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Maurin des Maures

Maurin des Maures

de Jean Aicard

Chapitre 1 Lequel débute comme un proverbe de M. Alfred de Musset et où le lecteur apprendra que les Provençaux sont les seuls à savoir rire d’eux-mêmes avec un esprit particulier qu’ils nomment la galégeade.

 

L’homme entra et laissa grande ouverte derrière lui la porte de l’auberge.

Il était vêtu de toile, guêtre de toile,chaussé d’espadrilles.

Il était grand, svelte, bien pris. Ce paysan avait dans sa démarche une profonde distinction naturelle, on ne savait quoi de très digne.

Il avait un visage allongé, les cheveux ras,un peu crépus, et sous une barbe sarrasine, courte, légère,frisottée, on sentait la puissance de la mâchoire. Le nez, fort,n’était pas droit, sans qu’on pût dire qu’il fût recourbé.

De la lèvre inférieure au menton, son profil s’achevait en une ligne longue, comme escarpée, coupée à la hache.

Sous sa lèvre, la mouche noire s’isolait au milieu d’une petite place libre de peau roussie, d’un rouge brun de terre cuite.

Un souffle d’air froid, sentant la résine des pins et la bonne terre mouillée, s’engouffra avec Maurin dans la vaste salle haute, fumeuse et noire, de la vieille auberge des Campaux.

Cette auberge est bâtie presque à mi-chemin entre Hyères et La Molle, au bord de la route qui suit dans toute sa longueur la sinueuse coupée du massif montagneux des Maures, en Provence, dans le Var.

« Tu es toi, Maurin ? fit l’aubergiste. Ferme la porte vivement. Tu nous gèles du coup,collègue ! On dirait que tu amènes avec toi l’humide et tout le froid de la montagne.

– Mais en même temps, fit Maurin narquoiset immobile, toute la bonne odeur du bois, collègues ! Vousêtes dans une fumée à couper vraiment au couteau ! Par l’effetde vos pipes, comme aussi de la cheminée où vous brûlez unchêne-liège entier auquel on aura laissé son écorce, vous êtes dansun nuage qui m’empêchait de vous voir. Ça n’est pas sain,camarades ! Respirez-moi un peu cette« montagnère ».

– La porte ! ferme la porte !crièrent tous les buveurs sur des tons divers, mais où dominait unemanière de déférence.

– La porte, Maurin, on te dit ! Ilfait un vrai temps à bécasses ! »

Il y avait, parmi les buveurs, paysans etbûcherons, deux gendarmes et aussi un garde-forêts reconnaissable àson uniforme vert.

Ce garde forestier se tourna à demi et d’unevoix de commandement :

« La porte ! on vous dit !animal ! Comment faut-il qu’on vous le dise ? »

Il avait l’air bourru et l’accent corse.

« Malgré vous, – fit Maurin trèstranquillement, – malgré vous, vous en aurez, du bon air frais pourvotre santé !

« De quoi vous plaignez-vous ?…Ah ! enfin, on vous voit maintenant, les amis !… Mais jene connais pas ce garde. C’est un nouveau, je le devine. Et unCorse, cela s’entend… Ah ! n’est-ce pas qu’on respire ?Ton auberge maintenant, Grivolas, sent le thym et la bruyère. C’estbon ! »

Il s’obstinait à ne pas fermer la porte. Il yeut un silence pendant lequel on « entendit le dehors »,un bruissement prolongé à l’infini, qui se reniflait et s’abaissaitcomme celui de la mer roulant des sables.

« Entends-tu le bruit des pinèdes ?fit Maurin. Trente lieues de bois de pin qui chantent à la fois,compères ! C’est ça une musique. »

Et il se mit à rire.

Alors, la fille du garde, assise près de sonpère et tournant le dos à la porte, regarda Maurin en face. Lesdeux « vïores » de verre, qui, plantées dans deschandeliers de cuivre, fumaient sur la table, posées près de lafille, éclairèrent pour Maurin son visage ovale, régulier, d’unepâleur brune et mate. Les cheveux étaient collés sur les tempes endeux bandeaux plats, mais épais, lisses et reluisants comme l’ailebleue de l’agace et du merle ; et sous les sourcils quisemblaient peints, Maurin vit luire, en deux yeux d’un noir decharbon, d’une couleur rousse de bois brûlé, deux étincelles.

« J’ai froid, l’homme ! »dit-elle placidement.

Aussitôt, la porte lourde, en se fermant sousla poussée de Maurin, fit résonner dans toute la vaste aubergecomme un écho de montagne.

« Excusez, mademoiselle ! fitMaurin. Pour vous servir on aurait fermé plus tôt. »

Le galant Maurin n’avait pas seulement laréputation d’être le premier chasseur et piégeur du pays commeaussi le plus franc galegeaïré (ou moqueur et conteurd’histoires joyeuses), mais encore il passait pour le plus beaucoureur de filles dont on eût jamais entendu parler.« Agradavo », il plaisait. Telle est la brève explicationque donnaient de ses innombrables triomphes amoureux les gens dupeuple à qui on parlait de Maurin ; et sa double renomméedébordait sur les départements voisins.

En le voyant si courtois pour la fille dugarde, un des deux gendarmes s’agita sur sa chaise. Ce gendarme,jeune, bien fait, était fort soigné de sa personne : joli, lafigure ronde, les traits réguliers, la peau tendue, bien lisse, lamoustache d’un noir excessif. Rasé de frais, il avait les joues etle menton bleus comme le ciel. On eût dit une poupée en porcelaine,toute neuve. Un détail de cette physionomie était caractéristique,et semblait plaisant sous un chapeau de gendarme : ses deuxpommettes se surélevaient, très roses, comme deux gonflements, deuxdemi sphères, deux enflures de santé, signes évidents d’uneconscience tranquille et d’une indolence à toute épreuve.

Cela rassurait et donnait envie de rire. Cebeau gendarme, gentil comme un ténor, était amoureux de la« Corsoise » ; il s’était fait agréer, mais par lepère seulement, en qualité de fiancé. Persuadé qu’il plairait unjour à Antonia, il n’avait pas voulu cependant « brusquer leschoses », reconnaissant de bonne grâce qu’il ne suffisait pasde s’être montré trois fois à une jeune fille, et chaque foisdurant quelques minutes à peine, pour être certain de n’avoir pasquelque rival secrètement préféré.

Depuis un mois tout au plus, le garde nouveauétait installé dans la maison forestière du Don, et le gendarme,appartenant à la brigade d’Hyères, ne pouvait venir au Don, dans lacommune de Bormes, qu’en voisin…

Maurin avait surpris le mouvement d’impatiencedu gendarme et il en avait aisément deviné la cause.

Il vint s’asseoir près des deux gendarmes dontil n’avait rien à redouter, s’étant toujours gardé avec soin dechasser en temps prohibé et sur des terrains interdits, – ou dumoins de s’y laisser prendre.

« Grivolas ! du café ! du cafébien chaud ! cria-t-il.

– Tu as donc soupé, Maurin ?

– J’ai toujours soupé, moi ! dit-il.Dès que j’ai faim, tu sais bien, je mange, n’importe où je suis. Etje soupe toujours sans soupe. Voilà pourquoi le bon café me réjouitplus qu’un autre. »

Il but une gorgée de café brûlant avec unesatisfaction visible, et se mit à bourrer sa pipe lentement.

Presque tous le regardaient avec beaucoup decuriosité. C’était un homme légendaire que ce Maurin, un homme quifaisait « sortir du gibier aux endroits où il n’y en avaitpas ». Et quel tireur, mon ami ! Bête vue était bêtemorte. Toujours chaussé d’espadrilles, il parcourait en silence lesbois, les mussugues (coteaux couverts de cistes), les lits pierreuxdes torrents, les sommets couverts d’argeras (genêts épineux), lesvallons de roches et de bruyères.

Cet homme en pantoufles, ne couchait pastrente fois par an, comme tout le monde, dans une vraie maison. Soncarnier de cuir, exécuté d’après « ses plans » par lebourrelier de Collobrières, était une fois plus grand que le plusgrand modèle habituel et, tout chargé, pesait quarante livres,qu’il trimbalait « comme rien ». Qu’y avait-illà-dedans ? Un monde ! Tout ce qu’il faut pour vivre à lachasse, seul, au fond des bois, à savoir : douze goussesd’ail, renouvelables ; deux livres de pain, un litre de vin,un tube de roseau contenant du sel, une gourde d’aïgarden[1] ; une coupe taillée dans de laracine de bruyère, coupe d’honneur offerte à Maurin par leschasseurs de Sainte-Maxime ; deux paquets de tabac de cantine,deux pipes, un couteau-scie ; un couteau poignard de marin,dans sa gaine de cuir ; un briquet, de l’amadou, trois alènesde cordonnier, un tranchet, une paire d’espadrilles de rechange (ilen usait deux paires par semaine) ; une demi-peau de chèvretannée, pour le raccommodage de ses chaussures ; deuxtournevis, six livres de plomb, trois boites de poudre, deux boîtesde capsules (car bien qu’il possédât un fusil « àsystème » il prenait quelquefois son vieux fusil àpiston) ; une boîte de fer-blanc pour les œufs et lessauces ; douze mètres de cordelette fine et solide diteseptain ; une paire de manchons. Ces manchons étaient desgants de cuir de son invention, sans doigts, où ses brasplongeaient jusqu’aux épaules. Ces manchons, qu’il faisait admirervolontiers, ne semblaient pas d’un usage pratique, mais ils luirendaient, au contraire, les plus grands services en de certainesoccasions.

Quand on disait, chez les paysans, sur unpoint quelconque du département : « Maurin… »quelqu’un de l’assistance aussitôt ajoutait, sur le ton del’interrogatoire : « Des Maures ? » Et si celuiqui allait parler répondait : « Oui », vite lestêtes se rapprochaient, on faisait cercle pour apprendre quelquenouvelle aventure du roi des Maures, du don Juan des Bois.

Les domaines de Maurin étant immenses, onl’apercevait peu de temps dans la même région. C’est pourquoi, cesoir-là, à l’auberge des Campaux, la curiosité était si vive autourde lui.

Les joueurs oublièrent leurs cartes, pour leregarder attentivement. Les conversations étaient en déroute.

Maurin eut de nouveau un gros rire.

« Je suis tombé ici, dit-il, comme unepierre dans un marais, donc ! que les grenouilles ne disentplus rien ? »

Le beau gendarme grommela sottement :

« Grenouilles ! Grenouilles !parlez pour vous, camarade ! »

Il ne fallait jamais agacer Maurin. Il avaitla superbe d’un chef, et la susceptibilité d’un solitaire que rienne vient heurter à l’ordinaire.

De plus, en présence d’une femme qui ne luidéplaisait pas, jamais Maurin n’eût « laissé le dernier »(le dernier mot) à qui que ce fût. En pareil cas, ce mâle devenaitterrible, à la manière de tous les fauves.

« J’ai dit :« grenouilles » ! gronda Maurin, vous faisiez danscette salle un tapage de grenouilles !et vous voustaisez comme des grenouilles dans le marais, depuis quej’ai fermé cette porte. Je l’ai fermée pas pour vous, maisseulement pour plaire à la demoiselle… Et vous vous taisez, je dis,comme des grenouilles ! – Il enflait le mot. – Voilà ce quej’ai dit. Et la gendarmerie ne peut pas y changer une parole. Ça,elle ne peut pas le faire, la gendarmerie !… »

La gendarmerie ne peut pas non plus verbalisercontre une phrase inoffensive, après tout, comme celle que Maurinavait prononcée.

Le gendarme, vexé, se tut. La Corsoise,sympathique à Maurin, souriait.

Les Corses, race héroïque, sont ou gendarmesou bandits. Le père de la Corsoise était fils d’un célèbre banditcorse.

Élevé dans le maquis jusqu’à l’âge de vingtans, il était devenu un excellent soldat. Maintenant il était gardeforestier et sa fille avait dix-huit ans. Elle eût épousé sansrépugnance un gendarme, mais elle n’y avait jamais songé. Au choix,elle eût préféré un bandit, et elle n’y songeait pas.

Elle regarda Maurin. Maurin en éprouva unejoie physique bien connue de lui.

C’était un peu ce qu’il ressentait parfois ausommet d’une montagne, à l’aube, lorsque la vie lui revenaitnouvelle, aux lèvres et dans le sang, après un bon somme, et que lesouffle de la mer, chargé des parfums de la montagne, pénétrantjusqu’à la chair par le col ouvert de sa chemise courait dans toutlui, et le faisait frissonner d’aise.

Le regard de la Corsoise l’émut plus quejamais ne l’émut un regard de femme. Le descendant des piratesmaures rapteurs de filles tressaillit sous le regard de cet œiltrès noir, très grand, enflammé, où il reconnut une race de feu,sœur de la sienne. L’envie lui vint de faire le beau, comme ellevient au faisan dans le temps des amours.

« Tu n’as rien tuéaujourd’hui ? » lui demanda l’un des buveurs.

Alors la physionomie du galegeaïré devintsérieuse :

« Il m’en est arrivé une, dit-il, dansson français traduit du provençal et semé d’idiotismes :osco, Manosco ! »

Il abattit sur la table son poing fermé, avecle pouce rigide en l’air.

Cela signifiait : « Il m’en estarrivé une bien bonne, surprenante, inénarrable ! »

Osco, c’est-à-dire ; marquelà ! et Manosco,ajouté pour la rime, pour rien,pour le plaisir, pour faire sonner une deuxième fois leosco en invoquant une cité provençale qui a donné, dansles temps, de fortes surprises aux gens de guerre.

Les têtes se groupèrent autour de Maurin.Seuls les gendarmes ne se dérangèrent pas. L’aubergiste futattentif. Quel gibier lui apportait Maurin ?

Maurin, lui, songeait surtout à plaire à lafille en contant de son mieux une histoire étonnante.

La belle Corsoise s’était dérangée comme lesautres pour écouter le conteur jovial, le fameux galegeaïré.

Maurin repoussa en arrière son petit feutrefané et dit gravement :

« Voilà. Figurez-vous, je n’ai vu, detout le jour, qu’un gageai (un geai). »

Il y eut un ah ! de désappointement dansl’auditoire.

« Mais espérez un peu ! poursuivitl’homme avec une expression narquoise répandue dans tout sonvisage, espérez un peu… vous allez voir…

« Le geai me passait sur la tête. Je luienvoie mon coup de fusil. Pan ! il descend à terre et se posesur ses pattes comme un homme ! Je me dis : Il estblessé ! Et vous auriez dit comme moi. Manquer un geai quivous passe sur la tête ! le coup du roi ! quand on estMaurin ! le manquer, ça n’est pas possible ! je nepouvais pas me le croire !

– Alors ?

– Alors je vais pour le ramasser… il faitun bond, mes amis, et se pose à terre, un peu plus loin ! Jeme dis : « C’est une masque (un sorcier) ! Nousallons voir s’il m’emportera mes deux sous de poudre et de plomb,ce voleur ! » Je prends mon chapeau… et vlan ! je lelui lance : le voilà coiffé ! mes amis ! je vousl’ai coiffé… il était sous le chapeau, pris, mes amis, pris,flambé, cuit… Avec une sauce bien piquante un geai peut nourrir unpauvre… Je vais donc encore pour le ramasser… Ah ! misère, mesenfants ! misère de moi !… au moment où j’envoie la mainen avant, voilà mon chapeau qui fait un bond, lui aussi, et qui sepose dans un arbre ! Je voyais sortir, de dessous le chapeau,les pattes de mon geai… Un chapeau à pattes, là-haut, sur leciel !… Pauvre de moi !… Il fait encore un bond… et voilàmon chapeau sur une branche plus haute, au bout d’un pin cettefois !… Il n’est pas neuf, mon chapeau, c’est vrai, tenez, levoilà… mais il vaut bien encore vingt sous… n’est-ce pas,gendarmes ?

« Alors je me dis : « Vingtsous de chapeau et deux sous de poudre et de plomb, ça fait bienvingt-deux sous, si Barrême n’est pas un âne… » Qu’auriez-vousfait à ma place ?… Je tremblais pour mon chapeau. Je medisais : « Voilà un vieux chapeau fichu, il va s’en allerqui sait où ! » Alors, mes amis, je ramassai une motte deterre, je visai bien, je la lançai – et le chapeau tomba comme ungibier ! mais le geai, mes amis, prit son vol et fila comme unchasseur en faute poursuivi par des gendarmes… C’était, je vous ledis, une masque… Osco, Manosco ! Marquez-moicelle-là ! »

On riait. La belle fille riait, près deMaurin, qui, de façon à être entendu d’elle, dit à voix basse aupatron de l’auberge :

« Trois lapins et deux lièvres, ma chassed’aujourd’hui, sont à l’endroit que tu sais ; vends-les pourmon compte et pour le mieux ; personne n’a besoin de savoirmes affaires. »

Il rayonnait, Maurin ; il avait d’uneseule histoire fait deux coups doubles : il avait fait rire labelle fille et agacé les gendarmes : un ! – dissimulé auxyeux des autres auditeurs le profit de sa journée, et satisfait sonimagination « d’artiste » : deux ! – car ilvenait d’inventer son histoire de toutes pièces. Et il savait trèsbien que tout ce monde n’était pas dupe de sa fable, et que tousl’admiraient de si bien mentir.

Il se moquait un peu de son public, en mêmetemps que de sa prétendue maladresse à laquelle nul ne croyait.

Et toute cette façon de rire de soi et desautres en se donnant un ridicule vrai ou seulement vraisemblable,c’est cela qui constitue la gouaillerie provençale, la galégeade.Qui trompe-t-on ici ?… Nous ne le saurons jamais.

Chapitre 2Où l’on verra la silhouette d’un nommé Parlo-Soulet, ou Parle-Seul,qui inventa le monologue, et le bon tour que jouèrent aux gendarmesMaurin des Maures et son muet associé.

 

La fierté nationale exige que, au moment oùl’on feint d’être dupe de la galégeade, on laisse entendre, aumoins une petite fois, qu’on ne s’y est pas laissé prendre.

Un des auditeurs sauva la dignité de tous endisant :

« Ah ! ça, vaï, tugalèges ! »

Et de rire. Maurin triomphait, grave. Certainalors de dominer son public, Maurin, s’adressant à celui qui venaitde parler, prononça d’un ton goguenard :

« C’est les gendarmes d’Hyères, ça,dis-moi, Louiset ?

– Oui, ceux d’Hyères, fit Louiset, unjeune paysan d’allure effrontée, au feutre à bord étroit penché surl’oreille ; ceux d’Hyères. N’as-tu pas vu leurs chevauxattachés à l’anneau ? Ceux de Bormes vont à pied.

– Et, poursuivit Maurin, qu’est-ce quiles oblige à sortir de leur commune, ceussd’Hyères ?

– On leur a commandé de poursuivre troiscoquins, qui ont pris la route de Cogolin.

– Et c’est comme ça qu’ils vont àCogolin ? fit Maurin dont la belle humeur augmentait. Ils yvont assis sur des chaises ? M’est avis que, de ce train-là,ils n’y seront pas demain, à Cogolin ! Et peut-être qu’ilsn’ont pas tort, car les gens qu’ils cherchent pourraient bien êtrerestés derrière eux, du côté d’Hyères ! »

Et Maurin, sur ce mot, se mit encore à rire debon cœur, si haut que les verres tintaient sur les tables autour delui. Son rire montrait dans sa face brune des dents blanches, bienrangées, serrées, éclatantes, des dents de loup.

Le beau gendarme louchait et se mordait lamoustache.

« Qu’avez-vous à rire sifort ? » se décida-t-il à dire, impatienté.

– Ce que j’ai ? cria Maurin ;j’ai que vous leur avez passé sur la tête, à vos trois coquins.Ah ! ah ! oui, ma foi, sur la tête ! Et commentcela ? C’est qu’ils étaient sous le pont, à moins d’une lieued’ici, à l’endroit où de la route de Cogolin se détache la nouvelleroute de Bormes. Quand je suis passé sur le pont il faisait jourencore… Et vous, faisait-il jour, quand vous y êtespassés ?

– Il faisait encore jour, réponditl’autre gendarme.

– Alors vous auriez pu voir comme moi,dans la poussière, si vous aviez des yeux, les traces de pas de ceshommes, écrites en travers de la route, sur le bord, et dessinéesen poussière blanche sur l’herbe écrasée du talus. Moi, j’airemarqué ça en passant et j’ai cherché sous le pont. Et j’ai vutrois pauvres bougres. Ils m’ont demandé du tabac. Et je leur en aidonné… Ah ! ah ! vous leur avez passé sur la tête !…Je parie que vous galopiez, eh ? »

Et le rire de Maurin, communicatif, gagnal’assemblée.

« De ce Maurin, pas moins ! quégalégeaïré ! » disait-on à la ronde. »

Le gendarme se fâcha. Être persiflé sous lesyeux de celle qu’il nommait en lui-même sa future, cela lui futinsupportable.

« Avez-vous fini de rire ? »cria-t-il.

Et Maurin, tranquille :

« Pas encore, brigadier.

– Je ne suis pas brigadier.

– Lieutenant alors ! répliquaMaurin, de plus en plus narquois.

– Ah ! ça, vous vous f… ichez demoi ! »

Le gendarme s’était levé : Maurin aussi.La Corsoise, toute pâle, les regardait. Toute la race de cettefille lui revenait aux yeux et dans le cœur. Suspendue auxmouvements des deux hommes, inconsciente et superbe, elle ne savaitpas qu’elle attendait le vainqueur pour se donner un maître. Sonmasque était immobile. Cependant ses narines, ouvertes comme desnaseaux, aspiraient l’air avec force, et de temps en temps seslèvres, imperceptiblement, vibraient, ce qui la rendait beaucoupplus jolie.

Maurin crut sentir que cette fille serait àlui s’il achevait de rendre comique l’attitude de son gendarme. Età cette espèce de question : « Ah ! ça, est-ce quevous vous f… ichez de moi ? » il répondit, d’un grandsang-froid, en bon français provençal, aussi sonore que du patoiscorse : « Parfétemein !

« Injure aux agents de l’autorité enservice ! » proféra le gendarme avec un accent officielinimitable.

Et baissant le nez, il chercha dans sa sacochede cuir fauve un papier à procès-verbal.

« En service ! cria Maurin, celle-làest forte. À cheval sur une chaise, le gendarme n’est pas enservice ! »

Tout le monde s’était levé, et tandis que legendarme apprêtait son papier et réquisitionnait un encrier, Maurinsortit, protégé par des groupes complices. Il avait cligné del’œil : on avait compris que le galégeaïré allait jouer auxreprésentants de la loi un tour de sa façon.

Les gendarmes ne songeaient d’ailleurspas à l’empêcher de sortir. Il ne s’agissait pas d’unearrestation. Pour un simple procès-verbal, il leur suffisait d’êtresûrs de l’identité de leur homme.

Or, en même temps que Maurin, l’un desassistants, que le fameux braconnier n’avait pas eu l’air deconnaître et qui n’avait pas prononcé une parole, avait disparusilencieusement.

C’était un certain Pastouré, dit Parlo-Soulet,c’est-à-dire Parle-Seul, homme de puissante stature, colosse naïf,admirateur de Maurin et son compagnon favori ; mais Pastouréjugeait utile de ne pas afficher hors de saison son amitié pour leRoi des Maures, qu’en toute occasion il servait de son mieux.

On ne voyait pas souvent Maurin et Pastourécauser ensemble. Même au fond des solitudes, Pastouré (c’était,comme il le disait, sa nature) adressait rarement la parole à sescompagnons de chasse.

En revanche, lorsqu’il était ou se croyaitcomplètement seul, il bavardait à voix haute avec de grands gestes.Cet homme était l’incarnation du monologue. Quant à ses gestes, ilsétaient célèbres. On le voyait parfois, en silhouette sombre sur lebleu du plein ciel, au sommet d’une colline, agiter ses longs brascomme un télégraphe. C’est qu’alors il se désignait à lui-même leschemins stratégiques par où il devait passer pour forcer unsanglier ou retrouver une compagnie de perdreaux.

Pastouré était donc sorti un peu avant Maurin,il avait détaché, toujours en silence, l’un des chevaux desgendarmes ; et maintenant Maurin, à ses côtés, détachaitl’autre.

Deux secondes plus tard, dans l’encadrementlumineux de la porte ouverte, Maurin des Maures apparut à cheval.Parlo-soulet, également à cheval, se tenait modestement dansl’ombre. Maurin portait sur l’échine son carnier, quarantelivres ! et son fusil à deux coups.

« Votre procès-verbal, cria-t-il, vous leferez maintenant pour quelque chose… Attrapez-moi si vouspouvez !… À ce jeu-là, je vous ferai tomber vos joues depommes d’api, gendarme Sandri ! »

Il riait. Le gendarme bondit vers la porte.Maurin tourna bride et disparut. On entendit quelque temps le galopdes deux lourdes bêtes.

Elles battaient la route qui longe le torrentau fond de la gorge, entre les hautes collines.

« Comment ! il a pris lesdeux chevaux ! criaient les gendarmes.

– Ils ont l’habitude d’aller ensemble,vos chevaux ; l’autre a suivi le premier, répliqua l’un desassistants au milieu des rires.

– Il me le paiera cher, ceMaurin ! » cria le gendarme aux joues roses, qui n’avaitpas remarqué la disparition de Pastouré.

Et il se mit à disputer violemment avec soncamarade sur la conduite à tenir ; finalement ils renoncèrentà poursuivre, à pied, leurs montures, et se mirent séance tenante àrédiger leur rapport. Tâche difficile !

Une heure s’écoula.

La Corsoise tout à coup se leva pour allerécouter sur le pas de la porte. Elle restait là, songeuse.

Au bout d’un assez long temps :

« Les chevaux !… Ilsreviennent ! » s’écria-t-elle.

Tous les buveurs s’élancèrent sur laroute.

Les chevaux arrivaient… Leur galop seralentit. Les gens se communiquaient leurs réflexions :

« Ils s’arrêtent… chut !… Voiciqu’ils repartent… ils arrivent ! ilsarrivent ! »

On entendait maintenant le bruit d’un doubletrot…

« Ils arrivent ! lesvoici ! »

Dans le carré de lumière que dessinait sur lapoussière du chemin la porte ouverte de l’auberge, les deuxpuissantes bêtes sans cavaliers s’arrêtèrent tranquillement.

Les gendarmes aussitôt furent en selle.

« Où allez-vous à cette heure ? leurcria-t-on. Croyez-vous que Maurin vous attende sur la route ?Il doit être en plein bois, – de sûr ! Attendez ici jusqu’àdemain ! »

Les gendarmes n’entendaient plus rien.

Persuadés que la grande ruse de Maurin seraitde regagner tranquillement sa maison, comme le dernier endroit oùl’on songerait à le rencontrer, – ils galopaient vers Cogolin etGrimaud. Là, dans la plaine marécageuse, à cinq cents pas de lamer, au bord du golfe, Maurin avait une maison à lui. C’était unecabane en planches de pin. Cette cabane, les gendarmes laconnaissaient… Et ils galopaient.

Les buveurs rentrèrent dans la grande salle del’auberge : on pourrait veiller un peu tard, c’était unsamedi. Pas besoin de se lever de bonne heure le lendemain, ledimanche n’étant pas pour les chiens, mais pour les chrétiens.

Or, qu’étaient devenus les deuxbraconniers ?

Après avoir galopé « une lieue dechemin », Maurin et Pastouré, modérant leur allure peu à peu,s’étaient mis au pas, puis s’étaient arrêtés :

« M’est avis, avait dit Maurin, qu’ilfaut, maintenant qu’on nous croit bien loin, retourner enarrière.

– Retournons ! avait répliqué lelaconique et docile Pastouré.

– Et sais-tu pourquoi nousretournons ? avait dit Maurin.

– Pas encore, mais si tu me l’expliquestout de suite, je le saurai aussitôt », avait répliqué legigantesque Parlo-soulet.

Ayant tourné bride, Maurin avait dit à soncompagnon qui imitait tous ses mouvements :

« Quand nous serons revenus pas très loinde l’auberge, nous descendrons de cheval. Nous chasserons les deuxbêtes avec un bon coup de pied au derrière. Ces chevaux degendarmes sont des animaux très bien apprivoisés, ils retournerontd’eux-mêmes à l’auberge ; ils sauront retrouver leurs maîtres.Alors, pour sûr, les deux militaires monteront dessus et nous irontchercher à Cogolin ou à Sainte-Maxime. Pendant ce temps nousgagnerons au large, à travers bois.

– Maurin, avait répondu Pastouré, tu asvraiment un génie bien agréable. Faisons comme tu dis. »

Et ils avaient fait ainsi.

Cinglés d’un grand coup de ceinture de cuir,les chevaux avaient détalé dans la direction de l’auberge.

Là-dessus Maurin avait dit :

« Bonne nuit, Parlo-soulet, tirons chacunde notre côté à travers bois, bonsoir ! »

Ils s’étaient séparés. La nuit était profonde,ils entrèrent dans les broussailles et gravirent les premièrespentes de la colline. La route, au-dessous d’eux, disparaissait,pâle un peu dans le noir.

À peine s’étaient-ils quittés queParlo-soulet, dans le sentier rocailleux et sonore,s’assit sur une roche. Inclinant la tête, il prêtal’oreille :

« Tiens ! fit-il à voix haute. Lebougre déjà ne s’entend plus. Avec ses espadrilles, il s’est faitle pas d’un renard ! »

On n’entendait en effet que le balancement desbranches vibrantes, agitant leurs myriades d’aiguilles traverséespar le vent ; puis le galop de deux chevaux passa en ouragansur la route, à vingt pas de Pastouré ; c’étaient les deuxgendarmes qui, trompés par l’habile manœuvre des braconniers,filaient vers Cogolin où ils se croyaient sûrs de lesretrouver !… ils passèrent, et la route tremblait sous leurgalop dont l’écho des collines répétait le bruit de tonnerre deplus en plus éloigné… puis ce fut, de nouveau, le grandsilence.

Alors Parlo-soulet parla.

Il parla d’une voix nette, claire, comme ileût fait pour être entendu d’un camarade un peu sourd :

« Noum dé pas Dioû !… fit-il, envoilà une, d’histoire ! Elle est drôle, celle-là ! Ellevaut les autres histoires du même Maurin ! Je l’aime bien, cetanimal, mais ce n’est pas pour dire, il me fera, quelque jour,finir en galères ! »

Cette expression de noum dé pas Dioûest le juron des Provençaux qui ne veulent jurer que pour rire… Lanégation pas, en effet, détruit le blasphème… Noum dépas Dioû est une galégeade à l’adresse du diable. Le diablecroit qu’on jure… et il se trouve bien attrapé !…

Pastouré continuait ainsi sonmonologue :

« Quelle diable d’idée il a eued’attaquer sur leur chaise ces gendarmes qui ne lui disaientrien ! Et tout cela, je le devine, parce que la petite Toniolui a plu tout d’un coup comme jamais elle ne lui avait pluauparavant ! Il a compris que le joli gendarme lareluque ; et de laisser un gendarme aimer une jolie fille sansla lui prendre, ça n’est pas possible à un Maurin !… Maispourquoi, moi, quand il est sorti, suis-je sorti aveclui ?

« Pourquoi surtout ai-je pris l’autrecheval quand il est monté sur le premier ? Je n’en sais, mafoi de Dieu, rien du tout ! Où il va, il faut que j’aille, jene sais pas pourquoi. Les idées qui lui viennent, jamais à moi neme viendraient ; mais dès qu’elles lui sont venues, elles meplaisent, et même quand je ne les approuve pas, elles me plaisentencore et me font faire des bêtises, et je le suis, cet homme,comme le suit son ombre, et je le suis même quand il n’a pasd’ombre faute de soleil ou de lune ! Et c’est pourquoi,maintenant, me voilà avec lui dans de beaux draps !

« Prendre à des gendarmes leurs chevaux,ça n’est pas petite affaire, et nous allons être poursuivismaintenant de jour et de nuit, je parie, par ces gendarmes et parles gardes et par les maires et par les juges… Ah ! gueulardde Maurin ! voilà où tu m’as fourré à ta suite ! Moi dumoins je n’aurai contre moi que la gendarmerie et les maires et lespréfets, mais toi, de plus, tu auras la fille ! Une fille, etune Corsoise ! Mon pauvre Maurin, comment te vas-tu tirer delà ? Des filles, n’en avais-tu pas tant qu’il te plaît, et desfemmes de tous les âges et de tous les plumages, – même enchapeau ? Mais il te faut une Corsoise ! et il t’encuira, je te l’annonce. Une Corsoise fiancée à la gendarmerie etfille d’un garde-forêts ! il t’en cuira, et, té ! c’estmoi qui te le dis, Maurin, – tu t’es comporté, ce soir, avec cetteaventure, comme un âne, m’entends-tu, comme un âne, je te lerépète ! »

Sur ce mot, le monologue de Parlo-soulet futinterrompu par une voix forte, qui sonna clair dans la nuitnoire :

« Ne me dis pas du mal de moi,Parlo-soulet ! que je suis là ! et que je pourrais tecroire ! Ah ! c’est comme ça que tu te parles sur moncompte quand tu penses que je n’entends pas ? »

C’était la voix de Maurin. Persuadé queParlo-soulet à son habitude allait se mettre à parler tout haut dèsqu’il se verrait seul, Maurin s’était assis à quelques pas de luipour l’écouter à son aise.

« Et tu crois bonnement, répliqua la voixcalme de Pastouré, que je ne te savais pas là ? Je te savaislà, mon homme, et bien aise j’en étais, car je ne parle volontiersqu’étant tout seul ou quand je me semble seul… Ce qui pour moi esttout comme… N’avance pas, que, si je te voyais, je ne me diraisplus rien !…Et surtout ne réponds pas !… Si je parleseul, âne que tu es, ce n’est pas sans raison, tu penses. Il y alongtemps que tu le devrais savoir, c’est parce que je n’aime pasles oui, les non, les mais, lessi, les mais alors. Dès qu’on est deux, l’un ditblanc, l’autre dit noir, et l’on se dispute.

« Tout seul, on a bien assez de mal àfaire le jour dans ce qu’on pense, sans aller s’embarrasser derépliques et de querelles… Parler seul, c’est comme d’écrire unelettre qu’on n’envoie pas. Point de réponse alors ne vous embête enretour. Et, cette fois, si j’ai parlé seul pour que tu m’entendes,te sachant là, c’est que j’ai cru qu’étant présent en cachette, tun’oserais répondre et que, pour une fois, il me plaisait de tedonner mon bon avis qui serait un bon avis s’il ne venait pas troptard. À présent, tais-toi, et dis-moi, que faisons-nous ?

– Que je me taise, et que je te dise quoifaire ? dit Maurin qui se rapprochait en riant à gorgedéployée. Ah ! que tu es bien toi, Parlo-soulet, plus gaitoujours quand tu es sérieux que si tu galégeais comme moi !…Quoi faire ? faire à nous deux ce que tu aurais fait toutseul, je parie ! Rentrer à l’auberge ; et tu finiras tapartie d’écarté avec tes « cambarades » ou plutôt tu enferas une avec moi… que je l’ai bien gagnée. »

Et pendant que les gendarmes poursuivaientleur route vers Cogolin sur leurs chevaux éreintés, Maurin, dans lagrande salle des Campaux, disait à Parlo-soulet :

« Du trèfle ! et du trèfle ! jegagne la partie, mon homme !

– Pourvu que ça continue, pauvretoi ! répondit Pastouré, mais j’ai bien peur que les gendarmesne gagnent la belle contre nous deuss ! »

La Corsoise, assise près de son père, lesregardait jouer.

« Belle demoiselle, lui dit Maurin, vousaccepterez bien un verre de fenouillet, qué ? parce que quandje gagne je régale !

« Et votre père, lui aussi, acceptera detrinquer avec nous ?… Grivolas, un verre ! »

Mais Grivolas l’aubergiste ronflait sur sachaise, le dos au mur.

« Margaride ! » criaMaurin.

La servante de l’aubergiste accourut. C’étaitune belle fille, à qui le gendarme Sandri faisait une cour peuhonnête en attendant l’heureux jour où il pourrait devenir lelégitime époux de Tonia la Corsoise.

« Margaride, dit Maurin, donne-nousquatre verres de fenouillet, et du meilleur.

– Deux verres suffiront, dit alors lepère de la Corsoise. Vous devriez comprendre, maître Maurin, qu’ungarde-forêts ne doit pas trinquer avec vous juste dans le moment oùses amis les gendarmes sont à votre poursuite. Vous voilà passébandit. Et je devrais peut-être vous arrêter moi-même… Un Françaisdu continent n’y aurait pas manqué à ma place. Tout ce que je peuxfaire pour vous, en ma qualité de Corse, c’est de me retirer commesi je ne vous connaissais pas… Allons, viens, Tonia, rentrons cheznous. »

Et Orsini se retira avec sa fille qui souriaità Maurin.

Quelle suite allait être donnée auprocès-verbal des deux gendarmes, – voilà ce qu’attendait avecimpatience et curiosité tout le pays des Maures, qui aimaitMaurin.

Et comme il devenait ainsi un peu bandit à lamanière corse, la Corsoise s’était mise tout naturellement à letrouver fort à son goût.

Et puis, il contait si bien les gandoises (leshistoires de son invention), ce galégeaïré !

Chapitre 3Dialogue d’un préfet et d’un secrétaire archiviste, par où l’onverra qu’en Provence la chasse à la casquette n’enrichit pas leschapeliers.

 

Si le gendarme Martello Alessandri n’avait pasété, lui aussi, comme le garde Orsini Antonio, tout nouveau venudans la région, il aurait prévu qu’un procès-verbal contre Maurindes Maures pourrait bien être chose parfaitement désagréable àM. le préfet, Adolphe Désorty, fort aimable homme,administrateur attentif, politique de quelque sens, et grandchasseur devant l’Éternel.

M. Désorty était tout jeune encore.Naguère l’un des premiers sous-préfets de France, à trente ans, ilétait préfet du Var depuis deux mois.

M. Désorty savait déjà que Maurin desMaures était un homme à ménager.

Il n’ignorait pas que Maurin avait la plusgrande influence sur les élections, tant municipales quenationales, dans tout le département, et il avait décidé des’attacher le coureur des bois, dans la mesure du possible.

Et voici comment il avait été renseigné surMaurin, peu de jours avant que le sous-préfet de Toulon luiannonçât le conflit survenu entre le braconnier et lesgendarmes.

Un de ses nouveaux amis, membre del’académie de Draguignan, M. Ripert, venait de luivanter l’ordre excellent des archives départementales et ill’entretenait d’un document nouveau qu’on avait découvert touchantla chartreuse de La Verne, beau monastère en ruines qui date duXIIesiècle et qui est la gloire de la région des Maures.Le préfet l’interrompit.

« Est-ce que vraiment, monsieur Ripert,ces Maures dont on me rebat les oreilles sont un pays aussi beauqu’on le prétend ? »

M. Ripert répondit couramment :

« Un pays merveilleux, monsieur lePréfet, un groupe de montagnes qui, selon l’expression deM. Élisée Reclus, servit de boulevard aux Maures pendant lecours des IXe et Xe siècles et qui forme àlui seul « un système orographique parfaitement limité ».Le massif des Maures est séparé des montagnes environnantes par lesvallées de l’Aille, de l’Argens, du Gapeau. Ces vallées sont largeset le massif est isolé. C’est comme un îlot montagneux dans laplaine et comme une île de gneiss et de schistes et de granit aumilieu des calcaires. Le chemin de fer de Marseille à Nicecontourne le massif au nord. Une route le traverse dans toute salongueur qui n’a pas moins de quinze lieues. Voici d’ailleurs,monsieur le Préfet, le texte même de M. Élisée Reclus… Ildit :

– Vous l’avez sur vous ?

– Je l’ai cité dans un petit guide àl’usage des étrangers, que je me permettrai de vousoffrir. »

Et, tirant un petit volume de sa poche,M. Ripert lut les lignes suivantes :

« – Ces montagnes, dignes au plushaut degré de l’intérêt du savant par la constitution géologique deleurs roches et le nombre de leurs plantes rares, devraient êtreégalement visitées par les simples touristes amoureux de la nature.Aussi bien que les Alpes et les Pyrénées, le système des Maures,qui couvre seulement une superficie de huit cents kilomètrescarrés, et dont la hauteur moyenne ne dépasse pas quatre centsmètres, a sa chaîne principale et ses chaînons latéraux, sesvallons et ses gorges, ses torrents et ses rivières ; il amême son bassin fluvial complètement fermé, offrant en miniaturetous les phénomènes que présentent les vallées des grandsfleuves. »

– Très bien ! dit le préfet, maisvos renseignements personnels ?… Y a-t-il du gibier dans vosmontagnes ? Et d’abord vous-même,chassez-vous ? »

L’académicien sourit du même sourire qu’auraiteu à cette question l’évêque Myriel de Digne, lequel se donna uneentorse, comme on sait, pour ne pas écraser une fourmi.

« Monsieur le Préfet, dit-il, lesDracénois ont connu un chasseur, qui était chef de division ennotre bonne préfecture du Var et qui s’appelait François Dol. Dolfut poète ; je vous donnerai son œuvre posthume, œuvre d’unvrai et subtil lettré, et qui fut publiée par les soins de sesamis. Vous y trouverez un poème sur la chasse aux merles et mêmesur la chasse aux perdrix… C’est tout ce que je sais sur le gibierdans le département du Var… Interrogez-moi sur la chartreuse de laVerne… sur la date probable de la fondation de Bormes, 300 avantJésus-Christ… mais…

– On dit qu’il y a beaucoup de sangliers,dans votre massif des Maures ? interrompitM. Désorty.

– Monsieur le Préfet, appelez votrejardinier. Les deux célèbres chasseurs de Saint-Raphaël, les frèresPons sont ses propres neveux. Les frères Pons sont les émules dePrime, le héros de Collobrières et de Maurin des Maures, leurmaître à tous.

« Leur oncle, maître Pons, vous dira,étant chasseur lui-même, tout ce que vous désirez savoir.

« Nous avons séance aujourd’hui àl’Académie et je suis forcé de vous quitter ; croyez-moi,appelez maître Pons. »

Maître Pons fut appelé. Le préfet apprit parlui que le sanglier ne manque pas dans les Maures, qu’il y est mêmepour les agriculteurs un voisin nuisible. M. Désorty, tropParisien pour croire au gibier du Midi, était persuadé que, dans leVar, les chapeliers sont vite enrichis par la chasse à lacasquette. Il le dit à maître Pons et tomba des nues quand le vieuxjardinier lui apprit que les préfets ordonnaient de temps en tempsdes battues sur les domaines de l’État, dans les Maures ou dansl’Esterel, et, qu’on chargeait des braconniers du pays, célèbrespour leur habileté à débusquer l’animal, d’organiser ces grandeschasses.

« Des braconniers ! se récria lepréfet.

– On appelle braconniers, chez nous, ditmaître Pons, les chasseurs pour de bon, ceux qui rencontrent dugibier, ceux qui en font sortir de terre, et qui en tuent, et nonpas ceux qui chassent en fraude. Le nom de braconnier est ici untitre honorifique.

« Si vous voulez, termina-t-il, unebattue dans l’Esterel, prenez les frères Pons, mes neveux. Si vousvoulez une battue dans les Maures, adressez-vous à Maurin, qui estle Roi des Maures. Du reste, lui et mes neveux sont très bons amis,et s’ils veulent s’associer tous trois, les choses n’iront quemieux.

– Et où trouver ces compagnons ?

–Je me charge de mes neveux, monsieur lePréfet. Ce sont d’honnêtes tailleurs de pierre qui, partis tous lesmatins deux heures avant le jour, sont rentrés tous les soirs dansleur maison de Saint-Raphaël une heure après le soleil couché.L’aîné a même un génie de sculpteur, mais il ne l’a pascultivé.

– Et en quel temps taillent-ils lapierre ? » interrogea le préfet.

– Ils ne la taillent plus depuis qu’ilsse sont aperçus que la chasse leur est plus lucrative que leurmétier. »

Le préfet regarda maître Pons d’une certainemanière. À ce regard qu’il comprit fort bien, maître Ponsrépliqua :

« Je dois vous dire, monsieur le Préfet,que nous rions dans notre barbe quand les Parisiens se refusent àcroire à l’existence de notre gibier. Et nous accréditonsvolontiers cette erreur… Comme ça, nous gardons tout le gibier pournous !

– Revenons à Maurin, dit le préfetsceptique ; où peut-on le trouver ?

– Le diable seul sait où il est perché.Il a bien sa cabane de bois à la Foux, dans le golfe deSaint-Tropez. Là demeure sa vieille mère avec le plus petit desdeux fils de Maurin.

– Et où sont ses autresenfants ? »

Ici maître Pons sourit d’un air capable etcligna de l’œil.

« Est-ce qu’on sait ? Un peupartout !

– Vraiment ?

– Comme j’ai l’honneur de le laisserdeviner à monsieur le Préfet, dit maître Pons, narquois.

– On ne s’embête pas en Provence !dit le préfet.

– Quant à Maurin, dit Pons, si on veut levoir, il n’y a qu’un moyen. On écrit aux maîtres d’école, auxgardes, aux gendarmes et aux maires de le prévenir s’ils lerencontrent.

– Les gendarmes et les maires… de quellescommunes ? » interrogea le préfet. »

Maître Pons répliqua sans hésiter, tout d’untrait :

« Des communes d’Hyères, de La Londe, deBormes, de Collobrières, de Pignans, de Gonfaron, de LaGarde-Freinet, des Mayons-du-Luc, de Cogolin, de La Molle, deSaint-Tropez, de Sainte-Maxime et du Muy. Ce sont ses villes.

– Comment ! ses villes ?… Lesvilles de qui ?

– Les villes de Maurin,pardi ! »

Le préfet se met à rire.

– C’est donc vraiment un roi ?

– Comme j’ai eu l’honneur de vous ledire, monsieur le Préfet.

– Et, quels sont ses rapports avec laRépublique française, le savez-vous, maître Pons ? » ditle préfet d’un air grave.

– Excellents, monsieur le Préfet. Maurinne chasse jamais sur les terres de l’État. Jamais garde ni gendarmen’a encore verbalisé contre lui. Maurin ne chasse pas en tempsprohibé… tout au plus la veille ou l’avant-veille de l’ouverturepour ne pas laisser trop de gibier dans les endroits faciles auxgens des villes… Maurin tend quelques pièges peut-être par-cipar-là, mais les renards, les fouines, les chats sauvages et mêmeles sangliers sont des animaux nuisibles dont Maurin est l’ennemijuré. – Maurin aime sa mère et s’occupe beaucoup du plus jeune deses fils…

– Et pas des autres, c’est entendu !dit le préfet, riant.

– Un peu moins peut-être, je ne sais pas,c’est son affaire, monsieur le Préfet ; mais on peut être sûrqu’il fait ce qu’il doit, selon les circonstances naturellement…Enfin, Maurin est un brave homme, monsieur le Préfet, tout le paysvous le dira ; c’est un révolutionnaire degouvernement. »

Le préfet se frottait les mains.

« Vous dites ?… les noms des villesde Maurin ? »

Maître Pons dicta. Le préfet écrivit pourfaire demander à Maurin d’organiser une battue à laquelle étaientinvités un sénateur, deux députés, un général, un candidat à ladéputation et une ou deux belles dames…

… Et voilà pourquoi le procès-verbal dugendarme Alessandri fut très mal reçu à Toulon. Le sous-préfet deToulon partit pour Draguignan afin d’en conférer avec le préfet… Lepréfet se disait que persécuter Maurin sans de graves motifs, ceserait non seulement être l’ennemi de son propre plaisir, maisencore s’aliéner l’esprit de toutes les villes que maître Ponsénumérait si couramment comme soumises à l’influence du Roi desMaures.

« C’est égal – répétait à maître PonsM. le préfet, chaque fois qu’il le rencontrait –, ça m’étonneque vous ayez du gibier en Provence !

– Monsieur le Préfet lui répondit un jourmaître Pons, justement et respectueusement impatienté –, monsieurle Préfet, interrogez les chapeliers du département : aucunn’est bien riche. Réfléchissez donc que tous feraient fortune cheznous, si l’on n’y chassait qu’à la casquette, car sur vingt millehabitants on compte douze mille chasseurs ! Eh bien, lescasquettiers se plaignent. »

Chapitre 4Grâce aux renseignements de M. Désiré Cabissol, policier par amourdu pittoresque, plus d’un lecteur trouvera amusant le présentchapitre.

 

Interrogé par M. le préfet, M. lecommissaire central avait déclaré qu’il ne savait sur le personnageque ce qu’en disait partout la rumeur publique : un chasseursans pareil, coureur de bois et coureur de femmes, mais électeurinfluent dans trente communes.

« Pour des détails, poursuivit-il, simonsieur le Préfet en souhaite, M. Désiré lui en donnera.Monsieur le Préfet a-t-il déjà entendu parler de M. DésiréCabissol ?

– Pas du tout.

– Eh bien, M. Désiré est un curieuxdes choses de la police, et qui nous rend parfois des servicesappréciables. M. Désiré Cabissol, fils d’un richissime épicierde Marseille, est avocat et même docteur en droit, mais il vit deses rentes ; il a une fort belle résidence aux environs deFréjus, mais il n’y séjourne guère ; il se déplace dans cesse,et n’est pas plutôt dans une localité nouvelle qu’il y connaît toutle monde et sait par cœur les moindres commérages dont il a letalent d’extraire la vérité. M. Désiré n’oublie jamais rien.Grand chasseur, la chasse lui est un prétexte à vivre quelque tempsdans les plus petits hameaux, logé chez l’habitant qu’il paie bienet dont il se fait aimer, étant aimable. M. Désiré connaîttoutes les affaires privées et publiques du département.

« Avec un homme pareil dans chaqueprovince, un gouvernement qui centraliserait leurs connaissancespourrait se vanter d’avoir une police nationale.

« M. Désiré, comme je l’ai dit,daigne quelquefois nous servir. Quand je suis dans l’embarras, jevais le voir. Il m’honore de temps en temps d’une visite.

« Il est à Draguignan depuis hier soir.Si monsieur le Préfet m’autorise à le lui présenter…

– Où est-il ?

– À l’hôtel Bertin.

– Faites-lui demander à quelle heure ilpourra me recevoir.

– Bien, monsieur le Préfet. »

Une demi-heure plus tard, M. DésiréCabissol se faisait annoncer chez le préfet.

C’était un homme de taille moyenne, à figureaimable, bien mis sans recherche, et qui avait la simple allured’un paisible petit bourgeois. L’œil pétillait par moments d’unetoute particulière finesse, qui n’apparaissait que pour disparaîtreaussitôt, sa préoccupation étant d’inspirer confiance à sesinterlocuteurs. Du reste, parfait honnête homme.

« Monsieur le Préfet, dit-il,permettez-moi de tenir votre visite pour faite et de vous larendre. Je suis sûr qu’on vous a dit quels sont mes goûts favoris,mais je doute qu’on vous ait expliqué pourquoi je m’y livre sipassionnément.

– Mon Dieu, dit le préfet, on a desgoûts… comme cela… sans savoir pourquoi.

– Permettez ; c’est précisément ceque je ne voudrais pas laisser croire à un homme distingué commecelui que je devine en vous, rien qu’à vous voir. »

M. Désiré s’assit familièrement sur lecoin de la table de M. le préfet, lequel, sceptique etcurieux, se mit à l’écouter avec le plus vif intérêt.

« Monsieur, dit M. Désiré, ce quim’intéresse, c’est l’animal nommé Homme. L’homme est bête etméchant ; mais il est rusé et j’aime à suivre tous les détoursde ses ruses, jusqu’à ce que je découvre au gîte le vilain motif deses actes. Ces sortes de recherches me seraient un médiocre régal(car elles me font repasser souvent par les mêmes chemins), s’iln’y avait pas des originaux – c’est-à-dire de braves gens. Mais ily en a. Maurin en est.

« Ah ! monsieur ! quel malheurde n’être pas capable d’écrire le roman d’un telpersonnage !

– Et qui vous en empêche ? »dit le préfet.

– Je suis si paresseux à la fois et siactif ! » soupira M. Désiré.

Le regard du préfet demanda uneexplication.

« Écrire un roman ! cinq ou sixcents pages ! soulever une plume ! la plonger de minuteen minute dans l’écritoire ! Écrire en un jour ce qui se parleen une heure ! ma paresse s’y oppose, comme aussi une activitétoute physique qui me porte ailleurs. Au lieu d’écrire et même delire des romans, j’en observe de vivants, j’en vis moi-même etplusieurs à la fois. J’en suis le déroulement à travers des années,je passe de l’un à l’autre en me jouant. Je prends le train de Nicepour voir où en est celui que j’intitule : Madame Z –ou le train de Draguignan pour assister au dénouement d’un autreque j’appelle : Monsieur Y.

« J’ai trouvé cet emploi de mesloisirs ; et l’étude que je fais des physiologies me permet dedeviner parfois, comme une sibylle, la fin de bien des aventures –souvent même, grâce aux plus faibles indices, de reconstituer lescrimes et d’en retrouver les auteurs. Tout à votre service, àl’occasion, monsieur le Préfet.

– Il est dommage, dit le préfet, que vousrestiez sur un champ d’observation et de bataille aussiétroit : il vous faudrait Lyon ou Paris.

– N’oubliez pas, monsieur, dit DésiréCabissol, que je travaille pour ma seule satisfaction. Or, j’aimele Midi. On y trouve des caractères si spéciaux ! Ce Maurin,par exemple, qui vous intéresse tant, est une figure digne d’unpinceau de maître ; je la connais dans les détails ! jesais des mots de Maurin qui me réjouissent à l’égal d’un mot de laPalférine dans Balzac et j’ai, de plus, la joie de l’avoirentendu moi-même, ce mot, sur les lèvres d’un personnage que j’aidécouvert. Croyez-moi, monsieur le Préfet, ni le billard ni lethéâtre ne donnent ces plaisirs-là ; ni même la besogne duromancier, lequel se traîne sur un seul roman imaginaire dans letemps que je mets à en connaître cinquante, qui sont vécus. Je mefais l’effet d’être une sorte d’Asmodée qui soulève les toitures etles crânes, et qui a le don d’ubiquité.

– Permettez-moi de vous dire que vousêtes vous-même une figure très originale.

– Parce que j’ose faire avec largeur toutce que nos contemporains font petitement, lorsqu’ils suivent à laquatrième page de leur journal toutes les pauvres histoires malracontées sous la rubrique faits divers ? Cela lespassionne beaucoup ; ils ne font pourtant qu’entrevoir ensurface certains drames dont je connais, moi, tous les ressorts.Mais, puisque c’est Maurin qui vous intrigue, que voulez-voussavoir de lui ? Ce ne sont pas ses exploits cynégétiques, jeprésume, c’est son caractère qui vous intéresse ?

– Naturellement, dit le préfet.

– Eh bien, dit M. Cabissol, ceMaurin est pour moi l’incarnation de sa race. Il est ignorant maisintelligent et fier, calme mais capable des plus vivesindignations. Il a la grandeur d’un prince arabe et c’est un pauvrebraconnier de Provence. Il est sérieux et sûr, mais, derrière sesmoindres paroles, il y a souvent une gouaillerie cachée.

« Cet homme-là, c’est quelqu’un. Dans lesarmées de la première République, des hommes comme lui, fils defruitière ou charretiers, devenaient généraux à vingt ans et, sousl’Empire, maréchaux à trente. Ce qui manque à des êtres pareils, cesont des champs d’action dignes de leur décision, de leur audace,de leur génie. Ça ne redoute rien. Ça sait vouloir. Ça vitbraconnier par une ironie du sort ; c’est de la race du piratequi répondit à Alexandre : « Quelle différence y a-t-ilentre toi et moi ? C’est que tu as une flotte, et moi rienqu’une pauvre petite barque. »

« Gaspard de Besse, notre fameux voleurrévolutionnaire, était de cette race-là ; seulement Maurin estd’une scrupuleuse honnêteté – c’est-à-dire, hélas ! un peudégénéré ! Il finira mal, car il tient de l’humanitaire. Ilreculerait devant un meurtre, même pour sa légitime défense.Cependant, si on mettait en leur place des énergiespareilles à celle d’un Maurin, on ferait des patries bien plusbelles. Mais qui s’en occupe ? Voulez-vous, monsieur lepréfet, jeter sur Maurin des Maures un regard digne de lui ?Écoutez ce fait. Il y a quelque sept ou huit ans, il se trouva rayédes listes électorales. Il réclama vainement sa réinscription aumaire de Z…, devenu on ne sait pourquoi son ennemi personnel. Lemaire fit la sourde oreille. Il entendait traiter notre Maurin envagabond, en errant, quantité négligeable, individualité douteuse.Maurin insista longtemps mais toujours vainement. Il pouvaits’adresser au juge de paix, mais il croit qu’il vaut mieux, commedit le proverbe, avoir affaire à Dieu ou à saint Pierre en personnequ’à de tout petits saints. Que pensez-vous qu’il fit ?

« – Ma mère, dit-il un matin tout ens’équipant comme pour la chasse, ma mère, si vous ne me revoyez pasd’un mois ou deux, ne soyez pas inquiète : je vais faire unpetit voyage.

« – À pied ?

« – Oui.

« – Et où vas-tu ?

« – Je vais à Paris. »

« Il partit, son fusil au dos, son chiensur ses talons, tuant chaque jour de quoi payer l’auberge. Levingt-cinquième jour il était à Paris où, par l’intermédiaire d’undéputé du Var, homme d’esprit, il demanda une audience au ministrede l’Intérieur. Le ministre, sur le portrait que le député lui fitde Maurin, le reçut dès le lendemain. J’ai entendu Maurin et j’aiaussi entendu le ministre conter l’entrevue. Les deux récitsconcordaient.

« Maurin, dans son costume de chemineauchasseur, à peine entré dans le cabinet du ministre qui le reçutdebout, commença ainsi :

« – Avec votre permission, monsieurle Ministre, je prendrais bien une chaise – pourquoi je suis un peufatigué étant venu à pied de Cogolin, comme mon chien pourrait vousle dire, mais je l’ai laissé à l’auberge – pourquoi il est encoreplus fatigué que moi… »

« Le ministre se mit à rire et luidésigna un fauteuil. Maurin prit une chaise, puis exposa sonaffaire et conclut ainsi :

« – Je suis un citoyen, monsieur leMinistre, et je tiens à le rester. J’ai fait mon service à lamarine, j’ai fait mon devoir et je ne comprends qu’une chose :c’est qu’alors j’ai droit à mon droit. Ça m’a beaucoup dérangé,croyez-le, de venir vous voir à pied. C’est un peu loin, ça prenddu temps, mais je suis venu. Seulement, d’autres sont dans le mêmecas qui ne viendront pas, rapport à la distance, et, du même coup,je vous les recommande. Dites à vos maires de suivre les lois,noum dé pas Dioû ! nous sommes en France,preutêtre ! »

« Hélas ! toutes les fois qu’on vouscontera une saillie de Maurin, ce qu’on ne pourra vous rendre,c’est l’accent, l’inimitable accent. L’accent de Maurin, c’est unemusique qui ajoute un sens, un commentaire à ses moindres paroles.La vie de Maurin est un opéra dont vous n’aurez jamais que lelibretto.

« Le ministre, lui, entendit et lesparoles et la musique. Il riait de bon cœur. Il serra la main deMaurin et le fit rapatrier avec des éloges.

« Au moment de le quitter, Maurin s’étaitécrié, en lui frappant sur l’épaule : « Eh bé, vousm’allez, vous ! »

« Voici l’homme, il est à prendre ou àlaisser.

– Voilà le citoyen, dit le préfet ;mais l’homme, celui qu’on appelle un don Juan de laforêt ?

– Celui-là n’est pas moins beau, monsieurle Préfet. À seize ans, Maurin, joli comme un gars de nos pays oùla race est sèche et nerveuse ; Maurin, brun à peau bistre,jouait sur les plages de Saint-Tropez, nageant, bêchant etbarquégeant ; vous diriez, à Paris, canotant. Un été,une famille bourgeoise, le père, la mère et la fille, s’installasur les bords de la mer dans une villa de Saint-Tropez. Le petitMaurin, qui vivait en bras de chemise, débraillé, à moitié nu, sanscesse lavé par l’eau de la mer, plut à la jeune fille de la villa…Elle avait dix-huit ans et peignait de fort jolies aquarelles… Ellele fit poser souvent, tantôt sur la plage en pleine lumière, tantôtsous les grands pins… Elle plaisait beaucoup au petit pêcheur, lademoiselle… Elle lui plaisait tant qu’il arriva (comme on dit dansle pays) – un malheur. La famille fut désespérée et s’éloigna.Maurin comprit qu’il devait se taire, mais il suivit ces gens à lapiste et sut, peu de temps après leur départ, qu’un fils lui étaitné. Cet enfant ignore aujourd’hui le nom de son père. BaptiséCésar, on l’appela et il se fait appeler Césariot.

« Des montagnards des Basses-Alpes furentses nourriciers.

« Ils l’ont mis depuis quelque temps enservice chez des pêcheurs de Saint-Tropez, mais ce garçon promet dedevenir un mauvais sujet ; c’est un rôdeur de cabarets loucheset qui rêve Toulon et les basses orgies de la ville maritime.Maurin, qui ne l’a pas perdu de vue, en est désolé.

« Et tout cela m’intéresse. Maurin, qui ad’autres enfants, en a reconnu deux seulement (un garçon et unefille) parce que, dit-il, ceux-là, « il me semble bien que jesuis sûr d’être leur père » ! Quant à Césariot, s’il nel’a pas avoué pour son fils, ce fut par pure discrétion, en faveurde la patricienne à laquelle ce démocrate de Maurin pense toujoursavec orgueil, bien qu’il ne sache pas ce qu’elle est devenue. Ilaime, au fond, son gueux de Césariot et n’est pas homme à lelaisser « mal tourner » sans essayer d’arrêter le drôle.J’ai pu en causer avec lui, lui ayant d’abord donné à entendre queje savais pertinemment son secret. Il m’a répondu cette paroleétonnante :

« – Cet enfant aurait pu porter monnom ; je n’entends pas qu’il le déshonore ! »

« Dites-moi, monsieur le Préfet, si lemot n’est pas héroïque sous sa drôlerie et empreint du plus puridéalisme ? C’est du bon Maurin, et je m’y connais !

« Son second enfant fut une fille. Ill’eut, deux ans plus tard, d’une femme mariée. Le mari, unbûcheron, allait partout dénonçant, avant la naissance, l’indignitéde sa femme et son propre déshonneur. Il proclamait qu’iln’accepterait jamais l’enfant, et qu’il tuerait Maurin. AlorsMaurin, bravement, alla trouver le mari récalcitrant :

« – Donnez-moi l’enfant, dès qu’ilnaîtra, maître Un Tel. Puisque vous savez les choses, il est juste« que je prenne l’enfant à ma charge. »

« Il reconnut la petite, en effet. Rienn’était moins légal puisque la naissance de l’enfant ne fut pasdéclarée par le mari, mais l’opinion publique approuva. Nul nedénonça l’arrangement aux magistrats. Et la mère fut bien contentede donner sa fille au vrai père. Jusqu’à l’âge de dix ans, la mèrede Maurin éleva la petite, légalement fille de mère inconnue et deMaurin des Maures, en dépit de la formule : « Ispater est quem nuptiœ… » Voilà le don Juan des bois.Convenez qu’il est sympathique.

– Il est surprenant, dit le préfet.

– Surtout si vous songez que, chez lespaysans, l’idée d’intérêt passe pour primer toutes les autres, –l’acte de Maurin devient superbe.

– Où est cette fille, àprésent ?

– La petite Maurin est servante chez desbourgeois de Grimaud. Elle y a appris la couture et les bonnesmanières ; elle est en train de devenir une sorte dedemoiselle de compagnie. Or, l’état de domestique sembledéshonorant à nos Méridionaux en général ; mais Maurinproteste, disant que tout le monde est au service de tout le monde.Il ajouta : « Mon chien est mon domestique et mon ami, etje suis le domestique et l’ami de mon chien. Et ça me faithonneur ! »

– Et vous dites qu’il a, de plus, un toutjeune fils, votre Maurin des Maures ?

– Oui, le petit Bernard, qui vit chez lamère de Maurin ou qui, du moins, s’y trouvait encore il y a quinzejours. Il a onze ans. Il est né d’une fille de cantonnier.Oh ! une histoire toute simple… Vous voyez que notre don Juann’est pas de l’école de Jean-Jacques.

– Trois enfants, c’est peu, dit lepréfet. La France se dépeuple. Maurin n’aura pas la prime.

– Trois enfants avérés ! ditM. Cabissol. D’ailleurs la vie est chère et dure. Lesbourgeois les plus aisés sont moins prolifiques et, par conséquent,moins courageux que Maurin.

– C’est vrai, dit le préfet. Mais… vousdéjeunez avec moi, monsieur Cabissol ?

– À condition que je serai de votrebattue avec Maurin, monsieur le Préfet… J’ose vous demander uneinvitation.

– J’allais vous l’offrir, chermonsieur.

– En résumé, monsieur le Préfet, Maurinest un homme non seulement à aimer, mais à ménager. En tempsd’élections, par exemple… »

« Monsieur le Préfet est servi »,prononça un domestique qui apparut sur le seuil du cabinet.

« Nous étudierons mieux la question àtable », dit M. Désorty.

Chapitre 5Où l’on verra comment M. Désiré Cabissol et M. Désorty, préfet,continuèrent, inter pocula, leur conversation amusante et commentle premier de ces deux personnages fut conduit à narrer au secondl’histoire du Marchand de larmes, sans pour cela oublier l’illustreMaurin, Roi des Maures.

 

Le déjeuner du préfet fut excellent etM. Cabissol y fit grand honneur. Au dessert, les deuxinterlocuteurs étaient devenus les meilleurs amis du monde.

Quand les cigares furent allumés :

« Il ne faudrait pas croire, monsieur lePréfet, dit Cabissol, que je sois, comme le pense votrecommissaire, un vulgaire amateur policier… Ce que je vous ai ditmoi-même tantôt a pu ne pas suffire à éloigner de vous une telleidée…

– En effet…

– Eh bien, ce qui m’intéresse par-dessustout, c’est le pittoresque, et j’ai plus de plaisir à rencontrerdans mes pérégrinations un type curieux, une histoire gaie, qu’undrame ou qu’une physionomie dramatique.

« Aussi je crois bien que ni Paris niLyon ne me seraient des théâtres aussi amusants que nos paysméridionaux.

« Tenez, par exemple, ni à Paris ni àLyon on n’a la plaisante horreur de l’eau, la joyeuse peur de lapluie que l’on a ici. Cette peur est-elle sincère ? Oui etnon.

« Avant tout, l’homme du Midi aime lefarniente. Quand le phylloxera détruisit ses vignes, lepaysan provençal se trouva fort ennuyé, mais il ne fut vraimentdésolé que lorsque, ayant remplacé les vieilles souches françaisespar le cep américain, il fut obligé de le cultiver avec des soinsspéciaux ignorés de lui jusque-là et vraiment trop compliqués.

« Depuis l’antiquité la plus reculéejusqu’à cette époque, la culture de la vigne sur tout le territoiredu Var avait été facile. On laissait les pampres traîner à terre.Dans les « oullières », très larges entre les raies devignes, on semait du blé, après un labour superficiel. La moissonétait maigre dans ces oullières, au pied des vieux oliviers ;n’importe. C’était un heureux temps puisqu’on avait sous les yeux,dans le même champ, tout ce qu’il faut pour vivre : le pain,et le vin, et l’huile, produits essentiels, simples, tous nommésdans l’Évangile.

« On acanait : on battaitl’olivier à coups de roseaux, en novembre, pour en faire tomber lefruit sur les linçouras. On moissonnait à la faucille, enjuin. On vendangeait en septembre. Le reste du temps, le paysan,assis sur sa porte, regardait pousser l’olivier, la vigne et leblé. Cette contemplation était sa principale besogne ; ilrêvait, et le soir il chantait ou contait des gandoises à safamille. Oui, c’était le bon temps.

« Le soleil quand même dorait la grappeenfouie sous les pampres. L’échalas était méprisé : onprétendait que, sur échalas, la vigne serait détruite par les coupsde mistral. Notre bonne vigne antique avait des allures delambrusque ; l’épi était grêle ; l’olive venait quand ilplaisait à Dieu. Cela suffisait à une race de cigales.

« Le plant américain a bien changé lesconditions de la vie chez nous ! Le Provençal a consenti às’appeler viticulteur ; on a arraché l’olivier (nospaysans regrettent à cette heure ce massacre absurde) ; il afallu que chaque cep ait son tuteur : et entre les pieds devigne trop rapprochés il n’y a plus de place pour le blé. Le paysanaujourd’hui travaille plus qu’autrefois ; il a des rêves debourgeois parce qu’il a appris à lire ; il trouve que la terrene donne plus assez ; il déserte les champs pour la ville etbeaucoup vont follement souffrir, ouvriers d’un arsenal ou d’uneusine, dans des galetas, au sommet de maisons qui ont huit étages.C’est fâcheux, qu’y faire ?

– Mais, dit le préfet, je croyais qu’envotre pays où les étés sont torrides, la pluie était appelée,comprise, aimée…

– Mon Dieu ! dit M. Cabissol,certainement on l’aime parce qu’elle est favorable auxrécoltes ; mais on la déteste… parce qu’elle mouille.

« Qu’on puisse labourer quand il bruine,comme le font éternellement les paysans du Nord, c’est une chosedont nos paysans n’acceptent pas même l’idée. Dès qu’apparaît, aufond de leur ciel indigo, un pâle nuage, tout le monde en profitepour quitter le travail. Il est même arrivé, il y a quelque dixans, dans la petite ville d’Aiguebelle, une histoire assezplaisante qui vous montrera mieux que toutes les gloses à quelpoint les gens de Provence détestent la pluie, ou, si vous voulez,pourquoi ils l’aiment, en faisant semblant de la détester.Aiguebelle est une ville de dix mille âmes, comme vous ne l’ignorezpoint, monsieur le Préfet, puisqu’elle est votre administrée.

« Il y a cinq ans, un Lyonnais, mon amiLarroi, s’y vint établir. Il voulut, sur le flanc d’une colline,dans un admirable site, faire construire une villa. Les travauxcommencèrent lentement. La bâtisse était cependant assez avancée,lorsqu’un jour les sept ou huit maçons qui la construisaient,juchés sur leurs échafaudages, levèrent tous ensemble le nez versle ciel avec inquiétude.

« Que se passait-il ? L’un d’eux, unnommé Darboux, galegeaïré fameux (encore un !) fumait unegrosse bouffarde d’où s’échappaient des flots de fumée.

« Il avait trouvé drôle de s’écrier toutà coup, en montrant du doigt un véritable nuage sorti de sapipe :

« – Vé ! vé ! regardez unpeu ! Voyez ce nuage ! tout à l’heure il pleut !gare ! »

« Ce cri terrifiant produisit l’effethabituel. Bien que le ciel fût d’une pureté parfaite, tous lesmaçons, ce jour-là, désertèrent le chantier. Mais la pluie, quiempêche de travailler, n’empêche pas qu’on s’amuse, et ils allèrentachever leur journée au jeu de boules.

« – Ah ! le mauvais coup !non, non ! ah ! sans la pierre, ma boule allaitdroit !

« –Celle-ci va téter le cochonnet(s’arrêter tout contre le but).

« –Fameux coup, celui-là !

« –Ah ça, vaï ! un coup de santEstròpi (un coup de saint Maladroit !) »

« Que voulez-vous, conclut Cabissol, cesmœurs-là m’enchantent, moi… Se mettre en grève pour jouer auxboules ! Ah ! ce n’est pas un pays de misère que lenôtre ! Vous voyez donc pourquoi et comment on aime ici lapluie ou, si vous voulez, comment et pourquoi on la déteste.

– Et, dit le préfet, que pensèrent lesentrepreneurs de la conduite de leurs braves maçons ?

– L’entrepreneur, étant du pays, trouvala chose naturelle, mais mon ami Larroi, le Lyonnais, déclara qu’iln’accepterait pas cette façon de travailler, vu que si cela serenouvelait, sa villa ne serait pas construite avant dix ans (cequi prouve que l’exagération n’est pas dans le caractère des seulsMéridionaux !) – et il exigea assez sottement que le maîtremaçon lui envoyât d’autres ouvriers…

– Qu’arriva-t-il ensuite ? dit lepréfet souriant.

– Ah ! vous voulez toute la suite del’aventure ? Je vous préviens qu’elle s’est prolongéesingulièrement.

– Allez toujours.

– Eh bien, il arriva une grève. Tous lesmaçons de la région abandonnèrent leurs travaux, il n’y eut bientôtplus assez de boules à Aiguebelle ni dans les communesenvironnantes, tous les grévistes de nos campagnes étantboulomanes.

– Et quels étaient leursdesiderata ?

– Voici. Le chef des grévistes, Darboux,alla trouver le patron :

« – Nous avons commencé la villa duLyonnais, lui dit-il, c’est nous qui l’achèverons. Vouastré Lyounées un couyoun ; un homme qui coumpren pas nouastré caratéro.(Votre Lyonnais est un… âne ; un homme qui ne comprend pasnotre caractère.) Il ne peut pas, à cause d’une galégeade,ruiner le pays, voyons ! Ouvrez-lui la comprenure, àcet “étranger du dehors”! »

« Darboux avait raison. Mais mon amiLarroi était un homme têtu ; il ne voulait rien entendre, ilne parlait de rien moins que de quitter Aiguebelle à tout jamais.J’allai le voir pour tenter d’arranger les choses. Elles s’étaientsingulièrement gâtées.

« Quand j’arrivai, cinq milleAiguebellois (la moitié de la population d’Aiguebelle) entouraientla maison de campagne que Larroi avait louée en attendant que savilla fût construire.

« Des plaisanteries la foule passabientôt aux menaces. Tous les joueurs de boules, c’est-à-dire tousles grévistes, étaient là, leurs boules ferrées (de vrais boulets)dans les mains. On commençait à les lancer dans les vitres.

« – Toi qui prétends les comprendre,va leur parler, me dit Larroi. Explique-leur que je suis libre dequitter le pays et que je le quitterai : c’est mon derniermot. »

« Je descendis, je me présentai à lafoule menaçante. Malheureusement je n’étais pas encore très connu àAiguebelle en ce temps-là.

« –Mes amis, un peu de silence !m’écriai-je en montant sur une chaise que j’avais apportée. Jeviens vous donner des explications après lesquelles, je l’espère,chacun de vous rentrera chez soi, car voici que le jour finit et ilse fait temps d’aller souper.

« – Quès aqueoù couyoun quéparlo ? – c’est-à-dire : quel est cet âne quibrait ? », cria une voix.

« Et je reçus, en pleine poitrine, lecochonnet, petite boule de buis dont le choc me fut assezdésagréable.

« – À l’eau ! » cria-t-onde tous côtés.

« Aiguebelle est situé au bord del’Argens. Il y avait peu d’eau dans la rivière en ce mois d’été,mais enfin il y en avait, et je compris que si on n’avait pas ledessein de me noyer, on serait bien content, tout au moins, de mevoir barboter un peu.

« J’étais fort mal à mon aise. Tout àcoup, un homme, sortant de la foule, vint à moi.

« – Descendez de votre chaise,monsieur Cabissol, me dit-il, je vais leur parler, moi. »

« J’obéis, subjugué par le ton décidé dupersonnage.

« Il était curieux, le personnage.

« Jeune, très maigre, et singulièrementvêtu d’une redingote noire trop longue, gilet et pantalon assortis,il était coiffé du kalitre(haut-de-forme) que les gens dela campagne ne mettent ici qu’une fois dans leur vie, le jour deleur mariage. Ce chapeau portait un crêpe.

« L’homme, étant monté sur ma chaise,cria d’une voix de tonnerre :

« – Citoilliens ! je connais lecitoilliens qui vient de vous parler : c’est un bon. Jeréponds de lui. Retirez-vous, puisqu’on vous dit que tout estarrangé. M. Larroi vous fait beaucoup d’excuses, vousreprendrez le travail chez lui, dès demain. »

« – Permettez ! »criai-je.

« – Laissez-moi faire, dit l’homme,je sais mieux que vous ce qu’il faut leur dire. »

« Mais les premiers rangs de la foule,ayant vu mon mouvement de protestation, crièrent à mondéfenseur :

« – Qui nous garantit que celui quevous défendez ne nous trompe pas ?

« – Moi ! dit l’homme enredingote et en kalitre, moi, je vous dis ! »

« La foule murmurait, irritée, mais déjàindécise.

« Alors, l’homme noir, dans un mouvementd’éloquence populaire vraiment magnifique :

« – Et d’ailleurs, citoilliens,quelle heure est-il ?

« – Sept heures manque unquart ! » cria la foule.

« – Eh bien, citoilliens, outre quec’est l’heure d’aller dîner, c’est l’heure où la nuit commence… Lanuit, citoilliens ! la nuit n’est pas le jour. Ce n’est pasdans la nuit comme des malfaiteurs, c’est dans le jour que vousdevez débattre les intérêts de la liberté !… Vous voulez tousla justice, n’est-ce pas ? Eh bien, la justice apparaîtra avecle soleil. On vous rendra justice demain, au chant du coq, au grandsoleil de la République ! Allez vous coucher. »

« Une acclamation formidable salua cediscours :

« – Vive laRépublique ! »

« Et la foule se retira, satisfaite, sansaucun désordre.

« Alors, je dis à l’homme noir, jeune etmaigre :

« – Qui êtes-vous donc, mon ami,pour avoir, si jeune, une pareille influence sur tout cepeuple ?

« – Moi ? me répondit-il avecun calme sourire, moi, monsieur Cabissol ? je ne connaispersonne ici, et personne ne me connaît… seulement je sais leurparler, voilà tout.

« – Mais, lui dis-je, vous meconnaissez donc ?

« – Pardi ! je vous ai vupasser quelquefois à la chasse, sur mon petit bien, près deDraguignan. Quand je suis là que je laboure et que vous passez,vous me demandez toujours si c’est dur ou mou, si ça se fait bien…enfin quoi ! vous n’êtes pas fier. Alors, comprenez, j’aitrouvé avec plaisir cette occasion de vous rendre un petit service…Vous ne savez pas mon nom ? On me dit Bédarride.

« – Ah ! lui dis-je, stupéfait…merci, je ne vous avais pas reconnu.

« – C’est rapport à mon costume queje n’avais pas mis depuis mon mariage avec ma pauvre femme qui estmorte, pechère ! voilà trois semaines !

« – Mais, insistai-je, pourquoi vousêtes-vous habillé en bourgeois, vous, un travailleur de la terre,précisément un jour d’émeute populaire ?

« – Eh ! dit-il gravement, jeme suis fait bôpour un peu venir voir laRévolution ! »

– Voilà, dit le préfet, un discoureurintéressant et adroit. Mais qu’en pensa votre ami deLyon ?

– Il fut désarmé ; et les grévistes,voyant qu’il comprenait leur caractère, lui bâtirent sa villajoyeusement. Il espère bien mourir dans ce pays de gaieté.

– Et l’homme au discours, vous ne l’avezpas perdu de vue, je suppose ?

– Certes, non !

– Et qu’est-il devenu ?

– Ce qu’il est devenu ? c’est encoretoute une histoire.

– N’hésitez pas à me la conter.

– Il est devenu marchand de larmes.

– Marchand de larmes ? vousm’intriguez.

– La mort de sa femme l’avait orientévers les choses funèbres. Il s’était efforcé, comme vous l’avez vu,de se distraire en assistant, vêtu de ses sombres habits de noces,aux émeutes populaires, mais les émeutes, par bonheur, ne durentpas toujours ; les travaux de la campagne ne l’intéressaientplus parce qu’il avait l’étoffe d’un homme public, le tempéramentd’un tribun, un vrai talent d’orateur. L’école primaire en avaitfait un aspirant bourgeois. Il voyait grand, il rêvait une viesupérieure à sa fortune. Que faire ? Il eut une idée géniale.Il s’établit marchand de larmes.

– Vous me faites mourir de curiosité.

– J’appris un jour qu’un personnageétrange hantait le cimetière d’Aiguebelle. On me fit de lui unportrait que je crus reconnaître. Je voulus m’en assurer. La choseétait facile puisque, disait-on, il n’abandonnait le cimetièrequ’au moment de la fermeture des grilles. Il y arrivait le matin etne le quittait pas même pour déjeuner. À midi, assis sous uncyprès, au bord d’une tombe, il croquait un quignon de pain, buvaitde l’eau ou le vin d’une bouteille plate qu’il remettait ensuitedans sa poche soigneusement, et reprenait son poste d’observationdans les bosquets funèbres.

– Son poste d’observation ? »interrogea le préfet.

– Voici. Je me rendis un matin aucimetière, pour voir si le marchand de larmes était bien ledompteur de foules que je connaissais. Il se trouva que j’arrivai àla grille en même temps qu’un enterrement de deuxième classe… Jesuivis, moi dernier du cortège. À peine avions-nous dépassé lespremiers cyprès de la grande allée, que mon homme en sortit. Ilavait son même costume de bourgeois, son costume des jours de noceset des jours d’émeute. Le noir en était un peu jauni. Le chapeauhaut de forme, bien brossé, luisait de son mieux au-dessus d’uncrêpe étroit. La chemise était propre ; la cravate fripéelégèrement, mais à peu près blanche. L’homme avait des souliersvernis.

« Son regard allait lentement de la têteà la queue du cortège. Il m’aperçut et vint à moi, d’une démarchecompassée, d’une allure triste.

« – Bonjour, monsieur Cabissol,murmura-t-il, d’une voix très basse, endeuillée.

« – Bonjour, mon amiBédarride !

« – Qui enterre-t-on ?

« – Je ne sais pas… j’arrivais… pourvous voir, pour vous entendre.

« – Ah ! fit-il, vousconnaissez mon nouvel état ?

« – On m’en a parlé.

« – Eh bien, alors, permettez-moi defaire mon devoir. »

« Et s’adressant à l’un des bourgeois quinous précédaient de trois pas :

« – Qui enterre-t-on ?

« – Mlle AdélaïdeEstocofy.

« – Attendez donc !… fit-il,mais… je la connais !

« – Qui ne connaît pas Adélaïde àAiguebelle, répliqua l’autre ; une des deux dévotes ! Desépicières qui vendaient le meilleur café de la ville !

« – Pardi ! répliqua Bédarride,à qui le dites-vous ! je le connais, son café. Pour du boncafé, voui, c’était du bon café et qui ne sentait jamais la« marine ! »

« Et après un silence :

« – Sa pauvre sœur, reprit-il, doitêtre bien désolée. Elle est son aînée, je crois ?

« – Oui, Anastasie est l’aînée etelle voit partir sa cadette, pechère ! »

« Bédarride quitta les derniers rangs ducortège ; il gagna les rangs du milieu. Je le suivis.

