Categories: Romans

New York Tic Tac

New York Tic Tac

d’ O. Henry

LES CADEAUX INUTILES

Un dollar et quatre-vingt-sept cents. C’était tout. Là-dedans,il y avait soixante cents en petits sous. Des petits sous amassés un à un, arrachés péniblement, comme « sous du franc », à l’épicier, au boulanger, au boucher, réclamés âprement et le rouge au front – le rouge de la honte qui brûle les joues des pauvres lorsque de telles exigences risquent de les faire passer pour des pingres. Trois fois Della recompta. Un dollar et quatre-vingt-sept cents. Et c’était demain Noël…

Il n’y avait évidemment plus rien à faire après cela, qu’à s’étaler sur le petit lit métallique du ménage, et à sangloter. Della n’y manqua pas. Puis, selon l’invariable loi des choses humaines, les sanglots se réduisirent à d’humides reniflements de plus en plus espacés, et ceux-ci enfin cédèrent la place au sourire.

Tandis que la maîtresse de maison contribue ainsi à illustrer,par un exemple infinitésimal, mais intense, le principe évolutif de l’univers, jetons un coup d’œil sur son foyer. Un appartement meublé à huit dollars par semaine. L’un de ceux pour lesquels le mot « misère » n’a pas besoin d’être écrit sur la porte.

Dans le vestibule, en bas, il y a une boîte aux lettres, dans laquelle aucune lettre ne peut plus pénétrer depuis longtemps, et un bouton de sonnette électrique, dont aucun index humain n’est plus capable de faire jaillir le moindre son. Il y a aussi, à côté,une carte portant le nom de « Mr. James DillinghamYoung ».

À l’époque, déjà reculée, de la « grande prospérité »,durant laquelle le titulaire de ce glorieux nom jumelé gagnait destrente dollars par semaine, il faisait ronfler le Dillingham à tousles échos. Mais depuis que le revenu était tombé à vingt dollars,le premier équipier de ce tandem patronymique s’était tristementeffacé, si bien que c’est tout juste si l’on pouvait liremaintenant : James D… Young.

Quoi qu’il en soit, chaque fois que Mr. James D (illingham)Young rentrait chez lui, dans son appartement, il était toutbonnement appelé « Jim » par Mrs. James D (illingham)Young, que nous avons déjà présentée sous le nom de Della. Et Dellaembrassait tendrement Jim, qui le lui rendait avec impétuosité – cequi est parfait.

Della, ayant tari ses larmes, se mit à réparer, à petits coupsde houppette, les dégâts qu’elles avaient causés à son joli visage.Debout près de la fenêtre, elle jetait de temps en temps un coupd’œil distrait sur un vieux chat gris, qui cheminait lentement surla crête d’un vieux mur gris, de l’autre côté de la vieille maisongrise.

C’est demain le 25 décembre, et il ne lui reste qu’un dollar etquatre-vingt-sept cents pour acheter à Jim un cadeau de Noël !Pendant de longs mois, elle s’est efforcée d’économiser jusqu’audernier sou – et voilà le résultat ! On ne va pas loin avecvingt dollars par semaine. Les dépenses, comme il arrive presquetoujours, ont excédé ses prévisions… Un dollar et quatre-vingt-septcents pour acheter un cadeau à Jim ! Son Jim ! Que delongues heures elle avait amoureusement passées à chercher cequ’elle pourrait bien lui offrir de joli ! Quelquechose de vraiment beau, de rare, de précieux – quelque chose quel’on pût en somme considérer comme presque digne de l’honneurd’appartenir à Jim…

Sur la cloison, entre les deux fenêtres, se trouvait une petiteglace murale, d’une largeur si exactement calculée qu’une personnefort mince et agile pouvait à la rigueur, en observant son imagegrâce à une série de contorsions rapides autour d’un axe vertical,obtenir une approximation satisfaisante de son aspect extérieur.Della devait à sa sveltesse, autant qu’à une longue pratique,d’être passée maître en cet exercice.

Soudain elle se détourna de la fenêtre et se regarda intensémentdans la glace. Ses yeux luisaient d’un sombre éclat, mais enquelques secondes les couleurs avaient abandonné son frais visage.Rapidement elle dénoua sa longue chevelure et la laissa tomber àses pieds[1] .

Il faut vous dire qu’il y avait deux biens, pour ainsi dirematrimoniaux, dont les James Dillingham Young n’étaient pasmodérément fiers. L’un d’eux était constitué par la montre en or deJim, qui lui venait de son père, et même de son grand-père. Quant àl’autre, c’était la chevelure de Della. Si la reine de Sabaelle-même avait habité dans l’appartement en face, de l’autre côtéde la cour, Della eût un jour laissé pendre ses cheveux par lafenêtre, sous le prétexte de les sécher, dans le seul but de ternirl’éclat des pierres et des ors de Sa Majesté. Et si le roi Salomoneût été le concierge de la maison, avec tous ses trésors empilésdans la cave, Jim n’eût point manqué de sortir sa montre chaquefois qu’il fût passé devant la loge, rien que pour voir le vieuxSalomon se tirer la barbe de dépit.

Donc, les beaux cheveux de Della s’écroulèrent autour d’elle,comme une cascade d’eaux sombres et luisantes. De ses épaulespresque jusqu’à ses chevilles ils l’enveloppèrent d’un manteausouple et parfumé. Puis, d’un geste nerveux et rapide, elle lesreleva, les renoua. Pendant une minute, immobile, elle hésita,tandis qu’une larme glissait et s’écrasait sur le vieux tapisrouge.

Alors brusquement elle enfila sa vieille jaquette brune, mit sonvieux chapeau de feutre. Un instant encore elle s’arrête devant laglace… Allons ! Un vif demi-tour fait voltiger sesjupes ; elle ouvre la porte, prend son vol, le long de larampe, jusqu’à la rue, toujours avec cet éclat sombre dans lesyeux.

L’immeuble devant lequel elle s’arrête porte cetteenseigne :

MRS. SOFRONIE

CHEVEUX ET PERRUQUES EN TOUSGENRES

Della escalade un étage, et reprend son souffle avant de sonner.Une grosse femme, vaste, blême et rébarbative, vient ouvrir. Oui,c’est bien elle Mrs. Sofronie – malgré le violent contraste queforme son apparence avec le pseudonyme syracusain dont elle s’estaffublée.

« Voulez-vous acheter mes cheveux ? demande Della.

– Je suis négociante en tignasses, dit Sofronie. Ôtez votr’chapeau que j’jette un coup d’œil sur la vôtr’. »

De nouveau la cascade sombre et luisante se déroule.

« Vingt dollars, dit Sofronie, après avoir soupesé lamarchandise d’une main experte.

– Donnez, vite ! » fait Della.

Pendant les deux heures qui suivent, Della vogue, sur le charusé de la métaphore, dans un éther extatique. À la recherchedu cadeau pour son Jim, elle explore les magasins de laville.

Elle finit par le trouver. Celui-là, sans aucun doute aété fabriqué spécialement pour Jim, à l’exclusion de toute autrepersonne. Elle n’a rien vu de semblable dans aucune des dix-neufboutiques qu’elle a, dans sa course au trésor, bouleversées de fonden comble.

C’est une chaîne de montre en platine, sobre et classique,tirant, comme il se doit, toute sa valeur de sa précieusesubstance, plutôt que d’une ciselure outrageusement ouvragée. Ouivraiment, elle est digne de « La Montre ». Aussitôt queDella l’aperçoit, elle sent que la chose est faite pour Jim ;sobre et précieuse, comme lui.

« Vingt et un dollars, Madame. »

Elle s’enfuit, serrant son trésor – et les quatre-vingt-septcents qui lui restent. Avec une pareille chaîne de montre, Jimpourra désormais regarder l’heure en n’importe quelle société. Sisuperbe que fût la montre, il arrivait parfois à Jim de laconsulter en cachette, à cause de la vieille courroie de cuir quiservait de chaîne actuellement.

Quand Della fut arrivée chez elle, son exaltation cédagraduellement la place à la prudence et à la raison. Elle alluma legaz, extirpa ses fers à friser, et s’attaqua résolument à la tâcheurgente qui consistait à réparer les ravages causés par l’amour etla générosité. Une tâche généralement gigantesque, mes amis, – oui,une tâche presque toujours surhumaine.

En moins de quarante minutes, d’innombrables petites bouclesavaient couronné son chef, lui infusant ainsi une ressemblanceétonnante avec un petit garçon qui fait l’école buissonnière. Letravail accompli, Della l’inspecta longuement et attentivement dansla glace.

« Si Jim, dit-elle, ne me tue pas tout de suite quand ilm’aura vue comme ça il va me dire que j’ai l’air d’une danseuse demusic-hall. Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? – Qu’est-ceque je pouvais faire avec un dollar et quatre-vingt-septcents ? »

Sept heures. Le café est prêt, et la poêle à frire, déjà chaude,attend ses victimes quotidiennes, en l’occurrence descôtelettes.

Il n’est jamais arrivé à Jim d’arriver en retard. La chaîneprécieusement enchâssée dans sa petite paume légèrement fiévreuse,Della s’est assise au coin de la table, près de la porte d’entrée.Soudain elle entend son pas dans l’escalier, et pâlitbrusquement. Selon sa touchante habitude en maints cas plus oumoins critiques, elle fait une rapide prière, murmure :

« Mon Dieu ! Faites qu’il me trouve encorejolie !… »

La porte s’ouvre ; Jim entre et la referme. Il est mince etgrave. Pauvre vieux Jim ! Vingt-deux ans seulement, et déjàchargé de famille ! Son pardessus réclame d’urgence unpermutant ; quant aux gants, il y a longtemps qu’ils ont étéjugés superflus.

Jim fait trois pas, puis s’immobilise, pétrifié comme un chiende chasse au lapin à l’arrêt devant un sanglier. Ses yeux,démesurément béants, se fixent sur Della ; ils expriment unsentiment indéfinissable, qui la terrifie. Ce n’est pas de lacolère, ni de l’étonnement, ni du reproche, ni de l’horreur, nirien de ce qu’elle attend. Il se contente de la regarder fixement,de cet air étrange.

Della, culbutant sa chaise, se jette dans ses bras.

« Jim, mon chéri ! s’écrie-t-elle, ne me regarde pascomme ça ! J’ai fait couper mes cheveux et je les ai vendus,parce que je n’aurais jamais pu voir arriver Noël sans t’offrir uncadeau. Ils… ils repousseront… tu ne m’en veux pas, dis ? Jene pouvais pas faire autrement… Mes cheveux repoussent très, trèsvite… Dis-moi : “Joyeux Noël !” Jim, et soyonsheureux !… Oh ! Et tu ne sais pas quel joli – quelsuperbe cadeau j’ai acheté pour toi…

– Tu… tu as fait… couper tes cheveux ? demande Jimlaborieusement, comme s’il n’avait pas encore réussi à ingurgitercette nouvelle d’une palpable évidence, malgré des efforts mentauxdésespérés.

– Couper, oui ! dit Della. Et je les ai vendus. Est-ceque tu ne m’aimes pas autant comme ça, Jim ? Je suis tout demême ta Della sans mes cheveux, dis mon chéri ? »

Jim jette dans la chambre des regards égarés.

« Tu dis – que tes cheveux – sont partis ? fait-ild’un air presque idiot.

– Ne perds pas ton temps à les chercher, fait Della. Je terépète que je les ai vendus… C’est demain Noël, Jim… Ne sois pasfâché, c’est pour toi que je les ai sacrifiés. Peut-être,ajoute-t-elle avec un charmant sérieux, peut-être les cheveux de matête étaient-ils précieux, mais personne ne pourra jamais dire leprix de mon amour, Jim… Puis-je faire cuire lescôtelettes ? »

Brusquement Jim semble tiré de son mauvais rêve. Il étreint saDella. Détournons-nous discrètement durant les quelques secondesnécessaires à ces épanchements, dont aucune monnaie humaine ne peutestimer la valeur. Qu’importe, en de tels moments, le prix duloyer ? Huit dollars par semaine, ou un million par an, pournous ce sera la même chose, malgré tout ce que pourront dire lesmathématiciens et les railleurs.

Il y aura bientôt deux mille ans, les Rois Mages apportèrent auDivin Enfant, qui babillait dans la Crèche, des présents précieuxet peut-être… inutiles. Ce sont eux qui ont inventé l’art subtildes cadeaux de Noël. Et comme c’étaient des sages, leurs présentsfurent, sans nul doute, inspirés par la sagesse. Peut-être sont-cedes sages aussi, ces deux grands enfants qui, follement, sacri…Mais poursuivons.

De la poche de son pardessus élimé, Jim extirpe un paquet, qu’iljette sur la table.

« J’espère que tu n’as pas douté un instant de moi,Della ! dit-il. Il n’y a pas au monde de coupe de cheveux,d’ondulation ou même de shampooing qui puisse me faire aimer moinsma Della. Mais si tu veux bien ouvrir ce paquet, tu comprendraspourquoi je me suis montré un peu… désorienté quand je suis entrétout à l’heure. »

De ses doigts blancs et agiles, Della fébrilement arrache laficelle, déchire le papier, puis pousse un cri de joie extatique,suivi presque aussitôt, hélas ! d’une crise de larmes et desanglots, qui requiert l’application immédiate de tous les pouvoirsréconfortants du seigneur de la maison.

Car là, sous les yeux de Della, se trouve enfin « LePeigne » – le magnifique peigne qu’elle a si souvent admirédans une vitrine de Broadway. Le peigne en écaille véritable, bordéde pierreries, qu’elle a si longtemps convoité pour orner sachevelure. Un peigne qui coûtait cher, elle le savait ; sicher qu’elle n’avait jamais osé espérer, malgré son immense désir,le posséder un jour. Et voilà qu’il est devenu son bien, sa chose,au moment même où les belles tresses qu’il devait orner sonttombées sous les ciseaux sofroniens !

Silencieusement elle le presse contre son cœur. Puis elleréussit à sourire et, levant ses yeux encore pleins de larmes, elledit doucement :

« Mes cheveux poussent très, très vite, Jim… »

Et soudain Della fait un bond, comme un chat qui s’est brûlé lapatte, en criant : « Oh !… Oh !… » Jim n’apas encore vu le beau cadeau qu’elle vient d’acheter pourlui ! Vite, elle le lui tend dans sa petite paume ouverte. Leprécieux métal semble refléter soudain toute l’ardeur et la joiequi sont en elle.

« N’est-ce pas une merveille, Jim ? J’ai fouillé tousles magasins de la ville pour la trouver. Il faudra que tu regardesl’heure cent fois par jour maintenant. Donne-moi ta montre, que jevoie l’effet qu’elle va faire avec ça… »

Au lieu d’obéir, Jim s’écroule sur le lit, met ses mains sous latête et sourit.

« Della, dit-il d’un ton étrangement calme, laissons decôté pour le moment nos cadeaux de Noël. Ils sont trop précieuxpour que nous puissions nous en servir tout de suite. J’ai vendu lamontre afin de pouvoir acheter le peigne. Et maintenant, si tufaisais cuire les côtelettes ? »

… Peut-être, disais-je, sont-ce des sages aussi, ces deuxgrands enfants qui, follement, sacrifièrent l’un à l’autre les plusprécieux trésors de leur foyer. Peut-être furent-ils aussi sagesque les Rois Mages, avec leurs précieux cadeaux…inutiles ?

MAMMON ET LE PETIT ARCHER

Le vieil Anthony Rockwall, industriel retraité, etex-propriétaire du savon Rockwall-Eureka, jeta un regard par lafenêtre de sa bibliothèque et grimaça un sourire. Son voisin dedroite, dans la Cinquième Avenue, l’aristocratique club-man G. VanSchuylight Suffolk-Jones, venait de sortir et, tout en se dirigeantvers sa luxueuse automobile, avait comme d’habitude retroussé sesnarines d’un air dédaigneux à l’aspect des sculptures« Renaissance italienne » qui décoraient la façade dumanoir Eureka-Rockwall.

« Vieille momie ! grogna l’ex-roi du savon. Vieuxfainéant de bon à rien ! Le Musée de l’Eden ne va pas tarder àrécolter ce vieux Nesselrod pétrifié s’il ne fait pas attention.L’été prochain je ferai peindre cette maison en bleu, blanc, rougepour voir si ça lui fera lever son nez hollandais un peu plushaut ! »

Puis Anthony Rockwall, qui n’aimait pas se servir des sonnettes,se dirigea vers la porte de sa bibliothèque et gueula :« Mike ! » de la même voix dont il faisait autrefoistrembler le firmament au-dessus des prairies du Kansas, au risquede faire tomber des morceaux de plâtre du céleste Plafond.

« Dites à mon fils, ordonna Anthony au valet accouru, depasser me voir avant de sortir. »

Lorsque le jeune Rockwall entra dans la bibliothèque, lebonhomme laissa tomber le journal qu’il était en train de lire etcontempla son fils avec un sourire affectueux et bourru. Puis, ilfourragea d’une main sa rude tignasse de cheveux blancs tout enfaisant de l’autre main sauter ses clés dans sa poche.

« Richard, dit Anthony Rockwall, combien payes-tu le savondont tu te sers habituellement ? »

Richard était un grand garçon aux joues roses et imberbes, quin’avait quitté l’université que depuis six mois. La question de sonpère le fit tressaillir légèrement ; il n’avait pas encore eule temps de s’habituer aux brusques saillies du bonhomme, dont laconduite était souvent aussi surprenante que celle d’une jeunefille à sa première sortie dans le monde.

« Six dollars la douzaine, je crois, papa.

– Et tes complets ?

– Environ soixante dollars, en moyenne.

– Tu es un gentleman, affirma Anthony énergiquement. J’aientendu raconter que ces jeunes snobs de la “haute” payent leursavon vingt-quatre dollars la douzaine, et leurs complets plus decent dollars. Tu as autant d’argent qu’eux à dépenser, et pourtanttu persistes à te contenter d’articles de qualité moyenne et deprix modéré. Moi, je me sers du vieil Eureka, non seulement pourdes raisons sentimentales, mais parce que c’est vraiment le savonle plus pur qui ait jamais été fabriqué. Chaque fois que tu achètesun morceau de savon plus de vingt sous, on te fait payerl’étiquette et de sales parfums bon marché, au prix de lamarchandise. Mais six dollars la douzaine, ça peut aller pour unjeune homme de ta génération, de ta position et de ta condition. Jete l’ai déjà dit, tu es un gentleman. On prétend qu’il faut troisgénérations pour en faire un. Quelle blague ! L’argent vousfabrique ça en cinq sec, mon garçon. C’est grâce à lui que tu en esun. Dieu me savonne ! La chère vieille galette a presqueréussi à faire de moi aussi un gentleman ! Je suis devenu àpeu près aussi impoli, aussi désagréable et aussi mal élevé que cesdeux vieux Van-de-Krottenbick qui habitent de chaque côté de mamaison et qui ne peuvent pas dormir parce que je suis venu mefourrer entre eux deux !

– Il y a pourtant des choses que l’argent ne peut pasfaire, remarqua le jeune Rockwall d’un air plutôt sombre.

– Voyons ! Ne dis pas ça ! fit le vieil Anthonyd’un ton indigné. Je te parie que l’argent gagne à tous les coups,mon garçon. J’ai feuilleté toute l’encyclopédie depuis A jusqu’à Zpour tâcher d’y trouver quelque chose qu’on ne peut pas se procureravec de l’argent : le diable m’emporte si j’en ai découvertune seule, même à l’article “Incorruptible”. Je te dis que l’argentarrive toujours dix longueurs devant le reste du lot. Cite-moiquelque chose qu’on ne peut pas acheter avec de l’argent.

– Eh bien ! par exemple, répliqua le jeune Richardavec une certaine chaleur, l’argent ne suffit pas pour vous faireaccepter dans les sphères exclusives de la haute société.

– Ha ! Ha ! Vraiment ! tonitrua le championdu veau d’or. Dis-moi un peu où seraient aujourd’hui tes sphèresexclusives si le premier Astor ou Van-de-Putte qui a débarqué icin’avait pas eu l’argent pour payer son passage,hein ? »

Richard soupira.

« Et voilà où je voulais en venir, dit le bonhomme d’un tonun peu radouci. C’est pour ça que je t’ai fait prier de venir mevoir. Il y a quelque chose qui n’a pas l’air de gazer chez toi,fiston. Je m’en suis bien aperçu ; et ça dure depuis quinzejours. Allez ! Crache le morceau ! Tu sais que je peuxdisposer de trente-cinq millions en moins de vingt-quatre heures,sans compter les propriétés foncières. Si c’est ton foie qui ne vapas, tu n’as qu’à sauter dans le Rambler, il est sous pression dansla baie, et en deux jours tu es aux Bahamas.

– Pas trop mal deviné, papa. C’est presque ça.

– Ah ! fit Anthony en scrutant d’un regard perçant levisage du jeune homme. Comment s’appelle-t-elle ? »

Richard se mit à marcher de long en large dans la bibliothèque.Il y avait tant de camaraderie et de sympathie en ce fruste vieuxpapa, que le jeune homme se sentit enclin aux confidences.

« Pourquoi ne la demandes-tu pas carrément enmariage ? fit le vieil Anthony. Elle en sautera de joie. Tu esriche, beau garçon, et bien élevé par-dessus le marché ! Ettes mains sont propres, bien qu’il n’y ait pas de savon Eurekadessus. Il est vrai que tu as été au collège ; mais c’est unechose qu’elle pardonnera facilement.

– Je n’ai jamais trouvé l’occasion de lui parler, ditRichard.

– Crée-la, bon Dieu ! s’écria Anthony. Emmène-lapromener dans le parc, à pied, à cheval ou en voiture ! Va lachercher à la sortie de l’église ! Une occasion !Peuh !

– Tu ne connais pas le “moulin” mondain, papa. Elle estdans le courant qui le fait tourner. Tout ce qu’elle doit faire estprévu et fixé heure par heure, minute par minute, huit joursd’avance. Et, pourtant, si je ne peux pas la conquérir, cette villene sera plus jamais pour moi qu’un marécage fétide et sombre !Et je ne peux pas lui écrire ça, ce n’est pas des choses qu’onécrit !

– Tut tut ! dit le bonhomme. Tu ne vas pas me fairecroire qu’avec tout l’argent que je possède, tu n’es pas fichu depasser une heure ou deux en tête à tête avec cette jeunefille ?

– Hélas ! il est trop tard maintenant ! Elles’embarque après-demain à midi pour l’Europe, où elle doit resterdeux ans. Je dois la voir seule demain soir pendant quelquesminutes. Elle est à Larchmont aujourd’hui chez sa tante ; jene suis pas autorisé à l’y aller retrouver, mais l’on me permetd’aller l’attendre demain soir avec une voiture au train de huitheures trente, à la gare de Grand Central. De là nous descendronsBroadway à toute allure, jusqu’au Wallack où sa mère et des amisnous attendront dans le hall. Crois-tu qu’elle consentirait àécouter une déclaration dans ces circonstances, et en sept minutesencore ? Et quelles chances de plus aurai-je ensuite, authéâtre ou ailleurs ? Aucune ! Non, papa. C’est là une deces maudites fatalités que tout ton argent est incapable dedétourner. On ne peut pas acheter le temps comme du savon, pas mêmeune minute. Si l’on pouvait, les gens riches vivraient pluslongtemps. Il n’y a aucun espoir pour moi de pouvoir causer un peulonguement avec Miss Lantry avant son départ.

– Très bien, Richard, mon garçon, dit le vieil Anthonyjoyeusement. Tu peux aller à ton club maintenant. Je suis contentque ce ne soit pas ton foie. Mais n’oublie pas de brûler de tempsen temps quelques cierges en l’honneur du grand dieu Mazuma. Tu disque le temps ne s’achète pas avec de l’argent ? Oui, bienentendu, tu ne peux pas commander une douzaine de siècles payablesà domicile, livraison franco de port et d’emballage. N’empêche quej’ai parfois vu le Père Temps attraper de sérieuses ampoules quandil déambulait au milieu des mines d’or ! »

Ce soir-là, tante Ellen, une petite vieille aimable,sentimentale, ratatinée, farcie d’œillades et de soupirs, etparaissant écrasée par la fortune, entra chez son frère Anthony aumoment où celui-ci lisait son journal du soir, et se mit àdiscourir sur le thème immortel des infortunes amoureuses.

« Il m’a tout dit, fit Anthony en bâillant. Je l’ai informéque mon compte en banque était à sa disposition. Et alors il s’estmis à débiner l’argent, dit que l’argent était impuissant dans lecas en question ; que les règles, barrières, fils barbelés ouje ne sais quoi, de la “haute société” ne sauraient être enfoncésmême d’un centimètre par un attelage de millionnaires.

– Oh ! Anthony, soupira tante Ellen, tu te fais uneidée bien trop haute de l’argent. La fortune ne compte paslorsqu’une véritable affection est en jeu. L’amour esttout-puissant. Si seulement il avait parlé plus tôt ! Jamaiselle n’aurait refusé notre Richard ! Mais hélas ! jecrains qu’il ne soit trop tard maintenant. Il ne peut plus avoiraucune occasion de lui proposer… son cœur. Et tout ton or estimpuissant à donner le bonheur à ton fils ! »

Le lendemain soir à huit heures, tante Ellen prit dans unantique écrin tout mité, un vieil anneau d’or et l’offrit àRichard.

« Porte-le ce soir, mon neveu, pria-t-elle. C’est ta mèrequi me l’a donné. Elle prétendait qu’il portait bonne chance enamour. Et c’est elle qui me fit promettre de te le présenterlorsque tu aurais trouvé l’élue de ton cœur ! »

Le jeune Rockwall prit l’anneau révérencieusement et l’essayasur son petit doigt : il entrait à peine. Richard le mit dansla poche de son gilet, selon la tradition masculine. Puis, il fitavancer sa voiture.

À la gare, il cueillit Miss Lantry au milieu de la foule desvoyageurs exactement à huit heures trente-deux.

« Il ne faut pas faire attendre maman et nos amis,dit-elle.

– Au théâtre Wallack, et à toute vitesse ! »commanda loyalement Richard au chauffeur.

Ils avalèrent la Quarante-Deuxième Rue, puis tournèrent dansBroadway, et s’élancèrent dans cette artificielle Voie lactée,constellée d’astres électriques, qui commence aux douces prairiesdu crépuscule et finit aux coteaux rocailleux de l’aurore.

Au croisement de la Trente-Quatrième Rue, le jeune Richard, quilaissait pendre sa main droite par la fenêtre en jouantnégligemment avec l’anneau de la tante Ellen, frappa tout à coup àla vitre pour faire arrêter le chauffeur.

« Excusez-moi, dit-il à Miss Lantry, j’ai laissé tomber unebague. Elle me vient de ma mère, et je ne voudrais pas la perdre.J’en ai pour une minute. »

Et en effet, en moins de cinquante secondes il était de retoursur les coussins de la voiture.

Mais durant sa courte absence, un autobus d’une lignetransversale s’était arrêté juste devant eux. Le chauffeur essayade passer à gauche, mais il fut barré par un lourd camion. Unenouvelle tentative pour forcer le blocus par la droite futannihilée grâce à l’arrivée tout à fait inopportune d’un autocarvide. Pas moyen de reculer non plus maintenant : le chauffeurleva les bras au ciel en maugréant. Ils étaient bloqués au milieud’un inextricable embouteillage, qui, comme il arrive parfois dansla grande cité, semblait avoir arrêté tout d’un coup les battementsde son cœur.

« Pourquoi n’avancez-vous pas ? demanda Miss Lantryimpatiemment. Nous allons être en retard. »

Richard se souleva sur les coussins et regarda autour de lui. Ilaperçut un flot congestionné de voitures, de taxis, de camions,d’autobus qui couvraient entièrement le vaste carrefour deBroadway, au confluent de la Sixième Avenue et de laTrente-Quatrième Rue. Et de tous côtés il en arrivait d’autres, quise précipitaient à toute allure vers la mêlée dans un étourdissantfracas de trompes, de freins et d’imprécations. Toute lacirculation automobile de Manhattan semblait s’être concentrée ence maudit carrefour, où elle s’étranglait désespérément. De mémoired’homme on n’avait encore vu à New York un embouteillage aussiformidable.

« Je suis navré, dit Richard en se tournant vers MissLantry, mais il semble que nous sommes bien bloqués. Il y en a aumoins pour une heure avant que les agents puissent débrouiller cetécheveau de véhicules. Je vous demande pardon : c’est mafaute. Si je n’avais pas laissé tomber cette bague…

– Faites-la-moi voir, dit Miss Lantry. Puisqu’il n’y a rienà faire, après tout ça m’est égal. Je déteste lesthéâtres… »

À onze heures cette nuit-là, quelqu’un frappa légèrement à laporte de la chambre d’Anthony Rockwall.

« Entrez ! » hurla Anthony, qui, vêtu d’une robede chambre rouge, était en train de lire un récit palpitant depirateries romanesques à vingt-cinq sous le volume.

C’était tante Ellen radieuse, pareille à un vieil ange à cheveuxgris qui aurait été oublié sur la terre par erreur.

« Ils sont fiancés, Anthony, dit-elle d’une voix céleste.Elle a promis à notre Richard de l’épouser. Tandis qu’ils serendaient au théâtre, il y a eu un embouteillage, et leur voituren’a pas pu se dépêtrer avant deux bonnes heures. Anthony, monfrère ! Garde-toi de vanter désormais la puissance del’argent ! C’est un petit emblème du véritable amour, un petitanneau symbolisant une affection éternelle et pure de toutevénalité, qui a apporté le bonheur à notre Richard. Il lui échappadans la rue, et il sortit pour le ramasser. Et juste à ce moment-làse produisit l’embouteillage qui les empêcha de continuer leurroute. Alors il put tout à loisir parler à sa bien-aimée et laconquérir pendant tout le temps que la voiture resta bloquée.L’argent n’est que poussière comparé au véritable amour,Anthony !

– Parfait ! dit le vieil Anthony. Je suis ravi que lefiston ait fini par dégoter sa chérie. Je lui avais dit que je neregarderais pas à la dépense pour tout ce qui pourrait…

– Oh ! Mais mon frère Anthony, à quoi ton argenteût-il pu être bon en cette circonstance ?

– Ma chère sœur, dit Anthony Rockwall, mon pirate est dansune situation désespérée. Son bateau vient de se faire crever lesflancs, et il veut à tout prix l’empêcher de couler, car c’est untrop bon juge de la valeur de l’argent. Je te supplie de me laisserfinir mon chapitre. »

L’histoire devrait s’arrêter là. J’aurais désiré, aussicordialement que vous-même sans doute, qu’elle s’arrêtât là. Maisil nous faut aller chercher la vérité jusqu’au fond du puits.

Le lendemain, un individu aux mains rouges, le cou ceint d’unecravate bleue à pois marron, se présenta chez Anthony Rockwall,expectora d’une voix rauque le nom de Kelly, et fut aussitôtintroduit dans la bibliothèque.

« Alors, fit Anthony en saisissant son carnet de chèques,nous avons fait une superbe salade. Voyons, je vous avais remiscinq mille dollars en espèces ?

– J’y ai ajouté trois cents dollars de ma poche, dit Kelly.Ça dépasse un peu le forfait convenu, mais j’ai pas pu faireautrement. J’ai eu les taxis pour cinq dollars la pièce enmoyenne ; mais les camions n’ont pas voulu marcher à moins dedix dollars. Pour les autobus et les autocars, il a fallu quej’crache de quinze à vingt dollars par conducteur. C’est les flicsqui m’ont saigné le plus fort : cinquante dollars que j’aipayé les deux galonnés, et le reste de vingt à vingt-cinq dollarspar tête de pipe. Mais c’que ça a bien gazé, Mr. Rockwall !Formidable ! Si le type d’Hollywood qui fabrique lesmouvements de foule avait été là, il en serait crevé de jalousie.Et on n’avait même pas fait une seule répétition ! Tous meszèbres se sont amenés juste à l’heure dite, à une seconde près.Pendant deux heures, même un serpent n’aurait pas pu passer sous lastatue de Greeley.

– Treize cents dollars, voilà, Kelly, dit Anthony entendant un chèque à l’homme. Vos mille dollars d’honoraires, plusles trois cents dollars que vous avez ajoutés de votre poche. Et,dites, Kelly, vous ne méprisez pas l’argent, vous ?

– Moi ? gueula Kelly indigné. Si j’pouvais dégoterl’type qu’a inventé la pauvreté, qu’est-ce que j’lui f…rais commetrempe ! »

L’homme fit ses adieux et se retira. Il allait refermer laporte, lorsque Anthony le rappela.

« Dites, Kelly, fit-il, vous n’avez pas aperçu dans labagarre une espèce de petit garçon plutôt grassouillet, qui tiraitdes flèches dans le tas avec un arc – un gosse tout nu –non ?

– Sûrement pas, fit Kelly mystifié. S’il était tout nucomme vous dites, possible que les flics l’aient coffré avant quej’arrive.

– Je me doutais bien que le petit crapaud ne serait pas là,gloussa Anthony. Adieu Kelly. »

LE COURRIER DU PARC

Ce n’était ni la saison, ni l’heure où le parc est généralementsurpeuplé, et il est probable que la jeune femme que l’on voyaitlà, au bord de l’allée, n’avait fait que céder à une impulsionsoudaine en s’asseyant sur l’un des bancs, pour se reposer uninstant et humer les premiers effluves du printemps prochain.

Immobile, comme une des statues qui l’entouraient, elle avait unpetit air pensif, et sa figure était empreinte d’une certainemélancolie qui ne devait avoir des causes ni bien profondes ni bienanciennes, car elle n’avait pas encore réussi à altérer les finscontours du visage ni à dompter la courbe à la fois fière et mutinedes lèvres de la jeune fille.

Un grand jeune homme entra dans le parc et s’engagea dansl’allée au bord de laquelle s’était assise la promeneuse ; iltraînait derrière lui un petit garçon qui portait une valise. Dèsque le jeune homme aperçut la belle rêveuse, son visage s’empourpraet blêmit en un clin d’œil. Tout en continuant à s’approcherd’elle, il examinait avidement son attitude, tandis que l’espoir etl’angoisse se mêlaient sur son visage. Il passa devant elle, maisrien ne sembla lui indiquer qu’elle avait remarqué sa présence oumême son existence.

Cinquante pas plus loin, il s’arrêta soudain et s’assit sur l’undes bancs. Le jeune porteur posa la valise par terre et dirigea surson patron des regards à la fois surpris et pénétrants. Le jeunehomme tira son mouchoir et s’essuya le front. C’était un beaumouchoir, un beau front et en somme, un beau jeune homme. Il dit àson portefaix :

« Tu vas porter un message à cette jeune femme qui estassise sur le banc. Dis-lui que je m’en allais justement à la gare,prendre le train pour San Francisco, où je vais me joindre à cetteexpédition qui part dans quelques jours pour l’Alaska ; oui,des chercheurs d’or, et des chasseurs d’élans, tu lui diras. Ajouteque, puisqu’elle m’a défendu de lui parler et de lui écrire, il neme reste que ce moyen de communication pour adresser un dernierappel à son sentiment de la justice, en souvenir de tout ce quis’est passé autrefois entre nous. Dis-lui qu’il ne me paraît paspossible, telle que je la connais, qu’elle condamne et mépriseainsi, sans lui donner d’explications, ni même l’occasion de sedisculper, quelqu’un qui n’a certes pas mérité d’être traité aussidurement. Dis-lui que si j’ai ainsi, dans une certaine mesure,enfreint ses injonctions, c’est avec l’espoir qu’elle se laisserapeut-être encore aller à me rendre justice. Va lui dire toutcela. »

Le jeune homme confirma sa mission en glissant un demi-dollardans la main du messager dont les yeux brillants et malinsilluminèrent soudain le visage empreint de crasse etd’intelligence, et qui détala aussitôt. Il s’approcha de la jeunefemme avec précaution, mais sans aucun embarras, et souleva trèslégèrement le bord de la vieille casquette perchée sur le sommet deson crâne. La jeune femme le dévisagea froidement, d’un airparfaitement indifférent.

« Mam’selle, dit-il, l’type qu’est là-bas sur l’autr’ banc,i’ vous la souhaite belle et joyeuse. Si vous l’connaissez pas etsi c’est qu’il essaye d’faire le gandin avec vous, z’avez qu’un motà dire et j’vous amène un flic dans trois minutes. Si vousl’connaissez et qu’c’est régulier, eh bien j’vas vous j’ter lesfleurs qu’i’ m’a dit d’vous offrir. »

La jeune femme se montra un tantinet intéressée.

« Des fleurs verbales ! dit-elle d’une voix douce etferme qui semblait teinter ses paroles d’une impalpable et diaphaneironie. C’est assez original… et si j’ose dire, poétiquemême ! Je… oui, j’ai connu autrefois le gentleman qui vous adélégué vers moi, aussi n’est-il pas nécessaire, à mon avis,d’appeler la police. Vous pouvez jeter vos fleurs, mais pas tropbruyamment. Les théâtres d’été ne sont pas encore ouverts, et nouspourrions attirer l’attention des promeneurs.

– Oh ! fit le jeune Hermès, avec un haussementd’épaules qui le tortilla de la tête aux talons, vous êtes sûr’mentà la page, mam’selle ! C’est pas des fleurs, c’est qu’duboniment. Il a dit comme ça qu’il avait fourré ses liquettes et sesribouis dans c’te valise pour se débiner à Frisco, et p’is ensuitequ’i’ va trimer dans la neige au Klondike. Il dit qu’vous y avezdéfendu d’vous envoyer des babilles et de s’baguenauder d’vant laporte du jardin, alors c’est moi qui sers de combine pour vousfaire entraver l’trucmuche. Il dit qu’vous l’avez disqualifié commeun propr’ à rien et qu’vous y avez seul’ment pas permis d’faire uneréclamation. I’ dit qu’vous l’avez escagassé, et qu’i’ saitseul’ment pas pourquoi. »

L’intérêt fugitif qui s’était éveillé dans les yeux de la jeunefemme ne semblait pas vouloir s’éteindre, au contraire. Peut-êtreétait-il dû à la manière originale, et audacieuse, dont le futurpionnier des glaces avait réussi à tourner les sévères barricadesqu’elle avait dressées entre elle et lui. Le regard fixé sur unestatue voisine dont les grâces froidement attristées ornaient leparc déplumé, elle répondit au messager :

« Allez dire à ce monsieur que je ne devrais pas avoirbesoin de lui confirmer une fois de plus ce que j’attends avanttout d’un gentleman. Il le sait déjà, et mon sentiment là-dessusn’a pas changé. Et en ce qui le concerne particulièrement,dites-lui que j’attache tout d’abord le plus grand prix à lafranchise et à la loyauté la plus absolue. Dites-lui que j’aiétudié mon propre cœur autant qu’il est possible de le faire, etque je connais ses faiblesses aussi bien que ses désirs. C’estpourquoi je me refuse à écouter ses complaintes, si émouvantesqu’elles puissent être. Je ne l’ai pas condamné sur des on-dit, etil est inutile de lui exposer une accusation qui est étayée sur descharges irréfutables. Mais puisqu’il insiste pour s’entendrerépéter ce qu’il ne sait déjà que trop bien, vous pouvez luicommuniquer le réquisitoire. « Dites-lui que ce soir-là jesuis entrée dans le jardin d’hiver par la porte du fond, afin decueillir une rose pour ma mère. Dites-lui que je l’ai aperçu prèsde Miss Ashburton derrière le laurier-rose. Cela faisait un trèsjoli tableau, mais la pose et la juxtaposition étaient tropéloquentes et même criardes pour avoir besoin de commentaires. Jedélaissai le jardin d’hiver, et en même temps la rose et mesillusions. Vous pouvez aller jeter ces fleurs à votreimprésario.

– Y a un mot qui m’chatouille, mam’selle. Juxt… juxta –qu’e’ qu’ça veut dire ?

– Juxtaposition ? C’est… la même chose que proximité,c’est-à-dire, si vous voulez, le fait d’être un peu trop rapproché,ou contigu, pour que je… l’on puisse conserver ses…illusions. »

Le gravier vola sous les pieds du messager. En un clin d’œil ilfut près de l’autre banc, et le jeune homme l’interrogea d’unregard vorace. Les yeux du juvénile truchement brillaient d’un viféclat professionnel.

« C’te dame al’dit comme ça qu’faut pas essayer d’la luifaire à l’oseille et qu’elle est pas bonne pour s’laisser j’ter dugringue au flan. Elle dit qu’elle vous a poissé l’autr’ soir entrain d’ p’loter une autr’ poule dans la serre ; oui, al’’tait entrée par l’escalier d’service pour cueillir un bouquetd’pâquerettes, et al’vous a vu tripatouiller l’autr’ volaille commesi qu’c’était du mastic. Ell’ dit qu’ça faisait chouette dansl’décor, mais qu’ça y a donné envie d’dégobiller. Et p’is ell’ ditqu’ z’avez qu’à vous trisser en vitesse pour pas raterl’dur. »

Le jeune homme siffla doucement d’un air méditatif et ses yeuxsemblèrent refléter l’éclat d’une soudaine révélation.Précipitamment il tira de sa poche une poignée de lettres, enchoisit une, et la tendit au messager, en même temps qu’une pièced’un dollar qu’il avait extirpée de son gilet au moyen de l’autremain.

« Va porter cette lettre à la jeune fille, dit-il, etdis-lui de la lire. Dis-lui que cela suffira certainement àéclaircir la question. Dis-lui aussi que si elle n’avait pas omisde saupoudrer d’une pincée de confiance le plat de ses illusions,elle m’aurait évité une pénible indigestion cardiaque. Dis-lui quela franchise et la loyauté qu’elle prétend estimer si fort n’ontjamais cessé de flotter à la proue de mon navire. Et dis-lui quej’attends une réponse. »

Le messager déploie ses ailes aussitôt.

« Le type là-bas, i’ vous fait dire qu’ vous avez eu tortde l’fiche à pied sans l’motif. I’ dit qu’il a rien du faux j’tonet qu’ vous avez qu’à lire c’te lettre, et qu’ vous verrez qu’c’est un type régulier, pour sûr. »

Après un moment d’hésitation, la jeune femme ouvrit la lettre etlut ceci :

Cher Docteur Arnold,

Je tiens à vous remercier chaleureusement pour le dévouementet la présence d’esprit dont vous avez fait preuve vendredi soir,lorsque ma fille s’affaissa soudain dans le jardin d’hiver de Mrs.Waldron, à la suite d’une syncope provoquée par les troublescardiaques dont elle est périodiquement la victime. Si vous ne vousfussiez pas trouvé là pour la saisir et la soigner comme vousl’avez fait au moment où elle tomba, nous eussions pu la perdre. Jeserais très heureux si vous vouliez bien venir l’ausculter et vouscharger de la soigner désormais.

Veuillez agréer l’expression de toute ma gratitude.

R. ASHBURTON.

La jeune fille replia la lettre et la rendit au messager.

« L’monsieur i’ d’mande une réponse, fit celui-ci. Qu’estc’qu’y faut y dire ? »

Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent d’un éclat soudainradieux et humide.

« Va dire à ce gentlem… »

Elle se ravisa brusquement et reprit avec un malicieuxsourire :

« Va dire au type qu’est là-bas qu’ça colle et qu’il peutvenir chercher sa volaille. »

CHAMBRE MEUBLÉE

Dans les bas quartiers de West Side, tout hérissés de vastesbâtisses en briques rouges, vit une population aussi mouvante,instable et fugitive que le Temps lui-même. Tous ces sans-logis ontun millier de logis ; ils papillonnent de chambre meublée enchambre meublée. Éternels nomades, incapables de fixer leur foyer,leur esprit ou leur cœur, ils chantent « Ô ma chère petitemaison » sur un air de fox-trot, et transportent leurs lareset pénates dans un carton à chapeaux, leur jardin potager sur unchromo et leur sol natal dans un pot de fleurs.

C’est pourquoi dans ce district, toutes les maisons, ayantabrité des milliers de locataires, doivent avoir des milliersd’histoires à raconter, de sombres histoires pour la plupart, sansdoute. Mais il serait surprenant qu’il ne se trouvât point un oudeux véritables spectres, parmi les spectres vivants et fugitifsqui le hantent.

Certain soir – la nuit était déjà tombée – un jeune homme rôdaitdans ce magma de vieilles bâtisses rouges aux flancs visqueux, dontil tirait successivement les sonnettes. À la douzième, il posa surle perron sa maigre valise et à l’aide de son mouchoir essuya lapoussière qui couvrait son front et son chapeau. La sonnette tintafaiblement, comme si elle était enfouie dans un lointain et profondabîme.

Quelques instants plus tard, émergea de ce douzième antre unefemme que notre pèlerin compara aussitôt à un gros ver blanc repu,qui eût fini de dévorer sa noisette, et qui chercherait maintenantà remplir la coquille avec des locataires comestibles.

Il demanda s’il y avait une chambre à louer.

« Entrez, dit la logeuse, d’une voix sourde et feutrée. Y ala chambre du trois sur cour qu’est libre depuis huit jours.Voulez-vous la voir ? »

Le jeune homme monta l’escalier derrière elle. Une lueurindécise, issue on ne sait d’où, atténuait l’ombre des paliers.Silencieusement ils gravissaient des marches recouvertes d’un tapisqu’eût certainement renié le métier même qui l’avait tissé :il semblait qu’il fût devenu végétal, qu’il eût, dans cetteatmosphère rance, sombre et moisie, dégénéré en une sorte de lichenspongieux, de mousse grasse, couvrant l’escalier de plaquesvisqueuses qui cédaient mollement sous la semelle. À chaquetournant, il y avait dans le mur des niches vacantes, que sansdoute l’on avait autrefois garnies de plantes vertes ; maiscelles-ci avaient dû mourir depuis longtemps dans cet air puant etvicié. Ou bien peut-être étaient-ce des statuettes de saints quiavaient occupé ces niches ; et dans ce cas l’on ne pouvaits’empêcher de penser qu’une troupe de démons et de gnomes avaientdû les entraîner une nuit dans les sombres profondeurs de quelquechambre meublée de l’Enfer.

