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Mont-Oriol

Mont-Oriol

de Guy de Maupassant

Partie 1

 

Chapitre 1

 

Les premiers baigneurs, les matineux déjà sortis de l’eau, se promenaient à pas lents, deux par deux ou solitaires, sous les grands arbres, le long du ruisseau qui descend des gorges d’Enval.

D’autres arrivaient du village, et entraient dans l’établissement d’un air pressé. C’était un grand bâtiment dont le rez-de-chaussée demeurait réservé au traitement thermal, tandis que le premier étage servait de casino, café et salle de billard.

Depuis que le docteur Bonnefille avait découvert dans le fond d’Enval la grande source, baptisée par lui source Bonnefille,quelques propriétaires du pays et des environs, spéculateurs timides, s’étaient décidés à construire au milieu de ce superbe vallon d’Auvergne, sauvage et gai pourtant, planté de noyers et de châtaigniers géants, une vaste maison à tous usages, servan tégalement pour la guérison et pour le plaisir, où l’on vendait, en bas, de l’eau minérale, des douches et des bains, en haut, des bocks, des liqueurs et de la musique.

On avait enclos une partie du ravin, le long du ruisseau, pourconstituer le parc indispensable à toute ville d’eaux ; onavait tracé trois allées, une presque droite et deux enfestons ; on avait fait jaillir au bout de la première unesource artificielle détachée de la source principale et quibouillonnait dans une grande cuvette de ciment, abritée par un toitde paille, sous la garde d’une femme impassible que tout le mondeappelait familièrement Marie. Cette calme Auvergnate, coiffée d’unpetit bonnet toujours bien blanc, et presque entièrement couvertepar un large tablier toujours bien propre qui cachait sa robe deservice, se levait avec lenteur dès qu’elle apercevait dans lechemin un baigneur s’en venant vers elle. L’ayant reconnu ellechoisissait son verre dans une petite armoire mobile et vitrée,puis elle l’emplissait doucement au moyen d’une écuelle de zincemmanchée au bout d’un bâton.

Le baigneur triste souriait, buvait, rendait le verre en disant: « Merci, Marie ! » puis se retournait et s’en allait. EtMarie se rasseyait sur sa chaise de paille pour attendre lesuivant.

Ils n’étaient pas nombreux d’ailleurs. Depuis six ans seulementla station d’Enval était ouverte aux malades, et ne comptait guèreplus de clients, après ces six années d’exercice, qu’au début de lapremière. Ils venaient là une cinquantaine, attirés surtout par labeauté du pays, par le charme de ce petit village noyé sous desarbres énormes dont les troncs tortus semblaient aussi gros que lesmaisons, et par la réputation des gorges de ce bout de vallonétrange, ouvert sur la grande plaine d’Auvergne et finissantbrusquement au pied de la haute montagne, de la montagne hérisséed’anciens cratères, finissant dans une crevasse sauvage et superbe,pleine de rocs éboulés ou menaçants, où coule un ruisseau quicascade sur les pierres géantes et forme un petit lac devantchacune.

Cette station thermale avait commencé comme elles commencenttoutes, par une brochure du docteur Bonnefille sur sa source. Ildébutait en vantant les séductions alpestres du pays en stylemajestueux et sentimental. Il n’avait pris que des adjectifs dechoix, de luxe, ceux qui font de l’effet sans rien dire. Tous lesenvirons étaient pittoresques, remplis de sites grandioses ou depaysages d’une gracieuse intimité. Toutes les promenades les plusproches possédaient un remarquable cachet d’originalité propre àfrapper l’esprit des artistes et des touristes. Puis brusquement,sans transitions, il était tombé dans les qualités thérapeutiquesde la source Bonnefille, bicarbonatée, sodique, mixte, acidulée,lithinée, ferrugineuse, etc., et capable de guérir toutes lesmaladies. Il les avait d’ailleurs énumérées sous ce titre :affections chroniques ou aiguës spécialement tributairesd’Enval ; et la liste était longue de ces affectionstributaires d’Enval, longue, variée, consolante pour toutes lescatégories de malades. La brochure se terminait par desrenseignements utiles de vie pratique, prix des logements, desdenrées, des hôtels. Car trois hôtels avaient surgi en même tempsque l’établissement casino-médical. C’étaient : le Splendid Hotel,tout neuf, construit sur le versant du vallon dominant les bains,l’hôtel des Thermes, ancienne auberge replâtrée, et l’hôtelVidaillet, formé tout simplement par l’achat de trois maisonsvoisines qu’on avait perforées afin d’en faire une seule.

Puis, du même coup, deux médecins nouveaux s’étaient trouvésinstallés dans le pays, un matin, sans qu’on sût bien comment ilsétaient venus, car les médecins, dans les villes d’eaux, semblentsortir des sources, à la façon des bulles de gaz. C’étaient : ledocteur Honorat, un Auvergnat, et le docteur Latonne, de Paris. Unehaine farouche avait éclaté aussitôt entre le docteur Latonne et ledocteur Bonnefille, tandis que le docteur Honorat, gros hommepropre et bien rasé, souriant et souple, avait tendu sa main droiteau premier, sa main gauche au second, et demeurait en bons termesavec les deux. Mais le docteur Bonnefille dominait la situation parson titre d’Inspecteur des eaux et de l’établissement thermald’Enval-les-Bains.

Ce titre était sa force, et l’établissement sa chose. Il ypassait ses jours, on disait même ses nuits. Cent fois dans lamatinée il allait de sa maison, toute proche dans le village, à soncabinet de consultation installé à droite à l’entrée du couloir.Embusqué là comme une araignée dans sa toile, il guettait lesallées et venues des malades, surveillant les siens d’un œil sévèreet ceux des autres d’un œil furieux. Il interpellait tout le mondepresque à la façon d’un capitaine en mer, et il terrifiait lesnouveaux venus, à moins qu’il ne les fît sourire.

Comme il arrivait ce jour-là d’un pas rapide qui laissaitvoltiger, à la façon de deux ailes, les vastes basques de savieille redingote, il fut arrêté net par une voix qui criait : «Docteur ! »

Il se retourna. Sa figure maigre, ridée de grands plis mauvaisdont le fond semblait noir, salie par une barbe grisâtre rarementcoupée, fit un effort pour sourire ; et il enleva le chapeaude soie de forme haute, râpé, taché, graisseux dont il couvrait salongue chevelure poivre et sel, « poivre et sale », disait sonrival le docteur Latonne. Puis il fit un pas, s’inclina et murmura:

– Bonjour, monsieur le Marquis, vous allez bien, cematin ?

Un petit homme très soigné, le marquis de Ravenel, tendit lamain au médecin, et répondit :

– Très bien, Docteur, très bien, ou, du moins, pas mal. Jesouffre toujours des reins ; mais enfin je vais mieux,beaucoup mieux ; et je n’en suis encore qu’à mon dixième bain.L’année dernière, je n’ai obtenu d’effet qu’au seizième ; vousvous en souvenez ?

– Oui, parfaitement.

– Mais ce n’est pas de ça que je veux vous parler. Ma fille estarrivée ce matin, et je désire vous entretenir à son sujet toutd’abord, parce que mon gendre, M. Andermatt, William Andermatt, lebanquier…

– Oui, je sais.

– Mon gendre a une lettre de recommandation pour le docteurLatonne. Moi, je n’ai confiance qu’en vous, et je vous prie devouloir bien monter jusqu’à l’hôtel, avant… vous comprenez… J’aimieux aimé vous dire les choses franchement… Êtes-vous libre, àprésent ?

Le docteur Bonnefille s’était couvert, très ému, très inquiet.Il répondit aussitôt :

– Oui, je suis libre, tout de suite. Voulez-vous que je vousaccompagne ?

– Mais certainement.

Et, tournant le dos à l’établissement, ils montèrent à pasrapides une allée arrondie qui conduisait à la porte du SplendidHotel construit sur la pente de la montagne pour offrir de la vueaux voyageurs.

Au premier étage, ils pénétrèrent dans le salon attenant auxchambres des familles de Ravenel et Andermatt ; et le marquislaissa seul le médecin pour aller chercher sa fille.

Il revint avec elle presque aussitôt. C’était une jeune femmeblonde, petite, pâle, très jolie, dont les traits semblaient d’uneenfant, tandis que l’œil bleu, hardiment fixé, jetait aux gens unregard résolu qui donnait un attrait charmant de fermeté et unsingulier caractère à cette mignonne et fine personne. Elle n’avaitpas grand’chose, de vagues malaises, des tristesses, des crises delarmes sans cause, des colères sans raison, de l’anémie enfin. Elledésirait surtout un enfant, attendu en vain depuis deux ans qu’elleétait mariée.

Le docteur Bonnefille affirma que les eaux d’Enval seraientsouveraines et écrivit aussitôt ses prescriptions.

Elles avaient toujours l’aspect redoutable d’unréquisitoire.

Sur une grande feuille blanche de papier à écolier, sesordonnances s’étalaient par nombreux paragraphes de deux ou troislignes chacun, d’une écriture rageuse, hérissée de lettrespareilles à des pointes.

Et les potions, les pilules, les poudres qu’on devait prendre àjeun, le matin, à midi, ou le soir, se suivaient avec des airsféroces.

On croyait lire :

« Attendu que M. X… est atteint d’une maladie chronique,incurable et mortelle ;

« Il prendra : 1º Du sulfate de quinine qui le rendra sourd, etlui fera perdre la mémoire ;

« 2º Du bromure de potassium qui lui détruira l’estomac,affaiblira toutes ses facultés, le couvrira de boutons, et ferafétide son haleine ;

« 3º De l’iodure de potassium aussi, qui, desséchant toutes lesglandes sécrétantes de son individu, celles du cerveau comme lesautres, le laissera, en peu de temps, aussi impuissantqu’imbécile ;

« 4º Du salicylate de soude, dont les effets curatifs ne sontpas encore prouvés, mais qui semble conduire à une mort foudroyanteet prompte les malades traités par ce remède ;

« Et concurremment :

« Du chloral qui rend fou, de la belladone qui attaque les yeux,de toutes les solutions végétales, de toutes les compositionsminérales qui corrompent le sang, rongent les organes, mangent lesos, et font périr par le médicament ceux que la maladie épargne.»

Il écrivit longtemps, sur le recto et sur le verso, puis signacomme aurait fait un magistrat pour un arrêt capital.

La jeune femme, assise en face de lui, le regardait, avec uneenvie de rire qui relevait le coin de ses lèvres.

Dès qu’il fut sorti, après un grand salut, elle prit le papiernoirci d’encre, en fit une boule, puis la jeta dans la cheminée,et, riant enfin de tout son cœur :

– Oh ! père, où as-tu découvert ce fossile ? Mais il atout à fait l’air d’un chand d’habits… Oh !… c’est bien detoi, cela, de déterrer un médecin d’avant la Révolution !…Oh ! qu’il est drôle… et sale… ah oui… sale… vrai, je croisqu’il a taché mon porte-plume…

La porte s’ouvrit, on entendit la voix de M. Andermatt quidisait : « Entrez, Docteur ! » Et le docteur Latonne parut.Droit, mince, correct, sans âge, vêtu d’un veston élégant, ettenant à la main le haut chapeau de soie qui distingue le médecintraitant dans la plupart des stations thermales d’Auvergne, lemédecin parisien, sans barbe ni moustache, ressemblait à un acteuren villégiature.

Le marquis, interdit, ne savait que dire ni que faire, tandisque sa fille avait l’air de tousser dans son mouchoir pour ne pointéclater de rire au nez du nouveau venu. Il salua avec assurance, ets’assit sur un signe de la jeune femme. M. Andermatt, qui lesuivait, lui raconta, avec minutie, la situation de sa femme, sesindispositions avec leurs symptômes, l’opinion des médecinsconsultés à Paris, suivie de sa propre opinion appuyée sur desraisons spéciales exprimées en termes techniques.

C’était un homme encore très jeune, un juif, faiseur d’affaires.Il en faisait de toutes sortes et s’entendait à toutes choses avecune souplesse d’esprit, une rapidité de pénétration, une sûreté dejugement tout à fait merveilleuses. Un peu trop gros déjà pour sataille qui n’était point haute, joufflu, chauve, l’air poupard, lesmains grasses, les cuisses courtes, il avait l’air trop frais etmalsain, et parlait avec une facilité étourdissante.

Il avait épousé, par adresse, la fille du marquis de Ravenelpour étendre ses spéculations dans un monde qui n’était point lesien. Le marquis, d’ailleurs, possédait environ trente mille francsde revenu, et deux enfants seulement ; mais M. Andermatt, ense mariant, âgé de trente ans à peine, tenait déjà cinq ou sixmillions ; et il avait semé de quoi en récolter dix ou douze.M. de Ravenel, homme indécis, irrésolu, changeant et faible,repoussa d’abord avec colère les ouvertures qu’on lui faisait pourcette union, s’indignant à la pensée de voir sa fille alliée à unisraélite, puis, après six mois de résistance il cédait, sous lapression de l’or accumulé, à la condition que les enfants seraientélevés dans la religion catholique.

Mais on attendait toujours, et aucun enfant ne s’annonçaitencore. C’est alors que le marquis, enchanté depuis deux ans deseaux d’Enval, se rappela que la brochure du docteur Bonnefillepromettait aussi la guérison de la stérilité.

Il fit donc venir sa fille, que son gendre accompagna pourl’installer, et pour la confier, sur l’avis de son médecin deParis, aux soins du docteur Latonne. Donc Andermatt l’avait étéchercher dès son arrivée ; et il continuait à énumérer lessymptômes constatés chez sa femme. Il termina en disant combien ilsouffrait dans ses espérances de paternité déçues.

Le docteur Latonne le laissa aller jusqu’au bout, puis, setournant vers la jeune femme :

– Avez-vous quelque chose à ajouter, Madame ?

Elle répondit avec gravité :

– Non, rien du tout, Monsieur.

Il reprit :

– Alors, je vous prierai de vouloir bien enlever votre robe devoyage et votre corset ; et de passer un simple peignoirblanc, tout blanc.

Elle s’étonnait ; il expliqua vivement son système :

– Mon Dieu, Madame, c’est bien simple. On était convaincuautrefois que toutes les maladies venaient d’un vice du sang oud’un vice organique, aujourd’hui nous supposons simplement que,dans beaucoup de cas, et surtout dans votre cas spécial, lesmalaises indécis dont vous souffrez, et même des troubles graves,très graves, mortels, peuvent provenir uniquement de ce qu’unorgane quelconque, ayant pris, sous des influences faciles àdéterminer, un développement anormal au détriment de ses voisins,détruit toute l’harmonie, tout l’équilibre du corps humain, modifieou arrête ses fonctions, entrave le jeu de tous les autresorganes.

« Il suffit d’un gonflement de l’estomac pour faire croire à unemaladie du cœur qui, gêné dans ses mouvements, devient violent,irrégulier, même intermittent parfois. Les dilatations du foie oude certaines glandes peuvent causer des ravages que les médecinspeu observateurs attribuent à mille causes étrangères.

« Aussi, la première chose que nous devons faire est deconstater si tous les organes d’un malade ont bien leur volume etleur place normale ; car il suffit de bien peu de chose pourbouleverser la santé d’un homme. Je vais donc, si vous lepermettez, Madame, vous examiner avec grand soin, et tracer survotre peignoir les limites, les dimensions et les positions de vosorganes.

Il avait mis son chapeau sur une chaise et il parlait avecaisance. Sa bouche large, en s’ouvrant et se fermant, creusait dansses joues rasées deux rides profondes qui lui donnaient aussi uncertain air ecclésiastique.

Andermatt, ravi, s’écria :

– Tiens, tiens, c’est très fort cela, très ingénieux, trèsnouveau, très moderne.

« Très moderne », entre ses lèvres, était le comble del’admiration.

La jeune femme, fort amusée, se leva et passa dans sa chambre,puis revint au bout de quelques minutes, en peignoir blanc.

Le médecin la fit étendre sur un canapé, puis, tirant de sapoche un crayon à trois becs, un noir, un rouge, un bleu, ilcommença à ausculter et percuter sa nouvelle cliente en criblant lepeignoir de petits traits de couleur notant chaque observation.

Elle ressemblait, après un quart d’heure de ce travail, à unecarte de géographie indiquant les continents, les mers, les caps,les fleuves, les royaumes et les villes, et portant les noms detoutes ces divisions terrestres, car le docteur écrivait, surchaque ligne de démarcation, deux ou trois mots latins,compréhensibles pour lui seul.

Or, quand il eut écouté tous les bruits intérieurs de MmeAndermatt, et tapoté toutes les parties mates ou sonores de sapersonne, il tira de sa poche un calepin de cuir rouge à filetsd’or, divisé par ordre alphabétique, consulta la table, l’ouvrit etécrivit : « Observation 6347. – Mme A…, 21 ans. »

Puis, reprenant de la tête aux pieds ses notes coloriées sur lepeignoir, les lisant comme un égyptologue déchiffre leshiéroglyphes, il les reporta sur son carnet.

Il déclara, quand il eut fini :

– Rien d’inquiétant, rien d’anormal, sauf une légère, trèslégère déviation qu’une trentaine de bains acidulés guériront. Vousprendrez, en outre, trois demi-verres d’eau chaque matin avantmidi. Rien autre chose. Je reviendrai vous voir dans quatre ou cinqjours.

Puis il se leva, salua et sortit avec tant de promptitude quetout le monde en demeura stupéfait. C’était sa manière, son chic,son cachet à lui, cette brusquerie dans le départ. Il la jugeait detrès bon ton et de grande impression sur le malade.

Mme Andermatt courut se regarder dans la glace, et toute secouéepar un rire éclatant d’enfant joyeuse :

– Oh ! qu’ils sont amusants, qu’ils sont drôles !Dites, y en a-t-il encore un, je veux le voir tout de suite !Will, allez me le chercher ! Il doit y en avoir un troisième,je veux le voir.

Son mari, surpris, demanda :

– Comment, un troisième, un troisième quoi ?

Le marquis dut s’expliquer, en s’excusant, car il craignait unpeu son gendre. Il raconta donc que le docteur Bonnefille étantvenu le voir lui-même, il l’avait introduit chez Christiane, afinde connaître son avis, car il avait grande confiance dansl’expérience du vieux médecin, enfant du pays, qui avait découvertla source.

Andermatt haussa les épaules et déclara que, seul, le docteurLatonne soignerait sa femme, de sorte que le marquis, fort inquiet,se mit à réfléchir sur la façon dont il faudrait s’y prendre pourarranger les choses sans froisser son irascible médecin.

Christiane demanda :

– Gontran est ici ?

C’était son frère.

Son père répondit :

– Oui, depuis quatre jours, avec un de ses amis, dont il nous asouvent parlé, M. Paul Brétigny. Ils font ensemble un tour enAuvergne. Ils arrivent du mont Dore et de La Bourboule, etrepartiront pour le Cantal à la fin de l’autre semaine.

Puis il demanda à la jeune femme si elle désirait se reposerjusqu’au déjeuner, après cette nuit en chemin de fer ; maiselle avait parfaitement dormi dans le sleeping-car, et réclamaitseulement une heure pour sa toilette, après quoi elle voulaitvisiter le village et l’établissement.

Son père et son mari rentrèrent dans leurs chambres, enattendant qu’elle fût prête.

Elle les fit appeler bientôt, et ils descendirent ensemble. Elles’enthousiasma d’abord à la vue de ce village construit dans cebois et dans ce profond vallon qui semblait fermé de tous les côtéspar des châtaigniers hauts comme des monts. On en voyait partout,jetés au hasard de leur poussée quatre fois séculaire, devant lesportes, dans les cours, dans les rues, et puis partout aussi desfontaines, faites d’une grande pierre noire debout, percée d’unpetit trou par où s’élançait un fil d’eau claire qui s’arrondissaiten cercle pour tomber dans un abreuvoir. Une odeur fraîche deverdure et d’étable flottait sous ces grandes verdures, et onvoyait, allant d’un pas grave dans les rues, ou debout devant leursdemeures, des Auvergnates filant avec un vif mouvement des doigtsune quenouille de laine noire passée à leur ceinture. Leurs jupescourtes montraient leurs chevilles maigres couvertes de bas bleus,et leur corsage, attaché sur les épaules par des espèces debretelles, laissait nues les manches de toile des chemises, d’oùsortaient les bras durs et secs et les mains osseuses.

Mais soudain, une musique sautillante et drôle jaillit devantles promeneurs. On eût dit un orgue de Barbarie aux sons fluets, unorgue de Barbarie usé, poussif, malade.

Christiane s’écria :

– Qu’est-ce que ça ?

Son père se mit à rire :

– C’est l’orchestre du Casino. Ils sont quatre à faire cebruit-là.

Et il la conduisit devant une affiche rouge collée au coin d’uneferme, et qui portait en lettres noires :

CASINO D’ENVAL

DIRECTION DE M. PETRUS MARTEL DE L’ODÉON.

Samedi 6 juillet. Grand concert organisé par le maestroSaint-Landri, deuxième grand prix du Conservatoire. Le piano seratenu par M. Javel, grand lauréat du Conservatoire.

Flûte, M. Noirot, lauréat du Conservatoire.

Contrebasse, M. Nicordi, lauréat de l’Académie royale deBruxelles.

Après le concert, grande représentation de Perdus dans la forêt,comédie en un acte, de M. Pointillet.

Personnages :

Pierre de Lapointe – M. Petrus Martel, de l’Odéon.

Oscar Léveillé – M. Petitnivelle, du Vaudeville.

Jean – M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.

Philippine – Mlle Odelin, de l’Odéon.

Pendant la représentation, l’orchestre sera également conduitpar le maestro Saint-Landri.

Christiane lisait tout haut, riait, s’étonnait.

Son père reprit :

– Oh ! ils t’amuseront. Mais, allons les voir.

Ils tournèrent à droite et entrèrent dans le parc. Les baigneursse promenaient gravement, lentement dans les trois allées, buvaientleur verre d’eau et repartaient.

Quelques-uns, assis sur des bancs, traçaient des lignes dans lesable du bout de leur canne ou de leur ombrelle. Ils ne parlaientpoint, semblaient ne point penser, ne vivre qu’à peine, engourdis,paralysés par l’ennui des stations thermales. Seul, le bruitbizarre de l’orchestre sautillait dans l’air doux et calme, venu onne sait d’où, produit on ne sait comment, passait sous lesfeuillages, paraissait faire mouvoir ces mornes marcheurs.

Une voix cria « Christiane ! ». Elle se retourna, c’étaitson frère. Il courut à elle, l’embrassa et, quand il eut serré lamain d’Andermatt, il prit sa sœur par le bras et l’entraîna,laissant par-derrière son père et son beau-frère.

Et ils causèrent. C’était un grand garçon élégant, rieur commeelle, mobile comme le marquis, indifférent aux événements, maistoujours à la recherche de mille francs.

– Je croyais que tu dormais, disait-il, sans quoi j’aurais étét’embrasser. Et puis Paul m’a emmené ce matin au château deTournoël.

– Qui ça, Paul ? Ah oui, ton ami !

– Paul Brétigny. C’est vrai, tu ne sais pas. Il prend un bain ence moment.

– Il est malade ?

– Non. Mais il se guérit tout de même. Il vient d’êtreamoureux.

– Et il prend des bains acidulés – on dit acidulés, n’est-ce pas– pour se remettre ?

– Oui. Il fait tout ce que je lui dis de faire. Oh ! il aété très touché. C’est un garçon violent, terrible. Il a faillimourir. Il a voulu la tuer aussi. C’était une actrice, une actriceconnue. Il l’a aimée follement. Et puis, elle ne lui était pasfidèle, bien entendu. Ça a fait un drame épouvantable. Alors, jel’ai emmené. Il va mieux en ce moment, mais il y pense encore.

Elle souriait tout à l’heure ; maintenant, devenuesérieuse, elle répondit :

– Ça m’amusera de le voir.

Pour elle, cependant, ça ne signifiait pas grand’ chose, «l’Amour ». Elle pensait à cela, quelquefois, comme on pense, quandon est pauvre, à un collier de perles, à un diadème de brillants,avec un désir éveillé pour cette chose possible et lointaine. Ellese figurait cela d’après quelques romans lus par désœuvrement, sansy attacher d’ailleurs grande importance. Elle n’avait jamaisbeaucoup rêvé, étant née avec une âme heureuse, tranquille etsatisfaite ; et, bien que mariée depuis deux ans et demi, ellene s’était pas encore éveillée de ce sommeil où vivent les jeunesfilles naïves, de ce sommeil du cœur, de la pensée et des sens quicontinue, pour certaines femmes, jusqu’à la mort. La vie luisemblait simple et bonne, sans complications ; elle n’en avaitjamais cherché le sens ou le pourquoi. Elle vivait, dormait,s’habillait avec goût, riait, était contente ! Qu’aurait-ellepu demander de plus ?

Quand on lui avait présenté Andermatt comme fiancé, elle refusad’abord, avec une indignation d’enfant, de devenir la femme d’unjuif. Son père et son frère, partageant sa répugnance, répondirentavec elle et comme elle, par un refus formel. Andermatt disparut,fit le mort ; mais au bout de trois mois, il avait prêté plusde vingt mille francs à Gontran ; et le marquis, pour d’autresraisons, commençait à changer d’avis. En principe d’abord, ilcédait toujours quand on insistait, par amour égoïste du repos. Safille disait de lui : « Oh ! papa a toutes les idéesbrouillées » ; et c’était vrai. Sans opinions, sans croyances,il n’avait que des enthousiasmes qui variaient à tout instant.Tantôt il s’attachait, avec une exaltation passagère et poétique,aux vieilles traditions de sa race et désirait un roi, mais un roiintelligent, libéral, éclairé, marchant avec le siècle ;tantôt, après la lecture d’un livre de Michelet ou de quelquepenseur démocrate, il se passionnait pour l’égalité des hommes,pour les idées modernes, pour les revendications des pauvres, desécrasés, des souffrants. Il croyait à tout, selon les heures, etquand sa vieille amie, Mme Icardon, qui, liée avec beaucoupd’israélites, désirait le mariage de Christiane et d’Andermatt,commença à le prêcher, elle sut bien par quels raisonnements ilfallait l’attaquer.

Elle lui montra la race juive arrivée à l’heure des vengeances,race opprimée comme le peuple français avant la Révolution, et qui,maintenant, allait opprimer les autres par la puissance de l’or. Lemarquis, sans foi religieuse, mais convaincu que l’idée de Dieun’était qu’une idée législatrice, plus forte pour maintenir lessots, les ignorants et les timorés, que la simple idée de Justice,considérait les dogmes avec une indifférence respectueuse, etconfondait dans une estime égale et sincère Confucius, Mahomet etJésus-Christ. Donc le fait d’avoir crucifié celui-ci ne luiparaissait nullement comme une tare originelle, mais comme unegrosse maladresse politique. Il suffit par conséquent de quelquessemaines pour lui faire admirer le travail caché, incessant,tout-puissant des juifs persécutés partout. Et envisageant soudainavec d’autres yeux leur triomphe éclatant, il le considéra commeune juste réparation de leur longue humiliation. Il les vit maîtresdes rois, qui sont maîtres des peuples, soutenant les trônes ou leslaissant crouler, pouvant mettre en faillite une nation comme onfait pour un marchand de vin, fiers devant les princes devenushumbles et jetant leur or impur dans la cassette entrouverte dessouverains les plus catholiques, qui les remerciaient par destitres de noblesse et des lignes de chemin de fer.

Et il consentit au mariage de William Andermatt avec Christianede Ravenel.

Quant à elle, sous la pression insensible de Mme Icardon,ancienne camarade de sa mère, devenue sa conseillère intime depuisla mort de la marquise, pression combinée avec celle de son père,et devant l’indifférence intéressée de son frère, elle consentit àépouser ce gros garçon très riche, qui n’était pas laid, mais quine lui plaisait guère, comme elle aurait consenti à passer un étédans un pays désagréable.

Maintenant, elle le trouvait bon enfant, complaisant, pas bête,gentil dans l’intimité, mais elle se moquait souvent de lui avecGontran, qui avait la reconnaissance perfide.

Il lui disait :

– Ton mari est plus rose et plus chauve que jamais. Il a l’aird’une fleur malade ou d’un cochon de lait qu’on aurait rasé. Oùprend-il ces couleurs-là ?

Elle répondit :

– Je t’assure que je n’y suis pour rien. Il y a des jours oùj’ai envie de le coller sur une boîte de dragées.

Mais ils arrivaient devant l’établissement de bains.

Deux hommes étaient assis sur des chaises de paille, le dos aumur, et fumant leurs pipes des deux côtés de la porte.

Gontran dit :

– Tiens, deux bons types. Regarde celui de droite, le bossucoiffé d’un bonnet grec ! C’est le père Printemps, anciengeôlier à Riom et devenu gardien, presque directeur del’établissement d’Enval. Pour lui, rien n’est changé, et ilgouverne les malades comme ses anciens détenus. Les baigneurs sonttoujours des prisonniers, les cabines de bain sont des cellules, lasalle des douches un cachot, et l’endroit où le docteur Bonnefillepratique les lavages de l’estomac au moyen de la sonde Baraduc, unesalle de tortures mystérieuse. Il ne salue aucun homme en vertu dece principe que tous les condamnés sont des êtres méprisables. Iltraite les femmes avec beaucoup plus de considération, par exemple,considération mêlée d’étonnement, car il n’en avait pas sous sagarde dans la prison de Riom. Cette retraite n’étant destinéequ’aux mâles, il n’a pas encore l’habitude de parler aux personnesdu sexe. – L’autre, c’est le caissier. Je te défie de lui faireécrire ton nom ; tu vas voir.

Et Gontran, s’adressant à l’homme de gauche, articula lentement:

– Monsieur Séminois, voici ma sœur, Mme Andermatt, qui désire unabonnement de douze bains.

Le caissier, très grand, très maigre, l’air très pauvre, seleva, entra dans son bureau, situé en face du cabinet du médecininspecteur, ouvrit son livre et demanda :

– Quel nom ?

– Andermatt.

– Vous dites ?

– Andermatt.

– Comment épelez-vous ?

– A-n-d-e-r-m-a-t-t.

– Très bien.

Et il écrivit lentement. Lorsqu’il eut fini, Gontran demanda:

– Veuillez me relire le nom de ma sœur ?

– Oui, Monsieur. Mme Anterpat.

Christiane, riant aux larmes, paya ses cachets, puis demanda:

– Qu’est-ce qu’on entend là-haut ?

Gontran la prit par le bras :

– Viens voir.

Des voix furieuses arrivaient par l’escalier. Ils montèrent,ouvrirent une porte et aperçurent une grande salle de café avec unbillard au milieu. Des deux côtés de ce billard, deux hommes enmanches de chemise, une queue de bois à la main, s’invectivaientavec fureur.

– Dix-huit.

– Dix-sept.

– Je vous dis que j’en ai dix-huit.

– Ça n’est pas vrai, vous n’en avez que dix-sept.

C’était le directeur du Casino, M. Petrus Martel, de l’Odéon,qui faisait sa partie ordinaire avec le comique de sa troupe, M.Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.

Petrus Martel, dont le ventre puissant et mou ballottait sous sachemise au-dessus du pantalon attaché on ne sait comment, aprèsavoir été cabotin en divers lieux avait pris le gouvernement duCasino d’Enval et passait ses journées à boire les consommationsdestinées aux baigneurs. Il portait une immense moustached’officier, trempée du matin au soir dans l’écume des bocks et lesirop poisseux des liqueurs ; et il avait déterminé, chez levieux comique recruté par lui, une passion immodérée pour lebillard.

À peine levés, ils se mettaient à leur partie, s’injuriaient, semenaçaient, effaçaient les points, recommençaient, prenaient àpeine le temps de déjeuner et ne toléraient pas que deux clientsvinssent les chasser de leur tapis vert.

Ils avaient donc fait fuir tout le monde, et ne trouvaient pointla vie désagréable, bien que la faillite attendît Petrus Martel enfin de saison.

La caissière, accablée, regardait du matin au soir cette partieinterminable, écoutait du matin au soir cette discussion sans fin,et portait du matin au soir des chopes ou des petits verres auxdeux joueurs infatigables.

Mais Gontran entraîna sa sœur :

– Viens dans le parc. C’est plus frais.

Au bout de l’établissement, ils aperçurent soudain l’orchestresous un kiosque chinois.

Un jeune homme blond, jouant du violon avec frénésie,gouvernait, au moyen de la tête, de ses cheveux agités en mesure,de tout son torse, ployé, redressé, balancé à gauche et à droitecomme un bâton de chef d’orchestre, trois musiciens singuliersassis en face de lui. C’était le maestro Saint-Landri.

Lui et ses aides, un pianiste dont l’instrument, monté surroulettes, était brouetté chaque matin du vestibule des bains aukiosque, un flûtiste énorme, qui avait l’air de sucer une allumetteen la chatouillant de ses gros doigts bouffis, et une contrebassed’aspect phtisique, produisaient avec beaucoup de fatigue cetteimitation parfaite d’un mauvais orgue de Barbarie, qui avaitsurpris Christiane dans les rues du village.

Comme elle s’arrêtait à les contempler, un monsieur salua sonfrère.

– Bonjour, mon cher Comte.

– Bonjour, Docteur.

Et Gontran présenta :

– Ma sœur, – Monsieur le docteur Honorat.

Elle put à peine retenir sa gaîté, en face de ce troisièmemédecin.

Il salua et complimenta :

– J’espère que Madame n’est pas malade ?

– Si. Un peu.

Il n’insista point et changea de conversation.

– Vous savez, mon cher Comte, que vous aurez tantôt un spectacledes plus intéressants à l’entrée du pays.

– Quoi donc, Docteur ?

– Le père Oriol va faire sauter son morne. Ah ! ça ne vousdit rien à vous, mais pour nous c’est un gros événement.

Et il s’expliqua.

Le père Oriol, le plus riche paysan de toute la contrée – on luiconnaissait plus de cinquante mille francs de revenu – possédaittoutes les vignes au débouché d’Enval sur la plaine. Or, juste à lasortie du village, à l’écartement du vallon, s’élevait un petitmont, ou plutôt une grande butte, et sur cette butte étaient lesmeilleurs vignobles du père Oriol. Au milieu de l’un d’eux, contrela route, à deux pas du ruisseau s’élevait une pierre gigantesque,un morne qui gênait la culture et mettait à l’ombre toute unepartie du champ qu’elle dominait.

Depuis dix ans le père Oriol annonçait chaque semaine qu’ilallait faire sauter son morne ; mais il ne s’y décidaitjamais.

Chaque fois qu’un garçon du pays partait pour le service, levieux lui disait :

– Quand tu viendras en congé, apporte-moi de la poudre pour monrô.

Et tous les petits soldats rapportaient dans leur sac de lapoudre volée pour le rô du père Oriol. Il en avait plein un bahut,de cette poudre ; et le morne ne sautait point.

Enfin, depuis une semaine, on le voyait creuser la pierre avecson fils, le grand Jacques, surnommé Colosse, qu’on prononçait enauvergnat « Coloche ». Ce matin même ils avaient empli de poudre leventre vidé de l’énorme roche ; puis on avait bouchél’ouverture en laissant seulement passer la mèche, une mèche defumeur achetée chez le marchand de tabac. On mettrait le feu à deuxheures. Ça sauterait donc à deux heures cinq, ou deux heures dixminutes au plus tard, car le bout de mèche était fort long.

Christiane s’intéressait à cette histoire, amusée déjà à l’idéede cette explosion, retrouvant là un jeu d’enfant qui plaisait àson cœur simple.

Ils arrivaient au bout du parc.

– Où va-t-on plus loin ? dit-elle.

Le docteur Honorat répondit :

– Au Bout du Monde, Madame ; c’est-à-dire dans une gorgesans issue et célèbre en Auvergne. C’est une des plus bellescuriosités naturelles du pays.

Mais une cloche sonna derrière eux. Gontran s’écria :

– Tiens, déjà le déjeuner !

Ils se retournèrent.

Un grand jeune homme venait à leur rencontre.

Gontran dit :

– Ma petite Christiane, je te présente M. Paul Brétigny.

Puis à son ami :

– C’est ma sœur, mon cher.

Elle le trouva laid. Il avait des cheveux noirs, ras et droits,des yeux trop ronds, d’une expression presque dure, la tête aussitoute ronde, très forte, une de ces têtes qui font penser à desboulets de canon, des épaules d’hercule, l’air un peu sauvage,lourd et brutal. Mais de sa jaquette, de son linge, de sa peaupeut-être s’exhalait un parfum très subtil, très fin, que la jeunefemme ne connaissait pas ; et elle se demanda :

– Qu’est-ce donc que cette odeur-là ?

Il lui dit :

– Vous êtes arrivée ce matin, Madame ?

Sa voix était un peu sourde.

Elle répondit :

– Oui, Monsieur.

Mais Gontran aperçut le marquis et Andermatt qui faisaient signeaux jeunes gens de venir déjeuner bien vite.

Et le docteur Honorat prit congé d’eux en leur demandant s’ilsavaient l’intention réelle d’aller voir sauter le morne.

Christiane affirma qu’elle irait ; et se penchant au brasde son frère, elle murmura, en l’entraînant vers l’hôtel :

– J’ai une faim de loup. Je serai très honteuse de manger tantque ça devant ton ami.

Chapitre 2

 

Le déjeuner fut long comme sont les repas de table d’hôte.Christiane, qui ne connaissait pas tous ces visages, causait avecson père et avec son frère. Puis elle monta se reposer jusqu’aumoment où devait sauter le morne.

Elle fut prête bien avant l’heure et força tout le monde àpartir pour ne point manquer l’explosion.

À la sortie du village, au débouché du vallon, s’élevait eneffet une haute butte, presque un mont, qu’ils gravirent sous unardent soleil en suivant un petit sentier entre les vignes. Quandils parvinrent au sommet, la jeune femme poussa un cri d’étonnementdevant l’immense horizon déployé soudain sous ses yeux. En faced’elle s’étendait une plaine infinie qui donnait aussitôt à l’âmela sensation d’un océan. Elle s’en allait, voilée par une vapeurlégère, une vapeur bleue et douce, cette plaine, jusqu’à des montstrès lointains, à peine aperçus, à cinquante ou soixantekilomètres, peut-être. Et sous la brume transparente, si fine, quiflottait sur cette vaste étendue de pays, on distinguait desvilles, des villages, des bois, les grands carrés jaunes desmoissons mûres, les grands carrés verts des herbages, des usinesaux longues cheminées rouges et des clochers noirs et pointus bâtisavec les laves des anciens volcans.

– Retourne-toi, dit son frère.

Elle se retourna. Et, derrière elle, elle vit la montagne,l’énorme montagne bosselée de cratères. C’était d’abord le fondd’Enval, une large vague de verdure où on distinguait à peinel’entaille cachée des gorges. Le flot d’arbres escaladait la penterapide jusqu’à la première crête qui empêchait de voir celles dudessus. Mais comme on se trouvait tout juste sur la ligne deséparation des plaines et de la montagne, celle-ci s’étendait àgauche, vers Clermont-Ferrand, et s’éloignant, déroulait sur leciel bleu d’étranges sommets tronqués, pareils à des pustulesmonstrueuses : les volcans éteints, les volcans morts. Et là-bas,tout là-bas, entre deux cimes, on en apercevait une autre, plushaute, plus lointaine encore, ronde et majestueuse, et portant àson faîte quelque chose de bizarre qui ressemblait à une ruine.

C’était le Puy de Dôme, le roi des monts auvergnats, puissant etlourd, et gardant sur sa tête, comme une couronne posée par le plusgrand des peuples, les restes d’un temple romain.

Christiane s’écria :

– Oh ! que je serai heureuse ici.

Et elle se sentait heureuse déjà, pénétrée par ce bien-être quienvahit la chair et le cœur, vous fait respirer à l’aise, vous rendalerte et léger quand on entre tout à coup dans un pays qui caressevos yeux, qui vous charme et vous égaye, qui semblait vousattendre, pour lequel vous vous sentez né.

On l’appelait :

– Madame, Madame !

Et elle aperçut plus loin le docteur Honorat, reconnaissable àson grand chapeau. Il accourut et conduisit la famille vers l’autreversant du coteau sur une pente de gazon, à côté d’un bosquet depetits arbres, où une trentaine de personnes attendaient déjà,étrangers et paysans mêlés.

Sous leurs pieds, la côte rapide descendait jusqu’à la route deRiom, ombragée par les saules abritant sa mince rivière ; et,au milieu d’une vigne au bord de ce ruisseau, s’élevait une rochepointue que deux hommes, agenouillés à son pied, semblaient prier.C’était le morne.

Les Oriol, père et fils, attachaient la mèche. Sur la route unefoule curieuse regardait, précédée par une ligne plus basse etagitée de gamins.

Le docteur Honorat avait choisi une place commode pourChristiane, qui s’assit, le cœur battant, comme si elle allait voirsauter avec la roche toute cette population. Le marquis, Andermattet Paul Brétigny se couchèrent sur l’herbe à côté de la jeunefemme, tandis que Gontran restait debout. Il dit, d’un ton blagueur:

– Mon cher Docteur, vous êtes donc beaucoup moins pris que vosconfrères qui n’ont certes pas une heure à perdre pour venir àcette petite fête ?

Honorat répondit avec bonhomie :

– Je ne suis pas moins occupé ; seulement mes maladesm’occupent moins… Et puis, j’aime mieux distraire mes clients queles droguer.

Il avait un air sournois qui plaisait beaucoup à Gontran.

D’autres personnes arrivaient, des voisins de table d’hôte, lesdames Paille, deux veuves, la mère et la fille, les Monécu père etfille, et un gros homme tout petit qui soufflait comme unechaudière crevée, M. Aubry-Pasteur, ancien ingénieur des mines, quiavait fait fortune en Russie.

Le marquis et lui s’étaient liés. Il s’assit à grand’peine avecdes mouvements préparatoires, circonspects et prudents, quiamusèrent beaucoup Christiane. Gontran s’était éloigné pour voirles figures des autres curieux venus, comme eux, sur la butte.

Paul Brétigny indiquait à Christiane Andermatt les pays aperçusau loin. C’était Riom d’abord qui faisait une tache rouge, unetache de tuiles dans la plaine ; puis Ennezat, Maringues,Lezoux, une foule de villages à peine distincts, qui marquaientseulement d’un petit trou sombre la nappe interrompue de verdure,et là-bas, tout là-bas, au pied des montagnes du Forez, ilprétendit lui faire distinguer Thiers.

Il disait, s’animant :

– Tenez, tenez, devant mon doigt, juste devant mon doigt. Jevois très bien, moi.

Elle ne voyait rien, elle, mais elle ne s’étonna pas qu’il vît,car il regardait comme les oiseaux de proie, avec ses yeux ronds etfixes, qu’on sentait puissants comme des lunettes marines.

Il reprit :

– L’Allier coule devant nous, au milieu de cette plaine, mais ilest impossible de l’apercevoir. Il est trop loin, à trentekilomètres d’ici.

Elle ne cherchait guère à découvrir ce qu’il indiquait, car elleattachait sur le morne tout son regard et toute sa pensée. Elle sedisait que, tout à l’heure, cette grosse pierre n’existerait plus,qu’elle s’envolerait en poudre, et elle se sentait prise d’unevague pitié pour la pierre, d’une pitié de petite fille pour unjoujou cassé. Elle était là depuis si longtemps, cettepierre ; et puis elle était jolie, elle faisait bien. Les deuxhommes, relevés à présent, entassaient des cailloux à son pied,bêchant avec des mouvements rapides de paysans pressés.

La foule de la route, sans cesse accrue, s’était rapprochée pourvoir. Les mioches touchaient les deux travailleurs, couraient etremuaient autour d’eux comme de jeunes bêtes en gaîté ; et dela place élevée où se tenait Christiane, ces gens avaient l’airtout petits, une foule d’insectes, une fourmilière en travail. Lemurmure des voix montait, tantôt léger, à peine perceptible, tantôtplus vif, une rumeur confuse de cris et de mouvements humains, maisémiettée dans l’air, évaporée déjà, une sorte de poussière debruit. Sur la butte aussi la foule augmentait, arrivant sans cessedu village, et couvrait la pente dominant le rocher condamné.

On s’appelait, on se réunissait par hôtels, par classes, parcastes. Le plus bruyant des attroupements était celui des acteurset musiciens, présidé, gouverné par leur directeur, Petrus Martelde l’Odéon, qui avait abandonné, en cette circonstance, sa partiede billard enragée.

Le front coiffé d’un panama, les épaules couvertes d’une vested’alpaga noir, qui laissait saillir en bosse un large ventre blanc,car il jugeait le gilet inutile aux champs, l’acteur moustachuprenait des airs de commandement, indiquait, expliquait etcommentait tous les mouvements des deux Oriol. Ses subordonnés, lecomique Lapalme, le jeune premier Petitnivelle et les musiciens, lemaestro Saint-Landri, le pianiste Javel, l’énorme flûtiste Noirot,la contrebasse Nicordi, l’entouraient et l’écoutaient. Devant eux,trois femmes étaient assises, abritées par trois ombrelles, uneblanche, une rouge et une bleue, qui formaient sous le soleil dedeux heures un étrange et éclatant drapeau français. C’étaient MlleOdelin, la jeune actrice, sa mère, une mère de location disaitGontran, et la caissière du café, société habituelle de ces dames.L’arrangement de ces ombrelles aux couleurs nationales était uneinvention de Petrus Martel qui, ayant remarqué, au début de lasaison, la bleue et la blanche aux mains des dames Odelin, avaitfait cadeau de la rouge à sa caissière.

Tout près d’eux, un autre groupe attirait également l’attentionet le regard, celui des chefs et marmitons des hôtels, au nombre dehuit, car une lutte s’était engagée entre les gargotiers quiavaient envestonné de toile, pour impressionner les passants,jusqu’à leurs laveurs de vaisselle. Tous debout, ils recevaient surleurs toques plates la lumière crue du jour, et présentaient, enmême temps, l’aspect d’un état-major bizarre de lanciers blancs etd’une délégation de cuisiniers.

Le marquis demanda au docteur Honorat :

– D’où vient tout ce monde ? Je n’aurais jamais cru Envalaussi peuplé !

– Oh ! On est venu de partout, de Châtel-Guyon, deTournoël, de La Roche-Pradière, de Saint-Hippolyte. Car voilàlongtemps qu’on parle de ça dans le pays ; et puis le pèreOriol est une célébrité, un personnage considérable par soninfluence et par sa fortune, un véritable Auvergnat d’ailleurs,resté paysan, travaillant lui-même, économe, entassant or sur or,intelligent, plein d’idées et de projets pour ses enfants.

Gontran revenait, agité, l’œil brillant. Il dit, à mi-voix :

– Paul, Paul, viens donc avec moi, je vais te montrer deuxjolies filles ; oh ! mais gentilles, tu sais !

L’autre leva la tête et répondit :

– Mon cher, je suis très bien ici, je ne bougerai pas.

– Tu as tort. Elles sont charmantes.

Puis, élevant la voix :

– Mais le docteur va me dire qui c’est. Deux fillettes dedix-huit ou dix-neuf ans, des espèces de dames du pays, habilléesdrôlement, avec des robes de soie noire à manches collantes, desespèces de robes d’uniforme, des robes de couvent, deux brunes…

Le docteur Honorat l’interrompit :

– Cela suffit. Ce sont les filles du père Oriol, deux bellesgamines en effet, élevées chez les Dames noires de Clermont… et quiferont de beaux mariages… Ce sont deux types, mais là deux types denotre race, de la bonne race auvergnate ; car je suisAuvergnat, monsieur le Marquis ; et je vous montrerai ces deuxenfants-là…

Gontran lui coupa la parole et, sournois :

– Vous êtes le médecin de la famille Oriol, Docteur ?

L’autre comprit la malice, et répondit un simple «Parbleu ! » plein de gaîté.

Le jeune homme reprit :

– Comment êtes-vous parvenu à gagner la confiance de ce richeclient ?

– En lui ordonnant de boire beaucoup de bon vin.

Et il raconta des détails sur les Oriol. Il était un peu leurparent d’ailleurs, et les connaissait de longtemps. Le vieux, lepère, un original, était très fier de son vin ; et il avaitsurtout une vigne dont le produit devait être absorbé par lafamille, rien que par la famille et les invités. Dans certainesannées, on arrivait à vider les fûts que donnait ce vignobled’élite, mais dans certaines autres on y parvenait àgrand’peine.

Vers le mois de mai ou de juin, quand le père voyait qu’ilserait malaisé de boire tout ce qui restait encore, il se mettait àencourager son grand fils, Colosse, et il répétait :

– Allons, fils, faut y parfaire.

Alors ils commençaient à se verser dans la gorge des litres derouge, du matin au soir. Vingt fois, pendant chaque repas, lebonhomme disait d’un ton grave, en penchant le broc sur le verre deson garçon : « Faut y parfaire. » Et comme tout ce liquide chargéd’alcool lui échauffait le sang et l’empêchait de dormir, il serelevait la nuit, passait une culotte, allumait une lanterne,réveillait « Coloche » ; et ils s’en allaient au cellier,après avoir pris dans le buffet une croûte de pain qu’ilstrempaient dans leur verre rempli coup sur coup à la barrique même.Puis, quand ils avaient bu à sentir le vin clapoter dans leursventres, le père tapotait le bois sonore du fût pour écouter si leniveau du liquide avait baissé.

Le marquis demanda :

– Ce sont eux qui travaillent autour du morne ?

– Oui, oui, parfaitement.

Juste à cet instant, les deux hommes s’éloignèrent à grands pasde la roche chargée de poudre ; et toute la foule d’en bas quiles entourait, se mit à courir comme une armée en déroute. Ellefuyait vers Riom et vers Enval, laissant tout seul le gros rochersur une petite butte de gazon ras et pierreux, car il coupait endeux la vigne ; et ses alentours immédiats n’étaient pointencore défrichés.

La foule d’en haut, aussi nombreuse que l’autre maintenant,frémit d’aise et d’impatience ; et la voix forte de PetrusMartel annonça :

– Attention ! la mèche est allumée.

Christiane eut un grand frisson d’attente. Mais le docteurmurmura dans son dos :

– Oh ! s’ils ont laissé toute la mèche que je les ai vusacheter, nous en avons au moins pour dix minutes.

Tous les yeux regardaient la pierre ; et soudain un chien,un petit chien noir, une sorte de roquet, s’en approcha. Il fit letour, flaira et découvrit sans doute une odeur suspecte, car ilcommença à japper de toute sa force, les pattes roides, le poil dudos hérissé, la queue tendue, les oreilles droites.

Un rire courut dans le public, un rire cruel ; on espéraitqu’il ne s’en irait pas à temps. Puis des voix l’appelèrent pourl’écarter ; des hommes sifflèrent ; on essaya de luilancer des cailloux qui n’arrivèrent pas à mi-chemin. Mais leroquet ne bougeait plus et aboyait avec fureur contre lerocher.

Christiane se mit à trembler. Une peur atroce l’avait saisie devoir cette bête éventrée ; tout son plaisir était fini ;elle voulait s’en aller ; elle répétait, nerveuse, balbutiant,toute vibrante d’angoisse :

– Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! il seratué ! Je ne veux pas voir ! je ne veux pas ! je neveux pas ! Allons-nous-en…

Son voisin, Paul Brétigny, s’était levé, et, sans dire un mot,il se mit à descendre vers le morne de toute la vitesse de seslongues jambes.

Des cris d’épouvante jaillirent des bouches ; un remous deterreur agita la foule ; et le roquet, voyant arriver vers luice grand homme, se sauva derrière le roc. Paul l’ypoursuivit ; le chien passa encore de l’autre côté et, pendantune minute ou deux, ils coururent autour de la pierre, allant etrevenant tantôt à droite, tantôt à gauche, comme s’ils eussent jouéune partie de cache-cache.

Voyant enfin qu’il n’atteindrait pas la bête, le jeune homme semit à remonter la pente, et le chien, repris de fureur, recommençases aboiements.

Des vociférations de colère accueillirent le retour del’imprudent essoufflé, car les gens ne pardonnent point à ceux quiles ont fait trembler. Christiane suffoquait d’émotion, les deuxmains appuyées sur son cœur bondissant. Elle perdait tellement latête qu’elle demanda : « Vous n’êtes pas blessé, au moins », tandisque Gontran, furieux, criait : « Il est fou, cet animal-là ;il ne fait jamais que des bêtises pareilles ; je ne connaispas un semblable idiot… »

Mais le sol oscilla, soulevé. Une détonation formidable secouale pays entier, et, pendant près d’une longue minute, tonna dans lamontagne, répétée par tous les échos comme autant de coups decanon.

Christiane ne vit rien qu’un pluie de pierres retombant et unehaute colonne de terre menue qui s’affaissait sur elle-même.

Et aussitôt, la foule d’en haut se précipita comme une vague enpoussant des clameurs aiguës. Le bataillon des marmitons bondissaiten dégringolant la butte et laissait derrière lui le régiment descomédiens qui dévalait, Petrus Martel à leur tête.

Les trois ombrelles tricolores faillirent être emportées danscette descente.

Et tous couraient, les hommes, les femmes, les paysans et lesbourgeois. On en voyait tomber, se relever, repartir, tandis quesur la route les deux flots de public, refoulés tout à l’heure parla crainte, roulaient maintenant l’un vers l’autre pour se heurteret se mêler sur le lieu de l’explosion.

– Attendons un peu, dit le marquis, que toute cette curiositésoit apaisée, pour aller voir à notre tour.

L’ingénieur, M. Aubry-Pasteur, qui venait de se relever avec unepeine infinie, répondit :

– Moi, je m’en retourne au village par les sentiers. Je n’aiplus rien à faire ici.

Il serra les mains, salua, et s’en alla.

Le docteur Honorat avait disparu. On parlait de lui. Le marquisdisait à son fils :

– Tu le connais depuis trois jours et tu te moques tout le tempsde lui, tu finiras par le blesser.

Mais Gontran haussa les épaules :

– Oh ! c’est un sage, un bon sceptique, celui-là ! Jete réponds qu’il ne se fâchera pas. Quand nous sommes tous les deuxseuls, il se moque de tout le monde et de tout, en commençant parses malades et par ses eaux. Je t’offre une baignoire d’honneur situ le vois jamais se fâcher de mes blagues.

Cependant l’agitation était extrême en bas, sur l’emplacement dumorne disparu. La foule, énorme, houleuse, se poussait, ondulait,criait, en proie certes à une émotion, à un étonnementinattendus.

Andermatt, toujours actif et curieux, répétait :

– Qu’ont-ils donc ? Mais qu’ont-ils donc ?

Gontran annonça qu’il allait voir ; et il partit, tandisque Christiane, indifférente maintenant, songeait qu’il auraitsuffi d’une mèche un peu plus courte pour que son grand fou devoisin se fit tuer, se fit éventrer par des éclats de pierre parcequ’elle avait eu peur pour la vie d’un chien. Elle pensait qu’ildevait être, en effet, bien violent et passionné, cet homme, pours’exposer ainsi sans raison, dès qu’une femme inconnue exprimait undésir.

On voyait, sur la route, des gens courir vers le village. Lemarquis, à son tour, se demandait : « Qu’est-ce qu’ils ont ? »Et Andermatt, n’y tenant plus, se mit à descendre la côte.

Gontran, d’en bas, leur fit signe de venir.

Paul Brétigny demanda :

– Voulez-vous mon bras, Madame ?

Elle prit ce bras qu’elle sentait aussi résistant que du fer et,comme son pied glissait sur l’herbe chaude, elle s’appuyait dessusainsi qu’elle aurait fait sur une rampe, avec une confianceabsolue.

Gontran, venu à leur rencontre, criait :

– C’est une source. L’explosion a fait jaillir unesource !

Et ils entrèrent dans la foule. Alors les deux jeunes gens, Paulet Gontran, passant devant, écartèrent les curieux en lesbousculant, et sans s’inquiéter des grognements, ouvrirent uneroute à Christiane et à son père.

Ils marchaient dans un chaos de pierres aiguës, cassées, noiresde poudre ; et ils arrivèrent devant un trou plein d’eauboueuse qui bouillonnait et s’écoulait vers la rivière, à traversles pieds des curieux. Andermatt était déjà là, ayant traversé lepublic par des procédés d’insinuation qui lui étaient particuliers,disait Gontran, et il regardait avec une attention profonde sourdredu sol et s’échapper cette eau.

Le docteur Honorat, debout, en face de lui, de l’autre côté dutrou, la regardait aussi avec un air d’étonnement ennuyé. Andermattlui dit :

– Il faudrait la goûter, elle est peut-être minérale.

Le médecin répondit :

– Elle est certainement minérale. Elles sont toutes minéralesici. Il y aura bientôt plus de sources que de malades.

L’autre reprit :

– Mais il est nécessaire de la goûter.

Le médecin ne s’en souciait guère :

– Il faudrait au moins attendre qu’elle soit devenue propre.

Et chacun voulait voir. Ceux du second rang poussaient lespremiers jusque dans la boue. Un enfant y tomba, ce qui fitrire.

Les Oriol, père et fils, étaient là, contemplant avec gravitécette chose inattendue, et ne sachant pas encore ce qu’ils endevaient penser. Le père était sec, un grand corps maigre avec unetête osseuse, une tête grave de paysan sans barbe ; et lefils, plus haut encore, un géant, maigre aussi, portant lamoustache, ressemblait en même temps à un troupier et à unvigneron.

Les bouillons de l’eau semblaient augmenter, son volumes’accroître, et elle commençait à s’éclaircir.

Un mouvement eut lieu dans le public, et le docteur Latonneparut, un verre à la main. Il suait, il soufflait, et il demeuraatterré en apercevant son confrère, le docteur Honorat, un piedposé sur le bord de la source nouvelle comme un général entré lepremier dans une place.

Il demanda, haletant :

– Vous l’avez goûtée ?

– Non. J’attends qu’elle soit propre.

Alors le docteur Latonne y plongea son verre, et but avec cetair profond que prennent les experts pour déguster les vins. Puisil déclara : « Excellente ! » ce qui ne le compromettait pas,et, tendant le verre à son rival :

– Voulez-vous ?

Mais le docteur Honorat, décidément, n’aimait pas les eauxminérales, car il répondit en souriant :

– Merci ! Cela suffit bien que vous l’ayez appréciée. Jeconnais leur goût.

Il connaissait leur goût, à toutes, et il l’appréciait aussi,mais d’une façon différente. Puis, se tournant vers le père Oriol:

– Ça ne vaut pas votre bon cru !

Le vieux fut flatté.

Christiane avait assez vu et voulut partir. Son frère et Paullui frayèrent de nouveau un chemin à travers le peuple. Elle lessuivait, appuyée sur le bras de son père. Tout à coup, elle glissa,faillit tomber, et regardant à ses pieds elle s’aperçut qu’elleavait marché sur un morceau de chair saignante, couverte de poilsnoirs et gluante de fange ; c’était une parcelle du roquetdéchiqueté par l’explosion et piétiné par la foule.

Elle suffoqua, tellement émue qu’elle ne put retenir ses larmes.Et elle murmurait en s’essuyant les yeux avec son mouchoir :

– Pauvre petite bête, pauvre petite bête !

Elle ne voulait plus rien entendre, elle voulait rentrer,s’enfermer. Ce jour, si bien commencé, finissait mal pour elle.Était-ce un présage ? Son cœur, crispé, battait à grandscoups.

Ils étaient maintenant seuls sur la route, et ils aperçurent,devant eux, un haut chapeau et deux basques de redingote s’agitantcomme deux ailes noires. C’était le docteur Bonnefille, prévenu ledernier, et accourant, un verre à la main, comme le docteurLatonne.

Il s’arrêta en apercevant le marquis.

– Qu’est-ce que c’est, monsieur le Marquis ?… On m’adit ?… une source ?… une source minérale ?…

– Oui, mon cher Docteur.

– Abondante ?

– Mais, oui.

– Est-ce que… est-ce que… ils sont là ?

Gontran répondit avec gravité :

– Mais oui, certainement, le docteur Latonne a même déjà faitl’analyse.

Alors le docteur Bonnefille se remit à courir, tandis queChristiane, un peu distraite et égayée par sa figure, disait :

– Eh bien, non, je ne rentre pas à l’hôtel, allons nous asseoirdans le parc.

Andermatt était resté là-bas, à regarder couler l’eau.

Chapitre 3

 

La table d’hôte fut bruyante, ce soir-là, au Splendid Hotel.L’affaire du morne et de la source agitait la conversation. Lesdîneurs n’étaient pas nombreux, cependant, une vingtaine en tout,des gens taciturnes d’ordinaire, paisibles, des malades qui, aprèsavoir expérimenté en vain toutes les eaux connues, essayaientmaintenant les stations nouvelles. Dans le bout occupé par lesRavenel et les Andermatt, c’étaient, d’abord, les Monécu, un petithomme tout blanc, avec sa fille, une grande fille toute pâle qui selevait quelquefois au milieu d’un repas et s’en allait, laissant àmoitié pleine son assiette, le gros M. Aubry-Pasteur, l’ancieningénieur, les Chaufour, un ménage en noir rencontré toute lajournée dans les allées du parc derrière une petite voiture quipromenait leur enfant difforme, et les dames Paille, la mère et lafille, veuves toutes les deux, grandes, fortes de partout, dudevant et du derrière :

– Vous voyez bien, disait Gontran, qu’elles ont mangé leursmaris, ce qui leur a fait mal à l’estomac.

C’était une maladie d’estomac qu’elles venaient soigner eneffet.

Plus loin, un homme très rouge, couleur brique, M. Riquier, quidigérait mal aussi, et puis d’autres personnes incolores, de cesvoyageurs muets qui entrent à pas sourds, la femme devant, l’hommederrière, dans la salle à manger des hôtels, saluent dès la porteet gagnent leurs chaises avec un air timide et modeste.

Tout l’autre bout de la table était vide, bien que les assietteset les couverts y fussent posés pour les convives de l’avenir.

Andermatt parlait avec animation. Il avait passé l’après-midi àcauser avec le docteur Latonne, laissant couler, avec les paroles,de grands projets sur Enval.

Le docteur lui avait énuméré, avec une conviction ardente, lesmérites surprenants de son eau, bien supérieure à celle deChâtel-Guyon, dont la vogue cependant s’était définitivementaffirmée depuis deux ans.

Donc on avait, à droite, ce trou de Royat en pleine fortune, enplein triomphe, et à gauche, ce trou de Châtel-Guyon tout à faitlancé depuis peu ! Que ne ferait-on pas avec Enval, en sachants’y prendre !

