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Messieurs les-ronds-de-cuir

Messieurs les-ronds-de-cuir

de Georges Courteline

Partie 1
Premier tableau

 

 

À mon ami, à mon maître, à mon bienfaiteur Catulle Mendès. En témoignage d’admiration profonde et d’affection sans bornes.

 

 

Chapitre 1

 

 

À l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de Solférino, un régiment de cuirassiers qui regagnait au pas l’École militaire força Lahrier à s’arrêter. Il demeura les pieds au bord du trottoir, ravi au fond de ce contretemps imprévu qui allait retarder de quelques minutes encore l’instant désormais imminent de son arrivée au bureau, conciliant ainsi ses goûts de flâne avec le cri indigné de sa conscience.

Simplement – car l’énorme horloge du ministère de la Guerre sonnait la demie de deux heures – il pensa :

– Diable ! encore un jour où je n’arriverai pas à midi.

Et les mains dans les poches, achevant sa cigarette, il attendit la fin du défilé.

Au-dessus de lui, c’était l’éblouissement d’un après-dîner adorable. Comme il advient tous les ans, Paris, qui s’était endormi au bruit berceur d’une pluie battante, s’était réveillé ce matin-là avec le printemps sur la tête, un printemps gai, charmant, exquis, tout frais débarqué de la nuit sans avoir averti de sa venue, en bon provincial qui arrive du Midi, tombe sur les gens à l’improviste et s’amuse de leur surprise. Par-delà lestoits des maisons, derrière les hautes cheminées, le ciel d’avrils’étendait d’un bleu profond et sans un nuage, perdu au loin dansune grisaille brumeuse. Une immense nappe de soleil balayait d’unbout à l’autre la chaussée blondie du boulevard dont les fenêtres,à l’infini, miroitaient comme des lames d’épée, et sur l’asphaltedes trottoirs les ombres jetées en biais des platanes et desmarronniers semblaient des bâtons d’écolier tracés par une maingéante.

Lahrier, mis en joie dès le matin au seul vud’un reflet cuivré se jouant par la cretonne fleurie de son rideau,avait déjeuné en deux temps auprès de sa fenêtre ouverte ;puis, tourmenté de l’impérieuse soif de sortir sans pardessus pourla première fois de l’année, il avait, de son pied léger, gagné laplace de l’Opéra, remonté le boulevard jusqu’à la rue Drouot, lelong des arbres déjà encapuchonnés de vert tendre, faisant le grosdos sous le soleil dont la bonne tiédeur lui caressait l’épaule àtravers l’étoffe du vêtement.

Mais comme il revenait sur ses pas, talonnépar l’heure du travail, équitablement partagé entre le sentiment dudevoir et son amour du bien-être, brusquement il s’était rappelén’avoir pas pris de café à son repas, et devant cette considérationil avait imposé silence à ses scrupules.

Le ministère pouvait attendre. Aussi bienétait-ce l’affaire d’une minute.

Et il s’était attablé à la terrasse du caféRiche.

Le malheur est qu’une fois là, le chapeauramené sur les yeux, le guéridon entre les genoux, Lahrier s’étaittrouvé bien. Il s’était senti envahi d’une grande lâcheté de toutl’être, d’un besoin de se laisser vivre, tranquillement, sans unepensée, tombé à une mollesse alanguie et bienheureuse deconvalescent. Dans sa tasse emplie à ras bords un prisme s’étaitallumé, tandis que le flacon d’eau-de-vie projetait sur le glacisde la tôle une tache imprécise et dansante, aux tons roux de topazebrûlée. Et vite, à sa jouissance intime de lézard haletant ausoleil dans l’angle échauffé d’un vieux mur, quelque chose s’étaitvenu mêler : une vague velléité de demeurer là jusqu’au soir àse rafraîchir de bière claire en regardant passer les printanièresombrelles, la vision entr’aperçue d’une journée entière de paresse– inévitablement compliquée d’un lâchage en règle du bureau. Uneirritation sourde avait germé en lui sans qu’il s’en fût renducompte, une rancune contre l’Administration, cette gêneuse,empêcheuse de danser en rond, qui se venait placer entre le beautemps et lui comme pour donner un démenti, malgré la loi et lesprophètes, à la clémence infinie du bon Dieu.

Et pour quoi faire !…

Dans la montée houleuse de son indignation,volontiers, il eût arrêté les passants pour leur poser la question,en appeler à leur bonne foi de cet excès d’iniquité, leur demandersi, véritablement, c’était une chose raisonnable qu’on le vîntdépouiller ainsi de son droit au repos, à la brise d’avril, à lapureté immaculée de l’azur. Longuement, pitoyablement, il avaithaussé les épaules :

– Si ce n’est pas une calamité !

Son amertume s’était soudainementaigrie ; la Direction des Dons et Legs dut passer un joliquart d’heure :

– Oui, parlons-en, quelque chose de beau,la Direction des Dons et Legs. Une boîte absurde, seulement crééepour les besoins de la cause, à seule fin de donner pâture à lavoracité de quelques affamés ! sans but ! sansvues ! sans une ombre de raison d’être ! à ce pointqu’entre les ministres c’est la lutte continuelle à qui ne l’aurapas. Tour à tour c’est la Chancellerie qui se récuse et la renvoieà l’Instruction publique, l’Instruction publique qui se défend etla repousse sur le Commerce, le Commerce qui proteste et la refoulesur l’Intérieur, l’Intérieur qui ne veut rien savoir et la rejettesur les Finances, et ainsi jusqu’au jour où une âme charitable veutbien la prendre à sa remorque et se l’adjoindre par pitié. Enfin,une vraie comédie, une allée et venue de volant lancé de raquetteen raquette !… Avec ça, pas le sou, des promesses tout letemps, un misérable budget de quelques centaines de mille francs,que la Chambre, par surcroît de bonheur, allège d’année enannée !… Ah ! c’est un rêve !

Une fois entré dans cet ordre d’idée,l’employé, comme bien l’on pense, n’avait eu garde de s’attarderaux bagatelles de la porte.

En somme, s’il le pouvait attendre, leministère pouvait également se passer de lui, et à cette conclusion– prévue – il avait eu un mince sourire, goûtant l’exquissoulagement qui suit les déterminations longuement discutées, enfinprises.

Mais, à la réflexion :

– Eh parbleu non, au fait ! je nepensais pas à cela, moi. Ah ! la sale déveine. Faut-il quej’aie été bête !…

La vérité est que, la veille, il s’était déjàabstenu, retenu à la dernière minute, comme il allait prendre sonchapeau, par la violence d’une averse et la tombée inopinée, en sonappartement de garçon, de Gabrielle, sa maîtresse. Et tout de mêmeil avait bien fallu qu’il s’inclinât, qu’il fît son deuil de sesprojets, pris d’un trac qui d’avance lui gâtait son plaisir àl’idée d’une double bordée tirée sans motifs plausibles.

En moyenne, il faisait le mort une fois lasemaine sans que l’Administration, bonne bête, eût l’air de s’enapercevoir ; mais la question était de savoir jusqu’à quelpoint tiendrait, devant l’abus, une tolérance faite, en partie,d’inertie et d’habitude prise. Surtout que, depuis quelque temps,M. de la Hourmerie, son chef, changeait d’allures à sonégard, affectait, ses lendemains d’absence, une raideur sèche etmécontente, s’enfermait en un de ces mutismes qui désapprouvent,sécrètent perfidement autour d’eux la gêne des situations faussespoint éclaircies. Et c’est pourquoi, convaincu encore que navré, ils’était pourtant décidé à régler sa consommation et, lentement,s’était acheminé vers son poste par la place des Pyramides et lesTuileries.

Chapitre 2

 

 

À la tristesse morne de la rue Vaneau, laDirection Générale des Dons et Legs ajoute la noire tristesse de safaçade sans un relief et de son drapeau dépenaillé, tourné à laloque déteinte.

Au-dessus du porche colossal qu’elle chevaucheinégalement, voûte profonde où de perpétuels courants d’airgalopent à travers la pénombre, elle étage trois rangs de funèbresfenêtres, si étroites et si hautes qu’elles semblent écrasées entreles épaisseurs rembourrées de leurs volets. Plus haut encore,empiétant de leurs bases vermoulues jusqu’en une gouttièreformidable, d’où, l’été, pleut une ombre épaisse, l’hiver, lacoulée lente des neiges entassées, six mansardes alignées de fronts’enlèvent sur le ciel, en créneaux.

Vue de loin – de la Direction des Cultes, savoisine – elle paraît une sombre lézarde aux murs laiteux deshôtels Cappriciani et Lamazère-Saint-Gratien, qui, de droite et degauche, la flanquent. De près, elle a la mélancolie pénétrante deschoses, la grotesquerie attendrissante d’une pauvre vieille fillesans gorge, au teint de boue haché de gerçures. Et par ses vitresexiguës, closes sur le noir, éternellement, elle répand unedésolation de maison abandonnée ou que viendrait visiter unebrusque attaque de choléra. Il semble qu’à travers ses épaissesmurailles passe, transpire, s’évapore, pour en infester lequartier, la solitude glaciale de ses interminables corridors, auxdalles sonores que lèche du matin au soir la lueur agonisante d’ungaz mi-baissé.

Sans qu’on sache au juste pourquoi, on devinele vide immense de cette caserne, la non-vie des trenteronds-de-cuir noyés en son vaste giron. On pressent le silencesinistre de ces bureaux inoccupés et de ces archiveslambrissées : catacombes administratives qu’emplit tantôt unfroid de glace, tantôt une chaleur d’étuve, et où dormentpêle-mêle, sous un même linceul de poussière, des ballots dedossiers entassés, des chaises éventrées, des cartons en lambeaux,jusqu’à des chenets et à des chaussures moisies ! toute unesaleté de matériel hors d’usage, amenée là à coups de balai, desquatre coins de la maison, et achevant d’y pourrir en paix dans unepromiscuité dernière.

Mixte, bâtarde, équivoque, d’une austérité demonastère que mitigerait la banalité d’un magasin à fourrages, elleest juste, au ministère, ce que l’institution Petdeloup est aulycée : elle sue son inutilité, elle la crie au passantconvaincu ! Elle est comme ces gredins malchanceux qui portentleur scélératesse sur leur visage et dont le regard loucheédifie.

Seul, le portier égaye la situation, de satête de chimpanzé officiel qu’écrase l’ampleur phénoménale d’unecasquette officielle aussi.

Justement il fumait sa pipe sur le trottoirquand Lahrier déboucha de la rue Bellechasse. Il lui tourna le dosaussitôt, regarda dans la direction opposée, histoire de ne le passaluer au passage.

Il geignait :

– Trois heures moins vingt !… C’està tuer, un être pareil !

Il le tenait en mépris hautain, écœuré dans sadroiture de fonctionnaire consciencieux qu’honorent la fidélité audevoir, le zèle à tirer le cordon et l’attachement bien connu auxinstitutions qui nous régissent.

Lahrier passa outre, franchit le porche,s’engagea dans le tirebouchonnement d’un escalier de servicespécialement affecté à l’usage du personnel. Il atteignait letroisième palier, lorsque Ovide, son garçon de bureau, sortit duchenil ténébreux qui l’abritait : un trou infect, sans air,creusé à même la muraille, et où des cuivreries de lampes astiquéesallumaient tout au fond une série d’étoiles.

– Chez le chef ! dit ce serviteurlaconique.

Lahrier, étonné, s’arrêta :

– Quoi ?

Ovide daigna s’expliquer :

– Y a le chef qui a dit comme ça que vousalliez lui parler sitôt que vous seriez ici.

Le jeune homme flaira une tuile. De son mieuxil réprima un geste de contrariété :

– Ah ! bon, parfaitement, merci.

Et, enlevant son chapeau :

– Bien aimable, Ovide, si ça ne vous faitrien, de me garder ça une minute.

Déjà il était loin, il frappait discrètement àla porte de son chef.

Une voix lui cria :

– Entrez !

Il obéit.

Plus vaste qu’une halle et plus haut qu’unenef, le cabinet de M. de La Hourmerie recevait, par troiscroisées, le jour, douteux pourtant, de la cour intérieurequ’emprisonnaient les quatre ailes de la Direction. Derrière unrevêtement de cartons verts, aux coins usés, aux ventres solennelset ronds des notaires aisés de province, les murs disparaissaientdes plinthes aux corniches, et l’onctueux tapis qui couvrait leparquet d’un lit de mousse ras tondue, le bûcher qui flambait clairet la cheminée, l’ample chancelière où plongeaient, accotés, lespieds de M. de La Hourmerie, trahissaient les goûts debien-être, toute la douilletterie frileuse du personnage.

Lahrier s’était avancé.

– Je vous demande pardon, monsieur,dit-il avec une déférence souriante ; il y a deux heures queje suis ici et cet imbécile d’Ovide songe seulement à m’avertir quevous m’avez fait demander.

Couché en avant sur sa table, consultant unedemande d’avis qu’il écrasait de sa myopie, M. de LaHourmerie prit son temps. À la fin, mais sans que pour cela ils’interrompît dans sa tâche :

– Vous n’êtes pas venu hier ? dit-ilnégligemment.

– Non, monsieur, répondit Lahrier.

– Et pourquoi n’êtes-vous pasvenu ?

L’autre n’hésita pas :

– J’ai perdu mon beau-frère.

Le chef, du coup, leva le nez :

– Encore !…

Et l’employé, la main sur le sein gauche,protestant bruyamment de sa sincérité :

– Non, pardon, voulez-vous me permettre,s’exclama M. de La Hourmerie.

Rageur, il avait déposé près de lui la plumed’oie qui, tout à l’heure, lui barrait les dents comme un mors. Ily eut un moment de silence, la brusque accalmie, grosse d’angoisse,préludant à l’exercice périlleux d’un gymnaste.

Tout à coup :

– Alors, monsieur, c’est une affaireentendue ? un parti pris de ne plus mettre les piedsici ? À cette heure vous avez perdu votre beau-frère, commedéjà, il y a huit jours, vous aviez perdu votre tante, comme vousaviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité,votre mère à Pâques !… sans préjudice, naturellement, de tousles cousins, cousines et autres parents éloignés que vous n’avezcessé de mettre en terre à raison d’un au moins la semaine !Quel massacre ! non, mais quel massacre ! A-t-on idéed’une famille pareille ?… Et je ne parle ici, notez bien, nide la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande quiaccouche tous les trois mois ! – Et bien, monsieur, en voilàassez ; que vous vous moquiez du monde, soit ! mais il ya des limites à tout, et si vous supposez que l’Administration vousdonne deux mille quatre cents francs pour que vous passiez votrevie à enterrer les uns, à marier les autres ou à tenir sur lesfonts baptismaux, vous vous méprenez, j’ose le dire.

Il s’échauffait. Sur un mouvement de Lahrieril ébranla la table d’un furieux coup de poing :

– Sacredié, monsieur, oui ou non,voulez-vous me permettre de placer un mot ?

Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu,ouvrit l’écluse au flot amer de ses rancunes. Il flétritl’improbité, « l’improbité, parfaitement, je maintiens lemot ! » des employés amateurs sacrifiant à leur coupablefainéantise la dignité de leurs fonctions, jusqu’à laisser choirdans la déconsidération publique et dans le mépris sarcastique dela foule l’antique prestige des administrations de l’État ! Ils’attendrit à exalter la Direction des Dons et Legs, la grandebonté du Directeur, les traditions quasi familiales de lamaison ! Une phrase en amenait une autre. Il en vint àenvisager le fonctionnement de son propre bureau :

– Vous êtes ici trois employés attachés àl’expédition : vous, M. Soupe et M. Letondu.M. Soupe en est aujourd’hui à sa trente-septième année deservice, et il n’y a plus à attendre de lui que les preuves de savaine bonne volonté. Quant à M. Letondu, c’est biensimple : il donne depuis quelques semaines des signesindéniables d’aliénation mentale. Alors, quoi ? Car voilàpourtant où nous en sommes, et il est inouï de penser que sur troisexpéditionnaires, l’un soit fou, le deuxième gâteux et le troisièmeà l’enterrement. Ça a l’air d’une plaisanterie ; nous nageonsen pleine opérette !… Et naïvement vous vous êtes fait àl’idée que les choses pouvaient continuer de ce train ?

Le doigt secoué dans l’air ilconclut :

– Non, monsieur ! J’en suis las,moi, des enterrements, et des catastrophes soudaines, et desruptures d’anévrisme, et des gouttes qui remontent au cœur, et detoute cette turlupinade de laquelle on ne saurait dire si elle estplus grotesque que lugubre ou plus lugubre que grotesque !C’en est assez, c’est assez, vous dis-je, je vous dis que c’en estassez sur ce sujet ; passons à d’autres exercices. Désormaisc’est de deux choses l’une : la présence ou la démission,choisissez. Si c’est la démission, je l’accepte ; je l’accepteau nom du ministre et à mes risques et périls, est-ce clair ?Si c’est le contraire, vous voudrez bien me faire le plaisir d’êtreici chaque jour sur le coup d’onze heures, à l’exemple de voscamarades, et ce à compter de demain, est-ce clair ? J’ajouteque le jour où la fatalité – cette fatalité odieuse qui vouspoursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter – viendra vousfrapper de nouveau dans vos affections de famille, je vous feraiflanquer à la porte, est-ce clair ?

D’un ton dégagé où perçait une légère pointede persiflage :

– Parfaitement clair, dit Lahrier.

– À merveille, fit le chef ; vousvoilà prévenu. Et vous savez, n’ayez pas l’air de vouloir faire lemalin, ou ça va…

Il s’interrompit, averti par un« hum » discret, d’une présence insoupçonnée. Lahrier, dumême coup, avait tourné la tête, et tous deux ils fouillaient lelointain de la pièce où se dandinait, saluant les murs de droite etde gauche, un petit vieux monsieur au crâne nu, au visage mangé debarbe grise. Peut-être avait-il toqué sans que la timidité de sonappel noyé dans le bruit de la discussion fût parvenu aux oreillesintéressées : le fait est qu’il se trouvait là, rivé au sol,avec la contenance gênée de l’homme tombé mal à propos dans unediscussion de ménage.

Assez sèchement, vexé, à la vérité, d’avoirété surpris lavant son linge sale :

– Qui êtes-vous, monsieur ; etqu’est-ce que vous voulez ? demanda de sa placeM. de La Hourmerie.

Le petit vieux monsieur répondit :

– Je vous prie de m’excuser, monsieur. Lechef du bureau des Legs, s’il vous plaît ?

– C’est moi-même.

Cette révélation détermina chez le visiteurune brusque projection en avant de toute la partie supérieure deson être. Presque il baisa la terre ! dans son empressement decourtoisie ; et un instant, par le bâillement postérieur deson faux-col, on distingua sa nuque en forme de gouttière, lanaissance de son échine baignée de mystérieuse pénombre.Immédiatement il s’était mis en branle. Il semblait qu’il marchâtsur une couche de beurre tant ses pieds sonnaient peu au moelleuxdu tapis.

Il se nomma :

– Je suis le conservateur du musée deVanne-en-Bresse.

– Le…

Quelque volonté qu’il eût de se contenir,M. de La Hourmerie changea de couleur. Et tandis que luivenait aux lèvres le mot : « Prenez donc unechaise », la pensée lui venait à l’esprit :

– Sacredié, le legs Quibolle !… Etcette brute de Van der Hogen qui en a égaré le dossier !…

Chapitre 3

 

 

… Car en ces temps, proches des nôtres,florissait à la Direction des Dons et Legs le sous-chef Van derHogen : personnage épique, s’il en fut, et dont nous nesaurions, sans risquer de manquer gravement à nos devoirs, ne pointcrayonner en ces pages la pittoresque silhouette.

Bourré de grec, bourré de latin, bourréd’anglais et d’allemand, ex-élève sorti de l’École des languesorientales, et absolument incapable, avec ça, de mettre sur leurspieds vingt lignes de français, Théodore Van der Hogen évoquaitl’idée d’une insatiable éponge de laquelle rien n’eût rejailli.Tour à tour, il avait parcouru comme sous-chef chacun des huitbureaux de la Direction, sans que jamais on eût pu obtenir de luiautre chose qu’une activité désordonnée et folle, un sens dunon-sens et de la mise au pillage qui lui faisait retourner commeun gant et rendre inextricable, du jour au lendemain, unfonctionnement consacré par de longues années de routine. Ils’abattait sur un bureau à la façon d’une nuée de sauterelles, ettout de suite c’était la fin, le carnage, la dévastation : lacoulée limpide du ruisselet que la chute d’un pavé brutal aconverti en un lit de boue. Le seul fait de sa présenceaffranchissait tout un petit monde d’employés, superflus de cetinstant même, et n’ayant plus qu’à se croiser les bras devantl’effondrement sinistre de ce qui avait été leur service.

À la fin, M. de La Hourmerie, cédantaux supplications de ses collègues, avait consenti à sel’adjoindre, et, comme on abandonne un objet inutile aux pattesmeurtrières d’un gamin, il lui avait abandonné la gestion desAFFAIRES CLASSÉES.

Là, au sein même du dieu Papier, que Van derHogen était bien !

Libre de nager, de patauger, de s’ébattre, enune pleine mer de documents officiels, de débats jurisprudentiels,de rapports administratifs accumulés les uns sur les autres depuisles premiers âges de la Direction, il passait d’exquises journées àgaloper de son cabinet aux archives, où il s’éternisaitinexplicablement et d’où il revenait blanc de poussière, pressantsur son plastron, de ses mains de charbonnier, des dossiers quevisiblement il avait dû aller chercher à plat ventre sous lesarêtes aiguës des toits, embroussaillées de toiles d’araignée. Ilavait apporté une échelle double, du haut de laquelle, souriant etâpre, il fouillait les recoins de sa pièce, sondant de coups depoing le plafond et les murs, avec l’espérance que, peut-être,d’autres documents en jailliraient encore !… Sur sa tête àdemi vénérable déjà, d’antiques cartons, arrachés violemment àl’étreinte de leurs alvéoles, s’ouvraient, lâchant des avalanchesde paperasses qui se répandaient par le vide, pareilles à des volsd’albatros, pour se venir écrouler en monceaux sur le sol ;mais il ne s’en effarait pas, ravi plutôt, chez soi au cœur de cepillage, et gardant du haut de son perchoir une facesilencieusement rayonnante. Et quand enfin, autour de lui, c’étaitle triomphe du chaos, l’orgie auguste du pêle-mêle,l’enchevêtrement définitif et à tout jamais incurable, Van derHogen prenait sa plume et documentait à son tour, lancé maintenantdans des flots d’encre. Entre deux murailles de dossiers équilibrésà chaque extrémité de sa table et que le passage de voituresagitaient de grelottements inquiétants, il couvrait de sa largeécriture d’innombrables feuilles de papier qu’il envoyait parcharretées au visa directorial et qu’on retrouvait aux lieux lelendemain matin : tartines extraordinaires, où se voyaientfavorablement accueillies les revendications d’obscurs collatérauxenterrés depuis des années ; où des notaires envoyés à Toulonen 1818 pour faux en écritures authentiques étaient signalés auParquet comme coupables d’infractions à des circulairesabrogées.

Il brochait ces âneries d’une main convaincue,s’interrompant de temps en temps pour brandir à travers l’espacedes bâtons enflammés de cire rouge, abattre au hasard du papier descoups de timbre sec formidables, qui sonnaient comme, au creuxd’une caisse, les coups de marteau d’un emballeur. Il regrimpait àson échelle, en redescendait aussitôt, s’en retournait ensuite auxarchives pour, de là, rappliquer chez le bibliothécaire, unevieille bête que tuaient de chagrin, à petit feu, ses façons decharcuter le Dalloz, le recueil des avis du Conseil d’Étatet la collection de l’Officiel. Il bouleversait laDirection de son importance imbécile. Son inlassable activité étaitcelle d’un gros hanneton tombé au fond d’une cuvette. Mystérieux,solennel, profond, il détenait des secrets d’État, et il n’avaitpas son semblable pour demander aux gens : « Comment vousportez-vous ? » de la même voix dont il leur eût jeté àl’oreille : « Vous ne voudriez pas acheter un joli jeu decartes transparentes ? »

Son fort, pourtant, sa véritable spécialité,c’était s’immiscer sournoisement dans les choses qui ne leregardaient pas : la confiscation à son profit du travail deses collègues. Ceci pour montrer ses talents, son chic unique àfaire jaillir la lumière en démêlant en un clin d’œil des écheveauxd’affaires compliquées sur lesquelles employés et chefs avaient suésang et eau, des mois. Et le fait est qu’il excellait,comparablement à pas un, dans le bel art des solutionspromptes ; ainsi qu’il en appert clairement, au surplus, desfaits que nous allons conter.

 

En janvier 189…, un sieur Quibolle(Grégoire-Victor) décédait à Vanne-en-Bresse (Ain), léguant aumusée de cette ville une paire de jumelles marines et deuxchandeliers Louis XIII. Deux ans plus tard, l’affaire n’avait pasfait un pas. Ballottée de cartons en cartons, elle flottait par lesbureaux des Dons et Legs, tiraillée comme à deux chevaux entre lesdeux avis, radicalement contraires, de l’autorité ministérielle etde l’autorité préfectorale, concluant l’une au rejet du legs,l’autre à son acceptation. Le pis était que deux députés ennemisavaient pris la chose à leur compte et tiraient dessus, chacun dansun sens, avec menace de créer des complications au Cabinet si lelitige n’était tranché inversement à l’avis de l’autre ; letout au grand chagrin du conservateur légataire, inondant laDirection de rappels désespérés et hurlant après son bien comme unchien de garde après la lune. Saisi de la question, le Conseild’État hésitait, discutait le point de savoir lequel, au juste,d’un legs proprement dit ou d’une charge d’hérédité non sujette àl’approbation du gouvernement, constituait la libéralité Quibolle,et le débat en était là, quand Van der Hogen intervint.

Une fois qu’il passait devant la porte ouvertedu rédacteur Chavarax, il aperçut le bureau vide, et, sur la table,un dossier gigantesque, de la hauteur d’une cage à serins.

Le legs Quibolle !…

Sauter dessus, s’en emparer comme d’une proieet l’emporter en son repaire, fut pour lui l’affaire d’un instant.Accomplie à l’insu de tous, l’opération réussit à merveille, et uneheure après – pas deux ; une ! – la question étaittranchée. Entre les mains secouées de zèle du terrible Van derHogen, une à une les pièces du dossier s’en étaient allées Dieusait où, voir si le printemps s’avançait ; celles-ci lâchéessur la province à fin de compléments d’instruction, celles-làemmêlées par erreur à des pièces d’autres dossiers. D’où un micmacde paperasses à défier un cochon d’y retrouver ses petits etl’immobilisation définitive d’une affaire devenue insoluble.

 

M. de La Hourmerie, pris audépourvu, n’en fut pas moins très remarquable, d’une audacetranquille qui stupéfia Lahrier.

– Monsieur, dit-il, l’affaire a étésoumise il y a huit jours à l’examen du Conseil d’État. Mais peuimporte ; veuillez vous asseoir, je vous prie. Vous veniezpour vos chandeliers ?

– Oui monsieur, dit le conservateur. Etpour ma jumelle marine.

C’était vrai. À bout de patience, écœuré devaines attentes, il s’était enfin décidé à faire son petit coupd’État en venant à Paris, lui-même, disputer aux lenteursadministratives son humble part du legs Quibolle. Et il conta quedepuis vingt minutes il errait, triste chien perdu, par lestortueux dédales de la Direction. Bien sûr il ne se plaignaitpas ; mais à ses étranges sourires, à ses mots qu’il netrouvait pas, à ses phrases pudibondement interminées, onreconstituait les dessous de sa lamentable odyssée ; onpressentait sur quels extraordinaires locaux il avait dû pousserdes portes ! combien de corridors enchevêtrés avaient vu etrevu sa mélancolique silhouette, aux épaules voûtées un peu déjà,par l’âge.