« Vlà la chambre, dit la logeuse, du fond de son gosier defeutre. C’est une belle pièce. Et c’est pas souvent qu’elle estlibre. J’l’ai louée à des gens très chic l’été dernier, des clientsqui faisaient pas d’histoires et qui payaient d’avance ric-rac. Lerobinet d’eau est au bout du palier. Sprowls et Mooney l’ontoccupée trois mois. C’est des artistes du music-hall. Miss BerettaSprowls, peut-être que vous en avez entendu parler ? Oh !c’étaient leurs noms de théâtre ! Tenez, là, juste au-dessusde la commode, ils avaient accroché leur certificat de mariage,dans un joli cadre. Vlà le gaz, là. Et vous voyez, c’est pleind’placards. C’est une chambre qui plaît à tout le monde. Restejamais longtemps libre.

– Logez-vous souvent des artistes de théâtre ? demandale jeune homme.

– Une bonne partie de mes locataires travaille en effet surles planches ; mais ils ne s’arrêtent pas beaucoup. Oui,m’sieur, notre quartier est comme qui dirait assez théâtral.Seul’ment les artistes ne séjournent pas longtemps au même endroit.J’en ai ma bonne part. Oui, les artistes ça vat-et çavient. »

Il loua la chambre et paya une semaine d’avance ; et ilinforma la logeuse, en comptant l’argent, qu’il allait s’installertout de suite, se sentant assez fatigué. Elle répondit que lachambre était toute prête, qu’il ne manquait même pas lesserviettes. Au moment où elle allait sortir, il lui posa laquestion qu’il avait déjà mille fois posée à d’autres logeuses.

« Vous n’avez jamais eu comme locataire une jeune filleappelée Vashner, Miss Eloïse Vashner, vous ne vous souvenez pas dece nom-là ? Une actrice justement, une chanteuse d’opérette jecrois. Une jolie blonde, mince et de taille moyenne… blonde, oui,avec des reflets roux ; et aussi un grain de beauté près dusourcil gauche ?

– Non, j’me rappelle pas c’nom-là. Ces artistes, ilschangent de nom aussi souvent que d’chambre ; ça va-t-et çavient. Non, je m’rappelle pas celle-là. »

Non. Toujours non. Cinq mois de recherches incessantes, ettoujours la même réponse négative. Tant de temps perdu pendant lajournée à interroger les imprésarios, les agents, les directeurs,les figurants, et pendant la nuit à fréquenter les salles despectacle, depuis les plus luxueux opéras jusqu’aux plus grossiersmusic-halls, si grossiers qu’il redoutait d’y trouver celle qu’ilcherchait avec tant d’ardeur. Oui, lui qui l’avait aimée par-dessustout, c’est en vain qu’il tentait de la retrouver. Il était sûr quel’énorme cité recelait, quelque part dans son enceinte encercléepar les eaux, sa bien-aimée, depuis qu’elle avait quitté sesparents. Mais c’est comme s’il avait cherché une perle dans une mermonstrueuse de sables mouvants, dont les grains perpétuellementagités apparaissaient un instant à la surface pour plonger aussitôtdans les profondeurs de la vase.

La chambre meublée accueillit tout d’abord son nouvel hôte avecun semblant d’hospitalité familière, aussi vulgaire, frivole etmercenaire que le sourire de clinquant d’une courtisane. Unfallacieux confort semblait émaner confusément du mobilier délabré,du brocart élimé qui recouvrait le divan et les deux chaises, dumiroir grimaçant étriqué entre les deux fenêtres, de deux ou troischromos encadrés de cuivre, et d’un petit lit de fer niché dans uncoin.

Le locataire, épuisé, s’effondra sur une chaise, tandis que lachambre meublée s’efforçait, dans un langage confus et babélien, delui raconter l’histoire de ses innombrables occupants.

Un petit tapis multicolore gisait, telle une île des tropiquesaux fleurs éclatantes, au milieu d’une mer houleuse représentée parune natte vaste et crasseuse. Sur le papier mural s’étalaient cesgravures obsédantes qui poursuivent le locataire nomade de maisonen maison : Les Amants réconciliés, Le Premier Baiser, LeRepas de noces, Psyché à la fontaine et le portrait du PrésidentLincoln. La cheminée avait effrontément voilé ses formes nues etgrossières sous une draperie dont les plis se relevaient sur lecôté gauche d’un air canaille, comme la jupe d’une danseuse decabaret. Sur le manteau gisaient quelques épaves abandonnées parquelques naufragés précédents qu’une barque de passage avaitemmenés vers un nouveau port : un petit vase, desphotographies d’actrices, un flacon de médicaments, quelques cartespostales illustrées.

Un à un, comme les mots d’un cryptogramme qui se découvrent audéchiffreur, chaque petit souvenir laissé par la procession desanciens locataires prenait une signification précise. L’usure de lacarpette placée devant la commode semblait dénombrer la foule dejolies femmes qui avaient piétiné à cet endroit ; desempreintes de doigts minuscules sur la partie inférieure des mursrévélaient les efforts touchants des petits enfants prisonniersessayant de s’échapper vers le soleil et l’air pur. Une largeéclaboussure, s’étalant comme le tableau guerrier d’une bombe quiéclate, marquait le point de chute d’une bouteille pleine lancée àtoute volée contre le mur. Sur le miroir quelqu’un, à l’aide d’undiamant, avait tracé en lettres difformes le nom de« Marie ».

Il semblait que le troupeau égaré des habitants de la chambremeublée, exaspérés sans doute par son clinquant glacial, eussentété saisis par moments d’une fureur irrésistible, qui faisaitéclater leurs passions et les incrustait dans la pièce. Le mobilierétait écorné, tailladé ; le divan, déformé par les ressortsdétendus, semblait un monstre horrible trépassé au milieu desspasmes grotesques d’une affreuse convulsion. Une secousse sismiqueparticulièrement importante avait arraché une grande plaque aumarbre de la cheminée. Chaque planche du parquet poussait d’unevoix différente son gémissement plaintif, comme si l’on eût piétinéun millier d’agonisants. Il paraissait incroyable que toutes cestortures eussent pu être infligées à cette chambre par ceux qui enavaient fait leur foyer éphémère ; ou bien n’était-ce là quel’effet d’un instinct domestique indestructible et perpétuellementinassouvi, qui blasphémait et déchirait les faux dieux lares, dontles multiples déceptions avaient attisé sa fureur ? L’hommechérit et se plaît à orner et à entretenir la moindre masure,pourvu qu’elle lui appartienne.

Affalé sur la chaise, le jeune locataire laissait toutes cespensées voltiger dans son esprit à leur guise, tandis ques’infiltraient par tous les pores de la pièce des bruits et desodeurs de « meublé ». Un rire aigu, nerveux, vulgaire,retentit dans une chambre voisine. Ailleurs grondait une voixquerelleuse ; à gauche on entendait rouler les dés sur unetable ; à droite une maman chantait doucement uneberceuse ; derrière, quelqu’un pleurait sourdement ; etau-dessus, des doigts professionnels pinçaient allégrement lescordes d’un banjo. Çà et là des portes claquaient ; toutes lestrois minutes on entendait le rugissement du métro aérien quipassait sous les fenêtres ; dans la cour un chat miaulaitdésespérément. Et le jeune homme humait en même temps l’haleinerance et âcre de la maison, une sorte d’effluve glacé, qui semblaitsortir d’une oubliette, et se mêlait à l’odeur écœurante dulinoléum, aux exhalaisons d’un antre gorgé de moisissure et depourriture.

Et puis, tout à coup, sans qu’il eût bougé, la chambre seremplit d’un parfum pénétrant et doux de réséda ; il surgit,comme s’il eût été apporté par une soudaine bouffée de vent, avecune telle force, une telle suavité, qu’il semblait émaner d’un êtrevivant. Le jeune homme se leva d’un bond et se retourna en crianttout haut : « Quoi, chérie ? » comme siquelqu’un l’eût appelé. Le suave parfum s’attachait à lui,l’enveloppait tout entier. Il tendit les bras comme pourl’étreindre, les sens et l’esprit confondus. Comment peut-on êtreappelé distinctement par une odeur ? Sûrement, ce ne pouvaitavoir été qu’un son. Mais alors, c’était un son qui l’avait ainsieffleuré, pénétré, caressé ?

« Elle a vécu dans cette chambre ! » s’écria-t-ild’une voix terrible.

Aussitôt il se rua au travers de la pièce, cherchant avidementun signe, un indice, sachant qu’il reconnaîtrait infailliblement lemoindre objet qui lui eût appartenu, ou qu’elle eût même simplementtouché. Ce parfum pénétrant de réséda, ce parfum qu’elle aimaittant et dont elle était toujours imprégnée, d’oùvenait-il ?

La chambre avait été faite assez négligemment. Sur la commodetraînaient encore une demi-douzaine d’épingles à cheveux, ces amiesdiscrètes de la femme, discrètes mais banales, etimpersonnelles ; le jeune homme les délaissa aussitôt, et semit à fouiller les tiroirs de la commode. Il découvrit, au fond dupremier, un petit mouchoir tout déchiré, se pencha pour le renifleravidement : il puait insolemment l’héliotrope. Le jeune hommele jeta violemment par terre. Dans un autre tiroir il trouva devieux boutons, un programme de théâtre, une reconnaissance dumont-de-piété, deux bâtons de réglisse, un exemplaire de La Clédes songes, et enfin une barrette en faux ambre, qu’il examinalongtemps dans ses mains tremblantes, mais dont il ne put tireraucune réminiscence.

Alors il parcourut la chambre comme un chien de chasse ou undétective, palpant les murs, explorant à genoux les recoins de lanatte boursouflée, bouleversant chaises, table, rideaux, cheminée,fouillant la penderie sombre et humide, à l’affût du moindre indiceimperceptible qui pût lui prouver qu’elle était là, près de lui,contre lui, derrière lui, au-dessus de lui, l’étreignant, lecaressant, l’appelant d’une voix irréelle, mais si distincte et sipoignante qu’il lui sembla l’entendre une fois de plus. « Oui,chérie ! » répondit-il tout haut en se tournant et enfixant le vide de ses yeux égarés. Ciel ! L’odeur était encorelà, mais il ne voyait toujours pas surgir la silhouette bien-aimée,souriante et les bras tendus vers lui. Oh ! Dieu ! D’oùsortait ce parfum ? Et depuis quand les parfums avaient-ilsune voix humaine ?

Il continua de chercher, tâtonnant, fouillant les crevasses, lesfentes, explorant les moindres recoins ; et il trouva desbouchons et des mégots de cigarettes, qu’il écarta délibérément.Mais tout à coup il découvrit, dans un pli de la natte, un cigare àmoitié consumé ; il l’écrasa sous son talon, avec un juronfurieux et cinglant. Il écuma la chambre de fond en comble, déterrade multiples et sordides petits objets abandonnés par l’armée deslocataires. Mais il ne parvint à découvrir aucune trace de cellequ’il cherchait, qui avait peut-être logé dans cette chambre, etdont l’esprit semblait flotter autour de lui.

Soudain il se souvint de la logeuse.

Bondissant hors de la chambre hantée, il dégringola l’escalier,s’arrêta devant la porte de la loge et frappa. La femme vint luiouvrir. Il essaya de dompter son émotion.

« Pourriez-vous me dire, madame, demanda-t-il, qui occupaitavant moi la chambre que vous m’avez louée ?

– J’vous l’ai déjà dit, mais j’vas vous l’répéter. C’étaitSprowls et Mooney. Miss Beretta Sprowls qu’elle s’appelait authéâtre, mais c’était Mrs. Mooney. Ma maison est connue pour sarespectabilité. Le certificat d’mariage était accroché là…

– Quelle espèce de femme était Miss Sprowls… je veux direau physique ?

– Ben, elle était p’tite, boulotte, avec des cheveux noirset un visage comique. Ils sont partis y a eu mardi huit jours.

– Et… avant eux ?

– Ben, y a eu un monsieur seul qu’était dans lestransports, et qu’est parti en m’devant une semaine. Avant lui,c’était ma’me Crowder et ses deux enfants, qu’est restée quatremois. Et avant ça, c’était le vieux Mr. Doyle, qu’a gardé lachambre six mois ; même que ses fils payaient son loyer. Çanous fait remonter un an en arrière, et dame ! plus loin j’merappelle plus ! »

Il la remercia, se traîna à nouveau jusqu’à sa chambre. La piècesemblait morte cette fois. Le parfum subtil qui l’avait visité uninstant s’était évanoui. Et la vieille âcre odeur de moisissure etde pourriture était revenue.

Le jeune homme sentit l’espoir s’écouler de son âme comme lesang d’une blessure. Il s’assit, les yeux fixés sur la flamme jauneet tremblotante du gaz qui éclairait la chambre. Au bout d’uninstant il se leva, se dirigea vers le lit, arracha les draps qu’ilse mit à déchirer à l’aide de son couteau. Puis, soigneusement, ilenfonça les bandes de toile sous la porte, autour des fenêtres,boucla toutes les ouvertures jusqu’aux moindres fentes. Quand cefut fini, il éteignit le gaz, rouvrit le robinet tout grand ets’étendit sur son lit avec un soupir de délivrance.

 

C’était au tour de Mrs. Mac Cool, ce soir-là, d’offrir la bière.Elle alla remplir le pot et revint s’asseoir près de son amie, Mrs.Purdy, dans l’un de ces antres souterrains ou s’assemblent leslogeuses, comme de gros vers de terre.

« J’ai loué ma chambre du trois su’cour ce soir, dit Mrs.Purdy à travers un cercle substantiel de mousse de bière. C’est unjeune homme qui l’a prise. I’ s’est couché y a pas deux heures.

– Non, c’est-y-vrai, ma’me Purdy ? dit Mrs. Mac Coold’un ton profondément admiratif. Y a pas à dire, v’z’êtes unemerveille pour louer des chambres comme ça ! Et alors… yavez-vous dit ? ajouta-t-elle d’une voix étouffée, en sepenchant vers l’autre avec une attitude mystérieuse.

– Non, fit Mrs. Purdy de ses accents les plus feutrés, j’yai pas dit. Les chambres meublées, faut qu’ça s’loue. J’y ai pasdit, ma’me Mac Cool.

– Z’avez eu ben raison, ma’me Purdy. Faut qu’ça s’loue, leschambres meublées, c’est-y pas ça qui nous fait vivre ?Ah ! V’z’avez l’sens des affaires, ma’me Purdy, poursûr ! Dame ! Y a beaucoup d’gens qui voudraient pas louers’i’ savaient qu’y a eu un suicide dans la chambre ; i’voudraient pas dormir dans l’ lit où qu’un autre est mort.

– Dame ! Faut ben vivre, comme vous dites, fit Mrs.Purdy.

– Oui, ma’me Purdy, ça c’est vrai. Y a juste huit joursaujourd’hui que j’vous ai aidée à mettre c’te p’tite du troisièmedans l’linceul. Qu’est-ce qui y a pris à c’te pauvr’ garce des’suicider comme ça avecque l’gaz ? All’ ’tait pourtant jolie,ma’me Purdy, pas vrai ?

– Jolie… mmm ! oui, fit Mrs. Purdy avec une moue unpeu sévère, à part c’te p’tite verrue qu’elle avait à côté dusourcil gauche. Eloïse, qu’elle s’app’lait, un drôle de nom :Eloïse Vashner. Servez-vous, ma’me Mac Cool. À lavôtre ! »

AMOUR ET SURMENAGE

Pitcher, l’homme de confiance de la firme Harvey Maxwell et Cie,agents de change, laissa paraître sur son visage habituellementinexpressif un certain air de surprise et d’intérêt modérés lorsqueson patron pénétra dans le bureau à neuf heures et demie avec sa« sténo » particulière.

« Bonjour, Pitcher ! » jappe Maxwellallégrement.

Puis il se précipite vers son bureau comme s’il allait sauterpar-dessus et se plonge d’un seul coup dans l’énorme amas delettres et de télégrammes qui s’entasse devant lui.

La jeune femme qui l’accompagne est la sténo depuis un an. Sabeauté n’a rien de particulièrement sténographique, aucontraire ; et sa simplicité semble faire fi des attraitspompeux et du style Pompadour. Pas de bijoux, ni collier, ni bague,ni bracelet. En outre elle n’arbore pas cet air si répandu de lasecrétaire qui est toute prête à accepter une invitation à dîner.Robe grise et simple, qui lui va néanmoins parfaitement. Chapeau defeutre coquet et discret, gracieusement perché, comme un nidd’oiseau, sur ses beaux cheveux blonds. Enfin elle a, ce matin-là,un petit air radieux auquel une douce timidité donne plus de charmeencore. Un éclat, à la fois vif et rêveur, illumine ses yeux ;la fleur du pêcher parsème ses joues veloutées ; et ellesemble tout alanguie par le souvenir d’un récent bonheur.

Pitcher, toujours modérément curieux, ne laisse pas de remarquerun certain changement dans l’attitude de Miss Leslie cematin-là ; au lieu de se rendre directement dans la pièce àcôté, où elle travaille habituellement, elle s’attarde, d’un airlégèrement irrésolu, dans la pièce principale où Maxwell a installéson bureau. À un certain moment, elle s’approche même de lui,beaucoup plus près qu’elle ne le fait de coutume.

Harvey Maxwell, désormais, n’est plus un homme. C’est unemachine. C’est un automate mû par des engrenages, des rouesbourdonnantes, et des ressorts cliquetants.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demande l’agent de changebrusquement. Quelque chose à me dire ? »

Son courrier ouvert s’étale sur son bureau encombré, quiressemble à une rue de Nice le soir du carnaval. C’est avec unléger éclair d’impatience que ses yeux gris, froids et presqueimpersonnels se lèvent sur sa secrétaire particulière.

« Non, rien », dit-elle en s’éloignant avec unsourire.

Puis, s’adressant à l’homme de confiance de la firme HarveyMaxwell et Cie :

« Mr. Pitcher, demande-t-elle, est-ce que Mr. Maxwell vousa parlé hier d’engager une autre sténo ?

– Oui, mademoiselle, répond Pitcher. Il m’a dit d’enchercher une. J’ai téléphoné à l’agence hier après-midi d’envoyerquelques échantillons ce matin. Il est neuf heures quarante-cinq,mais je n’ai encore aperçu aucun spécimen de leur élevage.

– Bon. Je ferai mon travail comme d’habitude, dit la jeunefille, jusqu’à ce que quelqu’un vienne me remplacer. »

Aussitôt elle se rend dans son bureau, accroche son nid defauvette au portemanteau et s’installe devant sa machine àécrire.

Quiconque projetterait d’écrire un « Traitéd’anthropologie » complet ne saurait le faire, s’il n’a jamaiscontemplé un agent de change de Manhattan à l’ouvrage pendant lesheures de « pointe ». Le poète parle du « charencombré de la vie rugissante ». S’il avait connu un agent dechange, il aurait pu ajouter que les minutes de celui-ci s’empilentsur la plate-forme arrière, et que ses secondes sont debout àl’intérieur, pendues après les courroies.

Ce jour-là, Harvey Maxwell est particulièrement bousculé. Letélégraphe ne cesse pas de dérouler ses kilomètres de rubancouverts de signes cabalistiques et de chiffres fatidiques. Letéléphone semble atteint d’une quinte de toux chronique. À toutinstant des gens entrent en coup de vent dans le bureau etadressent à l’agent de change des propos excités, des questionsfiévreuses, des ordres brefs et rapides ; des grooms seprécipitent, porteurs de messages ou de télégrammes. Les employésbondissent comme des marins pendant une tempête. Le visage dePitcher lui-même se laisse aller à exprimer quelque chose quiressemble à de l’animation.

À la Bourse, cependant, sévissent ouragans, éruptionsvolcaniques, inondations, avalanches et tremblements de terre, ettoutes ces perturbations sidérales se répercutent dans les bureauxdes agents de change. Maxwell finit par se lever, repousse sachaise en arrière et poursuit son travail debout. Tel un jongleurde music-hall, il saute du télégraphe au téléphone et d’un bureau àl’autre avec l’agilité d’une danseuse d’Opéra.

Au milieu de cette super-activité débordante, l’agent de changese trouve soudainement confronté avec une apparitioninattendue : une femme inconnue a réussi à parvenir jusqu’àlui sans qu’il arrive rien de fâcheux à son chapeau rose planté surune indéfrisable « platine » ni à ses lunettes d’écaillechevauchant un nez impérieux et mal rembourré. Aussitôt Pitcherannonce :

« C’est l’agence qui envoie une sténo pour laplace. »

Maxwell, les mains pleines de paperasses et de rubanstélégraphiques, se tourne brusquement vers son employé.

« Quelle place ? jappe-t-il en fronçant lessourcils.

– Place de secrétaire, dit Pitcher. Vous m’avez dit hier deleur téléphoner pour qu’ils envoient quelqu’un ce matin.

– Vous perdez l’esprit, Pitcher, dit Maxwell. Pourquoidiable vous aurais-je dit ça ? Miss Leslie m’a donné toutesatisfaction depuis un an qu’elle est ici, et je n’ai absolumentaucune raison de la remplacer tant qu’elle voudra bien rester ici.Il n’y a pas d’emploi vacant chez nous, mademoiselle. Téléphonez àl’agence pour annuler votre commande, Pitcher, et ne me présentezplus personne. »

La candidate indignée se retira d’un air offusqué et sortit enclaquant la porte. Pitcher profita d’un court instant de répit pourglisser à l’oreille du comptable que le patron semblait chaque jourdevenir de plus en plus distrait et perdre un peu plus lamémoire.

Le torrent des affaires se gonfle et se rue à travers la firmeMaxwell et Cie avec une violence accrue. On entasse sur le parquetd’énormes paquets de titres à livrer, ou que l’on vient de leverpour le compte des clients. Les ordres de vente et d’achat arriventen bourdonnant comme des essaims d’abeilles et reprennent leur volaussitôt vers la Bourse. Il y a ce jour-là des fluctuationspérilleuses sur une partie des titres particuliers de Maxwell, etl’homme se démène comme un puissant engin de haute précision, quivibre, et marche à pleine tension, et tourne à toute vitesse, avecune souplesse infaillible ; à chaque instant il lance l’ordrevoulu, prend la décision idoine avec la promptitude et larégularité d’une horloge. Actions, obligations, rentes, marges,primes, arbitrages, couvertures, tel est le monde abstrait etmonstrueux dans lequel se meut Maxwell, et où il n’y a point deplace pour tout ce qui est humain et naturel.

L’heure du déjeuner approche maintenant et la tension del’organisme financier se relâche graduellement.

Maxwell est debout devant son bureau, les mains pleines depapiers, de fiches, de notes, et d’ordres stratégiques ; il aun crayon sur l’oreille droite, et ses cheveux humides pendent surson front en mèches désordonnées. Et la fenêtre est ouverte, car leprintemps, aimable concierge, a ouvert les radiateurs terrestres etune tiédeur timide commence à se répandre dans la nature.

Et voici que s’insinue par cette fenêtre ouverte une odeurflottante, aérienne, une douce odeur de lilas, dont la premièrebouffée a fait lever la tête à Maxwell et semble l’avoir pétrifié.Car le lilas est le parfum de Miss Leslie, d’elle seule en cettemaison…

Ce parfum subtil, enivrant, évoque brusquement en l’esprit deMaxwell l’image de la jeune fille avec une intensité qui le faitpalpiter étrangement. Le monde de la finance s’évanouitmomentanément en un clin d’œil. Miss Leslie… Elle est là, dans lapièce à côté…

« Par saint Georges, je le ferai aujourd’hui ! ditMaxwell à demi-voix. Vais lui poser la question tout de suite. Medemande pourquoi je ne l’ai pas encore fait. »

Il se rue dans le bureau contigu avec la violence d’un baissierqui est en retard pour se racheter, et fonce sur la secrétaire.

Souriante, elle lève les yeux sur lui. Ses joues rosissent untantinet, et une lueur délicate illumine ses yeux francs. Maxwellse penche vers elle ; ses mains n’ont pas lâché les multiplespaperasses qu’elles étreignent, et son oreille droite continue àsoutenir vaillamment le crayon professionnel.

« Miss Leslie, commence-t-il avec une énergie précipitée,je n’ai qu’un court instant à perdre : j’en profite pour vousdire quelque chose de très important. Voulez-vous être mafemme ? Je n’ai pas eu le temps de vous faire la cour selonles us et coutumes réguliers, mais je vous aime tout de même, àbloc. Répondez-moi vite, s’il vous plaît : il y a un clan debaissiers qui est en train de matraquer l’Union Pacific.

– Oh ! qu’est-ce que vous racontez là ? »s’écrie la jeune femme.

Elle se lève et fixe son patron avec des yeux exorbités.

« Vous ne m’avez pas compris ? dit Maxwell plusposément. Je désire vous épouser. Je vous aime, Miss Leslie. J’aisenti qu’il me fallait vous le dire et j’ai profité d’un moment derépit pour le faire. Voilà qu’on m’appelle de nouveau au téléphone.– Dites-leur d’attendre un instant, Pitcher ! – Acceptez-vous,Miss Leslie ? »

La secrétaire alors se conduit d’une façon très étrange. Toutd’abord elle paraît anéantie de stupéfaction ; puis de sesyeux écarquillés se mettent à jaillir des larmes, à traverslesquelles brille bientôt un radieux sourire ; elle conclut englissant tendrement l’un de ses bras autour du cou deMaxwell :

« Je vois ce que c’est maintenant, dit-elle doucement. Cesont vos maudites affaires qui vous font perdre le souvenir de vosactes. J’ai commencé par avoir peur ; et puis j’ai compris.Avez-vous déjà oublié, Harvey ? Nous nous sommes mariés hiersoir à la petite église derrière chez vous. »

VINGT ANS APRÈS

Le policeman effectuait sa ronde dans l’avenue avec une allureimposante qui était plutôt due à la force de l’habitude quedestinée à impressionner la population, car les spectateurs étaientfort clairsemés. Il était à peine dix heures du soir, mais lesrafales d’un vent froid chargé de bruine avaient considérablementdépeuplé les rues.

S’assurant, au cours de sa martiale progression, que les portesétaient bien fermées, exécutant avec son bâton des moulinets d’unetechnique raffinée, et se retournant de temps en temps pour jeterun coup d’œil vigilant derrière lui, dans l’avenue pacifique, lepoliceman, avec sa haute et robuste silhouette au port majestueuxet légèrement présomptueux, représentait le type parfait du gardiende la paix. Les maisons du quartier semblaient presque toutesdésertes. On apercevait bien par-ci par-là la façade illuminée dequelque brasserie ou la vitrine étincelante d’un bureau detabac ; mais tout le reste se composait d’immeublescommerciaux, dont les portes avaient été closes depuislongtemps.

Soudain, le policeman ralentit son pas. Sous le porche obscurd’une quincaillerie, il venait d’apercevoir un homme qui, un cigarenon allumé aux lèvres, se penchait pour regarder dans l’avenue d’unair circonspect. Au moment où le policeman arriva à sa hauteur,l’homme se mit à parler hâtivement.

« Ce n’est rien, brigadier, dit-il d’un ton aimable.J’attends un ami. On s’est donné rendez-vous ici il y a vingt ans.Ça vous paraît peut-être un peu drôle, n’est-ce pas ? Je vaisvous expliquer, pour vous prouver que ma présence ici n’a riend’irrégulier. À cette époque-là, il y avait un restaurant à laplace de cette quincaillerie, le restaurant de Big Joe Brady.

– Déménagé depuis cinq ans », dit le policeman.L’homme se tut un instant, pour allumer son cigare. La lueur del’allumette montra au policeman un visage blême aux yeux perçants,à la mâchoire carrée, au front légèrement fuyant et portant unepetite cicatrice blanche au-dessus du sourcil droit. L’annulaire desa main gauche s’ornait d’une large émeraude sertie dans un chatonen platine.

« Il y a vingt ans aujourd’hui, reprit l’homme, j’ai dînéici chez Big Joe Brady avec Jimmy Wells, mon meilleur copain, et leplus chic type de la terre. Lui et moi, on a été élevés ensembleici à New York, comme deux frères. Jimmy avait vingt ans et moidix-huit. Je devais partir le lendemain matin, pour l’Ouest, oùj’allais chercher fortune. Mais Jimmy ne voulut pasm’accompagner : rien à faire pour l’arracher à son New York.Seul séjour possible pour un homme, pensait-il. Enfin, ce soir-làon se donna rendez-vous au même endroit dans vingt ans de là, et àla même heure, quoi qu’il nous fût arrivé à tous les deuxentre-temps, et quelle que fût la distance à franchir pour yparvenir. On se disait qu’en vingt ans chacun de nous deux auraittrouvé sa voie et fixé sa destinée d’une manière ou de l’autre.

– C’est assez amusant, dit le policeman. Bien que… vingtans sans se voir, ça paraît plutôt long. Vous n’avez jamais eu denouvelles de votre ami depuis votre départ ?

– Oh ! si, pendant quelque temps on corresponditquelque peu, dit l’homme. Mais au bout d’un an ou deux nous nousperdîmes de vue. L’Ouest, voyez-vous, est un assez gros morceau, etj’ai dû bourlinguer pas mal dans le district. Mais je sais queJimmy, s’il est encore en vie, viendra me retrouver ici ce soir,car il a toujours été le type le plus régulier et le plus sûr dumonde. Pas de danger qu’il ait oublié. J’ai parcouru près de quatrecents lieues pour venir ici, à cette porte, ce soir, et, si monvieux copain se montre, je ne regretterai pas le voyage. »

L’homme exhiba une belle montre en or sertie de petitsdiamants.

« Dix heures moins trois, fit-il. Il était exactement dixheures lorsque nous nous séparâmes il y a vingt ans…

– Semblez avoir assez bien réussi dans l’Ouest, pasvrai ? demanda le policeman.

– J’pense bien ! Si Jimmy a seulement pu dégoter lamoitié de c’que j’ai, je suis content pour lui ! Bon type,Jimmy, mais un peu… lent, vous savez, manquait d’mordant. Moi, j’aiété obligé de me bagarrer avec tout ce qu’il y a de plus rugueuxcomme concurrents, avant de faire fortune. À New York, ons’émousse, voyez-vous. Il faut l’Ouest pour donner du tranchant àun homme. »

Le policeman fit un moulinet avec son bâton comme pour annoncerson départ.

« Je vais continuer ma ronde. J’espère que votre ami nemanquera pas de venir. Vous ne l’attendrez sans doute pas, au casoù il serait en retard ? Par ce temps-là…

– Bien sûr que si ! fit l’autre. J’lui accorderai unebonne demi-heure de grâce, j’lui dois bien ça. Si Jimmy est encoresur terre ce soir, il sera certainement ici avant que les trenteminutes aient fini de tic-taquer. Adieu, brigadier.

– Bonsoir, monsieur », dit le policeman, qui reprit sapatrouille majestueusement, en s’assurant au passage que toutes lesportes étaient bien fermées.

Il tombait maintenant une pluie fine et glaciale et le vents’était mis à souffler avec une vigueur régulière et pénétrante.Les rares passants que l’on apercevait dans le quartier pressaientle pas d’un air renfrogné, le col du pardessus relevé et les mainsdans les poches. Sous le porche de la quincaillerie, l’homme quiavait parcouru quatre cents lieues pour venir au rendez-vousfollement incertain fixé vingt ans plus tôt, continuait à fumer soncigare en attendant son ami d’enfance.

Au bout de vingt minutes environ, un homme de haute taille, levisage enfoui dans le col de son pardessus et le chapeau rabattusur les yeux, traversa rapidement la rue et s’approcha de l’hommedebout sous le porche.

« Est-ce toi, Bob ? demanda-t-il d’une voix sansconviction.

– C’est toi, Jimmy Wells ? s’écria l’autre.

– Ma parole ! fit le nouvel arrivant en étreignant lesmains de son interlocuteur. C’est ce vieux Bob, pour sûr !J’aurais parié n’importe quoi que je te trouverais ici ce soir situ étais encore en vie ! Vingt ans, c’est long, tout demême ! Enfin ! Enfin ! Enfin !… Le vieuxrestaurant n’est plus là, Bob, malheureusement : j’aurais bienaimé y dîner avec toi ce soir ! Alors, mon vieux, qu’est-ceque tu as fabriqué dans l’Ouest ?

– Des tas d’choses, mais en somme j’ai fait ma pelote commej’ai voulu. Tu as bigrement changé Jimmy. Je te croyais plus petit,de dix à quinze centimètres, au moins…

– Oh ! j’ai grandi un peu jusqu’à vingt-cinq ans.

– Alors, tu as fait ton chemin à New York, Jimmy ?

– Comme ci, comme ça. Je suis devenu fonctionnairemunicipal. Allez, viens, mon vieux Bob : je connais un petitcoin épatant où nous pourrons parler longuement et tranquillementdu bon vieux temps. »

Les deux hommes, bras dessus, bras dessous, se mirent en route,longeant les maisons pour se garantir de la pluie. L’homme del’Ouest, vulgairement présomptueux comme tous ceux qui ont fait unefortune rapide, ne tarda pas à brosser d’un ton nerveux uneesquisse approximative de sa carrière, que son ami, engoncé dansson pardessus, semblait écouter avec intérêt.

Juste avant d’arriver au coin de l’avenue, ils passèrent devantune pharmacie brillamment illuminée, et aussitôt chacun d’euxtourna la tête instinctivement afin de contempler le visage del’autre.

L’homme de l’Ouest s’arrêta brusquement et dégagea son bras.

« Vous n’êtes pas Jimmy Wells, jappa-t-il d’un ton coupant.Un nez romain ne peut pas devenir camus, même en vingt ans.

– Non, dit l’autre, mais en vingt ans un bon garçon peutdevenir un mauvais garçon. Il y a dix minutes que vous êtes arrêté,Silky Bob. Nous avons reçu un télégramme de Chicago nous informantque vous deviez vous trouver à New York et nous priant de vousmettre en conserve. Inutile de faire du pétard, n’est-ce pas ?C’est parfait. En route pour le poste de police maintenant.Ah ! j’oubliais : tenez, voilà un mot que l’on m’a priéde vous remettre, vous pouvez le lire ici, à la lueur de lavitrine. C’est du policeman Wells. »

L’homme de l’Ouest déplia d’un air sombre le papier que l’autrelui tendait. Et sa main, tout d’abord rude et ferme, se mit àtrembler légèrement lorsqu’il eut achevé la lecture de ces quelqueslignes :

Bob,

J’étais au rendez-vous à l’heure fixée. Quand tu allumas toncigare, je reconnus en toi l’homme réclamé par Chicago. Alors jesuis allé chercher un inspecteur, pour exécuter l’opération, parceque, vois-tu, je ne pouvais pas faire ça moi-même.

JIMMY.

LA RANÇON DU SMOKING

Mr. Tower Chandler est en train de repasser le pantalon de sonsmoking dans sa chambre meublée. Vigoureusement il imprime au ferchaud un mouvement alternatif, dont il administre avec unetechnique appropriée la vitesse et la pression, afin de conférer aucérémonieux vêtement le pli réglementaire qui doit s’étendre,impeccable, de son gilet à ses souliers, et vice versa. Nous n’endirons pas davantage sur la toilette de notre héros. Ceux quidésireraient en savoir plus long n’ont qu’à s’imaginer à quelsexpédients pénibles et cocasses est contrainte d’avoir recours unepauvreté qui ne veut point s’avouer vaincue.

Nous retrouvons maintenant Mr. Chandler dans l’escalier de samaison meublée, qu’il descend avec calme, assurance et majesté.Drapé de noir, chemisé de blanc, rigide, immaculé, magnifique,l’air un peu blasé, rien ne le distingue à première vue du plustypique jeune clubman de New York, qui s’apprête à inaugurer lesréjouissances vespérales.

Les honoraires de Mr. Chandler, qui travaille dans le bureaud’un architecte, se montent à dix-huit dollars par semaine. Parailleurs, il n’a que vingt-deux ans et considère l’architecturecomme un art véritable ; et, bien qu’il n’ose point l’avouerdevant les New-Yorkais, il admet honnêtement que le Flat IronBuilding ne vaut pas, comme silhouette, la cathédrale de Reims.

Chaque semaine, Chandler met un dollar de côté. Et toutes lesdix semaines, au moyen du capital supplémentaire ainsi accumulé, ilachète « une soirée de gentleman » chez le vieil usurieret brocanteur qui a nom le « Père Temps ». Il arborel’habit de gala des millionnaires et des présidents, il se renddans les quartiers où la vie métropolitaine étale ses plussomptueux atours, et s’offre là un dîner luxueux et raffiné. Dixdollars suffisent pour permettre à un homme de jouer à laperfection, durant quelques heures, le rôle d’un snob opulent etoisif. La somme couvre largement l’étendue d’un programmecomportant un repas judicieux et confortable, une bouteille revêtued’une étiquette respectable, un cigare, des pourboiresirréprochables, un taxi, et les habituels et cætera.

Cette précieuse et rare soirée, cueillie tous les soixante-dixjours au morne rameau des semaines, est pour Chandler une source debéatitude éternellement renouvelée. La jeune fille de haute etopulente lignée ne fait jamais qu’une seule fois ses débuts dans lemonde ; et le souvenir de cette unique soirée continue àscintiller doucement dans sa mémoire jusqu’à son dernier jour. Maischaque dixième semaine apporte à Chandler une joie aussi vive,aussi palpitante, aussi fraîche que celle de sa première sortie.Siéger parmi les « gens chic », à l’ombre des palmiersartificiels, au son d’une musique submergeante et anesthésique,contempler les habitués de ces paradis gastronomiques et mondains,et… s’offrir à leurs regards, – qu’est-ce que le premier bal d’unejeune fille comparé à de telles jouissances supérieures ?

Tout au long de Broadway, Chandler défile au milieu de la grandeparade vestimentaire. Car ce soir, il est lui-même un spectacleautant qu’un spectateur. Les soixante-neuf soirs suivants, ildînera, en complet de cheviotte et chemise de coton, soit dans unecrémerie douteuse, soit dans un « automat-bar » parmi desvagues pressées de clients affamés et indigents, soit, dans sachambre, d’un simple sandwich arrosé de bière. Mais il consentvolontiers à tout cela ; car c’est un vrai fils de la grandecité du tohu-bohu, du clinquant et du tape-à-l’œil, et pour lui uneseule soirée passée aux feux de la rampe compense largement toutescelles qu’il faut humblement dissiper dans l’ombre.

Chandler prolongea sa promenade jusqu’au carrefour oùl’« Incomparable Avenue » est coupée par les QuarantièmesRues. Il était encore de bonne heure, et lorsqu’on ne fait partiedu « beau monde » qu’une fois tous les soixante-dixjours, on aime à prolonger le plaisir. Des regards brillants,sinistres, curieux, admiratifs, provocants, séducteurs se posaientsur lui tour à tour ; car son allure et son vêtementproclamaient hautement qu’il appartenait à l’élite des cultivateursde jouissances et des dispensateurs de largesses.

En arrivant au carrefour, Chandler s’arrêta un instant, etcontempla l’avenue d’un air satisfait avant de faire demi-tour pouraller rejoindre le restaurant chic et fastueux où il dînaithabituellement ces soirs-là. Juste à ce moment, une jeune fille quitournait vivement au coin de l’avenue glissa sur une mince couchede neige glacée et tomba sur le trottoir.

Chandler se précipita et, avec une courtoise sollicitude, l’aidaà se remettre sur ses pieds. Soutenue par lui, la jeune filles’approcha en clopinant du mur de l’immeuble contre lequel elles’appuya, en remerciant Chandler d’un air gracieux et modeste à lafois.

« Je crois que je me suis foulé la cheville, dit-elle. J’aisenti mon pied qui tournait en tombant.

– Est-ce que cela vous fait très mal ? demandaChandler.

– Seulement quand je m’appuie dessus. Je pense que jepourrai marcher dans une minute ou deux.

– Puis-je vous offrir mes services ? questionna lejeune homme. Faut-il arrêter un taxi ou bien…

– Merci, dit la jeune fille d’une voix pleine de douceur etde cordialité. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je vousimportune plus longtemps. Quelle maladresse ! C’est uniquementma faute si je suis tombée. J’ai des talons ridiculement bas et jene puis guère les incriminer. »

Chandler maintenant regardait la jeune fille avec une attentionet un intérêt rapidement croissants. Elle était d’une beautédélicate et raffinée ; une gracieuse gaieté rayonnait de sesyeux gris. Très simplement vêtue d’un costume de serge noire, elleavait ainsi l’aspect classique de la demoiselle de magasin. Sesboucles brunes émergeaient d’un petit chapeau de feutre bon marché.C’était certainement l’une des jeunes employées les plus sérieuses,les plus aimables et les plus attrayantes que Chandler eût jamaisrencontrées.

Une idée soudaine traversa l’esprit du jeune architecte :s’il invitait la jeune fille à dîner ? Voilà bien ce qui avaitmanqué jusqu’ici à ses festins périodiques, splendides certes, maissolitaires. Ne jouirait-il pas doublement de ces brèves heuresconsacrées au luxe et à l’élégance, s’il pouvait les fairebénéficier de la compagnie d’une dame ? Cette jeune filleétait sans aucun doute très bien élevée, cela se devinait à sonattitude et à sa façon de parler. Et Chandler sentait que, malgréle costume extrêmement simple qu’elle portait, il serait trèsheureux de la faire asseoir à sa table.

Ayant ainsi rapidement médité, il résolut de l’inviter. Celaconstituait, il est vrai, un manquement à l’étiquette ; maisc’est souvent que les jeunes filles salariées se moquent desformalités en de telles circonstances. En général elles sont debons juges des hommes ; et elles préfèrent se fier à leurpropre jugement plutôt qu’à de vaines et inutiles conventions.

Judicieusement dépensés, ses dix dollars devaient permettre àChandler d’offrir à son hôte ainsi qu’à lui-même un repasirréprochable. Un tel dîner ne manquerait pas de briller comme unphare merveilleux dans l’existence morne et monotone de la jeunefille ; et les remerciements chaleureux et vibrants, qu’ill’entendait déjà lui adresser, ajouteraient encore à son plaisir età son triomphe éphémères.

« Je crains, dit-il, d’un ton empreint de franchise et degravité, que votre cheville ne se rétablisse pas aussi rapidementque vous le pensez. Si vous le permettez, je vous suggérerai uneproposition qui aura le double avantage de vous donner tout letemps nécessaire pour vous remettre et de me faire à moi-même untrès grand plaisir. Je m’apprêtais à aller dîner tout seul, lorsqueje vous vis tomber sur le trottoir. Voulez-vousm’accompagner ? Nous dînerons confortablement ensemble endevisant plaisamment, et je suis sûr qu’en sortant de table votrecheville sera tout à fait capable de vous transporter jusque chezvous. »

La jeune fille leva vivement les yeux sur Chandler, qui souriaitd’un air grave, aimable, courtois et en vérité fort séduisant. Ellesourit à son tour, en même temps qu’une étincelle malicieusejaillissait de son regard.

« Mais nous ne nous connaissons pas, ce serait incorrect,fit-elle d’une voix hésitante.

– Il n’y a rien d’incorrect là-dedans, dit le jeune hommeavec candeur. Permettez-moi de me présenter : Towers Chandler.Après le dîner, que je m’efforcerai de rendre aussi attrayant quepossible, je vous souhaiterai bonne nuit, à moins que vous ne mepermettiez de vous accompagner jusqu’à votre porte si vous lepréférez.

– Mais, Seigneur ! s’écria la jeune fille en jetant uncoup d’œil sur la garde-robe étincelante de Chandler, je ne puissortir avec cette vieille robe et ce vieux chapeau !

– Ne vous tourmentez pas pour si peu, dit Chandlerjoyeusement. Vous êtes plus charmante ainsi, j’en suis sûr, quebien des femmes vêtues des plus somptueuses robes du soir.

– Ma cheville me fait encore mal, c’est vrai, avoua lajeune fille en essayant de faire un ou deux pas. Je crois… que jevais accepter votre invitation, Mr. Chandler. Vous pouvezm’appeler… Miss Marianne.

– En route donc, Miss Marianne ! dit le jeunearchitecte gaiement, en offrant avec une parfaite courtoisie sonbras à la jeune fille. Vous n’aurez pas longtemps à marcher. Il y atout près d’ici un restaurant excellent et très respectable.Appuyez-vous sur mon bras, là, et ne craignez rien : nousirons doucement. Ce n’est pas gai de dîner tout seul. Je seraispresque enclin à me féliciter de votre chute… »

Lorsqu’ils furent installés à une table heureusement choisie,sous l’égide d’un maître d’hôtel éblouissant, Chandler commençaaussitôt à ressentir la jouissance ineffable que lui procuraientinvariablement ses sorties périodiques.

Le restaurant était peut-être un peu moins fastueux que celui oùil dînait généralement, plus loin dans Broadway, mais il paraissaitd’un « chic » équivalent bien que plus sévère. Les tablesétaient toutes occupées par des dîneurs d’aspect convenablementopulent, l’orchestre miaulait en sourdine de façon trèssatisfaisante, juste assez doucement pour que l’on pût goûter lesjoies de la conversation et que l’on ne fût point capable dedeviner si ce qu’il jouait était un concerto de Vivaldi ou unerumba de Spratzckryomshky. La cuisine et le service étaientimpeccables.

En dépit de sa robe et de son chapeau bon marché, la jeuneconvive se comportait avec une distinction naturelle qui faisaitressortir la beauté de son visage. Et il est certain qu’ellecontemplait avec une expression de gratitude charmante et presqueadmirable Mr. Towers Chandler, tandis qu’il donnait ses ordres aumaître d’hôtel avec une aisance et une dignité parfaites.