Il disait, s’adressant à l’ingénieur :

– Oui, Monsieur, tout est là, savoir s’y prendre. Tout estaffaire d’adresse, de tact, d’opportunisme et d’audace. Pour créerune ville d’eaux il faut savoir la lancer, rien de plus, et pour lalancer, il faut intéresser dans l’affaire le grand corps médical deParis. Moi, Monsieur, je réussis toujours ce que j’entreprends,parce que je cherche toujours le moyen pratique, le seul qui doitdéterminer le succès dans chaque cas spécial dont jem’occupe ; et tant que je ne l’ai pas trouvé, je ne fais rien,j’attends. Il ne suffit pas d’avoir de l’eau, il faut la faireboire ; et pour la faire boire, il ne suffit pas de criersoi-même dans les journaux et ailleurs qu’elle est sansrivale ! Il faut savoir le faire dire discrètement par lesseuls hommes qui aient de l’action sur le public buveur, sur lepublic malade dont nous avons besoin, sur le publicparticulièrement crédule qui paye les médicaments, par lesmédecins. Ne parlez au tribunal que par les avocats ; iln’entend qu’eux, il ne comprend qu’eux ; ne parlez au maladeque par les médecins, il n’écoute qu’eux.

Le marquis, qui admirait beaucoup le grand sens pratique et sûrde son gendre, s’écria :

– Ah ! voilà qui est vrai ! Vous, d’ailleurs, moncher, vous êtes unique pour toucher juste.

Andermatt, excité, reprit :

– Il y aurait une fortune à faire ici. Le pays est admirable, leclimat excellent ; une seule chose m’inquiète : aurions-nousassez d’eau pour un grand établissement ? car les chosesfaites à moitié avortent toujours ! Il nous faudrait un grandétablissement et, par conséquent, beaucoup d’eau, assez d’eau pouralimenter deux cents baignoires en même temps, avec un courantrapide et continu ; et la nouvelle source, jointe àl’ancienne, n’en alimenterait pas cinquante, quoi qu’en dise ledocteur Latonne…

M. Aubry-Pasteur l’interrompit :

– Oh ! pour de l’eau, je vous en donnerai autant que vousvoudrez.

Andermatt fut stupéfait :

– Vous ?

– Oui, moi. Cela vous étonne. Je m’explique. L’an dernier, versla même époque, j’étais ici comme cette année ; car je metrouve très bien des bains d’Enval, moi. Or, un matin, je mereposais dans ma chambre, quand je vis arriver un gros monsieur.C’était le président du conseil d’administration del’établissement. Il était fort troublé, voici pourquoi. La sourceBonnefille baissait à tel point qu’on craignait tout à fait de lavoir disparaître. Me sachant ingénieur des mines, il venait medemander si je ne pourrais trouver un moyen de sauver saboutique.

« Je me mis donc à étudier le système géologique de la contrée.Vous savez que, dans chaque coin de pays, les bouleversementsprimitifs ont amené des perturbations différentes et des étatsdivers du sol.

« Il s’agissait donc de découvrir d’où venait l’eau minérale,par quelles fissures, quelle était la direction de ces fissures,leur origine et leur nature.

« Je visitai d’abord avec grand soin l’établissement, et,apercevant dans un coin un vieux tuyau de baignoire hors deservice, je remarquai qu’il était déjà presque obstrué par descalcaires. Donc l’eau, déposant les sels qu’elle contenait sur lesparois des conduits, les bouchait en peu de temps. Il devait enarriver infailliblement autant dans les conduits naturels du sol,ce sol étant granitique. Donc la source Bonnefille était bouchée.Rien de plus.

« Il fallait la retrouver plus loin. Tout le monde l’auraitcherchée au-dessus de son point de sortie primitif. Moi, après unmois d’études, d’observations et de raisonnements, je la cherchaiet je la retrouvai cinquante mètres plus bas. Et voicipourquoi.

« Je vous ai dit tout à l’heure qu’il fallait déterminer d’abordl’origine, la nature et la direction des fissures du granit quiamènent l’eau. Il me fut aisé de constater que ces fissuresallaient de la plaine vers la montagne et non de la montagne versla plaine, inclinées comme un toit, par suite assurément d’unaffaissement de cette plaine qui avait entraîné avec elle dans soneffondrement les premiers contreforts des monts. Donc l’eau, aulieu de descendre, remontait entre chaque interstice des couchesgranitiques. Et je découvris ainsi la cause de ce phénomèneimprévu.

« Autrefois la Limagne, cette vaste étendue de terrainssablonneux et argileux dont on aperçoit à peine les limites, setrouvait au niveau du premier plateau des monts ; mais, parsuite de la constitution géologique de ses dessous, elle s’abaissa,entraînant vers elle le bord de la montagne, comme je l’expliquaistout à l’heure. Or, ce tassement gigantesque produisit, juste aupoint de séparation des terres et du granit, un immense barraged’argile d’une extrême profondeur et impénétrable aux liquides.

« Et il arrive ceci :

« L’eau minérale provient des foyers des anciens volcans. Cellequi arrive de fort loin se refroidit en route et surgit glacéecomme les sources ordinaires ; celle qui vient des foyers plusproches jaillit encore chaude, à des degrés différents, suivantl’éloignement du fourneau. Mais voici la marche qu’elle suit. Elledescend à des profondeurs inconnues, jusqu’au moment où ellerencontre le barrage d’argile de la Limagne. Ne le pouvanttraverser, et poussée par de grandes pressions, elle cherche uneissue. Trouvant alors les fentes inclinées du granit, elle s’yengage et les remonte jusqu’au moment où elles arrivent à fleur dusol. Alors, reprenant sa direction première, elle se remet à coulervers la plaine dans le lit ordinaire des ruisseaux. J’ajoute quenous ne voyons pas la centième partie des eaux minérales de cesvallons. Nous découvrons seulement celles dont le point de sortiese trouve à nu. Quant aux autres, parvenant au bord des fissuresgranitiques sous une couche épaisse de terre végétale et cultivée,elles se perdent dans ces terres qui les absorbent.

« D’où je conclus : 1º Que, pour avoir de l’eau, il suffit dechercher en suivant l’inclinaison et la direction des bandes degranit superposées.

« 2º Que, pour la conserver, il suffit d’empêcher les fissuresd’être bouchées par les dépôts de calcaires, c’est-à-dired’entretenir avec soin les petits puits artificiels à creuser.

« 3º Que, pour voler la source du voisin, il faut la prendre aumoyen d’un sondage pratiqué jusqu’à la même fissure du granitau-dessous de lui, et non pas au-dessus, à la condition, bienentendu, de se placer en deçà du barrage d’argile qui force leseaux à remonter.

« À ce point de vue, la source découverte aujourd’hui estadmirablement située à quelques mètres seulement de ce barrage. Sion voulait fonder un nouvel établissement, c’est là qu’il lefaudrait placer.

Il y eut un silence quand il cessa de parler.

Andermatt, ravi, dit seulement :

– Ce que c’est ! quand on ouvre les coulisses, tout lemystère s’évanouit. Vous êtes un homme précieux, monsieurAubry-Pasteur.

Seuls, avec lui, le marquis et Paul Brétigny avaient compris.Senl aussi Gontran n’avait rien écouté. Les autres, oreilles etyeux ouverts sur la bouche de l’ingénieur, demeuraient stupidesd’étonnement. Les dames Paille surtout, très dévotes, sedemandaient si cette explication d’un phénomène ordonné par Dieu etaccompli selon ses moyens mystérieux n’avait pas quelque chosed’irréligieux. La mère crut devoir dire : « La Providence est biensurprenante. » Des dames, au milieu de la table, approuvèrent d’unmouvement de tête, inquiètes aussi d’avoir entendu ces parolesincompréhensibles.

M. Riquier, l’homme couleur brique, déclara :

– Elles peuvent bien venir des volcans ou de la lune, ces eauxd’Enval, voilà dix jours que j’en prends et je n’en ressens encoreaucun effet.

M. et Mme Chaufour protestèrent au nom de leur enfant, quicommençait à remuer la jambe droite, ce qui n’était pas arrivédepuis six ans qu’on le soignait.

Riquier répliqua :

– Cela prouve que nous n’avons pas la même maladie,parbleu ; cela ne prouve pas que l’eau d’Enval guérisse lesaffections d’estomac.

Il semblait furieux, exaspéré de ce nouvel essai inutile.

Mais M. Monécu prit aussi la parole au nom de sa fille etaffirma que, depuis huit jours, elle commençait à tolérer lesaliments sans être obligée de sortir à chaque repas.

Et sa grande fille rougit, le nez dans son assiette.

Les dames Paille également se trouvaient mieux.

Alors Riquier se fâcha, et se tournant brusquement vers les deuxfemmes :

– Vous avez mal à l’estomac, vous, Mesdames ?

Elles répondirent ensemble :

– Mais, oui, Monsieur. Nous ne digérons rien.

Il faillit s’élancer de sa chaise, en balbutiant :

– Vous… vous… Mais il suffit de vous regarder ! Vous avezmal à l’estomac, vous, Mesdames ? C’est-à-dire que vous mangeztrop.

Mme Paille, mère, devint furieuse et répliqua :

– Pour vous, Monsieur, ça n’est pas douteux, vous montrez bienle caractère des gens qui ont l’estomac perdu. On n’a pas tort dedire que les bons estomacs font les hommes aimables.

Une vieille dame très maigre, dont personne ne savait le nom,dit avec autorité :

– Je crois que tout le monde se trouverait mieux des eauxd’Enval si le chef de l’hôtel se souvenait un peu qu’il fait lacuisine pour des malades. Vraiment, il nous donne des chosesimpossibles à digérer.

Et, soudain, toute la table tomba d’accord. Ce fut uneindignation contre l’hôtelier qui servait des langoustes, descharcuteries, de l’anguille tartare, des choux, oui, des choux etdes saucisses, tous les aliments les plus indigestes du monde pources gens à qui les trois docteurs Bonnefille, Latonne et Honoratordonnaient uniquement des viandes blanches, maigres et tendres,des légumes frais et des laitages.

Riquier frémissait de colère :

– Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la tabledes stations thermales, sans laisser le choix si important desnourritures à l’appréciation d’une brute ? Ainsi, tous lesjours on nous sert des œufs durs, des anchois et du jambon commehors-d’œuvre…

M. Monécu l’interrompit :

– Oh ! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon quilui a été ordonné d’ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot.

Riquier cria :

– Le jambon ! le jambon ! mais c’est un poison,Monsieur.

Et tout à coup la table se trouva divisée en deux clans, les unstolérant et les autres ne tolérant pas le jambon.

Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour,sur le classement des aliments.

Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n’enpouvant boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt uneindigestion.

Aubry-Pasteur lui répondit, irrité à son tour qu’on contestâtles qualités de choses qu’il adorait :

– Mais, sacristi, Monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie,et moi de gastralgie, nous exigerons des aliments aussi différentsque les verres de lunettes nécessaires aux myopes et aux presbytesqui ont cependant, les uns et les autres, les yeux malades.

Il ajouta :

– Moi j’étouffe quand j’ai bu un verre de vin rouge, et je croisqu’il n’y a rien de plus mauvais pour l’homme que le vin. Tous lesbuveurs d’eau vivent cent ans, tandis que nous…

Gontran reprit en riant :

– Ma foi, sans le vin et sans… le mariage, je trouverais la vieassez monotone.

Les dames Paille baissèrent les yeux. Elles buvaient abondammentdu vin de Bordeaux supérieur, sans eau ; et leur doubleveuvage semblait indiquer qu’elles avaient appliqué la même méthodepour leurs maris, la fille ayant vingt-deux ans, et la mère à peinequarante.

Mais Andermatt, si bavard ordinairement, restait taciturne etsongeur. Il demanda tout à coup à Gontran :

– Savez-vous où demeurent les Oriol ?

– Oui, on m’a montré leur maison tout à l’heure.

– Pourrez-vous m’y conduire après dîner ?

– Certainement. Cela me fera même plaisir de vous accompagner.Je ne serai point fâché de revoir les deux fillettes.

Et dès que le dîner fut terminé ils s’en allèrent, tandis queChristiane, fatiguée, le marquis et Paul Brétigny montaient ausalon pour finir la soirée.

Il faisait encore grand jour, car on dîne tôt dans les stationsthermales.

Andermatt prit le bras de son beau-frère.

– Mon cher Gontran, si ce vieux est raisonnable et si l’analysedonne ce qu’espère le docteur Latonne, je vais probablement tenterici une grosse affaire : une Ville d’Eaux. Je veux lancer une Villed’Eaux !

Il s’arrêta au milieu de la rue et, prenant son compagnon parles deux bords de sa jaquette :

– Ah ! vous ne comprenez pas, vous autres, comme c’estamusant, les affaires, non pas les affaires des marchands ou descommerçants, mais les grandes affaires, les nôtres ! Oui, moncher, quand on les entend bien, cela résume tout ce qu’ont aimé leshommes, c’est en même temps la politique, la guerre, la diplomatie,tout, tout ! il faut toujours chercher, trouver, inventer,tout comprendre, tout prévoir, tout combiner, tout oser. Le grandcombat, aujourd’hui, c’est avec l’argent qu’on le livre. Moi, jevois les pièces de cent sous comme de petits troupiers en culotterouge, les pièces de vingt francs comme des lieutenants bienluisants, les billets de cent francs comme des capitaines, et ceuxde mille comme des généraux. Et je me bats, sacrebleu ! je mebats du matin au soir contre tout le monde, avec tout le monde. Etc’est vivre, cela, c’est vivre largement, comme vivaient lespuissants de jadis. Nous sommes les puissants d’aujourd’hui, voilà,les vrais, les seuls puissants ! Tenez, regardez ce village,ce pauvre village ! J’en ferai une ville, moi, une villeblanche, pleine de grands hôtels qui seront pleins de monde, avecdes ascenseurs, des domestiques, des voitures, une foule de richesservie par une foule de pauvres ; et tout cela parce qu’ilm’aura plu, un soir, de me battre avec Royat, qui est à droite,avec Châtel-Guyon, qui est à gauche, avec le Mont-Dore, LaBourboule, Châteauneuf, Saint-Nectaire, qui sont derrière nous,avec Vichy, qui est en face ! Et je réussirai, parce que jetiens le moyen, le seul moyen. Je l’ai vu tout d’un coup aussiclairement qu’un grand général voit le côté faible de l’ennemi. Ilfaut savoir aussi conduire les hommes, dans notre métier, et lesentraîner comme les dompter. Cristi, c’est amusant de vivre quandon peut faire ces choses-là ! J’en ai maintenant pour troisans de plaisir avec ma ville. Et puis, regardez cette chance detrouver cet ingénieur qui nous a dit des choses admirables audîner, des choses admirables, mon cher. C’est clair comme le jour,son système. Grâce à lui, je ruine l’ancienne société sans avoirmême besoin de l’acheter.

Il s’était remis à marcher et ils montaient doucement la routede gauche vers Châtel-Guyon.

Gontran affirmait parfois :

– Quand je passe auprès de mon beau-frère, j’entends très biendans sa tête le même bruit que dans les salles de Monte-Carlo, cebruit d’or remué, battu, traîné, raclé, perdu, gagné.

Andermatt, en effet, éveillait l’idée d’une étrange machinehumaine construite uniquement pour calculer, agiter, manipulermentalement de l’argent. Il mettait d’ailleurs une grandecoquetterie à son savoir-faire spécial, et se vantait de pouvoirévaluer au premier coup d’œil la valeur précise d’une chosequelconque. Aussi, le voyait-on, à tout instant, partout où il setrouvait, prendre un objet, l’examiner, le retourner et déclarer :« Ca vaut tant. » Sa femme et son beau-frère, égayés par cettemanie, s’amusaient à le tromper, à lui présenter des meublesbizarres en le priant de les estimer ; et quand il demeuraitperplexe, en face de leurs trouvailles invraisemblables, ilsriaient tous deux comme des fous. Parfois aussi, dans la rue, àParis, Gontran l’arrêtait devant un magasin, le forçait à apprécierla valeur d’une vitrine entière ou bien d’un cheval de fiacreboiteux, ou bien encore d’une voiture de déménagement avec tous lesmeubles qu’elle portait.

À table, un soir de grand dîner chez sa sœur, il somma Williamde lui dire à peu près ce que pouvait valoir l’obélisque ;puis, quand l’autre eut cité un chiffre quelconque, il posa la mêmequestion pour le pont Solférino et l’arc de triomphe de l’Etoile.Et il conclut avec gravité :

– Vous feriez un travail très intéressant sur l’évaluation desprincipaux monuments du globe.

Andermatt ne se fâchait jamais et se prêtait à toutes sesplaisanteries, en homme supérieur, sûr de lui.

Gontran ayant demandé un jour : « Et moi, combien est-ce que jevaux ? » William refusa de répondre, puis, sur les instancesde son beau-frère qui répétait : « Voyons, si je devenaisprisonnier des brigands, qu’est-ce que vous donneriez pour meracheter ? » il répondit enfin : « Eh bien !… ehbien !… je ferais un billet, mon cher. » Et son sourire disaittant de choses que l’autre, un peu vexé, n’insista plus.

Andermatt aimait d’ailleurs les bibelots d’art, car il avaitl’esprit très fin, les connaissait à merveille, et lescollectionnait habilement avec ce flair de limier qu’il apportait àtoutes les transactions commerciales.

Ils étaient arrivés devant une maison d’aspect bourgeois.Gontran l’arrêta et lui dit :

– C’est ici.

Un marteau de fer pendait sur une lourde porte de chêne ;ils frappèrent, et une maigre servante vint ouvrir.

Le banquier demanda :

– Monsieur Oriol ?

La femme dit :

– Entrez.

Ils entrèrent dans une cuisine, une vaste cuisine de ferme oùbrûlait encore un petit feu sous une marmite ; puis on les fitpasser dans une autre pièce où la famille Oriol était réunie. Lepère dormait, le dos sur une chaise, les pieds sur une autre. Lefils, les deux coudes sur la table, lisait Le Petit Journal avecune attention violente d’esprit faible, toujours échappé, et lesdeux filles, dans l’embrasure de la fenêtre, travaillaient à lamême tapisserie commencée par les deux bouts.

Elles se dressèrent les premières, d’un seul mouvement,stupéfaites de cette visite imprévue ; puis, le grand Jacquesleva la tête, une tête congestionnée par l’effort du cerveau ;puis, enfin, le père Oriol se réveilla et rappela à lui, l’uneaprès l’autre, ses longues jambes étendues sur la secondechaise.

La pièce était nue, peinte à la chaux, pavée, meublée de siègesde paille, d’une commode d’acajou, de quatre gravures d’Épinal sousverre et de grands rideaux blancs.

Tout le monde se regardait, et la servante, la jupe relevéejusqu’aux genoux, attendait sur la porte, clouée là par lacuriosité.

Andermatt se présenta, se nomma, nomma son beau-frère le comtede Ravenel, s’inclina profondément devant les jeunes filles, avecun salut plongeon de la plus extrême élégance, puis s’assittranquillement en ajoutant :

– Monsieur Oriol, je viens causer affaires avec vous. Je n’iraipas d’ailleurs par quatre chemins pour m’expliquer. Voici. Vousavez découvert tantôt une source dans votre vigne. L’analyse decette eau sera faite dans quelques jours. Si elle ne vaut rien, jeme retire, bien entendu ; si, au contraire, elle donne ce quej’espère, je vous propose d’acheter cette pièce de terre et toutescelles qui l’entourent.

« Pensez à ceci. Personne autre que moi ne pourra faire ce queje vous offre là, personne ! L’ancienne Société touche à lafaillite, elle n’aura donc pas l’idée de bâtir un nouvelétablissement, et l’insuccès de cette entreprise n’encouragera pasde nouvelles tentatives.

« Ne me répondez rien aujourd’hui, consultez votre famille.Quand l’analyse sera connue, vous me fixerez votre prix. S’il meva, je dirai oui, s’il ne me va pas, je dirai non, et je m’en irai.Je ne marchande jamais, moi. »

Le paysan, homme d’affaires à sa manière, et fin comme pas un,répondit avec politesse qu’il verrait, qu’il était honoré, qu’ilréfléchirait, et il offrit un verre de vin.

Andermatt accepta, et comme le jour baissait, Oriol dit à sesfilles, qui s’étaient remises à travailler, les yeux baissés surl’ouvrage :

– Baillez de la lumière, pitiotes.

Elles se levèrent toutes les deux ensemble, passèrent dans unepièce voisine, puis revinrent, l’une portant deux bougies allumées,l’autre quatre verres sans pied, des verres de pauvre. Les bougiesétaient neuves, ornées de bobèches de papier rose, placées enornement sans doute sur la cheminée des fillettes.

Alors Colosse se dressa ; car les mâles seuls allaient aucellier.

Andermatt eut une idée.

– Ca me ferait plaisir de voir votre cellier. Vous êtes lepremier vigneron du pays, il doit être fort beau !

Oriol, touché au cœur, s’empressa de les conduire, et prenant undes flambeaux passa le premier. On retraversa la cuisine, puis ondescendit dans une cour où un reste de clarté laissait deviner destonnes vides debout, des meules de granit géantes roulées dans uncoin, percées d’un trou au milieu, pareilles aux roues de quelquechar antique et colossal, un pressoir démonté avec ses vis de bois,ses membres bruns vernis par l’usure et luisant soudain dansl’ombre sous un reflet de la lumière, puis des instruments detravail dont l’acier poli par la terre avait des éclats d’arme deguerre. Toutes ces choses s’éclairaient peu à peu à mesure que levieux passait devant elles, portant d’une main sa bougie et faisantde l’autre un réflecteur.

On sentait déjà le vin, le raisin pilé, séché. Ils arrivèrentdevant une porte fermée par deux serrures. Oriol l’ouvrit, etélevant soudain au-dessus de sa tête le flambeau, montra vaguementune longue suite de barriques alignées et portant sur leur flancventru un second rang de fûts moins gros. Il fit voir d’abord quecette cave de plain-pied s’enfonçait dans la montagne, puis ilexpliqua les contenus des pièces, les âges, les récoltes, lesmérites, puis, lorsqu’on fut arrivé devant le cru de la famille, ilcaressa de la main la futaille ainsi qu’on fait sur la croupe d’uncheval aimé, et d’une voix fière :

– Vous allez goûter chélui-là. Il n’y a pas un vin en bouteillequi le vaille, pas un, ni à Bordeaux ni ailleurs.

Car il avait l’amour violent des campagnards pour le vin restéen pièce.

Colosse, qui suivait portant un broc, se pencha, tourna lerobinet de la chantepleure, tandis que le père l’éclairait avecprécaution comme s’il eût accompli un travail difficile etminutieux.

La bougie frappait en plein leurs visages, la tête de vieuxprocureur de l’aïeul et la tête de troupier paysan du fils.

Andermatt murmura à l’oreille de Gontran :

– Hein, quel beau Téniers.

Le jeune homme répondit tout bas :

– J’aime mieux les filles.

Puis on revint.

Il fallut alors boire ce vin, en boire beaucoup, pour plaire auxdeux Oriol.

Les fillettes s’étaient rapprochées de la table et continuaientleur travail comme si personne n’eût été là. Gontran les regardaitsans cesse, se demandant si elles étaient jumelles, tant elles seressemblaient. Une pourtant était plus grasse, et plus petite,l’autre plus distinguée. Leurs cheveux, châtains, non pas noirs,collés en bandeaux sur les tempes, luisaient aux légers mouvementsde leurs têtes. Elles avaient la mâchoire et le front un peu fortsde la race auvergnate, les pommettes un peu marquées, mais labouche charmante, l’œil ravissant, les sourcils d’une netteté rare,et une fraîcheur de teint délicieuse. On sentait à les voirqu’elles n’avaient point été élevées dans cette maison, mais dansune pension élégante, dans le couvent où vont les demoisellesriches et nobles de l’Auvergne, et qu’elles avaient recueilli làles manières discrètes des filles du monde.

Cependant Gontran, pris de dégoût devant ce verre rouge placédevant lui, poussait le pied d’Andermatt pour le décider à partir.Il se leva enfin et tous deux serrèrent avec énergie les mains desdeux paysans, puis ils saluèrent de nouveau, avec cérémonie, lesjeunes filles qui répondirent, sans se lever cette fois, par unléger mouvement de tête.

Dès qu’ils furent dans la rue, Andermatt se remit à parler.

– Hein, mon cher, quelle curieuse famille ! Comme elle estpalpable ici, la transition du peuple au monde ! On avaitbesoin du fils pour cultiver la vigne, afin d’économiser le salaired’un homme – stupide économie – n’importe, on l’a gardé ; etil est côté peuple. Quant aux filles, elles sont côté monde,presque tout à fait déjà. Qu’elles fassent des mariages propres, etelles seront aussi bien que n’importe laquelle de nos femmes, etmême beaucoup mieux que la plupart. Je suis content de voir cesgens-là autant qu’un géologue de trouver un animal de la périodetertiaire !

Gontran demanda :

– Laquelle préférez-vous ?

– Laquelle ? comment, laquelle ? Laquellequoi ?…

– De ces fillettes ?

– Ah ! par exemple, je n’en sais rien ! Je ne les aipas regardées au point de vue de la comparaison. Mais qu’est-ce quecela peut vous faire, vous n’avez pas l’intention d’en enleverune ?

Gontran se mit à rire :

– Oh ! non, mais je suis ravi de rencontrer pour une foisdes femmes fraîches, vraiment fraîches, fraîches comme on ne l’estjamais chez nous. J’aime les regarder comme vous aimez regarder unTéniers, vous. Rien ne me plaît à voir autant qu’une jolie fille,n’importe où, de n’importe quelle classe. Ce sont mes bibelots, àmoi. Je ne collectionne pas, mais j’admire, j’admire passionnément,en artiste, mon cher, en artiste convaincu et désintéressé !Que voulez-vous, j’aime ça ! À propos, vous ne pourriez pas meprêter cinq mille francs ?

L’autre s’arrêta et murmura un : « Encore ! »énergique.

Gontran répondit avec simplicité : « Toujours ! » Puis ilsse remirent à marcher.

Andermatt reprit :

– Que diable faites-vous de l’argent ?

– Je le dépense.

– Oui, mais vous le dépensez avec excès.

– Mon cher ami, j’aime autant dépenser l’argent que vous aimezle gagner. Comprenez-vous ?

– Très bien, mais vous ne le gagnez point.

– C’est vrai. Je ne sais pas. On ne peut pas tout avoir. Voussavez le gagner, vous, et vous ne savez nullement le dépenser, parexemple. L’argent ne vous paraît propre qu’à vous procurer desintérêts. Moi, je ne sais pas le gagner, mais je sais admirablementle dépenser. Il me procure mille choses que vous ne connaissez quede nom. Nous étions faits pour devenir beaux-frères. Nous nouscomplétons admirablement.

Andermatt murmura :

– Quel toqué ! Non, vous n’aurez pas cinq mille francs,mais je vous prêterai quinze cents francs… parce que… parce quej’aurai peut-être besoin de vous dans quelques jours.

Gontran répliqua, très calme :

– Alors je les accepte comme acompte.

L’autre lui tapa sur l’épaule sans répondre.

Ils arrivaient auprès du parc éclairé par des lampions pendusaux branches des arbres. L’orchestre du Casino jouait un airclassique et lent, qui semblait boiteux, plein de trous et desilences, exécuté par les quatre mêmes artistes, exténués de jouertoujours, matin et soir, dans cette solitude, pour les feuilles etle ruisseau, de produire l’effet de vingt instruments, et las ausside n’être guère payés à la fin du mois, Petrus Martel complétanttoujours leur traitement avec des paniers de vin ou des litres deliqueurs que ne consommeraient jamais les baigneurs.

À travers le bruit du concert, on distinguait aussi celui dubillard, le heurt de billes et les voix annonçant : « Vingt, vingtet un, vingt-deux. »

Andermatt et Gontran montèrent. Seuls, M. Aubry-Pasteur et ledocteur Honorat buvaient leur café à côté des musiciens. PetrusMartel et Lapalme jouaient leur partie acharnée ; et lacaissière se réveilla pour demander :

– Qu’est-ce que désirent ces messieurs ?

Chapitre 4

 

Les deux Oriol avaient longtemps causé après que les petitess’étaient couchées. Émus et excités par la proposition d’Andermatt,ils cherchaient les moyens d’allumer davantage son désir, sanscompromettre leurs intérêts. En paysans précis, pratiques, ilspesaient avec sagesse toutes les chances, comprenant fort bien que,dans un pays où les sources minérales jaillissent le long de tousles ruisseaux, il ne fallait pas repousser, par une demandeexagérée, cet amateur inattendu, impossible à retrouver. Etcependant il ne fallait pas non plus lui laisser entièrement entreles mains cette source qui pouvait donner un jour un flot d’argentliquide, Royat et Châtel-Guyon leur servant d’enseignement.

Ils cherchaient donc par quels procédés ils pourraient enflammerjusqu’à la frénésie l’ardeur du banquier, ils imaginaient descombinaisons de sociétés fictives couvrant ses offres, une suite deruses maladroites, qu’ils sentaient défectueuses sans parvenir à eninventer de plus habiles. Ils dormirent mal ; puis, au matin,le père, s’étant réveillé le premier, se demanda si la sourcen’avait pas disparu dans la nuit. C’était admissible, après tout,qu’elle fût partie comme elle était venue, rentrée dans la terre,impossible à reprendre. Il se leva, inquiet, saisi d’une peurd’avare, secoua son fils, lui dit sa crainte ; et le grandColosse, tirant ses jambes de ses draps gris, s’habilla pour allervoir avec le père.

En tout cas ils feraient la toilette du champ et de la sourceelle-même, enlèveraient les pierres, la rendraient belle, propre,comme une bête qu’on veut vendre.

Ils prirent donc leurs pioches et leurs pelles et se mirent enroute, côte à côte, de leur grand pas balancé.

Ils allaient sans rien regarder, l’esprit préoccupé de leursaffaires, répondant par un seul mot au bonjour des voisins et desamis qu’ils rencontraient. Lorsqu’ils furent sur la route de Riom,ils commencèrent à s’émouvoir, regardant au loin s’ils apercevaientl’eau bouillonnant et luisant sous le soleil du matin. La routeétait vide, blanche et poudreuse, frôlée par la rivièrequ’abritaient des saules. Sous l’un d’eux, tout à coup, Oriolaperçut deux pieds, puis, ayant fait trois pas de plus, il reconnutle père Clovis assis au bord du chemin, ses béquilles posées surl’herbe, à ses côtés.

C’était un vieux paralytique, célèbre dans tout le pays, où ilrôdait depuis dix ans d’une façon pénible et lente, sur ses jambesde chêne, comme il disait, pareil à un pauvre de Callot. Ancienbraconnier de bois et de ruisseaux, souvent saisi et condamné, ilavait pris des douleurs à ses longs affûts couchés sur l’herbehumide et à ses pêches nocturnes dans les rivières, qu’ilparcourait avec de l’eau jusqu’à mi-corps. Maintenant il geignaitet déambulait à la manière d’un crabe qui aurait perdu ses pattes.Il allait, traînant par terre la jambe droite comme une loque, etla gauche relevée, pliée en deux. Mais les garçons du pays, quicouraient, à la brune, après les filles ou après les lièvres,affirmaient qu’on rencontrait le père Clovis, rapide comme un cerfet souple comme une couleuvre, sous les buissons et dans lesclairières, et que ses rhumatismes n’étaient en somme que de la «farce à gendarmes ». Colosse surtout s’entêtait à soutenir qu’ill’avait vu, non pas une fois, mais cinquante, tendre des collets,ses béquilles sous le bras.

Et le vieil Oriol s’arrêta en face du vieux vagabond, l’espritfrappé par une idée encore confuse, car les conceptions étaientlentes dans sa tête carrée d’Auvergnat.

Il lui dit bonjour ; l’autre répondit bonjour. Puis ilsparlèrent du temps, de la vigne fleurie, de deux ou trois chosesencore ; mais comme Colosse avait pris de l’avance, son pèrele rejoignit à grands pas.

Leur source coulait toujours, claire maintenant, et tout le fonddu trou était rouge, d’un beau rouge foncé, venu d’un abondantdépôt de fer.

Les deux hommes se regardèrent souriants, puis ils se mirent ànettoyer les alentours, à enlever les pierres, dont ils firent untas. Et ayant trouvé les derniers débris du chien mort, ils lesenterrèrent en plaisantant. Mais soudain le vieil Oriol laissatomber sa bêche. Un pli malin de joie et de triomphe rida les coinsde sa lèvre plate et les bords de son œil sournois ; et il ditau fils :

– Viens-t’en, pour voir.

L’autre obéit ; ils regagnèrent la route et revinrent surleurs pas. Le père Clovis chauffait toujours au soleil ses membreset ses béquilles.

Oriol, s’arrêtant en face de lui, demanda :

– Veux-tu gagner une pièche de chent francs ?

L’autre, prudent, ne répondit rien.

Le paysan reprit :

– Hein ! chent francs ?

Alors le vagabond se décida et murmura :

– Fouchtra, quo sé damando pas !

– Eh bien ! mon païré, vlà ché qui faut faire.

Et il lui expliqua longuement, avec des malices, dessous-entendus et des répétitions sans nombre, que s’il consentait àprendre un bain d’une heure, tous les jours, de dix à onze, dans untrou qu’ils creuseraient, Colosse et lui, à côté de sa source, et àêtre guéri au bout d’un mois, ils lui donneraient cent francs enécus d’argent.

Le paralytique écoutait d’un air stupide, puis il dit :

– Pichque tous les drougures n’ont pas pu me guori, ch’est pasvotre eau qui l’ pourra.

Mais Colosse se fâcha tout à coup.

– Allons, vieux farcheur, tu chais, j’ la connais ta maladie,moi, on ne me la conte pas. Qué que tu faisais, lundi dernier, dansl’ bois de Comberombe, à onze heures de nuit ?

Le vieux répondit vivement :

– Ché pas vrai.

Mais Colosse s’animant :

– Ché pas vrai bougrrre que t’as chauté par-dechus le foché àJean Mannezat et que t’es parti par le creux Poulin ?

L’autre répéta avec énergie :

– Ché pas vrai !

– Ché pas vrai que je t’ai crié : « Ohé, Cloviche, les gendarmes», et que t’as tourné par la chente du Moulinet ?

– Ché pas vrai.

Le grand Jacques, furieux, presque menaçant, criait :

– Ah ! ché pas vrai ! Eh bien, vieux trois pattes,écoute : quand je t’y verrai, moi, au bois, la nuit, ou bien àl’eau, je te pincherai, t’entends bien, vu qu’ j’ai encore d’ pulongues jambes, et j’ t’attache à quéque arbre jusqu’au matin, oùnous allons te r’prendre, tout le village enchemble…

Le père Oriol arrêta son fils, puis très doux :

– Écoute, Cloviche, tu peux bien échayer la chose ! Nous tefaijons un bain, Coloche et moi ; t’y viens chaque jour, unmois durant. Pour cha, j’ te donne, non point chent, mais deuxchents francs. Et puis, écoute, si t’es guori, l’ mois fini, chech’ra chinq chents d’ plus. T’entends bien, chinq chents, en écusd’argent, plus deux chents, ça fait chept chents.

« Donc, deux chents pour le bain un mois durant, plus chinqchents pour la guérison. Et puis écoute : des douleurs cha r’vient.Si cha t’ reprend à l’automne, nous sommes pour rien, l’eau aurapas moins fait chon effet.

Le vieux répondit avec calme :

– Dans che cas-là j’ veux ben. Chi cha n’ réuchit pas, on l’verra toujours.

Et les trois hommes se serrèrent la main pour sceller le marchéconclu. Puis les deux Oriol retournèrent à leur source afin decreuser le bain du père Clovis.

Ils y travaillaient depuis un quart d’heure, quand ilsentendirent des voix sur la route.

C’était Andermatt et le docteur Latonne. Les deux paysansclignèrent de l’œil et cessèrent de creuser la terre.

Le banquier vint à eux, leur serra les mains ; puis tousles quatre se mirent à regarder l’eau, sans dire un mot.

Elle remuait comme celle qui s’agite sur un grand feu, jetaitses bouillons et ses gaz, puis s’écoulait vers le ruisseau par unemince rigole qu’elle avait déjà dessinée. Oriol, un sourired’orgueil sur les lèvres, dit tout à coup :

– Hein ! y en a, du fer ?

Tout le fond était déjà rouge en effet, et même les petitscailloux qu’elle baignait en s’écoulant semblaient couverts d’unesorte de moisissure pourpre.

Le docteur Latonne répondit :

– Oui, mais ça ne dit rien, ce sont ses autres qualités qu’ilfaut connaître.

Le paysan reprit :

– D’abord, Coloche et moi, nous en avons bu chacun un verre hierau choir, et cha nous a déjà tenu le corps fraîche. Pas vrai,fils ?

Le grand gars répondit avec conviction :

– Pour chûr que cha nous a tenu le corps fraîche.

Andermatt demeurait immobile, les pieds sur le bord du trou. Ilse tourna vers le médecin.

– Il nous faudrait à peu près six fois ce volume d’eau pour ceque je voudrais faire, n’est-ce pas ?

– Oui, à peu près.

– Pensez-vous qu’on les trouverait ?

– Oh ! moi, je n’en sais rien.

– Voilà ! L’achat des terrains ne pourrait s’effectuerd’une façon définitive qu’après les sondages. Il faudrait d’abordune promesse de vente notariée, une fois l’analyse connue, mais nedevant avoir son effet que si les sondages consécutifs donnent lesrésultats espérés.

Le père Oriol devint inquiet. Il ne comprenait pas. Andermattalors lui expliqua l’insuffisance d’une seule source et luidémontra qu’il ne pourrait acheter réellement que s’il en trouvaitd’autres. Mais il ne les pourrait chercher, ces autres sources,qu’après la signature d’une promesse de vente.

Les deux paysans parurent aussitôt convaincus que leurs champscontenaient autant de sources que de pieds de vignes. Il suffisaitde creuser, on verrait, on verrait.

Andermatt dit simplement :

– Oui, on verra.

Mais le père Oriol trempa sa main dans l’eau et déclara :

– Fouchtra, elle est chaude à cuire un œuf, bien plus chaude quechelle à Bonnefille.

Latonne à son tour y mouilla son doigt et reconnut que c’étaitpossible.

Le paysan continua :

– Et puis elle a plus de goût et du meilleur goût ; elle nechent pas faux, comme l’autre. Oh ! chelle-là, moi, j’enréponds, qu’elle est bonne ! J’ les connais, les eaux du pays,depuis chinquante ans que j’ les r’garde couler. J’en ai jamais vud’ plus belle, jamais, jamais !

Il se tut quelques secondes et reprit :

– Ché n’est pas pour faire l’article que j’ dis cha ! pourchûr non. J’ voudrais faire l’épreuve d’vant vous, la vraieépreuve, pas votre épreuve de pharmachien, mais l’épreuve sur unmalade. Je parie qu’elle guérirait un paralytique, chelle-là, tantqu’elle est chaude et bonne de goût, je l’ parie !

Il parut chercher dans sa tête, puis regarder au sommet desmonts voisins s’il ne découvrirait pas le paralytique désiré. Nel’ayant point découvert, il abaissa ses yeux sur la route.

À deux cents mètres de là, on distinguait, au bord du chemin,les deux jambes inertes du vagabond dont le corps était caché parle tronc du saule.

Oriol mit sa main en abat-jour sur son front et demanda à sonfils :

– Ch’est pas l’ païrè Cloviche qu’est encore là ?

Colosse répondit en riant :

– Oui, oui. Ch’est lui, il n’ s’en va pas chi vite qu’unlièvre.

Alors Oriol fit un pas vers Andermatt, et avec une convictiongrave et profonde :

– T’nez, Monchieu, écoutez-moi. En v’là un là-bas, deparalytique, que monchieu le Docteur connaît bien, mais un vrai,qu’on n’a pas vu faire un pas d’puis diche ans. Dites-le, monchieul’ Docteur ?

Latonne affirma :

– Oh ! celui-là, si vous le guérissez, je paie votre eau unfranc le verre.

Puis, se tournant vers Andermatt :

– C’est un vieux goutteux rhumatisant atteint d’une sorte decontracture spasmodique de la jambe gauche et d’une paralysiecomplète de la droite ; enfin, je crois, un incurable.

Oriol l’avait laissé dire ; il reprit lentement :

– Eh bien, monchieu l’ Docteur, voulez-vous faire l’épreuve churlui, un mois durant ? Je ne dis pas que cha réuchira, je n’dis rien, je demande cheulement à faire l’épreuve. Tenez, Colocheet moi, nous allions creuser un trou pour les pierres, eh bien,nous ferons un trou pour Cloviche ; il y pachera une heurechaque matin ; et puis nous verrons, là, nousverrons !…

Le médecin murmura :

– Vous pouvez essayer. Je réponds bien que vous ne réussirezpas.

Mais Andermatt, séduit par l’espérance d’une guérison presquemiraculeuse, accueillit avec joie l’idée du paysan ; et ilsretournèrent tous les quatre auprès du vagabond toujours immobileau soleil.

Le vieux braconnier, comprenant la ruse, feignit de refuser,résista longtemps, puis se laissa convaincre, à la conditionqu’Andermatt lui donnerait deux francs par jour pour l’heure qu’ilpasserait dans l’eau.

Et l’affaire fut conclue ainsi. Il fut même décidé qu’aussitôtle trou creusé, le père Clovis prendrait son bain ce jour-là même.Andermatt lui fournirait des vêtements pour s’habiller ensuite, etles deux Oriol lui apporteraient une ancienne hutte de bergerremisée dans leur cour, où l’infirme s’enfermerait afin de changerde hardes.

Puis le banquier et le médecin retournèrent au village. Ils seséparèrent à l’entrée, celui-ci rentrant chez lui pour sesconsultations, et celui-là allant attendre sa femme qui devaitvenir à l’établissement vers neuf heures et demie.

Elle apparut presque aussitôt. En toilette rose, des pieds à latête, chapeau rose, ombrelle rose et visage rose, elle avait l’aird’une aurore, et elle descendait le roidillon de l’hôtel, pouréviter le détour du chemin, avec un sautillement d’oiseau qui va depierre en pierre, sans ouvrir les ailes. Elle cria, dès qu’elleaperçut son mari :

– Oh ! le joli pays, je suis tout à faitcontente !

Les quelques baigneurs errant tristement dans le petit parcsilencieux se retournèrent à son passage, et Petrus Martel quifumait sa pipe, en manches de chemise à la fenêtre du billard,appela son compère Lapalme, assis dans un coin devant un verre devin blanc, en disant avec un claquement de langue :

– Bigre, voilà du nanan.

Christiane pénétra dans l’établissement, salua d’un sourire lecaissier assis à gauche de l’entrée, et d’un bonjour l’anciengeôlier assis à droite ; puis, tendant un billet à unebaigneuse vêtue comme celle de la buvette, elle la suivit dans uncorridor où donnaient les portes des salles de bains.

On la fit entrer dans l’une d’elles, assez vaste, aux murs nus,meublée d’une chaise, d’une glace et d’un chausse-pied, tandisqu’un grand trou ovale, enduit de ciment jaune comme le sol,servait de baignoire.

La femme tourna une clef pareille à celles qui font couler lesruisseaux des rues, et l’eau jaillit par une petite ouverture rondeet grillée au fond de cette cuve, qui fut bientôt remplie jusqu’auxbords, et qui déversait son trop-plein par une rigole s’enfonçantdans le mur.

Christiane, qui avait laissé sa femme de chambre à l’hôtel,refusa, pour se dévêtir, les soins de l’Auvergnate et resta seule,disant qu’elle sonnerait, si elle avait besoin de quelque chose, etpour son linge.

Et elle se déshabilla lentement, en regardant le presqueinvisible mouvement de cette onde remuée dans ce bassin clair.Lorsqu’elle fut nue, elle trempa son pied dedans et une bonnesensation chaude monta jusqu’à sa gorge : puis elle enfonça dansl’eau tiède une jambe d’abord, l’autre ensuite, et s’assit danscette chaleur, dans cette douceur, dans ce bain transparent, danscette source qui coulait sur elle, autour d’elle, couvrant soncorps de petites bulles de gaz, tout le long des jambes, tout lelong des bras, et sur les seins aussi. Elle regardait avec surpriseces innombrables et si fines gouttes d’air qui l’habillaient despieds à la tête d’une cuirasse entière de perles menues. Et cesperles, si petites, s’envolaient sans cesse de sa chair blanche, etvenaient s’évaporer à la surface du bain, chassées par d’autres quinaissaient sur elle. Elles naissaient sur sa peau comme des fruitslégers, insaisissables et charmants, les fruits de ce corps mignon,rose et frais, qui faisait pousser dans l’eau des perles.

Et Christiane se sentait si bien là-dedans, si doucement, simollement, si délicieusement caressée, étreinte par l’onde agitée,l’onde vivante, l’onde animée de la source qui jaillissait au fonddu bassin, sous ses jambes, et s’enfuyait par le petit trou dans lerebord de sa baignoire, qu’elle aurait voulu rester là toujours,sans remuer, presque sans songer. La sensation d’un bonheur calme,fait de repos et de bien-être, de tranquille pensée, de santé, dejoie discrète et de gaîté silencieuse, entrait en elle avec lachaleur exquise de ce bain. Et son esprit rêvait, vaguement bercépar le glouglou du trop-plein qui s’écoulait, il rêvait à cequ’elle ferait tantôt, à ce qu’elle ferait demain, à despromenades, à son père, à son mari, à son frère et à ce grandgarçon qui la gênait un peu depuis l’aventure du chien. Ellen’aimait pas les gens violents.

Aucun désir n’agitait son âme, calme comme son cœur dans cetteeau tiède, aucun désir, sauf cette confuse espérance d’un enfant,aucun désir d’une vie autre, d’émotion ou de passion. Elle sesentait bien, heureuse et contente.

Elle eut peur ; on ouvrait sa porte : c’était l’Auvergnateapportant le linge. Les vingt minutes étaient passées ; ilfallait déjà s’habiller. Ce fut presque un chagrin, presque unmalheur que ce réveil ; elle avait envie de prier la femme dela laisser encore quelques minutes, puis elle réfléchit que tousles jours elle retrouverait cette joie, et elle sortit de l’eauavec regret pour se rouler dans un peignoir chaud, qui la brûlaitun peu.

Comme elle s’en allait, le docteur Bonnefille ouvrit la porte deson cabinet de consultation et la pria d’entrer, en la saluant aveccérémonie. Il s’informa de sa santé, lui tâta le pouls, regarda salangue, prit des nouvelles de son appétit et de sa digestion,l’interrogea sur son sommeil, puis la reconduisit jusqu’à l’entréede l’appartement en répétant :

– Allons, allons, ça va bien, ça va bien. Mes respects, s’ilvous plaît, à monsieur votre père, un des hommes les plusdistingués que j’aie rencontrés dans ma carrière.

Elle sortit enfin, ennuyée déjà de cette obsession, et devant laporte elle aperçut le marquis qui causait avec Andermatt, Gontranet Paul Brétigny.

Son mari, dans la tête de qui toute idée nouvelle bourdonnaitsans repos, comme une mouche dans une bouteille, racontaitl’histoire du paralytique, et voulait retourner voir si le vagabondprenait son bain.

On y alla, pour lui plaire.

Mais Christiane, tout doucement, retint son frère en arrière,et, lorsqu’ils furent un peu loin des autres :

– Dis donc, je voulais te parler de ton ami ; il ne meplaît pas beaucoup, à moi. Explique-moi au juste ce qu’il est.

Et Gontran, qui connaissait Paul depuis plusieurs années,raconta cette nature passionnée, brutale, sincère et bonne, parélans.

C’était, disait-il, un garçon intelligent, dont l’âme brusque sejetait dans les idées avec impétuosité. Cédant à toutes sesimpulsions, ne sachant ni se maîtriser, ni se diriger, ni combattreune sensation par un raisonnement, ni gouverner sa vie avec uneméthode faite de convictions méditées, il obéissait à sesentraînements, excellents ou détestables, dès qu’un désir, dèsqu’une pensée, dès qu’une émotion quelconque troublait sa natureexaltée.

Il s’était battu déjà sept fois en duel, aussi prompt à insulterles gens qu’à devenir ensuite leur ami ; il avait eu desfuries d’amour pour des femmes de toutes classes, adorées avec unégal emportement, depuis l’ouvrière cueillie au seuil de sonmagasin, jusqu’à l’actrice enlevée, oui enlevée, le soir d’unepremière représentation, comme elle posait le pied dans son coupépour rentrer chez elle, et emportée par lui, dans ses bras, aumilieu des passants stupéfaits, et jetée dans une voiture quidisparaissait au galop sans qu’on pût la suivre ou larattraper.

Et Gontran conclut :

– Voilà. C’est un bon garçon, mais un fou ; très riched’ailleurs, et capable de tout, de tout, de tout quand il perd latête.

Christiane reprit :

– Quel singulier parfum il a, ça sent très bon. Qu’est-ce quec’est ?

Gontran répondit :

– Je n’en sais rien, il ne veut pas le dire ; je crois queça vient de Russie. C’est l’actrice, son actrice, celle dont je leguéris en ce moment, qui lui a donné cela. Oui, ça sent très bon eneffet.

On apercevait sur la route un attroupement de baigneurs et depaysans, car on avait coutume, chaque matin avant le déjeuner, defaire un tour sur ce chemin.

Christiane et Gontran rejoignirent le marquis, Andermatt etPaul, et ils virent bientôt, à la place où la veille encores’élevait le morne, une tête humaine, bizarre, coiffée d’une loquede feutre gris, couverte d’une grande barbe blanche, et qui sortaitde terre, une sorte de tête de décapité qu’on aurait cru pousséelà, comme une plante. Autour d’elle, des vignerons stupéfaitsregardaient, impassibles, les Auvergnats n’étant point moqueurs,tandis que trois gros messieurs, clients des hôtels de secondordre, riaient et plaisantaient.

Oriol et son fils, debout, contemplaient le vagabond quitrempait dans son trou, assis sur une pierre, avec de l’eaujusqu’au menton. On eût dit un supplicié d’autrefois, condamné pourquelque crime étrange de sorcellerie ; et il n’avait pointlâché ses béquilles baignées à côté de lui.

Andermatt, ravi, répétait :

– Bravo, bravo ! voilà un exemple que devraient suivre tousles gens du pays qui souffrent de douleurs.

Et, se penchant sur le bonhomme, il lui cria comme s’il eût étésourd :

– Êtes-vous bien ?

L’autre, qui semblait abruti complètement par cette eaubrûlante, répondit :

– Il me chemble que je fonds. Bougrre, qu’elle estchaude !

Mais le père Oriol déclara :

– Plus qu’elle est chaude, plus que t’iras bien.

Une voix dit, derrière le marquis :

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

Et M. Aubry-Pasteur, soufflant toujours, s’arrêta, au retour desa promenade quotidienne.

Alors Andermatt expliqua son projet de guérison.

Mais le vieux répétait :

– Bougrre, qu’elle est chaude !

Et il voulait sortir, demandant de l’aide pour le tirer delà.

Le banquier finit par le calmer en lui promettant vingt sous deplus par bain.

On faisait cercle autour du trou où flottaient les haillonsgrisâtres dont était couvert ce vieux corps.

Une voix dit :

– Quel pot-au-feu ! Je n’y tremperais pas une soupe.

Un autre reprit :

– La viande non plus ne m’irait guère.

Mais le marquis remarqua que les bulles d’acide carboniquesemblaient plus nombreuses, plus grosses et plus vives, dans cettenouvelle source que dans celle des bains.

Les loques du vagabond en étaient couvertes, et ces bullesmontaient à la surface en telle abondance que l’eau paraissaittraversée par des chaînettes innombrables, par des chapeletsinfinis de tout petits diamants ronds, le grand soleil du pleinciel les rendant claires comme des brillants.

Alors, Aubry-Pasteur se mit à rire :

– Parbleu, dit-il, écoutez ce qu’on fait à l’établissement. Voussavez qu’on prend une source comme un oiseau, dans une sorte depiège, ou plutôt dans une cloche. C’est ce qu’on appelle la capter.Or, l’an dernier, voici ce qui arriva à la source alimentant lesbains. L’acide carbonique, plus léger que l’eau, s’emmagasinait ausommet de la cloche, puis, lorsqu’il s’y amassait en trop grandequantité, il se trouvait refoulé dans les conduits, remontait enabondance dans les baignoires, emplissait les cabines et asphyxiaitles malades. On a eu trois accidents en deux mois. Alors on meconsulta de nouveau, et j’inventai un appareil très simple, forméde deux tuyaux, qui amenaient séparément le liquide et le gaz de lacloche, pour les mélanger à nouveau immédiatement sous le bain, etreconstituer ainsi l’eau à son état normal en évitant l’excèsdangereux d’acide carbonique. Mais mon appareil aurait coûté unmillier de francs ! Alors savez-vous ce qu’a fait legeôlier ? Je vous le donne en mille. Un trou dans la clochepour se débarrasser du gaz, qui s’envola, bien entendu. De sortequ’on vous vend des bains acidulés sans acide, ou du moins avec sipeu d’acide que ça ne vaut plus grand’chose. Tandis qu’ici,regardez.

Tout le monde était indigné ! On ne riait plus, et oncontemplait avec envie le paralytique. Chaque baigneur auraitvolontiers saisi une pioche pour se creuser un trou à côté de celuidu vagabond.

Mais Andermatt prit par le bras l’ingénieur et ils s’éloignèrenten causant. De temps en temps Aubry-Pasteur s’arrêtait, semblaittracer une ligne avec sa canne, indiquait des points ; et lebanquier écrivait des notes sur un calepin.

Christiane et Paul Brétigny s’étaient mis à parler. Il luiracontait son voyage en Auvergne, ce qu’il avait vu, et senti. Ilaimait la campagne avec ses instincts ardents où transperçaittoujours de l’animalité. Il l’aimait en sensuel qu’elle émeut, dontelle fait vibrer les nerfs et les organes.

Il disait :

– Moi, Madame, il me semble que je suis ouvert ; et toutentre en moi, tout me traverse, me fait pleurer ou grincer desdents. Tenez, quand je regarde cette côte-là en face, ce grand plivert, ce peuple d’arbres qui grimpe la montagne, j’ai tout le boisdans les yeux ; il me pénètre, m’envahit, coule dans monsang ; et il me semble aussi que je le mange, qu’il m’emplitle ventre ; je deviens un bois moi-même !

Il riait, en racontant cela, ouvrait ses grands yeux ronds,tantôt sur le bois et tantôt sur Christiane ; et elle,surprise, étonnée, mais facile à impressionner, se sentait aussidévorée, comme le bois, par ce regard avide et large.

Paul reprit :

– Et si vous saviez quelles jouissances je dois à mon nez. Jebois cet air-là, je m’en grise, j’en vis, et je sens tout ce qu’ily a dedans, tout, absolument tout. Tenez, je vais vous le dire.D’abord avez-vous remarqué, depuis que vous êtes ici, une odeurdélicieuse, à laquelle aucune autre odeur n’est comparable, sifine, si légère, qu’elle semble presque… comment dirais-je… uneodeur immatérielle ? On la retrouve partout, on ne la saisitnulle part, on ne découvre pas d’où elle sort ! Jamais, jamaisrien de plus… de plus divin ne m’avait troublé le cœur… Eh bien,c’est l’odeur de la vigne en fleurs ! Oh ! j’ai étéquatre jours à le découvrir. Et n’est-ce pas charmant à penser,Madame, que la vigne, qui nous donne le vin, le vin que peuventseuls comprendre et savourer les esprits supérieurs, nous donneaussi le plus délicat et le plus troublant des parfums, que peuventseuls découvrir les plus raffinés des sensuels ? Et puis,reconnaissez-vous aussi la senteur puissante des châtaigniers, lasaveur sucrée des acacias, les aromates de la montagne, et l’herbe,l’herbe qui sent si bon, si bon, si bon, ce dont personne ne sedoute ?

Elle était stupéfaite d’écouter ces choses, non pas qu’ellesfussent surprenantes, mais elles lui paraissaient d’une nature sidifférente de celles entendues autour d’elle, chaque jour, que sapensée en demeurait saisie, émue, troublée.

Il parlait toujours, de sa voix un peu sourde, mais chaude.

– Et puis, tenez, reconnaissez-vous aussi, dans l’air, sur lesroutes, quand il fait chaud, un petit goût de vanille ? – Oui,n’est-ce pas ? – Eh bien, c’est… c’est… mais je n’ose pas vousle dire.

Il riait tout à fait maintenant ; et soudain, étendant lamain devant lui :

– Regardez !

Une file de voitures chargées de foin s’en venaient traînées pardes vaches accouplées deux par deux. Les bêtes lentes, le frontbas, la tête inclinée par le joug, les cornes liées à la barre debois, marchaient péniblement ; et on voyait sous leur peausoulevée remuer les os de leurs jambes. Devant chaque attelage, unhomme en manches de chemise, en gilet et en chapeau noir, allait,une baguette à la main, réglant l’allure des animaux. De temps entemps il se tournait, et, sans jamais frapper, touchait l’épaule oule front d’une vache qui clignait ses gros yeux vagues et obéissaità son geste.

Christiane et Paul se rangèrent pour les laisser passer.

Il lui dit :

– Sentez-vous ?

Elle s’étonna :

– Quoi donc ? ça sent l’étable.

– Oui, ça sent l’étable ; et toutes ces vaches qui vont parles chemins, car il n’y a point de chevaux dans ce pays, sèment surles routes cette odeur d’étable qui, mêlée à la poussière fine,donne au vent une saveur de vanille.

Christiane, un peu dégoûtée, murmura :

– Oh !

Il reprit :

– Permettez, en ce moment j’analyse comme un pharmacien. En toutcas, nous sommes, Madame, dans le pays le plus séduisant, le plusdoux, le plus reposant que j’aie jamais vu. Un pays de l’âge d’or.Et la Limagne, oh ! la Limagne ! Mais je ne vous en parlepas, je veux vous la montrer. Vous verrez !

Le marquis et Gontran les rejoignirent. Le marquis passa sonbras sous celui de sa fille, et la faisant tourner et revenir surses pas pour rentrer déjeuner, il dit :

– Écoutez, les enfants, cela vous regarde tous les trois.William, qui devient fou quand il a une idée en tête, ne rêve plusque de sa ville à bâtir et il veut séduire la famille Oriol. Ildésire donc que Christiane fasse la connaissance des petites, pourvoir si elles sont possibles. Mais il ne faut pas que le père sedoute de notre ruse. Alors j’ai eu une idée, c’est d’organiser unefête de charité. Toi, ma fille, tu vas aller voir le curé ;vous chercherez ensemble deux de ses paroissiennes pour quêter avectoi. Tu comprends lesquelles tu lui feras désigner ; et il lesinvitera sous sa responsabilité. Quant à vous, les hommes, vousallez préparer une tombola au Casino, avec le secours de PetrusMartel, de sa troupe et de son orchestre. Et si les petites Oriolsont gentilles, comme on les dit fort bien élevées dans leurcouvent, Christiane fera leur conquête.

Chapitre 5

 

Pendant huit jours, Christiane ne s’occupa que de la préparationde cette fête. Le curé, en effet, parmi ses paroissiennes, n’avaittrouvé que les petites Oriol qui fussent dignes de quêter avec lafille du marquis de Ravenel ; et, heureux de pouvoir se mettreen avant, il avait fait toutes les démarches, tout organisé, toutréglé, et invité lui-même les jeunes filles comme si l’idéepremière venait de lui.

La commune était agitée ; et les mornes baigneurs, tenantun nouveau sujet de conversation, emplissaient les tables d’hôted’aperçus variés sur les recettes possibles des deux séances,religieuse et profane.

La journée commença bien. Il faisait un admirable temps d’été,chaud et clair, brillant dans la plaine et délicieux sous lesarbres du village.

La messe était à neuf heures, une messe rapide, en musique.Christiane, arrivée avant l’office pour jeter un coup d’œil surl’ornementation de l’église faite avec des guirlandes de fleursvenues de Royat et de Clermont-Ferrand, entendit marcher derrièreelle ; le curé, l’abbé Litre, la suivait accompagné despetites Oriol, et il fit les présentations. Christiane aussitôtinvita les jeunes filles à déjeuner. Elles acceptèrent enrougissant et en saluant avec des révérences.

Les fidèles commençaient à arriver.

Elles s’assirent toutes les trois sur trois chaises d’honneur,qu’on leur avait préparées au bord du chœur, en face de troisautres occupées par de jeunes garçons endimanchés, fils du maire,de l’adjoint et d’un conseiller municipal, choisis pour accompagnerles quêteuses et pour flatter l’autorité locale.

Tout se passa fort bien d’ailleurs.

L’office fut court. La quête donna cent dix francs qui, jointsaux cinq cents d’Andermatt, aux cinquante francs du marquis et auxcent francs de Paul Brétigny, faisaient un total de sept centsoixante, ce qui n’était jamais arrivé dans la commune d’Enval.

Puis, après la cérémonie, on emmena à l’hôtel les petites Oriol.Elles paraissaient un peu intimidées, sans gaucherie cependant, etne parlaient guère, plutôt par modestie que par crainte. Ellesdéjeunèrent à table d’hôte, et elles plurent aux hommes, à tous leshommes.

L’aînée, plus grave, la cadette, plus vive, l’aînée plus commeil faut, au sens vulgaire du mot, la cadette, plus gracieuse, ellesse ressemblaient pourtant aussi complètement que peuvent seressembler deux sœurs.

Dès que le repas fut fini, on se rendit au Casino pour le tiragede la tombola qui avait lieu à deux heures.

Le parc, déjà envahi par les baigneurs et les paysans mêlés,présentait l’aspect d’une fête foraine.

Sous leur kiosque chinois, les musiciens exécutaient unesymphonie champêtre, œuvre de Saint-Landri lui-même. Paul, quiaccompagnait Christiane, s’arrêta :

– Tiens, dit-il, c’est joli cela. Il a du talent ce garçon. Avecun orchestre, ça ferait un grand effet.

Puis il demanda :

– Aimez-vous la musique, Madame ?

– Beaucoup.

– Moi, elle me ravage. Quand j’écoute une œuvre que j’aime, ilme semble d’abord que les premiers sons détachent ma peau de machair, la fondent, la dissolvent, la font disparaître et melaissent, comme un écorché vif, sous toutes les attaques desinstruments. Et c’est en effet sur mes nerfs que joue l’orchestre,sur mes nerfs à nu, frémissants, qui tressaillent à chaque note. Jel’entends, la musique, non pas seulement avec mes oreilles, maisavec toute la sensibilité de mon corps, vibrant des pieds à latête. Rien ne me procure un pareil plaisir, ou plutôt un pareilbonheur.

Elle souriait et dit :

– Vous sentez vivement.

– Parbleu ! À quoi servirait de vivre si on ne sentait pasvivement ? Je n’envie pas les gens qui ont sur le cœur unecarapace de tortue ou un cuir d’hippopotame. Ceux-là seuls sontheureux qui souffrent par leurs sensations, qui les reçoivent commedes chocs et les savourent comme des friandises. Car il fautraisonner toutes nos émotions, heureuses ou tristes, s’enrassasier, s’en griser jusqu’au bonheur le plus aigu ou jusqu’à ladétresse la plus douloureuse.