Il se justifia, d’ailleurs !

– Je vous demande mille pardons,monsieur, de venir ainsi vous troubler au milieu de vosoccupations, mais ma situation toute spéciale me fera excuser, jel’espère. Il faut vous dire qu’en me nommant à Vanne-en-Bresse,M. le ministre des Beaux-Arts ne m’a pas… – euh, commentdirais-je ?… – exceptionnellement favorisé. Mon Dieu, non. Àbeaucoup près, même. Le musée de Vanne-en-Bresse, en effet, n’estpas des plus… intéressants. Certes, dire qu’il n’y a rien à y voirserait de l’exagération ! En somme il possède plusieurstableaux de maîtres (des copies, naturellement), une bellecollection d’insectes et des bocaux de produits chimiques, ce quiest déjà quelque chose. Vous comprenez, pourtant, à quel pointcette jumelle et cette paire de chandeliers – objets d’un hautintérêt – sont pour moi une bonne fortune…

Lahrier s’amusait follement. Il eût payé vingtfrancs de sa poche pour assister à la fin de l’entrevue, tantl’égayait et l’attendrissait à la fois la pauvre figure duconservateur. Roublard, ayant vu du coin de l’œil son congé qui seformulait sur la bouche à demi ouverte de son chef, il pritcarrément la parole :

– L’affaire, dit-il, est si bien auConseil d’État que c’est moi qui l’y ai envoyée !

Puis, sur la question faite d’une voixtremblante :

– Puis-je, du moins, espérer une solutionprompte ?

– Incessante, déclara-t-il, j’oseraipresque dire immédiate.

Qu’il fut payé de son aplomb ! Au mot« immédiate », l’œil du conservateur s’était enflammécomme une torche ; un indéfinissable sourire de cupiditésatisfaite avait illuminé sa face.

Il bégaya :

–… Fort bien… Ah ! fort bien…parfaitement… Mon Dieu, que je suis aise de ce que vous me diteslà…

Les mots ne se présentaient plus ; ilétait trop heureux, cet homme. Déjà il tenait son bien, ill’emportait ainsi qu’une proie. Et un rêve lui montrait savieillesse chargée de gloire ; des quatre extrémités du mondeil voyait des populations affluer à son petit musée, se masser,muettes d’admiration, devant la jumelle marine et les deuxchandeliers Louis XIII.

– En effet, fit alors M. de LaHourmerie que le joli toupet de l’expéditionnaire avait démonté unmoment ; la section ne saurait tarder à se prononcer, et jen’attends que le retour du dossier pour soumettre à la signature duprésident de la République le décret d’autorisation. Si monsieur(et il souligna), qui est si exactement renseigné, veutbien faire dès à présent le nécessaire, nul doute que je sois enétat de vous satisfaire rapidement.

Lahrier se dit :

– Cette fois, ça y est.

Il chercha un mot heureux, un de ces mots quicouvrent la honte des défaites. Ne trouvant rien, il salua etsortit, accompagné jusqu’à la porte de la voix doucement éplorée ducitadin de Vanne-en-Bresse insinuant :

– J’aurai donc l’honneur de vous revoir,monsieur le chef de bureau. Je suis à Paris pour quelques jours, etsi, naturellement, je pouvais repartir avec mes ampliations…

Partie 2
Deuxième tableau

Chapitre 1

 

 

– Eh ! voici notre jeunecollègue ! dit aimablement le père Soupe que la brusque entréede Lahrier venait d’éveiller en sursaut.

– Bonjour, bonjour, fit Lahrier.

Du premier coup d’œil il avait aperçu, bienmis en vue sur l’amoncellement des affaires à traiter qui noyaientsa table de travail, un pli cacheté, couleur vert d’eau ; etil se hâtait, intrigué, goûtant à recevoir des lettres une anxiétédélicieuse.

D’un coup de doigt, sans prendre le temps des’asseoir, il fit éclater l’enveloppe.

Il lut :

Mon René chéri,

Ne va pas demain au ministère ; je mesuis faite libre et je t’irai voir.

Reste au dodo, à m’attendre ; jeserai chez toi sur les une heure.

Je t’embrasse les yeux, la bouche, lamoustache et le bout du nez.

Ta

Tata.

Tata, c’était Gabrielle. Par quellesinterventions de prodigieux avatars, de lentes transformations, denuances insensibles, Gabrielle peu à peu était devenue Tata ?mystère, et éternel assoiffement de câlinerie des amoureux demeuréstrès enfants.

Lahrier eut un geste désolé :

– La la ! la la ! la la !la la ! la la !

Tout de suite le père Soupe intervint, sacuriosité naturelle éveillée.

Légèrement, au-dessus de la galette de cuirqui le couronnait à rebours, il souleva son fond deculotte :

– Une contrariété ?demanda-t-il.

Le père Soupe était un vieux à lunettes, dequi l’édentement peu à peu avait avalé les minces lèvres. Sur saface luisante, comme vernie, ses sourcils broussailleux débordaienten auvents, et des milliers de filets sanguins se jouaient sur lafraîcheur caduque de ses joues, y serpentaient à fleur de peau avecle grouillement confus d’une potée de vers de vase.

Stupide, de cette stupidité hurlante quiexaspère à l’égal d’une insulte, il passait les trois quarts dutemps à faire la sieste en son fauteuil, le reste à ricaner toutseul sans que l’on pût savoir pourquoi, à se frotter les mains, àpouffer bruyamment, la tête secouée des hochements approbatifs d’unpetit gâteux content de vivre. Et quand Lahrier, crispé,l’interrogeait sur le mystère de cette gaîté intempestive, ilébauchait un geste vague, le geste de l’homme qui secomprend ; un lent aller et retour de ses doigts de squeletteséchait ses yeux baignés de larmes, en sorte que c’était vraiment àprendre une trique et à taper dessus jusqu’à ce qu’ils’expliquât.

Lequel des deux, de l’employé ou du bureau,était le fruit naturel de l’autre, sa sécrétion obligée ?c’est ce qu’on n’eût su préciser. Le fait est qu’ils secomplétaient mutuellement, qu’ils se faisaient valoir parréciprocité, étant au même titre sordides et misérables. Les tacheshuileuses qu’ils se repassaient depuis des années semblaient lescaractéristiques de leur étroite parenté, et si l’un fleuraitl’âcreté des paperasses empoussiérées, l’autre exhalait l’odeuratroce des vieux chastes, doucereuse, écœurante, qui est comme lerelent de leurs virginités rancies.

Certes, René Lahrier n’aimait guère le bureau,mais plus encore il exécrait le père Soupe, tenant sa société pouraggravation de peine. Il était de ces êtres tout nerfs, chez quil’agacement a vite dégénéré en animosité haineuse. Soupe n’avaitpas ouvert la bouche que déjà il l’assourdissait de ses rappels ausilence, les poings clos, malade d’exaspération devant même que leschandelles fussent allumées. La passivité épeurée du bonhommel’excitant, il en était venu à ne plus voir en lui qu’une loquebureaucratique, au long de laquelle, volontiers, il eût essuyé sessemelles. Il s’en était fait un joujou ; il se divertissait àl’ahurir d’injures, de scies empruntées au répertoire varié desrapins de la place Pigalle. Il scandalisait ses pudeurs,bouleversait de théories extravagantes sa foi aveugle de vieilingénu, tant que le pauvre homme, parfois, aimait mieux lui céderla place, déserter son cher bureau, et jusqu’au soir s’en allertraîner par les rues, désorienté, hébété, amputé de seshabitudes.

Aussi bien ces petites scènes de famille netiraient-elles point à conséquence ; Soupe avait courte larancune s’il avait l’irritation lente, et le soleil du lendemain leretrouvait fidèle au poste, rasséréné, rasé de frais, satisfait delui et des autres. Entre les trous de sa cervelle les mauvaissouvenirs passaient sans laisser trace, comme passe de l’eau àtravers un tamis.

Lahrier, cependant, était demeuré debout, lesmains aux hanches, questionnant une fente du plancher. Soudain illeva la tête.

Soupe, en effet, entêté à obtenir une réponse,insistait, le lardait tout vif d’une obsession delitanies :

– Une contrariété ? Hein ?Hein ? Dites, hein, une contrariété ? Hein, dites ;hein, dites ; hein, dites ; hein, hein ?

Très calme, il demanda :

– Ah çà ! vous n’avez pas bientôtfini de faire le phoque ? En voilà un vieuxlavement !

– Comment… comment !… dit le pèreSoupe.

Il continua :

– Évidemment ! Vous m’embêtez avecvos « Hein ». Et puis d’abord ce n’est pas votre affaires’il m’arrive une contrariété. Est-ce que je vous demande lacouleur de vos bas, moi ? Non, n’est-ce pas ? Alors dequoi vous mêlez-vous ? Vous êtes un goujat, mon cher.

– Un goujat !…

Au mot de goujat les mâchoires entrouvertes duvieux se resserrèrent puis se rentrouvrirent puis se resserrèrentencore une fois, secouées des tressautements d’agonie d’un râtelierqui se démantibule. Ses mains un instant soulevées en appelèrent auMaître de tout.

Il suffoquait.

– S’il est permis !… Parler ainsi àun homme de mon âge !

– Homme de votre âge, fermez ça !cria l’autre. Fermez ça, ou, parole d’honneur, je jette quelquechose dedans ; un encrier, une savate, la première chose venuequi me tombe sous la main. Vous m’agacez, homme de votre âge !Vous avez le don de me porter sur les nerfs à un point que je nesaurais dire. Donc, fichez-moi la paix et que ça ne traîne pas. Jene suis pas à la rigolade aujourd’hui, je vous en préviens.

Sec et digne :

– Ça se voit, dit Soupe.

Mais Lahrier :

– Assez ! assez donc ! La levéeest faite, je vous dis.

Et il changea de ton pour crier :« C’est bon, oui ! » au conciliant Letondu, lequeljetait l’apaisement à coups de pied dans la cloison. Soupe, maté,ne répliqua plus ; il dut se borner à épancher son fiel en unsoliloque navré et imprécis.

Lahrier, lui, s’était assis. Du stock desaffaires en retard il avait dégagé, pour l’amener à soi, le dossierdu legs Broutesapin, et il commença de l’expédier :

Monsieur le président du Conseild’État,

J’ai l’honneur de signaler à la section del’Instruction publique et des Beaux-Arts l’intérêt tout particulierqui s’attacherait à ce qu’il soit statué dans le plus bref délaisur le legs fait par la dame veuve Broutesapin à la fabrique del’église succursale d’Oiselle, consistant en une Mort de saintMédard, attribuée à Tiepolo et estimée quarantefrancs…

Il avait une calligraphie à lui, une bâtardefantaisiste, pétaradante d’enjolivements et d’arabesques, à la foissuperbe et illisible. Et tandis que les pages noircissaient à vued’œil sous le galop précipité de sa main, sa pensée aussi galopait,le ramenait à Gabrielle qui, décidément, commençait à tenir dans savie une place un peu plus grande, peut-être, qu’il n’eût été àsouhaiter.

Il la revoyait telle qu’elle était, toutemignonne et casquée de clair, point jolie, certes, mais à coup sûrbien plus que cela, avec son nez troussé d’une chiquenaude et sonéternel sourire de petite Parisienne bavarde et mauvaise langue.L’épaisse ligne de ses sourcils lui coupait en deux le visage,d’une barre touffue et jalouse ; sous son menton, une ombre depotelé se formait, qui se noyait en l’ombre du col, s’allait perdreau diable vauvert, en d’autres ombres plus épaisses…

Brusquement un coup de fouet le cingla, lesang lui monta au visage ; car voici qu’il l’avait vue nue,que de ses mains, une fois encore, il l’avait tenue au bord du lit– ramené un mois en arrière, au soir inoubliable de la premièrepossession. Sous le flot des jupes troussées dont il lui cachait lafigure comme par jeu, il avait entendu ses cris effarouchés mêlésde rires étouffés et de défis ; il avait eu l’affolante visiondes dessous tout à coup aperçus, des lingeries où courent desrubans bleu pâle ; et des petits pieds qui battent l’air, etdes petites mules qui les coiffent, et des longs, des très longsbas noirs, qui grimpent à l’assaut des jambes fines, escaladent lesgenoux, se faufilent sournois par l’étranglement des tuyautés.

C’était ainsi qu’il l’avait conquise, eneffet, après une courte comédie de défense à laquelle rien n’avaitmanqué : ni, avant, les rodomontades d’une rouée qui joue lagamine et feint de ne pas prendre les choses au sérieux ; ni,pendant, les supplications, les appels au mari absent, les bras quirepoussent sans force ; ni, après, les faux désespoirs, lesgrands mots, la scène des larmes qui ne veulent pas venir et del’œil consterné qui contemple l’abîme avec une dernière langueur dejouissance sous les cils.

– Cré nom ! fit-il, à mi-voix.

Il déposa sa plume, roula une cigarette,tâchant à se changer le cours des idées.

À ce moment :

– Trois heures ! annonça le pèreSoupe qui avait les belles digestions des gens de conscienceimmaculée ; je vais aller faire mes petits besoins.

Chapitre 2

 

 

Abasourdi un instant, Lahrier leva le nez etdit :

– Voilà une heureuse nouvelle, d’unprodigieux intérêt ! Oui, palpitant, en vérité. Vous devriezle téléphoner à toutes les cours étrangères.

Et :

– Enfin, Soupe, décidément, vous êtesdonc plus bête à vous seul que tous les cochons deCincinnati ? À cette heure, vous ne pouvez plus aller auxlieux sans vous croire dans l’obligation de faire unepréface ? – Bien sûr, une préface. – Qu’est-ce que ça peut mefaire, que vous alliez aux lieux ? D’abord vous saurez unechose ! Quand on a reçu de l’éducation on y va sans rien dire,aux lieux ; ou alors on est un sale mufle.

– Et si je veux y aller, moi, auxlieux ? riposta, après un instant de silence, Soupe dressé surses ergots. Vous n’avez pas la prétention de m’empêcher de fairemes petits besoins et d’aller aux lieux quand cela meplaît ?

Lahrier, que l’agacement gagnait,reprit :

– Je ne vous parle pas de ça.

– Vous ne me parlez pas de ça !

– Non, je ne parle pas de ça. J’en seraisma foi bien fâché, de vous empêcher d’aller aux lieux ! et si,même, je souhaite quelque chose, c’est que vous y élisiez domicileune fois pour toutes ! que vous y passiez votre vie ! quevous ne les quittiez jamais ! J’aurais au moins le soulagementde ne plus voir votre sale tête. – Je vous dis simplementceci : que vous ne seriez point compromis pour aller aux lieuxcomme tout le monde, discrètement, en homme bien élevé, sansproclamer : « Je vais aller faire mes petitsbesoins » avec des airs de jeune espiègle.

Il disait des choses sensées, mais lastupidité du père Soupe atteignait en folle surdité, enextravagante obstination, aux limites les plus reculées duchimérique et de l’irréel.

– A-t-on jamais vu ! clama,indignée, cette vieille bête. Un moutard (on lui presserait le nez,il en sortirait du lait) qui voudrait m’empêcher d’aller auxcabinets et de faire mes nécessités !…

Lahrier, que venait de mettre sur pieds lecontre-choc d’un double coup de poing violemment abattu parmi lespaperasses de sa table, cria :

– Je ne vous parle pas de cela, encoreune fois ! Je vous dis et je vous répète que vous pouvez trèsbien aller aux cabinets sans donner à cet événement l’importanced’un crime d’État !

Mais :

– J’ai soixante-quatre ans, déclara lepère Soupe qui n’avait pas compris un mot ; personne ne m’ajamais commandé ! et il faudrait, jour de Dieu, qu’arrivé àsoixante-quatre ans, je rencontre un galopin pour se permettre deme donner des ordres…

– Soupe !

–… et pour jeter les hauts cris quand je veuxaller aux commodités satisfaire mes petits besoins !…

C’en était trop.

Les ongles entrés en la table, telles deslames aiguës de canif :

– Soupe, taisez-vous ! hurlaLahrier. Taisez-vous, Soupe, et cavalez ! Disparaissez àl’instant même, ou je vous transforme en quelque chose ! Enquoi ? je n’en sais rien, mais je vous change ! ça nefait pas l’ombre d’un doute. Vous m’êtes odieux,entendez-vous ? votre vue m’est abominable et le seul son devotre voix suffirait à me faire tomber dans des attaquesd’épilepsie ! Oui, très sérieusement je vous le dis : ÇAA CESSÉ D’ÊTRE POSSIBLE et je sens la minute prochaine où unmiracle sera à la portée de ma main !… Allez-vous-enSoupe ! fichez le camp ! La sagesse même et la prudencevous le conseillent ici par ma bouche !

Du coup, le père Soupe eut le trac.

Les mains au ciel :

– Quel homme ! fit-il.

Ce fut tout. Il gagna la porte et disparut. EtLahrier, une minute plus tard, séchait encore, sur ses tempes,l’exaspération qui y perlait en sueur, quand il s’épanouitbrusquement.

Ses vingt-cinq ans, à vrai dire, avaientépargné sa gaminerie naturelle. Il avait gardé, du bébé, le bonrire, la mobilité d’esprit hannetonnière, l’oubli facile des petitsembêtements de la vie. Depuis longtemps il mijotait en soi, àl’intention du père Soupe, le plan d’une blague gigantesque, etdevant l’occasion qui se présentait de la placer, touts’effaça ; il n’y eut plus rien, que l’agréable perspective defaire mousser le vieil expéditionnaire et de déchaîner ses fureursindignées.

Le temps pressait.

Il se hâta.

Le visage barbouillé d’une couche de craie, lenez entièrement habillé d’une carapace de pains à cacheterécarlates, ses cheveux, qu’il portait longs, ramenés par là-dessusà coups de brosse et tombant en mèches éplorées sur des yeux qui semouvaient, blancs, entre les retroussis affreux de deuxsanguinolentes paupières, il vint s’accroupir près de la porte, defaçon que Soupe, à son retour, restât cloué d’épouvante sur leseuil, au vu de cette face de vampire. Celui-ci, déjà,rappliquait ; on entendait le grossissement de son pas,lentement traînaillé par les dalles du couloir. Lahrier, jouissant,attendait.

La porte, enfin, s’entrebâilla. Une têtepassa, un masque embroussaillé de barbe :

– Je vous demande pardon, monsieur… pours’en aller ?

C’était le conservateur du musée deVanne-en-Bresse. Ce pauvre homme, qui ne trouvait plus la sortie,l’allait quêtant de porte en porte. Successivement il avaitpénétré : chez le commis d’ordre Guitare, au même moment oùcet ingénieux employé rafistolait son soulier avec un morceau deficelle ; puis chez Van der Hogen, dont il n’avait vu que desjambes perchées au faîte d’une échelle (toute la partie supérieuredu sous-chef disparue au fond d’un placard) ; puis chezLetondu, qu’il avait surpris presque à poil, en train de faire destours de force avec le panier à bois. Si bien que maintenant,habitué déjà, il contemplait sans trop de stupeur ce nouvel etextraordinaire aperçu d’un titulaire officiel dans l’exercice deses fonctions. Il fut charmant au demeurant, confus d’être si maltombé :

– Combien je regrette, vraiment…, je nesais comment me faire excuser ! Je trouble là une plaisanteriequi promettait d’être excellente…

Au fond il cachait sa surprise, s’étant fait,en son trou de province, une idée autre des grandesadministrations. Ce fut, entre Lahrier et lui, un vrai tournoi decourtoisie. Également empressés à repousser les protestations l’unde l’autre, ils se défendaient avec une même chaleur, avec ce mêmegeste de la main qui refuse et se déclare indigne :

– Je vous prie de croire, monsieur, quesi j’eusse pu supposer…

– Du tout, monsieur, c’est moi qui vousdemande pardon !

– Ah ! permettez ! les regretssont pour moi, monsieur. La faute en est à ces diables decorridors ; on se perd ! on se perd !

La rentrée en scène du père Soupe mit fin àcette lutte exquise ; et à lui, naturellement, revint leprécieux avantage de payer les pots cassés. Lahrier, un coup qu’ilsse trouvèrent seuls, le traita si rudement de « vieillerosse » en lui mettant le poing sous le nez, qu’il en demeuraassommé, les yeux comme des noix et la bouche en jeu detonneau.

Rendu à sa mauvaise humeur, le jeune homme seclaustra en un farouche mutisme. Toute la journée il fut inquiet,fiévreux, avec la hâte d’être au lendemain. D’une mollessed’enfant, incapable d’une résolution, il avait adopté ce modusvivendi qui consiste à se laisser aller au petit bonheur del’existence et à s’en remettre au bon Dieu du soin de trancher lesquestions dès l’instant qu’elles se présentent avec quelque nuanced’embarras. Vainement l’ami Chavarax qui lui vint emprunter unepincée de tabac s’efforça-t-il de l’égayer ; il commença parn’en point tirer vingt paroles. Tout de même, lorsqu’il eut, finemouche, flairé vaguement le dessous des cartes et ruminé entre sesdents : « Il y a du La Hourmerie là-dessous »,Lahrier, stupéfait de tant de clairvoyance, dut confesser qu’il enétait ainsi, et raconter en substance son entrevue avec le chef.Chavarax, qui la connaissait en détail, par Ovide, le garçon debureau, auquel il allongeait vingt sous de temps à autre pour allerécouter aux portes et lui venir répéter ensuite les petits potinsintimes de la maison, n’en triompha pas moins bruyamment :

– J’en étais sûr ! J’en étaissûr !

Puis :

– C’est pour ça ?

Il s’esclaffa :

– Vous avez de la bonté de reste, vousencore. C’est à cause de cet imbécile que vous vous faites dumauvais sang ?

– Eh ! fit Lahrier, vous êtescharmant. Ma maîtresse me donne rendez-vous pour demain.

– Eh bien ! c’est bien simple ;allez-y !

– Oui, mais si le chef me joue le tour deprovoquer ma révocation ?… Il en est bien capable, au fond. Ilest très monté contre moi.

– Lui !

Chavarax pouffa de rire.

– Est-ce que vous êtes fou ? Depuisquand donc, s’il vous plaît, révoque-t-on des fonctionnaires del’État parce qu’ils ont séché le bazar ? Ce serait assezrigolo, qu’on ne puisse plus tomber malade.

– Pourtant…

– Laissez-moi donc tranquille. Les femmessont susceptibles, voilà ce qu’il ne faut pas oublier ; etvous serez bien avancé, le jour où vous aurez blessé votremaîtresse pour le plus grand plaisir de votre chef de bureau.

Ironique et paternel :

– Nigaud, coucherez-vous avec lui, quandvous ne coucherez plus avec elle ?

– Non !… dit Lahrier.

– Eh bien ! alors ?… Ah !la la ! À votre place, c’est moi qui n’hésiteraispas !

Il n’hésitait jamais, à la place des autres.C’était un très gentil garçon, duquel il se fallait méfier comme dela peste.

Non qu’il fichât les gens dedans !

Grand Dieu !… Il les y déposait, voilàtout, délicatement et sans douleur, après les avoir pris entre lepouce et l’index. Et quand ils se trouvaient par terre, le derrièreentre deux selles, il leur portait des condoléances. Sa perfidiedélicieuse et pleine d’ingéniosité empoisonnait sans laisser trace,présentée le sourire aux lèvres, ainsi qu’il eût fait d’une fleur.Il ne comptait d’ailleurs que des amitiés tant il avait la grâceaimable, mêlée de cette pointe de brusquerie qui détermine laconfiance.

Il poursuivit.

– Ce serait trop bête, de se gêner avecl’Administration. Pour ce qu’il y a à attendre d’elle !… –Quand je pense que je lui ai tout sacrifié : une situation detrente-six mille francs au Caire et, tout dernièrement, un mariagefabuleux ! Oui, mon cher, fabuleux ! inouï ! avec lemillion à la clé. J’ai refusé, parce que cette alliance, conclueavec une des plus grandes familles de France, c’était un démentidonné à toute ma vie, un soufflet appliqué à mes convictions siardemment républicaines ! Voilà ce que j’ai fait, moi ;et pour en arriver à quoi, je vous le demande ? à piétiner surplace, dans l’attente du poste de sous-chef qui m’est promis depuisdeux ans !

– Je sais, je sais, se hâta de direLahrier qui en était à sa millième audition des sacrifices deChavarax.

Avide d’en éviter une nouvelle resucée, ilaiguilla adroitement, en revint à ses moutons ; son envie delâcher la boîte le lendemain, mitigée de sa crainte descomplications s’il donnait suite à son projet. Sa nature hésitanted’oiseau balançait. Il gagnait de l’énervement, à peser le pour etle contre sans trouver l’énergie d’une détermination. Il finit pars’en prendre à la pile de dossiers élevée devant lui, enforteresse, si haute qu’elle lui masquait le bas de face du pèreSoupe, assis à l’autre extrémité de la table commune.

La plume en l’air, l’œil assombri :

– En voilà t’y, de l’arriéré !… Envoilà t’y, de l’arriéré !

La colère, brusquement, le conquit ; et,aux approbations bruyantes de Chavarax, répétant : « Eh,oui ! Eh, sans doute ! »

– Zut ! Zut ! cria-t-il ;il y en a trop ; je ne pourrai jamais en sortir. Je vaisrepasser tout ça à Sainthomme.

Chapitre 3

 

 

L’expéditionnaire Sainthomme, du bureau desfondations, était un maigre personnage de qui le maladif visage,éternellement en moiteur, avait l’humidité jaune clair des pommesde terre crues, fraîchement pelées. Entre les accrocs d’un vestonencaustiqué ainsi qu’un meuble, sur les vastes glacis duquel onaurait aimé s’élancer, couvert d’épaisses fourrures et les piedschaussés de patins, il dissimulait tant bien que mal l’attristanteinfamie de ses dessous : cette misère du linge qui, bon grémal gré, tient à déclarer qu’elle est là, se révèle et s’affirmequand même, en manchettes craquelées de gerçures, en faux-colschevauchés de ces cravates sans nom, que, seule, semble avoirdécidées à n’être point cordons de soulier une susceptibilité bête.Rue de l’Exposition, à Grenelle, grouillait autour de ce malheureuxune ribambelle de malfichus : une fillette mi-aveugle ;un crapaud de cinq ans, éclopé, qui consolidait de béquilles sonrachitisme précoce ; un dernier-né encore au sein, dont levisage couleur de saindoux promettait ; et une femme coiffée àla vierge, qui était devenue aphone pour avoir disputé trop depièces de deux sous à l’âpreté des harengères. De quoi vivaient cesgens ? Problème !… de bouillons arrachés les uns aprèsles autres à d’inépuisables pot-au-feu ; – sans doute aussi deces choux équivoques dont les abominables relents empuantaient avecune obstination digne d’éloges le palier de leur cinquièmeétage.

N’importe. Au milieu de cette détresse,Sainthomme, les rares moments où il n’était pas au bureau, baladaitsa morne figure imperturbablement sereine, son importance depersonnage chargé d’une mission officielle, et les rides multiplesd’un front qu’avait ravagé à la longue le sourd travail deshantises opiniâtres. Car cette âme avait son secret, cette vieavait son mystère : l’ambition (depuis des années qui luipesaient comme des siècles) caressée par cet imbécile de se voirélevé, un jour, à la dignité d’officier d’académie !… Et enson assoiffement d’honneurs exaspéré de déceptions, sous le coup dulabeur incessant d’une idée fixe tournée à la monomanie, il enétait venu à cette extrémité : considérer le genre humaincomme une grande famille unie, que, seulement, divisait le mixteterrain de « ses palmes ». D’où, pour lui, deux groupesbien distincts : le groupe ami, exclusivementpréoccupé de les lui faire obtenir ; le groupeadverse, tout au souci de discréditer ses mérites et decompromettre ainsi ses chances à la distinction flatteuse qu’ilconvoitait.