« Il avisa une vieille dame quis’essuyait les yeux et lui dit :

« – Quel âge pouvait-elle bienavoir, notre pauvre Adélaïde ? »

« La femme répondit :

« – Elle n’avait que soixante-cinqans, pechère !

« – Je ne l’aurais jamais deviné àla voir, pechère ! dit Bédarride, vous l’aimiez beaucoup,madame ?

« – Madame Labaudufle.

« – Vous l’aimiez beaucoup, dites…madame Labaudufle ?

« – Voui ! gémit la matrone.Nous nous étions élevées ensemble, rue de l’Aubergine où elle estmorte, dans le magasin qui l’avait vue naître, puisque sa mère,comme vous savez, était marchande de fruits et tenait boutiqued’épicerie, depuis l’autre siècle, à côté de l’ancien théâtre desmarionnettes où on jouait la crèche pour la Noël.

« – Je l’aimais aussi beaucoup, ditBédarride… pauvre Adélaïde ».

« On arrivait près de la fosse ouvertequi attendait la dépouille mortelle d’Adélaïde Estocofy.

« Vivement Bédarride gagna les premiersrangs du cortège. Il reconnut facilement Anastasie à sa douleur, ils’approcha d’elle.

« On descendait le cercueil dans lafosse.

« Le prêtre bénissait la tombe ouverte etpsalmodiait les prières lamentées.

« Bédarride se pencha versAnastasie :

« – Pauvre demoiselle ! luidit-il d’une voix mouillée, je prends bien part à votre chagrin…avec toute la ville d’ailleurs… »

« Anastasie eut un sanglot.

« Bédarride reprit, d’un ton plus bas,confidentiel, mais d’un accent plus assuré :

« – Est-ce que quelqu’un parlera sursa tombe ?

« – Pechère, sanglotaAnastasie ; de pauvres gens comme nous, on les enterre sansdiscours !… Qui voulez-vous qui parle sur sa tombe ?

« – Moi ! dit Bédarride avecune sombre énergie ; moi si vous le désirez, ma pauvredemoiselle, car je connaissais ses vertus, à la pauvre morte, commeje connais les vôtres. Je suis M. Bédarride. »

« Anastasie étouffa un sanglot plusprofond que les autres.

« Les prières étaient achevées.

« – Désirez-vous toujours que jeparle ? interrogea Bédarride.

« – Vous me ferez beaucoupd’honneur, monsieur Bédarride. »

« Il s’avança au bord de la fosse, ettenant son chapeau de la main gauche, il refoula avec un gestelarge de sa droite ceux des assistants qui s’apprêtaient déjà àjeter sur le cercueil les premières poignées de terre.

« Alors, pâle, maigre, noir, debout surl’éminence formée par la terre fraîchement retirée du trou, émului-même, il parla ainsi à la foule émue :

« – Mesdames, messieurs, vous tous,amis connus et inconnus, recevez les remerciements d’une familleéplorée ; d’une sœur écrasée sous la plus inconsolable detoutes les douleurs puisque jamais la tombe n’a rendu saproie ! Du moins, chère demoiselle Anastasie (iciMlle Anastasie sanglota éperdument), du moinsvous avez cette consolation enviée par tous les honnêtes gens, devoir une ville entière se presser autour de vous dans un élan departicipation à votre douleur, participation qui n’a d’égale par sagrandeur que votre douleur elle-même. Chère et malheureuseAdélaïde, regarde autour de toi. Tout Aiguebelle a pour toi lesyeux de Mme Labaudufle, qui sont noyés dans leslarmes.

« Ah ! elle t’a aimée, cette vénéréedame, comme nous t’aimions tous ! Tout Aiguebelle rend hommagesur cette tombe à l’élévation de sentiments et à la probitécommerciale de ces deux sœurs dont le café renommé n’a jamais subiaucune défaillance de réputation, depuis plus d’un siècle. Car il ya un siècle, – ne l’oubliez pas ! – la mère et les ancêtresdes deux célèbres sœurs avaient déjà fondé la réputation de leurincomparable maison, située à côté même de ces théâtres, –aujourd’hui disparus, hélas ! – où des marionnettes jouaient,pour l’édification du peuple, le Saint Mystère de laCrèche et l’histoire de Geneviève de Brabant… Voilà,messieurs et dames, des titres de noblesse qui en valent biend’autres. Réjouissez-vous donc à travers vos larmes, tout au fondde vos cœurs, dans l’espérance, que dis-je ? dans la certitudedes récompenses éternelles que le Ciel doit à la probitécommerciale unie à l’élévation des sentiments qui sont la gloire del’humanité !… Adieu, Adélaïde ! tu ne pouvais pas partirsans qu’une parole de justice, de reconnaissance et d’amour fûtprononcée sur ta tombe. Adieu, pieuse Adélaïde, si pieuse que taboutique est des Deux Dévotes, – car ta chère etmalheureuse sœur partage dès ce monde ta pure renommée, comme ellepartagera un jour, – le plus tard possible, – ta gloire immortelledans le ciel ! »

« Bédarride se tut. Il essuya ses yeuxd’où coulaient de vraies larmes.

« Il se pencha vers moi :

« – Vous le croirez ou non, monsieurCabissol, je ne la connaissais ni des lèvres ni des dents. Eh bien,il me semble que je l’ai toujours connue. »

« Anastasie, secouée par les sanglots,tomba à demi pâmée dans les bras deMme Labaudufle…

« Alors, doucement, bien doucement,Bédarride lui souffla à l’oreille :

« – J’espère que vous êtes contente,ma bonne demoiselle ?… »

« Il prit un temps, puis :

« – C’est cinquefranques ! » ajout a-t-il.

« Machinalement, l’honnête commerçantechercha sa poche, d’une main tremblante.

« – Non, non, dit Bédarride discret…je passerai chez vous. Pas ici… Ici, voyez-vous, ça me ferait tropde peine ! »

« Et il disparut, après m’avoir serré lamain.

– Et vraiment, dit le préfet, il pleuraitde vraies larmes pour cinq francs ?

– Vous lui faites injure. Il pleuraitcomme pleurent les acteurs et les romanciers sur les situationsdouloureuses que leur imagination leur représente vivement.Seulement, il pleurait, lui, aidé par son imagination, sur desdouleurs trop réelles.

– Mais, dit le préfet, voilà qui nous aentraînés fort loin de notre Maurin.

– En aucune façon, dit Cabissol. Maurinincarne une race, mais il ne saurait, à lui tout seul, nous endonner tous les traits particuliers. Isolé, il perdrait,croyez-moi, quelque chose de son caractère. J’avais besoin de vousmontrer l’ambiance autour de lui. Il est un roi. Commetel, il a plus de dignité que son peuple ; et, même quand ilrit, il garde encore une certaine gravité et toute sa noblesse.Comment, sans l’amoindrir, séparer le roi de son peuple ? Lesérieux de ce peuple et sa gaieté, ses héros et ses fantoches, sessimplicités et son génie, voilà ce qu’il faut voir si on veutl’admirer, lui, le roi, comme il le mérite. »

Le préfet s’était levé.

« On m’attend, dit-il, au conseilgénéral. Venez me voir aussi souvent qu’il vous plaira, monsieurCabissol… Vos histoires sont bonnes ; vous êtes ici chezvous. »

Et chacun d’eux alla à ses affaires.

Chapitre 6Maurin, prince des braconniers, duc des maires, empereur desgendarmes, Roi des Maures, fait la police de son royaume.

 

Les trois vagabonds auxquels le bienveillantMaurin avait offert du tabac se trouvaient être de très dangereuxmalfaiteurs, trois échappés de prison. Les ordres les plusrigoureux furent expédiés dans toutes les communes. Il fallaitcapturer les trois misérables, morts ou vifs. Gendarmes et mairesdressèrent l’oreille.

Le lendemain de son incartade, Maurin était àBormes, et le soir, il prenait son café chez l’hôtelier Halbran àqui, parfois, il vendait du gibier. Maître Halbran lui contait queles gens du pays avaient été prévenus par le maire, le matin même,d’avoir à veiller à leur sécurité dans les bois, lorsqu’un chasseurvint déclarer que les trois coquins dont on parlait dans la région,l’avaient arrêté sur la route, dans le Don, et lui avaient dérobéson dîner, son tabac, son argent, – non sans le menacer de morts’il refusait de se laisser voler. On lui avait pris également sesmunitions de chasse, de la poudre, et les quelques balles qu’ilavait toujours dans son carnier, en vue de la chasse au porcsauvage.

« Les trois coquins avaient desfusils ?

– Oui, ils ont à eux trois un fusildouble et une carabine.

– Eh bien, dit Maurin de son ton décidé,il faut organiser une battue, comme pour le sanglier. Je m’encharge. Prévenez le maire. »

Ce : « Prévenez le maire », oùn’entrait aucune jactance, donne l’idée de l’importance dupersonnage qui le prononça.

« Ils vont s’éloigner dans lanuit », dit maître Halbran.

Maurin haussa les épaules.

« Vous n’avez donc pas regardé leciel ? Avant un quart d’heure, il tombera « des pierresde moulin ! ». Si mes gaillards ne connaissent pas lamontagne, ils sont fichus de se noyer comme de jeunes perdreauxdans un trou de roche. S’ils s’abritent dans une cabane decharbonnier, alors, ils s’en tireront. Sinon, ils crèveront d’unefluxion de poitrine, « croyez-le-vous »… En attendant,prévenez M. le maire. Il me faut quinze ou vingthommes pour garder tous les « pas ». J’attraperai mestrois loups comme dans une souricière. »

Justement le maire entrait, en voisin.

C’était un homme de taille moyenne, à la barbeet aux cheveux gris, l’air énergique et bon, l’œil franc sous deslunettes étincelantes. Né dans ce pays qu’il aimait avec passion,M. Cigalous, pharmacien, était une figure vraiment digne detoutes les sympathies. Idéaliste inconscient et incorrigible, éprisde liberté, de justice et de bonté, M. Cigalous voyait en beaules hommes et les choses. Cela lui servait à faire des ingrats sanss’en apercevoir, mais aussi à transformer en un pays habitable sapetite ville isolée et perchée dans un creux de la montagne d’oùelle domine le Lavandou et la mer, avec les îles d’Hyères pourhorizon prochain et le grand large pour perspective.

M. Cigalous, figure d’un autre âge, cœurenthousiaste, optimiste incurable, bienveillant a priori,s’intéresse à la vie de chacun des hommes de son pays. De là, sansdoute, sa grande influence locale.

« Tiens ! c’est toi, Maurin !dit-il, que viens-tu faire dans notre ville ?

– Ce que je venais faire, monsieur leMaire, un autre jour je vous le dirai. J’étais venu pour vousdemander de parler de moi, avantageusement, à quelqu’un d’ici… àM. Rinal. Je veux faire donner à mon enfant « un peu deleçons ».

– Je suis à ton service.

– Mais laissons ça pour le quart d’heure,dit Maurin… Voici la chose dont il est pour aujourd’huiquestion. »

Et il expliqua son idée de battue.

Un quart d’heure après, les deux gardes deBormes prévenaient à son de trompe la petite ville que tous leshommes de bonne volonté, décidés à arrêter trois malfaiteursdangereux qui erraient dans les bois environnants, eussent à setrouver au café du Progrès, chez Alexandre.

Tout le monde vint. Dans cette communeextraordinaire, tout le monde vient quand le maire appelle.

Quand les principaux de la population furentréunis, au café, le maire donna la parole à Maurin qui expliqua sonprojet.

« Mais, dit quelqu’un, demain matin ilsseront loin, nos trois personnages ! »

Maurin haussa les épaules.

« Crouzillat ! » fit-il.

C’était le chasseur que les voleurs avaientdépouillé.

« Présent ! dit l’autre.

– À quelle heure as-tu étéarrêté ?

– Vers cinq heures.

– Où ?

– À la Fontaine de Louise, dansle Don. Je revenais des Barraous.

– Et tu étais ici à sixheures ! Comment es-tu venu si vite ?

– J’ai rencontré Giraudin qui m’a amenésur son char à bancs.

– Quand tu as quitté tes voleurs,qu’ont-ils fait, sur l’instant ?

– Ils se sont mis à manger comme des gensqui ont faim.

– Y avait-il beaucoup de vin dans labouteille qu’ils t’ont prise ?

– À peine un verre. »

Maurin regarda les assistants d’un air detriomphe :

« Comprenez-vous ? »interrogea-t-il.

L’assistance d’une seule voix répondit :non.

« C’est pourtant clair, dit le maire. Ilssont restés, pour dîner, près de la fontaine.

– Juste ! fit Maurin. Et comme lanuit était là et que la pluie a commencé avant qu’ils aient finileur repas près de la fontaine, ces gens, pour sûr, se serontcachés dedans. C’est comme un bénitier dans une niched’église ; ils auront eu juste la place.

– Avec les pieds dans l’eau », ditquelqu’un.

– Ça vaut mieux encore, dit Maurin, qued’y être tout entier, dans l’eau ; – ou plutôt sous une eauqui tombe et vous fouette avec le vent. Mais ils ont pu, s’ils nesont pas trop bêtes, se faire une étagère avec des barres de boisqui justement sont empilées près de là. Enfin, mes amis, comme noussommes assurés qu’il pleuvra jusqu’au jour, nous pouvons nous direque nos gaillards resteront dans ce trou, comme des lièvres augîte. Il faut partir demain avant le jour et garder tous lespassages, de ce côté-ci du versant, à Martegasse comme du côté dela route, comme au pas des « Cabanes de Jean de Trans »tout en bas, – et aussi sur le sommet. Les hommes, voyez-vous,ça fait comme les sangliers, ça passe par où il est possible, paspar ailleurs ; et partout où il y a passage, nous mettrons unchasseur « à l’espère ». C’est dit. À demainmatin. »

Un grand murmure succéda au profond silenceavec lequel on avait écouté Maurin. On entendait partout :« De ce Maurin, pas moins ! – Comme il vousraisonne ! Pas un gendarme « n’y viendrait ! »– Oh ! lui, rien ne l’embarrasse. – BraveMaurin ! » et mille autres menus éloges.

M. Cigalous choisit une vingtaine dechasseurs parmi lesquels il se compta et il fut convenu que lelendemain, à la pointe du jour, on partirait sous le commandementde Maurin.

« Avertissez les gendarmes, dit Maurinnarquois ; peut-être que ça leur fera plaisir d’enêtre ! »

Pastouré, dit Parlo-soulet, qui se trouvaitprésent sans qu’on sût par qui ou comment il avait été prévenu,entendit ce mot et hocha la tête.

Les gendarmes de Bormes avertirent partélégraphe la gendarmerie d’Hyères de ce qui se passait, et surl’ordre de son capitaine – Alessandri, époux présomptif d’AntoniaOrsini, soigna son cheval afin de partir deux heures avant le jour.Il oubliait les trois repris de justice pour songer à la manièredont il pourrait parvenir à exaspérer Maurin des Maures et luifaire perdre toute retenue ; il comptait bien l’arrêter enflagrant délit d’injure à la gendarmerie, et cela devant une belleet nombreuse compagnie où se trouverait un maire connu etestimé.

Ce qui le fâchait, le beau gendarme, c’estqu’à son furieux procès-verbal la préfecture n’avait fait encoreaucune réponse.

Chapitre 7Pour quels motifs Pastouré prend la résolution de graisser sesbottes.

 

À l’aube, la petite troupe des chasseurs,commandée par Maurin, quitta Bormes.

« Rappelez-vous, disait Maurin, marchantet causant au milieu d’eux, que nos gueusards ont des fusils. Quandvous serez à l’affût, tenez-vous cachés le plus possible derrièreun peu d’arbre ou de rocher, et ouvrez l’œil etl’oreille. »

Les gendarmes étaient plutôt embarrassés deleur personne, durant cette battue. Sur un pareil terrain, lasupériorité était acquise, sans conteste, aux chasseurs. Maurinengagea les gendarmes à rester sur la route.

Il envoya successivement chacun de ses hommessur les versants, dans les cols, sur les sommets, et gardaM. le maire avec lui, faveur insigne.

« Comme ça, monsieur le Maire, vous êtessûr de voir le gibier. »

Deux heures après, Maurin arrêtait de sa mainet faisait ficeler solidement un des trois vagabonds. Au momentd’être capturés, ils avaient tiré sur la petite armée et luiavaient tué un homme ; et la chance voulut que le chasseur tuéfût précisément le pauvre Crouzillat qu’ils avaient dépouillé laveille.

Les deux autres malandrins, ceux qui étaientarmés, parvinrent à se perdre dans la broussaille ; Sandridisait : « dans le maquis ».

Quand le sanglier est abattu, on coupe unebranche de pin à laquelle on le suspend lié par les pattes, et quedeux hommes portent sur l’épaule. On coupa, cette fois, non pas unemais deux branches ; on attacha, selon l’usage, à chacune desdeux barres deux des angles d’un drap de lit qu’un chasseur allaprendre chez les gardes-forêts ; et au fond de cette sorte dehamac profond, balancé au pas égal des porteurs, le mort dont onvoyait les formes tassées et inertes, redescendit vers la cantinedu Don.

Cette cantine du Don, toute voisine de lamaison forestière, n’est pas éloignée du point d’intersection desdeux chemins d’Hyères à Cogolin et de Bormes à Collobrières. Oncomptait déposer là le mort qu’une voiture viendrait prendre.

Le cortège rencontra les gendarmes d’Hyères etceux de Bormes, tous également embarrassés de leur personne et mald’accord sur la direction à prendre.

Maurin, dès qu’il les eut aperçus, ordonna augros de sa troupe de continuer à descendre et d’accompagner le« pauvre Crouzillat » jusqu’au lieu fixé. Pour lui, quele géant Pastouré ne quittait pas d’une semelle, il s’arrêta avecle maire pour expliquer l’aventure à MM. les gendarmes, etleur remettre son prisonnier.

Il n’avait pas envie de rire et il ne lui vintpas à l’esprit de plaisanter Alessandri qui le regardait detravers, d’un air féroce.

Quand il eut fini son explication :

« Si vous aviez pris notre conseil, ditAlessandri, vous n’auriez pas fait tuer un de voshommes. »

Maurin, à ce moment, fut indigné. Il ne vitpas Tonia, qui accourait derrière lui, tout essoufflée, la main sursa poitrine haletante, et il cria, tourné furieusement vers legendarme Alessandri :

« Oh ! bougre d’âne, vous me feriezdire ! (pardon, excuse, monsieur le Maire) mais aussi, c’esttrop fort !… J’ai fait toute la besogne de ces individus (ildésignait les gendarmes) ! J’ai arrêté un des trois coquinsqu’ils poursuivaient si joliment, il y a deux jours, avec lederrière sur la chaise, dans l’auberge des Campaux ; sans moiils n’auraient pas été fichus seulement de deviner où le gibierétait caché. On les a fait prévenir hier de notre expédition ;la balle qui a tué l’homme m’a troué la veste ; et voilà marécompense ! Vous me faites suer, tenez ! Vous êtesencore, vous autres, comme les gardes champêtres qu’on charged’arrêter les chiens enragés. Des enragés, ils en ont peur, ilsn’arrêtent que les braves chiens de leur connaissance. Vous avezdonc bien besoin d’un procès-verbal, à cette heure ? Il vousen faut, pas vrai, à votre moment, pour avoir del’avancement ?… On connaît la farce ! mais Maurin est unhomme, vous entendez ! Et quand il a pour lui l’idée qu’il estdans la justice, il se fiche un peu des juges ! Voilà, si vousvoulez la connaître, mon opinion en quatre paroles, espèced’enfariné ! »

Vainement le maire s’efforçait de calmerMaurin. On ne calmait pas Maurin. Quand il roulait sa colère,c’était comme le torrent roule ses cailloux. Et ça allait jusqu’aubout. Alessandri allait répliquer, et Maurin, hors de lui, luiaurait fait un mauvais parti – dont son ennemi comptait bien tireravantage – quand Tonia dit, tout d’une haleine :

« J’apporte de grosses nouvelles, monpère. Un homme vient d’arriver à la maison forestière, et voici cequ’il a dit :

– « Le préfet demande à Maurin unebattue au sanglier dans les forêts du Don. Il y aura un général etd’autres personnages qu’il a nommés, un sénateur et deux autresmessieurs, qui sont députés. Et il paraît aussi que, pour l’affairedes chevaux, Maurin ne sera pas puni, parce qu’il a fait ça pourrire et qu’il faut qu’on n’y pense plus… Maurin devra faire dire leplus tôt possible au préfet, par vous, mon père, ou par M. lemaire, quel jour il choisit pour la battue, et dans quel endroitelle se fera. »

Tonia était ravie de se faire pour Maurin lemessager de ces bonnes nouvelles. Elle était toute rouge d’avoircouru, et ses yeux brillaient de plaisir.

Tout cela signifiait que la Républiquefrançaise traitait de puissance à puissance avec le roi desMaures.

Alors Alessandri et Maurin se regardèrent.

Et ce fut tout. Seulement le regard de Maurinétait plein de moquerie, celui de Sandri, le Corse, chargé dehaine. On descendit vers la maison forestière, en silence.

Quant aux deux bandits qu’on n’avait pucapturer, où les chercher à présent ? Cela redevenait plusparticulièrement l’affaire des gendarmes. Les gens de Bormesavaient fait de leur mieux, sous la conduite de Maurin. La suite del’affaire ne les regardait plus. Ils pensaient, avec quelqueapparence de raison, que les échappés de galères, en train degagner le large, seraient bientôt sortis du territoire de leurcommune. Le soir, à Bormes, dans la maison où des amis luidonnaient l’hospitalité, Pastouré, seul, en chemise, au moment dese mettre au lit, levait les bras vers le plafond etronchonnait :

« Une supposition, que je dise à monbrave Maurin ce que je pense de sa conduite d’aujourd’hui, ilm’enverrait au bois ! Et au bois ou au diable, quand c’est unMaurin qui vous y envoie, il faut bien qu’on y aille,pechère ! Alors, sur ce qu’il a fait aujourd’hui, je ne lui aipas dit ce que je me pense au-dedans de moi.

« À quoi servent les amis, me direz-vous,s’ils ne vous avertissent pas quand vous faites une bêtise ?Mais comment voulez-vous qu’ils vous fassent des observations,quand ils savent que vous ne les supporteriez pas ? Il ne mereste donc qu’à le suivre dans les chemins bons ou mauvais, depierre ou de sable, bien ou mal caladés, et qu’ils aboutissentquelque part ou non, par où il lui plaira de passer, ce qui fait,pauvre moi ! qu’où je vais je n’en sais rien – et c’est bienpar pure amitié !

« Comment il se fait qu’un hommetranquille comme moi je suis, détestant les femmes, et de fortecorpulence car il n’y a pas à dire, mon ventre prend du poids, sesoit attaché à cet homme maigre et toujours dans des ruesCasse-toi-le-derrière ? Il faut croire que l’amitiéest aussi bête que l’amour. On aime qui l’on aime et qui on aime onsuit, en groumassant ou en silence – c’est tout un. Et ce que je nelui ai pas dit, à Maurin, c’est que vraiment c’est bêtise grosse,bêtise grande, bêtise haute et large, bêtise énorme, trois jourssurtout après s’être moqué des gendarmes en chevauchant sur leurschevaux, de revenir à leur barbe faire en leur place métier degendarmes, comme pour leur dire : « La gendarmerie n’yentend rien, et c’est moi (moi à qui elle fait desprocès-verbaux !) qui vais lui faire voir comment on arrêteles malfaiteurs ! » Un véritable crime est un moins grandcrime, aux yeux des gendarmes, que l’affront que leur fait cetteaction honnête. S’il s’imagine, Maurin, que la France lui aura dela reconnaissance pour ce qu’il a fait là, il se trompe. Faites dubien à Bertrand, c’est en fientant qu’il vous le rend ! Etdites au dernier des menuisiers qu’il ne sait pas son métier, vousn’en reviendrez pas entier… C’est pourquoi, Pastouré, tu peuxgraisser tes souliers, et les faire ferrer à neuf, avec des clousgros comme des clous à ferrer les mulets ; car tu n’as pasfini de courir, résolu comme tu l’es à ne pas abandonner Maurin àsa misère. Nous n’avons pas fini, n’ayant pas commencé ! – defuir devant les gendarmes à pied et à cheval, devant les hommes dela justice injuste, si tu te mêles, ô Maurin, d’arrêter des voleurset de dénoncer l’injustice !… Une chose où je reconnais que tumontres du bon sens, c’est que tu as aux pieds des pantoufles etdans ton carnier tu en as de rechange, et aussi de la basane pourles raccommoder. Il va t’en falloir, de la basane ! Mais aumoins tu marches sans faire plus de bruit qu’un perdreau qui couledans la « mussugue » tandis que moi, pechère, à chaquepas le bruit de trois mulets attelés à une charrette chargée debriques ! Aï ! pourquoi faut-il qu’à marcher enpantoufles dans les bois je n’aie jamais pu m’accoutumer ?Allons, graisse tes souliers, Pastouré. L’huile de pied de mouton,un peu rance, est moins chère que le saindoux… j’en achèteraidemain. »

Et le géant, en chemise, prenant en mains sesdeux énormes souliers, qui pesaient chacun deux livres, les examinalongtemps ; puis, les fourrant enfin sous son lit :

« C’est dommage, dit-il, que ça ne soitpas des ailes ! »

Chapitre 8Où l’on verra comment les habitants des Maures auraient pu devenirtous aveugles – et l’opinion de Parlo-soulet sur son ami Maurin,flambeau des chasseurs.

 

Le surlendemain devait avoir lieu, avec unecertaine solennité, l’enterrement de Crouzillat.

Le préfet fit annoncer qu’il y assisteraitavec le sous-préfet de Toulon, un lieutenant de gendarmerie, uninspecteur des forêts, – et le matin de ce jour-là, au soleillevant, Maurin se promenait sur la haute esplanade qui domineBormes, le Lavandou et la mer, devant la vieille chapelle et levieux moulin. Il tenait par la main son fils, son petit Bernard,gaillard de dix à onze ans, bien découplé, l’œil hardi et franc. EtMaurin, montrant à son fils les îles d’Hyères, luidisait :

« Tu vois, cette île-ci, à gauche, est àM. le comte de Siblas et celle-ci, à droite, est à mon ancien« cambarade » Caboufigue, – qui, parti simple mousse,devint capitaine dans la marine marchande, puis esclave desPatagons, puis un peu Roi des nègres quelque part et finalementmillionnaire en France. Aujourd’hui, les gouvernements comptentavec sa bourse. C’est un homme vraiment trop riche… C’est dans sonîle qu’il y en a, des faisans ! comme aussi dans celle ducomte de Siblas. C’est un beau coup de fusil, mais trop facile.Seulement ça se vend cher.

– Vous en avez tué, Père ?

– Si chaque fois que j’en ai tué un, avecou sans la permission du propriétaire, il était tombé un œil à l’undes habitants des Maures, j’aurais fait un peupled’aveugles ! » répliqua paisiblement Maurin.

Et, montrant à son fils, sur sa gauche, dansle sud-est, une légère dépression du sommet de la colline toutdentelé de pointes de rocs :

« Ça, c’est le col de Saint-Clair. De là,on voit Saint-Clair à ses pieds, la petite vallée, la vieillechapelle en ruines, les vignes et les villas… Et toujours la mer…Tu vois bien le col ? Là, entre deux ou trois de ces pointes,caché par celles de devant, adossé à celles de derrière, j’ai passéde belles nuits à dormir, pendant que de grands coups de mistral mepassaient sur la tête. On y est au dur mais on est bien tout demême, avec des coussins de braïsse en fleurs ; on dort, assis,la face vers le large, les yeux tout prêts à s’ouvrir sur le cieloù les étoiles clignent des paupières, nombreuses et grouillantescomme des fourmis sur un chemin de montagne, après la pluie.

– Et pourquoi dormiez-vous là,Père ?

– Pour attendre les pigeons, donc !Par le mistral, c’est, pour tuer des ramiers, un fameuxendroit ! Seulement, là, on est toujours trop de gens. Quandun pigeon tombe, tous les chasseurs se le disputent. J’aime mieuxêtre seul, mais c’est un bien bon endroit. C’est amusant d’être là.Les oiseaux viennent de l’est, contre le vent qui souffle comme unenragé. Ils suivent le fond de la vallée, puis vous les voyezremonter vers vous : pinsons, chardonnerets, hirondelles,ramiers… Ils remontent le long de la colline qui est sous vospieds. Vous êtes comme à la fenêtre au plus haut d’une maison. Ilsremontent vers vous et, frrou, frrou ! vous les entendezcontre votre oreille battre l’air, en sens contraire du vent. Onest au milieu d’eux ! on croit voler avec eux ! Quand onreconnaît les ramiers, on se retourne, et pan ! ils tombent…Par-devant ils portent le coup… Le plomb, par-devantglisse sur leur plume comme l’eau sur la poitrine d’uncanard. »

« Eh bien, Maurin, vous instruisez votrefils ? »

C’était Cigalous.

« Oui, monsieur le Maire. Dans chaquecanton des Maures, j’ai des souvenirs. Je les lui conte. Je lui disce que je sais, mais il a besoin d’être instruit d’autre chose etc’est pour ça, comme je vous ai expliqué avant-hier, que j’ai faitvenir le petit par la diligence. Hier soir, je suis allé lerecevoir, au passage de la voiture, à la cantine du Don. Nous avonscouché chez des amis. Et nous voici prêts à rendre visite avec vousà ce brave M. Rinal. »

Ce brave M. Rinal était un vieuxchirurgien de la marine en retraite, très savant, trèsphilanthrope, polyglotte et philosophe, qui, n’étant pas riche,avait choisi ce pays pour y vivre avec peu d’argent et y mourir enpaix.

Maurin avait pensé que, vu la bonne mine dupetit, le vieil officier de la marine consentirait à lui donner« un peu de leçons ». Des amis, chasseurs etbouchonniers, avaient promis, moyennant une certaine redevance, deloger, nourrir, soigner l’enfant, lequel d’ailleurs apprendrait lemétier de leveur de liège et de bouchonnier. Et deux ou trois foispar semaine, le petit Bernard pourrait, si le vieux marin voulaitde lui, aller prendre les bonnes leçons de M. Rinal. Maurins’exprimait ainsi : de bonnesleçons, mais des leçonsde quoi ? Maurin, qui savait lire à peine, n’aurait pas su ledire ; il voulait seulement que son fils, selon sa propreexpression, ne fût pas, dans le temps où nous vivons, le dernierdes sauvages, comme son père.

M. Cigalous avait promis d’intercéderauprès de M. Rinal, le savant homme mystérieux, – qui avait,dans son jardin, une lunette à voir la lune !

Maurin était un beau gaillard de trente-quatreans. Maurin avait fait son service militaire comme marin. Il neparlait à peu près jamais de cette période de sa vie. Et s’il étaitforcé d’en faire mention, c’était invariablement dans cestermes : « Du temps où je n’étais pas libre. »

Cependant, il avait pour le métier de marinune admiration sans égale, et, en toute occasion, il la manifestaithautement à sa manière. Il disait, par exemple :« Courbet est un bougre. En voilà un homme !… Ah !s’il n’y avait que des marins sur laterre ! »

Au service, il avait appris, d’un matelotamateur, à tirer à l’épée. Élancé, adroit, nerveux, il était devenutrès vite un tireur passable.

Au retour du service, ayant fait à Cogolin laconnaissance d’un ancien prévôt, il avait travaillé avec luipassionnément et il était devenu, en peu d’années, son égal.

À Saint-Raphaël, Pons l’aîné, tireur émérite,citait Maurin comme un maître respectable. Rien de singulier commel’élégance native de ce Maurin, de ce braconnier illettré, qui,l’épée en main, eût fait l’admiration de plus d’un gentilhommefriand de la lame. Cette supériorité de tireur l’anoblissait à sespropres yeux, car il se sentait capable de se mesurer, sur leterrain des terrains, avec n’importe qui.

Maurin soutenait, du produit de sa chasse, samère devenue vieille. S’étant aperçu qu’avec des prodiges decélérité, d’attention, d’observation, d’adresse, de ruse et deforce, il parvenait à « tirer la vie » du prix de songibier, il avait peu à peu renoncé à son double métier debouchonnier et de paysan.

À dix-huit, à vingt ans, puis à vingt-cinq,certes, il plaisait aux filles, mais moins qu’aujourd’hui, parexemple ! Car aujourd’hui, il n’était pas seulement un belhomme dans tout le développement de sa force bien visible, il étaitaussi Maurin, le roi des chasseurs, le célèbre, leflambeau comme on disait ; bref, il était Maurin desMaures.

Quand il se parlait de Maurin,Pastouré répétait : « D’hommes comme ça, on n’en faitplus. Le moule est cassé. C’est encore un peu un homme de l’ancientemps, du temps où les bastidanes achetaient leurs jupes chez ledrapier de leur endroit, au lieu de les faire venir de Paris pourimiter les grosses madames. »

Chapitre 9On ne peut pas à la fois casser des cailloux sur la route et biengarder sa fille.

 

Et voici l’histoire de la naissance du petitBernard.

Il y avait, non loin du bord de la route,entre Hyères et La Molle, un cabanon où vivait avec sa fille unvieux cantonnier. À force de frapper des pierres étincelantes ausoleil, le vieux était presque aveugle, sous ses grosses lunettesrondes grillagées. Et il « ne s’aperçut jamais de rien »,ce qui fut un grand bonheur pour lui, car le vieux avait des idées,des idées du temps d’Hérode ! Ancien soldat, sévère sur« l’article », c’est-à-dire sur la question de l’honneurdes femmes, il aurait tué sa fille s’il avait connu la faute et ilen serait mort lui-même.

Tous les deux ou trois jours, sa fille,Clairette, sortait du cabanon pour aller sur la route attendre ladiligence. Le voiturin arrêtait sa voiture, remettait à Clairettequelques provisions, du pain pour plusieurs jours, un fromage sec,des œufs et, clic, clac ! repartait au grand trot de sesbêtes.

Quand la fille ne paraissait pas, il déposaitle panier ou le paquet sous une touffe de nasque, derrière la bornekilométrique la plus voisine. Et tout cela rendit facile à Clairede cacher son « malheur » quand le moment approcha oùelle allait être mère.

Elle ne songea pas plus à épouser Maurin queMaurin ne songea à l’épouser. Elle le connaissait à peine. Il luifaisait l’effet d’un personnage puissant, trop haut placé pourelle. C’était une fille bien bâtie, très souple, sans aucun éveild’esprit. Maurin l’avait poussée du coude, en clignant de l’œil, unjour, dans les bois où elle ramassait des pignets, des champignonsde pin. Elle avait compris et elle avait ri. Cette déclarationd’amour ne lui avait causé aucune surprise. Elle attendait cetévénement prévu, à la manière des bêtes des bois, et des génissesou des chèvres. La vie qu’elle menait, loin des lieux habités,depuis l’enfance, la laissait libre de craintes. La moquerie ne lavisitait pas et elle n’allait pas la chercher. Elle ne craignaitque son père, mais la demi cécité du vieux, dont l’oreille aussidevenait mauvaise, la rassurait chaque jour davantage. Ce fut unehistoire sans incident. Elle accoucha par un beau jour de juin.

Le cantonnier, à moitié sourd, à demi aveugle,cassait des cailloux, là-bas, sur la route. Il ne sut rien, jamaisrien, de ce qui se passait, ce jour-là, chez lui…

Clairette, qui avait peur du vieux soldat, nedemandait qu’une chose : Maurin, le jour même, emmènerait chezlui l’enfant, le confierait à sa vieille mère.

Cependant l’idée d’avoir un fils, à qui Maurinapprendrait un jour ses ruses de chasseur, la ravissait. Maurin, lebrave garçon, guettait l’événement. Il trouva Clairette un matin,dans son pauvre logis, couchée sur un lit de feuillages. Il y avaitdes bruyères toutes violettes, des queïrelets qui sentent le vinnouveau et des clématites qui sentent l’amande. Le matin même, ilavait pris dans un trou de roche deux mignons renardeaux vivants,tout drôles avec leur gaucherie de nouveau-nés et leurs airsféroces inoffensifs. Il les portait dans son vaste carnier, ayantrelégué dans sa chemise bouffante les engins de chasse quil’encombraient. Claire et Maurin se dirent peu de chose. La fillefut contente d’être délivrée ; l’homme, d’avoir un fils, unautre lui-même, une chose à lui, vivante, sortie de lui, de sesjeunes forces inquiètes. Elle voulut faire passer son enfant entreles branches basses d’un vieux chêne des fées, cela rend lesenfants sains et vigoureux. Maurin y consentit et alors le père etla mère se mirent à rire ensemble, tout de suite, dans cetteclairière, au fond de ce bois où, dès leur première rencontre, ilsavaient ri de même.

Le vieux cantonnier frappait des pierres,là-bas, sur la route, et l’écho de la montagne leur envoyait chaquefrappement redoublé deux fois. Cela aussi les faisait rire.

Oui, les choses se passèrent ainsi parce queClairette avait peur de son père plus que de la douleur et de lamort. Maurin la laissa debout et joyeuse. Le soir, en rentrant chezlui, il souleva doucement la couverture de cuir de son carnierqu’il portait avec précaution entre ses bras. Et, d’un air demystère et de joie, il le présenta tout ouvert à sa mère.

La vieille vit l’enfantelet tout nu, quidormait bien au chaud sur le poil roux des deux mignonnes bêtesendormies comme lui.

« Tenez, mère, il faudra me nourrir toutça ! »

Depuis ce temps, la Claire était morte etMaurin, à mesure que son petit grandissait, s’était mis à l’aimerbeaucoup, bien qu’il le vît rarement ou peut-être à cause de celamême. Quand il venait, par hasard, passer quelques heures au logis,dans sa cabane de bois de la Foux, il jouait avec le petit,s’amusait à se le faire apporter par son grand bon chien d’arrêt,un énorme griffon qu’il avait baptisé Hercule ; et le pèreriait, à gorge déployée, de voir les essais maladroits de l’enfantpour marcher et pour vivre.

Et maintenant, les yeux sur l’horizon, Maurin« se repassait » ces choses, en tenant par la main sonfils devenu grandelet.

« Eh bien, dit le maire qui venait derallumer son éternelle pipe, y allons-nous, Maurin ?

– Allons-y, monsieur le Maire. »

Ils s’acheminèrent vers l’habitation deM. Rinal.

Chapitre 10Cent mille têtes humaines ne valent pas une tête de poulet.

 

La petite ville de Bormes est bâtie dans leravin, sur les versants de deux collines qui se regardent, dominéespar un plus haut sommet. Fortement adossée aux Maures, elle étaitainsi bien placée, comme la plupart des villages et des hameaux duVar, pour guetter l’arrivée des pirates sarrasins et se défendrecontre eux. De la plaine jusqu’à la petite ville, par des cheminsmal taillés dans la roche, la montée jadis était rude. Elle nel’est plus ; les voitures et charrettes doivent gravir unspacieux chemin moderne, bien entretenu, mais auquel on a dû fairedécrire de nombreux détours.

La place publique de Bormes est un plateau,arrangé en terrasse, avec ses balustrades où l’on peut s’accouderdevant un horizon de plaines, de collines, d’îles et de mer bleue,sous les poivriers et les mimosas. Des rosiers y fleurissent,respectés par les petits enfants de l’école, auxquels M. lemaire est allé expliquer, un jour, comment le respect despropriétés publiques fait la joie commune.

M. Rinal, chirurgien de la marine,cherchant comme il disait un coin où mourir paisible, avait étéfrappé de la beauté de Bormes.

La vie semblait s’agiter au pied de cettecolline, comme la mer au pied d’un îlot escarpé sans pouvoirtroubler le repos de ses habitants.

« Pour venir me trouver ici, s’était ditle philosophe, il faudra vraiment qu’on ait besoin de moi, ou quel’on m’aime. »

Et il habitait une maison simple, comme toutescelles du pays, sur des gradins qui, taillés dans la colline,dominent la place et portent, parmi les fleurs, des orangers et desgrenadiers. Il avait même un bananier, objet constant de sessoins.

Il vivait là avec un chien borgne et unevieille gouvernante. Le médecin de Bormes venait tous les joursfaire une partie d’échecs.

M. Rinal avait le don des langues.

C’était un hébraïsant remarquable, unorientaliste de premier ordre, quoique inconnu ; il avait lule chef-d’œuvre de chaque littérature dans le texte original. Uneou deux langues cependant lui manquaient encore. – « Celam’amusera à apprendre dans les deux dernières années de mavie. » L’histoire de la Révolution française, les Évangiles,les fables de La Fontaine, le Livre des Morts des Égyptiens,Sakountala et les quatrains de Kheyam étaient ses livres préférés.Quand il en parlait, il faisait claquer sa langue comme un gourmetqui déguste un vieux vin. Ses héros favoris étaient Jeanne d’Arc,inexplicable prodige, Odette, Jésus… et Marat ! Il avaitCharlotte Corday en exécration. « Elle ne parvint à entrerchez l’homme de bien, disait-il, qu’en lui faisant dire qu’elleavait un service à lui demander, au nom du peuple. C’est unecoquine. Marat demandait beaucoup de têtes, il avait raison. Il nefaut espérer que dans le balai de la mort. La mort c’est la grandenettoyeuse. Espérons dans la mort. Prions-la. C’estl’épuratrice ! » Quand il avait fait l’apologie de Marat,ingénument, avec une conviction douce et forte de brave homme, –que de fois, si l’on était à table, à déjeuner ou dîner, on avaitpu l’entendre crier, furieux : « Catherine !Catherine ! »

Catherine arrivait, très grosse,essoufflée…

« Monsieur ?

– Vous savez bien que je ne peux passupporter la vue d’une tête de poulet ! Qu’est-ce que c’estque ça ?

– C’est la tête, monsieur.

– Comment avez-vous pu oublier de lafaire disparaître ?

– Je me suis fait aider ce matin par lavoisine. C’est elle qui a fait fricasser le poulet… je n’ai paspensé à lui dire…

– C’est abominable !… Ça vousarrivera encore, je le sais bien ! En attendant je ne pourraiplus déjeuner, moi, ça m’a coupé l’appétit ! Donnez-moi desfigues sèches… C’est dommage. Il avait l’air appétissant, cepoulet. »

Tel était dans la vie ce faroucherévolutionnaire, ce chirurgien qui avait coupé des jambes et desbras sous le feu de l’ennemi, et qui souffrait, par les tempshumides, de plusieurs vieilles blessures.

Pendant la campagne du Mexique, à Puebla, ilavait dû passer dans un canot, en service, sous le feu de l’ennemi…« C’est mon plus pénible souvenir, disait-il, vous allez voirpourquoi ! » Et voici ce qu’il racontait :

« J’avais pour aide un petit mousse, unenfant, quatorze ans. Je ne pouvais pas le regarder sans penser àsa mère, dont il me parlait souvent.

« Nous passions sous le feu ; dansce canot, il grêlait des balles. Un homme est blessé. J’étaisdebout, incliné vers lui, occupé d’un premier pansement. Quand jeme retourne pour prendre des mains de mon petit infirmier une bandede toile qu’il tenait, je le vois couché au fond de l’embarcation,tout blotti, un peu tremblant. Les hommes riaient. Et moi,impatienté, oubliant qu’il pleuvait du plomb, je dis, comme si nousavions été tranquilles dans une salle d’hospice :

« – À quoi penses-tu, gamin ?le linge, donc !

« Prompt à m’obéir, l’enfant se leva toutdebout, et aussitôt, frappé d’une balle, vint s’abattre contre mapoitrine. Il dit : « Maman ! » et mourut dansmes bras… Je ne m’en suis jamais consolé. »

Il adorait les enfants.

La marque essentielle de cet homme d’élite,c’était son intelligence sympathique des simples, des travailleursde terre et de mer, des hommes du peuple. Sans effort il semettait, comme on dit, à leur place, à leur point de vue, etjugeait leurs actes ou leurs intentions du fond de leurs nécessitéspropres, seules conditions de leur existence. Il comprenait leursbesoins, les circonstances qui les enserraient et les commandaient,les fatalités auxquelles ils sont soumis, l’importance pour eux dece qui nous semble frivole à nous. Aussi était-il populaire.

Il avait toujours à leur service un conseiljudicieux, simple, comme donné par un des leurs, et, en même temps,contrôlé par une haute sagesse.

Au fond, cet homme était un prêtre dans lesens élevé du mot, un recteur, un directeur d’âmes. Il avait pourclients ceux qu’aurait dû rassembler le curé. Le curé ensouriait : « Vous me prenez mes ouailles. Quel dommageque vous soyez un mécréant ! Pourquoi ne croyez-vous pas enDieu ?

– J’y crois, j’y crois, monsieur ;Dieu, c’est la bonté humaine.

« Ce Dieu-là a sur d’autres l’avantaged’être révélé, tangible, visible, certain. Mieux vaut un bonmécréant qu’un croyant mauvais. »

Le curé allait volontiers chez lemécréant :

« Que n’ai-je, disait-il, beaucoup depaïens comme celui-là ! Le bon Jésus n’osera jamais ledamner ! »

Les gens de Bormes aimaient leur hôte, quirendait au pays des services effectifs, remplaçant quelquefois, sursa demande, le médecin malade ou absent, et surtout se faisant leprofesseur gratuit, non seulement de quelques enfants mais de plusd’un adulte.

Du haut de son mur en surplomb sur la placepublique, tandis qu’il regardait les enfants jouer aux boules ledimanche, il lui était arrivé de dire tout à coup à l’un des petitsjoueurs :

« Comment t’appelles-tu, toi ?

– Un Tel.

– Que fait ton père ?

– Jardinier.

– Il fait des primeurs ?

– Oui.

– Des roses, des œillets, des fleursqu’il envoie à Paris ?

– Oui, monsieur Rinal.

– Tu lui succéderas ?

– Oui, monsieur Rinal.

– Tu sais l’anglais ?

– Non, monsieur Rinal.

– Eh bien, viens chez moi une fois parsemaine. Je te l’apprendrai. Tu enverras des fleurs àLondres. »

Il était adoré. Voilà l’homme à quiM. Cigalous conduisait Maurin.

Chapitre 11Un sauvage entrevoit que la science n’est pas la justice, maisqu’un grain de justice peut germer dans le fumier descivilisations.

 

En causant avec M. Cigalous qui fumait sapipe, Maurin, qui tenait son petit par la main, s’avançait sur laplace, et M. Rinal, du haut de son mur, près de son bananier,regardait venir ce groupe un peu bizarre.

Maurin, les pieds dans ses souliers de toile àsemelles de corde, les mollets enveloppés de toiles serrées par desficelles terreuses, qui transformaient ses pantalons en véritablesbraies antiques, le corps pris dans une vareuse lâche, de grossetoile également, le chapeau de feutre très mou, bizarrementdéformé, un couteau de marin à la ceinture, dans une gaine de cuir,paraissait être un personnage d’une autre époque. Son fils, pour lacirconstance vêtu de ses plus beaux habits, portait au contraire uncomplet en « jersey » bleu qui le rendait semblable à unegravure de mode des grands magasins de Paris. Et à côté d’eux lemaire, qui avait l’air d’un Hollandais à cause de sa pipe et dusourire de ses pommettes un peu rosées, le maire regardait lesfleurs, les terrasses publiques, les embellissements que lui doitsa ville, et il y avait sur toute sa physionomie une indéfinissableexpression de plaisir.

« Eh bien, monsieur Rinal, dit-il, levantles yeux sur le vieux docteur, vous êtes matinalaujourd’hui ?

– Mes vieilles blessures, qui m’onttravaillé toute la nuit ! Je suis un vrai baromètre… Voilà unbel enfant. »

Maurin regardait M. Rinal. Il l’avaitquelquefois aperçu de loin, mais ne lui avait jamais parlé.

L’ancien chirurgien était un homme de hautetaille, à large poitrine. Deux favoris blancs tombaient de sesjoues, flottaient un peu au vent. Les lèvres et le menton étaientrasés soigneusement. Il portait un paletot de bure grise un peuample, à grandes poches, et ses mains, très longues, pâles etfines, aux ongles nets et brillants, sortaient de deux manchettesde batiste. Son seul luxe, ces manchettes. Ce plébéien avaitl’orgueil de ses belles mains. Il les encadrait. Et le geste aveclequel cet ami de Marat jouait avec sa tabatière rappelait un ducde Richelieu.

« C’est mon enfant », dit Maurin,sans embarras, tout de suite à son aise sous l’œil bleu clair, trèsbienveillant, du vieux monsieur.

– Et nous venons vous voir », dit lemaire.

– Entrez donc, messieurs. »

Ce « messieurs » fut dit sans lamoindre affectation. La politesse innée de M. Rinaln’acceptait en aucun cas les inégalités d’appellation.

Au moment où il leur ouvrait la porte de sonjardin, un garde en blouse bleue, au képi de sous-lieutenant vintappeler M. le maire, qui s’excusa, présenta Maurin àM. Rinal, expliqua d’un mot le désir du brave chasseur, et seretira.

Maurin dut entrer le premier, dans le petitsalon où vivait le solitaire. Une table à jeu, portant des livresépars sur lesquels luisaient la tabatière et la loupe. Une consoleet un bureau ministre, couverts également de livres et de papiers.Une bibliothèque chargée de petits et gros livres en toutes leslangues possibles. Des atlas debout dans des coins. Sur lacheminée, une figure égyptienne creusée d’hiéroglyphes parfaitementlisibles pour le maître du logis.

Aux murs un portrait de Victor Hugo,lithographie ; une bonne peinture, copie de Téniers, et unevieille gravure allemande, représentant la Mise autombeau… Les saintes femmes, avec d’infinies précautions,soulèvent le corps de Jésus. Les visages contractés sont couvertsde larmes qui s’égrènent, grosses, lourdes, comme des perles… Aufond, des collines et le temple de Jérusalem.

« Ah ! vous venez pour le petit… Etque voulez-vous lui apprendre, au petit ?

– Je ne sais pas, monsieur Rinal. Jesouhaite qu’il apprenne les bonnes choses. »

M. Rinal sourit.

« Les bonnes choses ! dit-il. Il yen a presque autant que de mauvaises. Et il devrait y en avoirdavantage, puisqu’on peut enseigner les bonnes et apprendre àdétester les mauvaises… Quel âge a-t-il, ce petit homme ?

– Onze ans tout à l’heure. »

Le vieux praticien se leva, alla à l’enfant.Maurin vit alors que M. Rinal boitait légèrement, mais de laboiterie il avait fait une sorte de grâce. Il boitait avecélégance, presque fièrement. C’était un trait de sa physionomie quecette façon jolie de se relever sur son meilleur pied au moment del’arrêt et de poser l’autre par-dessus, la pointe en bas.

L’enfant regardait le monsieur. Le vieuxmédecin lui frappa la joue de ses deux doigts tendus ; puis,de ses bonnes mains, lui palpa les épaules, les bras, lapoitrine…

« C’est bien établi, dit-il, le resteviendra par surcroît… Va jouer au jardin, garçon. Nous allonscauser, ton père et moi ; mais ne touche pas à mes fleurs. Jet’en donnerai, quand tu t’en iras. »

L’enfant sortit, content.

« Eh bien ? » interrogeaM. Rinal.

– Monsieur, dit Maurin, des gens d’ici mele soigneront et je le laisserai à Bormes si vous voulez bien luidonner un peu de leçons »…

– Des leçons de quoi ? C’estlà-dessus qu’il faut s’entendre. Que voulez-vous faire delui ?

– Je ne sais pas, dit Maurin, je veuxqu’il ne soit pas comme moi, qui ne sais pas lire ou presque pas,et à peine signer. Ça m’embarrasse souvent. Je suis un sauvage. Cen’est plus le temps d’être comme moi.

– J’entends bien ; mais il saitlire, le petit ?

– Écrire et compter, oui, monsieur.

– Est-ce qu’il faut lui apprendrel’anglais ? ou bien l’allemand ?

– Si vous croyez que c’est bon.

– Alors vous n’avez pas d’idée sur ce quevous voulez qu’il fasse ? »

Maurin commençait à tortiller fiévreusementson chapeau entre ses doigts. Heureusement la vieille loque defeutre n’avait plus rien à perdre. Il la triturait, embarrassé,cherchant des idées, des mots. Plein de l’envie de plaire aumonsieur qui lui plaisait beaucoup, plein d’un désir vague, infini,de quelque chose qu’il ne savait pas dire, qui existait pourtant,qui lui manquait, et qu’il venait chercher ici… L’âme obscure duchasseur, comme un papillon de nuit, se cognait à la vitrelumineuse du savant dans une admiration ignorante, dans un vœuinconscient de chaleur et de lumière. Il souffrait, tremblant qu’onne le renvoyât sans accepter son fils, sans réaliser sachimère.

M. Rinal réfléchissait.

« Je ne peux pourtant pas deviner !murmura-t-il… Vous avez bien un projet pour l’avenir dupetit ? Voulez-vous en faire un paysan ? J’aime assezcela. Un soldat ? ça va encore ! Un marin ? unbouchonnier ? un jardinier qui cultive les primeurs pour lesenvoyer à Paris et à l’étranger ? D’après ce que vousdéciderez, je tâcherai d’aider votre fils… car c’est entendu, –vous me plaisez, – je le ferai travailler…

– Vraiment, ah ! quel bonheur, monbrave monsieur !

– Mais que faut-il lui apprendre,quoi ? dites un peu. »

Un mot sortit de tout l’être de Maurin,brusque, involontaire, étrange, superbe :

« Tenez, monsieur, fit-il ingénument,apprenez-lui la justice ! »

M. Rinal devint tout pâle. Il se sentitle coin des yeux picotés par l’émotion, – et il marcha versl’homme, qui se leva. Il lui tendit sa main que Maurin saisit.

« Vous êtes un brave homme, vous !dit-il à Maurin. Envoyez-moi votre fils quand vousvoudrez. »

Ce fut le tour de Maurin de devenir pâle.

Quand il raconta à Parlo-soulet sa visite chezM. Rinal :

« Devant un homme ainsi, déclara Maurin,je t’assure qu’on n’a pas envie de galéger… Rien que de le voir, çame fait un effet, à moi !

– Diable ! il faut alors, ditParlo-soulet, qu’il ait bougrement de talent ! »

Chapitre 12Monsieur le préfet a la parole. Parlo-soulet l’interrompt.

 

La petite ville de Bormes attendait l’arrivéede M. le préfet qui avait annoncé son intention d’assister auxobsèques du pauvre Crouzillat.

M. le préfet voulait honorer à la fois lemort et les habitants pour leur conduite dans l’affaire des« évadés ». De plus il saisissait volontiers cetteoccasion de faire la connaissance de Maurin, chef de l’expédition,et de s’en faire un ami.

Le cortège qui suivait le corps du pauvreCrouzillat montait lentement la rampe qui va du village aucimetière. Au bord de la route, sur une sorte de promontoire quis’avance dans la vallée, le cimetière rit, à belles muraillesblanches, à pleins buissons de roses, et découpe ses mimosas et seseucalyptus d’un gris bleuté sur le bleu de la mer. Du côté de laterre, il regarde les cimes où des pointes de roches violettespercent, nombreuses, les verdures des pins et des chênes-lièges. Endeux ou trois endroits, une « pierre franche », venue làon ne sait comment, éclate de blancheur sur le flanc vert de lacolline.

M. le préfet admirait ces choses tout ensuivant le cortège où gendarmes, gardes forestiers et chasseurs,uniformes et vestes de bure, se coudoyaient.

M. Désorty, qui venait directement de sapréfecture, avait retrouvé à Bormes M. Cabissol qui, lui,arrivait de Marseille et qui devait retourner le soir à Draguignanavec son préfet.

Au cimetière, le maire s’avança au bord de latombe et dit :

« Mes amis, notre commune aime la libertéet le devoir. Crouzillat est une victime du devoir, c’est un hommeque nous estimions beaucoup. Voilà pourquoi nous sommes tous ici,autour de lui. C’était un bon travailleur et un bon compagnon. Lacommune tout entière le regrette et lui apporte, par ma voix, undernier adieu. »

Le préfet s’avança à son tour :

« Mes amis, l’homme qui vient de mourirétait, me dit-on, un des bons citoyens de votre commune où je voisbien qu’il y en a beaucoup. Vous vous êtes mis bravement encampagne, pour aider la force publique, qui fait la sécurité dutravail et dont la tâche est souvent difficile. Un de vous, danscette tragique aventure, a laissé la vie. J’ai voulu veniraujourd’hui féliciter la commune entière et Maurin en particulier.Il n’y a pas de meilleure police que celle que font les citoyenseux-mêmes, pas de meilleure garantie de nos droits, de noslibertés, que le sentiment de nos devoirs. Ce sentiment, on estheureux de le rencontrer chez des hommes rudes comme Maurin. Voilàun chasseur libre, presque toujours seul dans les bois, et quipourtant n’oublie pas ce qu’il doit à la société. Maurin s’est misà votre tête. Il a défendu avec vous, au péril de sa vie, lasécurité d’une commune à laquelle il n’appartient pas ; ils’est bien conduit. Je le félicite et je le remercie.

« Le mort que nous honorons me permet, mecommande même de détourner en faveur de Maurin une part des élogesqui lui reviennent. C’est Crouzillat lui-même qui vous ditici : « Honneur à Maurin des Maures ! »

Ce dernier mot était à peine prononcé qu’unevoix sonore s’élevait dans l’auditoire. C’était celle dePastouré :

« Noum dé pas Dioù ! cria l’hommequi ne parlait jamais en public, c’est tapé ! »

Personne ne sourit.

La voix de Pastouré résumait le sentimentunanime.

Le petit discours avait donc produit grandeffet. Et Maurin retenait, au coin de ses yeux, une larme qui sedécida à couler, lorsque à la sortie du cimetière, tandis quetoutes les mains pressaient la sienne, il vit venir, boitant avecsa légèreté élégante, le vieux savant Rinal qui, de loin, lui fit,de sa canne levée, un signe d’amitié.

Le discours du préfet fut commenté pendantplusieurs jours. Alessandri qui, le lendemain, lut ce discours dansles journaux de Toulon, se sentit distancé et résolut de faire àTonia sa déclaration amoureuse le plus tôt possible. Et en pensantà la manière dont il s’y prendrait, il fourbissait avec rage lesboutons de son uniforme et la plaque de son ceinturon.

« C’est égal, se disait Pastouré, jen’aime pas les honneurs ; plus on en a, plus on a d’envieux etde méchants à ses derrières. Le préfet est content, mais legendarme est vexé. Le préfet est dans la préfecture et le gendarmevit sur les routes ; je ne rencontre jamais le préfet, je peuxrencontrer le gendarme tous les jours ; ça me tourmente…Enfin, qui vivra verra ! »

Chapitre 13M. Cabissol explique le rôle du chapeau haut de forme considérédans ses rapports avec le jeu de boules et, à propos de la pluie etdu beau temps, répète le sermon aimable que fit un bon curé pour lafête de Sant-Estròpi.

 

M. Désorty et M. Cabissolrepartirent ensemble pour Draguignan. Quand ils furent installésdans leur wagon :

« Eh bien, mon cher monsieur Cabissol,dit le préfet, il me semble que vos calmes Méridionaux ont secouéleur indolence dans cette aventure-ci.

« Ils sont indolents à la façon despoètes, mon cher préfet ; sobres comme l’Arabe, et dédaigneuxde l’effort qui accroîtra leur bien-être, mais, ne vous y trompezpas, actifs, résistants et hardis, dès qu’il s’agit de prendre partà une « aventure » qui met en mouvement leurimagination.

« Durant la campagne de Russie,savez-vous bien que les Provençaux, d’après les rapports desmédecins, se montrèrent les plus endurants et les plus gais parmitous les héros aguerris qui suivaient le grand Empereur ?

« D’autre part, ils sont bien les cousinsgermains de cet Arabe à qui un colon offre un sou pour qu’ilconsente à lui tirer un seau d’eau à son puits. L’Arabe tire leseau et prend le sou.

« – Allons, Mohammed, encore unseau… tu auras encore un sou.

« – Roumi, dit l’Arabe, je n’ai,pour l’heure, besoin que d’un sou. C’est pourquoi tu peux, si celate convient, tirer toi-même un second seau de ton puits. Moi jesuis pour l’heure assez riche. »

« Convenez que cela ne manque pasd’allure, et, qui sait ? de sagesse peut-être.

– Hum ! dit le préfet, au point devue social… Enfin !… Et vos Provençaux sont de cetteforce ?

– Avant-hier, continua M. Cabissol,j’étais à la campagne chez un de mes amis, près de Draguignan, etnous regardions son cheval de labour, qui, les yeux aveuglés parles œillères bombées, tournait en rond, mettant en mouvementl’engrenage de la noria (puits à roue).

« Or, une branche de cerisier,horizontale, très longue, venait à chaque tour de piste heurter lapointe du collier d’attelage. Le cheval, sentant le heurt, faisaitmine de s’arrêter… puis la branche glissait, égratignant le cuir,et, après avoir surmonté la pointe du collier, elle reprenait saposition, tandis que l’animal reprenait sa marche. À chaque tour depiste, il retrouvait le même obstacle, subissait la mêmeimpression, ralentissait, brusquement repartait. Et ainsi desuite.

« À vingt pas à peine de la noria, lefermier, tout en surveillant sa bête, bêchait mollement sesoignons.

« Mon ami l’interpella :

« – Eh, Toine ? voilà unebranche qu’il faut couper !

« – Sûr, qu’il faudrait lacouper ! répliqua Toine. Je m’en suis bien aperçu depuisl’année dernière ! il faudra que j’apporte, un jour, lecouteau-scie ! ! !

« – Et si vous alliez le chercher,Toine, le couteau-scie ?

« Ça n’est que trente pas à faire, d’icià votre maison.

« – Oh ! répondit Toine en seremettant à bêcher ses oignons avec mollesse, je l’apporteraidemain, si je ne l’oublie pas ! ! ! ! !car c’est vrai que cette branche maudite abîme tout le cuir ducollier ! ! ! ! ! ! ! et puis…ça donne au cheval une bien mauvaisehabitude ! ! ! ! ! ! ! ! »

« Mon ami, qui est du pays et qui a chezlui ce fermier, très brave homme, depuis trente ans, alla vers lecerisier, et prenant la branche à deux mains, il la rompit sansfaire aucune réflexion.

« Et ce fut sans rien dire que nous nousen allâmes.

– C’est absurde, dit le préfet.

– Mais si pittoresque ! » ditM. Cabissol.

– Pittoresque, soit ! dit le préfet,et c’est par amour du pittoresque que ce dompteur defoules, dont vous me contiez l’histoire l’autre jour, secoiffait d’un chapeau haut de forme ?

– Par amour de la parade, mon cherpréfet. En d’autres occasions, ce sera par amour du comique. Envoulez-vous la preuve ? Certaines sociétés de boulomanes ontimaginé de se coiffer du haut-de-forme pour jouer leur jeu favori.Ce faisant, ils se donnent la comédie à eux-mêmes, et, du mêmecoup, tournant avec raison en ridicule la coiffure bourgeoise qu’unusage égalitaire leur impose aux grands jours du mariage, ils sevengent gaiement d’avoir eu à la subir ; ils arrivent donc surleur terrain de jeu, le kalitre en tête.

« Vous n’ignorez pas que, chez nous, lesboules sont un jeu national. Les joueurs se divisent en deuxcatégories : les pointeurs,qui doivent placer leurboule le plus près du but, dit cochonnet ; et lestireurs (nos boules sont ferrées et lourdes) qui doiventlancer directement leur boule, parfois à de longues distances (soitune vingtaine de pas) contre la boule adversaire qu’il s’agitd’écarter du but. Les chapeaux hauts de forme doivent être posés enarrière, sur la nuque, ou très en avant sur le front des joueurs.Il s’agit pour chacun d’eux de lancer sa boule sans perdre sonchapeau. C’est la règle de ce jeu très spécial.

« Vous voyez d’ici combien ces coiffuresinstables deviennent ridicules quand les mouvements des joueurs lesdéplacent ou les font rouler à terre !

« Et quels lazzis ! quelspétillements de moqueries entrecroisées !… Parfois le joueurdésespéré, d’un mouvement instinctif, lâche sa boule pour retenirson solennel couvre-chef… c’est sublime. Et de ces chapeaux hautsde forme on en voit, là, de tous les âges. Toutes les modes sontreprésentées, larges bords, bords étroits ; les uns sont desimples cylindres, les autres sont coniques ; certains ont delongs poils et sont étrangement évasés… ils ont été empruntés àl’armoire d’un arrière-grand-père… Et de rire. Je vous assure quele spectacle est réjouissant.

« Du reste, le haut-de-forme, depuis sonapparition, a toujours excité la verve railleuse du populaire dechez nous ; il a tout de suite choqué le bon sensnational.

« Je me rappelle avoir assisté au mystèrede la Nativité qu’on représentait encore il y a un quart de siècledans nos théâtres populaires de marionnettes.

« Il y avait toujours parmi lespersonnages de la crèche un vieil aveugle qui se faisait conduire àl’étable de Bethléem, dans l’espoir d’y recouvrer la vue ; sonfils, un bambin de douze ans, lui servait de guide ; et pourfaire honneur à l’enfant Jésus, le gamin se coiffait dukalitre. Le vieil aveugle et son guide arrivaient ensembledevant Jésus, couché sur de la paille, entre l’âne et le bœuf, dansl’étable légendaire ; ils saluaient l’Enfant-Dieu, puis Marieet Joseph… L’aveugle priait à voix haute et tout à coup, saguérison s’étant miraculeusement accomplie, il le prouvait d’unefaçon éclatante en s’écriant, tourné vers son fils :« Oh ! bou Diou ! qué capeou ! (Oh ! monDieu ! quel chapeau !) » Et cela est d’excellentecomédie !

« Le chapeau haut de forme est né enAngleterre…

« Le bon sens populaire des Provençaux detout temps a condamné une coiffure qui ne protège ni contre lesoleil ni contre la pluie ! »

On arrivait aux Arcs. Les deux voyageurschangèrent de train ; il pleuvait légèrement.

« Tiens ! il pleut ! » ditle préfet.

« Il pleut ? dit M. Cabissol.Eh bien, je parie que des Arcs à Draguignan, nous ne verrons pasâme qui vive dans les champs ni sur les routes… Et à propos depluie, poursuivit-il, j’oubliais de vous conter mon récentpèlerinage à Sant-Estròpi.

– Où est cela ?

– Pas très loin de Figanières. J’y suisallé l’autre jour. Et voici ce que j’ai vu et entendu…

« Sant-Estròpi est le nom d’un quartierrural de la commune de Figanières. La chapelle de saint Estròpi,patron des joueurs de boules maladroits, dépend du château quiporte le même nom, et qui appartient à mes vieux amis Boujarelle.Devant le château, au flanc de la colline, s’étend une terrassespacieuse qui domine magnifiquement une petite vallée. La chapellefait face au château, à l’autre bout de la terrasse.

« Or, de tout temps, les propriétaires decette vieille demeure ont permis aux habitants du quartier et descommunes environnantes de fêter saint Estròpi dans la chapellecomme aussi sur la terrasse où s’installent quatre ou cinqroulottes de forains, vire-vire, tir à l’arbalète, jeux demassacre, etc. Et dans la chapelle un curé du voisinage vient direla messe.

« J’étais invité, il y a huit jours, àces réjouissances : j’y allai.

« Malheureusement, une pluie légère ayantcommencé, la veille de Sant-Estròpi, à asperger nos routes,personne, sauf le curé, ne se rendit à la messe.

« Seuls les châtelains – au nombre detrois – leurs trois fermiers et votre serviteur y assistèrent.Nous étions sept, neuf en comptant le curé et le petit garçon quitenait la clochette et répliquait amenaux bonsendroits.

« Vous voyez d’ici la vieille chapelledélabrée, aux murs nus, et dont la haute et large porte fut ferméeà cause du vent… Dès que la pluie avait cessé, un vent assez forts’était élevé.

« À l’évangile, M. le curé, vêtu deses plus beaux ornements, se tourna vers nous et dit :

« – Mes très chers frères,

« Tous les ans, à pareille époque, nousfêtons notre grand saint. Seulement, les autres années, cette fête,célèbre dans toute notre contrée, attire ici tout un peuple defidèles, jaloux d’honorer notre saint selon ses mérites. Or,aujourd’hui, vous êtes venus en bien petit nombre. »

« Je le crois bien, s’interrompitM. Cabissol, j’étais seul ; les autres assistantsappartenaient au domaine de Sant-Estròpi. Nous, les étrangers dudehors, nous étions un : moi ! Et le curépoursuivit :

« – Et pourquoi êtes-vous venus ensi petit nombre pour honorer un si grand saint ?

« – Hélas ! je le dis avecdouleur, c’est parce qu’il a plu ce matin !

« – Eh bien, mes très chers frères,est-ce qu’il n’est pas bien facile, lorsqu’il pleut, – deprendre un parapluie ? »

« Le bon curé joignit ses mains sur sonventre et éleva ses regards vers la voûte lézardée de la chapelle,c’est-à-dire vers le ciel :

« – Ô grand saint Estròpi !s’écria-t-il, sans doute tu leur pardonnes la tiédeur de leurdévotion à ta gloire, mais moi, grand saint, j’ai le devoir de leurdire qu’ils n’auraient pas dû reculer devant le petit désagrémentd’être un peu mouillés, à l’heure où il s’agissait de venir au pieddes autels te rendre l’hommage qui t’est dû ! »

– Les regards du bon curé s’abaissèrentet parcoururent son auditoire composé de sept personnes ; etil continua :

« – C’est pourquoi, mes très chersfrères, c’est pourquoi mon âme s’écrie : Honte ! troisfois honte ! six fois et sept fois honte sur ceux qui ne sontpas venus, quand il leur était si facile de venir même sans êtremouillés, puisqu’ils n’avaient pour cela qu’à prendre un parapluie.Honte cent fois, mille fois honte sur ceux qui pouvant prendre unparapluie… n’ont pas pris de parapluie… Mais en revanche et pour laconsolation de mon âme, gloire à ceux qui ont eu l’idée – biensimple, d’affronter les intempéries de la saison, afin de fêternotre grand saint ! Trois fois gloire, gloire six et septfois, cent fois et mille fois gloire à ceux qui sont venus, avec ousans parapluie ! Que ceux-là soient bénis. Ainsisoit-il. »

Le bon curé quitta le ton oratoire pour direavec beaucoup de simplicité :

« – Maintenant, mes très chersfrères, nous allons comme tous les ans faire, au-dehors, sur laterrasse, une petite procession, afin d’attirer, par nos prières etnos hymnes pieux, les bénédictions de notre saint vénéré sur lesfruits de la terre et les travaux des champs. »

« Le petit clion (clerc, servant) nousdistribua des cierges vite allumés et, à la file indienne (jemarchais le premier derrière le curé), nous nous acheminâmes versla porte de la chapelle, que le curé ouvrit péniblement.

« Quand elle fut ouverte, nous pûmes tousvoir que les platanes de la terrasse étaient humides… Il tombaitune pluie imperceptible, jolie sur les feuilles comme rosée ausoleil.

« Le bon curé recula, terrifié :

« – Ah ! sapristi !fit-il, il pleut encore ! je crois que nous ferons bien deprier dans la chapelle. Sant-Estròpi nous pardonnera. »

« Draguignan ! tout le mondedescend ! » cria d’un ton terrible, sur le trottoir de lagare, un homme d’équipe à la voix de bronze.

Chapitre 14À Corse entier, Corsoise et demie.

 

Le brigadier Orsini fumait sa pipe, seul, dansla maison forestière, quand Alessandri frappa à la porte.

« Entrez ! Tiens, vous n’êtesqu’un ? Les gendarmes, d’ordinaire, ça va par deux.

– C’est, dit Alessandri, que j’ai à vousparler d’une affaire de famille. Et mon camarade m’attend à lacantine, avec les chevaux.

– Bon ! dit l’autre qui le vitvenir. Ma fille n’est pas là.

– Orsini, nous sommes pays, dit legendarme, avec résolution et, dans notre île, on est loyal ethardi. »

Orsini approuva d’un signe de tête.

« Nous sommes pays, reprit le gendarmeavec force, et, sur le continent, tous les Corses sontfrères. »

Orsini approuvait toujours.

« C’est, par conséquence, une bonne chosepour moi d’être votre pays, vu la demande que j’ai à vous faire.Également, nonobstant la différence de nos uniformes, nous portonstous deux le bouton du militaire. C’est encore pour nous une raisonde fraterniser. J’ai un peu d’économies, pas beaucoup ; etvous, ça doit être à peu près de même. Nous sommes deux bons Corseset deux bons soldats. Voulez-vous être mon beau-père et meprésenter aujourd’hui comme fiancé à votre fille Tonia, pourlaquelle mon cœur est prêt à tous les loyaux services d’un bonCorse et d’un bon soldat ? »

Orsini vida lentement sa pipe en la frappantsur son ongle.

« Moi, ça me va, dit-il. Il faut appelerTonia. Ça la regarde un peu.

– Un père a toute autorité sur une fillejeune, répliqua Sandri avec énergie. Ne craignez-vous pas de larésistance chez votre fille, si vous la consultez ?

– Et pourquoi de la résistance ?

– Elle pourrait avoir choisi un autrefutur ; les filles sont inconsistantes. »

Il voulait dire inconstantes. Mais le lapsusle servait.

« Et sur qui aurait-elle desintentions ? » demanda Orsini.

Alessandri hésita. Brave homme au fond, il sedemandait s’il n’accusait pas à la légère la jeune fille. Mais ilse dit que si elle avait réellement un penchant pour ce Maurinqu’il méprisait, c’était la sauver que d’en parler à son père.

« Sur qui, pensez-vous ? répéta leforestier.

– Mais… sur le braconnierMaurin !… »

Orsini se leva tout pâle.

« Per Bacco ! si je savais ça !Un homme de rien ! Un coureur de filles ! unbraconnier ! Savez-vous quelque chose là-dessus,Sandri ? »

Il se rassit et, froidement :

« C’est que, voyez-vous, je latuerais ! »

Il allait vite aux conclusions farouches, leCorse.

Sandri se replia en bon ordre.

« Je ne sais rien ; c’est unecrainte.

– Sans un motif ?

– Les amoureux sont trop facilementjaloux, j’ai cru surprendre un regard.

– À quelle occasion ?

– Le jour de cette battue contre lesbandits.

– C’est sûr que, ce jour-là, il s’estbien conduit, le braconnier, fit Orsini.

– Peuh ! ils étaient trente contretrois, dit Sandri.

– Alors elle lui a souri ?

– Il m’a semblé.

– Ah ! ces filles ! dit Orsini…Nous autres hommes nous savons choisir sagement. Être bandit ougendarme, en Corse, la question peut se poser pour les hommes. Pournos femmes, elles préfèrent toujours, sans réflexion, le bandit,les gueuses ! Mais quand le père est soldat, ça ne peut allercomme ça, non. Touchez là, Sandri, je vous promets ma fille. C’estvotre fiancée : mais je vous avertis que je ne consentirai aumariage que le jour où vous serez nommé brigadier.

– Je vous ai dit l’autre jour, Beau-père,que cela ne saurait tarder. »

Orsini ouvrit la porte et, du seuil, poussa unlong appel qui courut toute la colline : « Eh !Oh ! » puis il revint s’asseoir. Son parti étaitpris.

« Mais, vous, Alessandri, dit-il, ilfaut, de votre côté, renoncer à vos histoires ; on lesconnaît. Je vous ai rencontré moi-même serrant de près laMargaride, la servante de l’auberge des Campaux. »

Le gendarme aux joues roses et bleues rougitvivement.

« Vous ne voudriez pas, dit-il, qu’à monâge…

– Non, certes !… Mais il seraittemps de laisser cette fille à sa vaisselle…

– Il y a longtemps que… commençaSandri.

– Bah ! je vous ai vus ensemble lesoir même de la battue. On ne se gêne pas pour dire que si vouspoursuivez si souvent des malfaiteurs, supposés ou vrais, sur nosterritoires, c’est surtout pour avoir l’occasion de rencontrer laMargaride. Il faut laisser ça de côté, Sandri. Soyez prudent ;ma fille est une terrible.

– C’est compris », dit legendarme.

Essoufflée et toute rose, Tonia entrait.

« Tonia, dit le père brusquement, je tepermets d’embrasser ton fiancé. »

Alessandri était debout, ganté de blanc,reluisant. Avec son visage rose, il semblait tout neuf.

Tonia eut une hésitation légère et marcha verslui comme à contrecœur.

« On dirait, fit le père, que ça ne tefait pas plaisir ? »

Arrivée près d’Alessandri elle s’arrêta,offrant la joue sans la lui tendre. Le gendarme avança ses lèvreset embrassa la belle fille.

« Nous voici fiancés, dit-il.

– Et dès qu’il sera brigadier, on vousmariera, dit le père. Vous voici fiancés ; tu entends,Antonia ?

– J’entends, fit-elle ; nous sommesfiancés. »

Alessandri se redressa, orgueilleusement,respirant d’aise.

« Et tu ne lui dis rien de plus ?reprit Orsini.

– Que dirais-je ?

– Tu n’es pas heureuse etfière ?

– Ni heureuse, ni fière »,murmura-t-elle avec décision.

Orsini se leva.

« Cela mérite explication »,gronda-t-il.

– C’est bien simple, dit la Corsoise.Depuis longtemps, je pressentais qu’Alessandri et moi nousfinirions par nous accorder, mais j’avais pensé que la chose seferait mieux que cela.

– Comme je l’ai faite, elle est bienfaite, dit le père avec autorité.

– Je n’aime pas, dit-elle en pinçant leslèvres, qu’on me fasse supporter, comme par force, même les chosesque j’ai désirées. J’accepte Alessandri, n’ayant pas de raisonassez forte pour le refuser, mais je ne suis pas contente, et vousaviez tout à gagner, l’un et l’autre, à vous y prendreautrement.

– Pardonnez-moi, Tonia, murmura le beaugendarme… J’avais craint…

– Et quoi donc ? »

Elle redressa la tête en joli cheval debataille.

Le gendarme n’osa s’expliquer.

Orsini se mit à rire :

« Ces amoureux sont tous les mêmes, desjaloux. Pardonne-lui, Tonia. Il s’était figuré, vois-tu, que tuavais pu penser une seconde à ce bandit de Maurin ! »

Elle frappa du pied :

« De quel droit a-t-il pu penserça ? » siffla-t-elle.

Et, prise du besoin de lutter, d’affirmer sonindépendance, de braver son futur maître :

« Et puis, dit-elle, un bandit vaut ungendarme !

– Quelquefois, dit Orsini ; mais cen’est pas le cas. Maurin n’est qu’un coureur de filles et uncoureur de gibier. Il n’a pas gagné le maquis français après unejuste vendetta. Ce n’est rien, cet homme.

– Ce n’est rien, cet homme ! »répéta Sandri.

– Si ce n’est rien, comment avez-vous pucroire qu’il pourrait me prendre le cœur ? dit-elle. Et s’ilm’avait pris le cœur, de quel droit diriez-vous que ce n’estrien ?

– Allons, allons, fit Orsini, d’un air debonhomie, tout va bien. Tu as raison. Ne parlons plus decela. »

Il connaissait sa fille et ses âpres fiertésde race. La seule façon de la calmer était de lui dire cemot : « Tu as raison. »

Elle se calma en effet.

« Prépare les verres. On va trinquer àvotre bon avenir. Appelle ton camarade, ami Sandri. »

Ils scellèrent les fiançailles, le verre enmain. Mais Sandri n’était pas satisfait. Peut-être avait-il perdu,dans le cœur de Tonia, le terrain que semblait lui faire gagner sontitre de fiancé.

Il demeura jaloux et profondémenttourmenté.

Chapitre 15Où l’on verra le don Juan des bois courir deux gibiers à la fois,non pas deux lièvres, mais un sanglier et une jolie fille.

 

Bien davantage il fut tourmenté et jaloux,lorsque, à quelques jours de là, il ne trouva au logis ni lebrigadier ni sa fille.

Orsini, à la demande de Maurin, avait reçu dupréfet l’ordre d’assister à la battue projetée. Et Tonia, quitirait bien la carabine, avait voulu suivre son père. Orsinin’avait fait aucune difficulté pour l’emmener. Il désirait mêmevoir de ses yeux comment se tiendrait Tonia en présence deMaurin.

Cette battue devait avoir lieu dans l’Esterel.Maurin préférait se réserver pour lui-même les sangliers desMaures. Il avait déclaré au préfet qu’il s’adjoindrait les frèresPons, et que l’on partirait le dimanche matin de Saint-Raphaël. Cerendez-vous, disait-il, et c’était juste, était plus commode pourtout le monde.

Avant le jour, à Agay, arrivèrent leschasseurs ; quelques-uns à pied, d’autres, parmi lesquelsM. Désiré Cabissol, par le chemin de fer. Le préfet, legénéral, le maire de Saint-Raphaël s’y rendirent en voiture.

Le lieu de rendez-vous était la terrasse d’unepetite hôtellerie qui se trouve là, au fond de la rade d’Agay.

L’hôtelier préparait du café pour tout lemonde tandis que, sur la terrasse, un élégant invité,M. Labarterie, la tête coiffée de la casquette ronde, envelours, sonnait du cor à perdre haleine, devant la mer d’un noirviolet, frissonnante sous les souffles froids de l’automne et dumatin. Sa femme, en costume de chasse, était une inquiétanteParisienne, aussi jolie qu’élégante.

Au fond du golfe, la petite rivière d’Agay sefait suivre jusque sur la plage par ses touffes de roseaux et delauriers-roses.

On partit, tout le monde à pied cette fois. Onremonta le long de cette rivière, entre les collines.

On s’élevait lentement sur les sommets de laBaume, hérissés d’aiguilles rougeâtres.

Maurin, en bon prince, faisait de grandesamabilités aux frères Pons, qui auraient pu trouver mauvais qu’iljouât au seigneur sur leur territoire.

Tout le monde était attentif à ses moindresparoles. Il vantait les frères Pons, ses rivaux.

« Ils n’ont pas leurs pareils dans lesAmériques, disait-il, ni chez les Arabes, aussi bien pour laconnaissance pratique de la chasse et pour leur dureté à lafatigue, que pour la fantaisie. Voulez-vous voir ? Attention,Pons ! »

Il arma son fusil.

« Que personne ne bouge ! »

Il prit son arme par l’extrémité du canon, illa fit tournoyer à bout de bras et la lança très haut ; ellevira deux fois, en l’air, sur elle-même. Pons l’aîné, le bras droiten avant, attendait qu’elle retombât…

À ce moment, Pastouré lança en l’air unepierre qui monta, tandis que le fusil descendait.

L’arme retomba horizontale sur le bras de Ponsqui tira : on ramassa la pierre, elle était criblée deplombs.

« À moi maintenant ! » ditMaurin.

Et il exécuta le même tour de prodigieuseadresse. Seulement, pendant que le fusil virait en l’air, il luifit un pied de nez :

« Voilà, dit-il, comme nous sommes, nousautres chasseurs de casquettes… Allons, messieurs, aux sangliers,maintenant ! »

Les invités, stupéfaits, se demandaient àquels diables d’hommes ils avaient affaire.

