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Mon oncle et mon curé

Mon oncle et mon curé

de Jean de La Brète

Chapitre 1

Je suis si petite qu’on pourrait me donner la qualification de naine, si ma tête, mes pieds et mes mains n’étaient pas parfaitement proportionnés à ma taille. Mon visage n’a ni la longueur démesurée,ni la largeur ridicule que l’on attribue aux nains et aux êtres difformes en général, et la finesse de mes extrémités serait enviée par plus d’une belle dame.

Cependant, l’exiguïté de ma taille m’a fait verser des larmes en cachette.

Je dis en cachette, car mon corps lilliputien renfermait une âme fière, orgueilleuse, incapable de donner le spectacle de ses faiblesses au premier venu…, et surtout à ma tante. Du moins, telle était ma façon de sentir à quinze ans. Mais les événements, les chagrins, les soucis, les joies, la pratique de la vie ; en un mot, ont détendu rapidement des caractères beaucoup plus rigides que le mien.

Ma tante était la femme la plus désagréable que j’aie jamais connu. Je la trouvais fort laide, autant que mon esprit, qui n’avait jamais rien vu ni rien comparé, pouvait en juger. Sa figure était anguleuse et commune, sa voix criarde, sa démarche lourde et sa stature ridiculement élevée.

Près d’elle, j’avais l’air d’un puceron, d’une fourmi. Quand je lui parlais, je levais la tête aussi haut que si j’avais voulu examiner la cime d’un peuplier. Elle était d’origine plébéienne et, semblable à beaucoup de gens de sa race, prisait par-dessus tout la force physique et professait pour ma chétive personne un dédain qui m’écrasait.

Son moral était la reproduction fidèle de son physique. Il ne renfermait que des âpretés, des aspérités, des angles aigus contre lesquels les infortunés qui vivaient avec ellese cassaient le nez quotidiennement.

Mon oncle, gentilhomme campagnard dont labêtise était devenue proverbiale dans le pays, l’avait épousée parfaiblesse d’esprit et de caractère. Il mourut peu de temps aprèsson mariage, et je ne l’ai jamais connu. Quand je pus réfléchir,j’attribuai cette mort prématurée à ma tante, qui me paraissait deforce à conduire rapidement en terre non seulement un pauvre sirecomme mon oncle, mais encore tout un régiment de maris.

J’avais deux ans, quand mes parents s’enallèrent dans l’autre monde, m’abandonnant aux caprices desévénements, de la vie et de mon conseil de famille. D’une bellefortune, ils laissaient d’assez jolis débris : quatre centmille francs, environ, en terres, qui rapportaient un fort bonrevenu.

Ma tante consentit à m’élever. Elle n’aimaitpas les enfants, mais, son mari ayant mal administré, elle étaitpauvre et songeait avec satisfaction que l’aisance entrerait avecmoi dans sa maison.

Quelle laide maison ! grande, délabrée,mal tenue ; bâtie au milieu d’une cour remplie de fumier, depoules et de lapins. Derrière s’étendait un jardin dans lequelpoussaient pêle-mêle toutes les plantes de la création, sans quepersonne s’en souciât le moins du monde. Je pense que, de mémoired’homme, on n’avait vu un jardinier émonder les arbres ou arracherles mauvaises herbes qui croissaient à leur guise, sans que matante et moi nous eussions l’idée de nous en occuper.

Cette forêt vierge me déplaisait, car, mêmeenfant, j’avais un goût inné pour l’ordre.

La propriété s’appelait le Buisson. Elle étaitsituée au fond de la campagne, à une demi-lieue de l’église et d’unpetit village composé d’une vingtaine de chaumières. Ni château, nicastel, ni manoir à cinq lieues à la ronde. Nous vivions dansl’isolement le plus complet. Ma tante allait quelquefois à C…, laville la plus voisine du Buisson. Je désirais vivementl’accompagner, de sorte qu’elle ne m’emmenait jamais.

Les seuls événements de notre vie étaientl’arrivée des fermiers, qui apportaient des redevances ou l’argentde leurs termes, et les visites du curé !

Oh ! l’excellent homme, que moncuré !

Il venait trois fois par semaine à la maison,s’étant chargé, dans un jour de beau zèle, de bourrer ma cervellede toutes les sciences à lui connues.

Il poursuivit sa tâche avec persévérance,quoique je m’entendisse à exercer sa patience. Non pas que j’eussela tête dure, j’apprenais avec facilité ; mais la paresseétait mon péché mignon : je l’aimais, je le dorlotais, endépit des frais d’éloquence du curé et de ses efforts multiplespour extirper de mon âme cette plante de Satan.

Ensuite, et c’était là le point le plus grave,la faculté du raisonnement se développa chez moi rapidement.J’entrais dans des discussions qui mettaient le curé àl’envers ; je me permettais des appréciations qui heurtaientet froissaient souvent ses plus chères opinions.

C’était un vif plaisir pour moi de lecontredire, de le taquiner, de prendre le contre-pied de ses idées,de ses goûts, de ses assertions. Cela me fouettait le sang, metenait l’esprit en éveil. Je soupçonne qu’il éprouvait le mêmesentiment et qu’il eût été profondément désolé si j’avais perdutout à coup mes habitudes ergoteuses et l’indépendance de mesidées.

Mais je n’avais garde, car lorsque je levoyais se trémousser sur son siège, ébouriffer ses cheveux avecdésespoir, barbouiller son nez de tabac en oubliant toutes lesrègles de la propreté, oubli qui n’avait lieu que dans les cassérieux, rien n’égalait ma satisfaction.

Cependant, s’il eût été seul en jeu, je croisque j’aurais résisté quelquefois au démon tentateur. Ma tante avaitpris la funeste habitude d’assister aux leçons, bien qu’elle n’ycomprît rien et qu’elle bâillât dix fois par heure.

Or, la contradiction, lors même que sa laidepersonne n’était pas en scène, la mettait en fureur ; fureurd’autant plus grande qu’elle n’osait rien dire devant le curé.Ensuite, me voir discuter lui paraissait une monstruosité dansl’ordre physique et moral. Jamais je ne m’attaquais à elledirectement, car elle était brutale et j’avais peur des coups.Enfin, ma voix, – cependant douce et musicale, je m’enflatte ! – produisait sur ses nerfs auditifs un effetdésastreux.

En cette occurrence, on comprendra qu’il mefût impossible, absolument impossible, de ne pas mettre en œuvre mamalice pour ne pas faire enrager ma tante et tourmenter moncuré.

Cependant, je l’aimais, ce pauvre curé !je l’aimais beaucoup, et je savais que, en dépit de mesraisonnements saugrenus qui allaient parfois jusqu’àl’impertinence, il avait pour moi la plus grande affection. Jen’étais pas seulement son ouaille préférée, j’étais son enfant deprédilection, son œuvre, la fille de son cœur et de son esprit. Àcet amour paternel se mêlait une teinte d’admiration pour mesaptitudes, mes paroles et mes actes en général.

Il avait pris sa tâche à cœur : il avaitjuré de m’instruire, de veiller sur moi comme un ange tutélaire,malgré ma mauvaise tête, ma logique et mes boutades. Du reste,cette tâche était devenue promptement la plus douce chose de savie, la meilleure, si ce n’est la seule distraction de sonexistence monotone.

Par la pluie, le vent, la neige, la grêle, lachaleur, le froid, la tempête, je voyais apparaître le curé, sasoutane retroussée jusqu’aux genoux et son chapeau sous le bras, jene sais si, de ma vie, je l’en ai vu coiffé. Il avait la manie demarcher la tête découverte, souriant aux passants, aux oiseaux, auxarbres, aux brins d’herbe. Replet et dodu, il paraissait rebondirsur la terre qu’il foulait d’un pas alerte, et à laquelle ilsemblait dire : « Tu es bonne, et je t’aime ! »Il était content de vivre, content de lui-même, content de tout lemonde. Sa bonne figure, rose et fraîche, entourée de cheveuxblancs, me rappelait ces roses tardives qui fleurissent encore sousles premières neiges.

Quand il entrait dans la cour, poules etlapins accouraient à sa voix pour grignoter quelques croûtes depain qu’il avait eu soin de glisser dans sa poche avant de quitterle presbytère. Perrine, la fille de basse-cour, s’empressaitd’ouvrir la porte et de l’introduire dans le salon où nous prenionsnos leçons.

Ma tante, plantée dans un fauteuil avec lagrâce d’un paratonnerre un peu épais, se levait à son approche, luisouhaitait la bienvenue d’un air maussade et se lançait au galopsur le chapitre de mes méfaits. Après quoi, se rasseyant tout d’unepièce, elle prenait un tricot, son chat favori sur ses genoux, etattendait, ou n’attendait pas l’occasion de me dire une chosedésagréable.

Le bon curé écoutait avec patience cette voixrêche qui brisait le tympan. Il arrondissait le dos comme si lamercuriale était pour lui, et me menaçait du doigt en souriant àmoitié. Dieu merci, il connaissait ma tante de longue date.

Nous nous installions à une petite table quenous avions placée près de la fenêtre. Cette position avait pourdouble avantage de nous tenir assez éloignés de ma tante, quitrônait près de la cheminée, au fond de l’appartement, puis depermettre à mes yeux de suivre le vol des hirondelles et desmouches ; et, en hiver, d’observer les effets de la neige etdu givre sur les arbres du jardin.

Le curé posait sa tabatière à côté de lui, unmouchoir à carreaux sur le bras de son fauteuil, et la leçoncommençait.

Quand ma paresse n’avait pas été trop grande,les choses allaient bien, tant qu’il s’agissait des devoirs àcorriger, car, quoiqu’ils fussent le plus courts possible, ilsétaient toujours soignés. Mon écriture était nette et mon stylefacile. Le curé secouait la tête d’un air satisfait, prisait avecenthousiasme, et répétait « Bon, très bon ! » surtous les tons.

Pendant ce temps, je comptais mentalement lestaches qui couvraient sa soutane, et je me demandais quelleapparence il pourrait bien présenter s’il avait une perruque noire,des culottes collantes et un habit de velours rouge, comme celuique mon grand-oncle portait sur son portrait.

L’idée du curé en culotte et en perruque étaitsi plaisante, que je partais d’un grand éclat de rire. Alors matante s’écriait :

– Sotte ! petite bête !

Et autres aménités de ce genre, qui avaient leprivilège d’être aussi parlementaires qu’explicites.

Le curé me regardait en souriant, et répétaitdeux ou trois fois :

– Ah ! jeunesse ! bellejeunesse !

Et un souvenir rétrospectif sur ses quinze anslui faisait ébaucher un soupir.

Après cela, nous passions à la récitation, etles choses n’allaient plus si bien. C’était l’heure critique, lemoment de la causerie, des opinions personnelles, des discussions,voire même des disputes.

Le curé aimait les hommes de l’antiquité, leshéros, les actions presque fabuleuses dans lesquelles le couragephysique a joué un rôle important. Cette préférence était étrange,car il n’était pas précisément pétri de l’argile qui fait leshéros.

J’avais remarqué qu’il n’aimait point àretourner chez lui à la nuit, et cette découverte, tout en me lerendant plus cher, car j’étais moi-même fort poltronne, ne pouvaitme laisser aucune illusion sur son courage.

Ensuite, sa bonne âme placide, tranquille,amie du repos, de la routine, de ses ouailles et du corps qui lapossédait, n’avait jamais, au grand jamais, rêvé le martyre. Je levoyais pâlir, autant du moins que ses joues roses le luipermettaient, en lisant le récit des supplices infligés auxpremiers chrétiens.

Il trouvait très beau d’entrer dans le paradisd’un bond héroïque, mais il pensait qu’il était bien doux des’avancer tranquillement vers l’éternité sans fatigue et sans hâte.Il n’avait pas de ces élans exaltés qui inspirent le désir de lamort pour voir plus tôt le souverain des mondes et du temps.Oh ! point du tout ! Il était décidé à s’en aller sansmurmurer quand son heure arriverait, mais il désirait sincèrementque ce fût le plus tard possible.

J’avoue que mon tempérament, qui ne brille paspar la corde héroïque, s’arrange de cette morale douce etfacile.

Néanmoins, il en tenait pour ses héros ;il les admirait, les exaltait, les aimait d’autant plus, sansdoute, que, le cas échéant, il se sentait absolument incapable deles imiter.

Quant à moi, je ne partageais ni ses goûts, nises admirations. J’éprouvais une antipathie prononcée pour lesGrecs et les Romains. Par un travail subtil de mon intelligencefantaisiste, j’avais décidé que ces derniers ressemblaient à matante…, ou que ma tante leur ressemblait, comme on voudra, et, dujour où je fis ce rapprochement, les Romains furent jugés,condamnés, exécutés dans mon esprit.

Cependant le curé s’obstinait à barboter avecmoi dans l’histoire romaine, et je m’entêtais, de mon côté, à n’yprendre aucun intérêt. Les hommes de la République me laissaientfroide, et les Empereurs se confondaient dans ma tête. Le curéavait beau pousser des exclamations admiratives, se fâcher,raisonner, rien n’ébranlait mon insensibilité et mon idéepersonnelle.

Par exemple, racontant l’histoire de MuciusScévola, je terminais ainsi :

« Il brûla sa main droite pour la punirde s’être trompée, ce qui prouve qu’il n’était qu’unsot ! »

Le curé, qui m’écoutait un instant auparavantd’un air béat, tressautait d’indignation.

– Un sot ! mademoiselle… Et pourquoicela ?

– Parce que la perte de sa main neréparait pas son erreur, répondais-je, que Porsenna n’en était niplus ni moins vivant, et que le secrétaire ne s’en portait pasmieux.

– Bien, ma petite ; mais Porsennafut assez effrayé pour lever le siège immédiatement.

– Ceci, monsieur le curé, prouve quePorsenna n’était qu’un poltron.

– Soit ! mais Rome était délivré, etgrâce à qui ? grâce à Scévola, grâce à son actionhéroïque !

Et le curé, qui, frémissant à l’idée de sebrûler le bout du petit doigt, n’en admirait que mieux MuciusScévola, de s’exalter, de se démener pour me faire apprécier sonhéros.

– J’en tiens pour ce que j’ai dit,reprenais-je tranquillement ; ce n’était qu’un sot, et ungrand sot !

Le curé suffoqué, s’écriait :

– Quand les enfants se mêlent deraisonner, les mortels entendent bien des sottises.

– Monsieur le curé, vous m’avez appris,l’autre jour, que la raison est la plus belle faculté del’homme.

– Sans doute, sans doute, quand il saits’en servir. Puis, je parlais de l’homme fait, et non des petitesfilles.

– Monsieur le curé, le petit oiseauessaie ses forces au bord du nid.

L’excellent homme, un peu déconcerté,s’ébouriffait les cheveux avec énergie, ce qui lui donnait l’aird’une tête de loup poudrée à blanc.

– Vous avez tort de tant discuter, mapetite, me disait-il quelquefois ; c’est un péché d’orgueil.Vous ne m’aurez pas toujours pour vous répondre, et quand vousserez aux prises avec la vie, vous apprendrez qu’on ne discute pasavec elle, qu’on la subit.

Mais je me souciais bien de la vie !J’avais un curé pour exercer ma logique, et cela me suffisait.

Lorsque je l’avais bien taquiné, ennuyé,harcelé, il s’efforçait de donner à son visage une expressionsévère, mais il était obligé de renoncer à son projet, sa bouche,toujours souriante, se refusant absolument à lui obéir.

Alors il me disait :

– Mademoiselle de Lavalle, vousrepasserez vos empereurs romains, et vous ferez en sorte de ne pasconfondre Tibère avec Vespasien.

– Laissons ces bonshommes, monsieur lecuré, lui répondais-je, ils m’ennuient. Savez-vous que, si vousaviez vécu de leur temps, ils vous auraient grillé vif, ou arrachéla langue et les ongles, ou coupé en petits morceaux menus commechair à pâté !

À ce sombre tableau, le curé tressaillaitlégèrement, et s’en allait en trottinant, sans daigner merépondre.

Je savais que son mécontentement était arrivéà son apogée quand il m’appelait Mademoiselle de Lavalle. Ce nomcérémonieux en était la plus vive manifestation, et j’avais desremords, jusqu’au moment où je le voyais apparaître de nouveau, lescheveux au vent et le sourire aux lèvres.

Chapitre 2

 

Ma tante me brutalisait quand j’étais enfant,et j’avais tellement peur des coups que je lui obéissais sansdiscuter.

Elle me battit encore le jour où j’atteignismes seize ans, mais ce fut pour la dernière fois. À partir de cejour, fécond pour moi en événements intimes, une révolution, quigrondait sourdement dans mon esprit depuis quelques mois, éclatatout à coup et changea complètement ma manière d’être avec matante.

En ce temps-là, le curé et moi nous repassionsl’histoire de France, que je me flattais de très bien connaître. Ilest certain que, étant données les lacunes et les restrictions demon livre, mon savoir était aussi grand que possible.

Le curé professait pour ses rois un amourpoussé jusqu’à la vénération, et, cependant, il n’aimait pasFrançois 1er. Cette antipathie était d’autant plussingulière que François 1er était valeureux etqu’il est resté populaire. Mais il n’allait pas au curé, qui neperdait jamais l’occasion de le critiquer : aussi, par espritde contradiction, je le choisis pour mon favori.

Le jour dont j’ai parlé plus haut, je devaisréciter la leçon concernant mon ami. Je ruminai longtemps la veillepour trouver un moyen de le faire briller aux yeux du curé.Malheureusement, je ne pouvais que répéter les expressions de monhistoire, en émettant des opinions qui reposaient beaucoup plus surune impression que sur un raisonnement.

Il y avait une heure que je me cassais la têteà réfléchir, quand une idée brillante me traversal’esprit :

– La bibliothèque ! m’écriai-je.

Aussitôt, je traversai en courant un longcorridor, et pénétrai, pour la première fois, dans une pièce demoyenne grandeur, entièrement tapissée de rayons couverts de livresréunis entre eux par les fils ténus d’une multitude de toilesd’araignée. Elle communiquait avec les appartements qu’on avaitfermés après la mort de mon oncle, pour ne plus jamais yentrer ; elle sentait tellement le moisi, le renfermé, que jefus presque suffoquée. Je m’empressai d’ouvrir la fenêtre qui, trèspetite, n’avait ni volets ni persiennes et donnait sur le coin leplus sauvage du jardin ; puis je procédai à mes recherches.Mais comment découvrir François 1er au milieu detous ces volumes ?

J’allais abandonner la partie, quand le titred’un petit livre me fit pousser un cri de joie. C’étaient lesbiographies des rois de France jusqu’à Henri IV exclusivement. Unegravure assez bonne, représentant François 1er dansle splendide costume des Valois, était jointe à la biographie. Jel’examinai avec étonnement.

« Est-il possible, me dis-je émerveillée,qu’il y ait des hommes aussi beaux que cela ! »

Le biographe, qui ne partageait pasl’antipathie du curé pour mon héros, en faisait l’éloge sans aucunerestriction. Il parlait, avec une conviction enthousiaste, de sabeauté, de sa valeur, de son esprit chevaleresque, de la protectionéclairée qu’il accorda aux lettres et aux arts. Il terminait pardeux lignes sur sa vie privée, et j’appris ce que j’ignoraiscomplètement, c’est que :

François 1er menaitjoyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes. Qu’il préféragrandement et sincèrement belle dame Anne de Pisseleu, à laquelleil donna le comté d’Étampes, qu’il érigea en duché pour lui êtremoult agréable.

De ces quelques mots, je tirai les conclusionssuivantes : Premièrement, ayant découvert, depuis un mois, quemon existence était monotone, qu’il me manquait beaucoup de choses,que la possession d’un curé, d’une tante, de poules et de lapins nesuffisait point au bonheur, je décidai qu’une joyeuse vie étantévidemment le contraire de la mienne. François 1eravait fait preuve d’un grand jugement en la choisissant ;

Deuxièmement, qu’il professait certainement lasainte vertu de charité prêchée par mon curé, puisqu’il aimait tansles femmes ;

Troisièmement, qu’Anne de Pisseleu était uneheureuse personne, et que j’aurais bien voulu qu’un roi me donnâtun comte érigé en duché pour m’être « moultagréable ».

– Bravo ! m’écria-je en lançant lelivre au plafond et en le rattrapant lestement. Voici de quoiconfondre le curé et le convertir à mon opinion.

Le soir, dans mon lit, je relus la petitebiographie.

« Quel brave homme que ceFrançois 1er ! me dis-je. Mais pourquoil’auteur ne parle-t-il que de son affection pour les femmes ?Pourquoi n’a-t-il pas écrit qu’il aimait aussi les hommes ?Après tout, chacun son goût ! mais si je juge les femmesd’après ma tante, je crois que j’aurais une préférence marquée pourles hommes. »

Puis je me rappelai que le biographe était dusexe masculin, et je pensai qu’il avait sans doute cru poli,aimable et modeste, de se passer sous silence, lui et sescongénères.

Je m’endormis sur cette idée lumineuse.

Le lendemain, je me levai fort contente.D’abord j’avais seize ans ; ensuite, la petite créature, quise regardait dans la glace, examinait un visage qui ne luidéplaisait pas ; puis je fis deux ou trois pirouettes ensongeant à la stupéfaction du curé devant ma science nouvelle.

Dans mon impatience, j’étais installée à matable depuis un temps assez long, quand il arriva, rose etsouriant. À sa vue, le cœur me battit un peu, comme celui desgrands capitaines à la veille d’une bataille.

– Voyons, ma petite, me dit-il quand lesdevoirs furent corrigés et qu’il eut fait la grimace sur leurlaconisme, passons à François 1er, et examinons-lesous toutes les faces.

Il s’établit commodément dans son fauteuil,prit sa tabatière d’une main, son mouchoir de l’autre, et, meregardant de côté, se prépara à soutenir la discussion qu’ilprévoyait.

Je partis à fond de train sur mon sujet ;je m’agitai, m’animai, m’enthousiasmai ; j’appuyai beaucoupsur les qualités prônées dans mon histoire, après quoi je passai àmes connaissances particulières.

– Et quel charmant homme, monsieur lecuré ! Sa taille était majestueuse, sa figure noble etbelle ; une si jolie barbe taillée en pointe et de si beauxyeux !

Je m’arrêtai un instant pour reprendrehaleine, et le curé effarouché, se dressant tout raide comme cesdiablotins à ressort enfermés dans des boîtes en carton,s’écria :

– Où avez-vous pris ces balivernes,mademoiselle ?

– Ceci, c’est mon secret, dis-je avec unpetit sourire mystérieux.

Et brûlant mes vaisseaux :

– Monsieur le curé, je ne sais pas ce quevous a fait ce pauvre François 1er !Savez-vous qu’il avait beaucoup de jugement ? Il menaitjoyeuse vie et aimait prodigieusement les femmes.

Alors les yeux du curé s’ouvrirent si grandsque j’eus peur de les voir éclater. Il cria : « SaintMichel ! saint Barnabé ! » et laissa tomber satabatière avec un bruit si sec, que le chat, étendu dans unbergère, sauta à terre avec un miaulement désespéré.

Ma tante, qui dormait, se réveilla en sursautet s’écria :

– Vilaine bête !

En s’adressant à moi, non au chat, sans savoirde quoi il s’agissait. Mais cette épithète composait invariablementl’exorde et la péroraison de tous ses discours.

Certes, je m’attendais à produire un grandeffet ; cependant, je restai un peu interdite devant laphysionomie vraiment extraordinaire du curé.

Mais je repris bientôtimperturbablement :

– Il aima particulièrement une belle dameà laquelle il donna un duché. Avouez, monsieur le curé, qu’il étaitbien bon, et que c’eût été bien agréable d’être à la place d’Annede Pisseleu ?

– Sainte Mère de Dieu ! murmura lecuré d’une voix éteinte, cette enfant est possédée !

– Qu’y a-t-il ? cria ma tante entransperçant son chignon d’une de ses aiguilles à tricoter.Mettez-la à la porte, si elle se permet des impertinences.

– Mon enfant, reprit le curé, oùavez-vous appris ce que vous venez de me dire ?

– Dans un livre, répondis-jelaconiquement, sans faire mention de la bibliothèque.

– Et comment pouvez-vous répéter detelles abominations ?

– Abominations ! dis-je scandalisée.Quoi ! monsieur le curé, vous trouvez abominable queFrançois 1er fût généreux et aimât lesfemmes ! Vous ne les aimez donc pas, vous ?

– Que dit-elle ? rugit ma tante,qui, m’écoutant attentivement depuis quelques instants, tira de maquestion les pronostics les plus désastreux. Petiteeffrontée ! vous…

– Paix, ma bonne dame, paix !interrompit le curé, paraissant en ce moment soulagé d’un grandpoids. Laissez-moi m’expliquer avec Reine. Voyons, que trouvez-vousde louable dans la conduite deFrançois 1er ?

– Vraiment, c’est bien simple,répondis-je d’un ton un peu dédaigneux, en songeant que mon curévieillissait et commençait à avoir la compréhension lente. Vous meprêchez tous les jours l’amour du prochain, il me semble queFrançois 1er mettait en pratique votre préceptefavori : Aimez le prochain comme vous-même pour l’amour deDieu.

À peine eus-je fini ma phrase que le curé,essuyant son visage sur lequel coulaient de grosses gouttes desueur, se renversa dans son fauteuil et, les deux mains sur leventre, s’abandonna à un rire homérique qui dura si longtemps quedes larmes de dépit et de contrariété m’en vinrent aux yeux.

– En vérité, dis-je d’une voixtremblante, j’ai été bien sotte de me donner tant de mal pourapprendre ma leçon et vous faire admirerFrançois 1er.

– Mon bon petit enfant, me dit-il enfin,reprenant son sérieux et employant son expression favoritelorsqu’il était content de moi, ce qui m’étonna beaucoup, mon bonpetit enfant, je ne savais pas que vous professiez une telleadmiration pour les gens qui mettent en pratique la vertu decharité.

– Dans tous les cas, ce n’est pasrisible, répondis-je d’un ton maussade.

– Allons, allons, ne nous fâchonspas.

Et le curé, me donnant une petite tape sur lajoue, abrégea la leçon, me dit qu’il reviendrait le lendemain ets’en alla confisquer la clef de la bibliothèque qu’il connaissaitsans que je m’en doutasse.

Il n’avait pas encore quitté la cour que matante s’élançait sur moi, et me secouant à m’en disloquerl’épaule :

– Vilaine péronnelle ! qu’avez-vousdit, qu’avez-vous fait pour que le curé s’en aille sitôt ?

– Pourquoi vous mettez-vous en colère,dis-je, si vous ne savez pas ce dont il est question ?

– Ah ! je ne sais pas ! n’ai-jepas entendu ce que vous disiez au curé, effrontée ?

Jugeant que ses paroles ne suffisaient paspour exhaler sa colère, elle me donna un soufflet, me frapparudement, et me mit à la porte comme un petit chien.

Je m’enfuis dan ma chambre, où je mebarricadai solidement. Mon premier soin fut d’ôter ma robe, et deconstater dans la glace que les doigts secs et maigres de ma tanteavaient laissé des marques bleues sur mes épaules.

– Vile petite esclave, dis-je en montrantle poing à mon image, supporteras-tu longtemps des chosespareilles ? Faut-il que, par lâcheté, tu n’oses pas terévolter ?

Je m’admonestai durement pendant quelquesminutes, puis la réaction se produisant, je tombai sur une chaiseet pleurai beaucoup.

« Qu’ai-je donc fait, pensai-je, pourêtre traitée ainsi ? La vilaine femme ! Ensuite, pourquoile curé avait-il une si drôle de figure pendant que je lui récitaisma leçon ? »

Et je me mis à rire, tandis que des larmescoulaient encore sur mes joues. Mais j’eus beau creuser ceproblème, je n’en trouvai pas la solution.

M’approchant de la fenêtre ouverte, jecontemplai mélancoliquement le jardin et je commençais à reprendremon sang-froid, quand il me sembla reconnaître la voix de ma tantequi causait avec Suzon. Je me penchai un peu pour écouter leurconversation.

– Vous avez tort, disait Suzon, la petiten’est plus une enfant. Si vous la brutalisez, elle se plaindra àM. de Pavol, qui la prendra chez lui.

– Je voudrais bien voir ça ! Maiscomment voulez-vous qu’elle songe à son oncle ? C’est à peinesi elle connaît son existence.

– Bah ! la petite est futée !il lui suffira d’un instant de mémoire pour vous envoyer promener,si vous la rendez malheureuse, et ses bons revenus disparaîtrontavec elle.

– Ah ! bien, nous verrons… Je ne labattrai plus, mais…

Elles s’éloignaient, et je n’entendis pas lafin de la phrase.

Après le dîner, où je refusai de paraître,j’allai trouver Suzon.

Suzon avait été l’amie de ma tante avant dedevenir sa cuisinière. Elles se disputaient dix fois par jour, maisne pouvaient pas se passer l’une de l’autre. On aura peine à mecroire, si je dis que Suzon aimait sincèrement sa maîtresse :cependant c’est l’exacte vérité.

Mais si elle pardonnait à ma tantepersonnellement son élévation dans l’échelle sociale, elle s’enprenait, sans doute, au prochain, aux circonstances et à la vie,car elle grognait toujours. Elle avait la mine rébarbative d’unvoleur de grands chemins, et portait constamment des cotillonscourts et des souliers plats, bien qu’elle n’allât jamais à laville vendre du lait et que son imagination ne trottât point commecelle de Perrette.

– Suzon, lui dis-je en me plaçant devantelle d’un air délibéré, je suis donc riche ?

– Qui vous a dit cette sottise,mademoiselle ?

– Cela ne te regarde pas, Suzon ;mais je veux que tu me répondes et me dises où demeure mon oncle dePavol.

– Je veux, je veux, grogna Suzon ;il n’y a plus d’enfant, ma parole ! Allez vous promener,mademoiselle ! Je ne vous dirai rien, parce que je ne saisrien.

– Tu mens, Suzon, et je te défends de merépondre ainsi. J’ai entendu ce que tu disais à ma tante tout àl’heure !

– Eh bien, mademoiselle, si vous avezentendu, ce n’est pas la peine de me faire parler.

Suzon me tourna le dos et ne voulut répondre àaucune de mes questions.

Je remontai dans ma chambre, très agacée, et,restant longtemps accoudée à la fenêtre, je pris la lune, lesétoiles, les arbres à témoin que je formais la résolution immuablede ne plus me laisser battre, de ne plus avoir peur de ma tante etd’employer tout mon esprit à lui être désagréable.

Et, laissant tomber les pétales d’une fleurque j’effeuillais ; je jetai en même temps au vent mescraintes, ma pusillanimité, mes timidités d’autrefois. Je sentisque je n’étais plus la même personne et m’endormis consolée.

Dans la nuit, je rêvai que ma tante,transformée en dragon, luttait contre François 1erqui la pourfendait de sa grande épée. Il me prenait dans ses braset s’envolait avec moi, tandis que le curé nous regardait d’un airdésolé et s’essuyait le visage avec son mouchoir à carreaux. Il letordait ensuite de toutes ses forces, et la sueur en découlaitcomme s’il l’avait trempé dans la rivière.

Chapitre 3

 

Le lendemain, à peine étions-nous installés ànotre table, le curé et moi, que la porte s’ouvrit avec fracas etque nous vîmes entrer Perrine, le bonnet sur la nuque et ses sabotsbourrés de paille à la main.

– Le feu est-il à la maison ?demanda ma tante.

– Non, madame, mais le diable est cheznous, bien sûr ! La vache est dans le champ d’orge quipoussait si ben, elle ravage tout, je ne peux pas larattraper ; les chapons sont sur le toit et les lapins dans lepotager.

– Dans le potager ! exclama matante, qui se leva en me lançant un regard courroucé, car leditpotager était un lieu sacré pour elle et l’objet de ses seulesamours.

– Mes beaux chapons ! grogna Suzon,qui jugea à propos de faire une apparition et d’unir sa notebourrue à la note criarde de sa maîtresse.

– Ah ! péronnelle ! cria matante.

Elle se précipita à la suite des domestiquesen frappant la porte avec colère.

– Monsieur le curé, dis-je aussitôt,croyez-vous que, dans l’univers entier, il y ait une femme aussiabominable que ma tante ?

– Eh bien, eh bien, ma petite, que veutdire ceci ?

– Savez-vous ce qu’elle a fait hier,monsieur le curé ? Elle m’a battue !

– Battue ! répéta le curé d’un tonincrédule, tant il lui paraissait incroyable qu’on osât toucherseulement du bout du doigt à un petit être aussi délicat que mapersonne.

– Oui, battue ! et si vous ne mecroyez pas, je vais vous montrer la trace des coups.

À ces mots, je commençai à déboutonner marobe. Le curé regarda devant lui d’un air effaré.

– C’est inutile, c’est inutile ! jevous crois sur parole, s’écria-t-il précipitamment, le visagecramoisi et baissant pudiquement les yeux sur la pointe de sessouliers.

– Me battre le jour de mes seizeans ! repris-je en rattachant ma robe. Savez-vous que je ladéteste !

Et je frappai la table de mon poing fermé, cequi me fit grand mal.

– Voyons, voyons, mon bon petit enfant,me dit le curé tout ému, calmez-vous et racontez-moi ce que vousaviez fait.

– Rien du tout. Quand vous êtes parti,elle m’a appelée effrontée et s’est jetée sur moi comme une furie.La vilaine femme !

– Allons, Reine, allons, vous savez qu’ilfaut pardonner les injures.

– Ah ! par exemple !m’écriai-je en reculant brusquement ma chaise et en me promenant àgrands pas dans le salon, je ne lui pardonnerai jamais,jamais !

Le curé se leva de son côté et se mit àmarcher en sens inverse de moi, de sorte que nous continuâmes laconversation en nous croisant continuellement, comme l’ogre et lepetit Poucet quand celui-ci a volé une des bottes de sept lieues etque le monstre est à sa poursuite.

– Il faut être raisonnable. Reine, etprendre cette humiliation en esprit de pénitence, pour la rémissionde vos péchés.

– Mes péchés ! dis-je en m’arrêtantet en haussant légèrement les épaules ; vous savez bien,monsieur le curé, qu’ils sont petits, si petits, que ce n’est pasla peine d’en parler.

– Vraiment ! dit le curé qui ne putréprimer un sourire. Alors, puisque vous êtes une sainte, prenezvos ennuis en patience pour l’amour de Dieu.

– Ma foi, non ! répliquai-je d’unton très décidé. Je veux bien aimer le bon Dieu un peu… pas trop, –ne froncez pas le sourcil, monsieur le curé, – mais j’entends qu’ilaime assez pour ne point être satisfait de me voir malheureuse.

– Quelle tête ! s’écria le curé.Quelle éducation j’ai faite là !

– Enfin, continuai-je en me remettant enmarche, je veux me venger, et je me vengerai.

– Reine, c’est très mal. Taisez-vous etécoutez-moi.

– La vengeance est le plaisir des dieux,répondis-je en sautant pour attraper une grosse mouche quivoltigeait au-dessus de ma tête.

– Parlons sérieusement, ma petite.

– Mais je parle sérieusement, dis-je enm’arrêtant un instant devant une glace pour constater avec quelquecomplaisance que l’animation m’allait très bien. Vous verrez,monsieur le curé ! je prendrai un sabre et je décapiterai matante, comme Judith avec Holopherne.

– Cette enfant est enragée ! s’écriale curé d’un air désolé. Restez un peu tranquille, mademoiselle, etne dites pas de sottises.

– Soit, monsieur le curé, mais avouez queJudith ne valait pas deux sous ?

Le curé s’adossa à la cheminée et introduisitdélicatement une prise de tabac dans ses fosses nasales.

– Permettez, ma petite ; cela dépenddu point de vue auquel on se place.

– Que vous êtes peu logique !dis-je. Vous trouvez superbe l’action de Judith, parce qu’elledélivrait quelques méchants Israélites qui ne me valaientcertainement pas, et qui ne devraient guère vous intéresser,puisqu’ils sont morts et enterrés depuis si longtemps !… etvous trouveriez très mal que j’en fisse autant pour ma propredélivrance ! Et Dieu sait que je suis bien en vie !ajoutai-je en pirouettant plusieurs fois sur mes talons.

– Vous avez bonne opinion de vous-même,répondit le curé, qui s’efforçait de prendre un air sévère.

– Ah ! excellente !

– Voyons ! voulez-vous m’écouter,maintenant ?

– Je suis sûre, dis-je en poursuivant monidée, qu’Holopherne était infiniment plus agréable que ma tante, etque je me serais parfaitement entendue avec lui. Par conséquent, jene vois pas trop ce qui m’empêcherait d’imiter Judith.

