessaires, et il préviendra mon frère.

Le marquis ignorait le prompt retour duJean-Louis et la subite arrivée de Marcof. Il ne savaitpas que le marin, le croyant mort, avait pénétré dans le château ets’était emparé des papiers que le marquis lui avait indiqués.

– Le capitaine sera-t-il de retour ?fit observer Jocelyn.

– Je l’ignore, répondit Philippe ;mais peu importe ! Écoute-moi seulement, et retiens bien mesparoles.

– J’écoute, monseigneur.

– Il a été convenu jadis entre mon frèreet moi que toutes les fois qu’il aborderait à terre et que tu nelui porterais aucun message de ma part, il pénétrerait dans le parcde Loc-Ronan par la petite porte donnant sur la montagne, et dontje lui ai remis une double clé. Une fois entré, il se dirigeraitvers la grande coupe de marbre placée sur le second piédestal àdroite. C’est à l’aide de cette coupe que nous échangions nossecrètes correspondances. Bien des fois nous avons communiqué ainsilorsque des importuns entravaient nos rencontres. Demain, ou plutôtcette nuit même, Jocelyn, je te remettrai une lettre que tu irasdéposer dans la coupe.

– Mais, interrompit Jocelyn, si, endébarquant à terre, le capitaine apprend la fatale nouvelle déjàrépandue dans tout le pays, il croira à un malheur véritable, etqui sait alors s’il viendra comme d’ordinaire dans leparc ?

– C’est précisément ce à quoi jesongeais, répondit le marquis. Je connais le cœur de Marcof ;je sais combien il m’aime, et son désespoir, quelque court qu’ilfût, serait affreux.

– Mon Dieu ! inspirez-nous !dit la religieuse avec anxiété. Que devons-nous faire ?

– Je ne sais.

– Et moi, je crois que j’ai trouvé cequ’il fallait que je fisse, dit Jocelyn.

– Qu’est-ce donc ?

– Tout le monde vous pleure,monseigneur ; mais on ignore ce que je suis devenu, et l’ondoit penser au château que je reviendrai d’un instant àl’autre.

– Eh bien ?

– Maintenant que vous êtes en sûreté ici,rien ne s’oppose à ce que je retourne à Loc-Ronan.

– Je devine, interrompit le marquis. Tuguetteras l’arrivée du Jean-Louis ?

– Sans doute. Je veillerai nuit et jour,et dès que le lougre sera en vue, je l’attendrai dans lacrique.

– Bon Jocelyn ! fit le marquis.

– Si vous le permettez même, monseigneur,je partirai cette nuit.

– Je le veux bien.

– Et si le capitaine me demande où vousvous trouvez, faudra-t-il le lui dire ?

– Certes.

– Et l’amener ?

Le marquis regarda la religieuse comme poursolliciter son approbation. Julie devina sa pensée.

– Oui, oui, Jocelyn, dit-elle vivement,amenez ici le frère de votre maître.

Le marquis s’inclina sur la main de lareligieuse et la remercia par un baiser.

– Ange de bonté et de consolation !murmura-t-il.

À peine se relevait-il qu’un bruit légerretentit dans le souterrain et fit pâlir la religieuse etJocelyn.

– Mon Dieu ! dit Julie à voix basse,avez-vous entendu ?

– Silence ! fit Jocelyn en selevant.

Le marquis avait porté la main à sa ceintureet en avait retiré un pistolet qu’il armait. Jocelyn se glissa horsde la cellule. Il avança doucement dans la demi-obscurité et sedirigea vers la petite porte secrète qui faisait communiquer lapartie du cloître cachée sous la terre avec les galeriessouterraines dont nous avons déjà parlé.

Arrivé à cet endroit, il s’arrêta et se couchasur le sol. Il appuya son oreille contre la porte. D’abord iln’entendit aucun bruit. Puis il distingua des pas lourds etirréguliers comme ceux d’une personne dont la marche seraitembarrassée.

Il entendit le sifflement d’une respirationhaletante. Enfin, les pas se rapprochèrent, s’arrêtèrent, une mains’appuya contre la porte secrète, Jocelyn écoutait avec anxiété. Ils’attendait à voir jouer le ressort. Il n’en fut rien ; maisle bruit mat d’un corps roulant lourdement sur la terre parvintjusqu’à lui. Ce bruit fut suivi d’un soupir. Puis tout rentra dansle plus profond silence.

Chapitre 9LA CELLULE DE L’ABBESSE.

Si le lecteur ne se fatigue pas d’un séjourtrop prolongé dans le couvent de Plogastel, nous allons le prier dequitter le cloître souterrain et de retourner avec nous dans cettepartie de l’abbaye où nous l’avons conduit déjà.

Nous avons abandonné la jolie Bretonne aumoment où le comte de Fougueray s’apprêtait à la saigner, tout ense livrant à de sinistres pronostics à l’endroit de la jeunemalade.

Avec un sang-froid et une habileté dignes d’undisciple d’Esculape, le beau-frère du marquis de Loc-Ronan procédaaux préliminaires de l’opération. Il releva la manche de la jeunefille, mit à nu son bras blanc et arrondi, et, gonflant la veinepar la pression du pouce, il la piqua de l’extrémité acérée de salancette. Le sang jaillit en abondance.

Hermosa soutenait d’un bras la jeune fille,tandis que le chevalier lui baignait les tempes avec de l’eaufraîche. Mais qu’il y avait loin de la contenance froide et presqueindifférente de ces trois personnages aux soins affectueux queprodiguent d’ordinaire ceux qui entourent un malade aimé ! Lecomte regardait Yvonne d’un œil calme et cruel, agissant plutôtcomme opérateur que comme médecin. Hermosa se préoccupaitd’empêcher les gouttelettes de sang de tacher sa robe. Le chevalierinsouciant de l’état alarmant de la jeune fille, promenait sesregards animés sur les charmes que lui révélait le désordre detoilette dans lequel se trouvait la malade.

– Crois-tu qu’elle en revienne ?demanda-t-il au comte.

– Je n’en sais rien, réponditcelui-ci.

Puis, jugeant la saignée suffisammentabondante, il l’arrêta et banda le bras de la jeune fille.

– Maintenant, dit-il, nous n’avons plusrien à faire ici. Laissons la nature agir à sa guise. Le sujet estjeune et vigoureux ; il y a peut-être de la ressource.

– Faut-il la veiller ? demandaHermosa ; j’enverrais Jasmin.

– Inutile, ma chère ; qu’elle dorme,cela vaut mieux.

– Au diable cette maladie subite !s’écria le chevalier. Nous allons avoir une succession d’ennuis àla place des jours de plaisirs que j’espérais.

– Oui, cela est contrariant, Raphaël,mais que veux-tu ? il faut prendre son mal en patience. Si lapetite doit mourir ici, mieux vaut que ce soit aujourd’hui quedemain ; nous en serons débarrassés plus tôt.

– C’est qu’elle est charmante, et qu’elleme plaît énormément.

– Elle ne peut t’entendre en ce moment,mon cher ; tes galanteries sont donc en pure perte. Laisse-lareposer quelques heures, et peut-être qu’à son réveil tu pourrascauser avec elle ; en attendant, quittons cette chambre.

– Nous pouvons la laisserseule ?…

– Pardieu ! Elle ne songera pas àfuir, je t’en réponds ; y songeât-elle, que les grilles et lesverrous s’opposeraient à son dessein. Partons ! c’est, je lerépète, ce qu’il y a de mieux à faire en ce moment. Il ne faut pasnous dissimuler, Raphaël, que tu es un peu cause de l’état danslequel se trouve ta bien-aimée. Tu l’entends ?… elle délire.Je pense que ma saignée et le repos ramèneront le calme et laraison. Néanmoins, si à son réveil elle voyait quelque chose quil’effrayât, le délire pourrait revenir plus violent encore. Donc,allons-nous-en et attendons.

– Soit ! fit le chevalier enquittant la cellule ; attendons… je reviendrai dans deuxheures !

Et sans plus se préoccuper de celle que soninfâme conduite et ses violences avaient amenée aux portes dutombeau, Raphaël descendit l’escalier de l’abbaye et se rendit auxécuries pour s’assurer que ses chevaux étaient convenablementsoignés.

– Bien décidément, se dit-il tout enpassant la main sur la croupe arrondie et luisante de son chevalfavori, bien décidément, cette petite est charmante, et je seraisfâché qu’elle mourût sitôt ! En tout cas, je remonterai tout àl’heure, et si elle est en état de m’entendre, je lui parlerai fortnettement. De cette façon, j’éviterai les premières scènes delarmes et de cris, car elle sera trop faible pour me répondre.

Et le chevalier, après avoir pris cette froiderésolution, se promena dans la cour. Le comte et sa compagne lesuivaient du regard à travers l’étroite fenêtre.

– Pauvre chevalier ! fit le comte ense penchant vers Hermosa et en donnant à ses paroles un accentd’ironie amère, pauvre chevalier ! sa douleur me faitmal !

– Tu sais bien que Raphaël n’a jamais eude cœur ! répondit Hermosa à voix basse.

– J’aurais pourtant cru que la petite luiavait monté la tête.

– Lui ?… Tu oublies, Diégo, quel’amour de l’or est le seul amour que connaisse Raphaël. Il craintde s’ennuyer ici, et s’il a enlevé cette enfant, c’est pour luiservir de passe-temps.

– On dirait que tu n’aimes pas ce cherami, Hermosa ?

– Je le hais !

– Très-bien !

– Pourquoi ce très-bien ?

– Je m’entends, fit le comte avec unsourire.

– Et moi je ne t’entends pas.

– Quoi ! il te faut desexplications ?

– Sans doute.

– Eh bien ! chère Hermosa, continuale comte en refermant la porte de la cellule où se trouvait Yvonneet en entraînant sa compagne vers son appartement, combienavons-nous rapporté du château de Loc-Ronan ?

– Mais environ cinquante mille écus, tanten or et en traites qu’en bijoux et en pierreries.

– Ce qui fait, après lepartage ?…

– Soixante-quinze mille livreschacun.

– C’est peu, n’est-ce pas ?

– Fort peu.

– Surtout après ce que nous avionsrêvé !

– Hélas !

– Cependant, si nous avions les cinquantemille écus à nous seuls, ce serait une fiche deconsolation ?

– Oui, mais nous ne les avons pas.

– Si nous héritions de Raphaël ?

– Il est plus jeune que toi.

– Bah ! la vie est semée dedangereux hasards.

– Cite-m’en un ?

– Dame ! personne ne nous sait ici.Nous sommes seuls, et si Raphaël était atteint subitement d’uneindisposition.

– Eh bien ?…

– Je parle d’une de ces indispositionsgraves qui entraînent la mort dans les vingt-quatreheures !

– Est-ce que tu serais amoureux de laBretonne, Diégo ? dit Hermosa en regardant fixement soninterlocuteur.

– Jalouse ! répondit le comte avecun sourire. Tu sais bien que je n’aime que toi, Hermosa ; toiet notre Henrique. Si Raphaël venait à trépasser, Henriquehériterait de lui, et ces soixante-quinze mille livres luiassureraient un commencement de dot.

– Tu me prends par l’amour maternel,Diégo.

– Enfin, es-tu de mon avis ?

– Eh ! je ne dis pas lecontraire ; mais Raphaël se porte bien.

– Du moins il en a l’apparence ; jesuis contraint de l’avouer.

– À quoi bon alors toutes cessuppositions ?

– À quoi bon, dis-tu ?

– Oui.

– Tiens, chère et tendre amie, regarde cepetit flacon. Et Diégo tira de sa poitrine une petite fiole encristal, hermétiquement bouchée, contenant une liqueurincolore.

– Qu’est-ce que cela ? demandaHermosa.

– Un produit chimique fort intéressant.Mélangé au vin, il n’en change le goût ni n’en altère lacouleur.

– Et quel effet produit-il ?

– Quelques douleurs d’entraillesimperceptibles.

– Qui amènent infailliblement la mort,n’est-ce pas, dit Hermosa en baissant encore la voix. Ce quecontient cette fiole est un poison violent ?

– Eh ! non. Tu as des expressionsd’une brutalité révoltante, permets-moi de le dire. Il ne s’agitnullement de poison. L’effet de ces douleurs d’entrailles cause unmalaise général d’abord, puis détermine ensuite un épanchement aucerveau. De sorte que celui qui a goûté à cette liqueur meurt, nonpas empoisonné, mais par la suite d’une attaque d’apoplexiefoudroyante. Voilà tout.

– Et tu nommes ce que contient ceflacon ?

– De l’extrait« d’aqua-tofana ! »

– Le poison perdu des Borgia ?

– Retrouvé par un ancien ami à moi que tuas connu en Italie.

– Cavaccioli, n’est-ce pas ?

– En personne !

Hermosa ne continua pas la conversation. Lecomte fit quelques tours dans la chambre, ouvrit une tabatièred’or, y plongea l’index et le pouce, en écarquillant gracieusementles autres doigts de la main, et après avoir dégusté savamment letabac d’Espagne, il lança délicatement à la dentelle de son jabotdeux ou trois chiquenaudes, qui eurent l’avantage de faireressortir l’éclat d’un magnifique solitaire qui brillait à sonpetit doigt. Puis, revenant près d’Hermosa :

– C’est toi, chère belle, lui glissa-t-ilà l’oreille, qui as l’habitude de nous verser le syracuse à la finde chaque repas. Je te laisse ce flacon. Par le temps qui courtcette composition peut devenir de la plus grande utilité. On nesait pas ; mais si par hasard tu avais le caprice d’en fairel’épreuve, ne va pas te tromper ! Je te préviens que j’ai lecoup d’œil d’un inquisiteur espagnol !

Ceci dit, le comte déposa le flacon sur unepetite table près de laquelle Hermosa était assise, et sortit enfredonnant une tarentelle. Arrivé près de la porte il se retourna.Hermosa avait la main appuyée sur la table, et le flacon avaitdisparu. Le comte sourit.

– Cette Hermosa est véritablement unecréature des plus intelligentes, murmura-t-il en traversant lecorridor pour gagner l’escalier du couvent. Il n’estvraisemblablement pas impossible que je consente un jour à luidonner mon nom. Palsambleu ! nous verrons plus tard. Pour leprésent, ce cher Raphaël ne se doute de rien. Tout est au mieux.Pardieu ! moi aussi je trouve cette petite Bretonne charmante,et j’ai toujours jugé fort sage cette sorte de parabolediplomatique qui traite de la façon de faire tirer les marrons dufeu. Allons, Raphaël n’est pas encore de ma force, et je croisqu’il n’aura pas le temps d’arriver jamais à ce degré desupériorité.

Au pied de l’escalier le comte rencontraJasmin.

– Tu vas, lui dit-il, nous préparer pource soir un souper des plus délicats. Je me sens en disposition defêter tes connaissances dans l’art culinaire !

Jasmin s’inclina en signe d’assentiment ;et le comte hâta le pas pour rejoindre son ami le chevalier, dontil passa le bras sous le sien avec une familiarité charmante. Puistous deux continuèrent leur promenade. Pendant ce temps Hermosa sefaisait apporter par Jasmin des flacons de syracuse.

Chapitre 10L’AMOUR DU CHEVALIER DE TESSY.

Une heure environ s’était écoulée depuisqu’Yvonne se trouvait seule dans la cellule où on l’avaittransportée. Un profond silence régnait dans la petite pièce. Toutà coup la jeune fille fit un mouvement et entr’ouvrit les yeux.

Son front devint moins rouge, sa respirationmoins pressée, son œil moins hagard. Évidemment la saignée avaitproduit un mieux sensible. Yvonne se dressa péniblement sur sonséant et regarda avec attention autour d’elle.

D’abord son gracieux visage n’exprima quel’étonnement. Elle ne se souvenait plus. Mais bientôt la mémoirelui revint.

Alors elle poussa un cri étouffé, et unetroisième crise, plus terrible que les deux premières peut-être,faillit s’emparer d’elle. Elle demeura quelques minutes les yeuxfixes, les doigts crispés. Elle étouffait.

Enfin, les larmes jaillirent en abondance deses beaux yeux et la soulagèrent. Les nerfs se détendirent peu àpeu et la faiblesse causée par la saignée arrêta la crise. Aprèsavoir pleuré, elle se laissa glisser silencieusement à bas de sonlit et s’achemina vers la fenêtre.

– Mon Dieu ! où suis-je ? sedemandait-elle avec angoisse.

En parcourant des yeux l’étroite cellule, sesregards rencontrèrent un crucifix appendu à la muraille. Yvonne setraîna jusqu’au pied du signe rédempteur, s’agenouilla, et priaavec ferveur. Puis, se relevant péniblement, elle étendit la mainvers le crucifix, et le décrocha pour le baiser.

C’était un magnifique Christ, largementfouillé dans un morceau d’ivoire, et encadré sur un fond de veloursnoir. Yvonne le contempla longuement, et, par un mouvementmachinal, elle le retourna. Sur le dos du cadre étaient tracéesquelques lignes à l’encre rouge. Yvonne les lut d’abord avec unesorte d’indifférence, puis elle les relut attentivement, et un cride joie s’échappa de ses lèvres, tandis que ses yeux lancèrent unrayon d’espérance.

Voici ce qui était écrit derrière ce Christencadré.

« Le vingt-cinquième jour d’août mil septcent soixante-dix-huit, voulant témoigner à ma fille enJésus-Christ, tout l’amour évangélique que ses vertus m’inspirent,moi, Louis-Claude de Vannes, évêque diocésain, et humble serviteurdu Dieu tout-puissant, ai remis ce Christ, rapporté de Rome et bénipar les mains sacrées de Sa Sainteté Pie VI, à Marie-Ursule deMortemart, abbesse du couvent de Plogastel. »

– Oh ! merci, mon Dieu ! Vousavez exaucé ma prière ! dit Yvonne en baisant encore lecrucifix. Le couvent de Plogastel ! C’est donc là où je metrouve ?

« Le couvent de Plogastel !répétait-elle. Comment n’ai-je pas reconnu cette cellule de labonne abbesse, moi, qui, tout enfant, y suis venue sisouvent ? Mais comment se fait-il que ces hommes m’aientconduite dans ce saint-lieu ?… Ah ! je me rappelle !Dernièrement on racontait chez mon père que les pauvres nonnes enavaient été chassées. L’abbaye est déserte et les misérables en ontfait leur retraite ! Oh ! ces hommes ! ces hommesque je ne connais pas ! que me veulent-ils donc ?

En ce moment Yvonne entendit marcher dans lecorridor. Elle se hâta de remettre le crucifix à sa place et deregagner son lit. Il était temps, car la porte tourna doucement surses gonds et le chevalier de Tessy pénétra dans la cellule.

En le voyant, Yvonne se sentit prise par untremblement nerveux. Raphaël s’avança avec précaution. Arrivé prèsdu lit, il se pencha vers la jeune fille, qu’il croyait endormie,et approcha ses lèvres de ce front si pur. Yvonne se reculavivement, avec un mouvement de dégoût semblable à celui que l’onéprouve au contact d’une bête venimeuse.

– Ah ! ah ! chère petite, ditle chevalier, il paraît que cela va mieux et que vous mereconnaissez ?

Yvonne ne répondit pas.

– Chère Yvonne, continua le chevalier desa voix la plus douce, je vous en conjure, dites-moi si vous voulezm’entendre et si vous vous sentez en état de comprendre mesparoles. De grâce ! répondez-moi ! Il y va de votrebonheur.

– Que me voulez-vous ? réponditYvonne d’une voix faible et en faisant un visible effort poursurmonter la répugnance qu’elle ressentait en présence de soninterlocuteur.

– Je veux que vous m’accordiez quelquesminutes d’attention.

– Qu’avez-vous à me dire ?

– Vous allez le savoir.

Et le chevalier, attirant à lui un fauteuil,s’assit familièrement au chevet de la malade. Yvonne s’éloigna leplus possible en se rapprochant de la muraille. Raphaël remarqua cemouvement.

– Ne craignez rien, dit-il.

– Oh ! je ne vous crains pas !répondit fièrement la Bretonne.

– Soit ! mais ne me bravez pas nonplus ! N’oubliez pas, avant tout, que vous êtes en mapuissance !

– Et de quel droit agissez-vous ainsivis-à-vis de moi ? s’écria Yvonne avec colère et indignation,car le ton menaçant avec lequel Raphaël avait prononcé la phraseprécédente avait ranimé les forces de la malade. De quel droitm’avez-vous enlevée à mon père ? Savez-vous bien que pourabuser de votre force envers une femme, il faut que vous soyez ledernier des lâches ! Et vous osez me menacer, me rappeler queje suis en votre puissance !

Le chevalier était sans doute préparé àrecevoir les reproches d’Yvonne, et il avait fait une ampleprovision de patience, présumons-nous, car loin de répondre à lajeune fille indignée qui l’accablait de sa colère et de son mépris,il s’enfonça mollement dans le fauteuil sur lequel il était assis,et croisant ses deux mains sur ses genoux, il se mit à tournertranquillement ses pouces.

En présence de cette contenance froide quiindiquait de la part de cet homme une résolution fermement arrêtée,Yvonne sentit son courage prêt à défaillir de nouveau. Elle sevoyait perdue, et bien perdue, sans espoir d’échapper aux mains quila retenaient prisonnière. Cependant son énergie bretonne surmontala terreur qui s’était emparée d’elle. S’enveloppant dans les drapsqui la couvraient, et se drapant pour se dresser, elle prit unepose si sublimement digne, que le chevalier laissa échapper uneexclamation admirative.

– Corbleu ! s’écria-t-il, la déesseJunon ne serait pas digne de délacer les cordons de votre justin,ma belle Bretonne !

– Monsieur, dit Yvonne dont les yeuxétincelaient, si vous n’êtes pas le plus misérable et le plusdégradé des hommes, vous allez sortir de cette chambre et melaisser libre de quitter cet endroit où vous me retenez par laforce !

– Peste ! chère enfant !répondit Raphaël, comme vous y allez ! Croyez-vous donc quej’ai fait la nuit dernière douze lieues à franc étrier et vidé mabourse pour me priver aussi vite de votre charmante présence ?Non pas ! de par Dieu ! vous êtes ici et vous y resterezde gré ou de force, bien qu’à vrai dire je préférerais vous garderprès de moi sans avoir recours à la violence.

– Mais, encore une fois, s’écria lapauvre enfant, de quel droit agissez-vous ainsi que vous lefaites ? Où suis-je donc ici ? Qui êtes-vous ? Vousme retenez par la force, vous l’avouez ! Vous violentez unefemme et vous osez encore l’insulter ! Au costume que vousportez, monsieur, je vous eusse pris pour un gentilhomme.N’êtes-vous donc qu’un bandit et avez-vous volé l’habit qui vouscouvre !

– Là ! ma toute belle !répondit le chevalier en souriant et en s’efforçant de prendre unemain qu’Yvonne retira vivement ; là, ne vous emportezpas ! Si mes paroles vous ont offensée, je ne fais nulledifficulté de les rétracter, et cela à l’instant même.

– Répondez ! dit Yvonne avecviolence, répondez, monsieur !… De quel droit avez-vousattenté à ma liberté ? je ne vous connais pas ; je nevous ai jamais vu ! Qui êtes-vous et que mevoulez-vous ?

– Quel déluge de questions ! Machère enfant, je veux bien vous répondre ; mais, s’il vousplait, procédons par ordre ! Vous me demandez de quel droit jevous ai enlevée.

– Oui !

– Est-il donc nécessaire que je le diseet ne le devinez-vous pas ?

– Parlez, monsieur, parlezvite !

– Eh bien, ma gracieuse Yvonne, ce droitque vous voulez sans doute me contester maintenant, ce sont, vosbeaux yeux qui me l’ont donné jadis !

– Vous osez dire cela ! s’écriaYvonne, stupéfaite de l’aplomb de son interlocuteur.

– Sans doute.

– Vous mentez !

– Non pas ! je vous jure…

– Mais alors, expliquez-vous donc,monsieur ! Ne voyez-vous pas que vous me torturez ?

– Calmez-vous, de grâce !

– Répondez-moi !

– Eh bien ! je vous ai dit lavérité !

– Mais je ne vous connais pas, je vous lerépète. Je ne vous ai vu qu’au moment où vous avez accompli votreinfâme dessein.

Et la pauvre enfant, en parlant ainsi,s’efforçait d’arrêter les sanglots qui lui montaient à la gorge.Elle tordait ses mains dans des crispations nerveuses. Semblable àla tourterelle se débattant sous les serres du gerfaut, elles’efforçait de lutter contre cet homme, dont l’œil fixé sur elledégageait une sorte de fluide magnétique.

– Permettez-moi de réveiller vossouvenirs, reprit le chevalier, et de vous rappeler ce certain jouroù vous reveniez de Penmarckh avec votre père et un gros rustre quel’on m’a dit depuis être votre fiancé ? Vous avez rencontrésur la route des falaises deux cavaliers qui vous ont arrêtés toustrois pour se renseigner sur leur chemin.

– En effet, je me le rappelle.

– L’un d’eux vous promit même d’assisterà votre prochain mariage et de vous porter un cadeau de noce.

– Oui.

– Eh bien ! vous ne me reconnaissezpas ?

– Ainsi, ce cavalier ?

– C’était moi, chère Yvonne.

– Oui, je vous reconnais maintenant,répondit la jeune fille dont la tête commençait de nouveau às’embarrasser.

– Pendant cette courte conférence,continua le chevalier, vous avez peut-être remarqué que je n’eus deregards que pour vous, que pour contempler et admirer cette beautéradieuse qui m’enivrait.

– Monsieur ! fit Yvonne enrougissant instinctivement, bien qu’elle ne devinât pas encore dansson innocence virginale où en voulait venir son interlocuteur.

– Ne vous effarouchez pas pour uncompliment que bien d’autres avant moi vous ont adressé sans doute.Écoutez-moi encore, et sachez que cette beauté dont je vous parle aallumé dans mon cœur une passion subite. Oui, à partir du moment oùje vous ai rencontrée, un amour violent s’est emparé de moi. Si lessentiments que je viens de vous peindre vous déplaisent, ne vous enprenez qu’au charme tout-puissant qui s’exhale de votrepersonne ! Ne vous en prenez qu’à ces yeux si beaux, qu’à cefront si pur, qu’à cette perfection de l’ensemble capable de rendrejalouses toutes les vierges de Raphaël et toutes les courtisanes duTitien. Et c’est là ce qui me fait vous ce droit dont nous parlons,que ce droit que vous me reprochez si amèrement d’avoir pris, c’estvous-même qui me l’avez donné en faisant éclore en moi ce sentimentinvincible que je ne puis vous exprimer.

– Je ne vous comprends pas !répondit Yvonne atterrée par cette révélation.

– Vous ne me comprenez pas ?

– Non.

– Vous ne devinez pas que je vousaime ?

– Vous m’aimez ! s’écria la jeunefille qui, bien que s’attendant à cet aveu, ne put retenir unmouvement de terreur folle.

– Oui, je vous aime !

– Vous m’aimez ! répéta Yvonne.Oh ! seigneur mon Dieu ! ayez pitié de moi !