Elle leva les yeux sur lui, un peu surprise comme elle l’étaitdepuis huit jours par toutes les choses qu’il disait.

Depuis huit jours, en effet, ce nouvel ami, car il était devenuson ami tout de suite, malgré la répugnance des premières heures,secouait à tout instant la tranquillité de son âme, et l’agitaitcomme on agite un bassin en y jetant des pierres. Et il jetait despierres, de grosses pierres, dans cette pensée encoreensommeillée.

Le père de Christiane, comme tous les pères, l’avait toujourstraitée en petite fille à qui on ne doit pas diregrand’chose ; son frère la faisait rire et non pointréfléchir ; son mari ne s’imaginait pas qu’on dût parler dequoi que ce fût avec sa femme en dehors des intérêts de la viecommune ; et elle avait vécu jusqu’ici dans une torpeurd’esprit satisfaite et douce.

Ce nouveau venu ouvrait son intelligence à coups d’idées quiressemblaient à des coups de hache. C’était d’ailleurs un de ceshommes qui plaisent aux femmes, à toutes les femmes, par sa naturemême, par l’acuité vibrante de ses émotions. Il savait leur parler,tout leur dire, et il leur faisait tout comprendre. Incapable d’uneffort continu, mais intelligent à l’extrême, aimant toujours oudétestant avec passion, parlant de tout avec une fougue naïved’homme frénétiquement convaincu, aussi changeant qu’il étaitenthousiaste, il avait à l’excès le vrai tempérament des femmes,leur crédulité, leur charme, leur mobilité, leur nervosité, avecl’intelligence supérieure, active, ouverte et pénétrante d’unhomme.

Gontran les rejoignit brusquement :

– Retournez-vous, dit-il, et regardez le ménage Honorat.

Ils se retournèrent et aperçurent le docteur Honorat flanquéd’une grosse et vieille dame en robe bleue, dont la tête semblaitun jardin de pépiniériste, toutes les variétés de plantes et defleurs se trouvant réunies sur son chapeau.

Christiane, stupéfaite, demanda :

– C’est sa femme ? mais elle a quinze ans de plus quelui !

– Oui, soixante-cinq ans : une ancienne sage-femme aimée entredeux accouchements. C’est du reste, paraît-il, un de ces ménages oùon se cogne du matin au soir.

Ils revenaient vers le Casino, attirés par les clameurs dupublic. Sur une grande table, devant l’établissement, étaientétalés les lots de la tombola dont Petrus Martel, assisté de MlleOdelin, de l’Odéon, une toute petite brunette, tirait et annonçaitles numéros, avec des boniments de charlatan qui amusaient beaucoupla foule. Le marquis, accompagné des petites Oriol et d’Andermatt,reparut et demanda :

– Restons-nous ici ? C’est bien bruyant.

Alors on se décida à faire une promenade sur la route à mi-côtequi va d’Enval à La Roche-Pradière.

Pour l’atteindre, ils montèrent d’abord, l’un derrière l’autre,un sentier étroit à travers les vignes. Christiane marchait entête, d’un pas souple et rapide. Depuis son arrivée en ce pays,elle se sentait exister d’une façon nouvelle, avec une activité deplaisir et de vie qu’elle ne connaissait point autrefois. Peut-êtreles bains, la faisant mieux portante, la débarrassant des légerstroubles des organes qui gênent et attristent sans cause sensible,la disposaient-ils à mieux percevoir, à mieux goûter toutes choses.Peut-être se sentait-elle simplement animée, fouettée par laprésence et l’ardeur d’esprit de ce garçon inconnu qui luiapprenait à comprendre.

Elle respirait par grands souffles prolongés en songeant à toutce qu’il avait dit sur les parfums errant dans le vent. « C’estvrai, pensait-elle, qu’il m’a enseigné à sentir l’air. » Et elleretrouvait toutes les odeurs, celle de la vigne surtout, si légère,si fine, si fuyante.

Elle atteignit la route, et des groupes se formèrent. Andermattet Louise Oriol, l’aînée, partirent en avant en causant durendement des terres en Auvergne. Elle savait, cette Auvergnate,vraie fille de son père, douée de l’instinct héréditaire, tous lesdétails précis et pratiques de la culture ; et elle les disaitde sa voix sage, d’un ton gentil, avec l’accent discret qu’on luiavait enseigné au couvent.

Tout en l’écoutant il la regardait de côté et trouvait charmantecette fillette grave, déjà si pratiquement instruite. Il répétaitparfois, un peu surpris :

– Comment ! la terre vaut jusqu’à trente mille francsl’hectare dans la Limagne ?

– Oui, Monsieur, quand elle est plantée de beaux pommiers quidonnent des pommes de dessert. C’est notre contrée qui fournitpresque tous les fruits qu’on mange à Paris. »

Alors il se retourna pour considérer la Limagne avec estime, carde la route qu’ils suivaient on apercevait, à perte de vue, lavaste plaine toujours couverte d’une petite brume de vapeurbleue.

Christiane et Paul aussi s’étaient arrêtés en face de l’immensepays voilé, si doux à l’œil qu’ils seraient demeurés indéfiniment àle contempler ainsi.

La route maintenant était abritée par des noyers énormes dontl’ombre opaque faisait passer une fraîcheur sur la peau. Elle nemontait plus, et serpentait à mi-hauteur sur le versant de la côtetapissée de vignes d’abord, puis d’herbe rase et verte jusqu’à lacrête, peu élevée en cet endroit.

Paul murmura :

– Est-ce beau ? dites, est-ce beau ? Et pourquoi cepaysage m’attendrit-il ? Oui, pourquoi ? Il s’en dégageun charme si profond, si large, si large surtout, qu’il me pénètrejusqu’au cœur. Il semble, en regardant cette plaine, que la penséeouvre les ailes, n’est-ce pas ? Et elle s’envole, elle plane,elle passe, elle s’en va là-bas, plus loin, vers tous les paysrêvés que nous ne verrons jamais. Oui, tenez, cela est admirableparce que cela ressemble à une chose rêvée bien plus qu’à une chosevue.

Elle l’écoutait sans rien dire, attendant, espérant, recueillantchacune de ses paroles ; et elle se sentait émue, sans tropsavoir pourquoi. Elle entrevoyait en effet d’autres pays, les paysbleus, les pays roses, les pays invraisemblables et merveilleux,introuvables et toujours cherchés qui nous font juger médiocrestous les autres.

Il reprit :

– Oui, c’est beau, parce que c’est beau. D’autres horizons sontplus frappants et moins harmonieux. Ah ! Madame, la beauté, labeauté harmonieuse ! Il n’y a que cela au monde. Rien n’existeque la beauté ! Mais combien peu la comprennent ! Laligne d’un corps, d’une statue ou d’une montagne, la couleur d’untableau ou celle de cette plaine, le je ne sais quoi de la Joconde,une phrase qui vous mord jusqu’à l’âme, ce rien de plus qui fait unartiste aussi créateur que Dieu, qui donc le distingue parmi leshommes ?

« Tenez, je vais vous dire deux strophes de Baudelaire.

Et il déclama :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,

Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu,

Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte

D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu !

De Satan ou de Dieu qu’importe, ange ou sirène,

Qu’importe si tu rends – fée aux yeux de velours,

Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine,

L’univers moins hideux et les instants moins lourds !

Christiane maintenant le regardait, étonnée de son lyrisme,l’interrogeant de l’œil, ne comprenant pas bien quelle choseextraordinaire pouvait contenir cette poésie.

Il devina sa pensée, et s’irrita de ne lui avoir pointcommuniqué son exaltation, car il les avait fort bien dits, cesvers, et il reprit avec une nuance de dédain :

– Je suis un fou de vouloir vous forcer à goûter un poète d’uneinspiration aussi subtile. Un jour viendra, je l’espère, où voussentirez, comme moi, ces choses-là. Les femmes, douées de bien plusd’intuition que de compréhension, ne saisissent les intentionssecrètes et voilées de l’art que si on fait d’abord un appelsympathique à leur pensée.

Et, la saluant, il ajouta :

– Je m’efforcerai, Madame, de faire cet appel sympathique.

Elle ne le trouva pas impertinent, mais bizarre ; etd’ailleurs elle ne cherchait même plus à comprendre, frappéesoudain par une remarque qu’elle n’avait pas encore faite : Ilétait fort élégant, mais d’une taille trop haute et trop forte,d’une allure trop virile pour qu’on s’aperçût tout de suite de larecherche fine de sa toilette.

Et puis sa tête avait quelque chose de brutal, d’inachevé quidonnait à toute sa personne un aspect un peu lourd au premier coupd’œil. Mais lorsqu’on s’était accoutumé à ses traits on y trouvaitdu charme, un charme puissant et rude qui devenait par moments trèsdoux, selon les inflexions tendres de sa voix toujours voilée.

Christiane se disait, en remarquant pour la première foiscombien il était soigné des pieds à la tête : « Décidément, c’estun homme dont il faut découvrir une à une les qualités. »

Mais Gontran les rejoignait en courant. Il criait :

– Sœur, hé, Christiane, attends !

Et, lorsqu’il les eut rattrapés, il leur dit, riant encore :

– Oh ! venez donc écouter la petite Oriol, elle est drôlecomme tout, elle a un esprit étonnant. Papa a fini par la mettre àson aise, et elle nous raconte les choses les plus comiques de laterre. Attendez-les.

Et ils attendirent le marquis, qui s’en venait avec la cadettedes fillettes, Charlotte Oriol.

Elle racontait, avec une verve enfantine et sournoise, deshistoires du village, des naïvetés et des roueries de paysans. Etelle les imitait avec leurs gestes, leurs allures lentes, leursparoles graves, leurs fouchtra, leurs innombrables bougrrre qu’elleprononçait bigrrre, mimant, d’une façon qui rendait charmante sajolie figure éveillée, tous les mouvements de leurs physionomies.Ses yeux vifs brillaient : sa bouche, assez grande, s’ouvrait bien,montrant de belles dents blanches ; son nez, un peu relevé,lui donnait un air d’esprit, et elle était fraîche, d’une fraîcheurde fleur à faire frémir d’envie les lèvres.

Le marquis ayant passé presque toute son existence dans sesterres, Christiane et Gontran, élevés dans le château familial, aumilieu des fiers et gros fermiers normands qu’on recevaitquelquefois à table, suivant l’usage, et dont les enfants,camarades de première communion, étaient traités par euxfamilièrement, savaient parler à cette petite campagnarde aux troisquarts mondaine déjà, avec une franchise amicale, un tact cordialet sûr qui éveillait tout de suite en elle une assurance gaie etconfiante.

Andermatt et Louise revenaient, ayant été jusqu’au village et nevoulant point y pénétrer.

Et tout le monde s’assit au pied d’un arbre, sur l’herbe dufossé.

Ils restèrent là longtemps, causant doucement, de tout et derien, dans une languissante torpeur de bien-être. Parfois unecharrette passait, toujours traînée par les deux vaches dont lejoug inclinait et tordait les têtes, et toujours conduite par unpaysan au ventre creux, coiffé du grand chapeau noir, dirigeant lesbêtes du bout de sa mince baguette avec des mouvements de chefd’orchestre.

L’homme se découvrait, saluant les petites Oriol ; et lesfillettes répondaient par un « bonjour » familier, jeté de leursvoix jeunes.

Puis, comme l’heure avançait, on rentra.

En approchant du parc, Charlotte Oriol s’écria :

– Oh ! la bourrée ! la bourrée !

On dansait la bourrée, en effet, sur un vieil air auvergnat.

Paysans et paysannes marchaient et sautaient en faisant desgrâces, tournaient et se saluaient ; celles-ci pinçant etsoulevant leurs jupes avec deux doigts de chaque main ;ceux-là les bras ballants ou arrondis comme des anses.

L’air monotone et gentil dansait aussi dans le vent plus fraisdu soir ; c’était toujours la même phrase chantée par leviolon sur un ton suraigu, et dont les autres instrumentsscandaient le rythme, rendaient l’allure plus bondissante. Etc’était bien la musique simple et paysanne, alerte et sans art, quiconvenait à ce menuet rustique et lourdaud.

Les baigneurs aussi essayaient de danser. Petrus Martelbondissait en face de la petite Odelin, maniérée comme unemarcheuse de ballet ; le comique Lapalme mimait un pasextravagant autour de la caissière du Casino, qui semblait agitéepar des souvenirs de Bullier.

Mais soudain Gontran aperçut le docteur Honorat qui s’en donnaitde tout son cœur et de toutes ses jambes, et exécutait la bourréeclassique en véritable Auvergnat pur sang.

L’orchestre se tut. Tous s’arrêtèrent. Le docteur vint saluer lemarquis.

Il s’essuyait le front et soufflait.

– C’est bon, dit-il, d’être jeune, quelquefois.

Gontran lui posa la main sur l’épaule, et, souriant d’un airmauvais :

– Vous ne m’aviez pas dit que vous étiez marié.

Le médecin cessa de s’essuyer, et répondit avec gravité :

– Oui, je le suis, et mal.

– Vous dites ?

– Je dis : mal marié. Ne faites jamais cette folie-là, jeunehomme.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? Tenez, voilà vingt ans que je suis marié, ehbien, je ne m’y accoutume pas. Tous les soirs en rentrant, je medis : « Tiens, cette vieille dame est encore chez moi ! Ellene s’en ira donc jamais ? »

Tout le monde se mit à rire, tant il avait l’air sérieux etconvaincu.

Mais les cloches d’hôtel sonnaient le dîner. La fête étaitterminée. On reconduisit Louise et Charlotte Oriol à la maisonpaternelle, et quand on les eut quittées, on parla d’elles.

Tout le monde les trouvait charmantes. Seul, Andermatt préféraitl’aînée. Le marquis dit :

– Comme la nature féminine est souple ! Le seul voisinagede l’or paternel dont elles ne connaissent même pas l’usage, a faitdes dames de ces campagnardes.

Christiane ayant demandé à Paul Brétigny :

– Et vous, laquelle préférez-vous ?

Il murmura :

– Oh ! moi, je ne les ai même pas regardées. Ce n’est paselles que je préfère.

Il avait parlé très bas ; et elle ne répondit rien.

Chapitre 6

 

Les jours qui suivirent furent charmants pour ChristianeAndermatt. Elle vivait, le cœur léger et l’âme en joie. Le bain dumatin était son premier plaisir, un délicieux plaisir à fleur depeau, une demi-heure exquise dans l’eau chaude et courante qui ladisposait à être heureuse jusqu’au soir. Elle était heureuse eneffet dans toutes ses pensées et dans tous ses désirs. L’affectiondont elle se sentait entourée et pénétrée, l’ivresse de la viejeune, battant dans ses veines, et puis aussi ce cadre nouveau, cepays superbe, fait pour le rêve et pour le repos, large et parfumé,qui l’enveloppait comme une grande caresse de la nature,éveillaient en elle des émotions neuves. Tout ce qui l’approchait,tout ce qui la touchait, continuait cette sensation du matin, cettesensation d’un bain tiède, d’un grand bain de bonheur où elle seplongeait corps et âme.

Andermatt, qui devait passer à Enval une quinzaine sur deux,était reparti pour Paris en recommandant à sa femme de bien veillerà ce que le paralytique ne cessât point son traitement.

Chaque jour donc, avant le déjeuner, Christiane, son père, sonfrère et Paul allaient voir ce que Gontran appelait la « soupe dupauvre ». D’autres baigneurs y venaient aussi et on faisait cercleautour du trou en causant avec le vagabond.

Il ne marchait pas mieux, affirmait-il, mais il se sentait lesjambes pleines de fourmis ; et il racontait comment cesfourmis allaient, venaient, montaient jusqu’aux cuisses,redescendaient jusqu’au bout des doigts. Et il les sentait même lanuit, ces bêtes chatouilleuses qui le piquaient et lui ôtaient lesommeil.

Tous les étrangers et les paysans, partagés en deux camps, celuides confiants et celui des incrédules, s’intéressaient à cettecure.

Après le déjeuner, Christiane allait souvent chercher lespetites Oriol, afin de faire ensemble une promenade. C’étaient lesseules femmes de la station avec qui elle pût causer, avec qui ellepût avoir des relations agréables, à qui elle pût donner un peu deconfiance amicale et demander un peu d’affection féminine. Elleavait pris goût tout de suite au bon sens sérieux et souriant del’aînée et plus encore à l’esprit sournois et drôle de la cadette,et c’était moins pour complaire à son mari que pour son propreagrément qu’elle recherchait maintenant l’amitié des deuxfillettes.

On partait pour une excursion, tantôt en landau, dans un vieuxlandau de voyage à six places, trouvé chez un loueur de Riom, ettantôt à pied.

Ils aimaient surtout un petit vallon sauvage auprès deChâtel-Guyon, conduisant à l’ermitage de Sans-Souci.

Dans le chemin étroit, suivi à pas lents, sous les sapins, aubord de la petite rivière, ils s’en allaient deux par deux etcausant. À tous les passages du ruisseau que la sente traversaitsans cesse, Paul et Gontran, debout sur des pierres dans lecourant, prenaient les femmes chacun par un bras et les enlevaientd’une secousse pour les déposer de l’autre côté. Et chacun de cesgués changeait l’ordre des promeneurs.

Christiane allait de l’un à l’autre, mais trouvait le moyen,chaque fois, de rester seule quelque temps avec Paul Brétigny, soiten avant, soit en arrière.

Il n’avait plus avec elle les mêmes manières que dans lespremiers jours, il était moins rieur, moins brusque, moinscamarade, mais plus respectueux et plus empressé.

Leurs conversations cependant prenaient une allure intime et leschoses du cœur y tenaient une grande place. Il parlait de sentimentet d’amour en homme qui connaît ces sujets, qui a sondé latendresse des femmes et qui leur doit autant de bonheur que desouffrance.

Elle, ravie, un peu émue, le poussait aux confidences, avec unecuriosité ardente et rusée. Tout ce qu’elle savait de lui éveillaiten elle un désir aigu d’en connaître davantage, de pénétrer, par lapensée, dans une de ces existences d’hommes entrevues par leslivres, dans une de ces existences pleines d’orages et de mystèresd’amour.

Poussé par elle il lui disait chaque jour un peu plus de sa vie,de ses aventures et de ses chagrins, avec une chaleur de parole queles brûlures de son souvenir rendaient parfois passionnée, et quele désir de plaire faisait astucieuse aussi.

Il ouvrait devant ses yeux un monde inconnu et trouvait des motséloquents pour exprimer les subtilités du désir et de l’attente, leravage des espérances grandissantes, la religion des fleurs et desbouts de rubans, de tous les petits objets gardés, l’énervement desdoutes subits, l’angoisse des suppositions alarmantes, les torturesde la jalousie, et l’inexprimable folie du premier baiser.

Et il savait conter tout cela d’une façon très convenable,voilée, poétique et entraînante. Comme tous les hommes hantés sanscesse par le désir et la pensée de la femme, il parlaitdiscrètement de celles qu’il avait aimées avec une fièvre encorepalpitante. Il se rappelait mille détails gentils, faits pourémouvoir le cœur, mille circonstances délicates faites pourmouiller le coin des yeux, et toutes ces mignonnes futilités de lagalanterie qui rendent les rapports d’amour, entre gens d’âme fineet d’esprit cultivé, ce qu’il y a de plus élégant et de plus jolipar le monde.

Toutes ces causeries troublantes et familières, renouveléeschaque jour, chaque jour plus prolongées, tombaient sur le cœur deChristiane ainsi que des graines qu’on jette en terre. Et le charmedu grand pays, l’air savoureux, cette Limagne bleue, et si vastequ’elle semblait agrandir l’âme, ces cratères éteints sur lamontagne, vieilles cheminées du monde qui ne servaient plus qu’àchauffer des eaux pour les malades, la fraîcheur des ombrages, lebruit léger des ruisseaux dans les pierres, tout cela aussipénétrait le cœur et la chair de la jeune femme, les pénétrait etles amollissait comme une pluie douce et chaude sur un sol encorevierge, une pluie qui fera germer les fleurs dont il a reçu lasemence.

Elle sentait bien que ce garçon lui faisait un peu la cour,qu’il la trouvait jolie, plus que jolie même ; et le désir delui plaire lui donnait, à elle, mille inventions rusées et simplesen même temps, pour le séduire et le conquérir.

Quand il avait l’air ému, elle le quittait brusquement ;quand elle pressentait dans sa bouche une allusion attendrie, ellelui jetait, avant que la phrase fût terminée, un de ces regardscourts et profonds qui entrent comme du feu au cœur des hommes.

Elle avait de fines paroles, de doux mouvements de tête, desgestes distraits de la main, et des airs mélancoliques bien vitearrêtés par un sourire pour lui montrer, sans lui rien dire, qu’ilne perdait pas ses efforts.

Que voulait-elle ? Rien. Qu’attendait-elle de cela ?Rien. Elle s’amusait à ce jeu uniquement parce qu’elle était femme,parce qu’elle n’en sentait point le danger, parce que, sans rienpressentir, elle voulait voir ce qu’il ferait.

Et puis en elle s’était développée tout à coup cette coquetterienative qui couve dans les veines de toutes les créatures femelles.L’enfant endormie et naïve d’hier s’était éveillée brusquement,souple et perspicace, en face de cet homme qui lui parlait sanscesse d’amour. Elle devinait le trouble croissant de sa penséeauprès d’elle, elle voyait l’émotion naissante de son regard, etelle comprenait les intonations différentes de sa voix, avec cetteintuition particulière de celles qui se sentent sollicitéesd’aimer.

D’autres hommes déjà lui avaient fait la cour dans les salonssans obtenir d’elle autre chose que des moqueries de gamine égayée.La banalité de leurs compliments l’amusait ; leurs mines desoupirants tristes l’emplissaient de joie ; et elle répondaitpar des niches à toutes les manifestations de leur émotion.

Avec celui-là, elle s’était sentie soudain en face d’unadversaire séduisant et dangereux ; et elle était devenue cetêtre adroit, clairvoyant par instinct, armé d’audace et desang-froid, qui, tant que son cœur reste libre, guette, surprend etentraîne les hommes dans l’invisible filet du sentiment.

Lui, dans les premiers temps l’avait trouvée niaise. Accoutuméaux femmes aventureuses, exercées à l’amour comme un vieux troupierl’est à la manœuvre, expertes à toutes les ruses de la galanterieet de la tendresse, il jugeait banal ce cœur simple, et le traitaitavec un léger dédain.

Mais peu à peu cette candeur même l’avait amusé, et puisséduit ; et, cédant à sa nature entraînable, il avait commencéà entourer de soins attendris la jeune femme.

Il savait bien que le meilleur moyen de troubler une âme pureétait de lui parler sans cesse d’amour, en ayant l’air de songeraux autres ; et, se prêtant alors avec astuce à la curiositéfriande qu’il avait éveillée en elle, il s’était mis, sous prétextede confidences, à lui faire sous l’ombre des bois un véritablecours de passion.

Il s’amusait, comme elle, à ce jeu, lui montrait par toutes lesmenues attentions que savent trouver les hommes, le goûtgrandissant qu’il avait pour elle, et se posait en amoureux sans sedouter encore qu’il le deviendrait vraiment.

Ils faisaient cela, l’un et l’autre, tout le long des lentespromenades aussi naturellement qu’il est naturel de prendre un bainquand on se trouve, par un jour chaud, au bord d’une rivière.

Mais à partir du moment où la vraie coquetterie se déclara chezChristiane, à partir de l’heure où elle découvrit toutes lesadresses natives de la femme pour séduire les hommes, où elle semit en tête de jeter à ses genoux ce passionné, comme elle auraitentrepris de gagner une partie de croket, il se laissa prendre, ceroué candide, aux mines de cette innocente, et il commença àl’aimer.

Alors il devint gauche, inquiet, nerveux ; et elle letraita comme un chat fait d’une souris.

Avec une autre il n’eût point été gêné, il eût parlé, il l’eûtconquise par sa fougue entraînante ; avec elle il n’osait pas,tant elle lui semblait différente de toutes celles qu’il avaitconnues.

Les autres, en somme, étaient des femmes déjà brûlées par lavie, à qui on pouvait tout dire, avec qui on pouvait oser lesappels les plus hardis, en leur murmurant près des lèvres lesparoles frémissantes qui enflamment le sang. Il se savait, il sesentait irrésistible quand il pouvait communiquer librement àl’âme, au cœur, aux sens de celle qu’il aimait le désir impétueuxdont il était ravagé.

Auprès de Christiane il se croyait auprès d’une jeune fille,tant il la devinait novice ; et tous ses moyens restaientparalysés. Et puis il la chérissait d’une façon nouvelle, comme uneenfant, et comme une fiancée. Il la désirait ; et il avaitpeur d’y toucher, de la salir, de la faner. Il n’avait pas envie del’étreindre à la broyer dans ses bras, comme les autres, mais de semettre à genoux pour baiser sa robe et d’embrasser doucement, avecune lenteur infiniment chaste et tendre, les petits cheveux de sestempes, les coins de sa bouche, et ses yeux, ses yeux fermés dontil sentirait le regard bleu, le regard charmant éveillé sous lapaupière baissée. Il aurait voulu la protéger contre tout le mondeet contre tout, ne pas la laisser coudoyer des gens communs,regarder des gens laids, passer à côté de gens malpropres. Ilaurait voulu enlever la boue des rues qu’elle traversait, lescailloux des chemins, les ronces et les branches des bois, fairetout facile et délicieux autour d’elle, et la porter toujours pourqu’elle ne marchât jamais. Et il s’irritait qu’elle dût causer avecses voisins d’hôtel, manger les médiocres nourritures de la tabled’hôte, subir toutes les petites choses désagréables et inévitablesde l’existence.

Il ne savait que lui dire, tant il avait de pensées pourelle ; et son impuissance à exprimer l’état de son cœur, àrien accomplir de ce qu’il aurait voulu faire, à lui témoignerl’impérieux besoin de se dévouer qui lui brûlait les veines, luidonnait des aspects de bête féroce enchaînée et, en même temps,d’étranges envies de sangloter.

Elle voyait tout cela sans le comprendre complètement, et s’enamusait avec la joie maligne des coquettes.

Lorsqu’ils étaient restés derrière les autres et qu’ellesentait, à son allure, qu’il allait enfin dire quelque chosed’inquiétant, elle se mettait brusquement à courir pour rattraperson père, et, l’ayant rejoint, elle criait :

– Si nous faisions une partie de quatre coins.

Les parties de quatre coins servaient en général de terme auxexcursions. On cherchait une clairière, un bout de route pluslarge, et on jouait, comme des gamins en promenade.

Les petites Oriol et Gontran lui-même prenaient un grand plaisirà cet amusement qui satisfaisait l’incessante envie de courir queportent en eux tous les êtres jeunes. Seul, Paul Brétigny grognait,obsédé par d’autres idées, puis, s’animant peu à peu, il se mettaità la partie avec plus de fureur que les autres afin de prendreChristiane, de la toucher, de poser la main brusquement sur sonépaule ou sur son corsage.

Le marquis, dont la nature indifférente et nonchalante seprêtait à tout pourvu qu’on ne troublât point sa quiétude,s’asseyait au pied d’un arbre et regardait s’ébattre sonpensionnat, comme il disait. Il trouvait fort bonne cette viepaisible, et le monde entier parfait.

Cependant, les allures de Paul effrayèrent bientôt Christiane.Un jour même, elle eut peur de lui.

Ils étaient allés, un matin, avec Gontran au fond de la bizarrecrevasse, d’où coule le ruisseau d’Enval, ce qu’on appelle la Findu Monde.

La gorge, de plus en plus resserrée et tortueuse, s’enfonce dansla montagne. On franchit des pierres énormes. On passe sur de groscailloux la petite rivière, et après avoir contourné un roc haut deplus de cinquante mètres qui barre toute l’entaille du ravin, on setrouve enfermé dans une sorte de fosse étroite, entre deuxmurailles géantes, nues jusqu’au sommet couvert d’arbres et deverdure.

Le ruisseau forme un lac grand comme une cuvette, et c’estvraiment là un trou sauvage, étrange, inattendu, comme on enrencontre plus souvent dans les récits que dans la nature.

Or, ce jour-là, Paul, regardant la haute marche de rocher quileur barrait le chemin à l’endroit où s’arrêtent tous lespromeneurs, remarqua qu’elle portait des traces d’escalade. Il dit:

– Mais, on peut aller plus loin.

Ayant donc gravi, non sans peine, cette muraille droite, il cria:

– Oh ! c’est charmant ! Un petit bosquet dans l’eau,venez donc.

Et, se couchant, il prit les mains de Christiane qu’il enleva,pendant que Gontran dirigeait et posait ses pieds sur toutes lesfaibles saillies de la roche.

La terre tombée du sommet avait formé sur ce gradin un jardinetsauvage et touffu, où le ruisseau courait à travers lesracines.

Une autre marche, un peu plus loin, barrait de nouveau cecouloir de granit ; ils la gravirent encore, puis unetroisième, et ils se trouvèrent au pied d’un mur infranchissabled’où tombait, droite et claire, une cascade de vingt mètres, dansun bassin profond, creusé par elle, et enfoui sous des lianes etdes branches.

L’entaille de la montagne était devenue si étroite que les deuxhommes, se tenant par la main, en pouvaient toucher les côtés. Onne voyait plus qu’une ligne de ciel ; on n’entendait que lebruit de l’eau ; on eût dit une de ces introuvables retraitesoù les poètes latins cachaient les nymphes antiques. Il semblait àChristiane qu’elle venait de violer la chambre d’une fée.

Paul Brétigny ne disait rien. Gontran s’écria :

– Oh ! comme ce serait joli, une femme blonde et rosebaignée dans cette eau.

Ils revinrent. Les deux premiers gradins furent assez faciles àdescendre, mais le troisième effraya Christiane, tant il était hautet droit, sans marches visibles.

Brétigny se laissa glisser sur le roc, puis, tendant les deuxbras vers elle :

– Sautez ! dit-il.

Elle n’osa pas. Non qu’elle eût peur de tomber, mais elle avaitpeur de lui, peur de ses yeux surtout.

Il la regardait avec une avidité de bête affamée, avec unepassion devenue féroce ; et ses deux mains ouvertes vers ellel’attiraient si impérieusement, qu’elle fut soudain épouvantée etsaisie d’une envie folle de hurler, de se sauver, de grimper lamontagne à pic, pour échapper à cet irrésistible appel.

Son frère, debout derrière elle, cria : « Va donc ! » et illa poussa. Se sentant tomber, elle ferma les yeux, et, saisie parune étreinte douce et forte, elle frôla sans le voir tout le grandcorps du jeune homme, dont l’haleine haletante et chaude lui passasur le visage.

Puis elle se retrouva sur ses pieds, souriante, à présent que saterreur était finie, pendant que Gontran descendait à son tour.

Cette émotion l’ayant rendue prudente, elle prit garde, durantquelques jours, de ne se point trouver seule avec Brétigny quisemblait rôder autour d’elle maintenant, comme le loup des fablesautour d’une brebis.

Mais une grande excursion avait été décidée. On devait emporterdes provisions dans le landau à six places et aller dîner, avec lessœurs Oriol, au bord du petit lac de Tazenat, qu’on appelle dans lepays le gour de Tazenat, pour revenir de nuit, au clair delune.

On partit donc une après-midi, par un jour torride, sous unsoleil dévorant qui chauffait comme des dalles de four les granitsde la montagne.

La voiture montait la côte au pas des trois chevaux soufflantset couverts de sueur ; le cocher sommeillait sur son siège, latête baissée ; et des légions de lézards verts couraient surles pierres au bord de la route. L’air brûlant semblait plein d’uneinvisible et lourde poussière de feu. Parfois on l’eût dit figé,résistant, épais à traverser, parfois il s’agitait un peu etfaisait passer sur les visages des souffles ardents d’incendie oùflottait une odeur de résine chaude au milieu des longs bois depins.

Personne ne parlait dans la voiture. Les trois femmes, dans lefond, fermaient leurs yeux éblouis, sous l’ombre rose desombrelles ; le marquis et Gontran, un mouchoir sur le front,dormaient ; Paul regardait Christiane qui le guettait aussientre ses paupières baissées.

Et le landau, soulevant une colonne de fumée blanche, suivaittoujours l’interminable montée.

Lorsqu’il eut atteint le plateau, le cocher se redressa, leschevaux se mirent à trotter et on parcourut un grand pays onduleux,boisé, cultivé, peuplé de villages et de maisons isolées. Onapercevait au loin, à gauche, les grands sommets tronqués desvolcans. Le lac de Tazenat, qu’on allait voir, était formé par ledernier cratère de la chaîne d’Auvergne.

Après trois heures de route, Paul dit soudain :

– Tenez, des laves.

Des rochers bruns, bizarrement tordus, crevassaient le sol aubord de la route. On voyait à droite une montagne camarde dont lelarge sommet avait l’air creux et plat, on prit un chemin quisemblait entrer dedans par une entaille en triangle, et Christiane,qui s’était levée, découvrit tout à coup, dans un vaste et profondcratère, un beau lac frais et rond ainsi qu’une pièce d’argent. Lespentes rapides du mont, boisées à droite et nues à gauche,tombaient dans l’eau qu’elles entouraient d’une haute enceinterégulière. Et cette eau calme, plate et luisante comme un métal,reflétait les arbres d’un côté, et de l’autre la côte aride avecune netteté si parfaite qu’on ne distinguait point les bords etqu’on voyait seulement dans cet immense entonnoir où se mirait, aucentre, le ciel bleu, un trou clair et sans fond qui semblaittraverser la terre percée de part en part jusqu’à l’autrefirmament.

La voiture ne pouvait aller plus loin. On descendit et on prit,par le côté boisé, un chemin qui tournait autour du lac, sous lesarbres, à mi-hauteur de la pente. Cette route, où ne passaient queles bûcherons, était verte comme une prairie ; et on voyait, àtravers les branches, l’autre côté en face et l’eau luisante aufond de cette cuve de montagne.

Puis on gagna, par une clairière, le rivage même pour s’asseoirsur un talus de gazon ombragé par des chênes. Et tout le mondes’étendit dans l’herbe avec une joie animale et délicieuse.

Les hommes s’y roulaient, y enfonçaient leurs mains ; etles femmes, doucement couchées sur le flanc, y posaient leur jouecomme pour y chercher une fraîche caresse.

C’était, après la chaleur de la route, une de ces sensationsdouces, si profondes et si bonnes qu’elles sont presque desbonheurs.

Alors le marquis s’endormit de nouveau ; Gontran, bientôt,en fit autant ; Paul se mit à causer avec Christiane et lesjeunes filles. De quoi ? De pas grand’chose ! De temps entemps, un d’eux disait une phrase ; un autre répondait aprèsune minute de silence ; et les paroles lentes paraissaientengourdies dans leurs bouches comme les pensées dans leursesprits.

Mais le cocher ayant apporté le panier aux provisions, lespetites Oriol, accoutumées chez elles aux soins du ménage, gardantencore des habitudes actives de travail domestique, se mirentaussitôt à le déballer et à préparer le dîner, un peu plus loin,sur le gazon.

Paul restait étendu à côté de Christiane qui rêvait. Et ilmurmura, si bas qu’elle entendit à peine, si bas que ces motsfrôlèrent son oreille, comme ces bruits confus qui passent dans levent :

– Voici les meilleurs moments de ma vie.

Pourquoi ces vagues paroles la troublèrent-elles jusqu’au fonddu cœur ? Pourquoi se sentit-elle brusquement attendrie commeelle ne l’avait jamais été ?

Elle regardait, dans les arbres, un peu plus loin, une toutepetite maison, un pavillon de chasseurs ou de pêcheurs, si étroitqu’il ne devait contenir qu’une seule pièce.

Paul suivit ses yeux et il dit :

– Avez-vous quelquefois songé, Madame, à ce que pourraient être,pour deux êtres s’aimant éperdument, des jours passés dans unecabane comme celle-là ! Ils seraient seuls au monde, vraimentseuls, face à face ! Et si une chose semblable pouvait sefaire, ne devrait-on point tout quitter pour la réaliser, tant lebonheur est rare, insaisissable et court ? Est-ce qu’on vit,aux jours ordinaires de la vie ? Quoi de plus triste que de selever sans espérance ardente, d’accomplir avec calme les mêmesbesognes, de boire avec modération, de manger avec réserve et dedormir comme une brute, avec tranquillité ?

Elle regardait toujours la maisonnette, et son cœur se gonflaitcomme si elle allait pleurer, car, tout à coup, elle devinait desivresses qu’elle n’avait jamais soupçonnées.

Certes, elle songeait qu’on serait bien à deux dans cette sipetite demeure cachée sous les arbres, en face de ce joujou de lac,de ce bijou de lac, vrai miroir d’amour ! On serait bien, sanspersonne autour de soi, sans un voisin, sans un cri d’être, sans unbruit de vie, seule avec un homme aimé qui passerait ses heures auxgenoux de l’adorée, la regardant pendant qu’elle regarderait l’ondebleue et qui lui dirait des paroles tendres en lui baisant le boutdes doigts.

Ils vivraient là, dans le silence, sous les arbres, au fond dece cratère qui contiendrait toute leur passion, comme l’eau limpideet profonde, dans son enceinte fermée et régulière, sans autrehorizon pour leurs yeux que la ligne ronde de la côte, sans autrehorizon pour leur pensée que le bonheur de s’aimer, sans autrehorizon pour leurs désirs que des baisers lents et sans fin.

Se trouvait-il donc des gens sur la terre qui pouvaient goûterdes jours pareils ? Oui, sans doute ! Et pourquoipas ? Comment n’avait-elle point compris plus tôt que desjoies semblables existaient ?

Les fillettes annoncèrent le dîner prêt. Il était déjà sixheures. On réveilla le marquis et Gontran pour aller s’asseoir à laturque un peu plus loin, à côté des assiettes qui glissaient dansl’herbe. Les deux sœurs continuèrent à servir, et les hommesnonchalants ne les en empêchèrent point. Ils mangeaient lentement,jetant les épluchures et les os de poulet dans l’eau. On avaitapporté du champagne ; le bruit subit du premier bouchon quisauta surprit tout le monde, tant il parut bizarre en ce lieu.

Le jour finissait ; l’air s’imprégnait de fraîcheur ;une étrange mélancolie s’abattait avec le soir sur l’eau dormanteau fond du cratère.

Lorsque le soleil fut près de disparaître, le ciel s’étant mis àflamboyer, le lac tout à coup eut l’air d’une cuve de feu ;puis, après le soleil couché, l’horizon étant devenu rouge comme unbrasier qui va s’éteindre, le lac eut l’air d’une cuve de sang. Etsoudain, sur la crête de la colline, la lune presque pleine seleva, toute pâle dans le firmament encore clair. Puis, à mesure queles ténèbres se répandaient sur la terre, elle monta, luisante etronde, au-dessus du cratère tout rond comme elle. Il semblaitqu’elle dût se laisser choir dedans. Et, lorsqu’elle fut haut dansle ciel, le lac eut l’air d’une cuve d’argent. Alors sur sasurface, tout le jour immobile, on vit courir des frissons, tantôtlents et tantôt rapides. On eût dit que des esprits, voltigeant auras de l’eau, laissaient traîner dessus d’invisibles voiles.

C’étaient les gros poissons du fond, les carpes séculaires etles brochets voraces, qui venaient s’ébattre au clair de lalune.

Les petites Oriol avaient remis toute la vaisselle et lesbouteilles dans le panier que le cocher vint prendre. Onrepartit.

En passant dans l’allée, sous les arbres, où des taches declarté tombaient comme une pluie dans l’herbe à travers lesfeuilles, Christiane, qui venait l’avant-dernière, suivie de Paul,entendit soudain une voix haletante qui lui disait, presque dansl’oreille :

– Je vous aime ! – Je vous aime ! – Je vousaime !

Son cœur se mit à battre si éperdument qu’elle faillit tomber,ne pouvant plus remuer les jambes ! Elle marchaitcependant ! Elle marchait, folle, prête à se retourner, lesbras ouverts et les lèvres tendues. Il avait saisi maintenant lebord du petit châle dont elle se couvrait les épaules, et il lebaisait avec frénésie. Elle continuait à marcher, si défaillante,qu’elle ne sentait plus du tout le sol sous ses pieds.

Soudain elle sortit de la voûte des arbres, et se trouvant enpleine lumière, elle maîtrisa brusquement son trouble ; maisavant de monter en landau et de perdre de vue le lac, elle setourna à moitié pour jeter vers l’eau avec ses deux mains un grandbaiser que comprit bien l’homme qui la suivait.

Pendant le retour, elle demeura inerte d’âme et de corps,étourdie, courbaturée comme après une chute ; et à peinearrivée à l’hôtel, elle monta bien vite s’enfermer dans sa chambre.Quand elle eut poussé le verrou, elle donna un tour de clef, tantelle se sentait encore suivie et désirée. Puis elle demeurafrémissante au milieu de l’appartement, presque obscur et vide. Labougie posée sur la table jetait aux murs les ombres tremblantesdes meubles et des rideaux. Christiane s’affaissa dans un fauteuil.Toutes ses idées couraient, sautaient, fuyaient sans qu’elle pûtles saisir, les retenir, en faire une chaîne. Elle se sentait prêteà pleurer, maintenant, sans savoir pourquoi, navrée, misérable,abandonnée dans cette pièce vide, perdue dans l’existence ainsi quedans une forêt.

Où allait-elle, que ferait-elle ?

Ayant grand’peine à respirer, elle se releva, ouvrit la fenêtreet l’auvent, et s’accouda sur le balustre. L’air était frais. Aufond du ciel, immense et vide aussi, la lune, lointaine, solitaireet triste, montée maintenant dans les hauteurs bleuâtres de lanuit, versait une lumière dure et froide sur les feuillages et surla montagne.

Le pays entier dormait. Seul le chant léger du violon deSaint-Landri, qui étudiait chaque soir très tard, passait etpleurait par moments dans le silence profond du vallon. Christianel’entendait à peine. Il cessait puis reprenait, le cri grêle etdouloureux des cordes nerveuses.

Et cette lune perdue dans ce ciel désert, et ce faible son perdudans la nuit muette, lui jetèrent au cœur une telle émotion desolitude qu’elle se mit à sangloter. Elle tremblait et tressaillaitjusqu’aux moelles, secouée par l’angoisse et les frissons des gensatteints d’un mal redoutable ; et elle s’aperçut brusquementqu’elle aussi était toute seule dans l’existence.

Elle ne l’avait pas compris jusqu’à ce jour ; et maintenantelle le sentait si vivement à la détresse de son âme, qu’elle secrut devenue folle.

Elle avait un père ! un frère ! un mari ! Elleles aimait pourtant et ils l’aimaient ! Et voilà que tout àcoup elle s’éloignait d’eux, elle leur devenait étrangère comme sielle les connaissait à peine ! L’affection calme de son père,la camaraderie amicale de son frère, la tendresse froide de sonmari, ne lui paraissaient plus rien, plus rien ! Sonmari ! C’était donc son mari, cet homme rose et bavard qui luidisait avec indifférence : « Vous allez bien, ce matin, chèreamie ? » Elle lui appartenait, à cet homme, corps et âme, depar la puissance d’un contrat. Était-ce possible ? – Oh !comme elle se sentait seule et perdue ! Elle avait fermé lesyeux pour regarder au-dedans d’elle-même, au fond de sa pensée.

Et elle les voyait, à mesure qu’elle les évoquait, les figuresde tous ceux qui vivaient auprès d’elle : son père, insouciant ettranquille, heureux, pourvu qu’on ne troublât point sonrepos ; son frère, railleur et sceptique ; son mari,remuant, plein de chiffres, et qui lui annonçait : « J’ai fait unjoli coup, tantôt », quand il aurait pu dire : « Je t’aime !»

Un autre le lui avait murmuré tout à l’heure, ce mot-là, quivibrait encore dans son oreille et dans son cœur. Elle l’aperçutaussi, cet autre, la dévorant de son regard fixe ; et s’il eûtété près d’elle en ce moment, elle se serait jetée dans sesbras !

Chapitre 7

 

Christiane, qui s’était couchée fort tard, se réveilla dès quele soleil jeta dans sa chambre un flot de clarté rouge par safenêtre restée grande ouverte.

Elle regarda l’heure – cinq heures – et demeura sur le dos,délicieusement, dans la chaleur du lit. Il lui semblait, tant ellesentait alerte et joyeuse son âme, qu’un bonheur, un grand bonheur,un immense bonheur lui était arrivé pendant la nuit. Lequel ?Elle le cherchait, elle cherchait quelle nouvelle heureuse l’avaitpénétrée ainsi d’allégresse. Toute sa tristesse du soir avaitdisparu, fondue pendant le sommeil.

Donc Paul Brétigny l’aimait ! Comme il lui apparaissaitdifférent du premier jour ! Malgré tous les efforts de sonsouvenir, elle ne pouvait le retrouver tel qu’elle l’avait vu etjugé tout d’abord ; elle ne retrouvait même plus du toutl’homme présenté par son frère. Celui d’aujourd’hui n’avait riengardé de l’autre, rien, ni le visage, ni les allures, rien, car sonimage première avait passé peu à peu, jour par jour, par toutes leslentes modifications que subit dans un esprit un être aperçu quidevient un être connu, puis un être familier, un être aimé. Onprend possession de lui heure par heure, sans s’en douter ; onprend possession de ses traits, de ses mouvements, de sesattitudes, de sa personne physique et de sa personne morale. Ilentre en vous, dans le regard et dans le cœur, par sa voix, partous ses gestes, par ce qu’il dit et par ce qu’il pense. Onl’absorbe, on le comprend, on le devine dans toutes les intentionsde son sourire et de sa parole ; il semble enfin qu’il vousappartienne tout entier, tant on aime inconsciemment encore tout cequi est de lui et tout ce qui vient de lui.

Alors, il demeure impossible de se rappeler ce qu’était cet êtredevant vos yeux indifférents, la première fois qu’il vous estapparu.

Donc, Paul Brétigny l’aimait ! Christiane n’éprouvait decela ni peur, ni angoisse, mais un attendrissement profond, unejoie immense, nouvelle, exquise, d’être aimée et de le savoir.

Elle restait un peu inquiète cependant de l’attitude qu’ilprendrait vis-à-vis d’elle, et qu’elle garderait vis-à-vis de lui.Mais comme il était délicat, pour sa conscience, de penser même àces choses-là, elle cessa d’y songer, en se fiant à sa finesse et àson adresse pour diriger les événements. Elle descendit à l’heureordinaire, et trouva Paul qui fumait une cigarette devant la portede l’hôtel. Il la salua avec respect.

– Bonjour, Madame. Vous allez bien, ce matin ?

Elle répondit en souriant :

– Fort bien, Monsieur. J’ai dormi admirablement.

Et elle lui tendit la main, avec une crainte qu’il ne la gardâttrop. Mais il ne la serra qu’à peine ; et ils se mirent àcauser tranquillement comme s’ils avaient oublié l’un etl’autre.

Et la journée se passa sans qu’il fît rien pour rappeler sonardent aveu de la veille. Il demeura, les jours suivants, aussidiscret et aussi calme ; et elle prit confiance en lui. Ilavait deviné, croyait-elle, qu’il la blesserait en devenant plushardi ; et elle espéra, elle crut fermement qu’ils s’étaientarrêtés à cette étape charmante de la tendresse où l’on peuts’aimer en se regardant au fond des yeux, sans remords, étant sanssouillures.

Elle avait soin, cependant, de ne jamais s’écarter avec lui.

Or, un soir, le samedi de la même semaine où ils avaient été augour de Tazenat, comme ils remontaient à l’hôtel, vers dix heures,le marquis, Christiane et Paul, car ils avaient laissé Gontranjouant à l’écarté avec MM. Aubry-Pasteur, Riquier et le docteurHonorat dans la grande salle du Casino, Brétigny s’écria, enapercevant la lune qui apparaissait à travers les branches :

– Comme ce serait joli d’aller voir les ruines de Tournoël parune nuit comme celle-ci !

À cette seule pensée, Christiane fut émue, la lune et les ruinesayant sur elle la même influence que sur presque toutes les âmes defemmes.

Elle pressa la main du marquis :

– Oh ! petit père, si tu voulais ?

Il hésitait, ayant grande envie de se coucher.

Elle insista :

– Songe donc, c’est déjà si beau de jour, Tournoël ! Tudisais toi-même que tu n’avais jamais vu une ruine aussipittoresque, avec cette grande tour au-dessus du château !Qu’est-ce que ça doit être la nuit ?

Il consentit enfin :

– Eh bien, allons ; mais nous regarderons cinq minutes etnous reviendrons tout de suite. Je veux être couché à onze heures,moi.

– Oui, nous reviendrons tout de suite. Il ne faut pas plus devingt minutes pour y aller.

Ils partirent tous les trois, Christiane appuyée au bras de sonpère et Paul marchant à côté d’elle.

Il parlait de voyages qu’il avait faits, de la Suisse, del’Italie, de la Sicile. Il racontait ses impressions devantcertaines choses, son enthousiasme au faîte du mont Rose, alors quele soleil, surgissant à l’horizon de ce peuple de sommets glacés,de ce monde figé des neiges éternelles, jeta sur chacune des cimesgéantes une clarté éclatante et blanche, les alluma comme lesphares pâles qui doivent éclairer les royaumes des morts. Puis ildit son émotion au bord du cratère monstrueux de l’Etna, quand ils’était senti, bête imperceptible, à trois mille mètres dans lesnuages, n’ayant plus que la mer et le ciel autour de lui, la merbleue au-dessous, le ciel bleu au-dessus, et penché sur cettebouche effroyable de la terre, dont l’haleine le suffoquait.

Il élargissait les images pour émouvoir la jeune femme ; etelle palpitait en l’écoutant, apercevant elle-même, dans un élan desa pensée, ces grandes choses qu’il avait vues.

Tout à coup, au détour de la route, ils découvrirent Tournoël.L’antique château, debout sur son pic, dominé par sa tour haute etmince, percée à jour et démantelée par le temps et par les guerresanciennes, dessinait, sur un ciel d’apparitions, sa grandesilhouette de manoir fantastique.

Ils s’arrêtèrent, surpris tous trois. Le marquis dit enfin :

– En effet, c’est très joli ; on dirait un rêve de GustaveDoré réalisé. Asseyons-nous cinq minutes.

Et il s’assit sur l’herbe du fossé.

Mais Christiane, affolée d’enthousiasme, s’écria :

– Oh, père, allons plus loin ! C’est si beau ! sibeau ! Allons jusqu’au pied, je t’en supplie !

Le marquis, cette fois, refusa :

– Non, ma chérie, j’ai assez marché ; je n’en puis plus. Situ veux le voir de plus près, vas-y avec M. Brétigny. Moi, je vousattends ici.

Paul demanda :

– Voulez-vous, Madame ?

Elle hésitait, saisie par deux craintes : celle de se trouverseule avec lui, et celle de blesser un honnête homme, en ayantl’air de le redouter.

Le marquis reprit :

– Allez, allez ! moi, je vous attends.

Alors, elle songea que son père resterait à portée de leursvoix, et elle dit résolument :

– Allons, Monsieur.

Ils partirent côte à côte.

Mais à peine eut-elle marché pendant quelques minutes qu’elle sesentit envahie par une émotion poignante, par une peur vague,mystérieuse, peur de la ruine, peur de la nuit, peur de cet homme.Ses jambes devenues molles tout à coup, comme l’autre soir au lacde Tazenat, refusaient de la porter plus loin, ployaient sous elle,lui paraissaient s’enfoncer dans la route, où ses pieds demeuraienttenus quand elle voulait les soulever.

Un grand arbre, un châtaignier, planté contre le chemin,abritait le bord d’une prairie. Christiane, essoufflée comme sielle eût couru, se laissa tomber contre le tronc. Et elle balbutia:

– Je m’arrête ici… On voit très bien.

Paul s’assit à côté d’elle. Elle entendait battre son cœur àgrands coups précipités. Il dit, après un court silence :

– Croyez-vous que nous ayons déjà vécu ?

Elle murmura, sans avoir bien compris ce qu’il lui demandait,tant elle était émue :

– Je ne sais pas. Je n’y ai jamais songé !

Il reprit :

– Moi, je le crois… par moments… ou plutôt je le sens… L’êtreétant composé d’un esprit et d’un corps, qui semblent distinctsmais ne sont sans doute qu’un tout de même nature, doit reparaîtrelorsque les éléments qui l’ont formé une première fois se trouventcombinés ensemble une seconde fois. Ce n’est pas le même individuassurément, mais c’est bien le même homme qui revient quand uncorps pareil à une forme précédente se trouve habité par une âmesemblable à celle qui l’animait autrefois. Eh bien, moi ce soir, jesuis sûr, Madame, que j’ai vécu dans ce château, que je l’aipossédé, que je m’y suis battu, que je l’ai défendu. Je lereconnais, il fut à moi, j’en suis certain ! Et je suiscertain aussi que j’y ai aimé une femme qui vous ressemblait, quis’appelait, comme vous, Christiane ! J’en suis tellementcertain, qu’il me semble vous voir encore, m’appelant du haut decette tour. Cherchez, souvenez-vous ! Il y a un bois,derrière, qui descend dans une profonde vallée. Nous nous y sommessouvent promenés. Vous aviez des robes légères, les soirsd’été ; et je portais de lourdes armes qui sonnaient sous lesfeuillages.

– Vous ne vous rappelez pas ? Cherchez donc,Christiane ! Mais votre nom m’est familier comme ceux qu’onentend dès l’enfance ! On regarderait avec soin toutes lespierres de cette forteresse, on l’y retrouverait gravé par ma main,jadis ! Je vous affirme que je reconnais ma demeure, mon pays,comme je vous ai reconnue, vous, la première fois que je vous aivue !

Il parlait avec une conviction exaltée, grisé poétiquement parle contact de cette femme, et par la nuit, et par la lune, et parla ruine.

Brusquement il se mit à genoux devant Christiane, et, d’une voixtremblante :

– Laissez-moi vous adorer encore, puisque je vous ai retrouvée.Voilà si longtemps que je vous cherche !

Elle voulait se lever, partir, rejoindre son père ; maiselle n’en avait pas la force, elle n’en avait pas le courage,retenue, paralysée par une envie ardente de l’écouter encore,d’entendre entrer dans son cœur ces paroles qui la ravissaient.Elle se sentait emportée dans un songe, dans le songe toujoursespéré, si doux, si poétique, plein de rayons de lune et deballades.

Il lui avait saisi les mains et lui baisait le bout des onglesen balbutiant :

– Christiane… Christiane… prenez-moi… tuez-moi… je vous aime…Christiane… !

Elle le sentait trembler, frissonner à ses pieds. Il lui baisaitles genoux maintenant, avec des sanglots profonds dans la poitrine.Elle eut peur qu’il ne devînt fou et se leva pour se sauver. Maisil s’était dressé plus vite qu’elle et l’avait saisie dans ses brasen se jetant sur sa bouche.

Alors, sans un cri, sans révolte, sans résistance, elle selaissa tomber sur l’herbe, comme si cette caresse lui eût cassé lesreins en brisant sa volonté. Et il la prit aussi facilement ques’il cueillait un fruit mûr.

Mais, à peine eut-il desserré son étreinte, elle se releva et sesauva, éperdue, frissonnante et glacée soudain comme un être quivient de tomber à l’eau. Il la rejoignit en quelques enjambées etla saisit par le bras en murmurant :

– Christiane, Christiane !… prenez garde à votre père.

Elle se remit à marcher, sans répondre, sans se retourner,allant droit devant elle d’un pas roide et saccadé. Il la suivaitmaintenant sans oser lui parler.

Dès que le marquis les aperçut, il se leva :

– Allons vite, dit-il, je commençais à avoir froid. C’est trèsbeau, ces choses-là, mais mauvais pour le traitement.

Christiane se serrait contre son père, comme pour lui demanderprotection et se réfugier dans sa tendresse.

Aussitôt rentrée dans sa chambre, elle se dévêtit en quelquessecondes et s’enfonça dans son lit, en cachant sa tête sous lesdraps, puis elle pleura. Elle pleura, la figure dans l’oreiller,longtemps, longtemps, inerte, anéantie. Elle ne songeait plus, ellene souffrait point, elle ne regrettait pas. Elle pleurait sanssonger, sans réfléchir, sans savoir pourquoi. Elle pleurait, parinstinct, comme on chante quand on est gai. Puis, quand elle futépuisée de larmes, accablée, courbaturée à force d’avoir sangloté,elle s’endormit de fatigue et de lassitude.

Elle fut réveillée par des coups légers frappés à la porte de sachambre qui donnait sur le salon. Il faisait grand jour, il étaitneuf heures. Elle cria : « Entrez ! » Et son mari parut,joyeux, animé, coiffé d’une casquette de route, et portant au flancson petit sac à argent qu’il ne quittait jamais en voyage.

Il s’écria :

– Comment, tu dormais encore, ma chère ! Et c’est moi quite réveille. Voilà ! J’arrive sans m’annoncer. J’espère que tuvas bien. Il fait un temps superbe à Paris.

Et, s’étant décoiffé, il s’avança pour l’embrasser.

Elle s’éloignait vers le mur, saisie d’une peur folle, d’unepeur nerveuse de ce petit homme rose et content qui tendait seslèvres vers elle.

Puis, brusquement, elle lui offrit son front en fermant lesyeux. Il y posa un baiser calme, et demanda :

– Tu permets que je me lave un peu dans ton cabinet detoilette ? Comme on ne m’attendait pas aujourd’hui, on n’apoint préparé ma chambre.

Elle balbutia :

– Mais, certainement.

Et il disparut par une porte, au pied du lit.

Elle l’entendait remuer, clapoter, siffloter ; puis il cria:

– Quoi de neuf ici ? Moi, j’ai des nouvelles excellentes.L’analyse de l’eau a donné des résultats inespérés. Nous pourronsguérir au moins trois maladies de plus qu’à Royat. C’estsuperbe !

Elle s’était assise dans son lit, suffoquant, la tête égarée parce retour imprévu qui la frappait comme une douleur et l’étreignaitcomme un remords. Il reparut, content, répandant autour de lui uneforte odeur de verveine. Alors il s’assit familièrement sur le pieddu lit et demanda :

– Et le paralytique ! Comment va-t-il ? Est-ce qu’ilrecommence à marcher ? Il n’est pas possible qu’il ne guérissepoint avec ce que nous avons trouvé dans l’eau !

Elle l’avait oublié depuis plusieurs jours, et elle balbutia:

– Mais… je… je crois qu’il commence à aller mieux… je ne l’aipas vu d’ailleurs cette semaine… je… je suis un peu souffrante…

Il la regarda avec intérêt et reprit :

– C’est vrai, tu es un peu pâle… Ca te va fort bien, d’ailleurs…Tu es charmante ainsi… tout à fait charmante…

Il se rapprocha et, se penchant vers elle, voulut passer un brasdans le lit, sous sa taille.

Mais elle fit en arrière un tel mouvement de terreur qu’ildemeura stupéfait, les mains tendues et la bouche en avant. Puis ildemanda :

– Qu’as-tu donc ? On ne peut plus te toucher ! Jet’assure que je ne veux pas te faire de mal…

Et il se rapprochait, pressant, l’œil allumé d’un désirsubit.

Alors elle balbutia :

– Non…. laisse-moi… laisse-moi… C’est que… c’est que… je crois…je crois que je suis enceinte !…

Elle avait dit cela, affolée d’angoisse, sans y songer, pouréviter son contact, comme elle aurait dit : « J’ai la lèpre ou lapeste. »

Il pâlit à son tour, ému d’une joie profonde ; et ilmurmura seulement : « Déjà ! » Il avait envie de l’embrassermaintenant, longtemps, doucement, tendrement, en père heureux etreconnaissant. Puis une inquiétude lui vint :

– Est-ce possible ?… Comment ?… Tu crois ?… Sitôt ?…

Elle répondit :

– Oui… c’est possible !…

Alors il sauta dans la chambre et s’écria en se frottant lesmains :

– Cristi, cristi, quelle bonne journée !

On frappait de nouveau à la porte. Andermatt l’ouvrit, et unefemme de chambre lui dit :

– C’est M. le docteur Latonne qui voudrait parler tout de suiteà Monsieur.

– C’est bien. Faites-le entrer dans notre salon, j’y vais.

Il retourna dans la pièce voisine. Le docteur parut aussitôt. Ilavait un visage solennel, une allure compassée et froide. Il salua,toucha la main que lui tendait le banquier un peu surpris, s’assitet s’expliqua, avec le ton d’un témoin dans une affaired’honneur.

– Il m’arrive, mon cher Monsieur, une aventure fort désagréable,dont je dois vous rendre compte pour vous expliquer ma conduite.Quand vous m’avez fait l’honneur de m’appeler auprès de Madamevotre femme, je suis accouru à l’heure même ; or, il paraîtque, quelques minutes avant moi, mon confrère, M. lemédecin-inspecteur, qui inspire sans doute plus de confiance à MmeAndermatt, avait été mandé par les soins de M. le marquis deRavenel. Il en est résulté que, venu le second, j’ai l’air d’avoirenlevé par ruse à M. le docteur Bonnefille une cliente qui luiappartenait déjà, j’ai l’air d’avoir commis un acte indélicat,malséant, inqualifiable de confrère à confrère. Or, il nous fautapporter, Monsieur, dans l’exercice de notre art, des précautionset un tact excessifs pour éviter tous les froissements, qui peuventavoir de graves conséquences. M. le docteur Bonnefille, instruit dema visite ici, me croyant coupable de cette indélicatesse, lesapparences étant, en effet, contre moi, en a parlé en termes telsque, n’était son âge, je me serais vu forcé de lui en demanderraison. Il ne me reste qu’une chose à faire, pour m’innocenter àses yeux et aux yeux de tout le corps médical de la contrée, c’estde cesser, à mon grand chagrin, de donner mes soins à votre femme,et de faire connaître toute la vérité sur cette affaire, en vouspriant d’agréer mes excuses.

Andermatt répondit avec embarras :

– Je comprends fort bien, Docteur, la situation difficile oùvous vous trouvez. La faute en est, non pas à moi ou à ma femme,mais à mon beau-père, qui avait appelé M. Bonnefille sans nousprévenir. Ne pourrais-je aller trouver votre confrère et luidire…

Le docteur Latonne l’interrompit :

– C’est inutile, mon cher Monsieur, il y a là une question dedignité et d’honorabilité professionnelles que je dois avant toutrespecter, et, malgré mes vifs regrets…

Andermatt, à son tour, lui coupa la parole. L’homme riche,l’homme qui paye, qui achète une ordonnance de cinq, dix, vingt ouquarante francs comme une boîte d’allumettes de trois sous, à quitout doit appartenir par la puissance de sa bourse, et quin’apprécie les êtres et les objets qu’en vertu d’une assimilationde leur valeur avec celle de l’argent, d’un rapport rapide etdirect établi entre les métaux monnayés et toutes les autres chosesdu monde, s’irritait de l’outrecuidance de ce marchand de remèdessur papier. Il déclara d’un ton roide :

– Soit, Docteur. Restons-en là. Mais je souhaite pour vous quecette démarche n’ait pas sur votre carrière une fâcheuse influence.Nous verrons, en effet, lequel de nous deux aura le plus à souffrirde votre résolution.