– Reine ! cria le curé en frappantdu pied.

– Mon cher curé, ne vous fâchez pas, jevous en prie ; vous pouvez vous rassurer, je ne tuerai pas matante, j’ai un autre moyen pour me venger.

– Contez-moi cela, dit l’excellent homme,déjà radouci et se laissant tomber sur un canapé.

Je m’assis à côté de lui.

– Voilà ! Vous avez entendu parlerde mon oncle de Pavol ?

– Certainement : il demeure près deV…

– Fort bien. Comment s’appelle sapropriété ?

– Le Pavol.

– Alors, en écrivant à mon oncle auchâteau de Pavol, près de V…, la lettre arriveraitsûrement ?

– Sans doute.

– Eh bien, monsieur le curé, ma vengeanceest trouvée. Vous savez que si ma tante ne m’aime pas, en revancheelle aime mes écus ?

– Mais, mon enfant, où avez-vous appriscela ? me dit le curé, ahuri.

– Je le lui ai entendu dire àelle-même ; ainsi je suis sûre de ce que j’avance. Elle craintpar-dessus tout que je ne me plaigne à M. de Pavol et queje ne lui demande de me prendre chez lui. Je compte la menacerd’écrire à mon oncle ; et il n’est pas dit, continuai-je aprèsun instant de réflexion, que je ne le fasse pas un jour oul’autre.

– Allons ! c’est assez innocent, ditle bon curé en souriant.

– Vous voyez ! m’écriai-je enbattant des mains, vous m’approuvez !

– Oui, jusqu’à un certain point, mapetite, car il est clair que vous ne devez pas être battue, mais jevous défends l’impertinence. Ne vous servez pas de votre arme qu’encas de légitime défense, et rappelez-vous que si votre tante a desdéfauts, vous devez cependant la respecter et ne point êtreagressive.

Je fis une moue significative.

– Je ne vous promets rien… ou plutôt,tenez, pour être franche, je vous promets de faire précisément lecontraire de ce que vous venez de dire.

– C’est une véritable révolte !… Jefinirai par me fâcher, Reine.

– C’est plus qu’une révolte, répliquai-jed’un ton grave, c’est une révolution.

– J’en perdrai la patience et la vie,marmotta le curé. Mademoiselle de Lavalle, faites-moi le plaisir devous soumettre à mon autorité.

– Écoutez, repris-je d’un ton câlin, jevous aime de tout mon cœur, vous êtes même la seule personne quej’aime au monde…

Le visage du curé s’épanouit.

– Mais je déteste, j’exècre matante ; mes sentiments ne varieront jamais sur ce point. J’aibeaucoup plus d’esprit qu’elle…

Ici, le curé, dont l’expression s’étaitrembrunie, m’interrompit par une vive exclamation.

– Ne protestez pas, repris-je en leregardant en dessous, vous savez bien que vous êtes de monavis.

– Quelle éducation, quelleéducation ! murmura le curé d’un ton piteux.

– Monsieur le curé, mon salut n’est pascompromis, soyez tranquille : je vous retrouverai un jour oul’autre dans le ciel. Je reprends : ayant donc beaucoup plusd’esprit que ma tante, il me sera facile de la tourmenter enparoles. Hier soir, je me suis promis à moi-même de lui être trèsdésagréable. J’ai pris la lune et les étoiles à témoin de monserment.

– Mon enfant, me dit le curésérieusement, vous ne voulez pas m’écouter, et vous vous enrepentirez.

– Bah ! c’est ce que nousverrons !… J’entends ma tante, elle est furieuse, car c’estmoi qui ai lâché la vache, les lapins et les chapons afin de resterseule avec vous. Donnez-lui une semonce, monsieur le curé ; jevous assure qu’elle m’a battue bien fort, j’ai des marques noiressur les épaules.

Ma tante entra comme un ouragan, et le curé,complètement abasourdi, n’eut pas le temps de me répondre.

– Reine, venez ici ! cria-t-elle, levisage empourpré par la colère et la course désordonnée qu’elleavait dû faire après les lapins.

Je lui fis un grand salut.

– Je vous laisse avec le curé, dis-je enadressant un signe d’intelligence à mon allié.

La croisée, fort heureusement, étaitouverte.

Je sautai sur une chaise, j’enjambai l’appuide la fenêtre et me laissai glisser dans le jardin, au grandébahissement de ma tante, qui s’était placée devant la porte pourme couper la retraite.

Je confesse que je fis semblant de me sauver,mais qu’en réalité je me cachai derrière un laurier et que j’entraidans un accès de jubilation sans pareil en écoutant les reprochesdu curé et les exclamations furibondes de ma tante.

Le soir, pendant le dîner, elle avait prisl’air gracieux d’un dogue auquel on a pris un os.

Elle grognait Suzon qui l’envoyait promener,maltraitait son chat, jetait l’argenterie sur la table en faisantun tapage affreux ; enfin, exaspérée par mon air impassible etmoqueur, elle prit une carafe et la lança par la fenêtre.

Je saisis aussitôt un plat de riz, auquel ellen’avait pas encore goûté, et le précipitai à la suite de lacarafe.

– Misérable pécore ! hurla ma tanteen s’élançant sur moi.

– N’approchez pas, dis-je enreculant ; si vous me touchez, j’écris ce soir même à mononcle de Pavol.

– Ah !… dit ma tante, qui restapétrifiée, le bras en l’air.

– Si ce n’est pas ce soir, repris-je, cesera demain ou dans quelques jours, car je ne veux pas êtrebattue.

– Votre oncle ne vous croira pas !cria ma tante.

– Oh ! que si !… Vos doigts ontlaissé leur empreinte sur mes épaules. Je sais qu’il est très bonen je m’en irai avec lui.

Je n’avais certes aucune notion sur lecaractère de mon oncle, étant âgée de six ans quand je l’avais vupour la première et dernière fois. Mais je pensai que je devaisparaître en savoir très long sur son compte et que je faisaispreuve ainsi d’une grande diplomatie.

Je sortis majestueusement, laissant ma tantes’épancher dans le sein de Suzon.

Chapitre 4

 

La guerre était déclarée et, dès lors, jepassai mon temps à lutter contreMme de Lavalle. Autrefois, j’osais à peineouvrir la bouche devant elle, excepté quand le curé était en tiersentre nous ; elle m’imposait silence avant même que j’eussefini ma phrase.

J’affirme que cette manière de procéderm’était particulièrement pénible, car je suis extrêmement bavarde.Je me dédommageais bien un peu avec le curé, mais c’étaitabsolument insuffisant ; aussi avais-je pris l’habitude deparler tout haut avec moi-même. Il m’arrivait souvent de me planterdevant mon miroir et de causer avec mon image durant des heuresentières…

Mon cher miroir ! ami fidèle !confident de mes plus secrètes pensées !

Je ne sais si les hommes ont jamais réfléchisérieusement à l’influence énorme que ce petit meuble peut exercersur un esprit. Remarquez que je ne détermine pas le sexe de cetesprit, étant bien convaincue que les individus barbus tiennentautant que nous au plaisir d’observer leurs qualitésextérieures.

Si j’écrivais un ouvrage philosophique, jetraiterais cette question : « De l’influence du miroirsur l’intelligence et le cœur de l’homme. »

Je ne nie pas que mon traité serait peut-êtreunique dans son espèce, qu’il ne ressemblerait en aucune façon à laphilosophie dans laquelle Kant, Fichte, Schelling, etc.…, ontpataugé toute leur vie pour leur plus grande gloire et le bonheurbien grand de la postérité, qui les lit avec un plaisir d’autantplus vif qu’elle n’y comprend rien. Non, mon traité n’irait pointsur les brisées de ces messieurs : il serait clair, net,pratique, avec une pointe de causticité, et il faudrait pousserbien loin l’amour de la contradiction pour ne pas convenir que cesqualités ne sont point l’apanage des philosophies ci-dessusmentionnées. Mais, ne trouvant pas mon intelligence assez mûre pource grand œuvre, je me contente et de m’y regarder chaque jour trèslongtemps, par esprit de reconnaissance.

Je sais bien que, devant cette révélation,quelques-uns de ces esprits fâcheux, grincheux, qui voient tout ennoir, insinueront que la coquetterie joue un grand rôle dans lesentiment que je prétends éprouver pour mon miroir. Mon Dieu !on n’est point parfait ! et remarquez, beau lecteur, que sivous êtes de bonne foi, ce qui n’est pas certain, vous avouerez quel’intérêt personnel, pour ne pas dire un plus gros mot, tient laplus grande place dans la plupart de vos sentiments.

Pour en revenir à mon sujet, je dirai que,ayant rompu complètement avec mes anciennes terreurs je necherchais plus à modérer ma loquacité devant ma tante. Il ne sepassait pas un repas sans que nous eussions des discussions quimenaçaient de dégénérer en tempêtes.

Quoique je ne connusse pas encore son origine,je n’avais pas tardé à découvrir qu’elle était ignorante comme unecarpe, et qu’elle éprouvait une vive contrariété quand j’appuyaismes opinions sur mon savoir ou sur celui du curé. Du reste, jen’hésitais jamais à donner la qualification d’historiques à desidées de mon propre cerveau. Malheureusement, il m’était impossiblede lutter contre l’expérience personnelle de ma tante, et,lorsqu’elle m’affirmait que les choses se passaient de telle ettelle façon dans le monde, que les hommes n’étaient guère que dessacripants, des suppôts de Satan, j’enrageais, car je ne pouvaisrien répondre. J’avais assez de bon sens pour comprendre que lespersonnes avec lesquelles je vivais ne pouvaient me donner qu’uneidée très imparfaite sur le genre humain dans les circonstancesordinaires de la vie.

Le curé dînait tous les dimanches à la maison.Il avait, sans doute, des raisons secrètes pour ne point vanterdevant moi le roi de la création, – excepté quand il s’agissait deses héros antiques dont il ne pouvait plus craindre l’espritentreprenant, – car il n’opposait que de bien faibles dénégationsaux affirmations de ma tante.

Le dîner du dimanche se composaitinvariablement d’un chapon ou d’un poulet, d’une salade aux œufsdurs et de lait égoutté, quand c’était la saison. Le curé,qui faisait assez maigre chère chez lui, et dont le palais savaitapprécier la cuisine de Suzon, arrivait en se frottant les mains eten criant la faim.

Nous nous mettions bien vite à table, et lecommencement de la conversation était non moins invariable que lemenu du dîner.

– Il fait beau temps, disait ma tante,dont la phrase, s’il pleuvait, n’était modifiée que par lechangement du qualificatif.

– Un temps superbe ! répondait lecuré joyeusement. C’est charmant de marcher par ce joli soleil.

S’il avait plu, s’il avait neigé, s’il avaitgelé, s’il était tombé de la grêle, des pierres ou du souffre, lecuré eût également exprimé sa satisfaction, soit en s’étendant surl’agrément d’un appartement bien clos, soit en chantant les charmesd’un feu brillant.

– Mais il ne fait pas chaud, reprenait matante. C’est étonnant ! De mon temps on prenait des robesblanches à Pâques.

– Les robes blanches vous allaient-ellesbien ? demandais-je vivement.

Ma tante qui prévoyait quelque impertinence,me foudroyait d’un regard préventif avant de répondre :

– Certainement, très bien.

– Oh ! m’écriais-je, d’un ton qui nelaissait aucun doute sur mon intime conviction.

– De mon temps, affirmait ma tante, lesjeunes filles ne parlaient que lorsqu’on les interrogeait.

– Vous ne parliez pas dans votrejeunesse, ma tante ?

– Quand on m’interrogeait, pasautrement.

– Toutes les jeunes filles vousressemblaient-elles, ma tante ?

– Certainement, ma nièce.

– La vilaine époque ! soupirais-jeen levant les yeux au ciel.

Le curé me regardait d’un air de reproche, etMme de Lavalle laissait ses regards errer surles divers objets qui couvraient la table, avec la tentation bienévidente de m’en lancer quelques-uns à la tête.

La conversation, arrivée à ce point… aigu,tombait subitement, jusqu’au moment où les sentiments amers de matante, refoulés par tous les efforts de sa volonté, éclataient toutà coup, comme une machine soumise à une trop forte pression. Elleexhalait son courroux sur la création entière. Hommes, femmes, ilne restait, à la fin du dîner, qu’un horrible mélange, non d’os etde chairs meurtris, mais de monstres de toutes les espèces.

« Les hommes ne valent pas les quatrefers d’un chien », disait ma tante dans le langage harmonieuxet élégant qui lui était habituel.

Le curé, qui avait la certitude désolante den’être point une femme, baissait la tête et paraissait rempli decontrition.

– Quels mécréants ! quelssacripants ! reprenait-elle en me regardant d’un air furieux,comme si j’avais appartenu à l’espèce en question.

– Hum ! répondait le curé.

– Des gens qui ne pensent qu’à jouir,qu’à manger ! continuait ma tante qui avait sur le cœur lapauvreté léguée par son mari. Quels suppôts de Satan !

– Hum ! hum ! reprenait le curéen hochant la tête.

– Monsieur le curé, m’écriais-je avecimpatience, hum ! n’est pas un argument très fort.

– Permettez, permettez, répondait lebrave homme troublé dans la dégustation de son dîner ; jecrois que Mme de Lavalle va au delà de sapensée en employant cette expression : suppôts de Satan. Maisil est certain que beaucoup d’hommes ne méritent pas une grandeconfiance.

– Vous êtes commeFrançois 1er, vous aimez mieux les femmes ?disais-je de mon petit air candide.

– Palsambleu ! s’écriait ma tante,qui avait remplacé certains mots très énergiques par cetteexpression empruntée à son mari et qui lui paraissait toutaristocratique ; palsambleu ! taisez-vous,sotte !

Mais le curé lui adressait un signemystérieux, et l’excellente dame se mordait les lèvres.

– Et vos héros, monsieur le curé ?et vos Grecs ? et vos Romains ?

– Oh ! les hommes d’aujourd’hui neressemblent guère à ceux d’autrefois, disait le curé, bienconvaincu qu’il exprimait une grande vérité.

– Et les curés ? reprenais-je.

– Les curés sont hors de cause,répondait-il avec un bon sourire.

Ce genre de conversation, rempli desous-entendus, avait pour privilège de m’agacer énormément. J’avaisconscience qu’un monde d’idées et de sentiments, que je ne devaispas tarder du reste à découvrir, m’était fermé. Je doutais que lejugement porté par ma tante sur l’humanité fût absolument juste,mais je comprenais que j’ignorais beaucoup de choses et que jerisquais de croupir longtemps dans mon ignorance.

Un matin que je méditais sur cette lamentablesituation, l’idée me vint de consulter les trois personnes quej’était à même de voir tous les jours : Jean, le fermier,Perrine et Suzon.

Cette dernière avant vécu à C…, je décidai queson appréciation devait être basée sur une grande expérience, et jela gardai pour la bonne bouche.

M’enveloppant dans un capulet, je pris messabots et m’acheminai vers la ferme, située à un kilomètre de lamaison.

Tout en barbotant, pataugeant, enfonçant,j’arrivai près de Jean, qui nettoyait sa charrue.

– Bonjour, Jean.

– Ben le bonjour, mamselle ! ditJean en ôtant son bonnet de laine, ce qui permit à ses cheveux dese dresser tout droits sur sa tête. Quand ils n’étaient pas soumisà une pression quelconque, c’était une particularité de leurtempérament de se livrer à ce petit exercice.

– Je viens vous consulter sur une chosetrès, très importante, dis-je en appuyant sur l’adverbe pouréveiller son intelligence, que je savais disposée à courir lapretentaine quand on le questionnait.

– À votre service, mamselle.

– Ma tante dit que tous les hommes sontdes sacripants ; quel est votre avis sur ce sujet,Jean ?

– Des sacripants ! répéta Jean, quiécarquilla les yeux comme s’il apercevait un monstre devantlui.

– Oui, mais c’est l’opinion de ma tanteet je veux avoir la vôtre ?

– Dame ! ça se pourrait ben tout demême !

– Mais ce n’est pas une opinion, cela,Jean ! Voyons ! croyez-vous, oui ou non, que les hommesson généralement des sacripants ?

Jean appuya le bout de son nez sur l’index del’indice sa main droite, ce qui est, comme on le sait, d’uneprofonde méditation.

Après avoir réfléchit une bonne minute, il mefit cette réponse claire et décisive :

– Écoutez, mamselle je vas vousdire ! ça se pourrait ben que oui, mais ça se pourrait ben quenon.

– Buse ! lui dis-je, indignée decontempler un tel phénomène de bêtise.

Il ouvrit les yeux, il ouvrit la bouche, ilouvrit les mains, il eût ouvert toute sa personne, s’il avait pu,pour mieux manifester son étonnement.

Je revins dans la cour du Buisson, en pestantcontre la boue, mes sabots, Jean et moi-même.

– Perrine, criai-je, viens ici !

Perrine, qui nettoyait les terrines de salaiterie, accourut aussitôt, une poignée d’orties à la main, lesbras nus, le visage rouge comme une pomme d’api et le bonnet sur lederrière de la tête, selon son habitude.

– Quelle est ton opinion sur les hommes,dis-je brusquement.

– Sur les hom…

Et Perrine, de pomme d’api devenue pivoine,laissa tomber ses orties, prit le coin de son tablier, releva lajambe gauche et resta perchée sur la droite en me regardant d’unair ébahi.

– Eh bien ! réponds donc ! Quepenses-tu des hommes ?

– Mamselle veut rire, ben sûr !

– Mais non, je parle sérieusement.Réponds vite !

– Dame ! mamselle, me dit Perrine ense remettant d’aplomb sur les deux jambes, quand ce sont de beauxgars, m’est avis qu’il y a des choses pus désagréable àregarder !

Cette manière d’envisager la question me donnagrandement à réfléchir.

– Je ne parle pas du physique, repris-jeen haussant les épaules, mais du moral ?

– Ma foi ! je les trouve benaimables ! répondit Perrine, dont les petits yeuxbrillaient.

– Comment ! tu ne les trouves pasmécréants, sacripants, suppôts de Satan ?

Perrine se mit à rire à pleine bouche.

– Voyez-vous, mamselle, le parler desmécréants est si doux que…

Ici, elle s’interrompit pour se donner ungrand coup de poing sur la tête. Elle tortilla son tablier, baissales yeux, et me parut disposée à prendre la poudred’escampette.

– Après ! Finis donc !

– Mamselle va me faire dire des sottises,ben sûr ! je m’en vas.

Et, m’adressant la plus belle de sesrévérences, elle disparut dans les profondeurs de sa laiterie, dontelle me ferma la porte au nez.

– Pourquoi dirait-elle dessottises ?… Allons ! je n’ai plus de ressource que dansSuzon ; reste à savoir si elle voudra parler.

J’entrai dans la cuisine. Suzon, armée d’unbalai, se préparait à le faire fonctionner activement. Il me semblaqu’elle était dans ses jours sombres, et je jugeai qu’il seraithabile d’user de quelques précautions oratoires avant de poser maquestion.

– Comme tes cuivres sont beaux etreluisants ! lui dis-je d’un air gracieux.

– On fait ce qu’on peut, grogna Suzon.Après tout, ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à le dire.

– Tu réussis très bien la fricassée depoulet, Suzon, continuai-je sans me décourager, tu devraism’apprendre à la faire.

– C’est pas votre besogne,mademoiselle ; restez chez vous, et laissez-moi tranquilledans ma cuisine.

Mes moyens de corruption ne produisant aucuneffet, je dirigeai mes batteries sur un autre point.

– Sais-tu une chose, Suzon ? Tu asdû être bien jolie dans ta jeunesse ! dis-je, en pensant àpart moi que, si j’avais été son mari, je l’aurais mise à cuiredans le four pour m’en débarrasser.

J’avais touché la corde sensible, car Suzondaigna sourire.

– Chacun a son temps, mademoiselle.

– Suzon, repris-je, profitant de cesubtil adoucissement pour arriver plus vite à mon sujet, j’ai enviede te faire une question ! – Quelle est ton opinion sur leshommes… et les femmes ? ajoutai-je, songeant qu’il étaitingénieux d’étendre mes études sur les deux sexes.

Suzon s’appuya sur son balai, prit son air leplus rébarbatif, et me répondit avec une convictionentraînante :

– Les femmes, mademoiselle, sont des pasgrand’chose, mais les hommes sont des rien du tout.

– Oh ! protestai-je, en es-tu biensûre ?

– C’est aussi sûr que je vous le dis,mademoiselle !

Elle administra un grand coup de balai auxdébris de légumes qui se trouvaient par terre, et les fitdisparaître avec autant de dextérité que s’ils avaient représentéles bipèdes objets de son antipathie.

Je me retirai dans ma chambre pour méditer surl’axiome misanthropique énoncé par Suzon, assez découragée enpensant que je n’étais pas grand’chose, et que mes amis inconnus,les hommes, méritaient la dénomination humiliante de rien dutout.

Chapitre 5

 

Néanmoins, mes études de mœurs me paraissanttout à fait insuffisantes, je résolus de les poursuivre à l’aidedes romans de la bibliothèque.

Précisément un lundi, jour de foire, ma tante,le curé et Suzon devaient aller ensemble à C… Ma tante avaitdécidé, comme toujours, que je resterais à la garde de Perrine, etpour la première fois de ma vie, cette décision m’enchanta. J’étaissûre d’être livrée à moi-même, Perrine s’occupant beaucoup plus desa vache que de mes inspirations.

Pour ce genre d’excursions, le fermier, à huitheures du matin, amenait dans la cour une sorte de carriole appeléedans le pays maringote. Ma tante apparaissait en grande tenue, lechef orné d’un chapeau rond en feutre noir, auquel elle avaitajouté des brides d’un violet tendre. Elle le posait crânement surle haut de son chignon. Elle était enveloppée de fourrures, qu’ilfît chaud ou froid, ayant, depuis son mariage, adopté ce principequ’une dame de qualité ne peut pas se mettre en route sans portersur elle la peau d’un animal quelconque. Quand elle était ainsivêtue, elle croyait fermement que toutes les tares qui dénonçaientson origine étaient effacées.

Elle s’asseyait sur une chaise, au fond de lamaringote, laquelle chaise était recouverte d’un oreiller, afin quecette partie délicate de l’individu, qu’une plume honnête se refuseà nommer, ne fût point endommagée.

Suzon, chargée de conduire un cheval qui seconduisait tout seul, se plaçait à droite, sur la banquette dedevant, et le curé montait près d’elle.

Alors, simultanément, ils se tournaient versmoi.

– Ne me faites pas de sottises, disait matante, et n’allez pas dans le potager.

– Ne mettez pas de désordre dans macuisine, criait Suzon, et contentez-vous du veau froid pourdéjeuner.

Le curé ne soufflait mot, mais il m’envoyaitun aimable sourire et faisait un geste qui voulait dire :

– Elle n’a pas voulu, mais je vous auraisbien emmenée, moi.

Ce mémorable lundi, les choses se passèrentcomme à l’ordinaire. Je fis quelques pas sur la route et je les visbientôt disparaître, secoués tous les trois comme des paniers àsalade.

Sans perdre une minute, je mis à exécution unprojet mûri depuis longtemps. Il s’agissait de prendre possessionde la bibliothèque, dont le curé avait eu la malencontreuse idéed’emporter la clef, mais je n’étais pas fille à me décourager poursi peu.

Je courus chercher une échelle que je traînaisous la fenêtre de la bibliothèque ; après des effortssurhumains, je réussis à la lever et à l’appuyer solidement contrele mur. Grimpant lestement les échelons, je cassai une vitre avecune pierre dont je m’étais munie ; puis ôtant les morceaux deverre encore attachés au châssis, je passai la partie supérieure demon corps dans l’ouverture et me glissai dans la bibliothèque.

Je tombai la tête la première sur lecarreau ; je me fis une bosse énorme au front, et, lelendemain, le curé m’apporta un onguent pour la guérir.

Mon premier soin, quand je me relevai et quel’étourdissement causé par ma chute dissipa, fut de fouiller dansles tiroirs d’un vieux bureau pour découvrir une clef pareille àcelle que le curé avait fait disparaître. Mes recherches ne furentpas longues, et, après deux ou trois essais infructueux, je trouvaimon affaire.

Après avoir supprimé, autant qu’il me futpossible, les traces de mon effraction, je m’installai dans unfauteuil, et, pendant que je me reposais de mes fatigues, monregard fut frappé par les ouvrages de Walter Scott placés en facede moi. Je pris au hasard dans la collection et je m’en allai dansma chambre, emportant comme un trésor la jolie Fille dePerth.

De ma vie je n’avais lu un roman, et je tombaidans une extase, dans un ravissement dont rien ne pourrait donnerl’idée. Je vivrais neuf cent soixante-neuf ans, comme le bonMathusalem, que je n’oublierais jamais mon impression en lisantla jolie Fille de Perth.

J’éprouvais la joie d’un prisonnier transportéde son cachot au milieu des arbres en fleurs, du soleil : ou,mieux encore, la joie d’un artiste qui entend jouer pour lapremière fois, et d’une manière idéale, l’œuvre de son cœur et deson intelligence. Le monde qui m’était inconnu, et après lequel jesoupirais inconsciemment, se révéla à moi tout à coup. Une lueur sefit si soudainement dans mon esprit que je crus avoir été jusque-làstupide, idiote. Je me grisai, m’enivrai de ce roman rempli decouleur, de vie, de mouvement.

Le soir, je descendis en rêvant dans la salleà manger, où le curé, qui dînait avec nous, m’attendait avecimpatience.

Il regarda mon visage avec une profondecommisération, et me demanda, avec le plus grand intérêt, commentcet accident était arrivé.

– Un accident ? dis-je d’un airétonné.

– Votre front est tout noir, ma petiteReine.

– La sotte aura monté dans un arbre ouune échelle, dit ma tante.

– Dans une échelle, oui, c’est vrai,répondis-je.

– Ma pauvre enfant ! s’écria le curédésolé ; vous êtes tombée sur la tête ?

Je fis un signe affirmatif.

– Avez-vous mis de l’arnica, mapetite ?

– Bah ! c’est bien la peine !reprit ma tante. Mangez votre soupe, monsieur le curé, et ne vousoccupez pas de cette étourdie ; elle n’a que ce qu’ellemérite.

Le curé ne dit plus rien ; il me fit unpetit signe d’amitié et m’observa à la dérobée.

Mais je ne faisais pas grande attention à cequi se passait autour de moi. Je songeais à cette charmanteCatherine Glover, à ce brave Henri Smith, dont j’étais éprise, enattendant mieux, et voilà que, sans le moindre préambule, j’éclataien sanglots.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria lecuré en se levant vivement. Ma chère petite Reine, mon bon petitenfant ?

– Laissez donc ! dit ma tante ;elle est mécontente parce qu’elle ne nous a pas accompagnés àC…

Mais le curé, qui savait que je détestais lespleurs et que j’étais trop fière pour manifester devant ma tante unchagrin causé par elle, s’approcha de moi, me demanda tout baspourquoi je pleurais et s’efforça de me consoler.

– Ce n’est rien, mon cher bon curé,dis-je en essuyant mes larmes et en me mettant à rire. Voyez-vous,j’ai horreur de la souffrance physique, la tête me fait mal, etpuis je dois être affreuse.

– Pas plus qu’à l’ordinaire, dit matante.

Le curé me regarda d’un air inquiet. Iln’était pas satisfait de l’explication et se disait que quelquechose d’anormal s’était passé dans la journée. Il me conseillad’aller me coucher sans plus tarder ; ce que je fis avecempressement.

J’étais humiliée d’avoir fait une scèned’attendrissement ; d’autant plus humiliée que je ne savaispas pourquoi j’avais pleuré. Était-ce de plaisir, decontrariété ? Je n’aurais pu le dire, et je m’endormis en merépétant qu’il était inutile de chercher à analyser monimpression.

Pendant le mois qui suivit, je dévorai laplupart des ouvrages de Walter Scott. Certes, depuis ce temps, j’aieu des joies profondes et sérieuses, mais quelques grandes qu’ellesaient été, je ne sais si elles ont surpassé de beaucoup en vivacitécelles que j’éprouvais pendant que mon esprit sortait de sonbrouillard comme un papillon de sa chrysalide. Je marchais deravissement en ravissement, d’extase en extase. J’oubliais toutpour ne songer qu’à mes romans et aux personnages qui excitaientmon imagination.

Quand le curé me définissait un problème, jepensais à Rébecca, que j’avais laissée en tête à tête avec leTemplier ; quand il me faisait un cours d’histoire, je voyaisdéfiler devant mes yeux ces charmants héros parmi lesquels mon cœurvolage avait déjà choisi une quinzaine de maris ; quand ilm’adressait des reproches, je n’en entendais pas la moitié, étantoccupée à me confectionner un costume semblable à celui d’Élisabethd’Angleterre ou d’Amy Robsart.

– Qu’avez-vous fait aujourd’hui ?demandait-il en arrivant.

– Rien.

– Comment rien ?

– Tout cela m’ennuie, disais-je d’un airfatigué.

Le pauvre curé était consterné. Il préparaitde longs discours et me les débitait tout d’une haleine, mais ilaurait produit autant d’effet en s’adressant à un Peau-Rouge.

Enfin, je devins subitement très triste. Si matante ne me battait plus, elle se dédommageait en me disant deschoses désagréables. Elle avait deviné que j’étais peinée d’être sipetite. Elle ne perdait pas l’occasion de frapper sur ce pointvulnérable, m’appelait avorton et me répétait que j’étaislaide.

Peu de temps auparavant, je me trouvais trèsjolie, et j’avais beaucoup plus de confiance dans mon opinion quedans celle de ma tante. Mais, en faisant connaissance avec leshéroïnes de Walter Scott, le doute surgit dans mon esprit. Ellesétaient si belles, que je me désolais en songeant qu’il fallaitleur ressembler pour être aimée.

Le curé, par sympathie, perdit ses sourires etses couleurs. Il m’observait d’un air éploré, passait son temps àpriser, en oubliant toutes les règles de l’art, cherchait à devinermon secret et employait des moyens machiavéliques pour arriver àson but ; mais j’étais impénétrable.

Un jour, je le vis se diriger vers labibliothèque, mais je n’avais garde d’oublier la clef dans laserrure ; il revint sur ses pas en secouant la tête et enpassant la main dans ses cheveux, lesquels, plus ébouriffés quejamais, produisaient l’effet d’un panache.

Je m’étais cachée derrière une porte, et,quand il passa près de moi, je l’entendis murmurer :

– Je reviendrai avec la clef !

Cette décision me contraria vivement. Je medis qu’il découvrirait certainement mon secret et que je nepourrais plus continuer mes chères lectures.

J’allai aussitôt chercher plusieurs romans quej’emportai dans ma chambre, et les remplaçai sur les rayons par deslivres pris au hasard ; mais, malgré mes précautions, jejugeai que le carreau de papier dont je m’étais servie pourremplacer la vitre brisée était un indice qui m’accuseraithautement.

C’est ce jour-là que, en examinant des lettrestrouvées dans le bureau, je découvris l’origine de ma tante.C’était une arme contre elle, et je résolus de ne pas tarder à m’enservir.

Le lendemain, à déjeuner, elle était de trèsmauvaise humeur. Dans cette disposition morale, si elle ne trouvaitpas un prétexte pour m’être désagréable, elle s’en passait.

Je rêvais à cet aimable Buckingham qui meparaissait adorable avec son insolence, ses beaux habits, sesbouffettes et son esprit, et je me demandais pourquoi AliceBridgeworth était au désespoir de se trouver chez lui, quand matante me dit sans préambule :

– Que vous êtes laide ce matin,Reine !

Je sautai sur ma chaise.

– Voilà ! dis-je en lui passant lasalière.

– Je ne demande pas le sel, sotte !En vérité, vous devenez aussi stupide que laide !

Il est à remarquer que ma tante ne me tutoyaitjamais. Du jour où elle était devenu la femme de mon oncle, elleavait cru se mettre à la hauteur de la situation en supprimant letutoiement de son vocabulaire. Elle disait vous même à seslapins.

– Je ne suis pas de votre avis,répondis-je sèchement, je me trouve très jolie.

– La bonne farce ! s’écria ma tante.Jolie, vous ! un petit avorton pas plus haut que lacheminée !

– Mieux vaut ressembler à une plantedélicate qu’à un homme manqué, répliquai-je.

Ma tante croyait fermement avoir été unebeauté et n’entendait pas raillerie sur ce sujet.

– J’ai été belle, mademoiselle, si bellequ’on nous avait donné le nom d’une déesse, à ma sœur et à moi.

– Votre sœur vous ressemblait-elle, matante ?

– Beaucoup, nous étions jumelles.

– Son mari a dû être bien malheureux,dis-je d’un ton pénétré.

Ma tante lança une imprécation que je nepermettrai pas à ma plume de répéter.

– Du reste, repris-je avec calme, vousavez naturellement le goût d’une femme du peuple, tandis que moi,je…

Mais je restai la bouche ouverte au milieu dema phrase : ma tante venait de casser une assiette avec lemanche de son couteau. Ce que j’avais dit rendait mutiles lesefforts qu’elle avait faits jusqu’alors pour me cacher sa naissanceet me vengeait entièrement de ses méchancetés envers moi.

– Vous êtes un serpent ! cria-t-elled’une voix étranglée.

– Je ne crois pas, ma tante.

– Un serpent !

– Vous l’avez déjà dit, répondis-je enavalant tranquillement ma dernière fraise.

– Un serpent réchauffé dans mon sein,répéta ma tante, qui était trop en colère pour faire des fraisd’imagination.

Je secouai la tête, et me dis que si j’étaisserpent, je refuserais certainement de me trouver bien dans cetteposition.

– Permettez, repris-je, j’ai étudié cetanimal dans mon histoire naturelle, et je n’ai jamais vu qu’il eûtl’habitude d’être réchauffé dans le sein de qui que ce soit.

Ma tante, toujours déconcertée quand jefaisais allusion à mes lectures, ne répondit rien, maisl’expression de sa physionomie me parut si peu rassurante que jem’esquivai en chantant à tue-tête :

– Il était une fois un oncle de Pavol, dePavol, de Pavol !

Nous étions au milieu de juin. Les papillonsvolaient de tous les côtés, les mouches bourdonnaient, l’air étaitimprégné de mille parfums ; bref, le temps me parut siséduisant que j’oubliai ma prudence ordinaire. Je pris mon livre etj’allai m’installer dans un pré, à l’ombre d’une meule de foin.

J’avais le cœur un peu gros en songeant auxparoles de ma tante. Il est certain qu’il était désolant d’être sipetite ! Qui donc pourrait jamais m’aimer ? Mais je meconsolai en lisant Peveril du Pic. Parmi les romans deWalter Scott c’était un de ceux que je préférais, précisément àcause de Fenella dont la taille était certainement plus exiguë quela mienne.

J’aimais, j’adorais Buckingham. J’étais encolère contre Fenella, qui lui disait des choses vraiment trèsdures, et, au moment où elle disparaissait par la fenêtre, jem’arrêtai dans ma lecture pour m’écrier :

– Le petite niaise ! un homme sidélicieux !

En disant ces mots, je levai les yeux et jetaiun grand cri en voyant le curé, debout, devant moi. Les brascroisés, il me regardait avec stupéfaction. Il semblait aussiconsterné que ce personnage des contes de fées qui trouve sesdiamants changés en noisettes.

Je me levai un peu honteuse, car je l’avaisabominablement attrapé.

– Oh ! Reine… commença-t-il.

– Mon cher curé, m’écriai-je en serrantPeveril du Pic sur mon cœur, je vous en prie, je vous ensupplie, laissez-moi continuer.

– Reine, ma petite Reine, jamais jen’aurais cru cela de vous !

Cette douceur m’attendrit d’autant plus que jen’avais pas la conscience très nette, mais, par une tactiqueéminemment féminine, je m’empressai de changer la question.

– C’était une distraction, monsieur lecuré, et je me trouve si malheureuse !

– Malheureuse, Reine ?

– Croyez-vous que ce soit amusant d’avoirune tante comme la mienne ! Elle ne me bat plus, c’est vrai,mais elle me dit des choses qui me font tant de peine !

Que je connaissais bien mon curé ! Ilavait déjà oublié ses griefs et ses sermons ; d’autant qu’il yavait un grand fond de vérité dans mes paroles.

– Est-ce pour cela que vous êtes sitriste, mon bon petit enfant ?

– Certainement, monsieur le curé. Pensezdonc que ma tante me répète sur tous les tons que je suis unavorton, que je suis laide à faire peur !

Mes yeux s’emplirent de larmes, car ce sujetm’allait droit au cœur.