– Eh ! que diable cela a-t-il de sieffrayant ! dit le chevalier en se levant avec brusquerie.Beaucoup de belles et nobles dames ont été fort heureusesd’entendre de semblables paroles sortir de mes lèvres.Corbleu ! que l’on est farouche en Bretagne ! Allons,chère petite ! tranquillisez-vous ! nous voushumaniserons !

– Sortez ! laissez-moi !s’écria la pauvre enfant avec désespoir et colère. Vous m’aimez,dites-vous ? Moi je vous hais et je vous méprise !

– C’est de toute rigueur ce que vousdites là. Une jeune fille parle toujours ainsi la première fois,puis elle change de manière de voir, et vous en changerezaussi.

– Jamais !

– C’est ce que nous verrons.

Et le chevalier se penchant vers le lit surlequel reposait Yvonne, voulut la prendre dans ses bras. LaBretonne poussa un cri d’horreur, mais elle ne put éviterl’étreinte du chevalier qui couvrait ses épaules de baisersardents. Enfin Yvonne, réunissant toute sa force, repoussaviolemment le misérable.

– Au secours ! à moi !cria-t-elle avec désespoir.

Mais, dans la lutte qu’elle venait desoutenir, la bande qui enveloppait son bras blessé s’étaitdérangée. La veine se rouvrit et le sang coula à flots. Yvonne,épuisée, retomba presque sans connaissance. En la voyant ainsi à samerci, Raphaël s’avança vivement.

Yvonne était d’une pâleur effrayante etincapable de faire un seul mouvement, de jeter un seul cri. Raphaëls’arrêta. La vue du sang qui teignait les draps parut faireimpression sur lui. Il prit le bras de la jeune fille, rétablit labande de toile qui empêcha la veine de se rouvrir, et s’occupa defaire revenir Yvonne à elle. Puis il marcha silencieusement dans lachambre pour lui laisser le temps de se remettre.

Des pensées opposées se succédaient en lui.Son front, tour à tour sombre et joyeux, exprimait le combat de sespassions tumultueuses. Enfin, il sembla s’arrêter à une résolution.Il revint vers la jeune fille.

– Écoutez, lui dit-il brusquement ;vous repoussez mes paroles, vous refusez de vous laisseraimer ; c’est là un jeu auquel je suis trop habitué pour m’ylaisser prendre. Vous ne pouvez regretter le paysan grossier auquelvous êtes fiancée, et qui est indigne de vous. Moi, je vous aime,et vous êtes en ma puissance. Donc, vous serez à moi. Inutile, parconséquent, de continuer une comédie ridicule. Je n’y croirai pas.Réfléchissez à ce que je vais vous dire. Je suis riche.Laissez-vous aimer, consentez à vivre quelque temps auprès de moi,et vous aurez à jamais la fortune. Quand je quitterai la Bretagne,vous serez libre. Alors, vous pourrez retourner auprès de votrepère et devenir, si bon vous semble, la femme du rustre auquel vousêtes fiancée. Mais si, comme je l’espère, vous sentez tout le prixde mon amour, vous me suivrez à Paris. Jusque-là, vous commanderezici en souveraine, et chacun vous obéira, tant, bien entendu, quevous ne voudrez pas fuir. Vous aurez une compagne charmante dans lanoble dame qui vous a déjà prodigué ses soins. Vous quitterez cesvêtements grossiers, pour la soie, le velours et les riches joyaux.Puis, une fois à Paris, ce seront des fêtes, des bals, des plaisirsde toutes les heures. Vous jetterez à pleines mains l’or etl’argent, pour satisfaire vos caprices et vos moindres fantaisies.Pour vous parer vous me trouverez prodigue. Voilà l’existence quevous mènerez et à laquelle il n’est pas trop cruel de voussoumettre. Maintenant que vous êtes éclairée sur votre situationprésente, je ne vous fatiguerai pas par un long verbiage.Réfléchissez ! Soyez raisonnable. Vous me reverrez ce soirmême. Dans tous les cas, souvenez-vous de mes premièresparoles : Je vous aime, vous êtes en ma puissance, vous serezà moi !

Et le chevalier de Tessy, terminant cettetirade prononcée d’un ton calme, froid et résolu, sortit à paslents de la cellule et poussa les verrous extérieurs avec le plusgrand soin.

Chapitre 11LES SOUTERRAINS.

Pendant les quelques instants qui suivirent ledépart du chevalier de Tessy, Yvonne, terrifiée, demeura immobile,sans voir et sans penser. La fièvre qui s’était emparée d’elleredoublait de violence sous le poids de ces secousses successives.Un miracle de la Providence fit qu’heureusement le délire ne revintpas. Un peu de calme même prit naissance dans la solitude profondeoù elle se trouvait.

Alors elle attira à elle d’une maindéfaillante les vêtements épars sur son lit, et essaya de s’encouvrir. À force de patience et de courage, elle parvint às’habiller à peu près. Elle se leva.

Ce qu’elle voulait, ce qu’elle suppliaitintérieurement Dieu de lui faire trouver, c’était une arme, uncouteau, un poignard à l’aide duquel elle pût essayer de sedéfendre ou de se donner la mort. Cependant le temps s’écoulaitrapidement : d’un moment à l’autre quelqu’un pouvait venir lasurprendre faible et sans aucun espoir de secours, car ses regardsanxieux interrogeaient en vain les murailles nues de lacellule.

Outre le lit dressé à la hâte par Jasmin, iln’y avait dans la petite chambre que deux sièges : un divan,et une sorte de bahut en ébène adossé à la muraille. Ce fut vers cemeuble qu’Yvonne se traîna, trébuchant à chaque pas, mais soutenuepar la pensée que peut-être l’intérieur du bahut lui offrirait cemoyen de défense qu’elle sollicitait si ardemment.

Deux portes massives et finement sculptées lefermaient extérieurement. La jeune fille essaya en vain de lesouvrir. Elles étaient fermées à clef. Yvonne passa plus d’une heureà user ses ongles roses sur les boiseries du bahut.

Enfin, défaillant, grelottant par la force dela fièvre, pouvant à peine se soutenir, elle se laissa glisser surles dalles, en proie au plus sombre désespoir. Un bruit qu’elleentendit extérieurement la fit revenir à elle.

C’étaient des pas dans le corridor : maispersonne n’entra dans la cellule. La jeune fille essaya de serelever. Ne pouvant y parvenir, elle chercha un point d’appui ens’appuyant sur le meuble.

Sa main se posa sur la tête d’une cariatide debronze qui ornait l’un des angles. Dans le mouvement que fitYvonne, elle attira à elle la cariatide.

Tout à coup elle la sentit céder.Effectivement la statuette s’abattit sur deux charnières qui laretenaient au pied, et découvrit une petite plaque de cuivre aucentre de laquelle se trouvait un anneau de même métal. Sans serendre encore bien compte de ce qu’elle faisait, Yvonne agenouilléepassa son doigt dans l’anneau et tira. L’anneau céda.

Aussitôt un mouvement lent et régulier s’opéradans le bahut, qui tourna sur un de ses deux angles appuyés à lamuraille, et découvrit une ouverture étroite, mais néanmoins assezgrande pour qu’une femme y pût passer facilement. Yvonne étouffa uncri et joignit les mains pour remercier le ciel.

– Oh ! murmura-t-elle, les secretssouterrains du couvent, dont j’ai tant entendu parler.

Les forces lui étaient revenues avec l’espoird’un moyen de salut. Elle alla jusqu’à la porte et écoutaattentivement. Elle n’entendit rien qui pût l’inquiéter.

Alors, revenant à l’ouverture pratiquée dansle mur, elle s’avança doucement. Le bahut en s’écartant avait donnélibre accès sur un escalier qui descendait dans les profondeurs ducloître. Seulement une obscurité complète ne permettait pas d’enmesurer la longueur. Mais Yvonne n’hésita pas.

Elle murmura une courte prière, se signa, etleva la cariatide qui pouvait déceler son moyen d’évasion, etposant le pied sur les premières marches, elle attira le bahut àelle. Le meuble vint reprendre sa place avec un bruit sec attestantla bonté du ressort. Yvonne s’appuyant contre la muraille commençaà descendre.

L’obscurité, ainsi que nous l’avons dit, étaittellement profonde que la jeune fille ne pouvait avancer qu’avecles plus grandes précautions. Trois fois elle trébucha sur lesmarches usées, et trois fois elle se releva pour continuer samarche. Enfin elle atteignit le sol. Mais là son embarras futextrême. Elle ignorait où elle se trouvait.

Elle avait bien deviné qu’elle était dans lessouterrains de l’abbaye ; mais où ces souterrainsaboutissaient-ils ? Elle ne le savait pas.

Les issues mêmes n’avaient-elles pas pu êtrecomblées lorsqu’on avait expulsé les nonnes ? Si cela était,ou même si la fièvre et la maladie empêchaient Yvonne de continuerà se traîner vers une ouverture praticable, une mort atrocel’attendait dans ce tombeau. Elle aurait à subir, sans espoir desalut, les tortures de la faim et de la soif. Un moment elle eutregret de sa fuite.

Puis l’image du chevalier s’offrit à elle, etelle se dit que mieux valait la mort, quelque lente et cruellequ’elle fût, que d’être restée entre les mains de pareilsmisérables. Soutenue par cette pensée, elle s’engagea dans ledédale des souterrains.

Ce qu’elle redoutait encore, c’était que lesecret qu’elle avait découvert fût à la connaissance des hommes quil’avaient enlevée ; car, si cela était, on se mettrait à sapoursuite dès qu’en pénétrant dans la cellule on s’apercevrait deson évasion. Cette autre pensée, plus effrayante que la perspectivede la mort, lui rendit complètement le courage prêt à l’abandonner.Elle réunit le peu de forces qui lui restaient par une suprêmeénergie, et s’avança courageusement.

Elle erra ainsi pendant plusieurs heures, sanspouvoir se rendre compte du temps écoulé. Aucun point lumineuxindiquant une ouverture ne brillait à l’extrémité des galeriesqu’elle parcourait. Une sueur froide inondait son visage. À chaquepas elle trébuchait, et se soutenait à peine le long de la muraillehumide. De distance en distance, ses pieds rencontraient desflaques d’eau bourbeuse creusées par les pluies qui, filtrant àtravers le sol supérieur, rongeaient la pierre et pénétraient dansles galeries.

Elle enfonçait alors dans la vase en étouffantun cri de frayeur. Des hallucinations étranges s’emparaient de soncerveau. Peu à peu la fièvre redoublant d’intensité ramena avecelle le délire.

Une force factice la faisait encore avancercependant, mais il était évident que cette force se briserait à lapremière secousse. Il lui semblait entendre tourbillonner et voirvoltiger autour d’elle des monstres aux proportions gigantesques,des insectes hideux, des êtres aux formes indescriptibles quil’étreignaient dans une ronde infernale. Des paroles confusesétaient murmurées à son oreille. Le souterrain tremblait sous sespieds vacillants. Se sentant tomber, elle s’appuya contre le mur,et demeura immobile, la tête penchée sur son sein agité par laterreur et par la fièvre. Ses paupières alourdies s’abaissèrent, etun frissonnement agita tout son être.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! j’aipeur, murmurait-elle d’une voix brisée et saccadée, et en serendant si peu compte du sentiment qui faisait mouvoir ses lèvres,que le bruit des paroles qu’elle prononçait augmentait encore sontrouble et son effroi en venant frapper son oreille.

Yvonne fermait les yeux, croyant échapperainsi aux visions fantastiques que causait son imaginationaffolée ; mais, loin de s’évanouir, ces visions devenaientalors plus effrayantes, et se transformaient pour ainsi dire enréalité ; car, aux êtres fabuleux qu’il lui semblait entendrevoltiger autour d’elle, se joignait le bruit véritable causé parces myriades d’animaux, habitants ordinaires des endroits humideset délaissés.

Un moment la pauvre petite parut reprendre unpeu de sentiment et de calme. Se soutenant toujours à la muraille,elle continua sa marche sans paraître se soucier des êtres immondesque le bruit de ses pas faisait fuir de tous côtés.

Deux fois elle poussa un cri de joie et secrut sauvée, car deux fois elle aperçut une lueur lointaine qui luisembla être celle causée par la lumière du ciel pénétrant par uneétroite ouverture. Ces lueurs successives émanaient de versluisants rampant sur la voûte des galeries souterraines. Bientôt savolonté et son énergie furent complètement épuisées, ses genouxtremblaient et vacillaient, les artères de ses tempes battaientavec violence et lui martelaient le cerveau. Tout à coup le pointd’appui que lui offrait le mur lui manqua. Sa main ne rencontra quele vide. Incapable de se soutenir elle trébucha, chancela, perditl’équilibre, et roula sur le sol en poussant un soupir. Elle avaitperdu entièrement connaissance.

C’étaient les pas incertains d’Yvonne, c’étaitce soupir exhalé de sa poitrine haletante que Jocelyn avaitentendus. Le vieux serviteur, le corps penché, demeura immobile etsilencieux, les traits contractés par l’épouvante. Prêtantl’oreille avec une attention profonde, Jocelyn écouta longtemps.Puis, n’entendant plus aucun bruit, il revint vers son maître.

– Eh bien ? demanda le marquis.

– J’ignore ce qui se passe, monseigneur,répondit Jocelyn ; mais je suis certain qu’il y a quelqu’undans les galeries.

– Tu as entendu parler ?

– Non, j’ai entendu marcher.

– Un pas d’homme ? demanda lareligieuse.

– Je ne puis vous le dire, madame.

– Et ces pas se sont éloignés ?

– Non, monseigneur ; j’ai entendu lachute d’un corps, puis un soupir, puis plus rien.

– C’est peut-être quelqu’un qui a besoinde secours ! s’écria le marquis. Allons, viens, Jocelyn.

– Philippe ! dit vivement lareligieuse en arrêtant le marquis, Philippe, ne me quittezpas !

– Monseigneur ! fit Jocelyn enjoignant ses instances à celles de Julie, monseigneur ! nesortez pas ! Songez que vous pourriez vous compromettre.

– Faire découvrir notre retraite !continua Julie.

– Et qui sait si ce n’est pas uneruse !

– Cependant, fit observer le marquis,nous ne pouvons laisser ainsi une créature humaine qui peut-être abesoin de nous.

– De grâce ! Philippe, songez àvous ! Je vous ai dit que l’autre aile du couvent étaithabitée par des gens que je ne connaissais point. Ils ont découvertsans doute le secret des galeries souterraines ; mais ils nepeuvent venir jusqu’ici. Il n’y avait que moi et notre digneabbesse qui eussions connaissance de cette partie du cloître danslaquelle nous sommes. Une imprudence pourrait nous perdretous !

– Puis, monseigneur, reprit Jocelyn, lanuit va bientôt venir ; alors je sortirai par l’ouverturesecrète d’en haut ; je connais les autres entrées dessouterrains ; je ferai le tour du cloître ; j’ypénétrerai et j’atteindrai ainsi la galerie voisine ; maisjusque-là, je vous en conjure, ne tentons rien !

– Attendons donc la nuit ! dit lemarquis en soupirant.

Et tous trois rentrèrent dans la cellule, surle seuil de laquelle le marquis s’était déjà avancé.

Ainsi que l’avait dit Jocelyn, la nuitdescendit rapidement. Alors le vieux serviteur se disposa àaccomplir son dessein. Seulement, au lieu de se diriger vers laporte secrète en dehors de laquelle Yvonne gisait toujoursévanouie, il gagna une galerie située du côté opposé. Bientôt ilatteignit un petit escalier qu’il gravit rapidement. Arrivé ausommet il pénétra dans une pièce voûtée qu’il traversa, et, aumoyen d’une clé qu’il portait sur lui, il ouvrit une porte de ferimperceptible aux yeux de quiconque n’en connaissait pasl’existence, tant la peinture, artistement appliquée, ladissimulait au milieu des murailles noircies.

Alors il se trouva dans l’aile droite ducouvent. À la faveur de l’obscurité il atteignit la cour commune.Là, caché derrière un pilier, il jeta autour de lui des regardsinterrogateurs. Deux fenêtres de l’aile gauche étaientsplendidement éclairées.

Jocelyn, certain que la cour était déserte, latraversa rapidement. Il voulait, en gagnant une hauteur voisine,essayer de voir dans l’intérieur, et de connaître les nouveauxhabitants. Malheureusement les vitraux des fenêtres étaient peints,et ne permettaient pas aux regards de plonger dans l’intérieur.Jocelyn, déçu dans son espoir, abandonna la petite éminence, etsongea à pénétrer dans les souterrains par une des issues donnantsur la campagne, et dont il connaissait à merveille lesentrées.

Au moment où il longeait l’aile gauche del’abbaye, il aperçut un homme qui traversait la cour et quimarchait dans sa direction. Jocelyn, vêtu du costume des paysansbretons, était méconnaissable. Il attendit donc asseztranquillement, certain de ne pas être exposé à une reconnaissancefâcheuse. Mais l’homme passa près de lui sans le voir, et sedirigea tout droit vers un rez-de-chaussée que le comte avaitconverti en écurie. Cet homme était Jasmin. Il allait simplementdonner la provende aux chevaux.

Le vieux serviteur du marquis de Loc-Ronan sesentit saisi d’une inspiration subite. Dévoré par le désir deconnaître de quelle espèce étaient les gens qui habitaient si prèsde son maître, et pouvaient d’un moment à l’autre devenirpossesseurs de son secret, Jocelyn rentra dans la cour, prit uneéchelle appuyée dans un des angles, la plaça devant l’une desfenêtres éclairées, et monta rapidement.

En voyant le domestique du comte sortir ducorps de bâtiment, en entendant les chevaux hennir à l’approche deleur avoine, Jocelyn avait supposé la vérité, et il avaitmentalement calculé qu’il avait le temps d’accomplir son projetavant que le domestique eût terminé ses fonctions depalefrenier.

Mais à peine eut-il atteint l’échelon del’échelle qui lui permettait de plonger ses regards dansl’intérieur, qu’il fut saisi d’un tremblement nerveux, et qu’ilsauta à terre plutôt qu’il ne descendit. Jocelyn venait dereconnaître le comte de Fougueray, le chevalier de Tessy, et lapremière marquise de Loc-Ronan.

Ignorant des circonstances qui avaient conduitces deux hommes dans l’abbaye, Jocelyn pensa naturellement qu’ilsavaient deviné et la supercherie de son maître, et le lieu de saretraite. Aussi, oubliant le bruit qu’il avait entendu dans lessouterrains, et qui avait été la cause de sa sortie, il ne prit quele temps de remettre l’échelle à sa place, et, avec l’agilité d’unjeune homme, il franchit la distance qui le séparait de l’entrée ducloître mystérieux où l’attendaient Julie et Philippe.

En le voyant entrer pâle, les cheveux endésordre, l’œil égaré, le marquis et la religieuse poussèrent uneexclamation d’effroi.

– Qu’as-tu ? s’écria vivementPhilippe.

– Que se passe-t-il ? demanda lareligieuse.

Jocelyn fit signe qu’il ne pouvait répondre.L’émotion l’étouffait.

– Monseigneur ! dit-il enfin d’unevoix entrecoupée, monseigneur, fuyez ! fuyez sansretard !

– Fuir ! répondit le marquis étonné.Pourquoi ? À quel propos ?

– Mon bon maître, ils savent tout !vous êtes perdu !…

– De qui parles-tu ?

– D’eux !… de cesmisérables !

– Du comte et du chevalier ?

– Oui !

– Impossible !

– Si, vous dis-je !

La pauvre religieuse écoutait sans avoir laforce d’interroger ni de se mêler à la conversation rapide quiavait lieu entre son mari et le vieux serviteur.

– Jocelyn, reprit le marquis qui nepouvait encore comprendre le danger dont il était menacé, Jocelyn,ton dévouement t’abuse ; tu te crées des fantômes.

– Plût au ciel, monseigneur !

– Mais alors, qui te faitsupposer ?…

– Ils sont ici !

– Ces hommes dont tu parles ?

– Oui !

– Ils sont à Plogastel ?

– Dans l’abbaye même.

– Dans l’abbaye ! s’écria cette foisla religieuse en frissonnant.

– Hélas ! oui, madame !

– Impossible ! Impossible !…dit encore le marquis.

– Je les ai vus ! réponditJocelyn.

– Quand cela ?

– À l’instant même !

– Dans les souterrains ?

– Non, monseigneur, dans l’aile gauche ducouvent !

Et Jocelyn raconta rapidement ce qu’il venaitde faire et de voir. Il dit que lorsque ses regards plongèrent dansla chambre éclairée, il avait aperçu le comte et le chevalier àtable, et auprès d’eux une autre personne encore.

– Une femme ? demanda lemarquis.

Jocelyn fit un signe affirmatif, puis ilregarda la religieuse et se tut.

– Elle ?… s’écria Philippe illuminépar une pensée subite.

– Oui, monseigneur, répondit Jocelyn àvoix basse.

Un silence de stupeur suivit cette brèveréponse. La religieuse, agenouillée, priait avec ferveur. Desombres résolutions se lisaient sur le front du marquis. Pour lui,comme pour Jocelyn, il était manifeste que le comte et le chevalierconnaissaient la vérité et s’étaient mis à sa poursuite. Sans cela,comment expliquer leur arrivée dans l’abbaye déserte ?

Ainsi ce que Philippe avait fait devenait nul.Il allait encore se retrouver à la merci de ses bourreaux, et, quiplus était, s’y retrouver en entraînant Julie avec lui. Pour sortirlibre de l’abbaye, il lui faudrait sans aucun doute accéder auxpropositions qui lui avaient été faites. Non-seulement abandonnersa fortune, ce qui n’était rien, mais reconnaître pour son fils unétranger, fruit de quelque crime qui déshonorerait le nom sirespecté de ses aïeux.

Philippe avait la main posée sur un pistolet.Il eut la pensée d’en finir d’un seul coup avec cette existencehorrible et de se donner la mort. La vue de Julie priant à sescôtés le retint.

Jocelyn, en proie aux terreurs les plus vives,conjurait son maître de fuir promptement sans tarder d’un seulinstant.

– Fuir ! répondit enfin le marquis.Où irai-je ? Chacun me connaît dans la province ! Je neferai pas cent pas en plein soleil sans être salué par une voixamie. Oh ! si Marcof était à Penmarckh, je n’hésiteraispas ! J’irais lui demander un refuge à bord de sonlougre !

– Écoutez-moi, Philippe, dit lareligieuse en se relevant, Dieu vient de m’envoyer une inspiration.Voici ce que vous devez, ce que vous allez faire : Je vous aidit que, seule dans le pays, une vieille fermière connaissait monséjour dans l’abbaye. Cette femme m’est entièrement dévouée. Jepuis avoir toute confiance en elle et la rendre dépositaire dusecret de toute ma vie. Elle se mettra avec empressement à mesordres et consentira à faire tout ce qui dépendra d’elle pour nousêtre utile, j’en suis certaine. Grâce à la nuit épaisse qu’il faitau dehors, nous pouvons encore sortir tous trois sans être vus.Nous nous rendrons chez elle. Son fils est pêcheur et habite lacôte voisine, près d’Audierne. Vous vous embarquerez avec lui. Vousgagnerez promptement les îles anglaises, et une fois là, vous serezen sûreté.

– Et vous, Julie ? demanda lemarquis.

– Moi, mon ami, une fois assurée de votredépart, je reviendrai ici.

– Ici !… oh ! je ne le veuxpas !

– Pourquoi, Philippe ?

– Mais ce serait vous mettre entre lesmains de ces misérables ! Vous ne savez pas, comme moi, dequoi ils sont capables !

– Qu’ai-je à craindre ?

– Tout !

– Ils ne me connaissent pas.

– Qu’en savez-vous ? Leur intérêtétant de vous connaître, ils vous devineront.

– Qu’importe ?

– Non ! encore une fois ! Jefuirai, mais à une condition.

– Laquelle ?

– Vous m’accompagnerez en Angleterre.

– Cela ne se peut pas, Philippe.

– Alors, je reste !

– Philippe ! je vous enconjure ! s’écria la religieuse désolée. Partez !consentez à fuir !

– Jamais, tant que vous serez exposée,Julie !

– Eh bien ! je vous promets dedemeurer quelques jours chez la fermière. Je ne reviendrai àl’abbaye que lorsqu’elle sera de nouveau solitaire.

– Non ! je ne pars pas sansvous !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! vousvoyez qu’il me contraint à abandonner votre maison ! dit lareligieuse en levant les mains vers le ciel.

– Dieu nous voit, Julie ; ilm’absout !

– Eh bien ! partons, alors !reprit Julie avec une expression de résolution sublime.

Jocelyn se dirigea vers les souterrains.

– Non ! dit vivement lareligieuse ; peut-être y sont ils déjà. Partons par lecloître.

Jocelyn obéit. Tous trois prirent alors laroute qu’il avait parcourue lui-même quelques minutes auparavant.Pour plus de précaution, Jocelyn sortit seul d’abord. Il s’assuraque le cloître était désert. Puis il revint prévenir le marquis etJulie.

Cette fois, seulement, ils ne traversèrent pasla cour, ainsi que l’avait fait le vieux serviteur. La religieuseleur fit suivre les arcades, et bientôt ils atteignirent le jardindu couvent qu’ils parcoururent avec mille précautions dans toute salongueur. À l’extrémité de ce petit parc, Julie se dirigea vers unepetite porte qu’elle ouvrit et qui donnait sur la campagne.

Tous trois franchirent le seuil. Une véritableforêt de genêts hauts et touffus se présenta devant eux. Ils s’yengagèrent, certains d’être ainsi à l’abri des poursuites. PuisJulie, leur indiquant la route, se mit en devoir de les conduire àla demeure de la paysanne dont elle leur avait parlé. La Providenceavait abandonné la pauvre Yvonne.

Depuis plus de deux heures, la malheureuseenfant était demeurée dans la même position. Étendue sur le solhumide, dévorée par une fièvre brûlante, en proie à un délireépouvantable, sans voix et sans force, elle se mourait. Aucunespoir de secours n’était admissible.

Chapitre 12LE POISON DES BORGIA.

Dans cette chambre si brillamment éclairéequi, en attirant l’attention de Jocelyn, avait été cause de ladécouverte de la présence des beaux-frères et de la première femmede son maître dans l’abbaye de Plogastel ; dans cette chambre,disons-nous, le comte de Fougueray était assis entre celle qu’ilnommait sa sœur et sa compagne, la belle Hermosa, ou la noble MarieAugustine, et celui que suivant les circonstances, il appelaittantôt son ami Raphaël, tantôt son très-cher frère, le chevalier deTessy. Jasmin avait fidèlement exécuté les ordres reçus. Combinantavec un soin digne d’éloges ses talents dans l’art culinaire et seshabitudes de service élégant, le respectable valet cumulait, à lagrande satisfaction de ses maîtres, l’office du cuisinier et celuidu maître d’hôtel.

Depuis son entrée dans l’abbaye, Jasmin avaitfouillé l’aile choisie par le comte, du rez-de-chaussée auxcombles. Il avait déployé un tel luxe d’activité dans sesrecherches que vaisselle, argenterie, vins, liqueurs, conserves,cristaux, rien n’avait échappé à son œil scrutateur.