Des trente employés ses collègues, pas un,bien entendu, qui n’eût son petit classement, côté cour ou côtéjardin ; mais surtout lui apparaissait considérable le portierde la Direction. Oh ! ce sous-ordre !… Sainthomme n’enosait regarder qu’avec une respectueuse terreur le masque desournois gorille, le petit crâne aux tempes dévastées, dont sedissimulait l’essaim d’obscurs pensers sous la feinte bonhomied’une casquette trop large. Oui, formidable, car douteux, tel serévélait, à ses yeux, ce concierge appelé Boudin !

Disons tout.

Un fréquent cauchemar, familier de ses nuitstourmentées, le lui montrait enveloppé jusqu’aux cils d’un manteaucouleur de muraille, volant à de mystérieux rendez-vous où levenait bientôt retrouver le Directeur des Dons et Legs. Desenfoncements de culs-de-sac déserts abritaient ces entrevues ;le maître et le valet s’y abordaient avec des airs deconspirateurs, et, durant des heures entières, à la faveur desombres de la nuit, ils s’entretenaient à voix basse de questionsayant trait à l’Administration : celui-là recueillant deslèvres de celui-ci tous les renseignements de nature à éclairer sareligion sur le compte de ses employés : leurs heuresd’arrivée à la Direction, leur hâte à en partir le soir, leur tenuedans la rue Vaneau, le nombre de camarades mâles et femelles quileur venaient faire visite, la quantité de bouteilles de bièrequ’ils se faisaient monter les jours de grande chaleur, et cætera,et cætera.

Tant et si bien que, l’obsession de son rêveayant petit à petit empiété jusque sur ses veilles, Sainthomme enétait arrivé à fournir des dix et onze heures de présence où lesautres en fournissaient quatre et à rayer de ses papiers tout cequi, de loin ou de près, pouvait ressembler à un congé. Plus devacances réglementaires, de lundi de Pâques, de Premier de l’an, de14 Juillet ou de Vendredi saint. Le petit boiteux fût venu àclaquer, qu’il l’eût fait mettre en terre à l’aube, de façon àpouvoir, encore, être au travail avant tout le monde !… Ilvenait au bureau le dimanche ; et comme le concierge, cejour-là, mettait à profit ses loisirs pour aller prendre levermouth avec des cochers du quartier, il lui arrivait del’attendre des heures, sous le porche glacial de l’immeuble – payéde sa peine si, à son retour, le pipelet le saluait d’un airflatteur :

– Ah ! ah !… Quel bûcheur, cemonsieur Sainthomme !… C’est donc, comme ça, que vous êtestout le temps sur la brèche ?

Il lui donnait sa clé :

– Voilà.

– Merci, Boudin, disait Sainthomme.

Et, par le vide de l’escalier, il s’élançait àla conquête de ses palmes ! Jusqu’au soir, seul en son bureau,il abattait de l’expédition, au milieu d’un silence si grand qu’ilen avait par instant aux oreilles le bourdonnement de groscoquillages, s’interrompant de temps en temps pour étirer salassitude et jeter un coup d’œil, par la fenêtre ouverte, à cetazur des dimanches parisiens qui évoque les longues promenades aubord de l’eau, les haltes sous les tonnelles, les paresses et lesvagues sommeils sur les herbes rôties des fortifications…

Cela avait amené ceci : une exploitationen règle de ce délire vaniteux, et de la part du Directeur, quil’entretenait jalousement, mais se gardait bien d’y satisfaire – enhomme persécuté de revendications criardes, éternellement tirailléentre ses bonnes intentions et l’impossibilité de les réaliserfaute de capitaux suffisants ; et de la part des employés,qui, très bien, se soulageaient sur lui du surcroît de leurbesogne, en lui disant : « Faites donc ça » avec desairs sous-entendus de messieurs qui ont le bras long.

Lahrier, surtout, en jouait… C’était plaisirde voir ça.

Cette fois, ce fut un délice.

Chassant d’une poussée de l’épaule la porte dela pièce où travaillait Sainthomme la face en sueur, les coudes entravers de la table :

– Eh ! Sainthomme !…Bonjour.

– Tiens, c’est vous !

– Oui, et avec du neuf, mon cher.

Il avait forgé une histoire admirable, unfourbi de secrètes accointances avec un mystérieux monsieur que sadiscrétion naturelle lui interdisait de citer, mais qui, très hautplacé dans la bonne grâce présidentielle, semait à son bon plaisirdes mannes de rubans violets… En sorte que, depuis deux ans, ilcultivait en les alimentant les convoitises de son collègue, ayanttoujours, à la disposition de cette brute, des piles de dossiersamassés et des cliquetis argentins de palmes académiques.

 

À la révélation qu’il y avait du« neuf », Sainthomme se roidit contre unedéfaillance ; mais quelle que fût sa volonté à masquerpudiquement son trouble, un hoquet d’émotion coupa en deux morceauxle « Entrez donc » qu’il jetait à Lahrier. Celui-ci, donton voyait juste la figure et le haut de l’épaule engagé dansl’entrebâillement de la porte, se faisait fort tirer l’oreille. Iljouait le monsieur débordé de besogne, qui repassera une autre foisn’ayant pas le temps de flâner. Enfin, sur de nouvelles instances,il dit qu’il voulait bien entrer une seconde.

– Une seconde, mon vieux, pas plus, parceque, vous savez, j’ai à faire.

– Eh oui ! eh oui !

Il entra donc, pliant sous le poids desdossiers qu’il maintenait de son bras sur sa hanche et dont il sehâta de caler, à la moleskine d’une chaise, la pile énorme etvacillante. Mais déjà Sainthomme s’en était emparé, et, pendant quel’autre, bon apôtre, mimait la stupéfaction, interrogeait, l’airbête : « Qu’est-ce que vous faites là ? » ill’allait enfouir sans mot dire, en les enfoncements d’un placardqu’ensuite il refermait à clé.

– Ne vous inquiétez pas.

– Comment !

– Laissez donc, je vous dis ;laissez donc.

Puis :

– Vous pouvez bien me permettre de vousdonner un coup de main ?

Alors Lahrier fut grandiose. Hautement il serécria : il se plaignit que ce fût toujours la même histoireet déplora amèrement la sottise dont il témoignait en se laissanttout le temps pincer. Il finit par élever la voix et par EXIGER sesdossiers. Sainthomme dut faire valoir des droits. Affectueux etferme tout ensemble, il eut le sec « Permettez » devantlequel on n’a plus qu’à baisser pavillon ; en même temps, deses doigts ouverts sur le geste avancé de Lahrier, il faisait taireles discrétions absurdes, opposait une digue infranchissable auflux des généreuses fougues :

– Je sais ce que je vous dois !… Jele sais… Et plus un mot, hein ?… Il suffit !…

– Que vous me contrariez ! fitLahrier.

Sur quoi, sans transition :

– Ça marche, votre affaire.

– Oui ? questionna le pâleSainthomme.

– Tout à fait ; oh mais, tout àfait !… J’ai vu notre homme hier soir.

– Eh bien ?

– Eh bien ! l’affaire est dans lesac. Il a longuement parlé de vous au président de la République,qui s’est montré fort attentif et aussi bien intentionné quepossible à votre égard. – Ce sera pour le 14 Juillet.

– Sûr ?

– Ou pour le 1er janvier. Pourcette année, enfin… ou l’autre. C’est imminent, en tout cas.

Il parlait, et les yeux de Sainthommeflambaient verts, tels les yeux en bouchon de carafe de cesgigantesques poupées qu’anime O’kill le ventriloque, cependant qu’àGrenelle, rue de l’Exposition :

– Quand on pense, criait la femme devantle vide sinistre du buffet, quand on pense que, depuis sept ans, onne l’a pas augmenté d’un sou !… Deux cents francs seulement,mon Dieu ; une augmentation de deux cents francs, et ce seraitle loyer payé !…

Partie 3
Troisième tableau

Chapitre 1

 

 

Bien que le règlement intérieur portât :« Les bureaux de la Direction seront ouverts de onze heures àquatre heures », il était rare que M. de LaHourmerie ne s’attardât pas à la besogne jusqu’à six et sept heuresdu soir. De là, l’hiver, une consommation de pétrole et de cokebien faite pour navrer le chef du matériel, le parcimonieuxM. Bourdon, qui s’en lamentait en effet et regardait avec desrévoltes contenues filer en une saison, entre les mains de soncollègue, les économies d’une année laborieusement réalisées surtout le reste du personnel.

Si bien qu’entre ces deux messieurs animés dezèles égaux mais agissant en sens contraires, les relationss’étaient tendues, puis aigries et qu’ils en étaient venus à neplus se parler ni même saluer lorsqu’ils se rencontraient,s’entretenant par lettres cérémonieuses et sèches des intérêtscommuns de l’Administration. Bourdon traitait La Hourmerie depaperassier et de gaspilleur ; La Hourmerie, de son côté,appelait son collègue « Monsieur l’Épicier », parallusion à la ficelle et aux bougies dont le chef du matériel étaitle grand répartiteur, et ces grotesques inimitiés faisaient suerLahrier à grosses gouttes.

Donc ce jour-là, comme de coutume,M. de La Hourmerie travaillait encore, bien qu’il fûtprès de cinq heures et demie.

Il venait d’allumer sa lampe, et sous le coupde clarté de l’abat-jour il revisait les rédactions de Chavaraxavant de les envoyer au visa d’approbation du Directeur.

C’était pour lui l’heure vraiment douce de lajournée, où se pouvaient gaver, délecter tout à l’aise, de belleprose administrative, ses instincts de rond-de-cuir endurci. À lireles phrases de Chavarax, hérissées d’âpres lieux communs, ilgoûtait des joies de fin gourmet. Ses jouissances étaient infinies,encore, d’ailleurs, que tout intimes et qu’à peine un soupçon desourire les trahît – moins qu’un soupçon : une ombre, uneidée, un rien ! on n’eût su dire quoi au juste de tendrementvoluptueux endormi en ses coins de lèvres.

Autant Lahrier lui pesait aux épaules, autant,par contre, il prisait Chavarax, avec lequel, des heures entières,il discutait de jurisprudence, le derrière présenté aux bûches dela cheminée entre les pans écartés de sa redingote. L’érudition deson employé le comblait d’aise, son ardeur à préconiser la sagessedu Conseil l’État, l’impeccabilité de la Cour de cassation.Pourtant il n’était pas fâché de jouer un peu, lui-même, àl’indispensable, en présentant au Directeur les rédactions deChavarax parsemées de larges traits d’encre et de rectifications enmarges.

Deux coups.

– Entrez !

C’était Ovide. Il tenait une lettre à la main,et sans mot dire – ce sage savait le prix des paroles – il vint latendre au destinataire, à bout de bras.

– De qui donc ? fitM. de La Hourmerie.

– De M. Bourdon. Y a uneréponse.

– Voyons cela.

L’enveloppe indiquait : « Pressée etrigoureusement personnelle. » Il se hâta de décacheter.

Voici ce que contenait le message :

DIRECTION GÉNÉRALE

des

DONS ET LEGS

BUREAU DU MATÉRIEL

Paris, le…

Monsieur et cher collègue,

J’ai l’honneur de vous faire savoir quedans la journée d’hier, votre employé, M. Letondu, a, de sonpied lancé avec violence, fendu la porte de son bureau, faisantvoler en éclats, du même coup, la large vitre dépolie qui formaitla partie supérieure de cette porte. En outre, M. Letondu,dont l’état d’esprit anormal paraît loin de s’améliorer, manifestedepuis quelque temps une prédilection marquée pour les exercices ducorps. Il a apporté des fleurets et, durant des heures entières, ilboutonne les murs de sa pièce dont le papier n’est plus que loqueset lambeaux. Il fait également des haltères, sortes de poids à deuxtêtes qu’il lève à la force des bras, puis laisse retomberbruyamment sur le sol, au grand effroi de M. Guitare, commisd’ordre, logé exactement au-dessous, ainsi que vous n’en ignorezpas. Ces choses, compliquées des marches, contremarches, appels depied et autres évolutions inhérentes à l’art de Gâtechair, ont étéd’un fâcheux effet pour le plancher de votre subordonné. Leslattes, ébranlées, se disjoignent et se désagrègent de toutesparts ; en même temps, par contrecoup, le plafond deM. Guitare s’écaille, se lézarde, s’entrouvre, s’écroule peu àpeu, en un mot, sur la tête de ce fonctionnaire.

« La céruse lui en pleut dans lescheveux, m’a-t-il dit, sous l’aspect de bris decoquilles. »

Des travaux de réparations sont doncdevenus indispensables et je compte y faire procéder dans le délaile plus rapide, malgré que le devis établi s’élève à la sommerelativement considérable de cent trente-sept francs quarante-cinqcentimes (137,45 F).

Permettez-moi de vous faire remarquer,cependant, que je ne saurais faire face à cette sortie de fondssans quelque scrupule de conscience, et que j’ai longuement hésitési je n’en référerais pas à l’autorité directoriale de ce cas toutparticulier… Un sentiment de solidarité et de bonne camaraderie,que vous apprécierez sans doute, m’a décidé à n’en rien faire, maisvous penserez avec moi que, dans l’esprit du législateur, le budgetdu matériel n’a pas eu pour but de parer aux extravagances d’unénergumène.

Or, M. Letondu est fou, le fait n’estplus à discuter. Hanté de cette monomanie : « larégénération de l’homme par la gymnastique », il ne monte plusles escaliers de la Direction et n’en parcourt plus les couloirsqu’en criant : « Une ! Deux ! » àtue-tête, sous prétexte de développer ses pectoraux et de faciliterleur jeu, ce qui est une cause incessante de désordre.

J’ajoute qu’il devient inquiétant, quejournellement, en son bureau, il mêle à ses divagations les noms deses supérieurs hiérarchiques, et qu’après avoir, hier, chez moi,signé d’une main fiévreuse la feuille d’émargement, il m’a presquejeté au visage la plume dont il venait de se servir, faisant suivrecette voie de fait de cette déclarationincompréhensible :

– Je tremble, monsieur Bourdon, jetremble… mais ce n’est pas de peur, c’estd’indignation !

Cette situation, Monsieur et chercollègue, ne saurait subsister sans de graves inconvénients. Desintérêts moraux et pécuniaires en souffrent, et il y a lieu d’ymettre fin, soit en faisant donner à M. Letondu un congé pourraison de santé, soit en sollicitant du Conseil d’État sa mise à laretraite proportionnelle. Vous n’hésiterez pas, j’en demeureconvaincu, à agir au plus tôt dans ce sens. Pour moi, je suisdéterminé à sauvegarder désormais la lourde responsabilité quim’incombe et les fonds confiés à mes soins, fonds assez modiques,vous le savez, et que certains services – je ne songe à attaquerici les prodigalités de qui que ce soit en particulier – ne grèventdéjà qu’avec trop de sans-gêne.

J’ai l’honneur de vous saluer.

Hégésippe Bourdon.

De La Hourmerie avait l’agacement facile.

Il eut un geste impatienté :

– Allez dire à M. Bourdon qu’ilm’embête !

Mais comme Ovide répondait : « Bien,m’sieu » et partait faire la commission, ill’arrêta :

– Non ! Attendez !

En amenant à soi une feuille de papier àen-tête administratif, il y jeta ces lignes de sa largeécriture :

Le chef du Bureau des Legs remercie soncollègue du matériel de sa communication. Il étudiera la questionavec tous les soins qu’elle comporte, et prendra telles mesuresqu’il jugera utiles.

Salutations.

De La Hourmerie.

– Portez cela.

Resté seul, il s’affala en son fauteuil,fixant de biais, sans voir, par-dessus son pince-nez, la débandadede chemises officielles éparpillées parmi sa table de travail, d’unbleu sombre où s’enlevaient en noir lithographie ces mentionsindicatrices : Signature de M. le ministre, Signaturede M. le sous-secrétaire d’État, Signature de M. leDirecteur général, Conseil d’État, Présidence.

Il marmotta :

– Fou ! Parbleu ! Comme si jene le savais pas.

Il le savait si bien, que, quelques joursavant, il avait eu à ce sujet une longue conférence avec leDirecteur, et que celui-ci s’était nettement retranché derrièrel’impossibilité d’agir. Le Directeur, en effet, M. Nègre,était un de ces lâcheurs aimables desquels il n’y a pas plus àredouter qu’à attendre. Tout jeune, d’une beauté robuste quepoudrait un frimas précoce, il apportait dans sa mission leprestige de sa distinction exquise et le scepticisme souriant d’unaugure de la décadence. Son rare talent d’orateur enveloppait commeune caresse, le rendant précieux, presque indispensable, en cettemaison de la rue Vaneau où tenait lieu d’augmentation le bel art defaire espérer plus de beurre que de pain, et le fait est qu’onn’eût pas trouvé son pareil pour gargariser le personnel du mielcalmant de discours aussi onctueux de bonne grâce que dépourvus debonne foi. Sa parfaite incapacité et sa science du mot sonoreassuraient ses hautes destinées.

En attendant qu’elles s’accomplissent,Letondu, lui, faisait des siennes. Il bouleversait la Direction deses excentricités après l’en avoir réjouie, et Bourdon, en lesignalant comme inquiétant, trahissait une façon de voir devenuepeu à peu générale. Mon Dieu, ce n’était pas encore de l’épouvante,mais tout de même on commençait à s’émouvoir, à le saluerétrangement bas quand on le croisait dans l’escalier. Tel qui,naguère, rendait bien juste son coup de chapeau à ce pauvre diablehumble et propre, pénétré de sa petitesse, le comblait de souriresà présent (sourires d’autant plus épanouis et larges ques’assombrissait davantage le front concave de Letondu où les ridescouraient en cordes de contrebasse), et cette recrudescenced’amabilité était l’indice d’une anxiété non douteuse.

La plume aux dents, les yeux promenés degauche à droite, le chef de bureau s’était remis à la besogne, maissa pensée, hantée désormais, le servait mal. Visiblement la lettrede Bourdon lui avait tourné les sangs, tombée dans sa béatitude àla façon d’un billet de faire-part dans l’entrain, qu’il glace d’unseau d’eau, d’une joyeuse fin de dîner. Ç’avait été le brutalrappel à de fâcheuses préoccupations momentanément écartées. Il sesurprit à tourner une page sans avoir conservé le souvenir d’enavoir lu une seule ligne, et à cette preuve criante du trouble quil’agitait, il ne put retenir un claquement de langue.

Violemment il sonna Ovide qui parut.

Ovide, quand il s’apprêtait à recevoir unecommunication, ouvrait une bouche de boîte aux lettres. À laquestion posée par M. de La Hourmerie, avec un calme bienfeint : « Est-ce que M. Letondu estparti ? » il eut, de la tête, un léger reculétonné :

– M’sieu Letondu ? Ah ben oui… Jem’étonne s’il s’en va jamais avant dix heures.

– Du soir ? s’exclamaM. de La Hourmerie.

– Bien sûr, du soir.

Le garçon de bureau ricana, amusé de la figuredu chef qu’abrutissait cette révélation. Et il conta la bellehistoire arrivée à Boudin, le concierge, quelques joursauparavant.

Celui-ci, las d’avoir attendu vainementjusqu’à plus de neuf heures et demie le départ de Letondu, inquiet,naturellement, et pressé de se mettre au lit, avait fini par montervoir en personne, une bougie au fond d’un cornet de papier.Doucement il avait entrebâillé la porte et passé le haut de la têteen déclarant d’une voix à la fois suave et ferme :

– Faut s’en aller, monsieurLetondu ; les bureaux ferment à quatre heures.

Letondu qui, seul dans la nuit, effrayant etinexplicable, était debout sur sa cheminée, était alors descendu deson perchoir ; et il s’était avancé vers la porte, à ce pointsuave, lui-même, par ses yeux en boules de loto et le grimacementcontorsionné de sa bouche, que le prudent Boudin avait regagné saloge in summa diligentia. Depuis ce temps il laissaitLetondu à son ombre et à son mystère, se couchait à huit heuresmoins le quart et pressait la poire à air, quand l’employé, aumilieu de la nuit, demandait : « Cordon, s’il vousplaît ! »

– Par exemple, celle-là est raide !fit M. de La Hourmerie, après la minute de silence del’homme qui a pris son temps et digéré savamment sa stupeur.

La gifle à plat dont il cingla les mouluresmaculées d’encre de sa table le mit debout tout d’une pièce.

– Non, vrai, elle est trop forte !Il faut que j’aille voir.

Ovide, ravi de son effet, gardait le rire muetdes caïmans. D’une bourrade le chef l’écarta et sortit, tourmenté àson tour de cette même curiosité angoissée qui avait déjà travaillél’âme pusillanime du concierge.

Chapitre 2

 

 

Le long du corridor cul-de-sac qui conduisaitau cabinet de Letondu, il s’aventura discrètement, les doigts aumur, pestant contre ses souliers qui pépiaient à ses pieds comme depetits oiseaux. À cette heure, la tombée du soir emplissait dedoute l’étroit boyau, le prolongeait interminablement, pareil à untunnel sans fin. Une succession de pâleurs imprécises, impréciséeset apâlies de plus en plus, marquait des portes ouvertes sur levide des bureaux où traînait un restant de lumière.

Il fit dix pas et s’arrêta.

De là-bas, tout là-bas, comme du fond d’unpuits, la voix montait, de Letondu parti à pérorer tout seul etdiscourant touchant les turpitudes humaines. D’abord hésitante,vagabonde, sa folie chaque jour grandissante s’était venue, enfinet définitivement, fixer en un chaos d’âpre misanthropie qu’uneadmiration désordonnée de l’Antiquité compliquait, sans que l’onsût pourquoi.

Tant qu’il sentait autour de soi legrouillement vivant de ses collègues, ça allait encore à peuprès ; il se contenait, roulait simplement des yeux de fauve,et étouffait entre ses dents des grondements d’orage lointain. Maissitôt seul, tout éclatait ! c’était le brusque débordementd’un liquide laissé trop longtemps sur le feu. C’est ainsi queM. de La Hourmerie l’entendit pousser l’un sur l’autreplusieurs « Pouah ! » significatifs, et essuyerbruyamment, de sa botte, les crachats semés par le plancher ensigne de dégoûtation :

– Pouah ! pouah ! ahpouah ! Ah, cochonnerie !

Dans les échos de cette solitude, la voix dufou prenait d’étranges sonorités. Ce fut d’un ton de prêtre enchaire qu’il poursuivit, disant que les temps étaientproches ! que des événements immenses se préparaient !car à la fin c’était l’invasion de la fange, et il importait queles âmes vraiment grandes en vinssent à la réalisation de leursgénéreux desseins !

Il exposa :

– Je me rendrai à la Chambre des députés,portant le fer sous le feuillage, comme Harmodios et Aristogiton.Je monterai à la tribune ; et là, en présence d’un peupleinnombrable venu des quatre coins du globe pour m’acclamer, jedirai !…

Il s’interrompit. Un temps interminablepréluda à ce qui allait suivre. Puis les syllabes détachées,présentées une à une ainsi que des oracles :

– Je dirai des choses formidables !…qui étonneront les plus sceptiques !… et glaceront le cœur desplus braves, d’une indicible épouvante !

– Hein ! souffla à l’oreille deM. de La Hourmerie Ovide qui l’était venu retrouver ensilence. Il triomphait.

À cet homme de sens pondéré et rassis, ledétraquement cérébral de Letondu apparaissait prodigieusement farceet cocasse. Il étouffa dans le creux de sa main un rire qui s’yacheva en foirade, car le chef, d’un geste bref, venait de luiimposer silence :

– Chut !… Écoutez !

– Que d’hommes ! – je dis : encette maison (déclamait maintenant Letondu, avec une majestéimposante), que d’hommes justement accusés de servilité et debassesse seraient ici soupçonnés du contraire ! si cecontraire n’était encore un moyen détourné, qui les signale…

(Ici, ce fut le bruit d’une chaise qu’on aempoignée au dossier, brutalement replantée, ensuite, sur lesol.)

–… à la réprobation générale !

Il dit, et, de nouveau, se tut. Les deuxhommes écoutaient toujours, dans l’attente anxieuse de ce qui sepréparait.

– Salut aux gens de bien ! repritenfin le fou dont on devinait le large mouvement emphatique,distributeur de justes palmes. Salut aux âmes irréprochables !salut aux cœurs purs, dignes de ce nom ! salut aux consciencesd’élite ! Aux honnêtes gens de tous les temps, passés,présents et à venir, j’entre et je dis : « Je vous salue,messieurs ! » – Mais honte à ceux-là, misérable et viltroupeau de brutes, que guide la seule flétrissure de leur néfasteréciprocité à travers une vie inutile, semée en apparence des plusnobles attributs de la vertu, en réalité du fumier de la duplicité,de la déloyauté et de la perfidie !…

 

– Mais qu’est-ce que ça veut dire, toutça ? implora de soi-même le désolé La Hourmerie ;qu’est-ce que tout ça peut bien vouloir dire, SeigneurDieu !

Grave, il murmura :

– Oh ! cela finira mal !

Et ce seul mot, éloquemment ponctué d’un deces hochements de tête qui n’ont pas confiance, le confessa malgrélui, ouvrit une échappée béante à l’essaim tumultueux et secret deses inquiétudes. Letondu ne soufflait plus mot, immobile à présent,sans doute, et regardant tourbillonner autour de soi les ondesmourantes du crépuscule.

Soudain il se réveilla ; d’une voix quisonna en appel strident de trompette :

– Une enquête ! cria-t-il, uneenquête ! La révélation des monstrueuses turpitudes quisouillent les dessous de cette maison importe au salut de la Chosepublique ! Des faits !… Et des noms !… Oui, desnoms !… des noms plus encore peut-être ! ou moins ;qu’importe ?… jetés comme autant de soufflets à la facerougissante de honte d’un univers à jamais consterné, voilà cequ’il faut ! Haut les cœurs ! Haut les âmes ! À moiles hommes de bonne volonté et de généreuse initiative !… Uneenquête ! Une enquête ! Une enquête !

Et comme, dans un flot de rauques aboiements,Letondu vouait tout à coup à l’exécration des humains « cetignoble La Hourmerie ! », le chef de bureau, bouleversé,frappé d’un coup de pied au creux de l’estomac, n’hésitaplus :

– Allons, il faut en finir.

Un instant après il pénétrait chez leDirecteur.

Chapitre 3

 

 

Là, c’était comme un bain de pénombre, doux ettiède, avec seulement, au loin, la tache éblouissante de la tabledirectoriale, qu’une lampe au bedon hydropique inondait d’un flotde clarté. Une garniture Empire, aux cuivreries piquées d’étoiles,chargeait une cheminée de marbre dont les deux montants parallèlesempiétaient sur le sol en griffes contractées, tandis qu’un bustede Solon, juché sur la corniche d’une bibliothèque, mirait dans lecadre d’une glace ses épaules nues, son front de penseur etl’insondable idiotie de ses yeux vides. Les vagues rougeurs delourds et funèbres rideaux, tirés devant les fenêtres, masquaientles jardins de l’hôtel Prah en bordure sur la rue Vaneau, del’autre côté de la chaussée.

La main tendue de loin, grande ouverte, àM. de La Hourmerie, qui se pressait, confus de tant debonne grâce :

– Eh ! bonjour, homme de tous leszèles et de toutes les activités ! cria joyeusementM. Nègre. Dernier rempart des saines traditions, prenez unechaise et vous mettez là. Fumez-vous ?

En même temps il lui présentait une boîtepleine à demi de fines cigarettes orientales.

– Non ? Ah pardon ! J’oubliaisque vous êtes sans vices, cher ami.

Lui-même pêcha une cigarette, et l’ayantallumée au fil de la lampe :

– Et à quoi dois-je, à cette heureinopinée, l’avantage de votre visite ?