Le bon curé, très ému, se frotta le nez d’unair perplexe. Il était loin de partager les idées de ma tante surce point, et se demandait quel moyen il pourrait bien employer pourdissiper mon chagrin sans éveiller dans mon âme l’orgueil, lavanité et autres éléments de damnation.

– Voyons, Reine, il ne faut pas attachertrop d’importance à des choses qui périssent si vite.

– En attendant ces choses existent,répliquai-je, me rencontrant, à deux siècles d’intervalle, avec lapensée de la plus belle fille de France.

– Et puis, vous verrez peut-être des gensqui ne penseront pas comme Mme de Lavalle.

– Êtes-vous de ces gens-là, monsieur lecuré ? Me trouvez-vous jolie ?

– Mais… oui, répondit le curé d’un tonpiteux.

– Très jolie ?

– Mais… mais oui, répondit le curé sur lemême ton.

– Ah ! que je suis contente !m’écriai-je en pirouettant. Que je vous aime, mon curé !

– C’est très bien, Reine ; mais vousavez commis une grande faute. Vous vous êtes introduite dans labibliothèque au risque de vous casser le cou, et vous avez lu deslivres que je ne vous aurais probablement jamais donnés.

– Walter Scott, monsieur le curé, c’estWalter Scott ! ma littérature en dit beaucoup de bien.

Et je lui narrai toutes mes impressions. Jeparlai longtemps avec volubilité, ravie de voir que non seulementle curé ne songeait plus à me gronder, mais qu’il écoutait avecintérêt ce que je lui racontais. Devant mon entrain et ma gaieté,reparus comme par enchantement, il reprit subitement ses couleursen sa physionomie souriante.

– Allons, me dit-il, je vous permets decontinuer à lire Walter Scott ; je le relirai même pour enparler avec vous, mais promettez-moi de ne pas recommencer votreescapade !

Je le lui promis de grand cœur, et dès lorsnous eûmes un nouveau sujet de discussions et de disputes, car,bien entendu, nous ne fûmes jamais du même avis.

Mais bientôt l’intérêt que je prenais à mesromans se trouva effacé par un événement surprenant, inouï, quiarriva quelques semaines plus tard au Buisson. Un de ces événementsqui n’ébranlent pas les empires sur leurs bases, mais qui jettentla perturbation dans le cœur ou l’imagination des petitesfilles.

Chapitre 6

 

C’était un dimanche.

Le dimanche, nous assistions régulièrement àla grand’messe, qui était l’unique office du matin, le curé n’ayantpas de vicaire. Ma tante entrait la première dans notre bancarmorié, je la suivais immédiatement ; Suzon venait ensuite,et Perrine fermait la marche.

Notre petite église était vieille etmisérable. La couleur primitive des murs disparaissait sous unesorte de limon verdâtre, causé par l’humidité ; le sol, loind’être uni, était formé d’une quantité de crevasses et demonticules qui invitaient les fidèles à se casser le cou et àprofiter de leur présence dans un lieu sanctifié pour monter plustôt au ciel ; l’autel était orné de petites figures d’angespeintes par le charron du village, qui se piquait d’êtreartiste ; deux ou trois saints se contemplaient avec surprise,étonnés de se trouver si laids. Plusieurs fois, en les regardant,je me suis dit que si j’étais une sainte, et si les mortels mereprésentaient d’une manière aussi hideuse, je serais absolumentsourde à leurs prières ; mais les saints n’ont peut-être pasmon tempérament. Par une fenêtre privée de ses vitraux, une roseblanche montrait sa tête parfumée et, par sa beauté, sa fraîcheur,semblait protester contre le mauvais goût de l’homme.

Nous possédions un harmonium dont trois notesseulement pouvaient vibrer ; quelquefois le nombre en allaitjusqu’à cinq, cet instrument étant, grâce à la température, sujet àdes caprices, comme les rhumatisme de notre chantre, lequelrugissait pendant deux heures avec la conviction si naïve et siprofonde de posséder une belle voix qu’il était impossible de luien vouloir.

Le tabouret de l’officiant était placé au fondd’un précipice, de sorte que, de ma place, je ne voyais que la têteet le buste du curé, qui avait l’air en pénitence. Les enfants dechœur se faisaient des grimaces et chuchotaient derrière son dos,sans qu’il eût l’idée de se fâcher.

Après l’évangile, il quittait sa chasubledevant nous, les choses se passant en famille, trébuchait dansquelques trous et arrivait à la chaire.

Parmi les êtres humains qui s’agitent sur lasurface du globe, il n’y en a pas, je suppose, qui, dans le coursde son existence, n’ai fait un rêve. L’homme, que sa position soitinfirme ou élevée, ne peut vivre sans désirs, et le curé, subissantla loi commune, avait, durant trente ans de sa vie, rêvé lapossession d’une chaire.

Malheureusement, il était très pauvre, sesparoissiens l’étaient également, et ma tante, qui seule eût pu luivenir en aide, ne répondait rien à ses timides insinuations ;outre qu’elle était d’un intérêt sordide quand il s’agissait dedonner, elle avait la plus mince considération pour le rêve de sonprochain.

Enfin, à force d’économiser, le curé se trouvaun jour à la tête d’une somme de deux cents francs. Il résolut deréaliser son rêve tant bien que mal.

Un matin, je le vis arriver horsd’haleine.

– Ma petite Reine, venez avec moi,s’écria-t-il.

– Où ça, monsieur le curé ?

– À l’église, venez vite !

– Mais la messe est dite !

– Oui, oui, mais j’ai quelque chose decharmant à vous montrer.

Il avait l’air si joyeux, sa bonne figurerespirait une telle allégresse, que je ris encore en y songeant etque sa joie est pour moi un des meilleurs souvenirs de cetemps-là.

Il ne marchait pas, il volait, et nousarrivâmes tout courant à l’église. On venait de poser la chaire, etle curé, en extase devant elle, me dit à voix basse :

– Regardez, petite Reine, regardez !N’est-ce pas une heureuse invention ? Nous possédons enfin unechaire ! Elle n’a pas l’air très solide, et cependant elletient très bien. Et voilà donc le rêve de ma vie réalisé ! Ilne faut jamais désespérer de rien, ma petite, jamais !

Je regardais, un peu consternée, car je nepouvais pas me dissimuler que mon imagination m’avait représentéune chaire comme quelque chose de grand, de monumental. Ce quej’avais sous les yeux était une sorte de boîte en bois blanc poséesur des supports en fer si peu élevés que, à la rigueur, on eût puse passer de marches pour y entrer. Mais une chaire sans marches,cela ne se serait jamais vu, aussi pour que l’honneur fût sauf,avait-on réussi à en placer deux, hautes chacune de quinzecentimètres.

– Voyez donc, Reine, me disait le curé,comme elle produit bon effet ! Quand j’aurai un peu d’argent,je lui ferai donner une couche de peinture, ou, plutôt, je lapeindrai moi-même ; cela m’amusera, et puis ce seraéconomique. Certainement elle pourrait être un peu plus élevée,mais il ne faut pas avoir trop d’ambition.

Et le pauvre excellent homme tournait autourde la chaire d’un air admiratif. Les panneaux eussent été peintspar Raphaël ou sculptés par Michel-Ange qu’il n’eût pas été plusheureux.

Il ne songeait pas que la réalité commetoujours, hélas ! ne ressemblait guère au rêve ; iln’avait garde de faire des comparaisons, et jouissait de sonbonheur sans arrière-pensée.

– C’est moi qui ai donné le plan, moncher enfant, et vraiment j’ai eu là une bien bonne idée !Cependant, il y a un revers à la médaille, et je dois avouer quej’ai une petite dette ; le prix qu’on me demande est plusélevé que je ne l’avais supposé, mais il paraît que c’est toujoursainsi quand on fait construire. Je comptais m’acheter unedouillette cet hiver ; eh bien ! mon Dieu, je m’enpasserai, voilà tout !

Oh ! oui, sa joie est pour moi un desmeilleurs souvenirs de ce temps-là ! Jamais je n’ai vu unhomme si heureux, et parer ainsi une joie si médiocre des refletsde sa bonne nature et de son esprit un peu enfantin.

– C’est qu’elle a tout à fait l’air d’unechaire ! disait-il en riant et en se frottant les mains.

J’avais bien quelque doute sur ce point, maisje cachai ma déception et m’extasiai de mon mieux sur cet objetextraordinaire qui, à cause de la forme irrégulière de l’église,était placé dans un renfoncement, de telle sorte que, lorsque lecuré prêchait, les trois quarts de l’auditoire ne voyaient qu’unbras et une mèche de cheveux blancs qui s’agitaient avec éloquence,selon les diverse phrases du discours.

Le curé était si content de se dire :« Je vais monter en chaire ! » que nous dûmes nousrésigner à avoir un sermon tous les dimanches.

À peine avait-il ouvert la bouche que lesbonnes femmes prenaient une pose commode afin de faire un petitsomme ; que Perrine profitait de l’assoupissement général pourlancer quelque œillade dans le banc voisin du nôtre, et que Reinede Lavalle se préparait à méditer sur les vicissitudes de la viereprésentées par une tante et l’ennui des sermons.

Je ne sais pourquoi le curé aimait à discourirsur les passions humaines, mais, un jour qu’il s’était laisséentraîner par la chaleur de l’improvisation, je lui fis, à dîner,des questions indiscrètes et si embarrassantes qu’il se promit biende ne plus jamais aborder devant moi certains sujets. Il secontenta dorénavant de parler sur la paresse, l’ivrognerie, lacolère et autres vices qui n’excitaient ni ma curiosité, ni monbavardage.

Pendant une heure il nous mettait sous lesyeux la grande iniquité dans laquelle nous étions plongés ;puis, lorsque notre état moral était devenu vraiment tout à faitlamentable, il descendait d’un air radieux avec nous dans lesenfers et nous faisait toucher du doigt les supplices queméritaient nos âmes ravagées par le péché ; après quoi,passant, par un tour de phrase hardi, à des idées moins horribles,il émergeait peu à peu des régions infernales, restait quelquesinstants sur la terre nous déposait enfin tranquillement dans leciel et descendait de la chaire du pas triomphant d’un conquérantqui vient de t rancher quelque nœud gordien.

L’auditoire se réveillait alors en sursaut,sauf Suzon, trop contente d’entendre dire du mal de l’humanité pours’endormir, et qui buvait une tasse de lait pendant que le curéfustigeait ses ouailles de ses fleurs de rhétorique.

C’était donc un dimanche. Il faisait unechaleur écrasante, et en revenant à la maison, Suzon nousdit :

– Il y aura de l’orage avant la fin de lajournée.

Cette prophétie me fit plaisir ; un orageétait un incident heureux dans ma vie monotone, et, malgré mapoltronnerie, j’aimais le tonnerre et les éclairs, bien qu’ilm’arrivât de trembler de tous mes membres lorsque les roulements sesuccédaient avec trop de rapidité.

Pendant la première partie de l’après-midi,j’errai comme une âme en peine dans le jardin et le petit bois. Jem’ennuyais à mourir, me disant avec mélancolie qu’il nem’arriverait jamais quelque aventure, et que j’étais condamnée àvivre perpétuellement auprès de ma tante.

Vers quatre heures, rentrant dans la maison,je montai dans le corridor du premier, et, le visage collé contrela vitre d’une grande fenêtre, je m’amusai à suivre des yeux lemouvement des nuages qui s’amoncelaient au-dessus du Buisson etnous amenaient l’orage annoncé par Suzon.

Je me demandais d’où ils venaient, ce qu’ilsavaient vu sur leur parcours, ce qu’ils pourraient me raconter, àmoi qui ne savais rien de la vie, du monde et qui aspirais à voiret à connaître. Ils s’étaient formés derrière cet horizon que jen’avais jamais dépassé, et qui me cachait des mystères, dessplendeurs (du moins, je le croyais), des joies, des plaisirs surlesquels je méditais tout bas.

Je fus distraite dans mes réflexions enremarquant que Perrine, cachée dans un petit coin, se laissaitembrasser par un gros rustaud qui avait passé un bras autour de sataille.

J’ouvris vivement la fenêtre, et criai enfrappant des mains :

– Très bien, Perrine ; je vous vois,mademoiselle !

Perrine, épouvantée, prit ses sabots dans samain et courut se réfugier dans l’étable. Le gros rustaud tira sonchapeau et m’examina avec un sourire niais qui lui fendait labouche jusqu’aux oreilles.

Je riais de tout mon cœur, quand une voiturelégère, que je n’avais pas entendue approcher, entra dans la cour.Un homme sauta à terre, dit quelques mots au domestique quil’accompagnait et regarda autour de lui pour trouver à quiparler.

Mais Perrine, dont je voyais poindre le bonnetblanc à travers l’ouverture grillée de l’étable, ne bougeait pas,et son amoureux s’était précipité à plat-ventre derrière unpailler. Quant à moi, stupéfiée par cette apparition, j’avaispoussé un des battants de la fenêtre et j’observais les événementssans faire un mouvement.

L’inconnu franchit en deux enjambées lesmarches délabrées du perron et cherche la sonnette qui n’avaitjamais existé ; ce que voyant et la patience n’étant point saqualité dominante, il donna de grands coups de poing dans laporte.

Ma tante, Suzon, surgirent ensemble devantlui, et je certifie que, dès cet instant, j’eus la plus favorableopinion de son courage, car il me manifesta aucun effroi. Il salualégèrement, puis je compris d’après ses gestes que, le cielmenaçant l’ayant inquiété, il demandait à se réfugier auBuisson.

Au même moment, en effet, l’orage éclata avecune grande violence, on n’eut que le temps de mettre la voiture etle cheval à l’abri.

Il est dit que la solitude rend timide ;mais dans certains cas, elle produit l’effet contraire. Ne m’étantfrottée à personne, n’ayant jamais rien comparé, j’avais la plusgrande confiance en moi-même, et j’ignorais complètement ce quec’était que cet étrange sentiment qui annihile les facultés lesplus brillantes et rend stupide l’homme le plus supérieur.

Néanmoins, devant cette aventure qui semblaitévoquée par mes pensées, le cœur me battait bien fort, etj’hésitais si longtemps à entrer dans le salon que j’étais encore àla porte quand le curé arriva tout ruisselant, mais biencontent.

– Monsieur le curé, m’écriai-je enm’élançant vers lui, il y a un homme dans le salon !

– Eh bien ! Reine, un fermier, sansdoute ?

– Mais non, monsieur le curé, c’est unhomme véritable.

– Comment, un homme véritable ?

– Je veux dire que ce n’est ni un curé,ni un paysan ; il est jeune et bien habillé. Entronsvite !

Nous entrâmes, et je faillis jeter un cri desurprise en remarquant que ma tante avait une expression vraimentgracieuse et qu’elle souriait agréablement à l’inconnu, qui assisen face d’elle, semblait aussi à l’aise que s’il était trouvé chezlui.

Du reste, son aspect seul eût suffi pourdérider l’esprit le plus morose. Il était grand, assez gros, avecune figure épanouie, franche et ouverte. Ses cheveux blonds étaientcoupés ras, il possédait des moustaches tordues en pointe, unebouche bien dessinée et des dents blanches qu’un rire franc etnaturel montrait souvent. Toute sa personne respirait la gaieté etl’amour de la vie…

Il se leva en nous voyant entrer, et attenditun instant que ma tante fît la présentation. Mais ce cérémonialétait aussi ignoré d’elle que des habitants du Groënland, et il seprésenta lui-même sous le nom de Paul de Conprat.

– De Conprat ! s’écria lecuré ; êtes-vous le fils de cet excellent commandant deConprat que j’ai connu autrefois ?

– Mon père était en effet commandant,monsieur le curé. Vous l’avez connu ?

– Il m’a rendu service il y a bien desannées. Quel brave, quel excellent homme !

– Je sais que mon père est aimé de toutle monde, répondit M. de Conprat, le visage plus épanouique jamais. C’est pour moi un bonheur toujours nouveau de leconstater.

– Mais, reprit le curé, n’êtes-vous pasparent de M. de Pavol ?

– Parfaitement ; cousin au troisièmedegré.

– Voici sa nièce, dit le curé en meprésentant.

Malgré mon inexpérience, je m’aperçus fortbien que le regard de M. de Conprat exprimait unecertaine admiration.

– Je suis enchanté de faire laconnaissance d’une aussi charmante cousine, me dit-il d’un tonconvaincu en me tendant la main.

Ce compliment provoqua chez moi un petitfrisson agréable, et je mis ma main dans la sienne sans le moindreembarras.

– Pas précisément cousins, dit le curé enprisant d’un air de jubilation ; M. de Pavol n’estque l’oncle par alliance de Reine : sa femme était unedemoiselle de Lavalle.

– Ça ne fait rien, s’écriaM. de Conprat, je ne renonce pas à notre parenté.D’ailleurs, si l’on cherchait bien, on trouverait des alliancesentre ma famille et celle des de Lavalle.

Nous nous mîmes à causer comme trois bonsamis, et il me sembla que nous nous étions toujours vu, connus etaimés. J’éprouvais cette impression bizarre qui fait supposer quece qui se passe immédiatement sous vos yeux est déjà arrivé à uneépoque lointaine, si lointaine qu’on n’en a gardé qu’un souvenirvague et presque effacé.

Mais j’avais beau passé en revue dans monesprit tous les héros de roman que je connaissais, je n’en trouvaispas un seul aussi dodu que mon héros à moi. Il était gros, cela nefaisait pas l’ombre d’un doute, mais si bon, si gai, si spirituel,que ce défaut physique se transforma promptement à mes yeux en unequalité transcendante. Bientôt même mes héros imaginaires meparurent totalement dénués de charme. Malgré leur taille éléganteet toujours mince, ils étaient effacés, radicalement effacés par cebon gros garçon bien vivant et tout joyeux que je revêtaismentalement d’une foule de qualités.

Cependant, quoique l’orage eût diminué deviolence, la pluie ne cessait pas, et, l’heure du dîner approchant,ma tante invita Paul de Conprat à le partager avec nous. Il déclaraaussitôt qu’il avait une faim de cannibale et accepta avec unempressement qui me ravit.

Je m’esquivai un instant pour aller affronterla mauvaise humeur de Suzon.

– Suzon, dis-je en entrant dans lacuisine, d’un air excité, M. de Conprat dîne avec nous.Avons-nous un gros chapon, du lait, des fraises, descerises ?

– Hé ! Seigneur qued’affaires ! grogna Suzon ; il y a ce qu’il y a,voilà !

– Grande vérité, Suzon ! maisréponds-moi donc ! Un chapon, ce ne sera peut-être passuffisant ?

– C’est pas un chapon, mademoiselle,c’est un dindon ; voyez un peu !

Et Suzon, avec un vif mouvement d’orgueil,ouvrit la rôtissoire et me fit admirer l’animal, qui, bien empâtépas ses soins et ceux de Perrine, pesait au moins douze livres. Lapeau dorée se soulevait de place en place, prouvant ainsi ladélicatesse, la tendresse de la chair qu’elle recouvrait et offrantà mes yeux charmés le spectacle le plus réjouissant.

– Bravo ! dis-je. Mais le laitégoutté, Suzon, est-il réussi ? Y en a-t-il beaucoup ? Etla salade, assaisonne-la bien !

– J’ai l’habitude de réussir ce que jefais, mademoiselle. D’ailleurs, ce monsieur n’est ni un prince niun empereur, je suppose. C’est un homme comme un autre, ils’arrangera de ce qu’on lui donnera.

– Un homme comme un autre, Suzon !dis-je indignée. Tu ne l’as donc pas vu ?

– Ma foi si, mademoiselle, je l’aivu ! et entendu, je peux bien le dire ! Est-il permis àun chrétien de cogner ainsi à tour de bras à la porte d’une maisonhonnête ? Après cela, amourachez-vous de lui, si vousvoulez !

J’ouvrais la bouche pour répondre vertement,mais je m’arrêtai prudemment, en songeant que, pour se venger et mecontrarier, Suzon serait bien capable de donner un coup de feu àson dindon.

Quelques instants après, nous passâmes dans lasalle à manger, et je ne pus m’empêcher de lancer un regard désolésur la tapisserie sale et usée qui tombait en lambeaux. Ensuite,Suzon avait une manière bien singulière de mettre le couvert !Trois salières se promenaient au milieu de la table en guise desurtout ; l’argenterie était jetée à la bonnefranquette ; les bouteilles couraient les unes après lesautres, tandis qu’une seule et unique carafe était placée de tellefaçon que chaque convive devait se disloquer un peu pourl’attraper, la table étant trois fois trop grande.

Pour la première fois de ma vie, j’eusl’intuition que toutes les lois de la symétrie étaient violées parle goût fantasque de Suzon.

Mais M. de Conprat avait un de cesheureux caractères qui prennent chaque chose du meilleur côté. Etpuis il possédait la faculté de s’identifier au milieu dans lequelil se trouvait.

Il examina la table d’un air joyeux, avala sonpotage sans cesser de parler, fit des compliments à Suzon et poussade véritables cris de joie à l’apparition du dindon.

– Il faut avouer, monsieur le curé,dit-il, que la vie est une heureuse invention, et qu’Héracliteétait doué d’une forte dose de stupidité.

– Ne médisons pas des philosophes,répondit le curé, ils ont quelquefois du bon.

– Vous êtes plein de bienveillance,monsieur le curé. Pour moi, si j’étais gouvernement, je mettraisles fous dehors et les philosophes à leur place, en ayant soin dene pas les isoler les uns des autres, de façon qu’ils puissentmieux se dévorer.

– Qu’est-ce que c’est qu’Héraclite ?dit ma tante.

– Un imbécile, madame, qui passait sontemps à pleurnicher. Était-ce ridicule, mon Dieu ! et l’avoirfait passer pour cela à la postérité.

– Peut-être, insinuai-je, vivait-il avecplusieurs tantes ; ça lui avait aigri le caractère.

M. de Conprat me regarda d’un airétonné et partit d’un grand éclat de rire. Le curé me fit les grosyeux, mais ma tante, aux prises avec le dindon, qu’elle découpaitavec art, je dois l’avouer, n’avait pas entendu.

– L’histoire passe ce fait sous silence,ma cousine.

– Dans tous les cas, repris-je,gardez-vous d’attaquer les hommes antiques ; M. le curévous arracherait les yeux.

– Ah ! les gredins, m’ont-ils faitenrager ! Je n’ai gardé d’eux qu’un souvenir : celui despensums qu’ils m’ont valus.

– Permettez, dit le curé, qui fit uneffort pour ramener sur l’eau ses amis, en train de se noyercomplètement dans mon opinion, permettez ! vous ne pouvez pasnier certaines belles vertus, certains actes héroïques qui…

– Illusions, illusions ! interrompitPaul de Conprat. C’étaient des gredins insupportables, et parcequ’ils sont morts, on les pare de vertus incroyables pour humilierces pauvres vivants qui valent mieux qu’eux. Dieu !l’excellent dindon !

Tout en parlant sans discontinuer, il mangeaitavec un appétit et un entrain sans pareils.

Les morceaux s’empilaient sur son assiette etdisparaissaient avec une vélocité si remarquable qu’il arriva unmoment où ma tante, le curé et mois nous restâmes, la fourchette enl’air, à le contempler dans un muet étonnement.

– Je vous avais bien prévenus, nousdit-il en riant, que j’avais une faim de cannibale, ce quim’arrive, du reste, trois cent soixante-cinq fois par an.

– Quel argent vous devez dépenser pourvotre table ! s’écria ma tante, qui avait la spécialité desaisir le côté mercantile des choses et de dire ce qu’il ne fallaitpas dire.

– Vingt-trois mille trois centsoixante-dix-sept francs, madame, répondit M. de Conpratavec un grand sérieux.

– Pas possible ! marmotta ma tantestupéfaite.

– Vous semblez parfaitement heureux,monsieur, dit le curé en se frottant les mains.

– Si je suis heureux, monsieur lecuré ? Je crois bien ! Et voyons, là, franchement, est-ilbien naturel d’être malheureux ?

– Mais quelquefois, répondit le curé ensouriant.

– Ah ! bah ! les gensmalheureux le sont le plus souvent par leur faute, parce qu’ilsprennent la vie à l’envers. Voyez-vous, le malheur n’existe pas,c’est la bêtise humaine qui existe.

– Mais voilà déjà un malheur, répliqua lecuré.

– Assez négatif en lui-même, monsieur lecuré, et, de ce que mon voisin est bête, il ne s’ensuit pas que jedoive l’imiter.

– Vous aimez le paradoxe,monsieur ?

– Point ; mais j’enrage quand jevois tant de gens assombrir leur existence par une imaginationmaladive. Je suppose qu’ils ne mangent pas assez, qu’ils viventd’alouettes ou d’œufs à la coque, et se détraquent la cervelle enmême temps que l’estomac. J’adore la vie, je pense que chacundevrait la trouver belle et qu’elle n’a qu’un défaut : c’estde finir, et de finir si vite !

Le dindon, la salade, le lait, tout étaitdévoré, et ma tante regardait, avec une physionomie qui n’étaitplus du tout gracieuse, la carcasse du volatile sur lequel elleavait compté pour festoyer durant plusieurs jours.

Nous allions quitter la table quand Suzonentr’ouvrit la porte et, passant la tête dans l’ouverture, nous ditd’un ton rogue :

– J’ai du café, faut-ill’apporter ?

– Qui vous a permis…, commença matante.

– Oui, oui, dis-je en l’interrompantvivement, apporte-le tout de suite.

Je l’aurais bien embrassée pour cette bonneidée, mais ma tante ne partageait pas mon avis. Elle disparut pouraller se disputer avec Suzon, et nous ne la revîmes que dans lesalon.

– Vous avez une excellente cuisinière, macousine, dit Paul de Conprat en sirotant son café.

– Oui, mais si grognon !

– C’est un détail, cela.

– Et ma tante comment latrouvez-vous ? demandai-je d’un ton confidentiel.

– Mais… assez majestueuse, réponditM. de Conprat un peu embarrassé.

– Ah ! majestueuse… vous voulez diredésagréable.

– Reine ! murmura le curé.

– Eh bien, parlons d’autre chose,monsieur le curé, mais je voudrais bien avoir l’heureux caractèrede mon cousin et découvrir le bon côté de ma tante.

– Ayez un peu de philosophie pratique,charmante cousine, c’est là une base sérieuse pour le bonheur et laseule philosophie qui me paraisse avoir le sens commun.

– Quel malheur que vous ne soyez pas matante, comme nous nous aimerions !

– Pour cela, j’en réponds !s’écria-t-il en riant, et nous n’aurions pas besoin de philosophepour arriver à ce résultat. Mais si cela vous était égal, jepréférerais ne pas changer de sexe être votre oncle.

– Je ne demanderais pas mieux, car je nesuis pas comme François 1er, moi ! j’ai uneantipathie prononcée pour les femmes.

– Vraiment, reprit-il en riant de toutson cœur, vous connaissez les goûts deFrançois 1er ?

Le curé fit un geste désespéré, auquelM. de Conprat répondit par un clignement d’yeux expressifqui voulait dire : « Soyez tranquille, jecomprends ! »

Cette pantomime me porta sur les nerfs, et jefis un violent effort pour en saisir le sens caché.

– À propos d’oncle, dis-je, vousconnaissez beaucoup M. de Pavol ?

– Oui, beaucoup ; ma propriété est àune lieue de la sienne.

– Et sa fille, commentest-elle ?

– J’ai joué bien souvent avec elle, quandelle était enfant ; mais, depuis quatre ans, je l’ai perdue devue. On la dit fort belle.

– Que je voudrais bien être auPavol ! soupirai-je. Nous nous verrions souvent.

– Qui sait, petite cousine ?peut-être ne vous plairais-je plus si vous me connaissiez mieux.Cependant je puis certifier que je suis un brave garçon ; saufque j’ai une passion pour le dindon et que j’aime les jolies femmesà la folie, je ne me connais pas le plus petit vice.

– Aimer les jolies femmes, mais ce n’estpas un défaut ! Moi, je déteste les gens laids, ma tante, parexemple. Mais assimiler un dindon à une jolie femme, c’est peuflatteur pour cette dernière, mon cousin.

– C’est vrai, je conviens que ma phraseétait malheureuse.

– Je vous pardonne, dis-je avec vivacité.Ainsi, vous me trouvez jolie ?

Il y avait au moins deux heures que je merépétais, en mon for intérieur, qu’il ne fallait pas laisseréchapper l’occasion de m’éclairer par un avis carré et compétentsur un sujet palpitant d’intérêt pour moi. Depuis le commencementdîner, j’attendais avec impatience le moment de placer ma question.Non pas que j’eusse des doutes sur la réponse : maiss’entendre dire, bien directement et bien en face, qu’on est joliepar autre chose qu’un curé…, c’est vraiment délicieux !

– Jolie, ma cousine ! vous êtesravissante ! Jamais je n’ai vu de plus beaux yeux et une plusjolie bouche !

– Quel bonheur ! et comme c’estagréable, les hommes, quoi qu’en dise ma tante !

– Madame votre tante n’aime pas leshommes ? Il est certain qu’elle a passé l’âge de lacoquetterie.

– La coquetterie ! on ne m’en parlejamais. Est-ce que vous trouvez qu’il faut être coquette ?

– Sans doute, cousine ; à mes yeux,c’est une grande qualité.

– Vous ne m’avez pas appris cela,monsieur le curé ! m’écriai-je.

Le malheureux curé, pendant cetteconversation, avait un avant-goût des peines du purgatoire. Ils’épongeait la figure, et avalait avec effort son café, qui luisemblait plein d’amertume.

– M. de Conprat se moque devous, me dit-il.

– Est-ce vrai, mon cousin ?

– Mais pas du tout, répondit Paul deConprat, qui m’avait l’air de s’amuser énormément. À mon avis, unefemme qui n’est pas coquette n’est pas une femme.

– Bien, je vais tâcher de le devenir,alors !

– Passons dans le salon, mademoiselle deLavalle, dit le curé en se levant.

« Bon, pensai-je, voilà le curé fâché. Jen’ai pourtant rien dit de travers. »

La pluie avait cessé, les nuages s’étaientdispersés, et je proposai à Paul de Conprat de faire une promenadedans le jardin. Et nous voilà partis sans attendre de permission,suivis du curé qui nous lançait des regards presque sombres etpensait que sa chère brebis était en voie de perdition.

Nous courions comme des enfants dans l’herbemouillée, nous trempant les pieds et les jambes en riant auxéclats. Nous causions, nous bavardions, moi surtout, racontant lesévénements de ma vie, mes petits chagrins, mes rêves et mesantipathies.

Oh ! la bonne, la charmante, ladélicieuse soirée !

M. de Conprat grimpa dans uncerisier, et l’arbre, secoué violemment, laissa tomber sur moitoute la pluie dont il était chargé. La bouche pleine de cerises,et du haut de son cerisier, il s’écriait que les gouttes d’eaubrillant dans mes beaux cheveux comme une parure idéale et qu’iln’avait jamais rien vu de si joli.

« Et Suzon, me disais-je, qui prétend quec’est un homme comme un autre ! Est-il possible d’être aussisotte ! »

Nous revînmes dans le salon, où l’on fit unegrande flambée pour nous sécher. Assis à côté l’un de l’autre, Paulde Conprat et moi, nous continuâmes la conversation sur un tonmystérieux.

Ma tante, abasourdie par mon audace, maliberté et la joie qui rayonnait sur mon visage, ne disait rien. Lecuré, ravi de me voir contente, n’en était pas moins si vivementpréoccupé qu’il oubliait de se mettre en tiers entre nous.Ah ! la bonne soirée !

Enfin, M. de Conprat se leva pourpartir, et nous le conduisîmes dans la cour.

Il fit des adieux affectueux au curé etremercia ma tante ; puis, arrivé à moi il prit ma main et medit à voix basse :

– J’aurais désiré que cette soirée n’eûtjamais de fin, ma cousine.

– Et moi donc ! mais vousreviendrez, n’est-ce pas ?

– Certes ; et dans peu de temps,j’espère !

Il approcha ma main de ses lèvres, et il fautvraiment que la nature humaine ait un fonds bien grand deperversité, car cet hommage fut pour moi un plaisir si nouveau, sivif et si parfait que j’eus l’idée incongrue de…, mon Dieu !faut-il l’avouer ? – Oui, j’eus l’idée, – que je n’exécutaipas, – de me jeter à son cou et de l’embrasser sur les deux joues,malgré ma tante, malgré le curé qui nous surveillait comme undragon d’une nouvelle espèce, comme un excellent dragon joufflu etdébonnaire.

Chapitre 7

 

Mon esprit, après le départ deM. de Conprat, vécut pendant plusieurs jours dans uneespèce de béatitude qu’il me serait difficile de décrire.J’éprouvais des sensations multiples qui se manifestaient àl’extérieur par des gambades ou des pirouettes, car ce dernierexercice, durant un temps assez long, a été ma manière d’exprimerune foule de sentiments.

Quand j’avais bien pirouetté, je me jetais surl’herbe, et, les yeux au ciel, je songeais à une quantité de chosestout en ne pensant absolument à rien. Cet état moral exquis,pendant lequel l’âme vit dans une sorte de somnolence, dans unetranquillité rêveuse qui ressemble au sommeil, quoiqu’elle soittrès éveillée, m’a laissé le plus doux souvenir. C’est même de cetemps que date ma passion folle pour la voûte céleste, qui, depuislors, m’a toujours paru digne de sympathiser avec mes pensées,qu’elles fussent tristes ou gaies, sérieuses ou légères.

Quand j’avais permis à mon imagination des’égarer dans des sentiers ombreux, si obscurs qu’elle galopait àtâtons, je la laissais revenir à la lumière et contemplerM. de Conprat. Je riais au souvenir de sa figure franche,de son bon rire, de ses dents blanches. J’aimais le baiser qu’ilavait mis sur ma main, et j’éprouvais une véritable allégresse ensongeant que, si j’avais suivi mon idée, j’aurais pu l’embrassersur les deux joues. Je restais longtemps sur ces douces sensations,jusqu’à ce que j’en vinsse à me demander pourquoi mon âme passaitpar ces phases diverses.

Arrivé à ce point délicat, mon imaginationcommençait à entrer dans les ténèbres, où elle se battait avec desidées vaporeuses, tellement vaporeuses qu’en désespoir de causej’abandonnais la partie pour penser derechef à une bouche quim’avait plus, à des yeux qui m’avaient souri, à une expression quej’étais fermement décidée à ne jamais oublier.

Mais ces personnes bizarres, mes idées, ne melaissaient pas longtemps en repos, et je retombais peu à peu enleur pouvoir. Aussi me promenais-je dans le vague lorsque,m’avisant un jour de corroborer certaines impressions avec cellesde mes héroïnes préférées, la lumière se fit sur un pointcapital.

Je découvris que j’étais amoureuse et quel’amour était la plus charmante chose du monde. Cette découverte metransporta de la joie la plus vive. D’abord, parce que ma vie setrouvait embellie d’un charme qui, quoique vague, n’en était pasmoins réel ; ensuite, parce que si j’aimais, j’étaiscertainement aimée. En effet, j’aimais M. de Conpratparce qu’il m’avait paru charmant, par conséquent ma vue avait dûproduire le même ravage dans son cœur, car il me trouvaitravissante. Ma logique, doublée d’une inexpérience complète,n’allait pas plus loin et suffisait simplement à asseoir mesraisonnements et à me rendre heureuse.

Une découverte en amène une autre, et j’envins à penser que la charité pouvait bien ne jouer qu’un rôle trèseffacé dans la sympathie que François 1er éprouvaitpour les femmes en général et Anne de Pisseleu enparticulier ; que l’amour ne ressemblait point à l’affection,puisque j’adorais mon curé et que je ne désirais jamaisl’embrasser, tandis que je ne me serais pas fait prier pour sauterau cou de Paul de Conprat : qu’il était bien ridicule deprendre un ton mystérieux et des faux-fuyants pour parler d’unechose si naturelle dans laquelle, évidemment, il n’y avait pasl’ombre de mal.

« Mais un curé, pensais-je, doit avoirsur l’amour des idées erronées et extraordinaires, car, puisqu’ilne peut pas se marier, il ne peut pas aimer. PourtantFrançois 1er était marié, et… Je ne comprends rienà tout cela ! et il faut que je m’éclaire. »

Il y avait un tel chaos dans mes pensées que,malgré mes préventions dédaigneuses sur les appréciations de moncuré, je résolus d’entamer avec lui ce sujet scabreux.

Ce pauvre curé s’apercevait parfaitement quemon esprit était dans un grand trouble, mais il avait trop definesse et de bon sens pour avoir l’air d’attacher de l’importanceà des impressions auxquelles la provocation d’une confidence auraitpu donner un corps. Il cherchait à me distraire par tous les moyensà sa portée, et, prenant le parti de venir chaque jour au Buisson,il prolongeait la leçon indéfiniment.