« Quelle imprudence ! fit laParisienne avec une jolie moue.

– En route ! » cria Maurin.

C’était sur les hauteurs que les sangliersétaient logés. Maurin et les Pons les avaient « tracés »la veille, c’est-à-dire qu’ils avaient relevé les traces à vue,sans le secours d’aucun limier. Ils étaient sûrs maintenant que lesfauves occupaient tel point précis de la montagne.

Ils disposèrent leurs chasseurs enconséquence. Il y en avait bien une cinquantaine, qui furentdisséminés dans la montagne, sur tous les points où pouvaientpasser les fauves. Tous les passages étant gardés, il fallait qu’undes chasseurs au moins vît et pût tirer les sangliers.

En arrivant sur le terrain de chasse, Maurin,suivi de Pastouré muet comme une carpe, avait tout de suite prisles allures d’un chef à qui tout le monde doit obéir. Il disait augénéral :

« Vous, restez là, derrière ce rocher, etne bougez pas. Et silence !… Et surtout ne fumezpas. »

Il disait au préfet d’une voixbasse :

« Vous, venez avec moi. Vous aurez un desmeilleurs postes. Tout le monde ne peut pas avoir lesbons. »

Tonia admirait beaucoup ce grand gaillard vêtude toile, guêtré de toiles et de ficelles, chaussé de cordes,coiffé d’une loque et qui, avec une belle aisance, donnait desordres à l’inspecteur des forêts si fier dans son uniforme.

« Vous, placez-vous ici ! Et vousavez entendu la recommandation que j’ai faite au général, hé ?Pas de cigare, pourquoi les sangliers nous éventeraient. C’est que…ça a du nez… Au revoir ! »

C’est sur ce même ton qu’il sépara brusquementTonia de son père. Tonia, lorsqu’elle était toute petite, avaitvoulu apprendre à tirer la carabine. Et son père, jugeant que,lorsqu’il la laissait seule à la maison, au milieu des bois, celapourrait lui être fort utile, lui avait enseigné lui-même lemaniement d’une arme à feu. Elle tirait assez bien.

« Vous, la jolie fille, dit Maurin, ilvous faut un poste à part, où les sangliers passeront pour sûr,mais où vous n’aurez pas à vous occuper des autres chasseurs, nipour éviter vous-même leur coup de fusil, ni pour éviter de leurenvoyer le vôtre. »

Il arrive, en effet, qu’en ces montagnes trèsaccidentées, les chasseurs, qui se croient postés très loin les unsdes autres, se trouvent, à vol d’oiseau, très voisins, bien qu’ilsaient marché beaucoup, après s’être séparés, pour gagner leursdiverses embuscades.

Le père de Tonia, qui voyait les généraux, lespréfets et les inspecteurs des forêts obéir sans réplique à Maurin,ne fit pas la moindre objection. Il obéit à son tour militairementet fut placé au fond d’une gorge pendant que Maurin emmenait Toniasur la hauteur.

Aux chasseurs du pays, il avait ditseulement :

« Placez-vous, vous autres, où vouspouvez, pour le mieux. »

Les frères Pons répondirent :

« Sois tranquille, Maurin, on sait cequ’on a à faire.

– Et toi, Pastouré ?

– Oh ! moi, dit Pastouré, jecomprends qu’aujourd’hui, si on est ton ami, il faut que tu sois leroi de la chasse ; je vais me poster à côté deM. Labarterie. » (Il prononçait : Labarterille.)

Maintenant tous les chasseurs étaient chacun àleur poste, immobiles et muets, quelques-uns découpés ensilhouettes dures sur le ciel et sur l’horizon de mer, d’autres àdemi enfouis derrière une touffe d’arbousiers ou de genêts. Ilsespéraient. Tonia, qui n’avait jamais tiré le sanglier,était émue. Seule au bord d’un sentier, entre deux hauts rochers,elle surveillait, en face d’elle, un plateau par où, avait ditMaurin, ils devaient venir.

Du point où elle se trouvait, ellen’apercevait personne. Elle n’entendait rien que le bruissementmonotone, prolongé, des branches qui se frôlent sous la brise. Levent frais du matin, parfumé d’herbes de montagne, la caressait,faisait frissonner sur sa nuque les cheveux fous, irisés au soleillevant.

Tout ce pays perdu semblait attendre aussiquelque chose. Et quoi donc ? La vie ou la mort, comme lesfauves que l’on chassait. L’amour aussi peut-être. Sans réflexion,la fille sauvage subissait le charme de l’heure, du lieu, de lasaison. Et l’émotion d’être là, en attente, pour voir, poursurprendre la vie libre des bêtes, pour l’arrêter, pour luttercontre elle, non sans péril peut-être, cette émotion soulevait sajeune poitrine. Elle buvait longuement l’air de la montagne, simatinal, et s’efforçait de respirer en silence. Mais elle étaitoppressée. Sous son doigt, son arme lui semblait vivante, elleaussi, comme soulevée d’une inquiétude.

Tout à coup elle tressaillit. Des crissauvages, des coups de fusil, des sons prolongés de conquesmarines, des roulements de tambour éclatèrent. C’était, au profonddu fourré, les rabatteurs qui se repliaient vers les chasseurs, enfaisant le plus de tapage possible pour forcer les sangliers à selever et à fuir devant eux. Leurs cris avaient on ne sait quoid’irréel. L’écho les grossissait, les redoublait, en faisait desappels d’êtres fantastiques. Puis tout ce bruit s’apaisait durantquelques secondes pour reprendre comme une huée de tempête. On eûtdit une bataille où s’entr’égorgeaient des diables.

Tonia attendait, toujours plus émue à mesureque les cris, les tambours et les conques semblaient se rapprocher.D’une seconde à l’autre, le troupeau des sangliers (ils sont huitou neuf, avait dit Maurin) pouvait venir par-là vers elle, passeren même temps à sa droite et à sa gauche. Quel triomphe si elleallait en tuer un au passage ! Elle se voyait félicitée parMaurin, par les messieurs, par tout le monde. Cette visionl’exaltait. Elle ouvrait ses yeux tout grands ; et son oreilletendue épiait les moindres craquements dans les bois, les moindres« crenillements » qui rompaient la monotonie dusilence…

Tout à coup, elle sentit un bras doucementl’enlacer tandis qu’une voix, basse comme un souffle,disait :

« Ne bouge pas. Ils vont venir, ils sontlà… ne parle pas, surtout ! »

Et ce bras, le bras de Maurin, la prenait, lapliait un peu en arrière. Et elle obéissait à tout, à l’ordreantérieur qu’il lui avait donné, d’attendre, de se taire, de ne pasbouger, comme à celui, le même, qu’il lui donnait à présent.

Il ne fallait pas faire manquer toute lachasse, n’est-ce pas ? Et elle laissait la bouche du chasseurs’appuyer sur ses lèvres à peine détournées, et sa tête étantrenversée sur la poitrine de l’homme, ses regards se perdaient dansle grand ciel tout bleu, et il lui semblait qu’elle ne l’avaitjamais regardé encore, jamais vu, non, jamais. Et c’est vrai quejamais elle ne l’avait regardé ainsi, avec les mêmes yeux, voilésd’un grand trouble.

Une étrange douceur était en elle. Tous deuxpalpitaient avec les bruyères du bois ; ils frémissaient avecles braïsses rosées et violettes ; leur esprit était partoutautour d’eux, parce qu’ils étaient attentifs en même temps à cequ’ils ressentaient et à ce qui pouvait venir, et aux cris desrabatteurs. Elle perdait un peu la tête, Tonia… Un vol de ramierstraversa le bleu du ciel où s’en allait son regard, et il luisembla, comme dans les rêves, qu’elle s’envolait avec ces oiseauxlointains… Où allaient-ils, si vite ? Cela donnait le vertige,de les voir si haut. Elle ne savait plus où elle était.

Tout à coup la broussaille mouvante craqua àgrand bruit, comme si elle prenait feu partout à la fois !Tonia se sentit repoussée, remise toute droite par le bras qui latenait. Le visage qui s’était pressé contre le sien s’éloigna… Ellevit, devant elle, les bruyères s’agiter… C’étaient eux, lessangliers, les bêtes libres ! Elles bondissaient par-dessus labruyère comme des marsouins hors de l’eau et s’en allaient ainsi,par bonds allongés, arrondis, à toute vitesse, en cassant à grandfracas, sous leurs masses, la bruyère et les genêts… Un coup defeu… deux coups de feu retentirent. Elle vit un sanglier tomber etrester là, mort ; un autre, blessé, ralentir son allure etdisparaître.

Un cri de Maurin retentit, sur lescimes : À la barro ! Ce cri voulait dire :« Coupez la barre pour y suspendre la bête : elle estmorte. »

La chasse était finie.

On le croyait du moins ; on ignorait queMaurin s’était mis à la poursuite du porc blessé.

La barre coupée, le sanglier qu’on trouva tuéraide sur place y fut suspendu, et descendit la colline vers laroute où l’attendaient les voitures des « messieurs ».Mais quand Tonia eut conté qu’elle avait vu Maurin se mettre à lapoursuite de l’un des fauves, seulement blessé celui-là, tout lemonde demanda à rejoindre Maurin. Le sanglier mort fut porté dansune voiture. Et toute la troupe, guidée par les frères Pons quisuivaient la bête à la trace, se mit à la recherche de Maurin… Onle trouva au fond d’un ravin, littéralement à cheval sur un grossanglier. Il tenait entre ses dents une des oreilles de la bête,l’autre oreille dans son poing vigoureux ; et, de sa mainrestée libre, il avait ramassé une pierre pointue avec laquelle ilfrappait à tour de bras sur le crâne de l’animal pour l’achever… Ill’assomma en effet et ne se releva sous les yeux des chasseurs,penchés au-dessus de lui au bord du ravin, que pour crier uneseconde fois, à tue-tête, un : À la barro !retentissant.

On déjeuna dans le bois. Chaque chasseur avaitapporté son « vivre » ; mais le préfet avait, de soncôté, fait mettre dans les voitures d’excellents pâtés etconserves. Les cinquante chasseurs, paysans, sénateurs, généraux,mangeaient ensemble, naturellement groupés selon les sympathies oules amitiés. On versa à flots le Champagne : il y en eut troisfois pour chacun ! Et les toasts furent nombreux. Au desserton conta quelques histoires de chasse et Maurin se montra siréjouissant que M. le préfet résolut de l’inviter à dîner lesoir même. Après le déjeuner, une deuxième battue eut lieu qui nedonna aucun résultat.

Les deux sangliers revinrent en calèche avecle général et le préfet. Tonia et son père s’en retournèrent àpied, avec le gros des chasseurs. Elle aussi, l’ardente fille,était une bête blessée. Chaque fois qu’elle regardait Maurin, ellese sentait, là, au creux de la poitrine, une oppression brûlante,comme une pesée chaude… Et elle revoyait, dans sa tête, un grandciel où fuyaient des ramiers sauvages… Puis un bruit se fait devantelle, dans la bruyère qui s’écarte… et le visage qui se pressaitcontre sa joue, l’abandonne… C’était si bon d’être embrasséeainsi !… Pourquoi, pourquoi est-il parti si vite, ce moment sidélicieux ? Est-ce qu’il ne reviendra plus jamais ? Oui,c’était bon, au sommet de la montagne, dans l’odeur des thyms etdes lavandes, au soleil levant, dans la fraîcheur matinale, devanttout le ciel et toute la mer, d’attendre elle ne savait quoi detrès désiré… sans même songer qu’elle était fiancée depuis laveille !

Chapitre 16Où l’on verra les motifs qui peuvent empêcher un braconnierd’accepter à dîner chez un préfet et ceux qui font de la préfecturedu Var la meilleure de France.

 

Pendant que la calèche emportait les grospersonnages, la troupe des chasseurs rentrait à pied àSaint-Raphaël où Maurin et Pastouré étaient les hôtes d’un vieuxpêcheur, qui habitait une bicoque dans la plaine de Fréjus ;celui-là même qui, en souvenir de sa fille morte, avait donné à sonbateau ce nom émouvant : Je l’aimais.

M. Cabissol avait voulu revenir à piedavec Maurin. Il le prit un instant à part et lui dit :

« Mon cher Maurin, unavertissement ! J’ai parlé au préfet de votre affaire avec lesgendarmes.

– Mon affaire avec les gendarmes ?…Laquelle ? » dit Maurin un peu narquois.

– L’enlèvement des chevaux. Ç’a été trèsdifficile a arranger. Le parquet a résisté. Le commandant degendarmerie aussi. Votre exploit, la prise d’un évadé, n’a pasraccommodé les choses, au contraire. La gendarmerie trouve mauvaisque vous soyez plus adroit qu’elle.

– Alors ? » dit Maurin.

– Alors, M. le préfet, qui vousestime beaucoup et qui ne peut pas vous parler de cela lui-même,vous conseille d’éviter tout démêlé avec la force armée, d’êtrebien en règle toujours, en tout et pour tout. Il croit que si vouscommettiez un nouveau délit, il n’aurait pas, cette fois, lepouvoir d’enrayer l’action judiciaire.

– C’est bon, dit Maurin. On veillera.Merci, monsieur Cabissol. Et cet hiver, si vous voulez, quand il yaura des bécasses, je vous ferai avertir. Toujours à Toulon,n’est-ce pas ?

– Rue du Mûrier, et les lettres merejoignent partout. Dites donc, Maurin ?

– Quoi, monsieur Cabissol ?

– Et Césariot ? »

À cette question, Maurin parut vivementcontrarié.

« Quoi, Césariot ? » dit-il,feignant de ne pas comprendre.

– Vous savez bien que je connais toutesvos histoires. Ce n’est pas la première fois que je vous parle decelle-ci, Maurin !

– Mais, monsieur Cabissol, je ne regardepas dans vos affaires, moi… Alors…

– Je vous comprends, Maurin, je vous priedonc de m’excuser, mais soyez sûr que votre secret est bien gardé.Je ne vous parlerai plus de Césariot, mais j’ai cru bon de vousrappeler que je suis au courant… Cela peut vous servir àl’occasion.

– Ah ! soupira Maurin, si voussaviez comme il m’embête, celui-là ! C’est l’aîné de mesenfants, je peux bien vous le dire puisque vous le savez, mais s’ilne connaît pas son père, c’est pour de bonnes raisons. Je ne memontrerai à lui que le jour où il le faudra absolument. Il ne mefait guère honneur, Césariot… Ah ! oui, il m’embête, ce« marrias » ! On est très mal content de lui àSaint-Tropez où il est avec un brave patron pêcheur. S’il continueà ne pas être comme il devrait, il faudra bien que je lui fassefaire ma connaissance. Il se plaint de sa condition. Il dit quen’ayant ni père ni mère, il ne doit rien à la société… Il tourne auméchant bougre, sous prétexte qu’il n’a pas de père ! Je croisqu’il va être temps que je m’en mêle et que je lui en donne un,moi, de père, et un solide !

– Mon opinion est que vous ferez bien,dit M. Cabissol. Mais, adieu. Je vais rejoindre M. lepréfet. Je crois que vous êtes invité avec nous ce soir.

– Ah ! » dit Maurin sanssurprise aucune. Ils se quittèrent.

Le gros des chasseurs rentra dans la ville enbravadant, c’est-à-dire en poussant des cris de victoire,en tirant coups de fusil sur coups de fusil, en faisant tout letintamarre possible.

On se rendit dans la grande salle d’un café oùla majorité décida que le lendemain, quand on se partagerait lessangliers, les hures seraient offertes au préfet et à l’un dessénateurs.

Mais Maurin protesta, et d’une voix destentor :

« La hure aux dames ! »cria-t-il.

Mme Labarterie lui plaisait,et dans son cœur c’est à elle qu’il pensait.

Tout le monde obéit au désir de Maurin, et latroupe se disloqua. Enfin, chacun rentra chez soi.

Maurin et Pastouré comptaient dîner dans uncabaret borgne de leur connaissance, quand un domestique de l’hôtelles rejoignit.

M. le préfet invitait Maurin à venirdîner avec lui. Maurin se gratta la tête.

« Ça n’est pas clair, dit-il à Pastouré,je vais voir. Tu m’attendras à la porte. »

Ils y allèrent.

À l’hôtel, le préfet reçut Maurin dans unsalon qui lui était réservé.

« À la bonne heure, Maurin ! »s’écria-t-il en l’apercevant. Voilà qui est gentil.

– Oh ! doucement, monsieur lePréfet. Je vais vous dire, fit Maurin. Vous me faites bien del’honneur, mais que je dîne avec vous, ça n’est pas sûr dutout…

– Ah ! et pour quelle raison,Maurin ?

– Il y en a, des raisons, plusieurs, etdes bonnes.

– La première ?

– C’est que je dînerais mal, répliquaMaurin gravement.

– Allons donc ! » ditM. Désorty un peu surpris tout de même, malgré sa bonnevolonté et son scepticisme de fond.

Il ajouta :

« Eh bien, vous dînerez mal… commemoi.

– C’est justement ce qui vous trompe, ditMaurin. Vous dînerez bien, vous autres, et je dînerai mal, moi.

– Comment l’entendez-vous ?

– Monsieur le Préfet, je suis un grosignorant et, des fois, ça ne m’empêche pas de parler à un ministrepour me faire établir mes droits…

– Je le sais, dit le préfet, et c’est cequi me plaît en vous.

– Ah ! vous savez ? ça me faitplaisir ; je peux dire aussi que sur la chose de la chasse, jene crains personne, comme vous avez pu voir aujourd’hui, et jecommanderais volontiers à des empereurs.

– Je l’ai vu, dit le préfet, et j’en suischarmé.

– Bon, dit Maurin. Et quand nousdéjeunerions dans les bois entre moi, douze ministres, sixempereurs et un préfet, là encore je ne craindrais personne !mais dès que vous me mettez assis à une table qui a une nappe, aumilieu d’un salon bien éclairé, avec des domestiques derrière moi,je deviens coïon comme la lune… Tenez, j’aurais trop peur derenverser les salières… ça porte malheur.

– Seriez-vous superstitieux,Maurin ? Comment entendez-vous que cela porte malheur ?dit le préfet curieux.

– Ça porte toujours malheur de casser oude renverser quelque chose, dit Maurin. Si peu que vaille la chose,c’est toujours plus que rien et ça porte donc toujours malheur à labourse. Pour vous en revenir, je renverserai les salières ou labouteille, et alors, ou bien je dînerai mal parce que je seraigêné, ou bien je mangerai comme quatre et vous penserez que j’aitort de ne pas me gêner un peu… Pastouré m’attend. Dînez entrevous.

– Qui ça, Pastouré ?

– Mon camarade, celui qui chasse engesticulant tout seul. On vous l’a bien montré,aujourd’hui ?

– Ah ! oui. Eh bien, amenez-le.

– Bien entendu que je ne le laisserai pas« pour graine » à la porte de l’hôtel ; mais,monsieur le Préfet, il y a autre chose…

– Et quoi, Maurin ? »

Maurin regarda le préfet en face.

« Pourquoi m’invitez-vous àdîner ?

– Parce que je vous connais de réputationet que vous me plaisez.

– Bon… mais…

– Allez donc ! »

Alors Maurin gravement prononça :

« Est-ce que vous n’auriez rien à medemander ? »

Le préfet reconnut qu’il était en présenced’un souverain.

Il répondit bravement :

« J’ai beaucoup à vous demander, aucontraire.

– Alors, dites d’abord, fit Maurin… Quelzibier chassons-nous, pour voir ?

– L’époque des élections est touteproche, dit le préfet, et j’ai un candidat.

– Hum ! fit Maurin. Je m’en doutais.Et votre candidat, c’est ?… Est-ce que ça serait ceM. Labarterille qui chasse avec une casquette ronde comme uncantalou et couleur d’aubergine, une trompette et une si joliedame ?

– Non, dit le préfet, en riant ;celui qui sonnait du cor ce matin pour se rappeler à lui-même leschasses royales, ça n’est pas celui-là mon candidat.

– Ah ! tant mieux.

– Pourquoi tant mieux ?

– C’est que, celui-là, dit Maurin,toujours très sérieux, sa femme me plaît, mais je n’aime pas satrompette.

– Vous voulez dire son cor dechasse ?

– Je veux dire ce que j’ai dit, fitMaurin imperturbable. Mais, voyons, monsieur le Préfet, je vaism’expliquer. Si votre candidat est de bonne couleur et la couleurde teinte solide, je marche – pas pour vous ni pour lui, maispour mon peuple. Si, par-dessus le marché, il se trouve que cecandidat est le vôtre, j’en serai bien content parce que vous meplaisez assez, mais si votre homme n’est pas notre homme, bonsoir,rien à faire ; dînez entre vous.

« Voyez-vous, monsieur le Préfet, nous enavons assez de vos farceurs qui vous viennent de Pontoise ou deParis, avec des phrases et des cors de chasse, et qui se fontnommer représentants pour ne rien représenter que leur intérêt. Etj’en ai assez, moi, Maurin, des électeurs qui se vendent dansl’idée d’obtenir du candidat (qui se fichera d’eux, une foisdéputé) des places de facteur rural ou d’ouvriers dans l’arsenal deToulon !

« Ça n’a ni fierté, ni cœur, – tousces bougres-là, ces électeurs-là et les élus de cette tournure.Alors, voilà, comprenez l’affaire. On marchera si ça sent lajustice. Et moi, regardez-moi bien, quand je marche, j’en vauxmille ! Demandez à qui vous voudrez ! Mais si c’est pourla farce comme toujours, bonsoir la compagnie, Maurin retourne àses affaires. J’aime mieux les fouines des bois. »

M. Désorty ne souriait plus.

« Allez chercher votre ami Pastouré, jevous en prie, et faites-nous l’honneur de dîner avec nous. Jamaisje ne songerai à vous imposer un candidat, Maurin, mais je croisque nous en aurons un bon, dans votre circonscription, auxélections prochaines. Vous examinerez ses titres, sa valeur, avecdes gens du pays qui le connaissent, avec M. Désiré Cabissol,par exemple.

– Oh ! celui-là, dit Maurin, on leconnaît depuis son enfance, dans le pays. S’il voulait !… Maisil ne veut pas.

– Et, poursuivit le préfet, si lecandidat vous agrée, vous redoublerez d’efforts en sa faveur, ensongeant qu’il est un peu mon parent, étant mon beau-frère, etqu’en remerciement de votre zèle pour lui vous trouverez toujours àla préfecture un préfet tout prêt à vous rendre justice en touteoccasion.

– Comme ça, ça va », dit Maurin.

Et il ajouta :

« Je la connais, votre préfecture ;c’est peut-être la meilleure de France, vu qu’il y a des bécassesdans le jardin tout l’hiver. On peut les tuer sans sortir duchâteau.

– Eh bien, à table, Maurin !… Allezchercher votre ami Pastouré. »

Chapitre 17Comment M. Labarterie fut conduit par Maurin à la chasse auxmerles, et comment M. Cabissol fut entraîné à conter, lui aussi,une galégeade.

 

Le dîner fut joyeux comme tout repas dechasseurs. Le menu était simple et substantiel, par recommandationdu préfet. Pastouré, bien entendu, ne desserra les dents que pourmanger. Jusqu’au dessert, Maurin l’imita, bien que, de temps àautre, M. Désorty lui adressât la parole avec beaucoup desimplicité et de sympathie.

« Voilà de fameuses pintades, hein,Maurin ? Voilà un excellent petit vin ?… »

Mais Maurin hochait la tête sans riendire ; Maurin mangeait et buvait ferme, sans souffler mot. EtPastouré riait dans sa barbe.

Un des convives, le général X…, Provençald’origine et fils d’un bottier de village (détail connu), prononçaau milieu de la conversation, une phrase banale, celle-ci à peuprès :

« L’évolution, tant que vous voudrez,mais plus de révolution ! Les révolutions sont des moyens dupassé. »

Maurin crut que la République était enpéril :

« Pourtant, dit-il, sans la révolution(et il répéta sans la révolution), les savetiers nedeviendraient pas généraux ! »

Le préfet eut un mouvement d’inquiétude ;mais le général avait de l’esprit.

« Maurin, dit-il, les savetiersd’aujourd’hui peuvent devenir généraux – sans révolution ; ilne faut pas l’oublier.

– Bien répondu ! fit Maurin. Maistout de même, il y a beaucoup de vos bourgeois qui ne veulent plusde révolutions parce qu’ils ont profité de la première. Maintenantqu’ils sont bien, ils ne veulent plus rien pour les autres. Si vousn’êtes pas de ceux-là, tant mieux : je m’aperçois que jem’étais trompé sur vous… C’est que j’en ai connu, voyez-vous, dansnos promenades, à la chasse, qui tiraient de leur carnier des pâtésde truffes et qui ne se gênaient pas, devant nous, pour mépriserentre eux les pauvres ; et à l’un d’eux j’ai dit un jour, –j’ai dit comme ça, – j’ai dit : « Monsieur lemarquis, lorsqu’on parle avec mépris des pauvres bougres, c’estpeut-être un droit que l’on a, mais noum dé pas Dioù ! si l’onavait du cœur, lorsqu’on veut parler mal des crève-la-faim,faudrait d’abord cracher dans son assiette les truffes qu’on a danssa bouche ! »

– Maurin, dit le préfet, nous pouvonsallumer nos pipes. Voici le café et les liqueurs. »

Maurin tira sa pipe de Cogolin, sa bonne pipede bruyère qui lui rappelait les belles « pipières »toutes roses de la tête aux pieds, couvertes qu’elles sont de lapoussière du bois des pipes et si jolies, selon l’expression deM. Cabissol sous leur coiffure de sphinx d’Égypte.

La conversation allait bon train, et, par lessoins du préfet attentif, glissa bientôt aux histoires dechasse.

M. Labarterie demanda :

« On chasse les merles, dit-on, ici,comme en Corse ? Est-ce vrai ? »

Maurin le regarda de travers :

« Oui, dit-il, et je vous mènerai à lachasse aux merles, quand vous voudrez, mais il faudra laisser à lamaison votre « trompette » parce que ces oiseaux-là, nosmerles de pays, – la trompette les « détourne ».

Le préfet sentit le péril et regarda Maurind’un air inquiet. Mais Maurin était « parti » et il semit à s’amuser en bon Provençal galégeaïré.

« Voici, dit-il, en regardant toujoursM. Labarterie, comment nous chassons les merles, nous autres.Je pars bien avant le jour, pour aller à l’agachon, une cabanebasse que j’ai faite avec des branches d’arbre au mitan des bois.Dans cette cachette, vous vous mettez tout seul. À travers lesbranches que vous touchez de la tête quand vous êtes assis dessous,vous voyez le ciel, là-bas, au levant, qui devient un peublanchâtre, puis un peu rouge… c’est tout juste la petite pointe dujour. C’est le bon moment « pour faire le merle ». Pourfaire le merle, vous tirez le chilé de votre poche. Voicile mien. Et vous commencez. Écoutez-moi ça ! »

Maurin mit entre ses lèvres le chilet, sortede petite boîte ronde en fer-blanc, traversée d’un trou au beaumilieu, et il commença à siffler, à imiter le chant du merle…

« Réponds-moi, Pastouré. »

Pastouré tira de sa poche un chilet d’uneautre forme, fait d’un fragment de patte de langouste, et se mit deson côté à imiter le merle.

Tout à coup :

« Halte ! » cria Maurin, d’unton impérieux.

Et il promena un regard circulaire surl’assemblée :

« Votre oreille ne vous a riendit ? » interrogea-t-il.

Son regard sévère s’arrêta surM. Labarterie :

« À vous, non, bien sûr, parce que vousn’êtes pas un merle à plumes, mais remarquez-moi cepassage… »

Et il s’interrompit pour reprendre sur soninstrument le passage incriminé ; puis, s’arrêtant encore toutà coup :

« L’avez-vous entendue, cette fois, lafausse note ? Non, pardi ! mais Pastouré, lui qui l’afaite, l’a comprise, du moins la seconde fois ! N’est-ce pas,Pastouré ? »

Pastouré fit signe que oui.

« Vous autres, vous n’y avez vu que dufeu !… mais pas moins, en entendant cette note-là, si vousaviez été de vrais merles, vous auriez tous f… ichu lecamp ! »

La vision de cette assemblée de dignitairess’enfuyant tout à coup, transformée en un vol de merles, surgit sibrusque que tout le monde partit en même temps d’un énorme éclat derire.

Le geste de Maurin semblait éparpiller desmerles dans l’espace.

Il reprit, toujours tourné versLabarterie :

« Donc, vous étiez en train de faire lemerle… Attention !… En voici un qui se pose dans les branchesqui paraissent toutes noires sur le ciel qui blanquège à peine.Vous continuez à chiler… En voilà un autre, de merle, deux !…trois !… Le ciel devient plus clair : vous les apercevezmieux quand ils se posent. »

En ce moment, il oubliait la galégeade ;il voyait arriver les merles ; cette chasse, devenueréelle pour lui, l’amusait.

Et Maurin élevait ses doigts écartés, pouraugmenter chaque fois d’un merle le nombre précédemment énoncé. Ilfaisait aller son chilet et ne voulait plus s’interrompre de peurd’effaroucher les oiseaux imaginaires. Et toute sa main à présents’élevait bien haut, écartant largement les doigts :cinq ! La main se refermait ; un doigt se levaitencore : encore un merle ! ça faisait six ! EtMaurin chilait toujours, en regardant M. Labarterie de temps àautre, de son œil narquois de sanglier sauvage. Et sa physionomiede joie exprimait deux choses : primo : « Envient-il hein, des merles, quand je les appelle ! »secundo : « A-t-il une bonne tête, le candidat deParis ! En voilà un, de merle, qui ne sera pasdéputé ! »

Quand il eut refermé et rouvert sa main troisfois, ce qui portait à une quinzaine le nombre de merles, Maurins’arrêta de souffler dans son chilet. Il s’écrasa sur sachaise ; il s’y faisait petit, et rasé, tapi jusqu’à êtreinvisible sous les branches de la cachette, il prononça avec unaccent provençal, salé :

« Il vïen pui un momein où vous êtescouvert de merles ! »

Rien qu’à voir le chasseur, on se rendaitcompte qu’il en avait partout, des merles. Alors il s’écrasadavantage sur lui-même, regardant toujours dans les arbres de sonrêve, en clignant toutefois, de temps à autre, un œil malin du côtéde Labarterie,… Et, sans perdre du regard les oiseaux innombrablesqu’il croyait voir en petites silhouettes sombres sur les branchestout autour de lui et au-dessus de sa tête, il dit d’une voix trèsbasse pour ne pas les faire envoler :

« Maintenein, je ramasse mon fusill, biendoucemein ! Vous compréné, meussieu Labarterille, si vousaviez eu l’imprudence de tirer su le premié quan’il s’est posé lapremière fois, les otres ne seraient pas venus. Quand le seconds’est posé, la même chose ! À présein qu’ils sont tropp, vousn’en amirez deuss, – troiss, si c’est possible – à la file, commesi votre coup de fusill il était une brochette… C’était un coupdifficile, pourquoi il sote à tout momein d’une branche à l’otre,mais tout de même vous en amirez deux ou trois à la file, quan’ilsse passent l’un devant de l’otre, et vous tirez…Boum !… »

Sa voix changea, redevint plus naturelle,comme celle d’un homme qui, après les belles exaltations du rêve,retombe à la réalité :

« Des fois vous n’en pourriez ramassertrois, des fois deusse, des fois pouïn. Alors vous rentrez chezvous ; pourquoi à cette chasse, vous ne tirez jamé qu’un seulcoup de fusill. »

Puis, franchement railleur, il conclut, l’œilsur M. Labarterie :

« C’est très amusant,qué ? »

Il est impossible de rendre le haut comique decette scène dite et mimée par Maurin, railleur de lui-même. Tout legénie de la Provence éclatait dans toute sa physionomie ; ettant étaient rapides les idées simultanées et diverses quibrillaient dans ses yeux, que les spectateurs ne pouvaient s’enrendre compte assez vivement. Et c’est de leur embarras quejouissait maintenant le galegeaïré.

« Tel que vous me voyez, monsieurLabarterille, acheva Maurin, je fais si bien le merle, moi, qu’unjour pendant que je chilais, caché dans la broussaille, un renardm’a sauté sur ma tête, tout en coup, pourquoi il me prené pour unoiso !… il faut vous dire qu’il ne m’avait pasvu ; il m’avait entendu seulement… Voyez-vous, en faisantle merle, on attire toutes les bêtes à son entour ! »

Et il regardait les têtes quil’entouraient.

Cette dernière histoire était authentique,mais Maurin sentait ce qu’on se donnait de ridicule quand on lacroyait véritable, parce qu’il comprenait ce qu’elle avaitd’invraisemblable. Alors il la racontait de façon à justifier tousles doutes qu’il trouvait naturels, et dont il se moquait pourtantà part lui.

« Ont-ils de l’esprit, cesProvençaux ! » dit le préfet qui pénétrait tout cela etqui riait comme un fou, en bon Parisien.

Pendant ce temps, les lèvres muettes dePastouré remuaient imperceptiblement – très vite, mais ce qu’il sedisait, nous ne le saurons jamais.

Chapitre 18Le purgatoire de frère Pancrace.

 

« Allons, monsieurCabissol », cria Maurin, vous qui en connaissez de si bonnes,vous n’en direz pas une, de vos histoires ?

– J’en sais plus d’une ! ditM. Cabissol, mais je ne les conte pas aussi bien quevous !

– Nous allons bien voir », dit lepréfet.

Sans se faire prier davantage,M. Cabissol commença :

« C’est une histoire qui est arrivée il ya plus de cent ans, à en croire du moins mon grand-père qui me larépétait souvent lorsque j’étais tout petit :

LE PURGATOIRE DE FRÈRE PANCRACE

« Deux bons moines quêteurs, chargéscomme des ânes, cheminaient péniblement dans les sentiers montantset rocailleux. Ils avaient hâte d’arriver à leur couvent perché surle plateau, dans les pinèdes, au sommet de la colline.

« Ils marchaient, l’échine courbée,chacun portant un gros sac empli de légumes, de fruits et de painfrais. Le soleil piquait sur leur face rougeaude où coulait lasueur, en grosses perles luisantes.

« Panuce marchait devant, ce qui veutdire que Pancrace suivait Panuce.

« – Il fait chaud, frère Pancrace,il fait bien chaud aujourd’hui !

« – Il fait même trop chaud, frèrePanuce !

« – De sûr qu’il fait trop chaud,frère Pancrace, trop chaud, vous l’avez dit !

« – L’homme, frère Panuce, doitgagner son pain à la sueur de son front… »

« Les deux bons moines devisaient ainsien soupirant et, sous la semelle de leurs sandales, roulaient, dansle sentier creux et sonore, les cailloux ardents comme braise.

« Tout à coup, frère Panuce s’arrêta et,d’une voix frémissante de joie :

« – Dieu nous a entendus, frèrePancrace, et, si j’en crois mes yeux, il nous envoie dusecours !

« – Vous moquez-vous de moi,Panuce ? Quel secours pourrait nous envoyer la Providence,sinon un bel et bon âne avec ses ensari » ?… Or, lavérité, il n’y a pas ici d’autre âne que vous, si ce n’est moi. Etce serait péché véritablement que me donner faussement l’espéranced’être soulagé de mon lourd fardeau ; il n’en deviendrait queplus lourd ! Pour l’amour de Dieu, Panuce, marchez encore unpeu, afin que nous arrivions au gîte. Ne vous arrêtez pas ainsi, ouje vais jeter là mon sac, qui est plein à crever comme un ventre dechantre… Et si une fois je le pose, peut-être bien, frère Panuce,n’aurai-je plus jamais la force de le soulever. »

« Et, ce disant, Pancrace, avec unouf ! de soulagement, posa son sac au beau mitan duchemin.

« Alors, Panuce, qui marchait devant, luidit, en se rangeant à côté de lui :

« – Vous avez douté de moi,Pancrace, parce que la largeur de mon dos cachait à vos yeux dechair l’objet de votre espérance !…

« Et du doigt il désignait un joli petitenfant d’ânesse, rondelet, à l’œil vif, à l’air spirituel, qui,attaché par une corde au pied d’un olivier, broutait le chiendentet la lavande, dans la restanque, au bord du sentierpierrailleux.

« – Sainte Vierge du ciel, soyezremerciée ! Saints anges du Paradis, soyez loués dans lessiècles des siècles ! Dieu n’a pas voulu la mort dupécheur ! » s’écria Pancrace.

« Et en un tour de main, soulevant lesdeux sacs rebondis, après les avoir reliés entre eux au moyen d’unecordelette, Panuce et Pancrace les arrimèrent sur l’échine del’âne, l’un pendant à gauche et l’autre à droite. Quand cela futfait, les deux moines burent un coup de clairet à la gourde qu’ilsportaient dans leur capuchon, à la façon des Sarrazinois, ets’épongeant le front avec leur grand mouchoir de cotonnade àcarreaux multicolores, ils s’assirent un moment au pied del’olivier, sous l’ombre chaude et claire ; et ils admiraientl’âne, et ils le bénissaient du fond de leur cœur comme une envoyéde la sainte Providence qui, enfin, avait pris en pitié leur grandelassitude.

« – Mais, dit Pancrace, frappé d’uneidée et inquiet tout à coup, il n’y a pas, dans ce triste monde, iln’y a pas, que je sache, un seul âne sans maître ?

« – Tout peut arriver, par lapermission du Ciel, dit Panuce ; des ânes sans maître, on envoit rarement, dans ce monde de misère, je ne le sais quetrop ; on n’en voit presque jamais, je vous le concède ;mais qu’il ne puisse y en avoir, je n’en jurerais pas.

« – Il ne faut jurer de rien, ditPancrace ; mais, croyez-moi, frère Panuce, tout âne, sisolitaire qu’il paraisse, me fait penser à un homme, à un homme quiest son maître… Cet âne-ci doit en avoir un !

« – Je vous entends, dit Panuce, jene vous entends que trop. Eh bien, voici ce qu’il nous faut faire.Je vais, moi, tout seul, conduire l’âne au couvent avec sa charge,qui est la nôtre, et je le ramènerai au plus tôt ici. Vous, monfrère, attendez-moi patiemment sur place, au pied de cet olivier,et si le maître de l’âne survient avant mon retour, vous luiexpliquerez comment, par la permission de Dieu, nous le lui avons,pour une toute petite demi-heure, très humblementemprunté. »

« Là-dessus, Panuce s’éloigne par lesentier montant, tenant la queue de l’âne pour se faire traîner unpeu et se peser d’autant moins à lui-même… Et Pancrace demeuraseul, assis sur le tronc de l’olivier où était tout à l’heureattachée la corde du bourriquet, assez semblable à la corde quiceinturait sa robe de moine.

« À peine, le dernier cri lointain dePanuce : « I, l’aï ! » s’éteignait-il toutlà-haut, au détour de la draye, sous les pinèdes, que le paysanMarius Mangeosèbe surgit devant Pancrace.

« Pancrace ouvrit aussitôt la bouche pourraconter toute l’affaire, et comment il se faisait qu’en cette mêmeplace Mangeosèbe trouvât un moine au lieu d’un âne ; mais lemoine fut moins prompt à expliquer la métamorphose que le paysan àen exprimer sa surprise, qui était grande. Et déjà Mangeosèbes’était écrié :

« Bonne Mère des anges ! SainteVierge couronnée ! que m’arrive-t-il… Ai-je la berlue ?Voilà mon âne qui s’est changé en moine par la permission deDieu !… Oï ! aï ! oï ! oï ! que dira mafemme, pauvre de moi !… Je sais bien qu’il la faisait souventenrager, ce bougre d’âne ! mais enfin il n’en portait pasmoins au village nos courges et nos pastèques et, selon la saison,notre blé ou nos olives au moulin ! Oï ! oï !aï ! las !… que vais-je faire d’un moine, àprésent ? quel besoin avais-je d’un moine ! »

« Pancrace, voyant Mangeosèbe si bête etsi saintement crédule, voulut s’en amuser un peu, et par pureplaisanterie, gravement il lui dit :

« – Oh ! mon maître !… Jevous plains de tout mon cœur, puisque ce qui fait ma joie faitvotre ennui… Mais n’est-ce pas la règle d’ici-bas, hélas ! quele bonheur de l’un fasse le malheur de l’autre ? Ainsi vontles choses terrestres. Et j’ai quelque satisfaction, je l’avoue, àvous remercier avec une voix humaine, des bons coups d’étrille etde la bonne herbe que vous m’avez quelquefois donnés…

« Pour ce qui est des coups de trique,j’en avais tous les jours et ration double ; n’en parlonsplus, s’il vous plaît… Mais voici ce qui arrive et l’explication decette aventure. Autrefois, bien avant d’être un âne, j’étais unmoine, né dans la moinerie… Or, j’eus le malheur, tout moine quej’étais, de commettre un gros, un très gros péché… car la chair estfaible, et Dieu – juste punition de ma faute – fit demoi, pechère, un pauvre âne, le pauvre âne dont vous devîntes unjour le maître, sans vous douter, pechère ! que vous aviezacheté un moine à la foire ! Et voilà que mon temps d’ânerie,comme qui dirait mon temps de galères ou plutôt de purgatoireterrestre, vient de finir à l’instant, et là, à cette place même oùvous m’aviez attaché, là, pendant que j’étais en train de brouterl’herbe dure, crac ! voilà que, tout à coup, je suis redevenumoine ! et la corde de mon licol est redevenue maceinture !

« – Hélas ! dit Mangeosèbe ense grattant la tête, je crois, décidément, que je perds auchange !…

« Ça doit être pour vos péchés, monpauvre homme ! » répliqua Pancrace.

« – Je le prends ainsi, ditMangeosèbe, – et que la volonté de Dieu s’accomplisse !Allons, puisqu’il n’y a rien à faire, quittons-nous bons amis… Etsurtout ne péchez plus, frère moine…

« – Tenez compte de votre conseilpour vous-même », lui cria Pancrace qui s’éloigna en rianttout seul.

« Le paysan rentra au village et le moineau couvent. Alors Pancrace et Panuce, s’étant consultés dans lesecret de leur cellule, jugèrent qu’il ne fallait point rendrel’âne, à seule fin de ne pas faire naître dans l’esprit simple dupaysan ou le doute ou la colère, qui tous deux également plaisentau diable.

« Et il fut convenu qu’on vendrait l’âneà la foire…

« Ce fut, bien entendu, Panuce qui s’yrendit seul. Puisqu’il était convenu que Pancrace et l’ânen’étaient à eux deux qu’une seule et même personne, il ne convenaitpas de les montrer ensemble.

« I, l’ai ! hue, già,l’haï ! »

« Or, de son côté, pour acheter un autreâne dont il ne se pouvait passer, Mangeosèbe était allé à lafoire.

« Et, de très loin, il reconnut son âneet courut vers lui, ébahi… puis, après réflexion, lui donnant surle museau une petite tape, une caresse tendre, toute pleined’indulgence.

« – Ze comprends, luidit-il, pechère !… Oouras mai quàoucocouyounado ! ce qui peut se traduire ainsi : Tuauras fait encore quelque mignonne sottise, nigaud ! Mais,vaï, ajouta-t-il, ce n’est pas moi qui t’achèterai !…On ne m’attrape pas deux fois !… Je vois bien que tu as tout àfait l’air d’un âne, mais je suis payé pour savoir que tu n’esqu’un moine ! »

« Ce qui prouve, s’écria Maurin, que bienavant les assignats, il y avait des ânes qui parlaient comme deshommes ; mais vous trouveriez plus facilement aujourd’hui deshommes qui parlent comme des ânes !… C’est égal, monsieurCabissol, vous la contez comme un malin ! et si j’avais votretalent, je ferais des livres le jour et la nuit.

– Il y a trop d’écrivains, ditM. Labarterie. Et plus il y a d’écrivains, moins il y a delecteurs.

– Et plus il y a de vin, dit Maurin,moins on en vend… Pauvre France ! »

En sortant, le général dit àM. Labarterie :

« Je n’aime pas ce préfet chercheur depopularité qui invite à dîner des goujats avec des gentlemen. Ilm’avait demandé la permission d’inviter Maurin à dîner, c’est vrai,mais je ne savais pas que ce braconnier se paierait ma tête et lavôtre. Ce doit être un anarchiste. Ils le sont tous dans leVar.

– Je renonce à représenter ces gens-là auPalais-Bourbon », dit M. Labarterie d’un airimportant.

Il assura sa casquette-melon sur sa tête etson cor de chasse sur son épaule :

« J’y renonce. Ce sont eux, les vilainsmerles ! Je me porterai dans un département duNord. »

« Eh bien, monsieur le Préfet ?disait Cabissol, croyez-vous que c’est un type, notre Maurin !je vous dis qu’il lui faudrait Balzac pour historiographe. Ce qu’ily a en lui de génie de race est inexprimable. Il y a trop de chosesà la fois dans un seul de ses regards et de ses gestes !

– C’est vrai, dit le préfet. Cet homme,c’est toute une race, mais malheureusement le meilleur de lui estintraduisible.

– Aucune émotion ne se transmet au moyendes mots. L’art ne peut que donner un ressouvenir des choses, etc’est déjà bien joli. S’il en était autrement, la poésie écritesuffirait aux amoureux. »

Chapitre 19Où apparaît pour le grand ennui de Maurin, et la plus grandesatisfaction de la gendarmerie nationale, un nouveau personnagenoir comme un diable.

 

Grondard était charbonnier. Il habitait avecsa famille, à travers les Maures, une sorte de hameau formé de cinqou six cabanes qu’il allait construisant, démolissant etreconstruisant sur tous les emplacements où on l’appelait, desdivers points de la montagne, pour faire du charbon.

Sa famille se composait de quatre filles dedouze à dix-neuf ans et d’un fils de vingt ans, Célestin Grondard,qui était, comme son père, un mauvais géant.

Grondard le père était un colosse, à la faceet aux mains toujours noires de charbon. Cet horrible athlète avaitdes mœurs dignes des anciens dieux de Rome et de la Grèce. Endisant : « C’est un véritable Œdipe », le percepteurl’avait flatté. Œdipe est une conscience. Les crimes d’Œdipe furentinvolontaires. Œdipe adore son Antigone.

Le curé et le notaire avaient mieux jugéGrondard en l’appelant l’un : l’Ogre etl’autre : Caliban. En quoi ils étaient d’accord avecle jugement populaire qui nommait Grondard la Besti (laBête).

Aux sauvages forêts des Maures, Grondard étaitce que le rôdeur de barrières est aux fortifications de Paris. Et,criminel redouté, il demeurait inattaquable. Aucun de ses méfaitsn’aurait pu être prouvé facilement. La plupart se compliquaient dechantages, et ses victimes préféraient, par orgueil ou pour éviterle scandale, se taire.

Généralement Grondard, qui avait dressé sesfilles à ce manège, opérait ainsi : il en laissait une, commeappât, par un beau temps, occupée à quelque travail solitaire, surun point giboyeux du territoire, « au pas de la lièvre »,comme on dit dans le pays… Un chasseur arrivait, paysan sansdéfiance, qui, provoqué par la luronne, la prenait par la taille.Elle criait. Surgissait Grondard père ou fils, et il fallait payerou dire pourquoi. On payait et, tout penaud, on gardait lesilence.

Cependant, la victime, un jour de bellehumeur, au cabanon, après boire, finissait par conter son aventure…Et ainsi la triste réputation de Grondard s’était formée. On letraitait de monstre, mais de loin et à voix basse. Nul n’aurait oséprendre l’initiative de « porter plainte ».

Toutes proportions gardées, les Grondardressemblaient un peu à ces affreux barons du Moyen Age, qui, duhaut de leurs châteaux forts, fondaient, secondés par quelquesbraves, sur les passants isolés. Ces barons étaient protégés parleur grandeur seigneuriale, les Grondard par leur bassessecompromettante. Et ceux-ci comme ceux-là par la mystérieuse terreurqu’ils inspiraient.

La Besti, Grondard le père, un jourd’août, par un torride soleil, était couché à l’ombre d’un hautrocher, au milieu des broussailles, à quelques pas d’un cheminforestier qu’inondait une lumière blanche, coupée ça et là parl’ombre courte de quelques pins. L’Ogre faisait semblant de dormir.Il était en embuscade. Il en voulait à un certain bûcheron nomméToucas, qui, échappé à une de ses tentatives de chantage, avaitmenacé de le dénoncer.

Le colosse était effrayant avec sa faceinégalement noircie, ses dents éclatantes, ses yeux, qui,entrouverts par moments, ne paraissaient que blancs et rouges.Autour de lui un silence lourd ou plutôt un bruissement égal etcontinu : le bourdonnement de la lumière d’été.

Dans ce calme uniforme, le moindre craquementau fond des vallées de roches, sèches et sonores, est entendufacilement. Depuis un moment, Grondard prêtait l’oreille. Ilentrouvrit tout à coup ses méchants yeux, et en même temps ilcria :

« Où vas-tu, petite ? »

Il se leva et bondit vers l’étroit chemin.

Au cri de la Besti, une jolie petite paysanne,une enfant de douze à treize ans, s’arrêta, épouvantée, et laissatomber de saisissement la marmite dans laquelle elle portait à sonpère Toucas, qui travaillait assez loin de là, le repas demidi.

Puis l’enfant se tourna du côté par où elleétait venue et se prit à fuir avec un grand cri.

En deux enjambées, comme s’il avait eu desbottes de sept lieues, l’immonde colosse noir, véritable démon, futsur les talons de la pauvrette.

« Maman ! » répéta-t-elle.

Elle croyait sentir déjà s’abattre sur samignonne épaule la main énorme et pesante.

« Maman ! » répéta-t-elle.

Son cri perçant roula d’écho en écho dans lesravins.

À ce moment, sur le flanc de la colline, unefumée ronde, légère, blanche et bleuâtre, se détacha de la verduredes pins et un coup de fusil retentit. Ce fut comme une réponse aucri de détresse de l’enfant.

L’Ogre, le monstre, frappé à la tête,emplissait la largeur du chemin de son grand cadavre noir.

L’enfant courait toujours, sans se retourner.Elle disparut au coude du chemin.

Le cadavre fut rencontré le soir, par ungarde-forêts en tournée. On ne sut ni pourquoi ni comment Grondardavait été frappé.

Les parents de la petite, redoutant lescandale et tous les ennuis qu’attirent les juges sur les maisons,lui défendirent avec menace de raconter ce qui lui était arrivé. Onchercha vainement les raisons du meurtre et quel était lemeurtrier.

Seulement, le fils du mort, Célestin Grondard,ramassa dans les bois, tout près de l’endroit où avait été relevéla Besti, un bouton de cuivre massif, comme on n’en fait plusaujourd’hui. Sur ce bouton on voyait un faucon chaperonné aveccette devise : Mon espoir est en pennes. Fort de cetindice, le fils Grondard accusa bientôt Maurin du meurtre de sonpère.

Maurin ignora quelque temps cette accusation,mais il s’y était délibérément exposé : il avait vu, luiaussi, du fond des pinèdes, le danger que courait l’enfant… et ils’apprêtait à intervenir lorsque avait retenti le coup de feuvengeur.

Le justicier s’enfuyait, tenant à la main sonfusil fumant. C’était un brave homme, – père de famille, – un nomméVerdoulet, qui dit à Maurin :

« Tu ne me trahiras pas,Maurin ?

– Tu peux y compter , ditMaurin.

– Tout de même, fit l’autre, j’ai duregret. Ça m’a échappé. Mon fusil est parti tout seul !

– Du regret, dit Maurin, quoiqu’on doivetoujours hésiter à tuer un homme, tu peux n’en pas avoir, foi deMaurin ! Et des monstres de cette espèce, tue-nous-en, dès quel’occasion se présente, le plus que tu pourras !

« Maintenant, file ! que je protègeta fuite ! Je ne te vendrai pas. »

Verdoulet ne se l’était pas fait dire deuxfois et il était rentré chez lui au plus vite…

Un autre homme que Célestin soupçonnait ouvoulait soupçonner Maurin du meurtre de Grondard, c’était legendarme Alessandri, dit Sandri.

L’avisé gendarme, avant de rien dire,cherchait un commencement de preuves.

Chapitre 20Le gendarme Sandri établit l’orthographe du mot pennes.

 

Quelques semaines se passèrent.

L’indulgence des pouvoirs publics pour Maurin,le pardon qui lui avait été accordé pour l’enlèvement des chevaux,sa morgue envers les gendarmes après l’arrestation de l’un destrois évadés, l’honneur qu’il avait eu d’être félicité publiquementpar le préfet, devant la tombe de Crouzillat, en un mot tous lessuccès de Maurin n’étaient pas pour calmer l’irritation, la rancuneet les jalousies de Sandri, le gendarme aux pommettes roses.

Mais il fallait bien laisser le braconniertranquille jusqu’à nouvel ordre.

Il est bon de se rappeler qu’en Provence, onnomme braconniertout chasseur passionné qui fait métier dela chasse, même s’il n’enfreint aucune des lois qui larégissent.

Sandri n’avait plus aucune raison avouable depourchasser Maurin. Il lui eût fallu, pour se remettre aux troussesdu roi des Maures, vu la protection dont l’entourait l’autoritépréfectorale, mieux qu’un prétexte : un motif biencaractérisé. Ce motif, il résolut de le faire naître, et il allatrouver Célestin Grondard…

Tant que Maurin serait libre, le fiancé de laCorsoise redouterait un rival possible. Il eût voulu le déshonorer,justement et légalement aux yeux du père de Tonia, homme delégalité et de discipline. Qu’Orsini eût conduit sa fille à labattue de l’Esterel, cela n’avait pas été pour plaire au gendarme.Et, bien que Sandri ignorât comment s’y était comporté Maurin, ilétait allé jusqu’à reprocher à Orsini son imprudence. Mais cettefois, le père s’était fâché.

« Ma fille est une honnête fille, et jene suis pas un imbécile ! Tiens-le-toi pour dit, Sandri.

– Je souhaite, avait répliqué legendarme, de n’avoir pas un jour à vous prouver le contraire.

– Il est encore temps de nous dédire denotre promesse échangée. Je ne suis pas encore tonbeau-père !

– Calmez-vous et pardonnez-moi, avaitajouté vivement Sandri qui ne voulait pas perdre Tonia.

– C’est bien ! avait conclu Orsininarquois… Tâche seulement de rompre avec la Margaride. »

Le beau gendarme avait rougi. La Margarideétait la belle servante d’auberge pour laquelle Sandri brûlait d’unfeu coupable.

Après cette conversation, Sandri avait voulu« raisonner » Tonia. Il souhaitait que jamais plus ellene parût dans une réunion quelconque où se trouverait Maurin.

De ce côté aussi, le gendarme avait étérepoussé avec perte.

Tonia avait été d’autant plus fâchée de sesremontrances qu’elle se sentait en faute ; elle devait eneffet reconnaître, dans le secret de son cœur, que l’ardent baiserde Maurin avait fait courir par tout son être une flamme dejoie.

Elle était mécontente d’elle-même. Aussirépliqua-t-elle au gendarme sur un ton d’extrême mauvaisehumeur :

« Si tu dois me tourmenter ainsi, monbeau, mieux vaudrait rompre tout de suite. Que soupçonnes-tu ?Je suis une honnête fille. Si déjà je ne voulais plus de toi, je tele dirais. Va à tes affaires et j’irai aux miennes. La Madone voitdans mon cœur, et elle sait que je te le garderai fidèle, à moinsque par trop tu ne m’importunes !

– Mais si ce gueux, qui te regarde d’unœil qui me déplaît, osait te parler un jour comme il ne doitpas ?

– N’ai-je pas mon styletcorse ? » répliqua-t-elle… C’était sincèrement qu’elleparlait de la sorte. Elle se complaisait, c’est vrai, au souvenirde ce Maurin, mais tout de même elle lui en voulait, et seproposait, s’il revenait à la charge, de lui répliquer en Corsoise,car enfin, que voulait-il d’elle, ce gueux ?

Sandri alla donc voir le fils Grondard.

Célestin fut inquiet d’abord en voyantapparaître le bicorne redouté ; puis quand Sandri se futexpliqué, Grondard se sentit tout fier. Chose singulière, rien neflatte un gredin comme d’avoir une aimable conversation avec unhonnête homme.

Le gendarme, c’est, aux yeux des bandits,l’honnêteté en uniforme.

Sandri interrogea :

« Vous devez avoir des soupçons surquelqu’un ?

– Oui », dit Grondard.

– Et, fit le gendarme aux joues roses, enfrisottant sa moustache, sur quoi les fondez-vous, cessoupçons ? »

Le machuré (le noirci) ne compritpas. – Sandri, ayant souri avec pitié, reprit avec condescendance,en regardant le charbonnier qui semblait, comme toujours, masqué denoir :

« Quel est le motif, la raison qui faitque vous croyez légitime d’être autorisé à la chose d’avoir dessoupçons ?

– Voilà », dit CélestinGrondard.

Il montra à Sandri le bouton de cuivre ramassénon loin du lieu où l’on avait trouvé son père mort.

« Qu’est-ce que c’est queça ? » dit Sandri.

Il lut péniblement la devise écrite en reliefet luisante sur le fond vermiculé du petit objet de métal :« Mon espoir est en pennes. »

« Il y a, dit-il gravement, unefaute d’orthographe. Il manque un i avant la première des deuxn. »

Célestin, sous son masque sombre, lecontemplait avec l’hébétement du poisson d’aquarium qui, à traversune vitre, regarde un savant pisciculteur. Cet hommage enchantaSandri.

Dans tout Français qui détient une partd’autorité, si mimime soit-elle, il y a – comme le répétait souventM. Cabissol – un Napoléon. C’est ce qui rend notre nationinquiète, toujours partagée entre son goût de liberté et son amourde la domination. Elle n’est, au fond, composée que derévolutionnaires qui aspirent à la tyrannie.

« Ce que je vous dis n’est pas pour vous,fit le gendarme sur un ton de supériorité écrasante. L’orthographene vous concerne pas, puisque vous êtes incompétent. Assezlà-dessus. Que signifie cet objet ? répondezimmédiatement ! Comment est-il arrivé entre vosmains ? »

Grondard expliqua. Il croyait que Maurinportait quelquefois une veste avec des boutons pareils à celui-ci.Et depuis quelque temps, il l’épiait, attendant le jour où ilremettrait cette veste. Si, en effet, ce bouton appartenait àMaurin, ce serait la preuve que le braconnier s’était trouvé surl’endroit du meurtre… Alors, lui, Célestin Grondard,l’interrogerait ; et, en s’y prenant bien, de gré ou de forceil l’amènerait à se trahir comme coupable…

Le gendarme réfléchissait.

« C’est quelque chose, dit-il, quipourrait servir à un juge. Les juges sont intelligents, ils sontnommés juges à cause de ça. Mais vous, Grondard, vous ne tirerezrien de Maurin par le moyen que vous dites ! Et puis, où leprendre, ce diable de coureur qui ne reste jamais enplace ?…

– Où le prendre ? fit Grondard, jele sais bien, moi.

– Et où donc ? »

Grondard expliqua. Il savait que Maurin,depuis quelques jours, Maurin, le coureur de filles, avait unenouvelle aventure.

« Connaissez-vous le cantonnierSaulnier ?

– Celui qui se fait suivre par toutes cesbêtes sauvages qu’il a apprivoisées ?

– Oui.

– Savez-vous où est soncabanon ?

– Oui, pas loin de la route, entre lesCampaux et La Molle… je le trouverai facilement.

– Eh bien, dit Grondard, ce Saulnier,pendant qu’il est à son travail de casseur de pierres, prête soncabanon à Maurin, et Maurin s’y rencontre avec la femme de maîtreSecourgeon, le fermier que vous devez connaître.

« Avec la permission de Secourgeon, vousprendrez quand vous voudrez les amoureux dans leur nid. »

Sandri ôta son képi et se gratta la tête avecbeaucoup de simplicité :

« Oui… constatation de flagrant délit…Mais il faudrait, fit-il, que ce Secourgeon, que je ne connais pas,eût porté plainte et demandé notre intervention.Comprenez-vous ? »

Grondard ne comprenait pas. Sandri luiexpliqua patiemment ce que c’est que la constatation d’un flagrantdélit.

« Secourgeon est vieux, ditGrondard ; sa femme est jeune. Le mari est jaloux comme untigre. Il faut être Maurin pour se frotter à lui. Il est vrai, que,de Maurin, il aura tout de même un peu peur… Je lui mettrai la puceà l’oreille, moi, soyez tranquille ; et il fera demander lesgendarmes, d’après la loi telle que vous me la venezd’expliquer.

– Comment saurez-vous l’heure durendez-vous ?

– Ça, dit Célestin, je m’en charge. Jeconnais, moi, quelqu’un qui fera parler Saulnier.

– Au revoir.

– À quand ? »

Les deux hommes prirent jour pour une nouvellerencontre. Des geais qui se posaient sur un arbre voisin,poussèrent tout à coup des cris perçants et s’enfuirent, étonnéssans doute d’avoir aperçu, causant ensemble d’un air amical, un sivilain coquin et un si joli gendarme.

Chapitre 21D’où il appert qu’un pardessus d’été est le vêtement ridicule parexcellence, et où l’on verra comment le don Juan des bois, pourconquérir une femme du Var, s’assura la complicité d’une aigle desAlpes.

 

Maurin, le carnier au dos et suivi d’Hercule,son griffon, passait non loin de la ferme des Agasses,dans un pli de vallée entre La Molle et les Campaux.

Presque au fond du vallonnement, au bord d’unepente au midi, la ferme des Agasses et le hangar attenant riaientau soleil d’hiver.

La fermière donnait du grain à ses poules surle pas de sa porte et de temps à autre regardait son mari qui, àpeu de distance de la maison, marchait derrière l’araire, insultantson cheval tantôt trop lent, tantôt trop rapide à son gré.

On entendait distinctement les injures hurléespar le laboureur. Pressées et continues, elles formaient une sortede monologue digne d’un Pastouré – et Maurin, arrêté, écoutaitjoyeusement :

« Ô mendiant ! Ô forçat ! tu legagnes, dis, le foin que tu manges ?… On t’en donnera,brigand, de l’avoine, pour travailler comme ça !… Hue,bourrique !… un bœuf va plus vite, cent fois ! cent foisplus vite, de sûr !… Regardez-le, qu’à présent il prend lemors aux dents ! Oh ! oh ! arrête, chameau, que tuvoles avec des ailes… comme un chameau ! Bon ! le voilàmaintenant planté sur ses jambes comme s’il était en cimentromain ! regardez-moi ce pilier ! il ressemble àl’aqueduc des Fréjussiens ! Va donc, maintenant !remue-toi un peu, bougre d’âne de cheval ! enfant devache ! carogne ! oh ! voleur ! je te feraicomprendre à la fin, vrai, comme tu dois faire ! enfant decarogne ! oh ! fils de fille ! la jument qui t’afait était une rosse ! mais ton père avait, je pense, del’amadou sous la queue, pour que tu coures ainsi ! Allons bon,le voilà qui s’arrête ! Croyez-vous qu’il bougeramaintenant ? Quelle vie, sainte Mère ! Oh ! Madonedes anges, regardez-moi cette bourrique, pour l’amour de saintJoseph, coquin de brigand de sort ! le voilà plus solide quela tour ou le fort de Brégançon. Oh ! oh ! j’ai mouilléde sueur toute une chemise ! Il faudra la tordre comme si nousétions, ma chemise et moi, tombés ensemble à la mer. Et voilà qu’ilrepart ! Il me fait suer, le bougre, à force de courir !et il me fera prendre une « pérémonie », le fainéant, àforce de m’arrêter suant pour attendre qu’il reparte encore !…Alors, tu lis le journal ? bourrique ! hue donc…capôtot d’estiou ! (c’est-à-dire : manteau oupardessus d’été !) »

Ainsi s’exprimait Secourgeon, d’où il appertqu’un pardessus d’été, en pays provençal, est le vêtement ridiculepar excellence.

Sur cette injure géniale et qu’il venaitd’imaginer sans effort, Secourgeon s’arrêta décidément, pour crierau chasseur qu’il venait d’apercevoir :

« Tu es toi, Maurin ? Tu as choisiun métier meilleur que le mien !… Elle m’en donne du mal,cette terre, tantôt trop molle, tantôt trop dure !… Ah !si je pouvais chasser comme toi ! Que regardes-tu en l’air,Maurin ?… Ah ! pauvre de moi ! c’est monaigle ! »

Un aigle des Alpes tournait, presque hors devue, bien au-dessus des petits sommets qui couronnent levallon.

Maurin suivait l’aigle des yeux depuis unmoment…

« Ton aigle ? fit-il. À la voir,compère, elle ne me semble pas bien à toi ! »

Secourgeon laissa en plan cheval et araire ets’approcha du chasseur :

« Elle est à moi, fit-il, par la raisonque je la nourris depuis une bonne quinzaine. Il ne se passe pas dejours, la garce, qu’elle ne me vole un poulet ou un lapin. Ellen’est pas à moi, c’est vrai, par la raison qu’elle m’échappe, maisje l’aurais tuée déjà, si j’avais eu le temps d’aller àl’espère (l’affût). Je n’ai pas le temps, que le travailpresse… Et – té – ! si tu veux t’amuser à me la tuer,acheva-t-il en riant, je te la donne ! »

Misé Secourgeon, là-bas du pas de sa porte,cria aux deux hommes :

« Gueïro ! (guette !) qu’elledescend en faisant le rond. Cachez-vous, Maurin ! que vousl’aurez ! »

Les deux hommes disparurent derrière unjujubier au feuillage retombant. L’aigle descendait une spirale quiallait se rétrécissant vers la terre. Déjà on apercevait lesmouvements très nets de son col flexible. Sa tête se tournait ducôté de la ferme au seuil de laquelle se bousculaient des poulettesépouvantées. On distinguait ses pattes rejetées en arrière…« On lui pourrait compter les plumes ! » murmuraitSecourgeon. Une nuée de petits oiseaux, accourue des oliviersenvironnants, se précipita vers l’aigle et se mit à la suivre encriaillant. L’énorme oiseau semblait entouré d’un vol demoucherons.

« Trop loin encore ! murmuraitMaurin.

– Chut ! qu’elle serapproche ! »

La fermière sous le hangar s’était cachéederrière des balles de foin.

« Prépare-toi, Maurin ! chuchotaSecourgeon. Elle arrive, notre aigle ! »

Le rétrécissement du dernier cercle quedécrivait le vol de l’aigle devait l’amener à portée du bon fusilde Maurin… mais ce cercle ne s’acheva pas. La lourde bête de proietout à coup se laissa tomber verticalement comme une pierre vers lesol.

« Coquin dé pas Dioù ! monchien ! vé ! vé ! vé ! »

Il quitta son abri en même temps queMaurin.

À la vue des deux hommes, l’aigle remontabrusquement en s’éloignant d’eux, tandis qu’un jeune basset,hurlant d’effroi, revenait vers la ferme de toute la vitesse de sesjambes courtes.

« C’est un peu fort ! criaitSecourgeon. Ah ! garce ! charogne ! Elle me ruinera,la gueuse ! six poulets et trois lapins, voilà son comptedepuis trois jours ! Et n’a-t-elle pas, avant-hier, essayé deprendre une chevrette à la petite pastresse Fanfarnette ! Tuverras qu’un de ces matins elle s’avisera, cette aigle de malheur,d’enlever notre bergerette elle-même qui, avec ses quinze ans, al’air d’en avoir dix, tant elle est petitette !… On ne me latuera donc pas, cette aigle enragée ! Elle veut mon chien àprésent que ma chienne est morte ! et je n’ai que lui pour lachasse ! »

Il se tourna violemment vers Maurin :

« Té, Maurin, toi que tu as le temps,reste ici à l’espère jusqu’à ce que tu me l’aies tuée. Je te loge,je te nourris et nous serons quittes. Et encore, foi de Secourgeon,je te rendrai service à l’occasion. Dans ton métier, hé, tu as, desfois, besoin d’aide ? »

Misé Secourgeon, émue par l’aigle, accourait,levant les bras au ciel. Elle était toute tremblante, MiséSecourgeon. Vingt-cinq ans, avec un mari de cinquante. Elle étaitjolie, Misé Secourgeon. Elle avait entendu les honnêtespropositions de son mari. On était un peu solitaire, à la ferme desAgasses. Un hôte à loger deux ou trois jours, et qui rendrait leservice de tuer l’aigle, cette idée ne lui déplaisait pas, à MiséSecourgeon ! On racontait, sur Maurin, des choses ! Il ensavait celui-là, des histoires !… Quand il voulait, disait-on,il était amusant, ce Maurin, aux veillées. Elle était beaucoupcurieuse de lui.

« Ça est dit, qué ? vous restez,dit-elle. Vé, rendez-nous ce service !

– C’est vrai que tu coucheras à lafénière, dit Secourgeon rendu tout à coup soupçonneux par l’entrainde sa femme et le brillant regard que lui lançait Maurin.

– Un lit de foin en vaut un autre,– quand on a une bonne conscience, dit Maurin. Marché conclu,je reste… pour l’aigle. Et je ne veux pas être nourri sans riendonner. Je vous fournirai du gibier pour remplacer vos poules etlapins que l’aigle vous a volés. »

Le lendemain, Maurin épiait l’aigle quiplanait au-dessus de la ferme ; il s’était mis en embuscadesous le hangar où Misé Secourgeon sournoisement lui rendait visiteà l’abri des balles de foin, à seule fin de voir s’il tuerait legrand oiseau. Et le jaloux Secourgeon, pendant ce temps, injuriaitson cheval. Les deux amants entendaient sa voix rassurante, sondiscours sans fin.

« Alors ! et ce journal ? tun’as pas fini de le lire ? tu le lis jusqu’aux affiches,donc ? Marcheras-tu ou non ?… Il est bâti, je vousdis ! ça n’est pas un cheval ! c’est une église, unclocher !… Pas si vite, malandrin ! oh ! oh !je vous dis que ça n’est pas un cheval, c’est une aigle, pour lachose de voler au lieu de courir ! »

Et l’aigle, elle, volait toujours. Etplusieurs jours se passèrent. Et Maurin ne tuait pas l’aigle. Dame,il n’était à l’affût de l’aigle qu’à de certaines heures.

Il partait pour la chasse avant l’aube,revenait à midi avec du gibier, en fournissait bien lacuisine ; l’aigle, méfiante, ne dérobait plus rien, maisrôdait toujours par-là. Bientôt l’oiseau de proie changea l’heurede ses visites. Il vint le matin. Alors Maurin n’alla plus à lachasse que dans l’après-midi. Et de temps en temps, Misé Secourgeonpartait pour La Molle et les Campaux, afin d’y vendre le gibier queleur offrait Maurin en échange de leur bonne hospitalité.

Malheureux Secourgeon ! il avait prisconfiance comme on prend mal. Du reste, il souhaitait par dessustout être débarrassé de l’aigle. Il disait à Maurin, trois fois parjour :

« Je n’aurais pas cru ça si difficile.C’est vrai qu’elle se méfie, la bougre ! »

Si Secourgeon avait eu des soupçons, il auraitépié Maurin, il l’eût surpris avec sa femme, et alors, de manièreou d’autre, il se serait vengé. Mais il n’avait pas de soupçons.L’aigle complice couvrait tout de ses grandes ailes.

Et depuis quelques semaines, Maurin et MiséSecourgeon se retrouvaient, à des moments fixés, dans le pauvrecabanon du cantonnier, lequel riait dans sa barbe tout en cassantdes pierres au bord de la route, entouré de ses animaux familiers,à savoir : 1° un renard, 2° une belette, et 3° une couvée deperdreaux devenus perdrix.

C’était un charmant spectacle, à l’heure où lecantonnier, après journée faite, mettait en poche ses œillèresénormes, de voir, sur ses talons, dans la poussières de la route,courir quinze perdreaux alertes, suivis d’une gentille belette quesuivait un renard rêveur, sa queue ramée tombant vers la terre avecun peu de mélancolie.

Chapitre 22Méfiez-vous d’un cantonnier qui a pour amis un renard femelle,quinze perdreaux et une belette.

 

On vit Célestin Grondard, sur la route, avoiravec Saulnier, le casseur de cailloux, de furtifsconciliabules.

Et en quittant Saulnier, Grondard, chaquefois, souriait à belles dents blanches sous son masque noir.

On vit, d’autre part, le père François, lematelassier, causer avec le cantonnier et celui-ci présenter à lagourmandise de son renard deux hérissons tués par Maurin à sonintention. Ensuite de quoi François, étant allé refaire les matelasà la ferme des Agasses, causa plus que de raison avec Secourgeon enpersonne. Secourgeon lui dit que Maurin était une canaille et qu’ilavait à se venger de Maurin ! François lui apprit que Grondardvoulait lui parler, à lui Secourgeon, mais pas à la ferme, car ilne voulait pas être vu. Il s’agissait d’une grave affaire.

Et – chose bizarre etinquiétante,– après avoir familièrement causé avec Secourgeonet Grondard qui haïssaient Maurin, le père François s’entretintavec ce même Maurin comme avec un ami. Et la Margaride, la solideservante de l’auberge, qui accordait ses faveurs au gendarme Sandriet qui aurait dû fuir Maurin accepta de celui-ci un lièvre et deuxperdreaux, qu’elle vendit un peu cher au conducteur de la diligenced’Hyères et dont le prix lui paya un bien joli foulard rouge.Oubliait-elle le gendarme ou trahissait-elle Maurin ?

Grondard aurait pu dire que Saulnier lui avaitraconté comment, depuis des semaines, il prêtait sa cabane aubraconnier et à la femme de Secourgeon et quels étaient le jour,l’heure du prochain rendez-vous des deux coupables.

Enfin Secourgeon, sur les conseils dugendarme, transmis par le matelassier François et par Grondard,avait demandé dans les formes à M. le maire une constatationde flagrant délit.

Comment Maurin, si aimé dans le pays, commentMaurin, si avisé, s’était-il laissé prendre dans une intrigue aussicompliquée ? Il y a des traîtres au fond des bois tout commedans les villes. Les piégeurs aiment toutes les sortes de pièges.Méfiez-vous des cantonniers qui apprivoisent tant de bêtessauvages !

Contre Maurin un piège était donc tendu :Maurin serait surpris au gîte avec la belle Misé Secourgeon !Ainsi l’avaient décidé le gendarme, le mari, le cantonnier, lematelassier et le noir Célestin.

Deux gendarmes, dont Alessandri, la veille dece mémorable événement, couchèrent aux Campaux.

Et, ma foi, en dépit de ses fiançailles,Sandri fut galant avec Margaride, qui se montra pour lui plusaimable que jamais. Un gendarme est un homme, que diable ! etl’honneur ne comporte pas nécessairement la vertu.

Quand, le lendemain matin, Sandri et soncamarade, laissant leurs chevaux aux Campaux, quittèrentl’auberge :

« Où allez-vous aujourd’hui ? »interrogea Margaride.

Le gendarme, impassible, mentant par devoir,dit :

« À Bormes. Nous avons une commissionpour les gendarmes de Bormes. »

Ils s’éloignèrent vers Toulon, et, par undétour dans la colline, ils revinrent bientôt du côté de La Molleoù, sur la route, ils trouvèrent deux gendarmes de Bormesspécialement et légalement chargés du procès-verbal de flagrantdélit. Sandri n’était venu là que pour jouir de l’arrestation deMaurin. Il voulait aussi, avec l’aveu de ses chefs, essayer deconfondre le braconnier en lui révélant les soupçons de Grondard, àson avis motivés fortement.

Lorsque, avec ses trois camarades, il approchade la cabane suspecte, le jeune et vaillant Alessandri aux jouesroses se sentit le cœur plein d’aise.

« Quand l’affaire Grondard ne devrait pasavoir de suite, l’affaire Secourgeon me semble encore suffisante,songeait-il, pour détruire Maurin à tout jamais dans l’espritd’Orsini et de Tonia. »

Naïveté de gendarme !… Autour des donJuan, chaque femme trahie est un appeau qui attire toutes lesautres.

Le cabanon de Saulnier, une toute petitemaison basse à une seule étroite fenêtre close d’un volet de boisplein, avec ses murs blanchis à la chaux, avec ses tuiles rousses,semblait faire la sieste à l’ombre de trois chênes-lièges, aumilieu de quelques ruches d’abeilles éparses aux alentours.

Le volet de bois plein était solidement barréd’une traverse de fer. La chatière de la lourde porte étaitaveuglée par une planchette clouée à l’intérieur.

« Comment y voient-ils,là-dedans ? » dit à voix basse Alessandri.

– Ils n’ont pas besoin d’y voir »,dit un des deux gendarmes de Bormes.

Les gendarmes, un peu égayés par l’idée de cequi allait se passer, marchaient à la file, dans les pas l’un del’autre, en faisant le moins de bruit possible, – et ils enfaisaient beaucoup trop à leur gré.

Les cailloux roulaient sous leurs pieds avecdes sonorités retentissantes dans le grand silence des boisimmobiles.

Ils s’arrêtèrent, s’essuyant le front.

« Bah ! fit Alessandri d’une voixsourde, ils ne peuvent échapper. Ils y sont, pour sûr… oui, oui, labête est au terrier. Ce Maurin, je le tiens à l’œil… vous saurezbientôt pourquoi. Et nous verrons bien ! Ouvre l’oreille,Lecorps, et retenons tout ce qu’il dira. »

Ils frappèrent brusquement à la porte.

« Qui va là ? » fit d’un tonjovial la voix de Maurin.

Depuis un moment il les entendait venir, lesgendarmes, avec son ouïe de fin chasseur.

Pauvre Alessandri ! Ce n’est pas Maurin,c’est lui qui était trahi par le cantonnier au renard et par lematelassier son compère ! Ils n’auraient pas vendu un Maurin,ces deux vagabonds des routes et des bois. Et le piège tendu contrelui, Maurin l’avait retourné pour y prendre Alessandri.

Il avait sans peine obtenu de Margaridequ’elle vînt là, pauvre innocente perdrix, amoureuse duchasseur.

« Margaride, ma fille, dit Maurin à voixbasse, ne t’effraie pas ; nous allons rire un peu. Tu m’asbien dit, plusieurs fois, n’est-ce pas, que ça te serait égal siton beau gendarme apprenait comment tu es ici avec moi ?

– Oui, je te l’ai dit.

– Eh bien, il va venir ; ilvient ; c’est lui qui frappe à la porte… il s’imagine– c’est drôle, qué ? – qu’il va trouver ici une femmemariée dont le mari a porté plainte ! mais j’ai connu d’avancele complot par ses amis et j’ai manigancé les choses. La femme aété avertie comme moi, et elle est allée à la ville aujourd’huipour justement leur donner à croire qu’elle est ici !

– Ah ! mon Dieu ! fit d’abordla Margaride, moitié pleurant et moitié riant, mon Dieu !pauvre moi ! aï ! Bonne Mère des anges ! »

La Bonne Mère des anges est la patronne de cespetites montagnes des Maures où elle a une église sur le plus hautsommet.

« Tu sais qu’il va épouser Tonia, lafille du brigadier Orsini ?… » dit alors Maurin, en finpolitique.

Margaride devint un peu songeuse.

« Est-ce que, d’être ici, en ce moment,ça t’ennuie beaucoup ? insista Maurin. Je te ferai un joliprésent pour te consoler, Margaride.

– Bah ! répliqua-t-elle résolumenttout à coup, j’en ai assez de Sandri ! Je t’aime mieux millefois, comme je t’ai dit. Ah ! il épouse Tonia ! Alorsnous lui faisons une bonne farce ! et qu’il se méritebien !

– C’est bon ; cache-toi dans le litet mets ta tête sous les couvertures. »

Elle obéit avec une grande envie de rire.

« Ne m’abandonne pas, Maurin,souffla-t-elle par réflexion en mettant son nez hors des draps. Ilest méchant, le Corse, quand il est en colère.

– Ne crains pas, petite. C’est un piégeurque j’ai voulu prendre à son piège, voilà tout.

– Ça, voui, que ça m’amuse ! »dit-elle.

Les gendarmes, au-dehors, s’impatientèrent.Alessandri, entendant des rires derrière cette porte affriolante,cria :

« Ouvrez ! Au nom de la loi,ouvrez !

– Ah ! c’est vous, bongendarme ?… Je reconnais votre voix, gendarme Alessandri… Jesuis ici dans la maison d’un ami qui m’a donné la permission et laclef. Je suis chez moi, vous entendez ! chez moi !Pourquoi que je vous ouvrirais ?

– Parce que nous venons en service, avecles papiers qu’il faut, Maurin, entendez-vous. Ouvrez, au nomde la loi. »

La porte s’ouvrit toute grande.

Maurin parut, souriant et gouailleur.

« La loi, je la respecte. Vous êtes sonbrave serviteur, honnête Alessandri, dit-il, et je n’ai rien à vousrefuser. »

Et, d’un air de gendarme enfonction :

« Voyons d’abord vos« papiers ! » car si je la respecte, la loi, c’estque je la connais ! On n’entre pas chez les gens comme onveut, tout gendarme qu’on soit. »

Les gendarmes s’exécutèrent. Maurin, au fond,à cause de ses protections et de sa renommée, leur inspirait unefaçon de respect.

Il examinait « leurs papiers » deson air le plus important.

« Ah ! ah ! ricana-t-il enfin,jouant la surprise… Par malheur pour vous, il n’y a pas ici ce quevous cherchez, c’est moi que je vous le dis !… »

Les quatre gendarmes considéraient le lit basoù très visiblement se dessinait sous les draps une formehumaine.

Un des serviteurs de la loi eut une réflexionbizarre :

« On lui pourrait compter les doigts dupied, à ce grand cadavre !

– Nous sommes dans l’exercice de nosfonctions, fit avec noblesse Alessandri, et c’est pour dire quenous devons nous rendre compte de la physionomie de lapersonne.

– Ma foi, vous feriez bien, vous, de nepas insister, gendarme Sandri ; et croyez-moi, c’est dansvotre intérêt que je parle », répliqua Maurin d’un air deparfaite bonhomie.

Alors Margaride, n’y tenant plus, repoussabrusquement le drap qui lui couvrait le visage :

« Est-ce vrai, Sandri dit-elle, que tu esfiancé à Tonia Orsini ? En ce cas, mon garçon, j’avais bien ledroit de prendre un nouvel amoureux et c’est Maurin, parce qu’ilest plus beau garçon que toi ! Té ! »

Alessandri devint pâle.

« Qu’est-ce que c’est »,murmura-t-il, perdant la tête.

Il n’osait regarder ses compagnons, qui nepurent s’empêcher de rire.

« Nous sommes refaits ! grogna legendarme Lecorps. Tu n’as pas de chance, Sandri, avec celièvre-là !

– Eh ! fit Maurin, en bras dechemise, très à l’aise et bourrant sa pipe, eh ! gendarme, iln’y a pas grand mal, puisque la belle fille en rit la première…Mais maintenant. Messiés, comme vous n’avez plus rien à faire ici,je vous prierai, sans vous commander, de fermer la porte ensortant… »

Il ajouta :

« Les hommes mariés sont bêtes. Ne vousmariez jamais, gendarme Sandri. »

Alessandri, de blanc, était devenu rouge, puisvert.

