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Mon frère Yves

Mon frère Yves

de Pierre Loti

I

Le livret de marin de mon frère Yves ressemble à tous les autres livrets de tous les autres marins.

Il est recouvert d’un papier parchemin de couleur jaune, et, comme il a beaucoup voyagé sur la mer, dans différents caissons de navire, il manque absolument de fraîcheur.

En grosses lettres, il y a sur la couverture :

Kermadec, 2091. P.

Kermadec, c’est son nom de famille ;2091, son numéro dans l’armée de mer, et P, la lettre initiale de Paimpol son port d’inscription.

En ouvrant, on trouve, à la première page, les indications suivantes :

« Kermadec (Yves-Marie), fils d’Yves-Marie et de Jeanne Danveoch. Né le 28 août 1851, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère). Taille, 1 m 80. Cheveux châtains,sourcils châtains, yeux châtains, nez moyen, menton ordinaire,front ordinaire, visage ovale. »

« Marques particulières : tatoué au sein gauche d’une ancre et, au poignet droit, d’un bracelet avec un poisson. »

Ces tatouages étaient encore de mode, il y aune dizaine d’années, pour les vrais marins. Exécutés à bord de la Flore par la main d’un ami désœuvré, ils sont devenus un objet de mortification pour Yves, qui s’est plus d’une fois martyrisé dans l’espoir de les faire disparaître. – L’idée qu’il est marqué d’une manière indélébile et qu’on le reconnaîtra toujours et partout à ces petits dessins bleus lui est absolument insupportable.

En tournant la page, on trouve une série de feuillets imprimés relatant, dans un style net et concis, tous les manquements auxquels les matelots sont sujets, avec, en regard, le tarif des peines encourues, – depuis les désordres légers qui se payent par quelques nuits à la barre de fer jusqu’aux grandes rébellions qu’on punit par la mort.

Malheureusement cette lecture quotidienne n’a jamais suffi à inspirer les terreurs salutaires qu’il faudrait, ni aux marins en général, ni à mon pauvre Yves en particulier.

Viennent ensuite plusieurs pages manuscrites portant des noms de navire, avec des cachets bleus, des chiffres et des dates. Les fourriers, gens de goût, ont orné cette partie d’élégants parafes. C’est là que sont marquées ses campagnes et détaillés les salaires qu’il a reçus.

Premières années, où il gagnait par mois quinze francs, dont il gardait dix pour sa mère ; années passées la poitrine au vent, à vivre demi-nu en haut de ces grandes tiges oscillantes qui sont des mâts de navire, à errer sans souci de rien au monde sur le désert changeant de la mer ; années plus troublées, où l’amour naissait, prenait forme dans l’âme vierge et inculte, – puis se traduisait en ivresses brutales ou en rêves naïvement purs au hasard des lieux où le vent le poussait, au hasard des femmes jetées entre ses bras ; éveils terribles du cœur et des sens, grandes révoltes, et puis retour à la vie ascétique du large, à la séquestration sur le couvent flottant ; il y a tout cela sous-entendu derrière ces chiffres, ces noms et ces dates qui s’accumulent, année par année,sur un pauvre livret de marin. Tout un étrange grand poèmed’aventures et de misères tient là entre les feuillets jaunis.

II

Le 28 août 1851, il faisait, paraît-il, unbeau temps d’été à Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère.

Le soleil pâle de la Bretagne souriait etfaisait fête à ce petit nouveau venu, qui devait plus tard tantaimer le soleil et tant aimer la Bretagne. Yves apparut dans cemonde sous la forme d’un gros bébé tout rond et tout bronzé. Lesbonnes femmes présentes à son arrivée lui donnèrent le surnom deBugel-Du, qui, en français, signifie : petitenfant noir. C’était, du reste, de famille, cette couleur debronze, les Kermadec, de père en fils, ayant été marins au longcours et gens fortement passés au hâle de mer.

Un beau jour d’été à Saint-Pol-de-Léon,c’est-à-dire une chose rare dans cette région de brumes : uneespèce de rayonnement mélancolique répandu sur tout ; lavieille ville du moyen âge comme réveillée de son morne sommeildans le brouillard, et rajeunie ; le vieux granit se chauffantau soleil ; le clocher de Creizker, le géant des clochersbretons, baignant dans le ciel bleu, en pleine lumière, ses finesdécoupures grises marbrées de lichens jaunes. Et tout alentour lalande sauvage, aux bruyères roses, aux ajoncs couleur d’or,exhalant une senteur douce de genêts fleuris.

Au baptême, il y avait une jeune fille, lamarraine ; un matelot, le parrain, et, derrière, les deuxpetits frères, Goulven et Gildas, donnant la main aux deux petitessœurs, Yvonne et Marie, avec des bouquets.

Lorsque le cortège fit son entrée dansl’antique église des évêques de Léon, le bedeau, pendu à la corded’une cloche, se tenait prêt à commencer le carillon joyeux quecommandait la circonstance. Mais M. Le curé, survenant, luidit d’une voix rude :

« Reste en paix, Marie Bervrac’h, pourl’amour de Dieu ! Ces Kermadec sont des gens qui jamais nedonnent rien à l’offrande, et le père dépense au cabaret tout sonavoir. Nous ne sonnerons pas, s’il te plaît, pour cemonde-là. »

Et voilà comment mon frère Yves fit sur cetteterre une entrée de pauvre.

Jeanne Danveoch, de son lit, prêtait l’oreilleavec inquiétude, guettait avec un mauvais pressentiment cesvibrations de bronze qui tardaient à commencer. Elle écoutalongtemps, n’entendit rien, comprit cet affront public etpleura.

Ses yeux étaient tout baignés de larmes quandle cortège rentra, penaud, au logis.

Toute la vie, cette humiliation resta sur lecœur d’Yves ; il ne sut jamais pardonner ce mauvais accueilfait à son entrée dans ce monde, ni ces larmes cruelles versées parsa mère ; il en garda au clergé romain une rancune inoubliableet ferma à notre mère l’église son cœur breton.

III

C’était vingt-quatre ans plus tard, un soir dedécembre, à Brest.

La pluie tombait, fine, froide, pénétrante,continue ; elle ruisselait sur les murs, rendant plus noirsles hauts toits d’ardoise, les hautes maisons de granit ; ellearrosait comme à plaisir cette foule bruyante du dimanche quigrouillait tout de même, mouillée et crottée, dans les ruesétroites, sous un triste crépuscule gris.

Cette foule du dimanche, c’étaient desmatelots ivres qui chantaient, des soldats qui trébuchaient enfaisant avec leur sabre un bruit d’acier, des gens du peuple allantde travers, – ouvriers de grande ville à la mine tirée etmisérable, des femmes en petit châle de mérinos et en coiffepointue de mousseline, qui marchaient le regard allumé, lespommettes rouges, avec une odeur d’eau-de-vie ; – des vieux etdes vieilles à l’ivresse sale, qui étaient tombés et qu’on avaitramassés, et qui s’en allaient devant eux le dos plein de boue.

La pluie tombait, tombait, mouillant tout, leschapeaux à boucle d’argent des Bretons, les bonnets sur l’oreilledes matelots, les shakos galonnés et les coiffes blanches et lesparapluies.

L’air avait quelque chose de tellement terne,de tellement éteint, qu’on ne pouvait se figurer qu’il y eûtquelque part un soleil ; on en avait perdu la notion. On sesentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grossesnuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pasqu’elles pussent jamais s’ouvrir et que derrière il y eût un ciel.On respirait de l’eau. On avait perdu conscience de l’heure, nesachant plus si c’était l’obscurité de toute cette pluie ou sic’était la vraie nuit d’hiver qui descendait.

Les matelots apportaient dans ces rues unecertaine note étonnante de gaieté et de jeunesse, avec leursfigures ouvertes et leurs chansons, avec leurs grands cols clairset leurs pompons rouges tranchant sur le bleu marine de leurhabillement. Ils allaient et venaient d’un cabaret à l’autre,poussant le monde, disant des choses qui n’avaient pas de sens etqui les faisaient rire. Ou bien ils s’arrêtaient sous lesgouttières, aux étalages de toutes les boutiques où l’on vendaitdes choses à leur usage : des mouchoirs rouges au milieudesquels étaient imprimés de beaux navires qui s’appelaient laBretagne, la Triomphante, ou laDévastation ; des rubans pour leur bonnet avec debelles inscriptions d’or ; de petits ouvrages en corde trèscompliqués destinés à fermer sûrement ces sacs de toile qu’ils ontà bord pour serrer leur trousseau ; d’élégantsamarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou desgabiers leur grand couteau ; des sifflets en argent pour lesquartiers-maîtres, et enfin des ceintures rouges, des petitspeignes et des petits miroirs.

De temps en temps, il y avait de grandesrafales qui faisaient envoler les bonnets et tituber les passantsivres, et alors la pluie tombait plus dure, plus torrentielle etfouettait comme grêle.

La foule des matelots augmentaittoujours ; on les voyait surgir par bandes à l’entrée de larue de Siam ; ils remontaient du port et de la ville basse parles grands escaliers de granit et se répandaient en chantant dansles rues.

Ceux qui venaient de la rade étaient plusmouillés que les autres, plus ruisselants de pluie et d’eau de mer.Leurs canots voilés, en s’inclinant sous les riséesfroides, en sautant au milieu des lames pleines d’écume, lesavaient amenés grand train dans le port. Et ils grimpaientjoyeusement ces escaliers qui menaient à la ville, en se secouantcomme des chats qu’on vient d’arroser.

Le vent s’engouffrait dans les longues ruesgrises, et la nuit s’annonçait mauvaise.

En rade, – à bord d’un navire arrivé le matinmême de l’Amérique du Sud, – à quatre heures sonnantes, unquartier-maître avait donné un coup de sifflet prolongé, suivi detrilles savants, qui signifiaient en langage de marine :« Armez la chaloupe ! » alors on avait entendu unmurmure de joie dans ce navire, où les matelots étaient parqués, àcause de la pluie, dans l’obscurité du faux pont. C’est qu’on avaiteu peur un moment que la mer ne fût trop mauvaise pour communiqueravec Brest, et on attendait avec anxiété ce coup de sifflet quidécidait la question. Après trois ans de campagne, c’était lapremière fois qu’on allait remettre les pieds sur la terre deFrance, et l’impatience était grande.

Quand les hommes désignés, vêtus de petitscostumes en toile cirée jaune paille, furent tous embarqués dans lachaloupe et rangés à leur banc d’une manière correcte etsymétrique, le même quartier maître siffla de nouveau et dit :« Les permissionnaires à l’appel ! »

Le vent et la mer faisaient grand bruit ;les lointains de la rade étaient noyés dans un brouillardblanchâtre fait d’embruns et de pluie.

Les matelots permissionnaires montaient encourant, sortaient des panneaux et venaient s’aligner, à mesurequ’on appelait leur numéro et leur nom, la figure illuminée parcette grande joie de revoir Brest. Ils avaient mis leurs beauxhabits du dimanche ; ils achevaient, sous l’ondéetorrentielle, des derniers détails de toilette, s’ajustant les unsles autres avec des airs de coquetterie.

Quand on appela : « 218 :Kermadec ! » on vit paraître Yves, un grand garçon devingt-quatre ans, à l’air grave, portant bien son tricot rayé etson large col bleu.

Grand, maigre de la maigreur des antiques,avec les bras musculeux, le col et la carrure d’un athlète,l’ensemble du personnage donnant le sentiment de la forcetranquille et légèrement dédaigneuse. Le visage incolore, sous unecouche uniforme de hâle brun, je ne sais quoi de breton qui ne sepeut définir, avec un teint d’Arabe. La parole brève et l’accent duFinistère ; la voix basse, vibrant d’une manière particulière,comme ces instruments aux sons très puissants, mais qu’on touche àpeine de peur de faire trop de bruit.

Les yeux gris-roux, un peu rapprochés et trèsrenfoncés sous l’arcade sourcilière, avec une expression impassiblede regard en dedans ; le nez très fin et régulier ; lalèvre inférieure s’avançant un peu, comme par mépris.

Figure immobile, marmoréenne, excepté dans lesmoments rares où paraît le sourire ; alors tout se transformeet on voit qu’Yves est très jeune. Le sourire de ceux qui ontsouffert : il a une douceur d’enfant et illumine les traitsdurcis, un peu comme ces rayons de soleil, qui, par hasard, passentsur les falaises bretonnes.

Quand Yves parut, les autres marins quiétaient là le regardèrent tous avec de bons sourires et une nuanceinusitée de respect.

C’est qu’il portait pour la première fois, sursa manche, le double galon rouge des quartiers-maîtres qu’on venaitde lui donner. Et, à bord, c’est quelqu’un, un quartier-maître demanœuvre ; ces pauvres galons de laine, qui, dans l’armée,arrivent si vite au premier venu, dans la marine représentent desannées de misères ; ils représentent la force et la vie desjeunes hommes, dépensées à toute heure du jour et de la nuit,là-haut, dans la mâture, ce domaine des gabiers que secouent tousles vents du ciel.

Le maître d’équipage, s’étant approché, tenditla main à Yves. Jadis il avait été, lui aussi, un gabier dur à lapeine ; il s’y connaissait en hommes courageux et forts.

« Eh ! Bien, Kermadec, dit-il, on vales arroser, ces galons ?

– Mais oui, maître… », répondit Yvesà voix basse, en gardant un air grave et très rêveur.

Ce n’était pas de l’eau du ciel que voulaitparler ce vieux maître ; car, sous ce rapport-là, l’arrosageétait assuré. Non, en marine, arroser des galons signifie se griserpour leur faire honneur le premier jour où on les porte.

Yves restait pensif devant la nécessité decette cérémonie, parce qu’il venait de me faire, à moi, un grandserment d’être sage et qu’il avait envie de le tenir.

Et puis il en avait assez, à la fin, de cesscènes de cabaret déjà répétées dans tous les pays du monde.Traîner ses nuits dans tous les bouges, à la tête des plusindomptés et des plus ivres, et se faire ramasser le matin dans lesruisseaux, on se lasse à la longue de ces plaisirs, si bon matelotqu’on soit. D’ailleurs, les lendemains sont pénibles et seressemblent tous. Yves savait cela et n’en voulait plus.

Il était bien noir, ce temps de décembre pourun jour de retour. On avait beau être insouciant et jeune, ce tempsjetait sur la joie de revenir une sorte de nuit sinistre. Yveséprouvait cette impression, qui lui causait malgré lui unétonnement triste ; car tout cela, en somme, c’était saBretagne ; il la sentait dans l’air et la reconnaissait rienqu’à cette obscurité de rêve.

La chaloupe partit, les emportant tous vers laterre. Elle s’en allait toute penchée sous le vent d’ouest ;elle bondissait sur les lames avec un son creux de tambour, et, àchaque saut qu’elle faisait, une masse d’eau de mer venait seplaquer sur eux, comme lancée par des mains furieuses. Ils filaienttrès vite dans une espèce de nuage d’eau dont les grosses gouttessalées leur fouettaient la figure. Ils se tenaient tête baisséesous ce déluge, serrés les uns contre les autres, comme font lesmoutons sous l’orage.

Ils ne disaient plus rien, tout concentrésqu’ils étaient dans une attente de plaisir. Il y avait là desjeunes hommes qui, depuis un an, n’avaient pas mis les pieds sur laterre ; leurs poches à tous étaient garnies d’or, et desconvoitises terribles bouillonnaient dans leur sang.

Yves, lui aussi, songeait un peu à ces femmesqui les attendaient dans Brest, et parmi lesquelles tout à l’heureon pourrait choisir. Mais c’est égal, lui seul était triste. Jamaistant de pensées à la fois n’avaient troublé sa tête de pauvreabandonné.

Il avait bien eu de ces mélancoliesquelquefois, pendant le silence des nuits de la mer ; maisalors le retour lui apparaissait de là-bas sous des couleurs toutesdorées. Et c’était aujourd’hui, ce retour, et au contraire son cœurse serrait maintenant plus que jamais. Alors il ne comprenait pas,ayant l’habitude, comme les simples et les enfants, de subir sesimpressions sans en démêler le sens.

La tête tournée contre le vent, sans souci del’eau qui ruisselait sur son col bleu, il était resté debout,soutenu par le groupe des marins qui se pressait contre lui.

Toutes ces côtes de Brest qui se dessinaienten contours vagues à travers les voiles de la pluie, luirenvoyaient des souvenirs de ses années de mousse, passées là surcette grande rade brumeuse, à regretter sa mère… Ce passé étaitrude, et, pour la première fois de sa vie, il songeait à ce quepourrait bien être l’avenir.

Sa mère !… C’était pourtant vrai que,depuis tantôt deux ans, il ne lui avait pas écrit. Mais lesmatelots font ainsi, et, malgré tout, ils les aiment bien, leursmères ! C’est la coutume : on disparaît pendant desannées, et puis, un bienheureux jour, on revient au village sansprévenir, avec des galons sur sa manche, rapportant beaucoupd’argent gagné à la peine, ramenant la joie et l’aisance au pauvrelogis abandonné.

Ils filaient toujours sous la pluie glacée,sautant sur les lames grises, poursuivis par des sifflements devent et de grands bruits d’eau.

Yves songeait à beaucoup de choses, et sesyeux fixes ne regardaient plus. L’image de sa mère avait pris toutà coup une douceur infinie ; il sentait qu’elle était là toutprès, dans un petit village du pays breton, sous ce même crépusculed’hiver qui l’enveloppait, lui ; encore deux ou trois jours,et, avec une grande joie, il irait la surprendre etl’embrasser.

Les secousses de la mer, la vitesse et levent, rendaient incohérentes ses pensées qui changeaient.Maintenant il s’inquiétait de retrouver son pays sous un jour sisombre. Là-bas, il s’était habitué à cette chaleur et à cettelimpidité bleue des tropiques, et, ici, il semblait qu’il y eût unsuaire jetant une nuit sinistre sur le monde.

Et puis aussi il se disait qu’il ne voulaitplus boire, non pas que ce fût bien mal après tout, et, d’ailleurs,c’était la coutume pour les marins bretons ; mais il mel’avait promis d’abord, et ensuite, à vingt-quatre ans, on est ungrand garçon revenu de beaucoup de plaisirs, et il semble qu’onsente le besoin de devenir un peu plus sage.

Alors il pensait aux airs étonnés qu’auraientles autres à bord, surtout Barrada, son grand ami, en le voyantrentrer demain matin, debout et marchant droit. À cette idée drôle,on voyait tout à coup passer sur sa figure mâle et grave un sourired’enfant.

Ils étaient arrivés presque sous le château deBrest, et, à l’abri des énormes masses de granit, il se fitbrusquement du calme. La chaloupe ne dansait plus ; elleallait tranquillement sous la pluie ; ses voiles étaientamenées, et les hommes habillés de toile cirée jaune la menaient àcoups cadencés de leurs grands avirons.

Devant eux s’ouvrait cette baie profonde etnoire qui est le port de guerre ; sur les quais, il y avaitdes alignements de canons et de choses maritimes à l’airformidable. On ne voyait partout que de hautes et interminablesconstructions de granit, toutes pareilles, surplombant l’eau noireet s’étageant les unes par-dessus les autres avec des rangéessymétriques de petites portes et de petites fenêtres. Au-dessusencore, les premières maisons de Brest et de recouvrance montraientleurs toits mouillés, d’où sortaient de petites fuméesblanches ; elles criaient leur misère humide et froide, et levent s’engouffrait partout avec un grand bruit triste.

La nuit tombait tout à fait et les petitesflammes du gaz commençaient à piquer de brillants jaunes cesamoncellements de choses grises. Les matelots entendaient déjà lesroulements des voitures et les bruits de la ville qui leurarrivaient d’en haut, par-dessus l’arsenal désert, avec les chantsdes ivrognes.

Yves, par prudence, avait confié à bord, à sonami Barrada, tout son argent, qu’il destinait à sa mère, gardantseulement dans sa poche cinquante francs pour sa nuit.

IV

« Et mon mari aussi, Madame Quémeneur,quand il est soûl, tout le temps il dort.

– Vous faites votre petit tour aussi,Madame Kervella ?

– Et j’attends mon mari, moi aussi donc,qui est arrivé aujourd’hui sur le Catinat.

– Et le mien, Madame Kerdoncuff, le jourqu’il était revenu de la Chine, il avait dormi pendant deuxjours ; et moi aussi donc, je m’étais soûlée, madameKerdoncuff. Oh ! comme j’ai eu honte aussi ! Et ma filleaussi donc, elle était tombée dans les escaliers ! »

Avec l’accent chantant et cadencé de Brest,tout cela se croise sous les vieux parapluies retournés par levent, entre des femmes en waterproof et en coiffe pointue demousseline, qui attendent là-haut, à l’entrée des grands escaliersde granit.

Leurs maris sont revenus sur ce même bâtimentqui a ramené Yves, et elles sont là postées, soutenues déjà parquelque peu d’eau-de-vie, elles font le guet, l’œil moitiéégrillard, moitié attendri.

Ces vieux marins qu’elles attendent étaientjadis peut-être de braves gabiers durs à la peine ; et puis,gangrenés par les séjours dans Brest et l’ivrognerie, ils ontépousé ces créatures et sont tombés dans les bas-fonds sordides dela ville.

Derrière ces dames, il y a d’autres groupesencore, où la vue se repose : des jeunes femmes qui setiennent dignes, vraies femmes de marins celles-ci, recueilliesdans la joie de revoir leur fiancé ou leur mari, et regardant avecanxiété dans ce grand trou béant du port, par où les désirés vontvenir. Il y a des mères, arrivées des villages, ayant mis leur beaucostume breton des fêtes, la grande coiffe et la robe de drap noirà broderies de soie ; la pluie les gâte pourtant, ces belleshardes qu’on ne renouvelle pas deux fois dans lavie ; mais il faut bien faire honneur à ce fils qu’on vaembrasser tout à l’heure devant les autres.

« Voilà ceux du Magicien quientrent dans le port, Madame Kerdoncuff !

– Et voilà ceux du Catinat aussidonc ! Ils se suivent tous les deux, MadameQuémeneur ! »

En bas, les canots accostent, tout au fond,sur les quais noirs, et ceux qui sont attendus montent lespremiers.

D’abord les maris de ces dames, placeaux anciens, qui passent devant ! Le goudron, le vent, lehâle, l’eau-de-vie, leur ont composé des minois chiffonnés desinges… Et on s’en va, bras dessus bras dessous, du côté deRecouvrance, dans quelque vieille rue sombre aux hautes maisons degranit ; tout à l’heure, on montera dans une chambre humidequi sent l’égout et le moisi de pauvre, où sur les meubles il y ades coquillages dans de la poussière et des bouteilles pêle-mêleavec des chinoiseries. Et, grâce à l’alcool acheté au cabaret d’enbas, on trouvera l’oubli de cette séparation cruelle avec unrenouveau de ses vingt ans.

Puis viennent les autres, les jeunes hommesqu’attendent les fiancées, les femmes ou les vieilles mères, etenfin, quatre à quatre, escaladant les marches de granit, toute labande des grands enfants sauvages qu’Yves conduit à la fête de sesgalons.

Celles qui les attendent, ceux-ci, sont dansla rue des Sept-Saints, déjà sorties sur leur porte et auguet : femmes aux cheveux à la chien peignés sur les sourcils,– à la voix avinée et au geste horrible.

Tout à l’heure, ce sera pour elles, leur sève,leurs ardeurs contenues, – et leur argent. – C’est qu’ils payentbien, les matelots, le jour du retour, et, en plus de ce qu’ilsdonnent, il y a surtout ce qu’on leur prend après, quand parbonheur ils sont ivres à point…

Ils regardaient devant eux indécis, commeeffarés, grisés déjà rien que de se trouver à terre.

Où aller ? Par où commencer leursplaisirs ?… Ce vent, cette pluie froide d’hiver et cettetombée sinistre de la nuit, – pour ceux qui ont un logis, un foyer,tout cela ajoute à la joie qu’on a de rentrer. À eux, cela leurfaisait bien sentir le besoin de se mettre à l’abri, d’aller seréchauffer quelque part ; mais ils étaient sans gîte, cespauvres exilés qui revenaient…

D’abord ils errèrent, se tenant les uns lesautres par le bras, riant à propos de tout, obliquant de droite oude gauche, – ayant des allures de bêtes captives qu’on vient delâcher.

Puis ils entrèrent À la descente desnavires, chez Madame Creachcadec.

À la descente des navires, c’était unbouge de la rue de Siam.

L’air chaud y sentait l’alcool. Il y avait unfeu de charbon dans une corbeille, et Yves s’assit devant. Depuisdeux ou trois ans, c’était la première fois qu’il se trouvait dansune chaise. – Et du feu ! – Comme il savourait ce bien-êtretout à fait inusité, de se sécher devant un brasier rouge ! –À bord, jamais ; – même dans les grands froids du cap Horn oude l’Islande ; même dans les humidités pénétrantes, continuesdes hautes latitudes, jamais on ne se chauffe, jamais on ne sesèche. Pendant des jours, pendant des nuits, on reste mouillé, eton tâche de se donner du mouvement, en attendant le soleil.

C’était une vraie mère pour les matelots,cette Madame Creachcadec ; tous ceux qui la connaissaientpouvaient bien le dire. Et puis elle leur comptait toujours, auplus juste prix, leurs dîners et leurs fêtes.

D’ailleurs, elle les reconnaissait tous. Ayantdéjà de l’alcool dans sa tête grosse et rouge, elle essayait derépéter leurs noms, qu’elle les entendait se dire entre eux ;elle se souvenait bien de les avoir vus, du temps qu’ils étaientcanotiers à bord de la Bretagne ; – et même ellecroyait se rappeler leur enfance de mousse, surl’Inflexible. Mais comme ils étaient devenus grands etbeaux garçons depuis cette époque ! – Vraiment il fallait sonœil à elle, pour les reconnaître, ainsi changés…

Et, au fond du cabaret, le dîner cuisait, surdes fourneaux qui répandaient une assez bonne odeur de soupe.

Dans la rue, on entendit un grand vacarme. Unetroupe de matelots arrivait, chantant, scandant à pleine voix, surun air très gai, ces paroles d’église : Kyrie Christe,Dominum nostrum ; Kyrie eleison…

Ils entrèrent, chavirant les chaises, en mêmetemps qu’une rafale du vent d’ouest couchait la flamme deslampes.

Kyrie Christe, Dominumnostrum… : les Bretons n’aimaient pas ce genre dechanson, venu sans doute des barrières de quelque grande ville.Pourtant cette discordance était drôle entre les mots et lamusique, et cela les fit rire.

Du reste, c’était une bande débarquée de laGauloise, et ils se reconnaissaient, ceux-ci et lesautres ; ils avaient été mousses ensemble. L’un d’eux vintembrasser Yves : c’était Kerboul, son voisin de hamac à bordde l’Inflexible. Lui aussi était devenu grand etfort ; il était baleinier de l’amiral, et, comme il étaitassez sage, il portait depuis longtemps sur sa manche les galonsrouges.

L’air manquait dans ce cabaret, et on yfaisait grand tapage. Madame Creachcadec apporta le vin chaud toutfumant, premier service du dîner commandé, – et les têtescommencèrent à tourner…

Il y eut du bruit, cette nuit-là, dansBrest ; les patrouilles eurent fort à faire.

Dans la rue des Sept-Saints et dans celle deSaint-Yves, on entendit jusqu’au matin des chants et descris ; c’était comme si on y eût lâché des barbares, desbandes échappées de l’ancienne Gaule ; il y avait des scènesde joie qui rappelaient les rudesses primitives.

Les matelots chantaient. Et les femmes, quiguettaient leurs pièces d’or, – agitées, échevelées dans ce grandcoup de feu des retours de navire, – mêlaient leurs voix aigres àces voix profondes.

Les derniers arrivés de la mer, on lesreconnaissait à leur teint plus bronzé, à leurs allures plusdésinvoltes ; et puis ils traînaient avec eux des objetsexotiques ; il y en avait qui passaient avec des perruches,mouillées, dans des cages ; d’autres avec des singes.

Ils chantaient, les matelots, à tue-tête, avecune sorte d’accent naïf, des choses à faire frémir, – ou bien desairs du midi, des chansons basques, – surtout, de tristes mélopéesbretonnes qui semblaient de vieux airs de biniou léguéspar l’antiquité celtique.

Les simples, les bons, faisaient des chœurs enparties ; ils restaient groupés par village, et répétaientdans leur langue les longues complaintes du pays, retrouvant encoredans leur ivresse de belles voix sonores et jeunes. D’autresbégayaient comme de petits enfants et s’embrassaient ;inconscients de leur force, ils brisaient des portes ou assommaientdes passants.

La nuit s’avançait ; les mauvais lieuxseuls restaient ouverts, et, dans les rues, la pluie tombaittoujours sur l’exubérance des gaietés sauvages…

V

… Six heures du matin, le lendemain. Une massenoire ayant forme humaine dans un ruisseau, – au bord d’une espècede rue déserte surplombée par des remparts. – Encorel’obscurité ; encore la pluie, fine et froide ; ettoujours le bruit de ce vent d’hiver – qui avait veillé,comme on dit en marine, et passé la nuit à gémir.

C’était en bas, un peu au-dessous du pont deBrest, au pied des grands murs, à cet endroit où traînentd’habitude les marins sans gîte, ivres morts, qui ont eu uneintention vague de retourner vers leur navire et sont tombés enroute.

Déjà une demi-lueur dans l’air ; quelquechose de terne, de blafard, un jour d’hiver se levant sur dugranit. L’eau ruisselait sur cette forme humaine qui était à terre,et, tout à côté, tombait en cascade dans le trou d’un égout.

Il commençait à faire un peu plus clair ;une sorte de lumière se décidait à descendre le long de ces hautesmurailles de granit. – La chose noire dans le ruisseau était bienun grand corps d’homme, un matelot, qui était couché les brasétendus en croix.

Un premier passant fit un bruit de sabots debois sur les pavés durs, comme en titubant. Puis un autre, puisplusieurs. Ils suivaient tous la même direction, dans une rue plusbasse qui aboutissait à la grille du port de guerre.

Bientôt cela devint extraordinaire, cetapotement de sabots ; c’était un bruit fatigant, continu,martelant le silence comme une musique de cauchemar.

Des centaines et des centaines de sabots,piétinant avant jour, arrivant de partout, défilant dans cette ruebasse ; une espèce de procession matineuse de mauvaisaloi : – c’étaient les ouvriers qui rentraient dans l’arsenal,encore tout chancelants d’avoir tant bu la veille, la démarche malassurée, et le regard abruti.

Il y avait aussi des femmes laides, hâves,mouillées, qui allaient de droite et de gauche comme cherchantquelqu’un ; dans le demi-jour, elles regardaient sous le nezles hommes à grand chapeau breton, – guettant là, pour voir si lemari, ou le fils, était enfin sorti des tavernes, s’il irait fairesa journée de travail.

L’homme couché dans le ruisseau fut aussiexaminé par elles ; deux ou trois se baissèrent pour mieuxdistinguer sa figure. Elles virent des traits jeunes, mais durcis,et comme figés dans une fixité cadavérique, des lèvres contractées,des dents serrées. Non, elles ne le connaissaient pas. Et puis cen’était pas un ouvrier, celui-là ; il portait le grand colbleu des matelots.

Cependant l’une, qui avait un fils marin,essaya, par bonté d’âme, de le retirer de l’eau. Il était troplourd.

« Quel grand cadavre ! »dit-elle en lui laissant retomber les bras.

Ce corps sur lequel étaient tombées toutes lespluies de la nuit, c’était Yves.

Un peu plus tard, quand le jour fut tout àfait levé, ses camarades qui passaient le reconnurent etl’emportèrent.

On le coucha, tout trempé de l’eau duruisseau, au fond de la grande chaloupe, mouillée des embruns de lamer, et bientôt on se mit en route à la voile.

La mer était mauvaise ; le vent debout.Ils louvoyèrent longtemps et ils eurent du mal pour atteindre leurnavire.

VI

… Yves s’éveilla lentement vers le soir ;C’étaient d’abord des sensations de douleur, qui revenaient une àune, comme au sortir d’une espèce de mort. Il avait froid, froidjusqu’au cœur de ses membres.

Surtout il était engourdi et meurtri, – étendudepuis des heures sur une couche dure : alors il essaya unpremier effort, à peine conscient, pour se retourner. Mais son piedgauche, qui lui fit tout à coup grand mal, était pris dans unechose rigide contre laquelle on sentait bien qu’il n’y avait pas delutte possible. – Ah ! oui, il reconnaissait cette sensation,il comprenait maintenant : les fers !…

Il connaissait bien déjà ce lendemaininévitable des grandes nuits de plaisirs : être rivé à labarre par une boucle, pour des jours entiers ! Et celieu où il devait être, il le devinait sans prendre la peined’ouvrir les yeux, ce recoin étroit comme une armoire, et sombre,et humide, avec une odeur de renfermé et un peu de jour pâletombant d’en haut par un trou : la cale duMagicien !

Seulement il confondait ce lendemain de fêteavec d’autres qui s’étaient passés ailleurs, – là-bas, bien loin,en Amérique ou dans les ports de la Chine… Etait-ce pour avoirbattu les alguazils de Buenos-Ayres ? Ou bien était-ce lamêlée sanglante de Rosario qui l’avait mené là ? ou encorel’affaire avec les matelots russes à Hong-Kong ?… Il ne savaitplus bien, à quelques milliers de lieues près, n’ayant pas lanotion du pays où il se trouvait.

Tous les vents et toutes les lames de la meravaient bien pu promener le Magicien par tous les pays dumonde ; elles l’avaient secoué, roulé, meurtri au dehors, maissans parvenir à défaire l’arrangement de toutes ces choses quiétaient dans cette cale, de toutes ces bobines de cordes sur desétagères, – sans déplacer cet habit de plongeur qui devait être làpendu derrière lui, avec ses gros yeux et son visage demorse ; ni changer cette odeur de rat, de moisissure et degoudron.

Il sentait toujours ce froid, si profond, quec’était comme une douleur jusque dans ses os ; alors ilcomprit que ses vêtements étaient mouillés et son corps aussi.Toute cette pluie de la veille, ce vent, ce ciel sombre, luirevinrent vaguement à la mémoire… On n’était donc plus là-bas dansles pays bleus de l’équateur !… Non, il se rappelaitmaintenant : c’était la France, la Bretagne, c’était le retourtant rêvé.

Mais qu’avait-il fait pour être déjà aux fers,à peine arrivé dans son pays ? Il cherchait et ne trouvaitpas. Puis un souvenir lui revint tout à coup, comme d’unrêve : pendant qu’on le hissait à bord, il s’était un peuréveillé, disant qu’il monterait tout seul et il avait vu justementdevant lui, par fatalité, certain vieux maître qu’il avait enaversion. Il lui avait dit aussitôt de très vilaines injures ;après, il y avait eu bousculade, et puis il ne savait plus lereste, étant à ce moment-là retombé inerte et sansconnaissance.

Mais alors, … La permission qu’on lui avaitpromise pour aller dans son village de Plouherzel, on ne la luidonnerait pas !… Toutes ces choses attendues, désirées pendanttrois ans de misère, étaient perdues ! Il songea à sa mère etsentit un grand coup dans le cœur ; ses yeux s’ouvrirenteffarés, regardant en dedans, dilatés dans une fixité étrange parun tumulte de choses intérieures. Et, avec l’espoir que ce n’étaitqu’un mauvais rêve, il essaya de secouer dans l’anneau de fer sonpied meurtri.

Alors un éclat de rire sonore, profond, partitcomme une fusée dans la cale noire : un homme, vêtu d’untricot rayé collant sur le torse, était debout devant Yves et leregardait ; dans son rire, il renversait en arrière une têteadmirable et montrait ses dents blanches avec une expressionféline.

« Alors, tu te réveilles ? »interrogea l’homme de sa voix mordante, qui vibrait avec l’accentbordelais.

Yves reconnut son ami Jean Barrada, lecanonnier, et, levant les yeux vers lui, il lui demanda si jele savais.

« Té ! » dit Barrada avec sagouaillerie de Gascon, « s’il le sait ! Il est descendutrois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir ; tuétais raide, tu leur as fait peur. Et je suis de faction ici, moi,pour le prévenir si tu bouges.

– Et pour quoi faire ? Je n’ai pasbesoin qu’il revienne, ni lui ni personne.

– N’y va pas, Barrada, entends-tu bien,je te le défends !… »

Ainsi c’était fait ; il était retombéencore, et toujours, dans son même vice. Et, toutes les rares foisqu’il touchait la terre, cela finissait ainsi, et il n’y pouvaitrien ! C’était donc vrai, ce qu’on lui avait dit, que cettehabitude était terrible et mortelle, et qu’on était bien perduquand une fois on l’avait prise. De rage contre lui-même, il torditses bras musculeux qui craquèrent ; il se souleva à demi,serrant ses dents, qu’on entendit crisser, et puis retomba, la têtesur les planches dures. Oh ! Sa pauvre mère, elle était làtout près et il ne la verrait pas, depuis trois ans qu’il en avaitenvie !… C’était ça, son retour en France ! Quelle misèreet quelle angoisse !

« Au moins tu devrais te changer, ditBarrada. Rester tout mouillé comme tu es, ça n’est pas sain, et tuattraperas du mal.

– Tant mieux alors, Barrada !… Àprésent, laisse-moi. »

Il parlait d’un ton dur, le regard sombre etméchant ; et Barrada, qui le connaissait bien, comprit qu’eneffet il fallait le laisser.

Yves détourna la tête et se cacha d’abord levisage sous ses deux bras relevés ; puis, craignant queBarrada ne s’imaginât qu’il pleurait, par fierté il changea sa poseet regarda devant lui. Ses yeux, dans leur atonie fatiguée,gardaient une fixité farouche, et sa lèvre, plus avancée que decoutume, exprimait ce défi de sauvage qu’en lui-même il jetait àtout. Dans sa tête il formait de mauvais projets ; des idéesconçues déjà autrefois, à des heures de rébellion et de ténèbreslui étaient revenues.

Oui, il s’en irait, comme son frère Goulven,comme ses frères ; cette fois, c’était bien décidé et bienfini. La vie de ces forbans qu’il avait rencontrés sur lesbaleiniers d’Océanie, ou dans les lieux de plaisir des villes de laPlata, cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein,depuis longtemps l’attirait : c’était dans son sangd’ailleurs, c’était de famille.

Déserter pour aller naviguer au commerce àl’étranger, ou faire la grande pêche, c’est toujours le rêve quiobsède les matelots, et les meilleurs surtout, dans leurs momentsde révolte.

Il y a de beaux jours en Amérique pour lesdéserteurs ! Lui ne réussirait pas, il se le disaitbien ; il était trop voué à la peine et au malheur ;mais, si c’est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi detout !

Sa mère !… Eh bien, en se sauvant, ilpasserait par Plouherzel, la nuit, pour l’embrasser. Toujours commeson frère Goulven, qui avait fait cela, lui, jadis ; il s’ensouvenait, de l’avoir vu arriver une nuit, avec l’air de secacher ; on avait tenu tout fermé pendant la journée d’adieuqu’il avait passée à la maison. Leur pauvre mère avait beaucouppleuré, il est vrai. Mais qu’y faire ? C’est fatal,cela !… Et ce frère Goulven, comme il avait l’air décidé etfier !

À part sa mère, Yves avait à ce moment tout lereste en haine. Il songeait à ces années de sa vie déjà dépenséesau service, dans la séquestration des navires de guerre, sous lefouet de la discipline ; il se demandait au profit de qui etpourquoi. Son cœur débordait de désespoirs amers, d’envies devengeance, de rage d’être libre… Et, comme j’étais cause, moi,qu’il s’était rengagé pour cinq ans à l’état, alors il m’en voulaitaussi et me confondait dans son ressentiment contre tous lesautres.

Barrada l’avait quitté, et la nuit de décembreétait venue. Par le panneau de la cale, on ne voyait plus descendrela lueur grise du jour ; ce n’était plus qu’une buéed’humidité qui tombait par là et qui était glacée.

Un homme de ronde était venu allumer un fanal,dans une cage grillée, et tous les objets de la cale s’étaientéclairés confusément. Yves entendit au-dessus de lui faire lebranle-bas du soir, tous les hamacs qui s’accrochaient, et puis lepremier cri des hommes de quart marquant les demi-heures de lanuit.

Au dehors, il ventait toujours, et, à mesureque le silence des hommes se faisait, on percevait plus fort lesgrandes voix inconscientes des choses. En haut, il y avait unmugissement continu dans la mâture ; on entendait aussi la merau milieu de laquelle on était et qui, de temps en temps, secouaittout, comme par impatience. À chaque secousse, elle faisait roulerla tête d’Yves sur le bois humide, et lui avait mis ses mainsdessous pour que cela lui fît moins de mal.

La mer, elle aussi, était cette nuit-là sombreet méchante ; tout le long des parois du navire, onl’entendait sauter et faire son bruit.

Sans doute, à cette heure, personne nedescendrait plus dans la cale. Yves était seul par terre rivé à saboucle, l’anneau de fer au pied, et maintenant ses dentsclaquaient.

VII

Pourtant, une heure après, Jean Barradareparut encore, ayant l’air d’être venu ranger un de ces palansdont on se sert pour les canons.

Et, cette fois, Yves l’appela toutbas :

« Barrada, tu devrais bien me donner unpeu d’eau douce pour boire. »

Barrada alla vite chercher sa petite moque,qu’il portait pendue à sa ceinture le jour et qu’il serrait la nuitdans un canon ; il y mit de l’eau, qui était couleur derouille, ayant été rapportée de la Plata dans une caisse de fer, etun peu de vin volé à la cambuse et un peu de sucre volé à l’officedu commandant.

Et puis il souleva la tête d’Yves, toutdoucement avec bonté, et le fit boire.

« Et à présent, dit-il, veux-tu techanger ?

– Oui », répondit Yves d’une toutepetite voix, devenue presque enfantine, et qui était drôle parcontraste avec sa manière de tout à l’heure.

À deux, ils le déshabillèrent, lui se laissantcâliner comme un enfant. On essuya bien sa poitrine, ses épaules etses bras, on lui mit des vêtements secs et on le recoucha enplaçant sous sa tête un sac pour qu’il pût mieux dormir.

Quand il leur dit merci, un bon sourire, lepremier, vint changer toute sa figure. C’était la fin ; soncœur était amolli et redevenu lui-même. Aujourd’hui, cela n’avaitpas été bien long.

Il sentait un attendrissement infini ensongeant à sa mère, et une envie de pleurer ; quelque chosecomme une larme vint même dans ses yeux, qui étaient durs pourtantà cette faiblesse-là… Peut-être serait-on encore un peu indulgentpour lui à cause de sa bonne conduite à bord, de son courage à lapeine et de son rude travail dans les mauvais temps. – Si c’étaitpossible, – si on ne lui donnait pas une punition trop grave, ilest certain qu’il ne recommencerait plus et se ferait toutpardonner.

C’était une grande résolution, cette fois.Quand il avait bu seulement un verre d’eau-de-vie, après leslongues abstinences de la mer, tout de suite sa tête partait, etalors il lui en fallait d’autres, et d’autre encore. Mais, en necommençant pas du tout et en ne buvant jamais rien, il auraitencore un moyen sûr de rester sage.

Son repentir avait la sincérité d’un repentird’enfant, et il croyait beaucoup que, s’il pouvait échapper pourcette fois à ce conseil terrible qui mène les matelots enprison, ce serait sa dernière grande faute.

Il avait aussi espoir en moi, et puis,surtout, envie de me voir. Et il pria Barrada de monter mechercher.

VIII

Il y avait sept ans qu’Yves était mon amiquand il fit cette équipée de retour.

Nous étions entrés dans la marine par desportes différentes : lui, deux années avant moi, bien qu’ilfût de quelques mois le plus jeune.

Le jour où j’étais arrivé à Brest, en 1867,pour y prendre ce premier uniforme de marin en toile dure, que jevois encore, le hasard m’avait fait rencontrer Yves Kermadec chezun protecteur à lui, un vieux commandant qui avait connu son père.Yves était alors un enfant de seize ans. On me dit qu’il allaitpasser novice après deux années de mousse. Pour le moment,il revenait de son pays, à l’expiration d’une permission de huitjours qu’on lui avait donnée ; il semblait avoir le cœur trèsgros des adieux qu’il venait de faire pour longtemps à sa mère.Cela, et notre âge, qui était à peu près le même, c’était entrenous deux points communs.

Un peu plus tard, étant devenu midship, jeretrouvai sur mon premier navire ce Kermadec, qui s’était faithomme et qui était gabier.

Alors je le choisis pour être mon gabierde hamac.

Pour un midship, le gabier de hamac, c’est lematelot chargé de lui accrocher tous les soirs son petit litsuspendu et de le lui décrocher tous les matins.

Avant d’emporter le hamac, il fautnaturellement réveiller le dormeur qui est dedans et le prier dedescendre ; cela se fait, en général, en lui disant :

« Il est branle-bas,capitaine. »

On répète plusieurs fois cette phrase jusqu’àce qu’elle ait produit son effet. Après, on roule soigneusement lapetite couchette suspendue et on l’emporte.

Yves s’acquittait très bien de ce service. Deplus, nous nous rencontrions journellement pour la manœuvre,là-haut, dans la grande hune.

Il y avait une solidarité dans ce temps-là,entre les midships et les gabiers, surtout pendant les campagneslointaines comme celles que nous faisions ; cela devenaitentre nous très cordial. À terre, dans les milieux étranges où,quelquefois, nous rencontrions la nuit nos gabiers, il nousarrivait de les appeler à la rescousse quand il y avait péril oumauvaise aventure ; et alors, ainsi réunis, on pouvait fairela loi.

Dans ces cas-là, Yves était notre allié leplus précieux.

Comme notes au service, les siennes n’étaientpas excellentes : « Exemplaire à bord ; l’homme leplus capable et le plus marin ; mais sa conduite à terre n’estplus possible. » ou bien : « A montré un courage etun dévouement admirables », et puis :« Indiscipliné, indomptable. » ailleurs :« Zèle, honneur et fidélité », avec :« Incorrigible » en regard, etc. Ses nuits de fer, sesjours de prison ne se comptaient plus.

Au moral comme au physique, grand, fort, beau,avec quelques irrégularités de détails.

À bord, il était le gabier infatigable,toujours à l’ouvrage, toujours vigilant, toujours leste, toujourspropre.

À terre, le marin en bordée, tapageur, ivre,c’était toujours lui ; le matelot qu’on ramassait le matindans un ruisseau, à moitié nu, dépouillé de ses vêtements comme unmort, par les nègres quelquefois, ailleurs par les Indiens ou parles Chinois, c’était encore lui. Lui aussi, le matelot échappé, quibattait les gendarmes ou jouait du couteau contre les alguazils…Tous les genres de sottises lui étaient familiers.

D’abord je m’amusais des choses que faisait ceKermadec. Quand il allait à terre avec sa bande, on se demandait auposte des midships : « Quelle nouvelle histoireapprendrons-nous demain matin ? dans quel état vont-ilsrevenir ? » Et moi je songeais : « Mon hamac nesera pas fait d’au moins deux jours. »

Cela m’était égal pour mon hamac ;seulement ce Kermadec était si dévoué, il paraissait avoir un sibrave cœur, que j’avais fini par m’attacher à cette espèce deforban généralement gris. Je ne riais plus tant de ses méfaitsdangereux, et j’aurais préféré les empêcher.

Cette première campagne terminée, et nousséparés, il se trouva que le hasard nous réunit encore sur un autrenavire. Oh ! Alors, cela devint presque de l’affection.

Et puis il y eut, à ce second grand voyage,deux circonstances qui nous rapprochèrent beaucoup.

La première fois, c’était à Montevideo, unmatin, avant le jour. Yves était à terre depuis la veille, et moij’arrivais au quai, dans un grand canot armé de seize hommes, avecmission de faire provision d’eau douce.

Je me rappelle cette demi-lueur fraîche dumatin, ce ciel déjà lumineux et encore étoilé, ce quai désert quenous longions, en ramant doucement, cherchant l’aiguade, cettegrande ville, qui avait un faux air d’Europe, avec je ne sais quoid’encore sauvage.

En passant, nous voyions ces longues ruesdroites, immenses, s’ouvrir l’une après l’autre sur ce ciel quiblanchissait. À cette heure indécise où la nuit allait finir, plusune lumière, plus un bruit ; de loin en loin, quelque rôdeursans gîte, à l’allure hésitante ; le long de la mer, destavernes dangereuses, grandes bâtisses en planches, sentant lesépices et l’alcool, mais fermées et noires comme des tombeaux.

Nous nous arrêtâmes devant une qui s’appelaitla taverne de la Indépendancia.

Une chanson espagnole venant de l’intérieur,comme étouffée ; une porte entre-bâillée sur la rue ;deux hommes dehors, se donnant des coups de couteau ; unefemme ivre, qu’on entendait vomir le long du mur. Sur le quai, desmonceaux de peaux de bœufs des pampas fraîchement écorchés,infectant l’air pur et délicieux d’une odeur de venaison…

Un convoi singulier sortit de cettetaverne : quatre hommes en emportant un autre, qui devait êtretrès ivre, sans connaissance. Ils se hâtaient vers les navires,comme ayant peur de nous.

Nous connaissions ce jeu, qui est en usagedans les mauvais lieux de cette côte ; enivrer les marins,leur faire signer quelque engagement insensé, et puis les embarquerde force quand ils ne tiennent plus debout. Ensuite on appareille,bien vite, et, quand l’homme revient à lui, le navire estloin ; alors il est pris, sous un joug de fer, on l’emmène,comme un esclave, pêcher la baleine, loin de toute terre habitée.Une fois là, d’ailleurs, plus de danger qu’il ne s’échappe, car ilest déserteur à son pays, perdu…

Donc, ce convoi qui passait nous semblaitsuspect. Ils se pressaient comme des voleurs, et je dis auxmatelots : « Courons-leur dessus ! »

Eux, alors, de lâcher leur fardeau, qui tombalourdement par terre, et puis de s’enfuir à toutes jambes.

Le fardeau, c’était Kermadec. Du temps quenous étions occupés à le ramasser, à le reconnaître, nous avionslaissé échapper les autres, qui s’étaient enfermés dans la taverne.Les matelots voulaient enfoncer les portes, la prendre d’assaut,mais il en serait résulté des complications diplomatiques avecl’Uruguay.

D’ailleurs Yves était sauvé, et c’étaitl’essentiel. Je le rapportai à bord, couché dans un manteau, surles outres qui contenaient notre provision d’eau douce. Celam’attacha beaucoup à lui de lui avoir rendu service.

La seconde fois, c’était à Pernambuco. J’avaisperdu sur parole, dans une maison de jeu, avec des Portugais. Lelendemain, il fallait donner cet argent, et, comme il ne m’enrestait pas, ni aux amis du poste non plus, cela devenaitdifficile.

Yves avait pris cette situation très autragique, et vite il était venu m’offrir son argent à lui, quiétait déposé sous ma garde dans un tiroir de mon secrétaire.

« Ça me ferait tant de plaisir,capitaine, si vous vouliez le prendre ! D’abord je n’ai plusbesoin d’aller à terre, moi, et même ça me rendrait service, vousle savez bien, de ne plus pouvoir y retourner.

– Eh bien, oui, mon brave Yves, jel’accepterais pour quelques jours, ton argent, puisque tu veux mele prêter ; mais c’est que, vois-tu, il me manquerait encorecent francs. Alors, tu comprends, ça ne vaut pas la peine.

– Encore cent francs ? Je crois queje les ai en bas dans mon sac. »

Et il s’en alla, me laissant très étonné. Dansson sac, encore cent francs, cela n’était pas vraisemblable.

Il fut très longtemps à revenir. Il netrouvait pas. J’avais prévu cela.

Enfin il reparut :

« Voilà », dit-il en me tendant sonpauvre porte-monnaie de matelot avec une bonne figure heureuse.

Alors une frayeur me vint, et je lui dis, pourvoir :

« Yves, prête-moi aussi ta montre, je teprie ; j’ai laissé la mienne en gage. »

Il se troubla beaucoup, racontant qu’elleétait cassée. J’avais deviné juste : pour avoir ces centfrancs, il venait de la vendre avec la chaîne, moitié de son prix,à un quartier-maître du bord.

Aussi Yves savait-il qu’il pouvait en appelerà moi en toute circonstance. Et, quand Barrada vint me chercher desa part, je descendis le trouver dans la cale, aux fers.

Mais il s’était mis cette fois dans un casbien grave en bousculant ce vieux maître, et j’eus beau intercéderpour lui, la punition fut dure. Quatre mois après, il lui fallutrepartir sans avoir vu sa mère.

