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Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

de Sir Arthur Conan Doyle

I – L’Affaire du Pont de Keynsham.

Le lundi 21 juin 1685 se leva très sombre,avec un vent violent, des nuages noirs se mouvaient lourdement dans le ciel, et une pluie fine, continuelle, tombait.

Néanmoins, quelques instants après l’aube, les clairons de Monmouth se firent entendre dans tous les quartiers de la ville, depuis le pont sur la Tone jusqu’à Shuttern.

À l’heure dite, les régiments se rassemblèrent.

L’appel fut fait et l’avant-garde traversa d’un pas alerte la porte de l’Est.

On sortit dans le même ordre que lors de l’entrée, notre régiment et les bourgeois de Taunton formant l’arrière-garde.

Le maire Timewell et Saxon s’étaient partagé l’organisation de cette partie de l’armée, et comme c’étaient des gens qui avaient longtemps servi, ils placèrent l’artillerie dansune situation moins exposée et postèrent une forte troupe decavalerie à l’arrière, à une portée de canon, pour faire face àtoute attaque des dragons du Roi.

On fut unanime à constater que l’armée avaitfait de grands progrès au point de vue de l’ordre et de ladiscipline pendant notre halte de trois jours, grâce sans doute àla peine, que nous avions prise pour l’exercer sans relâche, et ànotre attitude militaire.

En rangs solides, serrés, les hommes allaient,faisant jaillir la boue liquide ou épaisse, tout en échangeant derudes plaisanteries campagnardes ou en chantant un coupletentraînant d’une chanson ou d’un hymne.

Sir Gervas chevauchait en tête de sesmousquetaires, dont les queues enfarinées pendaient molles etmoites, et toutes dégoûtantes d’eau.

Les piquiers de Lockarby et ma compagnie defaucheurs étaient pour la plupart des travailleurs des champs,endurcis à toutes les intempéries, et ils marchaient patiemment,les gouttes de pluie coulant sur leurs faces hâlées.

En avant se trouvait l’infanterie de Taunton,en arrière la file encombrante des chariots à bagages, que suivaitla cavalerie.

Ce fut ainsi que la longue ligne se déroulapar-dessus les hauteurs.

Quand on fut arrivé au sommet, où la routecommence à descendre sur l’autre versant, on commanda une haltepour permettre aux régiments de se serrer et nous jetâmes un coupd’œil en arrière sur cette jolie ville qu’un si grand nombre desnôtres ne devaient pas revoir.

Nous apercevions sans peine sur les muraillessombres et les toits des maisons le flottement, l’agitation desmouchoirs blancs de ceux que nous quittions.

Ruben chevauchait bride à bride avec moi, sachemise de rechange battant au vent et ses grands piquiers, lafigure toute épanouie d’un large rire, marchant derrière lui, maisses pensées et ses regards étaient trop loin de là pour qu’il pûtles remarquer.

Pendant que nous regardions, une longue flèchede lumière solaire jaillit entre les deux bancs de nuages quidoraient le sommet du clocher de Sainte-Madeleine et l’étendardroyal qui y flottait encore.

Cet incident fut salué comme un présagefavorable et une acclamation retentissante se propagea de rang enrang.

À cette vue, on agita les chapeaux et il y eûtun grand cliquetis d’armes.

Alors les clairons sonnèrent en fanfare.

Les tambours battirent une marcheguerrière.

Ruben rentra sa chemise dans son havresac.

Et l’on se remit en route à travers la boue,la vase, les nuages mornes toujours suspendus sur nous, s’appuyantsur les collines non moins mornes à notre droite et à notregauche.

Un chercheur de présage aurait peut-être ditque le ciel pleurait sur notre fatale aventure.

Pendant tout le jour, on marcha péniblementsur des routes qui n’étaient que des fondrières, avec de la bouejusqu’aux chevilles.

Le soir, on se dirigea vers Bridgewater, oùnous fîmes quelques recrues et ajoutâmes quelques centaines delivres à notre caisse militaire, car c’était une localité prospère,avec un commerce très actif de cabotage qui s’étendait sur tout lecours de la rivière de Parret.

Après avoir passé une nuit sous des abrisconfortables, nous repartîmes par un temps pire encore que laveille.

Dans cette région, le sol est une vastefondrière, même au temps le plus sec, mais de fortes pluies avaientfait déborder les mares et les avaient changées en vastes lacs desdeux côtés de la route.

Cela avait peut-être un bon côté pour nous,car nous étions aussi protégés contre les raids de la cavalerie duRoi, mais notre marche en était très ralentie.

Et, tout le jour, on ne fit que barboter dansla vase et la boue.

Les gouttes de pluies brillaient sur lescanons des fusils et ruisselaient sur les flancs des chevaux aupied lourd.

Nous longeâmes la Parret enflée, traversâmesEastover, le paisible village de Bawdrip.

Nous franchîmes la hauteur de Polden.

Les clairons sonnèrent enfin la halte sous lesbosquets d’Ashcot et un grossier repas fut servi aux hommes.

Puis en route sous la pluieimpitoyable !

On traversa le parc boisé de l’Auberge aujoueur de flûte, puis Wallon, où l’inondation menaçait leschaumières.

On longea les vergers de Street et on arrivaainsi, à la tombée de la nuit, dans la vieille et grise cité deGlastonbury, où les bonnes gens firent de leur mieux pour faireoublier, par leur chaleureux accueil, les souffrances que causaitle mauvais temps.

Le lendemain matin fut encore pluvieux etinclément.

En conséquence, l’armée fit une étape pourattendre Wells.

C’est une ville assez importante, avec unebelle cathédrale, qui possède un grand nombre de figures sculptéesplacées dans des niches à l’extérieur, comme nous en avions vu àSalisbury.

Les habitants étaient fort bien disposés pourla cause protestante et l’armée fut si bien accueillie que sanourriture coûta peu à la caisse militaire.

Ce fut au cours de cette étape que nous vînmespour la première fois en contact avec la cavalerie royale.

Plus d’une fois, quand la buée de la pluies’éclaircissait, nous avions vu l’éclat des armes sur les collinesbasses qui dominaient la route, et nos éclaireurs étaient revenusannoncer qu’ils avaient aperçu sur nos deux flancs de fortestroupes de dragons.

À un certain moment, ils se massèrent en grandnombre sur nos derrières, comme s’ils se proposaient d’attaquer nosbagages.

Mais Saxon disposa des deux côtés un régimentde piquiers, de sorte qu’ils se dispersèrent et qu’on ne revit plusleurs armes luire que sur les hauteurs.

On partit de Wells, le 24, pour gagner SheptonMallet, sans cesser d’entrevoir derrière nous et de chaque côté lesmaudits sabres et casques.

Ce soir là, nous étions près du pont deKeynsham, à moins de deux lieues, à vol d’oiseau, de Bristol.

Plusieurs de nos cavaliers passèrent larivière à gué et s’avancèrent presque jusqu’aux murailles.

Le matin, les nuages, chargés de pluie,avaient fini par s’éclaircir.

Aussi Ruben et moi, nous descendîmes lentementsur nos montures la pente d’une des vertes collines qui s’élevaientà l’arrière du camp, dans l’espoir d’apercevoir quelques indices del’ennemi.

Nos hommes avaient été laissés libres.

Ils étaient éparpillés sur l’herbe, essayantd’allumer des feux avec du bois mouillé ou mettant leurs habits àsécher au soleil.

C’était là une troupe bien étrange à voir.

Ils étaient cuirassés de boue de la tête auxpieds.

Leurs chapeaux ramollis s’étaient déformés,leurs armes rouillées, leurs bottes si usées que beaucoupmarchaient nu-pieds, et que d’autres avaient roulé leurs mouchoirsautour de leurs pieds.

Et pourtant leur court passage par la viemilitaire avait fait de ces rustres aux bonnes figures, desgaillards aux regards farouches, à moitié rasés, aux joues creuses,sachant « présenter armes » ou « mettre la pique surl’épaule », comme s’ils n’avaient fait que cela depuis leurenfance.

Les officiers ne se trouvaient pas mieuxpartagés que les hommes.

D’ailleurs, mes chers enfants, nul officier,quand il est de service, ne s’abaisserait à se procurer unconfortable que tous ne pourraient point partager avec lui.

Il doit prendre place au feu du bivouac,partager l’ordinaire du soldat, ou bien tout laisser-là, car il estun embarras, une pierre d’achoppement.

Nos habits étaient en bouillie, nos cuirassesrougies par la rouille, nos chevaux aussi tachés, aussi éclaboussésque s’ils s’étaient roulés dans la vase.

Même nos épées et nos pistolets étaient dansune condition telle que nous avions de la peine à dégainer les uneset faire partir les autres.

Seul Sir Gervas réussit à maintenir jusqu’aubout sur son costume et sa personne la propreté poussée jusqu’à lacoquetterie.

Que faisait-il pendant les gardes de nuit etcomment arrivait-il à dormir ?

Ce fut toujours un mystère pour moi, carchaque jour il se montrait à l’appel du clairon lavé, parfumé,brossé, la perruque bien arrangée, avec des vêtements desquelsjusqu’à la dernière éclaboussure avait été enlevéesoigneusement.

À l’arçon de sa selle était toujours suspendula boîte pleine de farine où nous l’avions vu puiser à Taunton, etses braves mousquetaires avaient la tête dûment poudrée tous lesmatins, bien que leurs queues redevinssent une heure après aussibrunes que la nature les avait faites, bien que la farine s’enallât en minces filets laiteux sur leurs larges dos, en formant desgrumeaux sur les bords de leurs habits.

Ce fut une longue lutte contre le mauvaistemps et le baronnet, mais ce fut notre camarade qui l’emporta.

– Il fut un temps où on m’appelait le GrosRuben, disait mon ami, comme nous chevauchions côte à côte sur laroute tortueuse. Avec trop peu de ce qui est solide et trop del’élément liquide, je finirai par être le squelette Ruben avant derevoir Havant. Je suis aussi plein d’eau de pluie que les barils demon père de bière d’octobre. Je voudrais, Micah, que vous metordiez et que vous me mettiez à sécher sur un de ces buissons.

– Si vous êtes mouillé, les gens du RoiJacques doivent l’être encore plus, dis-je, car après tout nousavons été abrités tant bien que mal.

– C’est une piètre consolation, quand vouscrevez de faim, de savoir que votre prochain est dans la mêmesituation. Je vous en donne ma parole, Micah, j’ai serré maceinture d’un cran lundi ; d’un autre mardi, d’un hier, etd’un autre aujourd’hui. Je vous le dis, je fonds comme un glaçon ausoleil.

– Si vous en venez à être réduit à rien,dis-je en riant, qu’est-ce que nous aurons à raconter sur vous àTaunton ? Depuis que vous avez endossé la cuirasse et que vousêtes à la conquête des cœurs de nos demoiselles, vous nous avezdépassés tous en importance, et vous êtes devenu un homme de poids,un homme considérable.

– J’avais plus de substance, plus de poids,avant de me mettre à traîner sur les routes de la campagne comme uncolporteur de Hambledon, dit-il. Mais pour dire la vérité vraie etparler sérieusement, Micah, c’est une chose étrange de sentir quele monde qui se trouve tout entier devant vous, vos espérances, vosambitions, tout en un mot, se tiennent dans le petit espace quepeut couvrir un bonnet et que supportent deux petits pieds. Il mesemble qu’elle est ce qu’il y a de plus noble, de plus élevé enmoi, et que si j’étais arraché d’elle, je resterais à jamais unêtre incomplet, inachevé. Avec elle, je ne demande pas autre chose.Sans elle, tout le reste n’est rien.

– Mais avez-vous parlé au vieillard ?demandai-je. Êtes-vous fiancé en règle ?

– Je lui ai parlé, répondit mon ami, mais ilétait si occupé à garnir les cartouches, que je n’ai pu obtenir sonattention. Lorsque j’ai fait une nouvelle tentative, il était entrain de compter les piques de rechange dans la salle d’armes duchâteau, avec une taille et un encrier. Je lui ai dit que j’étaisvenu pour solliciter la main de sa petite-fille. Sur quoi il s’esttourné vers moi, et m’a demandé : « Quellemain ? » d’un air si distrait qu’il était évident que sonesprit était ailleurs. Mais à la troisième tentative, le jour oùvous êtes revenu de Badminton, j’ai présenté enfin ma requête, maisil a pris feu aussitôt, pour me dire que ce n’était pas la saisonde pareilles sottises, ajoutant que j’aurais à attendre que le RoiMonmouth fut sur le trône et qu’alors je pourrais lui faire mademande. Je vous réponds qu’il ne traitait pas ces choses-là desottises, il y a cinquante ans, quand il faisait lui-même sacour.

– Du moins il ne vous a pas refusé, dis-je.Cela vaut autant qu’une promesse, de vous dire que si l’entrepriseréussit, vous réussirez aussi.

– Sur ma foi, s’écria Ruben, si un hommepouvait amener ce résultat, rien qu’avec sa lame, il n’y en a pointqui s’y intéresse aussi vivement que moi. Non ! Pas mêmeMonmouth en personne. Depuis longtemps l’apprenti Derrick a levéles yeux jusqu’à la petite-fille de son maître et le vieux étaitprêt à faire de lui son fils, tant il était enchanté de le voir sipieux et si zélé. Mais j’ai appris indirectement que ce n’est qu’undébauché, un homme aux plaisirs bas, bien qu’il cache ses frasquessous des dehors pieux. J’ai pensé, tout comme vous, qu’il était àla tête des tapageurs qui ont tenté d’enlever Mistress Ruth, etpourtant sur ma foi ! je n’ai guère sujet de les blâmersévèrement puisqu’ils m’ont rendu le plus grand service que jamaisdes gens aient rendu. En attendant, avant notre départ de Wells, ily a deux nuits, j’ai saisi l’occasion de dire quelques mots à cesujet à Maître Derrick et de l’avertir de ne comploter aucunetrahison contre elle, s’il tenait à sa vie.

– Et comment a-t-il accueilli cettebienveillante sommation ?

– Comme un rat accueille un piège à rat. Il agrogné quelques mots de haine dévote et s’est esquivé.

– Sur ma vie, mon garçon, dis-je, vous avez euautant d’aventures de votre côté que moi du mien. Mais nous voiciau sommet de la hauteur, avec une perspective aussi étendue qu’onpeut le souhaiter.

Juste au-dessous de nous courrait l’Avon,traversant en longues courbes un pays boisé et renvoyant les rayonsdu soleil tantôt sur un point, tantôt sur un autre.

On eût dit une rangée de soleils minusculessur une corde d’argent.

De l’autre côté, le pays paisible, aux teintesvariées, montait et descendait en ondulations, qui présentaient àla vue champs de blés et vergers, et s’étendait au loin pour finiren une lisière de forêts, sur les collines lointaines deMalvern.

À notre droite étaient les hauteursverdoyantes des environs de Bath, à notre gauche les crêtesdéchiquetées des Mendips, Bristol, la reine du pays, tapie derrièreses fortifications, et plus en arrière, les eaux grises du Canal,avec des voiles blanches comme la neige.

À nos pieds se trouvaient le pont de Keynsham,notre armée formant des taches sombres sur le vert des champs, lafumée des bivouacs et les voix des conversations flottant encoredans l’air de l’été.

Une route longeait les bords de l’Avon du côtédu Comté de Somerset.

Sur cette route s’avançaient deux escadrons decavalerie, qui se proposaient d’établir des postes avancés surnotre flanc d’est.

Comme ils défilaient à grand bruit, sans grandordre, ils avaient à traverser un bois de pins, dans lequel laroute fait un brusque détour.

Nous étions en train de contempler la scène,quand tout à coup, pareil à l’éclair qui jaillit du nuage, unescadron des Horseguards fit demi-tour pour se lancer sur leterrain découvert, et passant rapidement à l’allure du trot, puisdu galop, fondit comme un tourbillon d’habits bleus et d’acier surnos escadrons surpris.

Des rangs de tête partit le bruit descarabines qu’on épaule, mais en un instant, les Gardes passèrent àtravers eux et fondirent sur le second escadron.

Pendant quelque temps les braves paysanstinrent ferme.

La masse compacte d’hommes et de chevauxoscillait, avançant, reculant, les lames de sabre tournoyant audessus d’elle en éclairs d’une lumière rageuse.

Puis, des habits bleus se montrèrent çà et làparmi les habits de bure.

La lutte reporta ses mouvements furieux surune centaine de pas en arrière.

La masse épaisse fut fendue en deux et lesGardes du Roi s’élancèrent comme un flot dans la brèche, s’épandantà droite et à gauche, forçant les haies, franchissant les fossés,sabrant de la pointe et du tranchant les cavaliers quifuyaient.

Toute la scène, ces chevaux qui frappaient dupied, ces crinières agitées, ces cris de triomphe ou de désespoir,ces halètements pénibles, cette sonorité musicale de l’acier quiheurte l’acier, ce fut pour nous, qui étions sur la hauteur, commeune vision désordonnée, tant elle fut prompte à paraître et àdisparaître.

Un coup de clairon sec, impérieux, ramena lesBleus sur la route, où ils se reformèrent et partirent au petittrop avant que de nouveaux escadrons eussent le temps de venir ducamp.

Le soleil continuait à briller, la rivière àse rider.

Il ne restait plus rien qu’un long amasd’hommes et de chevaux pour marquer le passage de la tempêteinfernale qui avait éclaté sur nous si brusquement.

Pendant que les Bleus s’éloignaient, nousremarquâmes un officier isolé qui formait l’arrière-garde.

Il chevauchait très lentement, comme s’iltrouvait fort mauvais de tourner le dos même à une arméeentière.

L’intervalle entre l’escadron et lui necessait de s’accroître, mais il ne faisait rien pour hâter lepas.

Il allait tranquillement son train, jetant detemps à autre un regard en arrière pour voir s’il était suivi.

La même idée surgit simultanément dansl’esprit de mon camarade et dans le mien, et nous la devinâmes enéchangeant un coup d’œil.

– Prenons ce sentier, cria-t-il avec vivacité.Il nous mènera au delà du bouquet d’arbres et il est encaissé danstoute sa longueur.

– Conduisons les chevaux à la main, jusqu’à ceque nous soyons sur un meilleur terrain, répondis-je. Nous luicouperons la retraite, si nous avons de la chance.

Sans prendre le temps d’en dire davantage,nous nous hâtâmes de descendre par le sentier inégal, où nousglissions et faisions des rainures dans le gazon détrempé par lapluie.

Puis nous remettant en selle, nous parcourûmesle défilé, traversâmes le bouquet d’arbre, et nous nous trouvâmessur la route assez tôt pour voir l’escadron disparaître dans lelointain et nous trouver face à face avec l’officier isolé.

C’était un homme brûlé par le soleil, auxtraits fortement marqués, aux moustaches noires.

Il montait un grand cheval osseux, de robechâtain.

À notre apparition sur la route, il fit haltepour nous examiner de près.

Puis s’étant convaincu de nos intentionshostiles, il dégaina son épée, tira de son arçon un pistolet, avecla main gauche, puis mettant la bride entre ses dents, il plantases éperons dans les flancs de son cheval, et se lança sur nous àfond de train.

Comme nous nous élancions sur lui, Ruben à sagauche, et moi à droite, il me lança un violent coup de sabre, eten même temps fit feu sur mon camarade.

La balle effleura la joue de Ruben, laissantsur son passage une ligne rouge semblable à celle qu’auraitproduite un coup de fouet, en même temps que la poudre luinoircissait la figure.

Mais le coup de sabre ne m’atteignit pas.

Au moment où nos chevaux se touchaient presquedans leur course, je l’arrachai de sa selle et l’attirai en traversde la mienne, la figure en haut.

Le brave Covenant partit un peu ralenti parson double fardeau, et avant que les Gardes se fussent aperçusqu’ils avaient perdu leur officier, nous avions amené celui-ci,malgré, ses efforts et ses mouvements désespérés jusqu’en vue ducamp de Monmouth.

– Il m’a rasé de près, l’ami, dit Ruben enportant la main à sa joue ; il m’a tatoué la figure avec de lapoudre, si bien qu’on va me prendre pour le frère cadet de SalomonSprent.

– Grâce à Dieu, vous n’avez pas de mal,dis-je. Regardez, voici notre cavalerie qui s’avance sur le haut dela route. Lord Grey est à sa tête. Ce que nous avons de mieux àfaire, c’est d’amener notre prisonnier au camp, puisque nous neservons à rien ici.

– Au nom du Christ, s’écria celui-ci, tuez-moiou mettez-moi à terre, je ne saurais souffrir d’être porté de cettefaçon comme un enfant à moitié sevré, à travers tout votrecampement de rustauds qui ricanent.

– Je ne veux nullement me divertir aux dépensd’un brave, répondis-je. Si vous consentez à donner votre parole derester avec nous, vous marcherez entre nous.

– Volontiers, dit-il en se laissant glisser àterre et rajustant son uniforme froissé. Par ma foi, messieurs,vous m’aurez appris à ne point faire fi de mes ennemis. Je seraisresté auprès de mon escadron, si j’avais cru à la possibilité derencontrer des avant-postes ou des vedettes.

– Nous étions sur la hauteur, avant de vousavoir coupé, dit Ruben. Si cette balle de pistolet était allée plusdroit, c’est plutôt moi qui aurais été coupé. Diable !Micah ! Il n’y a qu’un instant je grognais parce que j’avaismaigri, mais si j’avais eu la joue aussi ronde que jadis, lemorceau de plomb l’aurait traversée.

– Où vous ai-je déjà vus ? demanda notreprisonnier, en fixant sur moi ses yeux noirs. Ah ! oui, j’ysuis, c’était à l’hôtellerie de Salisbury, où notre écervelé decamarade, Horsford, a dégainé contre un vieux soldat qui était avecvous. Pour moi, je me nomme Ogilvy… Major Ogilvy, des Horseguardsbleus. J’ai été vraiment enchanté d’apprendre que vous aviezéchappé aux mâtins. Après votre départ, quelques mots ont faitentrevoir votre véritable destination, et un ou deux faiseursd’embarras, en qui le zèle étouffe l’humanité, ont lancé les chienssur votre piste.

– Je me souviens bien de vous, répondis-je.Vous allez trouver au camp le colonel Décimus Saxon, mon anciencompagnon. Sans doute vous serez bientôt échangé contre quelqu’unde nos prisonniers.

– Il est bien plus probable que je seraiégorgé, dit-il en souriant. Je crains que Feversham, dans sesdispositions présentes, ne s’arrête guère à faire des prisonnierset Monmouth sera peut-être tenté de le payer de la même monnaie.Après tout, c’est la fortune de la guerre et je dois expier mondéfaut de prudence militaire. À dire vrai, j’avais à ce moment làl’esprit bien loin des batailles et des embuscades, car il erraitdans la direction de l’eau régale et de son action sur les métaux,jusqu’au moment où votre apparition m’a rappelé à l’étatmilitaire.

– La cavalerie est hors de vue, dit Ruben, enjetant un coup d’œil derrière lui, la nôtre aussi bien que la leur.Mais je vois un groupe d’hommes, là-bas, de l’autre côté de l’Avon,et ici, sur le flanc de la hauteur, n’apercevez-vous pas le refletde l’acier ?

– Il y a là de l’infanterie, dis-je, enfermant à demi les yeux. Il me semble que je peux distinguer quatreou cinq régiments et autant d’étendards de cavalerie. Il fautinformer de cela, sans aucun retard, le Roi Monmouth.

– Il est au fait, dit Ruben. Le voici là-bas,sous les arbres, entouré du conseil. Voyez, l’un d’eux arrive àcheval de ce côté-ci.

En effet, un cavalier s’était détaché dugroupe et galopait vers nous.

– Monsieur, dit-il, en saluant, si vous êtesle Capitaine Clarke, le roi vous ordonne de vous rendre auConseil.

– Alors, m’écriai-je, je laisse le major sousvotre garde, Ruben. Veillez à ce qu’il soit aussi bien que lecomportent nos ressources.

Sur ces mots, j’éperonnai mon cheval et jerejoignis bientôt le groupe formé autour du Roi.

Il y avait là Grey, Wade, Buyse, Ferguson,Saxon, Hollis, et une vingtaine d’autres.

Tous avaient l’air très grave et examinaientla vallée à l’aide de leurs longues-vues.

Monmouth lui-même avait mis pied à terre etétait adossé au tronc d’un arbre, les bras croisés sur sa poitrine,et le plus profond désespoir était peint sur sa figure.

Derrière l’arbre, un laquais allait et venait,promenant son cheval noir à la robe lustrée, qui faisait desgambades, agitait sa magnifique crinière, comme un vrai roi de larace chevaline.

– Vous le voyez, mes amis, dit Monmouth,promenant tour à tour sur les chefs ses yeux éteints, il sembleraitque la Providence soit contre nous. Nous avons sans cesse auxtalons quelque nouvelle mésaventure.

– Ce n’est pas la Providence, Sire. C’estnotre propre négligence, s’écria hardiment Saxon. Si nous avionsmarchés sur Bristol hier soir, nous serions à l’heure actuelle dubon côté des remparts.

– Mais nous ne nous doutions pas quel’infanterie ennemie était si proche, s’écria Wade.

– Je vous ai dit ce qui en résulterait et lecolonel Buyse l’a dit également, ainsi que le digne Maire deTaunton, répondit Saxon. Mais je n’ai rien à gagner en pleurant surune cruche cassée, Nous devons même faire de notre mieux pour laraccommoder.

– Avançons sur Bristol et mettons notreconfiance dans le Très-Haut, dit Ferguson. Si c’est sa puissantevolonté que nous la prenions, eh bien nous y entrerons, quand mêmefauconneaux et sacres seraient aussi nombreux que les pavés desrues.

– Oui, oui, en route pour Bristol ! Dieuavec nous ! crièrent avec ardeur plusieurs Puritains.

– Mais c’est folie, sottise, le comble de lasottise ! dit Buyse, éclatant avec violence. Vous avezl’occasion et vous ne voulez pas la saisir. Maintenant l’occasionest partie et vous voilà tous pressés de partir. Il y a là unearmée forte, autant que je puis en juger, de cinq mille hommes surla rive droite de la rivière. Nous sommes du mauvais côté etcependant vous parlez de la passer et d’assiéger Bristol sanspièces de siège, sans bêches, et avec ces forces sur nos derrières.La ville se rendra-t-elle, alors qu’elle peut voir du haut de sesremparts l’avant-garde de l’armée qui vient à son secours ?Est-ce que cela nous aidera à combattre l’ennemi, que de le fairedans le voisinage d’une place forte, d’où la cavalerie etl’infanterie peuvent sortir pour faire une attaque sur notreflanc ? Je le répète, c’est de la folie.

Ce que disait le guerrier allemand était d’unevérité si évidente que les fanatiques eux-mêmes furent réduits ausilence.

Au loin dans l’est, de longues lignes d’acierbrillaient, et les taches rouges, qu’on voyait sur les hauteursvertes, étaient des arguments que les plus téméraires ne pouvaientdédaigner.

– Alors que conseillez-vous ? demandaMonmouth en frappant avec impatience de la cravache ornée depierres précieuses sur ses bottes de cheval.

– De passer la rivière et de les prendre corpsà corps avant qu’ils aient pu recevoir des secours de la ville, ditle gros Allemand d’un ton bourru. Je ne peux pas comprendrepourquoi nous sommes ici, si ce n’est pour nous battre. Si nousgagnons la partie, la ville tombera forcément. Si nous la perdons,nous aurons toujours tenté un coup hardi et nous ne pouvons fairedavantage.

– Est-ce aussi votre opinion, ColonelSaxon ? demanda le Roi.

– Certainement, Sire, si nous pouvons livrerbataille avantageusement. Mais nous ne pouvons guère le faire entraversant la rivière, sur un seul pont étroit en face d’une arméeaussi forte. Je suis d’avis de détruire le pont de Keynsham et dedescendre la rive du sud pour imposer la bataille dans une positionque nous pourrons choisir.

– Nous n’avons pas encore sommé Bath, ditWade. Faisons ce que propose le Colonel Saxon, et en attendant,marchons dans cette direction et envoyons un trompette augouverneur.

– Il y a encore un autre plan, dit Sir StephenTimewell, c’est de marcher rapidement sur Gloucester, d’y passer laSevern, et alors de traverser le comté de Worcester pour se rendredans le Shropshire et le Cheshire. Votre Majesté a bien despartisans dans ce pays-là !

Monmouth allait et venait la main sur sonfront, de l’air d’un homme qui a perdu la tête.

– Que dois-je faire ? s’écria-t-il enfin,au milieu de tous ces avis contradictoires, quand je sais que de madécision dépend non seulement mon succès, mais encore la vie de cespauvres et fidèles paysans et gens de métier.

– Avec les humbles égards que je dois à VotreMajesté, dit Lord Grey, qui à ce moment même revenait de lamanœuvre de la cavalerie, comme il y a fort peu d’escadrons de leurcavalerie de ce côté-ci de l’Avon, je conseillerais de faire sauterle pont et de marcher sur Bath, d’où nous pourrons passer dans leComté de Wilts, où nous savons que nous serons bien accueillis.

– Qu’il en soit ainsi, s’écria le Roi, avec laprécipitation d’un homme qui accepte un plan non point parce quec’est le meilleur, mais parce qu’il sent que tous les plans sontégalement sans issue. Qu’en dites-vous, gentilshommes ?ajouta-t-il avec un sourire amer. J’ai reçu ce matin des nouvellesde Londres. On me dit que mon oncle a mis sous clef deux centsmarchands et autres personnes suspectes de fidélité à leurreligion, dans les prisons de la Tour et de la Flotte. Il luifaudra employer la moitié de la nation à garder l’autre, d’ici àpeu.

– En somme, Votre Majesté en viendra à legarder, suggéra Wade. Il pourrait bien se faire qu’il voie s’ouvrirla Porte des Maîtres un de ces matins.

– Ha ! Ha ! Croyez-vous ?s’écria Monmouth en se frottant les mains, pendant que sa figures’éclairait d’un sourire. Eh bien, vous aurez peut-être dit lavérité. La cause d’Henri paraissait perdue le jour où la bataillede Bosworth trancha le débat. À vos postes, gentilshommes !Nous marcherons dans une demi-heure. Le Colonel Saxon et vous, SirStephen, vous couvrirez l’arrière-garde et protégerez les bagages.C’est un poste honorable, avec ce rideau de cavalerie autour de nosbasques.

Le conseil se dispersa aussitôt.

Chacun de ses membres regagna à cheval sonrégiment.

Tout le camp fut bientôt en mouvement, au sondes clairons, au roulement des tambours, de sorte qu’en très peu detemps l’armée fut déployée en ordre et les enfants perdus de lacavalerie se lancèrent sur la route qui mène à Bath.

L’avant-garde était composée de cinq centscavaliers avec les miliciens du Comté de Devon.

Après eux, et dans l’ordre suivant venaient lerégiment des marins, les hommes du nord du Somerset ; lepremier régiment des bourgeois de Taunton, les mineurs de Mendip etde Bagworthy, les dentelliers et sculpteurs sur bois de Honiton,Wellington et Ottery Sainte Marie ; les bûcherons, lesmarchands de bestiaux, les gens des marais et ceux du district deQuantock.

Puis venaient les canons et les bagages, avecnotre propre brigade et quatre enseignes de cavalerie commearrière-garde.

Pendant notre marche, nous pouvions voir leshabits rouges de Feversham suivant la même direction sur l’autrebord de l’Avon.

Une grosse troupe de leur cavalerie et deleurs dragons avait passé à gué la rivière et voltigeait autour denous, mais Saxon et Sir Stephen couvraient les bagages sihabilement, tenaient tête d’un air si résolu et faisaient pétillerla fusillade avec tant d’à-propos, quand nous étions serrés de tropprès, que l’ennemi ne se hasarda point à charger à fond.

II – La Bataille dans la Cathédrale deWells.

Me voici maintenant bel et bien lié aux rouesdu char de l’histoire, mes chers enfants, me voici tenu d’indiquerau fur et à mesure les noms, les lieux, les dates, quelquealourdissement qu’il en résulte pour mon récit.

Alors que se déroulait un pareil drame, ilserait impertinent de parler de moi, si ce n’est comme le témoin oul’auditeur de ce qui peut vous faire paraître plus vivantes cesscènes d’autrefois.

Il n’est point agréable pour moi de m’étendresur ce sujet, mais convaincu, ainsi que je le suis, que le hasardne joue aucun rôle dans les grandes ou les petites affaires de cemonde, j’ai la ferme croyance que les sacrifices de ces braves gensne furent point perdus, que leurs efforts ne se dépensèrent pointen pure perte, comme on le dirait peut-être à première vue.

Si la race perfide des Stuarts n’est plusmaintenant sur le trône, et si la religion de l’Angleterre estencore une plante qui se développe librement, nous en sommes, selonmoi, redevables à ces patauds du Comté de Somerset.

Ils furent les premiers à faire voir combienil faudrait peu de chose pour ébranler le trône d’un monarqueimpopulaire.

L’armée de Monmouth ne fut que l’avant-gardede celle qui marcha sur Londres, trois ans plus tard, lorsqueJacques et ses cruels ministres fuyaient, abandonnés de tous, à lasurface de la terre.

Dans la nuit du 27 juin, ou plutôt dans lamatinée du 28, nous arrivâmes à la ville de Frome, très mouillés,dans un état lamentable, car la pluie avait recommencé, et toutesles routes étaient des fondrières boueuses.

De là, nous partîmes le lendemain pourWells.

On y passa la nuit et tout le jour suivant,pour donner aux hommes le temps de sécher leurs habits et de serefaire après leurs privations.

Dans l’après-midi, une revue de notre régimentdu comté de Wills eut lieu dans le parvis de la cathédrale, etMonmouth nous fit des éloges, bien mérités d’ailleurs, pour lesprogrès accomplis en si peu de temps dans notre alluremartiale.

Comme nous retournions à nos quartiers, aprèsavoir renvoyé nos hommes, nous aperçûmes une grande foule desgrossiers mineurs d’Oare et de Bagworthy rassemblés sur la place enface de la cathédrale, et écoutant l’un d’eux, qui les haranguaitdu haut d’un char.

Les gestes farouches et violents de cet hommeprouvaient que c’était un de ces sectaires extrêmes en qui lareligion court le danger de tourner à la folie furieuse.

Les bruits sourds et les gémissements quimontaient des rangs de la foule marquaient, cependant, que sesparoles ardentes étaient bien d’accord avec les dispositions de sonauditoire.

Aussi nous fîmes une halte tout près de lafoule, pour écouter son discours.

C’était un homme à barbe rouge, à la figurefarouche, avec une toison en désordre qui retombait sur ses yeuxluisants, et doué d’une voix rauque qui retentissait dans toute laplace.

– Que ne ferons-nous pas pour le Seigneur,criait-il, que ne ferons-nous pas pour le Saint des Saints ?Pourquoi sa main s’appesantit-elle sur nous ? Pourquoin’avons-nous pas délivré ce pays, ainsi que Judith délivraBéthulie ?

Voyez-vous, nous avons attendu en paix, et iln’en est résulté rien de bon, et pour un temps de santé, nousvivons dans la peine.

Pourquoi cela, vous dis-je ?

En vérité, frères, c’est parce que nousavons agi à la légère avec le Seigneur, parce que nous n’avons pasété entièrement de cœur avec lui.

Oui, nous l’avons loué en paroles, mais parnos actions, nous lui avons témoigné de la froideur.

Vous le savez bien, le Prélatisme est chosemaudite, qui mérite les sifflets, une chose qui est une abominationaux yeux du Tout-Puissant.

Et cependant, qu’est-ce que nous avons faitpour lui en cette circonstance, nous, ses serviteurs ?

N’avons-nous pas vu des églises prélatistes,églises des formes et des apparences, où la créature est confondueavec le Créateur ?

Ne les avons-nous pas vues, dis-je, etcependant n’avons-nous pas négligé de les balayer au loin, et ainsine les avons-nous pas sanctionnées ?

Le voilà le péché d’une génération tiède etprête à reculer !

La voilà la cause pour laquelle le Seigneurregarde avec froideur son peuple !

Voyez, à Shepton et à Frome, nous avons laisséderrière nous de pareilles églises.

À Gastonbury aussi, nous avons épargné cesmurailles coupables qui furent élevées par les mains des idolâtresde jadis.

Malheur à vous, si après avoir mis la main àla charrue du Seigneur, vous tournez le dos à la besogne !

Regardez par ici…

Et sur ces mots, il se tourna vers la bellecathédrale :

– Que signifie cet amas de pierre ?N’est-ce point un autel de Baal ?

Ne fut-il point construit pour le culte del’homme et non pour celui de Dieu.

N’est-ce point ici que le nommé Ken, paré deson sot rochet, de ses joyaux puérils, peut prêcher des doctrinessans âme, et menteuses, lesquelles ne sont que le vieux ragoût duPapisme servi sous un nom nouveau ?

Est-ce que nous souffririons pareillechose ?

Est-ce que nous, les enfants choisis du GrandÊtre, nous laisserons subsister cette tache pestiférée !

Pouvons-nous compter sur l’aide duTout-Puissant, si nous n’étendons pas la main pour venir à sonaide ?

Nous avons laissé derrière nous les autrestemples du Prélatisme, laisserons-nous aussi celui-ci debout, mesfrères ?

– Non, non, hurla la foule, agitée par desmouvements d’orage.

– Allons-nous le démolir jusqu’à ce qu’il n’enreste pas pierre sur pierre ?

– Oui ! Oui ! cria-t-on.

– Maintenant ? Tout de suite ?…

– Oui, oui !

– Alors, à l’œuvre ! cria-t-il, ets’élançant à bas de son char, il se précipita vers la cathédrale,suivi de près par la tourbe d’enragés fanatiques.

Les uns s’amassèrent, hurlant, vociférant,pour franchir les portes ouvertes.

D’autres, en essaims, grimpaient aux pilierset aux piédestaux de la façade, martelaient les ornements sculptés,se cramponnaient aux vieilles et grises statues de pierre quioccupaient chaque niche.

– Il faut mettre un terme à ce désordre, ditSaxon d’un ton bref. Nous ne pouvons laisser insulter et salirtoute l’Église d’Angleterre pour plaire à une bande de braillards àla tête échauffée. Le pillage de cette cathédrale ferait plus detort à notre cause que la perte d’une bataille rangée. Amenez votrecompagnie, Sir Gervas. Pour nous, nous ferons de notre mieux pourles retenir jusque-là.

– Hé, Masterton, cria le baronnet, apercevantun de ses sous-officiers dans un groupe qui se contentait deregarder, sans aider ni empêcher les émeutiers. Courez au quartieret dites à Barker de former la compagnie, la mèche allumée. Je puisêtre de quelque utilité ici.

– Ah ! voici Buyse, s’écria joyeusementSaxon, en voyant le colosse allemand se frayer passage à travers lafoule, et, Lord Grey aussi. Il faut que nous sauvions lacathédrale, mylord. Ils la mettraient à sac et la brûleraient.

– Par ici, gentilshommes, s’écria un hommeâgé, aux cheveux gris, qui accourait à nous les bras tendus, untrousseau de clef sonnant à sa ceinture. Oh ! hâtez-vous,gentilshommes, si vous avez vraiment quelque autorité sur ces genssans principes. Ils ont abattu saint Pierre, et ils finiront pardémolir saint Paul, s’il n’arrive pas de secours. Il ne restera pasun Apôtre. Ils ont apporté un tonneau de bière et ils sont en trainde le défoncer sur le maître-autel. Oh ! Hélas ! Peut-onvoir chose pareille dans un pays chrétien !

Il eut un bruyant sanglot et frappa du pieddans son désespoir et sa souffrance.

– C’est le sacristain, messieurs, ditquelqu’un de la ville. Il a vieilli dans la cathédrale.

– Voilà le chemin de la Sacristie, mylords etgentilshommes, dit le vieillard en s’ouvrant courageusement passageà travers la foule. Maintenant, quel malheur, le saint Paul esttombé aussi !

Comme il parlait, un craquement multiples’entendit à l’intérieur de la cathédrale, annonçant une nouvelleprofanation des fanatiques.

Notre guide redoubla de vitesse, et parvintenfin à une porte basse en chêne qu’il ouvrit à force de fairegrincer des barreaux et craquer des gonds.

Nous nous glissâmes tant bien que mal parcette ouverture et suivîmes du pas le plus rapide le vieillard dansun corridor dallé qui débouchait dans la cathédrale par une petiteporte tout près du maître-autel.

Le vaste édifice était plein d’émeutiers quicouraient de tous côtés, détruisant, brisant tout ce qu’ilspouvaient atteindre.

Un grand nombre d’entre eux étaient desfanatiques sincères, disciples du prédicant que nous avions entendudehors, mais il y en avait d’autres que leurs figures suffisaient àdésigner comme des coquins et des simples voleurs, tels que toutearmée en ramasse sur son passage.

Pendant que les premiers arrachaient lesstatues des murailles ou lançaient les livres de prières à traversles vitraux des fenêtres, les autres déracinaient les massifscandélabres de bronze, emportant tout ce qui paraissait évidemmentavoir quelque valeur.

Un individu déguenillé, huché dans la chaire,s’employait à déchirer le velours cramoisi qu’il jetait dans lafoule.

Un autre avait renversé le pupitre, où onlisait les livres saints, et s’évertuait à tordre la monture debronze pour l’enlever.

Au milieu d’une des ailes, un petit groupeavait passé une corde au cou de l’évangéliste Marc et tirait avecardeur, si bien qu’au moment même de notre entrée, la statueoscilla quelques instants et finit par s’abattre à grand bruit surles dalles de marbre.

Les vociférations, qui accompagnaient chaquenouvelle profanation, le craquement des boiseries démolies, desfenêtres brisées, le bruit sourd de la maçonnerie qui tombait, toutcela faisait un vacarme des plus assourdissants, auquel s’ajoutaitle ronflement de l’orgue, que plusieurs émeutiers firent taireenfin en crevant les soufflets.

Le spectacle qui nous frappa le plus vivement,ce fut la scène qui se passait juste en face de nous aumaître-autel.

On y avait placé un tonneau de bière.

Une douzaine de bandits s’étaient groupés toutautour.

L’un d’eux, avec des gestes indécents, avaitgrimpé dessus et s’occupait à défoncer le tonneau à coups dehachette.

Au moment de notre entrée, il venait deréussir à l’ouvrir.

La liqueur brune sortait en moussant, pendantque la foule, avec de bruyants éclats de rire, faisait circuler descuillers à pot et des gobelets.

Le soldat allemand lança un juron grossier,d’une voix saccadée, à ce spectacle, se frayant à coups d’épaulesun passage à travers les tapageurs.

Il sauta sur l’autel.

Le meneur de l’orgie était penché sur sonbaril, la cruche à la main, quand la poigne de fer du soldats’abattit sur son collet.

En un instant, ses talons battaient l’air, ilavait la tête plongée d’une profondeur de trois pieds dans letonneau, dont le contenu jaillit en écumant de tous côtés.

Par un effort vigoureux, Buyse saisit letonneau avec le mineur à demi-noyé qui s’y trouvait et lança letout à grand bruit sur les larges degrés de marbre qui partaient ducentre de l’église.

En même temps, aidés d’une douzaine de noshommes, qui nous avaient suivis dans la cathédrale, nousrepoussâmes les camarades de l’individu et les rejetâmes derrièrela grille qui séparait le chœur de la nef.

Notre attaque eut pour effet de mettre unterme à la dévastation, mais en détournant sur nous la furie desfanatiques qui, jusque là, s’exerçait sur les murs et lesfenêtres.

Statues, sculptures de pierre, boiseries, toutfut abandonné par les vandales et la bande entière se précipitaavec un rauque bourdonnement de rage.

Toute discipline, tout ordre disparut dansleur frénésie pieuse.

– Abattez les Prélatistes !hurlaient-ils. À bas les partisans de l’Antéchrist !Massacrons-les aux cornes mêmes de l’autel. À bas ! Àbas !

Ils se massèrent des deux côtés, en une cohuesauvage, à demi folle, les uns armés, les autres sans armes, maistous, jusqu’au dernier, pleins de cette fièvre, de cette rage quiaboutissent au meurtre.

– C’est une guerre civile compliquée d’uneautre guerre civile, dit Lord Grey, avec un calme sourire. Nousn’avons rien de mieux à faire que de dégainer, gentilshommes, et dedéfendre l’ouverture de la grille, si nous pouvons tenir bonjusqu’à ce qu’il arrive de l’aide.

Et en disant ces mots, il tira vivement sarapière et se posta au haut des marches, entre Saxon et Sir Gervasd’un côté, Buyse, Ruben et moi de l’autre.

Il y avait juste l’espace nécessaire pourpermettre à six hommes de manier efficacement leurs armes.

En conséquence, notre faible trouped’auxiliaires se répartit le long de la grille.

Heureusement elle était assez haute et assezsolide pour qu’il fût périlleux de l’escalader en présenced’adversaires.

Le désordre avait fait place à une véritablemutinerie parmi ces hommes des marais et des mines.

Les piques, les faux, les couteaux brillaientdans le demi-jour.

Les clameurs de rage étaient renvoyées enéchos par les hautes voûtes du toit, comme les hurlements d’unemeute de loups.

– Marchez en avant, mes frères, criait leprédicant fanatique qui avait déterminé l’explosion, marchez enavant contre eux. Peu importe qu’ils soient à une place dominante.Il y en a un qui est plus haut qu’eux. Reculerons-nous devant sonœuvre à cause d’une épée nue ? Souffrirons-nous que l’autelprélatiste soit sauvé par ces fils d’Amalek ? En avant, enavant, au nom du Seigneur !

– Au nom du Seigneur ! s’écria la foule,avec une sorte de voix haletante, accompagnée d’une sorte desifflement, comme celui d’un homme sur le point de se lancer dansun bain glacé. Au nom du Seigneur !

Et ils arrivèrent des deux côtés, gagnant ennombre et en impulsion, si bien qu’enfin, avec un cri sauvage, ceflot se trouva devant la pointe même de nos épées.

Je ne saurais dire ce qui se passa à ma droiteou à ma gauche pendant la mêlée, car il y avait tant de gens quinous serraient de près, et la lutte était si vive que chacun denous ne pouvait faire plus que de se maintenir.

Le nombre même de nos agresseurs était unecirconstance favorable pour nous, car il les gênait dans lemaniement de l’épée.

Un gros mineur me lança un furieux coup defaux, mais il me manqua et perdit l’équilibre par suite de l’élanqu’il avait pris pour frapper, et je lui passai mon épée à traversle corps avant qu’il pût se remettre debout.

Ce fut la première fois, mes chers enfants,qu’il m’arriva de tuer un homme dans un moment de colère, et jen’oublierai jamais la figure pâle, effarée, qu’il tourna vers moipar-dessus son épaule avant de tomber.