Il se tourna vers Lecorps :

« Nous n’avons plus qu’à nousretirer », dit-il en cachant sa déconvenue sous un grand aird’importance.

Et il songeait rageusement :

« Tu me la paieras avec les autres,celle-là ! Elle est plus forte que toutes ! »

Maurin dit encore, d’un air détaché :

« Au lieu de venir voir s’il y a desfilles sur ma paille, la gendarmerie ferait mieux d’arrêter lescoquins qui courent les bois… Je vous en ai laissé deux dans lamontagne. Ils y sont toujours, vous savez ! et si je ne m’enmêle pas, je commence à croire qu’à vous tous vous ne les aurezjamais ! C’est dommage, Sandri ! Ça peut retarder tonavancement et aussi ton mariage. »

Alessandri étouffait de colère, mais il avaitau plus haut degré le sentiment de ses devoirs et de sadignité.

Il sortit, méditant déjà une revanche qui,bien entendu, serait légale.

Au regard de Sandri, Maurin, pour sûr, avaittué le vieux Grondard. À n’en pas douter, c’était lui lemeurtrier ; il devenait nécessaire qu’il le fût : ill’était donc. Cela seul permettait au Corse, qui ne pouvait devenircriminel et bandit puisqu’il était gendarme, de satisfaire un jourson besoin passionné de vengeance. Cela du moins, pour l’heure, luidonnait la force de supporter son éclatante défaite.

« Ah ! mon beau Maurin, disaitMargaride en riant comme une folle, ah ! que je t’aime !Bon Dieu ! comme il avait l’air bête, le gendarmeSandri ! Toi, voui, que tu as de l’esprit ! »

À quelques jours de là, Maurin repassait parle domaine des Agasses. Il venait, après un maître coup de fusil,d’abattre l’aigle.

Il arriva devant la ferme, son fusil surl’épaule. L’aigle attachée par les pattes se balançait, pendue aucanon, derrière son dos. Par la porte ouverte, il vit Secourgeonattablé avec sa femme.

« Bon appétit, Secourgeon, dit-il… jen’accepte pas à déjeuner, pourquoi la Margaride m’attend àl’auberge des Campaux, devant un cuissot de lièvre… j’ai vouluseulement te montrer ton aigle. Regarde-la ! »

Misé Secourgeon réprima une subite envie depleurer, car il était clair que si Maurin avait tué l’aigle c’estqu’il avait assez de la femme.

Secourgeon, rageur, ne sut d’abord querépondre.

« Je vais, dit Maurin, en faire unprésent pour le musée d’Hyères, au monsieur du musée quil’empaillera. »

Secourgeon gardait le silence.

« Vous boirez bien un verre de vin, pasmoins, monsieur Maurin ? dit la femme, les yeux pétillants àla fois de douleur et de malice. Pour quant à l’aigle, vous l’avezbien gagnée, depuis que vous la chassiez !

– Un verre de vin, offert par une dame,ça n’est jamais de refus », répliqua le chevaleresqueMaurin.

Secourgeon, toujours plus rageant, ne trouvaittoujours pas une parole.

La femme emplit le verre. Maurin l’éleva,regardant le soleil à travers la couleur purpurine d’un franc vinde pays :

« On dirait le sang des cœurs !… Àla santé des dames ! » proféra-t-il.

– Que veux-tu dire par là ? »glapit enfin le fermier, qui se leva, les poings tout faits.

Maurin vida son verre en clignant del’œil :

« Fameux ! dit-il… Et je veux direpar là, ajouta-t-il paisiblement – car nous savons tous trois quetu es un jaloux –, je veux dire comme ça, Secourgeon, que lorsqu’oncroit l’être il faut en devenir sûr avant de le dire à lagendarmerie. Et quand on ne l’est pas, c’est bête de tout fairepour donner à croire qu’on l’est… Adessias. Mon aigle a fini derôder et ton chien peut dormir tranquille, et la petite bergèreFanfarnette également. »

Et comme il s’en allait d’un pas allègre,Fanfarnette, la pastresse, au détour du sentier, assise au milieude ses chèvres mauresques qui mettaient dans la verdure des kermès,des taches blanches éparpillées, lui cria, en le regardant d’un airsournois :

« Oh ! maître Maurin ! je saispourquoi vous l’avez tuée, l’aigle !

– Et pourquoi, mauvaisechose ? »

Mais Fanfarnette se sauva, et courut se cacherdans un buisson.

Et Maurin, se remettant en marche, riait. Ilriait d’un souvenir. Il l’avait surprise un jour au bain, laFanfarnette, un jour qu’elle avait eu l’idée de se baigner dans unejarre au grenier… et véritablement, elle était « faite autour ». Mais, c’est si jeune ! Les si petits gibiers sontpour les petits chasseurs, les mauvais chasseurs desvilles !

« De ce Maurin, pas moins ! pensaitMisé Secourgeon. On n’en trouverait pas un autre à luipareil ! »

Le soir de ce jour, instruit de l’aventure del’aigle par son ami le cantonnier, Parlo-soulet, seul dans sacabane, disait :

« Faire servir une aigle des Alpes quivole là-haut dans ce ciel, à son amour de fénière (grenier à foin)avec une femme des Maures, ça, je n’y aurais jamais songé ! Dece Maurin, pas moins, quelles idées il vous a ! Mais tuerl’aigle juste quand elle a fini de vous rendre le service, ça, monhomme, ça me dérange un peu dans l’idée que je me faisais de toi.Elle méritait la vie, l’aigle !… Il est vrai que ça mange tropde perdrix, et même de lièvres… Et puis, si elle t’a rendu leservice, c’était sans le savoir et, à la réflexion, tu ne luidevais rien… Allons, allons, je vois que, comme toujours, tu as euraison. C’est de bonne règle : quand le danger est passé, onf… iche le saint par terre ! Comme dit l’Italien :Passato pericolo, gabbato il santo. Cependant c’est ungros ennui pour moi qu’il y ait tant d’occasions où je ne peux paste suivre dans tes chasses, parce que tu y cherches des femmes,– et que c’est là une chasse que l’on aime à faire tout seul.Mais, je te le dis, mon brave, derrière les femmes mariées, il y apour toi le danger que toi-même tu te prépares ; etfinalement, d’une manière ou d’une autre, tu attraperas un jourquelque fameux coup de corne ! »

Chapitre 23Entre un conditionnel et un présent, entre « je m’en flatterais »et « je m’en flatte », il n’y a pas, pour un bon gendarme,l’épaisseur d’un poil de barbe.

 

Maurin n’avait aucun engagement vis-à-vis deTonia. Elle ne put lui faire reproche au sujet de cette histoirebientôt ébruitée. La Margaride, la première, la racontaitvolontiers. Ce fut le gendarme seul, qui, de plus d’une manière yperdit.

Aux yeux de Tonia, le gendarme apparut dèslors un peu ridicule et il n’eut pas le mérite d’avoir quitté samaîtresse par respect pour sa fiancée. C’est la maîtresse quil’avait quitté. Tonia ne manqua pas de railler Sandri, à motsouverts, sur sa malheureuse équipée ; et l’irritation du joligendarme contre Maurin en fut accrue, tandis que le goût de Toniapour Maurin, qu’elle n’avait plus revu, s’exaltait chaque jour unpeu davantage.

Maurin disait quelquefois :

« Il est plus facile à un homme qui a unemaîtresse d’en avoir plusieurs, qu’à un homme qui n’en a point d’enattraper une, et plus facile encore à un homme qui en a plusieursde les avoir toutes ! »

Cependant Célestin Grondard s’entêtait dansses soupçons contre Maurin. Un bouton de veste, trouvé sur le lieudu meurtre et ayant appartenu à Maurin, il n’en fallait pas plus àGrondard et à un gendarme pour être convaincus de la culpabilité duroi des Maures. Pour sûr, c’était Maurin qui avait tué Grondard lepère ! Ils se répétèrent cela tous les jours à soi-même,chacun de son côté. Maurin était coupable. Ils désiraient qu’il lefût, ils le voulaient, – tout à fait comme de vrais juges.

Alessandri combina donc avec Grondard touteune comédie destinée à obtenir les aveux du roi des Maures.

Depuis deux jours Maurin venait avec Pastouréattendre un lièvre au croisement de deux sentiers, au Pas de lalièvre, sans parvenir à le tuer.

« Nous l’aurons demain ici même »,dit Maurin le second jour.

Célestin avait entendu ce mot et pris sesmesures.

Le lendemain Maurin était seul, dans la forêt,loin de toute habitation, au Pas de la lièvre, et Pastouréposté ailleurs, assez loin de lui, avec Gaspard, son chien d’arrêt,qui rapportait admirablement.

Maurin avait lâché ses chiens courants quidonnaient de la voix éperdument à travers le maquis. Hercule, songriffon d’arrêt, dormait à ses pieds.

Maurin attendait la lièvre-sorcière qui nevenait toujours pas.

Ce fut Grondard qui tout à coup parut devantlui avec son vilain masque de barbouillé.

Célestin tenait dans sa main noire un vieuxfusil à un coup.

« Au large ! dit Maurin, voyant quel’autre restait immobile à dix pas sur le sentier… Passe donc,Grondard, que tu me gênes. Tu ne viens pas, je pense, pour me volermon gibier ?

– Connais-tu ceci ? fit brusquementCélestin Grondard en lui montrant le bouton de cuivre luisant ausoleil du matin.

– Je n’y vois pas de siloin ! » répliqua Maurin.

Célestin approcha.

« Je n’y vois pas de tropprès ! »

Grondard s’arrêta et lui tendant lebouton :

« Regarde !

– Ça, dit alors Maurin tranquillement,pressentant un piège et pensant le déjouer par la plus grandefranchise, ça, c’est un bouton d’une veste que j’ai. Le marquis deBrégançon, à Cogolin, m’avait donné une de ses vestes, toute neuve,trop étroite pour lui ; une jolie veste de velours, avec debeaux boutons de chasse qui étaient à la mode du temps des rois.C’est dommage que j’aie usé la veste ! Mais les boutons je lesai toujours gardés ; il m’en manque un seul… ça doit êtrecelui-là ; où l’as-tu trouvé ?

– Près de l’endroit même où mon père aété tué, fit Célestin, à l’endroit où, je pense, tu étais àl’espère comme un bandit que tu es, pour tirer sur un homme commesur un sanglier. »

Il regardait Maurin fixement avec ses vilainsyeux d’une blancheur sanguinolente. Maurin ne sourcilla pas.

« Ah ! dit-il, c’est à ça que tu enviens ? et voilà la mauvaise mouche qui te pique, méchantmascaré ! (noirci). »

Il se mit à rire.

« Nos Maures, reprit-il paisiblement, ontquinze ou vingt lieues de large. C’est amusant pour moi deretrouver un bouton de veste sur un si grand territoire… car jeferai la preuve que ce bouton est mien et tu seras forcé de me lerendre, – que j’y tiens beaucoup !

– C’est toi qui as tuél’homme ! » dit d’une voix sourde et décidée lecharbonnier redoutable.

Maurin haussa les épaules et porta son index àson front.

« Tu déménages, Grondard, dit-il d’un tonapitoyé. Voyez-moi un peu ça !… Tu as rencontré un bouton dema veste dans le bois, et tu prétends en conséquence que j’ai tuél’homme. En voilà, un raisonnement ! Si tu avais cherchémieux, tu aurais trouvé par-là, pas loin du bouton, je pense, dupoil de renard ou de la plume de perdreau. Grâce à Dieu, il n’y apas un coin des Maures où je n’ai tué quelque chose. Et puissais-tu depuis combien de temps j’ai perdu mon bouton decuivre ? Depuis l’été passé, collègue !… Ainsi, fiche-moila paix. Les chiens là-haut, entends-les, sont sur la piste. Je neveux pas manquer cette lièvre. Allons, fais ta route que tu megênes ; file, que je dis ! Laisse-moi libre de ma chasse.Et conserve bien le bouton, qu’il faudra bien, un jour, que tu mele rendes ! »

Grondard n’entendait pas de cette oreille. Ilexécutait un plan. Il secoua la tête. Il voulait exaspérer Maurin,comptant que le chasseur, dans sa colère, laisserait échapperquelque semblant d’aveu. Sandri sans doute n’était pas loin delà.

« Ce n’est pas tout, Maurin, affirmaeffrontément Célestin changeant ses batteries.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Tu as un jour surpris ma sœur dans lebois !… je le sais ! Chaussé de souliers de corde commetoujours tu es, tu t’es avancé sans bruit et tu l’as surprise… Etsi tu veux le savoir, je suis venu pour te punir de ça, moi, sonfrère ! J’en finirai avec toi, entends-tu, et pas plus tardque tout de suite, voleur de filles !

– Écoute, le masqué, fit Maurin avec uneparfaite tranquillité et un grand air de noblesse ; écoute, nem’échauffe pas la bile, ce serait tant pis pour toi… Mes chienslà-haut « bourrent » la bête… et je ne veux pas lamanquer. Pourquoi ne me demandes-tu pas de l’argent, pendant que tuy es ? Raconte à qui tu voudras tes mensonges et laisse-moi enpaix… Tout le monde connaît Maurin et tout le monde te connaît,toi ! Ce n’est pas Maurin qui violente les filles. Elles lecherchent assez d’elles-mêmes, et il s’en flatte. Ceux quiviolentent les filles sont des gueux et tu en connais, hein, deceux-là ? Ton père en était peut-être… Ah ! tiens,va-t’en, car je t’ai assez vu, et de te voir ça me fait bouillir…Si j’avais eu le bonheur de délivrer le pays de la canaillerie deton père, j’achèverais ma besogne en délivrant le pays de toi, icimême, en ce moment, car tu ne vaux pas mieux que la Besti.Ah ! vous étiez à vous deux une jolie paire de marrias !Et heureusement te voilà dépareillé. »

Le géant noir devint pâle sous son masque desuie.

Il serra ses deux gros poings, se demandant cequ’il allait faire.

Alors Maurin épaula tranquillement son fusil…Le coup partit… un lièvre magnifique déboulina là-haut, au flanc dela colline, frappé à mort parmi les touffes de thym. Tandis que leschiens courants de Maurin continuaient à suivre la piste enpoussant leurs abois continus, Hercule, son griffon d’arrêt, semettait en quête de la pièce abattue auprès de laquelle ildemeurait fidèlement de garde, jusqu’à ce que lui fût donné l’ordred’apporter.

« Mon fusil est à deux coups, dit Maurin,l’œil sur Grondard, et il a l’habitude, comme tu vois, de ne pasmanquer le gibier. »

Il allait s’éloigner et ramasser son lièvre,lorsque la sœur du charbonnier se montra.

L’affaire commençait à prendre tournure deguet-apens.

La fille savait bien ce qu’elle avait à dire.Son frère l’avait, de longue main, préparée à cette entrevue, commeà d’autres à peu près pareilles.

« Ah ! monstre ! cria-t-elle.C’est toi qui m’as attaquée l’autre jour, et renversée et battue,et embrassée par traîtrise, et par force ! Je n’ai pas pu tevoir, lâche, mais je reconnais bien ta voix. »

Alors, un flot de sang monta à la tête de donJuan des Maures.

« Coquins ! cria-t-il, – aularge ! Encore un de vos tours, bandits ! Mais on a l’œilouvert et on vous trouvera la marche. Maurin, entendez-vous, estincapable de ce que vous inventez. Tout le monde le sait. Je prendsce qu’on me donne, gredine, et des femmes de ton espèce, un Maurins’en moque bien ! Ah ! misère de moi, pour tomber àcelle-là il faudrait avoir fait carême durant quarante foisquarante jours, pechère ! »

Il s’échauffait. Le sang provençalbouillonnait en lui. Lent à s’émouvoir, l’homme du Var devenaitterrible en ses colères. Il perdit la raison et il se mit à hurlerd’une voix furieuse :

« Ceux qui sont capables de faire lachose dont vous m’accusez, gueuse, je les méprise et je lesdéteste.

« Votre père, oui, en était capable, racede porcs !

« Et c’est pour ça qu’on l’a tué, et jesais qui ! et celui-là a bien fait. Et si c’était moi, je m’enflatterais ! »

De « je m’en flatterais » à« je m’en flatte » il n’y a, aux yeux d’un gendarme, quel’épaisseur d’un fil. La gendarmerie n’en est pas à distinguer avecsoin un conditionnel d’un présent.

Le mot compromettant était à peine prononcé,qu’un bruit de pas se fit entendre non loin de là, dans lapierraille.

« Ton compte est réglé ! ditGrondard. La gendarmerie sait à présent, comme moi, ce qu’ellevoulait savoir. C’est elle que maintenant ça regarde. »

Maurin se retourna vivement.

Un éclair de fureur passa dans ses yeux.

Alessandri, debout à dix pas à peine, la mainsur la crosse de son revolver d’ordonnance, regardait Maurinfixement… mais voilà que d’un mouvement instinctif, il se retournapour voir si son inséparable et réglementaire compagnon lesuivait.

Quand ses regards revinrent à la place oùdevait se trouver Maurin… il ne le vit plus !

Bien avant d’avoir aperçu le gendarme, lebraconnier s’était dit qu’il serait peut-être obligé de prendre lafuite, et il avait calculé ses chances et moyens.

Il avait songé tout d’abord à appeler sonfidèle compagnon Pastouré posté sur l’autre versant de la colline.Mais appeler son ami Pastouré, c’était le mêler à cette mauvaiseaffaire. C’était aussi irriter Célestin, faire à coup sûr dégénérerla querelle en combat.

L’apparition du gendarme avait mis fin auxhésitations de Maurin.

Devant lui, il avait le haut versant de lacolline couverte de thyms et de bruyères, sillonnée de ravinspierreux, creusés par les eaux de pluie.

C’était sur ce versant qu’il s’attendait, d’uninstant à l’autre, d’après la voix des chiens, à voir monter sonlièvre.

Derrière lui, s’ouvrait le vide, car lerocher, sur lequel il était debout, était, de ce côté-là, taillé àpic, véritable muraille d’environ quinze pieds d’élévation. Et pourdescendre la colline, à moins de sauter de cette hauteur, il devaitaller, par des circuits, chercher une pente praticable à undemi-quart de lieue. S’il sautait, ni le gendarme, empêché par sesénormes bottes, ni le géant Grondard, puissant mais lourd et sanssouplesse, ne pourraient le suivre à moins de perdre dix minutes àretrouver au loin le sentier. Or, en dix minutes, avec laconnaissance qu’il avait des moindres drayes (sentiers) des Maures,le maigre et léger Maurin aurait le temps de gagner au large.

Il n’avait vraiment à craindre que le fusil deGrondard et le revolver de Sandri.

Et encore !… Il savait, par expériencepersonnelle, que malgré la colère, et en dépit des plus violentesmenaces, on ne tire pas sur un homme aussi vite que sur un lapin.On hésite toujours un peu.

Donc Maurin avait pris son parti, etsaisissant d’une main vigoureuse le bout de la longue branchehorizontale d’un pin d’Alep qui, planté en contrebas, dressait sacime bien au-dessus de sa tête, il avait sauté, en tenant ferme labranche, dans le précipice ouvert derrière lui.

La branche très longue et très flexibles’inclina avec vitesse d’abord sous le poids de l’homme, puisrésista, craqua, se rompit lentement, s’abaissa de nouveau, etMaurin, grâce à ce parachute, arriva à terre en pliant sur lesjarrets et sans avoir lâché son fusil.

Grondard et le gendarme se penchèrent vivementau bord du rocher ; ils ne virent plus rien.

Au-dessous du rocher en surplomb s’ouvrait uncreux naturel, assez profond. Maurin s’y était précipité, etGrondard et Alessandri entendirent alors distinctement savoix :

« Gendarme, disait Maurin invisible,gendarme, écoutez-moi bien. Je vais sortir de ma cachette si vousle voulez, et nous nous expliquerons, mais je me méfie de votresang corse. Le sang corse est prompt comme le diable et j’ai voulu,Alessandri, vous donner le temps de remettre votre revolver dansson étui. Faites comprendre à cette brute de Grondard qu’on ne tuepas un homme comme un perdreau et que vous seriez punissables tousles deux de tirer sur moi, car enfin, il n’y a pas de raisonsuffisante pour ça, Alessandri !… Vous êtes, au fond, un bravehomme, un bon serviteur de la loi, et, tenez, j’ai confiance envous. Nous allons parler mieux à l’aise, en nous regardant, vous,là-haut, moi, ici, en bas, bien entendu. »

Et, sans attendre de réponse Maurin, hardi, semontra. Cette action imposa au gendarme. Le chasseur avait bienjugé Alessandri.

Le gendarme, quelle que fût la violence de sespassions, gardait toujours au plus haut degré le sentiment de sesdevoirs et le respect du droit. Au moment où Maurin se montra,Grondard irrité fit un mouvement, mais Sandri posa sa large mainsur le bras du charbonnier.

Le géant noir recula. La gendarmeriel’intimidait, et pour plus d’une cause.

« Parle, Maurin ! » fitAlessandri.

– Voici, dit Maurin. Tu sais de quoiGrondard m’accuse ? Il se trompe. »

Alessandri l’interrompit tout desuite :

« Tu connais le meurtrier ?

– Non.

– Il est trop tard pour le nier. Tu asavoué tout à l’heure que tu le connais. Je t’ai entendu.

– Tu m’as entendu, dit froidement Maurin,me quereller avec celui-ci. Voilà tout. »

Du doigt, il désignait le charbonnier.

« Dans la colère, poursuivit-il, on nesait plus ce qu’on se dit… On lance à son ennemi les plus follesparoles que l’on peut trouver. J’ai dit ça en effet… Je ne dis pasque je ne l’ai pas dit… c’est que, à ce moment, Célestin, sij’avais pu te faire croire que c’est moi qui ai tué ton père…

– Vous l’entendez ! criaGrondard.

– Si, répéta Maurin, si j’avais pu tefaire croire que c’est moi qui ai tué ton père, je te l’aurais faitcroire, mais ce n’est pas moi ! »

Et Maurin se mit à rire tranquillement.

Il reprit :

« Pourquoi aurais-je tué la Besti ?Le service de la gendarmerie est trop bien fait dans nos montagnesdes Maures pour que j’aie besoin de m’en mêler… Donc, je n’ai pasfait la chose honorable dont on m’accuse.

« … Tout le pays me connaît et l’onm’aime un peu, que je crois. Les préfets et les députés sont mesamis, et quand ils veulent assister à une battue au sanglier un peupropre, ils s’adressent à moi et ils y trouvent leur plaisir. Vingtvilles et bourgades du département suivent mes conseils au tempsdes élections. Ce n’est pas une petite affaire, crois-le, gendarme,que de se tromper à mon préjudice… Et puis, qui doncm’accuse ? Celui-ci ! un homme dont tu connais toi-mêmela mauvaise réputation, soit dit sans l’insulter. Quant à sa sœur,elle ment. Elle convient, du reste, qu’elle n’a pas vu l’homme quil’a attaquée ; personne, je parie, ne l’a attaquée ; entout cas elle ne m’a pas vu, et j’aurais cent témoins pour direqu’elle a plus d’une fois inventé contre d’autres des accusationspareilles, avec l’aide de son frère et de votre gueusard depère. »

Grondard, qui donnait depuis un moment degrands signes d’impatience, fit de nouveau un geste de menace.

Alessandri l’arrêta encore…

« Non ! non ! je n’ai pasmenti, non, je n’ai pas menti ! hurla la sœur de Grondard.

– Bref, poursuivit Maurin, le mieux pourtoi, Alessandri, c’est d’aller faire ton rapport au sous-préfet, aumaire ou aux juges. Fais-toi donner un bon mandat contre moi, unpapier bien en règle, et alors tu pourras revenir armé non pas d’unrevolver mais de ton bon droit… Je ne suis pas un vagabond. Où jedemeure, avec ma mère, tu le sais. J’ai une cabane à moi dans legolfe de Saint-Tropez. Elle est en bois, mais elle paie l’impôt… Etde ce pas, avec ta permission, je vais y aller pour t’attendre…Est-ce convenu ? »

Le gendarme réfléchissait. Décidément, ilavait raison, ce Maurin. Il parlait en homme de bon sens.

« Il a raison, Grondard, dit-il. Il araison. Je le rattraperai, s’il le mérite, quand je voudrai. Ilsait qui a fait le coup. Là-dessus, sa parole que j’ai entenduesuffira au juge pour qu’il me donne l’ordre de le lui amener.

– Adieu donc. Portez-vous bien.Conservez-vous ! » dit Maurin, selon la formule en usagedans le pays.

Il s’en allait… son pas retentissait dans lescailloux qui dégringolaient sur la pente, sous les pins…

Grondard n’y tint plus. Il dégagea son bras del’étreinte du gendarme, et il mit en joue Maurin entrevu à traversles troncs innombrables de la forêt.

À ce moment, Pastouré, qui avait entendu lecoup de feu de Maurin, s’était décidé à quitter son poste pourrejoindre son ami.

Il vit de loin Maurin en fuite ; ilreconnut Grondard et la Luronne. On appelait ainsi, dans le pays,cette sœur du charbonnier. Et enfin, il aperçut les gendarmes.

Il comprit qu’il s’était passé quelque chosede grave.

Son œil perçant distingua aussi, sur lecoteau, au-dessus du groupe ennemi, le griffon de Maurin attendant,selon son habitude, l’ordre que son maître (ayant d’autres chiens àfouetter) oubliait de lui donner, c’est-à-dire l’ordre de rapporterle lièvre auprès duquel il était assis gravement. Pastouré, hommede sang-froid, comprit d’un seul coup d’œil toute la situation etvoulut sauver le gibier.

« Apporte, Hercule ! » criaParlo-soulet d’une voix éclatante avec un grand gestetélégraphique.

Le griffon se releva en bondissant. Ils’élança… tenant entre les dents, par la peau du cou, le lièvrerejeté sur ses reins.

Croyant pouvoir rejoindre Maurin en lignedroite, le chien accourut à fond de train et se jeta éperdumententre les jambes de Grondard, qui perdit l’équilibre juste aumoment où il allait lâcher son coup de fusil.

Le géant trébucha avec des gestes désordonnés.Son fusil partit tout seul et la balle enleva, avec le chapeau deSandri, une mèche des noirs cheveux du beau gendarme. Lecharbonnier roula à terre, grotesquement étalé de tout son long, etsi malheureusement, que le second gendarme se prit les jambes dansles siennes et tomba à son tour sur le derrière, tandis que Sandriétanchait la goutte de sang qui, coulant de son crâne sur sesjoues, rendait ses pommettes plus roses.

Et là-bas, sous bois, tout en prenant« la lièvre » aux dents du bon chien fidèle, Maurin etPastouré, témoins de l’aventure, en riaient à plein cœur.

« Ça me rappelle, disait Maurin àPastouré, dont la gaieté silencieuse illuminait la large face, unbon tour que je jouai à un gendarme quand j’avais vingt ans.Figure-toi… »

Les éclats de rire des deux chasseurs seperdaient dans l’écho de la vallée rocheuse, pendant que la sœur deGrondard versait un peu d’eau-de-vie sur la blessure du gendarme,en lui faisant les yeux doux.

« Je crois, grommelait Alessandri, que cedamné Maurin est un peu sorcier ! »

Quelques jours plus tard, il recevait l’ordred’arrêter Maurin partout où il le rencontrerait.

Chapitre 24Mes bons amis, quand on la tient, il faut plumer la poulette.

 

Peu de jours après, Maurin faisait avertirPastouré qu’il eût à se trouver, le lendemain, à la cantine duDon.

Là, il comptait déjeuner joyeusement, si lesgendarmes ne troublaient pas la fête, et il pensait bien trouverune occasion de faire sa cour à Tonia.

La maison forestière du Don, située sur lapente de la colline, n’est pas éloignée en effet de la cantine quis’ouvre sur la route.

Elle lui plaisait de plus en plus, cetteAntonia la Corsoise. Qu’elle fût fiancée à Alessandri, cela rendaitpour Maurin sa galante poursuite toujours plus piquante à mesureque l’inimitié du gendarme se faisait plus persécutrice.

Et s’il allait plaire à Antonia et qu’elle semît en tête de planter là son gendarme pour les beaux yeux dubraconnier, quelle amusante victoire !

D’y penser, Maurin riait de contentement.

Il était arrivé assez près de la maisonforestière à un quart de lieue à peine, et il suivait la route,quand un bruit insolite attira son attention. Immobile comme unchien d’arrêt, un pied en l’air, il écouta. Son chien l’imitaconsciencieusement.

Son oreille de chasseur avait perçu, à traversle bruissement immense de la forêt, parmi quelques cris de geais etde pies, un son singulier, pareil à une plainte humaine.

Le fusil au poing, Maurin attendait il nesavait quoi.

Tout à coup un appel désespéré, un cri defemme éclata aigu, sous bois, à quelque distance…

Alors, d’une voix de commandement qui retentitdans l’écho de la montagne rocheuse, Maurin cria son nom enprovençal :

« Màourin dëisMàouros ! »

Le nom célèbre de Maurin ainsi lancé à pleinevoix en notes prolongées et immédiatement suivi d’un cri dechat-huant qui eût été inimitable pour tout autre, annonçait, quandil le jugeait bon, sa présence aux habitants de la contrée. Lespetits enfants mêmes des villages du Var connaissaient cettehabitude de Maurin et essayaient de reproduire sa clameur dansleurs jeux.

Maurin appuya son cri d’un coup de feu,sachant bien que ce bruit effraie toujours un criminel en train demal faire… Et il s’engageait sous bois dans la direction desplaintes qu’il avait entendues, lorsque la Corsoise, haletante,rouge, tout échauffée et indignée, vint se jeter contre lui.

Elle regardait Maurin avec de grands yeuxardents où il voyait l’animation de la course et en même temps lacolère qu’elle ressentait contre ses agresseurs inconnus.

« En criant, vous m’avezsauvée ! » dit-elle toute frémissante.

Et dans ses yeux la reconnaissance remplaçaitla colère…

Ainsi, il tenait, là, dans ses bras, lafiancée du gendarme Sandri ! Elle se mettait sous saprotection ! Elle le regardait comme un sauveur en cemoment.

Maurin sentit dans son cœur un violentmouvement de fierté et de joie. Prendre à Sandri sa fiancée – sansmauvaise ruse, bien entendu –, c’était bien là un triomphe digne dudon Juan des Maures, et qu’il espérait depuis quelque temps avecune impatience secrète, et dont il s’étonnait.

« Qu’y a-t-il, ma bellepetite ? » demanda-t-il.

Malgré la force de son impatience, le don Juandes Maures était un mâle trop énergique, trop sûr de lui-même ettrop fier, pour jamais essayer de triompher d’une femme par desmoyens sournois.

Sa grande satisfaction était de voir lesfemmes « venir toutes seules », comme il se plaisait à ledire, telles les perdrix au coq. Chacun sait qu’il avait un jourrépondu à un curieux qui l’interrogeait sur ses moyens deséduction :

« Oh ! moi, les femmes, que vousdirai-je ? Je les regarde comme ça et elles tombent comme desmouches ! »

À la façon des Maures ses aïeux, il aimait lesfemmes un peu comme de gentils animaux familiers qui doivent servirattentivement leur maître, l’homme, pour être vraiment aimables. Illes aimait dédaigneusement. Et l’inconscient désir qu’elles avaientde vaincre ce dédain n’était pas pour peu de chose dans lespassions qu’il inspirait.

Il y a encore quelques vieilles maisons depaysans, en Provence, où la femme ne se met pas à table à l’heuredes repas. Elle sert les hommes, même ses fils, et ne s’attablequ’ensuite.

On n’ignore pas que les Arabes, voyageant àcheval à la recherche d’un campement nouveau, sont suivis desfemmes qui vont à pied chargées comme des bêtes de somme.

Maurin considérait les femmes comme lesinférieures prédestinées de l’homme ; même les façonsgalantes, les gentillesses qu’il avait avec elles, étaient comme untribut un peu méprisant payé à leur frivolité ; peut-être,dans son idée, à leur sottise.

Ce qui le distinguait d’un vrai musulman,c’est qu’il avait quelque pitié des femmes. Et ceci augmentaitencore chez elles un singulier désir de monter dans son estime,dans son esprit et dans son cœur. Elles ne voulaient pas plus de sapitié que de son dédain. Et pour se faire aimer, elles finissaientpar lui offrir toutes leurs grâces et tout leur amour.

Maurin n’avait pas fait, bien entendu, uneétude approfondie de ses propres sentiments. Ce qu’il était ill’était simplement, et il suivait, sans contrarier la nature, savie de chasseur aventureux, laissant au hasard le soin de nouer etde dénouer ses histoires amoureuses.

Pour l’instant, il avait là contre sapoitrine, une belle fille de dix-huit ans, tout oppressée par lapeur, frissonnante, et qui, fiancée à son ennemi le gendarme,l’implorait, lui, le sauvage braconnier !

« Qu’y a-t-il, ma bellepetite ? » demanda Maurin.

– Deux coquins sont dans les bois… Ilsont paru devant moi tout en un coup et m’ont poursuivie.

– Bon ! dit Maurin, ça doit être lesdeux qui restent de ces trois échappés de galères auxquels j’aidéjà donné la chasse. Et je vois bien que ce n’est pas Sandri quiles attrapera. Ce sera moi… Je vais me mettre à leursderrières !…

– Gardez-vous-en ! cria laCorsoise ; ils sont deux ! et pendant que vous en suivrezun, l’autre n’aurait qu’à venir par ici… je serais fraîche !pauvre de moi !

– Alors, dit Maurin, viens avec moi. Jeles rattrape… et à nous deux nous les muselons (il tutoyait vitetoutes les filles) et je les offrirai à ton gendarme,veux-tu ? Ce serait un cadeau bienvenu pour lui, – quepeut-être on lui donnerait le galon !

– Laissons ces diables dans les bois… Ilfaut que j’aille faire au plus vite le déjeuner de mon père, ditTonia. Venez à ma maison, monsieur Maurin, et je vous ferai goûterd’une eau-de-vie ancienne dont vous me direz desnouvelles. »

Maurin hésitait. Il regrettait la chasse auxbandits.

« Ça serait pourtant fameux, dit-il, demettre au carnier, ce matin, un si gros gibier !

– Il n’est pas de celui qui s’envole, ditTonia. Ces gueux se retrouveront… Ne me laissez passeule. »

Maurin avait double regret… Si Tonia l’avaitsuivi dans les bois… assez loin de la route… qui sait ?… il ya des tapis de bruyères au fond des vallées…

Il se mit à rire, montrant ses belles dentsblanches :

« Tonia ! dit-il, c’est dommage… situ avais consenti à suivre avec moi dans la montagne les deuxvilains renards qui t’ont fait si peur, je les aurais peut-êtrelaissés pour une autre fois, mais je ne peux m’empêcher de penserque peut-être j’aurais plumé et mangé la poulette !… car tusais la chanson, n’est-ce pas ? Moun bon moussu quand onla ten, foou pluma la gallina… »

Tonia devint rouge comme une crête de coq.

« Vous êtes un homme honnête, Maurin, etje me suis de moi-même confiée à vous. Mon fiancé, vous leconnaissez. Vous ne l’aimez pas, c’est vrai, mais vous savez qu’ilest, lui aussi, un honnête homme. Ramenez-moi à ma maison… et monpère vous dira un fier gramaci, vous pouvez y compter.

– Ton père peut-être, fit Maurin, quoiquece ne soit pas sûr… mais si ton fiancé se trouvait chez toi, çan’irait pas bien, tu le sais. J’ai sur moi les gendarmes comme leschevaux ont les tavans (les taons) !

– Sandri n’est pas aujourd’hui chez moi,sûrement pas ! dit Antonia.

– Allons-y donc, fit Maurin… quoique jene me console pas de ne point poursuivre les galériens…

– En entendant ton cri, ils ont eu unepeur de lièvres… et ils ont tourné les talons au plus vite, bienqu’ils eussent des armes… Tiens, regarde-les là-haut, tout là-haut,qu’ils filent au diable ! »

En effet, sur l’arête d’une colline, Maurinaperçut deux petites silhouettes perdues qui se hâtaient entre lesrochers.

La belle fille et son compagnon furent vitearrivés près de la maison forestière. Maurin en route n’avait plusrien dit. Tonia non plus. Maurin pensait que c’était bête tout demême d’avoir tenu, là, tout contre lui, dans la grande solitude desbois, une si jolie fille sans même l’avoir embrassée. Mais il avaitobéi à l’on ne sait quel instinct chevaleresque qui était inné enlui. D’autre part (de cela il se rendait compte quoique ce fûtvaguement), ces façons-là lui rapportaient souvent de la part desfemmes plus de reconnaissance et de bénéfices qu’à d’autres lahardiesse des entreprises brutales.

Il poussa un gros soupir.

« Cœur qui soupire, n’a pas ce qu’ildésire ! » s’exclama Tonia, et comme on approchait de lamaison rassurante, elle se mit à rire de tout son cœur, à rirecomme une folle, audacieusement.

Elle riait tant et si fort que sa poitrinetendue battait la générale, sous le fichu à carreaux rouges.

Maurin la regarda de travers :

« Tu te moques de moi ! qu’est-cequi te fait rire ?

– C’est la chanson de la galline,dit-elle effrontément.

– Ah ! petite masque ! ditMaurin. Je te rattraperai.

– C’est pour plaisanter ce que j’en dis,fit Tonia redevenant sérieuse. C’est pour te taquiner un peu, carje sais que tu es un roi de l’amour. Mais, moi, Maurin, je suis unefille sage et je te sais gré de ne pas m’avoir embrassée seulement.Dans mon pays corse, vois-tu, si l’on se connaît en vendetta c’estparce qu’on se connaît dans la chose contraire qui est, je crois,la reconnaissance… Et je n’oublierai jamais ta conduited’aujourd’hui. »

Maurin regarda Tonia de ce regard qui faisaittomber les femmes comme les mouches.

« Oui, reprit-elle… c’est vrai que tu meplaisais beaucoup, mais aujourd’hui je sais ce que tu vaux et, pourte servir, je saurai le dire quand il faudra. »

Il la regarda encore, jusqu’au fond desyeux.

Elle reprit en baissant la tête :

« C’est vrai que si je n’avais pas étéfiancée à un gendarme, j’aurais aimé volontiers un bandit commetoi ! »

Elle songeait à ces bandits corses, comme elleen avait eu, dans sa famille, qui se réfugient et se défendent dansle maquis après un acte de vengeance violente, assimilé, dansl’esprit corse, à un véritable fait de guerre, à une actionhéroïque.

Antonia, après les paroles qu’elle venait deprononcer en l’honneur des bandits en général et de Maurin enparticulier, fut embarrassée une seconde. Elle baissa la tête et nela releva pas.

Maurin la regardait toujours et il pensasimplement :

« Té ! encore une ! »

Il se dit, dès ce moment, qu’Antonia serait àlui. Quand serait-ce ? Quand il plairait à Dieu. Ilconnaissait ainsi, dans la forêt, le gîte de certaines bêtes qu’ilattraperait un jour ou l’autre… À quoi bon se presser ?… Leplaisir peut-être le plus grand n’est-il pas d’attendre quand onest sûr d’atteindre ?

Tout à coup, de nouveau, au seuil de la maisonforestière, Tonia éclata de rire et, regardant Maurin de côté,chantonna :

Mon bon monsieur, quand on la tient,

Faut plumer la poulette !

Alors Maurin se trouva tout bête, mais si lepère Orsini n’était pas à la maison, qui sait, il allait pouvoirpeut-être prouver à Tonia qu’elle avait eu tort de rire sihaut !

Au moment d’entrer dans l’habitation, l’aviséMaurin redescendit vivement le perron rustique et courut cacher,sous la garde d’Hercule, son fusil et son carnier dans la cabane debruyère où le forestier enfermait ses instruments de jardinage.

En cas de mauvaise querelle avec Orsini, mieuxvalait, pensait le sage Maurin, n’être pas armé.

Chapitre 25Si l’on ne mangeait de cerises que celles qui vous appartiennent,beaucoup de gens ne sauraient pas quel goût a le fruit descerisiers.

 

Maurin suivit Antonia dans la maisonforestière resplendissante, toute blanche au soleil, et dont lescharpentes visibles étaient d’un bois bien roux, bien choisi.

Dès qu’ils furent entrés dans la salle basse,sorte de pièce commune contiguë à la cuisine et prenant jour parune fenêtre armée de solides barreaux de fer, Antonia ouvrit unearmoire. Elle apporta sur la table une bouteille de vieilleeau-de-vie et un verre.

« Et toi, tu ne boiras pas, petite ?interrogea-t-il gaiement. Quand on tire la carabine comme je t’aivu faire une fois, on doit boire l’eau-de-vie aussi bien qu’unchasseur de sanglier, hé, dis un peu ?

– L’un se peut faire sans l’autre, ditTonia en riant.

– Et, dit Maurin regardant son verre sansy toucher, ce sera là tout mon profit, pour t’avoir prise à moncôté et emmenée loin des coquins ? Que faisais-tu dans le boislorsqu’ils t’ont fait si grand-peur ?

– Je me promenais bientranquillement », dit-elle.

Elle était droite devant lui, les deux poingsposés fermement sur ses hanches larges. Elle se tenait devant lafenêtre et Maurin, qui la regardait avec des yeux de désir, voyaitautour de sa tête des frisons de cheveux noirs échappés à sacoiffure, et qui frémissaient, tout irisés, dans la clartééblouissante du ciel.

« Et quel autre profitvoudriez-vous ? » dit-elle avec malice, car elle songeaitencore à la chanson de la poulette.

Puis, avant qu’il répondît, elle ajoutagaiement, par manière gentille :

« C’est joli, ça ! n’avez-vous pashonte, de demander salaire pour avoir bien agi ?

– Mon salaire bien gagné, dit Maurin,étendant vers elle les bras et la saisissant par la taille, ce seraun bon baiser, rien qu’un ! »

Elle se débattait sans donner contre lui tropde force et sans se fâcher.

Lui, la tenant toujours par la taille,continua :

« Voyons, une supposition. Maurin desMaures n’aurait pas poussé son cri qui fait peur aux mauvaisesgens, qu’est-ce qui te serait arrivé ?… On tremble d’y penser,dis, ma belle ? Ce n’est pas d’un baiser que tu courais lerisque mais de beaucoup, je pense, et non pas d’un seul homme,pechère, et de telles gens encore, que, d’y penser, la rage m’envient, bon Dieu ! Songe donc ! Et pour avoir été sauvéed’un pareil malheur, un baiser, un seul, que tu donneras à un bravehomme, à un honnête homme, voyons, sera-ce payé tropcher ? »

Debout, il la tenait par-derrière à pleinsbras, largement, et ses deux mains s’étaient croisées sur la jeunepoitrine tendue et battante. Elle ne détourna pas la tête… Sansdoute, elle pensait, elle aussi, qu’il méritait, le beau et bravechasseur, ce gentil paiement de sa bravoure… Ce n’était pas un biengros larcin fait au gendarme ! Maurin déjà avançait les lèvrespour atteindre celles d’Antonia. Et comme il restait un peu court,elle se tourna un tout petit peu vers lui… Leurs yeux serencontrèrent et Tonia en éprouva une telle secousse qu’ellecomprit que donner le baiser c’était trop ! Et elle s’étaitdégagée de lui, non sans regret, mais par grande honnêteté, quand,sur le pas de la porte ouverte, parut son père, Antonio Orsini.

Le forestier poussa un juron terrible… Ildécrocha sa carabine. Tonia n’eut que le temps de se mettre entravers de sa menace.

« Que viens-tu faire ici, voleur ?criait Orsini.

– Les voleurs ne sont pas chez toi,Antonio ! fit Maurin. Ne m’insulte pas si vite et, si tuprends ta carabine, que ce soit contre ceux qui méritent ce nom etdes mains de qui j’ai retiré ta fille.

– Ce qu’il dit est vrai, mon père »,dit Antonia.

Et vivement elle expliqua la mauvaiserencontre et l’intervention de Maurin.

« Un baiser, dit Maurin tranquillement,c’est, des fois qu’il y a, une politesse qu’on se mérite !

– C’est bon, gronda Orsini, mais ce n’estpas une raison pour embrasser la fiancée d’un autre et la fiancéedu gendarme Alessandri, qui n’est pas ton cousin, tusais !

– Antonio, répondit d’un grand sang-froidle don Juan des Maures, Antonio, mon ami, si l’on ne mangeaitjamais de cerises que celles qui vous appartiennent, beaucoup degens ne connaîtraient pas le goût du fruit des cerisiers.

– C’est assez rire ! Décampe àprésent !

– Oh ! mon père, j’ai offert àMaurin un verre d’eau-de-vie. Vous lui devez hospitalité.N’êtes-vous pas de vrai sang corse ?

– Qu’il boive donc et s’enaille !…

– N’êtes-vous pas de vrai sang corse, jevous le demande ? répéta avec force Antonia. Vous devez, jevous le dis encore, hospitalité à Maurin. »

Alors, comme à contrecœur, car il regrettaitde paraître servir les intérêts du chasseur, Antonio, sans regarderni Maurin ni sa fille, grogna :

« Et qui te dit que la vraie hospitalitén’est pas, à cette heure, de renvoyer Maurin au plus vite ? Ila en ce moment la loi contre lui. Alessandri le cherche… et doitarriver ici ce matin même. »

Comme il achevait ces mots, Alessandri entraet, le bras étendu vers Maurin qu’il regardait d’un airsatisfait :

« Au nom de la loi, dit-il, je vousarrête, Maurin ! »

Chapitre 26Où le Roi des Maures met entre lui et la loi non seulement unelourde table, mais l’honneur même de la Corse, patrie du grandEmpereur.

 

Maurin se glissa contre le mur, derrière lalongue et lourde table, décidé à retarder au moins le momentdésagréable où la main du gendarme s’abattrait sur son épaule.

« Comme ça, fit-il, dis-moi un peu, tules as les ordres qu’il faut pour m’arrêter ?

– Mandat d’amener », dit le gendarmeavec importance.

– Voyons voir », fit Mauringouailleur.

Le gendarme menaçant prononça :

« Tu vas voir ! »

Alors Maurin prit sur la table le petit verred’eau-de-vie qu’il n’avait pas touché encore, et l’élevant avec ungeste semi-circulaire :

« À votre santé, la compagnie ! auplus beau des gendarmes ; au plus brave desgardes-forêts ; à la plus jolie desCorsoises ! »

Et il but.

Orsini trouvait fâcheux pour l’administrationqu’une pareille scène eût lieu chez lui, mais il savait ce quec’est qu’une consigne : Alessandri devait arrêterMaurin ; il l’arrêterait donc. Lui, il n’avait rien à dire et,en effet, il se taisait, avec un air un peu farouche.

Antonia ne raisonnait pas de même, mais ellen’avait pu encore placer un seul mot. Les deux hommes, les deuxrivaux, étaient trop animés. Elle guettait l’occasiond’intervenir.

En attendant, elle les examinait et l’attitudede Maurin la frappait d’admiration.

Maurin posa sur la table son verre vide, etregardant le gendarme :

« Tu ne refuseras pas de me dire,Alessandri…

– Ne me tutoyez pas ! dit legendarme.

– C’était par amitié et non par mépris,gendarme, mais du moment que ça vous contrarie on vous dira :« tu » ! je m’y engage. »

La belle fille ne put s’empêcher de rire de lafigure du gendarme vexé.

Alessandri exaspéré cria :

« Allons, c’est assez causé !suivez-moi.

– Comment avez-vous su que j’étais ici,gendarme ?

– Il me suffit de vous y trouver.

– Encore une question. Avez-vous expliquéau juge ce que c’était que cet homme, ce Grondard, qui a été sijustement tué ?… Lui avez-vous dit, au juge, que ce Grondardétait une bête dangereuse, un homme méprisé de tout le monde,accusé de toutes sortes de mauvaises actions par la renommée ?Lui avez-vous dit enfin que, depuis longtemps, les gardes et lesgendarmes auraient bien fait de lui loger eux-mêmes une balle dansla tête, s’ils s’occupaient mieux de leurs affaires ? Luiavez-vous dit tout cela, au juge ?

– J’ai dit au juge ce que j’avais à luidire. Vous lui parlerez de Grondard comme vous voudrez. Moi je n’aiqu’à vous arrêter et je vous arrête.

– C’est au sujet de la mort du vieuxGrondard, dit enfin Antonia que vous arrêtez Maurin ?

– Oui, dit Alessandri.

– Alors, c’est de la mauvaise besogne,répliqua-t-elle. Grondard était une canaille comme il n’y a pas lapareille. Moi-même j’en pourrais dire quelque chose ; moi etbien d’autres ! et nous le dirons quand il faudra. Laissezdonc aller Maurin pour aujourd’hui, Alessandri. Le juge aura ainsile temps de réfléchir… Nous lui éclaircirons la vue, au juge. Il aété trompé sans doute par de faux rapports… Maurin est un honnêtehomme.

– Comment cela va-t-il, que tu portestémoignage de l’honnêteté de Maurin, toi, Tonia ? Qu’ensais-tu ? D’où le connais-tu si bien ?

– Ce que j’en sais ! cria Tonia,exaltée tout à coup. Ce que j’en sais ! mais sans lui,Alessandri, sans ce Maurin que tu veux prendre, ta fiancée à cetteheure probablement serait perdue, oui, c’est très probable qu’elleserait morte – et vilainement.

– Explique-toi ! dit Alessandripâlissant.

– Eh ! dit Antonia, vous ne faitespas si bien la police de la forêt, vous autres gendarmes, qu’on n’yrencontre jamais de malfaiteurs… Ne savez-vous pas, est-ce moi quivous l’apprendrai, Alessandri, qu’il y a encore en ce moment,libres à travers nos bois, deux échappés de bagne ?… Eh bien,j’étais en train de me promener dans la colline lorsque les deuxcoquins sont sortis de derrière un abri de rochers, aux entours dela Verrerie et ils m’ont poursuivie et atteinte, et alors j’aicrié… Maurin qui passait sur la route m’a entendue, il m’a répondu,j’ai pu courir vers lui et il m’a ramenée ici. Je lui ai offert unverre d’aïguarden. Et voilà comment il est ici mon hôte et celui demon père et par conséquent le vôtre. Arrêtez-le doncmaintenant ! »

Il y eut un silence pendant lequel « onaurait entendu voler les mouches ». Le pauvre Alessandriréfléchissait de son mieux.

« Femme, dit-il enfin, mon devoir est mondevoir, la consigne est la consigne. Il faut que j’arrête cethomme-ci partout où je le trouverai.

– Vous ne ferez pas cela, cria-t-elle, ouvous n’êtes pas un vrai Corse !

– Je le ferai, dit le gendarme, en vraiCorse que je suis. Quand vous parlez de l’hospitalité, Antonia,vous dites ce que vous devez dire, et je suis content de vosparoles. Mais je suis un soldat. J’ai reçu des ordres qu’il fautque j’exécute, et je les exécuterai, et en vrai Corse, je vous ledis ! »

Il fit un pas vers Maurin. Alors, malgré elle,Antonia poussa ce cri, qui fit pâlir son fiancé :

« Les vrais Corses, les vrais, sontbandits avant tout, cria-t-elle, bien avant d’êtregendarmes ! »

Alessandri et Maurin échangèrent, sur ce mot,un regard chargé de défi.

Tous deux sentaient qu’ils se disputaientl’amour même d’Antonia.

Le regard de la Corsoise ne quitta Maurin quepour se porter sur le gendarme avec une expression de colère où ily avait du mépris.

« Écoute, gendarme, fit Maurinsérieusement, tu ne feras pas ça, de m’arrêter ici. Je calcule quece serait une mauvaise affaire pour toi, aux yeux de ta fiancée. Jelui ai rendu un gros service, un vrai, il n’y a pas à dire, voiciune heure à peine. Elle m’a invité à venir chez son père prendre unverre d’eau-de-vie, en remerciement. Et voilà que tu arrives…

« Eh bien, si tu m’arrêtes, c’est doncqu’elle m’aurait pour ainsi dire fait venir, comme en trahison,dans un piège ?…

« Ça n’est pas possible… Son père, quiest là et qui ne dit rien, n’en pense pas moins comme moi, je suissûr… N’est-ce pas, Antonio Orsini ? N’est-ce pas que tutrouves mauvais qu’on m’arrête dans ta maison même, après que j’yai amené en sûreté ta propre fille ?… Et en récompense, quim’arrêterait ? Ton futur gendre !… Il y aurait là dequoi, Antonio, déshonorer ta race pour la vie, et cinquante ans devendetta n’effaceraient pas cette abomination ! »

Antonio, mis au pied du mur, se sentitperplexe. Pourtant il n’aimait pas beaucoup Maurin.

« Répondez, mon père ! ditAntonia.

– Ce que moi je peux dire, dit enfin leforestier, n’y changera rien… Je voudrais sauver Maurin…aujourd’hui… mais Alessandri est le seul maître de la chose. Ildoit savoir ce qu’il a à faire.

– Crois-moi, tu dois me laisser partirpour aujourd’hui, Alessandri, reprit avec fermeté Maurin. Tum’attraperas dans les bois, quand j’aurai tous mes moyens de fuir.Ce sera plus digne de toi comme de moi-même. Un vrai chasseur,vois-tu, ne tire pas au posé…

« Et rappelle-toi, ajouta Maurin,solennel à la fois et gouailleur, rappelle-toi qu’en emprisonnantton grand Napoléon qui était venu librement à elle, l’Angleterres’est déshonorée pour les siècles des siècles ! »

Alessandri secoua la tête.

« Vous essayez de me tromper sur mondevoir, tous ! Si je laissais aller Maurin en ce moment etqu’on le sût, je perdrais ma place…

– Aimes-tu mieux perdre l’honneur desCorses ? cria Tonia.

Ce mot ralluma la colère du gendarme.

« Je perdrai mon honneur de Corse en nepas arrêtant un assassin comme celui-ci ! cria-t-il… Tais-toi,femme ! Si tu te mettais à commander déjà ton fiancé, queferais-tu un jour de ton mari !… Allons, laisse-moipasser ! »

Il saisit sa fiancée par le bras, l’écartaviolemment et commit la faute stratégique de s’insinuer, à la suitede Maurin, entre la table et le mur.

« Si tu fais cela, cria-t-elle, alorsprends-y garde ! j’aimerais mieux peut-être bandit comme lui,que gendarme comme toi ! »

Et elle s’engagea, à la suite du gendarme,entre le mur et la table, en criant :

« Profite, Maurin, profite !Laissez-le échapper, mon père ! »

Elle se cramponna des deux mains aux deux brasdu gendarme dont elle paralysait les mouvements.

Maurin, mettant une main sur la table, bonditpardessus sans l’effleurer des pieds, et prit la porte qui sereferma à grand bruit.

« Je l’aurai ! cria Alessandri.Laisse-moi, laisse-moi, Tonia ! je te dis de melaisser. »

Elle le retint encore.

Il dut, la traînant après lui, faire le tourde la table. Quand il parvint à la porte, il essaya vainement del’ouvrir. Maurin, du dehors, l’avait fermée à double tour, et laserrure était énorme comme une serrure de prison.

« Mais il y a une autreporte ! » dit-il. Et il se précipita vers la cuisine…

À peine dehors, Maurin s’était trouvé nez ànez avec Pastouré, attentif à la querelle non loin du seuil et prêtà lui porter secours. Le fidèle Pastouré s’était informé de Maurinà la cantine du Don où il était venu le rejoindre.

Au moment où il avait vu Maurin fermer àdouble tour la porte de la maison forestière, Pastouré s’était dittout haut : « Complétons la farce ! » Et ils’était rué vers la seconde porte, celle de la cuisine, qui donnaitsur le derrière de la maison. Il l’avait fermée aussi et il avait,de plus, arc-bouté, contre les deux portes, deux énormes madriersqui traînaient par là…

À présent, Pastouré et Maurin dévalaient lessentiers, tandis que, furieux, le gendarme Alessandri, enfermé dansla maison forestière, et las d’avoir battu les portes, présentaitsa figure irritée à travers les barreaux de fer des fenêtres enappelant à l’aide.

« Les gens de la cantine, lui disaittranquillement Orsini, ne seront pas ici avant vingt minutes, s’ilsviennent tout de suite… Et il est bien possible qu’ils veuillentlaisser à Maurin le temps de faire un peu de route… mais, même sion vient vous ouvrir tout de suite, Maurin a déjà trop d’avance survous. Il est sauvé, pour cette fois… Eh bien, tant mieux, il nesera pas dit qu’on l’a arrêté chez nous, au lieu de le récompenserdu service qu’il m’a rendu… Ce qui est sauvé avec lui,– crois-moi, Alessandri, ma fille a raison, c’est l’honneurdes Corses ! Et Maurin a dit vrai : en emprisonnantNapoléon, les Anglais se sont pour toujoursdéshonorés ! »

Comme l’avait prévu Orsini, les gens de lacantine, mis au courant en quatre mots par le brave Pastouré,donnèrent à Maurin le temps de gagner au large, – avantd’aller délivrer le gendarme auquel on n’épargna ni lazzis niquolibets.

« Eh ! Eh ! mon bon, disait unvieux bûcheron au pauvre Sandri qui grinçait derrière les barreauxde la fenêtre, eh ! eh ! Maurin des Maures est un gibierfacile à manquer… Tu n’es pas assez dégagé, gendarme !… Il y ades perdreaux qui, de remise en remise, arrivent vivants à lafermeture de la chasse. Sans ça, pechère ! la race, vois-tu,s’en perdrait et ce serait malheureux. »

Vers le soir, Orsini entendit sa fille chanterdans le bois voisin.

« Allons, tant mieux ! dit-il. Ellen’a pas de chagrin. »

Elle chantait laGallinette :

« Dans le bois,

Joli bois !

En ai tant cueilli, recueilli

Que me suis endormie.

Ai tant dormi et redormi

Que la nuit m’a surprise

« Oh ! qui m’aide à passer le bois

Je suis sa douce amie. »

Vient à passer gai chevalier :

« Moi vous le passerié ! »

Ne sont pas au mitan du bois

Qu’un baiser il dérobe.

« Arrière un peu, beau chevalier

Prendriez ma maladie.

– Quelle maladie avez-vous,

Rosette belle fille ?

– Je suis la fille d’un lépreux

Né dans la léprerie. »

– Quand ils eurent passé le bois

Rose se met à rire.

– De quoi riez, Rose, m’amour ?

Rosette belle fille ?

– Ne ris pas de votre beauté

Ni de votre sottise.

– Je ris d’avoir passé le bois

Comme une honnête fille.

– Belle, si voulez retourner

Cent écus vous darié.

– Mon bon monsieur, quand on la tient,

Faut plumer la poulette,

Dans le bois,

Joli bois ! »

Le brave Orsini n’attachait aucun sensparticulier à ces paroles, qui du reste lui arrivaient peudistinctes.

« Allons, tant mieux, se répétait-il,elle n’a pas de chagrin. »

Et Tonia pensait :

« Je ne sais pas ce que je me désire,pauvre de moi ! »

Chapitre 27Où l’on verra le Roi des Maures sacré non pas à Reims mais àDraguignan ; et d’une conversation de haute portée entre unpolicier amateur et un savant inconnu.

 

Cabissol était devenu pour M. le préfet,qui s’ennuyait un peu à Draguignan, un compagnon intéressant et enmême temps un aide dévoué, du moins en ce qui touchait à la policegénérale du département.

MM. les commissaires n’en prenaient pasombrage car le policier amateur les faisait maintes fois bénéficierde ses découvertes ; et, dans plus d’une grosse affaire où lapolice avait dû donner « sa langue aux chats »,M. Cabissol, poussé et soutenu par sa passion de curieux,avait trouvé « la clef » et fait prendre lescoupables.

« Si j’ai bien compris notre Maurin, ditle préfet à Cabissol, son appui aux élections prochaines nous serade première utilité pour combattre certain candidat dangereux etfaire triompher le « bon », c’est-à-dire le nôtre, quiest effectivement un brave homme. Il est aussi mon parent, comme jevous l’ai dit, mais ce n’est pas une raison pour que je nem’intéresse pas à son succès.

– Vous aurez Maurin pour vous, je m’encharge ; il vous l’a d’ailleurs presque promis.

– Comment formera-t-il son opinion surnotre ami Vérignon ?

– Laissez-moi faire. Je vous dirai celabientôt. Les élections n’auront lieu que dans six mois, mais iln’est pas mauvais de s’en occuper à l’avance. Je vais voirMaurin.

– Où cela ?

– Je n’en sais rien, je vais à sarecherche.

– Recommandez-lui d’être sage. Nous avonseu toutes les peines du monde à faire classer son affaire del’enlèvement des chevaux. Le commandant de gendarmerie n’était pascontent. Dites-lui que ces plaisanteries-là pourraient lui coûtercher, à la fin, et que toutes les protections du monde, à un momentdonné, ne servent plus de rien… Faites-le-lui bien comprendre. Ilserait stupide qu’une affaire gaie aboutît à un résultatpénible : songez donc ! Rébellion contre les agents de laforce publique en service ! Il y perdrait ! et nousaussi. »

M. Désorty et M. Cabissol ignoraientl’accusation nouvelle qui pesait sur Maurin depuis quelques heures.Le parquet n’avait eu aucune raison d’en informer la préfecture. Etsi attentif que fût M. Cabissol aux faits et gestes de Maurin,il ignorait encore Grondard et la nouvelle rancuned’Alessandri.

L’accusation portée contre Maurin ne manquaitpas de base.

En effet la mémoire de Sandri avaitfailli…

« Enfin, lui avait dit le procureur duroi de la république impériale, a-t-il avoué devant vous ?

– Oui et non.

– Oui ou non ?

– Oui, car il a dit, à ce qu’il mesemble : « Si je l’avais tué, c’est avec plaisir que jedirais : C’est moi qui l’ai tué. » Mais Grondardassure qu’il a dit simplement : « C’est moi qui l’aitué. » Et il a bien prononcé ces paroles, je m’en souviens,mais je ne sais plus s’il a dit les premières qui modifient le sensdes secondes.

– Amenez-le-moi », avait conclu lejuge.

M. Cabissol ignorait ce dialogue quand ildit au préfet :

« Tout ce que vous désirez que jerapporte à Maurin lui sera transmis fidèlement, monsieur lePréfet.

– Ah ! une idée ! fit lepréfet. Des trois bandits poursuivis par Maurin et les gens deBormes, deux sont toujours dans vos maquis provençaux. On les aaperçus, paraît-il, un jour à La Garde-freinet, puis, lesurlendemain, à La Verne. Ils ne paraissent pas décidés à quitterles Maures. Toute cette région intéressante s’inquiète. PourquoiMaurin, qui connaît les moindres recoins de ces montagnes, nedonne-t-il pas de nouveau la chasse à ces coquins, avec l’aide dequelques compagnons déterminés ?… Cela arrangerait, peut-être,ses affaires avec la justice… Je pourrais moi-même, en ce cas,demander pour lui une médaille, une récompense de l’État.Parlez-lui de tout cela.

– C’est entendu…

– C’est un homme si« empoignant » ! J’ai fini par l’aimer, moi. Il al’instinct de la vraie liberté et je ne le trouve pas sansnoblesse.

– À ce propos, dit M. Cabissol, unmot de lui m’est revenu à la mémoire, que je veux vous rapporterpour fixer encore un trait de son caractère ou de son génie. Jel’ai entendu dire un jour, avec son impayable accent et sestournures de phrases à la provençale :

« – Moi, les femmes, j’en connais detoutes, même de celles à qui on dit des « madame » groscomme le bras. Eh bé, quand on les embrasse, de la plus pauvre à laplus riche, elles sont toutes pareilles ! Et même des fois nospetites paysannes, elles valent mieux. Alors, messiés, je pensequ’il n’y a entre les hommes point de différence, à moins que cesoit dans le talent ! »

« Le mot « talent »est le mot provençal qui représente l’idée d’instruction, ousimplement d’intellectualité, ou encore d’intelligence. Nevoyez-vous pas bien que grâce à des discours pareils, tenus danstous les cabarets du département, l’influence du Roi des Maures surson petit champ d’action, vaste pour lui, est comparable, toutesproportions gardées, à l’action révolutionnaire de NapoléonIer empereur ? La révolution n’avait coupé qu’unetête de roi, Napoléon mit le pied sur la tête de tous les rois. Jene vois entre Maurin et ce grand civilisateur qu’une différence età l’avantage de Maurin : Napoléon détestait et Maurin vénèreles idéologues. C’est par l’intermédiaire de l’un d’eux, et non desmoindres, que je ferai communiquer vos instructions à Maurin, si jene le vois en personne. »

Le préfet s’étonna. Cabissol lui expliqua lesrelations de Maurin et de M. Rinal.

« Ce M. Rinal, lui dit-il, vousl’avez vu à Bormes, le jour de l’enterrement de Crouzillat…

– Ah ! oui.

– Eh bien, je vais lui parler. »

M. Cabissol se présenta, dès lelendemain, chez M, Rinal et lui exposa ce qu’il fallait faireentendre à ce brave Maurin :

Maurin devait se garder de tout acte derévolte, se conserver au service de la République, faire campagne,si cela lui était possible, avec quelques compagnons contre lesgredins qui tenaient le maquis des Maures ; et pour terminer,M. Cabissol parla à M. Rinal de la candidatureVérignon.

« Je suis sûr, dit-il, de votre opinionsur ce publiciste éminent, qui est l’auteur d’un beau livre sur lesJacobins.

– Un chef-d’œuvre, dit M. Rinal. Ily a là tout le génie de la Révolution aimée et révélée.

– Eh bien, si vous le voulez, Vérignonsera député du Var. Vous tenez son élection entre vos mains.

– Comment cela ? à moi toutseul ?

– Oui, car Maurin, qui ne se fie àpersonne dès qu’il est question de politique, sera définitivementacquis à Vérignon si vous lui dites sur ce candidat votre opinioncomplète. Vous aimez le peuple. Vous avez reconnu en Maurin une âmeplébéienne digne de sympathie et qui en conduit beaucoup d’autres.De Saint-Raphaël à la Londe-les-Maures, Maurin, en passant parSaint-Tropez, a bien dix mille, que dis-je, quinze ou vingt milleélecteurs à sa suite…

– Je m’en doutais, dit M. Rinal. CeMaurin, c’est une puissance. Bravo, car il a une conscience biensupérieure à celle de la masse, ou plutôt dans laquelle je croisvoir, en formation, la conscience même de la masse. Cetteconscience, il faut l’éclairer de plus en plus, je suis de votreavis. Seulement, que Maurin prenne garde. Il préfère l’équité à lajustice, le bon sens aux préjugés et l’idéal au bon sens…

– Rien n’est plus dangereux, ditM. Cabissol.

– Oui, dit M. Rinal. C’est unemaladie rare et dont on meurt. C’est une faute anti-sociale. Lespouvoirs établis ne l’ont jamais pardonnée, et les républiques pasplus que les autres ; car c’est une sottise de croire qu’ilexiste une forme de gouvernement qui impose la pratique desvertus ! Même de bonnes lois ne sauraient assurer de bonnesmœurs… Tâchons de sauver Maurin !… Du diable si le brave hommese doute de l’idée que nous avons de lui… Au revoir, monsieur.

– Toute réflexion faite, ditM. Cabissol, je ne verrai pas Maurin. Vous aurez sur lui, etpour cause, plus d’influence en tout ceci que personne. »

Il se trouva que le soir même, à la nuitclose, Maurin entrait dans sa bonne ville de Bormes par la partiehaute, évitant ainsi de passer devant la gendarmerie qui est au basde la ville, et qui – il n’en pouvait pas douter –, avait,comme celle d’Hyères, l’ordre de l’arrêter, le cas échéant.

Il allait voir M. Rinal et s’informer deson fils ; il fut heureux d’apprendre que le petit montrait del’intelligence et du cœur ; il remercia avec effusion le vieuxsavant et reçut enfin de lui les conseils et les bons avis quivenaient de la préfecture.

Quant à l’idée de poursuivre les deux évadéset de les capturer sans l’aide de la gendarmerie, elle lui étaitvenue toute seule à lui-même, par la raison, confia-t-il àM. Rinal, qu’ils avaient, à sa connaissance, insurté(insulté) une femme, et même une jeune fille, de ses amies…Lorsqu’il songeait à eux, il ne les appelait plus lui-même que lesinsulteurs de Tonia, et le sang lui bouillait de colère.

« Bravo !… tout cela est d’unchevalier français… ou maure ! » répliqua en riant le bonM. Rinal.

Puis Maurin alla embrasser son fils chez lesbraves gens qui l’hébergeaient et passa la plus grande partie de lanuit sous leur toit ; et, une heure avant le lever du soleil,il repartait pour arriver premier aux bons endroits à bécasses,lesquelles se montrent à la Toussaint comme chacun sait. Pastourél’attendait. Ils en tuèrent cinq, puis jugeant d’un commun accordque, toute affaire cessante, ils devaient tracer les deuxévadés comme de simples sangliers, ils quittèrent l’autre chassepour celle-là.

Chapitre 28La voix du peuple nomme Maurin général et Pastouré colonel.

 

Quelques jours plus tard, à La Molle, soixantechasseurs étaient réunis par les soins de Pastouré, pour faire unebattue et prendre les deux voleurs qu’on avait signalés dans lesenvirons.

Tous les habitants du village entouraientParlo-soulet et chacun disait son mot sur la direction à prendre.Pastouré, muet, faisait de grands gestes au milieu d’un groupe,mais Maurin manquait encore à l’appel.

« Ah ! dit l’un des chasseurs,Maurin nous serait bien nécessaire pour conduire la battue !Quoique Pastouré soit là, nous pouvons regretter Maurin.

– Il viendra peut-être, dit un autre.

– Il viendra sûrement, dit un troisième,pour la raison que c’est lui-même qui nous a fait appeler. Ilviendra, je vous dis, quand il devrait marcher sur la tête pourvenir !

– Non, il ne viendra pas.

– Et pourquoi ne viendrait-ilpas ?

– Parce que les gendarmes d’Hyères sontici de passage, et peut-être n’est-ce pas par hasard. Il y a destraîtres partout. On les aura prévenus que Maurin nous avait donnérendez-vous ici.

– Si quelqu’un les a prévenus, c’estGrondard.

– Célestin ?

– Oui, Célestin… tu sais bien.

– Ah ! oui !… Alors, comme ça,Maurin ne viendra pas ?

– Lui ? il se moque des gendarmescomme des premières espadrilles qu’il a chaussées. Il sait que nousl’attendons, il viendra.

– Mais les gendarmes voudrontl’arrêter ? »

Pastouré, silencieusement, frappa sur l’épauledu dernier qui avait parlé, et, étendant le bras, lui désigna lesgendarmes qui, descendant de cheval à la porte de l’auberge,attachaient leurs montures à l’anneau scellé dans le mur.

« Regarde… Les voici, les gendarmes.Ah ! ah ! le beau Sandri a voulu être de la fête, on luidonnera du fil à retordre.

– Qu’a-t-il donc à craindre desgendarmes, un honnête homme comme notre Maurin ?

– On l’accuse d’avoir tué le vieuxGrondard.

– Et quand bien même ! Grondard centfois méritait la potence !

– La justice ne raisonne pas commeça. »

Ces paroles tournées et retournées de millemanières se répétaient sans fin dans les groupes.

Tout à coup un cri retentit :

« Té ! Grondard ! voici venirGrondard Célestin !

– Que vient-il faire, ce marrias, parmiles braves gens ?

– Que viens-tu faire ici,gueusard ?

– Je viens vous aider à prendre les deuxcoquins… je connais, je crois, leur cachette.

– Va-t’en ! que tu les ferais évaderplutôt. Nous ne voulons pas de toi. »

Quand la foule connut les intentions deGrondard, elle se mit à le huer :

« Hou ! la Besti ! Zou !contre lui ! hou ! hou !

– Va en galère, mauvais gueux !

– Qu’on lui tire un coup de fusil !C’est lui qui accuse Maurin ! C’est à cause de lui que Maurinn’est pas ici parmi nous ! Ne laissez pas un Grondard prendrela place d’un Maurin ! »

Les gendarmes, sortant vivement de l’auberge,durent s’interposer :

« Cet homme, dirent-ils, peut nousservir.

– S’il veut marcher avec vous, ilmarchera seul… Personne n’ira à la battue.

– Zou ! à lui ! à coups depierre !… »

Les gendarmes, sous la poussée de l’opinionpublique, conseillèrent à Grondard de se retirer. Il refusa.

À ce moment Pastouré prit une résolution.

Il parla :

« Maurin et moi, mes amis, nous avonstracé les mandrins comme des sangliers… Venez ; nous lesaurons pour sûr. De la manière qu’ils étaient situés il y a uneheure, si on y va tout de suite ils sont pris.

– Où est Maurin ? où est Maurin desMaures ?

– Chut ! il n’est pas loin d’ici,déclara Pastouré, baissant la voix ; il s’est caché, car ilprévoyait un peu la gendarmerie. Il nous rejoindra… partons, maisdébarrassons-nous des gendarmes.

– Maurin est par-là ? Qu’il semontre à notre tête ! Maurin ! Maurin !

– Oui ! cria Alessandri qui s’avançaentraîné par sa haine, qu’il se montre ! je suis venu pour levoir ! qu’il se montre !

– Présent ! » cria Maurin, quisortit tout à coup d’une remise dont la porte s’ouvrit sur laroute.

Sandri, suivi de l’autre gendarme, s’élançavers Maurin.

« Ah ! ça, mais !… Vous voulezdonc l’arrêter ? Ça n’est pas à croire ! ni àfaire ! »

La petite armée des chasseurs barrait la routeaux gendarmes.

« Et qui m’en empêchera ? »cria Sandri exaspéré.

Toutes les voix répondirent :

« Moi ! moi !moi ! »

Et une centaine d’hommes entouraient lesgendarmes, les empêchant d’avancer et même de se mouvoir… Lesfemmes sortirent des maisons et se montrèrent les plus passionnéesen faveur de Maurin.

Le tumulte dura un moment, si bien que tout àcoup, par-dessus la foule des têtes, Alessandri et le gendarme soncamarade aperçurent Maurin et Pastouré en train de détacher leschevaux militaires… Allaient-ils donc recommencer leur fameuseéquipée des Campaux ?

« Le premier qui m’empêche d’avancer, jele brûle ! » hurla Alessandri, le revolver au poing, aucomble de la fureur.

Comme par enchantement, son revolver lui futarraché.

Mais Célestin Grondard, à qui personne neprêtait plus attention, avait contourné la foule et il seprécipitait à la tête des chevaux. Déjà il étendait les mains poursaisir la bride du cheval de Sandri sur lequel venait de s’élancerMaurin, quand il reçut sur la tête un maître coup de crosse. Legéant noir tomba. Et Maurin et Pastouré, donnant du talon dans leflanc des chevaux officiels, partirent à fond de train.

Au bruit du double galop, la foule seretourna :

« Vive Maurin ! Vive Maurin !Vive Pastouré ! Vive le Roi des Maures ! »

Grondard fut relevé, la tête un peu fendue. Onle conduisit dans le café du village, pour le panser àl’eau-de-vie.

Consternés, les gendarmesl’interrogeaient :

« Qui t’a frappé ?

– Maurin, de la crosse de sonfusil ! »

Les deux gendarmes démontés se concertaient.Que devaient-ils faire ?

Réquisitionner une voiture, un cheval, suivreMaurin et Pastouré ? Peut-être les voleurs de chevauxallaient-ils rencontrer sur la route les gendarmes de Cogolin, etalors, ils seraient pris… les chevaux étant faciles à reconnaîtreau harnachement.

Oui, il fallait réquisitionner une voiture.Ils n’en trouvèrent pas. La mauvaise volonté des habitants futeffrontée :

« Ma roue de droite est cassée

– Ma roue de gauche a pété (rompu).

– Mon cheval a la colique.

– Mon cheval aussi a lacolique ! »

Plus d’une heure s’écoula au milieu de la plusgrande confusion. Il y avait maintenant sur la route près de deuxcents hommes armés de fusils. Tout à coup ce criretentit :

« Les voici qui reviennent !

– Où donc ?

– Là-bas, au tournant, derrière le GrandSuve. »

C’était bien l’histoire des Campaux quirecommençait ; mais, cette fois, les deux chevaux nerevenaient pas seuls…

« Vive Maurin des Maures ! vivePastouré ! »

Maurin et Pastouré apparurent ; ilsétaient fièrement campés sur leurs chevaux. Ils allaient au pas,imitant de tous points l’allure de deux gendarmes, corrects detenue, leurs vieux feutres en bataille, la main droite un peuhaute, la gauche sur la cuisse, et donnant à leurs fusils des airsde carabines.

Et ils poussaient devant eux, les deux banditsà pied, les mains liées derrière le dos…

Un éclat de rire énorme agita tout ce villagerépandu sur la route.

« Vive le général Maurin !

– Vive le colonel Pastouré !

– Méfie-toi, Maurin ! ils veulent teprendre… »

La foule de nouveau fit obstacle entre lesarrivants et les gendarmes. Et calme sur un cheval inquiet,l’ironique Maurin, s’adressant aux gendarmes contraints de resterderrière la foule, leur adressa majestueusement la parole,par-dessus les deux cents têtes de son peuple.

« Est-ce aujourd’hui, gendarmes, que vouscomptez m’avoir ? Est-ce au moment où je viens de faire tonservice, Alessandri, et où je te remets deux prisonniers que jamaistu n’aurais su prendre tout seul, que tu m’arrêteras ?

– Gredin ! cria Alessandri hors delui. Tu ne te moqueras pas de moi jusqu’au bout. Ce n’est pas deux,mais quatre prisonniers qu’il me faut ! Livre-toi donc, toi etton camarade Pastouré, ce Parle-seul qui doit avoir à nous parler,tu sais bien de quoi ! N’aggrave pas ton affaire. Suis-moi debonne volonté, ou tôt ou tard, ça finira mal.

– Si ça doit mal finir, que ce soit leplus tard possible. Bonsoir, la compagnie ! Garde tesprisonniers, si tu le peux. Nous autres, nous gardons leschevaux. »

Telle fut la réponse de Maurin. Et tournantbride avec ensemble, Pastouré et Maurin prirent le galop et bientôtdisparurent là-bas sur la route, dans la poussière soulevée… Lehourrah joyeux de la foule les suivit longtemps, tandis que lesgendarmes passaient les menottes aux prisonniers qu’ils devaient àl’adresse de leurs ennemis.

Quand ils eurent assez galopé, les deux hérosmirent au pas leurs montures.

« Colonel Pastouré ! » ditgaiement le général Maurin.

– Général Maurin ? » daignarépondre le colonel Pastouré.

– Je suis content de vous ! ditMaurin.

– Dieu vous le rende ! fitPastouré.

– Ils ne comprendront jamais comment ànous deux nous avons arrêté les deux hommes.

– Trop bêtes ! » dit lelaconique colonel.

– C’était pourtant besogne facile à nous(puisque nous savions que les deux coquins n’avaient plus demunitions) de deviner qu’en les surprenant dans cette baume(grotte) – où nous les avions fait appâter avec desprovisions, qui avaient l’air d’avoir été oubliées là par notre amile cantonnier, – ils obéiraient comme des moutons dès que nousleur montrerions les quatre-z-yeux noirs de nos deux fusilsdoubles.

– Pardi ! » fit le colonel.

– Et puis, jamais gendarme n’aurait,comme nous, passé la nuit à les empêcher de dormir à coups de fusiltirés à blanc et à grand bruit de trompette et de tambour, afin deles trouver à moitié endormis ce matin !

– De sûr ! fit le colonel.

– Colonel, dit le général, j’ai envie devous nommer maréchal.

– À propos de maréchal, dit le colonel,gagnons la broussaille un peu vite et laissons là nos chevaux, carj’entends, à la manière dont le mien fait tinter son pied gauche,qu’il se l’est déferré ! Arrive, monempereur ! »

Ils abandonnèrent les chevaux au beau milieude la route sous la protection du grand saint Éloi.

Chapitre 29Comment Pastouré, ayant tiré un lapin sans le rouler, rendit Dieuen personne responsable de sa maladresse.

 

Les gendarmes préférèrent ne pas faire derapport sur leur mésaventure, et ils se consolèrent avec les élogesqu’ils reçurent pour avoir capturé, à eux tout seuls, deuxmalfaiteurs dangereux. Quant à la population, elle ne réclamaaucune récompense officielle pour Maurin à qui elle donnaitelle-même estime et gloire. Qu’avait-il besoin d’autrechose ?

Et puis, chacun pensait au fond qu’il valaitmieux peut-être garder le silence sur toute cette affaire.Cependant, par les soins du préfet, le parquet et le commandant degendarmerie apprirent que les nommés Maurin et Pastouré ditParlo-soulet avaient réalisé à eux seuls la capture désirée ;mais ce rapport fut fait seulement lorsqu’on eut appris ladiscrétion intéressée des gendarmes sur la plaisanterie dont, pourla seconde fois, ils avaient été victimes. Et Sandri futblâmé ! Tout cela fut très habilement conduit par le préfet,renseigné par M. Cabissol, renseigné lui-même parM. Rinal, chez qui Maurin avait envoyé Pastouré « aurapport ».

Restait toujours le mandat d’amener décernécontre Maurin (affaire Grondard), et dont furent informés enfinM. Rinal et M. Cabissol.

Il fut convenu que M. Rinal irait enpersonne voir le procureur de la République.

Il y alla, et parla de Maurin en termes tels,il plaida si bien sa cause, que le procureur impérial de laRépublique du roi (comme il l’appelait plaisamment pour signifierque les errements des hommes de loi n’avaient pas changé depuis lePremier Empire) lui promit un supplément d’enquête et luiassura que, en attendant, on suspendrait.

De quoi Alessandri fut averti, et fut trèsmarri jusqu’au beau jour de la Saint-Martin où de nouveau Maurinattira sur lui, grâce à une imprudence du sage Parlo-soulet, leregard sévère de la magistrature.

La Saint-Martin est fêtée annuellement dansles Maures par la petite bourgade du Plan-de-la-Tour, située dansun creux de vallée à quatre ou cinq kilomètres de Sainte-Maxime etde la mer. Saint Martin est le patron des Plantouriens. Cetteannée-là les hasards de la chasse entraînèrent Maurin et Pastouréentre Sainte-Maxime et le Plan-de-la-tour, la veille même de laSaint-Martin.

On avait signalé par-là un fort passage debécasses, et Pastouré et Maurin s’étaient séparés pour battre plusde pays.

Maurin avait tué trois ou quatre bécasses queson brave griffon lui avait joyeusement rapportées, et il serapprochait du lieu où il devait retrouver son compagnon Pastourépour gagner avec lui le Plan-de-la-tour. Là, ils devaient déjeunerchez l’aubergiste Jouve, un homme pour qui Maurin avait la plusgrande estime et la plus grande affection. L’endroit du rendez-vousétait au sommet d’une colline, dans une mussugue au milieu delaquelle s’élevaient quelques pins espacés. Sur le profil de cettecolline, Maurin aperçut tout à coup la silhouette gesticulante dusilencieux Pastouré. Pastouré, n’ayant pas rencontré de bécasses,cherchait un lapin.