C’est alors que la Folie de Manhattan, la Frénésie du Bluff, leBacille de la Vantardise, la Peste provinciale de la Poses’emparèrent de l’amphitryon. Broadway le submergeait de ses pompeset de ses fastes ; et il y avait des gens qui leregardaient. Il était sur la scène, et il avait entrepris dejouer, dans cette représentation unique, le rôle d’un papillon dela mode, d’un oisif délicat et fortuné. Son costume convenaitparfaitement au personnage, et tous ses anges gardiens réunisn’étaient pas assez puissants pour l’empêcher de « faire sonentrée ».

Poussé par une force irrésistible, il se mit à inonder MissMarianne d’un flux de conversation où roulaient pêle-mêle lesclubs, les réceptions, le golf, l’équitation, la chasse à courre,les cotillons ; il alla même jusqu’à risquer une allusiondiscrète à un yacht ancré dans le port de Larchmont. Remarquant quela jeune fille paraissait puissamment impressionnée par ce torrentverbal de généralités, il consolida son boniment au moyen dequelques insinuations ayant trait à une grande fortune et mentionnafamilièrement quatre ou cinq noms de milliardaires. De cette brèvesoirée, rare et précieuse, Chandler s’efforçait d’extraire ce qu’ilcroyait être tout le suc. Et pourtant, une ou deux fois, il luisembla voir l’or pur de cette jeune fille luire à travers lebrouillard que sa vanité avait fait lever entre le monde etlui.

« Cette existence que vous menez, dit-elle, me semble bienvaine et futile. N’avez-vous donc aucun travail à faire ici-bas,auquel vous puissiez vous intéresser ?

– Ma chère Miss Marianne ! s’écria-t-il. Dutravail ! Quand il faut s’habiller tous les soirs pour dîner,faire une douzaine de visites l’après-midi, passer au club deuxfois par jour, aller aux courses, au théâtre, au bal, chez letailleur, le bottier, le chemisier, recevoir le coiffeur et lamanucure ! Nous autres oisifs sommes les plus grandstravailleurs de la terre ! »

 

Lorsque le dîner fut achevé, l’addition payée et le pourboiregénéreusement dispensé, les deux convives se rendirent à piedjusqu’au carrefour où ils s’étaient rencontrés. Miss Mariannemarchait assez bien maintenant ; c’est à peine si l’ons’apercevait qu’elle boitillait encore un peu.

« Je vous remercie de m’avoir fait passer cette bonnesoirée, dit-elle franchement. Il me faut rentrer chez moimaintenant. Et merci encore, Mr. Chandler, pour cet excellentdîner. »

Il lui serra la main, avec un sourire cordial, et laissaentendre qu’on l’attendait à son club pour un bridge. Puis, tandisque la jeune fille s’éloignait rapidement, il la suivit des yeux uninstant, avant de faire demi-tour pour rentrer chez lui…

Dans sa chambre meublée, sombre et froide, Chandler pliesoigneusement son smoking et le met en conserve, pour soixante-neufjours. Il semble rêveur.

« Il n’y a pas à dire, elle est épatante, murmure-t-il. Etsérieuse, et bien élevée, j’en suis sûr, bien qu’elle soit obligéede travailler. Peut-être que, si je lui avais dit la vérité au lieude lui raconter tous ces boniments, nous aurions pu… Maisquoi ! Il me fallait bien faire honneur à monsmoking… »

Ainsi s’exprime le brave guerrier qui naquit et fut élevé dansles wigwams de la tribu des Manhattans.

Après avoir quitté son galant convive, la jeune fille s’engagebientôt dans la Cinquième Avenue et s’arrête devant un hôtelparticulier, d’aspect confortable et cossu, bordant cette artèredorée. Elle y pénètre hâtivement, monte au premier étage et entredans le boudoir rose ; une belle jeune femme, simplement maisrichement vêtue, qui est en train de regarder par la fenêtre, seretourne brusquement.

« Ah ! te voilà enfin, petite écervelée !s’écrie-t-elle. Quand cesseras-tu de nous causer de tellesfrayeurs ? Il y a plus de deux heures que tu es sortie, aveccette vieille robe et ce vieux chapeau d’étudiante ! Maman estaux cent coups. Elle a envoyé les deux chauffeurs te chercherpartout. Tu es une vilaine petite souris ! »

Ayant ainsi parlé, elle appuie sur un bouton.

« Marie, dit-elle à la femme de chambre, prévenez Madameque Miss Marianne vient de rentrer.

– Ne me gronde pas, dit Marianne à sa grande sœur. J’étaissortie pour prendre l’air un peu avant le dîner, tu sais quej’adore ça. Et j’avais mis cette vieille robe comme toujours pourne pas me faire remarquer : avec ça tout le monde me prendpour une demoiselle de magasin, c’est épatant !

– Mais nous avons fini de dîner, chérie ! Pourquoirentres-tu si tard ce soir ?

– Je vais t’expliquer. J’ai glissé sur le trottoir glacé etje me suis tourné le pied. Impossible de marcher sur le moment,tellement ça me faisait mal. Alors je suis entrée dans unrestaurant qui se trouvait là, et j’y suis restée jusqu’à ce que jefusse capable de rentrer. Voilà pourquoi je suis enretard. »

Les deux jeunes filles s’approchent alors de la fenêtre etcontemplent en silence pendant quelques instants le torrent desvéhicules qui glissent, dévalent, bondissent et s’entrecroisent enrugissant dans l’avenue. Et puis la jolie cadette appuie sa têtesur l’épaule de sa grande sœur, tendrement.

« Je songe qu’il faudra bientôt nous marier, toutes lesdeux, fait-elle d’un air rêveur. Nous sommes si riches que l’on nenous pardonnerait pas de faire trop attendre les prétendants.Veux-tu que je te dise quel type d’homme je voudraisépouser ?

– Parle, petit cerveau brûlé ! fait l’autre ensouriant.

– Je voudrais épouser un homme aux yeux bleus et au sourireavenant, qui fût aimable et prévenant pour les jeunes fillespauvres, et qui fût généreux, et qui ne pensât pas qu’à flirter.Mais je voudrais aussi qu’il eût une ambition, un but dans la vie,un travail à faire en ce monde. Peu m’importerait qu’il fût pauvre,j’ai assez d’argent pour l’aider à se forger une carrière. Mais, machérie, l’espèce d’homme que nous rencontrons tous les jours, lesnob, l’oisif qui passe son temps au club, au golf, aux courses,aux réceptions, non jamais je ne pourrai épouser un homme comme ça,même s’il a les yeux bleus et un joli sourire, et si prévenantqu’il soit pour les jeunes filles pauvres qu’il rencontre dans larue. »

LE CALIFE, CUPIDON ET L’HORLOGE

Le Prince Michel, de l’Électorat de Valleluna, était assis dansle parc sur son banc favori. La fraîcheur de cette nuit deseptembre le ravigotait mieux que n’eût pu le faire le plusprécieux des vins toniques. Il y avait peu de monde sur lesbancs ; car les habitués du parc, bipèdes au sang paresseux,avaient regagné leurs wigwams aux premières morsures frisquettesd’un automne précoce. La lune venait d’émerger au-dessus du pâté demaisons qui borde le parc à l’est. Des enfants riaient etfolâtraient autour de la fontaine aux jets d’eau pétulants. Dansles recoins obscurs, les faunes poursuivaient les hamadryades, sansparaître se soucier du regard des mortels. Un orgue de Barbarie –notre Philomèle, dirait le poète – égrenait dans une rue adjacenteses notes mécaniques et langoureuses. Autour des barrièresenchantées du petit parc, grondaient et miaulaient voitures,autobus et tramways, et les trains du métro aérien rugissaientcomme des lions à travers les grilles. Au-dessus des arbresbrillait la face ronde, large et luisante, d’une horloge enchâsséedans la tour d’un vieux bâtiment public.

Les souliers du Prince Michel avaient atteint un état de vétustéqui eût découragé le plus expert des rapetasseurs desemelles ; et sa garde-robe eût fait fuir tous les marchandsd’habits de Brooklyn. La broussaille pileuse qui parsemait sonvisage avait pris des nuances polychromes, allant du brun au griset du rouge au verdâtre, ce qui la faisait ressembler à quelquechose comme une « Vue de la gare Saint-Lazare en si bémoldiaphorétique paraboloïdal », perpétrée par un barbouilleur deMontparnasse. Quant à son chapeau, la plus vorace des ouvreuses eûtrefusé de le prendre au vestiaire.

Le Prince Michel souriait, assis sur son banc favori. Cela ledivertissait de penser qu’il était assez riche pour acheter, s’illui en eût pris la fantaisie, tous ces tas d’immeubles dont ilapercevait devant lui les fenêtres illuminées. Dans cette fièrecité de Manhattan, il aurait pu rivaliser avec n’importe quelCrésus en matière de bijoux et platine, or et tableaux, châteaux etobjets d’art, hectares, yachts, limousines, personnel domestique,tapis d’Orient, cigares, jaquettes, clubs, trains spéciaux, poulesde luxe et villes d’eaux, s’il s’était simplement contenté degrignoter les bords de son vaste pudding de possessionshéréditaires. Il aurait pu se mettre à table avec les princesrégnants. L’accueil chaleureux des cercles mondains et artistiques,l’amitié de l’élite, l’adulation, l’imitation, l’hommage des pluscélèbres beautés, les plus grands honneurs, la louange des sages,la flatterie, l’estime, le crédit, le plaisir, la gloire, le turf,le Jockey Club, l’amour des vedettes cinématographiques, le respectdes juges d’instruction ; l’obséquiosité des maîtres d’hôtel,des tailleurs, des manucures, des médecins, des héritiers, desministres et des contrôleurs de wagon-lit, tout le miel de la vieétait, à tout moment, dans la ruche du monde, à la disposition duPrince Michel, de l’Électorat de Valleluna : il n’avait qu’àlever le doigt pour faire couler à flots sur ses lèvres le sucdivin de l’opulence.

Et cependant, il préférait rester, crasseux et en haillons,assis sur un banc du parc. Car il avait goûté au fruit de l’Arbrede la Vie, et, l’ayant trouvé amer, l’avait recraché ; ilétait sorti de l’Eden afin d’essayer, pendant quelque temps, de sedistraire en collant son oreille à la poitrine nue du vaste mondepour en écouter battre le cœur.

Telles sont les pensées qui flottent en l’âme rêveuse du PrinceMichel, tandis qu’il sourit sous le chaume de sa barbe multicolore.Il aime à flâner ainsi, vêtu comme le plus pauvre des clochards quimendient dans les parcs, pour étudier l’humanité. Dans l’altruismeil a trouvé plus de plaisir que n’ont jamais pu lui en procurer sesrichesses, sa situation et toutes les plus grossières jouissancesde la vie. Son bonheur et sa consolation suprême sont de soulagerla détresse individuelle, de combler de faveurs ceux qui luiparaissent dignes d’être secourus, d’éblouir les infortunés par desprésents inattendus et sidérants d’une munificence vraiment royale,mais toujours distribués avec une judicieuse sagesse.

Le regard du Prince Michel s’arrêta sur la face illuminée de lagrande horloge nichée dans la tour, et son sourire, tout altruistequ’il fût, se teinta d’un léger mépris. Car le Prince affectionneles hautes et profondes cogitations. C’est toujours avec unhochement de tête qu’il a considéré l’abjecte soumission du mondeaux arbitraires mensurations du Temps : et c’est avectristesse qu’il contemple les allées et venues fiévreuses etcraintives des hommes, asservis par les petites baguettes d’acierd’une pendule.

 

Un jeune homme en habit de soirée vint s’asseoir sur l’un desbancs voisins du trône de Valleluna. Pendant une demi-heure, il necessa de fumer des cigares avec une nervosité fébrile, puis il semit à surveiller attentivement la grande horloge. Son trouble étaitévident ; et le Prince ne laissa point de remarquer, avec unecertaine mélancolie, que cette agitation semblait avoir une liaisonsecrète avec les mouvements des bâtonnets horométriques.

Son Altesse se leva et s’approcha du jeune homme.

« Je m’excuse de vous importuner, dit-il, mais… hic !…je m’aperçois que vous êtes en proie à de certaines perturbationsbarométr… psychologiques. Si cela peut aider à excuser monimportunité, j’ai l’honneur de vous informer que je ne suis autreque le Prince Michel, héritier du trône de l’Électorat deValleluna. Je suis ici incognito, bien entendu, comme vous ledevinez sans doute à mon aspect extérieur. C’est l’un de mescaprices que de m’efforcer de secourir ceux de mes frères mortelsqui me paraissent mériter mon assistance. Peut-être le souci quisemble vous ronger sera-t-il susceptible de céder plus facilement àvos efforts si vous me permettez d’y joindre… hic !… lesmiens. »

Le jeune homme leva les yeux sur le Prince avec un sourire quine réussit point à effacer le sillon que l’anxiété avait creuséentre ses sourcils. Il se mit à rire, sans que le sillondisparût ; cependant il accepta aimablement cette diversionmomentanée.

« Enchanté de faire votre connaissance, Prince, fit-il avecbonne humeur. Oui, je me doutais bien que vous voyagiez incognitodans ces parages. Merci pour votre offre d’assistance, mais je nevois pas comment votre renfort pourrait modifier l’issue duconflit. C’est une affaire tout à fait particulière, voyez-vous,mais merci tout de même. »

Le Prince Michel s’assit auprès du jeune homme. C’est souventqu’on l’envoyait promener ; mais, grâce à ses manières et àses paroles courtoises, cela se passait toujours à l’amiable.

« Les horloges, dit le Prince, sont des entraves aux piedsde l’humanité. J’ai remarqué que vous fixiez celle-ci d’un regardpersistant. Cependant, la face de cette horloge est celle d’untyran, ses chiffres sont aussi faux que ceux d’un billet deloterie ; sa sonnerie ressemble à la voix d’un tricheur quivous invite à venir jouer aux cartes pour vous dépouiller.Permettez-moi de vous donner un conseil : délivrez-vous de cesliens humiliants, et cessez de diriger vos affaires d’après lesindications de ce moniteur de laiton et d’acier.

– Je ne le fais jamais d’habitude, dit le jeune homme. J’aitoujours une montre sur moi, sauf quand je suis englué dans cesfrusques de gala.

– Je connais la nature humaine aussi bien que l’herbe etles arbres, dit le Prince avec un sérieux plein de dignité. Je suisun maître en philosophie, un connaisseur en art, et je possède lecompte en banque d’un Fortunatas. Il y a peu d’infortunes humainesque je ne sois capable de soulager ou de surmonter. J’ai lu dansvotre visage, et j’y ai trouvé de la noblesse et de l’honnêteté enmême temps que de la détresse. Je vous prie d’accepter mon aide oumes conseils. Ne faites pas mentir l’intelligence qui se reflètesur votre physionomie, en jaugeant, d’après mon aspect extérieur,le pouvoir que je puis avoir de vaincre vos ennuis. »

Le jeune homme leva de nouveau les yeux sur l’horloge et fronçales sourcils d’un air sombre. Puis son regard abandonna laclepsydre illuminée et, après un court voyage dans l’espace, seposa résolument sur le quatrième et dernier étage d’un immeuble enbriques rouges situé en face de lui, de l’autre côté des grilles.De faibles lueurs, filtrant à travers les jalousies, indiquaientclairement qu’une certaine activité s’exerçait dans la plupart despièces.

« Neuf heures moins dix ! » s’écria le jeunehomme avec un geste d’impatience et de désespoir.

Il se leva, tourna le dos à la maison fatale et fit rapidementdeux ou trois pas dans la direction opposée.

« Arrêtez ! ordonna le Prince Michel d’une voix sipuissante que le désespéré obéit, et se retourna en riantamèrement.

– Je lui accorde encore dix minutes, et puis je m’en vais,murmura-t-il tout bas. Je me joins cordialement à vous, mon ami,continua-t-il à haute voix en s’adressant au Prince, pour maudiretoutes les horloges, et j’y ajouterai toutes les femmes.

– Asseyez-vous, dit le Prince avec calme. Je n’accepte pasvotre addenda. Les femmes sont les ennemies naturelles deshorloges, et par conséquent les alliées de ceux qui cherchent àsecouer le joug de ces monstres, calculateurs de nos folies etlimitateurs de nos plaisirs. Si ce n’est point trop exiger de votreconfiance, je vous prierai de me raconter votrehistoire. »

Le jeune homme se laissa choir sur le banc avec un riredésabusé.

« Volontiers, Votre Altesse royale ! dit-il d’un tonironiquement déférent. Vous voyez cette maison, celle dont lestrois fenêtres du dernier étage sont éclairées ? Eh bien, àsix heures je me trouvais là-haut en compagnie de la jeune dame àlaquelle je suis… j’étais fiancé. J’avais… fait des blagues, moncher Prince, je m’étais conduit comme un polisson… et elle l’avaitappris. Alors, je voulais me faire pardonner. Nous demandonstoujours aux femmes de nous pardonner, n’est-ce pas, monÉlecteur ?

« “Laissez-moi le temps d’y réfléchir, m’a-t-elle répondu.En tout cas, soyez certain de ceci : ou bien je vouspardonnerai complètement, ou bien je ne vous reverrai jamais plus.Pas de demi-mesure. À huit heures et demie, dit-elle, à huit heureset demie très exactement, regardez la fenêtre du milieu : sije me décide à vous pardonner, j’y agiterai une écharpe blanche.Vous saurez ainsi que tout est oublié, et que vous pouvez venir meretrouver. Si vous n’apercevez pas d’écharpe blanche, vous pouvezconsidérer que tout est à jamais fini entre nous.”

« C’est pourquoi, conclut le jeune homme avec amertume, jen’ai cessé de contempler cette horloge. L’heure fixée pour lesignal est passée depuis déjà vingt-trois minutes. Cela vousexplique la raison de mon agitation, ô Prince desClochards !

– Permettez-moi de vous répéter, dit le Prince Michel de savoix égale et agréablement modulée, que les femmes sont lesennemies naturelles des horloges. Celles-ci sont une peste,celles-là sont une grâce céleste, le signal peut encoreapparaître.

– Jamais, Grand Électeur ! s’écria le jeune homme avecun accent de désespoir. Vous ne connaissez pas Marianne ! elleest toujours à l’heure, à une seconde près. C’est la première chosequi m’a séduite en elle. En fait d’écharpe flottante, c’est letorchon qui brûle. À huit heures trente et une je savais que monaffaire était réglée. Je vais partir pour l’Ouest ce soir par lerapide de onze heures quarante-cinq avec Jack Millburn. Le sort enest jeté. Je resterai quelque temps au ranch de Jack, puis jefinirai par le Klondike… et le whisky. Bonsoir… heu… monPrince. »

Le Prince Michel arbora un sourire énigmatique, compatissant etdivinatoire, et attrapa le jeune homme par la manche de sonpardessus. L’éclat qui brillait dans ses yeux s’était fondu en unesorte de rêveuse phosphorescence.

« Attendez, dit-il solennellement, que neuf heures aientsonné. J’ai, plus que le reste des hommes, de la fortune, dupouvoir, et de la science, mais je suis toujours un peu effrayéquand j’entends sonner l’horloge. Restez près de moi jusqu’après lasonnerie de neuf heures. Cette femme sera vôtre, le Princehéréditaire de Valleluna vous en donne sa parole. Le jour de votremariage, je vous ferai présent de cent mille dollars et d’un palaissur l’Hudson. Mais à la condition qu’il n’y ait point en ce palaisde ces damnées horloges, qui mesurent nos folies et limitent nosplaisirs. Êtes-vous d’accord ?

– Bien sûr ! fit le jeune homme gaiement. Les horlogessont insupportables, de toute façon, avec leur tic-tac et leurcarillon, et leur manie de vous faire arriver en retard pourdîner. »

Il jeta les yeux vivement sur l’horloge de la tour : ilétait neuf heures moins trois.

« Je crois, dit le Prince Michel, que je… heu… ! vaisfaire un petit somme. J’ai eu une journée trèsfatigante. »

Il s’allongea sur le banc, en déployant une technique quirévélait une accoutumance sans doute fort ancienne à ce genre decouche royale.

« Vous me trouverez dans ce parc tous les soirs, lorsque letemps le permet, dit le Prince en étouffant un bâillement. Venez mevoir… hic !… le jour où votre mariage sera décidé, et je vousremettrai un chèque.

– Merci, Votre Altesse, dit le jeune homme sérieusement. Cen’est pas que j’aie grand besoin de ce palais sur l’Hudson, maiscela ne m’empêche pas d’apprécier votre offre. »

Le Prince Michel tomba aussitôt dans un profond sommeil. Sonchapeau crasseux roula sur le sol. Le jeune homme le ramassa et encouvrit le visage hirsute ; puis il releva l’une des jambes dudormeur qui avait glissé et pendait grotesquement comme celle d’unpantin.

« Pauvre diable ! » dit-il en resserrant leshaillons autour de la poitrine du Prince.

Et soudain, l’horloge de la tour frappa brusquement le premiercoup de neuf heures. Le jeune homme sursauta, puis soupira, tandisque s’égrenaient les tintements fatidiques, jeta un dernier regardsur la fenêtre du milieu, tombeau de ses espérances, et poussaaussitôt une volée d’exclamations effrénées qui paraissaientexprimer le plus extatique ravissement.

Car, à la fenêtre du milieu, venait de s’épanouir dans l’ombre,flottante, divine, l’adorable fleur blanche du pardon et de labéatitude.

À cet instant passait près du jeune homme un citoyen rondelet,confortable, qui se hâtait vers son wigwam, inconscient destransports que peuvent dispenser des écharpes de soie blancheau-dessus d’un parc obscur.

« Pourriez-vous me… me dire l’heure, monsieur, s’il vousplaît ? » demanda le jeune homme.

Le citoyen lui jeta un regard soupçonneux, et, conjecturantd’après les vêtements de son interlocuteur que sa montre nerisquait rien, la tira de sa poche et déclara :

« Huit heures trente minutes vingt secondes,monsieur. »

Puis, par habitude, il leva les yeux sur l’horloge et poursuivitson élocution.

« Par saint Georges ! Elle avance d’unedemi-heure ! s’exclama-t-il. Première fois depuis dix ans queça lui arrive. Ma montre ne varie jamais d’une sec… »

Mais le citoyen ne parlait plus qu’au néant. Il se retourna etvit la silhouette sombre de son auditeur qui galopait vers une desmaisons d’en face dont l’une des fenêtres exhibait une sorte dedrapeau blanc animé de mouvements frénétiques.

 

Sept heures du matin. Deux policemen effectuent leur rondehabituelle dans le parc désert qu’occupe seul un personnage plongédans un état de détérioration avancée, et dans un sommeil tardifsur l’un des bancs. Ils s’arrêtent et le contemplent.

« C’est Mike “Vermouth”, dit l’un. Vieux clochard. Roupilledans le parc toutes les nuits depuis vingt ans. Vieux maniaqueaussi ; s’prend pour un prince quand il est soûl. »

L’autre policeman se penche, scrute les mégots de cigares quijonchent le sol, et aperçoit, au creux de la main droite dudormeur, une sorte de papier tout froissé.

« Mince ! fait-il. C’est un billet de cinquantedollars qu’il a dégoté là, en tout cas ! J’voudrais bienconnaître la marque de ses cigares. Allons ! faut l’réveiller,c’est la consigne. »

Le Prince Michel, Grand Électeur de Valleluna, marmonnedoucement :

« … Grand Chambellan… petit lever… s’cours dutrône… »

Puis il ouvre les yeux, aperçoit les agents, et se redresse aveceffort.

« S’cusez-moi ! fait-il aimablement. Sorti prendr’ lefrais c’matin… assoupi sans l’vouloir… »

Soudain il se rend compte qu’il y a quelque chose dans sa maindroite, regarde, et lève lentement les yeux, avec un sourire un peuconfus, sur les deux policemen qui s’éloignent sans mot dire, enfaisant des moulinets avec leurs bâtons blancs.

« Je m’demande, dit Mike Vermouth lorsque les uniformes ontdisparu derrière un bosquet, je m’demande s’il a eu sa gonzesseaprès tout ? »

Et Mike Vermouth, Prince des Fantômes et Grand Électeur desIdéalistes, jette successivement un regard philosophique sur lamaison d’en face, sur l’horloge et sur le billet de cinquantedollars, et se dirige résolument vers la sortie du parc et leBeary’s Bar.

SŒURS DU CERCLE ENCHANTÉ

Le car des touristes était sur le point de lever l’ancre. Lecommandant avait assigné à chacun sa place sur le pont ets’apprêtait à donner le signal du départ en beuglant, avec sonporte-voix, une imitation assez approximative de la sirène d’unsardinier. Le trottoir d’embarquement était encombré de badaudspédestres qui s’étaient agglomérés, pour contempler les badauds àroulettes, conformément à la loi naturelle qui veut que chaquecréature de ce monde soit la proie d’une autre créature.

L’homme au porte-voix leva son instrument de torture. Le cœur dugrand car se mit à battre au même rythme exalté que celui despassagers. Des plus hautes aux plus basses banquettes passa lefrisson enivrant du voyage et de l’aventure. La vieille dame deValparaiso (Indiana) poussa un cri de frayeur. Le receveur despostes de Wam-Tag-Wambi (Arkansas) ajusta ses lunettes d’un gestenerveux en mettant son coude dans l’œil de sa voisine. Etl’épicier-maire de Little Brooms (Ohio) introduisit son cornetacoustique dans sa conque en disant : « Non, merci, jen’aime pas les bonbons », à son voisin qui lui avaitdemandé : « Quelle heure est-il ? »

Mais avant que le Vaisseau des Badauds s’ébranle, laissez-moivous inoculer au moyen du stéthoscope un petit préambulesentimental, destiné à attirer votre attention sur l’un descorollaires les plus captivants du tourisme métropolitain.

Vive et chaleureuse est la solidarité entre hommes blancs qui serencontrent en Afrique. Immédiat et sûr est l’effluve invisible etspirituel qui unit la mère et l’enfant. C’est sans difficultéapparente que le chien et son maître communient à travers l’étroitfossé qui sépare l’homme de l’animal. Et naturellement tous lesrecords locaux de vitesse et d’assimilation mutuelle et instinctivesont battus par les amoureux dans la catégorie des communicationsimpalpables, muettes, secrètes et palpables.

Cependant tous ces exemples réunis ne donnent qu’une faible idéede ce que peut représenter le vrai, le grand record mondial de latransmission instantanée de la pensée et de la sympathie spontanée,tel qu’il fut établi ce jour-là dans notre Car de TourismeMétropolitain, ainsi que nous allons vous le relater. Or donques,apprenez (à moins que vous ne le sachiez déjà) quels sont sur cetteterre les deux êtres qui se reconnaissent et se lisent mutuellementdans le cœur avec la plus fulgurante vélocité, lorsqu’il leurarrive de se rencontrer.

 

Le commandant souffla dans sa trompe et le paquebot àpneumatiques se mit à voguer majestueusement sur la mer d’asphalteet les canaux de ciment new-yorkais. La Croisière des Gratte-cielétait inaugurée.

Sur la dernière et la plus haute banquette siégeaient JamesWilliams, de Cloverdale (Missouri), et sa jeune Épousée.

Oh ! oui ! Je puis bien l’écrire avec une majuscule,ce mot divin qui domine toute l’Épiphanie de la vie et de l’amour.Le parfum des fleurs, le butin de l’abeille, l’eau pure et fraîchede la source, le chant de l’alouette, le zeste de citron dans lecocktail de la création, la jeune épousée est tout cela et plusencore. L’épouse est sacrée, la mère est révérée, la jeune fille deplage est alléchante. Mais l’Épousée est quelque chose comme lepremier chèque reçu, pour sa soixante-dix-septième nouvelle, par unjeune auteur dont les magazines ont systématiquement refusé lessoixante-seize nouvelles précédentes.

Le car glisse le long de la Voie Sacrée. Debout sur le pont deson navire, le commandant trompette les merveilles de la grandeville aux oreilles avides de ses passagers, qui, de leurs quinquetsbéants, avalent à quadruples bouchées les sites de briques rougeset les panoramas en ciment armé. Confus, sidérés, éberlués, gavésde paysages métallo-minéralogiques, les braves provinciauxs’efforcent de ne pas perdre une fourchetée du banquet touristiqueservi par l’homme au gueuloir ; mais la précipitation duservice engendre moult imbroglios. C’est ainsi que les naïfsvoyageurs prennent l’Asile des Vieillards pour la Résidenceprincière des Vanderbilt, la Gare du Nord pour l’ÉcolePolytechnique, le Dépôt de la Préfecture de police pour l’Hôtel deVille, et la cathédrale Saint-James pour la modeste villa de lacélèbre star aux goûts simples et sûrs, Proserpine NausicaaGlosswell (née Mabel Brown). Par ailleurs, invités par le perfidecicérone à contempler les collines de l’Hudson, ils admirent entoute confiance, dans un lointain estompé, les montagnes de remblaiaccumulées par la construction d’un nouvel égout collecteur. Pourbeaucoup d’entre eux, le Métro aérien n’est autre, dans cetteMétropole de fête et de foire perpétuelle, qu’une« attraction » monstre, au bout de laquelle on« waterchute » dans un lac. Et, aujourd’hui encore, dansles coins les plus reculés de la province, il y a des genspersuadés que les aliénés de New York sont conservés dans un grandbâtiment de Wall Street appelé la Bourse, que les conseillersmunicipaux vont à l’école du soir dans les cinémas de Broadway etque la Chambre des Représentants tient ses assises dans les arènespugilistiques de Madison Square.

Et maintenant, je vous prie, jetez un coup d’œil ému etrespectueux sur l’Épousée. Drapée… non ! tussorée… nonencore ! mousselinée de bleu pâle, elle a emprunté ce matin-làses pétales à Joséphine Pernet, la rose ivoire aux reflets d’or etde sang, pour en composer son visage. C’est Thaïs aux yeux deviolette, c’est Callisto aux lèvres fruitées et savoureuses, c’estAréthuse, c’est Euphrosyne, c’est Aphrodite elle-même ! UneAphrodite honnête, bien élevée et, comme je l’ai dit, mousselinéede bleu pâle, mais mousselinée tout de même.

Et quant à l’âme de l’Épousée, elle se lit tout entière sur sonvisage de pêche, de rose, d’abricot et tutti frutti. À la premièrepage s’inscrit en lettres majuscules la conviction inébranlable queson mari est le Grand Totem, le Coran, la Tour Eiffel, le NuméroGagnant, le Prix d’excellence, le Diamant Noir et la Crème glacée àla Framboise de l’Univers. La deuxième page est remplie d’unedéclaration enthousiaste attestant que ce séjour terrestre estcertainement ce qui se fait de mieux dans le genre. La troisième etdernière page enfin proclame aux yeux du Monde les joies profondeset ineffables du Tourisme Métropolitain.

Le mari, vous l’avez deviné, a environ vingt-quatre ans sur sonlivret de famille et quatre-vingt mille sourires sur sa figure. Ilest grand, bien bâti, arbore une cravate grenat, une mâchoirecarrée, un air solide et résolu, et s’efforce visiblement de fairecroire à tout le monde qu’il a au moins vingt-huit ans. Il est envoyage de noces.

En voyage de noces ! Ah ! quelle bonne et charitablefée nous rendra jamais les joies extatiques que cette petite phrasereprésente ! Oui ! Pour les goûter une fois encore, nefût-ce qu’un court instant, nous sacrifierions volontiers tous lescadeaux de Noël que l’on nous a faits depuis dix ans, la rosette dela Légion d’honneur, la présidence du Comité des Fêtes et une annéed’impôts sur le revenu. Impossible, dites-vous, gracieuse bonneFée ? Alors, allons-y pour le gros lot de cinq millions, unestatue sur la place publique et une invitation à dîner chez lacomtesse de Pyge d’Azur.

Et, maintenant, miraculeuse conjonction et manifestationhautement satisfaisante du phénomène de l’attraction universelle,admirez les voies secrètes du Seigneur : juste devant lecouple Williams est assis un deuxième couple de jeunes mariés.

Mousselinée de rose pâle, l’Épousée n° 2 a, ce matin-là,emprunté à Caroline Testout ses pétales roses pour en peindre sonvisage. C’est Salomé aux lèvres succulentes et parfumées comme uneorange de Jaffa ; c’est la nymphe Pirène aux yeux deglaïeul ; c’est… mais assez de poésie comme ça : leslecteurs de magazines, cela est bien connu, n’aiment la« poésie » que dans les réclames radiophoniques depilules, d’ameublement et de tisanes purgatives.

Quant au mari n° 2, il nous suffira d’indiquer qu’il estgrand, bien bâti, arbore une cravate marron, une mâchoire carrée,un air solide et résolu, et s’efforce visiblement… Maischut !…

Il est en voyage de noces.

 

« Mesdames et Messieurs, le grand bâtiment en forme deconcombre que vous voyez sur votre droite est comme qui dirait unecolonne comminatoire et mémorative élevée par Christophe Colomb en1695 à la suite de sa victoire sur le général Montcalm. Remarquezles reliefs du bas, intitulés stalactites pour les distinguer deceux d’en haut qu’on désigne sous le pseudonyme de bélemnites. Ilsont été dessinés par le célèbre sculpteur Benvenuto Concini, quifut tué en duel par le spadassin Spinoza sur les ordres du duc deMantoue… »

L’Épousée n° 2 se retourna, et ses regards se croisèrentavec ceux de l’Épousée n° 1. En un centième de seconde, lesdeux jeunes mariées se communiquèrent mutuellement, avec unsourire, l’histoire de leur vie, de leurs désirs, de leurs joies,de leurs espérances. Et tout cela, remarquez-le bien, par le canald’un simple coup d’œil, et en moins de temps qu’il n’en faut à unchat pour barboter une côtelette ou à Jeff Coup-de-falot pourrenifler un policeman.

L’Épousée bleue se pencha sur la rose. Il y eut un échangeultra-rapide de conversation à voix basse, au cours de laquelle lesdeux petites langues furent manœuvrées par leurs propriétaires à lacadence d’une mitrailleuse japonaise tirant sur une éruption duSaka-Nogok-Boutsou-Laki, qu’elle a prise pour une escadre d’avionschinois. La conférence se termina par deux sourires et une douzainede hochements de tête sympathiques et compréhensifs.

Et, soudain, dans l’avenue, face au Vaisseau des Badauds, unhomme se planta et leva la main. Il fut aussitôt rejoint par unsecond individu qui attendait sur le trottoir.

Les deux Épousées échangèrent un nouveau regard instantané,chargé d’un million de phrases, sujets, verbes, compléments,analyse grammaticale et tout le fourniment. Puis toutes deuxfixèrent leurs regards avec une attention intense sur les deuxdétectives qui avaient arrêté le car et ouvert leur veston pourmontrer leur plaque.

« C’qui vous prend ? gueula le cicérone, quin’affectionnait pas outre mesure la police. C’est complet ! Etsi c’est pour…

– Jetez l’ancre un instant, ordonna le détective. Il y a unhomme à bord dont nous serions heureux d’interrompre la croisière,un bandit de Philadelphie intitulé Pinky Mac Guire. Il est là-haut,sur la dernière banquette. Surveille un peu les flancs du navire,Donovan. »

Le second détective passa rapidement derrière le véhicule etleva les yeux sur James Williams.

« Allons, descends, mon vieux, fit-il aimablement. Tu esfait. On a retenu ta chambre au dépôt. Pas bête, ça, de s’planquersur un car de touristes ! Je m’souviendrai du truc. »

Suavement, à travers son porte-voix, le cicérone se permit unpetit conseil intéressé.

« Descendez vous expliquer, monsieur, ça vaudra mieux. Lecar ne peut pas attendre. »

James Williams, un peu pâle, se leva et jeta les yeux autour delui. Son Épousée, la bleue, lui prit la main en poussant un petitcri d’angoisse. Puis elle suivit son présumé bandit qui traversalentement le car et mit pied à terre en face des deuxdétectives.

Le commandant du Vaisseau des Badauds retarda le signal dudépart : aucun panorama ne valait ce diorama policier aprèstout. Les passagers, bouche bée, contemplaient la scène avec unagréable petit frisson de curiosité, poivrée de frayeur.

« Vous êtes victimes d’une erreur, messieurs : mon nomest James Williams, je suis de Cloverdale dans le Missouri, etje…

– Ferme ça ! fit le premier détective brusquement.Nous avons un mandat d’arrêt contre Pinky Mac Guire, et sonsignalement te va comme un chapeau melon à un bookmaker.Accompagne-nous au poste, sans faire de pétard, ça vaudra mieuxpour toi. »

Et alors l’Épousée bleue regarda son mari tendrement avec unesorte de sourire étrange, et lui dit d’un ton calme et parfaitementperceptible :

« Il a raison, Pinky, suis-les tranquillement, ça vaudramieux pour toi. »

Puis elle se retourna et, du bout des doigts, envoya un baiserfurtif à quelqu’un, là-haut, sur la banquette du car. Oui,parfaitement, un baiser. Et à une personne inconnue, encore.

« Écoute ta femme, dit Donovan. C’est un bon conseilqu’elle te donne. En route. »

Mais James Williams, alias Pinky, semble ne vouloir écouterpersonne. Le sang est revenu à ses joues et ses yeux maintenantlancent des éclairs annonciateurs d’orage, de tonnerre, de foudreet de conflagration désespérée.

« Ah ! C’est comme ça ! rugit-il. Jusqu’à mafemme qui me trahit ! Eh bien, vous allez voir si on arrête“Pinky” comme ça ! »

Là-dessus il tombe sur les deux détectives avec une telle fougueet une telle puissance offensive qu’il fallut le secours de troispolicemen en uniforme pour le maîtriser, plus deux wagons dePolice-Secours pour maintenir une foule de trois mille personnesqui s’étaient agglomérées en un clin d’œil et contemplaient lascène avec extase.

Au bureau central de la police, le rebelle, dont un œil poché,le nez cramoisi et une oreille « en chou-fleur »attestaient la récente participation aux hostilités, invité àdéclarer son état civil, gronda :

« Eh bien quoi ! J’suis Pinky, bien sûr ! Pinkyla Brute, Pinky le bandit, qu’est-ce que vous attendez pourécrire ? Et n’oubliez pas d’ajouter qu’il leur a fallu semettre à cinq pour ficeler Pinky. Je tiens beaucoup à ce que çasoit inscrit dans le procès-verbal ! »

 

L’histoire pourrait s’arrêter là. Car, bien entendu le lecteurperspicace a déjà deviné tout ce que je n’ai pas dit. Néanmoins,comme ces lignes pourraient tomber sous les yeux de l’IntelligenceService, de la Gestapo et autres Guépéous, qui ne manqueraient pasd’y découvrir des allusions politiques précises et naturellementdivergentes, je pense qu’il est plus prudent de narrer ledénouement in extenso.

Or donques, une heure plus tard, une superbe automobile, longuede douze mètres, traînée par cent cinquante chevaux etsoixante-douze cylindres s’arrête devant le bureau de police. Unejeune femme en bleu, qui paraît à la fois très satisfaite, et trèsexcitée, met pied à terre, suivie d’un vieux gentleman d’aspectfamilial, opulent et superconfort. Tous deux pénètrent en hâte dansl’établissement.

« Oh ! James ! fait Mrs. Williams, Épouséen° 1, en sanglotant avec bonheur, tandis que l’oncle Thomasest en train de donner au commissaire toutes les explications etcautions nécessaires, oh ! James ! J’espère que tu mepardonneras ! C’est à cause d’elle, del’autre… »

James la dévisage sévèrement de son œil valide. Il a un airbourru, vexé et légèrement déconcerté.

« Si ce n’était pas une attaque de folie subite, dit-ild’un ton raide, je pense que tu voudras bien m’expliquer laraison…

– Oh ! chéri ! fit-elle, écoute : je saisque cela t’a fait passer un mauvais moment… heu… un très mauvaismoment, oui, pardon ! Mais c’était pour elle, et iln’y avait pas moyen de faire autrement. Pour l’autre jeune mariée,chéri, celle qui était en rose devant moi, tu sais ?Mrs Mac Doodle, ou Mac Farlane ou Mac Guire…, enfin la femmedu vrai Pinky. Oui, ils s’étaient mariés le matin même,James ! Et elle n’a que vingt ans, et sa mère estblanchisseuse à Philadelphie dans Chalybeate Avenue, et ellen’avait que trois ans quand son père est mort en tombant d’unéchafaudage. Et sa mère s’est remariée avec un bookmaker, et elle aune petite sœur de huit ans qui est blonde comme un ange. Et elle aaussi un grand frère de vingt-huit ans qui s’est laissé entraînerpar les mauvais garçons ; il est à Sing Sing maintenant, etelle lui porte du chewing-gum tous les samedis. Et la grand-mère,la grand-mère paternelle, l’autre est morte l’année dernière d’unehémorragie interne parce qu’elle était tombée par la fenêtre dudeuxième étage un jour qu’elle avait fait une omelette au rhum etqu’elle avait mis trop de rhum, je crois – la grand-mèrepaternelle…

– Si tu arrivais au fait, dit James Williams en souriantmalgré lui avec une moitié de son visage boursouflé.

– Voilà, chéri. Alors, dès qu’elle aperçoit les détectives,elle glisse vivement un mot à l’oreille de son mari, Pinky, le vraiPinky, et, aussitôt il se penche au-dehors, fait tomber son chapeauet enjambe le bastingage, je veux dire la rambarde, enfin le côtédu car, comme s’il voulait aller le ramasser. Et personne ne s’enaperçoit, parce qu’il a fait ça très habilement et qu’à cemoment-là tout le monde regarde les détectives. Et ensuite il s’estcaché derrière un arbre et il s’est faufilé dans le parc, et lespoliciers n’y ont vu que du feu. Et je me sentais si heureuse avectoi, mon James, que je n’ai pas voulu que ce même bonheur fût ravià une autre, à une sœur en hyménée, chéri. Elle l’aime, James, elleest folle de lui, bien qu’il soit un… un hors-la-loi, et… et toutesles femmes sont pareilles dans ces cas-là, même celles des… des…mauvais garçons. Et… et… »

Mais James lui clôt la bouche d’un baiser. Car lui aussi acompris que sa mésaventure est la rançon du lien subtil, aérien etfoudroyant qui unit les âmes sœurs des Épousées à travers l’espace,et le silence, et par-dessus les banquettes et la morale.

« Vous êtes libre, jeune homme, fit le commissaire d’unevoix sévère. Et tâchez de ne pas recommencer. Nous sommes assezhabitués à voir des bandits essayer de se faire passer pourd’honnêtes citoyens. Mais c’est la première fois que je…

– Oh ! dit James Williams avec une joyeuse grimace, cen’est pas moi le coupable, c’est mon épouse.

– Non, dit Mrs. Williams, c’est l’amour, c’est le bonheur,c’est… »

Le commissaire haussa les épaules.

« Allons prendre le thé à la maison, dit l’oncle Thomas. Etpourquoi diable voyagez-vous en autocar, quand j’ai une limousinede trente mille dollars qui engraisse à l’écurie et que… »

UN CHAMPION DE LA SCIENCEMATRIMONIALE

« Ainsi que je vous l’ai déjà dit, me raconte Jeff Peters,je n’ai jamais eu grande confiance dans la perfidie des femmes. Ilest impossible de compter sur leur collaboration, même dans la plusinnocente des combines.

– Elles méritent le compliment, dis-je. Car ne lesappelle-t-on pas, à juste titre, le sexe honnête ?

– Et pourquoi ne le seraient-elles pas ? demande Jeff.C’est pour elles que l’autre sexe se damne à combiner ou s’esquinteà travailler. Lorsqu’elles se mêlent d’affaires, ça va très bienjusqu’au moment où elles se laissent toucher le cœur ou lescheveux. Alors il ne nous reste plus qu’à la remplacer au pied levépar une doublure que vous devez toujours avoir sous la main, et quiest généralement un homme d’un certain âge, légèrement bedonnant,père de cinq enfants et propriétaire d’une villa de banlieuepayable à tempérament. Tenez, je vais vous citer l’exemple de cetteveuve qu’Andy et moi avions engagée pour nous assister dans unepetite combine d’agence matrimoniale que nous avions lancée àCairo.

« Lorsque vous possédez un capital suffisant pour faire unepublicité convenable (entre 1 000 et 1 million de dollarsselon les cas) il y a de l’argent à gagner dans les agencesmatrimoniales. Nous avions 6 000 dollars et nous espérions lesdoubler en deux mois – ce qui représente la longévité maxima d’untruc de ce genre, pour ceux qui ne tiennent pas à passer un an dansles cellules du New Jersey.

« Donc, nous faisons publier une annonce dans cegoût-ci :

Charmante veuve, belle, femme d’intérieur, 32 ans, possédant3 000 dollars et propriétés campagne désire se remarier.Préférence monsieur pauvre, dispositions affectueuses, même sicondition inférieure, pourvu soit doué sentiments profondssincères. Âge et physique indifférents – mais nécessairesoit capable diriger avec compétence, dévouement, propriétésrurales et placements capitaux. Écrire à Cœur Fidèle aux b. soinsagence Peters et Tucker CAIRO, III.

– Pas trop mal camouflé comme piège, dis-je, quandnous avons terminé la confection de cette pilule littéraire. Etmaintenant, cherchez la femme : où est-elle, Andy ?

– Jeff, me répond celui-ci, en me jetant un regard de calmeirritation, je croyais que tu avais fini par renoncer à cesvulgaires idées de réalisme dans l’exercice de ta profession. Quelbesoin avons-nous d’une femme ? Lorsque les types de la Boursevendent des actions de mines de borate, est-ce que tu t’attends àtrouver le gargarisme à l’intérieur ? Quel rapport y a-t-ilentre une annonce matrimoniale et une femme ?