Peut-être bien qu’en suivant les explorationsdu valet, on eût pu s’étonner et de son activité et de son adresseà trouver les cachettes, à fouiller les bons coins et à forcer lesserrures ; peut-être qu’en examinant attentivement le richeservice de table de l’abbesse, on se fût aperçu de la disparitionde plusieurs vases de vermeil et de nombreuses timbales d’argentmassif ; peut-être qu’en constatant l’énormité d’un feu debois allumé dans une salle basse, on eût pu établir unrapprochement probable entre ce foyer incandescent et ces objetsdétournés, en but d’un lingot facile à emporter ; mais lesrésultats des investigations de Jasmin avaient été trouvés, à bondroit, si heureux, si splendides que ni le comte, ni le chevalier,ni Hermosa n’avaient songé à s’inquiéter du reste.

À l’annonce de Jasmin que le souper étaitservi, tous trois s’étaient mis à table, et le jeune Henriquen’avait pas tardé à les rejoindre. Le menu était simple, maisparfaitement entendu. Les pauvres sœurs, nous le savons, avaientété contraintes à abandonner brusquement l’abbaye sans qu’il leurfût permis de sauver leurs richesses.

Aussi rien ne manquait-il à l’élégance de latable. Le linge, d’une finesse extrême, avait évidemment été tissédans les meilleures fabriques de la Hollande. Les verres et lescarafes étaient taillés dans le plus pur cristal de la Bohême. Lavaisselle d’argent s’étalait somptueusement, entourée d’admirablesporcelaines de Sèvres ; des candélabres en même métal que lavaisselle, et surchargés de bougies, inondaient la table d’untorrent de rayons lumineux qui se brisaient en se reflétant auxarêtes tranchantes et aiguës des verreries, ou qui caressaient, enen doublant l’éclat, les contours arrondis des pièces d’argenterieet des porcelaines transparentes.

Les meilleurs vins, que l’abbesse dépossédéeréservait soigneusement pour les visites de l’évêque diocésain,étincelaient dans les coupes de cristal, auxquelles ils donnaientles tons chauds de la topaze brûlée ou ceux du rubis oriental,suivant que les convives s’adressaient aux crûs bourguignons ou auxproduits généreux des coteaux espagnols.

Les conserves, les pâtes confites, les fruitssucrés, entremets et desserts, que les bonnes sœurs se plaisaient àconfectionner dans le silence du cloître pour envoyer en présent àleurs amis de Quimper et de Vannes, gisaient éventrés, renverséspar les mains profanes des deux hommes et de leur compagne.

Vers la fin du repas, Jasmin fit une dernièreentrée dans la pièce, ployant sous le poids d’un plateau d’argentrichement ciselé, et encombré de la plus merveilleuse collection deliqueurs qu’eut pu désirer un disciple de Grimod de la Reynière.Flacons de toutes formes et de toutes couleurs s’entre-choquaientpar le mouvement de la marche du valet. Il déposa le tout sur latable, et sur un signe d’Hermosa, il sortit en emmenantHenrique.

Les convives, dont les têtes, singulièrementéchauffées par les libations copieuses faites aux dépens deshabiles trouvailles du cuisinier, commençaient à fermenter outremesure, les convives voulaient se débarrasser de la présence detémoins gênants.

Aucun d’eux n’avait pu soupçonner ladisparition d’Yvonne, que le chevalier voulait laisser reposeravant d’entamer un second tête-à-tête, qu’il espérait bien rendredéfinitif. La conversation, que la présence du jeune Henrique avaitjusqu’alors renfermée dans les bornes d’une causerie presqueconvenable, s’élança rapidement dans les hautes régions dudévergondage le plus éhonté.

Hermosa donnait le diapason. Se débarrassantd’une partie de ses vêtements que la chaleur rendait gênants, àdemi couchée sur les genoux de Diégo, les épaules nues, les lèvresrouges et humides, les regards étincelants de cynisme et dedébauche, la magnifique créature avait recouvré tout l’éclat decette beauté de bacchante qui faisait d’elle une véritable sirèneaux charmes invincibles. Se prêtant aux caresses du comte, sansfuir celles du chevalier, elle buvait dans tous les verres, lançaitdes quolibets capables d’amener le rouge sur le visage d’ungarde-française.

Aucune contrainte ne régnait plus dans lesparoles des trois convives ; aucune gêne n’entravait leursactions.

– Je vais chercher la petite, dit lechevalier en se levant tout à coup.

– Au diable ! s’écria Diégo ;laisse-nous faire en paix notre digestion. Ta Bretonne va criercomme une fauvette à laquelle on arrache les plumes, et les pleursdes femmes ont le don de m’agacer les nerfs après souper.

– Tout à l’heure tu iras la trouver,cette belle inhumaine, ajouta Hermosa en souriant ; mais Diégoa raison : finissons d’abord de souper et de boire. Allons,mio caro, verse-moi de ce xérès aux reflets dorés, et oublie un peutes amours champêtres pour songer à l’avenir. Je suis veuve,Raphaël, tu le sais bien, et j’ai besoin d’être entourée de mesamis, pour m’aider à supporter mes douleurs et me décider sur leparti que je dois prendre. Voyons, mes aimables frères,parlez : me faut-il revêtir les noirs vêtements decirconstance, et larmoyer en public sur ma tristesituation ?

– À quoi diable celat’avancerait-il ? dit brusquement Diégo.

– Mais, on ne sait pas ! Si jefaisais constater mes droits, peut-être aurais-je une part dansl’héritage ?

– Laisse donc ! Tu n’aurais rien, etle noir ne te va pas. Au diable les vêtements de deuil et lacomédie de veuvage ! Elle ne nous rapporterait pas une obole.Non ! non ! j’ai une autre idée.

– Quelle idée ?

– Tu l’apprendras plus tard ; mais,pour le présent, soupons gaîment ! Allons, Hermosa, ma diva,ma reine, ma belle maîtresse, à toi à nous verser le syracuse, cevieux vin de la Sicile, cet aimable compatriote qui noie la raison,raffermit le cœur, réjouit l’âme, et nous rappelle nos Calabresbien-aimées ! Donne-nous à chacun un flacon entier, commejadis après une expédition. Part égale !

– Part égale ! répéta Raphaël.Verse, Hermosa, verse à ton tour !

Hermosa se leva et fit un pas pour se dirigervers le buffet en chêne sculpté sur lequel elle avait déposé lesflacons du vin sicilien. Mais Diégo, la saisissant par la taille,l’attira à lui et la renversa sur ses genoux.

– Un baiser, dit-il ; il me sembleque je n’ai que trente ans !

Et se penchant vers sa compagne :

– Ne va pas te tromper !murmura-t-il à son oreille.

Hermosa se redressa en échangeant avec lui unrapide regard, puis elle alla prendre les flacons et les plaça surla table. Chacun prit celui qui lui était offert. À les voir ainsitous trois, chancelant à demi sous l’effet de l’ivresse naissante,on devinait facilement que ce n’étaient pas là deux gentilshommeset une noble dame soupant ensemble : c’étaient deux banditscomme en avait rencontré autrefois Marcof, et une courtisaneéhontée comme on en a rencontré et comme on en rencontreratoujours, tant que la débauche existera sur un coin de la terre. Lesouper avait dégénéré en orgie.

– Raphaël ! s’écria Diégo enremplissant son verre, buvons et portons une santé à nos amisd’autrefois, à ces pauvres diables qui se déchirent encore lespieds sur les roches des Abruzzes, à nos compagnons de misère, degaieté et de plaisirs, à Cavaccioli et à ses hommes !

– À Cavaccioli ! dit Hermosa ;et puisse-t-il danser le plus tard possible au bout d’unecorde !

– À Cavaccioli ! répéta Raphaël enchoquant son verre contre celui que lui présentait Diego.

Et il but à longs traits.

– Allons, Hermosa ! reprit Raphaëlen posant son verre vide sur la table et en saisissant le flacond’une autre main pour le remplir de nouveau. Allons, Hermosa !chante-nous quelque-uns de tes joyeux refrains, cela égayera un peuces murailles, qui n’ont guère entendu que des psaumes et deslitanies !

– Et que veux-tu que je chante,Raphaël ?

– Ce que tu voudras, pardieu !

– Une chanson française ?

– Sang du Christ ! interrompit Diegoen italien, fi des chansons françaises ! Une chanson du pays,cara mia ! une chanson en patois napolitain.

Hermosa se recueillit quelques instants, puiselle se leva et commença d’une voix fraîche encore et vibrante cescouplets si répétés à Naples, et que depuis plus d’un siècle leslazzaroni ont chantés sur tous les airs connus :

Pecque qu’a ne me vide

T’en griffe com agato ?

Nene que t’aggio fato

Quà non me pui vide.

O jestemma voria

Le giorno que t’amaï

Io te voglio ben assaï

E tu non me pui vide !

– Bravo ! s’écria Raphaël.

– Bravo ! répéta Diego. Il me sembleêtre encore dans les Abruzzes ! Ah ! l’on a bien raisonde dire que les années de la jeunesse ne se remplacent pas !Depuis que nous avons quitté les Calabres, depuis le jour où cedamné Marcof, que Dieu confonde ! a détruit à lui seul unepartie de ma bande, nous n’avons jamais cessé d’avoir de l’or etd’en dépenser à pleines mains. Eh bien ! je regrette néanmoinscette vie d’autrefois, si misérable peut-être, mais si belle et silibre.

– Pour moi, je ne suis pas de ton avis,répondit Hermosa, et je suis certaine que Raphaël ne pense pasautrement que je le fais.

– Tu as raison, Hermosa, fit Raphaël. Ehbien ! continua-t-il en tressaillant, que diable ai-jedonc ? Un étourdissement !

– Tu as besoin d’air peut-être ? fitobserver Diégo.

– C’est possible.

– Ouvre la fenêtre, Hermosa.

Hermosa obéit en lançant un nouveau coup d’œilà Diégo, qui laissa errer un sourire sur ses lèvres.

– Je me sens mieux ! fit Raphaël ens’approchant de la fenêtre.

Diégo se leva, et passant son bras autour dela taille d’Hermosa, il se pencha vers elle comme pour lui baiserle cou, mais il lui dit à voix basse :

– Tu as vidé tout le flacon ?

– Oui, répondit la femme.

– Per Bacco !

– C’est trop ?

– C’est énorme !

– Alors ?

– Alors ce sera plus tôt fini, voilàtout.

Et cette fois, il embrassa Hermosa au momentoù Raphaël se retournait.

– Corps du Christ ! s’écria celui-cien les voyant dans les bras l’un de l’autre, quelletendresse ! quel amour ! quelle passion ! cela faitplaisir à voir !

– Eh ! caro mio ! réponditDiégo, n’as-tu pas aussi une belle compagne qui t’attend ?

– Si fait ! pardieu ! ma jolieYvonne ! Je n’y songeais plus.

– Peste ! quelle indifférence pourun amoureux !

– Eh ! c’est la faute de ce vin deSyracuse ! Il me produit ce soir un effet étrange ; àtous moments j’ai des éblouissements. Il me semble que le planchervacille sous mes pieds.

– Tu as la tête faible !

– Tu sais bien le contraire.

– Alors c’est une mauvaise dispositionpassagère !

– C’est possible. En attendant, j’ailaissé, je crois, à la belle enfant, tout le temps nécessaire pourmûrir mes paroles. Corpo di Bacco ! j’ai dans l’idée que jevais la trouver docile comme une fiancée, et amoureuse comme unecourtisane romaine !

– Tu vas à la cellule ?

– De ce pas, mio caro.

Et Raphaël se dirigea vers la porte ;mais à moitié chemin, il chancela, fit un effort pour se souteniret tomba sur une chaise. Diégo suivait tous ses mouvements de l’œildu tigre qui veille sur sa proie.

Hermosa, indifférente à ce qui se passaitautour d’elle, trempait le petit doigt de sa main mignonne dans sonverre à demi rempli et s’amusait à laisser tomber sur la nappe,déjà maculée, les gouttelettes brillantes du vin liquoreux que lesrayons des bougies transformaient en perles orangées. Tandis que samain droite se livrait à cet innocent exercice, la gauches’approchait, en se jouant, du flacon qu’avait aux trois quartsvidé Raphaël. Agitant doucement la tête, elle lança un regardautour d’elle. Diégo lui tournait le dos, Raphaël avait la main surses yeux. Alors la belle figure de l’Italienne prit une expressionsauvage et épouvantable : ses doigts fiévreux saisirent leflacon et l’attirèrent à la place de celui appartenant au comte deFougueray. Puis une idée nouvelle lui traversa sans doute l’esprit,car ses traits se détendirent, et elle remit la bouteille devant lecouvert de Raphaël. Les deux hommes n’avaient rien vu.

Diégo paraissait absorbé plus que jamais dansla contemplation de son compagnon, et celui-ci, pâle et la bouchecrispée, était incapable de voir ni d’entendre. Le poison opéraitrapidement, car la physionomie du chevalier se décomposait à vued’œil.

Cependant le malaise parut se dissiper un peu.Raphaël respira bruyamment, et, se relevant, essaya de gagner laporte ; mais une nouvelle faiblesse s’empara de lui et le fitretomber sur un siège. Il passa la main sur son front humide desueur.

– Oh ! murmura-t-il, j’ai lapoitrine qui me brûle !

– Veux-tu boire ? demanda Diégo.

Raphaël ne répondit pas. Diégo s’avança versla table, prit un verre qu’il remplit encore de syracuse, et leprésenta à Raphaël. Celui-ci tendit la main et leva les yeux surson compagnon. Puis une pensée subite illumina sa physionomiecadavéreuse. Il ouvrit démesurément les yeux, se redressa vivementen repoussant le verre, et saisissant le bras de Diégo :

– Pourquoi nous as-tu fait donner àchacun un flacon séparé de syracuse ? demanda-t-il d’une voixrauque. Pourquoi n’as-tu pas bu dans le mien ?

– Quelle diable de folie me contes-tulà ? répondit Diégo en souriant avec calme.

Mais Raphaël se précipitant vers la table,prit son verre, vida dedans ce qui restait du breuvage empoisonnéplacé devant lui, et l’offrant à Diégo :

– Bois ! lui dit-il.

– Je n’ai pas soif ! répondit lecomte.

– Bois, te dis-je, je le veux !

– Au diable !

Et Diégo, d’un revers de main, fit voler leverre à l’autre bout de la pièce.

– Ah ! s’écria Raphaël dontl’expression de la physionomie devint effrayante. Ah ! tu m’asempoisonné !

– Tu es fou, Raphaël ! ne suis-jepas ton ami ?

– Tu m’as empoisonné ! Leflacon ? où est le flacon que Cavaccioli t’a donné ?

– C’est Hermosa qui l’a.

– Où est-il ? Je veux levoir !

– Pourquoi faire ?

– Ah ! je souffre ! je ne voisplus ! je brûle ! s’écria Raphaël en se tordant dans desconvulsions horribles.

– Que faut-il faire ? demandaHermosa à Diégo.

– Attendre ! cela ne sera paslong !

– Tu vois bien que tu m’asempoisonné ! s’écria Raphaël, qui, avec cette perceptionmystérieuse des sens qui résulte en général de l’absorption d’unpoison végétal, avait entendu ces paroles. Tu m’asempoisonné ! continua-t-il en tirant son poignard ; maisnous allons mourir ensemble !

Et Raphaël essaya de s’élancer sur Diégo, maisun nouvel éblouissement la cloua à la même place. Hermosa s’étaitrapprochée de la porte.

– Va-t’en ! lui dit vivement Diégo,va-t’en ! et empêche Jasmin de pénétrer jusqu’ici.

Hermosa obéit avec un empressementvisible.

– Si Raphaël pouvait le tuer avant demourir ! murmura-t-elle en entrant dans une pièce voisine.

Là, s’agenouillant sur un prie-Dieu :

– Sainte madone ! exaucez maprière ! dit-elle avec onction ; je promets une robe dedentelle à la vierge de Reggio !

Raphaël s’était relevé. Rassemblant sesforces, et soutenu par la suprême énergie du désespoir, par ledésir de la vengeance, par la volonté d’entraîner avec lui sonmeurtrier dans la tombe, il marcha vers Diégo. Celui-ci connaissaittrop la violence du poison qu’il avait fait prendre à Raphaël pourdouter de son efficacité. Aussi ne cherchait-il qu’à gagner dutemps.

Alors commença entre ces deux hommes un combathorrible à voir. L’un fuyait en se faisant un rempart de chaquemeuble. L’autre, pâle, haletant, se soutenant à peine trébuchantdevant chaque obstacle, essayait en vain d’atteindre sonennemi.

Le silence le plus profond régnait dans lapièce. On entendait seulement la respiration de chacun, l’unesifflante avec bruit, l’autre égale et sonore.

Diégo renversa avec intention les candélabresplacés sur la table encore toute servie. L’obscurité ajouta àl’horreur de la situation. Devinant que son adversaire n’avaitrenversé les flambeaux que pour gagner plus facilement la porte desortie et fuir, Raphaël s’appuya immobile contre le chambranle,serrant le manche de son poignard entre ses doigts humides etcrispés.

Diégo fit quelques pas, se tenant toujours surla défensive. Il avait pris sur la table un long couteau à lamecourte et acérée qui avait servi à trancher un magnifique jambon deWestphalie. N’entendant Raphaël faire aucun mouvement, il le crutévanoui de nouveau. Alors il se dirigea rapidement vers la porte.Sa main, étendue, rencontra celle de son ennemi.

– Enfin ! s’écria Raphaël en levantson poignard.

Et d’un bras encore assez ferme il frappa.Diégo, avec une présence d’esprit qui indiquait un sang-froidremarquable, se baissa vivement. Raphaël frappa dans le vide.

Alors Diégo, se relevant, saisit sonadversaire dans ses bras, le souleva de terre et le renversa sur ladalle. Puis, entr’ouvrant vivement la porte, il s’élança en laretirant à lui. La clef, placée extérieurement, lui permit de larefermer. Une fois dans le corridor, il respira. Hermosa était enface de lui.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Il va mourir ! répondit Diégo.

– Quoi ! ce n’est pas encorefini ?

– Je ne voulais pas répandre sonsang.

– Parce qu’il avait été toncompagnon ?

Diégo haussa les épaules.

– Non ! dit-il, mais pour que Jasminpuisse croire à ce que nous dirons lorsque nous lui parlerons decette mort subite.

À travers l’épaisseur de la boiserie de laporte, on entendait Raphaël blasphémer. Seulement les blasphèmesétaient interrompus de temps à autre par un râle d’agonie.

– Maintenant, rentre chez toi ! ditDiégo à Hermosa.

– Tu ne viens pas ?

– Non !

– Où vas-tu donc ?

– À la cellule de l’abbesse.

– Trouver la Bretonne ?

– Oui.

– Pourquoi faire ?

– Pour savoir si, elle aussi, elle estmorte.

Hermosa fixa sur son interlocuteur son grandœil noir pénétrant.

– Diégo ! fit-elle.

– Hermosa ? répondit tranquillementle comte en soutenant sans trouble le regard de sa compagne.

– Diégo ! tu m’as dit que cettejeune fille t’était indifférente ?

– Oui.

– Tu as menti !

– Hermosa !

– Tu as menti ! te dis-je.

– Mais, je te jure…

– Allons-donc ! interrompit Hermosaavec dédain, crois-tu donc que je t’aime encore assez pour êtrejalouse ?

– Eh bien, alors ?

– Je veux que tu me dises la vérité.

– Je te l’ai dite.

– Très-bien ; je vais alors allermoi-même dans la cellule, et comme cette jeune fille nous estinutile…

– Après ? dit Diégo en voyantqu’elle n’achevait pas sa pensée.

– Il reste encore quelques gouttes aufond du flacon, continua-t-elle froidement.

Diégo fit un geste violent d’impatience.Hermosa se rapprocha de lui.

– Avoue-donc ! dit-elle.

– Eh ! quand cela serait ? quet’importe ?

– Il m’importe qu’avant toute chose jeveux que nous partagions ce que vous avez rapporté du château deLoc-Ronan.

– Morbleu ! que ne le disais-tu plustôt ?

Et Diégo entraîna rapidement Hermosa dans unechambre voisine. On entendait toujours le râle et les blasphèmes deRaphaël qui lacérait la boiserie de la porte avec la pointe de sonpoignard. À l’aide d’un briquet qu’il portait constamment sur lui,le malheureux avait encore eu la force de faire jaillir la lumièreet de rallumer une bougie. Il espérait pouvoir démonter les gondsde la porte et joindre alors son ennemi, mais sa main vacillantefrappait la boiserie et non le fer.

Diégo se dirigea vers un énorme coffre placédans un des angles de la pièce dont Hermosa avait fait sa retraite.Ce coffre était doublé en fer et avait servi sans doute à renfermerles trésors du couvent. Les religieuses avaient fui si promptementqu’elles n’en avaient pas emporté les clefs. Lorsque le comte deFougueray était arrivé dans l’abbaye, le coffre était ouvert etvide. C’était là qu’avec Raphaël ils avaient déposé l’or, lesbijoux et les papiers arrachés à Jocelyn.

Diégo ouvrit le coffre. Il allait procéder aupartage, lorsque Hermosa lui posa la main sur l’épaule.

– Attends ! dit-elle.

Diégo la regarda étonné.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

– J’ai à te parler.

– Plus tard !

– De suite !

– Fais vite en ce cas.

– Cette demande de partage, mon cher, estun prétexte, dit Hermosa en souriant. Je n’ai pas peur que tu metrompes jamais ; car nous avons trop besoin l’un de l’autrepour que tu songes à faire de moi ton ennemie. Ne t’impatientepas ! Si tout à l’heure j’avais voulu t’amener ici pourcauser, tu aurais refusé ! Je connais ton caractère gai etj’ai suivi mes appréciations. Maintenant que nous sommes seuls,oublie un moment la belle Yvonne, tu as trop d’esprit, et tu n’esplus assez jeune pour sacrifier ton intérêt à l’amour. Or, ils’agit de notre fortune, Diégo ! de notre fortune que la mortde Philippe nous a enlevée tout à coup, et qu’il dépend de moi denous rendre ! Ah ! tu es devenu attentif ? Tum’écoutes, maintenant !

– Sans doute ! tu m’intriguesénormément. Parle vite.

– Oh ! mon projet sera court àexpliquer.

– Je t’écoute.

– La mort du marquis est tellementrécente, continua Hermosa, qu’elle est à peine connue dans cettepartie de la province, et que bien certainement on l’ignore à vingtlieues.

– Ceci est incontestable.

– Tu te rappelles, Diégo, lors de notrearrivée à Rennes, jadis ce que nous avons entendu dire de l’amourde Julie de Château-Giron pour Philippe de Loc-Ronan ?

– On prétendait cet amour fortsérieux.

– Et l’on ne se trompait pas ! Cequi a déterminé la nouvelle marquise à prendre le voile a été lapensée de rendre le repos à son époux, croyant le mettre ainsi àl’abri de nos poursuites. Tu avoueras qu’elle se sacrifiait. Or,une femme qui, jeune et jolie, renonce au monde pour l’amour d’unhomme, cette femme-la, ferait à plus forte raison, le sacrifice desa fortune pour assurer la tranquillité de ce même homme ?

– Puissamment raisonné ! interrompitDiégo.

– Julie de Château-Giron a perdu son pèreil y a quatre mois.

– Comment sais-tu cela ?

– Que t’importe ?

– Tu as donc des espionspartout ?

– Peut-être bien !

– Allons ! tu es bien décidémentd’une force remarquable ! dit Diégo en baisant la main de sacompagne.

Il avait entièrement oublié Yvonne.

Chapitre 13LES PROJETS D’HERMOSA.

– Tu disais donc, reprit Diégo aprèsquelques instants, que Julie de Château-Giron avait perdu son pèreil y a quatre mois ?

– Oui.

– Mais elle était fille unique, si j’aibonne mémoire ?

– En effet, tu ne te trompes pas.

– Alors elle a hérité ?…

– De trois millions environ.

– Elle les a donnés à sacommunauté ? demanda vivement Diégo.

– Non.

– Qu’en a-t-elle fait ?

– Elle a donné cinq cent mille livres aucouvent dans lequel elle résidait, et dont j’ignore le nom.

– Et le reste ?

– Le reste, c’est-à-dire deux millionscinq cent mille livres, est demeuré à Rennes entre les mains de sonnotaire.

– Qu’en fera-t-elle ?

– Elle veut en disposer en faveur dumarquis.

– Qui t’a donné tous cesdétails ?

– L’intendant de la Bretagne qui a étédestitué dernièrement.

– C’est donc cela que tu le recevais sifréquemment à Paris ? fit Diégo avec un sourire.

– Sans doute.

– Alors, tu es certaine de ce que tu medis ?

– J’en réponds !

– Et que conclus-tu ?

– Tu ne devines pas ?

– Pas précisément, je l’avoue.

– Je te croyais de l’esprit.

– Suppose que j’en manque, etexplique-toi.

– C’est bien simple.

– Mais, encore, qu’est-ce quec’est ?

– Il faut d’abord connaître le nom ducouvent où s’est retirée Julie.

– Nous saurons cela facilement à Rennes,dit Diégo. Au pis-aller, nous interrogerions le notaire lui-mêmesous un prétexte quelconque. Bref, je m’en charge !Après ?

– Tu dois te faire une idée de la terreurqu’inspirent seulement nos noms à la marquise ?

– Parbleu !

– Tu avoueras aussi qu’elle doit ignorerencore la mort de son époux ?

– Je le crois.

– Donc, tu iras la trouver hardiment.

– Bien ; j’irai.

– Tu demanderas à lui parler enparticulier. Au besoin, j’obtiendrai la permission.

– Ensuite ?

– Tu lui diras que nous sommes décidés àfaire un éclat…

– Si elle n’abandonne pas entre nos mainsles deux millions cinq cent mille livres ? interrompitDiégo.

– Précisément.

– Elle les abandonnera, Hermosa ;elle les abandonnera !

Et Diégo marcha avec agitation dans la chambreen se frottant les mains avec joie.

– Admirable ! s’écria-t-il tout àcoup en s’arrêtant devant sa compagne, admirable ! Tu es ungénie !

– Tu approuves mon projet ?

– Je le trouve sublime.

– Et tu le mettras à exécution ?

– Sur l’heure !

– Donc nous partons ?

– Cette nuit même !

– Et la Bretonne ? demanda Hermosaavec coquetterie.

Le comte la prit dans ses bras.

– Tu sais bien que je n’aime quetoi ! dit-il.

– Alors, reprit Hermosa en désignant leflacon qu’elle tenait dans sa main droite, alors finissons-en. Nelaissons personne ici. Raphaël doit être mort ; qu’Yvonnemeure aussi.

– Soit ! répondit Diégo après unmoment de réflexion ; mais va seule et présente lui lebreuvage toi-même ! je ne veux pas la voir.

Hermosa sortit rapidement. Diégo, alors,s’occupa de refermer le coffre. Il achevait à peine que Jasminparut discrètement sur le seuil de la porte.

– Que veux-tu ? demanda lecomte.

– Faut-il desservir ? répondit levalet.