Nous étions assis à notre fenêtre ; matante, souffrante depuis quelque temps, s’était retirée dans sachambre ; j’errais dans la lune, et le curé s’évertuait àm’expliquer mes problèmes.

– Voyez donc ce que vous avez fait,Reine ! vous avez opéré sur des kilogrammes au lieu d’opérersur des grammes. Et ici, étant donnés 3/5 multipliés par…

– Monsieur le curé, dis-je, devinezquelle est la chose la plus ravissante sur la terre ?

– Quoi donc, Reine ?

– L’amour, monsieur le curé.

– De quoi allez-vous parler, mapetite ! s’écria le curé avec inquiétude.

– Oh ! d’une chose que je connaistrès bien, répondis-je en secouant la tête d’un air entendu. Je medemande même pourquoi vous ne m’en avez jamais dit un mot, puisquecela se voit tous les jours.

– Voilà ce que c’est que de lire desromans, mademoiselle ; vous prenez au sérieux ce qui n’estqu’imaginaire.

– Que c’est mal de parler contre votrepensée, monsieur le curé ! Vous savez bien qu’on s’aimed’amour dans la vie et que c’est tout à fait charmant.

– C’est là un sujet qui ne regarde pasles jeunes filles, Reine, vous ne devez point en parler.

– Comment, cela ne regarde pas les jeunesfilles ! puisque ce sont elles qui aiment et sont aimées.

– Que je suis malheureux, s’écria lecuré, d’avoir affaire à une tête pareille !

– Ne dites pas de mal de ma tête, moncuré ; moi je l’aime beaucoup, surtout depuis queM. de Conprat l’a trouvée si jolie.

– M. de Conprat s’est moqué devous. Reine. Soyez bien convaincue qu’il vous a prise pour unepetite fille sans conséquence.

– Pas du tout, répliquai-je, offensée,car il m’a embrassé la main. Et savez-vous quelle a été mon idée,dans ce moment-là ?

– Voyons ! répondit le curé, quiétait sur les épines.

– Eh bien, monsieur le curé, j’ai été surle point de lui sauter au cou.

– Stupidité ! On ne saute au cou depersonne quand on ne connaît pas les gens.

– Oh ! oui, mais lui !… Etpuis, si ç’avait été une femme, je n’aurais certainement pas eucette idée-là.

– Pourquoi Reine ? Vous dites desbêtises.

– Oh ! parce que…

Un silence suivit cette réponse profonde, etj’examinais, en dessous, le curé qui se trémoussait, prisait pourse donner une contenance.

– Mon bon curé, dis-je d’un toninsinuant, si vous étiez bien aimable ?

– Quoi encore, Reine ?

– Eh bien, je vous ferais quelquespetites questions sur des sujets qui me trottent par latête ?

Le curé s’enfonça dans son fauteuil, comme unhomme qui prend subitement un grand parti.

– Eh bien, Reine, je vous écoute. Mieuxvaut parler ouvertement de ce qui vous préoccupe que de vous casserla tête et de divaguer.

– Je ne me casse rien du tout, monsieurle curé, et je ne divague pas : seulement je pense beaucoup àl’amour, parce que…

– Parce que ?

– Rien. Pour commencer, dites-moi commentil se fait que si vous m’embrassiez la main je trouverais celaridicule et pas très agréable, bien que je vous aime de tout moncœur, tandis que c’est exactement le contraire quand il s’agit deM. de Conprat ?

– Comment, comment ? Que dites-vousdonc, Reine ?

– Je dis que j’ai trouvé très agréableque M. de Conprat m’embrassât la main, tandis que sic’était vous…

– Mais, ma petite, votre question estabsurde, et l’impression dont vous parlez ne signifie rien et nevaut pas la peine qu’on s’en occupe.

– Ah !… ce n’est pas mon avis. J’ypense souvent, et voici ce que j’ai découvert : c’est que sil’action de M. de Conprat m’a paru agréable, c’est qu’ilest jeune et qu’il pourrait être mon mari, tandis que vous êtesvieux et qu’un curé ça ne se marie jamais.

– Oui, oui, répondit machinalement lecuré.

– Car on aime toujours son mari d’amour,n’est-ce pas ?

– Sans doute, sans doute.

– Maintenant, monsieur le curé, dites-mois’il est vrai qu’il arrive aux hommes d’aimer plusieurs femmes.

– Je n’en sais rien, dit le curé,agacé.

– Mais si, vous devez savoir ça. Ensuiteun mari aime une autre femme que sa femme, puisqueFrançois 1er aimait Anne de Pisseleu et qu’il étaitmarié ?

– François 1er était unmauvais sujet, s’écria le curé, exaspéré, et Buckingham, que vousaimez tant, en était un autre !

– Mon Dieu, répartis-je, chacun a soncaractère, et je ne vois pas pourquoi on leur ferait un crimed’aimer plusieurs femmes. La reine Claude etMme Buckingham ressemblaient peut-être à ma tante.D’ailleurs, je viens de découvrir que les sentiments ne secommandent pas, et ils ne pouvaient pas plus ne pas aimer que moije…

– Quoi, Reine ?

– Rien, monsieur le curé. Mais j’ai peurd’avoir un faible pour les mauvais sujets, car Buckingham est bienravissant !

– Mais enfin, ma petite, j’ai pourtantessayé de vous faire comprendre certaines choses depuis que vouslisez Walter Scott, et vous m’avez l’air de n’avoir absolument riencompris.

– Écoutez, mon cher curé, vosexplications ne sont pas très claires, et il y a tant de vague dansma tête… Tout cela est bien singulier, continuai-je en rêvant.Enfin, expliquez-moi pourquoi l’amour excite votreindignation ?

– Reine, dit le curé hors de lui en voilàassez ! Vous avez une telle manière de poser les questionsqu’il est impossible de vous répondre. Je vous le dis trèssérieusement, il y a des sujets dont vous ne devez pas parler etque vous ne pouvez pas comprendre, parce que vous êtes tropjeune.

Le curé mit son chapeau sous son bras ets’enfuit. Je courus sur le pas de la porte et je criai :

– Vous direz tout ce que vous voudrez,mon cher curé, mais je connais bien l’amour ; c’est la pluscharmante chose du monde ! Vive l’amour !

Le curé resta deux jours sans venir auBuisson, si bien que, désolée de l’avoir tant taquiné, jem’acheminai le troisième jour vers le presbytère pour faire amendehonorable. Je le trouvai dans la cuisine, en face d’un maigredéjeuner qu’il dévorait avec autant d’entrain que d’appétit.

– Monsieur le curé, dis-je d’un tonrelativement humble, vous êtes fâché ?

– Un peu, petite Reine, vous ne voulezjamais m’écouter.

– Je vous promets de ne plus parler del’amour, monsieur le curé.

– Tâchez surtout, Reine, de ne pas penserà des choses que vous ne comprenez pas.

– Ah ! que je ne comprends pas…,m’écriai-je en prenant feu immédiatement, je comprends très bien,et, en dépit de tous les curés de la terre, je soutiendrai que…

– Allons, interrompit le curé, découragé,vous voilà déjà en défaut.

– C’est vrai, mon cher curé, mais je vousassure qu’un curé n’entend rien à tout cela.

– Et Reine de Lavalle non plus. J’iraivous donner une leçon aujourd’hui, ma petite.

C’est ainsi que se termina la dispute la plusgrave que j’aie jamais eue avec mon curé.

Cependant, les jours s’écoulant et Paul deConprat ne revenant pas, mon système nerveux s’ébranla et manifestaune irritabilité de mauvais augure. Un mois après l’aventuremémorable, j’avais perdu mes espérances, ma quiétude, et, l’ennuiaidant, je tombai dans une morne tristesse.

C’est alors que le curé se brouilla avec matante, qui le mit à la porte.

Assise sous la fenêtre du salon, j’entendis laconversation suivante :

– Madame, dit le curé, je viens vousparler de Reine.

– Pourquoi cela ?

– Cette enfant s’ennuie, madame. Lavisite de M. de Conprat a ouvert à son esprit deshorizons déjà éclaircis par les quelques romans qu’elle avait lus.Il lui faut de la distraction.

– De la distraction ! Où voulez-vousque je la prenne ? Je ne peux pas remuer, je suis malade.

– Aussi, madame, je ne compte pas survous pour la distraire. Il faut écrire à M. de Pavol etle prier de prendre Reine chez lui pendant quelque temps.

– Écrire à M. de Pavol !…certes non ! La petite ne voudrait plus revenir ici.

– C’est possible, mais c’est là uneconsidération dont on s’occupera plus tard. Ensuite, elle estappelée à vivre un jour ou l’autre dans le monde, il me paraîtnécessaire qu’elle change de manière de vivre et voie beaucoup dechoses dont elle n’a pas la moindre idée.

– Je n’entends pas cela, monsieur lecuré, Reine ne sortira pas d’ici.

– Mais, madame, répartit le curé quis’échauffait, je vous répète que c’est urgent. Reine est triste, satête est vive et travaille beaucoup, je suis certain qu’elles’imagine être éprise de M. de Conprat.

– Ça m’est égal, dit ma tante, qui étaitbien incapable de comprendre les raisons du curé.

– On a écrit que la solitude étaitl’avocat du diable, madame, et c’est parfaitement vrai pour lajeunesse. La solitude est contraire à Reine ; un peu dedistraction lui fera oublier ce qui n’est, en somme, qu’unenfantillage.

« Qu’un curé a de drôles d’idées !pensais-je. Traiter légèrement une chose si sérieuse et croire quej’oublierai un jour M. de Conprat ! »

– Monsieur le curé, reprit ma tante de savoix la plus sèche, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je ferai àma tête, et non à la votre.

– Madame, j’aime cet enfant, de tout moncœur et je n’entends pas qu’elle soit malheureuse ! répliquale curé sur un ton que je ne lui connaissais pas. Vous l’avezenterrée au Buisson, vous ne lui avez jamais donné la moindresatisfaction, et je puis dire que, sans moi, elle eût grandi dansl’ignorance, l’abrutissement, et qu’elle eût été une petite plantesauvage ou étiolée. Je vous le répète, il faut écrire àM. de Pavol.

– C’est trop fort ! s’écria matante, furieuse ; ne suis-je pas la maîtresse chez moi ?Sortez d’ici, monsieur le curé, et n’y remettez pas les pieds.

– Très bien, madame, je sais maintenantce que je dois faire, et je vois clairement aujourd’hui que, si jen’ai pas agi plus tôt, c’est que j’étais aveuglé par le plaisirégoïste de voir ma petite Reine constamment.

Le curé me trouva dans l’avenue toutéplorée.

– Est-il possible, mon bon curé !…Mis à la porte à cause de moi !… Qu’allons-nous devenir sinous ne nous voyons plus ?

– Vous avez entendu la discussion, monpetit enfant ?

– Oui, oui, j’étais sous la fenêtre.Ah ! quelle femme ! quelle…

– Allons, allons, du calme, Reine, repritle curé, qui était rouge et tout tremblant. Ce soir même, j’écris àvotre oncle.

– Écrivez vite, mon cher curé. Pourvuqu’il vienne me chercher tout de suite !

– Espérons-le, répondit le curé avec unbon sourire un peu triste.

Mais différents devoirs l’empêchèrent d’écrirele soir même à M. de Pavol, et, le lendemain, ma tante,qui luttait depuis quelques semaines contre la maladie, tombaitdangereusement malade. Cinq jours plus tard, la mort frappait à laporte du Buisson en changeait la face de ma vie.

Chapitre 8

 

Je me réfugiai au presbytère immédiatementaprès la mort de ma tante, qui, pas une fois pendant sa maladie, nedemanda à me voir, et que Suzon soigna avec beaucoup dedévouement.

Le curé avait écrit à M. de Pavolpour lui apprendre que Mme de Lavalle étaitmalade, mais les progrès du mal furent si rapides que mon onclereçut la dépêche lui annonçant le dénouement fatal avant d’avoir purépondre à la lettre du curé. Il télégraphia aussitôt pour nousprévenir qu’il lui serait impossible d’assister au servicefunèbre.

Le lendemain, nous reçûmes une lettre danslaquelle il disait que, imparfaitement remis d’un accès de goutte,il ne deviendrait pas au Buisson. Il priait le curé de me conduirequelques jours plus tard à C…, espérant être assez bien pour venirm’y chercher.

Ma tante fut enterrée sans faste et sanscérémonie. Elle n’était pas aimée en partit pour l’autre monde sansun grand cortège de sympathie.

Je revins de l’enterrement en faisant beaucoupd’efforts pour éprouver un peu de désolation, mais sans pouvoir yparvenir. Quelles que fussent les remontrances de ma conscience, unsentiment de délivrance s’agitait dans ma tête et dans man cœur.Cependant si j’avais connu le mot d’un homme célèbre, je me leserais certainement approprié, et j’affirme que j’aurais crié dansun superbe accès de misanthropie :

« Je ne sais pas ce qui se passe dans lecœur d’un misérable, mais je connais celui d’une honnête petitefille, et ce que j’y vois m’épouvante ! »

Mais, ce mot m’étant totalement inconnu, je nepus pas m’en servir pour satisfaire aux mânes de ma tante.

Mon oncle avait fixé le jour de mon départ au10 août, nous étions au 8, et je passai ces deux jours avec lecuré, dont la bonne figure s’altérait d’heure en heure à la penséede notre séparation.

Le mardi matin, il me fit préparer unexcellent déjeuner, et nous nous installâmes une dernière fois enface l’un de l’autre pour essayer de prendre des forces. Maischaque bouchée nous étouffait, et j’avais toutes les peines dumonde à retenir mes larmes.

La nuit, pour le pauvre curé, s’était passéesans sommeil. Il avait trop de chagrin pour dormir, et d’ailleurs,ne pouvant m’accompagner à C…, il avait écrit à mon oncle unelettre de dix-sept pages dans laquelle, comme je l’appris plustard, il énumérait mes qualités, petites, grandes et moyennes. Dedéfaut, il n’était point question.

– Mon cher petit enfant, me dit-il aprèsun long silence, vous n’oublierez pas votre vieux curé ?

– Jamais, jamais ! dis-je avecélan.

– Vous n’oublierez pas non plus mesconseils. Méfiez-vous de l’imagination, petite Reine. Je la compareà une belle flamme qui éclaire, vivifie une intelligence lorsqu’onla nourrit discrètement ; mais si on lui donne tropd’aliments, elle devient un feu de joie qui embrase la maison, etl’incendie laisse derrière lui de la cendre et des scories.

– Je m’efforcerai de gouverner la flammeavec sagesse, monsieur le curé ; mais je vous avoue que j’aimeassez les feux de joie.

– Oui, mais gare à l’incendie ! Nejouons pas avec le feu, Reine.

– Rien qu’un petit feu de joie, monsieurle curé, c’est charmant ! Et si on a peur de l’incendie, onjette un peu d’eau froide sur le foyer.

– Mais où trouve-t-on l’eau froide, mapetite ?

– Ah ! je n’en sais rien encore,mais je l’apprendrai peut-être un jour.

– Plaise à Dieu que non ! s’écria lecuré. L’eau froide, mon cher petit enfant, ce sont les désillusionset les chagrins, et je prierai chaque jour ardemment pour qu’ilssoient écartés de votre route.

Les larmes me gagnaient en entendant mon curéparler ainsi, et j’avalai un grand verre d’eau pour calmer monémotion.

– Avant de vous quitter, repris-je, jedois vous prévenir que je me crois un goût très prononcé pour lacoquetterie.

– C’est là le point faible chez toutesles femmes, je sais cela, dit le curé avec son bon sourire, maispas trop n’en faut, Reine. Du reste, la fréquentation du monde vousapprendra à équilibrer vos sentiments, et votre oncle, d’ailleurs,saura bien vous guider.

– Que ce doit être charmant, le monde,monsieur le curé ! et je suis sûre de plaire, étant sijolie…

– Sans doute, sans doute, maisdéfiez-vous des compliments exagérés, défiez-vous de la vanité.

– Bah ! c’est si naturel d’aimer àplaire, il n’y a aucun mal à cela.

– Hum ! voilà une morale un peulâche, répondit le curé en s’ébouriffant les cheveux. Enfin, cesraisonnements sont de votre âge, et, Dieu merci ! vous n’enêtes point encore à dire avec l’Ecclésiaste : Tout est vanité,et rien que vanité !

– Que cet Ecclésiaste est exagéré !Et puis, il est si vieux ! J’imagine que ses idées doiventêtre bien surannées.

– Allons, allons, laissons cela. Je saisbien que l’Écriture sainte et les pensées d’un pauvre curé decampagne ne peuvent pas être comprises par une fille jeune, jolie,et qui me semble assez éprise de sa figure.

Il me regarda en souriant, mais ses lèvrestremblaient, car l’heure du départ approchait.

– Prenez garde d’avoir froid en route,Reine.

– Mais, monsieur le curé, nous sommes aumois d’août, on étouffe !

– C’est vrai, répondit le curé, quiperdait un peu la tête. Alors ne vous couvrez pas trop, de peurd’attraper un refroidissement.

Nous nous levâmes après avoir fait de vainsefforts pour grignoter quelques miettes de pain et de pâté.

– Que j’ai de chagrin, m’écriai-je enéclatant subitement en sanglots, que j’ai de chagrin de vousquitter, mon cher curé !

– Ne pleurons pas, ne pleurons pas, c’esttout à fait absurde, dit le curé, sans s’apercevoir que de grosseslarmes coulaient le long de ses joues.

– Ah ! mon curé, repris-je, saisied’un remords subit, je vous ai fait bien enrager !

– Non, non, vous avez été la joie de mavie, tout mon bonheur.

– Qu’allez-vous devenir sans moi, monpauvre curé ?

Le curé ne répondit rien. Il fit quelques pasde long en large dans la salle, se moucha fortement et réussit àdominer l’émotion qui, l’étreignant à la gorge, ne demandait qu’àse faire jour par quelques sanglots.

La maringote était à la porte. Perrine, danstous ses atours, devait m’accompagner jusqu’à C… et me mettre dansles bras de mon oncle. Le fermier était chargé de nous conduire àla place de Suzon, qui, tout entière à son chagrin, restaitprovisoirement à la garde du Buisson.

Je dis à Jean d’aller en avant, et le curé etmoi nous fîmes à pied un petit bout de chemin pour être pluslongtemps ensemble.

– Je vous écrirai tous les jours,monsieur le curé.

– Je n’en demande pas tant, mon cherenfant. Écrivez-moi seulement une fois par mois, et bienintimement.

– Je vous écrirai tout, absolument tout,même mes idées sur l’amour.

– Nous verrons ça ! dit le curé avecun sourire incrédule. La vie que vous aurez sera si nouvelle pourvous, remplie de tant de distractions, que je ne compte pasbeaucoup sur votre exactitude.

Jean s’était arrêté pour nous attendre, et jevis qu’il fallait partir. Je saisis les mains de mon curé enpleurant de tout mon cœur.

– La vie a de bien vilains moments,monsieur le curé !

– Ça passera, ça passera, répondit-ild’une voix entrecoupée. Adieu, mon cher petit enfant, ne m’oubliezpas, et méfiez-vous, méfiez-vous…

Mais il ne put achever sa phrase et m’aidaprécipitamment à monter dans la carriole.

Je pris l’ancienne place de ma tante, écraséed’un côté par une malle qui n’avait plus de serrure, de l’autre pard’innombrables paquets, de la forme la plus bizarre, confectionnéspar Perrine.

– Adieu, mon curé, adieu, mon vieux curé,m’écriai-je.

Il fit un geste affectueux et se détournabrusquement. À travers mes larmes, je le vis s’éloigner à grandspas et mettre son chapeau sur sa tête, preuve péremptoire que sonmoral était non seulement dans la plus violente agitation, maisabsolument sens dessus dessous.

Après avoir sangloté dix bonnes minutes, jejugeai qu’il était temps de suivre l’avis de Perrine, laquellerépétait sur tous les tons :

– Faut se faire une raison, mamselle,faut se faire une raison.

Je fourrai mon mouchoir dans ma poche et je memis à réfléchir.

Vraiment, la vie est une chose bienétrange ! Qui aurait cru, quinze jours plus tôt, que mes rêvesse réaliseraient si promptement et que je verrais prochainementM. de Conprat ? Cette idée séduisante chassa lesderniers nuages qui assombrissaient mon esprit, et je me pris àsonger que le firmament était beau, la vie douce, et que les tantesqui s’en vont au ciel ou dans le purgatoire sont douées d’uneraison supérieure.

Ma seconde pensée fut pour mon oncle. Jem’inquiétais extrêmement de l’impression que j’allais produire surlui, et j’avais conscience que la robe noire et le singulierchapeau dont Suzon m’avait fagotée étaient bien ridicules. Cemalheureux chapeau me causait une torture véritable, j’entends unetorture morale. Fabriqué avec du crêpe qui datait de la mort deM. de Lavalle, il offrait l’apparence d’une galette quedes limaçons effrontés auraient choisie pour le théâtre de leursdébats. Il m’enlaidissait évidemment, et, cette idée ne pouvant passe supporter, j’ôtai mon chapeau, j’en fis un bouchon et je le misdans ma poche, dont l’ampleur, la profondeur faisaient honneur augénie pratique de Suzon.

Ensuite j’étais tourmentée par la crainte deparaître stupide, car je savais qu’une multitude de choses, quisemblent naturelles à tout le monde, seraient pour moi la source desurprises et d’admirations. Je résolus donc, pour ne point mettremon amour-propre en péril de moquerie, de dissimuler soigneusementmes étonnements.

Ces diverses préoccupations m’empêchèrent detrouver la route longue, et je me croyais encore bien loin de C…,lorsque nous étions sur le point d’y entrer. Nous nous rendîmesdirectement à la gare, après avoir traversé la ville aussirapidement que le permettaient les jambes raides de notrecheval.

Mon oncle n’étant ni grand ni maigre, je mel’étais naturellement figuré sec et long. Aussi fus-je assezétonnée quand je vis un bonhomme à la démarche lourde s’approcherde la carriole et s’écrier, – si tant est que mon oncle criâtjamais :

– Bonjour, ma nièce ; je croisvraiment que j’ai failli attendre.

Il me donna la main pour descendre de voitureet m’embrassa cordialement. Après quoi, m’examinant de la tête auxpieds, il me dit :

– Pas plus haute qu’une elfe, maisdiablement jolie !

– C’est bien mon avis, mon oncle,répondis-je en baissant modestement les yeux.

– Ah ! c’est votre avis ?

– Mais oui ; et celui de mon curé,et celui de… Mais voici une lettre du curé pour vous, mononcle.

– Pourquoi n’est-il pas ici ?

– Il a été retenu par plusieurscérémonies religieuses.

– Tant pis, j’aurais été content de levoir. Vous n’avez pas de chapeau, ma nièce ?

– Si, mon oncle : il est dans mapoche.

– Dans votre poche ! Pourquoicela ?

– Parce qu’il est affreux, mon oncle.

– Belle raison ! A-t-on jamais vuporter son chapeau dans sa poche ! On ne voyage pas sanschapeau, ma petite. Dépêchez-vous de vous coiffer pendant que jefais enregistrer vos bagages.

Assez déconcertée par cette algarade, jereplantai mon chapeau sur ma tête, non sans constater qu’un voyagedans une poche n’était nullement hygiénique pour ce spécimen del’industrie humaine.

Après cela je fis mes adieux à Jean et àPerrine.

– Ah ! mamselle, met dit Perrine,vous seriez une belle et bonne vache que je n’aurais pas plus dechagrin en vous quittant.

– Grand merci ! dis-je moitié riant,moitié pleurant. Embrassons-nous, et adieu !

J’embrassai les joues fermes et rouges dePerrine sur lesquelles, je le crains bien, plus d’un mécréant auparler doux avait déposé quelques baisers furtifs ouretentissants.

– Adieu, Jean.

– À vous revoir, mamselle, dit Jean enriant bêtement, manière comme une autre de manifester del’émotion.

Quelques instants après, j’étais dans letrain, assise en face de mon oncle, absolument effarée, étourdiepar le mouvement de la gare et la nouveauté de ma position.

Quand je fus un peu remise, j’examinaiM. de Pavol.

Mon oncle, de hauteur moyenne, bien charpenté,avec des épaules larges, des mains épaisses, rouges, peu soignées,n’offrait point au premier abord un aspect aristocratique. Il avaitle visage coloré, le front haut, le nez gros et les cheveux enbrosse coupés très court ; les yeux étaient petits,scrutateurs, profondément enfoncés sous des sourcils touffus etproéminents. Mais, sous ces dehors communs, on découvraitpromptement l’homme du monde et l’homme de race. Le trait saillantde son visage, ce qui frappait le plus chez lui, c’était sa bouche.D’un dessin ferme, vigoureux et assez beau, quoique la lèvreinférieure fût un peu épaisse, cette bouche avait une expressionfine, ironique, moqueuse, narquoise, gouailleuse, qui démontait lesmoins timides et les clouait au carreau. En l’étudiant, on oubliaitcomplètement les vulgarités que pouvait présenter le physique demon oncle, ou, pour mieux dire, on ne trouvait plus rien devulgaire en lui, et l’on convenait que sa nature rustique était uncadre qui faisait admirablement ressortir cette bouchespirituelle.

Mon oncle ne parlait pas beaucoup, et toujoursavec lenteur, mais le mot portait généralement. Il se plaisaitparfois à employer des expressions énergiques qui produisaient uneffet d’autant plus singulier qu’elles étaient dites lentement etposément. Il n’avait guère que soixante ans ; néanmoins, étantsujet à de fréquents accès de goutte, son esprit était un peualourdi par la souffrance physique. Mais, s’il n’avait plus lavivacité de repartie d’autrefois, sa bouche, par un mouvementsouvent presque imperceptible exprimait toutes les nuances quiexistent entre l’ironie, la finesse, la moquerie franche ougouailleuse, et j’ai vu des gens pulvérisés par mon oncle avantqu’il eût articulé un mot.

J’étais naturellement trop inexpérimentée pourfaire immédiatement une étude approfondie de M. de Pavol,mais je le regardais avec le plus grand intérêt. Lui, de son côté,tout en lisant la lettre que j’avais apportée, jetait de temps entemps un regard observateur sur moi, comme pour constater que maphysionomie ne contredisait pas les assertions du curé.

– Vous me regardez bien fixement, manièce, me dit-il ; me trouveriez-vous beau, parhasard ?

– Pas le moins du monde.

Mon oncle fit une légère grimace.

– Voilà de la franchise, ou je ne m’yconnais pas. Et pourriez-vous me dire pourquoi vous êtes sipâle ?

– Parce que je meurs de peur, mononcle.

– Peur ! et de quoi ?

– Nous allons si vite, c’esteffrayant !

– Ah ! très bien, je comprends,c’est la première fois que vous voyagez. Rassurez-vous, il n’y aaucun danger.

– Et ma cousine, mon oncle, est-elle auPavol ?

– Certainement ; elle se réjouitbeaucoup de faire votre connaissance.

Mon oncle m’adressa quelques questions sur matante, sur ma vie au Buisson, puis il prit un journal et ne ditplus un mot jusqu’à notre arrivée à V…

Nous montâmes alors dans un landau à deuxchevaux, qui devait nous conduire au Pavol. On empila comme on putmes colis grossiers dans cet élégant véhicule, où ils faisaient unepiètre figure qui m’humiliait profondément.

À peine installé, mon oncle me donna un sac degâteaux pour me réconforter et se plongea dans un nouveaujournal.

Cette manière de procéder commença àm’agacer.

Outre qu’il n’est pas dans ma nature de restersilencieuse très longtemps, j’avais un grand nombre de questions àfaire. De sorte que lorsque je fus blasée sur le plaisir de mesentir emportée dans une voiture jolie, douce, bien capitonnée, jeme hasardai à rompre le silence.

– Mon oncle, dis-je, si vous vouliez neplus lire, nous pourrions causer un peu.

– Volontiers, ma nièce, répondit mononcle en pliant immédiatement son journal. Je croyais vous êtreagréable en vous abandonnant à vos pensées. Sur quoi allons-nousdisserter ? Sur la question d’Orient, l’économie politique,l’habillement des poupées ou les mœurs des sapajous ?

– Tout cela m’intéresse peu ; etquant aux mœurs des sapajous, j’imagine, mon oncle que j’en saisautant que vous là dessus.

– Très possible, en effet répliqueM. de Pavol, assez étonné de mon aplomb. Eh bien !choisissez votre sujet.

– Dites-moi, mon oncle, n’êtes-vous pasun peu mécréant ?

– Hein ! que diable dites-vous là,ma nièce ?

– Je vous demande, mon oncle, si vousn’êtes pas un peu mécréant ou sacripant ?

– Vous… moquez-vous de moi ? s’écriamon oncle en employant un verbe fort peu parlementaire.

– Ne vous fâchez pas, mon oncle, c’estune étude de mœurs que je commence, plus intéressante que celleconcernant les sapajous. Je veux savoir si ma tante avaitraison ; elle prétendait que tous les hommes sont dessacripants.

– Votre tante n’avait donc pas le senscommun ?

– Elle en a eu beaucoup quand elle estpartie pour l’autre monde, mais pas autrement, répondis-jetranquillement.

M. de Pavol me regarda avec unesurprise manifeste.

– Ah ! vraiment, ma nièce !voilà une manière un peu crue d’exprimer votre pensée. Vous ne vousentendiez donc pas avecMme de Lavalle ?

– Pas du tout. Elle était très agréableet m’a battue plus d’une fois. Demandez au curé, qu’elle a mis à laporte à cause de moi parce qu’il défendait mes intérêts. Et commentse fait-il, mon oncle, que vous m’ayez laissée si longtemps avecelle ? C’était une femme du peuple, et vous ne l’aimiezpas.

– Quand vos parents sont morts, Reine, mafemme était très malade, et je fus trop heureux que ma belle-sœurvoulût bien se charger de vous. Je vous revis lorsque vous aviezsix ans ; vous paraissiez alors gaie et bien soignée, etdepuis, ma foi ! je vous avais presque oubliée. Je le regrettevivement aujourd’hui, puisque vous n’étiez pas heureuse.

– Vous me garderez toujours auprès devous maintenant, mon oncle ?

– Certes, oui, réponditM. de Pavol presque avec vivacité.

– Quand je dis toujours… je veux direjusqu’à mon mariage, car je me marierai bientôt.

– Vous vous marierez bientôt ?Comment, vous sortez à peine de nourrice et vous parlez de vousmarier ! Le mariage est une sotte invention, apprenez cela, manièce.

– Pourquoi donc ?

– Les femmes ne valent pas lediable ! répondit mon oncle d’un accent convaincu.

Je me rejetai, saisie, dans mon coin, tout enpensant que cette appréciation n’était pas bien flatteuse pour matante de Pavol. Quand j’eus ruminé la sentence de mon oncle, jerepris :

– Mais puisque j’épouserai un homme, celam’est parfaitement égal que les femmes ne valent pas le diable. Monmari se débrouillera avec moi comme il pourra.

– Voilà de la logique. Vous savezraisonner, à ce qu’il paraît ! Les jeunes filles ont la ragede se marier, c’est connu.

– Ma cousine partage donc mesidées ?

– Oui, répondit mon oncle, assombri.

– Ah ! tant mieux ! dis-je enme frottant les mains. Est-elle grande, ma cousine ?

– Grande et belle, répliquaM. de Pavol avec complaisance, une véritable déesse et lajoie de mes yeux. Du reste, vous allez la voir dans un instant, carnous arrivons.

Nous tournions en effet dans une avenue degrands ormes qui conduisait au château.

Ma cousine nous attendait sur le perron. Elleme reçut dans ses bras avec la majesté d’une reine qui accorde unegrâce à ses sujets.

– Dieu, que vous êtes belle ! dis-jeen la regardant avec stupéfaction.

Certes, il est rare de rencontrer des beautésincontestables, mais celle de ma cousine s’imposait et ne pouvaitêtre discutée. Elle ne plaisait pas toujours, sa physionomie étanthautaine et parfois un peu dure, mais ceux même qui l’admiraient lemoins étaient obligés de dire avec mon oncle :

– Elle est diablement belle !

Elle avait des cheveux bruns plantés bas surle front, un profil grec d’une pureté parfaite, une carnationsuperbe, des yeux bleus avec des cils foncés et des sourcils biendessinés. Grande, forte, avec la poitrine très développée, elle eûtporté plus de dix-huit ans si sa bouche, malgré un arc un peudédaigneux, qui menaçait de trop s’accentuer plus tard, n’avait eudes mouvements enfantins dénotant une grande jeunesse. Sa démarcheet ses gestes étaient un peu lents, un peu nonchalants, toujoursharmonieux, sans aucune affectation. Un ami deM. de Pavol avait dit un jour en riant qu’à vingt-cinqans elle ressemblerait trait pour trait à Junon. Le nom lui enresta.

Je me pris subitement d’une passion véritablepour ma splendide cousine, et mon oncle s’amusait beaucoup de monébahissement.

– Vous n’avez donc jamais vu de joliesfemmes, ma nièce ?

– Je n’ai rien vu du tout, puisquej’étais enterrée vive dans un trou.

– Vous pouviez vous regarder dans laglace, Reine ; M. de Conprat nous avait bien dit quevous étiez jolie.

– Paul de Conprat ? m’écriai-je.

– C’est vrai, reprit mon oncle, j’aioublié de vous parler de lui. Il paraît qu’il s’est réfugié auBuisson un jour d’orage ?

– Je m’en souviens bien, répondis-je enrougissant.

– Viendra-t-il déjeuner lundi,Blanche ?

– Oui, père ; le commandant a écritun mot aujourd’hui pour accepter l’invitation. Qui donc vous ahabillée, Reine ?

– Suzon, un diminutif de ma tante pour lemauvais goût et la bêtise, répondis-je avec dépit.

– Nous remédierons à la pénurie de votretoilette dès demain, ma nièce. Seulement, ayez un peu plus derespect pour la mémoire de Mme de Lavalle.Vous ne l’aimiez pas, mais elle est morte, et paix à son âme. Venezdîner, Junon vous conduira ensuite dans vos appartements.

Je passai une partie de la nuit à ma fenêtre,rêvant délicieusement et contemplant les masses sombres des hautsarbres de ce Pavol, où je devais rire, pleurer, m’amuser, medésoler, et voir ma destinée s’accomplir.

Je me trouvais si heureuse que mon curé, cesoir-là, n’était plus dans mes souvenirs qu’un pointimperceptible.

Chapitre 9

 

Mais je demande qu’on ne me suppose pas uncœur léger et inconstant, car cet oubli ne fut que momentané, et,trois jours après mon arrivée au Pavol, j’écrivis à mon curé lalettre suivante :

Mon cher curé,

J’ai tant de choses à vous dire, tant dedécouvertes à vous apprendre, tant de confidences à vous faire queje ne sais pas où commencer. Figurez-vous que le ciel est plus beauici qu’au Buisson, que les arbres sont plus grands, que les fleurssont plus fraîches, que tout est plaisant, qu’un oncle est uneheureuse invention de la nature, et que ma cousine est belle commeune fée. Vous aurez beau sermonner, me gronder, me prêcher, moncher curé, vous ne m’ôterez pas de la tête que siFrançois 1er aimait des femmes aussi belles queBlanche de Pavol, il était doué d’un jugement bien solide.Vous-même, monsieur le curé, vous-même tomberiez amoureux d’elle enla voyant. Mais je vous avoue que ses manières de reinem’intimident un peu, moi que rien n’intimide. Et puis elle estgrande… et j’aurais voulu qu’elle fût petite, cela m’eût consolée,quoique je sache aujourd’hui que ma taille, dans sa petitesse, estsouple, élégante, parfaitement proportionnée. C’est égal !quelques centimètres de plus à ma hauteur, je vous demande un peuce que cela aurait fait au bon Dieu ! Avouez, monsieur lecuré, que le bon Dieu est quelquefois biencontrariant ?

Je ne vous parlerai pas de mon oncle,parce que je sais que vous le connaissez, mais je vois déjà que jel’aimerai et que j’ai fait sa conquête. C’est un grand bonheurd’avoir une jolie figure, mon cher curé, beaucoup plus grand quevous ne vouliez bien me le dire ; on plaît à tout le monde, etquand je serai grand’mère, je raconterai à mes petits-enfants quec’est la première et ravissante découverte que j’aie faite enentrant dans la vie. Mais nous avons le temps d’y penser.