Il avait pris ce qu’en style de vaudeville onnomme « une position commode pour entendre », renversédans le dos d’acajou de son fauteuil et le genou haut, enfermé dansles mains. L’insensible nuancé d’un dessous d’aile d’ara, monté del’abat-jour fanfreluché et rose, enluminait ses joues, lasses unpeu, de viveur chic. Au revers de sa redingote, la rosetted’officier de la Légion d’honneur mettait une gouttelette de sang,et, vraiment, il était charmant à voir ainsi, chassant par lesnaseaux un double jet de fumée, sentant bon le modernisme aimableet ce je m’en-bats-l’orbitisme bon diable, auquel on tenteraitvainement d’en vouloir, sans jamais en trouver le courage. Ilsouriait, d’ores et déjà conquis et prêt à tout ce qu’on voudra,pourvu qu’on n’attente point à sa tranquillité, mais le chef debureau n’eut pas ouvert la bouche et lâché le nom de Letondu, qu’ilsursauta :

– M. Letondu ! encoreM. Letondu ! Ma parole, on ne parle plus que deM. Letondu, ici ! À la fin, me laissera-t-on tranquilleavec M. Letondu ! J’ai déjà exposé que je ne pouvaisrien ! rien, entendez-vous ? rien ! rien !rien ! Et puis d’abord, je n’admets pas qu’on se permette devenir me raser à des heures non réglementaires ! De deux àquatre, tant qu’on voudra ; mais passé quatre heures, jeproteste. Ça deviendrait de l’arbitraire, aussi. Oh ! ceLetondu !

Dans ce « oh ! », éructé du finfond de la gorge, un monde de haine tenait ; la rage justementexaltée du monsieur qui a fait l’impossible et au-delà pour êtreagréable à tout le monde, qui a semé sans compter l’or des bonnesparoles et des sourires pleins de promesses, qui, enfin, auraitbien gagné d’avoir la paix, et dont une brute malfaisante s’envient troubler la bonne petite existence réglée au mieux del’intérêt général ! Pourtant il sentit qu’il avait été un peuloin.

Il se mit à rire, et pour le forcer à serasseoir fit doucement violence à M. de La Hourmerie,lequel se levait, l’air pincé.

– Voyons, mon cher ! Voyons, moncher ! Vous n’allez pas vous fâcher, j’espère bien !

Il reconnut qu’il s’était emballé et trèsgentiment il en demanda pardon, expliquant qu’il était bienexcusable de perdre quelquefois patience, tant son personnell’assommait de ses perpétuelles réclamations. Il dit sa vie alors,sa triste vie, tuée en partie à écouter des plaintes ; ildépeignit l’ininterrompu défilé des lésés et des mécontents, leursattitudes découragées, leurs figures navrées et navrantes.

– Une procession, je vous dis ! unevéritable procession !

À celui-ci de qui la femme venait d’accoucher,c’était un secours qu’il fallait ; à celui-là, uneaugmentation de trois cents francs ! À Sainthomme, lespalmes ! à cet autre… que sais-je ! Jusqu’à Van derHogen, bon Dieu ! qui s’était mis à miauler avec les chacals,lui aussi, et à venir épancher dans le giron suprême ses amertumesd’homme supérieur dont on méconnaît les services.

Les services de Van der Hogen !…

Quand il en vint à Chavarax, les yeux luijaillirent de la tête.

– Mon cher, c’est fantastique. Doué d’unde ces toupets démontants que rien ne saurait désarmer, ni lesbienfaits tombant en pluie, ni les coups de pied lancés dans lederrière par centaines, Chavarax m’extirpa un jour la promessed’une place de sous-chef pour une époque indéterminée. Cettepromesse… – je parle ici à un homme vieilli dans le sérail et quisait à quels faux-fuyants oblige parfois la terrible lutte pour lapaix…

L’homme vieilli dans le sérail eut un finsourire édifié.

Le Directeur continua :

–… je la fis avec l’intention sous-entendue dela tenir le jour où j’en aurais le temps ; en vue surtoutd’avoir le repos, de faire taire enfin un lamento odieux,sempiternellement marmotté et larmoyé à mon oreille. Fataleimprudence ! Depuis lors (et je vous parle de deux ans),Chavarax s’est érigé en cauchemar de mon existence. Armé dupseudo-engagement arraché de force à ma faiblesse, il s’en sertainsi que d’un tromblon, et il en braque sur moi, sans trêve, lalarge gueule menaçante. Je suis là, assis à cette table, heureux etcalme, goûtant la tendresse de l’avril revenu encore une fois. Laporte s’ouvre, Chavarax paraît. Horreur ! il s’avance sur moila main ouverte. Avec un infernal sans-gêne auquel il faut bien queje sourie, ne l’osant châtier à coups de botte, il s’affale en unfauteuil, il roule sa cigarette, l’allume, et du même ton ensembleenjoué et respectueux dont il dirait :

« Je viens chercher desordres »,

il dit :

« Je viens chercher ma place. »

Sa place !… Cette place que je lui aipromise en une minute à jamais exécrée d’aberration et dedémence ; cette place que je n’ai pas et que, n’ayant pas, jene peux pourtant pas inventer, nom de Dieu ! En vain j’essayedes calmants, je répète : « Patience !Patience ! L’avenir, monsieur Chavarax, est à ceux qui saventattendre. La Direction des Dons et Legs est de personnel limité etles mutations y sont rares. Patientez, et laissez-moifaire ! » Chavarax est impitoyable ! une bouche demarbre me parle par sa bouche. Au mot « patience », il aélevé vers le ciel des yeux voilés de fausses larmes, et, ayantjeté sa cigarette aux cendres tièdes de mon âtre, ils’écrie :

« C’en est trop ! Ô noireingratitude ! Ô inhospitalière maison à laquelle j’ai toutsacrifié ! »

Et, là-dessus, c’est l’énuméré desinappréciables avantages auxquels il a renoncé par amitié pour moiet attachement à nos libérales institutions : un million dedot ! quarante mille francs en Égypte ! quatre-vingtmille au Labrador ! le gouvernement du Tonkin, du Cambodge etde la Cochinchine ! la royauté d’une peuplade nègre !est-ce que je sais !… Confondu, j’offre timidement uneaugmentation de cent francs à titre de compensation. Ilaccepte.

« En attendant », dit-il.

Et il attend. Il attend un mois, puisrevient :

« Ma place ? »

Et ça recommence ! et je relâche centfrancs, et il réempoche les cent francs avec un sourire de victimede qui le cœur est un abîme d’indulgence ! et en voilà pour unautre mois ! Ah le monstre ! En sorte que j’en suis venuà ne plus oser mettre un pied en cette pièce, crainte d’yrencontrer Chavarax ; je vis dans la terreur incessante de cethomme comme vit un épileptique dans la terreur incessante d’uneattaque !…

Sa conclusion fut un tu quoque tristeet doux :

– Et vous, La Hourmerie, aussi !Vous, à qui je n’ai jamais rien fait, voilà maintenant que vousvous mettez au nombre de mes ennemis et que vous venez mepersécuter avec M. Letondu !

– Mais il est fou ! clamaM. de La Hourmerie, dont les mains retombèrent, éperdues,sur les cuisses.

– Qu’est-ce que vous voulez que j’yfasse ? reprit M. Nègre. Suis-je médecin aliéniste etpuis-je le guérir ? Non. Suis-je son parent et puis-je, à cetitre, provoquer son internement dans une maison de santé ?Non. Alors, j’en reviens à ma question : qu’est-ce que vousvoulez que j’y fasse ? Accouchez, si vous avez trouvé unjoint, allez-y ! j’y souscris d’avance. Oh ! je ne suispas entêté, moi.

Il avait pris une nouvelle cigarette qu’ilallumait à la première.

– Car, enfin, vous ne supposez pas que jevais révoquer ce malheureux et le jeter à la rue comme une coquilled’huître ?

– Non, sans doute ! fit La Hourmeriedont le taf extraordinaire s’était pourtant leurré de cet espoir,et qui, perfidement, insinua :

– Peut-être une mise à la retraiteanticipée, proportionnée aux années de service…

Mais le Directeur, de la main, balaya cetteproposition. Sec et précis comme une règle de trois, ildéclara :

– Mon bon ami, vous dites là unenfantillage. Il n’y a, entendez-moi bien, mise à la retraiteproportionnelle qu’autant qu’il y a eu infirmité contractée dans leservice et dans l’intérêt de ce service. La jurisprudenceadministrative est formelle à cet égard. Si je le saisissais d’unedemande de mise à la retraite en faveur de M. Letondu, leConseil d’État m’enverrait coucher, ça ne ferait pas un pli.

Il se leva, ayant jeté de biais un coup d’œilsur la pendule et tressailli malgré lui, à la voir indiquer lademie de six heures.

– Oh diable ! six heures etdemie !

C’était ce soir-là, aux Folies, la centième duRoi Mignon, opérette-bouffe, en trois actes, à laquelle ilavait collaboré anonymement. D’où : souper, et, aussi,couplets ! auxquels il lui fallait mettre la dernière main, etqu’il se proposait de chanter au dessert sur l’air :J’avais jadis un caniche à poil ras. Il redoublad’amabilité, abattit sur l’épaule du chef de bureau qui murmurait,point convaincu : « C’est égal, ça finiramal ! » de légères tapes rassurantes.

– Soyez donc tranquille, mon vieux !avez-vous peur d’être égorgé ?

Il riait.

Il lâcha ce mot à la Louis XV :

– Farceur ! est-ce que tout cela nedurera pas autant que nous ?

Partie 4
Quatrième tableau

Chapitre 1

 

 

La nuit ne porta pas conseil à Lahrier. Lelendemain le retrouva ce que l’avait laissé la veille,exactement.

Habillé, le chapeau sur la tête, il demeuracinq grandes minutes à se faire les ongles devant la glace,hésitant s’il allait partir ou rester là. À sa crainte de s’attirerdes embêtements, s’il poussait le manque de pudeur jusqu’à lâcherle ministère après la mise en demeure nette et claire de la veille,se mêlait l’envie folle de le lâcher tout de même, et ilpensait :

– Après tout, quoi, Chavarax araison ; je peux être tombé malade.

Il se décida, enfin. Un mot griffonné à lahâte, roulé ensuite en cigarette et fourré dans le trou de laserrure, avertissait Gabrielle de venir le retrouver à ladirection :

« …………… C’est rue Vaneau, monmimi ; au 7 bis. Tu reconnaîtras la maison facilement :il y a un drapeau au-dessus de la porte. Inutile de me demander auconcierge, que je soupçonne de faire le mouchard. Montedirectement. C’est le premier escalier à gauche, sous le porche.Quatrième palier, bureau 12… »

Là-dessus il partit, se réservant de voirvenir les événements. Un seul dessein, en son esprit, se formulaitavec netteté : exaspérer le père Soupe par le procédéhabituel, le faire mousser peu à peu, jusqu’à ce que, l’ayantpoussé à bout, il eût enfin obtenu de lui la libre jouissance dubureau ; mais la surprise, vraiment inattendue, qui accueillitson arrivée, lui simplifia, au delà de toute espérance, laréalisation de cet ingénieux projet.

Est-ce que le père Soupe, ce jour-là (à centlieues de soupçonner l’arrivée prématurée de son collègue), n’avaitpas inventé de se laver les pieds ? et ce dans la cuvettecommune ?

Parfaitement ! Assis sur une chaise,adossé au tuyau d’aération des lieux qui traversait la pièce danstoute sa hauteur, il raclait ses jambes velues et empoissées desavon noir, ses genoux cabossés en flancs de vieille casserole etque les replis de la culotte coiffaient d’un double turban.

À la vue de Lahrier, il changea decouleur :

– Vous !… Comment, c’estvous !… à c’t’heure-ci !…

Tel était son ébahissement qu’il en restaitplié en deux, les mains entrées jusqu’aux poignets dans l’eaunuageuse de son bain.

– Eh ben ! vrai, alors, c’est dupropre ! déclara Lahrier qui fit halte sur place ; voilàmaintenant que vous vous lavez les pieds ici ! Est-ce que vousperdez la tête ? Vous ne pouviez pas choisir un autre endroitpour y aller faire vos ordures ?

– Mes ordures ! dit Soupe ; mesordures !

– Oui, vos ordures ! C’estragoûtant, peut-être, ce que vous faites là ! et puis j’iraime laver les mains là-dedans, moi, après ? Que diable, ons’enferme chez soi quand on veut se mettre la crasse à l’air, etvous n’êtes pas chez vous, ici.

Soupe, humilié, se rebiffa :

– Je vous demande pardon, j’y suis.

– Je vous demande pardon également, vousn’y êtes pas.

– Ah ! bah ! et où donc suis-jealors ?

– Vous êtes chez nous, ce quin’est pas la même chose.

– Si je suis chez nous, je suis chezmoi.

– Vous mentez.

– Ah ! mais…

– Vous mentez !

– C’est trop fort ! cria le pèreSoupe. Monsieur Lahrier, vous êtes un galopin.

– Et vous, dit Lahrier, vous êtes unvieux cochon.

– Malappris, grossierpersonnage !

– Ah ! pas d’insolence, je vousprie. Je suis poli avec vous, moi.

– Poli !…

À cette profession de foi extravagante, lepauvre homme demeura sans armes, avec seulement un lent regard, quimonta au plafond, navré et pitoyable.

– Poli !…

Il se tut toutefois, il tenta de l’apaisement,se sentant enferré dans ses torts, jusqu’au cou. Justement, de lapièce voisine, Letondu intervenait, cognant au mur à coupsd’haltères et hurlant : « Gloire à la vieillesse !Honneur au respectable Soupe ! Celui qui n’a pas le respectdes cheveux blancs se ravale au rang de la bête ! » ensorte que Soupe jouait l’effroi, exhortait Lahrier au silence, parune mimique compliquée, des deux bras. Mais Lahrier se moquait unpeu de Letondu ! Il tenait la scène à faire et ne l’eût paslâchée pour beaucoup d’argent. Or, voici que de ses yeux,machinalement promenés, il aperçut les chaussures du vieux, poséescôte à côte sur la table et y bâillant à l’air libre, dans unéparpillement confus de paperasses administratives.

Alors tout fut bien.

Il cria :

– Et allons donc ! les godillots surla table ! c’est le bouquet ! D’un bond il fut sur leschaussures. Il les empoigna aux tirants et, par l’entrebâillementde la porte, il les lança à la volée dans les lointains ténébreuxdu corridor où on les entendit s’abattre l’une après l’autre avecle bruit de deux plâtras qui se détachent.

– Mes souliers ! rugit le pèreSoupe, mes souliers ! Il a jeté mes souliers, àc’t’heure !

– Oui, dit Lahrier ; et je jette vosbas à la rue, si vous ne les remettez pas à l’instant même.Habillez-vous, monsieur, vous êtes indécent. Et puis, qu’est-ce quec’est encore que toute cette batterie de cuisine ?

Trois bouillottes d’inégale grandeurs’alignaient, ronronnaient doucement dans les cendres de lacheminée. Du doigt, Lahrier en souleva les couvercles.

– De l’eau chaude !

– Laissez ça ! C’est pour me fairela barbe.

– Du lait ! du chocolat !

– C’est pour mon déjeuner. Laissezça ! mais laissez donc ça, nom d’un tonneau ! Bon !voilà qu’il éteint le feu avec mon lait ! Hein ?quoi ? qu’est-ce que vous allez faire ? Mon chocolat dansle bain de pieds à présent ?… Ah ! le vilain homme !mon Dieu, le vilain homme !

Éperdu, il s’était dressé dans la cuvette, etses maigres mains maudissaient. Letondu, solennel, criait à traversla muraille :

– Honneur aux hommes de grand âge !Je tire mon chapeau à Homère, en la personne de M. Soupe,vénérable et digne…

Le reste – et ce fut bien dommage – se perdit,car Lahrier, en dépit des protestations de Soupe, qui le sommait defermer la croisée, l’ouvrait au contraire, et l’écartait toutegrande sur le fracas que semait par l’espace le passage d’un camionchargé de charpentes de fer.

Indistinctement, par bribes, dansl’assourdissement de ce tonnerre rebondi et secoué aux pavés de larue, on perçut les clameurs affolées du pauvre homme :

–… mez la fenêtre !… mez lafenêtre !… mez donc la fenêtre… vous dis… ; me ferezprendre du mal, cré mâtin !

Lahrier, cœur de roche, demandait :

– Qu’est-ce que ça peut me faire, àmoi ? Je n’ai pas envie d’attraper le choléra.

– Quelle société ! gémit Soupe. Jeme plaindrai au Directeur.

Du coup, le jeune homme s’emballa :

– Vous dites ?

L’autre ânonna :

– Je dis… je dis… je dis…

Il disait… il disait… En fait, il ne disaitplus rien du tout, épouvanté déjà d’en avoir dit si long. À grandscoups de serviette il se séchait les chevilles, puis enfilaitprécipitamment ses chaussettes, cependant que l’amant de Gabrielle,les bras jetés sur la poitrine et jouant à s’y méprendre la comédiede l’indignation, braillait :

– A-t-on idée de ça ? Un vieuxrossard qui prend le bureau pour un établissement de bains, et quiparle de s’aller plaindre au Directeur ? Au Directeur ?…En bien, allez-y ! Chiche ! Ça y est ! Au surplus sivous n’y allez pas, c’est moi-même qui vais y descendre.

– Vous ?

– Oui, moi !

Rongé d’inquiétude, Soupe jugea à propos defaire le malin, et il ricana :

– Ah ! la la !

– Ah ! la la ! fit Lahrier. Dudiable si je n’y vais de ce pas !

Il feignit de chercher son chapeau :

– Où est mon tube ?… et nous allonsvoir un petit peu si vous avez le droit, oui ou non, de vous mettretout nu devant moi !… dans un but que je ne veux pasconnaître.

– Oh ! dit le père Soupe,scandalisé. Oh ! oh ! oh !

– Parfaitement ! c’est que je vousconnais, moi, et pas de ce matin, bien sûr !… Oh ! vouspouvez rouler les yeux, ce n’est pas ça qui me fera changerd’appréciation. Au Directeur !… Au Directeur !… Je seraiscurieux de savoir ce que vous irez lui conter, au directeur.L’emploi de votre temps, peut-être ? En vérité, je vous leconseille !… Comme si vous ne devriez pas avoir honte de vousfaire flanquer quatre mille balles pour ne rien fiche, que rigolertout bas et que ronfler tout haut depuis le jour de l’an jusqu’à laSaint-Sylvestre, pendant que les copains triment à votre place.C’est de l’argent volé, seulement !

– Volé !

– Certainement, volé !

Soupe bondit :

– J’ai trente-sept années deservice !

– C’est bien ce que je vous reproche,répliqua Lahrier. Vous venez de vous juger vous-même.

Dans les intervalles de silence, on entendaitle tic-tac régulier d’un coucou battant les secondes en un coinobscur de la pièce. Et juste comme le vieux allait ouvrir labouche, l’oiseau chanta la demie de midi, ce qui détermina Lahrierà en finir.

– Voilà sept ans que vous avez droit à laretraite ! sept ans que vous vous obstinez à ne pas laprendre ! sept ans, enfin, que vous grevez de quatre millefrancs le budget du chapitre Ier pour un service qui envaut douze cents comme un liard et dont vous ne vous acquittez mêmepas ! C’est un écart de deux mille huit cents francs, neufaugmentations régulières au préjudice de vos collègues, que vousmettez tranquillement dans votre poche. Eh bien ! moi, je vousdis ceci : l’homme qui n’a pas le cœur de déposer sa chiquequand le moment en est venu, et de céder sa place aux autres, estun égoïste et un lâche ! L’homme qui, sciemment, froidement,accepte la rétribution de fonctions qu’il n’a pas remplies, est unmendiant de la plus basse espèce, un mendiant qui devient un voleur– je ne sais si je me fais bien comprendre – le jour où il poussel’infamie jusqu’à s’engraisser comme un porc du légitime salairedes autres !

– Je m’en vais, s’écria le père Soupe, jem’en vais ! Oui, j’aime encore mieux m’en aller qu’entendre depareils discours !

– C’est ça, dit Lahrier, cavalez !je vous ai assez vu, mon bon. Tenez, voilà votre chapeau. Lui-même,il le coiffa.

– Au plaisir de vous revoir.

Et du doigt, sans brutalité, il le poussa del’autre côté de la porte qu’il ramena sur soi aussitôt. Un instanton entendit Soupe fourgonner dans la nuit profonde du corridor,geindre, frotter des allumettes chimiques, à la recherche de seschaussures. Enfin il gagna l’escalier où s’éteignit son pas demartyr.

Sur quoi, ayant sonné le garçon debureau :

– Ovide, dit Lahrier, c’est dégoûtantici ; un coup de balai, s’il vous plaît, et videz-moi donccette cuvette.

Chapitre 2

 

 

Ayant expédié le père Soupe, le jeune homme semit en devoir d’expédier des choses plus sérieuses, mais ayantexpédié d’une traite, au point d’en avoir le poignet ankylosé decourbatures, une demi-douzaine d’affaires qui étaient l’arrivée dujour, il perdit soudainement patience, à voir comme son amoureuseapportait de l’empressement à venir le retrouver.

– Quelle dinde !… Je parie qu’ellen’a pas osé venir.

Et sa belle ardeur de travail tranchée commeavec une faux, il jugea avoir bien gagné le droit à larécréation.

– Tiens !… Si j’allais jeter un coupd’œil à mon parc.

Son parc, c’était celui de Jennyl’Ouvrière : deux étroites caisses flanquant extérieurementles chambranles de la mansarde qui était son humble bureau, et danslesquelles, sitôt les primes tiédeurs de mars, il semait levolubilis traditionnel et le classique haricot d’Espagne. Car ilavait, ainsi que tout vrai Parisien, la passion ingénue et émue dela verdure.

Il enjamba la fenêtre.

La gouttière qui le reçut avait la largeurd’un chemin de ronde.

Penché sur l’une de ses caisses il commençaitd’en effriter la terre, d’un doigt léger qui découvrait pour lesrecouvrir aussitôt les énormes haricots aux robes d’évêquestachetées d’ébène luisante, quand de l’intérieur du bureau, unevoix jeune et qui riait le héla :

– Tiens ! tu es perché, beloiseau ?

Lui regarda.

– Gabrielle !

Mon Dieu, oui, c’était Gabrielle ; etavec elle l’immense allégresse du renouveau nichée aux plis dudamier blanc et noir qui moulait ses bras et sa taille. Une grappede lilas la coiffait, et elle se moquait, le nez haut,disant :

– Descends donc, grand bêta ; tu vaste jeter à la rue.

Que de grâce, et que de jeunesse !

Lahrier en demeura ébloui, immobilisé uninstant et bouchant le jour de son corps.

Un saut et il fut à elle.

– Ce chat !… En voilà unesurprise !… Je ne t’attendais plus, ma foi !

Ses mains terreuses ramenées derrière son dos,crainte de tacher la belle robe, il baisa l’une après l’autre lesjoues que lui tendait son amie à travers le tissu léger de lavoilette. Il sut alors que la jeune femme avait profité du hasardqui l’appelait sur la rive gauche pour aller jusqu’au Bon Marché oùc’était jour de coupons.

– Et dame ! une fois là… Tu sais ceque c’est, n’est-ce pas ?

– Mais oui, mais oui.

Il ne lui en voulait plus, mais plus du tout,en vérité, tant il s’épanouissait de la tenir après avoir désespéréd’elle.

– Que tu es mignonne d’être venue !…Assieds-toi donc.

Et il lui avançait une chaise, qu’ellerefusa.

S’asseoir !… De son activité turbulentede petit chien, elle emplissait le bureau, au contraire ;follement amusée, et galopant d’un mur à l’autre avec de brusqueset admiratifs temps d’arrêt devant les rangées superposées decartons verts, dont on l’entendait épeler à demi-voix les mincesfiches indicatrices :

– Tarn-et-Garonne…, Meurthe-et-Moselle…,Ille-et-Vilaine…, Calvados…

La découverte imprévue du coucou la jeta à destransports de joie.

– Il y a une pendule !cria-t-elle.

Lahrier souriait.

– Sans doute, fit-il. Oh ! nous nemanquons de rien, ici.

– C’est très gentil, déclara Gabriellequi admirait de bonne foi. Et dis, Toto, à quoi ça sert-il, toutcela ?

Toto, qui se lavait les mains et dont lesdoigts, arrachés aux tiraillements de la serviette, apparaissaientun à un en roseurs délicates de cire, répondit :

– À rien du tout.

Cela fut si simplement dit, avec un tel accentde conviction tranquille, exempte de pose et de paradoxe, que lajeune femme éclata de rire.

– Tu es gosse !…

Il protesta :

– Gosse !… Tu te figures que jeplaisante ?

Gabrielle avoua qu’en effet elle l’en croyaitbien capable, et tandis qu’il se récriait, se disculpait hautementdu péché de malice, elle avait de petites moues entendues, le gestediscret de ses doigts ramenait à de justes proportions lesaffirmations bruyantes de l’employé s’exténuant àrépéter :

– À rien ! À rien du tout, je tejure !

L’idée de tant d’encre perdue, de tant de beaupapier noirci en pure perte, dépassait sa compréhension ; sesinstincts de petite bourgeoise bien ordonnée s’insurgeaient, etcriaient en elle : « Ce n’est pas vrai ! »

Elle demanda :

– Enfin quoi ? Tu ne me feras pascroire qu’on vous paie uniquement pour que vous vous tourniez lespouces ?

– Plût à Dieu ! riposta le jeunehomme qui greffa sur ce point de départ un pittoresque démontage dumécanisme administratif.

Il avait, quand il s’y mettait, la vervefacile et féroce.

Cinq minutes, il ne tarit pas ; laprésence de son amie éveillant en lui des coquetteries de jeune coqqui parade devant la poulette favorite. Sa recherche à se montrerspirituel l’amenait à l’être tout de bon, et une pointe decanaillerie faubourienne pimentait insensiblement l’amusement de cequ’il disait.

– Tu vas voir, c’est très curieux. Lesuns (ce sont les rédacteurs) rédigent des lettres qui ne signifientrien ; et les autres (ce sont les expéditionnaires) lesrecopient. Là-dessus arrivent les commis d’ordre, lesquels timbrentde bleu les pièces du dossier, enregistrent les expéditions, etenvoient le tout à des gens qui n’en lisent pas le premier mot.Voilà. Le personnel des bureaux coûte plusieurs centaines demillions à l’État.

– C’est pour rien, fit Gabrielle.

Il appuya :

– Pour rien. Et ça a le précieux avantaged’enrayer la marche d’affaires qui iraient toutes seules sanscela.

Puis (Gabrielle, point convaincue, persistantà hocher la tête d’un air d’incrédulité, proclamant à la fois lerôle considérable des grandes administrations et la sélection desintelligences chargées de les représenter), il se récria, affectaun empressement démesuré à abonder dans ces vues :

– Comment donc !… Sélection ?…Je te crois !

Et pour bien établir qu’il ne se moquaitpoint, il se lança dans des imitations, d’ailleurs exquises definesse et d’observation maligne, du père Soupe, de Letondu, dusous-chef Van der Hogen et de M. de La Hourmerie, dont ilsingea jusqu’à la perfection la solennité pleine de tics. À la fin,aux rires fous de la jeune femme qui était là comme au spectacle,il imita le Directeur lui-même et donna la représentation d’uneréception de jour de l’an.

Ce fut délicieux.

Les reins à la cheminée, la boutonnière paréed’un pain à cacheter rouge destiné à compléter l’illusion, il futcharmant de fausseté onctueuse, de je-m’en-foutisme ému,d’éloquence ronflante et banale.

– « Mes chers collègues…,laissez-moi dire : mes chers amis !… C’est toujours avecun nouveau plaisir, comme disait le roi Louis-Philippe, que je voisgroupée autour de moi cette sélection d’intelligences… »

Coup d’œil à Gabrielle.