Un autre me prit corps à corps avant quej’eusse dégagé mon arme, mais je l’écartai violemment de ma maingauche, puis j’abattis sur sa tête le plat de mon épée, et jel’étendis sans connaissance sur le pavé.

Dieu le sait, je n’avais nul désir d’ôter lavie à ces fanatiques égarés, ignorants, mais la nôtre était enjeu.

Un homme des marais, qui avait plutôt l’aird’une bête sauvage velue que d’un être humain, s’élança au dessusde mon arme et me saisit par les genoux pendant qu’un autreabattait son fléau sur mon casque, d’où le coup glissa sur monépaule.

Un troisième me porta un coup de pique etm’atteignit à la cuisse, mais d’un coup je tranchai son arme endeux, et d’un autre je lui fendis la tête.

À cette vue, l’homme au fléau recula.

Une violente ruade me délivra de la créaturesans armes, aux apparences simiesques, qui était à mes pieds, sibien que je me trouvai débarrassé de mes adversaires, sans avoirsouffert de la rencontre, si ce n’est une égratignure à la cuisseet une certaine raideur dans le cou et l’épaule.

Je regardai autour de moi et je vis que mescompagnons avaient également réussi à écarter leurs agresseurs.

Saxon tenait de la main gauche sa rapièresanglante.

Le sang coulait à petites gouttes d’uneblessure légère qu’il avait reçue à la main droite.

Devant lui gisaient, l’un sur l’autre, deuxmineurs, mais aux pieds de Sir Gervas, il n’y avait pas moins dequatre corps entassés.

Au moment où je le regardai, il avait tiré satabatière et il s’inclinait devant Lord Grey, et d’un gracieuxmouvement, il la lui présentait, l’air aussi insouciant que s’ilss’étaient rencontrés dans un café de Londres.

Buyse s’appuyait sur son grand sabre etconsidérait d’un air sombre un corps décapité, qui gisait devantlui, et qu’à ses vêtements je reconnus pour être celui duprédicant.

Pour Ruben, il était sain et sauf, mais iltémoignait une vive inquiétude au sujet de ma légère entaille,malgré tout ce que je fis pour lui prouver que c’était moins graveque tant de déchirures causées par les branches ou les épines, quenous avions jadis reçues en allant ensemble cueillir les mûres.

Les fanatiques, bien qu’ils eussent étérepoussés, n’étaient pas gens à s’en tenir à une premièredéfaite.

Ils avaient perdu dix des leurs, y comprisleur chef, sans arriver à forcer notre ligne, mais cet échec neservit qu’à exaspérer leur furie.

Ils se rassemblèrent, haletants, dans une ailede l’église, pendant une ou deux minutes.

Puis, poussant un hurlement de rage, ilss’élancèrent une seconde fois et firent un effort désespéré pour sefrayer un passage jusqu’à l’autel.

Cette fois, la lutte fut plus acharnée, plusprolongée que la première.

Un de nos hommes reçut un coup de poignard aucœur, à travers les barreaux et tomba sans pousser ungémissement.

Un autre fut étourdi par un bloc de maçonnerieque lança sur lui un gigantesque montagnard.

Ruben fut jeté à terre d’un coup de massue, etil aurait été traîné au dehors et haché en morceaux, si je nem’étais pas dressé au-dessus de lui et si je n’avais pas écarté sesadversaires.

Sir Gervas perdit l’équilibre sous le flot desassaillants, mais quoique étendu à terre, il se débattait comme unchat sauvage blessé, frappant furieusement tout ce qui se trouvaità sa portée.

Buyse et Saxon, dos à dos, se tenaient deboutsolidement au milieu de la foule bouillonnante, qui s’élançait sureux, et chacun de leurs coups d’épée lancés à toute volée abattaitson homme.

Mais dans une pareille lutte, le nombre devaitl’emporter, et pour ma part je dois reconnaître que je commençais àavoir des craintes sur le dénouement de notre querelle, quand lespas lourds d’une troupe disciplinée résonnèrent dans lacathédrale.

C’étaient les mousquetaires du baronnet quiarrivaient en hâte par la nef centrale.

Les fanatiques n’attendirent pas leurcharge.

Ils s’enfuirent par-dessus les bancs, lesstalles, poursuivis par nos alliés furieux de voir à terre leurbien-aimé capitaine.

Il y eut une ou deux minutes d’effarements,des bruits de pas, des coups de poignard, des plaintes sourdes, desfracas de crosses de mousquets tombant sur les dalles demarbre.

Parmi les émeutiers, quelques-uns furent tués,mais le plus grand nombre jetèrent leurs armes et furent arrêtéssur l’ordre de Lord Grey.

En même temps, une forte garde fut placée auxportes, pour s’opposer à toute nouvelle explosion de la ragesectaire.

Lorsqu’enfin la cathédrale fut vide et l’ordrerétabli, nous pûmes à loisir regarder autour de nous et nous rendrecompte de ce que nous avions souffert.

Dans toutes mes pérégrinations, dans lesnombreuses guerres auxquelles j’ai pris part, à côté desquellescette affaire de Monmouth ne fut qu’une simple escarmouche, je nevis jamais scène plus étrange ou plus émouvante.

À la faible et solennelle lueur, le tas decadavres en avant de la grille, avec leurs membres tordus, leursfaces blêmes et contractées, avait un aspect fort mélancolique, desplus fantastiques.

La lumière du soir, passant par un des raresvitraux, qui n’avaient point été brisés, jetait de grandes tachesd’un rouge vif et d’un vert livide sur l’amas de corpsimmobiles.

Quelques blessés étaient assis dans lesstalles du premier rang ou gisaient sur les marches, demandant àboire d’une voix plaintive.

Aucun de ceux de notre petite troupe nes’était tiré d’affaire sans égratignure.

Trois de nos hommes avaient été bel et bienégorgés ; un quatrième gisait assommé.

Buyse et Sir Gervas avaient de fortescontusions, Saxon une entaille au bras droit.

Ruben avait été abattu d’un coup de gourdin etaurait été certainement massacré sans la forte trempe de lacuirasse donnée par Sir Jacob Clancing qui avait détourné unviolent coup de pique.

Quant à moi, ce n’est guère la peine d’enparler, mais j’entendais dans ma tête des bourdonnementscomparables au chant de la bouilloire d’une ménagère, et ma botteétait pleine de sang, ce qui était peut-être un bienfaitinvolontaire. Sneckson, notre barbier de Havant, ne cessait-il pasde me corner aux oreilles qu’après une saignée je ne m’entrouverais que mieux.

Pendant ce temps, toutes les troupes avaientété réunies et on avait écrasé la mutinerie sans retard.

Sans doute il y avait parmi les Puritains biendes gens qui ne voulaient aucun bien aux Prélatistes, mais aucun, àpart les fanatiques les plus écervelés, ne pouvait se dissimulerque la mise à sac de la Cathédrale armerait toute l’Églised’Angleterre et ruinerait la cause pour laquelle ilscombattaient.

En tout cas, de grands ravages avaient étécommis, car, pendant que la bande du dedans s’était occupée àbriser tout ce qui se trouvait sous sa main, d’autres, au dehors,avaient abattu les corniches, les gargouilles, avaient même arrachéle plomb qui couvrait la toiture et l’avait jeté en grandesfeuilles à ceux d’en bas.

Ce dernier forfait servit du moins à quelquechose, car l’armée n’était pas trop bien approvisionnée demunitions.

Le plomb fut donc recueilli par l’ordre deMonmouth et on en fondit des balles.

On garda à vue quelque temps les prisonniers,mais on jugea imprudent de les punir, en sorte qu’on finit par leurpardonner, en les renvoyant de l’armée.

Le second jour de notre arrivée à Wells, commele temps était enfin redevenu beau et ensoleillé, une revuegénérale de l’armée fut passée dans la campagne autour de laville.

On trouva alors que l’infanterie comptait sixrégiments de neuf cents hommes, en tout cinq mille quatrecents.

Sur ce nombre, quinze cents étaient armés demousquets ; deux mille étaient des piquiers, les autres armésde faux des paysans avec des fléaux et des maillets.

Quelques corps, comme le nôtre et celui deTaunton, pouvaient prétendre à passer pour des soldats, mais leplus grand nombre étaient encore des laboureurs et des artisansauxquels on aurait mis des armes à la main.

Et pourtant, mal armés, mal dressés, c’étaienttoujours des Anglais pleins de vigueur et d’endurance, de courageet de zèle religieux.

Le léger et mobile Monmouth reprenait courage,en voyant leur attitude énergique, en écoutant leurs cordialesacclamations.

Comme je me trouvais à cheval près de sonétat-major, je l’entendis parler avec enthousiasme à ceux quiétaient à côté de lui et demander s’ils croyaient possible que cesbeaux gaillards fussent battus par des mercenaires sansentrain.

– Qu’en dites-vous, Wade ? s’écria-t-il.Est-ce que nous ne verrons jamais un sourire sur la figure que vousfaites ? Ne voyez-vous pas le sac de laine qui vous attend,lorsque vous jetez les yeux sur ces braves garçons ?

– Dieu me préserve de dire un seul mot pourrefroidir l’ardeur de Votre Majesté, répondit l’homme de loi, maisje me rappelle le temps où Votre Majesté, à la tête de mercenairespareils à ceux de l’ennemi, tailla en pièces et mit en déroute deshommes aussi braves que ceux-ci au Pont de Bothwell.

– C’est vrai, c’est vrai, dit le Roi enpassant la main sur son front par un geste qui lui était habituelquand il était vexé, fâché. C’étaient de vaillants hommes, lesCovenantaires de l’Ouest, et pourtant ils n’ont pu résister au chocde nos bataillons. Mais ils n’étaient point dressés, tandis queceux-ci savent combattre en ligne et exécuter un feu de file avecautant de précision qu’on peut le désirer.

– Quand même nous n’aurions ni un canon, ni unpétrinal, dit Ferguson, quand nous n’aurions pas même une épée,quand nous serions réduits à nos mains, le Seigneur nous donneraitla victoire, si cela semblait bon à ses yeux qui voient tout.

– Toutes les batailles sont affaire de chance,Votre Majesté, fit remarquer Saxon, dont le bras était entouré d’unmouchoir. Un incident heureux, une faute légère, un hasard que nulne saurait prévoir peuvent survenir selon toute vraisemblance etfaire pencher la balance. J’ai perdu alors que j’avais l’air degagner et j’ai gagné quand j’étais sur le point de perdre. C’estune partie incertaine, et personne ne peut savoir comment elletournera avant que la dernière carte soit abattue.

– Non, pas tant que les enjeux sont encore surla table, dit Buyse de sa voix profonde et gutturale. Plus d’ungénéral gagne ce que vous appelez la partie et cependant perd labelle.

– La partie, c’est la bataille, et la bellec’est la campagne, dit le Roi en souriant. Notre ami allemand estun maître en métaphores de bivouac. Mais je trouve que nos pauvreschevaux sont dans un piteux état. Que dirait notre cousinGuillaume, là-bas, à la Haye, s’il voyait un pareildéfilé ?

Pendant cet entretien, la longue colonned’infanterie avait défilé jusqu’au bout, portant encore lesétendards avec lesquels elle était venue à la guerre, mais fortendommagés par le vent et les intempéries.

Les remarques de Monmouth avaient étéprovoquées par l’aspect des dix escadrons de cavalerie quisuivaient les fantassins.

Les chevaux avaient été terriblement fatiguéspar le travail continuel et la pluie incessante.

Les cavaliers, ayant laissé la rouilleatteindre leurs casques et leurs cuirasses, avaient l’air aussi malen point que leurs montures.

Il était évident pour le moins expérimentéd’entre nous que, si nous voulions tenir bon, nous devions surtoutcompter sur notre infanterie.

Le reflet des armes, se multipliant sur lescrêtes des basses collines, tout autour de nous, et brillant çà etlà, quand les rayons du soleil les frappaient, nous montraientcombien l’ennemi était fort sur le point même qui était le plusfaible de notre côté.

Mais en somme cette revue de Wells nousragaillardit, car elle nous fît voir que les hommes conservaientleur entrain, et qu’ils ne nous en voulaient pas de la rude façondont nous avions traités les fanatiques de la veille.

La cavalerie de l’ennemi voltigea autour denous, pendant ces jours-là, mais son infanterie avait été retardéepar le mauvais temps et le débordement des cours d’eau.

Le dernier jour de juin, on partit de Wells eton traversa des plaines égales, couvertes de roseaux.

Puis on franchit les basses collines dePolden, pour arriver à Bridgewater, où nous attendaient quelquesrecrues.

Monmouth songea un instant à y faire halte etcommença même à élever quelques ouvrages de terre, mais on lui fitremarquer que lors même qu’il pourrait tenir bon dans la ville, ilne s’y trouvait des provisions que pour peu de jours.

Le pays environnant avait été nettoyé sicomplètement qu’on ne devait guère s’attendre à en retirerdavantage.

Les ouvrages furent donc abandonnés.

Ainsi donc, bel et bien réduits aux abois,sans la moindre fente pour nous échapper, nous attendîmesl’approche de l’ennemi.

III – Du grand cri qui part d’une maisonisolée.

Là se terminent nos marches et contremarchesmonotones.

Nous étions cette fois au pied du mur, ayanten face de nous toutes les forces du gouvernement.

Il ne nous arrivait aucune nouvelle d’unsoulèvement, d’un mouvement en notre faveur dans une partiequelconque de l’Angleterre.

Partout, les Dissenters étaient jetés enprison, et l’Église avait le dessus.

La milice des comtés, dans le Nord, dansl’Est, dans l’Ouest, marchait contre nous.

Six régiments hollandais, prêtés par le Princed’Orange, étaient arrivés à Londres et on disait qu’il y en avaitd’autres en route.

La capitale avait mis sur pied dix millehommes.

Partout on enrôlait, on marchait pourrenforcer l’élite de l’armée anglaise, qui était déjà dans le comtéde Somerset.

Et tout cela dans le but d’écraser cinq ou sixmille pieds terreux et pêcheurs, à demi armés, sans un penny, prêtsà sacrifier leurs existences pour un homme et pour une idée.

Mais c’était une idée noble, une de celles quiméritent amplement qu’on leur sacrifie tout et qu’on se dise quec’était un sacrifice bien placé.

En effet, ces pauvres paysans auraient éprouvéde grandes difficultés à dire, dans leur langage pauvre et gauche,toutes leurs raisons, mais au plus profond de leur cœur, il y avaitla certitude, le sentiment qu’ils luttaient pour la cause del’Angleterre, qu’ils défendaient la véritable personnalité de leurpays contre ceux qui voulaient détruire les systèmes de jadis,grâce auxquels elle avait marché à la tête des nations.

Trois ans plus tard, on vit celaclairement.

Alors on reconnut que nos compagnons illettrésavaient aperçu et apprécié les signes du temps avec plus dejustesse que ceux qui se disaient leurs supérieurs.

Il y a, selon mon opinion, des phases duprogrès humain, auxquelles convient admirablement l’ÉgliseRomaine.

Lorsque l’intelligence d’une nation est jeune,il est peut-être préférable qu’elle ne s’occupe point d’affairesspirituelles, qu’elle s’appuie sur l’antique support de la coutumeet de l’autorité.

Mais l’Angleterre avait rejeté ses langes etétait devenue une pépinière d’hommes énergiques et de penseurs,disposés à ne s’incliner devant aucune autre autorité que celle quereconnaissaient leur raison et leur conscience.

C’était une tentative désespérée, inutile, etfolle que de vouloir ramener les gens à une croyance que leurdéveloppement avait dépassée.

Et c’était pourtant une tentative de ce genrequi se faisait, avec l’appui d’un Roi bigot, qui avait pour alliéeune Église puissante et opulente.

Trois ans plus tard, la Nation comprit cela etle Roi s’enfuit devant la colère de son peuple, mais présentement,plongé dans sa torpeur après les longues guerres civiles et lerègne corrompu de Charles, la masse de la nation n’était pas enmesure de se rendre compte quel était l’enjeu.

Elle se tourna contre ceux quil’avertissaient, ainsi qu’un homme emporté s’en prend au porteur defâcheuses nouvelles.

N’y a-t-il pas de quoi s’étonner, mes chersenfants, quand on voit une pensée, qui n’était qu’une sorte devague fantôme, prendre une forme vivante et se transformer en laréalité la plus tragique.

À un bout de la chaîne est un roi quis’opiniâtre dans un thème de doctrine.

À l’autre, six mille hommes prêts à tout,persécutés, pourchassés d’un comté à l’autre, et qui, enfin,réduits aux abois, se dressent sur les landes désolées deBridgewater, leur cœur aussi plein d’amertume et de désespoir ques’ils étaient des bêtes de proie traquées.

La théologie d’un roi est chose dangereusepour ses sujets.

Mais si l’idée, pour laquelle ces pauvres genscombattaient, était digne, que dirons-nous de l’homme qui avait étéchoisi comme champion de leur cause ?

Hélas, fallait-il que de tels hommes eussentun tel chef !

Oscillant contre les cimes de la confiance etles abîmes du désespoir, un jour faisant choix de ses conseillersd’état, et le lendemain parlant d’abandonner secrètement l’armée,il parût dès le premier jour possédé du démon même del’inconstance.

Et pourtant il avait acquis une belleréputation avant son entreprise.

En Écosse, il avait conquis une renomméemagnifique, non seulement par sa victoire, mais encore par samodération, la pitié avec laquelle il avait traité les vaincus.

Sur le Continent, il avait commandé unebrigade anglaise d’une manière qui lui avait valu les éloges devieux soldats de Louis et de l’Empire.

Et pourtant, maintenant que sa tête et safortune étaient en jeu, il était faible, irrésolu, poltron.

Selon le langage de mon père, « toutevertu s’était écartée de lui. »

Je le déclare, quand je l’ai vu chevauchant aumilieu de ses troupes, la tête penchée sur sa poitrine, avec lafigure d’un pleureur à un enterrement, jetant une atmosphère desombre désespoir tout autour de lui, j’ai senti qu’un pareil homme,même s’il réussissait, ne porterait jamais la couronne des Tudorsou des Plantagenets, mais qu’elle lui serait arrachée par une mainplus forte, peut-être celle d’un de ses propres généraux.

Je rendrai cette justice à Monmouth de direque depuis le jour où il fut enfin décidé qu’on livrerait bataille,et cela pour l’excellente raison qu’il était impossible de faireautrement, il montra un caractère plus digne d’un soldat et d’unhomme.

Pendant les premiers jours de juillet, aucunmoyen ne fut négligé pour donner du cœur à nos troupes et lesraffermir en vue de la prochaine bataille.

Du matin au soir, nous étions à l’œuvre,apprenant à notre infanterie à se former en masses compactes pourrecevoir une charge de cavalerie, à s’appuyer les uns sur lesautres, à attendre les ordres de leurs officiers.

Le soir, les rues de la petite ville, depuisla pelouse du château jusqu’au pont sur la Parret, retentissaientde prières et de sermons.

Les officiers n’eurent plus de désordres àcombattre, car les troupes les répugnaient elles-mêmes.

Un homme, qui s’était montré dans les rueséchauffé par le vin, faillit être pendu par ses camarades, quifinirent par le chasser de la ville comme indigne de combattre dansce qu’ils regardaient comme une sainte querelle.

Quant à leur courage, il n’y avait pas lieu del’exciter, car ils étaient aussi intrépides que des lions, et leseul danger à craindre était une témérité capable de les entraînerà de folles entreprises.

Ils souhaitaient de fondre sur l’ennemi commeune horde de fanatiques musulmans, et ce n’était pas chose aiséeque d’imposer par l’exercice, à des gaillards à tête aussi chaude,le sang-froid et la prudence qu’exige la guerre.

Le troisième jour de notre halte àBridgewater, les provisions diminuèrent d’inquiétante façon parsuite de ce fait, que nous avions déjà épuisé auparavant cetterégion, grâce aussi à la vigilance de la cavalerie royale, quibattait le pays et nous coupait les vivres.

Lord Gray décida donc d’envoyer deuxescadrons, à la faveur de la nuit, faire tout ce qu’ils pourraientpour regarnir notre garde-manger.

Le commandement de cette petite expédition futconfié au Major Hooker, vieux soldat des Gardes du Corps, aulangage grossier et bref, qui s’était rendu utile en imposant unesorte d’ordre à ces fortes têtes qu’étaient les fermiers et lesyeomen.

Sir Gervas Jérôme et moi, nous demandâmes àLord Grey à faire partie de la troupe de fourrageurs.

Cette faveur nous fut accordée avecempressement, car on ne se remuait guère dans la ville.

Nous partîmes de Bridgport à onze heures parune nuit sans lune, dans l’intention de reconnaître le pays du côtéde Boroughbridge et d’Athelney.

Nous étions prévenus qu’il n’y avait pas degrandes forces ennemies dans cette région, que c’était un paysfertile et où nous pouvions compter sur des quantités suffisantesde provisions.

Nous emmenions avec nous quatre charrettesvides, pour emporter ce que notre bonne chance nous feraittrouver.

Notre commandant décida qu’un escadronmarcherait devant les charrettes, et un autre derrière, avec unepetite troupe d’avant-garde sous les ordres de Sir Gervas, qui leprécéderait de quelques centaines de pas.

Nous sortîmes de la ville dans cet ordre aumoment où résonnaient les derniers coups de clairon et noussuivîmes à grand train les routes sombres et silencieuses, enfaisant apparaître aux fenêtres des cottages, qui bordaient leschemins, des figures anxieuses, qui nous regardaient disparaîtredans l’obscurité.

Cette chevauchée se représente trèsdistinctement à mon esprit lorsque j’y pense.

Le noir contour des saules taillés en têtardspasse rapidement devant nous.

La brise gémit à travers les osiers.

Les silhouettes vagues et confuses dessoldats, le choc sourd des fers sur le sol, le tintement desfourreaux contre les étriers, autant de souvenir de ces tempspassés que l’œil et l’oreille peuvent également évoquer.

Le baronnet et moi nous marchions en tête,côte à côte.

Ses légers propos où il contait l’existencequ’on mène à la ville, les fragments de chansons ou de tiradesempruntés à Cowley ou à Waller, étaient un véritable baume deGalaad pour mon humeur sombre et pas très sociable.

– On se sent vraiment vivre, en une nuit commecelle-ci, disait-il, pendant que nous aspirions l’air frais de lacampagne avec les senteurs des moissons et du lapereau. Par mafoi ! Clarke, mais il y a de quoi être jaloux de vous, quiêtes né et avez vécu à la campagne. Quels plaisirs la villepeut-elle offrir qui vaillent les dons généreux de la nature, à lacondition toutefois qu’on y trouve à sa portée un perruquier, unmarchand de tabac à priser, un parfumeur, et un ou deux tailleurspassables ? Joignons-y un bon café, un théâtre, et je croisque je pourrais m’arranger pour mener pendant quelques mois une viesimple, pastorale.

– À la campagne, dis-je en riant, nous avonstoujours la sensation que le séjour des villes a pour effetd’exprimer sous le poids de la science et de la philosophie tout cequ’il y a de véritable vie dans l’homme.

– Ventre Saint-Gris, ce que j’y ai acquis descience et de philosophie se réduit à bien peu de chose,répondit-il. À dire vrai, j’ai plus vécu et j’en ai apprisdavantage en ces quelques semaines que nous avons passées à fairedes glissades sous la pluie, en compagnie de vos gars en guenilles,que je n’en appris jamais au temps où j’étais page à la Cour, oùj’avais sous mes pieds la boule de la fortune. C’est chose fâcheusepour l’esprit d’un homme que de n’avoir pas de préoccupation plusgrave que la façon de tourner un compliment ou de danser unecourante. Pardieu ! mon garçon, j’ai de grandes obligations àvotre charpentier. Ainsi qu’il le dit dans sa lettre, à moins qu’unhomme n’arrive à mettre en œuvre ce qu’il y a de bon en lui, il amoins de valeur qu’une de ces volailles que nous entendonscaqueter, car elles, du moins, remplissent leur destination, ne fûtce qu’en pondant des œufs. Diable, voilà que je me fais prêcheur.C’est une religion nouvelle pour moi.

– Mais, dis-je, quand vous étiez dansl’opulence, vous avez dû vous rendre utile à quelqu’un. Sans celacomment peut-on dépenser tant d’argent et ne s’en trouver pas plusavancé ?

– Ah ! cher et bucolique Micah !s’écria-t-il avec un rire joyeux, parlerez-vous toujours de mapauvre fortune en retenant votre souffle, en baissant la voix avecrespect comme s’il s’agissait des trésors de l’Inde ? Vous nesauriez vous imaginer avec quelle facilité un sac d’écus prend desailes et s’envole. Il est vrai que l’homme qui dépense l’argent nele mange pas et qu’il se borne à le transmettre à un autre qui entire parti. Mais notre tort consistait en ce que nous transmettionsnotre argent à des gens qui ne le méritaient point et qu’ainsi nousfaisions vivre une classe inutile et débauchée au détriment desprofessions honnêtes. Par ma foi, mon garçon, quand je pense auxessaims de parasites mendiants, d’entremetteurs de débauche, debravaches fendeurs de nez, d’avaleurs de crapauds, de flatteurs quenous avions formés, je sens qu’en couvant une nichée pareille deces êtres venimeux, notre argent a fait un mal qu’aucune sommed’argent ne saurait défaire, n’ai-je pas vu de ces gens là surtrente rangs de profondeur, à mon petit lever, rampant autour demon lit…

– Autour de votre lit ! m’écriai-je.

– Oui, c’était la mode, de recevoir au lit, enchemise de batiste ornée de dentelles et en perruque, bien que parla suite il ait été admis qu’on pouvait recevoir assis dans sachambre, mais en costume négligé, robe de chambre etpantoufles.

La mode est un terrible tyran, Clarke, bienque son bras ne s’étende jamais jusqu’à Havant.

L’homme désœuvré de la ville doit soumettre savie à une certaine règle. Aussi devient-il l’esclave de la loi quefait la mode.

Personne, à Londres, n’y fut plus docile quemoi.

J’étais très réglé dans mes irrégularités,très rangé dans mes désordres.

Au coup de onze heures, mon valet apportait lacoupe d’hypocras du matin, chose excellente pour les maux de tête,et un très léger repas, un filet d’ortolan, une aile de canard.

Puis venait le lever.

Vingt, trente, quarante individus de la classedont j’ai parlé, sans doute il pouvait s’y trouver çà et làd’honnêtes gens dans l’indigence, des gens de lettres besogneux enquête d’une guinée, un pédant sans élève, la tête pleined’érudition antique, mais les poches mal garnies de monnaiemoderne.

Cela tenait non seulement à ce qu’on mereconnaissait quelque influence personnelle mais encore parce qu’onsavait que j’avais accès facile auprès de Mylord Halifax, de SidneyGodolphin, de Lawrence Hyde, et d’autres dont la volonté suffisaitpour faire ou défaire un homme.

Remarquez-vous ces lumières sur lagauche ? Ne serait-il pas à propos d’aller voir si nous nepourrions pas y trouver quelque chose ?

– Hooker a des ordres pour se rendre à unecertaine ferme, répondis-je. Nous pourrions visiter celle-ci ànotre retour, si nous en avions le temps. Nous repasserons par iciavant le jour.

– Il faut que nous ayons des vivres, dit-il,dussé-je aller à cheval jusque dans le Surrey. Je veux être pendu,si j’ose regarder en face mes mousquetaires à moins de leurrapporter quelque chose à faire rôtir au bout de leur baguette.

Ils n’avaient rien eu de plus savoureux à semettre sous la dent que leurs balles, au moment où je les aiquittés.

Mais je parlais de ma vie d’autrefois àLondres.

Notre journée était bien remplie.

Un homme de qualité avait-il du goût pour lesport ? Il y avait toujours de quoi l’intéresser.

Il pouvait aller voir tirer à l’épée àHockley, ou les combats de corps à Shoo-Lane, ou les combatsd’animaux à Southwark, ou aller tirer à la cible de TothillFields.

Ou bien encore il pouvait faire un tour auxjardins des plantes médicinales de Saint-James, ou profiter de lamarée basse pour aller par la rivière jusqu’aux vergers decerisiers de Rotherhithe, ou se rendre en voiture à Islington pourboire la crème, mais il lui fallait avant tout sa promenade dans leParc, ce qui est le dernier mot de la mode pour un gentlemanfashionable dans sa tenue.

Vous le voyez, Clarke, nous étions des gensfort actifs, dans notre désœuvrement, et ce n’étaient pas lesoccupations qui nous manquaient.

Puis, le soir venu, il y avait les théâtrespour nous attirer, les jardins de Dorset, Lincoln’s Inn,Drury-Lane, le théâtre de la Reine, et entre les quatre, il s’entrouvait bien un qui procurât quelque amusement.

– Là du moins, dis-je, votre temps était bienemployé, vous ne pouviez écouter les grandes pensées et les phrasessublimes de Shakespeare, de Massinger, sans en sentir en votre âmequelque effet.

Sir Gervas eut un rire silencieux.

– Vous me rafraîchissez autant que cet airdélicieux de la campagne, Micah, dit-il. Sachez-le donc, grand cherenfant que vous êtes. Si nous fréquentions le théâtre, ce n’étaitpoint pour voir les pièces.

– Pourquoi donc, au nom du Ciel ?demandai-je.

– Pour nous voir les uns les autres,répondit-il. La mode exigeait, je vous l’assure, qu’un hommefashionable restât debout, tournant le dos à la scène depuis que lerideau se levait jusqu’à ce qu’il tombât.

C’était les vendeuses d’oranges à taquiner, etje vous réponds qu’elles ont la langue bien pendue, cesdonzelles.

C’étaient les masques du parterre, dont lespetits loups noirs invitaient à l’indiscrétion.

C’étaient les beautés de la ville, lescélébrités de la Cour, autant de cibles pour nos monocles.

La pièce ! Oui vraiment, pardieu, nousavions mieux à faire que d’écouter des alexandrins ou d’apprécierle mérite des hexamètres !

Il est vrai que si la Jeune dansait, siMistress Bracegirdle ou Mistress Oldfield paraissaient en scène,nous faisions entendre nos bourdonnements ou nos battoirs, mais ceque nous applaudissions, c’était la beauté de la femme plutôt quel’actrice.

– Et la pièce finie, vous alliez sans doutesouper, puis vous coucher.

– Souper ? Oui certes. On allait parfoisà la maison du Rhin, d’autres fois chez Pontack dans Abchurch-Lane.Chacun avait ses préférences à ce point de vue.

Puis c’étaient les dés et les cartes chez leGroom Porter, le piquet, le hasard, le primero, à votre choix.

Ensuite vous pouviez rencontrer l’universentier dans les cafés, où l’on servait souvent un arrière-souperaux os grillés et fortement épicés et aux prunes, pour dissiper lesvapeurs du vin.

Ah ! ma foi ! Micah, si les juifsvoulaient bien desserrer leurs griffes, ou si cette guerre nousportait quelque chance, vous devriez venir à la ville avec moi etvoir toutes ces choses-là par vous-même.

– À parler franchement, cela ne me tenteguère, répondis-je. J’ai le caractère lent et solennel, et dans lesscènes de cette sorte je ferais l’effet d’une tête de mort sur latable du festin.

Sir Gervas allait répondre quand tout à couple silence de la nuit fut déchiré par un cri très long, perçant,qui fit frémir jusqu’aux dernières fibres de notre corps.

Jamais je n’entendis une clameur empreinted’une pareille angoisse.

Nous arrêtâmes nos chevaux.

Nos hommes en firent autant derrière nous, etnous tendîmes l’oreille pour saisir quelque indice qui nous fitconnaître de quel côté venait ce bruit.

Les uns étaient d’avis qu’il partait de notredroite et les autres que c’était de notre gauche.

Bientôt il retentit de nouveau, violent, aigu,comme un cri d’agonie.

C’était celui d’une femme qui expire dans lasouffrance.

– C’est par ici, Major Hooker, cria Sir Gervasse dressant sur ses étriers et sondant les ténèbres du regard. Il ya une maison au delà des deux champs. J’aperçois une faiblelumière, comme celle d’une fenêtre dont les volets seraientfermés.

– N’allons-nous pas y courir sans retarddemandai-je avec impatience, car notre commandant restaitimpassible sur son cheval, comme s’il ne savait pas du tout quelparti prendre.

– Je suis ici, Capitaine Clarke, dit il, pouramener des vivres à l’armée, et je n’ai en aucune manière le droitde me détourner de mon trajet pour m’occuper d’autresincidents.

– Par la mort, mon homme ! s’écria SirGervas. Il y a une femme en danger. Major, vous n’allez paspoursuivre votre route en la laissant appeler vainement ausecours ? Écoutez, c’est encore elle.

Et comme il parlait encore, le cri de détressepartit de nouveau de la maison isolée.

– Non, je ne peux en supporter davantage,m’écriai-je.

Mon sang bouillonnait dans mes veines.

– Major Hooker, allez exécuter vos ordres, monami et moi nous vous quitterons ici. Nous saurons justifier notremanière d’agir devant le Roi ; venez, Sir Gervas.

– Remarquez-le, c’est bel et bien de lamutinerie, Capitaine Clarke. Vous êtes sous mes ordres, et si vousme quittez, ce sera à vos risques et périls.

– En pareille circonstance, je me soucie detes ordres autant que d’un liard, répartis-je avec vivacité.

Faisant faire demi-tour à Covenant, je lelançai d’un coup d’éperon dans un sentier étroit, labouré d’ornièreprofonde qui conduisait à la maison, suivi de Sir Gervas et de deuxou trois soldats.

Au même instant, j’entendis Hooker donner unordre d’un ton bref, et les roues grincer, ce qui me prouva qu’ilne comptait plus sur nous, et qu’il s’était remis en route pouraccomplir sa mission.

– Il a raison, dit le baronnet pendant quenous suivions le sentier. Saxon ou tout autre vieux soldat, lelouerait de son esprit de discipline.

– Il y a des choses qui l’emportent sur ladiscipline, dis-je à demi-voix. Il m’était impossible d’aller plusloin en abandonnant cette pauvre créature dans la détresse. Maisvoyez, qu’est-ce que ceci ?

En face de nous se dessinait une massesombre.

En approchant, nous reconnûmes que c’étaientquatre chevaux attachés par la bride à la haie.

– Des chevaux de la cavalerie, CapitaineClarke, s’écria un des soldats, qui avaient mis pied à terre pourles regarder de près. Ils portent la selle et les harnais dugouvernement. Voici une grille de bois. Elle ouvre sur un cheminqui aboutit à la maison.

– Alors il vaut mieux descendre, dit SirGervas en sautant à bas et attachant son cheval à côté des autres.Mes gars, restez près des chevaux, et si nous appelons, venez ànotre aide. Sergent Holloway, vous pouvez nous accompagner. Prenezvos pistolets.

IV – L’escrimeur à la jaquettebrune.

Le sergent, qui était un grand gaillard osseuxdes campagnes de l’ouest, poussa la grille, et nous suivions lesentier tortueux, quand un flot de lumière jaune jaillit par uneporte ouverte tout à coup.

Nous vîmes alors une silhouette noire ettrapue qui s’élança par là à l’intérieur.

Au même moment s’entendit un bruitassourdissant, confus, suivi de deux détonations de pistolet, etd’un vacarme de cris, d’haleines entrecoupées, d’un froissementd’épées, d’un orage de jurons.

Ce tapage subit nous fit hâter le pas vers lamaison.

Nous jetâmes un coup d’œil par la porteouverte et nous vîmes une scène, telle que je ne l’oublieraijamais, tant que ma vieille mémoire sera capable d’évoquer untableau du passé.

La chambre était vaste et haute.

Aux solives brunies par la fumée étaientsuspendues, comme c’est la coutume dans le comté de Somerset, delongues rangées de jambons et de viandes salées.

Une haute et noire horloge faisait tic-tacdans un angle.

Une table grossière, chargée de plats etd’assiettes comme pour un repas, occupait le milieu.

Juste en face de la porte brûlait un grand feude fagots, et devant ce feu, chose horrible à voir, un homme étaitsuspendu, la tête en bas, par une corde qui entourait seschevilles, et qui, après avoir été passée dans un crochet d’une dessolives du plafond, était maintenue par un anneau du plancher.

Ce malheureux, en se débattant, avait impriméà la corde un mouvement de rotation, en sorte qu’il tournait devantle brasier comme un quartier de viande mise à rôtir.

En travers du seuil gisait une femme, celledont les cris nous avaient attirés, mais sa figure rigide et soncorps contracté montraient que notre aide était venu trop tard pourla soustraire au traitement qu’elle voyait prêt à fondre surelle.

Tout près d’elle, gisaient l’un sur l’autredeux dragons au teint basané, vêtus de l’uniforme d’un rouge criardque portait l’armée royale, et jusque dans la mort, ils avaientgardé l’air sombre et plein de menace.

Au centre de la pièce deux autres dragonss’escrimaient d’estoc et de taille, avec leurs sabres contre unhomme gros, court, aux larges épaules, vêtu d’une étoffe à côtesd’un tissu grossier, de couleur brune.

Il bondissait parmi les chaises, autour de latable tenant en main une longue rapière à coquille pleine, parantou esquivant les coups avec une adresse merveilleuse, et de temps àautre mettant un coup de pointe au bon endroit.

Quoique serré de fort près, sa figurecontractée, sa bouche ferme, l’éclat de ses yeux bien ouvertsrévélaient un caractère hardi.

En même temps, le sang qui coulait de lamanche d’un de ses adversaires prouvait que la lutte n’était pasaussi inégale qu’elle le paraissait.

Au moment même où nous regardions, il fit unbond en arrière pour éviter une attaque à fond des soldats furieux,et d’un coup sec, rapide, lancé obliquement, il trancha la cordepar laquelle la victime était suspendue.

Le corps tomba avec un bruit lourd, sur le solde briques, pendant que le petit escrimeur ne tardait pas àrecommencer sa danse dans un autre endroit de la chambre, sanscesser de parer ou d’esquiver, avec autant d’aisance et d’adresse,la grêle de coups qui tombaient sur lui.

Cette étrange scène nous tint quelquessecondes dans une sorte d’immobilité magique, mais ce n’était pasle moment de s’attarder.

Une glissade, un faux pas, et le vaillantinconnu succombait fatalement.

Nous nous élançâmes dans la chambre, sabre enmain, et fondîmes sur les dragons.

Devenus alors inférieurs en nombre, ilss’adossèrent dans un coin et frappèrent avec fureur.

Ils savaient qu’ils n’avaient pas de quartierà attendre après la besogne diabolique qu’ils avaientcommencée.

Holloway, notre sergent de cavalerie, seportant furieusement en avant, s’exposa à un coup de pointe quil’étendit mort sur le sol.

Avant que le dragon ait eut le temps deramener son arme, Sir Gervas l’abattit.

En même temps l’inconnu passa sous la garde deson antagoniste et le blessa mortellement à la gorge.

Pas un des quatre habits rouges ne s’échappavivant, mais les corps de notre pauvre sergent et des vieux épouxqui avaient été les premières victimes ajoutaient à l’horreur de lascène.

– Le pauvre Holloway est mort, dis-je enposant la main sur son cœur. Vit-on jamais pareilleboucherie ? Je me sens écœuré, malade.

–Voici de l’eau de vie, si je ne me trompe,cria l’inconnu en montant sur une chaise et prenant une bouteillesur une étagère. Et même elle est bonne, à en juger par le bouquet.Prenez une gorgée, vous êtes aussi blanc qu’un drap qu’on vient delaver.

– La guerre loyale, je puis m’y faire, maisdes scènes comme celle-ci me glacent le sang, répondis-je enavalant une lampée du flacon.

J’étais alors un fort jeune soldat, mes chersenfants, mais j’avoue que jusqu’à la fin de mes campagnes, toutesles formes de la cruauté ont produit le même effet sur moi.

Je vous en donne ma parole, quand j’allai àLondres, l’automne dernier, la vue d’un cheval qui tire unecharrette, succombant sous l’effort, dont les os sont à nu, etqu’on cingle pour n’avoir pas fait ce qu’il était hors d’état defaire, m’a plus profondément écœuré que le champ de bataille deSedgemoor, ou la journée plus importante encore de Landen, ou dixmille jeunes gens, la fleur de la France, gisaient devant lesretranchements.

– La femme est morte, Sir Gervas, et le marin’en reviendra pas, je le crains. Il n’est pas brûlé, mais, autantque je puis en juger, le pauvre diable mourra des suites del’afflux du sang à la tête.

– Si ce n’est que cela, remarqua l’étranger,on peut le guérir.

Et tirant de sa poche un petit couteau, ilreleva une des manches du vieillard et ouvrit une veine.

D’abord quelques gouttes de sang parurent aveclenteur par l’ouverture, mais peu à peu le sang coula pluslibrement, et le malade manifesta des indices du retour de lasensibilité.

– Il vivra, dit le petit escrimeur enremettant sa lancette dans sa poche, et maintenant qui doncêtes-vous, vous à qui je dois cette intervention qui a hâté ledénouement, sans y changer grand chose peut-être, dans le cas oùvous nous auriez laissés nous arranger entre nous ?

– Nous faisons partie de l’armée de Monmouth,répondis-je. Il fait halte à Bridgewater et nous battons le pays àla recherche de vivres.

– Et vous, qui êtes-vous ? demanda SirGervas, et comment vous êtes-vous mêlé à cette échauffourée ?Par ma foi, vous êtes un fameux petit coq pour avoir livré batailleà quatre coqs de cette taille.

– Je me nomme Hector Marot, dit l’homme, ennettoyant ses pistolets et les rechargeant avec grand soin. Quant àce que je suis, cela importe peu. Je me bornerai à dire que j’aicontribué à diminuer de quatre coquins la cavalerie de Kirke. Jetezun coup d’œil sur ces figures. La mort ne leur a point fait perdrela couleur brune qu’elles doivent à un ardent soleil. Ces hommes-làont appris la guerre en combattant contre les païens d’Afrique, etmaintenant ils mettent en pratique sur de pauvres Anglaisinoffensifs les tours diaboliques qu’ils ont connus parmi lessauvages. Que le Seigneur ait pitié des partisans de Monmouth encas de défaite. Cette racaille est plus à craindre que la corde dugibet ou la hache du bourreau.

– Mais comment vous êtes-vous trouvé là justeà l’instant opportun ? demandai-je.

– Ah ! voilà ! Je me promenais surma jument, le long de la route, quand j’entendis derrière moi despas de chevaux. Je me cachai dans un champ, ainsi que tout hommeprudent l’aurait fait, vu l’état où se trouve le pays en ce moment,et je vis ces quatre gredins passer au galop.

Ils se dirigèrent vers cette ferme, et bientôtdes clameurs et d’autres indices me révélèrent la besogne infernaleà laquelle ils se livraient.

Aussitôt je laissai ma jument dans le champ,et je me hâtai d’accourir.

Je vis par la fenêtre qu’ils pendaient levieux devant son feu pour lui faire avouer où il tenait son argentcaché, et pourtant, à mon avis, ni lui ni les autres fermiers dupays ne doivent avoir encore de l’argent à cacher, après que deuxarmées ont été campées chez eux l’une après l’autre.

Voyant qu’il persistait à se taire, ils l’onthissé en l’air, et certainement ils l’auraient fait griller commeune bécasse, si je n’étais pas survenu et n’avais pas descendu deuxd’entre eux avec mes aboyeurs.

Les autres se sont jetés sur moi, mais j’en aipiqué un à l’avant-bras, et sans doute je leur aurais bien régléleur compte à tous deux si vous n’étiez pas arrivés.

– Voilà qui a été gaillardement mené,m’écriai-je. Mais où donc ai-je déjà entendu prononcer votre nom,M. Hector Marot ?

– Ah ! répondit-il en jetant vivement unregard oblique, c’est ce que je ne saurais dire.

– Il m’est familier, dis-je.

Il secoua ses larges épaules et se remit àexaminer l’amorce de ses pistolets, avec une expression où il yavait à la foi du défi et de l’embarras.

C’était un homme fort trapu, à la poitrinesaillante, avec une figure farouche, une mâchoire carrée.

Une cicatrice blanche qui ressemblait à latrace d’une entaille faite avec un couteau traversait sonfront.

Il était coiffé d’un bonnet de cavalier,galonné d’or, et portait une jaquette de drap brun foncé, trèssalie par les intempéries, une paire de bottes montantes tachées derouille, et une petite perruque ronde.

Sir Gervas qui, depuis un instant, considéraitnotre homme avec attention, eut un tressaillement soudain, et sedonna une tape sur la cuisse :

– C’est tout naturel ! s’écria-t-il.Qu’on me noie, si je pouvais me rappeler où j’avais vu votrefigure, mais maintenant elle me revient fort clairement.

L’homme nous jeta tour à tour un regardsournois, tout en baissant la tête.

– Il parait que je suis tombé parmi desconnaissances, dit-il d’un ton farouche, et cependant je n’ai aucunsouvenir de vous. M’est avis, mes jeunes messieurs, que votremémoire vous trompe.

– Pas le moins du monde, répondittranquillement le baronnet.

Puis, se penchant en avant, il dit à l’oreillede l’homme quelques mots qui eurent pour effet de le faire bondiret avancer de deux grands pas, comme pour s’esquiver de lamaison.

– Non, non, s’écria Sir Gervas, en s’élançantentre lui et la porte, vous ne nous échapperez pas. Allons, mongarçon, ne portez pas la main à votre épée. Assez de sang versépour une nuit. D’ailleurs nous ne voulons pas vous faire dumal.

– Que comptez-vous donc faire alors ? Oùvoulez-vous en venir ? demanda-t-il de l’air d’une bête féroceprise au piège.

– Je suis plein de bienveillance à votreégard, mon ami, après ce qui s’est passé cette nuit. Que m’importeque vous fassiez ceci ou cela pour vivre, du moment où vous avez unvrai cœur d’homme ? Que je périsse s’il m’est jamais arrivéd’oublier une figure que j’ai vue une seule fois, et votre bonnemine, surtout avec la marque professionnelle qu’elle porte, n’estguère de celles qui échappent à l’attention.

– Supposons que ce soit bien moi… Etaprès ? demanda l’homme d’un ton rébarbatif.

– Il n’y a pas de « supposons », jel’affirmerais sous serment. Mais je ne le ferais pas, mon garçon.Non, lors même que je vous prendrais sur le fait. Il faut que vousle sachiez, Clarke, puisqu’il n’y a personne pour surprendre nosparoles, jadis j’étais juge de paix dans le Surrey, et notre amiici présent fut amené devant moi, sous l’imputation de se promenerà cheval un peu tard pendant la nuit et de tenir aux passants unlangage un peu trop bref. Vous me comprenez. Il fut déféré auxassises, mais auparavant il s’évada, et cela lui sauva le cou. J’ensuis tout à fait enchanté, et vous conviendrez avec moi qu’un aussigalant homme n’est pas fait pour danser au bout d’une corde àTyburn.

– Et maintenant je me rappelle bien où j’aientendu votre nom, dis-je. N’étiez-vous pas détenu dans la prisondu Duc de Beaufort à Badminton et n’avez-vous pas réussi à vousévader de la vieille tour des Botelers ?

– Eh bien non, gentilshommes, répondit-il ens’asseyant sur la table et balançant sans façons ses jambes,puisque vous en savez aussi long, ce serait sottise de ma part quede vouloir vous tromper. Je suis, en effet, ce même Hector Marot,dont le nom répand la terreur sur la grande route de l’Ouest et quia vu plus qu’aucun homme du Sud l’intérieur des prisons.

Toutefois je puis vous le dire avec franchise,bien que je fasse les grandes routes depuis dix ans,jamais je n’ai pris un denier à de pauvres gens, ni fait du mal àquiconque ne cherchait point à m’en faire. Au contraire, j’aisouvent risqué ma vie et mes membres pour tirer les gens dedanger.

– Nous sommes en mesure de vous rendretémoignage de cela, répondis-je, car si ces quatre habits rougesont expié leurs crimes, comme ils le méritaient, c’est grâce à vousplutôt qu’à nous.

– Non, je n’ai pas grand mérite à revendiquerpour cela, répondit notre nouvelle connaissance. La vérité, c’estque j’avais d’autres comptes à régler avec la cavalerie du colonelKirke et que j’ai été charmé de cette occasion de me frotter àeux.

Pendant que nous causions, les hommes, quenous avions laissés avec les chevaux, vinrent accompagnés deplusieurs fermiers et métayers des environs.

Ils furent épouvantés à la vue du carnage, etfort inquiets de la vengeance que pourraient en tirer le lendemainles troupes royales.

– Au nom du Christ, monsieur, s’écria l’und’eux, un vieux paysan à figure rougeaude, portons les cadavres deces soldats sur la route, pour qu’ils aient l’air d’avoir péri dansune rencontre fortuite avec vos hommes. Si l’on venait à savoirqu’ils ont été tués dans une ferme, il ne resterait pas un toit dechaume en place dans tout le pays, car même maintenant on nesaurait croire combien nous avons de mal à empêcher ces diables deTanger de nous couper la gorge.

– Sa demande est raisonnable, dit l’homme desgrands chemins d’un ton de franchise bourrue. Nous n’avonsaucunement le droit de faire nos farces et de faire payer l’écotaux autres.

– Eh bien, écoutez, dit Sir Gervas,s’adressant au groupe de paysans effrayés, je vais faire marchéavec vous au sujet de l’affaire. Nous sommes venus pour chercherdes vivres et on n’admettra guère que nous rentrions les mainsvides.

Si vous consentez, entre vous tous, à nousfournir un char, à le remplir de pain, ainsi que de légumes, avecune douzaine de jeunes bœufs par-dessus le marché, non seulementnous vous délivrerons du souci de cette affaire, mais encore jevous promets que vous serez payés au prix ordinaire du marché, sivous venez chercher votre argent au camp protestant.

– Je peux donner les bœufs, dit le vieillardque nous avions secouru et qui était assez bien remis pour pouvoirrester assis. Maintenant que ma pauvre compagne a été cruellementassassinée, peu m’importe ce qui adviendra du bétail.

Je la ferai enterrer dans le cimetière deDurston.

Ensuite je vous suivrai au camp et je mourraicontent si je peux seulement purger la terre d’un de ces diablesincarnés.

– Bien dit, grand-papa ! s’écria HectorMarot. Je suis d’avis que cette vieille canardière que je voisaccrochée là-bas, quand elle aura une bonne charge de plomb etqu’elle sera aux mains d’un homme hardi, pourra abattre un de cesbeaux oiseaux, avec leur brillant plumage.

– Elle a été une compagne fidèle pour moi, ditle vieillard, dont les joues ridées étaient mouillées de larmes.Pendant trente semailles et trente moissons, nous avons travailléensemble. Mais voici des semailles qui produiront une moisson desang si ma main droite est assez ferme.

– Si vous partez à la guerre, grand-pèreSwain, nous aurons soin de votre domaine, dit le fermier qui avaitparlé le premier. Quant aux légumes que ce gentleman demande, iln’en aura pas une charretée, mais trois, pourvu qu’il nous laisseune demi-heure pour les charger.

S’il ne les prend pas, d’autres les prendront,et nous préférons que tout cela aille à la bonne cause.

Par ici, Miles, réveillez les valets de fermeet veillez à ce qu’ils se hâtent de charger sur les voitures laprovision de pommes de terre, puis les épinards, et aussi la viandeséchée.

– Alors nous n’avons qu’à faire notre part ducontrat, dit Hector Marot.

Avec l’aide de nos hommes, nous traînâmes dudehors les cadavres des quatre dragons et de notre sergent et lesétendîmes en travers du chemin à quelque distance de là.

Nous promenâmes les chevaux autour des corpset entre eux de façon à pétrir le sol, et à faire croire à uneescarmouche de cavalerie.

Pendant cette besogne, d’autres valets deferme avaient lavé le sol de briques de la cuisine et faitdisparaître toutes traces du tragique événement.

La femme assassinée avait été montée dans sachambre, en sorte qu’il ne restait plus rien pour rappeler ce quis’était passé, si ce n’est le malheureux fermier.

Il était assis au même endroit, l’air désolé,le menton appuyé sur ses mains noueuses, déformées par le travail,les yeux mornes et vides, regardant devant lui, sans rien voir dece qui se faisait autour de lui.

Le chargement des chars fut prestement opéréet le petit troupeau de bœufs fut bientôt amené d’un champvoisin.

Nous allions nous remettre en route quand unjeune paysan à cheval arriva nous annonçant qu’un escadron de lacavalerie royale se trouvait entre le camp et nous.

C’était-là une grave nouvelle, car nous étionssept en tout, et nous ne pouvions marcher qu’avec lenteur, tant quenous serions encombrés des provisions.

– Que faire pour Hooker ? suggérai-je. Neferions-nous pas bien de le rejoindre et de le prévenir ?

– Je pars tout de suite, dit le paysan. Jesuis certain de le rencontrer s’il est sur la route d’Athelney.

Et sur ces mots, il éperonna son cheval etdisparut au galop dans la nuit.

– Puisque nous avons de pareils éclaireurs debonne volonté dans le pays, fis-je remarquer, il est aisé de savoirpour quel parti penchent les campagnards. Hooker a encore avec luiplus de deux demi-escadrons. Il pourra donc se défendre. Maisnous ? Comment ferons-nous pour revenir ?

– Eh bien, pardieu, Clarke, improvisons uneforteresse, suggéra Sir Gervas. Nous pourrions tenir dans cetteferme jusqu’au retour d’Hooker et alors réunir nos forces auxsiennes. Et maintenant notre redoutable colonel ne serait-il pasglorieux de cette chance de combiner des feux croisés, des feux deflanc et toutes les autres finesses que comporte un siège bienconduit.

– Certes, répondis-je, après avoir quitté leMajor Hooker d’une façon aussi cavalière, il serait humiliantd’avoir à lui demander des secours, maintenant qu’il y a dudanger.

– Ho ! Ho ! s’écria le baronnet, ilne faut pas jeter la sonde bien profondément pour trouver le fondde votre philosophie stoïcienne, cher Micah ! Avec tout votresang-froid, toute votre impassibilité, vous êtes assez chatouilleuxquand il s’agit d’amour propre ou d’honneur. Irons-nous en avant,en courrons-nous la chance ? Je gage une couronne contre uneautre que nous ne verrons pas même l’ombre d’un habit rouge.

– Si vous agréez mon avis, gentilshommes, ditle détrousseur de grands chemins, arrivant au trot sur une bellejument bai, je crois que le meilleur parti pour vous serait de meprendre pour guide jusqu’à votre camp. Ce serait bien étrange, sije ne trouvais pas un trajet qui puisse faire perdre la piste à ceslourdauds de soldats.

– Voilà une proposition des plus sages, desplus raisonnables, s’écria le baronnet. Maître Marot, une prise dema tabatière… C’est toujours un gage d’amitié qu’offre sonpossesseur. Par ma foi, l’ami, bien que nos relations se bornentjusqu’à présent à avoir failli vous pendre en une certainecirconstance, je n’en ai pas moins beaucoup de sympathie pour vous,tout en souhaitant que vous exerciez une profession plusprésentable !

– Il en est ainsi de plus d’un qui fait deschevauchées nocturnes, répondit Marot, riant en dedans, mais nousferons bien de partir, car l’orient s’éclaire déjà et il fera jouravant que nous arrivions à Bridgewater.

Laissant derrière nous la fermemalencontreuse, nous nous mimes en route avec toutes lesprécautions militaires, Marot marchant avec moi à quelque distanceen avant, deux des soldats formant l’arrière-garde.

Il faisait encore très sombre, bien qu’unemince ligne grise à l’horizon annonçât l’approche de l’aube.

Mais, malgré l’obscurité, notre nouvel aminous guida sans s’arrêter, sans hésiter un instant à travers undédale de ruelles, de sentiers, traversant des champs, desbourbiers où parfois les charrettes s’enfonçaient jusqu’auxessieux, d’autres où elles grinçaient et cahotaient sur le roc oules pierres.

Nous fîmes tant de détours, nous changeâmes sisouvent de direction dans notre marche, que je craignis plus d’unefois que notre guide ne se trompât, lorsqu’enfin les premiersrayons du soleil éclairant le paysage nous montrèrent le clocher del’église paroissiale de Bridgewater.

– Pardieu, l’ami, vous devez avoir quelquechose de la nature du chat, pour retrouver ainsi votre chemin dansles ténèbres, s’écria Sir Gervas, en accourant vers nous. Je suisfort content de revoir la ville, car mes pauvres charrettes ne fontque geindre et grincer, au point que je suis las d’avoir l’oreilletendue à la rupture d’un timon. Maître Marot, nous vous sommes fortobligés.

– Est-ce votre district particulier ?demandai-je, ou bien connaissez-vous avec la même exactitude toutesles régions du sud ?

– Mon terrain, dit-il en allumant sa courtepipe noire, il va du Kent aux Cornouailles, mais jamais au Nord dela Tamise ou du Canal de Bristol. Dans ce district-là, il n’est pasune route qui ne me soit familière, pas une brèche dans une haieque je ne puisse retrouver au milieu de la nuit la plus noire.

C’est mon métier.

Mais les affaires ne sont plus ce qu’ellesétaient.

Si j’avais un fils, je ne l’élèverais pas pourprendre ma suite.

Notre métier a été gâté par les gardiens armésqu’on met sur les coches et par ces maudits orfèvres qui ont ouvertleurs banques. Ils gardent les espèces dans leurs coffres-forts etvous remettent en échange des bouts de papier qui n’ont pas plus devaleur entre nos mains qu’un vieux journal.

Je vous en donne ma parole, il y a eu huitjours vendredi dernier, j’ai arrêté un marchand de bestiaux quirevenait de la foire de Blandford et je lui ai pris sept centsguinées en ces chèques de papier, comme on les appelle.

Si cela avait été de l’or, j’en aurais euassez pour faire bombance pendant trois mois.

Vraiment le pays est dans une jolie passe,quand on tolère que des chiffons pareils prennent la place de lamonnaie du Roi !

– Pourquoi vous obstiner dans une telleprofession ? demandai-je. Vous savez assez par vous-mêmequ’elle ne peut vous conduire qu’à votre perte, à la potence.Avez-vous jamais connu un homme qu’elle ait amené à laprospérité ?

– Ah ! pour cela, oui, j’en ai connu un.C’était Jones de Kingston. Il a fait Hounslow pendant biendes années. Il a pris dix mille jaunets d’une seule rafle, et enhomme avisé, il a juré de ne jamais plus risquer son cou.

Il s’est rendu dans le Comté de Chester, enfaisant courir je ne sais quelle histoire, se donnant comme arrivédes Indes. Il a acheté un domaine, et le voilà maintenant devenu ungentleman campagnard fort à l’aise, et juge de paix pardessus lemarché !

Pardieu, mon homme ! Le voir sur son banccondamnant un pauvre diable qui aura volé une douzaine d’œufs,c’est une comédie aussi bonne qu’au théâtre.

– Soit, mais vous êtes un homme, insistai-je,un homme qui, d’après ce que nous avons vu de votre courage et devotre adresse à manier vos armes, recevrait un avancement rapidedans n’importe quelle armée. Il serait certainement bien meilleurd’employer vos qualités à conquérir de l’honneur et du crédit qued’en faire le marchepied de l’infamie et du gibet.

– Quant au gibet, je m’en soucie autant qued’un shilling rogné, riposta le brigand en lançant dans l’air dumatin de grosses bouffées de fumée bleue. Nous devons tous payernotre dette à la nature, et que je le fasse mes bottes aux pieds oudans un lit de plume, dans un an ou dans dix, cela n’a pas plusd’importance que pour le premier soldat venu parmi vous. Pour mapart, je ne vois rien de honteux à prélever un tribut sur lafortune des riches, puisque pour le faire je risque carrément mapeau.

– Il y a le juste et il y a l’injuste,répondis-je, et ce n’est pas avec des mots qu’on s’en défait. C’estun jeu qui ne rapporte guère que de tricher avec le juste etl’injuste.

– En outre, quand même vous auriez dit vrai ence qui concerne la propriété, fit remarquer Sir Gervas, cela nevous justifierait pas du peu de cas qu’on fait, dans votre métierde la vie humaine.

– Pardon, ce n’est pas autre chose qu’unechasse, avec cette différence que parfois le gibier se retournecontre vous et devient le chasseur. C’est, comme vous le dites, unjeu dangereux, mais la partie se joue à deux, et les deux joueursont la même chance.

Pas moyen d’employer des dés pipés, detruquer les pièces !

Tenez, il y a quelques jours, comme je mepromenais à cheval sur la grande route, je vis trois gros réjouisde fermiers qui traversaient les champs au galop, précédés d’unemeute de chiens en laisse, aboyant avec entrain, tout ce monde à lapoursuite d’un levraut inoffensif.

C’était dans un pays stérile et mal peuplé,sur la lisière d’Exmoor. Je me dis en conséquence que je ne pouvaismieux employer mon temps qu’à faire la chasse aux chasseurs.

Par la mort dieu ! Pour une chasse, cefut une chasse !

Mes gens partent en criant comme des enragés,les pans de leurs habits battant au vent, hurlant après les chienset se donnant un sport matinal comme il y en a guère.

Ils ne remarquèrent pas un seul instant qu’uncavalier les suivait sans faire d’embarras, et sans fairedes : Tayaut ! ni des : Arrête ! et prenaitautant de plaisir à la chasse que le plus braillard d’entreeux.

Il ne manquait plus qu’une escorte de gardesruraux à mes talons pour compléter ce beau chapelet que nousformions, comme à une partie d’attrape-qui-pourra, jouée par desgamins sur la pelouse du village.

– Et qu’en advint-il ? demandai-je, carnotre nouvel ami riait tout seul.

– Et bien, mes trois, gaillards forcèrent leurlièvre et tirèrent leurs flacons, en gens qui ont bien travaillé.Ils étaient encore à piétiner le levraut forcé. Ils riaient. L’und’eux avait mis pied à terre pour lui couper les oreilles commetrophée de chasse, quand j’arrivai au petit galop.

– Bonjour, messieurs, dis-je, nous nous sommesbien amusés ?

Ils me regardèrent avec effarement, je vous enréponds, et l’un d’eux me demanda que diable avais-je et comment jeprenais la liberté de me mêler à un divertissement privé.

– Non, dis-je, ce n’était pas votre lièvre queje chassais.

– Quoi donc alors, monsieurl’inconnu ?

– Eh bien, par la Vierge, c’était vous,répondis-je, et voilà bien des années que je n’ai mené une aussibelle chasse à courre.

Sur ces mots, je chargeai mes instruments depersuasion, et je m’expliquai en peu de mots fort clairement, et jevous réponds que vous auriez ri de voir leurs figures pendantqu’ils tiraient de leurs poches leurs bourses de cuir bienpansues.

Mon butin de ce matin-là se monta àsoixante-dix livres, ce qui valait mieux que des oreilles de lièvrecomme prix d’une promenade à cheval.

– Est-ce qu’ils n’ont pas lancé tout le pays àvotre poursuite ? demandai-je.

– Oh ! mais quand Alice la Brune a labride sur le cou, elle va plus vite que les nouvelles. Les rumeursmettent peu de temps à se répandre, mais les foulées de la bonnejument sont plus rapides encore.

– Et nous voici en dedans de nos avant-postes,dit Sir Gervas. Maintenant, notre honnête ami, car vous l’avez étéhonnête, avec nous, quoi que d’autres puissent dire de vous, neconsentiriez-vous pas à vous joindre à nous, et à vous engager auservice de la bonne cause ? Par ma foi, l’ami, vous avez biendes méfaits à expier, je le parie. Pourquoi ne mettriez-vous pasune bonne action dans la balance, en risquant votre vie pour lareligion réformée ?

– Moi ! non ! répondit le bandit, enarrêtant son cheval. Ma peau n’est rien, mais pourquoirisquerais-je ma jument dans une aussi folle équipée ? Si elleattrapait quelques mauvais coups dans l’affaire, où trouverais-jeson égale ? Et d’ailleurs il ne lui importe aucunement que cesoit un Papiste ou un Protestant qui occupe le trône d’Angleterre…n’est-ce pas, ma belle ?

– Mais vous auriez des chances d’avoir del’avancement, dis-je. Notre colonel Décimus Saxon estime grandementun bon tireur à l’épée, et sa parole a beaucoup de poids auprès duRoi Monmouth et du Conseil.

– Non, non, s’écria Hector Marot d’un tonfarouche, que chacun reste à son métier. Quand il s’agit de brosserla cavalerie de Kirke, je suis toujours prêt, car c’est un de sesescadrons qui a perdu le vieux aveugle Jim Houston, de Milverton,qui était un de mes amis. J’ai réglé ce compte pour toujours à septde ces coquins et si j’avais le temps, je viendrais à bout de toutle régiment. Mais je ne veux pas me battre contre le Roi Jacques,je ne veux pas davantage risquer la jument. Aussi ne parlons plusde cela. Et maintenant il faut que je vous quitte, car j’ai biendes choses à faire. Adieu.

– Adieu ! Adieu ! nous écriâmes-nousen serrant ses mains brunes et calleuses, et nos remerciements pournous avoir servi de guide !

Il souleva son chapeau, agita sa bride etdisparut au galop sur la route dans un nuage mobile depoussière.

– Que le diable m’emporte, si jamais je dis dumal des voleurs, fit Sir Gervas. Jamais de ma vie je n’ai vu maniersi dextrement l’épée et il faut être un tireur comme on n’en voitguère pour descendre avec deux balles deux grands gaillards ?Mais regardez par ici, Clarke, ne voyez-vous point des troupes auxhabits rouges ?

– Certainement je puis les voir, répondis-je,en promenant mon regard sur la vaste plaine couverte de roseaux, etde teinte grise qui s’étendait entre les sinuosités de la Parret etles hauteurs lointaines de Polden. Je peux les apercevoir là-basdans la direction de Weston-goyland. Ils sont aussi visibles queles coquelicots dans le blé.

– Il y en a encore davantage sur la gauche,aux environs de Chedzoy, dit Sir Gervas. Un, deux, trois, et unlà-bas, et deux autres en arrière, six régiments d’infanterie entout. Puis je crois apercevoir de ce côté-ci les cuirasses de lacavalerie, et aussi certains indices d’artillerie. Par ma foi,c’est maintenant que Monmouth devra se battre, s’il tient à sentirle cercle d’or sur ses tempes. Toute l’armée du Roi Jacques s’estrefermée sur lui.

– Alors il faut que nous reprenions notrecommandement, répondis-je. Si je ne me trompe, je vois flotter nosétendards sur la place du marché.

Nous donnâmes de l’éperon à nos monturesfatiguées et avançâmes avec notre petite troupe et les vivres quenous avions réunis.

Nous rentrâmes enfin à nos quartiers où nousfûmes salués par les joyeux vivats de nos camarades affamés.

Avant midi, la bande de jeunes bœufs avait ététransformée en rôtis et en grillades.

Nos légumes et le reste de nos vivrescontribuèrent à fournir le dîner qui, pour un bon nombre de noshommes, devait être le dernier repas.

Le Major Hooker revint bientôt après avec unecertaine quantité de vivres, mais dans une condition assezfâcheuse, car il avait eu une escarmouche avec les dragons et yavait perdu huit ou dix de ses hommes.

Il alla tout droit au Conseil présenter sesplaintes au sujet de la façon dont nous l’avions abandonné, maisles événements d’importance se multipliaient autour de nous, et onn’avait guère le temps d’éplucher les menues affaires dediscipline.

Quant à moi, quand je reporte mon regard surce fait, je conviens que comme soldat, il avait parfaitement raisonet qu’au point de vue militaire, notre conduite n’admettait pasd’excuse.

Et cependant, même aujourd’hui encore, meschers enfants, tout courbé sous le poids des années, je suisconvaincu qu’un cri de femme en détresse serait un signal qui meferait accourir à son aide, aussi longtemps que ces membresvieillis pourront me porter. Car notre devoir envers les faiblesdépasse tous les autres devoirs. Il est au-dessus de toutes lescirconstances, et pour mon compte je ne vois pas pourquoi l’habitdu soldat aurait pour effet d’endurcir le cœur de l’homme.

V – La fillette de la lande et la bulled’eau qui monta à la surface de la fondrière.

Tout Bridgewater fut en révolution lorsquenous y fîmes notre entrée à cheval.

Les troupes du Roi étaient à moins de quatremilles, sur la Plaine de Sedgemoor.

Il était très probable qu’elles s’avanceraientencore et qu’elles donneraient l’assaut à la ville.

Quelques ouvrages grossiers avaient été élevésdu côté de Eastover.

Derrière eux étaient déployées en armes deuxbrigades, pendant que le reste de l’armée était gardé en réservesur la place du marché et la pelouse du château.

Mais dans l’après-midi, des patrouilles denotre cavalerie et des paysans de la région des landes vinrent nousavertir que nous ne courions aucun danger d’un assaut.

Les troupes royales s’étaient installéesconfortablement dans les petits villages du pays, et quand elleseurent réquisitionné du cidre et de la bière chez les fermiers,elles ne manifestèrent aucune intention de marcher en avant.

La ville était pleine de femmes, les épouses,les mères et les sœurs de nos paysans. Elles étaient venues de loinet de près pour voir encore une fois ceux qu’elles aimaient.

Fleet Street ou Cheapside ne sont pas plusencombrés en un jour d’affaires que ne l’étaient les rues etruelles étroites de cette ville du comté de Somerset.

Soldats en hautes bottes, en justaucorps debuffle, miliciens en habits rouges, gens de Taunton aux figuresbrunes et graves, piqueurs vêtus de serge, mineurs en guenilles,aux traits sauvages, paysans en houppelandes, gens de mertéméraires, aux faces hâlées par les intempéries, montagnardsdégingandés de la côte du nord, tout ce monde se poussait, sebousculait en une cohue compacte, bariolée.

Partout dans cette foule se voyaient lespaysannes, coiffées de chapeaux de paille, au parler sonore,prodiguant les pleurs, les embrassades, les exhortations.

Çà et là, parmi les bigarrures des costumes etles reflets des armes circulait la sombre et austère silhouette dequelque ministre puritain à l’ample manteau noir, au chapeau àvisière, distribuant tout autour de lui de courtes et ardentesimprovisations, des textes farouches, substantiels, du répertoirebelliqueux de la Bible qui chauffaient le sang aux hommes commel’eût fait une liqueur forte.

De temps à autre, une clameur sauvage montaitde la foule.

On eût dit le long hurlement d’un mâtin, pleind’ardeur, qui tire sur sa laisse et ne demande qu’à sauter à lagorge de l’ennemi.

Notre régiment avait été dispensé de service,maintenant qu’il était clair que Feversham ne voulait pas marcheren avant et il s’occupait de dépêcher les vivres qu’avait rapportésnotre expédition nocturne.

C’était un dimanche, une belle et chaudejournée, avec un ciel clair, sans nuages, où soufflait une doucebrise chargée des parfums de la campagne.

Pendant tout le jour, les cloches des villagesenvironnants sonnèrent l’alarme, répandant par la campagneensoleillée leur carillon musical.

Les fenêtres supérieures et les toits detuiles rouges des maisons étaient encombrés de femmes et d’enfantsaux figures pâles, qui fouillaient du regard la direction de l’est,où des éclaboussures rouges sur la teinte brune de la landeindiquaient la position de nos ennemis.

À quatre heures, Monmouth réunit un dernierconseil de guerre sur la tour carrée, qui sert de base au clocherde l’église paroissiale de Bridgewater et d’où l’on voyait fortbien tout le pays environnant.

Depuis mon voyage auprès de Beaufort, j’avaistoujours eu l’honneur de recevoir l’ordre d’y assister, en dépit del’humble rang que j’occupais dans l’armée.

Il y avait là une trentaine de conseillers entout, autant qu’il pouvait en tenir en cet endroit, soldats etcourtisans, Cavaliers et Puritains, tous unis maintenant par lelien d’un commun danger.

À vrai dire, l’approche d’un dénouement dansleur fortune avait fait disparaître en grande partie lesdifférences de manières qui avaient contribué à les séparer.

Le sectaire avait perdu un peu de sonaustérité, et il se montrait échauffé, plein d’ardeur à laperspective d’une bataille, en même temps que l’homme à la mode, siétourdi, était contraint à une gravité inaccoutumée en considérantle danger de sa position.

Leurs vieilles querelles furent oubliéeslorsqu’ils se groupèrent près du parapet et contemplèrent d’un airrenfrogné les épaisses colonnes de fumée qui montaient àl’horizon.

Le Roi Monmouth se tenait au milieu de seschefs, pâle et hagard, la chevelure en désordre, de l’air d’unhomme à qui le désarroi de son esprit a fait oublier le soin de sapersonne.

Il tenait une lunette double en ivoire, etquand il la portait à ses yeux, un tremblement, des secoussesnerveuses, agitaient ses fines et blanches mains, au point que celafaisait peine à voir.

Lord Grey tendit sa lunette à Saxon qui étaitaccoudé sur la grossière bordure de maçonnerie et qui regardalongtemps l’ennemi d’un air grave.

– Ce sont les mêmes hommes que j’ai commandés,dit enfin Monmouth, à demi-voix, comme s’il pensait tout haut.Là-bas, par la droite, je vois le régiment d’infanterie deDumbarton. Je connais bien ces hommes-là ; ils se battront. Sinous les avions de notre côté, tout irait bien.

– Non, Majesté, répondit avec vivacité LordGrey, vous ne rendez pas justice à vos braves partisans. Eux aussiverseront jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour votrecause.

– Regardez-les, là en bas, dit Monmouth avectristesse, en montrant le fourmillement des rues au dessous denous. Jamais cœurs plus braves ne battirent dans des poitrinesanglaises, mais remarquez ces vociférations, cette clameur depaysans un samedi soir. Comparez-y le déploiement rigide etrégulier des bataillons exercés. Hélas ! pourquoi ai-jearraché ces honnêtes créatures à leurs modestes foyers pour livrerune lutte aussi désespérée ?

– Écoutez cela, s’écria Wade, ils ne trouventpas la situation désespérée ; et nous pas davantage.

Comme il parlait encore, une clameur furieuses’éleva de la foule compacte écoutant un prédicant qui laharanguait par une fenêtre.

– C’est le digne Docteur Ferguson, dit SirStephen Timewell, qui venait de monter. Il est comme un hommeinspiré qu’un souffle puissant emporte là-haut dans ses paroles.Vraiment on dirait un des anciens prophètes. Il a pris pourtexte : « Le Seigneur Dieu des Dieux, il sait, et Israëlil le saura. S’il est en rébellion, ou s’il est en état de péchécontre le Seigneur, sauve-nous en ce jour. »

– Amen ! Amen ! crièrent pieusementplusieurs des soldats puritains, pendant qu’une autre acclamationrauque, accompagnée du bruit des faux et des armes entrechoquées,montrait combien ce peuple était profondément remué par les parolesardentes du fanatique.

– Ils ont vraiment l’air d’avoir soif ducombat, dit Monmouth d’un air plus dégagé. Il est bien possibleque, quand on a commandé des troupes régulières, comme je l’aifait, on se sente porté à attacher une importance exagérée à ladifférence qui résulte de la discipline et de l’entraînement. Lesbraves garçons paraissent avoir le cœur haut. Que pensez-vous desdispositions de l’ennemi, Colonel Saxon ?

– Par ma foi, Majesté, j’en pense fort peu debien, répondit Saxon avec rudesse. J’ai vu des armées disposées enligne de bataille dans maints pays du monde et sous bien desgénéraux. J’ai également lu la section qui traite de ce sujet dansle De re militari de Petrinus Bellus, ainsi que dans lesouvrages d’un Flamand renommé, mais je n’ai rien vu ni entendu quipuisse recommander les dispositions que nous avons sous lesyeux.

– Comment appelez-vous le hameau qui est surla gauche, celui qui a ce clocher carré couvert de lierre ?demanda Monmouth au Maire de Brigwater, petit homme à la figureanxieuse, qui paraissait évidemment fort embarrassé du relief oùl’avait mis son office.

– Westonzoyland, Votre Honneur… Votre Grâce,non, c’est : Votre Majesté, que je voulais dire. L’autre, àdeux milles plus loin, est Middlezoy, et enfin à gauche, c’estChedzoy, juste de l’autre côté du Rhin.

– Du Rhin, monsieur, que voulez-vous dire,demanda le Roi, sursautant brusquement et interpellant le timidebourgeois d’un ton si violent que celui-ci perdit le peu d’aplombqui lui restait.

– Mais… le Rhin… Votre Grâce… Votre Majesté…dit-il en bégayant, le Rhin. La Grâce de Votre Majesté ne peut pasl’ignorer, c’est ce que les gens du pays appellent le Rhin.

– C’est un terme courant, Sire, par lequel ondésigne de larges et profondes tranchées destinées au drainage desgrandes mares de Sedgemoor, dit Sir Stephen Timewell.

La pâleur de Monmouth s’étendit jusqu’à seslèvres.

Plusieurs des conseillers échangèrent desregards significatifs.

Ils se rappelaient l’étrange et prophétiquejeu de mots qui était arrivé de l’atelier du faiseur d’or dulaboratoire au camp par mon intermédiaire.

Mais le silence fut interrompu par le MajorHollis, vétéran qui avait servi sous Cromwell.

Il venait de marquer sur un papier lasituation des villages où était établi l’ennemi.

– S’il plaît à Votre Majesté, il y a dans leurdisposition quelque chose qui me rappelle celle de l’arméeécossaise lors de la bataille de Dunbar. Cromwell occupait Dunbar,tout comme nous occupons Bridgewater.

Le terrain environnant, de même marécageux etperfide, était occupé par l’ennemi.

Il n’y avait pas dans toute l’armée un hommequi n’admît que si le vieux Leslie défendait jusqu’au bout saposition, il ne nous restait plus d’autre parti de prendre que denous rembarquer, en abandonnant nos approvisionnements et notreartillerie, et à faire de notre mieux pour gagner Newcastle.

Mais grâce à la bienveillante Providence, ilmanœuvra de telle sorte qu’il trouva une fondrière entre son ailegauche et le reste de son armée.

Aussi Cromwell tomba-t-il sur cette aile dèsl’aube et la tailla en pièces, avec tant de succès, que l’arméeennemie tout entière prit la fuite, et que nous la poursuivîmes, enla sabrant, jusqu’aux portes même de Leith.

Sept mille Écossais perdirent la vie, mais ilne périt qu’une centaine d’hommes au plus du côté des honnêtesgens.

Or, Votre Majesté peut voir, grâce à seslunettes, qu’il y a un mille de terrain marécageux entre cesvillages, et que le plus rapproché, qui est Chedzoy – c’est sonnom, je crois – pourrait être abordé sans que nous ayons àtraverser le marais.

Je suis très convaincu que si le Lord Généralétait avec nous, il nous engagerait à risquer une attaque de cegenre.

– C’est bien hardi de faire attaquer de vieuxsoldats par des paysans qui ne sont pas formés, dit Sir StephenTimewell. Mais, s’il faut le faire, je ne crois pas qu’aucun deshommes qui ont vécu au son des cloches de Sainte Marie-Madeleine,recule devant cette tache.

– Voilà qui est bien parlé, Sir Stephen, ditMonmouth. À Dunbar, Cromwell avait derrière lui des vétérans, et enface de lui des gens qui n’avaient qu’une faible expérience de laguerre.

– Cependant il y a beaucoup de bon sens dansce qu’a dit le Major Hollis, remarqua Lord Grey. Il nous fautattaquer ou nous laisser corner peu à peu, puis affamer.

Cela étant ainsi, pourquoi neprofiterions-nous pas tout de suite de la chance que nous offrel’ignorance ou l’insouciance de Feversham ?

Demain, si Churchill réussit à se faireentendre de son chef, je ne doute guère que nous ne trouvions leurcamp disposé autrement et qu’ainsi nous n’ayons lieu de regretternotre occasion manquée.

– Leur cavalerie est postée à Westonzoyland,dit Wade. Maintenant le soleil est si ardent que son éclat et labuée, qui monte des marais, nous empêche presque de voir. Mais iln’y a qu’un instant, j’ai pu, à l’aide de mes lunettes, distinguerdeux longues lignes de chevaux au piquet sur la lande au delà duvillage.

En arrière, à Middlezoy, il y a deux millehommes de milice et à Chedzoy, où se ferait notre attaque, cinqrégiments d’infanterie régulière.

– Si nous pouvions rompre ces derniers, toutirait bien, s’écria Monmouth. Quel est votre avis, ColonelBuyse ?

– Mon avis est toujours le même, réponditl’Allemand. Nous sommes ici pour nous battre, et plus tôt nous nousmettrons à la besogne, mieux cela vaudra.

– Et le vôtre, Colonel Saxon ? Êtes-vousdu même avis que votre ami ?

– Je crois, comme le Major Hollis, Sire, queFeversham, par ses dispositions, s’est exposé à une attaque et quenous devons en profiter sans retard.

Toutefois, considérant que des soldats exercéset une nombreuse cavalerie ont une grande supériorité en pleinjour, je serais porté à conseiller une camisade ou attaque denuit.

– La même pensée m’est venue à l’esprit, ditGrey. Nos amis d’ici connaissent chaque pouce du terrain, et ilsnous guideraient à Chedzoy dans les ténèbres aussi bien qu’en pleinjour.

– J’ai entendu dire, ajouta Saxon, qu’il estarrivé à leur camp des quantités de bière et de cidre, ainsi que duvin et des liqueurs fortes.

S’il en est ainsi, nous pouvons leur donner leréveil pendant que leur tête sera encore toute troublée par laboisson et qu’ils ne sauront guère si c’est nous qui tombons sureux ou si ce sont les diables bleus.

Un chœur unanime d’approbations de tout leConseil prouva qu’on accueillait avec empressement la perspectived’en venir enfin aux mains, après les marches et les retardsénervants des dernières semaines qui s’étaient écoulées.

– Y a-t-il quelque cavalier qui ait desobjections contre ce plan ? demanda le Roi.

Nous échangeâmes tous un coup d’œil, mais bienque maintes physionomies exprimassent le doute ou le découragement,aucune voix ne s’éleva contre l’attaque de nuit.

En effet, il était, évident que dans tous lescas il fallait hasarder notre action et que celle-là avait au moinsle mérite d’offrir plus de chances de succès que l’autre.

Et pourtant, mes chers enfants, je puis ledire, les plus hardis d’entre nous se sentaient le cœur défaillir àla vue de notre chef, de son air abattu, mélancolique, et nous nousdemandions si c’était bien là l’homme fait pour amener à un heureuxdénouement une entreprise aussi hasardeuse.

– Si nous sommes d’accord, prenons pour mot depasse « Soho » et attaquons-les le plus tôt possibleaprès minuit.

Ce qui reste à décider pour l’ordre debataille pourra être réglé d’ici à ce moment-là.

Maintenant, gentilshommes, vous allezrejoindre vos régiments, et vous vous souviendrez que, quoiqu’ilarrive de ceci, soit que Monmouth mette sur sa tête la couronned’Angleterre, soit qu’il devienne un fugitif en tous lieuxpourchassé, tant que son cœur battra, il gardera toujours lamémoire des braves amis qui lui sont restés fidèles en cette heurede peine.

Cette allocution simple et cordiale fit passersur tous les fronts la flamme du dévouement.

Au moins, il en fut ainsi pour moi, en mêmetemps que j’éprouvais une pitié profonde pour ce pauvre faiblegentilhomme.

Nous nous serrâmes autour de lui, la main surla poignée de nos épées, en lui jurant que nous lui resterionsfidèles, dût l’univers entier se dresser entre lui et sesdroits.

Il n’y eut pas jusqu’aux rigides etimpassibles Puritains, qui ne fussent émus, qui ne laissassententrevoir un sentiment de loyauté, pendant que les gens de cour,transportés de zèle, tiraient leurs rapières et lançaient desappels à la foule, qui fut envahie par cet enthousiasme et emplitl’air de ses acclamations.

Les yeux de Monmouth reprirent leur éclat, sesjoues leur couleur, pendant qu’il prêtait l’oreille à ses cris.

Pendant un instant, il parut ce qu’il aspiraità être, un Roi.

– Je vous remercie, chers amis et sujets,cria-t-il. L’issue est aux mains du Tout-Puissant, mais ce quel’homme peut faire, j’en suis convaincu, vous le ferez cette nuit.Si Monmouth ne peut posséder l’Angleterre, il aura au moins sixpieds de son sol. En attendant, retournez à vos régiments et queDieu défende la juste cause.

– Que Dieu défende la juste cause !répéta le conseil, d’une voix solennelle.

Puis, il se sépara et laissa le Roi prendreavec Grey les dernières dispositions en vue de l’attaque.

– Les mirliflors de la Cour sont assezdisposés à brandir leurs rapières et à crier quand il y a quatregrands milles entre eux et l’ennemi, dit Saxon, pendant que nousnous faisions passage à travers la foule.

Je crains qu’ils ne soient moins prompts à semettre en avant, quand ils sont face à face avec une ligne demousquetaires, et peut-être avec une brigade de cavalerie qui leschargera par le flanc.

Mais voici l’ami Lockarby, qui apporte desnouvelles, à en juger par sa physionomie.

– J’ai un rapport à faire, Colonel, dit Rubenaccourant à nous tout essoufflé. Vous vous rappelez sans doute quemoi et ma compagnie nous étions de garde aujourd’hui à la porte del’Est ?

Saxon acquiesça dans un mouvement de tête.

– Comme je désirais en savoir aussi long quepossible sur l’ennemi, je grimpai sur un grand arbre qui se trouvejuste à la sortie de la ville.

De cet endroit, avec l’aide d’une lunette, jepus distinguer leurs lignes et leur camp.

Pendant cet examen, le hasard me fitapercevoir un homme qui marchait furtivement à l’abri des bouleaux,et qui se trouvait à moitié chemin de leurs lignes et de laville.

Je le suivis des yeux et je m’aperçus qu’il sedirigeait de notre côté.

Bientôt il fut si proche que je pusreconnaître qui il était, je connais bien cet homme-là, mais aulieu d’entrer dans la ville, il fit un détour en profitant desfossés à tourbe et sans doute trouva le moyen d’entrer par un autreendroit.

Mais j’ai des motifs pour croire que cet hommen’est pas sincèrement affectionné à la cause.

Je suis convaincu qu’il est allé au Camp Royaldonner avis de ce que nous faisons et qu’il est revenu chercher denouvelles informations.

– Ha ! Ha ! fît Saxon, en levant lessourcils. Et comment se nomme cet homme-là ?

– Il s’appelle Derrick. Il était auparavantpremier apprenti de Maître Timewell à Taunton. Maintenant il a ungrade dans l’infanterie de Taunton.

– Quoi, c’est ce jeune godelureau qui a levéles yeux sur Mistress Ruth. Et maintenant voici que l’amour fait delui un traître ?

Et moi qui le prenais pour un des Élus !Je l’ai entendu sermonner les piquiers.

Comment se fait-il qu’un individu de sa façonapporte son concours à la cause de l’Épiscopat ?

– Toujours l’amour, fis-je. Le dit amour estune jolie fleur, quand il pousse sans être contrarié, mais s’ilrencontre des obstacles, c’est une bien mauvaise herbe.

– Il y a dans le camp bien des gens auxquelsil veut du mal, dit Ruben, et il perdrait l’armée pour se vengersur eux, de même qu’un gredin ferait couler à pic un navire rienque pour noyer un ennemi.

Sir Stephen s’est attiré sa haine en refusantde contraindre sa fille à accepter ses hommages.

Maintenant il est retourné au camp et je suisvenu vous faire mon rapport à ce sujet afin que vous décidiez s’ily a lieu d’envoyer un peloton de piquiers le prendre par les talonspour l’empêcher de faire de l’espionnage une fois de plus.

– Cela vaudrait peut-être mieux, dit Saxon,après avoir bien réfléchi, mais sans doute notre homme a unehistoire toute prête, et qui aurait plus d’apparence que nossimples soupçons. Ne pourrions-nous pas le prendre sur lefait ?

Une idée me vint à l’esprit.

J’avais remarqué du haut du clocher un cottageentièrement isolé à environ un tiers du chemin qui allait au campennemi.

Il s’élevait au bord de la route dans unendroit situé entre deux marais.

Quand on traversait le pays, on était obligéde passer par là.

Si Derrick tentait de porter nos plans àFeversham, on pourrait lui couper la route à cet endroit-là, aumoyen d’un poste mis à l’affût pour l’attendre.

– Excellent, parfait ! s’écria Saxonquand je lui eus fait connaître ce projet. Mon érudit Flamandlui-même n’eût point inventé une pareille ruse de guerre. Emmenezautant de pelotons que vous le croirez nécessaire sur ce point, etje ferai en sorte que Maître Derrick soit convenablement amorcé enfait de nouvelles pour Mylord Feversham.

– Non, dit Ruben, une troupe qui sortiraitmettrait toutes les langues en mouvement. Pourquoi n’irions-nouspas, Micah et moi ?

– En effet, cela vaudrait mieux, réponditSaxon, mais il faut engager votre parole que, quoi qu’il arrive,vous serez de retour avant le coucher du soleil, car vos hommesdoivent être sous les armes une heure avant l’ordre de marcher.

Nous nous empressâmes de faire la promessedemandée.

Puis, nous étant assurés que Derrick étaitbien revenu au camp, Saxon s’arrangea de façon à laisser échapperdevant lui quelques mots relativement à nos plans pour la nuit,pendant que nous nous rendions en hâte à notre poste.

Quant à nos chevaux, nous les laissâmesderrière nous.

Puis, nous franchîmes à la dérobée la porte del’est, nous cachant de notre mieux, jusqu’au moment où nous fûmessur la route déserte et nous nous trouvâmes devant la maison.

C’était un cottage simple, blanchi à la chaux,à toiture de chaume.

Au-dessus de la porte, un petit écriteauinformait que la fermière vendait du lait et du beurre.

Le toit ne laissait point échapper de fumée etles volets de la fenêtre étaient clos ; d’où nous conclûmesque les habitants avaient fui loin de cet emplacementpérilleux.

Des deux côtés s’étendait le marécage, couvertde joncs et peu profond sur ses bords, mais plus profond à quelquedistance, avec une écume verte qui en dissimulait la surfacetraîtresse.

Nous frappâmes à la porte, que le temps avaitsalie, mais n’ayant pas reçu de réponse, ainsi que nous nousattendions, je m’arc-boutai contre elle et bientôt j’eus faitsauter les clous de la gâche.

Il n’y avait qu’une pièce.

Dans un coin, une échelle droite menait, parune ouverture carrée du plafond, à la chambre à coucher sous letoit.

Trois ou quatre chaises et escabeaux étaientépars sur le sol de terre battue, et sur un des côtés une table,faite de planches brutes, supportait de grandes tasses à lait defaïence brune.

Des plaques vertes sur les murs etl’affaissement d’un des côtés de la maison témoignaient des effetsque produisait sa position dans un endroit humide, au voisinage desmarais. Nous fûmes surpris de trouver encore un habitant dansl’intérieur.

Au milieu de la pièce, en face de la porte paroù nous étions entrés, se tenait debout une fillette charmante auxboucles dorées, âgée de cinq ou six ans.

Elle avait pour costume une petite blouseblanche, propre, serrée à la taille par une coquette ceinture decuir, avec une boucle brillante.

Deux petites jambes potelées se laissaiententrevoir, sous la blouse, avec des chaussettes et des souliers decuir, et elle se tenait fièrement campée, un pied en avant, enpersonne décidée à défendre son poste.

Sa mignonne tête était rejetée en arrière, etses grands yeux bleus exprimaient le plus vif étonnement mêlé à labravade.

À notre entrée, la petite sorcière agita denotre côté son mouchoir et nous fit :« Pfoutt ! », comme si nous étions tous les deux deces volailles importunes qu’elle avait l’habitude de chasser de lamaison.

Ruben et moi, nous nous arrêtâmes sur leseuil, hésitants, décontenancés, comme deux grands flandrinsd’écoliers, contemplant cette petite reine des fées dont nousavions envahi les royaumes, et nous demandant s’il nous fallaitbattre en retraite ou apaiser sa colère par de douces etcaressantes paroles.

– Allez-vous-en, cria-t-elle sans cesserd’agiter les mains et de secouer son mouchoir. Grand-mère m’a ditde dire à tous ceux qui viendraient de s’en aller.

– Et s’ils ne veulent pas s’en aller, demandaRuben, que deviez-vous faire alors, petite ménagère ?

– Je devais les mettre à la porte,répondit-elle s’avançant hardiment contre nous et multipliant lescoups de mouchoir. Vous, méchant, vous avez cassé le verrou degrand-mère.

– Eh bien, je vais le raccommoder, répondis-jed’un air content.

Puis, ramassant une pierre, j’eus bientôtconsolidé la gâche déplacée.

– Voilà, petite femme. La grand-mère nes’apercevra jamais de la différence.

– Faut vous en aller tout de même,insista-t-elle. C’est la maison à grand-mère, pas la vôtre.

Que faire en présence de cette petite entêtéede dame des marais ?

Une nécessité impérieuse nous ordonnait derester dans la maison, car il n’y avait pas d’autre moyen de nouscacher que nous abriter parmi ces terribles marécages.

Et pourtant elle s’était mis en tête de nousexpulser, avec une décision, une intrépidité qui eussent fait honteà Monmouth.

– Vous vendez du lait, dit Ruben. Nous sommeslas et altérés. Nous sommes donc venus en boire un coup.

– Ah ! s’écria-t-elle, tout épanouie,souriante, est-ce que vous me paierez tout comme les gens paientgrand-mère ? Ah ! cœur vivant, ce sera bienbeau !

Et sautant légèrement sur un escabeau, ellepuisa dans les bassins qui étaient sur la table de quoi remplir degrandes écuelles.

– Un penny, s’il vous plaît.

C’était chose étrange à voir que la façon dontla petite ménagère cacha sa pièce de monnaie dans son tablier.

Sa figure naïve brillait d’orgueil et de joie,d’avoir fait cette superbe affaire pour la grand-mère absente.

Nous emportâmes notre lait près de lafenêtre.

Nous enlevâmes les volets et nous nous assîmesde manière à bien voir sur la route.

– Au nom du Seigneur, buvez lentement !dit Ruben à demi-voix. Il faut lamper à toutes petites gorgées.Sans quoi elle voudra nous mettre à la porte.

– Maintenant que nous avons payé les droits,elle nous laissera rester, répondis-je.

– Si vous avez fini, il faut vous en aller,dit-elle d’un ton ferme.

– A-t-on jamais vu deux hommes d’armestyrannisés ainsi par une petite poupée comme celle-là ! dis-jeen riant. Non, ma petite, nous allons nous arranger avec vous, envous donnant ce shilling, qui paiera bien tout votre lait. Nousavons le temps de rester ici et de le boire à loisir.

– Jenny, la vache, est justement en train detraverser la mare, fit-elle. C’est presque l’heure de la traite, etje l’amènerai si vous en voulez encore.

– À présent ! Dieu m’en garde !s’écria Ruben. Nous finirons par être obligés d’acheter la vache.Où est votre grand-mère, petite demoiselle ?

– Elle est allée à la ville, réponditl’enfant. Il y a des hommes méchants avec des habits rouges et desfusils, qui viennent pour voler et se battre, mais grand-mère lesfera bientôt partir. Grand-mère est allée arranger tout cela.

– Nous combattons contre les hommes aux habitsrouges, ma poulette, dis-je. Nous vous aiderons à garder la maisonet nous ne laisserons rien voler.

– Oh ! alors, vous pouvez rester,dit-elle en grimpant sur mes genoux, l’air aussi sérieux qu’unmoineau perché sur un rameau. Quel grand garçon vousêtes ?

– Et pourquoi pas un homme ?demandai-je.

– Parce que vous n’avez pas de barbe à lafigure. Tenez, grand-mère en a plus que vous au menton. Et puis, iln’y a que les garçons qui boivent du lait. Les hommes boivent ducidre.

– Eh bien, puisque je suis un garçon, je seraivotre amoureux.

– Ah ! non, s’écria-t-elle en secouantses boucles dorées. Je n’aurai pas de longtemps l’idée de memarier, mais mon amoureux, c’est Giles Martin de Gommatch. Quellejolie veste de fer-blanc vous avez, comme elle reluit !Pourquoi les gens portent-ils ces choses-là pour se faire du malles uns aux autres, puisqu’en vérité, ils sont tousfrères ?

– Et pourquoi sont-ils tous frères, petitefemme ? demanda Ruben.

– Parce que grand-mère dit qu’ils sont tousles fils du Père suprême, répondit-elle. Et puisqu’ils ont tous lemême père, ils doivent être frères. Il le faut bien, n’est-cepas ?

– De la bouche des petits enfants et desnourrissons… fit Ruben en regardant par la fenêtre.

– Vous êtes une rare fleurette des marécages,dis-je, pendant qu’elle se haussait pour atteindre mon casqued’acier. N’est-ce pas chose étrange à penser, Ruben, qu’il y ait dechaque côté de nous des milliers d’hommes, des chrétiens, toutprêts à verser le sang les uns des autres, et qu’il se trouve icientre eux un chérubin aux yeux bleus, qui expose en zézayant unephilosophie bien faite pour nous renvoyer tous à notre foyer, lecœur calmé, et les membres intacts ?

– Un jour passé avec cette enfant medégoûterait pour toujours de la carrière des armes, répondit Ruben.Quand je l’écoute, je sens trop ce qui rapproche le cavalier duboucher.

– Peut-être faut-il des uns et des autres,dis-je en haussant les épaules. Nous avons mis la main à lacharrue. Mais je crois que voici l’homme que nous attendons. Ilarrive en se cachant là-bas sous l’ombre de cette rangée de saulestêtards.

– C’est lui, c’est certain, s’écria Ruben, enguettant par la fenêtre aux vitres à facettes.

– Alors, ma petite, il faut vous asseoir ici,dis-je en la descendant de mes genoux et la mettant sur une chaisedans le coin. Il faut vous montrer une brave fille et ne pasbouger, quoi qu’il arrive. Le voulez-vous ?

Elle avança ses lèvres roses, et affirma d’unsigne de tête.

– Il arrive pas à pas, Micah, dit moncamarade, toujours debout près de la fenêtre. Ne dirait-on pas unrenard perfide ou quelque autre bête de proie ?

Il y avait, en effet, dans son ensemblemaigre, avec son costume noir, dans la légèreté de ses mouvementsfurtifs, quelque chose qui faisait songer à un animal cruel etplein de ruse.

Il se glissa sous l’ombre des arbres et desosiers rabougris, le corps penché, la marche glissante, en sortequ’il n’eût pas été facile à l’homme le plus clairvoyant de le voirde Bridgewater.

À vrai dire, l’éloignement de la ville lui eûtpermis de marcher à découvert et de se lancer à travers la lande,mais la profondeur des marais de chaque côté l’avait empêché dequitter la route jusqu’à l’endroit où elle passait devant lecottage.

Lorsqu’il se trouva en face de notreembuscade, nous nous élançâmes tous les deux par la porte ouverteet lui barrâmes le passage.

J’ai entendu le ministre indépendantd’Emsworth faire la description de Satan, mais si le digne hommes’était trouvé avec nous ce jour-là, il n’aurait pas eu besoin dese mettre en frais d’imagination.

La figure basanée de l’homme se couvrit deplaques d’une pâleur livide, au moment où il faisait un pas enarrière, aspirait longuement l’air, et lançait un éclair venimeuxde ses yeux noirs à droite et à gauche, pour chercher quelque moyende s’esquiver.

Pendant un instant, il porta la main sur lapoignée de son épée, mais sa raison lui dit qu’il ne pouvait guèreespérer de forcer le passage contre nous deux.

Alors il jeta les yeux tout autour de lui,mais de tous les côtés, il lui fallait revenir près des gens qu’ilavait trahis.

Il s’arrêta donc, morne, impassible, la figureallongée, piteuse, les yeux inquiets, toujours en mouvement.

C’était le type, le symbole de latrahison.

– Nous vous avons attendu quelque temps,Maître John Derrick, dis-je. Maintenant il vous faut retourner avecnous à la ville.

– De quel droit m’arrêtez-vous ?demanda-t-il d’une voix rauque et saccadée. Où est votreordre ? Qui vous donne mission d’inquiéter des gens quivoyagent paisiblement sur la grande route du Roi ?

– Je tiens ma mission de mon Colonel,répondis-je d’un ton bref. Vous êtes déjà allé ce matin au camp deFeversham.

– C’est un mensonge, dit-il avec une fureursauvage. Je me suis borné à faire une promenade pour prendrel’air.

– C’est la vérité, dit Ruben, je vous ai vu àvotre retour. Montrez-nous ce papier dont un bout sort de votredoublet.

– Nous savons tous pourquoi vous m’avez tenduce piège, s’écria Derrick avec amertume. Vous avez fait courir surmoi des bruits défavorables de peur que je ne vous gêne pourépouser la fille du Maire. Qu’est-ce que vous êtes, pour oser leverles yeux sur elle ? Un simple vagabond, un homme sans maître,venu on ne sait d’où. De quel droit aspirez-vous à cueillir lafleur qui a grandi au milieu de nous ? Qu’avez-vous affaire àelle ou à nous ? Répondez-moi.

– C’est une question que je ne discuterai quedans un moment et un endroit plus opportun, répondit Ruben aveccalme. Rendez-nous votre épée et revenez avec nous. Pour ma part,je promets de faire tout mon possible pour vous sauver la vie. Sinous sommes victorieux cette nuit, vos misérables tentativespeuvent bien peu de chose pour nous nuire. Si nous sommes vaincus,il restera bien peu d’entre nous à qui vous puissiez nuire.

– Je vous remercie de votre bienveillanteprotection, répondit-il toujours de cette voix blanche, froide,amère.

Puis, débouclant son épée, il se dirigealentement vers mon compagnon.

– Vous pourrez emporter cela comme présent àMistress Ruth, dit-il en tendant l’arme de la main gauche.

– Et cela aussi, ajouta-t-il, en tirantvivement de sa ceinture un poignard qu’il plongea dans le flanc demon pauvre ami.

Cela fut fait en un instant, si brusquementque je n’eus le temps ni de m’élancer entre eux, ni de comprendreson intention.

Le blessé s’affaissait en respirantpéniblement et le poignard résonnait sur le chemin, à mespieds.

Le gredin lança un cri perçant de triomphe etfit un bond en arrière, grâce auquel il évita le furieux coup depoing que je lui lançai.

Puis, il fit demi-tour et s’enfuit sur laroute de toute sa vitesse.

Il était bien plus léger que moi, et vêtud’une façon moins encombrante, mais grâce à ma force de respirationet à la longueur de mes jambes, j’avais été le meilleur coureur demon district, et bientôt le bruit de mes pas lui apprit qu’iln’avait aucune chance de me distancer.

Deux fois il revint brusquement sur ses pas,comme fait un lièvre serré de près par un lévrier, et deux fois,mon épée passa à moins d’un pouce de lui, car, pour dire la vérité,je n’avais pas plus l’intention de l’épargner, que s’il s’était agid’un serpent venimeux qui aurait, sous mes yeux, planté sescrochets dans le corps de mon ami.

Je ne songeais pas plus à donner quartier quelui à le demander.

À la fin, comme il entendait mes pas tout prèsde lui et mon souffle contre son épaule même, il s’élança comme unfou à travers les joncs, et courut vers le perfide marécage ;avec de l’eau jusqu’à la cheville, jusqu’au genou, jusqu’auxcuisses, jusqu’à mi-corps.

Nous luttions. Nous chancelions.

Je gagnais toujours sur lui, et enfin jen’avais plus qu’à étendre le bras, et je faisais déjà tournoyer monépée pour le frapper.

Mais, mes chers enfants, il était écrit qu’ilne mourrait pas de la mort d’un homme, mais de celle d’un reptile,qu’il était.

Au moment même où je l’abordais, il s’enfonçasoudain, avec un bruit de gargouillement, et la mousse verte deseaux mortes se referma au-dessus de sa tête.

Pas la moindre ride, pas d’éclaboussement pourindiquer l’endroit.

Cela se fit brusquement, silencieusement,comme si un monstre inconnu l’avait happé et entraîné dans lesabîmes.

Comme je me dressais l’épée levée, les yeuxtoujours fixés sur cet endroit, une bulle unique, volumineuse,monta et creva à la surface.

Puis tout redevint immobile, les terriblesmarais se déployant devant moi, comme le séjour même de la mort etde la désolation.

Je ne sais s’il s’était trouvé sur un brusqueenfoncement qui l’avait englouti ou si, dans son désespoir, ils’était noyé à dessein.

Tout ce que je sais c’est que dans la grandelande de Sedgemoor sont ensevelis les os du traître et del’espion.

Je revins tant bien que mal vers le bord àtravers la vase épaisse, collante, et je me hâtai d’accourir àl’endroit où gisait Ruben.

Je me penchai sur lui, et je vis que lepoignard avait traversé la bande de cuir qui réunissait les piècesde devant et de derrière de la cuirasse, que non seulement le sangcoulait en abondance de la blessure, mais encore suintait goutte àgoutte aux coins de la bouche.

De mes doigts tremblants, je défis lescourroies et les boucles, j’enlevai l’armure, et appuyai monmouchoir contre son flanc pour arrêter le sang.

– J’espère que vous ne l’avez pas tué,Micah ? dit-il soudain, en ouvrant les yeux.

– Une puissance plus haute que la nôtre l’ajugé, Ruben, répondis-je.

– Pauvre diable ! Bien des choses ontcontribué à l’aigrir, dit-il à demi-voix.

Puis il eut un nouvel évanouissement.

Agenouillé près de lui, je remarquai lapâleur, la respiration pénible du jeune homme, et je songeai à soncaractère simple, si bon, à l’affection que j’avais eu si peu depeine à mériter, et je n’ai aucune honte à en convenir, mes chersenfants, bien que je sois assez lent à éprouver des émotions, meslarmes se mêlèrent à son sang.

Le hasard voulut que Décimus Saxon, dans unmoment de loisir, montât au clocher pour nous regarder avec salunette et voir comment nous nous tirions d’affaire.

Il remarqua quelque chose de suspect etdescendit en hâte pour aller à la recherche d’un chirurgien habile,qu’il amena auprès de nous avec une escorte de piquiers.

J’étais resté à genoux près de mon ami sansconnaissance, et faisant pour le secourir ce que peut faire unignorant, quand la troupe arriva et m’aida à le transporter dans lecottage, à l’abri du brûlant soleil.

Les minutes me parurent des heures pendant quel’homme de l’art, l’air grave, examinait et sondait lablessure.

– Elle ne sera probablement pas mortelle,dit-il enfin.

Sur ces mots, je l’aurais presqueembrassé.

– La lame a rebondi sur une côte, non sansfaire une légère déchirure au poumon. Nous allons le transporteravec nous à la ville.

– Vous l’entendez ? dit Saxon, d’un tonamical. C’est un homme dont l’opinion a du poids.

Un médecin habile vaut à lui seul
bien plus que cent hommes de guerre.

Du courage, l’ami. Vous êtes aussi pâle que sic’était vous et non lui qui aviez subi la saignée. Où estDerrick ?

– Noyé dans le marais, répondis-je.

– Tant mieux, cela nous économisera six piedsde bonne corde. Mais ici notre position est assez dangereuse, carla cavalerie royale pourrait bien nous assaillir. Qu’est-ce quecette bambine si pâle et si tranquille qui est assise dans lecoin ?

– C’est la gardienne de la maison. Sa grand’mère l’a laissée ici.

– Vous feriez mieux de venir avec nous. Il sefera peut-être une rude besogne ici avant que tout soit fini.

– Non, il faut que j’attende grand-mère,répondit-elle, les joues inondées de larmes.

– Mais si moi je vous conduisais près degrand-mère, ma petite ? demandai-je. Nous ne pouvons pas vouslaisser ici.

Je lui tendis les bras. L’enfant s’y élança etse serra contre ma poitrine, en sanglotant comme si son cœur sebrisait.

– Emmenez-moi, cria-t-elle. J’ai peur.

Je calmai du mieux que je pus la petitecréature tremblante et l’emportai sur mon épaule.

Les faucheurs avaient passé les hampes deleurs longues armes dans les manches de leurs justaucorps de façonà en former une sorte de couchette, une civière sur laquelle onétendit le pauvre Ruben.

Une légère couleur était revenue à ses joues,grâce à un cordial administré par le chirurgien, et il adressait àSaxon des signes de tête et des sourires.

On partit ainsi, d’un pas lent, pour retournerà Bridgewater.

Ruben fut transporté à notre logement, et jeconduisis la fillette chez de bonnes gens de la ville qui promirentde la ramener chez elle dès que l’agitation aurait cessé.

VI – La Bataille de Sedgemoor.

Si pressants que fussent nos chagrins et nosbesoins personnels, nous n’avions guère de loisir de nous yarrêter, car le moment approchait où allait se décider nonseulement notre destinée à nous, mais encore celle de la causeprotestante en Angleterre.

Aucun de nous ne traitait le danger à lalégère.

Il n’eut fallu rien moins qu’un miracle pournous éviter une défaite et la plupart d’entre nous étaientconvaincus que le temps des miracles était passé.

D’aucuns néanmoins pensaient autrement.

Je crois que bon nombre de Puritains, s’ilsavaient vu le ciel s’ouvrir cette nuit-là et les armées desSéraphins et des Chérubins en descendre à notre aide, auraientregardé cela comme un événement qui n’avait rien de merveilleux,rien d’inattendu.

Toute la ville retentissait de prêches.

Chaque escadron, chaque compagnie avait sonprédicant de prédilection, parfois plus d’un, pour lui faire desharangues, des commentaires.

Montés sur des tonneaux, sur des chars, ou parles fenêtres, et même du haut des toits, ils exhortaient la fouleau dessous d’eux.

Et leur éloquence ne se dépensait point envain. Des clameurs, rauques, sauvages, s’élevaient des rues, mêléesde prières et d’exclamations désordonnées.

Les hommes étaient ivres de religion, comme devin.

Ils avaient la figure échauffée, la languepâteuse, les gestes fous.

Sir Stephen et Saxon échangeaient des souriresà ce spectacle, car en vieux soldats qu’ils étaient, ils savaientque parmi les causes qui rendent un homme vaillant en prouesses etinsouciant de la vie, il n’en est point qui soit plus énergique etplus persistante que cet accès religieux.

Le soir, je trouvai le temps de rendre visiteà mon ami blessé et le vis adossé à des oreillers, étendu sur sonlit, respirant avec quelque difficulté, mais aussi en train, aussigai que d’ordinaire.

Notre prisonnier, le Major Ogilvy, qui s’étaitpris d’une vive affection pour nous, était assis près de son lit etlui lisait un vieux recueil de pièces de théâtre.

– Cette blessure est survenue à un fâcheuxmoment, disait Ruben avec impatience. N’est-ce pas trop fort qu’unelégère piqûre comme celle-là envoie mes hommes au combat sans leurchef, après tant de marches et d’exercices ? J’ai été là quandon disait les grâces et je n’aurai pas à dîner.

– Votre compagnie a été réunie à la mienne,répondis-je. Ce qui n’empêche pas que ces braves gens soient fortabattus de n’avoir point leur capitaine. Le médecin est-il venuvous voir ?

– Il vient de sortir, dit le Major Ogilvy, etil déclare que l’état de notre ami s’améliore, mais il m’aconseillé de ne point le laisser causer.

– Vous entendez, mon garçon ? dis-je enle menaçant du doigt. Si je vous entends dire un seul mot, je m’envais. Vous allez échapper à un rude réveil cette nuit, major. Quepensez-vous de nos chances ?

– Je n’en ai jamais auguré rien de bon dès ledébut, répondit-il avec franchise, Monmouth agit comme un joueurruiné, qui risque sa dernière pièce de monnaie sur le tapis vert.Il ne peut gagner beaucoup, mais il peut perdre tout.

– Ah ! voilà une affirmation bientranchante, dis-je. Un succès ferait peut-être prendre les armes àtous les comtés de l’intérieur.

– L’Angleterre n’est pas mûre pour cela,répondit le Major, en hochant la tête. Sans doute elle n’est pasenchantée soit du Papisme, soit d’un Roi papiste, mais nous savonsque ce n’est là qu’un fléau passager, puisque l’héritier du trône,le Prince d’Orange, est protestant. Dès lors pourquoi s’exposer àtant de maux pour arriver à un résultat que le temps, uni à lapatience, amènera sûrement ? En outre, l’homme que voussoutenez a prouvé qu’il est indigne de confiance. N’a-t-il pointpromis dans sa Déclaration de laisser aux Communes le choix dumonarque ? Et pourtant, moins de huit jours après, ne s’est-ilpas proclamé Roi devant la Croix du Marché, à Taunton ?Comment croire un homme qui a aussi peu d’égards pour lavérité ?

– Trahison, Major, trahison scandaleuse !répondis-je en riant. Sans doute si nous pouvions commander un chefcomme on commande un habit, nous aurions peut-être choisi un chefd’un tissu plus solide. Ce n’est point lui que nous soutenons parles armes, ce sont les libertés et les droits antiques des Anglais.Avez-vous vu Sir Gervas ?

Le Major Ogilvy et Ruben lui-même éclatèrentde rire.

– Vous le trouverez dans la chambre au-dessus.Jamais homme à la mode ne se prépara pour un bal à la Cour avecautant de soin qu’il en prend pour le combat. Si les troupes du Roile font prisonnier, elles s’imagineront certainement qu’ellestiennent le Duc. Il est venu ici nous demander notre avis au sujetde ses mouches, de ses culottes, et je ne sais quoi encore. Vousferez mieux d’y aller.

– Alors, adieu, Ruben, dis-je en lui serrantla main.

– Adieu, Micah ! et que Dieu vous gardede tout mal ! dit-il.

– Puis-je vous dire un mot à part,major ? fis-je tout bas…

Et je repris :

– Vous ne direz pas, je pense, qu’on vous arendu votre captivité bien pénible. Dès lors, puis-je vous demanderde veiller sur mon ami, dans le cas où nous serions défaits cettenuit ? À n’en pas douter, si Feversham a le dessus, il se feraici une sanglante besogne. Ceux qui seront sains et saufs, s’entireront comme ils pourront mais lui, il est réduit àl’impuissance, et il aura besoin d’un ami.

Le Major me serra la main.

– J’en prends Dieu à témoin, dit-il. Il ne luiarrivera rien de fâcheux.

– Vous m’avez soulagé le cœur d’un grandpoids, répondis-je, car je sais que je le laisse en sûreté. Je puismaintenant monter à cheval pour aller au combat l’espritdispos.

Le soldat me répondit par un sourire amical etretourna dans la chambre du malade, pendant que je montaisl’escalier et entrais dans le logis de Sir Gervas Jérôme.

Il était debout devant une table encombrée depots, de brosses, de boites, d’une vingtaine d’autres menus objetsachetés ou empruntés pour la circonstance.

Un grand miroir à main était posé contre lemur, entre deux chandelles allumées.

Devant lui, le baronnet, dont la belle et pâlefigure avait une expression des plus sérieuses, des plussolennelles, arrangeait une cravate blanche deberdash.

Ses bottes de cheval reluisaient du plus beléclat et la couture rompue avait été refaite.

Son baudrier, sa cuirasse, ses courroies, toutétait propre et brillant.

Il avait revêtu son costume le plus pimpant,le plus neuf, et avant tout il avait arboré une très noble et trèsimposante perruque entière, dont les boucles retombaient sur sesépaules.

Depuis son coquet chapeau de cavalier jusqu’àses éperons brillants, il n’avait pas sur lui un atome depoussière, pas une tache, ce qui contrastait fâcheusement avec monaspect, car j’étais encore tout couvert d’une croûte épaisselaissée par la vase des marais de Sedgemoor, et les courses àcheval et la besogne faite, pendant ces deux jours sans trêve nirepos, avaient complété le désordre de ma toilette.

– Qu’on me coupe en deux, si vous n’êtes pasvenu au bon moment ! s’écria-t-il dès mon entrée. Je viensd’envoyer en bas l’ordre de me monter un flacon de vin desCanaries. Ah ! le voilà arrivé.

À ce moment-là, une servante de l’hôtellerieentrait d’un pas menu avec la bouteille et les verres.

– Voici une pièce d’or, ma belle enfant. C’estbien la dernière qui me reste au monde, la seule survivante d’uneassez belle famille. Payez le vin à l’hôtelier, ma petite, etgardez la monnaie. Vous vous en achèterez des rubans pour la fêteprochaine. Que le diable m’emporte, je n’arrive pas à arrangercette cravate sans qu’elle fasse des plis !

– Il n’y a rien qui aille de travers,répondis-je. Comment peut-on s’occuper de pareilles bagatelles enun moment comme celui-ci ?

– Bagatelles ! cria-t-il d’un ton fâché.Bagatelles ! Bah, après tout, ce n’est pas la peined’argumenter avec vous, votre intelligence bucolique ne s’élèveraitjamais à concevoir les fines conséquences qu’il peut y avoir dansde pareilles affaires, le repos d’esprit que l’on éprouve quanttout est bien ordonné, et le malaise cruel quand quelque chose estde travers. Cela vient sans doute de l’éducation, et il peut sefaire que j’en aie plus que d’autres personnes de ma condition. Jesuis comme un chat qui passerait toute la journée à se lécher pourenlever jusqu’à la dernière parcelle de poussière. Cette moucheau-dessus du sourcil n’est-elle pas heureusement placée ? Non,vous n’êtes pas même capable d’exprimer une opinion. Je préféreraisdemander l’avis de l’ami Marot, le chevalier du pistolet.Remplissez votre verre.

– Votre compagnie vous attend près del’église, répondis-je. Je l’ai aperçue sur mon passage.

– Quel air avait-elle ? demanda-t-il. Leshommes étaient-ils poudrés, propres ?

– Ah ! pour cela, je n’ai pas eu le tempsde le remarquer. J’ai vu qu’ils coupaient leurs mèches etpréparaient leurs amorces.

– J’aimerais mieux qu’ils eussent des fusils àpierre, répondit-il en s’aspergeant d’eau de senteur. Les fusils àmèche sont lents à charger et encombrants. Avez-vous assez devin ?

– Je n’en prendrai pas davantage, dis-je.

– Alors peut-être le Major se chargera de lefinir, il ne m’arrive pas souvent de demander qu’on m’aide à boireune bouteille, mais je veux avoir toute ma tête à moi cette nuit.Descendons et allons voir nos hommes.

Il était dix heures quand nous fûmes dans larue.

Le bourdonnement des prêcheurs et les cris dupeuple s’étaient éteints, car les régiments s’étaient formés et setenaient silencieux, résolus.

La faible lueur des lampes et des fenêtres sejouait sur leurs rangs noirs et serrés.

Une lune froide et claire brillait sur nousentre des nuages laineux, qui de temps à autre passaient surelle.

Bien loin vers le nord, de tremblants rayonsde lumière papillotaient au ciel, allaient et venaient comme delongs doigts fiévreux.

C’était une aurore boréale, un spectacle quise voit rarement dans les comtés du Sud.

Il n’est donc guère étonnant qu’en un momentpareil les fanatiques le fissent remarquer en l’interprétant commeun signe venu de l’autre monde, en le comparant à la colonne de feuqui guidait Israël à travers les périls du désert. Les trottoirs etles fenêtres étaient encombrés de femmes et d’enfants qui jetaientdes exclamations aiguës de crainte ou d’étonnement, selon quel’étrange lueur croissait ou s’effaçait.

– C’est pour dix heures et demie sonnant àl’horloge de Saint-Marc, dit Saxon, pendant que nous rejoignions àcheval le régiment. N’avons-nous rien à donner auxhommes ?

– Il y a un tonneau de cidre de Zoyland dansla cour de cette hôtellerie, dit Sir Gervas. Ohé ! Dawson.prenez-moi ces agrafes de manche en or et donnez-les en échange àmonsieur l’hôtelier. Je veux être pendu, s’ils vont au combat avecde l’eau claire dans le corps.

– Ils en sentiront le besoin avant que lematin se lève, dit Saxon, pendant qu’une vingtaine de piquierscouraient à l’hôtellerie. L’air des marais a pour effet de glacerle sang.

– J’ai déjà froid, et Covenant bat des piedspour la même raison, dis-je. Ne pourrions-nous pas, si nous enavons le temps promener nos chevaux au trot le long deslignes ?

– Certainement, répondit Saxon avec joie, nousne pouvons rien faire de mieux.

Aussi donc, agitant les rênes, nous partîmes,les fers des chevaux tirant des étincelles des pavés en silex, surnotre route.

Derrière la cavalerie, et formant une longueligne, qui s’étendait de la porte d’Eastover, en passant par laGrande Rue, jusqu’au Cornill, puis longeait l’église et finissait àla Croix du Porc, notre infanterie était rangée, silencieuse etfarouche, excepté quand une voix de femme partant d’une fenêtre,était suivie d’une grave et courte réponse dans les rangs.

La lumière capricieuse se reflétait sur leslames des faux ou les canons des fusils et montrait les lignes defigures taillées à la hache, contractées.

Les unes étaient celles de vrais enfants sansun poil aux joues ; les autres, celles de vieillards dont lesbarbes grises descendaient jusqu’à leurs buffleteriesentrecroisées, mais toutes portaient l’empreinte du courageobstiné, de la résolution farouche qui se concentre surelle-même.

Il y avait encore ici des pêcheurs du Sud, lesrudes hommes venus des Mendips, les sauvages chasseurs de PorlokQuay et de Minehead, les braconniers d’Exmoor, les habitants velusdes marais d’Axbridge, les montagnards des Quantocks, les ouvriersen laine et en serge du Comté de Devon, les marchands de bestiauxde Bampton, les habits rouges de la milice, les solides bourgeoisde Taunton, puis ceux qui en formaient l’élite, la véritable force,les braves paysans des plaines, en blouses.

Ils avaient relevé les manches de leursjaquettes, et montraient leurs bras brunis et musculeux, ainsi quec’était leur habitude, quand il y avait de bonne besogne àfaire.

Pendant que je vous parle, chers enfants,cinquante ans s’effacent comme un brouillard matinal, et je merevois chevauchant par la rue tortueuse, je revois les rangscompacts de mes braves compagnons.

Braves cœurs ! Ils montrèrent à tous lestemps combien il faut peu d’entraînement pour faire de l’Anglais unsoldat, et quelle race d’hommes se forme dans ces tranquilles, cespaisibles hameaux qui sont parsemés sur les pentes ensoleillées desdunes dans les Comtés de Somerset et de Devon.

Si jamais l’Angleterre tombait à genoux sousun coup, si ceux qui se battent pour elle l’abandonnaient etqu’elle se vît désarmée en face de son ennemi, qu’elle reprennecœur, qu’elle se rappelle que tout village du royaume est unecaserne, que sa véritable armée permanente consiste dans lecourage, l’endurance et la vertu simple toujours présents dans lecœur du plus humble des paysans.

Pendant que nous passions à cheval devant lalongue ligne, un lourd murmure de salutations et de bienvenuemontait par intervalles des rangs, quand ils voyaient passer lasombre silhouette de Saxon, avec sa grande taille et samaigreur.

L’horloge commençait à sonner onze heureslorsque nous revînmes près de nos hommes.

À ce moment même, le Roi Monmouth sortit del’hôtellerie, qui lui servait de quartier général, et descendit autrot la Grande Rue, suivi de son état-major.

Les acclamations avaient été interdites, maisles bonnets qu’on y agitait, les armes qu’on brandissait,témoignaient de l’ardeur de ses dévoués partisans.

Le clairon ne devait pas commander la marche,mais à mesure que chacun recevait l’ordre, celui qui le suivaitfaisait la même manœuvre.

Le vacarme et le bruit sourd de centaines depieds en mouvement se faisaient entendre de plus en plus près,jusqu’au moment où les gens de Frome, qui nous précédaient, semirent en route, et nous commençâmes enfin le voyage qui devaitêtre le dernier de ce monde pour beaucoup d’entre nous.

Nous devions traverser la Parrot, passer parEastover et suivre ensuite le chemin tortueux jusqu’au delà dupoint où Derrick avait trouvé la mort et du cottage isolé où nousavions vu la fillette.

À partir de là, la route devient un simplesentier tracé à travers la plaine.

Une brume dense s’étendait sur la lande,s’épaississait encore dans les creux et cachait à la fois la ville,que nous avions quittée, et les villages vers lesquels nousmarchions.

De temps à autre, elle se dissipait uninstant, et alors je voyais sans peine, grâce au clair de lune, lalongue ligne noire et serpentine de l’armée, piquée des éclairs querenvoyait l’acier et les grossiers étendards blancs qu’agitait labrise de la nuit.

Bien loin vers la droite montait une grandeflamme.

Sans doute c’était une ferme devenue la proiedes diables de Tanger.

Nous avancions avec une grande lenteur, avecde grandes précautions, car, ainsi que nous l’avait appris SirStephen Timevell, la plaine était sillonnée de tranchées profondes,les rhines, que nous ne pouvions franchir qu’en certainsendroits.

Ces fossés avaient été creusés dans le but dedrainer des terres marécageuses.

Ils étaient remplis d’eau et de vase à laprofondeur de plusieurs pieds, en sorte que la cavalerie elle-mêmene pouvait les traverser. Les ponts étaient étroits, et il fallutassez longtemps à l’armée pour y défiler.

Enfin, les deux derniers, et les principaux,le Fossé Noir et le Rhin de Langmoor, furent franchis sansaccident.

On commanda une halte pour mettre l’infanterieen ligne, car nous avions lieu de croire qu’il ne se trouvait pasd’autres troupes entre le camp royal et nous.

Jusqu’à ce moment, notre entreprise avaitadmirablement réussi.

Nous étions arrivés à un demi-mille du campsans qu’il y eût eu de méprise ou d’accident.

Les éclaireurs de l’ennemi n’avaient pas donnéle moindre signe de leur présence.

Évidemment il éprouvait à notre égard tant dedédain, qu’il ne lui était pas même venu à l’esprit que nouspourrions commencer l’attaque.

Si jamais un général mérita d’être défait, cefut Feversham, cette nuit-là !

Comme nous avancions sur la lande, l’horlogede Chedzoy sonna une heure.

– N’est-ce pas magnifique ? dit àdemi-voix Sir Gervas, quand nous repartîmes sur l’autre bord duRhin de Langmoor. Est-il rien au monde qui se puisse comparer àl’émotion présente.

– Vous parlez comme s’il s’agissait d’uncombat de coq ou d’une course de taureau, répondis-je avec quelquefroideur. C’est un moment solennel et triste, quel que soit levainqueur, c’est du sang anglais qui va détremper le sol del’Angleterre.

– Il n’y en aura que plus de place pour ceuxqui resteront, dit-il d’un ton léger. Regardez-moi, par là-bas, cesfeux de leur bivouac, qui brillent à travers le brouillard. Quelleétait donc la recommandation que vous faisait votre ami lemarin ? Prenez bien leur côté sous le vent, puis… àl’abordage ! Hé, en avez-vous parlé au colonel ?

– Ab ! non, ce n’est pas le moment defaire des plaisanteries, des jeux de mots, répondis-je d’un tongrave. Il y a des chances pour que bien peu d’entre nous voient lesoleil se lever demain.

– Je ne suis pas très curieux de le voir,fit-il en riant. Il sera quelque chose de fort semblable à celuid’hier. Par ma foi i bien que je ne me sois jamais levé pour envoir un en ma vie, il m’est arrivé d’en voir des centaines avant deme mettre au lit.

– J’ai dit à l’ami Ruben les quelques chosesque je désire dans le cas où je succomberais, dis-je. J’ai éprouvéun grand soulagement d’esprit, en songeant que je laisse derrièremoi quelques mots d’adieu, et un petit souvenir à tous ceux quej’ai connus. Puis-je vous offrir un service de ce genre ?

– Hum ! fit-il d’un air distrait, si jesuis sous terre, vous pouvez en avertir Araminte… Non !laissons tranquille cette pauvre donzelle. Pourquoi lui envoyer desnouvelles qui l’ennuieraient ?… Si par hasard vous allez à laVille, le petit Tommy Chichester serait content d’apprendre lesfarces que nous avons faites dans le Somerset. Vous le trouverez« au Cocotier » tous les jours de la semaine de deux àquatre heures sonnant. Il y a aussi la mère Butterworth, que jerecommanderais à votre attention. Elle fut la reine des nourrices,mais hélas, la cruauté du temps a tari la source de son métier, etelle a besoin qu’on s’occupe un peu de la nourrir elle-même.

– Si je vis et que vous mourriez, je feraitout ce qui sera possible pour elle, répondis-je. Avez-vous autrechose à me dire ?

– Seulement que Hacker, de la Cour Saint-Paul,n’a pas son pareil pour les vestes, répondit-il. C’est unrenseignement de peu de valeur, mais il a été acheté et payé, commetout ce qu’on apprend. Encore une chose. Il me reste un ou deuxbijoux qui pourraient servir à faire un présent à la joliePuritaine, si notre ami la conduisait à l’autel. Ah sur ma vie,elle lui fera lire de singuliers livres. Où en sommes-nousmaintenant, colonel ? Pourquoi restons-nous là plantés sur lalande, comme une rangée de hérons parmi les roseaux ?

– On met l’armée en ligne pour l’attaque, ditSaxon, qui était arrivé à cheval pendant notre entretien. Éclair ettonnerre ! A-t-on jamais vu un camp aussi exposé à un assaut.Ah ! si j’avais douze cents bons cavaliers, les Pandours deWessemburg pour une heure seulement ! Comme je vous lesfoulerais aux pieds, jusqu’à ce que leur camp ait l’air d’un champde blé vert après la grêle.

– Notre cavalerie ne peut-elle pasavancer ? Le vieux soldat eut un profond reniflement dedédain.

– Si cette bataille peut être gagnée, il fautqu’elle le soit par notre infanterie. Qu’attendre d’une pareillecavalerie ? Tenez vos hommes bien en main, car nous auronspeut-être à soutenir le choc des dragons du Roi. On pourrait nousattaquer de flanc, car nous sommes au poste d’honneur.

– Il y a des troupes à notre droite,répondis-je, en sondant les ténèbres du regard.

– Oui, les bourgeois de Taunton et les paysansde Frame. Notre brigade couvre le flanc gauche. À côté de nous setrouvent les mineurs de Mendip, et je ne pouvais désirer demeilleurs camarades, si leur ardeur ne l’emporte pas sur laprudence. En ce moment, ils sont agenouillés dans la boue.

– Ils ne s’en battront pas plus mal pour cela,remarquai-je, mais voici que les troupes se mettent en marche.

– Oui, oui, dit Saxon, d’un ton joyeux, entirant son épée et roulant son mouchoir autour de la poignée pourla tenir plus ferme. L’heure est venue ! En avant !

Nous partîmes avec grande lenteur et sansbruit à travers l’épais brouillard, nos pieds écrasant la vase dusol détrempé et y glissant.

Malgré toutes les précautions possibles, lamarche d’un aussi grand nombre d’hommes ne pouvait se faire sansproduire un son sourd et accentué, sous des milliers de pieds enmouvement.

En avant de nous, des taches d’une lumièrerougeâtre papillotant à travers le brouillard indiquaient les feuxdes postes avancés du Roi.

Juste en avant de nous, marchait notrecavalerie formée en une colonne compacte.

Tout à coup, du fond de l’obscurité partit unqui vive retentissant, suivi d’une détonation de carabine,et d’un bruit de galop.

Et sur toute la ligne nous entendîmes crépiterune vive fusillade.

Nous avions atteint la première ligne desavant-postes.

À cette alarme, notre cavalerie chargea enjetant un grand cri et nous la suivîmes aussi vite que nos hommespouvaient courir.

Nous avions avancé de deux ou trois centsyards sur la lande, et nous entendions très distinctement les coupsde clairon du Roi tout près de nous, quand notre cavalerie s’arrêtacourt, et notre marche en avant fut suspendue.

– Sancta Maria ! cria Saxon se portant enavant avec nous pour reconnaître la cause de cet arrêt… Il fautmarcher coûte que coûte. Une halte en ce moment, c’est l’échec denotre camisade.

– En avant, en avant, criai-je en même tempsque Sir Gervas et en brandissant nos sabres.

– C’est inutile, messieurs ! cria uncornette de cavalerie en se tordant les mains. Nous sommes perdus,trahis. Il y a devant nous un fossé large d’au moins vingt pieds,sans un passage à gué.

– Qu’on me fasse de la place pour mon chevalet je vais vous faire voir comment on franchit, s’écria le baronneten faisant reculer son cheval. Maintenant, mes gars, qui veutsauter ?

– Non, monsieur, au nom de Dieu, dit unsoldat, en mettant la main sur la bride. Le sergent Sexton vient defaire le saut. Tout est allé au fond, homme et cheval.

– Dans ce cas allons-y voir, dit Saxon en sefrayant un passage à travers la foule des cavaliers.

Nous le suivîmes de tout près et nous nousvîmes enfin au bord de la vaste tranchée qui arrêtait notreélan.

Jusqu’à ce jour, il m’a été impossible derésoudre la question qui se présentait à mon esprit.

Était-ce par hasard ou par suite d’unetrahison de la part de nos guides, que nous avions ignorél’existence de ce fossé jusqu’au moment où nous nous trouvâmes prèsde son bord dans l’obscurité.

Certains disent que le Rhin de Bussex, ainsiqu’on le nomme, n’était ni profond ni large, et que pour cetteraison les gens des marais n’en avaient point fait mention, maisque les pluies récentes et continuelles lui avaient donné unedimension inconnue jusqu’alors.

D’autres disent que les guides avaient ététrompés par le brouillard et que par suite ils avaient pris unefausse direction, alors que nous eussions pu suivre un autre trajetet tomber ainsi sur le camp du roi sans traverser le fossé.

Quoi qu’il en soit, il était certain que nousl’avions en face de nous, large, noir, menaçant, mesurant bienvingt pieds d’un bord à l’autre, et que le bonnet du malchanceuxsergent se voyait encore au milieu, comme un silencieuxavertissement à quiconque voudrait tenter un passage à gué.

– Il doit y avoir un passage quelque part,criait Saxon avec emportement. Chaque moment vaut un escadron decavalerie pour eux. Où est Mylord Grey ? Le guide a-t-il ététraité comme il le mérite ?

– Le Major Hollis a précipité le guide dans latranchée, répondit le jeune cornette. Mylord Grey a suivi les bordsà cheval pour trouver un endroit guéable.

Je pris la pique d’un fantassin et la plongeaidans la vase noire et épaisse, au milieu de laquelle j’entraijusqu’à la ceinture, en tenant de la main gauche la bride deCovenant.

Nulle part je ne trouvai le fond, nulle partun endroit où le pied pût se poser solidement.

– Holà ! mon garçon, cria Saxon, enprenant un soldat par le bras, courez à l’arrière-garde, galopezcomme si vous aviez le diable à vos trousses. Amenez deuxcharrettes à vivres, nous allons voir s’il ne nous est pas possiblede faire un pont sur cette infernale bouillie.

– Si quelques-uns de nous pouvaient s’établirà l’autre bord, nous tiendrions ferme jusqu’à ce qu’il vienne del’aide, dit Sir Gervas, dès que le cavalier fut parti pouraccomplir sa mission.

Tout le long de la ligne des rebelles courutun sauvage et sourd grondement de rage, qui prouvait que l’arméeentière avait rencontré le même obstacle qui s’opposait à notreattaque.

De l’autre côté du fossé, les tamboursbattaient.

Les clairons lançaient des sons aigus et l’onentendait distinctement les appels et les jurons des officiers quirangeaient leurs hommes.

Des lumières mobiles, à Chedzoy, àWeston-zoyland, dans les autres hameaux, à droite et à gauche,montraient avec quelle rapidité l’alarme s’étendait.

Décimus Saxon allait et venait le long dufossé, mâchonnant des jurons étrangers, grinçant des dents en safureur, se dressant parfois sur ses étriers pour tendre son poingganté de fer à l’ennemi.

– Pour qui êtes-vous ? cria une voixrauque à travers le brouillard.

– Pour le Roi, hurlèrent les paysans en guisede réponse.

– Pour quel Roi ? cria la voix.

– Pour le Roi Monmouth.

– Alors feu sur eux, garçons !

Et aussitôt une pluie de balles sifflèrent,chantèrent à nos oreilles.

À la vue de la nappe de flamme qui jaillissaitde l’obscurité, les chevaux affolés, imparfaitement dressés,s’emportèrent, s’élancèrent à toute vitesse à travers la plaine,indociles aux efforts que faisaient leurs cavaliers pour lesarrêter.

Certains prétendent, il est vrai, que cesefforts ne furent pas très sérieux, et que nos cavaliers,découragés par l’échec qu’avait causé le fossé, ne furent pasfâchés de tourner les talons à l’ennemi.

Quand à Mylord Grey, je puis dire avec vérité,je le vis à la faible clarté au milieu des escadrons en fuite, etfaisant tout ce que peut faire un brave cavalier pour les forcer às’arrêter.

Mais ils passèrent, ils disparurent, entraversant comme la foudre les rangs de l’infanterie, puis sedispersèrent sur la lande, laissant leurs compagnies subir tout lechoc de la bataille.

– Faces contre terre, les hommes ! criaSaxon d’une voix qui domina le fracas de la mousqueterie et lescris des blessés.

Les piquiers et les faucheurs se jetèrentégalement à terre à son commandement ! pendant que lesmousquetaires, un genou sur le sol en avant d’eux, chargeaient ettiraient sans avoir d’autre point de mire que les mèches alluméesdes armes de l’ennemi, qu’on voyait scintiller dans lesténèbres.

Sur toute la ligne, de la droite à la gauche,avait éclaté une fusillade continue, par salves courtes et rapidesdu côté des soldats, par un tir continuel, irrégulier du côté despaysans.

À l’autre aile, nos quatre canons avaient étémis en position, et nous entendions leur sourd et lointaingrondement.

– Chantez, frères, chantez, cria notreintrépide chapelain, Maître Josué Pettigrue, courant fort affairé,en tous sens, par les rangs couchés. Invoquez le Seigneur en notrejour d’épreuve !

Les hommes entonnèrent un hymne sonore delouanges qui devint bientôt un chœur unanime, quand s’y ajoutèrentles voix des bourgeois de Taunton à notre droite et des mineurs ànotre gauche.

À ce chant, les soldats de l’autre bordrépondirent par des cris farouches et l’air s’emplit declameurs.

Nos mousquetaires avaient été amenés au bordmême du Rhin de Bussex.

Les troupes royales s’étaient rapprochées deleur côté autant qu’elles avaient pu le faire, si bien qu’il n’yavait pas cinq longueurs de pique entre les deux lignes.

Et pourtant si infranchissable était cetteétroite séparation qu’un quart de mille ne nous eut pas tenus plusà l’écart, excepté que le feu était plus meurtrier.

Nous étions si rapprochés que les bourresenflammées des mousquets de l’ennemi volaient en langues de feupar-dessus nos têtes et que nous sentions sur nos figures uncourant d’air chaud passer rapidement à chacune de leursdécharges.

Mais bien que l’atmosphère fût traversée parune véritable pluie de balles, les soldats visant trop haut pardessus nos rangs agenouillés, nous n’eûmes que peu d’hommesd’atteints.

De notre côté, nous faisions de notre mieuxpour empêcher les hommes de relever trop haut les canons desmousquets.

Saxon, Sir Gervas et moi, nous passions àcheval sans interruption devant la ligne, allant et venant,abaissant les canons avec nos sabres, exhortant les hommes à viserposément, lentement.

Les gémissements et les cris qui partaient del’autre bord nous prouvèrent que du moins quelques-unes de nosballes n’avaient pas été tirées en vain.

– Nous tenons ferme par ici, dis-je à Saxon.Il me semble que leur feu se ralentit.

– C’est leur cavalerie que je crains,répondit-il, car ils peuvent éviter le fossé, puisqu’ils viennentdes hameaux situés sur nos flancs. Ils peuvent tomber sur nous àn’importe quel moment.

– Hallo ! monsieur, cria Sir Gervas, enarrêtant son cheval sur l’extrême bord du fossé, et se découvrantpour saluer un officier monté qui était de l’autre côté,pouvez-vous nous dire si nous avons l’honneur de combattre la gardeà pied ?

– Nous sommes le régiment de Dumbarton,monsieur, cria l’autre. Nous allons vous envoyer de quoi voussouvenir de votre rencontre avec nous.

– Nous allons traverser bientôt pour faireplus ample connaissance répondit Sir Gervas.

Mais au même instant, cheval et cavalierroulèrent dans le fossé, aux cris triomphants des soldats.

Une demi-douzaine de ses mousquetairess’élancèrent aussitôt dans la vase jusqu’à la taille et tirèrent dedanger notre ami, mais sa monture atteinte d’une balle en pleincœur s’effondra sans se débattre.

– Il n’y a pas de mal, s’écria le baronnet, ense relevant. J’aime autant combattre à pied, comme mes bravesmousquetaires.

À ces mots les hommes lancèrent une sonoreacclamation et de part et d’autre la fusillade redoublad’activité.

Ce fut un sujet d’admiration pour moi, etaussi pour bien d’autres, que la vue de ces braves paysans qui, labouche pleine de balles, chargeaient, amorçaient, faisaient feuavec autant de sang-froid que s’ils n’avaient fait autre chose deleur vie, et tenaient tête à un régiment de vétérans qui avaientdonné sur d’autres champs de bataille la preuve qu’il n’étaitinférieur à aucun des régiments anglais.

La lueur grise de l’aube se glissait sur lalande, et la lutte était encore indécise.

Le brouillard était suspendu au-dessus de nousen lambeaux effilochés, et la fumée de nos mousquets s’en allait ennuage brun, à travers lequel les longues lignes d’habits rouges sedessinaient de l’autre côté du Rhin pareilles à un bataillon degéants.

J’avais les yeux cuisants, les lèvresdesséchées par la saveur de la poudre.

De tous côtés, mes hommes tombaient plusnombreux, car le surplus de lumière avait rendu le tir des soldatsplus précis.

Notre bon chapelain interrompit son psaume aubeau milieu pour lancer à tue-tête une phrase de louanges etd’action de grâces, et ce fut ainsi qu’il trépassa, en compagnie deses paroissiens qui gisaient autour de lui sur la lande.

Williams Mon-Espoir-est-au-Ciel et legarde-chasse Wilson, parmi les sous-officiers et les plus vaillantsdes hommes de la compagnie, étaient tous deux à terre, l’un mort,l’autre grièvement blessé, ce qui ne l’empêchait pas d’enfoncer labaguette du fusil et de cracher des balles dans le canon.

Les deux Stukeley, de Somerton, jumeaux d’unbel avenir, étaient étendus muets, leurs figures livides tournéesvers le ciel, unis dans la mort comme à leur naissance.

Partout les morts s’entassaient parmi lesvivants.

Et pourtant pas un ne cédait la place et Saxoncontinuait toujours sa promenade à cheval au milieu d’eux, avec desparoles d’espoir et d’éloge.

Sa figure résolue, aux traits profondémentmarqués, sa haute taille pleine de vigueur musculaire étaient unvéritable phare d’espérance, aux yeux de ces simplescampagnards.

Ceux de mes faucheurs, qui pouvaient manier unmousquet, étaient mêlés à la ligne des tireurs, après avoir prisles armes et les munitions des hommes tombés.

La lumière croissait graduellement.

À travers les intervalles dans la fumée et lebrouillard, je pus voir quelle tournure prenait la lutte surd’autres points du champ de bataille.

À droite, la lande avait pris une teintebrune, celle des hommes de Taunton et de Frome, qui s’étaientcouchés comme nous, pour éviter le feu.

Le long des bords du Rhin de Bussex, une ligneépaisse de leurs mousquetaires échangeaient des salves meurtrières,presque à bout portant avec l’aile gauche des régiments même quenous combattions.

Celui-ci était soutenu par un second régimentaux larges revers blancs, qui, je crois, faisait partie de lamilice du Comté de Wilts.

Sur chacun des deux bords de la noiretranchée, une dense rangée de cadavres, bruns d’un côté, vêtusd’écarlate de l’autre servait de rideau à leurs camarades, quis’abritaient derrière elle, et appuyaient les canons de leursmousquets sur les corps étendus.

À gauche, parmi les osiers, étaient postéscinq cents mineurs de Mendip et de Bagworthy.

Ils chantaient à tue-tête, mais si mal armésqu’ils avaient à peine un mousquet à dix hommes pour répondre autir qui les assaillait.

Ne pouvant avancer, se refusant à reculer, ilsse couvraient du mieux qu’ils pouvaient, et attendaient patiemmentque leurs chefs prissent un parti sur ce qu’il y avait à faire.

Plus loin, sur une étendue d’un demi-mille oudavantage, le long nuage flottant de fumée, d’où jaillissaientcapricieusement des éclairs, prouvait que nos régiments de recruesfaisaient tous bravement leur part de la tâche.

À la gauche, l’artillerie avait cessé sonfeu.

Les canonniers hollandais avaient laissé lesinsulaires arranger leurs affaires entre eux.

Ils s’enfuirent jusqu’à Bridgewater,abandonnant leurs pièces à la cavalerie royale.

Tel était l’aspect de la bataille quand un crise fit entendre :

– Le Roi, le Roi !

Et Monmouth passa à cheval dans nos rangs, latête nue, les yeux hagards, accompagné de Buyse, de Wade et d’unedemi-douzaine d’autres.

Ils s’arrêtèrent à une longueur de pique demoi, et Saxon, jouant de l’éperon pour les rejoindre, leva son épéepour saluer.

Je ne pus m’empêcher de remarquer le contrasteque faisait la mine calme et grave du vétéran, réfléchi en mêmetemps que plein de vivacité, avec l’air à moitié égaré de l’hommeque nous étions contraints de considérer comme notre chef.

– Qu’en pensez-vous, Colonel Saxon ?cria-t-il d’une voix éperdue. Comment marche la bataille ?Tout va-t-il bien de votre côté ? Quelle erreur, hélas !quelle erreur I Allons-nous battre en retraite ? Qu’endites-vous ?

– Nous tenons ferme ici, Majesté, réponditSaxon. M’est avis que si nous avions quelque chose dans le genredes palissades, des chevaux de frise, à l’espagnole, nous pourrionstenir tête même à la cavalerie.

– Oh ! la cavalerie ! s’écrial’infortuné Monmouth. Si nous nous tirons d’ici, Lord Grey aura descomptes à rendre. Elle s’est sauvée comme un troupeau de mouton.Quel chef pourrait tirer un parti quelconque de pareillestroupes ? Ah ! malheur ! malheur ! Nemarcherons-nous pas en avant ?

– Il n’y a aucune raison pour avancer,Majesté, maintenant que la surprise a échoué, dit Saxon. J’aienvoyé chercher des charrettes pour faire un pont sur la tranchée,conformément au plan qui est recommandé dans le traité DeVallis et fossis, mais elles sont inutiles pour le moment.Nous ne pouvons que combattre dans la position où nous sommes.

– Jeter des troupes de l’autre côté, ce seraitles sacrifier, dit Wade. Nous avons fait de grosses pertes, maisd’après le coup d’œil que présente le bord opposé, je trouve quevous avez arrangé proprement les habits rouges.

– Tenez ferme, au nom de Dieu, tenezferme ! cria Monmouth, d’un ton d’affolement. La cavalerie afui, l’artillerie aussi. Oh ! que faire avec de pareillesgens ? Que dois-je faire, hélas ! hélas !

Il éperonna son cheval et partit au galop lelong de la ligne continuant à se tordre les mains et à pousser seslugubres lamentations.

Oh ! mes enfants, c’est peu de chose,bien peu de chose que la mort, mise en balance contre ledéshonneur.

Si cet homme s’était résigné silencieusement àson sort, comme le fit le moindre des fantassins qui avait suivison drapeau, combien nous aurions été fiers et contents de parlerde lui, de notre chef de sang princier.

Mais laissons-le de côté.

Les craintes, les agitations, les menuesmarques d’émotion bienveillante qui se produisaient à sa vue commela brise sur l’eau, sont maintenant dissipées pour bien desannées.

Ne songeons qu’à son bon cœur et oublions safaiblesse de caractère.

Pendant que son escorte se formait pour lerejoindre, le grand Allemand se sépara d’elle et revint auprès denous.

– J’en ai assez d’aller et de venir au trotcomme un cheval de manège dans une fête foraine, dit-il. Si jereste avec vous, j’entends avoir une part de tous les combats quise livreront. Tout doux, ma chérie ! Cette balle lui a écorchéla queue, mais elle est trop vieux soldat pour faire la grimacepour des bagatelles. Hallo ! l’ami, où est votrecheval ?

– Au fond du fossé, dit Sir Gervas en raclantavec la lame de son sabre la boue qui couvrait ses habits. Il estmaintenant deux heures passées, et voici une bonne heure, que nousnous amusons à ce jeu d’enfants. Et avec un régiment de ligne,encore ! Ce n’est pas ce que j’attendais.

– Vous allez avoir bientôt de quoi vousconsoler, s’écria l’Allemand, dont les yeux brillèrent. MeinGott ! N’est-ce pas splendide ! Regardez-moi cela,ami Saxon, regardez-moi cela.

Ce n’était point un menu détail, ce qui avaitéveillé l’admiration du soldat.

Dans la buée épaisse, qui s’étendait sur notredroite, apparurent d’abord quelques rayons de lumière argentée, enmême temps qu’un bruit sourd comme un roulement de tonnerre arrivaà nos oreilles, comme celui du flot qui assaillit une côterocheuse.

Les éclairs capricieux de l’acier se firent deplus en plus nombreux.

Le bruit rauque prit une ampleurcroissante.

Enfin, tout à coup, ce brouillards’entr’ouvrit, et on en vit sortir toutes les longues lignes de lacavalerie royale, en vagues successives, richement teintesd’écarlate, de bleu, et d’or, un spectacle aussi grandiose qu’onn’en vit jamais.

Il y avait, dans cette marche mesurée,régulière d’un si nombreux corps de cavalerie, je ne sais quoi quidonnait l’idée d’une puissance irrésistible.

Les rangs succédant aux rangs, les lignes auxlignes, drapeaux flottants, crinières au vent, brillants d’acier,ils se déversaient en avant, formant à eux seuls une armée, dontles ailes étaient encore masquées par le brouillard.

Comme ils s’avançaient avec ce bruit defoudre, se touchant du genou, bride, contre bride, on entenditvenir de leur côté une telle bordée de jurons sonores mêlée aubruissement des harnais, au froissement de l’acier, au battementrythmé d’un nombre infini de sabots, qu’à moins d’avoir tenu bon,une simple pique de sept pieds à la main, contre un pareil ouragan,nul ne saurait comprendre combien il est difficile d’y faire face,les lèvres serrées et la main bien ferme.

Mais si merveilleux que fût ce spectacle, nousn’eûmes guère le loisir de le contempler, comme vous le devinezbien, mes chers enfants.

Saxon et l’Allemand se lancèrent parmi lespiquiers et firent tout ce que des hommes peuvent faire pour serrerleurs rangs.

Sir Gervas et moi, nous en fîmes autant pourles hommes armés de faux, qui avaient été exercés à se former surtrois rangs, l’un à genoux, le second le corps penché, le troisièmedebout, les armes en avant.

Près de nous, les gens de Taunton s’étaientrangés en un cercle sombre, farouche, tout hérissé d’acier, aucentre duquel on pouvait voir et entendre leur vénérable maire,dont la longue barbe flottait au vent, dont la voix perçanteretentissait sur le champ de bataille.

Le grondement de la cavalerie devenait de plusen plus fort.

– Tenez ferme, mes braves garçons, cria Saxond’une voix claironnante. Plantez en terre le bout de la pique.Appuyez-la sur le genou droit. Ne cédez pas d’un pouce.Ferme !

Une grande clameur partit des deux côtés, etalors la vague vivante s’abattit sur nous.

Comment espérer de décrire une pareillescène ?

Le craquement du bois, les cris brefs,haletants, le renâclement des chevaux, le choc du sabre lancé àtour de bras sur la pique.

Comment espérer qu’on pourra faire voir àautrui ce dont on n’emporte soi-même qu’une impression aussi vagueet aussi confuse ?

Quiconque a joué ce rôle dans une scènepareille ne se fait aucune idée générale de tout le combat, ainsique le pourrait un simple spectateur, mais en sa mémoire se graventles quelques détails que le hasard lui met directement sous lesyeux.

C’est ainsi qu’il n’est resté en mes souvenirsqu’un tourbillon de fumée, où se montrent brusquement des casquesd’acier, des faces farouches, expressives, des naseaux rouges etbéants de chevaux dont les pieds de devant battent l’air, commepour éviter le tranchant des armes.

Je vois aussi un jeune homme imberbe, unofficier de dragons, rampant sûr les mains et les genoux jusquesous les faux, et j’entends le gémissement qu’il jette quand un despaysans le cloue à terre.

Je vois un soldat barbu à grosse figure, montésur un cheval gris et courant le long de la rangée de piques, ycherchant une brèche, et poussant des cris de rage.

Dans de telles circonstances, ce sont lesmenus détails qui s’impriment dans l’esprit.

Je remarquai même les grosses dents blancheset les gencives rouges de ces hommes.

En même temps, je vis un homme à figure pâle,aux lèvres minces, qui se penchait sur la crinière de son cheval etme lançait un coup de pointe, en jurant comme un dragon seul saitle faire.

Toutes ces images se mettent en mouvement, dèsque je songe à cette charge furieuse, pendant laquelle jem’escrimai d’estoc et de taille sur les hommes, sur les chevauxsans songer à parer, ni à me tenir en garde.

De tous côtés s’entendait un vacarme babéliquede clameurs, de cris brefs, de pieuses exclamations parmi lespaysans, de jurons parmi les cavaliers, mais par-dessus tout celaon discernait la voix de Saxon suppliant ses piquiers de tenirferme.

Puis, le nuage de cavaliers recula et pivota àtravers la plaine.

Le cri de triomphe de mes camarades, et unetabatière, qui me fut présentée ouverte, annoncèrent que nousavions fait tourner le dos aux escadrons les plus solides qui aientjamais suivi un timbalier.

Mais si nous pouvions compter cela comme unsuccès, l’armée, dans son ensemble n’était guère en mesure d’endire autant.

L’élite des troupes avait seul pu résister auflot de grosse cavalerie des cuirassiers.

Les paysans de Frome avaient été entièrementbalayés du champ de bataille.

Un grand nombre, cédant par le seul effet dupoids et de la pression, avaient été jetés dans la vase fatale quiavait arrêté notre marche en avant.

Beaucoup d’autres, cruellement sabrés,entaillés, gisaient en monceaux affreux à voir sur tout le terrainqu’ils avaient gardé.

Un petit nombre avait échappé au sort de leurscompagnons en se joignant à nous.

Plus loin, les gens de Taunton résistaienttoujours, mais bien affaiblis en nombre.

Un long entassement de chevaux et de cavaliersen avant de nous témoignaient de la vivacité de l’attaque et del’obstination dans la résistance.

À notre gauche, les sauvages mineurs avaientété rompus par le premier choc, mais ils s’étaient battus avec tantde fureur, en se jetant à terre et éventrant les chevaux, par descoups de couteau dirigés en haut, qu’ils avaient enfin fait reculerles dragons.

Mais les miliciens du Comté de Devon avaientété dispersés et avaient subi le sort des gens de Frome.

Pendant toute l’attaque, l’infanterie, postéesur l’autre bord du Rhin de Bussex, n’avait cessé de faire pleuvoirsur nous les balles, et nos mousquetaires, obligés de se défendrecontre la cavalerie, n’étaient pas en mesure de riposter.

Il ne fallait pas une grande expériencemilitaire pour voir que la bataille était perdue et la cause deMonmouth condamnée.

Il faisait déjà grand jour, bien que le soleilne fût pas encore levé.

Notre cavalerie avait disparu, notreartillerie était muette, notre ligne percée en mains endroits, etplus d’un de nos régiments détruit.

Sur le flanc droit, la cavalerie bleue de laGarde, la cavalerie de Tanger, et deux régiments de dragons seformaient pour une nouvelle attaque.

Sur le flanc gauche, les gardes à pied avaientjeté un pont sur le fossé et se battaient corps à corps avec leshommes du Somerset septentrional.

En face de nous, on entretenait une fusilladecontinue, à laquelle nous ripostions d’une façon faible etindécise, car les chariots de poudre s’étaient égarés dansl’obscurité, et bien des hommes s’égosillaient à demander desmunitions.

D’autres chargeaient avec de petits cailloux,faute de balles.

Ajoutez à cela que les régiments, qui avaientconservé leur terrain, avaient été fortement entamés par la charge,et avaient perdu un tiers de leur effectif.

Cependant les braves paysans persistaient àfaire succéder les acclamations aux acclamations, à s’encouragermutuellement par de grosses plaisanteries, comme si une bataillen’était qu’un jeu un peu rude où l’on trouve tout naturel decontinuer la partie tant qu’il reste quelqu’un pour y jouer sonrôle.

– Le Capitaine Clarke est-il ici ? criaDécimus Saxon, arrivant, le bras droit taché de sang. Courez auprèsde Sir Stephen Timewell, et dites-lui de réunir ses hommes auxnôtres. Séparément, nous serons rompus. Ensemble nous pourronsrepousser une autre charge.

J’éperonnai Covenant et je me dirigeai versnos compagnons, pour leur transmettre l’ordre.

Sir Stephen, qui avait été atteint par laballe d’un pétrinal et avait un mouchoir tout rougi sur sa têteblanche comme la neige, comprit la sagesse de cet avis et fitmarcher ses compatriotes du côté indiqué.

Ses mousquetaires, mieux pourvus de poudre queles nôtres, firent de bonne besogne en arrêtant quelque temps lafusillade meurtrière qui partait de l’autre bord.

– Qui l’aurait cru capable de cela ?s’écria Sir Stephen, les yeux flamboyants, lorsque Buyse et Saxonarrivèrent à sa rencontre. Qu’est-ce que vous pensez maintenant denotre noble monarque, de notre champion de la causeprotestante.

– Ce n’est pas un très grand homme de guerre,dit Buyse, mais peut-être que cela vient du défaut d’habitudeplutôt que du manque de courage.

– Courage ? cria le vieux Maire, d’un tonde dédain. Regardez par là-bas, regardez-le votre Roi.

Et il montra la lande, d’un geste de sa mainque la colère plus encore que l’âge faisait trembler.

Là-bas bien loin, mais fort visible sur leterrain qui avait la teinte foncée de la tourbe, fuyait un cavalierau costume pimpant, suivi d’une troupe d’autres cavaliers, lancé augalop le plus rapide qui pût l’éloigner du champ de bataille.

Impossible de s’y tromper : c’était lelâche Monmouth.

– Chut, s’écria Saxon, entendant notre criunanime d’horreur et de malédiction, ne décourageons pas nos bravesjeunes gens ! La lâcheté est contagieuse. Elle gagnera touteune armée aussi vite que la fièvre putride.

– Le lâche ! cria Buyse en grinçant desdents. Et ces braves campagnards ! C’en est trop.

– Tenez bien vos piques, mes hommes, criaSaxon d’une voix tonnante.

Nous eûmes à peine le temps de former notrecarré et de nous jeter à l’intérieur que le tourbillon de cavaleriebondit de nouveau sur nous.

Au moment où les gens de Taunton s’étaientréunis à nous, il s’était produit un point faible dans nos rangs,et ce fut par cette ouverture qu’en un instant les gardes bleus sefrayèrent passage en écrasant tout, en frappant avec fureur àdroite et à gauche.

D’un côté les bourgeois, et nous de l’autre,nous ripostâmes par de violents coups de piques et de faux quifirent vider les arçons à plus d’un homme, mais au plus fort de lamêlée, l’artillerie royale ouvrit le feu pour la première fois avecun bruit de tonnerre, sur l’autre bord du Rhin, et un ouragan deboulets laboura nos rangs compacts, en traçant des sillons de mortset de blessés.

En même temps un grand cri : « De lapoudre ! au nom du Christ, de la poudre ! » partitdes rangs des mousquetaires, qui avaient brûlé leur dernièrecharge.

Le canon gronda de nouveau, et nos hommesfurent de nouveau moissonnés.

On eût dit que la mort en personne promenaitsa faux parmi nous.

À la fin, nos rangs se rompaient.

Au milieu même des piqueurs, brillaient descasques d’acier.

Les sabres se levaient et retombaient.

Toute la troupe fut obligée de reculer, d’aumoins deux cents pas, sans cesser de lutter furieusement, et alorselle se mêla à d’autres corps auxquels le choc avait fait perdretoute apparence d’ordre militaire.

Pourtant on se refusait à fuir.

Les gens du Devon, du Dorset, du Comté deWills, et quelques-uns du Somerset, piétinés par les chevaux,sabrés par les dragons, tombant par vingtaines sous l’averse desboulets, continuaient à se battre avec un courage obstiné,désespéré pour une cause perdue et pour un homme qui les avaitabandonnés.

De quelque côté que tombât mon regard, jevoyais des figures contractées, les dents serrées.

On jetait des hurlements de rage et de défi,mais aucun cri n’annonçait la crainte ni le désir de se rendre.

Quelques-uns se hissèrent sur les croupes deschevaux et arrachaient les cavaliers de leur selle.

D’autres, étendus la face contre terre,coupaient les jarrets aux chevaux avec le tranchant de leurs fauxet poignardaient les hommes avant qu’ils eussent le temps de sedégager.

Les gardes se lançaient en tout sens, sansrelâche à travers eux, et cependant les rangs rompus se refermaientsur eux et reprenaient la lutte avec entêtement.

La chose devenait si désespérée et siémouvante que j’aurais presque désiré qu’ils se débandassent pourfuir, mais sur cette vaste lande, il n’y avait point d’endroit oùils pussent courir et trouver un refuge.

Et pendant tout le temps qu’ils luttèrent,combattirent, noircis par la poudre, desséchés par la soif, versantleur sang comme s’il eût été de l’eau, l’homme qui s’appelait leurRoi, éperonnait son cheval, traversait la campagne, la bride sur lecou de sa monture, le cœur palpitant, n’ayant plus que l’uniquepensée de sauver son cou, sans se demander ce qu’il adviendrait deses vaillants partisans.

Un grand nombre de fantassins se battirentjusqu’à la mort, sans donner ni recevoir quartier, mais enfin,dispersés, rompus, sans munitions, le gros des paysans se débandaet s’enfuit à travers la lande, poursuivi de près par lacavalerie.

Saxon, Buyse et moi, nous avions fait tout ceque nous pouvions pour les rallier, nous avions tué quelques-uns deceux qui étaient au premier rang de la poursuite, lorsque soudainj’aperçus Sir Gervas, debout, sans chapeau, entouré d’un petitnombre de ses mousquetaires, et au milieu d’une cohue dedragons.

Donnant de l’éperon à nos chevaux, nous nousouvrîmes passage pour aller à son secours, et nous jouâmes de nossabres de façon à le délivrer un instant de ses assaillants.

– Sautez en croupe derrière moi, lui criai-je.Nous pourrons encore nous sauver.

Il me regarda en souriant, et hocha latête.

– Je reste avec ma compagnie, dit-il.

– Votre compagnie ! cria Saxon, mais, mongarçon, vous êtes fou, votre compagnie est balayée jusqu’au dernierhomme.

– C’est ainsi que je l’entends, répondit-il,en faisant tomber un peu de boue attachée à sa cravate. Ne voustourmentez pas ! Ne songez qu’à vous-même. Adieu. Clarke.Présentez mes compliments à…

Les dragons nous chargèrent de nouveau.

Nous fûmes tous entraînés en arrière, encombattant avec désespoir, et lorsque nous pûmes regarder autour denous, le baronnet avait disparu pour toujours.

Nous apprîmes plus tard que les troupesroyales avaient trouvé sur le terrain un corps qu’elles prirentpour celui de Monmouth, à cause de la grâce efféminée des traits etde la richesse du costume.

Sans nul doute, c’était celui de notreinfortuné ami, Sir Gervas Jérôme, dont le nom restera toujours cherà mon cœur.

Dix ans après, lorsque nous entendîmes parlerlongtemps de la bravoure dont firent preuve les jeunes courtisansde la Maison du Roi de France et de la légèreté courageuse aveclaquelle ils combattirent contre nous dans les Pays Bas àSteinkerque et ailleurs, j’ai toujours pensé, d’après le souvenirlaissé en moi par Sir Gervas, que je savais quelle sorte de gensc’était-là.

Désormais c’était le moment du sauve quipeut.

En aucun endroit du champ de bataille, lesinsurgés ne prolongeaient la résistance.

Les premiers rayons du soleil tombantobliquement sur la vaste et morne plaine éclairaient en plein lalongue ligne des bataillons rouges et faisaient scintiller lessabres cruels qui se levaient et s’abattaient parmi le troupeauconfus des fugitifs impuissants.

L’Allemand avait été séparé de nous dans lamêlée et nous ne sûmes point d’abord s’il était vivant ou s’ilavait péri, mais longtemps après, nous apprîmes qu’il était parvenuà s’échapper, bien que ce ne fût que pour être fait prisonnier avecle malchanceux Duc de Monmouth.

Grey, Wade, Ferguson et d’autres trouvèrentaussi le moyen de s’esquiver, pendant que Stephen Timewell gisaitau centre du cercle de ses bourgeois aux visages farouches.

Il était mort comme il avait vécu, en vaillantPuritain anglais.

Tout cela, nous le sûmes plus tard.

Pour le moment, nous nous sauvions à traversla lande, pour conserver la vie, poursuivis par quelques pelotonsde cavalerie qui nous abandonnèrent bientôt pour s’attacher à uneproie plus facile.

Nous passions près d’un petit fourré d’arbres,lorsqu’une voix forte et mâle, qui disait des prières, attira notreattention.

Écartant les branches, nous vîmes un hommeassis, adossé à un gros bloc de pierre et occupé à se couper lebras avec un couteau à large lame, tout en récitant l’oraisondominicale, sans un arrêt, sans un tremblement dans sa parole.

Il détourna les yeux de sa terrible besogne,et nous reconnûmes tous deux en lui un certain Hollis, dont j’aiparlé comme s’étant trouvé avec Cromwell à Dunbar.

Son bras avait été à moitié coupé par unboulet et il achevait tranquillement la séparation, pour sedébarrasser du membre qui pendait inutile.

Saxon lui-même si habitué qu’il fût à tous lesaspects, à tous les incidents de la guerre, ouvrait de grands yeuxeffarés à la vue de cette étrange chirurgie, mais l’homme, aprèsavoir indiqué d’un bref signe de tête, qu’il le reconnaissait, seremit à sa besogne d’un air farouche, et enfin pendant que nousregardions, il trancha le dernier lambeau qui tenait encore, et secoucha, les lèvres pâles murmurant toujours sa prière[1].

Nous ne pouvions pas faire grand’chose pour lesecourir. D’ailleurs notre halte aurait peut-être attiré vers saretraite les gens lancés à la poursuite.

Nous lui jetâmes donc un flacon à moitié pleind’eau et nous reprîmes notre course rapide.

Oh ! la guerre, mes enfants, comme c’estchose terrible ! Comment des hommes se laissent-ils séduire,prendre au piège par des costumes recherchés, par des coursiersbondissants, par les vains mots d’honneur et de gloire, au pointd’oublier, grâce à l’éclat extérieur, au clinquant, à l’apparat, laréelle, l’effrayante horreur de cette chose maudite ?

Qu’on ne songe point aux escadronséblouissants, aux fanfares des trompettes qui réveillent lescourages, qu’on songe plutôt à cet homme perdu sous l’ombre desaulnes et à l’acte qu’il accomplissait en un siècle, en un payschrétien.

Amèrement, moi qui ai grisonné sous leharnais, et vu autant de champ de bataille que je compte d’annéesdans ma vie, je devrais être le dernier à prêcher sur ce sujet, etpourtant, il m’est aisé de bien voir que s’ils sont honnêtes, leshommes doivent ou bien renoncer à la guerre ou bien avouer que lesparoles du Rédempteur sont trop sublimes pour eux et qu’il estinutile de prétendre encore que son enseignement peut être mis enpratique.

J’ai vu un ministre chrétien bénir un canonqu’on venait de fondre, un autre bénir un navire de guerre aumoment où il glissait sur ses étais.

Eux, les soi-disant représentants du Christ,ils bénissaient ces engins de destruction que l’homme, en sacruauté, avait inventés pour détruire et mettre en pièces d’autresvers de terre comme lui.

Que dirions-nous si nous lisions dans laSainte Écriture que notre Seigneur bénit les béliers et lescatapultes des légions ?

Trouverions-nous cela d’accord avec sonenseignement ?

Mais voilà. Tant que les chefs de l’Églises’écarteront de l’esprit de son enseignement jusqu’au pointd’habiter des palais et de se promener en voiture, est-il étonnantque, devant de tels exemples, le clergé inférieur enfreigne parfoisles règles posées par leur souverain maître ?

En regardant derrière nous du haut descollines peu élevées qui s’élèvent à l’ouest de la lande, nouspûmes voir la nuée de cavaliers franchir le pont sur la Parret etpénétrer dans la ville de Bridgewater, poussant devant eux latroupe impuissante des fugitifs.

Nous avions arrêté nos chevaux et nousregardions dans un silence attristé la fatale plaine, quand unbruit de pas de chevaux arriva à nos oreilles.

Faisant demi-tour, nous aperçûmes deuxcavaliers portant l’uniforme des gardes qui se dirigeaient versnous.

Ils avaient fait un détour pour nous couper laroute, car ils allaient droit à nous l’épée haute et faisant desgestes animés.

– Encore du carnage ! dis-je avec ennui.Pourquoi veulent-ils nous y contraindre ?

Saxon regarda attentivement par-dessous sespaupières tombantes les cavaliers qui se rapprochaient, et unsourire farouche fit apparaître sur sa figure des milliers de pliset de rides.

– C’est notre ami qui a lancé les chiens surnotre piste à Salisbury, dit-il. Voilà qui tombe bien ! j’aiun compte à régler avec lui.

C’était en effet ce jeune cornette à têtechaude que nous avions rencontré au début de nos aventures.

Une chance fâcheuse lui avait fait reconnaîtremon compagnon avec sa haute stature, pendant que nous quittions lechamp de bataille, et l’avait porté à le poursuivre dans l’espoirde prendre sa revanche de l’affront qu’il avait reçu de lui.

L’autre était un caporal porte-lance, hommebâti solidement, en vrai soldat, montant un lourd cheval noir quiavait une marque blanche sur le front.

Saxon se dirigea lentement vers l’officier,pendant que le soldat et moi nous nous regardions les yeux dans lesyeux.

– Eh bien, mon garçon, entendis-je dire parmon compagnon, j’espère que vous avez appris l’escrime depuis notredernière rencontre.

Le jeune garde poussa un grognement de rage àcette raillerie, et aussitôt après, le bruit des épées annonçaitqu’ils étaient aux prises.

De mon côté, je n’osais pas tourner les yeuxsur eux, car mon adversaire m’attaquait avec tant de furie que jene pouvais faire autre chose que de l’écarter.

On ne recourut point au pistolet d’un côté nide l’autre : ce fut une franche lutte épée contre épée.

Le caporal me lançait sans trêve des coups depointe, tantôt à la figure, tantôt au corps, en sorte que jen’avais point l’occasion de donner un de ces vigoureux coups detaille qui eussent terminé l’affaire.

Nos chevaux tournaient autour l’un de l’autremordaient, battaient des pieds pendant que nous nous donnions, quenous parions les coups.

Enfin nous nous trouvâmes côte à côte, à unelongueur d’épée d’intervalle, et nous nous prîmes mutuellement à lagorge. Il tira un poignard de sa ceinture et m’en frappa au brasgauche, mais je lui lançai de mon poignet ganté de fer un coup quile fit tomber de cheval et l’étendit sans mouvement sur le sol.

Presque en même temps le cornette, blessé enmaints endroits, vida les arçons.

Saxon mit vivement pied à terre, ramassa lepoignard que le soldat avait lâché et se disposait à les acheverl’un et l’autre, quand je mis aussi pied à terre et l’enempêchai.

Il se tourna vers moi avec la promptitude del’éclair, d’un air si féroce que je ne pus voir la bête sauvage quiétait en lui entièrement réveillée.

– De quoi te mêles-tu ? gronda-t-il.Laisse-moi faire.

– Non, non, assez de sang versé, dis-je.Laissez-les à terre.

– Est-ce qu’ils auraient eu quelque pitié pournous, cria-t-il avec emportement et se débattant pour dégager sonpoignet. Ils ont perdu la partie. Il faut qu’ils paient.

– Non, pas cela de sang-froid, dis-je d’un tonferme. Je ne le permettrai pas.

– Vraiment, monseigneur ? railla-t-il,avec, une expression démoniaque dans le regard.

D’une violente secousse, il se dégagea de monétreinte, fit un bond en arrière et ramassa l’épée qu’il avaitlaissé tomber.

– Eh bien ! après ? demandai-je enme mettant en garde, un pied de chaque côté du blessé.

Il resta immobile une ou deux minutes, meregardant par-dessous ses sourcils contractés, sa figure toutebouleversée par la colère.

À chaque instant, je m’attendais à le voirbondir sur moi, mais enfin, avec un serrement de gorge, il remitson épée au fourreau si brusquement qu’elle résonna.

Puis d’un bond, il se remit en selle.

– Nous nous séparons ici, dit-il avecfroideur. J’ai été deux fois sur le point de vous tuer, et unetroisième fois ce serait peut-être trop pour ma patience. Vousn’êtes pas le compagnon qu’il faut à un soldat de fortune. Entrezdans les ordres, mon garçon. C’est là votre vocation.

– Est-ce Décimus Saxon qui parle où est-ceWill Spotterbridge ? demandai-je, rappelant sa plaisanterie ausujet de son ancêtre. Mais son âpre figure ne se détendit point enun sourire pour me répondre.

Il rassembla les rênes dans sa main gauche,lança un dernier regard de travers sur l’officier couvert de sanget partit au galop sur un des sentiers qui se dirigeaient vers lesud.

Je restai un instant à le suivre du regard,mais il ne m’envoya pas même un adieu de la main.

Il s’éloigna sans tourner la tête et finit pardisparaître derrière une inégalité dans le sol de la lande.

– Un ami qui s’en va ! dis-je tristement,et tout cela, peut-être parce que je ne veux pas assister en simplespectateur à l’égorgement d’un homme sans défense. Un autre ami apéri sur le champ de bataille. Le troisième, le plus ancien, leplus cher, est étendu, blessé, à Bridgewater, à la merci d’unebrutale soldatesque. Si je retourne à la maison, ce ne sera quepour apporter l’inquiétude et le danger à ceux que j’aime. De quelcôté me diriger ?

Je m’attardai en quelques minutesd’irrésolution près du garde étendu à terre, pendant que Covenantse promenait tout doucement en broutant l’herbe rare, et tournaitde temps à autre vers moi ses grands yeux noirs, comme pourm’affirmer qu’il me restait au moins un ami plein de constance.

Je regardai dans la direction du nord leshauteurs de Polden, au sud les Dunes Noires, à l’ouest la longuechaîne bleue des Quantocks, à l’est la vaste région des landes, etnulle part je ne vis rien qui me fît espérer le salut.

À dire vrai, je me sentais le cœur las et ence moment, je me souciais fort peu de me sauver de là ou non.

Un juron, proféré à demi-voix, suivi d’uneplainte, me tira de mes réflexions.

Le caporal était assis, se frottait la têted’un air d’étonnement, de stupeur, comme s’il ne savait pas aujuste où il était, ni comment il se trouvait là.

L’officier avait aussi ouvert les yeux etdonné d’autres indices de son retour à la conscience.

Évidemment les blessures n’étaient pas d’uncaractère bien grave.

Je ne courais aucun danger d’être poursuivipar eux, car lors même qu’ils auraient voulu le faire, leurschevaux étaient partis au trot pour rejoindre les nombreusesmontures sans cavaliers qui erraient de tous cotés sur laLande.

Je me mis donc en selle, et m’éloignai d’uneallure lente, afin d’épargner autant que possible mon brave cheval,car la besogne du matin l’avait quelque peu fatigué.

Il y avait de nombreux escadrons qui battaientséparément la plaine marécageuse, mais je pus les éviter et jecontinuai ma route au trot, jusqu’à ce que je fusse à huit ou dixmilles du champ de bataille.

Les quelques cottages ou maisons, devantlesquels je passai, étaient abandonnés, et un grand nombre d’entreelles portaient les traces du pillage.

On ne voyait pas un seul paysan.

La mauvaise renommée des agneaux de Kirkeavait chassé tous ceux qui n’avaient pas pris les armes.

Enfin, après trois heures de chevauchée, je medis que j’étais assez loin de la direction principale de lapoursuite pour ne craindre aucun danger.

Je fis donc choix d’un endroit abrité, où unegrosse touffe de broussailles était suspendue au-dessus d’un petitruisseau.

Je m’y assis sur un banc de mousse veloutée,j’y reposai mes membres las et je m’efforçai de faire disparaîtrede ma personne les traces du combat.

Ce fut seulement quand je pus jeter un regardtranquille sur mon accoutrement que je reconnus combien avait dûêtre terrible la lutte à laquelle j’avais pris part, et combienaussi il était surprenant que je m’en fusse tiré presque sans uneégratignure.

Je ne me souvenais que vaguement des coups quej’avais donnés dans la bataille, mais ils avaient dû être nombreuxet terribles, car le tranchant de mon sabre était aussi dentelé,aussi émoussé, que si j’avais passé une heure à frapper sur unebarre de fer.

De la tête aux pieds, j’étais éclaboussé deboue et couvert de sang, en partie le mien, mais surtout celui desautres.

Mon casque était tout bosselé par leschocs.

Une balle de pétrinal avait ricoché sur macuirasse, en la frappant obliquement et y laissant une rainureprofonde.

Deux ou trois autres fêlures ou étoilesprouvaient que l’excellente qualité de la plaque d’acier m’avaitsauvé la vie.

Mon bras gauche était raide, presque inertepar suite du coup de poignard donné par le caporal, mais aprèsavoir enlevé mon doublet et examiné l’endroit, je trouvai que si lablessure avait beaucoup saigné, du moins elle n’intéressait que lecôté extérieur de l’os et dès lors ne signifiait pasgrand’chose.

Un mouchoir trempé dans l’eau et noué serrétout autour adoucit la douleur et arrêta le sang.

En dehors de cette égratignure, je n’avais pasété atteint, mais mes efforts avaient produit une raideurdouloureuse et générale, comme si on m’avait infligé unebastonnade.

La petite blessure, reçue dans la cathédralede Wells, s’était rouverte et saignait. Mais avec un peu depatience et de l’eau froide, je vins à bout de la nettoyer et de labander aussi bien que l’eût fait n’importe quel chirurgien duroyaume.

Après avoir passé en revue mes plaies, il mefallait maintenant m’occuper de ma tenue, car, à dire vrai, j’avaisl’air d’un de ces géants couverts de sang qu’étaient accoutumés àcombattre Don Bellianis de Grèce et autres vaillants paladins.

Pas de femme, pas d’enfant qui n’eussent prisla fuite à ma vue, car j’étais aussi rouge que le boucher de laparoisse à l’approche de la Saint-Martin.

Toutefois un bon lavage dans le ruisseau eutbientôt fait disparaître ces traces de la guerre, et j’arrivai àeffacer les marques de ma cuirasse et de mes bottes.

Mais en ce qui concernait mes habits, c’étaitpeine perdue que de vouloir les rendre plus propres et j’y renonçaide désespoir.

Mon bon vieux cheval n’avait pas même étéeffleuré par les armes et les balles, en sorte que quand il futbien arrosé, bien frictionné, il était en aussi bon état quejamais ; et quand nous tournâmes le dos au petit ruisseau,nous formions un couple plus présentable qu’à notre arrivée sur sesbords…

Il était près de midi, et je commençais àavoir grand’faim, car je n’avais rien mangé depuis la veille ausoir.

Il y avait bien sur la lande un groupe de deuxou trois maisons, mais les murs noircis et le chaume roussiindiquaient qu’il ne fallait pas espérer d’y trouver quoi que cefut.

Une ou deux fois, j’aperçus des gens dans leschamps ou sur la route ; mais à la vue d’un cavalier armé, ilscouraient comme si leur vie était menacée et plongeaient dans lesfourrés comme des animaux sauvages.

À un certain endroit, où un grand chênemarquait la rencontre de trois routes, deux cadavres se balançant àune branche prouvaient que les craintes des villageois étaientfondées sur l’expérience.

Selon toute vraisemblance, ces pauvres gensavaient été pendus parce que la valeur de leurs économies s’étaittrouvée au-dessous de ce qu’attendaient leurs pillards, ou bienparce qu’ayant tout donné à une bande de pillards, ils n’avaientplus de quoi contenter la bande suivante.

Enfin, comme j’en avais vraiment assez dechercher vainement de la nourriture, je découvris un moulin à ventqui se dressait sur un tertre vert, au bout de quelques champs.

Jugeant à son apparence qu’il avait échappé aupillage général, je pris le sentier qui partait de la grande routepour y conduire[2].

VII – Ma périlleuse aventure aumoulin.

Au pied du moulin, il y avait un hangar,évidemment destiné à loger les chevaux qui apportaient le grain dufermier.

Il y restait de l’herbe.

Je détachai donc les sangles de Covenant, etle laissai se régaler copieusement.

Quant au moulin, il semblait silencieux etvide.

Je gravis la raide échelle de bois.

J’ouvris la porte d’une poussée et entrai dansune chambre ronde, dallée en pierre, d’où une autre échelleaboutissait au grenier situé au-dessus.

Sur un des côtés de la chambre se trouvait unelongue caisse carrée, et tout autour des murs étaient dresséesplusieurs rangées de sacs pleins de farine.

Dans le foyer, il y avait un tas de fagotsqu’il ne restait plus qu’à allumer.

Aussi à l’aide de ma boîte à briquet, j’eusbientôt une réjouissante flambée.

Je pris dans le sac le plus proche une grossepoignée de farine.

Je la pétris avec l’eau d’une cruche, je laroulai, puis j’en fis une galette plate, et je me mis en devoir dela faire cuire, souriant à l’idée que se ferait ma mère, si elleassistait à une aussi grossière cuisine.

J’en suis très sur, Patrick Lamb, l’auteur dece livre intitulé le Parfait cuisinier de la Cour, que lachère créature tenait toujours de la main gauche, tandis qu’elleremuait et tournait la sauce de la main droite, n’a jamaisassaisonné un plat qui fût plus à mon gré en ce moment là.

Je n’eus pas même la patience d’attendre quela galette eût pris une teinte rousse, je la saisis et l’avalai àmoitié cuite.

J’en roulai alors une seconde que je plaçaidevant le feu, puis tirant ma pipe de ma poche, je me mis à fumer,jusqu’à ce qu’elle fût prête, avec toute la philosophie que je pusappeler à mon aide.

J’étais perdu dans mes réflexions et jesongeais avec tristesse au coup que ces nouvelles porteraient à monpère, quand j’en fus tiré soudain par un sonore éternuement, qui mefit l’effet d’avoir retenti à mon oreille.

Je me dressai d’un bond et jetai les yeuxautour de moi, mais je ne vis rien que le mur massif derrière moi,et devant moi, la chambre vide.

J’avais fini par me persuader que j’avais étéle jouet de quelque illusion, quand soudain un éternuement sonore,plus bruyant et plus prolongé que le premier, rompit lesilence.

Y avait-il quelqu’un de caché dans un dessacs ?

Je tirai mon épée et je fis le tour de lachambre, en tâtant de la pointe les grands sacs de farine, sansréussir à découvrir la cause de ce bruit.

J’étais encore à m’étonner de la chose, quandun concert tout à fait extraordinaire, où se mêlaient desaspirations violentes, des renâclements, des sifflets éclata, suivide cris « Sainte Mère ! Béni Rédempteur ! » etautres exclamations analogues.

Cette fois, il n’y avait pas à se méprendresur l’endroit d’où venait le vacarme.

Je courus à la grande caisse sur laquelle jem’étais assis.

J’en rejetai le couvercle et je regardai àl’intérieur.

Elle était plus qu’à moitié pleine de farine,au milieu de laquelle était perdu un être vivant, sur lequel lapoudre blanche s’était si bien attachée et plaquée que, sans lescris lamentables qu’il poussait, il eût été difficile de savoir sic’était une créature humaine.

Je me baissai.

Je retirai l’homme de sa cachette.

Aussitôt il tomba à genoux sur le sol et semit à hurler merci, tout en soulevant à chacune de ses contorsionsun tel nuage de poudres que je me mis à tousser et à éternuer.

Lorsque enfin ce revêtement de farine eutcommencé à se détacher, je ne fus pas peu surpris de voir que cen’était ni un meunier ni un paysan, mais un homme armé de toutespièces, avec un énorme sabre pendu à sa ceinture et qui pour lemoment ne ressemblait pas mal à un glaçon, portant une vastecuirasse.

Son casque était resté dans le pétrin et sachevelure d’un rouge vif, la seule partie de sa personne dont onvit la couleur, se dressait en l’air sous l’influence de laterreur, pendant qu’il me suppliait d’épargner sa vie.

Je trouvai que cette voix ne m’était pasinconnue et je promenai ma main sur sa figure, ce qui le fit hurlercomme si je l’égorgeais.

Impossible de se méprendre à ces jouesrebondies, à ces petits yeux avides.

Ce n’était rien moins que Maître Tetheridge,l’encombrant secrétaire municipal de Taunton.

Mais quel changement s’était accompli chez lesecrétaire que nous avions vu se pavaner dans toute la pompe et lamagnificence de son emploi devant le brave Maire le jour de notrearrivée dans le Comté de Somerset !

Qu’étaient devenus son assurance et son airguerrier ?

Pendant qu’il était à genoux, ses grandesbottes s’entrechoquaient d’appréhension, et il éjaculait d’une voixde fausset, comme celle d’un mendiant de Lincoln’s Inn, enfilaitdes excuses, des explications, comme si j’étais Feversham enpersonne et que je fusse sur le point d’ordonner son exécution.

– Je ne suis qu’un pauvre diable de scribe,Votre Altesse Sérénissime, braillait-il. Vrai, je suis unmalheureux employé, Votre Honneur, qui a été entraîné dans cesaffaires par la tyrannie de ses supérieurs. Jamais, Votre Grâce, unhomme plus loyal ne porta le cuir de bœuf. Mais quand le Maire ditoui, l’employé peut-il dire non. Épargnez-moi, Votre Seigneurie,épargnez le plus repentant des misérables, qui demande seulementdans ses prières à servir le Roi Jacques jusqu’à la dernière gouttede son sang.

– Renoncez-vous au duc de Monmouth ?demandai-je d’un ton rude.

– Oui, … de tout mon cœur, dit-il avecardeur.

– Alors préparez-vous à mourir, criai-je, ontirant mon épée, car je suis un de ses officiers.

À la vue de l’acier, le misérable secrétairejeta un véritable hurlement de terreur.

Tombant la figure contre terre, il se tordit,se roula, jusqu’à ce que, levant les yeux, il s’aperçut que jeriais.

À cette vue, il se remit d’abord à genoux,puis se leva, en me regardant obliquement, comme s’il ne devinaitrien de mes intentions.

– Vous devez vous souvenir de moi, MaîtreTetheridge, dis-je. Je suis le Capitaine Clarke, du régimentd’infanterie du Comté de Wilts, que commande Saxon. Je suisvraiment surpris que vous ayez adjuré votre fidélité, alors que nonseulement vous avez juré de la maintenir, mais que de plus vousavez fait prêter le même serment aux autres.

– Pas du tout, capitaine, pas du tout,répondit-il en reprenant ses allures habituelles de coq de combataussitôt qu’il s’aperçut que le danger avait disparu, en fait deserment je suis aussi sincère, aussi loyal que je le fusjamais.

– Pour cela, je vous crois entièrement,dis-je.

– Je n’ai fait que dissimuler, reprit-il ensecouant la farine qui le couvrait. Je me suis borné à mettre enpratique cette ruse du serpent qui dans tout guerrier doit êtrejointe au courage du lion. Vous avez lu Homère sans doute.Eh ! moi aussi je suis quoique peu frotté d’études classiques.Je ne suis pas seulement un grossier soldat, bien que je puissemanier l’épée d’une main vigoureuse. Maître Ulysse, voilà monidéal, de même qu’Ajax est le vôtre, je suppose.

– M’est avis que le type du diable qui sort dela boite vous irait bien mieux, dis-je. Voulez-vous accepter lamoitié de cette galette ? Comment vous êtes-vous trouvé dansce pétrin ?

– Eh ! par Sainte Marie ! voicicomment, répondit-il, la bouche pleine de pâte. C’était unstratagème, une ruse, telle qu’en conçoivent les plus grandsgénéraux, qui ont toujours été fameux pour leur art à dérober leursmanœuvres et se dissimuler là où on les attendait le moins. Eneffet, lorsque la bataille fut perdue, lorsque je me fus escriméd’estoc et de taille jusqu’à ce que mon bras fut engourdi et malame émoussée, je m’aperçus que de tous les gens de Taunton j’étaisseul resté vivant. Si nous étions sur le champ de bataille, vouspourriez reconnaître l’endroit où je me trouvais par le cercle descadavres de ceux qui se sont, trouvés à portée de mon épée. Voyantque tout était perdu, et que nos coquins avaient fui, je montai lecheval de notre digne Maire, vu que ce valeureux gentleman n’enavait plus besoin, et je m’éloignai lentement du champ de bataille.Je vous réponds qu’il y avait dans mon regard et dans mon portquelque chose qui empêcha leur cavalerie de me suivre de trop près.Un soldat, il est vrai, me barra la route, mais mon coup habituelde tranchant de sabre en vint aisément à bout. Hélas ! j’ai ungros poids sur la conscience : j’ai fait à la fois des veuveset des orphelins. Pourquoi venir me braver, quand… Dieu demiséricorde ! qu’est-ce que cela ?

– Ce n’est que mon cheval, dans l’écurieau-dessous, répondis-je.

– Je croyais que c’étaient les dragons, dit lesecrétaire en essuyant les gouttes de sueur qui avaient tout à coupperlé sur son front. Vous et moi, nous aurions fait une sortie etles aurions assaillis.

– Ou bien vous vous seriez remis dans lepétrin, dis-je.

– Je ne vous ai pas encore expliqué comment jesuis venu ici, reprit-il, après m’être éloigné de quelques millesdu champ de bataille, je remarquai ce moulin et il me vint àl’esprit qu’un homme énergique pouvait à lui seul y tenir tête à unescadron de cavalerie. Nous ne sommes guère disposés à fuir, nousautres, Tetheridge. C’est peut-être un vain amour-propre, mais cesentiment-là est très fort dans la famille. Nous avons du sang devaillants en nous dès le temps où mon ancêtre suivit Ireton enqualité de vivandier. Je m’arrêtai donc, et j’avais mis pied àterre pour faire mes observations quand ma brute de cheval donnaune brusque secousse à la bride, et ainsi devenu libre, disparut enun instant franchissant les haies, les fossés. Il ne me restaitdonc plus qu’à compter sur ma bonne épée. Je gravis l’échelle, etm’occupais à combiner un plan en vue de faire bonne défense, quandj’entendis le pas d’un cheval, et aussitôt après vous êtes montéd’en bas. Je me suis à l’instant mis en embuscade, et je n’auraispas été long à en sortir soudainement pour une attaque, si lafarine ne m’avait pas étouffé, au point qu’il me semblait avoir unpain de deux livres arrêté dans le gosier. Pour ma part, je suiscontent que la chose soit arrivée, car dans mon aveugle colère, jevous aurais peut-être fait du mal. En entendant le tintement devotre sabre, pendant que vous montiez l’échelle, j’ai pensé quevous étiez sans doute un des suppôts du Roi Jacques, peut-être mêmele capitaine d’un de ces escadrons qui battent la plaine.

– Voilà qui est fort clair, fort intelligible,Maître Tetheridge, dis-je, en rallumant ma pipe. Sans doute votreattitude lorsque je vous ai tiré de votre cachette n’avait d’autrebut que de masquer votre valeur. Mais en voilà assez. Quelles sontvos intentions ?

– C’est de rester avec vous, capitaine,dit-il.

– Non, pour cela, vous ne le ferez pas,répondis-je. Je ne tiens guère à votre compagnie. Votre bravouredébordante peut m’entraîner dans des mêlées que j’aimerais toutautant éviter.

– Non, non, je modérerai ma valeur,s’écria-t-il. En des temps aussi troublés, vous ne vous entrouverez pas plus mal d’avoir la compagnie d’un combattant qui afait ses preuves.

– Appelé à faire ses preuves a fait défaut,dis-je, agacé des propos fanfarons de mon homme. Je vous le dis,j’entends rester seul.

– Non, vous n’avez pas besoin de vouséchauffer pour cela, s’écria-t-il, en s’écartant de moi. En toutcas, nous n’avions rien de mieux à faire que de rester ici jusqu’àla nuit tombante, où nous pourrons gagner la côte.

– C’est la première fois que vous faitespreuve de bon sens, dis-je. La cavalerie royale trouvera assez às’occuper avec le cidre de Zoyland et la bière de Bridgewater. Sinous pouvons nous faufiler à travers, j’ai sur les côtesseptentrionales des amis qui nous prendraient à bord de leur lougrepour gagner la Hollande. Pour cela, je ne refuserai pas de vousaider, puisque vous êtes mon compagnon d’infortune. Je voudraisbien que Saxon fût resté avec moi. Je crains que nous ne soyonspris.

– Si vous voulez parler du Colonel Saxon, ditle Secrétaire je crois que lui aussi est un homme qui joint la ruseà la valeur. C’était un rude et farouche soldat, je le sais bien,ayant combattu dos à dos avec lui pendant quarante minutesd’horloge contre un escadron de la cavalerie de Sarsfield. Il étaitsimple dans son langage, et peut-être que parfois il traitait avectrop peu d’égards l’honneur d’un cavalier, mais il eût été bon que,sur le champ de bataille, l’armée eût eu plus de chefs pareils.

– Vous avez raison, répondis-je, maismaintenant que nous nous sommes restaurés, il est temps de songer àprendre un peu de repos, car nous aurons peut-être un long trajet àfaire cette nuit. Je voudrais bien pouvoir mettre la main sur unebouteille d’ale.

Je ne demanderais pas mieux que d’en boire uncoup pour faire plus ample connaissance, dit mon compagnon, maispour ce qui regarde le sommeil, il est facile de s’arranger. Montezcette échelle, vous trouverez dans le grenier une quantité de sacsvides sur lesquels vous pourrez vous reposer. Pour moi je resteraiquelques instants ici, en bas, et je me ferai cuire une autregalette.

– Restez de garde pendant deux heures, etalors réveillez-moi, répondis-je, puis je veillerai pendant quevous dormirez.

Il toucha la poignée de son sabre pour donnerà entendre qu’il serait fidèle à son poste.

Alors, non sans quelques fâcheuxpressentiments, je montai au grenier.

Je me jetai sur cette rude couche et ne tardaipas à tomber dans un sommeil profond, sans rêves, bercé par lagrave et mélancolique plainte des ailes qui tournaient engrinçant.

Je fus réveillé par des pas à coté de moi etm’aperçus que le petit secrétaire avait gravi l’échelle et sepenchait sur moi.

Je lui demandai si le moment était venu pourmoi de me lever.

Il me répondit d’une voix étrange, fêlée, quej’avais encore une heure et qu’il était venu voir s’il ne pourraitpas m’être utile.

J’étais trop fatigué pour remarquer ce qu’il yavait de sournois dans ses façons et la pâleur de ses joues.

Je le remerciai donc de son attention.

Je me retournai et fus bientôt endormi.

Mon second réveil fut plus brutal, plusterrible aussi.

Il y eut une invasion soudaine par l’échelle,craquant sous des pas lourds, et une douzaine d’habits rougesemplirent la pièce.

Je me redressai brusquement.

J’étendis la main pour saisir l’épée quej’avais posée à côté de moi, à portée de ma main.

L’arme fidèle avait disparu ; elle avaitété dérobée pendant mon sommeil.

Désarmé, et assailli à l’improviste, je fusjeté à terre et ligoté en un instant.

Un homme tenait un pistolet près de ma tête etjurait qu’il me brûlerait la cervelle si je faisais unmouvement.

Les autres roulaient des tours de corde autourde mon corps et de mes bras.

Samson lui-même aurait eu bien de la peine àse délivrer.

Je compris que mes efforts seraientinutiles.

Je restai silencieux, attendant tout ce quipourrait arriver.

Alors, pas plus qu’en aucun autre moment, meschers enfants, je n’ai fait grand cas de la vie, mais enfin j’ytenais moins qu’aujourd’hui, car chacun de vous est comme unepetite vrille de lierre qui m’attache à ce monde.

Et pourtant, quand je songe aux autres êtreschéris qui m’attendent sur l’autre rive, je crois que maintenantmême la mort ne me paraîtrait point un mal.

Sans cela, comme la vie serait chosedésespérante et vide !

Après m’avoir lié les bras, les soldats metraînèrent sur l’échelle, comme si j’avais été une botte de foin,dans la chambre de dessous, également pleine de soldats.

Dans un coin, le misérable scribe, véritablepeinture de l’Épouvante abjecte, grelottant, les genouxs’entrechoquant, se serait affaissé s’il n’avait été maintenu parla poigne d’un vigoureux caporal.

Devant lui étaient deux officiers, l’un d’euxun petit homme dur, brun, aux yeux pétillants, aux mouvements vifs,l’autre grand, mince, avec une longue moustache blonde, qui allaità moitié chemin de ses épaules.

Le premier tenait mon sabre à la main et tousdeux en examinaient la lame avec curiosité.

– C’est un fin morceau d’acier, Dick, dit l’unen appuyant la pointe sur le sol de pierre et exerçant une pressionde l’autre côté jusqu’à ce que la poignée le touchât. Voyez avecquelle force elle se redresse. Pas de nom de fabricant, mais ladate, 1638, est marquée sur la poignée. Où vous-êtes-vous procurécela, hé, l’homme ?

– C’était l’épée de mon père, répondis-je.

– Alors j’espère qu’il l’aura tiré pourdéfendre une cause meilleure que celle qu’a soutenue le fils, ditl’officier, d’un ton narquois.

– Une cause tout aussi juste mais non plusjuste, répondis-je ; Cette épée a toujours été tirée pour lesdroits et les libertés des Anglais, et contre la tyrannie des roiset la bigoterie des prêtres.

– Quel clou pour un théâtre ! Dicks’écria l’officier. Comme cela sonne bien : la bigoterie desrois et la tyrannie des prêtres. Eh ! si cela était débité parBetterton tout près de la rampe, une main sur le cœur, l’autrelevée au ciel, je parie que tout le parterre se lèverait.

– C’est très probable, dit l’autre entortillant sa moustache, mais ce n’est pas le moment des beauxdiscours. Qu’allons-nous faire du petit ?

– Le pendre, répondit l’officier d’un toninsouciant.

– Non, non, très gracieux gentlemen, hurlaTetheridge, s’arrachant brusquement à la poigne du caporal et sejetant à terre devant eux. Ne vous ai-je pas informé où vouspourriez trouver un des plus vigoureux soldats de l’arméerebelle ? Ne vous ai je pas conduits jusqu’à lui ? Nesuis-je pas monté tout doucement pour lui dérober son épée, de peurqu’un des sujets du Roi ne périt en le faisant prisonnier ?Sûrement, sûrement, vous n’allez pas me traiter avec autant deméchanceté, moi qui vous ai rendu de tels services. N’ai-je pastenu parole ? N’est-il pas tel que je l’ai décrit, un géantpar la taille et par sa force extraordinaire ? Toute l’arméeme rendra témoignage sur ce point qu’il en vaut deux comme lui encombat singulier ? Je vous l’ai livré. Assurément vous merelâcherez.

– Voilà, qui est fort bien débité,terriblement bien, dit le petit officier en tapant doucement d’unemain dans le creux de l’autre main. L’emphase était juste, laprononciation nette. Un peu plus du côté des coulisses, caporal,s’il vous plaît. Merci ! Maintenant, Dick, c’est votre tourd’entrer en scène.

– Non, John, vous êtes par trop absurde,s’écria l’autre, impatienté. Le masque et les brodequins sont fortbons à leur place, mais vous regardez la pièce comme une réalité,au lieu de regarder la réalité comme une pièce. Ce qu’a dit cereptile est vrai. Nous devons lui tenir parole, si nous tenons à ceque d’autres gens du pays livrent les fugitifs. Il n’y a pas moyende faire autrement.

– Pour moi, je crois à la Justice de Jeddard,répondit son compagnon. Je commencerais par pendre l’homme etensuite je discuterais sur la question de notre promesse.Cependant, qu’on me tue si jamais j’impose mon opinion à qui que cesoit !

–Non, c’est impossible, dit l’officier dehaute taille. Caporal, emmenez-le. Henderson vous accompagnera.Enlevez-lui cette cuirasse et ce sabre, que sa mère porterait demeilleure grâce. Puis, entendez bien, caporal, quelques bons coupsde la courroie à étriers sur ses épaules dodues ne seraient pasdéplacés pour le faire souvenir des dragons du Roi.

Mon perfide compagnon fut entraîné malgré sarésistance, et bientôt une succession de hurlements aigus, quidevinrent de plus en plus lointains, à mesure qu’il fuyait devantses bourreaux, annonça que l’indication avait été comprise.

Les deux officiers coururent à la petitefenêtre du moulin et rirent à gorge déployée, pendant que lessoldats, regardant furtivement pardessus leurs épaules, nepouvaient s’empêcher de prendre part à leur hilarité.

Je devinai ainsi que Maître Tetheridge, ainsiéperonné par la crainte, qui le lançait, malgré son gros ventre, àtravers les haies, dans les fossés, présentait un coup d’œil assezrisible.

– Et maintenant à l’autre, dit le petitofficier en se détournant de la fenêtre et essuyant les larmes, quele rire avait amenées sur sa figure, cette poutre que voici feraitnotre affaire. Où est le pendeur Broderick, le Jack Ketch desRoyaux ?

– Me voici, monsieur, répondit un soldat à lafigure bourrue et grossière, j’ai là une corde avec un nœudcoulant.

– Jetez-la par-dessus la poutre, alors.Qu’avez-vous donc à la main, maladroit coquin, pour l’envelopperainsi ?

– S’il vous plaît de le savoir, monsieur,répondit l’homme, cela vient d’un ingrat de Presbytérien auxoreilles redressées, que j’ai pendu à Gommatch. J’ai fait pour luitout ce qui pouvait se faire. Il aurait été à Tyburn qu’il n’auraitpas été traité avec plus d’égards, et pourtant, quand j’ai mis lamain sur son cou pour m’assurer que tout allait bien, il m’a saisià pleines dents et m’a emporté un bon morceau de pouce.

– J’en suis fâché pour vous, dit l’officier.Vous savez sans doute qu’en pareille circonstance la morsurehumaine est aussi fatale que celle d’un chien enragé, en sortequ’un de ces beaux matins on vous verra peut-être donner des coupsde dents et aboyer. Mais ne pâlissez donc pas. Je vous ai entenduprêcher la patience et le courage à vos victimes. Vous n’avez paspeur de la mort, n’est-ce pas ?

– Non, pas d’une mort chrétienne, VotreHonneur, mais dix shillings par semaine, ce n’est pas trop bienpayé pour finir comme cela.

– Bah ! C’est une loterie, comme lereste ! remarqua le capitaine, d’un ton encourageant. J’aientendu dire que dans cette circonstance, le malade est tellementcontracté qu’il ne fait que battre le rappel avec ses piedsderrière sa tête, mais ce n’est peut-être pas aussi douloureux quecela le paraît. Pour le moment, occupez-vous de votre office.

Deux ou trois soldats me saisirent par lesbras.

Je m’en débarrassai de mon mieux par unesecousse et je m’avançai, je crois, d’un pas ferme, la figurejoyeuse, sous la poutre.

C’était une grande solive noircie par la fuméeet qui passait d’un côté à l’autre de la chambre.

La corde fut lancée par-dessus, et lebourreau, de ses doigts tremblants, passa à mon cou le nœudcoulant, en faisant grande attention à ne pas se tenir à portée demes dents.

Une demi-douzaine de dragons prirent l’autrebout de la corde et se tinrent prêts à me lancer dansl’éternité.

Pendant toute ma vie aventureuse, jamais je neme suis vu aussi près de franchir le seuil de la mort qu’à cemoment-là, et pourtant, je l’affirme, si terrible que fût maposition, il me fut impossible de penser à autre chose qu’auxtatouages que portait au bras le vieux Salomon Sprent, et àl’habileté avec laquelle il y avait marié le rouge et le bleu.

Et cependant je ne perdais pas le plus légerdétail de ce qui se passait autour de moi.

La scène, cette chambre nue, dallée, l’uniqueet étroite fenêtre, les deux officiers flâneurs, élégants, lesarmes entassées dans le coin, et même le tissu de la grossièreserge rouge, et les dessins des larges boutons de cuivre sur lamanche de l’homme qui me tenait, tout cela est resté nettementgravé en mon esprit.

– Il faut faire notre besogne avec méthode,fit remarquer le capitaine de haute taille, en tirant de sa pocheun calepin. Le colonel Sarsfield demandera peut-être quelquesdétails. Voyons… celui-ci est le dix-septième, n’est-cepas ?

– Quatre à la ferme, et cinq à la croisée desroutes, répondit l’autre on comptant sur ses doigts. Puis, celuique nous avons tué d’un coup de feu dans la haie, et le blessé quis’est presque sauvé en mourant, et les deux dans le petit boisauprès de la colline. Je ne puis m’en rappeler d’autres, si cen’est ceux qui ont été accrochés à Bridgewater aussitôt après lecombat.

Il est bon de faire la chose avec un soinattentif, dit l’autre en griffonnant dans son calepin. C’estaffaire à Kirke et à ses hommes, qui sont, eux aussi, à moitié desMaures, de pendre et d’égorger sans distinction, ni cérémonie, maisil nous convient de donner un meilleur exemple. Comment vousnommez-vous, l’homme ?

– Je me nomme le capitaine Micah Clarke,répondis-je.

Les deux officiers échangèrent un regard et leplus petit siffla longuement.

– C’est bien l’homme en question, dit-il.Voilà ce que c’est que de faire des questions. Je veux être pendusi je n’avais pas déjà des pressentiments que cela tourneraitainsi. On disait qu’il était d’une forte carrure.

– Dites-moi, mon homme, avez-vous jamais connuun Major Ogilvy, des gardes à cheval, des Bleus ?

– Comme j’ai eu l’honneur de le faireprisonnier, répondis-je, et comme depuis ce jour-là il a toujourspartagé avec moi l’ordinaire du soldat, je crois que j’ai le droitde dire que je le connais.

– Enlevez la corde, dit l’officier.

Et le pendeur, de fort mauvaise grâce fitpasser de nouveau le nœud coulant par-dessus ma tête.

– Jeune homme, vous êtes certainement appelé àquelque chose de grand, car jamais vous ne serez plus près de latombe, excepté le jour où vous y mettrez le pied pour tout de bon.Le major Ogilvy a fait les plus actives démarches en votre faveuret en celle d’un de vos camarades blessé qui est couché àBridgewater. Votre nom a été transmis à tous les chefs de cavalerieavec l’ordre de vous amener intact si vous êtes pris. Mais il n’estque juste de vous informer que si le langage bienveillant du Majorpeut vous éviter la cour martiale, elle vous servira fort peuauprès d’un juge civil, devant lequel il vous faudra comparaître,en définitive.

– Je désire partager le même sort, les mêmeshasards que mes compagnons d’armes, répondis-je.

– Eh bien, voilà une façon maussaded’accueillir votre délivrance ! s’écria le plus petit desofficiers. La situation est aussi plate que de la bière decantinier. Ottway en eût tiré meilleur parti. Ne sauriez-vous doncvous hausser à la hauteur qu’elle comporte ? Oùest-elle ?

– Elle ? Qui ? demandai-je.

–Elle ! Elle, parbleu, la femme. Votrefemme, votre amoureuse, votre fiancée, – comme vous voudrez.

– Je n’en ai d’aucune sorte, répondis-je.

– Ah bien ! Que faire en pareillecirconstance ? s’écria-t-il d’un ton désappointé. Elle auraitdû sortir des coulisses en courant, se jeter entre vos bras. J’aivu une situation pareille tirer du parterre trois salvesd’applaudissements. Que voilà un beau sujet gâté, faute dequelqu’un pour en profiter !

– Nous avons encore d’autre besogne, Jack,s’écria son compagnon avec impatience. Sergent Gredder, prenez deuxhommes et conduisez le prisonnier dans l’église de Gommatch. Iln’est que temps de nous remettre en route, car dans quelques heuresl’obscurité empêchera la poursuite.

En entendant ces ordres, les soldatsdescendirent dans le champ, où leurs chevaux étaient au piquet, etse remirent promptement en marche, sous la conduite du capitaine dehaute taille, le cornette amateur de théâtre dirigeantl’arrière-garde.

Le sergent, aux soins duquel j’avais étéconfié, grand gaillard aux larges épaules, aux sourcils noirs, fitamener mon propre cheval et m’aida à le monter, mais il enleva desfontes les pistolets et les suspendit avec mon épée au pommeau desa selle.

– Lui attacherai-je les jambes sous le ventredu cheval ? demanda un des dragons.

– Non, le jeune homme a une honnête figure,répondit le sergent. S’il promet de se tenir tranquille, nous luidélierons les bras.

–Je n’ai point l’intention de m’échapper,dis-je.

– Alors, défaites la corde. Un brave dans lemalheur a toujours ma sympathie. Autrement que je devienne muet. Jeme nomme le sergent Gredder, servant auparavant sous Mackay etprésentement dans la cavalerie royale, un homme qui travaille aussidur, et qui est aussi mal payé que pas un au service de Sa Majesté.Par le flanc droit, et qu’on descende le sentier ! En file surchaque côté et moi derrière ! Nos carabines sont amorcées,l’ami. Aussi tenez votre promesse.

– Oh ! vous pouvez y compter,répondis-je.

– Votre petit camarade vous a joué un vilaintour, dit le sergent, car en nous voyant arriver par la route, il acoupé court à travers champs pour nous joindre, et il a fait unmarché avec le capitaine, pour qu’on l’épargnât, à la conditionqu’il livrerait entre nos mains un homme qu’il décrivait comme undes plus vigoureux soldats de l’armée rebelle. El vraiment, vous nemanquez pas de nerfs et de muscles, quoique vous soyez certainementtrop jeune pour avoir beaucoup servi.

– Cette campagne a été ma première,répondis-je.

– Et selon toute vraisemblance, elle seravotre dernière, remarqua-t-il avec une franchise militaire. à ceque j’ai entendu dire, le Conseil Privé se propose de faire unexemple tel qu’il découragera les Whigs pour une vingtaine d’annéesau moins. On fait venir de Londres un homme de loi dont la perruqueest plus à craindre que nos casques. Il fera périr plus d’hommes enun jour qu’un escadron de cavalerie en dix milles de poursuite. Parma foi, j’aime mieux qu’ils se chargent eux-mêmes de cette besognede bouchers. Voyez ces arbres là-bas. C’est une bien mauvaisesaison quand de tels glands poussent sur les chênes anglais.

– C’est une mauvaise saison, dis-je, quand desgens qui se prétendent chrétiens exercent une telle vengeance surde pauvres et simples paysans, qui n’ont fait autre chose que ceque leur commandait leur conscience. Que les chefs et les officierspâtissent, ce n’est que juste. Ils ont joué pour gagner en cas desuccès et ils ont à payer l’amende maintenant qu’ils ont perdu.Mais cela me fend le cœur de voir ainsi traité ces pauvres et pieuxcampagnards.

– Oui, il y a du vrai dans cela, dit lesergent. Maintenant, si ces pécheurs au langage nasillard, auxlongues tignasses, béliers qui mènent le troupeau au son de leurclochette, étaient ceux qui ont mené leurs ouailles au diable, ceserait une autre affaire. Pourquoi ne veulent-ils pas se conformerà l’Église, pour son tourment ? Le Roi s’en contente bien.N’est-ce pas assez bon pour eux ? Ou bien ont-ils l’âme sidélicate qu’ils ne sauraient l’accommoder de ce qui engraisse toutbrave Anglais. La grande route pour aller au ciel, c’est tropcommun pour eux. Il leur faut leur chemin à eux et ils crientcontre tous ceux qui ne veulent pas le suivre.

– Mais, dis-je, il y a des gens pieux danstoutes les religions. Quand on vit honnêtement, Qu’importe ce qu’oncroit.

– On doit garder sa vertu dans son cœur, fitle sergent Gredder, on doit la tenir emballée au fin fond de sonhavresac. Je me méfie de la sainteté qui s’étale à la surface, dulangage nasillard, des roulements d’yeux, des gémissements, desboniments. C’est comme la fausse monnaie. On la reconnaît à cequ’elle a plus d’éclat, plus d’apparence que la vraie.

– La comparaison est juste, dis-je. Mais,sergent, comment se fait-il que vous ayez tourné votre attentionsur ces sujets ? à moins qu’on ne les décrive tous de faussescouleurs, les dragons du Roi ont autre chose en tête.

– J’ai servi dans l’infanterie de Mackay,répondit-il brièvement.

– J’ai entendu parler de lui, dis-je. C’est,je crois, un homme qui a à la fois des capacités et de lareligion.

– Oh ! pour cela c’est vrai, s’écria lesergent Gredder avec chaleur. C’est un homme sévère, un vraisoldat, au premier coup d’œil, mais de plus près il a l’âme d’unsaint. Je vous réponds qu’on n’avait guère besoin de l’estrapadedans son régiment, car il n’y avait pas un homme qui ne craignit devoir la figure attristée de son colonel, plus qu’il ne craignait leprévôt-maréchal.

Pendant toute notre longue chevauchée, jereconnus que le digne sergent était un vrai disciple de l’excellentcolonel Mackay, car il fit preuve d’une intelligence plusqu’ordinaire et il laissa voir des habitudes sérieuses etréfléchies.

Quant aux deux soldats qui marchaient dechaque côté de moi, ils étaient aussi muets que des statues, carles simples dragons de ce temps-là savaient parler vin et femmes,mais perdaient leur aplomb et leur loquacité quand il étaitquestion d’autre chose.

Lorsque enfin nous arrivâmes dans le petitvillage de Gommatch, qui domine la plaine de Sedgemoor, ce fut avecdes regrets réciproques que nous nous séparâmes, mon gardien etmoi.

Comme dernière faveur, je lui demandai de secharger de mon Covenant, en lui promettant de lui payer unecertaine somme par mois pour son entretien et lui donnant le droitde garder le cheval pour son propre usage, si je manquais de leréclamer avant la fin de l’année.

Ce fut un soulagement pour mon esprit de voiremmener mon fidèle compagnon, qui se retournait pour me regarderavec de grands yeux interrogateurs, comme s’il n’arrivait pas àcomprendre cette séparation.

Quoi qu’il pût m’advenir, j’étais sûrdésormais qu’il était confié à la garde d’un brave homme quiveillerait à ce qu’il ne lui arrivât rien de fâcheux.

VIII – La venue de Salomon Sprent.

L’église de Gommatch était un petit édificecouvert de pierre, avec un clocher normand carré, et se dressait aumilieu du hameau de ce nom.

Ses grandes portes de chêne, semées de grosclous, ses hautes et étroites fenêtres, la rendaient bien propre àl’usage qu’on allait en faire.

Deux compagnies de l’infanterie de Dumbartonavaient été établies dans le village, sous les ordres d’uncorpulent major, auquel je fus remis par le sergent Gredder, qui yajouta quelques détails de ma capture et sur les raisons quiavaient empêché mon exécution sommaire.

La nuit venait déjà, mais quelques lampes auxfaibles lueurs, suspendues çà et là aux murs, jetaient uneincertaine et vacillante clarté sur la scène.

Une centaine au moins de prisonniers étaientépars sur le sol dallé, beaucoup d’entre eux, blessés, etquelques-uns évidemment près de mourir.

Les hommes indemnes s’étaient réunis engroupes silencieux et discrets autour de leurs amis souffrants, etfaisaient de leur mieux pour soulager leurs peines.

Plusieurs avaient même ôté la plus grandepartie de leurs vêtements pour en faire des couchettes et encouvrir les blessés.

Çà et là on discernait dans l’ombre les noiressilhouettes de gens agenouillés, et l’on entendait résonner sousles ailes le bruit rythmé de leurs prières, coupées de temps àautre d’une plainte, d’un souffle pénible, étranglé, celui dequelque pauvre malade qui luttait pour respirer.

La lueur vague, jaune, tombant sur les facesgraves, tirées, sur les corps en haillons salis de boue, eussentinspiré le talent d’un de ces peintres des Pays-Bas dont je visplus tard les tableaux à la Haye.

Le jeudi matin, troisième jour après labataille, nous fûmes tous conduits à Bridgewater, et enfermésjusqu’à la fin de la semaine dans l’église de Sainte-Marie, la mêmedu haut du clocher de laquelle Monmouth et ses officiers avaientexaminé la position de l’armée de Feversham.

Plus nous entendions parler du combat par lessoldats et d’autres plus il paraissait évident que notre attaque denuit avait eu toutes les chances de réussir.

Feversham n’avait évité presque aucune desfautes que peut commettre un général.

Il avait jugé son adversaire trop à la légère,et laissé son camp entièrement exposé à une surprise.

Lorsque éclatèrent les coups de feu, ils’élança de son lit, mais comme il tardait à trouver sa perruque,il errait à tâtons par sa tente pendant que la bataille se décidaitet il n’en sortit guère que quand elle fut terminée.

Tous étaient unanimes à déclarer que sans lehasard qui fit négliger à nos guides et éclaireurs le fossé du Rhinde Bussex, nous nous serions trouvés au milieu des tentes avant queles hommes pussent être appelés aux armes.

Cette seule circonstance et l’ardente énergiede John Churchill, qui commandait en second, ce qui par la suite lerendit célèbre sous un nom plus noble, dans l’histoire de la Francecomme de l’Angleterre, épargnèrent à l’armée royale un revers quiaurait peut-être modifié l’issue de la campagne[3].

Si vous entendez dire ou si vous lisez, meschers enfants, que la révolte de Monmouth fut aisément domptée ouque c’était dès le début une entreprise désespérée, rappelez-vousque moi, qui y ai pris part, j’affirme nettement qu’elle faillitfaire pencher la balance et que cette poignée de paysans résolus,avec leurs piques, leurs faux, ont été bien près de modifier toutela marche de l’histoire d’Angleterre.

Si, après avoir supprimé la rébellion, ceconseil privé montra tant de férocité, c’est qu’il savait combienelle avait été proche du succès.

Je ne veux pas m’étendre trop longuement surla cruauté et la barbarie des vainqueurs, car il n’est point utileque vos oreilles d’enfants entendent de tels détails.

La mollesse de Feversham et la brutalité deKirke leur ont fait, dans l’Ouest, une réputation qui n’estdépassée que par celle du gredin de haute envergure qui leursuccéda.

Quant à leurs victimes, quand elles eurent étépendues, coupées en quartiers, qu’elles eurent subi tout ce qu’onpouvait leur faire souffrir, elles laissèrent dans leurs petitsvillages, comme un trésor que devaient y transmettre lesgénérations successives, la réputation d’hommes braves et sincèresqui moururent pour une noble cause.

Allez maintenant à Milverton ou àWivoliscombe, ou Minehead, ou à Colyford, ou dans n’importe quelvillage dans toute la longueur et la largeur du Comté de Somerset,et vous verrez qu’ils n’ont point oublié ceux qu’ils sont fiersd’appeler leurs martyrs.

Et aujourd’hui, où est Kirke, où estFeversham ?

Leurs noms sont conservés, il est vrai, maisconservés dans la haine du pays.

Comment ne pas voir que ces hommes, enchâtiant d’autres hommes, se sont attiré un châtiment bien plussévère ?

Leur péché, en vérité, les a montrés au grandjour.

Ils firent tout ce dont sont capables des gensscélérats, endurcis de cœur, sachant bien qu’en agissant ainsi ilsauraient l’approbation de l’hypocrite au sang glacé, du bigot quioccupait alors le trône.

Ils agirent pour gagner sa faveur et ilsl’obtinrent.

Des hommes furent perdus, dépecés et pendus denouveau.

Tous les carrefours du pays présentèrentl’épouvante des gibets.

Il n’y a pas une insulte, pas un affront,capables d’aggraver jusqu’à les rendre intolérables les angoissesde la mort, qui ne fussent accumulés sur ces hommes voués auxlongues souffrances et pourtant on se raconte avec orgueil dansleur Comté natal que dans toute cette armée de victimes, il n’y eneut pas une seule qui ne marchât à la mort le visage ferme, enprotestant que si la chose était à refaire, elle la referait.

Au bout d’une ou deux semaines, on eut desnouvelles des fugitifs.

Monmouth, à ce qu’il parait, avait été prispar les habits jaunes de Portman pendant qu’il tentait de gagnerNew Forest, d’où il espérait s’enfuir sur le continent.

Il fut traîné, amaigri, non rasé, ettremblant, hors d’un champ de haricots où il avait cherché un abri,et conduit à Ringwood, dans le Hampshire.

Des rumeurs étranges nous parvinrent au sujetde son attitude, rumeurs que nous connûmes par les grossièresplaisanteries de nos gardiens.

Certains dirent qu’il s’était traîné auxgenoux des rustres qui l’avaient pris.

D’après d’autres, il avait écrit au Roi, enlui offrant de faire tout et même de jeter par-dessus bord la causeprotestante, afin de sauver sa tête de l’échafaud[4].

Nous rîmes alors de ces histoires, en lestraitant d’inventions de nos ennemis.

En outre, il paraissait impossible qu’en untemps où les partisans lui montraient un attachement si ferme et siloyal, lui qui les avait conduit et sur qui étaient fixés les yeuxde tous, montrât moins de courage que n’en témoigne le moindrepetit tambour qui marche à pas menus en tète de son régiment sur lechamp de bataille.

Hélas, le temps nous prouva que ceshistoires-là étaient vraies, et qu’il n’y avait aucun abîmed’infamie où ce malheureux fût prêt à descendre dans l’espoir deprolonger de quelques années une vie qui avait été une malédictionpour un si grand nombre de ceux qui l’avaient suivi.

Aucune nouvelle bonne ou mauvaise au sujet deSaxon ne vint m’encourager à espérer qu’il avait trouvé un endroitoù se mettre en sûreté.

Ruben était toujours confiné au lit par sablessure ; il recevait les soins et la protection du MajorOgilvy.

Ce bon gentleman vint me voir plus d’une foiset s’efforça d’améliorer ma situation, jusqu’au jour où je lui fisentendre combien il m’était pénible de me voir traiter autrementque les braves garçons avec qui j’avais partagé les périls de lacampagne.

Il me fit la grande faveur d’écrire à monpère, pour l’informer que je me portais bien et que je n’étaispoint en danger imminent.

En réponse à cette lettre, je reçus duvieillard une énergique et chrétienne recommandation d’avoir boncourage, avec de nombreuses citations empruntées à un sermon sur lapatience, par le Révérend Josiah Seaton, de Petersfield.

Ma mère, disait-il, était profondément désoléede ma situation, mais soutenue par sa confiance dans les décrets dela Providence.

Il joignait à cette lettre un chèque au nom duMajor Ogilvy, en le chargeant d’en faire l’usage que jedésirais.

Cette somme, jointe au petit pécule que mamère avait cousu dans mon collet, me fut d’une utilitéincomparable, car la fièvre des prisons avait éclaté parmi nous, etje me trouvai en mesure de procurer aux malades les aliments quileur convenaient, ainsi que de payer les services des médecins, sibien que l’épidémie fut tuée dans le germe avant d’avoir pu serépandre.

Dans les premiers jours d’août, nous fûmesconduits de Bridgewater à Taunton, et jetés avec des centainesd’autres dans le même magasin à laines où notre régiment avait étélogé au commencement de la campagne.

Nous gagnâmes peu au change.

Toutefois nous nous aperçûmes que nos nouveauxgardiens étaient, en quelque sorte, plus rassasiés de cruauté queles premiers et que, dès lors, ils étaient moins exigeants enversleurs prisonniers.

Non seulement on permettait de temps à autre ànos amis de nous rendre visite, mais encore nous pouvions nousprocurer des livres et des journaux, grâce à un petit cadeau faitau sergent de service.

Nous fûmes donc en état de passer notre tempsdans un confortable relatif, pendant la durée d’un mois et plus quis’écoula avant notre jugement.

Un soir, comme j’étais adossé au mur, l’espritvague, les yeux fixés sur une mince tranche de ciel qui se montraitpar l’étroite fenêtre, j’en vins à me croire revenu dans lesprairies d’Havant, quand il arriva à mon oreille une voix qui meramena en effet à mon foyer du Hampshire.

Ce timbre grave, rauque, qui parfois s’élevaità un grondement coléreux, ne pouvait appartenir qu’à un homme, àmon vieil ami le marin.

Je m’approchai de la porte d’où venait levacarme, et tous les doutes disparurent dès que j’entendis lespropos échangés :

– Allez vous me laisser passer, oui ounon ? criait-il. Permettez-moi de vous dire que j’ai ralentima marche quand des gens qui valaient mieux que vous m’ont prié decouvrir de voiles les huniers. Je vous dis que j’ai le permis del’amiral, et je n’entends pas les carguer pour un petit bout depeint en rouge. Ainsi donc tirez-vous à travers mon aussière. Sansquoi je pourrais bien vous couler.

– Nous ne connaissons point d’amiraux ici, ditle sergent de garde. L’heure de la visite aux prisonniers estpassée pour aujourd’hui, et si vous ne retirez pas d’ici votredisgracieuse personne, je vais faire essayer à votre dos le poidsde ma hallebarde.

– J’ai reçu des coups et je les ai rendusavant qu’on ait jamais pensé à vous, torchon de terrien, hurla levieux Salomon. Je me suis trouvé vergue contre vergue avec Ruyterquand vous appreniez encore à téter, mais tout vieux que je suis,je tiens à vous faire savoir que je ne suis pas encore mis aurebut, et que je suis encore capable d’échanger des bordées avecn’importe quel brigand de homard à queue rouge qui aura jamais étépendu à l’estrapade pour recevoir dans le des l’empreinte desdiamants du Roi. Je n’ai qu’à naviguer en arrière et à faire unsignal au Major Ogilvy pour lui apprendre de quelle façon j’ai reçula bienvenue, il vous rendra la peau encore plus rouge que ne l’aété votre habit.

– Le Major Ogilvy ! s’écria le sergentplus respectueux. Si vous aviez dit que votre permission étaitsignée du Major Ogilvy, cela se serait passé autrement, mais vousvous êtes mis à raconter des histoires d’amiraux, de commodores, etDieu sait quels autres propos d’outre-mer.

– C’est honteux pour vos parents, de vousavoir si mal appris à connaître l’anglais du Roi, grommela Salomon.à vrai dire, l’ami, c’est pour moi un sujet d’étonnement quand jevois que des gens de mer sont en état d’en remontrer aux terriensen matière d’argot. Car sur les sept cents hommes du navire leWorcester, le même qui coula à pic dans la baie de Funchal, il n’yen avait pas un, même parmi les mousses qui servent les canons, quine comprit tout ce que je disais, tandis qu’à terre, il y a plusd’un benêt comme toi, qui pourrait aussi bien être Portugais,d’après le peu d’anglais qu’il sait et qui me regarde du même airqu’un cochon pendant un ouragan, rien que pour lui avoir demandéquelle est sa position, ou combien de fois la cloche a sonné.

– Qui voulez-vous voir ? demanda lesergent, d’un ton bourru. Vous avez une langue diablementlongue.

– Oui, et assez rude encore, quand j’aiaffaire à des imbéciles, riposta le marin. Mon garçon, si je vousavais dans mon quart pour une croisière de trois ans, je feraistout de même un homme de vous.

– Laissez passer le vieux, cria le sergentfurieux.

Et le marin entra, faisant sonner sa jambe debois, sa figure bronzée toute contractée, toute bouleversée, tantpar l’effet du plaisir que lui donnait sa victoire sur le sergent,que par celui d’une grosse chique qu’il avait l’habitude de fourrersous sa joue.

Ayant jeté les yeux autour de lui sans mevoir, il porta ses mains à sa bouche et lança mon nom d’une voixretentissante, en l’accompagnant d’une série de ohé ! quirésonnèrent dans tout l’édifice.

– Me voici, Salomon, dis-je en le touchant àl’épaule.

– Dieu vous bénisse, mon garçon, Dieu vousbénisse. Je n’arrivais pas à vous voir, car mon œil de tribord estaussi brouillé que l’air autour des bancs de Terre-Neuve. SueWilliam y a lancé un pot d’un quart, à l’auberge du Tigre, il yaura bientôt trente ans. Comment allez-vous ? En bon étatpartout, dessous et dessus ?

– Tout va aussi bien que possible,répondis-je. Je n’ai guère sujet de me plaindre.

– Vous n’avez pas reçu de boulet dans lesmanœuvres fixes ? Pas d’agrès de cassé. Pas de trous entre lebord et la ligne d’eau ? Vous n’avez pas été réduit à l’étatde ponton, pas été pris d’enfilade, pas subi d’abordage ?

– Rien de tout cela, dis-je en riant.

– Sur ma foi, vous êtes plus maigre que jadis,et vous avez vieilli de dix ans en deux mois. Vous êtes parti envaisseau de ligne aussi pimpant, aussi coquet qui ait jamais obéi àla barre, et maintenant vous avez l’air de ce même vaisseau, aprèsque la bataille et la tempête ont usé le brillant vernis de sesflancs, et ont jeté à bas les pennons de la pomme de son grand mât.Mais je n’en suis pas moins content de vous voir en bon état dansla voilure et la membrure.

– J’ai été témoin de spectacles bien capablesde faire vieillir un homme de dix ans.

– Oui, oui, répondit-il avec un grognementcaverneux, en agitant la tête de droite et de gauche. C’est unebien maudite affaire. Et pourtant, si fâcheuse que soit la tempête,le calme reviendra toujours par la suite, pourvu que vous arriviezà la traverser avec votre ancre profondément plantée dans laProvidence. Ah ! mon garçon, voilà un fond qui tientbien ! Mais si je vous connais, mon garçon, vous souffrez plusà cause de ces pauvres diables qui vous entourent que pourvous-même.

– En effet c’est bien cruel de les voirsouffrir avec tant de patience et sans jamais se plaindre,répondis-je, et cela pour un homme pareil.

– Ah ! Oui, cet être au foie de poulet,grogna le marin en grinçant des dents.

– Comment vont ma mère et mon père,demandai-je, et comment êtes-vous venu si loin de chezvous ?

– Ah ! j’aurais fini par être jeté à lacôte sur mes moignons d’os si j’avais attendu plus longtemps à monamarrage. Donc, j’ai coupé mon câble, et après avoir fait unepointe au nord, jusqu’à Salisbury, j’ai couru sous une bonnebrise.

Votre père s’est fait une figure impassible,et il s’occupe de son métier comme à l’ordinaire, bien qu’il soitfortement tracassé par les juges de paix.

Ils l’ont fait venir deux fois à Winchesterpour l’interroger, mais ils ont trouvé ses papiers en règle et onn’a rien pu trouver à sa charge.

Votre mère, la pauvre créature, n’a guère leloisir de bouder ou de s’essuyer les yeux, car elle a un telsentiment du devoir que quand même le vaisseau serait en train decouler sous ses pieds, je parie un galion d’argenterie contre unemandarine, qu’elle resterait tranquillement dans la cambuse àéplucher des renoncules ou à rouler de la pâtisserie.

Ils ont donné dans la prière, comme d’autress’adonneraient au rhum, et ils s’en réchauffent le cœur quandsouffle la bise glaciale du malheur.

Ils ont été enchantés de voir que je partaispour vous trouver et je leur ai donné ma parole de marin que jevous tirerais des fers d’une façon ou d’autre si la chose étaitfaisable.

– Me faire sortir, Salomon ? dis-je. Ilne saurait en être question. Comment pourriez-vous me fairesortir ?

– Il y a plus d’une façon, répondit-il, enbaissant la voix pour continuer tout bas, et hochant sa tête grisede l’air d’un homme qui parle d’un projet qui lui à coûté bien dutemps, bien des réflexions : il y a l’écoutillage.

– L’écoutillage !

– Oui, mon garçon. Quand j’étaisquartier-maître sur la galère la Providence, pendant laseconde guerre de Hollande, nous nous trouvâmes pris entre la côteà bâbord et l’escadre de Ruyter, de sorte qu’après nous être battusjusqu’à ce que tout notre gréement fût emporté, et que le sangcoulât à flots par nos dalots, nous fûmes pris à l’abordage etenvoyés comme prisonniers au Texel.

On nous entassa les fers aux pieds dans lacale, parmi les flaques d’eau puante et les rats.

Les écoutilles étaient clouées et gardées pardes hommes, mais malgré cela ils ne réussirent pas à nous garder,car les fers allèrent à la dérive, et Will Adams, le compagnoncharpentier perça, un trou dans les coutures du bordage, si bienque le navire faillit couler, et dans la confusion, nous tombâmessur l’équipage de la prise, et nous servant de nos chaînes commed’assommoirs, nous redevînmes les maîtres du navire.

Mais vous souriez, comme s’il y avait peud’espoir de faire réussir un plan de ce genre.

– Si ce magasin à laines était la galère laProvidence, et que le territoire de Taunton fût la Baie deBiscaye, on pourrait essayer, dis-je.

– En effet je me suis écarté de la passe,répondit-il en fronçant le sourcil, mais il y a pourtant un autremoyen parfait, auquel j’ai songé, et qui consiste à faire sauter lebâtiment.

– Le faire sauter ! m’écriai-je.

– Oui, une couple de barils et une mèche àcombustion lente feraient l’affaire, par une nuit bien noire. Alorsque seraient ces murs qui nous enferment maintenant ?

– Et où seraient les gens qui s’y trouvent ence moment. Est-ce qu’ils ne sauteraient pas en mêmetemps ?

– Que le diable m’emporte ! J’avaisoublié cela ! s’écria Salomon. Non, je préfère m’en rapporterà vous. Qu’avez-vous à proposer ?

Vous n’avez qu’à donner vos ordres demarche.

Alors, avec ou sans navire compagnon, vousverrez que je suis capable de gouverner d’après eux aussi longtempsque cette vieille carcasse sera en état d’obéir à la barre.

– Alors, mon cher vieil ami, dis-je, mon avisest que vous laissiez les choses suivre leur cours et que vousretourniez à Havant, chargé de mes recommandations pour ceux qui meconnaissent, pour leur dire qu’ils soient courageux et qu’ilsespèrent pour le mieux.

– Ni vous ni aucun autre ne pouvez rien fairepour moi maintenant, car j’ai décidé d’unir mon sort à celui de cespauvres gens, et si je pouvais les quitter, je ne le feraispas.

Faites tout votre possible pour réconforter mamère et rappelez-moi à Zacharie Palmer.

Votre visite a été une joie pour moi, et votreretour en sera une pour eux.

Vous ne sauriez m’être plus utile qu’enrestant là-bas.

– Qu’on me noie, si j’aime à partir sans avoirfrappé mon coup ! grommela-t-il. Et pourtant si vous le voulezainsi, il n’y a plus à en parler.

Dites-moi, mon garçon, est-ce que ce granddiable aux épars minces, aux flancs plats, qui avait l’air d’unhareng vidé, vous aurait trahi ?

S’il en était ainsi, par l’Éternel, tout vieuxque je suis, ma lame fera connaissance avec la rapière interminablequi pend à sa ceinture.

Je sais où il s’est retiré, où il s’estamarré, bien confortablement comme un bon marin, pour attendre leretour de la marée.

– Comment, Saxon ? m’écriai-je. Est-ceque vraiment vous sauriez où il est ? Au nom de Dieu, parlezbas, car il y aurait un grade et cinq cents bonnes livres à gagnerpour le premier venu de ces soldats qui mettrait la main surlui.

– Il est peu probable qu’ils y réussissent,dit Salomon. Sur mon trajet pour venir ici, j’ai fait relâche dansun endroit nommé Bruton, où il se trouve une auberge qui peutsoutenir la comparaison avec la plupart, et le patron est unegaillarde qui a la langue bien pendue et de la gaieté dans lesyeux.

J’étais en train de boire un verre d’aleépicée, comme c’est mon habitude au sixième coup de cloche du quartdu milieu, quand j’aperçus un grand efflanqué de charretier quichargeait des barils de bière sur une charrette, dans la cour.

En y regardant de plus près, il me parut quej’avais déjà vu ce nez, qui ressemble au bec d’un faucon, ces yeuxpétillants, avec les paupières seulement à moitié levées, maislorsque je l’eus entendu jurer tout seul en bon hollandais deHollande, alors sa figure de proue me revint tout de suite àl’esprit.»

J’allai faire un tour dans la cour et letouchai à l’épaule !

Mordieu ! mon garçon, il vous auraitfallu voir comme il fit un bond en arrière, en crachant et menaçantcomme un chat sauvage, tous ses cheveux hérissés sur sa tête.

Il tira prestement un couteau de dessous songrand manteau, car sans doute il croyait que j’allais gagner larécompense en le livrant aux habits rouges.

Je lui dis que son secret était en sûreté avecmoi et je lui demandai s’il savait que vous étiez prisonnier.

Il me répondit qu’il le savait et qu’ilprenait sur lui de faire qu’il ne vous arrivât rien de fâcheux, etpourtant, à vrai dire il me semblait qu’il avait assez de besogne àarranger sa voilure sans se mêler de piloter un autre.

Mais je le quittai là et c’est la que je leretrouverai s’il s’est mal conduit envers vous.

– Eh bien, dis-je, je suis tout à fait contentqu’il ait trouvé ce refuge.

Nous nous sommes séparés à propos d’unedifférence d’opinion, mais je n’ai aucun motif de me plaindre delui. Il m’a témoigné de la bonté et même de l’amitié de bien desmanières.

– Il est aussi rusé qu’un employé ducomptable, fit Salomon. J’ai vu Ruben Lockarby, qui vous envoie sonaffection. Il est encore retenu sur sa couchette par sa blessure,mais il est bien traité.

Le major Ogilvy me dit qu’il a si bien parlépour lui qu’il a toutes les chances possibles d’obtenir sonacquittement, d’autant plus sûrement qu’il n’était pas présent à labataille.

Vous auriez, à son avis, de plus grandeschances d’être amnistié si vous aviez combattu moins vaillamment,mais vous vous êtes signalé comme un homme dangereux, surtout parceque vous vous êtes concilié l’affection de bien des gens du petitpeuple parmi les rebelles.

Le bon vieux marin resta avec moi jusqu’à uneheure avancée de la nuit, à écouter le récit de mes aventures, et àme conter à son tour les naïfs commérages du village, quiintéressent le voyageur lointain plus que ne saurait le faire lanaissance et la chute des empires.

Avant de me quitter, il tira de sa bourse unegrosse poignée de pièces d’argent et fit un tour parmi lesprisonniers, s’informant de leurs besoins et faisant de son mieuxpour les consoler dans son rude langage d’homme de mer.

Il leur distribua aussi des pièces de monnaiepour atténuer leurs ennuis.

Il y a dans la bienveillance du regard et dansl’honnête expression de la figure un langage que tous les hommespeuvent comprendre, et bien que les propos du marin eussent pu êtretenus en grec, pour ce qui en était intelligible aux paysans duComté de Somerset, ils se groupèrent autour de lui au moment de sondépart et appelèrent sur sa tête la bénédiction du ciel.

Il me sembla qu’avec lui une bouffée d’air purde l’Océan avait pénétré dans notre prison à l’atmosphère confinéeet malsaine et nous la rendait plus douce et plus salubre.

Vers la fin d’août, les juges partirent deLondres pour cette tournée de crimes qui anéantit les existences etles foyers de tant d’hommes, et qui a laissé dans les comtés, oùils passèrent, un souvenir qui ne s’éteindra pas tant qu’un pèrepourra parler à un fils.

Nous apprenions leurs actes jour par jour, carles gardiens se faisaient un plaisir de les rapporter en détail, enles accompagnant de propos grossiers et orduriers, afin de nousbien montrer ce qui nous attendait et pour ne nous rien laisserperdre de ce qu’ils appelaient les charmes de l’attente.

À Winchester, la vénérable et si honorée ladyAlice Lisle fut condamnée par le grand juge Jeffreys à être brûléevive et il fallut tous les efforts, toutes les prières de ses amis,pour obtenir à grand’ peine, qu’il lui accordât la misérable faveurde mourir sous la hache et non sur le bûcher.

Sa belle tête fut séparée de son corps aumilieu des gémissements et des cris de la foule rassemblée sur laplace du marché de la ville.

À Dorchester, on massacra en masse.

Trois cents personnes furent condamnées àmort, soixante-quatorze furent exécutées.

Enfin les squires, les plus connus comme deloyaux tories, en vinrent à se plaindre de ce qu’on rencontraitpartout des cadavres pendus.

De là les juges se rendirent à Exeter, puis àTaunton, où ils arrivèrent dans la première semaine de septembre,plus semblables à des bêtes furieuses et affamées, qui ont goûté dusang et ne peuvent plus apaiser leur soif d’égorgements, qu’à deshommes animés d’un esprit de justice, instruits par l’expérience àdistinguer entre les différents degrés de culpabilité, ou àreconnaître l’innocent et à le protéger contre l’injustice.

Ils avaient un beau champ pour exercer leurcruauté, car à Taunton seulement se trouvaient un millierd’infortunés prisonniers, parmi lesquels un grand nombre étaient siinhabiles à exprimer leurs pensées, si empêtrés dans l’étrangedialecte, qu’ils parlaient, qu’il aurait été tout aussi avantageuxd’être nés muets, tant ils avaient peu de chance de fairecomprendre, soit aux juges, soit aux avocats, les excuses qu’ilsdésiraient présenter.

Le Lord Président de la Cour fit son entrée unlundi soir.

Je le vis passer, étant à une des fenêtres dela pièce, où l’on nous enfermait.

En tête du cortège venaient les dragons avecleurs étendards et leurs timbales, puis les hommes armés de leurshallebardes, et après eux une longue file de voitures,qu’occupaient les hauts dignitaires de l’ordre judiciaire.

Enfin, traîné par six juments flamandes à salongue queue, parut un grand carrosse découvert, richement ornéd’or massif, et dans lequel se prélassait, sur des coussins develours, le juge infâme drapé d’un manteau de peluche cramoisie, latête coiffée d’une grosse perruque blanche, si longue qu’elleretombait jusque sur ses épaules.

On disait qu’il s’habillait d’écarlate, afinde jeter la terreur dans le cœur du peuple, et que ses sallesétaient tendues de la même couleur pour cette raison-là.

Quant à lui, il a été d’usage, depuis que sascélératesse en est venue à être connue de tous, de le dépeindrecomme un homme, dont l’expression et les traits étaient aussihideux que l’âme qu’ils cachaient.

En réalité, il en était tout autrement.

Au contraire, cet homme-là, au temps de sajeunesse, avait dû être remarquable par son extrêmebeauté.[5]

Il n’était pas très âgé, il est vrai, s’iln’est question que de son âge, lorsque je le vis, mais la débaucheet la bassesse de ses mœurs avaient marqué leur empreinte sur safigure sans cependant détruire entièrement la régularité et labeauté de ses traits.

Il était brun, d’un teint qui tenait del’Espagnol plutôt que de l’Anglais, avec des yeux noirs, et la peauolivâtre.

Il avait un air hautain et noble, mais soncaractère s’enflammait si aisément que la moindre contradiction lemoindre tracas le faisaient délirer comme un fou, les yeux allumés,l’écume à la bouche.

Moi-même, je l’ai vu les lèvres écumantes, lafigure bouleversée par la fureur, semblable à un homme atteint duhaut mal.

Cependant il n’était guère plus maître de sesautres émotions, car, à ce que j’ai oui dire, il fallait fort peude chose pour qu’il se mît à sangloter, à pleurer, surtout quand ilavait reçu de ses supérieurs quelque marque de dédain.

À mon avis, c’était un homme qui possédait degrandes facultés soit pour le bien, soit pour le mal, mais qui, enflattant ses tendances naturelles en ce qu’elles avaient deténébreux, et négligeant l’autre côté, s’était rapproché, autantque la chose est possible, de la nature diabolique.

Il fallait, en vérité, un gouvernement bienmauvais pour qu’un misérable aussi vil, aussi insolent fût choisipour tenir les balances de la justice.

Comme il passait, un gentleman tory, quichevauchait à côté de sa voiture, attira son attention sur lesfigures des prisonniers, qui le regardaient.

Il leva les yeux de leur côté, en montrant sesdents blanches dans un ricanement de méchanceté. Puis il s’enfonçadans ses coussins.

Je remarquai que pas un seul chapeau ne seleva dans la foule sur son passage et que les rudes soldatseux-mêmes semblaient éprouver à sa vue un sentiment mélangé defrayeur et de dégoût, ainsi qu’un lion regarderait un vampireaffreux, suceur de sang, qui se serait abattu sur la proie qu’ilaurait lui-même jetée à terre.

IX – Le Diable en perruque et enrobe.

L’œuvre de carnage commença sans retard.

Cette nuit même, le grand gibet fut dressédevant l’Hôtellerie du Blanc Cerf.

Pendant des heures, nous pûmes entendre lescoups des maillets, les scies coupant les poutres, en même tempsque l’obscène concert de la suite du Président, qui sedivertissaient bruyamment avec les officiers du régiment de Tanger,dans la salle qui donnait sur la rue et avait vue sur le gibet.

Du côté des prisonniers, la nuit se passa enprière et en méditation, les hommes au cœur énergique raffermissantleurs frères plus faibles, les exhortant à se montrer virils, àmarcher à la mort d’une manière qui servirait d’exemple dans lemonde entier aux vrais protestants.

Les Puritains, qui étaient ecclésiastiques,avaient été, pour la plupart, pendus séance tenante, après labataille, mais il en était resté un petit nombre pour soutenir lecourage de leur troupeau et lui montrer comment on marche ausupplice.

Jamais je ne vis rien d’aussi admirable que lafermeté calme et l’entrain avec lesquels ces pauvres paysansenvisageaient leur destin.

Leur bravoure sur le champ de bataille n’étaitrien auprès de celle qu’ils montrèrent dans l’abattoir légal.

Ce fut ainsi, parmi les prières dites à voixbasse et les appels à la miséricorde divine, de ces voix quin’avaient jamais encore imploré la pitié humaine, que se leva lematin, le dernier matin, que beaucoup d’entre nous avaient à passersur la terre.

L’audience aurait dû s’ouvrir à neuf heures,mais mylord le Président était indisposé pour avoir prolongé laveillée en compagnie du colonel Kirke.

Il était près de onze heures quand lestrompettes et les crieurs annoncèrent qu’il avait pris place.

Les prisonniers furent appelés par leurs noms,l’un après l’autre, les plus marquants les premiers.

Ils nous quittèrent avec des poignées demains, des bénédictions, mais nous ne les revîmes plus, nous ne lesentendîmes plus.

Seulement un bruyant roulement de timbaless’entendait de temps à autre.

Il avait pour but, à ce que nos gardiens nousdirent, de couvrir les dernières paroles que les victimespourraient prononcer et qui porteraient leur fruit dans l’âme desauditeurs.

Le défilé des martyrs, qui marchaient d’un pasferme, le sourire aux lèvres à leur destin, dura pendant toutecette longue journée d’automne, si bien qu’enfin les grossierssoldats de garde furent réduits à un silencieux respect devant uncourage qu’ils ne pouvaient s’empêcher de reconnaître comme plusélevé et plus noble que le leur.

On peut qualifier de débats la façon dontfurent traités ces héros, et c’étaient en effet des débats, maisnon dans le sens que nous autres Anglais donnons à ce mot.

Cela ne consistait qu’à être amené devant lejuge et insulté avant d’être traîné au gibet.

La salle du tribunal était la voie seméed’épines qui aboutissait à l’échafaud.

À quoi bon présenter un témoin qu’on faisaittaire par des clameurs, par des jurons, par les menaces duPrésident qui braillait, jurait au point que les bourgeoisépouvantés de Fore Street pouvaient l’entendre ?

J’ai ouï dire par des personnes qui setrouvaient là en ce jour qu’il tint des propos dignes d’un possédédu démon, que ses yeux noirs étincelaient d’un éclat qui n’avaientpresque rien d’humain.

Le jury s’effaçait devant lui comme devant unecréature venimeuse, lorsqu’il tournait sur lui son regardfuneste.

Parfois, à ce qu’on m’a rapporté, sa sévéritéfaisait place à une gaieté plus terrible encore. Il se renversaitsur son siège de magistrat en riant au point que les larmescoulaient en sautillant sur son hermine.

Ce premier jour, près de cent personnes furentexécutées ou condamnées à mort.

Je m’étais attendu à être appelé l’un despremiers, et je l’aurais été sans doute sans les actives démarchesdu Major Ogilvy.

En fait, le second jour se passa sans qu’on sefût occupé de moi.

Le troisième et le quatrième jour, laboucherie se ralentit, non point que la pitié s’éveillât dans l’âmedu juge, mais parce que les grands propriétaires tories et lesprincipaux partisans du gouvernement avaient encore des entraillescompatissantes, que révoltait ce massacre de gens sans défense.

Sans l’influence que ces gentlemen exercèrentsur le juge, je suis convaincu que Jeffreys aurait pendu jusqu’audernier les onze cents prisonniers enfermés alors à Taunton.

Quoi qu’il en soit, deux cent cinquanted’entre eux furent sacrifiés à la soif de sang humain de ce monstremaudit.

Le huitième jour des assises, il ne restaitplus que cinquante de nous dans le magasin aux laines.

En effet, dans ces quelques derniers jours,les prisonniers avaient été jugés par fournées de dix, devingt.

Mais cette fois nous fûmes tous emmenés commeun troupeau, sous escorte, dans la salle d’audience.

On nous entassa à la barre en aussi grandnombre qu’il pouvait en tenir, pendant que les autres étaientparqués, comme les veaux au marché, dans le centre de la salle.

Le juge était vautré sur un siège élevé, avecun dais au-dessus de lui, les deux autres juges installés sur dessièges moins hauts, à ses deux côtés.

À droite, se trouvait le compartiment desjurés, douze personnes soigneusement triées, des tories de lavieille école, fermes partisans des doctrines de la non-résistanceet du droit divin des rois.

La Couronne avait pris les précautions lesplus minutieuses pour le choix de ces hommes.

Il n’y en avait pas un seul qui n’eût condamnéson propre père, sur le plus léger soupçon qu’il penchait vers lepresbytérianisme ou pour les Whigs.

Juste au-dessous du juge se trouvait unegrande table couverte de drap vert, et jonchée de papiers.

À la droite s’alignait la longue rangée deslégistes de la Couronne, gens farouches, aux mines de furets.

Chacun d’eux tenait une liasse de papiers,qu’ils flairaient de temps en temps.

On eût dit autant de mâtins cherchant la pistesur laquelle ils comptaient nous poursuivre jusqu’au bout.

De l’autre côté de la table était assis unseul homme, jeune, à figure fraîche, en perruque et en robe, avecdes manières nerveuses d’une prudence craintive.

C’était l’avocat, Maître Helstrop, que, danssa clémence, la Couronne avait consenti à nous accorder, de peurque quelqu’un n’eût la hardiesse de déclarer que nous n’avions pasété jugés dans les formes légales.

Le reste de la salle était occupé par lesserviteurs de la suite des juges, par les soldats de la garnison,qui se conduisaient là comme dans leur lieu habituel de flânerie etregardaient toute la cérémonie comme un genre de divertissement quine coûtait rien, qui riaient bruyamment aux grossiers sarcasmes,aux brutales plaisanteries de Sa Seigneurie.

Le clerc ayant bredouillé la formule légaled’après laquelle nous, les prisonniers à la barre, ayant secouétoute crainte de Dieu, nous nous étions assemblés illégalement,traîtreusement, et cetera, le Lord juge de paix déclara qu’ilprenait l’affaire en main, selon son habitude :

– J’espère que nous nous tirerons heureusementde ceci, dit-il brusquement, j’espère qu’un jugement ne tombera passur cet édifice. A-t-on jamais vu tant de scélératesse entasséedans une seule salle d’audience ? Vit-on jamais pareillecollection de faces criminelles ? Ah ! coquins, je voisune corde toute prête pour chacun, de vous. N’as-tu point peur dujugement ? N’as-tu point peur du feu d’enfer ? Vous, lebarbon, dans le coin, comment se fait-il que vous n’ayez pas eu envous assez de la grâce de Dieu pour vous empêcher de prendre lesarmes contre votre très gracieux et très affectueux souverain.

– J’ai suivi les conseils de ma conscience,mylord, dit le vénérable drapier de Wellington, auquel ils’adressait.

– Ha ! votre conscience ! hurlaJeffreys. Un prédicant qui a une conscience ! Où était-ellevotre conscience, il y a deux mois, scélérats, coquin ? Votreconscience ne vous servira guère, monsieur, quand vous danserez enl’air avec la corde au cou. A-t-on jamais vu pareillescélératesse ? A-t-on jamais entendu pareilleeffronterie ? Et vous, grand pendard de rebelle, n’aurez-vouspas assez de grâce pour tenir les yeux baissés ? Faut-il quevous osiez regarder la justice en face, comme si vous étiez unhonnête homme ! Est-ce que vous n’avez pas peur,monsieur ? Ne voyez-vous pas la mort qui vousattend ?

– Je l’ai déjà vue, mylord, et je n’en ai paspeur, répondis-je.

– Race de vipères ! cria-t-il en levantles mains. Le meilleur des pères, le plus bienveillant desrois ! Ayez soin que mes paroles soient transcrites sur leprocès-verbal, greffier ! Le plus indulgent des parents. Maisil faut ramener par le fouet à l’obéissance les enfantsindociles.

Et sur ces mots, il eut un ricanementféroce.

– Le roi épargnera tout nouveau souci sur cepoint à vos parents naturels. S’ils tenaient à vous conserver, ilsn’avaient qu’à vous élever dans de meilleurs principes. Coquins,nous allons être miséricordieux envers vous. – Oh !miséricordieux, miséricordieux ! Combien sont-ils ici,greffier ?

– Cinquante-un, mylord.

– Ô égout de vilenie ! Cinquante-uncoquins fieffés comme il n’y en eut jamais de traînés surclaie ! Oh ! quelle masse de corruption nous avonslà ! Qui défend les vilains ?

– Je défends les prisonniers, VotreSeigneurerie, répondit le jeune légiste.

– Maître Helstrop ! Maître Helstrop, criaJeffreys, agitant sa grande perruque au point d’en faire tomber lapoudre, vous êtes dans toutes ces sales affaires, Maître Helstrop.Vous pourriez bien vous trouver dans un cas fâcheux, MaîtreHelstrop. Parfois il me semble que je vous vois vous-même sur lasellette, Maître Helstrop. Il pourrait bien arriver que vous ayezaussi besoin d’un gentleman de robe longue, Maître Helstrop.Ah ! prenez garde, prenez garde.

– Je suis désigné par la couronne, VotreSeigneurie, dit le légiste d’une voix tremblante.

– Dois-je donc m’entendre répliquer !brailla Jeffreys, dont les yeux noirs s’allumèrent d’une ragedémoniaque Serais-je insulté dans mon propre tribunal ?Faudra-t-il que tout plaideur d’une pièce de cinq liards, parce quele hasard lui aura mis une perruque et une robe, vienne contredirele Lord juge et sauter à la figure de celui qui préside leTribunal ? Oh ! Maître Helstrop, je crains de vivre assezlongtemps pour vous voir arriver quelque malheur.

– J’implore le pardon de Votre Seigneurie,s’écria l’avocat au cœur défaillant, la figure aussi blanche que lepapier de sa nomination.

– Prenez garde à vos paroles et à vos actes,répondit Jeffreys d’un ton de menace. Faites en sorte de ne pasexagérer le zèle à défendre l’écume de la terre. Eh bien,maintenant, voyons. Qu’est-ce que ces cinquante-un bandits désirentdire pour leur défense ? Messieurs du jury, je vous prie deremarquer l’air de coupeurs de gorge qu’ont toutes ces figures. Ilest heureux que. le Colonel Kirke ait donné au tribunal une gardesuffisante, car avec eux ni la justice ni l’Église ne sont ensûreté.

– Quarante d’entre eux demandent à plaidercoupables sur l’accusation d’avoir pris les armes contre le Roi,répondit notre avocat.

– Ah ! hurla le juge, vit-on jamais uneimprudence aussi incomparable ? Vit-on jamais une effronterieaussi invétérée ? Coupables, disent-ils ? Ont-ils expriméleur repentir de cette faute contre le meilleur, le plus patientmonarque ! Écrivez ces mots sur le procès-verbal,greffier.

– Ils ont refusé d’exprimer du repentir, VotreSeigneurerie, répondit le conseiller de la défense.

– Oh ! les parricides ! lesimpudents coquins ! cria le juge. Mettez ensemble cesquarante-là de ce côté-ci de l’enceinte. Oh ! messieurs,avez-vous jamais vu une pareille concentration de vice !Regardez comment la bassesse, la scélératesse peuvent se dresser,la tête haute. Oh. ! monstres endurcis ! Mais les onzeautres ! Peuvent-ils donc espérer que nous ajouterons foi à cemensonge transparent ? à cette ruse palpable ?Pourront-ils le faire avaler à la Cour ?

– Mylord, leurs moyens de défense n’ont pasencore été formulés, balbutia Maître Helstrop.

– Je suis capable de flairer un mensonge avantqu’il ne soit exprimé, gronda le juge. Je suis capable de le lireaussi vite que vous de le concevoir. Allons ! Allons ! letemps de la Cour est précieux. Proposez des moyens de défense ouasseyez-vous et qu’on prononce la sentence.

– Ces hommes, Mylord, dit le défenseur, quitremblait au point que le parchemin se froissait avec bruit sous samain, ces onze hommes, mylord…

– Onze diables, mylord, interrompitJeffreys.

– Ce sont des paysans innocents, mylord, etqui aiment Dieu et le Roi. Ils ne se sont mêlés en aucune façondans cette récente affaire. Ils ont été traînés hors de leurmaison, mylord, non point parce qu’on les soupçonnait, mais parcequ’ils étaient hors d’état de satisfaire la rapacité de certainssimples soldats qui, déçus dans leur espoir de butin…

– Oh ! honte ! honte ! criaJeffreys d’une voix tonnante, trois fois honte ! MaîtreHelstrop, ne vous suffit-il pas de soutenir des rebelles, etfaut-il encore que vous sortiez de votre sujet pour calomnier lestroupes du Roi ? Où en vient le monde ? En un mot,qu’allèguent ces coquins pour leur défense ?

– Un alibi, Votre Seigneurerie !

– Ha ! L’argument connu de tous lesgredins. Ont-ils des témoins ?

– Nous avons ici une liste de quarantetémoins, Votre Seigneurerie. Ils attendent en bas. Beaucoup d’entreeux ont fait un long trajet, se sont exposés à bien de la peine, àdes ennuis.

– Que sont-ils ? Qui sont-ils ? criaJeffreys.

– Ce sont des gens de la campagne, VotreSeigneurerie, des cultivateurs, des fermiers, les voisins de cespauvres gens, qu’ils connaissaient bien, et qui peuvent parler dece qu’ils ont fait.

– Des cultivateurs, des fermiers, cria le jugeà tue-tête, mais alors ils appartiennent à la même classe que ceshommes-là. Voudriez-vous que nous acceptions le serment de cesgens-là, qui sont eux-mêmes des Whigs, des Presbytériens, desprêcheurs, des camarades de taverne de ceux que nous sommes entrain de juger ? Je parie qu’ils ont concerté cela à loisirtout en buvant leur bière. À loisir, à loisir, les coquins.

– Ne voulez-vous pas entendre les témoins,Votre Seigneurie ? s’écria notre avocat, rappelé à un faiblesentiment d’énergie par cet outrage.

– Pas un mot d’eux, monsieur, dit Jeffreys. Jeme demande si mon devoir envers le Roi, mon bon maître, – écrivez« bon maître » greffier, – ne m’autorise pas à faireasseoir tous vos témoins sur la sellette comme complices etfauteurs de trahison.

– S’il plaît à Votre Seigneurie, cria un desprisonniers, j’ai pour témoins M. Johnson, du Bas Stowey, quiest un bon Tory, et aussi M. Shepperton le clergyman.

– Il n’en est que plus honteux pour eux de semontrer dans une cause pareille, riposta Jeffreys. Que devons-nousdire, gentlemen du jury, en voyant la noblesse de campagne et leclergé de l’Église Établie soutenir de cette manière la trahison etla rébellion ? Assurément c’est le dernier jour qui approche.Vous êtes un Whig des plus mal intentionnés, des plus dangereux,pour les avoir entraînés si loin de leur devoir.

– Mais écoutez-moi, Mylord, s’écria un desprisonniers.

– Vous écouter, veau mugissant ! cria lejuge. Nous n’avons pas autre chose à entendre. Vous figurez-vousque vous êtes revenu à votre conciliabule, pour oser élever ainsila voix. Vous entendre ! Parbleu ! Nous vous écouteronsdu bout d’une corde avant peu de jours.

– Nous avons peine à croire, dit un desconseillers de la Couronne, en se dressant soudain, avec un grandbruit de papiers froissés, nous avons peine à croire qu’il soitnécessaire pour la Couronne de préciser aucun cas. Nous avons déjàentendu bien des fois toute l’histoire de cette damnable, de cetteexécrable entreprise. Les hommes, qui comparaissent devant VotreSeigneurie, se sont, pour la plupart, reconnus coupables, et parmiceux qui s’obstinent, il n’y en a pas un qui ait pu nous donnerquelque sujet de le croire innocent de l’horrible crime dont il estaccusé. En conséquence les gentlemen de la robe longue sontd’accord pour déclarer que le jury peut être requis tout de suitede prononcer un seul verdict sur la totalité des accusés.

– Et c’est… demanda Jeffreys, en se tournantvers le chef des jurés pour l’interroger du regard.

– Coupable, Votre Seigneurie, dit celui-ci, enricanant, pendant que les jurés ses confrères hochaient la tête etéchangeaient des rires.

– Naturellement, naturellement !Coupables comme Judas Iscariote, cria le juge, en regardant d’unair triomphant la foule des paysans et bourgeois qui se trouvaitdevant lui. Faites-les avancer un peu, huissiers, afin que jepuisse les considérer plus avantageusement. Oh ! lesrusés ! N’est-ce pas que vous voilà pris ! N’est-ce pasque vous êtes cernés ? Où pouvez-vous fuir maintenant ?Ne voyez-vous pas l’enfer s’ouvrir à vos pieds ? Eh !n’est-ce pas que vous avez peur ? Oh ! elle sera courte,courte, votre confession.

On eût dit que le diable en personne étaitentré en cet homme, car tout en parlant, il se tordait d’un rireinfernal et tapotait le coussin rouge qui était devant lui.

Je promenai un regard sur mes compagnons, maisil semblait que leurs figures eussent été taillées dans lemarbre.

S’il avait compté voir un œil se mouiller, unelèvre trembler, cette satisfaction lui était refusée.

– Si j’étais libre d’agir, dit-il, pas un devous n’échapperait à la corde. Oui, et si j’étais libre d’agir,certains dont l’estomac est trop délicat pour cette besogne et quiprétendent servir le Roi du bout des lèvres, tout en intercédantpour ses pires ennemis, auraient eux-mêmes de quoi garder unsouvenir des assises de Taunton. Oh ! les plus ingrats desrebelles ! N’avez-vous pas entendu comme quoi votre trèstendre et très miséricordieux monarque, le meilleur des hommes(greffier ; mettez cela par écrit) cédant à l’intercession dece grand et charitable homme d’état, Lord Sunderland, (greffier,écrivez cela) a pitié de vous. Cela ne vous a-t-il pasamollis ? Cela ne vous a-t-il pas inspiré l’horreur devous-mêmes ? Je le déclare, quand j’y songe…

… Et sur ces mots, la respiration lui manquatout à coup.

Il éclata en sanglots, les larmes ruisselèrentsur ses joues…

– … Quand j’y songe, à cette patiencechrétienne, à cette ineffable miséricorde, je me sens contraintd’évoquer en mon esprit ce Grand Juge devant lequel nous tous, etmême moi, nous aurons un jour à rendre nos comptes. Faut-ilrecommencer greffier, ou bien est-ce déjà écrit ?

– C’est écrit, Votre Seigneurie.

– Alors écrivez en marge :« sanglots. » Il est bon que le Roi soit instruit denotre opinion en pareille matière. Sachez donc, vous les rebellesles plus perfides et les plus dénaturés, que ce bon père, que vousavez repoussé du talon, est venu s’interposer entre vous et leslois offensées par vous. Sur son ordre, j’écarte de vous lechâtiment que vous avez mérité. Si vraiment vous êtes capables deprier, si vos conciliabules mortels pour l’âme n’ont pas chassé devous toute grâce, tombez à genoux, et exprimez votre gratitude enapprenant de moi qu’il vous est accordé à tous un pardonentier.

Alors le juge se leva de son siège, comme s’ilallait descendre du tribunal, et nous échangeâmes des regardsstupéfaits sous l’impression de ce dénouement si inattendu duprocès.

Les soldats et les gens de loi ne furent pasmoins ébahis, pendant qu’un murmure de joie et d’approbation sefaisait entendre, parmi les quelques campagnards qui avaient eu lahardiesse de s’aventurer dans cette enceinte maudite.

– Toutefois, reprit Jeffreys, en se tournant,un malicieux sourire sur les lèvres, ce pardon est subordonné àcertaines conditions et réserves. Vous serez tous conduits d’ici àPoole, enchaînés, et vous y trouverez un navire qui vous attend.Vous serez enfermés avec d’autres dans la cale dudit navire ettransportés aux frais du Roi dans les Plantations, pour y êtrevendus comme esclaves. Puisse Dieu vous donner des maîtres quisachent faire un usage libéral du bâton et du cuir pour amollir vosesprits obstinés et vous porter à de meilleures pensées.

Il était de nouveau sur le point de seretirer, lorsqu’un des conseillers de la Couronne lui dit un mot àdemi-voix.

– Une bonne idée ! s’écria le juge.J’avais oublié. Ramenez les prisonniers, huissiers. Peut-être vousfigurez-vous que par les Plantations j’entends les possessions deSa Majesté en Amérique. Malheureusement il s’y trouve déjà trop degens de votre religion. Vous seriez tous au milieu d’amis qui vousencourageraient peut-être dans votre mauvaise voie et mettraientainsi votre salut en danger. Vous y envoyer, ce serait ajouter dubois au feu, tout en se flattant d’éteindre l’incendie. Ainsi donc,par les Plantations, j’entends les Barbades, où vous vous trouverezavec les autres esclaves, qui ont peut-être la peau plus noire quela vôtre, mais dont j’ose affirmer qu’ils ont l’âme plusblanche.

Le procès se termina sur ce speech final, etnous fûmes ramenés, à travers la foule qui emplissait les rues,dans la prison d’où nous avions été tirés.

Des deux côtés de la rue, sur notre passage,nous pûmes voir les membres de nos anciens compagnons se balançantau vent, et leurs têtes fichées sur des perches et des piques nousregardaient en ricanant.

Nul pays sauvage du cœur de la païenne Afriquene devait présenter un spectacle égalant en horreur celui de laville anglaise de Taunton, pendant qu’y régnèrent Jeffreys etKirke.

Il y avait de la mort dans l’air.

Les citadins allaient et venaient timides,silencieux, osant à peine s’habiller de noir en mémoire de ceuxqu’ils avaient aimés et perdus, de peur qu’on ne bâtit sur ce faitune accusation de trahison.

À peine étions-nous de retour dans le magasinaux laines qu’un sergent entra, accompagnant un homme long, àfigure pâle, aux dents saillantes, que son costume bleu clair, sesculottes de soie blanche, l’épée à pommeau d’or, les brillantesboucles de ses souliers, permettaient de ranger parmi ces raffinésde Londres que l’intérêt ou la curiosité avaient amenés sur lethéâtre de la rébellion. Il marchait à petits pas sur la pointe despieds comme un maître de danse français, en agitant son mouchoirparfumé devant son nez mince et proéminent, et respirait des selsaromatiques contenus dans un flacon bleu qu’il tenait de la maingauche.

– Par le Seigneur ! s’écria-t-il, mais lapuanteur de ces sales misérables est de force à vous couper larespiration ! Oui, parle Seigneur, qu’on m’arrache les organesvitaux si je me risquerais parmi eux à moins d’être, comme je lesuis, un véritable débauché d’enfer ! Y a-t-il quelque dangerd’attraper la fièvre des prisons, sergent ?

– Ils sont tous aussi sains que des carpes,Votre Honneur, dit le sous-officier, en portant la main à sonbonnet.

– Hé ! Hé ! s’écria le raffiné, avecun rire suraigu. Ce n’est pas souvent que vous recevez la visited’une personne de qualité, j’en suis sûr. C’est pour affaires,sergent, pour affaires. Auri sacra fames. Vous vousrappelez, sergent, ce que dit Virgilius Maro.

– Jamais entendu causer ce gentleman,monsieur, du moins à ma connaissance, dit le sergent.

– Hé ! Hé ! jamais entenducauser ? Hé ! Voilà qui aura du succès chez Slaughter,sergent. Voilà qui fera bien pouffer de rire chez Slaughter. Parmon âme ! Mais quand je lance une histoire, les gens seplaignent de ne pouvoir se faire servir, car les garçons rienttellement qu’on ne peut tirer d’eux aucun travail. Oh ! qu’onme saigne ! Mais voilà une troupe bien sale, bien profane.Faites approcher les mousquetaires, sergent, de peur qu’ils nesautent sur moi.

– Nous y veillerons, Votre-Honneur.

– Il m’est accordé une douzaine d’entre eux,et le capitaine Pogram m’a offert douze livres par tête. Mais il mefaut de solides coquins, solides, robustes, car le voyage en tuebeaucoup, sergent, et le climat les éprouve pareillement. Ah !en voici un qu’il me faut. Oui, c’est très vrai. Il est jeune. Il aen lui beaucoup de vie et beaucoup de force. Marquez-le à part,sergent. Marquez-le.

– Il se nomme Clarke, dit le soldat. Je l’aimarqué.

– Si celui-ci est le clerc, je désireraisavoir un prêtre pour faire la paire, s’écria le fat, en reniflantson flacon. Saisissez-vous la plaisanterie, sergent ?Hé ! Hé ! Votre lenteur d’esprit s’élève-t-elle à cettehauteur ? Qu’on me fasse tourner au rouge, si je ne me senspas en train. Et cet autre, là-bas, à la figure brune, vous pouvezle marquer aussi, et de même le jeune qui est à côté de lui.Marquez-le. Ah ! il agite la main de mon côté. Tenez ferme,sergent. Où sont mes sels. Qu’y a-t-il, l’homme ? Qu’ya-t-il ?

– S’il plaît à Votre Honneur, dit le jeunepaysan, s’il vous convient de me choisir pour faire partie d’unetroupe, j’espère que vous permettrez à mon père, que voici, devenir aussi avec nous.

– Peuh ! Peuh ! s’écria le fat, vousêtes déraisonnable, oui vraiment. A-t-on jamais ouï chosepareille ? L’honneur le défend. Comment oserai-je imposer unvieil homme à mon honnête ami, le capitaine Pogram. Fi !Fi ! qu’on me coupe en deux s’il ne dirait pas que je l’aifilouté ! Il y a là-bas un gaillard, un luron à tête rousse,sergent. Les nègres se figureront qu’il a pris feu. Ceux-là, avecces six solides rustres, compléteront ma douzaine.

– Vous avez vraiment le dessus du panier, ditle sergent.

– Oui, qu’on me noie si je n’ai pas le coupd’œil prompt en fait de chevaux, d’hommes et de femmes ! Jetrouverai en un instant ce qu’il y a de mieux dans une fournée.Douze fois douze, bien près de cent cinquante pièces, sergent, quin’auront coûté que quelques mots. Je n’ai eu qu’à envoyer ma femme,une personne diantrement belle, remarquez bien, et qui s’habille àla mode, à mon bon ami le secrétaire, pour lui demander quelquesrebelles. « Combien ? dit-il. – Une douzaine, celasuffira. » Et tout a été réglé d’un trait de plume. Pourquoilà maudite sotte n’a-t-elle pas pensé à en demander un cent ?Mais qu’y a-t-il, sergent, qu’y a-t-il ?

Un petit homme vif, à tête en potiron, vêtud’un habit de cheval et de grandes bottes, venait d’entrer à grandbruit d’éperons dans le magasin aux laines, d’un air fort assuré,fort autoritaire, porteur d’un grand sabre de forme antique quitraînait derrière lui, et agitant une cravache.

– Bonjour, sergent, dit-il d’une voix forte etimpérieuse, vous avez peut-être entendu parler de moi ? Jesuis monsieur John Wooton, de Langmere House, qui s’est donné tantde tracas pour le Roi et que M. Godolphin a appelé, en pleineChambre des Communes, une des colonnes locales de l’État. Ce furentses propres paroles. C’est beau, n’est-ce pas ? Descolonnes ? Remarquez cette idée ingénieuse : l’Étatserait en quelque sorte un palais ou un temple, et les fidèlessujets autant de colonnes, et je fus l’une d’elles.

Je suis une colonne locale. J’ai reçu unpermis royal, sergent, pour choisir parmi vos prisonniers dixsolides coquins que je pourrai vendre, comme récompense de mesefforts. Rangez-les donc en ligne, que je puisse faire monchoix.

– Alors, monsieur, nous sommes ici pour lamême affaire, dit le Londonien, qui mit la main sur son cœur ens’inclinant si bas qu’on eût dit que son épée prenait une directionperpendiculaire vers le plafond, l’honorable Georges Dawnish, àvotre service ! Votre très humble et très dévoué serviteur,monsieur. À vos ordres en toutes choses, en toutes circonstances.C’est vraiment une joie, une faveur, monsieur, de faire votredistinguée connaissance. Hem !

Le hobereau parut quelque peu décontenancé parcette averse de salamalecs londoniens.

– Ahem ! monsieur ! oui, monsieur,dit-il en agitant la tête avec rapidité. Enchanté de vous voir,monsieur ! Diablement enchanté ! Mais ces hommes,sergent ! Le temps presse, car il y a marché demain à Shepton,et je serais enchanté de voir mon vieux ragot avant qu’il ne soitvendu. En voilà un bien en chair. Il me le faut.

– Pardieu ! je vous ai devancé, s’écriale courtisan. Qu’on me noie, si cela ne me fait pas de la peine. Ilest à moi.

– Alors celui-ci, dit l’autre, en le montrantavec sa cravache.

– Il est à moi aussi. Ma parole ! maisc’est par trop drôle.

– Corps de Dieu ! Combien enavez-vous ? s’écria le squire de Dulverton.

– Une douzaine ! Hé ! Hé ! Ladouzaine toute ronde. Qu’on me crève si je n’ai pas eu le meilleurchoix avant vous ! Le premier oiseau levé, vous connaissez levieux dicton.

– C’est une infamie, cria le squire en colère,une honte, une infamie. Il faut que nous nous battions pour le Roi,que nous risquions notre peau, et alors, quand tout est fini, voiciqu’arrive un troupeau de laquais d’antichambre, qui viennent nousescamoter le choix avant que leurs maîtres soient servis !

– Laquais d’antichambre, monsieur, piailla leraffiné. Sur la mort, monsieur, voilà qui touche à mon honneur detrès près. J’ai vu couler du sang, monsieur, et des blessuress’ouvrir pour de moindres provocations. Rétractez-vous, monsieur,rétractez-vous.

– Arrière, perche à porter les habits !dit l’autre d’un ton méprisant. Vous êtes venu, comme les autresoiseaux mangeurs de charognes, quand la bataille est finie. Est-cequ’on a prononcé votre nom en plein Parlement ? Est-ce quevous êtes une colonne locale ? Arrière, arrière, mannequin detailleur !

– Et vous, insolent rustre en sabots, s’écriale fat, lourdaud au langage grossier, la seule colonne aveclaquelle vous ayez jamais fait connaissance est le poteau àfouetter. Ha ! sergent, il porte la main à son épée.Arrêtez-le, sergent, arrêtez-le, ou je lui ferai peut-être dumal.

– Non, messieurs, s’écria le sous-officier,cette querelle ne doit pas se poursuivre ici. Nous ne pouvonstolérer qu’on fasse du désordre dans l’intérieur de la prison, maisil y a au dehors une pelouse bien nivelée, où il y a autantd’espace qu’un gentilhomme peut en souhaiter pour se donner del’exercice.

Cette proposition ne parut plaire à aucun desdeux gentlemen en colère, qui se mirent à comparer la longueur deleurs épées et à jurer qu’avant le coucher du soleil chacun auraitdes nouvelles de l’autre.

Notre propriétaire, car je puis appeler ainsile fat, partit enfin, et le hobereau, après avoir choisi les dixhommes suivants, s’en alla à grand fracas, pestant après lescourtisans, les Londoniens, le sergent, les prisonniers, etprincipalement contre l’ingratitude du gouvernement, qui lerécompensait aussi chichement de son zèle.

Cette scène ne fut que la première d’un grandnombre d’autres semblables, car le gouvernement, qui s’efforçait desatisfaire aux demandes de ses partisans, avait promis beaucoupplus de prisonniers qu’il n’y en avait.

Je suis fâché d’avoir à le dire, j’ai vu nonseulement des hommes, mais encore des femmes de mon pays, des damestitrées même, se tordre les mains, se lamenter parce qu’il leuravait été impossible d’obtenir quelqu’un de ces pauvres gens ducomté de Somerset pour le vendre comme esclave.

Et en fait, il fut fort difficile de leurfaire comprendre que leurs sollicitations auprès du Gouvernement neleur donnaient aucunement le droit de s’emparer du premier citadinou paysan qui leur tomberait sous la main et de l’expédier auxPlantations sans autre forme de procès.

Ainsi donc, mes chers petits enfants, je vousai ramenés avec moi dans le passé pendant toutes les soirées de celong et ennuyeux hiver, je vous ai fait assister à des scènes donttous les acteurs sont sous terre, à part peut-être un ou deuxbarbons comme moi, pour garder quelque souvenir d’eux.

J’ai appris que vous, Joseph, vous avez mispar écrit, chaque matin, ce que je vous avais raconté laveille.

Vous avez fort bien fait d’agir ainsi, car vosenfants et les enfants de vos enfants pourront y prendre del’intérêt et même éprouver quelque fierté, en apprenant que leursancêtres ont joué un rôle dans de telles scènes.

Mais voici que le printemps arrive, que laverdure se dépouille de sa neige, en sorte que vous avez mieux àfaire que de rester assis à écouter les histoires d’un vieillardloquace.

Ah ! ah ! vous secouez la tète.

Mais la vérité, c’est que vos jeunes membresont besoin de s’exercer, de se fortifier, de se consolider, et vousn’obtiendrez jamais ce résultat en vous rôtissant devant ce grandfeu.

De plus, maintenant mon histoire marcherapidement à sa fin, car je n’ai jamais eu l’intention de vousconter autre chose que les événements qui se rapportent àl’insurrection de l’Ouest.

Si la partie qui s’achève a été des plusmornes, si elle n’a point pour dénouement un joyeux carillon et despoignées de mains, comme dans les livres à bon marché, c’est àl’histoire et non à moi qu’il faut vous en prendre. Car la Véritéest une maîtresse sévère, et une fois qu’on s’est mis en route avecelle, il faut suivre la commère jusqu’au bout, dut-elle bravercarrément toutes les règles, toutes les conditions, qui voudraientfaire de cette confusion inextricable qu’est le monde le jardinbien régulier, à la hollandaise, des conteurs d’histoires.

Trois jours après notre procès, nous fûmesalignés dans la rue du Nord, devant le château, avec des hommesvenus d’autres prisons et qui devaient partager notre sort.

Nous étions placés sur quatre de front et unecorde réunissait chaque rang au suivant.

Je comptai cinquante de ces rangs, ce quiporterait notre total à deux cents.

De chaque côté marchaient des dragons. Nousavions devant et derrière nous des compagnies de mousquetaires pourempêcher toute tentative d’attaque ou d’évasion.

Nous partîmes ainsi rangés le dix septembre,au milieu des larmes et des gémissements des gens de la ville,parmi lesquels beaucoup voyaient leurs fils ou leurs frères enroute pour l’exil sans pouvoir échanger avec eux un dernier mot,une étreinte.

Quelques-uns de ces pauvres gens, des vieuxtout ridés, au chef branlant, des femmes décrépites, marchèrentpéniblement pendant des milles à notre suite sur la grande route,jusqu’au moment où l’infanterie de l’arrière-garde fit volte-facede leur côté et les chassa avec des jurons et des coups de leursbaguettes de fusil.

Ce jour-là, nous passâmes par Yeovil etSherborne.

Le lendemain, on traversa les Dunes du Nordjusqu’à Blandford, où nous fûmes parqués ensemble comme desbestiaux et laissés là pendant la nuit.

Le troisième jour, nous reprîmes notre marcheà travers Wimborne et une série de jolis villages du Comté deDorset, les derniers villages anglais que devaient voir la plupartd’entre nous pour bien des longues années.

À une heure avancée de l’après-midi, nousvîmes apparaître les vergues et les agrès des navires dans le Portde Poole.

Au bout d’une autre heure, nous descendîmes lesentier ardu et rocailleux qui mène à la ville.

Là nous fûmes rangés sur le quai en face dubrick au large pont, aux lourdes manœuvres qui était destiné à nousconduire vers l’esclavage.

Pendant toute cette marche, nous fûmes traitésavec la plus grande bonté par le menu peuple.

Il accourait de tous ces cottages avec desfruits et du lait qu’ils partageaient entre nous.

Dans d’autres endroits, des ministresdissidents risquèrent leur vie en venant se poster sur les bords dela route, pour nous bénir au passage, sous les grossièresplaisanteries et les jurons des soldats.

Nous montâmes à bord et fûmes menés dans lacale par le lieutenant du navire, un grand marin à figure rouge,aux oreilles ornées d’anneaux, pendant que le capitaine, debout surla poupe, les jambes écartées, la pipe à la bouche, nous vérifiaitl’un après l’autre au moyen d’une liste qu’il tenait à la main.

Quand il vit de près la construction solide etl’air de santé rustique des paysans, que n’avait pu entamer mêmeleur longue captivité, ses yeux pétillèrent et il frotta de plaisirses grosses mains rouges.

– Conduisez-les en bas, Jim, ne cessait-il decrier au lieutenant. Arrimez-les comme il faut. Là-bas. Il y a deslogements dignes d’une duchesse, sur ma foi, une duchesse.Emballez-moi cela.

Nous défilâmes l’un après l’autre devant lecapitaine enchanté.

Puis, nous descendîmes par l’échelle raide quiaboutissait à la cale.

Arrivés là, nous fûmes conduits dans un étroitcorridor, sur chaque côté duquel s’ouvraient les compartiments quinous étaient destinés.

À mesure qu’un homme se trouvait devant, celuiqui lui était réservé, il y était poussé par le vigoureuxlieutenant, et fixé au plancher par des entraves aux chevilles quemettait en place l’armurier du bord.

Il faisait nuit quand nous fûmes tousenchaînés, mais le capitaine fit une ronde avec une lanterne pours’assurer que sa propriété était en parfaite sûreté.

Je pus l’entendre, ainsi que le lieutenant,calculer la valeur de chaque prisonnier et compter ce qu’il entirerait sur le marché des Barbades.

– Leur avez-vous servi leur fourrage,Jim ? demanda-t-il en mettant sa lanterne successivement danschaque compartiment. Vous êtes-vous assuré qu’ils ont eu leurration ?

– Un pain d’avoine et une pinte d’eau,répondit le lieutenant.

– Une duchesse s’en contenterait, par ma foi,s’écria le capitaine. Regardez-moi celui-ci, Jim. Regardez-moi sesgrandes mains : il pourrait travailler des années dans lesrizières, avant que les crabes de terre viennent le dévorer.

– Oui, nous aurons une belle vente auxenchères chez les colons pour cet assortiment. Par Dieu !Capitaine, vous avez fait là une fameuse affaire. Morbleu, vousavez roulé ces gens de Londres de la belle manière.

– Qu’est-ce que cela ? hurla lecapitaine. En voici un qui n’a pas touché à sa ration ?Ah ! ça, mon homme, est-ce que vous auriez l’estomac tropdélicat pour manger ce que d’autres ont trouvé bon, qui valaientmieux que vous.

– Je n’ai pas le cœur à manger, monsieur,répondit le prisonnier.

– Eh quoi ! Se permettrait-on descaprices, des fantaisies ? Prétendez-vous trier,choisir ? Je vous le dis, mon homme, vous m’appartenez corpset âme. Je vous ai payé dix belles pièces, et maintenant il fautque je m’entende dire que vous ne voulez pas manger. Mettez-vous àla besogne à l’instant, capricieux coquin, où je vous fais passer àl’estrapade.

– En voici un autre qui reste continuellementla tête penchée sur la poitrine, sans entrain, sans vie.

– Chien de révolté, d’entêté, cria lecapitaine, de quoi vous plaignez-vous ? Pourquoi faites-vousune figure d’assureur pendant une tempête ?

– S’il vous plaît> monsieur, c’est que jene fais que penser à ma vieille mère, là-bas, à Wellington, et jeme demande qui la nourrira maintenant que je n’y suis plus.

– Hé, qu’est-ce que cela me fait ?brailla le brutal marin. Comment ferez-vous pour arriver au termede votre voyage, en bon état de santé, et le cœur content, si vousrestez là comme une poule malade sur son perchoir ? Riez, monhomme, faites-vous gai, ou bien je vous donnerai de quoi pleurer.C’est honteux pour vous, torchon de terrien, de bouder, de geindrecomme un enfant qu’on vient de sevrer. N’avez-vous pas tout ce quele cœur peut souhaiter ? Faites-lui tâter d’un bout de corde,Jim, si jamais vous le rattrapez à se faire du mauvais sang. Cequ’il fait là, ce n’est que pour nous ennuyer.

– Votre Honneur m’excusera, dit un matelotaccourant du pont. Il y a à l’arrière un étranger qui désires’entretenir avec Votre Honneur.

– Quelle sorte d’homme est-ce,l’ami ?

– C’est certainement une personne de qualité,Votre Honneur. Il parle avec autant d’aplomb que s’il était lecapitaine du navire. Le maître d’équipage n’a fait que le frôler etil s’est mis à jurer, à sacrer après lui, à le regarder en face,avec des yeux de chat sauvage, si bien que Job Harrisson se figureavoir embarqué le diable en personne. Les hommes ne trouvent pas satournure fort à leur gré.

– Que diable peut-être ce godelureau ?dit le capitaine. Allez sur le pont, Jim, et dites-lui que je suisoccupé à compter mon bétail sur pied et que j’irai le trouver dansun instant.

– Non, Votre Honneur, on aura des ennuis, sivous ne montez pas. Il jure qu’il n’entend pas se laisser berner,qu’il veut vous voir tout de suite.

– Que son sang soit maudit, quel qu’ilsoit ! grommela le marin. Tout cop est maître sur son tas defumier. Que veut dire ce coquin ? Quand même il serait le Lorddu Sceau privé, je tiens à lui faire savoir que je suis le maîtresur mon pont.

En disant ces mots et les accompagnant degrondements d’indignation, le lieutenant et le capitaineretirèrent, à eux deux, l’échelle, et firent retomber le lourdpanneau de l’écoutille après leur passage.

Une seule lampe à huile, suspendue à une dessolives au centre du couloir, qui séparait les deux rangées decellules, était tout l’éclairage qu’on nous accordait.

À sa jaune et trouble lueur, nous distinguionsvaguement les grosses côtes de bois du navire se courbant de chaquecôté de nous et supportant les traverses qui soutenaient lepont.

Une odeur infecte, provenant de l’eaustagnante, empoisonnait l’air épais et lourd.

À chaque instant, un rat, poussant un criaigu, et avec un bruit de piétinement, s’élançait à travers la zoneéclairée, et disparaissait un peu loin dans les ténèbres.

La forte respiration que j’entendais autour demoi m’apprit que mes compagnons, épuisés par leur voyage et leurssouffrances, avaient fini par s’endormir.

De temps à autre, un lugubre tintement dechaînes, la brusque interruption du souffle, et une inspirationprofonde rappelaient qu’un pauvre paysan, encore sous l’influenced’un rêve qui lui montrait son humble coin de terre parmi lesbosquets des Mendips, se réveillait brusquement pour voir le vastecercueil dans lequel il se trouvait et pour respirer l’airempoisonné de la prison flottante.

Je restai longtemps éveillé, tout entier à mespensées au sujet de moi-même, et aussi des pauvres créatures quim’entouraient.

À la fin, cependant, le battement rythmique del’eau contre les flancs du navire, le léger roulis et le tangage mefirent tomber dans un sommeil dont je fus brusquement tiré par unelumière passant devant mes yeux. Je me mis sur mon séant et visplusieurs matelots groupés autour de moi, avec un homme de hautetaille enveloppé d’un manteau noir, qui tenait une lanterneau-dessus de ma tête.

– C’est l’homme en question, dit-il.

– Allons, matelot, il faut que vous veniez surle pont, dit l’armurier du bord.

Et de quelques coups de son marteau, il fittomber les fers de mes pieds.

– Suivez-moi, dit l’inconnu de haute stature,en me précédant vers l’échelle de l’écoutille.

C’était une sensation céleste de revenirencore une fois à l’air pur.

Les étoiles brillaient au ciel de tout leuréclat.

Une fraîche brise soufflait de la terre etmurmurait une charmante chanson à travers les agrès.

Tout près de nous, les lumières de la villejetaient des éclats jaunes et gais.

Plus loin, la lune regardait à la dérobéepardessus les collines de Bournemouth.

– Par ici, monsieur, dit le marin, tout droit,dans la cabine, monsieur.

Suivant toujours mon guide, je me trouvai dansla cabine basse du brick.

Une table carrée, luisante, en occupait lecentre, et une lampe à lumière éclatante se balançaitau-dessus.

Tout au bout, en plein dans la partieéclairée, le capitaine était assis, la figure rayonnante d’aviditéet d’espoir.

Sur la table il y avait une petite pile depièces d’or, une bouteille de rhum, des verres, une boite à tabacet deux longues pipes.

– Mes compliments, capitaine Clarke, dit lecapitaine, avançant sa tête ronde, hérissée. Agréez lesfélicitations d’un honnête marin. À ce qu’il paraît, nous ne sommespas destinés à être compagnons de voyage, malgré tout.

– Le capitaine Micah Clarke doit faire unvoyage pour son compte, dit l’inconnu.

Au son de sa voix, je sursautaid’étonnement.

– Grands Dieux ! m’écriai-je,Saxon !

– Vous l’avez deviné, dit-il en rejetant sonmanteau et me montrant la figure et la tournure bien connues dusoldat de fortune. Par ma foi ! l’ami, si vous avez pu merecueillir dans le Solent, je puis bien, je suppose, vous tirer dece maudit piège à rats où je vous trouve. C’est partie liée, commeon dit devant le tapis vert. Sans doute je vous en voulais à mortau moment de notre dernière séparation, mais je vous gardais quandmême un coin de mon âme.

– Une chaise et un verre, capitaine Clarke,s’écria le patron. Parbleu ! Je pense que vous êtes toutdisposé à lever le petit doigt et à vous rincer le sifflet aprèstout ce que vous avez traversé.

Je m’assis à table. La tête me tournait.

– Voilà qui est trop profond pour moi, dis-je.Que signifie tout cela et comment est-ce arrivé  ?

– Pour mon compte, le sens est aussi clair quele verre de mon habitacle, dit le marin. Votre bon ami le ColonelSaxon, – c’est son nom à ce que j’apprends, – m’a offert autantd’argent que je pouvais espérer d’en gagner en vous vendant dansles Indes. Ma parole ! je suis rude et je parle franc, maisj’ai le cœur au bon endroit. Oui, oui, je ne voudrais pas enleverpar fraude un homme si je pouvais lui rendre la liberté, mais nousavons à veiller sur nos intérêts et le commerce ne marcheguère.

– Alors je suis libre ! dis-je.

– Vous êtes libre, répondit-il. Voici l’argentde votre achat sur la table. Vous pouvez aller où il vous plaira,excepté en Angleterre, où vous êtes encore hors la loi par le faitde votre sentence.

– Comment avez-vous fait cela, Saxon ?demandai-je. N’avez-vous rien à craindre pour vous-même.

– Ho ! Ho ! fit le vieux soldat enriant, je suis un homme libre, mon garçon. Je tiens mon pardon etje ne me soucie d’un espion ou d’un dénonciateur pas plus que d’unmaravédi. Qui ai-je rencontré, il y a un jour ou deux ? LeColonel Kirke en personne. Oui, mon garçon, je l’ai rencontré dansla rue, et à son nez, j’ai mis mon chapeau de travers. Le gredin aporté la main à la poignée de son épée, et j’allais dégainer pourenvoyer son âme au diable, si on ne nous avait pas séparés.Jeffreys et les autres me sont aussi indifférents que les cendresde cette pipe. Je peux faire claquer ce pouce et cet index pour lesnarguer. Ils aiment mieux voir le dos de Décimus Saxon que safigure, je vous en réponds, oui !

– Mais d’où vient cela ? demandai-je.

– Eh ! Vierge Marie, ce n’est point unmystère. Les vieux oiseaux, qui ont de l’expérience, ne se prennentpas avec de la paille. Lorsque je vous quittai, je me mis en routepour certaine hôtellerie où je pouvais être sûr de trouver unepersonne amie. J’y passai quelque temps en cachette, ainsique disent les Français, afin de préparer à bien le plan quej’avais en tête. Éclair et tonnerre ! j’eus une peur terribleque me causa ce vieux marin votre ami, qui pourrait être venducomme peinture, car en tant qu’homme, il n’est plus bon àgrand’chose.

Bon, je me rappelai assez tôt l’affaire devotre visite à Badminton et du Duc de B… Nous ne nommeronspersonne, mais vous devinerez aisément de quoi je parle. Je luienvoyai un messager pour lui dire que je comptais acheter monpardon en faisant connaître tout ce que je savais du double jeuqu’il avait joué avec les rebelles.

Le message fut remis secrètement et il merépondit que je le trouverais lui-même, à un certain endroit, lanuit.

Au lieu de m’y rendre en personne, j’y envoyaimon messager, qui fut trouvé le lendemain raide mort avec plus deboutonnières dans son doublet que le tailleur n’en avait fait.

Sur quoi j’envoyai de nouveau, en me montrantplus exigeant et parlant d’un prompt arrangement.

Il me demanda mes conditions.

Je répondis : un pardon complet et uncommandement pour moi, et pour vous une somme suffisante pour quevous puissiez vous rendre commodément dans un pays étranger et vousadonner à la noble profession des armes.

J’obtins l’un et l’autre, quoique cela fûtaussi dur que si on lui arrachait les dents.

Son nom a grand crédit à la Cour en ce momentmême et le Roi ne peut rien lui refuser.

J’ai mon pardon et un commandement de troupesdans la Nouvelle-Angleterre.

Pour vous, j’ai deux cents pièces ; surlesquelles trente ont servi à payer votre rançon aucapitaine ; vingt autres me sont dues pour mes avances encette affaire.

Vous trouverez dans ce sac les cent cinquanteet quelques pièces, sur lesquelles vous en paierez quinze auxpêcheurs qui ont pris l’engagement de vous transporter àFlessingue.

Vous n’aurez aucune peine à croire, mes chersenfants, combien je fus bouleversé par ce brusque revirement deschoses.

Lorsque Saxon eut cessé de parler, je restaicomme étourdi à essayer de comprendre ce qu’il m’avait dit.

Puis, il me vint à l’esprit une pensée quiglaça la flamme d’espoir et de bonheur qu’avait fait jaillir en moil’idée de ma liberté recouvrée.

Ma présence avait été un aide, une consolationpour mes malheureux compagnons.

Ne serait-ce pas cruauté que de les abandonnerdans leur détresse ? Il n’y en avait pas un seul parmi eux quine levât les yeux vers moi dans sa peine, et dans la faible mesurede mes ressources je les avais secourus et réconfortés.

Comment les abandonner maintenant ?

– Je vous suis extrêmement obligé, Saxon,dis-je enfin en parlant avec lenteur, et avec quelque difficulté,car c’étaient des paroles pénibles à prononcer, mais je crains quevous ne vous soyez donné des peines inutiles. Les pauvres paysansn’ont personne pour les soigner, pour les aider. Ils sont aussisimples que des enfants, et tout aussi peu faits pour êtredébarqués dans un pays inconnu. Je ne puis prendre sur moi de lesabandonner.

Saxon éclata de rire, en se renversant sur sachaise, allongeant ses grandes jambes et enfonçant les mains dansles poches de sa culotte.

– Voilà qui est trop fort, dit-il enfin.J’avais prévu bien des difficultés sur ma route, mais celle-là, jen’y songeais pas ! Vous êtes, il faut le dire, l’homme le pluscontrariant qui ait jamais porté le justaucorps de cuir de bœuf.Vous avez toujours quelque raison tirée on ne sait d’où pour vouséchapper, pour vous effrayer, comme un poulain étourdi, à moitiédompté. Et pourtant je crois pouvoir venir à bout, avec un peu depersuasion, de ces étranges scrupules qui vous prennent.

– Quant aux prisonniers, Capitaine Clarke, ditle marin, je me conduirai envers eux comme un père, sur ma parole,je le ferai, foi d’honnête marin. S’il vous convenait de préleverune bagatelle d’une vingtaine de pièces pour leur assurer leconfortable, je veillerais à ce qu’ils aient une nourriture telleque beaucoup d’entre eux n’en ont jamais eu la pareille à leurpropre table. Et en outre ils viendront sur le pont, pendant lesquarts, et prendront l’air frais une heure ou deux par jour. Je nepuis rien proposer de plus équitable.

– J’ai un ou deux mots à vous dire sur lepont, fit Saxon.

Il sortit de la cabine, et je le suivisjusqu’au bout de la poupe, où nous restâmes debout adossés auxbastingages.

Les lumières s’étaient éteintes l’une aprèsl’autre dans la ville, en sorte que l’océan noir battait contre lerivage plus noir encore.

– Vous n’avez pas à vous tourmenter au sujetde l’avenir des prisonniers, dit-il en me parlant tout bas. Ils nepartiront pas pour les Barbades, et ce capitaine, à l’âme aussidure qu’un caillou n’aura pas à les vendre, malgré toute lacertitude qu’il en a. S’il peut se tirer d’affaire en sauvant sapeau, il aura plus de chance que je ne crois. Il a sur son bord unhomme qui ne ferait pas plus de façon que moi pour lui donner unepoussée pardessus bord.

– Que voulez-vous dire, Saxon ?m’écriai-je.

– Avez-vous jamais entendu parler d’un certainHector Marot ?

– Hector Marot ? Oui, certes, je leconnais fort bien. C’était un détrousseur de grand chemin sansdoute, mais avec cela un gaillard d’une énergie terrible, et un boncœur sous l’habit d’un voleur.

– Lui-même. C’est, comme vous le dites, unhomme énergique, et un sabreur résolu, bien que, d’après ce quej’ai vu de son jeu, il soit faible dans les coups de pointe, etqu’il ait une préférence exagérée pour les coups de taille etn’attache pas assez d’importance à la pointe. En quoi il ne faitpas assez grand cas de l’opinion et de l’enseignement desescrimeurs les plus remarquables de l’Europe. Bah ! Bah !les gens diffèrent d’avis sur ce point comme sur bien d’autres.

Pourtant il me semble que j’aimerais mieuxêtre emporté du terrain de combat, après m’être servi de mon armesecundum artem que de le quitter sans uneégratignure après avoir enfreint les lois de l’escrime. Quarto,tierce, seconde, voilà ce que je dis, et au diable vos estramaçonset vos passades.

– Mais il s’agit de Marot, dis-je avecimpatience.

– Il est à bord, dit Saxon. Il paraît qu’il aété révolté, indigné des cruautés qu’on a fait souffrir aux paysansaprès la bataille de Bridgewater. Comme c’est un homme de caractèreassez sombre, assez farouche, sa désapprobation s’est traduite pardes actes plutôt que par des paroles.

On a trouvé çà et là dans la campagne, dessoldats tués à coups de pistolets ou de poignard, sans que leuragresseur eût laissé aucune trace.

Il y en a eu une douzaine au moins de traitésde la sorte, et l’on en est bientôt venu à se dire tout basqu’Hector Marot, le brigand de grand chemin, était l’auteur de toutcela et on s’est mis avec ardeur à sa poursuite.

– Bon, et après ? demandai-je, car Saxons’était interrompu pour allumer sa pipe au moyen de cette mêmevieille boîte de métal contenant un briquet dont il s’était servilors de notre première rencontre.

Quand j’évoque en imagination Saxon, c’estpresque toujours sous l’aspect qu’il avait en ce moment-là, alorsque la lueur rouge éclairait sa figure dure, animée, au profil defaucon, et montrait mille petits plis et rides que le temps et lesouci avaient gravés dans sa peau brune, hâlée.

Parfois, dans mes rêves, cette figurem’apparaissait sur un fond de ténèbres.

Ses yeux à demi clos, si mobiles, siclignotants, sont tournés vers moi de cette façon un peu obliquequi lui était propre, si bien qu’enfin je me retrouve assis sur monséant, et tendant la main dans l’espace vide, m’attendant presque àsentir autour d’elle une autre main maigre, nerveuse.

C’était, sous bien des rapports, un malhonnêtehomme, mes chers enfants, un homme roué, plein de ruse, qui n’avaitguère de scrupules, guère de confiance, et pourtant la naturehumaine est chose si étrange, et il nous est si difficile demaîtriser nos sentiments, que mon cœur s’échauffe quand je pense àlui et que cinquante années ont plutôt accru qu’affaibli lasympathie que j’ai pour lui.

– J’ai entendu dire, fit-il en envoyantlentement des bouffées de sa pipe, que Marot était bien l’homme decette trempe, et qu’il était serré de si près qu’il courait ledanger d’être pris.

En conséquence, je me mis à sa recherche, etje tins conseil avec lui.

Sa jument avait péri d’une balle perdue, etcomme il avait beaucoup d’affection pour cette bête, cet événementle rendait plus farouche et plus dangereux que jamais. Il n’avaitplus, disait-il, aucun goût pour son ancien métier.

En fait, il était mûr pour n’importe quoi.

C’est de cette manière-là qu’on fait lesinstruments utiles.

J’appris que dans sa jeunesse, il avait apprisle métier de marin.

À ces mots, mon plan se dessina avec autant derapidité qu’on tire un coup de pétrinal.

– Et ensuite ? demandai-je, je ne voispas encore clair.

– Pourtant, c’est assez évident pour vousmaintenant. Le but de Marot était de fausser compagnie aux gens quile poursuivaient et de rendre service aux exilés.

Pouvait-il rien faire de mieux pour réaliserce projet que de s’engager comme matelot à bord de ce brick, laDorothée Fox, et de quitter l’Angleterre avec lui.

Il n’y a que trente hommes d’équipage.

Au-dessous des écoutilles, ils sont près dedeux cents, et si simples qu’ils puissent être, vous le savez aussibien que moi, ils n’ont pas leurs pareils pour jouer de la pointeet du tranchant, mais il leur manque l’ordre et la discipline quiseraient nécessaires en pareil cas.

Marot n’a qu’à descendre au milieu d’eux, parune nuit noire, à les débarrasser de leurs entraves, à leur mettreen main quelques armes à feu, quelques gourdins.

Ho ! Ho ! Micah, qu’endites-vous ?

Les planteurs feront bien de cultiver leursterres eux-mêmes, s’ils n’ont à compter en cette occurrence que surles bras des campagnards de l’Ouest.

– En effet, c’est un plan bien conçu, dis-je.C’est malheureux, Saxon, qu’avec votre ingéniosité, votre espritinventif, vous n’ayez pas un champ d’action honorable. Vous êtes,je le sais bien, aussi capable de commander des armées, d’organiserdes campagnes qu’aucun de ceux qui jamais portèrent une épée.

– Regardez par-là, dit tout bas Saxon, en mesaisissant par le bras. Voyez-vous l’endroit que la lune éclaire, àcôté de l’écoutille. N’apercevez-vous pas cet homme de petitetaille, trapu, qui est debout, seul perdu dans ses pensées, la tèteinclinée sur sa poitrine ? C’est Marot.

Je vous l’affirme, si j’étais le capitainePogram, j’aimerais mieux avoir pour premier lieutenant, pourcamarade de lit le diable en personne, cornes, sabots, et queue,plutôt que d’avoir cet homme, à bord de mon navire. Vous n’avez pasde sujet de vous tourmenter en ce qui regarde les prisonniers,Micah. Leur avenir est décidé.

– Alors, Saxon, répondis-je, il ne me resteplus qu’à vous remercier et à accepter ces moyens de salut que vousavez mis à ma portée.

– Voilà qui est parler en homme, dit-il. Ya-t-il encore autre chose que je puisse faire pour vous enAngleterre ? Et pourtant, par la Messe, il pourrait bien sefaire que je n’y reste pas bien longtemps, car, à ce que j’aiappris, on doit me confier le commandement d’une expédition qu’onprépare contre les Indiens qui ont ravagé les plantations de noscolons.

Ce sera une bonne affaire que d’obtenir unemploi profitable, car je n’ai jamais vu une guerre pareille, oùl’on n’a pu ni se battre, ni piller. Je vous en donne ma parole,c’est à peine si j’ai eu quelque argent entre les mains depuisqu’elle a commencé. Quand il s’agirait de mettre Londres à sac, jene voudrais pas la recommencer.

– Il y a une personne amie que Sir GervasJérôme a recommandée à mes soins, fis-je remarquer, mais j’ai déjàpourvu à ce qu’il désirait. Il ne me reste rien qu’à faire savoir àtous les gens de Havant qu’un Roi qui a prodigué le sang de sessujets, comme l’a fait celui que nous avons, n’est pas destiné,selon toute vraisemblance, à posséder bien longtemps le trôned’Angleterre. Lorsqu’il tombera, je reviendrai, et plutôt peut-êtrequ’on ne le croit.

– Ce traitement infligé à l’Ouest a, en effet,fortement indisposé tout le pays, dit mon compagnon. De tous côtésj’entends dire que la haine contre le Roi et ses ministres est plusviolente qu’avant l’explosion. Hé ! capitaine Pogram, parici ! Nous avons arrangé l’affaire, et mon ami est prêt àpartir.

– Je me disais bien qu’il demanderait à virerde bord, fit le capitaine, en s’avançant vers nous d’une allurechancelante qui prouvait que la bouteille de rhum lui avait tenucompagnie depuis notre sortie. Par ma foi, j’en étais sûr. Etpourtant, par la Messe, je ne m’étonne pas qu’il y ait regardé àdeux fois avant de quitter la Dorothée Fox. Elle estaménagée pour une duchesse, par ma foi. Où est votrecanot ?

– Bord à bord, dit Saxon. Mon ami se joint àmoi, capitaine Pogram, pour espérer que vous ferez un agréable etutile voyage.

– Je lui en suis diablement obligé, dit lecapitaine en agitant en tous sens son tricorne.

– Et aussi que vous arriverez sain et sauf auxBarbades.

– Il n’y a guère à en douter, dit lecapitaine.

– Et que vous tirerez de vos marchandisesassez bon parti pour recevoir la récompense de votre humanité.

– Ah ! voilà de belles paroles, s’écriale capitaine. Monsieur, je suis votre débiteur.

Une barque de pêche se tenait bord à bord dubrick.

À la lueur fumeuse des lanternes de la poupe,je pus discerner des hommes sur son pont et la grande voile brunetoute prête à être hissée.

J’enjambai le bordage et mis le pied surl’échelle de corde qui descendait jusqu’à elle.

– Adieu, Décimus, dis-je.

– Adieu, mon garçon. Vous avez votre argent enlieu sûr ?

– Je l’ai.

– Alors, j’ai un autre présent à vous faire.Il m’a été remis par un sergent de la cavalerie royale. C’est surlui que vous devrez compter désormais, Micah, pour vous nourrir,vous loger, vous habiller. C’est à lui qu’un homme brave doittoujours recourir pour vivre. C’est le couteau qui vous servira àouvrir cette huître qu’est le monde. Regardez, mon garçon. C’estvotre sabre.

– Mon vieux sabre ! L’épée de monpère ! m’écriai-je, au comble du ravissement, lorsque Saxontira de dessous son manteau et me tendit le fourreau en cuirdéteint, de vieux modèle, avec la lourde poignée de laitons que jeconnaissais si bien.

– Vous voici maintenant, dit-il, membre del’antique et honorable corporation des soldats de fortune. Tant quele Turc rôdera en grognant devant les portes de Vienne, il y auratoujours de la besogne pour les bras vigoureux et les cœurs braves.Vous verrez que parmi ces guerriers errants, venus de tous lesclimats, de toutes les nations, le nom d’Anglais est estimé trèshaut. Je sais fort bien qu’il ne déchoira pas lorsque vous ferezpartie de la confrérie. Je voudrais pouvoir partir avec vous, maison me promet une solde et une situation auxquelles il seraitfâcheux de renoncer. Adieu, mon garçon, et que la bonne fortunevous accompagne !

Je serrai la main calleuse du vieux soldat, etdescendis dans la barque de pêche.

Le câble qui nous retenait fut retiré, lavoile hissée, et la barque fila à travers la baie.

Elle allait de l’avant par une obscurité deplus en plus épaisse, obscurité aussi noire, aussi impénétrable quel’avenir vers lequel marchait la barque de ma vie.

Bientôt la force du soulèvement et de laretombée nous apprit que nous avions franchi l’entrée du port etque nous étions en plein canal.

À terre, des lumières clignotantes,apparaissant à de longs intervalles, marquaient la ligne de lacôte.

Comme je me retournais pour regarder enarrière, un nuage, en se mouvant lentement, découvrit la lune, etje vis le dessin bien net des agrès du brick sur le disque d’unblanc froid.

Près de la voilure, était debout le vétéran,qui d’une main se tenait à un cordage, et agitait l’autre, en signed’adieu et d’encouragement.

Un autre gros nuage masqua la lumière, etcette maigre et nerveuse figure, ce long bras tendu furent ledernier objet que je vis, avant une longue et triste période, ducher pays où j’étais né et avais été élevé.

X – Où tout prend fin.

Ainsi donc, mes chers enfants, me voiciparvenu à la fin du récit d’un échec, – d’une aventure qui échouabravement, noblement, mais qui n’en fut pas moins un échec.

Trois ans plus tard, l’Angleterre devaitreprendre possession d’elle-même, rejeter les chaînes quientravaient la liberté de ses membres, faire fuir Jacques et savenimeuse couvée loin de ses rivages, tout comme je les fuyaisalors.

Nous avions commis l’erreur d’être en avancesur notre temps.

Et pourtant il vint une époque où l’on serappela avec sympathie les gars qui avaient combattu avec tant devigueur dans l’Ouest, où leurs membres, recueillis dans bien desfossés et les solitudes où les avaient semés les bourreaux, furentrapportés au milieu du deuil silencieux d’une nation, dans lesjolis cimetières champêtres où ils auraient voulu reposer.

Là, à portée du tintement de la cloche qui lesavait, en leur enfance, appelés à la prière, sous le gazon où ilss’étaient promenés, à l’ombre de ces collines de Mendip et deQuantock qu’ils avaient tant aimées, ces braves cœurs dorment enpaix dans le sein maternel.

Requiescant ! Requiescant inpace !

Pas un mot de plus sur moi-même, chersenfants.

Ce récit est tout hérissé de Je. Ondirait un Argus…

Cela, c’est un trait d’esprit, que vous necomprendrez peut-être pas, je m’en doute.

J’ai entrepris de vous faire l’histoire de laguerre de l’Ouest, et cette histoire, vous venez de l’entendre.

Vous aurez beau me dorloter, me cajoler, vousn’en aurez pas un mot de plus.

Ah ! je sais combien il est bavard, levieillard, et que si vous pouviez seulement le mener jusqu’àFlessingue, il vous conduirait à travers les guerres de l’Empire, àla cour de Guillaume et à la seconde invasion de l’Ouest, qui eutune issue plus heureuse que la première.

Mais je ne ferai pas un pouce de plus.

Allez sur la pelouse, petits scélérats.

N’avez-vous rien autre à exercer que vosoreilles, pour aimer tant que cela à vous accroupir autour de lachaise de grand’père ?

Si je dure jusqu’à l’hiver prochain et que lerhumatisme me laisse tranquille, il pourra bien se faire que jerattache les fils brisés de mon récit.

Quant aux autres personnages, je ne puis direque ce que je sais d’eux.

Certains disparurent entièrement de maconnaissance.

Sur certains autres, je n’ai entendu que deschoses vagues et incomplètes.

Les meneurs de l’insurrection s’échappèrentbien plus aisément que ceux qui les avaient suivis, car ilss’aperçurent que la passion de l’avidité est plus forte encore quecelle de la cruauté.

Grey, Buyse, Wade et d’autres se rachetèrentau prix de tout ce qu’ils possédaient.

Ferguson s’échappa.

Monmouth fut exécuté sur le tertre de la Tour,et du moins à ses derniers moments il montra cet entrain qui, detemps à autre, se faisait jour à travers sa faiblesse naturelle,comme la flamme qui jaillit par intermittences d’un feu près des’éteindre.

Mon père et ma mère vécurent assez pour voirla Religion protestante reprendre son ancienne place etl’Angleterre se faire le champion de la foi réformée sur leContinent.

Trois ans plus tard, je les retrouvai àHavant, presque tels que je les avais quittés, à cela près qu’il yavait quelques fils d’argent de plus dans les tresses brunes de mamère, que les larges épaules de mon père étaient un peu courbées,et son front sillonné par les rides du souci.

Ils firent, la main dans la main, le voyage dela vie, lui le Puritain, et elle disciple de l’Église, et je n’aijamais désespéré de voir se guérir l’hostilité religieuse enAngleterre, après avoir reconnu combien il est aisé à deuxpersonnes de garder la foi la plus énergique en leur proprecroyance, tout en éprouvant l’affection et le respect le plussincère pour celle qui professe un autre culte.

Il viendra peut-être un jour où Église etChapelle seront entre elles comme un frère cadet et un frère aîné,travaillant ensemble au même but et chacun se réjouissant du succèsde l’autre.

Que le désaccord entre elles se traduiseautrement que par la pique et le pistolet, par le tribunal et laprison, que ce soit la rivalité en vue d’une vie plus haute, à quiadoptera la manière de voir la plus large, à qui pourras’enorgueillir de montrer les classes pauvres les plus heureuses etles mieux soignées.

Dès lors cette rivalité sera non plus unemalédiction, mais un bienfait pour ce pays d’Angleterre.

Ruben Lockarby fut malade pendant bien desmois, mais lorsque enfin il fut rétabli, il se trouva amnistiégrâce aux soins que se donna le Major Ogilvy.

Au bout d’un certain temps, quand l’agitationeût entièrement pris fin, il épousa la fille du Maire Timewell etil vit encore à Taunton en citoyen opulent, prospère.

Il y a trente ans que vint au monde un petitMicah Lockarby, et maintenant on m’apprend qu’il y en a un autre,fils du premier, et qui promet d’être un Tête-Ronde aussi déluréque pas un de ceux qui marchèrent au roulement du tambour.

Quant à Saxon, j’ai reçu plus d’une fois deses nouvelles.

Il fit un si habile usage de la prise qu’ilavait sur le Duc de Beaufort que par la protection de celui-ci, ilobtint le commandement d’une expédition envoyée pour châtier lessauvages de la Virginie, qui avaient commis de grandes cruautés surles colons.

Car il lutta si bien d’embuscades contre leursembuscades, joua de tels tours à leurs guerriers les plus rusés,qu’il a laissé un grand nom parmi eux et que son souvenir vitencore parmi eux, sous un sobriquet indien, qui signifie« l’homme matois aux longues jambes et aux yeux derat. »

Après avoir repoussé les tribus fort loin dansle désert, il reçut comme récompense de ses services un territoire,sur lequel il s’établit.

Il s’y maria et passa le reste de ses jours àcultiver du tabac et à enseigner les principes de la guerre à unenombreuse lignée d’enfants dégingandés, longs comme desperches.

On m’apprend qu’une grande nation de gensd’une force étonnante et d’une stature extraordinaire promet de seformer de l’autre côté de l’eau. Si cela venait vraiment à seréaliser, il pourrait bien se faire que ces jeunes Saxons ou leursenfants y contribuent.

Plaise à Dieu que leurs cœurs nes’endurcissent jamais à l’égard de cette petite île de la mer, quiest, qui devra toujours être le berceau de leur race !

Salomon Sprent se maria et vécut de longuesannées aussi heureux que ses amis pouvaient le souhaiter.

Pendant mon séjour à l’étranger, je reçus unelettre de lui, où il m’apprenait que bien que son navire compagnonet lui fussent partis seuls pour la traversée du mariage, ilsétaient maintenant escortés d’un petit canot et d’un bateau depassage.

Une nuit d’hiver où le sol était couvert deneige, il envoya chercher mon père, qui accourut chez lui.

Il trouva le vieux marin assis dans son lit,sa bouteille de rhum à portée de sa main, sa boîte à tabac près delui, et une grande Bible jaunie en équilibre sur ses genouxployés.

Il respirait péniblement et était dans destranses terribles.

– J’ai une planche défoncée et neuf piedsd’eau dans la cale. C’est venu plus vite que je ne puis mel’expliquer. À la vérité, ami, voilà bien des jours que je ne suispropre à tenir la mer, et il est temps que je sois condamné et misau rebut.

Mon père hocha la tête avec tristesse, enremarquant la teinte sombre de son visage et sa respirationembarrassée.

– En quel état est votre âme ?demanda-t-il.

– Ah ! oui, dit Salomon, c’est là unecargaison que nous transportons sous nos écoutilles, sans être enétat de la voir et nous n’avons pas donné de coup de main pour sonarrimage. Je viens de repasser les ordres de mise à la voile quevoici et les dix articles de guerre, mais je ne trouve pas, il mesemble, que je me sois écarté de ma route au point de n’avoir pas àespérer de rentrer dans la passe.

– N’ayez pas confiance en vous-même, mais enChrist, dit mon père.

– C’est lui le pilote naturellement, réponditle vieux marin. Mais quand j’avais un pilote à bord, je ne manquaisjamais selon mon habitude d’avoir l’œil au grain, voyez-vous, etc’est ce que je ferai à présent. Le pilote ne vous en estime pasmoins pour cela. Aussi je vais jeter de mon côté ma ligne de sonde,bien qu’on me dise qu’il n’y a de fond nulle part dans l’Océan dela miséricorde de Dieu. Dites-moi, ami, pensez-vous que ce mêmecorps, cette même carcasse que voici, ressuscitera un jour.

– C’est ce qu’on nous enseigne, répondit monpère.

– Je la reconnaîtrai n’importe où, auxtatouages, dit Salomon. Ils ont été faits quand j’étais avec SirChristophe dans les Indes occidentales, et je serais fâché d’avoirà les perdre.

Quant à moi, voyez-vous, je n’ai jamais voulude mal à personne, pas même à ces ventrus de Hollandais, bien queje me sois battu contre eux dans trois guerres, et qu’ils m’aientemporté un de mes espars, et qu’on le pende après eux !

Si j’ai fait entrer le grand jour dansquelques-uns d’entre eux, voyez-vous, c’était en bonne part etaffaire de service.

J’ai bu ma part, ma bonne part, assez pouradoucir mon eau de cale, mais bien peu de gens m’ont vu en mauvaisétat dans les agrès d’en haut, ou refusant d’obéir à mongouvernail.

Je n’ai jamais touché ma solde ou ma part deprise, sans que mon matelot fût bien accueilli à en demander lamoitié.

Quant aux catins, moins on en parlera, mieuxcela vaudra.

J’ai été un fidèle navire compagnon pour maPhébé depuis qu’elle a jugé bon d’attendre mes signaux.

Voilà mes papiers, tous nets et sans rien decaché.

Si je suis mandé à l’arrière cette nuit mêmepar le Suprême Lord grand amiral en chef, je ne crains pas qu’il mefasse mettre aux fers, car bien que je ne sois qu’un pauvre hommede marin, j’ai trouvé dans ce livre-ci une promesse, et je n’aipoint peur que Lui ne la tienne pas.

Mon père passa quelques heures avec levieillard et fit de son mieux pour le réconforter et l’aider, caril était évident qu’il baissait rapidement.

Lorsque enfin il le quitta, le laissant avecsa fidèle épouse près de lui, il saisit la main brune, maisamaigrie, qui gisait sur les couvertures.

– Je vous reverrai, dit-il.

– Oui, sous la latitude du ciel, répondit lemarin agonisant.

Son pressentiment était juste, car auxpremières heures du matin, sa femme se penchant sur lui, vit unbeau sourire sur sa figure tannée, bronzée par les coups demer.

Se soulevant sur son oreiller, il porta lamain à une mèche de son front, selon l’usage des marins, puis ilretomba lentement, paisiblement dans le long sommeil d’où l’on seréveille quand la nuit cesse d’exister.

Vous me demanderez sans doute ce qu’il advintd’Hector Marot et de l’étrange cargaison qui avait mis à la voiledu port de Poole.

On n’entendit jamais parler d’eux, à moinsqu’on applique à leur destinée un bruit qui fut répandu quelquesmois plus tard par le Capitaine Elias Hopkins, du navire LaCaroline, de Bristol.

Le Capitaine Hopkins rapporte que dans latraversée qui le ramenait de nos colonies, il rencontra une brumeépaisse et eut le vent debout au voisinage des grands bancs demorue.

Une nuit, pendant qu’il faisait sa ronde, parun brouillard si dense, qu’il pouvait à peine voir la pomme de sonpropre mat, il éprouva une sensation des plus étranges, car commelui et d’autres étaient debout sur le pont, ils entendirent, à leurgrand étonnement, le bruit d’un grand nombre de voix, quiparaissaient former un chœur, bruit d’abord faible et certain, puisprenant bientôt une ampleur croissante, jusqu’à ce qu’il fût, à cequ’il semblait, à la distance d’un jet de pierre.

Après quoi il diminua et s’éteignit lentementpour se perdre au loin.

Certains hommes de l’équipage mirent la chosesur le compte du Maudit, mais comme le Capitaine Elias Hopkins nemanquait pas de le faire remarquer, il était bien étrange que leMalin eût choisi des hymnes familiers de l’Ouest pour son exercicenocturne, et plus étrange encore que les habitants de l’abîmeeussent, en chantant, une prononciation aussi pâteuse que celle duComté de Somerset.

Quant à moi, je ne doute guère que ce ne fûten effet la Dorothée Fox qui eût passé par là dans lebrouillard, et que les prisonniers, ayant reconquis leur liberté,n’aient célébré leur délivrance à la façon de vrais Puritains.

Où furent-ils entraînés ?

Fut-ce sur la côte rocheuse du Labrador, oubien trouvèrent-ils un asile dans quelque région désolée où lacruauté royale ne pouvait pas les poursuivre, voilà qui doit resteréternellement ignoré.

Zacharie Palmer vécut de longues années envieillard vénérable et honoré, avant d’être appelé à son tourauprès de ses pères.

C’était un doux et simple philosophe devillage que cet homme-là, et dans sa vieille poitrine il y avait uncœur d’enfant.

Rien qu’à penser à lui, il me vient comme unparfum de violettes, car si dans ma manière d’envisager la vie, etdans mes espérances d’avenir, je ne partage pas en tout point lesdoctrines dures et sombres de mon père, je sais que je le dois auxsages paroles et aux enseignements bienveillants ducharpentier.

Si les actes sont tout, si les dogmes ne sontrien en ce monde, ainsi qu’il se plaisait à le dire, dès lors savie sans faute, exempte de blâme, pourrait servir de modèle à vouset à tous.

Puisse la poussière lui être légère !

Un mot au sujet d’un autre ami, le dernier queje rappelle, mais non le moins apprécié.

Guillaume le hollandais occupait depuis dixans le trône d’Angleterre, qu’on pouvait encore voir dans le champvoisin de la maison paternelle un grand cheval fortement charpenté,dont le pelage gris était tacheté de marques blanches.

Et, comme on l’a toujours remarqué, lorsqueles soldats sortaient de Plymouth, ou que le son aigu de latrompette ou le roulement du tambour parvenait à son oreille, ilarquait son cou fatigué par l’âge, agitait sa queue mêlée de gris,levait ses genoux raidis pour faire un temps de trot majestueux etpédantesque.

Les gens de la campagne s’arrêtaientvolontiers à considérer les gambades du vieux cheval, et il estbien probable que l’un d’eux racontait aux autres que ce coursierlà avait porté à la guerre un des jeunes gens de leur proprevillage, et comment le cavalier avait dû fuir le pays, mais aussicomment un bon sergent des troupes royales avait ramené le chevalau père du jeune homme comme souvenir de lui.

Ce fut ainsi que Covenant passa ses dernièresannées, en vétéran des chevaux, bien nourri, bien soigné et fortenclin peut-être à conter en langage de cheval, à tous les pauvressots bidets de la campagne, les merveilleuses, aventures qu’ilavait eues dans l’Ouest.

 

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