– Inutile ; nous n’avons pas letemps ; aide-moi à descendre cette caisse, nous la chargeronssur le cheval du chevalier. Ah ! à propos du chevalier,continua-t-il après un moment de silence, tu sais qu’il s’occupaitde politique ?

– Je le crois, monseigneur.

– Eh bien ! il est urgent que l’onignore où il est.

– M. le chevalier est doncparti ?

– Oui.

– Je ne l’ai pas vu.

– Il a passé par les souterrains.

Jasmin avait chargé le coffre sur ses épauleset descendait aidé par le comte. Ils l’attachèrent solidement surla croupe d’un cheval que Jasmin devait mener en main. Lorsqu’ilseurent terminé, le comte ordonna au valet de l’attendre dans lacour, et tirant une bourse de sa poche :

– Tiens ! dit-il en la luiremettant, sois toujours discret sur tout ce que tu vois etentends.

Jasmin s’inclina et le comte remonta vivement.Au sommet de l’escalier il rencontra Hermosa. Celle-ci était un peupâle.

– Qu’as-tu ? demanda Diégo.

– Suis-moi ! répondit-elle.

Hermosa saisit la main de Diégo et l’entraînavivement vers la cellule de l’abbesse.

– Entre ! dit-elle en se rangeantpour lui faire place.

Diégo pénétra dans la pièce éclairée par uncandélabre qu’Hermosa y avait apporté. La cellule était déserte.Diégo la parcourut rapidement du regard.

– Où est la jeune fille ? fit-ilbrusquement.

– J’allais te le demander ! réponditfroidement Hermosa.

– À moi ?

– À toi-même !

– Mais elle doit être ici ?

– Regarde !

– Qu’est-ce que cela signifie,Hermosa ?

– Cela signifie, Diégo, que tu asprobablement pris tes mesures d’avance et que tu as fait évader labelle enfant. C’est ce qui m’explique ta facilité de tout àl’heure.

– Sang du Christ ! j’ignore ce quetu veux dire !

– Tu le jurerais ?

– Sur mon honneur !

– Mauvaise garantie.

– Hermosa !

– Je dis mauvaise garantie ! répétal’Italienne.

– Par tous les démons de l’enfer et surma damnation éternelle ! s’écria Diégo, je te fais serment queje ne comprends pas tes paroles.

Il parlait avec un tel accent de vérité,qu’Hermosa fut convaincue.

– Mais alors où est-elle ?

– Le sais-je !

– Raphaël l’aurait-il rendue à laliberté ?

– Impossible ! Rappelle-toi qu’aprèssouper il voulait aller auprès d’elle, lorsque… l’accident estarrivé.

– Par quel moyen a-t-elle donc pu sortird’ici ?

– Cherchons ! dit vivementDiégo.

Et tous deux se mirent à explorer la cellule,sondant les murailles et les dalles du plancher. Partout le sonétait mat et attestait l’épaisseur. Aucun indice ne pouvait leurrévéler la vérité.

– Que faire ? dit Hermosa ens’arrêtant.

– Nous n’avons pas à hésiter !répondit vivement Diégo. Yvonne a pris la fuite par un moyen quenous ignorons.

– Après ?

– Une fois hors d’ici, elle ira implorerdu secours, et peut-être même ramènera-t-elle les paysans desenvirons.

– C’est probable.

– On nous trouvera tous deux, et l’ondécouvrira le cadavre de Raphaël. Or, si la justice met le nez dansnos affaires, nous ne savons pas où cela peut nous mener. Fuyonsdonc au plus vite, si nous en avons encore le temps.

– Nous irons à Rennes ?

– Oui, mais allons à Brest d’abord, etdemain, sans plus tarder, nous nous embarquerons pour gagner Nantesou Saint-Malo.

– Si tu t’assurais avant tout que Raphaëlest bien mort ?

– Inutile ! la dose était tropviolente pour qu’elle ne l’ait pas déjà tué. Nous pourrions voirrecommencer une scène qui nous retarderait et mettrait forcémentJasmin dans notre confidence, ce qui nous gêneraittrès-certainement un jour.

– Tu as raison.

– Où est Henrique ?

– Il dort.

– Réveille-le promptement et descends. Jet’attends en bas.

– Va ; je te suis.

Hermosa courut vers la chambre où reposait sonfils. Diégo descendit dans la cour. Les chevaux étaient bridés.Jasmin, tenant les rênes réunies dans sa main droite, attendait aupied de l’escalier. Le ciel était pur. Des myriades de diamantsétincelants étaient semés sur l’horizon à la teinte bleue foncée.Quelques nuages blancs s’élevaient gracieusement et enveloppaientau passage la blanche Phébé dans un brouillard semblable à une gazediaphane.

Diégo frappait sa botte molle du manche de sonfouet. Enfin Hermosa parut. Elle tenait son fils par la main. Diégosouleva dans ses bras l’enfant mal réveillé et le jeta sur le coudu cheval qui lui était destiné. Puis, se retournant vers sacompagne, il lui tendit sa main ouverte en se baissant un peu.Hermosa releva sa jupe, appuya sur la main de Diégo un pied fortélégamment chaussé et assez mignon pour celui d’une Italienne, ets’élança en selle en écuyère habile. Diégo enfourcha alors samonture, prit Henrique entre ses bras, et, appelant ledomestique :

– Jasmin, dit-il.

– Monsieur le comte ?

– Attache à ton bras la bride du chevalde main et prends la tête.

– Quelle route, monsieur ?

– Celle de Brest.

Et Jasmin, sur cette réponse, piqua en avant,tenant soigneusement les rênes du cheval sur lequel il avait placéle coffre. Hermosa et Diégo le suivirent.

Ils ne pouvaient pas songer, à cause de leursmontures, à traverser les champs de genêts. Il fallait suivre laroute. Or, cette route conduisait précisément dans la directionqu’avaient prise le marquis de Loc-Ronan, Julie, et Jocelyn unedemi-heure auparavant pour se rendre auprès de la vieillefermière.

– Diégo, dit tout à coup Hermosa, si aulieu de gagner Brest, où nous n’arriverons que demain, nous nousdirigions vers Audierne, où nous pourrions être facilement en moinsd’une heure ?

– Crois-tu que nous trouvions à nousembarquer ?

– Sans aucun doute ! Avec del’argent ne trouve-t-on pas tout ce que l’on veut ?

– Alors, fit Diégo, piquons versAudierne.

Et il transmit l’ordre à Jasmin qui, arrivé àun endroit où la route se bifurquait, continua de courir en lignedroite, au lieu de suivre le chemin qui conduisait à Brest.

– Tu as eu une excellente inspiration,reprit Diégo en se penchant vers sa compagne.

– Certes ! répondit celle-ci. Nousne saurions être trop tôt à l’abri des recherches que va provoquerYvonne d’une part, en racontant ce qu’elle sait, et de l’autre lecadavre de Raphaël que l’on trouvera dans la chambre.

– Puis nous ne saurions trop nous presserégalement d’arriver à Rennes.

– Ah ! les deux millions te tiennentau cœur.

– Énormément !

– J’en suis fort aise.

– Pourquoi ?

– Parce que tu es habile, Diégo, et que,si tu emploies dans cette affaire tout le génie d’intrigue dont leciel t’a si amplement pourvu, nous réussirons.

– Je n’en doute pas, belle Hermosa.

Et tous deux activèrent encore les alluresrapides de leurs chevaux. Ainsi qu’Hermosa l’avait dit, en moinsd’une heure ils aperçurent les premières maisons de la petite villemaritime. Ils étaient alors au sommet d’une colline.

– Demeure ici avec Henrique et Jasmin,fit Diégo en s’adressant à Hermosa. Le galop de nos chevaux aumilieu du silence de la nuit pourrait éveiller l’attention deshabitants d’Audierne. Je vais aller frapper seul à la porte d’unpêcheur et obtenir de gré ou de force qu’il nous embarque surl’heure.

– Voici précisément un canot qui rentreau port, répondit Hermosa en désignant du geste le rivage surlequel venaient doucement mourir les vagues.

Diégo regarda attentivement.

– Tu te trompes, dit-il, c’est une barquequi gagne la haute mer.

– Peux-tu distinguer ce qu’ellecontient ?

– Oui, quatre personnes.

– Y a-t-il une femme parmi cesgens ?

– Attends !

Diégo posa la main sur ses yeux pourconcentrer leurs rayons visuels.

– Oui… oui, répondit-il vivement ;je distingue une coiffe blanche.

– Si c’était Yvonne ?

– Que nous importe, maintenant !

– Nous pourrions peut-être gagner devitesse sur cette embarcation. Elle n’est montée que par troishommes : prends-en six, paie sans marchander, et assurons-nousle silence de cette jeune fille ; si quelquefois nous étionsforcés par les circonstances de revenir plus tard dans ce pays.

– Tu as raison.

– Hâte-toi donc.

– Je pars.

Diégo lança son cheval au galop. Au moment oùil disparaissait, une chouette fit entendre dans les genêts quibordaient la route son cri triste et sauvage, Hermosa n’y fitaucune attention. Ses yeux étaient fixés sur la barque qui gagnaitla haute mer et sur Diégo qui courait vers Audierne. Un second cripareil au premier retentit de nouveau, mais de l’autre côté duchemin. Puis un troisième lui succéda, et si l’Italienne eûtregardé à droite ou à gauche au lieu de regarder en avant, elle eûtvu l’extrémité des genêts s’agiter avec un mouvementimperceptible.

Tout à coup deux coups de feu retentirent. Lecheval que montait Jasmin fit un écart et s’abattit. Hermosa sentitle sien trembler sous elle ; avant qu’elle eût pu le releverde la main, l’animal roula sur la route en l’entraînant avec lui.Le cheval que Jasmin conduisait, se sentant libre, et effrayé parles coups de feu, bondit dans les genêts, mais une main de fer lesaisit à la bride tandis qu’un couteau à lame large lui ouvrait leflanc. L’animal hennit de douleur, se cabra et tomba à sontour.

*

**

Pendant ce temps, Diégo frappait à la ported’un pêcheur, et le contraignait à se relever, faisant marché aveclui pour qu’il armât sa barque et qu’il engageât quelquescamarades. L’Italien était trop rusé pour parler de ses intentionsde poursuivre le canot qu’il avait aperçu. Une fois en mer, il seflattait de faire faire aux matelots ce qu’il jugerait convenable.Le pêcheur promit que l’embarcation serait parée avant que dixminutes se fussent écoulées, et que les autres marins seraient àbord dans ce court espace de temps.

Diégo lui jeta quelques louis, et reprit laroute qu’il venait de parcourir, afin d’aller chercher Hermosa,Henrique et Jasmin. Il avait déjà gravi la colline, lorsque soncheval s’arrêta tellement court que le cavalier faillit être lancéà terre. Diégo irrité enfonça ses éperons dans le ventre de samonture ; mais le cheval, refusant d’avancer, pointa et sedéfendit.

– Qu’y a-t-il donc sur la route ?murmura l’Italien en se rendant maître de l’animal effrayé.

Et il se pencha en avant fixant ses regardssur le sol.

– Un cheval mort !s’écria-t-il ; le cheval d’Hermosa ! Corps duChrist ! qu’est-ce que cela veut dire ?

Saisissant ses pistolets, il sauta vivement àterre. Trois pas plus loin, il rencontra la monture de Jasmin.Enfin, à moitié caché par les genêts, il aperçut le cheval porteurdu trésor qui se débattait encore dans les convulsions de l’agonieet inondait la terre du sang qui coulait en abondance de sablessure. Mais Jasmin, Henrique et Hermosa avaient disparu.

Rendons justice à Diégo, il courut toutd’abord au cheval auquel il avait confié le fameux coffre. Laprécieuse caisse était toujours attachée sur la croupe de l’animal.Diégo poussa un cri de joie suivi bientôt d’un hideux blasphème. Ilvenait d’ouvrir le coffre et l’avait trouvé vide.

– Saint Janvier soit maudit !hurla-t-il en patois napolitain. La misérable m’a joué ! Ellem’a envoyé à Audierne et son plan était fait d’avance. Elle étaitd’accord avec Jasmin !

Puis il s’arrêta tout à coup.

– Non, dit-il plus froidement, ilsauraient fui avec les chevaux.

Un cri semblable à ceux qui avaient retentiaux oreilles de l’Italienne, un cri imitant à s’y méprendre celuide la chouette fit résonner les échos. Ainsi qu’Hermosa un quartd’heure auparavant, Diégo n’y prêta pas la moindre attention :il réfléchissait toujours, et se creusait de plus en plus la têtepour donner un motif raisonnable à la subite disparition de sacompagne, d’Henrique et de Jasmin, et à la mort des chevaux quigisaient à ses pieds. Un second cri plus rapproché se fit entendresans troubler davantage les pensées qui absorbaient le beau-frèredu marquis de Loc-Ronan.

– Que diable peuvent-ils êtredevenus ? s’écria-t-il en se frappant le front avec la paumede la main droite et en promenant autour de lui un regardinterrogateur, comme s’il eût supposé que les arbres ou les genêtsqui projetaient jusqu’à ses pieds leurs ombres noires eussent pului répondre.

Tout à coup il tressaillit et fit un pas enarrière. Son œil venait de rencontrer le canon luisant d’un fusilpassant au-dessus des genêts, et sur l’extrémité duquel se jouaitun rayon de lune. Un troisième cri, semblable aux deux premiers,retentit derrière lui. Diégo pâlit, et saisissant la bride de soncheval, il sauta lestement en selle.

– Les royalistes ! murmura-t-il ense courbant sur l’encolure de sa monture dans les flancs delaquelle il enfonça les molettes de ses éperons, lesroyalistes ! Ce sont eux qui ont enlevé Hermosa !

Et il partit à fond de train en courbant plusque jamais la tête, car cinq à six balles vinrent siffler en mêmetemps à ses oreilles. Aucune cependant ne l’atteignit.

Chapitre 14LA POURSUITE.

On n’a pas oublié, que le soir même où eutlieu l’enlèvement d’Yvonne, ce soir où les gendarmes livrèrent uncombat aux paysans de Fouesnan qui s’opposaient à l’emprisonnementde leur recteur, Marcof, Keinec et Jahoua s’étaient mis tous troisen route pour suivre les traces du ravisseur de la jolie Bretonne.On se rappelle que le tailleur de Fouesnan avait révélé laconversation entendue par lui, conversation qui avait eu lieu entrele comte de Fougueray et le chevalier de Tessy lorsqu’ils suivaientla route des falaises, et dans laquelle le nom de Carfor étaitrevenu plusieurs fois à l’occasion d’un enlèvement projeté.Seulement le tailleur, n’ayant pas entendu prononcer celuid’Yvonne, n’avait pu rien prévoir. La coïncidence était tellementgrande, que Marcof et Jahoua ne doutaient pas que le berger-sorcierne fût un des principaux agents de la violence exercée envers lajeune fille. Keinec même, malgré l’ascendant que Carfor avait dûprendre sur lui, paraissait également convaincu. Mais il sesouvenait aussi des paroles de Carfor. Yvonne, avait dit le berger,devait quitter le pays pour quelque temps, et, à son retour,devenir la femme de Keinec.

Cependant son premier mouvement avait été dese précipiter à la poursuite de celui qui emportait Yvonne sur lecou de son cheval. Évidemment la volonté de la jeune fille avaitété violentée ; évidemment on l’avait contrainte par surpriseà s’éloigner du village. Donc, elle devait souffrir, et Keinec nevoulait pas qu’elle fût malheureuse. Il était résolu à forcerCarfor à lui indiquer l’endroit où il avait conduit la pauvreenfant. Puis, ainsi qu’il l’avait dit à Jahoua, Yvonne retrouvée,Yvonne rendue à son père, chacun des deux prétendants défendraitses droits. Aussi, les trois hommes s’étaient-ils rapidementdirigés vers la crique de Penmarck.

Nous avons assisté à la courte conférence quiavait eu lieu entre Marcof et Jean Chouan, lequel lui avait annoncéque la Bretagne se soulevait en masse, et lui avait donnérendez-vous pour la nuit suivante en lui recommandant de prévenirles gars de Fouesnan de se rendre à la forêt voisine, et d’yconduire le vieux recteur. Marcof avait promis et Chouan s’étaitéloigné.

Alors les trois hommes s’étaient jetés dansune embarcation. Mais à quelques brasses de la côte, Marcof avaitordonné de revenir au Jean-Louis. Puis il avait laisséKeinec et Jahoua dans le canot, et il était monté lestement sur lepont de son lougre.

Il avait appelé un matelot et lui avait donnéplusieurs ordres, entre autres celui de se rendre à Fouesnan, etd’engager les gars à suivre les avis de Jean Chouan dès la nuitmême, afin de mettre le recteur et les plus compromis d’entre euxen sûreté. Ensuite il était descendu dans sa cabine. Il avait prisune bourse pleine d’or, trois carabines, des balles, de la poudre,trois haches d’abordage, et il était remonté. Deux secondes aprèsil avait repris sa place dans le canot.

Keinec et Jahoua avaient armé chacun unaviron, et Marcof, tenant la barre, on avait poussé au large.

– Nageons vigoureusement, mes gars !dit le marin ; souque ferme et avant partout.

– Tu mets le cap sur la baie desTrépassés ? demanda Keinec.

– Oui.

– Nous allons chez Carfor ? fitJahoua à son tour.

– Sans doute !

Et les deux rameurs se courbant sur leur banc,la barque fendait la lame et voguait avec la rapidité de la flèche.Keinec et Jahoua avaient leurs bras nus jusqu’à l’épaule. Marcofcontemplait en souriant les muscles saillants de ces membresvigoureux.

– Courage, mes gars ! reprit-il.Nagez ferme ; nous arriverons promptement. Seulement, faisonsnos conditions d’avance. Pour mener à bien un projet quelconque, ilfaut se concerter et combiner ses actions. Nous faisons là uneexpédition dangereuse. Les brigands qui ont enlevé Yvonne doiventse douter qu’on se mettra à leur poursuite ; donc ils sont surleurs gardes. Il y va de la vie dans ce que nous entreprenons.

Les deux jeunes gens firent en même temps ungeste de dédain.

– Ah ! continua Marcof, je sais quevous êtes braves tous les deux, et que vous ne craignez pas lamort. Ce n’est pas là ce que je veux dire. Comprenez bien mesparoles : elles signifient que, là où il y a danger de perdrel’existence, le plus courageux doit raisonner le péril.Souvenez-vous que, si nous nous faisions tuer tous les trois, notremort ne rendrait pas Yvonne à son père ; et c’est là le but denotre expédition. Rappelez-vous encore, mes gars, que, pour biencombattre, il faut à une réunion d’hommes, quelque petite qu’ellesoit, un chef à qui l’on obéisse. Voulez-vous me reconnaître pourchef ?

– Sans doute ! répondit vivementJahoua.

– Et toi, Keinec ?

– Tu fus toujours le mien, Marcof ;je t’obéirai.

– Très-bien ! Mais sachez qu’il mefaut une obéissance passive.

Les deux jeunes gens firent un signeapprobatif.

– Jurez ! dit Marcof.

– Nous le jurons !répondirent-ils.

– Alors commencez par me raconter ce quis’est passé entre vous ce soir.

Keinec et Jahoua se regardèrent.

– Parle d’abord, toi ! commandaMarcof en s’adressant à Keinec.

– Eh bien ! répondit le jeune hommeen continuant à ramer avec vigueur, tu sais que je voulais tuerJahoua ?

– Oui.

– Je l’ai attendu ce soir sur la route dePenmarck.

– Après ?

– J’ai tiré sur lui.

– Et tu l’as manqué ? fit Marcofavec étonnement ; car il connaissait l’adresse de Keinec.

– Non, répondit celui-ci en baissant latête, ma carabine a fait long feu.

– Ainsi tu commettais unassassinat ?

Keinec ne répondit pas.

– Tu tirais sur un homme sans défense,continua durement Marcof. Est-ce ainsi que je t’ai appris àcombattre ?

– Marcof !… fit Keinec humilié.

– Un assassinat, c’est unelâcheté !

– Marcof !

– Tais-toi ! Si je supposais que tueusses agi de toi-même je te jetterais à la mer plutôt que de tegarder près de moi ! Mais quelqu’un te poussait aucrime ! Qui t’a délivré, l’autre nuit, lorsque je t’avaisgarrotté et laissé dans les genêts ? Parle !

Keinec garda le silence.

– Parleras-tu ? s’écria Marcof d’unaccent tellement impératif, que le jeune homme tressaillit.

– Carfor ! répondit-illentement.

– C’est lui qui t’excitait à tuerJahoua ?

– Oui.

– Que te disait-il pour te mener aucrime ?

– Que Jahoua mort, Yvonne serait àmoi.

– Pauvre niais ! fit Marcof. Tu net’apercevais donc pas qu’il te jouait ?

Jahoua ne prononçait pas une parole ;mais ses yeux expressifs lançaient des éclairs.

– Carfor est un infâme ! continua lemarin avec véhémence. C’est un lâche, un misérable, untraître ! Sais-tu ce qu’il a dit il y a cinq jours ? cequ’il a dit dans cette grotte de la baie des Trépassés, ce qu’il adit en présence de trois hommes qui se croyaient bien seuls aveclui ?

– Je ne sais pas, murmura Keinec qui,devenu plus calme, se rendait compte de toute la honte de l’actionqu’il avait failli commettre.

– Il a dit que par toi il saurait messecrets.

– Par moi ?

– Oui ; qu’il ferait de toi unespion et un délateur.

– Il a dit cela ?

– J’en suis sûr.

– Comment le sais-tu ?

– Un homme, chargé par moi de l’épiersans relâche, a tout entendu. Malheureusement la conversation n’apas eu lieu que dans la grotte, et il n’a pu surprendre les parolesprononcées en plein air. Oh ! Carfor et ceux qui le font agirne savent pas qu’ils sont dans une main de fer, et que cette mainest en train de se refermer sur eux. Ils ignorent ce que nouspouvons, nous autres, qui restons fidèles à notre roi ! Maiscomprends-tu, Keinec, ce que l’on voulait faire de toi ? Onvoulait te conduire à assassiner lâchement un homme que tu hais,mais qui est brave et loyal, et que tu devais combattre face àface. On voulait t’amener à trahir celui que tu nommes tonami ! S’il avait réussi, pauvre malheureux ! il auraitrendu ton nom infâme et méprisable ! Assassin, traître etdélateur, tu aurais été repoussé par tous les cœurs honnêtes. Ilexploitait ton amour. Il te promettait Yvonne, et il faisaitenlever la jeune fille pour le compte de quelque misérable qui luipayait largement sa complaisance. Il se servait de toi comme d’unemachine inintelligente qu’il aurait peut-être désavouée plus tard.Dis, Keinec, comprends-tu ?

Tandis que Marcof parlait, le jeune homme,pâle et les yeux baissés, écoutait en silence. Sa physionomiereflétait les sentiments tumultueux qui s’agitaient en lui. QuandMarcof eut achevé, il releva lentement la tête.

– Jure-moi que tout cela est vrai ?fit-il.

– Je te le jure sur mon honneur, et tusais que je n’ai jamais menti !

Keinec, soutenant d’une main son aviron, sesouleva sur son banc. Ses traits décomposés par la colère,offraient une expression de férocité effrayante.

– Eh bien ! dit-il enfin enaccentuant fortement ses paroles, moi aussi je fais unserment ! Je jure devant Dieu et devant vous que Carforsouffrira toutes les tortures qu’il m’a fait souffrir ! Jejure de verser son sang goutte à goutte ! Je jure de hacherson corps en morceaux et de disperser ces morceaux sur le rivage,pour qu’ils soient dévorés par les oiseaux de proie !

– Je retiens ton serment, réponditMarcof ; mais souviens-toi de celui que tu as prononcé tout àl’heure. Tu me dois avant tout obéissance, et tu n’agiras librementenvers Carfor que lorsque je t’aurai délié moi-même. Jusque-là cethomme m’appartient.

– Oui ! répondit sourdementKeinec.

Un moment de silence régna dans la barque.

– Et lorsque tu as eu manqué Jahoua,reprit Marcof, que s’est-il passé ?

– Je me suis élancé sur lui, dit lefermier ; nous avons combattu quelque temps sans tropd’avantage marqué. Enfin le cheval qui emportait Yvonne apassé ; nous l’avons entendu, et comme il nous est venu à tousdeux la même pensée, nous nous sommes arrêtés.

– Vous avez reconnu la jeunefille ?

– Il nous a semblé reconnaître sa voix.Moi, j’ai couru au village, et Keinec a couru après le cheval.Seulement nous étions convenus tous deux que nous nous rejoindrionsau lever du jour.

– Bien ! fit Marcof. Maintenant,écoutez-moi. Vous êtes deux gars braves et vigoureux. À nous troisnous ne craindrions pas une dizaine d’hommes, surtout bien arméscomme nous le sommes. Keinec, tu vas dire à Jahoua que tu as regretde ce que tu as fait ou tenté de faire envers lui. Allons !parle sans mauvaise grâce. Songe que tu as failli commettre unemauvaise action et que tu dois la réparer.

– Je le reconnais, dit Keinec avecnoblesse ; je demande pardon à Jahoua, et je te suisreconnaissant, Marcof, d’avoir réveillé dans mon cœur dessentiments dignes de moi !

– Bravo ! mon gars. Donne-moi lamain. Keinec serra vivement la main que lui tendait Marcof ;puis, se retournant vers Jahoua :

– Me pardonnes-tu ? lui dit-il.

– Certes ! répondit le bravefermier. Puisque tu ne m’as pas tué, je ne dois pas te garderrancune. Si tu veux même me donner la main, voici la mienne, àcondition que, dès que nous aurons ramené Yvonne à Fouesnan, nousreprendrons la conversation où nous l’avons laissée.

– Convenu, Jahoua ! Jusque-là,combattons ensemble pour sauver celle que nous aimons. Soyons-nousfidèles l’un à l’autre. Qui sait ? peut-être qu’une balle ouun coup de poignard des misérables que nous allons cherchersimplifiera la situation.

– C’est tout de même possible,Keinec !

Et les deux ennemis se donnèrent la main.Keinec n’était plus le même : sous l’influence du cœur loyalde Marcof, sa loyauté était revenue. Il se repentait sincèrementdes horribles projets qu’avait fait naître Carfor, et s’il étaittoujours décidé à tuer son rival, désormais il ne le ferait qu’enadversaire loyal. Il avait hâte de se trouver en face du berger etde lui faire payer la honte qui venait de faire rougir sonfront.

Marcof aimait sincèrement Keinec. Il suivaitattentivement sur sa physionomie les sensations diverses qui s’yreflétaient. Heureux d’avoir ramené dans le sentier de l’honneur lejeune homme qui avait été près de s’en écarter en commettant uncrime, il espérait trouver plus tard un moyen de s’opposer aucombat projeté. Au reste, il ne blâmait pas cette manière determiner les choses ; mais sans savoir encore précisément cequ’il ferait, il songeait à empêcher l’effusion du sang.

– Après tout, murmura-t-il, Keinec apeut-être raison : une balle ou un coup de poignard peuventtrancher la difficulté.