« … d’abnégations et de dévouements, enlaquelle je résume et dépeins d’un seul mot le personnel de laDirection des Dons et Legs. Quel ingrat ne serais-je pas, en effet,si je ne lui rendais en ce jour l’éclatant hommage que je luidois ? si je ne reconnaissais – hautement – la part decollaboration dont je lui suis redevable dans l’accomplissement dela tâche, si difficile et si délicate qu’a confiée le chef del’État à ma modeste initiative ?… Mais affirmer, ainsi que jeme plais à le faire, la supériorité de vos mérites, c’est affirmerdu même coup vos droits à certaines exigences… Ces exigences, meschers collègues, à Dieu ne plaise que je les blâme. »

– Bravo ! Bravo ! criaGabrielle transportée d’admiration.

Lahrier ne sourcilla pas.

Impassible, il reprit :

– « Voilà cinq ans que je présideaux destinées de cette maison ; cinq ans que je vous faisespérer, pour des époques toujours prochaines et toujoursajournées, hélas ! les augmentations de salaires que vous nesauriez revendiquer avec trop de légitimité. Cette fois encore – etpour me décider à cette pénible confession, il faut toute laconfiance que j’ai en votre esprit de désintéressement – je vousaccueille les mains vides… J’avais sollicité de la Chambre uneaugmentation de crédit portant sur le chapitreIer : vingt mille francs qui m’eussent mis à mêmed’apaiser dans quelque mesure les justes mécontentements du plusgrand nombre d’entre vous ; malheureusement la commission duBudget a conclu au rejet de la proposition. En sorte, mes cherscamarades, que j’en dois appeler, une fois de plus, – ladernière ! – à cette patiente et à cette longanimité dont vousavez déjà donné tant de preuves. Au reste, les temps sontproches !… Un avenir est à nos portes… d’autant plus fécond ensurprises, que vous aurez su l’attendre plus longtemps… »

 

La fenêtre était restée ouverte : uncadre vermoulu de mansarde emprisonnant un jaillissementd’innombrables cheminées. Au loin, par-delà les maisons quis’enfuyaient à l’infini, le Panthéon et la Sorbonne élevaient leursdômes disparates : l’un plus lourd, gonflé au-dessus del’horizon comme la calotte d’un formidable aérostat maintenuimmobile sur ses ancres, l’autre plus frivole, fanfreluche declochetons, et pareil au casque hérissé d’une idole hindoue. Àl’une des tours de Saint-Sulpice, un rayon de soleil égaré allumaitun miroir d’alouette. Trois heures sonnèrent. La splendeur del’avril battait son plein au-dessus de Paris.

Gabrielle, le dos au jour, s’était renverséedans sa chaise, la pointe vernie et finement piquée de son soulieravancée un tout petit peu, hors de la jupe. Appareillée à satoilette, son ombrelle lui barrait les genoux : un rien dutout de foulard quadrillé, dont une satinette mauve cravatait lemanche interminable avec des airs de gros papillon au repos. Etl’étonnement de Lahrier était de la trouver si blonde !… maissi blonde, vraiment ; si blonde !… Jamais il n’eûtsupposé avoir une maîtresse aussi blonde ! Sa nuque étaitdevenue de miel, dans le flot de beau temps qui la baignait. Il futravi de sa découverte et il se dit que le printemps est, à Paris,plein de clémence ; qu’il ne fleurit pas seulement aux maigresbranches des platanes et aux bourgeons empoissés des tilleuls, maisaussi aux cheveux des jeunes femmes, et à leurs joues, et à leurslèvres, et à leurs bouts de nez, qu’écrase imperceptiblement lenuage des voilettes blanches.

– Non, vrai, Gabrielle, déclara-t-il toutà coup, c’est épatant ce que tu es chic, aujourd’hui.

– Est-ce que tu n’es pas un peufou ? demanda Gabrielle qui riait, ne l’ayant jamais vu sitendre.

Elle lui avait abandonné ses mains, qu’ilbaisait avec une belle fougue. C’était deux toutes petites pattes,aux ongles légèrement saillis sous la peau tendue des gants.Ceux-ci, blonds aussi, se brisaient aux poignets, en un doublebracelet de petites couleurs engourdies, puis empiétaient sur lesmanches, à mi-bras, gonflés de chair robuste et jeune. RenéLahrier, très éveillé, baisa et mordilla longuement l’un aprèsl’autre les petits doigts, point trop indignés, de son amie.Cependant, un moment vint où il dut aller un peu loin, car la jeunefemme, soudain, fut debout, et, avec cette sévérité qui à la foisrappelle à l’ordre et se tient à quatre pour garder sonsérieux :

– Non, pardon ! ne t’emportepas !… Un peu de calme, s’il te plaît.

Mais lui objecta :« Gabrielle !… » si doucement, si gentiment, qu’elledut désarmer, vaincue, conquise à l’infini de câlinerie puériledont ce simple mot débordait. Ils se baisèrent aux lèvres, sansbruit, entre leurs mains qui s’étaient jointes, paume à paume etles ongles hauts.

– Chéri !

– Chérie !

Les mots ne furent pas, ou furent sipeu ! La confusion de deux souffles, rien de plus…

Devant l’avidité gloutonne de la bouche quipressait la sienne, Gabrielle, pourtant, avait fui. Le buste enarrière maintenant, les cuisses coupées à l’arête vive de la tabledont la dureté la blessait à travers l’empesé de ses jupes, elletâchait à se dérober, charmée et affreusement inquiète, sans forcepour ravir ses dents au baiser de ce gentil garçon qu’elle sentait,si vivant contre elle, la respirer comme une fleur, et défaillanteà l’idée que quelqu’un pouvait entrer.

– Mais oui je t’aime !… mais oui jet’aime, tu le sais bien.

Et aussitôt :

– Prends garde, mon Dieu !… Prendsbien garde ! Par-dessus l’épaule du jeune homme, ses yeuxmi-clos allaient aux lointains de la pièce, en fixaientanxieusement la porte, avec la crainte évidente de la voirbrusquement s’ouvrir…

Et elle s’ouvrit, et le chef de bureauapparut, M. de La Hourmerie lui-même, dont avait faitdresser l’oreille une discrète allusion de Chavarax à l’esprit denoble indépendance de son camarade Lahrier : « Uncharmant être, adoré des femmes, et incapable de sacrifier à lastupidité de certains règlements les saines traditions de lagalanterie française. » Et allez donc ! Tout Chavaraxtenait dans ce mot ; toute la subtilité assassine de ce grosgarçon aux yeux pâles, dont encadrait la face un collier de duvetmou, évoquant, sans qu’on sût précisément pourquoi, une idée devague obscénité. Là était sa spécialité : le fraternel coup demain donné à un ami et qui est le coup de pied destiné à lui casserles tibias, l’air délicat de vous passer à la fois la main dans ledos et le croc-en-jambe.

De l’un il disait :

– Chaudavoine ? Bien intelligent, cegaillard-là, et étonnant pour tourner le vers. Sa chanson sur leDirecteur, qu’il a composée l’autre jour, est un chef-d’œuvre demoquerie fine et de drôlerie malicieuse.

De l’autre :

– Ce n’est pas la faute à de l’Ampérièresi son père doit tout à l’Empire. Et on vient lui reprocher, à lui,de faire de l’opposition ? Est-ce bête !… Ce n’est pas del’opposition ça, c’est de la reconnaissance.

D’un troisième :

– Mousseret est animé d’un zèle nondouteux et son intelligence hors ligne le désigne pour un posteélevé. Il est fâcheux que sa pauvre santé le tienne absent de sontravail les trois quarts du temps… au moins.

De celui-ci :

– Hernecourt a derrière lui dix ans deservices méconnus. Si on lui eût rendu justice avec plusd’impartialité, il n’en serait pas venu à chercher dans l’alcool laconsolation de ses déboires.

De celui-là :

– Bêtise n’est pas vice. Ce n’est pas uneraison parce que Tabourieux est hors d’état de faire jamais autrechose pour le laisser expéditionnaire jusqu’à la fin de sesjours.

Et ainsi de suite.

Simplement, sans se soucier de la maincharitable qui ne manquerait pas de les ramasser, il semait cesperles sur sa route, le long des murs percés d’invisibles oreilles.Qu’elles dussent arriver à destination à peu près aussi sûrementqu’une lettre jetée à la poste, il n’eût eu garde de se ledemander, car il répugnait, de bonne foi, aux besognes sales, ettenait à l’étrange compromis de conscience qui laissait en paix sesscrupules. Depuis son arrivée à la Direction il avait procédé ainsiet s’en était trouvé au mieux.

Édifié d’un coup d’œil, M. de LaHourmerie ne se répandit pas en lamentations stériles. L’égal enlaconisme éloquent de son garçon de bureau Ovide, il ditsimplement : « À merveille ! » ramenadiscrètement la porte, et, d’une traite, fut chez le Directeur.

Chapitre 3

 

 

La cigarette jaillie des dessous de lamoustache et les cuisses baignées de pénombre, celui-ci semait dessignatures, pour ampliations conformes, au bas d’arrêtésministériels. De sa dextre bien soignée il les étendait, griffesd’empereur, sur la demi-largeur du papier, puis immédiatement lesséchait, le bloc-buvard secoué, en sa main gauche, du tangageprécipité d’un petit bateau qui va sur l’eau.

Le chef entra, vint droit à lui, s’arc-boutade ses doigts aux minces filets de cuivre qui cerclaient l’acajoude la table, et posa cette question bien simple :

– Je viens savoir de vous, monsieur, sila Direction des Dons et Legs est une administration de l’État ouune maison de tolérance.

M. Nègre – l’étonnement avait immobilisénet le double mouvement de ses mains – répondit :

– Qu’est-ce qui vous prend ? Envoilà une drôle de question !

– Il me prend, répliquaM. de La Hourmerie, que M. René Lahrier reçoit desfemmes dans son bureau, que je viens de le pincer sur le fait, quej’ai depuis longtemps contre cet employé de graves sujets demécontentements, qu’à la fin la mesure est pleine et que l’un denous deux – j’en donne ma parole d’honneur – aura cessé d’émargerau budget avant la fin de la journée.

Il n’y allait pas par quatre chemins. Ilposait la question de cabinet ; rien de plus. OrM. Nègre, avec son petit air doux, était un monsieur trèscarré ; on ne la lui faisait que s’il le voulait bien, etcapable d’acheter d’un livre de sa chair la sauvegarde de satranquillité, il avait des révoltes de mouton enragé le jour où unemain téméraire tentait de la venir pourchasser jusqu’en sesderniers retranchements.

– Vous voulez vous en aller ? dit-ilfroidement au chef des Legs ; eh bien ! mon cher,allez-vous-en, que voulez-vous que je vous dise ?

Ceci coupa la glotte à de La Hourmerie, qui,s’étant attendu à tout excepté à ce qui arrivait, ne trouva qu’unamer sourire et qu’un lent élevé de ses cils vers le ciel. Ilmurmura : « Délicieux », et comme ses émois,volontiers, avaient l’ironie classique :

– Hic sunt prœmia laudi, fit-il.J’aurai donné à cette maison les trente plus belles années de mavie pour en venir à ce résultat de me faire dire :« Prenez la porte. »

– Pardon ! rectifiaM. Nègre ; je ne vous dis pas : « Prenez laporte », je vous dis : « Vous pouvez laprendre. » Ce n’est pas du tout la même chose. Quant à vosallusions discrètes à la façon dont vos mérites auraient étérécompensés, je vous ferai humblement remarquer que vous avez huitmille francs d’appointements et la croix de la Légion d’honneur.Disons des choses sérieuses, n’est-ce pas ; soyons justes avecla vie et n’usons de la mise en demeure qu’avec une extrêmeréserve, car il est de ces caractères qui ne sauraient s’enaccommoder. Voilà.

Ainsi parla le Directeur qui, dans le mêmetemps, changea de ton et de visage. On ne saurait assez dire,vraiment, à quel point c’était un homme sans méchanceté. Pris deremords devant le faciès effaré de M. de La Hourmerie, ils’adoucit, comme la veille ; toute sa mauvaise humeur tomba,glissée à la gouaillerie d’une amicale querelle.

– Vous me terrifiez, aussi, avec vosdemandes de renvoi. Hier, c’était M. Letondu ;aujourd’hui, c’est M. Lahrier ; quelle est cette fièvred’expulsion ? Je ne veux renvoyer personne, cher ami ;M. Lahrier moins que tout autre ; mettez-vous bien çadans la tête. Lahrier est, de toute cette maison (avec vous,naturellement), celui auquel je tiens le plus. Songez donc qu’aubout de cinq ans j’en suis à attendre de lui l’ombre d’unerevendication, l’exposé du moindre grief !… Il viendrait medire : « J’ai droit à une augmentation, on ne me la donnepas, je la réclame », je n’aurais qu’à lui tirer mon chapeau,c’est bien simple ; car enfin voilà des siècles qu’il devraitêtre rédacteur !… Mais non, c’est une fleur, ce garçon ;humble, il se complaît en son ombre comme une violette en samousse ; satisfait de sa médiocrité, à ce point soucieux demon repos qu’il va jusqu’à lui sacrifier ses intérêtspersonnels !

Au songé d’une telle grandeur d’âme, despleurs, des pleurs véritables, humectaient son éloquence. Sagratitude déborda dans un mot, qu’il répéta par deuxfois :

– Le pauvre enfant ! Le pauvreenfant !

Après quoi :

– Oh ! s’exclama-t-il, que nesuis-je poète lyrique ! M’accompagnant d’un luth aux cordesbien tendues, en des vers dignes de celui qui me les auraitinspirés, je célébrerais ses mérites, et la noblesse de son cœur,et son fier désintéressement, et ses vertus au-dessus de toutéloge ! Pour glorifier son souvenir, que n’ai-je ton artinfini, Banville, chantre aimé des dieux ! pour porter auxpeuplades lointaines son nom cher à ma reconnaissance, que n’ai-je,petit oiseau, tes ailes !… Et cet homme qui, seul entre tous,a respecté ma noire détresse, je l’irais chasser comme unlaquais ?

– Pourtant…

– Je l’irais flanquer à la porte parcequ’un jour, en son bureau, il a embrassé une femme qui étaitpeut-être sa sœur ?

La Hourmerie bondit :

– Sa sœur ?… Il ne manquerait plusque ça, par exemple !

Mais entêté de surdité, le Directeur passaoutre.

– Jamais !… N’y comptez pas !…Jamais !

Il le hurla, ce « jamais », lesdoigts allongés dans le vide, avec l’ample geste tragique d’unconspirateur d’opéra qui jure la mort du tyran. Aussi bien eût-ilvoulu, homme, consommer une telle félonie, il se fût buté,fonctionnaire, au veto de sa conscience lui rappelant qu’il avaitdes devoirs, dont le premier était de conserver à l’État unserviteur dévoué et assidu, et cet argument qu’il lâcha avec unecalme impudeur eut pour effet de soulever, chez M. de LaHourmerie, des bouillonnements de bon sens suffoqué. M. Nègre,jouant l’étonnement, reprit le thème et le développa ; de LaHourmerie, hors de lui, riposta en clameurs stridentes de jeunecochon qu’on égorge.

– Dévoué ! Assidu !… Quidonc ? C’est pour Lahrier que vous dites ça ?

– Dame !

– Ah bien, elle est un peu raide !…Un employé qui ne vient jamais !

– Mais si.

–… ou qui vient à deux heures, les jours où ildaigne venir !

– Mais non.

– À deux heures, je vous dis.

– À deux heures ?

– Quand ce n’est pas à trois.

– Et après ?

– Comment, et après ?

– Oui, après ? Son service est aucourant, n’est-ce pas ?

Un temps savamment observé :

– Parbleu ! dit de La Hourmerie, ille fait faire par un autre.

Il ricana, ayant gardé le trait pour la fin,et dans un malin clignement d’œil qui rendait un hommage discret àsa finesse, il se révéla enchanté, très fier d’avoir trouvé ça.Malheureusement M. Nègre n’était pas homme à capituler pour sipeu. Avec une souplesse d’acrobate qui enfourche au passage unepouliche échappée, il saisit le mot à la crinière, s’enleva dessus,d’un coup de jarret, hop !

– Par un autre ?… Et pardieu, c’estbien ce qui fait de lui le plus précieux de nos employés !…Comment, vous ne comprenez pas ça ? Cette évidence vouséchappe, que tenant d’autant plus à sa place qu’il a moins de peineà la remplir, il fera tout pour la garder par cela seul qu’il faittout pour la perdre ?… que l’excessif même de ses torts nousest le garant assuré des prodiges qu’il accomplira pour acheterleur impunité, et que plus il mettra l’opiniâtreté à ne pass’acquitter de sa tâche, plus il déploiera d’énergie à s’endécharger sur les autres et à stimuler leur ardeur ?…Raisonnons. Lahrier gagne ici deux mille quatre cents francs paran, qui lui coûtent juste, en gros et en détail, la peine de sebaisser pour les prendre : de l’argent trouvé, autant dire. Etcet argent, il irait, l’insensé, s’exposer bêtement à leperdre ? Allons donc ! L’invraisemblance d’une tellehypothèse crèverait les yeux à un enfant de dix-huit mois, et ilfaut, pour que vous-même vous n’en soyez pas aveuglé, qu’un furieuxamour vous possède, du sophisme et du paradoxe.

– Paradoxe ! fit l’autre ;paradoxe !… Je fais du paradoxe, moi ?

C’en était trop. Il était dépassé. D’un grandgeste désespéré il abandonna la partie, s’en tenant dès lors àd’ironiques petits rires où ses nerfs tâchaient à se détendre,tandis que M. Nègre, implacable, poursuivait, répétait :« Eh oui !… vous en faites comme M. Jourdain faisaitde la prose : sans le savoir. Que voulez-vous ; vous êtesune nature compliquée. » Il clôtura la discussion d’un« Fort bien » qui puait le fiel à plein nez, et il gagnala sortie sans reparler autrement de démissionner, d’ailleurs.Toutefois, la main sur le bouton de la porte :

– Je m’incline devant une volontésupérieure, mais de cet instant, déclara-t-il avec une solennitéâpre, tout est fini entre M. Lahrier et moi. Cet employé medevient un étranger et je m’en désintéresse complètement, avec leseul espoir qu’il poussera la bonne grâce jusqu’à ne pas préférermon cabinet au sien pour y consommer ses turpitudes et y donner degalants rendez-vous. C’est tout ce que j’exige de lui. À cetterestriction près, il fera précisément tout ce qui lui conviendra defaire : je le dispense de toute obéissance, de toute présenceet de tout travail. Puisse l’État n’avoir pas à payer tropchèrement les conséquences d’une situation que je n’ai point crééeet dont ne saurait m’incomber la responsabilité pesante. Je suisvotre humble serviteur.

Partie 5
Cinquième tableau

Chapitre 1

 

 

Un mois passa, au cours duquel le détraquementde Letondu ne fit que croître et embellir.

Letondu, à vrai dire, venait encore àl’Administration ; il y venait même régulièrement. Mais,arrivé à l’heure précise, il s’enfermait en son bureau, s’yverrouillait à double tour et y demeurait de longues heures sansque l’on pût savoir ce qu’il y fabriquait. Des collègues l’ayantmouchardé par le cercle élargi du trou de la serrure, donnaient devagues éclaircissements : les uns disaient l’avoir vuimmobile, les jambes en branches de compas, plongé dans lacontemplation d’un vieux planisphère en loques qui décoraitlugubrement une des murailles de sa pièce ; d’autresl’auraient surpris exécutant dans la diagonale du bureau des alléeset venues de bête en cage, les mains aux reins, etdéchaussé !… En fait, on ne savait pas grand-chose.De temps à autre, simplement, des éclats de voix filtraient àtravers la cloison : des soliloques où grondaient des colères,des paroles de revanche, de tragiques représailles, d’aubesprochaines qui saignaient déjà à l’horizon en roseurs de bonaugure. C’était ensuite, pendant des temps interminables, lesilence à l’affreux cortège, semeur d’anxiétés, troubleur d’âmes,qui fait apparaître les gens sur les seuils des portes entrouverteset se questionner de loin, à la muette, avec des regards quiimplorent et des fronts qu’embrume le souci d’une préoccupationcommune. Dans tous les yeux, la même interrogation :« Qu’est-ce qu’il fait ?… Qu’est-ce qu’il peutfaire ?… Est-ce que, par hasard, il serait mort ? »Et quelquefois, à la joie sans bornes d’Ovide, le soir bleutombait, puis la nuit, sans que le mystérieux attardé sonnât pouravoir une lampe !… Il avait d’ailleurs renoncé à reconnaîtrequi que ce fût. Plus une parole à personne, un souhait de bonjour,rien du tout. Sous des sourcils aussi larges que des pouces, ilroulait des yeux de fauve traqué ; derrière ce front haut dedeux doigts, où la brosse rase des cheveux descendait en pointed’écusson, le génie de la persécution développait ses âpresgermes.

Si un Inconnu ténébreux enveloppait sa vieprivée, cela est superflu à dire !…

Les probabilités cependant – tant,quelquefois, il arrivait pitoyable au bureau, le teint boueux, lacravate lâche, le faux col en accordéon – étaient qu’il employaitses nuits à errer au hasard des rues, sous les clairs de lune oules pluies ; et tout cela ne laissait pas de semer quelqueinquiétude en les âmes de ces messieurs, en celle, surtout, deM. de La Hourmerie, dont le nom mettait à revenir dansles discours de Letondu une obstination regrettable.

Or, vers le milieu du mois de mai, ce sinistreénergumène puisa dans les lobes distendus de son cerveau deux outrois petites conceptions d’une réjouissante insanité.

Échafaudée tant bien que mal sur de vaguessouvenirs de collège, sa hantise de l’Antiquité avait atteint auparoxysme, si bien que, lâché à toute bride dans une mêléeinextricable de guerriers et de philosophes, les prenant les unspour les autres, exaltant indifféremment le caractère de Regulus etcelui de Caligula, confondant Mithridate avec Sardanapale,Thémistocle avec Télémaque, Lycurgue avec Laocoon, il résolut enfind’imiter ces grands hommes, de régler sa vie sur les leurs etd’égaler leurs vertus par les siennes. Il imagina donc d’organiserà son usage particulier des jeux renouvelés de l’antique, car ilpensait avec Virgile qu’une âme saine veut un corps valide, et ilarriva, un matin, une roue de wagonnet sous le bras, dont il se mità se servir comme d’un disque.

Huit jours durant, ce ne fut plus tenable.Projetée à toute volée d’une extrémité à l’autre de la pièce, lalourde masse de fer en venait heurter la porte, qu’elle défonçaitpeu à peu, cependant que la Direction vivait dans un bombardementet que, derrière ses vitres ébranlées, sursautait le conciergelui-même, le mélancolique Boudin, ramené aux plus mauvais jours dusiège de Paris par ce grondement de canonnade lointaine. Personnageimpressionnable, au teint blême de cardiaque, que la visionincessante de la mort poursuivait à travers la vie, il s’enlamentait in petto, et volontiers allait épancher sesangoisses dans le sein d’un bistrot de la rue Chanaleille dont ilétait le fidèle client ; mais ce détail n’était point faitpour calmer la généreuse fièvre de Letondu. Bien mieux, quand ileut amené ses biceps à la dureté de la fonte, il acheta un clairon,Letondu, et il se mit à en jouer, arrachant de force à l’instrumentdes sons rauques abominables, qui emplissaient les corridors enmeuglements de mastodonte égorgé : ceci pour donner de lasouplesse à ses poumons, qui en manquaient !…

Jusqu’alors il n’avait été quesurprenant : il devint extraordinaire le jour où, marchant surles traces des athlètes lacédémoniens, qui s’oignaient d’huilesparfumées, il inventa de se badigeonner, depuis les pieds jusqu’àla tête, avec de l’huile de foie de morue.

Enfin il eut l’âme de Platon !…

Il en conçut le légitime orgueil d’un monsieurqui a su, par sa persévérance, son opiniâtreté au-dessus de toutéloge, atteindre le but qu’il a laborieusement visé, et il résolutaussitôt d’humilier l’Administration, en donnant désormais unesomme de travail grotesquement disproportionnée avec la sommed’argent qui en était le salaire.

De cet instant, le personnel put retourner àses chères études ou aller taquiner le goujon sur les riantsrivages de la Seine : on cessa d’avoir besoin de lui.

Letondu !… et cela suffisait.

Lui seul !… et c’était assez.

Il entrait dans les bureaux, raflait labesogne sur les tables, enlevait aux mains des expéditionnaireshasardant de timides « Permettez… » des dossiersvolumineux, et emportait le tout sous son bras sans un motd’explication.

Voilà.

C’était plutôt simple. Seulement, l’économieadministrative y laissait les yeux de la tête. Rien ou à peu prèsne survivait du beau fonctionnement d’une maison sagement ordonnéenaguère, tombée depuis entre des mains furieuses, et devenuecomparable à ces horloges détraquées dont s’immobilisent lesrouages autour d’un cylindre affolé qui tourne, tourne, tourne sanscesse, atteint de rotation frénétique. Avec ça, un symptôme plusgrave à lui seul que l’ensemble de tous les autres attestaitl’écroulement final de cette intelligence sombrée ; l’écrituredu pauvre garçon allait s’altérant de jour en jour !… Cen’était plus l’irréprochable alternance des pleins doduset des maigres déliés – orgueil défunt deM. de La Hourmerie – mais une furibonde mêlée de jambagesgalopant les uns après les autres, sans art, sans chic, sans éclat,où se lisaient à livre ouvert la hâte d’en avoir terminé avec unetâche fastidieuse et le désintéressement d’un esprit que hantent desecrets desseins. Au cours d’une expédition souvent écourtée demoitié, il arrivait que des phrases entières se faisaient remarquerpar leur absence, d’autres privées de leurs incidentes (restées enroute, celles-ci, évaporées en la mémoire du copieur au mêmeinstant qu’absorbées) semblaient de distraites personnes venues aubal sans faux cols – sans parler de celles plus étranges encore,qui étaient vêtues en chie-en-lit et parlaient de trente-six chosesà la fois : du legs un tel et de la mort de Sénèque ; dela loi sur les successions et de l’énergie d’Arria qui se plongeaun couteau dans le sein en criant : Pœte, nondolet ! »

– Patience ! pensait René Lahrier,naturellement enclin à prendre gaiement les choses ; nousn’avons pas vu le plus beau. Un de ces jours nous allons bienrire.

Il ne se trompait pas.

Un jour vint où M. de La Hourmerie,lassé de se ronger les poings dans le silence du cabinet et de sefaire en vain des cheveux blancs devant les ruines de son service,demanda à son désespoir, qui la lui fournit, l’audace d’allerreprendre son bien au redoutable Letondu. Profitant de ce que, dansun projet de décret relatif au legs Quibolle dont on était parvenutant bien que mal à reconstituer le dossier, celui-ci avait mis« QUIBOLLE, Victor-Grégoire » au lieu de « QUIBOLLE,Grégoire-Victor », il grimpa quatre à quatre chez le fou,aspira une longue sifflée d’air, tic qui lui était familier quandsurgissait un événement considérable, et se livra à desconsidérations touchant les fâcheuses conséquences qui eussent puêtre le fruit de cet écart de plume. Dans un style agaçant etconfitureux bourré toutefois des bienséances oratoires d’unpersonnage qui n’est qu’à moitié rassuré, il détailla cesconséquences : la porte ouverte toute grande aux chicanes descollatéraux, les revendications des héritiers Quibolle enrestitution de jumelles marines et de chandeliers Louis XIII,l’intervention des tribunaux civils et de la Cour de cassation,tout un affreux micmac jurisprudentiel à donner la chair depoule.

– Monsieur Letondu, conclut-il,l’expédition n’est pas besogne qu’il convienne de négliger et detraiter par-dessous la jambe. Elle est d’importance, au contraire,elle est d’importance capitale !… Vous voulez, monsieurLetondu, faire plus qu’on ne vous demande et porter sur vos seulesépaules le fardeau de toute une maison. Mon Dieu, c’est un louablezèle !… je suis le premier à le reconnaître ; mais je leblâme, si j’y applaudis. Saisissez-vous bien la nuance ?L’excès en tout est un défaut, et le mieux, monsieur Letondu, futtoujours l’ennemi du bien. C’est avec ce système-là que, forcé decourir la poste faute de temps, vous en arrivez à ceci, de mettre« Victor-Grégoire » en place de« Grégoire-Victor », ce qui n’est plus la même chose.Vous comprenez, monsieur Letondu !