– Écoute, Andy, lui dis-je. Tu sais que dans toute macarrière illégitime, j’ai toujours eu pour principe de pouvoirexhiber palpablement l’article mis en vente. De cette manière, etgrâce à une étude approfondie des règlements municipaux et desindicateurs de chemin de fer, j’ai toujours réussi à éviter toutesles persécutions policières qu’un cigare et un billet de cinqdollars ne suffisent pas à faire cesser. Eh bien, pour cettehistoire d’attrape-jobards, il faut que nous puissions produireeffectivement la charmante veuve en question, ou quelque chosed’approchant, avec ou sans les accessoires annoncés au catalogue,sinon nous risquons de recevoir une invitation à dîner dushérif.

– Mmmm, fait Andy après avoir médité un moment, ça vautpeut-être mieux après tout, au cas où la police ferait une enquêteà l’agence. Mais comment trouver une veuve qui consente à perdreson temps dans une combine matrimoniale où il n’y a rien dematrimonial ? »

Je réponds à Andy que je crois connaître l’article demandé. Unde mes vieux amis, Zeke Trotter, qui arrachait tantôt les dents surles champs de foire et tantôt les cailloux sur les champs del’État, avait rendu sa femme veuve un an plus tôt en avalant parmégarde un flacon de drogue que le vieux docteur local avaitordonné à sa belle-mère. Je connaissais bien la veuve, et j’étaispersuadé que je réussirais à la faire participer à nos travaux.

Elle habitait dans une petite ville située à cent kilomètres àpeine de Cairo. Je saute dans le train, et je la trouve assise danssa petite villa, avec un chat sur les genoux et des poulets perchéssur le dos de sa chaise. Elle répond exactement à la description denotre annonce, sauf peut-être en ce qui concerne la beauté, l’âgeet les possessions terrestres. Néanmoins, elle a un air acceptableet une allure adéquate ; et puis, je suis heureux de pouvoirrendre ainsi hommage à la mémoire de Zeke.

« Est-ce un travail honnête que vous me proposez, Mr.Peters ? me demande-t-elle quand je lui ai exposé mes désirset derata.

– Mrs. Trotter, dis-je, Andy Tucker et moi avons calculémentalement que 3 000 mâles au moins, dans ce vaste et vilainpays, vont s’efforcer, par le canal de notre agence, de conquérirvotre main en même temps que vos biens. Là-dessus, il y en a bien250 douzaines qui n’auraient à vous donner en échange, en cas desuccès, que la méchante carcasse d’un vénal fainéant, d’un raté,d’un filou, ou d’un vil aventurier. Andy et moi nous nous proposonsde donner une leçon à ces exploiteurs de l’humanité. J’ai eu toutesles peines du monde, dis-je, à empêcher Andy de fonder une sociétéanonyme au capital de 60 millions, sous le titre industriel etfinancier de “Fédération Générale des Agences MatrimonialesUniverselles et Mondiales”. Êtes-vous satisfaite ?

– Ça va, Mr. Peters, dit-elle. J’aurais bien dû me douterque vous étiez incapable de monter une affaire qui ne fût passtrictement délictueuse. Mais quelle sera exactement matâche ? Est-ce qu’il me faudra évincer individuellement les3 000 chenapans dont vous me parlez, ou bien pourrai-je lesrejeter en bloc ?

– Votre rôle, Mrs. Trotter, dis-je, sera une vraiesinécure. Vous logerez dans un hôtel tranquille et vous n’aurezrien à faire, Andy et moi nous chargerons de toute lacorrespondance et de toute la partie commerciale. Naturellement,ajouté-je, il est possible que certains, parmi les plus ardents etimpétueux prétendants, réussissent à emprunter l’argent du voyageet rappliquent en chair et en os à Cairo pour donner plus de poidsà leur candidature. Dans ce cas, vous serez probablement obligée devous résoudre à les chasser dehors avec un coup de pied auderrière. Nous vous donnerons 25 dollars par semaine, tous fraispayés.

– Donnez-moi cinq minutes par-dessus le marché, Mr. Peters,le temps d’attraper ma boîte à poudre et de remettre mes clés auvoisin – et vous pourrez faire démarrer mesappointements. »

J’emmène donc Mrs. Trotter à Cairo et l’installe dans unepension de famille, suffisamment éloignée de notre hôtel pour nepas éveiller les soupçons et j’informe Andy.

« Magnifique ! dit-il. Et maintenant que ta conscienceest tranquillisée quant à la palpabilité et la proximité del’appât, si nous revenions à nos moutons, je veux dire à nospoissons ? »

C’est alors que nous publions notre annonce dans unecinquantaine de grands journaux de tous les États voisins. Nousdécidons de ne faire paraître l’annonce qu’une seule fois, pour nepas être obligés de faire venir une armée de secrétaires et dedactylos dont la présence à Cairo eût risqué de nous attirer desennuis avec la branche locale de la « Ligue des Femmes mariéescontre les Tentations de Satan ».

Nous plaçons 2 000 dollars dans une banque au crédit ducompte de Mrs. Trotter et nous lui remettons un carnet de chèquesqu’elle puisse exhiber au cas où quelqu’un mettrait en doutel’honnêteté et la bonne foi de l’agence. Je savais que Mrs. Trotterétait correcte et que le chéquier se trouvait en sécurité entre sesmains.

À la suite de cette annonce, Andy et moi passons bientôt douzeheures par jour à répondre à toutes les lettres. Il en arrivequotidiennement une centaine. Je n’aurais jamais cru qu’il y eûtdans le pays tant de mâles, indigents et magnanimes, désireux deconquérir une charmante veuve et d’assumer la lourde responsabilitéde placer ses capitaux.

La plupart d’entre eux reconnaissent qu’ils ne sont plus trèsjeunes, qu’ils ont perdu leur situation et qu’ils sont incompris dumonde entier ; mais tous, sans exception, se déclarenténergiquement si débordants d’affection et de qualités viriles, quela veuve, en les choisissant, fera la plus belle affaire de savie.

Chaque prétendant reçoit de Peters & Tucker une réponsel’informant que la veuve a été « profondément touchée parvotre lettre si franche et si intéressante », le priant devouloir bien écrire de nouveau, lui donnant quelques détailscomplémentaires et joignant une photographie le cas échéant.P. & T. informent en même temps le prétendant queleurs honoraires pour transmettre la seconde lettre à leur bellecliente sont de 2 dollars, qu’on est prié de vouloir bien envoyerinclus.

Vous voyez maintenant la simple beauté du truc. Environ 90 pour100 de ces nobles et lointains aspirants matrimoniaux trouventmoyen de se procurer la somme et nous l’adressent. C’est tout. Leseul inconvénient notable consiste dans la monotonie du travailmécanique requis pour ouvrir les enveloppes et en retirerl’argent.

Quelques rares clients se présentèrent en chair et en os. Nousles adressâmes à Mrs. Trotter, qui se chargea du reste ; seulstrois ou quatre revinrent au bureau pour nous taper d’un ticketd’autobus. En moyenne, Andy et moi ramassions, à la sueur de notrefront, 200 dollars par jour.

Un après-midi, au moment où les affaires battent leur plein etque je suis en train d’entasser les billets dans des boîtes àcigares tandis qu’Andy siffle un air de La Veuve joyeuse,je vois entrer un petit homme d’allure inquiétante, qui lance detoutes parts des regards fureteurs, tout comme s’il était à larecherche d’un ou deux Rubens égarés. Dès que je l’aperçois, jesens une bouffée de plaisir me monter au nez, à la pensée que notrecommerce est parfaitement en règle.

« Beaucoup de courrier aujourd’hui, hein ? » faitle petit homme-détective.

J’attrape mon chapeau et réplique :

« Suivez-moi. Nous vous attendions. Je vais vous montrer lamarchandise. Comment va Roosevelt ? »

Je l’emmène à la pension de famille et lui présente Mrs.Trotter ; puis je lui montre le chèque et la note de crédit de2 000 dollars.

« Paraît régulier, en effet, dit le flic.

– Tout à fait, dis-je. Et, si vous n’êtes pas marié, jevais prier madame de vous accorder une minute d’entretien. Pourvous, ce sera gratuit, naturellement.

– Merci, répond le furet. Suis marié. Dommage. Adieu, Mr.Peters ? »

Trois mois plus tard nous avons raflé plus de 5 000dollars, bénéfice net, et nous sentons que le moment est venu decesser l’exploitation. Les clients commencent à se plaindre et Mrs.Trotter a l’air d’en avoir assez. Récemment, un assez grand nombrede prétendants lui ont rendu visite et elle ne semble pas aimerça.

Alors, nous décidons de nous tirer et je me rends chez Mrs.Trotter pour lui payer sa dernière semaine d’appointements et luidire adieu, tout en lui réclamant un chèque pour récupérer nos2 000 dollars.

Je la trouve en train de pleurer comme un gosse qui ne veut pasaller à l’école.

« Là ! Là ! dis-je. Qu’est-ce qu’il y a ?Quelqu’un vous a grondé, ou bien est-ce un petit accès denostalgie ?

– Oh ! non, je ne suis pas malade, Mr. Peters,dit-elle. C’est… c’est… Vous avez toujours été un ami de Zeke et jepeux me confier à vous. Mr. Peters, je suis… je suis…amoureuse ! Je suis amoureuse d’un homme à un tel point que jene peux plus me passer de lui. Il est exactement l’idéal dont j’aitoujours rêvé !

– Alors, prenez-le, dis-je, à la condition toutefois quel’accident soit bilatéral. Est-ce qu’il répond à vos sentimentsavec les mêmes spécifications pathologiques que vous venez de medécrire ?

– Oh ! oui, dit-elle. Mais… c’est un des gentlemen quisont venus me voir à propos de l’annonce, et… il ne consent àm’épouser que si je lui donne les 2 000 dollars. Il s’appelleWilliam Wilkinson. »

Là-dessus, elle repique une crise d’agitation romanesque etd’épilepsie cupidonique.

« Mrs. Trotter, dis-je, personne autant que moi nesympathise avec les sentiments féminins. En outre, je ne sauraisoublier que vous avez été la fidèle compagne d’un de mes meilleursamis. Si ça ne dépendait que de moi, je vous dirais : prenezles 2 000 dollars et l’élu de votre cœur, et soyez heureuse.Nous pouvons nous permettre ça, car nous avons ratiboisé plus de5 000 dollars à tous ces jocrisses qui voulaient vous épouser.Mais, ajouté-je, je suis obligé de consulter Andy Tucker. C’est unchic type, mais il est dur en affaires. Andy est de moitié avec moidans le coup ; je vais lui parler et voir ce qu’on peut fairepour vous. »

Je retourne à l’hôtel et j’expose le cas à Andy.

« Depuis le début, dit-il, je m’attendais à une histoirecomme ça. Rien à faire avec les femmes dans une combine quichatouille leurs émotions et prédilections.

– Je sais, dis-je ; mais, Andy, c’est une triste chosede penser que cette pauvre femme peut avoir le cœur brisé à causede nous.

– Pour sûr, fait Andy. Alors, voilà : tu as toujoursété un type au cœur tendre et aux dispositions généreuses.Peut-être me suis-je montré moi-même jusqu’ici trop dur, tropsoupçonneux et matérialiste. Pour une fois, je me rencontre avectoi. Va trouver Mrs. Trotter et dis-lui de retirer les 2 000dollars de la banque et de les remettre à cet homme dont elle estéprise. Et donne-lui ma bénédiction. »

Je me précipite sur Andy et lui serre la main pendant cinqminutes. Puis je retourne chez Mrs. Trotter et lui annonce la choseet elle se met à pleurer de joie aussi abondamment qu’elle pleuraitde désespoir une heure plus tôt.

Deux jours plus tard, Andy et moi bouclons nos valises.

« Avant de partir, dis-je à Andy, est-ce que tu n’iras pasvoir Mrs. Trotter au moins une fois ? Elle serait ravie defaire ta connaissance et de t’exprimer sa gratitude et seslouanges.

– Ma foi non, fait Andy. Dépêchons-nous, Jeff : il nefaut pas rater cet express. »

J’étais en train de matelasser la ceinture avec le capitalfraîchement acquis, selon une saine méthode de sécuritéprofessionnelle, lorsque Andy tire de sa poche un paquet de billetsde banque.

« Tiens, dit-il, mets ça avec le reste.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Les 2 000 dollars de Mrs. Trotter », répondAndy. Je le regarde un instant sans rien dire.

« Comment as-tu fait ? demandé-je.

– Elle me les a donnés, répond Andy. Il y a plus d’un moisque je vais passer la soirée chez elle, trois fois par semaine.

– Alors, William Wilkinson, c’est toi ?

– C’était », répond Andy.

LE LOUP TONDU

Jeff Peters est toujours éloquent lorsque la conversation vientà rouler sur l’éthique de sa profession.

« Les seules fois, dit-il, où il se produisit des hiatusdans les relations fraternelles que j’entretiens habituellementavec Andy Tucker, ce fut toujours à cause de nos opinionsdivergentes relativement aux configurations morales de notreprofession. Andy a ses idées et j’ai les miennes. Je n’approuve pastoujours les procédés qu’il emploie pour mettre le public àcontribution, et, de son côté, il estime que la prospérité de notrefirme souffre un peu trop souvent des interventions de maconscience. Il nous arrive de nous disputer aigrement sur ce sujetcertains jours. Une fois, lors de l’une de ces discussions, il envint à me dire que je lui rappelais tout à fait Rockefeller.

« “C’est bon, dis-je. Je sais ce que tu entends parlà ; mais nous avons été bons amis pendant trop longtemps pourque je m’offense d’une insulte que tu regretteras certainementquand tu auras retrouvé ton sang-froid. Je n’ai jamais encore serréla main à un financier, Andy.”

« Cet été-là, nous décidons d’aller faire une cure de reposà Grassdale, une charmante petite ville enchâssée dans lesmontagnes du Kentucky. Nous nous faisons passer pour des marchandsde chevaux et en même temps pour de bons et honnêtes citoyens, etpersonne ne souligne le contraste. Les habitants de Grassdale nousfont le meilleur accueil, si bien qu’Andy et moi décidons lasuspension totale des hostilités, allant jusqu’à nous interdiremême le plus innocent prospectus de mines de caoutchouc ou le moinséclatant des diamants brésiliens durant notre séjour dans laville.

« Un jour, le premier quincaillier du pays vient nousrendre visite à l’hôtel, et nous fumons une pipe tous les troissous le porche. Nous sommes en relations amicales et sportives aveclui, ayant commencé dès le second jour de notre arrivée à jouer auxboules ensemble dans la cour de la justice de paix. C’est un typebruyant, rougeaud, à la respiration forte, mais gras et respectableau-delà de toute limite raisonnable.

« Après avoir effleuré les sujets d’actualitétraditionnels, ce Murkison – car tel est son nom – extirpe unelettre de la poche de son veston avec une précaution négligente etnous la met sous les yeux.

« “Qu’est-ce que vous dites de ça ? fait-il en riant.M’envoyer une lettre comme ça, à MOI ! !”

« Au premier coup d’œil, Andy et moi avons compris de quoiil s’agit ; mais nous faisons quand même semblant de lire.C’est l’une de ces bonnes vieilles missives classiques, expliquantcomment, en échange de 1 000 dollars, vous recevrez 5 000dollars en billets si parfaitement imités qu’aucun expert nesaurait les distinguer de l’article authentique ; et celagrâce aux planches gravées qui ont été volées à Washington par unemployé du Trésor.

« “Quel toupet ! fait Murkison. M’envoyer une lettrecomme ça, à MOI !

« – Il y a beaucoup de braves gens qui en reçoivent,dis-je. Si vous ne répondez pas, ils vous laissent tomber. Mais sivous répondez, ils vous envoient une seconde lettre pour vous prierd’apporter l’argent afin de traiter l’affaire.

« – Tout de même ! répète Murkison, m’écrire ça àMOI !”

« Quelques jours plus tard, il revient nous voir.

« “Mes amis, nous dit-il, je sais que vous êtes des hommessûrs et que je puis me confier à vous. Voilà : j’ai répondu àces chenapans. – Oh ! histoire de rire, tout simplement. Alorsils m’ont écrit de venir à Chicago. Il faut que je télégraphiel’heure de mon départ à un certain J. Smith. En arrivant là-bas jedois stationner à tel coin de rue, jusqu’à ce qu’un homme encomplet gris passe près de moi et laisse tomber un journal sur letrottoir ; alors je lui demande si l’eau est bonne et il saitque c’est moi et je sais que c’est lui.

« – Oui, dit Andy en bâillant ; c’est une combineantique et solennelle. J’ai vu ça souvent dans les journaux. Letype en gris va vous emmener dans son abattoir particulier, où Mr.Jones attend déjà. Ils vont vous montrer de vrais billets toutneufs et proposer de vous en vendre autant que vous voudrez à cinqcontre un. Vous les voyez mettre les billets dans un sac, sous vosyeux, et vous êtes absolument sûr qu’ils y sont bien. Etnaturellement quand vous ouvrez le sac en rentrant à l’hôtel, vousn’y trouvez que de vieux journaux.

« – Oh ! fait Murkison, pas de danger que je m’ylaisse prendre, moi ! Celui qui a fondé le meilleur et le plusriche magasin de Grassdale n’est tout de même pas un enfant. – Vousdites que c’est de vrais billets qu’ils vous montrent, Mr.Tucker ?

« – C’est toujours comme ça que je… J’ai lu dans lesjournaux que c’est toujours comme ça qu’ils agissent.

« – Camarades, dit Murkison, j’ai comme une idée que je neme laisserai pas attraper par ces types-là. J’ai envie de fourrerdeux billets de mille dans ma poche et de partir là-bas pour lesétriller un peu. Aucune force au monde ne pourra détourner mesregards de ces billets qu’ils exhibent, une fois qu’ils se serontagglutinés dessus. Vous dites qu’ils offrent cinq contre un ?Bien : il faudra qu’ils exécutent le contrat si c’est moi quiles entreprends. Voilà comme je suis, moi, Bill Murkison. Oui, j’aibien envie d’aller à Chicago et de miser un bon petit cinq contreun sur John Smith, – oui et j’espère que l’eau serabonne !”

« Andy et moi nous essayons d’extirper cette bévuefinancière hors du cervelas de Murkison ; mais c’est comme sinous avions voulu empêcher une fermière du Dakota de tirer lasonnette d’alarme lorsqu’elle a fait tomber un fromage par laportière. Non, monsieur ! C’est un service public qu’il allaitaccomplir en attrapant ces filous à leur propre jeu et peut-êtreque ça leur donnerait une leçon, hein ?

« Quand Murkison nous eut quittés, Andy et moi restâmes unmoment silencieux, occupés à ruminer nos méditations respectives etles hérésies cervicales de l’esprit anthropique. Durant nos heuresde loisirs, nous avons toujours amélioré notre mentalité supérieuregrâce à l’usage de la ratiocination et de la cogitationintellectuelle.

« “Jeff, dit Andy après un assez long silence, c’estfréquemment que j’ai jugé à propos de te ramoner les molairestoutes les fois que tu ruminais devant moi tes préjugésconsciencieux en matière de tractations commerciales. Il estpossible que j’aie eu tort assez souvent. Mais voilà un cas qui, jepense, va nous mettre d’accord. J’estime que nous manquerions àtous nos devoirs en permettant à ce Murkison d’aller seul à Chicagopour rencontrer ces trafiquants de papier à filigrane. Ne crois-tupas que ça nous réconforterait tous les deux d’intervenir d’unemanière ou de l’autre, afin d’empêcher la perpétration de ce marchéfallacieux ?”

« Je me lève et serre longuement et fortement la maind’Andy Tucker.

« “Andy, lui dis-je, il m’est arrivé quelquefoisd’apprécier assez rudement les procédés impitoyables de tacorporation, mais à cette heure, je me rétracte. Au fond,l’intérieur de ton extérieur est gratifié d’un germephilanthropique – et c’est tout à l’honneur de ton physique.J’avais justement la même idée que toi. Il ne serait ni honorable,ni méritoire, dis-je, de laisser Murkison s’embarquer solitairementdans cette expédition. S’il tient absolument à partir,accompagnons-le pour essayer d’empêcher l’accomplissement de cetteopération de Bourse, qui est exclusivement réservée aux alligatorsde Wall Street.”

« Andy m’approuva et ça me fit plaisir de voir qu’il étaitsérieusement décidé à contrer cette tentative de filouterie.

« “Je ne prétends pas me faire passer pour un hommereligieux, dis-je, ou un fanatique de bigoterie morale ; maisje ne saurais rester impassible devant le spectacle d’un homme quia fondé un commerce prospère au moyen de son cerveau et de sesefforts personnels et qui risque soudain de se voir dépouillé parun coquin sans scrupule, lequel, dis-je, est aussi une menace pourle bien public.

« – Très juste, Jeff, réplique Andy. Si Murkison persistedans son obnubilation, nous n’avons qu’à le suivre et stopper cettevilaine affaire. Il me serait odieux, autant qu’à toi, de voir unhomme sérieux y investir des fonds idem.”

« Alors, nous nous rendîmes chez Murkison.

« “Non, mes enfants, qu’il dit, je ne pourrai jamaisconsentir à laisser le chant de cette sirène de Chicago voltigerprès de moi sur la brise estivale sans l’attraper par la queue. Oubien je capterai l’or de cet ange, ou j’écrabouillerai l’orange.Mais ça me fera un plaisir de tous les diables si vous faites levoyage avec moi. Possible que vous puissiez me donner un coup demain quand il s’agira d’encaisser ce fameux ticket à cinq contredeux. Oui, ça sera pour moi un divertissement authentique et unrégal sans égal si vous m’accompagnez dans cette excursion.”

« Là-dessus, Murkison fait savoir à la ville de Grassdalequ’il va s’absenter quelques jours avec Mrs. Peters et Tucker, afind’inspecter une mine de fer en Virginie. Puis il télégraphie à J.Smith qu’il mettra le pied dans la toile d’araignée à telle date –et nous voilà partis tous les trois à Chicago.

« Durant le voyage, Murkison se divertit abondamment aumoyen de conjectures prémonitoires et d’agréables expectatives.

« “En complet gris, dit-il, dans Wabash Avenue, au coin deLake Street… Il laisse tomber son journal et demande si l’eau estbonne… Non ! Non ! Non !” Et alors il se met à rirependant cinq bonnes minutes.

« Par instants, Murkison redevient sérieux et il essayed’expulser ses pensées, quelles qu’elles soient, grâce à unbavardage intensif.

« “Mes enfants, qu’il fit, je ne voudrais pas pour dixmille dollars que cette histoire se répandît dans Grassdale :ça ruinerait ma position. Mais j’ai confiance en vous deux.J’estime, dit-il, que c’est le devoir de tout citoyen d’attraperces brigands qui pillent le public. Je vais leur montrer si l’eauest bonne ! Cinq dollars contre un, qu’il offre, ce J.Smith : eh bien, il faudra qu’il exécute le marché s’il faitaffaire avec Bill Murkison.”

« Nous arrivons à Chicago à sept heures du soir. C’est àneuf heures et demie que Murkison doit rencontrer l’homme en gris.Nous dînons à l’hôtel, puis nous montons dans la chambre deMurkison pour attendre l’heure fixée.

« “Et maintenant, les gars, dit Murkison, mélangeons un peunos encéphales et tâchons d’inaugurer un plan pour mettre l’ennemien déroute. Voyons !… Tandis qu’après l’avoir accosté jel’amuse un peu au moyen de quelques fariboles verbales, – si voussurveniez tous les deux comme par hasard, en criant :‘Hello ! Murk’ et en me serrant les mains avec des symptômesde surprise et de familiarité ? – Hé ? – Alors je tire leloustic un peu à l’écart et lui insinue que vous êtes Jenkins etBrown, épiciers à Grassdale, de braves gens qui seraient peut-êtredésireux de tenter aussi leur chance tandis qu’ils sont loin deleur foyer. ‘Amenez-les, s’ils veulent participer au bonusvivendi’, dira-t-il sûrement ! – Alors, que pensez-vous de monidée ?

« – Qu’en dis-tu, Jeff ? me demande Andy en setournant vers moi.

« – Je vais te dire ce que j’en dis, répliqué-je. Je disque nous allons régler cette petite affaire ici même etsur-le-champ. Je ne vois pas la nécessité de perdre notre tempsplus longtemps.”

« À ces mots, j’exhibe un Smith et Wesson, calibre 38 et jem’assure ostensiblement que le cylindre est garni de la quantité decartouches réglementaire.

« “Sale petit goret insidieux, mécréant et plein de péchés,dis-je à Murkison, extirpez ces 2 000 dollars et posez-les surla table. Obéissez avec vélocité, dis-je, autrement il va y avoirune imminence d’alternatives. Je suis de préférence un homme tendreet indulgent, mais de temps en temps, je me trouve en pleinesextrémités. Ce sont des hommes comme vous, dis-je, quisuralimentent les tribunaux et les prisons. Vous êtes venu ici pourdépouiller ces gens de leur argent. Et le fait qu’ils voulaientvous filouter vous-même n’est pas une excuse. Non, monsieur :que ce soit Paul qui vole Pierre ou inversement, le délit est lemême. Vous êtes dix fois pire que ce spécialiste du filigrane. Chezvous, dis-je, vous allez à l’église et vous posez au bon citoyen –mais vous n’hésitez pas à venir à Chicago pour commettre un larcinsur la personne de gens sérieux qui ont fondé une affaire saine etprofitable en traitant avec de méprisables coquins tels que vous –du moins tels que vous avez failli l’être aujourd’hui. Est-ce quevous savez, dis-je, si ce bookmaker sui generis n’a pasune famille nombreuse qui vit de ses extorsions ? C’esttoujours vous, les citoyens soi-disant respectables, qui êtes àl’affût des affaires qui doivent rapporter du 500 pour cent, quiengraissez les loteries et les boursiers et tous les charlatans dece pays. Sans vous, il y a longtemps qu’ils auraient fait faillite.Cet homme que vous alliez dépouiller, dis-je, peut-être a-t-ilétudié pendant des années pour apprendre son métier. À chaque coup,il risque son argent, sa liberté, peut-être sa vie. Vous arrivezici, tout sanctifié et chamarré de respectabilité, avec une belledevanture, dans le seul but d’escroquer ce pauvre type. Si c’estlui qui prend votre argent, vous pouvez toujours aller chialer à lapolice ; mais si c’est vous qui prenez le sien, il n’a plusqu’à mettre le complet gris au clou pour acheter son dîner, sansrien dire. Mr. Tucker et moi, dis-je, vous avons jugé au départ, –et nous sommes venus ici pour veiller à ce que vous receviez ce quevous méritez. Passez la monnaie, dis-je, vilain hypocriteherbivore !”

« J’empoche les 2 000 dollars – tous en petitescoupures.

« “Et maintenant, dis-je à Murkison, sortez votre montre.Non, je n’en veux pas, dis-je : posez-la sur la table jusqu’àce qu’une heure se soit écoulée. Ensuite vous pourrez partir. Sivous faites le moindre bruit, ou si vous partez avant l’heure, nousraconterons votre histoire à tout Grassdale. J’estime que votrehaute situation là-bas vaut plus de 2 000 dollars. ”

« Là-dessus Andy et moi nous mettons les voiles.

« Dans le train, Andy reste un long moment silencieux. Puisil me dit :

« “Jeff, tu permets que je te pose une question ?

« – Deux, dis-je, ou même quarante si tu veux.

« – Était-ce là ton intention primitive, dit-il, quand nouspartîmes avec Murkison ?

« – Sûrement ! dis-je. Quelle autre aurais-je puavoir ? N’était-ce pas la tienne aussi ?”

« Andy ne répondit pas. Une demi-heure s’écoula encoreavant qu’il reprît la parole. Je soupçonne qu’Andy ne saisit pastoujours exactement mon système d’éthique et d’hygiène morale.

« “Jeff, dit-il, un jour que tu en auras le loisir, tu meferais plaisir en me traçant un diagramme de ta conscience, avecdes notes explicatives. J’aimerais à m’y référer àl’occasion.” »

LA CHASSE À L’HOMME

Bien entendu, il y a deux aspects de la question. Considéronsdonc le troisième. Nous entendons souvent parler des« demoiselles de magasin ». De telles personnesn’existent pas. Il y a des jeunes filles (ou demoiselles), quitravaillent dans des magasins, c’est leur façon de gagner leur vie.Mais pourquoi faire de leur occupation une épithètequalificative ? Soyons un peu plus chic. Lorsque nous parlonsdes jeunes filles qui vivent dans la Cinquième Avenue, nous ne lesappelons pas des « demoiselles de mariage »…

Lou et Nancy étaient copines. Elles étaient venues à la grandecité pour chercher du travail, parce que, chez elles, il n’y avaitpas assez à manger. Nancy avait dix-neuf ans, Lou en avait vingt.Toutes les deux étaient de jolies et accortes filles de la campagnequi n’avaient aucune ambition de monter sur la scène. Le petitchérubin qui trône là-haut au-dessus de nous les guida vers unepension de famille respectable et bon marché. Ensuite, toutes lesdeux trouvèrent une situation et devinrent des salariées. Ellesrestèrent copines.

Six mois se sont passés depuis leur arrivée à New York, et c’estalors que je vais vous prier de vous avancer pour faire leurconnaissance. Misses Nancy et Lou, permettez-moi de vous présentermon ami M. le Lecteur Tatillon. Pendant que vous êtes en trainde leur serrer la main, prenez note (avec précaution) de leursatours. Je dis avec précaution, car elles réagissent aussipromptement à des regards un peu trop insistants, qu’unespectatrice du concours hippique qui a un bouton sur le nez.

Lou est repasseuse dans une blanchisserie. Elle est vêtue d’unerobe rouge mal ajustée et la plume de son chapeau est trop longuede 4 pouces ; mais son manchon et son étole d’hermine ontcoûté vingt-cinq dollars, ce qui n’empêchera pas leurs camaradesd’élevage d’être affichés à sept dollars quatre-vingt-dix-huit dansles vitrines des fourreurs avant que la saison soit terminée. Sesjoues sont roses et ses yeux bleus sont brillants. Elle rayonne decontentement.

Quant à Nancy, je suis sûr que vous l’appellerez une demoisellede magasin, parce que vous en avez l’habitude. Il n’y a pourtantpas de type de ce genre de personne ; mais notre générationperverse est toujours à la recherche d’un type ; alors voicice que pourrait être le type : elle est coiffée à la Pompadouret elle a un front très droit, un peu trop droit. Sa robe est entissu de pacotille, mais elle vous en met tout de même « pleinla vue ». Nulle fourrure ne la protège de l’air mordant duprintemps, mais elle porte sa courte jaquette de drap aussimajestueusement que si c’était de l’astrakan. Sur son visage etdans ses yeux – oh, cruel chercheur de type – se lit l’expressiontypique de la demoiselle de magasin. C’est un air de révoltesilencieuse et dédaigneuse à la fois contre le sort de la femmedésavantagée par l’existence, un air qui prophétise tristement lavengeance prochaine. Cet air-là persiste même lorsqu’elle rit trèsfort. C’est un air que l’on peut voir dans les yeux des paysansrusses et ceux d’entre nous qui seront encore là le verront un joursur le visage de Gabriel lorsqu’il viendra sonner le Rassemblementavec sa trompette. C’est un air qui devrait « défriser »et repousser l’homme ; mais l’on sait, au contraire, qu’àentendre cet air-là, il se pavane et offre des fleurs, avec uneficelle autour du bouquet.

Et maintenant, soulevez votre chapeau, et allez-vous-en, enemportant le joyeux « au revoir » de Lou et le souriredoux et sardonique de Nancy, qui a l’air, pour ainsi dire, depasser par-dessus votre tête et de monter en voltigeant jusque surle toit des maisons et, de là, jusqu’aux étoiles.

Les deux jeunes filles s’arrêtèrent au coin de la rue pourattendre Dan. Dan est le bon ami régulier de Lou. Fidèle ?Oh ! le jour où Amaryllis n’aura plus de moutons, elle seratoujours sûre d’avoir Dan sous la main !

« Est-ce que tu n’as pas froid, Nancy ? demanda Lou.C’que t’es gourde de travailler dans ce vieux magasin pour huitdollars par semaine ! Moi, j’ai gagné dix dollars et demi lasemaine dernière. Possible que le repassage soit pas aussi chic qued’vendre de la dentelle derrière un comptoir, mais au moins çapaye ! Y en a pas une de nous autres, repasseuses, qui se faitmoins de dix dollars par semaine, et j’ai jamais entendu dire quec’était pas du travail aussi respectable que le tien !

– C’est bon pour toi, répondit Nancy en relevant fièrementle nez. Je suis satisfaite de mes huit dollars par semaine et de machambre meublée. Il me plaît de vivre au milieu des belles choseset des gens chic. Et je ne parle pas des occasions qui peuvent seprésenter ! L’autre jour, l’une de mes camarades au rayon desgants a épousé un type de Pittsburgh, un fabricant d’acier, ou unforgeron, ou quelque chose comme ça, un type qui vaut un million dedollars. Moi aussi, j’attraperai un rupin un de ces jours. C’estpas que j’veux m’vanter de ma figure ou d’autre chose, mais jecourrai ma chance quand y aura du gros gibier sur le marché. Est-cequ’on peut avoir une chance comme ça dans uneblanchisserie ?

– Eh ben, c’est là qu’j’ai rencontré Dan, répondit Loutriomphalement. Il est venu un jour pour chercher sa chemise et sescols du dimanche ; il m’a vue en train de repasser à lapremière planche. Ella Maginnis était malade ce jour-là et j’avaispris sa place. Dan dit qu’il a d’abord remarqué mes bras ; ildit qu’il les a trouvés bien ronds et bien blancs. J’avais relevémes manches. Y a des types chic qui viennent dans lesblanchisseries. C’est facile de les repérer : ils apportentleurs affaires dans des valises et ils entrent généralement en coupde vent.

– Comment peux-tu porter une blouse comme ça, Lou ?demanda Nancy en contemplant l’outrageant article, avec uneexpression à la fois indulgente et dédaigneuse. C’est d’un goûtaffreux.

– Cette blouse ! s’écria Lou les yeux exorbitésd’indignation. Oh ! je l’ai payée seize dollars, et elle envaut au moins vingt-cinq ! C’est une cliente qui l’avaitapportée pour la faire blanchir et qui n’est jamais revenue lachercher. Alors, le patron me l’a vendue. Il y a des kilomètres debroderie à la main dessus. Tu ferais mieux de critiquer c’t’espècede vilaine chose ordinaire que tu as sur le dos.

– Cette vilaine chose ordinaire, répondit Nancy avec force,a été copiée sur celle que porte Mrs. Van Alstyne-Fisher ;c’est une cliente qui a laissé 12 000 dollars dans la maisonl’année dernière. J’ai fabriqué cette robe moi-même, ça m’a coûtéun dollar cinquante. À trois mètres de distance, tu ne pourrais pasla distinguer de la sienne.

– Oh ! ça va ! dit Lou avec bonne humeur. Si çate fait plaisir de crâner en crevant de faim, tant mieux pour toi.Moi, je préfère mon genre de travail et un bon salaire ; et, àla fin de la journée, y a rien qui vaille pour moi une robefantaisie qui tape un peu dans l’œil. »

Juste à ce moment-là, Dan arriva. C’était un jeune hommesérieux, sur lequel la folle grande ville n’avait pas réussi àimprimer les marques de sa frivolité. Il portait une cravate toutefaite, gagnait trente dollars par semaine comme électricien,regardait Lou avec les yeux tristes de Roméo et considérait sablouse brodée comme une toile d’araignée dans laquelle n’importequelle mouche serait ravie de se prendre.

« Mon ami, Mr. Owens ; ma camarade, Miss Danforth, ditLou, faisant les présentations.

– J’suis rudement content d’vous connaître, Miss Danforth,dit Dan en tendant la main. Lou m’a souvent parlé de vous.

– Merci, répliqua Nancy en touchant sa main du bout desdoigts. J’ai aussi entendu mentionner votre nomquelquefois. »

Lou se mit à pouffer de rire.

« C’est-y Mrs. Van Alstyne-Fisher qui t’a appris c’tepoignée de main-là, Nancy ? demanda-t-elle.

– En tout cas, répliqua Nancy froidement, tu peux toujoursessayer de l’imiter.

– Oh ! j’pourrais pas ! C’est trop rupin pourmoi. C’te poignée de main-là, c’est destiné à faire valoir lesdiamants qu’on a aux doigts. Attends un peu qu’j’en récolte, et tuverras si j’essaye pas !

– Tu ferais mieux d’apprendre d’abord, réponditNancy ; ça t’aiderait à récolter les diamants.

– Eh bien, pour terminer la discussion, dit Dan avec sonsourire joyeux et empressé, j’vas vous faire une proposition. Commej’peux pas vous faire payer à toutes les deux une bonne soirée chezTiffany, qu’est-ce que vous diriez d’une petite séance demusic-hall ? J’ai les billets. Ça serait pas mal d’allerreluquer les diamants qu’y a sur la scène puisqu’on peut pas serrerla main aux vrais carats, hein ? »

Ils se mirent en marche. Lou ressemblait un peu à un jeune paon,avec sa robe pimpante et polychrome ; elle avait à sa droitele fidèle chevalier et à sa gauche Nancy, l’élégante Nancy, minceet sobrement vêtue, comme une hirondelle, mais avec l’authentiqueallure de Mrs. Van Alstyne-Fisher ; et les voilà partis pourleur modeste divertissement vespéral.

Je ne pense pas que beaucoup d’entre vous puissent considérer ungrand magasin comme une institution éducative. Mais celui danslequel travaillait Nancy lui paraissait quelque chose comme ça.Elle était entourée de belles choses, qui respiraient le goût et leraffinement. Lorsque vous vivez dans une atmosphère de luxe, leluxe vous appartient, que ce soit votre argent qui le paie ou celuides autres.

Les clientes qu’elle servait étaient principalement des femmesdont les vêtements, les manières et la situation socialeconstituaient des critériums.

Nancy les mit à contribution dès le début, prélevant sur chacuned’elles ce qui lui paraissait le plus digne d’être assimilé. Àl’une, elle empruntait un geste ; à l’autre, un élégantfroncement de sourcils ; à l’autre encore, une façon demarcher, de porter son sac, de sourire, de saluer un ami, des’adresser à des gens de « situation inférieure ». De sonmodèle bien-aimé, Mrs. Van Alstyne-Fisher, elle acquit cetteexcellente chose qu’est une voix douce, suave, claire, argentine,et aussi parfaitement articulée que les notes d’un rossignol. Noyéedans les effluves de ce raffinement mondain et de cette éducationsupérieure, elle en subit profondément l’empreinte. De même que lesbonnes habitudes valent mieux, dit-on, que les bons principes, demême les bonnes manières valent mieux, sans doute, que les bonneshabitudes. Il est possible que les recommandations de vos parentsne soient pas capables de conserver intacte en vous une consciencepuritaine. Mais si vous vous asseyez sur une chaise en bois etrépétez les mots : « Prismes et Presbytérianismes »quarante fois de suite sans vous tromper, le démon vousabandonnera. Lorsque Nancy parlait avec la voix des VanAlstyne-Fisher, un frisson aristocratique la parcourait de la têteaux pieds.

Il y avait une autre source d’instruction dans ce grand magasinéducatif. Lorsque vous voyez trois ou quatre vendeuses serassembler en accompagnant leur conversation, apparemment frivole,du cliquetis de leurs bracelets en cuivre, ne vous imaginez pasqu’elles font cela dans le seul but de critiquer la façon dontEthel se coiffe. Leur meeting peut manquer de la dignité desassemblées délibératives du sexe masculin, mais il a la mêmeimportance que celui au cours duquel Ève et sa première fille seconcertèrent autrefois pour arriver à faire comprendre à Adam queldevait être son rôle dans le ménage. C’est une Conférence Plénièrepour la Protection du Sexe Féminin et l’Échange de ThéoriesStratégiques sur l’Attaque et la Défense contre le Monde, qui estun Théâtre, et contre l’Homme, qui en est l’Auditoire et quiPersiste à Jeter des Bouquets sur la Scène. Voilà !… Quant àla Femme, qui est le plus désarmé de tous les jeunes animaux, quipossède la grâce du faon sans en avoir l’agilité, la beauté del’oiseau sans ses ailes, le miel de l’abeille sans son… Oh !je ferais peut-être mieux de m’arrêter : il y en a sûrementparmi vous qui se sont fait piquer…

Durant ce conseil de guerre, elles échangent mutuellement desarmes et aussi des stratagèmes, que chacune a inventés et formulésd’après les tactiques de la vie.

« J’lui dis comme ça, raconte Sadie : “Avez-vous fini,espèce d’effronté ! Pour qui qu’vous m’prenez, pour me diredes choses comme ça ?” Eh bien, savez-vous c’qu’ilm’répond ? »

Toutes les têtes brunes, noires, blondes, jaunes et rouges sepressent avidement les unes contre les autres. Sadie cite laréponse ; et c’est alors que l’on décide la parade qui serautilisée par chacune d’elles dans l’avenir au cours des passesd’armes contre l’ennemi commun : l’Homme.

C’est ainsi que Nancy apprit l’art de la défensive, et, pour lesfemmes, une défensive réussie signifie la victoire.

Le curriculum d’un grand magasin est une vaste chose.Aucun autre collège peut-être n’eût été aussi propre à satisfairel’ambition vitale de Nancy, qui était de décrocher le gros lotmatrimonial.

Elle avait, dans le magasin, une situation privilégiée. La sallede musique était assez près d’elle pour qu’elle fût à mêmed’entendre et d’assimiler les œuvres des meilleurs compositeurs,ou, tout au moins, d’acquérir cette sorte d’assimilationsuperficielle qui passe pour de l’appréciation dans la sociétémondaine où elle aspirait vaguement à pénétrer un jour. Elleabsorbait l’influence éducative des objets artistiques, des tissusfins et précieux, des ornements, ce qui, pour les femmes,représente presque de la culture.

Les camarades de Nancy ne furent pas longues à s’apercevoir deson ambition.

« Voilà ton millionnaire qui arrive ! » luicriaient-elles toutes les fois qu’un homme qui avait l’aspect du« personnage » idoine s’approchait de son comptoir.

Cela devint une habitude pour les hommes qui flânaient sans but,pendant que leurs femmes ou leurs filles faisaient leurs emplettes,de s’attarder au rayon des mouchoirs et de bavarder en examinantles petits carrés de batiste. Ce qui les attirait, c’était le fauxair de pur-sang de Nancy en même temps que son authentique etdélicate beauté. C’est ainsi que beaucoup d’hommes venaientdéployer leurs grâces devant elle. Certains d’entre eux pouvaientêtre des millionnaires ; d’autres n’étaient certainement riende plus que les imitateurs simiesques de ces derniers. Nancy apprità les discriminer. Il y avait, derrière le rayon des mouchoirs, unefenêtre qui donnait sur la rue ; par là, elle pouvaitapercevoir les rangées d’automobiles qui attendaient les clientsdevant le magasin. Elle y jetait souvent un coup d’œil, et elle netarda pas à percevoir que les automobiles diffèrent autant queleurs propriétaires.

Un jour, un gentleman à l’aspect fascinateur lui acheta quatredouzaines de mouchoirs et se mit à lui faire la cour par-dessus lecomptoir avec un air de Roi Cophetua. Lorsqu’il fut parti, l’unedes jeunes filles dit :

« Qu’est-ce qui se passe, Nancy ? T’avais pas l’aird’être emballée par ce type-là. Il m’a pourtant l’air tout ce qu’ya de rupin !

– Lui ? répliqua Nancy avec son plus froid, plus douxet plus impersonnel sourire à la Van Alstyne-Fisher. Pas le genrepour moi. Je l’ai vu partir : une 12 CV et un chauffeurirlandais. Et tu as vu quelle espèce de mouchoirs il aachetés ? Des mouchoirs de soie ! Et il portait une fleurde trèfle à la boutonnière ! Une fleur de trèfle ! Non,donne moi l’article authentique ou rien du tout, s’il teplaît ! »

Deux des employées les plus raffinées du magasin, une premièreet une caissière, avaient quelques « amis très chic »avec lesquels elles allaient quelquefois dîner. Un soir, ellesfirent participer Nancy à l’invitation. Le dîner eut lieu dans l’unde ces restaurants spectaculaires dont les tables sont retenues unan d’avance pour le réveillon. Il y avait là deux de ces amis trèschic : l’un était chauve, sans doute à cause de la« grande vie » ; l’autre était un jeune homme quiessayait de vous faire gober ses mérites frelatés, grâce à deuxprocédés hautement persuasifs : il jurait que tous les vinssentaient le bouchon et il portait des boutons de manchettes endiamant. Ce jeune homme perçut en Nancy des qualités irrésistibles.Il avait une prédilection pour les demoiselles de magasin, et il yen avait là une qui ajoutait la voix et les manières du grand mondeau charme plus franc de sa propre caste. C’est pourquoi, le joursuivant, il fit son apparition dans le grand magasin et lui adressaune sérieuse proposition de mariage par-dessus une boîte demouchoirs irlandais, brodés à jour. Nancy refusa. L’une de sescamarades, qui avait participé des yeux et des oreilles à toutel’opération, attendit à peine que le prétendant malheureux fûtsorti pour inonder Nancy de reproches et de cris d’horreur.

« On n’a jamais vu une tourte pareille !s’écria-t-elle. Ce type-là est un millionnaire. C’est un neveu duvieux Van Skyttles. Et c’était pour le bon motif par-dessus lemarché ! Est-ce que t’es devenue piquée, Nancy ?