Au moment de m’embarquer avec lui sur laSibylle pour un tour du monde en trois cents jours, jel’emmenai un dimanche à Saint-Pol-de-Léon, afin de le consoler.

C’était tout ce que je pouvais pour lui, carson Plouherzel était bien loin de Brest, dans les Côtes-du-Nord, aufond d’un pays perdu, et on n’avait encore construit par là aucunchemin de fer capable, en une journée, de nous y conduire.

IX

5mai 1875.

Il y avait des années qu’Yves rêvait de revoirce Saint-Pol-de-Léon, le pays de sa naissance.

Du temps que nous naviguions ensemble sur lamer brumeuse, souvent en passant au large, balancés par lahoule grise, nous avions vu le clocher légendaire de Creizker sedresser dans les lointains noirs, au-dessus de cette bande tristeet monotone qui représentait là-bas la terre de Bretagne, lepays de Léon.

Et les nuits de quart, nous chantions lachanson bretonne :

Je suis natif du Finistère,

À Saint-Pol j’ai reçu le jour.

Mon clocher est l’plus beau d’la terre,

Mon pays, l’plus beau d’alentour.

…………………

Rendez-moi ma bruyère,

Et mon clocher à jour.

Mais c’était comme une fatalité, comme un sortjeté sur nous : jamais nous n’avions pu réussir à y aller, àce Saint-Pol. Au dernier moment, quand nous nous mettions en route,toujours des empêchements nouveaux ; notre navire recevait desordres inattendus et il fallait repartir. Et nous avions fini parattacher je ne sais quelle pensée superstitieuse à ce clocher deCreizker, entrevu seulement, et toujours de loin, en silhouette, aubout de l’horizon sombre.

Cette fois pourtant, cela semble assuré, nousy allons pour tout de bon.

Dans le coupé d’une vieille diligence decampagne, nous sommes assis tous deux à côté d’un curé breton. Leschevaux nous emportent assez bon train vers le pays de Saint-Pol,et tout cela a un air très réel.

C’est de bon matin, aux premiers jours demai ; cependant la pluie tombe fine et grise comme une pluied’hiver. Clopin-clopant, par la route tortueuse, montant les pentesraides, descendant dans les bas-fonds humides, nous roulons aumilieu des bois et des rochers. Les hauteurs sont couvertes desapins noirs. Dans les lieux bas, ce sont de grands chênes ou deshêtres, dont les feuilles toutes neuves, toutes mouillées, sontd’un vert très tendre. Le long du chemin, il y a des tapis demarguerites et de fleurs bretonnes ; les premiers silènesroses et les premières digitales.

Au détour d’un rocher, la pluie cesse comme levent et, du même coup, tout change d’aspect.

Nous découvrons à perte de vue un grand paysplat, une lande aride, nue comme un désert : le vieux pays deLéon, au fond duquel, tout là-bas, le Creizker dresse sa flèche degranit.

Il a du charme pourtant, ce pays triste, etYves sourit en apercevant son clocher qui s’approche.

Les ajoncs sont en fleur, et toute la plaineest d’une couleur d’or. Par places, il y a des zones roses, quisont des bruyères. Un voile de vapeurs gris-perle, d’une teintetrès douce, d’une teinte septentrionale, couvre le ciel tout d’unepièce, et, dans la monotonie de ce pays jaune et rose, tout au boutde l’horizon profond, rien que ces points saillants : lasilhouette de Saint-Pol et des trois clochers noirs.

Des petites filles bretonnes chassent devantelles des troupeaux de moutons dans les bruyères ; de jeunesgars les effarouchent en caracolant sur des chevaux nus ; descarrioles passent, chargées de femmes en coiffe blanche qui s’envont entendre la messe à la ville. Les cloches sonnent la routes’anime joyeusement, nous arrivons.

X

Quand nous eûmes déjeuné tous deux dansl’auberge la plus comme il faut, nous trouvâmes que la matinéed’hiver avait fait place à une belle journée de mai. Dans lespetites rues solitaires, des branches de lilas, des grappes deglycines, des digitales roses que personne n’avait semées égayaientles murs gris ; il y avait du vrai soleil, et tout sentait leprintemps.

Et Yves regardait partout, s’étonnant qu’aucunsouvenir ne lui revînt de sa petite enfance, cherchant, cherchanttrès loin dans sa mémoire, ne reconnaissant rien, et alors, peu àpeu, se trouvant désenchanté.

Sur la grand’place de Saint-Pol, la foule dudimanche était assemblée, et c’était comme un tableau du Moyen Âge.La cathédrale des anciens évêques de Léon dominait cette place,l’écrasait de sa masse aux dentelures noires, y jetant une grandeombre des temps passés. Autour, il y avait des maisons antiques àpignons et à tourelles ; tous les buveurs du dimanche, portantde travers leur feutre large, étaient attablés devant les portes.Cette foule en habits bretons, qui était là vivante et alerte,était encore pareille à celle des anciens jours ; dans l’air,on n’entendait vibrer que les syllabes dures, le yaseptentrional de la langue celtique.

Yves passa assez distrait dans l’église, surles dalles funéraires et sur les vieux évêques endormis.

Mais il s’arrêta tout pensif à la porte,devant les fonts baptismaux.

« Regardez, dit-il, on m’a tenulà-dessus. Et nous devions demeurer tout près d’ici ; mapauvre mère m’a souvent dit que, le jour de mon baptême, quand onlui a fait ce vilain affront de ne pas sonner pour moi, vous savezbien, de son lit, elle avait entendu chanter lesprêtres. »

Malheureusement Yves a négligé de prendre àPlouherzel, auprès de sa mère, les indications qu’il nous auraitfallu pour retrouver cette maison où ils demeuraient.

Il avait compté sur sa marraine, nommée YvonneKergaoc, qui devait habiter précisément sur cette place del’église. Et, en arrivant, nous avions demandé cette YvonneKergaoc ; on s’en souvenait bien.

« Mais d’où revenez-vous donc, mes bonsmessieurs ?… Elle est morte depuis douze ans ! »

Quant aux Kermadec, non, personne ne se lesrappelait, ceux-là. Et il n’y avait guère à s’en étonner :depuis plus de vingt ans, ils avaient quitté le pays.

Nous montâmes au clocher de Creizker ;naturellement, c’était haut, cela n’en finissait plus, cette pointedans l’air. Nous dérangions beaucoup les vieilles corneillesnichées dans le granit.

Une merveilleuse dentelle de pierre grise, quimontait, qui montait toujours, et qui était légère à donner levertige. Nous nous élevions là dedans par une spirale étroite etrapide, découvrant par toutes les découpures du clocher àjour des échappées infinies.

En haut, isolés tous deux dans l’air vif etdans le ciel bleu, nous regardions les choses comme en planant.Sous nos pieds d’abord, il y avait les corneilles qui tournoyaientcomme un nuage, nous donnant un concert de cris tristes ;beaucoup plus bas, la vieille ville de Saint-Pol, tout aplatie, unefoule lilliputienne s’agitant dans ses petites rues grises, commeun essaim de bugel-noz ; à perte de vue, du côté dusud, s’étendait le pays breton jusqu’aux montagnes noires ; etpuis, au nord, c’était le port de Roscoff avec des milliers depetits rochers bizarres criblant de leurs têtes pointues le miroirde la mer, – le miroir de la grande mer bleu pâle, qui s’en allaitse fondre là-bas très loin dans la pâleur semblable du ciel.

Cela nous amusait d’avoir enfin réussi àmonter dans ce Creizker, qui nous avait tant de fois regardéspasser au milieu de cette eau infinie ; lui, plantétranquille, toujours là, inaccessible et immuable, quand nous,pauvres gens de la mer, nous étions malmenés par tous les mauvaisvents du large.

Cette dentelle de granit qui nous soutenait enl’air était polie, rongée par les vents et les pluies de quatrecents hivers. Elle était d’un gris foncé à reflets roses ; ily avait dessus, par plaques, ce lichen jaune, cette mousse dugranit qui met des siècles à pousser et qui jette ses tons doréssur toutes les vieilles églises bretonnes. Les gargouilles à laidefigure, les petits monstres aux traits vagues, qui vivent là-hautdans l’air, grimaçaient à côté de nous au soleil, comme gênésd’être regardés de si près, comme s’étonnant en eux-mêmes d’être sivieux, d’avoir essuyé tant de tempêtes et de se retrouver en pleinelumière. C’était ce monde-là qui avait présidé de haut à lanaissance d’Yves ; c’était ce monde aussi qui de loin nousregardait avec bienveillance passer sur la mer, quand nous nedistinguions, nous, qu’une indécise flèche noire. Et nous faisionsconnaissance avec lui.

Yves était toujours très désenchanté pourtantde n’avoir retrouvé aucune trace de son ancienne demeure ni de sonpère ; aucun souvenir, pas plus dans la mémoire des autres quedans la sienne. Et il regardait toujours à ses pieds les maisonsgrises, celles surtout qui étaient le plus près de la base duclocher, attendant quelque intuition du lieu où il était né.

Nous n’avions plus qu’une demi-heure à passerà Saint-Pol avant de prendre la diligence du soir. Le lendemainmatin, nous devions être de retour à Brest, où notre navire nousattendait pour nous emmener encore une fois très loin de laBretagne.

Nous nous étions attablés à boire du cidredans une auberge sur la place de l’église, et, là encore, nousinterrogions l’hôtesse, qui était une très vieille femme. Maiscelle-ci s’émut tout à coup en entendant le nom d’Yves.

« Vous êtes le fils d’YvesKermadec ? dit-elle. Oh ! Si j’ai connu vos parents, jecrois bien ! Nous étions voisins dans ce temps-là, monsieur,et même, quand vous êtes arrivé au monde, on est venu me chercher.Mais c’est que vous lui ressemblez, à votre père ! Aussi jevous regardais quand vous êtes entré. Vous n’êtes pas encore sibeau que lui, dame ! quoique vous soyez pourtant un bien belhomme. »

Yves, à ce compliment, me jette un coup d’œil,avec une envie de rire ; et puis la vieille femme, trèsbavarde, se met à lui raconter un tas de choses sur lesquelles unpeu plus de vingt années ont passé et que lui écoute, recueilli ettout ému.

Ensuite elle appelle encore d’autres femmesqui étaient aussi des voisines, et tout ce monde raconte.

« Jésus ma doué !disent-elles, comment cela se peut-il qu’on ne vous ait pas réponduplus tôt. Tout le monde s’en souvient, de vos parents, mon bonmonsieur ; mais les gens sont bêtes dans notre pays ; etpuis, quand on voit des étrangers comme ça, pas étonnant qu’on nesoit pas très causeur. »

Le père d’Yves a laissé dans le pays lesouvenir un peu légendaire d’une sorte de géant qui était d’unerare beauté, mais qui ne savait faire rien comme les autres.

« Quel dommage, monsieur, qu’un hommecomme ça fût si souvent dérangé ! Car il s’est ruiné aucabaret, votre pauvre père ; pourtant il aimait beaucoup safemme et ses enfants, il était très doux avec eux, et dans le paystout le monde l’aimait, excepté monsieur le curé.

– Excepté monsieur le curé ! »me répéta tout bas Yves devenu sombre. « Voyez-vous, c’estbien ce que je vous ai conté, au sujet de mon baptême.

– Un jour, il y avait une bataille, icisur la place, en 1848, pour la révolution, votre père avait tenutête tout seul aux gens du marché et sauvé la vie à monsieur lemaire.

– Il avait un grand cheval, ditl’hôtesse, qui était si méchant, que personne n’osait l’approcher.Et on se garait, allez, quand il passait monté sur cette bête.

– Ah ! dit Yves, frappé tout à coupcomme d’une image qui lui serait revenue de très loin, je mesouviens de ce cheval, et je me rappelle que mon père me prenaitdans ses mains et m’asseyait dessus quand il était amarré àl’écurie. C’est la première fois que je me souviens de mon père, etque je revois un peu sa figure. Il devait être noir, ce cheval, etil avait les pieds blancs.

– C’est cela, c’est cela, dit la vieillefemme, noir avec les pieds blancs. C’était une bête terrible, et,Jésus ma doué ! quelle idée pour un marin d’avoir uncheval ! »

L’auberge est remplie de buveurs de cidre quifont un joyeux tapage de verres et de conversations bretonnes. Onforme un peu cercle autour de nous.

L’hôtesse a quatre petites-filles, toutespareilles, qui sont jolies à ravir sous leur coiffe blanche. On nedirait pas des filles d’auberge : c’est le type accompli de labelle race bretonne du Nord, et puis elles ont l’expressiontranquille et réfléchie de ces femmes d’autrefois, que lesportraits anciens nous ont conservées. Elles aussi se tiennent prèsde nous, regardent et écoutent.

À notre tour, on nous interroge. Yvesrépond :

« Ma mère habite toujours à Plouherzelavec mes deux sœurs. Mes deux frères, Gildas et Goulven, naviguentà la grande pêche sur des baleiniers américains. Moi seul, jenavigue depuis dix ans à l’Etat. »

Il n’y a pas beaucoup de temps à perdre pournous qui voulons aller voir avant de partir l’ancienne maison desKermadec. Elle est là tout près, à toucher l’église ; on nousl’indique de la porte, en nous recommandant de demander à entrerdans la chambre à gauche, au premier ; c’est celle où Yves estné.

À côté de la maison, il y a le grand parcabandonné de l’évêché de Léon, où, paraît-il, Yves, quand il étaittout petit enfant, allait chaque jour se rouler dans l’herbe avecGoulven. Elle est très haute aujourd’hui, cette herbe de mai,remplie de marguerites et de silènes. Dans ce parc, les rosiers,les lilas poussent maintenant au hasard, comme dans un bois.

Nous frappons à la porte de la maison que cesfemmes nous ont indiquée, et ceux qui demeurent là s’étonnent unpeu de ce que nous venons demander. Mais nous n’inspirons pas deméfiance, et on nous recommande seulement de ne pas faire de bruiten entrant dans cette chambre du premier, à cause d’une vieillegrand-mère qui dort là et qui est sur le point de mourir. Et puison nous laisse seuls, par discrétion.

Nous entrons sur la pointe du pied dans cettegrande chambre qui est pauvre et presque vide. Les choses ont l’airde pressentir cette visiteuse sombre qui est attendue : on sedemande même si elle n’est pas déjà arrivée, et les yeux se portentavec inquiétude vers un lit dont les rideaux sont fermés. Yvesregarde partout, essayant de tendre son intelligence vers le passé,s’efforçant de se souvenir. Mais non, c’est fini ; et, làmême, il ne retrouve plus rien.

Nous redescendions pour nous en aller, quandtout à coup quelque chose lui revint comme une lueur lointaine.

« Ah ! dit-il, à présent, je croisque je reconnais cet escalier. Tenez, en bas, il doit y avoir uneporte de ce côté-là pour entrer dans la cour, et un puits à gaucheavec un grand arbre, et, au fond, l’écurie où se tenait le chevalaux pieds blancs. »

C’était comme si une éclaircie se fût faitetout à coup dans des nuages. Yves s’était arrêté sur ces marcheset, les yeux graves, il regardait par cette trouée qui venait des’ouvrir subitement sur le passé ; il était très saisi de sesentir aux prises avec cette chose mystérieuse qui est lesouvenir.

En bas, dans la cour, nous trouvâmes bien toutcomme il l’avait annoncé, le puits à gauche, le grand arbre etl’écurie. Et Yves me dit avec une sorte d’émotion de frayeur, en sedécouvrant comme sur un tombeau :

« Maintenant, je revois très bien lafigure de mon père ! »

Il était grand temps de partir, et ladiligence nous attendait. Tout le temps que nous mîmes à traverserla lande couleur d’or, pendant le long crépuscule de mai, nos yeuxse fixèrent sur le clocher à jour qui s’éloignait, qui seperdait là-bas au fond de l’obscurité limpide. Nous lui faisionsnos adieux ; car nous allions partir le lendemain pour desmers très lointaines, où il ne pourrait plus nous voir passer.

« Demain matin, disait Yves, il faudraque vous me permettiez d’entrer de bonne heure dans votre chambre,à bord, pour écrire sur votre bureau. Je voudrais raconter toutcela à ma mère avant de partir de France. Et, tenez je suis sûr queles larmes lui viendront dans les yeux quand on lui lira malettre. »

XI

Juin 1875.

…C’était par le vingtième parallèle delatitude, dans la région des alizés, un matin vers sixheures ; sur le pont d’un navire qui était là tout seul aumilieu du bleu immense, un groupe de jeunes hommes se tenait, letorse nu, au soleil levant.

C’était la bande d’Yves, les gabiers demisaine et ceux du beaupré.

Ayant tous attaché sur leurs épaules leurmouchoir, qu’ils venaient de laver, ils restaient gravement le dosau soleil pour le faire sécher. Leur figure brune, leur rire,avaient encore une grâce jeune d’enfant ; leur dandinement, lafaçon souple et moelleuse dont ils posaient leurs pieds nus,avaient quelque chose du chat.

Et, tous les matins, à cette même heure, à cemême soleil, dans ce même costume, ce groupe se tenait sur cesmêmes planches qui les promenaient, insouciants, au milieu desinfinis de la mer.

Ce matin-là, ils discutaient sur la lune, surson visage humain, qui leur était resté de la nuit comme uneobsédante image blême gravée dans leur mémoire. Pendant tout leurquart, ils l’avaient vue là-haut, suspendue toute seule, touteronde, au milieu de l’immense vide bleuâtre ; même ils avaientété obligés de se cacher le front (pendant leur sommeil, le ventreen l’air à la belle étoile) à cause des maladies et maléficesqu’elle jette sur les yeux des matelots, lorsque ceux-cis’endorment sous son regard.

Ils étaient là quelques-uns qui conservaienttoujours et quand même un grand air de noblesse, je ne sais quoi desuperbe dans l’expression et la tournure, et le contraste étaitsingulier entre leur aspect et les choses naïves qu’ilsfaisaient.

Il y avait Jean Barrada, le sceptique de cettecompagnie, qui lançait de temps à autre dans la discussion l’éclatmordant de son rire, montrant ses dents blanches toujours etrenversant sa belle tête en arrière. Il y avait Clet Kerzulec, unBreton de l’île d’Ouessant, qui se préoccupait surtout de cestraits humains estompés sur ce disque pâle. Et puis le grandBarazère, qui jouait le sérieux et l’érudit, leur assurant quec’était un monde beaucoup plus grand que le nôtre et dans lequelvivaient des peuples étranges.

Eux secouaient la tête, incrédules, et Yvesdisait, très songeur :

« Tout ça, c’est des choses… C’est deschoses, vois-tu, Barazère, dans lesquelles je crois que tu ne teconnais pas beaucoup. »

Et puis il ajoutait, d’un air qui tranchait ladiscussion, que d’ailleurs il allait venir me trouver et se fairebien expliquer ce que c’était que la lune. Après, il reviendrait leleur apprendre à tous.

Nul doute, en effet, que je ne fusse très aucourant des choses de la lune comme de tout le reste. D’abord onm’avait souvent vu occupé à la regarder marcher à travers uninstrument de cuivre en compagnie d’un timonier qui me comptaittout haut, d’une voix monotone d’horloge, les minutes et lessecondes tranquilles de la nuit.

Cependant les petits mouchoirs séchaient surles dos nus des jeunes hommes, et le soleil montait dans le grandciel bleu. Il y en avait, de ces petits mouchoirs, qui étaient toutuniment blancs ; d’autres qui avaient des dessins de plusieurscouleurs, et même qui portaient de beaux navires imprimés au milieudans des cadres rouges.

Moi, qui étais de quart, je commandai :« À larguer le ris de chasse ! » et le maîtred’équipage fit irruption au milieu des causeurs en sifflant dansson sifflet d’argent. Alors brusquement, en un clin d’œil, commeune bande de chats sur lesquels on a lancé un dogue, ils sedispersèrent tous en courant dans la mâture.

Yves habitait là-haut, dans sa hune. Enregardant en l’air, on était sûr de voir sa silhouette large etsvelte sur le ciel ; mais on le rencontrait rarement enbas.

C’est moi qui montais de temps en temps luifaire visite, bien que mon service ne m’y obligeât plus depuis quej’avais franchi le grade de midship ; mais j’aimais assez cedomaine d’Yves, où on était éventé par un air encore plus pur.

Dans cette hune, il avait ses petitesaffaires ; un jeu de cartes dans une boîte, du fil et desaiguilles pour coudre, des bananes volées, des salades prises lanuit dans les réserves du commandant, tout ce qu’il pouvaitramasser de frais et de vert dans ses maraudes nocturnes (lesmatelots sont friands de ces choses rares qui guérissent lesgencives fatiguées par le sel). Et puis il avait saperruche attachée par une patte et fermant sous le soleil sesyeux clignotants.

Sa perruche était un hibou à grossetête des pampas, tombé un jour à bord à la suite d’un grandvent.

Il y a de bizarres destinées sur la terre,ainsi celle de ce hibou faisant le tour du monde en haut d’un mât.Quel sort inattendu !

Il connaissait son maître et le saluait par depetits battements d’ailes joyeux. Yves lui faisait régulièrementmanger sa propre ration de viande, ce qui pourtant ne l’empêchaitpas d’élargir.

Cela l’amusait beaucoup, en le regardant detout près, de tout près, dans les yeux, de le voir se retirer, secambrer d’un air de dignité offensée, en dodelinant de la tête avecun tic d’ours. Alors il était pris de fou rire, et il lui disaitavec son accent breton :

« Oh ! Mais comme tu as l’air bête,ma pauvre perruche ! »

De là-haut, on dominait comme de très loin lepont de la Sibylle, une Sibylle aplatie, fuyante,très drôle à regarder de ce domaine d’Yves, ayant l’air d’uneespèce de long poisson de bois, dont la couleur de sapin neuftranchait sur les bleus profonds, infinis de la mer.

Et, dans tous ces bleus transparents, aumilieu du sillage, derrière, une petite chose grise, ayant la mêmeforme que le navire et le suivant toujours entre deux eaux :le requin. Il y a toujours un requin qui suit, rarement deux ;seulement, quand on l’a pêché, il en vient un autre. Il suitpendant des nuits et des jours, il suit sans se lasser pour mangertout ce qui tombe : débris quelconques, hommes vivants ouhommes morts.

De temps en temps, il y avait de toutespetites hirondelles qui venaient aussi nous faire cortège pours’amuser, par caprice, picorant les miettes de biscuit que noussemions derrière nous dans ce désert d’eau et puis disparaissant auloin en décrivant des courbes joyeuses. Petites bêtes d’une espècerare, de couleur rousse à queue blanche, qui vivent on ne saitcomment, perdues au milieu des grandes eaux, toujours au plus largedes mers.

Yves, qui en voulait une, leur tendait despièges ; mais elles, très fines, ne venaient pas s’yprendre.

Nous approchions de l’équateur, et le soufflerégulier de l’alizé commençait à mourir. C’étaient maintenant desbrises folles qui changeaient, et puis des instants de calme oùtout s’immobilisait dans une sorte d’immense resplendissement bleu,et alors on voyait les vergues, les hunes, les grandes voilesblanches dessiner dans l’eau des commencements d’images renverséesqui ondulaient.

La Sibylle ne marchait plus, elleétait lente et paresseuse, elle avait des mouvements de quelqu’unqui s’endort. Dans la grande chaleur humide, que les nuits mêmes nediminuaient plus, les choses, comme les hommes, se sentaient prisesde sommeil. Peu à peu il se faisait dans l’air des tranquillitésétranges. Et maintenant des nuées lourdes, obscures, se traînaientsur la mer chaude comme de grands rideaux noirs. L’équateur étaittout près.

Quelquefois des troupes d’hirondelles, degrande taille celles-ci et d’allures bizarres, surgissaient tout àcoup de la mer, prenaient un vol effaré avec de longues ailespointues d’un bleu luisant, et puis retombaient, et on ne lesvoyait plus ; c’étaient des bancs de poissons volants quis’étaient heurtés à nous et que nous avions réveillés.

Les voiles, les cordages pendaient inertes,comme choses mortes ; nous flottions sans vie comme uneépave.

En haut, dans le domaine d’Yves, on sentaitencore des mouvements lents qui n’étaient plus perceptibles en bas.Dans cet air immobile et saturé de rayons, la hune continuait de sebalancer avec une régularité tranquille qui portait à dormir.C’étaient de longues oscillations molles qu’accompagnaient toujoursles mêmes frôlements des voiles pendantes, les mêmes crissementsdes bois secs.

Il faisait chaud, chaud, et la lumière avaitune splendeur surprenante, et la mer morne était d’un bleu laiteux,d’une couleur de turquoise fondue.

Mais, quand les grosses nuées étranges, quivoyageaient tout bas à toucher les eaux, passaient sur nous, ellesnous apportaient la nuit et nous inondaient d’une pluie dedéluge.

Maintenant nous étions tout à fait sousl’équateur, et il semblait qu’il n’y eût plus un souffle dans l’airpour nous en faire partir.

Cela durait des heures, quelquefois tout unjour, ces obscurités et ces pluies lourdes. Alors Yves et ses amisprenaient une tenue qu’ils appelaient tenue de sauvage, etpuis s’asseyaient insouciants sous l’ondée chaude, et laissaientpleuvoir.

Cela finissait toujours tout d’un coup ;on voyait le rideau noir s’éloigner lentement, continuer sa marchetraînante sur la mer couleur de turquoise, et la lumière splendidereparaissait plus étonnante après ces ténèbres, et le grand soleiléquatorial buvait très vite toute cette eau tombée sur nous ;les voiles, les bois du navire, les tentes retrouvaient leurblancheur sous ce soleil ; toute la Sybille reprenaitsa couleur claire de chose sèche au milieu de la grande monotoniebleue qui s’étendait alentour.

De la hune où Yves habitait, en regardant enbas, on voyait que ce monde bleu était sans limite ; c’étaientdes profondeurs limpides qui ne finissaient plus ; on sentaitcombien c’était loin, cet horizon, cette dernière ligne des eaux,bien que ce fût toujours la même chose que de près, toujours lamême netteté, toujours la même couleur, toujours le même poli demiroir. Et on avait conscience alors de la courbure de laterre, qui seule empêchait de voir au delà.

Aux heures où se couchait le soleil, il yavait en l’air des espèces de voûtes formées par des successions detout petits nuages d’or ; leurs perspectives fuyantes s’enallaient, s’en allaient en diminuant se perdre dans les lointainsdu vide ; on les suivait jusqu’au vertige ; c’étaientcomme des nefs de temples apocalyptiques n’ayant pas de fin. Ettout était si pur, qu’il fallait l’horizon de la mer pour arrêterla vue de ces profondeurs du ciel ; les derniers petits nuagesd’or venaient tangenter la ligne des eaux et semblaient,dans l’éloignement, aussi minces que des hachures.

Ou bien quelquefois c’étaient simplement delongues bandes qui traversaient l’air, or sur or : les nuagesd’un or clair et comme incandescent, sur un fond byzantin d’or matet terni. La mer prenait là-dessous une certaine nuance bleu paonavec des reflets de métal chaud. Ensuite tout cela s’éteignait trèsvite dans des limpidités profondes, dans des couleurs d’ombreauxquelles on ne savait plus donner de nom.

Et les nuits qui venaient après, les nuitsmêmes étaient lumineuses. Quand tout s’était endormi dans desimmobilités lourdes, dans des silences morts, les étoilesapparaissaient en haut plus éclatantes que dans aucune autre régiondu monde.

Et la mer aussi éclairait par en dessous. Il yavait une sorte d’immense lueur diffuse dans les eaux. Lesmouvements les plus légers, le navire dans sa marche lente, lerequin en se retournant derrière, dégageaient dans les remoustièdes des clartés couleur de ver-luisant. Et puis, sur le grandmiroir phosphorescent de la mer, il y avait des milliers de flammesfolles ; c’étaient comme des petites lampes qui s’allumaientd’elles-mêmes partout, mystérieuses, brûlaient quelques secondes etpuis mouraient. Ces nuits étaient pâmées de chaleur, pleines dephosphore, et toute cette immensité éteinte couvait de la lumière,et toutes ces eaux enfermaient de la vie latente à l’étatrudimentaire comme jadis les eaux mornes du monde primitif.

XII

Il y avait quelques jours que nous avionsquitté ces tranquillités de l’équateur, et nous filions doucementvers le sud, poussés par l’alizé austral. Un matin Yves entra trèsaffairé dans ma chambre pour préparer ses lignes à prendre lesoiseaux. « On avait vu, disait-il, les premiersdamiers derrière. »

Ces damiers sont des oiseaux du large, prochesparents des goélands, et les plus jolis de toute cette famille dela mer : d’un blanc de neige, les plumes douces et soyeuses,avec un damier noir finement dessiné sur les ailes.

Les premiers damiers ! C’est déjà ungrand éloignement qu’indique leur seule présence, signe qu’on alaissé bien loin derrière soi notre hémisphère boréal et qu’onarrive aux régions froides qui sont sur l’autre versant du monde,là-bas vers le sud.

Ils étaient en avance pourtant, cesdamiers-là ; car nous naviguions encore dans la zone bleue desalizés. Et c’était tous les jours, tous les jours, toutes lesnuits, le même souffle régulier, tiède, exquis à respirer ; etla même mer transparente, et les mêmes petits nuages blancs,moutonnés, passant tranquillement sur le ciel profond ; et lesmêmes bandes de poissons volants s’enlevant comme des fous avecleurs longues ailes humides et brillant au soleil comme des oiseauxd’acier bleui.

Il y en avait des quantités, de ces poissonsvolants, et quand il s’en trouvait d’assez étourdis pour s’abattreà bord, vite les gabiers leur coupaient les ailes et lesmangeaient.

L’heure qu’Yves affectionnait pour descendrede sa hune et venir rendre visite à ma chambre, c’était le soir, aumoment surtout où les appels et le branle-bas venaient de finir. Ilarrivait tout doucement, sans faire avec ses pieds nus plus debruit qu’un chat. Il buvait à même un peu d’eau douce dans unegargoulette à rafraîchir qui était pendue à mon sabord, et puis ilmettait en ordre diverses choses qui m’appartenaient ou bien lisaitquelque roman. Il y en avait un surtout de George Sand qui lepassionnait : le marquis de Villemer. À premièrelecture, je l’avais surpris près de pleurer, vers la fin.

Yves savait coudre très habilement, comme tousles bons matelots, et c’était drôle de le voir se livrer à cetravail, étant donnés son aspect et sa tournure. Dans ses visitesdu soir, il lui arrivait de passer en revue mes vêtements de bordet d’y faire des réparations qu’il jugeait mon domestique incapabled’exécuter comme il convenait.

XIII

Nous marchions toujours, toujours, avec toutesnos voiles, vers le sud.

Maintenant, c’étaient des nuées de damiers etd’autres oiseaux de mer qui voyageaient derrière nous. Ils noussuivaient étonnés et confiants, depuis le matin jusqu’à la nuit,criant, se démenant, volant par courbes folles, – comme pour noussouhaiter la bienvenue à nous, autre grand oiseau aux ailes detoile, qui entrions dans leur domaine lointain et infini, l’océanAustral.

Et leur troupe grossissait toujours à mesureque nous descendions. Avec les damiers, il y avait les pétrelsgris-perle, le bec et les pattes légèrement teintés de bleu et derose ; – et les malamochs tout noirs ; – et les grosalbatros lourds, d’une teinte sale, avec leur air bête de mouton,avec leurs ailes rigides et immenses, fendant l’air, piaulant aprèsnous. Même on en voyait un que les matelots se montraient : unamiral, oiseau d’une espèce rare et énorme, ayant sur seslongues pennes les trois étoiles dessinées en noir.

Le temps, changé, était devenu calme, brumeux,morne. L’alizé austral était mort à son tour, et la limpidité destropiques était perdue. Une grande fraîcheur humide surprenait nossens. On était en août, et c’était le froid de l’autre hémisphèrequi commençait. Quand on regardait tout autour de soi l’horizonvide, il semblait que le nord, le côté du soleil et des paysvivants, fût encore bleu et clair ; tandis que le sud, le côtédu pôle et des déserts d’eau, était ténébreux…

Par ma grande protection, Yves avait obtenu,pour sa perruche, un compartiment réservé dans une descages à poules du commandant, et il allait chaque soir la couvriravec un vieux morceau de voile, pour qu’elle ne fût pas incommodéepar l’air de la nuit.

Tous les jours, les matelots pêchaient avecleurs lignes des damiers et des pétrels. On en voyait des rangées,écorchés comme des lapins, qui pendaient tout rouges dans leshaubans de misaine, attendant leur tour pour être mangés. Au boutde deux ou trois jours, quand ils avaient rendu toute l’huile deleur corps, on les faisait cuire.

C’était le garde-manger des gabiers, ceshaubans de misaine. À côté des damiers et des pétrels, on y voyaitmême des rats quelquefois, déshabillés aussi de leur peau et penduspar la queue.

Une nuit, on entendit tout à coup se lever unegrande voix terrible, et tout le monde s’agiter et courir.

En même temps, la Sibylle s’inclinaittoujours, toute frémissante, comme sous l’étreinte d’une ténébreusepuissance.

Alors ceux mêmes qui n’étaient pas de quart,ceux qui dormaient dans les faux ponts, comprirent : c’étaitle commencement des grands vents et des grandes houles ; nousvenions d’entrer dans les mauvais parages du sud, au milieudesquels il allait falloir se débattre et marcher quand même.

Et plus nous avancions dans cet océan sombre,plus ce grand vent devenait froid, plus cette houle étaiténorme.

Les tombées des nuits devenaient sinistres.C’étaient les parages du cap Horn : désolation sur les seulesterres un peu voisines, désolation sur la mer, désert partout. Àcette heure des crépuscules d’hiver, où on sent plusparticulièrement le besoin d’avoir un gîte, de rentrer près d’unfeu, de s’abriter pour dormir, – nous n’avions rien, nous, – nousveillions, toujours sur le qui-vive perdus au milieu de toutes ceschoses mouvantes qui nous faisaient danser dans l’obscurité.

On essayait bien de se faire des illusions dechez soi, dans les petites cabines rudement secouées, oùvacillaient les lampes suspendues. Mais non, rien de stable :on était dans une petite chose fragile, égarée, loin de touteterre, au milieu du désert immense des eaux australes. Et, audehors, on entendait toujours ces grands bruits de houle et cettegrande voix lugubre du vent qui serrait le cœur.

Et Yves, lui, n’avait guère que son pauvrehamac balancé, où, une nuit sur deux, on lui laissait le loisir dedormir un peu chaudement.

XIV

Ce fut un matin, à l’entrée de la mer desCélèbes, que mourut cette chouette qui était la perruched’Yves, un matin de grand vent où on prenait le second ris auxhuniers. Elle se laissa écraser, par insouciance, entre le mât etla vergue.

Yves, qui entendit son cri rauque, vola à sonsecours, mais trop tard. Il redescendit de la hune, rapportant danssa main sa pauvre perruche morte, aplatie, n’ayant plus formed’oiseau, un mélange de sang et de plumes grises, au-dessus duquelremuait encore une pauvre patte crispée.

Yves avait du chagrin, je le voyais bien dansses yeux. Mais il se contenta de me la montrer sans rien dire, enmordant sa lèvre dédaigneuse. Puis il la lança à la mer, et lerequin qui nous suivait la croqua comme une ablette.

XV

En Bretagne, l’hiver de 1876. LaSibylle était rentrée à Brest depuis deux jours, – aprèsavoir fini son tour complet par en-dessous, – et j’étais avec Yves,un soir de février, dans une diligence de campagne qui nousemportait vers Plouherzel.

C’était un recoin bien perdu que ce pays de samère. Cette voiture devait nous mener en quatre heures de Guingampà Paimpol, où nous comptions passer la nuit ; et, de là, ilnous faudrait encore marcher longtemps à pied pour arriver auvillage.

Nous nous en allions, cahotés sur une mauvaisepetite route, nous enfonçant de plus en plus dans le silence descampagnes tristes. La nuit d’hiver tombait sur nous lentement etune pluie très fine embrouillait les choses dans les buées grises.Les arbres passaient, passaient, montrant l’un après l’autre leursilhouette morte. De loin en loin, les villages passaientaussi ; – villages bretons, chaumières noires au toit depaille moussue, vieilles églises à mince flèche de granit ; –gîtes isolés, mélancoliques, qui se perdaient vite derrière nousdans la nuit.

« Voyez-vous, disait Yves, j’ai faitcette route aussi la nuit, il y a onze ans ; – moi, j’en avaisquatorze, – et je pleurais bien. C’était la fois où j’ai quitté mamère pour m’en aller tout seul m’engager mousse à Brest… »

J’accompagnais Yves un peu par désœuvrement,dans ce voyage à Plouherzel. La permission qu’on m’avait donnéeétait courte, et le temps me manquait, cette fois, pour aller voirma mère ; alors j’allais voir la sienne, et faire connaissanceavec son village, qu’il aimait.

Et, à présent, je regrettais de m’être mis enroute Yves, tout absorbé dans sa joie de revenir, me parlait bientoujours, par déférence ; mais son esprit n’était plus avecmoi. Je me sentais un étranger dans ce coin de monde où nousallions arriver, et toute cette Bretagne, que je n’aimais pasencore, m’oppressait de sa tristesse…

Paimpol. – Nous roulons sur des pavés, entredes vieilles maisons noires, et la diligence s’arrête. Des genssont là, qui attendent avec des lanternes. Les mots bretonss’entrecroisent avec les mots français.

« Y a-t-il des voyageurs pour l’hôtel LePendreff ? » demande une voix de petit garçon.

L’hôtel Le Pendreff, – j’en ai maintenantsouvenance… C’était, il y a neuf ans, pendant ma première année demarine ; je m’y étais reposé une heure, un jour de juin, monnavire étant venu par hasard mouiller dans une baie des environs.Oui, je me rappelle : une ancienne maison seigneuriale, àtourelle et à pignon, et deux dames Le Pendreff toutes pareilles,en grand bonnet blanc, faisant vignette d’autrefois. Nousdescendrons à l’hôtel Le Pendreff.

Rien de changé dans la maison. – Seulement unedes dames Le Pendreff est morte. – Celle qui reste était déjà sivieille il y a neuf ans, qu’elle n’a pu guère vieillir encore. Sontype, son bonnet, l’honnêteté placide de sa personne, tout cela estdu vieux temps.

Il fait bon souper devant le grand feu quiflambe ; et la gaieté nous est revenue.

Après, dame Le Pendreff, munie d’un chandelierde cuivre, nous précède dans l’escalier de granit et nous introduitdans une chambre immense, où deux lits d’une forme très antiquesont dressés sous des rideaux blancs.

Yves, cependant, se déshabille avec lenteur,sans conviction aucune.

« Ah ! » dit-il tout à coup,remettant son col bleu, « tenez, je m’en vais ! –D’abord, vous comprenez, je ne pourrais pas dormir. Tant pis !J’arriverai bien tard, je les réveillerai là-bas passé minuit, çaleur fera un peu peur, – comme l’année où je suis revenu de laguerre. Mais j’ai trop envie de les voir, il faut que je m’enaille… »

Moi aussi, j’aurais fait comme lui.

Paimpol dort quand nous sortons par un pâleclair de lune. Je l’accompagne un bout de chemin, pour raccourcirma soirée. Nous voici dans les champs.

Yves marche très vite, très agité, et repassedans sa tête les souvenirs de ses autres retours.

« Oui, dit-il, après la guerre, je suisvenu comme ça, vers deux heures du matin, les réveiller. J’avaisfait la route à pied depuis Saint-brieuc ; je m’en retournais,bien fatigué, du siège de Paris. Vous pensez, j’étais tout jeunealors, je venais de passer matelot.

« Et tenez, j’avais eu bien peur, cettenuit-là : contre la croix de Kergrist, que nous allons voir autournant de cette route ; j’avais trouvé un vieux petit hommetrès laid qui me regardait en tenant les bras en l’air et qui nebougeait pas. Et je suis sûr que c’était un mort ; car il adisparu tout d’un coup en remuant son doigt comme pour me fairesigne de venir. »

Justement nous arrivions à cette croix deKergrist. Nous la voyions surgir devant nous comme quelqu’un qui selève dans l’obscurité. – Mais il n’y avait personne de blotticontre son pied.

Ce fut là que je dis adieu à Yves et que jerebroussai chemin, moi qui n’allais pas jusqu’à Plouherzel. Quandnous eûmes chacun perdu le bruit de nos pas dans le silence decette nuit d’hiver, le vieux petit homme mort nous revint en tête,et nous nous mîmes à regarder malgré nous dans les taillisnoirs.

XVI

Le lendemain matin, j’ouvris les yeux dans lachambre immense de dame Le Pendreff. Le soleil breton filtraitdiscrètement par les fenêtres. Il devait faire très beau.

Après ces quelques minutes qui sont toujoursemployées par moi à me demander dans quel coin du monde jem’éveille, je retrouvai l’image d’Yves et j’entendis dehors lepiétinement d’une foule en sabots. Il y avait grande foire àPaimpol ce jour-là, et je fis une toilette de frère de lacôte pour ne pas effaroucher tous les amis nouveaux auxquelsj’allais être présenté comme un marin du midi. C’était entendu avecYves, cette mise en scène et cette histoire.

Je descendis sur le perron de l’hôtel, où lesoleil donnait. La place était pleine de monde : des marins,des paysans, des pêcheurs. Yves était là, lui aussi ; revenuau petit jour pour cette foire avec tous ses parents de Plouherzel,il m’attendait en bas pour me conduire à sa mère.

Une très vieille femme, se tenant droite et unpeu fière dans son costume de paysanne, c’était la mère d’Yves.Elle avait un peu ses yeux, mais son regard était dur. Je m’étonnaiaussi de la trouver si âgée : elle semblait plus queseptuagénaire. Il est vrai, à la campagne, on vieillit plus vite,surtout quand la fatigue s’en est mêlée, avec des chagrins.

Elle n’entendait pas un seul mot degalleuc (de français) et me regardait à peine.

Mais il y avait un très grand nombre decousins et d’amis qui tous avaient l’accueil avenant et l’air debelle humeur. Ils étaient venus de loin, de leurs petiteschaumières moussues, éparpillées dans la campagne sauvage, pourassister à cette grande fête de la ville. Et avec ceux-là ilfallait boire : du cidre, du vin ; c’était à n’en plusfinir.

Le bruit allait croissant, et des marchands decomplaintes à la voix rauque chantaient, en breton, sous desparapluies rouges, des choses à faire peur.

Arriva un personnage duquel Yves m’avaitentretenu souvent, son ami d’enfance, Jean ; un voisin dechaumière, qu’il avait ensuite retrouvé au service, matelot commelui. C’était un garçon de notre âge, avec une jolie figure ouverteet intelligente. Il embrassa Yves tendrement, et nous présentaJeannie, qui, depuis quinze jours, était sa femme.

Yves comblait sa vieille mère d’attentions etde caresses ; ils se racontaient beaucoup de choses en bretonet parlaient tous les deux à la fois. Lui s’en excusait bien unpeu, mais cela faisait du bien de les voir et de les entendre. Ellen’avait plus du tout l’air dur, quand elle le regardait…

Les bonnes gens de la campagne ont toujoursdes affaires à n’en plus finir chez le notaire ; je leslaissai tous se rendant chez celui de Paimpol pour un très longpartage.

D’ailleurs, j’avais décidé de ne m’établirchez eux que demain, pour ne pas les gêner pendant cette premièrejournée, et je m’en allai seul, me promener très loin.

XVII

Je marchais depuis une heure. – Au hasard,j’avais pris le même chemin qu’hier avec Yves, – et j’étais repassédevant cette croix de Kergrist.

Maintenant Paimpol et la mer, et les îles, etles caps boisés de sapins sombres, tout cela venait de disparaîtrederrière un repli du terrain ; une campagne plus tristes’étendait devant moi.

Cette journée de février était calme, trèsmorne ; l’air était presque doux, et le ciel restait bleu parplaces, un peu voilé seulement, comme toujours est le cielbreton.

Je m’en allais par des sentiers humides,bordés, suivant le vieil usage, de hauts talus en terre quimuraient tristement la vue. L’herbe rase, les mousses mouillées,les branches nues sentaient l’hiver. À tous les coins de ceschemins, de vieux calvaires étendaient leurs bras gris ; ilsportaient des sculptures naïves, retouchées bizarrement par lessiècles : les instruments de la passion, ou bien des imagesgrimaçantes du christ.

De loin en loin, on voyait les chaumières àtoit de paille, toutes verdies de mousse, à demi enfouies dans laterre et les branchages morts. Les arbres étaient rabougris,dépouillés par l’hiver, tourmentés par le vent du large. Personnenulle part, et tout cela était silencieux.

Une chapelle de granit gris, avec un enclos dehêtres et des tombes… Ah ! Oui, je la reconnaissais sansl’avoir jamais vue : la chapelle de Plouherzel ! Yvesm’en avait souvent parlé à bord pendant les nuits de quart, pendantles nuits limpides de là-bas où on rêvait du pays : –« Quand on est rendu à la chapelle, disait-il, c’est toutprès ; on n’a plus qu’à tourner dans le sentier à gauche, deuxcents pas, et on est chez nous. »

Je tournai à gauche, et, au bord du sentier,j’aperçus la chaumière.

Elle était isolée et toute basse sous de vieuxhêtres.

Elle regardait un grand paysage triste dontles lointains s’estompaient dans les gris noirs. C’étaient desplaines, des plaines monotones avec des fantômes d’arbres ; unlac d’eau marine à l’heure de la basse mer, un lac vide creusé dansdes assises de granit, prairie profonde d’algues et de varechs,avec une île au milieu.

L’île, étrange, en granit tout d’une pièce,polie comme un dos, ayant forme d’une grande bête assise. Oncherchait des yeux la mer, la vraie qui devait revenir pourtant àces réservoirs abandonnés, et on ne la découvrait nulle part. Unebrume froide et sombre montait à l’horizon, et le soleil d’hivercommençait à s’éteindre.

Pauvre Yves ! Une chaumière isolée aubord du chemin, c’est la sienne ; une pauvre petite chaumièrebretonne, au détour d’un sentier perdu, bien basse, sous un cielobscur, à moitié dans la terre, avec de vieux petits murs de granitoù poussent les pariétaires et la mousse.

Là sont tous ses souvenirs d’enfance, àlui ; là était son berceau de petit sauvage, là était sonnid ; foyer chéri habité par sa mère, foyer auquel, dans lespays lointains, dans les grandes villes d’Amérique ou d’Asie, sonimagination toujours le ramenait. Il y songeait avec amour, à cepetit coin de monde, pendant les belles nuits calmes de la mer etpendant les nuits troublées, brutalement joyeuses, de sa vied’aventures. Une pauvre chaumière isolée, au détour d’un chemin, etc’est tout.

Dans ses rêves de marin, c’était là ce qu’ilrevoyait : sous le ciel pluvieux, au milieu de la campagnemorne du pays de Goëlo, ces vieux petits murs humides, tout verdisde pariétaires ; et les chaumières voisines où des bonnesvieilles en coiffe le gâtaient au temps de son enfance ; etpuis, au coin des chemins, les calvaires de granit, mangés par lessiècles…

Mon Dieu ! Que ce pays est sombre et meserre le cœur !

Je frappai à cette porte, et une jeune fillequi ressemblait à Yves parut sur le seuil.

Je lui demandai si c’était bien la maison desKermadec.

« Oui, dit-elle, un peu étonnée etcraintive.

Et puis, tout à coup :

« C’est vous, monsieur, qui êtes l’ami demon frère et qui êtes arrivé de Brest hier au soir aveclui ?… »

Seulement elle s’inquiétait de me voir venirseul.

J’entrai. Je vis les bahuts, les lits bretons,les vieilles assiettes rangées au vaisselier. Tout cela avait lamine propre et honnête ; mais la chaumière était bien petiteet modeste.

« Tous nos parents sont riches »,m’avait souvent dit Yves ; « il n’y a que nous autres quisommes pauvres. »

On me montra un de ces lits en formed’armoire, à deux places, qui avait été préparé pour Yves et pourmoi. Je devais habiter l’étagère supérieure, qui était garnie degros draps de toile rousse bien propres et bien raides.

« Restez donc, monsieur ; ils vontbientôt revenir de la ville. »

Mais non, je remerciai pour ce premier jour etje m’en allai.

À mi-chemin de Paimpol, nuit tombante,j’aperçus de loin un grand col bleu, dans une carriole qui s’enrevenait bon train vers Plouherzel : la petite voiture del’ami Jean ramenant Yves et sa mère. Je n’eus que le temps de mejeter derrière les buissons ; s’ils m’avaient reconnu, il n’yaurait plus eu moyen de les quitter, bien certainement.

Il faisait tout à fait nuit quand j’arrivai àPaimpol, et les petites lanternes des rues étaient allumées.J’essayai de me mêler à cette foule qui s’agitait sur laplace : c’était de ces marins qu’on appelle là desIslandais, qui s’exilent tous les étés, six mois durant,pour aller faire la grande pêche dangereuse dans les mersfroides.

Aucun de ces hommes n’était seul. Ilscirculaient en chantant par les rues avec des jeunes femmes aubras, des sœurs, des fiancés, des maîtresses. Et ces images de joieet de vie me donnaient le sentiment de mon isolement profond. Jemarchais seul, moi, triste et inconnu d’eux tous, sous mon costumed’emprunt pareil au leur. On me dévisageait. « Qui estcelui-là ? Un marin d’ailleurs, à la recherche d’unnavire ? Nous ne l’avons jamais vu parmi nous. »

Je me sentais froid au cœur, et brusquement jerepris le chemin de Plouherzel. Après tout, je ne les gêneraispeut-être pas beaucoup, mes amis simples de là-bas, en allant unpeu me réchauffer près d’eux.

J’avais oublié de dîner et je marchais d’unpas rapide, craignant d’arriver bien tard, de trouver là-bas lachaumière fermée et mes amis couchés.

XVIII

Au bout d’une heure, j’étais au milieu de lacampagne absolument égaré. Autour de moi rien que l’obscurité, lesilence des nuits d’hiver. J’errais dans des sentiersdétrempés ; personne à qui demander ma route, aucun hameau,aucune lumière. Toujours des silhouettes noires d’arbres. Et puis,de loin en loin, des calvaires ; il y en avait de très grandsque je n’avais jamais rencontrés dans ma promenade du jour.

Je rebroussai chemin en courant. Je couruslongtemps dans toutes les directions. Une pluie glaciale commençaità tomber, chassée par le vent qui se levait. Cela m’était égald’être égaré ; seulement j’avais besoin de voir quelqu’und’ami et je me pressais pour essayer de retrouver Yves.

Il devait être fort tard quand je reconnusdevant moi la chapelle de Plouherzel et le lac d’eau marine, oùtombait une lueur de lune, et la masse noire de l’île de granit surl’eau pâle, le dos de la grande bête couchée.

Près de la chapelle, j’entendis des voix. Dansle noir, deux hommes dont l’un athlétique, se tenaient par la mainet se parlaient fort tendrement, à la manière des gens un peugris : Yves et Jean, – et je courus à eux.

Un grand étonnement et une joie de me voir. –Et puis Jean, nous prenant chacun par un bras, nous entraîna tousdeux chez lui.

La chaumière de Jean, isolée aussi, était dansle voisinage de celle d’Yves, mais bien plus grande et pluscossue.

On voyait tout de suite qu’on entrait chez desgens riches : les bahuts et les lits avaient des fermoirsd’acier découpé qui reluisaient comme des armures. Tout au fondétait dressée une cheminée monumentale, où flambait le tronc d’unchêne.

Deux femmes étaient assises devant ce feu,Jeannie, la jeune épouse, et puis la vieille mère en hautecoiffure, filant à son rouet.

C’était une jolie vieille à peindre, la mèrede Jean. Elle avait aussi un peu élevé Yves, qu’elle appelait enbreton son autre enfant et qu’elle embrassa sur les deux joues bienfort.

Les femmes, depuis une heure, étaientinquiètes et veillaient pour les attendre. Elles les reçurent avecindulgence, bien qu’ils fussent gris (c’est l’usage entre amis duservice qui se retrouvent), les grondèrent un peu, puis se mirenten devoir de nous faire à tous trois des crêpes et de la soupe.

Un mauvais vent qui venait de se lever de lamer gémissait dehors, dans le noir de la campagne déserte. De tempsen temps, il descendait par la cheminée, chassant en avant laflamme claire ; alors de petits flocons de cendre très légersse mettaient à danser en rond devant l’âtre, bien bas, en rasant lesol, comme ces mauvaises âmes de nains qui virent toute la nuitautour des Grandes-Pierres.

Nous étions bien devant cette flamme quiséchait nos vêtements trempés de pluie, et nous attendions avecimpatience la bonne soupe chaude qu’on allait nous servir.

XIX

Ces crêpes qu’on nous faisait ressemblaient àla lune, tant elles étaient larges ; on nous les passait àmesure toutes brûlantes, au bout d’une longue palette de frênetaillée en forme d’aviron de chaloupe.

Yves en laissa choir une sur une grosse poulequ’on n’avait pas vue par terre et qui se sauva dans un recoinsombre, en secouant ce manteau d’un air revêche et offensé. J’avaisbonne envie de rire et Jeannie aussi ; mais nous n’osions pas,sachant bien tous deux que c’était un signe de malheur.

« Encore la grosse noire ! »dit la vieille mère, lâchant son rouet et regardant Yves d’un airconsterné. « Jeannie, ma fille, rappelez-vous de l’envoyerdemain matin vendre au marché ; c’est toujours la même quirôde à l’heure où toutes les autres poules sont couchées ;elle finirait par nous attirer du mal. »

Nous coupions nos crêpes en petits morceauxpour les mettre dans nos écuelles de soupe, et puis nous lesmangions, bien trempées, avec nos cuillères de bois. Et Jeannienous faisait boire tous trois dans une même grande moque qui étaitpleine d’un cidre très bon.

Après, quand nous eûmes bien mangé et bien bu,Jean commença d’une jolie voix haute une chanson de bord queconnaissent tous les matelots bretons. Yves et moi, nous chantionsles basses, et la vieille mère marquait la mesure avec sa tête etla pédale de son rouet. On n’entendait plus les refrains tristesque le vent chantait tout seul dehors.

La chanson disait :

Nous étions trois marins de Groix,

Nous étions trois marins de Groix,

Embarqués sur le Saint-françois.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Pauvre homme, ’l a tombé à la mer,

Pauvre homme, ’l a tombé à la mer,

Les autres étaient bien dans la peine.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Les autres étaient bien dans la peine,

Les autres étaient bien dans la peine.

Ils ont hissé l’ pavillon guen (pavillon blanc)

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Ils ont hissé l’ pavillon guen,

Ils ont hissé l’ pavillon guen,

Ils n’ont trouvé que son chapeau.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Ils n’ont trouvé que son chapeau,

Ils n’ont trouvé que son chapeau,

Son garde-pipe et son couteau.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

La maman qui s’en est allée,

La maman qui s’en est allée,

Prier la grande Sainte-Anne d’Auray.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

« Bonne Sainte-Anne, rendez-moi mon fils,

Bonne Sainte-Anne, rendez-moi mon fils. »

La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit…

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit,

La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit :

« Tu le retrouv’ras en paradis ! »

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Dans son village s’en est retournée,

Dans son village s’en est retournée.

L’endemain, pauv’ femme, elle est trépassée.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

XX

Quand il fallut partir, il se trouva qu’Yvesétait beaucoup plus gris qu’on n’aurait pu le croire. Dehors, ilenfonçait jusqu’au genou dans les flaques d’eau et marchait tout detravers. Pour le ramener, je passai mon bras droit autour de sataille, son bras gauche à lui par-dessus mes épaules, le portantpresque. Nous ne voyions plus rien que le noir intense de lanuit ; un grand vent nous fouettait la poitrine, et, dans cessentiers, Yves ne se reconnaissait plus.

On était inquiet dans sa chaumière, et onveillait pour l’attendre. Sa mère le gronda, de son air dur, enprenant une grosse voix, comme on fait pour gronder les petitsenfants, et lui s’en alla tout penaud s’asseoir dans un coin.

Tout de même on nous obligea de souper uneseconde fois ; c’est la coutume. Une omelette, encore descrêpes, et des tartines de pain bis avec du beurre. Ensuite, onprocéda au coucher de la famille (les hommes d’abord, puis onéteint la lumière, et les femmes se couchent après). Il y avaitsous nos matelas de hautes litières faites d’un amas de branches dechêne et de hêtre ; cela s’affaissait avec un bruit defeuilles sèches, et on se sentait descendre, enfoncer dans un creuxqui vous tenait chaud.

« Hou ! Hououou ! Houhououou ! » faisait le vent dehors, d’une voix dehulotte, avec des aires de se fâcher, de s’indigner, et puis de seplaindre et de mourir.

Quand la chandelle fut éteinte et que lachaumière fut noire, on entendit une voix douce de petite fillecommencer une prière en breton (c’était une toute petite de quatreans qu’on avait recueillie, un enfant que Gildas avait fait à unefille de Plouherzel, lors de son dernier passage au pays). Une trèslongue prière, coupée de répons graves de vieille femme ; tousles saints de la Bretagne : saints Corentin et Allain, saintsThénénan et Thégounec, saints Tuginal et Tugdual, saints Clet etGildas furent invoqués, et puis le silence se fit. Tout près demoi, la respiration à peine perceptible d’Yves, déjà endormi d’unsommeil profond. – Au pied de notre lit, les poules couchées,rêvant tout haut sur leur perchoir. Un grillon donnant de temps àautre, dans l’âtre encore chaud, une mystérieuse petite note decristal. Et puis dehors, autour de la chaumière isolée, toujours cevent : un gémissement immense courant sur tout le paysbreton ; une poussée incessante venue de la mer avec la nuitet mettant dans la campagne un monotone remuement noir, à l’heuredes apparitions et des promenades de morts.

XXI

« Bonjour, Yves !

– Bonjour, Pierre ! »

Et nous ouvrons à la lumière grise du matinles auvents de notre armoire.

Ce bonjour, Pierre ! précédéd’un petit sourire d’intelligence, m’est dit avec hésitation, d’unevoix intimidée ; c’est bonjour, capitaine, qu’Yves al’habitude de dire, et il n’en revient pas de s’éveiller si près demoi, avec la consigne de m’appeler par mon nom. Pour en faireaccroire aux gens de Plouherzel et garder la vraisemblance de moncostume d’emprunt, nous avions concerté cette intimité.

C’était fini du rayon de soleil d’hier et dugrand vent de la nuit. Ce matin, il faisait un vrai temps deBretagne, et tout ce pays était enveloppé d’une même immense nuéegrise. Le jour était comme un crépuscule, et il semblait que cettelueur si blême n’eût pas la force d’entrer par les lucarnes deschaumières. On ne voyait plus rien des lointains, et une petitepluie lente était répandue dans l’air comme une fine poussièred’eau.

Nous avions à faire toute la tournée promisechez les oncles, les cousins, les amis d’enfance ; et ceschaumières étaient fort disséminées dans la campagne, Plouherzeln’étant pas un village, mais seulement une région autour d’unechapelle.

Les courses étaient longues, dans les sentiershumides, entre les talus couverts de mousse, sous la voûte desvieux hêtres morts et sous le voile du ciel gris.

Et toutes ces chaumières étaient pareilles,basses, enterrées, sombres ; leur toit de paille, leurs mursde granit brut, tout verdis par les cochléarias, les lichens, lesfraîches mousses de l’hiver. Au dedans, noires, sauvages, avec deslits en forme d’armoire gardés par des images de saints ou desbonnes vierges en faïence.

Nous étions reçus à cœur ouvert partout, ettoujours il fallait manger et boire. Il y avait de longuesconversations en breton, auxquelles, en mon honneur, on mêlait,tant bien que mal, un peu de français. C’était surtout de l’enfanced’Yves que l’on aimait à causer. Des bons vieux et des bonnesvieilles redisaient en riant ses mauvais tours d’autrefois, et ilsavaient été nombreux, à ce que je vis.

« Oh ! Le mauvais gars, monsieur,que ça faisait ! »

Et lui recevait ces compliments avec son grandair calme et buvait toujours.

Le forban couvait déjà, paraît-il, sous lepetit sauvage breton ; le petit Yves, qui sautait pieds nusdans ces sentiers de Plouherzel, était le germe inconscient dumarin de plus tard, indompté et coureur de bordées.

Vers le soir, à marée basse, nous descendîmes,Yves et moi, dans le lit du lac d’eau marine, dans la prairied’algues rousses. Nous emportions chacun une tartine de pain noirbien beurré et un grand couteau pour prendre desberniques. Un régal de son enfance qu’il voulaitrenouveler avec moi, des coquillages tout crus avec du pain et dubeurre.

La mer avait découvert de plusieurskilomètres, mettant à nu les vastes champs de varech, la prairieprofonde où l’herbe était brune et salée, avec d’étranges fleursvivantes. Tout alentour, des parois de granit fermaient cette fosseimmense, et l’île en forme de bête couchée, dégarnie jusqu’auxpieds, montrait ses derniers soubassements noirs. Il y en avaitbeaucoup d’autres aussi, d’autres blocs qui s’étaient tenus cachéssous les eaux à mer haute, et qui maintenant se faisaient voir,surgissaient, avec leurs longues garnitures d’algues, pendantescomme des chevelures mouillées. Sur la plaine sombre, on enapercevait de posés partout, dans d’étranges attitudes deréveil.

L’air froid était rempli de la senteur âcre dugoémon. La nuit venait lentement, de son pas silencieux de loup, ettous ces grands dos de pierre commençaient à faire songer à destroupeaux de monstres. Nous prenions les berniques au boutde nos couteaux, et nous les mangions toutes vivantes, en mordant àmême dans nos tartines, ayant faim tous deux, nous dépêchant definir, de peur de ne plus y voir.

« Ce n’est plus si bonqu’autrefois », dit Yves quand il eut tout mangé, « etpuis il me semble que je me sens triste ici… Quand j’étais petit,je me rappelle que ça m’arrivait de temps en temps, la même chose,mais pas si fort que ce soir. Allons-nous-en,voulez-vous ? »

Alors, moi, je lui répondis étonné del’entendre :

« Des manières de moi que tu prends là,mon pauvre Yves !

– Des manières de vous, vousdites ? »

Et il me regarda avec un long souriremélancolique, qui m’exprimait de sa part des choses nouvelles,indicibles. Je compris ce soir-là qu’il avait beaucoup plus que jene l’aurais pensé des manières de moi, des idées, dessensations pareilles aux miennes.

« Tenez, continua-t-il, comme suivanttoujours le même cours de pensées, savez-vous une chose quim’inquiète souvent quand nous sommes si loin, en mer ou dans cespays de là-bas ? Je n’ose pas vous dire… C’est l’idée que jepourrais peut-être mourir et qu’on ne me mettrait pas dans notrecimetière d’ici. »

Et il montrait de la main la flèche del’église de Plouherzel, qu’on apercevait au-dessus des falaises degranit, très loin, comme une pointe grise.

« Ce n’est pas pour la religion, vouscomprenez bien ; car, moi, vous savez, je n’aime pas beaucouples curés. Non, une idée que j’ai comme ça, je ne peux pas vousdire pourquoi. Et, quand j’ai le malheur de penser à cette chose,ça m’empêche d’être brave. »

XXII

Ce fut le soir, après souper, que la mèred’Yves me recommanda solennellement son fils, et cela resta toutela vie.

Elle avait bien compris, avec son instinct demère, que je n’étais pas ce que je paraissais être et que jepourrais avoir sur la destinée de son dernier fils une influencesouveraine.

« Elle dit, traduisait la jeune fille,que vous nous trompez, monsieur, et qu’Yves aussi nous trompe pourvous faire plaisir ; que vous n’êtes pas quelqu’un comme nousautres… Et elle demande, puisque vous naviguez ensemble, si vousvoudrez veiller sur lui. »

Alors la vieille femme me commença l’histoiredu père d’Yves, histoire, que par Yves lui-même, je connaissaisdéjà depuis longtemps. Je l’écoutai volontiers cependant, contéepar cette jeune fille, devant la grande cheminée bretonne où laflamme dansait sur une souche de hêtre.

« … Elle dit que notre père était un beaumarin, si beau, qu’on n’avait jamais vu dans le pays un si belhomme marcher sur terre. Il est mort, nous laissant treize, treizeenfants. Il est mort comme beaucoup de marins de nos pays,monsieur. Un dimanche qu’il avait bu, il est parti en mer le soirdans sa barque, malgré un grand vent qui soufflait du nord-ouest,et on ne l’a jamais vu revenir. Comme ses fils, il avait très boncœur ; mais sa tête était bien mauvaise. »

Et la pauvre mère regardait son fils Yves…

« Elle dit, continua la jeune fille, quemes parents habitaient Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère,qu’Yves avait un an, et que, moi, je n’étais pas encore venue quandnotre père est mort ; alors elle a quitté cette ville pourretourner à Plouherzel en Goëlo, son pays natal. Mon père laissaitnos affaires en grand désordre ; presque tout l’argent quenous avions eu autrefois était passé au cabaret, et ma mère n’avaitplus de pain à nous donner. C’est alors que nos deux frères aînés,Gildas et Goulven, sont partis comme mousses sur des navires aulong cours.

» On ne les a pas beaucoup vus au paysdepuis leur départ, et pourtant on ne peut pas dire qu’il ne nousaimaient pas. Ils se sont longtemps privés de leur paye de matelotpour permettre à notre mère de nous élever, nous les plus petits,Yves, ma sœur qui est ici, et puis moi.

» Mais Goulven a déserté, monsieur, il ya plus de quinze ans, par un mauvais coup de tête…

– Eux aussi, dit la vieille femme, sontde beaux et braves marins, leur cœur est franc comme l’or… Mais ilsont la tête de leur père, et déjà ils se sont mis à boire…

– Mon frère Gildas, reprit la jeunefille, a navigué sept ans à bord d’un américain pour faire, dans leGrand-Océan, la pêche à la baleine. Cette campagne l’avait rendutrès riche ; mais il paraît que c’est un dur métier, n’est-cepas, monsieur ?

– Oui, un dur métier, en effet… Je les aivus à l’œuvre, dans le Grand-Océan, ces marins-là, moitiébaleiniers, moitié forbans, qui passent des années dans les grandeshoules des mers Australes sans aborder aucune terre habitée.

– Il était si riche, mon frère Gildas,quand il est revenu de cette pêche, qu’il avait un grand sac toutrempli de pièces d’or.

– Il les avait versées là sur mes genoux,dit la vieille femme en relevant les pans de sa robe, comme pourles retenir encore, et mon tablier en était plein. De grossespièces d’or des autres pays, marquées de toute sorte de figures derois et d’oiseaux. Il y en avait de toutes neuves, quireprésentaient le portrait d’une dame avec une couronne de plumes,et qui valaient seules plus de cent francs, monsieur. Jamais nousn’avions vu tant d’or… Il donna mille francs à chacune de sessœurs, mille francs à moi sa mère, et m’acheta cette petite maisonoù nous demeurons. Il dépensa le reste à s’amuser à Paimpol et àfaire des choses, qui certainement, n’étaient pas bien. Mais ilssont tous comme ça, monsieur, vous le savez mieux que moi. Pendantdeux mois, on ne parlait que de lui dans la ville…

» Depuis il est reparti et nous nel’avons pas revu. C’est un brave marin, monsieur, que mon filsGildas ; mais il est perdu comme son père parce que, luiaussi, s’est mis à boire. »

Et la vielle femme courba douloureusement latête en parlant de ce fléau sans remède qui dévore les familles desmarins bretons.

Il y eut un silence, et elle parla de nouveauà sa fille d’une voix grave en me regardant.

« Elle demande, monsieur… Si vous voulezlui faire cette promesse… Au sujet de mon frère… »

Ce regard anxieux, profond, fixé sur moi, mecausait une impression étrange. C’est pourtant vrai que toutes lesmères, quelles que soient les distances qui les séparent, ont, àcertaines heures, des expressions pareilles… Maintenant il mesemblait que cette mère d’Yves avait quelque chose de lamienne.

« Dites-lui que je jure de veiller surlui toute ma vie, comme s’il était mon frère. »

Et la jeune fille répéta, traduisant lentementen breton :

« Il jure de veiller sur lui toute savie, comme s’il était son frère. »

Elle s’était levée, la vieille mère, toujoursdroite, et rude, et brusque ; elle avait pris au mur une imagedu christ, et s’était avancée vers moi, en me parlant comme pour meprendre au mot, là, avec une naïveté, une indiscrétionsauvages.

« C’est là-dessus, monsieur, qu’elle vousdemande de jurer.

– Non, ma mère, non », dit Yves toutconfus, qui essayait de s’interposer, de l’arrêter.

Moi, j’étendis le bras vers cette image duchrist, un peu surpris, un peu ému peut-être, et jerépétai :

« Je jure de faire ce que je viens dedire. »

Seulement mon bras tremblait légèrement, parceque je pressentais que l’engagement serait grave dans l’avenir.

Et puis je pris la main d’Yves, qui baissaitla tête, rêveur :

« Et toi, tu m’obéiras, tu me suivras…Mon frère ? »

Lui répondit tout bas, hésitant, détournantles yeux, avec le sourire d’un enfant :

« Mais oui… Bien sûr… »

XXIII

Nous n’eûmes pas longtemps à dormir, cettenuit-là, mon frère et moi, dans notre lit en armoire.

Dès que le vieux coucou de la chaumière eutdit quatre heures de sa voix fêlée, vite il fallut nouslever ; nous devions être à Paimpol avant le jour, pour yprendre à six heures le diligence de Guingamp.

À quatre heures et demie, ce triste matind’hiver, la pauvre petite porte s’ouvre pour nous laissersortir ; elle se referme sur un dernier baiser à Yves, de samère qui pleure, sur une dernière pression de main à moi. Nous nouséloignons tous deux dans la pluie froide et la nuit noire, et envoilà pour cinq ans.

Dans les familles de marins, c’est ainsi.

À mi-chemin, nous entendons de loin sonnerl’Angélus derrière nous à Plouherzel. Nous nous croyons enretard, et nous nous mettons à courir, à courir. Nous avons lefront baigné de sueur en arrivant à Paimpol.

Nous nous étions trompés ; on avaitavancé l’heure de l’Angelus.

Nous trouvons asile dans un cabaret déjàouvert, où nous déjeunons en compagnie d’Islandais etd’autres frères de la côte.

Et, le soir du même jour, à onze heures, nousarrivons à Brest pour reprendre la mer.

XXIV

J’avais conscience d’avoir accepté une lourdecharge en adoptant ce frère insoumis, d’autant plus que je prenaistrès au sérieux mon serment.

Mais le sort nous sépara le surlendemain etmit bientôt entre nous deux la moitié de la terre.

Yves prit le large dans l’Atlantique, et, moi,je partis pour le Levant, pour Stamboul.

Ce fut seulement quinze mois plus tard, en mai1877, que nous nous retrouvâmes à bord d’une certaineMédée, qui naviguait du côté de la Chine et des Indes.

XXV

Àbord de la Médée, avril 1877.

« Ça me va comme des guêtres à unlapin », disait Yves d’un air d’enfant, en contemplant sesmanches pagodes et sa robe en soie bleue de Birmanie.

C’était à Yé, ville de Siam, au bord du golfede Bengale. Il était assis au fond d’une taverne de mariniers, surun escabeau d’une forme chinoise.

Il était très ivre, et, quand il eut ainsisouri de se voir vêtu comme un riche d’Asie, ses yeux redevinrentsombres et éteints, sa lèvre contractée et dédaigneuse. À cesmoments-là, il était capable de tout, comme dans ses anciensjours.

À côté de lui, il y avait le grand Kerboul,aussi gabier de misaine, qui venait de se faire apporter quinzeverres d’une eau-de-vie très coûteuse de Singapoore, et les avaitsuccessivement vidés, puis brisés à coups de poing, avec leterrible sérieux de l’ivresse bretonne. Et les débris de ces quinzeverres couvraient la table sur laquelle il venait de poser ses deuxpieds.

Il y avait encore Barrada, le canonnier,toujours beau et tranquille, avec son sourire félin. Les gabiersl’avaient, par exception, invité à leur fête. Et puis Le Hello,Barazère, six autres du grand mât et quatre du beaupré, – tous secarrant, avec des airs superbes, dans des robes asiatiques.

Il y avait même Le Hir l’idiot, un de l’île deSein, qu’ils avaient amené pour rire et qui buvait des orduresdélayées dans son bol de rhum. Enfin deux forbans, deuxblack-boules, déserteurs de tous les pavillons, anciennesconnaissances d’Yves, qui les avait, ce soir-là, ramasséstendrement sur la plage.

… C’était pour fêter sainte Épissoire,patronne des gabiers, qu’ils s’étaient rassemblés, et l’usage mecommandait d’y paraître avec eux, comme officier de manœuvre.

Depuis un an, ils n’avaient pas mis le pied àterre. Et le commandant, qui était content de son équipage, leuravait permis, à eux, les meilleurs, de célébrer comme en Francel’anniversaire de cette grande sainte ; il avait choisi cetteville de Yé, parce qu’elle lui semblait pour nous la moinsdangereuse, le peuple y étant plus inoffensif qu’ailleurs et plusmaniable.

Dans cette salle, qui était vaste et basse,avec des murailles en papier, il y avait en même temps que nous unebande de matelots de commerce américains, qui buvaient avec desfilles rousses à longues dents, échappées des lupanars de l’Indeanglaise.

Et ces intrus gênaient les gabiers, quivoulaient être seuls et le leur donnaient à entendre.

Onze heures. – Les bougies venaientd’être renouvelées dans les girandoles de couleur, tandis qu’audehors la ville siamoise s’endormait dans la nuit chaude. Ici, onsentait qu’il y avait des coups de poing dans l’air, que les brasavaient besoin de se détendre et de frapper.

« Qu’est-ce que c’est ? » ditun des Américains qui avait l’accent de Marseille, « qu’est-ceque c’est que ces Français qui viennent ici faire la loi ? Etcelui-là qui est avec eux (moi), le plus jeune de tous, qui a l’airde poser et de les commander ?

– Celui-là, dit Yves faisant mine de nepas seulement daigner tourner la tête, celui-là faudrait qu’ilaurait des moustaches, celui qui y toucherait !

– Celui-là, dit Barrada, qui ilest ? Attendez donc, nous allons vous l’apprendre, sans qu’ilait besoin de se déranger, et vous aller voir, enfants, si çava reluire ! »

…Yves leur avait déjà lancé son escabeau deforme chinoise, qui venait de crever le mur à toucher leurs têtes,et Barrada, d’un premier coup de poing, en avait chaviré deux. Lesautres renversés sur les premiers, tous par terre, Kerboulassommait dans le tas, à grands coups de table, éparpillant sur lesennemis les débris de ses quinze verres.

Alors on entendit au dehors des gongs et dessonnettes, des frôlements de soie, de petits rires aigres defemmes.

Et les danseuses entrèrent. (Les gabierss’étaient commandé des danseuses.)…

Ils s’arrêtèrent en les voyant paraître, carelles étaient étranges. Peintes comme des images chinoises,couvertes d’or et de pierres brillantes, des yeux à demi fermés,pareils à de petites fentes blanches, elles s’avançaient au milieude nous avec des sourires de femmes mortes, tenant leurs bras enl’air et écartant leurs doigts grêles, dont les grands onglesétaient enfermés dans des étuis d’or.

En même temps, des odeurs de baume etd’encens ; on brûlait des baguettes dans un réchaud, et unefumée alanguissante se répandait comme un nuage bleu.

Les gongs sonnaient plus fort et ces fantômesdansaient, gardant leurs pieds immobiles, exécutant une espèce demouvement rythmé du ventre avec des torsions de poignets. Toujoursle sourire figé, le regard blanc des cadavres ; il semblaitque cela seul eût vie en elles : ces gros reins cambrés degoule qu’agitaient des trémoussements lascifs, et puis, au bout desbras raidis, ces mains écartées, inquiétantes, qui setordaient.

… Le Hello, qui, depuis longtemps, dormait parterre, entendant les gongs sonner si fort, se réveilla et eutpeur.

« Té, pardi, les danseuses ! »lui expliqua Barrada, gouailleur, riant de lui.

« Ah ! Oui, lesdanseuses ! »

Il s’était levé et de sa large patte, quicherchait en l’air, incertaine, il essayait de rabattre ces brastendus et ces griffes dorées, balbutiant, la langueépaisse :

« Faut pas, figure de paravent, faut pasmontrer les mains comme ça, c’est vilain… Je croyais que c’était…que c’était… le diable ! »

Et il retomba par terre, endormi.

Barrada, lui, qui avait dépassé ce soir sadose habituelle, leur reprochait d’avoir la peau jaune et leurparlait de la sienne qui était blanche. « Blanche !Blanche ! » il en rabâchait, de cette blancheur, qu’ils’exagérait beaucoup du reste, et voulait maintenant la leur fairevoir. D’abord son bras, puis sa poitrine ; il disait :« Tiens, regarde, si c’est vrai ! »

Elles, les poupées jaunes d’Asie, continuaientleurs lents et lugubres trémoussements de bête, gardant le mystèrede leur rictus et de leurs yeux blancs tirés vers les tempes. Et, àprésent, lui, Barrada, complètement nu, dansait devant elles, ayantl’air d’un marbre grec qui aurait pris vie tout à coup pour quelquebacchanale antique.

…Mais les Birmanes, montées comme desautomates, dansèrent longtemps, longtemps, plus longtemps que lui.Et, après, à la fin de la nuit, quand les gongs eurent faitsilence, les matelots furent pris de frayeur à l’idée que cesfemmes, payées pour leur plaisir, les attendaient. Les uns aprèsles autres, ils s’en allèrent du côté de la plage n’osant pas lesapprocher.

XXVI

C’était le grand ami d’Yves, ce Barrada, quis’était débrouillé, pour repartir une troisième fois surle même navire que nous.

Enfant naturel, poussé à la belle étoile surles quais de Bordeaux. Très vicieux, avec un bon cœur ; pleinde contrastes, certaines notions premières de respect humain luimanquaient absolument ; son honneur, à lui, c’était d’êtreplus beau que les autres, plus leste et plus fort, plusdébrouillard aussi (débrouillard etdébrouillage sont deux mots qui résument presque à euxseuls toute la marine ; ils n’ont pas d’équivalentsacadémiques.)

Moyennant salaire, ce Barrada professait àbord tous les genres d’exercices en usage parmi les matelots :boxe, canne, chausson, avec la gymnastique par-dessus le marché, etle chant, et la danse. Souple comme un clown ; l’ami de tousles hercules de foire posant chez des sculpteurs ; luttantpour de l’argent chez des saltimbanques.

Au premier rang dans les fêtes de matelots,mais toujours en invité ; buvant beaucoup, mais ne payantpas ; buvant beaucoup, mais jamais trop, et passant au milieude toutes les bacchanales, aussi droit, aussi souriant, aussifrais.

Il avait à tout des reparties gouailleuses qued’autres n’auraient pas trouvées ; l’accent gascon les rendaitplus drôles ; et puis il terminait ses phrases par une espècede son à lui : un demi-rire qui résonnait dans sa poitrineprofonde comme ce rauquement des lions qui bâillent.

D’ailleurs, bon, reconnaissant, serviable pourtous et fidèle à ses amis ; n’ayant jamais qu’une parole etrépondant toujours avec la franchise renversante des enfantsterribles.

Faisant argent de tout, par exemple, même desa beauté à l’occasion. Et cela, naïvement, avec sa bonhomie desauvage ; tellement, que les autres, qui le savaient, luipardonnaient comme à un plus enfant qu’eux. Yves se bornait àdire :

« Oh ! ça n’est pas joli, Barrada,je t’assure… » et ne lui en voulait pas non plus.

Tout cela s’amassait, s’amassait, secondensait en grosses pièces d’or cousues contre ses reins dans uneceinture de cuir. Et c’était pour en arriver, après son rengagementde cinq ans, à épouser une petite Espagnole, qui faisait des modes,à Bordeaux, dans un beau magasin du passage Sainte-catherine ;petite ouvrière très raffinée, dont il portait toujours sur lui unephotographie de profil, avec des cheveux coupés sur le front et uneélégante toque en fourrure, ornée d’une aile d’oiseau.

« Que voulez-vous ! C’est uneamitié d’enfance ! » disait-il, comme s’il eûtété nécessaire de s’en excuser.

Et, en attendant cette petite fiancée, ils’abandonnait à beaucoup d’autres par intérêt souvent, quelquefoisaussi par vraie bonté d’âme, à la manière d’Yves, pour ne pas fairede la peine.

XXVII

Enmer, mai 1877.

Depuis deux jours, la grande voix sinistregémissait autour de nous. Le ciel était très noir ; il étaitcomme dans ce tableau où le poussin a voulu peindre ledéluge ; seulement toutes les nuées remuaient, tourmentées parun vent qui faisait peur.

Et cette grande voix s’enflait toujours, sefaisait profonde, incessante ; c’était comme une fureur quis’exaspérait. Nous nous heurtions dans notre marche à d’énormesmasses d’eau, qui s’enroulaient en volutes à crêtes blanches et quipassaient avec des airs de se poursuivre ; elles se ruaientsur nous de toutes leurs forces : alors c’étaient dessecousses terribles et de grands bruits sourds.

Quelquefois la Médée se cabrait, leurmontait dessus, comme prise, elle aussi, de fureur contre elles. Etpuis elle retombait toujours, la tête en avant, dans des creuxtraîtres qui étaient derrière ; elle touchait le fond de cesespèces de vallées qu’on voyait s’ouvrir, rapides, entre de hautesparois d’eau ; et on avait hâte de remonter encore, de sortird’entre ces parois courbes, luisantes, verdâtres, près de serefermer.

Une pluie glacée rayait l’air en longuesflèches blanches, fouettait, cuisait comme des coups de lanières.Nous nous étions rapprochés du nord, en nous élevant le long de lacôte chinoise, et ce froid inattendu nous saisissait.

En haut, dans la mâture, on essayait de serrerles huniers, déjà au bas ris ; la cape était déjàdure à tenir, et maintenant il fallait, coûte que coûte, marcherdroit contre le vent, à cause de terres douteuses qui pouvaientêtre là, derrière nous.

Il y avait deux heures que les gabiers étaientà ce travail, aveuglés, cinglés, brûlés par tout ce qui leurtombait dessus, gerbes d’écume lancées de la mer, pluie et grêlelancées du ciel ; essayant, avec leurs mains crispées de froidqui saignaient, de crocher dans cette toile raide et mouillée quiballonnait sous le vent furieux.

Mais on ne se voyait plus, on ne s’entendaitplus.

On en aurait eu assez rien que de se tenirpour n’être pas emporté, rien que de se cramponner à toutes ceschoses remuantes, mouillées, glissantes d’eau ; – et ilfallait encore travailler en l’air, sur ces vergues qui sesecouaient, qui avaient des mouvements brusques, désordonnés, commeles derniers battements d’ailes d’un grand oiseau blessé quirâle.

Des cris d’angoisse venaient de là-haut, decette espèce de grappe humaine suspendue. Cris d’hommes, crisrauques, plus sinistres que ceux des femmes, parce qu’on est moinshabitué à les entendre ; cris d’horrible douleur : unemain prise quelque part, des doigts accrochés, qui se dépouillaientde leur chair ou s’arrachaient ; – ou bien un malheureux,moins fort que les autres, crispé de froid, qui sentait qu’il ne setenait plus, que le vertige venait, qu’il allait lâcher ettomber.

Et les autres, par pitié, l’attachaient, pouressayer de l’affaler jusqu’en bas.

… Il y avait deux heures que celadurait ; ils étaient épuisés ; ils ne pouvaient plus.Alors on les fit descendre, pour envoyer à leur place ceux debâbord qui étaient plus reposés et qui avaient moins froid.

… Ils descendirent, blêmes, mouillés, l’eauglacée leur ruisselant dans la poitrine et dans le dos, les mainssanglantes, les ongles décollés, les dents qui claquaient. Depuisdeux jours on vivait dans l’eau, on avait à peine mangé, à peinedormi, et la force des hommes diminuait.

C’est cette longue attente, cette longuefatigue dans le froid humide, qui sont les vraies horreurs de lamer. Souvent les pauvres mourants, avant de rendre leur derniercri, leur dernier hoquet d’agonie, sont restés des jours et desnuits, trempés, salis, couverts d’une couche boueuse de sueurfroide et de sel, d’un magma de mort.

… Le grand bruit augmentait toujours. Il yavait des moments où ça sifflait aigre et strident, comme dans unparoxysme d’exaspération méchante : et puis d’autres où celadevenait grave, caverneux, puissant comme des sons immenses decataclysme. Et on sautait toujours d’une lame à l’autre, et, à partla mer qui gardait encore sa mauvaise blancheur de bave et d’écume,tout devenait plus noir. Un crépuscule glacial tombait surnous ; derrière ces rideaux sombres, derrière toutes cesmasses d’eau qui étaient dans le ciel, le soleil venait dedisparaître, parce que c’était l’heure ; il nous abandonnait,et il allait falloir se débrouiller dans cette nuit…

… Yves était monté avec les bâbordais dans cedésarroi de la mâture, et alors je regardais en haut, aveuglé moiaussi, ne percevant plus que par instants la grappe humaine enl’air.

Et tout à coup, dans une plus grande secousse,la silhouette de cette grappe se rompit brusquement, changea deforme ; deux corps s’en détachèrent, et tombèrent les brasécartés dans les volutes mugissantes de la mer, tandis qu’un autres’aplatit sur le pont, sans un cri, comme serait tombé un hommedéjà mort.

« Encore le marchepiedcassé ! » dit le maître de quart, en frappant du piedavec rage. « Du filin pourri, qu’ils nous ont donné dans cesale port de Brest ! Le grand Kerboul, à la mer. Le second,qui est-ce ? »

D’autres, raccrochés par les mains à descordages, un instant balancés dans le vide, remontaient maintenant,à la force des poignets, en se dépêchant, – très vite, comme dessinges.

Je reconnus Yves, un de ceux qui grimpaient, –et alors, je repris ma respiration, que l’angoisse avaitcoupée.

Ceux qui étaient à la mer, on jeta bien desbouées pour eux, – mais à quoi bon ? – on aimait encore mieuxne plus les voir reparaître, car alors, à cause de ce danger detomber en travers à la lame, on n’aurait pas pu s’arrêterpour les reprendre, et il aurait fallu avoir ce courage horrible deles abandonner. Seulement on fit l’appel de ceux qui restaient,pour savoir le nom du second qu’on avait perdu : c’était unpetit novice très sage, que sa mère, une veuve déjà âgée, étaitvenue recommander au maître avant le départ de France.

L’autre, celui qui s’était écrasé sur le pont,on le descendit tant bien que mal, à quatre, en le faisant encoretomber en route ; on le porta dans l’infirmerie, qui étaitdevenue un cloaque immonde, où bouillonnaient deux pieds d’eauboueuse et noire, avec des fioles brisées, des odeurs de tous lesremèdes répandus. Pas même un endroit où le laisser finir enpaix ; la mer n’avait seulement pas de pitié pour ce mourant,elle continuait de le faire danser, de le sauter de plusbelle. Il avait retrouvé une espèce de son de la gorge, un râlementqui sortait encore, perdu dans tous les grands bruits des choses.On aurait peut-être pu le secourir, prolonger son agonie, avec unpeu de calme. Mais il mourut là assez vite, entre les mainsd’infirmiers devenus stupides de peur, qui voulaient le fairemanger.

Huit heures du soir. – À ce moment,la charge du quart était lourde, et c’était à mon tour de laprendre.

On se tenait comme on pouvait. On ne voyaitplus rien. On était au milieu de tant de bruit, que la voix deshommes semblait n’avoir plus aucun son ; les siffletsd’argent, forcés à pleine poitrine, perçaient mieux, comme deschants flûtés de tout petits oiseaux.

On entendait des coups terribles frappéscontre les murailles du navire comme par des béliers énormes.Toujours les grands trous d’eau qui se creusaient, tout béants,partout ; on s’y sentait jeté, tête baissée, dans la nuitprofonde. Et puis une force vous heurtait d’une poussée brutale,vous relançait très haut en l’air, et toute la Médéevibrait, en ressautant, comme un monstrueux tambour. Alors, onavait beau se cramponner, on se sentait rebondir, et vite on serecramponnait plus fort, en fermant la bouche et les yeux, parcequ’on devinait d’instinct, sans voir, que c’était le moment où uneépaisse masse d’eau allait balayer l’air, et peut-être vous balayeraussi.

Toujours cela recommençait, ces chutes enavant, et puis ces sauts avec l’affreux bruit de tambour.

Et, après chacun de ces chocs, il y avaitencore des ruissellements de l’eau qui retombait de partout, etmille objets qui se brisaient, mille cassons qui roulaient dansl’obscurité, tout cela prolongeant en queue sinistre l’effroi dupremier grand bruit.

… Et les gabiers, et mon pauvre Yves, quefaisaient-ils là-haut ? Les mâts, les vergues, on lesapercevait par instants, dans le noir, en silhouettes, quand onpouvait encore regarder à travers cette douleur cuisante quecausait la grêle ; on apercevait ces formes de grandes croix,à deux étages comme les croix russes, agitées dans l’ombre avec desmouvements de détresse, des gestes fous.

« Faites-les descendre », me dit lecommandant, qui préférait le danger de ce hunier non serré à lapeur de perdre encore des hommes.

Je le donnai vite, avec joie, cet ordre-là.Mais Yves, d’en haut, me répondit à l’aide de son sifflet, quec’était presque fini ; plus que la jarretière dupoint, qui était cassée, à remplacer par un boutquelconque, et puis ils allaient tous descendre, ayant serré leurvoile, achevé leur ouvrage.

… Après, quand ils furent tous en bas et aucomplet, je respirai mieux. Plus d’hommes en l’air, plus rien àfaire là-haut, plus qu’à attendre. Oh ! Alors, je trouvaiqu’il faisait presque beau, qu’on était presque bien sur cettepasserelle, à présent qu’on m’avait enlevé le poids si lourd decette inquiétude.

XXVIII

… Minuit, – la fin du quart, –l’heure d’aller se chercher un abri.

En bas, dans la batterie calfeutrée, c’étaitla tempête avec ses dessous de misère, avec ses réalitéspitoyables.

D’un bout à l’autre, on voyait cette sorte delongue halle sombre, à demi éclairée par des fanaux quivacillaient. Les gros canons, appuyés sur leurs jambes deforce, se tenaient tant bien que mal, cordés par des câbles defer. Et tout ce lieu remuait ; il avait les mouvements d’unechose qu’on secouerait dans un crible, qu’on secouerait sans trêve,sans merci, perpétuellement, avec une rage aveugle ; ilcraquait de partout, il avait des tressaillements de chose animéequi souffre, tiraillé, exténué, comme près de s’éventrer et demourir.

Et les grandes eaux du dehors, qui voulaiententrer, filtraient çà et là en filets, en gerbes sinistres.

On se sentait soulevé si vite, que les jambespliaient, – et puis les choses se dérobaient, les chosess’enfonçaient sous les pas, – et on descendait avec tout, en seraidissant malgré soi comme pour une espèce de résistance.

Il y avait des sons aigres, faux, étonnants,qui sortaient de partout ; toute cette membrure en formed’oiseau de mer qui était la Médée se disjoignait peu àpeu, en gémissant sous l’effort terrible. Et, dehors, derrière lemur de bois, toujours le même grand bruit sourd, la même grandevoix d’épouvante.

Mais tout tenait bon quand même : lalongue batterie demeurait intacte, on la voyait toujours, d’un boutà l’autre, par moment toute penchée, à demi retournée, ou bien seredressant toute droite avec une secousse, ayant l’air plus longueencore dans cette obscurité où les fanaux étaient perdus,paraissant se déformer et grandir, dans tout ce bruit, comme unlieu vague de rêve…

Au plafond très bas étaient penduesd’interminables rangées de poches en toile gonflées toutes par uncontenu lourd, ayant l’air de ces nids que les araignées accrochentaux murailles, – des poches grises enfermant chacune un êtrehumain, des hamacs de matelots.

Çà et là, on voyait pendre un bras, ou unejambe nue. Les uns dormaient bien, épuisés par les fatigues ;d’autres s’agitaient et parlaient tout haut dans de mauvais songes.Et tous ces hamacs gris se balançaient, se frôlaient dans unmouvement perpétuel ; ou bien se heurtaient durement, et lestêtes se blessaient.

Sur le plancher, au-dessous des pauvresdormeurs, c’était un lac d’eau noire qui roulait de droite et degauche, entraînant des vêtements souillés, des morceaux de pain oude biscuit, des soupes chavirées, toute sorte de détritus et dedéjections immondes. Et, de temps en temps, on voyait des hommeshâves, défaits, demi-nus, grelottants avec leur chemise mouillée,qui erraient sous ces rangées de hamacs gris, cherchant le leur,eux aussi, cherchant leur pauvre couchette suspendue, leur seulgîte un peu chaud, un peu sec, où ils allaient trouver une espècede repos. Ils passaient en titubant, s’accrochant pour ne pastomber, et heurtant de la tête ceux qui dormaient : chacunpour soi en pareil cas, on ne prend plus garde à personne. Leurspieds glissaient dans les flaques d’eau et d’immondices ; ilsétaient insouciants de leur malpropreté comme les animaux endétresse.

Une buée lourde à respirer emplissait cettebatterie ; toutes ces ordures qui roulaient par terredonnaient l’impression d’un repaire de bêtes malades, et on sentaitcette puanteur âcre qui est particulière aux bas-fonds des navirespendant les mauvais jours de la mer.

À minuit, Yves, lui aussi, descendit dans labatterie avec les autres gabiers de bâbord ; ils avaient faitun supplément de quart d’une heure, à cause des embarcations qu’ilavait fallu ressaisir. Ils se coulèrent par le panneauentre-bâillé qui se referma sur eux et vinrent se mêler à cettemisère flottante.

Ils avaient passé cinq heures à leur rudetravail, balancés dans le vide, éventés par les grands soufflesfurieux de là-haut, et tout trempés par cette pluie fouettante quileur avait brûlé le visage. Ils firent une grimace de dégoût enpénétrant dans ce lieu fermé où l’air sentait la mort.

Yves disait, avec son grand airdédaigneux :

« Pour sûr, c’est encore cesParisiens qui nous ont apporté la peste ici. »

Ils n’étaient pas malades, eux qui étaient devrais matelots ; ils avaient encore la poitrine dilatée partout ce vent de la hune, et la fatigue saine qu’ils venaientd’endurer allait leur donner un peu de bon sommeil.

Ils marchaient sur les boucles, sur lestaquets, sur les bouts des affûts, avec précaution, pour éviterl’eau boueuse et les ordures, – posant leurs pieds nus sur toutesles saillies, se perchant avec des frayeurs de chatte. Près deleurs hamacs, ils se déshabillèrent, suspendant leurs bonnets,suspendant leurs grands couteaux à chaîne de cuir, leurs vêtementstrempés, suspendant tout, et se suspendant eux-mêmes ; et,quand ils furent nus, ils époussetèrent de la main un peu d’eau quiruisselait encore sur leur poitrine dure.

Après quoi, ils s’enlevèrent au plafond avecune légèreté de clown, et s’étendirent, tout contre les poutresblanches, dans leur étroite couchette de toile. En haut, au-dessusd’eux après chaque grande secousse, on entendait comme le passaged’une cataracte ; c’étaient les lames, les grandes massesd’eau qui balayaient le pont. Mais la rangée de leurs hamacs pritquand même le balancement lourd des rangées voisines en grinçantsur les crocs de fer, et eux s’endormirent profondément au milieudu grand bruit terrible.

… Bientôt, autour du hamac d’Yves, les femmesbirmanes vinrent danser. Au milieu du nuage d’encens, rendu plusténébreux par le rêve, elles arrivèrent l’une après l’autre avecleur sourire mort, en d’étranges costumes de soie, toutes couvertesde pierreries.

Elles balançaient leurs hanches mollement, auson du gong, tenant leurs mains en l’air et leurs doigts écartéscomme les fantômes. Elles avaient des contournements épileptiquesdes poignets, qui faisaient s’enchevêtrer leurs longues griffesenfermées dans des étuis d’or.

Le gong, c’était la tempête qui en jouait,dehors, contre les murailles…

XXIX

Moi aussi, à minuit, quand j’eus fini monquart et vu descendre Yves, je rentrai dans ma chambre pour essayerde dormir. Après tout, cela ne nous regardait plus ni l’un nil’autre, le sort du navire ; nous avions fourni notre temps deveille et de travail. Nous pouvions nous coucher maintenant aveccette insouciance absolue qu’on a sur mer lorsque les heures deservice sont finies.

Dans ma chambre à moi, qui était sur le pont,l’air ne manquait pas, – au contraire. Par les vitres brisées,toutes les rafales et la pluie furieuse pouvaient entrer ; lesrideaux se tordaient en spirales et montaient au plafond avec desbruits d’ailes.

Comme Yves, je suspendis mes vêtementsmouillés. L’eau ruisselait sur ma poitrine.

On n’était guère bien dans ma couchette, j’yfus vite endormi pourtant, par excès de fatigue. Roulé, secoué, àdemi chaviré, je me sentais m’en aller de droite et de gauche, etma tête se heurtait sur le bois, douloureusement. J’avaisconscience de tout cela dans mon sommeil, mais je dormais. Jedormais et je rêvais d’Yves. – De l’avoir vu tomber, dans le jour,cela m’avait laissé une espèce d’inquiétude et comme la notionvague d’avoir été frôlé de près par une chose sinistre.

Je rêvais que j’étais couché dans un hamac,comme autrefois au temps de mes premières années de mer. Le hamacd’Yves était près du mien. Nous étions balancés terriblement, et lesien se décrochait. Au-dessous de nous, il y avait une agitationconfuse de quelque chose de noir qui devait être l’eau profonde, –et lui, allait tomber là-dedans. Alors je cherchais à le reteniravec mes mains, qui n’avaient plus de force, qui étaient mollescomme dans les rêves. J’essayais de le prendre à bras-le-corps, denouer mes mains autour de sa poitrine, me rappelant que sa mère mel’avait confié ; et je comprenais avec angoisse que je ne lepouvais pas, que je n’en étais plus capable ; il allaitm’échapper et disparaître dans tout ce noir mouvant qui bruissaitau-dessous de nous… Et puis ce qui me faisait peur, c’est qu’il nese réveillait pas et qu’il était glacé, d’un froid qui mepénétrait, moi aussi, jusqu’à la moelle des os ; même, latoile de son hamac était devenue rigide comme la gaine d’unemomie…

Et je sentais dans ma tête les vraiessecousses, la vraie douleur de tous ces chocs, je mêlais ce réelavec l’imaginaire de mon rêve, comme il arrive dans les étatsd’extrême fatigue, et alors la vision sinistre en prenait d’autantplus d’intensité et de vie…

Ensuite, je perdis conscience de tout, même dumouvement et du bruit, et ce fut alors seulement que le reposcommença…

… Quand je me réveillai, c’était le matin. Lapremière lumière était de cette couleur jaune qui est particulièreaux levers du soleil les jours de tempête et on entendait toujoursle même grand bruit.

Yves venait d’entr’ouvrir ma porte et meregardait. Il était arc-bouté dans l’ouverture, se tenant d’unemain, penchant son torse en avant et en arrière, suivant lesbesoins de l’instant, pour conserver son équilibre. Il avait reprisses pauvres vêtements mouillés, et il était tout couvert du sel dela mer, qui s’était déposé dans ses cheveux, dans sa barbe commeune poussière blanche.

Il souriait, l’air tranquille et trèsdoux.

« J’avais envie de vous voir,dit-il ; c’est que j’ai beaucoup rêvé sur vous cette nuit.Tout le temps j’ai vu ces bonnes femmes de Birmanie avec leursgrands ongles en or, vous savez ? Elles vous entouraient avecleurs mauvaises singeries, et je ne pouvais pas réussir à lesrenvoyer. Après cela, elles voulaient vous manger. Heureusementqu’on a sonné le branle-bas ; j’en étais tout en sueur de lapeur que ça me faisait…

– Ma foi, moi aussi, je suis content dete voir, mon pauvre Yves ; car, de mon côté, j’ai beaucouprêvé sur toi… Est-ce qu’il fait toujours aussi mauvaisqu’hier ?

– Peut-être un peu plusmaniable. Et puis voilà le jour. Tant qu’il fait clair,vous savez ? C’est toujours mieux pour travailler dans lamâture. Mais, quand il fait aussi noir que dans le trou du diable,comme cette nuit, ça ne va pas du tout. »

Yves promena un regard de satisfaction toutautour de ma chambre, installée par lui en prévision du gros temps.Rien n’avait bougé, grâce à son arrangement. Par terre, c’étaitbien un lac d’eau salée sur lequel diverses chosesflottaient ; mais les objets auxquels je tenais un peu étaientrestés suspendus ou fixés, comme les meubles, aux panneaux des murspar des clous et des cornières de fer. Tout était cordé, ficelé,attaché avec un soin extrême au moyen de cordes goudronnées detoutes les grosseurs. On voyait des armes, des bronzes noués avecdes vêtements dans un pêle-mêle bizarre. Des masques japonais àlongue chevelure humaine nous regardaient à travers des treillis deficelle au goudron ; ils avaient le même rire lointain, lemême tirement d’yeux que ces femmes birmanes aux ongles d’or quiavaient voulu me manger dans le rêve d’Yves…

… Une sonnerie de clairon tout à coup, alerteet joyeuse : le rappel au lavage !

Ce clairon avait des vibrations grêles, un peuargentines, dans ce beuglement formidable du vent.

Laver le pont quand les lames déferlentdessus, cela semblerait une opération très insensée à des gens deterre. Nous, nous ne trouvions pas cela trop extraordinaire ;cela se fait tous les matins, ce lavage, toujours et quandmême ; c’est une des règles primordiales de la vie maritime.Et Yves me quitta en disant, comme s’il se fût agi de la chose dumonde la plus naturelle :

« Ah !… Je m’en vais à mon postede propreté, alors… »

Cependant ce clairon avait péché par excès dezèle et sonné sans ordre, à son heure habituelle ; car on nelava pas le pont ce matin-là.

… On sentait bien que c’était plusmaniable, comme disait Yves : les mouvements étaientplus allongés, plus réguliers, plus semblables à des balancementsde houle. La mer était moins dure, et on n’entendait plus tant deces grands chocs au bruit profond et sourd.

Et puis le jour arrivait, – un vilain jour, ilest vrai, une étrange lividité jaune, mais enfin c’était le jour,moins sinistre que la nuit.

… Notre heure n’était pas venue sansdoute ; car, le surlendemain, nous retrouvâmes le calme dansun port, en Chine, à Hong-Kong.

XXX

Septembre 1877.

La Médée a rebroussé chemin depuislongtemps.

Tous les vents, tous les courants l’ontfavorisée. Elle a marché, marché si vite, pendant des jours et desnuits, qu’on en a perdu la notion des lieux et des distances.Vaguement on a vu passer le détroit de Malacca, franchi à lacourse ; la mer Rouge, remontée à la vapeur dans unéblouissement grand lion couché de Gibraltar. Maintenant on veillel’horizon, et la première terre qui paraîtra tout à l’heure seraune terre bretonne.

Je suis arrivé moi, sur cette Médée,juste pour finir la campagne, et, cette fois, ma promenade avecYves n’aura pas duré cinq mois.

Au milieu de l’étendue grise, il y amaintenant des traînées blanches ; puis une tour avec depetits îlots sombres, éparpillés ; tout cela encore trèslointain et à peine visible, sous le mauvais jour terne qui nousenveloppe.

Nous nous figurions sans peine être encorelà-bas, dans cette extrême Asie, que nous avons quittée hier ;car les choses à bord n’ont pas changé de place, ni les visages nonplus. Nous sommes toujours encombrés de chinoiseries ; nouscontinuons à manger des fruits cueillis là-bas et encoreverts ; nous traînons avec nous des odeurs chinoises.

Mais pas du tout ; notre maison s’estdéplacée singulièrement vite ; cette tour et ces îlots, cesont les Pierres-Noires ; Brest est là tout près, et, avant lanuit, nous y serons entrés.

… Toujours une émotion de souvenir quandreparaît cette grande rade de Brest, imposante et solennelle, etces grands navires de la marine à voiles qu’on est déshabitué devoir ailleurs. Toutes mes premières impressions de marine, toutesmes premières impressions de Bretagne, – et puis enfin c’est laFrance…

Le Borda, là-bas ; je le regardeet je retrouve dans ma mémoire le bureau sur lequel j’ai passé,accoudé, de longues heures d’étude ; et le tableau noir surlequel j’écrivais fiévreusement, avant l’examen, les formulescompliquées de la mécanique et de l’astronomie.

Yves, à cette époque, était un petit garçonqu’on eût dit sérieux et sage, un petit novice breton, à la figuretrès douce, qui habitait le vaisseau d’à côté, laBretagne, le voisin et le compagnon du Borda.Nous étions des enfants, alors, – aujourd’hui des hommes faits, –demain… la vieillesse, – après-demain, mourir.