Dans cette région, la chasse se fait d’unefaçon toute particulière.

On les fait chercher par les chiens dans lamussugue. La « mussugue » est un champ de cistes. Dansces champs de cistes, les pas des chasseurs, parfois la faucilleont tracé d’étroits sentiers. Les chiens courants sont lancés.C’est au moment où le lapin sort de la mussugue et suit ou traverseun sentier, qu’on le tire.

Mais la mussugue drue et qui vous monte à lahauteur du genou empêche de surveiller ces sentes étroites. Etc’est pourquoi les pins qui ça et là se dressent dans les champs decistes sont respectés religieusement et leurs branches taillées demanière à former de courts et commodes échelons pareils à ceux desperchoirs à perroquets. Quand le chien « bourre », lechasseur s’élance sur le perchoir le plus proche avec unesingulière agilité entretenue par l’habitude, et du haut del’arbre, à cheval sur une forte branche épaisse et coupée court, ilfusille le lapin aussitôt mort qu’entrevu.

Tout cela se fait en un clin d’œil.

Bien qu’il fût accoutumé aux façons dePastouré, Maurin, ce jour-là, délivré de ses grands soucispersonnels, se prit à regarder son ami avec un intérêt toutnouveau. Selon sa manie, Pastouré, se croyant bien seul, était entrain de monologuer en gesticulant comme un sémaphore.

Cette fois Pastouré, que Maurin n’entendaitpas, disait en appuyant d’un geste chacune de sesparoles :

« Pas une bécasse ! pas une !…Si j’en avais vu au moins une ! une ! »

Et il élevait un doigt en l’air.

« Si c’est possible, bouanDioù ! »

Et, le fusil en bretelle, il secouait ses deuxmains jointes.

« C’est vrai qu’il n’a pas assezplu. »

Ici, renonçant à trouver un geste concordant àses paroles, il jetait un regard vers le ciel d’où tombequelquefois la pluie :

« Avoir couru tant deterrain ! »

Et Pastouré étendait le bras, se désignant àlui-même tout le terrain qu’il venait de battre.

« Et pas une plume dans lesac ! »

Il frappait sur son carnier.

« Pas une au chapeau ! »

Il ôta son chapeau, le considéra tristement etle remit sur sa tête qu’il secoua d’un air humilié :

« Attention ! que mon chienguette ! sa queue me le dit. »

Et, le bras étendu, il imitait, de son indexvertical et vibrant, le mouvement de la queue et toutes lesémotions de son chien.

Tout à coup l’index de Pastouré se fit presquehorizontal, comme l’était en ce moment la queue de son fidèlePan-pan. Son chien, un nouveau, s’appelait Pan-pan, ouCoup double. Tous deux, chien et chasseur, étaient àl’arrêt.

« Bourre ! » cria Pastouré quinégligea de monter sur un arbre.

Le chien bondit. Le lapin déboula avec laviolence d’un projectile qui sort du canon et, quittant la mussugueet enfilant un sentier, demeura un moment bien visible pourPastouré… qui tira ! Le lapin redoubla de vitesse.Manqué !… Pastouré fut si étonné qu’il en oublia de ledoubler.

Il regardait avec stupeur le petit derrièreblanc si pareil à une cible, sous la courte queue en pointd’exclamation, drôle et moqueuse.

« Manquer un lapin ainsi ! Lemanquer ainsi ! »

Pastouré sentit sa poitrine se gonfler derage.

Il n’est pas rare qu’en pareil cas un chasseurvraiment provençal brise son arme contre un rocher. En tout cas ilagite toujours à voix haute la question de la punir en lafracassant :

« Je le romprai… quelque jour… ce mancheà balai !… je ne sais ce qui me tient de le casser contre laroque ! »

Telle ne fut pas cette fois l’idée dePastouré. Son fusil n’était pas le coupable, car il était aussi sûrde l’excellence de son arme que de sa propre adresse :

« L’avoir manqué si beau, si c’est Dieupossible ! Non ! Non ! ce n’est paspossible ! »

Cela tenait donc du sortilège ! Ni lefusil, ni le chasseur n’y étaient pour rien. Une volonté supérieureà toute volonté humaine avait détourné le coup.

« Eri dré ! J’étais droit !cria Pastouré.

« Ô couquin dé Dioù ! brigand déDioù ! »

Ce blasphème à peine lancé dans l’airretentissant fut pour lui une suggestion subite.

D’instinct, il venait d’accuser Dieu… ilréfléchit et se dit tout à coup qu’il avait bien raison ! Dieuseul était le coupable, Dieu seul ! Pastouré alors montra auciel c’est-à-dire à Dieu en personne, son poing fermé qui étaitformidable.

Et sur le vaste azur, nuageux par places,Pastouré vit ce poing, son propre poing, et à le voir il conçut desa force une conscience nouvelle.

Il était de taille, ce poing, à lui fairerendre justice en toute occasion ! Non, non ! il necraignait rien, lui, Pastouré, avec ce poing-là ! rien, nidiable ni Dieu !

L’invisible puissance qui réside dans le cielet occupe ses loisirs à détourner les foudres humaines du râble deslapins apparut alors aux yeux de Pastouré. Il crut la voir ricanerlà-haut entre deux blanches nuées. Et il répéta, toujours plusmenaçant : Ô voleur dé Dioù ! De m’avoir fait manquer cecoup-là, mendiant dé Dioù ! brigand dé Dioù ! »

Ces injures proférées par sa bouche, Pastouréles entendait avec ses oreilles : la vue de son poing toujourstendu vers le zénith l’excitait toujours davantage. Et tous cessignes sensibles de sa colère lui rendaient de plus en plusirritant le silence de la puissance hostile qui ne daignait mêmepas lui répondre !

Elle continuait à se moquer de lui.

Ça ne pouvait pas se passer comme ça… Levertige de l’indignation l’emporta… Pastouré, arrivé au paroxysmede la rage, bondit subitement sur un pin qu’il escalada, promptcomme un écureuil, avec l’audace d’un Titan à l’assaut de l’Olympe,et, du haut de son arbre, son fusil au poing, Pastouré lesilencieux, l’inimitable Parlo-soulet, cria vers Dieu :

« Il me reste un coup, brigand !Descends un peu si tu l’oses ! Que tu le vois, j’ai fait lamoitié du chemin ! »

Rien ne se montra. Dieu évidemment n’osaitpas, et Pastouré, par bravade finale, visant le ciel où se cache lapuissance suprême, tira son coup de fusil aux nuées !

Maurin riait à en mourir. Et le soir àl’auberge, devant Pastouré redevenu silencieux, le roi des Mauresracontait la chose à son ami l’aubergiste.

Il n’y voyait, lui Maurin, comme Pastouré, quela mise en action bien naturelle d’un mécontentement de chasseur…Mais un commis voyageur bien pensant, qui dînait à une tablevoisine, jugea bon de se scandaliser et il alla, son repas achevé,conter ce sacrilège à de vieilles dévotes, ses clientes, marchandesde denrées coloniales. Grâce à ces ragots, le lendemain, jour de laSaint-Martin, les deux amis Maurin et Pastouré furent regardés detravers par tous les bien-pensants du Plan-de-la-tour. Il y avraiment des gens qui ne comprennent rien de rien !

Chapitre 30Comment les fêtes publiques des Plantouriens furent troublées, lebeau jour de la Saint-Martin, et comment un heureux miracle terminacette lamentable aventure.

 

L’aubergiste Jouve, cuisinier hors ligne, esttrès estimé dans le pays pour l’indépendance de son caractère. Cemaître d’hôtel extraordinaire et bien provençal ne donne à mangerqu’aux voyageurs qui lui plaisent. Si vous n’êtes pas sympathique àJouve, rien à faire ; pour or ni pour argent vous n’obtiendrezrien. D’un bout des Maures à l’autre, on raconte volontiers qu’unMonsieur le Préfet étant venu, un jour, chez Jouve,demander à dîner pour lui, sa femme et la femme d’un invité.

Jouve lui dit froidement :

« Fallait me prévenir ; je ne peuxpas.

– Il n’y a pas de je ne peuxpas. Il faut. Faites ça pour moi. Je suis le préfet.

– Je le sais bien, dit Jouve. Il y a uneheure qu’on vous appelle comme ça devant moi ; mais quand vousseriez le pape, je ne peux pas.

– Pourquoi ?

– Parce que.

– Mais enfin ? »

– D’abord, tenez, si vous voulez que jevous le dise… »

Il regarda avec un dédain non équivoque lestoilettes parisiennes, robes, chapeaux et manteaux des deux trèshonnêtes femmes qui attendaient sa réponse – et, leur mise letrompant sur la qualité des deux dames :

« Je ne reçois pas decocottes ! »

La gaieté qui accueillit ces paroles ne fitque l’agacer. On eut beau se répandre en explications : iln’en voulut pas démordre :

« Quand on est pimparées comme ça, il nefaut pas s’étonner d’être prises pour des cocottes. »

Tel est l’homme ; tel est le pays.

Jouve aimait Maurin et Pastouré ; il lesdéfendit ; mais ce fut en vain qu’il essaya de mettre leschoses au point, – de ramener à son sens raisonnable l’actionextraordinaire de Pastouré… Les dévots y voulurent voir unsacrilège médité. Les autres en rirent d’autant plus, etl’histoire, volant de bouche en bouche, mit une rumeur dans tout levillage sur le passage des deux chasseurs, quand ils quittèrentl’auberge pour assister à la procession de Saint Martin.

« Sant Martin ! Sant Martinarribo ! »

(Saint Martin arrive !)

Il arrivait en effet. C’était, sur son hautpiédestal, un saint Martin de bois, équestre, et porté au moyen dedeux grosses perches horizontales, sur les épaules de quatrehommes.

Vêtu en chevalier romain, le grand saintMartin s’apprêtait à couper en deux, de son geste immobile, avecson large glaive, son ample manteau bleu ; et un pauvregrelotteux, entre les jambes de son cheval, levait les mains versla loque bienfaisante. Le manteau d’un bleu cru avait des frangesd’or.

Et la foule suivait, jeunes garçons,vieillards, vieilles femmes et jeunes filles, en criant sur tousles tons :

« Sant Martin ! Sant Martin !vivo sant Martin ! »

Tout le village escortait le saint, entouré decongréganistes en robes blanches, un cierge aux mains, et dequelques pénitents en cagoule.

Or, l’usage veut que lorsque le saint arrivedevant l’église, M. le curé, vêtu de ses plus beaux ornements,se présente à sa rencontre sous le porche. Alors le saint s’arrête.Les cantiques éclatent. À ce moment précis, un pauvre de lacommune, instruit à cet effet, – un pauvre pour de bon, chargéde représenter le mendiant de saint Martin, s’avance vers le prêtreet s’agenouille au seuil de l’église. Aussitôt le sacristain tendau curé un vêtement que le prêtre doit donner au pauvre de la partde saint Martin. Mais ce vêtement n’est jamais un manteau– (les manteaux, frangés d’or ou non, coûtant trop cher etn’étant guère à la mode) ; et, quel qu’il soit, veste ougilet, il faut que le don en soit fortement légitimé, aux yeux dela foule, par l’attitude implorante et lamentable du pauvre.

Ce miséreux doit donc grelotter ! C’estson rôle dans la comédie, qu’il fasse chaud ou non. Il fait chaudsouvent, dans ce pays-là, à cette époque, et l’on ditpartout : l’été de la Saint-Martin.

Cependant la foule, toujours un peu cruelle etgouailleuse, ne permettrait pas que le vêtement fût donné au pauvrequi ne l’aurait pas mérité faute d’avoir grelotté, et fortvisiblement. Et elle crie :

« Trémouaro ! (grelotte !)Tremble ! Frissonne ! »

Maurin et Pastouré n’avaient jamais, de leursainte vie, assisté à cette cérémonie étrange. Ils regardaient avecsurprise et non sans une colère naïve, cette comédie de la misèreet de la charité, qui ne faisait grand honneur ni à la charité ni àla misère. Or, il se trouva, cette année-là, que le vêtement chargéde jouer le rôle du manteau légendaire était un pantalon.

Pauvre culotte de toile bleue, humble culotteà quarante sous ! Rien de piteux comme les deux jambes decette culotte neuve et raide et d’un azur violent, au bout du brasde ce prêtre au dos chargé d’une étole d’apparat où resplendissait,en épais relief, un soleil d’or au-dessus d’une colombe elle-mêmerayonnante.

« Un sabre ! un sabre ! cria unplaisant. Coupez en deux le pantalon ! Donnez-lui-en rien quela moitié ! »

Le pauvre, pour mieux motiver le cadeau qu’onallait lui faire, n’avait pas eu à mettre sa moins bonne culotte,vu qu’il n’en possédait qu’une : celle qu’il portait, culotted’Arlequin à pièces multicolores.

« Oh ! les sacrésanimaux ! » s’exclama Pastouré.

La foule murmura :

« Qui est celui-là quiparle ? »

Une voix cria :

« C’est celui qui a tiré hier sur le bonDieu ! »

Le pauvre ne grelottait pas.

« Grelotte ! dit, selon l’usage, lecuré.

– Grelotte ! » répétait enriant la foule, qui oubliait Pastouré pour persécuter lepauvre.

Le pauvre, effaré, honteux de son rôle, gênépar tout ce vacarme fait autour de sa triste misère, disait à voixbasse au curé :

« Eh ! je n’ai pas froid !Donnez ou ne donnez pas, mais faites vite, pour l’amour du BonDieu !

– Grelotte ! » criait lafoule.

N’osant pas désobéir à ce peuple, le curéramena vers lui la culotte que déjà le misérable croyait tenir, etrépétait, le naïf curé qui se conformait aux usages desancêtres :

« Grelotte ! tremble !grelotte ! grelotte, on te dit ! »

Maurin, qui se trouvait au premier rang desspectateurs, n’y put tenir ; il bondit sur la culotte,l’arracha aux mains du prêtre, et tout aussitôt, prenant le pauvresous le bras, il le remit debout sur ses pieds en criant :

« Allons ! espèce d’âne,debout ! on ne demande jamais rien à genoux, apprends ça deMaurin !… Et vous, bonnes gens, vous n’avez pas crainte de lalui faire tant désirer, dites un peu ? N’a-t-il pas asseztremblé de froid pour de bon dans toute sa vie ? Faut-ilencore lui faire faire la comédie de sa misère ? Vous riez làde ce qui fait pleurer ! N’avez-vous pas honte de faire mettreà genoux un homme, pour un présent de quatre sous, dites-moi !Pour peu de chose, vous abaissez le chrétien et vous humiliez unecréature. Tant les uns que les autres, dévots ou non, vous meferiez l’effet d’être des brutes, si vous ne me faisiez l’effetd’être des enfants qui jouent avec le malheur ! Voilà l’idéede Maurin… et je ne vous l’envoie pas dire ! Allons, toi,pauvre bougre, prends-la vitement et viens avec moi… qu’avec deuxbécasses je te ferai faire une veste et une culotte pour tesdimanches !… »

Il fit mine de se retirer, mais se retournanttout à coup, il ajouta :

« Je ne sais pas ce qu’en pense votresaint Martin, mais, selon mon idée, vous ne devez pas lui plairebeaucoup !… Et ces gens-là, qui sont des travailleurs, seplaignent toujours des grands riches ! Ah ! ça sera dubeau, quand vous serez des bourgeois ! Ça promet une jolieFrance ! »

Maurin avait débité ce discours au milieu dela stupeur de la foule amassée, qui lorsqu’il se tut, se disloquaen grand désordre, criant sus au sacrilège, à l’insulteurpublic !

« Qu’est-ce qui lui prend donc à ceMaurin ! un si brave homme, pechère ! Le soleil l’aurarendu fou ! »

Pastouré n’eut qu’un mot :

« C’est envoyé ! » fit-il.

Et il se tint aux côtés de Maurin, prêt à ledéfendre.

Les dévotes, bien entendu, étaient les plusanimées.

Une cérémonie publique, permise par le maire,était troublée.

Les citoyens inoffensifs et le prêtre avaientété bafoués. Il fallait sévir, dresser contre Maurin un maîtreprocès-verbal.

Le Roi des Maures ne trouva que peu dedéfenseurs, ayant attaqué tout le monde sans distinction, ce quiest d’une déplorable politique.

Le garde de la commune s’avança, escortantl’adjoint chargé de la police.

« Allons ! dit l’adjoint à Maurin,retirez-vous ! »

L’adjoint, républicain et libre penseur, semontrait clément.

« Arrêtez-le, ce Maurin ! cria unevoix.

– Qu’on me touche ! » fitMaurin.

L’adjoint crut devoir faire l’important. Larévolte d’un contribuable éveillait en lui le Napoléon endormi dansle cœur de tout citoyen français.

« Ne nous forcez pas à sévir, dit-il avecmajesté ; vous troublez l’ordre public.

– Si c’est ça, l’ordre public, ditMaurin, alors vive la sociale ! »

Parlo-soulet, congestionné et devenu prolixe,haranguait la foule menaçante :

« Il est joli, votre saint Martin quifait grelotter les pauvres ! Si ça a du bon sens ! Levrai saint Martin les en empêchait !

– Allons, circulez ! » dit legarde.

– Je marche quand je veux, et quand jeveux je m’arrête, comme le cheval de Secourgeon », ditMaurin.

Le garde, qui ne connaissait pas « cecourgeon » se crut insulté. Il porta la main sur Maurin. Mallui en prit. Il reçut de Pastouré une bourrade qui l’envoya rouler,les quatre fers en l’air, entre les jambes des porteurs dusaint ; l’un d’eux s’écroula. La statue de bois tomba de sonhaut contre terre, endommagée gravement, et le manteau se sépara endeux morceaux à peu près égaux, résultat que depuis tant d’annéesfaisait attendre vainement le glaive de saint Martin.

Le désordre, dans la rue, devant l’église,était à son comble. On piaillait, on hurlait. Des hommes sechamaillaient ; des femmes se trouvaient mal et poussaient descris suraigus. Les enfants pleuraient en s’accrochant à la jupe desmères protectrices. Le curé levait les bras au ciel. Le gardechampêtre essayait de se remettre sur ses jambes en se frottant lescôtes ; et, pendant ce temps, Maurin, suivi de Pastouré,gagnait les bois, non sans avoir dit au pauvre grelotteux qui, pourn’avoir pas assez vivement grelotté, était cause de tout cebruit :

« Tiens, prends ces deux bécasses ;on les paie trois francs dix sous. Prends mes bécasses et fais-t-enfaire la veste et la culotte que je t’ai promises, espèced’âne ! »

Quand ils furent en plein bois :

« Je ne suis pas un homme des villes, ditMaurin. Toutes les fois que j’y vais, je le regrette… Il en fautpourtant des villes, par malheur !

– Il faut de tout pour faire un monde,répliqua le philosophique Parlo-soulet.

– Et, dit Maurin, sais-tu pourquoi ilssont tant dévots à saint Martin, dans ce pays ? La choseprésentement me revient en mémoire.

– Et pourquoi est-ce ? questionnaPastouré.

– C’est par la raison qui fait qu’onrenomme toujours un député quand on croit qu’il peut devenirministre et servir, par conséquent, ses amis, une fois aupouvoir.

– Que me chantes-tu là ? fitPastouré.

– Oui, dit Maurin, ma grand-mère quiétait dévote à saint Martin m’a dit souvent, quand j’étaispetit :

« Le Bon Dieu se fait vieux, bien vieux,Maurin, tous les jours plus vieux ; il ne tardera pas àprendre sa retraite… Eh bien… c’est saint Martin qui doit leremplacer. »

– Il est certain, dit Pastouré, que leBon Dieu doit être, à cette heure, au moins aussi vieux que MathiouSalem ! »

Et de tout le jour il ne souffla plus mot.

Cependant, les Plantouriens avaient relevéleur saint. Quand ils s’aperçurent que la statue gisante sur leparvis de l’église n’était plus entière, il y eut d’abord un crid’indignation. Mais on constata aussitôt que le manteau s’étaitpartagé « au droit du fil du bois », nettement,proprement. Alors, une vieille femme cria :

« Miracle ! au moment où le sainttombait, son bras s’est abaissé, et de son sabre, en souriant, il apartagé son manteau exprès… Je l’ai vu !

– Miracle ! » cria lafoule.

Et de la moitié du manteau de saint Martin,les riches de la commune se firent des reliques, qui, portées enscapulaire, ont la vertu de tenir chaud, ce qui économise lesvêtements d’hiver.

Quand Maurin apprit cela :

« Et dire, s’écria-t-il, que c’est à moiqu’ils le doivent, et qu’ils n’ont pas fait déchirer leurprocès-verbal ! »

Le soir du jour où se produisit le miracle,quand le commis voyageur bien pensant se présenta, à l’heure dudîner, chez l’aubergiste Jouve, il trouva sa valise et ses caissesd’échantillons sur le trottoir.

Sur le seuil, l’aubergiste qui l’attendait,lui dit d’un ton sévère :

« Je n’aime pas les traîtres. Je n’enreçois pas chez moi. Allez vous faire nourrir ailleurs.

– Mais il n’y a plus de courrier jusqu’àdemain, et…

– Eh bien, dormez dans la rue. »

Et Jouve lui ferma la porte au nez.

Chapitre 31Comme quoi Maurin et Parlo-soulet doivent être comparés, par lesgens qui s’y connaissent, aux plus grandes figures de l’histoire etde la légende, et où l’on se convaincra que M. Cabissol a pénétrétous les dessous de l’âme populaire, en lui entendant raconter Lebon conseil de maître Magaud, histoire à laquelle Maurin ripostapar une autre non mo

 

Maurin avait tort d’accuser d’ingratitude lesPlantouriens. Le maire du Plan-de-la-tour était un esprit juste. Ilparvint à calmer l’opinion publique, parce que, sans le dire trophaut, il trouvait assez raisonnable l’action de Maurin. Iltemporisa, fit le sévère à haute voix, jura au garde qu’il sauraitle faire respecter, assura à son adjoint que s’il s’était revêtu deses insignes, Maurin se fût montré plus respectueux. Il rédigea degros rapports menaçants, mais déclara qu’il les garderait pour lesrelire et les rendre plus terribles. Et finalement lePlan-de-la-tour, aujourd’hui, pense avec une gaieté spirituelle àcette mémorable matinée où deux païens qu’il approuvecontraignirent saint Martin à se séparer enfin d’une moitié de sonmanteau.

Huit jours après l’aventure, on ne songeaitplus à châtier le coupable. L’histoire était devenue simple matièreà plaisanterie. Les plus dévots en riaient à pleine gorge. Ilstaquinaient là-dessus le curé et le bedeau jusqu’à lesemmalicer ; et quant au garde champêtre, il en conserva lesurnom pittoresque de Cuoù l’embaro, qui signifiait queson derrière trop lourd l’entraînait jusqu’à le faire choir sansautre cause.

Les gamins du village l’appelaient ainsi duplus loin, en sorte que de ce Cuoù l’embaro sortit plusd’un proucé-barbaoù, mot qui, en langue d’amour ou langueprovençale, signifie procès-verbal.

L’histoire de la culotte de saint Martindevint célèbre en moins de deux jours d’un bout à l’autre du massifdes Maures, car la diligence de Cogolin l’avait emportée lelendemain toute chaude à Draguignan. Les gens de Figanières s’enétaient régalés dès le surlendemain, et, à Bormes, M. Cabissoldisait à M. Rinal :

« Notre Maurin, cette fois, a dépasséNapoléon. Il se hausse à la taille d’un Don Quichotte, ce César dupur idéal. Jamais Napoléon ne déclara la guerre pour une causevraiment humaine, comme l’a fait cette fois notre Maurin ; et,dans Cervantès, ni l’attaque des moulins à vent, ni celle de lachaîne des forçats, n’ont la beauté purement morale de cetteaventure-ci. Seule l’égale celle des marionnettes. Notre pauvreMaurin est donc perdu : il combat décidément pourl’idéal ! C’est un philosophe chrétien. C’est peut-être unprécurseur, mais il a tout l’air d’un attardé. Il a perdu de vue,faute sans doute d’y avoir jamais réfléchi, ce mot immortel ducardinal de Retz qui dit que la sagesse consiste à connaître« le vrai point des possibilités ».

– Comme vous grandissez votrehéros ! dit M. Rinal. À ce compte, l’ineffable Pastouré,avec son coup de fusil à l’adresse du Bon Dieu, serait grand commeProméthée en personne défiant l’Olympe du haut duCaucase !

– Et il n’est ni plus ni moins, ditM. Cabissol. Ce sont ici des géants comiques mais héroïques.Pastouré fusillant le ciel, c’est encore, si vous le voulez,M. de Voltaire conviant Dieu, s’il existe, à sécher sonécritoire ! Mais ce qu’il y a de particulier en Pastouré,c’est, comme toujours, la race ; voilà ce qu’il faut admireren lui. C’est cette puissante faculté, qui est un don de race, demettre immédiatement en acte un simple juron, et de le rendrehéroïque à la fois et badin, d’extérioriser et de voir, avec sesyeux de chair, ses idées devenues des êtres ! Cela est lepropre du génie ! C’est cette faculté, si puissante chezPastouré, qui fait les Shakespeare. Je m’explique maintenantpourquoi cet homme se tait devant le monde et pourquoi il parle engesticulant dès qu’il est seul. C’est que, d’une façon peut-êtreconfuse, il se comprend plus grand que le vulgaire ; ildédaigne de se faire discuter ; il est en lui-même et il sesuffit, comme un dieu. Il ne veut pas être distrait de soi par lespetites vues des petits esprits, et même il ne pensepeut-être que lorsqu’il est seul, mais alors avec quelle intensité,vous le voyez ! Alors il produit, il crée et porte un monde.Il le parle et le gesticule. Ce n’est qu’étant seul qu’il a dugénie. Le public le dérange. Il se passe de l’univers qu’ildomine par la pensée, et qui n’en sait rien.

« … Voilà ce que c’est qu’unPastouré. »

M. Rinal riait de tout son cœur.

« Convenez, mon cher Cabissol, que vousgonflez l’âne pour le faire voler, comme on le dit des gens deGonfaron.

– Je ne vois ici ni âne, ni parconséquent gonflement d’âne, répliqua M. Cabissol ;j’enfle un peu l’expression, si vous voulez, mais en bon Méridionalque je suis, et parce que j’ai toute confiance en l’intelligence demon interlocuteur ; je veux l’amuser par l’excessif de mesphrases ; mais j’entends qu’il les mette au point, je lui faisl’honneur de compter sur lui, et en cela je parle selon le génie eten même temps selon la sottise idéaliste du Provençal. LesProvençaux ne devraient galéjer qu’entre eux. Le reste de l’universne les comprend pas.

– Je suis bon Provençal et je vouscomprends, calmez-vous, mon cher Cabissol ; mais avouez qu’enparlant de Maurin et de Pastouré, que j’aime comme vous les aimez,vous les transfigurez un peu trop vite en héros infaillibles.

– Je dis, riposta M. Cabissol avecbeaucoup de vivacité, et je soutiens que Maurin est un idéaliste,qu’il croit à la bonté de ses congénères les paysans, et qu’il seprépare ainsi des jours cruels.

– Eh ! je ne vous dis pas autrechose à vous-même, mon cher Cabissol ; vous voyez tropfacilement en beau les êtres et les choses : je vous croisincapable d’accepter l’idée d’un petit défaut dans notre Maurin oud’une tache au soleil. C’est un tort.

– C’est à moi que vous faites cereproche ? Voyons, mon cher monsieur Rinal, écoutez-moi bien,je suis sûr que vous pensez comme moi : Maurin, à mes yeux,représente la partie spirituelle de notre pays, l’âme populaire denos campagnes. Il marche en avant, c’est un guide. Pastouré, lourdet sentimental, le suit et le suivra partout et toujours. Et, à euxdeux, avec leur gaucherie, leur suffisance et leurs insuffisances(on n’est pas parfait), ils nous sauveraient – ne fût-ce quepar leur gaieté – de plus d’un chagrin national ! Donc,les individus nommés Maurin et Pastouré méritent d’exciter monenthousiasme et le vôtre, d’autant plus que – j’en conviens –,chez beaucoup de nos paysans, la conscience est encore à l’état denébuleuse…

– À la bonne heure ! ditM. Rinal, mais j’étais en droit de vous demander uneexplication… Ah !… voici Maurin. »

Maurin entra, serra les deux mains amies ets’assit modestement sur le bord d’une chaise.

« Au moment où vous êtes entré, mon braveMaurin, dit M. Cabissol, j’allais conter à M. Rinal uneconversation que j’ai eue, l’autre matin, avec un paysan de maconnaissance, un nommé Magaud.

– Je ne le connais pas, dit Maurin.

– Nous vous écoutons », ditM. Rinal qui se renversa dans son fauteuil.

– Je commence, dit M. Cabissol. Celapourrait s’intituler :

LE BON CONSEIL DE MAITRE MAGAUD

« Tout au bord de la route, maîtreMagaud, qui est un grand maigre, silencieusement bêchait, sous lesoleil de midi.

« Sa chemise bleue, ouverte en triangle,laissait voir sa poitrine presque noire. Il soulevait par-dessus satête, d’un mouvement automatique, sa lourde pioche à deux dents,et, s’inclinant tout à coup, il la piquait à toute volée dans laterre dure, brusquement fendue.

– Je le vois, dit M. Rinal.

– Alors, poursuivit M. Cabissol, ilsaisissait par l’extrémité le manche de bois horizontal, il letirait à lui de bas en haut, et la force du levier détachait ungros bloc dentelé de cette terre semblable à de la rocaille. Cettemotte à peine rejetée derrière lui, Magaud recommençait sonmouvement toujours pareil, avançant d’un pas tous les quartsd’heure.

« Magaud, depuis le jour levé, exécutaitcette monotone manœuvre où, parfois, il mettait de la colère.

« – Eh bien, lui dis-je passantpar-là, ça se fait-il ?

« – Elle se refuse, lagueuse !

« Elle, c’est la terre.

« – Alors, lui dis-je, c’est tropdur ?

« – Quand ce n’est pas trop dur,répondit-il, c’est trop mou, et ça ne vaut pas mieux. »

« Sur la route, un bruit de charrettearrivait, grincement de bois et de ferraille. Je regardai derrièrenous. Au tournant, là-bas, un petit âne apparut d’abord, entre deuxtraits de corde, tout lâches.

– Pardi ! fit Maurin, un âne n’estpas une bête ; à moins d’être tout seul, il tire le moinsqu’il peut. C’est un mauvais socialiste, comme nous le sommestous ! »

M. Cabissol et M. Rinal échangèrentun regard d’intelligence ; et le premier, continuant sonrécit :

« Un gros cheval, entre les brancards,suivait l’âne d’un air indolent.

« La charrette vide revenait du marché dela ville. Au beau milieu, assis sur une chaise, le charretier,propre, l’air cossu, fumait une pipe neuve toute blanche.

« Quand la charrette passa près denous :

« – Adieu, Latrinque » !fit Magaud.

« – Adieu, Magaud » ! fitLatrinque.

« La charrette s’éloigna, nous cachant lepetit âne et le cheval. Nous apercevions encore leurs jambes,par-dessous la charrette peinte en bleu, poudrée à blanc surlaquelle trônait Latrinque, sa pipe neuve aux dents, le regardflottant sur les vignes de tout le monde, dont il calculait lerapport.

– J’en connais, de ceux-là, interrompitMaurin, et plus d’un !

« Magaud jeta sa pioche sous l’ombrelégère d’un olivier, avec un soupir de soulagement :« Ah ! fit-il, je vais maintenant dire deux mots à monfiasque ! »

« Son carnier était pendu à une bassebranche de l’olivier ; il le décrocha, en tira pain, fromage,un oignon, et enfin du sel dans un étui de roseau coiffé d’unbouchon de liège ; il posa à côté de lui son« fiasque », la bouteille plate revêtue de sparterie, etse mit en devoir de casser la croûte.

– Et il ne vous dit pas : « Àvotre service ? » s’écria Maurin indigné.

« – À votre service ! »fit Magaud se tournant vers moi, répliqua M. Cabissol enregardant Maurin. Il poursuivit :

« – Merci, Magaud, bonappétit », répondis-je.

« Et je restai debout à le regarder.

« Il mangeait, piquant du couteau lestranches du gros oignon, les frottant dans le sel épandu sur lacouverture de cuir de son carnier, qu’il avait étalée à terre.

« Après un silence :

« – Ce Latrinque, fit-il tout àcoup, en voilà un qui en a de la bonne chance ! »

« Il jeta la peau de l’oignon, piqua unmorceau de fromage rouge, et se tut.

« J’attendais l’histoire.

« La bouche pleine, la joue enflée,Magaud reprit :

« – Vous n’avez pas vu comme il estfier, sur sa « çarette » (charrette) ? C’est qu’ilen a, lui, des picaillons, et grâce à moi encore ! Sans moi,sans mon bon conseil à moi, – tel que vous me voyez– son père n’en aurait pas plus que moi, del’argent ! »

« Ici, je jugeai que le narrateur avaitbesoin d’un peu d’encouragement.

« – Sans votre conseil,Magaud ? Et quel est-il ce conseil qui a rendu Latrinqueriche ?

« – C’est à son père que je l’aidonné, dans un temps ; et voici l’affaire. Il y a bien vingtans de ça. En ce temps-là, tout le monde connaissait dans le paysun vieil avaricieux qu’on appelait – je ne sais pourquoi– le Canonge.

« – Oui, le Chanoine.

« – Peut-être bien, je m’y perdsdans vos mots français, je n’ai pas beaucoup d’école, je ne saispas lire… Ce Canonge, donc, un ancien curé selon le dire des uns,un ancien soldat selon le dire des autres, était un homme quivenait, monsieur, on ne savait pas d’où. Seulement, il avait de laterre à la campagne et de l’argent dans les villes. Il était riche,riche… au moins à cent mille francs ! Mais c’était chien commetout, et c’était dur au monde. Un pauvre qui est un pauvre n’avaitjamais rien reçu du Canonge. Il poursuivait le fusil à la main,ceux qui seulement traversaient sa vigne. Si un chasseur, enpassant, lui avait pris, ayant trop soif, un grain seulement d’unegrappe de son raisin, il aurait pour sûr tiré dessus… Des hommescomme ça, il y en a, voyez-vous, plus que d’un ! Et la cordepour les pendre, voilà tout ce qu’ils se méritent. »

– Il y en a, il y en a comme ça, ditMaurin, mais il y en a beaucoup plus des autres.

« Magaud, reprit M. Cabissol, accolason fiasque et but longuement. Le liquide tombait dans sa gorgeavec un grand bruit de source à l’ombre, qui était comique aumilieu du grand silence de midi, en plein soleil.

« Il reprit :

« – On ne l’aimait pas, allez, dansle pays ; il était détesté des gens comme des bêtes, mais onavait peur de lui, et on le laissait tranquille, dans le fumier desa maison où jamais n’entrait personne.

« Un jour, Latrinque, un travailleur deterre comme moi, le père de celui-là même qui vient de passer sifier sur sa çarette, arriva à la maison pour me parler et il medit :

« – Magaud, je viens te demanderconseil. »

« Je lui dis :

« – Parle. »

« Il me dit :

« – Écoute ! »

« Et voilà ce qu’il me conta :

« – Magaud, tu sais leCanonge ?

« – Oui.

« – Eh bien, il est entré chez moice matin et il m’a dit comme ça :

« – Latrinque, je me fais vieux etmême beaucoup vieux ; j’ai de la terre, tu dois le savoir, etj’ai de l’argent. Eh bien, si tu le veux, tout est àtoi. »

« – Alors, moi, je dis àLatrinque :

« – Que chantes-tu là ? turadotes ! »

« – Latrinque me dit :

« – Attends un peu. Voici l’idée duCanonge. Le Canonge m’a dit :

« – Latrinque, je me fais si vieuxque je ne peux plus aller au village chercher ma nourriture…

« – Sa nourriture !s’interrompit Magaud, de vieux quignons de pain moisi que lesboulangers gardaient pour les chiens… qui n’en voulaient pasentendre parler !

« – Je ne peux même plus cueillirune figue au figuier, Latrinque, dit le Canonge. Latrinque, prendsmoi chez toi, comme qui dirait en pension, et voici nos accords, ouceux du moins que je te propose : je ne te paierai pas, maispar testament, par écrit, devant témoins, devant le notaire, je telaisserai tout mon bien, le bel argent avec la bonneterre !

« – Voilà, me dit Latrinque, ce quem’a dit le Canonge…

« Et je dis à Latrinque :

« – Alors te voilà dansl’embarras ! »

« Latrinque répondit :

« – Je ferais bien la chose, commetu penses, si j’étais sûr que le vieux cheval crevât vite ;mais le bougre a la peau dure et il est capable, si je consens, dene plus vouloir mourir.

« – Alors, tu vas refuser !

« – Je me le pense. Mais,auparavant, j’ai voulu tout de même écouter ton conseil. Je calculequ’un conseil de Magaud, c’est toujours bon à prendre. »

« Alors, je dis à Latrinque :

« – Ah ! âne que toi tues ! prends le Canonge dans ta maison, et vite ! et pasdemain, mais ce soir même, de peur qu’un autre à ta place neprofite de la bonne chance. Ce vieux grigou vit des rognures qu’ilvole aux poulets des voisins ; ce vieux richard glane, auxmoissons, dans les champs des autres, pour se faire, avec quatreépis, quelques boulettes de farine. Ça, je le lui ai vu fairemoi-même. C’est maigre comme un clou perdu et rouillé. Alors,vois-tu, aux deux premiers bons repas, ça crèvera comme un sac usé.Prends-le donc chez toi et ne lui refuse rien. Mets sur ta table,tous les jours, des côtelettes, beaucoup, et du gigot, dont tuprofiteras… Ah ! si je pouvais être à ta place ! Mais jesuis seul, pechère ! sans femme et sans argent ; et je nepourrais pas, comme toi, faire toutes ces avances… Fais comme je tedis, et en moins d’une semaine, il sera mûr, le ladre, pour lecimetière. Sur la nourriture qu’il ne paiera pas il va tomber commeles sauterelles sur le blé en herbe. Il mourra de son avarice, etce sera pain bénit.

« – Je te remercie du bon conseil,Magaud, me dit Latrinque en s’en allant, mais, vois-tu, faut de laprudence… et je n’irai pas si vite… Pas moins, je suivrai le bonconseil, mais je n’irai pas si vite !

« – Tu auras tort : réfléchisqu’il faut que la nourriture le surprenne ! »

« Latrinque se mit à bien nourrir leCanonge, mais voilà que le Canonge se mit à engraisser !

« Alors je dis à Latrinque :

« – Étrangle tes poulets. »

« Il les étrangla. Même il tordit le cou,avant la Noël, à deux dindes qu’il réservait pour la fête deNotre-Seigneur. Tant et si bien qu’un jour où Latrinque travaillaitau bout de sa vigne, en attendant mon aide, l’idée me prit, commeje l’allais rejoindre, d’entrer dans sa maison pour voir comment seportait le Canonge ; j’allais comme qui dirait visiter lespièges. La table était encore mise, monsieur, avec une nappe,monsieur ! des bouteilles de plusieurs grandeurs et beaucoupde côtelettes et aussi du poulet, et aussi du bœuf et du cochonrôti. Et devant la table, par terre, les bras ouverts en croixcomme s’il priait, était couché sur le dos le Canonge, la figuretoute maigre et le ventre en l’air, tout rond ! Je le vis enentrant, mon Canonge, raide mort, monsieur, raide mort ! sonavarice l’avait tué, comme de juste – et comme je l’avaisprévu. Je le tâtai, il était déjà froid.

« Alors, je courus vers Latrinque, jetantlà ma pioche pour aller plus vite, perdant mon chapeau, et de bienloin, je lui criai :

« – Le Canonge est mort !

« – Le Canonge estmort ? »

« Il ne voulait pas se le croire. On necroit pas tout de suite à des fortunes de cent mille francs.

« – Oui, le Canonge estmort ! »

« Alors, Latrinque, lui aussi, jeta sapioche en l’air et il se mit à danser au soleil, comme un fou, aumilieu des mottes dures. On eût dit qu’il foulait la vendange danssa cave, quoiqu’il dansât trop haut pour ça. Tout en un coup, il semit à courir vers sa maison pour aller voir par lui-même si c’étaitbien vrai, mais une idée le prit en chemin ; il s’arrêta prèsde moi, me mit le poing sous la figure, et me dit :

« – Tu te fiches de moi,preutêtre ?

« – Je te dis qu’il estmort, espèce d’âne !

« – Si tu me fais une farce, me ditLatrinque, nous réglerons la suite – mais si tu as dit vérité,Magaud –, comme c’est toi qui m’as donné le conseil… et quel’héritage est beaucoup gros, – je te promets… vingtfrancs ! tu entends bien ? je te donnerai vingt francs,pas un liard de moins ; et ça, je te le jure sur la tête demes enfants et de ma pauvre mère qui est morte… »

« Magaud poussa un grand soupir. Sansdoute, il exhalait avec l’odeur de l’oignon, le regret de n’avoirpas été choisi par la Providence comme l’héritier du Canonge.

« – Et les vingt francs, monsieur,– vous me croirez si vous voulez… eh bien… il me lesdonna ! trois jours après ! »

« On sentait que ce trait d’honnêteté deLatrinque étonnait encore Magaud.

« Il remit lentement les débris de sonpauvre repas dans le carnier qu’il suspendit à l’arbre, but unegorgée encore, posa, dans un creux du vieux tronc d’olivier, bien àl’ombre, sa bouteille presque vide et reprit sa pioche.

« Il revint au champ qu’il récavait,planta jusqu’aux chevilles, entre les mottes rougeâtres, sessouliers énormes, souleva par-dessus sa tête, d’un mouvementautomatique, sa lourde pioche, à deux dents, et, s’inclinant tout àcoup, il la piqua à toute volée, dans la friche dure, quibrusquement se fendit.

« Alors, tout courbé, Magaud saisit parl’extrémité le manche de bois horizontal et, au moment de le tirerà lui, de bas en haut, il parla sans se relever :

« – Voilà pourquoi le fils deLatrinque, que vous venez de voir passer, est si fier sur saçarette… il me dit encore bonzour quelquefois, oui, mais il nem’aime guère. »

« Et Magaud conclut, avec le ton sourd dela sagesse qui vient des profondeurs :

« – Les gens à qui on a fait dubien, c’est toujours comme ça ! »

« Magaud souleva brusquement le manchehorizontal de sa pioche, et la force du levier détacha un gros blocdentelé de cette terre pareille, pour la dureté, à de larocaille.

« Les deux mains sur le bois luisant,Magaud, le dos voûté, le front tout courbé vers la terre, parlaencore :

« – C’est égal, fit-il, il y a desgens heureux tout de même ! Grâce à moi, qui ai donné le bonconseil, il a eu pourtant, ce Latrinque, cent mille francs au moinsde fortune… et rien à se reprocher ! »

M. Rinal ouvrit sa tabatière, y puisa unepincée de tabac qu’il y laissa retomber, puis il referma la boîteet frappa sur le couvercle avec impatience.

Maurin secouait la tête.

« Eh bien, Maurin, que dites-vous decelle-là ? interrogea M. Cabissol.

– Je dis, monsieur Cabissol, que lorsquevous nous contez des histoires d’hommes, vous nous réjouissez lecœur, mais si vous vous mettez à nous conter des histoires decochons, alors ça ne va plus !

– Qu’appelez-vous des histoiresd’hommes ?

– J’entends, dit Maurin, des histoiresoù, même quand ils ne sont pas des saints, les hommes ne sont paspour cela pareils à de sales bêtes.

– Eh bien, contez-nous-en une, de voshistoires d’hommes.

– Ce sera, dit Maurin, une histoire dechasse au canard. Je n’ai jamais beaucoup aimé la chasse au canard,d’abord parce qu’elle se fait dans la fange des marais et quej’aime mieux, de beaucoup, le terrain sec des collines qui chantesous la semelle et d’où l’on voit tout l’horizon lointain, etsouventes fois le grand large de la mer… Et puis, si je n’aime pasla chasse au canard, c’est peut-être aussi parce que mon grand-pèrem’a souvent conté que dans sa petite enfance, au temps des rois,tous les canards de Solliés-Pont, où il était né, avaient prisparti pour la République.

– Que nous chantez-vous là !

– La pure vérité. Vous savez que larivière du Gapeau traverse la ville de Solliés. La ville,d’ailleurs, le lui rend bien, et elle traverse la rivière, sur unpont. Ce pont, les habitants ont eu la bonne idée de le jeter,comme les ponts de Paris, en travers de la rivière ! ce quiprouve une grande sagesse, car s’ils l’avaient fait cheminer dansle sens du cours de l’eau, vous comprenez bien que jamais ilsn’auraient pu passer d’une rive à l’autre.

« Il y a donc un pont à Solliés. Et sousle pont un peu d’eau et beaucoup de canards, des troupeaux decanards appartenant aux gros riches de la ville.

« – À l’époque où j’étais petit,disait mon grand-père – lequel était un républicain dans le tempsoù il n’y en avait pas plus de dix-huit en France – ce nombren’est jamais dépassé de beaucoup sous les rois – à l’époque oùj’étais petit, il y avait tous les jours nombre de canards sous lepont de Solliés, et quantité d’imbéciles dessus, qui occupaientleur temps à regarder les canards jouer dans l’eau. »

« Or, tous les riches étaient royalistes,aussi bien et même mieux que tous les pauvres de ce temps-là, parceque les uns et les autres croyaient que c’était leur intérêt. Tousles canards de Solliés appartenaient donc à des royalistes. Alors,moi, j’eus l’idée de faire porter aux canards, à tous les canardsde Solliés, les couleurs de la République. Et voici comme j’yparvins : Je préparai un tas de cordelettes, longues comme ladistance du bec d’un canard à son estomac… et j’attachai à un boutde ces cordelettes un appât alléchant, lard ou vermisseau ; àl’autre bout une cocarde rouge. Vous devinez ce qui arriva.

« Un beau matin, tous les canards deSolliés (ils étaient des centaines et des centaines !)apparurent avec une cocarde rouge, collée au coin du bec… ilsavaient avalé l’appât, la ficelle avait suivi vivement, et lacocarde était venue, à droite ou à gauche du bec, s’appliquerelle-même comme au bord d’un bonnet de la Liberté.

« Et « coin ! coin !coin ! » les canards dans tout Solliés allaient de-ci etde-là, comme des fous, ne pouvant ni avaler ni détruire la cocarde,et proclamant malgré eux la République, à la barbe de tous cesimbéciles de royalistes qui s’attroupaient sur le pont, pendant queles canards se réfugiaient dessous. »

« Voilà, poursuivit Maurin, ce que meracontait mon grand-père ! et c’est une des raisons qui fontque je ne tire pas volontiers sur des canards : il me sembleque je tire sur des amis, vu qu’ils ont proclamé la République àSolliés, quand il y avait du danger à le faire. C’était bien malgréeux, j’en conviens, mais, de cette manière, ils n’en sont que pluspareils à beaucoup d’hommes.

« Je n’aime donc pas la chasse au canard.En voici pourtant une que je veux vous conter :

« Un chasseur de la ville rentrait chezlui, sans perdreau ni lièvre dans son sac, comme de juste,bredouille enfin. Il avait de belles guêtres, un carnier à filet,fermé par une couverture reluisante, poilue comme les malles dutemps passé, mais il n’avait rien tué.

« Tout en un coup, comme il arrivait prèsd’une ferme, il aperçut, sur une petite mare, une famille decanards privés.

« À quelque pas de là, assis sur un troncd’arbre, pas bien loin de la bastide, où personne d’autre ne semontrait ni aux portes ni aux fenêtres qui étaient fermées, unpaysan fumait tranquillement sa pipe.

« – Brave homme ! lui dit lechasseur, combien ça me coûterait-il pour tuer une de ces joliesbêtes qui ressemblent à des canards sauvages ?

« – Va saï pas ! je n’en saisrien, répondit l’homme en regardant à peine le chasseur et enhaussant les épaules.

« – Quarante sous ? çaserait-il assez payé ?

« – Si vous voulez ! ditl’homme qui fumait sa pipe.

« – Bon ! se dit le chasseur,ça n’est vraiment pas cher. »

« Il posa quarante sous sur le troncd’arbre qui servait de banc au paysan, ajusta son canard et letua.

« – Bonjour, l’ami.

« – Bonjour,bonjour ! »

« Le paysan empochait les quarante sousquand le chasseur, qui s’éloignait, se ravisant tout à coup, revintsur ses pas…

« Eh ! l’homme ! j’ai bienenvie d’en tuer encore un, de ces beaux canards ? ils ne sontpas chers. J’inviterai mes beaux parents… Eh ! l’homme ?si j’en tuais encore un pour encore quarante sous ? »

« L’homme ne répondit pas.

« – Allons, laissez-moi faire…tenez : voilà, cette fois-ci, trois francs… »

« Et il déposa trois francs à côté dupaysan qui les prit et les mit en poche. Trois et deux fontcinq.

« Le chasseur tua un second canard. Puis,tout aussitôt, excité par la grande facilité de cette chasse et lebon marché du gibier :

« – Je réfléchis, dit-il, qu’untroisième canard ferait bien mon affaire ! je dois unepolitesse à un avocat qui m’a fait perdre un procès. Ça ne vousferait rien, dites-moi, brave homme, si je vous tuais encore un devos canards ? »

« Le paysan qui se trouvait assez payé,tira de sa pipe une bonne bouffée et il la rejeta avec ces quatreparoles :

« Que voulès qu’aco mi fouté ?aqueleï canars soun pas miou : « Que voulez-vous que çame fasse ? ces canards… ne sont pas miens… »

« Et voilà, dit Maurin en riant, unebonne histoire d’hommes ! car la canaillerie qu’on y voit estpetite, pas calculée à l’avance, rachetée par le plaisir qu’ellevous donne… Et l’honnêteté, à la fin, prend ledessus !… »

Chapitre 32Où Maurin des Maures, par la façon dont il pense à se faireconnaître de son bâtard Césariot, prouve bien qu’il n’est pas unhéros de roman-feuilleton.

 

Aux yeux de Tonia, l’aventure du miracle deSaint-Martin et du Cuoù l’embaro grandit Maurin de millecoudées.

« Ah ! pensait-elle, si Sandri enavait de pareilles !… Mais les gendarmes ne sont paslibres ! »

Aussi, lorsque, peu après, elle aperçut, à lacantine du Don, Maurin venu pour la revoir, elle courut à lui etlui sourit de bon cœur.

« Je n’oublie pas que c’est vous quim’avez sauvée, Maurin, et puis, c’est à vous qu’on le doit, si cesmalfaiteurs sont arrêtés et si l’on peut maintenant se promenerdans les bois en sûreté.

– Parbleu, gallinette (petite poule), ditMaurin, si je les ai arrêtés, c’est bien pour les punir de la peurqu’ils vous avaient faite, et pour vous mettre l’esprit enrepos. »

Elle lui tendit la main.

« C’est gentil ça, me voilà payé, fit-il,si nous sommes amis ! »

Ils causaient, Maurin sur le pas de la portedu cabaret, Tonia arrêtée sur la route, aux regards de qui pouvaitpasser.

« J’ai bien le droit, disait Tonia, de memontrer reconnaissante envers vous ; j’en ai même, pardi, ledevoir.

– Entrez donc, mademoiselle. »

Mais elle refusa. Et, ce qui charma Maurin,elle fit une allusion à l’histoire de l’aigle dont elle ne luiavait pas parlé encore. Il n’avait, à l’époque où il chassaitl’aigle, aucun engagement envers Tonia (en avait-il àprésent ?) et, cependant, elle eut l’air de se plaindre de cequ’il avait été comme qui dirait infidèle à quelque chose qui étaitentre eux !…

« Bon, elle est jalouse ! »pensa Maurin qui s’y connaissait.

Il comprit que l’amour la prenait, la pauvre,un peu davantage chaque jour. Quand il lui nomma Sandri par deuxfois, elle eut un petit haussement d’épaules, et alors il affectade ne pas parler en mal du gendarme. Il s’attacha à paraîtreindifférent à ce sujet ; elle en fut piquée comme il ycomptait bien. Et quand elle le quitta, elle se sentit toutesongeuse, plus impatientée que jamais contre Sandri.

Et tout à coup, rentrant dans lacantine :

« Tenez, Maurin, dit-elle, ce qui est malde votre part, je dois vous le dire, c’est l’affaire du cabanon oùSandri vous a trouvé avec la Margaride !

– Oh ! moi, dit Maurin, j’étaislibre de me trouver avec qui bon me semblait. Mais Sandri, lui,c’est différent. Il est votre fiancé. Et j’ai voulu le punir.

– Dites tout de suite que c’est pour merendre service que vous avez recherché cette belle fille, car elleest belle, dit Tonia irritée. Vous vouliez sauver votre amie MiséSecourgeon, voilà tout !

– Chut ! dit Maurin en riant.

– Ah ! vous êtes, dit Tonia, unfameux bandit ! »

Elle partit sur ce mot qui était, de touteévidence, le plus haut terme de l’admiration sur ses lèvres deCorsoise.

Quand le rusé don Juan de la forêt eut comprisque la belle Tonia était en colère contre lui, il s’en alla,profondément persuadé qu’il en aurait tôt ou tard la joie, et quesur le terrain d’amour il infligerait à Alessandri la suprêmedéfaite.

Il avait fait à peine cinq cents pas sur laroute qu’il aperçut, se baignant en pleine poussière, avec dejoyeux frémissements d’ailes, une compagnie de perdreaux. Herculepointa, esquissant un arrêt sans fermeté.

« Ce sont les perdreaux de Saulnier,pensa Maurin. Quelque jour il se les fera tuer ! Ah ! levoici lui-même avec sa belette et son renard. »

Masqué de ses larges œillères, Saulnier tapaità tour de bras sur un tas de cailloux ; il était assis à terreet il frappait, frappait. Sa belette dormait entre les pattes deson renard.

« De loin, lui dit Maurin, on voit tesperdreaux avant de te voir ; on te les tuera.

– Non, dit Saulnier, mon renard lesgarde. Quand un étranger approche il s’inquiète et grogne. J’aicompris, à sa figure, que celui qui s’avançait était un ami et lesamis reconnaissent mes perdreaux. Et puis, ils savent qu’en cemoment c’est ici mon quartier de travail. J’espérais bien te voir,Maurin.

– Et de neuf, qu’y a-t-il ?

– Il y a de neuf que j’ai vu passer parici Césariot. »

Césariot était le fils aîné de Maurin, celuidont il ne parlait guère, et pour cause.

« Ah ! tu as vu Césariot ?

– Oui. Il revenait de Toulon. Il est allédans la mauvaise ville dépenser son argent de six mois. Etmaintenant, il est retourné à Saint-Tropez en gagner encore qu’ildépensera de même. Mais cela ne serait rien, s’il n’avait pasd’autres intentions, qui ne sont guère bonnes ! Je ne sais quilui monte la tête. Si les gens connaissaient ce qu’il est pour toi,c’est-à-dire ton fils, on y regarderait à deux fois, je pense,avant de s’exposer à ta colère. On le bourre d’idées mauvaises etcomme il aime l’aïguarden, cela lui fait une mauvaise tête.

– Et qui donc, répliqua Maurin enfronçant le sourcil, le bourre d’idées comme ça ?

– Des gens qui lui donnent à lire toutessortes d’histoires. C’est surtout la liture (lecture) quile perd. Il m’a conté qu’il a chez lui des papiers où l’on voit desenfants de rien perdus ou volés, qui retrouvent leur père prince etqui deviennent des rois après avoir été des mendiants, et il ditqu’il lui en arrivera autant, ou bien que, s’il ne devient pas roi,il fera sauter des rois avec des machines infernales. Il dit que,sur la terre, il faut être ou empereur pour le moins ou voleurcomme plusieurs de ses amis.

– Oh ! dit Maurin, je les lui feraipasser de la tête, moi, ses idées de féna (mauvais sujet), et s’ilveut un père, eh bien ! je lui en donnerai un, moi, de père,et qui me ressemblera comme deux gouttes d’eau. Ah ! il veutle connaître, son père ! Eh bien, je lui ferai faire saconnaissance !

– Il devient pire tous les jours, tongarçon. Je te dis qu’il parle de faire sauter les riches avec descoups de mine ou des bombes chargées de poudre de contrebande.

– Ah ! le méchant bougre ! fitMaurin. Voyez-moi ces idées : il veut être fils de roi etdéteste les fils de roi parce qu’il n’est pas fils de roi ! Etl’animal, si on lui donnait un gouvernement, serait plus méchantque les plus méchants ! Je vois qu’il faudra lui remettre unpeu et bientôt la cervelle à l’endroit. Quand on se plaint de ceuxqui ont les bonnes places, ça doit être pour faire mieux qu’eux,Saulnier, le jour où on les met par terre. Lui, avec les idées quetu racontes, il ferait pire que les pires. Et quelle instruction çaa-t-il, d’abord, un jean-foutre comme ça, il me fera dire, tout monfils qu’il est ? Quelle science a-t-il pour vouloir faire lajustice à lui tout seul, lorsque tant de savants n’arrivent passeulement à deviner où elle se trouve ? Est-ce qu’il laconnaît, la justice ? Qui veut conduire la voiture doit savoirmener un cheval… Ah ! pauvre France !

– Je lui ai dit tout ça, » fitSaulnier.

– Et qu’a-t-il répondu, legueux ?

– Qu’il savait où il allait : que çane regardait personne… Et puis, il y a encore quelque chose de plusinquiétant…

– Quoi ?

– Voilà. On lui a fait accroire à Toulon…des mauvais farceurs lui ont mis ça en tête… après l’avoir faitboire…

– Et quoi donc ? » fit Maurinavec impatience.

– Qu’on savait qui étaient son père et samère et que c’est des grands personnages.

– Et qui est-ce, d’après lui ?

– Son père, à ce qu’il dit, est un grandamiral qui serait devenu gouverneur aux colonies, et sa mère, quil’a eu quand elle était fille, a épousé, selon lui, au lieu de sonpère, un autre savant qui est devenu ministre par son mérite. Onlui a dit qu’elle vient habiter des fois à Saint-Raphaël et il jurequ’il ira lui parler.

– Je vois, dit Maurin, que c’est un fierimbécile et qu’il est temps que je me fasse connaître à lui. Sanscela, cette tête pas finie fera quelque escooufestre (scandale) ettroublera le ménage de quelque pauvre dame avec ses imaginationsqu’un diable lui souffle ! Je paraîtrai. Pour peu que jetarde, il se croira fils de pape !

– Tu aurais dû paraître plus tôt, »fit le vieux Saulnier.

– Eh ! je n’ai pas pu. C’est touteune histoire. J’ai cru bien faire en ne disant jamais rien, rapportà la mère… Mon secret n’est pas à moi… Merci, Saulnier. Tiens,voilà mon merci ».

Maurin payait de temps en temps de quelquegibier, poil ou plume, les services de son brave ami lecantonnier.

Il lui offrit, cette fois, deux lapereaux quel’autre pourrait vendre au conducteur de la diligence.

« À propos, dit Maurin en le quittant, jete ferai donner une gratification par le préfet. »

Il dit cela simplement, comme un sultan quiannonce à un pauvre qu’il lui enverra son vizir, porteur d’unebourse bien garnie.

Et l’autre ne s’étonna pas.

« Merci, Maurin, dit-il, tu es brave. Unpeu de protection, ça n’est jamais de refus. Tout va par protectionsur la terre. Le mérite, on s’en fiche !… »

Maurin s’en alla méditant, se demandant à queljour, à quelle heure, de quelle façon, en quels termes il feraitirruption dans la vie de l’enfant perdu, en train de devenir commeil disait : « Un mauvais homme. »

« Ah ! Dieu t’a abandonné, mongaillard ? Eh bien, attends un peu : je vais te lerendre. »

Chapitre 33De la rencontre qu’eurent pour la première fois Maurin des Maureset son fils Césariot sous un arbre qui est célèbre dans le Var sousle nom de Pin Berthaud, et comment le don Juan des bois se révélapère de famille à la romaine et à la provençale.

 

Décidé à avoir une conversation avec le jeuneCésariot, Maurin partit un beau matin pour Saint-Tropez. Il setrouva que le même matin Césariot, muni de quelque argent que luiavaient donné ses patrons, à la suite d’une pêche miraculeuse,prenait de nouveau le chemin de Toulon, où il allait« s’amuser ».

Maurin le rencontra sous le PinBerthaud, pin gigantesque bien connu dans tout le golfe, maisdont la célébrité est devenue universelle, depuis que sous sonombre le roi des Maures et son dauphin de la main gauche s’yrencontrèrent pour une mémorable conversation. On le trouve,depuis, cité dans tous les guides. Il offre d’ailleurs, à tous lespassants, une ombre véritable sous laquelle il est agréable de sereposer un instant.

Césariot, qui ne connaissait Maurin des Mauresque pour en avoir entendu parler comme tout le monde, cheminaitd’un air préoccupé, sournois, la tête basse, l’œil inquiet… Sonidée fixe le tourmentait. Maurin l’arrêta d’un mot.

« C’est à toi qu’on a mis Césariot ?(Cela signifie : « C’est bien toi qu’on a baptiséCésariot ? »)

Il y avait dans cette tournure de phraseprovençale une raillerie à l’adresse de son nom, que Césariotreleva à sa manière :

« Ça vous regarde, vous ? fit-ild’un ton bourru.

– Il faut bien que ça me regarde, ditMaurin, sans ça, je ne te le demanderais pas, espèce de petitâne ! »

La conversation s’engageait mal.

« Je n’ai pas envie de causer, ditCésariot. Est-ce que je vous demande votre nom, moi, àvous ?

– Non pas, mais je vais te le dire et çate rendra, je pense, un peu mieux parlant. Je m’appelle Maurin.

– Maurin des Maures ! »s’exclama l’autre, avec un respect involontaire et mêlé d’une vagueinquiétude.

– Tu l’as deviné, mon garçon. »

Césariot esquissa un salut :

« Qu’est-ce qu’il y a pour votreservice ?

– Je connais tes pensées, dit brusquementMaurin, entrant, sans crier gare, dans la conscience du personnage.– Eh bien, elles sont mauvaises… Tu cherches ta mère ! Tucrois que, des fois, elle vient dans ce pays-ci. Tu as tort et tute trompes. Tu lis de mauvais livres et tu aimes des boissonsmauvaises. Ça te gâte l’esprit et l’estomac ; prends-ygarde.

– Je vous respecte, dit Césariot baissantson front têtu, mais tout ça, c’est mes affaires ! »

Maurin reprit posément :

« Je vais te donner un bon conseil.

– Je n’en demande pas !

– Si ta mère ne t’a pas avoué, quellequ’elle soit, celle-là, c’est sûrement, mon garçon, parce qu’ellen’a pas voulu, ou qu’elle n’a pas pu… C’est trop clair… Si ellel’avait pu, si elle le pouvait, je m’imagine qu’elle le ferait.Comprends-tu ? Alors, de la rechercher malgré elle, c’est agiravec bêtise… »

On touchait à l’idée fixe de Césariot. Il fitmine de se dérober.

« C’est agir avec bêtise ! repritMaurin, en le retenant par le bras, à moins que ce soit parcanaillerie !… »

Et avec une expression finaude qui plissait satempe :

« Tu voudrais d’elle de l’argent,preutêtre ?

– Et quand ça seraitça ! » dit Césariot avec un mauvais regard.

– Ah ! le bougre ! fit Maurin,d’un air plus ironique qu’irrité et d’une voix fluette et câline.Je vois, clair comme le jour, la petite canaille que toi tues ! »

Sa voix redevint forte et se fitsévère :

« Eh bien, écoute, coquin ! Tu vasrallier chez tes patrons. C’est moi, Maurin qui t’en donne l’ordre.Et dans ton affaire, c’est moi, Maurin, qui y regarderai à partird’à présent ; je m’en charge… Et si tu files de Saint-Tropez,c’est moi, Maurin, qui t’irai chercher par les oreilles.

– J’irai où je voudrai, gronda Césariot.Lâchez-moi, à la fin ! Il n’y a pas de Maurin quitienne ! Les hommes sont libres… Je veux aller chez mespatrons si je veux et n’y pas aller si je ne veux pas.

– Vé ! fit Maurin d’une voixsatisfaite ; il a du sang, le drôle ! »

Puis, de sa voix de commandement et decolère :

« Tu vas me promettre d’obéir, bougre degamin ! Tu n’es qu’un gamin et qu’un polisson, en train depréparer une action de bêtise et de mauvaiseté : et jet’empêcherai, sûr comme je m’appelle Maurin !

– Vous m’empêcherez ! vous ! etde quel droit ? hurla Césariot.

– Du droit de ceci », répliquaMaurin.

Il avait saisi le « pitoua » par lacravate et il le secouait en le poussant devant lui. Le jeune hommequi reculait d’un pas à chaque saccade, vint s’adosser au troncénorme du pin centenaire.

Hercule, voyant qu’il y avait bataille, vouluten être et sauta aux jambes de Césariot.

« Couché, Hercule ! ne me l’abîmepas ! » cria Maurin.

Hercule obéit. Césariot râlait dans sacravate.

« Promets-tu ? » demandaMaurin.

L’autre, sans répondre, chercha sournoisementà sa ceinture, dans la gaine de cuir, un de ces couteaux de marinqui ne se ferment pas.

En voyant luire la lame, Maurin eut un de cesmouvements d’exaspération durant lesquels un homme a le temps defaire un grand malheur.

« Ah ! fils de garce !murmura-t-il… Que ta mère me pardonne ! »

Son adversaire, qui était vigoureux, échappa,d’une secousse brusque, à son étreinte ; son gilet s’étaitdéboutonné ; un lambeau de sa chemise était resté aux mains deMaurin. Et le don Juan des Maures tout à coup demeura stupéfait,saisi d’une émotion, terrible, en présence de son fils armé.

Maurin, immobile, pâle, regardait Césariotqui, également immobile, demeurait prêt à reprendre la lutte avecson large couteau luisant au soleil.

Le visage de Maurin eut une expressionextraordinaire de terreur et d’énergie qui, sans doute, paralysales moyens de défense de son adversaire, car, en un tour de main,Maurin, se jetant sur lui tout à coup, l’eut désarmé. Cela fait, ilprit le couteau par la pointe entre le pouce et l’index, et lelança à toute volée dans les branches du pin, avec tant d’adressequ’il y resta planté, très haut, dix fois hors d’atteinte ;puis empoignant Césariot par un bras, Maurin se mit à le battrecoup sur coup, à grands plats et revers de main, puis, à coups depoing et à coups de pied, sans que l’autre pût parvenir à seprotéger avec son bras resté libre…

Sous cet orage de coups, le pauvre garçon, sihardi tout à l’heure, oubliant subitement toute révolte, toutorgueil, redevint un petit enfant et se mit à trembler à la fin, enrépétant plusieurs fois, sur un ton touchant d’écolier pris enfaute :

« Pourquoi ça ? Pourquoi ça, maîtreMaurin ? »

Et entre deux maîtresses gifles, le don Juandes Maures lui répondit, d’une voix de tonnerre :

« Parce que je suis ton« péro » !

Cette révélation ne produisit pas dansl’esprit de son fils l’effet qu’en attendait Maurin ; Césariotn’éprouva aucune joie. Bien au contraire !

« Ce n’est pas vrai ! ce n’est pasvrai ! » hurlait-il, ne voulant point se résoudre àn’être pas le fils d’un ministre pour le moins, ou d’unamiral !

Et de rage et de désespoir à l’idée que Maurinpouvait dire vrai, il se mit à sangloter.

« Et maintenant que tu es mon fils, ditMaurin placide, et sans lui lâcher le bras, – marche,drôle ! que je te mène où tu dois aller. »

Le drôle obéit.

Le paternel Maurin ramenait Césariot àSaint-Tropez, chez ses patrons, à qui il comptait le recommanderfortement.

Césariot, tout d’abord, ne desserra pas lesdents. Il se soumettait à la force en rechignant. Il espérait quece diable de Maurin finirait bien par le lâcher. Et dès qu’ilaurait retrouvé sa liberté, il irait où bon lui semblait. CommentMaurin savait-il ses secrets ? Cela lui paraissait surnaturelet ne laissait pas de lui inspirer du respect.

Tenter d’échapper à la forte poigne de cediable de Maurin des Maures, il n’y songeait pas. Il éprouvait deplus en plus auprès de lui une sorte de terreur superstitieuse.Quant à l’idée d’être le fils d’un tel homme, en mieux yréfléchissant, il commençait à l’admettre, car il lui paraissaitimpossible qu’un Maurin eût parlé à la légère. Et puis, lacorrection qu’il avait reçue ne semblait acceptable à son orgueilque venue d’une autorité paternelle. Cependant, malgré la gloire dunom de Maurin, qui était un roi à sa manière, Césariot eût préférépour père l’amiral ou le ministre qu’il avait rêvé avec sa cervellefarcie de romans-feuilletons…

Maurin, nature fruste et fine, laissaitl’enfant à ses réflexions. Il avait de l’expérience, l’homme… nullesentimentalité, un esprit clair et libre.

Il se faisait midi passé. Césariot qui, sanssa mauvaise rencontre, se fût attablé là-bas, au cabaret de laFoux, commençait à sentir les tiraillements de son estomac dematelot. Rien ne creuse comme une alerte un peu vive. Il dit tout àcoup :

« Alors, de tout aujourd’hui, on nemettra rien sous la dent, hé ?

– Ça, ça serait dommage, fit doucementMaurin. À ton âge, mon homme, on a droit à la ration double. Té,entrons ici, on nous prêtera des chaises et une table où poser labouteille et le pain que j’ai, – par précaution,– toujours au carnier. »

Il poussa Césariot dans une maison de saconnaissance dont la porte s’ouvrait au bord du chemin.

« Bonjour, Capoulade. Je te demandeasile.

– Tu es chez toi, Maurin, dit l’autre…Que veux-tu ?

– Ta table, pour manger à notre aise ledîner que j’apporte.

– Nous autres, nous avons dîné, répliquaCapoulade. Fais à ta volonté. »

Sous le manteau de l’immense cheminéebrûlaient quelques troncs d’arbre. Une bouillotte chantait. Un chatronronnait à côté de deux chiens courants, qui regardaients’écrouler les braises.

Capoulade alla à ses occupations au-dehors,laissant Maurin maître de sa maison. Maurin tira de son carniervivres et bouteille et mit le tout sur la table.

Les deux hommes, le père et le fils, mangèrenten silence, d’un air de grand appétit. Maurin avait tiré d’uneterrine deux gros morceaux de « bœuf en daube ».

Voyant que Césariot cassait son pain, le pèrese mit à rire :

« Tu as perdu ton petit couteau,que ? dit-il de sa voix la plus flûtée. Eh bé, té, prends lemien ! »

Il passa au jeune gaillard son couteau, toutpareil à celui qu’il lui avait arraché des mains sous le pinBerthaud.

Après s’en être servi, Césariot voulut le luirendre.

« Garde-le, fit gaiement Maurin, ensouvenir de ton père ! Où j’ai laissé le tien, j’irai lereprendre au retour. Le diable m’emporte si quelqu’un se doutequ’il y a un couteau là-haut, dans les pignes. Personne ne leramassera, vaï !… C’était bien envoyé, qué ? »

Césariot ne répondit pas.

« Tu boudes ? À tonaise ! »

Puis brusquement, avec un grand éclat de voixjoyeuse :

« Ah ! grande buse, va ! Tucherchais une mère, tu trouves un père, et tu n’es pascontent ?… bestiasse ! »

Il but rasade, essuya sa bouche du revers desa main et, avec son large rire plein de santé :

« Rappelle-toi qu’être sûr de son pèrec’est ce qu’il y a de plus difficile au monde, car, de mère, onn’en a jamais qu’une, pitoua ! »

La chaleur du repas le mettait en bellehumeur :

« Té ! dit-il, puisque tu es monfils, je vais te donner une cuisse de lièvre que je me gardais pourmon déjeuner de demain. »

Et, gentiment, l’œil clair et tout brillantd’on ne sait quelle tendresse paternelle de bête heureuse, Maurinpoussa devant Césariot, sur un morceau de pain taillé en assiette,le cuissot de lièvre promis.

« Té ! dit-il, avalo,couyoun ! »

L’autre, peu accoutumé à ces bombances, pritle bon morceau et se mit à le dévorer gloutonnement.

Maurin le regardait faire avec unesatisfaction qui éclata dans toute sa physionomie :

« Tu es comme un petit loup del’année ! » fit-il avec admiration.

Il ajouta aussitôt, en manière de réflexionphilosophique :

« C’est pas l’embarras : un pin faitun pin, et un chêne fait un chêne… Tu es ma race, quoique tu meparaisses tenir un peu de ta mère pour la lecture ! »

Tout à coup, sa physionomies’attrista :

« C’est dommage que tu m’as l’air departir comme pour être une fameuse petite canaille !… Mais çafinira mieux que ça n’a commencé ; Dieu t’avait abandonné,pechère ! Eh bien, fit-il en se désignant du doigt, eh bien,tu le retrouves ! »

Puis, après un silence :

« Je ne te perdrai pas de vue, bougred’âne ! Et si tu ne marches pas droit, gare à tes côtes !Tu connais mon poignet, hein, à cette heure ?… Je n’entendspas que tu finisses au bagne ! ça me dérangeraitbeaucoup. »

Césariot, en ce moment, rongeait l’os le plusrésistant du lièvre.

Il le cassa tout à coup entre ses dents.Alors, Maurin s’écria, enthousiasmé :

« Ce n’est pas pour dire, mais entre tamère et moi, noum dé pas Dioù ! nous t’avons f… ichudans la gueule deux rangées de dents qui feraient le bonheur d’unchien, qué, mon homme !… Dommage, que d’après ce que je vois,pour le cœur, je ne sais pas de qui tu tiens, et peut-être,malheureusement, tu l’as dur comme le reste. »

À ces mots : « ta mère etmoi », Césariot avait relevé la tête et il regardait Maurinattentivement :

« Voui, voui, je le comprends ton genrede folie, répliqua avec indulgence le bon Maurin, à ce regardinquiet. Et je n’ai dit que ce que j’ai voulu dire… Vois-tu, tripleimbécile que toi tu es, je te répète qu’on a toujours une mère etqu’il ne faut jamais lui faire contre. Eh bien, si elle ne veut paste connaître, la tienne, soyons de bon compte : pourquoi lacontrarier ? »

Et sentencieusement :

« Pas plus de sa mère que des femmes onn’est aimé quand on le veut, pitoua !… Quant à chercher si latienne est riche comme je t’ai dit, c’est une pensée decanaillette, mon fisto !… Pour moi, tu vois, je suis venu teparler en père dès que je l’ai cru nécessaire. Ni les perdreaux, niles sangliers, ni le chasseur Maurin, entends-tu, ne laissent leurspetits sans nourriture, et je t’ai aidé, sans que tu le saches,plus d’une fois et surveillé toujours. J’ai fait ce que j’ai cru lemeilleur d’après les circonstances. On n’est pas toujours le maîtredes choses… Et à présent, il faut, écoute-moi bien, il faut que tute tiennes tranquille chez ton patron Arnaud…

« Si j’ai du bon pour tes affaires je tel’apporterai, compte là-dessus, foi de Maurin ! mais je neveux pas, comprends bien, entendre mal parler de toi. Si ta mèret’a oublié, c’est, je te dis, qu’elle a ses raisons. Fais commemoi. N’y songe plus… Tu es jeune, pense aux jeunes. Aime-lestoutes. N’en trompe aucune. Ne t’engage jamais à rien. Ellesviendront toutes seules et tu dormiras tranquille… Sinon, le pèreMaurin, comme un revenant, te viendra, la nuit, tirer par lespieds… Et c’est assez de paroles. Ça suffit pour le premier jour.Té ! achève la bouteille. Et en route chez maîtreArnaud ! Je t’ai dit pour l’heure tout ce que j’avais à tedire… »

Maurin avait allumé sa pipe.

« Tu fumes, petit ?

– Oui, dit l’autre.

– Alors garde aussi ma pipe, ensouvenir ; j’en ai trois autres dans le carnier. »

C’était une pipe dont le tuyau était un roseautrès fin et le fourneau un bout de racine de bruyère creusée aucouteau.

« Bien entendu, celle-là, je l’ai faitemoi-même, dit Maurin… mais Pastouré est plus drôle que moi pour lespipes. Il leur sculpte très bien des caricatures de singes ou desgrimaces de députés. »

Ils fumèrent longtemps, silencieux.

Césariot s’habituait déjà à l’idée d’avoirpour père ce fameux chasseur, dont on parlait très loin à la rondeet que tout le monde vantait.

Capoulade entra, ne les entendant plusjaser.

« Et alors, dit-il, veux-tu prendre uncoup d’aïguarden, hé, Maurin ?

– Ça n’est pas de refus, Capoulade.L’aïguarden est une chose bonne, quand on n’en abusepas. »

Une heure après Maurin remettait son fils aupatron Arnaud.

« Je lui ai donné un père, dit-ilsimplement, un bon, vu que c’est moi. Et s’il se dérange encore,écrivez-moi. Voici mon adresse :

« Monsieur Rinal, médecin de lamarine en retraite, à Bormes (Var), pour remettre à Maurin desMaures. »

Quand il repassa tout seul sous le pinBerthaud, Maurin leva le nez, cherchant à apercevoir parmi lespignes le couteau de son fils. Il le vit, grimpa dans l’arbre, nonsans peine, et comme il était là-haut, au milieu des branches, despaysans qui traversaient la route lui crièrent :

« Eh, là-haut ! que fais-tu,l’homme ?

– Je cueille des pignes, parce que jen’ai pas d’allumettes ; c’est pour allumer ma pipe.

– Et comment allumes-tu les pipes sansallumettes, toi ?

– Je mets les pignes en tas et je leurtire un coup de fusil à bout portant… ça les allume et je m’allume…Oh ! ça n’est pas la première fois. Seulement, ça coûte cher,au prix où est la poudre ! »

Et de rire. Et quand il fut redescendu, ilcontempla une bonne minute avec attendrissement le terrible couteaudu marin, et il murmura :

« Quand on ne connaît pas son père, pasmoins ! regardez un peu à quoi on s’expose ! »

Chapitre 34D’une conversation qu’eut Antonia avec son père et de celle qu’elleeut deux jours plus tard avec deux dévotes.

 

Depuis quelque temps, les querelles devenaientfréquentes dans la maison du garde forestier Orsini. Ses chefs lemalmenaient un peu, et il prétendait que c’était à cause de sonhistoire avec Maurin et Alessandri.

L’aventure s’était ébruitée en effet et sessupérieurs lui en avaient parlé sur un ton de blâme sévère.

Orsini, de mauvaise humeur, ne manquait plusaucune occasion de « mal parler » du braconnier enprésence de sa fille. Elle lui rappelait inutilement le servicequ’elle devait au chasseur si décrié. Elle se lamentait. Elle allaplus d’une fois jusqu’à pleurer de rage. Et de souffrir ainsi pourle beau Maurin, cela ne pouvait pas le lui faire oublier plusvite.

Un jour son père lui dit gravement :

« Viens ici, Tonia. Écoute ; je n’aiqu’une parole, – et toi aussi, j’espère, car j’ai remplacé demon mieux ta mère morte et je t’ai élevée, non comme les femmesélèvent les femmes, mais comme un brave homme élève un bravegarçon. Eh bien, je te sens sur le chemin de manquer de parole àAlessandri. Tu penses trop à l’autre… à ce bandit de Maurin. Celame contrarie, je te laisse voir ma mauvaise humeur à touteminute ; je me fâche trop souvent ; tu m’en veux, tut’irrites ; cela n’arrange pas les choses… au contraire, tun’en penses peut-être que davantage à ton mauvais sujet. C’estpourquoi j’ai résolu de te parler sérieusement et c’est ce que jefais en ce moment-ci. Si tu es ensorcelée ou près de l’être, pourl’amour de Dieu, résiste ! Va voir un curé. Adresse-toi à laMadone, mais ne te laisse pas perdre. Ce Maurin est un gueux quitrompe les filles, tout le monde le sait, et qui tromperait safemme. Et avec ce gendre-là je serais bien sûr de rester toute mavie sans avancement, ou même d’être forcé de prendre maretraite. »

Ce discours toucha beaucoup la violente Tonia.Les colères habituelles de son père la mettaient en révolte. Cetteferme douceur, cet appel à sa raison la soumirent du premiercoup.

« Hélas ! répondit-elle, vous avezraison, mon père. Je me dis cela bien souvent. Et, comme vous ledevinez, je me sens ensorcelée ; et si, oui, la Madone ne medélivre pas, je suis sûre que les choses n’iront pas bien. Alors,pour vous obéir, je fais le serment d’aller, pieds nus, jusqu’àNotre-Dames-des-Anges, de Pignans, en m’arrêtant à chaque saintpilon, et en la priant à genoux devant chacune de ses images, afinqu’elle me délivre de ce mauvais sort.

– Je suis heureux de te voir sage, dit lepère. Je vais chercher les moyens de te faire conduire jusqu’àPignans. De là, tu monteras à Notre-Dame ; puis, au jour dit,tu en redescendras de ce côté-ci, en marchant vers Collobrières,qui est proche d’ici et où je t’attendrai. »

Orsini alla trouver un vieux marchand dechâtaignes qui devait se rendre à Pignans en carriole, et qui, peude jours après, prit avec lui la Corsoise. Ils passèrent par Hyèreset par Pierrefeu, et ils arrivèrent à Pignans à l’hôtel BonRencontre, chez les dévotes.

Les dévotes étaient deux sœurs, vieillesfilles, fort maussades, groumant sans cesse contre les voyageurs etcontre tout au monde, même contre les saints et contre le Bon Dieu,qui laissent aller si mal les affaires d’ici-bas. Elles avaient,sur le marbre de leur commode, la statue d’un saint Antoinequ’elles mettaient en pénitence, quand elles avaient à se plaindrede lui, ce qui arrivait souvent. Alors, elles le retournaient faceau mur, en l’accablant de reproches.

Mais, malgré leur méchante humeur légendaire,leur auberge était fort bien achalandée, parce que tout y étaitd’une propreté méticuleuse, et la cuisine digne d’un évêquegourmand.

On avait annoncé aux dévotes la visite deTonia.

Un jeune ami d’Orsini, passant par-là deuxjours auparavant, les avait priées d’être aimables pour la Corsoiseet de veiller sur elle. Elles la reçurent comme si elles l’eussenttoujours connue.

« Comme ça, vous allez àNotre-Dame-des-Anges ? C’est un vœu ? oui ! Piedsnus ? Oh ! ne faites pas ça ! Ni les saints ni leBon Dieu n’exigent qu’on se rendre malade.