– Piquée ? Ah ! Ah ! Pour sûr que je n’en aipas voulu ! Si c’est un millionnaire, ça se voit pas tant queça en tout cas. Sa famille ne lui accorde que 20 000 dollars par ancomme argent de poche. L’autre soir, au dîner, le vieux type chauven’a pas cessé de le blaguer à ce sujet. »

L’autre jeune fille, indignée, s’approcha de Nancy et lui ditd’une voix rauque en fronçant les sourcils :

« Dis donc, qu’est-ce qu’il te faut, alors ? çat’suffit pas ? Est-ce que t’as l’intention de faire lesmormons et d’épouser Rockefeller, et Pierpont Morgan, et le roid’Espagne, et toute la bande en même temps ? Est-ce que c’estpas assez bon pour toi 20 000 dollars par an ? »

Nancy rougit légèrement sous le regard aigu des yeux noirs deson interlocutrice.

« Ce n’est pas seulement une question d’argent, Carrie,dit-elle. L’autre soir, au dîner, son ami l’a pris en flagrantdélit de mensonge. C’était au sujet d’une jeune fille avec laquelleil prétendait n’être pas allé au théâtre. Eh bien ! Je ne peuxpas souffrir un menteur. Et, en somme, je ne l’aime pas ; etc’est une réponse suffisante. Quand je me placerai, je ne veux pasque ce soit un jour de soldes. Et, en tout cas, je veux quelqu’unqui sache se tenir à table comme un homme. Oui, sûrement, je suis àl’affût du gibier ; mais celui que je veux devra être capablede faire quelque chose de plus que de se pavaner comme un mannequincousu de dollars.

– Tu es mûre pour la maison de fous ! » ditl’autre jeune fille en s’éloignant.

Nancy continua de cultiver ses idées élevées, sinon son idéal,sur la base de huit dollars par semaine. Elle bivouaquait sur lapiste du grand gibier inconnu, mangeant son pain sec et resserrantsa ceinture d’un cran tous les jours. Sur son visage se laissaitvoir le sourire subtil, belliqueux, à la fois doux et farouche, duchasseur d’hommes prédestiné. La forêt était représentée par legrand magasin ; et bien des fois elle leva son fusil sur dugibier qui paraissait à première vue important et porteur de cornespuissantes ; mais toujours, quelque profond et sûr instinct(peut-être un instinct de chasseresse ou peut-être tout simplementde femme) retenait son bras et lui faisait reprendre la piste.

Cependant Lou prospérait dans la blanchisserie. Sur ses dix-huitdollars et demi par semaine, elle en prélevait six pour sa chambreet sa pension. Tout le reste était consacré aux dépensesvestimentaires. Elle avait beaucoup moins d’occasions que Nancy deperfectionner son goût et ses manières. Dans la blanchisseriesurchauffée, il n’y avait rien d’autre que le travail, toujours letravail et la pensée des voluptés vespérales après le travail. Denombreux articles féminins, précieux, élégants, somptueux,passaient sous son fer ; et il est possible que le penchantcroissant qu’elle avait pour la toilette lui ait été transmis ainsipar le métal conducteur.

Lorsque le travail de la journée était terminé, Dan l’attendaità l’extérieur ; Dan, le chevalier servant, toujours fidèledans toutes les occasions.

Parfois, il lui arrivait de jeter un regard honnête et troublésur les vêtements de Lou qui devenaient chaque jour de plus en plusvoyants, sinon plus élégants ; mais il ne le faisait pas pardéloyauté ; il déplorait seulement l’attention qu’ilsattiraient dans la rue.

Et Lou n’était pas moins fidèle à sa camarade. C’était devenumaintenant une règle immuable, que Nancy devait les accompagnerdans toutes leurs sorties. Dan supportait cordialement, et mêmeavec bonne humeur, cette charge supplémentaire. On aurait pu direque Lou fournissait la couleur, Nancy le ton, et Dan le poids dutrio chasseur de distractions. Le jeune homme, dans son complet« confection », malgré tout bien ajusté, avec sa cravatetoute faite et ses cordiales reparties toutes faites, ne renâclaitet ne protestait jamais. Il appartenait à cette brave espèced’hommes que l’on est susceptible d’oublier lorsqu’ils sont là,mais que l’on se rappelle distinctement quand ils sont partis.

Pour le goût supérieur de Nancy, la saveur de ces plaisirs toutfaits était quelquefois un peu amère ; mais elle était jeune,et la jeunesse est toujours gourmande, même s’il ne lui est paspermis d’être un gourmet.

« Dan me demande toujours de l’épouser tout de suite, ditun jour à Nancy son amie. Mais pourquoi le ferais-je ? Je suisindépendante, je peux faire ce que je veux avec l’argent que jegagne et je sais qu’il ne me permettra pas de travailler lorsquenous serons mariés. Et toi, Nancy, pourquoi t’obstines-tu à resterdans ce sale vieux magasin ? Si tu veux, je peux te faireentrer tout de suite dans la blanchisserie où je travaille. Il mesemble que ça te ferait du bien de gagner plus d’argent, ça tepermettrait de sortir de la gêne où tu te trouves.

– Je ne crois pas que je sois dans la gêne, Lou, réponditNancy ; mais en tout cas, j’aime encore mieux rester où jesuis, même si je devais me contenter de demi-rations. Je supposeque j’en ai pris l’habitude. Et aussi j’attends mon heure. Je n’aipas l’intention de rester toute ma vie derrière un comptoir. Tousles jours j’apprends quelque chose de nouveau ; et tous lesjours je me frotte un peu plus aux gens riches et raffinés, même sije dois me contenter de les servir, et je ne rate aucune occasionde m’instruire et de me perfectionner en les fréquentant.

– Tu n’as pas encore attrapé ton millionnaire ?demanda Lou en riant d’un air taquin.

– Je n’en ai pas encore choisi un, répondit Nancy ; jeles ai simplement examinés.

– Mon Dieu ! tu leur fais la petite bouche ! Sijamais il en passe un à côté de toi, Nancy, surtout ne le laissepas partir, même s’il lui manque quelques dollars ! Mais,naturellement, tu plaisantes : les millionnaires ne pensentpas à des petites employées comme nous !

– Ça leur ferait peut-être du bien d’y penser, réponditNancy d’un ton froid et sérieux. Nous pourrions bien leur apprendreà faire attention à leur argent !

– S’il y en avait un qui m’adressait la parole, dit Lou enriant, je crois que j’aurais une syncope.

– C’est parce que tu n’en connais aucun. La seuledifférence entre les rupins et les autres gens consiste en ce quetu dois les examiner de plus près. Est-ce que tu ne crois pas quecette doublure de soie rouge est un petit peu trop voyante pour tonmanteau, Lou ? »

Lou jeta un coup d’œil sur la jaquette bleu marine, simple, maisélégante, de son amie.

« Oh non ! dit-elle, mais ça peut te faire ceteffet-là à côté de cette espèce de vieille jaquette sombre que tuportes !

– Cette jaquette, répondit Nancy avec une certainecomplaisance, est la copie exacte de celle que Mrs. VanAlstyne-Fisher portait l’autre jour. Je l’ai fabriquée moi-même etelle m’a coûté trois dollars quatre-vingt-dix-huit. Je suppose quela tienne devait coûter plus de cent dollars.

– Possible ! fit Lou légèrement, mais en tout cas, çane me paraît pas très réussi comme appât pour millionnaire !Peut-être bien que j’en attraperai un avant toi, aprèstout. »

En vérité, il aurait fallu un philosophe pour décider laquelledes jeunes filles avait raison. Lou, dépourvue de cette espèced’air fier et ennuyeux particulier aux vendeuses de grandsmagasins, brandissait gaiement son fer à repasser dans lablanchisserie bruyante et surchauffée. Son salaire lui permettaitnon seulement de vivre, mais même de s’offrir du confort, etparfois du superflu ; c’est pourquoi sa garde-robe sedéveloppait progressivement, à tel point qu’il lui arrivait parfoisde jeter un regard d’impatience sur le costume propre maisinélégant de Dan, Dan, le constant, l’immuable, l’inébranlable.

Quant à Nancy, son cas était celui de milliers d’autres. Lasoie, les bijoux, les dentelles, les ornements, le parfum et lamusique du monde raffiné où se rencontrent la bonne éducation et lebon goût, tout cela a été fait pour la femme ; cela faitpartie de ses attributions. Si vraiment cela en vient à constituerune partie de son existence, si cela lui plaît, qu’elle en profite.Elle ne se trahit pas elle-même comme Ésaü le fit autrefois ;car elle conserve ses droits de naissance et le potage qu’ellegagne est souvent très maigre. Nancy affectionnait cetteatmosphère ; elle y respirait avec plaisir et mangeait sesfrugaux repas avec la même satisfaction et la même déterminationqu’elle éprouvait à composer et à fabriquer ses vêtements bonmarché. Elle connaissait déjà la femme ; et maintenant, elleétait en train d’étudier les mœurs de l’homme, et d’estimerl’éligibilité de ce curieux animal. Un jour, sûrement, elleabattrait le gros gibier qu’elle désirait, mais elle s’était bienpromis qu’elle ne le ferait que lorsqu’elle aurait en vue le plusgros et le meilleur, exclusivement.

En attendant, elle entretenait soigneusement sa lampe de chevet,toujours allumée, toujours prête à recevoir le jeune épouxlorsqu’il se présenterait.

Mais en même temps, elle apprit aussi, peut-être inconsciemment,une autre leçon. Des changements commençaient lentement à seproduire dans son estimation de la hiérarchie des valeurs. Ilarrivait parfois que le facteur dollar s’estompât dans son espritet cédât la place à d’autres facteurs tels que la loyauté,l’honneur et aussi parfois tout simplement la gentillesse. Nouspourrions la comparer à l’un de ces chasseurs des grands bois quipoursuivent le bœuf musqué ou l’élan ; il aperçoit tout à coupun petit vallon au fond duquel court, à travers l’herbe moussue età l’ombre des bosquets, un petit ruisseau babillard qui l’invite aurepos. À ces moments-là, l’épieu de Nemrod lui-même s’émousse.

C’est ainsi que Nancy se demandait quelquefois si l’astrakanétait toujours coté à sa juste valeur par les cœurs qu’ilrecouvrait.

Un jeudi soir, Nancy quitta le magasin comme d’habitude,traversa la Sixième Avenue et se dirigea vers la blanchisserie.Elle devait aller, ce soir-là, voir une opérette avec Lou etDan.

Lorsqu’elle arriva, Dan sortait justement de la boutique. Sonvisage avait une expression étrange et peinée.

« J’suis venu pour voir s’ils avaient entendu parlerd’elle, dit-il.

– Entendu parler de qui ? demanda Nancy. Est-ce queLou n’est pas là ?

– J’pensais qu’vous étiez au courant, répondit Dan ;on ne l’a pas vue ici, ni chez elle depuis lundi. Elle a déménagétoutes ses affaires et elle a dit à une de ses camarades de lablanchisserie qu’elle allait peut-être partir pour l’Europe.

– Mais, est-ce que personne ne l’a vue nullepart ? » demanda Nancy.

Dan la regarda en serrant les dents et avec une lueur métalliquedans ses yeux gris.

« Y en a qui m’ont dit là-dedans, répondit-il d’une voixrauque, qu’on l’a vue passer hier… dans une auto. Sans doute avecl’un de ces millionnaires dont Lou et vous étiez toujours en trainde parler. »

Pour la première fois de sa vie, Nancy flancha devant un homme.Elle posa sur la manche de Dan sa main qui tremblaitlégèrement.

« Vous n’avez pas le droit de me dire ça, Dan, je n’y suispour rien.

– J’ai pas voulu dire ça, répondit Dan d’une voix radoucieen même temps qu’il fouillait dans la poche de son gilet. J’ai lesbillets pour le spectacle de ce soir, reprit-il, en s’efforçant deprendre un ton galant et léger. Si ça vous… »

Nancy admirait le courage toutes les fois qu’elle lerencontrait. « Je vais avec vous, Dan »,répondit-elle.

Trois mois s’étaient passés depuis le jour où Lou avaitdisparu.

Un soir, au crépuscule, Nancy rentrait chez elle, longeant àvive allure la grille d’un petit parc tranquille. Elle entenditquelqu’un l’appeler derrière elle, s’arrêta, se retourna et reçutLou dans ses bras.

Après la première étreinte, elles retirèrent leur tête enarrière à la manière des serpents, prêtes à attaquer ou à fasciner,avec un millier de questions qui tremblaient sur leur languerapide. Et alors Nancy remarqua que Lou avait été touchée par labaguette de la Fée Prospérité dont la magnifique influence semanifestait en fourrures précieuses, en bijoux chatoyants, et encréations dispendieuses de l’art vestimentaire.

« Chère petite folle ! s’écria Lou d’une voix forte etaffectueuse. Je vois que tu continues à travailler dans le magasinet que tu es toujours aussi mal habillée. Eh bien, où en es-tu avecce gros gibier que tu devais attraper ? Y a encore rien defait je suppose ? »

Et alors Lou regarda son amie d’un peu plus près et s’aperçutque Nancy avait été touchée par la baguette d’une Fée pluspuissante que la Prospérité, que cela se manifestait par l’éclat deses yeux, plus brillant que celui des joyaux, et par la fraîcheurde ses joues roses, et aussi par de petites étincelles électriquesqui rayonnaient de son visage et paraissaient, en particulier,toutes prêtes à jaillir du bout de sa langue.

« Oui, je suis toujours au magasin, répondit Nancy, mais jevais le quitter la semaine prochaine. J’ai attrapé mon gibier,comme tu dis, le plus gros gibier du monde ; tu ne m’envoudras pas, Lou, ça t’est égal maintenant ? Eh bien je vaisépouser Dan, oui, Dan ! c’est mon Dan maintenant. Eh bien,Lou, qu’est-ce que tu as ? »

Au coin du parc apparut, déambulant nonchalamment, l’un de cesnouveaux jeunes policemen au visage plaisant qui ont rendu depuispeu la police plus tolérable, du moins pour notre rétine. Ilaperçut une femme vêtue d’un manteau de fourrure dispendieux quis’agrippait de ses mains endiamantées à la grille du parc et quisanglotait bruyamment la tête basse, tandis qu’une jeune fillemince et simplement vêtue, qui la tenait par la taille, s’efforçaitde la consoler. Le flic nouveau style s’arrêta et fronça lessourcils. Mais bientôt il se reprit, passa sans regarder, enfaisant semblant de ne rien voir et continua sa route sans seretourner ; car il était assez sage pour savoir que ceschoses-là ne peuvent pas être arrangées par un policeman ni paraucune autre autorité officielle, même la plus haute et la pluspuissante.

LE PENDULE

« Quatre-Vingt-Unième Rue ! Dégagez la sortie, s’ilvous plaît ! » cria le conducteur.

Un troupeau de moutons humain se précipita hors du wagon et unautre troupeau se précipita dedans. Ding ! Ding ! Leswagons à bestiaux du métro aérien de Manhattan se mirent en routeet John Perkins descendit l’escalier de la gare avec le troupeauévacué.

John se dirigea lentement vers son appartement. Lentement, parceque dans le lexique de sa vie journalière le mot« peut-être » n’existait pas. Un homme qui est mariédepuis deux ans et qui vit dans un appartement ne peut s’attendre àaucune surprise. Tout en marchant, John Perkins se prophétisait àlui-même, avec un cynisme sombre et amer, les inéluctablesconclusions de la journée monotone qui venait de s’écouler.

Katy l’attendrait à la porte et lui donnerait un baiser parfuméà la crème de beauté et au caramel au chocolat. Puis il ôterait sonveston, s’assoirait sur un divan macadamisé et lirait dans lejournal du soir les récits de la guerre russo-japonaise. Pourdîner, il y aurait du bœuf casserole, une salade assaisonnéed’ingrédients inoffensifs pour le foie, de la compote de rhubarbeet le pot de marmelade de fraises, qui rougissait des certificatsde pureté chimique imprimés sur son étiquette. Après dîner, Katylui montrerait la nouvelle ceinture qu’elle s’était fabriquée avecl’une de ses cravates, à lui, John. À sept heures et demie, ellecommencerait à étendre des journaux sur le mobilier pour ramasserles morceaux de plâtre qui tombaient lorsque le gros homme àl’étage au-dessus commençait à faire sa culture physique. À huitheures exactement, Hickey et Mooney, les célèbres duettistes(inconnus) qui habitaient de l’autre côté du palier, céderaient àla douce influence du delirium tremens et commenceraient àrenverser des chaises sous l’effet d’une hallucination qui leurfaisait entrevoir un contrat de cinq cent dollars par semaine chezHammerstein. Puis, le type qui habite en face sur la cour sortiraitsa flûte ; la fuite de gaz quotidienne commencerait sa petitechanson malodorante ; le monte-charge tomberait enpanne ; le concierge procéderait une fois de plus au sauvetagedes cinq enfants de Mrs. Zanowitski ; la dame aux souliersjaunes et au terrier écossais descendrait écrire son nom sur saboîte aux lettres et sous son bouton de sonnette, comme tous lesjeudis ; et c’est ainsi que la routine journalière etvespérale de la grande maison s’accomplirait progressivement.

John Perkins savait que ces choses arriveraient. Et il savaitqu’à huit heures et quart il rassemblerait son courage et prendraitson chapeau, et que sa femme lui adresserait la question suivanted’un ton querelleur :

« Et maintenant je voudrais bien savoir où tu vas, JohnPerkins ?

– Crois que j’vais faire un tour chez Mac Closkey,répondrait-il ; vais faire une petite partie avec lescopains. »

Car telle était depuis quelque temps l’habitude de John Perkins.Vers dix ou onze heures il rentrait. Parfois Katy étaitendormie ; parfois elle l’attendait debout, tout prête àfondre dans le creuset de sa colère quelques parcelles de plus dela pellicule d’or qui recouvrait la chaîne d’acier du mariage.C’est de telles choses que Cupidon devra répondre lorsqu’il seprésentera au Tribunal de la Justice en même temps que ses victimesdu type John Perkins.

Ce soir-là, lorsque John entra chez lui, il se trouva enprésence d’un formidable bouleversement de la routine. Pas de Katypour lui souhaiter la bienvenue avec son baiser affectueux etsirupeux. Les trois pièces paraissaient dans un désordre funeste.Toutes les affaires de la maîtresse de maison gisaient dans la plusgrande confusion. Des souliers par terre au milieu de lapièce ; un fer à friser, des bigoudis, des kimonos, des boîtesà poudre encombraient les sièges et les meubles ; ce n’étaientpas là les habitudes de Katy. Le cœur serré, John aperçut le peignetout emmitouflé de cheveux bruns. Sûrement elle avait dû être enproie à une précipitation et à une perturbation anormales, car ellenettoyait toujours son peigne et déposait les cheveux arrachés dansle petit vase bleu qui était sur la cheminée, dans le but de lesutiliser éventuellement plus tard pour fabriquer des chichis.Accroché d’une manière ostensible au robinet à gaz par une ficelle,pendait un papier plié. John le saisit. C’était une note de safemme qui disait :

Cher John,

Je viens de recevoir un télégramme m’informant que maman esttrès malade. Je vais prendre le train de 4 h 30. Mon frère Samviendra me chercher à la gare. Il y a du mouton froid dans laglacière. J’espère que ce n’est pas encore sa vieille sciatique. Tupaieras soixante cents au laitier. Elle a eu une mauvaise attaqueau printemps dernier. N’oublie pas d’écrire à la Compagnie du Gazau sujet du compteur. Tes chaussettes reprisées sont dans le tiroirdu haut. Je t’écrirai demain. En toute hâte,

KATY.

C’était la première fois depuis deux ans de mariage que Katy etlui allaient être séparés pendant la nuit. John relut la noteplusieurs fois avec un air consterné. Il y avait là une brèche dansune routine qui n’avait jamais varié et cela le confondait.

Là, sur le dos d’une chaise, pendait pathétiquement, vide etinforme, la robe de chambre rouge avec des pois noirs qu’elleportait toujours quand elle préparait les repas. Ses vêtements detous les jours avaient été jetés çà et là dans sa précipitation. Unpetit sac en papier, plein de ses caramels favoris, était resté surla commode. Un journal du matin se vautrait sur le sol avec unelarge brèche au milieu du ventre (sans doute un indicateur destrains qu’elle y avait découpé). Toute la chambre exprimait laperte de son essence même, la disparition de son âme et de sa vie.John Perkins, seul au milieu de ces ruines, se tenait immobile, lecœur rempli d’un étrange sentiment de désolation.

Il se mit à ranger toutes les affaires aussi bien qu’il lepouvait. Chaque fois qu’il touchait les vêtements de sa femme, ilse sentait parcouru d’un frisson de quelque chose qui ressemblait àde la terreur. Il n’avait jamais pensé à ce que l’existencepourrait être sans Katy. Elle s’était incorporée si complètement àsa propre vie qu’il ne pouvait la comparer qu’à l’air qu’ilrespirait, indispensable mais à peine perceptible. Et voilà que,sans avertissement, elle était partie, envolée, aussi complètementabsente que si elle n’avait jamais existé. Bien entendu ce neserait que pour quelques jours, peut-être une semaine ou deux toutau plus, mais il lui semblait quand même que la main de la mortmenaçait du doigt son foyer autrefois si tranquille et simonotone.

John sortit le mouton froid de la glacière, fit du café ets’assit devant son repas solitaire, face à face avec l’effrontécertificat de pureté affiché sur la marmelade de fraises. Desvisions brillantes et bénies de bœuf casserole et de saladedéfilaient dans son esprit. Son foyer était démantelé. Unebelle-mère malade avait fait déguerpir ses lares et sespénates.

Après son dîner solitaire, John s’assit près de la fenêtre. Iln’avait pas envie de fumer. Dehors, la cité rugissante le conviaità venir se joindre à ses ébats déréglés et voluptueux. Il avaittoute sa nuit à lui. Il pouvait sortir sans être questionné etpincer les cordes du plaisir avec autant de liberté que le plus gaides célibataires. Il pouvait flâner, boire, et même faire la bombejusqu’à l’aurore si ça lui plaisait. Et il n’y aurait pas de Katyenragée qui l’attendrait sur le seuil, portant le calice quicontenait la lie de ses plaisirs. Il pouvait aller faire une partiechez les Mac Closkey avec ses copains jusqu’à l’aurore. Les liensde l’hyménée qui l’avaient toujours entravé auparavant étaientdénoués. Katy était partie.

John Perkins n’était pas habitué à analyser ses émotions. Maistandis qu’il était assis dans son petit salon solitaire, il mit ledoigt sans se tromper sur le point névralgique de sa détresse. Ilsavait maintenant que Katy était nécessaire à son bonheur. Sessentiments pour elle, émoussés jusqu’à l’inconscience par laroutine des devoirs domestiques, avaient été vivement réveillés parla perte de sa présence. Ne nous a-t-on point seriné par proverbes,sermons et fables que nous n’apprécions jamais le doux chant desoiseaux que lorsqu’ils se sont envolés – ou quelque chose commeça.

« Je suis un triple salopard, murmura John Perkins, d’avoirtraité Katy comme je l’ai fait. Sortir tous les soirs pour allerfaire la partie en buvant avec les copains au lieu de rester à lamaison avec elle. Et la pauvre gosse toute seule ici, sansdistractions ! Et voilà comme je me conduisais avecelle ! John Perkins, tu n’es que le plus dégoûtant desingrats ! Je lui dois une réparation à la petite femme. Je lasortirai et lui procurerai des distractions. Et je vais laissertomber la bande de Mac Closkey à partir d’aujourd’hui. »

Oui, la grande cité rugissante invitait John Perkins à prendrepart à ses fredaines. Et chez Mac Closkey, des copains étaient entrain de jouer nonchalamment au billard. Mais ni l’attrait de laville enchantée, ni celui des boules d’ivoire ne pouvaient séduirel’âme pleine de remords de Perkins. Il avait perdu un bien qui luiappartenait ; il est vrai qu’il ne semblait pas lui accorderune grande valeur et même qu’il le dédaignait un peu ; maismaintenant il voulait qu’on le lui rendît. John Perkins était bienle descendant d’un certain bipède nommé Adam qui se fit autrefoisexpulser du Jardin Potager.

Tout près de John Perkins, il y avait une chaise sur le dos delaquelle reposait la blouse bleue de Katy, qui conservait encorequelque peu les formes de sa maîtresse. Vers le milieu des manchesse distinguaient de petits plis imprimés par les mouvements de sesbras au cours des travaux qu’elle effectuait pour le confort et leplaisir de son mari ; il s’en exhalait une odeur, délicate etpuissante à la fois, de jacinthe. John la saisit et la contemplalongtemps sans rien dire. La blouse, naturellement, ne réponditrien ; Katy, au contraire, répondait toujours. Des larmes,oui, des larmes vinrent aux yeux de John Perkins. Oh ! certes,lorsqu’elle reviendrait, les choses iraient différemment. Ilréparerait toutes ses négligences passées. Qu’était la vie, aprèstout, sans elle ?

La porte s’ouvrit. Katy entra portant une petite mallette. JohnPerkins, les yeux exorbités, la contempla stupidement.

« Mon Dieu ! que je suis contente de rentrer, ditKaty. Maman n’était pas si malade que ça. Sam m’attendait à la gareet il m’a dit qu’elle avait eu juste un petit accès et que çac’était passé aussitôt après l’envoi du télégramme. Alors, j’aipris le premier train pour rentrer. J’ai une envie folle d’unetasse de café. »

Personne n’entendit le déclic et le bruit des pignons, autroisième étage de la grande maison, lorsque sa machinerie se remiten route selon l’ordre et la routine des choses. Un petit ressortse déclencha et les roues se remirent à tourner tranquillementcomme auparavant.

John Perkins regarda la pendule ; il était huit heures etquart. Il attrapa son chapeau et se dirigea vers la porte.

« Eh bien, où vas-tu maintenant, John Perkins ?demanda Katy d’une voix querelleuse.

– Crois que j’vais faire un tour chez Mac Closkey, réponditJohn ; faire une petite partie avec les copains… »

LE JOUR D’ACTIONS DE GRÂCES ET LES DEUXGENTLEMEN

Il y a un jour qui est à nous. Il y a un jour où, nous autres,Américains, revenons au foyer de notre enfance pour contempler lesvieilles scènes familières. Nous entendons parler des vieuxpuritains, mais nous ne nous rappelons pas très bien ce qu’ilsétaient et l’histoire des vieilles batailles de la libération nousparaît aussi bien lointaine. Mais cependant, nous sommes heureux desacrifier ce jour unique à de vieux souvenirs. Et c’est pourquoitous les Américains fêtent avec une certaine émotion un peusurannée le Jour d’actions de grâces.

La grande cité de New York a fait de cette célébration unevéritable institution. Le dernier jeudi de novembre est le seuljour de l’année où New York admet l’existence de la partie del’Amérique qui est située de l’autre côté de la rivière. C’est leseul jour qui soit purement américain ; oui, un jour de fêteexclusivement américain.

Et maintenant, allons-y de notre histoire, laquelle est destinéeà vous prouver que, de ce côté-ci de l’Océan, nous avons destraditions qui sont en train de vieillir à une allure beaucoup plusrapide que celles de l’Angleterre, grâce à notre activité et ànotre esprit d’entreprise.

Stuffy Pete s’assit sur le troisième banc à droite, lorsqu’onentre dans Union Square en venant de l’est, par l’allée qui est enface de la fontaine. Depuis neuf ans, il s’était assis là,exactement à une heure de l’après-midi, le Jour d’actions degrâces. Car chaque fois qu’il l’avait fait, il lui était arrivé deschoses, des choses comme celles qui arrivent dans les romans deCharles Dickens, des choses qui lui gonflaient à la fois le cœur etl’estomac.

Mais ce jour-là, l’apparition de Stuffy Pete au rendez-vousannuel semblait avoir été l’effet plutôt d’une habitude que de lafaim qui, selon les philanthropes, affecte régulièrement lespauvres tous les douze mois.

Assurément, Pete n’avait pas l’air affamé. Et en effet, ilsortait justement d’un festin qui ne lui avait laissé que toutjuste la force de respirer et de se traîner. Ses yeux ressemblaientà deux énormes groseilles blanches enfoncées dans un large masquede mastic tout gonflé et souillé de taches de graisse. Sarespiration était haletante ; sous le col relevé de sonveston, on apercevait un rouleau de tissu graisseux qui n’avaitrien d’élégant. Les boutons de ses vêtements, qui avaient étérecousus une semaine auparavant par les doigts charitables del’Armée du Salut, s’étaient envolés sous l’action des pressionsinternes et jonchaient le sol autour de lui. Il étaitdéguenillé ; le plastron de sa chemise était ouvert etdécouvrait sa poitrine ; mais la brise de novembre, chargée deflocons de neige, ne semblait pas l’incommoder. Au contraire, ellelui apportait une fraîcheur désirable. Car Stuffy Pete étaitsursaturé de calories produites par un dîner fabuleux qui avaitcommencé par des huîtres pour se terminer par du plum-pudding, enpassant par tous les dindons rôtis, les pommes sautées, les saladesrusses, les pâtés de gibier et les crèmes fouettées du monde. C’estpourquoi, gavé jusqu’à la limite, il considérait l’univers avec ledédain d’un dîneur satisfait.

Ce festin avait été tout à fait inattendu. Ce matin-là, un peuavant de pénétrer dans la Cinquième Avenue, il était passé devantune grande maison en briques rouges dans laquelle vivaient deuxvieilles dames, appartenant à une ancienne famille, et pleines dedéférence pour les traditions. C’est tout juste si ellesadmettaient l’existence de New York, et si elles ne croyaient pasque le Jour d’actions de grâces avait été institué pour le seulbénéfice de Washington Square. L’une de leurs habitudestraditionnelles était de poster un serviteur devant la ported’entrée en lui recommandant d’introduire le premier passant ayantun air affamé qui apparaîtrait aussitôt après le douzième coup demidi et de lui offrir un banquet intégral. Stuffy Pete se trouva,par un heureux hasard, être l’élu ce jour-là ; les sénéchauxle capturèrent et l’introduisirent dans le château, conformémentaux ordres et aux traditions.

Stuffy Pete, immobile sur son banc, regardait devant lui d’unair absent depuis dix minutes ; ayant suffisamment apprécié lavue qui s’offrait ainsi à ses regards, il éprouva le besoin dechanger de décor et, au prix d’un terrible effort, il tournalentement la tête vers la gauche. Et alors ses yeux s’exorbitèrenttout à coup, sa respiration s’arrêta et ses souliers éculéss’agitèrent faiblement sur le gravier.

Car le vieux gentleman, traversant la Quatrième Avenue, sedirigeait tout droit vers le banc.

Chaque année, depuis neuf ans, le vieux gentleman était venu là,le Jour d’actions de grâces, et avait trouvé Stuffy là, l’avaitconduit à un restaurant et l’avait regardé avaler un grand repas.Ils font ces choses-là, en Angleterre, inconsciemment. Maisl’Amérique est un pays jeune ; et neuf ans ce n’est déjà passi mal. Le vieux gentleman était un fervent patriote américain etse considérait comme un pionnier des traditions américaines. Sil’on veut devenir pittoresque, il faut continuer à faire la mêmechose pendant longtemps sans jamais la laisser tomber.

Le vieux gentleman se dirigeait donc tout droit et d’un airnoble vers l’Institution qu’il était en train d’instituer. Enréalité le fait de nourrir Stuffy Pete une fois par an ne peut pasêtre considéré comme ayant un caractère national, comme par exemplela Grande Charte ou la confiture au petit déjeuner en Angleterre.Mais c’était un pas en avant. C’était presque féodal. Cela montraitau moins qu’une coutume n’était pas impossible à New York, je veuxdire en Amérique. Le vieux gentleman était grand, mince etsexagénaire. Il était vêtu tout de noir et portait des lorgnonsappartenant à cette espèce démodée qui refuse de se tenir sur lenez. Sa chevelure était plus blanche et plus rare que l’annéepassée, et il paraissait s’appuyer un peu plus sur sa grande cannenoueuse au manche recourbé.

Tandis que son bienfaiteur traditionnel s’avançait, Stuffysoufflait et tremblait comme un gras roquet tenu en laisse par unedame, lorsqu’un chien des rues s’approche de lui en grondant. Ilaurait bien voulu s’enfuir, mais même un aérostat n’aurait pasréussi à le soulever de son banc. Vraiment les myrmidons des deuxvieilles dames avaient bien accompli leur travail.

« Bonjour, dit le vieux gentleman, je suis heureux deconstater que les vicissitudes de ces douze derniers mois vous ontpermis de séjourner une année de plus en bonne santé dans ce belunivers. C’est une grâce du Ciel dont je suis heureux de leremercier en ce Jour d’actions de grâces. Si vous voulez bien veniravec moi, mon ami, j’aurai le plaisir de vous offrir un repas quidevrait mettre votre condition physique à l’unisson de votrebien-être moral. »

Telles furent les paroles du vieux gentleman, telles étaientcelles qu’il proférait chaque Jour d’actions de grâces depuis neufans. Ces paroles formaient elles-mêmes presque une Institution.Rien ne pouvait leur être comparé, excepté la Déclarationd’Indépendance. Toutes les années précédentes, elles avaient étépour les oreilles de Stuffy une musique céleste. Mais cette fois,il leva les yeux sur le visage du vieux gentleman avec l’expressiondésespérée d’un agonisant. Les flocons de neige fondaient au fur età mesure qu’ils tombaient sur son front bouillant. Mais le vieuxgentleman, lui, frissonnait et tournait le dos au vent.

Stuffy s’était toujours demandé pourquoi le vieux gentlemanprononçait son discours d’un air plutôt triste. Il ne savait pasque c’était parce que le vieux gentleman souhaitait à chaqueinstant de sa vie d’avoir un fils qui lui succédât, un fils quiserait venu ici même, à sa place, lorsqu’il serait parti, un filsqui se serait dressé fièrement et avec force devant quelque Stuffysubséquent en disant : « En souvenir de mon père »car, alors, ce serait devenu vraiment une Institution. Mais levieux gentleman, à son grand désespoir, n’avait pas d’enfants. Ilhabitait une chambre meublée dans l’une des vieilles maisonsdécrépites qui bordaient une rue calme et triste à l’est du parc.L’hiver, il cultivait des fuchsias dans une petite serre de ladimension d’une malle de cabine. Au printemps, il prenait part à lagrande revue de Pâques. L’été il vivait dans une petite ferme, surles coteaux du New Jersey, et s’asseyait dans un fauteuil en osieren parlant d’une espèce de papillon, l’ornithopteraamphrisius, qu’il espérait bien découvrir un jour. Àl’automne, il offrait un déjeuner à Stuffy. Telles étaient lesoccupations du vieux gentleman.

Stuffy Pete le regarda pendant une demi-minute, soufflant,bouillant, fumant, d’un air pitoyable et désespéré. Les yeux duvieux gentleman brillaient de la pure joie du bienfaiteur. Sonvisage se creusait un peu plus chaque année, mais son petit nœud decravate noir était toujours aussi correct, son linge était fin etblanc et sa moustache grise se retroussait soigneusement à chaquebout. Et alors Stuffy fit un bruit qui ressemblait à celui d’unepotée de haricots en train de mijoter dans une cocotte. Ce bruit neressemblait à aucun langage connu ; mais comme le vieuxgentleman avait entendu neuf années de suite la réponse de Stuffy,il interpréta l’informe gargouillement comme s’il eût reproduitl’acceptation traditionnelle des années précédentes :« Merci, m’sieur, j’veux bien aller avec vous, j’vous suistrès obligé. J’ai très faim, m’sieur. »

Bien qu’il fût gavé jusqu’à en perdre le souffle, Stuffy n’enavait pas moins une sorte de conviction inconsciente qu’il était labase d’une Institution. Le Jour d’actions de grâces son appétit nelui appartenait pas ; il appartenait par tous les droitssacrés de la Coutume Établie – sinon par ceux des Institutionslégales – à cet aimable vieux gentleman qui avait sur lui un droitde préemption. Il est vrai que l’Amérique est libre ; maispour établir une tradition, il faut sacrifier aux principes de larépétition. Tous les héros ne sont pas faits d’or et d’acier. Voyezle nôtre qui manie d’une main tremblante une fourchette enfer-blanc.

Le vieux gentleman conduisit son protégé annuel vers lerestaurant où le festin avait lieu depuis neuf ans. Ils furentaussitôt reconnus.

« Tiens ! fit le garçon, v’là l’vieux type qui amènetous les Jours d’actions de grâces son clochard pour le faireboulotter ! »

Le vieux gentleman s’assit en face de Stuffy, rayonnant comme leflambeau attitré des vieilles traditions. Les garçons amoncelèrentsur la table un tas de nourritures succulentes, et Stuffy, avec unsoupir que l’autre prit pour une expression affamée, empoignavaillamment son couteau et sa fourchette, et se tailla une couronnede lauriers impérissable.

Jamais plus vaillant héros ne se fraya un chemin à travers lesrangs de l’ennemi. Dinde rôtie, côtelettes, soupe, légumes, pâtés,apparurent devant lui et disparurent en lui avec une incroyablerapidité. Bien qu’il fût déjà gavé jusqu’à la gueule en entrantdans le restaurant et que l’odeur de la nourriture eût été sur lepoint de lui faire perdre son honneur de gentleman, il réussit à seressaisir, en preux chevalier qu’il était. Il aperçut sur le visagedu vieux gentleman l’expression heureuse du bienfaiteur, uneexpression plus heureuse encore peut-être que celle procurée parles fuchsias et par l’ornithoptera amphrisius, et il n’eutpas le courage de la voir se dissiper.

Une heure plus tard, Stuffy s’appuya au dossier de sa chaise,ayant gagné la bataille.

« Merci… beaucoup, m’sieur ! dit-il, en soufflantcomme un tuyau de vapeur. Merci beaucoup pour… ce bondéjeuner. »

Puis il se leva lourdement, les yeux embués et se dirigea versla cuisine. Un garçon le rattrapa, le fit tourner comme une toupieet le poussa vers la sortie. Le vieux gentleman sortit de sa pocheun dollar et demi, les posa sur la table et se leva.

Ils se séparèrent à la porte, comme ils le faisaient chaqueannée, le vieux gentleman se dirigeant vers le sud et Stuffy versle nord. Au premier tournant, Stuffy s’arrêta tout à coup et restaimmobile pendant une minute. Puis ses haillons parurent éclaterautour de lui, comme les plumes d’un hibou qui mue, et il s’écroulasur le trottoir, tel un bœuf frappé de congestion.

Lorsque l’ambulance arriva, le jeune médecin et le conducteurmaudirent copieusement son poids énorme. Comme aucune odeur dewhisky ne s’échappait des lèvres violettes de Stuffy, on letransporta à l’hôpital. Là, on l’étendit sur un lit et on commençaà l’ausculter, en lui attribuant un tas de maladies étranges, dansl’espoir de découvrir peut-être une affection nouvelle grâce auscalpel.

Et boum ! Une heure plus tard, une autre ambulance apportale vieux gentleman. Ils l’étendirent sur un autre lit et parlèrentd’appendicite, car il avait l’air sur le point d’y passer. Maisquelque temps plus tard, l’un des jeunes docteurs rencontra l’unedes infirmières dont il affectionnait la compagnie et sortit pourbavarder un peu avec elle.

« À propos, dit-il, le vieux gentleman là-bas, vous savez,celui qu’on vient d’amener dans l’ambulance, eh bien, vous necroiriez jamais que c’est un beau petit cas d’inanition. Il doitappartenir à une vieille famille pleine d’orgueil. Il m’a dit qu’iln’avait rien mangé depuis trois jours ! »

ON NE PEUT PAS TOUT AVOIR

Hastings Beauchamp Morley traversa rapidement Union Square enjetant un regard de pitié sur les centaines de vagabonds affaméssur les bancs du parc. Une drôle de bande que ces types-là,pensa-t-il ; les hommes, mal rasés, avaient des faces stupideset bestiales ; les femmes faisaient des grimaces et descontorsions en remuant leurs pieds et en balançant leurs jambesau-dessus du gravier.

Hastings Beauchamp Morley était soigneusement et élégammentvêtu. C’était le résultat d’un instinct dû à sa naissance et à sonéducation. Il nous est défendu de pénétrer dans le sein d’un hommeau-delà du plastron de sa chemise ; c’est pourquoi il ne nousreste qu’à rapporter ses faits, gestes et conversations.

Morley n’avait pas un sou en poche ; mais il souriait d’unair de pitié en considérant une centaine d’infortunés, sales etbarbouillés, qui n’en avaient pas davantage et qui n’en auraientpas davantage non plus lorsque les premiers rayons du soleilcommenceraient à dorer le grand bâtiment qui se trouvait du côtéouest du square. Mais Morley, lui, en aurait suffisamment à cemoment-là. Ça n’était pas la première fois que le crépusculel’avait surpris les poches vides ; mais toujours l’aurore lesavait trouvées bien garnies.

Tout d’abord, il se rendit chez un clergyman qui habitait àproximité de Madison Avenue et lui présenta une fausse lettred’introduction qui prétendait émaner d’un pasteur de l’Indiana.Cette lettre, accompagnée d’un boniment réaliste relatif à uneinfortune passagère, lui rapporta cinq dollars.

Sur le trottoir, à vingt pas de la porte du clergyman, un hommegras, au visage pâle, l’arrêta et lui mit brutalement son poingsous le nez en réclamant d’une voix criarde le remboursement d’unevieille dette.

« Tiens, c’est toi, Bergman ? susurra Morley d’unevoix douce. Je me rendais justement chez toi pour solder moncompte. C’est seulement ce matin que j’ai reçu les fonds de matante. Ils avaient été envoyés à une fausse adresse. Viens jusqu’aucoin et je vais te régler. Heureux de te voir. Ça m’épargne undéplacement. »

Quatre verres d’alcool apaisèrent l’irritable Bergman. LorsqueMorley avait de l’argent sur lui, il avait un air qui eût faitreculer une demande d’emprunt du Nicaragua. C’est seulement quandil était sans le sou que son bluff baissait d’un demi-ton ;mais il y a peu de gens assez compétents pour percevoir ladifférence entre un la dièse et un si bémol.

« Fenez chez moi temain pour payer, Morley, dit Bergman.Excusez-moi si che fous ai arrêté tans la rue. Mais che ne fousavais pas fu depuis trois mois. À fotre santé. »

Morley s’éloigna, son visage pâle illuminé d’un sourire ambigu.Le crédule Juif allemand, sensible aux libations, l’avait amusé.Désormais, il lui suffirait d’éviter la Vingt-Neuvième Rue :il savait maintenant que Bergman rentrait chez lui par cechemin-là.

À deux blocs plus au nord, Morley s’arrêta devant la porte d’unemaison située dans l’ombre et frappa plusieurs coups d’une façonparticulière. La porte s’entrebâilla, maintenue par une grossechaîne de six pouces, et, dans l’entrebâillement, apparut le visagenoir, important et pompeux, d’un gardien africain. Morley futintroduit.

Dans une pièce du troisième étage, dont l’atmosphère avait étérendue opaque par une fumée intense, il se pencha pendant dixminutes au-dessus d’une roulette. Puis il se glissa de nouveaujusqu’en bas des escaliers et fut rejeté dehors par le nègreimportant. Il se mit en route, faisant tinter dans sa poche lesquarante cents qui lui restaient sur son capital de cinq dollars.Au coin de la rue, il s’arrêta, indécis.

De l’autre côté de la rue, en face de lui, se trouvait unepharmacie brillamment illuminée ; des rayons multicoloresémanaient de ses bocaux et de ses multiples flacons. Bientôtapparut un gamin de cinq ans qui marchait fièrement, avecl’attitude d’un petit homme à qui l’on a confié une commissionimportante, sans doute à cause de sa maturité précoce. Dans samain, il éteignait étroitement, publiquement, fièrement,ostensiblement, quelque chose.

Morley l’arrêta et, avec son sourire charmeur, lui adressa unmielleux discours :

« Moi ? fit le gamin, j’m’en vas à la pharmacie pourmaman. Elle m’a donné un dollar pour ach’ter un flacon demédecine.

– Tiens ! tiens ! tiens ! Voyez-vous cepetit homme qui fait les commissions pour sa maman ! Maisc’est très bien, ça ! Eh bien, je vais t’aider à traverser larue pour être sûr que tu ne te feras pas écraser par un tramway. Etpuis, avant d’entrer chez le pharmacien, si on allait mangerquelques chocolats ? à moins que tu ne préfères des bonbonsacidulés ? »

Quelques minutes plus tard, Morley entrait dans la pharmacie,conduisant le gamin par la main. Il présenta l’ordonnance qui avaitservi à envelopper le dollar.

Sur son visage se lisait un sourire paternel, politique, profondet vicieux.

« Aqua pura, 100 grammes, dit-il au pharmacien. Chlorure desodium, 10 grammes. Et n’essayez pas de m’écorcher, parce que je nebois jamais de la première et je me sers toujours de l’autre pourmettre sur mes pommes de terre.

– Quinze cents, fit le pharmacien, avec un clin d’œil,après avoir exécuté l’ordre. Je vois que vous comprenez lapharmacie. Le prix normal est d’un dollar.

– Pour les poires », répondit Morley en souriant.

Il enveloppa soigneusement la bouteille, la mit entre les mainsdu gosse et l’escorta jusqu’au coin. Dans sa propre poche ilenfouit les quatre-vingt-cinq cents qui lui avaient été allouésgrâce à ses connaissances chimiques.

« Et fais attention aux tramways, fiston », fit-iljoyeusement à sa petite victime.

Deux tramways apparurent tout à coup à chaque extrémité de larue et fondirent sur le petit garçon. Morley se précipita, attrapajuste à temps le petit messager par le cou et le transporta sur letrottoir opposé. Alors, il le renvoya chez lui, tout heureux etsuçant des bonbons de qualité inférieure que Morley lui avaitachetés chez l’Italien du coin.