Bien que je marche de surprise ensurprise, je suis déjà parfaitement habituée au Pavol et au luxequi m’entoure. Cependant, je jetterais parfois des exclamationsd’étonnement si je ne craignais pas de paraître ridicule ; jedissimule mes impressions, mais à vous, mon cher curé, je puisconfier que je suis souvent dans un grand ébahissement.

Nous sommes allés à V… avant-hier, afin dem’acheter un trousseau, les œuvres de Suzon étant décidément deshorreurs. Ne nous faisons pas d’illusions, mon pauvre curé, malgrévotre admiration pour certaines robes, je suis arrivée ici fagotée,horriblement fagotée.

Ah ! que c’est plaisant, uneville ! je me suis extasiée, émerveillée sur les rues, lesmagasins, les maisons, les églises, et Blanche s’est moquée de moi,car elle appelle V… un trou sur une hauteur. Que dire du Buisson,alors ? Après une séance de trois heures chez la couturière etla modiste, ma cousine, qui est très dévote, est allée à confesseet m’a laissée faire quelques emplettes avec la femme de chambre.Mon oncle m’avait donné de l’argent pour l’employer à desacquisitions utiles et pratiques ; mais croiriez-vous que jene sais point apprécier l’utile et le pratique ? J’ai commencépar courir chez le pâtissier et par me bourrer de petitsgâteaux ; je m’en accuse humblement, mon curé, car j’ai unepassion pour les petits gâteaux. Pendant que je me livrais à cetexercice aussi utile qu’agréable, vous en conviendrez, car aprèstout, c’est un devoir important de nourrir ce corps de boue, j’airemarqué de bien jolis objets dans la boutique faisant face à celledu pâtissier. J’y suis allée aussitôt et j’ai acheté quarante-deuxpetits bonshommes en terre cuite, tout ce qu’il y avait dans lemagasin. Après cela, non seulement je ne possédais plus un sou,mais j’étais fortement endettée, ce qui m’importe peu, car je suisriche. Ma cousine a beaucoup ri, mais mon oncle m’a grondée. Il avoulu me faire comprendre que la raison doit lester la tête deshumains, grands ou petits, qu’elle est bonne à tout âge et que sanselle on fait des bêtises. Exemple : on achète quarante-deuxbonshommes en terre cuite, au lieu de se pourvoir de bas et dechemises. J’ai écouté ce discours d’un air contrit et humilié, moncher curé, mais pendant la fin, qui était, ma foi, très bien, monesprit rebelle donnait à la raison un corps disgracieux, un nezlong, voire même romain, une figure sèche et grincheuse, et cepersonnage ressemblait tellement à ma tante que, séance tenante,j’ai pris la raison en grippe. Tel a été le résultat de l’éloquencedéployée par mon oncle. En attendant, j’ai quarante-deux bonshommespleurant, souriant, grimaçant, disséminés dans ma chambre, et jesuis contente.

Hier soir, j’ai causé avec Blanche del’amour, monsieur le curé. Que me disiez-vous donc qu’il n’existaitque dans les livres et qu’il ne regardait pas les jeunesfilles ?… Ah ! mon curé, mon curé ! j’ai peur quevous ne m’ayez bien souvent attrapée. – Nous irons dans le mondelorsque les premières semaines de deuil seront écoulées. Mon oncleme trouve trop jeune, mais je ne puis rester seule au Pavol. S’ilen était question, vous comprenez, monsieur le curé, que jen’aurais plus qu’une chose à faire : ou me jeter par lafenêtre, ou mettre le feu au château.

Il paraît que j’ai grandement raison dem’attendre à beaucoup de succès, car si je suis jolie, en revanchej’ai une grosse dot. Blanche m’a appris qu’une jolie figure sansdot n’a que peu de valeur, mais que les deux choses combinéesforment un ensemble parfait et un plat rare. Je suis donc, mon chercuré, un mets savoureux, délicat, succulent, qui sera convoité,recherché et avalé en un clin d’œil, si je veux bien le permettre.Je ne le permettrai pas, soyez tranquille, à moins que… Maischut !

Enfin, monsieur le curé, j’attends lundiavec impatience, seulement je ne vous dirai pas pourquoi. Cejour-là, il se passera un événement qui fera battre mon cœur, unévénement qui me donne envie de pirouetter à perte d’haleine, delancer mon chapeau en l’air, de danser, de faire des folies.Dieu ! que la vie est une belle chose !

Mais rien n’est parfait, car vous n’êtespas ici et vous me manquez, mon pauvre curé ! J’aimerais tantà vous faire admirer le château et les jardins bien entretenus quiressemblent si peu au Buisson ! J’aimerais tant à vous fairejouir de la vie large et confortable que l’on a ici ! Lamoindre chose est en ordre dans ses plus petits détails et vraimentje me crois dans le Paradis terrestre. À chaque instant, j’aiquelque nouveau sujet de plaisir et d’admiration, à chaque instantaussi je voudrais vous en faire part ; je vous cherche, jevous appelle, mais les échos de ce beau parc restentmuets.

Adieu, mon cher bon curé, je ne vousembrasse pas parce qu’on n’embrasse pas un curé (je me demandepourquoi, par exemple !), mais je vous envoie tout ce que j’aidans le cœur pour vous, et ce tout est rempli de tendresse. Je vousadore, monsieur le curé.

REINE.

Il est certain que je m’habituai immédiatementà l’atmosphère de luxe et d’élégance dans laquelle j’étaisbrusquement transplantée. Il est également certain que, quoiqueBlanche fût très aimable avec moi et qu’elle eût décidé que nousnous tutoierions, elle m’intimida pendant les premiers jours quisuivirent mon arrivée au Pavol. Son port de déesse, son air un peuhautain, l’idée qu’elle avait beaucoup plus d’expérience que moi,tout cela m’imposait et m’empêchait d’être très libre avec elle.Mais cette impression eut la durée d’une gelée blanche sous unsoleil d’avril, et, à la suite d’une conversation que nous eûmes ledimanche matin dans ma chambre, le prestige dont je l’avais paréedisparut entièrement.

J’étais encore dans mon lit, sommeillant àmoitié, me dorlotant avec béatitude, ouvrant de temps en temps unœil pour contempler avec ravissement ma chambre gaie etconfortable, mes petits bonshommes en terre cuite et les arbres queje voyais par ma fenêtre ouverte. Blanche entra chez moi, vêtued’une robe traînante, les cheveux sur les épaules et le frontsoucieux.

– Aussi belle que la plus belle deshéroïnes de Walter Scott ! dis-je en la regardant avecadmiration.

– Petite Reine, me dit-elle en s’asseyantsur le pied de mon lit, je viens causer avec toi.

– Tant mieux. Mais je ne suis pas bienéveillée et mes idées s’en ressentiront.

– Même s’il est question demariage ? reprit Blanche, qui connaissait déjà mon opinion surce grave sujet.

– De mariage ? Me voilà trèséveillée, dis-je en me redressant subitement.

– Tu désires te marier, Reine ?

– Si je désire me marier !… Quellequestion ! Je crois bien, et le plus tôt possible. J’adore leshommes, je les aime bien plus que les femmes, excepté quand lesfemmes sont aussi belles que toi.

– On ne doit pas dire qu’on adore leshommes, dit Blanche d’un air sévère.

– Pourquoi cela ?

– Je ne sais pas trop pourquoi, mais jet’assure que ce n’est pas convenable pour une jeune fille.

– Tans pis !… D’ailleurs, c’est monavis ! répondis-je en me renfonçant sous mes couvertures.

– Enfant ! dit Blanche en meregardant avec une sorte de pitié qui me parut assez offensante. Jesuis venue pour te parler de mon père, Reine.

– Qu’y a-t-il ?

– Voici. Comme toi, je veux me marier unjour ou l’autre ; mon père a déjà plusieurs partis pour moi,mais cela m’est égal, parce que je ne suis pas pressée. J’attendraibien jusqu’à vingt ans ; seulement je voudrais savoir s’ils’opposera toujours à mon mariage.

– Il faut le lui demander.

– Ah ! voilà, reprit Blanche, un peuembarrassée ; je t’avoue que mon père me fait peur, ou plutôtil m’intimide.

Remplie de surprise, je me levai sur mon coudeet j’écartai les cheveux qui couvraient mon visage, pour mieux voirma cousine. En ce moment, elle dégringola des nuages olympiens surlesquels je l’avais placée, et, sous ce beau corps de Junon, jedécouvris une jeune fille qui ne m’intimiderait plus jamais.

– Personne ne m’intimide, moi !m’écriai-je en prenant mon oreiller pour l’envoyer promener aumilieu de la chambre.

Blanche me regarda d’un air étonné.

– Que fais-tu donc, Reine ?

– Ah ! c’est mon habitude… Quandj’étais au Buisson, je jetais toujours mon oreiller n’importe où,pour faire enrager Suzon, que cette façon d’agir mettait horsd’elle.

– Comme Suzon n’est pas ici, je teconseille de renoncer à cette habitude. Pour en revenir à ce quenous disions, te sens-tu le courage d’avoir avec mon père unediscussion sur le mariage, qu’il critique sans cesse ?

– Oui, oui, je suis très forte sur ladiscussion, tu verras ! Tantôt j’attaque mon oncle, et je mèneles choses rondement.

Pendant le dîner, j’adressai une pantomimeexpressive à ma cousine pour lui apprendre que j’allais entrer enlutte. Mon oncle, qui flairait quelque danger, nous observait sousses gros sourcils, et Blanche, déjà déconcertée, m’engagea par unsigne à rester tranquille. Mais je fis claquer mes doigts, jetoussai avec force et sautai résolument dans l’arène.

– Mon oncle, peut-on avoir des enfants sion n’est pas marié ?

– Non, certainement, répondit mon oncle,que ma question parut égayer.

– Serait-ce un malheur si l’humanitédisparaissait ?

– Hum ! voilà une grave question.Les philanthropes répondraient oui, et les misanthropes, non.

– Mais votre avis, mon oncle ?

– Je n’ai guère réfléchi à cela.Cependant, comme je trouve que la Providence fait bien ce qu’ellefait, je vote pour la perpétuation de l’espèce humaine.

– Alors, mon oncle, vous n’êtes pasconséquent avec vous-même quand vous blâmez le mariage.

– Ah ! ah ! dit mon oncle.

– Puisqu’on ne peut pas avoir d’enfantssans être marié et que vous votez pour la propagation du genrehumain, il s’ensuit que vous devez adopter le mariage pour tout lemonde.

– Ventre Saint-Gris ! reprisM. de Pavol en relevant sa lèvre d’un air si moqueur queBlanche en devint rouge, voilà ce qui s’appelle raisonner !Qu’est-ce donc que le mariage à votre avis, ma nièce ?

– Le mariage ! dis-je avecenthousiasme ; mais c’est la plus belle des institutions quiexistent sur la terre ! Une union perpétuelle avec celui qu’onaime ! on chante, on danse ensemble, on s’embrasse la main…Ah ! c’est charmant !

– On s’embrasse la main ! Pourquoila main, ma nièce ?

– Parce que c’est…, enfin, c’est monidée ! dis-je en adressant un sourire plein de mystères à monpassé.

– Le mariage est une institution quilivre une victime à un bourreau, grogna mon oncle.

– Ah ! ! !

Junon et moi, nous protestâmes avec la plusgrande énergie.

– Quelle est la victime, monpère ?

– L’homme, parbleu !

– Tant pis pour les hommes, répliquai-jed’un ton décidé, qu’ils se défendent ! Pour moi, je suis prêteà me transformer en bourreau.

– Où voulez-vous en venir maintenant,mesdemoiselles ?

– À ceci, mon oncle : c’est queBlanche et moi nous sommes les partisans dévoués du mariage, et quenous avons résolu de mettre nos théories en pratique. Je désire quece soit le plus tôt possible.

– Reine ! cria ma cousine,stupéfaite de mon audace.

– Je ne dis que la vérité, Blanche ;seulement, tu veux bien attendre, mais moi je n’ai aucunepatience.

– Vraiment, ma nièce ! Je supposecependant que vous n’avez pas d’inclination ?

– Naturellement, dit Blanche en riant,elle ne connaît pas une âme !

Depuis mon arrivée au Pavol, j’avais beaucoupréfléchi à mon amour et à M. de Conprat, et je m’étaisdemandé plusieurs fois si je devais révéler à ma cousine l’intimesecret de mon cœur. Mais, toutes réflexions faites, je me décidai,dans cette circonstance, à rompre avec tous mes principes pourm’unir à l’Arabe, et trouver avec lui que le silence est d’or.Toutefois, devant l’assertion de Blanche et malgré ma fermerésolution de garder mon secret, je fus sur le point de ledivulguer, mais je réussis à surmonter la tentation de parler.

– Dans tous les cas, j’aimerai un jour oul’autre, car on ne peut pas vivre sans aimer.

– En vérité ! Où avez-vous pris cesidées, Reine ?

– Mais, mon oncle, c’est la vie,répondis-je tranquillement. Voyez un peu les héroïnes de WalterScott : comme elles aiment et sont aimées !

– Ah !… est-ce le curé qui vous apermis de lire des romans et qui vous a fait un cours surl’amour ?

– Mon pauvre curé ! l’ai-je faitenrager à propos de cela ! Quant aux romans, mon oncle, il nevoulait pas m’en donner, il avait même emporté la clef de labibliothèque, mais je suis entrée par la fenêtre en cassant unevitre.

– Voilà qui promet ! Ensuite, vousvous êtes empressée de rêver et de divaguer sur l’amour ?

– Je ne divague jamais, surtoutlà-dessus, car je connais bien ce dont je parle.

– Diable ! dit mon oncle en riant.Cependant vous venez de nous dire que vous n’aimiezpersonne !

– C’est certain ! répliquai-jevivement, assez confuse de mon pas de clerc. Mais ne pensez-vouspas, mon oncle, que la réflexion peut suppléer àl’expérience ?

– Comment donc ! j’en suisconvaincu, surtout sur un sujet pareil. Et puis, vous m’avez l’aird’avoir une tête assez bien organisée.

– Je suis logique, mon oncle, simplement.Dites-moi on n’aime jamais un autre homme que son mari ?

– Non, jamais, réponditM. de Pavol en souriant.

– Eh bien ! puisqu’on n’aime jamaisun autre homme que son mari, qu’on aime toujours naturellement sonmari d’amour et qu’on ne peut pas vivre sans aimer, j’en concluqu’il faut se marier.

– Oui, mais pas avant d’avoir atteintl’âge de vingt et un ans, mesdemoiselles.

– Cela m’est égal, répondit Blanche.

– Mais moi, ça ne m’est pas égal du tout.Jamais je n’attendrai cinq ans !

– Vous attendrez cinq ans, Reine, à moinsd’un cas extraordinaire.

– Qu’appelez-vous un cas extraordinaire,mon oncle ?

– Un parti si convenable sous tous lesrapports que ce serait absurde de le refuser.

Cette modification au programme de mon oncleme fit tant de plaisir que je me levai pour pirouetter.

– Alors je suis sûre de monaffaire ! criai-je en me sauvant.

Je me réfugiai dans ma chambre, où Junonapparut bientôt d’un air majestueux.

– Comme tu es effrontée, Reine !

– Effrontée ! C’est ainsi que tu meremercies quand j’ai fait ce que tu as voulu ?

– Oui, mais tu dis les choses sicarrément !

– C’est ma manière, j’aime les chosescarrées.

– Ensuite, on eût dit que tu voulaistaquiner mon père.

– Je serais désolée de lecontrarier ; il me plaît, avec sa figure moqueuse, et jel’aime déjà passionnément. Mais ne changeons pas la questionBlanche : c’est lui qui nous fait enrager en protestant contrele mariage, et enfin tu sais ce que tu voulais savoir.

– Certainement, répondit Blanche d’un airrêveur.

M. de Pavol apprit bientôt à sesdépens que si les femmes ne valent pas le diable, les petitesfilles ne valent pas mieux et foulent aux pieds sans sourciller lesidées d’un père et d’un oncle.

Chapitre 10

 

Le lundi matin je me levai avec le sentimentd’un bonheur très vif. Dans la nuit, j’avais rêvé à Paul deConprat, et je m’étais éveillée en jetant un cri de joie.

Le plaisir de mettre pour la première fois unerobe telle que je n’en avais jamais eu ajoutait encore à monallégresse, et, lorsque je fus habillée, je me contemplailonguement dans une admiration silencieuse. Puis je me pris àtourbillonner dans un accès de bonheur exubérant, et je faillisrenverser mon oncle dans un corridor.

– Où courez-vous ainsi, manièce ?

– Dans les chambres, mon oncle, pour mevoir dans toutes les glaces. Voyez comme je suis bien !

– Pas mal, en effet.

– N’est-ce pas que ma taille est jolieavec une robe bien faite ?

– Charmante ! réponditM. de Pavol, que ma joie paraissait enchanter et quim’embrassa sur les deux joues.

– Ah ! mon oncle, que je suisheureuse ! M’est avis, comme disait Perrine, que le casextraordinaire se présentera bientôt.

Là-dessus je disparus et me précipitai commeune trombe dans la chambre de Junon.

– Regarde, criai-je en tournant sivivement sur moi-même que ma cousine ne pouvait voir qu’untourbillon.

– Reste un peu tranquille, Reine, medit-elle avec son calme habituel. Quand donc seras-tu pondérée danstes mouvements ? Oui, ta robe va bien.

– Regarde quel petit pied, dis-je entendant la jambe.

– Ô coquette innée ! s’écria Blancheen riant. Qui aurait cru qu’un loup comme toi en serait déjà arrivéà un tel point de coquetterie ?

– Tu verras bien autre chose, répondis-jegravement. Je sais, vois-tu, que la coquetterie est une qualité,une sérieuse qualité.

– C’est la première fois que je l’entendsdire. Qui t’a appris cela ? Ce n’est pas ton curé, jesuppose ?

– Non, non, mais quelqu’un qui s’yconnaissait bien. Avons-nous d’autres personnes que les de Conprat,Blanche ?

– Oui, le curé et deux amis de monpère.

Nous nous installâmes dans le salon enattendant nos convives, et bientôt mon oncle arriva, accompagné ducommandant de Conprat, auquel il me présenta.

Mon Dieu, l’excellente figure que celle ducommandant !

Il avait les yeux limpides comme ceux d’unenfant, avec des moustaches et des cheveux blancs comme laneige ; une physionomie si bonne, si bienveillante, qu’il merappela mon curé, bien qu’il n’y eût entre eux aucune ressemblancevéritable. Je me sentis aussitôt attirée vers lui, et je vis que lasympathie était réciproque.

– Une petite parente dont j’ai entenduparler, me dit-il en me prenant les mains ; permettez-moi devous embrasser, mon enfant, j’ai été l’ami de votre père.

Je me laissai embrasser de bonne grâce, nonsans me dire tout bas qu’il serait bien préférable que son fils leremplaçât dans cette opération délicate.

Enfin, il entra !… et j’aurais bienéchangé ma dot entière et ma jolie robe par-dessus le marché contrele droit de courir à lui et de l’embrasser à grands bras.

Il donna une poignée de main à ma cousine etme salua si cérémonieusement que je restai interdite.

– Donnez-moi donc la main, dis-je ;vous savez bien que nous nous connaissons.

– J’attendais votre bon plaisir,mademoiselle.

– Quelle bêtise !

– Eh bien, Reine ! gourmanda mononcle.

– Une fleur un peu sauvage, dit lecommandant en me regardant avec amitié, mais une jolie fleur,vraiment !

Ces paroles ne réussirent pas à dissiperl’irritation que j’éprouvais sans trop savoir pourquoi, et jerestai quelque temps silencieuse dans mon coin, à observerM. de Conprat, qui causait gaiement avec Blanche.Ah ! qu’il me plaisait ! et que le cœur me battaitpendant que je retrouvais en lui ce bon rire, ces dents blanches,ces yeux francs auxquels j’avais tant rêvé dans mon affreusevieille maison ! Et ma tante, mon curé, Suzon, le jardinmouillé, le cerisier dans lequel il avait grimpé défilaient dansmes souvenirs comme des ombres fugitives.

Bientôt je me mêlai à la conversation, etj’avais recouvré une partie de ma bonne humeur quand nous passâmesdans la salle à manger.

Placée entre le curé etM. de Conprat, j’attaquai immédiatement celui-ci.

– Pourquoi n’êtes-vous pas revenu auBuisson ? lui dis-je.

– Je n’ai pas été libre de mes actions,ma cousine.

– L’avez-vous regretté, aumoins ?

– Vivement, je vous assure.

– Pourquoi donc ne me donniez-vous pas lamain en arrivant ?

– Mais c’était à vous de le faire,mademoiselle, selon l’étiquette.

– Ah ! l’étiquette ! vous n’ypensiez pas là-bas !

– Nous étions dans des conditionsparticulières et loin du monde, à coup sûr ! répondit-il ensouriant.

– Est-ce que le monde empêche d’êtreaimable ?

– Mais pas précisément : seulement,les convenances répriment souvent l’élan de l’amitié.

– C’est bien niais ! dis-je d’un tonbref.

Mais je fus assez satisfaite de l’explicationpour retrouver tout mon entrain. Toutefois, je m’aperçus, encausant avec lui, qu’il n’attachait point la même importance quemoi aux paroles qu’il m’avait dites au Buisson. Mais j’étais siheureuse de le voir, de lui parler, que, dans le moment, cettepetite déception glissa sur mon âme sans entamer sa sécurité.

M. de Conprat nous apprit qu’il yaurait plusieurs bals dans le mois d’octobre.

– J’en suis charmée, répondit Junon.

– Tu m’apprendras à danser, dis-je ensautant déjà sur ma chaise.

– Je demande à être professeur, s’écriaPaul de Conprat.

– Paul est un valseur émérite, dit lecomandant ; toutes les femmes désirent valser avec lui.

– Et puis, il est charmant, répliquai-jeavec onction.

Le commandant et son fils se mirent àrire : le curé et les deux amis de mon oncle me regardèrent ensouriant et en hochant la tête d’une façon paternelle. Mais levisage de M. de Pavol prit une expression mécontente, etma cousine releva les sourcils par un mouvement qui lui étaitparticulier quand quelque chose lui déplaisait, mouvement remplid’un tel dédain que j’eus la sensation pénible d’avoir dit unebêtise.

Après le déjeuner, nous circulâmes dans lesbois ; j’avais retrouvé ma gaieté et je parlais sansm’arrêter, m’amusant à contrefaire la tournure et l’accent d’un denos convives dont les ridicules m’avaient frappée.

– Reine, que tu es mal élevée !disait Blanche.

– Il parle ainsi, répondis-je en mepinçant le nez pour imiter la voix de ma victime.

Et M. de Conprat riait ; maisJunon s’enveloppait dans une dignité imposante qui ne me troublaitpas le moins du monde.

Il arriva un moment où je me trouvai près delui pendant que ma cousine marchait devant nous d’un airnonchalant. Je m’aperçus qu’il la regardait beaucoup.

– Qu’elle est belle, n’est-ce pas ?lui dis-je dans l’innocence de mon cœur.

– Belle, bien belle ! répondit-ild’une voix contenue qui me fit tressaillir.

Un doute et un pressentiment me traversèrentl’esprit ; mais, à seize ans, ces sortes d’impressionss’envolent et disparaissent comme les papillons qui voltigeaientautour de nous, et je fus d’une gaieté folle jusqu’au moment où nosinvités prirent congé de M. de Pavol.

Quand ils furent partis, mon oncle se retiradans son cabinet et me fit comparaître devant lui.

– Reine, vous avez étéridicule !

– Pourquoi donc, mon oncle ?

– On ne dit pas à un jeune homme qu’ilest charmant, ma nièce.

– Mais puisque je le trouve, mononcle.

– Raison de plus pour ne pas le dire.

– Comment ! repartis-je interloquée.Alors je devais dire que je le trouvais anticharmant ?

– Vous ne deviez pas aborder ce sujet.Ayez l’opinion qu’il vous plaira d’avoir, mais gardez-la pourvous.

– C’est pourtant bien naturel de dire cequ’on pense, mon oncle ?

– Pas dans le monde, ma nièce. La moitiédu temps, il faut dire ce que l’on ne pense pas et cacher ce quel’on pense.

– Quelle affreuse maxime ! dis-jeavec horreur. Jamais je ne pourrai la pratiquer.

– Vous y arriverez ; mais enattendant, conformez-vous à l’étiquette.

– Encore l’étiquette ! répondis-jeen m’en allant de mauvaise humeur.

Le soir, en rêvant à ma fenêtre, ainsi quej’en avais pris l’habitude, mes rêves furent troublés par unesourde inquiétude que je n’arrivai pas à bien définir. Je méditaissur cette journée, attendue avec tant d’impatience, et je ne puspas me dissimuler que les choses ne s’étaient point passées commeje l’avais désiré. Qu’avais-je espéré ? Je n’en savais rien,mais je me débitai à moi-même un long discours pour me convaincreque M. de Conprat était amoureux de moi, et ma péroraisonse termina par un attendrissement de mauvais augure.

Néanmoins, le lendemain, mes inquiétudesavaient entièrement disparu, mais, dans l’après-midi, je reçus unelongue missive de mon curé, missive remplie de bons conseils et seterminant ainsi :

Petite Reine, votre lettre est venue meconsoler et me réjouir dans ma solitude, ne vous lassez pas dem’écrire, je vous en prie. Je ne sais que devenir sans vous et jen’ose aller au Buisson de peur de pleurer comme un enfant. Je mereproche mon égoïsme, car vous êtes heureuse, mais, comme le ditl’Écriture, la chair est faible, et mon presbytère, mes devoirs,mes prières n’ont pu encore me consoler.

 

Adieu, cher bon petit enfant, mon derniermot sera pour vous dire : Méfiez-vous de l’imagination.

 

Et cette phrase produisit une impressiondésagréable sur mon esprit ébranlé.

Chapitre 11

 

J’étais installée depuis trois semaines auPavol et mon oncle prétendait que j’avais assez embelli pour qu’ilfût impossible au curé de me reconnaître, s’il me rencontrait. Ilme comparait à une plante vivace, qui pousse belle dans un terrainingrat parce qu’elle a bon caractère, et dont la beauté sedéveloppe tout d’un coup d’une façon incroyable lorsqu’on latransplante dans une terre favorable à sa nature.

Quand je me regardais dans la glace, jeconstatais que mes yeux bruns avaient un éclat nouveau, que mabouche était plus fraîche et que mon teint de Méridionale prenaitdes tons rosés et délicats qui excitaient chez moi une vivesatisfaction.

Cependant, peu de jours après le déjeuner dontj’avais parlé, j’avais décidément découvert que, dans ma grandenaïveté, je m’étais grossièrement trompée en croyantM. de Conprat amoureux de moi. Mais je n’ai jamais étépessimiste, et je m’empressai de me raisonner pour me consoler. Jeme dis que tous les cœurs nécessairement ne doivent pas êtreconstruits de la même manière, que les uns se donnent en uneminute, mais que les autres ont le droit de méditer, d’étudieravant de s’enflammer ; que si M. de Conprat nem’aimait pas, il en arriverait là un jour ou l’autre, attendu qu’ilétait clair qu’une véritable ressemblance existait entre nos goûtset nos caractères respectifs. De sorte que, bien que la déceptioneût été grande, ma tranquillité, durant bon nombre de jours, ne futpas sérieusement troublée. Et je m’épanouissais dans un milieusympathique à tous mes goûts ; je me chauffais aux rayons demon bonheur, comme un lézard aux rayons du soleil.

Ma cousine était très musicienne. Lecommandant, qui adorait la musique, venait au Pavol plusieurs foispar semaine, et son fils l’accompagnait toujours. La porte luiétait d’ailleurs ouverte par ses relations d’enfance avec Blancheet les liens de parenté qui unissaient les deux familles. En outre,mon oncle voyait cette intimité avec plaisir, car, de concert avecle commandant et malgré ses paradoxes sur le mariage, il désiraitvivement marier sa fille avec M. de Conprat, trouvantavec assez de raison qu’il représentait un cas extraordinaire.

J’appris ce projet plus tard, en même tempsque d’autres faits qu’il m’eût été facile de découvrir si j’avaiseu plus d’expérience.

En général, ces messieurs arrivaient pourdéjeuner. Paul doué de l’appétit qu’on connaît, déjeunaitplantureusement et collationnait ensuite solidement vers troisheures. Après cela, si nous étions seuls, Blanche me donnait uneleçon de danse pendant que lui jouait avec entrain une valse de sacomposition. Quelquefois, il devenait professeur : ma cousinese remettait au piano, le commandant et mon oncle nous regardaientd’un air réjoui, et je tournais dans les bras deM. de Conprat au milieu d’une joie inénarrable. Ah !les bons jours !

Nous ne faisons aucun projet sans qu’il y fûtmêlé. Sa gaieté communicative, son esprit conciliant, le génie del’organisation et des inventions drolatiques qu’il possédait auplus haut degré en faisaient un compagnon charmant, égayaient notrevie et développaient mon amour. Adroit, industrieux, complaisant,il était bon à tout et savait tout faire. Quand nous cassions unemontre, un bracelet, ou n’importe quel objet, Blanche et moi nousdisions :

– Si Paul vient aujourd’hui, il nous leraccommodera.

Il peignait souvent et nous apportait sesœuvres. C’est le seul point sur lequel je n’ai jamais pu m’entendreavec lui. J’avais une antipathie invétérée pour les arts, maissurtout pour la musique, car la maudite étiquette empêche de seboucher les oreilles, tandis qu’il est facile de ne pas regarder untableau ou de lui tourner le dos. Toutefois, quandM. de Conprat jouait des airs de danse, je l’écoutaisvolontiers et longtemps, mais c’était lui que j’aimais dans sesairs, et non les airs en eux-mêmes. Je marque ce sentiment enpassant, parce que j’en fis un jour l’analyse, et que cette analyseme conduisit à une terrible découverte.

– Pourquoi peindre des arbres, moncousin ? disais-je. L’arbre le plus laid est encore mieux queces petits paquets verts que vous mettez sur votre toile.

– Est-ce ainsi que vous comprenez l’art,jeune cousine ?

– Croyez-vous que Junon n’est pas millefois plus belle en réalité que sur son portrait ?

– Si, certes, je le crois !

– Et ces petites fleurs bleues que vousmettez dans les arbres, qu’est-ce que c’est que cela ?

– Mais c’est un coin du ciel, macousine !

Je pirouettais et m’écriais sur un tonpathétique :

– Ô cieux, ô arbres, ô nature, que decrimes se commettent en vos noms !

Mon oncle avait de nombreux amis à V… ;il était allié à la plupart des familles du pays et tenait tableouverte. Il était rare que nous n’eussions pas quelques convives àdéjeuner ou à dîner. C’était un moyen pour moi de faireconnaissance avec les usages mondains et d’apprendre, comme mel’avait dit le curé, à équilibrer mes sentiments. Mais je dois direque je n’équilibrais pas grand’chose, et que je n’arrivais guère àdissimuler des impressions et des pensées souvent aussi saugrenuesqu’impertinentes.

Mon oncle et Junon, absolument rigides sur lechapitre des convenances, m’adressaient quelques objurgations biensenties ; mais autant en emportait le vent ! Avec uneténacité vraiment désolante, je ne perdrais pas l’occasion decommettre une bévue ou de dire une bêtise.

– Tu as été impolie avecMme A…, Reine.

– En quoi, Junon hypocrite ? je luiai laissé voir qu’elle me déplaisait, voilà tout !

– C’est précisément ce qui estinconvenant, ma nièce.

– Elle est si laide, mon oncle !Voyez-vous je ne me sens pas attirée vers les femmes : ellessont moqueuses, méchantes, et vous examinent de la tête aux pieds,comme si vous étiez une bête curieuse.

– Comment peux-tu leur reprocher d’êtremoqueuses, Reine ? Tu passes ton temps à saisir le ridiculedes gens et à les mimer.

– Oui, mais je suis jolie, par conséquenttout m’est permis. M. C… me le disait l’autre jour.

– Je ne vois pas bien la conséquence…Ensuite, crois-tu que les hommes ne t’examinent pas de la tête auxpieds ?

– Oui, mais c’est pour m’admirer, tandisque les femmes cherchent des défauts à mon physique et en invententau besoin. Vois-tu, j’ai déjà remarqué une foule de choses.

– Nous le voyons bien, ma nièce, maistâchez de remarquer que la tenue est une qualité appréciable.

Quand nos convives masculins étaient jeunes,ils nous faisaient la cour, à Blanche et à moi, et je m’amusaisbien ; mais quand c’étaient des vieux… Dieu ! lapolitique qui surgissait toujours pour me donner la migraine.Ah ! m’a-t-elle ennuyée, cette politique !

Ces bonnes gens arrivaient fortement excitéscontre quelques méfaits du gouvernements ; ils en parlaientd’une façon discrète jusqu’au moment où un bonapartiste fougueuxs’écriait qu’il voudrait fusiller tous les républicains pour lesfrapper de terreur. La naïveté du mot faisait rire, mais cemassacre imaginaire était le branle-bas des irritations et desradotages. Nous nous jetions la tête la première dans la politiqueet nous barbotions jusqu’à la fin du repas. Tout le mondes’entendait pour abominer république et républicains ; maisquand chaque convive venait à tirer de sa poche un petitgouvernement qu’il avait eu soin d’apporter avec lui, on ne tardaitpas à se lancer des regards furibonds et à devenir rouges comme destomates.

Le légitimiste se drapait dans la dignité deses traditions, de ses respects, de ses regrets et traitaitl’impérialiste de révolutionnaire ; celui-ci, en son forintérieur, traitait le légitimiste d’imbécile ; mais lapolitesse ne lui permettant pas d’émettre son opinion, il criaitcomme un brûlé pour se dédommager. Puis on tombait derechef sur lesrépublicains ; on les accablait d’invectives, on lesdéportait, on les fusillait, on les décapitait, on les mettait enmarmelade, bonapartistes et légitimistes s’unissant dans une hainecommune pour balayer ces malheureux bipèdes de la surface de laterre. On pérorait avec passion, on gesticulait, on sauvait lapatrie, on devenait cramoisi…, ce qui n’empêchait pas les choses,hélas ! d’aller leur petit bonhomme de chemin.

Mon oncle, au milieu de ces divagations,lançait de temps à autre un mot spirituel ou plein de sens etmettait la discussion sur un terrain plus élevé que celui desintérêts personnels et des sympathies individuelles. Nullementlégitimiste, n’ayant d’ailleurs aucune opinion déterminée, il n’enpensait pas moins que la France, depuis près d’un siècle, marche latête en bas, et que, cette position étant anormale, elle finira parperdre l’équilibre et par tomber dans un précipice où onl’enterrera.

Il riait des mesquineries et de la bêtise desdifférents partis, mis il éprouvait souvent des écœurements qui semanifestaient par quelque phrase plaisante. Je ne l’ai jamais vus’emporter ; il conservait son calme au milieu desrugissements divers de ses convives, sûr, du reste d’avoir ledernier mot, car il voyait juste et loin. Cependant ses antipathiesétaient vives et il exécrait les républicains. Non pas qu’il fûttrop passionné pour ne point rester dans un juste milieu : ileût accepté une république s’il l’avait crue possible, ets’inclinait devant l’honnêteté de certains hommes qui luttent debonne foi pour une utopie.

Je l’entendais quelquefois appeler nosgouvernants des joueurs de raquette, comparant les lois, que lesdeux Chambres se renvoient journellement, à des volants que lesFrançais, le nez au ciel, regardent circuler d’un air béat jusqu’aumoment où ils tombent sur leur respectable cartilage etl’aplatissent bel et bien. D’où je tirai, pour ma petite gouverne,quelques déductions que je raconterai en temps et lieu.

M. de Pavol aimait la causerie etmême la discussion. S’il parlait peu, il écoutait avec intérêt.Sous une écorce rustique, il cachait des connaissances générales,un goût sûr, élevé, délicat, et un grand bon sens uni à une réellehauteur de vue. Ce n’était ni un saint, ni un dévot. Comme laplupart des hommes, il avait eu, je suppose, ses défaillances etses erreurs ; mais il croyait à Dieu, à l’âme, à la vertu, etne considérait point l’incrédulité, l’ergotage, l’esprit dedénigrement, comme des signes de virilité et d’intelligence. Ilaimait à écouter les matérialistes et les libres penseursdévelopper leurs systèmes, et sa bouche en disait bien long pendantqu’il observait son interlocuteur en rejoignant ses gros sourcilsqui lui cachaient presque entièrement les yeux. Puis il répondaitlentement, avec la plus grande tranquillité :

– Morbleu, monsieur, je vousadmire ! Vous en êtes presque arrivé à la parfaite humilitéprêchée par l’Évangile. Je suis confus de ne pouvoir marcher survos traces, mais j’ai un diable d’orgueil qui m’empêchera toujoursde me comparer à la chenille qui rampe à mes pieds ou au porc quise vautre dans ma basse-cour.