« Dans cette saison, un mauvais rhume estvite pris.

« Songez qu’il y a en ce moment un grospassage de bécasses et que cela est marque de grand froid… Pourquoiavez-vous fait un vœu ?

« Nous vous demandons ça, mais ça n’estpas pour le savoir, pechère ! ça ne nous regarde pas. C’estpour « de dire », pour parler, pour le demanderenfin.

« Quelque amourette, pardi, nousconnaissons ça. Mais ça passe. Les hommes n’en valent pas la peine.C’est égal, ce n’est pas du bon sens, même pour prier Dieu, de s’enaller seule, dans les bois comme ça !

– Je n’ai pas peur », dit Tonia.

Elle tâtait sous les plis de son corsage sonstylet corse.

« Tu n’as pas peur, mais il ne fautqu’une fois, ma belle, pour que « le malheur » arrive auxfilles ! Enfin, ça te regarde… Si tu avais prévenu d’avance,on aurait pu trouver quelque femme pour t’accompagner. Mais, de cemoment, elles travaillent toutes aux châtaignes. Ce soir, on tedonnera la chambre près de la nôtre. En attendant, pour ton dîner,tu auras de la soupe grasse, avec des vermicelles, puis le bœufbouilli, puis le bœuf en daube, puis des côtelettes, puis desbecs-fins rôtis, puis du lièvre ; nous n’avons pas davantage,pechère ! Après ça, tu auras un chou farci, puis le fromage etle dessert : des figues, des châtaignes et des confitures. Etsi, avec ça, tu n’as pas ton compte, c’est que tu es difficile. Ettout à se lécher les doigts !

– Il faut deux heures, n’est-ce pas, ditTonia, pour monter à la Bonne Mère ?

– Deux heures, répondit l’une des deuxdévotes, sûr, deux heures au moins, déchaussée surtout. Et si tufais des prières longues devant les piliers, tu peux en mettrequatre, d’heures, et autant que tu voudras. Songe ! il y adeux douzaines de saints pilons !

– Ah ! vaï ! rectifia laseconde dévote avec aigreur : deux douzaines ! Une, àpeine, vu qu’ils sont démolis presque tous !

– Enfin, n’importe, il y a des pinsmarqués d’une croix, devant lesquels la prière est aussibonne… »

Le lendemain matin, Tonia se mit en marchevers Notre-dames-des-Anges.

Avant la première pointe du jour, elletraversa la plaine.

Arrivée au pied de la colline, à l’endroitprécis où le chemin se fait pierrailleux et commence à monter sousles pins et les chênes à travers les bruyères, elle s’assit sur unegrosse « roque », ôta ses souliers qu’elle lia l’un àl’autre au moyen des lacets, les mit à cheval sur son bras, ôta sesbas qu’elle plaça dans ses souliers, retroussa un peu ses jupescourtes à cause des ruisseaux qui, après les pluies d’automne,traversent les chemins et débordent les ornières, et telle, le bordde sa robe pris dans sa ceinture, les chevilles nues sous lecotillon court rayé de blanc et de bleu, elle commença lepèlerinage en murmurant :

« Faites-moi oublier, Bonne Mère, SainteVierge, ce braconnier ensorceleur afin que je devienne de bon cœurl’honnête épouse d’Alessandri ! »

La pauvre naïve Tonia ne se disait pas quel’aveu le plus grave de son amour, c’était d’attribuer à la seuleSainte Vierge le pouvoir de le lui retirer du cœur. Et c’est lecœur plein du nom de Maurin et plein de son image, qu’elle montaitle rude chemin de la colline à travers les hautes pinèdes quetraversait, en les faisant toutes roses, le premier rayon del’aurore.

L’automne finissait. Le ciel était bleu, d’unbleu uni et, dans cet azur de couleur fraîche, la lumière étaittiède comme en avril. C’était l’époque où les arbousiers sont à lafois en fleurs et en fruits. Fruits rouges, fleurs blanches. Tousles rouges-gorges du monde s’y donnent alors rendez-vous, et lesemplissent de leurs petits cris d’appel, semblables à desgrésillements d’étincelles… Autour des arbousiers, à terre, fruitset fleurs tombent par myriades, et l’on dirait du sang sur de laneige.

Chapitre 35Comme quoi les belles filles faisaient quelquefois encore, au XIXesiècle, sur les rivages provençaux, la rencontre d’un princemaure.

 

Elle montait en priant.

À la première heure, dans la plaine, il avaitfait frisquet (petit froid aigrelet).

Maintenant, déjà un peu animée par la marche,Tonia avait chaud sur la colline. Chaude, en effet, s’annonçait lajournée. Pas un souffle n’agitait les aiguilles des pins. L’appeldes rouges-gorges innombrables pétillait de tous les côtés.Au-dessus de la plaine qui s’éloignait et s’abaissait derrièreTonia, des vols d’alouettes jetaient leur friselis limpide dans lalimpidité du ciel parfaitement bleu. La poussée d’automne après lespluies avait été vigoureuse, et les herbes bien vertesjaillissaient ça et là entre les pierres du chemin, dans lesfêlures des rochers, partout où un peu de terre et d’eau pouvaitfaire de la vie.

Des perdreaux qui buvaient dans un petit champde vigne firent sursauter la voyageuse lorsqu’ils s’enlevèrentderrière elle, avec ce bruit de vent subit qui se déchaîne… Elleles regarda se perdre sous bois devant elle, mais ne devina pasqu’un chasseur les avait fait partir… Si elle avait eu cette idée,elle aurait pu apercevoir Maurin des Maures qui, caché dans lesbruyères, la suivait.

Il avait appris le projet de pèlerinage deTonia par son ami le cantonnier, qui, lui, l’avait su par la femmede la cantine du Don, et il s’était mis en tête d’accompagner lavoyageuse, sans se faire voir, afin de la protéger au besoin ;mais c’était là une mauvaise excuse qu’il se donnait à lui-même. Aufond, il était jaloux ; et croyant qu’elle avait unrendez-vous avec Alessandri, il voulait en avoir le cœur net. Ilépiait donc Tonia depuis la veille au matin. Il avait passé la nuità Pignans. Là, quand il sut Tonia installée chez les dévotes, ilpassa une nuit tranquille, mais il était persuadé qu’elle devaitrencontrer le gendarme ou en route ou tout là-haut, à l’arrivée. Etc’est pourquoi il la suivait.

Les perdreaux, il s’était bien gardé de lestirer, pour ne pas se dénoncer. Il la suivait en chasseur, comme sielle eût été un perdreau elle-même ; il allait en silence, lefusil sur le bras, son chien sur ses talons.

Ou encore il la guettait comme jadis lesSarrasins, ses aïeux, épiaient, sur nos rivages ligures, lespetites Provençales chrétiennes, pour les emporter sur leursbarques de pirates ou seulement pour les mettre à mal, sousbois ; tels les satyres antiques, rapteurs de nymphes.

De fait, c’était tout cela. Et le passé étaitle présent, car tout se recommence.

Les saints pilons ou oratoires, gros pilierssurmontés d’une niche où, sous un grillage, rêve une madone ou unsaint, – sont innombrables en Provence.

Et s’il faut en croire les archéologues, ce nesont que les anciens termes païens, les priapes transformés maisgardant toujours, dans leur configuration générale, la penséesacrée, celle de l’instinct amour. Érigés maintenant pour attirerla prière mystique comme ils le furent autrefois pour honorer ledésir charnel, ils sont les témoins fixes des âges changeants. Ilsrépètent sans fin l’idée de la vie maîtresse de tout, et, tels quedes styles d’horloge solaire, ils écrivent, sur la terre féconde,avec leur ombre, le signe éternel de l’éternel recommencement deschoses.

Sous le petit dôme dont ils sont coiffés, cespilons païens portent une statuette de la Vierge chrétienne.

C’est au pied de ces termes que l’amoureuses’agenouillait dévotement de quart en quart d’heure, ayant en ellele double amour qu’ils représentent : le volontaire appel à lachasteté et l’appel involontaire au sauvage amour…

Elle était bonne à suivre, sous bois, à cetteheure et dans cette saison délicieuse. Le pas souple et léger deMaurin ne s’entendait pas. Ses espadrilles choisissaient la placemuette – d’où la pierre ne se détachera point, où labranchette tombée ne craque pas. Il se retournait parfois pourmesurer, – à la fuite de la vallée là-bas, et des villageslointains, – la distance parcourue. Et la largeur de laplaine, ouatée de brumes que frangeait la dorure du soleil, luidilatait la poitrine. Il croyait, à chaque respiration, respirertout l’espace. La tiédeur du sol, bossué et comme gonflé de racinespuissantes, passait dans ses veines. Quelque chose fermentait enlui comme en la terre rebondie où se posait son pied. Sous sasemelle, il sentait la tiédeur mouillée de la vie automnale ;elle entrait en lui et lui montait des talons à la nuque…

Il éprouvait une plénitude douce et forte. Ilsuivait d’assez loin la belle Tonia, mais quand le fourré luipermettait de se bien dissimuler, il se rapprochait d’elle etvoyait alors, comme s’il eût pu les toucher, les pieds blancs de lafille, lavés à chaque instant par l’eau pure des petits torrentsqui traversaient tous les chemins.

Une fois, elle poussa un cri ; un cailloutranchant l’avait blessée. Maurin eut grand-peine à s’empêcher decourir à elle, mais il se retint, ayant compris qu’elle n’avait pasgrand mal. « Les filles crient très fort, souvent, pour si peude chose ! » Le pied saigna. Elle s’assit pour le laverau ruisseau et, relevant sa jupe, elle trempa jusqu’au genou sesjambes. Maurin, à travers les branches, la regardait, et tout ledésir et toutes les jeunesses étaient en lui… Cependant, sans biensavoir pourquoi, il ne se montra pas. Un instinct lui disait que lemoment de plaire n’était pas venu.

On approchait peu à peu de la cime, et Maurincommençait à comprendre que Tonia faisait sincèrement sonpèlerinage de dévotion.

Seule ainsi dans le bois, n’étant vue depersonne, pourquoi aurait-elle, si elle n’eût pas été sincère, priési longtemps devant chaque oratoire ? Et pourquoi seserait-elle imposé la véritable peine de marcher piedsnus ?

Pour sûr, elle n’avait point de rendez-vous.Peut-être, tout au contraire, était-elle venue prier la Madone decombattre en elle l’amour. Il sentit qu’il devinait juste. Mais quiaimait-elle ? Lui, Maurin ? peut-être ! En tout casil se faisait temps de le savoir. Pourquoi donc ne se montrait-ilpas ?

C’est qu’il se répétait malgré lui :« Tout à l’heure. » Il prolongeait cette joie de lapoursuite que tous les chasseurs connaissent bien. Oui, il sesentait le maître de la minute. Il jouissait, comme le chasseur àl’affût, de voir la bête guettée vivre comme si elle eût été seuledans le naturel de ses mouvements libres… Et il attendait encore.Peut-être espérait-il aussi entendre à la fin une des parolesqu’elle prononçait parfois à voix haute, au pied des oratoires…

Elle était prosternée en ce moment même devantl’un des saints piliers. Maurin s’approcha le plus qu’il lui futpossible.

Tonia était à genoux, la tête sur ses bras,les bras contre terre, et elle priait. Il put arriver en silencepresque à ses côtés, à trois pas d’elle, à l’abri du pilier devantlequel, absorbée dans sa prière, elle s’écrasait à genoux.

Hercule, le griffon, obéissant à un signe deson maître s’était couché là-bas sous les bruyères.

Maurin dévorait des yeux la nuque ronde etsolide où dansaient les cheveux fous, tout tortillés comme desvrilles de vigne sauvage. Il regardait ces fermes jambes nues où lajeunesse éclatait comme au tronc lisse des jeunes platanes. Ilvoyait, aux chevilles de la belle fille, perler des gouttes d’eausur une égratignure. Du sang d’églantine sous de larosée !

Enfin, elle se releva, avec ces mots à voixhaute dits en provençal :

« Bouan Dioù, bouano mèro ! quel’oôublidi, aqueôu Maourin ! (Bon Dieu, bonne mère, faites queje l’oublie, ce Maurin !) »

Alors il ne vit plus rien, la force de la viele commanda… il bondit sur elle et ses deux larges mains saisirentla tête brune. Pour la défense, vite, au bruit, elle s’étaitretournée, les bras en avant, et elle était tombée sous l’assaut,le corps tout contourné, contre la terre, la face vers le visage ducher bandit qui respirait dans son souffle.

« C’est toi ! dit-elle. Ah !Maurin, Maurin ! va-t’en, va-t’en, que tu meperds ! »

Et comme il tendait sa bouche entrouvertetoute prête au baiser sauvage, elle lui mordit les dents !

Alors il l’emporta sous bois. Il la portaitassise sur le fer de son fusil, entre les deux bras qui tenaientl’arme. Elle se laissait faire, les bras autour du cou de sonravisseur ; ses souliers toujours suspendus à l’un des coudesbattaient contre elle, et ses jambes nues et fraîches frôlaient lamain velue du chasseur.

Chapitre 36Il n’y a pas de bon mariage morganatique auquel ne préside au moinsun ermite.

 

Ils étaient assis côte à côte sur un lit debraïsse dans une baume étroite, une grotte ouverte sous une granderoche, où bien des fois il s’était abrité.

Après qu’ils eurent partagé le matinaldéjeuner du chasseur, servi sur la souple peau flottante quirecouvre les carniers de cuir des Provençaux, elle luidit :

« Maintenant, tu sais, tu es mien… Jeveux être ta femme. J’obtiendrai tôt ou tard le consentement de monpère, – mais, femme ou maîtresse, je te veux pour moi touteseule. On dit que tu « les as toutes » et je le croisbien, car tu es beau, courageux et fort, mais à partird’aujourd’hui tu ne seras qu’à moi… Est-ce vrai que tu les astoutes ? »

Le Sarrasin répondit négligemment :

« Oh ! moi, j’ai des femmes un peupartout. »

La chrétienne bondit, se mit toute droite surses pieds :

« Il les faut quitter. Penses-tu quej’aie été sacrilège et que je t’aie donné mes lèvres, sous l’imagede la Vierge, – pour accepter d’être une decelles-là ?

– Il fallait parler avant, ditl’imperturbable Maurin ; et je n’aurais pas consenti à ce quetu me demandes parce que ce serait vraiment difficile, mais aumoins nous aurions joué franc jeu. Maintenant c’est trop tard et jene veux pas, moi, promettre une chose presque impossible. Un autrete dirait : « Oui », pour se débarrasser de tademande, mais moi je ne te mentirai pas. Toutes me tiennent un peuet je tiens un peu à toutes. Je ne peux pas les toutes fâcher.

– Aimes-tu mieux n’en fâcher qu’une etque ce soit moi ? Tu sais bien que je suis Corse ?

– Oh ! bien, moi, dit Maurintranquillement, je suis Teur (Turc), pauvre demoi ! »

Le Turc, pour un Provençal, c’est l’homme auxmille femmes. Le grand Turc a un grand sérail et les petits Turcsont de petits sérails. Des Turcs, voilà tout ce que sait le bonProvençal, le Sarrasin de Provence, le Maure ; mais cela, ille sait bien.

« Regarde ! » dit-elle.

Et lui montra son stylet, qu’elle tira enfinde sa poignée et dont elle fit briller hors du fourreau la lametriangulaire.

« Celui-là vient trop tard, beaucoup troptard ! répéta Maurin en riant… Les filles ne le sortent jamaisqu’après.

– Prends garde à toi, je tedis. »

Et son front se plissa, son œil jeta uneflamme.

Elle tenait son stylet de la main gauche. Illui saisit le poignet gauche et détourna la main droite de Toniaqui cherchait à reprendre son arme très aiguë.

« Voyons, ma belle, réfléchis. Je t’aibien expliqué qu’un autre, quitte à faire plus tard à sa guise,promettrait vitement tout ce qu’il te plaît de demander. Un autreserait lâche. Moi, ça m’ennuie de mentir. Je t’aimerai par-dessustoutes, si tu veux, car par-dessus toutes tu me plais ! maisje ne veux pas les chagriner, pecaïre ! »

Elle se dégagea d’un mouvement violent et luiporta maladroitement un coup de son stylet, au hasard, comme elleput et de haut en bas. Si prompt qu’il eût été à se reculer, il eutla main égratignée du poignet à l’ongle. Il regarda tranquillementsa blessure.

« On dirait, fit-il une piqûred’ageria (genêt épineux) ou d’agulancier(églantier). Tu es une fleur qui pique, mais qui sent bougrementbon ! »

Elle le regardait, surprise de lui, et malgrétout charmée ; déjà elle regrettait son geste de colère.

« Console-toi, dit-il, ça n’est rien. Enfrappant comme ça, tu ne pouvais pas me faire grand mal. Lesagulanciers piquent et les vrais Corses aussi, mais mieux que ça.On voit que tu as depuis longtemps quitté ton île. Attends que jet’apprenne le jeu, quoiqu’à dire vrai il ne me plaiseguère ! »

Il lui saisit les deux poignets, un danschaque main ; il fit alors, du poignet droit jusqu’à la mainde Tonia qui tenait le stylet, glisser sa main fermée en anneaucoulant, et prit l’arme terrible sans peine : « Comme oncueille une figue… une figue mûre », dit-il.

Elle s’étonnait de lui toujours davantage, etde plus en plus l’admirait. Il le voyait bien et il souriait.

« Tiens ! fit-il, jamais de haut enbas ! Il ne faut frapper que comme ceci : »

Et abaissant l’arme serrée à plein poing, ilporta un coup dans le vide, d’avant en arrière.

« À ton tour, essaie. »

Gravement il lui rendit le stylet.

Elle eut envie de se jeter à son cou, maiselle se contint et reprit le poignard pour le lancer rageusement àterre, se sentant impuissante et vaincue ; puis, cachant satête entre ses mains, elle se mit à pleurer.

Il s’approcha d’elle alors, la saisit à pleinsbras ; elle se débattait ; il attira sa tête contre luiet murmura :

« Ah ! vaï, aime-moi commeje suis ! »

Il enlaçait sa taille. Elle fléchit, selaissant aller de tout son poids entre ses bras. Il s’abandonna àce mouvement de chute et tomba près d’elle sur le souple litd’herbes séchées… Elle se taisait, donnée et furieuse de l’être,consentante et révoltée.

Autour d’eux, au niveau de leurs visages, auseuil de la grotte, parmi quelques touffes de bruyère, deschampignons orangés dressaient leur parasol qui semble ouvert pourabriter les bestioles de l’herbe.

Et un peu plus tard, elle luidisait :

« Tu ne m’as pas trompée, c’est vrai.Sans ça, vois-tu je t’aurais tué. C’est égal, cache-toi de moi siun jour tu me trompes ! Et si jamais je deviens ta femme,c’est que tu m’auras promis fidélité.

– Quand je t’aurai promis fidélité,alors, voui, tu seras ma femme ! » dit Maurin avecsolennité.

La réponse était insolente, mais Tonia ne lareleva point. Pourquoi ? c’est qu’elle ne s’appartenaitplus.

Voilà bien cinq heures qu’ils étaientensemble ! Le déjeuner du matin était oublié.

« J’ai faim, dit Maurin. C’est une chosebeaucoup connue qu’il faut manger pour vivre. Allons faire chezl’ermite notre repas de midi ; nous aurons là une table et unechaise, et du café bien chaud. »

Le temps n’était plus aux paroles. Il leurfallait gagner en toute hâte la chapelle où ils arrivèrent versmidi. Et dans la chapelle, Tonia disait maintenant :« Sainte Vierge couronnée, ce n’est plus moi, mais lui qu’ilfaut convertir ! »

Du haut de Notre-Dame-des-Anges, le sommet leplus élevé des Maures, le spectacle est magnifique.

À l’horizon, vers le sud, par-delà lemoutonnement des collines aux vagues de verdure, la mer bleueflamboyait, berçant à pleine houle les Îles d’or.

Pendant que Maurin enlevait soigneusement uneépine de la patte de son chien, l’ermite, qui habite une cabaneprès de la chapelle, montrait les îles à Tonia :

« Et d’ici, disait-il, quand il fait beautemps, on voit même la Corse !… Tenez, tenez, la brume afondu ; voyez cette ligne là-bas, si mince, c’est elle, c’estla Corse !

– Un fameux pays ! dit Tonia, oùl’on sait ce que c’est qu’un serment, et ce que c’est qu’unevendetta.

– Vous la connaissez, la Corse ?

– Je suis Corsoise », répondit-elleen regardant d’un air menaçant Maurin qui s’avançait.

Et Maurin saluant l’ermite :

« Bonjour, saint homme ! fit-il.Vous voyez deux amoureux qui se contenteraient de votrebénédiction, si avec ça vous leur donniez la table et le couvert.J’ai des perdreaux au carnier ; pour la salade nous comptonssur vous ; pour les champignons aussi, et surtout pour le caféchaud. Le café ! dites-moi si on peut boire quelque chose demeilleur ? Rien ! Rien !

– Il y a à cela une raison, dit l’ermite,c’est que cette graine toute brûlée et par conséquent couleur denègre fut apportée au berceau de Jésus par un des rois mages, celuiqu’on nomme Gaspard, et qui était noir comme… l’âme deSimon. »

Chapitre 37Où l’on verra que les habitants d’une bourgade prédestinée appeléeGonfaron ou Gonfleron, en Provence, ont inventé la montgolfière, àla forme près.

 

L’ermite était un ancien valet de ferme, unfainéant venu on ne sait d’où, qui avait eu (comme tant d’autres enmaint autre lieu) l’idée de s’affubler d’une méchante robe de bure,de se ceindre les reins d’une corde et d’attendre les pèlerinsdévots à Notre-Dame-des-Anges, pour tirer d’eux quelques petitsprofits.

Il habitait une cahute où il fit entrer lesamoureux, et commença de préparer leur repas. Maurin tira de sonsac deux perdreaux sur quatre qu’il avait gardés de sa chasse de laveille ; et Tonia se mit à plumer, tandis que l’ermiteallumait le feu et que Maurin taillait en brochette une tige debruyère. L’une des extrémités se terminait en une double fourche,propre à maintenir fixée à la brochette la perdrix qui devait êtresuspendue verticalement par l’autre extrémité, au bout d’unecordelette, devant le feu de bruyère et de pignes.

L’ermite prit dans son placard de la saladefraîche et un méchant huilier, coupa trois croûtons de pain qu’ilfrotta vigoureusement avec une gousse d’ail pour être mis dans lasalade où ils prennent le nom, manceau ou bressan, dechapons.

Puis il posa sur un gril d’admirableschampignons de pins, bien sains, couleur de safran, et les arrosad’huile vierge.

Tout en vaquant à ces préparatifs et àd’autres, l’ermite jacassait :

« C’est ici, dans notre église deNotre-Dame-des-Anges, que fut dit par M. Pignerol, curé dePignans, chasseur et cavalier, la fameuse messe restée célèbre sousle nom de Messe de la Lièvre… Je l’ai connu, cePignerol ; je la lui ai servie plus d’une fois, la messe. Ilarrivait ici à cheval, sautait à bas de sa monture, sa soutane hautretroussée laissant voir des culottes de velours gris côtelé ;il la relevait ainsi, toute la jupe sur son bras, de peur qu’elles’accrochât à ses grands éperons ; et, en entrant dansl’église, il allait poser d’abord, avec une génuflexion, sacravache sur l’autel.

– Ce n’était pas bien, » dit lapieuse Tonia.

– C’était sa manière, dit l’ermite, et leBon Dieu le prenait comme il était… Le plus souvent sa chienneFranquette, la bonne Franquette comme il l’appelait, une courantefameuse pour les lapins dans tout le pays, s’asseyait ou secouchait sur la première marche de l’autel (je vous ferai voir laplace) et regardait son maître pendant toute la cérémonie, avec unepatience un peu mêlée…

« Un jour – c’est une histoire,celle-là, bien connue en Provence ! – un jour, comme ilen était à la communion, où le prêtre dit par trois fois cesparoles : « Domine non sum dignus »,coupées par trois appels de clochette que sonne le servant, un coupseul, puis deux ensemble, puis trois à la suite, M. le curéPignerol entendit au loin, dans les bois qui entourent l’église,plusieurs chiens donner de la voix.

« Il dit tout doucement à son clion(clerc) qui s’appelait Joóusé :

« – Joóusé, je reconnais à la voixdes chiens qu’ils poursuivent un lièvre.

« – Sûremein, moussu lou cura.

« – Domine non sumdignus… »

« Drin, drelin, fit la clochette.

« – Domine non sum dignus…Je ne vois pas ma chienne. Est-ce qu’elle est avec lesautres ?

« – Oui, monsieur le curé, elle estdans les bois… drin, drelin, drelin…

« – Domine non sum dignus… Alorla lébr’es foutudo ! (alors la lièvre est…fichue !)

« – Amen ! Drin, drelin,drelin, drelin ! Amen ! »

Tonia ne riait guère. Maurin, pour l’égayer unpeu, voulut exciter l’ermite à conter d’autres galéjades.

« Elle est vieille comme le monde, tonhistoire, lui dit-il. Mon père la tenait de son père qui la tenaitdu père Adam. Mais, dis-moi, depuis que j’existe (quoique mon pèreen connût beaucoup, de ces histoires drôles de notre pays), jamaisje n’ai pu bien savoir pourquoi on dit toujours, en parlant de ceGonfaron que l’on voit d’ici : « C’est le pays où lesânes volent ! »

Gonfaron (où l’on est aussi bête que partoutailleurs et pas davantage, mais c’est bien assez) est au Var ce queMartigues est aux Bouches-du-Rhône, le pays béotien aux habitantsduquel la malignité publique prête toutes les sottises. Et, chosecurieuse, le Provençal, qui partout ailleurs aime tant laplaisanterie, même dirigée contre lui, se montre, dans ce pays-là,fort susceptible, et se refuse à rire de lui-même. Et sisérieusement vous lui demandez pourquoi, il répond :« Quand la plaisanterie est trop longue elle vous embête à lafin. Celle-ci date de toujours. C’est un peu de trop. » Cetteopinion se peut soutenir.

« Ah ! ah ! dit l’ermite, toutle monde me la demande, l’histoire de l’âne de Gonfaron ! etquand je ne serais ici que pour la conter, j’aurais eu bien raisonde me faire ermite – car je prends deux sous pour lacommencer.

– Et pour la finir, combien ? »dit Maurin.

– C’est à la générosité de chacun.

– Té, voilà deux sous. Accommence.

– Il y avait une fois à Gonfaron, ditl’ermite, voilà longtemps, longtemps, un sacristain petit, bossu etparesseux. Un jour qu’en procession, le Bon Dieu, porté par leprêtre sous le dais, devait monter jusqu’ici, au sommet deNotre-Dame-des-Anges, le curé dit au clion :

« – Joóusé ?

– C’était donc toujours le mêmeclion ? fit Maurin.

« – Mettez-lui Piarré si vousvoulez, dit l’ermite ; moi ça m’est égal.

« – Piarré, balaie un peu la rue, duseuil de l’église jusqu’à la sortie du village, pour enlever lescrottins des mulets et des chèvres, pour afin que le Bon Dieupuisse passer proprement.

« – Voui, moussu loucura. »

« Mais l’ouvrage que fit le méchant bossuce ne fut guère, et quand l’heure de processionner fut venue, lecuré et tout le village trouvèrent que la place et la rue étaientaussi sales qu’auparavant et même un peu davantage, parce qu’ilétait encore passé des chèvres et des mulets. Le paresseux bossun’avait pas balayé.

« – Mauvais âne ! lui dit lecuré ; le Bon Dieu dans un si sale chemin, véritablement, nepeut pas passer !

« – Eh ! répondit cet âne declion avec une insolence qui était un blasphème, s’il ne peut paspasser par le chemin, le Bon Dieu, il volera ! »

– Bon ! dit Maurin, et la fin del’histoire ? Si elle vaut le commencement, tu auras encoredeux sous.

– Elle vaut davantage, dit l’ermite, maispour vous il n’en sera que ce prix. À Lourdes, vous paieriez lamême beaucoup plus cher. Or donc la procession se mit à monter lacolline, et tout le monde en route chuchotait, maugréant contre laréponse sacrilège de cet âne de bossu.

« Dieu, disait-on, pourrait bien nouspunir tous de l’insolence de cet âne rouge !

« Et, tenez, voilà que se lève lemistral, à arracher la queue d’un âne. Bouffe, mistral !quelle sizampe !…

– Quand la procession arriva sur ceplateau où, au bord du chemin, il y a un grand précipice tout enrochers, le mistral qui soufflait en tempête, par la permission deDieu juste, enleva le chapeau de cet âne de clion ! Le clionvoulut retenir son chapeau, sauta, la main tendue pour le rattraperen l’air, perdit pied, et, soulevé par la bourrasque comme uneplume, il descendit dans l’abîme à la suite de son chapeau… Dieuait son âme ! Et les gens tout de suite s’écrièrent :

« – Té ! l’âne a volé ! LeBon Dieu l’a puni ! L’avez-vous vu voler « cetâne ? »

– Je regrette mes quatre sous, fitMaurin. Mais alors dis-moi un peu : à Gonfaron, ce n’est pasles ânes qui volent, mais comme je l’ai cru bonnementjusqu’ici ? Ce sont les Gonfaronnais ?

– Espérez un peu, dit l’ermite gravement.Par la suite des temps, on oublia cette aventure ; et tout cequi en reste, même à Gonfaron, ce fut cette phrase : ÀGonfaron les ânes volent. Les Gonfaronnais, des cent ansaprès, se dirent entre eux : « Du temps de nos pères lesânes volaient : si nous en faisions voler au moinsun ? » Ils amenèrent sur la place publique un vieil ânequi n’était plus bon à rien, pensant que si celui-là montait auciel et ne reparaissait plus on ne perdrait pas grand-chose ;et ils se mirent en posture de le gonfler de leur respiration, enlui soufflant, – sauf votre respect – par le trou quetous les ânes ont sous la queue.

– Les lions eux-mêmes, interrompitMaurin, en ont un à la même place.

– Les gens de Gonfaron, poursuivitl’ermite, plantèrent donc un fort tuyau de roseau dans le trou del’âne, et tour à tour tous les gens du village y passèrent ;chacun soufflait selon sa force en tenant d’une main le tuyau qu’ilfallait boucher bien vite avec la paume de l’autre main posée àplat sur le trou, de peur que la bête ne se dégonflât, entre chaquesouffleur, du vent qu’elle avait pris du précédent.

« Le bon coup fut au dernier. C’est lemaire qui devait passer le dernier, comme le Bon Dieu à laprocession.

« – À votre tour, monsieur lemaire !

« – Par ce roseau où tout le monde amis les lèvres, dit le maire, non, décidément, je ne souffleraipas ! De trop vilaines bouches ont passépar-là ! »

« Mais tous se mirent à crier contre lui,indignés, en disant qu’il allait faire manquer le résultat d’un silong travail. Et le maire de Gonfaron dut en venir à mettre sa partde respiration dans le derrière de l’âne. Mais comme il était trèsdélicat, il lui vint une bonne idée : il retira le roseau, leretourna vivement et l’ayant replanté par l’autre bout dans lepertuis que vous savez, il put souffler plus proprement parl’orifice où personne, excepté l’âne, n’avait mis de bouche avantlui… Et si l’âne ne vola pas, c’est qu’en retirant le roseau, lemaire l’avait dégonflé du vent de tout le village ; et commetout Gonfaron était fatigué, tous durent remettre, d’un communaccord, à une autre fois, la réalisation de leur beau rêve. Mais lachose se fera, soyez-en sûrs, un jour ou l’autre, peut-être demain,peut-être ce soir.

– Allons, dit Maurin, à table !Toutes ces belles histoires ne valent pas en ce moment un chaponbien huilé, accompagné d’une aile de perdigaoù. Faites-vous desforces, Tonia, que tout à l’heure il vous faudra redescendrejusqu’à la ville des Pignes. »

Et se tournant vers l’ermite :

« Ta première histoire, saint homme, nevaut pas, bien sûr, le prix que je t’en ai donné. La seconde vautmieux, mais je la connaissais. Je ne te l’ai fait conter que pouramuser cette demoiselle. Et cette fois tu as réussi… Repasse-moi lasalade… Ton vin vaut mieux que tes histoires.

– Il y a en ce monde, dit l’ermite, desvignerons charitables ; d’ailleurs le vin se vend si mal,cette année, qu’ils peuvent facilement en donner aux pauvres, sansmême y avoir aucun mérite devant Dieu. C’est pourquoi j’en ai reçude bon, sans avoir, moi, à en être reconnaissant. »

Sous l’ombre des pins trouée de taches desoleil, ils mangèrent de grand appétit, tous trois, en silence,longtemps. Quand on fut au dessert de figues sèches, à la liqueurde fenouillet et à la pipe, l’ermite aux lèvres reluisantes repritla parole :

« Si cela vous amuse, fit-il, je puisvous en conter d’autres, de mes histoires. Tenez, j’ai vu ici, pasplus tard que l’autre jour, une compagnie de chasseurs qui, audessert, jouaient à imiter une chasse : « Vé !vé ! lou lapin ! vé ! la lièvre ! vé ! lesperdreaux ! » Et chacun sur la bête annoncée tirait,selon ses munitions, un coup seul, pan ! ou un coup doublepan ! pan ! ou deux coups doubles pan ! pan !pan ! pan !… vous ne devinerez jamais avec quelfusil…

– Saint homme ! dit gravementMaurin, silence ! je ne vous comprends que trop ! Celasuffit… Je vous excuse parce que j’ai toujours entendu dire que lesgens qui ont fait des vœux de chasteté aiment certainesplaisanteries qui les aident à prendre gaiement leur malheur… Maisj’ai là-dessus mon idée ; et mon idée, c’est qu’il y a deschasses qu’on ne doit faire que tout seul et des paroles qu’unhomme ne doit dire qu’à lui-même, comme fait par habitude mon amiParlo-soulet. Ta dernière histoire me déplaît.

– Cela m’étonne, dit l’ermite, car unechose rend drôles toutes mes histoires, à ce que m’ont assurél’autre jour des dames de Paris, c’est la robe que je porte.

– Je m’en doutais ! fit Maurin, tues un imbécile quand tu es tout nu !

– Monsieur, dit l’ermite, complètementivre mais profondément vexé, je peux vous faire voir…

– As-tu un lit ? interrogeaMaurin.

– Parbleu, dit l’ermite. Et de pailletoute fraîche.

– Eh bien, va te coucher. »

L’ermite, avec la docilité d’un ivrogne qui aété sacristain, y alla.

Chapitre 38En quels termes le don Juan des bois refusa mariage à la belleCorsoise avec une sincérité digne d’estime.

 

Quand l’ermite les eut laissés seuls et se futallé coucher, les deux amoureux se répétèrent à loisir ce qu’ilss’étaient déjà dit. Maurin décida qu’il accompagnerait Toniajusqu’aux bords de Pignans.

« Quand tu seras sortie des bois et quetu arriveras dans la plaine habitée, je te quitterai, pas avant,afin de te garder de male encontre.

– De male encontre, répliqua-t-elleétourdiment, je n’en crains point !

– Et tu vois bien que tu n’as pas raison,dit-il en riant, car il t’en est arrivé une ce matin. »

Elle le regarda d’un air grave.

« Ne plaisante pas, dit-elle, – quece n’est pas bien le moment. Ce qui est arrivé sera triste si tun’es pas un brave garçon, car si tu n’es pas un brave garçon, tu nem’épouseras pas et alors, acheva-t-elle avec beaucoup desimplicité, je crois que je finirai par te tuer.

– Que je t’épouse ! C’est donc uneidée qui te plaît énormément ? Je vois que (comme il estd’habitude avec les femmes) nous allons nous chamailler longtempssans que ton idée te lâche d’un cran !

– C’est que cette idée ne me quitte quepour me reprendre.

– Elle pourrait être selon la justice,dit Maurin qui fumait tranquillement, si je t’avais volée malgrétoi à toi-même. Mais de ma vie je n’ai fait chose semblable, carc’est là action de canaille… Tu savais très bien au contraire ceque je voulais, et tu avais une aiguille corse pour m’arrêter.

– Enfin, dit-elle, m’aimes-tu ?

– Pour sûr, fit Maurin sincère, poursûr ! et non guère ! je te l’ai dit et répété.

– Et voudras-tu de moi pourfemme ?

– Tu as là décidément une idée qui tientcomme une arapède au rocher, dit Maurin ; mais raisonne unpeu. Si je te voulais épouser, ton fiancé se fâcherait, ton père merefuserait, et tout cela c’est une mauvaise affaire.

– Mon fiancé ira au diable et mon père oùil voudra ! et l’affaire ne regarde, au bout du compte, quemoi.

– C’est que… ma liberté, j’y tiensbeaucoup ! dit Maurin. Certainement, ce me serait grandplaisir, en rentrant à la maison, de trouver chaque soir lagentille femme que toi tu es, assise près de la lampe allumée et dela soupe chaude, mais je n’y rentre guère à la maison, vois-tu. Lesmaisons ne sont pas faites pour moi. Ma mère rarement me voit. Jesuis comme le lièvre qui a tous les gîtes et qui n’en a point. Aiedonc avec moi un amour de peu de temps et songe que les gendarmesdeviennent brigadiers avec des protections.

– Ainsi, tu supportes l’idée, fit-elle ense levant, de me voir donner à Sandri ?

– Pas maintenant, non, fit Maurin sanssourciller, mais je sais bien que je la supporterai un jour, quandil faudra.

– Et moi, dit-elle énervée par toutes cesflegmatiques résistances, jamais je ne supporterai que tu sois,même une heure, à une autre femme ou fille !

– Une seule poule ne suffit pas àentourer un coq, fit sentencieusement Maurin. Comment veux-tu queje réponde de moi ? Ça ne serait pas dans la nature… Tu levois bien, par-là, que je ne peux t’épouser.

– Et crois-tu que si je reste tienne sansêtre ta femme, je serai moins jalouse, et t’en permettraid’autres ? Tiens, Maurin, voici, pour en finir, mon idée surtoi et sur moi. Ce qui est arrivé était mon destin, soit ; jereconnais qu’après tout je l’ai voulu comme toi et en mêmetemps ; et qu’à la bonne Mère, tout en la priant pour qu’elleme délivrât de penser à toi, j’étais surtout contente de ne parlerque de toi. Tu m’as ensorcelée, et c’est, je le veux bien, malgrétoi-même, et je te le pardonne parce que tu me dis tout,franchement ; mais aux conditions que tu me fais, je n’acceptepas le marché pour l’avenir. Va-t’en tout de suite et ne me voisplus, ne me cherche plus. Adieu ! »

Elle s’était levée, pâle sous le noir de sescheveux un peu défaits, ses lèvres tremblaient d’indignation et dedouleur. Sa poitrine battait. Elle était belle. Maurin envisageasans plaisir l’idée de renoncer à cette proie magnifique.

« Tonia ! dit-il (et il la prit dansses bras), ne sois pas si méchante. Ce qui est fait est fait.Qu’une fille soit à un homme une seule fois, ou vingt fois, lenombre des baisers ne change rien à la chose : on est à luitout à fait dès le premier, et à s’en tenir au premier on renonce àde la joie sans regagner ce qu’on a perdu. Ne me fais pas ni à toicette peine inutile de ne me plus revoir. Reste mienne et laissonsle temps nous donner conseil. Peut-être même m’aimeras-tu moinsdans peu de temps et tu seras alors bien contente de n’avoir pasrenoncé à faire la volonté de ton père, et moi je serai satisfaitde ne pas t’avoir fait perdre un bon établissement. Se marier avecmoi, ce n’est guère pour toi une bonne fortune et je te le dishonnêtement. »

Ils étaient debout. Il la tenait par lataille ; il la renversait un peu sur son bras et lui parlaitbouche à bouche. Les paroles de Maurin n’étaient déjà plus qu’unson murmurant et confus pour elle. Le sens des raisonnements luiéchappait peu à peu. Son esprit s’efforçait de se ressaisir et n’yparvenait pas. La tête rejetée en arrière, elle voyait, au-dessusd’elle, le visage de Maurin, ses yeux ardents, son air de libre eténergique chasseur, et elle lui dit :

« Je ne sais ce que tu dis, Maurin… je nesais plus… je t’aime… je suis jalouse… je suis tienne… je ne veuxplus te voir… et tu es le maître… »

Il la raccompagna vers Pignans jusqu’au bas dela colline. Ils ne raisonnèrent plus de rien. Il fut dit seulementque, quand ils pourraient, ils se reverraient. Et Maurin la quitta,par prudence, dans l’intention de passer la nuit au village voisin,chez des chasseurs amis, à Gonfaron.

Chapitre 39Comme quoi, grâce à l’ingéniosité de Maurin, les Gonfaronnaisvirent enfin voler un âne et comment le Roi des Maures connut, àl’instar de tous les vrais héros, son heure d’impopularité.

 

Les chasseurs gonfaronnais, amis de Maurin,n’étaient pas chez eux. Ils étaient allés battre la montagne.

Maurin se demandait s’il n’irait pas chercherun gîte, sur la route des Mayons-du-Luc, chez un vieux paysan de saconnaissance, et il était là, au mitan de la place, devantl’église, son chien sur ses talons, incertain de ce qu’ilferait.

Voyant un « étranger du dehors », unà un, quelques écoliers qui ne le connaissaient pas s’attroupèrentautour de lui, parlant de lui à voix basse, s’étonnant de sonimmobilité, de son air indécis et singulier.

Les générations nouvelles ignorent celles quiles ont immédiatement précédées, et tel reconnaîtrait Henri IV surla grand-route, qui voit passer un Maurin des Maures sans seretourner.

Donc les enfants chuchotaient entreeux :

« Que cherche-t-il celui-là… Il a perduquelque chose ?… »

Derrière les enfants, peu à peu, se forma uncercle de vieilles radoteuses dont la présence attira quelquesjeunes paysans sans expérience qui rentraient du travail ; ettout ce monde regardait Maurin.

« Le connais-tu, celui-là ?

– Non. »

Maurin à la vérité n’était pas venu souvent àGonfaron, cette bourgade étant séparée par une large plaine de sespetites montagnes mauresques.

Il n’y était guère connu qu’aux chambrées,parmi les hommes de son âge, politiciens et chasseurs, ceuxjustement qui étaient tous absents du village à ce moment-là. Quandle cercle qui entourait Maurin fut devenu une petite foule, le rois’impatienta :

« Vous auriez l’air moins étonnés, dit-ilen riant, si vous voyiez voler un âne, hé ? »

Ne pas oublier le mot « âne »lorsqu’on entre dans Gonfaron, ou entrer, sans quitter sessouliers, dans une mosquée, sont deux injures de même gravité,également impardonnables, aux yeux des Gonfaronnais ou desmusulmans.

Il y a pourtant des ânes à Gonfaron, maisl’étranger bien élevé ne doit pas s’en apercevoir. Chatouilleuse àl’excès sur ce point, la population « écharperait »l’imprudent qui oserait cette bizarre inconvenance.

Une rumeur de mécontentement entoura doncsubitement Maurin. Les enfants les premiers se fâchèrent.

« Il se fiche de nous, celui-là !C’est pour nous dire ça que tu es là planté comme un cierge ?Regardez-moi cette flamberge : on dirait la tige d’unaloès ! Tu ferais mieux de passer ton chemin, chasseur decarton !… Va tuer des mouches !… Va peindre descages ! »

Ainsi grondait le lionceau populaire.

Maurin, qui avait l’habitude de manier lesfoules, sentit très bien qu’il ne ressaisirait pas la faveur decelle-ci.

Il était maintenant en présence de plus decent cinquante ennemis, et les plus petits n’étaient pas lesmoindres.

« Allons, fit-il d’un air bonhomme, jen’ai pas voulu vous faire peine ! Ce que j’ai dit peut se direpartout. Laissez-moi passer. »

Les foules sont lâches. On prit pour un accentde crainte le ton conciliant de Maurin.

« Zou ! à lui ! en avant lespierres ! cria un gamin de quatorze ans. Ôtez-vous de là, lesfemmes !… qu’il a insurtéla patrie ! »

Maurin s’élança, saisit le jeune tribun par unbras et lui tirant les oreilles :

« Je te les allongerai si bien que pas unâne de Gonfaron ne les aura si longues. Tu les auras si longuesqu’elles seront comme des ailes, et Gonfaron, alors, verra un ânevoler ! »

Ces paroles furent le signal d’une attaquegénérale contre le récidiviste. Sans souci d’atteindre ou non celuiqu’ils défendaient, les petits Gonfaronnais se mirent à lancer despierres à la tête de Maurin, lequel se voyant mal comme ondit, embarrassé de son fusil et de son carnier, prit le parti des’adosser au mur de l’église, pour n’avoir d’ennemis qu’enface ; et soulevant son jeune adversaire gigotant et quiessayait de mordre, il s’en fit un bouclier.

Hercule, paisible jusque-là, comprenant quel’affaire devenait sérieuse, chargea la cohorte endiablée. EtMaurin, posant à terre son prisonnier sans lui lâcher le bras,courut sus à la bande des lapideurs, tout en traînant derrière luile grand gamin qui faisait résistance mais n’osait plus faire leméchant, occupé qu’il était à se garer des projectiles de sescompatriotes. Heureusement, les pierres de la place étaient depetits cailloux. Pas moins Maurin s’était, à deux ou troisreprises, senti frappé rudement à la tête et sur les mains. Sonsang coulait.

Déjà une rumeur circulait dans tout levillage :

« On se bat sur la place publique !Aux armes, citoyens ! » Les gens sortaient des maisons,et bientôt le maire en personne apparut, ceint de son écharpe etsuivi d’un garde coiffé du képi, la plaque sur la poitrine. Lemalheur voulut que le maire, – un Lucquois établi à Gonfaronet en fonctions depuis peu de temps, comme successeur d’un mairerécemment décédé, lequel était un ami de Maurin, – ne connûtpas le braconnier. Au lieu de prendre le Roi des Maures par lapolitesse et la douceur, ce qui sans doute aurait réussi, ill’apostropha de haut :

« Hé ! l’homme ! je calcule quevous feriez bien de quitter la place et sans regarder enarrière ! »

Maurin n’y put tenir et tout d’un traitriposta :

« Je vois à votre écharpe, que c’est vousqui avez, quand on a gonflé l’âne, déviré letuyau !

– Arrêtez-moi cetinsolent ! » cria le tyran de village en se tournant versson garde.

Le garde s’apprêta à obéir.

« Si tu touches au Roi des Maures, ditMaurin, tu m’en diras des nouvelles ! »

Le garde s’était arrêté, comme changé enstatue de sel.

La magie du nom fameux avait opéré sur lui,mais non sur le maire qui était un peu dévot et à qui on avaitconté l’histoire de saint Martin ; il cria :

« Ah ! c’est toi le fameuxMaurin ? Arrêtez-moi ce mandrin-là ! il paiera, en unefois, pour beaucoup d’autres histoires !

– Faites excuse, monsieur le Maire, ditMaurin. Pour empêcher le désordre, je dois obéir et m’en aller,c’est sûr, encore que la place soit à tout le monde ; maispour ce qui est d’arrêter un Maurin, il faut plus d’un homme !Et d’hommes, ici, je calcule qu’il n’y a que moi !

– Je ne compte donc pas au moins pourun ! cria le maire suffoqué. Et que suis-je donc ?

– Ah ! lui dit le garde respectueux,vous n’êtes pas un homme, puisque vous êtes le maire.

– Il ne peut donc compter que pour unâne, dit Maurin, car le maire d’un pays provençal où l’on necomprend pas la plaisanterie n’est vraiment qu’un âne, et ungros ! De la plaisanterie, si vous riiez les premiers, gens deGonfaron, on vous laisserait tranquilles, mais ânes vous naissez,ânes vous mourrez ! Qui naquit pointu ne meurt pas carré, etquand un peuple est bête il est bête par millions !… Ah !pauvre France ! »

Le maire et le garde se consultaient. Maurincontinuait :

« Rien qu’en entendant mon nom de bravehomme, les petits enfants d’ici, comme ceux de partout ailleurs,devraient me respecter ! mais vous ne connaissez rien,sauvages ! il vous faut des Parisiens, pechère ! qui vousappelleront mocos sans vous mettre en colère parce quel’âne veut être bâté !… Allons, adieu, bonnes gens ! Poursûr, vous n’avez jamais eu d’ailes. Et je dirai partout qu’àGonfaron les ânes ne volent pas. Oh ! non. »

Il s’éloigna sous les derniers cailloux desenfants intimidés, laissant derrière lui un peuple stupéfait, maisplein de désirs de vengeance.

Il gagna la plaine qu’il lui fallait traverserdans toute sa grande largeur pour regagner son royaume desMaures.

À peine fut-il hors du village, que le mairedit à tout le monde :

« Allez chercher chacun votre fusil etles femmes leur manche à balai, et nous lui ferons la conduite. Ilfaut qu’on le prenne et qu’on me le mette dans laprison. »

Et se tournant vers le garde :

« Toi, bats le rappel sur la caisse pourassembler le monde et dis au curé de sonner le tocsin, comme pourle feu ! »

Ainsi fut fait, et quand tous, armés de bâtonset de fusils, et les enfants de leurs frondes, se furent ramassésau milieu de la place, au son d’un tambour sur lequel le gardeexécutait des ran-tan-plan terribles, le maire dit auxenfants :

« À présent, montez au sommet du village(Gonfaron est bâti sur un mamelon) et de là-haut, vous verrezquelle direction il a prise, ce maoùfatan ! Et nous pourronsalors le joindre à coup sûr. »

La petite armée enfantine monta au sommet duvillage.

« Il a pris le chemin des Mayons-du-Luc.Il traverse la plaine, il a bien trois quarts de lieued’avance.

– Suivez-moi, dit le maire, enavant ! Et que personne ne recule. »

Pendant ce temps, Maurin se disait :

« Quand le peuple se mêle d’être bête,pechère ! il ne connaît plus rien. Je les ai mis en révolutionpour peu de chose… Té, vé, un âne ! »

Il s’arrêta, voyant à quelques pas devant luiun fils d’ânesse, pas plus gros qu’un gros chien et qui broutaitl’herbe des bords du chemin, attaché par le cou au tronc d’un vieilolivier. L’âne était tout bâté.

« Il me vient une idée drôle, dit Maurin,car je vois là-bas que les bougres se sont mis à ma poursuite. Deuxcents contre un, les braves ! »

Son idée, il l’exécuta sans plus de réflexion.Avec la corde, qui était longue et solide, il fit au bastet commequi dirait une anse, attachée par un bout au pommeau, par l’autreau troussequin. Au milieu de cette anse, il fixa l’extrémité de lacorde doublée, et, faisant passer cette corde doublée par-dessusune maîtresse branche horizontale et basse, il hissa l’âne dansl’olivier, comme on hisse un seau dans un puits ; ensuite ilamarra la corde au tronc de l’arbre et la bête resta suspendue,l’air plus bête qu’avant, à trois pieds au-dessus du sol.

La pauvre créature ne disait rien, et, sesquatre jambes pendantes comme des pattes de poulpe mort, l’ânepenchait sa tête piteusement vers la terre et vers les chardonsrares qu’il regrettait. Et puis, il se mit bien involontairement àtourner au bout de sa corde, comme la flèche d’un vire-vire defoire.

Et Maurin dit :

« Au moins une fois dans leur vie, ils enauront vu un en l’air, d’âne ! je leur devais biença. »

Il coupa de son couteau les quatre ailes desdeux perdreaux qui lui restaient et, proprement maintenues bienouvertes par une baguette où il les avait liées d’un fil de fer, illes fixa en deux tours de main aux deux côtés de la croupière.

« Arrangé ainsi, fit Maurin ens’éloignant et se retournant plusieurs fois pour admirer sonouvrage, il a bien l’air d’une hirondelle ! »

Et il fila avec ses longues jambes…

Quand l’avant-garde de ses ennemis aperçut cetâne volant, la corde lui étant cachée par les branches del’olivier, elle s’arrêta stupéfaite.

« Diable ! dit un Gonfaronnais quiétait né aux Martigues, peut-être que cet homme n’a pas menti, etque des fois, il y en a qui volent, des ânes !

– Ah ! ça, vaï ! dirent lesautres, il y a là-dessous quelque malice. »

Et tous, à pas prudents, s’approchèrent.

« Je vois ses ailes ! cria l’un.

– Elles sont bien petites ! fit lemaire qui arrivait tout essoufflé, car il était, lui, de la grosseespèce.

– Bien petites, dit le garde, et placéesjustement où il ne faut pas.

– Les anges peints dans les églises, fitune dévote, les portent comme ça !

– Cette bêtise ! riposta unecommère. Les anges peints dans les églises n’ont qu’une tête etportent les ailes à leur cou !

– L’insolent, dit le maire, s’est encorefichu de nous ! Au pas de course, mes enfants !Agantalou ! (attrapez-le !). Zou ! Enavant ! »

Et les Gonfaronnais volèrent.

Mais voyant que Maurin allait plus vitequ’eux, le maire poussif s’arrêta, commandant :« Halte ! » d’une voix éteinte.

« Nous ne l’aurons pas en courant,dit-il, mais je sais qui il est, son nom, et tout. Il n’évitera pasle procès-verbal. En attendant, faisons-lui, de loin, lachamade : il verra bien que nous n’avons paspeur ! »

Et hurlant, riant, injuriant, gesticulant,montrant le poing tous ensemble, les gens de Gonfaron firent deloin à Maurin une conduite de charivari, une chamade decarnaval ; et à qui mieux mieux ceux qui avaient des fusils, àplus d’une demi-lieue de distance, tiraient sur lui avec du plombpour les fifis, les futifùs et les becs-figues, tant et tant queles bravades de Saint-Tropez sont moins bruyantes et moinseffroyables !

Alors, tel Boabdil, le roi Maurin, qui pourmieux dominer l’armée ennemie commençait à gravir les premièrespentes des Maures, se retourna, s’arrêta debout sur une rocheavancée ; et contemplant à ses pieds ce désordre vain maisinjurieux, cette fumée inutile d’où sortaient des éclairs et destonnerres mêlés aux cris d’une humanité souffrante, mais dont ilavait honte, il murmura tristement, en secouant la tête :

« Et dire que voilà monpeuple ! »

Chapitre 40De la mémorable conversation qu’eurent ensemble Maurin des Maureset son ami Caboufigue, ex-roi des nègres, berger de crocodiles,conservateur radical et candidat à la députation.

 

Le premier magistrat de Gonfaron fit envoyer àqui de droit son procès-verbal qui suivit le cours ordinaire.

« Insulte à un agent de la force publiqueet à un magistrat dans l’exercice de ses fonctions ! » EnFrance, rien n’est plus grave ; dans ce pays de liberté,l’insulte à un honnête citoyen ne se paie pas ou coûte vingt sous àpeine, tandis que le juste reproche à un policier indigne s’expiedans les fers des sombres cachots, ce qui a fait dire à un illustrerépublicain de Venise voyageant en France : « Vive le roid’Italie ! »

Le procès-verbal Gonfaronnais réveilla contreMaurin plusieurs griefs endormis. Les journaux du département,chacun selon sa couleur politique, avaient raconté l’histoire desaint Martin avec des commentaires aggravants. Les uns dansl’intention d’exagérer la faute de Maurin, les autres pour exaltersa gloire dénaturèrent si bien les faits que l’aventure fut connueen haut lieu ; et, à cette occasion, les coupures des journauxconstituèrent au ministère de l’Intérieur, malgré les explicationsfavorables du préfet du Var, un dossier ambigu concernant Maurin,dit le roi des Maures ou le don Juan des Maures, « personnageà surveiller ».

« Qu’on nous amène, une fois pour toutes,ce diable d’homme qui fait trop parler de lui ! » déclarale parquet.

Toutes les brigades furent avisées etAlessandri trouva des prétextes pour faire sur les routes desMaures de plus fréquentes incursions.

Maurin fut prévenu par M. Rinal, qu’avaitprévenu M. Cabissol. Rendez-vous fut pris chez M. Rinalentre ces trois personnages.

« Vous êtes incorrigible, Maurin, ditCabissol, mais vous suivez votre nature et il serait un peuridicule d’insister. Cependant, tâchez, nous vous en prions, devous résister un peu à vous-même. Surtout, évitez plus que jamaisla rencontre des gendarmes. Ne faites pas quelque sottise quiachèverait de vous mettre à dos les pouvoirs constitués. Cettealerte passera comme le reste. En attendant, les électionsapprochent et je suis chargé de vous prier : premièrement depréparer çà et là, au hasard de vos promenades, la candidatureVérignon ; deuxièmement de combattre celle du comte de Siblasqui peut nous gêner beaucoup ; troisièmement d’empêcher, s’ilse peut, celle de votre ami Caboufigue.

– Caboufigue se présente ! ditMaurin suffoqué d’étonnement. Ah ! par exemple, celle-là elleempoisse !

– Il en a parlé ; il n’est pas sansinfluence. Il est énormément riche ; il a doté telle communed’une fontaine Wallace, telle autre d’un buste de la République enfonte bronzée. Donc, il peut nous gêner beaucoup.

– Caboufigue se présente ! murmuraitMaurin stupéfait. Ah ! ben, ce n’est donc pas à Gonfaronseulement que les ânes veulent voler ! Vous pouvez compter queje parlerai à Caboufigue.

« Nous avons été pauvres ensemble quandj’avais huit ans et qu’il en avait seize. Nous fûmes alors moussessur le même bateau de pêche. Il bedonnait déjà, le porc ! Nousnous roulions ensemble, à moitié nus, sur les plages de Cavalaireet du Lavandou. Depuis, il a fait fortune dans les mers lointaines,au diable ; on dit qu’il a été roi chez les nègres ; ils’est enrichi, je crois, dans les dents d’éléphants et dans lespeaux humaines… Vous pouvez compter que je le verrai et que je luidirai ce qu’il faut ! Caboufigue député ! Ah ! non,je ne verrai pas ça ! j’en ferais une maladie, misère demoi ! »

Il ajouta avec un accent d’ironieimpayable :

« Qu’on le décore, passe ! maisdéputé, représentant du peuple ! ah ! non, pas ça !et j’en fais mon affaire ! »

Le lendemain matin, Maurin empruntal’embarcation d’un de ses amis, pêcheur au Lavandou, pour se rendreà Porquerolles, l’une des îles d’Hyères. Il emportait son fusil etil avait Hercule avec lui.

Le vent était favorable. Il hissa la voile etse mit à la barre. L’embarcation, inclinée, la quille presque horsde l’eau, filait comme une mouette.

Jamais les chevaux des gendarmes ne pourraientsuivre Maurin par ce chemin-là !

Maurin allait rendre visite à son vieuxcollègue Caboufigue.

Caboufigue était, comme Maurin, un enfant deSaint-Tropez. Mais Caboufigue, neveu d’un oncle propriétaire dechênes-lièges, ayant hérité, vers l’âge de vingt ans, d’une honnêteaisance, s’était lancé dans les affaires. Il s’était fait armateur.Il n’avait qu’une instruction sommaire, mais il se trouva qu’ilavait le génie du négoce et de la finance. Il avait entrepris plusd’un voyage d’où il était vraiment revenu cousu d’or et chargéd’or.

Ce personnage bizarre avait été roi quelquetemps d’une peuplade de nègres chasseurs, tributaires du négusMénélik. Plus tard, il avait été, durant trois années, un peumédecin du shah de Perse qui, disait-on, l’avait payé d’unecargaison de pierres précieuses.

Caboufigue était trente fois millionnaire etil était en passe de doubler sa fortune, grâce à une opérationextraordinaire qu’il dirigeait en Amérique. Au fond, c’était unemanière d’homme de génie. Le génie des affaires n’exige pasl’élévation des idées et des sentiments. C’est même souvent lecontraire. Caboufigue, sous sa redingote établie par l’un desmeilleurs faiseurs parisiens, avait l’air d’un roulier normandplutôt que d’un parvenu provençal. Il continuait à s’exprimer dansun français canaille semé de locutions triviales. Il parlait, sil’on veut, la langue de Maurin. Mais Maurin la parlait en homme dela nature et Caboufigue en homme des rues. Cependant Caboufigueavait trois secrétaires, tous trois licenciés en droit.

Caboufigue, qui avait quarante-deux ans, avaitépousé dans sa jeunesse la fille d’une épicière de Sainte-Maxime,Amélie, qu’il appelait Mélia et qui savait à peine lire, mais quiprenait encore aujourd’hui, à quarante ans, des leçons degrammaire, d’orthographe, de piano, de mandoline et de danse.

Sa femme et lui avaient, comme beaucoupd’autres parvenus, le goût le plus vif pour la noblesse ; maispourtant, on doit le dire, ils ne reniaient ni leurs origines nileurs anciens amis. Cela les eût réduits à une quasi-solitude.

Caboufigue avait un fils à Paris, gommeuxd’importance, qui venait de temps en temps chasser à Porquerollesavec quelques désœuvrés. Caboufigue possédait l’île dePorquerolles. Il avait fait construire là un magnifique château,d’où l’on apercevait toute la côte avec ses golfes et ses caps,d’un côté jusqu’à Camara, de l’autre jusqu’à Saint-Mandrier et à larade de Toulon.

Or, Maurin, deux heures après son départ duLavandou, tranquillement assis sur la terrasse du château de l’îled’or, disait à Caboufigue :

« Pas possible ! alors, tu l’asreconnue ?… à Paris ? C’est bien elle ?

– Voui, c’est bien elle, la mère deCésariot ! Je ne l’avais, d’ailleurs, jamais perdue devue.

– Et qui a-t-elle épousé ?

– Je ne peux pas te le dire, fitCaboufigue d’un air important… Tu comprends, j’ai de grandesaffaires, là-bas, à Paris, avec les plus gros messieurs… je ne veuxpas compromettre mes intérêts. Il y a des choses que je ne dois pasdire. Et puis, à quoi ça te servirait-il, hé ?

– Bougre ! fit Maurin, comme ça ellea épousé un si gros monsieur !… quelque préfetpeut-être ?

– Mieux que ça !

– Oï ! un général ?

– Mieux que ça !

– Le fils du président de laRépublique ?

– Mieux que ça !

– Noum dé pas Dioù, fit Maurin,si par malheur il y avait encore des rois, je dirais : leroi ? »

Et il ajouta philosophiquement :

« Je crois que je leur porte bonheur àmes femmes. Après m’avoir eu, elles réussissent toutes… Du resterien ne m’étonne. Tu as bien été roi quelque part, toi.

– Oh ! des nègres », ditmodestement Caboufigue.

– Mon Dieu ! tu n’es pas très blanctoi-même », dit finement Maurin en clignant de l’œil versCaboufigue, comme pour lui faire avouer la noirceur de son âme.

Ils devisaient de la sorte, Maurin« laissant venir » et attendant l’occasion propice pourattaquer la question électorale qu’il était venu régler. Après unmoment de silence :

« Tant mieux pour elle, dit Maurin, sielle est devenue une princesse. Qui elle est ou qui elle n’est pas,je n’ai rien à en faire pour le présent, quoique, si je le savais,je n’irais pas trahir « la cause » en mal parlant de ladame d’un de nos seigneurs de la République. Du reste, elle ne m’afait aucun mal, au contraire.

– En ne pas te révélant son nom, insistaCaboufigue, je crois que j’ai raison. J’ai, s’il faut te le dire,de gros interêts communs avec son mari rapport à mon affaired’Amérique. Il y a là des millions à gagner. Avant dix ans, j’auraidoublé ma fortune.

– Les porcs sont faits pour faire dugras-double, dit sentencieusement Maurin… Il est naturel que tuveuilles doubler ta couenne ! »

Caboufigue enchanté se mit à rire lourdementd’un air d’intelligence.

« Et, lui dit Maurin, est-ce que c’est unsecret, ton affaire d’Amérique ?

– Non, dit Caboufigue. Ce n’est pas unsecret, vu que mon établissement est fondé. J’ai, à ce jour, untroupeau de cinq mille têtes qui est en plein rendement dans laFloride.

– Des têtes de quoi ? interrogeaMaurin.

– D’alligators, dit Caboufigue.

– C’est, je crois, une sorte debœuf ? demanda Maurin.

– Non, dit Caboufigue, c’est une manièrede crocodile.

– Berger de crocodiles, dit Maurin sanss’étonner, ça devait t’arriver, ça, gros goulu ! Et qu’est-cequ’ils rendent, tes crocodiles ?

– Ils rendent des bottes pour lesgentlemen et des bottines pour les ladies. Le prince de Galles m’ena déjà commandé douze paires.

– Et c’est pour arriver à être cordonnierque tu te donnes tant de peines, mon pauvre Caboufigue !

– Cordonnier ! se récria ledémocrate Caboufigue indigné.

– Quand tu ferais des savates avec lapeau des anges, dit Maurin méprisant, la qualité de la peau ne techangerait pas ton métier…

– C’est une affaire qui étonnera lemonde, mon affaire d’alligators, dit Caboufigue. Une affaire d’or.Tout l’hiver, mes bêtes dorment. Donc, elles n’ont pas besoin denourriture pendant ce temps-là. Et le reste du temps, comme ellesn’aiment que la viande gâtée, je les nourris gratis en débarrassantles marchés publics et les fabriques de conserves de toutes leurspourritures.

– Alors, dit Maurin, que leurrestera-t-il, à celles-là ?

– Ce qui m’embête, dit Caboufigue, c’estque les grands alligators ont l’habitude de dévorer les petits.

– Ça ne devrait pas t’étonner, ditMaurin.

– Ça ne m’étonne pas du tout, mais ça meporte préjudice. Il faut que je protège les jeunes. Cela demande,pour la surveillance, un grand personnel, car chaque femelle medonne une soixantaine d’œufs que le mâle guette pour lesdévorer ; dès qu’elle les a pondus, la femelle ne s’en occupeplus.

– Aussi, dit Maurin, soixante enfants àla fois ! autant qu’il y a de minutes dans une heure !Té ! ajouta-t-il, je commence à croire que je suis, comme toi,un homme d’importance, puisque je pourrais gâter de si grossesaffaires. Quant à Césariot, sa mère aurait mieux fait de me leconfier tout petit, au lieu de me le cacher. Je ne suis pas un detes alligators, moi !

– Comme ça, dit Caboufigue, tu t’es faitconnaître de Césariot ? et tu me disais tout à l’heure que samanière de se comporter t’inquiète ?

– C’est embêtant pour un chêne, ditMaurin, de voir sortir de sa graine une ortie bonne à pasgrand-chose. Quand une fille est devenue mère, on devrait l’estimerpour ça, au lieu qu’on l’encourage à cacher le petit ; et lesenfants qu’on abandonne, ça fait des hommes qui s’enragent. J’aiconnu trop tard celui-ci. J’étais trop jeune quand je l’aieu ; ça n’est pas ma faute… S’il tourne bien, il sera de meshéritiers, mais il n’en prend pas la route !

– Il est jeune, il peut changer »,dit Caboufigue.

Puis, avec un ton de pitié bête parce qu’elleétait dédaigneuse :

« Tu aurais dû être riche de naissance.Tu aurais été plus heureux en femmes, car ce n’est pas le nombrequi fait le bonheur.

– Sur cette question, dit Maurin, j’aimes idées. L’amour et la fortune ne vont pas toujours par la mêmeroute. Un pauvre est souvent plus heureux qu’un roi.

– Quand j’étais roi chez les nègres, ditCaboufigue – en assurant sur sa tête son grand chapeau defeutre posé en couronne, un peu en arrière – , j’ai pensé biensouvent qu’il y a une destinée pour chacun de nous, et qu’on nepeut pas la changer. La mienne est dans la richesse et lesgrandeurs. La tienne, mon brave Maurin, est de transpercer desperdrix, des lièvres et des cœurs de femmes.

– Et des sangliers ! complétaMaurin. J’ai trente-quatre queues de porcs à la maison… une vraiefortune, comme tu vois ! Est-ce que tu ne pourrais pas monterune affaire avec mes queues de cochon ? Je te les donnerais debon cœur !… Tiens, mon pauvre Caboufigue, apprends que je nechangerais pas avec toi ! J’ai beau te regarder, tu ne semblespas heureux, Caboufigue. Et tu ne devais pas l’être, même quand tuétais roi…

– Je suis heureux, dit Caboufigue, quimentait par orgueil : je suis heureux.

– Je suis curieux de ton bonheur, ditMaurin, explique-le-moi.

– Depuis les princes et les ministres, enpassant par les préfets et les notaires, pour arriver à mes enfantset à mes domestiques, tout le monde, dit fastueusement Caboufigue,me parle de mon argent, m’en emprunte ou m’en vole !

– Tu as le bonheur facile, dit Maurin.S’il ne faut que te demander ta bourse pour te rendre heureux,passe-la-moi, je te la rendrai.

– Tu me comprends mal ou tu faissemblant, Maurin. J’ai voulu dire que l’or me rend heureux parcequ’il met le monde à mes pieds.

– Le monde ? fit Maurin. Alors, jene suis pas du monde, car je ne suis pas à tes pieds.

– C’est vrai, fit Caboufigue, tu ne m’asjamais jusqu’ici demandé d’argent. Voilà pourquoi je t’ai toujoursaimé.

– Et, dit Maurin, en riant de l’enflureet de la franchise du financier, tu ne m’en as jamaisoffert !

– En veux-tu ?… un peu ? »dit Caboufigue.

– Ça me coûterait trop cher.

– Et quoi ?

– Un rien de ma liberté.

– Sacré Maurin ! s’écria Caboufigue,sais-tu que tu es un phénomène ! Depuis que j’ai beaucoupd’argent, tu es le seul homme avec qui j’aie pu causer deux heuresde file sans qu’il m’ait soutiré cinq francs ou cinq centmille.

– Et, dit Maurin, je ne t’en soutireraijamais. L’argent brouille les amis.

– Tu as raison », dit Caboufigued’un ton de conviction inimitable.

Et il ajouta, en serrant la main de son vieuxcollègue :

« Pas d’argent entrenous ! »

Là-dessus, pour bien prouver qu’il étaitheureux, il fit visiter ses nouvelles plantations de végétaux rareset l’aménagement de son château et des dépendances à son hôte,qu’il croyait émerveiller.

« Mon fils et ma femme sont allés àToulon avec mon yacht. Ils ont profité du beau temps ; tu lesverras ; si tu restes jusqu’à demain.

– Non, dit Maurin, si le vent s’y prête,je partirai tout à l’heure ; j’ai plus d’une affaire.

– Je connais la phrase, canaille !fit gaiement le Crésus de l’île d’or. Ça signifie qu’une petitefemme t’attend quelque part, qué ? Tu es donc toujours lemême ? un don Juan, le don Juan des Maures, comme s’exprime lepercepteur de Collobrières !

– Je mourrai le fusil au poing, déclaraMaurin.

– Et la main sur le cœur, conclutCaboufigue. Té ! admire un peu mes cygnes sur mon bassin… J’aide l’eau à volonté, maintenant, avec des citernes qui me coûtentles yeux de la tête.

– C’est cher, dit Maurin, j’aime mieuxavoir mes yeux que posséder tes citernes.

– Et regarde-moi ce port que j’ai creuséà la dynamite.

– Je pensais bien, répliqua Maurin agacé,que tu ne l’as pas creusé avec les dents.

– Et ces faisans sauvages, vé !là-bas, à qui je fais distribuer des œufs de fourmis trois fois parsemaine, au temps des amours !

– Peuh ! dit Maurin, desfaisans ! des faisans, ça n’est jamais que des volailles quifont des embarras !

– Quel animal ! dit Caboufigue enfrappant sur le ventre de Maurin, rien ne l’étonne !

– Ce qui m’étonnerait, dit Maurin de plusen plus agacé, ce serait de voir un riche ne pas vanter bêtement safortune devant un pauvre ! Mais ça, je ne l’ai jamais vu. Surcette question-là, le plus malin d’entre vous devient tout à coupaussi sot qu’un autre.

– T’aurais-je fâché ? » ditCaboufigue avec un accent d’inquiétude sincère.

– Pas beaucoup, milord ! ripostaMaurin. Quand on me fâche, on n’a pas à me le demander, parce qu’onle sait tout de suite. Seulement, je n’aime pas qu’on me frappe surle ventre, à moins d’être mon égal en fortune. Et toi, Caboufigue,tu es trop riche pour avoir le droit de le faire, comment ne lecomprends-tu pas ? Je ne pourrais, vois-tu, te rendre lapareille qu’en te frappant sur la tête, pourquoi ta tête… ellepense comme mon ventre ! Voilà ce que j’avais à tedire. »

Caboufigue avait de brusques retours à dessimplicités de cœur vraiment touchantes ; il avoua tout à coupses misères :

« Tu claques sec, Maurin ! dit-il.C’est pour ça aussi que je t’aime… Tous les autres me caressent, jete dis, et lèchent mes bottes… Ah ! si tu savais !… Quandje me dis si heureux, c’est un peu pour faire le fendant, mais j’envois de dures, va ! Quand un journal me flatte, c’est pouravoir de l’argent. Quand il m’attaque, c’est pour avoir del’argent. Les banquiers me menacent, les députés me menacent, lesrois même me menacent… Il y a des moments où j’enverrais la fortuneau diable…

– Oui, dit Maurin, seulement cesmoments-là passent vite ; il en vient d’autres à la suite…

– Tiens, mon fils a voulu être baron. Ill’est. Il a acheté ce titre au pape. Une bagatelle : trentemille cinq cents francs, mais je n’ai jamais vu les reçus ; etje crois que mon fils a pris le titre en empochant les trente millecinq cents…

– Il a bougrement bien fait, dit Maurin,de ne pas payer ce qu’on peut avoir pour rien, sans faire de tort àpersonne.

– Puisque tu as assez vu mes richesses,viens voir mon agachon, un petit cabanon que je me suis faitconstruire pour moi tout seul, au bord de la mer. »

Ils y allèrent. C’était une étroite cabane demaçonnerie, toute pareille à celles où, le dimanche, les pauvresgens de Provence vont manger la bouillabaisse, quand ils ont lebonheur d’avoir quelques centaines de francs pour fairebâtir.

À l’intérieur, deux chaises de paille, unetable de bois blanc, un pot ébréché, quelques bouteilles de vin etdes instruments de pêche.

« Je viens ici, des fois – ditCaboufigue, grand comme l’antique –, pour m’amuser à oublier que jesuis riche.

– Ça doit être un gros travail, cejeu-là ! répliqua Maurin ; tu dois être en nage lesoir !

– Le gros travail, c’est d’administrertant d’argent, dit Caboufigue en soupirant.

– Gros travail pour peu de chose, ditMaurin, puisque ça ne te rend pas meilleur un bon œuf à la coque.Mais pourquoi, poursuivit-il, as-tu choisi une île pour y faireconstruire ton habitation principale ?

– Parce que, expliqua Caboufigue, j’ysuis moins dérangé par les uns et les autres, par tous les affamésqui veulent manger dans ma main.

– Pauvre homme ! s’exclama Maurin.Si j’ai bien compris ton affaire, tu es comme qui dirait leprisonnier de ton or, tandis que moi, Maurin, j’ai les ailes de lamisère ! »

Ces derniers mots, dits en français avecl’accent de Provence, eurent une saveur inexprimable et Caboufiguesoupira de nouveau.

« Si le bonheur, reprit Maurin, c’étaitla fortune, il y aurait vraiment trop de malheureux ; et, dedésespoir, le monde finirait. »

La profondeur de cette parole échappa àCaboufigue.

Maurin reprit :

« Le bon valet d’un maître riche a moinsde peine, au fond, que son maître… Et dire qu’il y a des gens quiauraient peur d’être domestiques ! Comme si tout le monden’était pas le domestique de quelqu’un !

« Chacun de nous sert en ce monde. Tiens,moi qui suis un enfant de la nature, j’ai des clients pour mongibier et je les sers à l’heure et à la minute !

– Moi, dit Caboufigue fièrement, je nesers personne.

– Quand ça ne serait que tes« ligators », que tu nourris de pourriture ! ditMaurin, et tes actionnaires qui vivent de tes ligators !… etpuis… »

Ici, jugeant qu’il était temps d’attaquer laquestion pour laquelle il était venu, il s’arrêta et, clignant del’œil :

« Et puis… quand tu seras député, car tuveux l’être… Au fait, pourquoi me parles-tu de tout excepté de tonambition ? Je t’attendais.

– Ah ! tu sais ça ? fit l’autreétonné, avec une nuance d’embarras ; et comment lesais-tu ? Je n’en ai encore parlé qu’au préfet, dans sonbureau à la préfecture.

– Il devait y avoir des murs, ditMaurin.

– Alors, insinua Caboufigue, tu m’aiderasun peu, j’espère ?

– Enfin, nous y voilà… Eh bien, je suisvenu ici pour te dire que je te connais trop pour t’aider, ditMaurin, qui touchait enfin au point précis où il voulait en venir.Tu serais trop malheureux.

– Et en quoi ? dit Caboufigue. Jeferais un bon ministre tout comme un autre.

– Pas comme un autre ! dit Maurin.Et beaucoup moins bon que beaucoup d’autres.

– Pourquoi ça, Maurin ? J’ail’habitude des affaires.

– Des tiennes, Caboufigue. Et c’est ceque je veux dire. Ce sont les tiennes que tu ferais. Je voudrais,bien volontiers, que nos députés sortent tous, comme toi, de laterre du pays. Mais encore faut-il qu’ils aient une autre figure.Regarde-toi, Caboufigue, avec tes vingt mentons, tu sues tonégoïsme ! Et si tu veux m’en croire, tu n’essaieras pas d’êtredéputé. Tu ne peux l’être qu’à coups d’argent. Tes électeurs tedemanderont la lune, et il faudra bien la leur promettre. Bien despauvres gens parleront, si tu le veux, en ta faveur, et pour toi seferont canailles, et pour cent sous te vendront leur voix, autantdire qu’ils essaieront de te vendre la pauvre France. Descandidatures comme la tienne, ça vous détruit un pays.

« Fais ta fortune, Caboufigue, mais ne temêle pas de faire la nôtre ; que le grand saint Martin, quandil aura remplacé Dieu, nous en garde ! Nous y perdrions lesplumes qui nous restent. Ton argent nous coûterait trop cher. C’estavec des bons diables comme toi, avec des bergers de crocodilessans grande méchanceté au fond, mais gonflés d’eux-mêmes comme tesfaisans, qu’on fait la bassesse d’un peuple. J’aime mieux être,quoiqu’un peu maigre, un vieux coq de montagne, qui vit d’un glandet qui a la pépie !

– Comme ça, dit Caboufigue, tu serascontre moi.

– Et avec moi, tout mon pays des Maures,comme un seul homme, foi de Maurin !

– Alors, dit Caboufigue, je suis…

– F… ichu ! dit Maurin.

– Et si je me fâchais ? ditCaboufigue.

– Toi ? tout cochon que tu es, tun’es pas bête. Et tu sais bien que j’ai raison… Té !s’exclama-t-il, tout à coup illuminé d’une idée subite… J’ai mieuxpour toi que la candidature. Si tu ne te présentes pas, je te feraidécorer !… Ça, voui, c’est fait pour toi. Ça t’ira comme desmanchettes.

– Tu ferais ça ? » s’écriaCaboufigue ébloui.

– Je sais bien que la croix, dit Maurin,ça ne s’achète pas toujours. Mais, à moins qu’il soit de ceux quila donnent aux autres, je n’ai jamais vu un homme un peu vraimentriche qui ne soit pas décoré, excepté toi. Comment as-tufait ? Ça me paraît plus difficile que tout le reste… Alors,rien que parce que tu ne l’as pas, moi, Maurin, je te la donne.

– Et comment feras-tu pour me la faireavoir ? interrogea l’anxieux et alléché Caboufigue.

– Tu me diras, un jour ou l’autre, lequelde nos grands hommes de la République elle a épousé, dit Maurin, etalors, de sûr, je te ferai décorer. Elle ne pourra pas me refuserça.

– Allons, déclara Caboufigue, je voisbien que tu n’abuseras pas du secret… C’est un secretd’État ! »

Et il se pencha vers l’oreille de Maurin.Maurin écouta sans broncher la révélation surprenante qui lui étaitfaite et dit seulement :

« C’est en effet le nom d’un des maîtresde la République. Et à présent, pourvu que tu t’engages à ne pas teprésenter à la députation, je m’engage, moi, à faire pour toi ceque j’ai dit. »

Ainsi le Roi des Maures disposait des plushautes récompenses nationales. Il se sentait fort de l’appui dupréfet et de M. Cabissol. Il avait conscience de remplir en cemoment une mission diplomatique.

« Alors, dit Caboufigue convaincu, c’estdit, je m’y engage : je ne serai pas candidat… Tupars ?

– Oui, dit Maurin, je vais à tesaffaires ; à te revoir. »

Tout en devisant, ils étaient revenus vers lapetite baie où Maurin avait amarré sa barque. Il sauta dedans,suivi d’Hercule, s’éloigna en quelques coups d’aviron, et hissa savoile latine.

Le vent, qui avait tourné juste à point pourle servir, le conduisit à Port-Cros où il comptait tuer, dans lachasse gardée de M. de Siblas, deux faisans qui luiavaient été « commandés » pour une noce au Lavandou.

Chapitre 41Comment un gentilhomme de l’Ancien Régime contracta trèsnaturellement un traité d’alliance avec le populaire Roi desMaures.

 

Maurin ne s’attendait guère à ce qu’il devaittrouver à Port-cros. Il n’imaginait pas que, si vite, leprocès-verbal de Gonfaron eût fait son effet. De plus, lesgendarmes de Bormes, commune dont le Lavandou est une section,avaient appris que les gens de la noce avaient commandé à Maurindeux faisans, et, sachant que le braconnier se rendait toujours,quand il voulait un faisan, dans l’île de Port-cros, ils avaientaverti, à la grande joie de Sandri, les gendarmes d’Hyères, – lesÎles d’or faisant partie intégrante de la commune d’Hyères. Sandriallait donc agir, cette fois, sur son territoire. Il futenchanté.

Maurin avait coutume d’accoster au sud del’île, dans une petite baie, à Port-Mui. Il y alla tout droit. Labaie était déserte. Il poussa jusqu’au bord, sauta à terre, tira àdemi sa barque sur le sable, et, suivi d’Hercule, se mit en chasseaussitôt.

Cette crique est assez éloignée del’habitation du comte de Siblas qui se trouve à l’ouest dePort-cros.

Devant Maurin s’ouvrait une ravissante petitevallée. Sur le mamelon de gauche, des genêts épineux.

Au fond de la mignonne vallée, quelquesvignes.

Des figuiers sur la pente de droite, et,partout, des pins d’Alep ou pins blancs.

Les Îles d’or sont des fragments des Maures,séparées par un large bras de mer du massif auquel ellesappartiennent.

Il regarda attentivement son terrain dechasse, et, de son œil de braconnier, autant dire d’aigle, ilaperçut deux choses.