– Monsieur Letondu vous emm…, réponditLetondu avec une grande simplicité.

Jusqu’ici il avait laissé dire sans broncher,courbé sur un rapport qu’il expédiait d’urgence.

Il lâcha le mot doucement, aimablementpresque, redressé du buste, aux trois quarts, et sa dextre auxphalanges velues suspendue au-dessus du papier.

Le chef de bureau fit un bond ; mais déjàLetondu était debout, plus blême qu’un linge à présent, d’uneblancheur sur laquelle tranchait le roux ardent de sa moustache. Ilfit un pas. Ses lèvres décomposées dansaient ; la faïenceazurée de ses yeux avait pris l’insoutenable éclat d’une lamed’acier au soleil. Le doigt tendu :

– Sortez, fit-il.

– Mais…

– Plus un mot ! Sortez, vousdis-je ; allons, oust ! hors d’ici ! quittez ce lieuque vous déshonorez de votre ignoble présence !

Le chef, éperdu, obéit. Sur son importanceprudhommesque de tout à l’heure, ce coup de théâtre inattendu avaitopéré instantanément, à la manière d’un acide sur la teinture detournesol. Jusqu’au soir, de bureau en bureau, il fut colporter lanouvelle :

– Je vous demande pardon, je vousdérange, mais ce qui vient de m’arriver est tellementextraordinaire…

Et sa voix coupée de hoquets, son feu àdécliner toute provocation, ses protestations de douceur, d’aménitébien connue, de sociabilité et autres, disaient le trac formidablequi lui étreignait la gorge, son avidité de sympathies, deprotections étroitement groupées autour de sa personne menacée etchétive.

– Croyez-vous ! hein ?Croyez-vous !… Oh ! il n’y a plus à s’y tromper : laprésence de M. Letondu est un péril pour chacun de nous…

Les employés se grisaient du récit,prodigieusement intéressés. Tombé dans le train-train monotone deces messieurs, l’événement prenait d’énormes proportions ; ilemplissait de fièvre la maison, la jetait à l’agitation d’un troude province qu’a traversé le matin un régiment de cavalerie.

Au fond, la perspective d’un chiquage possibleentre Letondu et de La Hourmerie déchaînait de sournoisesjouissances. C’était comme une lueur de gaîté à l’horizon desmornes journées de bureau.

Chapitre 2

 

 

La lucarne du coucou évolua hors de son cadre,comme sous la poussée d’une chiquenaude, et l’oiseau se montra uninstant, le temps d’exécuter une courbette courtoise en chantantl’heure qu’il était.

– Ho hou, ho hou.

À l’un des bouts de la table qu’il partageaitavec Lahrier, le père Soupe faisait la sieste, renversé en sonfauteuil, les bras ballants d’un égorgé et le nez pointé vers leciel. Il avait l’inquiétant dormir, livide et rigide, des vieillesgens, en sorte que Lahrier eût pu le croire mort, n’eût été l’aiguronflement chassé par l’huis béant de sa bouche. Au raclement quilui parvint sans l’éveiller, d’une des chaînettes de l’horlogequ’entraînait le poids de son boudin, il s’affirma vivant. Unesalutation d’homme qui éternue amena son menton en fessier sur lespans dénoués de sa cravate, révélant sa large tonsure, fille desans, culottée ainsi que la peau d’âne d’un tambour hors de service,tandis qu’étranglé en ses sources, le ronflement se modifiait,traduit maintenant en rumeurs sourdes ; on n’eût su dire aujuste quel grabuge de rats emprisonnés dans un tuyau d’écoulementet qui s’y battent, affolés, avec des morceaux de bouchon et desdétritus de carottes.

– Bon Dieu, que cet homme m’agace !soupira René Lahrier. Que cet homme m’embête, bon Dieu !

Le moment était arrivé où la société du pèreSoupe lui serait devenue intolérable. Il ne pouvait plus le voir enface, l’abreuvait de mauvais procédés ; affectant, parexemple, pour l’avoir contemplé un quart de minute, l’impérieuseobligation de mettre le mouchoir sur la bouche afin de réprimer desnausées. La veille encore il l’avait, sans qu’on sût pourquoi,accusé de sentir le beurre, ce qui avait humilié Soupe au-delà detoute expression et l’avait fait s’exclamer douloureusementahuri :

– Le beurre !… Le beurre !…Voilà que je sens le beurre, à présent !…

Un instant, Lahrier fut rêveur. Il balançait,point fixé sur le mode de fumisterie dont il convenait qu’ilrégalât le sommeil de son collègue (un filet d’eau dans le cou,peut-être, ou mieux un appel strident d’une trompette de marchandde robinets qu’il avait achetée à la foire aux jambons quelquesjours auparavant), quand soudain la vision lui passa par l’esprit,d’une mystification énorme, d’une blague géniale bien faite pourachever de liquéfier l’intellect déjà pas trop solide du pèreSoupe.

La belle trouvaille !

Il s’en récompensa d’un hochement de têtelouangeur, et, pour ne point retarder plus longtemps son plaisir,il feignit d’être pris du rhume ; trois« hum ! » sonores tombèrent dans le silence, tels,derrière le rideau baissé, les trois coups de l’avertisseur donnantle signal de la farce.

Le vieux, qui n’avait pas bougé, soulevapesamment ses paupières et amena sur le tousseur les yeux trempésd’humidité d’une alose qui écoute jouer de l’accordéon. Le sommeill’empêtrait encore qu’un ébahissement le secouait : Lahrierlui demandait, très gentil, si ce petit somme lui avait étéprofitable, et la nouveauté d’un tel procédé lui jetait au visageune potée d’eau fraîche. D’abord hébété, il se répandit vite enactions de grâces ; très heureux, tremblant d’émotion ausupposé d’une réconciliation dont il avait désespéré. Et, lâchécomme un jeune cheval, il se lança dans deséclaircissements :

– Très profitable, vous êtes bienaimable, merci. Ah ! c’est que mon sommeil, voyez-vous, c’estla moitié de ma santé ; j’ai toujours été comme ça. Je tiensça de mon père, du reste. Nous sommes d’une famille où l’on dortbeaucoup, et…

– Pardon, interrompit Lahrier jouant àmerveille la surprise, pourquoi me racontez-vous tout ça ? Jem’en fous, moi.

– Eh ! Tonnerre de Dieu, jura lepère Soupe hors de lui, si vous vous en foutez, pour parler votrelangage, pourquoi donc me questionnez-vous ?

– Je ne vous questionne pas, dit le jeunehomme.

– Comment, vous ne me questionnezpas ?

– Non, je ne vous questionne pas.

– Vous ne me questionnez pas ?… Parexemple, elle est violente !… Vous me demandez :« Ce petit somme vous a-t-il été profitable ? » etvous venez prétendre ensuite que vous ne m’avez pasquestionné !…

Il en bavait, tant la chose lui paraissaitexorbitante ; pourtant il eut le souffle coupé à voir l’autresecouer la tête et déclarer :

– Je n’ai pas dit un mot de ça.

Les deux employés se regardèrent. Lahrierdemanda :

– Eh bien !… Quand vous resterez làune heure à faire des yeux en as de pique ?

– As de pique vous-même, malappris !riposta Soupe, à qui donnait des énergies sa rage d’avoir été déçudans ses espoirs de raccommodement. Vous m’avez dit :« Ce petit somme… »

– Je ne l’ai pas dit, encore unefois !

– Si, vous l’avez dit.

– Non !

– Si !

– Zut ! Vous m’embêtez à lafin ! Vraiment on n’a pas idée de ça ! Vouloir mepersuader que j’ai dit une chose quand je n’ai même pas ouvert labouche, et me ficher des démentis parce que je rétablis lesfaits !… Vous avez de la chance d’être une vieille bête, cequi fait que je vous respecte ; sans ça, vous verriez unpeu !… Je vous apprendrais les convenances, moi.

Devant ce torrent d’indignation, Soupepensa : « J’ai été trop loin. »

– Mon Dieu, ne vous emportez pas, fit-il,la voix baissée de deux tons. C’est-y drôle qu’on ne puisse pasdiscuter avec vous sans que vous vous mettiez en colère.

– Je n’admets pas, dit Lahrier, qu’onm’insulte.

– Qui songe à vous insulter ?

– Et puis vous, pas plus que lesautres.

– D’accord. Cependant…

– C’est bien simple, du reste : lepremier qui me manquera d’égards, je le châtierai vertement, sansdistinction d’âge ni de sexe.

Soupe avait un choix d’expressions quitrahissait ses divers états d’âme et constituait le thermomètre deson irritabilité. Une contrariété anodine lui arrachait des« Saperlipopette » non dépourvus d’une certainebadinerie ; il invoquait le « Tonnerre de Dieu » sil’on tentait de lasser sa patience, et, seulement dans lescirconstances extrêmes, il proclamait que la mesure était combled’un « Corne-diable » retentissant.

Cette fois :

– Saperlipopette ! laissez-moi doncplacer un mot ! Vous aurez toujours raison si vous êtes toutseul à parler !… Voyons… je puis m’être trompé et avoirentendu une chose pour une autre. Qu’est-ce que vous m’avez dit aujuste ?

Alors Lahrier :

– Encore !… encore !… Est-ceque ça va durer longtemps ? Je vous répète que je n’ai passoufflé mot, que je n’ai pas ouvert la bouche… Si vous le faitesexprès, il faut le dire.

À cette réplique, qui tranchait net laquestion, le père Soupe devint beau à voir.

Deux ou trois fois :

– Je ne suis pas fou,corne-diable !… je jouis de toutes mes facultés. D’où vientalors, si vous n’avez rien dit, que j’ai entendu quelquechose ?… Ah ! il y a là un mystère qui dépasse macompréhension…

Ses yeux hagards erraient par le bureau ;et, tandis que Lahrier lâchait négligemment : « Unepetite hallucination ; ça n’a aucune importance », luihochait la tête, bouleversé, trouvant que ça en avait, aucontraire, et beaucoup, marmottant que c’était mauvais signe et queces choses-là ne valaient rien à son âge…

 

Voilà à quoi René Lahrier passait le temps,depuis qu’un dieu débonnaire lui avait créé des loisirs.

Chapitre 3

 

 

Ce matin-là, sortant de l’hôtel desTrois-Boules où il était descendu :

– Il faut pourtant que cette affairefinisse, se dit le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse,successible au legs Quibolle pour une paire de jumelles marines etdeux chandeliers Louis XIII.

Il avait quitté Vanne-en-Bresse, quelques écusdans le gousset et déjà à plusieurs reprises, poursuivi de l’idéefixe de repartir le lendemain muni de ses ampliations, il s’étaitfait envoyer de l’argent ; des mandats de cinquante francs,laborieusement arrachés à l’âpre épargne de la conservatrice.Celle-ci pourtant, enfin lassée d’une absence qui s’éternisait,avait en gros et en détail envoyé les trente francs du retour avecsignification que les sources étaient taries ; d’où, pour leconservateur, l’obligation de réintégrer en toute hâte, sous peinede rester en détresse dans une ville où il ne connaissait pas unchat.

Il partit donc.

Une heureuse combinaison de correspondances lejetant de tramway en tramway l’amena devant la Direction des Donset Legs qu’il reconnut à son drapeau.

Quand nous disons qu’il la reconnut…

La vérité nous force à confesser ceci :que, plutôt, il crut la reconnaître, et qu’il battit une bonnedemi-heure les corridors de l’Instruction publique, désorienté deplus en plus, se retrouvant de moins en moins, progressivementétonné, stupéfait, puis abasourdi qu’aucun garçon de bureau nesemblât soupçonner l’existence d’un employé supérieur du nom de« de La Hourmerie ».

Il pensait :

– Ce n’est pas possible !… jeprononce mal.

Quand il eut compris sa méprise, à un avisplacardé à un mur et qui interdisait aux visiteurs d’accès desbureaux de « l’Instruction publique », il sourit. C’étaitun homme simple, sans nerfs, malaisément irritable. Il rebroussachemin. Revenu devant la loge du concierge, il en poussa, d’unemain discrète, la porte :

– La Direction des Dons etLegs ?

Du haut en bas de l’unique croisée ouverte surla rue de Grenelle, par où prenait jour la loge du portier, setendaient, parallèles et pressées comme les cordes d’une harpe, unrégiment de minces ficelles déjà garnies de verdures touffues. Ensorte que, chassée vers elles des flancs vernis d’un coupé demaître qui stationnait devant le porche, la lumière du dehorsarrivait en demi-nuit : d’une façon de jour d’aquarium oùflottaient des rideaux de lit dans un enfoncement d’alcôve, desportraits de famille, les ors étincelants d’une pendule Empire. Lecasier du personnel occupait tout un pan de mur, hérissé de lettreset de journaux.

– Je vous demande pardon, répéta, ébloui,le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse. La Direction des Donset Legs, s’il vous plaît ?

Mais le concierge l’envoya coucher, ou à peuprès. Entre les mains d’un tailleur accroupi derrière ses jarretset qui le maniait comme un toton, ce fonctionnaire était en traind’essayer une tunique neuve. Il avait gardé sa casquette, laquelle,couleur bleu de Prusse, était plus vaste qu’une roulette de jeu. Deson bras droit, long étendu, on ne voyait que l’extrémité desdoigts hors du bâti grossier de la manche ; et le bras gauchedans le rang, les talons sur la même ligne, il coulait vers unehaute glace, qui le reflétait jusqu’aux hanches, les regardsobliques du monsieur qui va être bien habillé et en tire quelquesuffisance.

Sa réponse fut un aboiement :

–… uaneau.

Il voulait dire : « RueVaneau. »

– Plaît-il ? fit leconservateur.

Touché et complaisant :

– Ça fait suite à la rue Bellechasse, lapremière rue à droite dans la rue de Grenelle, dit le tailleur quis’était levé et qui hachurait à la craie les reins formidables duconcierge. C’est à deux pas d’ici, monsieur.

– Bien obligé.

Le vieillard se remit en route, tourna l’anglede la rue de Grenelle, et ne manqua en aucune façon – comme celaétait à prévoir – de prendre la Direction des Cultes pour laDirection des Dons et Legs. Il y erra silencieux, quelquetemps ; finit par se renseigner à un frère des Écoleschrétiennes qu’il croisa dans un escalier et dont lui inspiraconfiance la large figure suiffeuse. Le frère allait rue Oudinot.Il convia à l’accompagner le conservateur du musée deVanne-en-Bresse, qui se confondait en remerciements. Le malheur futqu’aux Dons et Legs une complication devait surgir.

Là, pas de concierge !…

Ces choses étaient faites pour lui.

Le conservateur, de la main, ébranla la portede la loge emplie de la gaîté radieuse et ensoleillée demidi ; puis, le courant d’air de la voûte le glaçant jusquedans les moelles, il prit une brusque résolution et s’aventura auhasard. Une muraille soubassée d’un ton de chocolat et où sesuccédaient, peints en noir sous la mention « GARDIENS DEBUREAU », une série d’index allongés, l’amena à une sorte dechenil que suffisaient à encombrer une chaise et une tableruisselante d’huile. De garçon, bien entendu, point !

Par trois fois, l’héritier questionna levide :

– Personne ?…

Tout se taisait.

– Personne ? fit-il une foisencore.

Du coup, une porte s’entrouvrit.

– C’est insupportable ! déclarasèchement le sous-chef Van der Hogen. Impossible detravailler ; on ne s’entend pas !…

Van der Hogen, depuis quelque temps, s’étaitattelé à une besogne de la plus haute importance. Il avait imaginéde recueillir, en un ouvrage qui ne compterait pas moins de troiscent quatre-vingts volumes, tous les arrêts rendus depuis 1804 parles Cours d’appel de France.

À la voix de ce considérable individu, qui nesonna pas moins formidable à son ouïe que, jadis, aux oreilleseffarées de la jeune Ève durent sonner les malédictions del’Éternel, le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse se sentitglacé jusqu’aux moelles. Pris d’un taf énorme de gamin qui a casséune potiche, il n’insista pas : il fila ; s’enfuit auhasard d’une course silencieuse et précipitée, et pareil à unpauvre diable de petit lapin détalant parmi les luzernes, la queuesalée d’un coup de fusil.

Quelle douleur !…

Une galerie s’offrait, aperçue en saperspective interminable au-dessus des panneaux de chêne d’unehaute porte vitrée. Il y engouffra son émoi, et le soupir soulagéqu’il poussa, à en entendre, dans son dos, la porte retomberviolemment…

Parallèle à la rue Vaneau, cette galeriearrêtait, sur toute sa largeur, l’aile centrale de la Direction.C’était une façon de trait d’union reliant les différents servicesavec la comptabilité, reléguée, celle-ci, en paria, à l’autre boutde la maison, sans qu’il fût possible de comprendre pourquoi, detrouver l’ombre d’un prétexte à un ostracisme démontant et donthurlait d’ailleurs l’incommodité. Il prit son temps. Il setambourina les tempes de son mouchoir tassé en boule, après quoi,le collet du paletot dressé jusqu’au lobe des oreilles, car lesmurailles crépies à neuf suaient des humidités glaciales, ils’achemina vers des clartés inexplorées aperçues là-bas, toutlà-bas, dans un cadre de vitreries rapetissé par l’éloignement.

Les ayant atteintes :

– Tiens !… fit-il.

Il s’étonnait. Entre ses maigres doigtsentêtés à l’ébranler, le bouton de cuivre de la serrure résistait.Tourmenté de droite à gauche, il pivotait à peine, manifestementarrêté en sa course par un infranchissable obstacle. Lui se pencha,examina longuement et se redressa enfin – fixé. La porte fermait àsecret : un chef-d’œuvre de serrurerie dont, un instant, ils’efforça en vain de débrouiller le mystère. Il dut revenir sur sespas. Mais l’autre porte, qu’imprudemment il avait ramenée sur luidans l’excès de son effarement, s’était, elle aussi, refermée, sibien qu’il se buta à une seconde barrière.

Il s’émut, cette fois :

– Ah diable !… Voilà qui estcontrariant !

Il s’exténua en de nouveaux efforts, lesquelsdemeurèrent sans fruit. Alors il songea : « Que vais-jedevenir ? » et il resta, triste rêveur, les yeux fixéssur les bouts aigus de ses souliers.

Quatre ou cinq fois – toujours bercé del’espérance qu’il allait être plus heureux avec celle-ci qu’aveccelle-là – il alla d’une porte à l’autre, en une marche patiente etlente de cloporte enfermé dans une longue-vue. À la fin, il opta etse posta immobile, le nez aplati à une vitre dont la poussée luichassait sur la nuque son haut-de-forme aux bords avancés. Autourde lui, un silence de tombe ; en avant de lui, à trois pas, unmur nu dressé sur sa plinthe, où s’étalait, en forme d’équerrelumineuse, un coup de soleil venu on ne savait d’où. Lui attendait,tirant de temps en temps sa montre, et convaincu que des employésinnombrables défilaient sans interruption à une extrémité de saprison, tandis qu’il guettait, en vain, à l’extrémité opposée, lelibérateur attendu.

En même temps, avide de se distraire, ilpianotait au carreau.

Quelqu’un passa.

– Monsieur ! monsieur !…

Le prisonnier s’était rué sur sa porte.

Au vacarme de verres secoués qu’il déchaînait,le passant fit une brusque halte.

– Il y a longtemps que vous êteslà ? demanda-t-il, plein d’intérêt, au conservateur du muséede Vanne-en-Bresse restitué à la liberté.

Celui-ci avoua qu’à vrai dire il y avait uncertain temps.

– Voilà qui est plaisant, déclaral’étranger.

Le successible poursuivit :

– Monsieur, mon histoire est fort simple.Je suis le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse, héritier, pourle compte de cet établissement, d’une paire de jumelles marines etde deux chandeliers Louis XIII faisant partie de la successionQuibolle. Depuis longtemps l’affaire est en instance ; leConseil d’État, appelé à statuer, a dû se prononcer ces jours-ci,et je suis à la recherche du bureau de M. de LaHourmerie, qui doit me donner à cet égard de précieusesinformations. Le bureau de M. de La Hourmerie, s’il vousplaît ?

L’étranger avait écouté avec une extrêmeattention.

Il demanda, étonné :

– De monsieur qui ?

– De M. de la Hourmerie.

L’homme interrogea ses souvenirs. Cinq ou sixfois, entre ses dents, il mâchonna : « La Hourmerie… LaHourmerie… La Hourmerie… » ; et :

– Qu’est-ce qu’il fait, cemonsieur ? reprit-il.

– C’est le chef du bureau des legs.

– Des quoi ?

– Des legs.

– Des legs ?

– Des legs.

L’inconnu, l’œil au ciel, cherchait.

–… bureau des legs ?… bureau deslegs ?…

Enfin, très simple :

– Je ne peux pas vous dire, fit-il, jesuis le fumiste.

– Ah, pardon !

Les deux hommes se saluèrent.

– Monsieur, il n’y a pas d’offense.

Le fumiste, au reste, fut très bien, d’unecomplaisance empressée qui remplit de confusion leconservateur-héritier. Il expliqua que, quelques pas plus loin, àun coude du corridor, on trouvait à qui s’adresser.

– Un garçon charmant, très gentil. Ilvous renseignera tout de suite.

Il parlait de Gourgochon, expéditionnaireauxiliaire attaché au huitième bureau. Cet employé, ex-chapelierfailli de la rue des Lions-Saint-Paul, entré à quarante-cinq ansaux Dons et Legs par faveur spéciale du ministre auquell’attachaient de lointaines parentés, s’était créé à la Directionune spécialité bizarre : il restaurait et remettait à neuf lesvieux chapeaux de ses collègues. De là des sympathies nombreuses etqui l’enorgueillissaient fort. Arrivé dès midi à l’Administration,il employait régulièrement sa première demi-heure de présence àbattre la maison sur toutes les coutures et à passer le haut de saface par des portes entrebâillées, en proposant d’une voixengageante :

– Un coup de fer ?

Le coup de fer, naturellement, était toujoursle bienvenu.

C’était le plus serviable des hommes. En touttemps, devant sa cheminée encombrée de braises ardentes,s’alignaient, la poignée dehors, d’énormes fers à repasser. L’étémême, aux chaleurs accablantes de l’août, alors que toute lamaisonnée submergeait de coco tiédi des soifs inassouvissables, iltenait bon, tapant ses fers l’un contre l’autre, pour en éprouverensuite le degré de température à ses joues qu’emperlait lasueur.

Le conservateur surprit (au moment où, arméd’une façon de brosse à dents, il tentait d’arracher aux ailes d’unmelon de feutre une tache récalcitrante) Gourgochon, qui se lançadans une topographie touffue, compliquée de bégaiements, et àlaquelle il eût été extravagant d’essayer de comprendre un mot. Levieillard n’y essaya pas, bien que se récriant à haute voix etlouangeant par politesse l’éloquence du fonctionnaire-chapelier. Ilse retira, désolé et souriant, et repartit à l’aventure.

Maintenant, par un corridor interminable, auxcassures à angle droit ouvrant soudainement devant lui de nouvellesperspectives de portes closes et muettes, il allait, inquiet etcraintif, et très contrarié que ses souliers tapassent ainsi qu’auxdalles sonores d’une cathédrale. C’était là, en effet, pour lui,comme une invisible présence dont s’effarait et s’agaçait satimidité naturelle. Un mur blanc filait sur sa gauche, percé, dedix pas en dix pas, de hautes fenêtres fermées à clef ; parces fenêtres, au passage, il distinguait, plus loin que le vide dela cour, d’autres fenêtres toutes semblables, fermées sur d’autresmurs exactement pareils, si bien que son cœur, partagé, flottaitentre la vague terreur d’être tombé dans un cercle sans fin, etl’espérance qu’un jour viendrait où il en sortirait tout demême !

Il en sortit.

À un coude brusque, un escalier se démasqua,une façon de trou à pic où serpentait vingt fois la spirale de larampe et dont marquait le fond une pomme de cuivre. Celle-cin’était plus qu’un point clair : l’étincelle d’une pièce decent sous tombée au fond d’une citerne. Il n’hésita pas uneseconde ; il se hâta vers la descente, mais l’escalier, sansune halte, continu et exaspérant, se déroulait en tire-bouchon sousses pieds que surélevaient d’épaisses semelles provinciales.Atteint d’asthme, il soufflait un peu. Un hochement de têtemélancolique le révélait plein de tristesse… fourvoyé,certes ! (de quoi il ne doutait plus), pourtant résolu à allerjusqu’au bout, ayant trop fait pour, raisonnablement, pouvoirrevenir sur ses pas.

Il ne stoppa qu’une fois la dernière marchefranchie.

– Ouf !

Devant lui se carrait une lourde maçonnerie debriques d’où jaillissait toute une complication de tuyaux, tel,d’un cœur, le paquet enchevêtré des artères, et il pensait :« C’est le calorifère », quand des voix crièrent :« Qui est là ? » cependant que deux messieursapparaissaient, cuirassés du plastron matelassé des prévôts.

Ils avaient le fleuret au poing ; leursmasques aux mailles pressées leur faisaient de terrifiants visages.C’était Douzéphir, commis d’ordre de la comptabilité, et Gripothe,rédacteur aux mainlevées d’hypothèques. Venus en cachette faire desarmes, ainsi qu’ils en avaient coutume, ils étaient encore touttremblants de la frousse qu’ils avaient eue, ayant cru à lasurvenue inopinée d’un des gros bonnets de la maison.

Lorsqu’ils virent qu’ils s’étaient trompés,quand ils eurent sous les yeux cette pauvre et douce figure, cettebarbe sale et contrite remuée sur de vagues excuses etd’indistinctes explications, leur émotion avortée tourna mal. Ilsle prirent de très haut. Gripothe surtout fut dur. Il dit que lacave…

–… ou je me trompe fort…

n’était pas un endroit à mettre desdossiers ; que l’usage des chefs de bureau n’était point…

–… si je ne m’abuse,

de donner audience dans le calorifère, etqu’enfin, quand on ne savait pas, on se renseignait auprès desgarçons de bureau, qui étaient là pour quelque chose…

–… sauf erreur ou omission.

Le fleuret tendu vers les éloignementsténébreux de la cave que rayait horizontalement, à ras de sol, unemince ligne de lumière, il se résuma sèchement :

– On sort par là.

– Merci mille fois, balbutia leconservateur.

Déjà il fuyait éperdu, tâtonnant dans lapénombre, butant à des montagnes de coke. Douzéphir, de qui n’étaitpoint le cœur inaccessible à la pitié, lui cria de loin :

– Il y a un escalier sous le porche, quiconduit dans les services.

Un escalier !…

Il y en avait bien deux, hélas !l’escalier A, affecté à l’usage du personnel, et l’escalier B,réservé au service directorial. Le conservateur du musée deVanne-en-Bresse eut une seconde d’hésitation, puis, résolument,opta, lancé, bien entendu, dans celui qu’il n’eût pas dûprendre.

Justement c’était jeudi ; le Directeurétait au Conseil d’État, en sorte que l’huissier à chaîne donnaitaux garçons de bureau un petit five o’clock de famille.Sur la morne table que recouvre le traditionnel tapis vert et quene connaissent que trop les solliciteurs familiers des antichambresministérielles, ces messieurs jouaient des litres de vin au noblejeu de piquet, abattant des quatorze en veux-tu en voilà et desquintes comme s’il en pleuvait, avec la netteté d’esprit de gensqui goûtent la certitude de ne pas être dérangés.

L’apparition inattendue du conservateur fut unvéritable désastre. D’un bond, la tablée entière fut sur pied. Desbouteilles, heurtées, croulèrent ; des journaux, sortis on nesait d’où, s’abattirent, grand déployés, sur l’éparpillement desquintes et des quatorze.