Le médecin, froissé, se leva, et, saluant avec une grandepolitesse :

– Ce sera moi, Monsieur, je n’en doute pas. Dès aujourd’hui, ceque je viens de faire m’est fort pénible sous tous les rapports.Mais je n’hésite jamais entre mon intérêt et ma conscience.

Et il sortit. Comme il franchissait la porte, il heurta lemarquis qui entrait, une lettre à la main. Et M. de Ravenels’écria, dès qu’il fut seul avec son gendre :

– Tenez, mon cher, voici une chose très ennuyeuse qui m’arrivepar votre faute. Le docteur Bonnefille, blessé de ce que vous ayezfait venir son confrère auprès de Christiane, m’envoie sa note avecun mot très sec pour me prévenir que je n’aie plus à compter surson expérience.

Alors Andermatt se fâcha tout à fait. Il marchait, s’animait enparlant, gesticulait, plein d’une colère inoffensive et factice, deces colères qu’on ne prend jamais au sérieux. Il criait sesarguments. – À qui la faute, après tout ? Au marquis seul quiavait appelé cet âne bâté de Bonnefille sans même prévenirAndermatt, renseigné, grâce à son médecin de Paris, sur la valeurrelative des trois charlatans d’Enval !

Et puis, de quoi s’était mêlé le marquis en consultant derrièrele dos du mari, du mari seul juge, seul responsable de la santé desa femme ? Enfin, c’était tous les jours la même chose pourtout ! On ne faisait que des bêtises autour de lui, que desbêtises ! Il le répétait sans cesse ; mais il criait dansle désert, personne ne comprenait, personne n’ajoutait foi à sonexpérience que lorsqu’il était trop tard.

Et il disait : « mon médecin », « mon expérience », avec uneautorité d’homme qui détient des choses uniques. Les pronomspossessifs prenaient dans sa bouche des sonorités de métal. Etquand il prononçait : « ma femme », on sentait d’une façon bienévidente que le marquis n’avait plus aucun droit sur sa fille,puisque Andermatt l’avait épousée, épouser et acheter ayant le mêmesens dans son esprit.

Gontran entra au plus vif de la discussion, et il s’assit dansun fauteuil, avec un sourire de gaîté sur les lèvres. Il ne disaitrien, il écoutait, s’amusant énormément.

Lorsque le banquier se tut, à bout de souffle, son beau-frèreleva la main en criant :

– Je demande la parole. Vous voici tous les deux sans médecins,n’est-ce pas ? Eh bien, je propose mon candidat, le docteurHonorat, le seul qui ait sur l’eau d’Enval une opinion précise etinébranlable. Il en fait boire, mais n’en boirait pour rien aumonde. Voulez-vous que j’aille le chercher ? Je me charge desnégociations.

C’était le seul parti à prendre et on pria Gontran de le fairevenir immédiatement. Le marquis, saisi d’inquiétude à l’idée d’unchangement de régime et de soins, voulait savoir tout de suitel’avis de ce nouveau médecin ; et Andermatt désira non moinsvivement le consulter pour Christiane.

À travers la porte, elle les entendait sans les écouter et sanscomprendre de quoi ils parlaient. Dès que son mari l’avait quittée,elle s’était sauvée de son lit comme d’un endroit redoutable etelle s’habillait en hâte, sans femme de chambre, la tête secouéepar tous ces événements.

Le monde lui paraissait changé autour d’elle, la vie autre quela veille, les gens eux-mêmes tout différents.

La voix d’Andermatt s’éleva de nouveau :

– Tiens, mon cher Brétigny, comment allez-vous ?

Il ne disait déjà plus « Monsieur ».

Une autre voix répondit :

– Mais fort bien, mon cher Andermatt, vous êtes donc arrivé cematin ?

Christiane, qui relevait ses cheveux sur ses tempes, s’arrêta,suffoquée, les bras en l’air. À travers la cloison, elle crut lesvoir se serrant la main. Elle s’assit, ne pouvant plus se tenirdebout ; et ses cheveux déroulés retombèrent sur sesépaules.

C’était Paul qui parlait maintenant, et elle frissonnait de latête aux pieds à chaque parole sortie de sa bouche. Chaque mot,dont elle ne saisissait pas le sens, tombait et sonnait sur soncœur comme un marteau qui frappe une cloche.

Tout à coup, elle prononça presque tout haut : « Mais je l’aime…je l’aime ! » comme si elle eût constaté une chose nouvelle etsurprenante qui la sauvait, qui la consolait, qui l’innocentaitdevant sa conscience. Une énergie subite la redressa ; en uneseconde son parti fut pris. Et elle se remit à se coiffer enmurmurant :

– J’ai un amant, voilà tout. J’ai un amant.

Alors, pour s’affermir encore, pour se dégager de touteangoisse, elle se résolut soudain, avec une conviction ardente, àl’aimer frénétiquement, à lui donner sa vie, son bonheur, à luisacrifier tout, selon la morale exaltée des cœurs vaincus maisscrupuleux qui se jugent purifiés par le dévouement et lasincérité.

Et, derrière le mur qui les séparait, elle lui jeta des baisers.C’était fini, elle s’abandonnait à lui, sans réserve, comme ons’offre à un dieu. L’enfant déjà coquette et rusée, mais encoretimide, encore tremblante, venait de mourir brusquement enelle ; et la femme était née, prête pour la passion, la femmerésolue, tenace, seulement annoncée jusqu’ici par l’énergie cachéeen son œil bleu, qui donnait un air de courage et presque debravade à sa mignonne figure blonde.

Elle entendit ouvrir la porte et ne se retourna pas, devinantson mari sans le voir, comme si un sens nouveau, presque uninstinct, venait aussi d’éclore en elle.

Il demanda :

– Seras-tu bientôt prête ? Nous irons tout à l’heure aubain du paralytique, pour voir s’il va vraiment mieux.

Elle répondit avec calme :

– Oui, mon cher Will, dans cinq minutes.

Mais Gontran, rentrant dans le salon, rappelait Andermatt.

– Figurez-vous, disait-il, que j’ai rencontré dans le parc cetimbécile d’Honorat qui refuse aussi de vous soigner, par craintedes autres. Il parle de procédés, d’égards, d’usages… On croiraitque… il aurait l’air de… Bref, c’est une bête comme ses deuxconfrères. Vrai, je l’aurais cru moins singe que cela.

Le marquis demeurait atterré. L’idée de prendre les eaux sansmédecin, de se baigner cinq minutes de trop, de boire un verre demoins qu’il n’aurait fallu le torturait de peur, car il croyaittoutes les doses, les heures et les phases du traitement exactementréglées par une loi de la nature, qui avait pensé aux malades enfaisant couler les eaux minérales, et dont les docteursconnaissaient tous les secrets mystérieux, comme des prêtresinspirés et savants.

Il s’écria :

– Alors on peut mourir ici… On y peut crever comme un chien sansqu’aucun de ces messieurs se dérange !

Et une colère l’envahit, une colère égoïste et furieuse d’hommemenacé dans sa santé.

– Est-ce qu’ils ont le droit de faire cela, puisqu’ils payentpatente comme des épiciers, ces gredins-là ? On doit pouvoirles forcer à soigner les gens, comme on force les trains à prendretous les voyageurs. Je vais écrire aux Journaux pour signaler lefait.

Il marchait avec agitation et il reprit, en se retournant versson fils :

– Ecoute, il va falloir en faire venir un de Royat ou deClermont. Nous ne pouvons pas rester ainsi !…

Gontran répondit en souriant :

– Mais ceux de Clermont et de Royat ne connaissent pas bien leliquide d’Enval, qui n’a pas la même action spéciale que leur eausur le tube digestif et sur l’appareil circulatoire. Et puis, soiscertain qu’ils ne viendront pas non plus, ceux de là-bas, pour nepoint avoir l’air de couper les chardons sous la dent de leursconfrères.

Le marquis, effaré, balbutia :

– Mais alors, que devriendrons-nous ?

Andermatt saisit son chapeau :

– Laissez-moi faire, et je vous réponds que nous les aurons cesoir tous les trois, vous entendez bien – tous – les – trois – ànos genoux. Allons voir le paralytique, maintenant.

Il cria :

– Es-tu prête, Christiane ?

Elle parut sur la porte, très pâle, avec un air déterminé. Ayantembrassé son père et son frère, elle se tourna vers Paul et luitendit la main. Il la prit, les yeux baissés, tremblant d’angoisse.Comme le marquis, Andermatt et Gontran s’en allaient en causant etsans s’occuper d’elle, elle dit, d’une voix ferme, en fixant sur lejeune homme un regard tendre et décidé :

– Je vous appartiens corps et âme. Faites de moi désormais cequ’il vous plaira.

Puis elle sortit, sans le laisser répondre.

En approchant de la source des Oriol, ils aperçurent, pareil àun énorme champignon, le chapeau du père Clovis, qui sommeillaitsous le soleil, dans l’eau chaude, au fond de son trou. Il ypassait maintenant ses matinées entières, accoutumé à ce bainbrûlant qui le rendait, disait-il, plus gaillard qu’un nouveaumarié.

Andermatt le réveilla :

– Eh bien, mon brave, ça va-t-il mieux ?

Quand il eut reconnu son bourgeois, le vieux fit une grimace desatisfaction :

– Oui, oui, cha va, cha va a lo voulounta.

– Est-ce que vous commencez à marcher ?

– Comme un lapin, Môchieu, comme un lapin. Je dancherai unebourrée avec ma bonne amie au premier dimanche du mois.

Andermatt sentit battre son cœur ; il répéta :

– Vrai, vous marchez ?

Le père Clovis cessa de plaisanter :

– Oh ! pas fort, pas fort. N’importe, cha va.

Alors le banquier voulut voir tout de suite comment marchait levagabond. Il tournait autour du trou, s’agitait, donnait des ordrescomme pour renflouer un navire coulé.

– Tenez, Gontran, prenez le bras droit. – Vous, Brétigny, lebras gauche. Moi, je vais lui soutenir les reins. Allons, ensemble– une – deux – trois. – Mon cher beau-père, tirez à vous la jambe,– non, l’autre, celle qui reste dans l’eau. – Vite, je vous prie,je n’en puis plus ! – Nous y sommes, – une, – deux, – voilà,ouf !

Ils avaient assis par terre le bonhomme qui les laissait faired’un air goguenard, sans aider en rien leurs efforts.

Puis on le souleva de nouveau et on le dressa sur ses jambes enlui donnant ses béquilles, dont il se servit comme de cannes ;et il se mit à marcher, courbé en deux, traînant ses pieds,geignant, soufflant. Il avançait à la façon d’une limace etlaissait derrière lui une longue traînée d’eau sur la poussièreblanche de la route.

Andermatt, enthousiasmé, battit des mains, en criant comme onfait au théâtre pour acclamer les acteurs : « Bravo, bravo,admirable, bravo ! ! ! » Puis, comme le vieuxsemblait exténué, il s’élança pour le soutenir, le saisit dans sesbras, bien que ses hardes fussent ruisselantes, et il répétait:

– Assez, ne vous fatiguez pas. Nous allons vous remettre dans lebain.

Et le père Clovis fut replongé dans son trou, par les quatrehommes qui l’avaient pris par ses quatre membres et le portaientavec précaution, comme un objet fragile et précieux.

Alors le paralytique déclara, d’une voix convaincue :

– Ch’est de la bonne eau tout d’ même, d’ la bonne eau qui n’apoint cha pareille. Cha vaut un tréjor, de l’eau commecha !

Andermatt, tout à coup, se retourna vers son beau-père :

– Ne m’attendez point pour déjeuner. Je vais chez les Oriol etje ne sais quand je serai libre. Il ne faut pas laisser traîner ceschoses-là !

Et il partit, pressé, courant presque, et faisant avec sa badineun moulinet d’homme enchanté.

Les autres s’assirent sous les saules, au bord de la route, enface du trou du père Clovis.

Christiane, à côté de Paul, regardait devant elle la haute butted’où elle avait vu sauter le morne ! Elle était là-haut, cejour-là, voici un mois à peine ! Elle était assise sur cetteherbe rousse ! Un mois ! Rien qu’un mois ! Elle serappelait les plus légers détails, les ombrelles tricolores, lesmarmitons, les moindres paroles de chacun ! Et le chien, lepauvre chien broyé par l’explosion ! Et ce grand garçoninconnu qui s’était élancé sur un mot d’elle pour sauver labête ! Aujourd’hui il était son amant ! son amant !Donc elle avait un amant ! Elle était sa maîtresse – samaîtresse ! Elle se répétait ce mot dans le secret de saconscience – sa maîtresse ! Quel mot bizarre ! Cet homme,assis à côté d’elle, dont elle voyait une main arracher un à un desbrins d’herbe auprès de sa robe qu’il cherchait à toucher, cethomme était maintenant lié à sa chair et à son cœur, par cettechaîne mystérieuse, inavouable, honteuse, que la nature a tendueentre la femme et l’homme.

Avec cette voix de la pensée, cette voix muette qui sembleparler si haut dans le silence des âmes troublées, elle se répétaitsans cesse : « Je suis sa maîtresse, sa maîtresse ! samaîtresse ! » Comme cela était étrange, imprévu !

« Est-ce que je l’aime ? » Elle jeta sur lui un coup d’œilrapide. Leurs yeux se rencontrèrent et elle se sentit tellementcaressée par le regard passionné dont il l’avait couverte, qu’ellefrémit de la tête aux pieds. Elle avait envie, maintenant, uneenvie folle, irrésistible, de prendre cette main qui jouait dansl’herbe, et de la serrer bien fort pour lui exprimer tout ce qu’onpeut dire dans une étreinte. Elle fit glisser la sienne le long desa robe jusqu’au gazon, puis elle l’y laissa, immobile, les doigtsouverts. Alors elle vit l’autre s’en venir, tout doucement, commeune bête amoureuse qui cherche sa compagne. Elle s’en vint, toutprès, tout près, et leurs petits doigts se touchèrent ! Ils sefrôlèrent par le bout, doucement, à peine, se perdirent et seretrouvèrent, ainsi que des lèvres qui s’embrassent. Mais cettecaresse imperceptible, cet effleurement léger, entrait en elle siviolemment qu’elle se sentait défaillir comme s’il l’avait denouveau écrasée en ses bras.

Et elle comprit soudain comment on appartient à quelqu’un,comment on n’est plus rien sous l’amour qui vous possède, commentun être vous prend, corps et âme, chair, pensée, volonté, sang,nerfs, tout, tout, tout ce qui est en vous, ainsi que fait un grandoiseau de proie aux larges ailes en s’abattant sur un roitelet.

Le marquis et Gontran parlaient de la station future, gagnéseux-mêmes par l’enthousiasme de Will. Et ils disaient les méritesdu banquier, la netteté de son esprit, la sûreté de son jugement,la certitude de sa méthode spéculative, la hardiesse de sesprocédés et la régularité de son caractère. Beau-père etbeau-frère, devant le succès probable, dont ils se croyaientcertains, étaient d’accord et se félicitaient de cettealliance.

Christiane et Paul ne semblaient pas entendre, tout occupés l’unde l’autre.

Le marquis dit à sa fille :

– Hé ! mignonne, tu pourrais bien devenir un jour une desfemmes les plus riches de France, et on te nommera comme on nommeles Rothschild. Will est vraiment un homme remarquable, trèsremarquable, une grande intelligence.

Mais une jalousie brusque et bizarre entra soudain dans le cœurde Paul.

– Laissez donc, dit-il, je la connais, leur intelligence, à tousces brasseurs d’affaires. Ils n’ont qu’une chose en tête :l’argent ! Toutes les pensées que nous donnons aux belleschoses, tous les actes que nous perdons pour nos caprices, toutesles heures que nous jetons à nos distractions, toute la force quenous gaspillons pour nos plaisirs, toute l’ardeur et toute lapuissance que nous prend l’amour, l’amour divin, ils les emploientà chercher de l’or, à songer à l’or, à amasser de l’or !L’homme, l’homme intelligent, vit pour toutes les grandestendresses désintéressées, les arts, l’amour, la science, lesvoyages, les livres ; et s’il cherche l’argent, c’est parceque cela facilite les joies réelles de l’esprit et même le bonheurdu cœur ! Mais eux, ils n’ont rien dans l’esprit et dans lecœur que ce goût ignoble du trafic ! Ils ressemblent auxhommes de valeur, ces écumeurs de la vie, comme le marchand detableaux ressemble au peintre, comme l’éditeur ressemble àl’écrivain, comme le directeur de théâtre ressemble au poète.

Il se tut soudain, comprenant qu’il se laissait emporter, et ilreprit d’une voix plus calme :

– Je ne dis point cela pour Andermatt, que je trouve un charmanthomme. Je l’aime beaucoup parce qu’il est cent fois supérieur àtous les autres…

Christiane avait retiré sa main. Paul, de nouveau, cessa deparler.

Gontran se mit à rire, et de sa voix méchante, dont il osaittout dire, en ses heures de gouaillerie sincère :

– En tout cas, mon cher, ces hommes-là ont un rare mérite :c’est d’épouser nos sœurs et d’avoir des filles riches quideviennent nos femmes.

Le marquis, blessé, se leva :

– Oh ! Gontran ! Tu es parfois révoltant.

Paul alors, se tournant vers Christiane, murmura :

– Sauraient-ils mourir pour une femme ou même lui donner touteleur fortune – toute – sans rien garder ?

Cela disait si clairement : « Tout ce que j’ai est à vous,jusqu’à ma vie », qu’elle fut émue, et elle eut cette ruse pour luiprendre les mains :

– Levez-vous et relevez-moi ; je suis engourdie à ne plusremuer.

Il se dressa, la saisit par les poignets et l’attirant, la mitdebout, sur le bord de la route, tout contre lui. Elle vit sabouche balbutier : « Je vous aime » et elle se détourna vite pourne pas lui répondre aussi ces trois mots qui lui montaient auxlèvres malgré elle dans un élan qui la jetait vers lui.

Ils retournèrent vers l’hôtel.

L’heure du bain était passée. On attendit celle du déjeuner.Elle sonna, mais Andermatt ne revenait point. Après un nouveau tourdans le parc on résolut donc de se mettre à table. Le repas, bienque long, se termina sans que le banquier parût. On redescenditpour s’asseoir sous les arbres. Et les heures, l’une après l’autre,s’en allaient, le soleil glissait sur les feuillages, s’inclinantvers les monts, le jour s’écoulait, Will ne se montrait point.

Tout à coup on l’aperçut. Il marchait vite, le chapeau à lamain, en s’épongeant le front, la cravate de côté, le giletentr’ouvert, comme après un voyage, après une lutte, après uneffort terrible et prolongé.

Dès qu’il vit son beau-père, il s’écria :

– Victoire ! c’est fait ! mais quelle journée, mesamis ! Ah ! le vieux renard, m’en a-t-il donné dumal !

Et tout de suite il expliqua ses démarches et ses peines.

Le père Oriol s’était d’abord montré tellement déraisonnablequ’Andermatt, rompant les négociations, était parti. Puis onl’avait rappelé. Le paysan prétendait ne pas vendre ses terres,mais les apporter à la Société, avec le droit de les reprendre encas d’insuccès. Il exigeait, en cas de succès, la moitié desbénéfices.

Le banquier avait dû lui démontrer avec des chiffres sur dupapier, et des dessins pour simuler les pièces de terre, quel’ensemble des champs ne valait pas plus de quatre-vingt millefrancs à l’heure actuelle, tandis que les dépenses de la Sociétés’élèveraient, d’un seul coup, à un million.

Mais l’Auvergnat avait répliqué qu’il entendait bénéficier de laplus-value énorme donnée à des biens par la création même del’établissement et des hôtels, et toucher les intérêts sur le piedde la valeur acquise et non de la valeur passée.

Andermatt avait dû lui représenter alors que les risques doiventêtre proportionnels aux gains possibles, et le terroriser par lapeur de la perte.

On s’était donc arrêté à ceci. Le père Oriol apportait à laSociété tous les terrains s’étendant aux bords du ruisseau,c’est-à-dire tous ceux où il paraissait possible de trouver del’eau minérale, plus le sommet de la butte pour y créer un casinoet un hôtel, et quelques vignes en pente qui devaient être diviséespar lots et offertes aux principaux médecins de Paris.

Le paysan, pour cet apport, évalué à deux cent cinquante millefrancs, c’est-à-dire à quatre fois sa valeur environ, participeraitpour un quart aux bénéfices de la Société. Comme il gardait dixfois plus de terrain qu’il n’en donnait, autour du futurétablissement, il était sûr, en cas de succès, de réaliser unefortune en vendant avec discernement ces terres, quiconstitueraient, disait-il, la dot de ses filles.

Aussitôt ces conditions arrêtées Will avait dû traîner le pèreet le fils chez le notaire pour rédiger une promesse de venteannulable dans le cas où on ne trouverait pas l’eau nécessaire.

Et la rédaction des articles, la discussion de chaque point, larépétition indéfinie des mêmes arguments, l’éternel recommencementdes mêmes raisonnements, avaient duré toute l’après-midi.

Enfin, c’était fini. Le banquier tenait sa station. Mais ilrépétait, rongé par un regret :

– Il faudra me borner à l’eau sans songer aux affaires duterrain. Il a été fin, le vieux singe.

Puis il ajouta :

– Bah, je rachèterai l’ancienne Société, et c’est là-dessus queje pourrai spéculer !… N’importe, il faut que je reparte cesoir pour Paris.

Le marquis, stupéfait, s’écria :

– Comment, ce soir ?

– Mais oui, mon cher beau-père, pour préparer l’acte définitif,pendant que M. Aubry-Pasteur fera des fouilles. Il faut aussi queje m’arrange pour commencer les travaux dans quinze jours. Je n’aipas une heure à perdre. À ce propos, je vous préviens que vousfaites partie de mon conseil d’administration où j’ai besoin d’uneforte majorité. Je vous donne dix actions. À vous aussi, Gontran,je donne dix actions.

Gontran se mit à rire :

– Merci bien, mon cher. Je vous les revends. Cela fait cinqmille francs que vous me devez.

Mais Andermatt ne plaisantait plus devant des affaires aussigraves. Il reprit sèchement :

– Si vous n’êtes pas sérieux, je m’adresserai à un autre.

Gontran cessa de rire :

– Non, non, mon bon, vous savez que je vous suis toutacquis.

Le banquier se tourna vers Paul :

– Mon cher Monsieur, voulez-vous me rendre un service d’ami,c’est d’accepter aussi une dizaine d’actions avec le titred’administrateur ?

Paul, s’inclinant, répondit :

– Vous me permettrez, Monsieur, de ne pas accepter cette offresi gracieuse, mais de mettre cent mille francs dans l’affaire queje considère comme superbe. C’est donc moi qui vous demande unefaveur.

William, ravi, lui saisit les mains, cette confiance l’avaitconquis. Il éprouvait toujours, d’ailleurs, une envie irrésistibled’embrasser les gens qui lui apportaient de l’argent pour sesentreprises.

Mais Christiane rougissait jusqu’aux tempes, émue, froissée. Illui semblait qu’on venait de la vendre et de l’acheter. S’il nel’avait pas aimée, Paul aurait-il offert ces cent mille francs àson mari ? Non, sans doute ! Il n’aurait pas dû, aumoins, traiter cette affaire devant elle.

Le dîner sonnait. Ils remontèrent à l’hôtel. Dès qu’on fut àtable, Mme Paille, la mère, demanda à Andermatt :

– Vous allez donc fonder un autre établissement ?

La nouvelle avait déjà couru par le pays entier, était connue detout le monde ; elle agitait tous les baigneurs.

William répondit :

– Mon Dieu oui, celui qui existe est trop insuffisant.

Et, se tournant vers M. Aubry-Pasteur :

– Vous m’excuserez, cher Monsieur, de vous parler à table d’unedémarche que je voulais faire auprès de vous, mais je repars cesoir pour Paris ; et le temps me presse énormément.Consentiriez-vous à diriger les travaux de fouille pour trouver unvolume d’eau supérieur ?

L’ingénieur, flatté, accepta ; et, au milieu du silencegénéral, ils réglèrent tous les points essentiels des recherchesqui devaient commencer immédiatement. Tout fut discuté et fixé enquelques minutes avec la netteté et la précision qu’Andermattapportait toujours dans les affaires. Puis on parla du paralytique.On l’avait vu traverser le parc, dans l’après-midi, avec une seulecanne, alors que, le matin même, il en employait encore deux. Lebanquier répétait :

– C’est un miracle, un vrai miracle ! Sa guérison marche àpas de géant.

Paul, pour plaire au mari, reprit :

– C’est le père Clovis lui-même qui marche à pas de géant.

Un rire approbateur fit le tour de la table. Tous les yeuxregardaient Will, toutes les bouches le complimentaient. Lesgarçons du restaurant s’étaient mis à le servir le premier avec unedéférence respectueuse qui disparaissait de leurs visages et deleurs gestes dès qu’ils passaient les plats aux voisins.

Un d’eux lui présenta une carte sur une assiette.

Il la prit et lut à mi-voix. « Le docteur Latonne, de Paris,serait heureux si M. Andermatt voulait bien lui accorder quelquessecondes d’entretien avant son départ. »

– Répondez que je n’ai pas le temps, mais que je reviendrai danshuit ou dix jours.

Au même moment on apportait à Christiane une botte de fleurs dela part du docteur Honorat.

Gontran riait :

– Le père Bonnefille est mauvais troisième, dit-il.

Le dîner allait finir. On prévint Andermatt que son landaul’attendait. Il monta pour chercher son petit sac ; et quandil descendit, il vit la moitié du village amassée devant la porte.Petrus Martel vint lui serrer la main avec une familiarité decabotin et lui murmura dans l’oreille :

– J’aurai une proposition à vous faire, quelque chose d’épatantpour votre affaire.

Soudain le docteur Bonnefille parut, pressé selon sa coutume. Ilpassa tout près de Will, et, le saluant très bas comme il faisaitpour le marquis, il lui dit :

– Bon voyage, monsieur le Baron.

– Touché, murmura Gontran.

Andermatt, triomphant, gonflé de joie et d’orgueil, serrait lesmains, remerciait, répétait : « Au revoir ! » Mais il faillitoublier d’embrasser sa femme, tant il pensait à autre chose. Cetteindifférence fut pour elle un soulagement, et quand elle vit lelandau s’éloigner sur la route obscurcie, au grand trot des deuxchevaux, il lui sembla qu’elle n’avait plus rien à redouter depersonne pour le reste de sa vie.

Elle passa toute la soirée assise devant l’hôtel, entre son pèreet Paul Brétigny, Gontran étant parti au Casino, comme il faisaitchaque jour.

Elle ne voulait ni marcher, ni parler, et restait immobile, lesmains croisées sur son genou, les yeux perdus dans l’obscurité,alanguie et faible, un peu inquiète et heureuse pourtant, pensant àpeine, ne rêvant même pas, luttant par moments contre de vaguesremords qu’elle repoussait en se répétant : « Je l’aime, je l’aime,je l’aime ! »

Elle monta de bonne heure dans sa chambre, pour être seule etsonger. Assise au fond d’un fauteuil et enveloppée d’un peignoirflottant, elle regardait les étoiles par sa fenêtre restéeouverte ; et dans le cadre de cette fenêtre, elle évoquait àtoute minute l’image de celui qui venait de la conquérir. Elle levoyait, bon, doux et violent, si fort et si soumis devant elle. Cethomme l’avait prise, elle le sentait, prise pour toujours. Ellen’était plus seule, ils étaient deux dont les deux cœurs neformeraient plus qu’un cœur, dont les deux âmes ne formeraient plusqu’une âme. Où était-il, elle ne le savait pas ; mais ellesavait bien qu’il rêvait d’elle comme elle pensait à lui. À chaquebattement de son cœur, elle croyait entendre un autre battement quirépondait quelque part. Elle sentait, autour d’elle, rôder un désirqui l’effleurait comme une aile d’oiseau ; elle le sentaitentrer par cette fenêtre ouverte, ce désir venu de lui, ce désirardent, qui la cherchait, qui l’implorait dans le silence de lanuit. Comme c’était bon, doux, nouveau d’être aimée ! Quellejoie de penser à quelqu’un avec une envie de pleurer dans les yeux,de pleurer d’attendrissement, et une envie aussi d’ouvrir les bras,même sans le voir, pour l’appeler, d’ouvrir les bras vers son imageapparue, vers ce baiser qu’il lui jetait sans cesse, de loin ou deprès, dans la fièvre de son attente.

Et elle tendait vers les étoiles ses deux bras blancs dans lesmanches du peignoir. Soudain, elle poussa un cri. Une grande ombrenoire, enjambant son balcon, avait surgi dans sa fenêtre.

Éperdue, elle se dressa ! C’était lui ! Et sans songermême qu’on pouvait les voir, elle se jeta sur sa poitrine.

Chapitre 8

 

L’absence d’Andermatt se prolongeait. M. Aubry-Pasteur faisaitdes fouilles. Il trouva de nouveau quatre sources qui donnaient àla nouvelle Société deux fois plus d’eau qu’il n’en fallait. Lepays entier, affolé par ces recherches, par ces découvertes, parles grandes nouvelles qui couraient, par les perspectives d’unavenir éclatant, s’agitait et s’enthousiasmait, ne parlait plusd’autre chose, ne pensait plus à autre chose. Le marquis et Gontraneux-mêmes passaient leurs jours autour des ouvriers qui sondaientles veines du granit, et ils écoutaient avec un intérêt grandissantles explications et les leçons de l’ingénieur sur la naturegéologique de l’Auvergne. Et Paul et Christiane s’aimaientlibrement, tranquillement, dans une sécurité absolue, sans quepersonne s’occupât d’eux, sans que personne devinât rien, sans quepersonne songeât même à les épier, car toute l’attention, toute lacuriosité, toute la passion de tout le monde étaient absorbées parla station future.

Christiane avait fait comme un adolescent qui s’enivre unepremière fois. Le premier verre, le premier baiser, l’avait brûlée,étourdie. Elle avait bu le second bien vite, et l’avait trouvémeilleur, et maintenant elle se grisait à pleine bouche.

Depuis le soir où Paul était entré dans sa chambre, elle nesavait plus du tout ce qui se passait dans le monde. Le temps, leschoses, les êtres n’existaient plus pour elle ; rienn’existait plus qu’un homme. Il n’y avait plus, sur la terre oudans le ciel, qu’un homme, un seul homme, celui qu’elle aimait. Sesyeux ne voyaient plus que lui, son esprit ne pensait plus qu’à lui,son espoir ne s’attachait plus que sur lui. Elle vivait, changeaitde place, mangeait, s’habillait, semblait écouter et répondait,sans comprendre et sans savoir ce qu’elle faisait. Aucuneinquiétude ne la hantait, car aucun malheur n’aurait pu lafrapper ! Elle était devenue insensible à tout. Aucune douleurphysique n’aurait eu de prise sur sa chair que l’amour seul pouvaitfaire frémir. Aucune douleur morale n’aurait eu de prise sur sonâme paralysée par le bonheur.

Lui, d’ailleurs, l’aimant avec l’emportement qu’il apportait entoutes ses passions, surexcitait jusqu’à la folie la tendresse dela jeune femme. Souvent, vers la fin du jour, quand il savait lemarquis et Gontran partis aux sources :

– Allons voir notre ciel, disait-il.

Il appelait leur ciel un bouquet de sapins poussé sur la côte,au-dessus même des gorges. Ils y montaient à travers un petit bois,par un sentier rapide, qui faisait souffler Christiane. Comme ilsavaient peu de temps ils allaient vite ; et, pour qu’elle sefatiguât moins, il la soulevait par la taille. Ayant mis une mainsur son épaule elle se laissait enlever, et parfois lui sautant aucou posait sa bouche sur ses lèvres. À mesure qu’ils montaient,l’air devenait plus vif ; et quand ils atteignaient le bouquetde sapins, l’odeur de la résine les rafraîchissait comme un soufflede la mer.

Ils s’asseyaient sous les arbres sombres, elle sur une butted’herbe, lui plus bas, à ses pieds. Le vent dans les tiges chantaitce doux chant des pins qui ressemble un peu à une plainte ; etla Limagne immense, aux lointains invisibles, noyée dans lesbrumes, leur donnait tout à fait la sensation de l’Océan. Oui, lamer était là, devant eux, là-bas ! Ils n’en pouvaient douter,car ils recevaient son haleine sur la face !

Il avait pour elle des câlineries enfantines :

– Donnez vos doigts que je les mange, ce sont mes bonbons, àmoi.

Il les prenait, l’un après l’autre, dans sa bouche, et semblaitles goûter avec des frissons gourmands :

– Oh ! qu’ils sont bons ! Le petit surtout. Je n’aijamais rien mangé de meilleur que le petit.

Puis il se mettait à genoux, posant ses coudes sur les genoux deChristiane et il murmurait :

– Liane, regardez-moi ?

Il l’appelait Liane parce qu’elle s’enlaçait à lui pourl’embrasser, comme une plante étreint un arbre.

– Regardez-moi. Je vais entrer dans votre âme.

Et ils se regardaient de ce regard immobile, obstiné qui semblevraiment mêler deux êtres l’un à l’autre !

– On ne s’aime bien qu’en se possédant ainsi, disait-il, toutesles autres choses de l’amour sont des jeux de polissons.

Et face à face, confondant leurs haleines, ils se cherchaientéperdument dans la transparence des yeux.

Il murmurait :

– Je vous vois, Liane. Je vois votre cœur adoré !

Elle répondait :

– Moi aussi, Paul, je vois votre cœur !

Et ils se voyaient, en effet, l’un et l’autre, jusqu’au fond del’âme et du cœur, car ils n’avaient plus dans l’âme et dans le cœurqu’un furieux élan d’amour l’un vers l’autre.

Il disait :

– Liane, votre œil est comme le ciel ! il est bleu, avectant de reflets, avec tant de clarté ! Il me semble que j’yvois passer des hirondelles ! ce sont vos pensées, sansdoute ?

Et quand ils s’étaient longtemps, longtemps contemplés ainsi,ils se rapprochaient encore et s’embrassaient doucement, par petitscoups, en se regardant de nouveau, entre chaque baiser. Quelquefoisil la prenait dans ses bras et l’emportait en courant le long duruisseau qui glissait vers les gorges d’Enval avant de s’yprécipiter. C’était un étroit vallon où alternaient des prairies etdes bois. Paul courait sur l’herbe et par moments, élevant la jeunefemme au bout de ses poignets puissants, il criait :

– Liane, envolons-nous.

Et ce besoin de s’envoler, l’amour, leur amour exalté, le jetaiten eux, harcelant, incessant, douloureux. Et tout, autour d’eux,aiguisait ce désir de leur âme, l’air léger, un air d’oiseau,disait-il, et le vaste horizon bleuâtre où ils auraient voulus’élancer tous les deux, en se tenant par la main, et disparaîtreau-dessus de la plaine infinie lorsque la nuit s’étendait sur elle.Ils seraient partis ainsi à travers le ciel embrumé du soir, pourne jamais revenir. Où seraient-ils allés ? Ils ne le savaientpoint, mais quel rêve !

Quand il était essoufflé d’avoir couru en la portant ainsi, illa posait sur un rocher pour s’agenouiller devant elle ! Etlui baisant les chevilles, il l’adorait en murmurant des parolesenfantines et tendres.

S’ils s’étaient aimés dans une ville, leur passion, sans doute,aurait été différente, plus prudente, plus sensuelle, moinsaérienne et moins romanesque. Mais là, dans ce pays vert dontl’horizon élargissait les élans de l’âme, seuls, sans rien pour sedistraire, pour atténuer leur instinct d’amour éveillé, ilss’étaient élancés soudain dans une tendresse éperdument poétique,faite d’extase et de folie. Le paysage autour d’eux, le vent tiède,les bois, l’odeur savoureuse de cette campagne leur jouaient toutle long des jours et des nuits la musique de leur amour ; etcette musique les avait excités jusqu’à la démence, comme le sondes tambourins et des flûtes aiguës pousse à des actes de déraisonsauvage le derviche qui tourne avec son idée fixe.

Un soir, comme ils rentraient pour dîner, le marquis leur dittout à coup :

– Andermatt revient dans quatre jours, toutes les affaires sontarrangées. Nous autres, nous partirons le lendemain de son retour.Voici bien longtemps que nous sommes ici, il ne faut pas tropprolonger les saisons d’eaux minérales.

Ils furent surpris comme si on leur eût annoncé la fin dumonde ; et ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre pendant lerepas, tant ils songeaient avec étonnement à ce qui devait arriver.Donc ils se trouveraient séparés dans quelques jours et ne severraient plus librement. Cela leur paraissait si impossible et sibizarre qu’ils ne le comprenaient pas.

Andermatt revint, en effet, à la fin de la semaine. Il avaittélégraphié pour qu’on lui envoyât deux landaus au premier train.Christiane, qui n’avait point dormi, harcelée par une émotionétrange et nouvelle, une sorte de peur de son mari, une peur mêléede colère, de mépris inexpliqué et d’envie de le braver, s’étaitlevée dès le jour et l’attendait. Il apparut dans la premièrevoiture, accompagné de trois messieurs bien vêtus, mais d’alluremodeste. Le second landau en portait quatre autres qui semblaientde condition un peu inférieure aux premiers. Le marquis et Gontrans’étonnèrent. Celui-ci demanda :

– Qu’est-ce que ces gens ?

Andermatt répondit :

– Mes actionnaires. Nous allons constituer la Sociétéaujourd’hui même et nommer le conseil d’administration.

Il embrassa sa femme sans lui parler et presque sans la voir,tant il était préoccupé, et se tournant vers les sept messieurs,respectueux et muets, debout derrière lui :

– Faites-vous servir à déjeuner, dit-il, et promenez-vous. Nousnous retrouverons ici, à midi.

Ils s’en allèrent en silence, comme des soldats qui obéissent àl’ordre, et montant deux par deux les marches du perron, ilsdisparurent dans l’hôtel.

Gontran, qui les regardait partir, demanda avec un grand sérieux:

– Où les avez-vous trouvés, vos figurants ?

Le banquier sourit :

– Ce sont des hommes très bien, des hommes de bourse, descapitalistes.

Et il ajouta, après un silence, avec un sourire plus marqué:

– Qui s’occupent de mes affaires.

Puis il se rendit chez le notaire pour relire les pièces dont ilavait envoyé la rédaction toute prête quelques joursauparavant.

Il y trouva le docteur Latonne, avec qui d’ailleurs il avaitéchangé plusieurs lettres, et ils causèrent longtemps, a voixbasse, dans un coin de l’étude, pendant que les plumes des clercscouraient sur le papier avec un petit bruit d’insectes.

Rendez-vous fut pris pour deux heures, afin de constituer laSociété.

Le cabinet du notaire avait été préparé comme pour un concert.Deux rangs de chaises attendaient les actionnaires en face de latable où maître Alain devait s’asseoir à côté de son premier clerc.Maître Alain avait passé son habit, vu l’importance de l’affaire.C’était un tout petit homme, une boule de chair blanche, quibredouillait.

Andermatt entra comme deux heures sonnaient, accompagné dumarquis, de son beau-frère et de Brétigny, et suivi des septmessieurs que Gontran appelait des figurants. Il avait l’air d’ungénéral. Le père Oriol apparut aussitôt avec Colosse. Ilssemblaient inquiets, méfiants, comme le sont toujours des paysansqui vont signer. Le docteur Latonne vint le dernier. Il avait faitla paix avec Andermatt par une soumission complète précédéed’excuses habilement tournées et suivies d’offres de service sansréticences et sans restrictions.

Alors le banquier, sentant qu’il le tenait, lui avait promis laplace enviée de médecin-inspecteur du nouvel établissement.

Quand tout le monde fut entré, un grand silence régna.

Le notaire prit la parole :

– Messieurs, asseyez-vous.

Il prononça encore quelques mots que personne n’entendit dans lemouvement des sièges.

Andermatt enleva une chaise et la plaça en face de son armée,afin d’avoir l’œil sur tout son monde, puis il dit, quand on futassis :

– Messieurs, je n’ai pas besoin de vous donner des explicationssur le motif qui nous réunit. Nous allons d’abord constituer laSociété nouvelle dont vous voulez bien être actionnaires. Je doiscependant vous faire part de quelques détails qui nous ont causé unpeu d’embarras. J’ai dû, avant de rien entreprendre, m’assurer quenous obtiendrions les autorisations nécessaires pour la créationd’un nouvel établissement d’utilité publique. Cette assurance, jel’ai. Ce qui reste à faire sous ce rapport, je le ferai. J’ai laparole du Ministre. Mais un autre point m’arrêtait. Nous allons,Messieurs, entreprendre une lutte avec l’ancienne Société des eauxd’Enval. Nous sortirons vainqueurs de cette lutte, vainqueurs etriches, soyez-en convaincus ; mais de même qu’il fallait uncri de guerre aux combattants d’autrefois, il nous faut, à nous,combattants du combat moderne, un nom pour notre station, un nomsonore, attirant, bien fait pour la réclame, qui frappe l’oreillecomme une note de clairon et entre dans l’œil comme un éclair. Or,Messieurs, nous sommes à Enval et nous ne pouvons débaptiser cepays. Une seule ressource nous restait. Désigner notreétablissement, notre établissement seul, par une appellationnouvelle.

« Voici ce que je vous propose :

« Si notre maison de bains se trouve au pied de la butte dontest propriétaire M. Oriol, ici présent, notre futur casino serasitué sur le sommet de cette même butte. On peut donc dire quecette butte, ce mont, car c’est un mont, un petit mont, constituenotre établissement, puisque nous en avons le pied et le faîte.N’est-il pas naturel, dès lors, d’appeler nos bains : les Bains duMont-Oriol, et d’attacher à cette station, qui deviendra une desplus importantes du monde entier, le nom du premier propriétaire.Rendons à César ce qui appartient à César.

« Et notez, Messieurs, que ce vocable est excellent. On dira leMont-Oriol, comme on dit le Mont-Dore. Il reste dans l’œil et dansl’oreille, on le voit bien, on l’entend bien, il demeure en nous :Mont-Oriol ! – Mont-Oriol ! – Les bains duMont-Oriol…

Et Andermatt le faisait sonner, ce mot, le lançait comme uneballe, en écoutait l’écho.

Il reprit, simulant des dialogues :

– Vous allez aux bains du Mont-Oriol ?

– Oui, Madame. On les dit parfaites, ces eaux du Mont-Oriol.

– Excellentes, en effet. Mont-Oriol, d’ailleurs, est undélicieux pays.

Et il souriait, avait l’air de causer, changeait de ton pourindiquer quand parlait la dame, saluait de la main en représentantle monsieur.

Puis il reprit, de sa voix naturelle :

– Quelqu’un a-t-il une objection à présenter ?

Les actionnaires répondirent en chœur :

– Non, aucune.

Trois des figurants applaudirent.

Le père Oriol, ému, flatté, conquis, pris par son orgueil intimede paysan parvenu, souriait en tournant son chapeau dans ses mains,et il faisait « oui » de la tête, malgré lui, un « oui » quirévélait sa joie et qu’Andermatt observait sans paraître leregarder.

Colosse demeurait impassible, mais aussi content que sonpère.

Alors Andermatt dit au notaire :

– Veuillez lire l’acte pour la constitution de la Société,maître Alain.

Et il s’assit.

Le notaire dit à son clerc :

– Allez, Marinet.

Marinet, un pauvre être étique, toussota et, avec desintonations de prédicateur et des intentions déclamatoires, ilcommença à énumérer les statuts relatifs à la constitution d’unesociété anonyme, dite Société de l’Établissement thermal duMont-Oriol, à Enval, au capital de deux millions.

Le père Oriol l’interrompit :

– Moment, moment, dit-il.

Et il tira de sa poche un cahier de papier graisseux, traînédepuis huit jours chez tous les notaires et tous les hommesd’affaires du département. C’était la copie des statuts que sonfils et lui, d’ailleurs, commençaient à savoir par cœur.

Puis il appliqua lentement ses lunettes sur son nez, redressa satête, chercha le point juste où il distinguait bien les lettres, etil ordonna :

– Vas-y, Marinet.

Colosse, ayant rapproché sa chaise, suivait aussi sur le papierdu père.

Et Marinet recommença. Alors le vieux Oriol, dérouté par ladouble besogne d’écouter et de lire en même temps, torturé par lacrainte d’un mot changé, obsédé aussi par le désir de voir siAndermatt ne faisait point quelque signe au notaire, ne laissa pluspasser une ligne sans arrêter dix fois le clerc dont il coupait leseffets.

Il répétait :

– Tu dis ? Qué que tu dis là ?J’ai pointentendu ! pas chi vite.

Puis, se tournant un peu vers son fils :

– Ch’est-il cha, Coloche ?

Colosse, plus maître de lui, répondait :

– Cha va, païré, laiche, laiche, cha va !

Le paysan n’avait pas confiance. Du bout de son doigt crochu ilsuivait sur son papier en marmottant les mots entre seslèvres ; mais son attention ne pouvant se fixer au même momentdes deux côtés, quand il écoutait, il ne lisait plus, et iln’entendait point quand il lisait. Et il soufflait comme s’il eûtgravi un mont, il transpirait comme s’il eût bêché sa vigne enplein soleil, et de temps en temps il demandait un repos dequelques minutes, pour s’essuyer le front et reprendre haleine,comme un homme qui se bat en duel.

Andermatt, impatienté, frappait le sol de son pied. Gontran,ayant aperçu sur une table Le Moniteur du Puy-de-Dôme, l’avait priset le parcourait ; et Paul, à cheval sur sa chaise, le frontbaissé, le cœur crispé, songeait que ce petit homme rose et ventru,assis devant lui, allait emporter, le lendemain, la femme qu’ilaimait de toute son âme, Christiane, sa Christiane, sa blondeChristiane qui était à lui, toute à lui, rien qu’à lui. Et il sedemandait s’il n’allait pas l’enlever ce soir-là même.

Les sept messieurs demeuraient sérieux et tranquilles.

Au bout d’une heure, ce fut fini. On signa.

Le notaire prit acte des versements. À l’appel de son nom, lecaissier, M. Abraham Lévy, déclara avoir reçu les fonds. Puis laSociété, aussitôt constituée légalement, fut déclarée réunie enassemblée générale, tous les actionnaires étant présents, pour lanomination du conseil d’administration et l’élection de sonprésident.

Toutes les voix, moins deux, proclamèrent Andermatt président.Les deux voix dissidentes, celles du paysan et de son fils, avaientdésigné Oriol. Brétigny fut nommé commissaire de surveillance.

Alors le conseil, composé de MM. Andermatt, le marquis et lecomte de Ravenel, Brétigny, Oriol père et fils, le docteur Latonne,Abraham Lévy et Simon Zidler, pria le reste des actionnaires de seretirer, ainsi que le notaire et son clerc, afin qu’il pûtdélibérer sur les premières résolutions à prendre et arrêter lespoints les plus importants.

Andermatt se leva de nouveau.

– Messieurs, nous entrons dans la question vive, celle dusuccès, qu’il nous faut obtenir à tout prix.

« Il en est des eaux minérales comme de tout. Il faut qu’onparle d’elles, beaucoup, toujours, pour que les malades enboivent.

« La grande question moderne, Messieurs, c’est la réclame ;elle est le dieu du commerce et de l’industrie contemporains. Horsla réclame, pas de salut. L’art de la réclame, d’ailleurs, estdifficile, compliqué, et demande un tact très grand. Les premiersqui ont employé ce procédé nouveau l’ont fait brutalement, attirantl’attention par le bruit, par les coups de grosse caisse et lescoups de canon. Mangin, Messieurs, ne fut qu’un précurseur.Aujourd’hui, le tapage est suspect, les affiches voyantes fontsourire, les noms criés par les rues éveillent plus de méfiance quede curiosité. Et cependant, il faut attirer l’attention publiqueet, après l’avoir frappée, il faut la convaincre. L’art consistedonc à découvrir le moyen, le seul moyen qui peut réussir, étantdonné ce qu’on veut vendre. Nous autres, Messieurs, nous voulonsvendre de l’eau. C’est par les médecins que nous devons conquérirles malades.

« Les médecins les plus célèbres, Messieurs, sont des hommescomme nous, qui ont des faiblesses comme nous. Je ne veux pas direqu’on pourrait les corrompre. La réputation des illustres maîtresdont nous avons besoin les met à l’abri de tout soupçon devénalité ! Mais quel est l’homme qu’on ne peut gagner, en s’yprenant bien ? Il est aussi des femmes qu’on ne sauraitacheter ! Celles-là, il faut les séduire.

« Voici donc, Messieurs, la proposition que je vais vous faire,après l’avoir longuement discutée avec M. le docteur Latonne :

« Nous avons classé d’abord en trois groupes principaux lesmaladies soumises à notre traitement. Ce sont : 1º le rhumatismesous toutes ses formes, herpès, arthrite, goutte, etc., etc. ;2º les affections de l’estomac, de l’intestin et du foie ; 3ºtous les désordres provenant des troubles de la circulation, car ilest indiscutable que nos bains acidulés ont sur la circulation uneffet admirable.

« D’ailleurs, Messieurs, la guérison merveilleuse du père Clovisnous promet des miracles.

« Donc, étant données les maladies tributaires de ces eaux, nousallons faire aux principaux médecins qui les soignent, laproposition suivante : “Messieurs, dirons-nous, venez voir, venezvoir de vos yeux, suivez vos malades, nous vous offronsl’hospitalité. Le pays est superbe, vous avez besoin de vousreposer après vos rudes travaux de l’hiver, venez. Et venez, nonpas chez nous, messieurs les Professeurs, mais chez vous, car nousvous offrons un chalet qui vous appartiendra, s’il vous plaît, àdes conditions exceptionnelles.”

Andermatt prit un repos, et recommença d’une voix plus calme:

– Voici comment je suis arrivé à réaliser cette conception. Nousavons choisi six lots de terre de mille mètres chacun. Sur chacunde ces six lots, la Société Bernoise des Chalets Mobiles s’engage àapporter une de ses constructions modèles. Nous mettronsgratuitement ces demeures aussi élégantes que confortables à ladisposition de nos médecins. S’ils s’y plaisent, ils achèterontseulement la maison de la Société Bernoise ; quant au terrain,nous le leur donnons… et ils nous le payeront… en malades. Donc,Messieurs, nous obtenons ces avantages multiples de couvrir notreterritoire de villas charmantes qui ne nous coûtent rien, d’attirerles premiers médecins du monde et la légion de leurs clients, etsurtout de convaincre de l’efficacité de nos eaux les docteurséminents qui deviendront bien vite propriétaires dans le pays.Quant à toutes les négociations qui doivent amener ces résultats,je m’en charge, Messieurs, et je les ferai non pas en spéculateur,mais en homme du monde. »

Le père Oriol l’interrompit. Sa parcimonie auvergnates’indignait de ce terrain donné.

Andermatt eut un mouvement d’éloquence ; il compara legrand agriculteur qui jette à poignées la semence dans la terreféconde, avec le paysan rapace qui compte les grains et n’obtientjamais que des demi-récoltes.

Puis, comme Oriol vexé s’obstinait, le banquier fit voter sonconseil et ferma la bouche au vieux avec six voix contre deux.

Alors il ouvrit un grand portefeuille de maroquin et tira lesplans de l’établissement nouveau, de l’hôtel et du casino, ainsique les devis et les marchés tout préparés avec les entrepreneurspour être approuvés et signés séance tenante. Les travaux devaientêtre commencés dès le début de l’autre semaine.

Seuls les deux Oriol voulurent voir et discuter. Mais Andermatt,irrité, leur dit :

– Est-ce que je vous demande de l’argent ? Non ! Alorsfichez-moi la paix ! Et si vous n’êtes pas contents, nousallons voter encore une fois.

Ils signèrent donc avec les autres membres du conseil ; etla séance fut levée.

Tout le pays les attendait pour les voir sortir, tant l’émotionétait grande. On les saluait avec respect. Comme les deux paysansallaient rentrer chez eux, Andermatt leur dit :

– N’oubliez pas que nous dînons tous ensemble à l’hôtel. Etamenez vos fillettes, je leur ai apporté de petits cadeaux deParis.

On se donna rendez-vous pour sept heures, dans le salon duSplendid Hotel.

Ce fut un grand repas où le banquier avait invité les principauxbaigneurs et les autorités du village. Christiane présidait, ayantà sa droite le curé, et le maire à sa gauche.

On ne parla que de l’établissement futur et de l’avenir du pays.Les deux petites Oriol avaient trouvé sous leurs serviettes deuxécrins contenant deux bracelets ornés de perles et d’émeraudes, et,affolées de joie, elles causaient, comme elles n’avaient jamaisfait, avec Gontran placé entre les deux. L’aînée elle-même riait detout son cœur aux plaisanteries du jeune homme, qui s’animait enleur parlant et portait à part lui, sur elles, ces jugements demâle, ces jugements hardis et secrets qui naissent de la chair etde l’esprit devant toute femme désirable.

Paul ne mangeait point, et ne disait rien… Il lui semblait quesa vie allait finir ce soir-là. Tout à coup, il se souvint qu’il yavait juste un mois écoulé, jour pour jour, depuis leur dîner aulac de Tazenat. Il avait dans l’âme cette souffrance vague, faiteplutôt de pressentiments que de chagrins, connue des seulsamoureux, cette souffrance qui rend le cœur si pesant, les nerfs sivibrants que le moindre bruit fait haleter, et l’esprit simisérablement douloureux que tout ce qu’on entend prend un senspénible pour se rapporter à l’idée fixe.

Dès qu’on eut quitté la table il rejoignit Christiane dans lesalon :

– Il faut que je vous voie ce soir, dit-il, tout à l’heure, toutde suite, puisque je ne sais plus quand nous pourrons nous trouverseuls. Savez-vous qu’il y a aujourd’hui juste un mois…

Elle répondit :

– Je le sais.

Il reprit :

– Écoutez, je vais vous attendre sur la route de LaRoche-Pradière, avant le village, auprès des châtaigniers. Personnene remarquera votre absence en ce moment. Venez vite me dire adieu,puisque nous nous séparons demain.

Elle murmura :

– Dans un quart d’heure j’y serai.

Et il sortit pour ne plus rester au milieu de cette foule quil’exaspérait.

Il prit, à travers les vignes, le sentier suivi un jour, le jouroù ils avaient regardé ensemble la Limagne pour la première fois.Et bientôt il fut sur la grand’route. Il était seul, il se sentaitseul, seul par le monde. L’immense plaine invisible augmentaitencore cette sensation d’isolement. Il s’arrêta juste à l’endroitoù ils s’étaient assis, où il lui avait déclamé les vers deBaudelaire sur la Beauté. Comme c’était loin, déjà ! Et, heurepar heure, il retrouva dans son souvenir tout ce qui s’était passédepuis. Jamais il n’avait été aussi heureux, jamais ! Jamaisil n’avait aimé aussi éperdument, et, en même temps, aussichastement, aussi dévotement. Et il se rappelait le soir du gour deTazenat, voici un mois ce jour-là même, le bois frais, mouillé delumière pâle, le petit lac d’argent et les gros poissons quifrôlaient sa surface ; et leur retour, quand il la voyaitmarcher devant lui, dans l’ombre et dans la clarté, sous lesgouttes de clair de lune qui lui tombaient sur les cheveux, sur lesépaules et sur les bras à travers les feuilles des arbres.C’étaient les heures les plus douces qu’il eût goûtées de savie.

Il se tourna pour regarder si elle ne venait point. Il ne la vitpas, mais il aperçut la lune apparue sur l’horizon. La même lunequi s’était levée pour son premier aveu, se levait maintenant pourson premier adieu.

Un frisson lui courut sur la peau, un frisson glacé. L’automnevenait, l’automne qui précède l’hiver. Il n’avait pas senti,jusqu’à présent, ce premier toucher du froid, qui le pénétraitbrusquement comme la menace d’un malheur.

La route blanche, poudreuse, s’allongeait devant lui, pareille àune rivière entre ses berges. Une forme soudain se dressa au détourdu chemin. Il la reconnut aussitôt ; et il l’attendit sansbouger, frémissant du bonheur mystérieux de la sentir s’approcher,de la voir venir vers lui, pour lui.

Elle allait à petits pas, sans oser l’appeler, inquiète de nepoint le découvrir encore, car il restait caché sous un arbre, ettroublée par le grand silence, par la claire solitude de la terreet du ciel. Et, devant elle, son ombre s’avançait, noire etdémesurée, la précédant de loin, semblant apporter vers lui quelquechose d’elle, avant elle-même.

Christiane s’arrêta et l’ombre aussi resta immobile, couchée,tombée sur la route.

Paul fit rapidement quelques pas, jusqu’à la place où la formede la tête s’arrondissait sur le chemin. Alors, comme s’il eûtvoulu ne rien perdre d’elle, il s’agenouilla et, se prosternant,posa sa bouche au bord de la sombre silhouette. Ainsi qu’un chienassoiffé boit, rampant sur le ventre dans une source, il se mit àbaiser ardemment la poussière en suivant les contours de l’ombrebien-aimée. Il allait ainsi vers elle, sur les mains et sur lesgenoux, parcourant de caresses le dessin de son corps comme pourrecueillir de ses lèvres l’image obscure et chère étendue sur lesol.

Elle, surprise, un peu effrayée même, attendit qu’il fût à sespieds pour s’enhardir à lui parler ; puis, quand il eut relevéla tête, toujours à genoux, mais l’étreignant à présent de ses deuxbras, elle demanda :

– Qu’as-tu donc, ce soir ?

Il répondit :

– Liane, je vais te perdre !

Elle enfonça tous ses doigts dans les cheveux épais de son amiet, se penchant, lui renversa le front pour lui baiser lesyeux.

– Pourquoi me perdre ? dit-elle, souriante, confiante.

– Puisque nous allons nous séparer demain.

– Nous séparer ? Pour si peu de temps, chéri.

– Sait-on jamais. Nous ne retrouverons point les jours passésici.

– Nous en aurons d’autres qui seront aussi beaux.

Elle le releva, l’entraîna sous l’arbre où il l’avait attendue,le fit asseoir auprès d’elle, plus bas, pour avoir toujours la maindans ses cheveux, et elle lui parla sérieusement, en femmeréfléchie, ardente et déterminée qui aime, qui a tout prévu déjà,qui sait, d’instinct, ce qu’il faut faire, qui est résolue àtout.

– Écoute, mon chéri, je suis très libre à Paris. William nes’occupe jamais de moi. Ses affaires lui suffisent. Donc, puisquetu n’es pas marié, j’irai te voir. J’irai te voir tous les jours,tantôt le matin, avant déjeuner, tantôt le soir, à cause desdomestiques qui pourraient jaser si je sortais à la même heure.Nous pourrons nous rencontrer autant qu’ici, même plus qu’ici, carnous n’aurons pas à craindre les curieux.

Mais il répétait, la tête sur ses genoux et lui serrant lataille :

– Liane, Liane, je vais te perdre ! Je sens que je vais teperdre !

Elle s’impatientait de ce chagrin irraisonné, de ce chagrind’enfant dans ce corps si vigoureux, elle si frêle auprès de lui,et si sûre d’elle pourtant, si sûre que rien ne pourrait lesséparer.

Il murmurait :

– Si tu voulais, Liane, nous nous sauverions ensemble, nousirions très loin, dans un beau pays plein de fleurs, pour nousaimer. Dis, veux-tu que nous partions, ce soir, veux-tu ?

Mais elle haussait les épaules, un peu nerveuse, un peumécontente qu’il ne l’écoutât point, car ce n’était plus l’heuredes rêveries et des gamineries tendres. Il fallait, à présent, semontrer énergiques et prudents, et chercher les moyens de s’aimertoujours sans éveiller aucun soupçon.

Elle reprit :

– Écoute, chéri, il s’agit de bien nous entendre et de ne pascommettre d’imprudences ni de fautes. D’abord, es-tu sûr de tesdomestiques ? Ce qu’il y a de plus à craindre c’est unedénonciation, une lettre anonyme à mon mari. De lui-même il nedevinera rien. Je connais bien William…

Ce nom, deux fois répété, irrita tout à coup le cœur de Paul. Ildit, nerveux :

– Oh ! ne me parle pas de lui ce soir !

Elle s’étonna :

– Pourquoi ? Il le faut bien pourtant… Oh ! jet’assure qu’il ne tient guère à moi.

Elle avait deviné sa pensée.

Une obscure jalousie, encore inconsciente, s’éveillait en lui.Et soudain, s’agenouillant et lui prenant les mains :

– Écoute, Liane !…

Il se tut. Il n’osait pas dire l’inquiétude, le soupçon honteuxqui lui venaient ; et il ne savait comment les exprimer.

– Écoute… Liane… Comment es-tu avec lui ?…

Elle ne comprit pas.

– Mais… mais… très bien.

– Oui… je sais… Mais… écoute… comprends-moi bien… C’est… c’estton mari… enfin… et… et… tu ne sais pas combien je pense à çadepuis tantôt… Combien ça me tourmente… ça me torture… Tucomprends… dis ?

Elle hésita quelques secondes, puis soudain elle pénétra sonintention tout entière, et avec un élan de franchise indignée :

– Oh ! mon chéri… peux-tu… peux-tu penser ?… Oh !Je suis à toi… entends-tu ?… rien qu’à toi… puisque je t’aime…Oh ! Paul !…

Il laissa retomber sa tête sur les genoux de la jeune femme, et,d’une voix très douce :

– Mais !… enfin… ma petite Liane… puisque… puisque c’estton mari… Comment feras-tu ?… Y as-tu songé ?…Dis ?… Comment feras-tu ce soir… ou demain… Car tu ne peuxpas… toujours, toujours lui dire : « Non… »

Elle murmura, très bas aussi :

– Je lui ai fait croire que j’étais enceinte, et… et ça luisuffit… Oh ! il n’y tient guère… va… Ne parlons plus de ceschoses-là, mon chéri, tu ne sais pas comme ça me froisse, comme çame blesse. Fie-toi à moi, puisque je t’aime…

Il ne remua plus, respirant et baisant sa robe, tandis qu’ellelui caressait le visage de ses doigts amoureux et légers.

Mais soudain :

– Il faut revenir, dit-elle, car on s’apercevrait que noussommes absents tous les deux.