Premièrement, à trente pas, à sa droite, sousla dernière vigne de la rangée, un faisan surpris par le bruit deson arrivée, à demi rasé, le cou tendu, se dérobait vivement, àlongues enjambées. Deuxièmement, à sa gauche, au-dessus des genêts,dans un massif où ils se croyaient bien cachés, veillaient deuxgendarmes. Le fin sommet de leurs chapeaux faisait tache brune surla verdure des pins qui s’étageaient derrière eux. Maurin allaitentrer dans une souricière ! Il se mit à rire tout bas.

Qu’il n’eût pas vu les gendarmes, et il étaitarrêté. Il devinait très bien leur plan qui était de le laissers’engager dans l’île et de lui couper ensuite toute retraite versson embarcation. Son parti fut pris sur-le-champ. Il donna, d’ungeste large et silencieux, l’ordre à Hercule de décrire une courbequi, selon toute probabilité, devait mettre le faisan entre sonchien et lui, et il attendit, sans perdre de vue, du coin de l’œil,la double petite tache sombre que faisait, au milieu des genêtsclairs, le chapeau des gendarmes à l’affût.

Chasseur chassé, Maurin observait à la foisses chasseurs et son chien. Il perdait de vue à tout moment, puisretrouvait, entre deux troncs de pins, la queue expressived’Hercule. Tout à coup le chien pointa. Il y eut comme deux fauxarrêts, puis un arrêt ferme. C’était le moment. Comme Maurinl’avait espéré, le faisan n’était pas très loin de l’endroit où ill’avait aperçu. L’oiseau à peine entré sous le couvert n’avait plusbougé. Il allait s’enlever à bonne portée.« Bourre ! » Maurin tira. Le faisan, qui montait enchandelle, retomba aussitôt sur le nez d’Hercule qui, le gibier auxdents, bondit vers son maître. Les gendarmes accouraient. Ilsdévalaient bon train, faisant rouler sous leurs pieds ferrés lespierres sonores…

Maurin repartait dans sa barque, et son chiendéjà y était entré. Les gendarmes firent une petitehalte :

« Arrêtez, Maurin !

– Pas tant bête ! leurcria-t-il.

– Au nom de la loi, arrêtez ! ditl’un.

– Avez-vous la permission de chasser dansl’île ? dit l’autre.

– La permission je l’ai sous ma semelle,quand j’y suis, dans l’île ! Et au bout de mes avirons, quandje la quitte. »

Les deux gendarmes reprirent leur course.Maurin, de l’aviron manœuvré comme une gaffe, repoussait le fond desable et de cailloux. La barque se dégageait, flottait, s’éloignaitun peu.

À ce moment, devant les gendarmes stupéfaits,deux faisans s’enlevaient à grand bruit, montant verticalementd’abord, puis, prenant un parti, s’envolaient pour décrireau-dessus de la mer une grande courbe qui devait les ramener sur unautre point de l’île. Et il arriva qu’ils passèrent à bonne portéedu fusil de Maurin… Coup double… Ils tombèrent tous deux… La barquefilait… Le braconnier s’inclina par-dessus bord et les ayantcueillis sur l’eau, il les jeta au fond du bateau où gisait lepremier sous la garde d’Hercule. Alors, il cria aux gendarmes,debout là-bas sur la colline, véritables statues de l’autoritéimpuissante :

« Pour ceux-là, vous n’avez rien àdire ; la mer n’a pas de propriétaire : zibierd’eau ! »

Sandri et son compagnon ne disaient rien eneffet. Le désespoir entrait dans l’âme du beau gendarme. MaisSandri et son compagnon avaient une chance de revanche. Le comte deSiblas, averti par eux, et très curieux de connaître le fameuxbraconnier des Maures, avait annoncé qu’avec son yacht ilsurveillerait les points abordables de l’île.

La barque s’éloignait doucement ; Maurinfaisait mouvoir avec lenteur ses avirons dans l’eau calme. Ils’arrêta, mit ses mains en porte-voix et cria encore :

« Sandri ! c’est toi qui les aslevés, ceux-là. Comme gendarme, je me f… iche un peu de toi, maiscomme rabatteur je t’estime. »

Une envie vague de braquer son revolver surMaurin prit au cœur le Corse vindicatif. Mais son compagnon luitoucha le bras :

« Notre homme est pincé, Sandri. Voici lebateau du comte qui lui coupe la retraite. »

En effet, le yacht à vapeur, svelte, coquet,blanc et or, avec ses deux petits joujoux de canons qui reluisaientau soleil, se mettait en travers de l’embarcation du chasseur.Maurin, l’œil sur les gendarmes dont la vue le réjouissait au-delàde toute idée, n’avait pas aperçu le yacht auquel il tournait ledos. Le bruit léger des vaguelettes sur la grève couvrait le bruitde la marche du petit navire, l’Ondine.

« Oh ! ducanot ! »

Maurin sursauta. On entendit le rire des deuxgendarmes qui domina le clapotis de la mer.

« Ils m’ont pris ! » se ditMaurin tout haut, en examinant le yacht.

Le comte en personne, souriant, était accoudéau couronnement de son joli navire. Maurin, debout, tenait sesavirons immobiles.

« Eh bé, que me voulez-vous ? »cria-t-il.

Il se rapprocha du yacht. Les gendarmesn’entendirent plus les paroles qui s’échangeaient.

« Est-ce vous qu’on nomme Maurin desMaures ? » interrogea le comte de Siblas.

– C’est moi. Et c’est vous le comte,apparemment ?

– Lui-même. Vous n’avez que deuxfaisans ?

– Pourquoi deux seulement ? Par unbonheur j’en ai trois.

– Voulez-vous me les vendre ? J’aidu monde à dîner et mon garde est une mazette.

– Je vous les offre en ce cas, bienvolontiers, monsieur le Comte ; d’autant plus que, il n’y apas dix minutes, ils étaient encore à vous !

– Voulez-vous avoir l’obligeance de meles apporter, Maurin ? »

Maurin prit son parti en homme d’esprit qu’ilétait.

« Si vous êtes bien sûr qu’on me laisseraensuite me retirer librement ?…

– C’est vous qui devez en être sûr.

– Alors, ça va ! » fit Maurinjoyeusement.

Il accosta l’échelle qu’on développait pourlui, il y amarra son embarcation et, leste, monta à bord del’Ondine.

« Je désirais vous voir, dit lecomte.

– Payez-vous-en ! fit Maurin enrepoussant d’un revers de main son chapeau sur sa nuque… J’en vauxla peine. Tel que vous me voyez, il n’en existe pas deux comme moi,dans le pays du moins.

– On parle de vous, même àParis !

– On est bien bon, monsieur le comte. Endit-on du bien, au moinsse ?

– Du bien et du mal, comme detout homme.

– Allons, ça me fait plaisir. Comme ça,vous me reprenez les petites bêtes ? »

Il élevait les faisans à bout de bras d’un airde regret.

« Non, Maurin, je vous les offre, car jesais qu’ils vous sont commandés. Je voulais voir si vous étiezl’homme qu’on m’a dit, et capable de croire à une parole qu’on vousdonne.

– Eh bien, vous avez vu ! Mais,puisque vous êtes si aimable vous en accepterez au moins un… jel’ai en trope !

– Merci. Je l’accepte. Je suiscontent que vous ayez confiance en moi. Celui qui se fie à laparole des autres sait, à coup sûr, tenir la sienne.

– Oh ! dit Maurin, rien qu’à votrefigure, j’ai compris que je pouvais…

– Et si je vous demandais de ne plus tuerde mes faisans ?

– Je n’aimerais pas beaucoup vouspromettre ça, dit Maurin… Bah !… voyez-vous, monsieur lecomte, je viens si rarement que ce n’est pas la peine d’en parler.Je n’abuse pas !

– Je l’espère bien. Voyons, Maurin,combien en voulez-vous par an, de mes beaux faisans ?

– Ne fissons (fixons) rien, que vous yperdriez. Les commandes sont rares ; et puis, tenez, àl’avenir, je viendrai moins souvent…

– Pourquoi cela, maître Maurin ?

– Parce que vous êtes aimable… J’épargneles amis. Et même, à ce point de vue, j’aimerais mieux ne pas vousconnaître.

– Vous êtes républicain, monsieurMaurin ?

– À votre service, monsieur le comte, aubanquet de la misère (sic).

– Sacrebleu, ça serait fâcheuxpour nous, s’il y en avait beaucoup de votre espèce.

– J’ose le croire, monsieur !confirma Maurin, avec le geste d’arranger son chapeau enauréole.

– Voulez-vous accepter la place de mongarde, maître Maurin ? J’augmenterai les appointements.

– Cette fois, par exemple, vous faitesfausse route. Ça m’étonne de votre part ; regardez-moibien.

– Allons, prends les faisans et cettebourse.

– Je prends les faisans, que je les aimérités en tirant droit. Et puis, ces deux-là, je les ai tuésau-dessus de l’eau de la mer, qui est à moi autant qu’à vous.

– Pourquoi laisses-tu labourse ?

– Par la raison que vous voudriez bienque je la prenne !

– Explique-moi ça ?

– Si je la prends vous marquerez, sansdevenir plus pauvre, votre supériorité sur moi, puisque je ne seraipas fier.

– Tu es un fameux homme, et je te jureque tu me plais. »

Et familièrement, affectueux même, le jeunecomte, qui était homme de haute stature, prit Maurin par l’oreilleet la lui pinça comme à un enfant ; c’était pure gentillesse,mais Maurin cessa de sourire.

« À quoi penses-tu ?

– À deux choses à la fois.

– Quelle est la première ?

– D’abord que vous ne me prendriez pascomme ça par l’oreille si, au lieu de m’avoir fait venir sur votrebateau, vous m’aviez rencontré dans votre bois.

– Et tu en conclus ?

– Que sur votre bateau vous vous sentezmieux chez vous.

– Et à quelle autre chose as-tu pensé,quand je t’ai pris par l’oreille ?

– À mon ami Caboufigue, qui, pas plustard que ce matin, m’a un peu tapé sur le ventre.

– Eh bien ? interrogea le jeunecomte charmé.

– Eh bien, dit Maurin froidement, sur leventre c’était, monsieur le comte, l’impertinence d’un bourgeois…Je le lui ai dit, ou du moins j’ai tâché de lui faire entendre.

– Maître Maurin, dit le comte, touchezlà. Vous êtes un homme ; et tout ce que j’ai fait n’était quepour vous éprouver. Pardonnez-moi. Et quand vous voudrez un faisanqui vous aura été commandé, venez le tuer dans mon île. Je vousdonne ma parole que vous avez un ami.

– Monsieur le comte, dit Maurin avecnoblesse, j’accète (j’accepte) et je vous donne ma parole que vousne vous repentirez pas de votre bonté… Au lieu de manger du faisanles gens de noce à l’avenir mangeront du lièvre… Je suis fierd’être votre ami, pourquoi vous êtes un brave homme… C’est drôle,vous m’avez remué le sang. »

Il secoua la main que lui tendait legentilhomme, en ajoutant :

« Les opinions ne doivent pas empêcherles sentiments. »

Il prit le plus beau des trois faisans, ledéposa sur le pont et dit : « En vousremerciant ! »

Et comme il avait déjà le pied sur l’échelle,il revint sur ses pas, secouant la tête :

« Puisque nous sommes une paire d’amis,monsieur le comte, j’aurais tout de suite quelque chose à vousdire… Il faut saisir les occasions.

– Dites, Maurin.

– Vous permettez ?véritablement ?

– De tout mon cœur.

– Eh bien, pourquoi est-ce que vous vousprésentez aux élections qui viennent ?… C’est unebêtise !

– Je veux faire plaisir à mes amis.

– Ça vous regarde. Mais, à votre place,j’aimerais mieux me faire aimer dans le pays que m’y faire dire… cequ’on vous dira. Moi le premier, vous savez, je serai contre vous,et ça me fera de la peine.

– Je suis sûr d’un bel appoint. J’auraitout Hyères pour moi.

– Possible, mais, vous savez, vous yresterez quand même. À quoi est-ce que ça vous avancera, dites unpeu ? Et si je touche cette question, c’est bien par amitié, àcause de vos gentillesses, vu que votre candidature nous seraplutôt utile.

– Oh ! oh ! commentcela ? »

En profond politique Maurin s’expliqua. Desdeux candidats républicains qui, selon lui, avaient le plus dechances, un était douteux, tellement douteux que si le comteretirait sa candidature, les voix « réactionnaires »iraient au moins bon des deux, compromettant ainsi l’élection dumeilleur. Le comte de Siblas ne souriait plus.

« Monsieur Maurin, dit-il, vous êtes sûrde votre homme ? de celui que vous appelez le bon ?

– Sûr, répliqua Maurin qui, parlantd’après l’intègre M. Rinal, aurait donné sa tête à couper pourrépondre de M. Vérignon.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Vous devez le connaître : il afait des histoires dans les livres ; c’estVérignon. »

Il disait : « C’est Vérignon »d’un ton qui signifiait : le grand Vérignon, que toutle monde connaît en France, Vérignon enfin, l’amiVérignon !

« Ah ! dit le comte, c’est en effetun esprit vigoureux et fin, et c’est un caractère d’honnête homme.C’est un vrai savant et un désintéressé, l’espèce d’hommes la plusrare qui soit. Si vous êtes pour Vérignon, je maintiendrai macandidature à seule fin de retirer à son rival les voix qui vousfont peur. Ce qu’il nous faut, à la Chambre, puisque nos opinionsne peuvent pas y triompher, ce sont des adversaires intelligents ethonnêtes, des caractères. Votre Vérignon est de ceux-là. Vouspouvez compter que ce que je vous dis, je le ferai. »

Maurin, cette fois, regardaitM. de Siblas avec une admiration sourde, béate. Ildemeura longtemps pensif, immobile, éprouvant une émotion telle queseul M. Rinal lui avait donné la pareille.

« Eh bien, Maurin, qu’y a-t-il ? ditdoucement le comte, qui comprenait fort bien à quelle nature ilavait affaire.

– Noum dé pas Dioù, moussa louComté ! fit Maurin, sioù aqui qué mi songi qué se i’avié quédé noblé coumo vous et dé couyoun coumo ioù, ti foutrian uneFranço, voleur dé sort, numéro un ! – ce qui veutdire : « Par Héraklès, monsieur le comte, s’il n’y avaitque des nobles de votre sorte et des pauvres diables tels que moi,en vérité nous réaliserions bientôt la plus exquise des républiquesathéniennes ! »

Et le bras droit tendu, le poing fermé, lepouce vertical un peu rejeté en arrière, il exprimait du geste, àla façon provençale, les énergies fécondes de la Franceplébéienne.

Et jamais parole n’exprima si bien que songeste viril la déférence du peuple pour toutes les aristocratiesqui ont la vraie élévation, celle du cœur. Ce geste disait, du mêmecoup, son mépris pour la plate suffisance de l’égoïste bourgeoissatisfait de soi-même. Entre Caboufigue, le parvenu, etM. de Siblas, qui représentait les traditions et lapolitique de la vieille France, Maurin n’eût pas hésité, mais ilpréférait Vérignon. Et le pape ayant affirmé le droit nouveau desdémocraties, que Dieu tolère, M. de Siblas servait, sansrougir, quoique à regret, la république de Maurin des Maures,l’aristocrate d’en bas.

Jamais les gendarmes ne comprirent ce quis’était passé à bord du yacht, et pourquoi, pouvant leur livrer lebraconnier, « M. le comte » lui avait permis dehisser sa voile au vent, lequel s’était mis à souffler dularge.

Chapitre 42Où l’on verra l’importance que le gouvernement de la Républiquefrançaise accorde au Roi des Maures, lequel n’en devient pas plusfier.

 

Les visites à Bormes devenant dangereuses,Maurin fit prier M. Cabissol de le rejoindre à Collobrières,où il lui rendrait compte de sa mission.

Ils s’y rencontrèrent à l’hôtellerie deM. Blanc.

« Eh bien, qu’avez-vous de nouveau,Maurin ?

– Voici : nous craignons, n’est-cepas, la candidature Poisse ?

– Oui, dit Cabissol ; c’est un fauxrépublicain qui fait le jeu des adversaires dont il aura les voix,outre une partie des nôtres, diminuant ainsi les chances deVérignon.

– C’est ce que j’avais compris, ditMaurin. Eh bien, M. de Siblas maintient sa candidaturepour retirer à Poisse cet avantage qui, au premier tour, pourraitle placer premier.

– Il la maintient ! il lamaintient ! s’écria Cabissol, qu’en savez-vous ? Et s’illa maintient, ça ne sera pas pour nous aider, croyez-le. »

Le grand seigneur populaire qui s’appelaitMaurin fut inimitable dans le ton de sa simple réponse :

« Je vous demande pardon : il feracomme j’ai dit ; j’ai sa parole ! »

Il raconta son entrevue avec le comte.

« Maurin, dit Cabissol, vous faites desmiracles. Je vous jure que si j’étais allé offrir cet arrangement àM. de Siblas, j’aurais été repoussé avec ironie.

– Qui est cetIroni ? » dit Maurin.

M. Cabissol se mit à rire.

« Comme quoi, dit-il, l’intelligence etla connaissance du vocabulaire sont deux !

– Parlez-moi français, dit simplementMaurin.

– Eh bien, votre entrevue avecM. de Siblas est une manière d’événement. Le pape aidant,vous en avez fait un rallié sincère.

– Que vient faire là-dedans lepape ?… grommela Maurin. Vous savez que je n’aime pas trop lescurés ni les ermites.

– Et que vous ont fait les curés et lesermites ?

– Ce sont des gens, dit Maurin, quipromettent une culotte à un pauvre et qui le font trembler pendantune heure avant de la lui donner ! Ils vous font payer deuxsous le commencement d’une histoire et exigent deux autres souspour vous en conter la fin !

« On ne peut naître ni mourir sans leurpayer à boire.

– Ils ne sont pas tous pareils.

– Il y a des braves gens partout, c’estentendu !

– Et, dit M. Cabissol, avez-vous vuM. Caboufigue ? »

La physionomie de Maurin s’éclaira d’un air degaieté équivoque.

« Il est assez visible ! fit-il.Gros comme il est, voui, que je l’ai vu ! Il a les joues rosescomme le dedans de ces porcs frais qu’on voit tout ouverts chez lesbouchers dans les villes, la veille de Noël, et qui sont toutenguirlandés de lauriers-sauce !

– Se présentera-t-il ? Il estdangereux ; beaucoup se tromperont sur son compte. Il a gardéde nombreux amis parmi les pauvres gens, sans faire grand-chosepour eux. Il donne des fontaines Wallace aux communes. Il al’égoïsme habile. Il nous roulera.

– Non, fit Maurin. Je te lui ai mis dansles pattes une jolie petite ficelle rouge et il est tombé sur lenez !

– Vous parlez, Maurin, comme un rébus,dit Cabissol.

– Rébus ? Encore un citoyenque je ne connais pas, répliqua Maurin. Il n’est pasd’ici ?

– Quelle ficelle avez-vous mise dans lespattes de notre sanglier couronné ? »

Inimitable en sa drôlerie, convaincu etgouailleur, Maurin prononça :

« Je te vous l’aidécoré ! »

M. Cabissol se demanda si Maurin perdaitla tête. La folie des grandeurs l’avait-elle mordu ?Prenait-il au sérieux son titre de Roi des Maures ?

« Il n’y a rien à dire là contre,poursuivit Maurin ; ce blanc a été roi des nègres. Et,décorés, tous les rois le sont.

– Le diable m’emporte si je vouscomprends. Quelle farce lui avez-vous jouée ?

– Aucune, dit Maurin ; mais j’aipensé qu’être député ça ne serait pour lui qu’une manière de sefaire honneur… et que preutêtre,alors, il aimerait mieuxla croix – qui lui donnerait moins de travail. Et– acheva-t-il simplement – je la lui ai promise.

– Parbleu ! dit Cabissol en riant àgorge déployée, si cela ne dépendait que de moi, il l’aurait, nefût-ce que pour que, en qualité de roi des Maures, vous ayez décoréquelqu’un, Maurin ! Nous en parlerons au préfet, mais jecrains bien que votre recommandation ne suffise pas.

– Vous croyez ? dit Maurin. Quandest-ce que ça se donne, les croix ? Il y a une saison, on m’aconté, où ça pousse comme la sorbe au sorbier.

– Mais, confirma Cabissol, nous voici enjanvier. Les journaux annoncent les promotions pour cette fin demois. C’est juste le temps de cette récolte.

– Voulez-vous, demanda Maurin, me faireun mot de billettepour une dame ?

– À vos ordres. Et pour qui, maîtreMaurin ? Et que faut-il dire ? Dictez. »

M. Cabissol appela l’aubergiste Blanc,qui, sur sa demande, apporta plume et encre, et Maurin dicta lesens d’une billette dont M Cabissol rédigea les phrases àson idée. La lettre suivante fut le résultat de cettecollaboration :

À madame***… en son hôtel,Champs-Élysées.

N°… à Paris.

« Madame,

« Dans la très haute situation que vousoccupez aujourd’hui, peut-être voudrez-vous bien vous rappeler avecindulgence un petit pêcheur de Provence pour qui vous avez eu desbontés lorsque, il y a déjà bien longtemps, il vous servait demodèle sur les plages de Saint-Tropez, et qui vous demandeaujourd’hui, très humblement, une grâce ; non pas pour lui,mais pour un de ses compatriotes que M. le préfet, je le sais,recommandera de son côté au gouvernement… Je n’ose pas espérer quevous vous souviendrez de moi, mais je ne veux pas croire que vousayez oublié le mousse de Saint-Tropez dont vous avez fait leportrait lorsqu’il avait seize ans et que vous habitiez lavilla des Mussugues.

« Lui, il n’a pas oublié… Il estaujourd’hui un très humble mais très dévoué serviteur de laRépublique.

« La faveur qu’il vous demande serviranotre cause, comme d’autres l’expliqueront à M. votre mari,mais j’ai pensé que peut-être la voix du petit pêcheur deSaint-Tropez aurait, par votre intermédiaire, quelque influence surcette affaire, et j’ai spontanément demandé à un ami avocat detenir la plume à ma place. La note ci-jointe expliquera à vous,madame, et à qui de droit l’affaire dont il s’agit.

Veuillez agréer l’hommage le plus respectueuxde votre humble serviteur. »

« Maurin dit Maurin des Maures.

« Mon adresse : chez M. Rinal, médecinprincipal

de la Marine en retraite, Bormes (Var). »

Quand M. Cabissol à qui, bien entendu,Maurin des Maures ne donna sur ses relations avec la dame que lesrenseignements les moins confidentiels, lui eut relu à haute voixcette lettre à deux reprises :

« Noum dé pas Dioù ! dit Maurin, jeparle comme un livre ! Là, voui, que je parle bien ! Sielle ne répond pas comme nous le désirons, c’est qu’elle n’a riendans la poitrine ! Mais elle répondra. Si vous saviez, elleétait si gentillette ! Elle dessinait comme un ange !Elle me mettait dans tous ses tableaux. Une fois, elle m’a habilléen saint Jean dans le désert avec une peau de chèvre sur mon dostout nu…

– Tranchons le mot, dit M. Cabissolen riant : vous l’aimiez !

– Oh ! dit Maurin évasivement, moi,vous savez, depuis mon enfance, je les ai toujours aiméestoutes ! Je la regardais comme une Sainte Vierge dans unoratoire. Je la menais en barque. C’était un beau temps… Maispassez-moi la plume. Je vais lui mettre un peu designature. »

Il prit la plume gauchement :

« C’est moins lourd qu’un calibredouze ! » dit-il et il signa maladroitement :« Maurin des Maures. »

Huit jours plus tard les promotions de janvierparaissaient à l’Officiel, par ordre alphabétique.

… Chevaliers de la Légion d’honneur :

« Alexandre-Marius-Attila-CésarCaboufigue, armateur et exportateur, servicesexceptionnels… »

« Sacrebleu ! dit en riant le préfetà Cabissol, si j’avais su que ça n’était pas une plaisanterie,j’aurais préféré sérieusement employer pour moi-même le crédit deMaurin ; je serais officier ! »

Quant à Maurin, il se ditsimplement :

« Je l’aurais parié, mais ça ne me flatteguère, pourquoi je devine qu’elle a eu peur que je parle trop, lapetite coquinette ! Et ça m’offense ! »

Et quand M. Cabissol lui fit remarquerles mots « services exceptionnels » :

« Je le crois bien, dit-il, tout le monden’élève pas des crocodiles ! »

Il s’en alla, l’Officiel à la main,annoncer la nouvelle énorme à Caboufigue. Cabissol, toujourscurieux, avait demandé à être de la partie. Ils frétèrent uneembarcation au Lavandou, et en route pour Porquerolles !

« Tu m’as promis, dit Maurin àCaboufigue, de renoncer à toute candidature si tu étaisdécoré ?

– C’est entendu, confirma Caboufigue.

– Monsieur est venu pour témoin, ditMaurin, et tu vas nous écrire une lettre qui t’engage un peu commeil faut, à ne pas être candidat à la députation. »

Cabissol sortit de sa poche la lettre quiétait toute préparée.

« Mais qui me garantira ?

– Notre parole. Signe ! »

Caboufigue, effaré, décontenancé, signa.

« Alors, voici, dit Maurin, la chose queje t’ai promise. »

Et tirant de sa poche un ruban rouge dont ils’était muni, il l’attacha gravement à la boutonnière deCaboufigue.

« Je comprends la plaisanterie, ditCaboufigue, mais si jamais la chose devient véritable, il ne serapas nécessaire d’en apporter une. J’en ai acheté deux douzaines. Onne sait jamais ce qui peut arriver.

– Quand je te dis que tu l’es !Regarde ! »

Il lui tendit l’Officiel.

Caboufigue prit le journal d’une maintremblante et ne parvint que péniblement à le lire. Étonné,congestionné, il sonna ses gens et se fit faire du tilleul.

En Provence, toutes les émotions les plusdiverses n’ont qu’un même cri : « Vite ! dutilleul ! » Si le feu prend à la maison, avant même dedemander l’eau pour l’éteindre, les commères s’écrient :« Vite, vite, du tilleul ! qu’il y a lefeu ! »

Caboufigue, après avoir demandé du tilleul,songea à appeler sa femme : « Mélia !Mélia ! » Il perdait la tête.

« On a beau ne pas le mériter, prononçaMaurin, ça fait toujours plaisir ! »

Enfin, oubliant grâce à quelle humbleinfluence il obtenait cette distinction inouïe, convaincu de sesmérites, ému par la grandeur cachée du symbole, Caboufigue parla ences termes, d’une voix tremblante, quand toute sa maison futrassemblée devant lui :

« Certainement… la République s’honore…en couvrant de cette distinction purement honorifique… un homme quin’a jamais rien demandé à personne… que l’honneur… que l’honneur…de contribuer pour sa part à la prospérité de son pays, par lecommerce des blés et l’exploitation des alligators, comme aussi parle don gratuit et généreux que j’ai fait à diverses communes destatues et de fontaines, dans une région où l’art et l’eau potablesont, comme on le sait, assez rares… »

Maurin l’interrompit :

« Ne te fatigue pas !… Vive laRépublique ! »

Et à l’oreille de Cabissol :

« Ça le réhabilite ! »

Caboufigue demanda à revoir sa lettre dedésistement à la candidature de député… Il la relut avecdouleur…

Mais les engagements ne sont pas éternels… Iln’avait pas promis pour la législature suivante… Et, tout gonflé demille émotions diverses, il se prit tout à coup à pleurer de vraieslarmes.

« Si ça te fait tant de peine que ça,affirma Maurin, tu sais, ça peut se rendre. D’abord, tu n’as qu’àavouer toutes tes vérités et tu te redéshonores. Si tu veux qu’onte la reprenne, tu n’as qu’à dire comment tu l’asobtenue. »

Mais Caboufigue n’entendait plus rien. Il secroyait roi de France et il l’était bien un peu.

Maurin revint avec Cabissol sur le continent,où pullulent les gendarmes.

Chapitre 43Où l’on verra comment, sans l’aide de Maurin lui-même, jamaisgendarme n’eût arrêté Maurin, et comment Parlo-soulet répondit àcette monstrueuse arrestation par l’incongruité la plus monstrueuseet la plus sonore qui fût dans ses moyens.

 

Tonia semblait tenir parole et ne plus vouloirrencontrer Maurin.

Il avait beau rôder aux environs des forêtsdomaniales du Don, il ne l’apercevait jamais.

Cette disparition, habileté ou dédain, n’étaitpas pour apaiser le violent chasseur. Ce qu’il avait eu de laCorsoise excitait en lui, avec l’espérance, une force de désirtoute nouvelle.

Le don Juan des Maures n’avait pas l’habitudede tant attendre. Le pirate sarrasin qu’il était, le Sylvainprimitif, retrouvait facilement d’ordinaire les chrétiennes ou lesnymphes qui vaguent par les forêts.

Maurin pensait donc à Tonia plus que deraison, si bien qu’un jour il s’aventura très proche de la maisonforestière.

À travers la fenêtre de la salle d’en bas, oùelle était avec son père, elle le vit et, sortant sous un prétexte,courut à lui :

« Je ne veux pourtant pas qu’il arrivemalheur : va-t’en ! dit-elle, je ne me suis montrée quepour te dire de t’en aller. Mon père peut nous voir causantensemble. Songe qu’il me tuerait s’il pouvait deviner ! Si tune me rencontres plus, c’est que je tiens parole. Quand tu m’auraspromis fidélité d’abord et ensuite mariage, alors, de nouveau, jeserai tienne. Je ne suis pas une de tes filles perdues.Va-t’en. »

Tout en parlant, elle l’éloignait de lamaison, pour le mettre hors de la vue de son père.

Il l’écoutait, le cœur navré à la fois etcontent.

« Tonia, dit-il, tu es méchante pour moi.Tu m’as bien voulu un jour. Pourquoi maintenant dire non ?Toutes les paroles du monde ne peuvent rien changer à ce qui aété.

– J’ai réfléchi, et cela change beaucoup.Si tu me veux encore, gagne-moi, mérite-moi ! La manière, tula connais. Pense que si, la fois première, j’ai bien voulu, c’estque je t’aime. Mais que je t’aime, est-ce une raison pour que jeveuille être méprisée de toi ?

– Moi, mépriser une fille, s’écria-t-il,parce qu’elle est amoureuse ? Oh ! dit Maurin, jemépriserais la nature, alors. Ou si c’était parce qu’elle estamoureuse de moi, c’est moi, alors, que je mépriserais !

– Ce que tu veux dire par ce mot de« mépriser » je ne le sais pas, dit-elle. Mais je saisbien qu’un homme comme toi, lorsqu’il peut retrouver une filleaussi souvent qu’il le veut, fait d’elle ensuite comme d’une orangepressée qu’on jette quand on en a bu le meilleur. N’appelle pas çamépris. C’est, pas moins, l’abandon. Adieu. Tu sais mon dernier motet que je suis Corsoise. Apporte-moi deux paroles quand tureviendras, à moins que tu ne préfères me les dire tout desuite : fidélité et mariage.

– Embrasse-moi », dit Maurin.

Il la saisit à pleins bras, par la taille.

Elle lui donna de son solide petit poing surle visage et, comme il la pressait davantage, elle l’égratigna etle mordit, et, souple, elle lui échappa.

« Écureuil, dit-il, je t’aurai !

– Si tu y mets le prix », dit-elleen s’enfuyant.

De mauvaise humeur, il gagna, sur un plateaudes collines voisines, certaine cachette où l’attendaitPastouré.

Dans tout le massif des Maures, ils avaientplusieurs cabanes.

Lorsqu’ils trouvaient un cazaoù,vieille bâtisse en ruine au toit crevé, cabanon ou étable àchèvres, ils se faisaient, dans l’angle le plus abrité de lamasure, un gîte à leur usage. Une toiture de bruyère sur desmadriers croisés. Quelquefois la cachette était faite seulement debranchages.

Celle où il arriva, vers midi, était un ancienposte de chasse, en assez bon état, ayant une cheminée et uneméchante porte, qu’on pouvait cependant fermer à clef.

La clef, on la cachait sous une grosse pierre,cachée elle-même sous des broussailles.

Ils avaient là-dedans un vieux fusil à piston,toujours chargé, enfoui sous des fagots de bruyère : on nesait pas ce qui peut arriver. Une arme de plus, même en médiocreétat, peut être utile. Il y avait là aussi un peu devaisselle : deux verres et deux assiettes fêlées. À decertains jours, un peu de luxe fait plaisir.

Maurin trouva Pastouré en train de faire rôtirun lapin sauvage, de quoi fort bien déjeuner.

Sur une table rongée des tarets, les deuxverres et les deux assiettes brillaient bien propres, et, à côté,deux fourchettes d’étain. Le sel était dans une salière faite d’unmorceau de liège difforme. Tout cet intérieur, noir de fumée,sentait bon le romarin brûlé. Les sièges étaient deux tronçons degros chênes-lièges avec toute leur rugueuse écorce.

Quand Maurin arriva, Pastouré, à sonordinaire, parlait puisqu’il était seul.

Maurin, pour l’entendre, s’arrêta un peu,avant de se présenter à la porte.

Pastouré disait :

« S’il était un vrai gibier, ce Maurin,on ne lui donnerait pas plus souvent la chasse, mais des chasseursqui chasseraient un gibier comme le font ces gendarmes (que le tronde Dieu les brûle !) ça serait des chasseurs de la ville, deschasseurs de carton, des phénomènes de chasseurs, de ceux qui ontdes costumes de chasseur et toutes les armes nouvelles et toutesles poudres nouvelles et tous les nouveaux systèmes de tout, maisqui sont adroits comme mon soulier.

« Et de ce que je viens de dire là jedemande pardon à mon soulier, qui, dans l’occasion, ne manqueraitpas le derrière qui mériterait que mon soulier l’amire (le vise).Pour ce qui est de dire d’attraper au vol un cheval ou un âne,l’âne des Gonfaronnais, puisque c’est celui-là qui vole, jamais unde ces chasseurs si bien arnisqués (harnachés) ne l’attraperait,quand cet âne ou ce bœuf serait gros comme une maison.

« Ils manqueraient, ces chasseurs-là, unbœuf dans un corridor ! Dans un corridor, ils manqueraient unbœuf ! Et pareillement Maurin, les gendarmes le manqueronttoujours ! Quand ils l’auraient entre les mains, il leurfondrait comme du beurre ou leur coulerait entre les doigts commeun lapin qui se peigne le poil entre deux touffes degineste !…

« Et maintenant, je crois que mon lapinest cuit, et même il sent bon, le camarade !

« Mais j’en reviens à mon idée :pourquoi le chasse-t-on, cet homme ? Pourquoi ? Toujourspour du bien qu’il fait ! Quand il a dit, pour laSaint-Martin, à tout ce peuple qui se régalait de la misère d’unmisérable, qu’ils étaient des sauvages, n’avait-il pasraison ? Foi de Pastouré, raison il avait ! Quand il adit aux Gonfaronnais : Vous me regardez comme si vous voyiezvoler un âne », pourquoi se fâchaient-ils, ces gens, puisquele rôle de l’âne c’est pour lui-même qu’il le prenait, et puisqu’illes traitait eux, conséquemment, comme des chrétiens ?

« Et quoi encore ?

« Quand il a pris les chevaux desgendarmes pour faire leur service et arrêter des voleurs au nom dela loi, il avait encore raison, raison mille et un coups, raison,je vous dis. Et je me ferais piler pour le dire. Alors ?alors, je vous le dis comme je le calcule : il y a quelquechose de mal arrangé dans les affaires du monde, et le pauvrebougre a toujours tort.

« Faites du bien au peuple, on vous faitla chamade. Dites-lui la vérité, on vous fait la chamade. SainteVierge, je ris, ça me fait beaucoup rire. Coïons nous sommes,coïons nous resterons. Il leur faudrait un de ces Napoléon qui leurmettrait le pointu de la baïonnette à l’endroit par où ils gonflentleur âne !

« Ô misère de moi !

« Et qu’est-ce qui corrigera un Maurind’être ce qu’il est et de s’occuper des affaires du peuple ?Rien ni personne ! Et voilà la raison pourquoi je ne dirairien, je ne le parlerai qu’à moi, je me le confesserai tout seul àmoi-même, mais à lui ni à d’autres jamais je ne le dirai !

« Ils me galèjent, des fois, parce qu’ilsme voient, de loin, quand je suis un seul, faire aller, qu’ilsdisent, les bras comme un télégraphe. C’est qu’alors, tout seul, jeme vide, je me soulage de mes pensées, je me dégonfle comme l’ânede Gonfaron quand le maire des imbéciles lui rend la liberté delui-même ! Si je leur disais ce que je pense, pechère !ils ne voudraient pas entendre, et si je le leur disais avec desgestes, ma main se fatiguerait de leurs figures et mon pied de leurderrière !…

« Ah ! nom de nom ! bourriqueque je suis ! Je suis allé au puits tout à l’heure laver les« siettes » et les verres et je n’ai pas rapporté d’eaupour boire, qu’elle fait trouver le vin meilleur ! »

Il s’apprêtait à sortir quand Maurinentra.

Le pauvre Maurin ne se doutait guère qu’entrelui et les gendarmes, la distance, en ce moment, n’était paslongue.

Ils l’épiaient depuis sa conversation avecTonia, et plus habiles qu’en d’autres occasions à se cacher de lui,ils le virent entrer dans la cabane ; ils se concertaient.

« La cheminée fume, disait le gendarmeSandri. Ils déjeuneront là. Rien ne presse. Comment nous yprendre ? Maurin n’est pas l’homme à ne pas nous résister. Ilssont deux. Laissons-les se mettre à table.

« Tu es toi, Maurin ? » ditPastouré, en voyant entrer son ami.

– Je suis moi, bonjour, dit Maurin. Çasent bon, ici. Surveille ton rôti. Je vais au puits chercher l’eauet me mouiller le museau. Ça fait du bien aux chevaux.

– Va quérir l’eau fraîche. J’ai,justement, oublié. »

Maurin avait quitté son carnier et sonfusil.

« Où est le vieux fusil ? dit-il.Une arme est un compagnon. Je verrai s’il ne s’est pas troprouillé ! Un lapin peut me partir !

– J’ai battu aux alentours, dit Pastouré.Il n’y a rien de rien, tu peux croire.

– Il peut en être venu depuis tout àl’heure. On ne sait jamais.

– Il n’y a rien, rien, pas un poil, pasune plume.

– Alors, sans risque, je peux prendre levieux fusil.

– Il est rouillé, prends le tien.

– Mais puisqu’il n’y a rien, dit Maurin,je n’aurai pas à tirer. Je prends le fusil à piston.

– Alors, si tu ne le tires pas sur unperdreau, tire-le sur une cible pour savoir comment il marche etpuis tu le rechargeras. Té ! voici des capsules. »

Maurin sortit, la cruche vide au poing, levieux fusil pendu par la courroie à son épaule.

Il fait vingt pas, et, surpris et joyeuxs’arrête, voyant son chien en arrêt.

L’attitude d’Hercule étaitsignificative :

« Noum dé pas Dioù ! Unlapin ! »

Il pose à terre sa gargoulette :

« Bourre ! »

Le lapin part. Maurin épaule, tire… cra !Le coup rate.

« Voleur de sort ! dit Maurin. Çasemble un fait exprès. Un lapin à ma porte et mon vrai fusil dansla maison. Carogne ! »

Il voyait le puits tout proche, à soixantepas. Que d’ici au puits il dût rencontrer un autre lapin, celan’était pas à supposer. Hercule, très étonné, regardait de traversl’arme qui, au lieu de boum, faisait clac.

Maurin passa une paille fine dans la lumièredu vieux fusil, s’assura que la poudre y apparaissait, mit uneamorce neuve, reprit sa cruche, et, son fusil en bretelle, sedirigea vers le puits.

Mais, à mi-chemin, de nouveau il s’arrêta.

La queue d’Hercule se faisait horizontale etrigide avec un bout frémissant. On était à contrevent.

Ce fin bout de la queue d’Hercule disait à samanière très clairement à Maurin :« Perdreaux ! »

Maurin posa à terre sa cruche paisiblement,prit en mains son vieux fusil et… une compagnie de perdreaux sesouleva de terre avec un grand ronflement d’ailes lourdes.

Il visa, regrettant toujours son fusil à deuxcoups.

Il pressa la détente : cra !… coupraté.

« Brigand de sort ! dit Maurin,c’est à devenir enragé ! En voilà une d’histoire ! Elleempoisse, celle-là ! »

Hercule, cruellement déçu, regarda son maîtreet fit : Ouah ! ce qui était contraire à son premierdevoir de chien d’arrêt.

« À présent, mon pauvre Hercule, lui ditMaurin, c’est chasse terminée, nous voici au puits. Les perdreauxsont loin. »

Et il ajouta, vraiment irrité :

« Un peu s’il n’y a pas de quoi briser unfusil pareil ! »

Il regarda avec mépris le vieux canon rouillé,la vieille crosse piquée des vers.

« Il n’y a, dit-il, que la courroie debonne. Changeons tout de même l’amorce. Je tirerai à mon chapeaupour voir l’effet ! C’est égal, j’aurais dû prendre mon fusilà système !… jamais plus je n’en aurai d’autre. »

Consciencieusement, il introduisit dans lacheminée une fine paille, la retira, s’assura que la poudre seprésentait à la lumière, coiffa la cheminée d’une amorce neuve.

« Encore dix pas pour arriver au puits.C’est ça, si je voyais ici encore un gibier !… Té !Vé ! »

Hercule était immobile, le cou tendu.

Le redressement de la base des oreilles dugriffon disait : lièvre !

Cette fois, Maurin eut envie de laisser sonchien à l’arrêt et de courir chercher son vrai fusil.« Bah ! celui-ci ne ratera pas trois fois de suite,peut-être ! » Il posa à terre sa cruche, regarda lacapsule, la retira, en mit une autre qu’il assura fortement sous lechien poussé de la paume, tout cela sans perdre de vue Hercule ni,devant le nez d’Hercule, une certaine touffe de nasque très épaisseet qui avait grandi, enchevêtrée à une touffe de gineste, contre lemur du puits.

À ce moment le lièvre déboula, énorme, enplein découvert ; Maurin le visait. Pour Maurin, lièvre viséétait lièvre mort…

« Je l’ai au carnier ! »pensait-il…

Il attendait la bonne distance… Vingt-cinqpas… Il presse la détente… Cra ! Coup raté. « Ouah !Ouah ! » fit Hercule au comble de l’indignation et de lacolère.

Alors Maurin, le grand chasseur, saisi luiaussi d’une colère sans nom, Maurin exaspéré, furieux, hors de lui,Maurin le Roi des Maures, prit son vieux fusil par le milieu ducanon et sur la margelle du puits, à tour de bras, il en brisa lacrosse… « Boum ! » cette fois le coup partit,faisant retentir l’écho des collines à deux lieues à laronde !

Et pendant qu’à ce bruit qu’il aime, Hercule,visionnaire et sûr de la proie, court la chercher en vain, unechose extraordinaire se passe entre Maurin et son vieux fusil. Lacrosse, rompue, séparée du canon mais rattachée encore par lacourroie à ce canon que tient Maurin, tournoie suivant l’élan quelui a imprimé le geste violent du chasseur… la courroie autour deson cou fait deux tours, le serre avec violence, et le bois de lacrosse lourdement vient frapper au front l’homme qui, étourdi,vaincu, tombe, ne sachant ce qui lui arrive ! Et tandis que,aussitôt relevé, il s’efforce, avec ses deux mains nerveuses, dedésentortiller la courroie qui l’étrangle, que voit-il tout àcoup ? Il voit, à ses côtés, deux gendarmes narquois qui luidisent :

« Au nom de la loi ! »

Maurin, le front un peu saignant, s’étaitrelevé. Il regarda ses deux adversaires et tranquillementdit :

« Ne faites pas les fiers ! que jeme suis bien arrêté moi-même. »

Les gendarmes semblaient embarrassés de leurcapture. Cet événement leur semblait si imprévu ! Il lesdépassait ! Et ils se taisaient comme surpris de leur propreaudace, embarrassés de leur succès.

Alors Maurin se mit à rire :

« Vous avez maigri, Sandri, depuis notredernière entrevue… Les pommes d’api se flétrissent. »

Au bruit du coup de feu, Pastouré avait mis lenez dehors. Il n’eut pas de peine à deviner ce qui s’était passé,et sans étonnement, rentrant dans le cabanon, il en ressortitaussitôt, portant à Maurin son carnier :

« Té, dit-il, que tu n’as pas déjeuné.J’ai mis là-dedans le lapin entier et cuit à point, et tout cequ’il faut. Bon voyage.

– Soyez content, dit Sandri à Pastouré,que nous n’ayons pas d’ordres contre vous. Votre tourviendra. »

Pastouré regarde Maurin et leurs yeux secomprennent.

Maurin sait bien d’ailleurs que Pastouré lesuivra pour l’aider dans la peine. Mais ce qu’il a compris c’estqu’il est près de midi, et qu’à cette heure-là un lapin bien rôtipeut adoucir l’humeur du plus féroce gendarme.

« En route ! dit Sandri.

– Ce serait l’heure de manger, grogna soncompagnon.

– Une idée ! fit Pastouré. Déjeunezici, gendarmes. Maurin est pris, c’est entendu. Vous avez uneconsigne. On ne vous en veut pas de faire votre devoir. Aucontraire ! Eh bien, déjeunez ici avec nous. S’il vous prometde ne pas chercher à se sauver pendant le repas il tiendra parole.Et, après, vous vous mettrez en route gaillardement. »

Maurin se taisait, un peu farouche, dédaigneuxet ennuyé.

« Non ! merci bien !… Nous nousarrêterons à La Verne pour le repas de midi, répliqua Sandri qui seméfiait. Eh ! Eh ! nous emmenons deux lapins… Et tous lesdeux sont cuits ! »

Maurin haussa les épaules.

Mais le nom de La Verne, tout de suite, fitnaître dans son esprit l’idée d’un expédient qui assurerait safuite.

« Si vous avez peur, dit-il à Sandri, queje m’échappe, ôtez-m’en les moyens. »

Il tendait ses mains rapprochées. Pastouré, necomprenant pas, ouvrit de grands yeux mais ne souffla ! mot,songeant : « Patience, tout s’explique un jour oul’autre ! »

Maurin dit à Pastouré :

« Garde mon chien. »

Et à son chien d’un signe :

« Reste avec Pastouré. »

Les gendarmes, d’un air de triomphe, luilièrent les poignets. Alors, il leur dit :

« Je vois que j’avais bien raisond’éviter votre rencontre ! »

Et digne et tranquille, les mains derrière ledos, croisées avec nonchalance comme s’il les eût portées ainsivolontairement :

« Maintenant, dit-il sur le ton ducommandement, suivez-moi, messieurs les gendarmes ! »

Et pendant que s’éloignait Maurin, Pastouré,avec de grands gestes, disait tout seul et tout haut, en vaquantdans la cabane à ses préparatifs de départ :

« Qui trouve que les choses vont bienapprend aussitôt qu’elles vont mal ; je disais tout àl’heure : « Ils ne le prendront pas », et ils l’ontpris. Parler du malheur fait venir le malheur. Il ne faudraitjamais parler, même tout seul. Trop parler nuit, trop gratter cuit.Si on ne disait jamais rien, elles iraient mieux, les choses. Lesbavards toujours nous perdent. La politique n’est qu’un bavardage,puisqu’ils ont une Chambre exprès pour parler, et c’est ce qui faitque tout va mal. Fais tes affaires en silence. Ne parle pas duloup, que tu en verrais la queue. Qui parle ? Les femmes.Aussi, on peut dire : « Qui fait tout le mal ? Lafemme. » Ne parle que pour dire qu’il ne faut pas parler, ettu parleras encore trop. Si tu avais parlé devant ces gendarmes(que le tron de Dieu les cure comme il cure les châtaigniers desMaures !) que serait-il de toi, Pastouré, maintenant ?car pourquoi leur aurais-je parlé, sinon pour leur dire ce que jepense d’eux ? Et si j’avais dit, à eux, ce que j’en pense, oùserais-je à présent, pauvre de moi ! Je tremble d’ysonger : je serais avec eux, entre eux ou devant eux, et horsd’état de porter mon fusil et celui de mon collègue ! Ils ontdit qu’à La Verne ils déjeuneraient. Ils l’ont dit et ils ont tropparlé, puisque je le sais et que plus facilement je vais les suivreafin que lorsqu’il leur échappera – car il leur échappera, lerenard ! il coulera entre leurs pattes, le lapin ! illeur fichera le camp, le lièvre ! – je puisse lui rendre sonfusil, qu’on pourrait lui voler ici. Tu porteras deux fusils,Pastouré : tu as donc quatre coups à tirer… Si je pouvais, pasmoins, fait coup quadruple ! c’est ça qui serait « fairebien parler la poudre ! ». S’il n’avait pas parlé commeil ne fallait pas, ce bon à rien de fusil, que j’ai vu là-bas parterre en mille morceaux, les gendarmes peut-être ne seraient pasvenus. Mais comment savoir quand il faut se taire ? Un fusilest fait pour parler… Dans mon trouble, tenez, j’ai laissé là-basla cruche et les morceaux du vieux fusil ; allons les prendre.Des vieux morceaux de fer, ça peut toujours servir. Un canon defusil est du moins un tuyau, et quand il ne serait bon qu’à gonflerun âne, il serait encore agréable aux gens de Gonfaron… Si je nem’étais pas tant parlé, j’aurais pensé à ramasser le fusil et lacruche… Qui n’a pas bonne tête, il faut qu’il ait bonnesjambes. »

Il alla ramasser cruche et fusil et revint,disant : « Et maintenant, Pastouré, mon ami, mange tonpain sec ; mais bois un coup d’aïguarden. Ça te tiendradebout. »

Il dit au feu, en y versant de l’eau :« Éteins-toi, feu ! que quand tu ne fais pas le bien tupeux faire le mal, comme un homme. » Il dit à la porte ensortant : « Ferme-toi, porte. Grince, ma vieille. Tuparles comme une femme en colère. Grince, mais obéis… Toi aussi, tuparles trop. » Et il ajouta : « Adieu, le bondéjeuner des deux collègues. L’un est encatené comme un voleur etle second suit le premier à la manière des oies. Le tron de Dieucure les gendarmes ! »

Il se mit en route, satisfait d’entrevoir,tout là-bas, ceux qu’il suivait, et de s’être assuré, les voyantdans la direction annoncée, qu’ils allaient bien à La Verne. EtPastouré continuait à parler, toujours gesticulant, suivi de sonchien Pan-pan et de l’obéissant Hercule.

« Les femmes ! ce sont les femmesqui sont la bêtise de l’homme. S’il n’était pas allé voir cettefille, voulez-vous jouer (parier) que les gendarmes n’auraient passu où le prendre ! Pour épier Maurin ils rôdaient toujoursautour d’elle ; il leur a donc été facile de le suivre, et ilsl’ont pris comme un perdreau à l’engrainage… On engraine aussi lelièvre et le sanglier. Toute bête vient au piège en venant à ce quilui plaît. L’amour est le roi des pièges. Où attend-on le liond’Afrique ? à l’abreuvoir, pardi ! Et à l’abreuvoir ilsont pris Maurin ! Que faire à présent, sinon attendre ?J’avais une femme, elle est morte. Où me prendrait-on àprésent ? nulle part. L’abreuvoir est vide, et moi je suislibre. Il faut boire à tous, et qu’on ne sache pas où est votrehabitude. J’ai bien la maison de mon frère, où je vais quelquefoiset qui est un brave frère, mais il ne parle pas et on ne saitjamais où je suis. »

Il s’arrêta, regarda au loin les gendarmes quidisparaissaient derrière l’autre versant de la colline, soupira etreprit sa marche et son discours :

« Le jour de mon mariage, il y avingt-cinq ans, – quelle sottise de se marier !– moi aussi ils vinrent pour me prendre, les gendarmes, àcause d’une méchante amende que je n’avais pas payée. Ils vinrentle soir même de mon mariage. Celle-là, d’histoire, était un peuforte ! – Ils frappent à ma maison à la fin du jour. Ilsouvrent et ils me disent : « C’est vous qu’on vous ditPastouré ? – Oui. – Suivez-nous ! »

« Ma femme, mariée du matin, étaitcouchée depuis une minute à peine. Aussi, je l’eus leste, laréponse ! et je leur dis seulement : « Demain matinde si bonne heure que vous voudrez, mais ce soir, c’estimpossible. » Ils voulaient m’emmener quand même ; maisle maire – c’était à Roquebrune – était intelligent etapprenant ce qu’ils voulaient faire, il vint et leur dit :« Laissez-le tranquille jusqu’à demain : il n’a pas étécondamné à coucher seul la nuit de ses noces ! »

« Et c’est pourquoi naquit Pastouré, monfils, Pastouré Firmin, qui depuis longtemps chasse et court lafille, le gueux !… Et ce même soir, au moment de me coucheravec ma femme – non ! quel rire quand j’y pense ! jesongeai tout à coup à un oubli que j’avais fait. Voilà où vousmènent les femmes : à oublier vos plus importantesaffaires ! Elle vit que je me rhabillais et elle medemanda : « Où vas-tu ? – Prenez le temps enpatience, lui dis-je, en attendant que je revienne. J’ai oublié defaire boire le mulet ! – Tu iras plus tard », medit-elle.

« Mais tout de même j’y allai tout desuite, content de lui montrer que si, un moment, les femmes nousfont perdre l’idée de ce que nous avons à faire, on la retrouvebientôt et l’on s’y tient quand on est vraiment un homme !Malheureusement, cette histoire, je l’ai contée à un collègue, etdes plaisanteries, là-dessus, toute la vie de Dieu, qu’on parletoujours trop !… Vé, vé ! attention, Hercule !Doucement, Pan-pan !… Deux fusils c’est vraiment beaucoup…Oh ! la belle lièvre !… »

Un lièvre détalait, celui sans doute qu’avaitmanqué Maurin une demi-heure auparavant.

Le coup de fusil de Pastouré fut plusheureux.

« Il en tient !

« Apporte, Pan-pan ! À Maurin cecoup de fusil, qu’il entend là-bas, fait comprendre que je leveille, car j’ai tiré avec son fusil ; et son maître enreconnaîtrait le son entre mille… Il faut qu’il leur échappe,voleur de sort ! c’est euss qui rentreront sans rienau carnier, canaille de sort ! »

À peine venait-il d’attacher le lièvre par lespattes de façon à pouvoir le porter en bandoulière comme unemusette, qu’il s’arrêta dans ses gestes, au moment précis où songibier, tenu en l’air à deux bras le couronnait d’un trophée devictoire.

Dans cette attitude, il demeura un instantsilencieux, la tête un peu inclinée et l’oreille tendue comme s’ilécoutait attentivement un bruit encore éloigné.

« Je crois, murmura-t-il, que le tonnerreapproche ! »

Enfin, ce qu’il attendait arriva. Et ce fut unbruit sorti de lui-même, et d’une telle importance que l’ombre deRabelais et celle de Sancho en durent tressaillir de gaieté. Quandcela fut fini, Pastouré, toujours immobile et tenant toujours sonlièvre au-dessus de sa tête car, jusque-là, un faux mouvementaurait pu compromettre l’heureuse arrivée de l’événement qui sepréparait en lui, reprit tranquillement d’une voix calme ethaute :

« Si c’est un coup de canon, il n’est pasraté, celui-là ! Et si c’est une parole, elle est bougrementbien dite. Dans bien des cas, il ne devrait y avoir de paroles quecelles-là, – pourquoi le monde ne s’en mérite pas davantage.Mais vous verriez qu’on se mettrait encore dans son tort, car lesgens apercevraient le sens caché de ces imprudentes paroles, et onles paierait avec le reste. »

Il se tut, puis au bout d’un petit moment ilajouta :

« Et si cela sort d’un canon, c’est cecanon-là qu’il faudrait pouvoir tourner contre l’armée desimbéciles et des méchants qui ne s’en méritent pas mieux ;mais, vaï, pauvre Parlo-soulet, de quelque manière que tu parles,tu fais entendre paroles perdues… tu… p… dans ledésert ! »

N’ayant plus rien à ajouter d’aucune manière,il abaissa ses longs bras et arrangea son lièvre sur sonéchine.

Chapitre 44Où le Roi des Maures est un instant comparé, pour sa finesse dediplomate, au roi Louis XI.

 

Ça lui faisait tout de même un effet, àMaurin, ainsi qu’il le conta plus tard, de marcher de la sorte, lesmains liées comme les pattes d’un sanglier à labarre, à travers ces bois sauvages où chaque pas lui rappelaitles joies de sa vie libre. Il ne dit rien d’abord, ruminant ensilence ses pensées et ses chances d’évasion et craignant, s’ilparlait à Sandri, de s’emporter jusqu’à l’insulter encoredangereusement. Et dans cette tête d’homme de bon sens, dans cecerveau clair, une idée stupide à travers toutes les autresrevenait sans cesse : « La première créature que j’airencontrée ce matin, c’était Misé Rabasse, la vieille femme dont onn’a jamais su si elle n’est pas un homme… Quand je rencontre ainsiRabasse avant d’avoir aperçu toute autre créature humaine, vite àl’ordinaire je rentre dans quelque maison où je dépose mon fusilque de tout le jour je ne touche plus ! car la vieille masqueporte malchance, et tout ce qui m’est arrivé de fâcheux, depuis cematin, en un rien de temps, ne m’est advenu que parce que j’avaisrencontré Rabasse. Si maintenant je rencontre un homme jeune, alorsseulement je serai désemmasqué ! » Maurin n’eût pasvolontiers laissé dire qu’il croyait à Dieu ou au diable, mais ilétait persuadé que la vieille Rabasse avait fait rater son fusilpar trois fois et avait permis aux gendarmes de l’arrêter !Ainsi les plus grands hommes ont leurs petites faiblesses. Lesdroits de l’inconnu sont imprescriptibles, et qui leur ferme laporte de la religion leur ouvre souvent la chatière de lasuperstition, par où entrent les rats.

Tout à coup Grondard se montra, aux yeux deMaurin, comme on n’était pas loin de La Verne. Déjà on apercevaitles premiers châtaigniers de la forêt qui appartient au couvent, etMaurin se dit :

« Grondard est noir, mais c’est un hommejeune ; me voilà désensorcelé par mon ennemimême ! »

Et du plaisir qu’il en avait, il souriait àGrondard, qui ne comprenait pas ce sourire.

Et quand il se vit proche du charbonnier,Maurin s’arrêta dans l’étroite sente. Derrière lui s’arrêtèrent lesgendarmes, – et Maurin, regardant Grondard avec le mépris qui luirevenait enfin, lui cria tout à coup d’une voix decolère :

« Si c’est toi, comme je le pense, quim’as espionné ce matin et qui m’as livré, tu as fait là une affairemauvaise pour toi, bête brute ! On t’a bien nommé laBesti de père en fils.

– C’était, dit Grondard avec un riremauvais, le surnom donné à mon père. Ce n’est pas le mien.

– La Besti, dit Maurin, n’a puqu’engendrer une Besti. Besti tu seras nommé quand tuserais bâtard ! oui, tu as mal arrangé tes affaires, carsouviens-toi que lorsque tout ce pays-ci verra Maurin encatené eten prison, il se lèvera tout entier pour être témoin comme quoi jesuis un brave homme et toi une canaille. Quand ils verront quec’est sérieux et que les tribunaux me veulent mal, les pins et leschâtaigniers d’ici parleront pour moi et diront qui je suis, et ilsdiront aussi qui tu es. Quand ils me verront véritablement enposition de malheur, même les gens de Gonfaron oublieront magaléjade et ils reprocheront à leur maire de ne pas avoirri de ce qui est risible, et d’avoir mis la loi en mouvement contrele crime d’avoir planté (ah ! pauvre France !) deux ailesde perdreau sur la croupe d’un joli petit âne, qui ne m’en a pasvoulu, lui, de ma plaisanterie, vu qu’elle n’a fait de mal àpersonne. Et même les gens du Plan-de-la-Tour témoigneraient que jecroyais bien dire et bien faire en empêchant leur mendiant detrembler, ne voyant pas la nécessité qu’il les fît rire avec lesouvenir de ses douleurs ; et ils jugeront leur sottise auxconséquences.

« Alors, tous ces gens-là, pour medéfendre, je te dis, t’attaqueront, toi ! car il y a unejustice, et quand vient son moment, les sots cessent de l’être, etcomprennent. Il y a alors des méchants qui se repentent et ce quiest caché paraît. Je parle pour que ces deux-ci, qui m’ont pris parobéissance à leur devoir, se souviennent. Entendez-vous,Sandri ? ce n’est pas une histoire de femme qui peut perdre unhonnête homme qui n’a jamais trompé personne. Et c’est pourquoi,bientôt, mon pauvre charbonnier, tu ne seras pas blanc ! On teverra l’âme plus mascarée encore que ton visage. Les coquineries deton père et de toi, une à une, sortiront des trous où elles secachent, comme sortent, au tambour des limaces, toutes les salesbêtes visqueuses. Les pins et les châtaigniers d’ici, qui sont pourmoi, seront contre toi et contre ton père et tes sœurs, parcequ’ils ont vu vos malices et vos abominations et ils savent cequ’ils ont à dire. Tous vos secrets viendront au-dessus de l’eau.Vous aurez contre vous des hommes que vous avez volés au coin dubois, au soleil trémont ; des femmes que vous avez insultéeset malmenées ; et des enfants qui viendront dire comment vousêtes pires que les bêtes puantes contre qui, en tout temps, lachasse est permise. Des voleurs et des bandits, voilà ce que vousêtes. La lâcheté de tous fait votre assurance, mais la lâcheté vafinir quand il faudra délivrer Maurin, comme c’est juste, et tuauras été cause de ton malheur ! tu l’auras voulu et tul’auras fait et tu le porteras sans rien dire, pourquoi, lorsqu’onest la canaille abominable que toi tu es, on garde le silence commela fouine qui se terre, comprenant que si elle est vue elle estperdue.

« À présent, laisse-nous passer, que mesgendarmes ont faim ! »

Les gendarmes avaient fait signe à Grondard dese taire. Ils laissaient Maurin vider son sac, espérant surprendrequelque parole compromettante pour lui. Mais non, il parlait avecindignation au nom de la justice, en honnête homme qu’il était.

Sandri commençait à entrevoir clairement quepeut-être ce qui pouvait arriver de mieux à Maurin, c’était uneoccasion publique de se défendre à voix claire et haute devant unecour d’assises par exemple, et il regrettait presque de l’avoirarrêté.

« Allons, Maurin, c’est assez, dit-il. Enavant ! Faites-nous place, Grondard. »

Grondard aurait voulu tenir ce Maurin, bienenchaîné comme il l’était, sous sa vilaine patte d’ours noir ;il se rangea en grommelant :

« À se revoir, Maurin ! qui vivraverra ! »

Et il s’enfonça dans la forêt.

Maurin et les gendarmes arrivèrent à LaVerne.

C’est un couvent d’architecture romane et quiest tout ruines. Les encadrements des fenêtres et des portes, lesclefs de voûte, les consoles, les niches, sont en belle serpentinenoire de Cogolin, et, luxe sur des haillons, ornent des mursdégradés où, dans les fentes, poussent des herbes.

Le couvent est planté au bord d’un plateau quis’avance comme un cap sur le ravin. Au-dessous de la construction,des roches verticales, murs naturels, prolongent par en bas ceuxqui sont faits de main d’homme, en sorte que, du fond des ravins,le couvent paraît haut de toute la hauteur de la colline. Du piedde la roche montent, jusqu’au faîte de la toiture, des lierrescollés aux murailles comme de gigantesques arborescences sur lespages d’un herbier démesuré.

Et c’est un luxe plus beau encore que lessculptures, ces lierres qui couvrent le monastère d’un manteau develours vert aux plis pleins d’ombre, frangés par l’or et lapourpre des aurores et des couchants. Là-dedans, aux moisprintaniers, nichent les oiseaux du ciel. En toute saison, ils s’yabritent et en agitent les feuillages bruissants. Les rouges-gorgesbatailleurs y pullulent à l’automne et y font pétiller leurcliquetis de duel pareil au battement de deux féeriques épées quine seraient pas plus grosses que des aiguilles.

La grive, qui aime les baies du lierre, y faiten novembre son « tsik, tsik », léger comme l’appel d’unlutin qu’une seule feuille de pin cacherait tout entier. Les merlesau bec jaune y sifflent des roulades. Les ramiers y roucoulent. Lecabreïret, la nuit, y parle seul et fait croire aux passants de laroute lointaine que le chevrier nocturne rappelle ses chèvresmauresques… Elles sont toutes blanches, les chèvres des Maures,très petites, avec de grandes cornes en forme de lyre.

Et il y a aussi, autour de ces lierres, desguêpes bourdonnantes qui y attachent leur nid et qui descendentboire au torrent.

Et toute cette vie frémissante des êtres, dansces vastes lierres si larges, si hauts, attachés depuis des sièclesau monastère antique, bénit obscurément le Dieu qui, non content deleur donner l’asile des feuillages, a fait bâtir pour eux cesmurailles, ces cours, ces toitures, ces cellules et ces chapelles,c’est-à-dire des abris heureux contre le vent, et où se réjouissentaussi la tarente et le lézard qui, dans les endroits chauffés parle soleil, ouvrent, entre les joints de la bâtisse chaude, leursdoux yeux gris qui donnent un regard aux pierres.

Et le couvent est magnifique ainsi, au beaumilieu des Maures, tout au bord de la forêt de vieux châtaigniers,si vieux et si gros que chaque tronc peut abriter deux hommes,parce que le temps et les tonnerres les ont presque tous creusés,évidés, en ont fait, dit Pastouré, autant de guérites ; ilssont noirs au-dedans, argentés au-dehors, et dans la saison desfeuilles, la forêt ruisselle de leurs grandes musiquesmouillées.

Maurin passa sous l’arc noir de la grandeporte, et, suivi des deux gendarmes, entra dans la première cour,où chante une fontaine et où sont aujourd’hui des demeures depaysans. Dans cette ancienne cour d’honneur, les poules maintenantpicorent et les fumiers répandent leurs vapeurs tièdes etmalodorantes.

On frappa aux portes. Elles ne s’ouvrirentpoint, mais Fanfarnette, la petite pastresse, sortit tout à coupd’un trou des murs crevassés.

« Personne n’est ici pour l’heure,dit-elle. Il y a, je ne sais pas où, un mariage, et tous ceux d’iciy sont allés. »

Elle regardait Maurin d’un air d’impertinence,de défi, qui était étrange.

« Diable ! dit Sandri ;aurais-tu du pain, au moins, à nous vendre ?

– J’en ai pour moi, et pas guère.

– Et du vin ?

– Voici la fontaine. »

Elle vint se planter devant Maurin, et leregardant bien dans les yeux :

« Ça ne vous a pas porté bonheur, de tuerl’aigle des Secourgeon ? faut-il que j’aille lui donner de vosnouvelles, à Secourgeon ? Sa femme sera bienmalheureuse ! »

La bergerette impressionnait Maurindésagréablement, comme une créature de songe, irréelle, ni enfantni femme. Elle l’inquiétait. Sous son regard, il finit pardétourner les yeux. Alors, avec un grand éclat de rire, elledisparut dans une crevasse des ruines, en criant auxgendarmes :

« Buvez à la fontaine ! »

Les gendarmes faisaient la grimace. Pastouréavait compté fort sagement sur la mésaventure qui leurarrivait.

« Il est une heure, dit Sandri.

– On est loin de tout, ici ! »dit l’autre gendarme.

Maurin prit la parole :

« Sandri, ce que j’ai au carnier, par laprudence de mon ami Pastouré, nous le partagerons.

– Ce n’est pas de refus. On te lepaiera.

– Alors, dit Maurin, tu n’en aurasrien.

– Bon ! nous le prendrons, »fit l’autre gendarme.

– C’est ici, dit Maurin, l’occasion devoir si deux gendarmes oseront voler un pauvre.

– Nous le réquisitionnerons »,corrigea le camarade de Sandri.

Toutefois, incertains de leur droit, les deuxgendarmes se regardaient avec embarras.

« Nous le partagerons en frères, repritMaurin, à condition, bien entendu (et je me déclarerai payé maishonnêtement payé) qu’on me détache, le temps de prendre mon repas,dont j’ai grand besoin.

– Tu veux nous échapper ! ditsévèrement Sandri ; tu nous prends pour d’autres.

– Mais, dit Maurin, jouant la surprise,n’est-ce pas moi qui t’ai demandé de m’attacher lorsque tout àl’heure, avoue-le donc, tu n’osais pas le faire ? Et sans çapeut-être je serais déjà loin. Seulement voilà, il ne me déplairapas, comme tu me l’as entendu dire à Grondard, d’en finir avec lesjuges, une bonne fois ! et de leur dire ce qu’ils doiventconnaître.

– Il parle bien, affirma le camarade deSandri ; seulement si nous le détachons, sûr, ils’échappera !

– Eh bien, répliqua Maurin, voici ce quevous pouvez faire. Allons dans le cimetière des moines, là où sont,tout autour, leurs petits « chambrons ». Mettez-moi dansune de ces prisons. Barricadez-en la vieille porte et laissez-moilà tout seul en prisonnier, mais, pas moins, avec les mains libres,que je puisse manger comme un homme, et, en échange, à vous deuxvous aurez bonne part de mon manger et de mon boire. Le lapinsauvage rôti est une nourriture de princes !

– C’est convenu ! fit le secondgendarme. Il parle avec bon sens. Je n’aurais pas trouvéça. »

Ils allèrent dans le cimetière des moines,encadré par les arcades du cloître, sous lesquelles s’ouvrent lescellules délabrées.

« De ce côté-là, expliqua Maurindésignant le nord, les chambrons s’ouvrent sur le précipice. Jeserai donc mieux, pour votre tranquillité, dans un deceux-là. »

Il savait bien qu’on ne lui en donnerait pasd’autre. Les gendarmes choisirent une cellule avec les soins lesplus méfiants. Par la fenêtre sans boiserie, aux appuis à demiécroulés, on voyait, en se penchant, vingt mètres deprécipice ! Ce chambron ayant servi naguère, selon touteapparence, à mettre en sûreté des outils de paysan, avait une porteraccommodée, solide, qui s’ouvrait du dedans au dehors.

Maurin fut délié.

« Qui m’aurait dit, fit-il en soupirant,que le ventre de ma mère et ma caisse de mort ne seraient pas messeuls cachots, celui-là m’aurait bien étonné ! Les mainsattachées, je ne les ai jamais eues, non plus que la langue. Tenez,gendarmes que Dieu bénisse, voici le lapin cuit, qui sent lafarigoule et le romarin dont Pastouré l’a bourré avant de le mettresur le feu… Donnez-m’en un tiers. Et du pain, donnez-m’en mapart ; et du vin, hélas ! je n’en ai que deux fiasques.Prenez le plus gros. Voici de l’aïguarden encore. Et faisons chacunnos affaires, vu qu’elles pressent. J’ai une faim de chien…Ah ! mon pauvre Hercule ! tu m’embarrasserais bien àcette heure, attendu que nous vivons déjà trois sur un lapin faitpour deux. »

Plus volontiers que d’être aimable ainsi aveceux, il les aurait battus, les gendarmes, mais il faut savoir, à decertaines heures, être diplomate. Et le roi des Maures, en cemoment, c’était Louis XI à Péronne.

Les gendarmes affamés prirent les vivres,qu’ils payaient honorablement en accordant pour une heure à Maurinla liberté de ses deux mains. Mais qu’avaient-ils à craindrepuisqu’ils fermèrent et, du dehors, étayèrent la porte avec un groscabrin (poutrelle) qui traînait là pour cette finmême ? Ils eurent un moment l’idée de s’y adosser, mais, pourdire la vérité, le seuil et les entours étaient si fâcheusementsouillés d’ordures de poules qu’ils s’en écartèrent un peu, ets’assirent, encore assez près de là, sur deux grosses pierres, sousun arceau du cloître.

S’étant donc assis, ils commencèrent àattaquer le lapin sans rien dire, car le silence est d’or pour lesgens affairés.

Et puis il fallait prêter l’oreille au moindrebruit qui pourrait venir de la prison improvisée. Tout àcoup :

« Bigre de bigre ! dit Sandri !nous lui avons laissé son carnier ! »

On ne saurait penser à tout.

Ils se levèrent et débarricadèrent la porte,mais Maurin avait déjà fait son coup : il avait pris, toutd’abord, la longue et solide cordelette qu’il avait toujours dansson carnier ; il avait pris aussi son couteau à gaine, et ilavait mis le tout, en se penchant par la fenêtre, dans un trou demuraille sous les feuilles de lierre épais.

Il entendit venir ses geôliers et à peinetouchaient-ils la porte qu’il leur dit, avec la voix d’un homme quimange, la bouche pleine :

« Il vous manque quelquechose ? »

Aussi, quand brusquement, la porte s’ouvrit,les gendarmes le trouvèrent-ils assis à terre devant son carniergrand ouvert, la bouteille au poing, prêt à boire et mangeantlentement, comme un homme qui n’a rien de mieux à faire.

« Ton carnier, donne-le, dirent-ils.

– Prenez-le, fit Maurin, mais vous n’êtespas aimables.

« Croyez-vous que je vais le gonfler enballon et ensuite m’asseoir dessus pour m’envoler par lafenêtre ? »

Dans le carnier béant qu’ils visitèrent, ilsne virent rien de suspect et s’étant regardés encore pour sedemander ce qu’il fallait faire, ils sortirent, disant :

« Allons ! il est sage… Nous te lelaissons, ton carnier. »

Ils ressortirent, étayant de nouveau la porteavec la poutrelle.

Maurin les écouta s’éloigner, puis causerensemble, d’une voix alourdie par le plaisir du repos et de lasécurité. Par un trou de la porte, il put même les voirpaisiblement assis l’un près de l’autre. Alors, les surveillant detemps à autre d’un regard furtif, il prépara, en toute hâte etadresse, la fuite méditée. Pour accrocher la corde dans la cellule,rien. Pas un clou sur la porte. Pas une ferrure à la fenêtre. Ilcoupa contre le mur extérieur une branche de lierre des plusfortes. Il agissait sans bruit, comme un renard qui frôle à peinela broussaille… Avec un morceau de sa corde, il attacha solidementune pierre de moyenne grosseur, ficelée en croix, au bout du bâtonnoueux que lui avait fourni le lierre. À l’autre bout du bâton ilamarra ce qui lui restait de sa corde, et il lança au-dehors toutela longueur de l’amarre. Puis il fit pendre du rebord de lafenêtre, à l’intérieur, toute la longueur du bâton, assez courtpour que, lorsque la corde serait tirée du dehors, la pierre netouchât point le sol. Et alors il se vit sauvé ! Il pouvait eneffet descendre, au moyen de cet appareil, jusqu’à cet endroit oùle lierre dru formait comme un pont entre la muraille, d’un côté,et de l’autre la cime d’un chêne auquel il s’enlaçait par ses millebras et ses mille racines. Et quant à la résistance de l’engin,elle venait de cette raison qu’il eût fallu un poids bien des foisplus lourd que le poids de Maurin pour soulever ce leviervertical : le bâton qui portait la pierre. Maurin lesconnaissait toutes, les ruses ! Il avait, comme on dit, desnotes et des remarques.

Tout cela fut fait très vite. Un dernier coupd’œil au trou de la porte : il vit les gendarmes qui buvaient,confiants, sûrs d’eux-mêmes. Il mit sur son échine son carnier,enjamba la fenêtre, posa ses pieds dans un joint du mur, sesuspendit d’une main au rebord de la fenêtre, tira à lui la cordejusqu’à ce que le bâton fût bien bloqué, à son point d’attache,contre l’angle intérieur du mur d’appui, et, ses pieds bien appuyésmaintenant sur les saillies des branches du lierre, il descendit,guidé et soutenu par la corde, et faisant fuir de tous les côtésles merles surpris… À présent, le bruit de sa descente se perdaitdans le murmure continu des pinèdes et des châtaigniers.

Une fois dans le chêne, il y attacha la cordetendue. De peur que le bruit de la pierre retombant dans la cellulen’attirât l’attention de ses ennemis.

Il se jugeait sauvé. Du haut de son arbre iljeta son carnier en bas… il ne laissait là-haut que sa bouteillevide.

Les gendarmes étaient en train de boire, àmême la gourde, son eau-de-vie et, oubliant toute précaution, ilstenaient de joyeux propos, ravis de leur capture, à mille lieues deprévoir leur déconvenue.

En dix minutes, il était loin, Maurin !Il pensa qu’il fallait virer du côté où n’étaient pas les chevauxdes bons gendarmes… Ils avaient dû les laisser sur la route de lacantine. Il fila donc vers Collobrières. « Pastouré,pensait-il, aura bien deviné qu’il faut aller par-là. »

Pastouré, assis dans la grande forêt dechâtaigniers, en ce moment mangeait du pain et un oignon trempédans du sel, au bord d’une fontaine, et tout en gesticulant,disait :

« Je n’entends rien d’aucun côté. C’estpourtant drôle que le mâtin qu’il est leur reste entre les pattes.Ça, non je ne veux pas me le croire ! Je n’ai rien dit mais,comme à l’ordinaire, il m’a compris, le collègue, j’en suis sûr. Iln’est pas, non, la moitié d’un âne ! Moi sans rien lui dire,et lui sans rien me dire, nous nous entendons plus et mieux que lesavocats de l’avocasserie, vu que, où nous allons, nous le savons,nous autres. Que je sois son meilleur collègue, on s’en étonne desfois : c’est qu’on n’a pas ouvert ma caboche. On y aurait vuque tout ce qu’il fait, lui, je voudrais, moi, le faire, si jepouvais ! et ne le pouvant pas, j’aide qui le fait. Et quiveut bien faire, fasse comme moi ! »

Un ululement doux de machotte traversa laforêt humide. Les vieux châtaigniers s’y trompèrent. Un picatéoù(un pic), à ce cri, s’envola effrayé. Mais Pastouré regarda lepicatéoù et dit :

« Si les oiseaux se mêlent d’être desbêtes, qu’est-ce qui restera aux gendarmes ?… Pauvrepicatéoù ! tu ne le comprends pas que cette machotte est unhomme ? Maurin m’appelle ! Vive lui ! »

La chouette répéta son cri plusieurs fois, àintervalles égaux.

« Le nombre y est, dit Pastouré. C’estbien lui… »

Et il répondit comme chouette à chouette.

L’oiseau de nuit qui répliqua par un certainnombre de cris espacés, – langage convenu entre les deuxbraconniers – parla clair comme le jour.

« À Collobrières, dit Pastouré, chezMoustegat ? Bon ! »

Il se dirigea vers Collobrières ; mais,au croisement de deux sentiers, il aperçut Maurin quil’attendait.

Pastouré ne dit rien. Il avait envie depleurer. Il tendit à Maurin son fusil. Maurin le prit et, dans ungeste puéril mais d’une sincérité touchante, il le baisa.

« Té ! dit Pastouré, embrasse-moiaussi, que je puisse te le rendre ! »

À la nuit, ils recevaient asile chez unbraconnier de Collobrières à qui Maurin, devant une nombreuseassistance, contait en riant les trois coups ratés qui avaientamené son arrestation. Et il expliquait tous les détails de safuite au milieu des gaietés sonores, des grands coups joyeuxfrappés du plat de la main sur la cuisse du voisin, parmi une fuméede pipes épaisse, mon ami ! comme la fumée de toute uneescadre !

Chapitre 45– Et de quoi riez-vous ainsi, Rosette, belle fille ?

 

Grondard, un peu ému par l’extraordinaireharangue de Maurin, se demandait quel avantage en effet, il allaitbien retirer de l’arrestation de son ennemi. Et déjà il regrettaitun peu d’avoir mis les gendarmes dans ses affaires.

La Besti était de ces intelligencesd’impulsifs bornés qui ne voient jamais qu’un objet à la fois,celui qui fait leur convoitise et sur lequel aussitôt ils seprécipitent.

De celui-là on les détourne au moyen d’unautre, aussi souvent que l’on veut, comme l’espada faitvolter le taureau en lui présentant la cape. Grondard voyait trèsbien maintenant qu’il n’y avait rien de bon pour lui dans cettearrestation de Maurin, sottement favorisée. Sa sœur et lui seraienthués dans les rues de la ville où aurait lieu le jugement ;toutes leurs vilaines histoires seraient racontées l’une aprèsl’autre par tous ceux qui, effrayés jusque-là, s’étaient tuslâchement. Le meurtre de son père serait approuvé. Vraiment,pensait Grondard, il eût mieux valu faire ses affaires soi-même ettrouver une occasion de se venger au coin d’un bois, avec un boncoup de matraque. Si, à cette heure, M. le Juge eût interrogéGrondard sur la valeur des soupçons qu’il avait élevés contreMaurin, Grondard eût déclaré qu’il ne soupçonnait pluspersonne.

Pensant à ces choses, il rencontra Toniadevant la maison forestière et lui annonça que Maurin étaitarrêté.

« Quel malheur ! » dit lafille.

Et ne pouvant s’empêcher de pleurer, ellerentra vivement chez elle.

« Tiens ! Tiens ! songeaGrondard, en s’éloignant, aussi rêveur qu’une brute peut l’être.Tiens ! Tiens ! un secret est une chose dont on peuttirer profit… »

Tonia, étant seule à la maison, tout envaquant aux choses de son ménage, pleurait comme une Madeleine. Deslarmes, grosses comme des olives, glissaient sur ses joues couleurde pêches dures ; et quand son père entra tout en un coup,elle ne put les lui cacher.

« Tu pleures ? Qu’ya-t-il ? » fit Orsini, plutôt sévère.

Elle ne répondit rien.

« Que t’est-il arrivé ?parle ! »

Même silence.

« T’es-tu piquée oubrûlée ? »

Un garde forestier entra.

« Brigadier, dit-il, je viens vous direune chose qu’on raconte et qui est sûre. Le braconnier Maurin desMaures, arrêté par Alessandri, a été vu à La Verne par une petitepastresse qui le connaît très bien. Il étaitenchaîné !

– Ah ! dit Orsini.

– Il va sans doute passer par la cantineoù les gendarmes avaient laissé leurs chevaux. »

Le garde forestier s’était retiré. Orsiniregarda fixement sa fille :

« C’est donc pour ça que tupleures ? » dit-il.

Alors, elle poussa un sanglot éperdu, unsanglot d’enfant qui étouffe. Même les petites filles corsoisesbien qu’elles aient du courage aux heures où il faut en avoir,pleurent ainsi devant le malheur et l’amour, – quand il n’y a plusrien à faire contre la destinée mauvaise.

Orsini, s’asseyant, frappa du poing sur latable.

« Madona ! dit-il en manière dejuron écourté, je ne te parlais plus jamais de lui, depuis tonpèlerinage, et tu ne m’en parlais pas non plus. Je croyais que celavalait mieux et que tes idées sur lui s’en iraient peu à peu ainsi,en silence, comme la fumée d’un vieux feu qui se consume etfroidit. Mais non ! et voilà comme tu pleures aujourd’hui,pour ce bandit ! J’irai donc le trouver, s’il faut… et luidirai de prendre garde à lui !