Morley se rendit dans un restaurant et commanda un bifteck avecune demi-bouteille de vin. Tout en mangeant, il se mit à rire sansbruit mais avec tant de bonne humeur que le garçon se crut permisde supposer qu’il avait reçu de bonnes nouvelles.

« Ma foi non, répondit Morley, qui évitait généralementd’engager une conversation avec des inconnus. Ce n’est pas ça,c’est quelque chose d’autre qui m’amuse. Savez-vous quelles sontles trois catégories de gens qui sont les plus faciles à roulerdans n’importe quelle espèce de transaction ?

– Sûrement, fit le garçon, estimant un bon pourboire, aprèsavoir considéré l’élégance vestimentaire de Morley : y ad’abord les épiciers du Sud qui viennent à New York pendant l’été.Et puis les types qui voyagent pendant leur lune de miel. Etpuis…

– Non, fit Morley en ricanant joyeusement. La réponseest : les hommes, les femmes et les enfants. Le monde… ou biendisons plutôt : “New York est rempli de poires.” Si ce bifteckétait resté deux minutes de plus sur le gril, il eût été digned’être mangé par un gentleman.

– Si vous voulez, répondit le garçon, je peux vousle… »

Morley leva la main pour l’arrêter, avec un sourire decondescendance.

« Non, dit-il d’un ton magnanime, cela ira pouraujourd’hui. Et maintenant, un café et une chartreuse. »

Morley sortit nonchalamment et s’arrêta un peu plus loin, aucroisement de deux grandes avenues. Lesté d’une seule et uniquepetite pièce de monnaie dans sa poche, il se tenait sur letrottoir, contemplant, avec des yeux souriants, confiants etcyniques, la vague humaine qui déferlait devant lui. C’est dans cecourant qu’il devait jeter son filet pour ramener le poissondestiné à subvenir à ses besoins.

Tout à coup une bande joyeuse (deux femmes et deux hommes)fondit sur lui avec des cris de joie. Ils allaient, selon leurpropre expression, « faire un bon gueuleton » et ilsétaient en veine de générosité excentrique. Ils l’entourèrent, lesubmergèrent, l’invitèrent à se joindre à eux et tra-la-la ettra-la-la.

L’une des femmes, dont le chapeau s’ornait d’une plume blanchequi lui retombait sur l’épaule, posa sa main sur la manche deMorley et adressa aux autres un regard triomphant qui disait :« Vous allez voir si je ne réussis pas, moi ! » Ellerenouvela son invitation d’un ton de reine.

« Je ne sais comment vous exprimer mes regrets de nepouvoir me joindre à vous, dit Morley d’une voix pathétique. Maismon ami Carruthers, du New York Yacht Club, doit me prendre ici àhuit heures. »

Le chapeau à plume blanche s’inclina et les quatre bons vivantss’éloignèrent aussitôt dans l’avenue en dansant comme desmoucherons autour d’une lampe.

Morley, tâtant la piécette dans sa poche, se mit à rirejoyeusement.

« Du culot ! murmura-t-il doucement. Avec du culot onréussit toujours. Le culot, c’est l’atout dans le jeu de la vie. Etcomme ils avalent ça facilement ! Hommes, femmes, enfants, onleur fait avaler tout ce qu’on veut ! »

Un vieil homme mal vêtu, agrémenté d’une longue barbe grise etd’un parapluie encombrant, parvint à s’extirper de l’ouragan desvoitures et des tramways et s’arrêta sur le trottoir, à côté deMorley.

« Étranger, dit-il, excusez-moi si je vous dérange, maisvous ne connaîtriez pas, par hasard, quelqu’un dans cette ville,qui s’appelle Salomon Smothers ? C’est mon fils, et j’suisvenu d’Ellenville pour le voir. Du diable si je me souviens ce quej’ai fait du papier où il avait inscrit sa rue et son numéro.

– Non, monsieur, répondit Morley, fermant à demi sespaupières pour voiler la joie soudaine qui venait d’illuminer sesyeux. Non, je ne sais pas. Vous feriez mieux de vous adresser à lapolice.

– La police ! répondit le vieil homme. Y a pas de quoiappeler la police pour ça ! Je suis venu ici pour voir Ben. Ilhabite dans une maison de cinq étages, qu’il m’a écrit. Si vousconnaissez quelqu’un de ce nom-là et si…

– Je vous ai dit que non, répondit Morley froidement. Je neconnais personne du nom de Smithers, et je vous conseille…

– Smothers, et non Smithers, dit le vieil homme d’un tonplein d’espoir. Un homme lourd, au teint rouge – il a vingt-neufans, cinq pieds six pouces et il lui manque deux dents sur ledevant…

– Oh ! Smothers, s’écria Morley. SalomonSmothers ! Ah ! bien sûr, il habite à côté de chez moi.J’ai cru que vous aviez dit Smithers. »

Morley tira sa montre. Il faut avoir une montre. Ça ne coûtejamais qu’un dollar. Et c’est indispensable dans lacorporation.

« L’évêque de Long Island, dit Morley, devait me prendreici à huit heures pour dîner avec lui au Kingfisher’s Club, mais jene veux pas abandonner le père de mon ami Salomon Smothers seuldans la rue. Par saint Swithin, Mr. Smothers, nous autres,boursiers, travaillons comme des esclaves ! Ma fatigue n’a pasde nom ! J’étais sur le point de traverser l’avenue pour allerprendre un verre de ginger ale avec une goutte de sherry lorsquevous m’avez adressé la parole. Permettez-moi de vous accompagnerjusque chez Salomon, Mr. Smothers ; mais, avant de prendre letramway, j’espère que vous voudrez bien me faire le plaisird’accepter un verre… »

Une heure plus tard, Morley s’assit à l’extrémité d’un banc deMadison Square avec un cigare de vingt-cinq cents entre les lèvreset cent quarante dollars en billets crasseux dans sa poche.Satisfait, ironique, le cœur léger, l’esprit hautementphilosophique, il contempla la lune à travers les nuages flottantsde la fumée de son cigare. Un vieux vagabond déguenillé étaitassis, la tête pendante, à l’autre bout du banc. Au bout de quelquetemps, le vieux clochard se remua et regarda l’autre occupant dubanc. À l’aspect des vêtements de Morley, il crut deviner quecelui-ci appartenait à une caste supérieure à celle qui fréquentaithabituellement le parc pendant la nuit.

« Mon bon monsieur, gémit-il, auriez-vous la bonté dedonner une petite pièce à un pauvre malheureux qui… »

Morley l’interrompit en lui jetant un dollar.

« Que Dieu vous bénisse ! dit le vieil homme. Y aquinze jours que j’essaie de trouver du travail…

– Du travail ! répéta Morley en riant bruyamment. Tun’es qu’un imbécile, mon ami. Le monde est un roc pour toi, sansdoute ; mais il faut faire comme Aaron et le frapper de sabaguette. Et alors des choses meilleures que l’eau en jaillirontpour toi. C’est pour ça que le monde est fait. Il me donne, à moi,tout ce que je lui demande.

– Dieu vous a béni, dit le vieil homme. Moi, je n’ai connuque le travail. Et maintenant, je ne peux plus en trouver.

– Il faut que je rentre, dit Morley en se levant etboutonnant son pardessus. Je me suis arrêté ici seulement pourfumer un cigare. J’espère que vous trouverez du travail.

– Puisse votre bonté être récompensée ce soir, répondit levieil homme.

– Oh ! fit Morley, ton vœu est déjà accompli. Je suissatisfait. Je crois que la veine me suit comme un chien. Etmaintenant, je m’en vais aller coucher dans cet hôtel que tuaperçois là-bas, de l’autre côté du square. Et regarde un peu commec’est beau cette lune qui éclaire la grande cité. Il n’y a personnequi apprécie le clair de lune autant que moi. Allez, bonne nuit,mon vieux. »

Morley traversa le parc et se dirigea vers son hôtel. Tout enmarchant, il tirait de son cigare de longues bouffées de fuméeblanche et les lançait vers le ciel. Il croisa un policeman à quiil adressa un petit signe de tête protecteur et qui lui rendit sonsalut. Quelle belle lune il y avait ce soir !

Comme neuf heures sonnaient à l’horloge du parc, une jeune filles’arrêta au carrefour pour attendre le tramway. Elle avait l’airpressée et impatiente de rentrer chez elle. Ses yeux étaient clairset purs. Elle était vêtue d’une simple robe blanche et avait lesyeux fixés sur le tramway qui s’approchait rapidement.

Morley la connaissait. Huit ans auparavant il s’était assisauprès d’elle sur les bancs de la même école. Il n’y avait jamaiseu d’idylle entre eux, seulement l’amitié des jours innocents. Maistout à coup il fit demi-tour, s’enfonça dans un coin sombre duparc, posa son front soudainement brûlant contre la grille et ditd’un air sombre :

« Mon Dieu ! il y a des moments où l’on a envie demourir ! »

LE TRIANGLE SOCIAL

Sur le coup de six heures, Ikey Snigglefritz posa son fer àrepasser. Ikey était apprenti chez un tailleur. Est-ce qu’il y aautre chose que des apprentis chez un tailleur ?

En tout cas, Ikey travaillait, et coupait, pressait, reprisait,repassait, raccommodait toute la journée dans la boutique embuéed’un tailleur. Mais lorsque le travail était fini, Ikey attachaitsa voiture aux étoiles que son firmament lui laissaitentrevoir.

C’était un samedi soir, et le patron posa douze dollars crasseuxet durement gagnés dans sa main. Ikey procéda rapidement à quelquesablutions discrètes, mit son faux-col, sa cravate, son manteau etson chapeau et sortit dans la rue pour se mettre à la poursuite deson idéal.

Car chacun de nous, lorsque le travail de la journée estterminé, doit poursuivre son idéal. Que ce soit l’amour ou les 3cartes ou le salmis de homard ou le suave silence de labibliothèque.

Considérez Ikey parcourant la rue sous le métro aérien qui rugitentre les rangées de sordides boutiques. Pâle, courbé,insignifiant, malpropre, condamné à vivre pour toujours dans lapénurie du corps et de l’esprit, cela ne l’empêche pas de marcherfièrement en balançant sa canne bon marché et en projetantbruyamment dans l’atmosphère les exhalations de sa cigarette.Regardez-le et vous percevrez qu’il nourrit dans son sein étriquéle Bacille de la Société.

Les jambes d’Ikey le transportèrent jusqu’à l’intérieur de cefameux lieu de plaisir connu sous le nom de café Maginnis, fameuxparce que c’était le quartier général de Billy Mac Mahan, le grandhomme, l’homme le plus merveilleux, pensait Ikey, que le monde eûtjamais produit.

Billy Mac Mahan était le Roi du district. Sous ses mains quirépandaient la manne, le tigre populaire ronronnait. Au moment oùIkey entra, Mac Mahan, puissant, terrifiant et congestionné setenait au centre d’un groupe enthousiaste de lieutenants etd’électeurs. Il paraît qu’il y avait eu une élection ; unevictoire signalée avait été remportée ; la cité avait étébalayée par une irrésistible avalanche de votes.

Ikey se glissa le long du bar et le cœur battant contempla sonidole.

Comme il était magnifique, Billy Mac Mahan, avec son vastevisage rieur et puissant, ses yeux gris perçants comme ceux d’unfaucon, sa bague ornée d’un diamant, sa voix semblable aux éclatsd’un cor de chasse, ses airs princiers, sa poche généreuse pleined’argent, ses apostrophes brillantes et amicales – ah ! quelconducteur d’hommes c’était là ! Comme il éclipsait tous seslieutenants ! bien qu’ils parussent eux-mêmes vastes etsérieux, avec leurs mentons bleus et leurs mines importantes, etleurs mains plongées profondément dans les poches de leurspardessus courts ! Mais Billy… Ah ! les mots sontimpuissants à vous dépeindre la gloire et l’auréole dont les yeuxd’Ikey l’entouraient !

Le café Maginnis retentissait des échos de la victoire. Lesbarmen en veste blanche jonglaient fébrilement avec les bouteilleset les verres. L’atmosphère était embrumée et embaumée à la foispar la fumée d’une vingtaine de cigares de choix. Les vassauxpleins d’espoir venaient serrer la main de Billy Mac Mahan. Et dansl’âme adoratrice d’Ikey Snigglefritz venait de naître soudainementune idée audacieuse, impulsive et irrésistible.

Il parvint à se faufiler jusqu’au centre du groupe où se tenaitSa Majesté et lui tendit la main.

Billy Mac Mahan la prit sans hésiter et la serra en souriant.Frappé de démence maintenant par les dieux qui étaient sur le pointde le perdre, Ikey dégaina sa rapière et chargea sur l’Olympe.

« Permettez-moi de vous offrir une tournée, Billy, dit-ilfamilièrement, à vous et à vos amis.

– Avec plaisir, mon vieux », répondit le grandhomme ; juste pour ne pas en perdre l’habitude.

À ces mots la dernière étincelle de raison d’Ikey s’envola.

« Champagne ! » cria-t-il au barman en agitantune main tremblante.

Trois bouteilles parurent sur le comptoir, les bouchonssautèrent et le vin pétillant remplit les longues rangées de verresposées sur le comptoir. Billy Mac Mahan prit son verre et fit unsigne de tête à Ikey en souriant majestueusement. Les lieutenantset les satellites prirent leur verre à leur tour etproclamèrent : « À votre santé ! » Ikey,délirant, avala son nectar. Tout le monde but.

Ikey jeta sur le comptoir un paquet de dollars représentant sonsalaire hebdomadaire.

« Merci », dit le barman, en empochant lesbillets.

La foule se referma autour de Billy Mac Mahan. Quelqu’un se mità raconter la manière dont Brannigan avait mené la bataille dans leXIe. Ikey s’appuya sur le bar pendant quelques instants,puis il sortit.

Il descendit Hester Street, remonta la rue Chrystie, redescenditdans Delancey Street, où il habitait, et monta chez lui. Dès qu’ilfut entré, sa mère, une femme qui affectionnait la boisson, et sestrois sœurs, se précipitèrent sur lui et lui réclamèrent l’argentde sa paye. Et lorsqu’il eut confessé l’emploi qu’il en avait fait,elles se mirent à hurler et à le vilipender avec la vigueuroratoire en usage dans le quartier. Mais au moment même où elles lesecouaient et le frappaient, Ikey restait plongé dans son extase.Sa tête était dans les nuages, son char était accroché aux étoiles.À côté de ce qu’il avait accompli, la perte de ses gages et lebraiment des voix familiales n’étaient que simple peccadille.

Il avait serré la main de Billy Mac Mahan !

Billy Mac Mahan avait une femme qui avait fait graver ainsi sonnom sur ses cartes de visite :

Mrs William Darragh MacMahan

Ces cartes étaient la source de certaines vexations ; car,si petites fussent-elles, il existait des maisons dans lesquelleselles ne pouvaient être introduites. Billy Mac Mahan était undictateur de la politique, une tour inexpugnable en affaires, ungrand mogol : il était craint, aimé et obéi par ses gens. Ilétait en passe de devenir riche ; les journaux quotidiensavaient toujours une douzaine d’hommes sur sa piste, qui étaientchargés de recueillir ses moindres paroles ; il avait même eul’honneur d’une caricature qui le représentait tenant le lionpopulaire en laisse. Mais le cœur de Billy était parfois ulcéré. Ily avait une catégorie d’hommes dont il était séparé mais qu’ilregardait avec les yeux de Moïse lorsque celui-ci jetait sesregards sur la Terre promise. Lui aussi avait son idole, tout commeIkey Snigglefritz ; et quelquefois, désespérant del’atteindre, il trouvait à ses autres succès un goût de cendre etde poussière. Et Mrs. William Darragh Mac Mahan arborait uneexpression de mécontentement sur son visage rondelet mais agréableet parfois le bruissement de sa robe de soie ressemblait à unsoupir.

Ce soir-là, il y avait, dans la salle à manger d’une hôtellerierenommée, où la mode aime à exhiber ses charmes, une pimpante etbrillante assistance ; Billy Mac Mahan et sa femme étaientassis à l’une des tables. Ils gardaient tous les deux, la plupartdu temps, le silence, car les joies qu’ils éprouvaient n’exigeaientpoint le secours du langage. Il y avait peu de diamants dans lasalle qui pussent éclipser ceux de Mrs. Mac Mahan. Le garçonapportait à leur table les plus précieuses bouteilles de vin. Bienque Billy, dans son élégant smoking, arborât sur son visage poli etmassif une certaine expression de mélancolie, il avait cependantfière allure et ne le cédait sur ce point à aucun autre desdîneurs.

À quatre tables de là était assis, tout seul, un homme de hautetaille, svelte, d’une trentaine d’années, au regard triste etpensif, aux mains fines et particulièrement blanches, et dont levisage était souligné d’une barbe à la Van Dyck. Son menu secomposait de filet mignon, de biscottes et d’eau minérale. Cethomme était Cortlandt Van Duyckink, un homme qui valaitquatre-vingt millions (il les avait hérités de son père), etconservait un siège sacré dans le cercle exclusif de la sociétémondaine.

Billy Mac Mahan ne parlait à personne autour de lui, parce qu’ilne connaissait personne, Van Duyckink tenait les yeux baissés surson assiette parce qu’il savait que tous les regards de la sallecherchaient à accrocher son regard. Il avait le pouvoir de sacrerchevalier, et de dispenser le prestige par un simple signe detête ; et il se gardait prudemment de créer une aristocratietrop étendue.

Et alors Billy Mac Mahan conçut et exécuta l’action la plusaudacieuse et la plus saisissante de sa vie. Il se levatranquillement, se dirigea vers la table de Cortlandt Van Duyckinket lui tendit la main.

« Mr. Van Duyckink, dit-il, j’ai entendu qu’vous avezl’intention d’faire quelque chose pour les pauvres gens de mondistrict. Je suis Mac Mahan, savez-vous ! Eh bien, dites, sic’est vrai, j’ferai tout c’que j’pourrai pour vous aider. Et quandj’dis quelque chose, vous savez, c’est comme si ça y était. Vouspouvez m’croire ! »

Les yeux plutôt sombres de Van Duyckink s’illuminèrent. Il seleva, redressa sa haute taille et serra la main de Billy MacMahan.

« Je vous remercie, Mr. Mac Mahan, dit-il de sa voixprofonde et sérieuse. J’ai en effet pensé à quelque chose de cegenre. Je serai très heureux de votre appui. C’est un plaisir pourmoi d’avoir fait votre connaissance. »

Billy retourna s’asseoir à sa table. Son épaule frémissaitencore de l’accolade qui venait de lui être décernée par laroyauté. Une centaine de regards pleins d’envie et d’admirationtoute neuve étaient maintenant dirigés sur lui. Mrs. William DarrahMac Mahan manifestait des frémissements extatiques, de telle sorteque le feu de ses diamants frappait violemment tous les regards. Etbientôt il apparut qu’à de nombreuses tables il y avait un tas degens qui se rappelaient tout à coup qu’ils avaient eu le plaisir defaire connaissance avec Mr. Mac Mahan. Il ne vit plus que sourireset courbettes autour de lui. Il se sentait enveloppé dans uneffluve de grandeur vertigineuse. Sa froideur habituellel’abandonna.

« Champagne pour ces types-là ! commanda-t-il augarçon, en désignant un groupe de la main. Champagne là-bas !Champagne aux trois types qui sont à côté de la plante verte !Dites-leur que c’est ma tournée. Sacré tonnerre ! Champagnepour tout le monde ! »

Le garçon se permit de murmurer qu’il était peut-être contraireà la dignité de la maison et de sa clientèle d’exécuter de telsordres.

« Bon, ça va, répondit Billy, n’en parlons plus, si c’estcontraire aux règlements. Je me demande tout de même si je nedevrais pas envoyer une bouteille à mon ami Van Duyckink.Non ? bon ! Eh bien, en tout cas, il en coulera ce soirau café, je ne vous dis que ça ! Il en coulera tellement queceux qui viendront après minuit marcheront sûrementdedans. »

Billy Mac Mahan était heureux. Il avait serré la main deCortlandt Van Duyckink.

La grande automobile gris pâle, avec ses accessoires nickelésreluisants, détonnait violemment au milieu des camions, desvoitures à bras et des tas d’ordures de la rue d’East Side, où elles’était engagée. Et Cortlandt Van Duyckink, avec son visage blancaristocratique, ses mains fines, détonnait lui aussi, tandis qu’ilconduisait prudemment sa voiture parmi les groupes de gaminsdéguenillés qui trottaient dans la rue comme des rats. Et MissConstance Schuyler, une jeune fille d’une beauté sévère etascétique, qui était assise auprès de lui, ne détonnait pasmoins.

« Oh ! Cortlandt, murmura-t-elle, n’est-il pas tristeque des êtres humains soient obligés de vivre dans une tellemisère, dans un tel dénuement ! Et vous… comme il est noble àvous d’avoir pensé à eux, de leur consacrer votre temps et votreargent pour tâcher d’améliorer leur condition ! »

Van Duyckink dirigea sur elle ses yeux solennels.

« Je ne puis, dit-il tristement, faire que peu de chose. Laquestion est vaste et elle est du ressort de la société. Maiscependant, l’effort individuel ne doit pas être négligé. Regardez,Constance : dans cette rue, je vais faire installer des soupespopulaires où tous ceux qui auront faim pourront venir se rassasieret dans cette autre rue, là-bas, tous ces vieux immeubles que vousvoyez, ces taudis, ces foyers de maladie et de misère, je vais lesfaire raser et en faire bâtir d’autres à la place. »

 

La grande auto gris pâle s’engagea lentement dans DelanceyStreet. Sur son passage, des couvées chancelantes de gaminséchevelés, pieds nus, sales, émerveillés, s’envolaient. L’autos’arrêta devant une drôle de vieille maison en briques, malpropreet bancale. Van Duyckink descendit pour examiner de plus près l’undes murs qui semblait pencher dangereusement. Sur le seuil del’immeuble apparut un jeune homme qui semblait résumer toute ladécrépitude, la saleté et la misère de la maison, un jeune homme àla poitrine étroite, au visage pâle et maladif ; il descenditles quelques marches du perron en tirant des bouffées de sacigarette.

Obéissant à une impulsion soudaine, Van Duyckink s’avança verslui, saisit cordialement la main de cet être qui lui paraissait unvivant reproche.

« Je suis heureux de vous connaître, vous et vos camarades,dit-il sincèrement. Je vais vous aider autant que je le pourrai.Nous serons amis. »

Tandis que l’auto repartait lentement, Cortlandt Van Duyckink sesentait au cœur une sensation d’agréable chaleur inaccoutumée. Ilétait tout près de se sentir heureux. Il avait serré la main d’IkeySnigglefritz.

LA ROBE POURPRE

Nous allons considérer la nuance que l’on appelle pourpre. C’estune couleur qui a une réputation justifiée parmi les fils et lesfilles de l’homme. Les empereurs l’ont adoptée pour leur usagepersonnel. Partout dans le monde de braves types s’efforcent decommuniquer à leur nez cette teinte cordiale, grâce à l’absorptionde cordiaux. Nous disons des princes qu’ils sont nés pour lapourpre ; et sans aucun doute ils le sont, car la coliquecolore leur visage de la teinte royale aussi bien que celui desenfants de bûcherons dans les mêmes circonstances ; En outre,toutes les femmes l’aiment, quand elle est à la mode.

Et, aujourd’hui, elle est à la mode. On ne voit qu’elle dans lesrues. Bien entendu, il y a d’autres couleurs qui sont aussidistinguées ; et, en fait, j’ai aperçu l’autre jour une bellecréature en vert olive, qui portait une jupe plissée garnie devolants et une blouse en dentelle, avec des manchesbouffantes ; mais malgré tout, le pourpre domine. Si vousvoulez vous en rendre compte, vous n’avez qu’à aller vous promenerdans la Vingt-Troisième Rue, n’importe quel après-midi.

C’est ainsi que Maida, la jeune fille aux grands yeux bruns etaux cheveux couleur de cannelle, qui travaille dans les magasins deBee-Hive, dit à son amie Grâce, la jeune fille qui porte une brocheen agate et dont l’haleine sent la menthe :

« Grâce, je vais avoir une robe pourpre, un tailleurpourpre, pour le Jour d’actions de grâces.

– Ah oui ? répondit Grâce en rangeant des gants de7 1/2 dans une boîte de 6 3/4. Oh ! moi, j’aimemieux le rouge. Dans la Cinquième Avenue, en ce moment, on ne voitque du rouge, et je crois que les hommes préfèrent ça.

– Eh bien, moi, je préfère le pourpre, répondit Maida. Etle vieux Schlegel m’a promis de me faire ça pour huit dollars. Çasera superbe. J’aurai une jupe plissée et une blouse garnie dedentelles avec un joli col blanc et deux rangées de…

– Chouette maman ! dit Grâce, en clignant del’œil.

– … de boutons fantaisie et une jaquette à revers avec desmanchettes et…

– Chouette maman ! répéta Grâce.

– … Et… et… une ceinture en velours et… qu’est-ce que tuentends par chouette maman ?

– Eh bien, je pense tout simplement que Mr. Ramsay aime lepourpre. Je l’ai entendu dire hier qu’il affectionnaitparticulièrement cette teinte-là.

– Oh ! ça m’est bien égal, répondit Maida. Je préfèrele pourpre personnellement et ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’àprendre de l’autre côté de la rue. »

Ce qui suggère l’idée qu’après tout les amateurs de la pourprepeuvent être sujets à de légères déceptions. Le danger n’est pasloin, lorsqu’une jeune fille estime qu’elle peut porter des robespourpres sans s’inquiéter de son teint ni des opinions : etaussi quand les empereurs croient que leurs robes pourpres dureronttoujours.

Maida avait économisé dix-huit dollars au bout de huit mois detravail ; et c’est avec cela qu’elle avait acheté l’étoffepour la robe pourpre et payé à Schlegel quatre dollars d’avance. Laveille du Jour d’actions de grâces, il lui resterait juste assezpour payer les quatre dollars qui étaient encore dus. Et alors elleaurait un jour de congé avec une robe neuve ! Est-ce que laterre peut offrir quelque chose de plus enchanteur ?

Le vieux Bachmann, le propriétaire des grands magasins deBee-Hive, offrait toujours à ses employés un déjeuner le Jourd’actions de grâces. Chacun des trois cent soixante-quatre autresjours suivants, sauf les dimanches, il ne manquait pas de leurrappeler les joies du dernier banquet et les promesses des futurs,suscitant ainsi en eux un enthousiasme au travail toujourscroissant. Le dîner avait lieu dans le magasin sur l’une desgrandes tables situées au milieu de la salle. On recouvrait lesfenêtres avec du papier d’emballage ; et les dindes rôties,ainsi qu’un tas d’autres bonnes choses, étaient apportées d’unrestaurant voisin par la porte de service. Vous devez savoir queBee-Hive n’était pas ce que l’on appelle un magasin chic avec desescaliers et des ascenseurs. Et l’on pouvait y entrer et ne pasressortir sans avoir été servi. Et à chaque dîner d’actions degrâces, Mr. Ramsay…

Ah flûte ! j’aurais dû commencer par lui. Il est plusimportant que le pourpre ou le vert, ou même que la confiture deframboises. Mr. Ramsay était le chef de rayon de tous les rayons,et, en ce qui me concerne, c’est un type qui me plaît. Il nepinçait jamais le bras des jeunes filles, lorsqu’il passait prèsd’elles dans les coins obscurs ; et lorsque les affaires seralentissaient et qu’il avait le temps de leur raconter deshistoires et qu’il les faisait rire, il n’en profitait jamais.

Outre qu’il était un gentleman, Mr. Ramsay avait quelques maniesbizarres et originales. Tout d’abord, c’était un maniaque de lasanté. Il était persuadé que les gens ne devaient jamais mangerquelque chose qui leur fît plaisir. Il était violemment opposé àtoute espèce de confort ; il ne comprenait pas qu’on rentrât àla maison lorsqu’on était surpris par une tempête de neige ou quel’on portât des snow-boots, ou que l’on prît des médicaments, ouque l’on se dorlotât de n’importe quelle manière. Chacune des dixjeunes filles employées dans le magasin rêvait toutes les nuits dedevenir Mrs. Ramsay. Car l’année suivante, le vieux Bachmann allaitle prendre comme associé et chacune d’elles savait parfaitementque, si elle réussissait à mettre la main sur lui, elle auraitéparpillé aux quatre vents du ciel toutes ses idées maniaques surla santé et le confort avant que l’indigestion du gâteau de mariagefût terminée.

À ces dîners annuels, Mr. Ramsay était maître de cérémonie. Etl’on faisait venir aussi deux Italiens pour jouer du violon et dela harpe et, après dîner, l’on dansait dans le magasin.

Or donc, cette année-là, il y avait deux robes qui avaient étéconçues pour captiver Ramsay : l’une pourpre et l’autre rouge.Naturellement les huit autres jeunes filles auraient aussi desrobes neuves, mais elles ne comptaient pas. Très probablement ellesporteraient une espèce de jupe – blouse noire, blanche ou marron,mais rien qui fût aussi resplendissant que le rouge et lepourpre.

Grâce aussi avait fait des économies. Mais elle avait décidéd’acheter une robe toute faite. À quoi bon aller s’embarrasser d’untailleur, lorsque vous avez une taille qui est si facile à vêtir etque n’importe quelle robe de confection vous habilleraparfaitement, sauf qu’il faudra rétrécir un peu laceinture !

La veille du Jour d’actions de grâces, à la fin de la journée,Maida sortit du magasin et se dirigea rapidement vers son logis,joyeuse et alerte à la pensée des joies du lendemain. Ses penséesallaient au pourpre. Mais par elles-mêmes, elles étaient blanches,elles reflétaient le joyeux enthousiasme de la jeunesse pour lesplaisirs auxquels elle a droit, si elle ne veut pas se flétrir.Elle savait que le pourpre lui irait fort bien et pour la millièmefois elle s’efforçait de se persuader que Mr. Ramsay préférait bienle pourpre, et non le rouge. Elle allait d’abord passer chez ellepour prendre les quatre dollars qui étaient enveloppés dans unmorceau de papier au fond du tiroir de sa commode, et puis elleirait chez Schlegel et rapporterait sa robe à la maison.

Grâce habitait dans le même immeuble. Elle occupait une chambresituée juste au-dessus de celle de Maida.

En arrivant chez elle, Maida entendit des clameurs et dutumulte. La langue de la propriétaire retentissait aigrement dansle corridor comme le batteur d’une baratte barbotant dans la crème.Et soudain Grâce entra dans la chambre de Maida avec des yeux aussirouges que n’importe quelle robe. « Elle dit que… que… qu’ilfaut que je parte ! fit Grâce. Le vieux chameau ! parceque je… je lui dois quatre dollars. Elle… elle a mis ma malle surle palier et a fer… fermé la porte et je ne sais pas oùaller ! Je n’ai plus un sou !

– Mais tu en avais hier, répondit Maida.

– Je m’en suis servie pour payer ma robe, dit Grâce. Je… jepensais que la vieille m’accorderait un dé… délai de… de huitjours. »

Sanglots, reniflements – reniflements, sanglots !

Et boum ! voilà les quatre dollars de Maida quiapparaissent, ils ne pouvaient pas faire autrement.

« Oh ! chère petite chérie ! s’écria Grâce,transformée maintenant en arc-en-ciel après la pluie, je vais allerpayer cette vieille bourrique, et puis je vais aller essayer marobe neuve. Je crois qu’elle est vraiment divine. Monte chez moi,et viens la voir. Je te rendrai l’argent à raison d’un dollar parsemaine. Tu peux compter sur moi. »

C’est le Jour d’actions de grâces. Le déjeuner doit avoir lieu àmidi. À midi moins le quart, Grâce s’introduit dans la chambre deMaida. Oui, elle a l’air charmante. Le rouge est vraiment sacouleur. Maida est assise auprès de la fenêtre, dans sa vieillerobe en cheviotte noire, et elle est en train de repriser une…enfin elle travaille avec une aiguille.

« Mon Dieu ! tu n’es pas encore habillée ?s’écrie la robe rouge. Regarde un petit peu si ça va bien dans ledos. Qu’est-ce que tu penses de ces parements de velours ?Est-ce que ce n’est pas vraiment chic ? Mais dis-moi, pourquoin’es-tu pas encore habillée, Maida ?

– Ma robe n’a pas été terminée à temps, répondit Maida. Jene vais pas au déjeuner.

– Oh ! quelle déveine ! Je suis navrée pour toi,Maida. Pourquoi ne mets-tu pas une autre robe, n’importe laquelle,nous sommes entre nous, et personne ne t’en voudra.

– Non, répondit Maida, j’avais décidé d’y aller dans marobe pourpre et du moment que je ne l’ai pas, je ne veux pas yaller. Ne te fais pas de bile pour moi. Dépêche-toi maintenant outu vas être en retard ! Cette robe rouge te va trèsbien. »

Maida resta près de sa fenêtre pendant tout le temps que dura ledéjeuner du Bee-Hive. Fermant les yeux, elle s’imaginait entendreses camarades rire et pousser des cris de joie, et le vieuxBachmann s’esclaffer bruyamment à la suite de ses joviales etantiques plaisanteries ; elle s’imaginait voir les diamants dela grosse Mrs. Bachmann qui ne venait jamais au magasin que cejour-là ; elle s’imaginait enfin voir Mr. Ramsay se déplacerd’un pas alerte pour veiller au confort de tous.

À quatre heures de l’après-midi, elle se rendit lentement chezSchlegel avec un visage sans expression et une allure sans vie, etlui dit qu’elle ne pouvait pas lui payer les quatre dollars quirestaient dus sur sa robe.

« Mein Gott ! s’écria Schlegel irrité. Pourquoiafez-vous l’air si sombre ? Emportez-le. Il est prêt. Fous mepaierez plus tard. Est-ce que che fous ai pas fue passer defant monboutique depuis teux ans ! si che fabrique tes fêtements c’estpas une raison pour que che sache pas connaître les chens !fous me paierez quand fous pourrez. Emportez-le. Il est bien fait.Et s’il fous fa bien, tout fa bien. Allez, payez-moi quand fouspouvez. »

Maida le remercia de tout son cœur et repartit en toute hâteavec sa robe. Au moment où elle sortait de chez le tailleur, uneaverse se mit à tomber. Elle sourit et parut ne pas s’enapercevoir.

Mesdames, vous qui faites vos emplettes en voiture, vous necomprenez pas. Jeunes filles, vous dont la garde-robe est payée parle papa, vous ne pouvez pas imaginer – non, vous ne pouvez pascomprendre pourquoi Maida ne sentait pas la froide averse de ceJour d’actions de grâces.

À cinq heures, elle sortit dans la rue portant sa robe pourpre.La pluie avait augmenté et tombait maintenant à verse. Tous lespassants se dépêchaient de rentrer chez eux ou se précipitaient surles tramways en étreignant leur parapluie ou en boutonnant leurimperméable. Beaucoup d’entre eux se retournaient pour contempleravec étonnement cette belle et sereine jeune fille vêtue de pourprequi traversait l’orage avec un regard heureux tout comme si elle sefût promenée dans un jardin sous un ciel ensoleillé.

Je dis que vous ne comprenez pas, mesdames à la bourse garnie età la garde-robe bien fournie. Vous ne savez pas ce que c’est que devivre avec un perpétuel désir de jolies choses et de se serrer laceinture pendant huit mois pour arriver à faire coïncider une robepourpre avec un jour de congé. Qu’est-ce que ça peut faire s’ilpleut, s’il grêle, s’il neige, s’il vente, ou s’il gèle ?

Maida n’avait ni parapluie ni snow-boots. Elle n’avait que sarobe pourpre et marchait en plein vent, laissant les élémentss’acharner sur elle. Un cœur affamé a droit à une croûte au moinsune fois par an. La pluie la submergeait et dégoulinait de sesdoigts.

Au tournant de la rue, elle faillit se cogner contre quelqu’un.Elle s’arrêta et reconnut Mr. Ramsay dont les yeux brillaientd’admiration et d’intérêt.

« Oh ! Miss Maida, vous avez l’air simplementmagnifique dans votre robe neuve. J’ai été très déçu de ne pas vousvoir à notre déjeuner. Parmi toutes les jeunes filles que j’aiejamais connues, c’est vous qui manifestez le plus de bon sens etd’intelligence. Il n’y a rien de plus sain et de plus fortifiantque de braver les intempéries comme vous le faites. Est-ce que jepuis vous accompagner ? »

Maida rougit et éternua.

LA RECETTE PERDUE

Depuis que les bars ont été bénis par le clergé et que lesdîners de l’élite commencent par des cocktails, on a le droit deparler des bistrots. Les membres de la Ligue antialcoolique ne sontpas obligés d’écouter ; après tout, il y a toujours desrestaurants automatiques où l’on peut glisser une pièce au-dessusdu robinet de bouillon froid, qui vous servira aussitôt un Martinisec.

Conn Lantry travaillait au café Kenealy du côté sombre ducomptoir. Vous et moi nous tenons sur un pied de l’autre côté etdispersons notre salaire hebdomadaire en libations diverses. Enface de nous, nous voyons danser Conn propre, tempéré, poli, calme,ponctuel, jeune, loyal ; souriant dans sa veste blanche, c’estlui qui nous sert et qui prend notre argent.

Le bistrot (qu’il soit béni ou maudit) se trouvait sur l’une deces petites places qui ont la forme d’un parallélogramme et quisont habitées par des blanchisseries, de vieilles famillesdécrépites et des membres de la bohème qui n’ont rien à faire avecles deux premières.

Kenealy habitait au-dessus du café avec sa famille. Sa fille,Katherine, avait des yeux noirs… Mais à quoi bon vous direça ? Ce n’est pas elle qui vous intéresse, c’est votreGéraldine ou votre Elisa. Mais Conn rêvait d’elle ; etlorsqu’elle l’appelait doucement au pied de l’escalier du fond,pour demander le pichet de bière du dîner, le cœur de Conn montaitet descendait dans sa poitrine comme le cocktail au lait dans leshaker. Les règles du roman sont justes et ordonnées. Si vous jetezvotre dernier shilling sur le comptoir en commandant un whisky, lebarman le prendra et épousera la fille de son patron, et ce seratrès bien comme ça.

Mais hélas ! ce n’est pas le cas pour Conn. Car, enprésence des femmes il devenait muet et écarlate. Lui qui étaitcapable d’un seul coup d’œil de faire taire un client bavard que lecocktail ou le punch avait rendu trop bruyant, ou de dompter lesclients tapageurs au moyen d’un presse-citron, ou d’expulserirrésistiblement le client grincheux ou indésirable, il devenaitaussitôt incohérent, désemparé, sans voix, submergé sous unebrûlante avalanche de misère et de timidité lorsqu’il se trouvaitdevant une femme. Qu’était-il donc aux yeux de Katherine ? Untrembleur, incapable de parler pour lui-même, une soucheinanimée ; c’était certainement le plus lourdaud des amoureuxqui eussent jamais bégayé sur la pluie et le beau temps en présencede leur divinité.

Un jour, entrèrent chez Kenealy deux hommes au teint bronzé,Riley et Mac Quirk. Ils s’entretinrent un instant avecKenealy ; puis ils s’enfermèrent dans une petite pièce dufond, qu’ils remplirent aussitôt de bouteilles, de siphons, defioles, de cruches et d’éprouvettes. Toutes les consommationspossibles qui sont servies dans un café se trouvaient là, maispersonne ne buvait. Toute la journée, les deux hommes, rouges etsuants, passèrent leur temps à verser et à mélanger des essences etdes décoctions inconnues au moyen des liqueurs qu’ils avaient àleur disposition. Riley, qui était le plus instruit des deux,couvrait de chiffres des rames de papier, faisant des règles detrois, transformant des tonneaux en litres et des litres endécigrammes. Mac Quirk, un homme morose aux yeux rouges, goûtaittrès légèrement chaque mixture et la jetait aussitôt sur l’évieravec un juron rauque, profond et guttural. Travaillantd’arrache-pied et sans arrêt, dans le but sans doute de découvrirquelque mystérieux amalgame liquide, ils ressemblaient à deuxalchimistes s’efforçant de fabriquer de l’or avec des métauximpurs.

Un soir, lorsque son travail fut terminé, Conn se glissa dans lapetite pièce du fond. Sa curiosité professionnelle avait étééveillée par les agissements de ces barmen occultes qui nedonnaient à boire à personne, et qui pêchaient tous les joursabondamment dans le stock de liqueurs de Kenealy à seule fin depoursuivre leurs expériences dévastatrices et stériles.

Juste à ce moment-là, Katherine descendait l’escalier du fondavec son petit sourire semblable à l’aurore aux doigts de rose.

« Bonsoir, Mr. Lantry, dit-elle, quelles sont les nouvellesaujourd’hui, s’il vous plaît ?

– Il… il… va pleu… pleuvoir, bégaya le timide barman ens’appuyant au mur.

– Mon Dieu, répondit Katherine, je crois qu’un peu d’eau nepeut pas faire de mal. »

Dans la salle du fond, Riley et Mac Quirk travaillaient commedes sorcières barbues à leur étrange composition. De cinquantebouteilles, ils extrayaient des liquides soigneusement mesurésconformément aux chiffres de Riley et secouaient le tout ensembledans une grande carafe en verre. Puis, Mac Quirk après l’avoirgoûté, le jetait sur l’évier en jurant d’un air sombre, et ilsrecommençaient.

« Asseyez-vous, dit Riley à Conn, je vais vousexpliquer.

« L’été dernier, Tim et moi décidons qu’un bar américaindans le pays de Nicaragua devrait rapporter de l’argent. Il y a uneville sur la côte où il n’y a rien à manger que de la quinine etrien à boire que du rhum. Les indigènes et les étrangers secouchent avec un frisson et se lèvent avec la fièvre. Et un boncocktail est un remède pour de tels inconvénients tropicaux.

« Alors, nous nous procurons à New York un superbe stock deliquides, d’ustensiles de bar et de verreries et nous cinglons surun steamer vers cette ville de Santa Palma. Pendant le trajet, Timet moi nous nous amusons à regarder les poissons volants et nousjouons aux dés avec le commandant et le maître d’hôtel et nouscommençons déjà à nous imaginer que nous sommes les rois du gin etdu whisky sur le tropique du Capricorne.

« Lorsque nous ne sommes plus qu’à cinq heures du pays danslequel nous allions introduire des boissons fortes, le commandantnous convoque auprès de l’habitacle de tribord et nous donnequelques indications.

« “J’ai oublié de vous dire, mes amis, fit-il, que le moisdernier le Nicaragua a institué un droit d’entrée de 48 %ad valorem sur toutes les liqueurs importées enbouteilles. Paraît que l’autre jour le président a pris par erreurune bouteille de lotion capillaire pour un flacon de sauce anglaiseet sans doute tient-il à se venger. Par contre, les liqueursimportées en tonneaux entrent librement.

« – Dommage que vous n’ayez pas mentionné cela plus tôt”,disons-nous.

« Et aussitôt nous achetons au commandant deux tonneaux dequarante-deux gallons, puis nous ouvrons toutes les bouteilles etnous versons le tout pêle-mêle dans les tonneaux. Ce droit d’entréede 48 % nous aurait ruinés. C’est pourquoi nous courûmes lerisque de fabriquer au petit bonheur ce cocktail de 1 200dollars plutôt que de faire faillite.

« Alors, après avoir débarqué et nous être provisoirementinstallés, nous mettons en perce l’un des tonneaux. Le mélangeétait quelque chose de déchirant. Il avait la couleur d’uneassiette de soupe aux pois et le goût de l’un de ces ersatz de caféque votre tante vous fait prendre à cause des troubles cardiaquesattrapés sur les champs de courses. Nous en donnâmes un verre à unnègre pour l’essayer, et aussitôt il se coucha sous un cocotier ety resta trois jours en battant le sable avec ses pieds et à la fin,il refusa de nous signer un certificat.

« Mais l’autre tonneau ! Dites, barman, vous est-iljamais arrivé de mettre un chapeau de paille avec un ruban jaune etde monter dans un ballon avec une jolie fille et huit millions dedollars dans votre poche, tout ça en même temps ? Eh bien,c’est à peu près l’effet que vous produisaient trente gouttes de cesecond mélange ! Quand on en avait seulement un petit verre àl’intérieur, on se plongeait la figure dans les mains, et on semettait à pleurer parce que le champion du monde des poids lourdsn’était pas là pour qu’on lui flanquât une tournée. Oui, monsieur,ce qu’il y avait dans ce second tonneau, c’était de l’élixir debataille, de l’essence de bonheur et de grande vie. C’était de lacouleur de l’or, et aussi clair que du verre et, le soir, quand lesoleil était couché, ça brillait encore comme si le soleil étaitresté dedans. Il faudra dix siècles pour qu’on puisse vous servirune boisson comme ça dans les bars.

« Alors nous ouvrîmes le commerce avec ce seul tonneau etc’était suffisant. L’aristocratie bigarrée de ce pays fonça dessuscomme un essaim d’abeilles. Si ce tonneau avait pu durer, cepays-là serait devenu le plus grand de la terre. Aussitôt que nousouvrions, le matin, nous trouvions devant la porte une queue degénéraux, de colonels, d’anciens présidents et de révolutionnairesqui attendaient d’être servis. Nous commençâmes par mettre le verreà un demi-dollar. Mais les dix derniers gallons partirentfacilement à cinq dollars la gorgée. C’était un miraculeuxbreuvage. Ça donnait à un homme du courage, de l’ambition et lepouvoir de faire n’importe quoi ; et en même temps, çaempêchait le type de réfléchir et d’avoir de la peine, quand ilposait son argent sur le comptoir. Le tonneau n’était encore qu’àmoitié vide que déjà le Nicaragua avait réduit la dette nationale,supprimé le droit d’entrée sur les cigarettes et ils étaient sur lepoint de déclarer la guerre aux États-Unis et àl’Angleterre !