Ils s’embrassèrent longuement en s’étreignant à se briser lesos ; puis elle partit la première, courant pour rentrer plusvite, tandis qu’il la regardait s’éloigner et disparaître, tristecomme si tout son bonheur et tout son espoir se fussent enfuis avecelle.

Partie 2

Chapitre 1

 

À peine eût-on reconnu la station d’Enval, le 1er juillet del’année suivante.

Sur le sommet de la butte, debout entre les deux issues duvallon, s’élevait une construction d’architecture mauresque quiportait au front le mot Casino, en lettres d’or.

On avait utilisé un petit bois pour créer un petit parc sur lapente vers la Limagne. Une terrasse soutenue par un mur orné d’unbout à l’autre par de grands vases en simili-marbre, s’étendaitdevant cette construction et dominait la vaste plained’Auvergne.

Plus bas, dans les vignes, six chalets montraient, de place enplace, leurs façades de bois verni.

Sur la pente tournée au midi, une immense bâtisse toute blancheappelait de loin les voyageurs qui l’apercevaient en sortant deRiom. C’était le grand hôtel du Mont-Oriol. Et juste au-dessous, aupied même de la colline, une maison carrée, plus simple, maisvaste, entourée d’un jardin que traversait le ruisselet venu desgorges, offrait aux malades la guérison miraculeuse promise par unebrochure du docteur Latonne. On lisait sur la façade : « Thermes duMont-Oriol. » Puis, sur l’aile de droite, en lettres plus petites :« Hydrothérapie. – Lavages d’estomac. – Piscines à eau courante. »Et sur l’aile de gauche : « Institut médical de gymnastiqueautomotrice. »

Tout cela était blanc, d’une blancheur neuve, luisante et crue.Des ouvriers travaillaient encore, des peintres, des plombiers, desterrassiers, bien que l’établissement fût ouvert depuis un moisdéjà.

Le succès d’ailleurs avait dépassé, dès les premiers jours, lesespérances des fondateurs. Trois grands médecins, trois célébrités,MM. les professeurs Mas-Roussel, Cloche et Rémusot avaient prissous leur protection la station nouvelle et accepté de séjournerquelque temps dans les villas de la Société Bernoise des ChaletsMobiles, mises à leur disposition par les administrateurs deseaux.

Sous leur influence, une foule de malades accourait. Le grandhôtel du Mont-Oriol était plein.

Quoique les bains eussent commencé à fonctionner dès lespremiers jours de juin, l’ouverture officielle de la station avaitété remise au 1er juillet, afin d’attirer beaucoup de monde. Lafête devait commencer à trois heures par la bénédiction dessources. Et le soir, une grande représentation suivie d’un feud’artifice et d’un bal réunirait tous les baigneurs du lieu avecceux des stations voisines et les principaux habitants deClermond-Ferrand et de Riom.

Le casino au faîte du mont disparaissait sous les drapeaux. Onne voyait plus que du bleu, du rouge, du blanc, du jaune, une sortede nuage épais et palpitant ; tandis qu’au sommet de mâtsgéants plantés le long des allées du parc, des oriflammesdémesurées se déployaient dans le ciel bleu avec des ondulations deserpents.

M. Petrus Martel, qui avait obtenu la direction de ce nouveaucasino, se croyait devenu, sous cette nuée de drapeaux, lecapitaine tout-puissant de quelque navire fantastique ; et ildonnait des ordres aux garçons en tabliers blancs, avec la voixretentissante et terrible que doivent avoir les amiraux pourcommander sous la mitraille. Ses paroles vibrantes, emportées parle vent, étaient entendues jusqu’au village.

Andermatt, essoufflé déjà, apparut sur la terrasse. PetrusMartel courut à sa rencontre et le salua d’un grand gestenoble.

– Tout va bien ? demanda le banquier.

– Tout va bien, monsieur le Président.

– Si on a besoin de moi, on me trouvera dans le cabinet dumédecin-inspecteur. Nous avons séance ce matin.

Et il redescendit la colline. Devant la porte de l’établissementthermal, le surveillant et le caissier, enlevés aussi à l’autreSociété, devenue la Société rivale, mais condamnée sans luttepossible, s’élancèrent pour recevoir leur maître. L’ancien geôlierfit le salut militaire. L’autre s’inclina comme un pauvre quireçoit l’aumône.

Andermatt demanda :

– Monsieur l’Inspecteur est ici ?

Le surveillant répondit :

– Oui, monsieur le Président, tous ces messieurs sontarrivés.

Le banquier entra dans le vestibule, au milieu des baigneuses etdes garçons respectueux, tourna à droite, ouvrit une porte ettrouva réunis, dans une large pièce d’aspect sérieux, pleine delivres et de bustes l’homme de science, tous les membres, présentsà Enval, du conseil d’administration : son beau-père le marquis, etGontran son beau-frère, Oriol père et fils, devenus presque desmessieurs, vêtus de redingotes si longues, eux si grands, qu’ilsavaient l’air de réclames pour une maison de deuil, Paul Brétignyet le docteur Latonne.

Après des poignées de mains rapides, on s’assit et Andermattparla :

– Il nous reste à régler une question importante, celle du nomdes sources. Je suis sur ce sujet d’un avis tout différent de celuide M. l’inspecteur. Le docteur propose de donner à nos troissources principales les noms des trois sommités de la médecine quisont ici. Assurément c’est là une flatterie qui les toucherait etnous les gagnerait davantage. Mais soyez sûrs, Messieurs, qu’ellenous aliénerait à tout jamais ceux de leurs éminents confrères quin’ont pas encore répondu à notre invitation et que nous devonsconvaincre, au prix de tous nos efforts et de tous les sacrifices,de l’efficacité souveraine de nos eaux. Oui, Messieurs, la naturehumaine est invariable, il faut la connaître et s’en servir. JamaisMM. les professeurs Plantureau, de Larenard et Pascalis, pour neciter que ces trois spécialistes des affections de l’estomac et del’intestin, n’enverront leurs malades, leurs clients, leursmeilleurs clients, les plus illustres, les princes et lesarchiducs, toutes les célébrités mondaines qui font en même tempsleur fortune et leur réputation, jamais ils ne les enverront seguérir avec l’eau de la source Mas-Roussel, de la source Cloche oude la source Rémusot. Car ces clients et le public entier seraientun peu fondés à croire que ce sont messieurs les professeursRémusot, Cloche et Mas-Roussel qui ont découvert notre eau ettoutes ses propriétés thérapeutiques. Il n’est pas douteux,Messieurs, que le nom de Gubler dont on a baptisé la premièresource de Châtel-Guyon n’ait indisposé longtemps contre cettestation, aujourd’hui prospère, une partie au moins des grandsmédecins qui auraient pu la patronner dès l’origine.

« Je vous propose donc de donner tout simplement le nom de mafemme à la première source découverte et le nom de Mlles Oriol auxdeux autres. Nous aurons ainsi les sources Christiane, Louise etCharlotte. Ca va très bien ; c’est très gentil. Qu’endites-vous ?

Son avis fut adopté même par le docteur Latonne, qui ajouta:

– On pourrait alors prier MM. Mas-Roussel, Cloche et Rémusotd’être parrains et d’offrir le bras aux marraines.

– Parfait, parfait, dit Andermatt. Je cours chez eux. Et ilsaccepteront. J’en réponds ! Ils accepteront. Donc rendez-vousà trois heures, à l’église où le cortège se formera.

Et il repartit en courant.

Le marquis et Gontran le suivirent presque aussitôt. Les deuxOriol, coiffés de chapeaux de forme haute, se mirent en marche àleur tour côte à côte, graves et tout noirs sur la routeblanche ; et le docteur Latonne dit à Paul, arrivé seulementla veille pour assister à la fête :

– Je vous ai retenu, mon cher Monsieur, afin de vous montrer unechose dont j’attends merveille. C’est mon institut médical degymnastique automotrice.

Il le prit par le bras et l’entraîna. Mais à peine furent-ilsdans le vestibule qu’un garçon de bains arrêta le médecin :

– C’est M. Riquier qui attend pour son lavage.

Le docteur Latonne, l’année précédente, médisait les lavagesd’estomac préconisés et pratiqués par le docteur Bonnefille dansl’établissement dont il était inspecteur. Mais les temps avaientmodifié son opinion, et la sonde Baraduc était devenue le grandinstrument de torture du nouvel inspecteur qui la plongeait danstous les œsophages avec une joie enfantine.

Il demanda à Paul Brétigny :

– Avez-vous jamais vu faire cette petite opération-là ?

L’autre répondit :

– Non, jamais.

– Venez donc, mon cher, c’est très curieux.

Ils entrèrent dans la salle des douches où M. Riquier, l’hommeau teint de brique, qui essayait, cette année-là, les sourcesrécemment découvertes, comme il avait essayé, chaque été, de toutesles stations naissantes, attendait sur un fauteuil de bois.

Pareil à quelque supplicié des temps anciens il était serré,étranglé dans une sorte de camisole de force en toile cirée quidevait préserver ses vêtements des souillures et deséclaboussures ; et il avait l’air misérable, inquiet etdouloureux des patients qu’un chirurgien vient opérer.

Dès que le docteur apparut, le garçon saisit un long tube qui sedivisait en trois vers le milieu et qui avait l’air d’un serpentmince à double queue. Puis l’homme fixa un des bouts à l’extrémitéd’un petit robinet communiquant avec la source. On laissa tomber lesecond dans un récipient de verre où s’écouleraient tout à l’heureles liquides rejetés par l’estomac du malade ; et M.l’inspecteur, prenant d’une main tranquille le troisième bras de ceconduit, l’approcha, avec un air aimable, de la mâchoire de M.Riquier, le lui passa dans la bouche et, le dirigeant adroitement,le fit glisser dans la gorge, l’enfonçant de plus en plus avec lepouce et l’index, d’une façon gracieuse et bienveillante, enrépétant :

– Très bien, très bien, très bien ! Ça va, ça va, ça va, çava parfaitement.

M. Riquier, les yeux hagards, les joues violettes, l’écume auxlèvres, haletait, suffoquait, poussait des hoquetsd’angoisse ; et, cramponné aux bras du fauteuil, faisait desefforts terribles pour rejeter cette bête de caoutchouc qui luipénétrait dans le corps.

Lorsqu’il en eut avalé un demi-mètre environ, le docteur dit:

– Nous sommes au fond. Ouvrez.

Le garçon alors ouvrit le robinet ; et bientôt le ventre dumalade se gonfla visiblement, rempli peu à peu par l’eau tiède dela source.

– Toussez, disait le médecin, toussez, pour amorcer ladescente.

Au lieu de tousser il râlait, le pauvre, et secoué deconvulsions paraissait prêt surtout à perdre ses yeux qui luisortaient de la tête. Puis soudain un léger glouglou se fitentendre par terre, à côté de son fauteuil. Le siphon du tube àdouble conduit venait enfin de s’amorcer ; et l’estomac sevidait maintenant dans ce récipient de verre où le médecinrecherchait avec intérêt les indices du catarrhe et les tracesreconnaissables des digestions incomplètes.

– Vous ne mangerez plus jamais de petits pois, disait-il, ni desalade ! Oh ! pas de salade ! Vous ne la digéreznullement. Pas de fraises, non plus !Je vous l’ai déjà répétédix fois, pas de fraises !

M. Riquier semblait furieux. Il s’agitait maintenant sanspouvoir parler avec ce tube qui lui bouchait la gorge. Maislorsque, le lavage terminé, le docteur lui eut extrait délicatementcette sonde des entrailles, il s’écria :

– Est-ce ma faute si je mange tous les jours des saletés qui meperdent la santé ? N’est-ce pas vous qui devriez veiller surles menus de votre hôtelier ? Je suis venu à votre nouvellegargote parce qu’on m’empoisonnait à l’ancienne avec desnourritures abominables, et je suis plus mal encore dans votregrande baraque d’auberge du Mont-Oriol, parole d’honneur !

Le médecin dut le calmer et il promit, plusieurs fois de suite,de prendre sous sa direction la table d’hôte des malades.

Puis il ressaisit le bras de Paul Brétigny, et l’emmenant :

– Voici sur quels principes extrêmement rationnels j’ai établimon traitement spécial par la gymnastique automotrice que nousallons visiter. Vous connaissez mon système de médecineorganométrique, n’est-ce pas ?Je prétends qu’une grande partiede nos maladies proviennent uniquement du développement excessifd’un organe qui empiète sur le voisin, gêne ses fonctions, etdétruit en peu de temps l’harmonie générale du corps, d’où naissentles troubles les plus graves.

« Or l’exercice est, avec les douches et le traitement thermal,un des moyens les plus énergiques pour rétablir l’équilibre etramener les parties envahissantes à leurs proportions normales.

« Mais comment décider l’homme à faire de l’exercice ? Iln’y a pas seulement dans l’acte de marcher, de monter à cheval, denager ou de ramer un effort physique considérable ; il y aaussi et surtout un effort moral. C’est l’esprit qui décide,entraîne et soutient le corps. Les hommes d’énergie sont des hommesde mouvement ! Or, l’énergie est dans l’âme et non pas dansles muscles. Le corps obéit à la volonté vigoureuse.

« Il ne faut point songer, mon cher, à donner du courage auxlâches ni de la résolution aux faibles. Mais nous pouvons faireautre chose, nous pouvons faire plus, nous pouvons supprimer lecourage, supprimer l’énergie mentale, supprimer l’effort moral etne laisser subsister que le mouvement physique. Cet effort moral,je le remplace avec avantage par une force étrangère et purementmécanique ! Comprenez-vous ? Non, pas très bien.Entrons.

Il ouvrit une porte qui donnait sur une vaste salle où étaientalignés des instruments bizarres, de grands fauteuils à jambes debois, des chevaux grossiers en sapin, des planchettes articulées,des barres mobiles tendues devant des chaises fixées au sol. Ettous ces objets étaient armés d’engrenages compliqués que faisaientmouvoir des manivelles.

Le docteur reprit :

– Voici. Nous avons quatre exercices principaux que j’appellerailes exercices naturels ; ce sont : la marche, l’équitation, lanatation et le canotage. Chacun de ces exercices développe desmembres différents, agit d’une façon spéciale. Or, nous lespossédons ici tous les quatre, produits artificiellement. On n’aqu’à se laisser faire, en ne pensant à rien, et on peut courir,monter à cheval, nager ou ramer pendant une heure sans que l’espritprenne part, le moins du monde, à ce travail tout musculaire.

À ce moment, M. Aubry-Pasteur entrait suivi d’un homme dont lesmanches retroussées montraient des biceps vigoureux. L’ingénieuravait encore engraissé. Il marchait, les cuisses écartées, les brasloin du corps, en haletant.

Le docteur dit :

– Vous vous instruirez de visu.

Et, s’adressant à son malade :

– Eh bien, mon cher Monsieur, qu’allons-nous faireaujourd’hui ? De la marche ou de l’équitation ?

M. Aubry-Pasteur, qui serrait les mains de Paul, répondit :

– Je désire un peu de marche assise, cela me fatigue moins.

M. Latonne reprit :

– Nous avons, en effet, la marche assise et la marche debout. Lamarche debout, plus efficace, est assez pénible. Je l’obtiens aumoyen de pédales sur lesquelles on monte et qui mettent les jambesen mouvement pendant qu’on se maintient en équilibre en secramponnant à des anneaux scellés dans le mur. Mais voici la marcheassise.

L’ingénieur s’était écroulé dans un fauteuil à bascule, et ilposa ses jambes dans les jambes de bois à jointures mobilesattachées à ce siège. On lui sangla les cuisses, les mollets et leschevilles, de façon qu’il ne pût accomplir aucun mouvementvolontaire ; puis l’homme aux manches retroussées, saisissantla manivelle, la tourna de toute sa force. Le fauteuil d’abord sebalança comme un hamac, puis les jambes tout à coup partirent,s’allongeant et se recourbant, allant et revenant avec une vitesseextrême.

– Il court, dit le docteur, qui ordonna : Doucement, allez aupas.

L’homme, ralentissant son allure, imposa au gros ingénieur unemarche assise plus modérée, qui décomposait d’une façon comiquetous les mouvements de son corps.

Deux autres malades apparurent alors, énormes tous deux, etsuivis aussi de deux garçons de service aux bras nus.

On les hissa sur des chevaux de bois qui, mis en mouvement, semirent aussitôt à sauter sur place, en secouant leurs cavaliersd’une abominable manière.

– Au galop ! cria le docteur.

Et les bêtes factices, bondissant comme des vagues, chavirantcomme des navires, fatiguèrent tellement les deux patients qu’ilsse mirent à crier ensemble, d’une voix essoufflée et lamentable:

– Assez ! Assez ! je n’en puis plus !Assez !

Le médecin commanda : « Stop ! » puis ajouta :

– Soufflez un peu. Vous reprendrez dans cinq minutes.

Paul Brétigny, qui étouffait d’envie de rire, fit remarquer queles cavaliers n’avaient pas chaud, tandis que les tourneurs demanivelles étaient en sueur.

– Si vous intervertissiez les rôles, disait-il, cela nevaudrait-il pas mieux ?

Le docteur répondit gravement :

– Oh ! pas du tout, mon cher. Il ne faut pas confondreexercice et fatigue. Le mouvement de l’homme qui tourne la roue estmauvais, tandis que le mouvement du marcheur ou de l’écuyer estexcellent.

Mais Paul aperçut une selle de femme.

– Oui, dit le médecin, le soir est réservé aux dames. Les hommesne sont plus admis après midi. Venez donc voir la natationsèche.

Un système de planchettes mobiles vissées ensemble par leursextrémités et par leurs centres, s’allongeant en losanges ou serefermant en carré comme ce jeu d’enfants qui porte des soldatspiqués, permettait de garrotter et d’écarteler trois nageurs enmême temps.

Le docteur disait :

– Je n’ai pas besoin de vous vanter les avantages de la natationsèche qui ne mouille le corps que de transpiration et n’expose, parconséquent, notre baigneur imaginaire à aucun accidentrhumatismal.

Mais un garçon vint le chercher, une carte à la main.

– Le duc de Ramas, mon cher, je vous quitte. Excusez-moi.

Paul, resté seul, se retourna. Les deux cavaliers trottaient denouveau. M. Aubry-Pasteur marchait toujours ; et les troisAuvergnats haletaient, les bras rompus, les reins cassés à secouerainsi leurs clients. Ils avaient l’air de moudre du café.

Quand il fut dehors, Brétigny aperçut le docteur Honoratregardant avec sa femme les préparatifs de la fête. Ils se mirent àcauser, les yeux levés sur les drapeaux qui auréolaient lacolline.

– C’est à l’église que se forme le cortège ? demandal’épouse du médecin.

– C’est à l’église.

– À trois heures ?

– À trois heures.

– MM. les professeurs y seront ?

– Oui. Ils accompagneront les marraines.

Les dames Paille l’arrêtèrent ensuite. Puis les Monécu père etfille. Mais comme il devait déjeuner, en tête à tête avec son amiGontran, au Café du Casino, il y monta à petits pas. Paul, arrivéla veille, n’avait point vu seul à seul son camarade depuis unmois ; et il voulait lui conter beaucoup d’histoires duboulevard, histoires de filles et de tripots.

Ils étaient restés à bavarder jusqu’à deux heures et demie,quand Petrus Martel les prévint qu’on se rendait à l’église.

– Allons chercher Christiane, dit Gontran.

– Allons, reprit Paul.

Ils la trouvèrent debout sur le perron du nouvel hôtel. Elleavait les joues creuses, le teint bistré des femmes enceintes, etsa taille fortement bosselée annonçait une grossesse de six mois aumoins.

– Je vous attendais, dit-elle : William est parti en avant. Il atant de choses à faire aujourd’hui.

Elle leva sur Paul Brétigny un regard plein de tendresse et pritson bras.

Ils se mirent en route doucement, évitant les pierres. Ellerépétait :

– Comme je suis lourde ! Comme je suis lourde ! Je nesais plus marcher. J’ai si peur de tomber !

Il ne répondait pas et la soutenait avec précaution, sanschercher à rencontrer ses yeux qu’elle tournait sans cesse verslui.

Une foule compacte les attendait devant l’église.

Andermatt cria :

– Enfin, enfin ! Dépêchez-vous donc ! Tenez, voicil’ordre : deux enfants de chœur, deux chantres en surplis, lacroix, l’eau bénite, le prêtre, puis Christiane avec M. leprofesseur Cloche, Mlle Louise avec M. le professeur Rémusot etMlle Charlotte avec M. le professeur Mas-Roussel. Viennent ensuitele conseil d’administration, le corps médical, puis le public.C’est compris. En avant !

Le personnel ecclésiastique sortit alors de l’église, et prit latête de la procession. Puis un grand monsieur à cheveux blancsrejetés derrière les oreilles, le savant classique, suivant laforme académique, s’approcha de Mme Andermatt en la saluantprofondément.

Quand il se fut redressé, il partit à côté d’elle, nu-tête pourmontrer sa belle chevelure scientifique, le chapeau sur la cuisse,l’air imposant comme s’il eût appris à marcher à laComédie-Française et à faire voir au peuple sa rosette d’officierde la Légion d’honneur, trop grande pour un homme modeste.

Il causait :

– Monsieur votre époux, Madame, me parlait de vous, tout àl’heure, et de votre état qui lui inspire quelques inquiétudesd’affection. Il m’a dit vos doutes et vos hésitations sur le momentprobable de votre délivrance.

Elle était devenue rouge jusqu’aux tempes et elle murmura :

– Oui, je me suis crue mère bien longtemps avant de l’être.Maintenant je ne sais plus… je ne sais plus…

Elle balbutiait, toute confuse.

Une voix disait derrière eux :

– Cette station a le plus grand avenir. J’obtiens déjà deseffets surprenants.

C’était le professeur Rémusot s’adressant à sa compagne LouiseOriol. Il était petit, celui-là, avec des cheveux jaunes malpeignés, une redingote mal coupée, l’air malpropre du savantcrasseux.

Le professeur Mas-Roussel, qui donnait le bras à CharlotteOriol, était un beau médecin, sans barbe ni moustaches, souriant,soigné, à peine grisonnant, un peu gras, et dont la douce figurerasée ne semblait ni d’un prêtre ni d’un acteur, comme celle dudocteur Latonne.

Le conseil d’administration venait ensuite, conduit parAndermatt, et dominé par les coiffures gigantesques des deuxOriol.

Derrière eux marchait encore une compagnie de hauts chapeaux, lecorps médical d’Enval, auquel manquait le docteur Bonnefille,remplacé d’ailleurs par deux nouveaux médecins, le docteur Black,un vieil homme très court, presque un nain, dont l’excessivedévotion avait surpris le pays entier dès le jour de son arrivée,puis un très beau garçon, très coquet, coiffé, lui, d’un petitchapeau, le docteur Mazelli, un Italien attaché à la personne duduc de Ramas, d’autres disaient à la personne de la duchesse.

Et derrière eux le public, un flot de public, de baigneurs, depaysans et d’habitants des villes voisines.

La bénédiction des sources fut très courte. L’abbé Litre lesaspergea l’une après l’autre avec l’eau bénite, ce qui fit dire audocteur Honorat qu’il allait leur donner des propriétés nouvellesavec le chlorure de sodium. Puis toutes les personnes spécialementinvitées entrèrent dans la grande salle de lecture, où unecollation était servie.

Paul disait à Gontran :

– Comme les petites Oriol sont devenues jolies !

– Elles sont charmantes, mon cher.

– Vous n’avez pas vu M. le président ? demanda soudain auxjeunes gens l’ancien geôlier surveillant.

– Oui, il est dans le coin là-bas.

– C’est que le père Clovis amasse du monde devant la porte.

Déjà, en allant aux sources pour les bénir, la procession toutentière avait défilé devant le vieil invalide, guéri l’annéed’avant, et redevenu à présent plus paralytique que jamais. Ilarrêtait les étrangers sur les routes, et les derniers venus depréférence pour leur conter son histoire :

– Chéjeaux-là, voyez-vous, cha ne vaut rien, cha garit, chévrai, et pi on r’tombe, mais on r’tombe prechque mort. Moi, j’avaisles jambo qu’allaient pu, à ch’t’heure, v’là que j’ perds les bras,par chuite de la cure. Et mes jambo, ch’est du fer, mais du ferqu’on couperio plutôt que d’ le plier.

Andermatt, désolé, avait essayé de le faire emprisonner, en lepoursuivant judiciairement pour préjudice causé aux eaux duMont-Oriol, et tentative de chantage. Mais il n’avait pu réussir àobtenir une condamnation ni à lui fermer la bouche.

Aussitôt informé que le vieux jasait devant la porte del’établissement, il s’élança pour le faire taire.

Au bord de la grande route, au milieu d’un attroupement ilentendit des voix furieuses. On se pressait pour écouter et pourvoir. Des dames demandaient :

– Qu’est-ce que c’est ?

Des hommes répondaient :

– C’est un malade que les eaux d’ici ont achevé.

D’autres croyaient qu’on venait d’écraser un enfant. On parlaitaussi d’une attaque d’épilepsie dont aurait été frappée une pauvrefemme.

Andermatt fendit la foule, comme il savait faire, en roulantviolemment son petit ventre rond entre les ventres.

– Il prouve, disait Gontran, la supériorité des billes sur lespointes.

Le père Clovis, assis sur le fossé, geignait ses peines, contaitses souffrances en pleurnichant, tandis que, debout devant lui etle séparant du public, les deux Oriol exaspérés l’injuriaient et lemenaçaient à pleine gorge.

– Cha n’est pas vrai, criait Colosse, ch’est un menteux, unfaignant, un braconnier, qui court le bois toute la nuit.

Mais le vieux, sans s’émouvoir, répétait d’une petite voixperçante entendue malgré les vociférations des deux hommes :

– Ils m’ont tua, mes bons Méchieus, ils m’ont tua avec leur eau.Ils m’ont baigné par forche l’an paché. Et me v’là, à ch’t’heure,me v’là, me v’là !

Andermatt imposa silence à tout le monde, et se penchant versl’impotent il lui dit, en le regardant au fond des yeux :

– Si vous êtes plus malade, c’est votre faute, entendez-vous.Mais si vous m’écoutez, je vous réponds de vous guérir, moi, enquinze ou vingt bains tout au plus. Venez me trouver dans une heureà l’établissement, quand tout le monde sera parti, et nousarrangerons ça, mon père. En attendant, taisez-vous.

Le vieux avait compris. Il se tut, puis après un silence, ilrépondit :

– J’ veux toujours ben échayer. Verraï.

Andermatt prit par le bras les deux Oriol et les entraînavivement, tandis que le père Clovis restait allongé sur l’herbeentre ses béquilles, au bord de la route, clignant les yeux sous lesoleil.

La foule intriguée se serrait autour de lui. Des messieursl’interrogeaient ; mais il ne répondait plus, comme s’iln’avait pas entendu ou pas compris ; et cette curiosité,inutile à présent, finissant par l’ennuyer, il se mit à chanter àtue-tête, d’une voix aussi fausse que suraiguë, une interminablechanson en patois inintelligible.

Et la foule s’écoula peu à peu. Seuls, quelques enfantsdemeurèrent longtemps devant lui, les doigts dans le nez, en lecontemplant.

Christiane, très fatiguée, était rentrée se reposer ; Paulet Gontran se promenaient dans le nouveau parc au milieu desvisiteurs. Tout à coup ils aperçurent la compagnie des acteurs quiavait aussi déserté l’ancien Casino pour s’attacher à la fortunenaissante du nouveau.

Mlle Odelin, devenue très élégante, se promenait au bras de samère, qui avait pris de l’importance. M. Petitnivelle, duVaudeville, semblait très empressé auprès de ces dames, que suivaitM. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux, en discutant avec lesmusiciens, toujours les mêmes, le maestro Saint-Landri, le pianisteJavel, le flûtiste Noirot et la contrebasse Nicordi.

En apercevant Paul et Gontran, Saint-Landri s’élança vers eux.Il avait eu, pendant l’hiver, un tout petit acte en musique jouédans un tout petit théâtre excentrique ; mais les journauxavaient parlé de lui avec une certaine faveur et il traitait dehaut, maintenant, MM. Massenet, Reyer et Gounod.

Il tendit ses deux mains avec un élan bienveillant et racontaaussitôt sa discussion avec ces messieurs de l’orchestre qu’ildirigeait.

– Oui, mon cher, c’est fini, fini, fini, des rengainards de lavieille école. Les mélodistes ont fait leur temps. Voilà ce qu’onne veut pas comprendre.

« La musique est un art neuf. La mélodie en est le bégaiement.L’oreille ignorante a aimé les ritournelles. Elle y prenait unplaisir d’enfant, un plaisir de sauvage. J’ajoute que les oreillesdu peuple ou du public naïf, les oreilles simples aimeront toujoursles petites chansons, les airs enfin. C’est un amusementassimilable à celui que prennent les habitués descafés-concerts.

« Je vais me servir d’une comparaison pour me faire biencomprendre. L’œil du rustre aime les couleurs brutales et lestableaux éclatants, l’œil du bourgeois lettré mais non artiste aimeles nuances aimablement prétentieuses et les sujetsattendrissants ; mais l’œil artiste, l’œil raffiné, aime,comprend, distingue les insaisissables modulations d’un même ton,les accords mystérieux des nuances, invisibles pour tout lemonde.

« De même en littérature : les concierges aiment les romansd’aventures, les bourgeois aiment les romans qui les émeuvent, etles vrais lettrés n’aiment que les livres artistesincompréhensibles pour les autres.

« Quand un bourgeois me parle musique, j’ai envie de le tuer. Etquand c’est à l’Opéra, je lui demande : “Êtes-vous capable de medire si le troisième violon a fait une fausse note à l’ouverture dutroisième acte ? – Non. – Alors taisez-vous. Vous n’avez pasd’oreille.” L’homme qui, dans un orchestre, n’entend pas en mêmetemps l’ensemble, et séparément tous les instruments, n’a pasd’oreille et n’est pas musicien. Voilà ! Bonsoir !

Il pivota sur un talon, et reprit :

– Pour un artiste toute la musique est dans un accord. Ah !mon cher, certains accords m’affolent, me font entrer dans toute lachair un flot de bonheur inexprimable. J’ai aujourd’hui l’oreilletellement exercée, tellement faite, tellement mûre, que je finispar aimer même certains accords faux, comme un amateur dont lamaturité de goût arrive à la dépravation. Je commence à être uncorrompu qui cherche les extrêmes sensations d’ouïe. Oui, mes amis,certaines fausses notes ! Quelles délices ! Quellesdélices perverses et profondes ! Comme ça remue, comme çaébranle les nerfs, comme ça gratte l’oreille, comme çagratte… ! comme ça gratte… !

Il se frottait les mains avec ravissement, et il chantonna :

– Vous entendrez mon opéra, – mon opéra, – mon opéra. – Vousentendrez mon opéra.

Gontran dit :

– Vous faites un opéra ?

– Oui, je l’achève.

Mais la voix de commandement de Petrus Martel retentissait :

– Vous comprenez bien ! C’est convenu : une fusée jaune, etvous partez !

Il donnait des ordres pour le feu d’artifice. On le rejoignit etil expliqua ses dispositions en montrant de son bras tendu, commes’il eût menacé une flotte ennemie, des piquets de bois blancs surla montagne, au-dessus des gorges, de l’autre côté du vallon.

– C’est là-bas qu’on le tirera. Je disais à mon artificierd’être à son poste dès huit heures et demie. Aussitôt que lespectacle sera fini je donnerai le signal d’ici par une fuséejaune, et alors il allumera la pièce d’ouverture.

Le marquis apparut :

– Je vais boire un verre d’eau, dit-il.

Paul et Gontran l’accompagnèrent et redescendirent la colline.En arrivant à l’établissement ils aperçurent le père Clovis qui ypénétrait, soutenu par les deux Oriol, suivi par Andermatt et parle docteur, et faisant, à chaque traînée de ses jambes sur le sol,des contorsions de souffrance.

– Entrons, dit Gontran, ce sera drôle.

On assit l’impotent sur un fauteuil, puis Andermatt lui dit:

– Voici mes propositions, vieux filou que vous êtes. Vous allezvous guérir immédiatement en prenant deux bains chaque jour. Etvous aurez deux cents francs aussitôt que vous marcherez…

Le paralytique se mit à gémir :

– Mes jambo, ch’est du fer, mon brave Monchieu.

Andermatt le fit taire et reprit :

– Écoutez donc… Et vous aurez encore deux cents francs tous lesans, jusqu’à votre mort… vous entendez… jusqu’à votre mort, si vouscontinuez à éprouver l’effet salutaire de nos eaux.

Le vieux resta perplexe. La guérison continue contrariait toutesses dispositions d’existence.

Il demanda en hésitant :

– Mais quand… quand ch’est fermé… votre boîte… si cha mereprend… j’y peux rien… moi… pichque ch’est fermé… vote eau…

Le docteur Latonne l’interrompit ; et se tournant versAndermatt :

– Parfait… ! parfait… ! Nous le guérirons tous lesans… cela vaut mieux et prouvera la nécessité du traitement annuel,l’indispensabilité du retour. Parfait, c’est entendu !

Mais le vieux répétait de nouveau.

– Che ch’ra pas commode ch’te fois, mes braves Méchieus. Mesjambo, ch’est du fer, du fer en barro…

Une idée nouvelle germait dans l’esprit du docteur :

– Si je lui faisais faire quelques séances de marche assise,dit-il, je hâterais beaucoup l’effet des eaux. C’est une chose àtenter.

– Excellente pensée, répondit Andermatt, qui ajouta :Maintenant, père Clovis, allez-vous-en et n’oubliez pas nosconventions.

Le vieux partit en gémissant toujours ; et, comme le soirvenait, tous les administrateurs du Mont-Oriol rentrèrent dîner,car la représentation théâtrale était annoncée pour sept heures etdemie.

Elle avait lieu dans la grande salle du nouveau Casino quipouvait contenir mille personnes.

Dès sept heures, les spectateurs qui n’avaient point de placesnumérotées se présentèrent.

À sept heures et demie la salle était pleine et le rideau seleva sur un vaudeville en deux actes qui précédait l’opérette deSaint-Landri, interprétée par des chanteurs de Vichy, cédés pour lacirconstance.

Christiane, au premier rang, entre son père et son mari,souffrait beaucoup de la chaleur.

Elle disait, à tout instant :

– Je n’en puis plus ! je n’en puis plus !

Après le vaudeville, lorsque commença l’opérette, elle faillitse trouver mal, et, se tournant vers son mari :

– Mon cher Will, je vais être obligée de sortir.J’étouffe !

Le banquier fut désolé. Il tenait avant tout à ce que la fêteréussît, d’un bout à l’autre, sans un accroc. Il répondit :

– Fais tous tes efforts pour résister. Je t’en supplie. Tondépart bouleverserait tout. Tu aurais la salle entière àtraverser.

Mais Gontran, placé derrière elle avec Paul, avait entendu. Ilse pencha vers sa sœur :

– Tu as trop chaud ? dit-il.

– Oui, j’étouffe.

– Bon. Attends. Tu vas rire.

Une fenêtre était proche. Il s’y glissa, monta sur une chaise etsauta dehors sans être presque remarqué.

Puis il entra dans le café complètement vide, étendit la mainsous le comptoir où il avait vu Petrus Martel cacher la fusée designal, et, l’ayant volée, il courut se cacher dans un massif, puisl’alluma.

La rapide gerbe jaune s’envola vers les nuages en décrivant unecourbe et jetant à travers le ciel une longue pluie de gouttes defeu.

Presque aussitôt une formidable détonation éclata sur lamontagne voisine et un faisceau d’étoiles s’éparpilla dans lanuit.

Quelqu’un cria dans la salle de spectacle où frémissaient lesaccords de Saint-Landri :

– On tire le feu d’artifice !

Les spectateurs les plus proches des portes se levèrentbrusquement pour s’en assurer et sortirent à pas légers. Tous lesautres tournèrent les yeux vers les fenêtres, mais ne virent rien,car elles regardaient la Limagne.

On demandait :

– Est-ce vrai ? Est-ce vrai ?

Une agitation remuait la foule impatiente, avide surtoutd’amusements simples.

Une voix du dehors annonça :

– C’est vrai, on le tire.

Alors, en une seconde, toute la salle fut debout. On seprécipitait vers les portes, on se bousculait, on hurlait vers ceuxqui obstruaient la sortie :

– Mais dépêchez-vous, dépêchez-vous donc !

Tout le monde fut bientôt dans le parc. Seul Saint-Landri,exaspéré, continuait à battre la mesure devant son orchestredistrait. Et là-bas les soleils succédaient aux chandellesromaines, au milieu des détonations.

Tout à coup, une voix formidable lança trois fois ce cri furieux:

– Arrêtez, nom de Dieu ! Arrêtez, nom de Dieu !Arrêtez, nom de Dieu !

Et, comme un feu de Bengale immense s’allumait alors sur lemont, éclairant en rouge à droite, en bleu à gauche, les rochersénormes et les arbres, on aperçut, debout dans un des vases desimili-marbre qui décoraient la terrasse du Casino, Petrus Marteléperdu, nu-tête, les bras en l’air, gesticulant et hurlant.

Puis, la grande clarté s’éteignant, on ne vit plus rien que lesvraies étoiles. Mais aussitôt, une autre pièce partit et PetrusMartel, sautant à terre, s’écria :

– Quel désastre ! quel désastre ! Mon Dieu, queldésastre !

Et il passait dans la foule avec des gestes tragiques, des coupsde poing dans le vide, des trépignements de colère, en répétanttoujours :

– Quel désastre ! Mon Dieu, quel désastre !

Christiane avait pris le bras de Paul pour venir s’asseoir augrand air, et elle regardait, ravie, les fusées qui montaient auciel.

Son frère la rejoignit tout à coup, et dit :

– Hein, est-ce réussi ? Crois-tu que c’est drôle ?

Elle murmura :

– Comment, c’est toi ?…

– Mais oui, c’est moi. Est-elle bonne, hein ?

Elle se mit à rire, trouvant cela drôle en effet. Mais Andermattarrivait navré. Il ne comprenait pas d’où un coup pareil étaitparti. On avait volé la fusée sous le comptoir pour donner lesignal convenu. Une pareille infamie ne pouvait venir que d’unémissaire de l’ancienne Société, d’un agent du docteurBonnefille !

Et il répétait, lui :

– C’est désolant, positivement désolant. Voici un feu d’artificede deux mille trois cents francs qui est perdu, tout à faitperdu !

Gontran reprit :

– Non, mon cher, en comptant bien, la perte ne s’élève pas àplus du quart, mettons au tiers, si vous voulez ; soit à septcent soixante-six francs. Vos invités auront donc joui de quinzecent trente-quatre francs de fusées. Ça n’est pas mal, envérité.

La colère du banquier se tourna vers son beau-frère. Il le pritbrusquement par le bras :

– Vous, j’ai à vous parler d’une façon sérieuse. Puisque je voustiens, faisons un tour dans les allées. J’en ai pour cinq minutes,d’ailleurs.

Puis, se tournant vers Christiane :

– Je vous confie à notre ami Brétigny, ma chère ; mais nerestez pas longtemps dehors, ménagez-vous. Vous pourriez attraperfroid, vous savez. Prenez garde, prenez garde !

Elle murmura :

– Ne craignez rien, mon ami.

Et Andermatt entraîna Gontran.

Dès qu’ils furent seuls, un peu loin de la foule, le banquiers’arrêta.

– Mon cher, c’est de votre situation financière que je veux vousparler.

– De ma situation financière ?

– Oui ! la connaissez-vous, votre situationfinancière ?

– Non. Mais vous devez la connaître pour moi, puisque vous meprêtez de l’argent.

– Eh bien, oui, je la connais, moi ! et c’est pour cela queje vous en parle.

– Il me semble au moins que le moment est mal choisi… au milieud’un feu d’artifice !

– Le moment est fort bien choisi, au contraire. Je ne vous parlepas au milieu d’un feu d’artifice ; mais avant un bal…

– Avant un bal ?… Je ne comprends pas.

– Eh bien, vous allez comprendre. Votre situation, la voici :Vous n’avez rien, que des dettes ; et vous n’aurez jamais rienque des dettes…

Gontran reprit avec sérieux :

– Vous me dites cela un peu crûment.

– Oui, parce qu’il le faut. Écoutez-moi : Vous avez mangé lapart de fortune qui vous revenait de votre mère. N’en parlonsplus.

– N’en parlons plus.

– Quant à votre père, il possède trente mille francs de rente,soit un capital de huit cent mille francs environ. Votre part seradonc, plus tard, de quatre cent mille francs. Or, vous me devez, àmoi, cent quatre-vingt-dix mille francs. Vous devez en outre à desusuriers…

Gontran murmura d’un air hautain :

– Dites à des juifs.

– Soit, à des juifs, bien qu’il y ait dans le nombre unmarguillier de Saint-Sulpice qui s’est servi d’un prêtre commeintermédiaire entre lui et vous… mais je ne chicanerai pas pour sipeu… Vous devez donc à divers usuriers, israélites ou catholiques,à peu près autant. Mettons cent cinquante mille, au bas mot. Celafait un total de trois cent quarante mille francs dont vous payezles intérêts en empruntant toujours, sauf pour les miens, que vousne payez point.

– C’est juste, dit Gontran.

– Alors, il ne vous reste plus rien.

– Rien, en effet… que mon beau-frère.

– Que votre beau-frère, qui en a assez de vous prêter del’argent.

– Alors ?

– Alors, mon cher, le moindre paysan logé dans une de ceshuttes, là-bas, est plus riche que vous.

– Parfaitement… et après ?

– Après… après… Si votre père mourait demain, il ne vousresterait plus, pour manger du pain, pour manger du pain,entendez-vous, qu’à accepter une place d’employé dans ma maison. Etce serait encore là un moyen de déguiser la pension que je vousferais.

Gontran dit, d’un ton irrité :

– Mon cher William, ces choses-là m’embêtent. Je les saisd’ailleurs aussi bien que vous, et, je vous le répète, le momentest mal choisi pour me les rappeler avec… avec… avec aussi peu dediplomatie…

– Permettez, laissez-moi finir. Vous ne pouvez vous tirer de làque par un mariage. Or, vous êtes un parti déplorable, malgré votrenom qui sonne bien, sans être illustre. Enfin, il n’est pas de ceuxqu’une héritière, même israélite, paye d’une fortune. Donc, il fautvous trouver une femme acceptable et riche, ce qui n’est pas trèscommode…

Gontran l’interrompit :

– Nommez-la tout de suite, ça vaut mieux.

– Soit : une des filles du père Oriol, à votre choix. Et voicipourquoi je vous en parle avant le bal.

– Et maintenant, expliquez-vous plus longuement, reprit Gontrand’une voix froide.

– C’est bien simple. Vous voyez le succès que j’ai obtenu, dupremier coup, avec cette station. Or, si j’avais entre les mains,ou, plutôt si nous avions entre les mains toutes les terresconservées par ce finaud de paysan, j’en ferais de l’or. Pour neparler que des vignes qui vont de l’établissement à l’hôtel et del’hôtel au Casino, je les payerais un million demain, moi,Andermatt. Or, ces vignes-là et les autres, tout autour de labutte, seront les dots des petites. Le père me le disait encoretantôt, non sans intention, peut-être. Eh bien…, si vous vouliez,nous pourrions faire là une grosse affaire, tous lesdeux ?…

Gontran murmura, en ayant l’air de réfléchir :

– C’est possible. J’y penserai.

– Pensez-y, mon cher, et n’oubliez pas que je ne parle jamaisque de choses très sûres, après y avoir beaucoup songé, et quand jeconnais toutes les conséquences possibles et tous les avantagescertains.

Mais Gontran, levant un bras, s’écria comme s’il venaitd’oublier brusquement tout ce que lui avait dit son beau-frère:

– Regardez ! Que c’est beau !

Le bouquet s’allumait, simulant un palais embrasé sur lequel undrapeau flambant portait Mont-Oriol en lettres de feu toutesrouges, et, en face de lui, au-dessus de la plaine, la lune, rougeaussi, semblait apparue pour contempler ce spectacle. Puis, quandle palais, après avoir brûlé quelques minutes, fit explosion ainsiqu’un navire saute, en projetant dans le ciel entier des astres defantaisie qui éclataient à leur tour, la lune resta toute seule,calme et ronde sur l’horizon.

Le public applaudissait avec rage, criait :

– Hurra ! Bravo ! bravo !

Andermatt dit soudain :

– Allons ouvrir le bal, mon cher. Voulez-vous danser en face demoi le premier quadrille ?

– Mais oui, certainement, mon cher beau-frère.

– Qui avez-vous l’intention d’inviter ? Moi, j’ai retenu laduchesse de Ramas.

Gontran répondit avec indifférence :

– Moi j’inviterai Charlotte Oriol.

Ils remontèrent. Comme ils passaient devant la place oùChristiane était restée avec Paul Brétigny, ils ne les aperçurentplus.

William murmura :

– Elle a écouté mon conseil, elle est partie se coucher. Elleétait très lasse aujourd’hui.

Et il s’avança vers la salle de bal que les hommes de serviceavaient préparée pendant le feu d’artifice.

Mais Christiane n’était point rentrée dans sa chambre, ainsi quele pensait son mari.

Dès qu’elle s’était sentie seule avec Paul, elle lui avait dittout bas, en lui serrant la main :

– Te voici donc venu, je t’attends depuis un mois. Tous lesmatins, je me demandais : Est-ce aujourd’hui que je leverrai ?… Et tous les soirs je me disais : Ce sera demainalors ?… Pourquoi as-tu tardé si longtemps, monamour ?

Il répondit avec embarras :

– J’ai eu des occupations, des affaires.

Elle se penchait sur lui, murmurant :

– Ça n’était pas bien de me laisser seule ici, avec eux, surtoutdans ma situation.

Il écarta un peu sa chaise :

– Prends garde, on pourrait nous voir. Ces fusées éclairent toutle pays.

Elle n’y pensait guère ; elle dit :

– Je t’aime tant !

Puis, avec des tressaillements de joie :

– Oh ! que je suis heureuse, que je suis heureuse de nousretrouver ensemble, ici ! Y songes-tu ? Paul, quellejoie ! Comme nous allons nous aimer encore !

Elle soupira d’une voix si faible qu’elle semblait un souffle:

– J’ai une envie folle de t’embrasser, mais folle… là, … folle.Je ne t’ai pas vu depuis si longtemps !

Puis soudain, avec une énergie violente de femme passionnée, àqui tout doit céder :

– Écoute, je veux… tu entends… je veux aller avec toi, tout desuite, à l’endroit où nous nous sommes dit adieu, l’andernier ! tu te rappelles bien, sur la route de LaRoche-Pradière ?

Il répondit stupéfait :

– Mais c’est insensé, tu ne peux plus marcher. Tu as été debouttoute la journée ! C’est insensé, je ne le permettrai pas.

Elle s’était levée, et elle répéta :

– Je le veux. Si tu ne m’accompagnes pas, j’irai seule.

Et lui montrant la lune qui se levait :

– Tiens, c’était un soir tout pareil ! Tu te rappelles,comme tu baisais mon ombre ?

Il la retenait :

– Christiane… écoute… c’est ridicule… Christiane.

Elle ne répondait pas et marchait vers la descente quiconduisait aux vignes. Il connaissait cette volonté calme que rienne faisait dévier, l’entêtement gracieux de ces yeux bleus, de cepetit front de blondine qu’aucun obstacle n’arrêtait ; et ilprit son bras pour la soutenir en route.

– Si on nous voyait, Christiane ?

– Tu ne disais pas ça, l’an dernier. Et puis, tout le monde està la fête. Nous serons revenus sans qu’on ait remarqué notreabsence.

Il fallut bientôt monter par le sentier pierreux. Ellesoufflait, s’appuyant sur lui de toute sa force ; et à chaquepas, elle disait :

– C’est bon, c’est bon, c’est bon de souffrir ainsi !

Il s’arrêta, voulant la ramener. Mais elle ne l’écoutait point:

– Non, non. Je suis heureuse. Tu ne comprends pas ça, toi.Écoute… je le sens qui tressaille… notre enfant… ton enfant… quelbonheur !… donne ta main… Tiens… le sens-tu ?…

Elle ne comprenait pas qu’il était, cet homme, de la race desamants, et non point de la race des pères. Depuis qu’il la savaitenceinte, il s’éloignait d’elle et se dégoûtait d’elle, malgré lui.Il avait souvent répété, jadis, qu’une femme n’est plus digned’amour qui a fait fonction de reproductrice. Ce qui l’exaltaitdans la tendresse, c’était cet envolement de deux cœurs vers unidéal inaccessible, cet enlacement de deux âmes qui sontimmatérielles, c’était tout le factice et l’irréalisable mis parles poètes dans la passion. Dans la femme physique, il adorait laVénus dont le flanc sacré devait conserver toujours la forme purede la stérilité. L’idée d’un petit être né de lui, larve humaineagitée dans ce corps souillé par elle et enlaidi déjà, luiinspirait une répulsion presque invincible. La maternité faisaitune bête de cette femme. Elle n’était plus la créature d’exception,adorée et rêvée, mais l’animal qui reproduit sa race. Et même undégoût matériel se mêlait en lui à ces répugnances de l’esprit.

Comment aurait-elle senti et deviné cela, elle que chaquetressaillement de l’enfant désiré attachait davantage à sonamant ? Cet homme qu’elle adorait, qu’elle avait aimé chaquejour un peu plus, depuis l’heure de leur premier baiser, nonseulement il avait pénétré jusqu’au fond de son cœur, mais voilàqu’il était entré aussi jusqu’au fond de sa chair, qu’il y avaitsemé sa propre vie, qu’il allait sortir d’elle redevenu tout petit.Oui, elle le portait là, sous ses mains croisées, lui-même, sonbon, son cher, son tendre, son seul ami, renaissant dans sesentrailles de par le mystère de la nature. Et elle l’aimaitdoublement, maintenant qu’elle l’avait deux fois, le grand et lepetit encore inconnu, celui qu’elle voyait, qu’elle touchait,qu’elle embrassait, qu’elle entendait parler, et celui qu’elle nepouvait encore que sentir remuer sous sa peau.

Ils étaient arrivés sur la route.

– Tu m’attendais là-bas, ce soir-là, dit-elle.

Et elle lui tendit ses lèvres. Il les baisa sans répondre, d’unbaiser froid.

Elle murmura, pour la deuxième fois :

– Te souviens-tu, comme tu m’embrassais par terre ? Nousétions ainsi, regarde.

Et dans l’espoir qu’il recommencerait, elle se mit à courir pours’éloigner de lui. Puis elle s’arrêta, haletante, et attendit,debout au milieu de la route. Mais la lune, allongeant son profilsur le sol, y dessinait la bosse de son flanc déformé. Et Paul,regardant à ses pieds l’ombre de sa grossesse, restait immobile enface d’elle, blessé dans ses pudeurs poétiques, exaspéré qu’elle nesentît pas cela, qu’elle ne devinât point sa pensée, qu’elle n’eûtpas assez de coquetterie, de tact et de finesse féminine pourcomprendre toutes les nuances qui font si différentes lescirconstances ; et il lui dit, avec une impatience dans lavoix :

– Voyons, Christiane, ces enfantillages sont ridicules.

Elle revint à lui, émue, triste, les bras ouverts, et se jetantsur sa poitrine :

– Oh ! tu m’aimes moins. Je le sens ! J’en suissûre !

Il eut pitié, lui prit la tête et mit sur ses yeux deux longsbaisers.

Puis ils revinrent, silencieux. Il ne trouvait rien à luidire ; et comme elle s’appuyait sur lui, épuisée de fatigue,il hâtait le pas pour ne plus sentir contre sa hanche le frôlementde cette taille élargie.

En approchant de l’hôtel, ils se séparèrent, et elle monta danssa chambre.

L’orchestre du Casino jouait des airs de danse, et Paul allavoir le bal. C’était une valse, tous valsaient : le docteur Latonneavec Mme Paille la jeune, Andermatt avec Louise Oriol, le jolidocteur Mazelli avec la duchesse de Ramas et Gontran avec CharlotteOriol. Il lui parlait dans l’oreille avec cet air tendre quiindique une cour commencée ; et elle souriait derrière sonéventail, rougissait, semblait ravie.

Paul entendit derrière lui :

– Tiens, tiens, M. de Ravenel qui conte fleurette à macliente.

C’était le docteur Honorat, debout près de la porte, s’amusant àregarder. Il reprit :

– Oui, oui, voilà une demi-heure que cela dure. Tout le mondel’a déjà remarqué. Ca n’a pas l’air d’ailleurs de déplaire à lapetite.

Il ajouta, après un silence :

– En voilà une perle, que cette enfant-là, bonne, gaie, simple,dévouée, droite, vous savez, une brave créature. Il en faudrait dixcomme l’aînée pour la valoir. Moi, je les connais depuis l’enfance…ces fillettes… Et pourtant le père préfère l’aînée, parce qu’elleest plus… plus… comme lui… plus paysanne… moins droite… pluséconome… plus rusée… et plus… plus jalouse… Oh ! c’est unebonne fille tout de même… je n’en voudrais pas dire de mal… mais,malgré moi, je compare, vous comprenez… et, après avoir comparé… jejuge… voilà.

La valse finissait ; Gontran rejoignit son ami et,apercevant le docteur :

– Ah ! dites-moi donc, le corps médical d’Enval me paraîtsingulièrement accru. Nous avons un M. Mazelli qui valse dans laperfection et un vieux petit M. Black qui semble fort bien avec leciel.

Mais le docteur Honorat fut discret. Il n’aimait point juger sesconfrères.

Chapitre 2

 

C’était maintenant une question brûlante, que celle des médecinsdans Enval. Ils s’étaient brusquement emparés du pays, de toutel’attention, de toute la passion des habitants. Jadis les sourcescoulaient sous l’autorité du seul docteur Bonnefille, entre lesanimosités inoffensives du remuant Latonne et du placide docteurHonorat.

C’était bien autre chose à présent.

Dès que le succès préparé pendant l’hiver par Andermatt se futtout à fait dessiné, grâce au concours puissant de MM. lesprofesseurs Cloche, Mas-Roussel et Rémusot, qui avaient apportéchacun un contingent de deux à trois cents malades au moins, ledocteur Latonne, inspecteur du nouvel établissement, était devenuun gros personnage, particulièrement patronné par le professeurMas-Roussel, dont il avait été l’élève et dont il imitait la tenueet les gestes.

Du docteur Bonnefille, il n’était plus guère question. Rageant,exaspéré, déblatérant contre le Mont-Oriol, le vieux médecinrestait tout le jour dans le vieil établissement, avec quelquesvieux malades demeurés fidèles.

Dans l’esprit de quelques clients, en effet, il connaissait seulles propriétés véritables des eaux, il avait, pour ainsi dire, leursecret, puisqu’il les administrait officiellement depuis l’originede la station.

Le docteur Honorat ne conservait guère que la clientèleauvergnate. Il se contentait de cette fortune médiocre, endemeurant bien avec tout le monde, et se consolait en préférant debeaucoup les cartes et le vin blanc à la médecine.

Il n’allait point cependant jusqu’à aimer ses confrères.

Le docteur Latonne serait donc demeuré le grand augure deMont-Oriol, si on n’avait vu apparaître un matin un tout petithomme, presque un nain, dont la grosse tête enfoncée entre lesépaules, les gros yeux ronds et les grosses mains, faisaient unêtre très bizarre. Ce nouveau médecin, M. Black, amené dans le payspar le professeur Rémusot, s’était fait tout de suite remarquer parson excessive dévotion.

Presque tous les matins, entre deux visites, il entrait quelquesminutes à l’église, et presque tous les dimanches il recevait lacommunion. Le curé, bientôt, lui fit avoir quelques malades, devieilles filles, de pauvres gens qu’il soignait gratuitement, desdames pieuses qui demandaient conseil à leur directeur avantd’appeler un homme de science dont elles désiraient avant toutconnaître les sentiments, la réserve et la pudeurprofessionnelles.

Puis, un jour, on annonça la venue de la princesse deMaldebourg, vieille Altesse allemande, catholique très fervente,qui appela, le soir même de son arrivée, le docteur Black auprèsd’elle, sur la recommandation d’un cardinal romain.

De ce moment il fut à la mode. Il était de bon goût, de bon ton,de grand chic de se faire soigner par lui. C’était le seul médecincomme il faut, disait-on, le seul en qui une femme pût avoirentière confiance.

Et l’on vit courir d’un hôtel à l’autre, du matin au soir, cepetit homme à tête de bouledogue qui parlait bas, toujours, danstous les coins, avec tout le monde. Il semblait avoir des secretsimportants à confier ou à recevoir sans cesse, car on lerencontrait dans les corridors en grande conférence mystérieuseavec les patrons des hôtels, avec les femmes de chambre de sesclients, avec quiconque approchait ses malades.

Dans la rue, dès qu’il apercevait une personne de saconnaissance, il allait droit à elle de son pas court et rapide, etil se mettait aussitôt à marmotter des recommandations nouvelles etminutieuses, à la façon d’un prêtre qui confesse.

Les vieilles femmes surtout l’adoraient. Il écoutait leurshistoires jusqu’au bout sans interrompre, prenait note de toutesleurs observations, de toutes leurs questions, de tous leursdésirs.

Il augmentait ou diminuait chaque jour le dosage de l’eau buepar ses malades, ce qui leur donnait pleine confiance dans le souciqu’il prenait d’eux.

– Nous en sommes restés hier à deux verres trois quarts,disait-il ; eh bien ! aujourd’hui nous prendronsseulement deux verres et demi, et demain trois verres… N’oubliezpas…, demain, trois verres… J’y tiens beaucoup, beaucoup !

Et tous ses malades étaient convaincus qu’il y tenait beaucoup,en effet.

Pour ne pas oublier ces chiffres et ces fractions de chiffres,il les inscrivait sur un calepin, afin de ne se jamais tromper. Carle client ne pardonne point une erreur d’un demi-verre.

Il réglait et modifiait avec la même minutie la durée des bainsquotidiens, en vertu de principes de lui seul connus.

Le docteur Latonne, jaloux et exaspéré, haussait les épaules dedédain et déclarait : « C’est un faiseur. » Sa haine contre ledocteur Black l’avait même amené quelquefois jusqu’à médire deseaux minérales.

– Puisque nous savons à peine comment elles agissent, il estbien impossible de prescrire quotidiennement des modifications dedosage, qu’aucune loi thérapeutique ne peut réglementer. Cesprocédés-là font le plus grand tort à la médecine.

Le docteur Honorat se contentait de sourire. Il avait toujourssoin d’oublier, cinq minutes après une consultation, le nombre deverres qu’il venait d’ordonner.

– Deux de plus ou de moins, disait-il à Gontran en ses heures degaîté, il n’y a que la source pour s’en apercevoir ; etencore, ça ne la gêne guère !

La seule plaisanterie méchante qu’il se permît sur son religieuxconfrère consistait à l’appeler « le médecin du Saint Bain de Siège». Il avait la jalousie prudente, narquoise et tranquille.

Il ajoutait quelquefois :

– Oh ! celui-là, il connaît le malade à fond… et ça vautencore mieux pour nous que de connaître la maladie !

Mais voilà qu’un matin, arriva à l’hôtel du Mont-Oriol une noblefamille espagnole, le duc et la duchesse de Ramas-Aldavarra, quiamenait avec elle son médecin, un Italien, le docteur Mazelli, deMilan.

C’était un homme de trente ans, grand, mince, très joli garçon,portant moustaches seulement.

Dès le premier soir il fit la conquête de la table d’hôte, carle duc, homme triste, atteint d’une obésité monstrueuse, avaithorreur de l’isolement et voulait manger dans la salle commune. Ledocteur Mazelli connaissait déjà par leurs noms presque tous leshabitués ; il eut un mot aimable pour chaque homme, uncompliment pour chaque femme, un sourire même pour chaquedomestique.

Placé à la droite de la duchesse, une belle personne entretrente-cinq et quarante ans, au teint pâle, aux yeux noirs, auxcheveux bleuâtres, il lui disait, à chaque plat : « Très peu », oubien : « Non, pas ceci », ou bien : « Oui, mangez de cela. » Et illui versait lui-même à boire, avec un soin très grand, en mesurantbien exactement les proportions de vin et d’eau qu’ilmélangeait.

Il gouvernait aussi les nourritures du duc, mais avec unenégligence visible. Le client, d’ailleurs, ne tenait aucun comptede ses avis, dévorait tout avec une voracité bestiale, buvait àchaque repas deux carafes de vin pur, puis allait s’abattre sur unechaise, à l’air, devant la porte de l’hôtel, et se mettait àgeindre de peine en se lamentant sur ses digestions.

Après le premier dîner, le docteur Mazelli, qui avait jugé etpesé tout son monde d’un coup d’œil, alla rejoindre, sur laterrasse du Casino, Gontran qui fumait un cigare, se nomma et semit à causer.

Au bout d’une heure, ils étaient intimes. Le lendemain, à lasortie du bain, il se fit présenter à Christiane dont il gagna lasympathie en dix minutes de conversation, et la mit en relations lejour même avec la duchesse, qui n’aimait point non plus lasolitude.

Il veillait à tout dans la maison des Espagnols, donnait au chefd’excellents conseils sur la cuisine, à la femme de chambre desavis précieux sur l’hygiène de la tête pour conserver aux cheveuxde sa maîtresse leur brillant, leur nuance superbe et leurabondance, au cocher des renseignements fort utiles de médecinevétérinaire, et il savait rendre les heures courtes et légères,inventer des distractions, trouver dans les hôtels desconnaissances de passage toujours choisies avec discernement.

La duchesse disait à Christiane, en parlant de lui :

– C’est un homme merveilleux, chère Madame, il sait tout, ilfait tout. C’est à lui que je dois ma taille.

– Comment, votre taille ?

– Oui, je commençais à engraisser et il m’a sauvée avec sonrégime et ses liqueurs.

Il savait, d’ailleurs, rendre intéressante la médecine elle-mêmetant il en parlait avec aisance, avec gaîté et avec un scepticismeléger qui lui servait à convaincre ses auditeurs de sasupériorité.

– C’est bien simple, disait-il, je ne crois pas aux remèdes. Ouplutôt je n’y crois guère. La vieille médecine partait de ceprincipe qu’il y a remède à tout. Dieu, croyait-on, dans sa divinemansuétude avait créé des drogues pour tous les maux, seulement ilavait laissé aux hommes, par malice peut-être, le soin de découvrirces drogues. Or, les hommes en ont découvert un nombre incalculablesans jamais savoir au juste à quel mal convient chacune. En vérité,il n’y a pas de remèdes ; il y a seulement des maladies. Quandune maladie se déclare, il faut en interrompre le cours suivant lesuns, le précipiter, suivant les autres, par un moyen quelconque.Chaque école préconise son procédé. Dans le même cas, on voitemployer les méthodes les plus contraires et les médications lesplus opposées : la glace par l’un et l’extrême chaleur par l’autre,la diète par celui-ci et la nourriture forcée par celui-là. Je neparle pas des innombrables produits vénéneux tirés des minéraux oudes végétaux que la chimie nous procure. Tout cela agit, il estvrai, mais personne ne sait comment. Quelquefois ça réussit, etquelquefois ça tue.

Et, avec beaucoup de verve, il indiquait l’impossibilité d’unecertitude, l’absence de toute base scientifique tant que la chimieorganique, la chimie biologique ne serait pas devenue le point dedépart d’une médecine nouvelle. Il racontait des anecdotes, deserreurs monstrueuses des plus grands médecins, prouvait l’insanitéet la fausseté de leur prétendue science.

– Faites fonctionner le corps, disait-il, faites fonctionner lapeau, les muscles, tous les organes et surtout l’estomac, qui estle père nourricier de la machine entière, son régulateur et sonmagasin de vie.

Il affirmait qu’à son gré, rien que par le régime il pouvaitrendre les gens gais ou tristes, capables de travaux physiques oude travaux intellectuels, selon la nature de l’alimentation qu’illeur imposait. Il pouvait même agir sur les facultés cérébrales,sur la mémoire, sur l’imagination, sur toutes les manifestations del’intelligence. Et il terminait, en plaisantant, par ces mots :

– Moi, je soigne par le massage et le curaçao.

Il disait merveille du massage et parlait, comme d’un dieu, duhollandais Hamstrang, qui accomplissait des miracles. Puis,montrant ses mains fines et blanches :

– Avec ça on peut ressusciter les morts.

Et la duchesse ajoutait :

– Le fait est qu’il masse dans la perfection.

Il préconisait aussi les alcools, en petites proportions pourexciter l’estomac à certains moments ; et il faisait desmélanges, savamment combinés, que la duchesse devait boire, àheures fixes, soit avant, soit après ses repas.

On le voyait chaque jour arriver au Café du Casino, vers neufheures et demie, et demander ses bouteilles. On les lui apportaitfermées par de petits cadenas d’argent dont il avait la clef. Ilversait un peu de l’une, un peu de l’autre, lentement, dans unverre bleu fort joli que tenait avec respect un valet de pied trèscorrect.

Puis le docteur ordonnait :

– Voilà ! Portez à la duchesse, dans son bain, pour boireavant de s’habiller, en sortant de l’eau.

Et quand on lui demandait avec curiosité :

– Qu’est-ce que vous avez là-dedans ?

Il répondait :

– Rien que de l’anisette fine, du curaçao très pur et du bitterexcellent.

Ce beau médecin, en quelques jours, devint le point de mire detous les malades. Et toutes les ruses étaient employées pour luiarracher quelques avis.

Quand il passait par les allées du parc, à l’heure de lapromenade, on n’entendait que ce cri : « Docteur ! » surtoutes les chaises où étaient assises les belles dames, les jeunesdames, qui se reposaient un peu, entre deux verres de la sourceChristiane. Puis lorsqu’il s’était arrêté, un sourire sur la lèvre,on l’entraînait quelques instants dans le petit chemin qui longeaitla rivière.

On lui parlait d’abord de choses et d’autres, puis discrètement,adroitement, coquettement, on arrivait à la question de santé, maisd’une façon indifférente comme si on eût touché à un faitdivers.

Car il n’était point, celui-là, à la dévotion du public. On nele payait pas, on ne pouvait l’appeler chez soi, il appartenait àla duchesse, rien qu’à la duchesse. Cette situation même excitaitles efforts, irritait les désirs. Et comme on affirmait tout basque la duchesse était jalouse, très jalouse, ce fut entre toutesces dames une lutte acharnée pour obtenir les conseils du jolidocteur italien.

Il les donnait sans se faire trop prier.

Alors, entre les femmes qu’il avait favorisées de ses avis,commença le jeu des confidences intimes pour bien prouver sasollicitude.

– Oh ! ma chère, il m’a fait des questions, mais desquestions…

– Très indiscrètes ?

– Oh ! indiscrètes ! Dites effrayantes. Je ne savaisabsolument que répondre. Il voulait savoir des choses… mais deschoses…

– C’est comme pour moi ! Il m’a beaucoup interrogée sur monmari !…

– Moi aussi… avec des détails… si… si personnels ! C’estfort gênant, ces questions-là. Cependant on comprend bien que c’estnécessaire.

– Oh ! tout à fait. La santé dépend de ces menus détails.Moi il m’a promis de me masser, à Paris, cet hiver. J’en ai grandbesoin pour compléter le traitement d’ici.

– Dites, ma chère, que comptez-vous faire ? On ne peut pasle payer ?

– Mon Dieu ! j’avais l’intention de lui donner une épinglede cravate. Il doit les aimer, car il en a déjà deux ou trois fortjolies…

– Oh ! comme vous m’embarrassez. La même idée m’étaitvenue. Alors je lui donnerai une bague.

Et on complotait des surprises pour lui plaire, des cadeauxingénieux pour le toucher, des gentillesses pour le séduire.

Il était devenu le « bruit du jour », le grand sujet deconversation, le seul objet de l’attention publique, quand serépandit la nouvelle que le comte Gontran de Ravenel faisait lacour à Charlotte Oriol, pour l’épouser. Et ce fut aussitôt dansEnval une assourdissante rumeur.

Depuis le soir où il avait ouvert avec elle le bald’inauguration du Casino, Gontran s’était attaché à la robe de lajeune fille. Il avait pour elle, en public, tous les menus soinsdes hommes qui veulent plaire sans cacher leurs vues ; etleurs relations ordinaires prenaient en même temps un caractère degalanterie enjouée et naturelle qui devait les conduire ausentiment.

Ils se voyaient presque chaque jour, car les fillettes s’étaientprises pour Christiane d’une excessive amitié, où entrait sansdoute beaucoup de vanité flattée. Gontran, tout à coup, ne quittaplus sa sœur ; et il se mit à organiser des parties pour lematin et des jeux pour le soir, dont s’étonnèrent beaucoupChristiane et Paul. Puis on s’aperçut qu’il s’occupait deCharlotte ; il la taquinait avec gaîté, la complimentait sansen avoir l’air, lui montrait ces mille attentions légères quinouent entre deux êtres des liens de tendresse. La jeune fille,accoutumée déjà aux manières libres et familières de ce gamin dumonde parisien, ne remarqua rien d’abord, et se laissant aller à sanature confiante et droite, elle se mit à rire et à jouer avec lui,comme elle eût fait avec un frère.

Or, elle rentrait avec sa sœur aînée, après une soirée àl’hôtel, où Gontran, plusieurs fois, avait essayé de l’embrasser àla suite de gages donnés dans une partie de pigeon vole, quandLouise, qui semblait soucieuse et nerveuse depuis quelque temps,lui dit, d’un ton brusque :

– Tu ferais bien de veiller un peu à ta tenue. M. Gontran n’estpas convenable avec toi.

– Pas convenable ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

– Tu le sais bien, ne fais pas la niaise. Il ne faudrait paslongtemps pour te laisser compromettre, de cette façon-là ! Etsi tu ne sais pas veiller sur ta conduite, c’est à moi d’y faireattention.

Charlotte, confuse, honteuse, balbutia :

– Mais je ne sais pas… je t’assure… je n’ai rien vu…

Sa sœur reprit avec sévérité :

– Écoute, il ne faut pas que ça continue ainsi ! S’il veutt’épouser, c’est à papa de réfléchir et de répondre ; maiss’il veut seulement plaisanter, il faut qu’il cesse tout desuite.

Alors, brusquement, Charlotte se fâcha, sans savoir pourquoi,sans savoir de quoi. Elle était révoltée maintenant que sa sœur semêlât de la diriger et de la réprimander ; et elle luidéclara, la voix tremblante et les larmes aux yeux, qu’elle eût àne jamais s’occuper de ce qui ne la regardait pas. Elle bégayait,exaspérée, prévenue par un instinct vague et sûr de la jalousieéveillée dans le cœur aigri de Louise.

Elles se quittèrent sans s’embrasser et Charlotte pleura dansson lit en pensant à des choses qu’elle n’avait jamais prévues nidevinées.

Peu à peu ses larmes s’arrêtèrent et elle réfléchit.

C’était vrai pourtant que les manières de Gontran étaientchangées. Elle l’avait senti jusqu’ici sans le comprendre. Elle lecomprenait à présent. Il lui disait, à tout propos, des chosesgentilles, délicates. Il lui avait baisé la main, une fois. Quevoulait-il ? Elle lui plaisait, mais jusqu’à quel point ?Est-ce que, par hasard, il se pourrait qu’il l’épousât ? Etaussitôt il lui sembla entendre, dans l’air, quelque part, dans lanuit vide où commençaient à voltiger ses rêves, une voix qui criait: « Comtesse de Ravenel ».

L’émotion fut si forte qu’elle s’assit dans son lit ; puiselle chercha, avec ses pieds nus, ses pantoufles sous la chaise oùelle avait jeté ses robes et elle alla ouvrir la fenêtre, sanssavoir ce qu’elle faisait, pour donner de l’espace à sesespérances.

Elle entendit qu’on parlait dans la salle du bas, et la voix deColosse s’éleva :

– Laiche, laiche. Y chera temps de voir. Le païré arrangera cha.Y a pas de mal jusqu’ici. Ch’est le païré qui fera la chose.

Elle voyait sur la maison d’en face le carré blanc de la fenêtreéclairée au-dessous d’elle. Elle se demandait : « Qui donc estlà ? De quoi parlent-ils ? » Une ombre passa sur le murlumineux. C’était sa sœur ! Elle n’était donc pas couchée.Pourquoi ? Mais la lumière s’éteignit, et Charlotte se remit àsonger aux choses nouvelles qui remuaient dans son cœur.

Elle ne pouvait pas s’endormir maintenant. L’aimait-il ?Oh, non ! Pas encore ! Mais il pouvait l’aimerpuisqu’elle lui plaisait ! Et s’il arrivait à l’aimerbeaucoup, éperdument, comme on aime dans le monde, il l’épouseraitsans aucun doute.

Née dans une maison de vignerons, elle avait gardé, bienqu’élevée dans le couvent des demoiselles de Clermont, une modestieet une humilité de paysanne. Elle pensait qu’elle aurait pour mariun notaire peut-être ou un avocat, ou un médecin ; maisl’envie de devenir une vraie dame du grand monde, avec un titre denoblesse devant son nom, ne l’avait jamais pénétrée. À peine enachevant un roman d’amour avait-elle rêvassé quelques minutes sousl’effleurement de ce joli désir, qui s’était aussitôt envolé de sonâme, comme s’envolent les chimères. Or, voilà que cette choseimprévue, impossible, évoquée tout à coup par quelques paroles desa sœur, lui semblait se rapprocher d’elle, à la façon d’une voilede navire que pousse le vent.

Elle murmurait entre ses lèvres, avec chaque souffle enrespirant :

– Comtesse de Ravenel.

Et le noir de ses paupières fermées dans la nuit s’éclairait devisions. Elle voyait de beaux salons illuminés, de belles dames quilui souriaient, de belles voitures qui l’attendaient devant leperron d’un château, et de grands domestiques en livrée inclinéssur son passage.

Elle avait chaud dans son lit ; son cœur battait !Elle se releva une seconde fois pour boire un verre d’eau, etrester debout quelques instants, nu-pieds, sur le pavé froid de sachambre.

Puis, un peu calmée, elle finit par s’endormir. Mais elles’éveilla dès l’aurore, tant l’agitation de son esprit avait passédans ses veines.

Elle eut honte de sa petite chambre aux murs blancs, peints àl’eau par le vitrier du pays, de ses pauvres rideaux d’indienne, etdes deux chaises de paille qui ne quittaient jamais leur place auxdeux coins de sa commode.

Elle se sentait paysanne, au milieu de ces meubles de rustresqui disaient son origine, elle se sentait humble, indigne de cebeau garçon moqueur dont la figure blonde et rieuse flottait devantses yeux, s’effaçait puis revenait, s’emparait d’elle peu à peu, selogeait déjà dans son cœur.

Alors elle sauta du lit et courut chercher sa glace, sa petiteglace de toilette, grande comme le fond d’une assiette ; puiselle revint se coucher, son miroir entre les mains ; et elleregarda son visage au milieu de ses cheveux défaits, sur le fondblanc de l’oreiller.

Parfois elle posait sur ses draps le léger morceau de verre quilui montrait son image, et elle songeait combien ce mariage seraitdifficile, tant étaient grandes les distances entre eux. Alors ungros chagrin lui serrait la gorge. Mais aussitôt elle se regardaitde nouveau en se souriant pour se plaire, et comme elle se jugeaitgentille les difficultés disparaissaient.

Quand elle descendit pour déjeuner, sa sœur, qui avait l’airirrité, lui demanda :

– Qu’est-ce que tu comptes faire aujourd’hui ?

Charlotte répondit sans hésiter :

– Est-ce que nous n’allons pas en voiture à Royat avec MmeAndermatt ?

Louise reprit :

– Tu iras seule, alors, mais tu ferais mieux, après ce que jet’ai dit hier soir…

La petite lui coupa la parole :

– Je ne te demande pas de conseils… mêle-toi de ce qui teregarde.

Et elles ne se parlèrent plus.

Le père Oriol et Jacques arrivèrent et se mirent à table. Levieux demanda presque aussitôt :

– Qué-che que vous faites aujourd’hui, petites ?

Charlotte n’attendit point que sa sœur répondît :

– Moi, je vais à Royat avec Mme Andermatt.

Les deux hommes la regardèrent d’un air satisfait, et le pèremurmura avec ce sourire engageant qu’il avait en traitant lesaffaires avantageuses :

– Ch’est bon, ch’est bon.

Elle fut plus surprise de ce contentement secret, deviné danstoute leur allure, que de la colère visible de Louise ; etelle se demanda, un peu troublée : « Est-ce qu’ils auraient causéde ça tous ensemble ? »

Aussitôt le repas fini elle remonta dans sa chambre, mit sonchapeau, prit son ombrelle, jeta sur son bras un manteau léger, etelle s’en alla vers l’hôtel, car on devait partir dès une heure etdemie.

Christiane s’étonna que Louise ne vînt point.

Charlotte se sentit rougir en répondant :

– Elle est un peu fatiguée, je crois qu’elle a mal à latête.

Et on monta dans le landau, dans le grand landau à six placesdont on se servait toujours. Le marquis et sa fille tenaient lefond, la petite Oriol se trouva donc assise entre les deux jeunesgens, à reculons.

On passa devant Tournoël, puis on suivit le pied de la montagnesur une belle route serpentant sous les noyers et les châtaigniers.Charlotte, plusieurs fois, remarqua que Gontran se serrait contreelle, mais avec trop de prudence pour qu’elle pût s’en offenser.Comme il était assis à sa droite, il lui parlait tout près de lajoue ; et elle n’osait pas se retourner pour lui répondre, parcrainte du souffle de sa bouche qu’elle sentait déjà sur seslèvres, et par crainte aussi de ses yeux dont le regard l’auraitgênée.

Il lui disait des gamineries galantes, des niaiseries drôles,des compliments plaisants et gentils.

Christiane ne parlait guère, alourdie, malade de sa grossesse.Et Paul semblait triste, préoccupé. Seul, le marquis causait sanstrouble et sans souci, avec sa bonne grâce enjouée de vieuxgentilhomme égoïste.

On descendit au parc de Royat pour écouter la musique, etGontran, prenant le bras de Charlotte, partit avec elle en avant.L’armée de baigneurs, sur les chaises, autour du kiosque où le chefd’orchestre battait la mesure aux cuivres et aux violons, regardaitdéfiler les promeneurs. Les femmes montraient leurs robes, leurspieds allongés jusqu’au barreau de la chaise voisine, leursfraîches coiffures d’été qui les faisaient plus charmantes.

Charlotte et Gontran erraient entre les gens assis, cherchantdes figures comiques pour exciter leurs plaisanteries.

Il entendit à tout instant qu’on disait derrière eux :

– Tiens ! une jolie personne.

Il était flatté et se demandait si on la prenait pour sa sœur,pour sa femme ou pour sa maîtresse.

Christiane, assise entre son père et Paul, les vit passerplusieurs fois, et trouvant qu’ils avaient « l’air un peu jeune »,elle les appelait pour les calmer. Mais ils ne l’écoutaient pointet continuaient à vagabonder dans la foule en s’amusant de toutleur cœur.

Elle dit tout bas à Paul Brétigny :

– Il finirait par la compromettre. Il faudra que nous luiparlions ce soir, en rentrant.

Paul répondit :

– J’y avais déjà songé. Vous avez tout à fait raison.

On alla dîner dans un des restaurants de Clermont-Ferrand, ceuxde Royat ne valant rien, au dire du marquis qui était gourmand, eton rentra, la nuit tombée.

Charlotte était devenue sérieuse, Gontran lui ayant fortementserré la main en lui donnant ses gants, pour quitter la table. Saconscience de fillette s’inquiétait tout à coup. C’était un aveu,cela ! une démarche ! une inconvenance !Qu’aurait-elle dû faire ? Lui parler ? mais quoi luidire ? Se fâcher eût été ridicule ! Il fallait tant detact dans ces circonstances-là ! Mais en ne faisant rien, enne disant rien, elle avait l’air d’accepter son avance, de devenirsa complice, de répondre « oui » à cette pression de main.

Et elle pesait la situation, s’accusant d’avoir été trop gaie ettrop familière à Royat, trouvant à présent que sa sœur avaitraison, qu’elle s’était compromise, perdue ! La voitureroulait sur la route, Paul et Gontran fumaient en silence, lemarquis dormait, Christiane regardait les étoiles, et Charlotteretenait à grand’peine ses larmes, car elle avait bu trois verresde champagne.

Lorsqu’on fut revenu, Christiane dit à son père :

– Comme il est nuit, tu vas reconduire la jeune fille.

Le marquis offrit son bras et s’éloigna aussitôt avec elle.

Paul prit Gontran par les épaules et lui murmura dans l’oreille:

– Viens causer cinq minutes avec ta sœur et avec moi.

Et ils montèrent dans le petit salon communiquant avec leschambres d’Andermatt et de sa femme.

Dès qu’ils furent assis :

– Écoute, dit Christiane, M. Paul et moi nous voulons te fairede la morale.

– De la morale !… Mais à propos de quoi ? Je suis sagecomme une image, faute d’occasions.

Ne plaisante pas. Tu fais une chose très imprudente et trèsdangereuse sans y penser. Tu compromets cette petite.

Il parut fort étonné.

– Qui ça ?… Charlotte ?

– Oui, Charlotte !

– Je compromets Charlotte ?… Moi ?…

– Oui, tu la compromets. Tout le monde en parle ici, et tantôtencore, dans le parc de Royat, vous avez été bien… bien… légers.N’est-ce pas, Brétigny ?

Paul répondit :

– Oui, Madame, je partage tout à fait votre sentiment.

Gontran tourna sa chaise, l’enfourcha comme un cheval, prit unnouveau cigare, l’alluma, puis se mit à rire.

– Ah ! Donc, je compromets Charlotte Oriol ?

Il attendit quelques secondes pour voir l’effet de sa réponse,puis déclara :

– Eh bien, qu’est-ce qui vous dit que je ne veux pasl’épouser ?

Christiane fit un sursaut de stupéfaction.

– L’épouser ? Toi ?… Mais tu es fou !…

– Pourquoi ça ?

– Cette… cette petite… paysanne…

– Tra la… la… des préjugés… Est-ce ton mari qui te lesapprend ?…

Comme elle ne répondait rien à cet argument direct, il reprit,faisant lui-même les demandes et les réponses :

– Est-elle jolie ? – Oui ! – Est-elle bienélevée ? – Oui !-Et plus naïve, et plus gentille, et plussimple, et plus franche que les filles du monde. Elle en saitautant qu’une autre, car elle parle anglais et auvergnat, ce quifait deux langues étrangères. Elle sera riche autant qu’unehéritière du ci-devant faubourg Saint-Germain qu’on devraitbaptiser faubourg de Sainte-Dèche, et, enfin, si elle est filled’un paysan, elle n’en sera que plus saine pour me donner de beauxenfants… Voilà…

Comme il avait toujours l’air de rire et de plaisanter,Christiane demanda en hésitant :

– Voyons, parles-tu sérieusement ?

– Eh parbleu ! Elle est charmante, cette fillette. Elle abon cœur et jolie figure, gai caractère et belle humeur, la jouerose, l’œil clair, la dent blanche, la lèvre rouge, le cheveu long,luisant, épais et souple ; et son vigneron de père sera richecomme un Crésus, grâce à ton mari, ma chère sœur. Que veux-tu deplus ? Fille d’un paysan ! Eh bien, la fille d’un paysanne vaut-elle pas toutes les filles de la finance véreuse qui payentsi cher des ducs douteux, et toutes les filles de la cocoterietitrée que nous a donnée l’Empire, et toutes les filles à doublepère qu’on rencontre dans la société ? Mais si je l’épousais,cette fille-là, je ferais le premier acte sage et raisonnable de mavie…

Christiane réfléchissait, puis soudain, convaincue, conquise,ravie, elle s’écria :

– Mais c’est vrai tout ce qu’il dit ! C’est tout à faitvrai, tout à fait juste !… Alors tu l’épouses, mon petitGontran ?…

Ce fut lui, alors, qui la calma.

– Pas si vite… pas si vite… laisse-moi réfléchir à mon tour. Jeconstate seulement : Si je l’épousais je ferais le premier actesage et raisonnable de ma vie. Ca ne veut pas dire encore que jel’épouserai ; mais j’y songe, je l’étudie, je lui fais un peula cour pour voir si elle me plaira tout à fait. Enfin je ne teréponds ni oui ni non, mais c’est plus près de oui que de non.

Christiane se tourna vers Paul :

– Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur Brétigny ?

Elle l’appelait tantôt monsieur Brétigny, et tantôt Brétignytout court.

Lui, toujours séduit par les choses où il croyait voir de lagrandeur, par des mésalliances qui lui paraissaient généreuses, partout l’apparat sentimental où se cache le cœur humain, répondit:

– Moi, je trouve qu’il a raison maintenant. Si elle lui plaît,qu’il l’épouse, il ne pourrait trouver mieux…

Mais le marquis et Andermatt rentraient, qui les firent parlerd’autre chose ; et les deux jeunes gens allèrent au Casinovoir si la salle de jeu n’était pas encore fermée.

À dater de ce jour, Christiane et Paul semblèrent favoriser lacour ouverte que Gontran faisait à Charlotte.

On invitait plus souvent la jeune fille, on la gardait à dîner,on la traitait enfin comme si elle eût fait déjà partie de lafamille.

Elle voyait bien tout cela, le comprenait, s’en affolait !Sa petite tête battait les champs et bâtissait en Espagne defantastiques palais. Gontran, cependant, ne lui avait riendit ; mais son allure, toutes ses paroles, le ton qu’ilprenait avec elle, son air de galanterie plus sérieuse, la caressede son regard semblaient lui répéter chaque jour : « Je vous aichoisie ; vous serez ma femme. »

Et le ton d’amitié douce, d’abandon discret, de réserve chastequ’elle avait maintenant avec lui, semblait répondre : « Je lesais, et je dirai « oui » quand vous demanderez ma main. »

Dans la famille de la jeune fille on chuchotait. Louise ne luiparlait plus guère que pour l’irriter par des allusions blessantes,par des paroles aigres et mordantes. Le père Oriol et Jacquessemblaient contents.

Elle ne s’était point demandé cependant si elle aimait ce joliprétendant dont elle serait sans doute la femme. Il lui plaisait,elle songeait à lui sans cesse, elle le trouvait beau, spirituel,élégant, elle pensait surtout à ce qu’elle ferait quand il l’auraitépousée.

Dans Enval on avait oublié les rivalités haineuses des médecinset des propriétaires des sources, les suppositions sur l’affectionde la duchesse de Ramas pour son protecteur, tous les potins quicoulent avec l’eau des stations thermales, pour ne s’occuper que decette chose extraordinaire : le comte Gontran de Ravenel allaitépouser la petite Oriol.

Alors Gontran jugea le moment venu et prenant Andermatt par lebras, un matin, au sortir de table, il lui dit :

– Mon cher, le fer est chaud, battez-le ! Voici lasituation bien exacte. La petite attend ma demande sans que je mesois avancé en rien, mais elle ne la repoussera pas, soyez-en sûr.C’est le père qu’il faut tâter de telle sorte que nous fassions enmême temps vos affaires et les miennes.

Andermatt répondit :

– Soyez tranquille. Je m’en charge. Je vais le sonderaujourd’hui même, sans vous compromettre et sans vousavancer ; et quand la situation sera bien nette, jeparlerai.

– Parfait.

Puis, après quelques instants de silence, Gontran reprit :

– Tenez, c’est peut-être ma dernière journée de garçon. Je vaisà Royat où j’ai aperçu l’autre jour quelques connaissances. Jerentrerai dans la nuit et j’irai frapper à votre porte, poursavoir.

Il fit seller son cheval et s’en alla par la montagne, humant levent pur et léger, et galopant par moments pour sentir la rapidecaresse de l’air effleurer la peau fraîche de ses joues etchatouiller ses moustaches.

La soirée à Royat fut gaie. Il y rencontra des amis que desfilles accompagnaient. On soupa longtemps ; il revint forttard. Tout le monde reposait dans l’hôtel du Mont-Oriol quandGontran se mit à frapper à la porte d’Andermatt.

Personne ne répondit d’abord ; puis, comme les coupsdevenaient violents, une voix enrouée, une voix de dormeur,grommela de l’intérieur :

– Qui est là ?

– C’est moi, Gontran.

– Attendez, j’ouvre.

Andermatt apparut en chemise de nuit, la face bouffie, le poildu menton hérissé, la tête enveloppée d’un foulard. Puis, il seremit dans son lit, s’assit, et les mains étendues sur le drap:

– Eh bien, mon cher, ça ne va pas. Voici la situation. J’aisondé ce vieux renard d’Oriol, sans parler de vous, en disant qu’unde mes amis – j’ai peut-être laissé comprendre qu’il s’agissait dePaul Brétigny – pourrait convenir à une de ses filles, et j’aidemandé quelle dot il leur donnait. Il m’a répondu en demandant àson tour quelle était la fortune du jeune homme ; et j’ai fixétrois cent mille francs, avec des espérances.

– Mais je n’ai rien, murmura Gontran.

– Je vous les prête, mon cher. Si nous faisons ensemble cetteaffaire-là, vos terrains me donneront assez pour me rembourser.

Gontran ricana :

– Fort bien. J’aurai la femme et vous l’argent.

Mais Andermatt se fâcha tout à fait :

– Si je m’occupe de vous pour que vous m’insultiez, c’est fini,brisons là…

Gontran s’excusa :

– Ne vous fâchez pas, mon cher, et pardonnez-moi. Je sais quevous êtes un fort honnête homme, d’une irréprochable loyauté enaffaires. Je ne vous demanderais pas un pourboire si j’étais votrecocher, mais je vous confierais ma fortune si j’étaismillionnaire…

William, calmé, reprit :

– Nous reviendrons là-dessus tout à l’heure. Terminons à présentla grosse question. Le vieux n’a pas été dupe de mes ruses et m’arépondu : « C’est selon de laquelle il s’agit. Si c’est de Louise,l’aînée, voilà sa dot. » Et il m’a énuméré toutes les terres quientourent l’établissement, celles qui relient les bains à l’hôtelet l’hôtel au Casino, toutes celles enfin qui nous sontindispensables, celles qui ont pour moi une inestimable valeur. Ildonne au contraire à la cadette l’autre côté du mont, qui vaudraaussi beaucoup d’argent plus tard, sans doute, mais qui ne vautrien pour moi. J’ai cherché, par tous les moyens possibles, à luifaire modifier cette répartition et à intervertir les lots. Je mesuis heurté à un entêtement de mulet. Il ne changera pas, c’estdécidé. Réfléchissez, qu’en pensez-vous ?

Gontran, fort troublé, fort perplexe, répondit :

– Qu’en pensez-vous vous-même ? Croyez-vous qu’il ait songéà moi en faisant ainsi les parts ?

– Je n’en doute pas. Le rustre s’est dit : « Puisque la petitelui plaît, gardons le sac. » Il a espéré vous donner sa fille enconservant ses meilleures terres… Et puis, peut-être a-t-il vouluavantager l’aînée… Il la préfère… qui sait… elle lui ressembledavantage… elle est plus rusée… plus adroite… plus pratique… Je lacrois forte, cette gamine-là… moi, à votre place… je changerais monbâton d’épaule…

Mais Gontran, abasourdi, murmurait :

– Diable… diable… diable !… Et les terres de Charlotte…vous n’en voulez pas, vous ?…

Andermatt s’écria :

– Moi… non… mille fois non !… Il me faut celles qui relientmes bains, mon hôtel et mon Casino. C’est bien simple. Je nedonnerais rien des autres, qui ne pourront se vendre que plus tard,par petits lots, à des particuliers…

Gontran répétait toujours :

– Diable… diable… en voilà une affaire embêtante… Alors vous meconseillez ?

– Je ne vous conseille rien. Je pense que vous ferez bien deréfléchir avant de vous décider entre les deux sœurs.

– Oui… oui… c’est juste… je réfléchirai… je vais dormir d’abord…ça porte conseil…

Il se levait ; Andermatt le retint :

– Pardon, mon cher, deux mots sur une autre chose. J’ai l’air dene pas comprendre, mais je comprends très bien les allusions dontvous me piquez sans cesse, et je n’en veux plus.

« Vous me reprochez d’être juif, c’est-à-dire de gagner del’argent, d’être avare, d’être spéculateur à friser la filouterie.Or, mon cher, je passe ma vie à vous prêter cet argent que je gagnenon sans peine, c’est-à-dire à vous le donner. Enfinlaissons ! Mais il y a un point que je n’admets pas !Non, je ne suis point un avare ; la preuve c’est que je fais àvotre sœur des cadeaux de vingt mille francs, que j’ai donné àvotre père un Théodore Rousseau de dix mille francs dont il avaitenvie, que je vous ai offert, en venant ici, le cheval sur lequelvous avez été à Royat, tantôt.

« En quoi donc suis-je avare ? En ceci que je ne me laissepas voler. Et nous sommes tous comme ça dans ma race, et nous avonsraison, Monsieur. Je veux vous le dire une fois pour toutes. Onnous traite d’avares parce que nous savons la valeur exacte deschoses. Pour vous, un piano c’est un piano, une chaise c’est unechaise, un pantalon c’est un pantalon. Pour nous aussi, mais celareprésente en même temps une valeur, une valeur marchandeappréciable et précise qu’un homme pratique doit évaluer d’un seulcoup d’œil, non point par économie, mais pour ne pas favoriser lafraude.

« Que diriez-vous si une débitante de tabac vous demandaitquatre sous d’un timbre-poste ou d’une boîted’allumettes-bougies ? Vous iriez chercher un sergent deville, Monsieur, pour un sou, oui, pour un sou ! tant vousseriez indigné ! Et cela parce que vous connaissez, parhasard, la valeur de ces deux objets. Eh bien, moi, je sais lavaleur de tous les objets trafiquables ; et cette indignationqui vous saisirait si on réclamait quatre sous sur un timbre-poste,je l’éprouve quand on me demande vingt francs pour un parapluie quien vaut quinze ! Comprenez-vous ? Je proteste contre levol établi, incessant, abominable des marchands, des domestiques,des cochers. Je proteste contre l’improbité commerciale de toutevotre race qui nous méprise. Je donne le pourboire que je doisdonner relatif au service rendu, et non le pourboire de fantaisieque vous jetez, sans savoir pourquoi, et qui va de cinq sous à centsous, selon le caprice de votre humeur ! Comprenez-vous ?»

Gontran s’était levé, et, souriant avec cette ironie fine quiallait bien sur sa lèvre :

– Oui, mon cher, je comprends, et vous avez tout à fait raison,d’autant plus raison que mon grand-père, le vieux marquis deRavenel, n’a presque rien laissé à mon pauvre père, par suite de lamauvaise habitude qu’il avait de ne jamais ramasser la monnaierendue par les marchands quand il payait un objet quelconque. Iltrouvait cela indigne d’un gentilhomme, et donnait toujours lasomme ronde et la pièce entière.

Et Gontran sortit d’un air très content.

Chapitre 3

 

On allait se mettre à table pour dîner, le lendemain, dans lasalle à manger particulière des familles Andermatt et de Ravenel,quand Gontran ouvrit la porte en annonçant :

– Mesdemoiselles Oriol.

Elles entrèrent, gênées, poussées par lui qui riait ens’expliquant :

– Voilà, je les ai enlevées toutes les deux, en pleine rue. Ça afait scandale, d’ailleurs. Je vous les amène de force, parce quej’ai à m’expliquer avec mademoiselle Louise et que je ne pouvais lefaire au milieu du pays.

Il leur ôta leurs chapeaux, leurs ombrelles, qu’elles avaientencore, car elles revenaient d’une promenade, les fit asseoir,embrassa sa sœur, serra les mains de son père, de son beau-frère etde Paul, puis, revenant vers Louise Oriol :

– Ah çà, Mademoiselle, voulez-vous me dire, à présent, ce quevous avez contre nous depuis quelque temps ?

Elle semblait effarée comme un oiseau pris au filet et que lechasseur emporte.

– Mais rien, Monsieur, rien de rien ! Qu’est-ce qui vous afait croire ça ?

– Mais tout, Mademoiselle, tout de tout ! Vous ne venezplus ici, vous ne venez plus dans l’arche de Noé (il avait ainsibaptisé le grand landau). Vous prenez des airs revêches quand jevous rencontre et quand je vous parle.

– Mais non, Monsieur, je vous assure.

– Mais oui, Mam’zelle, je vous l’affirme. En tout cas je ne veuxpoint que cela dure et je vais signer la paix avec vous,aujourd’hui même. Oh ! vous savez, je suis entêté, moi. Vousaurez beau me faire grise mine, je saurai bien venir à bout de cesmanières-là et vous forcer à devenir gracieuse avec nous commevotre sœur, qui est un ange de gentillesse.

On annonça le dîner servi et ils passèrent dans la salle àmanger. Gontran prit le bras de Louise.

Il fut plein d’attentions pour elle et pour sa sœur, partageantses compliments avec un tact admirable, disant à la cadette :

– Vous, vous êtes notre camarade, je vais vous négliger pendantquelques jours. On fait moins de frais pour les amis que pour lesautres, vous savez.

Et il disait à l’aînée :

– Vous, je veux vous séduire, Mademoiselle, et je vous préviensen ennemi loyal. Je vous ferai même la cour. Ah ! vousrougissez, c’est bon signe. Vous verrez que je suis très gentilquand je m’en donne la peine. N’est-ce pas, mademoiselleCharlotte ?

Et elles rougissaient, en effet, toutes les deux ; etLouise balbutiait de son air grave :

– Oh ! Monsieur, comme vous êtes fou !

Il répondait :

– Bah ! vous en entendrez bien d’autres plus tard, dans lemonde, quand vous serez mariée, ce qui ne tardera pas. C’est alorsqu’on vous en fera, des compliments !

Christiane et Paul Brétigny l’approuvaient d’avoir ramené LouiseOriol ; le marquis souriait, amusé par ce marivaudageenfantin ; Andermatt pensait : « Pas bête, le gaillard. » EtGontran, irrité du rôle qu’il lui fallait jouer, porté par ses sensvers Charlotte et par son intérêt vers Louise, murmurait entre sesdents, avec des sourires pour celle-ci :

– Ah ! ton gredin de père a cru me jouer ; mais jevais te mener tambour battant, ma petite ; et tu verras si jem’y prends bien.

Et il les comparait en les regardant l’une après l’autre.Certes, la plus jeune lui plaisait davantage ; elle était plusdrôle, plus vivante, avec son nez un peu relevé, ses yeux vifs, sonfront étroit et ses belles dents un peu trop grandes, dans sabouche un peu trop large.

Cependant, l’autre était aussi jolie, plus froide, moins gaie.Elle n’aurait jamais d’esprit, celle-là, ni de charme dans la vieintime, mais quand on annoncerait à l’entrée d’un bal : « Madame lacomtesse de Ravenel », elle pourrait bien porter son nom, mieux quela cadette peut-être, avec un peu d’habitude et de frottement auxgens bien nés. N’importe, il rageait ; il leur en voulait àtoutes les deux, au père et au frère aussi, et il se promettait deleur faire payer sa mésaventure plus tard, quand il serait lemaître.

Lorsqu’on fut revenu dans le salon, il se fit dire les cartespar Louise, qui savait fort bien annoncer l’avenir. Le marquis,Andermatt et Charlotte écoutaient avec attention, attirés malgréeux par le mystère de l’inconnu, par le possible del’invraisemblable, par cette crédulité invincible au merveilleuxqui hante l’homme et trouble souvent les plus forts esprits devantles plus niaises inventions des charlatans.

Paul et Christiane causaient dans l’embrasure d’une fenêtreouverte.

Elle était misérable depuis quelque temps, ne se sentant pluschérie de la même façon ; et leur malentendu d’amours’accentuait chaque jour par leur faute mutuelle. Elle avaitsoupçonné ce malheur pour la première fois, le soir de la fête, enemmenant Paul sur la route. Mais, comprenant qu’il n’avait plus lamême tendresse dans le regard, la même caresse dans la voix, lemême souci passionné qu’autrefois, elle n’avait pu deviner la causede ce changement.

Il existait depuis longtemps, depuis le jour où elle lui avaitcrié, avec bonheur, en arrivant au rendez-vous quotidien :

– Tu sais, je me crois enceinte vraiment.

Il avait éprouvé alors, à fleur de peau, un petit frissondésagréable.

Puis, à chacune de leurs rencontres, elle lui parla de cettegrossesse qui faisait bondir son cœur de joie ; mais cettepréoccupation d’une chose qu’il jugeait, lui, fâcheuse, vilaine,malpropre, froissait son exaltation dévote pour l’idole qu’iladorait.

Plus tard, quand il la vit changée, maigrie, les joues creuses,le teint jaune, il pensa qu’elle aurait dû lui épargner cespectacle et disparaître quelques mois, pour reparaître ensuiteplus fraîche et plus jolie que jamais, en sachant faire oublier cetaccident, ou peut-être en sachant unir à son charme coquet demaîtresse, un autre charme, savant et discret, de jeune mère, quine laisse voir son enfant que de loin, enveloppé de rubansroses.

Elle avait d’ailleurs une occasion rare de montrer ce tact qu’ilattendait d’elle, en allant passer l’été à Mont-Oriol et en lelaissant à Paris, lui, pour qu’il ne la vît pas défraîchie etdéformée. Il espérait bien qu’elle le comprendrait !

Mais, à peine arrivée en Auvergne elle l’avait appelé en deslettres incessantes et désespérées, si nombreuses et si pressantesqu’il était venu par faiblesse, par pitié. Et maintenant, ellel’accablait de sa tendresse disgracieuse et gémissante ; et iléprouvait un désir immodéré de la quitter, de ne plus la voir, dene plus l’entendre chanter sa chanson amoureuse, irritante etdéplacée. Il aurait voulu lui crier tout ce qu’il avait sur lecœur, lui expliquer combien elle se montrait maladroite et sotte,mais il ne le pouvait faire, et il n’osait pas s’en aller, et il nepouvait non plus s’abstenir de lui témoigner son impatience par desparoles amères et blessantes.

Elle en souffrait d’autant plus que, malade, alourdie chaquejour davantage, travaillée par toutes les misères des femmesgrosses, elle avait plus besoin que jamais d’être consolée,dorlotée, enveloppée d’affection. Elle l’aimait avec cet abandoncomplet du corps, de l’âme, de son être entier, qui fait del’amour, quelquefois, un sacrifice sans réserves et sans limites.Elle ne se croyait plus sa maîtresse, mais sa femme, sa compagne,sa dévouée, sa fidèle, son esclave prosternée, sa chose. Pour elle,il ne s’agissait plus entre eux de galanterie, de coquetterie, dedésir de plaire toujours, de frais de grâce à faire encore,puisqu’elle lui appartenait complètement, puisqu’ils étaient liéspar cette chaîne si douce et si puissante : l’enfant qui naîtraitbientôt. Dès qu’ils furent seuls dans la fenêtre, elle recommençasa tendre lamentation :

– Paul, mon cher Paul, dis, m’aimes-tu toujoursautant ?

– Mais oui ! Voyons, tu me répètes cela tous les jours, çafinit par être monotone.

– Pardonne-moi ! C’est que je ne puis plus le croire, etj’ai besoin que tu me rassures, j’ai besoin de t’entendre me ledire sans cesse, ce mot si bon ; et comme tu ne me le répètesplus si souvent qu’autrefois, je suis obligée de le demander, del’implorer, de le mendier.

– Eh bien oui, je t’aime ! Mais parlons d’autre chose, jet’en supplie !

– Oh ! que tu es dur !

– Mais non, je ne suis pas dur. Seulement… seulement, tu necomprends pas… tu ne comprends pas que…

– Oh oui ! Je comprends bien que tu ne m’aimes plus. Si tusavais comme je souffre !

– Voyons, Christiane, je t’en conjure, ne me rends pas nerveux.Si tu savais, toi, comme c’est maladroit ce que tu fais là.

– Oh ! si tu m’aimais, tu ne parlerais pas ainsi.

– Mais, sacrebleu, si je ne t’aimais plus je ne serais pointvenu.

– Écoute. Tu m’appartiens, maintenant, tu es à moi, et je suis àtoi. Il y a entre nous cette attache d’une vie naissante que rienne brise ; mais promets-moi que si tu ne m’aimais plus, unjour, plus tard, tu me le dirais ?

– Oui, je te le promets.

– Tu me le jures ?

– Je te le jure.

– Mais alors, tout de même, nous resterions amis, n’est-cepas ?

– Certainement, que nous resterions amis.

– Le jour où tu ne m’aimeras plus d’amour, tu viendras metrouver, et tu me diras : “Ma petite Christiane, je t’aime bien,mais ce n’est plus la même chose. Soyons amis, là, rienqu’amis.”

– C’est entendu, je te le promets.

– Tu me le jures ?

– Je te le jure.

– N’importe, j’aurai bien du chagrin ! Comme tu m’adoraisl’an dernier !

Une voix criait derrière eux :

– Madame la duchesse de Ramas-Aldavarra !

Elle venait en voisine, car Christiane recevait, tous les soirs,les principaux baigneurs, comme reçoivent les princes en leursroyaumes.

Le docteur Mazelli suivait la belle Espagnole avec des airssouriants et soumis. Les deux femmes se serrèrent la main,s’assirent et se mirent à causer.

Andermatt appelait Paul :

– Mon cher ami, venez donc, Mont-Oriol fait les cartesadmirablement, elle m’a dit des choses surprenantes.

Il le prit par le bras et ajouta :

– Quel drôle d’être vous êtes, vous ! À Paris, nous ne vousvoyons jamais, pas une fois par mois, malgré les instances de mafemme. Ici, il a fallu quinze lettres pour vous faire venir. Etdepuis que vous êtes arrivé on dirait que vous perdez un millionpar jour, tant vous avez une tête désolée. Allons, cachez-vous uneaffaire qui vous chiffonne ? On pourrait peut-être vousaider ? Il faut nous le dire.

– Rien du tout, mon cher. Si je ne viens pas plus souvent vousvoir, à Paris… C’est qu’à Paris, vous comprenez ?…

– Parfaitement… je saisis. Mais ici, au moins, il faut être entrain. Je vous prépare deux ou trois fêtes qui seront, je crois,très réussies.

On annonçait :

– Madame Barre et Monsieur le professeur Cloche.

Il entra avec sa fille, une jeune veuve, rousse et hardie. Puis,presque aussitôt le même valet cria :

– Monsieur le professeur Mas-Roussel.

Sa femme l’accompagnait, pâle, mûre, avec des bandeaux plats surles tempes.

Le professeur Rémusot était parti la veille, après avoir achetéson chalet à des conditions exceptionnellement favorables,disait-on.

Les deux autres médecins auraient bien voulu connaître cesconditions, mais Andermatt répondait seulement :

– Oh, nous avons pris de petits arrangements avantageux pourtout le monde. Si vous désiriez l’imiter, on verrait à s’entendre,on verrait… Quand vous serez décidé vous me préviendrez et alorsnous causerons.

Le docteur Latonne apparut à son tour, puis le docteur Honorat,sans son épouse qu’il ne sortait pas.

Un bruit de voix maintenant emplissait le salon, une rumeur decauserie. Gontran ne quittait plus Louise Oriol, lui parlait surl’épaule, et de temps en temps disait en riant à quiconque passaitprès de lui :

– C’est une ennemie dont je fais la conquête.

Mazelli s’était assis auprès de la fille du professeur Cloche.Depuis quelques jours il la suivait sans cesse ; et ellerecevait ses avances avec une audace provocante.

La duchesse ne le perdait point de vue, semblait irritée etfrémissante. Tout à coup, elle se leva, traversa le salon, etrompant le tête-à-tête de son médecin avec la jolie rousse :

– Dites donc, Mazelli, nous allons rentrer. Je me sens un peumal à l’aise.

Dès qu’ils furent sortis, Christiane, qui s’était rapprochée dePaul, lui dit :

– Pauvre femme ! Elle doit tant souffrir !

Il demanda avec étourderie :

– Qui donc ?

– La duchesse ! Vous ne voyez pas comme elle estjalouse.

Il répondit brusquement :

– Si vous vous mettez à gémir sur tous les crampons, maintenant,vous n’êtes pas au bout de vos larmes.

Elle se détourna, prête à pleurer vraiment, tant elle letrouvait cruel, et, s’asseyant auprès de Charlotte Oriol quidemeurait seule, surprise, ne comprenant plus ce que faisaitGontran, elle lui dit sans que la fillette pénétrât le sens de sesparoles :

– Il y a des jours où l’on voudrait être mort.

Andermatt, au milieu des médecins, racontait le casextraordinaire du père Clovis dont les jambes recommençaient àvivre. Il paraissait si convaincu que personne n’eût pu douter desa bonne foi.

Depuis qu’il avait pénétré la ruse des paysans et duparalytique, compris qu’il s’était laissé duper et convaincre,l’année d’avant, par l’envie seule dont il était mordu de croire àl’efficacité des eaux, depuis surtout qu’il n’avait pu sedébarrasser, sans payer, des plaintes redoutables du vieux, il enavait fait une réclame puissante et il en jouait à merveille.

Mazelli venait de rentrer, libre, après avoir reconduit sacliente au logis.

Gontran le prit par le bras :

– Dites donc, beau Docteur, un conseil ? Laquellepréférez-vous des petites Oriol ?

Le joli médecin lui souffla dans l’oreille :

– Pour coucher, la jeune, pour épouser, l’aînée.

Gontran riait :

– Tiens, nous sommes exactement du même avis. J’en suisravi !

Puis, allant à sa sœur qui causait toujours avec Charlotte :

– Tu ne sais pas ? Je viens de décider que nous irionsjeudi au puy de la Nugère. C’est le plus beau cratère de la chaîne.Tout le monde consent. C’est entendu.

Christiane murmura avec indifférence :

– Je veux bien tout ce que vous voudrez.

Mais le professeur Cloche, suivi de sa fille, venait prendrecongé, et Mazelli, s’offrant à les reconduire, sortit derrière lajeune veuve.

Tous partirent en quelques minutes, car Christiane se couchait àonze heures.

Le marquis, Paul et Gontran accompagnèrent les petites Oriol.Gontran et Louise allaient devant, et Brétigny, quelques pas enarrière, sentait, sur son bras, trembler un peu le bras deCharlotte.

On se sépara en criant :

– À jeudi, onze heures, pour déjeuner à l’hôtel.

En revenant, ils rencontrèrent Andermatt retenu au coin dujardin par le professeur Mas-Roussel qui lui disait :

– Eh bien, si cela ne vous dérange pas, j’irai causer avec vousdemain matin, de cette petite affaire du chalet.

William se joignit aux jeunes gens pour rentrer, et se haussantà l’oreille de son beau-frère :

– Tous mes compliments, mon cher, vous avez été admirable.

Gontran, depuis deux ans, était harcelé par des besoins d’argentqui lui gâtaient l’existence. Tant qu’il avait mangé la fortune desa mère, il s’était laissé vivre avec la nonchalance etl’indifférence héritées de son père, dans ce milieu de jeunes gens,riches, blasés et corrompus, qu’on cite dans les journaux chaquematin, qui sont du monde et y vont peu, et prennent à lafréquentation des femmes galantes des mœurs et des cœurs defilles.

Ils étaient une douzaine du même groupe qu’on retrouvait tousles soirs au même café, sur le boulevard, entre minuit et troisheures du matin. Fort élégants, toujours en habit et en giletblanc, portant des boutons de chemise de vingt louis changés chaquemois et achetés chez les premiers bijoutiers, ils vivaient avecl’unique souci de s’amuser, de cueillir des femmes, de faire parlerd’eux et de trouver de l’argent par tous les moyens possibles.

Comme ils ne savaient rien que les scandales de la veille, leséchos des alcôves et des écuries, les duels et les histoires dejeux, tout l’horizon de leur pensée était fermé par cesmurailles.

Ils avaient eu toutes les femmes cotées sur le marché galant, seles étaient passées, se les étaient cédées, se les étaient prêtées,et causaient entre eux de leurs mérites amoureux comme des qualitésd’un cheval de courses. Ils fréquentaient aussi le monde bruyant ettitré dont on parle, et dont les femmes, presque toutes,entretenaient des liaisons connues, sous l’œil indifférent, oudétourné, ou fermé, ou peu clairvoyant du mari ; et ils lesjugeaient, ces femmes, comme les autres, les confondaient dans leurestime, tout en établissant une légère différence due à lanaissance et au rang social.

À force d’employer des ruses pour trouver l’argent nécessaire àleur vie, de tromper les usuriers, d’emprunter de tous côtés,d’éconduire les fournisseurs, de rire au nez du tailleur apportanttous les six mois une note grossie de trois mille francs,d’entendre les filles conter leurs roueries de femelles avides, devoir tricher dans les cercles, de se savoir, de se sentir voléseux-mêmes par tout le monde, par les domestiques, les marchands,les grands restaurateurs et autres, de connaître et de mettre lamain dans certains tripotages de bourse ou d’affaires louches pouren tirer quelques louis, leur sens moral s’était émoussé, s’étaitusé, et leur seul point d’honneur consistait à se battre en dueldès qu’ils se sentaient soupçonnés de toutes les choses dont ilsétaient capables ou coupables.

Tous, ou presque tous devaient finir, au bout de quelques ans decette existence, par un mariage riche, ou par un scandale, ou parun suicide, ou par une disparition mystérieuse, aussi complète quela mort.

Mais ils comptaient sur le mariage riche. Les uns espéraient enleur famille pour le leur procurer, les autres cherchaienteux-mêmes sans qu’il y parût, et avaient des listes d’héritièrescomme on a des listes de maisons à vendre. Ils épiaient surtout lesexotiques, les Américaines du Nord et du Sud qu’ils éblouiraientpar leur chic, par leur renom de viveurs, par le bruit de leurssuccès et l’élégance de leur personne.

Et leurs fournisseurs aussi comptaient sur le mariage riche.

Mais cette chasse à la fille bien dotée pouvait être longue. Entout cas, elle exigeait des recherches, du travail de séduction,des fatigues, des visites, toute une mise en œuvre d’énergie dontGontran, insouciant par nature, demeurait tout à faitincapable.

Depuis longtemps, il se disait, sentant chaque jour davantageles souffrances du manque d’argent : « Il faut pourtant quej’avise. » Mais il n’avisait pas, et ne trouvait rien.

Il en était réduit à la poursuite ingénieuse de la petite somme,à tous les procédés douteux des gens à bout de ressources, et, pourfinir, aux longs séjours dans la famille, quand Andermatt lui avaittout à coup suggéré l’idée d’épouser une des jeunes Oriol.

Il s’était tu d’abord, par prudence, bien que la jeune fille luiparût, à première vue, trop au-dessous de lui pour consentir àcette mésalliance. Mais quelques minutes de réflexion avaient bienvite modifié son avis, et il s’était aussitôt décidé à faire sacour en plaisantant, une cour de ville d’eaux, qui ne lecompromettrait pas et lui permettrait de reculer.

Connaissant admirablement son beau-frère, il savait que cetteproposition avait dû être longuement réfléchie, pesée et préparéepar lui, que dans sa bouche elle valait un gros prix difficile àtrouver ailleurs.

Nulle peine à prendre en outre, se baisser et ramasser une joliefille, car la cadette lui plaisait beaucoup, et il s’était ditsouvent qu’elle pourrait être fort agréable à rencontrer plustard.

Il avait donc choisi Charlotte Oriol, et, en peu de temps,l’avait amenée au point nécessaire pour qu’une demande régulièrepût être faite.

Or, le père donnant à son autre fille la dot convoitée parAndermatt, Gontran avait dû ou renoncer à ce mariage, ou seretourner vers l’aînée.

Son mécontentement avait été vif, et il avait songé, dans lespremiers moments, à envoyer au diable son beau-frère et à restergarçon jusqu’à nouvelle occasion.

Mais il se trouvait justement alors tout à fait à sec, tellementà sec qu’il avait dû demander, pour sa partie du Casino, vingt-cinqlouis à Paul, après beaucoup d’autres, jamais rendus. Et puis, ilfaudrait la chercher, cette femme, la trouver, la séduire. Ilaurait peut-être à lutter contre une famille hostile, tandis que,sans changer de place, avec quelques jours de soins et degalanterie, il prendrait l’aînée des Oriol comme il avait suconquérir la cadette. Il s’assurait ainsi dans son beau-frère unbanquier qu’il rendrait toujours responsable, à qui il pourraitfaire d’éternels reproches, et dont la caisse lui resteraitouverte.

Quant à sa femme, il la conduirait à Paris, en la présentantcomme la fille de l’associé d’Andermatt. Elle portait d’ailleurs lenom de la ville d’eaux, où il ne la ramènerait jamais !jamais ! jamais ! en vertu de ce principe que les fleuvesne remontent pas à leur source. Elle était bien de figure et detournure, assez distinguée pour le devenir tout à fait, assezintelligente pour comprendre le monde, pour s’y tenir, y fairefigure, même lui faire honneur. On dirait : « Ce farceur-là aépousé une belle fille dont il a l’air de se moquer pas mal », etil s’en moquerait pas mal, en effet, car il comptait reprendre àcôté d’elle sa vie de garçon, avec de l’argent dans ses poches.

Il s’était donc retourné vers Louise Oriol, et, profitant sansle savoir de la jalousie éveillée dans le cœur ombrageux de lajeune fille, avait excité en elle une coquetterie encore endormie,et un désir vague de prendre à sa sœur ce bel amoureux qu’onappelait : « Monsieur le Comte ».

Elle ne s’était point dit cela, elle n’avait ni réfléchi, nicombiné, surprise par sa rencontre et par leur enlèvement. Mais enle voyant empressé et galant, elle avait senti, à son allure, à sesregards, à toute son attitude, qu’il n’était point amoureux deCharlotte, et, sans chercher à voir plus loin, elle se sentaitheureuse, joyeuse, presque victorieuse en se couchant.

On hésita longtemps, le jeudi suivant, avant de partir pour lepuy de la Nugère. Le ciel sombre et lourd faisait craindre lapluie. Mais Gontran insista si fort qu’il entraîna les indécis.

Le déjeuner avait été triste. Christiane et Paul s’étaientquerellés la veille sans cause apparente. Andermatt avait peur quele mariage de Gontran ne se fit pas, car le père Oriol avait parléde lui en termes ambigus, le matin même. Gontran, prévenu, étaitfurieux et résolu à réussir. Charlotte, qui pressentait le triomphede sa sœur, sans rien comprendre à ce revirement, voulaitabsolument rester au village. On la décida, non sans peine, àvenir.

L’arche de Noé emporta donc ses passagers ordinaires au grandcomplet, vers le haut plateau qui domine Volvic.

Louise Oriol, devenue brusquement loquace, faisait les honneursde la route. Elle expliqua comment la pierre de Volvic, qui n’estautre chose que la lave des puys environnants, a servi à construiretoutes les églises et toutes les maisons du pays, ce qui donne auxvilles d’Auvergne l’air sombre et charbonneux qu’elles ont. Ellemontra les chantiers où l’on taille cette pierre, indiqua la couléeexploitée comme une carrière d’où on extrait la lave brute, et fitadmirer, debout sur un sommet et planant au-dessus de Volvic,l’immense Vierge noire qui protège la cité.

Puis on monta vers le plateau supérieur, bosselé de volcansanciens. Les chevaux allaient au pas sur la route longue etpénible. De beaux bois verts bordaient le chemin. Et personne neparlait plus.

Christiane songeait à Tazenat. C’était la même voiture !c’étaient les mêmes êtres, mais ce n’étaient plus les mêmescœurs ! Tout semblait pareil… et pourtant ?…pourtant ?… Qu’était-il donc arrivé ? Presquerien !… Un peu d’amour de plus chez elle !… un peud’amour de moins chez lui !… presque rien !… ladifférence du désir qui naît au désir qui meurt !… presquerien !… l’invisible déchirure que la lassitude fait auxtendresses !… oh ! presque rien, presque rien !… etle regard des yeux changé, parce que les mêmes yeux ne voient plusde même le même visage !… Qu’est-ce qu’un regard ?…Presque rien !

Le cocher s’arrêta et dit :

– C’est ici, à droite, par ce sentier, dans le bois. Vous n’avezqu’à le suivre pour arriver.

Tous descendirent, excepté le marquis, qui trouvait le tempstrop chaud. Louise et Gontran partirent en avant et Charlottedemeura derrière, avec Paul et Christiane, qui pouvait à peinemarcher. Le chemin leur parut long, à travers le bois, puis ilsarrivèrent sur une crête couverte de hautes herbes et quiconduisait, en montant toujours, aux bords de l’ancien cratère.

Louise et Gontran, arrêtés au faîte, grands et minces tous deux,avaient l’air debout dans les nuages.

Quand on les eut rejoints, l’âme exaltée de Paul Brétigny eut unélan de lyrisme.

Autour d’eux, derrière eux, à droite, à gauche, ils étaiententourés de cônes étranges, décapités, les uns élancés, les autresécrasés, mais tous gardant leur bizarre physionomie de volcansmorts. Ces lourds tronçons de montagnes à cime plate s’élevaient dusud à l’ouest, sur un immense plateau d’aspect désolé qui, hautlui-même de mille mètres au-dessus de la Limagne, la dominait àperte de vue vers l’est et le nord, jusqu’à l’invisible horizon,toujours voilé, toujours bleuâtre.

Le puy de Dôme, à droite, dépassait tous ses frères,soixante-dix à quatre-vingts cratères endormis à présent. Plusloin, les puys de Gravenoire, de Crouel, de La Pedge, de Sault, deNoschamps, de la Vache. Plus près, le puy du Pariou, le puy deCôme, les puys de Jumes, de Tressoux, de Louchadière : un énormecimetière de volcans.

Les jeunes gens regardaient cela stupéfaits. À leurs pieds secreusait le premier cratère de la Nugère, profonde cuve de gazon aufond de laquelle on voyait encore trois énormes blocs de lavebrune, soulevés par le dernier souffle du monstre, puis retombésdans sa gueule expirante, et restés là, depuis des siècles et dessiècles, pour toujours.

Gontran cria :

– Moi, je vais au fond. Je veux voir comment ça rend l’âme, cesbêtes-là. Allons, Mesdemoiselles, une petite course sur lapente.

Et, saisissant le bras de Louise, il l’entraîna. Charlotte lessuivit, courant derrière eux ; puis soudain elle s’arrêta, lesregarda fuir, enlacés et bondissants, et, se retournantbrusquement, elle remonta vers Christiane et Paul assis sur l’herbeau sommet de la descente. Quand elle les eut rejoints elle tombasur les genoux et, cachant sa figure dans la robe de la jeunefemme, elle se mit à sangloter.

Christiane, qui avait compris, et que tous les chagrins desautres transperçaient depuis quelque temps comme des blessuresfaites à elle-même, lui jeta ses bras sur le cou et, gagnée aussipar les larmes, elle murmura :

– Pauvre petite, pauvre petite !

L’enfant pleurait toujours, prosternée, la tête cachée et, deses mains tombées à terre, elle arrachait l’herbe d’un gesteinconscient.

Brétigny s’était levé pour ne pas paraître avoir vu, mais cettemisère de fillette, cette détresse d’innocente l’emplirentbrusquement d’indignation contre Gontran. Lui, que l’angoisseprofonde de Christiane exaspérait, fut touché jusqu’au fond du cœurpar cette première désillusion de gamine.

Il revint et, s’agenouillant à son tour pour lui parler :

– Voyons, calmez-vous, je vous en supplie. Ils vont remonter,calmez-vous. Il ne faut pas qu’on vous voie pleurer.

Elle se redressa, effarée par cette idée que sa sœur pourrait laretrouver avec des larmes dans les yeux. Sa gorge restait pleine desanglots qu’elle retenait, qu’elle dévorait, qui rentraient en soncœur pour le rendre plus gros de peine. Elle balbutiait :

– Oui… oui… c’est fini… ce n’est rien… c’est fini… Tenez… on nevoit plus… n’est-ce pas ?… on ne voit plus.

Christiane lui essuyait les joues avec son mouchoir, puis lepassait aussi sur les siennes. Elle dit à Paul :

– Allez donc voir ce qu’ils font. On ne les aperçoit plus. Ilsont disparu sous les blocs de lave. Moi, je vais garder cettepetite et la consoler.

Brétigny s’était levé et, la voix tremblante :

– J’y vais… et je les ramène, mais il aura affaire à moi… votrefrère… aujourd’hui même… et il m’expliquera sa conduiteinqualifiable après ce qu’il nous a dit l’autre jour.

Il se mit à descendre en courant vers le centre du cratère.

Gontran, entraînant Louise, l’avait lancée de toute sa force surle rapide versant du grand trou, afin de la retenir, de lasoutenir, de lui faire perdre haleine, de l’étourdir et del’effrayer. Elle, emportée par son élan, essayait de l’arrêter,balbutiait :

– Oh ! pas si vite… je vais tomber… mais vous êtes fou… jevais tomber !…

Ils vinrent heurter les blocs de lave et demeurèrent deboutessoufflés tous deux. Puis ils en firent le tour, regardant delarges crevasses formant dessous une sorte de caverne à doubleissue.

Lorsque le volcan, à bout de vie, avait jeté cette dernièreécume, ne pouvant la lancer au ciel comme autrefois, il l’avaitcrachée, épaissie, à moitié froide, et elle s’était figée sur seslèvres moribondes.

– Faut entrer là-dessous, dit Gontran.

Et il poussa devant lui la jeune fille. Puis, dès qu’ils furentdans la grotte :

– Eh bien, Mademoiselle, voici le moment de vous faire unedéclaration.

Elle fut stupéfaite :

– Une déclaration… à moi !

– Mais oui, en quatre mots : je vous trouve charmante.

– C’est à ma sœur qu’il faut dire ça.

– Oh ! Vous savez bien que je ne fais pas de déclaration àvotre sœur.

– Allons donc.

– Voyons, vous ne seriez pas femme si vous n’aviez point comprisque je me suis montré galant auprès d’elle pour voir ce que vous enpenseriez !… et quelle figure vous me feriez !… Vousm’avez fait une figure furieuse. Oh ! que j’ai étécontent ! Alors j’ai tâché de vous montrer, avec tous leségards possibles, ce que je pensais de vous !…

On ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle se sentait confuse etravie, le cœur plein de joie et d’orgueil.

Il reprit :

– Je sais bien que j’ai été vilain pour votre petite sœur. Tantpis. Elle ne s’y est pas trompée, elle, allez. Vous voyez qu’elleest restée sur la côte, qu’elle n’a pas voulu nous suivre…Oh ! elle a compris, elle a compris !…

Il avait saisi une des mains de Louise Oriol et il lui baisa lebout des doigts doucement, galamment, et en murmurant :

– Comme vous êtes gentille ! Comme vous êtesgentille !

Elle, appuyée contre la paroi de lave, écoutait son cœur battred’émotion, sans rien dire. La pensée, la seule qui flottait en sonesprit troublé, était une pensée de triomphe : elle avait vaincu sasœur.

Mais une ombre apparut à l’entrée de la grotte. Paul Brétignyles regardait. Gontran laissa retomber d’une façon naturelle lapetite main qu’il tenait sur ses lèvres, et il dit :

– Tiens, te voici… Tu es seul ?

– Oui. On s’est étonné de vous voir disparaître là-dessous.

– Eh bien ! nous revenons, mon cher. Nous regardions ça.Est-ce assez curieux ?

Louise, rouge jusqu’aux tempes, sortit la première et se mit àremonter la pente, suivie par les deux jeunes gens qui parlaientbas derrière elle.

Christiane et Charlotte les regardaient venir et lesattendaient, la main dans la main.

On retourna vers la voiture où le marquis était resté ; etl’arche de Noé repartit pour Enval.

Tout à coup, au milieu d’une petite forêt de pins, le landaus’arrêta et le cocher se mit à jurer ; un vieil âne mortbarrait la route.

Tout le monde le voulut voir et descendit. Il était étendu surla poussière noirâtre, sombre lui-même, et tellement maigre que sapeau, usée à la saillie des os, semblait au moment d’être crevéepar eux si la bête n’avait point rendu le dernier soupir. Toute lacarcasse se dessinait sous le poil rongé de ses côtes, et sa têteavait l’air énorme, une pauvre tête aux yeux clos, tranquille surson lit de pierre broyée, si tranquille, si morte qu’elleparaissait heureuse et surprise de ce repos nouveau. Ses grandesoreilles, molles à présent, gisaient comme des loques. Deux plaiesvives à ses genoux disaient qu’il était tombé souvent, ce jour-làmême, avant de s’abattre pour la dernière fois ; et une autreplaie sur le flanc indiquait la place où son maître, depuis desannées et des années, le piquait avec une pointe de fer fixée aubout d’un bâton pour hâter sa marche alourdie.

Le cocher, l’ayant pris par les jambes de derrière, le traînaitvers un fossé ; et le cou s’allongea comme pour braire encore,pour pousser une dernière plainte. Quand il fut sur l’herbe,l’homme, furieux, murmura :

– Quelles brutes de laisser ça au milieu de la route.

Personne autre n’avait parlé ; on remonta dans lavoiture.

Christiane, navrée, bouleversée, voyait toute cette misérablevie d’animal finie ainsi au bord d’un chemin : le petit bourricotjoyeux, à grosse tête où luisaient de gros yeux, comique et bonenfant, avec ses poils rudes et ses hautes oreilles, gambadant,libre encore, dans les jambes de sa mère, puis la premièrecharrette, la première montée, les premiers coups ! et puis,et puis l’incessante et terrible marche par les interminablesroutes ! les coups ! les coups ! les charges troplourdes, les soleils accablants, et pour nourriture un peu depaille, un peu de foin, quelques branchages, et la tentation desprairies vertes tout le long des durs chemins !

Et puis encore, l’âge venant, la pointe de fer pour remplacer lasouple baguette, et le martyre affreux de la bête usée, essoufflée,meurtrie, traînant toujours des fardeaux exagérés, et souffrantdans tous ses membres, dans tout son vieux corps, râpé comme unhabit de mendiant. Et puis la mort, la mort bienfaisante à troispas de l’herbe du fossé, où la traîne, en jurant, un homme quipasse, pour dégager la route.

Christiane, pour la première fois, comprit la misère descréatures esclaves ; et la mort aussi lui apparut comme unechose bien bonne par moments.

Tout à coup ils passèrent devant une petite charrette qu’unhomme presque nu, une femme en guenilles et un chien décharnétraînaient, exténués de fatigue.

On les voyait suer et haleter. Le chien, la langue tirée, maigreet galeux, était attaché entre les roues. Dans cette charrette, dubois ramassé partout, volé sans doute, des racines, des souches,des branchages brisés qui semblaient cacher d’autres choses ;puis, sur ces branches, des loques et, sur ces loques, un enfant,rien qu’une tête sortant de haillons gris, une boule ronde avecdeux yeux, un nez, une bouche !

C’était une famille, cela, une famille humaine ! L’âneavait succombé aux fatigues, et l’homme, sans pitié pour leserviteur mort, sans le pousser même Jusqu’à l’ornière, l’avaitlaissé en plein chemin, devant les voitures qui viendraient. Puis,s’attelant à son tour, avec sa femme dans les brancards vides, ilss’étaient mis à tirer comme tirait la bête tout à l’heure. Ilsallaient ! Où ? Quoi faire ? Avaient-ils mêmequelques sous ? Cette voiture… la traîneraient-ils toujours,ne pouvant acheter un autre animal ? De quoivivraient-ils ? Où s’arrêteraient-ils ? Ils mourraientprobablement comme était mort leur bourricot.

Étaient-ils mariés, ces gueux ; ou seulementaccouplés ? Et leur enfant ferait comme eux, cette petitebrute encore informe, cachée sous des linges sordides.

Elle songeait à tout cela, Christiane, et des choses nouvellessurgissaient au fond de son âme effarée. Elle entrevoyait la misèredes pauvres.

Gontran dit soudain :

– Je ne sais pas pourquoi, mais je trouverais délicieux de dînertous ensemble, ce soir, au café Anglais. Le boulevard me feraitplaisir à voir.

Et le marquis murmura :

– Bah ! on est bien ici. Le nouvel hôtel vaut beaucoupmieux que l’ancien.

On passait devant Tournoël. Un souvenir fit battre le cœur deChristiane, en reconnaissant un châtaignier. Elle regarda Paul quiavait fermé les yeux et ne vit point son humble appel.

Bientôt on aperçut deux hommes devant la voiture, deux vigneronsrevenant du travail, portant la binette sur l’épaule et marchant dulong pas fatigué des ouvriers.

Les petites Oriol rougirent jusqu’aux tempes. C’étaient leurpère et leur frère, qui retournaient aux vignes comme jadis,passaient des jours à suer sur la terre qui les avait enrichis, etcourbés, la croupe au soleil, la retournaient du matin au soirpendant que les belles redingotes, pliées avec soin, se reposaientdans la commode, et les grands chapeaux dans une armoire.

Les deux paysans saluèrent avec un sourire d’amitié tandis quetoutes les mains dans le landau répondaient à leur bonsoir.

Dès qu’on fut revenu, comme Gontran descendait de l’arche pourmonter au Casino, Brétigny l’accompagna, et, l’arrêtant dès lespremiers pas :

– Écoute, mon cher, ce que tu fais n’est pas bien et j’ai promisà ta sœur de t’en parler.

– Me parler de quoi ?

– De ta façon d’agir depuis quelques jours.

Gontran avait pris son air impertinent.

– D’agir ? Envers qui ?

– Envers cette petite que tu lâches salement.

– Tu trouves ?

– Oui, je trouve… et j’ai raison de le trouver ainsi.

– Bah ! te voici devenu bien scrupuleux au sujet deslâchages.

– Eh, mon cher, il ne s’agit pas d’une gueuse ici, mais d’unejeune fille.

– Je le sais bien, aussi n’ai-je pas couché avec elle. Ladifférence est très marquée.

Ils s’étaient remis à marcher, côte à côte. L’allure de Gontranexaspérait Paul qui reprit :

– Si je n’étais pas ton ami, je te dirais des choses trèsdures.

– Et moi je ne te les laisserais pas dire.

– Voyons, écoute, mon cher, cette enfant me fait pitié. Ellepleurait tantôt.

– Bah ! elle pleurait ? Tiens, ça me flatte !

– Voyons, ne plaisante pas. Que comptes-tu faire ?

– Moi ? Rien.

– Voyons, tu t’es avancé avec elle jusqu’à la compromettre. Tunous disais l’autre jour, à ta sœur et à moi, que tu pensais àl’épouser…

Gontran s’arrêta, et, avec un ton railleur où perçait une menace:

– Ma sœur et toi feriez mieux de ne pas vous occuper desamourettes des autres. Je vous ai dit que cette fille me plaisaitassez et que s’il m’arrivait de l’épouser je ferais un acte sage etraisonnable. Voilà tout. Or, il se trouve qu’aujourd’hui l’aînée meplaît davantage ! J’ai changé d’avis. Cela arrive à tout lemonde.

Puis, le regardant en pleine figure :

– Qu’est-ce que tu fais, toi, quand une femme cesse de teplaire ? La ménages-tu ?

Surpris, Paul Brétigny cherchait à pénétrer le sens profond, lesens caché de ces paroles. Un peu de fièvre aussi lui montait à latête ; il dit violemment :

– Encore une fois il ne s’agit ni d’une drôlesse, ni d’une femmemariée, mais d’une jeune fille que tu as trompée, sinon par despromesses, du moins par tes allures. Cela n’est, entends-tu, nid’un galant homme !… ni d’un honnête homme !…

Gontran, pâle, la voix cassante, l’interrompit :

– Tais-toi !… Tu en as déjà trop dit… et j’en ai tropentendu… À mon tour, si je n’étais pas ton ami je… je te feraisvoir que j’ai l’humeur courte. Un mot de plus et c’est fini entrenous, pour toujours.

Puis, pesant ses paroles, lentement, et les lui jetant au visage:

– Je n’ai pas d’explications à te donner… j’en pourrais avoirplutôt à te demander… Ce qui n’est ni d’un galant homme, ni d’unhonnête homme, c’est une sorte d’indélicatesse… qui peut avoir biendes formes… dont l’amitié devrait garder certaines gens… et quel’amour n’excuse pas…

Soudain, changeant de ton et badinant presque :

– Quant à cette petite Charlotte, si elle t’attendrit et si ellete plaît, prends-la, et épouse-la. Le mariage est souvent unesolution dans les cas difficiles. C’est une solution et une placeforte dans laquelle on se barricade contre les désespoirs tenaces…Elle est jolie et riche !… Il faudra bien que tu finisses parcet accident-là… Ce serait amusant de nous marier, ici, le mêmejour, car moi j’épouserai l’aînée. Je te le dis en secret, ne lerépète pas encore… Maintenant, n’oublie point que tu as le droit,moins que personne, toi, de parler jamais de probité sentimentaleet de scrupules d’affection. Et maintenant retourne à tes affaires.Je vais aux miennes. Bonsoir.

Et changeant brusquement de chemin il descendit vers le village.Paul Brétigny, l’esprit hésitant et le cœur troublé, revint à paslents vers l’hôtel du Mont-Oriol.

Il cherchait à bien comprendre, à se rappeler chaque mot, pouren déterminer le sens, et il s’étonnait des détours secrets,inavouables et honteux que peuvent cacher certaines âmes.

Quand Christiane l’interrogea :

– Que vous a répondu Gontran ?

Il balbutia :

– Mon Dieu, il… il préfère l’aînée, à présent… Je crois mêmequ’il veut l’épouser… Et devant mes reproches un peu vifs il m’afermé la bouche par des allusions… inquiétantes… pour nousdeux.

Christiane s’abattit sur une chaise en murmurant :

– Oh ! mon Dieu !… Mon Dieu !…

Mais comme Gontran justement entrait, car le dîner venait desonner, il la baisa gaîment au front en demandant :

– Eh bien, petite sœur, comment vas-tu ? N’es-tu point tropfatiguée ?

Puis il serra la main de Paul, et se tournant vers Andermattvenu derrière lui :

– Dites donc, perle des beaux-frères, des maris et des amis,pouvez-vous me dire au juste ce que ça vaut un vieil âne mort, surune route ?

Chapitre 4

 

Andermatt et le docteur Latonne se promenaient devant le Casino,sur la terrasse ornée de vases en simili-marbre.

– Il ne me salue même plus, disait le médecin, parlant de sonconfrère Bonnefille, il est là-bas, dans son trou comme unsanglier. Je crois qu’il empoisonnerait nos sources, s’ilpouvait.

Andermatt, les mains derrière le dos, le chapeau, un petitchapeau melon en feutre gris rejeté sur la nuque et laissantdeviner la calvitie du front, songeait profondément. Il dit enfin:

– Oh ! dans trois mois la Société aura couché les pouces.Nous en sommes à dix mille francs près. C’est ce misérableBonnefille qui les excite contre moi et qui leur fait croire que jecéderai. Mais il se trompe.

Le nouvel inspecteur reprit :

– Vous savez qu’ils ont fermé leur Casino depuis hier. Ilsn’avaient plus personne.

– Oui, je le sais, mais nous n’avons pas assez de monde ici,nous. On reste trop dans les hôtels ; et dans les hôtels ons’ennuie, mon cher. Il faut amuser les baigneurs, les distraire,leur faire trouver trop courte la saison. Ceux de notre hôtelMont-Oriol viennent tous les soirs, parce qu’ils sont tout près,mais les autres hésitent et restent chez eux. C’est une question deroutes, pas autre chose. Le succès tient toujours à des causesimperceptibles qu’on doit savoir découvrir. Il faut que les cheminsconduisant à un lieu de plaisir soient eux-mêmes un plaisir, lecommencement de l’agrément qu’on aura tout à l’heure.

« Les voies menant ici sont mauvaises, pierreuses, dures, ellesfatiguent. Quand une route allant quelque part où on désirevaguement se rendre est douce, large, ombragée pendant le jour,facile et peu montante pour le soir, on la choisit fatalement, depréférence aux autres. Si vous saviez comme le corps garde lesouvenir de mille choses que l’esprit n’a pas pris la peine deretenir ! Je crois que la mémoire des animaux est faiteainsi ! Avez-vous eu trop chaud en vous rendant à tel endroit,vous êtes-vous lassé les pieds sur les cailloux mal écrasés,avez-vous trouvé une montée trop rude, pendant même que vouspensiez à autre chose, vous éprouverez pour retourner à ce lieu-làune répugnance physique invincible. Vous causiez avec un ami, vousn’avez rien remarqué des légers ennuis de la marche, vous n’avezrien regardé, rien noté ; mais vos jambes, vos muscles, vospoumons, votre corps tout entier n’ont pas oublié, eux, et ilsdisent à l’esprit, quand l’esprit veut les reconduire par la mêmeroute : “Non, je n’irai pas, j’y ai trop souffert.” Et l’espritobéit à ce refus sans le discuter, subissant ce langage muet descompagnons qui le portent.

« Donc, il nous faut de beaux chemins, cela revient à dire qu’ilme faut les terres de cette bourrique de père Oriol. Mais patience…Ah ! à ce propos, Mas-Roussel est devenu propriétaire de sonchalet aux mêmes conditions que Rémusot. C’est un petit sacrificedont il nous dédommagera largement. Tâchez donc de savoir au justeles intentions de Cloche.

– Il fera comme les autres, dit le médecin. Mais il y a encoreune chose à laquelle j’ai pensé depuis quelques jours et que nousavons complètement oubliée ; c’est le bulletinmétéorologique.

– Quel bulletin météorologique ?

– Dans les grands journaux de Paris ! C’est indispensable,cela ! Il faut que la température d’une station thermale soitmeilleure, moins variable, plus régulièrement tempérée que celledes stations voisines et rivales. Vous prendrez un abonnement auBulletin météorologique dans les principaux organes de l’opinion,et j’enverrai tous les soirs, par télégraphe, la situationatmosphérique. Je la ferai telle que la moyenne constatée en find’année soit supérieure aux meilleures moyennes des environs. Lapremière chose qui nous saute aux yeux, en ouvrant les grandsjournaux, c’est la température de Vichy, de Royat, du Mont-Dore, deChâtel-Guyon, etc., etc., pendant la saison d’été, et, pendant lasaison d’hiver, la température de Cannes, Menton, Nice,Saint-Raphaël. Il doit faire toujours chaud et toujours beau, dansces pays-là, mon cher Directeur, afin que le Parisien se dise :“Cristi, ont-ils de la chance, ceux qui vont là-bas !”

Andermatt s’écria :

– Sacrebleu ! vous avez raison. Comment, je n’ai pas penséà cela ? Je vais m’en occuper aujourd’hui même. En fait dechoses utiles, avez-vous écrit aux professeurs de Larenard etPascalis ? En voilà deux que je voudrais bien avoir ici.

– Inabordables, mon cher Président… à moins… à moins qu’ils nes’assurent par eux-mêmes, après beaucoup d’expériences, que noseaux sont excellentes… Mais auprès d’eux vous ne ferez rien parpersuasion… anticipée.

Ils passaient devant Paul et Gontran, venus pour prendre le caféaprès leur déjeuner. D’autres baigneurs arrivaient, des hommessurtout, car les femmes, en sortant de table, montent toujours uneheure ou deux dans leurs chambres. Petrus Martel surveillait sesgarçons, criait : « Un kummel, une fine, une anisette », de la mêmevoix roulante et profonde qu’il prendrait une heure plus tard, pourdiriger la répétition et donner le ton à la jeune première.

Andermatt s’arrêta quelques instants à causer avec les deuxjeunes gens, puis il reprit sa promenade aux côtés del’inspecteur.

Gontran, les jambes croisées, les bras croisés, renversé sur sachaise, la nuque appuyée au dossier, les yeux et le cigare au ciel,fumait, plongé dans un bonheur parfait.

Tout à coup, il demanda :

– Veux-tu faire un tour, tout à l’heure, au vallon deSans-Souci ? Les petites y seront.

Paul hésita, puis, après quelque réflexion :

– Oui, je le veux bien.

Puis il ajouta :

– Ça va, ton affaire ?

– Parbleu ! Oh ! je la tiens : elle n’échappera pas, àprésent.

Gontran avait pris maintenant son ami pour confident, et luicontait, jour par jour, ses progrès et ses avantages. Il le faisaitmême assister, en complice, à ses rendez-vous, car il avait obtenu,d’une façon fort ingénieuse, des rendez-vous de Louise Oriol.

Après la promenade au Puy de la Nugère, Christiane, mettant finaux excursions, ne sortait plus guère et rendait difficiles lesrencontres.

Le frère, troublé d’abord par cette attitude de sa sœur, avaitcherché les moyens de se tirer de cet embarras.

Habitué aux mœurs de Paris, où les femmes sont considérées, parles hommes de son espèce, comme un gibier dont la chasse estsouvent difficile, il avait usé, jadis, de bien des ruses pourapprocher de celles qu’il convoitait. Il avait su, mieux quepersonne, employer les intermédiaires, découvrir les complaisancesintéressées et juger, d’un coup d’œil, ceux ou celles quifavoriseraient ses intentions.

Le secours inconscient de Christiane venant soudain à luimanquer, il avait cherché autour de lui le trait d’unionnécessaire, la « nature souple », suivant son mot, qui remplaceraitsa sœur ; et son choix s’était arrêté bien vite sur la femmedu docteur Honorat. Beaucoup de raisons la désignaient. Son marid’abord, très lié avec les Oriol, soignait cette famille depuisvingt ans. Il avait vu naître les enfants, dînait chez eux tous lesdimanches, et les recevait à sa table tous les mardis. La femme,une grosse et vieille demi-dame, prétentieuse, facile à conquérirpar la vanité, devait prêter ses deux mains à tout désir du comtede Ravenel, dont le beau-frère possédait l’établissement duMont-Oriol.

Gontran, d’ailleurs, qui s’y connaissait en proxénètes, avaitjugé celle-là très bien douée par la nature, rien qu’à la voirpasser dans la rue. Elle en a le physique, pensait-il, et quand ona le physique d’un emploi, on en a l’âme.

Donc il était entré chez elle, un jour, en reconduisant le marijusqu’à sa porte. Il s’était assis, avait causé, complimenté ladame, et comme l’heure du dîner sonnait, il avait dit en se levant:

– Ça sent fort bon, chez vous. Vous faites de meilleure cuisinequ’à l’hôtel.

Mme Honorat, gonflée d’orgueil, balbutia :

– Mon Dieu… si j’osais… si j’osais, monsieur le Comte…

– Si vous osiez quoi, chère Madame ?

– Vous prier de partager notre modeste repas.

– Ma foi… ma foi… je dirais oui.

Le docteur, inquiet, murmura :

– Mais nous n’avons rien, rien : le pot-au-feu, le bœuf, unepoule, voilà tout.

Gontran riait :

– Ça me suffit, j’accepte.

Et il avait dîné chez le ménage Honorat. La grosse femme selevait, allait saisir les plats entre les mains de la bonne, pourque celle-ci ne répandît point de sauce sur la nappe, et malgré lesimpatiences de son mari, faisait tout le service elle-même.

Le comte l’avait félicitée sur sa cuisine, sur sa maison, sur sabonne grâce, et il l’avait laissée enflammée d’enthousiasme.

Il était revenu faire sa visite de digestion, s’était laisséinviter de nouveau, et il entrait maintenant sans cesse chez MmeHonorat, où les petites Oriol venaient aussi à tout moment, depuisbeaucoup d’années, en voisines et en amies.

Il passait donc là des heures entre les trois femmes, aimablepour les deux sœurs, mais accentuant bien, de jour en jour, sapréférence marquée pour Louise.

La jalousie née entre elles, dès qu’il s’était montré galantauprès de Charlotte, prenait des allures de guerre haineuse du côtéde l’aînée, et de dédain du côté de la cadette. Louise, avec sonair réservé, mettait dans ses réticences et ses manières contenuesvis-à-vis de Gontran, plus de coquetteries et d’avances que n’avaitfait l’autre auparavant, avec tout son abandon libre et joyeux.Charlotte, blessée au cœur, cachait sa peine par orgueil, semblaitne rien voir, ne rien comprendre, et continuait à venir avec unebelle indifférence apparente à toutes ces rencontres chez MmeHonorat. Elle ne voulait point rester chez elle, de crainte qu’onpensât qu’elle souffrait, qu’elle pleurait, qu’elle cédait la placeà sa sœur.

Gontran, trop fier de sa malice pour la cacher, n’avait pus’empêcher de la conter à Paul. Et Paul, la trouvant drôle, s’étaitmis à rire. Il s’était promis d’ailleurs, depuis les phrasesambiguës de son camarade, de ne plus se mêler de ses affaires, etsouvent il se demandait avec inquiétude : « Sait-il quelque chosede Christiane et de moi ? »

Il connaissait trop Gontran pour ne pas le croire capable defermer les yeux sur une liaison de sa sœur. Mais alors, commentn’avait-il pas laissé comprendre plus tôt qu’il la devinait ouqu’il la savait ? Gontran était en effet de ceux pour quitoute femme du monde doit avoir un amant ou des amants, de ceuxpour qui la famille n’est qu’une société de secours mutuels, pourqui la morale est une attitude indispensable pour voiler les goûtsdivers que la nature a mis en nous, et pour qui l’honorabilitémondaine est la façade dont on doit cacher les aimables vices. S’ilavait poussé d’ailleurs sa petite sœur à épouser Andermatt,n’était-ce pas avec la pensée confuse, sinon bien arrêtée, que cejuif serait exploité, de toutes les façons, par toute la maison, etil aurait peut-être autant méprisé Christiane d’être fidèle à cemari de convenance et d’utilité, qu’il se serait méprisé lui-mêmede ne pas puiser dans la bourse de son beau-frère.

Paul songeait à tout cela, et tout cela troublait son âme de DonQuichotte moderne, disposé d’ailleurs aux capitulations. Il étaitalors devenu très réservé vis-à-vis de cet énigmatique ami.

Donc, quand Gontran lui avait dit l’usage qu’il faisait de MmeHonorat, Brétigny s’était mis à rire, et même depuis quelque temps,il se laissait conduire chez cette personne, et prenait grandplaisir à causer avec Charlotte.

La femme du médecin se prêtait, de la meilleure grâce du monde,au rôle qu’on lui faisait jouer, offrait du thé, vers cinq heures,comme les dames de Paris, avec de petits gâteaux confectionnés desa propre main.

La première fois que Paul pénétra dans cette maison, elle lereçut comme un vieil ami, le fit asseoir, le débarrassa malgré luide son chapeau, qu’elle porta sur la cheminée, à côté de lapendule. Puis, empressée, remuante, allant de l’un à l’autre,énorme et le ventre en avant, elle demandait :

– Êtes-vous disposés pour la dînette ?

Gontran disait des drôleries, plaisantait, riait avec uneaisance complète. Il entraîna quelques instants Louise dansl’embrasure d’une fenêtre, sous l’œil agité de Charlotte.

Mme Honorat, qui causait avec Paul, lui dit, d’un ton maternel:

– Ces chers enfants, ils viennent ici s’entretenir quelquesminutes. C’est bien innocent, n’est-ce pas, monsieurBrétigny ?

– Oh ! très innocent, Madame.

Quand il revint, elle l’appela familièrement « monsieur Paul »,le traitant un peu comme un compère.

Et depuis lors, Gontran racontait avec sa verve gouailleusetoutes les complaisances de la dame, à qui il avait dit, la veille:

– Pourquoi n’allez-vous jamais vous promener avec cesdemoiselles, sur la route de Sans-Souci ?

– Mais nous irons, monsieur le Comte, nous irons.

– Demain, vers trois heures, par exemple.

– Demain, vers trois heures, monsieur le Comte.

– Vous êtes tout à fait aimable, madame Honorat.

– À votre service, monsieur le Comte.

Et Gontran expliquait à Paul :

– Tu comprends que dans ce salon je ne puis rien dire d’un peupressant à l’aînée devant la cadette. Mais dans le bois je pars enavant ou je reste en arrière avec Louise ! Alors tuviens ?

– Oui, je veux bien.

– Allons.

Ils se levèrent et partirent tout doucement, par la grand’route ; puis, ayant traversé La Roche-Pradière, ils tournèrentà gauche et descendirent dans le vallon boisé à travers lesbuissons emmêlés. Quand ils eurent passé la petite rivière, ilss’assirent au bord du sentier, pour attendre.

Les trois femmes arrivèrent bientôt, à la file, Louise en avantet Mme Honorat derrière. On eut l’air surpris, de part et d’autre,de se rencontrer.

Gontran s’écriait :

– Tiens, quelle bonne idée vous avez eue de venir parici !

La femme du médecin répondit :

– Voilà, c’est moi qui l’ai eue, cette idée-là !

Et on continua la promenade.

Louise et Gontran hâtaient le pas peu à peu, prenaient del’avance, s’écartaient tellement qu’on les perdait de vue auxdétours de l’étroit chemin.

La grosse dame qui soufflait murmura en leur jetant un coupd’œil indulgent :

– Bah ! c’est jeune, ça a des jambes. Moi, je ne peux pasles suivre.

Charlotte s’écria :

– Attendez, je vais les rappeler.

Elle s’élançait. La femme du médecin la retint :

– Ne les gêne pas, ma petite, s’ils veulent causer ! Çan’est pas aimable de les déranger, ils reviendront bien toutseuls.

Et elle s’assit sur l’herbe, à l’ombre d’un pin, en s’éventantavec son mouchoir. Charlotte jeta sur Paul un regard de détresse,un regard implorant et désolé.

Il comprit et dit :

– Eh bien, Mademoiselle, nous allons laisser Madame se reposer,et nous rejoindrons votre sœur, nous.

Elle répondit avec élan :

– Oh ! oui, Monsieur.

Mme Honorat ne fit aucune objection :

– Allez, mes enfants, allez. Moi, je vous attends ici. Ne soyezpas trop longtemps.

Et ils s’éloignèrent à leur tour. Ils marchèrent vite, d’abord,ne voyant plus les deux autres, et espérant les rejoindre ;puis, après quelques minutes, ils pensèrent que Louise et Gontranavaient dû tourner soit à gauche, soit à droite, à travers bois, etCharlotte appela, d’une voix tremblante et contenue. Personne nelui répondit. Elle murmura :

– Oh ! mon Dieu, où sont-ils ?

Paul se sentit envahi de nouveau par cette pitié profonde, parcet attendrissement douloureux qui l’avait saisi déjà au bord ducratère de la Nugère.

Il ne savait que dire à cette enfant désolée. Il avait envie,une envie paternelle et violente, de la prendre dans ses bras, del’embrasser, de trouver pour elle des choses douces et consolantes.Lesquelles ? Elle se tournait de tous les côtés, fouillant lesbranches de ses yeux affolés, écoutant les moindres bruits,balbutiant :

– Je crois qu’ils sont par ici… Non, par là… N’entendez-vousrien ?…

– Non, Mademoiselle, je n’entends rien. Le mieux est de lesattendre ici.

– Oh ! mon Dieu… Non… Il faut les trouver…

Il hésita quelques secondes, puis il lui dit, très bas :

– Cela vous fait donc beaucoup de peine ?

Elle leva sur lui un regard éperdu où les larmes commençaient àpoindre, couvrant l’œil d’un léger nuage d’eau transparente encoreretenu par les paupières bordées de longs cils bruns. Elle voulaitparler, ne pouvait pas, n’osait pas ; et pourtant son cœurgonflé, fermé, si plein de chagrins, avait tant besoin des’épandre.

Il reprit :

– Vous l’aimiez donc bien fort… Il ne mérite pas votre amour,allez.

Elle ne se put contenir plus longtemps, et, jetant ses mains surses yeux pour cacher ses pleurs :

– Non… non… je ne l’aime pas… lui… c’est trop vilain de s’êtreconduit comme ça… ! Il s’est joué de moi… c’est trop vilain…c’est trop lâche… mais ça m’a fait de la peine tout de même…beaucoup… parce que c’est dur… bien dur… oh oui… Mais ce qui mefait le plus mal, c’est ma sœur… ma sœur… qui ne m’aime pas nonplus… elle… et qui a été plus méchante que lui… Je sens qu’elle nem’aime plus… plus du tout… qu’elle me déteste… je n’avais qu’elle…je n’ai plus personne… et je n’ai rien fait, moi !…

Il ne voyait que son oreille et son cou de chair jeune quis’enfonçait dans le col de la robe, sous l’étoffe légère, vers desformes plus rondes. Et il se sentait bouleversé de compassion, detendresse, soulevé par ce désir impétueux de dévouement quis’emparait de lui chaque fois qu’une femme touchait son âme. Et sonâme prompte aux fusées d’enthousiasme s’exaltait auprès de cettedouleur innocente, troublante, naïve, et cruellement charmante.

Il étendit la main vers elle, par un geste inconsidéré, ainsiqu’on fait pour flatter, pour calmer les enfants, et la posa sur lataille, près de l’épaule, par-derrière. Alors il sentit battre lecœur à coups pressés, comme on sent le petit cœur d’un oiseau qu’ona pris.

Et ce battement continu, précipité, montait le long de son bras,vers son cœur à lui dont le mouvement s’accélérait. Il le sentaitce toc-toc rapide, venant d’elle et l’envahissant par sa chair, sesmuscles et ses nerfs, ne leur faisant plus qu’un cœur souffrant dela même souffrance, agité de la même palpitation, vivant de la mêmevie, comme ces horloges qu’un fil unit de loin et fait marcherensemble seconde par seconde. Mais elle découvrit brusquement sonvisage rougi, joli toujours, l’essuya vivement et dit :

– Allons, je n’aurais pas dû vous parler de ça. Je suis folle.Retournons bien vite auprès de Mme Honorat, et oubliez… Vous me lepromettez ?

– Je vous le promets.

Elle lui tendit la main.

– J’ai confiance. Je vous crois très honnête, vous !

Ils revinrent. Il la souleva pour traverser le ruisseau, commeil soulevait Christiane, l’année d’avant. Christiane ! Que defois il était venu avec elle par ce chemin aux jours où ill’adorait. Il pensa, s’étonnant de son changement :

– Comme ça a peu duré cette passion-là !

Charlotte, posant un doigt sur son bras, murmurait :

– Mme Honorat s’est endormie, asseyons-nous sans faire debruit.

Mme Honorat dormait en effet, adossée au pin, son mouchoir surla figure et les mains croisées sur son ventre. Ils s’assirent àquelques pas d’elle, et ne parlèrent point afin de ne pasl’éveiller.

Alors le silence du bois fut si profond qu’il devenait pour euxpénible comme une souffrance. On n’entendait rien que l’eau courantdans les pierres, un peu plus bas, puis, ces imperceptiblesfrissons de bêtes menues qui passent, ces rumeurs insaisissables demouches qui volent ou de gros insectes noirs faisant basculer desfeuilles mortes.

Où étaient donc Louise et Gontran ? Quefaisaient-ils ? Tout à coup on les entendit, très loin ;ils revenaient. Mme Honorat se réveilla et fut surprise :

– Tiens, vous êtes ici ! Je ne vous ai pas sentisapprocher !… Et les autres, vous les avez trouvés ?

Paul répondit :

– Les voici. Ils arrivent.

On reconnaissait les rires de Gontran. Ce rire soulageaCharlotte d’un poids accablant qui pesait sur son esprit. Ellen’eût pas su dire pourquoi.

On les aperçut bientôt. Gontran courait presque, entraînant parle bras la jeune fille toute rouge. Et, avant même d’être arrivé,tant il avait hâte de conter son histoire :

– Vous ne savez pas qui nous avons surpris ?… Je vous ledonne en mille… Le beau docteur Mazelli avec la fille de l’illustreprofesseur Cloche, comme dirait Will, la jolie veuve aux cheveuxroux… Oh ! mais là… surpris… vous entendez… surpris… Ill’embrassait, le gredin… Oh ! mais !… Oh !mais !…

Mme Honorat, devant cette gaîté immodérée, eut un mouvement dedignité :

– Oh ! monsieur le Comte… pensez à cesdemoiselles !…

Gontran s’inclina profondément.

– Vous avez tout à fait raison, chère Madame, de me rappeler auxconvenances. Toutes vos inspirations sont excellentes.

Puis, afin de ne pas rentrer ensemble, les deux jeunes genssaluèrent les dames et revinrent à travers bois.

– Eh bien ? demanda Paul.

– Eh bien, je lui ai déclaré que je l’adorais et que je seraisenchanté de l’épouser.

– Et elle a dit ?

– Elle a dit avec une prudence très gentille :

– Cela regarde mon père. C’est à lui que je répondrai.

– Alors tu vas ?

– Charger tout de suite mon ambassadeur Andermatt de la demandeofficielle. Et si le vieux rustre fait quelque mine, je comprometsla fille par un éclat.

Et comme Andermatt causait encore avec le docteur Latonne sur laterrasse du Casino, Gontran les sépara et mit aussitôt sonbeau-frère au fait de la situation.

Paul s’en alla sur la route de Riom. Il avait besoin d’êtreseul, tant il se sentait envahi par cette agitation de toute lapensée et de tout le corps que jette en nous chaque rencontre d’unefemme qu’on est sur le point d’aimer.

Depuis quelque temps déjà il subissait, sans s’en rendre compte,le charme pénétrant et frais de cette fillette abandonnée. Il ladevinait si gentille, si bonne, si simple, si droite, si naïve,qu’il avait été d’abord ému de compassion, de cette compassionattendrie que nous inspire toujours le chagrin des femmes. Puis, lavoyant souvent, il avait laissé germer dans son cœur cette graine,cette petite graine de tendresse qu’elles sèment en nous si vite,et qui pousse si grande. Et maintenant, depuis une heure surtout,il commençait à se sentir possédé, à sentir en lui cette présenceconstante de l’absente qui est le premier signe de l’amour.

Il allait sur la route, hanté par le souvenir de son regard, parle son de sa voix, par le pli de son sourire ou celui de seslarmes, par l’allure de sa démarche, même par la couleur et lefrisson de sa robe.

Et il se disait : « Je crois que je suis pincé. Je me connais.C’est embêtant, cela ! Je ferais peut-être mieux de retournerà Paris. Sacrebleu, c’est une jeune fille. Je ne peux pourtant pasen faire ma maîtresse. »

Puis, il se mettait à songer à elle, ainsi qu’il songeait àChristiane l’année d’avant. Comme elle était aussi, celle-là,différente de toutes les femmes qu’il avait connues, nées etgrandies à la ville, différente même des jeunes filles instruitesdès l’enfance par la coquetterie maternelle ou par la coquetteriequi passe dans la rue. Elle n’avait rien du factice de la femmepréparée pour la séduction, rien d’appris dans les paroles, rien deconvenu dans le geste, rien de faux dans le regard.

Non seulement c’était un être neuf et pur, mais il sortait d’unerace primitive, c’était une vraie fille de la terre au moment oùelle allait devenir une femme des cités.

Et il s’exaltait, plaidant pour elle contre cette vaguerésistance qu’il sentait encore en lui. Des figures de romanspoétiques lui passaient devant les yeux, des créations de WalterScott, de Dickens ou de George Sand qui excitaient davantage sonimagination toujours fouettée par les femmes.

Gontran le jugeait ainsi : « Paul ! c’est un cheval emballéavec un amour sur le dos. Quand il en jette un par terre, un autrelui saute dessus. »

Mais Brétigny s’aperçut que le soir venait. Il avait marchélongtemps. Il rentra.

En passant devant les nouveaux bains, il vit Andermatt et lesdeux Oriol, arpentant les vignes et les mesurant ; et ilcomprit à leurs gestes qu’ils discutaient avec agitation.

Une heure plus tard, Will, entrant dans le salon où la familleentière était réunie, dit au marquis :

– Mon cher beau-père, je vous annonce que votre fils Gontran vaépouser, dans six semaines ou deux mois, mademoiselle LouiseOriol.

M. de Ravenel fut effaré :

– Gontran ? Vous dites ?

– Je dis qu’il épousera, dans six semaines ou deux mois, avecvotre consentement, mademoiselle Louise Oriol, qui sera fortriche.

Alors le marquis dit simplement :

– Mon Dieu, si cela lui plaît, je veux bien, moi.

Et le banquier raconta sa démarche auprès du vieux paysan.

Aussitôt prévenu par le comte que la jeune fille consentirait,il voulut enlever, séance tenante, l’assentiment du vigneron sanslui laisser le temps de préparer ses ruses.

Il courut donc chez lui, et le trouva faisant, à grand’peine,ses comptes sur un bout de papier graisseux, avec l’aide de Colossequi additionnait sur ses doigts.

S’étant assis :

– Je boirais bien un verre de votre bon vin, dit-il.

Dès que le grand Jacques fut revenu apportant les verres et lebroc tout plein, il demanda si Mlle Louise était rentrée ;puis il pria qu’on l’appelât. Quand elle fut en face de lui, il seleva et, la saluant profondément :

– Mademoiselle, voulez-vous me considérer en ce moment comme unami à qui on peut tout dire ? Oui, n’est-ce pas ? Ehbien, je suis chargé d’une mission très délicate auprès de vous.Mon beau-frère, le comte Raoul-Olivier-Gontran de Ravenel, s’estépris de vous, ce dont je le loue, et il m’a chargé de vousdemander, devant votre famille, si vous consentiriez à devenir safemme.

Surprise ainsi, elle tourna vers son père des yeux troublés. Etle père Oriol, effaré, regarda son fils, son conseilordinaire ; et Colosse regarda Andermatt qui reprit avec unecertaine morgue :

– Vous comprenez, Mademoiselle, que je ne me suis chargé decette mission qu’en promettant une réponse immédiate à monbeau-frère. Il sent très bien qu’il peut ne pas vous plaire et,dans ce cas, il quittera demain ce pays pour n’y plus jamaisrevenir. Je sais en outre que vous le connaissez suffisamment pourme dire, à moi, simple intermédiaire : « Je veux bien », ou : « Jene veux pas. »

Elle baissa la tête, et, rouge, mais résolue, elle balbutia:

– Je veux bien, Monsieur.

Puis elle s’enfuit si vite qu’elle heurta la porte enpassant.

Alors Andermatt se rassit et, se versant un verre de vin à lafaçon des paysans :

– Maintenant, nous allons causer d’affaires, dit-il.

Et, sans admettre la possibilité même d’une hésitation, ilattaqua la question de la dot, en s’appuyant sur les déclarationsque le vigneron lui avait faites, trois semaines auparavant. Ilévalua à trois cent mille francs, plus des espérances, la fortuneactuelle de Gontran et il laissa entendre que si un homme comme lecomte de Ravenel consentait à demander la main de la petite Oriol,une très charmante personne d’ailleurs, il était indubitable que lafamille de la jeune fille saurait reconnaître cet honneur par unsacrifice d’argent.

Alors le paysan, très déconcerté, mais flatté, presque désarmé,tenta de défendre son bien. La discussion fut longue. Unedéclaration d’Andermatt l’avait cependant rendue facile dès ledébut.

– Nous ne demandons pas d’argent comptant, ni de valeurs, rienque des terres, celles que vous m’avez désignées déjà comme formantla dot de Mlle Louise, plus quelques autres que je vais vousindiquer.

La perspective de ne point débourser de monnaie, cette monnaieamassée lentement, entrée dans la maison franc par franc, sou parsou, cette bonne monnaie, blanche ou jaune, usée par les mains, lesbourses, les poches, les tables des cafés, les tiroirs profonds desvieilles armoires, cette monnaie, histoire sonnante de tant depeines, de soucis, de fatigues, de travaux, si douce au cœur, auxyeux, aux doigts du paysan, plus chère que la vache, que la vigne,que le champ, que la maison, cette monnaie plus difficile àsacrifier parfois que la vie même, la perspective de ne point lavoir partir avec l’enfant apporta tout de suite un grand calme, undésir de conciliation, une joie secrète, mais contenue, dans l’âmedu père et du fils.

Ils discutèrent cependant pour garder en plus quelques lopins desol. On avait étalé sur la table le plan détaillé du montOriol ; et on marquait, une à une avec une croix, les partiesdonnées à Louise. Il fallut une heure à Andermatt pour enlever lesdeux derniers carrés. Puis, afin qu’il n’y eût aucune surprise del’un ou de l’autre côté, on se rendit sur les lieux, avec le plan.Alors on reconnut soigneusement tous les morceaux désignés par lescroix et on les pointa de nouveau.

Mais Andermatt était inquiet, soupçonnant les deux Oriolcapables de nier, à leur première entrevue, une partie des cessionsconsenties, de vouloir reprendre des bouts de vigne, des coinsutiles à ses projets ; et il cherchait un moyen pratique etsûr de rendre définitives leurs conventions.

Une idée lui traversa l’esprit, le fit sourire d’abord, puis luiparut excellente, bien que bizarre.

– Si vous voulez, dit-il, nous allons écrire tout ça pour nerien oublier plus tard ?

Et comme ils rentraient au village il s’arrêta devant le débitde tabac pour acheter deux papiers timbrés. Il savait que la listedes terres dressées sur ces feuilles légales prendrait aux yeux despaysans un caractère presque inviolable, car ces feuillesreprésentaient la loi, toujours invisible et menaçante, défenduepar les gendarmes, les amendes et la prison.

Donc il écrivit sur l’une et recopia sur l’autre : « Par suitede la promesse de mariage échangée entre le comte Gontran deRavenel et Mlle Louise Oriol, M. Oriol père abandonne comme dot àsa fille les biens désignés ci-dessous… » Et il les énuméraminutieusement, avec les numéros du registre cadastral de lacommune.

Puis, ayant daté et signé, il fit signer le père Oriol, quiavait exigé à son tour la mention de la dot du fiancé, et il s’enalla vers l’hôtel portant le papier dans sa poche.

Tout le monde riait de son histoire, et Gontran plus fort queles autres.

Alors le marquis dit à son fils avec une grande dignité :

– Nous irons ce soir, tous les deux, faire une visite à cettefamille, et je renouvellerai moi-même la demande présentée d’abordpar mon gendre, afin que ce soit plus régulier.

Chapitre 5

 

Gontran fut un fiancé parfait, aimable autant qu’assidu. Il fitdes cadeaux à tout le monde avec la bourse d’Andermatt et il allaità tout instant voir la jeune fille, soit chez elle, soit chez MmeHonorat. Paul, maintenant, l’accompagnait presque toujours, afin derencontrer Charlotte qu’il se décidait, après chaque visite, à neplus voir.

Elle s’était résignée bravement au mariage de sa sœur, et elleen parlait même avec aisance, sans paraître en garder à l’âme lamoindre peine. Son caractère seul semblait un peu changé, plusposé, moins ouvert. Brétigny, pendant que Gontran contait desgalanteries à Louise, à mi-voix, dans un coin, causait gravementavec elle, et se laissait lentement conquérir, laissait noyer soncœur par cet amour nouveau comme par une marée montante. Il lesavait et s’abandonnait, songeant : « Bah ! quand le momentsera venu, je me sauverai, voilà tout. » En la quittant il montaitchez Christiane, étendue à présent du matin au soir sur une chaiselongue. Dès la porte il se sentait nerveux, irrité, armé pourtoutes les menues querelles que la lassitude fait naître. Tout cequ’elle disait, tout ce qu’elle pensait le tâchait d’avance ;son air de souffrance, son attitude résignée, ses regards dereproche et de supplication lui faisaient venir aux lèvres desparoles de colère qu’il réprimait par savoir-vivre ; et ilgardait près d’elle le constant souvenir, l’image fixée en lui dela jeune fille qu’il venait de quitter.

Comme Christiane, tourmentée de le voir si peu, l’accablait dequestions sur l’emploi de ses jours, il inventait des histoiresqu’elle écoutait avec attention en cherchant à surprendre s’il nepensait point à quelque autre femme. L’impuissance où elle sesentait de retenir cet homme, impuissance de verser en lui un peude cet amour dont elle était torturée, impuissance physique de luiplaire encore, de se donner, de le reconquérir par des caresses,puisqu’elle ne pouvait pas le reprendre par la tendresse, luifaisait tout redouter sans qu’elle sût où fixer ses craintes.

Elle sentait vaguement un danger planant sur elle, un granddanger inconnu. Et elle était jalouse dans le vide, jalouse detout, des femmes qu’elle voyait passer de sa fenêtre et qu’elletrouvait charmantes, sans même savoir si Brétigny leur avait jamaisparlé.

Elle lui demandait :

– Avez-vous remarqué une très jolie personne, une brune, assezgrande, que j’ai aperçue tantôt et qui a dû arriver cesjours-ci ?

Quand il répondait : « Non. Je ne la connais pas », ellesoupçonnait aussitôt un mensonge, pâlissait et reprenait :

– Mais ce n’est pas possible que vous ne l’ayez point vue, ellem’a paru fort belle.

Lui, s’étonnait de son insistance.

– Je vous assure que je ne l’ai point vue. Je tâcherai de larencontrer.

Elle pensait : « C’est celle-là assurément. » Elle étaitpersuadée aussi, en certains jours, qu’il cachait une liaison dansle pays, qu’il avait fait venir une maîtresse, son actrice,peut-être. Et elle interrogeait tout le monde, son père, son frèreet son mari, sur toutes les femmes jeunes et désirables qu’onconnaissait dans Enval.

Si au moins elle avait pu marcher, chercher elle-même, lesuivre, elle se serait un peu rassurée, mais l’immobilité presqueabsolue qu’il lui fallait garder maintenant lui faisait endurer unintolérable martyre. Et quand elle parlait à Paul, le ton seul desa voix révélait sa douleur et avivait chez lui les impatiencesnerveuses de cet amour fini.

Il ne pouvait plus causer tranquillement avec elle que d’unechose, du prochain mariage de Gontran, ce qui lui permettait deprononcer le nom de Charlotte et de penser tout haut à la jeunefille. Et c’était même pour lui un plaisir mystérieux, confus,inexplicable, d’entendre Christiane articuler ce mot, vanter lagrâce et toutes les qualités de cette petite, la plaindre,regretter que son frère l’eût sacrifiée, et désirer qu’un homme, unbrave cœur, la comprît, l’aimât et l’épousât.

Il disait :

– Oh ! oui, Gontran a fait là une sottise. Elle est tout àfait charmante, cette enfant.

Christiane, sans défiance, répétait :

– Tout à fait charmante. C’est une perle ! uneperfection !

Jamais elle n’eût songé qu’un homme comme Paul pouvait aimer unefillette et pourrait se marier un jour. Elle ne redoutait que sesmaîtresses.

Et, par un bizarre phénomène du cœur, l’éloge de Charlotte, dansla bouche de Christiane, prenait pour lui une valeur extrême,excitait son amour, fouettait son désir, enveloppait la jeune filled’un irrésistible attrait.

Or, un jour, comme il entrait avec Gontran chez Mme Honorat poury rencontrer les petites Oriol, ils trouvèrent le docteur Mazelli,installé là, comme chez lui.

Il tendit ses deux mains aux deux hommes, avec son sourireitalien qui semblait donner tout son cœur avec chaque parole etchaque geste.

Gontran et lui s’étaient liés d’une amitié familière et futile,faite d’affinités secrètes, de similitudes cachées, d’une sorte decomplicité d’instincts, bien plus que d’affection vraie et deconfiance.

Le comte demanda :

– Et votre jolie blonde du bois Sans-Souci ?

L’Italien sourit :

– Bah ! nous sommes en froid. C’est une de ces femmes quioffrent tout et ne donnent rien.

Et on se mit à causer. Le beau médecin faisait des frais pourles jeunes filles, pour Charlotte surtout. Il montrait, en parlantaux femmes, une adoration perpétuelle dans la voix, le geste et leregard. Toute sa personne, des pieds à la tête, leur disait : « Jevous aime ! » avec une éloquence d’attitude qui les luigagnait infailliblement.

Il avait des grâces d’actrice, des pirouettes légères dedanseuse, des mouvements souples d’escamoteur, toute une science deséduction naturelle et voulue dont il usait d’une façoncontinue.

Paul, revenant à l’hôtel avec Gontran, s’écria, d’un tond’humeur maussade :

– Qu’est-ce que ce charlatan venait faire dans cettemaison ?

Le comte répondit doucement :

– Sait-on jamais, avec ces aventuriers ? Ce sont des gensqui se glissent partout. Celui-là doit être las de sa vievagabonde, d’obéir aux caprices de son Espagnole dont il est plutôtle valet que le médecin et peut-être plus encore. Il cherche. Lafille du professeur Cloche était bonne à prendre ; il l’aratée, dit-il. La seconde fille des Oriol ne serait pas moinsprécieuse pour lui. Il essaye, il tâte, il flaire, il sonde. Ildeviendrait copropriétaire des eaux, tâcherait de culbuter cetimbécile de Latonne, se ferait en tout cas ici, chaque été, uneexcellente clientèle pour l’hiver… Parbleu ! c’est son plan,va… n’en doutons pas.

Une colère sourde, une inimitié jalouse s’éveillait dans le cœurde Paul.

Une voix criait :

– Hé ! hé !

C’était Mazelli qui les rejoignait.

Brétigny lui dit, avec une ironie agressive :

– Où courez-vous si vite, Docteur, on dirait que vous poursuivezla fortune ?

L’Italien sourit, et sans s’arrêter, mais sautillant à reculons,il enfonça, d’un geste gracieux de mime, ses deux mains dans sesdeux poches, les retourna vivement et les montra, vides l’une etl’autre, en les écartant entre deux doigts par l’extrémité descoutures. Puis il dit :

– Je ne la tiens pas encore.

Et pivotant sur ses pointes avec élégance il se sauva comme unhomme très pressé.

Les jours suivants ils le trouvèrent plusieurs fois chez ledocteur Honorat, où il se rendait utile aux trois femmes par milleservices menus et gentils, par les mêmes qualités d’adresse dont ils’était servi, sans doute, auprès de la duchesse. Il savait toutfaire en perfection, depuis les compliments jusqu’au macaroni. Ilétait d’ailleurs excellent cuisinier et, préservé des taches par untablier bleu de servante, coiffé d’un bonnet de chef en papier,chantant en italien des chansons napolitaines, il marmitonnait avecesprit sans être ridicule en rien, amusant et séduisant tout lemonde, jusqu’à la bonne imbécile qui disait de lui :

– C’est un Jésus !

Ses projets bientôt furent apparents et Paul ne douta plus qu’ilne cherchât à se faire aimer de Charlotte.

Il semblait y réussir. Il était si flatteur, si empressé, sirusé pour plaire, que le visage de la jeune fille avait, enl’apercevant, cet air de contentement qui dit le plaisir del’âme.

Paul, à son tour, sans se rendre même bien compte de son allure,prit l’attitude d’un amoureux et se posa en concurrent. Dès qu’ilvoyait le docteur près de Charlotte, il arrivait, et, avec samanière plus directe, s’efforçait de gagner l’affection de la jeunefille. Il se montrait tendre avec brusquerie, fraternel, dévoué,lui répétant, avec une sincérité familière, d’un ton si franc qu’onn’y pouvait guère trouver un aveu d’amour :

– Je vous aime bien, allez !

Mazelli, surpris de cette rivalité inattendue, déployait tousses moyens, et quand Brétigny mordu par la jalousie, par cettejalousie naïve qui étreint l’homme auprès de toute femme, même sansqu’il l’aime encore ; si seulement elle lui plaît, quandBrétigny, plein de violence naturelle, devenait agressif ethautain, l’autre, plus souple, maître de lui toujours, répondaitpar des finesses, par des pointes, par des compliments adroits etmoqueurs.

Ce fut une lutte de tous les jours où l’un et l’autres’acharnèrent, sans que l’un ou l’autre, peut-être, eût de projetbien arrêté. Ils ne voulaient point céder, comme deux chiens quitiennent la même proie.

Charlotte avait repris sa bonne humeur, mais avec une maliceplus pénétrante, avec quelque chose d’inexpliqué, de moins sincèredans le sourire et dans le regard. On eût dit que la désertion deGontran l’avait instruite, préparée aux déceptions possibles,assouplie et armée. Elle manœuvrait entre ses deux amoureux d’unefaçon déliée et adroite, disant à chacun ce qu’il fallait lui dire,sans heurter jamais l’un à l’autre, sans laisser jamais supposer àl’un qu’elle le préférait à l’autre, se moquant un peu de celui-cidevant celui-là, et de celui-là devant celui-ci, leur laissant lapartie égale sans paraître même les prendre au sérieux l’un etl’autre. Mais tout cela était fait simplement, en pensionnaire etnon point en coquette, avec cet air gamin des jeunes filles, quiles rend parfois irrésistibles.

Mazelli, cependant, eut l’air tout à coup de prendre del’avantage. Il semblait devenu plus intime avec elle, comme si unaccord secret se fût établi entre eux. En lui parlant, il jouaitlégèrement avec son ombrelle et avec un ruban de sa robe, ce quisemblait à Paul une sorte d’acte de possession morale, etl’exaspérait à lui donner envie de souffleter l’Italien.

Mais un jour, dans la maison du père Oriol, alors que Brétignycausait avec Louise et Gontran, tout en surveillant du regardMazelli contant, à voix basse, à Charlotte des choses qui lafaisaient sourire, il la vit soudain rougir avec un air si troubléqu’il ne put douter une seconde que l’autre n’eût parlé d’amour.Elle avait baissé les yeux, ne souriait plus, mais écoutaittoujours ; et Paul, se sentant prêt à faire un éclat, dit àGontran :

– Tu serais bien gentil de sortir cinq minutes avec moi.

Le comte s’excusa près de sa fiancée et suivit son ami.

Dès qu’ils furent dans la rue, Paul s’écria :

– Mon cher, il faut à tout prix empêcher ce misérable Italien deséduire cette enfant qui est sans défense contre lui.

– Que veux-tu que j’y fasse, moi ?

– Que tu la préviennes de ce qu’est cet aventurier.

– Hé, mon cher, ces choses-là ne me regardent pas.

– Enfin, elle sera ta belle-sœur.

– Oui, mais rien ne me prouve absolument que Mazelli ait surelle des vues coupables. Il est galant de la même façon avec toutesles femmes, et il n’a jamais rien fait ou rien ditd’inconvenant.

– Eh bien si tu ne veux pas t’en charger, c’est moi quil’exécuterai, bien que cela me regarde moins que toiassurément.

– Tu es donc amoureux de Charlotte ?

– Moi ?… non… mais je vois clair dans le jeu de cegredin.

– Mon cher, tu te mêles de choses délicates… et… à moins que tun’aimes Charlotte… ?

– Non… je ne l’aime pas… mais je fais la chasse auxrastaquouères, voilà…

– Puis-je te demander ce que tu comptes faire ?

– Gifler ce gueux.

– Bon, le meilleur moyen de le faire aimer d’elle. Vous vousbattrez, et soit qu’il te blesse, soit que tu le blesses, ildeviendra pour elle un héros.

– Alors que ferais-tu ?

– À ta place ?

– À ma place.

– Je parlerais à la petite, en ami. Elle a grande confiance entoi. Eh bien, je lui dirais simplement, en quelques mots, ce quesont ces écumeurs de société. Tu sais très bien dire ces choses-là.Tu as de la flamme. Et je lui ferais comprendre : 1º pourquoi ils’est attaché à l’Espagnole ; 2º pourquoi il a essayé le siègede la fille du professeur Cloche ; 3º pourquoi, n’ayant pasréussi dans cette tentative, il s’efforce, en dernier lieu, deconquérir Mlle’ Charlotte Oriol.

– Pourquoi ne fais-tu pas cela, toi, qui seras sonbeau-frère ?

– Parce que… parce que… à cause de ce qui s’est passé entrenous… voyons… je ne peux pas.

– C’est juste. Je vais lui parler.

– Veux-tu que je te ménage un tête-à-tête tout desuite ?

– Mais oui, parbleu.

– Bon, promène-toi dix minutes, je vais enlever Louise et leMazelli, et tu trouveras l’autre toute seule en revenant.

Paul Brétigny s’éloigna du côté des gorges d’Enval, cherchantcomment il allait commencer cette conversation difficile.

Il retrouva Charlotte Oriol seule, en effet, dans le froidsalon, peint à la chaux, de la demeure paternelle ; et il luidit, en s’asseyant près d’elle :

– C’est moi, Mademoiselle, qui ai prié Gontran de me procurercette entrevue avec vous.

Elle le regarda de ses yeux clairs :

– Pourquoi donc ?

– Oh ! ce n’est pas pour vous conter des fadeurs àl’italienne, c’est pour vous parler en ami, en ami très dévoué quivous doit un conseil.

– Dites.

Il prit la chose de loin, s’appuya sur son expérience à lui etsur son inexpérience à elle, pour amener tout doucement des phrasesdiscrètes mais nettes sur les aventuriers qui cherchent partoutfortune, exploitant, avec leur habileté professionnelle, tous lesêtres naïfs et bons, hommes ou femmes, dont ils exploraient lesbourses et les cœurs.

Elle était devenue un peu pâle et l’écoutait, sérieuse, detoutes ses oreilles.

Elle demanda :

– Je comprends et je ne comprends pas. Vous parlez de quelqu’un,de qui ?

– Je parle du docteur Mazelli.

Alors elle baissa les yeux et demeura quelques instants sansrépondre, puis d’une voix qui hésitait :

– Vous êtes si franc, que je ferai comme vous. Depuis… depuisle… depuis le mariage de ma sœur, je suis devenue un peu moins… unpeu moins bête ! Eh bien, je me doutais déjà de ce que vous medites… et je m’amusais toute seule à le voir venir.

Elle avait relevé son visage, et, dans son sourire, dans sonregard fin, dans son petit nez retroussé, dans l’éclat humide etluisant de ses dents apparues entre ses lèvres, tant de grâcesincère, de malice gaie, d’espièglerie charmante apparaissaient,que Brétigny se sentit emporté vers elle par un de ces élanstumultueux qui le jetaient éperdu de passion aux pieds de ladernière aimée. Et son cœur exultait de joie, puisque Mazellin’était point préféré. Il avait donc triomphé, lui !

Il demanda :

– Alors, vous ne l’aimez pas ?

– Qui ? Mazelli ?

– Oui.

Elle le regarda avec des yeux si chagrins qu’il se sentitbouleversé, il balbutia d’une voix suppliante :

– Eh… vous n’aimez… personne ?

Elle répondit, le regard baissé :

– Je ne sais pas… J’aime les gens qui m’aiment.

Il saisit soudain les deux mains de la jeune fille et, lesbaisant avec frénésie, dans une de ces secondes d’entraînement oùla tête s’affole, où les mots qui sortent des lèvres viennent de lachair soulevée plus que de l’esprit égaré, il balbutia :

– Moi ! je vous aime, ma petite Charlotte, moi, je vousaime !

Elle dégagea bien vite une de ses mains et la lui posa sur labouche en murmurant :

– Taisez-vous… Je vous en prie, taisez-vous !… Cela meferait trop de mal si c’était encore un mensonge.

Elle s’était dressée ; il se leva, la saisit dans ses bras,et l’embrassa avec emportement.

Un bruit subit les sépara ; le père Oriol venait d’entreret il les regardait effaré. Puis il cria :

– Ah bougrrre ! ah bougrrre !… ah bougrrre !… dechauvage… !

Charlotte s’était sauvée ; et les deux hommes restèrentface à face.

Paul, après quelques instants de détresse, essaya des’expliquer.

– Mon Dieu… Monsieur… je me suis conduit… il est vrai… commeun…

Mais le vieux n’écoutait pas ; la colère, une colèrefurieuse, le gagnait et il avançait sur Brétigny, les poingsfermés, en répétant :

– Ah ! bougrrre de chauvage…

Puis, quand ils furent nez à nez, il le saisit au collet de sesdeux mains noueuses de paysan. Mais l’autre, aussi grand, et fortde cette force supérieure que donne la pratique des sports, sedébarrassa par une seule poussée de l’étreinte de l’Auvergnat, etle collant au mur :

– Écoutez, père Oriol, il ne s’agit pas de nous battre, mais denous entendre. J’ai embrassé votre fille, c’est vrai… Je vous jureque c’est la première fois… et je vous jure aussi que je veuxl’épouser.

Le vieux, dont la fureur physique était tombée sous le choc deson adversaire, mais dont la colère ne se calmait point,bredouillait :

– Ah ! ch’est cha ! On vient voler cha fille, on veutchon argent… Bougrrre de trompeur…

Alors, tout ce qu’il avait sur le cœur s’échappa en parolesnombreuses et désolées. Il ne se consolait pas de la dot promise àl’aînée, de ses vignes allant aux mains de ces Parigiens. Ilsoupçonnait à présent la misère de Gontran, l’astuce d’Andermattet, oubliant la fortune inespérée que le banquier lui apportait, ilrépandait sa bile et toute sa rancune secrète contre cesmalfaisants qui ne le laissaient plus dormir en paix.

On eût dit qu’Andermatt, sa famille et ses amis, venaient chaquenuit le dévaliser, lui voler quelque chose, ses terres, ses sourceset ses filles.

Et il jetait ses reproches dans la figure de Paul, l’accusantaussi d’en vouloir à son bien, d’être un fripon, de prendreCharlotte pour avoir ses champs.

L’autre, impatienté bientôt, lui cria sous le nez :

– Mais je suis plus riche que vous, nom d’un chien de vieillebourrique. Je vous en donnerais, de l’argent…

Le vieux se tut, incrédule mais attentif, et d’une voix apaisée,il recommença ses récriminations.

Paul, à présent, répondait, s’expliquait ; et, se croyantlié par cette surprise dont il était seul coupable, proposaitd’épouser, sans réclamer la moindre dot.

Le père Oriol secouait sa tête et ses oreilles, faisait répéter,ne comprenait pas. Pour lui, Paul était encore un sans-le-sou, uncache-misère.

Et, comme Brétigny exaspéré lui hurlait dans le nez :

– Mais j’ai plus de cent vingt mille francs de rentes, vieuxcrétin. Entendez-vous ?… trois millions !

L’autre demanda tout à coup :

– L’écririez-vous, cha, chur un papier ?

– Mais oui, je l’écrirais !

– Et vous le chigneriez ?

– Mais oui, je le signerais !

– Chur un papier de notaire ?

– Mais oui, sur un papier de notaire !

Alors, se levant, il ouvrit son armoire, en tira deux feuillesmarquées du timbre de l’État et, cherchant l’engagementqu’Andermatt, quelques jours auparavant, avait exigé de lui, ilrédigea une bizarre promesse de mariage où il était question detrois millions garantis par le fiancé, et au bas de laquelleBrétigny dut apposer sa signature.

Quand Paul se retrouva dehors, il lui sembla que la terre netournait plus dans le même sens. Donc, il était fiancé malgré lui,malgré elle, par un de ces hasards, par une de ces supercheries desévénements qui vous ferment toute issue. Il murmurait :

– Quelle folie !

Puis il pensa : « Bah ! je n’aurais pu trouver mieux,peut-être, par le monde entier. » Et il se sentait joyeux, au fonddu cœur, de ce piège de la destinée.

Chapitre 6

 

La journée du lendemain s’annonça mal pour Andermatt. Enarrivant à l’établissement des bains, il apprit que M.Aubry-Pasteur était mort, dans la nuit, d’une attaque d’apoplexie,au Splendid Hotel. Outre que l’ingénieur lui était très utile parses connaissances, son zèle désintéressé et l’amour dont il s’étaitpris pour la station du Mont-Oriol qu’il considérait un peu commesa fille, il était fort regrettable qu’un malade, venu pourcombattre une tendance congestive, mourût justement de cettemanière, en plein traitement, en pleine saison, au début du succèsde la ville naissante.

Le banquier, fort agité, allait et venait dans le cabinet del’inspecteur absent, cherchait les moyens d’attribuer une autreorigine à ce malheur, imaginait un accident, une chute, uneimprudence, la rupture d’un anévrisme ; et il attendait avecimpatience l’arrivée du docteur Latonne, afin que le décès fûtadroitement constaté sans qu’aucun soupçon pût s’éveiller sur lacause initiale de l’accident.

Le médecin-inspecteur entra tout à coup, la face pâle etbouleversée, et dès la porte il demanda :

– Vous savez la déplorable nouvelle ?

– Oui, la mort de M. Aubry-Pasteur.

– Non, non, la fuite du docteur Mazelli avec la fille duprofesseur Cloche.

Andermatt sentit un frisson lui courir sur la peau.

– Comment ?… vous dites…

– Oh, mon cher Directeur, c’est une affreuse catastrophe, unécrasement…

Il s’assit et s’essuya le front, puis il raconta les faits telsqu’il les tenait de Petrus Martel qui venait de les apprendredirectement par le valet de chambre de M. le professeur.

Le Mazelli avait fait une cour très vive à la jolie rousse, unerude coquette, une gaillarde, dont le premier mari avait succombé àune phtisie, résultat de leur union trop tendre, disait-on. Mais M.Cloche avait éventé les projets du médecin italien, et ne voulantpas pour second gendre cet aventurier, le mit dehors énergiquement,l’ayant surpris aux genoux de sa fille.

Mazelli, sorti par la porte, rentra bientôt par la fenêtre avecl’échelle de soie des amoureux. Deux versions couraient. D’après lapremière, il avait rendu la fille du professeur folle d’amour et dejalousie ; d’après la seconde, il avait continué à la voirsecrètement, tout en paraissant s’occuper d’une autre femme ;et, sachant enfin, par sa maîtresse, que le professeur demeuraitinflexible, il l’avait enlevée la nuit même, rendant par cescandale un mariage inévitable.

Le docteur Latonne se releva et, s’adossant à la cheminée tandisqu’Andermatt atterré continuait à marcher, il s’écria :

– Un médecin, Monsieur, un médecin, faire une chosepareille !… un docteur en médecine !… quelle absence decaractère !…

Andermatt, désolé, appréciait les conséquences, les classait etles pesait comme on fait une addition. C’étaient :

1º Le bruit fâcheux se répandant dans les villes d’eaux voisineset jusqu’à Paris. En s’y prenant bien, cependant, peut-êtrepourrait-on faire servir cet enlèvement comme réclame. Unequinzaine d’échos bien rédigés dans les feuilles à grand tirageattireraient fortement l’attention sur Mont-Oriol ;

2º Le départ du professeur Cloche, perte irréparable ;

3º Le départ de la duchesse et du duc de Ramas-Aldavarra,seconde perte inévitable sans compensation possible.

En somme, le docteur Latonne avait raison. C’était une affreusecatastrophe.

Alors le banquier, se tournant vers le médecin :

– Vous devriez aller tout de suite au Splendid Hotel et rédigerl’acte de décès d’Aubry-Pasteur de façon à ce qu’on ne soupçonnepas une congestion.

Le docteur Latonne reprit son chapeau, puis, au moment de partir:

– Ah ! encore une nouvelle qui court. Est-ce vrai que votreami Paul Brétigny va épouser Charlotte Oriol ?

Andermatt tressaillit de surprise :

– Brétigny ? Allons donc !… Qui vous a contécela ?…

– Mais, toujours Petrus Martel qui le tenait du père Oriollui-même.

– Du père Oriol ?

– Oui, du père Oriol, lequel affirmait que son futur gendrepossédait trois millions de fortune.

William ne savait plus que penser. Il murmura :

– Au fait, c’est possible, il la chauffait pas mal depuisquelque temps !… Mais alors, toute la butte est à nous… toutela butte !… Oh, il faut que je m’assure de celaimmédiatement.

Et il sortit derrière le docteur pour rencontrer Paul avant ledéjeuner.

Comme il entrait à l’hôtel, on le prévint que sa femme l’avaitdemandé plusieurs fois. Il la trouva encore au lit, causant avecson père et avec son frère qui parcourait les journaux d’un œilrapide et distrait.

Elle se sentait souffrante, très souffrante, inquiète. Elleavait peur, sans savoir de quoi. Et puis une idée lui était venueet grandissait depuis quelques jours dans son cerveau de femmeenceinte. Elle voulait consulter le docteur Black. À forced’entendre autour d’elle des plaisanteries sur le docteur Latonneelle avait perdu toute confiance en lui et elle désirait un autreavis, celui du docteur Black, dont le succès grandissait toujours.Des craintes, toutes les craintes, toutes les hantises dont sontassiégées les femmes vers la fin des grossesses, la tenaillaientmaintenant du matin au soir. Depuis la veille, à la suite d’unrêve, elle se figurait l’enfant mal tourné, placé de telle sorteque l’accouchement serait impossible et qu’il faudrait avoirrecours à l’opération césarienne. Et elle assistait en pensée àcette opération faite sur elle-même. Elle se voyait sur le dos, leventre ouvert, dans un lit plein de sang, tandis qu’on emportaitquelque chose de rouge, qui ne remuait pas, qui ne criait pas, quiétait mort. Et toutes les dix minutes elle fermait les yeux pourrevoir cela, pour assister de nouveau à son horrible et douloureuxsupplice. Alors elle s’était imaginé que le docteur Black, seul,pourrait lui dire la vérité, et elle le réclamait immédiatement,elle exigeait qu’il l’examinât tout de suite, tout de suite, toutde suite !

Andermatt, fort troublé, ne savait plus que répondre :

– Mais, ma chère enfant, c’est bien difficile, étant données mesrelations avec Latonne… c’est… même impossible. Écoute, j’ai uneidée, je vais chercher le professeur Mas-Roussel qui est cent foisplus fort que Black. Il ne me refusera pas de venir.

Mais elle s’obstina. Elle voulait voir Black, rien quelui ! Elle avait besoin de le voir, de voir sa grosse tête dedogue à côté d’elle. C’était une envie, un désir fou etsuperstitieux ; il le lui fallait.

Alors William essaya de changer le cours de ses idées :

– Tu ne sais pas que cet intrigant de Mazelli a enlevé, cettenuit, la fille du professeur Cloche. Ils sont partis ; ils ontfilé on ne sait où. En voilà une histoire !

Elle s’était soulevée sur son oreiller, les yeux agrandis par lechagrin ; et elle balbutiait :

– Oh ! la pauvre duchesse… la pauvre femme, comme je laplains.

Son cœur, depuis longtemps, avait compris ce cœur meurtri etpassionné ! Elle souffrait du même mal et pleurait les mêmeslarmes.

Mais elle reprit :

– Écoute, Will, va me chercher M. Black. Je sens que je vaismourir s’il ne vient pas !

Andermatt lui saisit la main, la baisa tendrement :

– Voyons, ma petite Christiane, sois raisonnable… comprends…

Il vit des larmes dans ses yeux, et, se tournant vers le marquis:

– C’est vous qui devriez faire ça, mon cher beau-père. Moi je nepeux pas. Black vient ici tous les jours vers une heure pour voirla princesse de Maldebourg. Arrêtez-le au passage et faites-leentrer chez votre fille. Tu peux bien attendre une heure, n’est-cepas, Christiane ?

Elle consentit à attendre une heure, mais refusa de se leverpour déjeuner avec les hommes qui passèrent seuls dans la salle àmanger.

Paul y était déjà. Andermatt, en l’apercevant, s’écria :

– Ah ! dites donc, qu’est-ce qu’on m’a raconté tout àl’heure ? Vous épousez Charlotte Oriol ? Ça n’est pasvrai, n’est-ce pas ?

Le jeune homme répondit à mi-voix, en jetant un regard inquietsur la porte fermée :

– Mon Dieu oui !

Personne ne le sachant encore, tous les trois demeuraient ébahisdevant lui.

William demanda :

– Qu’est-ce qui vous a pris ? Avec votre fortune, vousmarier ? vous embarrasser d’une femme quand vous les aveztoutes ? Et puis enfin la famille laisse à désirer commeélégance. C’est bon pour Gontran qui n’a pas le sou !

Brétigny se mit à rire :

– Mon père a fait fortune dans les farines, il était doncmeunier… en gros. Si vous l’aviez connu, vous auriez pu dire aussiqu’il manquait d’élégance. Quant à la jeune fille…

Andermatt l’interrompit :

– Oh ! parfaite… délicieuse… parfaite… et… vous savez… ellesera aussi riche que vous… sinon plus… j’en réponds, moi, j’enréponds !…

Gontran murmurait :

– Oui, le mariage ça n’empêche rien et ça couvre les retraites.Seulement il a eu tort de ne pas nous prévenir. Comment diables’est faite cette affaire-là, mon cher ?

Alors Paul conta la chose en la modifiant un peu. Il dit seshésitations qu’il exagéra, et sa décision subite quand un mot de lajeune fille lui avait permis de se croire aimé. Il raconta l’entréeinattendue du père Oriol, leur querelle, en l’amplifiant, lesdoutes du paysan sur sa fortune et le papier timbré tiré del’armoire.

Andermatt, riant aux larmes, tapait du poing sur la table :

– Ah ! il l’a refait, le coup du papier timbré ! Elleest de mon invention, celle-là !

Mais Paul balbutia en rougissant un peu :

– Je vous prie de ne pas annoncer encore cette nouvelle à votrefemme. Dans les termes où nous sommes, il est plus convenable queje la lui porte moi-même…

Gontran regardait son ami avec un sourire bizarre et gai quisemblait dire :

– C’est très bien, tout cela, très bien ! Voilà comment leschoses doivent finir, sans bruit, sans histoires, sans drames.

Il proposa :

– Si tu veux, mon vieux Paul, nous irons ensemble après ledéjeuner, quand elle sera levée, et tu lui feras part de tadétermination.

Leurs yeux se rencontrèrent, fixes, pleins de penséesinconnaissables, puis se détournèrent.

Et Paul répondit avec indifférence :

– Oui, volontiers, nous reparlerons de cela tout à l’heure.

Un domestique de l’hôtel entra pour prévenir que le docteurBlack venait d’arriver chez la princesse ; et le marquissortit aussitôt afin de le saisir au passage.

Il exposa au médecin la situation, l’embarras de son gendre etle désir de sa fille, et il l’emmena sans résistance.

Dès que le petit homme à grosse tête fut entré dans la chambrede Christiane :

– Papa, laisse-nous, dit-elle.

Et le marquis se retira. Alors, elle énuméra ses inquiétudes,ses terreurs, ses cauchemars, d’une voix basse et douce, comme sielle se fût confessée. Et le médecin l’écoutait comme un prêtre, lacouvrant parfois de ses gros yeux ronds, prouvait son attention parun petit signe de tête, murmurant un : « C’est cela » qui semblaitdire : « Je connais votre cas sur le bout du doigt et je vousguérirai quand je voudrai. »

Lorsqu’elle eut fini de parler, il se mit à son tour àl’interroger avec une extrême minutie de détails sur sa vie, surses habitudes, sur son régime, sur son traitement. Tantôt ilparaissait approuver d’un geste, tantôt il blâmait d’un : «Oh ! » plein de réserves. Quand elle en vint à sa grosse peurque l’enfant fût mal placé, il se leva, et, avec une pudeurecclésiastique, l’effleura de ses mains à travers les couvertures,puis il déclara :

– Non, très bien.

Elle eut envie de l’embrasser. Quel brave homme que cemédecin !

Il prit une feuille de papier sur la table et écrivitl’ordonnance. Elle fut longue, très longue. Puis il revint près dulit et, avec un ton différent, pour bien prouver qu’il avait achevésa besogne professionnelle et sacrée, il se mit à causer.

Il avait la voix profonde et grasse, une voix puissante de naintrapu ; et des questions se cachaient dans ses phrases lesplus banales. Il parla de tout. Le mariage de Gontran semblaitl’intéresser beaucoup. Puis, avec son vilain sourire d’être malfait :

– Je ne vous dis rien encore du mariage de M. Brétigny, bien quece ne soit plus un secret, car le père Oriol le raconte à tout lemonde.

Ce fut en elle une sorte de défaillance qui commença par le boutdes doigts, puis envahit tout le corps, les bras, la poitrine, leventre, les jambes. Elle ne comprenait point cependant ; maisune peur horrible de ne pas savoir la rendit subitement prudente,et elle balbutia :

– Ah ! Le père Oriol le raconte à tout le monde ?

– Oui, oui. Il m’en a parlé à moi-même il n’y a pas dix minutes.Il paraît que M. Brétigny est très riche, et qu’il aime la petiteCharlotte depuis longtemps. C’est Mme Honorat, d’ailleurs, qui afait ces deux unions-là. Elle prêtait les mains et sa maison auxrencontres des jeunes gens…

Christiane avait fermé les yeux. Elle était sansconnaissance.

À l’appel du docteur, une femme de chambre accourut ; puisapparurent le marquis, Andermatt et Gontran qui allèrent chercherdu vinaigre, de l’éther, de la glace, vingt choses diverses etinutiles.

Soudain la jeune femme fit un mouvement, rouvrit les yeux, levales bras et poussa un cri déchirant en se tordant dans son lit.Elle essayait de parler, balbutiait :

– Oh ! que je souffre… mon Dieu… que je souffre… dans lesreins… on me déchire… oh ! mon Dieu…

Et elle recommençait à crier.

On dut reconnaître bientôt les symptômes d’un accouchement.

Alors, Andermatt s’élança pour chercher le docteur Latonne et letrouva achevant son repas :

– Venez vite… ma femme a un accident… vite…

Puis il eut une ruse et raconta comment le docteur Black s’étaittrouvé dans l’hôtel au moment des premières douleurs.

Le docteur Black lui-même confirma ce mensonge à son confrère:

– Je venais d’entrer chez la princesse quand on m’a prévenu queMme Andermatt se trouvait mal. Je suis accouru. Il étaittemps !

Mais William, très ému, le cœur battant, l’âme troublée, futpris de doutes tout à coup sur la valeur des deux hommes, et ilsortit de nouveau, nu-tête, pour courir chez le professeurMas-Roussel et le supplier de venir. Le professeur y consentitaussitôt, boutonna sa redingote d’un geste machinal de médecin quipart pour ses visites, et se mit en marche à grands pas pressés, àgrands pas sérieux d’homme éminent dont la présence peut sauver unevie.

Dès qu’il entra, les deux autres, pleins de déférence, leconsultèrent avec humilité, répétant ensemble ou presque en mêmetemps :

– Voici ce qui s’est passé, cher Maître… Ne croyez-vous pas,cher Maître ?… N’y aurait-il pas lieu, cher Maître ?…

Andermatt, à son tour, affolé d’angoisse par les gémissements desa femme, harcelait de questions M. Mas-Roussel, et l’appelaitaussi « cher Maître », à pleine bouche.

Christiane, presque nue devant ces hommes, ne voyait plus rien,ne savait plus rien, ne comprenait plus rien ; elle souffraitsi horriblement que toute idée avait fui de sa tête. Il luisemblait qu’on lui promenait dans le flanc et dans le dos à lahauteur des hanches une longue scie à dents émoussées qui luidéchiquetait les os et les muscles, lentement, d’une façonirrégulière, avec des secousses, des arrêts et des reprises de plusen plus affreuses.

Quand cette torture s’affaiblissait quelques instants, quand lesdéchirures de son corps laissaient renaître sa raison, une penséealors se plantait dans son âme, plus cruelle, plus aiguë, plusépouvantable que la douleur physique : il aimait une autre femme etil allait l’épouser.

Et pour que cette morsure qui lui rongeait la tête s’apaisât denouveau, elle s’efforçait de réveiller le supplice atroce de sachair ; elle agitait son flanc, elle remuait ses reins ;et quand la crise recommençait, au moins elle ne songeait plus.

Pendant quinze heures elle fut ainsi martyrisée, tellementbroyée par la souffrance et le désespoir qu’elle désirait expirer,qu’elle s’efforçait de mourir dans ces spasmes qui la tordaient.Mais, après une convulsion plus longue et plus violente que lesautres, il lui sembla que tout le dedans de son corps s’échappaitd’elle tout à coup ! Ce fut fini ; ses douleurs secalmèrent comme des vagues qui s’apaisent ; et le soulagementqu’elle éprouva fut si grand que son chagrin lui-même demeuraquelque temps engourdi. On lui parlait, elle répondait d’une voixtrès lasse, très basse.

Soudain le visage d’Andermatt se pencha vers le sien et il dit:

– Elle vivra… elle est presque à terme… C’est une fille…

Christiane ne put que murmurer :

– Ah ! mon Dieu !

Donc elle avait un enfant, un enfant vivant, qui grandirait… unenfant de Paul ! Elle eut envie de se remettre à crier, tantce nouveau malheur lui meurtrissait le cœur. Elle avait unefille ! Elle n’en voulait pas !… Elle ne la verraitpoint !… elle ne la toucherait jamais !

On l’avait recouchée, soignée, embrassée ! Qui ? Sonpère et son mari sans doute ? Elle ne savait pas. Mais lui, oùétait-il ? Que faisait-il ? Comme elle se serait sentieheureuse, à cette heure-là, s’il l’eût aimée !

Le temps passait, les heures se suivaient sans qu’elledistinguât même le jour de la nuit, car elle sentait seulement labrûlure de cette pensée : il aimait une autre femme.

Tout à coup elle se dit : « Si ce n’était pas vrai ?…Comment n’aurais-je pas su plus tôt son mariage, moi, avant cemédecin ? »

Puis elle réfléchit qu’on le lui avait caché. Paul avait prissoin qu’elle ne l’apprît pas.

Elle regarda dans sa chambre pour voir qui était là. Une femmeinconnue veillait près d’elle, une femme du peuple. Elle n’osa pasl’interroger. À qui pourrait-elle donc demander cettechose ?

Soudain la porte fut poussée. Son mari entrait sur la pointe despieds. Lui voyant les yeux ouverts, il s’approcha.

– Tu vas mieux ?

– Oui, merci.

– Tu nous as fait bien peur depuis hier. Mais voilà le dangerpassé ! À ce propos je suis tout à fait dans l’embarras à tonsujet. J’ai télégraphié à notre amie, Mme Icardon, qui devait venirpour tes couches, en la prévenant de l’accident et en la suppliantd’arriver. Elle est auprès de son neveu, atteint de la fièvrescarlatine… Tu ne peux pourtant pas rester sans personne auprès detoi, sans une femme un peu… un peu… convenable… Alors une damed’ici s’est offerte pour te soigner et te tenir compagnie tous lesjours, et, ma foi, j’ai accepté. C’est Mme Honorat.

Christiane se souvint soudain des paroles du docteurBlack ! Un soubresaut de peur la secoua ; et elle gémit:

– Oh non… non… pas elle… pas elle !…

William ne comprit pas et reprit :

– Écoute, je sais bien qu’elle est fort commune, mais ton frèrel’apprécie beaucoup ; elle lui a été très utile ; et puison prétend que c’est une ancienne sage-femme qu’Honorat a connueprès d’une malade. Si elle te déplaît par trop je la congédierai lelendemain. Essayons toujours. Laisse-la venir une fois ou deux.

Elle se taisait, songeant. Un besoin de savoir, de savoir tout,entrait en elle si violent que l’espérance de faire bavarder cettefemme elle-même, de lui arracher une à une les paroles quidéchireraient son cœur, lui donnait envie à présent de répondre : «Va… va la chercher tout de suite… tout de suite… Va donc !»

Et à ce désir irrésistible de savoir, s’ajoutait aussi unétrange besoin de souffrir plus fort, de se rouler sur son malheurcomme on se roulerait sur des ronces’ un besoin mystérieux,maladif, exalté de martyre appelant la douleur.

Alors elle balbutia :

– Oui, je veux bien, amène-moi Mme Honorat.

Puis, tout à coup, elle sentit qu’elle ne pourrait pas attendreplus longtemps sans être sûre, bien sûre de cette trahison ;et elle demanda à William d’une voix faible comme un souffle :

– Est-ce vrai que M. Brétigny se marie ?

Il répondit tranquillement :

– Oui, c’est vrai. On te l’aurait annoncé plus tôt si on avaitpu te parler.

Elle dit encore :

– Avec Charlotte ?

– Avec Charlotte.

Or William avait, lui aussi, une idée fixe qui déjà ne lequittait plus : sa fille, à peine vivante encore, et qu’il venaitregarder à tout instant. Il s’indigna que la première parole deChristiane n’eût pas réclamé l’enfant ; et, d’un ton de douxreproche :

– Eh bien, voyons, tu n’as pas encore demandé la petite ?Tu sais qu’elle se porte très bien ?

Elle tressaillit comme s’il eût touché une plaie vive ;mais il lui fallait bien passer par toutes les stations de cecalvaire.

– Apporte-la, dit-elle.

Il disparut au pied du lit, derrière le rideau, puis il revint,la figure illuminée d’orgueil et de bonheur, et tenant en sesmains, d’une façon maladroite, un paquet de linge blanc.

Il le posa sur l’oreiller brodé, près de la tête de Christianequi suffoquait d’émotion, et il dit :

– Tiens, regarde si elle est belle !

Elle regarda.

Il maintenait écartées, avec deux doigts, les dentelles légèresdont était voilée une petite figure rouge, si petite, si rouge, auxyeux fermés, et dont la bouche remuait.

Et elle songeait, penchée sur ce commencement d’être : « C’estma fille… la fille de Paul… Voilà donc ce qui m’a fait tantsouffrir… Cela… cela… cela… c’est ma fille !… »

Sa répulsion pour l’enfant dont la naissance avait si férocementdéchiré son pauvre cœur et son tendre corps de femme venait soudainde disparaître ; elle le contemplait maintenant avec unecuriosité ardente et douloureuse, avec un étonnement profond, unétonnement de bête qui voit sortir d’elle son premier-né.

Andermatt s’attendait à ce qu’elle le caressât avec passion. Ilfut encore surpris et choqué, et demanda :

– Tu ne l’embrasses pas ?

Elle se pencha tout doucement vers le petit front rouge ;et à mesure qu’elle approchait ses lèvres, elle les sentaitattirées, appelées par lui. Et quand elle les eut posées dessus,quand elle le toucha, un peu moite, un peu chaud, chaud de sapropre vie, il lui sembla qu’elle ne les pourrait plus retirer, seslèvres, de cette chair d’enfant, qu’elle les y laisseraittoujours.

Quelque chose frôla sa joue ; c’était la barbe de son mari,qui se penchait pour l’embrasser. Et quand il l’eut serréelongtemps contre lui, avec une tendresse reconnaissante, il voulut,à son tour, baiser sa fille, et il lui donna avec sa bouche tenduede petits coups bien doux sur le nez.

Christiane, le cœur crispé par cette caresse, les regardait, àcôté d’elle, sa fille et lui… et lui !

Il prétendit bientôt remporter l’enfant dans son berceau.

– Non, dit-elle, laisse-le encore quelques minutes, que je lesente près de ma tête. Ne parle plus, ne bouge pas, laisse-nous,attends.

Elle passa un de ses bras par-dessus le corps caché dans leslanges, posa son front tout près de la petite figure grimaçante,ferma les yeux, et ne remua plus, sans penser à rien.

Mais William, au bout de quelques minutes, lui toucha doucementl’épaule :

– Allons, ma chérie, il faut être raisonnable ! pasd’émotions, tu le sais, pas d’émotions !

Alors il emporta leur fille que la mère suivit des yeux jusqu’àce qu’elle eût disparu derrière le rideau du lit.

Puis il revint :

– C’est entendu, je t’enverrai demain matin Mme Honorat pour tetenir compagnie.

Elle répondit d’une voix affermie :

– Oui, mon ami, tu peux me l’envoyer… demain matin.

Et elle s’allongea dans son lit, fatiguée, brisée, un peu moinsmalheureuse, peut-être ?

Son père et son frère vinrent la voir dans la soirée et luicontèrent les histoires du pays, le départ précipité du professeurCloche à la recherche de sa fille, et les suppositions sur lecompte de la duchesse de Ramas, qu’on ne voyait plus, qu’on pensaitpartie aussi, à la recherche de Mazelli. Gontran riait de cesaventures, tirait une morale comique des événements :

– C’est incroyable, ces villes d’eaux. Ce sont les seuls pays deféerie qui subsistent sur la terre ! En deux mois il s’y passeplus de choses que dans le reste de l’univers durant le reste del’année. On dirait vraiment que les sources ne sont pasminéralisées, mais ensorcelées. Et c’est partout la même chose, àAix, Royat, Vichy, Luchon, et dans les bains de mer aussi, àDieppe, Étretat, Trouville, Biarritz, Cannes, Nice. On y rencontredes échantillons de tous les peuples, de tous les mondes, desrastaquouères admirables, un mélange de races et de gensintrouvable ailleurs, et des aventures prodigieuses. Les femmes yfont des farces avec une facilité et une promptitude exquises. ÀParis on résiste, aux eaux on tombe, vlan ! Les hommes ytrouvent la fortune, comme Andermatt, d’autres y trouvent la mortcomme Aubry-Pasteur, d’autres y trouvent pis que ça… et s’ymarient… comme moi… et comme Paul. Est-ce bête et drôle, cettechose-là ? Tu savais le mariage de Paul, n’est-cepas ?

Elle murmura :

– Oui, William me l’a dit tantôt.

Gontran reprit :

– Il a raison, très raison. C’est une fille de paysans… Eh bienquoi, elle vaut mieux qu’une fille d’aventuriers ou qu’une filletout court. Je connais Paul. Il aurait fini par épouser une gueusepourvu qu’elle lui eût résisté six semaines. Et pour lui résisteril fallait une rosse ou une innocente. Il est tombé surl’innocente. Tant mieux pour lui.

Christiane écoutait, et chaque mot entrant dans son oreille luiallait jusqu’au cœur, et lui faisait mal, un mal horrible.

Elle dit, en fermant les yeux :

– Je suis bien fatiguée. Je voudrais me reposer un peu.

Ils l’embrassèrent et partirent.

Elle ne put dormir, tant sa pensée s’était réveillée active ettorturante. Cette idée qu’il ne l’aimait plus, plus du tout, luidevenait tellement intolérable, que si elle n’eût pas vu cettefemme, cette garde assoupie dans un fauteuil, elle se serait levée,aurait ouvert sa fenêtre, et se serait jetée sur les marches duperron. Un très mince rayon de lune entrait par une fente de sesrideaux et posait sur le parquet une petite tache ronde et claire.Elle l’aperçut ; tous ses souvenirs l’assaillirent ensemble :le lac, le bois, ce premier « Je vous aime », à peine entendu, sitroublant, et Tournoël, et toutes leurs caresses, le soir, par leschemins sombres, et la route de La Roche-Pradière. Tout à coup,elle vit cette route blanche, par une nuit pleine d’étoiles, etlui, Paul, tenant par la taille une femme et lui baisant la boucheà chaque pas. Elle la reconnut. C’était Charlotte ! Il laserrait contre lui, souriait comme il savait sourire, lui murmuraitdans l’oreille les mots si doux qu’il savait dire, puis se jetait àses genoux et embrassait la terre devant elle comme il l’avaitembrassée devant Christiane ! Ce fut si dur, si dur pour elleque, se tournant et se cachant la figure dans l’oreiller, elle semit à sangloter. Elle poussait presque des cris, tant son désespoirlui martelait l’âme.

Chaque battement de son cœur qui sautait dans sa gorge, quisifflait à ses tempes, lui jetait ce mot : – Paul, – Paul, – Paul,interminablement répété. Elle bouchait ses oreilles de ses mainspour ne plus l’entendre, enfonçait sa tête sous les draps ;mais il sonnait alors au fond de sa poitrine, ce nom, avec chacundes coups de son cœur inapaisable.

La garde, réveillée, lui demanda :

– Êtes-vous plus malade, Madame ?

Christiane se retourna, la face pleine de larmes, et murmura:

– Non, je dormais, je rêvais… J’ai eu peur.

Puis elle pria qu’on allumât deux bougies pour ne plus voir lerayon de lune.

Vers le matin pourtant, elle s’assoupit.

Elle avait sommeillé quelques heures quand Andermatt entra,amenant Mme Honorat. La grosse dame, familière tout de suite,s’assit près du lit, prit les mains de l’accouchée, l’interrogeacomme un médecin, puis, satisfaite des réponses, déclara :

– Allons, allons, ça va bien.

Alors elle ôta son chapeau, ses gants, son châle, et se tournantvers la garde :

– Vous pouvez vous en aller, ma fille. Vous viendrez si on voussonne.

Christiane, soulevée déjà de répugnance, dit à son mari :

– Donne-moi un peu ma fille.

Comme la veille, William apporta l’enfant en l’embrassant avectendresse, et le posa sur l’oreiller. Et, comme la veille aussi, ensentant contre sa joue, à travers les étoffes, la chaleur de cecorps inconnu, emprisonné dans les linges, elle fut pénétréesoudain par un calme bienfaisant.

Tout à coup la petite se mit à crier, elle pleurait d’une voixgrêle et perçante :

– Elle veut le sein, dit Andermatt.

Il sonna, et la nourrice parut, une énorme femme rouge, avec unebouche d’ogresse, pleine de dents larges et luisantes qui firentpresque peur à Christiane. Et de son corsage ouvert elle tira unepesante mamelle, molle et lourde de lait comme celles qui pendentsous le ventre des vaches. Et quand Christiane vit sa fille boire àcette gourde charnue elle eut envie de la saisir, de la reprendre,un peu jalouse et dégoûtée.

Mme Honorat maintenant donnait des conseils à la nourrice, quis’en alla, emportant l’enfant.

Andermatt à son tour sortit. Les deux femmes restèrentseules.

Christiane ne savait comment parler de ce qui torturait son âme,tremblait d’être trop émue, de perdre la tête, de pleurer, de setrahir. Mais Mme Honorat se mit à bavarder toute seule, sans qu’onlui demandât rien. Lorsqu’elle eut conté tous les potins quicouraient par le pays, elle en vint à la famille Oriol :

– C’est de braves gens, disait-elle, de bien braves gens. Sivous aviez connu la mère, quelle femme honnête, vaillante !Elle en valait dix, Madame. Les petites tiennent d’elle,d’ailleurs.

Puis, comme elle abordait un autre sujet, Christiane dit :

– Laquelle préférez-vous des deux, Louise ouCharlotte ?

– Oh ! moi, Madame, j’aime mieux Louise, celle de votrefrère, elle est plus sage, plus rangée. C’est une femmed’ordre ! Mais mon mari préfère l’autre. Les hommes, voussavez, ils ont leurs goûts, pas comme les nôtres.

Elle se tut. Christiane, dont le courage faiblissait, balbutia:

– Mon frère l’a rencontrée souvent chez vous, sa fiancée.

– Oh ! oui, Madame, je crois bien, tous les jours. Touts’est fait chez moi, tout ! Moi je les laissais causer, cesenfants, je comprenais bien la chose ! Mais ce qui m’a faitplaisir vraiment, c’est quand j’ai vu que M. Paul en tenait pour lacadette.

Alors Christiane, d’une voix presque inintelligible :

– Il l’aime beaucoup ?…

– Ah ! Madame, s’il l’aime ! Il en perdait l’espritdans ces derniers temps. Et puis comme l’Italien, celui qui a prisla fille au docteur Cloche, tournait un peu autour de la petite,histoire de voir, de tâter, j’ai cru qu’ils s’allaientbattre !… Ah ! si vous aviez vu les yeux de M.Paul ! Et il la regardait comme une bonne Vierge, elle !…Ça fait plaisir quand on aime tant que ça !

Alors Christiane l’interrogea sur tout ce qui s’était passédevant elle, sur ce qu’ils avaient dit, sur ce qu’ils avaient fait,sur leurs promenades dans ce vallon de Sans-Souci, où tant de foisil lui avait parlé de son amour. Elle avait des questionsinattendues qui surprenaient la grosse dame, sur des chosesauxquelles personne n’eût songé, car elle comparait sans cesse,elle se rappelait mille détails de l’an passé, toutes lesgalanteries délicates de Paul, ses prévenances, ses inventionsingénieuses pour lui plaire, tout ce déploiement d’attentionscharmantes et de soins tendres qui prouvent chez un hommel’impérieux désir de séduire ; et elle voulait savoir s’ilavait fait tout cela pour l’autre, s’il avait recommencé ce sièged’une âme avec la même ardeur, avec le même entraînement, avec lamême passion irrésistible.

Et chaque fois qu’elle reconnaissait un petit fait, un petittrait, un de ces riens délicieux, une de ces troublantes surprisesqui font venir un battement de cœur, et dont Paul était prodiguequand il aimait, Christiane, étendue en son lit, poussait un petit« Ah ! » de souffrance.

Étonnée de ce cri bizarre, Mme Honorat affirmait plus fort :

– Mais oui. C’est comme je vous dis, tout comme je vous dis. Jen’ai jamais vu un homme aussi amoureux que lui.

– Est-ce qu’il lui disait des vers ?

– Je crois bien, Madame, et de jolis encore.

Et quand elles se taisaient toutes les deux, on n’entendait plusque le chant monotone et doux de la nourrice, endormant l’enfantdans la pièce voisine.

Des pas s’approchaient dans le corridor. MM. Mas-Roussel etLatonne venaient visiter leur malade. Ils la trouvèrent agitée, unpeu moins bien que la veille.

Lorsqu’ils furent partis, Andermatt rouvrit la porte, et, sansentrer :

– C’est le docteur Black qui désire te voir. Tu veuxbien ?

Elle cria, en se soulevant dans son lit :

– Non… non… je ne veux pas… non !…

William s’avança stupéfait :

– Mais pourtant, écoute… il faudrait… on lui doit… tudevrais…

Elle semblait folle tant ses yeux étaient grands et sa bouchefrémissante. Elle répéta, d’une voix aiguë, si forte qu’elle devaitpercer tous les murs :

– Non… non… jamais !… qu’il ne vienne jamais… tu entends…jamais !…

Et puis, ne sachant plus ce qu’elle disait et désignant, de sonbras tendu, Mme Honorat debout au milieu de la chambre :

– Elle non plus… chasse-la… je ne veux pas la voir…chasse-la !…

Alors il s’élança vers sa femme, la prit dans ses bras, luibaisa le front :

– Ma petite Christiane, calme-toi… Qu’est-ce que tu as ?…mais calme-toi donc !

Elle ne pouvait plus parler. Les larmes lui jaillissaient desyeux :

– Fais-les partir tous, dit-elle, et reste seul avec moi.

Il courut, éperdu, vers la femme du médecin, et la poussantdoucement vers la porte :

– Laissez-nous quelques instants, je vous prie, c’est la fièvre,la fièvre de lait. Je vais la calmer. Je vous retrouverai tout àl’heure.

Quand il retourna vers le lit, Christiane s’était recouchée etpleurait d’une façon continue, sans secousses, anéantie. Et pour lapremière fois de sa vie, il se mit à pleurer aussi.

En effet, la fièvre de lait se déclara dans la nuit, et ledélire survint.

Après quelques heures d’agitation extrême, l’accouchée se mittout à coup à parler.

Le marquis et Andermatt, qui avaient voulu rester près d’elle,et jouaient aux cartes, en comptant les points à voix basse, secrurent appelés, se levèrent et vinrent au lit.

Elle ne les vit pas, ou ne les reconnut point. Toute pâle surson oreiller blanc, avec ses cheveux blonds répandus sur sesépaules, elle regardait, de ses clairs yeux bleus, le mondeinconnu, mystérieux et fantastique où vivent les fous.

Ses mains, allongées sur les draps, remuaient parfois, agitéesde mouvements rapides et involontaires, de tressaillements et desursauts.

Elle ne semblait point causer d’abord avec quelqu’un, mais voiret raconter. Et les choses qu’elle disait paraissaient sans suite,incompréhensibles. Elle trouva une roche trop haute pour sauter.Elle avait peur d’une entorse, et puis elle ne connaissait pasassez l’homme qui lui tendait les bras. Puis elle parla desparfums. Elle avait l’air de chercher des phrases oubliées : « Quoide plus doux ?… Cela grise comme le vin… Le vin grise lapensée, mais le parfum grise le rêve… Avec le parfum on goûtel’essence même, l’essence pure des choses et du monde… on goûte lesfleurs… les arbres… l’herbe des champs… on distingue jusqu’à l’âmedes demeures anciennes endormie dans les vieux meubles, les vieuxtapis et les vieux rideaux… »

Puis son visage se contracta, comme si elle eût subi une longuefatigue. Elle montait une côte lentement, lourdement, et disait àquelqu’un :

– Oh ! porte-moi encore, je t’en prie, je vais mouririci ! Je ne peux plus marcher. Porte-moi comme tu faisaisau-dessus des gorges ? Te rappelles-tu !… comme tum’aimais !

Puis elle poussa un cri d’angoisse ; une horreur passa dansses yeux. Elle voyait une bête morte devant elle et suppliait qu’onl’ôtât de là sans lui faire de mal.

Le marquis dit tout bas à son gendre :

– Elle pense à un âne que nous avons rencontré en revenant de laNugère.

Maintenant elle parlait à cette bête morte, la consolait, luiracontait qu’elle était aussi très malheureuse, elle, bien plusmalheureuse, parce qu’on l’avait abandonnée.

Puis tout à coup elle refusa quelque chose exigée d’elle. Ellecriait :

– Oh ! non, pas cela ! Oh ! c’est toi… toi… quiveux me faire traîner cette voiture !…

Alors elle haleta, comme si elle eût traîné une voiture, eneffet. Elle pleurait, gémissait, poussait des cris, et toujours,pendant plus d’une demi-heure, elle monta cette côte, en tirantderrière elle, avec des efforts horribles, la charrette de l’âne,sans doute.

Et quelqu’un la frappait durement, car elle disait :

– Oh ! que tu me fais mal ! Au moins ne me bats plus,je marcherai… mais ne me bats plus, je t’en supplie… Je ferai ceque tu voudras, mais ne me bats plus !…

Puis son angoisse se calma peu à peu et elle ne fit plus quedivaguer doucement jusqu’au jour. Elle s’assoupit alors et finitpar dormir. Quand elle se réveilla, vers deux heures del’après-midi, la fièvre la brûlait encore, mais sa raison lui étaitrevenue.

Jusqu’au lendemain, cependant, sa pensée demeura engourdie, unpeu indécise, fuyante. Elle ne trouvait pas tout de suite les motsdont elle avait besoin et se fatiguait affreusement à leschercher.

Mais, après une nuit de repos, elle reprit complètement lapossession d’elle-même.

Cependant elle se sentait changée, comme si cette crise eûtmodifié son âme. Elle souffrait moins et songeait davantage. Lesévénements terribles, si proches, lui paraissaient reculés dans unpassé déjà lointain, et elle les regardait avec une clarté d’idéesdont son esprit n’avait encore jamais été éclairé. Cette lumière,qui l’avait envahie soudain, et qui illumine certains êtres encertaines heures de souffrance, lui montrait la vie, les hommes,les choses, la terre entière avec tout ce qu’elle porte comme ellene les avait jamais vus.

Alors, plus même que le soir où elle s’était sentie tellementseule au monde dans sa chambre en revenant du lac de Tazenat, ellese jugea totalement abandonnée dans l’existence. Elle comprit quetous les hommes marchent côte à côte, à travers les événements,sans que jamais rien unisse vraiment deux êtres ensemble. Ellesentit, par la trahison de celui en qui elle avait mis toute saconfiance, que les autres, tous les autres ne seraient jamais pluspour elle que des voisins indifférents dans ce voyage court oulong, triste ou gai, suivant les lendemains, impossibles à deviner.Elle comprit que, même entre les bras de cet homme, quand elles’était crue mêlée à lui, entrée en lui, quand elle avait cru queleurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu’une chair et qu’uneâme, ils s’étaient seulement un peu rapprochés jusqu’à fairetoucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature aisolé et enfermé les humains. Elle vit bien que nul jamais n’a puou ne pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dansla vie aussi loin l’un de l’autre que les étoiles du ciel.

Elle devina l’effort impuissant, incessant depuis les premiersjours du monde, l’effort infatigable des hommes pour déchirer lagaine où se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamaissolitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches, dela chair frémissante et nue, effort de l’amour qui s’épuise enbaisers, pour arriver seulement à donner la vie à quelque autreabandonné !

Alors un désir irrésistible la saisit de revoir sa fille. Ellela demanda, et quand on l’eut apportée, elle pria qu’on la dévêtît,car elle ne connaissait encore que son visage.

La nourrice déroula donc les langes et découvrit un pauvre corpsde nouveau-né, agité de ces vagues mouvements que la vie met en cesébauches de créatures. Christiane le toucha d’une main timide,tremblante, puis voulut baiser le ventre, les reins, les jambes,les pieds, puis elle le regarda, pleine de pensées bizarres.

Deux êtres s’étaient vus, s’étaient aimés avec une exaltationdélicieuse ; et de leur étreinte, cela était né ! Celac’était lui et elle, mêlés pour jusqu’à la mort de ce petit enfant,c’était lui et elle, revivant ensemble, c’était un peu de lui et unpeu d’elle avec quelque chose d’inconnu qui le ferait différentd’eux. Il les reproduirait l’un et l’autre, dans la forme de soncorps et dans celle de son esprit, dans ses traits, ses gestes, sesyeux, ses mouvements, ses goûts, ses passions, jusque dans le sonde sa voix et l’allure de sa démarche, et il serait un être nouveaupourtant !

Ils étaient séparés maintenant, eux, pour toujours ! Jamaisplus leurs regards ne se confondraient dans un de ces élans detendresse qui font indestructible la race humaine.

Et serrant l’enfant contre son cœur, elle murmura :

– Adieu – adieu !

C’était à lui qu’elle disait « adieu » dans l’oreille de safille, l’adieu courageux et désolé d’une âme fière, l’adieu d’unefemme qui souffrira longtemps encore, toujours peut-être, mais quisaura du moins cacher à tous ses larmes.

– Ah ! ah ! criait William par la porte entr’ouverte.Je t’y prends ! Veux-tu bien me rendre ma fille ?

Courant au lit, il saisit la petite en ses mains exercées déjà àla manier, et l’élevant au-dessus de sa tête, il répétait :

– Bonjour, mademoiselle Andermatt… bonjour, mademoiselleAndermatt…

Christiane songeait : « Voici donc mon mari. » Et elle lecontemplait avec des yeux surpris comme s’ils l’eussent regardépour la première fois. C’était lui, l’homme à qui la loi l’avaitunie, l’avait donnée ! l’homme qui devait être, d’après lesidées humaines, religieuses et sociales, une moitié d’elle !plus que cela, son maître, le maître de ses jours et de ses nuits,de son cœur et de son corps ! Elle eut presque envie desourire, tant cela, à cette heure, lui parut étrange, car, entreelle et lui, aucun lien jamais n’existerait, aucun de ces liens sivite brisés, hélas ! mais qui semblent éternels, ineffablementdoux, presque divins.

Aucun remords même ne lui venait de l’avoir trompé, de l’avoirtrahi ! Elle s’en étonna, cherchant pourquoi. Pourquoi ?…Ils étaient trop différents sans doute, trop loin l’un de l’autre,de races trop dissemblables. Il ne comprenait rien d’elle ;elle ne comprenait rien de lui. Pourtant il était bon, dévoué,complaisant.

Mais seuls, peut-être, les êtres de même taille, de même nature,de même essence morale peuvent se sentir attachés l’un à l’autrepar la chaîne sacrée du devoir volontaire.

On rhabillait l’enfant. William s’était assis :

– Écoute, ma chérie, disait-il, je n’ose plus t’annoncer devisite depuis que tu m’as si bien accueilli avec le docteur Black.Il en est une pourtant que tu me ferais grand plaisir de recevoir :celle du docteur Bonnefille !

Alors elle rit, pour la première fois, d’un rire pâle, resté sursa lèvre, sans aller jusqu’à l’âme ; et elle demanda :

– Le docteur Bonnefille ? Quel miracle ! Vous êtesdonc réconciliés ?

– Mais oui. Écoute : je vais t’annoncer, en grand secret, unegrande nouvelle. Je viens d’acheter l’ancien établissement. J’aitout le pays, maintenant. Hein ! quel triomphe ? Cepauvre docteur Bonnefille l’a su avant tout le monde, bien entendu.Alors il a été malin ; il est venu prendre de tes nouvelles,tous les jours, en laissant sa carte avec un mot sympathique. Moi,j’ai répondu à ses avances par une visite ; et nous sommes aumieux à présent.

– Qu’il vienne, dit Christiane, quand il voudra. Je seraicontente de le recevoir.

– Bon, je te remercie. Je te l’amènerai demain matin. Je n’aipas besoin de te dire que Paul me charge, sans cesse, de millecompliments pour toi, et s’informe beaucoup de la petite. Il agrande envie de la voir.

Malgré ses résolutions, elle se sentait oppressée. Elle put direcependant :

– Tu le remercieras pour moi.

Andermatt reprit :

– Il était très inquiet de savoir si on t’avait annoncé sonmariage. Je lui ai répondu oui ; alors il m’a demandéplusieurs fois ce que tu en pensais ?

Elle fit un grand effort d’énergie et murmura :

– Tu lui diras que je l’approuve tout à fait.

William, avec une ténacité cruelle, reprit :

– Il voulait aussi absolument savoir comment tu appellerais tafille. J’ai dit que nous hésitions entre Marguerite etGeneviève.

– J’ai changé d’avis, dit-elle. Je veux la nommer Arlette.

Autrefois, aux premiers jours de sa grossesse, elle avaitdiscuté avec Paul le nom qu’ils devaient choisir soit pour un fils,soit pour une fille ; et pour une fille Geneviève etMarguerite les avaient laissés indécis. Elle ne voulait plus de cesdeux noms-là.

William répétait :

– Arlette… Arlette… C’est très gentil… tu as raison. Moi,j’aurais voulu l’appeler Christiane, comme toi. J’adore ça…Christiane !

Elle poussa un profond soupir :

– Oh ! cela promet trop de souffrances de porter le nom duCrucifié.

Il rougit, n’ayant point songé à ce rapprochement, et se levant:

– D’ailleurs, Arlette est très gentil. À tout à l’heure, machérie.

Dès qu’il fut parti elle appela la nourrice et ordonna que leberceau fût placé désormais contre son lit.

Quand la couche légère en forme de nacelle, toujours balancée,et portant son rideau blanc, comme une voile, sur son mât de cuivretordu, eut été roulée près de la grande couche, Christiane étenditsa main jusqu’à l’enfant endormie, et elle dit tout bas :

– Fais dodo, ma petite. Tu ne trouveras jamais personne quit’aimera autant que moi.

Elle passa les jours suivants dans une mélancolie tranquille,songeant beaucoup, se faisant une âme résistante, un cœurénergique, pour reprendre la vie dans quelques semaines. Saprincipale occupation maintenant consistait à contempler les yeuxde sa fille, cherchant à y surprendre un premier regard, mais n’yvoyant rien que deux trous bleuâtres invariablement tournés vers lagrande clarté de la fenêtre.

Et elle ressentait de profondes tristesses en songeant que cesyeux-là, encore endormis, regarderaient le monde comme elle l’avaitregardé elle-même, à travers l’illusion du rêve intérieur qui faitheureuse, confiante et gaie l’âme des jeunes femmes. Ils aimeraienttout ce qu’elle avait aimé, les beaux jours clairs, les fleurs, lesbois et les êtres aussi, hélas ! Ils aimeraient un homme sansdoute ! Ils aimeraient un homme ! Ils porteraient en euxson image connue, chérie, la reverraient quand il serait loin,s’enflammeraient en l’apercevant… Et puis… et puis… ilsapprendraient à pleurer ! Les larmes, les horribles larmescouleraient sur ces petites joues ! Et l’affreuse souffrancedes amours trahis les rendrait méconnaissables, éperdus d’angoisseet de désespoir, ces pauvres yeux vagues, qui seraient bleus. Etelle embrassait follement l’enfant en lui disant.

– N’aime que moi, ma fille !

Un jour enfin, le professeur Mas-Roussel, qui venait la voirchaque matin, déclara :

– Vous pourrez vous lever un peu tantôt, Madame.

Andermatt, quand le médecin fut parti, dit à sa femme :

– Il est bien malheureux que tu ne sois pas tout à faitrétablie, car nous avons aujourd’hui une expérience bienintéressante à l’Établissement. Le docteur Latonne a fait un vraimiracle avec le père Clovis, en le soumettant à son traitement degymnastique automotrice. Figure-toi que ce vieux vagabond marchepresque comme tout le monde à présent. Les progrès de la guérison,d’ailleurs, sont apparents après chaque séance.

Elle demanda, pour lui plaire :

– Et vous allez faire une séance publique ?

– Oui et non, nous faisons une séance devant les médecins etquelques amis.

– À quelle heure ?

– À trois heures.

– M. Brétigny y sera ?

– Oui, oui. Il m’a promis d’y venir. Tout le conseil y sera. Aupoint de vue médical, c’est fort curieux.

– Eh bien, dit-elle, comme je serai, moi, justement levée à cemoment-là, tu prieras M. Brétigny de me venir voir. Il me tiendracompagnie pendant que vous regarderez l’expérience.

– Oui, ma chérie.

– Tu n’oublieras pas ?

– Non, non, sois tranquille.

Et il s’en alla à la recherche de spectateurs.

Après avoir été joué par les Oriol, lors du premier traitementdu paralytique, il avait à son tour joué de la crédulité desmalades, si facile à conquérir quand il s’agit de guérison, etmaintenant il se jouait à lui-même la comédie de cette cure, enparlait si souvent, avec tant d’ardeur et de conviction, qu’il luieût été bien difficile de discerner s’il y croyait ou s’il n’ycroyait pas.

Vers trois heures, toutes les personnes qu’il avait racolées setrouvaient réunies devant la porte de l’Établissement, attendant lavenue du père Clovis. Il arriva, appuyé sur deux cannes, traînanttoujours les jambes et saluant avec politesse tout le monde sur sonpassage.

Les deux Oriol le suivaient avec les deux jeunes filles. Paul etGontran accompagnaient leurs fiancées.

Dans la grande salle où étaient installés les instrumentsarticulés, le docteur Latonne attendait, en causant avec Andermattet avec le docteur Honorat.

Quand il aperçut le père Clovis, un sourire de joie passa surses lèvres rasées. Il demanda :

– Eh bien ! comment allons-nous aujourd’hui ?

– Oh ! cha va, cha va !

Petrus Martel et Saint-Landri parurent. Ils voulaient savoir. Lepremier croyait, le second doutait. Derrière eux on vit, avecstupeur, entrer le docteur Bonnefille, qui vint saluer son rival ettendit la main à Andermatt. Le docteur Black fut le derniervenu.

– Eh bien, Messieurs et Mesdemoiselles, dit le docteur Latonneen s’inclinant vers Louise et Charlotte Oriol, vous allez assisterà une chose fort curieuse. Constatez d’abord qu’avant la séance cebrave homme marche un peu, mais très peu. Pouvez-vous aller sansvos bâtons, père Clovis ?

– Oh non ! Môchieu.

– Bon, nous commençons.

On hissa le vieux sur le fauteuil, on lui sangla les jambes auxpieds mobiles du siège, puis, quand M. l’inspecteur commanda : «Allez doucement », le grand garçon de service, aux bras nus, tournala manivelle.

On vit alors le genou droit du vagabond s’élever, s’étendre, seplier, s’allonger de nouveau, puis le genou gauche en fit autant,et le père Clovis, pris d’une joie subite, se mit à rire enrépétant avec sa tête et sa longue barbe blanche tous lesmouvements auxquels on forçait ses jambes.

Les quatre médecins et Andermatt, penchés sur lui, l’examinaientavec une gravité d’augures, tandis que Colosse échangeait des coupsd’œil malins avec le vieux.

Comme on avait laissé les portes ouvertes, d’autres personnesentraient sans cesse, se pressaient pour voir, des baigneursconvaincus et anxieux.

– Plus vite, commanda le docteur Latonne.

L’homme de peine tourna plus fort. Les jambes du vieux se mirentà courir, et lui, saisi d’une gaîté irrésistible, comme un enfantqu’on chatouille, riait de toute sa force, en agitant sa têteéperdument. Et il répétait, au milieu de ses crises de rire : « Chérigolo, ché rigolo ! » ayant cueilli ce mot sans doute dans labouche de quelque étranger.

Colosse à son tour éclata et, tapant du pied par terre, sefrappant les cuisses de ses mains, il criait :

– Ah ! bougrrre de Cloviche… bougrrre de Cloviche…

– Assez ! ordonna l’inspecteur.

On détacha le vagabond, et les médecins s’écartèrent pourconstater le résultat.

Alors on vit le père Clovis descendre tout seul de sonfauteuil ; et il marcha. Il allait à petits pas, il est vrai,tout courbé et grimaçant de fatigue à chaque effort ! mais ilmarchait !

Le docteur Bonnefille déclara le premier :

– C’est un cas tout à fait remarquable.

Le docteur Black aussitôt renchérit sur son confrère. Seul, ledocteur Honorat ne dit rien.

Gontran murmurait à l’oreille de Paul :

– Je ne comprends pas. Regarde leurs têtes. Sont-ils dupes oucomplaisants ?

Mais Andermatt parlait. Il racontait cette cure depuis lepremier jour, la rechute et la guérison enfin qui s’annonçaitdéfinitive, absolue. Il ajouta gaîment :

– Et si notre malade est un peu repris chaque hiver, nous lereguérirons chaque été.

Puis il fit l’éloge pompeux des eaux du MontOriol, célébra leurspropriétés, toutes leurs propriétés :

– Moi-même, disait-il, j’ai pu expérimenter leur puissance dansune personne qui m’est bien chère, et si ma famille ne s’éteintpas, c’est à Mont-Oriol que je le devrai.

Mais tout à coup un souvenir l’assaillit : il avait promis à safemme la visite de Paul Brétigny. Son remords fut vif, car il étaitplein de soins pour elle. Il regarda donc autour de lui, aperçutPaul et, le rejoignant :

– Mon cher ami, j’ai complètement oublié de vous dire queChristiane vous attend en ce moment.

Brétigny balbutia :

– Moi… en ce moment… ?

– Oui, elle s’est levée aujourd’hui et elle désire vous voiravant tout le monde. Courez-y donc bien vite, et excusez-moi.

Paul s’en alla vers l’hôtel, le cœur palpitant d’émotion.

En route il rencontra le marquis de Ravenel qui lui dit :

– Ma fille est debout et s’étonne de ne vous avoir pas encorevu.

Il s’arrêta cependant sur les premières marches de l’escalierpour réfléchir à ce qu’il lui dirait. Comment allait-elle lerecevoir ? Serait-elle seule ? Si elle parlait de sonmariage, que répondrait-il. ?

Depuis qu’il la savait accouchée il ne pouvait songer à ellesans frémir d’inquiétude ; et la pensée de leur premièrerencontre, chaque fois qu’elle effleurait son esprit, le faisaitbrusquement rougir ou pâlir d’angoisse. Il songeait aussi, avec untrouble profond, à cet enfant inconnu dont il était le père, et ildemeurait harcelé par le désir et la peur de le voir. Il se sentaitenfoncé dans une de ces saletés morales qui tachent, jusqu’à samort, la conscience d’un homme. Mais il redoutait surtout le regardde cette femme qu’il avait aimée si fort et si peu longtemps.

Aurait-elle pour lui des reproches, des larmes ou dudédain ? Ne le recevait-elle que pour le chasser ?

Et quelle devait être son attitude à lui ? Humble, désolée,suppliante ou froide ? S’expliquerait-il ou écouterait-il sansrépondre ? Devait-il s’asseoir ou rester debout ?

Et quand on lui montrerait l’enfant, que ferait-il ? Quedirait-il ? De quel sentiment apparent devrait-il êtreagité ?

Devant la porte il s’arrêta de nouveau, et, au moment de toucherle timbre, il s’aperçut que sa main tremblait.

Il appuya son doigt cependant sur le petit bouton d’ivoire et ilentendit dans l’intérieur de l’appartement tinter la sonnerieélectrique.

Une domestique vint ouvrir, le fit entrer. Et, dès la porte dusalon, il aperçut, au fond de la seconde chambre, Christiane qui leregardait, étendue sur sa chaise longue.

Ces deux pièces à traverser lui parurent interminables. Il sesentait chanceler, il avait peur de heurter des sièges et iln’osait pas regarder à ses pieds pour ne point baisser les yeux.Elle ne fit pas un geste, elle ne dit pas un mot, elle attendaitqu’il fût près d’elle. Sa main droite restait allongée sur sa robeet sa main gauche appuyée sur le bord du berceau tout enveloppé deses rideaux.

Quand il fut à trois pas il s’arrêta, ne sachant ce qu’il devaitfaire. La femme de chambre avait refermé la porte derrière lui. Ilsétaient seuls.

Alors il eut envie de tomber à genoux et de demander pardon.Mais elle souleva avec lenteur sa main posée sur sa robe et, la luitendant un peu :

– Bonjour, dit-elle d’une voix grave.

Il n’osait toucher ses doigts, qu’il effleura cependant de seslèvres, en s’inclinant. Elle reprit :

– Asseyez-vous.

Et il s’assit sur une chaise basse, près de ses pieds.

Il sentait qu’il devait parler, mais il ne trouvait pas un mot,pas une idée, et il n’osait plus même la regarder. Il finitpourtant par balbutier :

– Votre mari avait oublié de me dire que vous m’attendiez, sansquoi je serais venu plus tôt.

Elle répondit :

– Oh ! peu importe ! Du moment que nous devions nousrevoir… un peu plus tôt… un peu plus tard ?…

Comme elle n’ajoutait plus rien, il s’empressa de demander :

– J’espère que vous allez bien, maintenant ?

– Merci. Aussi bien qu’on peut aller, après des secoussespareilles.

Elle était fort pâle, maigrie, mais plus jolie qu’avant sonaccouchement. Ses yeux surtout avaient pris une profondeurd’expression qu’il ne leur connaissait pas. Ils semblaientassombris, d’un bleu moins clair, moins transparent, plus intense.Ses mains étaient si blanches qu’on eût dit de la chair demorte.

Elle reprit :

– Ce sont des heures très dures à passer. Mais, quand on asouffert ainsi, on se sent fort pour jusqu’à la fin de sesjours.

Il murmura, très ému :

– Oui, ce sont des épreuves terribles.

Elle répéta comme un écho :

– Terribles.

Depuis quelques secondes, de légers mouvements, ces bruitsimperceptibles du réveil d’un enfant endormi, avaient lieu dans leberceau. Brétigny ne le quittait plus du regard, en proie à unmalaise douloureux et grandissant, torturé par l’envie de voir cequi vivait là-dedans.

Alors il s’aperçut que les rideaux du petit lit étaient clos duhaut en bas avec des épingles d’or que Christiane portaitordinairement à son corsage. Il s’amusait souvent, autrefois, à lesôter et à les repiquer sur les épaules de sa bien-aimée, ces finesépingles dont la tête était formée d’un croissant de lune. Ilcomprit ce qu’elle avait voulu ; et une émotion poignante lesaisit, le crispa devant cette barrière de points d’or qui leséparait, pour toujours, de cet enfant.

Un cri léger, une plainte frêle s’éleva dans cette prisonblanche. Christiane aussitôt balança la nacelle et, d’une voix unpeu brusque :

– Je vous demande pardon de vous donner si peu de temps ;mais il faut que je m’occupe de ma fille.

Il se leva, baisa de nouveau la main qu’elle lui tendait, et,comme il allait sortir :

– Je fais des vœux pour votre bonheur, dit-elle.

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