– Et, gémit violemment Tonia à traversses pleurs, comment pourrez-vous empêcher, mon père, qu’il soit enprison, et que, moi, je l’aime ? »

La plus grande douleur ne désarme pas unefemme de sa ruse d’amour. La maligne Tonia profitait de son chagrinmême, se sachant passionnément aimée de son père, pour lui glisserson plein aveu, une bonne fois, – sûre, à cause de ses larmes,de n’être pas battue ni tuée !

« Ah ! bougre de nom de sort !cria Orsini, qui adoptait parfois les jurons de Provence. Ça c’estpire ! ça, je n’y comptais pas, par exemple ! »

Et frappé d’une idée et d’une terreur subites,il se leva, courut à sa fille, qui maintenant s’occupait de sonlinge à mettre en ordre, et, la prenant par les épaules, il laretourna brusquement pour la regarder au visage. Alors elle euthonte d’elle, et se voila la face de ses deux bras qu’il écartaaussitôt à deux mains, de toutes ses forces. Et d’une voix lente etcalme, mais où l’on sentait d’autant mieux une faroucherésolution :

« Il n’y a rien de plus ?interrogea-t-il, il n’y a pas de malheur, dis ?… Sij’apprenais autre chose, misère de moi ! je ne répondrais plusde rien ! Une fille c’est terrible, quand ça veut !… Maisréponds-moi donc, Tonia ! Tonia ! Tonia ! Dis-mois’il faut que je te tue ? dis-le-moi ! Pourquoipleurerais-tu tant, s’il n’y avait rien d’autre qu’un braconnierarrêté ? Pourquoi pleurerais-tu tant, à l’heure où la prisonva faire ce que tu demandais à la Dame des anges, c’est-à-dire teséparer de lui, et éloigner ton esprit d’un homme assez mauvaispour être livré aux juges ? Qui te dit que cela même n’est pasle miracle que tu as demandé ? car c’est miracle d’être enfinparvenu à mettre la main sur ce gibier, et Sandri pour toi a gagnéaujourd’hui ses galons de brigadier ! »

À mesure que parlait son père, elle sentittout le péril où elle s’était mise en laissant voir toute sadouleur. Elle essuya doucement ses larmes, faisant, au-dedansd’elle-même, un grand effort pour demeurer tranquille ; puis,calmée en apparence :

« Mon père, dit-elle, je ne vous ai plusparlé de lui parce que je me croyais guérie de ma peine ; jen’y pensais plus autant, mais c’est bien vrai que, de nouveau, j’ypense toujours ; bien vrai que si ce Maurin était à la placede Sandri, je serais heureuse sans nul regret, bien vrai aussi queje suis toujours reconnaissante du service qu’il m’a rendu, et quece m’est un crève-cœur de savoir un tel homme en prison et qu’onl’y traîne les mains liées. Et quand je songe qu’ils vont passerpar ici tout à l’heure… avec lui ! »

Elle regarda à travers les vitres et poussa uncri :

« Les voilà ! »

Elle se recula vivement, pour ne pas voirMaurin qu’elle supposait avec les gendarmes dont elle venaitd’entrevoir l’uniforme à travers les pins…

Sandri pensait bien reprendre ses chevaux oùil les avait laissés, à la cantine du Don, sans entrer chez Orsini,pour n’avoir pas à confesser la ridicule aventure qui venait de luiarriver, mais il comptait sans son futur beau-père qui luicria :

« Sandri !… Ce n’est donc pas vrai,ce qu’on raconte, ou bien avez-vous confié à ceux de Collobrièresl’honneur de conduire l’homme où il faut ?… Arrive et entre unpeu, qu’on boive un coup en parlant de cetteaffaire ! »

Force fut à Sandri d’accepterl’invitation.

« Bonjour, Tonia ! fit-il… vous avezles yeux bien rouges ?

– C’est que je viens, dit-elle, de hacherdes oignons.

– Et ton prisonnier, Sandri ? »interrogea Orsini.

Sandri se tut, hésitant.

« Le bougre nous a échappé », avoual’autre gendarme nettement.

Tonia regarda Sandri. Il était pâle à fairepeine et se mordait la moustache. Elle eut beaucoup de mal pours’empêcher de rire. Elle ne dit rien et apporta sur la table desverres pour tout le monde, les bouteilles qu’il fallait, puis semit à soulever et à reposer cent fois les couvercles de sesmarmites et les pots à épices alignés par rang de taille sur lahaute cheminée.

« Échappé ! disait Orsini en versantà boire. Pas possible ! comment as-tu fait ton compte ?Quand on tient un pareil oiseau, on s’y prend de manière, enl’attachant, qu’il s’étrangle plutôt avec la corde, que de pouvoirs’en tirer !

– Que voulez-vous ? il est rusécomme le plus rusé des renards. Il nous a enjôlés. »

Il fallut bien conter l’aventure par ledétail.

« Vous comprenez, Orsini, expliquaitSandri avec un visible désir de s’excuser, nous avions faim,beaucoup… Et la faim est une chose qui trouble les idées. Nous nepensions plus guère qu’à manger. En tout autre moment nous aurionseu à coup sûr plus d’esprit et de malice. Et puis, ce bougre-là, jevous dis, nous avait endormis, par sa manière d’agir. Il semblaitdésirer en finir avec toutes les menaces qu’on lui fait ; ildemandait lui-même les juges pour être jugé, condamné ou pardonné,mais de toute façon débarrassé. C’est ce que je croyais du moins,tant il avait bien su nous le faire croire, oh ! si bien que,tout en mangeant, j’en parlais à mon camarade ici présent, lequelpartageait ma façon de voir, comme il vous le certifieralui-même. »

Le collègue de Sandri inclina le menton ensigne d’adhésion pour le relever en le faisant suivre de sonverre.

« Le diable était donc enfermé dans cettecellule : et par la fenêtre (nous avions bien regardé) iln’était pas possible d’atteindre avec la main les branches dulierre. Cela du moins nous avait semblé ainsi… Celles quiarrivaient près de la fenêtre n’étaient pas plus grosses que destuyaux de plumes de pigeons… Son carnier, nous avions pensé à levisiter… mais trop tard sans doute.

– Il avait contenu un lapin rôti, ditl’autre gendarme, maudit lapin qui fleurait bon et qui nous a faitoublier tout le reste !

– L’homme, reprit Sandri, ne faisaitaucun bruit… Nous aurions pu aller le voir plus souvent, c’estvrai, nous aurions pu appeler de temps en temps, – mais toutel’affaire n’a pas duré plus d’un quart d’heure ! »

Tonia écoutait de toutes ses oreilles.

« Nous aurions pu faire, ditmélancoliquement l’autre gendarme, tout ce que nous n’avons pasfait… Quel lapin ! »

Orsini crut que le gendarme parlait deMaurin :

« Il faut qu’il vous ait ensorcelé pourque vous fassiez encore son éloge !

– Je l’avoue. Il était cuit et doré àpoint, avec un bon goût de farigoule à se pourlécher lesdoigts.

– Ah ! bon, ce n’est donc pas ceMaurin que vous flattez de cette manière ?

– C’est ce lapin dont nous avons déjeuné…quoique ce soit lui, après tout, la cause de tout le mal. Sans lui,Maurin vous rendrait visite à cette heure en même temps que nous.Car réfléchissez, Sandri, que ce lapin, c’est Maurin qui nousl’avait donné, le vin aussi et tout le reste ; et ce fut, jepense, pour nous endormir dans les plaisirs du manger et du boire.Comment se méfier d’un homme qui si bien vous nourrit quand vouscrevez de faim ?

– C’est justement de quoi il fallait seméfier ! » dit Orsini.

Tonia écoutait toujours avec la plus grandeattention, et elle souriait en silence.

« Nous l’avons reconnu trop tard, »confessa Sandri piteusement.

« Et lorsque à la fin l’idée nous prit del’appeler pour voir s’il y était encore, – car, bien quel’évasion nous parût chose impossible, nous appelâmes le prisonnier(mais trop tard) pour être en règle avec la prudence, – rienne répondit. Je voulus me lever pour aller voir : « Non,dit mon camarade, il s’amuse à ne pas nous répondre ou bien ils’est endormi… Nous voyons d’ici la porte qui n’est pas à trentepas et comment veux-tu que par la fenêtre il s’envole ? Ilfaudrait être pour ça l’âne de Gonfaron lui-même ! »Cette plaisanterie nous fit rire, nous rappelant le tour, drôletout de même, que joua Maurin aux Gonfaronnais… Cependant quelquesminutes après : « Je vais voir, dis-je : si lebougre s’est tué ? on ne sait pas. » Nous débarricadonsla porte. Rien qu’une bouteille vide et une pierre pas très grosseentortillée plusieurs fois d’une grosse ficelle et attachée au boutd’un bâton qui était droit contre le mur. Nous regardons par lafenêtre : quatre mètres de corde reliaient ce contrepoids auxbranches d’un chêne qui est là-dessous… L’oiseau s’étaitenvolé ! Car pour glisser sur ce fil il faut des pattes depicatéoù et des ailes, non pas des pieds et des mains. Alors, nousnous regardâmes, mon collègue et moi, je dois le dire, d’un airplutôt bête que fier et content, et nous regrettâmes ensembled’avoir accepté son lapin qui, en effet, est cause que si sottementnous avons mal exécuté notre surveillance. »

À ces mots, n’y tenant plus, Tonia quijusque-là avait pu cacher sa joie, Tonia, ravie et énervée, se mità rire, comme une folle, à rire, à rire autant qu’elle avaitpleuré, à rire sans pouvoir s’arrêter.

Sandri se leva, lui jeta un regard féroce etprononça :

« Je comprends maintenant pourquoi tuavais les yeux rouges, Tonia quand je suis entré. Ta gaieté demaintenant m’explique trop bien ta tristesse de tout àl’heure… »

Et masquant son dépit de gendarme sous sajalousie et sa colère d’amoureux, il cria violemment :

« Il faudra que cela change, Tonia !je te préviens que si je m’aperçois de la moindre chose dansl’avenir, je cesserai de te voir et de t’aimer. Un mari, tu enchercheras un autre.

– Je ris, dit-elle redevenant sérieuse,je ris, comme c’est mon droit, de ce qui est risible…

– En effet, dit l’autre gendarme ;cette jolie fille, Sandri, a vraiment le droit de rire de notrebêtise.

– Toi, tais-toi ! » criaSandri.

Avec beaucoup de dignité, trouvant que safille en ce moment n’avait pas tous les torts, Orsini prit laparole :

« Tu feras comme tu jugeras bon, Sandri,mais j’aime mieux, au bout du compte, voir rire ma fille que lavoir pleurer. C’est une honnête fille, ne l’oublie pas. Quant à lamenacer de rompre nos engagements, tu es libre. Il faudrait n’êtreguère fier pour ne pas te le dire en ce moment et ne pas te lerépéter, après ce que tu viens de dire toi-même ! Du reste, situ fais souvent des beaux coups comme celui d’aujourd’hui, tesgalons de brigadier ne te tomberont pas du ciel… ce serait miracle…Et dans ces cas, comme tu le sais bien, pas n’est besoin dechercher sujet à rupture puisque le marché de lui-même sera rompude notre côté ! »

Alessandri suffoquait.

« Au revoir ! fit-il. On recauseraun autre jour. Pour aujourd’hui, c’est assez ! Le chasseur estexcusable d’avoir de l’humeur quand il voit le lièvre qu’il croyaittué, sortir de sa gibecière pour gambader dans la plaine. Il nevous est pas facile d’être bien aimable quand de votre mésaventure,qui devrait vous faire plaindre, votre future rit à votre nez commed’un bonheur qui lui arrive !… Au revoir ; on verra lasuite ! »

Il sortit, suivi de son acolyte, tandisQu’orsini haussait les épaules et rallumait sa vieille pipe.

« Mon père, dit Tonia, je vous remercie,vous êtes bon de m’avoir défendue.

– Je n’ai que toi, Tonia », ditsimplement Orsini… Et il ajouta avec un dédain dont il ne sentaitpas le comique :

« Après tout, est-ce que je le connais,moi, ce gendarme ? Ils nous ennuient, à la fin, ces beauxsoldats qui font les vantards et qui nous prennent tout d’un coupnos filles, quand nous les avons faites grandes etbelles ! »

La jolie et rusée fillette alla à son père,et, câlinement, l’embrassa.

Chapitre 46Comment et pourquoi, non sans regret, Maurin fit à un gendarme uncadeau princier, ce qui l’amena à conter à ses amis La lièvre dejuin.

 

À quelques jours de là, M. Cabissolapprit que Maurin serait traqué à la fois par toutes les brigadesdes Maures.

Il le fit prévenir par l’ami Pastouré, et luifit savoir en même temps que M. Rinal le cacherait chez lui,aussi longtemps que cela paraîtrait nécessaire.

Maurin arriva de nuit chez M. Rinal, àl’insu même de Cigalous à qui on se fit un devoir de ne riendire.

Cigalous était le maire. On aurait pu lecompromettre en lui confiant le secret.

Maurin, bien navré de ne plus courir les boisdurant le jour, sortait chaque nuit, allait se mettre à l’affût dusanglier et de la lièvre, sorte de braconnage qui, en tempsordinaire, lui plaisait peu ; mais il faut bien vivre, etnécessité n’a pas de loi.

Il passa ainsi chez M. Rinal environ deuxsemaines.

Sous prétexte de chasse, M. Cabissol,pour la circonstance, s’était fixé à Bormes ; Pastouré y fitde fréquentes apparitions et tous deux, Pastouré et Cabissol, l’unpresque muet, l’autre agréablement bavard, passèrent avec Maurin,chez M. Rinal, plus d’une soirée joyeuse.

Un soir, Maurin qui était resté, à sonordinaire, tout l’après-midi dans le grenier chez M. Rinal,déclara qu’il ne sortirait pas cette nuit-là.

Pastouré, qui était venu le chercher,s’étonna. M. Cabissol et M. Rinal parurent également fortsurpris.

« Et pourquoi ne sortiras-tu pas cesoir ?

– À cause, dit Maurin, d’une rencontreque j’ai eue et d’un cadeau que j’ai fait aux gendarmes de Bormes,la nuit dernière.

– Oh ! Oh ! Contez-nous ça,Maurin. »

M. Rinal, confortablement assis dans unvieux fauteuil au coin du feu, fumait une cigarette ; de samain fine, élégante parmi la manchette brodée et souple, il enoffrit une à M. Cabissol, qui, le dos aux coussins, s’étaitinstallé sur le divan recouvert d’un tapis oriental.

Maurin et Pastouré, malgré les invitationsréitérées du maître de la maison, n’acceptaient pas les siègesmoelleux ; ils s’y trouvaient mal à l’aise, et préféraient lesdurs escabeaux de bois de chêne, sans dossier.

« Contez-nous ça, Maurin. Et d’abord,allumez vos pipes. »

Les pipes allumées :

« Voici, dit Maurin. Je revenais cettenuit de l’affût, et je rapportais ici ma lièvre, une lièvre dequatre kilos, mon ami ! une chose comme un loup ! qui meremplissait ton carnier, – Pastouré, et même davantage – carc’est ton carnier, Pastouré, que j’avais emporté, avec tapermission, vu que le mien est grand comme une malle et que je necroyais pas en avoir besoin, ne comptant pas tuer plus d’unelièvre, comme de juste.

« Je revenais donc avec mon carnier,c’est-à-dire le tien, jeté sur mon épaule, et cette lièvre dedansqui devait bien aller dix livres, mon ami ! une chose comme unpetit veau ! et j’avais pris à travers bois pour ne pas suivrele chemin afin de ne pas faire de mauvaise rencontre.

« Mais, figurez-vous, monsieur Rinal,qu’en un certain moment, pas très loin de Bormes, il m’a falluquitter le bois et traverser la route. La route traversée, jecomptais rentrer dans le bois de l’autre côté, pour attraper lessentiers que je connais et me rendre ici en passant par-dessus lacolline.

« Eh bé ! voyez un peu ma chance,monsieur Cabissol : au moment où, dans la solitude du grosbois, je me serais fait l’effet d’être à cent mille lieues detoutes les gendarmeries – si j’y avais pensé, aux gendarmes !– voilà qu’une chose extraordinaire me surprend. Il faut dire qu’iln’y avait dans le ciel qu’un petit rien du tout de quart de lunemince comme une faucille qu’on a usée à force de la passer à lameule.

« Je voyais mon chemin, comme un aveugle,avec les yeux de l’habitude. Je descendais la colline ; etj’arrive enfin devant la route en contrebas que je voulaistraverser ; j’étais sur le talus, au-dessus du fossé, je sautesur la route, d’un mètre de haut, et voilà-t-il pas que je tombejuste devant un gendarme arrêté dans l’ombre d’un chêne-liège, etqui, je pense, m’écoutait venir !… Il était à l’affût, luiaussi.

« Noum dé pas Dioù qué mi Diou !Paouré tu, Môourin, « siès perdu ! » – Il nedevait pas m’attendre si tôt, car, lui aussi, il était là, saisi,gelé, pétrifié, quoi ! mais, tout en un coup, il avance lesdeux mains pour me prendre.

« Une idée alors me vient du Ciel !J’ôte vivement mon carnier de l’épaule et, sans souffler un mot, jete le lui flanque dans les bras, le carnier avec la lièvre, unechose énorme, comme tu n’en as jamais vu, mon homme, une chosecomme un bœuf !

« Et frrutt ! je disparais dans labruyère comme un petit lapin, avant qu’il ait pu se reconnaître, nime reconnaître. C’est drôle, qué ? Je ne sais pas comment ilaura pu se tirer d’affaire avec un paquet pareil entre lesbras ! Il est peut-être encore là-bas sur place !Imaginez donc ! une lièvre comme on n’en a jamais vu, mon ami,une chose lourde et grosse comme un chameau !… C’est beaucoupregrettable. Et cependant, pour me n’en sauver, pechère, je la luiai offerte de bon cœur ! »

Pastouré retira sa pipe de sa bouche avec lamain gauche et tendit son poing droit, le pouce levé, bienroide.

« Ce que je regrette le plus, dit Maurin,c’est le carnier de Pastouré, mais ce qui me console, c’est que sonnom n’est pas dedans. »

Pastouré fit un geste d’insouciance.

« C’est égal, dit Maurin, elle est fortecelle-là ! On a bien raison de dire que, même quand il estdans le carnier, le gibier n’est pas encore au chasseur. On ne letient bien qu’au bout de la fourchette. »

Les auditeurs de Maurin s’attardèrent unmoment à commenter l’aventure, s’égayant à l’idée de l’étonnementdu gendarme.

Ce soir-là, les histoires de chassedéfrayèrent seules la conversation, et M. Cabissol ayant émiscette opinion que, par avarice, tout paysan qui a pris un lièvre enfraude se ferait tuer plutôt que de l’abandonner aux gendarmes,comme l’avait fait Maurin, celui-ci s’indigna :

« Vous connaissez bien des choses,monsieur Cabissol, et j’ai bien du respect pour vous, mais si vouspensez cela, alors, c’est que vous ne connaissez pas mon peuple.Tenez, le printemps dernier, voici ce qui est arrivé àPitalugue. »

Et Maurin poursuivit ainsi :

LA LIEVRE DE JUIN

Pitalugue labourait son champ, dans la plaineau-dessous de Bormes.

Tout en un coup, tirant sur les brides decorde, il arrêta doucement et en silence son cheval et, les yeuxécarquillés et fixes, il regarda attentivement un creux de sillondans son labour de la veille, à vingt pas devant lui, à sa maindroite, sous le vent.

Voyons, il ne se trompait pas : cetteespèce de paquet gris et rougeâtre qui ne remuait pas, c’était unelièvre. Elle dormait. Noum dé pas Dioù, qué lèbre !… Une chosegrosse comme un gros chien, mon ami !

Que faire pour l’avoir ?

Se taire d’abord et réfléchir, mais réfléchirun peu vite et prendre un parti au plus tôt.

Adonc, Pitalugue réfléchissait, immobile, lesdeux mains serrant, d’émotion, les manchons de l’araire, derrièreson vieux cheval.

Qu’heureusement il y avait du vent, et pas demouches ! – pourquoi, s’il y en avait eu, des mouches, lecheval, en les chassant du pied, aurait peut-être fait du bruit àréveiller la lièvre.

Elle dormait comme un plomb,pechère !

Alors, Pitalugue se pensa : « Si jevoyais là-bas quelqu’un de mes enfants, je lui ferais signe dem’apporter le fusil, mais je n’en vois pas. Quand on laboure, ondevrait toujours être armé !… »

Pitalugue avait laisse son araire en plan, ilavançait à pas silencieux vers la bête endormie.

Voici ce qu’il comptait faire :

Arrivé près de la lièvre, quand il l’auraitpresque à ses pieds, il se baisserait tout doucement, puis, d’uncoup, laisserait tomber tout son corps de tout son poids sur elle,comme tombe la lourde pierre d’un quatre de chiffre… ill’écraserait ainsi sous sa lourde poitrine, car sans cela, de laprendre tout bonnement avec la main comme on cueille la figue à lafiguière, il n’y fallait pas songer. C’est fort, une lièvre.

Donc, c’était décidé, il allait faire, de toutson corps, une pierre de lesque. Et malgré cela, en sedétendant et se débattant, elle saurait peut-être se fairelâcher !

Il approcha, approcha. La lièvre ne s’éveillapoint. Quelle lièvre, mon ami ! un petit âne d’Alger !…Pitalugue jeta encore un regard vers sa bastide :personne.

Alors, résolument, il se laissa tomber commeun bloc de carrière sur la lièvre qui dormait toujours. Elle nes’éveilla que sous le choc avec un cri, mon homme ! que tuaurais dit de trois cents rats qui ont tous à la fois la queueprise dans une jointure de porte.

Quand il sentit la bête chaude et remuantecontre son estomac : « Vé ! que jel’ai ! » cria-t-il, joyeux.

Et il travailla à lui prendre les pattes, deuxdans chaque main !…

« Ah ! par exemple ! c’est« un bon affaire » ! Je n’ai pas manqué moncoup !… Voyez un peu, sans fusil, ce que peut faire le géniede l’homme ! »

Quand il se releva, il aperçut ses quatreenfants et sa femme qui venaient à lui.

L’aîné de ses trois « drôles »portait le fusil ; sa petite dernière courait devant la mère.Tous avaient vu de loin les manières de Pitalugue, et ils avaientcompris, les monstres ! Car un paysan aux champs voit tout cequi se passe aussi loin que peut porter sa vue et, à la manière desmouvements d’un homme, il devine, au loin, si l’homme se grattepour une puce ou pour une mouche.

Pitalugue cria à son aîné qui n’était plusbeaucoup loin :

« Pitalugue, j’ai de la ficelle à lapoche, va vite la prendre dans ma veste qui est pendue à l’olivierle plus proche. »

Mais de la cordelette, Pitalugue fils en avaitsur lui, et la lièvre fut liée par les quatre pattes, au milieu durond que faisaient autour d’elle la femme, les quatre enfants et lepère.

« Père, ne lui « fasse pas demal ! » disait la petite en se haussant, pour voir cegrand lapin sauvage qui gigotait de son mieux, pechère, mais sanspouvoir se tirer de ce mauvais pas.

La lièvre liée, chacun voulut lui tâter lerâble.

Seule, la petite ne caressait que le poil.

« Quelle lièvre ! Ça pèse bien huitlivres !

– Ah ! çà, vaï, huit livres !Elle en pèse au moins dix !

– S’il te fallait l’acheter, tu lapaierais bien dans les sept, huit francs !

– Ah ! çà, vaï, sept, huit francs,dans cette saison ! pour quinze tu ne l’aurais pas !

– C’est à Paris qu’ils seraient contentsd’avoir la pareille, au mois de juin !…

– De lièvre, moi, dit l’aîné, je n’en aipas mangé deux fois dans ma vie.

– C’est bon ? dit le second.

– Meilleur que du poulet, biensûr !

– Quand est-ce qu’on lamangera ? » demanda le plus petit des trois garçons.

À ce moment, Misé Pitalugue s’écria :

« Bou Dioù ! Elle a du lait, voyez,pechère ! C’est une mère… c’est facile à comprendre que sespetits l’attendent quelque part… »

Elle pressait les mamelles de la pauvre bêteépouvantée et haletante. Les gouttes de lait venaient au bout destétines.

« C’est embêtant », dit l’homme.

Et tous, un long moment, gardèrent le silence,bien ennuyés.

« Pourquoi, embêtant ? dit l’aîné.Est-ce qu’elle sera mauvaise ?

– C’est embêtant qu’elle ait des petits,dit la femme. Ça fait peine, tout de même, de penser qu’ils vontmourir dans un trou ! »

La lièvre, bien liée par les pattes, futdéposée à terre. Et tous s’assirent autour d’elle, tenantconseil.

Il y avait un bon moment, poursuivit Maurin,que, passant par-là, je m’étais approché d’eux.

Ils m’expliquèrent toute l’affaire.

« J’étais avec Maurin », confirmaalors Pastouré, qui suivait attentivement tous les détails du réciten remuant les lèvres comme s’il eût répété mot à mot tout ce quedisait Maurin, lequel continua ainsi :

« Que faut-il faire ? demandaPitalugue. C’est bon, la lièvre. Et puis, il y a de quoi faire ungros repas à nous six. Ça compte, ça, dans une maison pauvre commeest la nôtre !… Qu’allons-nous faire, Maurin ? »

Je lui dis :

« Je ne sais pas ; la lièvre esttienne. C’est des choses qui ne regardent que ceux qui y ont leurintérêt. Mais si j’étais « de toi », je la lâcherais.

– Ce sont ses petits qui me tourmentent,dit Pitalugue. J’ai tous ces petits levrautons dans ma tête.

– Ils vont pleurer à fendre le cœur, ditsa femme.

– Et crever sans être utiles àpersonne », dit Pitalugue !

Alors, la petite dernière se mit àsangloter :

« Je veux pas qu’on la tue, père !père, il ne faut pas la tuer.

– Allons, dit la femme, ne contrarie pasla petite… c’est quinze francs de jetés par la fenêtre… lâche-latout de même. »

Avec beaucoup de précautions pour ne pas luicasser les pattes, ils la délièrent.

Et quand elle fut déliée, Pitalugue et safemme et tous en eurent comme un remords. Ils ne voulaient plus lalâcher :

« C’est dommage ! un si beaumorceau, et si bon ! une lièvre de vingt francs, pour lemoins !… Remets-lui vite la ficelle aux pattes,Pitalugue. »

Mais la petite fille cria :

« Laisse-la aller à sa maison,père !… ses petits appellent et puis, d’abord, moi, je la veuxvoir courir !…

– Ses petits ne sont pas loin,probable ! dit le père… elle en doit bien avoir trois ouquatre… Il faudra veiller. Nous les tuerons quand ils serontgrands. Ne prenons pas les bêtes par traîtrise, quand elles ont despetits… »

Que vous dirai-je, messieurs, la compassionl’emporta :

« Regardez bien ! y êtes-vous ?Pas de regrets ?… une, deux !… adessias ! »

Posée à terre, la bête bondit…

Ici, entraîné par la force de ses souvenirs,Pastouré, interrompant Maurin, s’écria :

« Ah ! messieurs !… si vousl’aviez vue filer, cette mère !

– Et voilà le cœur de monpeuple ! conclut Maurin.

– Bravo ! dit M. Rinal ému.Là-dessus, je vais me coucher… Et je vous engage, Maurin, à ne passortir du tout avant quelque temps, pas plus la nuit que le jour.Demain nous reprendrons cette conversation.

– D’autant plus volontiers, ditM. Cabissol, que j’ai appris sur le compte d’un grospersonnage, mari d’une femme dont l’influence, à Paris, nous esttout acquise en faveur de Maurin, une histoire des plusdivertissantes, et je brûle de vous la conter.

– Parbleu, dit M. Rinal, vous medonnez envie d’être à demain !… »

Et les quatre amis se séparèrent.

Chapitre 47Qu’il ne faut pas lire, parce qu’on y relate la profonde etennuyeuse conversation qu’eurent ensemble, – en présence de Maurindes Maures et de Parlo-soulet, – M. Rinal et M. Cabissol, lequel sedécida, pour en finir, à conter deux galéjades.

 

Le lendemain du jour où il avait conté à sesamis La Lièvre de juin, Maurin ne fut pas oisif.

Désireux de se rendre utile à son hôte, pourlui témoigner sa reconnaissance, il passait, en effet, sesaprès-midi devant un banc de menuisier, réparant une porte ou unvolet, un pied de table ou de chaise, car il faisait de ses mains,comme on dit, tout ce qu’il voulait, notre homme, et, dans une îledéserte, pourvu que le naufrage lui eût laissé quelques outils àpeu près, il eût été capable de construire une pénichepresque aussi bien que le charpentier du bord.

Le soir, après le dîner auquel assistaM. Cabissol et où, bien entendu, fut servi un poulet sanstête, la conversation prit un tour singulièrementphilosophique.

Lorsque arriva Pastouré, qui, silencieux à sonhabitude, s’assit sur son escabeau tout en allumant sa pipe, ladiscussion entre l’avocat et l’ancien chirurgien de marine battaitson plein.

Les deux chasseurs écoutaient, s’efforçant decomprendre, et comprenant en effet bien des choses, mais non pastout, et pour cause.

Les deux interlocuteurs parlaient deNietzsche.

À quel propos ?

À propos du sentiment de pitié auquel lelièvre de Pitalugue avait dû sa libération.

Le philosophe allemand, dissertant de lapitié, dit en propres termes : « Les petites gens latiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence… Gardons-nous dela pitié. Soyons durs. »

« Il a bien raison, s’écriaitM. Rinal, Robespierre et Marat pitoyables, c’est la Révolutionfrançaise, l’émancipation du monde rendues impossibles.

– Cependant, répliquait M. Cabissolqui partageait, au fond, l’opinion de M. Rinal, mais quis’amusait à le contredire à seule fin de l’exciter aux répliques, –cependant vous ne pouvez pas voir dans votre assiette une tête depoulet ?

– Les poulets sont des innocents. Toutesles bêtes sont innocentes.

– Maurin est un chasseur ; il tuedes bêtes.

– Il les tue pour en vivre. La vieinférieure doit être sacrifiée à la vie supérieure, et celle-ci ale droit d’être impitoyable lorsqu’il s’agit pour elle d’assurer saconservation et les moyens de s’élever encore. Les miséricordieuxsont les protecteurs de la vie ; mais ils doivent la protéger,par pitié suprême, contre les premiers mouvements de leur pitiéinstinctive, laquelle pourrait donner la victoire aux vraisimpitoyables… N’en doutez pas, c’est le fond de la pensée deNietzsche. »

Il faut croire que Maurin avait compris car ilgrommela :

« Il vaut mieux tuer le diable…

– Que si le diable vous tue, proféraPastouré le taciturne.

– Le difficile, continua M. Rinal,c’est de distinguer entre les véritables durs capables desacrifier l’humanité entière à leurs convenances personnelles, etles autres, ceux qui ne sont inexorables qu’en vue du biengénéral.

– Théorie dangereuse.

– Théorie féconde. Et tenez, dans la viecourante, à toute heure, il faut savoir broyer en soi,douloureusement, toute compassion envers ceux qu’on aime, afind’assurer leur progrès moral et par conséquent de les aider à êtreheureux un jour. C’est l’idée éducatrice par excellence. Jésusn’eut-il pas ses heures de colère ? Nietzsche n’a rieninventé ! – Au demeurant, poursuivit M. Rinal, lesphilosophes ne me plaisent guère parce qu’ils ont la prétention,chacun, de trouver la définitive formule de la vérité. La véritéest éparse et il n’est encore au pouvoir de nulle créature humained’en raccorder les fragments disséminés. Le secret, la clef de cetaccord ont été cachés dès l’origine sous une pierre des fées oudans un antre de pythonisse. Il y a plus de vérité dans l’intuitionintermittente des simples en général et des poètes en particulier,que dans les systèmes prétentieux d’un philosophe. Les philosophesne sont que des poètes manqués et, ce qui est plus grave, desimples gens de lettres, du moins pour la plupart.

– Qu’entendez-vous par-là ?

– J’entends par-là des artistes qui sepréoccupent surtout de leur gloire. Le désir de se signaler gâteleur sincérité. L’univers nous apparaît comme contradictoire àlui-même ; notre esprit est encore incapable de concevoir quele conflit des forces opposées, la lutte des antinomies, vie etmort, bien et mal, est la condition même de l’ordre dans le monde.Or, malgré eux, les philosophes, dont la logique est mise endéroute par l’inexplicable, finissent par se préoccuper avant toutde paraître originaux. Il faut fonder un système qui ne ressemblepas au système des aînés, sans quoi on n’est que leur écolier, etil s’agit de se poser en maître. Nietzsche est un douloureuxattendri qui porte sa robe à l’envers. De quoi est-il vêtu ?Quelles couleurs singulières ! Retournez l’étoffe de Nessusqui emprisonne sa chair et vous reconnaîtrez la pitié. Il la haitparce qu’il en meurt. Grand poète, un peu obscur, que la mort deDieu a rendu fou, admirateur de l’énergie parce qu’il se sentaitfaible et de la dureté parce qu’il était trop tendre. »

M. Cabissol toussa.

« La pitié, la pitié, dit-il, c’est, aubout du compte, un acte instinctif par lequel nous nous supposons àla place de l’homme qui souffre ; nous nous y voyons, par uneopération imaginative qui nous fait souffrir son mal ; etc’est nous que, égoïstement, nous soulageons ou voulons soulager enlui.

– Même ainsi comprise, dit M. Rinal,la pitié est noble. Elle est la protection de chacun dans tous, detous par chacun. Elle fait éclater aux yeux de l’esprit le mystèrede l’unité dans l’innombrable.

– Les mots peuvent tout dire. Toutes lesthèses se peuvent soutenir, s’écria M. Cabissol. Où est lavérité, je vous le demande ?

– Dans tout, vous dis-je ; la vie nese trompe pas. Le singe flaire une pomme vénéneuse et larejette.

« Le besoin d’une morale préexiste, dansl’homme, à toute morale formulée. Ce besoin est un faitphysiologique, comme la faim.

« Et l’homme, pris en masse, en tantqu’être moral, se comporte vis-à-vis des idées comme le singe avecles fruits : il reconnaît au flair les doctrines quiempoisonnent, ou s’il y mord, il ne s’en nourrit pas. »

M. Cabissol toussa de nouveau.

« S’il y goûte, il peut en mourir,dit-il.

– Individuellement ; mais en tantque race, en tant qu’humanité, l’homme résiste à tous les poisonsque produit son cerveau, car la volonté de vivre est infinie, etindépendante de son raisonnement. La cause reste la plus forte.L’espérance indéfinie, si voisine de la foi, est, comme le besoind’une morale, un fait physiologique. »

Pastouré, émerveillé, renouvela un motcélèbre :

« C’est bougrement beau : je n’ycomprends rien.

– Tout de même, poursuivit M. Rinal,l’idéal, le rêve du meilleur et du plus beau, produit par lecerveau humain, est un fait. On peut très bien admettre que ce rêveest une étape vers la réalisation positive des plus nobleschimères.

« Il ne me paraît pas absurde d’affirmerque Dieu, ainsi compris, et qui n’existe pas encore pour qui n’en apas la conception, existe déjà réellement pour celui quil’aime !…

« Pourquoi, dans l’infini, le progrès neserait-il pas indéfini ? Il n’est pas nécessaire aujourd’huid’avoir du génie pour constater que, dans l’ordre social, toutévolue et que tout monte.

– Vous trouvez ? ditM. Cabissol.

– Parbleu ! quand on ne s’enaperçoit pas, c’est qu’on oublie le passé. Mais, à travers toutesles cruautés, les trivialités, les stupidités de notre vie sociale,il est facile, en comparant les conditions de l’existence moderneavec ce que nous savons du passé, de voir que tout est mieux. Unpeu de mieux suffit à l’espérance d’un autre « peu demieux ». De jour en jour, l’homme s’installe plusconfortablement sur le globe et par suite il a le loisir de jouirmieux que jamais, et de mieux comprendre les beautés de la natureet celles des arts.

– En vérité ! dit M. Cabissol,vous croyez que le peuple se soucie de l’art ?

– Pas encore beaucoup, mais donnez-lui letemps. Éduquez-le. Voilà Maurin qui nous écoute… et voilà Pastouré.Eh bien, leur manière de raconter ou d’écouter prouve qu’ils ont legoût de la vie, de la pensée et de l’expression artiste.

– Je vous avoue que bien souvent je medis au contraire (et j’en demande pardon à Maurin) que la masse estaveugle, stupide et indécrottable. Elle n’aime que les cabarets. Etsans des bourgeois comme vous, qui la conseillent et la guident,elle ne serait même pas capable de revendiquer les libertés qu’ellene comprend point et qu’elle s’imagine conquérir parce que vous leslui accordez. Qu’est-ce que le socialisme, sans les bourgeois degouvernement ? Un tas d’ignares, une tourbe envieuse, imbécileet mauvaise ; ça, c’est le peuple.

– Mais sacrebleu ! s’écriaM. Rinal, les bourgeois de gouvernement c’est le peuple, c’estle surpeuple si vous voulez, mais le peuple d’aujourd’huisera le surpeuple de demain. Sans doute le monde, vusuperficiellement, est bête, mauvais, vilain, mais n’est-il pasadmirable que de tout ce chaos se dégage en somme une idéed’humanité supérieure, un simple petit espoir, mais lumineux, unevision d’homme plus doux, plus fort, plus civilisé. Et cesbourgeois qu’on accuse – je les accuse – qu’on méprise – je lesméprise – n’est-il pas magnifique, après tout, que ce soit eux quise fassent les instruments de l’évolution du prolétariat à laquelleils perdront quelque chose de leurs avantages ?

– Ils n’y perdent rien, dit timidementM. Cabissol ; ils y gagnent momentanément le pouvoir.Cette compensation leur suffit.

– Un pouvoir qu’ils emploient à préparerleur chute de demain !… Vous m’agacez à la fin.

« De quel droit suspectez-vous leur bonnefoi ? Pourquoi pas la mienne ? Qu’ai-je à gagner, moi parexemple, à l’avènement de Maurin, de Pastouré et de tous lesprolétaires de France ? Rien. Je professe une opinion qui lessert et qui peut me desservir, puisque je ne brigue ni le mandat dedéputé ni celui de conseiller municipal. Et pourquoi suis-je aveceux ? Parce que je les aime, tout bêtement, et parce quej’aime la justice.

– Oh ! vous ! vous !… vousêtes un saint laïque, grogna Cabissol.

– Noum dé pas Dioù ! dit Maurin,vous me faites venir la chair de poule, monsieur Rinal, à force debien parler. Ah ! si nous en avions « de commevous » pour les envoyer là-haut, on te la referait, laFrance ! Qu’en dis-tu, Pastouré ?

– Je suis là que je me le pense »,dit le colosse-enfant.

M. Cabissol semblait réfléchir.

« Alors, reprit-il enfin après un longsilence, vous croyez vraiment qu’il y a un autre progrès que leprogrès industriel, matériel ? Non ! L’homme s’installede jour en jour, confortablement sur ce globe, mais il est resté laméchante bête qu’il fut et sera toujours.

– Mon cher Cabissol, dit M. Rinal,voici à quoi je pensais, pendant que Maurin nous contait hier sajolie histoire de La Lièvre de juin… Quelques années avantla Révolution française, une troupe de jeunes gens, tousapparentés, de près ou de loin, à MM. les membres du parlementd’Aix, revenaient, un soir, d’une partie de campagne. Ils avaientavec eux d’aimables femmes. Ils étaient gais, excités par lespropos libres et les bons vins qu’ils avaient bus dans la journée.Ayant rencontré, près de la ville, un paysan qui s’en retournaitchez lui monté sur son âne, ils le plaisantèrent à qui mieux mieuxet, de fil en aiguille (le paysan répondant à la galéjade par lagaléjade), ils lui proposèrent de jouer avec eux… au parlement.S’il consentait à tenir le rôle de l’accusé dans lacomédie qu’ils allaient improviser, il aurait pour sa récompense unbel écu d’argent. Le paysan, bonhomme, y consentit. On prit goût aujeu, on s’échauffa, et ayant jugé le manant pour rire… on le penditpour de bon !

« Ce crime ne fut pas puni. Un procès enrègle aurait compromis des noms de juges trop illustres !

« Voilà à quelle conception del’inégalité des hommes en étaient arrivés quelques-uns au moins despuissants du jour, ceux que la Révolution allait abattre. Cesillustres, ces bien nés pouvaient tout faire, tout se permettrecontre le droit des humbles.

« Toute une caste, ou du moins (et celasuffit) les plus orgueilleux d’une caste orgueilleuse, se croyaienttellement au-dessus du peuple qu’ils prenaient avec lui touteslicences. C’était, devenu légion, Néron, incarnation detoute-puissance et d’orgueil. C’était la tyrannie d’une seuleclasse de citoyens sur toutes les autres, et, dans le crime commiscontre tout ce qui n’était pas elle, elle goûtait des joiessadiques, monstrueuses. Voilà ce que la Révolution vint détruired’une façon immédiate, sans pitié, au nom d’une pitié supérieure, àlongue échéance.

« À ce meurtre du paysan d’Aix, pendu pardes fils de parlementaires en humeur de rire (histoireexceptionnelle, je le veux bien, mais qui ne serait plus possiblede nos jours, sinon au fond de l’Afrique et contre des nègres, etpour les mêmes motifs d’orgueil maladif), l’évolution morale, leprogrès moral de notre civilisation libertaire répondentaujourd’hui par l’histoire (exceptionnelle aussi, je le veux bien),de La Lièvre de juin, que Maurin nous a contée hier.

« L’homme est devenu meilleur pourl’homme et même pour les bêtes.

« Et je n’ajouterai qu’un mot : Legénie lui-même ne met pas l’homme au-dessus des hommes. Le savantou l’artiste n’est digne du respect universel que lorsque, bienloin de s’isoler dans des œuvres d’orgueil, inaccessibles auxmasses, il devient au contraire le cœur multiplié qui se donne auxfoules pour les consoler ou les guérir.

« Allons ! allons, conclutM. Rinal, vous nous avez promis une histoire gaie, Cabissol,contez-nous-la. »

Cabissol commença ainsi :

LES CANARDS DU LABRADOR…

Chapitre 48La merveilleuse histoire des Canards du Labrador.

 

La famille des d’Auriol est bien connue enProvence depuis le XVIIIe siècle.

C’est vers 1786 que l’aïeul illustre de cettenoble famille, boulanger de profession, prononça le mot historiquedont tout le monde en Provence connaît la fortune : Iousioù d’Óóurúou : m’en fouti.

Si vous avez oublié cette histoire,permettez-moi de vous la rappeler.

Un certain Jean, natif d’Auriol, était allépasser son dimanche à Roquevaire. À Roquevaire il assista au prône.Le sermon endormit l’assistance et maître Jean – le plusendormi de tous les auditeurs, – ronflait insolemment. Lecuré, alors, frappant sur le bois de sa chaire sonore un coup depoing retentissant pour réveiller ses ouailles, leurcria :

« Gens de Roquevaire, vous serez tousdamnés !

– Oh ! iou, dit maîtreJean, réveillé en sursaut. Oh ! iou, sioù D’Óóurúou :m’en fouti ! c’est-à-dire : « Moi, m’sieur lecuré, veuillez croire que cela m’est bien égal, vu que je suisd’Auriol. »

Il existe actuellement trois descendants dud’Auriol qui a fondé la gloire de la famille.

L’aîné, Jean d’Auriol, licencié en droit, vità Auriol même, dans une heureuse médiocrité.

Son cadet, Paul, cinquante ans, est secrétairede la mairie d’Auriol. Les maires passent, il reste. Il est là, àla mairie d’Auriol, ce que les bureaux sont aux ministères. Et laville prospère.

Le plus jeune enfin, qui n’est pas du mêmelit, n’a que trente-trois ans. Il s’appelle Pierre. Ce qui nousdonne : Jean, Pierre et Paul.

Seul des trois frères, le secrétaire de mairieest marié, et, au moment où commence cette histoire, son fils,Théodule, il y a de cela quatre ans, avait seize ans à peine et setrouvait à la veille de passer son examen de bachelier èssciences.

Or, le plus jeune des trois d’Auriol, Pierre,sorti de l’École normale supérieure de Paris, fut quelque tempsprofesseur de philosophie au collège d’Auriol.

Se jugeant victime d’une injustice, de cellesqu’un homme averti doit supporter tous les jours avec patience, ildonna sa démission. C’était un idéaliste.

Tombé sur le pavé, du soir au lendemain, etsans un sou, ce jeune fou ne tarda pas à s’apercevoir que lesdiplômes et titres universitaires ne sont d’aucune utilité à unhomme qui veut gagner son pain.

Aidé d’abord par son frère, Jean d’Auriol, etpar son frère Paul, il ne souffrit pas l’idée d’être longtemps àleur charge. Il alla tenter fortune à Paris. Là, tout en donnantdes leçons dans une boîte à bachot, il se mit à écrire des romanset des pièces de théâtre, mais il ne trouva ni directeur ni éditeurdisposés à faire représenter ou à imprimer ses ouvrages. Il avaitpourtant du talent, mais il manquait de cette suffisance qui mène àtout. Il croyait que la modestie est une vertu ou du moins uneélégance, l’imbécile !

Un beau matin il vit entrer chez lui un juifqui lui dit :

« Mossieu, je fiens te la bart t’un hommetu monde qui tésire fous ageter un manuscrit te théâtre afin te lesigner te son nom. Foilà teux mille francs. »

Ce marché conclu, Pierre ne trouva rien demieux que de partir pour New York.

Quand il en revint, ayant dû à sa qualité dephilosophe idéaliste l’insuccès de toutes ses démarches enAmérique, il possédait pour seule fortune deux canards enfermésdans une cage somptueuse qui portait cette inscription sur unebelle plaque de cuivre reluisante :

canards du labrador, spécimen rare.

C’était le cadeau bizarre que lui avait faitun milliardaire américain, en le mettant à la porte après l’avoirchargé quelque temps de faire à son jeune fils un cours defrançais, mais non pas d’idéalisme.

Dès son arrivée au Havre, Pierre d’Auriol,bien embarrassé de la cage fastueuse, la fit pourtant transporter àl’hôtel avec son humble malle.

Puis il alla au café et demanda les journauxdu matin.

Il les parcourut avidement.

Et tout à coup, son regard fut attiré parcette ligne composée en caractère gras :

GRAND CONCOURS AGRICOLE À AURIOL.

« Voilà, se dit Pierre, des nouvellestoutes fraîches de ma petite patrie. Il sera question sans doute,dans cet article, de mon frère le secrétaire de lamairie. »

Il lut l’article.

La petite ville d’Auriol organisait uneimportante exposition agricole ; il y avait un grand nombre desections : horticulture, apiculture, pisciculture, aviculture,poulets, dindons, faisans… canards.

Quel trait de lumière ! il allait pouvoirse débarrasser des siens !

« Il sera accordé un prix de quatre millefrancs à l’exposant qui aura présenté le plus beau couple decanards modèles !

« Messieurs les exposants peuvent retenirà l’avance des cages d’un, de deux, trois et quatre mètres carréspour leurs volatiles. Donner exactement noms, prénoms et adresses.Ces emplacements sont accordés gratuitement.

Nota. – Si le jour de l’inaugurationdu comice agricole, l’emplacement, qui doit être retenu par lettre,n’est pas occupé, il sera payé un dédit de cent francs par mètrecarré.

« Adresser toutes demandes à M. Z.,directeur de la section 4, telle rue, tel numéro, àAuriol. »

Pierre d’Auriol écrivit une lettre détaillée àM. Z. pour retenir un emplacement de deux mètres carrés, avecbassin et eau courante, et revint à l’hôtel.

Les canards, dans la cour de l’hôtel, lesaluèrent de leurs coin-coin d’affamés.

Il leur fit donner une pâtée abondante etdéclara au patron de l’hôtel qu’il partirait le lendemain où lesurlendemain, emmenant ses précieux canards.

Le patron lui conseilla de les expédier lejour même.

« Mais, dit Pierre, on n’acceptera là-basles envois des exposants que dans quinze jours exactement.

– N’avez-vous pas dans cette ville un amiqui leur donnera l’hospitalité ?… Du reste, vous arriverezpresque en même temps que ces intéressantes volailles. Je vousavoue qu’ici elles me gênent un peu. Et puis… Si l’envie vousvenait de demeurer trois jours au Havre pour vousreposer ?…

– Coin ! coin !coin ! » dirent les canards.

« Parbleu ! pensa Pierre d’Auriol,j’ai à Auriol, mon frère Paul, le secrétaire de la mairie. Je vaislui expédier mes canards. »

Il les expédia et négligea d’écrire àPaul.

Pierre passa deux jours au Havre, où il avaitrencontré un bon camarade d’école, puis il s’oublia une dizaine dejours à Paris.

Et quand il arriva chez son frère à Auriol, lepremier mot qu’il lui adressa fut celui-ci :

« Eh bien, et mes canards ? Commentles as-tu trouvés ?

– Excellents », dit Paul.

Pierre tomba, anéanti, sur une chaise engémissant.

« Malheureux ! tu les asmangés !

– Et que diable voulais-tu que j’enfisse ?

– Hélas ! j’avais arrêté par lettreune cage de deux mètres carrés…

– Il fallait donc me prévenir !

– C’étaient des canards d’exposition, ilsvalaient deux mille francs pièce, puisqu’ils m’auraient donné legrand prix du concours qui est de quatre mille… Et maintenant… jedois un dédit de deux cents francs ! Et je ne possède plus surterre que treize francs soixante et quinze !

« Je suis perdu, définitivementperdu !

– Et pourquoi perdu, mononcle ? » dit le jeune d’Auriol, Théodule, qui revenaitjuste à ce moment-là du collège où il était externe.

Son père expliqua l’aventure à ce jeunegaillard de seize ans qui pouffa de rire.

« Et voilà ce qui vous désole ?Ah ! mon oncle, je vais vous tirer de ce mauvais pas.Laissez-moi faire. Qu’on m’apporte la cage. On ne l’a pas mangée,j’espère, la cage ? »

Pendant qu’on la recherchait au grenier,Théodule sortit.

Quand il rentra, un quart d’heure plus tard,la cage était retrouvée, et il tenait par les pattes, pendus à sonpoing, la tête en bas, deux magnifiques canards assez semblables àceux dont il avait déjeuné quelques jours auparavant.

Il les introduisit dans la cage :

« Vous ne paierez pas le dédit, mononcle ; ces deux canards sont du Labrador, comme en témoignecette magnifique plaque de cuivre reluisante que Catherine vafourbir encore.

– Que veux-tu dire ? interrogeaanxieusement l’idéaliste Pierre.

– Je m’en doute ! proféra lebureaucrate Paul, que sa vie dans les mairies avait accoutumé delongue date à ne s’étonner de rien et à tout prévoir.

– Je veux dire, répliqua l’arrivisteThéodule (seize ans, l’âge de la rhétorique, au temps aboli deshumanités), je veux dire que vos canards du Labrador n’ont pas étémangés, puisque les voici, – et que je nedésespère pas de vous faire obtenir le prix de quatre milleballes !

– Mon neveu, dit gravementl’ex-professeur de philosophie idéaliste, cette substitution seraitun odieux mensonge.

– Mon oncle, répliqua l’écolier Théodule,externe au collège d’Auriol (seize ans, ô Roméo, l’âge deJuliette !), mon oncle, vos scrupules vous honorent.Voulez-vous, ou seulement pouvez-vous payer les deux cents francsde dédit ? »

Le professeur, vaincu, courba la tête.

« Non ? reprit l’écolier. Alorslaissez-moi faire. Voyez-vous, mon oncle, vous appartenez à unegénération très coco (mille excuses), vous avez des idéespréhistoriques, car elles datent d’environ sept ou huit ans… En cetemps-là les autos se mettaient à peine en mouvement. Laissez-moifaire. Deux cents francs ne sont pas une bagatelle et quatre millefrancs non plus ! Je vais arranger vos affaires. Ce quim’ennuie un peu c’est la préparation de ce diable de baccalauréat.Mais bah ! il sera supprimé dans peu de temps, et dès lors lesbacheliers reprendront dans la société le rang subordonné auquelils ont droit. Le sens pratique de la vie crée seul lessupériorités sociales, c’est-à-dire celles que donne l’argent,comme cela est de toute justice dans une société démocratique etégalitaire fondée sur l’inégalité des savoir-faire. »

Pierre d’Auriol, ahuri, se tut, faute de deuxcents francs.

« Coin ! coin !coin ! » dirent les canards d’Auriol, nouvellement promuscanards du Labrador. Et il faut convenir qu’ils n’avaient pas« l’accent ».

Le lendemain, on les porta au comice agricole,dans la cage qui témoignait de leur provenance.

Trois mois plus tard, à la veille de ladistribution des prix, l’heureux exposant, leur maître, apprenaitpar une indiscrétion de journal qu’il avait obtenu, grâce à eux, lagrande médaille de quatre mille francs.

« Quand je vous l’avais dit, mononcle !

– Mon neveu, dit l’oncle, les meilleuresplaisanteries sont les plus courtes. Conduis-moi chez le présidentde la section des canards. »

Le neveu protesta. L’oncle résista. Ilspartirent.

Grâce à l’impertinence de Théodule, qui savaitparler de haut aux bas employés, on les introduisit dans la sallemême où siégeait le comité de l’Exposition.

La section des canards était en séance.Théodule alla dire quelques mots à l’oreille du président – quin’était autre que le préfet en personne. Le préfet se levaaussitôt, très visiblement troublé, pria son comité de délibérersans lui et entraîna Théodule et son oncle dans une sallevoisine.

« Monsieur le Préfet, commença leprofesseur idéaliste… mon neveu a dû vous expliquer d’un mot lasituation. Elle est pénible. Je ne peux vraiment pas arracher à unéleveur sérieux, à un éleveur de carrière, un prix de pareilleimportance… Ces canards du Labrador n’en sont pas… et maconscience…

– Il ne s’agit pas de cela, monsieur,interrompit sévèrement le préfet. Vous nous avez trompés, c’estentendu, mais, par suite, nous nous sommes trompés. Or notre erreurnous couvrirait de ridicule si votre conscience la dévoilaitaujourd’hui. Votre devoir à présent est de vous taire.

– Mais, monsieur le Préfet…

– Monsieur, dit le préfet, du ton d’unBonaparte menaçant (ce ton-là est celui de tous les démocratesfrançais dès qu’ils sont fonctionnaires), monsieur, je n’admets pasd’excuses. Vous toucherez le prix de votre mensonge… c’est, commevous savez, quatre mille francs.

– Cependant, monsieur le Préfet…

– Il n’y a pas de cependant.

– Ce que vous me demandez est impossible,monsieur le Préfet. J’ai fait acheter deux canards chez le marchandde volailles d’Auriol, pour remplacer deux canards authentiquementnés au Labrador, ceux-là… et dès alors…

– Monsieur, dit le préfet hautain, lecomice agricole ne doit pas pouvoir se tromper. Vous aviez exposédeux canards qui sont du Labrador. Nous nous y connaissonspeut-être mieux que vous. Vous toucherez vos quatre mille francs.N’ajoutez pas un mot, s’il vous plaît, vous me désobligeriez.

– Monsieur le Préfet, je vous assure quemon honnêteté s’y oppose… et…

– Cet homme ne comprend rien ! ditle préfet en frappant du pied.

– Il ne comprend pas grand-chose, ditThéodule, il faut l’excuser, monsieur le Préfet… c’est mon oncle,le frère de mon père… c’est un homme du temps des omnibus…Ah ! cela ne nous rajeunit pas.

– Monsieur le Préfet, dit Pierre avecfermeté, les journaux d’Auriol publieront ce soir même une lettrede moi où je raconterai l’histoire de mes deux canards. »

Le préfet devint vert.

« Et moi qui le prenais pour unimbécile ! songea-t-il, c’est un malin ! »

« Monsieur, dit-il tout haut entremblant, vous n’êtes pas un ennemi de la République,j’espère ? Voulez-vous donc la faire tomber sous legrotesque ?…

– Je veux une République honnête »,dit le professeur d’un air stupide.

Le préfet réfléchit un moment en silence, puissa physionomie s’éclaira d’un sourire d’intelligence suprême et dehaute bienveillance.

« Je vous comprends enfin, monsieur,dit-il ; aux quatre mille francs du prix, nous joindrons lespalmes académiques. »

Théodule se mit à rire. Son oncle, irrité,haussa les épaules. Théodule, se ressaisissant, prononça d’un airdédaigneux :

« Les palmes ! les palmes !heu ! heu !

– Cela ne suffit pas ? poursuivit lepréfet. Eh bien, soit, messieurs, vous avez raison… et plusd’esprit que je ne pensais. Ne dénoncez pas notre erreur. Cescanards sont du Labrador, puisque nous, comité de l’exposition,nous nous y sommes trompés… Soyez discrets et je vous promets quenous obtiendrons la croix… Chevalier de la Légion d’honneur, hein…c’est entendu ?

– Monsieur le Préfet, dit Théodule avecune sorte de solennité, c’est tout ce que nous désirions… sans oserl’espérer. Merci.

– C’est entendu ! c’estentendu ! confirmait le préfet qui se retira vivement.Entendu, monsieur Théodule d’Auriol, et comptez sur toute mareconnaissance. Vous me sauvez plus que la vie ! »

Pierre d’Auriol demeurait là, cloué sur place,plus stupide que jamais, bouche bée.

« Mon oncle, lui dit Théodule… cecim’ouvre les yeux. Je renonce à mes études, je me consacre à votrefortune. Dans huit jours vous serez décoré ; aux prochainesélections qui auront lieu dans deux ans, on vous nommeradéputé ; avant trois ans vous serez ministre de ce que vousvoudrez… à condition toutefois que vous me promettiez dèsaujourd’hui de me prendre comme chef de cabinet.

– Tu m’en diras tant ! »répliqua le professeur idéaliste qui commençait à se déniaiser.

La distribution des récompenses eut lieu dansles arènes antiques d’Auriol, les mieux conservées du monde aprèscelles de Nîmes et d’Arles.

Pierre d’Auriol refusa d’aller chercher samédaille, mais Théodule prit sa place. Il monta sur l’estradepavoisée tandis que les Harmonieux Enfants d’Auriol,soufflant dans leurs cuivres, attaquaient uneMarseillaiseenthousiaste.

Le préfet annonça les récompenses : …Chevalier de la Légion d’honneur : Pierred’Auriol.

À ce moment précis, un événement se produisitqui faillit tout gâter.

Le marchand de volailles qui avait vendu àThéodule les deux canards du Labrador vint lui chuchoter àl’oreille :

« Je les ai reconnus : ce sont lesmiens ! Et je dirai tout… à moins qu’on ne m’accorde undédommagement, car enfin certaines injustices sont par tropcriantes. »

Théodule ne se déconcerta pas :

« Qu’exigez-vous ? interrogea-t-il.Puisque vous êtes un ami de la justice, vous êtes des nôtres etvous n’abuserez pas de la situation.

– Le préfet, dit le marchand, a, je lesais, la plus grande influence au ministère de l’Intérieur. C’estl’ami intime du ministre : je désire que mon fils soit nommésous-préfet.

– Je suis persuadé, répliqua Théodule,que le préfet est, comme vous, trop ami de la justice, pour ne pasvous aider de tout son pouvoir. »

Quelques semaine plus tard, le fils dumarchand de volailles était sous-préfet et son estimable père étaitélevé, par la force des choses, au rang de chevalier du Mériteagricole.

Quand cela fut accompli :

« Maintenant, dit-il à Théodule,aidez-moi à vendre mon fonds. Mon métier de marchand de volaillesest incompatible avec ma nouvelle dignité, et d’ailleurs il humiliemon fils !

– Fort bien, monsieur, dit Théodule,j’achète en bloc tous vos oisons. »

Il les acheta, ayant son idée.

Avec les quatre mille francs du prix obtenupar son oncle – lequel, émerveillé enfin del’habileté de son neveu, se livrait entièrement à lui– il se rendit acquéreur d’un terrain vaguequ’il entoura d’une grille de bois dite « de chemin defer ». Dans ce terrain, il fit construire quelques cabanes deplanches et fit peindre au-dessus du rustique portail ces quatremots en lettres augustales :

AU CANARD DU LABRADOR

Que vous dirai-je ? La grande faisanderieou canarderie des d’Auriol prospéra rapidement :« Fabrique de chapons des deux sexes. Deux millions d’œufsfécondés par an ! »

Les fermes modèles s’adressèrent en foule auCanard du Labrador.

Couveuses, gaveuses se multiplièrent dans leparc bientôt trop étroit. Toutes les industries du pays furentdélaissées par les indigènes qui, tous, devinrent les ouvriers desd’Auriol. Deux mille cinq cents hommes chauffaient les fours,gavaient les volatiles… Le Canard du Labrador nourrissaitune population entière, – un peuple d’électeurs.

« Il est temps, mon oncle, de vous fairenommer député. »

La campagne électorale fut prestigieuse.L’oncle Pierre suivait docilement son neveu dans toutes lesréunions. Le neveu, âgé alors de dix-huit ans à peine,pérorait :

« Vous nommerez l’homme qui, par sonaudace, sa persévérance, son génie industriel, a fait la fortune dupays ! »

Pierre d’Auriol fut nommé en effet à uneécrasante majorité… Il était navré.

« Et dire, s’écriait-il, que, si j’étaisun imbécile ou un gredin, j’aurais obtenu le même succès !

– Taisez-vous, mon oncle, répliquaitl’adolescent, c’est ça la vie, à laquelle vous n’entendez rien.Laissez-moi faire. »

À la Chambre, Pierre reconquit tout de suitel’estime de soi-même en travaillant beaucoup. Son premier discoursle classa parmi les orateurs les plus convaincus – et ill’était.

« S’il est ministre aujourd’hui, je nevous le dirai pas. Sachez seulement que les d’Auriol n’ont pasdroit en réalité à ce nom illustre ; vous ne le trouverez passur les registres de l’état civil. Ce nom d’Auriol est un sobriquetgénérique que la voix du peuple attribue à plusieurs familles deProvence.

« Les d’Auriol dont je parles’appellent… »

Ici, M. Cabissol se pencha à l’oreille deMaurin et murmura un nom.

« Pas possible ! s’écria Maurinstupéfait… Alors, c’est ce Pierrot-là qui a épousé mon anciennepetite amie ?

– Pierre, non ! c’est Théodule, ditCabissol en se tournant vers M. Rinal. C’est Théodule qui, surles instances de sa femme, a fait décorer Caboufigue, à la demandede Maurin. Elle a vingt ans de plus que lui, mais ça lesregarde.

– On a bien raison, s’écria Maurin, dedire que tout s’arrange à la fin et que seules les montagnes ne serencontrent pas ! Celui-là a eu une brave chance quand il areçu en cadeau deux canards qui l’ont fait ce qu’il est, etCaboufigue en a eu une fameuse de me connaître !

– On doit rarement sa fortune à sonmérite. On la doit presque toujours à son Canard duLabrador, conclut Cabissol. Mais il faut savoir cultiver soncanard ou celui de son oncle ! Et pour cela, il faut être,comme le jeune Théodule, un arriviste à tous crins. Il n’a pasencore l’âge d’être électeur, celui-là, et il est déjà un des pluspuissants personnages de l’État, une sorte de petite Éminencegrise. Il fait et défait des préfets, des gouverneurs, desministres. Sa femme fait des académiciens. Tous les souverains quivisitent la capitale traversent son salon, et il est, par suite,tout couvert de croix. Il est, de plus, comblé de sinécures ;il vient encore d’être nommé conservateur des Hiéroglyphes del’Obélisque. On dit que, s’il le veut, il arrivera à la présidencede la République… dès qu’il aura atteint sa majorité. Une seulechose le désole, c’est la décision récente qui ne lui permettra pasd’obtenir sans scandale, avant sa trentième année, les palmesacadémiques, qu’il fait donner deux fois par an à tout unpeuple !

– Mon cher Cabissol, dit M. Rinal,vous êtes, vous aussi, un maître galégeaïré, car pendant tout votreinvraisemblable récit j’ai cru à plusieurs reprises qu’il étaitvrai.

– Parbleu ! dit Cabissol, il estbeaucoup plus vrai que la vérité, ce qui, pour les contes, n’estpoint rare. »

Et, sur ce mot, chacun s’alla coucher.

Chapitre 49Où l’on verra l’histoire jolie de la Poule verte, commentl’horrible Grondard dénoua le roman de Tonia et du Roi des Maures,et avec quel désintéressement admirable Pastouré refusa une hauteposition.

 

Le lendemain au soir :

« Votre histoire d’hier n’était pasbeaucoup gaie, monsieur Cabissol, dit Maurin. J’y ai réfléchi cettenuit : elle veut dire que le gouvernement des hommesn’appartient pas toujours à ceux qui ont le mérite. C’est vraipeut-être bien, mais ce n’est pas agréable à penser.

« Il n’est peut-être pas agréable nonplus de se dire que notre gouvernement de la République favorisetant d’intrigues !

– Laissez donc la République tranquille,Maurin ! s’écria M. Rinal. La moralité d’une époque netient pas nécessairement aux formes de gouvernement. On imaginetrès bien d’excellents rois et même de bons tyrans !… oui…oui… je ne m’en dédis pas, moi, le jacobin ! L’idéal de laRépublique est admirable. C’est le gouvernement des meilleurs etdes plus instruits, des plus capables, comme vous dites,mais l’organisation républicaine ne peut que permettre au peuple dese faire gouverner par ceux-là, – et d’autre part un peuple peutfort bien ne pas être digne de ses libertés. Laissez-nous le tempsde nous instruire de nos droits et de nos devoirs. Nous naissons àpeine à la liberté. Nous grandirons. Laissez faire. Et, enattendant, rions de ce qu’il y a de risible, même dans nosmalheurs. Voyons, monsieur Cabissol, encore une histoiredrôle !

– Connaissez-vous celle de la Pouleverte ?

– Non, dit M. Rinal.

– Non », dit Maurin.

Pastouré secoua négativement la tête.

« Oyez-la donc, dit M. Cabissol, ilm’est arrivé d’en rire tout seul. »

Et il conta ce qui suit.

LA POULE VERTE

« Il se passe souvent, dans le vastemonde, des choses bien extraordinaires.

« J’ai connu, voici quelques années, unvieux gavot, un paysan de la montagne, qui s’appelaitMarius-Sidoine Cabasse.

« Cabasse vivait dans la bastide où ilétait né, en pleine Provence des clapiers, dans l’odeur de lafarigoule, là-bas, là-bas, plus loin que Draguignan. Cabassen’avait jamais rien vu au-delà des clapiers qui formaient toutl’horizon de sa bastide. Où la chèvre est attachée, il faut qu’ellebroute, – quand ce serait sur un toit.

« Il y avait, à la même époque, dans lesforêts de l’Amérique, un jeune perroquet qui vivait, mangeait,buvait, voletait, jacassait en oiseau libre.

« Il arriva que ce perroquet fut capturéet vendu à un matelot de Marseille. À partir de ce moment, sans lesavoir, pechère ! ce joizeau,c’est-à-dire cet« oiseau » brésilien se mit à cheminer, chaque jour unpeu, par eau, par terre et par air, dans la direction de Draguignanou plutôt de la bastide où vivait Cabasse.

« Il y a une destinée. Celle de ces deuxcréatures de Dieu était de se rencontrer un jour, contre touteattente, à travers toutes les difficultés.

« Tout en revenant vers Marseille, lemarin qui était le maître de Jacquot lui apprenait à parler lefrançais de Provence, et l’animal bien vite le parla couramment,sans comprendre ce qu’il se disait.

« L’instruction est-elle un bien ?est-elle un mal ? Distinguo. Tout dépend de laqualité du perroquet.

« Tenez, j’ai demandé l’autre jour à lafille de mon maçon, laquelle a son brevet : « Qu’est-ceque c’est que Victor Hugo ? » Elle m’a répondu sansbégayer : « C’est le roi d’Italie, monsieur. » Jeparie bien qu’un perroquet n’aurait jamais de lui-même trouvé cettebêtise.

« Quoi qu’il en soit, Jacquot était déjàbeaucoup plus savant, et surtout plus expérimenté que Cabasse, parla raison qu’il avait déjà vu des hommes, tandis que Cabassen’avait jamais vu de perroquet.

« Et puis, il faut bien le dire, lesparoles que répètent les perroquets tombent quelquefois avec tantd’à-propos, qu’ils vous ont l’air d’avoir une intelligencesurprenante. Aussi, ai-je toujours trouvé naturel le sentiment decette vieille dévote qui me disait :

« Chaque soir je suis forcée de couvrird’un voile la cage de ma perruche ; elle parle si bien,monsieur Cabissol, que pour rien au monde je ne me déshabilleraisdevant elle ! »

« Le maître de notre perroquet tombamalade à bord du bateau, dès le premier jour de la traversée, quele mauvais temps prolongea d’une quinzaine. L’oiseau familierperchait nuit et jour au bord du hamac de son maître, et il sefortifiait d’heure en heure dans la connaissance du parlermoco, qui est, comme vous savez, un patois provençalfrancisé, du plus haut ragoût.

« Le bateau passa un temps à Marseille,puis il arriva un beau soir dans le port marchand de Toulon.

« Le matelot, descendu à terre, croyantson perroquet plus apprivoisé qu’il n’était en réalité, négligeaitsouvent de le mettre en cage… Il le laissait libre dans sa chambre.Un matin, Coco s’envola.

« Son maître eut beau le suivre encriant : « Coco ! Coco ! », par petitsbonds et par petits vols il s’éloignait toujours davantage.

« Quand la nuit vint, la poursuite futabandonnée. Le lendemain Coco était arrivé sur les cimes boisées duCoudon, à quatre lieues de notre premier port militaire, à huitcents mètres du niveau de la mer.

« De là Coco pouvait voir toute laMéditerranée au sud, sur sa tête le plus beau ciel du monde, etDraguignan du côté de l’est.

« Le surlendemain, dès la première pointedu jour, il s’envola vers le chef-lieu en récitant aux échos desmontagnes son répertoire : fragments de romances, jurons debord, mots salés du gaillard d’avant. Il déjeunait à toute minuted’une olive ou d’une amande, puis repartait d’un vol plus décidévers les collines qui entourent Draguignan.

« Et voilà que le soir du troisième jour,un peu avant le coucher du soleil, Coco vint se percher sur lefrêle amandier qui se dressait au bord de l’aire, à trente pas dela bastide de Marius Sidoine Cabasse sur le coteau, au-dessus deFiganières.

« Cabasse, pétrifié d’étonnement envoyant l’oiseau inconnu, s’écria :

« – Oï ! vé ! une pouleverte ! »

« Puis, sans autre réflexion, il rentraquérir son fusil, et du seuil de sa maison il épaula… PauvreCoco ! tu auras traversé les océans, bravé, surmonté lesdangers de la tempête, pour venir tomber bêtement sous le plombd’un Cabasse qui ne sait pas distinguer un perroquet d’unepoule ! Ce que c’est que de nous, pourtant !

« Le tonnerre d’un coup de fusil éclataet se prolongea longtemps dans l’écho des vallons. Que de bruit,bon Dieu ! pour si petit gibier ! L’homme qui n’avaitjamais vu de perroquet courut ramasser sa proie, et tout ensoupesant dans sa main le pauvre petit corps frémissant, dont latête pendait, secouée par les hoquets de l’agonie, – il soufflasous les plumes pour les rebrousser, et pour voir si son gibierferait un bon rôti. Hélas ! il n’aperçut qu’une peaublanchâtre, flasque, toute plissée. Si bien qu’il ne put s’empêcherde s’écrier tout haut :

« – Oï ! qu’il est« mégre » !

« À quoi, Dieu aidant, l’agonisantperroquet répondit, de sa voix caverneuse, par ces paroles, celles– soyez-en sûr – quelui avait le plus récemment apprises son maître :

« – Je suis été un peumalade ! »

« Stupéfait, tout saisi d’une terreursubite, l’homme laissa tomber le perroquet à terre, et ôtantvivement son chapeau, d’un mouvement humble et contrit :

« Oh ! pardon, môssieur… Ze vousavais pris pour « un joizeau » !

– Celle-là, voui, dit Maurin, qu’elle estdrôle ! j’en rirai jusqu’à ma mort ! »

Hélas ! le lendemain au soir, Maurinsortit dans l’intention de tuer un sanglier ; et, au matin, ilne rentra pas !

« Tonia, dit, ce matin-là, à sa fille, lebrigadier Orsini, tu ne sais pas ? On raconte que Grondard aassassiné Maurin !

– Ce n’est pas possible ! je ne lecrois pas, dit-elle, épouvantée quand même. Maurin se méfiait trop…Un Grondard ne tue pas comme cela un Maurin, même parsurprise !

– Si, si ! confirma le cantinier duDon qui accourait chez Orsini. Ce n’est que trop véritable. Maurinétait, cette nuit même, à l’affût des sangliers et il venait dedécharger son fusil de ses deux coups, quand, désarmé comme ill’était, et assis dans son étroite cabane de branchages, il futattaqué par Grondard.

– Mais comment le sait-on ?

– Il paraît que cette brute decharbonnier se vante de son coup.

« Il est fier d’avoir su profiter dumoment où Maurin était empêché dans les broussailles sous lecouvert bas de sa cabane d’affût. Maurin voyant, au clair de lalune, à travers les branchages qui formaient sa cabane, luire ets’avancer contre sa poitrine la longue canardière de Grondard, lasaisit à pleines mains. Alors Grondard tira. Il paraît que Maurinen tombant a poussé un cri de lion. Si bien que son assassin s’estmis à fuir comme si notre pauvre Maurin eût été encore vivant,pechère ! et capable de se revancher ! »

Tonia s’était évanouie.

Quand Pastouré raconta ces choses, le soirmême, chez M. Rinal, – Cabissol, émud’abord, répondit après un silence :

« Cela me semble impossible ; je nepeux pas admettre que Maurin soit mort ainsi ! d’une façon sicontraire à son caractère, à la logique de sa vie. Un Maurin ne selaisse pas surprendre par un Grondard. Il l’entend venir, il ledéjoue.

– Vous oubliez que plus d’une parmi detrès illustres existences s’est terminée par l’accident ou parl’assassinat, répondit tristement M. Rinal.

– Les accidents sont logiques la plupartdu temps, s’écria Cabissol, ils arrivent à ceux qui les attirent.Quant à l’assassinat, il ne réussit jamais avec un Napoléon !Oui, oui, il y a des hommes plus grands que la destinée. Et Maurinétait de ceux-là. Maurin n’est pas mort !

– Vous oubliez que Maurin n’est pas unpersonnage de roman. Et quand il ne serait pas autre chose,pourquoi son histoire ne se terminerait-elle pas au plus beaumoment ? en vertu de quelle esthétique ? Si le roman doitpeindre la vie telle qu’elle est, il doit pouvoir s’interromprebrusquement. Et quant à la vie elle-même, elle n’a cure desprocédés du romancier ! »

M. Cabissol protesta :

« Rien ne m’ôtera de l’idée qu’il n’estpas mort. Il a trouvé son île d’Elbe, voilà tout ; ilreviendra, ne fût-ce que pour cent jours. »

Il y eut un silence :

« Je l’aimais, cet homme-là,ajouta-t-il.

– Et moi donc ! » ditM. Rinal que l’émotion gagnait de plus en plus.

– S’il était mort, grogna Pastouré,quelque chose me le dirait !

– Voyez-vous, dit Cabissol, sentiment àpart, la mort de Maurin me laisserait aujourd’hui l’impressiond’une belle destinée interrompue avant l’heure… Et, à propos,savez-vous que Jean d’Auriol… ?

– Quel Jean d’Auriol ?

– Le licencié en droit, Jean, le frère dePaul et de Pierre.

– Bon. Et qu’alliez-vous nous dire delui ?

– Je devais vous l’amener un de cesjours ; c’est une surprise que je voulais vous faire. Il acommencé, sur mes instances, une sorte de biographie de Maurin desMaures, une manière de roman tout coupé d’anecdotes et de récits,sur le ton de nos contes populaires… La mort de Maurin va leconsterner ; il rêvait pour son héros une longue suited’aventures… Depuis quelque temps je lui envoyais journellement desnotes… Il m’écrivait hier : « Si Maurin laisse legendarme épouser la Corsoise, le roman se terminera fortmal. »

– Il me semble, dit M. Rinal, qu’unromancier a le droit et presque le devoir d’imaginer au moins undénouement. Votre d’Auriol n’est-il qu’un réaliste ?

– J’ai donc eu tort, ditM. Cabissol, de me servir du mot roman. Jean d’Auriolvoudrait être l’historiographe de Maurin ; il le connaît fortbien, lui aussi, et l’aime beaucoup ; il prétend avec moi queson histoire jusqu’ici est expressive de tout un aspect ducaractère méridional… le côté jovial et gouailleur.

– Hélas ! soupira M. Rinal, ilest probable que si Maurin venait à mourir en ce moment, la belleTonia se consolerait avec Sandri !

– Noum dé pas Dioù ! s’écriaPastouré, – j’aimerais mieux l’épousermoi-même, bien que j’aie pris les femmes à l’odi (en horreur),plutôt que de la laisser à ce gendarme de carton ! »

Il y eut un assez long silence.

« Voyez-vous, dit M. Rinal, il estbien probable que, par des moyens que j’ignore et pour une raisonqui nous échappe, Maurin aura jugé bon, tout à coup, de fairecourir le bruit de sa mort !

– Vous devez être sorcier, mon braveM. Rinal, dit Pastouré, je mettrais ma main au feu que leschoses sont comme ça et pas autrement… Allons, adieu… que je vaisaux nouvelles !

– Et où cela, mon bon Pastouré ?

– Laissez-moi faire, dit Pastouré, jefinis toujours par retrouver mon Maurin, moi ! Mort ou vivant,je le trouverai. Aussi bien moi que mon chien Pan-pan, quand noussommes sur une piste, nous rencontrons au bout ce que nouscherchons… À vous bientôt revoir ;maintenez-vous ! »

Pastouré sortit, et quand il fut seul sur laroute, au clair de lune il se parla ainsi à haute voix :

« Qu’il soit mort, notre Maurin, n’encroyez rien, braves gens ! Il en a encore à dire et à faire,et qui seront toutes meilleures les unes que les autres. Il lesfera trimer encore, les gendarmes ! Il en aura encore, desprocès-barbaux ! Il n’a pas fini d’en tuer, des lièvres et deslapins ! Et il n’a pas fini de plaire aux belles filles,croyez-moi, puisque c’est moi que je vous le dis… Nous en conteronsencore ensemble, des galéjades, mon vieux Maurin !… Non, non,il n’est pas mort. D’abord, voyons un peu… en quel endroit était-ilà l’affût, cette nuit ? Il me l’a dit hier en partant. Il estallé au Suvé dé Rampaoù ; oui, cela est cela. Ehbien, quelle distance y a-t-il d’ici au Suvé ? Une petitelieue, à peine. Et alors, connaissant son chien comme je leconnais, je suis sûr et certain qu’il serait revenu, le braveHercule, chez M. Rinal, où il savait que je veille àl’accoutumée tous les soirs, et m’aurait tiré par la veste commepour me dire :

« – Ouah ! Ouah ! viensvite, que le maître a besoin de toi ! »

« Ce n’est pas la première fois que celaserait arrivé. C’est arrivé notablement cette fois où Maurin, tombédans un trou avec une entorse, voilà quatre ou cinq ans, – comme letemps passe ! – n’en pouvait plus sortir. Son chien vint mechercher et je suivis son chien, un chien qui vaut plus quebeaucoup d’hommes, et je tirai Maurin d’affaire. C’est pourquoi jepeux me jurer que Maurin n’est pas mort et je ne me trompe pas,croyez-le-vous !… Pourtant, je sais très bien qu’une mort dansce genre, c’est son destin, mais quelque chose me dit que ça n’estpas encore son heure…

« Et cependant, que sommes-nous en cemonde ? Pas grand-chose, si peu que rien, des rien-du-tout quine pèsent rien, et la mort travaille comme elle veut. Tu es làaujourd’hui, mais demain tu n’y es plus ; et, pechère !où l’un va, l’autre finit toujours par y aller ! Mais il estvrai aussi que, des fois, lorsque vous croyez avoir fini, voilà,vous recommencez ; et, des fois, vous commencez à peine, que,voilà, tout est fini… une tuile avec encore une tuile, ça fait deuxtuiles… deux tuiles avec encore une tuile, ça fait trois tuiles…trente et un, trente-deux ; c’est tantôt le tiers, et tantôtle quart ; quand il n’y en a plus, il y en a encore ;aussi bien il me pleut par-devant que par-derrière ; ce quiest marqué, tu ne peux pas le changer ; l’un va devant, etl’autre le suit ; si c’est ton moment, rien à dire ; onne sait ni qui vit ni qui meurt, et le dernier fermera laporte…

« C’est égal, celui qui tient le registre– il faut qu’il ait une fameuse tête pour marquer, sanss’y embrouiller, les entrées et les sorties, les naissances et lesmorts, les baptêmes et les mariages ! Ça serait tropd’affaires pour moi… Qu’heureusement je ne suis pas leur saint duPlan-de-la-Tour, car autrement il me faudrait, un de ces quatrematins, remplacer le Bon Dieu en personne ! Et ce sont là despositions qu’on ne peut pas occuper sans une grosseexpérience ; l’expérience ne s’attrape qu’avec la vieillesseet la vieillesse ne vaut rien ! Voilà pourquoi je ne voudraispas de la place du Bon Dieu. Non, je n’en voudrais pas, de saplace, quand bien même, suivi de tous les anges qui joueraient tousensemble de la flûte et du tambourin, et accompagné du grand saintPierre, il viendrait me l’offrir lui-même à genoux, avec les clefsde son Paradis portées sur un coussin de velours subredoré et toutbrodé de fleurs par la Sainte Vierge ! « Non, Seigneur,que je lui dirais, c’est bien de l’honneur que vous me faites, maisce serait véritablement trop de soucis pour moi !Adressez-vous à d’autres pour vous débarrasser dugouvernement ! Dans votre métier, Bon Dieu ! quedeviendrais-je ? Rien que pour écouter les imbéciles qui tousles jours vous demandent la lune dans leurs prières, il doit yavoir trop de cassements de tête. Et pour faire la justice, danstant de pays différents et qui tous bataillent les uns contre lesautres, comment m’y prendrais-je, pauvre de moi, puisque –parlant par respect, – vous-même n’y parvenez pas tous lesjours ! Non, non, excusez-moi bien, Mestré, et adressez-vous àd’autres… pourquoi moi, voyez-vous, je suis d’Auriol… Et ceux quin’en sont pas, je leur conseille de dire qu’ils en sont. –Ainsi soit-il ! »

Les Lauriers-roses. – La Garde. –Var.

 

 

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Tags: Jean Aicard