« C’est tout à fait par hasard que nous découvrîmes cettereine des boissons, et ce sera un grand coup de veine si nouspouvons la retrouver. Il y a dix mois que nous essayons. Bien quetravaillant sur de petites quantités, nous avons mélangé depuis cesdix mois des tonneaux entiers des inoffensifs ingrédients connusdans la profession de la boisson. On aurait pu monter dix bars avecles whiskys, les brandies, les cordiaux, les bitters, les gins, etles vins que Tim et moi avons gaspillés. Une glorieuse boissoncomme ça refusée au monde ! C’est une honte et une perted’argent. La nation des États-Unis serait heureuse d’accueillir uneboisson comme celle-là et de payer pour l’avoir. »

Cependant, Mac Quirk n’avait pas cessé de mesurer soigneusementet de mélanger de petites quantités d’alcools variés que Riley luiindiquait d’après sa dernière prescription. Lorsque Riley eut finide parler, Mac Quirk venait de terminer un mélange d’une couleurchocolat peu appétissante. Il le goûta et le précipita avec unegrimace et des épithètes appropriées sur l’évier comme lesprécédents.

« C’est une étrange histoire, même si elle est vraie, ditConn. Eh bien, maintenant, je m’en vais aller dîner.

– Buvez un coup, dit Riley, nous avons tout ce qu’il faut,excepté cette maudite recette perdue.

– Je ne bois jamais d’alcool, répondit Conn. Rien que del’eau. Eh bien, au revoir, miss Katherine m’attend au pied del’escalier. Tout à l’heure elle me disait : “Je crois qu’unpeu d’eau ne peut pas faire de mal.” »

Lorsque Conn fut sorti, Riley appliqua sur le dos de Mac Quirkune claque formidable qui fit chanceler celui-ci.

« As-tu entendu ça ? Nous sommes deux idiots !Les six douzaines de bouteilles d’eau minérale que nous avions surle bateau, c’est toi qui les as ouvertes, toi-même : dans queltonneau les as-tu mises, hein ! dans quel tonneau ?

– Je crois me souvenir, dit Mac Quirk lentement, que c’estdans le deuxième tonneau. Je me rappelle le bout de papier bleu quiétait collé sur le côté.

– Ça y est ! s’écria Riley très excité. On le tientmaintenant ! C’était l’eau qui manquait ! C’est l’eau,l’eau tu entends ? Tout le reste était parfait. Dépêche-toimon vieux, va chercher deux bouteilles d’eau minérale au barpendant que je vais calculer les proportions avec moncrayon. »

Une heure plus tard, Conn revenait en flânant sur le trottoirvers le café Kenealy. C’est ainsi que les fidèles employés, durantleurs heures de récréation, hantent le voisinage des lieux où ilstravaillent, comme s’ils étaient attirés par quelque puissancemystérieuse. Un panier à salade était arrêté devant la porte deservice. Trois puissants policemen étaient en train d’essayer depousser dedans Riley et Mac Quirk. Les yeux et le visage de chacund’eux portaient la marque évidente d’un conflit sanguinaire etassidu. Cependant, ils manifestaient une joie étrange etdirigeaient sur la police les faibles restes de leur follepugnacité.

« Ils se sont mis à se battre tous les deux dans la salledu fond, cria Kenealy à Conn, et aussi à chanter ! Ça, c’étaitpire ! Et puis, ils se sont mis à tout casser, mais ce sont debraves types, et je sais qu’ils paieront. Paraît qu’ils étaient entrain d’essayer d’inventer une nouvelle espèce de cocktail. Jetâcherai de les faire sortir demain matin. »

Conn se glissa dans la salle du fond pour inspecter le champ debataille. Au moment où il traversait le hall, Katherine descendaitles escaliers.

« Bonsoir, Mr. Lantry, dit-elle, est-ce qu’il y a d’autresnouvelles du temps ?

– Ça… ça… menace encore… encore de pleu… depleuvoir… », répondit Conn en passant devant elle toutrougissant.

Riley et Mac Quirk s’étaient en effet livré une grande etamicale bataille. Des bouteilles et des verres brisés gisaient surle sol. La salle était pleine de fumées d’alcool. Le plancher étaitparsemé de flaques spiritueuses.

Sur la table se trouvait une éprouvette graduée dans le fond delaquelle il restait quelques gouttes de liquide. Un liquidebrillant et doré qui paraissait retenir le soleil prisonnier dansses profondeurs aurifères.

Conn le prit et le sentit. Il le goûta. Il le but. Comme ilsortait pour traverser le hall, Katherine se préparait à monter lesescaliers.

« Pas de nouvelles nouvelles, Mr. Lantry ? »demandât-elle avec un rire taquin.

Conn l’attrapa, la souleva comme une plume et la serra contrelui.

« Les nouvelles, dit-il, sont que nous allons nousmarier.

– Voulez-vous me laisser, monsieur ! s’écria-t-elleavec indignation, ou je vais… Oh ! Conn, où avez-vous pris lecourage de me dire ça ? »

LA PUNITION INUTILE

Mrs. Fink est descendue dire un petit bonjour à son amie, Mrs.Cassidy, qui habite à l’étage au-dessous.

« Regarde ! dit Mrs. Cassidy. C’est-y pas unChopin ? »

Fièrement elle se tourne pour montrer son visage : l’un desyeux, presque intégralement clos, est cerné d’une large ecchymoseviolacée ; la lèvre inférieure fendue laisse perler desgouttes de sang frais, et des traces de doigts brutaux se dessinenten rouge de chaque côté du cou.

« C’est pas mon mari qu’oserait m’en faire autant, dit Mrs.Fink en s’efforçant de dissimuler son envie.

– J’voudrais pas d’un homme, dit Mrs. Cassidy, quim’battrait pas au moins une fois par semaine. Ça prouve qu’il tientà vous, vois-tu ! Mais, bon Dieu ! c’est pas une dosehoméopathique que Jack vient de m’flanquer cette fois ! J’envois encore trente-six chandelles. N’empêche que maintenant il vaêtre doux et gentil comme un agneau pendant tout l’reste de las’maine pour s’faire pardonner ça. V’là un œil au beurre noir quiva m’rapporter au moins une soirée d’cinéma et c’te blouse en soiequ’j’ai envie depuis si longtemps.

– Mr. Fink, dit Mrs. Fink d’un air faussement satisfait,est trop un gentleman pour jamais l’ver la main sur moi.

– Oh ! ferme ça, Maggie ! dit Mrs. Cassidy enriant, tandis qu’elle applique une compresse sur son œil. Au fond,t’es jalouse, v’là tout. Ton homme est trop moule pour te donnerseul’ment une claque. Qu’est-ce qu’il fait tous les jours enrentrant ? Y s’assoit et y s’entraîne les muscles en lisantson journal ! Pas vrai ?

– Oui, bien sûr que Mr. Fink jette un coup d’œil surl’journal quand y rentre, avoua Mrs. Fink en hochant dignement latête. Mais en tout cas, y s’amuse pas à m’flanquer des marrons dansla figure histoire de rigoler. »

Mrs. Cassidy exhala dans un rire puissant sa joie de matronesoumise et heureuse. Telle Cornélia étalant ses joyaux, elleentrouvrit le col de son peignoir et mit au jour une autreprécieuse ecchymose, presque noire, bordée de vert et d’orange – un« gnon » déjà ancien, mais encore cher à sa mémoire.

Mrs. Fink capitula. Son air un peu pincé se fondit gracieusementen une franche rosée d’admiration et d’envie. Elle et Mrs. Cassidyétaient de vieilles copines ; elles travaillaient ensembleavant leur mariage – c’est-à-dire l’année précédente – dans uneusine de cartonnages du quartier. Et maintenant, elles habitaientdans le même immeuble, l’une au-dessus de l’autre, chacune avec sonhomme. Non vraiment, Maggie ne pouvait pas crâner longtemps devantsa vieille Mado.

« Est-ce que ça t’fait mal, quand y t’cogne ? demandeMrs. Fink d’un ton où perce la curiosité.

– Mal ! s’écrie Mrs. Cassidy avec un gloussement devolupté extatique. Dis ! t’as jamais r’çu une cheminée sur latête ? Eh ben, ça doit être à peu près ça, tu sais, quand onvous r’tire de d’sous les décombres. Jack a un d’cesgauches !… Mmmmm ! Y vaut bien deux douzaines d’huîtreset une paire de souliers neufs. Quant à son droit, faut au moinsune soirée à Coney et six paires de bas d’soie pour y faire lepoids !

– Mais pourquoi qu’il te bat ? demande Mrs. Fink enouvrant de grands yeux étonnés.

– T’es bête ! fait Mado avec indulgence. Pa’ce qu’ilest soûl, parbleu ! C’est généralement le samedi soir que ças’passe.

– Mais, qu’est-ce qu’il prend comme prétexte ? demandela chercheuse de vérités.

– Ben, j’suis-t-y pas sa femme ? Jack rentre noir, etmoi j’suis là, s’pas ? Y en a-t-y d’autres qu’il a l’droitd’battre ? Ah ! j’voudrais bien l’chiper à en battre uneautre que moi ! Alors, un jour c’est pa’ce que la soupe estpas prête ; un autre jour c’est pa’ce que la soupe est prête.Jack s’en fait pas pour les prétextes. Il liche tant qu’il peut,jusqu’à ce qu’il s’rappelle qu’il est marié ; alors il rentreet il me flanque une volée. Les samedis soir, j’ai qu’à enlever lesmeubles qu’ont des coins, pour pas m’fendre le crâne quand y s’metau travail. Il a un crochet du gauche qu’est foudroyant. Y a desfois j’tiens pas un round. Mais quand j’ai envie d’sortir las’maine d’après, ou qu’j’ai besoin de frusques neuves, j’m’arrangepour que ça dure plus longtemps. C’est c’que j’ai fait hier soir.Jack sait que j’veux une blouse de soie noire depuis un mois, etj’ai pensé qu’un simple œil poché suffirait pas pour l’avoir.Tiens, Maggie ! J’te parie un ice-cream qu’il l’apporte cesoir ! »

Mrs. Fink réfléchit profondément.

« Mon Freddie, fait-elle, m’a encore jamais seul’ment donnéune chiquenaude. C’est comme tu dis, Mado : il a toujoursl’air grognon quand il rentre, et il dit jamais un mot. Et jamais ym’sort, non plus. Ah ! c’est une vraie limace de fauteuil,pour sûr ! Et quand y m’achète que’que chose, y fait une tellebouille que ça m’gâte tout l’plaisir ! »

Mrs. Cassidy passe son bras autour de la taille de son amie.

« Ma pauv’ vieille ! dit-elle. Mais tout l’monde peutpas avoir un mari comme Jack ! Les mariages tourn’raient passi souvent mal, si tous les hommes étaient comme lui. Toutes cesfemmes qui s’disent malheureuses, c’qu’y leur faudrait, vois-tu,c’est un homme qui leur frotte les côtelettes une fois par semaine,et p’is après qui r’paye ça en baisers et en boîtes dechocolat : ça leur redonnerait du goût à la vie. C’qui m’plaîtà moi, c’est un homme costaud, qui m’cogne quand il est noir, etqui m’embrasse quand il l’est pas. Me parle pas d’un homme qu’a pasassez d’nerfs pour t’offrir les deux ! »

Soudain le vestibule s’emplit de tumulte. La porte s’ouvreviolemment chassée par le pied de Mr. Cassidy, dont les bras sontencombrés de paquets. Mado se jette à son cou ; au fond duseul œil sain qui lui reste étincelle la lueur d’amour que l’onvoit apparaître dans les pupilles de la jeune fille maori,lorsqu’elle reprend connaissance en la hutte où son amant l’atraînée, après l’avoir assommée…

« Hello ! ma vieille cocotte ! » gueuleCassidy.

Lâchant les paquets, il l’étreint puissamment, la soulèvejusqu’à ses lèvres.

« J’ai pris des billets pour le cirque !… Et si tucoupes la ficelle de l’un d’ces colis – tiens, c’lui-là ! – tuvas p’t-être trouver c’te blouse de soie… Tiens, bonsoir, Mrs.Fink ! J’vous avais pas vue. Comment va le vieuxFred ?

– Très bien, merci, Mr. Cassidy. Faut que j’m’en aillemaintenant. Fred va pas tarder d’rentrer pour la soupe.J’t’apporterai demain ce modèle que tu m’as demandé,Mado. »

Mrs. Fink remonte chez elle – et se met à pleurer un petit peu.À pleurer sans raison, comme seule une femme peut le faire ; àpleurer inutilement, et, disons-le, stupidement. Larmes éphémères,et cependant plus inconsolables peut-être que toutes les autresfilles de la douleur. Pourquoi que Fred ne la bat jamais ?Est-ce qu’il n’est pas aussi grand et aussi fort que JackCassidy ? Est-ce qu’il n’aime pas sa Maggie autant que Jackaime Mado ? Alors, pourquoi qu’il ne se fâche jamais ? Ilrentre, il flâne, taciturne, morose, inerte. Certes, il fournit lacroûte, largement ; mais il semble ignorer les épices del’existence.

La nef des rêves de Mrs. Fink avait été surprise par le calmeplat. Le commandant naviguait du réfectoire à son hamac et viceversa. Si seulement il voulait agiter ses quilles ou frapper dupied sur le pont de temps en temps !… Elle qui avait rêvéd’une si joyeuse traversée !… Avec escales aux îles duDélice !… Mais à présent, pour varier les images, elle étaitprête à jeter l’éponge, excédée par tous ces rounds inoffensifsavec son sparring-partner. Pendant quelques instants, elledétesta presque Mado – l’heureuse Mado avec ses « bleus »et ses « noirs », ses cataplasmes de cadeaux et debaisers, sa croisière orageuse en compagnie d’un époux batailleur,brutal et… caressant.

Sept heures, Mr. Fink fait son entrée. Du maudit espritdomestique, il apparaît tout imprégné. Par-delà le seuil de sonconfortable foyer, il n’a cure d’aller vagabonder. C’est le terrienqui vient de débarquer, le python qui digère sa proie, l’arbre quigît, inerte, à l’endroit où il est tombé.

« Tu veux dîner tout d’suite, Fred ? demande Mrs.Fink, qui se contient avec peine.

– M-m-m-mouin !… » grogne Mr. Fink.

Le dîner achevé, il se dispose à lire ses journaux. Dans unfauteuil, mollement il s’allonge. Il a quitté ses souliers.

Oh ! quel nouveau Dante surgira pour vouer aux plusnéo-récentissimes tourments de l’Érèbe l’homme qui s’étale au foyeren exhibant ses chaussettes ? Ô sœurs de Patience, vous qui,par devoir ou par obligation, avez dû subir l’outrage de ces piedsemmitouflés de coton, de fil, de soie ou de laine, n’est-ce pas àvous que devraient être dédiées ces nouvelles incantationsinfernales ?

Le lendemain c’est la Fête du Travail. Pendant toute la duréed’une révolution planétaire, les occupations de Mrs. Cassidy etFink vont cesser. Le Travail, triomphalement, va défiler ets’adonner à des réjouissances diverses.

Mrs. Fink se hâte de descendre chez Mrs. Cassidy avec le modèlequ’elle lui a promis. Mado a mis sa blouse de soie neuve. Son œilau beurre noir lui-même parvient à lancer des étincellesd’allégresse. Le repentir de Jack porte ses fruits : leprogramme de la journée comporte de joyeuses promesses – parties decampagne, floraison de victuailles, ruissellement de bière…

De retour en son appartement, Mrs. Fink se sent soudainsubmergée d’indignation et de jalousie. Oh ! qu’elle estheureuse cette Mado, avec ses gnons, et ses baumes rapidementsubséquents ! Mais est-ce que Mado doit avoir le monopole dubonheur ? Est-ce que Freddie Fink ne vaut pas JackCassidy ? Est-ce que sa femme allait rester ainsiéternellement privée de coups, et de caresses ?

Soudain une idée lumineuse, sidérante, traverse l’esprit de Mrs.Fink. Ha ha ! Elle allait faire voir à Mado qu’il y avaitd’autres maris que Jack capables de jouer du poing, et de semontrer après ça plus tendres encore que lui peut-être…

Ce jour de fête promet de se dérouler, pour les Fink, avec unedéprimante monotonie. Mrs. Fink contemple d’un air sombre lalessiveuse où le linge de la semaine trempe depuis la veille. Mr.Fink, en bras de chemise et chaussettes, lit le journal. C’estainsi que s’annonce, pour les Fink, la Fête du Travail.

Une nouvelle vague de jalousie submerge le cœur de Mrs. Fink,accompagnée d’une autre vague, irrésistible, d’indignation et derévolte. Puisque son homme ne veut pas la battre, puisqu’il ne veutpas ainsi manifester sa virilité, ses prérogatives et l’intérêtqu’il porte aux affaires conjugales, il faut le rappeler à sondevoir.

Paisiblement, Mr. Fink allume sa pipe et se gratte la chevillegauche avec l’orteil du pied droit. Véritable statue des vertusfamiliales, il est engoncé dans la matrimonialité comme un raisinsec dans un pudding. Faire le tour du monde… dans son journal,confortablement et moralement assis, au son joyeux de la lessivemijotante, et parmi les odeurs suaves annonciatrices de platssubstantiels – voilà l’idéal, terre à terre mais paradisiaque, deMr. Fink. D’innombrables idées sont absentes de son esprit ;mais, parmi elles, aucune n’en est plus éloignée que celle debattre sa femme.

Mrs. Fink éteint le gaz sous la lessiveuse et se dispose àsavonner le linge sur l’évier. Soudain, de l’étage au-dessous,monte un rire joyeux, railleur, presque insultant – comme s’ilvoulait jeter le bonheur de Mrs. Cassidy à la face de la pauvreépouse inviolée du dessus ! C’est le moment décisif pour Mrs.Fink.

Brusquement elle se tourne, telle une furie, vers l’homme quilit :

« Sale feignant ! crie-t-elle. Faudra-t-y quej’m’esquinte toute la vie à laver et à trimer pour des veaux commetoi ? Es-tu un homme ou un caniche ? »

Mr. Fink, pétrifié par la surprise, laisse tomber son journal.Elle craint qu’il ne se décide pas encore à cogner, que laprovocation n’ait été insuffisante : alors elle se jette surlui, et le frappe férocement au visage de son poing fermé. En cetinstant même, elle est submergée par une vague d’amour pour cethomme telle qu’elle n’en a point ressentie depuis longtemps.Debout, Freddie Fink ! Entre dans ton royaume ! Oh !il faut qu’il la batte maintenant – juste pour prouver qu’il tientà elle – juste pour ça…

Mr. Fink se lève d’un bond – et reçoit aussitôt sur la mâchoireun large swing du gauche. Bravo Maggie ! Maintenantle moment redoutable et voluptueux est arrivé : elle ferme lesyeux, en attendant la riposte.

« Vas-y, Freddie ! » murmure-t-elleimperceptiblement.

Elle se penche, s’offre aux coups qu’elle appelle de toute sonâme.

À l’étage au-dessous, Mr. Cassidy, l’air honteux et repentant,est en train de poudrer l’œil de Mado, avant de partir pour larigolade. Soudain, au-dessus d’eux, on entend une voix de femme encolère, des bruits de coups, de chaises renversées – signesinfaillibles d’un conflit domestique.

« Fred et Mag sont en train de s’bagarrer ? fait Mr.Cassidy d’un air étonné. Première nouvelle ! Faut-y quej’monte pour voir s’ils ont pas besoin d’unarbitre ? »

L’un des yeux de Mrs. Cassidy étincelle ainsi qu’undiamant ; de l’autre elle tente un vague clignement.

« Oh ! Oh ! s’exclame-t-elle doucement d’un ton àla fois mystérieux et insignifiant, je me demande si… je me demandes’il… Attends, Jack ! J’vais aller voir ! »

Jusqu’en haut des marches elle vole. Au moment même où elleatteint le palier du dessus, une porte s’ouvre violemment, et Mrs.Fink, telle une comète échevelée, surgit :

« Oh ! Maggie ! s’écrie Mrs. Cassidy d’une voixoù résonne une volupté contenue, est-ce qu’il… est-ce qu’il… l’afait ? »

Mrs. Fink se jette dans les bras de son amie et, enfouissant sonvisage dans le sein compatissant, sanglote désespérément.

Avec douceur, Mrs. Cassidy prend la tête de Maggie dans ses deuxmains, la relève et contemple une figure baignée de larmes, à lafois blême et cramoisie, mais dont la peau satinée ne porte pas lamoindre trace des poings de l’indigne Mr. Fink.

« Qu’est-ce qui s’est passé, Maggie ? demande Madoavec une fébrile impatience. Dis-le-moi, ou je rentre voir. Est-cequ’il t’a fait mal ? Qu’est-ce qu’il t’afait ? »

Désespérément, la tête de Mrs. Fink s’affaisse de nouveau dansle giron de son amie.

« Pour l’amour de Dieu, n’ouvre pas cette porte,Mado ! fait-elle en sanglotant. Et… et ne dis jamais rien à… àpersonne !… Garde ça pour… pour toi, Mado !… Il… il amême pas l’vé la main sur moi… Il… Oh ! Seigneur !… Il…il est en train… d’faire la lessive ! »

LA DERNIÈRE FEUILLE

Dans un petit quartier situé à l’ouest de Washington Square, lesrues se disloquent drôlement par endroits et forment de petitesplaces. Ces places irrégulières ont un aspect étrange etfourmillent d’angles et de courbes baroques. Les rues s’y croisentelles-mêmes deux ou trois fois. Un peintre découvrit un jour danscette configuration des possibilités pleines de ressources.Supposez qu’un encaisseur chargé de récupérer chez des artistesl’argent correspondant aux factures de papier, de toile et depeinture, supposez, imaginez, dit l’artiste, que cet encaisseur entraversant l’une de ces places se trouve soudain nez à nez aveclui-même, sans avoir encaissé un centime !

C’est ainsi que les artistes ne tardèrent pas à venir rôder dansle vieux village de Greenwich, cherchant des fenêtres situées aunord, et des pignons du XVIIIe siècle et des ateliershollandais et des loyers bon marché. Puis ils importèrent quelquesplats d’étain et un réchaud ou deux de la Sixième Avenue etfinirent par former une colonie.

Tout en haut d’un vieil immeuble en briques de trois étages,Suzy et Joannie avaient leur atelier. L’une était du Maine, l’autrede la Californie. Elles s’étaient rencontrées dans un restaurantitalien de la Huitième Rue et s’étaient découvert tant de goûtscommuns en ce qui concerne l’art, la salade de chicorée et lesmanches-gigot, qu’elles avaient résolu de partager le même atelier.Cela se passait en mai. En novembre, un personnage glacial etinvisible que les docteurs appellent la pneumonie se mit àparcourir la colonie touchant ses habitants çà et là de son doigtfroid comme la mort. Dans les bas quartiers d’East Side, cetteravageuse progressait hardiment, faisant vingt victimes d’un reversde main ; mais elle ralentit son allure pour traverser lespetites places étroites et brumeuses. Mme Pneumonien’était pas ce que l’on peut appeler une vieille damechevaleresque. Un petit bout de femme de vingt ans, au sang alanguipar les zéphyrs de la Californie, ne pouvait guère constituer ungibier bien intéressant pour la vieille mégère aux mains rouges etau souffle court. Mais cela ne l’empêcha point de frapperJoannie ; c’est pourquoi celle-ci, allongée sur son petit litde fer, regardait sans bouger à travers les petites fenêtresécossaises le mur triste et nu de la maison voisine.

Un matin, le docteur fit signe à Suzy de le suivre dans uncorridor et lui dit en fronçant ses sourcils gris ettouffus :

« Il y a peut-être une chance sur dix, dit-il en secouantson thermomètre médical. Et cette chance consiste en sa volonté devivre. Cette façon qu’ont certains malades de faire la queued’avance chez l’entrepreneur de pompes funèbres rend toute lapharmacopée parfaitement inutile. Votre petite amie est persuadéequ’elle ne se relèvera pas. Est-ce qu’elle a quelque chose entête ?

– Elle… elle voulait aller peindre un jour la baie deNaples, répondit Suzy piteusement.

– Non, non, fit le docteur, quelque chose de plus sérieuxque la peinture ! Est-ce qu’elle n’a pas… est-ce qu’elle nepense pas à… à un homme par exemple ?

– Un homme ? répondit Suzy d’une voix vibrante. Est-cequ’un homme vaut mieux que… Non, docteur, elle n’a pas d’homme entête.

– Eh bien alors, c’est la faiblesse, répondit le docteur.Je ferai tout ce que la science peut se permettre de faire, tout aumoins le peu de science que je possède. Mais chaque fois que monpatient commence à compter les voitures du cortège funèbre, jesoustrais 50 pour cent du pouvoir curatif de mes médications. Sivous pouvez l’amener à vous poser une question au sujet de lanouvelle mode d’hiver pour les manches de manteaux, je vousgarantis qu’elle aura une chance sur cinq de s’en tirer au lieud’une chance sur dix. »

Lorsque le docteur fut parti, Suzy se rendit dans l’atelier etse mit à pleurer amèrement. Puis elle sécha ses yeux et pénétradans la chambre de Joannie d’un air joyeux, portant sa planche àdessin et sifflant un rag-time. Joannie gisait immobile, le visagetourné vers la fenêtre. C’est à peine si son souffle légersoulevait les couvertures ; Suzy cessa de siffler, pensant queson amie était endormie. Elle installa sa planche et se mit àcomposer un dessin à la plume destiné à un magazine littéraire. Lesjeunes peintres doivent se frayer un chemin vers l’art en dessinantdes images pour les histoires de magazines, que de jeunes auteursécrivent pour se frayer un chemin jusqu’à la littérature.

Tandis que Suzy était en train d’adapter à son héros, un cow-boyde l’Idaho, une élégante culotte de cheval et un monocle, elleentendit une sorte de bruit faible et sourd qui semblait provenirdu lit derrière elle. Elle se précipita.

Les yeux de Joannie étaient ouverts tout grands. Elle regardaitpar la fenêtre et comptait – comptait à reculons :« Douze » – et un peu plus tard « onze » etpuis « dix » et « neuf » et « huit »et « sept » ! ces deux derniers plus rapidement.

Suzy regarda par la fenêtre d’un air intrigué. Qu’est-ce qu’onpouvait bien compter par là ? Tout ce que l’on pouvaitapercevoir c’était une cour triste et déserte et le mur nu de lamaison en briques, à vingt pieds de l’autre côté.

Un vieux, vieux lierre, noueux et décrépit recouvrait une partiede ce mur de briques. Le souffle froid de l’automne en avaitdétaché les feuilles et les lianes décharnées dessinaient sur levieux mur des arabesques étranges.

« Qu’y a-t-il, chérie ? demanda Suzy.

– Six, murmura Joannie. Elles commencent à tomber plus vitemaintenant. Il y a trois jours, il y en avait presque une centaine,cela me faisait mal à la tête de les compter, mais maintenant,c’est facile. Tiens ! en voilà encore une qui s’en va. Il n’enreste plus que cinq.

– Cinq quoi, chérie ? Dis-le à ta petite Suzy.

– Des feuilles. Des feuilles de lierre. Lorsque la dernièretombera, je partirai aussi. Je sais cela depuis trois jours. Est-ceque le docteur ne te l’a pas dit ?

– Peut-on raconter de telles balivernes ? s’écria Suzyavec une magnifique indignation affectée. Qu’est-ce que de vieillesfeuilles de lierre peuvent avoir de commun avec ta guérison ?Et dire que tu l’aimais tant ce vieux lierre ! Allons, ne soispas stupide. Le docteur m’a dit ce matin que tu avais… voyons…combien m’a-t-il dit exactement ?… oui, c’est bien ça… que tuavais dix chances contre une de t’en tirer ! Eh bien c’est àpeu près les chances qu’on a de s’en tirer sain et sauf, quand onprend le tramway ou que l’on passe auprès d’un immeuble enconstruction. Essaie d’avaler un peu de soupe maintenant, et laisseta petite Suzy finir son dessin pour qu’elle puisse aller le vendreau magazine et acheter du porto pour sa petite malade et descôtelettes de porc pour son petit estomac !

– Il n’y a plus besoin d’acheter du porto, dit Joannie lesyeux toujours fixés sur la fenêtre. En voilà une autre qui s’en va.Non, je ne veux pas de soupe. Il en reste juste quatre. Je voudraisvoir tomber la dernière avant la nuit. Alors, moi aussi jepartirai.

– Joannie chérie, dit Suzy en se penchant sur elle, veux-tume promettre de fermer les yeux et de ne pas regarder par lafenêtre jusqu’à ce que j’aie fini mon travail ? Il faut que jelivre ces dessins demain. Si je n’avais pas besoin de la lumière,j’aurais baissé le store.

– Ne pourrais-tu pas dessiner dans l’autre pièce ?demanda Joannie froidement.

– Je préfère rester auprès de toi, répondit Suzy. En outre,je ne veux pas que tu continues à regarder ces vilaines feuilles delierre.

– Viens me prévenir dès que tu auras fini, répondit Joannieen fermant les yeux, blanche et immobile comme une statue allongée,parce que je veux voir la chute de la dernière. Je suis fatiguéed’attendre, je suis fatiguée de penser. Je veux me détacher detout, et tomber, tomber en voltigeant comme l’une de ces pauvresfeuilles fatiguées.

– Essaie de dormir, répondit Suzy, il faut que j’aillechercher Behrman pour qu’il me serve de modèle pour mon vieilermite. J’en ai pour une minute. Ne bouge pas jusqu’à ce que jerevienne. »

Le vieux Behrman était un peintre qui vivait au rez-de-chaussée.Il avait plus de soixante ans et possédait une barbe à laMichel-Ange-Moïse, longue et frisée, qui descendait de sa tête desatyre tout le long de son corps de gnome. Behrman était un artisteraté. Pendant quarante ans, il avait manié les pinceaux, sansréussir à atteindre même les régions périphériques de l’art. Ilavait toujours été sur le point de peindre un chef-d’œuvre, mais ilne l’avait jamais commencé. En fait, depuis plusieurs années iln’avait jamais rien peint, excepté de temps en temps une croûte dutype commercial et publicitaire. Il parvenait à gagner quelquessous en servant de modèle amateur à ces jeunes artistes de lacolonie qui n’avaient pas les moyens de payer les professionnels.Il buvait du gin avec excès, et ne cessait de parler de sonchef-d’œuvre à venir. Pour le reste, c’était un petit hommefarouche qui traitait avec sarcasme toutes les faiblesses del’humanité et se considérait comme le chien de garde particulierdestiné à protéger les deux jeunes artistes qui occupaientl’atelier au-dessus de lui.

Suzy pénétra dans la caverne sombre de Behrman, qui sentaitfortement le gin. Dans un coin, sur un chevalet, se trouvait unetoile blanche qui attendait là, depuis vingt-cinq ans, de recevoirle premier coup de pinceau du chef-d’œuvre. Suzy lui raconta l’idéefixe de Joannie et lui confia ses craintes de la voir s’envoler,légère et fragile comme une feuille, lorsqu’elle aurait décidé debriser la légère amarre qui la retenait encore au monde.

Le vieux Behrman, ses yeux rouges ruisselant de larmes, se mit àexprimer violemment son mépris et sa dérision pour de telles idéesstupides.

« Quoi ! s’écria-t-il, y a-t-il des gens dans le mondeassez idiots pour mourir parce que les feuilles d’un sacré lierrese détachent ! Je n’ai jamais entendu une bêtisepareille ! Non, je ne veux pas poser pour votre espèce devieil idiot d’ermite. Pourquoi lui permettez-vous de se mettre desidées stupides comme ça dans la tête ? Ah ! cette pauvrepetite Miss Joannie !

– Elle est très malade et très faible, répliqua Suzy. Et lafièvre a laissé son esprit plein d’idées morbides et singulières.Très bien, Mr. Behrman, si vous ne voulez pas poser pour moi, tantpis ! Mais je pense que vous êtes un horrible vieux… vieux…gnome !

– Ah ! voilà bien les femmes ! s’écria Behrman.Qui vous a dit que je voulais pas poser ? Allons, je viensavec vous. Il y a une demi-heure que j’essaie de vous dire que jesuis prêt à poser. Mon Dieu, dire que cette pauvre petite MissJoannie est tombée malade dans une maison comme ça ! Ah !un jour je peindrai un chef-d’œuvre et nous sortirons tous de là.Mon Dieu, oui ! »

Joannie dormait lorsqu’ils arrivèrent en haut. Suzy baissa lestore jusqu’en bas et fit signe à Behrman de la suivre dans l’autrechambre. Là, ils regardèrent avec anxiété par la fenêtre dans ladirection du vieux lierre. Puis ils se regardèrent tous les deuxpendant un moment sans parler. Une pluie froide continuait à tombermêlée de flocons de neige. Behrman dans sa vieille chemise bleues’assit sur un chaudron retourné et commença de poser pourl’ermite.

 

Lorsque Suzy s’éveilla le lendemain matin, après avoir dormi àpeine une heure, elle trouva Joannie qui regardait fixement lestore de ses yeux sombres et grands ouverts.

« Lève-le ! Je veux voir », dit-elle à Suzy d’unevoix faible.

D’un air las, Suzy obéit.

Et voyez ! malgré la pluie battante et les sauvages coupsde vent qui avaient duré presque toute la nuit, il restait encoresur le vieux mur de briques une feuille de lierre ! C’était ladernière de toutes. Elle était encore vert sombre près de la tige,mais son extrémité était jaune et flétrie, comme celle de toutesles feuilles qui s’apprêtent à tomber ; et cependant elleétait là, bravement attachée à une branche de vingt pieds au-dessusdu sol.

« C’est la dernière, dit Joannie, je pensais bien qu’elletomberait cette nuit. J’ai entendu le vent. Elle tomberaaujourd’hui et je mourrai à la même heure.

– Petite chérie ! s’écria Suzy en penchant vers sonamie son visage aux traits tirés. Pense à moi si tu ne veux paspenser à toi ! Que deviendrai-je sans toi ? »

Mais Joannie ne répondit pas. Ce qu’il y a de plus solitaire aumonde, c’est une âme qui se prépare à partir pour son lointain etmystérieux voyage. Son idée fixe semblait la posséder de plus enplus fortement au fur et à mesure que les liens qui la retenaient àla terre et à l’amitié se détachaient.

La journée se passa ; et le soir au crépuscule, ellepouvait encore apercevoir la feuille de lierre solitaire accrochéeà sa tige le long du mur. Et alors, comme la nuit tombait, le ventdu nord se déchaîna de nouveau tandis que la pluie continuait àbattre contre les fenêtres et ruisselait le long des vitres.

Le lendemain matin, dès qu’il fit jour, Joannie exigeaimpitoyablement que le store fût levé. La feuille de lierre étaittoujours là. Joannie la considéra pendant longtemps sans bouger etpuis elle appela Suzy qui était en train de faire cuire sonpot-au-feu sur le gaz.

« Suzy chérie, dit Joannie, j’ai été une méchante fille,cette dernière feuille de lierre est restée là, pour me montrer quej’agissais mal. C’est un péché que de vouloir mourir. Tu peuxm’apporter un peu de bouillon maintenant et aussi du lait avec unpeu de porto dedans. Et puis, non, apporte-moi d’abord unmiroir ; et mets-moi un oreiller dans le dos, je veuxm’asseoir et te regarder cuisiner. »

Une heure plus tard elle dit :

« Suzy, j’espère bien quelque jour pouvoir aller peindre labaie de Naples… »

Le docteur vint dans l’après-midi et Suzy l’accompagna sur lepalier lorsqu’il partit.

« Cinquante chances sur cent aujourd’hui, dit le docteuravec un bon sourire en serrant la main frêle de Suzy. En faisantbien attention à elle vous la sauverez. Maintenant, je vais voir unautre malade en bas, au rez-de-chaussée. Behrman, je crois, est sonnom. Une espèce d’artiste. Encore un cas de pneumonie. C’est unvieillard très affaibli et l’attaque est sévère. Je ne crois pasqu’il y ait de l’espoir pour lui, mais je le fais transporter àl’hôpital aujourd’hui afin qu’il soit un peu plus confortable, lepauvre vieux ! »

Le lendemain le docteur dit à Suzy :

« Elle est hors de danger. Vous l’avez sauvée. De lanourriture et des soins maintenant, c’est tout. »

Cet après-midi-là, Suzy s’approcha du lit où Joannie était entrain de tricoter avec satisfaction une écharpe en laine bleue etlui entoura le cou de ses bras.

« Ma petite souris blanche, dit Suzy, j’ai quelque chose àte dire. Mr. Behrman est mort de la pneumonie à l’hôpitalaujourd’hui. Il n’a été malade que deux jours. Le matin où ça l’apris le concierge l’a trouvé dans son appartement en bas, gémissantde douleur. Ses souliers et ses vêtements étaient trempés etvraiment glacés. Tout le monde se demandait où il avait bien pupasser cette terrible nuit. Et alors on a trouvé une lanterneencore allumée et une échelle qui avait été tirée dans la cour, etdes pinceaux qui traînaient par terre et une palette sur laquellese voyaient encore des traces de couleur verte et jaune. Et je puisbien te le dire maintenant, chérie, regarde par la fenêtre, regardela dernière feuille de lierre qui est sur le mur. Est-ce que tu net’étais pas demandé pourquoi elle ne voltigeait jamais lorsque levent soufflait ? : Eh bien, chérie, c’est le chef-d’œuvrede Behrman. C’est lui qui l’a peinte sur le mur la nuit où ladernière feuille est tombée ! »

L’ART ET LA COMBINE

Montague Silver, le plus grand camelot et le plus grand artisteen combine de l’Ouest, me dit un jour à Little Rock :

« Billy, si jamais tu perds la boule et que tu deviennestrop vieux pour filouter honnêtement les grandes personnes, parspour New York. Dans l’Ouest, il naît un jobard toutes lesminutes ; mais à New York, ils se précipitent sur vous commeune nuée de moustiques, et on ne peut pas lescompter ! »

Deux ans plus tard, je m’aperçus que je n’étais plus capable deme rappeler les noms des généraux chinois et je discernai quelquescheveux gris au-dessus de mon oreille gauche ; alors, jereconnus que le moment était arrivé pour moi de suivre le conseilde Silver.

Je débarquai donc à New York un jour vers midi et commençai parflâner un peu dans Broadway. Et la première personne que jerencontre, c’est Silver lui-même, tout emmitouflé de lingerie et deconfection pour homme ; il est appuyé contre un hôtel et faitbriller ses ongles avec un mouchoir de soie.

« Ramollissement du cerveau ou sénilité précoce ? luidemandai-je.

– Hello ! Billy, répond Silver, je suis content de terencontrer. Oui, il m’a semblé que l’Ouest commençait à offrir unpeu trop de difficultés. Je me suis réservé New York pour ledessert. Je sais pourtant que c’est déshonorant de prendre quelquechose à ces types-là ! Ils ne connaissent que ci et ça etpassent ci et là et pensent de temps à autre. Je serais navré si mamère apprenait que je vais filouter de tels faibles d’esprit. Ellem’a élevé pour de plus hautes tâches.

– Dois-je entendre, répliquai-je, que tu as commencé tesopérations ?

– En vérité, non, dit Silver ; je ne suis ici quedepuis un mois. Mais je suis prêt à commencer ; et tous cespetits enfants de Manhattan peuvent préparer leurs portefeuilles etprendre leurs numéros pour monter dans l’autobus de ma combine.

« J’ai bien étudié cette ville, continue Silver ; j’ailu les journaux tous les jours et je la connais aussi bien que leconcierge de l’Hôtel de Ville connaît tous les types qui viennentoffrir une commission. Ici les gens se couchent par terre et semettent à crier et à gigoter quand on tarde trop à prendre leurargent. Monte avec moi dans ma chambre, et je vais te racontercela. Mon vieux Billy, nous allons travailler la ville ensemblepour l’amour du bon vieux temps. »

Silver m’emmène dans un hôtel. Il a un tas d’objets bizarresrépandus autour de lui.

« Il y a plus de manières de rafler l’argent de cespedzouilles métropolitains qu’il n’y en a de faire cuire le riz àCharleston, dans la Caroline du Sud. Ils mordent à n’importe quoi.Leur cerveau déménage. Plus ils sont intelligents, et moins ilssont perspicaces. Tiens, par exemple, l’autre jour, il y a un typequi a vendu à Pierpont Morgan un portrait du jeune Rockefeller enlui faisant croire que c’était le tableau d’Andréa del Sartoreprésentant saint Jean adolescent !

« Tu vois ce paquet de choses imprimées dans le coin,Billy ? Ce sont des actions de mines d’or. J’avais commencé unjour à en vendre, mais au bout de deux heures j’ai été obligé d’yrenoncer. Pourquoi ? J’ai été arrêté pour avoir bloqué la rue.Les gens se battaient pour les acheter. Sur le chemin ducommissariat j’en ai vendu un paquet au policeman et puis je les airetirées du marché. Je ne veux pas que les gens me donnent leurargent. Je veux que la transaction soit accompagnée de quelquespetites considérations pour éviter à mon amour-propre des vexationsdésagréables. Par exemple, je puis leur demander de deviner quelleest la lettre qui manque dans le mot Chi-ago, ou bien de tirer aupoker avec une paire aux neuf avant qu’ils me paient uncentime.

« Il y a une autre petite combine que j’ai dû abandonneraussi, tellement elle était facile. Tu vois cette bouteille d’encrebleue sur la table ? Je tatouai une ancre sur le dos de mamain et je me rendis dans une banque, et leur dis que j’étais leneveu du grand amiral de la flotte Dewey. Je leur présentai unetraite de mille dollars que j’avais tirée sur lui et ils mel’auraient payée tout de suite si j’avais seulement connu le prénomde mon oncle. Ça te montre un peu combien cette ville est facile.Quant aux cambrioleurs, ils ne veulent plus entrer dans une maisonmaintenant, à moins qu’on ne leur ait préparé un repas chaud etqu’ils n’y trouvent quelques étudiants pour les servir. Tous lestypes de la haute ici ont tout du colimaçon et, dans l’ensemble,cette ville est beaucoup plus facile à prendre d’assaut qu’unepâtisserie de Little Rock un samedi après-midi.

– Monty, dis-je, lorsque Silver se fut calmé, il estpossible que tu aies correctement discriminé Manhattan dans tapéroraison, mais j’en doute. Il n’y a que deux heures que je suisdans cette ville, mais je n’ai pas du tout l’impression qu’elle selaissera cueillir comme une cerise mûre. Elle ne possède passuffisamment le caractère bucolique à ma convenance. J’aurais étébeaucoup plus satisfait si les citoyens ici avaient une paille oudeux dans les cheveux, et une prédilection indélébile pour lesvestons en velours et les montres en toc. Ils ne me paraissent passi faciles qu’à toi.

– Ça y est, Billy ! dit Silver : elle te possède,comme tous les émigrants. New York est plus grande que Little Rockou que l’Europe, et elle effraie les étrangers, mais tu verras quetu t’y feras. Je te le dis, les gens d’ici mériteraient d’êtregiflés parce qu’ils ne m’envoient pas tout leur argent arrosé dedésinfectant dans des paniers de blanchisseuse. Ça me dégoûted’aller dans la rue pour le prendre. Qui est-ce qui porte desdiamants dans ce patelin ? Eh bien ! c’est Winnie, lafemme du télégraphiste, et Bella, la fiancée du croupier. LesNew-Yorkais sont plus faciles à attraper qu’une limace qui a centmètres d’avance dans le handicap d’automne. La seule chose quim’embête, c’est que je vais détériorer mes cigares quand je seraiobligé de fourrer tous ces billets de banque dans la poche de monveston.

– J’espère que tu as raison, Monty, dis-je ; maismalgré tout, j’aurais préféré me contenter d’une petite affaire àLittle Rock. La moisson de fermiers, là-bas, est toujourssuffisante pour qu’on puisse en décider quelques-uns à signer unetraite de deux cents dollars qu’on leur fait passer pour unepétition relative à un nouveau bureau de poste. Les gens d’ici meparaissent posséder des instincts de conservation et de parcimonie.J’ai peur que nous ne soyons pas assez calés pour jouer cejeu-là.

– T’en fais pas, répond Silver. Je suis sûr d’avoir jaugéce petit patelin sur l’Hudson, aussi vrai qu’East River n’est pasune rivière. Tiens, il y a des gens qui vivent à quatre blocs deBroadway et qui n’ont jamais vu d’autres bâtiments qu’ungratte-ciel ! Un bon et alerte loustic de l’Ouest devrait sedistinguer suffisamment ici en moins de trois mois pour avoir sonnom dans les journaux et sa photographie dans les archives.

– Laissons de côté l’hyperbole, dis-je ; peux-tum’indiquer un moyen immédiat d’extorquer à cette communauté un oudeux dollars sans être obligé de s’adresser à l’Armée du Salut oud’avoir une syncope devant la porte d’une damemillionnaire ?

– Des douzaines, répond Silver. Quel est ton capitaldisponible, Billy ?

– 1 000 dollars, répondis-je.

– J’en ai 1 200, répond-il ; nous allons nousassocier et exécuter une grande opération. Y a tellement de façonsde gagner un million que je ne sais pas par quel boutcommencer. »

Le lendemain matin, je retrouve Silver à l’hôtel ; il estplein de sonorité et semble agité par une sorte de joiesilencieuse.

« Nous allons rencontrer Pierpont Morgan cet après-midi,c’est un homme que j’ai connu à l’hôtel qui va nous présenter.C’est un de ses amis. Il dit que J. P. adore faire laconnaissance des gens de l’Ouest.

– Ça me paraît plausible et agréable, dis-je. J’aimeraisconnaître Mr. Morgan.