XXXI

Dimanche, jour de grande soûleriedans Brest.

Dix heures du soir. – Nuit calme,clair de lune sur la mer tranquille ; à bord de laMédée, les matelots ont fini de chanter leurs longueschansons, et le silence vient de se faire.

Depuis la tombée de la nuit, mes yeux sonttournés vers les lumières de la ville. J’attends avec inquiétudecette chaloupe dont Yves est le patron : elle est allée àterre et ne revient pas.

Enfin, voici son feu rouge qui s’avance, enretard de deux heures !

La mer est sonore la nuit ; déjà onentend des cris qui se mêlent au bruit des avirons ; il doitse passer dans cette chaloupe d’étranges choses.

… Elle est à peine accostée ; troismaîtres ivres, furieux, se précipitent à bord et me demandent latête d’Yves :

« Qu’on le mette aux fers pourcommencer ; qu’on le juge et qu’on le fusille après car il afrappé ses supérieurs en service. »

Yves est là debout, tremblant de la luttequ’il vient de soutenir. Ces trois maîtres l’ont battu, ou du moinsont essayé de le battre.

« Ils croyaient me faire dumal ! » dit-il avec mépris ; et il jure qu’il n’apas rendu les coups de ces trois vieux ; d’ailleurs, il leseût chavirés ensemble du revers de sa main. Non : il les alaissés s’accrocher à lui et le déchirer ; ils lui ontégratigné le visage et mis ses vêtements en lambeaux, parce qu’ilrefusait de leur laisser conduire la chaloupe, à eux qui étaientivres.

Tous les chaloupiers aussi sont ivres, par lafaute d’Yves, qui les a laissés boire.

… Et les trois maîtres se tiennent toujourslà, tout près de lui, continuant de crier, de l’injurier, de lemenacer, trois vieux ivrognes, grotesques dans leur bégaiement defureur, et qui seraient très risibles si la discipline, implacable,n’était pas derrière eux pour rendre cette scène affreusementgrave.

Yves, debout, les poings serrés, les cheveuxtombés sur le front, la chemise déchirée, la poitrine toute nue, àbout de courage pour endurer ces injures, prêt à frapper, enappelle à moi du regard, dans sa détresse.

Ô la discipline militaire ! à certainesheures, elle est bien lourde. Je suis l’officier de quart, moi, etil est contre toutes les règles que je m’en mêle autrement que pardes paroles calmes, et en les remettant tous à la justice ducapitaine d’armes.

Contre toutes les règles, aussi, je saute àbas de la passerelle et je me jette sur Yves : – il étaittemps ! – je passe mes bras autour de ses bras à lui, quej’arrête ainsi dans les miens au moment terrible où ils allaientfrapper.

Et je les regarde, les autres, qui alors, enprésence de ce renversement de la situation, battent en retraitecomme des chiens devant leur maître.

Heureusement c’est la nuit, et il n’y a pas detémoins. Les chaloupiers, seuls, – et ils sont ivres. – Puis,d’ailleurs, je suis sûr d’eux : ce sont de braves enfants, et,s’il faut aller devant un conseil, ils ne nous chargeront pas.

… Alors je prends Yves par les épaules, et,passant devant ses trois ennemis, qui se rangent pour nous faireplace, je l’emmène dans ma chambre et l’y renferme à double tour.Là, pour le moment, il est en sûreté.

On m’appelle chez le commandant, que tout cebruit a réveillé. Hélas ! Il faut le lui expliquer.

Et j’explique, en atténuant le plus possiblela faute de mon pauvre Yves. J’explique ; après, pendantquelques mortelles minutes, je supplie : je crois que jen’avais supplié de ma vie, il me semble que ce n’est plus moi quiparle. Et tout ce que je puis dire ou faire vient se briser contrele raisonnement glacial de cet homme, qui tient entre ses mainscette existence d’Yves, qu’on m’a confiée.

J’ai bien réussi là-haut à écarter le plusgrave, la question de coups donnés à des supérieurs ; maisrestent les outrages et le refus d’obéissance. Yves a fait toutcela : dans le fond, c’est peut-être inique etrévoltant ; dans la lettre, c’est vrai.

Ordre de le mettre aux fers tout de suite,pour commencer, et de l’y envoyer conduire par la garde, à cause dece bruit et de ce scandale.

Pauvre Yves ! C’était la fatalitéacharnée contre lui, car, cette fois, il n’était pas bien coupable.Et tout cela arrivait maintenant qu’il était plus sage, maintenantqu’il faisait de grands efforts pour ne plus boire et se bienconduire !

XXXII

Quand je revins dans ma chambre lui dire qu’onallait le mettre aux fers, je le trouvai assis sur mon lit, lespoings fermés, les dents serrées de rage. Sa mauvaise tête deBreton avait pris le dessus.

En frappant du pied, il déclara qu’il n’iraitpas, – c’était trop injuste ! – à moins qu’on ne l’y portât deforce, et encore il démolirait les premiers qui viendraient pour leprendre.

Alors, pour tout de bon, je le vis perdu, etl’angoisse commença à m’étreindre le cœur. Que faire ? Leshommes de garde étaient là, derrière ma porte, attendant pourl’emmener, et je n’osais pas ouvrir ; les secondes et lesinstants s’envolaient, et ce que je faisais n’avait plus denom.

Une idée me vint, tout à coup : je lepriai très doucement, au nom de sa mère, lui rappelant mon serment,et, pour la seconde fois de ma vie, l’appelant mon frère.

Yves pleura. C’était fini ; il étaitvaincu et docile.

Je jetai de l’eau sur son front, je rajustaiun peu sa chemise et j’ouvris ma porte. Tout cela n’avait pas durétrois minutes.

Les hommes de garde parurent. Lui se leva etles suivit, doux comme un enfant. Il se retourna pour me sourire,alla répondre avec calme à l’interrogatoire du commandant, et serendit tranquillement à la cale pour se faire mettre aux fers.

… Vers minuit, quand ce quart pénible futterminé, j’allai me coucher, envoyant à Yves une couverture et monmanteau. (Il faisait déjà très froid cette nuit-là.) C’était, dansmon impuissance, tout ce que je pouvais encore pour lui.

XXXIII

Le lendemain, un lundi, le commandant me fitappeler dès le matin, et j’entrai chez lui avec un sentiment derancune dans le cœur, avec des paroles âpres toutes prêtes, que jelui aurais lancées dès l’abord pour me venger de mes supplicationd’hier si je n’avais craint d’aggraver le sort d’Yves.

Je m’étais trompé cependant : il avaitété touché la veille et m’avait compris.

« Vous pouvez aller trouver votre ami.Sermonnez-le un peu tout de même, mais dites-lui que je luipardonne. L’affaire ne sortira pas du bord et se réglera par unesimple punition disciplinaire. Huit jours de fers, et ce sera tout.J’inflige aux trois maîtres, sur votre demande, une punitionéquivalente, huit jours d’arrêts forcés. Je fais cela pour vous,qui le traitez en frère, et pour lui aussi, qui est, après tout, lemeilleur homme du bord. »

Et je m’en allai autrement que je n’étaisvenu, emportant pour lui de la reconnaissance et del’affection.

XXXIV

Un coin de la cale de la Médée, enplein désarmement, dans le plus grand désarroi. Un fanal éclaire unvaste fouillis d’objets hétérogènes plus ou moins grignotés par lesrats.

Une douzaine de matelots, – Barrada,Guiaberry, Barazère, Le Hello, toute la bande des amis, – entourentun homme couché par terre. C’est Yves qui est aux fers, étendu surles planches humides, la tête appuyée sur son coude, le pied prisdans l’anneau à cadenas de la barre de justice.

Son ennemi le plus acharné des trois, maîtreLagatut, est devant lui, qui le menace avec sa vieille voixd’ivrogne. Il le menace d’une revanche de cette histoire dechaloupe, dans laquelle, à son gré, j’ai trop mis la main.

Il a quitté ses arrêts pour venirl’injurier ; – et, moi qui suis de quart et qui fais uneronde, j’arrive par derrière et je le trouve là, – comme il est debonne prise ! – les matelots, qui me voient venir, rient toutdoucement, dans leur barbe, en songeant à ce qui va se passer.Yves, lui, ne répond rien, se contentant de se coucher sur l’autrecôté et de lui tourner le dos avec une suprême insolence ; luiaussi m’a vu venir.

« Nous avons commencé une partie d’écartéensemble, dit maître Lagatut : – vous, Kermadec,quartier-maître de manœuvre ; moi, Lagatut, premier maîtrecanonnier, décoré de la légion d’honneur. – Grâce à des officiersqui vous protègent, vous avez fait les deux premières levées ;reste à savoir qui va faire les trois autres.

– Maître Lagatut, dis-je par derrière,nous jouerons cela à trois, si vous voulez bien : unrams, ce sera plus gai. Et toi, mon bon Yves, marqueencore une levée. »

Une poule qui trouve un couteau, un voleur quitrébuche sur un gendarme, une souris qui, par mégarde, pose lapatte sur un chat, n’ont pas la mine plus longue que maîtreLagatut.

… Ce n’était peut-être pas très correct, cetteplaisanterie que je venais de faire. Mais la galerie, qui nousétait très sympathique, jouissait beaucoup de ce triomphed’Yves.

XXXV

Huit jours après, c’était fini de notrefrégate : désarmée au fond de l’arsenal, son équipagedispersé, autant dire un navire mort.

Je m’en allais, et Yves venait m’accompagnerau chemin de fer. La gare était encombrée de matelots : tousceux de la Médée, qui partaient aussi ; d’autresencore, en bordée, venus pour les reconduire.

Parmi eux, beaucoup d’anciennes connaissancesà nous, des protégés, des amis d’Yves. Et tous ces braves gens, unpeu gris, mettaient bas leur bonnet, nous faisant leurs adieux aveceffusion. C’étaient les scènes habituelles de tous lesdésarmements : un bateau qui finit, c’est quelque chose àpart ; c’est l’explosion de toutes les reconnaissances et detoutes les rancunes, de toutes les haines et de toutes lessympathies.

… À l’entrée des salles d’attente, en serrantles mains d’Yves, je lui disais :

« M’écriras-tu au moins ? »

Et lui répondait :

« Je vais vous expliquer (et il hésitaittoujours, avec un sourire doux et intimidé). Eh bien, voilà, jevais vous expliquer : c’est que je ne sais pas comment vousmettre au commencement. »

En effet, les appellations decapitaine, cher capitaine, et autres du mêmegenre, ne pourraient plus nous aller. Alors, quoi ? Jerépondis :

« Eh bien, mais c’est très simple… »(Et je cherche longtemps cette chose simple, ne trouvant pas dutout.) « C’est très simple, tu mettras… Tu mettras : monfrère ; ce sera vrai d’abord et, en style épistolaire, ce seratrès convenable. »

XXXVI

Il y avait environ six semaines que la Médéeavait été désarmée à Brest et que j’étais séparé d’Yves, quand unjour, à Athènes, je crois, je reçus cette surprenantelettre :

« Brest, 15 septembre 1877.

» Mon bon frère,

» Je vous écris ces quelques mots, bien àcourir, pour vous faire savoir que je me suis marié hier. Et, mafoi, j’aurais bien pu vous demander conseil auparavant ; mais,vous comprenez, je n’avais pas du tout de temps à perdre, étantdésigné pour faire la campagne de la Cornélie et n’ayantque huit jours devant moi à passer avec ma femme.

» Je pense que vous trouverez, vous aussi, monbon frère, que cela vaut bien mieux que d’être toujours à courir,comme vous savez, d’un bord et de l’autre. Ma femme s’appelle MarieKeremenen ; je vous dirai qu’elle me plaît beaucoup, et jecrois que nous irions très bien ensemble si seulement je pouvaisrester.

» Je vous écrirai un peu plus long avant departir, mon bon frère, et je vous promets que je suis bien tristede m’embarquer cette fois sans vous.

» Je termine en vous embrassant de tout moncœur.

» Votre frère qui vous aime.

» À vous,

»Yves Kermadec.»

« P. -S. – Je viens d’apprendre quema destination est changée ; j’embarque sur l’Ariane,qui ne part qu’à la mi-novembre. Cela me donne près de deux mois àpasser avec ma femme ; nous aurons tout à fait le temps defaire connaissance, et vous pensez que je suis biencontent. »

 

… Au retour de leurs campagnes, lesmatelots font mille extravagances avec leur argent ; c’est derègle. Les villes maritimes connaissent leurs excentricités un peusauvages.

Quelquefois même ils épousent, en manière depasser temps, des femmes quelconques pour avoir une occasion demettre une redingote noire.

Et Yves, lui, qui avait déjà épuisé autrefoistous les genres de sottises, pour changer, avait fini par unmariage.

Yves marié !… Et avec qui, monDieu ?… Peut-être quelque effrontée de la ville, ramassée auhasard dans un moment où il était gris !

J’avais sujet d’être très inquiet, merappelant certaine créature en chapeau à plumes qu’il avait failliépouser par distraction, – à vingt ans, – dans cette même ville deBrest.

XXXVII

Deux mois plus tard, quand cetteAriane fut prête à partir, le sort voulut que je fussedésigné, moi aussi, à la dernière heure, pour faire partie de sonétat-major.

XXXVIII

Au moment du départ, je vis cette MarieKeremenen, que j’appréhendais de connaître : c’était une jeunefemme d’environ vingt ans, qui portait le costume du village deToulven, en basse Bretagne.

Ses beaux yeux noirs regardaient clair etfranc. Sans être absolument jolie, elle était presque charmanteavec son corsage de drap brodé, sa coiffe blanche à grandes ailes,et sa large collerette rappelant les fraises à la Médicis.

Il y avait en elle quelque chose de candide etd’honnête qu’on aimait à regarder. Il me parut que je l’auraisprécisément désirée ainsi si j’avais été chargé de la choisirmoi-même pour mon frère Yves.

XXXIX

Le hasard les avait rapprochés tous deux unjour qu’elle était venue voir sa marraine à Brest.

Le galant avait été vite en besogne, et elle,séduite par le grand air d’Yves, par son bon sourire doux, s’étaitlaissée aller – avec une certaine inquiétude cependant – à cemariage précipité, qui allait, pour commencer, la faire veuvependant sept ou huit mois.

Elle avait un peu de bien, comme on dit à lacampagne, et devait s’en retourner, aussitôt après notre départ,chez ses parents, dans son village de Toulven.

Yves me confia qu’on prévoyait l’arrivée d’unpetit enfant.

« Vous verrez, dit-il : je parieraisqu’il arrivera juste pour notre retour ! »

Et il embrassa sa femme qui pleurait. Nouspartîmes. Encore une fois, nous nous en allions ensemble nouspromener là-bas dans le domaine bleu des poissons volants et desdorades.

XL

15novembre 1877.

La veille de ce départ, Yves avait obtenu parfaveur d’aller à terre dans le jour pour voir à l’hôpital maritimeson grand frère Gildas, le pêcheur de baleines, qui venaitd’arriver à moitié perdu et qu’il n’avait pas vu depuis dixans.

Gildas Kermadec était un homme de quaranteans, de haute taille, la figure plus régulière que celle d’Yves. Onvoyait encore dans ses grands yeux comme une flamme éteinte ;il avait dû être très beau.

Il était paralysé et mourant, perdu parl’eau-de-vie et les excès de tout genre ; il avait usé sa vieà plaisir, semé sa sève et ses forces sur tous les grands cheminsdu monde.

Il s’avança lentement, appuyé sur un bâton,encore droit et cambré, mais traînant la jambe, et le regardégaré.

« Ô Yves !… » dit-il par troisfois, « ô Yves ! ô Yves ! »

C’était à peine articulé ; la paroleétait aussi paralysée chez lui. Il ouvrit les bras à Yves pourl’embrasser, et des larmes coulèrent sur ses joues brunes.

Yves aussi pleura… Et puis, vite, il fallutpartir. La permission qu’on lui avait donnée n’était que d’uneheure.

Du reste, Gildas ne parlait plus, il avaitfait asseoir Yves près de lui sur un banc d’hôpital, et, lui tenantla main, il le regardait avec ses yeux de fou près de mourir.D’abord il avait bien essayé de lui dire plusieurs choses quisemblaient se presser dans sa tête ; mais il ne sortait de seslèvres que des sons inarticulés, rauques, profonds, qui faisaientmal à entendre. Non, il ne pouvait plus ; alors il secontentait de lui tenir la main et de le regarder avec unetristesse infinie.

……………..

Yves emporta une impression profonde de cetteentrevue dernière avec son frère Gildas. Ils ne s’étaient revus quedeux fois depuis que Gildas était parti pour la mer. Mais ilsétaient frères, frères de la même chaumière et du même sang, etc’est là quelque chose de mystérieux, un lien qui résiste àtout.

… Un mois plus tard, à notre première relâche,nous apprîmes que Gildas était mort. Alors Yves mit un crêpe à samanche de laine.

XLI

Àbord de l’Ariane, mai 1878.

… L’île de Ténériffe se dessinait devant nouscomme une sorte de grand édifice pyramidal posé sur une immenseglace réfléchissante qui était la mer. Les côtes tourmentées, lesarêtes gigantesques des montagnes étaient rapprochées, rapetisséespar la limpidité extrême, invraisemblable de l’air. On distinguaittout : les angles vifs un peu rosés, les creux un peu bleus.Et tout cela posait sur la mer comme une grande découpure légère,sans poids. Une bande très nette de nuages d’un gris nacré coupaitTénériffe horizontalement par le milieu, et, au-dessus, le picdressait son grand cône baigné de soleil.

Les goélands faisaient un tapageextraordinaire autour de nous ; ils étaient une bande quicriaient et battaient l’air de leurs ailes blanches, dans un de cesaccès de frénésie qui les prend quelquefois on ne sait à quelpropos.

Midi. – Le dîner de l’équipage venaitde finir ; on avait sifflé : les tribordais àramasser les plats ! Et Yves, qui était tribordais à bordde l’Ariane, remontait sur le pont et venait à moi,essayant tout doucement son sifflet, pour s’assurer s’il marchaittoujours bien.

« Oh ! mais qu’est-ce qu’ils ontaujourd’hui, les goélands ? Piauler, piauler… Tout le temps dudîner, avez-vous entendu ? »

Vraiment non, je ne savais pas ce qu’ilspouvaient bien avoir, les goélands. Cependant, comme il fallait,par politesse, répondre quelque chose à Yves, je lui racontai à peuprès ceci :

« Ils ont demandé à parler à l’officierde quart, qui était précisément moi. C’était pour s’informer deleur petit cousin Pierre Kermadec ; alors je leur airépondu : « Messieurs, le petit Pierre Kermadec, monfilleul, n’est pas encore né ; c’est trop tôt, repassez dansquelques jours, quand nous serons à Brest. » Aussi, tu vois,ils sont partis. Regarde-les tous qui s’en vont là-bas.

« Vous leur avez répondu tout à faitcomme il faut, dit Yves, qui riait assez rarement. Mais je vaisvous dire, moi, j’ai beaucoup rêvé là-dessus, encore cette nuit, etsavez-vous une peur qui me vient ? C’est que ce soit unepetite fille. »

En effet, quelle contrariété si ce filleulattendu allait être une petite fille ! Il n’y aurait plusmoyen de l’appeler Pierre.

… Cette parenté du petit enfant d’Yves avecles goélands n’était pas de mon invention : goélandétait le nom qu’on donnait aux gabiers à bord de cetteAriane, et le nom qu’ils se donnaient entre eux. Il n’yavait donc pas à s’étonner que mon petit filleul à venir dût avoirdans les veines un peu de ce sang d’oiseau.

Aussi, en parlant de lui dans nosconversations du soir, nous disions toujours :

« Quand le petit goéland seraarrivé. »

Jamais nous ne l’appelions d’une autremanière.

XLII

Brest, 15 juin 1878.

Nous habitons pour aujourd’hui un logis dehasard, rue de Siam, à Brest, où l’Ariane est revenuemouiller ce matin.

En réponse à l’avis de son arrivée, Yves areçu de Toulven, du vieux Keremenen, la dépêche suivante :

« Petit garçon né cette nuit. Se portetrès bien, Marie aussi.

Corentin Keremenen. »

La nuit venue et nous couchés, impossible dedormir. J’entendis Yves dans son lit qui se tourne, sevire, comme il dit avec son accent breton. À l’idée qu’ilira demain à Toulven voir ce petit nouveau-né, son bon et bravecœur déborde de toute sorte de sentiments dans lesquels il ne sereconnaît plus.

… Deux jours après lui, je dois, moi aussi, merendre à Toulven pour le baptême.

Et il fait mille projets pour cettecérémonie :

« Je n’ose pas vous dire, mais, si vousvouliez, à Toulven, manger chez nous ? Dame, vous savez, chezmon beau-père, ça n’est pas comme à la ville, bien sûr. »

XLIII

Brest, 15 juin 1878.

Dès le matin, je pars pour Toulven, où Yvesm’attend depuis hier.

Temps splendide. La vieille Bretagne est verteet fleurie. Tout le long du chemin, de grands bois, desrochers.

Yves est là à l’arrivée de la diligence quej’ai prise à Bannalec. Près de lui se tient une jeune fille dedix-huit ou vingt ans qui rougit, bien jolie sous sa grandecoiffe.

« Voici Anne, me dit Yves, ma belle-sœur,la marraine. »

Il y a encore une petite distance entre lebourg et la chaumière qu’ils habitent à Trémeulé en Toulven.

Des gars du village chargent mes malles surleurs épaules, et me voilà en route pour faire ma visite au goélandqui vient de naître ; pour faire connaissance aussi avec cettefamille de bas Bretons, dans laquelle mon pauvre Yves est entré parcoup de tête, sans trop savoir pourquoi.

Comment seront-ils, ces nouveaux parents demon frère Yves, – et ce pays qui va devenir le sien ?

XLIV

Nous nous acheminons tous trois par dessentiers creux, très profonds, qui fuient devant nous sous lecouvert des hêtres et qui sont tout pleins de fougères.

C’est le soir ; le ciel est couvert, etil fait dans ces chemins une espèce de nuit qui sent lechèvrefeuille.

Çà et là sont rangées, au bord, des chaumièresgrises, très antiques, tapissées de mousse.

… Il y en a une d’où part une chanson àdormir, chantée en cadence lente par une voix très vieilleaussi :

Boudoul, boudoul, galaïchen !

Boudoul, boudoul, galaïch du !..

« C’est lui qu’on berce, ditYves en souriant. Voici chez nous. »

Elle est à moitié enfouie et toute moussue,cette chaumière des vieux Keremenen. Les chênes et les hêtresétendent au-dessus leur voûte verte ; elle semble aussiancienne que la terre des chemins.

Au dedans, il fait sombre ; on voit leslits en forme d’armoire alignés avec les bahuts le long du granitbrut des murs.

Une grand-mère en large collerette blanche estlà qui chante auprès du nouveau-né, qui chante un air du temps deson enfance.

Dans un berceau d’une mode bretonned’autrefois, qui, avant lui, avait bercé ses ancêtres, est couchéle petit goéland : un gros bébé de trois jours, tout rond,tout noir, déjà basané comme un marin, et qui dort, les poingsfermés sous son menton. Il a de tout petits cheveux qui sortent deson bonnet sur son front comme des petits poils de souris. Jel’embrasse, et de tout mon cœur, parce que c’est le bébéd’Yves.

« Pauvre petit goéland ! »dis-je en touchant le plus doucement possible ses petits cheveux desouris, « il n’a pas encore beaucoup de plumes.

– C’est vrai, dit Yves en riant. Et puis,regardez », ajoute-t-il en étendant avec des précautionsinfinies la petite patte fermée dans sa main rude, « je nel’ai pas très bien réussi : il n’a pas du tout la peaud’entre-doigts. »

On nous dit que Marie Kermadec est couchéedans un de ces lits dont on a refermé sur elle la petite porte debois à jour, parce qu’elle vient de s’endormir ; nous baissonsla voix de peur de l’éveiller, et nous sortons, Yves et moi, pouraller faire dans le village plusieurs démarches que nécessite lasolennité de demain.

XLV

Nous trouvons drôle de nous voir tous deuxfaisant acte de citoyens comme tout le monde. Chez m. Le maire,chez m. Le curé, nous nous sentons très empruntés, ayant même parinstants des envies de rire.

Petit goéland est définitivement inscrit auregistre de Toulven sous les prénoms de Yves-Pierre, – celui de sonpère, et le mien, comme c’est l’usage dans le pays. Quant à m. Lecuré, il est convenu avec lui qu’il nous attendra demain matin, àneuf heures, à l’église, et qu’il y aura un te deum.

« Maintenant rentrons tout droit, ditYves ; le père doit être déjà de retour, et nous lesretarderions pour souper. »

XLVI

La nuit de juin descendait doucement, avecbeaucoup de calme et de silence, sur le pays breton. Dans le chemincreux, on commençait à ne plus y voir.

Le vieux Corentin Keremenen était de retour,en effet, de son travail aux champs et nous attendait sur sa porte.Même il avait eu le temps de faire sa toilette : il avait misson grand chapeau à boucle d’argent et sa veste des fêtes en drapbleu, ornée de paillettes de métal et d’une broderie dans le dos,représentant le saint sacrement.

… Il y a une agitation joyeuse dans cettechaumière, un air des grands jours. Les chandeliers de cuivre sontallumés sur la table, qui est recouverte d’une belle nappe. Lesbahuts, les escabeaux, les vieilles boiseries de chêne reluisentcomme des miroirs ; on sent qu’Yves a passé par là.

Ces chandeliers n’éclairent pas loin et il y adans cette chaumière des recoins noirs ; on voit se mouvoir degrandes choses bien blanches, qui sont les coiffes à larges aileset les collerettes plissées des femmes ; autrement les fondssont très obscurs ; la lumière vient mourir en tremblotant surle granit des murailles, sur les solives irrégulières et noirciespar le temps qui portent le chaume du toit. Toujours ce chaume etce granit brut qui jettent encore dans les villages bretons unenote de l’époque primitive.

… On apporte sur la table la bonne soupe quifume et nous nous asseyons alentour, Yves à ma gauche, Anne à madroite.

C’est un grand repas, plusieurs poulets àdiverses sauces, des crêpes de sarrasin, des omelettes au lard etau sucre ; du vin et du cidre doré qui mousse dans nosverres.

Yves me dit à part, tout bas :

« C’est un très bon homme, monbeau-père ; – et ma belle-mère Marianne, vous ne pouvez pasvous figurer quelle bonne femme elle est ! J’aime beaucoup monbeau-père et ma belle-mère. »

Dans la soirée, une jeune fille apporte duvillage des choses empesées de frais, très encombrantes. Anne sedépêche de serrer tout cela dans un bahut pendant qu’Yves m’envoieun coup d’œil d’intelligence, disant :

« Vous voyez, tous ces préparatifs envotre honneur ! »

J’avais bien deviné ce que c’était : lacoiffe de cérémonie et l’immense collerette brodée de milleplis ; qui doivent la parer pour la fête de demain matin.

De mon côté, j’ai différents petits paquetsque je désire faire sortir inaperçus de ma malle avec l’aided’Yves : des bonbons, des dragées, une croix d’or pour lamarraine. Mais Anne aussi a vu tout cela du coin de son œil, et semet à rire. Tant pis ! Et on ne peut pas réussir à se fairedes mystères dans un logis où il n’y a qu’une seule porte et qu’unseul appartement pour tout le monde.

Petit Pierre, lui, toujours tout rond comme unbébé de bronze, continue de dormir dans la même pose, les poingsfermés sous le menton ; jamais bébé naissant ne fut si beau nisi sage.

… Quand je prends congé d’eux tous, Yves selève aussi pour venir me conduire jusqu’au village, où je doiscoucher à l’auberge.

… Dehors, dans le sentier creux, sous lesbranches, il fait absolument noir ; on y est enveloppé d’uneobscurité double, celle des grands arbres et celle de la nuit.

C’est un genre de calme auquel nous ne sommesplus habitués, celui des bois. Et puis la mer n’est pas là ;ce pays de Toulven en est très éloigné. Nous écoutons ; ilnous semble toujours que nous devons entendre dans le lointain sonbruit familier ; mais non, c’est partout le silence. Rien quedes frôlements à peine perceptibles dans l’épaisseur verte, faiblesbruits d’ailes qui s’ouvrent, trémoussements légers d’oiseaux quiont de petits rêves dans leur sommeil.

On sent toujours les chèvrefeuilles ;mais, avec la nuit, il est venu une fraîcheur pénétrante et desodeurs de mousse, de terre, d’humidité bretonne.

Toutes ces campagnes qui dorment, toutes cescollines boisées qui nous entourent, tous ces sommeils d’arbres,toutes ces tranquillités nous oppressent. Nous nous sentons un peudes étrangers au milieu de tout cela, et la mer nous manque, lamer, qui est en somme le grand espace ouvert, le grand champ libresur lequel nous nous sommes accoutumés à courir.

Yves subit ces impressions et me les exprimed’une manière naïve, d’une manière à lui, qui n’est guèreintelligible que pour moi. Au milieu de son bonheur, une inquiétudele trouble ce soir, presque un regret d’être venu étourdiment fixersa destinée dans cette chaumière perdue.

Et puis nous rencontrons un calvaire, qui tenddans l’obscurité ses deux bras gris, et nous songeons à toutes cesvieilles chapelles de granit, qui sont posées çà et là autour denous, isolées au milieu des bois de hêtres et dans lesquellesveillent des esprits de morts.

XLVII

Le lendemain jeudi, 16 du mois de juin 1878,par un temps radieux, le cortège de baptême s’organise dans lachaumière des vieux Keremenen.

Anne, le dos tourné dans un coin, ajuste sagrande coiffe devant un miroir, un peu embarrassée d’être obligéede faire cela devant moi ; mais les chaumières de Bretagne nesont pas grandes, et elles n’ont pas d’autres séparations au dedansque les petites armoires où l’on dort.

Anne est vêtue d’un costume de drap noir dontle corsage ouvert est brodé de soies de toutes couleurs et depaillettes d’argent ; elle porte un devantier de moire bleue,et, débordant sur ses épaules, une collerette blanche à mille plisqui se tient rigide comme une fraise du XVIe siècle.Moi, j’ai pris un uniforme aux dorures toutes fraîches, et nousproduirons certainement un bon effet tout à l’heure, nous donnantle bras, dans le sentier vert.

Auprès du petit enfant, il y a ce matin unnouveau personnage, une vieille très laide et très extraordinaire,qui fait son entendue et à qui on obéit : – c’est lasage-femme, à ce qu’il paraît.

« Elle a l’air un peu sorcière »,dit Anne, qui devine mon impression ; « mais c’est unetrès bonne femme.

– Oh ! oui, une très bonne femme,appuie le vieux Corentin ; c’est un air qu’elle a comme cela,monsieur, mais elle ne manque pas de religion, et même elle aobtenu de grandes bénédictions, l’an passé, au pèlerinage deSainte-Anne. »

Cassée en deux comme Carabosse, un nez crochuen bec de chouette et des petits yeux gris bordés de rouge, quiclignotent très vite comme ceux des poules, elle va de droite et degauche, affairée, avec sa grande collerette de cérémonie touteraide ; quand elle parle, sa voix surprend comme un son de lanuit ; on croirait entendre la hulotte des sépulcres.

Yves et moi, nous n’aimions pas d’abord cettevieille auprès du nouveau-né ; mais nous songeons ensuite que,depuis cinquante ans, elle préside aux naissances des petitsenfants du pays de Toulven, sans avoir jamais porté malheur àaucun, bien au contraire. D’ailleurs, elle observe en consciencetous les rites anciens, tels que faire boire au petit avant lebaptême un certain vin dans lequel on a trempé l’anneau du mariagede sa mère, et plusieurs autres qui ne devraient jamais êtrenégligés.

On y voit juste autant qu’il faut, dans cettechaumière, très enterrée et très à l’ombre. Le jour entre un peupar la porte ; au fond, il y a aussi une lucarne ménagée dansl’épaisseur du granit, mais les fougères l’ont envahie : onles voit par transparence, comme les fines découpures d’un rideauvert.

… Enfin petit Pierre a terminé sa toilette, etsans pousser un cri. Je l’aurais mieux aimé en petit Breton ;mais non, il est tout en blanc, le fils d’Yves, avec une longuerobe brodée et des nœuds de ruban, comme un petit monsieur de laville. Il a l’air encore plus vigoureux et plus brun dans cecostume de poupée ; les pauvres petits bébés des villes, quivont au baptême dans des toilettes pareilles, n’ont pas, engénéral, un sang si vivace et si fort.

Par exemple, je suis forcé de reconnaîtrequ’il n’est pas encore bien joli ; il est probable que celaviendra plus tard ; mais, pour le moment, il a un minoisbouffi de petit chat naissant.

… Dehors, dans le sentier plein de fougères,sous la voûte verte, s’agitent déjà quelques grandes coiffesblanches de jeunes filles et des corsages de drap à broderies,comme celui d’Anne. Elles sont sorties des chaumières voisines etattendent pour nous voir passer.

Bras dessus bras dessous, Anne et moi, nousnous mettons en route. Petit Pierre prend les devants, sur les brasde la vieille au nez d’oiseau, qui trotte vite et menu, avec undéhanchement bizarre comme les vieilles fées. Et le grand Yvesmarche derrière nous, dans ses habits de mariage, très grave, unpeu étonné d’être à pareille fête, un peu intimidé aussi de défilertout seul, mais c’est la coutume.

Par le beau matin de juin, nous descendonsgaiement le sentier breton ; au-dessus de nos têtes, lecouvert des chênes et des hêtres tamise des petits ronds de lumièrequi tombent par milliers à travers la verdure comme une pluieblanche. Les clématites pendent, mêlées au chèvrefeuille, et lesoiseaux chantent tous la bienvenue au petit goéland, qui fait sapremière apparition au soleil.

… Nous voici dans Toulven, qui est presque unepetite ville. Les bonnes gens sont sur leur porte, et nous défilonstout le long de la grand’rue pour aller à l’église.

Elle est très ancienne, cette église deToulven ; elle s’élève toute grise dans le ciel bleu, avec sahaute flèche de granit à jours, que par place les lichens ontdorée. Elle domine un grand étang immobile avec des nénuphars, etune série de collines uniformément boisées qui font par derrière unhorizon sans âge.

Tout autour, un antique enclos ; c’est lecimetière. Des croix bordent la sainte allée ; elle sortentd’un tapis de fleurs, d’œillets, de giroflées, de blanchesmarguerites. Et dans les recoins plus abandonnés où le temps anivelé les bosses de gazon, il y a des fleurs encore pour lesmorts : les silènes et les digitales des champs deBretagne ; la terre en est toute rose. Les tombes se pressentlà, aux portes de l’église séculaire, comme un seuil mystérieux del’éternité ; cette grande chose grise qui s’élève, cetteflèche qui essaye de monter, il semble, en effet, que tout celaprotège un peu contre le néant ; en se dressant vers le ciel,cela appelle et cela supplie : et c’est comme une éternelleprière immobilisée dans du granit. Et les pauvres tombes enfouiessous l’herbe attendent là, plus confiantes, à ce seuil d’église, leson de la dernière trompette et des grandes voix del’Apocalypse.

Là aussi, sans doute, quand, moi, je seraimort ou cassé par la vieillesse, là on couchera mon frèreYves ; il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule, et soncorps qu’il lui avait pris. Plus tard encore y viendra dormir lepetit Pierre, – si la grande mer ne nous l’a pas gardé, – et, surleurs tombes, les fleurs roses des champs de Bretagne, lesdigitales sauvages, l’herbe haute de juin, pousseront commeaujourd’hui, au beau soleil des étés.

… Sous le porche de l’église, il y avait tousles enfants du village qui semblaient très recueillis. M. Lecuré était là aussi qui nous attendait dans ses habits decérémonie.

C’était un porche d’une architecture trèsprimitive, et dont bien des générations bretonnes avaient usé lespierres ; il y avait des saints difformes, taillés dans legranit, qui étaient alignés comme des gnomes.

La cérémonie fut longue à cette porte. Lavieille à tête de chouette avait posé le petit Pierre dans nosmains, et nous le tenions à deux avec la marraine, comme le veutl’usage, elle du côté des pieds et moi du côté de la tête. Yves,adossé aux piliers de granit, nous regardait faire d’un air trèsrêveur, et Anne était bien jolie, sous ce porche gris, avec sonbeau costume et sa grande fraise, tout en lumière, dans un rayon desoleil.

Petit Pierre marqua une légère grimace etpassa sur sa lèvre le bout de sa toute petite langue, d’un airmécontent, quand on lui fit goûter le sel, emblème des amertumes dela vie.

M. Le curé récita de longsoremus en latin, après quoi, il dit dans la même langue aupetit goéland : Ingredere, Petre, in domum Domini. Etalors nous entrâmes dans l’église.

Des saintes qui étaient là, dans des niches,en costume du XVIe siècle, regardaient petit Pierrefaire son entrée, de ce même air placide et mystique avec lequelelles ont vu naître et mourir dix générations d’hommes.

Sur les fonts baptismaux ce fut encore fortlong, et puis il nous fallut faire station, Anne et moi, devant lagrille du chœur, agenouillés comme deux nouveaux époux.

Enfin, je dus prendre à moi tout seul le filsd’Yves, que je tremblais de briser dans mes mains inhabiles, monterles marches de l’autel avec ce précieux petit fardeau, et lui faireembrasser la nappe blanche sur laquelle pose le saint sacrement. Jeme sentais très gauche en uniforme, j’avais l’air de porter unpoids des plus lourds. Je ne m’imaginais pas que ce fût une chosesi difficile de tenir un nouveau-né ; encore il étaitendormi : s’il eût été en mouvement, jamais je n’aurais puréussir.

… Tous les enfants du village nous guettaientau départ, de petits gars bretons avec des mines effarouchées, desjoues bien rondes et de longs cheveux.

Les cloches sonnaient joyeusement en haut del’antique flèche grise et le Te Deum venait d’éclaterderrière nous, entonné à pleine voix par des petits enfants dechœur en robe rouge et surplis blanc.

On nous laissa passer, encore tranquilles etrecueillis, dans l’allée fleurie que bordaient les tombes ; –mais après, quand nous fûmes dehors !…

Petit Pierre, cause de tout ce tapage, étaitparti devant, emporté de plus en plus vite par la vieille au nezcrochu, et dormant toujours de son sommeil innocent. Anne et moi,nous étions assaillis ; petits garçons et petites filles nousentouraient avec des cris et des gambades ; il y en avait deces petites qui avaient bien cinq ans, et qui portaient déjà degrandes collerettes et de grandes coiffes pareilles à celles deleurs mères ; et elles sautaient autour de nous, comme despetites poupées très comiques.

C’était singulier, la joie de ce petit mondebreton, rose avec de longs cheveux de soie jaune ; à peineéclos à la vie, et déjà dans des costumes et des modes du vieuxtemps ; – exubérants d’une joie inconsciente, – commeautrefois leurs ancêtres, et ils sont morts ! Joie de la vietoute neuve, joie comme en ont les petits chats, les cabris, et,après dix ans, ils meurent ; les petits chiens, les petitsmoutons ont de ces joies et font des sauts d’enfant, – et celapasse et on les tue !

Nous leur jetions des poignées de dragées, ettoute notre route était semée de bonbons. On se souviendralongtemps dans Toulven de ce baptême du petit goéland.

… Après, nous retrouvâmes le calme du sentierbreton, la longue allée verte, et, au bout, le hameau sauvage.

Il était maintenant près de midi ; lespapillons et les mouches volaient par bandes le long du chemin. Ilfaisait très chaud pour un temps de Bretagne.

En plein jour, c’était un vrai jardin que cetoit de chaume des vieux Keremenen ; une quantité de petitesfleurs, blanches, jaunes, roses, s’y étaient installées encompagnie d’une grande variété de fougères, et le soleils’éparpillait dessus, toujours tamisé par les chênes.

Au dedans, il faisait encore frais, dans ledemi-jour un peu vert, sous la voûte basse et noire des vieillessolives.

Le dîner était prêt sur la table, et la femmed’Yves, qui s’était levée pour la première fois, nous attendait,assise à sa place, dans ses beaux habits de fête. En quelquesjours, sa jeunesse s’était envolée, elle était pâle et maigrie.Yves la regarda avec un air de surprise déçue qu’elle putvoir ; puis, comprenant que c’était mal, il alla l’embrasseravec affection, un peu en grand seigneur. Et, moi, j’augurai detristes choses de cette entrevue de désenchantement.

Toutefois ce dîner du baptême fut gai. Il secomposait d’un grand nombre de plats bretons et dura fortlongtemps.

Au dessert, on entendit dehors marmotter trèsvite, à deux voix, en langue de basse Bretagne, des espèces delitanies. C’étaient deux vieilles, deux pauvresses, qui sedonnaient le bras, appuyées sur des bâtons, comme font les féesquand elles prennent forme caduque pour n’être pas reconnues.

Elles demandèrent à entrer, étant venues pourdire la bonne aventure au petit Pierre. Sur son berceau de chêne oùon le balançait doucement, elles firent des prédictions trèsheureuses, et puis se retirèrent en bénissant tout le monde.

Alors on leur remit de grosses aumônes, etAnne leur fit des tartines beurrées.

XLVIII

Dans l’après-midi, il y eut une bellescène : mon pauvre Yves était gris et voulait aller à Bannalecprendre le chemin de fer pour s’en retourner à bord.

Nous étions fort loin à nous promener dans unbois, Anne, lui et moi, quand tout à coup cela le prit à proposd’un rien. Il nous avait quittés, nous tournant le dos, disantqu’il ne reviendrait plus, et nous l’avions suivi par inquiétude dece qu’il allait faire.

Quand nous arrivâmes après lui à la chaumièredes vieux Keremenen, nous le vîmes qui avait jeté à terre sa bellechemise blanche et ses beaux habits de mariage ; le torse nu,comme se mettent les matelots à bord pour la tenue du matin, ilcherchait partout son tricot de marin qu’on lui avait caché.

« Seigneur Jésus, mon Dieu ! ayezpitié de nous », disait Marie, se femme, en joignant sespauvres mains pâles de convalescente. « Comment cela s’est-ilfait, seigneur ? Car enfin il n’a pas bu ! Ô monsieur,empêchez-le », suppliait-elle en s’adressant à moi. « Etqu’est-ce qu’on va dire dans Toulven quand il passera, de voir quemon mari a voulu me quitter ! »

En effet, Yves avait très peu bu ; lecontentement, sans doute, lui avait tourné la tête à ce dîner, et,de plus, nous lui avions fait faire une course au grandsoleil ; il n’y avait pas tout à fait de sa faute.

Quelquefois, – rarement il est vrai, – avecbeaucoup de douceur, on pouvait l’arrêter encore ; je savaiscela, mais je ne me sentais pas capable aujourd’hui d’employer cemoyen. Non, c’était trop, à la fin ! Même ici, dans cette paixet ce bon jour de fête, apporter encore ces scènes-là !

Je dis simplement :

« Yves ne sortira pas ! »

Et, pour lui couper la route, je me mis entravers de la porte, arc-bouté aux vieux montants de chêne, quiétaient massifs et solides.

Lui n’osait rien me répondre à moi-même, nilever sur moi ses yeux sombres et troubles. Il allait et venait,cherchant toujours ses habits de bord, tournant comme une bêtefauve que l’on tient captive. Il avait dit à voix basse que rien nel’empêcherait de sortir dès qu’il aurait trouvé son bonnet pour secoiffer. Mais c’est égal, l’idée qu’il faudrait me toucher pouressayer de sortir le retenait encore.

Moi aussi, j’étais dans un mauvais jour et jene sentais plus rien de cette affection qui avait duré tantd’années, pardonné tant de choses. Je voyais devant moi le forbanivre, ingrat, révolté, et c’était tout.

Au fond de chaque homme, il y a toujours unsauvage caché qui veille, – chez nous surtout qui avons roulé lamer. – C’étaient nos deux sauvages qui étaient en présence et quise regardaient, ils venaient de se heurter l’un à l’autre, commedans nos plus mauvais jours passés.

Et dehors, autour de nous, c’était toujours lecalme de la campagne, l’ombre des chênes, la tranquille nuitverte.

Le pauvre vieux Keremenen, lui, ne pouvaitrien, et cela risquait de devenir tout à fait odieux et pitoyable,quand on entendit Marie qui pleurait ; c’étaient ses premièreslarmes de femme, des larmes pressées, amères, présage sans doute debeaucoup d’autres ; des sanglots qui étaient lugubres, aumilieu de ce silence lourd que nous gardions tous.

Alors Yves fut vaincu et s’approcha lentementpour l’embrasser :

« Allons, j’ai tort, dit-il, et jedemande pardon. »

Et puis il vint à moi et se servit d’un nomqu’il avait quelquefois écrit, mais qu’il n’avait jamais oséprononcer :

« Il faut encore me pardonner,frère !… »

Et il m’embrassa aussi.

Après, il demanda pardon aux deux vieuxKeremenen, qui lui donnèrent de bons baisers de père et demère ; et pardon à son fils, le petit goéland, en appuyant sabouche sur ses petites mains fermées qui débordaient duberceau.

Il était tout à fait dégrisé et c’étaitfini ; le vrai Yves, mon frère, était revenu ; il y avaitcomme toujours dans son repentir quelque chose de simple etd’enfantin qui faisait qu’on lui pardonnait sans arrière-pensée etqu’on oubliait tout.

Maintenant il ramassait ses effets par terre,les époussetait et se rhabillait sans rien dire, triste, épuisé,essuyant son front, où une mauvaise sueur froide était venueperler.

… Une heure après, je regardais Yves, quiétait posé, avec sa tournure d’athlète, auprès du berceau de sonfils ; il venait de l’endormir, en le berçant lui-même, et,peu à peu, progressivement, avec beaucoup de précautions, ilarrêtait les balancements de la petite corbeille de chêne, pour lalaisser immobile, voyant que le sommeil était bien venu. Ensuite ilse pencha davantage pour le regarder de tout près, l’examinant avecbeaucoup de curiosité, comme ne l’ayant encore jamais vu, touchantles petits poings fermés, les petits cheveux de souris quisortaient toujours du petit bonnet blanc.

À mesure qu’il le contemplait, sa figureprenait une expression d’une tendresse infinie ; alorsl’espoir me vint que ce serait peut-être un jour sa sauvegarde etson salut, ce petit enfant…

XLIX

Le soir, après souper, nous fîmes unepromenade beaucoup plus calme que celle du jour, Anne, Yves etmoi.

Et, à neuf heures, nous étions assis au bordd’un grand chemin qui traversait les bois.

Ce n’était pas encore la nuit, tant sontlongues en Bretagne les soirées du beau mois de juin ; maisnous commencions tout de même à causer des fantômes et desmorts.

Anne disait :

« L’hiver, quand les loups viennent, nousles entendons de chez nous ; mais quelquefois les revenantsaussi, monsieur, se mettent à crier comme eux. »

Ce soir-là, on entendait seulement passer leshannetons et les cerfs-volants qui traversaient l’air tiède endécrivant des courbes, avec de petits bourdonnements d’été. Etpuis, dans le lointain du bois : hou !…Hou !… Un appel triste, chanté tout doucement d’une voixde hibou.

Et Yves disait :

« Écoutez, frère, les perruches de Francequi chantent » (c’était un souvenir de sa perruche dela Sibylle).

Les graminées légères, avec leurs fleurs depoussière grise, étendaient sur la terre une couche très haute, àpeine palpable, où on enfonçait ; et les dernières phalènes,qui avaient fini de courir, plongeaient les unes après les autresdans ces épaisseurs d’herbes, pour prendre leur poste de sommeil lelong des tiges.

Et l’obscurité venait, lente et calme, avec unair de mystère.

… Passa un jeune gars breton qui portait unbissac sur l’épaule, et s’en revenait gris du pardon de Lannildu,la plume de paon au chapeau. (Je ne sais pas bien ce que vientfaire ceci dans l’histoire d’Yves : je raconte au hasard deschoses qui sont restées dans ma mémoire). Il s’arrêta pour nousfaire un discours. Après quoi, en manière de péroraison, etmontrant son bissac :

« Tenez, dit-il, j’ai deux chatslà-dedans. » (Cela n’avait aucun rapport avec ce qu’il venaitde nous dire).

Il posa son fardeau par terre et jeta songrand chapeau dessus. Alors ce bissac se mit à jurer, avecde grosses voix de matous en colère, et à circuler par soubresautssur le chemin.

Quand nous fûmes bien convaincus que c’étaientdes chats, il remit le tout sur son épaule, salua, et continua saroute.

L

17juin 1878.

De bonne heure, nous sommes debout pour allerdans les bois ramasser des luzes (petits fruits d’un noirbleu que l’on trouve dans les plus épais fourrés, sur des plantesqui ressemblent au gui de chêne).

Anne ne portait plus son beau costume defête : elle avait mis une grande collerette unie et une coiffeplus simple. Sa robe bretonne en drap bleu était ornée de broderiesjaunes : sur chaque côté de son corsage, c’étaient des dessinsimitant de ces rangées d’yeux comme en ont les papillons sur leursailes.

Le long des sentiers creux, dans la nuitverte, nous rencontrions des femmes qui allaient à Toulven entendrela première messe du matin. Du fond de ces longs couloirs deverdure, on les voyait venir avec leurs collerettes, avec leurshautes coiffes blanches, dont les pans retombaient symétriques surleurs oreilles, comme des bonnets d’Egyptiens. Leur taille étaittrès serrée dans des doubles corsages de drap bleu quiressemblaient à des corselets d’insectes et sur lesquels étaientbrodées toujours les mêmes bigarrures, les mêmes rangées d’yeux depapillon. Au passage, elles nous disaient bonjour en languebretonne, et leur figure tranquille avait des expressionsprimitives.

Et puis, sur les portes des chaumièresantiques en granit gris qui étaient enfouies dans les arbres, noustrouvions des vieilles assises et gardant des petits enfants ;des vieilles aux longs cheveux blancs dépeignés, aux haillons dedrap bleu coupés à la mode d’autrefois, avec des restes debroderies bretonnes et de rangées d’yeux : la misère et lasauvagerie du vieux temps.

Des fougères, des fougères, tout le long deces chemins, – les espèces les plus découpées, les plus fines, lesplus rares, agrandies là dans l’ombre humide, formant des gerbes etdes tapis ; – et puis des digitales pourprées s’élançant commedes fusées roses, et, plus roses encore que les digitales, lessilènes de Bretagne, semant sur toute cette verdure fraîche leurspetites étoiles d’une couleur de carmin.

… À nous peut-être la verdure semble plusverte, les bois plus silencieux, les senteurs plus pénétrants, ànous qui habitons les maisons de planches au milieu du bruit de lamer.

« Moi, je trouve qu’on est très bien ici,disait Yves. Un peu plus tard, quand le petit Pierre sera seulementassez grand pour que je l’emmène par la main, nous nous en ironstous deux ramasser toute sorte de choses dans les bois, – et puischasser. C’est cela, j’achèterai un fusil, dès que je serai un peuriche, pour tuer les loups. Il me semble à moi que je nem’ennuierai jamais dans ce pays… »

Je savais bien, hélas ! Qu’il s’yennuierait à la longue ; mais c’était inutile de le lui direet il fallait bien lui laisser sa joie, comme aux enfants.

D’ailleurs, lui aussi allait partir ;deux jours après moi, il devait rejoindre Brest, pour s’embarquerde nouveau. Ce n’était qu’un tout petit repos dans notre vie, ceséjour en Toulven, qu’un petit entr’acte de Bretagne après lequelnotre métier de mer nous attendait.

… Nous fûmes bientôt au milieu des bois ;plus de sentiers ni de chaumières ; rien que des collines sesuccédant au loin, couvertes de hêtres, de broussailles, de chêneset de bruyères. Et des fleurs, une profusion de fleurs ; toutce pays était fleuri comme un éden : des chèvrefeuilles, degrands asphodèles en quenouilles blanches et des digitales enquenouilles roses.

Dans le lointain, le chant des coucous dansles arbres, et, autour de nous, des bruits d’abeilles.

Les luzes croissaient çà et là, surle sol pierreux, mêlées aux bruyères fleuries. Anne trouvaittoujours les plus belles, et m’en donnait à pleine main. Et legrand Yves nous regardait faire avec un sourire très grave, ayantconscience de jouer, pour la première fois, une espèce de rôle dementor et s’en trouvant très surpris.

Le lieu était sauvage. Ces collines boisées,ces tapis de lichen, cela ressemblait à des paysages des tempspassés, tout en ne portant la marque d’aucune époque précise. Maisle costume d’Anne était du plein moyen âge et alors on avaitl’impression de cette période-là.

Non pas le moyen âge sombre et crépusculairecompris par Gustave Doré, mais le moyen âge au soleil et plein defleurs, de ces mêmes éternelles fleurs des champs de la Gaule quis’épanouissaient aussi pour nos ancêtres.

… Onze heures quand nous revînmes à lachaumière des vieux Keremenen pour dîner ; il faisait trèschaud cet été-là, en Bretagne ; toutes ces fougères, toutesces fleurettes roses des chemins se courbaient sous ce soleilinusité, qui les fatiguait même à travers les branchages verts.

… Une heure. – Pour moi, temps departir. – J’allai embrasser d’abord petit Pierre, qui dormaittoujours dans sa corbeille de chêne antique, comme si ces quatrejours ne lui avaient pas suffi pour se remettre de toute la fatiguequ’il avait prise pour venir au monde.

Je fis mes adieux à tous. Yves, pensif, deboutcontre la porte, m’attendait pour m’accompagner jusqu’à Toulven, oùla diligence devait me prendre et me mener à la station deBannalec. Anne et le vieux Corentin voulurent aussi mereconduire.

… Et, quand je vis s’éloigner Toulven, leclocher gris et l’étang triste, mon cœur se serra. Dans combiend’années reviendrais-je en Bretagne ? Encore une fois nousétions séparés, mon frère et moi, et tous deux nous enallions à l’inconnu. Je m’inquiétais de son avenir, sur lequel jevoyais peser des nuages très sombres… Et puis je songeais aussi àces Keremenen, dont l’accueil m’avait touché ; je me demandaissi mon pauvre cher Yves, avec ses défauts terribles et soncaractère indomptable, n’allait pas leur apporter le malheur, sousleur toit de chaume couvert de petites fleurs roses.

LI

Novembre 1880.

… Un peu plus de deux ans après.

Petit Pierre avait froid. Il pleurait, en setenant ses deux petites mains, qu’il essayait de cacher sous sontablier. Il était dans une rue de Brest, avant jour, un matin denovembre, sous la pluie fine. Il se serrait contre sa mère, qui,elle aussi, pleurait.

Elle était là, à ce coin de rue, MarieKermadec, attendant, rôdant dans l’obscurité comme une mauvaisefemme. Yves rentrerait-il ?… Où était-il ?… Où avait-ilpassé sa nuit ? Dans quel bouge ?… Retournerait-il aumoins à son bord, à l’heure du coup de canon, à temps pourl’appel ?

D’autres femmes attendaient aussi.

Une passa avec son mari, un quartier-maîtrecomme Yves ; il sortait ivre d’un cabaret qu’on venaitd’ouvrir. Il essaya de marcher, fit quelques pas, puis tombalourdement à terre, avec un bruit lugubre de sa tête contre legranit dur.

« Ah ! mon Dieu ! pleurait lafemme ; jésus, sainte Vierge Marie, ayez pitié de nous !…Jamais je ne l’avais vu comme ça encore !… »

Marie Kermadec l’aida à le remettre debout. Ilavait une jolie figure douce et sérieuse.

« Merci, madame ! »

Et la femme continua de le faire marcher, enle soutenant de toutes ses forces.

Petit Pierre pleurait assez doucement, commecomprenant déjà qu’une honte pesait sur eux, et qu’il ne fallaitpas faire de bruit, baissant sa petite tête, et cachant toujourssous son tablier ses pauvres petites mains qui avaient froid. Ilétait assez bien couvert pourtant, mais il y avait longtemps qu’ilétait là, tranquille, à ce coin de rue humide. Les lanternes à gazvenaient de s’éteindre, et il faisait très noir. Pauvre petiteplante saine et fraîche, née dans les bois de Toulven, commentétait-il venu s’échouer dans cette misère de la ville ? Il nes’expliquait pas bien ce changement, lui, il ne pouvait pascomprendre encore pourquoi sa mère avait voulu suivre son mari dansce Brest, et habiter un logis sombre et froid, au fond d’une cour,dans une des rues basses avoisinant le port.

Un autre passa ; il battait sa femme,celui-ci, il ne voulait pas se laisser ramener, et c’étaithorrible. Marie poussa un cri, en entendant le bruit creux d’uncoup de poing frappé dans une poitrine ; et puis elle se cachala figure, n’y pouvant rien. Non ! Yves n’en était jamaisarrivé là, lui. Mais est-ce que cela viendrait ? Est-ce qu’ilfaudrait aussi, un de ces jours, descendre jusqu’à cette dernièremisère ?…

LII

Yves, à la fin, parut, marchant droit, cambré,la tête haute, mais l’œil atone, égaré. Il vit sa femme, mais passasans en avoir l’air, lui jetant un mauvais regard trouble.

Ce n’était plus lui, – comme il ledisait lui-même après, dans les bons moments de repentir qu’ilavait encore.

Ce n’était plus lui, en effet : c’étaitla bête sauvage que l’ivresse réveillait, quand sa vraie âme étaitobscurcie et disparue.

Marie se garda de dire un mot, non seulementde faire un reproche, mais même de supplier. Il ne fallait riendire à Yves dans ces moments où sa tête était perdue : ilserait reparti encore. Elle savait cela ; elle était pliée àce silence.

Elle suivit, tête basse, sous la pluie,traînant par la main petit Pierre, qui tâchait de pleurer encoreplus doucement depuis qu’il avait vu son père et qui mouillait sespauvres petits pieds dans la boue du ruisseau. Comment avait-ellepu le laisser marcher ainsi, et même le faire sortir, comme cela,avant jour ? À quoi pensait-elle donc ? Où avait-elle latête ?… Et elle le prit à son cou, le réchauffant contre elle,l’embrassant avec amour.

Yves fit mine de passer devant sa porte, pourvoir, – facétie de brute, – puis regarda derrière lui sa femme avecun sourire stupide qui faisait mal, comme pour dire :« C’était une plaisanterie que je te faisais, mais, tu vois,je vais rentrer. »

Elle le suivit de loin, se dissimulant le longdes murs de l’escalier noir, se faisant petite, humble.Heureusement il n’était pas jour encore, et sans doute les voisinsne seraient pas levés pour être témoins de cette honte.

Elle entra après lui dans leur chambre etferma la porte.

Pas de feu, un air de misère qui prenait aucœur.

La chandelle allumée, Marie vit qu’Yves avaitencore tout déchiré ses vêtements neufs, qu’elle avait une premièrefois raccommodés avec tant de soin ; et puis son grand colbleu était froissé et maculé, et son tricot à raies, les maillesrompues, bâillait sur sa poitrine.

Il allait et venait, tournant comme une bêteenfermée, dérangeant, chavirant brusquement les choses qu’elleavait rangées, les morceaux de pain qu’elle avait économisés.

Elle, ayant recouché leur enfant dans sonberceau et l’ayant bien couvert, faisait semblant de s’occuper deschoses de leur ménage. Il fallait avoir un air naturel dans cescas-là ; autrement, si on semblait trop s’occuper de lui, ils’exaspérait tout à coup, comme un fauve qui a senti le sang ;et il voulait repartir. Et, quand une fois il avait dit :« Eh bien, je m’en vais ! Je m’en vais retrouver mescamarades ! » il s’en allait avec un entêtement debrute ; il n’y avait plus ni force, ni prières, ni larmescapables de le retenir.

LIII

Quelquefois Yves tombait tout à coup comme unmort et dormait plusieurs heures, puis c’était fini. Cela dépendaitde l’espèce d’alcool qu’il avait pris.

D’autres fois, il tenait bon, on ne saitcomment, et s’en retournait sur son navire, dans le port, « àla Réserve », faire son service.

Ce matin-là, quand il fut sept heures, Yves,un peu dégrisé, ayant eu l’idée de lui-même de tremper sa tête dansde l’eau glacée, sortit et prit le chemin de l’arsenal.

LIV

Alors Marie s’assit, brisée, anéantie, auprèsdu petit berceau où leur fils venait de se rendormir.

Par les fenêtres sans rideaux une lueurblanche commençait à entrer, une lueur pâle, pâle, qui donnaitfroid.

Encore un jour ! – dans la rue, onentendait ce bruit caractéristique des bas quartiers de Brest auxheures d’embauchée : des milliers de sabots de boismartelant les pavés de granit dur. Les ouvriers rentraient dans leport de guerre, s’arrêtant en chemin pour boire encore del’eau-de-vie, dans des cabarets à peine ouverts qui mêlaient aujour naissant les lueurs sales de leurs petites lampes.

Marie restait là, immobile, percevant avec uneespèce d’acuité douloureuse tous ces bruits déjà familiers desmatins d’hiver qui montaient de la rue, voix noyées d’alcool etgrouillements de sabots. C’était dans une de ces vieilles maisonshautes d’étages, profondes, immenses, avec des cours noires, desmurs de granit brut, épais comme des remparts, renfermant toutesorte de monde, ouvriers, vétérans, marins ; – au moins trenteménages d’ivrognes. Il y avait quatre mois – depuis qu’Yves étaitrevenu des Antilles – qu’elle avait quitté Toulven pour venirhabiter là.

Une clarté plus blanche entrait par lesvitres, tombait sur ces murs délabrés et sordides, pénétrait peu àpeu toute cette grande chambre, où leur modeste petit ménage,aujourd’hui tout en désordre, semblait perdu. – Décidément c’étaitle jour ; elle alla, par économie, souffler sa chandelle, etpuis revint s’asseoir.

Qu’allait-elle faire de sa journée ?Travaillerait-elle aujourd’hui ? Non, elle n’en avait pas lecourage, et puis à quoi bon ? Encore un jour qu’il faudraitpasser sans feu, avec la mort dans le cœur, à regarder tomber lapluie et à attendre !… Attendre, attendre avec une anxiété quicroîtrait d’heure en heure, attendre la tombée de la nuit, lemoment où le martellement des sabots recommencerait en bas dans larue grise, la débauchée. Car Yves et les autres marinsdont les navires étaient dans le port sortaient en même temps queles ouvriers de l’arsenal, et alors, elle, chaque soir, appuyée àsa fenêtre, regardait passer ce flot d’hommes, les yeux inquiets,fouillant le plus loin possible dans tous ces groupes, cherchantcelui qui lui avait pris sa vie.

Elle le reconnaissait de loin, à sa hautetaille droite, à sa carrure ; son col bleu dominait lesautres. Quand elle l’avait découvert, marchant vite, se hâtant versle logis, il lui semblait que son pauvre cœur se desserrait,qu’elle respirait mieux ; quand elle l’avait vu enfinau-dessous d’elle entrer par la vieille porte basse, elle étaitpresque heureuse. Il arrivait ; – et quand il était là etqu’il les avait embrassés tous deux, elle et le petit Pierre, ledanger était fini, il ne ressortait plus.

Mais, s’il tardait à paraître, peu à peu ellesentait l’angoisse l’étreindre… Et, quand l’heure était passée, lanuit venue, la foule des hommes dispersée, et que lui n’était pasrentré, oh ! alors commençaient ces soirées sinistres qu’elleconnaissait si bien, ces soirées mortelles d’attente qu’ellepassait, la porte ouverte, assise dans une chaise, les mainsjointes, à dire des prières, l’oreille tendue à tous les chants dematelots qui venaient du dehors, tremblant à tous les bruits de pasqu’elle entendait dans l’escalier noir.

Et puis, très tard, quand les autres, lesvoisines, étaient couchées et ne pouvaient plus la voir, elledescendait ; sous le froid, sous la pluie, elle s’en allaitcomme une insensée attendre aux coins des rues, écouter aux portesdes bouges où l’on buvait encore, coller sa joue pâlie aux vitresdes cabarets…

LV

Petit Pierre dormait toujours dans sonberceau, pour rattraper son pauvre petit sommeil perdu d’avantjour. – Et, ce matin-là, sa mère aussi s’était assoupie près de luidans sa chaise, accablée qu’elle était de fatigue et de veille.

Le grand jour pâle était tout à fait levéquand elle se réveilla, les membres engourdis, ayant froid. Enreprenant ses idées, vite elle retrouva son angoisse. Pourquoiavait-elle quitté Toulven ? Pourquoi s’était-ellemariée ? Pauvre fille de la campagne, que faisait-elle dans ceBrest, où on regardait son costume de paysanne ? Pourquoiétait-elle venue traîner dans les rues de la ville sa grandecollerette blanche, souvent trempée de pluie, que, pardésespérance, par dégoût de tout, elle laissait maintenant pendretoute fripée et sans apprêt sur ses épaules ?

Elle avait épuisé tous les moyens pour ramenerYves. Il était encore si doux, si bon, il aimait tant son petitPierre dans ses moments raisonnables, que souvent elle s’étaitreprise à espérer ! Il avait des repentirs très sincères, quiduraient plusieurs jours ; et c’étaient des jours debonheur.

« Il faut me pardonner, disait-il, tuvois bien que ce n’était plus moi ! »

Et elle pardonnait ; alors on ne sequittait plus ; quand par hasard il faisait un peu beau temps,on habillait petit Pierre dans ses habits neufs, et on allait sepromener, tous les trois, dans Brest.

… Et puis, un beau soir, Yves ne rentrait pas,et c’était à recommencer, il fallait retomber dans cedésespoir.

Cela allait de mal en pis ; le séjour àBrest exerçait sur lui cette même influence qu’il a d’ordinaire surtous les marins. Maintenant c’était presque chaque semaine ;cela devenait une habitude. À quoi bon espérer ?

Il n’y avait plus d’argent dans leur tiroir.Comment faire ? En emprunter à ces femmes, les voisines, quide temps en temps buvaient aussi, et qu’elle dédaignait deconnaître ; elle en aurait trop honte ! Pourtant elleétait à bout de moyens pour cacher sa détresse à ses parents, quine savaient rien, eux, et qui s’étaient mis à aimer Yves comme leurvrai fils.

Eh bien, elle le leur dirait, qu’il n’en étaitpas digne. Une révolte se faisait en elle. Elle le laisserait, cethomme ; c’était trop à la fin, et il n’avait pas de cœur…

LVI

Et pourtant, si ! – quelque chose luidisait qu’il en avait, du cœur, mais qu’il était un grand enfantque la vie de la mer avait perdu. Avec un attendrissement trèsdoux, elle retrouvait sa figure noble et tranquille, sa voix, sonsourire des bons moments où il était sage…

L’abandonner ?… À cette idée qu’il s’enirait seul, tout à fait perdu alors, et jetant tout au diable,livré à ses vices et à ceux des autres, recommencer sa vie dedébauches avec d’autres femmes, naviguer au loin, puis vieillirseul, délaissé, épuisé par l’alcool !… Oh ! à cette idéede le quitter, elle était prise d’une angoisse plus horrible quetout : elle sentait qu’elle était rivée à lui maintenant parun lien plus fort que toute raison, que toute volonté humaine. Ellel’aimait éperdument, sans avoir conscience de la grandeur de sonamour… Non, plutôt, si elle ne pouvait pas l’en retirer, elle selaisserait rouler avec lui dans la dernière fange pour l’avoirencore dans ses bras jusqu’à l’heure de mourir.

LVII

Petit Pierre n’aimait pas du tout Brest,lui ; il trouvait que c’était vilain et que c’était noir.

Il y demeurait seulement depuis quatre mois,et déjà ses joues rondes avaient un peu pâli sous leur teintebrune. Avant, elles étaient pareilles à ces brugnons très mûrs despays du Midi, qui sont d’une couleur chaude et dorée, d’un rougetaché de soleil.

Ses yeux étaient noirs et brillaient d’unéclat de jais, comme ceux de sa mère, entre de très longs cilscharmants. Dans ses petits sourcils, il y avait déjà quelque chosede grave, qui était d’Yves.

Il était beau à peindre, avec son expressionréfléchie, et ce petit air mâle et décidé qu’il prenait déjà commeun grand garçon.

De temps en temps, il avait bien encore desmoments de gaieté très bruyante ; il sautait, sautait toutautour de la chambre triste, en faisant beaucoup de tapage. Maiscela ne lui venait plus aussi souvent qu’à Toulven.

Il regrettait, dans son petit souvenir encorevague, il regrettait les petits camarades du sentier de hêtres, etles cajoleries de ses grands-parents, et les chansons de sa vieillegrand-mère. Là-bas, tout le monde s’occupait de lui, tandis qu’iciil était presque toujours tout seul.

Non, il n’aimait pas la ville. Et puis ilavait toujours froid, dans cette chambre nue et dans ces vieuxescaliers de pierre.

LVIII

« Il faut me pardonner ; tu voisbien que ce n’était plus moi. »

Quand une fois Yves avait dit cela, tout étaitbien fini ; mais c’était souvent très long à venir. Lorsquel’ivresse était passée, pendant deux ou trois jours il restaitsombre, morne, ne parlant plus, jusqu’au moment où son sourires’épanouissait de nouveau tout à coup à propos d’un rien, avec uneexpression de confusion très enfantine. – Alors le ciel se rouvraitpour la pauvre Marie, et elle lui souriait, elle aussi, d’une façonparticulière, sans jamais dire un mot de reproche ; et c’étaitla fin de l’épreuve.

Une fois, elle osa lui demander trèsdoucement :

« Au moins, ne reste pas trois jours àbouder après, quand c’est passé. »

Et lui, encore plus bas, avec un demi-souriretrès naïf, la regardant de côté, tout confus :

« Ne pas rester trois jours à bouder, tudis ? Dame, est-ce que tu crois que je suis bien content demoi quand j’ai fait de ces coups… Comme ceux-là ? Oh !Mais ça n’est pas contre toi, ma pauvre Marie, bien sûr. »

Alors elle s’approcha plus près, s’appuyantcontre son épaule, et lui, voyant ce qu’elle voulait,l’embrassa.

« Oh ! la boisson ! Laboisson !… » dit-il lentement, ses yeux sedétournant à demi fermés avec une expression farouche. « Monpère ! mes frères !… à présent, c’est montour ! »

Il n’avait encore jamais rien dit de pareil.Ce vice terrible, il n’en parlait jamais, et il semblait qu’il nes’en inquiétât pas.

… Comment ne pas avoir encore de petitsmoments d’espoir quand on le voyait ensuite si sage, si soumis,jouant au coin du feu avec son fils ; puis quittant tout àfait ses façons de seigneur, ayant pour sa femme mille petitesprévenances douces, afin de lui faire oublier sa peine ?

Comment croire que cet Yves-là pourraitbientôt et fatalement redevenir l’autre, celui des mauvaisjours, l’Yves au regard terne, l’Yves morne et brutal, la bêteégarée d’alcool, que rien ne toucherait plus ? Alors Mariel’entourait davantage de sa tendresse, concentrait sur lui toute saforce de volonté, le veillait comme un petit enfant, tremblait enle suivant des yeux quand seulement il descendait dans cette rue oùpassaient les camarades à grand col bleu, et où s’ouvraient lesportes des bouges.

… À terre, Yves était perdu ; il lesentait bien lui-même, et se disait tristement qu’il fallaitessayer de repartir.

Il avait grandi sur mer, au hasard, à la façondes plantes sauvages. On ne s’était guère occupé jamais de luidonner des notions de devoir ni de conduite, ni de rien au monde.Moi seul peut-être, moi, que sa destinée et une prière de sa mèreavaient mis sur son chemin, j’avais pu lui parler de ces chosesnouvelles, mais trop tard sans doute, ou trop vaguement. Ladiscipline du bord, c’était là le grand frein qui avait conduitseul sa vie matérielle, la maintenant dans cette austérité rude etsaine qui fait les matelots forts.

La terre avait été longtemps pour luiun lieu de passage où on devenait libre et où il y avait desfemmes ; on y descendait comme en pays conquis, entre leslongs voyages ; alors on avait de l’argent, et, dans lesquartiers de plaisir, on faisait tout plier devant ses caprices etsa force.

Mais vivre d’une vie régulière avec un petitménage, compter ses dépenses chaque jour, se conduire soi-même etsonger au lendemain, ses allures de matelot ne cadraient plus avecces obligations imprévues. D’ailleurs, autour de lui, dans ce Brestabâtardi et pourri, l’alcool semblait suinter des murs avecl’humidité malsaine. Alors il tombait tout à fait bas comme tantd’autres qui, eux aussi, avaient été bons et braves ; ils’avilissait, se ravalait peu à peu au niveau de ce peupled’ivrognes ; et sa débauche devenait repoussante et vulgairecomme une débauche d’ouvrier.

LIX

… Un jour, je reçus une lettre qui m’appelaitau secours.

Elle était très simple, et ressemblaitbeaucoup à celle d’un enfant :

« Mon bon frère,

» Je ne sais comment vous dire, mais c’estvrai, je me suis mis à boire. Aussi je ne voulais pas demeurer dansBrest, vous le savez bien, car j’avais peur de cette chose.

» J’ai déjà été puni trois fois de fers à laRéserve, et maintenant je ne sais plus comment me débarrasser dubâtiment, car je vois bien qu’en restant à bord il m’arriveraquelque malheur.

» Mais il me semble que, si je pouvaisembarquer encore près de vous, ce serait tout à fait ce qu’il mefaudrait. Mon bon frère, puisque vous êtes bientôt pour repartir,si vous pouviez venir à Brest pour me prendre, je serais bien mieuxqu’ici, et, pour sûr, cela me sauverait.

» Vous m’avez fait bien mal en me disant survotre lettre que je n’aimais pas ma femme ni mon fils ; car,pour elle et mon petit Pierre, je ferais tout.

» Oui, mon bon frère, j’ai pleuré et je pleureencore dans le moment que je vous écris, et je ne vois plus, avecles larmes qui me sont dans les yeux.

» Je n’espère que vous voir venir. Je vousembrasse de tout mon cœur, en vous priant de ne pas oublier votrefrère, malgré tous les chagrins qu’il vous donne.

» Bien à vous,

»Yves Kermadec. »

LX

Un dimanche de décembre, je revins à Brestsans être annoncé et je descendis dans le quartier bas de laGrand’rue, cherchant la maison d’Yves. En lisant les numéros desportes, je longeais toutes ces hautes constructions de granit, quisont d’anciennes maisons de riches tombées aux mains dupeuple : en bas, partout des cabarets ouverts ; en haut,des fenêtres à rideaux de pauvre, avec de dernières fleursmaladives, sur les appuis ; des chrysanthèmes morts, dans despots.

C’était le matin. Des bandes de matelotscirculaient déjà, dans leur belle tenue propre, chantant,commençant la fête du dimanche.

On respirait une brume blanche, une fraîcheurhumide, – sensation nouvelle de l’hiver. – Comme j’arrivais del’Adriatique, encore ensoleillée, les teintes de ce Brest mesemblaient plus grises.

Au numéro 154, – au-dessus del’enseigne : À la Pensée du beau canonnier. – Jemontai trois étages d’un vieil escalier immense, et trouvai lachambre des Kermadec.

On entendait de la porte le bruit régulierd’un berceau. Petit Pierre, bien gâté tout de même, avait gardécette habitude de se faire endormir, et Yves, seul avec son fils,était assis près de lui, le berçant d’une main, très lentement.

Il leva son regard triste, ému de me voir,mais osant à peine venir à moi, son expression disant :« Ah ! oui, frère, je sais, vous venez pour meprendre ; c’était bien ce que j’avais demandé ; mais…Mais je ne vous attendais peut-être pas si vite ; et, de m’enaller, cela va me faire souffrir… »

Physiquement, Yves avait changé beaucoup. Ilétait devenu plus pâle, à l’abri du hâle de mer ; sonexpression était différente, moins assurée, et presque douloureuse.Il avait souffert, on le voyait bien ; mais, sur sa figure,toujours marmoréenne, incolore, le vice n’avait pu imprimer aucunetrace.

Je regardais tout autour de moi avec uneimpression de surprise et un serrement de cœur ; en effet, jen’avais pas prévu ce que pourrait être, à terre et dans une ville,le logis de mon frère Yves. Il était bien différent de ces logis demer où je l’avais longtemps connu : les hunes, pleines de ventet de soleil. Ici, maintenant, au milieu de ces réalités pauvres,je me trouvais, comme lui sans doute, dépaysé et mal à l’aise.

Marie était dehors, à la fontaine, et petitPierre dormait bien, ses longs cils de petit enfant reposés sur sesjoues. Nous étions seuls l’un devant l’autre, et, comme il avaitpeur de se retrouver ainsi en face de moi, vite il parlad’embarquement, de départ.

Une permutation sur la liste memettait à Brest le premier à partir ; on allait armer deux outrois bateaux, – pour la station de Chine, pour les mers du sud,pour le Levant ; – et il fallait s’attendre, d’une heure àl’autre, à une de ces destinations-là.

La semaine qui suivit fut une de ces périodesagitées comme on en traverse souvent dans les existencesmaritimes : vivre en camp volant à l’hôtel, dans le désordredes malles à moitié défaites, ignorant la route qu’on prendrademain ; s’occuper d’une quantité de choses, service au portet préparatifs de campagne ; – et puis des allées et venues,des démarches pour Yves, afin de le retirer de cette Réserve et dele garder sous ma main, prêt à partir avec moi.

Les journées de décembre, très courtes, trèssombres, s’enfuyaient vite. Je montais souvent, quatre à quatre, levieil escalier sordide des Kermadec ; – et Marie, toujoursanxieuse des premiers mots que j’allais dire, me souriaittristement, avec une confiance respectueuse et résignée, attendantma décision.

LXI

Enrade de Brest, 23 décembre 1880.

Une nuit de décembre, claire et froide ;– un grand calme sur la mer, un grand silence à bord.

Dans une très petite chambre de navire, quiest peinte en blanc et qui a des murs de ter, Yves est assis prèsde moi sur des malles, des caisses ouvertes. C’est encore ledésarroi de l’arrivée ; il faudra s’installer et se faire unchez-soi dans ce réduit qui va bientôt nous promener au milieu deslames ou des houles de l’hiver.

Tous ces embarquements prévus, ces longuescampagnes projetées, n’ont pas abouti. Et je me trouve toutsimplement sur cette Sèvre qui ne quittera pas les côtesbretonnes. Depuis ce matin, Yves est de l’équipage, et nous voilàensemble encore, à vue humaine, pour un an. Étant donné notremétier, c’est là un bonheur qui nous arrive ; nous pouvionsd’un moment à l’autre nous quitter pour toujours. Et Yves a donnéjoyeusement cent francs de sa bourse au marin qui a consenti à luicéder sa place.

Va pour cette Sèvre, puisque le sortnous y a jetés. Cela nous rappellera le temps déjà lointain où nousnaviguions tous deux sur la mer brumeuse protégée par leclocher à jour.

Mais j’aurais mieux aimé être envoyé ailleurs,quelque part au soleil ; pour Yves surtout, j’aurais voulul’emmener plus loin de Brest, plus loin des mauvais amis et destavernes de la côte.

LXII

Enmer, 25 décembre, Noël.

C’était le surlendemain, de très bonne heure,au petit jour. Je montais sur le pont, ayant à peine dormi unmoment, après un quart de minuit à quatre heures trèsdur : nous avions été malmenés toute la nuit par grand vent etgrosse mer. Yves était là, tout mouillé, mais très à son aise dansson élément, et, dès qu’il me vit paraître, il me montra de lamain, en souriant, un pays singulier duquel nous nousapprochions.

Des falaises grises muraient les lointains del’horizon comme un long rempart. – Une espèce de calme venait de sefaire dans les eaux, bien que le vent continuât de nous envoyer sapoussée furieuse. Au ciel, des nuées sombres et lourdes glissaientles unes sur les autres, très vite : toute une voûte de plomben mouvement ; des choses immenses, obscures, qui sedéformaient, qui semblaient très pressées de passer, de courirailleurs, comme prises du vertige de quelque chute prochaine etformidable. Autour de nous, des milliers d’écueils, des têtesnoires qui se dressaient partout au milieu de cet autre remuementargenté que les lames faisaient ; on eût dit d’immensestroupeaux de bêtes marines. À perte de vue, il y en avait toujours,de ces dangereuses têtes noires, la mer en était couverte. Et puis,là-bas, sur la falaise lointaine, les silhouettes de trois clocherstrès vieux, ayant l’air plantés là tout seuls au milieu d’un désertde granit, l’un dominant de beaucoup les deux autres et dressant sahaute taille comme un géant qui observe et qui préside…

Ah ! oui !… je le reconnaissaisbien, celui-là, et, comme Yves, je le saluai d’un sourire ; unpeu inquiet cependant de le voir reparaître si près de nous, et aumilieu de cette fête de ténèbres, un matin où je ne l’attendaispas… Qu’étions-nous venus faire là, dans son voisinage ? Celan’entrait pas dans nos projets, je ne comprenais plus.

C’était une décision brusque du commandant,prise pendant mon heure de sommeil : venir à l’entrée de larade du taureau, tout près de Saint-Pol-de-Léon, chercher un abricontre le vent du sud, la mer au large s’étant faite trop grossepour nous.

… Et voilà comment, à son retour dans lamer brumeuse, la première visite d’Yves fut pour sonclocher.

LXIII

Cherbourg, 27 décembre 1880.

À sept heures du matin, on me rapporte Yves,au fond d’un canot, ivre mort. Ce sont d’anciens amis, des gabiersde la Vénus, qui l’ont traîné toute la nuit dans lesbouges, – pour fêter leur retour des Antilles.

Je suis de quart. Personne encore sur lepont ; seulement quelques matelots qui font leurfourbissage, – mais des dévoués, ceux-là, connus de longuedate, et sur qui on peut compter. Quatre hommes l’enlèvent, ledescendent furtivement par un panneau et le cachent dans machambre.

Mauvais début à bord de cette Sèvre,où je l’avais pris sous ma garde, comme en punition, et où il avaitpromis d’être exemplaire. Cette idée sombre me venait pour lapremière fois, qu’il était perdu, bien perdu, malgré tout ce que jepourrais tenter pour le sauver de lui-même. Et aussi cette autreréflexion, plus désolante encore, que peut-être il lui manquaitquelque chose dans le cœur…

… Tout le jour, Yves ressemble à un mort.

Il a perdu son bonnet, son porte-monnaie, sonsifflet d’argent, et s’est fait un trou dans la tête.

Vers six heures du soir seulement, il donnesigne de vie. Comme un enfant qui se réveille, il sourit (il estencore ivre, sans cela il ne sourirait pas) et demande àmanger.

Alors je dis à Jean-marie, mon domestiquefidèle, un pêcheur d’Audierne :

« Va-t-en à l’office du carré,lui chercher de la soupe. »

Jean-marie apporte cette soupe, et Yves est làqui tourne, retourne sa cuiller, n’ayant plus l’air de se rappelerpar quel bout ça peut bien se prendre.

« Allons, Jean-marie, fais-le manger,va !

– Elle est trop salée !… » ditYves tout à coup, se reculant, faisant la grimace, l’accent trèsbreton, les yeux encore à moitié fermés.

« Trop salée !… tropsalée !… »

Puis il se rendort, et, Jean-marie et moi,nous éclatons de rire.

J’étais fort triste pourtant, mais cette idéeet cet aplomb d’enfant gâté étaient bien drôles…

… Le soir, à dix heures, Yves, revenu àlui-même, se leva furtivement, et disparut. Pendant deux jours, ilse tint caché sur l’avant du navire, dans le poste de l’équipage,ne montant que pour son quart et pour la manœuvre, baissant latête, n’osant plus me voir.

Oh ! ces résolutions qu’on a reprisesvingt fois, qu’on n’a pas su tenir… On n’ose plus les reprendreencore, ou du moins on n’ose plus le dire… Et on s’affaisse,inerte, laissant passer les jours, attendant le courage et l’estimede soi-même, qui ne reviennent pas…

Peu à peu cependant nous avions retrouvé notremanière d’être habituelle. Je l’appelais le soir, et il venaitfaire auprès de moi cette longue promenade automatique des marins,qui dure des heures entre les mêmes planches. Nous causions à peuprès comme autrefois, sous le vent triste, sous la pluie fine.C’était bien toujours sa même façon, à la fois très naïve et trèsprofonde, de penser et de dire ; c’était la même chose, avecje ne sais quelle contrainte, quelle glace entre nous deux, qui nepouvait plus se fondre. J’attendais un mot de repentir qui nevenait pas.

L’hiver s’avançait, cet hiver de la Manche,qui enveloppe tout, – les idées, les êtres et les choses, – dans lemême crépuscule gris. Les grands froids sombres étaient arrivés, etnous faisions notre promenade de chaque soir plus vite, pressant lepas sous le vent humide de la mer.

Quelquefois j’avais envie de lui dire enserrant sa main bien fort : « Allons, frère, je t’aipardonné, va ; n’y pensons plus. » Cela s’arrêtait surmes lèvres : après tout, c’était à lui de me demanderpardon ; et alors, je gardais une espèce de froideur hautainequi l’éloignait de moi.

Non, cette Sèvre décidément ne nousréussissait pas…

LXIV

Petit Pierre est à Plouherzel, qui essaye dejouer devant la porte de sa grand-mère ; – tout dépaysé enregardant là-bas cette nappe d’eau immobile avec cette grande formede bête qui semble dormir au milieu, derrière un voile de brume. Onest bien au grand air ici, mais le vent y est plus âpre qu’àToulven, la campagne plus désolée ; et les enfants sententtout cela d’instinct ; en présence des tristesses des choses,ils ont des mélancolies et des silences involontaires, – comme lespetits oiseaux.

Voilà bien deux petits camarades qui arriventd’une chaumière voisine pour le voir, lui, le nouveau venu. Mais cene sont plus ceux de Toulven, ceux-ci ; ils ne connaissent pasles mêmes jeux ; les quelques petits mots qu’ils savent direne sont plus du même breton. Alors, n’osant pas trop ni les uns niles autres, ils sont là tous trois qui s’observent, avec des petitssourires, avec des petites mines comiques.

… C’est hier que petit Pierre est arrivé àPlouherzel avec Marie Kermadec. Yves a écrit à sa femme de fairebien vite ce voyage ; une idée lui est venue tout d’un coup,un espoir, que cela les réconcilierait peut-être avec sa mère.C’est que la vieille femme, toujours dure et volontaire, aprèsavoir d’abord refusé net son consentement à leur mariage, ne l’adonné ensuite que de mauvaise grâce, et, depuis, ne veut plusseulement faire réponse à leurs lettres.

Pauvre vieille délaissée !… De treizeenfants que Dieu lui avait donnés, trois sont morts tout petits.Sur huit garçons qui ont grandi, tous marins, la mer lui en a prissept, – sept, qui ont disparu dans des naufrages, ou bien qui ontpassé à l’étranger, comme Gildas et Goulven.

Ses filles, mariées, dispersées. Des deux plusjeunes, qui demeuraient au logis, l’une a épousé unIslandais, qui l’a emmenée à Tréguier ; l’autre, latête tournée de religion, s’est mis en l’esprit d’entrer au couventdes Dames de Saint-Gildas du Secours.

Restait la toute petite, l’enfant abandonnéede Goulven. Ah ! elle s’était mise à la chérir,celle-là ! – une fille naturelle, cependant, – mais ladernière épave de ce long naufrage qui lui avait emporté, l’unaprès l’autre, tous les autres. La petite aimait aller regarder lamarée monter, au bord du lac d’eau marine. On le lui avait défendupourtant. Mais, un jour, elle y était allée toute seule, et on nel’a plus vue revenir. La marée suivante a rapporté un petit cadavreraidi, une petite fille de cire blanche, qu’on a couchée près de lachapelle, sous une croix de bois et une bosse de gazon vert.

Elle avait encore un espoir en son fils Yves,le dernier, le plus chéri, parce qu’il était resté le pluslongtemps au foyer… Peut-être, au moins, celui-là reviendrait-ilquelque jour habiter près d’elle !

Mais non, cette Marie Keremenen le lui avaitpris ; et, en même temps, – chose qui comptait aussi dans sarancune, – elle lui avait enlevé l’argent que ce fils lui envoyaitautrefois pour l’aider à vivre.

Et, depuis deux ans, elle était seule, touteseule, jusqu’à son dernier jour.

Pour obéir à Yves, Marie est venue hier, aprèsdeux journées de voyage, frapper à cette porte avec son enfant. Unevieille femme, aux traits durs, qu’elle a reconnue tout de suitesans jamais l’avoir vue, est venue lui ouvrir.

« Je suis Marie, la femme d’Yves…Bonjour, ma mère !

– La femme d’Yves ! la femmed’Yves !… Et, alors, c’est donc le petit Pierre,celui-ci ? C’est donc mon petit-fils ? »

Tout de même son œil s’était adouci enregardant ce petit-fils. Elle les avait fait entrer, bien manger,bien se chauffer, et leur avait préparé son meilleur lit. Mais,c’est égal, c’était toujours un froid, une glace que rien nepouvait fondre.

Dans les coins, en se cachant, la grand-mèreembrassait son petit-fils avec amour ; mais, devant Marie,jamais ! Toujours raide, revêche.

Quelquefois on causait d’Yves, et Marie disaittimidement que, depuis leur mariage, il se corrigeait beaucoup.

« Tra la la la !… secorriger !… » répétait la vieille mère, en prenant sonair mauvais. » Tra la la la, ma fille !… secorriger !… C’est la tête de son père, c’est la même chose,c’est tout pareil, et vous n’avez pas fini d’en voir aveclui ; moi, je vous le dis. »

Alors la pauvre Marie, le cœur gros, nesachant plus que répondre, ni que dire tout le long du jour, ni quefaire d’elle-même, attendait avec impatience le temps fixé par Yvespour repartir. Et, bien sûr, elle ne reviendrait plus.

LXV

Au sortir de Paimpol, Marie est remontée avecson fils dans la diligence, qui s’ébranle et les emmène. Par laportière, elle regarde sa belle-mère, qui est tout de même venue dePlouherzel les conduire jusqu’à la ville, mais qui leur a dit unbonjour glacial, un bonjour bref à faire mal au cœur.

Elle la regarde, et elle ne comprendplus : la voilà qui court maintenant, qui court après lavoiture, – et puis sa figure qui change, qui leur fait comme unegrimace. Qu’est-ce qu’elle leur veut ? Et Marie regardepresque effrayée. Elle grimace toujours. Ah !… C’est qu’ellepleure ! Ses pauvres traits se contractent tout à fait, etvoici les larmes qui coulent… Elles se comprennent maintenanttoutes les deux.

« Pour l’amour de Dieu ! Faitesarrêter la voiture, monsieur », dit Marie à unIslandais qui est assis près d’elle, et qui a compris, luiaussi ; car il passe son bras au travers du petit carreau dedevant et tire le conducteur par sa manche.

La voiture s’arrête. La grand-mère qui atoujours couru, est là derrière, à toucher le marchepied ;elle leur tend les mains, et sa figure est toute baignée delarmes.

Marie est descendue, et la vieille femme, laserrant dans ses bras, l’embrassant, embrassant petitPierre :

« Ô ma chère fille, que le bon Dieut’accompagne ! » Et elle pleure à sanglots.

« Voyez-vous, ma fille, avec Yves, ilfaut être très douce, le prendre par le cœur ; vous verrez quevous pourrez être heureuse avec lui. Moi, j’ai peut-être tropmontré les gros yeux à son pauvre père. Dieu vous bénisse, ma chèrefille !… »

Et les voilà, unies dans le même amour pourYves, et pleurant ensemble.

« Allons, les femmes ! Crie leconducteur, quand vous aurez fini de frotter vosmuseaux ? »

Il faut arracher l’une de l’autre. Et Marie,rassise dans son coin, regarde en s’éloignant, avec ses yeux pleinsde larmes, la vieille femme, qui s’est affaissée en sanglotant, surune borne, tandis que petit Pierre, avec sa petite main potelée,lui fait adieu par la portière.

LXVI

1er janvier 1881.

Au fond de l’arsenal de Brest, un peu avant lejour, le premier matin de l’année 1881, – un lieu triste, ce fondde port ; la Sèvre y était amarrée depuis unesemaine.

En haut, le ciel avait commencé à blanchirentre les grandes murailles de granit qui nous enfermaient. Lesréverbères, très rares, donnaient dans la brume leur dernièrepetite lumière jaune. Et on voyait déjà des silhouettes de chosesformidables qui se dessinaient, éveillant des idées de rigiditéméchante ; des machines haut perchées, des ancres énormesdressant leurs pattes noires ; toute sorte de formes indéciseset laides, et puis des navires désarmés, avec leurs gigantesquestournures de poisson, immobiles sur leurs chaînes, comme de grosmonstres morts.

Un grand silence dans ce port, et un froidmortel…

Il n’y a pas de solitude comparable à celledes arsenaux de la marine de guerre pendant les nuits, surtoutpendant les nuits de fête. Aux approches du coup de canon deretraite, tout le monde s’enfuit comme d’un lieu pestiféré ;des milliers d’hommes sortent de partout, grouillant comme desfourmis, se hâtant vers les portes. Les derniers courent, prisd’une frayeur d’arriver trop tard et de trouver les grillesfermées. Le calme se fait. Et puis, la nuit, plus personne, plusrien.

De loin en loin, une ronde passe, hélée parles sentinelles et disant tout bas les mots convenus. Et puis lepeuple silencieux des rats débouche de tous les trous, prendpossession des navires déserts, des chantiers vides.

De garde à bord depuis la veille, je m’étaisendormi très tard, dans ma chambre glaciale aux murailles de fer.J’étais inquiet d’Yves, et, cette nuit-là, ces chants, ces cris dematelots, qui m’arrivaient de très loin, des mauvais quartiers dela ville, m’apportaient une tristesse.

Marie et le petit Pierre étaient à faire leurvoyage à Plouherzel en Goëlo, et lui, Yves, avait voulu quand mêmepasser cette soirée à terre dans Brest, pour fêter le nouvel anavec d’anciens amis. J’aurais pu l’arrêter en le priant de resterme tenir compagnie mais toujours cette glace, entre nous deux, quipersistait : je l’avais laissé partir. Et cette nuit du 31décembre, c’est précisément la nuit dangereuse, où il semble quetout ce Brest soit pris d’un vertige d’alcool…

En montant sur le pont, je saluai asseztristement ce premier matin de l’année nouvelle, et je commençai lapromenade machinale, les cent pas du quart, en songeant à millechoses passées.

Surtout je songeais beaucoup à Yves, qui étaitma préoccupation présente. Depuis quinze jours, sur cetteSèvre, il me semblait voir lentement s’en aller, d’heureen heure, l’affection de ce frère simple qui avait été longtempsmon seul vrai ami au monde. D’ailleurs, je lui en voulais durementde ne pas savoir mieux se conduire, et il me semblait que, moiaussi, je l’aimais moins…

Un oiseau noir passa au-dessus de ma tête,jetant un croassement lamentable dans l’air.

« Allons bon ! » dit unmatelot, qui faisait dans l’obscurité sa toilette matinale à grandeeau froide, « en voilà un qui nous souhaite la bonneannée !… Sale bête de malheur ! Ah bien, c’est signe quenous en verrons de belles ! »

… Yves rentra à sept heures, marchant trèsdroit, et répondit à l’appel. Après, il vint à moi, comme decoutume, me dire bonjour.

À ses yeux un peu ternis, à sa voix un peuchangée, je vis bien vite qu’il n’avait pas été complètement sage.Alors je lui dis, d’un ton de commandement brusque :

« Yves, il ne faudra pas retourner àterre aujourd’hui. »

Et puis j’affectai de parler à d’autres, ayantconscience d’avoir été trop dur, et mécontent de moi-même.

Midi. – L’arsenal, les navires sevidaient, se faisaient déserts comme les jours de grande fête. Departout, on voyait sortir les matelots, bien propres dans leurtenue des dimanches, s’époussetant d’une main empressée,s’arrangeant les uns aux autres leur grand col bleu, et vite, d’unpas alerte, gagnant les portes, s’élançant dans Brest.

Quand vint le tour de ceux de laSèvre, Yves parut avec les autres, bien brossé, bien lavé,bien décolleté, dans ses plus beaux habits.

« Yves, où vas-tu ? »

Lui, me regarda d’un mauvais regard que je nelui connaissais pas, et qui me défiait, et où je lisais encore lafièvre et l’égarement de l’alcool.

« Je vais retrouver mes amis, dit-il, desmarins de mon pays, auxquels j’ai promis, et quim’attendent. »

Alors j’essayai de le raisonner, le prenant àpart ; obligé de dire tout cela très vite, car le tempspressait obligé de parler bas et de garder un air très calme, caril fallait dissimuler cette scène aux autres, qui étaient là, toutprès de nous. Et je sentais que je faisais fausse route, que jen’étais plus moi-même, que la patience m’abandonnait. Je parlais dece ton qui irrite, mais qui ne persuade pas.

« Oh ! si, je vous jure,j’irai ! » dit-il à la fin en tremblant, les dentsserrées ; « à moins de me mettre aux fers aujourd’hui,vous ne m’en empêcherez pas. »

Et il se dégageait, me bravant en face pour lapremière fois de sa vie, s’en allant pour rejoindre les autres.

« Aux fers ?… Eh bien, oui, Yves, tuiras ! »

Et j’appelai un sergent d’armes, lui donnanttout haut l’ordre de l’y conduire.

Oh ! Ce regard qu’il me jeta en serendant aux fers, obligé de suivre le sergent d’armes quil’emmenait là, devant tout le monde, de descendre dans la cale avecses beaux habits du dimanche !… Il était dégrisé,assurément ; car il regardait profond et ses yeux étaientclairs. Ce fut moi qui baissai la tête sous cette expression dereproche, d’étonnement douloureux et suprême, de désillusion subiteet de dédain.

Et puis je rentrai chez moi…

Était-ce fini entre nous deux ? Je lecroyais. Cette fois, je l’avais bien perdu.

Avec son caractère breton, je savais qu’Yvesne reviendrait pas ; son cœur, une fois fermé, ne serouvrirait plus.

Je venais d’abuser de mon autorité contre luiet il était de ceux qui, devant la force, se cabrent et ne cèdentplus.

… J’avais prié l’officier de garde de melaisser pour ce jour-là continuer le service, n’ayant pas lecourage de quitter le bord, – et je me promenais toujours sur ceséternelles planches.

L’arsenal était désert entre ses grands murs.– Personne sur le pont. – Des chants très lointains, arrivant desbasses rues de Brest. – Et, en bas, dans le poste de l’équipage, lavoix des matelots de garde criant à intervalles réguliers lesnombres du loto avec toujours ces mêmes plaisanteries debord, qui sont très vieilles et qui les font rire :

« 22, les deux fourriers à lapromenade !

– 33, les jambes du maîtrecoq ! »

Et mon pauvre Yves était au-dessous d’eux, àfond de cale, dans l’obscurité, étendu sur les planches par cegrand froid avec la boucle au pied.

Que faire ?… Donner l’ordre de le mettreen liberté et de me l’envoyer ? Je devinais parfaitement cequ’elle pourrait être, cette entrevue : lui debout,impassible, farouche, m’ôtant très respectueusement son bonnet, etme bravant par son silence, en détournant les yeux.

Et puis, s’il refusait de venir, – et il enétait très capable en ce moment, – alors… ce refus d’obéissance…comment le sauver de là ensuite ? Comment le tirer de cegâchis que j’aurais été commettre entre nos affaires à nous et leschoses aveugles de la discipline ?…

Maintenant, la nuit tombait, et il y avaitprès de cinq heures qu’Yves était aux fers. Je songeais au petitPierre et à Marie, aux bonnes gens de Toulven, qui avaient mis leurespoir en moi, et puis à un serment que j’avais fait à une vieillemère de Plouherzel.

Surtout, je sentais que j’aimais toujours monpauvre Yves comme un frère… Je rentrai chez moi, et vite je me misà lui écrire ; ce devait être le seul moyen entre nousdeux ; avec nos caractères, les explications ne nousréussissaient jamais. – Je me dépêchais, j’écrivais en très grosseslettres, pour qu’il pût lire encore : la nuit venait vite, et,dans l’arsenal, la lumière est chose défendue.

Et puis je dis au sergent d’armes :

« Allez chercher Kermadec, et amenez-leparler à l’officier de quart, ici, dans machambre. »

J’avais écrit :

« Cher frère,

« Je te pardonne et je te demande de mepardonner aussi. Tu sais bien que nous sommes frères maintenant etque, malgré tout, c’est à la vie à la mort entre nous deux. Veux-tuque tout ce que nous avons fait et dit sur la Sèvre soitoublié, et veux-tu essayer encore une fois une grande résolutiond’être sage ? Je te le demande au nom de ta mère. Écrisseulement oui au bas de ce papier, veux-tu ? Et tout serafini, nous n’en reparlerons plus.

»Pierre. »

Quand Yves se présenta, sans le regarder, niattendre de réponse, je lui dis simplement :

« Lis ceci que je viens d’écrire pourtoi », et je m’en allai, le laissant seul.

Lui fut vite parti, comme s’il avait eu peurde mon retour, et, dès que je l’entendis s’éloigner, je rentraipour voir.

Au bas de mon papier, – en lettres encore plusgrosses que les miennes, car la nuit arrivait toujours, – il avaitécrit :

« Oui, frère ! »

et signé :

« Yves. »

LXVII

« Jean-marie, dépêche-toi d’aller dire àYves que je l’attends là, en bas, à terre, sur lequai ! »

C’était dix minutes après. Il fallait bien sevoir, après s’être écrit, pour que la réconciliation fûtcomplète.

Quand Yves arriva, il avait sa figure changée,et son bon sourire, que je n’avais plus vu depuis bien longtemps.Je pris sa main, sa pauvre main de gabier dans les miennes ;il fallait la serrer très fort pour qu’elle sentît la pression, carle travail l’avait beaucoup durcie.

« Aussi, pourquoi m’avez-vous faitcela ? Ce n’était pas bien, allez ! »

Et ce fut tout ce qu’il trouva à me dire, enmanière de reproche.

Nous n’étions pas astreints à la garde de nuitsur cette Sèvre.

« Sais-tu, Yves, nous allons passer cettesoirée de premier de l’an ensemble à terre, dans Brest, et tudîneras en face de moi, à la bourse. Cela ne nous estjamais arrivé, et cela nous amusera. Vite, va faire épousseter tondos (il s’était tout sali dans la cale aux fers), etallons-nous-en.

– Oh ! Mais dépêchons-nous, alors.Plutôt, je m’époussetterai chez vous, dans votre chambre de terre.Le canon va tirer, nous n’aurons jamais le temps desortir. »

Nous étions justement tout au fond du port,très loin des portes et nous voilà partis courant presque.

Allons, bien ! Le coup de canon, à moitiéroute et nous sommes pris !

Obligés de rentrer à bord de cetteSèvre, où il fait froid et où il fait noir.

Au carré, il y a un méchant fanal,allumé dans une cage grillée par le pompier de ronde, et pas defeu. – C’est là que nous passons notre soirée de premier de l’an,privés de dîner par notre faute, mais contents tout de même de nousêtre retrouvés et d’avoir fait la paix.

Pourtant quelque chose encore préoccupaitYves.

« Je n’ai pas pensé à vous dire cela plustôt : vous auriez peut-être mieux fait de me remettre aux fersjusqu’à demain matin, à cause des autres, voyez-vous, qui n’aurontpas trop compris… »

Mais, sur sa conduite à venir, il n’avait plusd’inquiétude et se sentait ce soir très fort de lui-même :

« D’abord, disait-il, j’ai trouvé unemanière sûre : je ne descendrai plus jamais à terre qu’avecvous, quand vous m’emmènerez. – Ainsi, comme ça, vous comprenezbien… »

LXVIII

Dimanche, 31 mars 1881.

Toulven, au printemps ; les sentierspleins de primevères. Un premier souffle un peu tiède passe etsurprend délicieusement, passe sur les branchages des chênes et deshêtres, sur les grands bois effeuillés, et nous apporte, dans cetteBretagne grise, des effluves d’ailleurs, des ressouvenirs de paysplus lumineux. Un été pâle va venir, avec de longues, longuessoirées douces.

Nous sommes tous sortis sur la porte de lachaumière, les deux vieux Keremenen, Yves, sa femme, et puis Anne,la petite Corentine et le petit Pierre. Des chants d’église, quenous avions d’abord entendus dans le lointain, se rapprochent trèslentement. C’est la procession qui arrive d’un pas rythmé, lapremière procession du printemps. – La voilà dans le chemin vert, –elle va passer devant nous.

« Monte-moi, parrain,monte !… » dit petit Pierre, qui me tend les bras pour sefaire prendre à mon cou, pour mieux voir.

Mais Yves le veut pour lui, et, l’enlevanttrès haut, le pose tout debout sur sa tête ; alors petitPierre sourit de se trouver si grand, et plonge ses mains dans lesbranches moussues des vieux arbres.

La bannière de la vierge passe, portée pardeux jeunes hommes recueillis et graves. Tous les hommes deTrémeulé et de Toulven la suivent, tête nue, jeunes et vieux, leurfeutre bas, de longs cheveux, blonds ou blanchis par l’âge, quitombent sur des vestes bretonnes ornées de broderies vieilles.

Toutes les femmes viennent derrière : descorselets noirs tous brodés d’yeux, un petit brouhaha contenu devoix qui prononcent des mots celtiques, un remuement de grandeschoses en mousseline blanche sur les têtes. La vieille sage-femmedéfile la dernière, courbée et trottant menu, toujours avec sonallure de fée ; elle nous adresse un signe de connaissance etmenace petit Pierre, par plaisanterie, du bout de son bâton.

Cela s’éloigne et le bruit aussi…

Maintenant nous voyons, par derrière et deloin, toute cette file qui monte entre les étroites parois demousse, tout ce plein sentier de coiffes à grandes ailes et decollerettes blanches.

Cela s’en va, en zigzags, montant toujoursvers Saint-Éloi de Toulven. C’est très bizarre, cette queue deprocession.

« Oh !… toutes cescoiffes ! » dit Anne, qui a fini son chapelet lapremière, et qui se met à rire, saisie de l’effet de toutes cestêtes blanches élargies par les tuyaux de mousseline.

C’est fini, – perdu dans les lointains de lavoûte de hêtres ; – on ne voit plus que le vert tendre duchemin, et les touffes de primevères semées partout :végétations hâtives qui n’ont pas pris le temps de voir le soleil,et qui se pressent sur la mousse en gros bouquets compacts, d’unjaune pâle de soufre, d’une teinte laiteuse d’ambre. Les Bretonsles appellent fleurs de lait.

Je prends petit Pierre par la main, etl’emmène avec moi dans les bois, pour laisser Yves seul avec sesparents. Ils ont des affaires très graves, paraît-il, à discuterensemble ; toujours ces questions d’intérêt et de partage qui,à la campagne, tiennent une si grande place dans la vie.

Cette fois, il s’agit d’un rêve qu’ils ontfait tous deux, Yves et sa femme : réunir tout leur avoir etbâtir une petite maison, couverte en ardoise, dansToulven. J’aurai ma chambre à moi, dans cette petite maison, et ony mettra des vieilleries bretonnes que j’aime, et des fleurs et desfougères. Ils ne veulent plus demeurer dans les grandes villes, nidans Brest surtout ; – c’est trop mauvais pourYves.

« Comme ça, dit-il, c’est vrai que jen’habiterai pas bien souvent chez moi ; mais, quand je pourraiy venir, nous y serons tout à fait heureux. Et puis, vouscomprenez, c’est surtout pour plus tard, quand j’aurai maretraite ; je serai très bien dans ma maison, avec mon petitjardin. »

La retraite !… Toujours ce rêve que lesmatelots commencent à faire en pleine jeunesse, comme si leur vieprésente n’était qu’un temps d’épreuve. Prendre sa retraite, versquarante ans ; après avoir fait les cent coups par le monde,posséder un petit coin de terre à soi, y vivre très sage et n’enplus sortir ; devenir quelqu’un de posé dans son hameau, danssa paroisse, – marguillier après avoir été rouleur de mer ;vieux diable, se faire bon ermite, bien tranquille… Combien d’entreeux sont fauchés avant de l’atteindre, cette heure plus paisible del’âge mûr ? Et, pourtant, interrogez-les, ils y songenttous.

Cette manière sûre qu’Yves avaittrouvée pour être sage lui avait réussi très bien ; à bord, ilétait le marin exemplaire qu’il avait toujours été, et, à terre,nous ne nous quittions plus.

À dater de cette mauvaise journée qui avaitcommencé l’an 81, notre façon d’être ensemble avait complètementchangé, et je le traitais à présent tout à fait en frère.

Sur cette Sèvre, un très petit bateauoù nous vivions, entre officiers, dans une intimité bien cordiale,Yves était maintenant de notre bande. – Au théâtre, dans notreloge ; de part dans nos excursions, dans nos entreprisesgénéralement quelconques. Lui, intimidé d’abord, refusant, sedérobant, avait fini par se laisser faire, parce qu’il se sentaitaimé de tous. Et moi, j’espérais dans ce moyen nouveau et peut-êtreétrange : le rapprocher de moi le plus possible et l’éleverau-dessus de sa vie passée, de ses amis d’autrefois.

Cette chose qu’on est convenu d’appeleréducation, cette espèce de vernis, appliqué d’ailleurs assezgrossièrement sur tant d’autres, manquait tout à fait à mon frèreYves ; mais il avait par nature un certain tact, unedélicatesse beaucoup plus rares et qui ne se donnent pas. Quand ilétait avec nous, il se tenait si bien à sa place toujours, quelui-même commençait à s’y trouver à l’aise. Il parlait très peu, etjamais pour dire ces choses banales que tout le monde a dites. Etmême, lorsqu’il quittait sa tenue de marin pour prendre certaincostume gris fort bien ajusté avec des gants de Suède d’une nuanceassortie, alors, tout en gardant sa désinvolture de forban, sa têteen arrière et sa peau bronzée, il prenait tout à coup fort grandair.

Cela nous amusait, de le mener avec nous, dele présenter à de braves gens auxquels son silence et sa carrureimposaient, et qui le trouvaient dédaigneux. Et c’était drôle, lelendemain, de le voir redevenu matelot, aussi bon gabier quedevant.

… Donc, nous étions dans les bois de Toulven,petit Pierre et moi, à chercher des fleurs, pendant le conseil defamille.

Nous en trouvions beaucoup, des primevèresjaune pâle, des pervenches violettes, des bourraches bleues, etmême des silènes roses, les premières du printemps.

Petit Pierre en ramassait tant qu’il pouvait,très agité, ne sachant jamais auxquelles courir, et poussant degros soupirs, comme accablé d’une besogne très importante ; ilme les apportait bien vite par petits paquets, toutes malcueillies, à moitié chiffonnées dans ses petits doigts, et la queuetrop courte.

De la hauteur où nous étions, on voyait desbois à perte de vue ; les épines-noires étaient déjàfleuries ; toutes les branches, toutes les brindillesrougeâtres, pleines de bourgeons, attendaient le printemps. Et,là-bas, l’église de Toulven dressait au milieu de ce pays d’arbressa flèche grise.

Nous étions restés si longtemps dehors, qu’onavait mis Corentine en vigie dans le sentier vert pour annoncernotre retour. Nous la voyions de loin qui sautait, qui sautait, quifaisait le diable toute seule, avec sa grande coiffe et sacollerette au vent. Et elle criait bien fort :

« Les voilà qui arrivent, Pierrebrass et Pierre vienn ! (Pierre grand etPierre petit) en se donnant main tous deux. »

Et elle tournait la chose en chanson et lachantait sur un air de Bretagne très vif, en dansant enmesure :

Les voilà qui arrivent !

Et ils se donnent la main tous deux,

Pierre brass et Pierre vienn !

Sa grande coiffe et sa collerette au vent,elle dansait comme une petite poupée devenue folle. Et la nuittombait, nuit de mars, toujours triste, sous la voûte effeuilléedes vieux arbres. Un froid courait tout à coup comme un frisson demort sur les bois, après le soleil tiède du jour :

Et ils se donnent la main tous deux,

Pierre brass et Pierre vienn !

Et Pierre vienn bugel-du !

Bugel-du (le petit bonhomme noir), cemême surnom qu’Yves avait porté, elle le donnait à son petit cousinPierre, toujours à cause de cette couleur bronzée des Kermadec.Alors je l’appelai : Moisel vienn pen-melen (petitedemoiselle à tête jaune), et ce nom lui resta ; il lui allaitbien, à cause de ses cheveux toujours échappés de sa coiffe, commedes écheveaux de soie couleur d’or.

Tout le monde avait l’air heureux dans lachaumière, et Yves me prit à part pour me dire qu’on s’était trèsbien entendu. Le vieux Corentin leur donnait deux mille francs, etune tante leur en prêtait mille autres. Avec cela, ils pourraientacheter un terrain à terme et commencer tout de suite à bâtir.

Après dîner, vite il fallut aller prendre lavoiture à Toulven, et le train à Bannalec. Yves et moi, nous nousen retournions à Lorient, où notre Sèvre nous attendaitdans le port.

Vers onze heures, quand nous fûmes rentrésdans le logis de hasard que nous avions loué en ville, Yves, avantde se coucher, arrangea dans des vases nos fleurs des bois deToulven.

Pour la première fois de sa vie, il faisaitpareil ouvrage ; il était étonné de lui-même et de trouverjolies ces pauvres fleurettes auxquelles il n’avait encore jamaispris garde.

« Eh bien, dit-il, quand j’aurai mapetite maison à Toulven, j’en mettrai chez nous, car je trouve queça fait très bien. C’est pourtant vous, tenez, qui m’avez donnél’idée de ces choses… »

LXIX

En mer, le lendemain, 1er avril. –Route sur Saint-Nazaire. – Voilure du grand largue ; fortebrise du nord-ouest ; mauvais temps ; on ne voit plus lesfeux. – Entré dans le bassin au petit jour ; cassé lebossoir ; craqué le petit mât de hune.

Le 2, c’est jour de paye. Des hommes ivrestombent la nuit dans la cale et se fendent la tête.

Une petite permission de deux jours,inattendue. En route avec Yves pour Trémeulé en Toulven. CetteSèvre est un bon bateau, qui ne nous éloigne jamais bienlongtemps.

À dix heures du soir, au clair de lune, nousvenons frapper à la porte des vieux Keremenen et de Marie, qui nenous attendent pas.

On lève petit Pierre pour nous faire honneur,et on l’assied sur nos genoux. Tout surpris dans son premiersommeil, il nous dit bonjour tout bas, en souriant, et puis il nefait plus grand cas de notre visite. Ses yeux se ferment malgré luiet sa petite tête s’en va de tous les côtés.

Et Yves, très inquiet, le voyant baisser latête et regarder en dessous, les cheveux dans les yeux :

« Moi, je trouve qu’il a un air… qu’il aun air… sournois ! »

Et il me regarde anxieux de savoir ce que j’enpense, concevant déjà une préoccupation grave pour l’avenir.

Il n’y a au monde que mon cher Yves pour avoirdes frayeurs aussi drôles. Je fais sauter petit Pierre, qui alorsse réveille pour tout de bon et éclate de rire, ses beaux grandsyeux bien ouverts entre leurs longs cils. Yves se rassure et trouvequ’en effet il n’a plus la mine du tout sournoise.

Quand sa mère le met tout nu, il ressemble auxbébés classiques, aux statues grecques de l’amour.

LXX

Toulven, 30 avril.

Ceci se passe dans la chaumière des vieuxKeremenen, à la tombée de la nuit, un soir d’avril. Nous sommestoute une bande qui rentrons de la promenade : Yves, Marie,Anne, la petite Corentine Penmelen et le petit PierreBugel-du.

Il y a quatre chandelles alluméesdans la chaumière, (trois, cela ferait la noce duchat, et cela porterait malheur).

Sur la vieille table de chêne massif, poliepar les années, on a préparé du papier, des plumes, et du sable. Ona rangé des bancs tout autour. Des choses très solennelles vont sepasser.

Nous déposons notre moisson d’herbes et defleurs, qui met dans la chaumière noire une odeur d’avril, et puisnous prenons place.

Encore deux bonnes vieilles qui entrent, l’airimportant ; elles disent bonsoir avec une révérence qui faitdresser tout debout leur grande collerette empesée et s’assoientdans les coins. Puis Pierre Kerbras, le fiancé d’Anne. – Enfin toutle monde est placé, nous sommes au complet.

C’est la grande soirée des arrangements defamille, où les vieux Keremenen vont exécuter la promesse qu’ilsont faite à leurs enfants. Ils se lèvent tous deux pour ouvrir unbahut antique, dont les sculptures représentent desSacré-Cœurs alternant avec des coqs ; ils remuent despapiers, des hardes, puis, tout au fond, prennent un petit sac quiparaît lourd. Ensuite ils vont à leur lit, retournent la paillasseet cherchent dessous : un second sac !

Ils les vident sur la table, devant leur filsYves, et on voit paraître toutes ces belles pièces d’or etd’argent, marquées d’effigies anciennes, qui, depuis undemi-siècle, s’étaient amassées une à une et dormaient. On lescompte par petits tas : ce sont les deux mille francspromis.

Maintenant c’est le tour de la vieille tante,qui se lève et vient vider un troisième petit sac : encoremille francs d’or.

La vieille voisine s’avance la dernière ;elle en apporte cinq cents dans un pied de bas. Tout cela, c’estpour prêter à Yves, tout cela s’entasse devant lui. Il signe deuxpetits reçus sur du papier blanc et les remet aux vieillesprêteuses qui font leur révérence pour partir, et que l’on retient,comme l’usage le commande, pour boire un verre de cidre avecnous.

C’est fini. Tout cela s’est passé sansnotaire, sans acte, sans discussion, avec une confiance et unehonnêteté qui sont choses de Toulven.

… Pan ! pan ! pan ! à la porte.C’est l’entrepreneur maçon, et il arrive juste à point.

Avec celui-là, par exemple, on emploiera lepapier timbré ; c’est un vieux roué de Quimper, qui n’entendqu’à moitié le français, mais qui paraît pas mal sournois, tout demême, avec ses manières de la ville.

J’ai mission de lui faire comprendre un plande maison que nous avons combiné dans nos soirées de bord, et oùfigure ma chambre. Je discute la confection des moindresparties, et le prix de tous les matériaux, prenant un air de m’yconnaître qui impose à ce vieux, mais qui nous fait rire, Yves etmoi, quand par malheur nos yeux se rencontrent.

Sur une feuille timbrée du prix de douze sousj’écris deux pages de clauses et de détails :

« Une maison bâtie en granit, cimentéeavec du sable de rivière, blanchie à la chaux, charpentéeen châtaignier, avec jardin devant, grenier à lucarne, auventspeints en vert, etc., etc., le tout terminé avant le 1ermai de l’année prochaine et au prix fixé d’avance de 2, 950francs. »

J’en ai une vraie fatigue, de ce travail et decette tension d’esprit ; je suis très étonné de moi-même et jeles vois tous émerveillés de ma prévoyance et de monéconomie ! C’est inouï les choses que ces bonnes gens me fontfaire.

Enfin c’est signé, parafé. On boit du cidre,en se serrant la main à la ronde. Et voilà Yves propriétaire enToulven. Ils ont l’air si heureux, Marie et lui, que je ne regrettepas ma peine, pour sûr.

Les deux bonnes vieilles font leur révérencedéfinitive, et tous les autres, même petit Pierre, qui n’a pasvoulu se coucher, viennent, par la belle nuit qu’il fait, mereconduire, au clair de lune, jusqu’à l’auberge.

Toulven, 1er mai 1881.

Nous sommes très affairés dès le matin, Yveset moi, aidés du vieux Corentin Keremenen, à mesurer avec une cordele terrain à acquérir.

D’abord il a fallu en faire le choix, et celanous a pris toute la matinée d’hier. Pour Yves, c’était là unequestion très sérieuse, arrêter l’emplacement de cette petitemaison, où il entrevoit, au fond d’un lointain mélancolique etétrange, sa retraite, sa vieillesse et sa mort.

Après beaucoup d’allées et de venues, nousnous sommes décidés pour cet endroit-ci. C’est à l’entrée deToulven, sur la route qui mène à Rosporden, un point élevé, devantune petite place de village qui est égayée ce matin par unepopulation de poules tapageuses et d’enfants roses. D’un côté, onverra Toulven et l’église, de l’autre les grands bois.

Pour le moment, ce n’est encore qu’un champd’avoine très vert. Nous l’avons bien mesuré dans toutes lesdimensions ; au prix où est le mètre carré, il y en aura pourquatorze cent quatre-vingt-dix francs, plus les honoraires dunotaire.

Comme il va falloir qu’Yves soit sage et fassedes économies pour payer tout cela ! Il devient très sérieuxquand il y songe.

LXXI

Àbord de la Sèvre, mai 1881.

Yves, qui aura trente ans bientôt, me prie delui rapporter de terre un cahier relié pour commencer à y écrireses impressions, à ma manière ; il regrette même de ne plus serappeler assez les dates et les choses passées pour reconstituer unjournal rétrospectif de sa vie.

Son intelligence s’ouvre à une foule deconceptions nouvelles ; il se façonne sur moi, c’estincontestable, et se complique peut-être un peu plus qu’ilne faudrait. Mais notre intimité amène un autre résultat trèsinattendu, c’est que je me simplifie beaucoup à son contact ;moi aussi, je change, et presque autant que lui…

Brest, juin 1881.

À six heures, le soir de la Saint-jean, surl’impériale d’un omnibus de campagne, je revenais avec Yves dupardon de Plougastel.

Notre Sèvre avait été, en mai,jusqu’à Alger, et nous sentions mieux, par contraste, le charmeparticulier du pays breton.

Les chevaux s’en allaient ventre à terre, toutenrubannés, ayant sur la tête des bannières et des rameaux verts.Dans l’intérieur, on chantait, et dessus, près de nous, troismatelots gris dansaient, bonnet sur l’oreille, des fleurs auxboutonnières, des rubans, des trompettes, et, par ironie pour lesgens à vue faible, portant des lorgnons bleus, – trois jeuneshommes à la tournure délurée, à la tête intelligente, qui couraientleur bordée de départ au moment de s’en aller enChine.

Des bourgeois se fussent cassé le cou. Eux,qui avaient tant bu, tenaient ferme, sautaient comme des cabris, etla voiture s’en allait grand train, de droite et de gauche, dansles ornières, menée par un cocher ivre.

À Plougastel, nous avions trouvé le bruitd’une fête de village, des chevaux de bois, une naine, une géante,la famille Mouton qui se désosse, et des jeux et descabarets. Et puis, sur une place isolée, entourée de chaumièresgrises, les binious bretons sonnaient un air rapide et monotone dutemps passé, des gens en vieux costume dansaient à cette musiquecentenaire ; hommes et femmes, se tenant par la main,couraient, couraient dans le vent, comme des fous, en longue filefrénétique. Cela, c’était la vieille Bretagne, donnant encore sanote sauvage, même aux portes de Brest, au milieu de ce tapage defoire.

D’abord nous essayons, Yves et moi, de calmerces trois matelots et de les faire s’asseoir.

Et puis nous trouvons drôle de nous voir,nous, leur faire ce sermon.

« Après tout, dis-je à Yves, nous enavons bien fait d’autres.

– Ah ! Oui, bien sûr »,répond-il avec conviction.

Et nous nous contentons de tendre nos brasentre les montants de fer pour les empêcher de tomber.

… Et les routes, les villages sont toutremplis de gens qui reviennent de ce pardon, et tous ces genss’ébahissent de voir passer cet équipage de fous, et ces troismatelots dansant sur cette voiture.

La splendeur de juin jette sur toute cetteBretagne son charme et sa vie ; la brise est douce et tièdesous le ciel gris ; les hauts foins, tout pleins de fleursroses ; les arbres, d’un vert d’émeraude, remplis dehannetons.

Et les trois matelots dansent toujours enchantant, et, à chaque couplet, les autres, dans l’intérieur,reprennent le refrain :

Il est parti vent arrière,

Il reviendra en louvoyant.

Les vitres de notre voiture en vibrent, et cetair, toujours le même, répété deux lieues durant, est un très vieilair de France, si ancien et si jeune, d’une gaieté si fraîche et desi bon aloi, qu’au bout d’un moment, nous aussi, nous le chantonsavec eux.

Comme elle est belle et rajeunie, la Bretagne,et verte, au soleil de juin !

Nous autres, pauvres gens de la mer, quandnous trouvons le printemps sur notre route, nous en jouissons plusque les autres, à cause de notre vie séquestrée dans les couventsde planches. Il y avait huit ans qu’Yves n’avait vu son printempsbreton, et nous avions été longtemps fatigués tous deux par l’hiverou par cet éternel été qui resplendit ailleurs sur la grande merbleue, et nous nous laissions enivrer par ces foins verts, par cessenteurs douces, par tout ce charme de juin que les mots ne peuventdire.

Il y a encore de beaux jours dans la vie, debelles heures de jeunesse et d’oubli. Au diable toutes les rêveriesmélancoliques, tous les songes maladifs des tristes poètes !Il fait bon courir, la poitrine au vent, en compagnie des plusjoyeux d’entre les enfants du peuple. La santé et la jeunesse,c’est tout ce qu’il y a de vrai sur terre, avec la gaieté simple etbrutale, et les chants des matelots !

Et nous allions toujours très vite et detravers, zigzaguant sur la route au milieu de tout ce monde, entreles aubépines très hautes formant deux haies vertes, et sous lavoûte touffue des arbres.

Bientôt parut Brest, avec son grand airsolennel, ses grands remparts de granit, ses grandes muraillesgrises, où poussaient aussi des herbes et des digitales roses. Elleétait comme enivrée, cette ville triste, d’avoir par hasard un vraijour d’été, une soirée pure et tiède ; elle était pleine debruit, de mouvement et de monde, de coiffes blanches et de marinsqui chantaient.

LXXII

5juillet 1881.

En mer. – Nous revenons de la Manche.La Sèvre marche tout doucement dans une brume épaisse,poussant de minute en minute un coup de sifflet qui résonne commeun appel de détresse sous ce suaire humide qui nous enveloppe. Lessolitudes grises de la mer sont autour de nous, et nous en avons lesentiment sans les voir. Il semble que nous traînions avec nous delongs voiles de ténèbres ; on voudrait les percer, on estcomme oppressé de se sentir depuis tant d’heures enfermélà-dessous, et on songe que ce rideau est immense, infini, qu’onpourrait faire des lieues et des lieues sans vue, dans le même grisblafard, dans la même atmosphère d’eau. Et la houle passe, lente,molle, régulière, patiente, exaspérante. C’est comme de grands dospolis et luisants, qui s’enflent, donnent leur coup d’épaule, voussoulèvent et vous laissent retomber.

Brusquement, le soir, il se fait uneéclaircie, et une chose noire se dresse tout près de nous,surprenante, inattendue, comme un haut fantôme surgissant de lamer :

« Ar Men Du (lesPierres-Noires) ! » dit notre vieux pilote breton.

Et, en même temps, partout le voile sedéchire. Ouessant apparaît ; toutes ses roches sombres, tousses écueils se dessinent en grisailles obscures, battus par dehautes gerbes d’écume blanche, sous un ciel qui paraît lourd commeun globe de plomb.

Il n’est que temps de redresser la route, etvite, pendant l’éclaircie, la Sèvre met le cap sur Brest,ne sifflant plus, se hâtant, avec un grand espoir d’arriver. Maisle rideau lentement se referme et retombe. On n’y voit plus, lanuit vient, il faut remettre le cap au large.

Et trois jours se passent ainsi sans plus rienvoir. Les yeux se fatiguent à veiller.

C’est ma dernière traversée sur cetteSèvre, que je dois quitter aussitôt notre retour à Brest.Yves, avec ses idées de Breton, voit quelque chose de pas natureldans cette brume, qui persiste en plein été comme pour retarder mondépart.

Cela lui semble un avertissement et un mauvaisprésage.

LXXIII

Brest, 9 juillet 1881.

Nous venons d’arriver tout de même, et c’estmon dernier jour de garde à bord ; je débarque demain.

Nous sommes dans ce fond du port de Brest, oùnotre Sèvre revient de temps en temps s’immobiliser entredeux grands murs. De hautes constructions mornes noussurplombent ; autour de nous des assises de roches primitivesportent des remparts, des chemins de ronde, tout un lourdéchafaudage de granit, suant la tristesse et l’humidité. – Jeconnais par cœur toutes ces choses.

Comme c’est en juillet, il y a des digitales,des touffes de silènes qui s’accrochent çà et là aux pierresgrises. Ces plantes roses des murs, c’est la note de l’été dans ceBrest sans soleil.

J’ai pourtant une espèce de joie de partir…Cette Bretagne me cause toujours, malgré tout, une oppressionmélancolique ; je le sens maintenant, et, quand je songe aunouveau, à l’inconnu qui m’attend, il me semble que je vais meréveiller au sortir d’une espèce de nuit… Où m’enverra-t-on ?Qui sait ? Comment s’appellera ce coin de la terre où ilfaudra m’acclimater demain ? Sans doute quelque pays de soleiloù je deviendrai un autre moi avec des sens différents, etoù j’oublierai, hélas ! Les choses aimées ailleurs.

Mais mon pauvre Yves et mon petit Pierre, jesouffre de les quitter tous deux.

Pauvre Yves, qui s’est souvent fait traiter enenfant gâté et capricieux, c’est lui à présent, à l’heure de mondépart, qui m’entoure de mille petites prévenances, presqueenfantines, ne sachant plus comment s’y prendre pour me montrerassez son affection. Et cette manière d’être a plus de charme chezlui, parce qu’elle n’est pas dans sa nature habituelle.

Ce temps que nous venons de passer ensemble,dans une intimité fraternelle de chaque jour, n’a pas été exemptd’orages entre nous. Il mérite toujours un peu, malheureusement,ses notes passées d’indiscipliné et d’indomptable ; tout vabien mieux cependant, et, si j’avais pu le garder près de moi, jel’aurais sauvé.

Après dîner, nous montons sur le pont pournotre promenade habituelle du soir.

Je dis une dernière fois :

« Yves, fais-moi unecigarette. »

Et nous commençons nos cent pas réguliers surces planches de la Sèvre. Là, nous connaissons par cœurtous les petits trous où l’eau s’amasse, tous les taquets où l’onse prend les pieds, toutes les boucles où l’on trébuche.

Le ciel est voilé sur notre dernièrepromenade, la lune embrumée et l’air humide. Dans le lointain, ducôté de Recouvrance, toujours ces éternels chants de matelots.

Nous causons de beaucoup de choses. Je fais àYves beaucoup de recommandations ; lui, très soumis, répondpar beaucoup de promesses, et il est fort tard quand il me quittepour aller dormir dans son hamac.

À midi, le lendemain, mes malles à peinefermées, mes visites pas faites, je suis à la gare avec Yves et lesamis du carré, qui me reconduisent. Je serre la main àtous, je crois même que je les embrasse, et me voilà parti.

Un peu avant la nuit, j’arrive à Toulven, oùj’ai voulu m’arrêter deux heures pour leur faire mes adieux.

Comme c’est vert et fleuri, ce Toulven, cetterégion fraîche et ombreuse, la plus exquise de Bretagne !

Là, on m’attendait pour couper les cheveux dupetit Pierre. La pensée qu’on pût me confier une pareille besognene me serait jamais venue. On me dit « qu’il n’y avait que moipour le faire rester tranquille ». La semaine passée, on avaitmandé le barbier de Toulven, et petit Pierre avait tellement faitle diable, que les ciseaux avaient entamé d’abord ses petitesoreilles ; il avait fallu y renoncer. J’essayai tout de même,pour leur faire plaisir, ayant une envie de rire très grande.

Puis, quand ce fut fini, l’idée me vint degarder une de ces petites mèches brunes que j’avais coupées, et jel’emportai, étonné de tant y tenir.

LXXIV LETTRE D’YVES

Àbord de la Sèvre, Lisbonne, 1er août 1881.

« Cher frère, je vous réponds une petitelettre le jour même que je reçois la vôtre. Je vous écris bien àcourir, et encore je profite de l’heure du déjeuner, et je suis surle râtelier du grand mât.

» Nous sommes entrés en relâche à Lisbonnehier au soir. Cher frère, nous avons eu tout à fait un mauvaistemps cette fois ; nous avons perdu nos focs, l’artimon decape et la baleinière. Je vous fais savoir aussi que, dans lesgrands coups de roulis, mon sac et mon armoire sont allés sepromener et tous mes effets aussi ; j’ai à peu près pour centfrancs de perte dans toutes ces affaires-là.

» Vous m’avez demandé qu’est-ce que j’avaisfait de ma journée, dimanche, il y a quinze jours. Mais, mon bonfrère, je suis resté tranquillement à bord, à finir de lire LeCapitaine Fracasse. Ainsi, depuis votre départ, je n’ai été àterre que dimanche dernier ; et j’étais très tranquille, parceque d’abord j’avais tout envoyé l’argent de mon mois à lamaison ; j’avais touché soixante-neuf francs et j’en avaisenvoyé soixante-cinq à ma femme.

» J’ai eu des nouvelles de Toulven et ils sonttous bien. Le petit Pierre est très dégourdi et il sait très biencourir à présent. Seulement, il est un peu mauvais quand il faitsa petite tête de goéland, comme moi, vous savez ;d’après ce que ma femme me dit sur sa lettre, il chavire tout cheznous. La maçonnerie de notre maison est déjà montée à plus de deuxmètres de terre ; je serai bien heureux qu’elle soit tout àfait finie, et surtout de vous voir installé dans votre petitechambre.

» Cher frère, vous me dites de penser à voussouvent ; mais je vous jure qu’il ne se passe pas d’heure sansque je manque d’y penser, et même plusieurs fois par heure. Dureste, maintenant, vous comprenez, je n’ai plus personne avec quicauser le soir, – et ma blague n’est plus souvent pleine.

» Je ne puis vous dire le jour de notrepartance, mais je vous prie de m’écrire à Oran. On dit que nousserons payés à Oran, pour pouvoir aller à terre et acheter dutabac.

» Je termine, cher frère, en vous embrassantde tout mon cœur.

» Votre frère tout dévoué qui vous aime,

» À vous pour la vie,

»Yves Kermadec. »

» P.-S. – Si j’ai beaucoup d’argent à Oran, jeferai une très grande provision de tabac, et surtout pour vous, decelui qui est pareil au tabac des Turcs et que vous aimez bienfumer.

» Le major m’a remis pour vous une serviette,la dernière qui vous avait servi à table. Je l’ai lavée, ça faitque je l’ai un peu déchirée.

» Quant au cahier que vous m’aviez donné pourécrire mes histoires, il a été aussi tout à fait écrasé par le coupde mer ; alors maintenant j’ai tout laissé de côté.

» Cher frère, je vous embrasse encore de toutmon cœur.

»Yves Kermadec. »

» À bord, c’est toujours la même chose, et lecommandant n’a pas changé ses habitudes de crier pour la propretédu pont. Il y a eu une grande dispute entre lui et le lieutenant,toujours au sujet du cacatois, vous savez ? Mais ilsse sont très bien arrangés après.

» J’ai aussi à vous dire que, dans sept ouhuit mois, je pense encore avoir un autre petit enfant. Une chosepourtant qui ne me fait pas bien plaisir, car c’est un peu tropvite.

» Votre frère,

»Yves. »

LXXV

C’est en Orient maintenant que viennent metrouver ces petites lettres d’Yves ; elles m’y apportent, dansleur simplicité, les senteurs déjà lointaines du pays breton.

Ils s’éloignent beaucoup, mes souvenirs deBretagne. Déjà je les revois passer comme à travers des voiles derêve ; les écueils connus de là-bas, les feux de la côte, lapointe du Finistère avec ses grandes roches sombres ; et lesapproches dangereuses d’Ouessant les soirs d’hiver, et le ventd’ouest qui courait sous le ciel morne, à la tombée des nuits dedécembre. D’ici, tout cela semble la vision d’un pays noir.

La pauvre petite chaumière de Toulven !Elle était bien humble, bien perdue au bord du sentier breton. Maisc’était la région des grands bois de hêtres, des rochers gris, deslichens et des mousses ; des vieilles chapelles de granit etdes hauts foins semés de fleurs roses. Ici, du sable et desminarets blancs sous une voûte très bleue, et puis le soleil,l’enchanteur éternel.

LXXVI LETTRE D’YVES

Brest, le 10 septembre 1881.

« Mon bon frère,

» Je vous fais savoir le désarmement de notreSèvre ; nous l’avons remise hier à laDirection, et, ma foi, je n’en suis pas tropmécontent.

» Je compte rester quelque temps à terre, auquartier ; aussi (comme notre petite maison n’est pas trèsavancée, vous pensez bien), ma femme est venue s’installer auprèsde moi à Brest jusqu’à ce qu’elle soit finie. Je pense que voustrouverez, cher frère, que nous avons bien fait. Cette fois, nousavons loué presque dans la campagne, à Recouvrance, du côté dePontaniou.

» Cher frère, je vous dirai que le petitPierre a été bien malade par les coliques, pour avoir mangé trop deluzes dans les bois, ce dimanche dernier que nous avonsété à Toulven ; mais cela lui a passé. Il devient tout à faitmignon, et je reste des heures à jouer avec lui. Le soir, nousallons nous promener tous les trois ; nous ne sortons plusjamais qu’ensemble, et puis, quand l’un rentre, les deux autresrentrent aussi.

« Cher frère, si vous pouviez revenir àBrest, il me manquerait plus rien ; vous me verriez maintenantcomme je suis, vous seriez tout à fait content ; car jen’étais jamais resté aussi tranquille.

» Je voudrais encore embarquer avec vous, monbon frère, et tomber sur quelque bateau qui irait là-bas du côté duLevant vous retrouver ; et pourtant je vous promets que la vieque je fais maintenant, je voudrais bien la continuer ; maiscela n’est pas possible, car je suis trop heureux.

» Je termine en vous embrassant de tout moncœur, et le petit Pierre vous envoie ses respects. Ma femme et tousmes parents à Toulven vous font bien des compliments. Ils ont trèshâte de vous voir, et je vous promets que moi aussi.

» Votre frère,

»Yves Kermadec. »

LXXVII

Toulven, octobre 1881.

… Encore la pâle Bretagne au soleild’automne ! Encore les vieux sentiers bretons, les hêtres etles bruyères. Je croyais avoir dit adieu à ce pays pour longtemps,et je le retrouve avec une singulière mélancolie. Mon retour a étébrusque, inattendu, comme le sont souvent nos retours ou nosdéparts de marins.

Une belle journée d’octobre, un tiède soleil,une vapeur blanche et légère répandue comme un voile sur lacampagne. C’est partout cette grande tranquillité qui estparticulière aux derniers beaux jours ; déjà des senteursd’humidité et de feuilles tombées, déjà un sentiment d’automnerépandu dans l’air. Je me retrouve dans les bois connus deTrémeulé, sur la hauteur d’où on domine tout le pays de Toulven. Àmes pieds, l’étang, immobile sous cette vapeur qui plane, et, auloin, des horizons tout boisés, comme ils devaient l’être au tempsanciens de la Gaule.

Et ceux qui sont là près de moi, assis parmiles mille petites fleurs de la bruyère, ce sont mes amis deBretagne, mon frère Yves et le petit Pierre, son fils.

C’est un peu mon pays maintenant, ce Toulven.Il y a un très petit nombre d’années, il m’était étranger, et Yves,auquel pourtant je donnais déjà le nom de frère, comptait à peinepour moi. Les aspects de la vie changent, tout arrive, setransforme et passe.

Il y en a tant de ces bruyères, que, dans leslointains, on dirait des tapis roses. Les scabieuses tardives sontencore fleuries, tout en haut de leurs tiges longues ; et lespremières grandes ondées qui ont passé ont déjà semé la terre defeuilles mortes.

C’était vrai, ce qu’Yves m’avait écrit :il était devenu très sage. On venait de l’embarquer sur un desvaisseaux en rade de Brest, ce qui semblait lui assurer un séjourde deux ans dans son pays. Marie, sa femme, s’était installée prèsde lui dans le faubourg de Recouvrance, en attendant cette petitemaison de Toulven, qui montait de terre lentement, avec de grosmurs bien épais et bien solides, à la mode d’autrefois. Elle avaitaccueilli mon retour imprévu comme une bénédiction du ciel ;car ma présence à Brest, auprès d’eux, allait la rassurerbeaucoup.

Yves devenu très sage, et, comme cela, tout desuite, sans qu’on sût quelle circonstance décisive l’avait ainsichangé, on avait peine à y croire ! Et Marie me confirmait cebonheur très timidement ; elle en parlait comme de ces chosesinstables, fugitives, qu’on a peur de faire s’envoler rien qu’enles exprimant par des mots.

LXXVIII

Un jour, le démon de l’alcool revint passersur leur route. Yves rentra avec ce mauvais regard trouble dontMarie avait peur.

C’était un dimanche d’octobre. Il arrivait dubord, où on l’avait mis aux fers, disait-il ; et il s’étaitéchappé parce que c’était injuste. Il semblait très exaspéré ;son tricot bleu était déchiré et sa chemise ouverte.

Elle essayait de lui parler bien doucement, dele calmer. C’était précisément une belle journée de dimanche ;il faisait un de ces temps rares d’arrière-automne qui ont unemélancolie paisible et exquise, qui sont comme un dernier repos dusoleil avant l’hiver. Elle s’était habillée dans sa belle robe etsa collerette brodée, elle avait fait la grande toilette du petitPierre, comptant qu’ils iraient tous les trois se promener ensembleà ce beau soleil doux. Dans la rue, des couples de gens du peuplepassaient, endimanchés, s’en allant sur les routes et dans les boiscomme au printemps.

… Mais non, rien n’y faisait ; Yves avaitprononcé l’affreuse phrase de brute qu’elle connaissait sibien : « Je m’en vais retrouver mes amis. » C’étaitfini !

Alors, sentant sa pauvre tête s’en aller dedouleur, elle avait voulu tenter un moyen extrême : pendantqu’il regardait dans la rue, elle avait fermé la porte à doubletour et caché la clef dans son corsage. Mais lui, qui avait comprisce qu’elle venait de faire, se mit à dire, la tête baissée, lesyeux sombres :

« Ouvre !… ouvre !…M’entends-tu ? je te dis de m’ouvrir ! »

Il essaya de secouer cette porte sur sesferrures ; quelque chose le retenait encore de la briser, – cequ’il eût pu faire sans peine. Et puis, non, il voulait que safemme, qui l’avait fermée, vînt elle-même la lui ouvrir.

Et il tournait dans cette chambre, avec sonair de grand fauve, répétant :

« Ouvre !… M’entends-tu ? je tedis de m’ouvrir ! »

Les bruits joyeux du dimanche montaient dansla rue. Les femmes à grande coiffe passaient au bras de leurs marisou de leurs amants. Le beau soleil d’automne les éclairait de salumière tranquille.

Il frappait du pied et répétait cela à voixtrès basse :

« Ouvre !… je te dis dem’ouvrir ! »

C’était la première fois qu’elle essayait dele retenir par force, et elle voyait que cela réussissait mal, etelle avait étrangement peur. Sans le regarder, elle s’était jetée àgenoux dans un coin et disait des prières, tout haut et très vite,comme une insensée. Il lui semblait qu’elle touchait à un momentterrible, que ce qui allait arriver serait plus affreux que toutesles choses d’avant. Et petit Pierre, debout, ouvrait tout grandsses yeux profonds, ayant peur lui aussi, mais ne comprenantpas.

« Non, tu ne veux pas m’ouvrir ?…Oh ! mais je l’arracherai alors ! Tu vasvoir ! »

Une secousse ébranla le plancher, puis onentendit un grand bruit sourd, horrible. Yves venait de tomber detout son haut. La poignée par laquelle il avait voulu prendre cetteporte lui était restée dans la main, arrachée, et alors, lui, avaitété jeté à la renverse sur son fils, dont la petite tête avaitporté, dans la cheminée, contre l’angle d’un chenet de fer…

Ah ! Ce fut un changement brusque. Mariene priait plus ; elle s’était levée, les yeux dilatés etfarouches, pour ôter son petit Pierre des mains d’Yves, qui voulaitle relever. Il était tombé sans crier, ce petit enfant, tout saisid’être blessé par son père ; le sang coulait de son front etil ne disait rien. Marie, le tenant serré contre sa poitrine, pritla clef dans son corsage, ouvrit d’une main et poussa la portetoute grande.. Yves la regardait, effrayé à son tour ; – elles’était reculée et lui criait :

« Va-t’en ! va-t’en !va-t’en ! »

Pauvre Yves, – voilà qu’il hésitait àpasser ! Il cherchait à mieux comprendre. Cette porte qu’onlui ouvrait maintenant, il n’en voulait plus ; il avait lesentiment vague que ce seuil allait être quelque chose de funeste àfranchir. Et puis ce sang qu’il voyait sur la figure de son fils etsur sa petite collerette… Oui, il cherchait à mieux comprendre, às’approcher d’eux. Il passait sa main sur ses tempes, sentant qu’ilétait ivre, faisant un grand effort pour démêler ce qui étaitarrivé… Mon Dieu, non ! Il ne pouvait pas ; il necomprenait plus… L’alcool, ses amis qui l’attendaient en bas,c’était tout.

Elle, lui répétait toujours, en serrant sonfils contre sa poitrine :

« Va-t’en !… maisva-t’en ! »

Alors, tournant sur lui-même, il pritl’escalier et s’en alla…

LXXIX

« Tiens ! C’est vous,Kermadec ?

– Oui, monsieur Kerjean.

– Et, en bordée, je parie ?

– Oui, Monsieur Kerjean. »

En effet, cela se voyait à sa tenue.

« Eh bien, je croyais que vous étiezmarié, Yves ? C’est quelqu’un de Paimpol, le grand Lisbatz, jecrois, qui m’avait conté que vous étiez père de famille. »

Yves secoua ses épaules d’un mouvementd’insouciance méchante, et dit :

« S’il vous manquait du monde, MonsieurKerjean, … Ça m’irait, à moi, de partir à votre bord. »

Ce n’était pas la première fois que cecapitaine Kerjean enrôlait des déserteurs. Il comprit. Il savaitcomment on les prend et ensuite comment on les mène. Son navire, laBelle-Rose, qui naviguait sous un pavillon d’Amérique,partait le lendemain pour la Californie. Yves lui convenait ;c’était une acquisition excellente pour un équipage comme lesien.

Ils s’isolèrent tous deux pour ébaucher, àvoix basse, leur traité d’alliance.

Cela se passait au port de commerce, le matindu second jour, après sa fuite de chez lui.

La veille, il avait été à Recouvrance, enrasant les murs, pour tâcher d’avoir des nouvelles de son petitPierre. De loin, il l’avait aperçu, qui regardait passer le monde àla fenêtre, avec un petit bandeau sur son front. Alors il étaitrevenu sur ses pas, suffisamment rassuré, dans son égarementd’ivresse qui durait encore ; il était revenu sur ses pas pour« aller retrouver ses amis ».

Ce matin-là, il s’était réveillé au jour, sousun hangar du quai où ses amis l’avaient couché. L’ivresseétait cette fois passée, bien complètement passée. Il faisaittoujours ce même beau temps d’octobre, frais et pur ; leschoses avaient leurs aspects habituels, comme si de rien n’était,et d’abord il songea avec attendrissement à son fils et à Marie,prêt à se lever pour aller les retrouver là-bas et leur demanderpardon. Il lui fallut un moment pour se rappeler tout, et se direque c’était fini, qu’il était perdu…

Retourner près d’eux, maintenant ? –Oh ! non, jamais, – quelle honte !

D’ailleurs, s’être échappé du bord étant punide fers, et avoir ensuite couru bordée trois jours, tout cela nepouvait plus se racheter. Prendre encore ces mêmes résolutions,reprises vingt fois, faire encore ces mêmes promesses, dire encoreces mêmes mots de repentir… oh ! non ! assez ! Il enavait un mauvais sourire de pitié et de dégoût.

Et puis sa femme lui avait dit :« Va-t’en ! » il s’en souvenait bien, de son regardde haine, en lui montrant la porte. Il avait beau l’avoir millefois mérité, il ne lui pardonnerait jamais cela, lui, habitué àêtre le seigneur et le maître. Elle l’avait chassé ; c’étaitbien, il était parti, il suivrait sa destinée, elle ne le reverraitplus…

Cette rechute aussi lui était plus répugnante,après cette bonne période de paix honnête, pendant laquelle ilavait entrevu et compris une vie plus haute ; ce retour demisère lui paraissait quelque chose de décisif et de fatal. À cemoment, il s’aperçut qu’il était couvert de poussière, de boue, desouillures immondes, et il commença de s’épousseter, en redressantsa tête, qui s’animait peu à peu, à ce réveil, d’une expressiondure et dédaigneuse.

Être tombé comme une brute sur son fils etavoir meurtri ce pauvre petit front !… Il se faisait tout àcoup à lui-même l’effet d’un misérable bien repoussant.

Il brisait entre ses mains les planches d’unecaisse qui traînait là près de lui, et, à demi-voix, après un coupd’œil instinctif pour s’assurer qu’il était seul, il se disait,avec une espèce de rire moqueur, d’odieuses injures de matelot.

Maintenant il était debout avec un air fier etméchant.

Déserter !… Si quelque navire pouvaitl’emmener tout de suite !… Cela devait se trouver sur lesquais ; justement il y en avait beaucoup ce jour-là. Oh !oui ! à n’importe quel prix, déserter, pour ne plusreparaître !

Sa décision venait d’être prise avec unevolonté implacable. Il marchait vers les navires, cambré, la têtehaute, l’entêtement breton dans ses yeux à demi fermés, dans sessourcils froncés.

Il se disait : « Je ne vaux rien, jele sais, je le savais, ils auraient dû me laisser tous. J’ai essayéce que j’ai pu, mais je suis fait ainsi et ce n’est pas mafaute. »

Et il avait raison peut-être : cen’était pas sa faute. À cet instant, il étaitirresponsable ; il cédait à des influences lointaines etmystérieuses qui lui venaient de son sang ; il subissait laloi d’hérédité de toute une famille, de toute une race.

LXXX

À deux heures, le même jour, après marchéconclu, Yves ayant acheté des hardes de marin du commerce et changéde costume clandestinement dans un cabaret du quai, monta à bord dela Belle-Rose.

Il se mit à faire le tour de ce bateau, quiétait mal tenu, qui avait des aspects de rudesse sauvage, maisqu’on sentait souple et fort, taillé pour la course et les hasardsde mer.

Auprès des navires de l’état, celui-cisemblait petit, court, et surtout vide : un air abandonné,presque personne à bord ; même au mouillage, cette espèce desolitude serrait le cœur. Trois ou quatre forbans étaient là, quirôdaient sur le pont ; ils composaient tout l’équipage et ilsallaient devenir, pour des années peut-être, les seuls compagnonsd’Yves.

Ils commencèrent par se dévisager, les uns lesautres, avant de se parler.

Tout le jour, dura ce même beau temps tiède ettranquille, cette sorte d’été mélancolique d’arrière-saison quiportait au recueillement. Maintenant le calme se faisait pour Yvessur l’irrévocable de sa décision.

On lui montra sa petite armoire, mais iln’avait presque rien à y mettre. Il se lava à grande eau fraîche,s’ajusta mieux, avec une certaine coquetterie, dans son costumenouveau ; ce n’était plus cette livrée de l’état qui lui avaitsouvent paru lourde ; il se sentait libre, affranchi de tousses liens passés, presque autant que par la mort. Il essayait dejouir de son indépendance.

Le lendemain matin, à la marée, laBelle-Rose devait partir. Yves flairait le large, la viede mer qui allait recommencer, à la façon nouvelle longtempsdésirée. Il y avait des années que cette idée de déserterl’obsédait d’une manière, et, à présent, c’était une choseaccomplie. Cela le relevait à ses propres yeux, d’avoir pris ceparti, cela le grandissait de se sentir hors la loi, il n’avaitplus honte de se représenter devant sa femme, à présent qu’il étaitdéserteur, et il se disait qu’il aurait le courage d’y aller cesoir, avant de partir, au moins pour lui porter l’argent qu’ilavait reçu.

À certains moments, quand la figure de sonpetit Pierre repassait devant ses yeux, son cœur se déchiraitaffreusement ; ce navire, silencieux et vide, lui faisaitl’effet d’une bière où il serait venu tout vivant s’ensevelirlui-même, sa gorge s’étranglait ; un flot de larmes voulaitmonter, mais il le comprimait à temps, avec sa volonté dure, enpensant à autre chose ; vite il se mettait à parler à ses amisnouveaux. Ils causaient de la façon de manœuvrer avec si peu demonde, ou du jeu de ces grosses poulies qu’on avait multipliéespartout pour remplacer les bras des hommes et qui, à son avis,alourdissaient beaucoup le gréement de la Belle-Rose.

Le soir, quand la nuit fut tombée, il alla àRecouvrance et monta sans bruit jusqu’à sa porte.

Il écouta d’abord avant d’ouvrir ; onn’entendait rien. Il entra timidement.

Une lampe était allumée sur la table. Son filsétait tout seul, endormi. Il se pencha sur sa corbeille d’osier,qui sentait le nid de petit oiseau, et appuya la bouche toutdoucement sur la sienne pour sentir encore une fois sa petiterespiration douce, et puis il s’assit près de lui et restatranquille, afin d’avoir repris une figure calme quand sa femmerentrerait.

LXXXI

Derrière lui, Marie était montée entremblant ; elle l’avait vu venir.

Depuis deux jours, elle avait eu le tempsd’envisager en face tous les aspects de malheur.

Elle n’avait pas voulu aller interroger lesautres marins, comme font les pauvres femmes des coureurs debordée, pour apprendre d’eux si Yves était rentré à son bord. Ellene savait rien de lui, et elle attendait, se tenant prête àtout.

Peut-être qu’il ne reviendrait pas ; elles’y était préparée comme au reste, et s’étonnait d’y songer avectant de sang froid. Dans ce cas, ses projets étaient faits ;elle ne retournerait pas dans ce Toulven, de peur de revoir leurpetite maison commencée, de peur aussi d’entendre chaque jourmaudire le nom de son mari chez ses parents, qui larecueilleraient. Non, là-bas, dans le pays de Goëlo, il y avait unevieille femme qui ressemblait à Yves et dont les traits prenaienttout à coup pour elle une douceur très grande. C’est à sa portequ’elle irait frapper. Celle-là serait indulgente pour lui,puisqu’elle était sa mère. Elles pourraient parler sans haine del’absent ; elles vivraient là, les deux abandonnées, ensemble,et veilleraient sur le petit Pierre, réunissant leurs efforts pourle garder, ce dernier, pour qu’au moins il ne fût pas marin.

Et puis il lui semblait que, si, un jour, dansbien des années peut-être, Yves, déserteur, voulait se rapprocherdes siens, ce serait là, dans ce petit coin de terre, à Plouherzel,qu’il reviendrait. Elle avait fait, la nuit d’avant, l’étrange rêved’un retour d’Yves : cela se passait très loin, dans lesannées à venir, et elle-même était déjà vieille. Yves arrivait danssa chaumière de Plouherzel, le soir, vieux lui aussi, changé,misérable ; il lui demandait pardon. Derrière lui étaiententrés Goulven et Gildas, ses frères, et un autre Yves,plus grand qu’eux tous, qui avait les cheveux tout blancs et quitraînait à ses jambes de longues franges de goémon. La vieille mèreles accueillait de son visage dur. Elle demandait avec une voixtrès sombre :

« Comment se fait-il qu’ils soient tousici ? Mon mari pourtant a dû mourir en mer, il y a déjà plusde soixante ans… Goulven est en Amérique, … Gildas dans son trou decimetière… Comment se fait-il qu’ils soient tousici ? »

Alors Marie s’était réveillée de frayeur,comprenant qu’elle était entourée de morts.

Mais, ce soir, Yves était revenu vivant etjeune ; elle avait reconnu dans l’obscurité de la rue sataille droite et son pas souple. À l’idée qu’elle allait le revoiret être fixé sur son sort, tout son courage et tout ses projetsl’avaient abandonnée. Elle tremblait de plus en plus en montant cetescalier… Peut-être bien qu’il avait simplement passé ces deuxjournées à bord et qu’il revenait comme de coutume, et que touts’arrangerait encore une fois. Elle s’arrêtait sur ces marches pourdemander à Dieu que ce fût vrai, dans une prière rapide.

Quand elle ouvrit la porte, il était bien là,dans leur chambre, assis auprès du berceau et regardant son filsendormi.

Lui, pauvre petit Pierre, dormait d’un bonsommeil paisible, ayant encore son bandeau sur le front, là où lechenet de fer l’avait blessé.

Dès qu’elle fut entrée, pâle, son cœur battantà grandes secousses qui lui faisaient mal, elle vit tout de suitequ’Yves n’avait pas bu d’alcool : il avait levé les yeux surelle et son regard était clair, et puis il les avait baissés viteet restait penché sur son fils.

« A-t-il eu beaucoup de mal ? »demanda-t-il à demi-voix, lentement, avec une tranquillité quiétonnait et qui faisait peur.

« Non, j’ai été chercher le médecin pourle panser. Il a dit que ça ne laisserait pas de marque. Il n’a pasdu tout pleuré. »

Ils se tenaient là, muets l’un devant l’autre,lui toujours assis près de ce petit berceau, elle debout, blancheet tremblante. Ils ne s’en voulaient plus ; ils s’aimaientpeut-être ; mais maintenant l’irréparable était accompli, etc’était trop tard. Elle regardait ce costume qu’elle ne lui avaitjamais vu : un tricot de laine noir et un bonnet de drap.Pourquoi ces habits ? Et ce paquet, près de lui, par terre,d’où sortait un bout de col bleu ? Il semblait renfermer seseffets de matelot, quittés à tout jamais, comme si le vrai Yvesétait mort.

Elle osa demander :

« L’autre jour, tu es rentré àbord ?

– Non ! »

Encore un silence. Elle sentait l’angoisse quivenait plus forte.

« Depuis trois jours, Yves, tu n’es pasrentré ?

– Non ! »

Alors elle n’osa plus parler, ayant peur decomprendre la chose terrible ; voulant retenir les minutes,même ces minutes qui étaient faites d’incertitude et d’angoisse,parce qu’il était encore là, lui, devant elle, peut-être pour ladernière fois.

À la fin, la question poignante sortit de seslèvres :

« Que comptes-tu faire,alors ? »

Et lui, à voix basse, simplement, avec cettetranquillité des résolutions implacables, laissa tomber ce motlourd :

« Déserter ! »

Déserter !… Oui, c’était bien ce qu’elleavait deviné depuis quelques secondes, en voyant ce costume changé,ce petit paquet d’effets de matelot soigneusement pliés dans unmouchoir.

Elle s’était reculée, sous le poids de ce mot,s’appuyant derrière elle au mur avec ses mains, la gorge étranglée.Déserteur ! Yves ! perdu ! Dans sa tête repassaitl’image de Goulven, son frère, et des mers lointaines d’où lesmarins ne reviennent plus. Et, comme elle sentait son impuissancecontre cette volonté qui l’écrasait, elle restait là, anéantie.

Yves s’était mis à lui parler, très doucement,avec son calme sombre lui montrant le petit paquet d’effets qu’ilavait apporté :

« Tiens, ma pauvre Marie, demain, quandmon navire sera parti, tu renverras cela d’abord, tu m’entendsbien. On ne sait pas !… Si on me reprenait… C’est toujoursplus grave, emporter les effets de l’état ! Et puis voilàd’abord les avances qu’on m’a données… Vous retournerez à Toulven…Oh ! Je t’enverrai de l’argent de là-bas, tout ce que jegagnerai ; tu comprends, il ne m’en faudra plus beaucoup àmoi. Nous ne nous reverrons plus, mais tu ne seras pas tropmalheureuse… Tant que je vivrai. »

Elle voulait l’entourer avec ses bras, letenir de toutes ses forces, lutter, s’accrocher à lui quand il s’enirait, se faire plutôt traîner jusque dans les escaliers, jusquedans la rue… Mais non, quelque chose la clouait sur place :d’abord la conscience que tout serait inutile, et puis une dignité,là, devant leur fils endormi… Et elle restait contre ce mur, sansun mouvement.

Il avait posé deux cents francs en grossespièces d’argent sur leur table, près de lui. C’étaient ses avances,tout ce qui lui restait, ses pauvres effets payés. Il la regardaitmaintenant d’un regard profond, très doux, et il secouait avec samanche de laine des larmes qui venaient de couler sur sesjoues.

Mais c’était tout ce qu’il avait à lui dire.Et, à présent, c’était la minute suprême, c’était fini.

Il se pencha encore une dernière fois sur sonfils, puis il redressa sa haute taille et se leva pour partir.

LXXXII

… La mer de Corail ! – C’est auxantipodes de notre vieux monde. – Rien que le bleu immense. –Autour du navire qui file doucement, l’infini bleu déploie soncercle parfait. L’étendue brille et miroite sous le soleiléternel.

Yves est là, seul, porté très haut dans l’air,par quelque chose qui oscille légèrement ; – il passe, dans sahune.

Il regarde, sans voir, le cercle sanslimite ; il est comme fatigué d’espace et de lumière. Ses yeuxatones s’arrêtent au hasard, car, partout, tout est pareil.

Partout, tout est pareil… C’est la grandesplendeur inconsciente et aveugle des choses que les hommes croientfaites pour eux. À la surface des eaux courent des soufflesvivifiants que personne ne respire ; la chaleur et la lumièresont répandues sans mesure ; toutes les sources de la vie sontouvertes sur les solitudes silencieuses de la mer et les fontétrangement resplendir.

… L’étendue brille et miroite sous le soleiléternel. Le grand flamboiement de midi tombe dans le désert bleucomme une magnificence inutile et perdue. Maintenant, Yves croitdistinguer là-bas une traînée moins bleue, et il y concentre sonattention, égarée tout à l’heure dans la monotonie étincelante ettranquille ; c’est sans doute la mer qui s’émiette là sur desblancheurs de corail, qui brise sur des îles inconnues, à fleurd’eau, qu’aucune carte n’a jamais indiquées.

….. Comme c’est loin, la Bretagne ! – etles chemins verts de Toulven ! – et son fils !…

Yves est sorti de sa rêverie et il regarde, lamain étendue au-dessus de ses yeux, cette lointaine traînée quiblanchit toujours.

… Il n’a pas l’air d’un déserteur, car ilporte encore le grand col bleu des matelots. Maintenant, il a trèsbien vu ces brisants et ce corail, et, en se penchant un peu dansle vide, il crie pour ceux qui sont en bas : « Des récifspar bâbord ! »

… Non, Yves n’a pas déserté, car le navire quile porte est le Primauguet, de la marine de guerre.

Il n’a pas déserté, car il est toujours auprèsde moi, et, quand il a annoncé de là-haut l’approche de ces récifs,c’est moi qui monte le trouver dans sa hune, pour les reconnaîtreavec lui.

À Brest, ce mauvais jour où il avait voulunous quitter, je l’avais vu passer, en déserteur, portant seseffets de matelot si bien pliés dans un mouchoir, et je l’avaissuivi de loin jusqu’à Recouvrance. J’avais laissé monter Marie,puis j’étais monté, moi aussi, après eux, et, en sortant, ilm’avait trouvé là, en travers de sa porte, lui barrant le passageavec mes bras étendus, – comme jadis à Toulven. Seulement, cettefois, il ne s’agissait plus d’arrêter un caprice d’enfant, maisd’engager une lutte suprême avec lui.

Elle avait été longue et cruelle, cette lutte,et je m’étais senti bien près de perdre courage, de l’abandonner àla destinée sombre qui l’emportait. Et puis elle s’était terminéebrusquement par de bonnes larmes qu’il avait versées, des larmesqui avaient besoin de couler depuis deux jours, – et qui nepouvaient pas, tant ses yeux étaient durs à ce genre de faiblesse.– Alors on lui avait mis sur ses genoux son petit Pierre, quivenait de se réveiller ; il ne lui en voulait pas du tout,lui, le petit Pierre, il lui avait tout de suite passé les brasautour du cou. Et Yves avait fini par me dire :

« Eh bien, oui, frère, je ferai tout ceque vous me direz de faire. Mais, n’importe comment, vous voyezbien qu’à présent, je suis perdu… »

C’était très grave, en effet, et je ne savaisplus moi-même quel parti prendre : – une espèce de rébellion,s’être esquivé du bord étant déjà puni des fers, et trois joursd’absence ! J’avais été sur le point de leur dire, après lesavoir fait s’embrasser : « Désertez tous les deux, tousles trois, mes chers amis ; car il est bien tard à présentpour mieux faire : qu’Yves s’en aille sur saBelle-Rose, et vous vous rejoindrez enAmérique. »

Mais non, c’était trop affreux cela,abandonner à jamais la terre bretonne, et la petite maison deToulven, et les pauvres vieux parents !

Alors, en tremblant un peu de maresponsabilité, j’avais pris la décision contraire : rendre lesoir même les avances touchées, dégager Yves des mains de cecapitaine Kerjean, et, dès le lendemain matin, aussitôt le portouvert, le remettre à la justice maritime. Des jours péniblesavaient suivi, jours de démarches et d’attente, et enfin, avecbeaucoup de bienveillance, la chose avait été ainsi réglée :un mois de fers et six mois de suspension de son grade dequartier-maître, avec retour à la paye de simple matelot.

Voilà comment mon pauvre Yves, reparti avecmoi sur ce Primauguet, se retrouvait dans la hune, encoregabier comme devant, et faisant son rude métier d’autrefois.

Debout tous les deux sur la vergue de misaine,le corps penché en dehors dans le vide, mettant une main au-dessusde nos yeux, et, de l’autre, nous tenant à des cordages, nousregardions ensemble, au fond des resplendissantes solitudes bleues,ces brisants qui blanchissaient toujours ; leur bruissementcontinu était comme un son lointain d’orgues d’église au milieu dusilence de la mer.

C’était bien une grande île de corail qu’aucunnavigateur n’avait encore relevée, elle était montée lentement desprofondeurs d’en dessous ; pendant des siècles et des siècles,elle avait poussé avec patience ses rameaux de pierre ; ellen’était encore qu’une immense couronne d’écume blanche faisant, aumilieu des plus grands calmes de la mer, un bruit de chose vivante,une sorte de mugissement mystérieux et éternel.

Partout ailleurs, l’étendue bleue étaituniforme, saine, profonde, infinie ; on pouvait continuer laroute.

« Tu as gagné la double,frère », dis-je à Yves.

Je voulais dire : la double ration de vinau dîner de l’équipage. À bord, cette double est toujoursla récompense des matelots qui ont annoncé les premiers une terreou un danger, – de ceux encore qui ont pris un rat sans l’aide despièges, – ou bien qui ont su s’habiller plus coquettement que lesautres à l’inspection du dimanche.

Yves sourit, mais comme quelqu’un qui retrouvetout à coup un souvenir triste :

« Vus savez bien qu’à présent, le vin etmoi… Oh ! mais ça ne fait rien, il faut me la faire donner,les gabiers de mon plat la boiront toujours… »

En effet, depuis qu’une fois il avait renverséson petit Pierre sur les chenets de la cheminée, là-bas, à Brest,il buvait de l’eau. Il avait juré cela sur cette chère petite têteblessée, et c’était le premier serment solennel de sa vie.

Nous causions là tous deux, dans le bon airpur et vierge, au milieu des voiles légèrement tendues, bienblanches sous le soleil, quand un coup de sifflet partit d’en bas,un coup de sifflet très particulier, qui voulait dire, en langagede bord : « On demande le chef de la hune demisaine ; qu’il descende bien vite ! »

C’était Yves, le chef de la hune demisaine ; il descendit quatre à quatre pour voir ce qu’on luivoulait. – Le commandant en second le demandait chez lui ; –et, moi, je savais bien pourquoi.

Dans ces mers si lointaines et si tranquillesoù nous naviguions, les matelots se trouvaient tous un peubrouillés avec les saisons, avec les mois, avec les jours ; lanotion des durées se perdait pour eux dans la monotonie dutemps.

En effet, l’été, l’hiver, on n’en a plusconscience ; on ne les sait plus, car les climats sontchangés. Même les choses de la nature ne viennent plus lesindiquer ; c’est toujours l’eau infinie, toujours lesplanches, et, au printemps, rien ne verdit.

Yves avait repris sans peine son existenced’autrefois, ses habitudes de gabier, sa vie de la hune, à peinevêtu, au vent et au soleil, avec son couteau et sonamarrage. Il n’avait plus compté ses jours parce qu’ilsétaient tous pareils, confondus par la régularité des quarts, parl’alternance d’un soleil toujours chaud avec des nuits toujourspures. Il avait accepté ce temps d’exil sans le mesurer.

Mais c’était aujourd’hui même que ses six moisde punition expiraient, et le commandant avait à lui dire dereprendre ses galons, son sifflet d’argent et son autorité dequartier-maître. Il le lui dit même amicalement, avec une poignéede main ; car Yves, tant qu’avait duré sa peine, s’étaitmontré exemplaire de conduite et de courage, et jamais hune n’avaitété tenue comme la sienne.

Yves revint me trouver avec une bonne figureheureuse :

« Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit quec’était aujourd’hui ? »

On lui avait promis que, s’il continuait, sapunition serait même bientôt oubliée. – Décidément ce serment qu’ilavait fait sur la tête meurtrie de son petit Pierre, à la fin de lasoirée terrible, lui réussissait au delà de son espoir…

LXXXIII

L’après-midi du même jour, Yves est dans machambre, qui se dépêche, qui se dépêche avant la nuit de remettredes galons sur ses manches, toujours drôle, avec son grand air deforban, quand il est occupé à coudre.

Ils ne sont plus très beaux, ses pauvresvêtements, ils ont beaucoup servi. C’est qu’il n’était pas riche enquittant Brest, avec cette réduction de paye ; et, pour ne pasentamer son décompte, il n’a pas voulu prendre tropd’effets au magasin. Mais ils sont si propres, les petitespièces sont si bien mises les unes sur les autres, à chaque coude,à chaque bas de manche, que cela peut très bien passer. Ces galonsneufs leur donnent même un certain lustre de jeunesse. D’ailleurs,Yves a bonne tournure avec n’importe quoi ; et puis, comme onest très peu vêtu à bord, en ne les mettant que rarement, ilspourront certainement finir la campagne. Quant à de l’argent, Yvesn’en a pas ; il en oublie même l’usage et la valeur, comme ilarrive souvent aux marins, – car il délègue à sa femme, àBrest, sa solde et ses chevrons, tout ce qu’il gagne.

La nuit venue, son ouvrage est achevé ;il le plie avec soin, et balaye ensuite les petits bouts de filqu’il a pu faire tomber dans ma chambre. Puis il s’informe trèsexactement du mois et de la date, allume une bougie et se met àécrire.

« En mer, à bord du Primauguet, 23 avril 1882.

» Chère épouse, « je t’écris ces quelquesmots à l’avance aujourd’hui, dans la chambre de M. Pierre. Jeles mettrai à la poste le mois prochain, quand nous toucherons auxîles Hawaï (un pays… Je suis sûr, que tu ne sais pas trop où il setrouve).

» C’est pour te dire que j’ai repris mesgalons aujourd’hui, et que tu peux être tranquille, ils nerepartiront plus ; je les ai cousus solides àprésent.

» Chère épouse, cela me prouve pourtant qu’iln’y a que juste six mois passés depuis notre départ, et alors nousne sommes pas encore près de nous revoir. – Pour moi, j’auraispourtant déjà très hâte d’aller faire un tour à Toulven, pour tedonner la main à installer notre maison ; et encore, ce n’estpas tout à fait pour cela, tu penses, mais c’est surtout pourrester quelque temps avec toi, et voir notre petit Pierre courir unpeu. Il faudra bien qu’on me donne une grande permission quand nousreviendrons, au moins quinze ou vingt jours ; peut-être mêmeque je n’aurai pas assez avec vingt, et que je demanderai jusqu’àtrente.

» Chère Marie, je te dirai pourtant que jesuis très heureux à bord, surtout d’avoir pu repartir pour cesmers-ci avec M. Pierre ; c’était ce que je demandaisdepuis bien longtemps. C’est une si belle campagne, et puis tout àfait économique, pour moi qui ai bien besoin de ramasser beaucoupd’argent comme tu sais. Peut-être que je serai proposé poursecond avant de débarquer, vu que je suis très bien avectous les officiers.

» J’ai aussi à t’apprendre que les poissonsvolants… »

Crac !… Sur le pont, on siffle :En haut tout le monde ! pour le ris de chasse ;Yves se sauve ; et jamais personne n’a su la fin de cettehistoire de poissons.

Il a conservé avec sa femme sa manièreenfantine d’être et d’écrire. Avec moi, c’est changé, et il estdevenu un nouvel Yves, plus compliqué et plus raffiné que celuid’autrefois.

LXXXIV

La nuit qui suit est claire et délicieuse.Nous allons tout doucement, dans la Mer De Corail, par une petitebrise tiède, avançant avec précaution, de peur de rencontrer lesîles blanches, écoutant le silence, de peur d’entendre bruire lesrécifs.

De minuit à quatre heures du matin, le tempsdu quart se passe à veiller au milieu de ces grandes paix étrangesdes eaux australes.

Tout est d’un bleu vert, d’un bleunuit, d’une couleur de profondeur ; la lune, qui se tientd’abord très haut, jette sur la mer des petits reflets qui dansent,comme si partout, sur les immenses plaines vides, des mainsmystérieuses agitaient sans bruit des milliers de petitsmiroirs.

Les demi-heures s’en vont l’une après l’autre,tranquilles, la brise égale, les voiles très légèrement tendues.Les matelots de quart, en vêtements de toile, dorment à plat pont,par rangées, couchés sur le même côté tous, emboîtés les uns dansles autres, comme des séries de momies blanches.

À chaque demi-heure, on tressaille enentendant la cloche qui vibre ; et alors deux voix viennent del’avant du navire, chantant d’une après l’autre, sur une sorte derythme lent : « Ouvre l’œil au bossoir…Tribord ! » dit l’une. « Ouvre l’œil au bossoir…Bâbord ! » répond l’autre. On est surpris par ce bruit,qui paraît une clameur effrayante dans tout ce silence, et puis lesvibrations des voix et de la cloche tombent, et on n’entend plusrien.

Cependant la lune s’abaisse lentement, et salumière bleue se ternit ; maintenant elle est plus près deseaux et y dessine une grande lueur allongée qui traîne.

Elle devient plus jaune, éclairant à peine,comme une lampe qui meurt.

Lentement elle se met à grandir, à grandir,démesurée, et puis elle devient rouge, se déforme, s’enfonce,étrange, effrayante. On ne sait plus ce qu’on voit : àl’horizon, c’est un grand feu terne, sanglant. C’est trop grandpour être la lune, et puis maintenant des choses lointaines sedessinent devant en grandes ombres noires : des tourscolossales, des montagnes éboulées, des palais, desBabels !

On sent comme un voile de ténèbress’appesantir sur les sens ; la notion du réel est perdue. Ilvous vient comme l’impression de cités apocalyptiques, de nuéeslourdes de sang, de malédictions suspendues. C’est la conceptiondes épouvantes gigantesques, des anéantissements chaotiques, desfins de monde…

Une minute de sommeil intérieur qui vient depasser, malgré toute volonté ; un rêve de dormeur debout quis’est envolé très vite.

Mirage !… À présent, c’est fini, et lalune est couchée. Il n’y avait rien là-bas que la mer infinie, etles vapeurs errantes, annonçant l’approche du matin ;maintenant que la lune n’est plus derrière, on ne les distinguemême pas. Tout vient de s’évanouir, et on retrouve la nuit, lavraie nuit, toujours pure et tranquille.

Ils sont bien loin de nous, ces pays del’apocalypse ; car nous sommes dans la Mer De Corail, surl’autre face du monde, et il n’y a rien ici que le cercle immense,le miroir illimité des eaux…

Un timonier est allé regarder l’heure à lamontre. Par déférence pour la lune, il doit noter, sur ce grandregistre toujours ouvert, qui est le journal du bord,l’instant très précis auquel elle s’est couchée.

Puis il revient pour me dire :

« Capitaine, il est l’heure deréveiller au quart. »

Déjà ! Déjà finies mes quatre heures denuit, – et l’officier de relève qui va bientôt paraître.

Je commande :

« Chefs et chargeurs à réveiller auquart ! »

Alors, quelques-uns de ceux qui dormaient àplat pont comme des momies blanches se lèvent en éveillent quelquesautres ; ils partent toute une bande, et descendent. Et puison entend en bas, dans le faux pont, une vingtaine de voix chanterl’une après l’autre, – en cascade comme on fait pour frèreJacques, – une sorte d’air très ancien, qui est joyeux etmoqueur.

Ils chantent :

« As-tu entendu, les tribordais, deboutau quart, debout, debout, debout !… As-tu entendu, lestribordais, debout au quart, debout, debout,debout !… »

Ils vont et viennent, courbés sous les hamacssuspendus, et, en passant, secouent les dormeurs à grands coupsd’épaule.

Après, je commande, inexorable :

« En haut, les tribordais, àl’appel ! »

Et ils montent, demi-nus ; il y en a quibâillent, d’autres qui s’étirent, qui trébuchent. Ils se rangentpar groupes à leur poste, pendant qu’un homme, avec un fanal, lesregardant sous le nez, les compte. Les autres, qui dormaient sur lepont, vont aller en bas se coucher à leur place.

Yves est monté, lui aussi, avec ces tribordaisqu’on vient de réveiller. Je reconnais bien son coup de sifflet,que je n’avais plus entendu depuis une année. Et puis je reconnaissa voix, qui résonne et commande pour la première fois sur le pontdu Primauguet.

Alors je l’appelle très officiellement par sontitre, qu’on vient de lui rendre : « Maître dequart ! »

C’était seulement pour lui donner une poignéede main, lui souhaiter bienvenue et bonne fin de nuit avant de m’enaller dormir.

LXXXV

« Hale le bout à bord,Goulven ! »

C’était dans un accostage difficile. Jevenais, avec un canot du Primauguet, aborder un bâtimentbaleinier d’allures suspectes, qui ne portait aucun pavillon.

Dans l’océan austral, toujours ; auprèsde l’île Tonga-Tabou, du côté du vent. – Le Primauguet,lui, était mouillé dans une baie de l’île, en dedans de la lignedes récifs, à l’abri du corail. L’autre, le baleinier, s’était tenuau large, presque en pleine mer, comme pour rester prêt à fuir, etla houle était forte autour de lui.

On m’envoyait en corvée pour le reconnaître,pour l’arraisonner, comme on dit dans notre métier.

« Hale à bord, Goulven !hale ! »

Je levai la tête vers l’homme qui s’appelaitGoulven ; c’était lui qui, du haut du navire équivoque, tenaitl’amarre qu’on venait de me lancer. Et je fus saisi de cettefigure, de ce regard déjà connu ; c’était un autre Yves, moinsjeune, encore plus basané et plus athlétique peut-être, – lestraits plus durs, ayant plus souffert ; – mais il avaittellement ses yeux, son regard, que c’était comme un dédoublementde lui-même qui m’impressionnait.

Quelquefois j’avais pensé, en effet, que nouspourrions le rencontrer, ce frère Goulven, sur quelqu’un de cesbaleiniers que nous trouvions, de loin en loin, dans les mouillagesdu Grand-Océan, et que nous arraisonnions quand ilsavaient mauvais air.

J’allai à lui d’abord, sans m’inquiéter ducapitaine, qui était un énorme Américain, à tête de pirate, avecune longue barbe épaisse comme le goémon. J’entrais là comme enpays conquis, et les convenances m’importaient peu.

« C’est vous, GoulvenKermadec ? »

Et déjà je m’avançais en lui tendant la main,tant j’en étais sûr. Mais lui blanchit sous son hâle brun, etrecula. Il avait peur.

Et, par un mouvement sauvage, je le vis quirassemblait ses poings, raidissait ses muscles, comme pour résisterquand même, dans une lutte désespérée.

Pauvre Goulven ! Cette surprise dem’entendre dire son nom, – et puis mon uniforme, – et les seizematelots armés qui m’accompagnaient ! Il avait cru que jevenais, au nom de la loi française, pour le reprendre, et il étaitcomme Yves, s’exaspérant devant la force.

Il fallut un moment pour l’apprivoiser ;et puis, quand il sut que son petit frère était devenu lemien, et qu’il était là, sur le navire de guerre, il me demandapardon de sa peur avec ce même bon sourire que je connaissais déjàchez Yves.

L’équipage avait singulière mine. Le navirelui-même avait les allures et la tenue d’un bandit. Tout léché,éraillé par la mer, depuis trois ans qu’il errait dans les houlesdu Grand-Océan sans avoir touché aucune terre civilisée, – maissolide encore, et taillé pour la route. Dans ses haubans, depuis lebas jusqu’en haut, à chaque enfléchure, pendaient des fanons debaleine pareils à de longues franges noires ; on eût dit qu’ilavait passé sous l’eau et s’était couvert d’une chevelured’algues.

En dedans, il était chargé des graisses et deshuiles des corps de toutes ces grosses bêtes qu’il avait chassées.Il y en avait pour une fortune, et le capitaine comptait bientôtretourner en Amérique, en Californie, où était son port.

Un équipage mêlé : deux Français, deuxAméricains, trois Espagnols, un Allemand, un mousse indien, et unChinois pour la cuisine. Plus une chola du Pérou, – à deminue comme les hommes, – qui était la femme du capitaine, et quiallaitait un enfant de deux mois conçu et né sur la mer.

Le logement de cette famille, à l’arrière,avait des murailles de chêne épaisses comme des remparts, et desportes bardées de fer. Au dedans, c’était un arsenal de revolvers,et de coups-de-poing, et de casse-tête. Les précautions étaientprises ; on pouvait, en cas de besoin, tenir là un siègecontre tout l’équipage.

D’ailleurs, des papiers en règle. On n’avaitpas hissé de pavillon parce qu’on n’en avait plus ; lescafards avaient mangé le dernier, dont on me fit voir les lambeauxen s’excusant ; il était bien aux couleurs d’Amérique, rayéblanc et rouge, avec le yak étoilé. Rien à dire ;c’était, en somme, correct.

… Goulven me demandait si je connaissaisPlouherzel ; et alors je lui contais que j’avais dormi unenuit sous le toit de sa vieille mère.

« Et vous, dis-je, n’y reviendrez-vousjamais ? »

Il souffrait encore, et très cruellement, à cesouvenir ; je le voyais bien.

« C’est trop tard à présent. Il y auraitma punition à faire à l’état, et je suis marié en Californie, j’aideux enfants à Sacramento.

– Voulez-vous venir avec moi voirYves ?

– Venir avec vous ? »répéta-t-il bas, d’une voix sombre, comme très étonné de ce que jelui proposais. « Venir avec vous ?… mais vous savez bien…que je suis déserteur, moi ? »

À ce moment, il était tellement Yves, il avaitdit cela tellement comme lui, qu’il me fit mal.

Après tout, je comprenais ses craintes d’hommelibre et jaloux de sa liberté ; je respectais ses terreurs dela terre française, – car c’est une terre française que le pontd’un navire de guerre ; – à bord du Primauguet, onétait en droit de le reprendre, c’était la loi.

« Au moins, dis-je, avez-vous envie de levoir ?

– Si j’ai envie de le voir !… monpauvre petit Yves !

– Allons, c’est bien, je vous l’amènerai.Quand il viendra, je vous demande seulement de lui conseillerd’être sage. Vous me comprenez… Goulven ? »

Ce fut lui alors qui me prit la main, et laserra dans les siennes.

LXXXVI

J’avais accepté de dîner le lendemain chez cecapitaine baleinier. Nous nous étions convenus à merveille. Iln’avait rien de la manière des hommes policés, mais il n’étaitnullement banal. Et puis, surtout, c’était le seul moyen pour moid’amener Yves à son bord.

Je m’attendais un peu le lendemain matin, aujour, à trouver le baleinier disparu, envolé pendant la nuit commeun oiseau sauvage. Mais non, on le voyait là-bas à son poste, aularge, avec toutes ses franges noires dans ses haubans, sedétachant sur le grand miroir circulaire des eaux, qui étaient cejour-là immobiles, et lourdes, et polies, comme des couléesd’argent.

C’était sérieux, cette invitation, et onm’attendait. Par précaution, le commandant avait voulu que lescanotiers qui me mèneraient fussent armés et restassent là, tout letemps avec moi. Justement cela tombait à merveille pour Yves, et jele pris comme patron.

LXXXVII

Le capitaine me reçoit à la coupée, en tenueassez correcte de Yankee ; la chola, transformée,porte une robe en soie rose, avec un collier magnifique en perlesdes îles Pomotou ; j’admire combien elle est belle et combiensa taille est parfaite.

Nous voici dans le logis aux étonnantesmurailles bardées de fer. Il y fait sombre et lourd ; mais,par les petites fenêtres épaisses, on voit resplendir des chosesqui semblent enchantées : une mer d’un bleu laiteux et d’unpoli de turquoise, une île lointaine, d’un violet rose d’iris, etde tout petits nuages orangés flottant dans un profond ciel d’orvert.

Après, quand on a détourné ses yeux de cespetites fenêtres ouvertes, de ces contemplations de lumière, onretrouve plus étrange le logis bas, irrégulier sous ses énormessolives, avec son arsenal de revolvers, de coups-de-poing, delanières et de fouets.

On mange à ce dîner des conserves deSan-Francisco, des fruits exquis de l’île Tonga-Tabou, desaiguilles, qui sont de petits poissons fins des merschaudes ; on boit des vins de France, du piscopéruvien et des liqueurs anglaises.

Le Chinois qui nous sert en robe de soie d’unviolet d’évêque, et porte des souliers à hautes semelles de papier.La chola chante une zamacuéca du Chili, enpinçant sur sa diguhela une sorte d’accompagnement quisemble le dandinement monotone d’une mule au trot. Les portes de laforteresse sont grandes ouvertes. Grâce à la présence de mes seizehommes armés, règnent une sécurité, une intimité paisible, qui sontvraiment fort touchantes.

À l’avant, les hommes du Primauguetboivent et chantent avec les baleiniers. C’est fête partout. Et jevois de loin Yves et Goulven, qui ne boivent pas, eux, mais quifont les cent pas en causant. Goulven, le plus grand, a passé sonbras sur les épaules de son frère, qui le tient, lui, autour de lataille ; isolés tous deux au milieu des autres, ils sepromènent en se parlant à voix basse.

Les verres se vident partout dans des toastsbizarres. Le capitaine, qui d’abord ressemblait à la statueimpassible d’un dieu marin ou d’un fleuve, s’anime, rit d’un rirepuissant qui fait trembler tout son corps ; sa bouche s’ouvrecomme celle d’un cétacé, et le voilà qui dit en anglais des chosesétranges, qui s’oublie avec moi dans des confidences à le fairependre ; la conversation tourne en douce causerie depirate…

La chola rentrée dans sa cabine, onfait venir un matelot tatoué, qu’on déshabille au dessert. C’estpour me montrer ce tatouage, qui représente une chasse aurenard.

Cela part du cou : des cavaliers, deschiens, qui galopent, descendent en spirale autour du torse. – Vousne voyez pas encore le renard ? Me demanda le capitaine avecson plus joyeux rire.

Cela va être si drôle, paraît-il, ladécouverte de ce renard, qu’il en est pâmé d’avance. Et il faittourner l’homme, déjà ivre, plusieurs fois sur lui-même pour suivrecette chasse qui descend toujours. Aux environs des reins, cela secorse, et on prévoit que cela va finir.

« Eh ! le voilà, lerenard ! » crie le capitaine à tête de fleuve, au comblede sa gaieté de sauvage, en se renversant, pâmé d’aise et derire.

La bête poursuivie se remisait dans sonterrier ; on n’en voyait que la moitié. Et c’était la grandesurprise finale. On invita ce matelot à toaster avec nous, pour sapeine de s’être fait voir.

Il était temps d’aller prendre sur le pont unpeu d’air pur, l’air frais et délicieux du soir. La mer, toujoursaussi immobile et lourde, luisait au loin, reflétait de dernièreslueurs du côté de l’ouest. Maintenant les hommes dansaient, au sond’une flûte qui jouait un air de gigue.

En dansant, les baleiniers nous jetaient decôté des regards de chats, moitié timidité curieuse, moitié dédainfarouche. Ils avaient de ces jeux de physionomie que les coureursde mer ont gardés de l’homme primitif ; des gestes drôles àpropos de tout, une mimique excessive, comme les animaux à l’étatlibre. Tantôt ils se renversaient en arrière, tout cambrés ;tantôt, à force de souplesse naturelle et par habitude de ruse, ilss’écrasaient, en enflant le dos, comme font les grands félins quandils marchent à la lumière du jour. Et ils tournaient tous, au sonde la petite musique flûtée, du petit turlututu sautillant etenfantin ; très sérieux, faisant les beaux danseurs, avec desposes gracieuses de bras et des ronds de jambes.

Mais Yves et Goulven se promenaient toujoursenlacés. Ils se hâtaient pour tout ce qu’ils avaient encore à sedire, ils pressaient leur entretien dernier et suprême, comprenantque j’allais partir. Ils s’étaient vus une fois, quinze ansauparavant, alors qu’Yves était petit encore, pendant cette journéeque Goulven était venu passer à Plouherzel, en se cachant comme unbanni. Et sans doute ils ne se retrouveraient jamais plus.

On vit tout à coup de ces danseurs qui setenaient par la taille, se jeter à terre, toujours serrés l’un àl’autre, et puis se débattre, râler, pris d’une rage subite ;ils cherchaient à s’enfoncer leur couteau dans la poitrine, et lesang faisait déjà sur les planches ses marques rouges.

Le capitaine à tête de fleuve les sépara enles cinglant tous deux avec une lanière en cuir d’hippopotame.

« No matter, dit-il ;they are drunk ! » (ce n’est rien, ilssont ivres !)

Il était temps de partir. Goulven et Yvess’embrassèrent, et je vis que Goulven pleurait.

Comme nous revenions sur la mer tranquille,les premières étoiles australes s’allumant en haut, Yves me parlaitde son frère :

« Il n’est pas trop heureux. Pourtant ilne gagne pas mal d’argent, et il a une petite maison en Californie,où il espère revenir. Mais voilà, c’est le mal du pays qui letue. »

… Ce capitaine m’avait juré de venir lelendemain avec sa chola dîner à mon bord. Mais, pendant lanuit, le baleinier prit le large, s’évanouit dans l’immensitévide ; nous ne le vîmes plus.

LXXXVIII

« Vous êtes venue toucher votredélègue aussi, Madame Quémeneur ?

– Et vous aussi donc, MadameKerdoncuff ?

– Où est-ce qu’il navigue aussi, votremari, Madame Quémeneur ?

– En Chine, Madame Kerdoncuff, dessus leKerguelen.

– Et le mien aussi donc, MadameQuémeneur ; il navigue là-bas, dessus laVénus. »

C’est dans la rue des Voûtes, à Brest, sous lapluie fine, que cela se chante à deux voix fausses, dans destonalités surprenantes.

Cette rue des Voûtes est toute pleine defemmes qui attendent là depuis le matin, à la porte d’une laidebâtisse en granit : la Caisse des gens de mer. Femmesde Brest, que la pluie ne rebute plus, elles causent aigrement lespieds dans l’eau, pressées contre les murs de la ruelle triste,sous le brouillard gris.

C’est le premier jour du trimestre. Elles fontqueue pour être payées, et il était temps ! L’argent manquaitdans tous ces logis noirs de la grande ville.

Femmes dont les maris naviguent au loin, ellesvont toucher leur délègue (lisez : délégation), lasolde que ces marins leur abandonnent.

Après, elles iront la boire. Il y a, en face,un cabaret qui est venu s’établir là tout exprès. C’est :À la mère de famille, chez Madame Pétavin. Dans Brest, onl’appelle : le cabaret de la délègue. MadameQuémeneur, le visage plat comme un carlin, les mâchoires massives,le ventre en avant, porte un waterproof et un bonnet de tulle noiravec des coques bleues.

Madame Kerdoncuff, malsaine, verdâtre, unaspect de mouche à viande, montre une figure chafouine sous unchapeau orné de deux roses avec leur feuillage.

À mesure que l’heure approche, la foule desivrognesses augmente. La caisse est assiégée, il y a descontestations aux portes. Le guichet va s’ouvrir.

Et Marie, la femme d’Yves, est là aussi, danscette promiscuité immonde, tenant le petit Pierre par la main. Unpeu timide, se sentant triste, ayant une vague frayeur de toutesces femmes, elle laisse passer les plus pressées, et se tientcontre le mur, du côté où la pluie ne donne pas.

« Entrez donc, ma petite dame, au lieu defaire mouiller comme cela ce joli petit garçon. »

C’est Madame Pétavin qui vient d’apparaîtresur sa porte, très souriante :

« Faut-il vous servir quelquechose ? Un peu de doux ?

– Oh ! Merci, madame, je ne boispas », répond Marie, qui, voyant le cabaret encore vide, estentrée tout de même, de peur de faire enrhumer son petit Pierre.« Mais si je vous gêne, madame… »

Assurément non, elle ne gênait pas du toutMadame Pétavin, qui avait l’âme bonne et qui la fit asseoir.

Voici Madame Quémeneur et Madame Kerdoncuff,les premières payées, qui entrent, ferment leur parapluie, etprennent place.

« Madame ! Madame ! Mettez unquart dans deux verres aussi donc ! »

Inutile de dire un quart de quoi : c’estd’eau-de-vie très raide qu’il s’agit.

Ces dames causent :

« Et alors, qu’est-ce qu’il fait votremari sur le Kerguelen, Madame Quémeneur ?

– Il est chef d’hune, MadameKerdoncuff.

– Et le mien aussi donc, il est chefd’hune, Madame Quémeneur ! Eh ! Les femmes de chefpeuvent bien trinquer ensemble… Alors, à la vôtre,Victoire-Yvonne ! »

Ces dames s’appellent déjà par leur petit nom.Les verres se vident.

Marie tourne vers elles son regard clair, lesdévisageant tout à coup avec une grande curiosité, comme on faitpour les bêtes de ménagerie. Et puis elle a envie de s’en aller.Mais, dans la rue, la pluie tombe fort, et, devant la porte de lacaisse, il y a encore bien du monde.

« À la vôtre, Victoire-Yvonne !

– À la vôtre, Françoise ! »

Allons, le litre y passera.

Ces dames se racontent leurs petitesaffaires : C’est dur tout de même pour joindre les deuxbouts ! Mais tant pis ! Le boulanger, lui, d’abord,pourra bien attendre le trimestre prochain. Le boucher, eh bien, onlui donnera un acompte. Aujourd’hui, un jour de paye, comment nepas s’égayer un peu ?

« Moi encore », dit MadameKerdoncuff, avec un sourire de coquetterie plein de sous-entendus,« je ne suis pas trop malheureuse, parce que, voyez-vous, j’aiun vétéran que je loge en garni, qui est quartier-maîtredans le port. »

C’est compris. Même sourire sur le visage deMadame Quémeneur.

« C’est comme moi, j’ai un fourrier… À latienne, Françoise ! (Ces dames se tutoient.) Il est polisson,mon fourrier, si tu savais !… »

Et le chapitre des confidences intimes estouvert.

Marie Kermadec se lève. A-t-elle bienentendu ? Beaucoup de ces mots lui sont inconnus, assurément,mais le sens en est transparent et le geste vient à l’appui. Est-cequ’il y a vraiment des femmes qui peuvent dire des chosespareilles ? Et elle sort, sans se retourner, sans dire merci,rouge, sentant tout le sang qui lui est monté aux joues.

« As-tu vu celle-là, la mouche qui l’apiquée ?

– Dame, vous savez, c’est de lacampagne ; ça porte encore la coiffe de Bannalec, ça n’a pasd’usage.

– À la tienne,Victoire-Yvonne ! »

Le cabaret se remplit. À la porte, lesparapluies se ferment, les vieux waterproofs se secouent ;toutes ces dames entrent, les litres circulent.

Et, au logis, il y a des petits qui piaulentavec des voix de chacal en détresse ; des enfants hâves quicrient le froid ou la faim. – Tant pis, à la tienne, Françoise,c’est jour de paye !

… Quand Marie fut dehors, elle aperçut ungroupe de femmes en grande coiffe qui étaient restées à l’écartpour laisser passer la presse des effrontées ; vite elle vintprendre place parmi elles afin de se retrouver en honnêtecompagnie. Il y avait là de bonnes vieilles mères des villages quiétaient venues pour toucher la délégation de leurs enfants, et quise tenaient sous leur parapluie de coton, avec de ces figuresdignes, pincées, que se font les paysannes à la ville.

En attendant son tour, elle lia connaissanceavec une vieille de Kermézeau qui lui conta l’histoire de son fils,un canonnier de l’Astrée. Il paraît que, dans sa premièrejeunesse, il avait fait des tours comme Yves, et puis il étaitdevenu tout à fait rangé en prenant de l’âge ; il ne fallaitjamais désespérer des marins…

C’est égal, dans son indignation contre cesfemmes de Brest, Marie venait de prendre un grand parti : s’enretourner à Toulven, coûte que coûte, et dès demain si c’étaitpossible.

Aussitôt rentrée au logis, elle se mit àécrire une longue lettre à Yves pour lui motiver sa décision. Ilest vrai, le loyer de Recouvrance courrait encore pendant troismois et la petite maison de Toulven ne serait pas finie delongtemps ; mais elle rattraperait tout cela à force detravail et d’économie ; elle se mettrait à repasser pourle monde, à tuyauter les grandes collerettes du pays, unouvrage difficile, qu’elle savait parfaitement réussir au moyend’un jeu de roseaux très fins.

Ensuite elle raconta dans sa lettre toutes lesnouvelles choses que petit Pierre savait dire et faire ; elley mit, en termes très naïfs, sa grande tendresse pourl’absent ; elle y attacha une mèche de cheveux, coupés sur unecertaine petite tête brune très remuante ; et puis enferma latout dans une enveloppe de papier mince et écrivitdessus :

ÀMonsieur Kermadec, Yves,

chef d’hune à bord du Primauguet dans les mers du sud,

aux soins du consul de France à Panama,

pour envoyer à la suite du navire.

Pauvre petite lettre ! Qui sait ?Elle arrivera peut-être. Ça n’est pas impossible, ça s’est vu. Danscinq mois, dans dix mois, toute salie et couverte de cachetsaméricains ; elle arrivera peut-être fidèlement, pour porter àYves l’amour profond de sa femme et les cheveux bruns de sonfils.

LXXXIX

Mai1882…

Ce soir-là, dans les solitudes australes, levent s’était mis à gémir. Dans tout cet immense mouvant où habitaitle Primauguet, on voyait courir l’une après l’autre leslongues lames bleu sombre. La brise était humide, et donnaitfroid.

En bas, dans le faux pont, Le Hir, l’idiot, sedépêchait, avant la nuit, de coudre un cadavre dans des morceaux detoile grise qui étaient des débris de voiles.

Yves et Barrada, debout, le surveillaient avechorreur. Ils étaient obligés de se tenir tout près de lui, dans unetrès petite chambre mortuaire qu’on avait faite avec d’autresvoiles tendues et dont un canonnier gardait l’entrée, le sabred’abordage au poing.

C’était Barazère qu’on cousait dans ces toilesgrises. Il venait de mourir d’un mal pris jadis à Alger, – une nuitde plaisir… Plusieurs fois on l’avait cru guéri ; mais lepoison incurable restait dans son sang, reparaissait toujours et àla fin l’avait vaincu. Les derniers jours, il était couvert deplaies hideuses, et ses amis ne l’approchaient plus.

C’était Le Hir qui le cousait, tous les autresayant refusé, par peur de son mal. Lui avait accepté à cause dedeux quarts de vin qu’on lui avait promis.

Le roulis le remuait, le gênait dans sabesogne, lui dérangeait son cadavre, et il s’impatientait dansl’attente de ce vin qu’il allait boire. D’abord les pieds ; onlui avait recommandé de les bien serrer, à cause du boulet qu’on yattache pour faire couler le mort. Ensuite il cousait en remontantle long des jambes ; on ne voyait déjà plus le corps,enveloppé dans plusieurs doubles de toile dure ; rien que latête pâle, reposée dans la mort, et restée très belle avec unsourire tranquille. Et puis rudement, par un geste de brute, Le Hirramena dessus un pan de la toile grise, et ce visage fut voilé àjamais.

Il avait de vieux parents, ce Barazère, quil’attendaient dans un village de France.

Quand ce fut fini, Yves et Barrada sortirentde la chambre mortuaire, poussant Le Hir devant eux par lesépaules, afin de le conduire à la poulaine et de lui faire laverles mains avant de le laisser boire.

Ils avaient échangé sans doute leurs idées surla mort, car Barrada en sortant disait avec son accentbordelais :

« Ah ! ouatte ! Les hommes,vois-tu, c’est comme le bêtes : on en fait d’autres, mais ceuxqui sont crevés… »

Et il finit par cette espèce de rire à lui,qui sonnait creux et profond comme un rugissement.

Dans sa bouche, ce n’était pas une phraseimpie ; seulement il ne savait pas mieux dire.

Ils avaient même le cœur très serré tous lesdeux, ils regrettaient Barazère. À présent, ce mal qui leur avaitfait peur était enfermé, oublié ; dans leur souvenir, celuiqui était mort se dégageait de cette impureté finale,s’ennoblissait tout à coup ; et ils le revoyaient comme autemps de sa force, ils s’attendrissaient en pensant à lui.

XC

Ily a rien d’faraud

Comme un matelot

Qu’a lavé sa peau

Dans cinq ou six eaux…

Le lendemain matin, au lever du soleil. Labrise était restée fraîche et vive. Le Primauguet filaittrès vite et se secouait dans sa course, avec ce déhanchementsouple et vigoureux des grands coureurs. Sur l’avant du navire, leshommes de la bordée de quart faisaient en chantant leur premièretoilette. Nus, semblables à des antiques avec leurs bras forts, ilsse lavaient à grande eau froide ; ils plongeaient de la têteet des épaules dans les bailles, couvraient leur poitrine d’unemousse blanche de savon, et puis s’associaient deux à deux,naïvement, pour se mieux frotter le dos.

Tout à coup ils se rappelèrent le mort, etleur chanson gaie s’arrêta. D’ailleurs, ils venaient de voir leshommes de l’autre bordée qui montaient au commandement del’officier de quart, et se rangeaient en ordre sur l’arrière, commepour les inspections. Ils devinaient pourquoi et ils s’approchèrenttous.

Une grande planche toute neuve était posée entravers sur les bastingages, débordant, faisant bascule au-dessusde la mer ; et on venait d’apporter d’en bas une chosesinistre qui semblait très lourde, une gaine de toile grise quiaccusait une forme humaine…

Quand Barazère fut couché sur la grandeplanche neuve, en porte-à-faux au-dessus des lames pleines d’écume,tous les bonnets des marins s’abaissèrent pour un salutsuprême ; un timonier récita une prière, des mains firent dessignes de croix, – et puis, à mon commandement, la planche basculaet on entendit le bruit sourd d’un grand remous dans les eaux.

Le Primauguet continuait de courir,et le corps de Barazère était tombé dans ce gouffre, immense enprofondeur et en étendue, qui est le Grand-Océan.

Alors, tout bas, comme un reproche, je répétaià Yves qui était près de moi, la phrase de la veille :

« Les hommes, c’est comme lesbêtes : on en fait d’autres, mais…

– Oh ! répondit-il, ce n’est pas moiqui ai dit cela ; c’est lui. » (Lui –c’est-à-dire Barrada, – l’entendit et tourna la tête vers nous. Ilpleurait à chaudes larmes.)

Cependant on regardait derrière avecinquiétude, dans le sillage : c’est qu’il arrive, quand lerequin est là, qu’une tache de sang remonte à la surface de lamer.

Mais non, rien ne reparut ; il étaitdescendu en paix dans les profondeurs d’en dessous.

Descente infinie, d’abord rapide comme unechute ; puis lente, lente, alanguie peu à peu dans les couchesde plus en plus denses. Mystérieux voyage de plusieurs lieues dansdes abîmes inconnus ; où le soleil qui s’obscurcit paraîtsemblable à une lune blême, puis verdit, tremble, s’efface. Etalors l’obscurité éternelle commence ; les eaux montent,montent, s’entassent au-dessus de la tête du voyageur mort commeune marée de déluge qui s’élèverait jusqu’aux astres.

Mais, en bas, le cadavre tombé a perdu sonhorreur ; la matière n’est jamais immonde d’une façon absolue.Dans l’obscurité, les bêtes invisibles des eaux profondes vontvenir l’entourer ; les madrépores mystérieux vont pousser surlui leurs branches, le manger très lentement avec les mille petitesbouches de leurs fleurs vivantes.

Cette sépulture des marins n’est plus violablepar aucune main humaine. Celui qui est descendu dormir si bas estplus mort qu’aucun autre mort ; jamais rien de lui neremontera ; jamais il ne se mêlera plus à cette vieillepoussière d’hommes qui, à la surface, se cherche et se recombinetoujours dans un éternel effort pour revivre. Il appartient à lavie d’en dessous ; il va passer dans les plantes de pierre quin’ont pas de couleur, dans les bêtes lentes qui sont sans forme etsans yeux…

XCI

Le soir de l’immersion de Barazère, Yves avaitamené son ami Jean Barrada dans ma chambre avec lui. Ils restaientmaintenant les derniers de toute l’ancienne bande : Kerboul,Le Hello, dormaient depuis longtemps au fond de la mer, descendus,eux aussi, en pleine jeunesse ; les autres, partis pournaviguer au commerce, ou rentrés dans leurs villages ; tousdispersés.

C’étaient de très anciens amis, Yves et ceBarrada. À terre, quand ils étaient réunis, ils ne faisait pas bonse mettre en travers de leurs fantaisies.

Je les vois encore tous deux assis devant moi,de moitié sur la même chaise à cause de l’exiguïté du logis, setenant d’une main par habitude de rouler, et me regardantavec leurs yeux attentifs. C’est que j’essayais de leur démontrerce soir-là que les hommes ce n’était pas comme les bêtes,de leur parler du mystérieux après… Et eux, ayant cette mort toutefraîche dans la mémoire, m’écoutaient surpris, captivés, au milieude cette tranquillité très particulière des soirs où la mer secalme, tranquillité qui prédispose à comprendrel’incompréhensible.

Vieux raisonnements ressassés d’école que jeleur développais et qui pouvaient impressionner encore leurs têtesjeunes… C’était peut-être très bête, ce cours d’immortalité ;mais cela ne leur faisait aucun mal, au contraire.

XCII

Ces mers où se tenait le Primauguetétaient presque toujours du même bleu de lapis ; c’était larégion des alizés et du beau temps qui ne finit pas.

Quelquefois, pour aller d’un groupe d’îles àun autre, il nous fallait franchir l’équateur, passer par lesgrandes immobilités, les splendeurs mornes.

Et, après, quand l’alizé vivifiant reprenaitdans un hémisphère ou dans l’autre, quand le Primauguetréveillé se remettait à courir, alors on sentait mieux, parcontraste, le charme d’aller vite, le charme d’être sur cettegrande chose inclinée, frémissante, qui semblait vivre et qui vousobéissait, alerte et souple, en filant toujours.

Quand nous courions vers l’est, c’était auplus près du vent, dans ces régions d’alizés ; alors lePrimauguet se lançait contre les lames régulières etmoutonnées des tropiques pendant des jours entiers, sans se lasser,avec les mêmes petits trémoussements joyeux de poisson qui s’amuse.Ensuite, quand nous revenions sur nos pas, vent arrière, toutcouverts de voiles, déployant toute notre large envergure blanche,notre marche, toujours aussi rapide, devenait si facile, siglissante, que nous ne nous sentions plus filer ; nous étionscomme soulevés par une espèce de vol, et notre allure était commeun planement d’oiseau.

Pour les matelots, les jours continuaient à seressembler beaucoup.

Chaque matin, c’était d’abord un délire depropreté qui les prenait dès le branle-bas. À peine réveillés, onles voyait sauter, courir pour commencer au plus vite le grandlavage. Tout nus, avec un bonnet à pompon, ou bien habillés d’untricot de combat (qui est une petite pièce tricotée pourle cou, à peu près comme une bavette de nouveau-né), ils sedépêchaient de tout inonder. Des jets de pompe, des seaux d’eaulancés à tour de bras. Ils se dépêchaient, s’en jetant dans lesjambes, dans le dos, tout éclaboussés, tout ruisselants, chaviranttout pour tout laver ; ensuite, usant le pont, déjà trèsblanc, avec du sable, des frottes, des grattes, pour le blanchirencore.

On les interrompait pour les envoyer sur lesvergues faire quelque manœuvre du matin, larguer le ris de chasseou rectifier la voilure ; alors ils se vêtaient à la hâte, parconvenance, avant de monter, et exécutaient vite cette manœuvrecommandée, pressés de revenir en bas s’amuser dans l’eau.

À ce métier, les bras se faisaient forts etles poitrines bombées ; il arrivait même que les pieds, parhabitude de grimper nus, devenaient un peu prenants, comme ceux dessinges.

Vers huit heures, ce lavage devait finir, à uncertain roulement de tambour. Alors, pendant que l’ardent soleilséchait très vite toutes ces choses qu’ils avaient mouillées, euxcommençaient à fourbir ; les cuivres, les ferrures, même lessimples boucles, devaient briller clair comme des miroirs. Chacunse mettait à la petite poulie, au petit objet, dont la toilette luiétait particulièrement confiée, et le polissait avec sollicitude,se reculant de temps en temps d’un air entendu pour voir si çareluisait, si ça faisait bien. Et, autour de ces grands enfants, lemonde, c’était toujours et toujours le cercle bleu, l’inexorablecercle bleu, la solitude resplendissante, profonde, qui nefinissait pas, où rien ne changeait et où rien ne passait.

Rien ne passait que les bandes étourdies despoissons-volants aux allures de flèche, si rapides qu’onn’apercevait que des luisants d’ailes, et c’était tout. Il y enavait de plusieurs sortes : d’abord les gros, qui étaientcouleur d’acier bleui, et puis de plus petits et de plus rares quisemblaient avoir des nuances de mauve et de pivoine ; on étaitsurpris par leur vol rose, et, quand on voulait les regarder,c’était trop tard ; un petit coin de l’eau crépitait encore etétincelait de soleil comme sous une grêle de balles ; c’étaitlà qu’ils avaient fait leur plongeon, mais ils n’y étaientplus.

Quelquefois une frégate – grand oiseaumystérieux qui est toujours seul – traversait à une excessivehauteur les espaces de l’air, filant droit avec ses ailes minces etsa queue en ciseaux, se hâtant comme si elle avait un but. Alorsles matelots se montraient le voyageur étrange, le suivaient desyeux tant qu’il restait visible, et son passage était consigné surle journal du bord.

Mais des navires, jamais ; elles sonttrop grandes, ces mers australes ; on ne s’y rencontrepas.

Une fois, on avait trouvé une petite îleocéanienne entourée d’une blanche ceinture de corail. Des femmesqui habitaient là s’étaient approchées dans des pirogues, et lecommandant les avait laissées monter à bord, devinant pourquoielles étaient venues. Elles avaient toutes des tailles admirables,des yeux très sauvages à peine ouverts entre des cils troplourds ; des dents très blanches, que leur rire montraitjusqu’au fond. Sur leur peau, couleur de cuivre rouge, destatouages très compliqués ressemblaient à des réseaux de dentellesbleues.

Leur passage avait rompu pour un jour cettecontinence que les matelots gardaient. Et puis l’île, à peineentrevue, s’était enfuie avec sa plage blanche et ses palmesvertes, toute petite au milieu du grand désert des eaux, et on n’yavait plus pensé.

On ne s’ennuyait pas du tout à bord. Lesjournées étaient très suffisamment remplies par des travaux ou desdistractions.

À certaines heures, à certains jours fixésd’avance, par le tableau du service à la mer, onpermettait aux matelots d’ouvrir les sacs de toile où leurstrousseaux étaient renfermés (cela s’appelait : aller auxsacs). Alors ils étalaient toutes leurs petites affaires, quiétaient pliées là dedans avec un soin comique et le pont duPrimauguet ressemblait tout à coup à un bazar. Ilsouvraient leurs boîtes à coudre, disposaient des petites piècestrès artistement taillées pour réparer leurs vêtements, que le jeucontinuel et la force des muscles usaient vite ; il y avaitdes marins qui se mettaient nus pour raccommoder gravement leurchemise ; d’autres, qui repassaient leurs grands cols par desprocédés extraordinaires (en se tenant longtemps assisdessus) ; d’autres, qui prenaient dans leur boîte à écrire depauvres petits papiers jaunis, fanés, portant les timbres dedifférents recoins perdus du pays breton ou du pays basque, et semettaient à lire : c’étaient des lettres des mères, des sœurs,des fiancées, qui habitaient dans les villages de là-bas.

Et ensuite, à un coup de sifflet roulé, trèsspécial, qui signifiait : « Ramassez lessacs ! » tout cela disparaissait comme par enchantement,replié, resserré, redescendu à fond de cale, dans les casiersnumérotés que les terribles sergents d’armes venaient fermer avecdes chaînettes de fer.

En les regardant, on aurait pu se tromper àleurs airs patients et sages, si on ne les eût pas mieuxconnus ; en les voyant si absorbés dans ces occupations depetites filles, dans ces déballages de poupées, impossible des’imaginer de quoi ces mêmes jeunes hommes pouvaient redevenircapables une fois lâchés sur terre.

Il n’y avait qu’une heure de mélancolieinévitable, c’était quand la prière du soir venait d’être dite,quand les signes de croix des Bretons venaient de finir et que lesoleil était couché ; à cette heure-là, assurément, beaucoupd’entre eux songeaient au pays.

Même dans ces régions d’admirable lumière, ily a toujours cette heure indécise entre le jour et la nuit, qui esttriste. On voyait à cet instant-là des têtes de matelots se tournerinvolontairement vers cette dernière bande de lumière quipersistait du côté du couchant, très bas, à toucher la ligne deseaux.

Une bande nuancée toujours : surl’horizon, c’était d’abord du rouge sombre, un peu d’orangéau-dessus, un peu de vert pâle, une traînée de phosphore, et puiscela se fondait en montant avec les gris éteints, avec les nuancesd’ombre et d’obscurité. De derniers reflets d’un jaune tristerestaient sur la mer, qui luisait encore çà et là avant de prendreses tons neutres de la nuit ; ce dernier regard oblique dujour, jeté sur les profondeurs désertes, avait quelque chose d’unpeu sinistre, et on s’inquiétait malgré soi de l’immensité deseaux. C’était l’heure des révoltes intimes et des serrements decœur. C’était l’heure où les matelots avaient la notion vague queleur vie était étrange et contre nature, où ils songeaient à leurjeunesse séquestrée et perdue. Quelque lointaine image de femmepassait devant leurs yeux, entourée d’un charme alanguissant, d’unedouceur délicieuse. Ou bien ils faisaient, avec un trouble subit deleurs sens, le rêve de quelque fête insensée de luxure et d’alcoolpour se rattraper et s’étourdir, la prochaine fois qu’on lesdéchaînerait à terre…

Mais, après, venait la vraie nuit, tiède,pleine d’étoiles, et l’impression passagère était oubliée ;les matelots venaient tous s’asseoir ou s’étendre à l’avant dunavire et commençaient à chanter.

Il y avait des gabiers qui savaient de longueschansons très jolies, dont les refrains se reprenaient en chœur.Les voix étaient belles et vibrantes dans les silences sonores deces nuits.

Il y avait aussi un vieux maître qui contaittoujours à un petit cercle attentif d’interminableshistoires ; c’étaient des aventures très certainement arrivéesautrefois à de beaux gabiers, que des princesses amoureuses avaientemmenés dans des châteaux.

Il courait toujours, le Primauguet,traçant derrière lui, dans l’obscurité, une vague traînée blanchequi s’effaçait à mesure, comme une queue de météore. Il couraittoutes les nuits, sans se reposer ni dormir ; seulement sesgrandes ailes perdaient le soir leur blancheur de goéland, et, surles lueurs diffuses du ciel, on les voyait tout à coup découper, enombres chinoises, des pointes et des échancrures dechauve-souris.

Mais il avait beau courir, il était toujoursau milieu du même grand cercle qui semblait éternellement sereformer, s’étendre et le suivre.

Quelquefois ce cercle était noir et dessinaitnettement partout sa ligne inexorable qui s’arrêtait aux premièresétoiles du ciel, ou bien l’immense contour était adouci par desvapeurs qui fondaient tout ensemble ; alors on se figuraitcourir dans une espèce de globe d’un bleu gris, très étoilé, donton s’étonnait de ne jamais rencontrer les parois fuyantes.

L’étendue était remplie des bruits légers del’eau, l’étendue était toujours bruissante à l’infini, mais d’unemanière contenue et presque silencieuse ; elle rendait un sonpuissant et insaisissable, comme ferait un orchestre de milliers decordes que les archets frôleraient à peine et avec grandmystère.

Par instants, les étoiles australes semettaient à briller d’éclats très surprenants ; les grandesnébuleuses étincelaient comme une poussière de nacre, toutes lesteintes de la nuit semblaient s’éclairer, par transparence, delumières étranges, on se serait cru à ces moments des féeries oùtout s’illumine pour quelque immense apothéose ; et on sedisait : pourquoi est-ce que les choses resplendissent decette manière, qu’est-ce qui va se passer, qu’est-ce qu’il ya ?… Eh ! Bien non, il n’y avait rien, jamais ;c’était simplement la région des tropiques qui était ainsi. Il n’yavait rien que les mers désertes, et toujours l’étendue circulaire,absolument vide…

Ces nuits étaient bien d’exquises nuits d’été,douces, douces, plus que nos plus douces nuits de juin. Et ellestroublaient un peu tous ces hommes dont les aînés n’avaient pastrente ans…

Ces obscurités tièdes apportaient des idéesd’amour dont on n’aurait pas voulu. On se voyait près de s’amollirencore dans des rêves troublants ; on sentait le besoind’ouvrir ses bras à quelque forme humaine très désirée, del’étreindre avec une tendresse fraîche et rude, infinie. Mais non,personne, rien… Il fallait se raidir, rester seul, se retourner surles planches dures de ce pont de bois, puis penser à autre chose,se remettre à chanter… Et alors les belles chansons, gaies outristes, vibraient plus fort, dans le vide de la mer.

Pourtant, on était bien sur ce gaillardd’avant pendant ces veillées du large ; on y recevait enpleine poitrine les souffles frais de la nuit, les brises viergesqui n’avaient jamais passé sur terre, qui n’apportaient aucuneffluve vivant, qui n’avaient aucune senteur. Quand on était étendulà, on perdait peu à peu la notion de tout, excepté de la vitesse,qui est toujours une chose amusante, même quand on n’a pas de butet qu’on ne sait pas où l’on va.

Ils n’avaient pas de but, les matelots, et ilsne savaient pas où ils allaient. À quoi bon d’ailleurs, puisqu’onne leur permettait nulle part de mettre les pieds sur terre ?Ils ignoraient la direction de cette course rapide et l’infinieprofondeur des solitudes où ils étaient ; mais cela lesamusait d’aller droit devant eux, dans l’obscurité bleuâtre, trèsvite, et de se sentir filer. En chantant leurs chansons du soir,ils regardaient ce beaupré, toujours lancé en avant, avec ses deuxpetites cornes et sa tournure d’arbalète tendue, qui sautillait surla mer, qui effleurait l’eau bruissante à la façon très légère d’unpoisson-volant.

XCIII

Sur ce Primauguet, mon cher Yvesétait sans reproche, comme il nous l’avait promis. Les officiers letraitaient avec des égards un peu particuliers à cause de sa tenue,de sa manière d’être, qui n’étaient déjà plus celles de tous lesautres. Et il restait, malgré tout, au premier rang de cette rudebande dont le maître d’équipage disait avec orgueil :

« Ça, c’est moitié requin ; ça n’apas peur. »

Il avait repris son habitude d’autrefoisd’arriver le soir, à petits pas de chat, dans ma chambre, auxheures où je la lui abandonnais. Il s’installait à lire mes livresou mes papiers, sachant bien qu’il avait permission de toutregarder ; il apprenait à comprendre les cartes marines,s’amusait à y marquer des points et à y mesurer des distances. Trèssouvent, il écrivait à sa femme, et il arrivait que ses petiteslettres, interrompues par la manœuvre, restaient à courir parmi lesmiennes. J’en trouvai une un jour qui était destinée sans doute àpartir sous double enveloppe, et sur laquelle il avait mis cetteadresse drôle :

ÀMadame Marie Kermadec,

Chez ses parents, à Trémeulé en Toulven, pays de Bretagne,

commune des loups, paroisse des écureuils, à droite,

sous le plus gros chêne.

On avait peine à se représenter ce grand Yvesécrivant de ces choses de petit enfant.

C’était sa première longue absence depuis sonmariage. De loin, il se mettait à songer beaucoup à cette jeunefemme qui avait déjà tant souffert par lui, et qui l’avait tantaimé ; maintenant elle lui apparaissait, au fond de celointain, sous un aspect nouveau.

XCIV

En juillet, – le mauvais mois de l’hiveraustral, – nous sortîmes de la région des alizés pour redescendrejusqu’à Valparaiso.

Là, je dus quitter le Primauguet etm’embarquer sur un grand vaisseau à voiles qui rentrait à Brestaprès son tour du monde.

Il s’appelait le Navarin ; on yembarqua aussi tous les hommes de notre bord qui avaient fini leurtemps de service : entre autres, Barrada, qui s’en allait àBordeaux, avec sa ceinture garnie d’or, épouser sa petite fiancéeespagnole.

Très brusquement, comme toujours, je dis adieuà Yves, le recommandant encore une fois à tous, et je partis pourla France par la grande route du cap Horn.

XCV

20octobre 1882.

Je me souviens de ce jour passé en Bretagne.Nous trois, courant sous le ciel gris, dans ces bois de Toulven,Marie, Anne et moi.

Ma tête encore toute pleine de soleil et demer bleue, et cette Bretagne revue tout à coup et si vite pourquelques heures, absolument comme dans les rêves que nous enfaisions à la mer… Il me semblait comprendre son charme pour lapremière fois.

Et Yves resté là-bas, lui, dans leGrand-Océan.

Le sentir si loin, et me retrouver seul dansces sentiers de Toulven !

Nous courions comme des fous tous les troisdans les chemins verts, sous le ciel gris, elles avec leurs grandescoiffes au vent. La nuit allait bientôt venir, et c’était pourfaire pendant cette dernière heure de jour la moisson de fougèreset de bruyères bretonnes que je devais, le lendemain matin,emporter avec moi à Paris. Oh ! ces départs, toujours rapides,changeant tout, jetant leur tristesse sur les choses qu’on vaquitter, et nous lançant après dans l’inconnu !

Cette fois encore, c’était la grandemélancolie de l’arrière automne : l’air resté tiède, laverdure admirable, presque l’intensité de vert des tropiques, maistoujours ce ciel breton tout gris et sombre, et déjà des senteursde feuilles mortes et d’hiver…

Nous avions laissé petit Pierre à la maisonpour courir plus vite. En route, nous cueillions les dernièresdigitales, les derniers silènes roses, les dernièresscabieuses.

Dans les chemins creux, dans la nuit verte,nous rencontrions les vieillards à longue chevelure, les femmes aucorselet de drap brodé de rangées d’yeux.

Il y avait des carrefours mystérieux au milieude ces bois. Au loin, on voyait les collines boisées s’étager enlignes monotones, toujours cet horizon sans âge du pays de Toulven,ce même horizon que les Celtes devaient voir, les derniers plans dela vue se perdant dans les obscurités grises, dans les tonsbleuâtres qui passaient au noir.

Oh ! mon cher petit Pierre, comme jel’avais embrassé fort en arrivant sur cette route de Toulven !De très loin, j’avais vu venir ce petit bonhomme, que je nereconnaissais pas, et qui courait à ma rencontre en sautant commeun cabri. On lui avait dit : « C’est ton parrain quiarrive là-bas », et alors il avait pris sa course. Il étaitgrandi et embelli, avec un certain air plus entreprenant et plustapageur.

Ce fut à ce voyage que je vis pour la premièreet la dernière fois la petite Yvonne, une fille d’Yves qui étaitnée après notre départ, et qui ne fit sur la terre qu’une courteapparition de quelques mois. Elle était toute pareille à lui ;mêmes yeux, même regard. Étrange ressemblance que celle d’une sipetite créature avec un homme.

Un jour, elle s’en retourna dans les régionsmystérieuses d’où elle était venue, rappelée tout à coup par unemaladie d’enfant, à laquelle ni la vieille sage-femme ni la grandepenseuse de Toulven n’avaient rien compris. Et onl’emporta là-bas au pied de l’église, ses yeux semblables à ceuxd’Yves fermés pour jamais.

Dans ces bois, nous avions passé nos deuxheures de jour. Après souper seulement, nous étions allés, Marie etmoi, voir au clair de lune où en était leur nouveau logis.

À la place du champ d’avoine que nous avionsmesuré en juin de l’année précédente s’élevaient maintenant lesquatre murailles de la maison d’Yves ; elle n’avait encore niauvent, ni plancher, ni toiture, et, au clair de lune, elleressemblait à une ruine.

Nous nous assîmes au milieu, sur des pierres,nous trouvant seuls tous deux pour la première fois.

C’est d’Yves que nous parlions, cela va biensans dire. Elle m’interrogeait anxieusement sur lui, sur sonavenir, pensant que je connaissais plus profondément qu’elle cemari qu’elle adorait avec une espèce de crainte, sans lecomprendre. Et moi, je la rassurais, car j’espérais beaucoup :le forban avait pour lui son bon et brave cœur ; alors, en leprenant par là, nous devions à la fin réussir.

Anne apparut tout à coup, venue sans bruitpour écouter, et nous fit peur :

« Oh ! Marie, dit-elle, change deplace bien vite ; si tu voyais derrière toi comme c’estvilain, ton ombre ! »

En effet, nous n’y avions pas pris garde. Satête seule éclairée par la lune, avec les ailes de sa coiffe quiremuaient au vent, donnait derrière elle, sur le mur tout neuf,l’image d’une chauve-souris très grande et très laide. C’est assezpour nous porter malheur.

Dans Toulven, les binious sonnaient. Pourrentrer à l’auberge, où elles venaient toutes deux me reconduire,il nous fallut traverser une fête inattendue, éclairée par la lune.C’était une noce de riches et on dansait en plein air, sur laplace. Je m’arrêtai, avec Anne et Marie, pour regarder la longuechaîne de la gavotte tournoyer et courir, menée par la voix aigredes cornemuses. La belle lune rendait plus blanches les coiffes desfemmes, qui passaient devant nous comme envolées dans le vent et lavitesse ; on voyait sur la poitrine des hommes brillerrapidement les gorgerins brodés, les paillettes d’argent.

À l’autre bout de Toulven, encore du monde.Cela ne semblait pas naturel, cette animation dans le village, lanuit. Encore des coiffes qui couraient, qui se pressaient pourmieux voir. C’était une bande de pèlerins qui revenaient de Lourdeset faisaient leur entrée en chantant des cantiques.

« Il y a eu deux miracles,monsieur ; on l’a su ce soir par le télégraphe. »

Je me retournai et vis Pierre Kerbras, lefiancé d’Anne, qui me donnait ce renseignement.

Les pèlerins passèrent, ayant au cou leursgrands chapelets ; derrière, il y avait deux vieilles femmesinfirmes qui n’avaient pas été guéries, elles, et que des jeuneshommes rapportaient dans leurs bras.

Le lendemain matin, le vieux Corentin, Anne etle petit Pierre, en habits de dimanche, vinrent me reconduire dansle char à bancs de Pierre Kerbras, jusqu’à la station deBannalec.

Dans le compartiment où je montai, deuxvieilles dames anglaises étaient déjà installées.

On me fit passer petit Pierre, sa bonne figurecouleur de pêche dorée, à embrasser par la portière, et lui éclatade rire en apercevant un petit chien bull que les ladiesportaient dans leur sac de voyage armorié. Il avait pourtant duchagrin parce que je m’en allais ; mais ce petit chien dans cesac, il le trouvait si drôle, qu’il n’en pouvait plus revenir. Etles vieilles ladies souriaient aussi, disant que petit Pierre étaita very beautiful baby.

Et puis ce fut fini de la Bretagne pourlongtemps ; j’y avais passé vingt heures, et, le lendemainmatin, elle était déjà bien loin de moi…

XCVI LETTRE D’YVES

« Melbourne, septembre 1882.

» Cher frère,

» Je vous fais savoir notre arrivée enAustralie ; nous avons eu une traversée tout à fait belle etnous devons repartir demain pour le Japon ; car vous savez quenous avons reçu l’ordre de faire un petit tour dans ce pays-là.

» J’ai trouvé ici deux lettres de vous etaussi deux de ma femme ; mais j’ai bien hâte de lire celle quevous m’écrirez quand vous aurez passé par Toulven.

» Cher frère, votre remplaçant à bord est toutà fait comme vous ; il est très bon avec les marins. Tantqu’au remplaçant de M. Plumkett, il est assez dur, mais pas àmon égard, au contraire. M. Plumkett m’avait dit qu’ilm’aurait recommandé à lui en partant, et c’est une chose que jecroirais assez. Les autres et le major sont toujours de même ;ils me parlent souvent de vous et me demandent de vosnouvelles.

» Le commandant m’a donné à faire le servicede second-maître depuis que nous avons jeté à l’eau le pauvreMarsano, le Niçois, qu’on a trouvé tué un matin dans son hamac enfaisant le branle-bas. Et j’aime beaucoup ce service-là.

» Cher frère, on a envoyé deux fois les marinsse promener à terre, à San-Francisco, et vous pensez, sans vous, jen’ai pas seulement voulu donner mon nom pour descendre avec eux.Même je vous dirai que les gabiers ont fait une grandebaroufe, la seconde nuit, contre des Allemands, et il y aeu du mal avec les couteaux.

» J’ai aussi à vous dire, cher frère, qu’onn’a pas encore ôté votre carte de dessus la porte de votre chambre,et je pense qu’on l’oubliera tout à fait à présent. Alors, le soir,je fais mon tour par le faux-pont arrière pour passer devant.

» L’année prochaine, quand nous reviendrons,j’ai espoir d’avoir une bonne permission pour aller voir ma femmeet mon petit Pierre, et ma petite fille ; mais ce seratoujours bien court, et certainement je ne serai jamais tranquilleavant d’avoir ma retraite. D’un autre côté, quand je serai d’âge àlaisser les cols bleus, mon petit Pierre sera près de partir pourle service, lui, à son tour, ou bien il y aura peut-être une placepour moi là-bas, du côté de l’étang, vers l’église : voussavez quelle place je veux dire.

» Cher frère, vous croyez que je prends desmanières comme vous ? Mais non, je vous assure, je pense commej’ai toujours pensé.

» Pour les têtes de coco, je croisbien qu’elles sont perdues, car nous ne passerons pas enCalédonie ; mais enfin plus tard, je pourrai peut-être yrevenir et en acheter. Si vous passiez par le golfe Juan, vous meferiez bien plaisir d’aller à Vallauris prendre pour moi deux deces flambeaux, comme ils en font dans ce pays, et qui ont des têtesde perruches de France. Ça m’amuserait beaucoup d’enmettre comme ceux-là chez moi. J’ai bien hâte, frère, d’installerma petite maison.

» Parmi toute espèce de choses qui me rendenttriste quand je me réveille, ce qui me fait le plus de peine, c’estque ma mère ne veut plus du tout venir demeurer en Toulven. Il mesemble que, si je pouvais avoir une permission pour aller lachercher, avec moi, pour sûr, elle viendrait. Mais, d’un autrecôté, alors, je n’aurais plus personne à Plouherzel, c’est tout àfait notre pays, vous savez bien. Si je pouvais croire ce que vousm’avez dit souvent au sujet de revivre après qu’on est mort, il estsûr que je me trouverais encore assez heureux. Mais, tenez, je voisbien que, vous-même, vous n’y croyez pas beaucoup. Pourtant jetrouve très drôle que j’aie peur des revenants, et je croiraisassez, frère, que vous en avez peur aussi.

» Je vous demande bien pardon de la feuillesale que je vous envoie, mais ce n’est pas tout à fait moi lacause ; vous comprenez, je n’ai plus votre bureau à présentpour faire mes lettres dessus comme un officier. Je vous écrivaisassez tranquille à la fin de mon quart de nuit sur les caissons del’avant, et alors l’idiot de Le Hir m’a chaviré ma bougie. Je n’aipas le temps de faire ma petite écriture à ma façon comme je faisquelquefois, vous savez, celle que vous trouvez jolie. J’écris àcourir, et je vous demande bien pardon.

« Nous partons demain matin, dès le jour,pour ces pays du Japon ; mais je vous ferai parvenir ma lettrepar le pilote qui viendra nous mettre dehors. Je termine en vousembrassant bien des fois de tout mon cœur.

» Votre frère,

»Yves Kermadec.

» Cher frère, je ne puis dire combien je vousaime.

»Yves. »

XCVII

Décembre 1882.

… Je passais sur les quais de Bordeaux.Quelqu’un de fort bien mis vint à moi, le chapeau bas et la maintendue : Barrada ! – Barrada transformé, ayant coupé sabarbe noire, et quitté ses trente et un ans, sans doute en mêmetemps que ses cols bleus ; les joues soigneusement rasées, lamoustache naissante, l’air d’un jeune amoureux de vingt ans.

Toujours aussi parfaitement beau et noble delignes mais la figure meilleure et plus douce, comme éclaircie parune joie profonde.

Il venait d’épouser enfin sa petite fiancéed’Espagne ; l’or de sa ceinture avait monté leur ménage, et ils’était fait arrimeur de navires, un métier très lucratif,paraît-il, où il utilisait à merveille sa grande force et soninstinct du débrouillage. Il fallut lui promettre parserment qu’au retour du Primauguet, je passerais parBordeaux avec Yves pour venir le voir.

Il était heureux, celui-là !

Et la fin de ce rouleur de mer me donnait àréfléchir. Je me demandais si mon pauvre Yves, qui, avec un cœuraussi bon, avait assurément beaucoup moins forfait aux loishonnêtes, ne pouvait pas, lui aussi, finir un jour par un peu debonheur…

XCVIII

Télégramme. – « Toulon, 3 avril1883. – À Yves Kermadec, à bord du Primauguet. –Brest.

» Tu es nommé second-maître.

» Je t’embrasse,

»Pierre. »

 

C’était sa joyeuse bienvenue, sa fêted’arrivée ; car, depuis vingt-quatre heures seulement, lePrimauguet, revenu de sa promenade lointaine dans leGrand-Océan, avait mouillé dans les eaux de France.

Et ces galons d’or que j’envoyais à Yves parle télégraphe, il ne les arrosa pas, comme il avait faitjadis de ses galons de laine. – Non, les temps étaientchangés ; il se sauva dans le faux-pont, dans un coin où setrouvaient son sac et son armoire et qu’il considérait comme sonchez lui ; vite, il descendit là, pour être tout seul àenvisager cette joie qui lui arrivait, à relire ce bienheureuxpetit papier bleu qui lui ouvrait toute une ère nouvelle.

C’était si beau, si inattendu, après samauvaise conduite passée !

J’avais été à Paris demander cette faveur,intriguer beaucoup pour mon frère d’adoption, en me portant garantde sa conduite à venir. Une femme de cœur avait bien voulu employerà ma cause son influence très puissante, et alors la promotiond’Yves avait été enlevée d’assaut, bien qu’elle fût difficile.

Et Yves n’en finissait plus de regarder sonbonheur sous toutes ses faces… D’abord, au lieu d’avoir à demanderune permission courte, qu’on lui eût peut-être beaucoup marchandée,– avec ses galons d’or il allait partir de droit pourToulven ; on allait l’envoyer en disponibilitépendant trois mois au moins, quatre peut-être ; il aurait toutl’été à passer là, avec sa femme et son fils, dans la petite maisonqui était finie et où on l’attendait justement pour tout installer…Et puis ils allaient se trouver très riches, ce qui ne gâteraitrien…

Non, jamais dans sa vie de pauvre errant,toujours à la peine, – jamais il n’avait eu une heure si belle, unejoie si profonde que celle que son frère Pierre venait de luienvoyer par le télégraphe…

XCIX

Quand les vents me ramènent en Bretagne, c’estaux derniers jours de mai, au plus beau du printemps breton.

Il y a déjà six semaines qu’Yves est dans sapetite maison de Toulven, arrangeant ma chambre, préparant toutpour mon arrivée.

Le navire sur lequel je suis embarqué a quittéla Méditerranée pour remonter dans l’Océan, vers les ports du Nordet désarmer à Brest.

18 mai, en mer. – Déjà on sent laBretagne approcher. Il fait beau encore, mais un de ces beaux tempsbretons qui sont tranquilles et mélancoliques. La mer unie est d’unbleu pâle, l’air salin est frais et sent le varech ; il y asur toute chose comme un voile de brumes bleuâtres, trèstransparentes et très ténues.

À huit heures du matin, doublé la pointe dePenmarc’h. Les granits celtiques, les grandes falaises tristes peuà peu se dessinent et s’approchent.

Maintenant ce sont de vrais bancs de brumes, –mais très légers, brumes d’été, – qui se reposent partout sur leslointains de l’horizon.

À une heure, la passe des Toulinguets, et puisnous entrons à Brest.

19 mai. – Permission de huit jours. Àmidi, je suis en chemin de fer, en route pour Toulven.

Pluie tout le long du chemin sur les campagnesbretonnes. Dans les prés, dans les vallées ombreuses, tout estplein d’eau.

De Bannalec à Toulven, une heure de voiture àtravers les bois. Le regard fixé en avant, je cherche la flèche engranit de l’église au fond de l’horizon vert.

La voilà qui paraît, reflétée profondément, endessous, dans l’étang morne. Le beau temps est revenu avec un pâleciel bleu.

Toulven !… La voiture s’arrête. Yves estlà à m’attendre, tenant petit Pierre par la main.

Nous nous regardons tous deux, – et voilà qued’abord une même envie de rire nous prend en même temps, à cause denos moustaches. Cela change nos figures et nous nous trouvonsdrôles. Nous ne nous étions pas vus depuis que les marins ont ledroit d’en porter. Yves exprime l’avis que cela nous donne un airbeaucoup plus dégourdi.

Après, nous nous embrassons.

Comme il est encore devenu beau, le petitPierre, et plus grand, et plus fort !… Nous partons ensemble,traversant Toulven, où les bonnes gens me connaissent, et sortentsur leur porte pour me voir arriver. Nous défilons dans l’étroiterue grise, aux maisons centenaires, aux murs de granit massif. Jereconnais la vieille à profil de chouette qui a présidé à lanaissance de mon filleul ; elle me fait bonjour de la tête parune fenêtre ouverte. Les grandes coiffes, les collerettes, lespaillettes des corsages, se détachent dans les embrasuresprofondes, sur les fonds obscurs, et tout cela me jette au passageces impressions des vieux temps morts qui sont particulières à laBretagne.

Petit Pierre, que nous tenons par la main,marche maintenant comme un homme. Il n’avait encore rien dit, unpeu saisi de me revoir ; mais le voilà qui cause ; illève vers moi sa figure ronde et me regarde déjà comme quelqu’und’ami à qui on fait part de ses réflexions. Petite voix douce queje n’ai pas encore beaucoup entendue. Comme il a l’accent deBretagne !

« Parrain, tu m’as apporté monmouton ? »

Heureusement je m’étais rappelé cette promessede l’an dernier ; il était dans ma malle, ce mouton àroulettes, pour mon petit Pierre. Et j’apportais aussi desflambeaux, ayant des figures de perruches de France, quej’avais promis à mon autre grand enfant, – Yves.

Voici la maison, gaie et blanche, toute neuve,avec ses entourages de fenêtres en granit breton, ses auventsverts, son grenier à lucarne, et, derrière, l’horizon des bois.

Nous entrons. En bas, dans la cuisine à grandecheminée, Marie et la petite Corentine nous attendent.

Mais tout de suite, Yves me prie de monter,car il a hâte de me faire voir le haut, leur belle chambre blanche,avec ses rideaux de mousseline et ses meubles de cerisierverni.

Et puis il ouvre une autre porte :

« À présent, frère, voilà chezvous ! »

Et il me regarde, anxieux de l’effet produit,après tant de mal qu’ils se sont donné, sa femme et lui, pour queje trouve tout à mon goût.

J’entre, touché, ému. Elle est toute blanche,ma chambre et on y sent un parfum délicieux, il y a partout desfleurs qu’on est allé chercher très loin pour moi ; dans lesvases de la cheminée, des touffes de réséda et de gros bouquets depois de senteur ; dans le foyer, c’est rempli de bruyères.

Ils n’ont pas pu se décider, par exemple, à ymettre des vieux meubles, des vieilleries bretonnes, et ils s’enexcusent, n’ayant rien trouvé à leur idée d’assez joli ni d’assezpropre. On est allé à Quimper m’acheter un lit comme le leur, encerisier, qui est un bois clair, d’une couleur gaie, un peu rose.Les tables et les chaises sont pareilles. Les plus petits détailssont arrangés avec tendresse ; sur les murs, il y a, dans descadres dorés, des dessins que j’ai faits jadis et une grandephotographie du clocher à jour de Saint-Pol-de-Léon, que j’avaisdonnée à Yves du temps où nous naviguions ensemble sur la merbrumeuse.

Par terre, les planches sont nettes comme dubois neuf :

« Vous voyez, frère, c’est tout blanccomme à bord », dit Yves, qui a lui-même blanchi partout avectant de soin, et qui se déchausse chaque fois qu’il monte pour nepas salir ses escaliers.

Il faut tout voir, tout visiter, même legrenier à lucarne, où sont rangées les pommes de terre et lescosses de bois pour l’hiver ; même le vestibule de l’escalier,où est suspendu, comme un ex-voto de marin dans unechapelle de la vierge, le bateau en miniature qu’Yves a construitpendant ses loisirs dans sa hune du Primauguet ; etpuis le jardin où des fraisiers et de petites salades commencent àpousser le long des allées toutes fraîches.

Maintenant nous sommes à table, Yves, Marie,la petite Corentine, le petit Pierre et moi, autour de la nappebien blanche sur laquelle le dîner est posé. Yves, mon frère Yves,se trouve drôle et s’intimide tout à coup dans son rôle de maîtrede maison. Alors c’est moi qui suis obligé de découper, et, commec’est la première fois de ma vie, je m’embrouille aussi.

À ce dîner, je mange pour leur faireplaisir ; mais ce bonheur si complet que je sens là près demoi et dont je suis un peu cause, cette reconnaissance si profondequi m’entoure, tout cela m’impressionne très étrangement. Être aumilieu de ces choses rares, cela me surprend comme une nouveautédélicieuse.

« Vous savez », me dit Yves, bascomme en confidence, « maintenant je vais à la messe ledimanche avec elle. »

Et il fait du côté de sa femme une petitegrimace de soumission enfantine, très comique avec son air sérieux.D’ailleurs sa manière d’être avec Marie a tout à fait changé, etj’ai bien vu en entrant que l’amour était enfin venu s’installerpour tout de bon dans la maison neuve. Alors mes chers amis n’ontplus rien à attendre de meilleur sur terre ; comme Yves ledit, il faudrait seulement pouvoir arrêter la pendule dutemps pour que cette grande joie de leurs rêves accomplis nes’en aille plus.

Eux aussi sont silencieux dans leur bonheur,comme s’ils craignaient de l’effaroucher en parlant trop fort ettrop gaiement.

D’ailleurs nous avons à causer des morts, decette petite Yvonne qui s’en est allée l’automne dernier sansattendre le retour du Primauguet, et qu’Yves n’a jamaisvue ; puis du pauvre vieux Corentin, son grand-père, qui afini pendant les froids de décembre.

C’est Marie qui raconte :

« Il était devenu très difficile sur safin, monsieur, lui qui était un homme si doux. Il disait que nousne savions pas le soigner et il ne faisait que demander son filsYves :  » Oh ! Si Yves était ici, il m’aiderait, lui, ilme prendrait dans ses bons bras pour me retourner dans mon lit. « La dernière nuit, tout le temps, il l’appelait. »

Et Yves reprend :

« Ce qui me cause le plus de chagrinquand je pense à notre père, c’est que justement nous nous étionsun peu fâchés le jour que je suis parti, vous savez, pour cepartage ? Vous ne pouvez croire, frère, comme cela me revientsouvent en tête, cette dispute avec lui. »

Le dîner est fini ; c’est le soir, lelong soir tiède de mai. Nous nous acheminons, Yves et moi, versl’église, pour faire visite à une croix blanche qui est là sur untertre avec des fleurs :

Yvonne Kermadec, treize mois.

« Il paraît qu’elle me ressemblait tout àfait », dit Yves.

Et cette ressemblance de la petite morte aveclui le rend très pensif.

En regardant la croix, le tertre et lesfleurs, nous songeons tous deux à ce mystère : petite fillequi était de son sang, issue de lui, qui avait ses yeux, et alors…Probablement aussi une âme pareille, et qui est déjà rendue au solbreton. C’est comme si quelque chose de lui-même s’en était déjàretourné à la terre ; c’est comme des arrhes qu’il aurait déjàdonnées à la poussière éternelle…

Dans quatre ans, cette petite croix qu’onvoyait de loin n’existera plus ; on enlèvera Yvonne, sontertre et ses fleurs. Même ses petits os s’en iront aussi se mêleraux autres, aux antiques, sous l’église, dans l’ossuaire.

Quatre ans encore on la verra, cette croix, eton y lira ce nom de petite fille…

Elle est tout au bord de l’étang ; dansl’eau dormante et profonde, elle se reflète à côté de la hauteflèche grise. Sur le tertre, des œillets fleuris font des touffesblanches, déjà indécises dans la nuit qui arrive. L’étang ressembleà un miroir, d’un jaune pâle, couleur de lumière mourante, commecelle du ciel au couchant ; et, tout autour, on voit la lignedéjà noire des grands bois.

Les fleurs des tombes donnent leurs odeursdouces du soir. – Un calme tiède nous environne et sembles’épaissir…

On entend dans le lointain les hiboux quis’appellent, on ne distingue plus les œillets blancs d’Yvonne… Lanuit d’été est venue…

Alors un grand bruit nous fait frissonner toutà coup, au milieu de ce silence où nous songions aux morts. C’estl’Angelus qui sonne, là, très près, au-dessus de nous,dans la clocher ; et l’air s’emplit de lourdes vibrationsd’airain.

Pourtant nous n’avons vu personne entrer dansl’église, qui est fermée et obscure.

« Qui sonne ? dit Yves, inquiet, quipeut sonner ?… Pas moi qui voudrais le faire, toujours… Non,sûr que je n’entrerais pas dans l’église à l’heure qu’il est, etpas même pour tout l’or du monde, encore !… »

Nous nous en allons de ce cimetière ; ils’y fait trop de bruit décidément ; l’Angelus y estétrange ; il y éveille des sonorités inattendues, dans leseaux de l’étang, dans la terre des morts, dans la nuit. Non pas quenous ayons peur de la pauvre petite tombe aux œillets blancs, maisce sont les autres, ces bosses de gazon qui sont autour de nous,ces tertres d’inconnus…

Dix heures. – Je vais dormir mapremière nuit sous le toit de mon frère Yves.

Dix heures sonnées. – Nous noussommes déjà dit bonsoir, et le voilà qui rouvre ma porte.

« C’est pour les fleurs. Elles pourraientpeut-être vous faire du mal ; nous venons de pensercela… »

Et il emporte tout, les résédas, les pois desenteur, même les gerbes de bruyère.

C

La pendule du temps a continué demarcher, même de marcher très vite. La semaine qu’on m’avaitaccordée va bientôt finir.

Tous les jours dans les bois. – Un tempssplendide. – Les bruyères, les digitales, les silènes roses, toutest fleuri.

Il y a eu un grand pardon, le dimanche, un desplus renommés de cette région de la Bretagne ; c’était autourde la chapelle de Notre-Dame de Bonne Nouvelle, – qui estseule au milieu des bois, comme si elle s’était endormie là, etoubliée depuis le Moyen Âge.

La veille, le samedi, nous étions justementvenus nous asseoir, à l’ombre, Yves, petit Pierre et moi, auprès decette église, à l’heure du grand calme de midi. Un lieu trèssilencieux, au-dessus duquel des chênes et des hêtres séculairesnouaient comme des bras leurs grosses branches moussues.

Deux femmes étaient arrivées, l’une jeune,l’autre fort vieille et caduque ; elles portaient le costumede Rosporden et paraissaient avoir fait longue route. Ellestenaient à la main de grandes clefs.

C’était pour ouvrir le vieux sanctuaire, quireste fermé tout le long de l’année, et préparer l’autel pour lafête du lendemain.

Dans le demi-jour vert des vitraux et desarbres, nous les apercevions qui s’empressaient autour des vieuxsaints et des vieilles saintes, les époussetant, lesessuyant ; puis balayant les dalles pleines de poussière et desalpêtre.

Sur le pied de la Notre-dame, on avait posépar pitié une tête de mort, trouvée dans la terre du bois. Le crânecrevé, toute verdie, elle nous regardait du fond de la chapelleavec ses deux trous noirs :

« Dis parrain, qu’est-ce quec’est ?… Dans la terre, on l’a trouvée, cette figure,dis ?… »

C’est petit Pierre qui s’inquiète vaguement decette chose qu’il n’a jamais vue, comme si elle était pour lui lapremière révélation d’un ordre d’objets sinistres habitant sous laterre…

 

Un temps un peu morne, mais exquis, pour cejour de pardon.

Dix heures durant, les binious ont sonnédevant la chapelle, sous les grands chênes, – et les gavottes onttourné sur la mousse.

Ce je ne sais quoi des étés bretons qui estmélancolique, on ne sait comment le dire, c’est un composé oùentrent mille choses : le charme de ces longs jours tièdes,plus rares qu’ailleurs et plus vite partis ; les hautes herbesfraîches, avec l’extrême profusion des fleurs roses ; et puisun sentiment d’autrefois, qui dort, répandu partout.

Vieux pays de Toulven, grands bois où il y adéjà des sapins noirs, arbres du Nord, mêlés aux chênes et auxhêtres ; campagnes bretonnes, qu’on dirait toujoursrecueillies dans le passé…

Grandes pierres que couvrent les lichens gris,fins comme la barbe des vieillards ; plaines où le granitaffleure le sol antique, plaines de bruyères roses…

Ce sont des impressions de tranquillité,d’apaisement, que m’apporte ce pays ; c’est aussi uneaspiration vers un repos plus complet sous la mousse, au pied deschapelles qui sont dans les bois. Et, chez Yves, tout cela est plusvague, plus inexprimable, mais aussi plus intense, comme chez moiquand j’étais enfant.

À nous voir ainsi tous deux assis dans cesbois, au calme de ces beaux jours d’été, on n’imaginerait plusquels jeunes hommes nous avons pu être, quelle vie nous avonsmenée, ni quelles scènes terribles entre nous autrefois, auxpremiers moments où nos deux natures, très différentes et trèssemblables, se sont heurtées l’une à l’autre…

Chaque soir, aux veillées, qui sont courtes,on joue avec petit Pierre à un jeu de Toulven, très amusant, quiconsiste à se tenir à deux par le menton et à réciter, sans riretoute une longue histoire : « Par la barbe à Minette, jete tiens. Le premier de nous deux qui rira, etc. » À ce jeu,petit Pierre est toujours pris.

Après, c’est le gymnase. Yves le faitfaire à son fils, le tournant, le virant, la tête en bas,les jambes en l’air, à bout de bras, l’élevant bien haut :« Dis, mon petit Pierre, quand auras-tu des bras comme lesmiens ? Réponds donc : – Jamais ! oh ! non,jamais des bras comme toi, mon père ; je ne verrai pas assezde misère pour ça, bien sûr. »

Et quand Yves, tout dépeigné, las d’avoir tantfait le diable, dit, en se rajustant, de son plus grand airsérieux : « Allons, petit Pierre a fini son gymnase àprésent, » petit Pierre alors vient à moi, avec ce sourire qui faitqu’on lui donne toujours ce qu’il veut : « C’est à tontour, parrain, dis ? » Et ce gymnase recommence.

CI

La grande pendule, inexorable, a encoremarché ; dans quelques heures, je vais partir, et bientôt monfrère Yves s’en ira aussi, tous deux au loin ; àl’inconnu.

C’est le dernier jour, le dernier soir. Yves,petit Pierre et moi, nous allons à la chaumière des vieuxKeremenen, pour ma visite d’adieu à la grand-mère Marianne.

Elle habite seule, maintenant, sous son toitplein de mousse, sous les grands chênes étendus en voûte. PierreKerbras et Anne, qui se sont mariés au printemps, font bâtir dansle village une vraie maison, en granit, pareille à celle d’Yves.Tous les enfants sont partis.

Pauvre chaumière où s’agitaient sijoyeusement, le jour du baptême, les belles coiffes et lescollerettes blanches ! Déjà passé, tout cela ; à présent,elle est vide et silencieuse. Nous nous asseyons sur les vieuxbancs de chêne, nous accoudant sur la table où nous avions fait legrand repas joyeux. La grand-mère est sur un escabeau, filant à saquenouille, la tête basse ; son air déjà devenu caduc etégaré.

Bien que le soleil ne soit pas encore trèsbas, ici il fait noir.

Autour de nous, rien que des chosesd’autrefois, pauvres et primitives. Des chapelets très grossierssont suspendus aux pierres brutes, au granit des murs ; dansles coins perdus d’ombre, on aperçoit les cosses de chêne amasséespour l’hiver, et de vieux ustensiles de ménage, noircis etpoudreux, aux formes anciennes et naïves.

Jamais nous n’avions si bien senti combientout cela est passé et loin de nous.

C’est la vieille Bretagne d’autrefois, bientôtmorte.

Par la cheminée filtre la lumière du ciel, destons verts tombent d’en haut sur les pierres de l’âtre, et par laporte ouverte on aperçoit le sentier breton, avec un rayon dusoleil couchant dans les chèvrefeuilles et les fougères.

Nous devenons rêveurs, Yves et moi, dans cettevisite que nous sommes venus faire au logis des grands-parents.

D’ailleurs, la grand-mère Marianne ne parleque le breton. De temps en temps, Yves lui adresse la parole danscette langue du passé ; elle répond, sourit, l’air heureux denous regarder ; mais la conversation tombe vite et le silencerevient…

Tristesse vague du soir, rêverie des tempslointains dans ce vieux logis qui bientôt s’affaissera au bord duchemin, qui tombera en ruine comme ses vieux hôtes et qu’on nerelèvera plus…

Petit Pierre est là avec nous. Il affectionnebeaucoup, lui, cette chaumière, et cette vieille grand-mère, qui legâte avec adoration. Il aime surtout la petite corbeille de chêne,œuvre d’un autre siècle, dans laquelle on l’avait mis quand il estné. Il est plus long que son berceau maintenant et s’en sert, assisdedans, comme d’une balançoire, promenant autour de lui ses yeuxnoirs éveillés. Et voilà maintenant la grand-mère, toute courbée,près de lui, l’échine arrondie sous sa collerette à fraise, qui leberce elle-même pour l’amuser. Elle le berce en chantant, et lui,de temps en temps, lance au milieu de ces notes grêles l’éclat deson rire d’enfant.

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch du !

Chante, pauvre vieille, de ta voix cassée quitremble, chante la berceuse antique, l’air qui vient de loin dansla nuit des générations mortes et que tes petits-enfants ne saurontplus.

Boudoul, boudoul ! galaïchen, galaïch du !

On s’attend à voir par la grande cheminée,avec la lueur qui descend d’en haut, des nains et des féesdescendre.

Au dehors, le soleil dore toujours lesbranches des chênes, les chèvrefeuilles et les fougères.

Au dedans, dans la chaumière isolée, tout estmystérieux et noir.

Boudoul, boudoul ! galaïchen, galaïch du !

Berce encore ton petit-fils, vieille femme enfraise blanche. Bientôt ce sera fini des chansons bretonnes etaussi des vieux Bretons.

Maintenant petit Pierre joint ses mains pourfaire sa prière du soir.

Mot pour mot, d’une voix très douce qui abeaucoup l’accent de Toulven, il répète en nous regardant tout ceque sa grand-mère sait de français :

« Mon Dieu, ma bonne sainte Vierge, mabonne Sainte-Anne, je vous prie pour mon père, pour ma mère, pourmon parrain, pour mes grands-parents, pour ma petite sœurYvonne…

– Pour mon oncle Goulven, qui est bienloin sur la mer », ajoute Yves d’une voix grave.

Et, encore plus recueilli :

« Pour ma grand-mère de Plouherzel.

– Pour ma grand-mère dePlouherzel », répète le petit Pierre.

Et puis il attend autre chose pour répéterencore, gardant toujours ses mains jointes.

Mais Yves a presque des larmes à ce souvenirpoignant, qui lui revient tout à coup de sa mère, de sa chaumière,à lui, de son village de Plouherzel, que son fils connaîtra à peineet que lui ne reverra peut-être plus. Ainsi est la vie pour lesenfants de la côte, pour les marins : ils s’en vont, les loisde leur métier de mer les séparent de parents chéris qui savent àpeine leur écrire et qu’ensuite ils ne revoient plus.

Je regarde Yves, et, comme nous nouscomprenons sans nous parler, je pressens très bien ce à quoi il vapenser.

Aujourd’hui il est heureux au delà de sonrêve, beaucoup de choses sombres sont éloignées et vaincues, etpourtant, et après ? Le voilà tout à coup plongé dans je nesais quel songe de passé et d’avenir, mélancolie étrange, etaprès ?

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch du !

chante la vieille femme, le dos courbé sous safraise blanche.

Et après ?… Petit Pierre seul est entrain de rire. Il tourne de côté et d’autre sa tête vive, bronzéeet vigoureuse ; la gaieté, la flamme de la vie toute neuvesont encore dans ses grands yeux noirs.

Et après ?… Tout est sombre dans lachaumière abandonnée ; on dirait que les objets causent entreeux avec mystère du passé ; la nuit va descendre autour denous sur les grands bois.

Et après ?… Petit Pierre grandira, courrales mers, et nous, mon frère nous passerons, et tout ce que nousavons aimé avec nous, – nos vieilles mères d’abord, – puis tout etnous-mêmes, les vieilles mères des chaumières bretonnes commecelles des villes, et la vieille Bretagne aussi, et tout, et toutesles choses de ce monde !

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch du !

La nuit tombe, et une tristesse inattendue,profonde nous prend au cœur… Pourtant, aujourd’hui nous sommesheureux.

CII

Et les Celtes regrettaient trois pierres brutes,

sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe remplid’îlots.

Gustave Flaubert, Salammbô.

Nous sortons tous les deux, laissant petitPierre à sa grand-mère. Nous nous en allons par le sentier vert,sous la voûte des chênes et des hêtres, entendant de loin, dans lasonorité du soir, le bruit du berceau antique qui se balance, et lavieille chanson à dormir et l’éclat de rire de l’enfant.

Dehors, il fait encore grand jour ; lesoleil, très bas, dore la campagne tranquille.

« Allons encore jusqu’à la chapelle deSaint-Éloi », dit Yves.

Elle est en haut de la colline, bien antique,toute rongée de mousse, toute barbue de lichens, seule toujours,fermée et mystérieuse au milieu des bois.

Elle ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour lepardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l’heured’une messe basse qu’on dit là pour eux. C’était tout dernièrementce pardon, et l’herbe est encore foulée par les sabots des bêtesqui sont venues.

Ce soir, c’est une tranquillité étrange autourde cette chapelle. Les horizons boisés s’étendent au loinpaisibles, comme pris de sommeil ; il semble que ce soit aussile soir de notre vie et que nous n’ayons plus qu’à nous reposer durepos éternel en regardant la nuit descendre sur les campagnesbretonnes, à nous éteindre doucement dans cette nature quis’endort.

« … C’est égal, dit Yves très songeur, jecrois bien que ce sera quelque part par là-bas (parlà-bas signifie Plouherzel) que je m’en retournerai quand jeserai devenu vieux, pour qu’on me mette près de la chapelle deKergrist, vous savez, là où je vous ai montré ? Oui, sûr queje m’en irai par là-bas mourir. »

La chapelle de Kergrist, dans le pays deGoëlo, sous le ciel le plus sombre ; le lac d’eau marine et,au milieu, les îlots de granit, la grande bête accroupie qui dortsur une plaine grise… Je revois ce lieu, qui m’est apparu, il y adéjà plusieurs années, un jour d’hiver. Oui, je me rappelle quec’est là la terre d’Yves, le sol qui l’attend ; quand il estloin sur la mer, dans la nuit, dans le danger, c’est cettesépulture qu’il rêve.

« Yves, mon frère, nous sommes de grandsenfants, je t’assure. Souvent très gais quand il ne faudrait pas,nous voilà tristes et divaguant tout à fait pour un moment de paixet de bonheur qui par hasard nous est arrivé ; c’est tout auplus si le manque d’habitude nous excuse.

» À nous voir pourtant, qui se douterait quenous sommes capables de rêver tout éveillés, simplement parce quela nuit vient et qu’il fait calme dans ce bois ?

» Pense donc, nous avons à peu prèstrente-deux ans chacun ; devant nous, la vie peut être bienlongue encore, et il y aura des voyages, des dangers, desangoisses, et pour chacun de nous du soleil, et des enivrements, etde l’amour, et, qui sait ? Peut-être encore entre nous deuxdes scènes, et des rébellions, et des luttes ! »

En beaucoup moins de mots qu’il n’y en aci-dessus, tout cela tomba au milieu de son rêve. Alors lui merépondit avec un air de reproche triste :

« Au moins, vous savez bien, frère, queje suis changé maintenant et qu’il y a quelque chose quiest bien fini ; ce n’est pas de cela que vous voulezparler ? »

Et, moi, je serrai la main de mon frère Yves,en essayant de sourire comme quelqu’un qui aurait tout à faitconfiance.

Les histoires de la vie devraient pouvoir êtrearrêtées à volonté comme celles des livres…

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