Le canot avançait rapidement. Déjà onapercevait le promontoire qui fermait d’un côté la baie desTrépassés. Marcof, gouvernant au milieu des récifs, longeait lacôte pour tenir son embarcation dans la masse d’ombre projetée parles falaises. Peu à peu ses pensées l’absorbèrent complètement.

En se mettant à la poursuite des ravisseursd’Yvonne, le marin agissait sous l’influence d’un triple sentiment.Il avait lu attentivement les papiers qu’il avait trouvés dansl’armoire de fer du château de Loc-Ronan. Ces papiers, écritsentièrement de la main de Philippe, contenaient le récit exact deces deux mariages successifs, et des douleurs sans nombre quiavaient suivi le premier.

Marcof pensait que ces deux hommes, signaléspar le tailleur, lequel, nous le savons, était un espion royaliste,que ces deux hommes qui avaient rôdé autour du château, qui avaientété à la grotte de Carfor, qui, le jour même de l’annonce de lamort du marquis avaient disparu du pays, pouvaient bien être lesdeux frères de la première femme de Philippe. On comprend tout ceque Marcof était disposé à faire pour s’assurer de la véracité deces pensées et pour se mettre à la poursuite des misérables. Donc,au désir de sauver Yvonne et de la ramener à son père, se joignaitd’abord celui d’éclaircir ses soupçons à l’endroit des deux hommesindiqués par le tailleur ; puis enfin celui non moins grand decontraindre Carfor, par quelque moyen que ce fût, à lui révéler lessecrets des agents de la révolution.

S’il avait insisté auprès de Keinec et deJahoua pour qu’une sorte de réconciliation eût lieu entre eux, s’ilavait parlé au premier comme il avait fait, c’est qu’avantd’arriver en face du berger, il voulait que Keinec ne s’opposât àrien de ce que lui, Marcof, voudrait faire, et qu’il désirait êtrecertain qu’aucune mauvaise pensée ne germerait dans l’esprit desdeux rivaux, et ne viendrait ainsi entraver ses projets. Certaind’avoir réussi auprès des jeunes gens, à la loyauté desquels ilpouvait se fier, il attendait avec impatience le moment où ilaborderait dans la baie.

Longeant le promontoire pour rester toujoursdans l’ombre, il recommanda à ses compagnons de ramersilencieusement. Tous deux obéirent. Les avirons, maniés par desbras habiles, s’enfonçaient dans la mer sans faire jaillir uneseule goutte d’eau et sans provoquer le moindre bruit. Le canotdoubla ainsi la pointe du promontoire.

La lune, se dévoilant tout à coup, éclairaitla baie dans toute sa largeur. Il était donc inutile de prendre lesmêmes précautions, car l’œil pouvait facilement distinguer au loinle canot qui se dirigeait vers la terre. Aussi Marcof quitta-t-illa côte qui, en la suivant, aurait augmenté la longueur duparcours, et gouverna droit vers le centre de la baie.

– Nagez, mes gars, répéta-t-il.

Et les deux rameurs appuyant sur les avironsoubliaient la fatigue à la vue de la terre. Keinec tourna latête.

– Il y a un feu sur la grève !dit-il.

– Un feu qui s’éteint ! réponditMarcof.

– Qu’est-ce que cela signifie ?demanda Jahoua.

– Cela signifie, selon toute probabilité,que Carfor, n’attendant personne à cette heure, s’est retiré danssa grotte.

– Ou qu’il n’y est pas encore, fitobserver Keinec.

– C’est ce que nous allons voir, ditMarcof. En tous cas, nous approchons ; de la prudence !Jahoua, quitte ta rame et donne-la à Keinec. Bien ! Maintenantétends-toi au fond du canot ; là, comme je le fais moi-même…que Carfor ne puisse voir qu’un seul homme. Et toi, Keinec, lève latête, mets-toi en lumière. Le brigand, en te reconnaissant, s’ilétait caché dans quelque crevasse, ne se défiera pas.

Et Marcof, mettant ses paroles à exécution,baissa la tête de façon que le bordage de la barque le cachâtcomplètement. Jahoua demeurait immobile, étendu aux pieds deKeinec.

Le canot glissait doucement sur les flotscalmes aux reflets sombres. Le silence de la nuit n’était troubléque par le cri du milan ou celui de l’orfraie perchés sur les rocsqui enfermaient la baie, et par le bruit que faisaient de temps àautres les marsouins que les rames de Keinec dérangeaient dans leursommeil, et qui, bondissant sur la vague, plongeaient en faisantjaillir l’écume blanchâtre.

Chapitre 15LA CHOUANNERIE.

– Ainsi, nous voici dans la baie desTrépassés ! dit Jahoua à voix basse et en répondant à sespensées secrètes.

Le fermier regardait autour de lui avec unesorte d’attention mêlée de crainte superstitieuse.

– Oui, répondit Marcof. Mais ne t’effrayepas, Jahoua, nous allons accomplir une bonne action, et s’il estvrai que les âmes des morts errent autour de notre canot, aucune nedoit chercher à nous nuire.

– Oh ! fit le fermier, je n’ai peurni des morts ni des vivants quand il s’agit d’Yvonne.

– Jahoua, interrompit brusquement Keinec,je crois que nous devons nous abstenir tous deux de parler de notreamour.

– C’est vrai, répondit Jahoua, tu asraison ; ne songeons qu’à arracher la jeune fille à ceux quil’ont enlevée.

– Laisse aller ! ordonna Marcof.

Keinec cessa aussitôt de ramer, releva sesavirons, et le canot, poussé seulement par l’impulsion de sa proprevitesse, s’approcha rapidement de la grève. La quille laboura lesable.

Sur un geste de Marcof, Keinec s’élança horsde l’embarcation et sauta dans la mer, qui lui monta jusqu’à laceinture. Marcof et Jahoua demeurèrent dans le canot. Keinecs’avança vers la terre ferme qu’il atteignit en quelques pas.

Là, il sauta sur un quartier de roc isolé, etexamina attentivement la plage étroite qui lui faisait face. Aucunêtre humain ne se présenta à ses regards investigateurs. Marchantavec précaution, il alla jusqu’aux roches énormes qui s’élevaientfièrement vers le ciel. Tout était désert autour de lui.

Keinec, connaissant les habitudes mystérieuseset étranges du berger-sorcier, pensa que Carfor était caché dansquelque anfractuosité qui le dérobait à la vue. Alors il s’arrêtade nouveau et appela plusieurs fois à voix basse. Personne ne luirépondit. Enfin, convaincu que celui qu’il cherchait n’était pasdans la baie ou qu’il refusait de se montrer, il retourna versl’endroit où il avait laissé ses compagnons.

– Eh bien ? demanda Marcof en levoyant près de lui.

– Rien ! répondit Keinec ;Carfor est absent ou bien il nous a vus.

– C’est peu probable.

– Que faut-il faire !

– Le chercher d’abord et ensuitel’attendre, si réellement il est absent.

Et Marcof, se levant vivement, sauta égalementà la mer.

– Garde le canot, dit-il à Jahoua quiavait fait un mouvement pour le suivre.

Le fermier s’arrêta et garda sa position aufond de la barque. Keinec et Marcof gagnèrent vivement la grotte.Le jeune homme avait pris, en passant près du brasier à moitiééteint, une branche de résine qui brûlait encore. Il pénétrahardiment dans la demeure de Carfor. La grotte était vide. Ces deuxhommes se regardèrent, se consultant mutuellement des yeux.

– Il n’est pas rentré, dit Keinec. Tu levois.

– Peut-être a-t-il pris la fuite !répondit Marcof.

– Il est sans doute dans les genêts.

– Ou en mer.

– Il n’a pas d’embarcation.

– La tienne n’était plus à Penmarckh.

– C’est vrai !

– Alors il ne serait pasrevenu ?

– Tu penses donc qu’il a conduit Yvonneloin d’ici ?

– Je pense qu’il aura accompagné celuiqui enlevait la pauvre enfant, et c’est plus que probable, pourdétourner les soupçons. Il serait ici sans cela !

– Crois-tu qu’il y revienne ?

– Sans aucun doute !

– Il faut donc attendre ?

– Oui !

– Attendre ! fit Keinec en frappantla terre avec impatience ; attendre ! Yvonne a besoin denous !

– Si nous n’attendons pas, de quel côtédirigerons-nous nos recherches ? Où sont allés ceux qui l’ontenlevée ? Ont-ils suivi les côtes ? ont-ils abordé dansles îles ? ont-ils rejoint quelque croiseur anglais ?

– Mais que faire alors ?

– Rester ici ! Carfor reviendra, tedis-je !

– Et nous le forcerons àparler ?

– J’en fais mon affaire, répondit Marcof.Va retrouver Jahoua. Cherchez tous deux un abri pour le canot, afinqu’on ne puisse le voir de la haute mer, et tenez-vous à l’ombredes rochers.

– Et toi ?

– Si Carfor, contre mon attente, nousavait aperçus et s’était sauvé dans les genêts, je vais le savoir.Mais, va ; laisse-moi agir à ma guise.

– J’obéis ! dit Keinec ens’éloignant.

Jahoua, impatient, se tenait à genoux dans lecanot, sa carabine à la main, prêt à sauter à terre. Keinec luitransmit les ordres de Marcof.

Tous deux conduisirent l’embarcation derrièreun énorme bloc de rocher à moitié enfoui dans l’Océan. Le canotdisparaissait complètement sous la masse de granit. Keinec l’amarrasolidement.

– Que devons-nous faire maintenant ?demanda Jahoua.

– Attendre Marcof ! répondit Keinec,et veiller attentivement.

– Eh bien ! aie l’œil sur la mer,moi je me charge de la grève.

– Reste à l’ombre ! que l’on nepuisse nous apercevoir d’aucun côté.

Et les deux jeunes gens, ne s’adressant plusla parole tant leur attention était absorbée par leurs proprespensées et par l’espérance de découvrir l’arrivée de Carfor,demeurèrent immobiles, les regards de l’un fixés sur l’Océan, ceuxde l’autre sur la plage et sur les falaises. Pendant ce tempsMarcof avait quitté la grotte, et s’était avancé vers ce sentierescarpé par lequel Raphaël et Diégo étaient jadis descendus dans labaie.

Marcof, pour ne pas être embarrassé dans sesmouvements, déposa sa carabine contre le rocher, affermit lespistolets passés dans sa ceinture, et consolida, par un doubletour, la petite chaîne qui, suivant son habitude, suspendait sahache à son poignet droit. Posant son pied dans les crevasses,s’accrochant aux aspérités des falaises, s’aidant, enfin, de toutce qu’il rencontrait, il entreprit l’ascension périlleuse, et gagnala crête des rochers avec une merveilleuse agilité.

Une fois sur les falaises, il se jeta dans lesgenêts qui s’élevaient à quelque distance. Puis il écouta avec uneprofonde et scrupuleuse attention. Ce bruit vague qui règne dans lasolitude arriva seul jusqu’à lui. Alors portant ses deux mains à sabouche pour mieux conduire le son, il imita le cri de lachouette.

Trois fois, à intervalles égaux, il répéta lemême cri. Après quelques secondes de silence, un sifflement aigu etcadencé se fit entendre au loin. Un rayon de joie illumina lafigure de Marcof.

Dix minutes après le même sifflement se fitencore entendre, mais beaucoup plus rapproché. Marcof imita denouveau le cri de l’oiseau de nuit et s’avança doucement dans lesgenêts en les fouillant du regard. Bientôt il vit les genêtss’agiter faiblement ; puis l’extrémité du canon d’un fusilécarter les plantes.

Marcof fit un pas en avant et se trouva face àface avec un homme de haute taille, portant le costume breton, etdont le large chapeau était constellé de médailles de sainteté, etorné d’une petite cocarde noire. Un étroit carré d’étoffe blanche,sur laquelle était gravée l’image du sacré cœur, se distinguait ducôté gauche de sa veste. Quoique vêtu en simple paysan, cet hommeavait dans toute sa personne un véritable cachet d’élégance. Safigure mâle et belle inspirait l’intérêt et la confiance. Une largecicatrice, dont la teinte annonçait une blessure récemment fermée,partageait son front élevé, et donnait à sa figure un aspectguerrier plein de charme. En apercevant Marcof il lui tendit lamain.

– Je ne vous croyais pas de retour ?lui dit-il.

– Je suis arrivé hier, répondit le marin.Le pays de Vannes et celui de Tréguier sont en feu !

– Je le sais ! Vous avez vu LaRouairie ?

– Il m’a fait dire par un ami deSaint-Tady qu’il ne pouvait se rendre à Paimbœuf.

– Et Loc-Ronan ?

– On dit que le marquis est mort !répondit Marcof.

– Tué, peut-être ?

– Non ; mort dans son lit.

– Un malheur pour nous, Marcof.

– Un véritable malheur, monsieur lecomte.

– On s’est battu à Fouesnan ? repritl’inconnu après quelques minutes.

– Oui.

– Aujourd’hui, n’est-ce pas ?

– Ce soir même.

– Vous y étiez ?

– J’ai donné un coup de main auxgars.

– Qui les attaquait ?

– Les gendarmes.

– À propos du recteur ?

– Oui !

– Je l’aurais parié. L’arrêté dudépartement nous servira à merveille. On dirait qu’ils prennent àtâche de tout faire pour seconder nos plans et nous envoyer dessoldats. À l’heure où je vous parlé, dix communes sont déjàsoulevées.

– Combien avez-vous d’hommesici ?

– Deux cents à peine.

– C’est peu.

– Boishardy doit m’en amener autant cesoir ou demain au plus tard.

– Vous occupez les genêts ?

– Tous ! Nous avons déjà attaquédeux convois destinés aux bataillons qui occupent Brest.

– Je ne savais pas que le premier coup defeu ait été tiré encore dans cette partie de la Cornouaille ?dit Marcof avec un peu d’étonnement.

– Il l’a été avant-hier, et vous arrivezau bon moment, car maintenant la guerre va commencer dans toute laBretagne.

– Je ne puis demeurer auprès de vous.

– Vous reprenez la mer ?

– Je n’en sais rien encore.

– Aviez-vous quelque chose d’important àme communiquer cette nuit ?

– Oui.

– Qu’est-ce donc ?

– Jean Chouan était à Fouesnan ce soirmême.

– Que venait-il faire ?

– Engager les gars à quitter levillage.

– Bien. Vous a-t-il chargé de quelquechose pour moi ?

– Non.

– Et que voulez-vous ensuite, mon cherMarcof ?

– Je vais vous le dire, monsieur lecomte.

Et Marcof raconta brièvement l’histoire del’enlèvement d’Yvonne.

– Tout me porte à croire, ajouta-t-il enterminant, que le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy sontles deux hommes qui, vous le savez, se sont entretenus avec Carfor.L’un deux serait également l’auteur du rapt dont je viens de vousparler. Or, je crois important de vous emparer de ces deuxhommes.

– Sans aucun doute.

– Je vais m’efforcer d’atteindre Carfor,et si je l’ai entre mes mains, je saurai le faire parler. Pendantce temps, faites surveiller les côtes et les campagnes. Durantquelques jours, arrêtez tous ceux que vous ne connaîtrez pas pourfaire partie des nôtres.

– Je le ferai.

– Gardez-les jusqu’à ce que nous noussoyons revus.

– Très-bien.

– Quand voulez-vous que nous nousrencontrions ?

– Le plus tôt possible.

Marcof réfléchit.

– Après-demain, à la même heure, dans laforêt de Plogastel, près de l’abbaye, dit-il.

– J’y serai.

– Faites-y conduire les prisonniers, afinque nous puissions les interroger ensemble.

– C’est entendu.

– Adieu donc, monsieur le comte.

– Adieu et bonne chance, mon cher Marcof.Après-demain, Boishardy sera avec nous.

Et les deux hommes, échangeant un salutaffectueux, se séparèrent. L’inconnu, pour s’enfoncer dans lesgenêts. Marcof, pour revenir à la falaise. Quelques minutes après,Marcof était de retour auprès de ses deux compagnons.

– Eh bien ? demanda-t-ilvivement.

– Rien encore, répondit Jahoua.

– Attendons !

– Mais le jour va venir ! s’écriaKeinec ; nous perdons un temps précieux.

– Keinec a raison, ajouta Jahoua.

– Ne craignez rien, mes gars, réponditMarcof en les calmant du geste. Les côtes et les campagnes sontgardées. Si les ravisseurs d’Yvonne nous échappent à nous, ilsn’échapperont pas à d’autres.

– À qui donc ? fit Jahoua avecétonnement.

– À des amis à moi que je viens deprévenir.

– Des amis ?

– Oui, sans doute. Je m’expliquerai plustard.

– Pourquoi pas maintenant ? ditKeinec.

– Parce que je ne suis pas assez sûr devous deux.

– Je ne comprends pas vos paroles,Marcof.

– Tu ne comprends pas, mon brave fermier,ce qui se passe autour de toi ? Écoutez-moi tous deux, et sivos réponses sont franches, nous nous entendrons vite. Vous avez vuce soir ce qui a eu lieu à Fouesnan ?

– Oui.

– Eh bien ! dix communes se sontsoulevées également à propos de leurs recteurs. Les paysans,traqués, se sont réfugiés dans les bois. Le pays de Vannes et celuide Tréguier sont en feu à l’heure qu’il est. Par toute la Bretagnela guerre éclate pour soutenir les droits du roi et ne reconnaîtreque sa puissance. Des chefs habiles et hardis conduisent les bandesqui, d’attaquées qu’elles étaient, attaquent à leur tour. Avant sixmois peut-être, nous lutterons ouvertement contre les soldats bleusqui emprisonnent nos prêtres, détruisent nos moissons et incendientnos fermes. Dites-moi maintenant si, après avoir ramené Yvonne àson père, vous voudrez me suivre encore et combattre pour le roi etla religion ?

– Je suis bon Breton, moi, réponditJahoua ; je n’abandonnerai pas les gars, et j’irai aveceux.

– Moi aussi, ajouta Keinec.

– C’est bien, fit Marcof. Quoi qu’ilarrive, je vous conduirai après-demain à la forêt de Plogastel.Nous y trouverons M. de La Bourdonnaie.

– M. de La Bourdonnaie !s’écria Jahoua avec, étonnement et respect.

– Lui-même. Je viens de le voir, et c’estlui qui arrêtera ceux que nous cherchons, s’ils parviennent à nouséchapper.

– Voici le jour, dit Keinec en désignantl’horizon.

– Et une barque qui double lepromontoire, ajouta Marcof.

– C’est Carfor, sans doute, ditJahoua.

– Est-ce ton canot, Keinec ?

– Non.

– Alors, ce n’est pas le berger.

– Attends, Marcof ! fit brusquementle jeune homme en arrêtant le marin par le bras. Voici une secondebarque, et cette fois c’est la mienne.

– Allons, tout va bien ! réponditMarcof.

– Que devons-nous faire ?

– Gagner la grotte et attendre. Nous leprendrons dans son terrier, dit vivement Jahoua.

– Oh ! nous avons le temps, mongars ; Carfor a la marée contre lui. Il n’abordera pas avantdeux heures d’ici.

– Demeurons dans notre embarcation. Noussommes cachés par le rocher. Dès qu’il sera à terre, nous pourronslui couper la retraite.

– Bien pensé, Keinec ! et nousferons comme tu le dis, répondit Marcof.

Les trois hommes effectivement entrèrent dansleur canot et attendirent. À l’horizon, à la lueur des premiersrayons du jour naissant, on voyait un point noir se détacher surles vagues ; mais il fallait l’œil exercé d’un marin pourreconnaître une barque.

Le moment où Keinec avait signalé l’arrivée ducanot monté par Carfor, du moins il le supposait, ce moment,disons-nous, correspondait à peu près à celui de l’entrée deRaphaël et de Diégo dans l’abbaye de Plogastel ; car noslecteurs se sont aperçus sans doute que pour revenir à Marcof et àses deux compagnons, nous les avions fait rétrograder devingt-quatre heures. Keinec ne s’était pas trompé dans lasupposition qu’il avait faite. C’était effectivement Ian Carforqui, après avoir quitté le comte de Fougueray et le chevalier deTessy près d’Audierne, avait remis à la voile pour regagner la baiedes Trépassés.

Après avoir doublé le promontoire, le ventchangeant brusquement de direction et venant de terre, le sorciers’était vu contraint de carguer sa voile et de prendre les avirons.Aussi avançait-il lentement, et Marcof n’avait-il pas eu tort enannonçant à Jahoua que celui qu’ils attendaient tous trois netoucherait pas la terre avant deux heures écoulées.

Carfor était seul dans le canot. Ramant avecnonchalance, il repassait dans sa tête les événements de la nuitdernière. De temps en temps il laissait glisser les avirons le longdu bordage de la barque, et portait la main à sa ceinture, àlaquelle était attachée la bourse que lui avait donnée lechevalier. Il l’ouvrait, contemplait l’or d’un œil étincelant, yplongeait ses doigts avides du contact des louis, et un sourire dejoie illuminait sa physionomie sinistre. Puis il reprenait lesrames, et gouvernait vers le fond de la baie.

– Cent louis ! murmurait-il ;cent louis d’abord, sans compter ce que j’aurai encore demain.Ah ! si l’on pouvait acheter des douleurs avec de l’or, commeje viderais cette bourse pour songer à ma vengeance. Que je leshais ces nobles maudits ! Quand donc pourrais-je frapper dupied leurs cadavres sanglants ? Billaud-Varenne et Carrier medisent d’attendre ! Attendre ! Et qui sait si je vivraiassez pour voir luire ce jour tant souhaité ! Keinec a-t-ilsuivi mes instructions ? reprit-il après quelques minutes desilence. Aura-t-il tué Jahoua ? Oh ! si cela est Keinecm’appartiendra tout à fait. Le sang qu’il aura versé sera le lienqui l’unira à moi, et alors je le ferai agir. Il me servira,lui !… il frappera pour moi !

La quille du canot s’enfonçant dans le sablefin qui couvrait les bas-fonds de la baie, vint, en rendantl’embarcation stationnaire, interrompre le cours des pensées dusorcier breton. Il abordait.

Marcof s’avança doucement dans l’ombre,guettant l’instant favorable pour se placer entre Carfor et la mer,tandis que ses deux compagnons gagnaient chacun l’un des sentiersdes falaises, afin de couper tout moyen de fuite à celui qu’ilssupposaient avec raison avoir contribué à l’enlèvementd’Yvonne.

Chapitre 16LES TORTURES.

Carfor sauta à terre et amarra soigneusementle canot à un gros piquet enfoncé sur la plage.

– Je le ramènerai cette nuit à Penmarckh,murmura-t-il, et je dirai à Keinec que j’en ai eu besoin… Le garsne se doutera de rien.

En parlant ainsi, Carfor se dirigeait vers lagrotte, lorsqu’il s’arrêta tout à coup. La branche de résine dontKeinec s’était servi pour pénétrer dans la grotte avec Marcof, etque le jeune marin avait jetée à terre sans prendre soin de laremettre dans le brasier, venait de frapper les regards de Carfor.Son intelligence, toujours prompte à soupçonner, lui dit qu’ilfallait que quelqu’un fût venu, pour que cette branche aux troisquarts brûlée fût éloignée de plus de cent pas du feu qu’il avaitlaissé allumé toute la nuit pour faire croire à sa présence.

– Qui donc est venu ? sedemanda-t-il. Le comte et le chevalier, Billaud-Varenne et Keinec,sont les seuls qui eussent osé, à dix lieues à la ronde,s’aventurer la nuit dans la baie des Trépassés ! Or, je quitteà l’instant le comte et le chevalier ; Billaud-Varenne est àBrest. Keinec n’avait pas son canot ! Qui doncserait-ce ?

Carfor réfléchit longuement ; puis il sefrappa le front et pâlit.

– Marcof ! murmura-t-il ;Marcof, peut-être !

– Tu ne te trompes pas, répondit une voixrude.

Carfor se retourna vivement et tressaillit.Marcof était debout entre le berger et le canot.

– Que me veux-tu ? demandaCarfor.

– Te parler.

– À moi ?

– En personne.

– Pourquoi ?

– Tu le sauras.

– Je ne veux pas t’entendre.

– Tu n’en es pas le maître.

– Tu as donc résolu de mecontraindre.

– Certainement.

– Mais…

– Assez.

Et Marcof se retournant :

– Venez, dit-il.

Jahoua et Keinec parurent. En voyant Keinec,la physionomie de Carfor exprima une joie réelle.

– Ah ! pensa le berger, Keinec estici ; il est fort : tout n’est pas perdu.

Et s’adressant à Marcof :

– Encore une fois, dit-il, que meveux-tu ?

– Entrons dans la grotte, tu lesauras.

Carfor obéit, et marcha vers sa demeure danslaquelle il pénétra. Marcof et ses deux compagnons l’y suivirentpas à pas. Marcof prit pour siége un quartier de rocher. Keinec etJahoua se tinrent debout à l’entrée de la grotte. Carfor promenaitautour de lui un regard sombre et résolu ; il attendait queMarcof lui adressât la parole.

– D’où viens-tu ? lui dit lemarin.

– Que t’importe ?

– Je veux le savoir.

– De quel droitm’interroges-tu ?

– Du droit qu’il me plaît de prendre, et,si tu le veux, du droit du plus fort.

– Je ne te comprends pas !

– C’est ton dernier mot ?

– Oui.

– Réfléchis !

– Inutile !

– Très-bien ! dit froidementMarcof.

– Carfor ! s’écria Keinec ens’avançant, il faut que tu parles !

– Qu’as-tu fait d’Yvonne ? demandaJahoua en même temps.

Le jour qui naissait à peine n’avait pasjusqu’alors permis à Carfor de distinguer les traits du secondcompagnon de Marcof. Terrifié par la subite apparition du marinqu’il redoutait et savait son ennemi, le berger ne s’était remis deson trouble qu’en reconnaissant Keinec dont il espérait un secours.Mais, en voyant tout à coup Jahoua, qu’il croyait mort, car iln’avait pas douté un seul instant que Keinec ne l’eût tué, envoyant le fermier, disons-nous, ses yeux exprimèrent malgré lui cequi se passait dans son âme. Marcof sourit ironiquement.

– Tu ne t’attendais pas à les voirensemble, n’est-ce pas ? dit-il.

Carfor garda le silence. Alors Marcofs’adressant aux deux jeunes gens :

– Laissez-moi faire, continua-t-il, etgardez l’entrée de la grotte ; je vous l’ordonne.

Keinec et Jahoua se reculèrent, tandis queMarcof, se tournant vers Carfor, reprenait :

– Encore une fois, veux-tu répondre auxquestions que je vais t’adresser ?

– Non !

– Tonnerre ! tu parleras,cependant.

Marcof prit un bout de corde qui gisait àterre, et, sans ajouter un seul mot, il le coupa en deux à l’aided’un poignard qu’il tira de sa ceinture. Cela fait, il répandit unpeu de poudre sur un rocher, et roula dedans le bout de la cordequ’il convertit ainsi en mèche.

– Pour la troisième fois, fit-il encoreen s’adressant à Carfor, veux-tu répondre !

Le berger détourna la tâte.