Toujours en guerre avec le conseil municipalde sa commune, il n’aimait pas les villageois, et prétendait querien n’est plus fourbe et plus canaille qu’un paysan. Aussi, bienqu’il fût estimé, respecté, il n’était point aimé. Cependant ilfaisait des charités larges et acte de complaisance quandl’occasion s’en présentait, mais il ne se laissait jamais duper parles finasseries, les roueries des bons cultivateurs.

Enfin, si mon oncle n’avait embrassé aucunecarrière, s’il n’avait été ni médecin, ni avocat, ni ingénieur, nisoldat, ni diplomate, ni même ministre, il remplissait sa tâchedans la vie en conservant des traditions saines, en respectant cequi est respectable, en ne se laissant pas emporter dans lesdivagations du temps, en usant de son influence pour dirigercertains esprits vers ce qui est bon et juste. En un mot, mon oncleétait un homme d’esprit, homme de cœur, homme de bien. Je l’aimaisbeaucoup, et s’il n’avait jamais parlé politique, je l’aurais crusans défaut. Dans la vie privée, il était facile à vivre. Iladorait sa fille et m’octroya rapidement une grande affection.

– Quelle chose épouvantable que lesgouvernements ! disais-je à M. de Conprat. Ilfaudrait les supprimer tous ; au moins nous n’entendrions plusparler politique. Deux choses à supprimer : le piano et lapolitique.

– Ma foi, je suis assez de votre avis,répondit-il en riant.

– Ah !… vous n’aimez pas lepiano ? Cependant vous écoutez Blanche avec plaisir ; dumoins, vous en avez l’air.

– C’est que ma cousine Blanche a untalent véritable.

Cette explication me fit éprouver la sensationénergique causée par des moustiques qui s’agitent autour dudormeur : ils l’agacent sans troubler complètement sonsommeil. Évidemment la raison n’était guère plausible, car, malgréle talent de Junon, moi qui n’aimais pas le piano, j’avais toujoursenvie de crier ou de me sauver quand elle exécutait des sonates deMozart et de Beethoven. Voilà des hommes qui peuvent se vanterd’avoir ennuyé l’humanité ! Je me sentais navrée en songeant àleurs femmes.

Au milieu de cette vie douce, de mesespérances, de mes petites inquiétudes qui s’évanouissaient devantun mot aimable et les distractions d’une existence si nouvelle pourmoi, nous arrivâmes à la fin de septembre. Mon oncle, avec la minefunèbre d’un homme qu’on mène à l’échafaud, se prépara à nousconduire dans les soirées annoncées parM. de Conprat.

Chapitre 12

 

Je réponds que mon esprit d’observation nes’exerça point à mon premier bal. De cette soirée, je me rappellesimplement un plaisir délirant et les bêtises que j’ai dites, parcequ’elles me valurent le lendemain une verte semonce.

De temps en temps, Junon me frappait sur lebras avec son éventail et me soufflait dans l’oreille que j’étaisridicule ; mais elle donnait là des coups d’épée dans l’eau,et je m’envolais dans les bras de mes danseurs en songeant que sila valse n’est pas admise dans le ciel, ce n’est guère la peine d’yaller.

Parfois, mon cavalier croyait ingénieux defaire quelques frais de conversation.

– Il n’y a pas longtemps que vous habitezce pays-ci, mademoiselle ?

– Non, monsieur : six semainesenviron.

– Où demeuriez-vous avant de venir auPavol ?

– Au Buisson ; une affreusecampagne, avec une affreuse tante qui est morte, Dieumerci !

– Dans tous les cas, votre nom est trèsconnu, mademoiselle : il y avait un chevalier de Lavalleenfermé au Mont Saint-Michel, en 1423.

– Vraiment ! Que faisait-il là, cechevalier ?

– Mais il défendait le mont attaqué parles Anglais.

– Au lieu de danser ? Quel grandnigaud !

– C’est ainsi que vous appréciez vosancêtres et l’héroïsme, mademoiselle ?

– Mes ancêtres ! Je n’y ai jamaispensé. Quant à l’héroïsme, je n’en fais aucun cas.

– Que vous a-t-il fait, ce pauvrehéroïsme ?

– Les Romains étaient héroïques,paraît-il, et je déteste les Romains ! Mais valsons, au lieude causer.

Et je mettais mon danseur sur les dents.

Mon bonheur atteignit son apogée lorsque, dansce salon plein de lumière, sous les yeux de ces femmes en grandetoilette, au milieu de ce monde dont j’étais si loin peu de tempsauparavant, je me vis valsant avec M. de Conprat. Ildansait mieux que tous les autres, c’est certain. Bien qu’il fûtgrand et que je fusse extrêmement petite, sa jolie moustache blondetordue en pointe me caressait la joue de temps en temps, et j’eusquelques petites tentations dont je ne parlerai pas, de peur descandaliser mon prochain.

Enivrée par la joie et les compliments quibourdonnaient autour de moi, je dis toutes les bêtises imaginableset inimaginables ; mais je fis la conquête de tous les hommeset le désespoir de toutes les jeunes filles.

Le cotillon provoqua chez moi le plus vifenthousiasme, et quand mon oncle, qui avait l’air d’un martyr dansson coin, nous fit signe qu’il était temps de partir, je criai d’unbout du salon à l’autre :

– Mon oncle, vous ne m’emmènerez que parla force des baïonnettes.

Mais je dus me passer de baïonnettes et suivreJunon qui, belle et digne comme toujours, s’empressa d’obéir à sonpère sans se soucier de mes récriminations.

Rentrée dans ma chambre, je me déshabillaiavec assez de calme ; mais en robe de nuit et sur le point deme coucher, je fus prise d’une fringale irrésistible. Je saisi montraversin et me mis à valser avec lui en chantant à tue-tête.

Junon, dont la chambre n’était pas éloignée dela mienne, entra chez moi d’un air un peu effrayé.

– Que fais-tu donc, Reine ?

– Tu vois bien, je valse !

– Mon Dieu, es-tu enfant !

– Ma chère, si l’humanité avait del’esprit, elle valserait jour et nuit.

– Voyons, Reine, il fait froid, tu vasattraper du mal. Je t’en prie, couche-toi.

Je jetai mon traversin dans un coin et meglissai dans mes draps. Blanche s’assit au pied du lit et improvisaune harangue. Elle s’efforça de me prouver que le calme, dans tousles actes de la vie, est une grande qualité, que chaque chose doitse faire en temps et lieu, qu’après tout un traversin ne luisemblait point un danseur fort agréable, et…

– Quant à cela, je suis de tonavis ! dis-je en l’interrompant vivement, il n’y a que lesdanseurs en chair et en os de sérieux et d’agréables, surtout quandils ont des moustaches ; des moustaches blondes, parexemple ! Une petite moustache qui vous caresse la joue envalsant, ah ! c’est vraiment déli…

Sur ce, je m’endormis et ne me réveillai quedans la journée, à trois heures.

Quand je fus habillée, M. de Pavolme pria de passer chez lui. Je me rendis aussitôt à cetteinvitation, pensant que la cervelle de mon oncle venait d’enfanterquelque sermon. À son air solennel, je vis que mes conjecturesétaient justes, et, comme j’ai toujours aimé mes aises aussi bienpendant les sermons que dans les autres circonstances de la vie,j’avançai un fauteuil dans lequel je m’étendisconfortablement ; je croisai les mains sur mes genoux etfermai les yeux dans une attitude de profond recueillement.

Au bout de deux secondes, n’entendant rien, jedis :

– Eh bien ! mon oncle, allezdonc !

– Faites-moi la grâce de vous redresser,Reine, et de prendre une attitude plus respectueuse.

– Mais, mon oncle, dis-je en ouvrant desyeux étonnés, je n’avais pas l’intention de vous manquer derespect, je prenais une pose recueillie pour mieux vousécouter.

– Ma nièce, vous me ferez perdre latête !

– C’est bien possible, mon oncle,répondis-je tranquillement ; mon curé m’a dit bien des foisque je le ferais mourir à la peine.

– En vérité, croyez-vous que j’aie enviede m’en aller au diable à cause d’une petite fille malélevée ?

– D’abord, mon oncle, j’espère que vousn’irez jamais au diable, bien que vous aimiez assez cepersonnage ; ensuite je serais bien désolée de vous perdre,car je vous aime de tout mon cœur.

– Hum !… c’est bien heureux.Voulez-vous m’apprendre maintenant pourquoi, après mes leçons etmes conseils, vous vous êtes conduite cette nuit d’une façon siinconvenante ?

– Spécifiez les accusations, mononcle.

– Ce serait bien long, car tout ce quevous faisiez était mal fait, vous aviez l’air d’un cheval échappé.Entre autres sottises, quand vous avez aperçuM. de Conprat, vous l’avez appelé par son petitnom ; j’étais près de vous, et j’ai vu que votre danseurtrouvait cela fort étonnant.

– Je l’en crois capable, il avait l’aird’une oie !

– Je ne suis pas une oie, reine, et jevous dis que c’est inconvenant.

– Mais, mon oncle, c’est notre cousin,nous le voyons presque tous le jours. Blanche et moi nousl’appelons toujours Paul quand nous en parlons, et même quand nousnous adressons à lui directement.

– Cela se passe dans l’intimité, mais nondans le monde, où chacun n’est pas tenu de connaître la parenté etles relations des gens.

– Ainsi, il faut agir d’une façon chezsoi et d’une autre dans le monde ?

– Je m’évertue à vous le dire, manièce.

– C’est de l’hypocrisie, ni plus nimoins.

– Au nom du ciel, soyez hypocrite, je nedemande que cela ! Ensuite, il paraît que vous avez dit à cinqou six jeunes gens qu’ils étaient très gentils ?

– C’est bien vrai ! m’écriai-je dansun élan de sympathie pour mes danseurs. Si charmants, si polis, siempressés ! Puis je m’étais embrouillée dans mes promesses etje craignais de les avoir contrariés.

– En attendant, vous me contrariezbeaucoup, Reine ; voilà près de sept semaines que Blanche etmoi nous essayons de vous apprendre qu’il est de bon goût depondérer ses mouvements et l’expression de ses sentiments ;néanmoins vous saisissez toutes les occasions de dire ou de fairedes sottises. Vous avez de l’esprit, vous êtes coquette,malheureusement pour moi vous avez un visage dix fois trop joli,et…

– À la bonne heure ! interrompis-jed’un ton satisfait, voilà comme j’aime les sermons !

– Reine, ne m’interrompez pas, je parlesérieusement.

– Voyons, mon oncle, raisonnons. Lapremière fois que vous m’avez vue, vous avez dit : Vous êtesdiablement jolie !

– Eh bien, ma nièce ?

– Eh bien, mon oncle, vous voyez bienqu’on ne peut pas réprimer toujours un premier mouvement.

– C’est possible, mais on doit essayer etsurtout m’écouter. Malgré votre grande jeunesse et votre petitetaille, vous avez l’air d’une femme, tâchez à en avoir ladignité.

– La dignité dis-je étonnée :pourquoi faire ?

– Comment…, pourquoi faire ?

– Je ne comprends pas, mon oncle, commentvous venez me prêcher la dignité quand le gouvernement en a sipeu !

– Je ne saisis pas le rapport… Quelle estcette nouvelle fantaisie ?

– Mais, mon oncle, vous prétendez que legouvernement passe son temps à jouer à la raquette ; pour ungouvernement, franchement, ça manque de dignité. Pourquoi desimples individus seraient-ils plus dignes que des ministres et dessénateurs ?

Mon oncle se mit à rire.

– Il est difficile de vous gronder,Reine, vous glissez entre les doigts comme une anguille. Quoi qu’ilen soit, je vous affirme que si vous ne voulez pas m’écouter, vousn’irez plus dans le monde.

– Oh ! mon oncle, si vous faisiezune chose pareille, vous seriez digne des tortures del’inquisition !

– L’inquisition étant abolie, je ne seraipas torturé, mais vous m’obéirez, soyez-en certaine. Je ne veux pasque ma nièce prenne des habitudes et des allures qui, supportablesà son âge, la feraient passer plus tard pour…, hum !

– Pour qui, mon oncle ?

M. de Pavol eut une violente quintede toux.

– Hum ! pour une femme élevée dansles bois, ou quelque chose d’approchant.

– Ce ne serait pas si niais, cetteappréciation ! le Buisson et les bois se ressemblentbeaucoup.

– Enfin, ma nièce, soyez convaincue quej’ai parlé sérieusement. Allez-vous-en, et réfléchissez.

Pour le coup, je vis qu’il ne fallait pasplaisanter avec cette semonce formidable. Aussi je m’enfermai dansma chambre, où je boudai durant vingt-huit minutes et demie, espacede temps pendant lequel je sentis germer dans mon cœur le désirlouable de faire connaissance avec la pondération.

Chapitre 13

 

Je sus bientôt que parfois les proverbesn’usurpent point leur réputation de sagesse, que, dans certainscas, vouloir c’est pouvoir, et qu’avec un peu de bonne volonté jepourrais mettre en pratique les conseils de mon oncle. Je ne veuxpas dire par là que je n’aie plus commis de sottises, oh !non, la chose arrivait encore assez fréquemment, mais je réussis àme dégriser et à prendre possession d’un calme relatif.

Du reste, si mon oncle m’avait grondée,c’était plutôt, comme il le disait lui-même, en prévision del’avenir, car je me trouvais dans un milieu où mes actes et mesparoles étaient jugés avec la plus grande indulgence. Milieu pleind’aménité, de politesse, de traditions courtoises, dans lequel,sans m’en douter, j’avais bon nombre de parents et d’alliés.

Grâce à mon nom, à ma beauté, à ma dot,beaucoup de péchés contre les convenances me furent pardonnés.J’étais l’enfant gâté des douairières, qui racontaient aveccomplaisance des anecdotes sur mes grands-parents, mesarrière-grands-parents et certains aïeux dont les faits et gestesavaient dû être remarquables pour que ces aimables marquises enparlassent avec tant de chaleur. Je découvris avec satisfaction queles ancêtres servent à quelque chose dans la vie, et couvrent deleur égide poussiéreuse les hardiesses et les lubies des jeunesdescendantes qui sortent du fond des bois.

J’étais l’enfant gâté des maris en perspectivequi, dans mes beaux yeux, voyaient briller ma dot ; l’enfantgâté des danseurs, que ma coquetterie amusait, et je confesse bienbas, très bas, que j’éprouvais un immense bonheur à ravager lescœurs et à métamorphoser certaines têtes en girouettes.

Ô coquetterie, quel charme renfermé danschaque lettre de ton nom !

Il fallait que ce sentiment fût inné chez moi,car, après deux ou trois soirées, j’en connaissais les détails, lesnuances et les ruses.

Je voudrais être prédicateur, rien que pourprêcher la coquetterie à mon auditoire et refuser l’absolution àmes pénitentes assez privées de jugement pour ne pas se livrer à cepasse-temps charmant. Peut-être ne resterais-je pas longtemps dansle giron de l’Église, mais, dans ma courte carrière, je crois queje ferais quelques prosélytes. Je plains les hommes qui, croyanttout connaître, ignorent les plaisirs les plus fins, les plusdélicats. À mes yeux, ils mènent une vie de cornichon…, de melontout au plus.

Pendant que je me donnais beaucoup demouvement et que je révolutionnais les cœurs, Blanche passait,belle et fière, trop sûre de sa beauté pour faire des frais, tropdigne pour s’abaisser aux agitations et aux roueries qui faisaientma joie.

Néanmoins, quand la première effervescence futcalmée, j’en vins vite à réfléchir que M. de Conpratmettait un temps infini à s’éprendre de moi. Il me voyait soustoutes les faces, en grande toilette, en demi-toilette, coquette,sérieuse, parfois mélancolique, rarement, je dois l’avouer, et,malgré cette diversité d’aspects qui empêchait la monotonie des’attacher à ma personne, non seulement il ne se déclarait pas,mais il avait l’air vraiment de me traiter en enfant. Le mot de moncuré : Soyez sûre qu’il vous a prise pour une petite fillesans conséquence, commençait à me troubler grandement.

Nonobstant ma coquetterie, mes plaisirs, mesnombreuses distractions, jamais mon amour ne s’altéra un instant.Sans doute l’animation de ma vie m’empêchait d’y attacherconstamment ma pensée, et c’est ce qui explique mon longaveuglement ; mais je n’eus jamais l’idée de trouver un hommeplus charmant que Paul de Conprat.

Pourtant, dans la cour qui se pressait sur mespas, plusieurs courtisans offraient une similitude réelle avec lestypes de Walter Scott que j’avais beaucoup admirés. Je me suisdemandé maintes fois comment mon gros héros au visage réjoui, àl’appétit merveilleux, avait pu m’émouvoir à ce point étonnant,alors que mon esprit était sous l’influence de personnagesimaginaires qui lui ressemblaient fort peu. Voilà un sujetpsychologique que je livre aux méditations des philosophes, car,moi, je n’ai pas le temps de m’y arrêter ; je constate lefait, je salue la philosophie et je passe.

Le 25 octobre, nous eûmes une dernière soiréedans un château situé près du Pavol. Je mis une robe bleu lumièreavec deux ou trois pompons piqués dans mes cheveux noirs et metombant sur le coin de l’oreille. J’étais extraordinairement jolieet, ce soir-là, j’eus un succès fou. Succès si sérieux que, lasemaine suivante, cinq demandes en mariage me concernant furentadressées à mon oncle. Mais j’étais inquiète, fébrile, tourmentée,et, contre mon habitude, je ne jouis pas de l’engouement provoquépar ma beauté.

J’attendais avec impatienceM. de Conprat pour l’observer avec des yeux quicommençaient à se dessiller. Il arrivait généralement fort tard,avec trois ou quatre jeunes gens composant la haute sociétéfashionable de la contrée. Ces messieurs, étant blasés dès l’âge leplus tendre, et trouvant extrêmement fatigant, pénible et navrantde valser avec de jolies femmes, faisaient quelques invitationsd’un air ennuyé, nonchalant, et assez impertinent, sauf Paul deConprat, trop excellent, trop naturel, pour ne pas danser avecl’air satisfait que comportait la circonstance. Toutefois je doisdire que mon entrain dissipait l’ennui de ces victimes infortunéesde l’expérience comme un beau soleil dissipe un léger brouillard.Je savais si bien les exciter, les émoustiller, les faire tourner àtous les vents de mes fantaisies, que mon oncle disait :« Elle a le diable au corps ! »

Honni soit qui mal y pense !

Je remarquai avec dépit que Paul valsaitsouvent avec Blanche, tandis qu’il m’invitait rarement, sans ymettre ni formes ni empressement. Je redoublai de coquetterie pourattirer son attention ; mais que lui importait ! sa tête,son cœur étaient loin de moi, et je me réfugiai dans un coin reculéen refusant énergiquement de danser.

Il y avait quelques instants que je medissimulais dans les draperies qui séparaient le grand salon d’unboudoir où plusieurs femmes étaient assises, quand je surpris laconversation de deux respectables douairières dont j’avais fait laconquête.

– Reine est ravissante, ce soir ;comme toujours elle a tous les succès.

– Blanche de Pavol est plus belle,cependant.

– Oui, mais elle a moins de charme. C’estune reine dédaigneuse, et Mlle de Lavalle uneadorable petite princesse des contes de fées.

– Princesse est le mot ; elle a dela race, et ce qui choquerait chez les autres est charmant chezelle.

– On dit que le mariage de sa cousine estdécidé avec M. de Conprat.

– Je l’ai entendu dire.

Durant quelques secondes, orchestre,douairières, danseurs exécutèrent devant moi une danse sans nom, etpour ne pas tomber je me cramponnai à la draperie dans laquellej’étais enfouie.

Lorsque je me remis de mon étourdissement, lesalon brillant me parut voilé d’un crêpe épais ; à la grandesurprise de Junon, j’allai la supplier de partir immédiatement sansattendre le cotillon.

En revenant au Pavol je me disais :« Ce n’est pas vrai, je suis sûre que ce n’est pas vrai !Pourquoi tant me troubler ? »

Mais je me déshabillai en pleurant, avecl’idée qu’un immense malheur allait fondre sur moi.

Néanmoins, comme rien n’est plus versatilequ’un esprit de seize ans, le lendemain je me reprenais à espéreret traitais le bavardage de ces dames de cancans sans portée. Jerésolus d’observer soigneusement M. de Conprat, etj’étais dans une disposition morale qui permettait au moindreindice de donner un corps à des impressions même passées etfugitives.

Dans l’après-midi de ce jour néfaste, nousétions tous dans le salon. Le commandant et mon oncle faisaient unepartie d’échecs, Blanche jouait une sonate de Beethoven, et moi,étendue dans un fauteuil, j’examinais, sous mes paupières àmi-closes, l’attitude et la physionomie de Paul de Conprat. Assisprès du piano, un peu en arrière de Junon, il l’écoutait d’un airsérieux, sans cesser de la regarder. Je trouvai que cetteexpression sérieuse ne lui allait pas et pouvait se qualifierd’ennuyée. Je me confirmai dans mon opinion en remarquant qu’ils’efforçait d’étouffer quelques petits bâillements intempestifs.C’est alors que subitement je fis un retour sur ma propresatisfaction quand il jouait des airs de danse. Je compris quej’aimais non les airs, mais bien l’exécutant, et que, pour lui,c’était identiquement le même sentiment. Il se souciait bien deBeethoven ! mais il était épris de Blanche, et les chosesantipathiques à sa nature lui plaisaient dans la femme qu’ilaimait.

Junon termina son affreuse sonate, et Paul luidit dans un mouvement d’enthousiasme dont je connaissais le motifcaché :

– Quel maître que ce Beethoven !vous l’interprétez parfaitement, ma cousine.

– Vous avez bâillé ! m’écriai-je ensautant si brusquement sur mes pieds que les joueurs d’échecspoussèrent un grognement furieux.

– Je te croyais endormie,Reine ?

– Non, je ne dormais pas, et je te disque Paul a bâillé pendant que tu jouais de ton mauditBeethoven.

– Reine déteste tant la musique, dit mononcle, qu’elle attribue aux autres ses idées personnelles.

– Oui, oui, mes idées me font faire debelles découvertes ! répondis-je d’une voix tremblante.

– Qu’est-ce qui te prend, Reine ? Tues de mauvaise humeur parce qu n’as pas assez dormi cette nuit.

– Je ne suis pas de mauvaise humeur,Junon, mais je déteste l’hypocrisie, et je répète, soutiens etsoutiendrai jusqu’à la mort exclusivement que Paul a bâillé, etencore bâillé.

Après cette sortie, je m’enfuis avec le calmed’un tourbillon, laissant les habitants du salon plongés dans lastupéfaction.

Je m’enfermai chez moi et me promenai de longen large dans ma chambre, en maugréant contre mon aveuglement et enme donnant de grands coups de poing sur la tête, d’après la modePerrine quand elle se trouvait dans l’embarras. Mais les coups depoing sur la tête, outre qu’ils peuvent ébranler le cerveau, n’ontjamais servi de remède à un amour malheureux, et, profondémentdécouragée, je me laissai tomber dans une bergère, où je restailongtemps à me morfondre et à me désoler.

Ainsi que dans toutes les circonstances de cegenre, je me rappelais des mots et des détails qui, me disais-je,auraient dû m’éclairer vingt fois pour une. Le sentiment dominanten moi, au milieu de beaucoup d’autres très confus, c’était celuid’une colère vive, et ma fierté, se réveillant, grande et irritée,me fit jurer que personne ne s’apercevrait de mon chagrin. J’étaissincère, et je croyais fermement qu’il me serait facile dedissimuler mes impressions alors que j’avais pour habitude de lesjeter à la tête des gens.

Je traversais un de ces moments d’irritationpendant lesquels l’individu le plus placide ressent un désirviolent d’étrangler quelqu’un ou de casser quelque chose. Lesnerfs, qui ne peuvent se soulager par des larmes, ont besoin d’unedétente quelconque, et je m’en pris à mes bonshommes en terre cuitedont les grimaces, les sourires me parurent tout à coup odieux etridicules. Aussitôt je les jetai par la fenêtre, éprouvant un âpreplaisir à les entendre se briser sur le sable de l’allée.

Mais mon oncle qui passait par là, en reçut unsur son chef vénéré, heureusement pourvu d’un chapeau, et, trouvantle procédé en dehors de toutes les lois de l’étiquette, il yrépondit par une exclamation expressive.

– … À quel diable d’exercice vouslivrez-vous là, ma nièce ?

– Je jette mes bonshommes par la fenêtre,mon oncle, répondis-je en m’approchant de la croisée dont je metenais assez éloignée pour lancer mes projectiles avec plus deforce.

– Est-ce une raison pour me casser latête ?

– Mille pardons, mon oncle, je ne vousavais pas vu.

– Seriez-vous devenue folle subitement,ma nièce ? Pourquoi brisez-vous ainsi vos bibelots ?

– Ils m’agacent, mon oncle ; ilsm’impatientent, ils m’énervent !… Tenez, voilà lafin !

J’en expédiai cinq à la fois, et, fermantbrusquement la fenêtre, je laissai M. de Pavol tempêtercontre les nièces, leurs fantaisies et le désordre de sonallée.

Le soir, il me sermonna, mais je l’écoutaiavec la plus grande impassibilité, un misérable sermon, au milieude mes graves soucis, me produisant l’effet d’une bulle de savoncrevant sur ma tête.

Après le dîner, j’allai contempler mes petitsbonshommes en terre cuite qui gisaient d’un air piteux dansl’allée. Brisés ! pulvérisés !… absolument comme lesillusions et mon bonheur que je croyais à tout jamais perdu.

Chapitre 14

 

Peut-être s’étonne-t-on de mon manque deperspicacité, mais quel est celui qui, sans avoir l’excuse de messeize ans, n’a pas donné, au moins une fois dans sa vie, la preuved’un aveuglement incroyable ? Je voudrais bien savoir s’ilexiste un seul homme qui ne soit pas traité d’imbécile endécouvrant un fait qu’il ne voyait pas depuis longtemps, bien qu’ilfût très visible ? Ah ! qu’il est facile de se direperspicace ! facile aussi de le prouver quand on vous lespoints sur les i…

C’était un véritable supplice pour moid’observer maintenant M. de Conprat, de saisir toutes lesattentions délicates qu’il avait pour Blanche, en sachant fort bienquel en était le secret mobile. Comme je pleurais encachette ! mais jamais, je crois, je n’éprouvai un grandsentiment de jalousie contre Junon. Mon Dieu, non ! j’étaisune petite créature qui aimait sincèrement, profondément, mais pasl’ombre de passion farouche ne se mêlait à mon amour. Seulementj’étais dans une perpétuelle irritation contreM. de Conprat. Il était le bouc émissaire que jechargeais de ma mauvaise humeur avec mes chagrins et mes amertumesen sous-entendus. Je ne cessais pas de le taquiner et de lui diredes choses aigres-douces. Puis je me réfugiais dans ma chambre, oùje me promenais à grands pas en m’adressant des discours.

« Comme c’est spirituel de s’éprendred’une femme dont la nature ressemble si peu à la vôtre ! Luisi gai, si bavard ! aussi bavard que je suis bavarde,certes ! et elle grave, silencieuse, adoratrice del’étiquette, tandis qu’il en est quelquefois bien ennuyé, je levois parfaitement. Nous nous convenions si bien ! Comment nel’a-t-il pas vu ? Mais Blanche est aussi bonne que belle, illa connaît depuis longtemps, et enfin l’amour ne se commandepas… »

Mais ces beaux raisonnements ne me consolaientpoint.

Je sanglotais le soir dans mon lit, même lanuit parfois, et, malgré ma résolution bien prise de cacher mesimpressions, au bout de quinze jours, habitants et habitués duPavol s’étonnaient de mes allures fantasques. Le matin, j’étaisgaie au point de rire des heures entières ; le soir, je memettais à table d’un air sombre et je ne desserrais pas les dentspendant le repas.

Ce silence, si contraire à mes habitudes,inquiétait beaucoup M. de Pavol.

– Que se passe-t-il dans votre petitetête, Reine ?

– Rien, mon oncle.

– Vous ennuyez-vous ? Voulez-vousfaire un voyage ?

– Oh ! non, non, mon oncle ; jeserais désolée de quitter le Pavol.

– Si vous tenez essentiellement à vousmarier, ma nièce, vous êtes libre, je ne suis pas un tyran.Regretteriez-vous le refus par lequel vous avez accueilli lesdemandes qui se sont succédé depuis quelque temps ?

– Non, mon oncle ; j’ai abandonnémon idée, je ne veux pas me marier.

Ces malheureuses demandes ajoutaient encore àmes ennuis. Je ne pouvais plus entendre parler de mariage sansavoir envie de pleurer. Si M. de Pavol ne me pressait paspour accepter, il me faisait voir les avantages de chaque parti etinsistait un peu pour que je consentisse au moins à connaître meschevaliers. Il les eût même assez facilement qualifiés de casextraordinaires, et, parmi les nombreuses découvertes que jefaisais journellement, l’inconséquence de mon oncle n’est pas cellequi m’ait le moins étonnée. Au fond du cœur, je pense qu’il étaitlégèrement effrayé de la charge d’âme qui lui était incombée. Maisil me laissait entièrement libre et se contenta, pour refuserquelques partis, de mes raisons qui n’avaient ni queue ni tête.

– Pourquoi tant dire que tu étais presséede te marier, Reine ? me demanda Blanche.

– Je ne me marierai pas avant d’avoirtrouvé ce que je désire.

– Ah !… et que désires-tu ?

– Je ne sais pas encore, répondis-je, lagorge serrée.

Blanche me prit le visage à deux mains et meregarda avec attention.

– Je voudrais lire dans ta pensée, petiteReine. Aimes-tu quelqu’un ? Est-ce Paul ?

– Je te jure que non, dis-je en échappantà son étreinte, je n’aime personne ! et quand j’aimerai, tu lesauras tout de suite.

Si la mort n’était pas une chose sieffrayante, je suis sûre que l’on m’eût tuée dans ce moment-là,avant de me faire avouer mon amour pour un homme qui aimait uneautre femme, et quand cette autre femme était ma cousine.Heureusement, il n’était question ni de pal ni de guillotine, dontla vue eût probablement détruit mon stoïcisme.

– Je fais comme toi, Blanche,j’attends.

– Je n’ai pas les mêmes succès que monpetit loup du Buisson, répondit-elle en souriant. Cinq demandes àla fois !

– Ne m’en parle plus, je t’en prie, celame fatigue, m’ennuie, m’excède !

Par malheur, un sixième chevalier réunissantles qualités les plus rares, les plus extraordinaires, les pluscomplètes, se mit tout à coup sur le rang de mes adorateurs.Hélas ! je récoltais ce que j’avais semé, car, dès mon entréedans le monde, j’avais eu soin de raconter à tout venant quej’entendais me marier le plus tôt possible.

Mon oncle me fit appeler, et nous eûmesensemble une longue conférence.

– Reine, M. Le Maltour sollicitel’honneur de vous épouser.

– Grand bien lui fasse, mononcle !

– Vous plaît-il ?

– Du tout.

– Pourquoi ? Donnez-moi des raisons,de bonnes raisons ; celles de l’autre jour, pour les partisque vous avez refusés d’emblée, ne valaient rien.

– Ils n’étaient pas présentables, vospartis, mon oncle !

– Voyons, M. de P… était trèsbien.

– Oh ! un homme de trente ans…Pourquoi pas un patriarche ?

– Et M. C… ?

– Un nom affreux, mon oncle !

– M. de N…, garçon de mérite,très intelligent ?

– J’ai compté ses cheveux, il n’en a plusque quatorze à vingt-six ans !

– Ah !… et le petit D… ?

– Je n’aime pas les bruns. Ensuite, c’estla nullité la plus parfaite. Une fois marié, il adorait sa figure,ses cravates et ma dot, voilà tout !

– Je vous l’abandonne. Mais j’en reviensau baron Le Maltour ; que lui reprochez-vous ?

– Un homme qui n’a jamais dansé que desquadrilles avec moi parce que je ne valse pas à trois temps !m’écriai-je avec indignation.

– Sérieux grief ! Reine, je vous lerépète, je trouve absurde de se marier si jeune : mais malgrévotre dot et votre beauté, peut-être ne retrouverez-vous jamais unparti comme celui-là. C’est un charmant cavalier, j’ai lesmeilleurs renseignements sur sa moralité et sur soncaractère ; une fortune immense, un titre, une famillehonorable et très ancienne…

– Ah ! oui ; des aïeux !comme dit Blanche, interrompis-je avec dédain. J’ai horreur desaïeux, mon oncle.

– Pourquoi cela ?

– Des gens qui ne pensaient qu’àbatailler et à se faire casser le nez ! Quelidiotisme !

– Eh bien ! je sais que le greffierdu tribunal de V… vous trouve charmante : il n’a pasd’aïeux ; voulez-vous qu’on lui dise que, pour cette raison,Mlle de Lavalle est disposée àl’épouser ?

– Ne vous moquez pas de moi, mon oncle,vous savez bien que je suis patricienne jusqu’au bout des ongles,répondis-je en saisissant cette occasion d’admirer ma main etl’extrémité de mes doigts effilés.

– C’est ce que je crois, si votrephysique n’est pas trompeur. Maintenant, ma nièce, écoutez-moibien. Vous ne connaissez pas assez M. Le Maltour pour avoirune appréciation sur lui, et je veux absolument que vous le voyiezplusieurs fois avant de donner une réponse définitive. Je vaisécrire à Mme Le Maltour que la décision dépend devous, et que j’autorise son fils à se présenter au Pavol quand bonlui semblera.

– Très bien, mon oncle, il en sera ce quevous voudrez.

Cinq minutes après, j’errais dans les bois enproie à la plus violente agitation.

– Ah ! c’est ainsi ! disais-jeen mordant mon mouchoir pour étouffer mes sanglots ; il serabien reçu, ce Maltour ! Dans quatre jours, je veux qu’il aitdisparu de mon existence. Et mon oncle qui ne voit rien, qui necomprend rien !…

Je me trompais. Mon oncle, malgré mesprétentions soudaines à la dissimulation, voyait très clair, mailil agissait sagement. Il ne pouvait pas empêcherM. de Conprat d’aimer sa fille et renoncer au rêve quelui et le commandant caressaient depuis longtemps. D’ailleurs, bienconvaincu que mon sentiment avait peu de profondeur et que beaucoupd’enfantillage s’y mêlait, il pensait que le meilleur remède pourguérir ce caprice c’était de détourner mes idées sur un homme qui,en m’aimant, saurait se faire aimer, de par cet axiome :l’amour attire l’amour.

Le raisonnement eût été parfait, s’il n’avaitpas péché par la base.

Deux jours pus tard, Mme LeMaltour et son fils arrivaient au Pavol, le sourire aux lèvres etl’espoir dans le regard. L’excellente dame me dit cent chosesaimables, auxquelles je répondis avec la mine sinistre etrenfrognée d’un portier de Jésuites.

Le baron était un bon garçon… ;permettez, je ne veux point dire par là que ce fût une bête ;pas du tout ! Il était intelligent, spirituel, mais il n’avaitque vingt-trois ans. Il était timide et très amoureux, dernièreparticularité qui ne lui déliait pas l’esprit, mais que j’aurais eumauvaise grâce à lui reprocher.

Le lendemain, il vint nous voir sans sa mèreet s’efforça de causer avec moi.

– Regrettez-vous qu’il n’y ait plus desoirées, mademoiselle ?

– Oui, répondis-je d’un ton aussi rogueque celui de Suzon.

– Vous êtes-vous amusée, l’autre jour,chez les *** ?

– Non.

– C’était brillant, cependant. Quellejolie robe vous aviez ! Vous aimez le bleu ?

– Évidemment, puisque j’en porte.

M. Le Maltour toussa discrètement pour sedonner du courage.

– Aimez-vous les voyages,mademoiselle ?

– Non.

– Vous m’étonnez ! Je vous auraiscru l’esprit entreprenant et voyageur.

– Idiotisme ! j’ai peur de tout.

La conversation dura quelque temps sur ce ton.Déconcerté par mon laconisme et l’intérêt avec lequel, de l’air leplus impertinent du monde, je suivais les évolutions d’une mouchequi se promenait sur le bras de mon fauteuil, le baron se leva unpeu rouge et abrégea sa visite.

Mon oncle le conduisit jusqu’à la porte dujardin et revint me trouver en colère.

– Cela ne peut pas continuer ainsi,Reine ! C’est de l’insolence, pardieu ! aussi bien pourmoi que pour ce pauvre garçon qui est timide et que vous démontezcomplètement. M. Le Maltour n’est pas un homme qu’on puissetraiter comme un pantin, ma nièce ! Personne ne vous forcera àl’épouser mais je veux que vous soyez polie et aimable. Dieu saitsi vous avez la langue bien pendue quand vous le voulez !Tâchez qu’il en soit ainsi demain ; M. Le Maltourdéjeunera ici.

– Bien, mon oncle ; je parlerai,soyez tranquille.

– Ne dites pas de sottises, au moins.

– Je m’inspirerai de la science, mononcle, répondis-je avec majesté.

– Comment, de…

– Ne vous tourmentez pas, je ferai ce quevous désirez, je parlerai sans désemparer.

– Il ne s’agit pas, ma nièce…

Mais je laissai mon oncle confier sa penséeaux meubles du salon, et je courus dans la bibliothèque chercher cedont j’avais besoin pour exécuter l’idée qui venait de me passerpar la tête. J’emportai chez moi la philosophie de Malebranche etune étude sur la Tartarie.

Malebranche faillit me donner un transport aucerveau, et je l’abandonnai pour me rejeter sur la Tartarie, quim’offrit plus de ressources. Jusqu’à minuit, j’étudiaiattentivement quelques pages, en grognant et maugréant contre leshabitants de la Boukharie, qui s’affublent de nom si baroques. Jeréussis cependant à retenir quelques détails sur le pays etplusieurs mots étranges dont j’ignorais tout à fait lasignification. Je me couchai en me frottant les mains.

« Nous verrons, me dis-je, si Le Maltourrésiste à cette épreuve. Ah ! mon brave oncle, j’aurai ledessus, soyez-en convaincu ! et, dans quelques heures, jeserai débarrassée de cet intrus. »

Le jour suivant, il se présenta avec l’airheureux et dégingandé d’un homme qui marche sur des aiguilles, maisje le reçus d’une façon si gracieuse qu’il prit pied sur un terrainnaturel et les inquiétudes de M. de Pavol sedissipèrent.

Les de Conprat et le curé déjeunaient avecnous. J’avais le cœur serré en regardant Paul causer joyeusementavec Blanche, tandis que j’étais condamnée à subir les prévenancestimides de M. Le Maltour, dont la jolie figure me portait surles nerfs.

– J’ai changé d’avis depuis hier, luidis-je brusquement, j’aime beaucoup les voyages.

– Je partage votre goût, mademoiselle,c’est la plus intelligente des distractions.

– Vous avez voyagé ?

– Oui, un peu.

– Connaissez-vous les Ruddar, lesSchakird-Pische, les Usbecks, les Tadjics, les Mollahs, lesDehbaschi, les Pendja-Baschi, les Alamane ? dis-je tout d’untrait, confondant races, classes et dignités.

– Qu’est-ce que tout cela ? demandele baron, abasourdi.

– Comment ? est-ce que vous n’êtesjamais allé en Tartarie ?

– Mais non, jamais.

– Jamais allé en Tartarie ! dis-jeavec mépris. Connaissez-vous au moins Nasr-Oullah-Bahadin –Khan-Melic-el-Mounemin-Bird – Blac-Bloc et le diable ?

J’ajoutai quelques syllabes de ma façon au nomde Nasr-Oullah pour faire plus d’effet, pensant que l’ombre de cedigne homme ne sortirait pas de la tombe pour me le reprocher.

Mon oncle et ses convives se mordaient leslèvres afin de ne pas rire, la physionomie de M. Le Maltouroffrant l’expression du plus complet effarement, et Blanches’écria :

– Perds-tu la tête, Reine ?

– Mais non, du tout. Je demande àMonsieur s’il partage ma vive sympathie pour Nasr-Oullah, un hommequi avait tous les vices, paraît-il. Il passait son temps à égorgerson prochain, à jeter les ambassadeurs dans des cachots où il leslaissait pourrir ; enfin, il était doué d’énergie et ignoraitla timidité, horrible défaut, à mon avis ! Et son pays !…quel charmant pays ! Toutes les maladies y règnent, et j’yenverrai mon mari. La phtisie, la petite vérole, des vomissementsqui durent six mois, des ulcères, la lèpre, un ver appelé rischtaqui vous ronge ; pour le faire sortir on…

– Assez Reine, assez ; laissez-nousdéjeuner en repos.

– Que voulez-vous ? mon oncle, je mesens attirée vers la Tartarie. Et vous ? dis-je à M. LeMaltour.

– Ce que vous dites n’est pas trèsencourageant, mademoiselle.

– Pour les gens qui n’ont pas de sangdans les veines ! répondis-je dédaigneusement. Quand je seraimariée, j’irai en Tartarie.

– Dieu merci, vous ne serez pas libre, manièce.

– Bien sûr que si, mon oncle ; je neferai qu’à ma tête, jamais à celle de mon mari. Du reste, je lemènerai à Boukhara pour qu’il soit mangé par les vers.

– Comment ? mangé par… murmura lebaron timidement.

– Oui, monsieur, vous avez bien entendu.J’ai dit mangé par les vers, car, à mes yeux, la plus charmanteposition dans la vie, c’est celle de veuve…

Haut et puissant baron Le Maltour, bien qued’une race de preux, ne résista pas à l’épreuve. Comprenant le senscaché de mes lubies tartariennes, il s’en alla et nerevint plus.

Mon oncle se fâcha, mais je ne m’en émuspoint.

– Mon oncle, qui veut la fin veut lesmoyens !

Chapitre 15

 

J’avais tenu ma promesse au curé et je luiécrivais très exactement deux fois par semaine. Cette habitude luiparut si douce, si consolante que, lorsque j’interrompis tout àcoup la régularité de ma correspondance, il fut plongé dans lechagrin et l’inquiétude.

Absorbée par mes soucis, je restai quinzejours sans lui donner signe de vie ; puis, cédant à sesinstantes sollicitations, je lui expédiai des missives dans legenre de celle-ci :

L’homme est stupide, monsieur le curé, jeviens de découvrir cela. Qu’en pensez-vous, mon curé ? Je vousembrasse en envoyant les convenances au diable.

 

Ou bien :

Ah ! mon pauvre curé, j’ai bien peurd’avoir découvert la source de l’eau froide dont nous parlions il ya trois mois ! Le bonheur n’existe pas, c’est un leurre, unmythe, tout ce que vous voudrez, excepté la réalité.

 

Adieu ; si la mort ne nous rendait passi laids, je serais contente de mourir. De mourir, oui, mon curé,vous avez bien lu.

 

Il m’écrivit courrier par courrier.

Chère fille, que signifie le ton de vosderniers billets ? Il y a trois semaines, vous paraissiez siheureuse, dans la joie et la gloire de vos succès mondains !Non, non, petite Reine, le bonheur n’est point un mythe, il seravotre partage ; mais, en ce moment, l’imagination vouspossède, vous emporte et vous empêche de voir juste. Vous n’avezpas suivi mon conseil, Reine ; vous avez abusé des feux dejoie, n’est-ce pas ? Pauvre petit enfant, venez me voir, etnous causerons ensemble de vos préoccupations.

 

Je lui répondis :

Monsieur le curé, l’imagination est unesotte, la vie une guenille, le monde une loque assez brillante deloin, mais bonne tout au plus à mettre dans un cerisier pour fairepeur aux oiseaux. J’ai envie de me jeter à la Trappe, mon chercuré ! Si j’étais sûre qu’il me fût permis de valser de tempsen temps avec de charmants cavaliers tels que j’en connais, j’iraiscertainement m’y réfugier, y ensevelir ma jeunesse et ma beauté.Mais je crois que ce genre de distractions n’est pas admis par lesrèglements. Donnez-moi quelques renseignements là-dessus, monsieurle curé, et soyez convaincu que vous n’êtes qu’un optimiste enprétendant que le bonheur existe et m’est destiné. Vous menez lavie du rat dans un formage ; non pas que vous soyez égoïste,mais vous ignorez les catastrophes qui peuvent fondre sur la têtedes gens vivant dans le monde.

 

Je n’ai pas d’illusions, mon curé. Je suisune vieille petite bonne femme rabougrie, rétrécie, ratatinée, – aumoral, j’entends, car je suis plus jolie que jamais, – une petitevieille qui ne croit plus à rien, qui n’espère rien, qui se dit quela terre est bien bête de continuer des révolutions quand ses joieset ses rêves à elle sont broyés, pulvérisés, réduits en atomesimperceptibles… Ma personne morale, si on pouvait la dépouiller deson enveloppe charnelle qui trompe l’œil de l’observateur, j’enconviens, ma personne morale, dis-je, n’est plus qu’un squelette,un arbre mort, complètement mort, dépourvu de sève, privé de toutesses feuilles et tendant vers le ciel de grands bras raides etdécharnés. Pourvu que le moral n’abîme pas le physique, monsieur lecuré ! J’en tremble ! N’avoir plus la moindre illusion àseize ans, n’est-ce pas terrible ?

Au revoir, mon vieux curé.

 

Dix jours après avoir expédié cette épître,qui devait donner au curé une idée assez triste de l’état de monâme, mon oncle décida que nous irions passer une après-midi au montSaint-Michel.

Ce jour-là quelque chose de mauvais soufflaitdans l’air ; je le pressentais. La veille, le commandant etM. de Pavol avaient eu une conversation secrète etprolongée ; Paul paraissait inquiet, nerveux, et ma cousineétait rêveuse.

Mon oncle et Junon, qui avaient une passionpour le mont Saint-Michel, m’en firent les honneurs aveccomplaisance ; mais, outre que l’art architectural me touchaitfort peu, je contemplais les choses à travers le voile sombre demon humeur positivement massacrante.

– Que c’est fatiguant de grimper toutesces marches ! disais-je en geignant à chaque pas.

– Plus que six cents à monter pourarriver jusqu’au haut, ma cousine.

– J’ai envie de m’arrêter là,alors !

– Allons, ma nièce, que diable, vousn’avez pas la goutte !

Et mon oncle, tout en gravissant ces degrésfoulés par les pas de tant de générations, me racontait l’histoiredu mont et l’incident de Montgommery.

Mais qu’est-ce que cela me faisait, à moi, ceMontgommery, ces remparts, cette abbaye merveilleuse, ces sallesimmenses, ces souvenirs multiples qui dorment là depuis dessiècles ! Je me serais bien gardée de les réveiller, carj’avais des choses cent fois plus intéressantes à observer sur levisage de ce gros garçon qui entourait Blanche de soins, deprévenances et ne pensait pourtant point à moi.

Que j’étais stupide ! n’avoir pas vu sonamour plus tôt ! Il s’extasiait sur la moindre pierre pour luiêtre agréable, et, de temps à autre, je lançais de son côtéquelques regards noirs qu’il ne daignait même pas remarquer.

– Ah ! nous voici dans la salle deschevaliers. Voyons, Reine, qu’en dites-vous ?

– Je dis, mon oncle, que si leschevaliers étaient là, cette salle aurait du charme.

– Vous ne lui en trouvez pas parelle-même ?

– Oh ! nullement. Je vois de grandescheminées, des piliers avec des petites machines sculptées au haut,mais sans les chevaliers auxquels on puisse faire tourner un peu latête… peuh ! ça ne signifie rien du tout.

– Je n’avais pas pensé à cette manièred’envisager l’architecture féodale, répondit mon oncle enriant.

Nous traversâmes des couloirs sombres quim’épouvantaient.

– Nous allons nous casser le cou !gémissais-je en me cramponnant au bras du commandant, tandis quePaul offrait le sien à Blanche.

– Nous avons du chagrin, petiteReine ? me dit le commandant tout bas.

– Vous parlez comme mon curé, répondis-jeavec émotion.

– Voyons, voulez-vous avoir confiance enmoi ?

– Je n’ai pas de chagrin, repartis-jed’un ton bourru, et je n’ai confiance en personne. Suzon m’a ditque les hommes étaient des rien du tout, et je partage l’avis deSuzon.

– Oh ! oh ! dit le commandanten me regardant d’un air si bon que j’eus peur d’éclater ensanglots ; tant de misanthropie unie à tant dejeunesse !

Je ne répondis rien, et comme nous arrivionssur une sorte de longue terrasse, je m’échappai et courus me cacherderrière une énorme arcade. J’appuyai la tête sur une de cespierres plusieurs fois centenaires, et je me mis à pleurer.

« Ah ! pensais-je, comme mon curéavait bien raison de me dire, il y a longtemps, déjà bienlongtemps, qu’on ne discute pas avec la vie, mais qu’on lasubit ! Toute ma logique ne sert à rien devant lescirconstances. Qu’il est triste, mon Dieu, qu’il est triste de sevoir traitée comme une petite fille sansconséquence ! »

Et je regardais à travers mes larmes cesgrèves si vantées qui me paraissaient désolées, ce monument dont lahauteur m’oppressait et me donnait le vertige ; mais, sansm’en rendre compte, j’éprouvais une sorte de soulagement dans cetteaffinité mystérieuse d’une nature triste avec mes proprespensées ; dans la contemplation de ces grandes murailles quijetaient leurs grandes ombres mélancoliques sur la terre et sur lepassé.

En revenant vers notre logis, lorsque nousfûmes dans le train, mon oncle me dit :

– Eh bien, Reine, en somme, quelle estvotre impression sur le mont Saint-Michel.

– Je pense, mon oncle, qu’on doit ymourir de peur et y attraper des rhumatismes.

En suivant la route qui conduit à la gare deV… au Pavol, je réfléchissais combien les choses d’ici-bas ont peude stabilité. Il y avait à peine trois mois, je parcourais le mêmechemin sous l’influence de mes rêves heureux, dans l’enivrement demes pensées joyeuses sur cet avenir que je croyais si beau !…et maintenant la route me paraissait jonchée des débris de monbonheur.

Il était assez tard lorsque nous arrivâmes auchâteau ; cependant, mon oncle emmena Blanche chez lui endisant qu’il voulait le soir même causer sérieusement avecelle.

Je me couchai en pleurant de tout mon cœur,avec la conviction que l’épée de Damoclès était suspendue sur matête.

Depuis longtemps, Junon s’était humanisée avecmoi. Chaque matin, elle venait s’asseoir sur mon lit et nouscausions indéfiniment. Le lendemain, dès sept heures, elle entradans ma chambre avec une démarche calme, tranquille, et ce souriresi charmant qui transfigurait sa physionomie hautaine et que moiseule, peut-être, connaissais bien.

– Reine, me dit-elle aussitôt, Paul medemande en mariage.

Le fil était cassé et l’épée de Damoclès metomba sur la poitrine. Que ce roi était donc dépourvu de senscommun pour attacher une masse si lourde par un simple fil !L’histoire ne parle-t-elle pas d’un cheveu ? Elle en est biencapable.

Sans doute je m’attendais à cette révélation,mais tant qu’un fait n’est pas avéré, accompli, quelle est lacréature humaine qui, au fond du cœur, ne garde pas un peud’espoir ? Je devins très pâle, si pâle que Blanche s’enaperçut, quoique la chambre fût plongée dans une demiobscurité.

– Qu’as-tu, Reine ? Es-tumalade ?

– Une crampe, murmurai-je d’une voixfaible.

– Je vais chercher de l’éther, dit-elleen se levant vivement.

– Non, non, repris-je en faisant unviolent effort pour me raccrocher à ma fierté qui s’en allait àvau-l’eau. C’est passé, Blanche, tout a fait passé.

– Éprouves-tu ce malaise souvent,Reine ?

– Non…, seulement quelquefois. Ce n’estrien, n’en parlons plus.

Blanche passe la main sur mon front comme unepersonne qui désire chasser une pensée importune. Mais je repris laconversation d’une voix si ferme qu’elle parut délivrée de soninquiétude.

– Eh bien, Junon, que comptes-tufaire ?

– Mon père m’a dit que ce mariagecomblerait tous ses vœux, Reine.

– Cela te plaît-il ?

– Le mariage me plaît, évidemment ;toutes les convenances sont réunies ; mais jusqu’ici je n’aimePaul que comme cousin.

– Que lui reproches-tu ?

– Je ne lui reproche rien, si ce n’est dene pas me plaire assez. C’est un excellent garçon, mais je n’aimepas ce genre d’homme. D’abord, il n’est pas assez beau, puis cetappétit normand manque de poésie, tu en conviendras !

– C’est pourtant bien logique de mangerquand on a faim ! répondis-je en retenant mes larmes.

– Que veux-tu ? je crois que nous nenous convenons pas réciproquement.

– Alors, tu refuses, Junon ?

– J’ai demandé un mois pour réfléchir,petite Reine. Je suis très perplexe, car je redoute une déceptionpour mon père. D’ailleurs, à certains points de vue, ce mariageréunit tout ce que je puis désirer ; enfin, l’homme estparfaitement estimable.

– Mais puisque tu ne l’aimes pas,Blanche !

– Mon père soutient que je l’aimerai plustard ; que, du reste, l’amour proprement dit n’est pasnécessaire pour se marier et être heureuse en ménage.

– Comment peux-tu croire une chosepareille ! dis-je en bondissant d’indignation. Mon oncle avraiment des doctrines abominables !

Mais Blanche me répondit tranquillement queson père était plein de bons sens, qu’elle avait remarqué maintesfois qu’il se trompait peu dans ses jugements, et qu’elle sesentait disposée à l’écouter.

– Paul t’aime beaucoup, Junon ?marmottai-je du bout des lèvres.

– Oui, depuis longtemps.

– Tu le savais ?

– Sans doute ! une femme saittoujours ces choses-là. Et toi, ne l’avais-tu pas vu ?

– Si… un peu, répondis-je en envoyant àma stupidité un sourire plein de mélancolie.

Blanche me quitta après m’avoir expliqué quePaul avait tardé à demander sa main parce qu’il craignait d’êtrerefusé.

C’était bien ce que je pensais ! et jem’habillai fiévreusement en songeant que, influencée par son père,elle finirait par donner son consentement.

« À sa place, j’aurais dit oui en uneseconde, et quinze jour après je me serais mariée ! »

Hélas ! c’en était fait de mes rêves…, etje tombai dans un grand découragement.

Chapitre 16

 

On convint que Paul resterait quelque tempssans venir au Pavol, et, chose qui me parut incroyable, inouïe,Blanche, du jour où elle ne le vit plus, sembla presque décidée àl’épouser. Nous en parlions constamment, nous discutions même lestoilettes de mariage et je faisais preuve d’une résignationstoïque, digne des hommes antiques.

Mais cette résignation n’étaitqu’apparente.

Mon découragement augmentait, mes yeux secernaient, et j’en vins à me dire que la vie n’étant plussupportable loin de l’homme que j’aimais, le plus simple était dem’en aller dans l’autre monde.

Ce projet évidemment était fort pénible, maisje m’y cramponnai avec ardeur ; je le méditai, le caressaiavec une joie presque maladive. Par exemple, je jure sur l’honneurque je n’eus jamais l’idée de m’asphyxier ou d’avaler du poison,moyens d’en finir si chers aux humains de notre temps. Mais, ayantlu dans je ne sais quel livre qu’une jeune fille était morte dechagrin à propos d’un amour contrarié, je décrétai que je suivraiscet exemple.

Mon parti pris, et ma mauvaise mine meconfirmant dans mes pensées lugubres, je décidai qu’il était poli,convenable, de prévenir le curé et que, du reste, je ne pouvais pasmourir sans lui serrer la main.

Ceci bien déterminé, j’entrai un matin dans lecabinet de mon oncle et je le priai de me laisser aller auBuisson.

– Il vaut mieux dire au curé de venirici, Reine.

– Il ne pourra pas, mon oncle ; iln’a jamais un sou devant lui.

– Ce n’est guère amusant de vous menerlà, ma nièce.

– Ne venez pas, mon oncle, je vous enprie, vous me gênerez beaucoup. Je désire aller seule avec lavieille femme de charge, si vous le permettez.

– Faites ce que vous voudrez. Ma voiturevous conduira jusqu’à C…, où il sera facile de trouver un véhiculequelconque pour vous mener au Buisson. Quand partez-vous ?

– Demain matin, de bonne heure, mononcle, je désire surprendre le curé et je coucherai aupresbytère.

– Allons, soit ! Je vous renverraila voiture dans deux jours. Soyez à C… après-demain vers troisheures.

Il me regarda attentivement sous ses grossourcils, en se frottant le menton d’un air préoccupé.

– Êtes-vous malade, Reine ?

– Non, mon oncle.

– Petite nièce, dit-il en m’attirant àlui, j’en suis presque arrivé à souhaiter que mes désirs nes’accomplissent pas.

Je le regardai bien étonnée, car je croyaistoujours fermement qu’il n’avait rien vu.

Je lui répondis avec beaucoup de sang-froidque je ne savais pas ce qu’il voulait dire, que je me trouvais fortheureuse et que je faisais des vœux pour que ses projetsréussissent. Il m’embrassa avec affection et me congédia.

Je partis donc le lendemain matin, sansvouloir accepter la compagnie de Blanche, qui désirait venir avecmoi.

En route, je réfléchis aux paroles de mononcle :

« Il sait tout ! pensais-je. MonDieu, que je suis peu clairvoyante avec met prétentions ! Maisquand même le mariage de Junon n’aurait pas lieu, à quoi cela meservirait-il, puisque Paul est amoureux ? Il ne peut pas enaimer une autre maintenant ! Je ne comprends pas mononcle. »

Je ne croyais plus comme autrefois qu’on pûts’éprendre de plusieurs femmes. Jugeant d’après mes propressentiments, je me disais qu’un homme ne peut aimer deux fois danssa vie sans présenter au monde le spectacle d’un phénomèneextrêmement étonnant.

Ayant ainsi réglé les battements de cœur de lagent barbue, mes idées prirent une autre direction, et je meréjouis à la pensée de revoir mon curé. Je pris la résolution delui sauter au cou, ne fût-ce que pour prouver mon indépendance etle mépris que je professais pour l’étiquette.

Arrivée au presbytère, j’entrai non pas par laporte, mais par le trou d’une haie que je connaissais de tempsimmémorial, et je me glissai à pas de loup vers la fenêtre duparloir, où le curé devait être en train de déjeuner. Cette fenêtreétait très basse, mais j’étais si petite que, pour regarder dansl’intérieur de la salle, je dus monter sur une souche placée contrele mur en guise de banc.

J’avançai la tête avec précaution au milieu dulierre qui formait un encadrement touffu à la croisée, et je vismon curé.

Il était à table et mangeait d’un airtriste ; ses bonnes joues avaient perdu une partie de leurscouleurs et de leur forme arrondie ; ses abondants cheveuxblancs n’étaient plus ébouriffés comme jadis, mais aplatis sur satête avec un air de désolation inexprimable.

– Ah ! mon pauvre boncuré !

Je sautai à bas de la souche, je me précipitaidans le presbytère en perdant mon chapeau et j’entrai comme unebombe dans le parloir.

Le curé se leva effaré ; son aimable, sonexcellente figure resplendit de joie en m’apercevant, et ce fut nonpour rompre avec les traditions de l’étiquette, mais dans un élande vive tendresse, de grande émotion, que je me jetai dans ses braset que je pleurai longtemps sur on épaule.

Je sais bien que rien au monde n’est plusinconvenant que de pleurer sur l’épaule d’un curé ; que mononcle, Junon et toutes les douairières de la terre, en dépit de mesancêtres, se seraient voilé la face devant un spectacle siscandaleux ; mais j’étais depuis trop peu de temps à l’écolede la pondération pour avoir perdu la spontanéité de ma nature.D’ailleurs, je tiens pour certain qu’il n’y a que les sots, lesposeurs et les gens sans cœur qui prétendent ne jamais sacrifierdes lois de convention à un sentiment vrai et profond.

– La vie est une loque, mon curé, unemisérable loque, disais-je en sanglotant.

– En sommes-nous là, chère petite fille,en sommes-nous vraiment là ? Non, non, ce n’est paspossible !

Et le pauvre curé, qui riait et pleurait à lafois, me regardait avec attendrissement, passait la main sur matête et me parlait comme à un petit oiseau blessé dont il auraitvoulu guérir l’aile brisée par des caresses et de bonnesparoles.

– Allons, Reine, allons, mon cher enfant,calmez-vous un peu, me dit-il en m’écartant doucement.

– Vous avez raison, répondis-je enreléguant mon mouchoir au fond de ma poche. Depuis trois mois, onme prêche le calme, et je n’ai guère profité des leçons, comme vousvoyez ! Mangeons, monsieur le curé.

Je me débarrassai de mes gants, de mon manteauet, par un de ces revirements très communs chez moi depuis quelquetemps, je me mis à rire en m’installant joyeusement à table.

– Nous causerons quand nous aurons mangé,mon cher curé, je suis morte de faim.

– Et moi qui n’ai presque rien à vousdonner !

– Voilà des haricots, j’adore lesharicots ! et du pain de ménage, c’est délicieux.

– Mais vous n’êtes pas venue seule,Reine ?

– Ah ! tiens, c’est vrai ! Lafemme de charge est restée perchée dans la voiture, derrièrel’église. Envoyez-la chercher, monsieur le curé, et qu’on lui disede ramasser mon chapeau qui se promène dans le jardin.

Le bon curé alla donner ses ordres et revints’asseoir en face de moi. Pendant que je mangeais avec beaucoupd’appétit, malgré ma phtisie et mes peines, lui ne songeait plus àdéjeuner et me contemplait avec une admiration qu’il cherchaitvainement à dissimuler.

– Vous me trouvez embellie, n’est-ce pas,monsieur le curé ?

– Mais… un peu, Reine.

– Ah ! mon curé, si j’allais àconfesse, que de gros péchés j’aurais à vous dire ! Ce ne sontplus les petits péchés d’autrefois que vous connaissez bien.

Et, sans cesser de manger, je lui racontaismes plaisirs vaniteux, mes impressions, mes toilettes, mes idéesnouvelles. Il riait, prisait sans discontinuer, avec son ancien airde jubilation, et me regardait sans songer à me gronder.

– Ne suis-je pas sur la route de l’enfer,monsieur le curé ?

– Je ne pense pas, mon bon petit enfant.Il faut être jeune quand on est jeune.

– Jeune, mon pauvre curé ! si vouspouviez voir le fond de mon âme ! Je vous ai écrit que jen’étais plus qu’un squelette, et c’est bien vrai !

– Cela ne paraît pas, dans tous lescas.

– Nous en parlerons dans un instant,monsieur le curé, et vous verrez !

Quand je fus rassasiée, la servante débarrassala table, on fit un feu superbe et nous nous assîmes chacun dans uncoin de la cheminée.

– Voyons, Reine, causons sérieusementmaintenant. Qu’avez-vous à me dire ?

J’avançai mon petit pied à la flamme du foyeret je réponds tranquillement :

– Mon curé, je me meurs.

Le curé, un peu saisi, ferma brusquement latabatière dans laquelle il était sur le point d’introduire sesdoigts.

– Vous n’en avez pas l’air, mon cherenfant.

– Comment ! vous ne voyez pas mesyeux battus, mes lèvres pâles ?

– Mais non, Reine ; vos lèvres sontroses et votre visage est florissant de santé. Mais de quoimourez-vous ?

Avant de répondre, je regardai autour de moien songeant que j’allais prononcer un mot que cette salle modesten’avait jamais entendu retentir entre ses murs misérables ; unmot si étrange, que vieille horloge sans ressort qui se dressaitdans un coin et les images pieuses accrochées aux muraillesprobablement me tomber sur la tête dans un transport de surprise etd’indignation.

– Eh bien, Reine ?

– Eh bien, monsieur le curé, je me meursd’amour !

L’horloge, les images, les meublesconservèrent leur immobilité, et le curé lui-même ne fit qu’unpetit saut de carpe.

– J’en étais sûr, dit-il en passant lamain dans ses cheveux, qui avaient pris leur attitude ébouriffée dubon temps, j’en était sûr ! Votre imagination a fait dessiennes, Reine !

– Il n’est pas question de l’imagination,mais du cœur, monsieur le curé, puisque j’aime !

– Oh ! si jeune, sienfant !

– Est-ce une raison ? Je vous répèteque je meurs d’amour pour M. de Conprat !

– Ah ! c’est donc lui !

– Me prenez-vous pour une linotte, pourune tête à l’évent, mon curé ? m’écriai-je.

– Mais, petite Reine, au lieu de mourir,vous feriez mieux de l’épouser.

– Ce serait logique, mon cher curé, trèslogique ; par malheur, je ne lui plais pas.

Cette assertion lui parut si extraordinairequ’il resta quelques secondes pétrifié.

– Ce n’est pas possible ! me dit-ild’un accent si convaincu que je ne pus m’empêcher de rire.

– Non seulement il ne m’aime pas, mais ilaime une autre ; il est épris de Blanche et l’a demandée enmariage.

Je lui racontai ce qui était arrivé depuisquelques jours au Pavol : mes découvertes, mon aveuglement etles hésitations de Junon. Je couronnai cette narration en pleurantà chaudes larmes, car mon chagrin était très réel.

Le curé, qui n’avait pu se décider jusque-là àprendre au sérieux mes peines et mes paroles, offrait l’image de laconsternation. Il approcha son siège du mien, me prit la main ets’efforça de me raisonner.

– Votre cousine hésite, le mariage ne sefera peut-être pas.

– Qu’importe, puisqu’il l’aime ! Onne peut pas aimer deux fois.

– Cela s’est vu cependant, mon petitenfant.

– Je n’en crois rien, ce seraitaffreux ! Je suis bien malheureuse, mon pauvre curé.

– L’avez-vous dit à votreoncle ?

– Non, mais il a deviné mes pensées. Àquoi bon, du reste ? Il ne peut pas forcer Paul à m’aimer et àoublier sa fille. Je ne voudrais pas qu’il connût mon amour,j’aimerais mieux mourir !

Un long silence suivit cette manifestation dema fierté. Nous regardions le feu comme deux bons petits sorciersqui cherchent à lire les secrets de l’avenir dans la flamme et lescharbons ardents.

Mais flammes et charbons restaient muets, etje pleurais silencieusement, quand le curé reprit avec undemi-sourire :

– Il ne ressemble cependant ni àFrançois 1er, ni à Buckingham !

– Ah ! monsieur le curé, répondis-jevivement, si François 1er et Buckingham étaient là,ils ne se feraient pas prier pour m’aimer, et j’en serais biencontente !

Hum ! le curé trouva la réponse dénuéed’orthodoxie et pleine d’interprétations fâcheuses. Il abandonna auplus vite le sujet hérissé de pièges qu’il venait d’aborder et meprêcha la résignation.

– Pensez donc, Reine, vous êtes sijeune ! Cette épreuve passera, et vous avez une longue viedevant vous.

– Je ne suis pas d’un caractère résigné,mon curé, apprenez cela. Si je vis, je ne me marierai jamais ;mais je ne vivrai pas, je suis phtisique, écoutez !

Et j’essayai de tousser d’une façoncaverneuse.

– Ne plaisantons pas sur ce sujet, Reine.Dieu merci, vous êtes en bon état.

– Allons, dis-je en me levant, je voisque vous ne voulez pas me croire. Profitons de ce beau temps et desderniers moments qui me restent à vivre pour aller au Buisson,monsieur le curé.

Nous nous mîmes à trottiner vers mon anciennehabitation, sous un agréable soleil de novembre, infiniment moinsdoux, mains réchauffant que la tendresse de mon curé et la vue deson aimable visage redevenu tout rose depuis mon arrivée. Jeregardais avec satisfaction ses cheveux voltiger au vent, sadémarche leste toute sa personne replète et réjouie que j’avaisguettée tant de fois par la fenêtre du corridor, pendant que lapluie fouettait les vitres et que le vent mugissait, sifflait entreles portes délabrées de la vieille maison.

Après une visite à Perrine et à Suzon, je laparcourus du haut en bas. En vérité, le temps ne devrait pas semesurer sur la quantité des jours écoulés, mais sur la vivacité etle nombre des impressions ! Bien peu de semaines auparavantj’avais quitté l’antique masure, et si l’on m’eût dit que, depuislors, plusieurs années avaient passé sur ma tête, je l’auraisparfaitement cru.

J’entraînai le curé dans le jardin. Pauvreforêt vierge ! Elle me rappelait de tristes jours ;néanmoins j’eus du plaisir à la parcourir en tous sens.

Et puis le souvenir de quelques heuresravissantes me trottait par la tête, souvenir encore charmant pourmoi, malgré l’amertume des déceptions qui avaient suivi un momentde bonheur.

– Vous rappelez-vous, monsieur lecuré ? dis-je en montrant le cerisier où Paul avaitgrimpé.

– Pensons à autre chose, petiteReine.

– Est-ce possible, mon cher curé ?Si vous saviez combien je l’aime ! Il n’a pas de défauts, jevous assure.

Une fois lancée sur ce chapitre, nullepuissance humaine ou surnaturelle n’aurait pu m’arrêter, d’autantqu’au Pavol j’étais obligée de dissimuler mes idées. Je parlai silongtemps que le malheureux curé était tout étourdi.

Nous passâmes la soirée à bavarder et à nousdisputer. Le curé mit en œuvre tout son talent oratoire pour meprouver que la résignation est une vertu remplie de sagesse etfacile à acquérir.

– Mon curé, répondais-je d’un air grave,vous ne savez pas ce que c’est que l’amour.

– Croyez-moi, Reine, avec de la bonnevolonté vous oublierez et surmonterez aisément cette épreuve. Vousêtes si jeune !

Si jeune !… C’était là son refrain. Nesouffre-t-on pas à seize ans comme à n’importe quel âge ? Cesvieillards sont étonnants !

De mon côté, je répétais en secouant latête :

– Vous ne comprenez pas, mon curé, vousne comprenez pas !

Le lendemain, pendant qu’il me promenait dansson jardin, je lui dis :

– Monsieur le curé, j’ai ruminé une idée,cette nuit.

– Voyons l’idée, ma petite.

– J’ai envie que vous veniez à la cure duPavol.

– On ne peut pas prendre la place desautres, Reine.

– Le desservant du Pavol est vieux commeHérode, monsieur le curé ; il vieillit beaucoup, et jesurveille les signes de son affaiblissement avec une tendresollicitude. Ne seriez-vous pas content de le remplacer ?

– Évidemment si ; cependant j’auraisdu chagrin en quittant ma paroisse. Voilà trente-cinq ans que j’ysuis, et je l’aime, maintenant.

– Maintenant ! vous ne vous y êtespas toujours plu ?

– Mais non, Reine ; vous savezcombien c’est triste. Peut-être n’avez-vous jamais pensé que j’aiété jeune. Mes rêves n’étaient pas précisément les mêmes que lesvôtres mon petit enfant, mais j’aurais aimé une vie active ;j’aurais aimé voir, entendre bien des choses, car je n’étais pasinintelligent et je désirais des ressources intellectuelles quim’ont toujours manqué. Ensuite, avant de vous avoir dans monexistence, je ne possédais ni affection, ni amitié autour de moi.Mais on surmonte l’ennui et tous les chagrins, Reine, quand on leveut bien. J’étais bien heureux depuis longtemps avant votre départdu Buisson ; j’avais oublié les longues journées si tristes etsi mauvaises de ma jeunesse.

Le bon curé regarda devant lui d’un air un peurêveur, et moi, qui n’avais jamais songé en le voyant toujours gai,satisfait, qu’il avait pu souffrir dans un temps, je me sentisattendrie devant sa résignation si vraie, si douce, sans le moindrefiel.

– Vous êtes un saint, mon curé, dis-je enlui prenant la main.

– Chut ! Ne disons pas de sottises,cher enfant. J’ai souffert d’une existence comprimée, mais c’est lesort, voyez-vous, de tous mes confrères dont l’esprit est jeune etactif. Je vous ai parlé de cela pour vous faire comprendre qu’onpeut tout supporter, qu’on peut retrouver le bonheur, la gaieté,lorsque les épreuves sont passées et qu’on les endure aveccourage.

Je comprenais fort bien, mais le curé prêchaitdans le désert. J’étais trop jeune pour n’être pas absolue dans mesidées, et je me disais naturellement que, en fait de chagrins, rienn’est comparable à un amour malheureux.

– Si la cure du Pavol est libre un jour,je serais content d’y aller, Reine ; seulement, ce changementne dépend pas de moi.

– Oui, je sais, mais mon oncle connaîtbeaucoup l’évêque, il arrangera cela.

Le curé me reconduisit à C… Quand il me vitinstallée dans l’élégant landau de mon oncle, il s’écria :

– Que je suis content de vous savoir àvotre place, petite Reine ! Cette voiture cadre mieux avecvous que la carriole de Jean.