Saouls à tuer :

– Le Directeur n’est pas là, vociféraienten chœur les garçons de bureau. Il est au Conseil, en séance !Et puis, d’abord, ce n’est pas jour de réception !… C’est lelundi et le vendredi !… Il y a une pancarte à laporte !…

À ces aboiements de meute déchaînée, lesuccessible au legs Quibolle battit en une retraite hâtive.

– Désolé, messieurs. Que deregrets !

Il sortit. Un palier le reçut, mais oùaller ?

Vers un plafond de verre d’où pleuvait,reflétée en nappes lumineuses aux degrés cirés de l’escalier, laclarté crue de l’après-midi, il guida ses pas hésitants. Avec lui,de marche en marche, grimpait une étroite moquette semée defeuillages noirs sur fond clair, et pareillementMme Marlborough à sa tour, ils montèrent, l’unfoulant l’autre, si haut, si haut qu’ils purent monter ! Lescombles de la maison atteints, le conservateur du musée deVanne-en-Bresse promena son regard autour de soi. À droite, àgauche, à l’infini, c’était une perspective de portes closes etmuettes, un corridor aux murailles nues, percées de dix pas en dixpas de hautes fenêtres fermées à clé…

Il comprit.

Une fatalité le ramenait à son point dedépart.

Du coup, il n’hésita plus ; il marcha àune porte et y toqua.

Silence.

Autre porte.

– Toc ! toc !

Même silence.

Quinze portes, qu’il poussa, résistèrent,closes sur le vide de bureaux depuis longtemps abandonnés ;mais à la seizième :

– Oh ! pardon !

Il était entré dans les lieux et il étaittombé sur le père Soupe, lequel, accroupi et le menton aux mains,dans l’exercice de ses fonctions… naturelles, chantonnait pourpasser le temps :

Ne parle pas, Rose, je t’en supplie,

Ne parle pas, Rose, ne parle pas.

Alors le vieux désespéra ; il eut laperception nette d’une volonté supérieure encombrant de bâtons sesroues et s’opposant à ce qu’il entrât jamais en possession de sondû. Sans doute il revint sur ses pas et repartit à l’aventure, maissans ardeur, la foi éteinte, cherchant le bureau du chef des legsavec l’absence de conviction d’un sans-le-sou qui inspecte autourde soi le pavé pour le cas où un hasard fou lui ferait y trouvervingt francs.

Un corridor se présentait. Il y entraaussitôt, tomba, et ne s’en étonna pas, dans les archives de laDirection.

Simplement il pensa :

– Ça devait arriver.

C’était une enfilade de mansardes jumellesqu’emplissait le soleil de juillet d’une température de serrechaude et d’une coulée d’or en fusion. La pente rapide de latoiture les lambrissait d’un côté, tandis que le long du mur enface, sous le couronnement de cartons qui la crénelait, s’étendaità perte de vue une haie pressée de gros registres. Il y en avaitbien trois cents, tous semblablement habillés du même uniforme vertpassé, à patte rouge, rehaussé de cuivreries ternies, donnant parleur alignement l’impression de soldats commandés d’enterrement,qui attendent, l’arme au pied, le passage du cortège funèbre. Unemansarde en suivait une autre qui en précédait une troisième,ouverte, celle-ci, sur la perspective rétrécie d’une succession denouvelles mansardes ; en tout, douze ; on pouvait lescompter à distance aux raies noires espacées sur le clair duplancher par les cloisons de séparation. Le promeneur en traversaonze, atteignit le seuil de la douzième et y demeura figé desurprise.

Une idylle s’offrait à ses yeux.

Dans le bain de soleil que déversait sur euxla lucarne soulevée du réduit, Médare, le petit auxiliaire dubureau des fondations, et Ida, la fille du concierge, s’aimaientsur un tas de papiers. Oui, ils s’aimaient, mais gentiment, étanttous les deux des bébés. Assis côte à côte par terre, montrant,plus bas que leurs nuques blondes, le bras dont chacun d’euxemprisonnait la taille de l’autre, ils discouraient de leur amour,faisaient des projets d’avenir.

– Si tu veux, expliquait Médare, nousnous enfuirons en Bretagne ; je connais, près de Plougastel,un grand bois qui est plein d’oiseaux. Veux-tu y venir avecmoi ?

Et la petite, les yeux grands ouverts sur lavision évoquée d’une forêt emplie de nids et de chansons,répondait :

– Oui !… Oh oui !… Je veuxbien.

Ils étaient là comme chez eux ; lespaperasses d’un antique dossier dont le jeune homme, d’un coup deson canif, avait fait sauter la courroie, leur mettaient sous lederrière l’épaisseur d’un lit de mousse.

Ils se répétèrent vingt fois qu’ilss’adoraient, tombèrent ensuite aux bras l’un de l’autre en faisantclaquer sur leurs bouches de ces baisers qui ne finissent plus.

– Tiens, mon rat !

– Tiens, mon trésor !

– Tiens, ma reine !

– Tiens, mon bien-aimé !

Le touchant tableau ! L’agréablespectacle !… Un tigre en eût senti ses yeux s’humecter deslarmes attendries. Le conservateur en fut remué jusqu’en les fibresles plus secrètes de son âme. Il comprenait et respectait l’amour,car il en avait bu les joies, vers 1843, sur les lèvres en fleur dela conservatrice alors plus blonde que les blés. Il répugna à gâtertant de bonheur : il s’en alla comme il était venu, sansbruit, sur la pointe du pied, laissant à la douceur infinie de leurétreinte ces enfants si sages et si purs. Il pensait bien unpeu : « Singulière maison !… fertile en dessousinattendus ! » Mais il en avait vu tant d’autres, qu’ilcommençait à s’habituer.

Et des corridors déjà vus reçurent à nouveauce brave homme ; par la solitude cirée et solitaired’escaliers parcourus déjà, reparut sa silhouette errante :telle, dans les histoires de revenants, on voit errer sous la lune,parmi des arceaux d’abbaye, l’ombre éplorée d’un capucin mort dansl’impénitence finale.

Qui l’eût cru ? Un succès éclatant devaitpourtant couronner tant d’efforts. Comme, stationnaire sur unpalier où l’avait charrié le hasard, le conservateur du musée deVanne-en-Bresse hésitait sur ce qu’il allait faire, Chavarax vint àpasser.

L’amabilité spontanée rentrait dans leprogramme compliqué de ce personnage.

Il s’approcha, et, d’une voix toutsucre :

– Vous demandez quelqu’un,monsieur ? questionna-t-il.

– Oui, monsieur, répondit le vieillardnon sans quelque mélancolie, mais cette maison est un tellabyrinthe !… Bref, je désirerais parler à M. de LaHourmerie.

– Parfait ! fit l’employé ;c’est mon chef de bureau et je me rends justement chez lui. Si vousvoulez venir avec moi…

– J’accepte avec reconnaissance.

Une minute plus tard, sur les insistances deChavarax répétant : « Je n’en ferai rien. Après vous,monsieur, passez donc ! » le participant aux libéralitésQuibolle pour une paire de jumelles marines et deux chandeliersLouis XIII poussait la porte du cabinet où se tenait le préposé auxlegs. Il fit un pas, un seul, et :

– Oh !…

Étendu au milieu de la pièce, le dos dans unemare de sang, gisait M. de La Hourmerie que venaitd’égorger Letondu.

Ce gaillard-là n’avait pas cané devantl’ouvrage. Il avait tapé comme un sourd, de haut en bas, avec unetelle autorité que la pointe du couteau de cuisine dont le cadavreétait traversé de part en part entamait une lame du parquet. Lemanche seul apparaissait hors du plastron écarlate de lachemise : de quoi Letondu semblait fort satisfait d’ailleurs,chantonnant une petite chanson et jetant des coups d’œil de biaissur son chef-d’œuvre pendant qu’il s’essuyait les mains à lamousseline des rideaux.

Certes, le conservateur du musée deVanne-en-Bresse en avait vu de toutes les couleurs depuis qu’ilavait mis le pied hors de l’hôtel des Trois-Boules. Même,entraîné, il avait bien pensé pouvoir compter encore sur denouvelles surprises ; seulement, de là à unetragédie !…

Ceci passait ses espérances.

Un instant muet de stupeur, il se retournavers Chavarax.

– Il faut courir à l’instant même…

Un dernier étonnement l’attendait :Chavarax avait disparu.

Partie 6
Sixième tableau

Chapitre 1

 

 

En apprenant que Chavarax sollicitait de luiune audience, M. Nègre, qui travaillait à un ballet-pantomimepour l’inauguration du Nouvel Alhambra, jeta des cris de nature àétourdir vingt-cinq sourds.

– Non ! non ! Qu’il s’en aille,qu’il s’en aille ; il m’embête, monsieur Chavarax. Je ne veuxplus entendre parler de lui. Ce n’est pas possible, à la fin ;cet homme-là en veut à mes jours.

– Il dit, insinua l’huissier, que c’estpour une communication de la plus haute importance.

– De la plus haute importance,parfaitement ; je la connais, sa communication. Dites-lui queje suis avec le nonce du pape.

Il se croyait sauvé, trempait la plume dansl’encre… Hélas, il dut en rabattre, soudainement stupéfié àreconnaître Chavarax qui se glissait, le sourire sur les lèvres,entre le coude de l’huissier et le chambranle de la porte.S’entendant consigner l’entrée, l’employé avait passé outre, et,trop fin pour laisser le temps de se produire à une rebuffadepossible, il prenait le premier la parole, délibérément, en hommequi a le tort pas bien grave de se montrer un peu sans-gêne avecune personne amie.

– Je vous demande pardon. Un mot.

Le Directeur eut une volonté de rébellion.

– En vérité, monsieur Chavarax…

Mais Chavarax :

– Un mot, un seul ! c’est l’affaired’une minute, pas plus. Veuillez vous retirer, Maréchal.

Et Maréchal se retira, et M. Nègre n’eutpas un geste pour le retenir, le stérile regret de sa faiblesseépanché dans un simple « Mon Dieu !… » qu’il murmuraà bouche close tout en désignant de la main un siège libre à soninterlocuteur. Cent fois déjà il avait ainsi capitulé sans coupférir, terrassé avant le corps à corps, sans force devant ungaillard dont l’audace le déconcertait. Ça commençait et s’achevaitde même, tout le temps : d’abord le sursaut sur la chaise, lespoings qui se closent, la bouche qui s’ouvre pour une clameur derévolte ; c’était ensuite le trouble qui paralyse, lebalbutiement qui défaille, le mutisme systématique où les gens desang chaud, prudemment, enchaînent leur peur d’en trop dire,ficellent à l’instar d’une bête redoutable leur éloquence troplongtemps contenue et capable, une fois lâchée, des piresexcès.

Du reste, l’instant venait vite, où ausentiment de l’exaspération succédait un sentiment tout différent,fait d’un bizarre composé de curiosité intéressée et de vagueadmiration.

M. Nègre était un de ces flâneursinstinctifs pour qui la vie est un boulevard, fertile en attrayantsspectacles. Il en descendait le cours la cigarette aux lèvres,faisant indifféremment halte devant les beaux étalages ou devantles marchands de pâte à faire couper les rasoirs, indulgent à quil’amusait et étanchant sa soif du pittoresque à la première sourcevenue. Certes il haïssait Chavarax ; il le haïssait de touteson âme !… Seulement il en goûtait l’étonnante mauvaise foi,le toupet extraordinaire, la facilité sans exemple à réclamer lepaiement qui ne lui était point dû de sacrifices qu’il n’avait pasfaits, de tâches qu’il n’avait pas remplies. Si le Directeur enprenait des cheveux gris, le dilettante y trouvait son compte.

Chavarax prit une chaise.

– En un mot, comme en cent, voici, fit-ilsans plus de préambule. Letondu vient de tuer M. de LaHourmerie, et…

Il n’en put dire davantage. M. Nègreavait eu la soudaine détente d’un train de derrière de grenouillemis en communication avec la bouteille de Leyde.

– Vous dites ?…

Le rédacteur ramena sa réponse à une pureconstatation de fait.

– C’était sûr, prononça-t-ildemi-souriant, les bras élargis d’évidence Voilà six mois quej’attendais ça. Même… (il tira de sa poche une feuille de papierministre qu’il développa avec soin et qui apparut noire dechiffres)… en prévision de ce qui, fatalement, devait arriver unjour ou l’autre, je me suis livré à un petit travail qui n’est passans intérêt et que je vais avoir l’honneur de vous soumettre. Levoici. Si vous voulez bien, nous allons l’examiner ensemble.

C’était un tableau comparé du personnel de laDirection, où figuraient les employés, du plus gros jusqu’au plushumble, leurs noms relégués à l’extrême-gauche, au-dessous de leursdates d’entrée. Trente petites colonnes parallèles, inégalementsemées de nombres entre leurs tracés d’encre rouge, détaillaient,et cela depuis trente ans !… les mouvements d’argent opéréssur le budget du chapitre Ier, le tout aboutissant à unemarge assez vaste enfermant les états de service de chacun enregard de l’avancement dont il avait bénéficié. C’était d’unelimpidité de cristal. Oui, ah ! il en avait dû mettre, desjours, des semaines, des mois, à confectionner ce monument !…Que de fiches culbutées les unes sur les autres, enl’emprisonnement de leurs boîtes ! Que de poudreux registres,abattus grands ouverts et fiévreusement triturés à même le plancherdes archives ! Que de souvenirs, un à un arrachés à la mémoirehésitante des vétérans des Dons et Legs !…

Mais quel terrain de discussion,aussi !…

Dans le seul ton dont Chavarax, l’index pointévers son papier, prononça : « Les chiffres sontlà ! » tenait toute l’inanité des chicaneries de mauvaisefoi.

En vain, M. Nègre affolé, les reinsfléchis sous le fardeau de sa responsabilité pesante,bégayait :

– Oui, oui… parfaitement, nousreparlerons de ça plus tard ; procédons par ordre, et avisonsau plus pressé !

– Pardon ! Ah pardon !Permettez ! insistait l’inexorable Chavarax. Ceux qui sontmorts sont morts, n’est-ce pas ? Eh bien ! qu’ils nouslaissent tranquilles. Le pressé, c’est le sort des vivants. Ladisparition de M. de La Hourmerie laisse 8 000francs disponibles, ce qui n’est pas un liard, et permet de donnerbien des satisfactions depuis longtemps attendues. Or, deuxcombinaisons se présentent : ou l’augmentation pure et simplede tout le petit personnel, calculée sur 225 francs par tête (j’aifait le compte), et 700 francs pour votre serviteur avec la placede sous-chef qui m’est acquise de ce jour – le traitement minimumde sous-chef est de 4 000 francs ; je suis à3 300 ; je réclame donc strictement ce qui m’est dû. Vousvoyez que je ne suis pas féroce ? – ou l’augmentationgénérale, des gros aussi bien que des petits, 500 francs pourceux-ci, 800 francs pour ceux-là ; – mesure en faveur delaquelle je n’hésite pas à me prononcer et dont l’applicationserait des plus faciles, ainsi que je vais avoir l’honneur del’établir à vos yeux.

Il avait avancé la main. Il prit un crayon quitraînait dans l’encombrement de la table et, sourd auxprotestations de M. Nègre criant qu’il avait à cette heurebien d’autres chiens à peigner et qu’on verrait clair le lendemain,il poursuivit. C’était un garçon ingénieux ; son sac contenaitplus d’un tour. Il démontra, clair comme le jour, que si, au pointde vue pratique, le décès de M. de La Hourmerie n’étaitqu’une porte entrebâillée, cette porte, on la pouvait ouvrir à deuxbattants en mettant à la retraite Bourdon, un « infirme »que seule maintenait à son poste une charité mal ordonnée.

– D’où, non plus huit mille francs dedisponibles, mais seize !… Et ce n’est pas tout, notezbien !

Et ce n’était pas tout, en effet. Car à cettesomme déjà imposante se venaient ajouter plusieurs autres milliersde francs : les 4 000 balles du père Soupe, qui laissaitsa peau dans l’affaire ; les 1 800 francs de Gourgochonque renvoyait à ses chapeaux le programme de Chavarax ; sansparler des 2 700 francs de Letondu, remplacé dès le lendemainpar un sous-officier rengagé, aux appointements de 1 500francs et des 7 500 francs que l’on pouvait réaliser en nefaisant plus qu’un service du bureau des fondations et du bureaudes hypothèques, dont on n’aurait qu’à faire nommer juge à Paris,le chef, M. Varincoucq, à titre de compensation.

La combinaison peu à peu tournait au jeu demassacre. Dix morts restèrent sur le carreau en moins de tempsqu’il n’en faut pour le dire. Les survivants commencèrent bien parhériter de leurs souliers, mais à peine les eurent-ils chaussés queChavarax les leur reprit !…

Quel homme !…

Il dit que Douzéphir, Gripothe, Guitare etplusieurs autres, ayant été compris dans le dernier mouvement,n’avaient pas à bénéficier d’une nouvelle augmentation ; quele petit Médare et Lahrier ne pouvaient, eux non plus, prétendre àl’avancement, étant, l’un un gamin et l’autre un amateur ; queVan der Hogen, volontiers, troquerait son augmentation contre lacroix de la Légion d’honneur, et Sainthomme la sienne, avecenthousiasme, contre les palmes académiques.

Chaque fois qu’il citait un nom, il le biffaitviolemment, d’un trait de crayon qui s’abattait sur le papier commeun couperet sur une nuque.

Et l’argent montait comme un flux, et cettemaison, jusqu’alors plus aride que la coque chauve d’un œuf, semettait à juter l’or par tous les pores ; et ahuri de noms,noyé de chiffres, pris de terreur respectueuse devant l’aisance dece garçon à étrangler les gens aux détours des chemins et à fairejaillir, du granit, des puits artésiens par douzaines :

– Décidément, s’avouait à soi-mêmeM. Nègre, cet homme-là est trop fort pour moi.

Une pudeur le retenait encore : il arrêtaau passage la phrase qui lui montait aux lèvres : « C’estfait ! Allez ! Je ne discute plus. Soyez sous-chef etfichez-moi la paix ! »

– Rien ne presse, hasarda-t-il.Laissez-moi le temps de souffler, de grâce. Vous n’êtes pas à unjour près.

Mais il n’avait pas achevé que déjà l’autreétait debout. Son visage exprimait la plus vive surprise ; sesyeux hagards, promenés de muraille en muraille, semblaient ychercher un clou pour accrocher leur détresse.

– Le temps de souffler ?…

Soudain, la pièce s’emplit de cris. C’étaitChavarax qui meuglait, rappelant ses états de service, ledésintéressement dont il avait fait preuve, la longanimité qu’ilavait déployée depuis le jour où sa foi ardente lui avait fait toutimmoler sur les autels de la mère patrie.

– Tout ! Tout !… Un de cesmariages extraordinaires qu’on ne rencontre pas deux fois !…Une situation de cent mille francs par an !… La direction d’unjournal réactionnaire qui est une des plus grosses affaires deParis !…

À ces mots :

– C’est vrai ! Oui ! Vous avezraison ! hurla de douleur M. Nègre. Votre arrêté denomination sera ce soir à la signature ; mais la paix !la paix ! Ah ! la paix ! je l’implore de votrecharité, à genoux !

Chavarax, lancé tête basse dans une édifianteétude de l’ingratitude des gouvernements envers les bonsserviteurs, avait déjà trouvé le moyen de se comparer à Aristide.Il daigna se montrer généreux ; il épargna au Directeur de secomparer maintenant à Christophe Colomb.

– C’est bien, fit-il froidement.Merci.

– Ah çà ! s’écria M. Nègre quiavait cru, chez le rédacteur, à des transports de bruyanteallégresse, ça ne semble pas vous faire plaisir ?

Chavarax, sans conviction, répondit :

– Mon Dieu, si…, tout de même.

– Comment, tout de même ! fit leDirecteur.

Il ne comprenait plus.

Chavarax s’expliqua :

– J’aime mieux cela que rien ; mais,quoi !… Je suis sous-chef le jour où, justement, je devraiscesser de l’être et être élevé au grade au-dessus !…

Un soupir conclut pour lui.

– Enfin !… j’accepte… En attendant,bien entendu.

Et tandis que l’autre, abasourdi, abandonnanttoute espérance de jamais conquérir son repos, songeait :« Ça va recommencer ! », le jeune homme gagna lasortie, arborant le sourire amer des résignés, et révélant, d’unfaible haussement de l’épaule, le fond de tristesse écœurée qu’ils’efforçait de dissimuler sous une apparente bonne grâce.

Chapitre 2

 

 

L’enterrement de M. de La Hourmerieeut lieu le surlendemain à l’église Saint-François-Xavier, auxfrais de l’Administration.

Favorisée par un temps délicieux, la funèbrecérémonie ne laissa rien à désirer au point de vue del’agrément.

Derrière un char de 3e classeportant à chacun de ses quatre angles une lourde couronne deroses-thé d’où pendaient de tels voiles de deuil qu’on en eût puhabiller Andromaque, marchait, recueilli, M. Nègre, directeurdes Dons et Legs. Il était bien l’homme de la circonstance, avec sabelle figure grave, son vaste front découvert et son pardessusmastic chevauchant, plus haut que le poignet, la manche de sonhabit noir. De lui ou du maître des cérémonies, on n’eût trop sudéterminer lequel l’emportait en correction savante : l’unplus en cuisses, l’autre plus en épaules ; ex aequo dansl’accablement, la façon de projeter à droite et à gauche le rapidecoup d’œil qui ne voit pas, et de rouler, sous une cheveluredisposée harmonieusement, de mélancoliques réflexions touchant leproblème de l’au-delà et l’humaine fragilité. Seulement, une foisau cimetière, le Directeur prit le dessus, car sa science était dedire comme personne des choses qui ne signifiaient rien. Ilpratiquait une éloquence à ce point spéciale et à lui, qu’on envenait à se demander s’il ne s’en était pas assuré par brevet lapropriété exclusive !… Ça commençait comme la retraited’infanterie, par une espèce de roulement : une période d’aumoins deux minutes, ruisselante d’imprévu et de couleur,qu’enjuponnait un flot de subtile rhétorique. Et de là-dessous, peuà peu, sortaient les petites incidentes qui montraient le bout deleur nez avant que de se venir librement trémousser, en ronflantcomme des toupies, autour de la mère Gigogne, leur maman. C’étaitgentil tout à fait ; on aurait enterré son père, rien que pouravoir le plaisir d’en ouïr l’oraison funèbre.

Le défunt n’eut pas à se plaindre. Oh !il fut royalement traité, louange comme un mort de grandemarque : vingt minutes on le couvrit de gloire, on exalta sontact exquis, le désintéressement de son zèle. Un moment vint où iln’y eut plus à douter que le mort eût détruit Carthage et sauvé laChose publique ; en sorte que les héritiers, au révélé, chezleur parent, de tant de vertus insoupçonnées, se mirent à verserdes larmes. Le tout se termina par des expansions et des échangesde poignées de main au bord de la fosse béante. La lèvre fleurie –à peine – de ce sourire qui fait le modeste, le Directeur semblaitun auteur dramatique après qu’est tombé le rideau sur le triompheéclatant de sa première.

– Que de reconnaissance !… croyez,monsieur le Directeur…

– Comment donc, messieurs… Pas du tout.Je n’ai dit que ce que je pensais.

L’inhumation s’était faite au cimetièreMontparnasse. La première pelletée de terre tomba sur le cercueil àl’instant où sonnaient deux heures à un couvent du voisinage.Devant la porte du cimetière, les ronds-de-cuir tinrent un graveconciliabule sur le point de savoir si, véritablement, il y avaitnécessité d’aller achever au bureau une journée à demi entaméedéjà. Sainthomme, bien entendu, se prononça pourl’affirmative ; mais il fut le seul de son avis. Le bureau sevit donc conspué à l’unanimité des suffrages moins un. Alors,quoi ? Il y eut pourparlers. Gripothe, maître en l’art délicatde faire se heurter trois billes sur le vert tapis du billard,parla d’aller jouer la poule dans un café de la rue Vavin ; lesous-archiviste Alexandre, homme essentiellement poétique, proposaune excursion à Chaville ou à Viroflay, la gare étant à deux pas,cependant que Bourdon, chef du matériel, qui avait déjeuné d’unetasse de lait, se prononçait nettement pour le veau marengo, dontil magnifiait la sauce rousse. Les uns tiraient à hue, lesautres à dia, quand une solution mit tout le monded’accord. Vêtu de noir, le chapeau à la main, l’huissier Maréchal,en effet, était venu se mêler au groupe.

– Le Directeur informe ces messieurs,dit-il, qu’il les recevra aujourd’hui à trois heures précises, dansson cabinet.

– Ah !

Cette nouvelle surprit et inquiéta. Pour lamême raison qu’un pavé se détache rarement d’un mur sans entraînerdans sa culbute une certaine quantité de plâtras, il est rare qu’un« mouvement » se produise par le fait d’une seulemutation. Nombre de ces messieurs, sans doute, sentirent la douceespérance étendre en eux ses germes bienfaisants ; maisBourdon changea de couleur et cessa tout de suite d’avoir faim. Ilavait compté sur la répartition banale du traitement de de LaHourmerie (la combinaison n° 1 de Chavarax), non sur lemouvement général que semblait faire présager l’empressement duDirecteur à réunir sa maisonnée. Tout le monde sur le pont ?Mauvais signe ! Le préposé au matériel en eut l’âme visitée dunoir pressentiment qui tourmente le noble Abner au Ieracte d’Athalie, et il ne douta plus que le personnel toutentier fût convié à un banquet monstre, dont lui, Bourdon, deconcert avec le défunt, serait appelé à faire les frais. Il eutl’impression que les tripes, le foie, la rate et le pancréas luitombaient pêle-mêle dans le bas-ventre ; si nettement, à sesoreilles, tonnèrent ces terribles paroles : « admis àfaire valoir ses droits à la retraite », que les tympanslui en vibrèrent, comme ceux d’un homme qui a imprudemment passédevant la gueule d’une cloche en branle.

Il cingla vers la rue Vaneau sans aucuneprécipitation, de ce pas, qui a bien le temps, dessuppliciés conduits à l’échafaud.

 

Trois heures sonnèrent.

L’huissier ouvrit à deux battants la hauteporte aux cannelures d’or sur fond pâle qui isolait du salond’attente le cabinet directorial, et se rangea pour laisser lepassage libre. Dépouillé de la tenue d’homme du monde arborée pourla solennité de l’enterrement, il portait à présent l’habit àlongues basques ouvert sur l’empesé de la chemise, et dressait,plus haut que son faux col, son profil imposant, aux noirs favoris,de conseiller à la Cour.

– Messieurs des Dons et Legs !

Ces messieurs pénétrèrent : les chefs etsous-chefs d’abord ; Bourdon le premier, en sa qualité dedoyen. M. Nègre attendait, le dos à la cheminée, les coudeschassés en arrière et reposés à même le marbre. Il accueillit sonsubalterne avec la grave salutation que comportait cette journée dedeuil, lui tendit une main désolée, que Bourdon effleurarespectueusement de la sienne, et répandit un vague regard sur letroupeau envahissant du personnel. Il dut attendre, pour parler,que le brouhaha des chaussures traînées par les lames du parquet sefût achevé d’éteindre ; après quoi, d’une voix pénétrée, ilprit en ces termes la parole :

« Messieurs,

« Ce n’est pas la première fois quecourbant le front devant les arrêts de la mort, j’ai à déplorer envotre présence l’imprévu terrible de ses coups et ses férocitésiniques. Le décès de l’homme de bien que fut durant tant d’annéesnotre camarade de chaque jour, les circonstances tragiques quil’ont accompagné, et, mon humilité commande que je le confesse,l’égoïste regret du précieux auxiliaire qui m’est si brutalementravi, me font accablante, aujourd’hui, une tâche toujoursdouloureuse. Au sentiment de détresse sans bornes qui étreint àcette heure mon âme, je vois toute l’étendue du vide qui s’estproduit. Oui, il semble que jamais encore je n’avais aussinettement ressenti l’étroite union de la grande famille dont chacunde vous est un des membres et à la tête de laquelle la confiance duchef de l’État m’a fait l’honneur de me placer. Vous pardonnerezdonc, je l’espère, à l’émotion qui me suffoque. Je diraiplus : certain que vous la partagez, je ne tenterai pas de m’ysoustraire. »

Un trémolo à l’orchestre eût fait merveilledans le paysage.