– Garrottez-le ! ordonna lemarin.

Jahoua et Keinec se précipitèrent sur Carfor.Le misérable voulut opposer de la résistance, mais, terrassé en uneseconde, il fut bientôt mis dans l’impossibilité de faire un seulmouvement. Les deux hommes lui tinrent solidement les jambes et lesbras.

– Attachez-lui les mains, continua Marcofimpassible ; seulement, laissez-lui les pouces libres… Là,continua-t-il en voyant ses ordres exécutés. Maintenant, Keinec,prends ce bout de mèche et place-le entre ses pouces ; maisserre vigoureusement, que la corde entre bien dans les chairs.

Keinec s’empressa d’obéir. Lorsque les deuxpouces de Carfor furent liés ensemble, de façon que la mèche setrouvât prise entre eux et passât de quelques lignes, Marcof tiraun briquet de sa poche, fit du feu et approcha l’amadou allumé dubout de corde. Le feu se communiqua rapidement à la poudre dont lamèche était saupoudrée.

– Attendons un peu maintenant, repritMarcof d’une voix parfaitement calme. Le drôle va parler tout àl’heure, et il sera aussi bavard que nous le voudrons.

Carfor sourit avec incrédulité.

– De plus solides que toi ont demandégrâce à ce jeu-là !… continua le marin en reprenant sa place.Demande à Keinec, il connaît l’invention pour l’avoir vu pratiqueren Amérique parmi les peuplades sauvages. Tu souris, à présent,mais quand les chairs commenceront à griller lentement, tuparleras, et même tu crieras.

Keinec et Jahoua frémissaient d’impatience.Marcof les calma du geste. Les deux jeunes gens se rappelant leserment d’obéissance qu’ils avaient fait à leur compagnon,n’osaient exprimer toute leur pensée, mais ils trouvaient latorture trop longue, car tous deux songeaient à Yvonne et à ce quela pauvre enfant pouvait être devenue. Pendant quelques minutes, leplus profond silence régna dans la grotte. Puis Carfor ne putretenir un soupir.

– Cela commence ! fit observerMarcof. Je savais bien que le procédé était infaillible.

En effet, l’extrémité de la mèche s’étaitconsumée et la corde commençait à brûler plus lentement encore lespouces du berger. Suivant l’expression de Marcof, la chair grillaitsous l’action du feu. La peau se noircit et la chair vive se trouvaen contact avec la mèche enflammée. La souffrance devait êtrehorrible. La figure de Carfor, pâle comme un linceul, s’empourpraitpar moments, et les veines de son cou et de son front se gonflaientà faire croire qu’elles allaient éclater. Une sueur abondanteperlait à la racine des cheveux et inonda bientôt son visage. Sabouche se crispa ; ses membres se roidirent. Marcofcontemplait d’un œil froid les progrès de la douleur qui commençaità terrasser le sauvage Breton.

– Veux-tu parler ? dit-il.

Carfor le regarda avec des yeux ardents dehaine.

– Non ! répondit-il.

– À ton aise ! nous ne sommes paspressés.

– Si je le tuais ! s’écriaKeinec.

– Silence ! fit Marcof en écartantle jeune homme qui s’était avancé.

La douleur devint tellement vive que Carfor neput étouffer un cri.

– Au secours ! cria-t-il ; àmoi !… à l’aide !…

– Crois-tu donc que quelqu’un soit icipour t’entendre ? Tes amis les révolutionnaires ne sont paslà.

– À moi ! les âmes desTrépassés ! hurla le berger, Keinec et Jahoua tressaillirent.Marcof remarqua le mouvement.

– Nous ne croyons pas à tes jongleries,se hâta-t-il de dire. Inutile de jouer au sorcier,entends-tu ? Tes contes sont bons pour effrayer les enfants etles femmes, mais nous sommes ici trois hommes qui ne craignonsrien. N’est-ce pas, mes gars ?

– Dis-nous où est Yvonne ? fitKeinec en secouant le berger par le bras.

– Laisse-le ! il te le dira tout àl’heure, répondit Marcof.

Carfor, en proie à la douleur, se roulait parterre dans des convulsions effrayantes.

– Il ne parlera pas ! fitJahoua.

– Bah ! continua Marcof en haussantles épaules. J’ai vu des Indiens qui n’avaient la langue déliéequ’à la troisième mèche, et j’ai de quoi en faire deux autres.

– Déliez-moi ! déliez-moi !s’écria Carfor.

– Tu parleras ?

– Oui !

– Tu diras la vérité ?

– Oui !

– Détache la mèche, Jahoua.

Le fermier trancha les liens d’un coup decouteau. Carfor poussa un soupir et s’évanouit.

– Va chercher de l’eau, Keinec, continuafroidement Marcof.

Mais avant que le jeune homme ne fût revenu,le berger avait rouvert les yeux. Marcof alors procéda àl’interrogatoire.

– Tu sais qu’Yvonne a disparu ?dit-il à Carfor.

– Oui ! répondit le berger.

– On l’a enlevée ?

– Oui !

– Tu as aidé à l’enlèvement ?

Carfor hésita.

– La seconde mèche ! fit Marcof.

– Je dirai tout ! s’écria Carfor,dont les cheveux se hérissèrent à la pensée d’une torturenouvelle.

– Réfléchis avant de répondre ! Nedis que la vérité, ou tu mourras comme un chien que tu es.

– Je dirai ce que je sais ; je te lejure.

– Réponds : tu as aidé àl’enlèvement ?

– Oui.

– Tu n’étais pas seul ?

– Non.

– Qui t’accompagnait ?

– Deux hommes : le maître et levalet.

– Le nom du maître ?

– Je l’ignore !

– Le nom du maître !

– Je ne sais pas !

– Tonnerre ! s’écria Marcof enlaissant enfin éclater la colère qu’il s’efforçait de contenirdepuis si longtemps. Tonnerre ! le temps presse, et l’onmartyrise peut-être la jeune fille, tandis que les gendarmes vontrevenir à Fouesnan traquer le père. La seconde mèche !

– Grâce ! s’écria Carfor.

– La seconde mèche !

– Je parlerai !…

– Faites vite, mes gars ! continuale marin.

Keinec et Jahoua obéirent. Carfor, incapablede se défendre, poussait des cris déchirants. La seconde mèche, futattachée et allumée. Le malheureux devenait fou de douleur ;car les chairs se rongeaient au point de laisser l’os à nu.

– Le nom de cet homme ? demandaMarcof.

– Grâce ! pitié !

– Son nom ?

– Le chevalier de Tessy !

– Pourquoi a-t-il enlevéYvonne ?

– Il l’aimait !

– Combien t’a-t-il payé, misérableinfâme ?

Carfor ne put répondre. Marcof renouvela saquestion.

– Cinquante louis ! murmura leberger.

– Chien ! tu ne mérites pas depitié !

– Qu’il meure ! s’écria Jahoua.

– Plus tard, répondit Keinec. AprèsMarcof, c’est à moi qu’il appartient.

Carfor s’était évanoui de nouveau. Marcofdélia une seconde fois les cordes, et le berger revint à lui.

– Où est Yvonne ? demanda lemarin.

– Je l’ai laissée près d’Audierne.

– Mais où l’a-t-on emmenée ?

– Je ne sais pas.

– Réponds !

– Je ne sais pas.

Cette fois Carfor prononça ces paroles avec untel accent de vérité, que Marcof vit bien qu’il ignorait en effetce qu’était devenue la jeune fille.

– Partons ! s’écrièrent Jahoua etKeinec.

– Allez armer le canot !

Les jeunes gens s’élancèrent. Marcof serapprocha de Carfor et lui posa la pointe de son poignard sur lagorge.

– Le chevalier de Tessy a avec lui uncompagnon ? dit-il.

– Oui, répondit Carfor.

– Le nom de ce compagnon ?

– Le comte de Fougueray.

– Ce sont des agentsrévolutionnaires ?

Carfor leva sur le marin un œil où se peignaitla stupéfaction.

– Réponds ! ou je t’enfonce cepoignard dans la gorge ! continua Marcof en faisant sentir aumisérable la pointe de son arme.

– Tu as deviné.

– Quels sont les autres agents avec toiet eux deux ?

– Billaud-Varenne et Carrier.

– Où sont-ils ?

– À Brest.

– Les mots de passe et dereconnaissance ? Parle vite, et ne te trompe pas !

– Patrie et Brutus.

– Sont-ils bons pour toute laBretagne ?

– Non !

– Pour la Cornouailleseulement ?

– Oui !

– C’est bien.

En ce moment Keinec et Jahoua rentrèrent dansla grotte.

– L’embarcation est à flot, et la brisevient de terre, dit Keinec.

– Embarquons, alors.

– Un moment, continua le jeune homme ens’avançant vers Carfor.

– Que veux-tu faire ?

– M’assurer qu’il ne fuira pas.

Et Keinec, après avoir visité les liens quiretenaient Carfor, le bâillonna, et, le chargeant sur ses épaules,il le porta vers une crevasse de la falaise. Puis, aidé par Jahoua,il y introduisit le corps du berger et combla l’entrée avec unquartier de roc.

– Personne ne le découvrira là, et je leretrouverai ! murmura-t-il.

Alors les trois hommes entrèrent dans lecanot, et poussèrent au large.

Chapitre 17AUDIERNE.

Ainsi que l’avait fait remarquer Keinec, labrise était bonne, car le vent venait de terre. Le canot glissantrapidement sur la vague, doubla le promontoire de la baie et mit lecap sur Audierne, où Carfor avait dit avoir laissé Yvonne.

Marcof espérait obtenir là de précieuxrenseignements. Mais le destin semblait avoir pris à tâche decontrarier et de retarder les recherches des trois hommes en venantau secours des misérables qu’ils poursuivaient. À peinel’embarcation prenait-elle la haute mer qu’une saute de vent vintentraver sa marche. Une forte brise de nord-ouest souffla tout àcoup.

Keinec et Jahoua usaient leurs forces en secouchant sur les avirons sans pouvoir gagner sur le vent debout quise carabinait de plus en plus, suivant l’expression des matelots.Marcof était trop bon marin pour ne pas reconnaître qu’ildeviendrait bientôt impossible de lutter contre la brise. Risquerde faire sombrer le canot eût été l’acte d’un fou.

– Il faut retourner à Penmarckh !dit-il.

– Retourner ! s’écrièrent ensembleles deux jeunes gens.

– Eh ! sans doute ! quevoulez-vous faire ? Bientôt nous reculerons au lieu d’avancer.Virons de bord et retournons au Jean-Louis. La brise nousy portera promptement. Je ferai armer le grand canot ; jeprendrai avec nous douze hommes, et alors nous gagnerons sur levent.

Keinec interrogea le ciel et poussa un profondsoupir.

– Allons par terre ! dit Jahoua.

– Nous arriverons une heure plus tard,répondit Marcof.

– Alors virons de bord.

– C’est ton avis, Keinec ?

– Oui.

– Armez les deux avirons à tribord etattendons, car nous allons virer sous le vent, et la lame commenceà être forte.

Ces ordres exécutés, l’embarcation, obéissantà l’impulsion du gouvernail, présenta d’abord le travers à labrise, puis tourna vivement sur elle-même.

– Larguez la toile mes gars, et laissonscourir, dit Marcof.

Trois quarts d’heure ne s’étaient pas écoulésque le canot accostait le lougre. Le soleil s’élevait rapidementsur l’horizon. Marcof fit armer le grand canot, commanda lescanotiers de service, et sans prendre le temps de descendre à terreil fit pousser au large.

La nouvelle embarcation était vaste etspacieuse, et pouvait aisément contenir trente hommes. Tenantadmirablement la mer, et enlevée par douze avirons habilementmaniés, elle luttait avec avantage contre le vent. Néanmoins, ce nefut que vers l’approche de la nuit qu’elle parvint à gagnerAudierne.

L’entrée du canot dans le petit port vientdonc correspondre au moment où Jocelyn venait de reconnaître lechevalier de Tessy et le comte de Fougueray dans les habitantsmystérieux de l’aile droite de l’abbaye de Plogastel, au momentaussi où Hermosa plaçait devant Raphaël la carafe de Syracusecontenant le poison des Borgia. Marcof, Jahoua, et Keinec seséparèrent pour aller aux renseignements.

Partout ils interrogèrent. Partout ilsracontèrent brièvement la disparition d’Yvonne. Nulle part ils nepurent obtenir une seule parole qui les mît sur la trace desravisseurs. Les deux jeunes gens étaient en proie au plus violentdésespoir. Marcof seul conservait sa raison.

– Fouillons le pays, dit-il.

– Mais il n’y a ni village ni châteaudans les environs ! répondit Jahoua. Carfor nous auratrompés.

– Je ne le crois pas.

– L’abbaye de Plogastel est déserte, fitobserver Keinec.

– Dirigeons-nous toujours vers l’abbaye.La forêt est voisine, et le comte de La Bourdonnaie aura peut-êtreété plus heureux que nous.

Jahoua secoua la tête.

– Je n’espère plus, dit-il.

– Ils auront gagné les îles anglaises,ajouta Keinec.

– Tonnerre ! s’écria Marcof aveccolère, le désespoir est bon pour les faibles ! Restez doncici. Si vous ne voulez plus continuer les recherches, je les feraiseul !

Et, jetant sa carabine sur son épaule, lemarin se dirigea vers la campagne. Keinec et Jahoua s’élancèrent àsa suite. Arrivé à la porte d’une ferme voisine, Marcofs’arrêta.

– Tu dois avoir des amis dans cepays ? dit-il à Jahoua.

– Oui, répondit le fermier.

– Connais-tu le propriétaire de cetteferme ?

– C’est Louis Kéric, mon cousin.

– Frappe alors, et demande deschevaux.

En voyant Marcof ferme et résolu, ses deuxcompagnons sentirent renaître une lueur d’espoir ; Jahouaobéit vivement. Le fermier auquel il s’adressait mit son écurie àla disposition de son cousin. Trois bidets vigoureux furentlestement sellés et bridés. Les trois hommes partirent au galop.Dix heures du soir sonnaient à l’église d’Audierne à l’instant oùils s’élançaient dans la direction de l’abbaye. Marcof était entête.

Arrivés à la moitié environ du chemin qu’ilsavaient à parcourir pour atteindre l’abbaye de Plogastel, les troiscavaliers, qui suivaient au galop la route bordée de genêts,entendirent un sifflement aigu retentir à peu de distance. Marcofétendit vivement la main.

– Halte ! dit-il en retenant soncheval.

– Pourquoi nous arrêter ? demandaKeinec.

– Parce que nos amis pourraient nousprendre pour des ennemis et tirer sur nos chevaux.Attendez !

Le marin répondit par un sifflement semblableà celui qu’il avait entendu, puis il l’accompagna du cri de lachouette.

Alors il mit pied à terre.

– Tiens mon cheval, dit-il à Jahoua. Etil s’approcha des genêts. Deux ou trois hommes apparurent de chaquecôté de la route.

– Fleur-de-Chêne ! dit Marcof enreconnaissant l’un d’eux.

– Capitaine ! répondit le paysan ensaluant avec respect.

– Avez-vous des prisonniers ?

– Aucun encore.

– Tonnerre ! s’écria le marin enlaissant échapper un geste d’impatience furieuse. Vous veillezcependant ?

– Tous les genêts sont gardés.

– Et les routes ?

– Surveillées.

– Où est M. le comte ?

– Dans la forêt.

– Bien, j’y vais. Donne le signal pourqu’on laisse continuer notre route, car nous n’avons pas le tempsde nous arrêter.

Fleur-de-Chêne prit une petite corne de bergersuspendue à son cou et en tira un son plaintif. Le même bruit futrépété quatre fois, affaibli successivement par la distance.

– Vous pouvez partir, dit le paysan.

– Et toi, veille attentivement.

Marcof se remit en selle, et les trois hommescontinuèrent leur route en activant encore les allures de leurschevaux. Bientôt ils atteignirent l’endroit où se soudait au cheminqu’ils parcouraient l’embranchement de celui conduisant àBrest.

– Continuons, dit Jahoua en voyant Marcofhésiter.

– Non, répondit le marin. Peut-être sesont-ils réfugiés dans l’abbaye, et alors ils doivent garderl’entrée de la route. Prenons celle de Brest, nous traverserons lesgenêts en mettant pied à terre, et nous pénétrerons en escaladantles murs de clôture du jardin. De ce côté, on ne nous attendrapas.

– Au galop ! fit Keinec ens’élançant sur la route indiquée.

Bien évidemment le hasard protégeait Diégo,car, sans la réflexion de Marcof, les trois cavaliers, continuantdroit devant eux, se fussent trouvés face à face avec le comte etHermosa, qui quittaient en ce moment l’abbaye après le meurtre deRaphaël.

Chapitre 18LE MOURANT.

Après avoir fourni une course rapide,accomplie dans le plus profond silence, Marcof Keinec et Jahouaatteignirent les genêts. De l’autre côté, on apercevait lesclochetons aigus, les tourelles gothiques et les toits auxcorniches sculptées de l’abbaye de Plogastel, qui, plus sombresencore que le ciel noir, se détachaient au milieu des ténèbres.

Marcof et ses deux compagnons entrèrent dansles genêts. Mettant tous trois pied à terre, ils attachèrentsolidement les brides de leur monture à un bouquet de vieux saulesqui se dressait à peu de distance de la route. Puis ilss’enfoncèrent dans la direction de l’abbaye, se frayant un cheminau milieu des hautes plantes dont les rameaux anguleux serejoignaient en arceaux au-dessus de leurs têtes bientôt ilsatteignirent le mur du jardin.

Ce mur très-élevé eût rendu l’escalade assezdifficile, si le temps et la négligence des employés de lacommunauté n’eussent laissé à la pluie le soin d’établir de petitesbrèches praticables pour des gens même moins agiles que les deuxmarins. Marcof et Keinec furent bientôt sur l’arête du mur etaidèrent Jahoua à les rejoindre. Tous trois sautèrent ensemble dansle jardin parfaitement désert, à l’extrémité duquel se dressait lafaçade noire du bâtiment.

Ils traversèrent le petit parc dans toute salongueur et examinèrent attentivement l’abbaye. Aucune lumièrerévélatrice ne brillait aux fenêtres de ce côté.

– L’abbaye est déserte ! murmuraJahoua.

– Allons dans la cour ! réponditMarcof.

Ils pénétrèrent dans le rez-de-chaussée ducouvent à l’aide d’une croisée entr’ouverte.

– Puis, traversant en silence lescellules et le corridor, ils se trouvèrent au pied del’escalier.

– Il y a de la lumière au premierétage ! fit Keinec à voix basse, en désignant de la main unefaible lueur qui rayonnait doucement au-dessus de sa tête.

– Montons, répondit Marcof.

– Je garde la porte ajouta Jahoua ;vous m’appellerez si besoin est.

Marcof et Keinec gravirent les marches depierre de l’escalier. Arrivés sur le palier du premier étage, ilss’arrêtèrent indécis et hésitants. Un long corridor se présentait àeux.

À droite une porte ouverte donnait accès dansune pièce éclairée. C’était la chambre d’Hermosa, que, dans leurprécipitation, les deux misérables n’avaient pas pris soin derefermer. Marcof s’avança vivement.

– Personne ! dit-il.

– Personne ! répéta Keinecétonné.

Ils ressortirent. À quelques pas plus loin,dans le corridor, se présenta une seconde porte, fermée cette fois,mais sous laquelle passait une traînée de lumière. Marcof et Keinecécoutèrent, lis entendirent un soupir, une sorte de plaintedouloureuse ressemblant au râle d’un agonisant.

– Cette chambre est habitée, murmura lejeune homme.

– Entrons ! répondit Marcof sanshésitation.

La porte résista.

– Elle est fermée en dedans ! repritKeinec.

– Mais, on dirait entendre les plaintesd’un mourant. Écoute !…

– C’est vrai !

– Eh bien ! enfonçons la porte.

– Frappe !

Keinec, d’un violent coup de hache, fit sauterla serrure. La porte s’ouvrit, mais ils demeurèrent tous deuximmobiles sur le seuil. Ils venaient d’apercevoir un horriblespectacle.

Cette cellule était celle dans laquelleexpirait le chevalier de Tessy. Diégo, on s’en souvient peut-être,avait renversé les candélabres. Raphaël, seul et se sentant mourir,s’était traîné sur les dalles et était parvenu à allumer unebougie. Mais sa main vacillante n’avait pu achever son œuvre. Labougie enflammée s’était renversée sur la table et avait communiquéle feu à la nappe. La flamme, brûlant lentement, avait gagné lesdraperies des fenêtres. Raphaël, en proie aux douleurs que luicausait le poison, se sentait étouffer par les tourbillons de fuméequi emplissaient la chambre. Dans les convulsions de son agonie, ilavait renversé la table et le feu avait atteint ses vêtements.Incapable de tenter un effort pour se relever, il subissait unetorture épouvantable. Ses jambes étaient couvertes d’horriblesbrûlures, et au moment où Marcof et Keinec pénétrèrent dans lapièce sur le plancher de laquelle il gisait, le feu gagnait sonhabit.

Marcof s’élança, brisa la fenêtre, arracha lesrideaux à demi consumés et les jeta au dehors. Keinec, pendant cetemps, avait saisi un seau d’argent dans lequel Jasmin avait faitfrapper du champagne, et en versait le contenu sur Raphaël. Puis,aidé par le marin, il transporta le mourant dans la chambred’Hermosa.

– Cet homme se meurt et est incapable denous donner aucun renseignement, dit Marcof après avoir déposéRaphaël sur un divan. Il y a eu un crime commis ici ; toutnous porte à le croire. Fouillons l’abbaye, Keinec, et peut-êtredécouvrirons-nous ce que nous cherchons.

Keinec pour toute réponse saisit un candélabrechargé de bougies et s’élança au dehors. Marcof redescendit près deJahoua.

Tous deux fermèrent soigneusement la ported’entrée, en retirèrent la clé, et, remontant au premier étage, ilsse séparèrent pour parcourir, chacun d’un côté différent, le dédaledes corridors et des cellules. Mais ce fut en vain qu’ilsfouillèrent le couvent depuis le premier étage jusqu’aux combles,ils ne découvrirent rien.

Jahoua, qui était redescendu et pénétraitsuccessivement dans les cellules, poussa tout à coup un criterrible. Keinec et Marcof accoururent. Ils trouvèrent le fermier àgenoux dans la chambre de l’abbesse et tenant entre ses mains unepetite croix d’or.

– Qu’y a-t-il ? s’écria Marcof.

– Cette croix ! répondit Jahoua.

– Eh bien !

– C’est celle d’Yvonne.

– En es-tu certain fit Keinec enbondissant.

– Oui ! c’est sur cette croixqu’Yvonne priait à bord du lougre pendant la tempête. Elle laportait toujours à son cou.

– Alors ! on l’avait conduiteici ? dit Marcof.

– Qu’est-elle devenue ?

– L’abbaye est déserte !

– On l’aura enlevée de nouveau.

– Mon Dieu ! où l’aura-t-onconduite ?

– L’homme que nous avons trouvé nous ledira ! s’écria Keinec.

Et tous trois se précipitèrent vers la chambred’Hermosa. Raphaël n’avait pas fait un seul mouvement ;seulement le râle était devenu plus sourd et bientôt même il cessatout à fait.

– Il est mort ! fit Jahoua.

Marcof lui posa la main sur le cœur.

– Pas encore, répondit-il ; mais iln’en vaut guère mieux.

– Comment le faire parler ?

– Fouille-le, Keinec ; peut-êtretrouverons-nous quelque indice.

Keinec arracha l’habit et la veste quicouvraient Raphaël. Il plongea ses mains frémissantes dans lespoches, et en retira un papier.

– Donne s’écria Marcof en le luiarrachant.

C’était une lettre. Le marin l’ouvritrapidement.

– L’écriture de Carfor ! fit-il.

– Lis ! dit Keinec.

– Adressée au chevalier de Tessy !continua Marcof.

– Celui qui a enlevé Yvonne !s’écrièrent les deux jeunes gens.

– Cet homme est le chevalier de Tessy,alors ?

– Je tiens donc l’un de cesmisérables ! murmura Marcof avec une joie féroce.

Tous trois d’un même mouvement soulevèrentRaphaël.

– Il faut lui donner la force deparler ! s’écria Jahoua ; que nous sachions ce qu’il afait d’Yvonne et ce qui s’est passé ici, dussions-nous pour celahâter sa mort.

Raphaël fit un mouvement. Il porta la main àsa poitrine et à sa gorge, et balbutia quelques mots qu’il futimpossible de comprendre.

– Il veut boire dit Marcof eninterprétant le geste dû mourant.

Jahoua descendit et remonta bientôt, apportantun vase plein d’eau fraîche qu’il approcha de la bouche duchevalier. Raphaël y trempa ses lèvres et parut éprouver un peu debien-être. Keinec le soutenait. Les lumières des bougies frappaienten plein sur la figure décomposée du misérable. Marcof porta lamain à son front.

– C’est étrange ! murmura-t-il.

– Qu’est-ce donc ? demandaKeinec.

Marcof ne lui répondit pas, mais, prenant unflambeau, il l’approcha du visage de Raphaël pour mieux en examinerles traits.

– C’est étrange ! répéta-t-il, il mesemble reconnaître cet homme ! et j’ai beau fouiller dans messouvenirs, je ne puis me rappeler positivement à quelle époque nidans quelles circonstances je l’ai rencontré.

– N’est-ce donc pas là le chevalier deTessy ? s’écria Jahoua.

– Je l’ignore, répondit Marcof, etcependant cette lettre porte bien ce nom et semble luiappartenir.

– Je crois qu’il a fait unmouvement ! dit Keinec.

– Alors nous allons savoir qui ilest.

Et tous trois se rapprochèrent du moribond,Marcof de plus en plus singulièrement préoccupé, Keinec et Jahouapoussés par l’unique désir d’apprendre de cet homme ce qu’étaitdevenue la jeune fille qu’ils aimaient tous deux.

Chapitre 19LA FORÊT DE PLOGASTEL.

Raphaël sembla reprendre un peu de force. Ilentendait déjà, mais il ne voyait pas encore. Il éprouvait cettecourte absence de douleurs qui précède le dernier moment.

– Vous êtes le chevalier de Tessy,n’est-ce pas ? demanda Marcof.

Raphaël fit un effort. Un « oui »bien faible vint expirer sur ses lèvres.

– Qu’as-tu fait d’Yvonne ? s’écriaKeinec.

– Yvonne… balbutia le mourant.

– Oui. Yvonne que tu as enlevée,misérable, dit Jahoua. Réponds vite ! qu’en as-tufait ?

– Il m’a empoisonné ! fit Raphaël ensuivant le cours de ses pensées sans paraître avoir compris ce quelui demandait le fermier.

– Empoisonné ? s’écria Marcof.

– Oui, empoisonné !« L’aqua-tofana ! » la fiole que lui avaitdonnée…

Raphaël ne put achever : de nouvellesdouleurs crispaient ses traits bouleversés. Marcof lui secoua lebras.

– Qui t’a empoisonné ? dit-il à voixbasse.

– Lui…

– Qui, lui ?