– Vous me verrez bientôt dans un beauchâteau, répondis-je. Je vais faire des neuvaines pour que le curédu Pavol s’en aille au ciel. C’est une idée très charitable,puisqu’il est vieux et souffrant. Vous aurez une belle église etune chaire, monsieur le curé, une vraie grande chaire !

Les chevaux partirent, et je me penchai à laportière pour voir plus longtemps mon vieux curé, qui me faisaitdes signes d’amitié sans penser à mettre son chapeau sur sa tête,car une heureuse, une joyeuse espérance était entrée dans soncœur.

Chapitre 17

 

Cette visite au curé ne me fit qu’un bienmomentané.

L’effet salutaire de ses paroles s’évanouitrapidement, je retombai dans mes idées noires, et mon oncle, touten maugréant intérieurement contre les femmes, les nièces, leurmauvaise tête et leurs caprices, parlait de nous conduire à Paris,Blanche et moi, pour me distraire, lorsque, bien heureusement lesévénements se précipitèrent.

À quelques jours de là, M. de Pavolreçut la lettre d’un ami qui lui demandait la permission d’amenerau château un des ses cousins, un M. de Kerveloch, ancienattaché d’ambassade.

Mon oncle répondit avec empressement qu’ilserait heureux de recevoir M. de Kerveloch et l’invita àdéjeuner sans se douter qu’il courait au-devant de l’événement qui,en engloutissant son rêve, devait me ressusciter à la joie et àl’espoir.

Le surlendemain, – j’ai de bonnes raisons pourme rappeler éternellement ce jour fameux, – le surlendemain, ilfaisait un temps épouvantable.

Selon notre habitude, nous étions réunis dansle salon. Blanche, assise, rêveuse, près du feu, répondait parmonosyllabes à M. de Conprat. Cet amoureux têtu, n’ayantpu supporter son exil, était réapparu au Pavol depuis quarante-huitheures. Mon oncle lisait son journal, et moi je m’étais réfugiéedans une embrasure de fenêtre.

Tantôt je travaillais avec une ardeurnerveuse, car j’avais une passion pour les travaux àl’aiguille ; tantôt je regardais le ciel noir, la pluie quitombait sans interruption ; j’écoutais le vent rugir, ce ventde novembre qui pleure d’une façon si lamentable, et je me sentaisfatiguée, triste, sans le moindre pressentiment heureux, quoique,dans le même moment, le bonheur accourût vers moi au trot précipitéde deux beaux chevaux.

De minute en minute, et à la dérobée, jejetais un coup d’œil sur Paul. Il regardait Blanche avec uneexpression qui me donnait envie de l’étrangler.

« A-t-il l’air stupide, me disais-je,avec ses yeux grands ouverts, fixes, presque hébétés ! Oui,mais si j’étais à la place de Blanche, s’il me contemplait de lamême manière, je le trouverais charmant, plus séduisant que jamais.Ô bêtise, ô inconséquence humaines ! »

Et je piquai mon aiguille avec tant de ragequ’elle se cassa tout net.

En cet instant, nous entendîmes une voitureapprocher du château. Mon oncle plia son journal, Junon dressal’oreille en disant : « Voilà une visite ! »et, quelques secondes plus tard, on introduisait près de nous l’amide mon oncle et son attaché d’ambassade.

Je ne sais pourquoi ce titre étaitinséparable, dans mon esprit, de la vieillesse et de la calvitie.Cependant, non seulement M. de Kerveloch n’était ni vieuxni chauve, mais, à part François 1er, je n’avaisjamais vu d’homme aussi bien physiquement.

Quand il entra, j’eus la pensée que sa belletête renfermait des idées matrimoniales. Il avait trente ans ;sa taille était assez élevée pour que Paul, auprès de lui, parûttransformé en pygmée ; son expression était intelligente,hautaine, et telle que personne, à première et même à seconde vue,ne lui eût octroyé l’auréole de la sainteté. Assez froid, maiscourtois jusqu’à la minutie, il avait de grandes manières et uneaisance qui subjuguèrent Blanche séance tenante.

M. de Kerveloch la regarda avecadmiration et lorsque, se levant pour partir, je le vis debout prèsd’elle, je constatai avec une joie secrète qu’il était impossiblede voir un couple mieux assorti.

Chacun, je crois, fit à part soi la mêmeremarque, car Paul nous quitta avec un visage assombri. Junon jouadix fois de suite la dernière pensée de Weber ou quelque chosed’aussi ennuyeux, indice chez elle d’une grande préoccupation,tandis que mon oncle nous observait l’une et l’autre d’un airsoucieux et narquois.

M. de Kerveloch vint déjeuner lelendemain au Pavol ; trois jours après, il demandait la mainde Blanche, et deux semaines avaient passé sur ce fait lorsquej’écrivis au curé :

Mon cher curé, l’homme est un petit animalmobile, changeant, capricieux ; une girouette qui tourne àtous les caprices de l’imagination et des circonstances. Quand jedis l’homme, j’entends parler de l’humanité entière, car mapersonne est aujourd’hui le petit animal en question.

 

Je ne suis plus désespérée, je n’ai plusenvie de mourir, mon curé. Je trouve que le soleil a retrouvé toutson éclat, que l’avenir pourrait bien me réserver des joies, quel’univers fait bien d’exister, et que la mort est la plus stupideinvention du Créateur.

Blanche se marie, monsieur le curé !Blanche se marie avec le comte de Kerveloch ! Dieu, qu’ils seconviennent bien !… Et ils s’est fallu d’un fétu, d’un atome,d’une rien, qu’elle acceptât M. de Conprat !… Unhomme qu’elle n’aimait pas et auquel elle reproche de tropmanger ! Trop manger… est-ce absurde, cetteconsidération ? et n’est-il pas rationnel de manger beaucoupquand on a de l’appétit ?… si vous me demandez comment lesévénements ont ainsi tourné brusquement au Pavol, c’est à peine sije pourrai vous répondre. Je suis bouleversée, et tout ce que jepuis vous dire c’est qu’un beau jour, un jour radieux, – non, ilpleuvait à torrents, mais n’importe ! – un jour, dis-je,M. de Kerveloch est arrivé ici, conduit par un ami de mononcle. En le voyant entrer, j’ai deviné aussi qu’il plairait àBlanche, car il a toutes les qualités qu’elle rêvait dans son mari.M. de Kerveloch l’a regardée en homme qui sait apprécierla beauté, et, quelques jours après, il sollicitait l’honneur del’épouser, comme disent mon oncle et l’étiquette.

Junon est sortie de sa nonchalancehabituelle pour déclarer avec chaleur que jamais beau chevalier nelui avait autant plu et qu’elle refusait décidémentM. de Conprat.

Voilà, mon cher curé ! C’est clair,simple, limpide, et depuis ce temps, je rêve aux étoiles comme parle passé ; je mets la bride sur le cou de mon imagination, jela laisse trotter, trotter jusqu’à ce qu’elle ne puisse pluscourir, et je danse dans ma chambre quand je suis toute seule.Ah ! mon cher curé, je ne sais pourquoi je vous aimeaujourd’hui dix fois plus qu’à l’ordinaire. Votre excellente figureme paraît plus riante que jamais, votre affection plus touchante,plus aimable, vos beaux cheveux blancs plus charmants.

Ce matin, j’ai regardé les bois sansfeuilles, qui me paraissaient frais et verts, le ciel gris, qui mesemblait tout bleu, et, soudainement, je me suis réconciliée avecl’imagination. Je me repentirai toute ma vie de l’avoir traitée sivilainement l’autre jour. C’est une fée, mon cher curé, une féeremplie de charmes, de puissance, de poésie, qui, en touchant leschoses les plus laides de sa baguette magique, les pare de sapropre beauté.

Que le petit animal est doncchangeant ! Je n’en reviens pas. À quoi tiennent l’espérance,la joie ? À quoi sert de se désoler, quand les chosess’arrangent si bien sans qu’on s’en mêle ? Mais pourquoisuis-je si gaie quand rien n’est encore décidé pour mon avenir, etquand je réfléchis qu’il n’est pas possible d’aimer deux fois dansle cours de son existence ? Quel chaos, mon curé ! Il n’ya que des mystères en ce monde, et l’âme est un abîme insondable.Je crois que quelqu’un, je ne sais où, a déjà émis cette pensée,peut-être même l’ai-je lue pas plus tard qu’hier, mais j’étais biencapable d’en dire autant.

Cependant, quand mon imagination s’apaise,mes idées joyeuses sont saisies d’une panique irrésistible ;elles se sauvent, s’envolent, disparaissent, sans que souvent jepuisse les rattraper. Car enfin il l’aime, monsieur le curé, ill’aime ! Le vilain mot, appliqué comme je l’applique en cemoment !

Vous m’avez dit qu’il n’était pas rared’être amoureux deux fois dans la vie, mon curé ; mais enêtes-vous sûr ? Êtes-vous bien convaincus ? L’amourattire l’amour, dit-on : s’il savait mon secret, peut-êtrem’aimerait-il ? Vous qui êtes un homme de sens, monsieur lecuré, ne trouvez-vous pas que les convenances sont idiotes ?Il suffirait probablement d’un aveu de ma part pour faire lebonheur de toute ma vie, et voilà que des lois, inventées parquelque esprit sans jugement, m’empêchent de suivre mon penchant,de révéler mes pensées secrètes, d’apprendre mon amour à celui quej’aime ! À vrai dire, je ne sais quoi, au fond du cœur,m’obligerait également à garder le silence et… quand je vous disaisque l’âme est un abîme insondable ! Mon cher curé, je vois uneprocession d’idées noires qui s’avancent vers moi. Mon Dieu, quel’homme est mal équilibré !

Sans doute, les circonstances modifientles idées. Mon oncle va jusqu’à prétendre que les imbéciles seulsne changent jamais d’avis ; mais en est-il du cœur comme de latête ?

Éclairez-moi, mon vieux curé.

 

Quand un projet était décidé,M. de Pavol n’aimait point tergiverser pour l’exécuter.Partant de ce principe, il décida que le mariage de Blanche auraitlieu le 15 janvier.

La déception avait été rude pour lui ;mais il eut d’autant moins l’idée de contrarier sa fille qu’ilconnaissait mon amour, qu’il était franc, sensé et incapable des’entêter dans un rêve, lorsque le bonheur de sa nièce était enjeu.

Quant à Paul, il supporta son malheur avec ungrand courage. Ainsi que la petite créature qui l’aimait sitendrement sans qu’il s’en doutât, il n’éprouvait pas la moindrevelléité de passion farouche. Je certifie qu’il n’eut jamais l’idéed’empoisonner son rival ou de lui couper galamment la gorge dansquelque coin de bois solitaire et poétique.

Lorsqu’il sut ses espérances anéanties, ilvint nous voir avec le commandant. Il tendit la main à Blanche enlui disant d’un ton franc et naturel :

– Ma cousine, je ne désire que votrebonheur, et j’espère que nous resterons bons amis.

Mais cette façon d’agir en héros de comédie nel’empêchait pas d’avoir beaucoup de chagrin. Ses visites au Pavoldevinrent très rares ; quand je le voyais, je le trouvaischangé moralement et physiquement.

Alors je pleurais de nouveau en cachette, touten me mettant en rage contre lui. Il eût été si logique dem’aimer ! si rationnel de voir que nos deux natures seressemblaient énormément et que je l’aimais à la folie !

Vraiment, si les hommes étaient toujourslogiques, le monde n’en irait pas plus mal, et le moral des gensnon plus.

Chapitre 18

 

Le 15 janvier, il faisait un temps superbe etun froid très vif. La campagne, couverte de givre, avait un aspectféerique. Junon, extrêmement pâle, était si belle dans sesvêtements blancs que je ne me lassais pas de la regarder. Je lacomparais à cette nature froide et splendide qui, parée d’unblancheur éclatante, semblait s’être mise à l’unisson de sabeauté.

Après le déjeuner, elle monta chez elle pourchanger de costume. Elle redescendit très émue ; nous nousembrassâmes tous d’une façon pathétique, et en route pourl’Italie !

« Le beau moment ! le beaumoment ! » disais-je en moi-même.

Mes émotions multiples m’avaient fatiguée etj’avais soif de solitude. Laissant donc mon oncle se débrouilleravec ses convives comme il l’entendrait, je pris un manteau fourréet m’acheminai vers un endroit du parc que j’aimaisparticulièrement.

Ce parc était traversé par une rivière étroiteet courante ; sur un certain point de son parcours, elles’élargissait et formait une cascade que des pierres, habilementdisposées, avaient rendue haute et pittoresque. À quelques pas dela cascade, un arbre était tombé, le pied d’un côté de la rivière,la tête sur l’autre berge. Il avait été oublié dans cette position,et lorsque au printemps suivant, mon oncle voulut le faire enlever,il s’aperçut que la sève se manifestait par des rameaux vigoureuxqui poussaient sur toute la longueur du tronc. Il fit jeter unautre arbre à côté du premier, relier les branches entre elles,planter des lianes que l’on fit courir sur les deux souches, et, letemps aidant, rameaux et lianes devinrent assez épais pour que mononcle eût un pont rustique et original que l’on pouvait traverseravec le seul danger de s’empêtrer dans les branches et de tomberdans l’eau.

C’était cet endroit solitaire et assez éloignédu château que j’avais choisi pour théâtre de mes méditations. Jem’arrêtai près du pont chargé de givre, afin de réfléchir àl’avenir et d’admirer les énormes glaçons qui pendaient à lacascade, que la gelée avait arrêtée dans sa course.

Je ne sais depuis combien de temps jeréfléchissais ainsi, sans me soucier du froid qui me piquait levisage, lorsque je vis s’avancer vers moi l’objet de ma tendresse,comme dirait Mme Cottin.

Cet objet paraissait mélancolique et de fortméchante humeur. Avec une canne que, dans un moment de distraction,il venait de dérober à mon oncle, il administrait des coupsénergiques aux arbres qui se trouvaient sur son passage, et lapoussière blanche qui les couvrait s’éparpillait sur lui.

Je lui tournais le dos à moitié, mais il estde notoriété publique que les femmes ont des yeux par derrière, etje ne perdais pas un de ses mouvements.

Arrivé près de moi, il croisa les bras,regarda la cascade immobile, le pont, les arbres, et n’ouvrit pasla bouche. Occupée d’une petite branche de sapin que je venais decasser, je retenais mon souffle en le regardant de travers sansqu’il s’en aperçût.

– Ma cousine…

– Mon cousin ?

J’attendis quelques secondes la fin dudiscours. Mais voyant qu’il s’arrêtait là, je daignai faire unedemi-volte vers l’orateur pour l’encourager.

Il fronça les sourcils et s’écria avecéclat :

– J’ai envie de me brûler lacervelle !

– Très bien, dis-je d’un ton sec, j’iraià votre enterrement.

Cette réponse lui causa une telle surprisequ’il laissa tomber ses bras et me regarda fixement.

– Vous ne m’empêcheriez pas de mesuicider, ma cousine ?

– Non, certainement, répondis-je avectranquillité. Pourquoi me mêlerai-je de ce qui ne me regardepas ? J’aime la liberté, et si vous avez envie de quittercette vallée de larmes… hé ! mon Dieu, je ne lèverai pas undoigt pour vous en empêcher. Que chacun en cette vie agisse commeil lui plaît !

Sur ce, je me remis à étudier ma branche desapin, pendant que mon objet, déconcerté par la manière libéraleavec laquelle j’envisageais son lugubre projet, avait uneexpression assez déconfite.

– Je pensais que vous aviez peud’affection pour moi, mademoiselle ma cousine. La première fois quevous m’avez vu, vous me trouviez si plaisant !

– Hélas ! monsieur mon cousin, quesignifie l’appréciation d’une petite campagnarde qui en est réduiteà la société d’un curé, d’une tante grincheuse et d’une cuisinièrerevêche ?

– Cela veut dire que vous m’accordiez vosfaveurs simplement parce que je n’étais pas curé et que mon visagen’était pas tout à fait aussi fané que celui deMme de Lavalle ?

– Vous l’avez dit, beau cousin.

Il me regardait d’un air furieux en tordant samoustache avec dépit, et, prenant son chapeau avec humeur, il lelança sur le pont. Oh ! que je comprenais bien les mouvementsde son âme ! Il était heureux, heureux de trouver un prétextepour grogner et s’en prenait à moi de ses déceptions, de même quej’avais déchargé mes amertumes sur mes bonshommes en terre cuite etl’infortuné baron Le Maltour.

– Votre tante était horrible,mademoiselle, me dit-il brusquement.

– Mes beaux yeux faisaient compensationmonsieur, répondis-je sur le même ton.

– Et la jolie table, le jolicouvert ! Tout était mis de travers !

– Oui, mais quel dindon ! Commentn’êtes-vous pas mort d’une indigestion ? Je le croyaisfermement, jusqu’au moment où je vous revis ici, mon Dieu…parfaitement en vie.

– Je sais qu’il est impossible d’avoir ledernier mot avec vous, mademoiselle. Je ne suis pourtant pas uncousin insupportable. Que vous ai-je fait ?

– Mais rien du tout. J’en donne la preuveen promettant d’accompagner votre corps à sa dernière demeure.

– Mon corps ! s’écria-t-il avec unfrisson pénible. Je ne suis pas encore mort, mademoiselle. Apprenezque je ne me tuerai pas et que je pars pour la Russie.

– Bon voyage, monsieur moncousin !

Il s’était éloigné, et, le croyant parti pourbien longtemps, je croisai les mains avec découragement, et degrosses larmes roulaient dans mes yeux, quand je le vis revenir surses pas en courant.

– Voyons. Reine, ne boudons ni l’un nil’autre. Pourquoi serions-nous fâ… Eh quoi ! vouspleurez ?

– Je pensais à Junon, dis-je enréussissant à parler d’un ton naturel.

– C’est vrai, petite cousine, vous allezêtre bien seule. Donnez-moi la main, voulez-vous ?

– Volontiers, Paul.

Hélas ! il ne la baisa pas, mais il laserra avec mélancolie, car il pensait à une plus belle qu’il avaitrêvé de posséder.

Et il partit pour ne pas revenir.

Malgré le froid, auquel je ne songeais pas, jem’assis en pleurant près du pont, et, penchée sur la rivière, jevoyais mes larmes tomber sur la glace.

– Parler de se brûler la cervelle, medisais-je, il faut qu’il l’aime prodigieusement ! Je sais bienqu’il ne le fera pas, mais il est probablement aussi épris d’elleque moi de lui, et je sens bien que je ne pourrai jamais l’oublier.Est-ce niais de devenir amoureux d’une femme qui lui convenait sipeu, tandis que près de lui une petite…

– Que faites-vous là, Reine ? me ditmon oncle qui s’était approché de moi, sans que je l’eusse entendumarcher.

Je me levai vivement, honteuse de ne pouvoircacher mon émotion.

– Comment, nous pleurons !

– Que les hommes sont bêtes, mononcle !

– Profonde vérité, ma nièce ! Est-cecela qui fait couler vos larmes ?

– Paul a envie de se brûler la cervelle,dis-je en pleurant.

– Le croyez-vous capable de se porter àcette extrémité ?

– Non, répondis-je en souriant, malgrémes larmes. La violence est certainement incompatible avec sanature, mais son idée prouve que…

– Oui, je sais, ma nièce. Son idée prouvequ’il aime ma fille ; mais croyez-moi, il l’oubliera bienvite, et quand il reviendra ici, nous ferons en sorte que son cœurne s’égare plus.

– Vous pensez donc, mon oncle, qu’unhomme peut aimer deux fois dans sa vie sans être unphénomène ?

M. de Pavol me caressa la joue en meregardant avec une commisération qui s’adressait autant à moninexpérience qu’à mon chagrin.

– Pauvre petite nièce ! les hommesqui aiment une seule fois dans leur vie sont aussi rares que le picde l’Aiguille-Verte.

– Alors, mon oncle, l’homme est un vilainanimal ! dis-je avec conviction.

Mais j’étais aussi enchantée qu’indignée, etje ne demandais qu’à profiter de la vilenie inhérente à la naturehumaine.

– Cependant, Junon est sibelle !

– Regardez ce pont que vous aimez tant,Reine. Avant que les branches et les plantes qui le couvrent aientreverdi, Paul aura oublié, avant que les feuilles aient eu le tempsde jaunir et de tomber de nouveau, il sera revenu au Pavol, et…

Il sourit d’une façon expressive, puis s’enalla sans achever sa phrase, et, toute saisie, je le regardais’éloigner en pensant que les oncles qui président ainsi l’aveniravec tant d’aplomb sont vraiment des êtres bien singuliers.

« C’est fort bien, me dis-je en reprenantà pas lents le chemin de la maison, mais si son cœur change, ilpeut s’éprendre d’une femme dans ses voyages. Précisément on ditque les femmes russes sont très belles… Il faut l’envoyer chez lesEsquimaux ! »

Je me mis à courir de toutes mes forces, etj’arrivai devant la porte du château au moment où le commandantmontait en voiture.

– Commandant, Paul part pour laRussie ?

– Oui, son voyage est décidé.

– J’ai pensé… si vous vouliez que… Enfinil serait mieux…

Décidément c’était beaucoup plus difficile àdire que je ne l’avais supposé. Ma fierté faisait ses embarras etme prêchait le silence.

– Eh bien, chère enfant, parlezvite ; je gèle là !

– Le sort en est jeté ! m’écriai-jeà haute voix en frappant du pied.

Ma fierté et moi nous sautâmes le Rubicon, etje dis en baissant les yeux :

– Mon cher commandant, je vous ensupplie, conseillez Paul d’aller chez les Esquimaux.

– Pourquoi chez les Esquimaux ?

– Parce que les femmes de ce pays-là sontaffreuses, balbutiai-je, et que les Russes sont très belles.

Le bon commandant releva mon visage tout rosede confusion et me répondit simplement :

– Soit, je lui conseillerai d’aller chezles Esquimaux.

– Que je vous aime ! dis-je leslarmes aux yeux en lui serrant la main. Mais dites-lui de ne pasrester longtemps dans les huttes de ces bonnes gens, de peurd’attraper du mal ; il paraît que c’est une odeur atroce.

Voyant arriver mon oncle, je m’enfuis endisant :

– Commandant, un homme d’honneur n’a quesa parole, tenez bien la vôtre !

Je montai dans ma chambre avec la convictiontrès désagréable que j’avais amplement suivi l’exemple dugouvernement, et que je venais de fouler aux pieds tous lesprincipes de la dignité.

Mais bah ! si on ne s’aidait pas un peudans la vie, comment pourrait-on se tirer d’affaire ? Cetteréflexion fit taire mes remords. Je m’installai à mon secrétaire etj’écrivis :

Tout est fini, monsieur le curé ! Ilssont mariés, ils sont partis, heureux, ravis, et j’aurais donné dixans de mon existence pour être à la place de Junon, avec celui quevous connaissez bien. Quand donc en serai-je là ?

 

Savez-vous ce que mon oncle m’a dit ?Il affirme que les hommes qui aiment une seule fois dans leur viesont aussi rares que le pic de l’Aiguille-Verte. Mon curé, mon chercuré, je vous en supplie, dites votre messe demain pour queM. de Conprat ne soit pas le pic del’Aiguille-Verte.

Au revoir, monsieur le curé, j’espère quevous viendrez bientôt à la cure du Pavol.

 

Chapitre 19

 

Le seul événement de la fin de l’hiver fut eneffet l’installation du curé dans la paroisse du Pavol, et jen’insisterai pas sur le bonheur que nous eûmes à nous retrouversans crainte d’une séparation prochaine.

C’était avec délices que je le voyais monteren chaire et prêcher d’un air réjoui sur l’iniquité des hommes.Puis il arrivait au château, comme jadis au Buisson, sa soutaneretroussée, son chapeau sous le bras et ses cheveux au vent.

Nous reprîmes nos causeries, nos discussionset nos disputes. Le temps me paraissait bien long, et les lettresde Junon, qui respiraient le bonheur le plus complet, n’étaient pasfaites pour me consoler et me faire prendre patience. Aussiallais-je sans cesse trouver le curé pour lui confier mes soucis,mes inquiétudes, mes espérances et mes révoltes contre l’attenteque j’étais obligée de supporter.

Je savais que mon objet n’avait point,hélas ! apprécié l’idée d’aller chez les Esquimaux. Il sepromenait tranquillement à Pétersbourg, et les belles dames slavesme faisaient une peur terrible.

– Êtes-vous sûr qu’il ne tombera pasamoureux d’une Russe, monsieur le curé ?

– Espérons-le, petite Reine.

– Espérons-le !… Répondez donc d’unefaçon plus catégorique, mon curé. À quoi pensez-vous ?Voyons ! ce n’est pas possible qu’il s’éprenne d’uneétrangère ; dites-moi que ce n’est pas possible et qu’ilm’aimera un jour.

– Je le désire ardemment, mon pauvrepetit enfant ; mais vous feriez mieux de supposer le contraireet d’en prendre votre parti.

– Vous me ferez mourir d’impatience avecvotre résignation, mon cher curé.

– Ah ! que vous avez peu de sagesse,Reine !

– La sagesse, à mon avis, consiste àvouloir le bonheur. Dites-moi qu’il m’aimera, mon curé, je vous enprie.

– Mais je ne demande pas mieux, mon cherenfant, répondait le curé qui, malgré son effroi pour la souffrancephysique, eût bien été capable de suivre l’exemple de MuciusScévola et de brûler sa main droite, si son bonheur avait dépendud’un tel sacrifice.

Néanmoins, malgré la joie de posséder moncuré, malgré la bonté de mon oncle et de tous ceux quim’entouraient, je devenais extrêmement triste.

J’aimais à parcourir seule les allées du bois.J’aimais à rester pendant de longues heures près de la cascade,méditant sur notre dernière entrevue, songeant à ce que je feraissi je le voyais apparaître gai, charmant et les yeux pleins decette expression qui m’avait tant plu au Buisson, et que depuis jene lui avais pas revue pour moi !

Cet amour de la solitude se développait dejour en jour, et ma mélancolie grandissait en proportion. Enfin, jeperdis peu à peu toute ma loquacité, et si M. de Pavol,depuis longtemps déjà, n’avait pas pris au sérieux mon amour, cefait seul lui eût prouvé sa profondeur.

Six mois passèrent ainsi.

Un jour, l’anniversaire de mon arrivée auPavol, j’étais assise dans le jardin du presbytère. Deux heuresauparavant, une pluie d’orage avait rafraîchi l’atmosphère etarrosé les fleurs du curé. Il s’amusait à chercher des limaçonspendant que, sous l’influence de pensées agréables, j’appuyais latête sur le mur près duquel mon banc était placé et me laissaisposséder par de joyeuses espérances. Les gouttes d’eau, quiobligeaient les feuilles à se courber sous leur poids, troublaientseules en tombant mes réflexions, et l’odeur de la terre mouilléeme rappelait les meilleures heures de ma vie.

De temps en temps, le curé medisait :

« C’est étonnant, tous ceslimaçons ! Croiriez-vous, Reine, que j’en ai déjà trouvé plusde cinq cents ? »

Je relevais la tête nonchalamment etcontemplais en souriant le bon curé qui continuait ses recherchesavec ardeur. Puis je reprenais mes rêveries et je finis par tomberdans un demi-sommeil.

Je fus réveillée par le grincement de labarrière qui fermait la haie du jardin, et le son d’une voix pleinede gaieté me causa la plus violente secousse que j’eusse jamaisressentie.

– Bonjour, mon cher curé, commentallez-vous ? Combien je suis content de vous voir ! EtReine, où est-elle ?

Reine était toujours assise à la même place,dans l’impossibilité de dire un mot et de faire un mouvement.

– Ah ! la voilà, s’écria Paul ens’approchant de moi à grandes enjambées. Chère petite cousine, queje suis heureux, mon Dieu, que je suis heureux de vousrevoir !

Il prit ma main et l’embrassa…

J’assure que ce qui se passa ensuit futindépendant de ma volonté, et qu’il ne faut pas faire desuppositions malveillantes sur mon compte.

C’était de toutes mes forces, je l’affirme,que je luttais contre la tentation ; mais quand je sentis seslèvres sur ma main, quand je compris que cet acte n’était pointinspiré par une galanterie banale, mais par un sentiment plusprofond, quand je le vis se pencher sur moi et me regarder avec uneexpression inquiète, affectueuse, particulière, plus ravissantecent fois que celle qui m’avait tant fait songer… ce fut plus fortque mon énergie, et la fatalité, à laquelle je crois depuis cemoment-là, m’emporta et me jeta dans ses bras.

J’eus à peine le temps de sentir l’étreintequi répondit à mon élan. Je me réfugiai, rouge et confuse, sur lebanc, en cachant mon visage dans mes mains, non sans avoir entrevula figure du curé, dont l’air à la fois stupéfait, effarouché,ravi, revint plus tard dans mes souvenirs.

– Chère Reine, murmura Paul à monoreille, si j’avais connu votre secret plus tôt, je ne serais pasresté si longtemps loin de vous.

Je ne répondis pas, parce que je pleurais.

Il prit de force une de mes mains et la retintdans les siennes, tandis que, saisie d’un accès de timidité commeje n’en avais jamais eu, je détournais la tête en essayant de laretirer.

– Laissez-moi, cette main si petite et sijolie ; elle m’appartient maintenant. Tournez la tête de moncôté, Reine !

Je regardai en face ces beaux yeux francs quime souriaient, et je m’écriai :

– Dieu soit loué ! mon oncle avaitraison, vous n’êtes pas le pic de l’Aiguille-Verte.

– Le pic de l’Aiguille-Verte ?… medit-il surpris.

– Oui, mon oncle prétendait…, maisn’importe ! Qui donc vous a appris ce que vous ignoriez enpartant ?

– Mon père, M. de Pavol, etbeaucoup de choses que je me suis rappelées depuis deux mois.

– Il est donc bien vrai que l’amourattire l’amour ? dis-je innocemment.

– Rien n’est plus vrai, chère petitefiancée :

Oh ! le doux nom ! oui, nous étionsfiancés, et nous gardâmes le silence pendant que le curé pleuraitde joie, que des moineaux, sur le toit du presbytère, criaientd’une façon assourdissante, et que les limaçons, s’échappant de laprison où le curé les avais mis, couraient de tous côtés.

Bien certainement, le moineau n’est point unoiseau séduisant, son plumage est terne et laid, son cri manque demélodie, et certaines personnes l’accusent d’être voleur etimmoral, ce que je refuse de croire : je ne sache pas non plusque les limaçons aient jamais passé pour des animaux trèspoétiques ; il n’en est pas moins vrai que, depuis l’instantdont je viens de parler, j’adore les moineaux et les limaçons.

J’étais dans le ravissement, je croyais rêver…Je ne me lassais pas de le regarder, d’écouter sa voix que j’aimaistant et de sentir ma main serrée dans la sienne. Cependant, malgrémoi, le souvenir de celle qu’il avait aimée hantait mon esprit ettroublait un peu ma joie, mais je n’osais pas lui en parler.

– Mon oncle sait que vous êtes ici,Paul ?

– Oui, j’arrive du Pavol, et j’ai vouluabsolument venir seul auprès de vous. Ce jardin mouillé ne vousrappelle-t-il rien, Reine ?

Je ne répondis pas directement à sa question,seulement je lui dis :

– Mais vous…, vous avez gardé un mauvaissouvenir du Buisson ?

– Moi ! par exemple ! jamais jen’ai passé une aussi bonne soirée !

– Oh ! repris-je en le regardant endessous, ma tante qui était horrible ?

– Non, non, pas si horrible. Un peucommune, peut-être, mais vous n’en paraissiez que pluscharmante.

– Et le couvert si mal mis ! Toutétait de travers !

– Je n’ai jamais si bien dîné. Cetintérieur délabré vous faisait valoir comme une fleur qui sembleplus jolie, plus délicate, parce que le terrain dans lequel elles’élève est laid et inculte.

– Vous êtes devenu poète dans votrevoyage, dis-je en souriant.

– Non, du tout, petite Reine.

Il passa mon bras sous le sien et m’emmena àl’écart.

– Non, pas poète, mais amoureux de vous,ma cousine. Écoutez bien ; je vous aime dans toute lasincérité de mon cœur.

Je savourai la douceur de ce mot et du regardqui l’accompagnait, en me disant intérieurement qu’il était bienheureux que les hommes fussent inconstants.

Mais ce changement me paraissait inouï, et jene pus m’empêcher de murmurer :

– C’est bien certain, vous ne l’aimezplus du tout, du tout ?

– Vous parlerais-je comme je le fais,s’il en était autrement ? répliqua-t-il d’un ton sérieux.N’avez-vous pas confiance en ma loyauté ?

– Oh ! si, dis-je en croisant mesmains sur son bras dans un élan affectueux.

C’était bien vrai, car, après sa réponse,l’image de Blanche ne vint plus jamais me troubler. Je l’aimaissans la moindre arrière-pensée jalouse ou défiante, et il méritaitcette confiance parfaite.

– Tenez, voilà mon père etM. de Pavol qui arrivent.

– Eh bien ! ma nièce, que voussemble de ma prédiction ?

– Vous êtes peu discret, mon oncle,dis-je en rougissant.

– C’est le commandant qui a révélé lesecret, Reine ; il le connaissait depuis longtemps.

– Oh ! non, depuis huit moisseulement.

– Du premier jour que je vous ai vue,chère petite bru.

– Est-il possible !

– Et Paul n’est point allé chez lesEsquimaux, reprit mon oncle en riant.

Qu’on est heureux de vivre au milieu de bravesgens ! Je sentis vivement ce bonheur en voyant avec quellesatisfaction ils jouissaient tous de ma joie, avec quelledélicatesse, quelle bonté ils me plaisantaient sur ce fameux secretque, sans m’en douter, j’avais jeté à tous les vents.

Alors commença cette époque ravissante desfiançailles, époque exquise à nulle autre pareille dans la vie.Rien ne remplace ce temps d’amour naïf, de foi, d’illusionscomplètes et d’enfantillages. Ah ! que je plains ceux que leurfolie entraîne loin de l’ornière commune et des affectionslégitimes ! Du reste, jamais, jamais, quelle que soitl’éloquence des gens qui voudront me convaincre, je ne croirai quel’amour vrai puisse exister sans avoir l’estime pour basepremière.

Nous passions nos jours les plus agréables aupresbytère, sous la garde du curé. Nous le regardions trotter dansson jardin, attacher ses plantes à des tuteurs, arracher lesmauvaises herbes et s’arrêter dans son travail pour lancer de notrecôté un coup d’œil investigateur, afin de nous apprendre qu’ilétait un mentor sérieux.

Nous nous regardions en riant, car nousconnaissions la sévérité de notre gardien débonnaire.

Je m’approchais de l’excellent homme pourm’extasier avec lui sur une fleur, un arbuste ou un fruit, et jelui disais :

– Mon curé, vous rappelez-vous le tempsoù vous vouliez me persuader que l’amour n’était pas la pluscharmante chose du monde ?

– Ah ! mon petit enfant, je croisque Bossuet lui-même n’eût pu vous convaincre.

– Voyons, n’avais-je pasraison ?

– Je commence à croire que si,répondait-il avec son bon, son charmant sourire.

Le jour de mon mariage se leva radieux pourmoi. Jamais la voûte céleste ne m’avait paru plus splendide. Depuislors, on m’a affirmé que le ciel était très couvert, mais je n’encrois rien.

Une foule sympathique se pressait dansl’église. On chuchotait :

– Quelle jolie mariée ! comme elle àl’air heureux et tranquille !

Il est certain que j’étais étonnammentcalme.

Mais pourquoi me serais-je tourmentée ?Mon rêve le plus cher s’accomplissait, un avenir de bonheurs’ouvrait devant moi, et pas la plus légère inquiétude me venaitm’agiter.

Je vis confusément quelques douairières quisouriaient sur mon passage, et je fus prise d’une immense pitié ensongeant qu’elles étaient trop vieilles pour se marier.

L’orgue résonnait si joyeusement que, en cemoment, je revins un peu de mes préventions sur la musique. L’autelétait paré de fleurs, étincelant de lumières, et tous les détailsde l’arrangement, présidé par le goût artistique de Junon,charmaient mes yeux.

Mon mari passa l’anneau nuptial à mon doigtd’une main mal assurée, en mordant sa jolie moustache pourdissimuler le tremblement de ses lèvres. Il était bien plus ému quemoi, et son regard me disait ce que j’aurais aimé à m’entendrerépéter éternellement…

Et vraiment, on eût vainement cherché sur laterre, et dans toutes les autres planètes de l’univers, un visageaussi rayonnant que celui de mon curé.

FIN.

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