L’orateur regretta quelque peu inpetto l’absence de ce condiment, mais le ciel était aveclui : comme il terminait sa période, un nuage glissa devant lesoleil et le jour s’obscurcit soudain.

On vit alors à quel point il est vrai que leschoses peuvent avoir des larmes !… Une lueur de sépulcreentrouvert se mit à flotter par la pièce, baignant d’unerecrudescence de tristesse la tristesse déjà incurable du meubleEmpire qui l’ornait : le bureau d’acajou, couleur sang caillé,aux incrustations de cuivre ; les dos en forme de lyres deschaises ; l’urne plaintive que supportait le cube d’albâtre dela pendule. Le regard fixe des employés disait les efforts qu’ilsmettaient à ravaler des sanglots de circonstances, et il semblaitque, de sa corniche, Solon, le dur Solon lui-même, prît sa part dedésolation, avec son front lourd de soucis, labouré de ridesprofondes qu’emplissait un sombre amalgame de ténèbres et depoussière.

Or, au milieu de l’accablement général,M. Nègre gardait un masque éploré et une âme parfaitementsereine, ayant eu le matin une petite entrevue avec le chef ducabinet, lequel l’avait rassuré.

– Vous moquez-vous ? lui avaitdemandé ce fonctionnaire. Vous êtes un peu timbré, je pense, devous fourrer martel en tête parce qu’un employé de chez vous acommis une extravagance sous le coup d’un transport au cerveau.Vous n’avez rien à voir là-dedans, et, du reste, l’affaire ne feraaucun tapage. Si je ne l’étouffais dans l’œuf et ne faisais lenécessaire pour épargner, et à vous, qui êtes un gentil garçon, etau gouvernement, qui n’a pas besoin de ça, des complicationssuperflues, vous me prendriez pour un daim.

Une éloquente pression de doigts avaitsouligné ce discours ; un sourire l’avait ratifié. De là, pourl’intéressé, un soulagement d’autant plus vif que ses angoisses dela veille avaient été plus cuisantes. Et aussitôt il avait arrêtéson plan, un plan de sybarite bon diable dont on a respecté lebien-être, qui en sait un gré infini au genre humain tout entier etdésire l’inonder, en signe de gratitude, de largesses… qui ne luicoûteront rien. Incapable d’attenter à la propriété des autres dèsl’instant qu’il voyait la sienne sauvegardée, il n’avait retenu quedeux choses de la combinaison Chavarax : la possibilité defusion de deux services en un seul ; l’heureuse exploitation,au profit de tout le monde, de la vanité de deux crétins.

Il poursuivit :

« – Mais quoi ! conviendrait-il des’éterniser en de vains et stériles regrets ? C’est,messieurs, ce que je ne crois pas. J’honorerais mal la mémoire decelui dont l’âme, à présent, flotte par les libres espaces, si,pliant sous le faix de ma douleur, je négligeais les intérêts d’unemaison qui lui fut chère. La vie a ses exigences ; elle veutque la dépouille des morts concoure au bien-être des vivants :je le déplore, bien que n’y pouvant rien. J’ai cru, dès lors,devoir précipiter les choses et ne point ajourner, pour des raisonsde pur sentiment, une répartition de fonds dont le besoin depuis silongtemps s’imposait. Cette répartition, que je me suis efforcé derendre aussi équitable que possible, je vais vous en donnerconnaissance. »

Ici, le silence devint tel, qu’on eût entenduun cloporte grimper au cadre de la glace. L’orateur vient à sonbureau. Il y prit une feuille de papier qui s’y étalait au sein demultiples paperasses, l’éleva jusqu’à ses yeux et lut :

 

« Le garde des Sceaux, ministre de laJustice ;

« Sur la proposition du conseillerd’État, Directeur général des Dons et Legs,

« ARRÊTE :

ARTICLE PREMIER

« M. Varincoucq, chef de bureauà la Direction des Dons et Legs, spécialement affecté au servicedes hypothèques, est nommé chef du bureau des Legs, en remplacementde M. de La Hourmerie, décédé. »

Le poste de de La Hourmerie revenait de droità Van der Hogen. Le sous-chef eut un sursaut et étouffa mal uneexclamation ; mais sous la moustache de M. Nègre, undemi-sourire se dessina, d’une bienveillance rassurante.

« – Je prie M. Van der Hogen depatienter un instant. Une disposition spéciale a été prise en safaveur. »

Van der Hogen, confus, rentra en l’empesé deson faux col ; le Directeur continua sa lecture :

ARTICLE 2

« Le bureau des hypothèques estrattaché au bureau des Legs, qui prendra désormais cettedénomination : Legs, Hypothèques et Mainlevéesd’hypothèques.

ARTICLE 3

« M. Chavarax, rédacteur à laDirection Générale des Dons et Legs, est nommé sous-chef adjointaux appointements de quatre mille francs.

ARTICLE 4

« Le personnel de la DirectionGénérale des Dons et Legs est, presque en sa totalité, l’objetd’une augmentation de traitement dont le détail sera donné d’autrepart. »

« – Cette augmentation, continuaM. Nègre après avoir laissé tomber d’une main son papier et del’autre son monocle, ne saurait être, en effet, que partielle.Plusieurs d’entre vous, messieurs, on atteint le maximum dutraitement attribué à leurs fonctions par des règlements formels,ou ont bénéficié d’augmentations récentes. Ils n’ont donc qu’àespérer !… Des temps luiront pour eux, meilleurs, prochespeut-être, car la vie – en eûmes-nous jamais une preuve plusterriblement évidente ? – est fertile en inattendus. D’autres,qui ne sont point dans ce cas, se fient au bien-fondé de leursprétentions. Hélas… À plus d’un de ceux-là je devrai aussicrier : « Espoir ! Laissez la bonne volonté ducamarade qui est en moi en appeler une fois de plus à la bonnevolonté du camarade qui est en vous ! » Mais il convientde que je m’attarde un instant au cas tout particulier deM. Van der Hogen. – M. Van der Hogen, messieurs, compteparmi les doyens de cette maison dont il est, depuis vingt-cinqans… »

– Vingt-six, rectifia de sa place lesous-chef Van der Hogen.

« –… depuis vingt-six ans, veux-je dire,l’un des plus robustes soutiens. Une occasion se présentait dereconnaître ses services ; je la saisissais avec joie quand jeme butai au veto inexorable de M. le garde desSceaux, arguant contre notre collègue des titres mêmes qui ledésignent à la faveur du haut personnel administratif.« Nul plus que moi, m’a-t-il objecté, ne saitavec quel zèle et quelle intelligence s’est acquitté M. Vander Hogen du labeur confié à ses soins. C’est bien ce qui fait querien ne saurait me décider à les détacher l’un de l’autre. Enpâtisse l’intérêt de M. Van der Hogen !… L’intérêt publicavant tout ! » Quel plus bel éloge, monsieur et chercollègue, eussé-je pu souhaiter de vos mérites ? Je n’avaisplus qu’à m’incliner et je m’inclinai de bonne grâce, me bornant àexiger pour vous, à titre de compensation, la Croix de Chevalier dela Légion d’honneur… Toute juste cause se gagne, monsieur, et jebénis la clémence du ciel, puisqu’il m’est permis de goûter, audéclin d’une journée de tristesse, la douceur de saluer en vous leLégionnaire de qui l’Officiel de demain portera aux quatrecoins de l’Europe le nom désormais illustre. »

Un pourpre d’orgueil incendia la facemonstrueusement inepte du Légionnaire. Son allégresse s’épanchadans des balbutiements de gâteux :

–… ba… bou… bibi… ne sais commentexprimer…

« – Il suffit, fit le Directeur qui eutla charité de dresser une digue devant ce débordement d’éloquence,je transmettrai vos remerciements à M. le Garde des Sceaux. Jen’ai plus qu’un mot à dire, messieurs. Il concerne le plus modeste,non le moins méritant, de vous : j’ai nomméM. Sainthomme. – Il est là, M, Sainthomme ? »

L’expéditionnaire se montra, vert d’émoi, lespoignets de sa chemise caparaçonnés de papier blanc.

– Oui, monsieur le Directeur.

« – Fort bien, Approchez-vous, je vousprie ; car j’ai aussi à vous communiquer des nouvelles quivous intéressent. Il y aurait superfétation de ma part, monsieurSainthomme, à venir rappeler ici de tels états de service que votrehumilité, encore qu’excessive, n’a pu en obscurcir l’éclat. L’heurea enfin sonné pour moi de leur rendre publiquement hommage. Quedis-je, moi ?… l’État, plutôt !… la République, que jereprésente, et qui, avide de vous donner un gage, mais un gagemagnifique, de sa satisfaction, vous laisse le soin de vousdécerner vous-même une récompense à votre goût. Une somme de troiscents francs reste libre, et aussi un ruban violet d’officierd’Académie, qu’a mis à ma disposition M. le directeur desBeaux-Arts… Veuillez choisir. Sub judice lis est. Madécision est aux ordres de la vôtre. »

C’est ainsi que discourut cet homme comparableà nul autre en l’art de passer de la pommade, et une vision surgitdevant les yeux de Sainthomme. Non la vision de son triste chezsoi, empli des rugissements aigus du dernier-né, des plaintes de laménagère mêlées au bruit sec des béquilles butant contre des piedsde chaise, mais l’éblouissement d’une aurore, son apothéoseglorieuse quand il irait promener son ruban par les petites rues deGrenelle, au milieu du murmure flatteur des gens qui font halte surplace et se demandent les uns aux autres : « Quel estdonc cet homme distingué qui a les palmes académiques ? »Il demeura muet. Simplement, entre son pouce et son index, il pinçale revers crasseux de son veston, tandis que, d’une œilladediscrète, il signalait à M. Nègre sa boutonnière vierge depalmes.

Celui-ci comprit.

Il sourit.

– L’arrêté sera signé ce soir. Mescompliments, mon cher collègue.

 

L’audience était levée. Lentement le personnels’écoula, répandu à nouveau par le salon d’attente. Et c’est alorsqu’il fallut voir Bourdon !… Ce fut vraiment un beauspectacle. Rires sonores, énergiques shake hands,galopades de jeune poulain à travers les épaisses luzernes dupâturage ! « Ah ! mon cher, félicitations !…Compliments sincères, Sainthomme !… Van der Hogen… la vieilleamitié qui nous lie…, permettez que je vous embrasse, hein ?…Messieurs, une journée mémorable !… »

– Ah çà ! Il est saoul ! se ditLahrier, qui s’égayait à le voir faire. Il l’était en effet, lepauvre homme, et à tomber ! grisé de l’alcool des joies tropbrusques. La fièvre s’éveillait en lui, des gens qui l’ont échappébelle et entrevoient des éternités de vie pour avoir coudoyé lamort d’un peu près. Et déjà des projets d’avenir se formulaient,quasi précis, sous son crâne plus poli que l’ivoire ; desplans d’admirables réformes, dont le besoin, on n’en doute pas, sefaisait impérieusement sentir.

Citons : réductions opérées en grand, surle papier, le pétrole, la ficelle ; substitution de la tourbeau coke, reconnu procédé de chauffage ruineux ; suppression del’essuie-main accordé chaque semaine à chaque employé par lamunificence administrative (du coup, 75 francs de blanchissage paran, rayés des frais de la maison !…) ; toutes chosessagement pensées, faites pour alléger dans de notables proportionsl’écrasant budget de l’État et graver le nom de Bourdon, à jamais,au livre d’or de la Direction des Dons et Legs.

Sans doute, il n’en disait rien, mais nous,qui ne sommes point tenus à de pudiques réserves, nous proclameronsla vérité : le décès de La Hourmerie, termite dévastateur,rongeur insatiable, cancer implacable et affreux, ouvert au flancmeurtri du service du matériel, ne laissait point que de lui êtresingulièrement agréable. Il en poussait des« ouf ! » discrets, pareillement un père de famillequi a enfin réussi à embarquer pour la Bolivie le fils prodigue dequi les honteuses débauches souillaient de fange ses cheveuxblancs.

Il répéta :

– Une belle journée !… Oui, bellejournée, en vérité !

Il devenait indécent, vraiment, à célébrerainsi une journée qu’il avait en partie occupée à piétiner derrièreun corbillard.

Lahrier le lui fit observer :

– Ce n’est pas pour chiner ; mais,vrai !… vous êtes gai, les jours d’enterrement !

Alors Bourdon :

– Point du tout !… Plaisantez-vous,mon bon ami ?… La Hourmerie… vieux camarade… ; vingt-huitans ensemble !… grand chagrin… Très affecté, au contraire.

Mais le jeune homme s’étant mis àrire :

– Sérieusement, mon cher. Je vouspromets !… Ah ! ces jeunes gens ! ça ne croit àrien !… Où dînez-vous ?

Cette question surprit Lahrier.

– Ma foi, dit-il, je n’en sais rien, moi.Où ça se trouvera.

– Dînons ensemble, en ce cas ?… Jevous invite ; vous voulez bien ?

– Vous êtes trop aimable…

– Allons donc !… Mon cher, j’adorela jeunesse. Entendu, hein ?

Le salon s’était vidé. Seuls Gripothe,Gourgochon et le commis d’ordre Guitare s’étaient attardés devantla fenêtre à causer de Letondu, qu’on venait de fourrer à Bicêtreavec la camisole de force. Bourdon, emballé de prodigalité, lesconvia, du coup, tous les trois, et ils acceptèrent,stupéfaits.

– Eh bien, en route !… Nous allonsdîner à Montmartre !

On tomba d’accord pour Montmartre. Lahrier yconnaissait des endroits rigolos ; la boîte de Derouet, entreautres, la Crécelle, une façon de bouge-concert situé aupied de l’Élysée et où on achèverait la soirée en gaieté. Bourdonvoulut tout ce qu’on proposa, et la bande s’achemina tout doucementvers les quais, distingués dans les enfoncements de la rueBellechasse, blancs, au-dessous des verdures poussiéreuses desTuileries.

Chapitre 3

 

 

Sur le seuil hermétiquement clos de laCrécelle, une demi-douzaine de badauds stationnaient latempe tendue, avec des profils recueillis que laissait deviner laflamme d’un bec de gaz planté au bord du trottoir. Et le fait estque les coups de gueule de Derouet – ces coups de gueule dont larenommée amenait chaque soir sur Montmartre de longues bandesvadrouilleuses affluant là des quatre extrémités de Paris –transperçaient les épais culs de bouteilles de la porte,enjambaient le trottoir, franchissaient la chaussée, s’en venaientexpirer en appels lointains à l’oreille des voyageurs juchés sur letramway de l’Étoile.

– C’est ici, entrons, dit Lahrier, quis’ouvrait le passage à coups de coude.

Ils entrèrent, et ce fut l’explosion soudained’une amorce de fulminate sous le talon qui la rencontre. Une telleclameur saluait leur apparition qu’ils en demeuraient suffoqués, sedemandant s’ils n’allaient point fuir, échangeant l’anxieux coupd’œil de gens d’esprit rationnel tombés dans une maison de fous.Des voix hurlaient : « Chapeau !Chapeau ! » ; d’autres proféraient on ne sait quoi,des choses qui ressemblaient à des menaces et qu’achevait de rendreinquiétantes un assourdissement de sifflets suraigus et de cris dejars en détresse. Et même temps, trois sous-officiers sonnaientéperdument aux champs.

Plus haut que le fouillis inextricable destêtes, car du même mouvement spontané ils s’étaient dressés surleur banc, on voyait la tache claire de leurs longues capotes,leurs bras levés qui tenaient le sabre, leurs vastes shakosd’ordonnance où un pompon rouge fleurissait. Et ainsi, saouls commedes ânes, ils braillaient en trois tons divers, ceci au grand émoid’un pianiste à gages, qui tentait pourtant de les soutenir et dontles accords insensés se mêlaient aux abois furieux de deux jeuneschiennes secouant leurs queues en panaches parmi les verreries ducomptoir.

– Eh bien ! en voilà unbouzin ! s’exclama le chef du matériel ! C’est inouï, uneboîte pareille !

– Nom de Dieu ! voulez-vous fermerla porte, lança le trombone de Derouet. Faut-il que j’aille vousmettre la tête dans un seau pour que vous vous décidiez ?

Le patron de la Crécelle était deboutsur une table qu’il venait de prendre d’assaut. En des lacs debière répandue, les semelles de ses bottes baignaient, et de lamain, une main blanche et grasse, aux ongles roses de petitmarquis, il faisait tournoyer dans le vide un énorme gourdin dehêtre. Entre le col lâche de sa chemise et les ailes déployées deson feutre, sa belle tête de chouan résolu apparaissait toute bleueaux joues.

Lahrier ouvrait la marche.

– Avançons ! lui jeta à l’oreilleGripothe qui venait derrière lui et commençait à avoir peur. Cegaillard-là serait capable de nous faire marcher à coups detrique.

– Vous en parlez à votre aise, ditLahrier. Enfin, essayons toujours. Quelle cohue !…

Ils firent un pas. Les cris de« Chapeau ! » redoublaient. Ils durent, pour avoirla paix, toucher les bords de leurs coiffures, ce qui détermina un« Ah ! » de soulagement, éternisé en point d’orgue.Ils se hasardèrent alors, se faufilant entre les tables, entrant debiais dans l’encaquement compact des consommateurs.

Derouet criait :

– Place aux miteux !… Serrez-vousdonc un peu, là-bas, vous n’êtes que quinze sur le banc.

Heureusement, un couple s’était levé. Deuxchaises libres ! Ils s’en emparèrent en hâte et se lespartagèrent fesse à fesse, mais Bourdon s’étant plaint qu’il étaittrop serré eut la joie de s’entendre huer bruyamment, tandis queDerouet, dédaigneux, lançait à son garçon Maxime :

– Maxime, vous me donnerez un galopind’honneur au compte du gros laquépem qui élève desréclamations.

– Boum ! fit Maxime.

Intrigué :

– Le gros laquépem, c’estmoi ? demanda à Lahrier Bourdon.

– Oui.

– Et pourquoi donclaquépem ?

– C’est de l’argot de boucher. Ça veutdire « paquet ».

– Paquet !…

– Hélas, oui. Et puis un conseil enpassant. Inutile de regimber, ou alors gare les galopins !…Vingt et un sous le bock, je vous préviens.

– Fichtre !…

Les ronds-de-cuir s’amusaient follement,riaient en silence à cet étroit coin de cabanon où tout, depuis lachemise écarlate du patron jusqu’au mirliton gigantesque quemaintenait au plafond un fil imperceptible, semblait unretentissant défi éructé au nez du bon sens. Ils le trouvaientdrôle, ce boui-boui, et, en somme, il y avait de ça. Le long desmurs, dont des tapisseries en loques masquaient le plâtre entreleurs trous, des bassinoires et des plats à barbe couraient, mêlésà des guitares sans cordes, à des cadres sans toiles, à des toilessans cadres ; auprès d’un soleil fantaisiste, fait d’un pot denuit à son centre et d’un inégal rayonnement de haches d’abordageet de chibouks tunisiens, un grand portrait peint, de Derouet, lemontrait en soldat du 113e de ligne, riant, dégustant unquart de vin sur un fond clair de paysage. Il n’était pas jusqu’àun gros chérubin de cuivre qui ne priât dévotement, agenouillé surle piano, les ailes au dos et les mains jointes ! Et toutcela, aperçu parmi la houle des têtes, distingué à travers unpaquet de fumée comme un fond de mer artificiel à travers la vitrebrouillassée d’un aquarium souterrain, faisait naître en leuresprit l’idée d’un capharnaüm de bric-à-brac, où on eût vendu detout, même de la chair humaine. Ils achevèrent de s’épanouirlorsque Derouet, les poings aux hanches, annonça qu’il allaitchanter : À Courcelles.

Immédiatement, un silence imposant se fit.

Il semblait, quand Derouet chantait, que saclientèle communiât. À Courcelles était la derrièreproduction de ce cabaretier poète. Coulée dans le même moule où,depuis quelques mois, il en avait coulé tant d’autres, elle avaitdéjà fait son chemin, émigré de l’autre côté de l’eau, jusqu’en leséquivoques sous-sols des brasseries de la rue Monsieur-le-Prince.Aussi bien ne le cédait-elle à ses aînées en saveur ni enpittoresque, écrite avec la même fougue, la même crapulerie voulue,non exempte d’art, qui avaient fait le succès d’À Javel,d’À Charonne, d’À la Santé.

– À Courcelles ! répétaDerouet, le bâton plongé en la poche. Et vous autres, tas decochons, tâchez de brailler en mesure !

Des protestations s’élevèrent. Il les relevacomme il convenait :

– Fermez vos gueules ! Silence auxpersonnes du Faubourg ! Y en a, ici, qui sont venues deGrenelle en carrosse, tout exprès pour se faire traiter decharognes. Regardez-moi plutôt, là-bas, l’ambassadrice deMachin-Chose, avec son michet, et son macque. Va donc, vieillevache !

Ainsi parla ce philosophe, qui, simplement, serésuma :

– De la saloperie, tout ça !…Donnez-moi le ton, monsieur Honoré, en fa dièse.

M. Honoré préluda. Derouet toussa pour sefaire le creux et commença, d’une voix dont il exagéraitsystématiquement les intonations naturellement canailles :

À caus’que j’suis pas ben giron

Et q’j’ai les patt’s comme un héron,

On m’appell’bébé vermicelle

À Courcelle,

hurla l’assemblée avec un touchantunisson.

– Allons c’est pas mal, y a del’ensemble, daigna déclarer Derouet. Vous n’êtes pas si saouls quevous en avez l’air.

– Hoû !… hurla le chœur.

L’acteur d’À Courcellespoursuivit :

L’été, bâché dans les terrains,

J’écoute les machin’s des trains

Meugler des not’s de violoncelle

À Courcelle.

Il attaquait le troisième couplet :

J’réchauff, l’hiver, mes paturons

À la brais’des marchands d’marrons,

quand un farceur de l’extérieur fit jouer lebec-de-cane de la porte et, par l’entrebâillement, jeta en plaintelugubre :

– Tonneaux !… Tonneaux !…Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux à vendre ?

Derouet impassible continua :

J’dégel’mes doigts sous mon aisselle

À Courcelle.

J’m’pay’du foi’cuit chez l’tripier,

Que j’boulott’su’des bouts d’papier ;

On n’est pas fort su’la vaisselle

À Courcelle.

Quand mon grimpant n’a pas d’boutons…

– Tonneaux ! Tonneaux !Tonneaux ! réitéra le braillard du dehors en rouvrant d’unviolent coup de poing la porte que Maxime tout à l’heure lui étaitvenu repousser sur le nez.

Derouet, que laissait froid cette scieimbécile, n’eut même pas un haussement d’épaule. Il dit simplement,avec le plus grand calme :

– Il commence à nous embêter, le marchandde tonneaux. Je vais aller lui botter les fesses, on va voir si çava traîner.

Puis, au milieu d’acclamations enthousiastessaluant cette déclaration, il acheva sans avoir perdu le ton ni lamesure :

Et qu’y tomb’su’mes ripatons,

J’le rattache avec une ficelle…

À Courcelle !

Il annonçait :« Moralité !… », mais, au même instant, le bâtonhaut, la nuque renversée en arrière dans l’attitude ensemblehéroïque et canaille du maréchal Ney au carrefour del’Observatoire :

– À nous, messieurs ! cria-t-il.

Toute une smala, chantant laPomponnette, entrait ; des hommes, des femmes, desfilles du Coucou, du Coq-Hardy, du Tir-Cul, enlevées telles quelleset fourrées de force dans des fiacres, avec leurs tabliers et leurssacoches de peluche. Elles riaient encore à chaudes larmes deschatouillades de la route, et cette entrée à sensation déchaîna unretour de tempête. De nouveau la maison s’emplit de rugissements,de nouveau un bond effaré amena de pair sur le comptoir les deuxchiennes qui étaient reparties ronfler dessous ; de nouveaules sergents-majors, un peu plus ivres à eux seuls que tout lereste de l’assemblée, surgirent au-dessus de la foule, dardant despointes nues de leurs sabres une constellation de vieillesassiettes adossées aux solives énormes du plafond et cuites à cepoint par le gaz qu’on les eût pu croire vernies de caramel. Lemonôme s’allongeait toujours. Le chef de file, un grand diable àbarbe de fleuve, que pénétrait l’importance de son rôle, finit paraller tamponner le mur de fond de son nez qu’un binocle d’écaillechevauchait. Il ne s’en émut pas ; il commanda« Patrouille ! » et toute la bande, gravement, semit à marquer le pas sur place, au rythme nettement arrêté del’interminable Pomponnette :

Pendant qu’il partira

Que son voisin s’apprête.

Pendant qu’il s’apprêt’ra

Chantons la Pomponnette,

La Pom-

ponnette,

La Pom-

ponnette,

Il filera.

Ah ! que le bougre a bien filé !

À son voisin de r’commencer.

Le roulis des chapeaux balancés de droite àgauche battait une mesure régulière ; en même temps les poingsserrés frappaient les cuisses et cela rendait à s’y m’éprendre lepas sonore des dragons attardés qui regagnent le quartier, la nuit,par les rues noires de la province.

Derouet, lui, sur ce chapelet de têtes qu’ildominait, déversait des bénédictions.

Il disait :

– Vous v’la, eh ! salauds ! tasde cochons, qu’est-ce que vous venez foute ici ? Quel salemonde ! R’garde-moi ces gueules de miteux ! Maxime,fourrez-moi tout ça à l’Institut.

Il désignait ainsi une façon de boyau situé encontre-haut de la salle principale et où s’en écoulait letrop-plein. On y tenait bien huit, en se serrant : les miteuxs’y logèrent à quinze ! Le reste se casa où il put, les femmessur les genoux des hommes et les hommes au petit bonheur, au hasarddes angles de tables et des bouts de bancs restés libres. Il en futdeux qui, faute de mieux, s’allèrent blottir sous le manteau d’unevaste cheminée Renaissance dont on avait enlevé les chenets.

Alors l’enthousiasme de Bourdon déborda. Maisoù il ne connut plus de limite, ce fut quand dans le noir de laporte, ouverte sur la nuit du boulevard, eut apparu la tête effaréed’un cheval, maigre rosse que venait d’enlever la bande auxbrancards de son sapin ! Il en mugit de joie. Il se dressa sursa chaise pour mieux voir et posa sa semelle sur le bord de latable pour soutenir son équilibre. Son équilibre !… Fataleidée ! La table y laissa immédiatement le sien, et, en moinsde temps qu’il n’en faut pour le dire, ce fut l’écroulement généralet de la table, et de la chaise, et de Bourdon, le tout dans uncharivari de verres cassés et de bouteilles culbutées, tombéespêle-mêle des hauteurs d’une étagère à laquelle le chef du matérielavait tenté de se retenir.

Derouet criait :

– Bougre de fourneau !… Qu’est-cequ’il fout ?… V’là qu’y casse ma boutique, maintenant !Il la paiera ! Il la paiera !… Maxime, vous allez fairele compte, et s’il ne casque pas, les flics !

– Boum !

Il y en avait pour cinquante-six francs.Bourdon dut s’exécuter : il le fit en galant homme, pensantd’ailleurs en soi :

– Je m’en fiche. L’enterrement était auxfrais de l’Administration ; je compterai deux voitures dedeuil en plus.

FIN.

 

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