– Oh !… J’étouffe !… Jebrûle !… À moi ! balbutia le malheureux en setordant.

– Mon Dieu ! nous ne sauronsrien !… s’écria Jahoua avec désespoir.

– Que faire ? il va mourir !dit Keinec. Marcof, viens à notre aide !

– Marcof ?… répéta Raphaël que cenom prononcé parut faire revenir à lui. Marcof !

– Me connais-tu donc ?

– Oui…

– Alors, réponds-moi. Où estYvonne ?

– Oh ! tu me vengeras ! fitRaphaël en se cramponnant au bras du marin, tu mevengeras !…

– Mais, de qui ?

– De lui… de celui qui… m’aassassiné.

– Son nom ?

– Oh !… je ne puis… J’étouffe trop…je…

Et Raphaël, portant les mains à sa poitrinearracha ses vêtements et s’enfonça les ongles dans les chairs.

– Yvonne ! Yvonne ! s’écriaKeinec.

– Je ne sais pas, répondit lemourant.

– Que s’est-il donc passé ici ? fitMarcof en regardant autour de lui.

Puis revenant à Raphaël :

– Qui était avec toi ici ?

– Lui.

– Mais qui donc ? le comte deFougueray peut-être ?

– Oui.

– C’est lui qui t’a empoisonné ?

– Oui.

– Ton frère ! s’écria le marin enreculant d’épouvante. Raphaël se dressa sur son séant.

– Ce n’est pas mon frère ! dit-ild’une voix nette.

– Que dis-tu ? fit Marcof ens’élançant près de lui.

– La vérité !

– Oh ! je te reconnais ! je tereconnais ! Je t’ai vu dans les Abruzzes !

Raphaël regarda Marcof avec des yeuxhagards.

– Ton nom ! s’écria le marin.

– Raphaël ! Venge-moi !venge-moi ! Je vais tout te dire. Tu sauras la vérité… tu leslivreras à la justice… Elle n’est pas notre sœur… c’est samaîtresse à lui… à…

Raphaël s’arrêta. Il demeura quelques secondesla bouche entr’ouverte comme s’il allait prononcer un mot, puis ilretomba sur le divan, et se roidit dans une convulsion suprême.

– Il est mort ! s’écria Keinec.

– Mort ! répéta Marcof avecstupeur.

– Mort ! Et nous ne savonsrien ! fit Jahoua en se tordant les mains.

Les trois hommes se regardèrent. En ce moment,le bruit d’une détonation lointaine arriva jusqu’à eux par lafenêtre ouverte. Cette détonation fut suivie de plusieursautres ; puis tout rentra dans le silence.

– Qu’est-ce cela ? fit Keinec.

Marcof, sans répondre, s’élança vers lafenêtre. Il écouta attentivement : deux nouveaux coups de feufirent encore résonner les échos, et ces coups de feu furent suivisrapidement d’un sifflement aigu et du son d’une corne.

– Partons ! dit-ilbrusquement ; partons ! Nos amis viennent d’arrêterquelqu’un ! Peut-être est-ce l’autre, son complice, sonmeurtrier qu’ils ont pris ! Hâtons-nous. Cet homme est bienmort ! continua-t-il en s’approchant de Raphaël. Le couventest désert, allons à la forêt.

Tous trois quittèrent vivement l’abbaye. Laforêt de Plogastel était proche ; ils y arrivèrent rapidementen passant au milieu des embuscades royalistes. Marcof se fitreconnaître des paysans et demanda un guide pour le conduire versle comte de La Bourdonnaie. Le chef des royalistes était assis aupied d’un chêne gigantesque situé au centre d’un vaste carrefourvers lequel rayonnaient quatre routes différentes. Debout, près delui, appuyé sur son fusil, se tenait un homme de taille moyenne,mais dont l’extérieur décelait une force musculaire peu commune.Cet homme était M. de Boishardy.

Marcof laissa Keinec et Jahoua à quelquedistance, et s’avança seul vers les deux chefs qui paraissaientplongés dans une conversation des plus attachantes et des plussérieuses. M. de Boishardy parlait ;M. de La Bourdonnaie écoutait. À la vue de Marcof, lenarrateur s’interrompit pour lui tendre familièrement la main.

– Vos hommes viennent de faire desprisonniers ? demanda le marin en se tournant vers le comte deLa Bourdonnaie, après avoir répondu au salut amical qui lui étaitadressé.

– Oui, répondit le royaliste ; j’aientendu les coups de feu et le signal.

– Où sont-ils ?

– On va les amener ici.

– Bien ! Je les attendrai près devous si toutefois je ne suis pas un tiers importun.

– Nullement, mon cher Marcof. Vousarrivez, au contraire, dans un moment favorable. Il n’y a pas desecret entre nous, et M. de Boishardy me rapportait desnouvelles des plus graves.

– Des nouvelles de Paris ? demandaMarcof.

– Oui, répondit de Boishardy. Je les aireçues il y a quatre heures à peine, et j’ai fait quinze lieuespour venir vous les communiquer.

– Sont-elles donc siimportantes ?

– Vous allez en juger, mon cher. Depuisvotre départ de la capitale il s’y est passé d’étranges choses.Écoutez.

Et Boishardy, prenant une liasse de lettres etde papiers qu’il avait posés sur un tronc d’arbre renversé, placé àcôté de lui, se mit à les parcourir rapidement tout en s’adressantà ses deux auditeurs.

– Nos dernières nouvelles, vous le savez,étaient à la date du 26 mai dernier. Voici celles qui leur fontsuite : « Le 5 juin l’Assemblée nationale a ôté au roi leplus beau de ses droits, celui de faire grâce. Le 6, le roi et lafamille royale, qui allaient monter en voiture pour accomplir unepromenade, se sont vus contraints à rentrer aux Tuileries sous lesmenaces du peuple ameuté. Le 10, une nouvelle publication du« Credo d’un bon Français » a eu lieu dansplusieurs journaux, et a excité encore la fureur populaire. Vousvous rappelez cette pièce ridiculement fatale qui, en févrierdernier, a accompagné et peut-être causé la tentative de ces bravescœurs que les révolutionnaires ont cru flétrir en leur donnant lenom de « chevaliers du Poignard ? »

– Parbleu ! dit Marcof, je saisencore par cœur ce credo dont vous parlez. Le voici tel que je l’aiappris : « Je crois en un roi, descendu de son trône pournous, qui étant venu au sein de la capitale par l’opération d’ungénéral, s’est fait homme, qui a permis que son pouvoir royal fûtmis dans le tombeau ; mais qui ressusciterabientôt… »

– Précisément, interrompit Boishardy. Ehbien ! cette seconde publication a fait plus de mal encorepeut-être que la première. « Pour se venger du dévouement dontfaisaient preuve un grand nombre de sujets fidèles, le peuple,perfidement conseillé, a abreuvé d’outrages notre malheureuxprince, sous les fenêtres duquel les chansons insultantesretentissaient à toute heure. Enfin, le 20 juin, le roi prit unparti énergique que lui conseillaient depuis longtemps ses frèreset les émigrés. À la nuit fermée, il a quitté secrètement lesTuileries, et, accompagné de la reine, du dauphin, de MadameRoyale, de madame Élisabeth et de madame de Tourzel, gouvernantedes enfants de France, il s’est élancé sur la route de Montmédy.Une heure plus tard MONSIEUR et MADAME partaient du Luxembourg pourgagner la frontière des Pays-Bas.

– Quoi ! s’écria Marcof stupéfait,le roi abandonne sa propre cause ? Il quitte Paris, il quittela France peut-être ?

– Telle était son intentioneffectivement, dit le comte de La Bourdonnaie ; carM. de Bouillé, à la tête du régiment de Royal-Allemand,était parti de Metz pour aller au-devant du roi et protéger safuite.

– Eh bien ! ne l’a-t-il donc pasfait ?

– Il n’a pu le faire !

– Quoi ! le roi estrevenu ?

– Oui, dit Boishardy ; mais revenupar force. Reconnu à Sainte-Menehould par le maître de postesDrouet, il a été arrêté à Varennes par les soins de Sauze,procureur de la commune, et par Rouneuf, l’aide-de-camp deLafayette, envoyé de Paris en toute diligence.

– Le roi arrêté ! dit Marcof avecune stupeur profonde.

– Oui, arrêté ! et écroué le 25 dansson propre palais, interrogé comme un criminel par des commissairesde l’Assemblée, et gardé à vue ainsi que sa famille, par lessoldats révolutionnaires !

Marcof laissa échapper un énergique juron, etfit craquer, par un mouvement involontaire, la batterie de sacarabine.

– Le roi, continua Boishardy, avait étéramené de Varennes par trois envoyés de l’Assemblée :Latour-Maubourg, Pétion et Barnave, qui ont voyagé dans la mêmevoiture que la famille royale, tandis que Maldan, Valory etDumoutier, les trois gardes-du-corps qui s’étaient dévoués pouraccompagner leur prince, étaient liés et garrottés sur le siége,exposés aux injures de la populace, qui riait autour du cortége dela royale victime ! Pendant ce temps, savez-vous ce quefaisait le bon peuple parisien ? Il arrachait les enseignes oùse trouvait l’effigie, les armoiries ou seulement le nom duroi ; il brisait dans tous les lieux publics le buste deLouis XVI et un piquet de cinquante lances faisait despatrouilles jusque dans le jardin des Tuileries en portant sur unebannière : « Vivre libre ou mourir Louis XVIs’expatriant n’existe plus pour nous. »

– Mais, dit La Bourdonnaie, que fait laclasse riche, la classe aisée ?

– La bourgeoisie ? réponditBoishardy ; elle fait chauffer le four pour manger lesgâteaux. Elle rit, elle plaisante ; elle a adopté un nouveaujeu, celui de « l’émigrette » ou de« l’émigrant » ou de « Coblentz.C’est une espèce de roulette suspendue à un cordon qui lui donne unmouvement de va-et-vient perpétuel. « C’est une rage !Aux portes des boutiques, m’écrit-on, aux fenêtres, dans lespromenades, dans les salons, à toute heure et partout, les hommes,les femmes et les enfants s’en amusent.

– Mais le roi, le roi ? dit encoreMarcof.

– Je vous répète qu’il est prisonnier.Tenez, voici le journal l’Ami du roi, lisez, et vousverrez qu’il ne peut tenter une nouvelle évasion : uncommandant de bataillon passe la nuit dans le vestibule séparant lesalon de la chambre à coucher de Marie-Antoinette. Trente-sixhommes de la milice citoyenne vont monter la garde dans l’intérieurdes appartements. Un égout conduisant les eaux du château desTuileries à la rivière doit être bouché, et on doit même murer lescheminées. Lafayette donnera dorénavant le mot d’ordre sans lerecevoir du roi, et les grilles des cours et des jardins seronttenues fermées. Quant à l’Assemblée nationale, elle cumulemaintenant les deux pouvoirs exécutif et délibérant.

– Ensuite ? demanda La Bourdonnaieen voyant Boishardy s’arrêter, et remettre ses papiers, ses lettreset ses journaux dans sa poche.

– C’est ici où s’arrêtent mes nouvelles,à la date du 26 juin. Le dernier acte de l’Assemblée nationale aété de faire apporter le sceau de l’État sur son bureau, et dedéclarer pour l’avenir ses décrets exécutoires, quoique privés dela sanction royale.

– Ainsi, dit Marcof, le roi n’est plusrien ?

– À peine existe-t-il même de nom.

– Ils ont osé cela !

– Oh ! ils oseront bien autre choseencore si on les laisse faire !

– Mais on ne les laissera pasfaire ! s’écria le comte de La Bourdonnaie en se levant.

– C’est ce qu’il faut espérer !répondit Boishardy. Cependant l’insurrection a bien de la peine àlever hautement la tête.

Marcof réfléchissait profondément.

– La Rouairie commence à agir, dit lecomte.

– Mais nous n’avons encore que quelqueshommes autour de nous.

– Les autres viendront.

– Quand cela ?

– Bientôt, mon cher. Mes renseignementssont certains et précis ; avant un an, la Bretagne et laVendée seront en armes : avant un an, la contre-révolutionaura sur pied une armée formidable ; avant un an, nous seronsles maîtres de l’ouest de la France !

– Un an, c’est trop long. Qui sait d’icilà ce que deviendra le roi ?

– Nos paysans se décident lentement, vousle savez.

– Activons-les, poussons-les,entraînons-les !

– Comment ?

– Tuez les bœufs des retardataires etallumez une botte de foin sous leurs toits ; tousmarcheront.

– S’ils viennent à nous par force, ilsnous abandonneront vite.

– Peut-être ; mais le pointessentiel est d’agir vite.

– Que font les émigrés ?

– Ils dansent de l’autre côté du Rhin, etse moquent de nous !…

Le comte de La Bourdonnaie haussa lesépaules.

– Ils nous enverront bientôt desquenouilles comme à ceux de la noblesse qui n’ont pas encore quittéla France.

– C’est à quoi ils songent, soyez-encertains !

– Corbleu ! que le roi ne s’appuiedonc que sur sa noblesse de province. Elle ne l’abandonnera pas,celle-là !…

– Nous le prouverons, Boishardy.

Marcof, on le voit, ne prenait plus qu’unepart silencieuse à la conversation. Toujours absorbé par sespensées intimes, il était trop préoccupé pour pouvoir s’y mêleractivement. Son esprit, un moment distrait par les récits deBoishardy, s’était promptement reporté sur la situation présente.Aussi, frappant le sol de la crosse de sa carabine :

– Ces prisonniers ne viennent pas !dit-il avec impatience.

Chapitre 20L’INTERROGATOIRE.

Un cri d’appel retentit au loin. Un secondplus rapproché lui succéda.

– Voici nos hommes ! fit lecomte.

Keinec et Jahoua s’étaient rapprochés. Unedouzaine de chouans, conduisant au milieu d’eux une femme, un hommeet un enfant, sortirent d’une allée voisine et s’avancèrent.

– Où les avez-vous pris, mon gars ?demanda M. de La Bourdonnaie.

– Près d’Audierne, répondit unpaysan.

– Ils n’étaient que trois ?

– Pardon, monsieur le comte, il y avaitavec eux un autre homme.

– Où est-il ?

– Il a pris la fuite et nos balles n’ontpu l’atteindre.

– Maladroits !

– Nous avons fait pour le mieux.

– Les prisonniers sontattachés ?

– Oui, monsieur le comte.

– C’est bien… je vais les interroger.

Les paysans se retirèrent, et les prisonniersdemeurèrent en face du comte. Ces prisonniers, nos lecteurs l’ontdeviné sans doute, n’étaient autres que Jasmin, Hermosa etHenrique. L’enfant, nous pensons l’avoir dit, n’avait pas onze ansencore. Effrayé de ce qui se passait, il se tenait étroitementserré contre sa mère.

Jasmin, pâle et défait, tremblait de tous sesmembres, jetant autour de lui des regards effarés. Hermosa, fièreet hautaine, relevait dédaigneusement la tête, et semblait défierceux entre les mains desquels elle se trouvait. Le comte de LaBourdonnaie commença par interroger Jasmin.

– Qui es-tu ? lui demanda-t-il.

Mais avant que le valet pût ouvrir la bouchepour répondre, Hermosa se tournant vers lui :

– Je te défends de parler ! dit-elled’une voix impérative.

– Oh ! oh ! belle dame !fit Boishardy en souriant ironiquement, vous oubliez, je crois,devant qui vous êtes.

– C’est parce que je m’en souviens que jeparle ainsi.

– Vraiment ?

– Je suis femme de qualité !

– Et nous sommes gentilshommes.

– On ne s’en douterait pas.

– Vous plairait-il de vousexpliquer ?

– Des gentilshommes ne font pasd’ordinaire le métier de voleurs de grand chemin.

– Tonnerre ! s’écria Marcof, nediscutons pas et dépêchons.

– Laissez-moi faire, mes amis, ditM. de Boishardy en s’adressant au comte de La Bourdonnaieet au marin. Madame voudrait sans doute prolonger la conversation,mais je vous réponds qu’elle va parler nettement.

Hermosa sourit.

– D’abord, continua le gentilhomme, nousne sommes nullement des voleurs, mais bien des personnagespolitiques. Veuillez vous rappeler cela. Une insulte nouvellepourrait vous coûter la vie à tous trois. Réfléchissez !… Vousvenez de défendre à cet homme de répondre, n’est-ce pas ? Ehbien ! ce sera vous alors, madame, qui allez nous faire cethonneur. Ne riez pas !… je vous affirme que je ne mens jamais.Veuillez m’écouter ; je commence : Quiêtes-vous ?

– Comme je ne vous reconnais pas le droitde m’interroger, pas plus que celui de m’avoir arrêtée, je ne vousrépondrai pas.

– La chose devient piquante ! Cetenfant est votre fils ? continua Boishardy en indiquantHenrique.

Hermosa ne répondit que par un sourirerailleur. Marcof se mordait les lèvres avec impatience ettourmentait la batterie de sa carabine. Boishardy, parfaitementcalme, siffla doucement. Un paysan s’avança : c’étaitFleur-de-Chêne.

– Ton fusil est-il chargé ? demandale chef.

– Oui.

– Très-bien. Appuie un peu le canon surla poitrine de cet enfant.

Fleur-de-Chêne épaula son arme et en dirigeal’extrémité à bout portant sur Henrique. Hermosa poussa un cri etvoulut se jeter entre son fils et l’arme meurtrière, mais Marcoflui saisit le bras et la cloua sur place.

– Mon fils ! dit-elle.Grâce !…

– Allons donc ! je savais bien queje vous ferais répondre ! continua Boishardy. Maintenant,Fleur-de-Chêne, attention, mon gars ; je vais interrogermadame, à la moindre hésitation de sa part à me répondre, tu ferasfeu sans que je t’en donne l’ordre.

– Ça sera fait ! répondit lepaysan.

Hermosa était d’une pâleur extrême. En proie àla rage de se voir contrainte à obéir, effrayée du péril quimenaçait Henrique, elle tordait ses belles mains sous les cordesqui les retenaient captives.

– Votre nom ? demanda Boishardy.

– Je suis la marquise de Loc-Ronan.

– La marquise de Loc-Ronan ! s’écriaMarcof en bondissant.

– Crois-tu qu’elle mente ? fitBoishardy.

– Non ! non ! répondit lemarin. Elle doit dire vrai, et c’est la Providence qui l’a conduiteici !

Puis, se retournant vers Hermosa :

– Vous êtes la sœur du comte de Fouguerayet du Chevalier de Tessy, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

– Répondez ! dit Boishardy.

– Oui.

– Oh ! mes yeux s’ouvrentenfin ! murmura Marcof.

– Yvonne ! Yvonne ! glissaKeinec son oreille.

– Nous allons tout savoir,patience ! répondit le marin.

Boishardy continua l’interrogatoire.

– D’où venez-vous ?

– De chez mon frère.

– Où était votre frère ?

– À l’abbaye de Plogastel.

– Ici près ?

– Oui !

– Où alliez-vous ?

– À Audierne.

– Pourquoi faire ?

– Pour m’y embarquer.

– Vous vouliez quitter laFrance ?

– Je voulais seulement quitter laBretagne.

– Quel est l’homme qui vousaccompagne ?

– Mon valet.

– Il se nomme ?

– Jasmin.

– Et celui qui a fui.

– C’est mon frère.

– Le comte de Fougueray ?

– Oui.

– Connaissez-vous ce comte ? demandaBoishardy à Marcof.

– Oui, répondit le marin ; c’est unagent révolutionnaire.

– Vous en êtes certain ?

– J’en ai les preuves.

– Alors, il faut les faire fusiller,n’est-ce pas ?

– C’est mon avis !… dit le comte deLa Bourdonnaie ; quoique tuer une femme me répugne, mêmelorsqu’il s’agit du bien de notre cause.

Boishardy fit un geste d’indifférence.

– Attendez ! s’écria Marcof, il fautque je l’interroge.

– Interrogez, mon cher ami !

– Fleur-de-Chêne, dit Marcof, faistoujours attention…

Puis, revenant à Hermosa :

– Avec qui étiez-vous àl’abbaye ?

– Avec mon frère, je l’ai dit.

– Avec le comte seulement ?

– Mais…

– Vous hésitez ?

– Non ! s’écria Hermosa.

– Répondez donc !

– Il y avait un autre homme avecnous.

– Le nom de celui-là ?

– La chevalier de Tessy.

– Votre second frère ?

– Oui.

– Vous mentez.

– Monsieur !

– Cet homme n’est pas votre frère.

– Monsieur !

– Fleur-de-Chêne ! s’écriaMarcof.

– Grâce !… fit Hermosa en selaissant tomber à genoux.

– Faut-il faire feu ? demandafroidement le paysan.

– Attends encore !… réponditMarcof.

Hermosa réfléchit rapidement. Elle se sentaitprise dans des mains de fer. Fallait-il avouer tout ?Fallait-il nier obstinément ?

Un aveu la perdait à tout jamais, car c’étaitraconter sa vie infâme. D’un autre côté, ceux qui lui parlaient etqui l’interrogeaient ne pouvaient pas avoir de preuves contre sesassertions au sujet de sa famille. Elle se résolut à soutenir lemensonge.

– Répondez ! reprit Marcof.

– Vous pouvez tuer mon enfant, monsieur,vous pouvez me faire tuer ensuite, fit Hermosa avec l’apparenced’une victime résignée ; mais vous ne sauriez me contraindre àmentir.

– Ainsi le chevalier de Tessy est votrefrère ?

– Oui.

– Soit ; je ne puis pasmalheureusement vous prouver le contraire. Mais songez bienmaintenant à me répondre franchement, car je jure Dieu que votrefils mourrait sans pitié !

– Interrogez donc !

– Où avez-vous laissé lechevalier ?

– À l’abbaye.

– Pourquoi ?

– Il était malade.

– Prenez garde !

– Je dis la vérité.

– Attention, Fleur-de-Chêne, attention,mon gars, et tire sur l’enfant à mon premier geste.

Hermosa tressaillit involontairement. Elledevinait où allait en venir son interrogateur.

– Le chevalier était empoisonné !accentua fortement Marcof.

– Oui, répondit Hermosa sans hésiter, carelle comprenait que le moindre retard dans ses paroles coûterait lavie à Henrique.

Au milieu de ses vices, dans sa vie decriminelle débauche, cette femme avait conservé au fond de son cœurun amour effréné pour son enfant. Mais cet amour était celui de lalouve pour ses louveteaux.

– Qui a empoisonné lechevalier ?

– Le comte de Fougueray.

– Son frère ! s’écria Marcof. Vousentendez, messieurs ?

– Qui a versé le poison ? demandaBoishardy.

– Moi !

– Qu’elle meure donc ! fit le comtede La Bourdonnaie. Cette misérable me fait horreur !

– Non ! dit vivement Marcof ;je lui promets la vie si elle dit là vérité sur ce que j’ai encoreà lui demander.

– Faites, répondit Boishardy.

– Vous devez savoir que le chevalier deTessy avait enlevé une jeune fille ? continua le marin.

– Je le sais.

– Elle se nomme Yvonne.

– Oui.

– L’avez-vous vue ?

– Oui.

– Quand cela ?

– Il y quelques heures à peine.

Keinec et Jahoua poussèrent un rugissement dejoie et de colère. Marcof les arrêta de la main. Puis, revenant àHermosa :

– Où était cette jeune fille ?

– À l’abbaye.

– Où est-elle ?

– Écoutez-moi, fit vivement la misérable,craignant qu’on ne prit pour hésitation de sa part l’ignorance oùelle était effectivement de ce qu’était devenue Yvonne.

Elle raconta brièvement ce qu’elle savait.Elle dit comment Yvonne avait été atteinte par les crisesnerveuses, comment le comte l’avait saignée, comment lui et lechevalier l’avaient enfermée dans la cellule de l’abbesse, etcomment enfin elle, Hermosa, avait constaté le soir la disparitionextraordinaire de la jeune fille. Il y avait un tel cachet devérité à ses paroles, il était si naturel de supposer qu’Yvonne eûtprofité de la plus légère circonstance favorable pour fuir, queMarcof et ceux qui écoutaient Hermosa ne doutèrent pas qu’elle neparlât sincèrement.

– La jeune fille est peut-être retournéeà son village, dit le comte de La Bourdonnaie.

– C’est possible, répondit Boishardy.

– Non, dit Marcof ; elle devait êtretrop faible, et il y a loin d’ici à Fouesnan. Et puis, vos gars quigardent le pays l’auraient déjà arrêtée.

– Mais qu’est-elle devenue alors ?s’écria Jahoua.

– Avez-vous visité les souterrains ?demanda Hermosa qui avait compris facilement que les trois hommesavaient été à l’abbaye.

Il lui était fort indifférent que l’onretrouvât ou non Yvonne, et elle espérait attendrir ses juges enayant l’air de leur donner tous les éclaircissements qui étaient enson pouvoir.

– Il y a donc des souterrains dansl’abbaye ? demanda Marcof.

– Oui, dit Fleur-de-Chêne, et defameux !

– Tu les connais ?

– Oui.

– Tu vas venir avec nous et nousconduire.

– Partons ! s’écrièrent Jahoua etKeinec.

– Guide-les, Fleur-de-Chêne. Je vousrejoins, mes gars, dit Marcof.

Fleur-de-Chêne et les deux jeunes garsdisparurent promptement. Hermosa poussa un soupir de soulagement.Henrique n’était plus menacé par le fusil du paysan breton.

– Qu’allons-nous faire de cettefemme ? demanda M. de La Bourdonnaie en désignantHermosa.

Marcof l’entraîna, ainsi que Boishardy, àquelques pas, et, baissant la voix :

– Il ne faut pas la tuer, dit-il.

– Elle peut nous être utile ?

– Peut-être.

– Nous devons la garder à vie,alors ?

– Oui.

– Je m’en charge, fit Boishardy.

– Où la conduirez-vous ?

– Au château de La Guiomarais, où est lequartier général de La Rouairie.

– Très-bien.

– Je l’emmènerai cette nuit même.

Les trois chefs allaient se séparer, lorsqu’unpaysan parut dans la petite clairière où ils se trouvaient.

– Qu’y a-t-il, Liguerou ? demandavivement le comte.

– Un message pour vous, monsieur.

– De quelle part ?

– De la part d’un monsieur que je neconnais pas, répondit le paysan en présentant une lettre à LaBourdonnaie.

– Où as-tu vu ce monsieur ?

– À deux lieues d’ici, sur la routed’Audierne. Il traversait les genêts avec une femme habillée enreligieuse et un autre homme âgé. Nous les avons arrêtés, mais ilnous a donné le mot de passe et il a ajouté les paroles convenueset qui désignent un chef. Alors, au moment de s’éloigner, il m’arappelé ; je suis revenu ; il a écrit une lettre sur unpapier avec un crayon, et il me l’a remise en m’ordonnant de vousla porter sans retard. J’ai obéi.

– Bien, mon gars.

Le paysan se recula, tandis que le comtebrisait le cachet ou plutôt déchirait une enveloppe collée avec dela mie de pain.

– Kérouët, dit-il en s’adressant à unhomme qui tenait à la main une torche de résine enflammée,éclaire-moi.

Kérouët s’approcha vivement pour obéir à sonchef. Quelques lignes étaient tracées sur le verso de l’enveloppe.Ces quelques lignes contenaient les mots suivants :

« Prière au comte de La Bourdonnaie defaire passer cette lettre par une main fidèle au capitaine Marcof,commandant le lougre le Jean-Louis en relâche àPenmarckh. »

– Marcof, dit le comte en tendant lalettre au marin, ceci est pour vous.

– Pour moi ?

– Voyez ce que l’on m’écrit.

Marcof prit la lettre et l’enveloppe. À peineeut-il jeté les yeux sur les lignes tracées au crayon qu’iltressaillit et qu’une joie immense illumina sa mâle figure. Ilvenait de reconnaître l’écriture du marquis de Loc-Ronan. Prenantla torche des mains de Kérouët et se retirant à l’écart, il lutavidement. Puis il revint vers le comte et son compagnon.

– Messieurs, dit-il, il faut que je vousparle. Éloignez tout le monde.

La Bourdonnaie donna l’ordre d’emmener lesprisonniers et de veiller sur eux.

– Qu’y a-t-il ? demanda Boishardylorsqu’ils furent seuls tous trois.

– Je suis autorisé à vous révéler unsecret, répondit Marcof. Écoutez-moi attentivement. Le marquis deLoc-Ronan n’est pas mort.

– Philippe n’est pas mort ! s’écriaBoishardy.

– Impossible ! fit le comte ;j’ai assisté à ses funérailles.

– Je vous le répète pourtant : lemarquis de Loc-Ronan n’est pas mort.

– Impossible ! impossible !

– Cette lettre est de lui. Voyez sasignature. Elle est datée de ce soir même.

– C’est une bénédiction du ciel !murmura M. de La Bourdonnaie en regardant la lettre quelui présentait Marcof.

– C’est un bras et un cœur de plus dansnos rangs, ajouta Boishardy.

– Expliquez-nous ce mystère,Marcof !

– Je ne puis vous révéler les causes quiont déterminé le marquis à se faire passer pour mort. Il faut mêmeque vous gardiez le plus profond secret à cet égard. Toujoursest-il qu’il est vivant. Il quitte la Bretagne cette nuit même, etvoici ce qu’il m’écrit avec ordre de vous communiquer sesintentions.

– Nous écoutons.

Marcof commença la lecture de lalettre :

« Mon cher et aimé Marcof, écrivait lemarquis, si tu m’as cru mort, je viens porter d’un seul coup etsans préparation aucune la joie dans ton âme, car je n’ignore pasles sentiments qui t’attachent à moi. Si le bruit de ma mort n’estpas encore arrivé jusqu’à toi, j’en bénirai le ciel qui t’auraainsi évité une douleur profonde. Dans tous les cas, voici ce qu’ilest important que tu saches ; le soir même du jour où mesfunérailles ont été célébrées dans le château de mes pères, jeprenais la fuite avec Jocelyn.

« Je me suis retiré dans l’abbaye dePlogastel, près de mademoiselle de Château-Giron, qui avaitcontinué à habiter le couvent. Je comptais attendre là ton retouret te donner les moyens de venir m’y joindre. Malheureusement, Dieuen a ordonné autrement. Des misérables m’ont poursuivi et ontdécouvert ma retraite. Je fuis donc ; je passe enAngleterre.

« Communique cette lettre à nosprincipaux amis, afin qu’ils sachent ce que je vais faire et qu’ilsconnaissent nos moyens de correspondre. Je vais à Londresd’abord ; là, je verrai Pitt, et je m’efforcerai d’obtenir dessecours en armes et en argent. Je solliciterais l’appui d’uneflotte anglaise, s’il ne me répugnait d’associer des étrangers ànotre cause.

« S’il m’accorde les secours que jedemande, le roi pourra l’en récompenser plus tard et rendre àl’Angleterre ce qu’elle nous aura prêté. D’Angleterre j’irai enAllemagne ; je verrai Son Altesse Royale monseigneur le comtede Provence. Je prendrai ses ordres que je vous ferai passer.

« Tu pourras te mettre facilement encommunication avec le pêcheur qui me conduit en Angleterre ;il se nomme Salaün et habite Audierne. À son retour, il te remettraune nouvelle lettre de moi. »

– C’est là tout ce qui concerne notrecause, messieurs, dit Marcof en repliant la lettre.

– Je répondrai à Philippe, dit Boishardy,et je vous remettrai la lettre, Marcof.

– Serez-vous encore à Penmarckh dansquatre jours ? demanda le comte de La Bourdonnaie.

– Oui ; je ne mettrai à la voilequ’après avoir reçu la seconde lettre du marquis.

– Bien ; nous irons vous trouver àbord de votre lougre dans quatre nuits.

– Je vous attendrai, messieurs.

Marcof prit les mains de ses deuxinterlocuteurs.

– Pas de honte entre nous, dit-il ;avez-vous besoin d’argent ?…

– Non, répondit le comte.

– Et vous, monsieur deBoishardy ?

– J’avoue qu’il m’en faudrait pouraugmenter l’entraînement général.

– Combien ?

– Oh ! beaucoup.

– Dites toujours.

– Vingt-cinq mille écus environ.

– Vous les aurez.

– Quand cela ?

– Quand vous viendrez à mon bord.

– Ah çà ! mon cher ami, le Pactolecoule donc sur le pont de votre lougre ? dit Boishardy enriant.

– Pas sur le pont, mais dans la cale.

– Quoi ! sérieusement, cet argentest à vous ? demanda La Bourdonnaie.

– J’ai trois cent mille livres à votredisposition, à bord du Jean-Louis, et cinq cent milleautres cachées dans un endroit connu de moi seul. Cet or estconsacré au besoin de notre cause.

– Brave cœur ! s’écriaBoishardy ; il donne plus que nous !

– J’ai toujours pensé que Marcof était ungentilhomme qui reniait son origine et se cachait sous les habitsd’un matelot, ajouta M. de La Bourdonnaie en s’inclinantavec une gracieuse politesse.

– Ne vous occupez pas de cela, messieurs,répondit Marcof en souriant avec fierté. Sachez seulement que jepuis vous recevoir et vous serrer la main sans que vous descendieztrop du rang où vous a placé chacun le nom de vos aïeux.

– Nous n’en doutons pas, fit Boishardy entendant sa main ouverte au marin.

– Dans quatre nuits, n’est-cepas ?

– C’est convenu.

– Et les prisonniers ?

– J’en réponds, dit encore Boishardy.

– Adieu donc !

Marcof quitta rapidement la clairière et pritla route de l’abbaye de Plogastel.

– Oh ! se disait-il en se glissantdans les genêts.

– Pauvre Philippe ! je saismaintenant tes secrets. Je connais la cause de ta fuite. Je devinecelle qui te fait abandonner la Bretagne au moment du danger. Maisje suis là, frère, et je veille. Déjà deux des misérables qui onttorturé ta vie sont entre mes mains, et le troisième ne m’échapperapas ? Mon Dieu ! faites que je puisse rendre à celui quej’aime de toute la force de mon cœur cette tranquillité qu’il aperdue ! Que je le voie heureux et que je meure après s’il lefaut. Mais comment se fait-il que ce chevalier de Tessy soit lemême homme que ce Raphaël que j’ai rencontré jadis dans lesAbruzzes ? Il y a là-dessous quelque horrible mystère que jesaurai bien découvrir plus tard. Oh ! que je trouve ce comtede Fougueray, que je le tienne en ma puissance comme j’y tiens sasœur maudite, et je parviendrai à leur faire révéler lavérité ! Va, Philippe, tu seras heureux peut-être, mais je teferai libre, je le jure !

Marcof était arrivé devant l’abbaye. Il montarapidement à la chambre où il avait laissé Raphaël. Le cadavre dumalheureux était dans une décomposition complète. La force dupoison était telle qu’en quelques heures il avait accompli l’œuvreque la mort met plusieurs jours à faire. L’air de la cellule étaitvicié par une odeur infecte et insoutenable. Marcof sortitvivement. Il appela Keinec et Jahoua. Aucun d’eux ne lui répondit.L’abbaye semblait déserte et abandonnée.

– Ils sont dans les souterrains, murmuraMarcof ; ils n’ont pas besoin de moi en ce moment. Je vaisvisiter encore la chambre qu’a habitée Yvonne et la sonderattentivement. La jeune fille n’a pu fuir que par une ouverturesecrète qu’elle aura découverte.

Ce disant, le marin entra dans la cellule del’abbesse. Il visita avec une profonde attention le plancher et lesmurailles ; puis, ne découvrant rien et supposant que lesmeubles pouvaient cacher ce qu’il cherchait, il se mit en devoir deles enlever de la chambre. Il s’adressa d’abord au lit.

Le lit ne recouvrait aucun indice qui putmettre Marcof sur la voie qu’Yvonne avait dû prendre pour sesauver. Alors il voulut repousser le bahut d’ébène. Le meublerésista. On se rappelle qu’il était scellé à la muraille par l’unde ses angles.

Marcof employa inutilement ses forces.Saisissant sa hache, il attaqua les deux battants de la porte dubahut. Le bois craqua sous l’acier. Marcof arracha la porte quicéda, et sonda l’intérieur avec le manche de son arme.

Le fond, élevé sur quatre pieds, ne pouvaitévidemment pas mériter un long examen. Il frappa sur le côté dumeuble, qui devait être appuyé au mur. Le panneau rendit ce son secdu bois derrière lequel il y a vide. Marcof poussa un cri de joieet attaqua plus vigoureusement encore l’ébène, qui bientôt jonchale plancher de ses débris mutilés.

Chapitre 21DIÉGO ET MARCOF.

Une heure avant que Marcof ne franchit leseuil de l’abbaye un homme chevauchant sur un magnifique étalonanglais, galopait à fond de train sur la plage, dans la directiond’Audierne. Cet homme étant le comte de Fougueray. Arrivé dans lapetite ville, et se jugeant à l’abri, il s’était arrêté pourréfléchir à sa situation et prendre un parti quelconque.

– J’avais tort d’accuser Hermosa,pensait-il tandis que son cheval reprenait haleine, et que lavapeur s’échappant de ses flancs enveloppait le cavalier dans unnuage de brouillard. Évidemment elle est tombée entre les mains despaysans. Pourquoi ne l’ai-je pas emmenée de suite à Audierne ?Les drôles ont fait main basse sur l’or qui se trouvait dans lecoffre ! Je suis ruiné, complètement ruiné ! mauvaisenuit ! C’est ce Raphaël maudit qui est cause de tout cela avecsa manie d’enlever les jeunes filles ! Que Satan torture cebélître amoureux, et j’espère pardieu qu’il n’y manque pas à cetteheure. Que dois-je faire ? M’embarquer ? À peine mereste-il dix louis ! Ah ! si j’avais eu le tempsd’emporter cette argenterie massive que nous avons découverte dansl’abbaye ! J’aurais dû la fondre en lingots ; rienn’était plus facile… Je réponds qu’il y en a bien pour vingt millelivres ! Vingt mille livres ! continua-t-il en soupirant.Joli denier pour un homme qui n’a pas le sou ! Ah ! si jepouvais… Pour quoi pas ? fit-il tout à coup en se redressantsur sa selle. Les souterrains du château m’offrent un asile, et, enquelques heures, j’aurai terminé mon opération métallurgique.Excellente idée ! Oui ; mais ces damnés chouans gardentles alentours. Ah ! bah ! qui ne risque rien n’arien ! Risquons !

Et, rassemblant ses rênes, Diégo se remit enmarche ; mais cette fois au pas de son cheval. Au moment des’engager de nouveau sur la route de l’abbaye, il s’arrêtaencore.

– Je suis bien bon, murmura-t-il, derisquer à me faire prendre pour une cible par ces fusilsbas-bretons ! N’ai-je pas, pour pénétrer dans l’abbaye, lesentrées des souterrains qui donnent dans la campagne !Réfléchissons un peu ! La galerie que nous avons explorée enpremier donne dans la forêt de Plogastel. N’y songeons pas. Laforêt doit servir de quartier général à ces royalistes endiablés.La seconde est sur la route de Penmarckh. Si Yvonne a fui c’est parlà qu’elle ramènera du secours. Mais la troisième ?…

Et Diégo réfléchit profondément. Puis ilreprit :

– La troisième, si j’ai bonne mémoire,aboutit près de Douarnenez, entre ce village et Pont-Croix, àquelque distance de la mer. Environ à une lieue d’ici. Vingtminutes de galop m’y conduiront, et, comme je suivrai la plage, jen’aurai pas la crainte de rencontrer les chouans qui n’occupent quele haut pays. En route !

Diégo revint sur ses pas, traversa de nouveauAudierne, et s’élança dans la direction indiquée. Diégo montait unexcellent coursier. En un quart d’heure il eut atteint Pont-Croix.Rien n’était venu inquiéter sa marche. Là il s’orienta.

Lorsque, après avoir pris possession del’abbaye quelques jours auparavant, il avait soigneusement visitéles souterrains, il avait attentivement examiné les entrées qui ydonnaient accès. Celle située sur le bord de la mer, à peu dedistance des falaises, était cachée aux regards des passants par untravail admirable, œuvre d’une main habile. Elle donnait dans unepetite grotte étroite et fort basse dans laquelle il fallaitpénétrer en se glissant sur les genoux. Une porte, enduite d’uneépaisse couche de granit, était pratiquée au fond de cette grotte,et, se mouvant par un ressort artistement dissimulé, s’ouvrait surla galerie. Diégo avait découvert le ressort faisant céder la porteintérieurement. Donc, lorsqu’il eut dépassé Pont-Croix, il mit piedà terre, et conduisant son cheval par la bride, il se dirigea versla grotte qu’il atteignit bientôt.

Alors il attacha son cheval à un arbre voisinet se glissa dans l’intérieur. Diégo était un homme de précaution.Il avait sur lui une bougie et un briquet. Il fit du feu à l’aidede l’un, et, le feu fait, il alluma l’autre. Puis il pressa leressort ; la porte s’ouvrit et il pénétra dans la galerie.

Ce moment coïncidait précisément avec celui oùHermosa, Jasmin et Henrique étaient amenés devant le comte de LaBourdonnaie, M. de Boishardy et Marcof. Il y avait sixheures environ que la pauvre Yvonne gisait à terre en proie à lafièvre et au délire.

Diégo, certain d’être seul, avança hardiment.Par mesure de précaution, il tenait un pistolet à la main. Diégoavait été doué par la nature prodigue d’une imagination des plusvives. Son esprit, continuellement éveillé, travaillait sansrelâche. En traversant les souterrains, le projet d’Hermosa,relatif à la seconde marquise de Loc-Ronan, lui revint en tête. Ilsourit.

– J’ai eu tort de me plaindre,murmura-t-il. Les chouans m’ont rendu grand service. Ils m’ont prissoixante-quinze mille livres, mais ils me mettent en possession deplus de deux millions. « Ils m’ont ruiné pour le moment, maisils me font riche pour l’avenir et libre pour le présent. Mafoi ! j’avais assez d’Hermosa ! Elle est entre leursmains, qu’elle y reste ! C’est le seul souhait que je forme.J’irai seul à Rennes. Je verrai Julie de Château-Giron, et jesaurai bien la contraindre à m’abandonner sa fortune, lors mêmequ’elle aurait appris la mort du marquis. Elle ne voudra pas quel’on déshonore sa mémoire. L’argenterie de la mère abbesse memettra à même de faire le voyage et d’attendre, s’il le faut, pourmieux réussir. Allons ! saint Janvier le patron des lazzaroni,veille toujours sur moi ! Grâce lui soient rendues !Ah ! fit-il tout à coup en poussant un cri de surprise et entrébuchant. Il se retint à la muraille. Mais la bougie lui avaitéchappé et s’était éteinte en tombant. Diégo était brave. Cependantsa position était assez critique pour qu’il fût excusable deressentir un mouvement de terreur.

Il était au milieu de souterrains inhabitésdepuis longtemps. Quelque bête fauve avait pu en avoir fait sonrepaire. Il avait heurté du pied un obstacle que l’on devaitsupposer être un corps étendu en travers de la galerie.

Aussi, s’appuyant à la muraille, son pistoletà la main, il s’efforça de sonder les ténèbres. Il s’attendait àvoir des yeux flamboyants luire dans l’obscurité. Il n’en fut rien.Rassuré par le silence qui régnait, Diégo se baissa et chercha sabougie. Bientôt il la retrouva et l’alluma promptement. Alors ilregarda à ses pieds. Un corps inanimé gisait sur le sol humide, etc’était l’obstacle causé par ce corps qui avait fait trébucherl’Italien.

– Une femme ! s’écria Diégo ens’approchant davantage et en se baissant pour mieux éclairer l’êtreprivé de sentiment qui demeurait immobile à ses pieds. Unefemme ! répéta-t-il en posant la bougie sur la terre.

Ce corps, le lecteur l’a deviné, était celuide la malheureuse Yvonne. Lorsque les forces avaient manqué à lajeune fille, elle était tombée en avant la face contre terre.Depuis elle n’avait pas bougé. Diégo l’enleva dans ses bras.

– Yvonne !… dit-il en demeurantstupéfait. Yvonne !… morte peut-être ! Non,continua-t-il, son cœur bat encore. Comment a-t-elle pu se traînerjusqu’ici ? Oh ! je devine ! Elle aura découvertdans la cellule quelque ouverture secrète que j’ignorais. Mafoi ! je lui ai rendu un grand service en la débarrassant deRaphaël, et elle m’en devra quelque reconnaissance si elle enréchappe. Quelle jolie tête ! Per Bacco ! Hermosa n’avaitpas eu tort d’en être jalouse. Que diable vais-je enfaire ?

Diégo se mit à réfléchir.

– Le temps presse, ajouta-t-il. Il fautprendre un parti. Elle est sans connaissance, incapable de sedéfendre. Si je l’enlevais à mon tour ? Oui, mais ellem’embarrassera. D’un autre côté, j’ai la solitude en horreur !Elle remplacera Hermosa !

Sur cette détermination, Diégo prit dans sesbras le corps de la jeune fille, retourna vivement sur ses pas etatteignit bientôt l’entrée du souterrain.

– Je la retrouverai ici, murmura-t-il enla déposant doucement à terre, près de la porte donnant dans lagrotte. Maintenant faisons vite !

Et, pressant sa course, il revint versl’abbaye. Il pénétra dans le corps de bâtiment, et gravitrapidement le premier étage de l’escalier. En poussant la porte dela chambre d’Hermosa, il recula.

– Raphaël ici ! s’écria-t-il à lavue du cadavre couché sur le divan. N’est-il pas mortencore ?

Il s’approcha vivement.

– Si fait, il est mort et bienmort ! continua-t-il. Mais alors quelqu’un est venu ici !On l’a transporté dans cette pièce ! Oh ! pourvu que lemisérable n’ait pas eu le temps de parler !

Diégo demeura immobile. Un bruit de pasretentit au dehors. Diégo bondit vers le corridor.

– Je suis perdu ! on pénètre dansl’étage supérieur.

Il jeta autour de lui un coup d’œil rapide.Une cellule était ouverte ; il s’y précipita. Là, il retint sarespiration, pour être à même de mieux entendre. Keinec, Jahoua etFleur-de-chêne venaient d’entrer dans l’abbaye.

– Montons-nous ? demandaFleur-de-Chêne.

– Oui, répondit Jahoua.

Diégo sentit une sueur froide inonder sonvisage. Le misérable craignait la mort, et il ne s’illusionnait passur sa position. Être pris était, pour lui, être tué.

Il ne doutait pas que les hommes qu’ilentendait ne fussent des chouans, et lui, agent révolutionnaire,devait périr sans miséricorde. Fleur-de-Chêne s’était élancé surl’escalier. Keinec le retint.

– Inutile, dit-il ; nous avonsfouillé les étages supérieurs. Allons de suite aux souterrains.

– Soit !

Les trois hommes s’éloignèrent. Diégo sentitune joie suprême succéder à l’angoisse qui le torturait. Il n’étaitpas découvert, donc il y avait encore de l’espérance. Il entenditles pas résonner sur les dalles du corridor, puis s’éloignerrapidement. Alors Diégo sortit de la cellule. Il ne songeait plus àl’argenterie de l’abbesse.

Retenant sa respiration, se coulant le longdes murailles, il descendit les marches avec des précautionsinfinies. Une fois au rez-de-chaussée, il écouta attentivement.

– Si je fuyais par la cour ?pensait-il.

Il fit quelques pas et s’arrêta.

– Non ! elle est sans doutegardée ; puis, je serais arrêté dans les genêts !

Il revint vers l’escalier conduisant auxsouterrains.

– S’ils sont dans les deux autresgaleries, je suis sauvé ! murmura-t-il.

Keinec, Jahoua et Fleur-de-Chêne étaientdemeurés à l’entrée des trois galeries, se consultant sur cellequ’ils devaient explorer la première. Diégo pouvait entendre leursparoles de l’endroit où il était.

Il sentait que des quelques minutes quiallaient suivre dépendait son existence. Il essaya de balbutier uneprière, mais ses lèvres ne trouvaient que des blasphèmes.

Pâle et tremblant, il écoutait comme lecriminel qui attend l’arrêt de ses juges. Enfin les trois hommesprirent une décision. Ils continuèrent leurs recherches en poussanten avant. Seulement Diégo ne put deviner tout d’abord, au bruit deleurs pas, la direction qu’ils avaient prise.

Il resta au sommet de l’escalier souterrain,n’osant avancer encore, lorsqu’un nouveau bruit retentit derrièrelui. Quelqu’un pénétrait dans le couvent. Diégo se précipita enavant et descendit quelques marches sous l’empire d’une terreurfolle.

C’étaient les pas de Marcof que l’Italienavaient entendus. Le marin, arrivant en dernier, avait vouluretourner à la cellule qu’avait probablement occupée Yvonne. Unefois de plus, Diégo voyait s’éloigner le péril.

Bientôt la marche de Marcof résonna au-dessusde la tête du misérable. Alors il continua à descendre. Les troisgaleries s’offrirent à lui. Toutes les trois étaient sombres, etaucun rayon de lumière ne lui indiquait celle qu’avaient suivieceux qui venaient d’y pénétrer. C’était la galerie de gauche quiconduisait à la grotte.

Diégo examina d’abord attentivement celle dedroite. Il avança doucement ; il ne vit rien. Alors il pritcelle du milieu. Au bout de quelques pas, il aperçut au loin lalueur d’une torche.

– Sauvé ! murmura-t-il avecjoie.

La galerie de gauche était libre. Diégon’avait pas de lumière. Dans la précipitation de sa fuite, il avaitlaissé la bougie allumée dans les souterrains près du cadavre deRaphaël. Il se précipita donc dans l’obscurité, se guidant sur lamuraille qu’il suivait de la main. Cependant il avançaitrapidement. Déjà il avait franchi plus d’un tiers de la distancequi le séparait encore de la grotte, lorsqu’une porte s’ouvritbrusquement derrière lui et qu’un homme s’élança à son tour dans lagalerie. Cet homme tenait une torche à la main. C’était Marcof.

Le marin, après avoir brisé le bahut d’ébène,avait facilement découvert l’ouverture secrète donnant dans lacellule de l’abbesse, et espérant être sur les traces d’Yvonne, ilétait descendu. En pénétrant dans la galerie, il vit un hommebondir devant lui et s’éloigner.

Marcof appela, croyant avoir affaire à l’un deses compagnons qu’il savait être dans les souterrains. Ne recevantpas de réponse, il poursuivit celui qui fuyait.

– Arrête ! cria-t-il en tirant onpistolet de sa ceinture, Arrête !… ou je fais feu !

Diégo continua sa course en augmentant devitesse ; il était protégé par l’obscurité. Marcof fut doncobligé d’ajuster au hasard et de tirer au juger.

La balle effleura la tête de l’Italien et seperdit dans la voûte. Mais Marcof, sa torche d’une main, sa hachede l’autre, bondissait comme un lion en fureur à la poursuite de saproie.

Diego s’aperçut promptement qu’il ne pouvaitlutter d’agilité ; il se retourna. Ne voyant qu’un seul homme,il tint ferme. Le marin arriva sur lui. La torche qu’il portait lemettait en pleine lumière.

– Marcof ! s’écria Diégo dont lesdents grincèrent de rage. Marcof ! je vais te payer la detteque je te dois !

Et levant son pistolet, il fit feu presque àbout portant. La balle atteignit le marin en pleine poitrine.Marcof poussa un cri rauque, tourna sur lui-même et tomba. En cemoment Keinec, Jahoua et Fleur-de-Chêne, attirés par le bruit de lapremière détonation, accouraient en toute hâte.

Diégo était à l’extrémité du souterrain. Ilsaisit Yvonne toujours étendue sans connaissance à l’endroit où ill’avait laissée, et faisant jouer le ressort, il s’élança dans lagrotte en attirant vivement la porte à lui.

– Sauvé, vengé, j’emporte la jolieBretonne ! fit-il en souriant et en pressant Yvonne sur sapoitrine. C’est trop de bonheur ! À moi maintenant le plaisir,la liberté et les millions de la marquise !

Puis il se glissa avec son fardeau parl’étroite ouverture, courut à son cheval, le détacha, plaça Yvonnesur l’encolure, sauta en selle, et disparut au galop dans ladirection de Brest au moment où Keinec, après avoir arraché lesgonds de la porte, bondissait sur la plage. Jahoua le suivait.

Tous deux avaient vu tomber Marcof et enlevercelle qu’ils aimaient. L’expression de leur physionomie étaiteffrayante. On y lisait, comme ont eût lu dans un livre ouvert, lessentiments terribles de la colère, de la haine, de la rage, de lasoif du sang. Leur impuissance présente ajoutait encore à l’horreurde leur situation morale, car ils ne pouvaient espérer, à pied,atteindre le ravisseur qui fuyait sur un bon cheval. Ils seregardèrent muets de douleur.

Puis, par un mouvement admirable qui décelaittout ce que ces deux jeunes et vaillants cœurs renfermaient derichesses, ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Cesdeux hommes, ennemis la veille, s’étreignirent en frères.

– Jahoua ! s’écria Keinec, si tusauve Yvonne je te jure, par le Dieu vivant, que je ne m’opposeraipas à votre union.

– Je fais le même serment, Keinec !répondit le fermier.

– Alors, elle sera à celui qui l’aurasauvée !

– À celui qui l’aura sauvée ! répétaJahoua.

Pendant ce temps Fleur-de-Chêne essayaitd’arrêter le sang qui coulait à flots de la poitrine de Marcof, etDiégo, longeant les falaises, disparaissait à l’horizon. La coiffeblanche d’Yvonne, dont la tête ballottée par le galop du chevalvacillait sur le bras du ravisseur, se distingua quelque tempsencore, puis tout disparut dans un nuage de poussière.

Les deux jeunes gens devaient-ils tenir leurserment ? Yvonne devait-elle demeurer la proie dubandit ? Marcof devait-il mourir ? Que ceux de meslecteurs, que la longueur de ce volume n’aura pas lassés, veulentbien s’adresser au Marquis de Loc-Ronan et ils auront réponse auxprécédentes questions.

FIN.

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