– Ça ne nous fera pas du tout de mal, dit Silver, de fairela connaissance de quelques rois de la finance. J’aime assez lamanière dont New York se comporte avec les étrangers. »

L’ami de Silver s’appelait Klein. À trois heures, Klein nousamène son ami de Wall Street et l’introduit dans la chambre deSilver. Mr. Morgan ressemblait à ses photographies, il avait uneserviette-éponge entortillée autour du pied gauche et il marchaitavec une canne.

« Voici Mr. Silver et Mr. Pescude, dit Klein. Il semblesuperflu de mentionner le nom du plus grand financier…

– Ça va, ça va, Klein, dit Mr. Morgan. Je suis content devous connaître, les gars ; je m’intéresse beaucoup à l’Ouest.Klein me dit que vous êtes de Little Rock. Je crois que je doisavoir un ou deux chemins de fer par-là. Et dites-moi les gars, sivous aimez faire un petit poker…

– Eh bien, Pierpont, dit Klein sèchement, vousoubliez !

– Excusez-moi, les amis, dit Mr. Morgan ; depuis queje suis atteint de la goutte il m’arrive quelquefois de jouer auxcartes chez moi. Est-ce que l’un de vous aurait connu par hasardPeters le Borgne pendant que vous étiez à Little Rock ? Ilvivait généralement à Seattle, dans le New Mexico. »

Avant que nous puissions répondre, Mr. Morgan se mit à martelerle plancher avec sa canne et à se promener de long en large, d’unair agité, en jurant bruyamment.

« Est-ce que par hasard on aurait fait baisser vos actionsà la Bourse aujourd’hui, Pierpont ? demande Klein ensouriant.

– Mes actions ! Non ! rugit Mr. Morgan. C’est cetableau que j’ai envoyé en Europe par un agent. Je viens tout àcoup d’y songer. Il m’a câblé ce matin qu’il lui était impossiblede le trouver dans toute l’Italie. Je paierais 50 000 dollarstout de suite pour ce tableau, oui, même 75 000. J’avais donnéà cet agent carte blanche pour l’acheter. Je ne comprends pascomment les galeries de tableaux ne sont pas fichues de retrouverun Léonard de Vinci, qui…

– Mais, Mr. Morgan, dit Klein, je croyais que vouspossédiez tous les tableaux du monde de Leonardo ?

– Quel genre de tableau est-ce, Mr. Morgan ? demandaSilver. Il doit être au moins aussi grand que la façade d’ungratte-ciel !

– J’ai bien peur que votre éducation artistique ne soit pasà la coule, Mr. Silver, répond Morgan. Ce tableau a vingt-septpouces de hauteur sur quarante-deux de largeur ; il estintitulé : Les Loisirs de l’amour. Il représente uncertain nombre de mannequins dansant le fox-trot sur la rive d’unerivière pourpre. Le câblogramme disait qu’il était possible qu’ileût été introduit en Amérique. Ma collection ne sera jamaiscomplète sans ce tableau. Eh bien ! au revoir les gars ;notre temps à nous autres financiers est précieux. »

Mr. Morgan et Klein partirent tous les deux ensemble dans untaxi. Silver et moi remarquâmes combien les grands de ce mondeétaient simples et naïfs ; et Silver dit que ce serait unehonte d’essayer de filouter un homme comme Mr. Morgan et quant àmoi j’ajoute que ce serait plutôt imprudent. Bientôt Klein reparaîtet nous propose d’aller faire un petit tour en ville. Et alors ilnous emmène promener du côté de la Septième Avenue pour voir leschoses. Et voilà que Klein aperçoit, dans la vitrine d’unantiquaire, une paire de boutons de manchettes qui excite sonadmiration. Il entre pour les acheter, et nous le suivons.

Lorsque nous fûmes de retour à l’hôtel et que Klein s’en futallé, Silver se précipite sur moi en agitant ses bras.

« L’as-tu vu ? L’as-tu vu, Billy ?

– Quoi ? demandai-je.

– Eh bien ! ce tableau dont Mr. Morgan a tant envie.Il était suspendu au-dessus du bureau de ce brocanteur. Je n’airien dit parce que Klein était là ; mais je suis sûr que c’estbien l’article demandé. Les nymphes sont aussi naturelles qu’ellespeuvent l’être en peinture ; elles chaussent toutes du 36 etportent des pagnes 42, du moins celles qui en portent, et ellesdansent une espèce de ronde sur le bord d’une rivière. CombienMorgan a-t-il dit qu’il en donnerait ? Oh ! non, non, neme le fais pas répéter ! Seulement ils ne peuvent pas savoirque ce tableau est dans cette boutique. »

Lorsque l’antiquaillerie ouvrit ses portes le lendemain matin,Silver et moi étions là depuis un quart d’heure, aussi agités quesi nous voulions vendre notre habit du dimanche pour acheter dequoi boire. Nous pénétrâmes nonchalamment dans la boutique etcommençâmes à regarder les chaînes de montres.

« C’est un drôle de spécimen de violente chromo, que vousavez là-haut, dit Silver négligemment à l’antiquaire. Mais j’aimeassez cette nymphe, vêtue d’omoplates et de sandales rouges. Jevous en offrirais bien deux dollars, mais je crains que, dans cecas, votre précipitation à le décrocher ne cause que des dégâtsparmi tous ces ustensiles qui composent votre fonds decommerce. »

L’antiquaire se met à sourire et continue à nous montrer deschaînes de montres en plaqué.

« Ce tableau, dit-il, m’a été déposé en gage il y a un anpar un gentleman italien. Je lui ai prêté 500 dollars dessus. Ças’appelle Les Loisirs de l’amour, et c’est de Leonardo daVinci. Le délai légal est expiré il y a deux jours, et maintenantle tableau m’appartient. Voici un modèle de chaîne qui se portebeaucoup aujourd’hui. »

Au bout d’une demi-heure, Silver et moi déposâmes sur lecomptoir de l’antiquaire 2 000 dollars et sortîmes avec letableau sous le bras ; Silver sauta dans un taxi avecl’article et se fit conduire au bureau de Morgan. Quant à moi, jevais l’attendre à l’hôtel. Au bout de deux heures, le voilà quirevient.

« As-tu vu Mr. Morgan ? demandai-je. Combien t’a-t-ilpayé le tableau ? »

Silver s’assoit et se met à tripoter machinalement une desfranges du tapis de table.

« Je n’ai pas exactement vu Mr. Morgan, répond-il, parceque Mr. Morgan est parti pour l’Europe il y a un mois, mais ce quime chiffonne le plus, Billy, est ceci : tous les grandsmagasins vendent ce même tableau tout encadré 3 dollars et 48 centset le cadre à lui seul vaut 3 dollars 50. C’est ça qu’j’arrive pasà comprendre. »

LA JEUNE FILLE ET L’HABITUDE

HABITUDE. – Une tendance ou uneaptitude acquise par la coutume ou par une fréquenterépétition.

Les critiques ont attaqué toutes les sources d’inspiration, saufune. C’est à celle-là que nous avons recours pour notre thèmemoral. Lorsque nous copions les vieux maîtres, les critiquess’empressent de rechercher les passages que nous avons reproduits.Lorsque nous nous efforçons de dépeindre la vie réelle, ils nousreprochent d’essayer d’imiter Henry George, George Washington,Washington Irving et Irving Bachelier. Nous avons écrit sur l’Ouestet sur l’Est, et ils nous ont accusé d’avoir plagié Jesse et HenryJames. Nous avons laissé parler notre cœur et alors ils ont faitallusion à des troubles hépatiques. Nous avons choisi un texte dansMatthieu ou… heu ! dans le Deutéronome, mais avant même quenous puissions transformer notre inspiration typographique, lesprédicateurs étaient déjà en train de la foudroyer. C’est pourquoi,acculés dans une impasse, nous sommes contraints d’aller cherchernotre sujet dans le vieux vade-mecum invulnérable, infaillible etmoral, c’est-à-dire le Dictionnaire.

Miss Merriam était caissière chez Hinkle. Le restaurant Hinkleest l’un des plus grands de la ville basse. Il se trouvait dans ceque les journaux appellent le « quartier financier ».Chaque jour, de midi à deux heures, le restaurant Hinkle se remplitde clients affamés : employés, dactylos, courtiers,propriétaires d’actions de mines, animateurs, inventeurs ; etaussi de gens qui ont de l’argent.

L’emploi de caissière chez Hinkle n’était pas une sinécure. Lematin, à l’heure du petit déjeuner, il se débitait dans lerestaurant un nombre considérable de tasses de café, de toasts etd’œufs au jambon ; mais au repas de midi, le débit devenait untorrent. On pouvait dire que la clientèle de Hinkle pour lebreakfast constituait un contingent, mais celle du déjeuner étaitune horde.

Miss Merriam siégeait sur un tabouret derrière un petit bureauprotégé sur trois côtés par un haut et fort grillage en fil decuivre. Vous passiez votre addition et votre argent par un petitguichet qui s’ouvrait dans le treillage et vous attendiez la suite,tandis que votre cœur battait la breloque. Car Miss Merriam était àla fois belle et capable. Elle pouvait vous rendre un dollarcinquante-cinq sur un billet de deux dollars, refuser en même tempsune demande en mariage avant que vous pussiez… Au suivant : Çay est ! – Tant pis pour vous. – S’il vous plaît, ne poussezpas. – Elle ramassait votre argent et votre sourire avec le mêmesang-froid, vous rendait la monnaie, vous donnait le coup de foudreet la repartie, et vous appréciait à vingt sous près, en moins detemps qu’il n’en faut pour saler un œuf avec l’une des salières durestaurant. Il existe une antique et noble allusion à « lalumière crue qui inonde un trône ». La lumière qui inonde lacage derrière laquelle est assise la jeune caissière est aussiassez crue. C’est une compensation pour les biftecks qui sontgénéralement trop cuits.

Tous les clients mâles du restaurant Hinkle, depuis lessaute-ruisseau jusqu’au dernier des courtiers, adoraient MissMerriam. Chaque fois qu’ils payaient leur addition, ils employaienttoutes les ruses connues de l’art cupidonesque pour lui faire enmême temps la cour. À travers les mailles du grillage, c’était unevolée continuelle de sourires, de clins d’œil, de compliments, detendres vœux, d’invitations à dîner, de soupirs, de regardslangoureux et de joyeux bavardages que Miss Merriam recevait sanssourciller et vous renvoyait ponctuellement.

Il n’y a pas de situation plus privilégiée que celle d’une jeuneet jolie caissière. Elle trône dans sa cage comme une reine à lacour du Commerce ; elle est la duchesse des dollars et desdevoirs, la comtesse des compliments et de la monnaie, la primadonna de l’amour et du déjeuner. Elle vous rend à la fois unefausse pièce et un sourire, et vous partez sans vous plaindre. Vouscomptez les deux ou trois mots aimables qu’elle vous jette commedes avares comptent leur trésor ; et vous empochez votremonnaie sans regarder. Peut-être le blindage qui l’entouremultiplie-t-il son charme ; en tout cas, c’est un ange encoresage, un ange immaculé, soigné, manucuré, séduisant, vif, alerte, àl’œil brillant, une Psyché, une Circé, et une Até en un seul corps,qui vous prend votre vrai argent après vous avoir donné votrefaux-filet.

Les jeunes gens qui venaient rompre le pain chez Hinkle nequittaient jamais la caissière sans lui avoir adressé quelquebadinage ou quelque compliment. Beaucoup d’entre eux allaient mêmeplus loin et laissaient échapper des allusions prometteuses debillets de théâtre et de chocolats. Les hommes plus âgés parlaientouvertement de fleurs d’oranger et ne craignaient pas de flétrirses pétales tentateurs par des allusions consécutives à desappartements dans Harlem. Un courtier qui avait été coincé dans unespéculation sur le cuivre demandait la main de Miss Merriam aumoins deux fois par repas.

Pendant l’heure de la « pointe », au déjeuner de midi,la conversation de Miss Merriam, tandis qu’elle encaissait etrendait la monnaie, s’exprimait à peu près dans les termessuivants :

« Bonjour, Mr. Haskins. Vous désirez, monsieur ? –C’est bien naturel. Merci. – Je vous en prie, restez correct. –Hallo Johnny… 10 – 15 – 20… Allez-vous en maintenant, ou ils vontvous chiper votre casquette… Je vous demande pardon, recomptez,s’il vous plaît. – Oh ! il n’y a pas de quoi…Vaudeville ? Non, merci ; quant au cinéma… Je suis alléevoir Cater mercredi soir avec M. Simmons – Excusez-moi, jecroyais que c’était une pièce de vingt-cinq cents… 80 et 20 font undollar… Alors, vous aimez toujours le jambon aux choux ? Jevois, Billie… À qui parlez-vous ? Attendez un peu : vousallez recevoir ce que vous méritez… Oh ! mince, Mr. Bassett,vous dites toujours des blagues. Non ? Eh bien, peut-être queje finirai par vous épouser un jour… 3 – 4 et 6, 10… S’il vousplaît, gardez ces remarques pour vous, monsieur… Vous dites dixcents ? Excusez-moi : j’avais lu soixante-dix surl’addition. Peut-être que c’est un 1 au lieu d’un 7… Oh !alors vous m’aimez comme ça, Mr. Saunders ? Il y en a quipréfèrent l’ondulation Marcel, mais on dit que cette coiffure à laNinon va très bien aux traits délicats… Et 10 font 50…Dépêchez-vous un peu jeune homme, vous n’êtes pas à Luna Park ici…Hein ! Eh bien, Macy, est-ce que ça ne me va pas bien ?Oh non, ce n’est pas trop froid, ces blouses légères sont très à lamode cette saison… Attendez un peu s’il vous plaît, c’est latroisième fois que vous essayez de… quoi ? Oh ! voussavez, cette pièce en plomb est une vieille copine à moi… 65, Mr.Wilson ? Vous avez dû être augmenté ! – Vous ai aperçudans la Sixième Avenue, samedi après-midi, Mr. de Forest… trèschic ! Qui est-elle ?… Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?Eh bien, je ne veux pas de cette pièce-là, nous ne sommes pas enAmérique du Sud ici… Oui, je préfère le music-hall. Vendredi ?Mille regrets, mais le vendredi je prends ma leçon de jiu-jitsu.Jeudi alors ?… Merci, c’est la seizième fois qu’on me dit çadepuis ce matin. Je finirai par croire que je suis belle… Fermezça, voulez-vous ? Pour qui me prenez-vous ?… Tiens, Mr.Westbrook ! Vous croyez vraiment ? Quelle idée ! 35et 5, 40 et 10, 50… Merci beaucoup, mais je ne me promène jamais enautomobile avec les messieurs… Ah ! il y aura votretante ! Alors, c’est différent. Nous verrons… Je vous en prie,ne vous excitez pas. Votre addition était de quinze cents, jecrois. Mettez-vous sur le côté et attendez un instant… Hallo,Ben ! On vous verra jeudi soir ? Il y a un monsieur quim’a envoyé une boîte de chocolats et… 55 et 5, 60 et 40,100… »

Un certain jour, vers le milieu de l’après-midi, un vieux, richeet excentrique banquier eut une syncope au moment où il passait surle trottoir devant le restaurant Hinkle pour aller prendre sontramway. Un banquier riche et excentrique qui se déplace en tramwayest… passons, il y en a d’autres.

Un Samaritain, un Pharisien, un homme et un policeman qui setrouvèrent là les premiers, saisirent le banquier Mac Ramsey et letransportèrent dans le restaurant Hinkle. Lorsque l’antique etindestructible financier ouvrit les yeux, il aperçut une visionmerveilleuse qui se penchait sur lui avec un sourire tendre etcompatissant, tout en lui baignant le front avec du bouillonViandox et en lui réchauffant les mains avec quelque chose qu’elleavait pris sur un réchaud. Mr. Mac Ramsey soupira, perdit un boutonde son veston, jeta sur sa belle infirmière un regard de profondegratitude et reprit ses esprits.

Que tous ceux qui s’attendent maintenant à l’éclosion d’un romanse rendent à la bibliothèque gratuite. Le banquier Mac Ramsey avaitune femme âgée et respectée et ses sentiments pour Miss Merriamétaient tout paternels. Il eut avec elle un entretien d’unedemi-heure auquel il sembla prendre le plus vif intérêt. Pas lemême genre d’intérêt que celui qui assaisonnait ses conversationsd’affaires. Le lendemain, il amena Mrs. Mac Ramsey pour la luiprésenter. Le vieux couple vivait seul ; il n’avait qu’unefille mariée qui habitait à Brooklyn.

Bref la belle caissière gagna le cœur du bon vieux couple. Ilsrevinrent chez Hinkle maintes et maintes fois et ils invitèrent lajeune fille à venir les voir dans leur vieille mais splendidemaison de l’une des Soixante-Dixièmes Rues Est. La beautéséduisante de Miss Merriam, sa douce franchise et son cœur impulsifles emballèrent. Ils ne cessaient de répéter que Miss Merriamrappelait tellement la fille qui les avait quittés ! Celle-ci,la matrone de Brooklyn, née Ramsey, avait l’aspect d’un Bouddha etun visage semblable à l’idéal d’un photographe d’art. Miss Merriamétait une combinaison de courbes, de sourires, de feuilles de rose,de perles, de satin et de réclame de lotions capillaires. Telleétait la fatuité des parents.

Un mois après avoir ainsi captivé le vieux et digne couple, MissMerriam remit à Hinkle sa démission de caissière.

« Ils vont m’adopter, dit-elle au restaurateur. Ce sont dedrôles de vieux types, mais c’est la crème des gens. Et si vousvoyiez leur palais ! Non, Hinkle, c’est pas la peined’insister : maintenant, je suis destinée à m’asseoir dans deslimousines et à épouser un duc, au moins. Pourtant, ça me fait dela peine de quitter la vieille cage ; y a si longtemps que jesuis caissière que ça va me sembler drôle de faire autre chose. Çame manquera de rembarrer un peu tous les types qui viennent payerleur bifteck. Mais je ne veux pas laisser passer cette occasion-là.Et ils sont tellement chic ! Je suis sûre que je vais menerune vie épatante. Vous me devez neuf dollars et soixante-deux centspour la semaine. Adieu Hinkle ! »

Et c’est ainsi que Miss Merriam devint Miss Rosa Mac Ramsey. Etelle fit honneur à la transition. La beauté n’est qu’à fleur depeau, mais les nerfs se trouvent tout près de la peau. Les nerfs…mais ici vous m’obligerez en relisant la citation qui est au débutde cette histoire.

Les Mac Ramsey répandirent l’argent comme du petit-lait pourpolir et raffiner leur fille adoptive. Ils en inondaient lescouturiers, les modistes, les maîtres à danser et les précepteurs.Miss « Rosa » se montrait reconnaissante, aimante ettâchait d’oublier Hinkle. Pour bien mettre en lumière les facultésd’adaptation de la jeune fille américaine, disons que Hinkle avaitpresque complètement disparu de son esprit et de saconversation.

Quelques personnes se rappelleront peut-être la visite que lecomte de Hitesbury fit, en Amérique, à la Soixante-Dixième Rue.C’était un comte de la bonne moyenne, sans dettes, et il n’attiraitpas beaucoup l’attention. Mais tout le monde se souvient sûrementde la soirée où les « Filles de la Bienfaisance »donnèrent leur fête de charité dans l’hôtel Waldorf Astoria. Vous yassistiez certainement et même vous avez envoyé un petit mot àvotre ami sur du papier à lettres de l’hôtel, juste pour luimontrer que vous étiez là ! Non ? Très bien ! Çadevait être justement le soir où le bébé était malade !

À la fête de charité, les Mac Ramsey attiraient particulièrementl’attention. Miss Merr… pardon, Miss Mac Ramsey était exquisementbelle. Le comte de Hitesbury s’était montré très empressé auprèsd’elle depuis qu’il était venu jeter un coup d’œil sur l’Amérique.L’on supposait généralement que l’affaire allait avoir uneconclusion définitive à la fête de charité. Après tout, un comteest aussi bon qu’un duc et même meilleur. Sa situation estpeut-être moins élevée mais par contre ses dettes le sontaussi.

Notre jeune ex-caissière présidait à l’un des comptoirs. Elleétait là pour vendre, à des prix exorbitants, des articles sansvaleur aux snobs et aux riches. Les bénéfices de la vente devaientservir à offrir, aux pauvres enfants des taudis, un dîner de Noël.Dites ! Vous êtes-vous jamais demandé où ils prennent les 364autres ?

Miss Mac Ramsey, belle, palpitante, excitée, charmante,radieuse, voltigeait derrière son comptoir. Elle était protégée dupublic par une sorte de grillage en laiton dans lequel s’ouvrait unpetit guichet. Soudain, voici le comte qui s’avance, assuré,délicat, impeccable, l’air admiratif – il s’avance et face auguichet ouvert :

« Vous êtes vraiment charmante, savez-vous, sur monhonneur, vous êtes charmante, ma chère », dit-il d’un toncaressant.

Miss Mac Ramsey se tourna brusquement.

« Oh ! fermez ça ! dit-elle d’un ton froid et vifà la fois. À qui croyez-vous qu’vous parlez ? Votre additions’il vous plaît… Oh ! Seigneur ! »

L’assistance eut soudain l’impression qu’il se passait quelquechose et se précipita vers le comptoir. Le comte de Hitesbury setenait là immobile, en caressant sa moustache blonde d’un airintrigué.

« Miss Mac Ramsey vient de s’évanouir », expliquaquelqu’un.

BOADICÉE

Dans une exposition de tableaux, l’autre jour, je vis une toilequi avait été vendue 5 000 dollars. Le peintre était un jeunebarbouilleur natif de l’Ouest, du nom de Kraft, qui avait uneprédilection pour certaines sortes de nourritures intellectuelleset de théories alimentaires. Son plat favori était une foiinébranlable en l’Infaillible et Artistique Ordonnance de laNature. Sa théorie préférée consistait en un hachis de corned-beefsurmonté d’un œuf poché. Il y avait une histoire derrière cetableau coûteux ; c’est pourquoi je rentrai chez moi et lalaissai s’écouler par le bout de mon stylo. L’idée de Kraft… maisce n’est pas comme ça que commence l’histoire.

Il y a trois ans Kraft, Bill Judkins (un poète) et moi-mêmeprenions nos repas ensemble chez Cypher dans la Huitième Avenue. Jedis : « prenions ». Quand nous avions de l’argent,Cypher nous l’« arrachait », pour employer sa propreexpression. Il ne nous faisait pas officiellement crédit ;nous entrions, et nous mangions, tantôt en payant, tantôt sanspayer. Nous ne craignions point le taciturne Cypher, ni sa férocitéintermittente. Au fond, cet homme sombre devait avoir une âme deprince, d’artiste ou d’imbécile. Il siégeait derrière uncomptoir-caisse vermoulu, sur lequel s’entassait une piled’additions impayées, dont certaines paraissaient si anciennes quecelle du dessous devait certainement avoir été laissée là par undes matelots de Christophe Colomb, coupable de grivèlerie.

Cypher, comme Napoléon III et la perche, était capable à toutmoment de voiler ses yeux d’une sorte de film qui rendaitimpénétrables les fenêtres de son esprit. Un jour que nous nousétions grandement excusés de ne pouvoir honorer l’addition, je levis, quelques instants plus tard, secoué d’un rire silencieux, avecson film sur les yeux. Nous versions des acomptes de temps entemps.

Mais la « grande chose », chez Cypher, c’était Milly,la serveuse. Milly était un exemple frappant de la théoriekraftienne relative à l’Infaillible et Artistique Ordonnance de laNature. Elle appartenait, incontestablement, corps et âme et lereste, à la « Corporation des Filles de Salle », toutautant que Minerve à l’État-Major des Professeurs d’Escarmouche etVénus à l’Académie des Séductions et Beaux-Arts. Statufiée enbronze et montée sur socle, elle aurait pu rivaliser avec la plusnoble de ses sœurs héroïques, en personnifiant « LaBoustifaille enjolivant le monde ».

Elle faisait partie intégrante du restaurant Cypher. L’ons’attendait à voir sa silhouette colossale émerger du nuageflottant et bleuâtre qui s’exhalait du laboratoire à friture, toutcomme le voyageur s’attend à voir surgir les gratte-ciel à traversles brumes de l’Hudson. Là, parmi les vapeurs de légumes, de petitssalés, de puddings, parmi le fracas de la vaisselle, le cliquetisde couverts, le vacarme des commandes, les cris des affamés et toutl’horrible tumulte qui accompagne les repas de l’homme, environnéed’un essaim de ces bestioles ailées et bourdonnantes qui sont laonzième plaie de l’Égypte, Milly s’avançait majestueusement, toutcomme un grand paquebot qui fend les eaux au milieu d’une flottillede pirogues et des hurlements des sauvages.

Notre Déesse de la Boustifaille était modelée en lignes siimposantes qu’on ne pouvait les contempler sans une sorted’appréhension. Ses manches étaient toujours relevées au-dessus ducoude. On sentait qu’elle eût été capable de nous saisir tous lestrois dans ses deux mains et de nous expulser par la fenêtre. Elleétait un peu plus jeune que nous, mais elle était si pleinement, sisimplement, si magnifiquement femme qu’elle sembla, dès le premierjour, nous traiter comme ses enfants. C’est avec une royalemagnificence que, sans regarder au prix ni à la quantité, ellerépandait à profusion sur nous les victuailles de Cypher, comme sielles émanaient d’une inépuisable corne d’abondance. Sa voixrésonnait comme le timbre d’une grande cloche d’argent ; songénéreux sourire découvrait une dentition saine et entière. Elleavait l’air d’un lever de soleil doré sur le sommet d’une montagne.Je n’ai jamais pu la contempler sans songer à la vallée duYosemite. Et cependant je ne pouvais non plus m’imaginer qu’ellepût exister en dehors du restaurant Cypher. C’est là quela Nature l’avait plantée, qu’elle avait pris racine et qu’elleavait robustement poussé. Elle semblait heureuse, et ramassait,tous les samedis, son misérable salaire de quelques dollars avec lajoie d’un enfant qui reçoit en rougissant un cadeau inattendu.

Ce fut Kraft qui exprima le premier la crainte que chacun denous couvait en lui depuis quelque temps. La réflexion sortit,naturellement, d’une conflagration artistique qui avait éclaté audessert. L’un de nous venait de comparer l’harmonie existant entreune symphonie de Haydn et une crème glacée aux pistaches, àl’exquise concordance de Milly et du restaurant Cypher.

« Il y a, dit alors Kraft, une menace certaine qui pèse surle destin de Milly et, si elle se réalise, Milly est perdue pourCypher et pour nous.

– Elle va engraisser ? demanda Judkins aveceffroi.

– Elle va fréquenter l’école du soir et recevoir del’éducation ? questionnai-je anxieusement.

– Voici, dit Kraft en posant doctoralement son index surune large et fraîche tache de vin. César avait son Brutus, la pommea son puceron lanigère, la sous-préfecture a son institutRockefeller, la civilisation a son cinéma, l’Art a son marchand detableaux, la rose a ses…

– Parle ! m’écriai-je. Si tu crois que Milly va mettreun corset, dis-le tout de suite !

– Un jour, déclara Kraft solennellement, entrera chezCypher, pour y engloutir un plat de haricots, un prospecteurmillionnaire de l’Alaska ou du Wisconsin et il épousera Milly.

– Jamais ! nous écriâmes-nous, Judkins et moi,horrifiés.

– Un prospecteur ! répéta Kraft d’une voix rauque.

– Millionnaire ! soupirai-je avec désespoir.

– Du Wisconsin ! » gémit Judkins.

Nous dûmes reconnaître que la menace était des plusauthentiques. Peu de choses paraissaient moins improbables. Milly,telle une vaste étendue de champs aurifères inviolés, devaitnécessairement attirer le prospecteur. Et nous connaissions bienles mœurs des hommes des bois, à qui la fortune a souri :c’est à New York qu’ils se précipitent tous, et là déposent leurssacs d’or aux pieds de la première fille de salle qui leur a servides haricots dans une haricoterie. Parbleu ! L’allitérationest déjà toute prête pour le reporter qui relatera le faitdivers :

CHEZ CYPHER UNE SUPERBE SERVEUSESERRE SON SEIGNEUR SUR SON SEIN

Pendant un moment, nous sentîmes que Milly était sur le point denous échapper.

C’était notre amour pour l’Infaillible et Artistique Ordonnancede la Nature qui nous inspirait. Nous ne pouvions pas l’abandonnerà un maudit prospecteur, pourri d’argent et de barbarie. Nousfrissonnâmes à la pensée que Milly, les manches baissées et l’airdistingué, pourrait un jour offrir le thé dans le wigwam marmoréend’un piocheur de minerai. Non ! Elle appartenait à« Cypher », à la fumée du lard frit, au parfum de lasoupe aux choux, au grand fracas wagnérien des timbales et desvermicelles !

Nos appréhensions devaient avoir quelque chose de prophétique,car le soir même « les vastes territoires inviolés » nouslivrèrent à domicile, franco de port et d’emballage, leconfiscateur prédestiné de Milly, le dévastateur présumé del’Ordonnance de la Nature. Il venait de l’Alaska, et non duWisconsin, mais ce n’était qu’une maigre consolation.

Nous étions sur le point d’attaquer notre ragoût vespéral,lorsqu’il fit irruption en coup de vent, comme s’il fût précédéd’un attelage de six chiens, et s’installa sans façon à notretable. Avec la familiarité traditionnelle de l’homme des bois, ilse mit à nous bombarder de conversation et nous traita de but enblanc en compagnons d’aventure, perdus dans les solitudes d’unemine de boustifaille. Nous l’embrassâmes en sa qualité de spécimen,et trois minutes plus tard nous étions devenus si bons amis quenous nous serions demandé mutuellement de mourir les uns pour lesautres.

Il était rugueux, barbu, craquelé. Il venait, nous dit-il, toutdroit de « là-haut », ayant débarqué une demi-heure plustôt à l’une des stations de North River ; il me semblait voirencore la neige de Chilcoot sur ses épaules. Puis il joncha latable de pépites, de lagopèdes empaillés, de bimbeloterie indigène,de peaux de phoque et autres impedimenta de l’homme du Klondike, etenfin se mit à bafouiller profusément de ses possessions etopulences.

« Lettre de crédit de vingt millions, conclut-il. Et descents et des mille qui rappliquent chaque jour de mes concessions.Et maintenant je veux du ragoût de veau et de la compote de pêches.Suis pas descendu du train depuis Seattle et j’ai faim. Cetteespèce d’alimentation que les nègres vous servent dans les pullmansne compte pas. Et vous, qu’est-ce que vous prenez ? »

Et alors Milly apparut, portant un millier de plats sur ses brasnus ; puissante, et souriante, et blanche et rose, etimposante, Milly se leva dans la salle embrumée comme une auroresur un lac de montagne. Et l’homme du Klondike laissa choir sespépites et autres trésors comme si ce n’était que de la copie àcinq sous la ligne, et sa mâchoire inférieure comme si le ressortétait cassé ; et on pouvait voir ses yeux qui avalaient Millyà sextuples bouchées. Quant à Milly, c’est tout juste si onn’apercevait pas déjà le diadème émeraudes et rubis sur sa tête, etla robe parisienne en dentelle, velours et panne de soie par-dessusson tablier.

Ainsi, le puceron avait enfin attaqué la pomme, le cinéma avaitdéployé ses tentacules industriels et barbares sur la chair depoule de la civilisation, le monstre du Wisconsin, déguisé enterrassier de l’Alaska, était sur le point d’engloutir notre Milly,et de bouleverser l’Ordonnance de la Nature.

Kraft fut le premier à réagir. Il bondit sur l’homme du Klondikeet lui assena une claque vigoureuse et cordiale sur l’épaule.

« Allons boire un coup d’abord ! s’écria-t-il. Venezboire ! Nous mangerons plus tard. »

Judkins saisit le bras de prospecteur et moi l’autre. Gaiement,bruyamment, irrésistiblement, dans le style authentique des bonsvivants, nous l’entraînâmes hors du restaurant jusque dans un cafésuffisamment dépourvu de proximité, tout en fourrant dans sespoches ses oiseaux embaumés et ses pépites indigestes.

Une fois assis, il commença par émettre une protestationénergique, mais sans rancune.

« C’est la femme qu’il me faut, affirma-t-il. Puisera dansma marmite jusqu’à la fin d’ses jours. Jamais vu d’femme aussibelle. Je r’tourne lui d’mander sa main tout d’suite. Pense pasqu’elle ait envie d’continuer à servir des biftecks quand elle auravu le petit tas jaune que j’ai à mon crédit.

– Prenez d’abord un autre whisky, insinua Kraft avec unsourire satanique. Je vous croyais meilleurs buveurs que ça, vousles gars du Nord. »

Kraft jeta ses derniers sous sur le comptoir et, sur Judkins etmoi, un regard si suppliant que nous raclâmes nos poches jusqu’àl’ultime centime afin de prolonger l’irrigation de notreinvité.

Puis, quand nos munitions furent épuisées, et que l’homme duKlondike, qui n’était pas encore suffisamment soûl, se remit àbégayer le nom de Milly, Kraft se pencha vers son oreille etmurmura quelques courtoises allusions à la pingrerie de certainsmillionnaires, si insolentes et venimeuses que le mineur jetaviolemment sur le comptoir des poignées successives de pièces d’oret d’argent, en commandant d’une voix tonitruante une quantité deconsommations suffisante pour noyer cette perfide insinuation.

Ainsi l’œuvre s’accomplit. Avec ses propres munitions nouschassâmes l’ennemi du champ de bataille. Puis, nous le voiturâmesjusqu’à un petit hôtel éloigné, et le mîmes au lit, avec sespépites et ses peaux de phoque.

« Il ne retrouvera jamais Cypher, dit Kraft. Il offrira samain à la première demoiselle en tablier blanc qu’il apercevrademain dans la première crémerie où il entrera. Et Milly… je veuxdire l’Ordonnance de la Nature, est sauvée ! »

Et tous les trois, nous retournâmes chez Cypher, et, comme iln’y avait plus guère que nous comme clients, nous nous prîmes lesmains et dansâmes une ronde autour de Milly.

Cela se passait, ai-je dit, il y a trois ans. Quelque temps plustard, chacun de nous reçut la petite ration intermittente que legrand Distributeur de Chance accorde parcimonieusement à ceux quine fréquentent point le temple de Mercure, et fut ainsi en mesurede s’acheter une nourriture plus coûteuse et moins élémentaire quecelle de Cypher. Nos routes divergèrent ; je ne vis plusJudkins que rarement, et je perdis Kraft complètement de vue.

Mais, ainsi que je l’ai déjà relaté in capite,j’aperçus l’autre jour un tableau qui avait été vendu 5 000dollars. Il était intitulé : Boadicée, et lepersonnage couvrait généreusement le fond rustique sur lequel ilétait représenté. Mais parmi tous ceux qui admiraient la toile,j’étais probablement le seul qui pût s’attendre à voir Boadicéesurgir de son cadre pour m’apporter des œufs pochés auxépinards.

Je me précipite chez Kraft. Il avait toujours le même regardsatanique, les mêmes cheveux embroussaillés ; mais son completsortait de chez un tailleur.

« Je ne savais pas, lui dis-je.

– Nous avons acheté une villa dans le Bronx avec cetargent, dit-il. Viens nous voir. N’importe quel soir, à septheures.

– Alors, dis-je, lorsque tu nous entraînas au combat contrel’homme du Wiscon… du Klondike, ce n’était pas exclusivement pourl’amour de l’Infaillible et Artistique Ordonnance de la Nature.

– Non, pas exclusivement », fit-il avec son rictusdiabolique.

L’HYMNE ET LE FLIC

Sur son banc, dans Madison Square, Soapy se trémoussa d’un airinquiet. Quand les oies sauvages claironnent la nuit dans lescieux, quand les femmes qui n’ont pas de manteau de fourruredeviennent tout à coup aimables avec leur mari, et quand Soapy setrémousse d’un air inquiet sur son banc dans le parc, vous pouvezêtre sûr que la saison des frimas n’est pas loin.

Une feuille morte tomba sur les genoux de Soapy. C’était lacarte de visite du Père Hiver. Le Père Hiver est toujours très poliavec les clients réguliers de Madison Square, et il ne manquejamais de leur annoncer sa visite annuelle. Aux coins de quatrerues, il tend son bristol au Vent du Nord, le concierge du Manoirdes Couche-dehors, afin que les habitants d’icelui sachent qu’illeur faut se préparer.

L’esprit de Soapy prenait conscience du fait que le moment étaitvenu pour lui de se concentrer en une sorte de Comité des Combineset Systèmes D, afin de se prémunir contre les rigueurs de la saisonfroide. Et c’est pourquoi il se trémoussait d’un air inquiet surson banc.

Les ambitions hivernales de Soapy n’étaient pasexcessives : elles ne comportaient aucun projet de croisièreen Méditerranée, de sieste sous les cieux tropicaux, ni deflâneries au pied du Vésuve. Trois mois en prison, c’était tout ceque réclamait l’âme Spartiate de Soapy. Trois mois de gîte et decouvert assurés, en bonne compagnie, à l’abri des borées, policemenet autres calamités saisonnières, voilà ce qui paraissait à Soapyla quintessence des désirs accessibles.

Depuis une décade, il prenait ses quartiers d’hiver dansl’hospitalière prison de Blackwell. À l’heure où, chaque année, lesriches New-Yorkais prenaient leurs billets pour Palm Beach ou laRiviera, Soapy faisait ses préparatifs en vue de son départ pourBlackwell. Et voici que le moment était revenu. La nuit précédente,trois journaux du dimanche, avec lesquels il avait matelassé sapoitrine, son dos et ses chevilles, n’avaient pas réussi àrepousser les assauts du froid, tandis qu’il dormait sur un banc,près de la fontaine du vieux square. C’est pourquoi la vision deBlackwell se levait, de plus en plus nette et pressante, enl’esprit de Soapy. Il n’avait que du mépris pour les aménagementscréés, en faveur des déshérités, par la Charité publique. La Loi,estimait Soapy, se montrait plus bénigne que la Philanthropie.Innombrables étaient les institutions, municipales ou privées, oùil aurait pu recevoir gratuitement le gîte et le couvert dont sesgoûts simples se fussent contentés. Mais pour un esprit aussi fierque celui de Soapy, les bienfaits de la charité sont grevésd’intolérables servitudes. Il vous faut payer, par de multipleshumiliations, toutes les gracieusetés que dispense Mrs.Philanthropie. Tout comme César avait son Brutus, ainsi chaque litde l’Hôtel de la Charité a sa funeste corvée de douches, chaquemorceau de pain son exaspérante séance d’inquisition dans lesanctuaire de votre vie privée. Infiniment préférable estl’hospitalité de la Loi, qui, bien que strictement réglementée, nese mêle pas impudemment des affaires particulières d’ungentleman.

Ayant ainsi décidé d’aller en prison, Soapy s’attacha aussitôt àconcrétiser ses aspirations. Il y avait des tas de façons d’yparvenir. La plus agréable consistait à dîner luxueusement dansquelque restaurant de choix, et à se déclarer ensuite insolvable,pour être enfin remis sans tapage ni scandale entre les mains d’unpoliceman. Un magistrat accommodant ferait le reste.

Soapy se leva, sortit lentement du square et traversa la merd’asphalte qui s’étend jusqu’au confluent de Broadway et de laCinquième Avenue. Il choisit Broadway et fit halte devant unrestaurant chatoyant, où se trouvent réunis chaque soir lesproduits sélectionnés de la vigne, du ver à soie et duprotoplasme.

Soapy avait mis toute sa confiance dans la partie de sa personnesituée au-dessus de la ceinture. Il était rasé de frais, son vestonavait de la décence, et il portait une cravate noire toute fraîchequi lui avait été offerte quelques jours plus tôt par une damepatronnesse. S’il parvenait à s’asseoir rapidement à une table sansattirer l’attention, le succès était certain. Ce que l’on verraitde lui par-dessus la nappe n’éveillerait pas les soupçons dugarçon.

Voyons, un petit potage, un canard rôti à l’orange, avec unebouteille de pommard, une salade, fromages variés, dessert, café,cigare… Oui, ça pouvait aller. L’addition n’atteindrait pas unchiffre astronomique, qui serait capable de susciter l’ire et lavendetta du gérant. Et c’est confortablement garni et restauréqu’il partirait pour son asile hivernal.

Mais dès que Soapy eut franchi la porte du restaurant, l’œilaquilin du maître d’hôtel repéra son pantalon élimé et ses souliersdécadents. Aussitôt des poignes énergiques se saisirent del’indésirable client et le reconduisirent en hâte et en silence surle trottoir. C’est ainsi qu’un canard eut la vie sauve.

Soapy quitta Broadway et tourna dans une rue adjacente.Décidément, ce n’est pas par les voies épicuriennes qu’ilatteindrait cette fois le séjour convoité. Il fallait imaginerquelque autre moyen de parvenir jusqu’aux limbes.

À un coin de la Sixième Avenue, un beau magasin, constelléd’ampoules électriques, étalait ses vitrines alléchantes, garniesde différents produits du commerce et de l’industrie. Soapy ramassaun pavé et le lança à toute volée dans la glace. Un attroupement seforma aussitôt, et un policeman accourut. Soapy, immobile, lesmains dans les poches, sourit à la vue de l’uniforme.

« Où est le type qu’a fait ça ? demanda l’agent d’unair excité.

– Ne pensez-vous pas que je pourrais avoir collaboré àl’événement ? » demanda Soapy d’un ton légèrementsarcastique, mais aussi cordial, comme il sied à quiconque saluel’arrivée de la bonne fortune.

La machine à déduction du policeman refusa d’accorder à Soapy lemoindre soupçon. Les types qui brisent des glaces ne s’attardentgénéralement pas à parlementer avec les mignons de la loi. Ilsprennent leurs jambes à leur cou. Le policeman aperçut au loin unhomme qui courait après un autobus : la matraque levée, il selança à sa poursuite. Dégoûté par ses deux insuccès successifs,Soapy traîna plus loin ses semelles.

De l’autre côté de la rue se trouvait un restaurant de modesteapparence, providence des appétits robustes et des bourses débiles.L’atmosphère et la vaisselle y étaient d’égale épaisseur ; lalingerie et le potage d’une maigreur identique. C’est là que Soapyintroduit cette fois sans encombre ses ribouis accusateurs et sonpantalon expressif. Une table l’accueille, sur laquelle il consommeen paix bifteck aux pommes, gruyère et beignets de bananes. Puis,selon le rite, il communique discrètement au garçon l’état« néant » de son compte en poches.

« Et maintenant, murmure-t-il, dépêchez-vous d’appeler unflic. Le gentleman est pressé.

– Pas d’flic pour toi, Auguste, dit le garçon d’une voixgraissée à la margarine, et avec des yeux soudain rétrécis à ladimension d’une cerise à l’eau-de-vie au fond d’un verre. Hé !Paul ! »

Projeté par quatre bras solides, Soapy atterrit brutalement surson oreille gauche. Il se releva, membre par membre, tel un mètrepliant que l’on ouvre, et brossa de la main ses vêtementsempoussiérés. Allons ! son arrestation serait-elle un rêveinaccessible ? Blackwell semblait plus loin que jamais. Unpoliceman, qui avait assisté à la scène de l’autre côté de la rue,se mit à rire et s’éloigna.

Tout au long de cinq blocs d’immeubles Soapy traîna sondécouragement, et puis soudain, l’espoir du succès se ranima en sonviscère ulcéré. Cette fois-ci, se dit-il avec assurance, c’est cequ’on peut appeler un « coup sûr ». Une jeune femme demine alléchante, bien que modeste, arrêtée devant un étalage,contemplait avec un vif intérêt l’assortiment de rasoirs, encriers,pendulettes tic-tac et bijoux toc-toc répandus dans la vitrine.Deux mètres plus loin un vaste policeman d’allure austère étaitappuyé contre un poste d’eau.

Le projet de Soapy était de jouer le rôle exécré, méprisable etdélictueux du « racoleur ». L’aspect élégant et recherchéde sa victime, ainsi que la proximité d’un flic à l’airconsciencieux, inculquèrent à Soapy la conviction qu’il netarderait pas à éprouver sur son bras l’agréable étreinte policièrequi lui assurerait ses quartiers d’hiver dans la confortable petiteprison insulaire.

Soapy redressa sa cravate noire, don de la dame patronesse, tirasur ses manchettes fripées, mit son chapeau sur l’oreille ets’approcha délibérément de la jeune femme. Il se mit aussitôt à luifaire de l’œil, à exhaler des toussotements expressifs, à sourire,à se pavaner, en un mot à exécuter la gamme impudente, officielleet complète des simagrées traditionnelles du racoleur. Du coin del’œil, Soapy constata avec joie que le policeman le considéraitfixement. La jeune femme s’éloigna de quelques pas, puis s’absorbade nouveau dans la contemplation de la vitrine. Soapy la suivit, seplanta résolument à ses côtés, leva son chapeau et dit :

« Hé ! dis donc Bedelia ! Tu viens faire joujouavec moi ? »

Le policeman regardait toujours. La jeune femme persécutéen’avait qu’à lever un doigt, et Soapy partait immédiatement pour samaison de retraite. Déjà, il lui semblait respirer l’atmosphèredouillette du poste de police. La jeune femme se tourna vers lui etlui saisit familièrement le bras.

« Pour sûr, Mike ! dit-elle, si tu veux m’payer undemi ! Y a longtemps que j’t’aurais répondu si l’flic avaitpas zyeuté par ici. »

Entraînant la jeune femme collée à lui telle une liane, Soapyd’un air morne passa devant le policeman. Il semblait condamné à laliberté.

Au premier tournant, il se débarrassa brusquement de sa compagneet s’enfuit à toutes jambes. Il ne s’arrêta que dans le quartierturbulent et joyeux où règne durant la nuit la légèreté des mœurs,des cœurs, des vœux et des spectacles. