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Moulins d’autrefois

Moulins d’autrefois

de François Fabié
Partie 1

Chapitre 1

 

Jean Garric, dit « Jeantou », et Aline Terral, appelée familièrement « Line, Linette », ou« Linou du Moulin », naquirent le même jour, le jour de la Saint-Jean, mais à deux années de distance, sur la paroisse de La Capelle-des-Bois, une grande mais pauvre paroisse du haut Ségala, de cette agreste et fraîche partie du Rouergue qui s’étend à l’est et au sud-est de Rodez, et, par plateaux successifs où alternent landes, bois, prairies et cultures, court, entre deux sommets culminants, le Lévezou et le Lagast, puis descend enterrasses plus étroites et profondément sillonnées par le Rance, le Giffou, la Durenque, le Céor et une foule d’autres ruisseaux, versles gorges encaissées du Tarn et la plaine fertile de l’Albigeois.

Les parents de Jeantou étaient de très chétifs terriens, cultivant un maigre champ, élevant quelques brebis sur un petit pré et une pauvre pâture plantée de cinq ou six gros châtaigniers, mangeant du pain de seigle dans les bonnes années, du pain d’avoine, des pommes de terre et des châtaignes, dans les mauvaises.

Le père Garric, vaguement menuisier,fabriquait quelques meubles pour les maisons les plus pauvres de La Capelle, et plus souvent des clôtures pour les champs et les prés des paysans aisés de la région. Il élaguait aussi les arbres et tressait des corbeilles et des paniers.

Aline était la plus jeune fille du meunier deLa Capelle, un meunier relativement cossu, ayant toujours enactivité deux couples de meules, une scierie renommée dans tout lepays, plus un bon bout de bien bordant le ruisseau et encadrantl’étang dont l’eau faisait gaiement tourner ses roues.

Le pré de Garric et sa pâture dévalaient enpente rapide au-dessous de sa maisonnette du Vignal jusqu’aux préset à la châtaigneraie du meunier. Et c’est pourquoi quand Jeantou,sur ses sept ans, ayant troqué ses jupes contre un pantalon deserge et une veste taillée dans une vieille cotte de sa mère,commença à garder les ouailles du père Garric, il aperçut souventLinon Terral qui, toute frêle et toute mignonne, vive comme uneabeille, douce à voir avec ses yeux noisette sous ses fins cheveuxblonds, accompagnait souvent sa sœur aînée ou ses deux frères à lagarde des bœufs et des vaches du meunier.

Une forte haie de noisetiers, d’églantiers etd’aubépines, jalonnée de chênes, séparait la pâture de Garric després de Terral ; et longtemps le petit pâtre se contentad’épier à travers les branches les jeux, les luttes ou les dînettesdes enfants du voisin. Il n’osait ni pénétrer chez eux, ni leurparler, ni même répondre à leurs chants par d’autres chants, commefont souvent chez nous les bergers, d’une colline à l’autre.Jeantou était né timide et doux, un peu pataud ; et à satimidité naturelle s’ajoutait le sentiment de la pauvreté dessiens, comparée à l’aisance et au train de la famille Terral.

Mais les jours coulèrent avec le ruisseau quifaisait grincer la scie et jacasser les trémies du meunier. Jean etAline atteignirent, lui, treize ans, elle, onze. La sœur aînée deLinou cessa de mener paître les bœufs, et resta à la maison pouraider sa mère, la meunière Rose, de santé délicate, souventsouffrante. Des deux garçons, l’un partit pour le chef-lieu où lepère Terral, vaniteux de nature et conseillé par l’instituteur deLa Capelle, le fit entrer au collège ; l’autre, Frédéric,Fric, ou plus communément « Cadet », commença sonapprentissage du métier paternel, surveillant la scierie ou lemoulin, limant les lames dentelées, « piquant » lesmeules, levant même déjà la hache sur les troncs à équarrir.

Et Aline alla seule au pré de l’étang, etJeantou sentit grandir son admiration pour l’avenante voisine, sansparvenir, cependant, à vaincre la sotte timidité qui le tenait àl’écart.

La fillette, elle non plus, ne détestait pasce bon gros garçon aux joues rouges comme les pommes qu’ellegaulait et croquait dans son pré, aux yeux noirs comme lesprunelles de la haie qui les séparait. Elle l’eût bien appelé àelle, mais dame ! elle sentait vaguement que ce n’est pas auxfilles à faire le premier pas ; et la futée se contentaitd’observer son voisin du coin de l’œil – non sans un souriremalicieux parfois, non sans un couplet de chanson ou de cantique,qui pouvait passer pour une invite, mais auquel le petit pâtre nerépondait jamais.

Puis, Linette fut malade des jours, dessemaines, plus d’un mois. Et Jeantou, fut triste, triste ; ilpleura, le visage dans la glèbe du pré, ou derrière les noisetiers,Linou malade, là-bas, dans cette maison dont il apercevaitseulement la toiture par-dessus la chaussée de l’étang !… Sielle n’allait plus venir jamais ! Si elle allait mourir,ainsi, tout à coup ! S’il allait entendre les cloches de LaCapelle-des-Bois sonner soudain pour sa « finie » et samort !… À cette idée, le cœur du pauvre petit se gonflait àéclater ; une désolation sans bornes le promenait, errant etdésemparé ; il contait sa peine aux vieux châtaigniers, auruisseau qui semblait sangloter comme lui, aux nuages qu’avrilchassait sous son souffle de renouveau.

Ah ! s’il avait osé demander à sa mèred’aller prendre des nouvelles ; s’il avait osé, quand son pèrerevenait du moulin portant sur l’épaule leur petite provision defarine, – de quoi pétrir trois ou quatre grosses miches, noires etrugueuses comme l’écorce des chênes, – lui dire :

– Papa, avez-vous vu Linou ? Linou n’estpas morte, au moins ?

Mais le pauvre Jean n’osait pas ; et ilcontinuait à pleurer en cachette et à ajouter à sa prière un Paterpour hâter la guérison de son amie.

Or, les Pater de Jean Garric, et aussi, sansdoute, les onze ans de la fillette et la remontée de la sève auprintemps, guérirent enfin Linou… Et elle revint au pré, un peuplus pâle d’abord, un peu moins vive, mais encore plus jolie. Queljour de fête pour le petit berger ! Comme il eût voulu crierson bonheur, ainsi qu’il avait gémi sa peine ! Mais non, carLinette l’eût entendu, et il serait mort de honte.

Cependant, vers les premiers jours de mai, ilprit une grande détermination.

Le printemps avait tout refleuri etreverdi : les saules, les peupliers qui bordaient l’étang,là-bas, les poiriers et les pommiers épars sur les coteaux, lesaulnes luisants dont la ligne sinueuse dessinait la fuite duruisseau. Les chênes et les châtaigniers eux-mêmes, quoique plusparesseux, se décidaient, ceux-ci à laisser éclater leurs grosbourgeons vernissés, ceux-là à revêtir leur parure de feuillesmenues encore, transparentes, d’un vert tendre et doré. Et que dechants d’oiseaux : appels lointains et moelleux du coucou dansle bois de Roupeyrac qui barrait l’horizon, – délicieusescacophonies montant des jardins en fleurs chéris des chardonneretset des pinsons, des haies, où rossignols et fauvettess’égosillaient, des gros arbres moussus où sacraient et miaulaientles geais, où riait le pivert, où la mésange serrurier limait sansrelâche, – tandis que, par-dessus tout cela, là-haut, dans un azurdoux et fraîchement lavé, l’alouette s’élevait, tirelirant,répétant mille fois au laboureur, au printemps, à la vie :

– Arrive ! Arrive !Arrive !

Jeantou était un grand dénicheur. Son humeurpaisible et un peu taciturne avait fait de lui un observateur, etson observation s’était exercée sur les mœurs des oiseaux. Nul nesavait comme lui, à La Capelle, l’époque précise et le lieu oùchaque espèce fait son nid ; – depuis le troglodyte, quidissimule le sien sous les racines pendantes des talus plantés dehoux, jusqu’au grimpereau, qui s’empare des trous abandonnés dupivert, et, par une maçonnerie adroite, en rétrécit l’ouverture àsa taille. Il avait la patience de guetter pendant des heures lesmanœuvres savantes auxquelles se livrent certains couples pouraller inaperçus jusqu’à leurs nids. Il interprétait les cris decertains autres, de façon à mesurer, sur leur accent et leurintensité, la distance qui le séparait de leur couvée, et à s’yacheminer avec une précision merveilleuse. Ajoutez qu’il grimpaitaux arbres comme un chat, et qu’en le voyant rôder au pied deshauts châtaigniers où elle bâtit son château fort bastionné deronces, la pie elle-même poussait des jacassements désespérés.

Or, notre dénicheur – dont la réputation étaitsi bien établie que les polissons du village, parlant de nids,disaient couramment : « Jeantou de la Garrigate lessait tous » – avait découvert un superbe nid depinson, sur un des vieux chênes jalonnant la haie qui le séparaitde Linou ; et il se promettait, dès que les petits seraientdrus, de les cueillir et de les lancer dans le tablier de savoisine, quand elle viendrait tricoter sous le chêne ou feuilleterle livre d’images qu’elle tenait des religieuses de La Capelle, sesinstitutrices. Quel admirable moyen, n’est-ce pas, de faireconnaissance avec la fille du meunier, et de lui dire :

– Tu vois, Linette, on n’est pas courageux nibavard, non ; mais on pense à toi, et on voudrait bien sauterla haie et devenir ton ami…

Qu’est-ce qu’elle répondrait à cela ?

Le jour arriva, marqué par l’ingénumachiavélisme de Jean Garric. Il attend que la petite gardeuse sesoit assise sur une pierre plate, au-dessous du vieux tronc moussuqui l’abrite, et qu’elle soit bien occupée à la contemplation deses images. Il grimpe à l’arbre, le cœur battant, retenant sonsouffle, s’appliquant à ne pas faire craquer la moindre brindillesèche. Le nid est loin du tronc, dans l’enfourchure d’une branchehorizontale où il est dangereux de se risquer. Notre dénicheur s’yavance avec précaution ; il touche presque au but… Mais lepinson et la pinsonne l’ont aperçu ; ils sonnent l’alarme, ilsaccourent poussant des cris éperdus, tournent de près autour duravisseur… Linou lève la tête, voit Jean, penché sur le nid.

– Veux-tu laisser ces oiseaux, scélérat ?crie-t-elle avec indignation…

La branche cassant sous son poids n’eût pasproduit un tel effet sur Jeantou… Il s’arrête, interloqué, confus,vacille, perd l’aplomb, tombe et s’étale sur le pré aux pieds deLinou, épouvantée. Heureusement, la terre est molle, l’herbe déjàhaute à cet endroit ; le dénicheur n’a pas de mal. Seule, saculotte a rencontré une branche basse noueuse, et, de cetterencontre, est résultée une brèche par où le genou brun du gaillardfait risette effrontément. Penaud, il se lève, s’aperçoit dudésastre, et de grosses larmes roulent dans ses yeux.

– Te voilà puni, méchant, fait Linou, unsourire narquois au coin des lèvres… Pourquoi fais-tu de la peineaux oiseaux de Notre Seigneur ?

Il voudrait répondre :

– C’est pour toi, Linou, que je cueillais cenid, pour t’en faire présent…

Mais les mots s’arrêtent dans son gosier, et,pour toute défense, il sanglote éperdument.

– Allons, ne pleure pas, gros maladroit.Entends… Les pinsons se calment… Ils te pardonnent sans doute…Approche…, assieds-toi là… J’ai une aiguille et du fil…

Et, retroussant le pantalon du coupablejusqu’au-dessus de la déchirure, la petite fée, toujours souriante,un regard furtif et malicieux de temps en temps coulé vers lepatient, dont quelques sanglots attardés gonflent encore lapoitrine, pratique une reprise savante qui, une fois la culotterabattue, pourra défier l’œil peu exercé de la mère Garric.

Jean, calmé enfin, et rassuré sur lesconséquences de sa mésaventure, un peu honteux encore et la mainsur les yeux, mais, au fond, infiniment heureux d’être si près decette Linou qu’il avait un si grand désir de connaître, – et qu’ilsentait, maintenant, si supérieure à lui, – fût resté làéternellement, sans bouger, sans parler, engourdi dans labéatitude ; mais tout à coup une voix aiguë de femme le héladu haut de la pâture :

– Hé ! Jeantou, où es-tu, polisson ?Veux-tu venir ?… Jeantou !…

Et, vite, le gars bondit, voulut traverser lahaie…

– Pas par là, dit Linou, tu te déchireraisencore… Par le ruisseau…, en te retroussant et te retenant auxbranches… Adieu…, et ne fais plus de mal aux oiseaux,surtout !…

Sans trouver même un mot de remerciement, Jeancourut, sauta dans l’eau, barbota un peu, mais reparut, gravissantla colline en poussant devant lui sa douzaine de brebis, et sedécidant enfin à répondre à la voix de plus en plus colère quil’appelait : « Plaît-il ?… Je suis ici, je viensclore[1], maman… », tout en jetant un longregard de tendresse à Linette qui, de son côté, ramenait ses vachesvers la chaussée du moulin.

Chapitre 2

 

À partir de ce jour, Jean Garric aima encoredavantage sa petite voisine ; et Aline Terral ne parut pas sedéplaire en la compagnie du petit pâtre. Elle l’appelait mêmequelquefois, tantôt pour lui montrer les images de son livre oùelle lisait couramment, tantôt pour lui raconter de belleshistoires, apprises de son frère ou de son parrain, l’oncle Joseph,un conteur merveilleux ; tantôt pour lui demander de luicueillir les noisettes des plus hautes branches, ou des pommes ausommet des pommiers. Comme il accourait alors, rouge, empressé,heureux ! Mais sa timidité ne diminuait point ; etrarement il se risquait à répondre autrement que par monosyllabesaux demandes de sa petite amie…

Les jours coulèrent encore : l’automnevint. Jean apporta à Aline de beaux cèpes, ramassés dans lesregains ou dans la mousse, au pied des chênes. Ils allumèrentensemble des feux de fougères sèches où ils firent griller deschâtaignes, tout en chauffant leurs doigts rougis par les premiersfroids et leurs pieds mouillés par les averses d’octobre.

Puis, une après-midi de novembre, le cieldevint d’un gris laiteux ; des troupeaux de corneillespiaillantes tournoyèrent dans l’air ; deux canards sauvagess’abattirent sur l’étang et s’enfoncèrent en hâte sous la retombéedes saules. Et la neige commença à tomber, endormeuse etnostalgique : c’était l’hiver… Les brebis de Jean et lesvaches de Linou quittèrent le pré, se tournèrent le dos, les unesfaisant tinter leurs clochettes claires, les autres agitant leursonnaille enrouée, et regagnèrent les étables qui allaient lesemprisonner durant de longs mois. Et du seuil de sa maisonnetteperchée sur le coteau du Vignal, Jeantou, captif, et qui n’osaitmême plus aller tendre des lacets aux merles, ni des« tuiles » aux grives, parce qu’il craignait lesreproches de son amie, passait de longues heures à regarder lacampagne engourdie sous la neige et le givre, le ciel gris oùvolaient quelques corbeaux, et, là-bas, adossé à l’étang quifaisait une large tache noire sur tout le blanc des alentours, lemoulin où Linou, sans doute, jouait avec sa sœur et son frère,lisait des livres, se faisait conter de belles histoires à laveillée, et ne pensait même plus au petit pâtre si timide et simaladroit, qui n’avait jamais su trouver pour elle quelques motsd’amitié.

Le dimanche, au porche, certains jours de lasemaine au catéchisme, ou même à la sortie des écoles de LaCapelle, où tous les deux fréquentaient pendant six mois d’hiver,on s’apercevait un instant, on échangeait un regard ; maisjamais Jeantou n’eût osé aborder Linou, presque toujours,d’ailleurs, accompagnée de sa sœur aînée ou de son frère cadet.

Un jour, pourtant, il s’enhardit jusqu’àdescendre vers le pâtis communal du moulin où une bande de galopinsde La Capelle allaient jouer aux quilles, aux barres, à la truie,pendant la belle saison, et, en hiver, se livrer de furieusesbatailles à coups de boules de neige. Le cadet des garçons deTerral, Fric, était le boute-en-train, l’organisateur, l’âme de ceséquipées. Hardi et turbulent, rieur et batailleur, il était adoréde tous les garçons de son âge.

Jeantou, un dimanche, après vêpres, suivitdonc une troupe de ces derniers ; il dévala la côte dite de« la Griffoule » à cause des houx géants qui la bordentd’un côté ; ses compagnons, quelques-uns, d’ailleurs, un peuplus âgés que lui, souriaient sournoisement en le regardantpar-dessus l’épaule, un peu dédaigneux pour ce serre-file timide ettaciturne.

Lui, il nourrissait l’espérance vagued’apercevoir Aline sur le seuil, et – qui sait ? – peut-êtred’être aperçu d’elle et invité à venir se chauffer sous cettecheminée où elle lui avait dit qu’on brûlait un chêne toutentier.

Il en fut, hélas ! de ce rêve comme de laplupart des rêves : Linou ne parut pas ; et les garçonsse préparèrent au combat. Cadet commandait une des deux armées.

Il railla d’abord le nouveau venu, et sesrailleries eurent de l’écho. Le pauvre Jean, dans ses lourds sabotsde hêtre fourrés de paille, couvert d’un misérable sarrau gris etcoiffé d’un capelet démodé, n’avait pas l’allure dégourdie de sescompagnons, presque tous fils de paysans plus aisés, ou recrutésparmi les plus francs polissons de La Capelle.

– Quel conscrit amenez-vous là,seigneur ? ricanait Cadet ; où l’avez-vous doncdéniché ?

– Nous l’amenons parce qu’à la guerre il fautquelqu’un pour faire la soupe, répondait l’un.

– Et aussi pour soigner les malades etmanœuvrer la « pièce humide », fit un autre.

Et tous de rire sans fin. Et Jeantou de rougiret de sentir des pleurs monter à ses beaux yeux noirs.

– Allons, il n’a pas l’air méchant, reprit lejeune Terral. On dirait plutôt qu’il a froid… Va te chauffer aumoulin, « fantoche » ; mes sœurs te feront unetartine de miel et t’apprendront à réciter le rosaire… Va vite…

On s’esclaffa de nouveau à cette invitefacétieuse. Et, dame ! quoique Garric fût timide, il n’étaitnullement poltron. Ses yeux étincelèrent, il serra ses poings, déjàsolides, et prit une attitude résolue. Quelques-uns des railleurss’écartèrent un peu, mais Cadet poursuivit :

– Oh ! oh ! l’animal est rétif plusque nous ne pensions… Le mouton paraît enragé ;méfiez-vous.

Et, simulant l’effroi, avec un grand geste etune grimace comique, tous s’éloignèrent de Jeantou. Puis, l’un deuxlui lança une pelote de neige, qu’il évita. Une autre suivit, puisune autre. Jean les esquivait, baissant la tête, sans riposter,sans dire un mot. Mais enfin, un projectile, lancé par le fils dumeunier, vint le frapper en pleine poitrine. Alors, à la guerrecomme à la guerre ! Il se décida à combattre ; il ramassade la neige grasse à pleines mains, prit son temps, se laissantcribler de boulets hâtivement pétris et mal dirigés, arrondit etdurcit le sien à loisir, visa le jeune Terral, qui se montrait leplus acharné de ses agresseurs, et l’atteignit rudement au visage.Un œil fut poché ; le sang gicla du nez et moucheta la neige…Stupéfaction de la bande ; puis, colère et menaces… Jeantouremonta vivement la côte de La Capelle, poursuivi par les bouletset les huées.

Il rentra chez lui, le cœur gros, se disantque cette maudite aventure allait le brouiller à jamais avec Linoudont il avait blessé le frère. Qui sait, d’ailleurs, si celui-cin’était pas gravement atteint ?… Il saignait… S’il allaitperdre les yeux ?… Si le père Terral venait se plaindre aupère Garric ?… Quelle affaire !… Jeantou n’en dormit pasde plusieurs nuits, et ne retourna qu’en tremblant à l’école, – où,heureusement, Cadet reparut, un œil à peine un peu cerné, etaffecta de ne pas même apercevoir son adversaire. Au catéchisme,Linou avait sa mine ordinaire : le pauvre garçon respira.

Une inquiétude lui restait, pourtant. Certaindimanche d’avril, le curé de La Capelle, l’abbé Reynès, annonça enchaire que l’époque de la première communion approchait, et qu’ilallait incessamment choisir les garçons et les filles dignesd’être, cette année, admis au sacrement, le jour de la Pentecôte.Jeantou fut parmi les élus, car il était sérieux, posé, et savaitpar cœur son catéchisme comme pas un. Pour Aline, la question ne seposait même pas : c’était une savante et, à la fois, unepetite sainte, au dire du bon pasteur.

Or, il est d’usage, dans nos campagnes duSégala, que, pendant les jours de retraite qui précèdent lasolennité de la première communion, les futurs communiants qui ontcausé quelque préjudice aux gens du lieu, commis quelque vol defruits, par exemple, ou laissé paître leurs bêtes sur les terres duvoisin, aillent, en signe de réparation, demander amnistie à ceuxqu’ils ont lésés. Jeantou crut de son devoir d’aller solliciter lepardon du cadet de Terral pour la malencontreuse boule de neigedont il lui avait meurtri le visage, l’hiver précédent. Et ilreprit le chemin du moulin, très embarrassé de la façon dont il s’yprésenterait, et plus encore de celle dont il parlerait ; carle pauvre garçon, nous l’avons dit, manquait d’aplomb et defacilité. Linou l’avait assez taquiné sur ce point :

– Celle qui t’a coupé le fil de la langue,Jeantou, a joliment volé à ta mère son argent.

Tout se passa mieux qu’il ne l’espérait. Lepère Terral était occupé à la scierie ; et le suppliant putentrer sans être aperçu de ce petit homme, pas méchant au fond,mais dont tout le monde redoutait la pétulance, le verbe haut, lesjurons et les railleries impitoyables.

Par contre, la meunière, Rose, la mèred’Aline, était la meilleure personne du pays, la plus douce, laplus aimante, la plus simple. Fille d’un propriétaire aisé du masde Ginestous, elle aurait pu épouser un paysan cossu ; elleavait préféré Terral, petit meunier actif et vaillant, en qui elleavait deviné des trésors d’énergie. Elle eut à souffrir, certes, del’humeur inégale, du caractère emporté de son mari, et aussi, étantelle-même très pieuse, de l’esprit gouailleur, gaulois, mêmelégèrement impie, qui était celui de tous les Terral. Mais elles’était renfermée dans la direction de la basse-cour, du jardin, etsurtout dans l’éducation de ses enfants ; Aline sa préférée,lui ressemblait en bonté, en piété avec, pourtant, quelque chose deplus décidé, une voix plus forte et une plus forte volonté :la marque des Terral.

La bonne meunière embrassa Jean sur les deuxjoues, dès qu’il eut commencé sa phrase d’excuses, et envoyaLinette au Moulin-Bas – dépendance du moulin de la chaussée –quérir son fils cadet qui, d’ailleurs, s’empressa d’accoler aussitrès magnanimement le coupable contrit. Puis, la chère femme leurservit du miel de ses ruches et du pain de maïs sortant du four, –ce qui parut à Jean un régal délicieux.

– À partir de ce jour, dit Rose, je veux quevous soyez amis, tous les trois, vous entendez ?

– Mais nous le sommes déjà, fit gaiementLinou.

Cadet ajouta qu’il n’y voyait aucunempêchement ; et Jeantou, pour toute réponse, rougit jusqu’auxoreilles. Ah ! le bon souvenir qu’il emporta, ce jour-là, desmeuniers et du moulin.

Enfin, voici la Pentecôte, et, dès l’aube lesjoyeux « trignons » des cloches de La Capelle. Le cielest bleu, l’air est tiède. Les oiseaux se répondent, les seiglesdéjà hauts ondulent sur les collines, et les genêts en fleursdorent et parfument les sommets. Quel beau jour de premièrecommunion ! Et le cadre est merveilleusement assorti à lasolennité. Nous sommes loin de la ville, surtout de la grandeville, où communiants et communiantes promènent leurs blancheurssur un pavé sali à travers une foule indifférente, affairée,souvent narquoise et corrompue : tels des pétales blancs denarcisses sur un bourbier… Ici, tout est pur dans l’air et sur laterre comme dans les âmes ; tout communie, aux bois, sur lessillons, dans l’herbe et dans les haies. Ici, Jésus peut réellementdescendre : tout est préparé pour le recevoir. Et je comprendsque le souvenir de cette journée suffise à embaumer une vie toutentière.

Et quel recueillement dans l’église de LaCapelle ! Le son des cloches, la voix des chantres, l’odeur del’encens, l’allocution vraiment évangélique du curé Reynès ;les cantiques naïfs dont les filles chantent les couplets et dontles garçons reprennent à pleine gorge le refrain ; ces figuresrudes et recueillies de laboureurs, de bûcherons et de pâtres, depaysannes jeunes ou vieilles, tous dans leurs habits de fête,emplissant le fond de l’église, la tribune, les côtés, et couvantavec amour les jeunes convives du banquet céleste, – quel poète ena jamais su rendre la fraîcheur et le charme divins !

Le cœur de Jeantou fondait, et de douceslarmes emplissaient ses yeux ; et Linette avait l’air d’unesainte de vitrail perdue en quelque extase, ravie en quelque visionanticipée du paradis.

Chapitre 3

 

Tous deux se retrouvèrent au pré, lelendemain, quelques jours et quelques semaines encore… Mais cebonheur d’enfants, comme tous les bonheurs, arriva vite à safin.

Jean Garric était un robuste gars de quatorzeans. Ses parents, besogneux, jugèrent qu’il convenait de le louer,comme vacher d’abord, comme berger plus tard, chez quelque paysanaisé. Sa mère, peu robuste d’ailleurs, et ne pouvant guèretravailler la terre, le remplacerait à la garde du petit troupeaude brebis. À la Saint-Jean, donc, Jeantou, désolé, mais soumis,partit, un soir, de la maisonnette du Vignal, avec un très légerpaquet de hardes au bout d’un bâton de houx, et s’en alla garderles vingt vaches, velles et taureaux de Lavabre de Salvignac, dansdes landes situées à une bonne lieue de La Capelle, où il nerevint, désormais, que les dimanches, pour entendre la messe etrepartir au plus vite, – souvent sans même avoir aperçu à l’égliseou au porche sa blonde petite amie du moulin.

Il essaya de se consoler en se disant queLinou l’aurait, d’ailleurs, tôt ou tard abandonné pour quelqu’un deplus riche et de plus savant que lui, pour quelqu’un, du moins,osant parler et dire ce que l’on a dans le cœur. Quant à lui,pauvre fils de pauvres, il serait berger sa vie durant, laboureurtout au plus, ou artisan, par le fait de son origine, de sagaucherie, et quoique peut-être pas plus bête qu’un autre, parcequ’il ne saurait tirer aucun parti des qualités de son cœur ou desa cervelle.

Perdu dans la plaine humide aux rudes herbagesfauves, mêlés, par-ci par-là, de bruyères et d’ajoncs, s’abritantde la bise ou de l’autan derrière quelque tas de pierres grises oudans les rustiques cabanes qu’il se construisait avec des mottes etdes genêts, le petit vacher n’avait pas même la ressource de tendredes lacets aux bécassines dans les fontaines, – Linou lui ayantdéfendu de faire du mal aux oiseaux, – ni celle de jouer avecd’autres pâtres, les landes de Salvignac confinant à des bois et àdes sommets incultes et inhabités. Il contait sa peine aux vents etaux nuages, ou à l’alouette qui montait en trillant dansl’azur ; et, chose singulière, il était alors fortéloquent.

Quant à Linette, elle eut une grande peineaussi de ne pas retrouver son compagnon au pâturage, car ellel’aimait bien, en dépit ou peut-être à cause de cette timidité oùelle lisait tant d’admiration et de respect pour elle. Elle passaplusieurs jours sans chanter… Mais, à cet âge, la vie est si belle,si amusante, si distrayante ; la gaieté revient à l’enfantqu’un chagrin a effleuré, comme le chant à l’oiseau à qui on a ravison nid. Aline, d’ailleurs, cessa bientôt après de garder lesvaches ; sa sœur aînée s’étant mariée à un paysan habitant àplusieurs lieues de La Capelle, la cadette dut la remplacer auprèsde leur mère dans les soins du ménage, du jardin et de labasse-cour…

À seize ans, le vacher Jean Garric devintpâtre de cent moutons, à la ferme de la Gineste, fort loin de LaCapelle-des-Bois, sur la paroisse de Peyrebrune. Et des moisentiers, des saisons passèrent sans qu’il pût revoir Aline Terral,dont la figure peu à peu s’estompait dans la pénombre de sessouvenirs. Un jour, pourtant, ils se rencontrèrent à la foire dePeyrebrune, le lendemain de la Saint-Jean.

La foire de Peyrebrune, célèbre dans tout lehaut Ségala, attire, non seulement la clientèle ordinaire de toutesles foires des régions agricoles, bœufs et vaches et moutons etpourceaux par milliers, et des volailles à charger des charrettes,et des maquignons innombrables accourus au rude trot de leur jumentpoulinière et déambulant par le « foirail », coiffés duchapeau à larges bords, le teint fleuri et la poitrine bombant sousla blouse bleue (aujourd’hui, elle est noire), – mais encore lesdomestiques, valets de ferme, servantes, bergers et bergères etvachers de la région, qui ont changé de maîtres ou renouvelé leursengagements la veille, et qui ont droit à ce jour de congé. Que derencontres, à cette foire, de jeunesses que les hasards de la loueavaient séparées ! Que d’idylles, nouées, poursuivies oudénouées, autour des baraques des marchands forains où l’amoureuxachète à son amie quelques colifichets ; entre les panierspleins de cerises vermeilles, moins fraîches encore que les joueset les lèvres ; à travers le foirail des cochons, desvolailles ou des brebis ; et surtout dans les auberges, quiregorgent de la cave jusque sous les charpentes… On s’y attable,par quatre généralement, la jeune fille ne marchant jamais sans uneamie et confidente, et le galant ayant eu soin d’amener uncompagnon, car tout se passe au fond du Ségala à peu près commedans notre théâtre classique.

Les filles tirent de leur poche le gâteau cuitsur la pierre de l’âtre, la « coque » ; les garçonsapportent des bouteilles et des verres ; on étale sur la tablede planches nues non rabotées les cerises achetées aux« révierols » (vignerons venus du vallon, de la« rivière ») ; quelques-uns – des farauds, qui ontpassé au régiment – se font servir une « pièce » de veaurôtie ; on s’aligne sur des bancs faits de deux moitiés d’untronc de hêtre. Et en avant les propos, parfois salés, lesbourrades, les étreintes, les cris effarouchés des filles, parfoisleurs ripostes en taloches aussi amicales queformidables !

Mais ce sont les plaisirs des couplesvulgaires, délurés, un peu grossiers. Les délicats et les timides –et il y en a, parmi nos rustiques, bien plus que ne se l’imaginentceux qui ne les connaissent que par La Terrede Zola –vivent leur idylle en plein air, devant les « banques »des marchands, devant leurs bœufs, leurs brebis ou leur volailles,qui les regardent béatement ; tout au plus s’émancipent-ils, àun détour de rue, sous un sureau en fleurs, ou en s’accompagnantquelques pas par les chemins creux, le soir, jusqu’à se serrerlonguement les mains, à se tenir tendrement par le petit doigt, sedonnant rendez-vous à quelque autre foire, ou à quelque fêtepatronale lointaine.

Il en fut un peu ainsi de la rencontre deJeantou et de Linette à cette foire de Peyrebrune. Notre bergerétait allé y conduire les moutons de son maître, de beaux moutonsgras, fraîchement tondus, mais à qui l’on avait laissé sur la têteune fière houppe, teinte d’indigo, la veille de la foire. Enentrant dans Peyrebrune, le gars marchait devant, appelant à voixperçante ses bêtes qui, au son de la sonnaille énorme agitée par lebélier chef du troupeau, bondissaient comme un torrent déchaîné surles talons de leur conducteur.

Pour gagner le foirail des bêtes à laine, ilfallait passer sur le pont du Rance, à l’entrée duquel se tient lemarché des poules, des canards, des oies, et aussi des œufs fraiset des champignons secs. Et, du coin de l’œil, Jeantou, à sa vivesurprise et à sa grande joie, aperçut Linou qui se tenait debout, àcôté de sa mère, derrière plusieurs corbeilles pleines de canardsnoirs, gris, bigarrés, à cols blancs ou verts admirablementnuancés. Le berger n’interrompit pas sa marche : ses bêtesl’auraient renversé et piétiné, et les troupeaux qui suivaient seseraient mêlés au sien dans une inextricable confusion. Il passadonc, sans paraître avoir aperçu la jolie mignonne dont la vue luifaisait battre le cœur plus fort que la sonnaille de son bélier.Mais, quand il eut installé ses bêtes sur le champ de foire etqu’après plusieurs heures de garde, après des discussions sans finentre son maître Lavabre et les acheteurs qui venaient palper sesouailles, les soupeser, s’éloignant, revenant, marchandant, sedonnant de fortes tapes sur l’épaule et dans la paume de la main,il entendit son maître lui dire :

– C’est vendu !… Tu dois avoir soif,petit ? Tiens, voilà une pièce blanche pour aller en boire une« pauque » ; tu reviendras dans une heure pour aiderà « désaffoirer ».

Jean ne se le fit pas répéter. Il courut d’untrait à l’endroit où il avait entrevu « celles dumoulin ».

Mais en apercevant Aline et sa mère, il futsoudain repris de son habituelle timidité. Comment lesaborder ? Sous quel prétexte ? Que leur dire ?D’autant que Linette a grandi, qu’elle est gentimentatournée : tandis que lui, pauvre pâtre, il n’a que sa tristeblouse des dimanches, que dépassent à peine la douteuse blancheurd’un col de chemise de chanvre et un petit nœud de cravate rougedélavé et déteint… Décidément, il n’osera jamais… Et son cœur seserre, et il sent une grosse larme au coin de son œil noir. Accoudéau parapet du pont, il regarde tristement couler l’eau, et s’enaller avec elle toutes ses résolutions et toutes sesespérances.

Soudain, une voix bien connuel’interpelle :

– Tu ferais mieux, berger, au lieu de regarderles goujons frayer sur le sable du Rance, d’aller aider ma mère etma sœur à porter jusqu’à la charrette du marchand de volailles lescanards qu’elles lui ont vendus…

Jean se retourne : c’était Fric, le cadetdu moulin de La Capelle, toujours rieur et goguenard.

– Je dois, poursuit-il, rejoindre quelquesamis et quelques jolies « drolles » au cabaret deDésirat… Ma mère et ma sœur m’accapareraient… Rends-moi ceservice ; et viens, ensuite, prendre la goutte avec nous…

– Très volontiers, fait Jean, qui a là leprétexte excellent d’aborder Rose et Aline.

Il court vers elles, les salue gauchement, enrougissant.

– Hé ! c’est toi, Jeantou ? s’écrieLinette en l’apercevant. Où cours-tu si vite ?

Et, touchant le bras de sa mèredistraite :

– Maman ! c’est Jeantou, le fils deGarric, notre voisin… Vous ne le reconnaissez pas ?…

– Si, certes, je le reconnais, fait lameunière, quoiqu’il ait beaucoup grandi depuis le temps qu’ilgardait ses brebis par le « travers » du Vignal… Te voilàpresque un homme, Jeantou, et de superbe mine.

Tout cela dit d’un ton affectueux, sans ombrede fierté ni d’ironie.

Jean explique qu’il vient offrir ses servicespour le transport des canards. Il veut emporter seul la grandecorbeille où, liés deux à deux par les pattes, les pauvrespalmipèdes, le bec ouvert, le gosier sec et aphone, l’œilmélancoliquement fixé sur le ruisseau qui coule à deux pas,attendent qu’on leur rende l’eau fraîche, la vase veloutée, laprairie à l’herbe drue et aux grosses limaces baveuses… Mais Linouveut aider : ils porteront la corbeille à eux deux, la mèreTerral les suivant, à travers les autres corbeilles et paniers devolatiles, puis parmi les pourceaux vautrés, grognant ou mangeant,hurlant parfois sous le genou du langueyeur.

Les canards remisés dans la charrette, parmiun tas de leurs congénères, et Rose payée en belles piècesblanches, on s’achemine vers le marché aux fruits, vers les« réviérols ». Jean, qui n’est plus utile, voudrait seretirer ; mais il est si près de son amie retrouvée, qu’il nepeut se décider à la quitter… Que se disent-ils ? Rien oupresque rien : des banalités sur le temps et sur la récolte,quelques pauvres et vagues évocations de l’époque lointaine où ils« gardaient » ensemble ; le tout avec cette gêne, ceserrement du cœur qui voudrait en dire plus long et plus clair etqui n’ose… Adorables idylles, qu’aucun auteur n’a traduites parcequ’elles sont intraduisibles, tout intérieures, à peine indiquéesau-dehors par un geste, un regard, un soupir discret.

La mère Terral achète des cerises, de frais etgros bigarreaux du « Vallon », sucrés et croquants sousla dent.

– Tends la blouse, Jeantou, dit-elle. Et lemarchand y verse le contenu de ses balances. Puis l’on va s’asseoirsur l’herbe, à la sortie du village, sous un mur moussu quedébordent largement des sureaux en fleur. Et l’on mange les ceriseset la « coque » pétrie par Linou, à trois, coude à coude.L’exquis repas ! Et l’on cause.

– Quand viendras-tu nous voir, Jeantou ?dit Rose ; à la foire de Saint-Michel, ou à celle del’Avent ?

– Je ne sais trop, fait le pâtre. Mon maîtren’aime pas beaucoup me voir quitter le troupeau ; et il y aune belle raie de chemin de la Gineste à La Capelle…

– Tu sais, reprend la brave femme, qu’il y atoujours pour toi, au Moulin, une écuellée de soupe, un morceau delard, du miel des ruches et un verre de vin.

– Oh ! je sais… Merci, MadameTerral ; vous êtes bonne, bonne comme le pain blanc… Tout lemonde est d’accord sur ce point ; et j’ai idée que, l’hiverdernier, ma pauvre mère a dû quelquefois trouver à emprunter chezvous un fagot de bois et un chanteau de tourte.

– Mais non, mais non, proteste la meunière.Sans être riches, tes parents vivent bien… Et il paraît d’ailleursque tu leur envoies quelques écus sur tes gages, – ce qui est trèsbeau, mon petit Jean, et te portera bonheur.

Pour le coup voilà Jean plus rouge que lescerises de sa blouse ; pour un peu il pleureraitd’attendrissement. Mais non… ! pleurer, à son âge, et devantLinou !… Celle-ci comprend la gêne de son ami, elle s’empressede faire dévier la conversation.

Mais ce qui, surtout, vint couper court àl’embarras du garçon, ce fut le passage d’une carriole atteléed’une jument ardente, et qui, chargée et surchargée de gens et depaniers, quittait le champ de foire au bruit de coups de fouet, dejurons et de rires et de cris de femmes apeurées et de volailles endétresse. « Oh ! Flambart qui s’en va déjà ! »,s’écrie Linou, en reconnaissant à sa grosse moustache grise, et auxjurons qui s’en échappaient, le principal aubergiste de LaCapelle-des-Bois, un ancien dragon, célèbre pour sa jument enragéeet les innombrables accidents qu’elle lui avait valus, – sans,d’ailleurs, le corriger de la manie d’aller à toutes les foires dela contrée et d’y charrier gratis paysans, paysannes et marmots,sevrés ou à sevrer. Plusieurs fois cru mort sous sa jardinièreculbutée, il n’en remontait pas moins sur le siègeraccommodé ; et sa clientèle, malgré des bras démis, desjambes cassées et des scalpages innombrables sur les silex de laroute, malgré maints serments aussi de ne plus s’y laisser prendre,revenait toujours vers le terrible conducteur, et, sans boursedélier, recommençait en sa compagnie la dangereuse équipée. Cejour-là, pressé de quitter Peyrebrune, Flambart lançait sa bêteparmi la volaille, les brebis et les pourceaux, riant d’un grosrire de soudard, faisant pétarader son fouet, hurlant :

– Gare ! gare ! Dieu medamne !

Un tourbillon de fuites, de menaces et decris, et une bête affolée, gueule ouverte et crinière auvent : c’était Flambart… Il était passé… À la grâce deDieu !…

Déjà, beaucoup de gens désertent la foire,remmenant leur bêtes, vendues ou non, qui bêlent ou mugissent verscelles que les maquignons ont retenues, ou vers celles qu’on alaissées à l’étable, le matin. Tout cela marche, galope, se traîne,résiste, dans des flots de poussière dorée ; et c’est unpêle-mêle, un vacarme, d’où se dégage aussi la grande mélancoliedes adieux et des séparations.

L’adieu ! Comme il étreint le cœur deJean et d’Aline ! Quel déchirement, en songeant que peut-êtredes mois et des mois passeront encore, sans une occasion de serevoir !… Perspective moins cruelle sans doute pour la jeunefille, qui rentre dans sa maison et va continuer à vivre au milieudes siens, mais terrifiante pour Jeantou qui, chez un maîtreexigeant, dans des landes désertes, va compter les jours et lesheures qui le sépareront de Linou, – tremblant à l’idée qued’autres la courtiseront, et qu’elle donnera peut-être ailleurs cecœur qu’il n’ose pas même interroger.

– Adieu, Jeantou ; porte-toi bien, etviens nous voir bientôt, fait Rose en serrant les mains duberger.

– Au revoir, madame Terral… Dites à ma mèreque vous m’avez vu et que je me porte bien… Adieu, Linou…Ménage-toi.

– Adieu, Jeantou… À bientôt…

Et, brusquement, le pauvre berger se détourneet s’enfonce dans un chemin creux bordé de houx, où il pourraenfin, à son aise, laisser crever son cœur, et pleurer sans honte,en balbutiant dévotement le nom de son amie.

Chapitre 4

 

Et deux années coulèrent encore, durantlesquelles la tendresse juvénile de Jean Garric pour Aline ne fitque croître et se mua, peu à peu, en un bel et solide amour,toujours muet et craintif, mais d’une douceur infinie et d’uneinfinie consolation pour le pâtre de la Gineste. Il voyait bienrarement Linou ; et quand le hasard, ou quelque escapadesavamment et longuement préparée, le remettait en sa présence, ilne savait lui parler que de banalités, sentant sa gorge s’étranglerlorsqu’il lui venait quelque propos d’amour. Il est vrai que sesyeux étaient éloquents, et éloquente aussi la poignée de main del’arrivée et de l’adieu. Mais quoi ! Line se contenterait-ellelongtemps d’un amoureux qui n’osait autrement sedéclarer ?

Elle était très entourée de garçons plusentreprenants et plus beaux parleurs, compagnons de chasse oud’auberge du cadet Terral qui, assez fier de sa nature, ne s’étaitpas fait faute de railler sa sœur sur le singulier galant avec quiil l’avait vue croquer des cerises à la foire de Peyrebrune. Quantau père Terral, tout berger qu’il eût été aussi dans sa jeunesse,il devait rêver pour sa cadette d’un prétendant plus cossu que lefils de son humble voisin Garric. Et Linou, quoique aimant beaucoupson ancien compagnon de jeux et de catéchisme, était bien obligéede s’avouer tout bas qu’elle devrait, un jour, céder à la volontépaternelle, ou se résigner à rester fille, « à fairetante », si Jean continuait à garder des moutons.

À vingt ans, Garric tira au sort et futexonéré par son numéro. Allait-il donc rester pâtre à laGineste ?

Un jour, la jeune fille rêvait à tout cela, enremplissant son tablier de châtaignes nouvellement tombées, dans lacombe qui dévale vers le moulin, juste en face de la pâture desGarric. Le vent d’automne charriait à travers le ciel ses troupeauxsans fin de nuages, et aussi des bataillons de corneilles,gourmandes de marrons et de noix, qui tourbillonnaient encroassant, puis s’abattaient dans les branches ployées sous leursbogues entr’ouvertes. Pas d’autre bruit que la mélopée monotone del’autan – « vent marin », qui arrive d’au-delà desCévennes, – le grincement de quelque branche froissée sur labranche voisine, ou le bruissement des feuilles sèches surlesquelles pleuvaient les châtaignes luisantes et mûres àsouhait.

La mélancolie du paysage envahissait l’âmed’Aline. Quelques gouttes de pluie tombèrent, et lui firentchercher un abri dans le tronc d’un châtaignier, creusé par lessiècles d’une espèce de niche où l’enfant disparaissait touteentière.

Tout à coup, elle fut distraite de son rêvepar une voix sonore entonnant un de ces airs primitifs que saventtous les pâtres du Ségala : la chanson de la Saint-Jean, uneespèce de dialogue entre berger et bergère se félicitant de changerde maîtres, mais se désolant d’aller servir en des domaines l’un del’autre éloignés.

Les paroles n’étaient pas de saison ;mais la voix était pleine, mâle, chaude, et ravissait le cœur deLinou. Elle avança la tête hors de son refuge, et poussa un légercri de surprise et de joie ; c’était Jean Garric quidescendait à grands pas le coteau, à travers genêts et fougères, etqui, se croyant bien seul, avait crânement attaqué la ballade chèreà tous les pâtres. Il marchait appuyé sur un fort bâton de sorbier,et portait sur l’épaule tout un assortiment de paniers neufstressés en pousses de noisetier. Quand il passa à portée de lavoix, Linou le héla vivement… Il arrêta court son pas et sachanson, ouvrit de gros yeux, rougit, leva gauchement son chapeauet s’avança, chancelant un peu, vers son amie.

– Quoi, c’est vous, mademoiselleAline ?

– Oui, c’est Aline, en effet, mais ce n’estpas une « demoiselle ». Où as-tu appris cette façon deparler, Jeantou ? Est-ce que je t’appelle« monsieur », moi ?

– C’est que, balbutia l’amoureux, vous êtesencore si grandie embellie depuis qu’on ne s’est vu, que je n’oseplus vous nommer tout court…

– Ni me tutoyer, n’est-ce pas, comme quandnous gardions les bêtes ensemble, ici même… Est-ce que tu as oubliéce temps-là ? Est-ce qu’il te déplaît de t’ensouvenir ?

– Oh ! Linou ! protesta legarçon ; ce temps-là, mais c’est-à-dire que c’était leparadis !

– Eh bien ! alors ?… Appelle-moicomme tu m’appelais, nigaud, et parlons de bonne amitié… Où vas-tu,avec tous ces paniers ? Ramasser aussi des châtaignes auVallon, ou bien y faire la vendange ?

– Ni l’un ni l’autre ; j’allaissimplement au moulin de La Capelle.

– Vrai ?

– Mais oui, vrai… N’est-ce pas la saison où tamère a besoin de paniers pour ramasser châtaignes, glands et pommesde terre ?

– En effet ; maman sera bien contente deton attention. Je vais t’accompagner… Mais ne crois-tu pas qu’ilserait tout à fait gentil à nous d’emporter ces panierspleins ?… Regarde la belle jonchée de « gênes » etde « duronnes », que l’autan a fait tomber cettenuit…

– Bonne idée ! Remplissons… Non,non ; moi seul… La glèbe est mouillée…, reste à l’abri…

– Tu me crois donc devenue biendouillette ?… Approche : voici déjà de quoi emplir à demiton plus grand panier.

Et, ce disant, elle dénouait les coins de sontablier retroussé et en faisait crouler le contenu dans le panierque lui présentait son compagnon.

Puis tous deux, côte à côte, courbés sur leterrain en pente, leurs cheveux s’effleurant parfois, leurs mainsse rencontrant sur la même châtaigne, rieurs, heureux, dans uneintimité adorable autant qu’ingénue, ils firent longuement leurcueillette. Quelquefois, pour vouloir ouvrir une bogue bourrue àpeine entrebâillée, Linette se piquait les doigts et les portaitvivement à sa bouche. Et Jeantou aurait donné sa chienne« Pitance » et son bélier « Félut », laissés engarde à la Gineste, pour effleurer de ses lèvres les petits doigtsmeurtris ; mais il n’osa jamais…

Entre-temps, on jasait.

– Comment se fait-il, Jean, disait Aline, queton maître t’ait donné congé aujourd’hui, un jour desemaine ?

– Oh ! des congés, on en a quand on veutbien, à condition de les prendre bien longs, riposta Garric, ensouriant d’un air entendu.

– Que veux-tu dire ? Je ne te comprendspas.

– Le congé que j’ai obtenu est définitif… Jene veux plus être berger.

– Ah bah !

– Oh ! je ne détestais pas lemétier ; il a du bon : il procure du grand air, du tempspour réfléchir et apprendre à juger des choses… Mais il n’est pasau goût de tout le monde. Un pâtre est toujours un pauvre diable,une espèce de sauvage que l’on tient à l’écart et dont on faitfi…

– Il t’est donc venu de l’ambition,Jeantou ?

– Oui, un peu… Je ne me crois pas plus bornéqu’un autre, et je veux faire mon petit chemin comme un autre.

– C’est fort bien dit, et je t’approuve… Maisquel chemin encore ?

– Je veux être meunier.

– Parfait ! Mais comment ?…

– Oh ! quand je dis : meunier, jem’entends… Je serai d’abord garçon meunier chez les autres, unmodeste « farinel », comme on les appelle, ayant pourcharge de verser le grain aux meules et de remettre la farine dansles sacs. Mais j’espère apprendre, peu à peu, à« piquer » et à « rayonner » les« bordelaises », à construire une roue et un blutoir… Lascierie surtout m’intéresse ; et, dès que je saurai un peulimer, « donner de la trace » et équarrir un arbre,l’oncle Joseph, ton parrain, – un mécanicien habile s’il y en a un,– qui m’a surpris, un jour, à faire tourner sur le ru de la landeune petite mécanique pas trop mal agencée, paraît-il, m’a conseilléd’entrer comme garçon quelque temps dans un moulin, m’assurantqu’il ferait de moi, plus tard, un franc meunier et un scieuradroit. Après quoi, ce serait bien le diable si je ne trouvais pasà affermer un petit moulin flanqué de sa scierie, sur la Vergnade,la Durenque ou le Gifou…

Linou était émerveillée d’entendre son amis’exprimer avec cette aisance, et faire ainsi preuve de sens et devolonté. Hardiment elle lui prit la main, et le regardant bien dansles yeux, lui dit :

– Ah ça ! on m’a donc changé monJeantou ? Comment ? c’est toi qui parles ainsi, toi hierencore muet comme une carpe de l’étang !… C’est mon oncle quit’a coupé le fil, cette fois ? Cela ne me surprend pas, carnul ne le vaut pour trouver des idées et les faire entrer dans lescervelles.

– Cela te fera plaisir alors, ajouta vivementle garçon, que je devienne meunier ou mécanicien ?

– Sans doute, si cela te plaît à toi, bienentendu ; car, pour moi, j’aime ou n’aime pas les gens, sansbeaucoup m’inquiéter de leur profession.

– Ah ! fit-il, un peu désappointé… Et tonpère, pense-t-il comme toi ?

Elle hésita un instant ; puis, non sansmalice :

– Est-ce que l’avis de mon pèret’intéresse ?

Il rougit et baissa les yeux sur les panierspleins de châtaignes. Et, après un silence embarrassé :

– Les tiens ont toujours été si bons pour lesmiens et pour moi, que je ne voudrais rien faire qui ne fût à leurgré…

Ce n’est pas exactement ce qu’il voulait dire,le pauvre Jean ; mais il n’osait préciser davantage sondessein de demander – plus tard – la main de Linou. La futée avait,d’ailleurs, bien compris. Elle rougit aussi légèrement ; puis,secouant sa jolie tête fine et reprenant son tonhabituel :

– Rien de plus facile que de savoir ce que mesparents pensent de ton plan d’apprentissage. Portons ensemble ceschâtaignes au moulin ; nous les goûterons en famille, avec unverre de vin blanc, et on causera… Cela te va-t-il ?

Si cela lui allait !… En route !

Chapitre 5

 

Au moulin de La Capelle, dans la grande salleenfumée dont les poutres portent en guirlandes lards, jambons,saucisses et saindoux, bottes d’aulx et d’oignons, plus une« échelle » au pain garnie de sept ou huit grosses michesbrunes, et aussi des écheveaux de fil, des cadavres de vipèresdépouillés et enroulés, – remède souverain pour les douleursd’entrailles, – la meunière, la mère Terral, devant un grand feu debois de hêtre, prépare le souper et rêve, selon sa coutume ;car, quoique fille et femme de rustiques, et sachant tout au pluslire la messe dans son paroissien, elle a reçu du ciel le goût etle don de la vie intérieure. Son âme aimante et douce souffre desvulgarités de la vie courante ; elle se replie sur elle-même,dès que la solitude le lui permet. Pas mal de causes de réflexionstristes, d’ailleurs, lui viennent des siens. Son fils aîné aterminé ses études de droit, à Montpellier, mais il ne gagne encoreque peu au barreau, et dépense plus qu’il ne gagne, – sans compterqu’il est en train peut-être de perdre sa foi d’enfant dans leslivres, et son innocence au milieu des mauvaises compagnies… Soncadet, très vif, très intelligent, et qui donnait de si bellesespérances pour l’avenir de la maison, s’émancipe un peu, quittetrop souvent la scie ou les meules pour courir les ruisseaux et lesgenêts avec d’autres braconniers, et s’attarde ensuite plus que deraison dans les cabarets de La Capelle… La fille aînée, mariée, àquatre lieues de là, depuis trois ans, a manqué mourir en coucheset n’est pas encore bien rétablie… Enfin, Terral lui-même, qui futtoujours d’une nature violente, mais qu’un grand fonds de bonté etde gaieté, jadis, ramenait vite de ses colères, rit moins souvent,à cette heure, ne chante plus, et s’emporte pour un rien –peut-être parce que ses affaires périclitent un peu, par suite desdépenses du fils aîné, du laisser aller du cadet, et aussi de laconcurrence dont menacent le moulin de La Capelle divers moulinsdes alentours qu’on s’efforce de monter à l’instar des siens.

Tout à coup, un grincement de portail ouvert…Les oies et les canards sonnent une fanfare dans la basse-cour,deux ombres paraissent au seuil, et Aline Terral et Jean Garricfont leur entrée, portant à eux deux trois lourds paniers dechâtaignes, – ce qui les empêche de passer la porte de front etcontraint la jeune fille à entrer la première, de biais.

– Maman, voici Jeantou qui t’apporte despaniers et une bonne « grélade » dedans.

Son compagnon sourit doucement, arrêté sur leseuil et un panier à chaque main. La mère Terral se lève, toujoursaccueillante :

– Comme c’est bien à toi, mon brave Jean, dene pas nous oublier, et d’avoir aidé ma fille dans sacueillette ! Pose ces paniers et assieds-toi. Linou ira tirerun coup de vin, de la barrique du coin.

– Oh ! madame Terral, je vous enprie…

– Si, si, un verre de vin… Nous avons du paintendre, et du miel, que tu aimes.

Linou, prenant une bouteille vide dans levaisselier et prête à descendre à la cave, se retourne :

– Tu sais, maman ?… Jean quitte sonmaître de la Gineste ; il cesse d’être berger, et va se fairefarinel…

Et elle se sauve au cellier, tandis que legarçon s’assied près du feu et explique à la meunière ladétermination qu’il vient de prendre et les projets qu’il caresse.La bonne femme s’est remise à éplucher ses légumes pour la soupe.Jean s’offre de l’aider, tire son couteau à manche de corne, fendlégèrement l’écorce des châtaignes qu’on fera griller dans unepoêle percée de trous. Le feu flambe, le vent d’autan ronfle dansla vaste cheminée, et le tic tac de la vieille pendule à gaineenfumée scande la conversation de la meunière et du berger, selonle rythme qui convient à ces âmes de simples gens.

Mais, soudain, et au moment même où Aline,remontée de la cave, étendait la grosse nappe brune sur la vieilletable rayée et encochée par cinq ou six générations, un bruit desabots ferrés retentit sur les marches de l’escalierextérieur ; la porte à claire-voie s’ouvrit vivement, et lepère Terral entra. Tous se turent soudain.

Pas bien imposant, pourtant, le meunier.Petit, sec, tordu comme une racine de genêt, vêtu d’un grossiertricot enfariné et sa fine tête casquée de l’éternel bonnet delaine à mèche, que tantôt il redresse belliqueusement comme unclocheton, et tantôt rabat à mi-hauteur sur l’oreille droite ou surl’oreille gauche, il marche d’un pas brusque et saccadé, dardantdroit devant lui le clair regard de prunelles couleur noisette,quelquefois singulièrement adoucies de tendresse, mais le plussouvent dures et pénétrantes comme les poinçons d’acier dont ilpique ses meules bordelaises.

Et il n’était pas de bonne humeur, ce jour-là,le petit Terral, le roitelet, « lou Répétit », commel’appelaient familièrement les plaisants de La Capelle, à cause del’exiguïté de sa taille et de sa pétulance. Le matin même, aumoment où il comptait sur son fils cadet pour l’aider à unrhabillage de meules, il avait vu tomber chez lui, à l’improviste,un groupe de désœuvrés : Gilbert des Prades, un hobereaudégénéré achevant de manger gaiement son patrimoine en partiesfines, et parfois crapuleuses, à la ville, coupées de villégiaturesréparatrices dans les champs ; Pierre Vayrac, retraité descontributions indirectes, grand suborneur de vertusrustiques ; Salvat, l’instituteur nouveau de La Capelle, sansélèves jusqu’à la Toussaint, et que les dix-neuf ans et les cheveuxblonds d’Aline faisaient loucher ; et, enfin, un frère à lui,Terral, surnommé Pataud, un terrible traqueur de fauves, un coureurenragé de bois et un infatigable écumeur de ruisseaux. Tout cemonde allait à la chasse dans un grand vacarme de chiens de toutestailles et de tous poils. Et ils avaient débauché Fric, le filscadet de Terral, qui, une fois de plus, s’était joint à eux. Et cesgens avaient soif, malgré l’heure matinale ; et la barrique dumeunier en avait baissé d’une demi douve… Et puis, en chasse !Et on ne les avait pas revus… Ah ! non, il n’était pas debonne humeur, le petit meunier.

Il passa sans mot dire, sans saluer, allaprendre dans une vieille armoire un marteau, des clous, de lafilasse ; coupa une tranche du saindoux pendu au plafond etdestiné à graisser l’essieu ; et il allait repartir pour sonmoulin, quand Aline l’appela :

– Papa, buvez donc un verre de vin avec JeanGarric, qui nous fait la surprise de nous apporter unapprovisionnement de paniers neufs.

Terral dévisagea le garçon.

– Hé quoi ! toi aussi, berger, tu es envacances ?… Tu as donc fait des raves[2] parlà-haut ?…

– Non, père Terral ; mais je ne suis plusberger depuis hier… Et, si vous aviez besoin d’un coup de main…

– Au fait, puisque Cadet court encore lesgenêts et les bruyères avec tous ces fainéants de La Capelle, – cequi lui vaudra tout à l’heure un « rafraîchissement » enrègle ; car il faut que cette vie finisse…

– Terral, interrompit Rose, suppliante, ne legronde pas trop fort ; tu sais combien il est susceptible…

– Toi, répliqua sèchement le meunier, va voirsi les poules ont pondu… Je sais ce que j’ai à faire…

Il se versa un demi verre de vin, sanss’asseoir, trinqua avec Garric, prit ses outils de la main gauche,un croûton de pain de la droite, et dit :

– Eh bien ! Jean, si tu veux, maintenant,venir m’aider à rabattre ma « courante » sur sa« souche » (cela veut dire la meule tournante sur lameule dormante), je t’en saurai gré.

– Avec grand plaisir, s’écria Garric, quin’eût jamais osé s’attendre à une pareille proposition. Je ne suispas très adroit, mais j’ai les reins assez solides, Dieu merci, etil faudra que votre meule soit lourde si elle les fait fléchir…

Et tous deux se rendirent au Moulin-Bas, ainsinommé parce qu’il est situé à quelques centaines de mètres en avalde celui qui épaule la digue de l’étang, au rez-de-chaussée de lamaison d’habitation, à côté de la scierie.

Et les deux femmes, de nouveau seules,reprirent auprès du feu leurs menues occupations ménagères, – lamère toute triste de la scène qu’elle pressentait, et craignant queson cadet, qu’elle aimait tendrement malgré ses défauts, ne fîtquelque coup de tête ; Linou, elle, plutôt contente del’accueil fait à Jean par son père, et du germe de sympathie seméentre le meunier orgueilleux et despote et le futur apprentifarinel.

Cependant, les deux hommes descendaient auMoulin-Bas, Terral marchant devant, de son allure vive et un peudéhanchée déjà par la cinquantaine, dans un cliquetis de sabots surles pierres, ou de clapotement dans les flaques que font lespetites sources jaillissant partout de ces terrainsschisteux ; Garric suivant, toujours timide, n’osant risquerque quelques vagues propos sur le temps, les semailles et la granderéputation du moulin de La Capelle.

– Oh ! faisait Terral, que cetteappréciation flattait, c’est sûrement un moulin assez bien monté etachalandé. Mes meules ne chôment guère, non plus que ma scierie, etbien des domaines renommés rapportent moins… Mais que de peine, quede frais d’entretien !… Et il faut être adroit, actif, selever avant le jour quand l’eau s’échappe, oisive, et travaillerencore souvent le soir, après la soupe, à la lueur du« calèl ».

Puis, il parlait avec orgueil de son filsaîné, reçu avocat à Montpellier et qui lui avait longtemps coûtémille écus par an ; et de son cadet, qui serait intelligent àrevendre, mais qui avait le tort de fréquenter trop les oisifs deLa Capelle ; et, enfin, de Linette, une jeune personne point« indifférente » du tout, laborieuse et fine comme uneabeille, et qui, dans quelques années, serait un assez beau parti…Ceci, hélas ! Jean ne le savait que trop ; et lesderniers mots de Terral semblaient dire : « Linou n’estpas pour les beaux yeux du pâtre de la Gineste. »

N’empêche que le brave garçon s’acquitta trèsconvenablement de son rôle d’aide meunier, qu’il fit preuved’adresse, de sang-froid et que, la meule courante en place, il nefut nullement tenté, quand Terral la mit soudain en mouvement, àtitre d’essai, et avant de la recouvrir du tambour, de baisservivement la tête, comme un novice, sous l’éclair circulaire qui enjaillissait, témoignant de son parfait équilibre.

– C’est bien, Jeantou ! tu es courageuxautant qu’adroit, tu ferais un bon meunier.

– Merci de ce que vous me dites là, pèreTerral, car je viens de me louer comme farinel, ici près, au moulinde la Garde, de la Garde-du-Loup…

Terral bondit, se campa devant le berger, lesyeux écarquillés et la bouche ouverte de surprise :

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu vas demeurerau moulin de la Garde, toi ? au moulin des Anguilles, commenous l’appelons communément ?… Chez Pierril ?…

– Mais oui, père Terral ; c’est une idéequi m’est venue, comme ça, de quitter le troupeau et de me fairemeunier, mécanicien plus tard, si je peux… Est-ce que vous trouvezque j’ai tort ?

– Tort ? Non… Mais qu’est-ce qui te cuitaux yeux d’entrer dans un moulin de misère pareil ? Le moulindes Anguilles ! Sais-tu bien ce que c’est ?

– Je sais que c’est un moulin moins en règleet moins fréquenté que le vôtre…

– Mais il n’existe pas, le moulin desAnguilles, Jeantou ; il n’existe pas… Sa chaussée tient l’eaucomme un crible ; les vaches paissent dans sonréservoir ; ses meules sont usées, ses roues pourries… Il nemoud pas dix setiers de blé dans un an… On m’a conté que, chaquefois qu’on le met en train, il commence par écraser plusieursnichées de rats nés et allaités sur sa meule…

Et, une fois lancé sur ce terrain, Terral, –qui avait le verbe pittoresque, comme ses frères Joseph et Pataud,et qui sentait, d’ailleurs, confusément qu’entre les mains d’unmeunier même ivrogne et paresseux comme Pierril, mais aidé d’ungarçon tel que Jean Garric, ce moulin des Anguilles, si méprisé,pouvait lui faire une concurrence sérieuse, – Terral déversa desflots de moqueries et de sarcasmes, dans l’espoir de détournerl’ex-berger de son projet. Mais c’était peine perdue : Jeanétait homme de parole, et il s’était engagé avec le meunier de LaGarde, le jour de la foire de Saint-Michel d’Arvieu.

– Tant pis ! ajouta Terral… Je regrettede te voir entrer dans une baraque pareille et chez un propre àrien comme ce Pierrillat… J’espère que tu n’y resteras paslongtemps…

Et comme, à ce moment, le meunier et soncompagnon arrivaient de nouveau près de la maison d’habitation, etau bas du chemin qui mène à La Capelle, Terral se contenta deremercier assez froidement Jeantou, qui, sans doute, avait espérémieux, – par exemple, une invitation à souper, et la possibilité derevoir longuement sa petite amie. Ils se serrèrent la main, et lepauvre garçon gravit mélancoliquement le sentier qui conduisaitchez ses parents, – non sans se retourner souvent pour voir, aufond de la vallée, luire, sous la lune qui se levait, les ardoisesdu moulin et l’étang moiré que trouait à peine, de temps en temps,le saut d’une truite en chasse de phalènes. Le ruisseau semblaitsangloter sous les aulnes et sur les pierres, comme son cœur à luidans sa robuste poitrine d’amoureux et sous sa modeste blouse deberger, gonflées pourtant d’un grand souffle d’espérance.

Partie 2

Chapitre 1

 

C’était un bien singulier et piteux moulin, eneffet, que celui de La Garde, – ou plutôt des Anguilles, comme onl’avait plaisamment surnommé, parce que son bief, sa chaussée, son« bouge » étaient dans un tel état de délabrement etd’abandon, que les anguilles pouvaient aisément s’y abriter dansles murs effrités et croulants, telles les abeilles dans lesalvéoles des ruches.

Situé, comme nous l’avons dit, au-dessous dumoulin de La Capelle-des-Bois, dans un vallon, ou plutôt un ravind’accès difficile, à une demi lieue du village de La Garde, iln’avait jamais eu qu’une clientèle fort restreinte, diminuée encorepeu à peu par l’incurie du meunier Pierril, paresseux et ivrogne,qui passait ses journées et une partie de ses nuits dans lescabarets de La Garde, d’où il ne redescendait qu’en titubant etroulant par des sentiers de chèvre, pour injurier et malmener safemme et sa fille Mion, celle-ci une belle personne, aux yeux vertsd’eau et aux cheveux de soleil.

Longtemps le braconnage, et surtout la pêchedes truites et des anguilles, qui foisonnaient alors dans larégion, et que notre homme s’entendait à merveille à capturer et àaller vendre dans les auberges du chef-lieu de canton, avaientsuffisamment gonflé de pièces blanches le large gousset oùplongeaient sans cesse ses doigts, mais pour y chercher satabatière de merisier plus souvent que des sous. Puis, les paysansdu Ségala s’étant mis à améliorer leurs terres par l’emploi de lachaux, les écumeurs de ruisseaux s’étaient avisés d’en voler detemps à autre un sac aux laboureurs et d’en empoisonner lestruites, dépeuplant ainsi la Durenque, le Gifou et leurs affluents,au grand désespoir des vrais pêcheurs en général, et de Pierril enparticulier : on avait tué sa poule aux œufs d’or.

Quelque temps encore, il se soutint par depetits emprunts d’argent aux jeunes gens aisés des mas voisins quine dédaignaient pas de descendre au moulin, sous prétexte de pêcherdes écrevisses, en réalité pour courtiser la fille du meunier,qu’on disait n’être point trop farouche et qui, malgré la misère dulogis et les bourrades du père, était devenue la plus bellemeunière de la région. De plus, les galants payaient de copieusesripailles les complaisances du bonhomme, qui avait accoutumé derépéter cyniquement :

– Une fille vaut une vigne.

Mais, un jour, la belle meunière desAnguilles, la rousse Mion, leva le pied ; et l’on appritbientôt après qu’elle était en condition à Montpellier, la capitaledu « pays bas », la ville qui fascinait alors, comme lestente aujourd’hui Paris, les gens de nos montagnes, et qui dévoraitnos plus fraîches filles et nos plus robustes garçons.

Pierril se sentant perdu, dans l’impossibilitéde payer ses créanciers, d’acheter une robe pour sa femme et untricot pour lui, voyant ses clients essaimer vers les moulins desalentours, et les rats se livrer bataille dans ses trémies vides etsur ses meules endormies, – Pierril, un matin, prit deux grandesrésolutions : ne plus boire, – chose assez facile puisque songousset était percé et que le cabaretier ne voulait plus lui fairecrédit, – et réparer, puis réactualiser à tout prix son moulin, –ce qui paraissait autrement ardu.

Notre homme n’était point sot, et il avait lalangue dorée et venimeuse à la fois. Il louerait un farinel pourremplacer sa fille enfuie, choisirait quelque garçon vaillant etnaïf, le dirigerait, le formerait, ferait de la réclame à tour debras, baisserait les prix de mouture, dénigrerait les moulinsrivaux, et surtout ce moulin de La Capelle, si surfait, d’après sesdires, et qui dégringolait tous les jours, par la légèreté du cadetTerral, l’orgueil de son père et la cherté excessive d’un ouvrageroutinier et fait sans soin.

Joseph Terral, le frère aîné du meunier de LaCapelle le parrain de Linou, le très habile monteur de moulins etde scieries, avait, à l’auberge du Perroquet-Gris, un dimanche,dans une chaude discussion, raillé le Pierrillat – comme ill’appelait avec mépris – sur son pitoyable moulin des Anguilles,ajoutant que le berger de la Gineste en savait plus long que lui,Pierril, sur la manière de fabriquer une roue et de la fairetourner bien horizontale au fil de l’eau. Ce propos n’était pastombé dans l’oreille d’un sourd ; et, à la foire deSaint-Michel d’Arvieu, huit jours après, Pierril engageait JeanGarric, pour trente écus par an, en qualité de garçon meunier.

Puis, il battit la grosse caisse, annonçaqu’il faisait venir des cimenteurs pour sa chaussée, et des meulesde La Ferté, alors qu’à La Capelle, on n’avait que de grossièresbordelaises ; enfin, qu’il allait installer un blutoirmerveilleux où la farine « monterait toute seule ». Celane laissa pas de faire quelque impression dans les alentours,surtout lorsque les rares clients qui se hasardaient encore àporter leur grain aux Anguilles racontèrent qu’ils avaient euaffaire à un grand et vigoureux garçon, qui déchargeait etrechargeait les sacs comme des balles de plume, et qui, en outre,se montrait d’une extrême affabilité.

Pierril, d’ailleurs, ne paraissait plus aucabaret de La Garde ; et les pêcheurs à la lignel’apercevaient, en compagnie de son farinel, réparant le bief deson moulin, remettant des ailes au rouet, épierrant, remblayant etnivelant les chemins d’accès. Bien entendu, les cimenteurs nevinrent pas ; mais la chaussée cessa de faire eau departout ; les meules de La Ferté se faisaient attendre ;mais les vieilles bordelaises, soigneusement rhabillées et« entablées » par Jeantou, donnèrent de la belle farine,que l’apprenti meunier s’ingénia et réussit à faire grimper, eneffet, sur le blutoir rentoilé, par un petit système de godetsfixés sur une courroie sans fin. Quelle transformation !Quelle résurrection !

La plupart ne s’y trompèrent point : toutcela était l’œuvre du farinel ; mais qu’importait ? Lemoulin en bénéficia, les paysans y revinrent, et le tic tac allègrey rythma de nouveau de gais propos et des chansons.

Car Jeantou chantait, étant heureux. Non pasqu’il aimât beaucoup son nouveau maître dont il connut très viteles défauts, ni qu’il eût une absolue confiance en lui. Maisquoi ! Ce moulin était proche de celui de La Capelle. La mêmeeau faisait tourner les deux ; et, quand il allait un instantsur la chaussée pour voir si la « païssière »[3] était pleine, il se disait que peut-être,dans cette eau fraîche et limpide s’étaient mirés les yeux noisetteet les cheveux blonds de Linou. Ce ruisseau de la Durenque, quiprenait sa source dans les landes de la Gineste, où Jean, hier,était encore berger, qui traversait les prés de La Capelle, où,petit pâtre dénicheur, il avait connu son amie, et qui arrivait auxAnguilles, grossi d’une foule de sources jaillies des bruyères etdes bois, n’était-ce pas comme une chaîne magique, aux anneauxvivants et fleuris, le rattachant à tout ce qui lui étaitcher ?

Il guettait une occasion d’aller la revoir, lamignonne, sans éveiller la méfiance du père Terral, et sanss’exposer aux railleries de son fils cadet. Un jour, enfin, vers lami-novembre, il trouva le prétexte souhaité. La sécheresse, cetteannée-là, se prolongeait d’une façon désastreuse. Les sacs deseigle et d’avoine s’empilaient dans les coins. On ne pouvaitsatisfaire qu’un petit nombre de clients qui, à peine réhabitués aumoulin des Anguilles, menaçaient de le quitter à nouveau. À LaCapelle, l’étang mettait une bonne semaine à se remplir, et gardaitpendant six jours ses vannes jalousement fermées, au granddésespoir de Pierril, qui levait le poing et proférait des menacesterribles contre ce tyran de Terral, lequel abusait de sa situationpour affamer le pauvre monde, en tenant clos un étang creusé pourles seigneurs au temps de la corvée…

– Ne pensez-vous pas, maître, lui dit Garric,que les barrages établis par les pêcheurs depuis trois moisretiennent aussi beaucoup d’eau qui reste oisive en route ? Sij’allais, avec une bonne pioche et un levier, crever toutes cespetites chaussées, jusqu’au « bouge » même de LaCapelle ? Notre « païssière » s’en emplirait deux outrois fois de plus, et nous contenterions nos pratiques les plusaffamées…

– C’est bien pensé, Jeantou ! Va, fais ceque tu dis ; et si, pendant que tu y seras, tu pouvaispratiquer une bonne brèche dans la chaussée de Terral, ou luidémantibuler une de ses vannes, je t’en aimerais encore davantage…Mais une chaussée de quatre-vingts pans d’épaisseur !Ah ! le brigand !…

Le farinel, sa culotte retroussée jusqu’auxgenoux, sa pioche sur l’épaule, un levier dans la main, remonta lecours du ruisseau, le débarrassant, ici, d’un amas de broussailleset de gravier ; là, d’une grosse pierre éboulée duversant : plus loin, de quelqu’une de ces petites digues enmottes taillées à même les prés, et que les pêcheurs édifient enhâte pour arriver en peu d’instants à dessécher un cours d’eau augrand dam des truites et des écrevisses convoitées.

Par-ci par-là, il enleva même quelquespoutrelles formant des barrages d’irrigation, en se disant qu’ilétait moins urgent d’arroser l’herbe des bêtes que de donner dupain à des chrétiens.

Il parcourut ainsi tous les méandres de soncher ruisseau, l’écoutant avec joie hausser le ton quand un barragecédait sous sa pioche, agréablement distrait, tantôt par la fuited’une truite dérangée dans sa retraite, et courant se réfugier d’unélan sous les racines des aulnes, tantôt par l’essor d’unmartin-pêcheur troublé dans son affût, et qui mettait le vif éclairde ses ailes vertes sous les branches en ogive des hêtres mordoréspar l’automne.

À mesure qu’il approchait du Moulin-Bas de LaCapelle, une angoisse lui venait. Oserait-il y entrer ? Etsous quel prétexte ? Y trouverait-il Linou ? C’était peuprobable, elle devait rester près de sa mère à l’aider dans sonménage, à coudre, à gaver les oies ou les canards…

Et comment, alors, arriver jusqu’àelle ?

Brusquement, après avoir doublé l’espèce depromontoire que le rocher de la Taillade forme, à un coude duvallon, comme pour barrer le passage à la Durenque, Garric aperçutle Moulin-Bas. Au même instant, un bruit de cascade et un soudaingrossissement du ruisseau lui apprirent que les Terral avaient misen branle leurs meules, sans attendre le jour accoutumé.

Sur la porte du moulin, droite, svelte et sescheveux poudrés de folle farine, Aline apparut, jetant du grain àune équipe de canards, qui évoluaient dans le ruisseau et sehâtaient vers la provende.

Jeantou sentit son cœur s’arrêter : lasurprise, la joie et aussi sa timidité soudain reparue, leclouèrent sur place, la gorge sèche et les joues en feu.

Il s’enhardit pourtant, releva le bord de sonlarge feutre enfariné, fit retomber son pantalon sur ses sabots, ets’avança vers la jeune fille. Au bruit de ce pas sonore sur lespierres du gué qui s’étend devant le moulin, Linou tourne la tête,reconnaît Jean, et, saisie, lâche brusquement les coins de sontablier relevé, où elle puisait le grain qu’elle lançait à sescanards.

– Comment ! toi ici, Jeantou ?s’écrie-t-elle. Quelle surprise !

Et elle lui tendit la main, qu’il serra un peudans ses doigts tremblant.

La surprise de t’y rencontrer est pour moitoute pareille… Depuis quand Aline Terral est-elle meunière auMoulin-Bas ?

– Mais à peu près depuis que tu es farinel auxAnguilles… Cela n’a rien de si extraordinaire, il mesemble !

– Si fait, tout de même… Ton père serait-ilmalade, ou ton frère ? Car ce sont eux qui, d’habitude…

– Malade, non, interrompit Linou d’un tonattristé. Mais je ne te cacherai pas que ça ne va pas bien cheznous.

– Véritablement ?

– Non, pas bien du tout. Mon père a querellémon frère Fric… Et mon frère est parti pour le Languedoc…

– Ton frère ?…

– Oui, depuis quinze jours… Et qui sait quandnous le reverrons, ou même s’il reviendra, le malheureux !

– Seigneur ! que m’apprends-tulà ?

– Alors, je me suis mise à faire marcher cemoulin ; étant fille et nièce de maîtres, je crois pouvoirdire que je ne m’en acquitte pas trop mal, non plus…

– Oh ! Linette, fit Jean en joignant sesmains, quelle rencontre que notre double apprentissage au mêmemoment ! Mais cela a tout l’air d’avoir été réglé par lavolonté de ta sainte patronne et de mon vénéré patron… Quoi,meuniers, tous deux, à une demi lieue l’un de l’autre… et sur lemême ruisseau !

– Oui, c’est curieux, en effet, ripostait lajeune fille, d’un air moitié attendri, moitié malicieux… Mais entredonc, au lieu de prendre racine là, au bord de l’eau, comme unsaule ou comme un vergne…

Tous deux pénétrèrent dans le moulin, dont laporte resta ouverte. Les deux couples de meules étaient en train.Un double tic tac s’échappait des augettes terminées en tête decheval qui versent le blé dans le tambour, en imitant le petit trotd’un attelage. Un léger nuage de folle farine emplissait le moulin,traversé par un rayon de soleil de novembre. Le blutoir faisait sondouble bruit de chaînes sur les poulies et de légers battementssourds, comme ceux des ailes d’un grand oiseau de nuit. Et, sousles pieds, l’eau, qui jaillissait des vannes sur les roueshorizontales tournant, vertigineuses, comme des toupies géantes,poursuivait sa basse profonde et continue.

Aline grimpa sur les tambours des meules pours’assurer que les deux trémies étaient encore approvisionnées,tordit un peu le lacet qui règle la descente du grain, tâta lafarine tiède, entre le pouce et l’index, pour constater qu’elleétait douce à point, donna un demi-tour de vis au levier qui hausseou baisse la « courante »…, le tout avec l’adresse et laprécision d’une professionnelle, et au grand ébahissement dufarinel des Anguilles, qui la suivait d’un œil extasié, à peu prèscomme un chat fait d’une guêpe entrée dans la chambre.

Ensuite, elle s’assit sur un sac à demi vidéet fit signe à son ami de s’asseoir sur le sac voisin ; etquelques instants ils restèrent là, silencieux, à écouter lachanson du moulin qui berçait leur chaste amour, encoreinavoué.

– Et comment t’en va-t-il, Jeantou, dans tonnouveau métier ?

– Mais je suis content… Mon maître – tu leconnais assez pour en avoir souvent entendu parler – n’est pas toutà fait celui que j’aurais voulu… Mais il paraît s’être sérieusementamendé… Sa femme est peu intelligente, mais n’est pas méchantepersonne… Je travaille ferme, je tâche de deviner ce qu’on nem’enseigne pas ; et j’arriverai à faire, je crois, un meunierpas plus bête qu’un autre.

– En attendant, ajouta-t-elle en se dressantet en s’acheminant vers l’autre bout du moulin, tu serais bienaimable de m’aider à vider le blutoir, puisque maître Estève, de laSalvetat, pour qui je viens de faire moudre deux sacs, s’attardesans doute à la scierie, avec mon père, ou peut-être auPerroquet-Gris, à boire la « pauque » avec leforgeron.

– Mais de tout mon cœur, Linette, s’écriaJean.

Et il courut relever la lourde porte dublutoir, tandis que la petite meunière arrêtait le mécanisme enfaisant glisser la courroie sans fin hors de la poulie qui lamettait en mouvement.

Une odeur de farine fraîchement moulue ettamisée se répandit dans l’air. Jean s’armait déjà de la pelle àensacher, estimant que se courber sur le rebord du grand coffre, ypuiser la farine, se redresser, et recommencer cent fois, étaittrop fatigant pour son amie. Mais celle-ci lui arracha la pelle desmains, et lui ordonna de tenir le sac béant debout, et, au fur et àmesure qu’elle l’emplirait, de le secouer, de le soulever du sol,en l’y laissant ensuite retomber, afin que la farine y fût bientassée. Il dut obéir ; et, une fois de plus, il admira ladextérité et la vigueur de cette fillette qui, pliée en deux, sesbras mignons ayant peine à atteindre le fond du blutoir se relevaitvivement, la pelle chargée, replongeait et se relevait encore,accusant sans fausse honte ses formes jeunes et souples, tout commesi elle n’eût pas eu sur elle les regards d’un amoureux. Parfois,même, quand elle se courbait, son corsage d’humble futaine,s’entrebâillant, laissait apercevoir, dans un éclair, le haut de sajeune poitrine émue, plus blanche que la fleur fine de la farinenouvellement blutée.

Comme Garric souhaiterait que cela durât ainsilongtemps, toujours !… Mais le sac est déjà plein. Aline posesa pelle et prend un bord, pour le nouer solidement au bout. Legarçon rapproche les bords de toile, et la fillette, pour lesentourer, glisse ses petites mains nerveuses sous les robustespoings de son compagnon. Mais, le nœud fait, elle sent deux mainsprisonnières dans celles de Jeantou, qui les serre tendrement Ellefait un léger effort pour se dégager, lève les yeux vers ceux deson ami, y lit une supplication telle qu’elle baisse la tête,confuse, murmurant « Oh ! Jean !… », se cachela figure dans les bords du sac et ne bouge plus. Et le garçon,muet, sans quitter le sac qu’il maintient debout, baisse aussi latête et pose – quelle audace ! – ses lèvres dans les cheveuxde Linou. Et telle fût la minute exquise de leur vie…

Brusquement, des sabots retentirent sur lespierres du chemin, presque aussitôt une ombre apparut sur leseuil : c’était Terral. Garric avait eu le temps de relever latête, et Line de retirer ses mains ; mais le meunier en avaitvu assez pour confirmer les soupçons qui lui étaient venus depuisquelque temps.

Pour comble de malheur, un des deux moulins,privé de grain, marchait à une allure folle ; le trot ducheval de l’augette était devenu galop enragé.

Terral s’élança sur le manche de la pale,qu’il renfonça brusquement pour arrêter la roue et la meule. Puis,s’avançant vers les amoureux, haut bonnet plus redressé que jamais,il leva la main pour souffleter sa fille. D’un revers de bras, Jeanpara le coup et l’affront. Mais l’orage se déchaîna. Les yeux deTerral jetaient du feu, et sa voix mordante domina le vacarme del’eau.

– Voilà de plaisants meuniers, en vérité,criait-il, qui ne savent même pas quand la meule a du grain ouquand elle n’en a plus !…

Puis, prenant à partie Garric :

– Que viens-tu donc faire par ici, farinel desAnguilles ? L’ouvrage manquerait-il, là-bas ? On ditcependant partout que vous ne pouvez plus contenter toutes vospratiques, et qu’on se presse à votre porte comme au confessionnalla veille de Pâques… Des mensonges, tout ça, n’est-ce pas ?des inventions de ton misérable Pierril… Mais, après tout, cela neme regarde pas… Ce qui me regarde, c’est mon moulin, et c’est mafille ; et je ne veux pas que tu contes fleurette à celle-ci,et l’empêches de faire son travail… Je n’achète pas les meules pourles voir s’user à vide, à se frotter l’une contre l’autre… Et mafille n’est pas pour ton nez, entends-tu ?

– Mon père, interrompit courageusement Linou,je vous assure que Jean ne m’a rien dit dont vous puissiez vousoffenser… Il passait devant la porte : c’est moi qui l’aiappelé, et qui l’ai prié de me tenir le sac pour vider le blutoir,ce que je ne pouvais faire toute seule.

– Oui, oui, des explications qui n’expliquentrien… J’y vois plus clair que tu ne crois… Il en est de votrerencontre ici comme de celle de la châtaigneraie, le mois passé… Lehasard qui les amène y met vraiment trop de complaisance…

– Je vous jure, père Terral, balbutiaJean…

– Ne jure rien, tu jurerais à faux !

– Non, car je suis un honnête garçon, filsd’honnêtes gens, riposta vivement Garric, que la colèregagnait.

Et repoussant, ou plutôt, laissant choir lesac qu’il avait tenu de la main gauche jusque-là, il fit facehardiment au meunier rageur, qui poursuivait :

– Un honnête garçon ne se fût pas loué, commetoi, au moulin des Anguilles, chez un ivrogne comme Pierril, dontla fille n’est qu’une traînée…

– Père Terral, je vous répète ce que je vousai dit, ici même : je ne suis au moulin de La Garde que parceque je n’ai pas trouvé à me louer ailleurs. Si Pierril est ivrogne,cela ne regarde que lui ; et je n’ai pas davantage à m’occuperde sa fille, qui d’ailleurs habite le Languedoc… comme votrecadet.

C’était une allumette sur un baril depoudre.

– Mon cadet ? clapit le meunier ;qui t’a dit qu’il fût allé au Languedoc ?

– C’est moi, père, intervint Linou… Est-ce quetout le monde ne le sait pas déjà ?

– En tout cas, ce n’est pas à toi à répandrece bruit… La chose fût-elle vraie qu’elle ne prouverait rien contremon cadet : un garçon qui va voyager un peu, voir son frère,avocat à Montpellier, n’est pas à comparer à une petite gueusequi…

– Encore une fois, père Terral, je n’ai pas àdéfendre la fille de mon maître ; je ne l’ai jamais vue, vousme cherchez noise à côté… Et si, par-là, vous voulez tromper votrefille sur mes vrais sentiments, je vais devant vous lui dire ce queje n’avais pas osé lui avouer seul à seule…

Et le brave garçon, soulevé par une soudainepoussée de courage, s’en va prendre sa petite amie par la main, etla ramenant sous la pleine lumière de la croisée devant le meunierstupéfait et que du bras droit il tient à distance :

– Aline, dit-il d’un ton ferme et grave, jet’aime ! Je t’aime comme on doit aimer, d’un amour franc ethonnête, qui a grandi peu à peu avec moi, et qui ne me sortira plusdu cœur… Mes parents sont de braves gens, mais ils sont pauvres.Moi-même, je ne suis qu’un apprenti meunier… C’est pourquoi je net’avais pas jusqu’ici déclaré mes intentions. Je te les auraiscachées encore, sans ce qui arrive. Il me semble que je ne te suispas indifférent ; mais je ne te demande ni aveu, ni engagementaujourd’hui : quand je serai en posture de prétendre à tamain, je viendrai la demander… Rappelle-toi cette parole ;elle est sincère et je la tiendrai…

Et il lâcha la main de la jeune fille, quirougit et baissa ses yeux pleins de larmes, heureuse, au fond, ducourage et de la franchise de son ami.

Terrai s’était contenu à grand’peine pendantcette audacieuse déclaration. Ses yeux perçants trahissaient unmélange de colère et de stupéfaction ; et ses doigts secrispaient sur un levier, qu’il avait machinalement empoigné etdont, à plusieurs reprises, il avait fait mine de vouloir se servircontre ce farinel effronté. Enfin, il éclata :

– Eh bien ! voilà un f… merle qui a viteappris à siffler… Le muet d’hier parle comme un maître d’école, ouun curé en chaire… En quel temps vivons-nous ?… Toi, dit-il,en se retournant vers sa fille, et la faisant pivoter d’unebourrade, va voir si ta mère a besoin de toi pour faire la soupe ou« lever » les œufs… Tu ne remettras pas, seule, les piedsici, de longtemps.

Linou fondit en larmes, voulut, du seuil, direadieu à son ami ; mais, bousculée par son père, suffoquée desanglots, elle sortit, et le meunier battit la porte sur elle.Puis, revenant vers Garric :

– Et pour toi, beau farinel des Anguilles,beau coureur de filles jolies et dotées, tu tâcheras d’attendre,sur la chaussée du Pierrillat, l’eau que je voudrai bien t’envoyeret les clients dont je ne saurai que faire… Ne viens surtout pasrôder trop près du Moulin-Bas ni du Moulin-Haut de La Capelle,mendiant ; j’ai toujours deux fusils bien chargés dans macheminée : prends garde à la grenaille dans les jambes…

– Vos menaces ne m’intimident pas, pèreTerral ; mais j’aime trop votre fille pour rien faire qui pûtlui causer tort ou ennui ; et vous n’aurez pas à décrochervotre canardière, je vous en réponds !

Ce calme exaspérait de plus en plus lebonhomme. Ah ! si Jeantou n’avait eu vingt ans, des brasmusclés et une taille dépassant de toute la tête celle de ceroitelet de meunier !

– Va-t’en ! va-t’en ! glapissait-il,gueux et fils de gueux !

– Pauvreté n’est pas honte, père Terral ;mes vieux et moi pouvons passer partout la tête levée.

– Vous ne passerez plus sous ma porte, en toutcas ; tu m’entends ?…

Jean était déjà dehors.

Le meunier continua à lui crier par la fenêtredes menaces et des injures.

Mais, sans répondre, l’amoureux, ayant remissa pioche sur l’épaule, reprenait, le long du ruisseau, le chemindes Anguilles.

Resté seul dans son moulin, Terral ouvraittoute grande l’écluse de ses colères. Il trépignait, sacrait,allait de la porte au blutoir, du blutoir à la trémie, de la trémieà la croisée, d’où il montrait le poing au vallon par lequel Garrics’en allait lentement. Il jetait son bonnet à terre, le ramassait,le triturait pour le jeter encore, puis le camper de nouveau sur satête, où il prit en un instant toutes les formes et toutes lesinclinaisons imaginables. Et quel monologue à haute voix, selon sacoutume, émaillé de jurons et ponctué de coups de pied contre lecoffre à farine, ou même contre les sacs des clients… Quoi !tout se tournait donc contre lui… Son révolté de fils s’en allaitcourir au « pays bas »… Le moulin des Anguilles luireprenait une partie de sa clientèle… Et, pour comble, il fallaitque ce farinel d’hier, ce Garric, ce fils d’un journalierpossesseur de dix brebis et d’une chèvre, non content d’aiderPierril à remonter en selle, vînt parler d’amour à sa cadette, ets’en fît aimer !… Ah ! mais les choses ne se passeraientplus comme ça… D’abord, c’est lui, désormais, qui s’occuperait duMoulin-Bas, et non sa fille… Quant au Moulin-Haut, parbleu, c’estsa femme qui se remettrait à le faire aller, ou Linou sous lasurveillance de sa mère… Oui, tout s’arrangerait ainsi… –Tout ? Non : et la scierie ? Les grandes eauxallaient arriver au premier jour. Qui ferait marcher une scierie decette importance, avec ses deux lames toujours en train, et quidébitaient des vingt-cinq « cannes » carrées de« feuillard » dans un jour ?… Oui, qui la feraitmarcher ? – Ah ! ce fils aîné, qui avait étudié et quiplaidait, maintenant à Montpellier, et pour qui on avait dépensé sigros d’argent ! Que n’était-il resté à la maison ?… Voilàce que c’est que l’ambition, Terral… Il fallait le garder près detoi, en faire un meunier comme toi, qui continuât ton métier et tarace… Quel vaniteux et quel sot tu as été !…

– Que faire, maintenant ? Prendre ungendre ?… Mauvais remède, car – outre que ma cadette est unetêtue qui doit en tenir pour son Garric – je ne voudrais pour rienque le moulin de La Capelle tombât en quenouille, fût à d’autresqu’à un Terral… Il n’y a pas à hésiter : je vais faire écrirepar le maître d’école à cet écervelé de Fric de revenir au plus tôts’il ne veut être renié par moi et voir un étranger prendre saplace à table et au lit… Je le connais ; il doit déjà semordre les doigts de son coup de tête ; il rentrera… Maisquelle humiliation, tout de même…

Et comme le moulin ralentissait son allure, lemeunier comprit que son étang était épuisé jusqu’au niveau de lavanne ; il renfonça la pale, resta encore une minute àrêvasser dans le silence graduel de l’eau fuyante et de la meules’endormant peu à peu… Puis, il remonta vers sa maison, toujoursfiévreux, toujours trépidant, cognant ses sabots aux pierres etsacrant à mi-voix, – son haut bonnet enfariné traduisant dans l’airles agitations de sa pensée.

Chapitre 2

 

Lorsque Garric arriva aux Anguilles, il futsurpris de trouver l’écluse vomissant à plein déversoir toute l’eaudescendue inopinément de l’étang de La Capelle. Il crut à quelqueaccident aux roues ou aux leviers, et hâta le pas. Le moulin étaitsimplement arrêté faute de meunier ; et plusieurs valets ouservantes de ferme, avec leurs attelages, attendaient, furieux,devant la porte, qu’on voulût bien muer leur grain en farine.

En hâte Jean emplit les trémies, leva lavanne, mit en marche le blutoir, s’efforça d’apaiser les bouviersen donnant une brassée de foin à leurs bœufs, et parvint à réparerà peu près le dommage occasionné par la fugue de son maître, etaussi – il ne se le dissimulait pas – par son retard à lui auprèsde Linou, au moulin de La Capelle. Le dernier setier de seigles’égrenait de l’augette dans le tambour, quand on aperçut Pierrilqui descendait le raidillon, titubant, chantant faux et àtue-tête.

– Qu’est-ce que je disais ? s’écriagaiement le bouvier des Devèzes. Il vient d’arroser la farineamassée depuis quinze jours dans son gosier… Il paraît, d’ailleurs,que rien ne donne soif de vin comme de voir couler l’eau.

Et tous de rire bruyamment de l’air ahuri del’ivrogne arrêté devant la passerelle qui, du sentier de traversevenant de La Garde, enjambe le ruisseau et donne accès au moulinpar la porte du pignon, quand on veut éviter les détours du cheminque suivent les attelages.

Il restait à Pierril assez de lucidité pourpressentir un danger, car le ruisseau coulait à pleins bords, etlui ne se sentait pas très solide sur ses jambes. Et puis, les voixet les rires des plaisants le troublaient un peu. Celui des Devèzeslui criait :

– Attention, Pierrillou, il n’y a pas degarde-fou, et ce serait dommage de mouiller le vin que tu asbu…

– Le fait est, répondait le meunier, quedepuis longtemps je n’avais vu pareil déluge… Il a donc plu depuisque je suis parti ? Je ne m’en serais pas douté… En tout cas,il est bon de faire un bout d’oraison avant de s’aventurer…

Il se découvrit, en effet, joignit les mainset ironiquement psalmodia :

– Ô vin rouge, bon vin rouge de Broquiès et deBrousse, protège ma droite, vin blanc doux de Gaillac, vin blancsec de Lincou, soutiens ma gauche si elle faillit.

– Amen ! hurlèrent joyeusement lesbouviers.

Et Pierril se risqua, hésitant, sur lapasserelle formée de deux poutres non équarries, mal assemblées etlaissant voir, à travers les fagots de broussailles et les mottesde terre qui les reliaient, l’écume de l’eau grondant au-dessous.Cent fois, le meunier avait passé là, même de nuit, sans encombre.Mais cette fois, soit que le dieu des ivrognes l’eût abandonné etque le diable s’en mêlât, soit qu’il fût troublé par les rires etles railleries des valets, il s’arrêta au beau milieu de lapasserelle, oscilla comme un arbre coupé, pencha à droite, voulutse rejeter brusquement à gauche, glissa sur l’aubier humide d’unedes poutres et tomba dans le courant. Ce fut un cri général… Jeanse précipita en aval, attendit son maître à un étranglement duruisseau, se cramponna d’une main à un saule, empoigna de l’autrele noyé par le fond de sa culotte et le hissa non sans peine, surla berge, à demi suffoqué, à demi dégrisé aussi, geignant comme unenfant, puis jurant comme un damné.

On le porta devant le feu. Sa femme selamentait, jetait des genêts secs sur les chenets ; mais,malgré la flamme haute et joyeuse, Pierril grelottait : ilfallut le coucher. La fièvre et le délire se déclarèrent, etJeantou dut partir chercher Cabirol, le médecin de Saint-Jean, uneespèce de docteur Tant-Pis, à moitié fou, qui terrifiait sesmalades en leur déclarant, dès l’abord, qu’ils étaient f… us, – cequi ne l’empêchait pas d’en remettre quelques-uns sur pied.

Cabirol arriva au trot d’une jument étique,diagnostiqua une congestion pulmonaire double, et repartit, disantà Garric qu’il ne reviendrait que si, le surlendemain, iln’apprenait pas que le meunier était trépassé…

Et le pauvre farinel fit une seconde fois lesquinze kilomètres qui séparent La Garde de Saint-Jean pour allerquérir les remèdes, sangsues et ventouses, et mettre à la poste unelettre, par lui écrite tant bien que mal sous la dictée desPierril, qui réclamaient à grands cris leur fille Mion.

Le malade passa quelques journées et surtoutquelques nuits terribles. On fit venir le curé de La Garde,l’ancien curé de La Capelle, l’abbé Reynès, celui-là même qui avaitpréparé à leur première communion Aline et son ami Jean. C’était unprêtre excellent, dévoué, charitable, et aussi plein d’esprit, debonhomie et de rondeur, un peu gaulois même à l’occasion, etn’ayant peur ni des choses ni des mots. Pierril l’accueillait en setournant vers la muraille. Mais l’abbé en avait vu d’autres :il eut recours aux grands moyens, et fit au malade une tellepeinture du cercle de l’Enfer réservé aux meuniers voleurs etivrognes, que le pécheur, terrifié, se confessa, jura de ne plusboire que de l’eau, et reçut les derniers sacrements avec une piétéédifiante. Et, le troisième jour, Cabirol étant revenu, il ne putcacher sa surprise d’avoir été « mis dans le sac », commeil disait, par cette canaille de meunier.

– Je te rattraperai, grogna-t-il… Enattendant, tu peux te considérer comme à peu près sauf pour cettefois, à condition de ne pas retourner à La Garde de six semaines,et de ne boire que de l’eau de prunes ou du bouillon de veau.J’attends en récompense le premier plat de truites que tu pêcherasou le premier levraut pris à tes collets. Bonsoir.

Pierril, rassuré, put, deux jours plus tard,se convaincre qu’à quelque chose malheur est bon. Le soir, à uneheure avancée de la nuit, au moment où Garric, fatigué d’unejournée de rhabillage des meules, et de toutes ses courses après lemédecin, le curé et les remèdes, venait de grimper au galetas oùétait sa maigre couchette, il entendit le bruit d’une carriole quis’arrêtait devant le moulin… Presque aussitôt on frappa à laporte ; et, à la question de la meunière : « Qui estlà », une voix de femme répondit :

– C’est moi, Mion…

La fille de Pierril était revenue.

Jean entendit le bruit du verrou qu’on tirait,de grandes exclamations, des baisers, les gémissements trempés delarmes, et pourtant quasi joyeux, du meunier. Il risqua un œilcurieux par une des fentes du plancher, et aperçut, écroulée aupied du lit du malade, une grande personne en vastes falbalas, dontle chapeau et le buste cachaient la tête et l’oreiller de Pierril,tandis que la jupe – c’était le beau temps de la crinoline –couvrait presque tout le parquet, entre l’alcôve, la table et lefoyer. Plus de doute : c’était bien là cette Mion que lui,Garric, n’avait jamais vue, mais dont il avait si souvent entenduparler, parfois méchamment, comme par Terral, parfois aussi commed’une bonne fille, par Pierril et sa femme, et même parquelques-uns de leurs clients.

Il se coucha, s’endormit tard, malgré safatigue, et vit d’abord en rêve Linou avec des cheveux roux et unecrinoline. Ensuite, il repêcha trois ou quatre fois Terral senoyant dans la chaussée du Moulin-Bas… Enfin, il poursuivit –voulant crier et ne le pouvant – un loup enragé qui se jetait surson troupeau de la Gineste… L’appel d’un bouvier matinal l’arrachaà ses cauchemars ; et il descendit donner aux meules leurdéjeuner de seigle et d’avoine.

Quand il rentra pour déjeuner lui-même, iltrouva la Mion assise devant le feu et se chaussant. Elle avait sescheveux de comète négligemment tordus sur la nuque, et une bellecamisole blanche flottait autour de sa taille robuste, encore malaffinée par un court séjour à la ville. Elle tourna à demi la tête,au bruit de la porte, et fit un petit salut de la tête au garçonmeunier, qui avait soulevé son chapeau enfariné ; puis, ellese remit à lacer ses bottines. Mais la meunière, qui revenait dedonner à manger à ses cochons et à ses oies, s’empressa deprésenter sa fille à son farinel :

– C’est notre fille, Jeantou, notre bravefille, notre Mion, qui revient de Montpellier pour soigner sonpère.

Et, aussitôt, une voix dolente sortit del’alcôve ; une main décharnée écarta les rideaux.

– Eh oui, c’est Mion, ma belle Mion, modulaPierril semi geignant, semi riant… Oui, c’est bien elle… Je croyaisavoir rêvé, l’avoir vue dans la fièvre… Mais non, c’est ma fille,c’est bien ma fille…

Et il éclata en sanglots. Mion allal’embrasser. Il la tint longuement contre lui.

– Es-tu belle et brave, pourtant !…Regarde-la, Jean. Comment la trouves-tu, la Mion du moulin de LaGarde ?… Et si bonne !… Ah ! j’en connais qui neseraient pas ainsi revenues de la grande ville pour assister leurpère malade, bien sûr…

Il pleurnicha et hoqueta encore. Mions’efforçait de le calmer :

– Mais si, papa, toutes auraient fait commemoi ; c’est si naturel !… Allons, ne pleurez pas ainsi,cela vous fait mal… Pourquoi pleurer ? Vous serez bientôtguéri ; dans dix jours, vous irez à la piste ou à lapêche.

– Tu crois cela, toi aussi, commeCabirol ? Dieu t’entende !… J’ai été bien bas, bien bas,ma pauvre Mion… Ah ! sans ce brave garçon qui mange là sasoupe, et que mon saint patron m’a inspiré l’idée de louer, à lafoire de la Saint-Michel d’Arvieu, j’étais noyé ; l’eaum’emportait jusqu’à Montauban ou jusqu’à Bordeaux… Ah ! je terecommande, fillette, cet excellent Garric… Que devenais-je sanslui ?

La Mion, s’arrachant enfin à l’étreintepaternelle, s’était retournée vers le garçon qui, un peu gêné,baissait le nez dans son écuelle. Elle se leva, et, avec une longuegrâce un peu apprêtée, tendit sa main blanche, ornée d’une bague, àJeantou, qui la prit gauchement dans la sienne en rougissant.

– Merci, Jean Garric, articula la belle roussed’une voix profonde et veloutée. Je savais déjà, par les filsTerral, dont le cadet venait d’arriver à Montpellier rejoindre sonfrère l’avocat, que mon père avait eu la main heureuse en telouant, et que, grâce à toi, le moulin des Anguilles reprenait durenom…

– Ah ! les fils Terral t’ont ditça ? glapit soudain Pierril. Tu fréquentais ces gens-là, lesfils de mon ennemi acharné, qui a juré ma ruine, qui se réjouitquand je suis dans la peine, qui eût fait brûler un cierge, àl’église de La Capelle, si je m’étais noyé… Tu avais là de joliesconnaissances !

– Mais, papa, se récria Mion, courant aumalade et le câlinant de nouveau, vous exagérez tout… Je ne veuxpas défendre le vieux Terral ; j’admets qu’il ait des tortsenvers vous…

– Des torts ! des torts !… C’est unmisérable, je te dis…

– Soit, papa ; ne vous mettez pas encolère… Terral est un mauvais voisin, je suis d’accord avec voussur ce point… Aussi, je ne parlais que de ses fils, qui ne luiressemblent pas, je vous assure… L’aîné, qui est avocat, m’a aidéeà me placer chez un de ses confrères, dont la dame paye bien etn’est pas regardante… Et le cadet, Fric, m’a paru vif, éveillé,toujours prêt à rire et à s’amuser…

– Tiens, tiens, pensait Jeantou, qui, ayantachevé sa soupe, fermait son couteau et se levait de table, la Mionaurait-elle essayé d’attirer le cadet Terral dans sestoiles ?…

Et, ayant salué silencieusement, il retourna àses meules.

Chapitre 3

 

Le lendemain, la neige tomba. Elle tombadoucement, lentement, large et grasse, tout un jour et toute unenuit, couvrant le pays d’un mol édredon d’un pied d’épaisseur.Seul, parmi toute cette splendeur le ruisseau traçait dans lavallée sa ligne sinueuse, si noire, maintenant, par contraste,qu’on eût dit une coulée d’encre ; et sur les versantsescarpés, quelques rocs sortant des bruyères, quelques chênes etquelques châtaigniers aux troncs énormes, blancs du côté du vent,sombres de l’autre, semblaient des gueux emmantelés d’hermine. Unsilence profond, ouaté, pour ainsi dire, enveloppait le vallon,troublé à peine, – le jour, par quelques croassements de corbeauxdemandant de la chair : « Car !car ! » ; la nuit, par les hurlements des loups,là-haut, sous les futaies de Roupeyrac.

Puis, le ciel s’éclaircit ; une âpre bisefouetta la neige avec un grésillement aigu et métallique, en emplitles chemins creux, où elle acquit peu à peu la consistance de lapierre, et rendit impossible tout charroi.

Aussi, les meules du moulin des Anguillesn’eurent bientôt plus de grain à broyer. D’ailleurs, les glaçonsimmobilisèrent les roues et les vannes et mirent au déversoir commeune chape de plomb. De temps à autre, on entendait sur le coteau lecraquement d’un arbre croulant sous le poids de la neige, ous’éclatant sous la morsure d’un froid tel qu’on n’en avait pas subide semblable depuis vingt ans.

Que faire, par un temps pareil et dans unepareille solitude ? Pierril, lui, allongeait ses maigresjambes devant un tronc de châtaignier embrasé et crépitant. Safemme filait des étoupes sur une quenouille de noisetier, outricotait des bas, ou reprisait des hardes, ou gavait à l’étableune douzaine de canards. Mion, elle, trouvait longues les journéeset les veillées. On s’apercevait vite, à regarder seulement sesmains soignées, que l’aiguille ne lui piquait pas souvent lesdoigts et que, pour être bonne à Montpellier, elle ne devait pass’y adonner à de bien rudes besognes. Elle avait apporté au fond desa malle quelques romans-feuilletons, qu’elle lisait ou relisaitavec componction, les déclarant « bien écrits ». Mais onne peut pas lire tout le temps ; d’autant plus qu’en décembrel’ombre descend vite, et que le « calèl », alimentéd’huile grossière de chènevis, ne donnait qu’une clarté fumeuse àlaquelle Mion ne voulait pas fatiguer ses beaux yeux vertd’eau.

Elle essaya bien d’accaparer Garric et debavarder avec lui, pendant qu’il rhabillait ses meules, renouvelaitaugettes ou fuseaux, et raccommodait poulies ou courroies, avec uneadresse surprenante chez un berger d’hier. Elle allait le relancerdans le moulin au risque de s’enfariner les jupes, où même à lascierie ouverte à tous les vents, quitte à geler le bout de son nezrose et délicatement relevé. Mais le farinel, comme on sait,n’était guère loquace de nature ; sa timidité originelle lereprenait, d’ailleurs, devant cette grande fille aux prunellesinquiétantes, au passé quelque peu décrié et suspect… Il répondaitlaconiquement, froidement aux questions de la Rousse ; et laconversation tombait bientôt. Mion, frissonnante, retournait vites’asseoir devant le feu, entre son père égrotant et geignard, deuxchats grands croqueurs de souris, mais inoccupés durant le jour, etKalba, un chien fauve à longs poils et à long museau, qui cumulaitles fonctions de chien de garde, de chien ratier, de chien dechasse… et même de chien de pêche, – oui, de pêche : quand lemeunier, ayant mis le ruisseau à sec ou à peu près, traquait lespoissons dans les « gourgues », il chargeait Kalba de lesarrêter au passage, ce qu’il faisait à merveille, de la griffe etde la dent, jetant même parfois sur le pré, d’un brusque coup degueule, une belle truite qui avait essayé de forcer laconsigne…

– Il n’est guère aimable, votre farinel, père,disait Mion, boudeuse et ennuyée. On ne peut lui arracher que des« oui », des « non », des« certainement », des « ni plus ni moins ». Iln’a pourtant pas l’air trop bête…

– Et il ne l’est pas, fillette, tant s’enfaut… Il l’a prouvé… Sans lui, j’étais perdu, et mon moulin avec…Ah ! quel garçon laborieux, adroit et honnête !… troppour la corporation, ajoutent les malins…

– Alors, c’est qu’il me déteste…, ou que jelui fais peur ?…

– Peut-être bien, Mion… Il est timide,embarrassé comme une fille ; et dame ! toi, avec tes airsd’impératrice, tes attifements de demoiselle… Et puis…

– Et puis ?…

– Et puis, Mion, je crois bien que Jean entient déjà pour une autre.

– Vraiment ? Pour qui ?

– Je n’affirme rien, non… M’est avis,pourtant, que, s’ils se sont querellés avec le vieux Terral, lemois dernier… (C’est le maître de La Salvetat, maintenant monclient, qui m’a conté ça). – Si donc ils se sont pris de bec, auMoulin-Bas, le seul motif de la colère de Terral n’était pas queGarric soit entré à mon service et ait remis en bon point monmoulin… Je soupçonne un petit sentiment de Jean pour la cadette deTerral, la fine et accorte Linette.

– Alors, Jeantou serait amoureux ?s’écria Mion, dont les yeux flambèrent.

– Il peut y avoir de ça… Le père Terral, peuendurant, autoritaire et vaniteux par-dessus tout, aura eu vent dela chose, et…

– Ah ! ah !… ce sournois deJean ! ajouta la belle rousse avec un sourire malicieux etamusé…

Et déjà pointait en elle un vague désird’émoustiller ce garçon si réservé, et de supplanter dans son cœurcette petite Linou, contre laquelle elle nourrissait un peu de larancune de son père pour tous les Terral… Ah ! ce Jean !…sous ses airs de glaçon, il s’avisait d’être amoureux, et d’uneautre que Mion… On verrait bien !…

Et, dès ce moment, elle tourna encoredavantage autour du farinel, mettant en jeu tout son arsenal dequestions insidieuses, de frôlements électrisants, de sourires etd’œillades incendiaires. Rien n’y fit, – du moins, apparemment. Aufond, le brave garçon se sentait troublé, mal à l’aise auprès del’ensorceleuse. Elle voulut qu’il jouât aux cartes avec elle :Jeantou ne connaissait ni l’écarté, ni la « bourre », etn’avait aucune docilité à s’instruire. Elle essaya de la lecture,côte à côte, dans le même livre, à tour de rôle : le garçonmeunier savait à peine lire les prières de la messe et l’almanachde Mathieu de la Drôme ; et il trouvait vite quelque prétextepour fausser compagnie à son inquiétante institutrice.

Un jour, il fut mis à rude épreuve : Mionl’emmena à la recherche d’une portée de chatons qu’elle avaitentendu miauler dans la grange, sur un haut tas de foin. Jeantoudut lui tenir l’échelle, du sommet de laquelle elle dégringola etse renversa dans les bras du garçon tout décontenancé, mais qui nemit nullement à profit une si favorable occasion. C’est qu’il étaitgardé par son amour ; et plus la Mion se faisait provocante,plus tout son cœur à lui volait vers la fille de Terral, vers sapetite amie Linou, si honnête et si réservée. Ah ! qu’il eûtvoulu la revoir, échanger avec elle une promesse nouvelle, unenouvelle espérance ! Il lui semblait que cela suffirait pourle préserver de tout danger, pour calmer la fièvre qui, le soirs’allumait dans ses veines et chasser les rêves troubles quiagitaient maintenant ses nuits.

Il crut dissiper toutes ces images et cesobsessions en allant embrasser ses parents, qu’il n’avait pas revusdepuis deux mois. Noël lui en fournit le prétexte. Douze fois déjà,le soir, vers neuf heures, tous les clochers du Ségala avaientannoncé la nouvelle de la Nativité, en éparpillant sur la campagneéclatante et glacée leurs « trignons » cristallins etjoyeux. Ces voix mystiques avaient peine à descendre jusqu’au fondde la gorge sauvage des Anguilles ; mais Jean en avaitd’autant plus la nostalgie, et aussi le désir d’aller à la messe deminuit dans la petite église de La Capelle-des-Bois, d’entendre lescantiques qu’il y avait chantés étant enfant, d’apercevoirpeut-être Linou faisant ses dévotions, – qui sait ? – de larencontrer sous le porche, à la sortie, et d’échanger avec elledeux mots de souvenir et d’amitié.

Donc, la veille de Noël, un peu avant la nuit,il dit à Pierril :

– Maître, puisque, ce soir, je ne ferai fauteici à rien ni à personne, je vous demande la permission d’allerrevoir mes anciens, et d’assister à matines avec eux.

Pierril fit quelques objections : LaCapelle était à près d’une lieue, le temps affreux, les cheminsimpraticables. On pouvait rouler dans un trou, se casser une jambesur la glace… Et il y avait sûrement des loups dans la contrée… Nevaudrait-il pas mieux se contenter des « matineschaudes », c’est-à-dire d’une bonne veillée au coin du feu,là, près de son lit, entre la Pierrille et Mion ?…

La belle rousse ne disait rien, mais seslèvres avaient une moue significative.

Pourtant, Garric tenait à son idée. Ayantobtenu congé, il passa sa veste neuve, sa blouse par-dessus, coiffason large feutre des dimanches, prit, derrière la caisse de lapendule, un solide bâton de houx hérissé de nœuds et ferré à lapointe, promit de revenir avant le jour, et partit sans remarquerque Mion détournait la tête, et ne lui rendait même pas son :A Dé sias !

Chapitre 4

 

Pauvre demeure que celle des parents de JeanGarric ! Bâtie en retrait sur le bord d’un ancien cheminraviné et pierreux, quoique noblement appelé encore le« chemin royal », elle ne se composait que d’un petitrez-de-chaussée et d’un galetas. Deux lucarnes à celui-ci, la porteet une fenêtre à celui-là, ouvrant sur une étroite cour ; et,adossée au pignon, une étable surmontée d’un poulailler. Le toutséparé du chemin par une fermeture à claire-voie.

Quand Jeantou arriva devant le misérable logisqui, sous la neige et dans la brume, paraissait bien plus indigentencore, une très faible lumière en sortait par l’unique fenêtre, àtravers les étroits carreaux givrés, dont deux sur six étaient enpapier, et dont un troisième, récemment brisé, était remplacé parun paquet de vieilles hardes enfoncé en tampon dansl’ouverture.

De l’intérieur, sa vieille chienne de berger,Pitance, qu’il avait ramenée de la Gineste, lança deux ou troisabois ; mais bientôt, reconnaissant le visiteur, elle se mit àgratter sous la porte, en poussant de petits cris de joie et detendresse. Et Jeantou, pressant le loquet, entra endisant :

– Bonsoir à tous !

Pitance, la première, l’accola, lui plantantses deux pattes sur la poitrine et lui passant sa langue sur lafigure comme lorsqu’il était enfant. Puis, ce fut au tour de lamère Garric, qui, en hâte, avait posé son écuelle à demipleine ; enfin, le père Garric qui, assis à un bout du pétrinservant de table, coupait des tranches de pain noir dans sonassiette, pour une deuxième ration de soupe maigre, se dressa, nonsans quelque peine, étant rhumatisant, pour embrasser aussi songarçon.

– Pauvre petit ! s’exclamait la mère.Quelle surprise tu nous fais !… Est-ce que c’est un temps àvoyager, pour un chrétien ?

– Mais oui, maman, une veille deNoël !…

– Bien répondu, Jeantou, disait gaiement lepère. À ton âge, un peu de froidure n’est pas fait pour faire peur…Il y en a pourtant du mauvais temps, ajouta-t-il en regardantattentivement le jeune homme dont les cheveux étaient poudrés degivre et la blouse raidie et ballonnée.

– Il y en a, en effet, répliqua Jean ens’approchant du feu, qui dansait joyeusement sous la marmite, et enallongeant vers la braise ses gros brodequins aux lacets desquelspendaient des boules de neige congelée.

Pitance oubliait sa soupe et les croûtes depain moisi qu’on lui jetait pour appuyer sa tête sur le genou deson jeune maître, et le regarder tendrement dans les yeux, avec,dans la gorge, de petits gloussements qui en disaient plus que delongs discours.

La mère activait le feu. Le père avait laisséen suspens la taille de son pain ; et le chat gris tigré, àl’autre coin de l’âtre, dardait aussi ses rondes prunelles jaunessur le visiteur, et faisait son ronron le plus sonore pour fêterson retour à sa façon.

– Tu n’as pas fait collation, sûrement, monbrave petit… Il n’est que six heures, et tu as dû quitter le moulindes Anguilles assez tôt…

– Je mangerai avec vous une assiette de soupe,s’il en reste.

– Il en reste un peu, oui…

– Pas fameuse, tu sais, mon garçon, la soupede la « bourgeoise », ce soir, dit Garric, railleur.

– Pas fameuse…, pas fameuse…, bougonna safemme… Tu sais bien que c’est aujourd’hui vigile, et que l’huile dechez la Bazilatte, n’est guère supérieure à celle de notre« calèl ». Mais j’ai des œufs, et nous ferons une« grélade » de châtaignes comme dessert.

– Parfait, maman.

Et Jean, prenant sa mère par le cou,l’embrassait bruyamment.

– Assez, assez, mon gros ; tu m’étouffes,criait la bonne femme, ravie, au fond de retrouver son Garrigoutoujours plus fort, toujours plus beau, toujours plusaffectueux.

Deux minutes après, il était assis en face deson père, et tous deux mangeaient gravement, lentement, échangeantde brèves répliques, tandis que la mère mettait la poêle sur lefeu, cassait et battait les œufs, avivait la flamme, – vaillante,alerte, trottinant menu avec un bruit de sabots fêlés, et, de tempsen temps, une menace au chat qui s’approchait curieusement de lapoêle crépitante ou du buffet resté entr’ouvert.

Quand les œufs furent cuits et les châtaignesgrillées, elle vint s’asseoir au bout de la table, entre les deuxhommes, et tous les trois, les fronts inclinés l’un vers l’autre,les coudes se touchant presque, unis, heureux dans leur pauvreté,causèrent longuement… Ils parlèrent, cela va sans dire, du moulindes Anguilles, du meunier et de la meunière…, et aussi de« cette belle demoiselle Mion », revenue du Languedoc,avec des crinolines plus amples, avait-on dit à la mère Garricébahie, que celles de la femme du maire et des dames duchâteau.

– Est-elle vraiment jolie ?

– Oui…, pas mal… Trop rousse à mon goût,cependant. Pas mauvaise personne, d’ailleurs… Je pense qu’aupremier jour, son père étant presque guéri, elle va reprendre savolée ; le moulin des Anguilles n’est pas une cage pour un teloiseau…

Ici, un silence. Jean avait une question quilui brûlait les lèvres : que faisait-on au moulin de LaCapelle ? Mais il n’osait la poser. Enfin, il s’avisa d’undétour.

– À propos de la Mion, fit-il, il paraîtqu’elle fréquentait les fils Terral, à Montpellier… Est-ce que lecadet y est encore, ou s’il est rentré ?

– Il n’est pas revenu, dit Garric, et c’estune grande affliction pour cette famille : le père Terral en avieilli de dix ans… Il ne décolère plus, paraît-il… Il s’attardemême au Perroquet-Gris, rabroue ses clients, en perd un bon nombre,malmène ensuite sa femme et sa fille cadette, – deux saintes, –sans lesquelles la maison sera bientôt perdue…

– Ah ! père, que me dites-vous là ?Les pauvres gens, comme je les plains !

– Rose et sa fille sont à plaindre, en effet,reprit la mère Garric ; mais Terral, entre nous, a bien un peucherché ce qui lui arrive. Il était vraiment trop glorieux, tropfier avec le pauvre monde… Et puis, pas beaucoup plus de religionque ses frères, et aucun scrupule à faire marcher ses moulins lessoirs des dimanches… Tôt ou tard, vois-tu, Jeantou, on se trouvemal d’avoir quitté le droit chemin.

– Mais, maman, la bonté, la charité de la mèreTerral et de sa cadette méritent l’affection de tout le pays…

– Pour elles, on ferait tout, je te lerépète ; mais il faudrait à Terral un gendre sérieux etallant.

Jean rougit. Il n’avait jamais osé s’ouvrir àses parents de son amour pour Aline, ni, par conséquent, de lascène violente qu’il avait eue avec Terral, au Moulin-Bas. Pourcacher son trouble, il prétexta qu’il avait les pieds gelés et allas’asseoir au coin du feu.

– Un gendre…, un gendre, fit le père Garric,cela se trouve, en cherchant un peu… Je crois bien que Terral n’estpas très bien dans ses affaires, pour le quart d’heure. Mais lapetite est si intelligente, si affable…

– Tout ce que tu voudras, Garric, interrompitla mère ; mais elle est difficile et regardante sur le choixd’un mari, et elle a bien raison… Plusieurs se sont présentés, cesderniers temps, dont quelques-uns étaient riches, et elle les a,paraît-il, tous refusés d’un petit non bien sec, – même Gilbert desPrades, un noble, s’il te plaît ! Le père Terral entra, àcette occasion, dans une colère affreuse, et peu s’en fallut qu’ilne battît sa femme et sa fille. On dit même que la pauvre Linetteaurait avoué à la Sœur Saint-Cyprien que, n’était le crève-cœur delaisser sa mère seule, elle serait, depuis, partie pour lecouvent.

– Pour le couvent ! fit Jean,stupéfait.

– Mais oui, pour le couvent… Que vois-tu là desi extraordinaire ? Le couvent, c’est tout ce qui reste auxfilles bien élevées quand on veut les marier contre leur gré.

Jean demeura silencieux, le cœur affreusementserré.

Tout à coup, des carillons éclatèrent dans lanuit claire et glacée ; et le jeune homme se leva, déclarantson intention d’aller à « matines » avant de retournerchez son maître.

Le père Garric ne l’approuva guère ; maisla mère le félicita d’avoir conservé ses croyances et ses bonnespratiques :

– Cela te portera bonheur, Jeantou, j’en suissûre, et tu prospéreras.

– Je le souhaite, maman, afin de vous aider unpeu, ce que je n’ai guère pu jusqu’ici… Pierril ne me payera mesgages qu’à la Saint-Jean, sans doute ; pourtant, quelquespetits travaux, que je fais tout en surveillant la scie ou lesmeules pour les fermiers de La Salvetat, de Griac ou de Vayssous,m’ont valu quelques pièces blanches ; les voilà. Vous vous enachèterez, vous, maman, un fichu et des galoches, et vous, père, unbaril de bon vin et une charretée de bois, si Terral, qui m’en veutde m’être loué chez Pierril, oubliait de vous en fournir laprovision accoutumée.

Et le brave garçon tira de la poche intérieurede sa veste et glissa dans le tablier de sa mère une petite boursede grosse toile nouée d’un lacet de cuir. Puis on s’embrassatendrement, longuement.

La porte ouverte, Pitance s’élança dans lacour, croyant qu’on l’emmenait ; il fallut la gronder, lamenacer même pour la faire rentrer, toute penaude, la queue etl’oreille basses. Et Jeantou, ayant repris son bâton ferré,s’enfonça de nouveau dans la nuit. Le père Garric referma la porte,poussa le verrou, et retourna vers le feu presque éteint.

– Encore une mauvaise nuit, Mariannou, dit-ilà sa femme. Quelle bise ! Bon pour les jeunes, des« matines » pareilles… Allons nous coucher…

– Pas avant d’avoir fait la prière, peut-être…Une veille de Noël !… Tu deviens donc de plus en plus« huguenot » ?

Maugréant un peu, Garric se leva, fléchit lataille, plia légèrement les genoux sur le dos de sa chaiseinclinée, ses coudes sur la plus haute traverse, ses talons nus aufoyer, ébaucha un vague signe de croix et répondit, un peu à tortet à travers, en bredouillant et en bâillant, aux pater, aux avé etaux litanies récités à voix haute et claire par la dévoteMariannou.

Dehors, le vent sifflait ; à l’étable, lebélier agitait sa sonnaille ; Mariannou prolongeait sa pieusemélopée, au chant des cloches qui appelaient toujours laboureurs etbergers vers la crèche de Jésus enfant.

Chapitre 5

 

Jeantou fut cruellement désappointé :Linou n’assistait pas à l’office de minuit. Seul, le père Terral,soucieux, muet, occupait le banc de famille. Et, du coup, cetteéglise de La Capelle, avec ses cierges, son encens, sa crèche naïveet ses cantiques, et toute une population recueillie et fervente,parut au pauvre amoureux déçu froide, muette et vide…

Il traversa le village, où, derrière quelquesvitres, la bûche de Noël et le calèl du réveillon faisaient danserde maigres lueurs. Dans une auberge même on chantait, et il eut uninstant la tentation d’y entrer, dans l’espoir d’entendre des voixconnues ou amies, ou de boire pour se réchauffer ; mais iln’osa pas : une nuit de Noël !… Non… Et, le cœur serré dese sentir seul, désemparé, il enfila le chemin creux bordé dechênes et de houx qui dévale vers les Anguilles par laCroix-des-Perdus et la bergerie de Fonfrège. Nul bruit dans lacampagne éclatante et déserte, sauf un aboi lointain, – qui peutêtre celui d’un loup affamé, – et toujours, par rafales, le siffletgrésillant de la bise sur la neige aux reflets métalliques et auxminuscules et innombrables constellations.

Garric marchait à grands pas, son bâton ferrésonnant sur les pierres ou sur la glace. Jadis, il n’eût pas ainsivoyagé, la nuit, sans entonner une chanson. Mais le cœur désoléfait la gorge aride et muette. De temps à autre, si vigoureuxfût-il, il se sentait frissonner. Ah ! comme on a davantagefroid quand on est malheureux !

Comme il longeait la bergerie de Fonfrège, –une bergerie d’été et qui, l’hiver, restait inoccupée, – du portailentr’ouvert sortit une femme emmantelée et encapuchonnée qui pritvivement le bras du jeune homme et se serra contre lui.

– « Jean ! » fit-elle d’unevoix étouffée. Le garçon recula d’un pas, regarda sous la capucheoù luisaient deux yeux ardents, et, stupéfait, s’écria :

– Quoi ? C’est vous, mademoiselleMion ? Vous ?

C’était la belle rousse, en effet, qui avaitpassé par-dessus sa robe la mante noire de sa mère, et en avaitrabattu le capuchon sur ses cheveux d’or.

Garric restait immobile de surprise, sans osercependant repousser la jeune effrontée, qui avait noué ses deuxmains sur son bras et, frissonnante, disait, d’une voix basse,entrecoupée :

– Oui, c’est moi, Jeantou…, c’est moi, Mion,qui suis venue t’attendre là…, parce que je m’ennuyais, au moulin,en ton absence… Tu comprends ça ?… Et puis, parce que j’avaispeur aussi qu’il ne t’arrivât malheur en route…, par cette nuithorrible…, parce que…, parce que, tu as beau faire semblant de nepas t’en apercevoir, j’ai pour toi beaucoup d’amitié…

Et, comme Jean faisait un geste pour sedégager :

– Ne te fâche pas, Jeantou !… Ne sois pasméchant pour la pauvre fille qui ne te demande rien que de lalaisser t’aimer… un peu…

Ici, un nouveau mouvement du farinel, maissans rudesse, et qui n’aboutit qu’à rendre Mion plus caressante etplus ensorceleuse… Il voulait lui parler sévèrement, luireprésenter qu’il n’est pas convenable pour une jeune fille dequitter son lit, la nuit de Noël, pour courir les chemins…, que,d’ailleurs, lui, Jean Garric, avait son cœur autre part, qu’ilaimait de grand amour Aline, du moulin de La Capelle, et qu’il n’enaimerait jamais d’autre que celle-là… Mais rien de tout cela ne putsortir de sa bouche ; il n’osa même pas dénouer l’étreinte desmains sur son bras, par crainte de blesser l’amoureuse et de lafaire rouler sur le sentier glissant où il avait peine à se tenird’aplomb lui-même en s’appuyant sur son gourdin ferré.

Et Mion adoucissait de plus en plus sa voix,et, sous sa capuche à moitié relevée, dans sa chevelure d’orébouriffée et poudrée de givre, ses grandes prunelles verdâtress’alanguissaient et achevaient de griser ce robuste garçon de vingtans, d’une chasteté absolue jusqu’à ce jour, mais que poignait unvague besoin d’aimer. Son âme ne gouvernait plus ses sens ; ils’abandonnait.

– Eh bien ! Jeantou, poursuivaitl’enjôleuse, est-ce que ce n’est pas gentil de marcher l’un contrel’autre, en causant de bonne amitié ? Ne sens-tu pas qu’ilfait moins froid ?… Est-ce que je te semble laide oudéplaisante ?… Peut-être tu t’es imaginé que je cherchais unépouseur, et que je voulais t’attacher pour toujours au moulin demon père ?… En ce cas, détrompe-toi : je ne me marieraipas ici ; le pain y est trop noir, et trop dur à gagner… J’aigoûté de la ville ; j’y retournerai. Et puis, de Montpellier,je pourrai, de temps en temps, envoyer un louis à mes vieux ;je leur serai plus utile qu’à traîner ici la misère en allaitant etdébarbouillant quelque nichée de marmots…

Et elle éclata de rire. Le garçon choqué deces libres propos qui allaient contre tous ses sentiments d’honnêteterrien, répondit enfin :

– Il me semble à moi, mademoiselle Mion, quece n’est pas très beau de quitter notre pays et nos anciens… Votrepère n’est pas très robuste, ni votre mère très jeune. Leur moulinmarche assez bien ; mais il y faudrait bientôt un meunier fortet vaillant et une meunière éveillée et engageante… À votre place,je n’irais pas encore courir les villes, ni me mettre en conditionchez les autres, quand je peux commander chez moi.

– Tu as peut-être raison, Jeantou, réponditMion avec un semblant de gravité mélancolique, et j’approuve ceuxqui peuvent agir comme tu parles… Mais, moi, je te le répète, jesuis une pauvre fille un peu folle… Ma mère aura, sans y prendregarde, laissé un jour mon berceau exposé au soleil : de làvient, probablement, la couleur de mes cheveux… et aussi l’espècede papillon qui remue toujours dans ma cervelle… J’ai besoin devoir du pays ; j’aime la grande ville, la foule, le bruit, lajoie… Je veux avoir du pain blanc, du linge fin et des mainsblanches…

Et, ce disant, elle se faisait encore pluscâline et s’appuyait plus fortement sur le jeune homme, qui,toujours plus troublé, ne savait que répondre, et se laissait allerà la douceur de soutenir, de protéger, de porter presque en lerespirant, ce corps pareil à une gerbe de seigle mûr.

On atteignit ainsi la passerelle du haut delaquelle Pierril avait fait son plongeon, si gros de conséquencesde toute sorte. Mion arrêta son compagnon.

– Écoute, Jeantou, dit-elle ; il y auraitde l’imprudence, pour moi, à franchir ces poutres couvertes degivre ; j’ai des bottines à talons hauts et pointus qui nesont pas faites pour marcher là-dessus… Allons faire le tour par lepont de La Garde, veux-tu ?

Et Jean se prêta à ce nouveau caprice de Mion…Quand ils furent devant le moulin, elle l’arrêta encore :

– Mes parents me gronderaient fort, comme tupenses, s’ils me savaient dehors à cette heure… N’entrons pas parla porte de la maison, qui doit être, d’ailleurs verrouillée…Traversons plutôt la grange, par où je suis sortie et que j’ailaissée entr’ouverte. De là, nous gagnerons facilement, toi, tonlit par l’échelle qui donne accès au galetas, et moi, le mien, enme déchaussant pour traverser la cuisine…

Et Garric trouva que Mion avait raison. Ilpoussa la porte de la grange, qui céda doucement, descendit lepremier, car le plancher était à près d’un mètre en contrebas, ettendit ses bras à la jeune fille pour l’aider à descendre à sontour.

Ainsi, tout se passait comme l’ensorceleusel’avait espéré. Le garçon, depuis un moment, marchait et agissaitcomme dans un rêve… Les tristesses de cette nuit de Noël, ladéception qu’il avait éprouvée en n’apercevant pas Linou àl’église, la crainte d’être oublié d’elle, ou, en tout cas, de nejamais pouvoir obtenir sa main ; d’autre part, le contact etles discours de cette belle fille que sa franchise à lui faisaitcroire vraiment aimante et sincère, – et qui l’était à sa manièreet passagèrement, – tout contribuait à bouleverser cette nature dejouvenceau et à éveiller en lui le désir d’amoureuses caresses.Aussi, quand Mion se fut élancée au cou du jeune homme pour sauterdans la grange, elle n’eut qu’à appuyer ses lèvres sur les lèvresconvoitées… Et lorsque le pauvre Jean songea à grimper à songaletas, Mion n’était plus à ses côtés ; et il put d’abordcroire n’avoir fait qu’un rêve.

Mais, après quelques heures d’un sommeilfiévreux, le grand jour triste et cru d’un paysage de neige entradans ses yeux meurtris, en même temps que, dans son esprit, selevait le souvenir brutal de la chute. Un flot de honte l’envahit,une nausée lui chavira le cœur ; il eût voulu se vomirlui-même. Eh ! quoi, était-ce lui, Jean Garric, le garçon donttout le monde vantait l’honnêteté, le courage, le sérieux ;lui, le timide amoureux de Linette, de cet ange de pureté, de celis du ruisseau de La Capelle, était-ce lui qui s’était abandonnéainsi dans les bras d’une Mion, d’une effrontée qui, sans doute,n’en était pas à son premier galant ?… Il se faisait l’effetdu pire des débauchés et du dernier des lâches… Et il sanglota, seroula dans ses couvertures, mordit son traversin… Puis,brusquement, il se jeta à bas du lit, s’habilla à la hâte…Oh ! fuir, fuir bien vite cette maison, abandonner ses gages,au besoin, se louer de nouveau, fût-ce comme berger, n’importe où,très loin !…

Il ouvrit la petite fenêtre donnant sur lachaussée et l’écluse ; un souffle glacé le pénétra ;mais, sur ses ailes, la bise lui apporta le carillon de La Gardeappelant à la grand’messe. Certes, ce n’étaient pas les clochesaimées de La Capelle ; mais c’étaient des cloches bénites,pourtant ; elles chantaient Noël ; elles réveillaient enlui son adolescence croyante, sa jeunesse chaste jusqu’à cette nuitpar lui profanée ; elles lui disaient :

– Viens à nous…, repens-toi, et prie !…Il obéit à l’appel des cloches.

Nul ne le vit sortir. Mion et son pèredormaient, sans doute ; la meunière était dans l’étable àsoigner ses bêtes. Il escalada à pas pressés la pente raide etglissante qui, des Anguilles, par un sentier aux mille lacets,conduit à La Garde. Un pâle rayon de soleil – le premier depuislongtemps – jaillit par-dessus les crêtes du versant opposé, et fitétinceler la neige dure, les arbres givrés et, plus haut, lemodeste clocher d’où s’envolaient les sonneries. Mais, dans cepaysage frissonnant, sans vie et sans tendresse, Garric se sentaitle cœur encore plus glacé. Il atteignait, dépassait des groupesendimanchés de paysans dont il ne connaissait qu’un petit nombre, –ceux qui venaient moudre leur grain aux Anguilles. Il échangeaitavec eux un bonjour froid et banal, et allongeait encore le paspour les distancer et se retrouver seul avec ses dégoûts et sesremords.

Chapitre 6

 

Il arriva à La Garde, sur la petite place,bien avant que la messe commençât. Pour se donner une contenance,il déchiffra, placardée sur la porte du cimetière, entre le porchede l’église et le seuil du presbytère, une affiche imprimée quiannonçait le tirage au sort de la classe de 1868, – pour le 19février, – dans moins de deux mois. Cette nouvelle l’auraitaffecté, l’année précédente ; que lui importait,maintenant ? « Tomber au sort », comme on dit cheznous, c’était alors quitter le pays pour sept ans. Sept ans, commec’était long, surtout pour ceux qui laissaient au logis des parentsbesogneux et vieillissants, une amoureuse en qui tout s’incarnait,vivait et souriait : frais souvenirs d’enfance, premier amour– unique amour – et tant de rêves et d’espoirs… La veille, il sefût applaudi d’avoir échappé à un si affreux avenir. À présent, ilaimerait mieux être né un an plus tard, tirer un mauvais numéro, ets’en aller expier sous les drapeaux son inconstance et salâcheté.

Il se détourna de l’affiche et fit un pas versle porche. Quelqu’un le frôla du coude : c’était le curé de LaGarde, qui sortait de la cure, un ostensoir à la main, ets’acheminait aussi vers l’église. Jean salua. Le pasteur dévisageace paroissien, dont la figure ne lui était pas familière… Et,brusquement :

– Mais c’est Jean Garric, de La Capelle, lefarinel des Anguilles ! s’écria-t-il gaiement.

– En effet, monsieur le curé, fit le jeunehomme, rougissant et saluant de nouveau.

Ce curé de La Garde, petit, replet etrubicond, trottinant menu, les yeux très vifs, mais très bonsderrière ses lunettes bleues et sous sa belle auréole de cheveuxblancs, n’était autre, on s’en souvient, que l’abbé Reynès,l’ancien desservant de La Capelle, bien connu de Jean, mais que lefarinel des Anguilles n’avait pas rencontré le soir où, en toutehâte, la Pierrille l’avait fait appeler auprès de son marimalade.

– Tu viens à la grand’messe, Jeantou ;c’est bien. On n’est donc pas tous des païens, à ce moulin desAnguilles ? Tu ne ressembles pas à ton maître Pierril ?Il est vrai que celui-là, j’ai eu occasion de lui nettoyer un peul’âme, récemment ; mais il y a fallu de l’aide, une bonnecongestion pulmonaire… Il est guéri, n’est-ce pas ?

– Presque, monsieur le curé.

– Tu me feras le plaisir, Jean, de venir techauffer un peu, au presbytère, entre la messe et vêpres… Si, si,j’y tiens, insista-t-il en voyant le jeune homme hésiter… Nousparlerons de tes parents, de nos amis de La Capelle… Et puis, j’aiun service à te demander, oui, un service… Ainsi donc, à tout àl’heure… Et que j’entende un peu ta voix au Gloria et au Credo…

Ils se quittèrent au seuil de l’église, aprèsque le prêtre, de ses doigts trempés au bénitier, eut effleuré ceuxde son jeune paroissien.

Jean n’avait pas osé répondre par un refus àl’invitation de l’abbé Reynès ; mais cette visite à la curel’effrayait un peu. Bien que croyant et pratiquant, il n’avaitjamais été à son aise avec les curés. Un prêtre l’intimidaitétrangement ; et il se rappelait que, tout enfant, l’abbéReynès, qui entrait quelquefois chez ses parents, sans façon, commeil entrait partout, n’était point parvenu à l’apprivoiser, ni mêmeà lui faire quitter, pour le venir chercher un sou ou une image, lecoin entre la pendule et l’armoire où il s’allait cacher dès qu’ilapercevait une soutane sur le chemin… Il aimait bien l’abbé Reynès,pourtant, qui l’avait baptisé et lui avait enseigné sareligion ; il le vénérait, mais il le craignait aussi… Quepouvait-il lui vouloir ? Un service ?… Le farinel desAnguilles était-il en mesure de rendre un service à M. le curéde La Garde ? N’était-ce pas là un prétexte pour lui parler dePierril, de Mion peut-être ?… Si le curé se doutait déjà deson aventure ! L’ignorât-il, comment la lui cacher à traversune conversation où le prêtre aurait sur son rustique interlocuteurla supériorité du savoir, de l’expérience, de la pratique de sonministère surtout ?… Ne serait-ce pas presque comme auconfessionnal ?…

C’est donc en tremblant un peu qu’après lamesse, Garric s’en fut frapper à la porte du presbytère. Il setrouva nez à nez avec la sœur du curé, Victorine, vieille filleboiteuse, mais active, remuante et autoritaire, gouvernante etcuisinière à la fois, et qui eût volontiers, si son frère n’y avaitmis bon ordre, mené, non seulement la cure, mais la fabrique, leconfessionnal, la paroisse tout entière. La main vite tendue etlarge ouverte pour recevoir les cadeaux, les« présents », mais lente à s’avancer pour offrir le verrede vin du remerciement, elle accueillit sèchement le nouveau venu,qu’elle ne reconnut pas, ou feignit de ne pas reconnaître, et quine portait ni panier, ni gibecière, ni rien d’où pussent émergerdes poulets ou des œufs, du beurre ou du miel, un lièvre ou destruites.

Jean lui ayant expliqué que M. le curélui avait recommandé de venir à la cure attendre les vêpres, ellefit la grimace et, bougonnant tout bas, introduisit le jeune homme,– non dans la cuisine, où il eût aperçu un chapon tournant à labroche, – mais dans la salle à manger, où flambait un bon feu et oùle couvert n’était pas encore mis.

Il n’était pas assis que le curé entra,accompagné d’un homme de haute taille, légèrement voûté, – quoiquene paraissant guère que la quarantaine, – et dont la tenueindiquait presque un « monsieur ». Dès laporte :

– Ah ! te voilà, Garrigou ! s’écriafamilièrement l’abbé Reynès. Et il lui frappa deux ou trois foissur l’épaule.

– C’est bien, d’être obéissant… Voici monmeilleur ami, dit-il en présentant son compagnon… MonsieurBonneguide, notre maître d’école, – notre instituteur, comme ilsjargonnent à présent… Et voici Jean Garric, fit-il, en montrant legarçon meunier, un de mes anciens paroissiens de La Capelle, quej’ai fait chrétien, il y a vingt ans, que j’ai, ensuite, perdu devue parce qu’il était berger au loin, et qui, je ne sais comment,est devenu farinel au moulin des Anguilles… Un joli trou où tu estombé, pour tes débuts, mon pauvre Jean !… Et quelpatron !… Mais, chut ! Soyons charitables, puisqu’il apromis à Monsieur Cabirol de ne plus boire que du vin de sesanguilles…

Jean balbutiait… Pourvu que l’abbé Reynès nes’avisât pas de parler de Mion !…

– Tu manges la soupe avec nous, n’est-ce pas,Jeantou ? Et, sans attendre la réponse :

– Victorine, un couvert de plus pour Garric,de La Capelle, que tu n’as sans doute pas reconnu, tant il agrandi.

Victorine dévisagea le jeune homme, prononçaquelques mots de surprise aimables dans un sourire figé… Elle seserait bien passée de ce nouveau convive.

Jean essaya de s’excuser… Ses maîtresl’attendraient pour dîner… Il n’avait pas prévenu qu’il nerentrerait pas… Et si M. le curé voulait bien tout de suitelui dire quel service il désirait de lui…

– Ta, ta, ta… Un jour de Noël, meules et sciesse reposent ; et les Pierril ne sont pas gens à s’inquiéter deton retard de quelques heures… D’autant qu’un bon paroissien doitassister aux vêpres, et qu’on est mieux pour les attendre chez lecuré qui doit les dire, et en la compagnie de ceux qui leschanteront, qu’au cabaret de la Mannelle ou de Pipette…

Le farinel dut se rasseoir. Pendant queVictorine mettait le couvert, trois autres invités entrèrent, touschantres au lutrin, à qui l’abbé Reynès, quatre ou cinq fois l’an,aux grandes fêtes, offrait le régal reconnaissant d’un déjeunerplantureux et copieusement arrosé, – comme il convient à tout repasde chantres.

Ce déjeuner fut, d’ailleurs, fort gai. L’abbéétait d’une verve paysanne intarissable et pittoresque ; lemot gaulois, à l’occasion, ne l’effarouchait pas. Il avait mêmel’épigramme un peu trop facile, au dire de plus d’un ; mais sabonté naturelle, sa charité évangélique, adoucissaient sesmoqueries d’un sourire, et la fine blessure n’était jamaisempoisonnée… Il mit très vite ses convives à leur aise, – exceptéGarric, à qui son secret pesait comme une meule de son moulin, etqui n’osait lever les yeux, tremblant que chacun n’y lût sonaventure de la nuit.

Le curé taquina Bénézet, le tisserand, sur safaçon de détonner à l’épître, et le forgeron Panissat sur sa raged’entonner si haut les psaumes qu’il obligeait les gens du fond del’église et de la tribune à s’égosiller en allongeant le cou commedes canards qui s’étranglent, et les pauvres petits écoliers àrester muets comme des goujons.

– Or, il faut qu’ils chantent, ces enfants,comme il faut qu’ils rient et qu’ils jouent. C’est le charme desoffices que des voix enfantines se mêlant à celles des hommes…N’est-ce pas votre sentiment, monsieur Bonneguide ?

– Si, monsieur le curé, répondit le maîtred’école ; et, s’il ne dépendait que de moi, nous aurions unepetite maîtrise pour les jours de grandes fêtes… Mais commentfaire, avec des entêtés comme Panissat et commeCanivinq ?…

– Un ténor ne peut chanter qu’en ténor, et jesuis ténor, claironna le forgeron en se rengorgeant.

– Et moi aussi, se hâta d’appuyer Canivinq, unmaçon court et trapu, à tête socratique, qui avait la spécialitéd’élever des croix de pierre aux carrefours des vieux chemins etd’y tailler des figures ingénues dont il était le seul à ne passourire.

– Vous êtes des ténors, soit, mais vous êtessurtout vaniteux, répliqua M. Bonneguide. Vous chantez commeles dindons font la roue. Il faut qu’on vous distingue. Il faut queles gens du fond de l’église ou du porche disent : « Quelgosier que ce Panissat ! Quels poumons que ceCanivinq ! » Et tant pis pour nos pauvres petits s’ils nepeuvent, sous peine, de se casser à jamais la voix, escalader leshauteurs où planent ces deux grands artistes…

– Bien dit ! cria l’abbé, battant desmains. Belle leçon de modestie !…

– Tout ça, grogna le forgeron, le regardfurieux, c’est de la jalousie… Monsieur le maître n’a pas de peineà rester dans les notes du milieu, avec sa voix grise et sessoufflets fatigués.

Et il ponctua sa réplique d’un rireformidable, auquel fit chorus le rire édenté et graillonnant deBénézet.

– S’il se fatigue les « soufflets »,comme vous dites, sans doute en songeant à ceux de votre forge,intervint le curé, c’est que Monsieur Bonneguide à soixante« drolles » à contenir, à chapitrer et à éduquer du matinau soir. Il cogne moins fort que vous du poing, Panissat ;mais il s’adresse à des têtes presque aussi dures, parfois, quevotre enclume ; et il crache un peu de ses poumons quand vousne donnez que de vos muscles.

– C’est entendu, monsieur le curé ;Monsieur Bonneguide est un excellent maître, on ne peut pas dire lecontraire ; à preuve mon cadet, qui, sous Monsieur Lacoste,n’avait pu apprendre ses lettres en deux ans et qui, en un an, aappris de Monsieur Bonneguide à lire à la messe, dans le manuscrit,et à faire ses quatre règles… Mais cela n’a rien à voir dans lafaçon de chanter au lutrin, et je suis pour la mienne ; àpleine voix et aussi haut et clair que l’on peut, pour que le cielentende !

– Quelle tête !… Mais si les enfants nepeuvent chanter dans ce registre ?

– Ils attendront d’être des hommes etchanteront ensuite comme nous… Les poulets piaillent ; lescoqs seuls sonnent du clairon…

De nouveaux rires approuvèrent, y compriscelui du curé, qui, se tournant vers l’instituteur :

– Mon pauvre ami, il faut nous résigner àsubir la loi des ténors ; nous seuls continuerons à chanterdans la région tempérée, avec nos voix blanches ou grises ;espérons que Dieu nous entendra tout de même, – puisqu’il nous atous deux envoyés ici en pénitence, comme, autrefois, les Hébreuxau bord de l’Euphrate…

– En pénitence ? clama Canivinq ;c’est peu flatteur pour nous, monsieur le curé. Et La Garde – LaGarde-du-Loup, comme se permettent de l’appeler les« castagnaïres » du Vallon – est une paroisse…

– Qui ne vaut pas La Capelle-des-Bois, et tants’en faut, n’est-ce pas, Jeantou ?

– Oh ! monsieur le curé, je suis icidepuis trop peu de temps pour en juger.

– Bon, bon ; tu as peur de tecompromettre auprès des clients de Pierril… Mais La Garde est à LaCapelle ce que le moulin des Anguilles est à celui de Terral ;et tu sais s’ils se ressemblent !

– Il est certain que le moulin des Anguilles,dit Jean, ne vaut pas celui de La Capelle ; et, si les deuxparoisses sont aussi différentes que leurs moulins…

– Toi aussi, blanc-bec ? interrompitPanissat, tu te permets de mépriser la maison et le pays qui tedonnent à vivre ?… Mais alors, braves gens de LaCapelle-des-Bois, de ce merveilleux pays de genêts et de bruyères,que ne restiez-vous là-haut à manger votre pain d’avoine et vosraves ?… Car vous en êtes tous venus de ces contrées, vous,monsieur le curé, qui y avez servi longtemps, et vous, notre maîtred’école, qui êtes sorti, je crois, des Aganitz, – un autre fameuxcausse, celui-là !…

– Hé, mon brave Panissat, fit doucementl’instituteur, nous n’avons pas demandé à venir ici ; et,comme l’a dit tout à l’heure Monsieur Reynès, on ne nous y a pasenvoyés pour nous donner de l’avancement.

– Oh ! non, approuva le curé…Monseigneur, après m’avoir bien lavé la tête, – un peu contraint etforcé, j’aime à le croire, – a ajouté : « Je vous envoiecuré à La Garde-du-Loup », du ton dont Dieu m’auraitdit : « Je te condamne au Purgatoire jusqu’au Jugementdernier. »

Un éclat de rira salua cette plaisanterie, etle ton comique dont elle fut lancée.

– Mais voilà ce que c’est, ajouta l’abbéReynès, que de s’aviser de voter pour le candidat del’opposition…

– Comment, fit Panissat, que la politiquepassionnait, c’est pour cela ?…

– Pour cela seulement ; et encore mesdénonciateurs n’étaient-ils pas sûrs du fait. Mais, comme jefréquentais les Estève de Peyrelève, les Delmon de la Baraque, lesTerral du moulin, – les uns légitimistes, les autres philippistes,les autres républicains…

– Tous mes compliments, monsieur le curé, den’avoir pas baisé la pantoufle au candidat du préfet, à ce piteuxRoucassier, mauvais chicaneur et grippe-sou, laid comme un corbeaudéplumé, et qui, parce que son père lui a laissé un nom estimé, etsa mère, bigote et usurière, quelques bas pleins d’écus, s’est crul’étoffe d’un député et s’est fait coller l’étiquette :« Candidat de l’empereur ! » Tel maître, tel valet,c’est bien le cas de le répéter.

– Et vous, monsieur l’instituteur, hasardaBénézet de plus en plus bégayant et bredouillant à mesure qu’ilvidait son verre ; est-ce aussi pour n’avoir pas voulu votercomme il faut qu’on vous a envoyé chez nous ?

– Non pas, mon ami… Ma disgrâce me vint de moninspecteur et eut pour cause ma façon de comprendrel’enseignement.

– Comment cela ? fit Panissat ;jamais maître d’école enseigna-t-il mieux que vous ? Il mesemble que tout le monde est d’accord là-dessus…

– Mon inspecteur excepté, alors… Voicil’histoire, – une des histoires, j’en eus plusieurs. J’avais cru,sur la foi, d’ailleurs, de très beaux livres, qu’un maître d’école,après avoir appris à ses écoliers à lire, à écrire et à compter,doit leur enseigner aussi un peu de ce qu’il leur faudra pourdevenir de bons ouvriers à la fabrique ou à l’atelier, de bonscommerçants à la ville, à la campagne de bons cultivateurs, etpartout de bons soldats, cela va de soi… Et je faisais de mon mieuxdans cet esprit. Un jour d’été, en pleine fenaison, comme mespauvres petits diables d’écoliers – il m’en restait une douzaine,tout au plus – bâillaient devant leurs livres, et même somnolaientdoucement, parce qu’ils s’étaient levés trop matin pour menerpaître leurs troupeaux, je leur propose d’aller donner un coup demain pour charger le foin au père Pigasse, de La Calcie, dont lafemme était malade et le fils aîné au régiment… Et voilà mesbonshommes soudain éveillés et joyeux. Nous arrivons au pré, etnous nous armons de fourches et de râteaux. Le père Pigasse, ahuri,se met en colère et fait mine de lever son « agulhade »sur l’avant-garde. Mais je lui explique nos intentions : ilest touché jusqu’aux larmes… À l’ouvrage ! Les plus hardisgrimpent sur les deux chars, reçoivent par brassées et tassent sousleurs pieds le foin chaud et embaumé que leur tendent, les reinscambrés, leurs camarades les plus robustes au bout de leursfourches, tandis que d’autres râtellent par derrière le foin restésur l’herbe rase, et que les plus petits, avec des rameaux denoisetier, chassent des yeux, des fanons et des flancs frémissantsdes bœufs les essaims acharnés de mouches et de taons qui lesharcèlent… Et une ardeur, un entrain endiablés… En quelques heures,le pré clos de Pigasse est nettoyé, et des chars hauts comme destours emportent vers la grange de La Calcie un foin fauché, fané etrentré à point, et qui ne fera point tarir les vaches laitièresdurant l’hiver. Et c’est le pauvre Pigasse qui était content !Avec son petit vacher et ses deux filles, – presque des enfantsencore, – il eût employé trois jours à ramasser son foin, quipeut-être aurait été gâté ou emporté par un orage. Aussi,sournoisement, il avait dépêché une de ses fillettes à la ferme,avec commande d’apporter une cruche bien pleine de son petit vin deBrousse, – sans eau. Il fallut boire, tous : les grands à larégalade, les petits dans le fond de leur chapeau renfoncé d’uncoup de poing. Et la cruche était ample, et le soleil chaud. Jen’assurerais pas que les plus jeunes de mes marmots fussent tous,une heure après, bien solides sur leurs petites jambes, et que lepré fauché ne fût pas un peu devenu, pour eux, la vigne duSeigneur. Tout à coup, je vois accourir Toinou, le garçon del’auberge Vigouroux, essoufflé et suant :

« – Monsieur Bonneguide…, un monsieur quivous demande à l’école…

– Un monsieur ? Tu ne le connaispas ? Il n’est pas d’ici ?

– Oh ! non, je ne l’ai jamais vu… Et mêmeil paraît très en colère de trouver la porte fermée… Venezvitement ! »

Je devinais : c’était l’inspecteur,Monsieur Broussaillet, mon ancien professeur à l’École Normale.J’étais dans de jolis draps ! Je fus frotté d’importance, duret longtemps… J’eus beau dire que les petits paysans ont besoin des’exercer aux travaux rustiques…, que le père Pigasse était biendans l’embarras…, qu’il y avait là une question d’humanité, desolidarité… Il ne voulut rien entendre. Il consulta le tableau desclasses, constata que j’avais fait perdre à mes élèves de lapremière division une leçon sur l’accord du verbe avec son sujet etune lecture au Manuscrit ; à ceux de la deuxième, une séanced’écriture et la récitation de huit vers du Petit Savoyard, et, àla troisième, une lecture au treizième carton, plus le chant del’hymne national La Reine Hortense. Bref, il me fit comprendre quej’étais un maître inexact et fantaisiste et que, s’il ne demandaitpas mon déplacement, encore cette fois, c’est qu’il avait été monprofesseur, et qu’il espérait me ramener aux saines pratiques de lapédagogie.

Je ne reçus donc pas mon changement à larentrée suivante ; mais, comme à l’histoire des foinss’ajouta, un peu plus tard, celle de la leçon de géographie dansles gorges de la Durenque…

– Contez-nous encore ça, monsieur Bonneguide,suppliait Panissat.

– Ah ! non, mes amis, je vous feraismanquer les vêpres… Ce sera pour une autre fois…, quand monsieurl’abbé Reynès nous invitera à manger la morue, par exemple leJeudi-Saint… Qu’il vous suffise donc de savoir que, l’annéed’après, Monsieur Broussaillet se montra d’autant plus impitoyablequ’on lui avait raconté qu’aux Aganitz, je ne daignais pas mettreles pieds au cabaret du « Lapin Vert », où fréquentaientles purs, les biens pensants, à savoir : un mouchard du tempsdes Commissions mixtes, un forçat libéré retour de Cayenne et unépicier failli. Je m’attendais à être envoyé à Mandailles, lieu dedéportation ordinaire des instituteurs du Rouergue mal notés ;mais on fut indulgent, et on me nomma à La Garde-du-Loup…

– Qui se félicite grandement de vous avoir,conclut Bénézet.

– Et où nous ne faisons pas mauvais ménage,tous deux, ajouta en riant le curé, ni de trop mauvaise besogne, jecrois.

À ce moment, les cloches sonnèrent.

– Déjà le premier de « vêpres », ditl’abbé ; le temps a passé vite. Et, comme on faisait mine dese lever :

– Rien ne presse, mes amis… Il faut goûter moneau-de-vie de prunes… Victorine ! cria-t-il, la bouteilleplate du fond de l’armoire, à gauche.

Victorine, sans empressement d’ailleurs,apporta l’élixir demandé, que le curé versa de sa main auxconvives. Comme le tisserand bégayait et larmoyait, en cachant sonverre :

– Sarnibieu ! père Bénézet, il faut fairehonneur à ma dame-jeanne, vous aussi… Cela vous donnera du soufflepour entonner le Laudate, tout à l’heure… Pour toi, Jeantou,ajouta-t-il en remplissant le verre du farinel, ainsi que je t’enai averti tantôt, tu vas me rendre un service… À l’occasion del’Adoration perpétuelle, qui aura lieu dans dix jours, comme mesamis les chantres ici présents le savent bien, je suis tenu dedonner à dîner à une douzaine de confrères, dont quelques-uns – àquoi bon le nier ? – aiment assez les petits plats fins… Or,les ruisseaux sont trop gelés pour que je te demande destruites ; mais ce qui est un obstacle à la pêche n’en est pasun à la chasse.

– Pas à la chasse au loup, en tout cas, fitPanissat, puisque Pataud, le frère du meunier de La Capelle, leterrible affûteur que tout le pays connaît, en a encore abattu un,cette nuit, pendant que nous chantions matines.

– Où donc cela ? fit le curé.

– Mais pas loin d’ici, à la bergerie deFonfrège, près de la Croix-des-Perdus.

Garric reçut un choc dans la poitrine, etdevint blême. La bergerie de Fonfrège, c’était l’endroit même où ilavait rencontré Mion !… Panissat continuait :

– Il paraît que Pataud s’était caché dans labergerie, ou plutôt dans la grange qui est au-dessus. Il avaitamené son chien, qu’il faisait crier de temps à autre en luiserrant la queue… Le loup s’est laissé prendre à cetteinvite ; il est venu rôder au clair de lune, et a reçu deuxballes où il fallait… Pataud, qui, quoique boiteux, est robustecorne un chêne tors, est parvenu à porter la bête jusqu’à Fonfrège,dont le maître-valet m’a conté cette histoire à l’issue de lapremière messe.

– Ah ! ce Pataud, s’écria le curé ;c’est bien de lui !

Puis, revenant à Jean, tandis que les chantreset l’instituteur parlaient du loup abattu :

– Donc, Jeantou, puisque moulins et scieriesont immobilisés par la glace, et les chemins impraticables sansdoute à ta clientèle pour quelques jours, ne pourrais-tu allertendre quelques lacets aux bécassines sur les « douzes »des landes, quelques « tindelles » aux grives à pattesnoires, sous les genévriers ? Et, si tu trouvais le moyen dejoindre à une douzaine de ces bestioles deux ou trois canardssauvages, comme l’oncle Joseph du moulin en tuait jadis sur l’étangde Terral, tu aurais bien mérité de mes invités, et je t’en seraistrès reconnaissant.

– On essayera, monsieur le curé, on essayera,répondit le farinel, pressé de s’esquiver… Et merci, grand merci,de vos bontés pour moi.

Et, comme le « dernier » de vêpresachevait de sonner, on se sépara.

Chapitre 7

 

Après vêpres, un combat violent s’engagea dansl’âme de Garric. Qu’allait-il faire ? Retourner aux Anguilles,se retrouver en contact avec la fille de Pierril, s’exposer àfauter encore avec elle, – ou à la repousser brutalement, au risqued’un scandale ?… Il vaudrait mieux fuir l’enjôleuse à toutjamais, certes ; mais où aller ? Rompre son engagementchez Pierril, il le pouvait, à la rigueur, en faisant abandon deses gages. Seulement, ce serait malhonnête ; et puis, s’ilrentrait chez ses parents, que penseraient-ils de ce retourimprévu ? Comment leur expliquer son coup de tête ? Non,il ne pouvait bonnement agir ainsi. Il fallait revenir chezPierril, tâcher de repousser sans rudesse les avances de Mion, sielle les renouvelait, et demander quelques jours de congé pouraller chasser, comme l’en avait prié l’abbé Reynès… Ensuite, onverrait…

Et il reprit la descente qui conduit aumoulin. Il était fortement tenté de faire un crochet par labergerie de Fonfrège et la Croix-des-Perdus, – pour lui si biennommée, – mais à quoi bon ? La vue de ces lieux ne luiapprendrait rien de plus que le récit de Panissat. L’importantserait de savoir exactement à quelle heure le loup avait ététué ; et cela, Pataud seul le savait. Si c’était avant lasortie de la messe de minuit, Pataud, son coup fait, n’avait pas dûrester là, et il n’avait pu voir sa rencontre avec Mion… Si, aucontraire, l’affût n’avait abouti que plus tard, le terriblebraconnier, qui devait avoir l’œil sans cesse au guet, et qui étaitrenommé pour son regard perçant, par la meurtrière de la grangeaurait tout vu ; il raconterait tout…, et quellehonte !

Arrivé aux Anguilles, le malheureux Jean, quin’avait pas faim, eût bien voulu se glisser, en traversant denouveau la grange, jusqu’au galetas, et se coucher sans avoir revupersonne. Mais la porte de la grange était verrouillée. Il dut doncentrer dans la salle commune.

Pierril, assis au coin du feu dans un vieuxfauteuil en planches, son bonnet enfoncé jusque sur les oreilles etson corps amaigri et voûté enveloppé d’une limousine effilochée,toussotait, crachait dans les cendres en tisonnant. Mion et samère, debout près de la table, sous la lueur tremblante du calèl,fouillaient dans une terrine d’où elles ramenaient deux« quartiers » d’oie pour célébrer dignement le soir deNoël.

Des exclamations diverses accueillirent legarçon meunier. La Pierrille lui reprocha de s’en être allé à LaGarde sans manger sa soupe… Si c’était raisonnable, par un froidpareil !… Pierril, sur le ton pleurard dont il s’étaitmaintenant fait une habitude, se répandit en plaintes affectueuses.Depuis quand quittait-on ainsi ses maîtres, ses bons maîtres, unjour comme celui de Noël ?… Est-ce qu’on ne doit pas, dans desoccasions semblables, rester tous ensemble, dans la bonne chaleurdu feu et l’appétissante odeur de la soupe aux choux et del’andouille arrosée de vin de Brousse ?

Ah ! la jeunesse d’à présent n’aime plusla maison, plus la famille… Il lui faut l’auberge et les cartes, etles mauvaises fréquentations.

Et c’était plaisant, de tels discours, dans labouche du meunier des Anguilles, qui avait si souvent baissé lavanne de son moulin pour aller faire couler le robinet ducabaretier.

Garric expliqua comment M. le curél’avait fait venir au presbytère, et l’avait retenu à dîner. Ilajouta :

– La fête de l’Adoration perpétuelle ayantlieu prochainement, Monsieur Reynès voudrait un peu de gibier pourrégaler ses confrères… Je profiterai donc, si vous m’y autorisez,maître, de ce que le dégel ne s’annonce pas encore et que maprésence ici ne vous est pas utile, pour aller essayer macanardière et mes pièges, à l’étang et sur les landes de La Capelleou de Ginestous.

– Ah ! tu déjeunes dans les cures,maintenant, et tu chasses pour les curés ? ricana Pierril,goguenard ; cela te vaudra l’absolution de tes péchés endouceur, et quelques jeûnes de moins en guise de pénitence… Oui, illeur faut du gibier fin à tous ces ensoutanés du BonDieu !

– Pierril, tais-toi ! interrompit safemme. N’as-tu pas honte de parler ainsi, toi qui, il y a à peinequinze jours, as été bien heureux de voir un de ces curés à tonchevet, de lui raconter tes fautes et de le supplier de t’enabsoudre ?

– Là, là ! Ne te fâche pas, femme… Cen’est pas par méchanceté que j’en parle… On peut être un braveprêtre sans haïr les bons morceaux… Mais oui, Jeantou, va à lachasse pour ce cher monsieur le curé de La Garde ; j’iraisavec toi, si ce damné Cabirol, avec ses remèdes, ne m’avait misdans l’état, pécaïré ! où tu me vois…

Mion se taisait, absorbée, semblait-il, par laconfection d’un hachis de pain à l’oignon et au vinaigre destiné àencadrer le confit d’oie. Mais, à la dérobée, elle décochait à Jeandes œillades chaudes et caressantes sous lesquelles il rougissaitet baissait les yeux.

Il fit mine de s’esquiver vers l’escalier dugaletas, prétextant qu’il n’avait pas faim, et qu’il voulait secoucher de bonne heure pour se mettre en chasse de grand matin.Mais Pierril s’accrocha à lui, le fit asseoir sous la cheminée, àses côtés, l’accabla de questions, de confidences, de projets.

Mion vint poser la poêle sur l’étrier de lacrémaillère, et, se baissant effleura de sa chevelure rousse,encore avivée par le reflet de la flamme, la joue du garçon, quitressaillit et se recula, – ce qui lui valut un regard de reprochequ’il n’osa pas soutenir.

Pierril voulut qu’on approchât la table dufoyer, afin d’éviter la bise qui pénétrait sous la porte, maladhérente au seuil… Il s’installa le premier, le dos au feu, – nonsans geindre un peu à chaque mouvement et sans déclarer et répéterqu’il ne ferait guère d’honneur au fricot, mais qu’il prendraitplaisir à voir manger les autres, et à leur verser à boire si samain ne tremblait pas trop… Il fit asseoir Jean en face delui ; et, s’adressant aux deux femmes, après qu’elles eurentservi le premier plat :

– Toi, la « bourgeoise », mets-toiici, à ma gauche : les vieux ont besoin d’être près de lacheminée… Et toi, ma belle Mion, assieds-toi à côté de ce bravegarçon, à qui je dois tant, et que j’aime comme un fils… Oui, oui,comme un véritable fils…

Et déjà il larmoyait.

Mion, dans un bruit de jupe empesée, s’assittrès près de Jean, qui eût voulu, mais n’osa pas, se reculerostensiblement. Elle s’était mise en frais : son haut chignon,pareil à la touffe d’épis d’une javelle, découvrait une nuqueadorable de blancheur ; sa blouse immaculée s’ajustait à sapoitrine opulente, et une large ceinture noire, à boucle de métalargenté, serrait sa taille bien prise de fille rustique en train dedevenir une demoiselle ; et il émanait d’elle un parfum plusgrisant que celui du serpolet respiré jadis sur les coteaux parl’ancien pâtre de la Gineste.

On mangea : Garric, du bout des dents,toujours préoccupé ; Pierril, malgré son ton dolent, enconvalescent qui reprend goût à la vie ; et l’on but beaucoupplus qu’on ne mangea. Mion, avait rapporté du Languedoc quelquesbouteilles de vin de Frontignan.

On emplit les verres, Pierril, déjà allumé,porta la santé de Mion et de Jean ; on eût dit qu’il bénissaitdes fiançailles.

N’est-ce pas, la mère, disait-il en setournant vers sa femme, que notre Mion et le Jeantou feraient uncrâne couple ?… Ah ! si tu voulais m’écouter, fillette,tu planterais là tes Languedociens et leurs dames, et tu resteraismeunière au moulin de La Garde.

– Non, papa, non ; je ne veux pas memarier encore. Plus tard, on verra… Il faut, d’abord, gagner etéconomiser quelque argent pour entrer en ménage… Et puis, ce n’estpas à toi à me jeter ainsi à la tête de Jean. Sais-tu seulement sije suis à son goût ?… Il ne te l’a pas dit… Et qui sait,ajouta-t-elle, piquée de voir la froideur croissante de sonamoureux, qui sait si Jean n’a pas fait déjà son choix ailleurs,par là-haut, à La Capelle-des-Bois, son pays ?…

Pour le coup, Garric tressaillit et s’écartade Mion : le souvenir de Linou l’avait traversé comme uneflamme ; le charme dangereux était bien rompu. Le silence sefit ; et Jean retira brusquement son pied que, sous la table,le pied de Mion s’obstinait à presser. Enfin, il mit de nouveau enavant son projet d’aller chasser la sauvagine dès le petit jour,souhaita une bonne nuit à ses maîtres, et, sans même se rasseoir unmoment sous la cheminée, comme font nos rustiques après souper,pour prendre, selon leur expression, « un air de feu »,il se dirigea vers l’escalier menant au galetas. Mais il se trouvaface à face avec Mion, qui, sous prétexte d’aller ouvrir à lachatte la porte de la grange où elle nourrissait ses chatons, avaitdevancé son amoureux récalcitrant.

– Jean, lui souffla-t-elle au visage, il fautque je te parle avant ton départ, il le faut… Je t’attendrai dansune heure, au fond de la grange.

Et elle alla s’asseoir près de son père,devant le feu, tandis que le garçon, tout penaud, grimpait à songrenier. Allait-il se rendre à l’appel de la belle rousse ?C’était sûrement se laisser reprendre et renouveler sa faute,s’engluer peut-être à jamais… Non ; il devait partirsur-le-champ… Mion se moquerait de lui et, tout bas, le traiteraitde couard et d’imbécile. Hé ! qu’importait le jugement decette effrontée ? L’image de Linette était réapparue dans sagrâce et sa pureté. C’est vers elle qu’il fallait aller, là-haut,au nord, dans la direction de cette étoile, plus scintillante cesoir que jamais, et qui, par l’étroite lucarne du galetas, semblaitlui faire signe.

Il ôta ses lourds brodequins, qu’il laissaretomber avec bruit, pour que, d’en bas, on crût qu’il secouchait ; puis, les ayant noués par les cordons et mis enbesace sur son bras, il décrocha la vieille canardière dont, jadis,berger à la Gineste, il s’armait contre les loups, et, à tâtons,s’efforçant de ne pas faire crier les planches mal jointes, ilatteignit la baie par laquelle on descendait dans la grange. Parbonheur, l’échelle qui lui avait servi, la nuit précédente, àregagner son lit, après sa faute, était demeurée en place, Iltraversa la grange, non sans un grand battement de cœur au rappelde son premier péché d’amour. Il se rechaussa, tira le verrou,sortit, referma doucement la porte derrière lui, et s’élança sur lechemin qui monte vers La Capelle ; il marchait à l’étoile.

Partie 3

Chapitre 1

 

Ah ! s’il avait su ce qui se passait, àcette heure même, dans le cœur de sa petite amie, et de quelledouleur elle était frappée, par sa faute à lui, Garric, à qui elles’était si spontanément et loyalement promise !…

Depuis deux mois, – depuis la scène duMoulin-Bas, – Linou voyait tristement couler les jours, sansnouvelles de Jean, étroitement surveillée par son père qui, pour neplus l’envoyer au moulin, et en attendant qu’il plût à son cadet derentrer de sa fugue, avait préféré louer une servante-meunière.

Quant à lui, le travail l’absorbait plus quejamais. Faire aller la scierie, acheter de nouvelles coupes debois, organiser le transport des troncs d’arbre de la forêt àl’usine, et celui de la planche, de l’usine à Albi, à Rodez ou àRoquefort ; retenir les clients qui menaçaient de lui fairepayer ses rebuffades en allant moudre au moulin de Pierril ;enfin, faire face à quelques échéances douloureuses, conséquencesd’emprunts contractés pour payer les études de son fils aîné,c’était plus qu’il n’était besoin pour remplir les journées et unepartie des nuits d’un homme même aussi énergique, aussi actif etaussi âpre que l’était Terral. Il sentait que sa maison arrivait àun point critique, se lézardait ; et son amour-propre immenselui faisait faire des prodiges de volonté et de labeur pour réparerles brèches ou les dissimuler.

Le départ de son cadet lui avait été un coupdes plus sensibles ; c’était sur lui qu’il comptait pourcontinuer sa race et ses entreprises ; cet acte de révolte etd’abandon blessait au vif son goût de l’autorité et de l’ordre, etruinait ses projets d’avenir.

Et voilà que, pour comble de malchance, iltrouvait aussi dans sa fille cadette une résistance qu’il n’auraitjamais soupçonnée : elle refusait, l’un après l’autre, lespartis de mariage avantageux qui s’offraient ; elle en tenaitdonc toujours pour le farinel des Anguilles ? Celal’exaspérait…

La pauvre petite, elle, courbait la tête, seconsacrait tout entière à soulager sa mère dans les travaux duménage ou le gouvernement de la basse-cour. Depuis quelques mois,d’ailleurs, la santé de Rose donnait des inquiétudes à sonenfant ; la chère femme s’affaiblissait, maigrissait,toussait. Les médecins ne parlaient que de fatigue, d’anémie ;l’abbé Reynès, son ancien confesseur, et qui était resté leconfesseur de son âme, eût pu seul révéler les vraies sources dumal qui minait cette aimante et cette résignée.

De ses deux filles, l’aînée, mariée à unhonnête terrien, était aussi heureuse que puisse l’être unepaysanne dont l’horizon ne dépasse pas la basse-cour et l’aire-soloù jouent trois ou quatre marmots, et le clocher de la paroisse oùelle va, le dimanche, demander à Dieu de préserver les blés de lagelée, l’hiver, et de la grêle, pendant l’été.

Mais l’avenir de Linou préoccupait autrementcette mère exquise, qui sentait que sa cadette avait hérité de sanature tendre et mystique et que, comme elle, elle souffrirait desbrutalités ou des vulgarités de la vie. Elle aurait voulu, pourcette enfant, un mari un peu affiné, aussi, un petit fonctionnairede village, ou, à défaut, un artisan sédentaire, doux et bon, etassez intelligent pour sentir le prix du don qu’on lui ferait.Aussi, quand la jeune fille lui eût confié qu’elle aimait JeanGarric, Rose ne se trouva point atteinte dans sa fierté, comme sonmari. Jean lui plaisait beaucoup ; elle le jugeait affectueux,sage et vaillant ; et tout le reste lui était égal. Maisl’opposition certaine de Terral à une union qui, d’ailleurs, nepourrait être que lointaine, – le garçon n’ayant que vingt et unans, et pas de situation encore, – en meurtrissant le cœur del’enfant, atteignait aussi celui de la mère. Elle savait qu’Aline,s’inclinant devant la résistance paternelle, ajourneraitindéfiniment la réalisation de son rêve, mais sans y renoncerjamais. Elle n’épouserait peut-être pas Garric, mais onn’obtiendrait pas d’elle qu’elle en épousât un autre. Et cettelutte suppliciait la pauvre mère.

Des scènes pénibles eurent lieu, au coursdesquelles Terral reprocha amèrement à sa femme d’encourager lesrefus de leur cadette ; Rose en sortait brisée ; et dèsque le maître, à bout de jurons et de menaces, était repartibattant les portes, Linou accourait ; et, aux bras l’une del’autre, les deux femmes pleuraient longuement.

La fête de Noël ne ramena pas la joie aumoulin. La rigueur du froid empêcha la meunière d’aller auxoffices ; et Linou, pour ne pas la quitter pendant la nuit, neparut point à matines, où Jean avait espéré la rencontrer.

La journée passa lentement, glacée et morne,chacun demeurant perdu dans ses pensées, dans ses soucis, dans lesouvenir des Noëls joyeux d’autrefois, quand la famille était aucomplet autour de la soupe au jambon et de la dinde rôtie, dans unsentiment d’union, de confiance et de force qui, bien connu dans lepays, y faisait souvent dire :

– Oh ! ces Terral !… Ils se tiennentcomme les doigts de la main.

Jusqu’à la fille aînée, qui, mal remise encorede récentes couches, n’avait pu venir avec son mari ; jusqu’àl’oncle Joseph, le mécanicien, le conteur, gaieté de la famille etde la race, qui toujours, en cette saison peu propice au montagedes moulins et des scieries, venait passer quelques semaines à lamaison natale, où une chambre – sa chambre – l’attendait, et qui,cette fois, ne donnait pas signe de vie !…

La nuit était tombée depuis longtemps, et laservante, malgré la tristesse de ses maîtres et l’absence desconvives accoutumés, mettait la nappe sur la table massive faitepour vingt personnes. La dinde traditionnelle tournait devant laflamme d’un grand feu de hêtre, sous le regard béat d’unemagnifique chatte noire, célèbre une lieue à la ronde pour seschasses et ses pêches, mais que la saison froide rendait casanièreet pacifique. La mère Terral, emmantelée, était assise à droite dufoyer ; de l’autre côté, se tenaient le valet et le vacher, etTerral au milieu, à cheval sur sa chaise, l’échine à la flamme, latête sur ses coudes posés sur la traverse du dossier.

Tout à coup, des pas et des voix résonnèrentsur la chaussée, et on frappa à la petite porte qui ouvre sur lascierie et l’étang. La servante Rosalie alla ouvrir ; et, avecdes cris et des rires, quelques jeunes gens de La Capelle,conscrits de l’année, entrèrent, portant, suspendu à une perche, lecadavre d’un loup superbe, – le loup tué par Pataud, la nuitprécédente. Pataud lui-même suivait, claudicant, mais glorieuxcomme un général au lendemain d’une victoire. Pourtant, ce n’étaitpoint un de ces triomphes comme ceux qui l’avaient accueillisouvent, sur la place de La Capelle, au retour de certaines chassespar lui organisées et commandées, et où, presque toujours, c’étaitlui qui abattait la bête. Ayant opéré seul, cette fois, et la nuit,à l’affût, son exploit faisait moins de bruit. On le complimentapourtant et, entre les offices d’abord, après vêpres ensuite, lesbraconniers le promenèrent, lui et la bête, dans les cabarets duvillage. Il leur parut bon de terminer la tournée par une visite aumoulin, où Pataud était né et où tous les Terral, de père en filset d’oncles en neveux, étaient d’intrépides braconniers.

En dépit de l’affliction qui, ce jour-là,planait sur la demeure, on y fit accueil aux louvetiers. On trinquaà la ronde ; on écouta le récit pittoresque que faisait Pataud– pour la vingtième fois depuis le matin – de la mort de ce pauvreloup. La mère Terral, selon la coutume, fit donner aux porteurs dela bête quelques douzaines d’œufs et un bon morceau de jambon,s’excusant de ne pouvoir leur offrir, comme elle eût fait dans samaison de Ginestous, la toison entière d’un bélier.

Puis, les jeunes gens prirent congé ; et,comme Terral insistait pour que son frère soupât au moulin, Patauddonna ordre qu’on déposât le loup sur le perron de la basse-cour,où les quêteurs pourraient le reprendre le lendemain pour continuerleur tournée dans toutes les fermes et les mas du canton.

Quoique Pataud ne fût pas le plus sympathiquedes frères de Terral, sa jactance fruste, ses plaisanteries d’hommedes bois secouèrent un peu la torpeur et le souci de lamaisonnée.

On se mit à table, les deux frères au hautbout, le valet et le vacher à leur suite, Aline et la servanteallant et venant pour servir, la mère restant frileuse et pensiveau coin du feu.

Chapitre 2

 

Mais, tandis que Terral et Pataud sedisputaient pour savoir lequel des deux ne découperait pas ladinde, la porte de la chaussée s’ouvrit de nouveau, sans qu’on yeût heurté, cette fois… Toutes les têtes se tournèrent de ce côté,tous les regards plongèrent dans la pénombre, hésitant d’abord àreconnaître les deux hommes qui venaient d’entrer. Mais Linou,debout entre la table et la porte, poussa la première un cri dejoie, et se jeta au cou d’un des arrivants :« Cadet ! », puis du second : « Monparrain ! » C’était l’oncle Joseph, en effet, et Fric, lefils cadet de la maison.

Tout le monde fut debout soudain, sauf le pèreTerral, qui resta bouche bée, le couteau et la fourchette en arrêt…Embrassades, pleurs d’allégresse, questions dont on n’attendait pasles réponses… La mère sanglotait en étreignant son fils, qui, lasentant défaillir, la rasseyait dans son fauteuil et se mettait àses genoux. Pendant ce temps, l’oncle Joseph accrochait de l’autrecôté de la cheminée son carnier et son fusil, secouait son chapeauet sa blouse raides de givre, et arrachait de sa barbe des glaçonsqui, de grise, la faisaient blanche et frisée comme celle dubonhomme Noël.

Cependant, Cadet, l’enfant prodigue, dénouantenfin les bras de sa mère d’autour de son cou, se releva, allas’incliner devant Terral et dit à mi-voix :

– Pardon, mon père ! pardon pour toute lapeine que je vous ai faite…

Mais le père Terral demeura immobile, lesmâchoires serrées, l’œil fixe et dur… Ses lèvres tremblaient… Puis,il grogna :

– Pardon…, pardon… C’est un mot court etvraiment bien commode !… Quand on a fait acte de révolté et dedéserteur, on le prononce du bout des lèvres, et tout esteffacé…

– Pardonnez-moi, mon père, répéta le jeunehomme avec un accent plus profond et des pleurs dans les yeux… J’aimal agi, je le sais ; je me repens…, je vous fais mes excusestrès humbles ; et je vous promets de réparer ma faute, de vousrespecter et de vous obéir dorénavant en toutes choses.

Terral ne bougeait toujours pas… Pourtant, unepetite larme – lui qui ne pleurait jamais – luisait dans son œilaigu et en adoucissait l’éclat.

Aline et sa mère intercédaient par desattitudes suppliantes et des sanglots… L’oncle Joseph, outré del’obstination de son frère, se campait devant lui et intervenait àson tour :

– Puisque c’est ainsi que tu me récompenses det’avoir ramené ton héritier, bonsoir ; je le remmène :j’ai besoin d’un apprenti ; ça fera bien mon affaire…

– Père ! implorait Linou, père !… Unjour de Noël est un jour de clémence et de bonté… Dieu pardonne àtous les pécheurs ; devons-nous nous montrer plus sévères quelui ?

Enfin, Terral céda ; il posa son couteauet sa fourchette, se dressa, et, sans dire un mot, embrassa sonfils repentant.

Et tous les cœurs aussitôt se dilatèrent. Ilfallut que Rose elle-même s’assît à table entre son fils et sonbeau-frère Joseph, qui le lui ramenait… Car elle ne doutait pas quele retour du jeune homme ne fût dû à cet oncle excellent, à ceparrain adoré qui avait toujours été, non seulement la joie etl’esprit de la maison, mais encore l’être d’affection et dedévouement qu’on trouvait alors souvent dans les familles, et queles mœurs nouvelles en auront bientôt chassé à jamais.

C’était bien l’oncle Joseph, en effet, – et ille raconta tout en découpant allégrement la dinde, que Terrals’était hâté de placer devant lui, – c’était lui qui, ayant apprisle coup de tête de son neveu, et comprenant quel vide son départdevait faire dans ce moulin de La Capelle qui traversait une crise,avait résolu de ramener à tout prix le fugitif…

Il avait quitté la scierie qu’il était entrain de construire à l’Estayrès, s’était rendu à pied à Millau, oùil avait pris la diligence de Montpellier, et là, après desnégociations dont il ne donna pas le détail ce soir-là, parce quele coupable était présent, était parvenu, grâce aussi, ill’avouait, à l’intervention énergique de son autre neveu l’avocat,à persuader le déserteur de retourner avec lui fêter la Noël enfamille… Et le narrateur, qui avait découpé prestement la dindesans jamais perdre le fil de son récit, ni l’occasion d’unedigression ou d’une réflexion pittoresque, ne cacha point la partqui lui revenait dans le résultat obtenu. Son principal défautétait le manque de modestie, et, ayant de l’esprit et du cœur, desavoir qu’il en avait.

Mais, si abrégé qu’il fût, le récit de Josephimpatientait Pataud, qui grillait de raconter, une fois de plus,comment il avait mis à mal son loup, – son quinzième, à ce qu’ilaffirmait. Aussi, dès qu’il put trouver un joint entre l’histoirede son aîné et les effusions et les remerciements de Rose et deLinou à celui qu’elles regardaient comme une espèce de Providencesouriante, ou comme cet ange déguisé que, dans la Bible, on voitaccompagner le jeune Tobie, il s’empressa de reparler de sonmirifique affût.

– Ah ! bon, s’écria Joseph d’un tongouailleur, tu as encore assassiné en trahison une de cesmalheureuses bêtes ? Qu’est-ce qu’elle t’avait doncfait ?

Pataud, piqué, ne releva pas la raillerie etvoulut continuer son histoire :

– J’étais donc allé m’embusquer dans la grangede Fonfrège, au-dessus de la bergerie… Quelle nuit ! Quelfroid !…

– Toujours le même, ce pauvre Pataud, ricanaitl’oncle Joseph ; il ne peut pas dormir dans son lit, même àNoël ; il risque d’attraper le coup de la mort pour tirer unlapin à l’affût.

– Un lapin ? cria l’autre, indigné ;il s’agit d’un loup, et d’un fameux, tel que tu n’as jamais vu lepareil, toi, malin !…

Et, se levant de table, ouvrant la portemalgré les protestations de tous les convives qu’un flot de biseenveloppa, il traîna le cadavre rigide de la bête dans l’intérieur,le dressa sur les pattes de derrière, la tête dépassant la table,sur laquelle il appuya les pattes de devant.

L’oncle Joseph se boucha vivement le nez.

– Ah ! l’horreur ! Il sent mauvais,ton loup. Tu nous empoisonnes le souper… Ne pouvais-tu laissercette charogne dehors, en attendant les corbeaux ?

Et Pataud, furieux, dut remettre son loup surl’escalier.

Juste à ce moment, on entendit un aboiementlointain, une espèce de hurlement prolongé et sinistre. Toustressaillirent.

– Hein ! cria Pataud debout au seuil,l’entendez-vous, l’autre, la louve, qui pleure le mort, sur lescoteaux de la Taillade ?… Oui, ma vieille, oui, tu peuxl’appeler ton mâle, tu ne le réveilleras pas… Tu auras, un de cesjours, ton compte aussi, ma belle désespérée : je tâcheraid’abréger ton deuil…

Un nouveau hurlement sembla répondre à cetteinvective, mais d’un peu plus loin ; puis un autre, à peineperceptible ; puis, tout se tut et la porte se refermalourdement. Cet appel lugubre avait éteint les rires et lesconversations ; même pour des rustiques, la plainte d’une bêtedépareillée, à cette heure, avait quelque chose de poignant. Lesâmes délicates de Linou et de sa mère en furent surtoutimpressionnées : la malade quitta la table, se plaignant dufroid, regagna son coin de feu, tira discrètement de la poche sonchapelet dont elle récita tout bas une dizaine, en actions degrâces du retour de son enfant.

Aline se leva aussi pour aider la servante àpréparer la salade de céleri, accompagnement obligé de la dinderôtie, et pour aller de nouveau remplir les bouteilles aucellier.

La conversation reprit, entre hommes, sur ceciet sur cela, sur les coupes de bois, la scierie, le cours de laplanche et du « feuillet », – mince planche de hêtredestinée à des caisses d’emballages à Roquefort ou à Albi, – sur lanécessité d’acquérir un nouveau couple de meules pour leMoulin-Bas…

– Je t’ai pardonné, Cadet, dit amèrementTerral, parce que c’est jour de Noël ; mais tu ne saurasjamais toute l’ire ni tout le dommage que ton absence m’a causés…Je ne pouvais être, à la fois, à la forêt, à la scierie et auxmoulins. Quand l’une travaillait, les autres chômaient ; etque d’eau a coulé par le déversoir, non sur la roue, et s’estenfuie en chantant son inutile chanson ! Et beaucoup depratiques aussi m’ont quitté, s’en allant qui à Gifou, qui àMontarnal, qui aux Anguilles, oui, même à ce misérable trou desAnguilles…

– Ah ! ah ! parlons-en de ce moulindes Anguilles, fit l’oncle Joseph. Il était perdu, ruiné,déserté ; et il a suffi, paraît-il, de l’arrivée du jeuneGarric comme farinel chez Pierril pour tout réparer, pour toutremettre en branle, et pour rappeler les clients dans cette gorged’où on ne peut regarder le ciel qu’en risquant de tomber sur ledos…

– Tu exagères, comme toujours, mais il y a duvrai…

– Par ta faute, Terral.

– Par ma faute ?

– Oui. Quand le petit Garric a quitté letroupeau de la Gineste, il fallait le prendre ici, et le garder, àn’importe quel prix.

– Soit, concéda Terral ; je l’ai eu deuxheures, et il m’a aidé à remettre en place la courante bordelaise.Il ne m’a semblé ni sot, ni fainéant ; mais…

– Quoi, mais ?…

– Mais, ajouta Terral en baissant la voix pourn’être entendu que de ses frères et de son fils, il n’a pas lesyeux dans sa poche quand il est en présence d’une jolie fille… etje n’ai pas envie de prendre Jean Garric pour gendre.

– Pour gendre ? Il aimeraitAline ?

– Et Aline l’aimerait peut-être, si je n’yavais mis ordre.

– Et tu as peut-être eu tort.

À ce moment, Linou revenait de la cave, unebouteille dans la main et une autre sous le bras ; Terrall’aperçut et s’arrêta net ; mais Pataud, qui tournait le dos àla jeune fille, de s’écrier étourdiment :

– Oh bien ! il s’est vite consolé, tonfarinel ; et la Pierrillate aussi se console avec lui de lamaladie de son Pierril.

Et, malgré un coup de pied que Joseph luiallongea sous la table pour l’avertir, Pataud de continuer touthaut, sans voir sa nièce qui s’approchait pour poser les bouteillessur la table :

– Je sais ce que je dis, peut-être !…Étant à l’affût du loup, j’ai vu ce joli couple ; oui, laPierrillate, ou une qui lui ressemblait, son capuchon étant rabattusur son nez, guettait Garric revenant de la messe de minuit, sependait à son bras et dévalait gaiement avec lui la côte deFonfrège aux Anguilles ; et ni l’un ni l’autre ne paraissaientavoir froid aux doigts ni aux lèvres…

Un fracas de verre brisé et un petit criinterrompirent le conteur : Linou venait de laisser choir unede ses bouteilles et paraissait près de tomber elle-même à larenverse. Son frère se précipita pour la soutenir, toute pâle etdéfaillante.

– Qu’as-tu, Linou ?

– Rien, murmura-t-elle faiblement ; labouteille m’a échappé et m’est tombée sur le pied.

Et, appuyée sur son frère, elle alla s’asseoirau coin du feu, où sa mère, qui avait tout deviné, fit mine del’aider à se déchausser et de lotionner à l’eau salée les orteilssoi-disant endoloris.

Pendant ce temps l’oncle Joseph, l’airindigné, jetait à Pataud, d’une voix basse et sifflante :

– Tu ne seras donc toute ta vie qu’un f… tumaladroit ?

Chapitre 3

 

Juste à ce moment, Jean Garric rentrait chezses parents, et, pour ne pas les réveiller, – car ils s’étaientcouchés de bonne heure, n’ayant pas de dinde à manger, eux, etobligés de ménager leur bois, – il allait, au-dessus de l’étable oùles pauvres gens logeaient leur douzaine de brebis, s’enfoncer touthabillé dans le foin.

Le lendemain, après avoir expliqué un retoursi prompt, il prit sa canardière, descendit au ruisseau et jusqu’àl’étang du moulin, où viennent souvent, l’hiver, des sarcelles etdes canards sauvages. Il se disait qu’il risquait une rencontredésagréable avec l’irascible meunier, mais qu’en revanche ilpourrait peut-être apercevoir Aline, de loin, et, si indigne qu’ilse sentît d’elle désormais, rassasier encore ses yeux de l’imageadorée de celle qu’il avait perdue.

L’étang était gelé de part en part et blanc deneige, comme les prés qui l’encadrent. Toutefois, près d’uneretombée d’aulnes et de saules, à l’endroit où, par une petitechute et avec un bruit d’eau courante, le ruisseau pénétrait sousla glace, il tressaillit à l’envol brusque d’un colvert qui, l’ailesifflante, s’élança dans l’espace. Tant bien que mal, Jean épaula,fit feu, et le bel oiseau tomba pantelant sur la berge givrée, oùil se débattit et mit une tache rouge. Jean, ayant ramassé la bête,rechargeait son fusil, lorsqu’une silhouette surgit sur la chausséede l’étang. Ce n’était pas Terral, comme l’avait craint notrebraconnier, c’était son frère, l’oncle Joseph, dont Jeantouignorait et le voyage à Montpellier, et le retour en compagnie deson neveu. Garric, après une courte hésitation, le reconnut ;et son premier mouvement fut de courir vers lui, vers cet aîné desTerral, qui lui avait souvent fait des compliments sur sesinventions dans les landes de la Gineste, et à qui, en échange, ilavait indiqué des gîtes de lièvres et des remises de perdreaux.

Joseph, de son côté, s’avança, le long dubief, et tendit cordialement la main au farinel desAnguilles :

– Mes compliments, Jeantou… Te voilàbraconnier, à présent ?

– Oh ! protesta Garric, braconnier… paroccasion, et pour le compte de Monsieur le curé de La Garde, quiveut faire manger un peu de gibier à ses confrères, le jour del’Adoration perpétuelle.

– Ah ! ce bon curé Reynès, fit Joseph,riant, je le reconnais bien là : un peu gourmandtoujours !… Péché véniel, en somme ; sans cela, il seraitparfait, et ce serait humiliant pour les autres… Il va bien, alors,ce cher homme ?

– Très bien ; il a voulu à toute forcem’avoir à sa table, hier ; et il est tout naturel que jechasse un peu pour lui, ce matin.

– Veux-tu que je t’aide à compléter le rôti deses invités ?… Ça me distraira un peu… Il y a des mois que jen’ai tiré un coup de fusil. Cela te va, Jeantou ?

Oh ! oui, cela lui allait ! Ilaimait tant cet oncle Joseph, – car, pour tout le monde dans lepays, c’était « l’oncle Joseph », ou même, plusfamilièrement encore, « l’onclou » ou« l’onclette ». Et quelque chose disait à Garric que leparrain de Linou serait, à l’occasion, son avocat auprès de safilleule.

Joseph alla chercher son fusil et soncarnier ; et, une demi-heure plus tard, Jean et lui chassèrentcôte à côte dans les landes du Cros et de Ginestous, où, de loin enloin, quelque bécassine affolée s’envolait en poussant un cri bref,et traçait dans l’air glacé et un peu brumeux ses zigzags et sescrochets si déconcertants pour les chasseurs novices. Jean n’osaittirer, ou manquait. Joseph tuait trois fois sur quatre, très fierd’une adresse qui, d’ailleurs, n’est pas commune, et ne se faisantpas faute de railler la gaucherie de son compagnon.

Puis, ils longèrent les ruisseaux de Mazel etde Jabru ; point de canards… Une loutre, surprise, s’enfonçabrusquement sous la glace ; un renard, qui chassait aussi,détala avant d’être à portée… À midi, les carniers étaient encorebien légers, – celui de Garric surtout, – car l’oncle Joseph avaiteu soin de glisser dans le sien, au départ, une gourde de bon vin,et un reste de « fouace » pétrie par Linou à l’occasionde Noël.

Cependant la température semblait vouloir seradoucir. Par moments, un léger souffle venant du sud-est, après labise coupante des jours précédents, faisait presque aux figuresl’effet d’une caresse. La teinte plombée du ciel s’éclaircissaitpar-ci, se fonçait par-là, sous forme de nuages entre lesquels serisquait un furtif regard du soleil.

– Je crois bien, Jeantou, fit tout à coupJoseph, après avoir un moment consulté l’aspect du zénith et del’horizon, et après avoir reniflé le vent, je crois bien que nousaurons le dégel, ce soir. Retournons sur les hauteurs ; sil’autan se levait, la marche dans les bas-fonds deviendrait dure…Et puis, il est temps de boire un coup : la neige altère.

Ils s’approchèrent du hameau du Cros,s’assirent dans un vieux chemin, sous les racines noueuses etenchevêtrées d’un bouquet de houx géants, d’une« griffoule » ; et là, bien abrités du vent, visitésmême d’un timide rayon de soleil, ils se partagèrent la fouace etburent à la régalade le contenu de la gourde. Et ils causèrent.

Et, tout à coup, l’oncle Joseph :

– Veux-tu, Jeantou, qu’avant de reprendre lachasse (car, en chassant, il faut être muets), veux-tu que nousparlions un peu de nos affaires, ou plutôt de tesaffaires ?

Jean rougit. Où voulait-il en venir, l’oncleJoseph ? Que savait-il ?

– Mes affaires, balbutia-t-il, ne sont guèrepour vous intéresser…

– Tu crois ça ?… Ou si tu manquerais deconfiance en moi ?…

– Manquer de confiance en vous, oncleJoseph ! Mais ce serait ingratitude de ma part, car je n’aireçu d’âme qui vive autant de bonnes manières que de vous… Aussi,je vous aime et je vous respecte plus que personne…

En ce cas, confesse-toi un peu.

Jean rougit plus fort… L’oncle Joseph ensavait long, décidément. Il continua, regardant Garric dans lesyeux :

– On m’a dit que tu aimais ma filleule. Est-cevrai ?

Jean essaya de cacher son trouble en rabattantle bord de son chapeau sur son front, comme si le soleill’offusquait.

– Ton silence me répond… Ah ! mongaillard, c’est donc vrai ?… Tu n’as pas mauvais goût…

– J’ai mal agi peut-être, oncle Terral, enlevant les yeux plus haut que moi… J’ai trop oublié le peu que jesuis : hier, un berger ; aujourd’hui, un apprentimeunier, et ignorant, sans esprit…

– Pas de discours, et pas de ces excuses quin’en sont pas… Aimes-tu Linou d’amour, d’un amoursérieux ?

– Oh ! oui, s’écria enfin Jean enjoignant les mains ; je l’aime ! je l’aime plus que toutau monde…

– Et elle aussi t’aime, n’est-ce pas ?Elle te l’a dit ?

Garric raconta la scène du Moulin-Bas, oùLinou et lui s’étaient fait leurs aveux ; puis l’arrivéeinopinée du père Terral, sa colère, ses emportements et sesmenaces.

– En ce cas, mon garçon, si tu tiens tant queça à ma nièce, pourquoi diable vas-tu sottement gâter tes affairesen courtisant la Pierrillate ?… Sans compter que, vraiment, cen’est pas être bien difficile…

– La Pierrillate ! s’exclama Jean,stupéfait.

– Hé oui ! la femme de Pierril… Il paraîtmême que vous avez, elle et toi, une singulière façon de chantermatines !…

Et il s’esclaffa de son rire gaulois desmeilleurs jours. Le farinel était atterré. L’autrepoursuivit :

– Tout cela est bien vrai ? Je suisrenseigné, n’est-ce pas ?

– Mais non ! Mais non !… Qui apu ?…

– Voyons, Garric, il ne faut pas nier ce quequelqu’un a vu, qui a de bons yeux, puisqu’on dit de lui :« C’est celui des Terral qui y voit la nuit. »

Plus de doute, hélas ! Pataud était bienà l’affût à l’heure où la Mion était venue à la rencontre dufarinel. Pataud avait tout vu !… Mais pourquoi ce damné tueurde loups mêlait-il la Pierrille à tout cela ?… Une lueurtraversa le cerveau du pauvre amoureux : la mante et lacapuche, parbleu ! La fille prise pour la mère.

– Eh bien ! Jeantou insistait l’oncleJoseph, persistes-tu à nier encore ?

Jean ouvrit la bouche et esquissa, en effet,un geste.

Outre qu’il avait l’âme droite et véridique,il sentait qu’il y avait une plus grande honte, aux yeux de l’oncleJoseph, d’avoir fauté avec la Pierrille qu’avec la Mion… Mais,d’autre part, que gagnerait-il à protester contre l’erreur dePataud sur la personne ? À compromettre la fille au lieu de lamère… Une délurée, une effrontée, certes, cette chatte rousse dumoulin des Anguilles ; mais était-ce à lui, Jean, son galantd’une heure, qu’il convenait de révéler la légèreté de la fille deson maître ? Non, il se tairait.

– Donc, tu avoues… C’est bien heureux !ricana Joseph. Puis, voyant le pauvre farinel toutpenaud :

– Après tout, il n’y a pas là de quoi se jeterdans la Durenque, ni de quoi mettre un crêpe au chapeau. Ces chosesarrivent… Tu es beau garçon, la Pierrillate avait un peu jeûnépendant la maladie de son triste sire de mari… Touts’explique !

Chacun de ces mots s’enfonçait comme une épinedans le cœur du pauvre Garric : ses larmes jaillirent malgrétous ses efforts pour les contenir.

Ne pleure donc pas grand nigaud ; est-cequ’on pleure pour si peu, à ton âge ?… Le grand ennui, danscette affaire, c’est que ma nièce, la pauvre petite souffrehorriblement d’avoir entendu Pataud raconter l’histoire.

– Que dites-vous ? cria Jean, Linou lesait ?… Ah ! misère de moi ! misère de moi !…Quel être je suis ! Quel lâche je fais !… Et vous ditesqu’il n’y a pas là de quoi se noyer ?

– Il n’y a jamais de quoi se noyer !…Tout au plus, Pataud mériterait-il, lui, de faire un petitplongeon ; mais il nagerait comme la loutre. Voyons, Jean,tâchons d’arranger tout ça ; le mal n’est pas sans remède…

– Oh ! si, oh ! si, sanglotait lepauvre diable ; il est sans remède ; tout est bien fini…Jamais Linou ne me pardonnera… Jamais je n’oserai reparaître devantelle.

– Tu la juges mal, ma petite filleule :elle est bonne et aimante. Et l’on pardonne toujours quand on aime…Seulement, il va falloir que j’arrange les choses ; quej’explique que Pataud a parfois la berlue à force de regarder lechemin de « l’espère » et le guidon de sa carabine… Va,va, ou je ne suis plus l’oncle Joseph, à qui l’on accorde quelqueesprit, ou je te ramènerai Linou.

– Impossible ! impossible !continuait Garric… Je n’ai plus qu’à m’en aller loin, bien loin, defaçon que jamais plus cette pure et vaillante fille ne revoie mafigure de débauché.

– Mais tête de buis que tu es, en quoi tonéloignement réparerait-il le mal que tu as fait ?… Puisque jeme charge de t’innocenter auprès de ton amoureuse !… C’estainsi que tu as confiance en moi ?

L’oncle Joseph se fâchait. Garric se calma,essuya ses yeux ; malgré tout, un rayon d’espoir redescendaitdans son cœur… Et juste au même instant un rayon illuminait, sur latête des deux braconniers, les cimes des houx et attirait versleurs baies rouges dépouillées de neige tout un essaim jacassant degrives affamées… Bonne aubaine ! Les deux braconnierssaisirent avec précipitation leurs fusils, ajustèrent et lâchèrentleurs trois coups. Cinq ou six pauvres volatiles dégringolèrent àleurs pieds ; deux ou trois autres, blessés seulement, setraînaient, voletant dans le pré. Garric s’élançait pour lesattraper ; mais brusquement, il se rejeta dans le chemincreux.

– Les gendarmes ! fit-il à l’oreille deJoseph.

– Où donc ?

– Près de la grange de Lacan ; ils m’ontvu… Sauvons-nous.

D’un geste prompt, l’oncle Joseph enfonçaitson fusil dans les houx du talus, passait son sac au cou de Jean…Il avait été si souvent traqué à la chasse qu’il y avait acquis unétonnant sang-froid et une merveilleuse décision dans le choix dustratagème qui devait le sauver.

– Jeantou, dit-il à la hâte, toi qui as desjambes, tu vas sauter dans les prés et fuir ostensiblement par letravers de Peyrelève, vers le bois de Roupeyrac, où tu arriverassauf… Ne te presse pas, ne t’apeure pas, surtout : les jarretsne fléchissent que si le cœur manque… Et ne t’inquiète pas de moi…Nous nous verrons, demain au soir, chez Flambart, à La Capelle…

Et Garric se sauva à grandes enjambées, sonfusil d’une main, son sac de l’autre (celui de Joseph, pendu aucol, le fatiguait bien un peu, mais il avait vingt et un ans, desmuscles et du souffle), évitant les creux où se dissimulaient lesviviers glacés et les rigoles d’irrigation sous la neige.

L’oncle Joseph resta un moment blotti dans lechemin, où sa taille exiguë lui permettait de rester caché. Ainsiqu’il l’avait prévu, il vit les deux beaux gendarmes surgir sur lacrête du coteau et courir pour barrer au fugitif la route de laforêt ; mais, dès qu’il lui fut démontré qu’ils n’yréussiraient pas, notre vieux braconnier coupa un bâton dans leshoux – juste à l’endroit où il avait glissé son fusil et s’acheminapaisiblement vers la ferme du Cros, raconter à Lacan, son grandami, le bon tour qu’il venait de jouer encore à lamaréchaussée.

Seulement, deux heures plus tard, lorsqu’il seremit en route pour rentrer au moulin, après avoir fait grandhonneur au petit vin blanc du fermier, – il rencontra son neveu,Cadet, qui, à cheval sur la jument du cabaretier Flambart, couraità toute bride, vers Peyrebrune, quérir le docteur Bernad, pour RoseTerral, dont l’état s’était subitement aggravé… Rose, sabelle-sœur, dangereusement malade ! Du coup, toute la joie dubraconnier s’éteignit dans la nuit qui tombait et les premièresrafales de l’autan déchaîné et hurlant.

Chapitre 4

 

Oui, la journée avait été dure, au moulin deLa Capelle. La meunière, quoique souffrante depuis des semaines,s’était levée de grand matin, comme à son ordinaire, et avaitpréparé la soupe pour toute la famille. Mais, à peine sonbeau-frère Joseph était-il parti pour la chasse, que la chèrefemme, prise de frissons et de fièvre, avait dû se recoucher,vaincue, disant à sa fille :

– Je ne sais ce que j’ai ; je ne tienspas debout… J’ai froid dans les os ; je me jetterais dans lefeu sans pouvoir me réchauffer… Fais-moi de la tisane de fleur desureau, afin que j’essaie de transpirer un peu.

Et Linette, quoique très abattue elle-même,car la secousse de la veille l’avait atteinte au cœur et lui avaitvalu une nuit affreuse d’insomnie et de larmes, s’empressait auprèsde sa mère… Elle bassinait le lit, posait une brique brûlante sousles pieds de la malade, lui faisait prendre des infusionschaudes…

– Vous sentez-vous mieux, maman ?interrogeait-elle toutes les cinq minutes, après de courtesdisparitions pour aller donner des ordres à la servante ou dessoins à la basse-cour.

– C’est à peu près… ne t’inquiète pas, monenfant… Ça se passera…

Mais de brusques accès d’une toux sècheinterrompaient la malade… Ça ne se passait point, hélas !

– Je vais envoyer chercher le médecin,n’est-ce pas ?

– Mais non, mais non ! Attends… J’ai eucela d’autres fois… Donne-moi seulement à boire quelque chose defroid…, de l’eau panée, par exemple… J’ai une soif…

Linou se gardait bien d’obéir à cecaprice ; elle apportait du thé brûlant que la maladerefusait… Et toujours la toux, et la fièvre qui montait… Puis, Rosese plaignit d’une piqûre dans les côtes… Par moments, elleparaissait s’assoupir un peu, et prononçait à mi-voix des parolesincohérentes… Le délire, déjà !

La jeune fille, effrayée, envoya la servanteappeler son père et son frère : ils arrivèrent, inquietsaussi. Cadet, en dépit de son caractère impatient et susceptible,aimait profondément sa mère ; et Terral, malgré sesemportements, ses excès de parole, ses jurons et ses algaradesfréquentes, sentait combien sa femme était bonne, active etcourageuse, et nécessaire à sa vie et à sa maison ; et ilfrissonna en songeant qu’elle pourrait lui manquer tout à coup. Ilpressa son fils d’emprunter la jument du cabaretier Flambart etd’aller en hâte chercher le docteur Bernad, à Peyrebrune. Pour lui,incapable de tenir en place, il erra, durant l’après-midi, de lachambre au galetas, de l’étable à la scierie et de la scierie aumoulin, soupirant et monologuant tout haut, selon sa coutume ;au fond, extrêmement malheureux.

L’oncle Joseph arriva, vit la malade, essayade réconforter Linou, mais, livré à lui-même, se sentit plusdésemparé encore que son frère, et fit la navette du coin du feu àla chaussée pour guetter la venue du médecin.

Celui-ci arriva enfin, deux heures après lanuit tombée, et trempé jusqu’aux os, car le dégel s’accompagnaitd’une pluie fine fouettée par le vent d’autan. Il n’eut pas depeine à reconnaître la pneumonie, la terrible pneumonie dontmeurent les trois quarts de nos rustiques et qui, ici, s’aggravaitde l’état de faiblesse de la meunière et de toutes les secoussesmorales qui l’avaient assaillie.

Un quart d’heure plus tard, le docteur Bernad,ayant rédigé son ordonnance, donné ses instructions à Aline, essayéde rassurer la malade et son entourage, – sans toutefois, cacheraux deux frères Terral la gravité de la situation, – repartait versPeyrebrune, d’où Cadet, qui l’y attendait, rapporterait les remèdesprescrits. Pauvre docteur Bernad, qui devait, bientôt après, êtreemporté, en huit jours, par le même mal !…

Ce soir-là, comme tant d’autres soirs, ils’enfonçait, vaillamment, se fiant à l’instinct de sa monture, dansune nuit d’encre et de tempête, risquant à chaque pas de roulerdans les fondrières ou dans les ruisseaux débordés et grondantscomme des dogues démuselés.

Linou obligea son père et son oncle à secoucher, et se chargea de passer la nuit auprès de sa mère. Si elleavait besoin d’aide, elle enverrait la servante chercher, à l’écolede La Capelle, la Sœur Saint-Cyprien, si entendue à soigner lesmalades, et si empressée d’accourir au moindre appel.

La veillée fut terrible : les douleursaugmentaient, et la gêne pour respirer, et le délire qui, surtout,affolait la jeune fille. Le médecin avait eu beau l’avertir que lanuit serait agitée, lui dire de ne pas s’effrayer, qu’il fallaitque le mal suivît son cours… La pauvre petite se désespérait de nerien pouvoir pour soulager celle dont elle eût payé la guérison desa propre vie.

Tout dormait – ou plutôt paraissait dormir –dans la maison, hormis la pendule au lent tic tac, aux brusques etéclatantes sonneries, et les bûches de hêtre sifflant ou ronronnantdans la cheminée. Au dehors, la cascade du déversoir, libérée parle dégel, faisait de nouveau sa plainte monotone… Heures lourdes,nuit éternelle !

Dans les brèves minutes où la malade semblaitse calmer un peu, Aline, à genoux sur le plancher devant le lit,les mains tendues vers le crucifix et l’image de la Vierge appendusau fond de l’alcôve, priait avec ferveur. Elle oubliait ses propreschagrins, l’affreux coup reçu la veille en plein cœur, tout sonjeune et chaste amour brisé comme un nid tombé sur le chemin, pourne penser qu’à sa mère adorée, son seul refuge, sa tendresse uniquedésormais.

Une plainte de la malade la redressaitvivement.

– Maman ! vous souffrez ?… Vousn’avez pas froid ?… Voulez-vous boire ?

La pauvre femme soulevait péniblement la tête,buvait quelques gorgées, s’efforçait de rassurer son enfant et delui dissimuler ses douleurs… Et, brusquement, le délire lareprenait et l’emportait dans un flot de paroles insensées.

De temps en temps, Terral et son frère, piedsnus, en pantalon et bras de chemise, s’en venaient prendre desnouvelles : Linou les renvoyait à leurs lits, leur présence nepouvant lui être d’aucune utilité… Et tout retombait au silence,sauf la pauvre Rose, gémissant ou délirant, l’horloge scandant sesplaintes, la cascade déroulant sa berceuse infinie, et Linoureprenant ses ardentes prières.

Tout à coup, la malade appela :

– Linou ! Linou !

– Maman, ma bonne maman ?

– Écoute… Envoie chercher Monsieur le Curé,veux-tu ?

– Tout de suite, maman… Pour vous faireplaisir seulement, car je suis sûre que vous n’êtes pas en danger,et que, dès que Cadet arrivera avec les remèdes, vous serezsoulagée.

Elle réveilla la servante et l’envoya à LaCapelle, lui disant de ramener le curé et la Sœur Saint-Cyprien enmême temps. Puis, elle retourna vite vers la malade, que le délireavait déjà ressaisie.

Alors Linou, terrifiée par l’idée qu’ellepouvait vraiment perdre sa mère, éclata en sanglots. Elle sereprocha d’avoir laissé son cœur s’ouvrir à une autreaffection ; son amour pour Jean, si innocent qu’il eût été,lui apparut soudain comme une faute grave, comme un vol fait à samère. D’ailleurs, puisque cet amour avait été mis en oubli, trompé,pourquoi ne pas à tout jamais le bannir ?… Oh ! lesacrifice était mince ; elle était prête à en faire biend’autres pour conserver la sainte femme à qui elle devait tout.

Et des souvenirs de lectures pieuses dans leslivres prêtés par la Sœur Saint-Cyprien et par l’abbé Reynès luirevinrent en foule à la mémoire… Que de fois la guérison d’unmalade avait été arrachée au Ciel par le vœu d’un enfant !… Unvœu ?… Oui, oh ! oui, elle en ferait un, et si fervent,et si entier que la Vierge et Jésus l’accueilleraient sûrement etl’enregistreraient au Paradis.

Bien des fois, elle avait, entre sa douzièmeet sa quinzième année, soit durant les offices à l’église de laparoisse, soit dans ses rêveries à la garde des bêtes, songé à lavie religieuse vers laquelle son âme aimante et pieuse, ses goûtsdélicats, son naturel de sensitive que tout blesse, – et aussil’influence d’une tante, la Sœur Émilie, religieuse au couvent dela Sainte-Famille, à Villefranche, – semblaient tout naturellementla porter… Ah ! si d’entrer au couvent ne l’eût pas mise dansl’obligation de quitter sa mère !

Du jour où Jeantou lui déclara son amour et oùelle découvrit qu’elle l’aimait aussi, elle ne pensa plus à sefaire religieuse, sauf dans le cas où son père voudrait lacontraindre à épouser un autre que son ami. Mais, à cette heured’angoisse, devant la trahison de Jean, devant le danger de mort oùse trouvait sa mère, ses inclinations mystiques lui revinrent avecune force extraordinaire ; elle vit dans son amour trompé etdans sa mère en péril un signe évident que Dieu l’appelait à lui.Elle se précipita de nouveau à genoux, ses mains jointes éperdumenttendues vers le Crucifié, et elle prononça les paroles irrévocablesde son engagement :

– Mon doux Jésus, maître divin, qui êtes aussicelui de la vie et de la mort, sauvez ma mère ; en souvenir dela vôtre, rendez-lui la santé, et prenez mes jours à moi, je vousles donne, jusqu’au dernier, et je n’aurai jamais d’autre époux quevous.

Dans la ferveur de son invocation, elle élevala voix sur les derniers mots au point que la malade les entenditet les comprit, dans un de ces rares instants de lucidité donts’entrecoupait son délire.

– Linou ! s’écria-t-elle ; Linou,que dis-tu là ? Non, non, mon enfant, je ne veux pas…, jen’accepte pas… Mon Dieu, ne l’écoutez pas !… Prenez-moiplutôt, si mon heure est venue…

– Calmez-vous, maman… Qu’avez-vous cruentendre ?… C’est une prière, une simple prière, que m’appritla Sœur Émilie… Calmez-vous, maman chérie. :.

La malade n’était pas rassurée. Elle s’étaitdressée sur son lit, avait passé son bras fiévreux au cou de sonenfant, et la serrait ardemment contre elle.

Mais, épuisée par cet effort, la chère femmeretomba sur son oreiller, et son esprit sombra de nouveau dans lescauchemars et les épouvantes.

La pendule sonna trois heures : le coqchanta, mais sans amener ni l’aurore, encore si loin, nil’impression de réveil et d’espérance qu’évoque, d’ordinaire, sarustique fanfare.

Bientôt après, la servante ramenait le curé deLa Capelle et la Sœur Saint-Cyprien. Terral et l’oncle Joseph, quine dormaient pas, vinrent saluer les arrivants. Tous pénétrèrentdans la chambre de la malade, et Linou se jeta en sanglotant dansles bras de la Sœur, qui la gronda affectueusement et s’efforça dela rassurer. La malade était assoupie, la religieuse renvoya toutle monde dans la salle commune, sauf la jeune fille, avec laquelleelle se mit à préparer ce qu’il faut pour appliquer les sangsues,remède alors classique pour le traitement de la pneumonie.

Les deux frères Terral firent asseoir le curédevant le feu, en attendant que la malade, sortant de sasomnolence, lui permît d’exercer son ministère. Cet abbé Laplanqueétait un digne prêtre, certes, dévoué à ses paroissiens, surtoutdans la maladie, mais d’aspect très rustique, le verbe haut etrude, grand parleur, bavard même, et brutal en chaire, et quipartout se sentait vite chez lui. « Le curégendarme ! » disait de lui l’oncle Joseph, qui nel’aimait pas et ne lui pardonnait pas d’avoir remplacé l’abbéReynès à la cure de La Capelle… Grisonnant déjà, il avait pendantsa carrière vu tant de malades, enterré tant de morts, surtoutquand il était vicaire dans le pays houiller, à Decazeville, que sasensibilité, déjà pauvre, avait achevé de s’émousser. Nuln’accourait plus promptement que lui, à toute heure et parn’importe quel temps au chevet de ses paroissiens en danger. Maisune seule chose lui importait : si le malade se confessait,s’il se laissait « graisser les bottes », comme il disaitdans son langage de rustre mal dégrossi, tout était pour le mieux…Ajoutez qu’il avait la prétention, – assez justifiée, d’ailleurs, –de diagnostiquer plus sûrement qu’aucun médecin et de prédire, àpremière vue, si le malade guérirait ou non.

Chez Terral, il eut vite fait d’émettre ausujet de Rose, un pronostic des plus rassurants : un petitpoint de côté sans conséquence… On la tirerait de là… Et, enadmettant même qu’elle fût en danger et que Dieu voulût l’appeler àlui, une si brave femme, si douce, si aumônière, si pieuse, ceserait une sainte de plus, et il n’y aurait pas lieu de s’affligerde la savoir en Paradis…

Les deux Terral souffraient cruellement de larude façon dont le curé envisageait la situation et prenait à cœurde les consoler. L’oncle Joseph surtout donnait des signes évidentsd’une impatience qui finirait par se traduire en quelque cinglanteréplique, – quand des plaintes se firent entendre dans lachambre : la malade s’était réveillée, et Linou venait appelerle confesseur…

Chapitre 5

 

Cependant, Jean Garric, poursuivi par lesgendarmes dans le travers du Cros, les avait assez facilementdistancés, et avait atteint sans encombre le bois de Roupeyrac. Etil remonta vers La Capelle, contourna le village sans y entrer, etgagna sa petite maison du Vignal.

Dès qu’il eut poussé la porte, sa mère courutà lui, et, à mots précipités, coupés d’exclamations, de :« Ah ! Notre Seigneur ! », « Ah !Sainte Vierge ! », lui apprit ce qui se passait au moulinde Terral : la meunière très malade…, le médecin mandé entoute hâte…, le père Garric parti aux nouvelles…

Jean fut très douloureusement surpris. Outreque la mère Terral avait toujours été excellente pour lui, ilsentait qu’elle serait, à l’occasion, et avec son beau-frèreJoseph, son meilleur appui auprès de Linou, et leur alliée, à tousdeux quand il faudrait, un jour, vaincre l’entêtement de Terral…Ah ! s’il allait perdre une telle médiatrice !…

Le père Garric rentra en clopinant… Lesnouvelles n’étaient point bonnes : le médecin avait dit quec’était très grave ; il fallait tout craindre… Et ce futencore une bien triste nuit pour le malheureux Jean. Aussi, dèsl’aube, il sortit, espérant rencontrer quelqu’un qui aurait été aumoulin et lui en donnerait d’autres nouvelles. Mais personne encoredans les chemins changés en cloaques de boue ou en ruisseaux deneige fondue. Alors, à tout hasard, il alla errer lui-même auxalentours du moulin, dans le triste jour qui montait avec peine,éclairant les coteaux à moitié dépouillés de leur neige etcouronnés de châtaigniers et de chênes gris de fer, les préssubmergés par la crue des eaux, un ciel boueux où passaient àgrande allure de lourds nuages emportés par l’autan.

Un homme parut enfin sur la chaussée, comme lematin du jour précédent : c’était Joseph Terral, qui nemanquait jamais, à son lever, d’aller inspecter l’étang et lavallée, observer le ciel, humer le vent, et en tirer des pronosticspour la journée.

Le jeune homme courut à lui.

– Ah ! mon pauvre Jean ! Quelchangement depuis hier ! Nous serions-nous attendus à cela enpartant pour la chasse ?

– Comment va la malade ?

– Mal. Elle a passé une nuit terrible… Jecrains un grand malheur.

– Ah ! Dieu nous en préservetous !

Ils marchèrent côte à côte, également tristes,jusqu’au déversoir qui lançait en bas de la chaussée sa cascaded’eau trouble et d’écume, avec un grondement monotone dans lequelse perdait celui du vent.

Inutile, mon garçon, fil l’oncle Joseph, de tedire que je n’ai pu parler à ma nièce de ce qui te tient au cœur.La pauvre petite est si affectée et si occupée ! Il fautattendre…

– Oui, oui, j’attendrai… J’ai confiance envous, rien qu’en vous… et en sa mère, si elle guérit, ce qu’à Dieuplaise !

Joseph promit à Garric de lui porter d’autresnouvelles au Vignal, dans la soirée ; et ils seséparèrent.

La journée fut moins mauvaise que la nuit.Dans l’après-midi, le docteur Bernad revint et dit à l’oncle Josephque, contrairement à ce qui se produit dans la marche ordinaire dela pneumonie, la malade allait mieux, et qu’on pouvaitespérer ; et l’oncle Joseph, à son tour, se hâta de porter unpeu d’espérance à Garric. Et même, avec la mobilité des naturesardentes et optimistes, promptes à s’affliger, mais plus promptes àrebondir, il voulut entrer chez Flambart et força Jean à l’ysuivre. On servit la traditionnelle « pauque » de vinrouge, et Flambart apporta son verre pour trinquer avec ces friponsde meuniers, comme il avait coutume de dire en ricanant.

Apprenant que la meunière allait un peumieux :

– J’en suis ravi, s’écria le cabaretier… Envoilà une, par exemple, que je n’accuserai pas de« mouturer » deux fois, comme vous, le blé des pratiques.Elle doit même rendre aux pauvres bien au-delà de ce que vousprélevez de trop sur les paysans.

Et il s’esclaffa.

Joseph Terral se contenta de hausser lesépaules et de répondre dédaigneusement :

– Dis donc, Flambart, ne parle pas de corde,hé ! Gargotier, cafetier, épicier et voiturier, si tu voles unpeu dans chacun de tes métiers, tu dois avoir du foin dans tesbottes, et une bonne place de retenue en enfer… À ta santé tout demême…

Flambart se le tint pour dit. D’ailleurs, onl’appelait déjà à un autre bout de la salle.

Mais il revint vider son verre, et, cettefois, crut devoir s’attaquer à Garric :

– Il me semble que le dégel se fait sentir,Jeantou, et que les Anguilles ne doivent pas manquer de bouillon…La belle rousse te remplacerait-elle à la scierie, parhasard ? En tout cas, ce ne serait pas pour longtemps,puisqu’elle repart après-demain pour la ville, et que je dois allerla porter jusqu’à Saint-Jean… Il paraît qu’on ne trouve pas devoiturier dans cette capitale qu’est La Garde-du-Loup…

Mais on l’appela encore à une autre table, cequi évita à Jean de répondre à ses plaisanteries.

D’autre part, l’oncle Joseph était à toutinstant salué, interpellé par les nouveaux arrivants, car il étaitpopulaire dans tout le pays pour son amabilité, son esprit, saverve intarissable et sans méchanceté. Si l’on n’avait su sabelle-sœur gravement malade, on l’aurait forcé de chanter sonrépertoire de chansons sentimentales ou gaillardes, ou même, juchésur une table, de faire fonction d’orchestre et de scander de lavoix, des doigts et du talon quelque « branlou » furieuxou quelque enlevante bourrée… Mais ce n’était pas le moment. La« pauque » vidée, les deux meuniers quittèrentl’auberge ; avant de se séparer au bout de la côte de laGriffoule, Joseph dit à son jeune compagnon :

– Tu vas donc retourner chez Pierril, demainou après-demain ; plus tard, on verra de te trouver unemeilleure place, dans un des nombreux moulins que j’ai montés…Quant à ma filleule, il ne faut pas songer, je te le répète, à luiparler en ce moment de quoi que ce soit en dehors de la santé de samère. Tu reviendras dans quelques jours, un dimanche après vêpres,de préférence ; si j’ai une réponse, je te la communiquerai.Sois patient et courageux… Adieu ; fais mes amitiés à monsieurle curé de La Garde, et dis-lui que j’irai le voir dès… que lestruites commenceront à mordre à la mouche ou au grillon…

Et Garric, un peu rassuré, après avoir employésa journée du lendemain à tirer quelques grives et quelquestourdres pour l’abbé Reynès et ses invités, repartit pour le moulindes Anguilles. Mais, arrivé à mi-côte, près de cette bergerie deFonfrège où, pour son malheur, huit jours auparavant, il avaitrencontré Mion, il aperçut, à mi-côte aussi, mais sur le versantopposé que l’étroitesse du ravin rendait tout proche, l’attelage deFlambart gravissant au pas la montée. Sur la voiture, – unerustique et grinçante jardinière, – était une silhouette féminineenveloppée d’un châle rouge ; Flambart suivait, fumant sapipe, et, de temps à autre, faisait claquer son fouet : lafille de Pierril n’avait pas attendu le retour de son galant d’unsoir ; elle repartait pour Montpellier.

Jeantou s’arrêta, le cœur battant, content depenser que, Mion partie, il éviterait, en arrivant, reproches oumoqueries, et aussi peut-être de nouvelles œillades et de nouvellesoccasions de chute. Pourtant, quelque chose en lui se levait, quitroublait un peu sa quiétude : une voix confuse lui disaitqu’un garçon de vingt ans – à moins qu’il ne soit un saint – doitune certaine gratitude émue à la femme qui s’est donnéespontanément à lui.

Mion reconnut, sans doute, son fugaceamoureux, car elle se dressa et se retourna, agitant son mouchoir.Le jeune homme, de son côté, leva son chapeau et fit de la main ungeste d’adieu. Et la voix, la petite voix secrète et encore timidelui murmurait, tout au fond, que ce départ n’était pas, pour saconscience, une conclusion ni une libération…

Arrivé aux Anguilles, il se mit aussitôt autravail, sans vouloir écouter les doléances des Pierril, tout enlarmes, sur le départ si prompt de leur fille, qu’il n’aurait tenuqu’à lui, Jeantou, disaient-ils, de retenir à jamais auprèsd’eux.

Il entra d’abord dans le moulin, où despaysannes attendaient déjà pour bluter leur farine à la main,emplit les trémies, mit les meules en branle, s’assura que lafarine était douce à souhait et que, durant des heures, la simplesurveillance de la meunière suffirait.

Alors, il courut à la scierie, devant laquelleles troncs de chêne, de hêtre et de châtaignier s’étaient amoncelésdans un désordre pittoresque. À coups de hache, il équarritgrossièrement une première bille, un « roul » énorme, lehissa sur le chariot, leva la vanne. Un grand bruit de cascadeemplit le « bouge » ; la scie à double lame sedressa, après une demi seconde d’hésitation, et, comme avecl’effort d’étirement qui suit un long sommeil, redescendit engrinçant, remonta pour redescendre encore et hardiment s’enfoncerdans le tronc que le rustique mécanisme poussait à petits coupsdevant l’acier clair de ses dents affamées…

Partie 4

Chapitre 1

 

Au moulin de La Capelle les choses avaient peuà peu repris leur train accoutumé. Rose Terral était entrée enconvalescence. Pourtant, malgré les soins intelligents de la bonneSœur Saint-Cyprien et la sollicitude si tendre d’Aline, la santé nelui revenait que lentement : les préoccupations de toute sorteretardaient sa complète guérison. À voir l’air de plus en plussoucieux de son mari, elle devinait que ses affaires nes’amélioraient pas ; et, si Cadet amenait un mauvais numéro,faudrait-il le voir partir pour des années, ou s’endetter encorepour lui payer un remplaçant ?

Enfin, et par-dessus tout, la chère femmes’apercevait que sa Linette, malgré les efforts qu’elle faisaitpour paraître vive et gaie comme autrefois, retombait, dès qu’ellene se croyait pas observée, dans une langueur et une tristesseaffreuses, et que des pâleurs ou des rougeurs subites envahissaientson visage allongé et aminci.

Certes, la douleur causée par la révélationbrutale de Pataud, le soir de Noël, suffisait à expliquer l’état dela jeune fille ; pourtant, n’avait-il pas d’autrescauses ?… Et la convalescente, au fur et à mesure que sonintelligence reprenait de la force et sa mémoire de la netteté, sedemandait si elle avait rêvé d’un vœu prononcé par Linou, une nuit,au pied de son lit de malade, ou si la pauvre enfant, sous le coupd’une trahison d’amour et du danger que courait alors sa mère,avait bien réellement pris l’engagement sacré dont les termes mêmelui remontaient à l’esprit… Bah ! Un effet du cauchemar, sansdoute… Sa fille la chérissait bien trop pour avoir songé à laquitter… Et d’ailleurs, pourquoi ne pas l’interroger sur cepoint ? Linou n’avait jamais menti… Oui, mais lui parler d’unserment pareil sans être sûre qu’il eût été prononcé, n’était-cepas s’exposer à troubler davantage ce cœur désemparé et cette âmemeurtrie, déjà trop portée à chercher sa consolation en haut ?En lui demandant si elle s’était engagée, n’était-ce pas luisuggérer l’idée de prendre l’engagement redouté ?… Et lapauvre mère hésitait, ajournait, essayait de se persuader qu’un teldanger ne la menaçait point, et qu’il n’était pas possible que Dieului rendît la santé au prix de son enfant…

De son côté, Linou tremblait à la penséed’être obligée bientôt de tout révéler et de briser tant decœurs : celui de sa mère, celui de son père qui, au fond,l’aimait profondément, malgré ses brusqueries et ses colères, celuide son parrain, celui de son cadet, celui de Jean, enfin, à quielle pardonnait sa trahison, et qui lui était encore infinimentcher. Précipiter l’aveu de sa détermination serait peut-êtreprovoquer chez la convalescente une rechute mortelle. Remettre àplus tard, n’était-ce pas déjà manquer à ses engagements ?N’était-ce pas paraître regretter son sacrifice ? Quellesluttes en perspective et quels déchirements !

Terral, lui, était à mille lieues de penserque sa fille voulait se faire religieuse. Il avait bien,d’ailleurs, d’autres préoccupations ! Le temps qu’il nepassait pas à la forêt pour abattre ou charger hêtres et chênes, aumoulin pour dresser la servante encore novice, à la scierie oùCadet le remplaçait assez bien par son adresse innée, mais avec uneassiduité insuffisante, il l’employait à des voyages à Rodez oudans l’Albigeois, pour placer sa planche, ou à des courses chez lesterriens aisés de La Capelle, de Peyrebrune ou de Saint-Jean,solliciter des délais de ceux à qui il devait de l’argent, ou enemprunter encore pour le dernier payement des coupes achetées àl’État. Très orgueilleux, il souffrait cruellement de toute ladiplomatie qu’il était obligé de déployer, surtout quand ilessuyait quelque refus plus ou moins déguisé. Son caractères’aigrissait de jour en jour ; il rabrouait ses clients peupressés de payer leurs frais de mouture ou de sciage, sa servante,son valet, – et même ses enfants, pour la moindre négligence ou lamoindre observation.

L’oncle Joseph, quoique son aîné, n’était pasà l’abri de ses rebuffades : il lui fallait toute la bontéd’âme dont la nature l’avait doté ; il lui fallait surtouttoute sa tendresse pour sa belle-sœur et pour sa filleule, et toutson attachement à ce moulin où il était né et dont le renom luiétait cher, pour ne pas abandonner à jamais ce frère cadet qui semontrait parfois si cassant et si ingrat. Les jours grandissant etla température devenant plus douce, il eût pu déjà retourner à sesentreprises ; en dix endroits on l’attendait pour restaurer unmoulin et monter une scierie ; mais il ajournait son départ,d’abord pour être tout à fait rassuré sur la santé de Rose ;ensuite pour connaître le résultat du tirage au sort de sonneveu ; enfin et surtout, pour tâcher de raccommoder Alineavec son amoureux.

Dix fois, il essaya d’arracher à sa nièce lapromesse d’oublier les torts de Jean et de devenir sa femme dès quele garçon meunier trouverait à affermer un moulin, c’est-à-direvraisemblablement dans un an ou deux, et que Terral, ayant mariéson cadet, consentirait plus aisément à voir Aline quitter lamaison. Linou répondait toujours de la même manière : elle nepouvait quitter sa mère ; elle pardonnait à Jean mais elle nese marierait jamais ! Le bon parrain s’inquiéta bientôt decette obstination de sa filleule, et se douta bien qu’elle ne luidonnait pas le vrai motif ; et il finit par se dire qu’unprêtre seul, – et pas le premier venu, pas le curé de La Capelle,rude et maladroit, – mais l’abbé Reynès, l’ancien confesseur deLinou, resté l’ami de toute la famille, était capable, à forced’autorité et de douceur, de réussir dans une mission où lui,Joseph, malgré son intelligence et son cœur, avait si complètementéchoué.

Alors, un dimanche de la fin du mois defévrier, par un précoce et tiède soleil, – sous prétexte d’allervoir si les truites mordaient déjà, il prit sa ligne, et descenditle cours de la Durenque. Pêcheur incomparable, il capturait cepoisson si vivace et si défiant dans les ruisseaux et lesruisselets même les plus obstrués de pierres, de racines et debroussailles ; là où les autres pêcheurs perdaient oucassaient les hameçons, les crins, parfois le roseau, lui, d’un œiljuste et d’un mouvement précis du poignet, faisait tomber son appâtà l’endroit voulu, reconnaissait à la moindre résistance laprésence de la truite, la ferrait vivement et, sans accrocher auxbranches des aulnes ou des ronces, l’arrachait frétillante à sonabri et, lui faisant décrire une courbe savante, la jetait surl’herbe du pré, où elle agonisait en cabrioles désordonnées.

Quand il atteignit le barrage du moulin desAnguilles, ne voulant rencontrer ni Pierril ni sa femme, qu’iln’aimait guère, il siffla d’une certaine façon, à deuxreprises ; et il ne tarda pas à voir accourir, le long dubief, Garric, endimanché, et prêt, évidemment, à partir pour LaGarde, où les cloches sonnaient la seconde messe.

Joseph Terral lui expliqua brièvement sonprojet d’aller trouver le curé Reynès, et de le prier de tenter unedémarche auprès d’Aline.

– Lui seul, dit-il, peut obtenir de ma niècequ’elle parle clair ; moi, qui passe cependant pour n’être pastrop sot, j’y ai perdu ce que je pouvais avoir de ruse etd’esprit.

Jean hésita, quoiqu’il eût dans le curé de LaGarde une confiance entière ; mais son grand ami insista, lepersuada, l’entraîna.

Après la messe, ils allèrent ensemble frapperà la porte du presbytère. Naturellement, l’abbé Reynès leur fit leplus cordial, le plus chaleureux accueil. On mangea les truites,frites par Victorine dans de la graisse d’oie et saupoudrées defarine de froment et de persil, et on les arrosa copieusement,l’oncle Joseph n’ayant pas manqué de répéter que le poisson doitnager trois fois : dans l’eau, dans la poêle et dans l’estomacdes convives.

Après quoi, le curé promit de se rendre aumoulin de La Capelle dès qu’il en trouverait le temps et leprétexte. Et il termina l’entretien en disant à Jean :

– Je verrai Linette et, quoique je ne soisplus son confesseur, je crois pouvoir espérer qu’elle m’ouvrira sonâme. Je plaiderai ta cause de mon mieux, avec le grand désir de lagagner… Mais il est bien entendu que, en fin de compte, jerespecterai le sentiment de cette petite, quel qu’il soit, et queje n’essayerai pas de peser sur sa détermination. Je m’efforceraide savoir ; je dirai ce que j’aurai appris ; et c’est làtout ce que je peux pour toi, mon garçon.

Et il fut ainsi convenu…

Le lendemain, c’était le jour du tirage ausort pour le canton de Saint-Jean.

Le matin, le farinel des Anguilles venait delever la vanne de la scierie, quand, malgré le bruit de l’eau surla roue et de la lame dans le bois, il entendit des cris et deschants sur le chemin qui descend de La Capelle par laCroix-des-Perdus. Ayant arrêté le mécanisme un instant, il perçutdes roulements de tambour. Pas de doute : les conscrits de LaCapelle-des-Bois, au lieu de suivre la grand’route pour se rendre àSaint-Jean, avaient préféré prendre par les raccourcis ; ilsallaient donc franchir le ruisseau sur la passerelle desAnguilles.

Effectivement, il les vit déboucher, àquelques cent pas, sur le flanc du coteau. Drapeau en tête, letambour de la commune à la hanche du garde champêtre Ramond, – unancien soldat de Crimée et d’Italie, – ils dévalaient dans untumulte de chants, d’appels et de rires, leurs chapeaux enrubannéset le « pal » de houx noueux à la main. Ils étaient bienune douzaine, cette année-là, et certains se laissaient accompagnerqui d’un père, qui d’un frère, ce qui faisait une petite troupeassez nombreuse et extrêmement bruyante. Ils chantaient, cela vasans dire :

Partons, partons, chers compagnons, Partons, la fleur de lajeunesse…

Ils franchirent la passerelle d’où Pierrilavait fait son plongeon quelques mois auparavant. Plusieurs firentirruption dans la scierie, que Jean avait remise en branle ;et c’était à qui décocherait une plaisanterie au garçon meunier, àqui lui allongerait une tape sur l’épaule, une bourrade dans lescôtes, – en bonne camaraderie, toujours. Il retrouvait là ses amis,ses anciens compagnons d’école ou de catéchisme : deux Lacan,deux Costes, un Lacroze, un Grimal, un Labit, un Vernhes, le cadetTerral, enfin…

– Bonjour, farinel…, bonjour,Pierrillou ! lui criait-on sous le nez… Arrête donc ta« ressègue » et viens remettre ta main dans la toupinenationale !… Qui est-ce qui t’a permis de « tirer ausort » une année avant nous, espèce de Mathusalem !…

Et l’un fermait la vanne, et l’autre,ramassant de la sciure à poignées, la lançait à la figure d’uncompagnon, aveugle et suffoqué à moitié… Enfin, la bande folle,après avoir exaspéré le chien du meunier en imitant ses abois, etson chat en miaulant à la chatière, se mit à escalader le versantde la rive gauche. Plusieurs de ces braves garçons, si rieurs cematin, pleureraient avant le soir, eux ou ceux qui lesaccompagnaient.

Garric remarqua que le jeune Terral n’étaitpas entré dans la scierie pour lui serrer la main, et n’avait pasfait mine de l’apercevoir ; il épousait donc les rancunes deson père ; et ce fut pour Jean une tristesse de plus.

Il regarda un moment la troupe joyeuse gravirle chemin qui mène au plateau d’Estrieysses et de Griac et, àtravers les châtaigneraies, les bosquets de chênes, après d’autrespentes et d’autres montées, à la plaine où le gros bourg deSaint-Jean s’étale à l’aise, avec ses rues droites et presquegéométriquement disposées, mais bordées de maisons inégales,pauvres, sans caractère et sans passé, et que domine une égliseneuve de proportions prétentieuses, d’ailleurs inachevée et sansclocher.

Tout le jour, en s’occupant de la scierie oudu moulin, Garric, conscrit de l’an passé, se représentait lesébats et les émotions de ses amis de la classe nouvelle, par lesrues, à la mairie et dans les auberges et les cafés du chef-lieu decanton. Il les voyait s’approcher un par un, de l’estrade oùM. le Préfet dans son bel habit brodé, entouré des maires ducanton et flanqué de gendarmes à tricorne, présidait distraitementau tirage. À l’appel de leurs noms, ils s’avançaient, le cœurbattant, la gorge serrée, la main tremblante en dépit de leurcrânerie affectée, vers l’urne mystérieuse où dormait leuravenir ; ils y plongeaient le bras, en retiraient un petitpapier roulé qu’ils tendaient à un des personnages officiels,lequel lisait tout haut le chiffre : « N° 10 »,– « n° 100 », – « n° 1 ! »devant le petit conscrit atterré ou ravi et faisant de vainsefforts pour cacher son désespoir ou son allégresse, tandis que,dans la foule des curieux contenue le long des murs, se faisaitentendre, tantôt une exclamation joyeuse, tantôt une plainte,quelquefois un sanglot…

Le soir, Garric guetta vainement le retour deceux de La Capelle ; ils avaient préféré prendre par le grandchemin, afin de suivre ou de précéder – en tout cas, d’éclipser –les conscrits de La Garde ; et aussi pour faire à La Capelleune entrée plus triomphale.

Ils y arrivèrent à la tombée de la nuit,tambourinant toujours et toujours chantant. Depuis plus d’uneheure, des femmes, des enfants, quelques vieux, s’attroupaient surle foirail, près des maisons entre lesquelles débouche la route deSaint-Jean. Déjà, on entendait au loin le sempiternelrefrain : Partons, partons, chers compagnons, monter oudescendre avec les montées et les descentes du chemin. Et lesécoliers s’efforçaient d’y répondre de leurs voix aigrelettes decochets. Puis, les hommes ayant fini leur journée aux champs, dansles étables ou à la boutique, arrivaient aussi aux nouvelles. Qued’impatiences, que de craintes et d’espoirs au cœur des mères, despères, des sœurs, des amoureuses !

Les chants se rapprochaient :

Ce que je regrette en partant,

C’est le tendre cœur de ma maîtresse.

Quelques adolescents couraient en éclaireursau-devant de la troupe joyeuse… Enfin, on les aperçut, le grandLacroze en tête, portant le drapeau, à côté du garde tapant avecrage sur sa peau d’âne détendue.

– Les voilà !… les voilà !…

On se précipitait vers eux.

Mais ils poursuivaient leur marche et leurchanson :

Quand nous serons en pleine mer,

En pleine mer de l’Angleterre…,

enflant et poussant leurs voix enrouées defatigue ou de boisson, auxquelles se joignaient graduellementcelles de quelques conscrits des années précédentes, celles desadolescents, celles des enfants, des femmes et des filles, en unformidable unisson, – un peu discordant et sauvage, certes, mais siimpressionnant.

On leur barra la route. On voulait voir lesnuméros épinglés au chapeau, dans les nœuds de rubans multicolores.Et ce furent de nouveaux cris de joie ou de douleur, desembrassades, des larmes, des gémissements de mères désolées. Maisquoi ! des soldats s’amollir comme des filles ?Non ; en route pour l’auberge Flambart, où l’on a préparé lesouper… Et, de nouveau, éclatait, dans la principale rue duvillage :

Partons, partons, chers compagnons…

La foule suivait, chantant aussi, oucommentant les résultats :

– Ce pauvre Labit, quel malheur : il n’atiré que 12. Que deviendront ses deux vieux ?

– Que deviendra sa petite Sylvie ?

– Et les Lacan ?

– Oh toujours chanceux, ceux-là… L’un a tiré75 et son cousin, 90.

– Et le Cadet du moulin ?

– 55… Ni bon, ni mauvais, ça dépendra…

– Et le grand Lacroze ?

– 4… Il est bon pour la marine.

– Mais il a un frère soldat et qui « l’entirera »…

– Alors, tant pis pour nos poulaillers, pourles truites et pour les lièvres !

– Mais non pas tant pis pour lescabaretiers !

Des têtes paraissaient aux croisées. Lesvitres des auberges flamboyaient. Le curé même, qui, le matin,avait dit la messe pour les conscrits, les attendait sur la placepour les féliciter ou les consoler.

Au moment où la bande allait entrer chezFlambart, le jeune Terral s’esquiva, courut d’une haleine au moulinembrasser les siens, dont un seul, l’oncle Joseph, – qui, dans desoccasions pareilles, ne tenait pas en place, et, à soixante ans,s’en croyait vingt, – était monté à La Capelle, et s’était attabléà l’auberge en attendant les conscrits.

La meunière, toute dolente encore, avait passéla journée au coin du feu à dire son chapelet ; Linou, aprèsavoir assisté à la messe, avait allumé un beau cierge à l’autel deNotre-Dame ; le père Terral, tout en vaquant à sa besogne,avait vécu des heures d’angoisse ; il était assis, maintenant,en face de sa femme, sous la cheminée, tambourinant distraitementsur le dossier de sa chaise… Tous se taisaient. La portes’ouvre :

– Le voilà ! C’est Linou qui se précipiteau cou de son frère.

– Combien ?

– 55 ! Tout ce que j’ai pu !…

– Est-ce bon ? interroge la mère enlarmes.

– Excellent, maman, fait le jeune homme avecassurance. L’an passé, on s’est arrêté à cinquante, et on ira moinsloin, cette fois, car la classe est superbe ! Je suis des pluspetits ; et si, par cas, on atteignait mon numéro, en metassant un brin, je perdrais sous la toise les deux lignes que j’aien trop.

– Dieu t’entende ! conclut la pauvremère.

Terral, sans être complètement rassuré, sedéridait un peu, et se mettait à table, en disant :

– Tu ne soupes pas avec nous, sans doute,Cadet ?

– Impossible, père ; que diraient lescamarades ?

– Tiens, alors…

Et ayant mis la main au gousset, il tendit aujeune homme un écu de cinq francs :

– Voilà pour le café… Amuse-toi, mais ne passepas la nuit… Et ramène ton oncle en rentrant.

Chapitre 2

 

On est au milieu de mars ; ce n’est pointle printemps encore, mais on sent qu’il est en route et qu’ilarrivera bientôt. Les nuages, poussés par un léger souffle dusud-est, passent hauts et légers, découvrant, par intervalles, delarges pans d’azur.

Le curé Reynès va de La Garde au moulin de LaCapelle, sa grosse canne à la main, son bréviaire sous le bras, sasoutane troussée au-dessus du jarret, à cause des flaques que lespluies ont laissées, ici et là, dans le creux des chemins bordésd’aubépines et de houx. De temps en temps, quand la route estsèche, il ouvre son gros livre et lit un bout d’office. Il lereferme pour enjamber un ruisselet, contourner une mare, ou pourdire bonjour à quelque laboureur qui laisse souffler ses bœufsderrière la haie. Puis, il le rouvre encore et continue saprière.

Le soleil est déjà vif et caresse doucementles seigles reverdis, l’herbe renaissante des prés et des« devèzes » et les plumes des alouettes, qui n’osentencore s’élancer dans l’air, mais qui gazouillent à mi-voix sur lessillons. Une bergère, adossée au tronc d’un châtaignier, chantonneaussi en filant de l’étoupe sur sa quenouille de noisetier ;et là-bas, sur la droite, dans les bois et les bosquets où lescimes des hêtres rosissent déjà, la grosse grive s’égosille àsaluer – un peu étourdiment peut-être, mais d’un tel cœur – lesprémices du renouveau.

Le bon curé a fini de lire. Il rêvemaintenant ; il se laisse gagner à cette tiédeur, à ce calmeheureux succédant aux tempêtes et aux averses. Fils de terriens,vivant parmi des terriens, il s’intéresse à tout ce qui lesintéresse, se réjouit de voir si drus les blés de Vayssous, si bienen point les moutons de Mignonac, si profondément et si adroitementtracés les labours de La Salvetat ; de trouver ses paroissienssi vaillants à la besogne, et si gais les oiseaux du Bon Dieu.

Il aperçoit loin, très loin, les cimesbleutées des Cévennes, qui encerclent un quart de l’horizon ;en deçà, un large ruban de vapeurs blanches qui dessinent lesméandres du Tarn, d’où elles s’élèvent ; puis, sur une lignede hauteurs que la transparence de l’air fait paraître toutesproches, les clochers de plusieurs paroisses qu’il reconnaît etqu’il se nomme tout bas, entre autres, celle de La Coste, surlaquelle il naquit, et sa maison paternelle, et le pré clos encontrebas du jardin où la lessive met une ligne de neige sur lahaie, au-dessus des ruches. Chère maison ! comme il y alongtemps qu’il n’a pu en aller revoir le seuil où jouent sesneveux, et le petit cimetière où dorment ses anciens !

Mais, déjà, il quitte les terres de La Gardepour celles de La Capelle-des-Bois, son ancienne et toujours sichère paroisse, où il a laissé tant d’amis. Au bout du plateau oùzigzague la route, se détachant en blanc et bleu sur le Lagast dontles pentes sont encore sombres, et sombre le hêtre plusieurs foiscentenaire qui en couronne le sommet, apparaît le clocher de LaCapelle, que lui, l’abbé Reynès, a fait ériger, et au bas duquels’éparpillent où se serrent, au petit bonheur, les maisons grisesdu village. À droite et à gauche, des hameaux qu’il connaît bienpour y être allé bénir les bestiaux et les ruches, consoler desâmes en peine, porter de discrètes aumônes, assister des malades ouchercher la dépouille des morts.

Mais la poésie de la nature et du souvenirdoit céder aux obligations de son ministère : il faut queM. le curé soit de retour à La Garde assez tôt pour unbaptême, et il n’a que le temps de remplir, au moulin de LaCapelle, la mission délicate dont il s’est chargé, à la demande del’oncle Joseph et de Garric.

Déjà il aperçoit la fumée qui monte, droite etbleue, de la maison encore invisible. Les cimes des peupliersbordant l’étang se montrent ensuite, légèrement poudrées de vertpâle, et, dans l’une d’elles, un ménage de pies charpente sanouvelle demeure. Puis, derrière un dos de pré reverdi, lestoitures surgissent dans les noyers et les vieux poiriers qui lesprotègent. Enfin, l’étang lui-même, calme, luisant, toutensoleillé, avec le clocher de La Capelle renversé dans sa claireprofondeur. Oh ! le doux vallon, le coin béni, le printanierpetit Éden !

Et l’abbé Reynès sait que nulle part il n’estplus aimé que là, – non seulement par Rose, qu’il a mariée, et parAline, qu’il a baptisée et suivie jusqu’à sa seizième année, – maispar le père Terral, par son fils cadet et l’oncle Joseph. Pas trèsdévots, certes, ceux-là, pas très assidus aux offices, surtout autemps de la pêche ou de la chasse ; en outre, aimant un peutrop la gauloiserie, les récits salés et les jurons dont tout bonconteur doit les ponctuer ; mais d’excellents cœurs, au fond,qu’on ramènerait vite si l’on savait s’y prendre, et à qui Dieupardonnerait sûrement en considération des vertus et des prières dela meunière et de Linou.

Chapitre 3

 

Le curé de La Garde pénétra dans labasse-cour, où, soudain, un vieux canard « musqué »s’élança vers lui en sifflant, tandis qu’une truie, qui allaitaitses gorets, se dressa, hargneuse, faisant mine de saisir par sasoutane l’indiscret visiteur. Mais, sur le petit perron del’escalier extérieur, une jeune silhouette apparut : c’étaitAline. Toute surprise, toute rougissante, elle descendit vivementles marches, donna quelques coups de gaule à la truie et au canardacharné après les mollets de l’abbé. Puis, elle introduisitcelui-ci, avec mille excuses…

– Ma foi, s’écria-t-il en riant, ta basse-courn’est guère accueillante, ma petite Line… Est-ce que mes anciensparoissiens ressembleraient à tes bêtes, par hasard ?

– Oh ! monsieur le curé, pas ceux dumoulin, en tout cas… Que je suis confuse de vous recevoirainsi ! j’étais loin de vous attendre…, à pareilleheure !… Pourquoi n’être pas venu avant le dîner ?… Jevais chercher maman, qui, par ce beau soleil, a voulu descendre aujardin.

– Attends, Linette, attends un peu… Nous ironsvers ta mère ensemble… Tu es seule, ici ?

– À peu près ; la servante est auMoulin-Bas ; mon père et mon frère au bois du Lagast ; etparrain « visite » des ruches, je ne sais trop où.

Elle faisait asseoir l’abbé Reynès qui, sitôtassis, posait son chapeau sur ses genoux, par vieille habitudehumait une prise de tabac et, remontant ses lunettes sur son front,dévisageait malicieusement et affectueusement son ex-petiteparoissienne.

– Comment se porte-t-on, au moulin ?Maman est tout à fait guérie, n’est-ce pas ?

– Tout à fait, non, monsieur le curé ;ses forces ne reviennent pas vite…

– Et toi, Linette, tu vas bien ?… Voyons,regarde-moi… Un peu pâlotte et maigrie, il me semble… Et ce n’estpas étonnant, après tout le chagrin et toute la fatigue de cestrois mois… Mais tes couleurs reviendront avec les fleurs duprintemps. Tu es tout à fait rassurée sur la santé de tamère ; et Cadet a tiré au sort un numéro qui permet d’espérerqu’il ne sera pas soldat.

– Le numéro 55 ; ce n’est pasmerveilleux, monsieur le curé ; mais il y a, paraît-il, grandespoir que ce sera suffisant… Oui, grâce à Dieu, les chosess’arrangent un peu chez nous, quoique je devine que mon père aencore bien des tracas…

– Qui n’en a point ?… Mais toi, petite,dis-moi, pendant que nous sommes seuls, si tu n’as pas d’autrespeines que celles de tes parents.

– N’est-ce pas assez, monsieur le curé, quenotre part dans les soucis de ceux que nous aimons ?…

– Linou, sois franche… Tu vois bien que jesais quelque chose… Et, quoique n’étant plus ton confesseur, jesuis assez ton ami et celui des tiens pour que tu puisses teconfier à moi…

Très rouge, la jeune fille baissait la tête,et, les mains dans les poches de son tablier, elle se taisait.

– Quoi ! tu ne veux pas me dire tonsecret ?… Car tu en as un ; celui que ce secret intéressele plus, après toi, me l’a révélé. Encore une fois, je saistout.

– Oh ! non, pas tout…, pas le plusimportant…

Et des pleurs lui vinrent aux yeux. L’abbé luiprit les mains, l’obligea de s’asseoir près de lui.

– Le plus important ?… Et tu ne peux pasme le confier, à moi, le vieux pasteur qui t’a baptisée, qui t’afait faire ta première communion ?…

– Si, si, monsieur le curé, je vous diraitout… J’ai eu cent fois l’idée d’aller vous voir tout exprès… Lamaladie de ma mère et le soin de la maison m’en ont empêchée. Mais,bientôt, la semaine prochaine peut-être, je pourrai m’absenterquelques heures…, et j’irai vous conter le secret que vous medemandez.

– Pourquoi pas tout de suite, monenfant ?

– Parce que…, parce que… Ah ! si voussaviez !… Et elle éclata en sanglots.

L’abbé Reynès, stupéfait, essaya de la calmer,de la bercer de ces consolations, à la fois paternelles etmystiques, dont les bons prêtres excellent à endormir lessouffrances. Linou s’essuya les yeux, fit effort pour parler, puisse cacha la figure dans les mains, et garda encore le silence.

– Eh bien ! ma petite fille, je vaist’aider… Voyons… Tu aimes Jean Garric, n’est-ce pas ? C’estune affection honnête, profonde, qui vient de loin, de votreenfance ?

Elle ne répondit que par un signed’assentiment.

– Il n’y a pas de mal ni de honte à aimerainsi, continua le prêtre… Certes, le sentiment que vous éprouvezl’un pour l’autre, Jean et toi, peut n’être pas au gré de tesparents, de ton père, tout au moins, et je ne voudrais rien faireni rien dire qui pût le désobliger. Pourtant, il me semble queGarric, quoique pauvre en ce moment, ne serait peut-être pas un simauvais parti. Vaillant, adroit, soigneux, je serais fort surprisqu’il ne devînt pas un fin mécanicien comme ton parrain, ou unmeunier entreprenant comme ton père…

– Monsieur le curé, permettez que je vousarrête…

– Oui, mon enfant, je sais ce que tu vas medire : Jeantou m’a tout avoué ; il s’est mal conduitenvers toi.

– Envers moi… et aussi envers la fille dePierril, puisqu’elle s’en est retournée… Jean, l’ayant compromise,devait l’épouser ; n’est-ce pas votre avis, monsieur lecuré ?

L’abbé Reynès était interloqué…

– Mon enfant, reprit-il, un peu embarrassé,ton cœur est si bon qu’il te fait plaider la cause d’une personneque la charité chrétienne m’interdit d’accabler, mais qui, au direde ceux qui la connaissent, est tout au moins une délurée… Elles’est jetée à la tête d’un pauvre garçon timide, perdu dans unesolitude, désolé de ne plus te voir, désespéré d’avoir été chassépar ton père… Il faut se mettre à sa place ; de plus forts quelui auraient, sans doute, succombé.

– Aussi, je vous répéterai ce que j’ai dit àmon parrain : « Je pardonne…, j’ai pardonné à Jean depuislongtemps… Mais je ne veux plus, je ne peux plus memarier. »

– Tu ne peux plus… Qu’est-ce à dire,Linette ?

La jeune fille s’était levée et, debout devantle prêtre, très résolue, elle répéta :

– Non, je ne me marierai jamais… J’appartiensà Dieu ; j’entrerai au couvent… Voilà mon secret, monsieur lecuré.

– Que dis-tu ? Tu veux te fairereligieuse ?

– Oui, monsieur le curé.

– Tu y as bien réfléchi ?

– Oui, monsieur le curé, beaucoup,longtemps.

– Et tu as consulté tes parents ?

– Hélas ! non ; et c’est bien lapeine que je vais leur causer qui m’épouvante…

– Voyons, voyons, Aline, tu n’as pas cédé à lacolère, à la rancune, au découragement ?

– Non, monsieur le curé…, du moins, je ne lecrois pas.

– Et tu ne penses pas revenir sur tadétermination ?

– C’est impossible : j’ai fait unvœu.

– Un vœu ! Tu as prononcé un vœu,Aline ? s’écria l’abbé en saisissant de nouveau les mains dela jeune fille et en la regardant bien dans les yeux.

– Oui, monsieur le curé, j’ai fait un vœu.

– Mais, voyons, quand ? dans quellescirconstances ? dans quel état d’esprit ?Parle !

L’enfant se rassit et, d’une voix presquebasse, un peu haletante, interrompue de temps à autre par unsanglot, elle raconta la terrible nuit pendant laquelle, devant lelit de sa mère en proie aux affres du mal, désespérée, elle avaittendu ses bras vers le Crucifié et avait prononcé les parolesirrévocables.

– Ma chère fille, ma pauvre enfant ! fitl’abbé avec un accent de tendresse et d’admiration à la fois…C’était pour sauver la vie de ta mère ?

– Sans doute, monsieur le curé.

– Uniquement pour cela ! Aucun autremotif ne te poussait ? Tu savais, à ce moment-là, que Jeanavait failli ?

– Je le savais.

– Et, si tu l’avais ignoré, aurais-tu prononcéton vœu quand même ?

– Comment vous répondre ? Commentsavoir ?… Je crois bien que j’aurais quand même agi comme j’aiagi.

– Mais tu n’en es pas sûre ?… Un grandchagrin venait de t’atteindre. Ton âme était bouleversée, tavolonté affaiblie ; la crainte de perdre ta mère a fait lereste… Chère imprudente !

Le silence s’établit encore. L’abbé Reynèsréfléchissait profondément.

– Vous me désapprouvez, alors, monsieur lecuré ? interrogea la jeune fille, en levant sur lui un regardinquiet.

– Je ne saurais approuver une résolution aussigrave, prise dans un tel moment… La vraie vocation religieuse, monenfant, doit venir de loin, croître et s’affermir peu à peu ;c’est une fleur lente à germer et lente à s’ouvrir…

– Oh ! j’avais songé au couvent bien desfois, déjà ; et vous devez même vous souvenir de m’en avoirentendu parler.

– Oui, mais c’était avant d’aimer Jean ;pas depuis ?

– Même depuis ; j’y avais pensé, surtoutquand mon père lui eut défendu de reparaître dans la maison…

– Et, dis-moi, tu n’as jamais eu de regret del’engagement que tu as pris ?

– Jamais ! Songez donc, monsieur le curé,que Dieu m’a exaucée aussitôt, puisque maman a été mieux dès lelendemain, au grand étonnement du docteur Bernad… Commentpourrais-je avoir du regret ?

Ah ! mon enfant, c’est beau, ce que tudis là… Mais je n’en persiste pas moins à dire qu’il ne faut rienbrusquer, qu’il faut réfléchir encore, consulter…

– Mais, moi, je sens que je ne dois pasdifférer, que ce serait lâche… Qu’est-ce qu’une fiancée qui marcheavec regret vers l’époux qu’elle a choisi ?

– Soit, qu’il t’entende et qu’il t’approuve,s’il le juge à propos !… Mais il faut tout confier à tesparents, à maman d’abord. Où est-elle, maman ?

La jeune fille se leva, alla ouvrir la croiséedonnant sur le jardin.

– Elle est là-bas, assise au bout durucher.

– Viens avec moi : nous allons lui parlerde ton projet. Mais l’enfant tressaillit, recula, effrayée.

– Ah ! monsieur le curé, quelmoment ! quelle épreuve !

– Quoi ! tu trembles devant lapremière ?

– Je vous en prie, pas moi… Vous !…Parlez-lui, monsieur le curé ; cela lui sera moinspénible ; elle se résignera plus aisément… Oh ! mon Dieu,mon Dieu ! ayez pitié d’elle et de moi !

– Tu le veux ? J’y vais.

Et il mit son chapeau, reprit sa canne,redescendit l’escalier et s’achemina, à travers la cour, vers laporte du jardin. Mais, avant qu’il l’eût ouverte, Linou s’étaitprécipitée, l’avait rattrapé :

– Ménagez-la, monsieur le curé, je vous ensupplie !… Elle est encore si faible !…

L’abbé la regardait, ému jusqu’auxlarmes :

– Pauvre petite ! C’est la premièredéfaillance au bas de ton calvaire… Va, je ne dirai que ce qu’ilfaudra dire, et me tairai, si je le crois bon.

Et il pénétra seul dans le jardin.

Chapitre 4

 

Ce jardin, à la fois potager et verger, étaitpour Rose Terral un domaine, un petit royaume, bien à elle, et dontelle était fière et jalouse. Sauf les gros travaux de défonçage,elle y faisait à peu près tout : semis, plantations, binages,sarclages, cueillettes. Un petit coin seulement était confié àLinou pour la culture de ses fleurs. Et nul jardin de La Capellen’était aussi bien tenu, aussi productif, aussi plaisant à l’œil.Dès que les soins du ménage lui laissaient quelque répit, lameunière courait s’y enfermer ; et si aucun travail n’y étaitpressant, elle s’y promenait, rêvant, contemplant fleurs ou fruits,arbres et ruches, s’intéressant aux nids dans les haies, auxabeilles qui la connaissaient bien et qui ne la piquaient jamais,même lorsque, comme ce jour-là, elles étaient irritées du récentenlèvement de leur miel.

Elle s’était assise, emmantelée etencapuchonnée, – parce qu’elle sortait pour la première fois depuissa maladie, – à sa place préférée, la même où souvent, le dimancheaprès vêpres, elle allait réciter son chapelet, à l’extrémité durucher, dans l’angle abrité formé par la haute et épaisse chausséede l’étang et le mur protégeant le jardin contre la cascade dudéversoir au temps des grandes eaux. Là, sous la retombée d’unsureau et d’un noisetier sauvage, encore dépourvus de feuilles,mais déjà couverts de bourgeons vert et or, l’œil sollicité par uncouple de bergeronnettes lavandières qui commençaient leur nid, lachère femme jouissait de son retour à la santé, toute pénétrée debien-être physique, dans la lumière et la tiédeur de ce jourannonciateur de renouveau.

Elle le revoyait donc, ce jardinbien-aimé ; elle retrouvait donc la petite thébaïde chère àses rêves, aux effusions de son âme mystique et à ses nostalgiesimprécises d’un Eden dans l’au-delà.

Au grincement de la porte rustique, Rosesortit de sa rêverie. Elle vit une robe noire traverser le jardindans sa largeur, et elle crut à une visite du curé de La Capelle,qui venait souvent la voir et la fatiguait même un peu de sa frusteloquacité. Elle voulut lui crier de prendre garde aux abeilles, etde longer les ruches avec une sage lenteur. Mais le conseil étaitsuperflu : l’abbé Reynès élevait aussi des abeilles, et ilsavait ménager ce peuple irritable et jaloux. Il allait à toutpetits pas, s’arrêtant parfois un peu derrière le tronc d’unpoirier, ne faisant aucun geste brusque pour écarter celles quivenaient bourdonner à ses oreilles ou même s’empêtrer dans sescheveux gris. Que dis-je ! Il murmurait, lui aussi, comme lesenfants qui surveillent les essaims et les invitent àdescendre :

– Belles, belles, posez-vous !Calmez-vous, douces avettes de Notre-Seigneur.

Décidément, ce n’était pas l’allure de l’abbéLaplanque ; en pareil cas, il aurait eu déjà vingt abeillessur sa tonsure et reçu, sans doute, plusieurs coups d’aiguillon.Rose reconnut enfin le curé de La Garde, se leva pour le saluer deson bonjour fervent et de son sourire de douceur.

Il la fit rasseoir, s’assit lui-même sur uneruche vide renversée, et lui exprima toute sa joie de la voirrevenue à la santé :

– Oh ! j’avais de vos nouvelles souvent,et je savais que vous alliez de mieux en mieux ; sans quoi,malgré la besogne, qui ne me manque pas, surtout en Carême, jeserais venu vous voir plus tôt.

– Vous êtes si bon, monsieur le curé !Vous n’avez pas oublié votre ancienne paroissienne… Je suis biencertaine même que vous avez prié pour moi, et que vos prières ontfait plus pour me guérir que les remèdes du docteur Bernad.

– Il faut les unes et les autres, monamie ; il faut le médecin et il faut Dieu…

Et, après un court silence :

– En fait de prières, je crois bien que cellesde Linette auraient suffi.

– Linou ? Ah ! la chèrepetite ! Oui, elle a bien prié aussi, et elle m’a tantsoignée !… L’avez-vous vue, en arrivant ?

– Sans doute ; nous avons même causéensemble un bon moment.

– Et comment la trouvez-vous ? Bienchangée, n’est-ce pas ?

– Un peu pâlie… La fatigue, l’inquiétude…

– N’y a-t-il pas autre chose ?… Elle esttriste, toujours triste. Elle maigrit ; je suis sûre qu’ellepleure en cachette.

– Et vous connaissez les causes de cechagrin ?

– Je crois en connaître une… Vous avez, sansdoute, ouï dire que ma fille avait conçu un sentiment très tendrepour Jean Garric ?

– Oui, je sais cela ; elle-même vient dem’en parler…

– Vous a-t-elle dit également que Terral, lesayant rencontrés ensemble, avait chassé un jour le jeune homme,avec injures et menaces, et défense de remettre les pieds aumoulin ?

– Je sais cela aussi ; et je sais encoreque Jean s’est oublié avec la fille de Pierril, dans un moment dedétresse et, pour tout dire, de lâcheté.

– Tout cela, reprit la meunière, peut, àpremière vue, expliquer le chagrin d’Aline… Eh bien ! monsieurle curé, je crois qu’il y a encore autre chose : si ellesouffre, si elle pleure dans les coins, si elle dépérit, c’estqu’elle a un secret ; et ce secret, je crains de le deviner,je tremble de l’apprendre…

Rose s’arrêta, lasse d’avoir tant parlé, sonregard plein de larmes, sa pauvre figure émaciée exprimant unetristesse sans bornes.

L’abbé Reynès n’osait lui dire que ce fameuxsecret, il le connaissait, lui, depuis un moment. Il redoutait,comme Linou, l’effet d’une telle révélation sur la mère, siaffaiblie, et qu’une brusque secousse pourrait abattre sansrecours.

Tous deux se taisaient ; un calme profondles entourait. Le déversoir n’épanchait qu’un mince filet d’eau auléger gazouillis.

La chère femme raconta la vision qui repassaitsans cesse sous ses yeux, depuis la première nuit de sa maladie, etdont elle ne pouvait dire si c’était chimère ou réalité :Linou faisant le serment d’être religieuse.

L’abbé Reynès eut un mouvement, ouvrit labouche, et faillit se trahir ; il se ressaisit pourtant.

– Si Aline avait fait ce vœu, ne vousl’aurait-elle pas avoué depuis ?

– Qui sait ? Elle veut attendre peut-êtreque je sois plus forte… Et moi, je suis lâche, je n’osel’interroger…

– Si la chose était vraie, pourtant, il nefaudrait pas lui en vouloir à cette enfant, ni vous endésoler : elle ne saurait vous donner une plus grande preuved’amour.

– Mais je n’accepterais pas un pareilsacrifice, monsieur le curé. Ma vie est à son déclin ; je nevoudrais pas conserver le peu qui m’en reste au prix de celle de mafille… Que deviendrais-je, d’ailleurs, souffrante et faible commeje le suis, si Linou me quittait ?… Et son père ?

– Prenez garde, ma pauvre amie ; vous, sicharitable et si généreuse, vous allez parler en égoïste… De touttemps il y a eu, surtout dans les bonnes maisons, des garçons pourse faire prêtres, des filles pour entrer au couvent. Vous avez unesœur religieuse, un cousin curé comme moi…

– Il est vrai… Mais ce n’est pas la mêmechose. Chez moi, nous étions quatre filles : une pouvait sedonner à Dieu. Moi, je n’ai que Line, mon aînée s’étant établieloin de nous.

– Vous prendrez une bru, qui la remplacera… Etpuis, elle n’est pas encore partie… et…

– Elle doit donc partir ? Vous voyez bienque mes craintes étaient fondées… Vous savez quelque chose,monsieur le curé !… Oh ! mon Dieu ! Oh ! monDieu !…

Et la pauvre mère éclata en sanglots et serenversa contre le mur, défaillante.

L’abbé Reynès sentit qu’il serait dangereux depousser plus loin sa révélation. Il s’efforça, au contraire, de lareprendre.

– Voyons, Rose, voyons… Nous ne faisons là,vous et moi, que des suppositions… Je voulais simplement vousrappeler que la vocation religieuse n’est pas un malheur, maisplutôt une bénédiction ; que Dieu, d’ailleurs, a le droit,plus encore que l’empereur, de vous demander vos enfants, que laVierge elle-même a donné son fils ; et que vous, croyante etpieuse comme vous l’êtes, si jamais Jésus appelait à lui votrecadette, vous sauriez la lui offrir… Mais puisse-t-il ne jamaisvous la demander !

La douce femme, revenue un peu à elle, sesmains tremblantes dans celles du prêtre, ne protestait plus. Maisde grosses larmes descendaient sur ces joues pâles et flétries, etses yeux, fatigués et déteints, se levaient au ciel dans uneangoisse adoucie de résignation.

– Monsieur le curé, reprit-elle, tout ce quevous venez de me dire, je l’ai souvent pensé. Avant ma dernièremaladie, j’aurais eu, je crois, assez de courage pour supporterl’épreuve dont nous parlons, si Linou m’eût manifesté le désir dese faire religieuse… Aujourd’hui, même consentante de cœur, mesforces me trahiraient… Parlez encore à ma fille ; tâchez desavoir au juste ses desseins. Si c’est le délire seul qui a causémes pressentiments, qu’elle se hâte de me rassurer… Sinon, qu’elleajourne un peu : je sens que je ne vivrai pas vieille ;et, quand je serai morte, oh ! oui, oui, qu’elle prenne alorsle voile, si elle ne veut ou ne peut épouser le brave garçon surlequel je comptais pour la protéger.

– Il sera fait comme vous souhaitez, ma chèreamie. Mais chassez ces idées de mort. Quand la mort se présente, ilfaut l’accepter ; il ne faut pas la désirer, ni la provoquer.Rentrons. Aline m’accompagnera quelques pas pour que je puisse luiparler encore un peu. Et, quoi qu’il arrive, souvenez-vous que nousdevons nous courber docilement sous la volonté de Celui qui mesurenos peines à nos forces, comme il mesure le vent à la brebistondue.

Tous deux traversèrent lentement le jardin quel’ombre commençait à saisir. Ils trouvèrent Linou dans labasse-cour.

Dès qu’elle vit sa mère, plus pâle et plusaffaissée encore que de coutume, la jeune fille courut à elle pourl’aider à remonter l’escalier.

L’abbé Reynès prenait congé, malgré lesinstances des deux femmes pour le garder à souper.

– À bientôt, Rose, à bientôt !… Et toi,Linette, accompagne-moi un peu, veux-tu ?

– Volontiers, monsieur le curé ; le tempsd’installer maman au coin du feu, et je vous rejoins surl’aire-sol.

Et les deux femmes remontèrent dans la maison,tandis que l’abbé sortait par le portail de la basse-cour.

Dès qu’elle l’eut rejoint, Linou, anxieuse,l’interrogea :

– Maman sait tout, n’est-ce pas ?

– Non, mais elle a le pressentiment detout.

Et il lui rapporta leur conversation ;puis, il ajouta :

– Maintenant, ma petite, je te le répète, ilte reste à réfléchir encore. Songe qu’il y va du repos de ta vie,de ton salut. Pense à Jean, qui t’aime toujours. Demande-toi si tune l’aimes pas encore plus que tout au monde ; si tu n’as pascédé au dépit, à la rancune, en renonçant à lui… Ensuite, si tuéprouvais quelque regret de ton vœu, sache qu’à ma demande l’Égliset’en relèverait… Pèse bien tout ; ne brusque rien… Si tarésolution persiste, tu le diras à ta mère, – quand elle sera unpeu plus forte, toutefois, – et aussi à ton père et à ton parrain…Moi, je me chargerai d’en informer Jean, et je tâcherai de leconsoler… Voici le temps pascal, prie : Jésus ressuscité sechargera de te faire connaître ce qu’il attend de toi.

La jeune fille baissait la tête sous la parolepénétrante de son conseiller. Quand il s’arrêta pour lui direadieu, elle leva sur lui ses beaux yeux éclairés d’une lueurd’au-delà, lui tendit les deux mains, et réponditsimplement :

– Merci, monsieur le curé, je ferai ce quevous m’ordonnez ; et, ensuite, ce que Dieu m’ordonnera…

Juste à ce moment, un coup tinta à la grossecloche de La Capelle, puis un autre, puis un troisième.

– Oh ! une « finie » !monsieur le curé, s’écria Linou. Quelqu’un est mort…

Tous deux se signèrent.

– Qui donc était malade ? interrogeal’abbé.

– Mais personne gravement, à maconnaissance…

Une jeune femme descendait la côte, allantlaver à l’étang. Linou l’interpella :

– Martine, pour qui sonne-t-on ?

– C’est pour ce pauvre Garric, du Vignal,notre voisin… Oui, Garric le menuisier… Il s’est tué en ébranchantles peupliers du maire.

– Garric ? Oh ! mon Dieu !s’écria la jeune fille, toute pâle.

– Le malheureux ! ajouta l’abbé Reynès ense découvrant et murmurant une oraison.

– Malheureux, en effet, ajouta la paysanne. Onl’a rapporté vivant encore et même ayant toute sa connaissance.Monsieur le curé de La Capelle était allé voir la mère Puech, auVitarel ; et, quand il est revenu, le pauvre Garric avaitpassé… Ah ! monsieur Reynès, si nous vous avions suici !…

– C’était un brave homme, reprit leprêtre : Dieu lui aura fait bon accueil… Je vais serrer lamain de sa veuve, en passant. Son fils doit être déjà prévenu…Pauvre garçon !

– J’irai demain les voir, monsieur lecuré ; ce soir, je suis absolument nécessaire à la maison.

– Bonsoir, mes enfants, fit le curé de LaGarde en saluant les deux femmes pour gravir la côte aussi vivementque le lui permettait sa verte soixantaine, alourdie d’un peud’obésité.

La cloche, qui avait annoncé la mort del’humble terrien par quelques tintements espacés et commehaletants, alternait, maintenant, ses durs coups de battant, deuxpar deux, avec ceux de la petite cloche, et ce glas, dans l’aircalme et limpide d’une soirée vraiment printanière, paraissait pluslugubre encore par le contraste de la mort et de la vie, de cettetombe ouverte à côté des sillons reverdis. Pauvre Garric ! Ils’est cassé les reins en émondant les peupliers ; et lespeupliers, gonflés de sève, bourgeonnent jusqu’à leurs plus hautesramures, et vont chanter dans la brise en berçant les nids de lasaison nouvelle.

Le lendemain, dans l’après-midi, Linou ayantprié l’oncle Joseph de remplacer au moulin la servante, afin quecelle-ci pût s’occuper de la convalescente et donner ses soins à labasse-cour, monta au Vignal porter ses consolations à la veuveGarric.

Tout était silencieux dans la courette quiprécède la misérable demeure. Deux poules y grattaient le fumier,et la chienne, allongée devant le seuil, ouvrit à peine ses yeuxtristes, sans aboyer.

La jeune fille pressa le loquet et, doucement,poussa la porte… Qui n’a pas vu un de ces pauvres logis de villageoù la mort vient d’entrer ne saurait s’en représenter le navrantaspect. En face de la porte, à droite du foyer, le vieux lit àalcôve, fait de planches disjointes et enfumées, garni de maigresrideaux d’indienne déteinte, à la frange supérieure desquels unpetit bénitier de porcelaine est fixé sous un crucifix et unebranche de buis sec. Sur le retroussis d’un rude drap de chanvre,le mort, dont un des rideaux masque la figure, étend ses brasmaigres et rigides et ses mains jointes sur un chapelet. Le pétrin,qui sert aussi de table, a été poussé contre le pied du lit etporte une assiette avec un rameau de buis vert plongeant dans del’eau bénite. Attaché au dos d’une chaise dépaillée, un ciergejaune se consume lentement.

La veuve est assise sur une chaise bassedevant le foyer, et se tient la tête enfoncée entre les bras, auniveau des genoux. La Sœur Saint-Cyprien, assistée d’une belle-sœurdu mort, fixe sur un drap de lit destiné à recouvrir la bièrequelques branches de buis et de houx, la seule verdure du pays encette saison.

Et le soleil pénètre par l’interstice desvolets entrecroisés ; et une première mouche, éveillée par latiédeur du renouveau et par l’odeur de la mort, voltige dans unrayon.

Linou va droit au lit, prend le rameau trempéd’eau bénite, écarte un peu le rideau qui cachait le pauvre visagetiré et figé, et fait les aspersions accoutumées. Puis elles’agenouille et récite le De profundis. Enfin, elle s’approche dela veuve, qui ne l’a pas entendue entrer, lui touche le bras.Mariannou relève la tête, pousse un cri, se dresse et se jette ensanglotant au cou de la jeune fille.

– Ah ! ma petite, ma chère petite !…Que je suis malheureuse ! Mon pauvre homme ! Mon pauvreGarric !

Et c’est l’inévitable, l’éternellelamentation, la même partout, en son fond et même en sa forme,qu’elle monte de la cabane ou du palais.

Aline s’efforça de calmer et de réconforter laveuve ; elle pleura avec elle : on n’a encore rien trouvéde mieux pour atténuer l’amertume des larmes d’autrui que d’y mêlerses propres larmes. Puis, elle lui demanda où était son fils.

– Jeantou ? Ah ! le pauvre enfant,gémit la veuve ; il est à la mairie, ou à la cure, peut-êtrechez Josépou de Reine, à commander ou à fabriquer lui-même lacaisse… Il rentrera sans doute bientôt… Ah ! il souffre bienaussi le brave garçon…

Linou, s’excusant sur l’état de faiblesse desa mère et sur la nécessité de préparer le souper pour les meunierset pour quatre ou cinq coupeurs d’arbres ou charroyeurs quiallaient revenir affamés de la forêt, abrégea sa funèbre visite,promettant de revenir le lendemain matin pour les obsèques. Ellefit encore une prière, au pied du lit, échangea quelques mots avecla Sœur Saint-Cyprien, et sortit doucement en refermant laporte.

Mais elle était à peine hors de la courqu’elle se trouva en face de Jean, qui revenait, son chapeau à lamain gauche, et de sa main droite maintenant en équilibre sur sonépaule le frêle cercueil de hêtre destiné à ensevelir son père.

Aline s’arrêta, le cœur affreusement serré, etdemeura comme pétrifiée au milieu du chemin ; Jean nel’aperçut qu’au moment où il allait la dépasser.

– Linou !

– Jean !

Et ils restèrent là un instant, n’osant riense dire, tous deux sanglotant ; ils ne s’étaient pas revusdepuis la scène des aveux au Moulin-Bas…

Enfin, Garric s’approcha du mur en pierressèches bordant le chemin, y déposa son sinistre fardeau et, debout,tête nue, les bras pendants, continua à regarder à travers sespleurs la jeune fille, qui ne trouvait à dire que cesmots :

– Sois courageux, Jean, sois courageux… Je teplains de tout mon cœur.

Et elle lui avait tendu les deux mains dans ungeste d’infinie tendresse.

Mais une vibration métallique fendit l’air, etle premier coup d’un nouveau glas tomba sur eux du haut du clocher.Un sanglot déchirant du jeune homme y répondit. Linou retira sesmains, répétant :

– Jean, du courage ! du courage ! Etelle s’en alla.

Le lendemain, dès l’aurore, les clochesappelèrent pour l’enterrement. Le rustique, surtout dans la bellesaison, ne donne à ses morts que le temps strictement nécessaire, –soit l’heure matinale, pendant que ses bêtes mangent, soit, aprèsjournée faite, les approches du crépuscule.

Braves gens, serviables en tout ce qu’ilspouvaient, les Garric n’avaient que des amis, mais ils étaientpauvres : les funérailles furent modestes. Le curé et unchantre faisant aussi les fonctions de clerc et de porte-croixvinrent chercher le mort, que quatre de ses plus proches voisinsemportèrent sur leurs épaules. Un maigre cortège suivait, qui segrossit cependant de quelques traînards sortant du lit ou desétables, la blouse noire passée en hâte, les cheveux embroussailléset emmêlés de paille ou de foin.

La bière placée sur deux tréteaux au milieu del’église, entre six petits cierges, la messe commença et futrondement dite. Quelques gens des hameaux éloignés arrivèrentencore. Dans les moments où le chantre et le curé se taisaient, onentendait les gémissements étouffés de la veuve, écroulée derrièrele cercueil, à côté de son fils dont la douleur profonde restaitpourtant muette.

Puis ce fut l’absoute, l’eau bénite,l’encensoir promené autour du rustique catafalque, et ce dialogue àla fois si triste et si consolant, ces répliques latines quiforment comme la berceuse suprême dont l’Église endort sesenfants…

Et l’on entra, tout à côté, dans le cimetièreétroit, herbeux, sans cénotaphes de marbre ni de pierre, – modesteenclos où, dans la plus parfaite égalité, les morts de la paroissereposent sous des croix de bois noires, les unes droites encoreétant récentes, d’autres inclinées déjà par le vent, quelques-unespresque couchées, ou même disparues dans le gazon, comme leursdéfunts dans l’oubli.

Autour de la fosse, les femmes emmantelées,leur capuchon rabattu sur la face, s’agenouillent dansl’herbe ; les hommes debout, tête nue, se signent et prient.Les porteurs, à l’aide d’une corde descendent la frêle bière dansla glaise rougeâtre ; les cloches haletantes précipitent leursdernières plaintes ; le curé fait les suprêmes aspersions etjette une pelletée de terre sur le cercueil qui retentit… C’estfini… Et chacun retourne en hâte à sa maison, à son champ, aupâturage, à la forêt. Le temps est beau : il faut semer lesavoines de mars et les pommes de terre ; il faut planter lesjardins, aller au lavoir, au moulin ou au four, pétrir et cuire lepain pour les vivants ; que les morts reposent enpaix !

Seuls Jeantou et sa mère s’attardent,attendant que la fosse soit comblée et qu’on y ait planté la petitecroix, semblable aux autres, avec l’inscription en lettresfrustes :

Ici repose Jean-Antoine Garric (1817-1869).

Quand ils sortent enfin, Linou qui lesattendait prend la veuve sous le bras pour la reconduire à sademeure, lui tenant tous les propos capables d’alléger sa douleur.Jean marche derrière elles, infiniment triste, sans doute, maissentant au fond de son cœur renaître l’espérance de reconquérircelui de son aimée.

Chapitre 5

 

Le surlendemain, jour des Rameaux, – de Pâquesfleuries – les événements se précipitèrent au-delà de toutes lesprévisions. Aline, ayant assisté à la première messe, – messechantée et qui dure longtemps à cause de la procession au porche,figurant l’entrée du Christ à Jérusalem, et de l’évangile de laPassion, fort long et psalmodié en trois rôles, – resta à la maisonensuite, seule avec sa mère, tandis que la servante, le père Terralet son fils se rendaient à la seconde messe.

Comme la journée était tiède et ensoleillée,Rose voulut sortir un peu, pour essayer ses forces ; elle sepromena un moment sur la chaussée, puis s’assit sur un troncd’arbre destiné à la scierie. Devant elle l’étang, plein jusqu’aubord, reflétait, comme un pur et profond miroir, sa bordure depeupliers, d’aulnes et de chênes, les petits prés en pente, lesjardins en terrasse où les pruniers commençaient à fleurir, etenfin les premières maisons de La Capelle et son clocher coifféd’ardoise bleue. Un peu à droite du village, la maisonnette deGarric, adossée au coteau du Vignal, derrière lequel s’étageaientd’autres collines boisées ou cultivées, quelques mas à maisonsgrises ou blanches abritées de « griffoules »sombres ; enfin, le hameau de Ginestous, où la meunière étaitnée.

Avec quel battement de cœur Rose revoyait lestoits lointains de sa maison paternelle, les bosquets de hêtres, legrand pré de la Vernière, où, enfant, elle avait gardé les bêtes,puis fané, porté à boire aux faucheurs, plus tard rêvé, lesdimanches, au son des cloches de La Capelle et à la chanson del’alouette et de la grive. Chère maison, un peu déchue, certes,après la mort du père Sermet, sous la main trop molle de sesenfants restés garçons ou filles et travaillant sans directionprécise, mais si paisible, si douce et de si bon renom !

Rose fut tirée de sa rêverie par la vue d’unhomme jeune et ingambe qui descendait lestement à travers prés,longeait le ruisseau et s’en venait vers elle par le chemin dulavoir ; c’était Jean Garric. Il l’avait aperçue du seuil desa maison, et, ayant remarqué qu’aucun des meuniers n’assistait àla première messe, en avait conclu qu’ils iraient tous à laseconde, et s’était risqué à aller saluer la mère de Linou.

La meunière poussa une exclamation de surpriseattendrie :

– Ah ! c’est toi, mon pauvreJean !…

Et elle l’embrassa comme un fils. Ilsrestèrent un moment côte à côte, sans parler. Puis, ce furent descondoléances réciproques : la maladie et la mort font si biencommunier les cœurs ! Lui s’excusa d’être ainsi venu, comme encachette, la féliciter de sa guérison. Elle lui exprima ses regretsde n’avoir pu aller aux obsèques de son père, ni apporter quelquesconsolations à sa mère.

– Que vas-tu faire, à présent, Jeantou ?Ta mère n’a que toi ; tu seras bien loin d’elle, au moulin dePierril…

– En effet, mais je suis loué jusqu’à laSaint-Jean ; je dois patienter au moins jusque-là. Je prieraima tante de rester avec ma mère durant ces quelques mois. Ensuite,j’aviserai. Qui sait si Pierril, qui n’est pas très vaillant, neconsentirait pas à m’affermer son moulin ? J’emmènerais mamère avec moi ; elle me ferait la soupe… en attendant…

– En attendant quoi, Jean ?

– Ah ! vous le savez bien ce quej’attends, mère Terral. Je n’ai jamais rien eu de caché pour vous…Vous savez que j’aime votre fille, et que si je ne l’obtiens pas,ce sera le malheur de toute ma vie… Oh ! je devine quellesrésistances je rencontrerai : Terral me déteste, Cadet nem’aime guère… Il faudra lutter longtemps, être patient et têtu… Jesais tout cela… Mais ce que j’attends aujourd’hui, comme lecondamné à mort attend sa grâce, c’est un mot de Linou, un seulmot, qui m’apprenne si elle m’aime encore et si je peux compter surelle, quoi qu’il arrive… Il y a deux mois, – deux siècles ! –elle me fit dire par son parrain qu’elle me pardonnait ma faute…mais qu’elle ne voulait pas se marier, jamais… Il faut que je sachesi elle est toujours dans ces intentions-là. Je l’ai vue,avant-hier, au Vignal, et hier encore, en revenant du cimetière… Ilm’a semblé qu’elle gardait un peu d’affection pour moi ; maisje ne peux plus vivre dans le doute où je suis, je ne peux plus… Jevous en prie, vous sa mère, vous toujours si bonne pour moi, depuisma petite enfance, dites-moi la vérité si vous la savez. Dites-moitout, tout…

– Mais, mon pauvre Jean, je n’en sais pas pluslong que toi sur les idées de cette petite…

Puis, au bout d’un assez longsilence :

– Écoute, Jean ; faisons mieux :allons l’interroger tous deux, à l’instant ; elle est seule àla maison…

– Oui, mais Terral m’a défendu d’y entrer.

– Soit, je vais chercher Aline ; ilfaudra bien qu’elle s’explique…

Et Rose, de son pas languissant, traversa lachaussée ; mais, en descendant le chemin en talus qui conduitau seuil, à travers les troncs d’arbres et les tas de planches,elle se heurta presque à Linou, qui montait vers elle pour luidemander si elle n’avait pas froid au bord de l’eau.

– Ah ! te voilà ! fit la mère ;viens vite : Jeantou est là qui veut te parler.

– Jeantou ? Oh ! maman, j’aime mieuxne pas le revoir. Et elle fit un mouvement pour retourner vers lamaison.

– Pourquoi ?

– Mais parce que… je n’ai rien de nouveau àlui dire… Je l’ai rencontré deux fois, ces jours-ci…

– Ce n’est pas dans la maison des morts ni àleur enterrement qu’on peut causer… Jean s’en retourne à LaGarde ; tu ne vas pas refuser de lui serrer la main.

Elle prit le bras de sa fille comme pour s’yappuyer, et cela la décida… Jean accourut vers elles. Tous troiss’assirent sur une poutre, la mère entre les deux jeunes gens. Ilsse turent un moment, n’osant commencer à traduire par des mots lessentiments qui les agitaient. Jean, penché en avant pour apercevoirla jeune fille à la dérobée, écorçait une baguette de saule coupéedans les prés. Linou, jadis si vive, si prompte à engager laconversation et à mettre à l’aise la timidité du jeune homme,restait muette, le regard perdu à l’horizon. Ce fut la mère quiparla.

– Linou, dit-elle en prenant la main de sonenfant, Jean va retrouver son maître, qui doit déjà « lelanguir ». Mais, au premier jour, il sera peut-être obligé,afin de pouvoir emmener sa mère avec lui, de prendre un moulin àson compte… Il est donc tout naturel qu’il veuille savoir si, plustard, dans un an, dans deux ans, cela dépendra, il pourra nousdemander ta main sans craindre que tu la lui refuses… Oh ! necrois pas que j’oublie la défense de ton père ! Il neconsentira pas facilement, lui ; il y aura des colères, desrésistances furieuses, hélas ! Et nous en souffrirons tous,moi plus que vous… Pourtant, Aline, si tu aimes Jean, comme je veuxton bonheur avant tout, je serai de votre côté dans la lutte ;et peut-être l’emporterons-nous à force de patience et dedouceur.

– Oh ! mère Terral, que je vous remercied’avoir parlé comme ça !… Oui, c’est là ce que je voulaisdire ; mais je n’aurais jamais pu le dire aussi bien…Merci !

Linou se taisait toujours, le regard reportésur sa mère, très émue, très consciente aussi de la gravité de cequ’elle allait répondre.

– Voyons, ma petite, insistait la mère,réponds-nous franchement, à Jean et à moi…

– Linou, ajouta Garric, pardonne-moi de tepresser ainsi… Tu te dis, sans doute, qu’il n’est guère délicat dema part de parler d’avenir et de mariage au lendemain de la mort demon père… Mais, à dater de ce jour, ma vie change ; il fautque je lui donne une direction plus ferme et plus pratique… J’aibesoin de force, et de savoir que quelqu’un s’intéressera à montravail, me suivra des yeux et du cœur et me récompensera au boutdu chemin… Comme te l’a dit ta mère, notre mariage, si tu mepromets ta main, n’aura pas lieu de sitôt, ni sans peine. Maisdis-moi seulement que tu oublieras ma faute, que tu m’aimeras commetu m’as aimé, et que, quoi qu’il arrive, tu m’attendras… Celasuffira pour me donner courage ; et je réussirai, tuverras !…

Tandis qu’il parlait ainsi, chaleureux,pressant, éloquent presque, la jeune fille se sentait reprise detendresse pour ce brave garçon dont elle était le rêve, l’espéranceunique. L’atmosphère tiède qui l’enveloppait, le flot de vie quibaignait toutes choses, la vue de ces coteaux, de ces prés où,enfants, ils s’étaient connus et avaient commencé de s’aimer, ledésir de sa mère dont elle sentait battre le cœur contre son bras,le regard de Jean qui, se penchant davantage, la couvait de lacaresse de ses yeux tristes et suppliants, tout s’unissait pourraviver en elle son ancien amour, et pour reléguer peu à peu dansl’ombre des mauvais rêves le souvenir de la nuit tragique et desirrévocables engagements.

– Réponds-moi, Linou, imploraitl’amoureux.

– Linette, ma petite !… insistait denouveau la mère, qui avait rapproché les mains des jeunes gens etqui venait de les joindre entre les siennes.

Et Linou, fermant ses yeux comme devant unabîme, toute vibrante, tout en pleurs, balbutia enfin :

– Oui, Jean, je sens…, je crois que je t’aimetoujours.

Et tous trois, serrés l’un contre l’autre,restaient là, muets et extasiés, lorsque des pas brusques sonnèrentau fond de la côte de la Griffoule : Terral et son filsrevenaient de la messe, dont ni Jean, ni les deux femmes n’avaiententendu sonner la sortie.

Garric se dressa, d’instinct, comme pours’éloigner, se ravisa, n’étant ni un malfaiteur ni un lâche.

– Mon Dieu ! fit la mère en pâlissant,mais sans se lever, non plus que sa fille.

Les deux meuniers n’étaient plus qu’à dix pas.Cadet poussa un ricanement. Terral, l’œil mauvais, les dentsserrées, eut la tentation de courir sur le groupe, et de jeter àGarric, une seconde fois, ce qu’il lui avait crié au moulin, sixmois auparavant. Pourtant, il se contint, et, après avoir foudroyéde ses regards le pauvre farinel, et fait retentir quelques-uns deses plus énergiques jurons, il descendit derrière Cadet et entradans la maison, dont il battit violemment la lourde porte.

Jean dit un adieu rapide aux deux femmes, trèsmalheureux en songeant à ce qu’elles allaient encore souffrir àcause de lui, et se reprochant le mouvement de joie qui lui étaitvenu de se sentir toujours aimé… Elles, tristement, s’acheminèrentvers le seuil, courbant la tête d’avance sous l’orage qui les yattendait.

Chapitre 6

 

Il commença, sous le futile prétexte que latable n’était point mise pour le repas de midi.

– Pas étonnant, siffla Cadet, que la cuisinesoit froide, quand le cœur est si chaud, n’est-ce pasLinou ?

Linou ne répondit pas, mais étendit la nappeet disposa les couverts, tandis que sa mère attisait le feu devantla cloche de fonte où cuisait le goûter.

Terral, qui s’était déjà débarrassé de sonchapeau pour reprendre son éternel bonnet de laine, se tenaitdebout sur la porte ouverte donnant sur la cour. Il se retournabrusquement, vint s’asseoir à table, à sa place accoutumée, ouvritle tiroir au pain, se coupa un coin du chanteau et se mit à legrignoter.

– En attendant le fricot, fit-ilironiquement.

Son fils s’assit en face de lui, fendit enquatre un oignon cru qui traînait au bout de la table, en piqua unquartier avec la pointe de son couteau, et le plongea dans lemortier au sel.

– Mangeons un oignon pour prendre patience,dit-il en écho à la raillerie de son père ; l’oignon cru, àjeun, préserve du choléra.

Rose, tremblante, s’était assise près du feu,selon son habitude, et ne disait mot.

Aline servit les pommes de terre au lard, allatirer du vin, mais ne prit point place à table.

– On ne goûte donc pas aujourd’hui ? fitTerral, amer, en regardant tour à tour sa femme et sa fille.

– J’ai pris du bouillon, tantôt, répondit lamère.

– Moi, je n’ai pas faim, fit Linou, les larmesaux yeux.

– Oh ! toi, le sentiment te nourrit,ricana Cadet. Terral braqua les yeux sur elle et, de sa parole âpreet coupante :

– Il devait te tarder de le retrouver, ceberger de la Gineste monté au grade de farinel des Anguilles…

– Terral ! supplia la meunière, nequerelle pas cette enfant ; c’est moi qui l’ai appelée hors dela maison, parce que Jean voulait la remercier d’avoir assisté samère à l’occasion de la mort du père Garric.

– Oui, oui, nous savons ce qui en est. Vousvous entendez fort bien tous les trois, toi la mère-poule, et euxdeux, tes jolis poussins… Ah ! le digne galant que tu lui aschoisi là, à ta benjamine, et comme il nous fait honneur !…N’as-tu pas honte, dis-moi ?…

– Papa ! papa ! s’écria Linou,éclatant en sanglots, et s’élançant dans les bras de sa mère, commepour la couvrir de son corps.

Terral allait continuer ses invectives ;mais il s’arrêta parce que quelqu’un montait l’escalier extérieur.La porte à claire-voie s’ouvrit et l’oncle Joseph parut. Il avaitpassé la semaine à réparer la scierie de Gifou, et il venait pourchanger de linge, comme il avait coutume quand il ne travaillaitpas trop loin, – et aussi dans l’intention d’installer auMoulin-Bas les meules achetées par son frère depuis peu. À lafroideur avec laquelle Terral l’accueillit, il s’arrêta, surpris,quelques secondes. Puis, apercevant le groupe éploré de deuxfemmes, il s’avança vers elles.

– Eh quoi, Rose, toujours« dolente », alors ?

Rapidement, Linou s’était relevée, essayant decacher ses larmes, tandis que sa mère tendait la main,disant :

– Oh ! ce n’est plus qu’un peu defaiblesse, mon bon Joseph.

Mais celui-ci de son clair regard avait déjàscruté les figures ; il eut vite deviné qu’on s’étaitquerellé.

– Allons, je tombe mal, il paraît, fit-il enallant accrocher son havresac plein d’outils.

Et il revint s’asseoir auprès de sabelle-sœur, tandis que Linou s’empressait de mettre un couvert pourlui, au bout de la table.

– Tu ne tombes peut-être pas si mal que tucrois, dit Terral, toujours sarcastique. Celui dont nous parlionsest aussi de tes amis ; tu en fais grand cas, tu vantespartout ses talents ; après toi, il n’y aura que lui qui sachemonter une scierie ou un moulin.

Vivement l’oncle Joseph s’était retourné versson frère.

– Tu dis ?… Qu’est-ce que celasignifie ?… C’est encore au jeune Garric que tu enas ?

– Tu vois ! tu es sorcier ; tu astout de suite deviné.

– Comme c’était malin ! Oui, j’aime cegarçon, je l’estime, et je soutiens qu’il n’y en a pas beaucoup quil’apparient dans le canton.

– C’est entendu : il est le suprême, lemerle blanc… Seulement comme je te l’ai déjà dit, je ne veux pasque ce merle vienne siffler dans mon poirier.

– Il est revenu ? Rose prit la parole etraconta ce qui s’était passé.

– Quoi ! fit l’oncle, le père Garric estmort ?… Ah ! le pauvre diable !

Et, au bout d’un instant :

– Encore un que tu avais dans le nez, Terral,et qui pourtant était un brave homme… Mais il était besogneux, pasentreprenant pour deux sous, très doux et très modeste… Et toi, tues devenu si grand seigneur, depuis quelque temps…

Piqué au vif, le meunier haussa le ton.

– Il n’est pas question de grandseigneur ; mais je me tiens à mon rang, et ne veux pas pourmon gendre ce pâtre de brebis.

– Pâtre de brebis, pâtre de moutons, cela sevaut, riposta Joseph, et j’ai entendu dire que tu l’avais été,quelques années.

– Oui, j’ai été berger aussi ; maispourquoi ? Parce que j’étais ton cadet et qu’il fallait telaisser ta place d’aîné, choyé et dorloté, à la maison… Puis, quandnotre père est mort, qui le remplace ? Personne ! Tu t’esdérobé, et Pataud aussi… Et il eût fallu vendre le moulin paternelpour payer les dettes, si le petit pâtre de moutons que j’étaisn’avait accepté la lourde charge de continuer la famille, deracheter la maison mangée par les hypothèques, de nourrir lavieille mère, de vous héberger souvent, toi, Pataud et nos sœurs…Ah ! parlons-en du petit berger que j’ai été !… Sans lui,vous auriez tous pris la besace et seriez morts à l’hôpital.

La voix du petit homme s’était élevée peu àpeu, avait grossi ; elle éclatait, maintenant, en tempête. Etles gestes étaient appropriés au ton, et le bonnet de laines’agitait comme la cime d’un tremble dans l’orage.

Cadet, si prévenu qu’il fût aussi contreGarric, commençait à trouver que son père allait un peu loin, etrisquait de blesser à jamais l’oncle Joseph. Il se leva de table etalla fermer la porte massive doublant la porte à claire-voie ;puis, revenant s’asseoir :

– Père ! dit-il, vous voulez doncattrouper les gens de Boussac et du Verdier qui vont àvêpres ?

C’était de l’huile sur le feu.

– Je me moque des gens qui écoutent… Et puis,toi, Cadet, tu es comme les autres. Les bons morceaux ni lesdivertissements ne te font peur ; et s’il n’y avait que toipour faire marcher la maison et mettre du pain dans la huche…

Le jeune homme se rebiffa.

– Ah ! mon père, ne recommençons pas laquerelle de l’an passé, je vous en prie… Je travaille de mon mieux,et j’ai souvent le gousset vide quand je veux en boire unebouteille avec mes amis, le dimanche.

– À ton âge, je n’allais pas au cabaret, et jeportais des sabots plus souvent que des souliers… Et le pain de mesmaîtres était du tourteau en regard de celui que vous mangezici.

Impatienté, l’oncle Joseph s’était levé etfaisait mine de sortir ; Linou et Cadet se jetèrent au-devantde lui et parvinrent à le faire rasseoir. Mais il tendit le brasdroit vers son frère, et, les dents serrées, lui qui, d’habitude,ne s’emportait guère, il lui dit :

– Tu feras en sorte, Terral, que cette scènesoit la dernière ; je n’en supporterais pas une autre… Si tuas servi des maîtres, jadis, tu prends bien ta revanche ; etje plains ces deux pauvres femmes d’avoir affaire à toi… Mais, situ t’imaginais me faire plier aussi, moi, tu te tromperaisgrandement. Quand je viens ici, c’est souvent parce que la scierieou les moulins ont besoin de moi, et que, moi, j’ai besoin derevoir ceux qui y habitent et qui m’aiment. Ce n’est point pour yêtre en butte à tes fureurs de roitelet devenu enragé.

– Enragé ! clama Terral ; on ledeviendrait à moins… Il est facile d’avoir le caractère aimable, lerire aux lèvres et des propos plaisants, lorsqu’on n’a aucunecharge, aucune responsabilité. Si tu étais à ma place, si tut’étais saigné, d’abord pour faire étudier un fils aîné.

– Tu n’avais qu’à le garder, ton aîné, et à enfaire un bon meunier, ou un mécanicien, comme je te le conseillais…Mais non ; la vanité, l’orgueil… Un avocat dans la famille,quelle gloire !… Oui, tu as fait des dettes, et il faut lespayer.

– Parlons-en ! Des dettes ! N’es-tupas cause aussi que j’ai achevé de m’enfoncer ?

– Moi ?

– Oui, toi, et Cadet, et tous !… Qui aconseillé d’acheter des meules de La Ferté, deux fois plus chèresque les bordelaises ? Et un blutoir perfectionné ?… Et deremonter la scierie selon des modes nouvelles, avec double ettriple lame ?…

– Tais-toi, Terral ; tu n’es qu’un sot etun ingrat. Qu’as-tu dépensé, dis-moi, pour tous ceschangements ? Tu as payé la pierre, le fer et le bois. J’aitout mis en place gratis. Et tes moulins font plus de belle farinequ’aucun de ceux du pays ; ta scierie deux fois plus deplanche, et, toi, trois fois plus de revenus… Alors ?

– Tais-toi, à ton tour, blagueur !… Vaconter ça à tes amis de cabaret… Tu parles d’orgueil ? Maisc’est toi l’orgueilleux, toi qui te vantes partout d’avoir toutfait ici, d’être l’inventeur sans égal, le constructeur des septmerveilles…

Cadet intervenait de nouveau :

– Père, cette dispute a assez duré. Je vousrespecte, mais j’aime aussi mon oncle, et je sais tout ce que nouslui devons… C’est lui qui m’a ramené, le soir de Noël, lorsque, àla suite d’une querelle pareille, j’étais parti pour Montpellier.Si vous le laissiez s’en aller, lui, vous ne m’auriez pas longtempsnon plus.

Ces mots n’étaient pas de nature à calmer lemeunier.

– C’est bien à toi parler ainsi,morveux !… Peut-être que, dans huit jours, tu seras soldat, etque tu t’en iras plus loin que tu ne voudrais… Ah ! tu menacesde lever de nouveau le pied !… Et moi qui comptais partir, cesoir même, pour Rodez, afin de prier notre député d’intervenir pourtoi, la semaine prochaine, devant le Conseil de révision… Quedis-je ! Je cherchais à emprunter encore, si besoin était, dequoi t’acheter un remplaçant…

– Ne faites pas ça, riposta Cadet ; je neveux rien devoir à ce triste sire de Roucassier, à ce buveur depiquette qui, les jours de foire, mange seul des œufs durs et deschâtaignes derrière une haie, afin de n’avoir pas à payer àl’auberge le dîner de ses gros électeurs… N’empruntez pas nonplus : si je suis soldat, eh bien ! je ferai mon temps,comme les autres ; on n’en vaut pas moins, aucontraire !

– C’est ça, tu feras ton temps comme lesautres, répéta le meunier en singeant son fils ; et, moi,qu’est-ce que je ferai ici, tout seul ?

– Hé, mon père, on vous l’a dit : vousprendrez gendre ; ma sœur est en âge d’être mariée…

– Un gendre ? Pas le farinel desAnguilles, en tout cas.

– Tu pourrais plus mal tomber, fit l’oncleJoseph, entre ses dents… Et puis, cette petite n’aura pas toujoursbesoin de ton consentement…

Terral se dressa dans un redoublement defureur.

– Quoi ? Ma fille se marierait sans monconsentement ? Ah ! il faudrait voir ça !

– On en a vu d’autres.

– Eh bien ! je vous conseille à tous dene pas nourrir cette idée… Sans mon consentement ? Je suis lemaître, ici, le seul maître, entendez-vous ? Et, moi vivant,non, moi vivant, je le jure, ma fille ne sera pas la femme de JeanGarric.

Et, fermant son couteau dont la lame claqua,raffermissant son haut bonnet dérangé par la dispute, il sortit parla porte de la chaussée, sacrant et agitant ses bras comme unpossédé.

Cadet, sans rien dire, s’éclipsa par la portede la basse-cour. Rose pleurait silencieusement, et Linou, entre samère et son parrain, s’efforçait de réconforter l’une et d’apaiserl’autre. Et Rose, dans ses pleurs, ajoutait :

– Mon pauvre Joseph, il faut luipardonner ; il n’a plus sa tête à lui. Le souci des affairesle rendra fou… Restez quand même, restez pour nous qui, sans votreaffection, serions trop malheureuses.

– C’est entendu, Rose, je resterai. S’il nes’agissait que de cet emporté, je m’en irais sans retour ;mais on doit avoir du bon sens pour ceux qui l’ont perdu… Il a desmeules neuves à placer, je les placerai… Puisqu’il veut aller à laville voir son député, qu’il y aille ; le voyage le calmera,et nous aurons la paix deux jours… Quant à toi, Linou, si tu aimestoujours Garric, ne te laisse pas intimider ; il te mérite, etil t’obtiendra à la fin. L’eau polit le caillou et l’use peu àpeu ; la volonté de ton père n’est pas plus dure que le roc dela Taillade, et le ruisseau l’a criblé de trous… Laisse coulerl’eau et le temps.

La pendule sonna deux heures, et les clochesde La Capelle annoncèrent vêpres. La jeune fille se leva.

– Voulez-vous tenir compagnie à maman pendantune heure, parrain ? J’irais à vêpres…

– Va, ma petite, va. Avec Rose, nous ironsvoir le jardin et les ruches.

Chapitre 7

 

Ce sont des vêpres modestes, des vêpres deCarême, dites devant un autel déjà à demi endeuillé par la Passion.Les antiennes et les psaumes se déroulent avec une monotonieberceuse et mélancolique.

Du fond de l’église et de la tribune, leshommes répondent au curé et au lutrin ; les femmes suiventdans leur paroissien, ou égrènent leur chapelet ;quelques-unes, nourrices aux nuits agitées, somnolentdoucement.

Dans le chœur, malgré les regards foudroyantsdu curé Laplanque et de l’instituteur Cabrit, les écoliers lèventleurs yeux distraits vers les vitres par où entre à flot le soleil,et derrière lesquelles piaillent et se querellent les pierrotsamoureux. Comme il ferait bon d’aller chercher les premiers nidsdes merles dans les houx de Roupeyrac, sous les feuilles naissantesdes hêtres !

Aline, au banc de famille, suit le chant despsaumes dans un livre que lui donna sa tante, la religieuse deVillefranche, lors de sa dernière visite, déjà lointaine :L’Imitation de Jésus-Christ, qu’elle a lu, relu, dont elle sait deschapitres par cœur.

Sans comprendre le latin, la jeune fille aimeà chanter les psaumes de sa petite voix claire et timide, qui seperd dans la masse de celle des hommes, comme le susurrement d’unesource dans le tonnerre d’un torrent. Mais, aujourd’hui, elle estsi angoissée que sa gorge ne saurait laisser passer un seul son, etqu’elle a besoin de faire effort pour se retenir de sangloter.

Peu à peu cependant la pieuse mélopée agit surses nerfs, adoucit l’amertume de son cœur, berce la désolation deson âme. Elle referme le livre sur son pouce replié, elle écoute etelle rêve. Et de la scène cruelle de tout à l’heure, elle remonte àla scène de tendresse de la matinée ; puis, peu à peu, àtravers les soucis, les hésitations, les luttes morales de cesderniers mois, jusqu’à la nuit terrible où elle s’était promise àDieu. Ah ! cette promesse qu’elle n’a pas tenue, ce sermentque, ce matin encore, elle a presque résolu de trahir… C’est commesi un rideau se tirait et si un gouffre s’ouvrait soudain devantelle. Malheureuse !… Une angoisse profonde l’envahit. Lesversets des prophètes semblent des paroles de menace à son adresse.Ses yeux se portent avec terreur sur le tableau qui, au-dessus del’autel, représente la Vierge douloureuse au pied de la Croix oùvient d’expirer son fils. Une voix lui crie :

– Menteuse, parjure !

Elle se sent défaillir, et, durant le chant duMagnificat, hier encore son psaume préféré, elle peut à peine setenir debout, en s’appuyant au dossier de son banc.

Heureusement, on s’agenouille pour le Parce,Domine. Et Linou, se cachant la figure des deux mains, s’unit detout son cœur à l’émouvante supplication : « Pardon, monDieu, pardon ! », clamée par le curé et par lesfidèles.

L’ostensoir brille et s’élève ; tous lesfronts s’inclinent ; l’encens monte en nuée blonde… C’estfini : les têtes se redressent ; on sort de vêpres…

Chapitre 8

 

Cependant Jean descendait le chemin qui mèneau moulin des Anguilles. Certes, bien des choses avaient changépour lui, depuis trois jours : sa blouse et sa cravate noireset le crêpe de son chapeau en disaient long. Mais il aimait et ilétait encore aimé. De quel cœur il allait reprendre sa hache, salime ou son marteau et ses poinçons de rhabilleur !…

Arrivé au coude du chemin où s’abrite labergerie de Fonfrège, il tressaillit et se sentit un petit peufroid à la poitrine, quoiqu’on fût loin de la nuit de Noël… CetteMion, pourtant, qui l’avait si vite grisé et conquis !… Quisait ce qu’elle était devenue, depuis quatre mois ?… Onpouvait le deviner facilement, n’est-ce pas ?… Pas méchantefille, cependant, puisqu’elle était repartie sans un reproche pourlui… C’est lui qui avait été vraiment dur pour elle ; car,après tout, elle n’avait obéi à aucun calcul, et elle s’étaitexposée à tous les risques en s’abandonnant.

Et en songeant de la sorte, Jean avaitinvolontairement ralenti le pas. Il allait tête baissée, mécontentde lui, tout au fond, et sans pouvoir chasser le souvenir de cellequi lui avait révélé la volupté. Aussi n’aperçut-il son maître,assis sur le talus, dans une touffe de genêts et buvant béatementle soleil, que lorsqu’il s’entendit appeler :

– Jean ! hé, Jeantou !… c’esttoi ?

– Oui, c’est moi, maître, fit le farinelsurpris.

– Je pensais bien que tu ne tarderais plus ànous revenir, me sachant accablé d’ouvrage et pas bien solideencore, oh ! non, pas solide du tout… Ainsi, j’ai vouluretourner à la messe, ce matin ; mais comme j’ai peiné pourmonter la côte, obligé de « me planter » dix fois poursouffler… Et si Panissat n’avait eu la bonne idée de payer une« pauque », – une pauvre petite « pauque », –je n’aurais jamais pu revenir de mes seules jambes.

Et il se redressait avec effort, soupirant etgeignant, appuyé sur son bâton recourbé en crosse, et marchait àcôté de Jean, qui s’aperçut que le bonhomme avait un peu bu… Aubout de trois pas, il s’arrêtait, prenait Garric par le bras.

– Alors, mon brave Jeantou, tu as eu beaucoupde chagrin aussi. Ton pauvre père, cependant ! Un si bravehomme ! et mort si malheureusement ! Ce que c’est que denous !… Ah ! si j’avais été plus fort, je n’aurais pasmanqué d’aller lui rendre mes derniers devoirs. Mais tu vois commeje suis… Mes poumons ne sont plus que des soufflets crevés…, dessoufflets crevés, pas plus…

Et il toussa, cracha, se moucha bruyamment.Jean, malgré l’agacement et le dégoût que lui causaient le tonpapelard du meunier et l’odeur vineuse qu’il exhalait, sentit unattendrissement lui revenir à l’évocation de son père.

Pierril fit encore quelques pas, s’arrêta denouveau.

– Et, dis-moi, Jeantou, tu ne me quitterasjamais plus, maintenant ? Je te tiens, et je ne te lâcheplus…

Et il se pendait effectivement à son bras, sefaisant porter un peu, – comme sa fille jadis, et au mêmeendroit.

Et puis, voyons, Jeantou, reprenait-il aprèsune pause et quelques hoquets, voyons… Tu ne te trouves pas bien,ici ? Que te manque-t-il ? Ma bourgeoise ne te fait-ellepas de bonne soupe, de bon fricot ?

– Je ne me plains pas…

– Et moi, suis-je un mauvais maître, parhasard ? Dis si je suis un mauvais maître ?

– Mais non, mais non, je ne dis pas ça…

– Tu aurais tort, si tu le disais,petit ; car je crois que j’ai fait mon devoir à peu prèsenvers toi… Oui, je le crois…

Et il se montait peu à peu, de couleur et deton.

Un peu énervé, Jean s’efforçait de luiéchapper en allongeant le pas ; mais l’autre s’accrochait plusfortement à lui, l’immobilisait à tout instant, et continuait sonbavardage. Puis, tout à coup, se haussant et approchant, par unmouvement familier aux ivrognes, ses lèvres violettes et sans cessepourléchées de l’oreille du farinel, qui essayait en vain dedétourner la tête, il lui dit à voix presque basse, mais oùsifflait un mauvais accent :

– Si je n’étais pas un aussi bon maître,Jeantou, il y a des choses qui ne se passeraient pas ainsi,oh ! non, certainement non… Tu me comprends, n’est-cepas ?

– Pas du tout ! Expliquez-vous…

– Allons, allons, pas d’enfantillages… Tu saistrès bien ce que je veux dire…

– Je vous assure…

– Tu es trop intelligent pour ne pas mecomprendre…

– Intelligent ou non, je ne saisis point oùvous voulez en venir. Pierril haussa la voix, et, le regard detravers :

– Alors, il faut que je m’expliquemieux ?

– Si c’est de votre bonté…

– Tu t’imaginais donc que je ne connaîtraisjamais l’histoire de ta promenade, ici même, sur le chemin deFonfrège, la nuit de Noël ?

Stupéfait, Jean recula d’un pas et pâlit.

– Ha ! ha ! tu vois que le pèrePierril sait ce qu’il dit, qu’il ne radote pas encore, et qu’ilvalait autant lui répondre tout de suite comme à quelqu’und’averti.

Garric restait muet.

– Tu pensais que, malade alors, – oh !très malade et n’ayant plus qu’un souffle, – je n’apprendrais pasce qui se passait dans ma maison ni aux alentours… J’étais déjàmort, et on ne craint rien des morts.

Il ricanait, hideux. Jean continuait à garderle silence, et se demandait anxieusement ce que Pierril savait aujuste de son aventure avec Mion.

– Parleras-tu, enfin ? cria rageusementle meunier… Ne fais donc pas ton Nicodème !… Est-ce que tuignorais, par hasard, ce que Pataud, le braconnier de La Capelle,raconte partout où il traîne ses guêtres et loups ?

Jean respira. S’il ne s’agissait que de laversion de Pataud !

– Ainsi, maître, dit-il, vous ajoutez foi auxcontes de cet extravagant de Pataud, qui a dormi à l’affût, et arêvé, en attendant le loup…

– Pataud ne dort pas à l’affût, et il a debons yeux.

– Soit… Alors, votre femme vous a dit quel’histoire était vraie.

– Ma femme, ma femme !… Il s’agit bien dema femme !… C’est une honnête femme, entends-tu ?

– Eh bien ! alors ?

Pierril s’arrêta, se croisa les bras et secampa devant Garric ; la colère, chez lui, prenait peu à peule pas sur l’ivresse.

– Non, mais, décidément, tu me crois imbécile,mon petit ? un enfant de deux ans comprendrait plus facilementque toi que je sais tout de a à z.

– Dites donc ce que vous savez, une fois pourtoutes !

– Ce que je sais ? Ah ! il faut,pour te rafraîchir l’entendement, que je te raconte toutel’histoire ? que je te parle de ma fille, de ma jolie Mion quetu as trouvée à ton goût, et que tu as détournée de ses devoirs,libertin !

Garric sursauta, voulut répondre :

– Moi, j’ai détourné ?…

Mais l’autre lui coupa la parole.

– Toi… Une fille si bonne, si dévouée à sonpère, qui vient de Montpellier, de cinquante lieues, en pleinhiver, pour m’assister dans ma maladie, la pauvre petite ! Ettoi, mon garçon meunier, toi qui mange mon pain et couche sous montoit, tandis que je suis malade à mourir, que ma femme, la têteperdue, ne peut s’occuper que de moi, toi, tu débauches mon enfant,tu déshonores ma maison, tu me trahis comme Judas !… Est-cevrai, oui ou non ?

Et, tout à fait dégrisé maintenant, Pierril,ce triste sire de tout à l’heure, cette loque geignarde etpleurarde, qui excitait le rire ou le dégoût est devenu presqueterrible. Et il secoue durement Garric ; puis, repoussé par lejeune homme, lève sur lui son bâton avec des allures dejusticier.

Alors, Garric, si patient qu’il fût de sonnaturel, eut un mouvement de colère. Il saisit le poignet droit dePierril, lui arracha son bâton et le lança dans l’écluse du moulin…Mais il eut vite honte de son geste, et il se contenta de repousserun peu rudement son adversaire, qui trébucha et alla s’affaler surle talus bordant le chemin.

Pierril poussa des cris et desgémissements.

Aïe ! aïe ! À moi !… C’estainsi que tu maltraites le père après avoir abusé de lafille ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ce qu’il faut voir,pourtant, quand on est âgé et malade !… Tu n’as pashonte ?… Un homme de vingt ans qui rudoie un pauvre père defamille, contre toute raison et toute justice !…

– Assez crié et pleurniché, n’est-ce pas,maître Pierril ; et expliquons-nous froidement et sagement.Qui vous a dit que j’avais détourné votre fille ?Elle ?

– Mais naturellement, c’est elle, la pauvrepetite, qui a parlé, écrit, plutôt, pour confesser sa faute etdemander pardon.

– Et elle m’accuse de l’avoirdébauchée ?

– Elle ne te nomme même pas… Elle est bientrop bonne…

– Pourquoi donc m’accusez-vous ?

– Mais puisque tu es le seul qu’elle ait vupendant son séjour ici !… Elle n’est pas sortie de la maisonune fois, pas une, hormis le soir où elle t’a rejoint à labergerie… Car il est bien évident que c’était elle, et pas mafemme, que Pataud a vue pendue à ton bras…

– Vous m’avouerez, en ce cas, que ce n’estguère l’habitude des honnêtes filles d’aller attendre ainsi, aprèsminuit, les garçons par les chemins.

– C’est ça ! insulte-la, maintenant,méprise-la !… C’est toi qui l’avais enjôlée avec tes airs depetit saint…, d’agneau noir frisé… Elle s’ennuyait, ma douce Mion,enfermée ici depuis vingt jours par la neige, sans autredistraction que de sucrer mes tisanes et de m’entendre tousser…Alors, toi, tu as trouvé l’occasion bonne pour lui en conter… Oui,oui ; ne secoue pas la tête… De mon lit, je voyais bien que tului faisais des yeux de truite goulue guettant un papillon… Vousalliez à la grange dénicher des chatons dans le foin… Ce n’est pasvrai ce que je dis, peut-être ? Dis que ce n’est pas vrai…

Jeantou gardait le silence. Une envie furieusele soulevait, certes, de dire à Pierril de quelle façon singulièreil « avait séduit sa fille ». Mais une délicatesse innée,et que l’on rencontre chez les rustiques bien plus souvent qu’on necroirait, lui disait qu’on ne doit jamais accuser une femme, etque, dans la faute amoureuse, c’est l’amoureux qui doit accepterles torts et les responsabilités.

Il se taisait donc. Pierril vit dans sonsilence un aveu.

– Eh bien ! tu te tais, à présent, et parforce, cette fois. Tu m’as obligé de te pousser au pied dumur ; ose donc reculer encore !

– Je n’ai aucune envie de reculer, maître. Jeconviens que j’ai été léger, faible, coupable même dans unecertaine mesure…

L’autre ricana.

– Dans une certaine mesure ?… Tu as unedrôle de manière de te juger et de te donner l’absolution !…Dans une certaine mesure…, la « mesure » de Brousse oucelle de Peyrebrune ?…[4]

Tu verras dans quelle mesure tu m’as trahi…Monsieur le curé de La Garde te le dira, si tu vas lui parler,comme je te le conseille fortement.

– Monsieur le curé de La Garde ?interrogea Garric, stupéfait. Que vient-il faire en cettehistoire ?

– C’est lui qui a la lettre de ma fille ;c’est à lui qu’elle a écrit, la pauvre Mion, pour lui tout avoueret le prier d’intercéder auprès de moi et de ma femme… Et c’est àfendre le cœur… D’avoir entendu l’abbé Reynès me lire cette lettre,j’en ai été malade, j’en ai eu les jambes coupées…

Et il renifla, plus larmoyant que jamais.

Jeantou se sentait perdu. La Mion écrivant aucuré de La Garde, elle qui n’alla même pas à la messe du jour deNoël !… Évidemment, la chose devenait grave… Eh bien !oui, il irait le trouver, l’abbé Reynès, et tout de suite. Aussibien devait-il aller lui demander quelques messes pour l’âme de sonpère…

– Maître, fit-il brusquement, quand ils furentarrivés à l’endroit d’où monte en zigzaguant vers La Garde lesentier de chèvre que seuls les jeunes peuvent escalader, je grimpeà la cure de ce pas… Si je m’y attarde, soupez sans moi.

Chapitre 9

 

Jean Garric trouva l’abbé Reynès qui lisaitson bréviaire au fond de son jardinet.

Jean avait couru ; rouge et suant, il selaissa tomber sur le banc de pierre où le prêtre s’assit près delui.

– Mon pauvre enfant ! fit-il en luipassant un bras autour des épaules ; mon pauvre Jeantou !Comme je compatis à ton deuil ! Quel excellent homme de pèretu as perdu !

– Oui, monsieur le curé, répondit-il dans unsanglot… Et il paraît que ce ne sera pas mon seul chagrin.

– Ah ! tu as revu Pierril ; jedevine ce que tu viens me demander…

– Sa fille vous a écrit, me dit-on ?

– En effet, la malheureuse !… Est-il vraique c’est toi qui l’as séduite, comme son père leprétend ?

– Séduite ? C’est-à-dire… Enfin…

– Oh ! je me doute bien que c’est plutôtle contraire qu’il faudrait dire.

– Je n’en suis pas moins coupable, et honteuxde m’être ainsi abandonné… C’est ma punition de ne pas avoir quittéles Anguilles dès qu’elle a commencé ses agaceries et ses grimaces…Je devais, en tout cas, venir vous trouver alors, vous demanderconseil et appui.

– C’est ce que m’écrit aussi ta complice.

– Ah !… Que voulez-vous ? Je mecroyais assez fort, aimant ailleurs ; et j’ai été lâche,oh ! lâche au dernier point…

– Le diable est malin, Jean.

– Je méritais un châtiment ; et, toutd’abord, le récit de Pataud fait devant Aline, outre qu’il acruellement torturé la pauvre enfant, a failli me brouiller pourtoujours avec elle, elle que j’aimais uniquement, qui m’aimait etqui m’aime encore.

– Vraiment, Jeantou ? Elle t’aimetoujours ?

– Oui, monsieur le curé, toujours ; elleme l’a avoué, ce matin même, devant sa mère.

– Et cela au moment où tu vas être obligé,peut-être, de renoncer à elle !

– Renoncer à Linou ? Ah ! quedites-vous ? L’abbé lui prit affectueusement les mains, et,gravement :

– Mon brave Jean, il faudra agir selon taconscience… et tu ne peux pas savoir encore ce qu’elle tecommandera. Voici, d’abord, la lettre de la pécheresse.

Il tira de la poche de sa soutane uneenveloppe couverte d’une grosse écriture inexpérimentée et latendit à Jean, qui s’excusa de ne savoir lire qu’à peine. Le curélut tout haut, pour Garric, comme il avait fait, deux heures plustôt, pour Pierril… Pauvre lettre, pauvres idées, pauvre français…Pourtant, un certain ton de sincérité, un accent de vrairepentir ; et aussi une discrétion à l’égard de Jean qui, sielle n’était pas calculée, témoignait de beaucoup de délicatesse…Mion n’accusait personne qu’elle ; elle paraissait bienn’avoir écrit au curé de La Garde que pour le prier de lui obtenirle pardon de ses parents… Que croire ? Était-ce le fait d’unerouée escomptant la naïveté et la bonté de Garric, à qui Pierril nemanquerait pas d’imputer la séduction de sa fille ?

– Que croire et que faire ? répétait sansfin Garric, les coudes et la tête entre ses poings.

– Écoute, Jean, dit tout à coup le curé aprèsun silence, la chose est évidemment délicate. Tu es trop honnêtegarçon pour ne pas être d’avis qu’il faut réparer tout préjudicecausé… Mais il est bien permis de prendre quelques précautions pourn’être pas dupe d’une aventurière… Ne brusque rien… Tâchons d’abordde savoir ce qu’elle est, cette Mion, ce qu’a été son passé,comment elle se conduit en ville ; si elle est vraimentrepentante de sa faute, ou si elle cherche un épouseur et si c’està toi qu’elle en a.

– Mais, fit Garric, surpris, comment savoircela, à cinquante lieues que nous sommes de Montpellier ?

– Essayons quand même… J’ai dans l’idée quel’aîné des fils Terral pourra nous être très utile.

– Le frère de Linou ?

– Lui-même. Avocat là-bas, tu comprends qu’ila des moyens d’information de toute sorte ; je vais luidemander de les mettre à notre service… Je vais lui écrire, – etaussi répondre à Mion… Bien entendu, je ne parlerai de toi ni àl’une ni à l’autre… Rentre aux Anguilles, remets-toi au travail, ettiens-toi sur la plus grande réserve vis-à-vis de tes maîtres. Neprends aucun engagement, aucune détermination d’aucune sorte avantde m’avoir revu… Ne va pas non plus revoir ta petite amie de LaCapelle ; qui sait si la chère enfant n’a pas été malinspirée, aujourd’hui, en t’avouant qu’elle t’aimaittoujours !

– Je vous obéirai, monsieur le curé,aveuglément… Si vous ne me sauvez pas, je sens que je suisperdu !

– Aide-toi, le ciel t’aidera.

Pauvre garçon ! Il redescendit tristementvers les Anguilles, repassant dans son esprit ce qui lui étaitarrivé en ces trois derniers jours : son père mort, Linoureconquise, et Mion surgissant tout à coup comme une menace, comme,par un soir d’été, une nuée d’orage à l’horizon.

Partie 5

Chapitre 1

 

Ce dimanche des Rameaux, si radieux dans lamatinée, s’acheva bien mélancoliquement aussi, au moulin de LaCapelle.

Quand la jeune fille rentra des vêpres, Terralétait parti pour le chef-lieu, non sans emporter une belle carpe,tuée à l’étang d’un coup de fusil, et qui, d’après lui, devait, ensemaine sainte, faire un merveilleux effet sur l’esprit deRoucassier, le député…

Dans la nuit, la meunière, qu’avaitbouleversée la scène de dispute de midi, fut reprise de toux, defrissons, de fièvre intense et même de délire. Aline craignit unerechute grave, s’affola, voulut de nouveau envoyer quérir lemédecin. Son parrain et Cadet eurent toutes les peines du monde àlui persuader d’attendre au moins le jour. La pauvre petite revécuttoutes les affres de la nuit de Noël ; elle veilla près de samère, elle pria, s’accusant d’être la cause de ce retour du mal.Elle allait enfin renouveler la formule de son vœu, lorsque lamalade se calma, s’assoupit et goûta quelques heures de repos… Cen’était donc qu’une fausse alerte ; mais Linou y vitclairement un rappel au devoir, un signe certain que Dieu et laVierge lui savaient mauvais gré de son parjure et de son retour àl’amour d’un homme.

Terral revint de Rodez, enchanté de son voyageet convaincu que Roucassier ferait, le cas échéant, réformer soncadet. Il paraissait ne plus se souvenir de la querelle dudimanche ; et il permit à son fils et à son frère de leplaisanter sur sa visite au député, l’éternelle tête de Turc detous ceux qui étaient ou se croyaient républicains.

– Eh bien ! criait gouailleusementl’oncle Joseph, en s’interrompant de varloper, de limer ou derhabiller, tu l’as vu, le vieux singe de la Nogarède ? Iln’est pas devenu beau, n’est-ce pas ?

– Lui ? ajoutait Cadet ; quand ilmonte dans un de ses pruniers, les moineaux s’enfuient àtire-d’aile hors du domaine.

– Blaguez, blaguez, grommelait Terral àmi-voix. Roucassier est quelqu’un, quoi que vous en disiez ;et puis, il a l’oreille de l’empereur…

– Une seule ?… Alors, ça lui en faittrois, et de belle taille… T’a-t-il payé à boire, au moins ?Ta carpe valait bien un verre de son cognac de prunes, servi par lamâmânn (et il nasillait atrocement, avec l’intention de contrefairele député, célèbre dans toute la région pour son déplorableaccent).

– Elle est toujours solide, la vieilleJuive ? Et elle le mène toujours par le bout du nez, n’est-cepas ?

– Je crois bien ; elle lui fait radouberses barriques avant la vendange et porter ses œufs au marché, ungrand panier noir au bras…

– Je vous dis, protestait Terral, queRoucassier est un homme capable, et qu’il a les bras longs.

– Jusqu’à la cheville, parbleu, comme tousceux de son espèce, achevait Joseph.

Et le vieil abbé Lacroze, un prêtre retraité,qui ne manquait jamais de venir passer deux heures au moulin quandil savait y rencontrer l’oncle Joseph, s’esclaffait en se tenant leventre, aux plaisanteries de ces « fous de meuniers »,comme il appelait indistinctement les Terral. Et Regimbai le maçon,et Pomarède le menuisier, et Phélip, dit « Fén-dé-Fun »parce qu’il avait toujours la pipe au bec, Phélip l’homme àprojets, qui chantait au lutrin, savait compter par épactes,parlait latin, et paraissait partout où l’on travaille sanstravailler jamais, tous faisaient chorus avec les raillards etdaubaient sur le député de l’empereur.

Seule, dans ce milieu redevenu gai, Alineétait triste. Elle pensait au couvent, reprise par la lutteintérieure qui la minait peu à peu…

Elle fit ses Pâques le Jeudi-Saint, en ce jourqui, mieux que tout autre, commémore exactement la Cène de Jésusavec ses apôtres, la veille de sa mort. Elle pria ardemment ledivin Crucifié de lui parler bien haut, bien clair, de lui dire sielle devait aller à Lui irrévocablement.

Le lendemain, elle recevait une lettre de satante, religieuse au couvent de la Sainte-Famille, à Villefranche,à qui elle avait écrit, quelques semaines plus tôt, pour l’inviterà venir passer les congés scolaires de Pâques au moulin de LaCapelle. La sœur de Rose se disait trop souffrante pour sedéplacer, et elle pressait, à son tour, Linou de faire le voyage,ayant le plus vif désir de la revoir, et priant la meunière,maintenant guérie, de lui confier pour quelques jours son enfant deprédilection.

Cette lettre parut à Linou une réponse d’enhaut à ses pieuses instances : plus de doute, Dieu l’appelait,il fallait partir… Mais comment ? Au grand jour, après avoirdéclaré sa résolution à toute sa famille, et à Jean parsurcroît ? Certes, ce serait plus courageux, plus loyal.Seulement, que de cris, que de larmes, que de résistances et desupplications !… Ne pouvait-elle s’en aller doucement, souscouleur de visite à sa tante, quitter la maison en y laissantl’espérance d’un retour prochain ? Une fois au couvent, elle yprolongerait son séjour, trouverait des prétextes plausibles,s’essayerait à la vie religieuse, s’affermirait dans sesrésolutions. Sa mère comprendrait vite, pleurerait beaucoup, et serésignerait, étant pieuse et ayant regretté parfois, aux heuresdifficiles, de n’avoir pas abrité elle-même son cœur de sensitivederrière les murailles d’un cloître… Son père ? Sonfrère ? Son parrain ? Bah ! ils se mettraient encolère d’abord, blasphémeraient peut-être, crieraient qu’il estgrand temps qu’un nouveau Quatre-vingt-treize vienne vider etfermer tous les couvents… Mais ils se consoleraient… Tous lesjours, on voit des jeunes filles se faire religieuses, et lesmaisons d’où elles essaiment n’en vont pas plus mal.

Et Jean ? Ah ! Jeantou, le pauvregarçon ! Comme elle va le faire souffrir !… Elle lui apardonné sa trahison, lui a avoué qu’elle l’aimait toujours, s’estrepromise à lui… et maintenant… Mais c’est lâche, ce qu’elle faitlà ; et ce qu’elle projette est criminel… Criminel ?Pourquoi ?… Même en restant, il est désormais peu probablequ’elle puisse épouser le farinel du moulin des Anguilles. Lesfureurs et les menaces de son père, est-ce qu’elle se sentirait detaille à les braver ? Hélas ! non, la pauvre petite…Alors ? Puisqu’elle ne saurait surmonter les obstacles qui laséparent de son ami, autant ajouter à ces barrières humaines cellesdu mariage mystique et des grilles d’un couvent…

Au souper, devant les siens, Aline reparla dela lettre de sa tante, et demanda qu’on lui permît d’aller passerhuit jours auprès d’elle.

Tout de suite, Terral fut sur ses ergots. Ellechoisissait bien son moment pour s’absenter ! Le lendemain,Cadet allait à Saint-Jean pour le Conseil de révision. Joseph étaitattendu dans plusieurs moulins ou scieries. Il fallait porter de laplanche à Albi, achever de retirer le bois des coupes du Lagast,semer les pommes de terre, planter le jardin…

La mère intervint, timidement, commetoujours.

– Si ma sœur est souffrante, cependant !C’est quand les gens sont malades qu’il convient d’aller les voir…C’est l’affaire d’une semaine au plus… Cette pauvre petite s’estassez fatiguée à me soigner durant quatre mois, pour qu’on luiaccorde le petit congé qu’elle demande.

– Et puis, reprenait Terral, est-il bienconvenable qu’une fille comme Linou fasse seule un telvoyage ?

– On ne m’enlèvera pas, père, répondait-elleen s’efforçant de sourire.

Et l’oncle Joseph, à son tour,approuvait :

– Il ne s’agit que d’aller prendre àSaint-Amans la diligence de Saint-Jean à Rodez, laquellecorrespond, à la Primaube, avec la voiture du Levezou àVillefranche. J’accompagnerai Linou à Saint-Amans, en allanttravailler à la scierie de Castaniers ; et, à la Primaube, leconducteur Carrière, à qui je la recommanderai, l’embarquera dansle courrier qui la déposera à Villefranche même, à la porte de soncouvent. Et le retour ne sera pas plus difficile que l’aller.

– Bien, fit aigrement Cadet, et moi ? Ilparaît que je ne compte pas ? Tu veux partir sans même savoirsi je suis ou non soldat pour sept ans ? Tu es encoregentille !…

Sensible à ce reproche, Linou courut à sonfrère et l’embrassa.

– Hé, mon bon Cadet, ton numéro, ne sera mêmepas appelé ; et, s’il l’était, je suis sûre que tu ne seraispas soldat : nous avons bien trop prié pour toi, avecmaman.

Cadet haussa les épaules.

– Voilà bien des raisons de dévote !fit-il en ricanant.

– D’ailleurs, frère, pour te faire plaisir, jene partirai que mardi. Cela te va-t-il ainsi ?

Personne ne faisait plus d’objections ;et il sembla à Linou qu’elle avait dans la main la clé de la portepar où elle allait s’évader… S’évader !

Quel mot, quelle action surtout, pour unehonnête fille !… Elle qui avait eu toujours horreur de ladissimulation et du mensonge, elle allait tromper sa famille,disposer de sa vie sans même consulter ceux de qui elle latenait !…

Toute la nuit, dans une insomnie tenace, elletourna et retourna ces idées dans sa tête fiévreuse. Tantôt, ensongeant à la douleur de sa mère et de Jean, elle se promettait derevenir sur sa détermination ; et, tantôt, elle s’yaffermissait davantage par l’évocation de son vœu et de la guérisonde la chère malade qui, pour elle, en était la conséquence, et parle ressouvenir de ses lectures pieuses : « Tu quitteraston père et ta mère… » Cette phrase revenait sans cesse dansson esprit ; et elle se l’appliquait comme un commandementd’en haut. « Tu quitteras ton père et ta mère… » Est-cequ’on ne voyait pas souvent des jeunes filles, contrariées dansleur amour, s’échapper de la maison paternelle et suivre ceux à quielles s’étaient promises ? On les excusait, on les mariait, etnul ne leur jetait le blâme. À combien plus forte raison devait-onêtre indulgent envers celles qui s’en allaient, même en cachette,vers le fiancé divin et des noces mystiques !… Cet argumentfinit par tout emporter.

Le lendemain tandis que Terral était à laforêt, Cadet au chef-lieu de canton, et l’oncle Joseph à lascierie, Linou, tout en aidant sa mère, comme de coutume, faisaitses préparatifs de départ.

Mais quels serrements de cœur à toutes leschoses qu’elle quittait ! Quelle angoissante journée d’adieux,d’autant plus déchirants qu’il les fallait dissimuler : adieuxaux bêtes, adieux au lavoir, au jardin, à sa chambrette de jeunefille, où, par la fenêtre ouverte, le vieux poirier semblait luitendre ses rameaux en fleurs, dans lesquels deux chardonneretscommençaient leur nid… Au jardin, elle s’arrêta à regarder lesruches et les avettes qui en partaient, rapides et vibrantes commedes balles d’or, et y revenaient alourdies de butin ;plusieurs bourdonnaient autour de ses cheveux ; une, même, seposa sur sa manche, lasse, sans doute, sous la charge de sesminuscules corbeilles emplies de pollen.

En vaquant aux soins du ménage, elles’interrompait parfois pour contempler longuement le visage chéride sa mère, si maigre et si pâle encore, et ces yeux d’infinietristesse, qui avaient tant pleuré déjà, et qu’elle allait tantfaire pleurer encore.

– Qu’as-tu donc à me regarder ainsi ? dittout à coup Rose. Qu’est-ce que j’ai de particulieraujourd’hui ?

– Rien, maman, sinon que tes couleursreviennent, et que tu es un peu mieux portante chaque jour…

Mais, à la dérobée, elle continuait del’observer avec ferveur : on eût dit qu’elle voulaits’enfoncer profondément dans la mémoire l’image auguste, pourl’emporter vivante et la conserver à jamais.

L’après-midi, sous un prétexte quelconque,elle s’enferma dans sa chambre et écrivit au curé de LaGarde :

« Monsieur le curé,

J’ai fait ce que vous m’aviezrecommandé : j’ai prié et j’ai supplié Jésus et la Vierge dem’inspirer. Et je pars demain matin pour Villefranche, censé pouraller voir ma tante la religieuse, qui nous écrit qu’elle estmalade, mais avec l’intention de rester là-bas, et de me fairereligieuse moi-même ; je sens que c’est ma vocation… Voussavez, d’ailleurs, que je l’ai juré, la nuit où maman a manquémourir… Il est vrai qu’à la suite de votre visite, il m’étaitrevenu des hésitations. Je plaignais Jean ; et même, lelendemain des obsèques de son père, je l’ai vu si malheureux que,devant ma mère qui m’implorait pour lui, oubliant un moment monvœu, je lui ai dit que je l’aimais toujours ; et j’étaissincère… Mais mon père, survenant là-dessus, s’est mis dans unecolère terrible, a querellé maman et parrain, et a juré, que, luivivant, je n’épouserais jamais Garric… La nuit d’après, maman a étéreprise de fièvre et de suffocation, tout comme au début de lamaladie qui faillit l’emporter : preuve évidente que Dieumenaçait de me punir si je ne tenais pas mes engagements enverslui. Je ne veux pas être parjure, je ne veux pas que ma mère meure…Il m’est aussi venu à l’esprit que les scènes violentes entre monpère et elle ont presque toujours lieu à cause de moi ; jesuis un sujet de disputes ; si je restais ici et que jem’entête à vouloir Jean, mon père querellerait tant ma pauvremaman, qu’elle mourrait de chagrin, si elle échappait à la maladie.En considération de mon sacrifice, Dieu, je l’espère, rétablira lapaix entre mes chers parents… Consolez Jean de votre mieux… Tâchezd’obtenir qu’il m’oublie, et qu’il épouse celle qu’il a compromise,si elle n’est pas indigne de lui… Et consolez aussi ma mère… Pauvremaman ! Elle croit que je pars pour huit jours, et je n’ai pasle courage de la détromper… Allez la voir, monsieur le curé, leplus tôt que vous pourrez ; vous savez mieux que moi ce qu’ilfaut lui dire, ainsi qu’à mon père, à mon frère et à mon excellentparrain… Enfin, priez Dieu pour qu’après m’avoir attirée à lui, ilme garde à tout jamais. Votre petite fille en Jésus.

Aline. »

Elle porta elle-même sa lettre à la boîte deLa Capelle, et, en redescendant, elle rencontra, dans la côte,Marianne Garric, la mère de Jean, qui revenait de laver auruisseau. En apercevant la jeune fille, la bonne femme s’accota aumur et y déposa un instant son fardeau ruisselant.

– C’est vous, mademoiselle Linette… Vous alleztoujours bien ?… Votre maman aussi ?…

– Mais oui, Mariannou, maman va aussi bien quepossible, quoiqu’un peu faible encore…

– Voici les beaux jours, qui achèveront de laremettre…

– Je l’espère… Vous êtes bien chargée, mapauvre Mariannou !

– Pas au-delà, ma bonne petite ;seulement, la côte est un peu rude, et je suis toute seule, àprésent, hélas !

– Il faudra aller habiter avec Jean, le plustôt possible.

– Ah ! ce serait bien mon rêve ;mais quand pourra-t-il m’emmener ? Pas tant qu’il ne sera quedomestique chez les autres… En attendant, je viens de laver pourlui, et j’espère le voir, ce soir… Je lui donnerai le bonjour devotre part, n’est-ce pas, ma mignonne ?

– Mais certainement, Marianne… Vous lui direzaussi que je m’absente pour quelques jours…

– Vraiment ? Vous allez, sans doute, voirvotre sœur aînée ?

– Non, mais ma tante la religieuse, qui estsouffrante.

– Bon Dieu ! mais c’est tout unvoyage : j’ai entendu dire que Villefranche est très loin.

– Bah ! il n’y a qu’une journée dediligence.

– Une journée ! Sainte-Vierge !C’est à fin de pays… On vous accompagne, naturellement ?

– Jusqu’à Saint-Amans, où je prendrai lecourrier.

– Comme vous êtes courageuse !… Jeantousera bien ennuyé de vous savoir partie.

– Mais nous avons passé, naguère, bien pluslongtemps sans nous voir… Qu’est-ce que huit jours ?

– Il est vrai… N’avez-vous rien à lui fairedire, en vous en allant, mademoiselle Aline ?

Le cœur de la jeune fille se serra ; ellepâlit, baissa les yeux ; puis, héroïquement, mais d’une voixqui tremblait un peu :

– Vous lui direz d’être toujours bon,courageux et juste, et de faire ce que monsieur le curé de La Gardelui conseillera.

La bonne femme demeura interloquée… Quesignifiait pareille recommandation ? Ne comprenant pas, ellene s’en préoccupa pas autrement.

– Adieu, mère Garric, fit vivement la jeunefille en l’embrassant ; ménagez-vous, et priez pour moi…

Et elle se sauva, refoulant ses pleurs, etévitant de se retourner.

La soirée fut terrible pour elle, par lecontraste de sa détresse morale et de la joie de tous les siens,qui venaient d’apprendre que Cadet ne serait pas soldat. Celui-ciaffectait de ne montrer ni gaieté ni chagrin ; mais le pèreTerral ne se contenait plus. Songez donc ! il gardait sonfils, son continuateur, le coq de la maison, comme il disait avecorgueil. Et il le gardait parce qu’il avait fait le nécessaire, etqu’il s’était assuré l’appui du député de l’empereur.

– Oui, oui, disait-il à son frère Joseph, quihochait la tête de façon sceptique ; c’est bien lui qui a faitexempter Cadet.

– On a donc été jusqu’à son numéro ?

– Parfaitement. On prend plus d’hommes quel’an dernier ; on craint la guerre, paraît-il ; on estallé jusqu’au 65.

– Alors, répliqua l’oncle Joseph en setournant vers son neveu, on t’a réformé ? Pour quelmotif ? Faible de constitution ? Court detaille ?

– Il m’a manqué deux millimètres, se hâta derépondre le conscrit… Et encore on s’est disputé fermelà-dessus ; on m’a mesuré, remesuré, debout, couché… Qued’histoires !…

– Ah ! sans monsieur Roucassier !…fit Terral.

– Il était là, le grand singe ?

– Non, mais il avait dû agir, recommander monaffaire au préfet et au médecin du régiment.

– Enfin, tu n’en sais rien ; mais c’estla foi qui sauve, conclut l’éternel railleur.

On se mit à table. Pataud, que Terral avaitinvité, arriva en retard : comme toujours, il revenait del’affût, et portait un lièvre, ce qui lui valut toute une bordée dechoses désagréables de son frère aîné ; car, quoiquebraconnier dans l’âme aussi, l’oncle Joseph n’admettait pas que lebraconnage devînt du brigandage ; et il n’aurait pas tiré uneperdrix à l’époque de la ponte, ni un lièvre à la saison de lagestation ou de l’allaitement.

– Un lièvre de plus ou de moins !… disaitPataud. Si on n’en tuait pas, ils dévoreraient le pays… Et puis, sije n’avais pas tué celui-là, un autre l’aurait tué à ma place…

– Très fort aussi, ce raisonnement !ricana Joseph.

Mais Terral intervint pour empêcher ses frèresde se chamailler, selon leur habitude ; il voulait que toutfût à la joie autour de lui et de son héritier sauvé du régiment.Il versait rasade sur rasade, un peu échauffé déjà. Et il exigeaque Linou et sa mère quittassent le coin du feu pour venir trinquerà la ronde. Elles s’assirent un instant au bout de la table, mais,bientôt, demandèrent à se retirer.

– Eh bien ! fit Terral, allez vouscoucher ; nous, nous retournons à La Capelle ; c’est moiqui paye le café chez Flambart.

La proposition fut acceptée d’enthousiasme, etles quatre Terral s’en furent à l’auberge achever leur soirée.

Chapitre 2

 

Depuis le jour des Rameaux, – ce jour quiavait eu pour lui une si radieuse matinée et une si tristeaprès-midi, le farinel des Anguilles ne tenait plus en place,mangeait à peine, ne dormait pas, faisait sa besogne sans goût.Trois fois dans une semaine, il avait grimpé, le soir, jusqu’à lacure pour savoir si la réponse de Montpellier n’était pas encorearrivée… il se désolait, il maigrissait.

Le lundi de Pâques, ainsi qu’elle l’avait dità Linou, la veuve Garric vit entrer son garçon, à nuit close ;et elle fut surprise de lui trouver mauvaise mine, l’air chagrin etpréoccupé. Il ne voulut pas laisser mettre la poêle au feu,prétextant qu’il avait mangé sa soupe avant de quitter lesAnguilles ; et il répondit laconiquement aux questions de lapauvre femme, qui s’inquiétait de le voir si peu en train.

– Tu sais que j’ai rencontré Linou,aujourd’hui, fit-elle.

– Vraiment ?

– Oui, en revenant du lavoir… Et elle m’a mêmeappris qu’elle allait s’absenter pour quelques jours.

Jean sursauta.

– Où va-t-elle ? demanda-t-ilvivement.

– À Villefranche, voir la sœur de Rose, quiest malade, au couvent de la Sainte-Famille.

– Mais vous êtes sûre que c’est pour peu detemps qu’elle part ?

– Puisqu’elle me l’a dit !… Elle ne peuts’absenter longtemps ; sa mère n’est pas encore bienvaillante…

Et quand vous a-t-elle dit qu’ellepartait ?

– Demain matin… On l’accompagne jusqu’aucourrier de Saint–Amans… Mais voyons, Jeantou, qu’as-tu ? Tut’agites comme si tu avais la fièvre… En quoi cette nouvellepeut-elle te tourmenter ?

– Je ne sais pas, mère, mais elle m’affligetout de même ; il me semble qu’un danger est sur moi.

– Un danger ?

– Hé oui, un danger… Je ne peux m’expliquerplus clairement encore… Bientôt, peut-être… C’est comme quand unorage menace : on ne sait pas s’il tombera, ni où iltombera…

Il se dressa, ouvrit la porte, respiralonguement.

– J’ai besoin de prendre l’air ; jereviendrai bientôt ; couchez-vous maman.

– Jean, où vas-tu ?

– Je vais revenir, vous dis-je, mère… N’ayezdonc pas peur pour moi…

Il s’élança dehors, et, naturellement, aprèsquelques hésitions il descendit vers le moulin. Qu’allait-ilchercher ? Tout le monde y dormait sans doute… Il contourna lagrange, s’arrêta un instant devant la façade de la maison, près dela fontaine qui gazouillait dans l’ombre ; enfin derrière lefour, il enjamba la haie et se trouva dans le jardin, sous lafenêtre de la chambre d’Aline, au pied du grand poirier dont letronc n’est qu’à un pas de la muraille et dont la frondaisondépasse les toitures et frôle les volets.

Le chien se mit à aboyer furieusement àl’intérieur. La fenêtre s’ouvrit, et une vague silhouette s’yencadra ; mais, la nuit étant sans lune, l’amoureux ne putdiscerner les traits de sa petite amie ; son cœur disait quec’était elle. Peut-être, s’il avait su que les Terral étaient àl’auberge, se serait-il risqué à appeler la jeune fille, et à luidire des paroles d’adieu ; il se contenta de tousserlégèrement ; et, comme les aboiements redoublaient, la croiséese referma, et Jean s’éloigna, le cœur affreusement serré, tandisqu’un rossignol commençait, dans la haie du jardin, sa cantilèneenamourée…

Linou, sa mère couchée, s’était mise à prier,demandant à Dieu, une fois encore, de la soutenir dans la dureépreuve qui l’attendait. Les aboiements du chien la tirèrent uninstant de son oraison. Elle alla à la fenêtre, se pencha un peu.Un instinct l’avertissait que quelqu’un était là dans l’ombre, et yvenait pour elle. Quand elle entendit tousser, elle ne douta pasque ce ne fût Jean ; mais, craignant de le voir se risquer àgrimper sur l’arbre pour s’approcher d’elle, elle referma vivementla croisée, et se remit à prier, longtemps, longtemps…

Elle se coucha enfin, de peur qu’une veilletrop prolongée ne lui ôtât ses forces pour le lendemain. Le sommeilla prit, un sommeil de cauchemar, traversé d’images et de figuresdéformées… Dédoublée, elle voyait une Linou marcher à grands passur une route longue et poudreuse, sans jamais se retourner ;elle l’appelait, voulait courir pour la rattraper ; mais sesjambes refusaient de se mouvoir, sa voix mourait dans songosier…

Brusquement, le coq chanta, et la jeune fillese leva et s’habilla rondement ; elle était prête quand sonpère – toujours le premier debout dans la maison – vint l’appeler,la croyant encore endormie. Elle alla embrasser sa mère dans sonlit, la suppliant de rester couchée. Mais Rose ne voulut rienentendre ; quand son fils aîné, jadis, partait pour lecollège, à la Toussaint ou à Pâques, elle n’eût jamais permisqu’une autre lui préparât le déjeuner, lui adressât les dernièresrecommandations, et l’accompagnât soit jusqu’à la croix de LaGrange, au sortir de La Capelle, soit, au moins, quand ses forceseurent diminué, jusqu’au milieu de la côte de la Griffoule.

L’oncle Joseph fut vite prêt aussi. Et dans lepetit jour qui blanchissait les vitres, devant le feu flambantclair, tous les quatre, – Cadet seul dormait encore, – ils firentla prière en commun. Plusieurs fois, la voix de la jeune filletrembla un peu, mouillée de larmes refoulées ; mais personne,sauf, peut-être sa mère, pour qui tout départ d’un des siens étaitune torture, ne se douta des efforts inouïs qu’elle faisait pour nepas éclater.

À table, par exemple, sauf un peu de bouillonet un doigt de vin, il lui fut impossible de rien avaler. Ah !nous les avons tous connues, étant enfants, ces affres de l’adieu,cette étreinte d’une main invisible qui vous serre à la fois lecœur et la gorge ; cette envie furieuse qui vous prend, parinstants, de crier, de se rouler par terre, de s’accrocher auxobjets familiers, au pied de la table ou à la poignée de la porte…Et ces gros chagrins n’avaient, cependant, pour cause que laperspective de quelques mois à passer à la pension ; tandisque, pour Aline, c’était un départ qu’elle jugeait devoir être sansretour…

Elle remonta embrasser Cadet, qui dormaittoujours. Il grogna qu’on ne l’eût pas réveillé plus tôt ; ilvoulait se lever et accompagner sa sœur jusqu’à Saint-Amans, plusloin même. Linou le retint, le cajola :

– Non, mon cher Cadet, non ; resteici : notre père a besoin de toi, et mon parrain suffira bienpour me conduire jusqu’à la diligence… Adieu, frérot, sois bon pourmaman ; si elle retombait malade, tu irais vite chercher laSœur Saint-Cyprien et le docteur Bernad…, et tu m’écrirais…

– Mais tu reviendras dans une semaine, aumoins ? Linou détourna la tête pour cacher une larme.

– Quand on va voir un malade, répondit-elleévasivement, on ne sait pas au juste quel jour il sera sur pied…J’espère que notre tante sera vite rétablie…

– Pas d’histoires ! fit rudement Cadet…Si tu n’es pas ici mardi prochain, c’est moi qui irai te chercher…Ta place est à la maison, près de ta mère, et pas chez les nonnes…Adieu, Linou, et reviens promptement…

Elle redescendit, chancelante, essuya ses yeuxdans l’escalier. Il faisait grand jour ; au-dessus du« puech » de La Gravasse, quelques rougeurs annonçaientle lever du soleil.

– Es-tu prête, Aline ? fit l’oncleJoseph, qui avait passé à l’épaule son havresac pleind’outils : ciseaux, tarières, rabot, plus une scie tournanteattachée par-dessus, en travers.

– Oui, parrain, répondit la pauvre petite, ensaisissant d’une main fiévreuse le léger paquet de hardes qu’elleemportait.

– C’est tout ton bagage ? fit Terral,surpris.

– Cela suffira bien, papa ; je ne vaispas à une noce, ajouta-t-elle en essayant de sourire.

Elle embrassa la servante Rosalie, une bravefille qui pleurait à chaudes larmes, sans pourtant rien soupçonnerdu secret de sa jeune maîtresse. Terral ouvrit la porte donnant surla scierie ; tous sortirent, – Linou la dernière, car elleavait voulu envelopper d’un suprême regard cette vieille salleenfumée qui gardait tant de sa vie, ce foyer où dansait la flammejoyeuse et devant lequel la chatte noire, assise, mais le dos auxtisons, semblait de ses yeux d’or grands ouverts, demander pourquoicet exode matinal ; la lourde table où sa place resterait videdésormais ; certain petit lit, simple trou triangulaire sousun escalier, et dans lequel elle avait longtemps dormi à côté de sasœur ; enfin, la pendule, la vieille pendule qui lui avaitcompté tant d’heures claires pour quelques heures sombres, et dontle balancier continuait son tic tac, comme si rien, après le départde l’enfant, n’allait être changé dans l’ancestrale demeure.

Elle franchit enfin le seuil, en faisant ungrand signe de croix sur la porte qu’elle n’ouvrirait sans douteplus.

Son père venait de mettre en branle la scie,qui dansait joyeuse, en mordant sur un tronc de hêtre. Oui, la vieallait continuer, et le travail, et c’était, à la fois, triste etconsolant.

Aline rejoignit sa mère, son père et sonparrain, au bout de la chaussée, sous le grand peuplier dont lepied baignait dans l’étang, et dont la cime, déjà parée de feuillesfrissonnantes, se dorait de soleil levant.

C’était là l’endroit du suprême adieu et dusuprême effort. Rose voulait monter la côte ; on l’en empêcha.Linou embrassa rapidement son père qui, lui, ne pleurait jamais… Samère fondait en larmes, lui adressait ses recommandations : nepas marcher trop vite, ne pas prendre froid dans la voiture, diremille choses affectueuses à sa tante, la ramener avec elle sic’était possible, écrire dès l’arrivée à Villefranche…

– Oui, maman ; oui, maman, répondaittoujours Linou, qui, à son tour, lui recommandait… ce qu’onrecommande à sa mère quand on la quitte : se bien soigner…, nepas se chagriner…, ne pas retomber malade…, éternelles et sublimesbanalités !

– Adieu, maman !

– Adieu, ma petite !… Reviensbientôt !…

Et l’étreinte fut si forte, si vibrante, et,malgré le vouloir de l’enfant, si prolongée, que la mère se sentittraversée d’un pressentiment affreux, et qu’une fois ses brasdénoués et retombés le long de son corps, elle resta là, un bonmoment, à regarder s’en aller, sous les chênes et sous les houx dela Griffoule, l’enfant qu’un instinct secret lui disait qu’elle neverrait plus.

Le chien Milord, qui croyait qu’on l’emmenait,s’était élancé en avant, la queue en panache, gambadant,frétillant, riant, – car les chiens rient, – et revenant sur sespas pour se cabrer contre son maître ou contre Linou et leur lécherfurtivement la figure. Il fallut lui enjoindre brutalement deregagner le logis ; alors, stupéfait, son bon regard braquéavec reproche sur ceux qui partaient sans lui, il demeurait, luiaussi, immobile et suppliant. Enfin, tout penaud, il rejoignitRose, qui le caressa de la main ; et tous deux, dans unetristesse infinie, ils redescendirent, et rentrèrent dans lamaison, pour tous deux à présent déserte.

En haut de la montée, Linou se retourna encoreune fois : elle ne vit plus sa mère. L’étang, sous le soleillevant, exhalait une fine buée blanche sur laquelle tranchait lafumée bleue montant du toit paternel, haleine tiède et légère dufoyer, dernier adieu de ce qui reste à ceux qui s’en vont.

Chapitre 3

 

L’oncle et la nièce, ne voulant pas traverserle village, le contournèrent par la droite, en s’engageant dans lechemin creux dit de la Garenne, qui passe à peine à cent pas duVignal. Joseph marchait devant ; Linou suivait, pleurantdoucement et essuyant ses yeux, qui s’emplissaient de nouveau. Aupremier coude du chemin, elle entrevit le cimetière, sur sa gauche,à l’ombre de l’église. Elle se signa et donna une pensée aux morts.Au détour suivant, elle s’approcha du mur moussu à hauteur d’appui,par-dessus lequel elle savait qu’elle apercevait la maisonnette desGarric. Mais, au même instant, de l’autre côté du mur, dans le pré,arrivait courant Jeantou, qui, depuis avant l’aube, guettait ledépart de son amie. Un double cri :

– Jean !

– Linou !

L’oncle se retourna, surpris.

– C’est toi, farinel ?… Que fais-tu parlà ?

Jean, un peu confus, un peu essoufflé aussi,balbutiait… Il était venu chercher quelques effets, avait appris desa mère le départ de Linou pour Villefranche, et avait voulu, avantde retourner aux Anguilles, lui souhaiter un bon voyage.

Linou n’avait certes point prévu pareillerencontre ; mais il était écrit qu’aucun déchirement ne luiserait épargné. Il lui fallait maintenant mentir à son ami, commeelle avait, en somme, menti à ses parents, et refouler encore lespleurs qu’elle avait espéré pouvoir enfin laisser couler librement,son parrain n’y voyant que l’attendrissement naturel d’une enfantqui, pour la première fois, quitte sa mère.

– C’est bien aimable à toi, Jeantou, réponditavec effort la jeune fille de t’être levé si matin pour me direadieu… Merci !

Il eût voulu répondre :

– Levé matin ? Je n’ai pas dormi ;j’ai été rôder sous ta fenêtre ; puis, j’ai écouté, depuis lechant du coq, les premiers pas qui sonneraient sur le chemin…

Mais la présence d’un tiers, quoique ce tiersfût son grand ami, l’intimidait ; il garda le silence.

– Et ton maître, fit Joseph, est-il redevenuassez matinal pour lever la vanne du moulin en tonabsence ?

– Ma foi, répondit Jean, pour une fois, l’eaum’attendra dans l’écluse, ou, tout au moins, les clients devant laporte… Vous allez à Saint-Amans, sans doute ; je vais avecvous jusqu’à Saint-Amans.

– Oh ! voyons, Jean, observa gravementLinou, ce n’est pas raisonnable… Toi, si consciencieuxd’habitude…

Le jeune homme hésitait ; mais l’oncleJoseph, qui, une fois au travail, faisait scrupuleusement sa tâche,estimait que, de temps à autre, pour chasser ou pêcher, ou même paramour de la camaraderie, une demi-journée perdue ne tirait pas àconséquence. Il fit donc bon accueil à l’offre de Garric, et semontra enchanté de faire route avec lui.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, je t’indiquerai desraccourcis pour le retour qui te permettront d’être à La Garde àdix heures, au plus tard.

Ils cheminèrent donc ensemble, tantôt les deuxhommes devant et la jeune fille à quelque pas, triste et pensive,et s’efforçant de ne plus pleurer : tantôt Jean revenant verselle pour s’emparer de son paquet, ou lui tendre la main au passaged’un ruisseau, ou écarter les branches des noisetiers et des houxdans les sentiers trop étroits. Mais il n’osait pas lui parlerd’amour ; et elle, le cœur serré, restait muette, tremblanttoujours de laisser échapper son grand secret.

Ces pays du Ségala, à fin d’avril, sont unefête pour les yeux, pour l’oreille et pour le cœur. Sur lescollines et sur les plateaux les seigles, tous semés à l’automne,sont déjà hauts et ondulent sous la brise, laissant s’essorer desmilliers d’alouettes qui montent en trillant vers l’azur. Les boiset les bouquets de hêtres ouvrent leurs feuilles d’un vert tendreet léger ; les premières sont apparues dans quelque combe bienabritée, si menues d’abord qu’elles ne masquent pas les merisiersfleuris dont elles ne font qu’aviver la blancheur. Puis elles sedéplient, s’étendent, escaladent les sommets, déferlent sur lespentes voisines. Les chênes, plus tardifs, saupoudrent à peined’émeraudes leurs rameaux robustes, tandis qu’entre leurs troncsgrisâtres on voit encore les taillis avec les feuilles rousses del’hiver et les houx d’un vert cru et comme vernissé.

Au-dessous des bois, sur les ruisseaux clairset chantants où fuient les truites, les aulnes et les saulesdessinent des méandres, où l’or des châtons velus se marie au vertrougeâtre des premières feuilles.

Les prés, fauves encore sur les pentes élevéesmais verdoyants déjà autour des sources, font briller comme unréseau d’argent leurs rigoles d’irrigation pleines jusqu’au bord,et leurs petits déversoirs changés en éventails de pierreries. Lesanémones, les primevères et les renoncules d’or y poussent parjonchées.

Autour des fermes et des mas, tranchant sur levert sombre et immuable des « griffoules », les prunierset les poiriers en fleur bruissent d’abeilles et d’oiseaux. Dansles petits chemins on enjambe des ruisselets qui bavardent sur legravier, ou l’on marche sur des gazons semés de pâquerettes etbordés de pervenches.

Et, au-dessus de toutes ces merveilles de vieet de fraîcheur, un ciel tout neuf, récemment lavé, d’un bleutendre et profond, traversé par moments de nuages ouatés qui s’envont à la dérive, sans hâte et sans but. Quand on passe d’un vallonà l’autre, et qu’arrivé sur la colline qui divise les eaux ons’arrête pour souffler un peu, et pour admirer aussi, le regardplonge dans un horizon immense qui s’étend d’un côté jusqu’auxCévennes sombres et aux monts de Lacaune qui les continuent ;de l’autre, jusqu’aux Pyrénées où le Canigou étincelle, tandis que,plus à l’ouest, s’étendent les riches plateaux et leschâtaigneraies de Ceignac et du Calmontois, et qu’au nord seprofile le clocher de Rodez, haut de trois cents pieds, ajourécomme une dentelle, et surmonté d’une vierge dorée qui flamboiecomme un phare.

Ah ! l’admirable matinée pour un voyaged’amoureux, sous l’œil indulgent d’un parrain tendre et gai, siAline et Jean avaient eu le cœur libre d’en goûter la fraîcheur etle charme ! Mais l’une avait le sien déchiré par cetteprolongation inattendue d’une affreuse lutte, et l’autre était,nous l’avons vu, en proie à une inquiétude vague, à de confuspressentiments, depuis la scène avec Pierril, la lettre de Mion, etl’envoi de celle de M. le curé de La Garde au frère aîné deLinou. Il avait beau se rappeler dans quelles conditions il avaitsuccombé aux avances provocantes d’une effrontée, essayer de serassurer en pensant que celle-ci ne le nommait même pas dans salettre, quelque chose comme un remords grandissait chaque jour enlui ; l’appréhension d’un châtiment le hantait et lui gâtaitle bonheur de marcher à côté de celle qu’il aimait toujours,d’effleurer son épaule ou sa main dans les chemins étroits, ou mêmede l’arrêter pour détacher du bas de sa robe une griffe d’églantierou de ronce qui l’avait happée au passage. Aussi, le renouveauavait beau verdir les bois, fleurir les haies et les gazons, fairechanter les alouettes, les pinsons et les merles, répandre sur lacampagne enamourée toutes les joies de la résurrection, les deuxjeunes gens allaient, quasi silencieux, et ne répondant que parcondescendance aux phrases admiratives de l’oncle Joseph, le seuldes trois qui jouît pleinement de cette féerie printanière. Detemps à autre, il se retournait pour montrer une perspective, uncoin de bois, un chêne ou un châtaignier vénérable tout surpris detrouver chez sa nièce et chez Jean un si faible écho à sonenthousiasme de poète agreste et inédit.

– En voilà des amoureux ! bougonnait-il àmi-voix dans sa moustache grise ; même au mois de mai, ils nedégèlent pas…

Et il reprenait sa marche en éclaireur,quittant même parfois le chemin pour sauter dans une friche ou dansun pré et prendre des raccourcis dont il détournait sa nièce, sousprétexte qu’elle y laisserait ses souliers, ou y tremperait sesjupes, en réalité pour donner aux jeunes gens toute liberté deparler de leurs sentiments et de leurs projets. Hélas ! ilignorait le secret de l’un et de l’autre, et la peine qui leurserrait le cœur et les lèvres ; et il ne voyait que gaucherieou timidité dans une réserve qui le déroutait.

Cependant, on passait mas et hameaux,ruisseaux et bois, et de maigres plateaux sans arbres, privésencore de l’or des genêts et de la pourpre des bruyères, maisanimés par les sonnailles des troupeaux, les chants des bergers,des laboureurs et de mille oiselets.

Avant de franchir la vallée étroite etprofonde du Céor, ils s’arrêtèrent un instant pour permettre à lajeune fille de souffler, à un carrefour de chemins que domine unetrès ancienne croix de pierre, toute vêtue de mousses et delichens. Linou s’assit sur le piédestal, un bloc de granit nontaillé. L’oncle Joseph commençait une histoire, une légende plutôt,qui se rapportait à ce carrefour, lorsque le clocher deSaint-Amans, dressé en face, de l’autre côté du ravin, lança degais appels pour un baptême sans doute, ou pour un mariage. Cescarillons ne différaient guère de ceux des cloches de LaCapelle-des-Bois. Aussi, Linou porta-t-elle la main à son cœur etparut-elle près de défaillir. Jeantou s’empressa auprèsd’elle ; mais elle se releva au prix d’un effort héroïque,répondit que le soleil l’avait seulement un peu étourdie, etdemanda qu’on se remît en route : elle avait hâte d’en finir,d’obéir à l’appel des cloches et aussi, peut-être, d’une petitealouette qui montait de la friche, au-dessus de la croix, et dontle chant, de l’azur, semblait lui dire, comme autrefois dans le préde l’étang :

– Arrive ! Arrive !Arrive !

Ils descendirent donc encore une pente,gravirent encore une montée – la dernière – et s’arrêtèrent à deuxcents pas du village, à la croisée de trois routes, devant uneauberge de rouliers, près d’un vaste tilleul connu de tout le payset sous lequel s’abritent de la pluie les processions des paroissesqui viennent demander à Saint-Amans du soleil, et du soleil cellesqui viennent implorer de la pluie.

L’oncle Joseph essayait de cacher son émotion– car il était ému sans trop s’expliquer pourquoi – pard’intarissables plaisanteries sur les gens de Saint-Amans, sur lesmiracles qui s’y étaient accomplis, sur la diligence et l’attelagede rosses du père Carrière, – le conducteur, – dont on apercevaitdéjà, sur les lacets de la route qui monte du Céor, l’équipageantique, grinçant et cahotant, et dont on entendait le fouet et lesjurons ; les bons mots et le rire, un peu forcé, du cherparrain demeuraient sans écho. Il aurait voulu entrer à l’auberge,espérant que quelques verres de vin rendraient un peu de gaieté aumoins à son jeune compagnon ; mais l’attelage débouchait surle plateau où se dressent l’église, le clocher et le presbytère deSaint-Amans, et la voiture avait déjà du retard.

En voyant trois personnes plantées au bord dela route, le vieux Carrière ouvrit tout grands ses yeuxembroussaillés sous la visière de la casquette en peau de loupqu’il portait en toute saison ; mais il fit la grimace quandil apprit de l’oncle Joseph qu’Aline seule montait dans sacarriole, – dans son « corbillard », avait dit, end’autres circonstances, l’incorrigible railleur.

– Alors, vous êtes venus deux pour accompagnercette jeune perdrix ? interrogea-t-il de sa grosse voixenrouée par l’eau-de-vie, la fumée de la pipe et les brouillards duViaur ; faut-il que vous soyez désœuvrés, dans votrecontrée !… Ça ne fait rien ; on vous la soignera quandmême, cette « menue »… Où faudra-t-il la descendre ?À Rodez ?

– À la Primaube, fit Joseph. Là, vous larecommanderez au courrier de Villefranche. Il vous la rendra, danshuit jours, et vous me la ramènerez ici.

– Entendu, farinel de mon cœur… Tu apporteras,en venant l’attendre, quelques belles truites, tu sais…, de cellesqui ont le dos noir piqueté de rouge, et tu diras à la mèreAngélique, là, à côté (il montrait l’auberge du manche de sonfouet), de les bien faire nager dans sa poêle, avec du persilautour… Je payerai l’apprêt, et, si je n’offre pas la goutteaujourd’hui, c’est que nous sommes déjà en retard et que lereceveur de la poste va bramer comme l’âne de Pomarède… Hardi,mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Linou et l’invitant àse hisser dans la guimbarde poudreuse et disloquée qu’il appelaitsa diligence.

Linou, se raidissant pour ne pas pleurer,serra la main à Jean, qui n’osa pas l’embrasser devant le monde.Comme elle s’approchait de son parrain, celui-ci tira de songousset deux écus de cinq francs et voulut les lui glisser dans lamain, disant à mi-voix :

– Terral n’a pas été, sans doute, bien largeavec toi… On ne voyage pas sans quelque argent de poche ; quisait ce qui peut arriver en route ?…

Et, comme l’enfant refusait, assurant que sabourse était suffisamment garnie.

– Eh bien ! fit-il plus bas, et de façonà n’être pas entendu de Carrière, tu les donneras à ta tante, afinqu’elle fasse un peu prier pour moi, si je mourais tout à coup…

Et, s’efforçant de rire pour corriger le sensde ces paroles :

– Je les boirais, dimanche, d’ailleurs, si tune les prenais pas… Elle accepta ; puis, lui jetant les brasau cou, éclata en sanglots.

– Oh ! mon parrain ! monparrain !… fit-elle.

Et ce mot contenait un infini de tendresse etde déchirement. Il en fut tout interloqué, et il ouvrait la bouchepour réconforter sa nièce ; mais celle-ci s’était déjàarrachée de ses bras et avait grimpé dans la voiture. La portièrese referma. Carrière escalada son siège, fit claquer son fouet, etlança deux ou trois jurons ; et ses pauvres rosses reprirentpéniblement leur petit trot. Aline agita son mouchoir.

– Adieu, parrain ! Adieu,Jeantou !

– Au revoir, Linou !

– À bientôt ! répondirent Garric etl’oncle Joseph.

Et ils regardèrent la patache s’éloigner,décroître, n’offrant bientôt plus à l’œil, entre les deux haiesfleuries et sous le ciel bleu, qu’une espèce d’écran jaunâtre,percé d’un trou carré où s’encadrait un jeune visage, et plus bas,entre les roues en fuite, une bizarre danse de pieds de chevauxboitillant et entrechoquant leurs fers dans la poussière de laroute.

Un coude du chemin la leur déroba.

Chapitre 4

 

Ils s’entre-regardèrent un moment sans riendire, très émus tous deux, l’un pour des raisons déjà exposées,l’autre par le contrecoup de l’émotion inexplicable qu’il avaitconstatée chez sa filleule.

– Allons, dit enfin Joseph, nous n’avons plusrien à faire ici… Le soleil monte, et l’ouvrage nous attend tousdeux. Retournons… Nous boirons un coup, au bas de la côte, chez leTeinturier, puis nous tirerons chacun de notre côté.

Et, tristement, ils revinrent sur leurs pas.Mais, à peine reprenaient-ils la descente vers le Céor, qu’ilsvirent venir vers eux, grimpant en hâte le chemin escarpé, suant etsoufflant, son chapeau dans une main et sa canne dans l’autre, unprêtre que Garric reconnut, tout le premier.

– Monsieur le curé de La Garde !s’écria-t-il.

– Que dis-tu ? fit Joseph… Paspossible !… Mais si, c’est bien lui… Où courez-vous donc sivite, monsieur le curé ?

L’abbé Reynès leva les yeux, reconnut ses deuxamis, et s’arrêta net, le geste las et découragé. Il souffla uninstant, puis, avec effort :

– Je courais après vous… Et j’arrive troptard.

– Trop tard, en effet, fit Joseph, si c’étaitpour donner quelque commission à ma nièce, qui part pourVillefranche.

– Trop tard pour l’empêcher de partir, monpauvre Joseph.

– L’empêcher de partir ?…

– Essayer, tout au moins.

– Ah çà ! que voulez-vous dire ? Mafilleule a reçu une lettre de sa tante la religieuse, qui lui ditqu’elle est souffrante et qu’elle désire l’avoir quelques joursauprès d’elle… Pourquoi l’auriez-vous empêchée ?…

– Voilà bien ce que je craignais, ajouta leprêtre en remettant son chapeau et en frappant de sa canne sur lechemin. La chère petite a eu jusqu’au bout le courage – ou lafaiblesse – de cacher son secret, et de laisser croire qu’ellen’allait que visiter une malade…

L’oncle Joseph regarda Jean comme pour leprendre à témoin de ce que ces paroles avaient d’incompréhensible.Garric, stupéfait aussi, restait bras pendants et bouche bée.

– Voyons, voyons, monsieur le curé, repritJoseph, il y en a un de nous qui a reçu un coup de soleil sur lanuque et qui bat un peu la campagne.

– Plût à Dieu, mon pauvre ami ! Mais noussommes bien tous dans notre bon sens, et je ne parle que tropclair. Votre nièce s’en va avec l’intention de se fairereligieuse.

Un double cri partit à la fois de la gorge deJoseph et de Jean :

– Linou ?

– Religieuse ?

– Oui, mes amis. Voici la lettre d’elle qui mel’apprend… Je l’ai reçue, il y deux heures ; j’ai couru tantque j’ai pu… Il m’aurait fallu des ailes.

Il avait entraîné ses deux interlocuteurs prèsde la haie, à l’ombre d’un pommier, et il commença à leur lire lalettre de la jeune fille.

Mais il n’était pas au milieu que Josephl’interrompait violemment :

– C’est de la folie, de la folie pure !Linou, elle, si attachée aux siens, et si franche, partie pour lecouvent sans en rien dire à personne, hypocritement etlâchement !… Mais on me l’aurait donc ensorcelée ?

– Il n’y a là aucune sorcellerie, Joseph. Lapauvre petite savait bien que si elle révélait son projet à sesparents…

– Elle le cache à ses parents, et elle vous leconfie à vous ?… Mais c’est vous, alors, qui lui avez dictécette lettre, monsieur le curé !… C’est vous qui avezendoctriné, enveloppé cette petite… C’est vous qui l’avezfanatisée… Ah ! les prêtres ! les prêtres !

– De grâce, mon ami, écoutez jusqu’aubout…

– J’en ai assez écouté ; j’y vois clair.Je vous dis que vous nous avez volé Aline, oui, volé ; il n’ypas d’autre mot…

Et, se retournant impétueusement vers Jean,qui s’était affalé sur une borne et restait là, atterré etgémissant :

– Es-tu sourd, ou imbécile ? As-tu malentendu, ou si tu n’as pas compris ? On nous prend ma nièce,ta promise, pour l’enfermer dans un couvent, et tu restes là,tranquille comme un saint de bois ?…

– Hélas ! que faire ? quefaire ? répondait le pauvre garçon.

Mais cours donc, nigaud, galope, prends lesraccourcis, rejoins la voiture…, arrête les chevaux…, jetteCarrière à bas, s’il résiste… Je te rejoindrai… Et nous verronsbien…

Garric s’était dressé et faisait mine des’élancer à la poursuite de la diligence.

– Jean ! fit le prêtre avec autorité, jete défends de faire pareille folie… Songez-vous au scandale quevous provoqueriez ? D’ailleurs, mon pauvre Garric, j’ai autrechose à t’apprendre, qui t’affligera aussi, et qui te prouvera que,de toute façon, Linou eût, sans doute, été perdue pour toi.

Le jeune homme, que Joseph essayaitd’entraîner, se dégagea, devint blême et fixa sur l’abbé Reynès unregard de désolation ; il avait deviné : ses craintes ausujet de Mion étaient devenues une certitude. Il se laissa retombersur la borne et pleura silencieusement.

Mais l’oncle Joseph, qui n’avait rien comprisaux dernières paroles du curé, continuait à secouer Garric, qu’iltraitait d’idiot et de poltron… Puis, le voltairien inconscient etillettré qu’il y avait en lui et qui, pour s’être frotté jadis àquelques bourgeois terriens ayant fait leurs études dans leschansons de Béranger et chanté La Parisienne en 1830, en avaitretenu le tour d’esprit et la phraséologie, se donna largementcarrière aux dépens du pauvre curé, ahuri :

– Vous, curé de La Garde, je ne vous aimeplus, je ne vous respecte plus, je ne vous estime plus… C’est vousqui êtes cause de tout… Vous ne valez pas mieux que vos confrères…Ah ! vous peuplez vos couvents de nos plus jolies filles, quevous arrachez à leurs parents et à leurs amoureux pour en faire depauvres recluses condamnées au désespoir ou à l’imbécillité.Attendez un peu ; laissez-nous refaire la République ;elle mettra bon ordre à ça, et saura vous régler votre compteaussi…

L’abbé laissa passer la giboulée, secontentant de répéter, de loin en loin :

– Joseph !… Voyons, Joseph, revenez àvous… Joseph n’écoutait rien… Il interpella une dernière foisGarric :

– Reste là si tu veux, et jusqu’à la fin dumonde, lui jeta-t-il dédaigneusement ; tu n’es qu’un amoureuxde carton ; tu n’as que du sang de rave dans les veines… Je mepasserai de toi… Je retourne à La Capelle raconter à Terrall’enlèvement de sa fille, oui, l’enlèvement… Nous verrons s’ill’approuve, lui, et ce qu’en pense aussi Cadet… J’espère qu’à noustrois, et dussions-nous mettre le feu au couvent, nous enramènerons cette pauvre innocente, que l’on a hypocritementdétournée de son véritable devoir…

Mais, cette fois, l’abbé n’y tint plus ;il se campa devant le furieux, et, résolument, lui saisissant lespoignets :

– Joseph, fit-il d’une voix forte,regardez-moi ! Regardez-moi donc !… Ai-je l’air d’untartufe ? d’un homme déloyal ?… Avez-vous jamais ouï direque j’aie porté la désunion dans les familles ?… Vous croyezque c’est moi qui ai conseillé à Linou d’entrer au couvent ?Quelle erreur !… Et pourquoi l’aurais-je fait ? Avez-vousoublié que j’étais d’accord avec vous pour lui faire épouser Jean,que voilà ?…

L’oncle Joseph se taisait. Le prêtrecontinua :

– J’ai quitté La Capelle depuis cinqans ; votre nièce n’était encore qu’une enfant… Depuis, jel’ai revue, de loin en loin, deux fois l’an peut-être, et toujoursdans sa famille, jamais au confessionnal, ni au presbytère… Je nesuis plus son directeur de conscience ; quand aurais-je puagir sur elle ?… La vérité, mon pauvre ami, – car je suis sûrque vous serez toujours mon ami, – la vérité, c’est qu’aussitôt quej’ai connu le projet de votre filleule, je l’ai combattu de monmieux, et que, je le répète, j’accourais pour le combattre encore…Voyons, Joseph, vous qui êtes intelligent, répondez à cettequestion : pourquoi serais-je là, si j’avais conseillé à cetteenfant d’entrer en religion ? Est-ce qu’aujourd’hui, enrecevant sa lettre, je ne serais pas resté chez moi à me réjouir dusuccès de mes efforts ?… Je ne suis venu que pour tâcherd’obtenir que la chère petite ajournât son départ, réfléchîtencore… Et je suis arrivé un quart d’heure trop tard. Voilà lavérité, toute la vérité, je vous l’affirme, Joseph… Et vous lesentez bien.

Il parlait avec un bel accent de franchise quiemportait la conviction. La figure de l’oncle Joseph s’étaitdétendue, sa bouche avait perdu son pli sarcastique ; son œilnoir s’était radouci et s’embuait un peu.

– Mais alors, fit-il, quand et commentavez-vous connu les intentions de ma filleule ?

– Le mois dernier, quand vous m’avez chargé,vous et Garric, d’aller lui demander si elle ne voulait paspardonner à celui-ci, lui rendre son affection, et lui promettre denouveau sa main… Elle m’a répondu qu’elle s’était promise àDieu.

– Hé ! il fallait aussitôt avertir sesparents…

– Afin d’occasionner une rechute, peut-être lamort de Rose, qui relevait à peine de maladie, de soulever lescolères de votre frère et de son fils… Et puis, j’espérais la fairerevenir encore sur sa détermination…

– Vous a-t-elle dit à quel moment et pourquoielle avait résolu de faire ce coup de tête ?

– Un coup de tête ? Vous traitez bienlégèrement, mon bon Joseph, un serment, un vœu prononcé devant lecrucifix, la nuit où votre belle-sœur faillit mourir !

– Quoi ! C’est alors ?…

– C’est alors, oui… La veille, le soir deNoël, la pauvre petite avait appris, par hasard que Jean l’avaittrompée…

– Ah ! je devine ! s’écria Garric,se rapprochant subitement ; oui, oui, je suis la cause detout…

– Le point de départ fut tel, en effet… Tupeux t’imaginer la douleur que la révélation de Pataud causa à uneâme aussi délicate et aussi aimante !… Là-dessus, Rose tombegravement malade… La pauvre enfant la croit perdue ; elle sejette aux pieds du Christ et lui offre sa vie pour sauver celle desa mère.

Joseph l’interrompit vivement.

– Mais des vœux faits dans ces conditions necomptent pas, vous le savez bien.

– Comment, ils ne comptent pas ? Mais si,mon vieil ami, ils comptent, et beaucoup même… Je ne dis pas quel’Église ne puisse pas en dégager…

– Hé ! c’est ce que je veux dire ;et c’est ce que vous deviez dire à Linou…

– Je lui ai dit tout ce que j’ai dû, j’ai faittout ce que j’ai pu… À un moment, j’ai cru avoir réussi. Au fond,Linou aimait toujours Jean, malgré sa faute ; elle eut deshésitations, puis un franc retour vers lui.

– C’est vrai, s’écria douloureusement le jeunehomme ; le jour des Rameaux, devant sa mère, elle m’avouaqu’elle m’aimait toujours.

– Seulement, son père, qui vous avait surprisensemble, intervint violemment pour lui signifier qu’il neconsentirait jamais à ce qu’elle t’épouse… Et, la nuit suivante, samère parut reprise de son mal ; nul doute, pour la pauvreenfant, que ce ne fût là une punition, tout au moins unavertissement suprême… Vous voyez comme tout s’est enchaîné…

– Oui, oui, fit douloureusement Jeantou ;par ma faute, monsieur le curé ; moi seul suis coupable, oncleJoseph ; seul, je devrais souffrir, et pas elle, ni vous.

– Oh ! tu souffres aussi, mon garçon,répliqua le prêtre ; et tu souffriras autrement encore ;il le faut bien : toute faute doit être expiée… Seulement,puisqu’elle se sacrifie, elle, la douce mignonne, elle qui n’a étéqu’imprudente, en une heure d’affolement, et pour sauver sa mère,une part de ses mérites te reviendra, si tu sais t’en montrerdigne… Elle fait ce qu’elle croit être son devoir ; es-tu bienrésolu à faire le tien ?

– Montrez-moi où il est, monsieur lecuré : pour n’être pas trop indigne de Linou, je m’efforceraide le remplir.

– Je te l’indiquerai tout à l’heure, enretournant à La Garde…

– Oh ! vous pouvez parler tout de suite,et devant Joseph… Il m’aimait, lui aussi, il me croyait un honnêtegarçon ; qu’il sache à l’instant combien je valaispeu !

– Soit, reprit le curé après une hésitation.Eh bien ! j’ai des nouvelles sérieuses de Mion. La malheureuseparaît bien être dans l’état que révélait sa lettre ; et ellesera bientôt sans place, peut-être, avec l’hôpital en perspective…Si tu m’en crois, Jean, tu partiras pour Montpellier, après ententeavec Pierril, et avec les instructions que je te donnerai.

Le pauvre farinel demeura atterré. Ils’attendait pourtant, depuis quelques jours, à de semblablesnouvelles ; mais, il essayait de se persuader qu’il rêvait,qu’il avait le cauchemar, que le réveil le délivrerait…Hélas !

Un moment, il resta campé au milieu du chemin,à se demander s’il n’allait pas courir à la poursuite de la voiturequi emportait Linou, quitte, l’ayant rattrapée, à se jeter sous lesroues pour en finir… L’abbé Reynès lut cette tentation dans leregard et dans les poings crispés du malheureux. Il alla vers lui,lui prit le bras.

– Viens, Jeantou, fit-il avec douceur etautorité.

– Je vous obéis, répondit enfin le jeunehomme, éclatant en sanglots.

– Et tu obéis à Aline, en m’obéissant, conclutle prêtre ; sa lettre, que j’achèverai de te lire, te leprouvera.

Durant toute cette scène, l’oncle Joseph étaitresté silencieux ; mais on sentait qu’une lutte sourde selivrait aussi en lui, avec des péripéties de révolte et derésignation.

L’abbé Reynès se retourna vers lui :

– Et vous, mon pauvre ami, vous allez, commesi de rien n’était, faire votre travail à Castaniers. Je monterai àLa Capelle, demain ou après-demain je vous le promets ; etj’annoncerai aux vôtres ce qu’il faut leur faire pressentir ;j’amortirai un peu le choc à la malheureuse mère. Elle est bonnechrétienne ; elle se résignera… Terral s’emportera bien unpeu, Cadet aussi ; mais il n’en sera que cela. Votre neveun’étant pas soldat, on le mariera, et on économisera la dot deLinou… C’est la vie, mon bon Joseph… Et le moulin de La Capellecontinuera à faire ses joyeux tic tac, comme par le passé.

– Sans doute, sans doute, soupirait le pauvreparrain… Mais moi, monsieur le curé, que voulez-vous que jedevienne sans ma filleule ?

– Si elle s’était mariée, mon ami, vous nel’auriez pas eue beaucoup plus avec vous… Vous bercerez, un jour,les enfants de votre neveu. Vous resterez un peu plus souvent – carvous avez mon âge et nous ne sommes plus jeunes – dans la maisonnatale, auprès de votre excellente belle-sœur, que vous défendrezparfois contre l’humeur autoritaire et emportée de son mari… Etvous serez bien aise, – si Linou persiste à se faire religieuse, cequi n’est pas encore absolument certain, car il y faut unapprentissage, un noviciat assez long ; et puis, il n’est pasdit non plus que Jean ramène de Montpellier la fille de Pierril, niqu’il l’épouse, quoique ce soit son devoir… Mais, enfin, si leschoses se passent ainsi, par la volonté de Dieu, vous serez bienaise, mon bon Joseph, de revoir, de loin en loin, la douce petitenonne, qui vous apportera un chapelet béni par le pape et quipriera, là-bas, pour que vous fassiez une bonne fin, et qu’ellepuisse vous retrouver là-haut, un jour.

Et l’oncle Joseph, résigné, ému et docilecomme un enfant, marchait à côté du prêtre, enbalbutiant :

– Vous avez une façon d’arranger les choses,vous autres !…

FIN

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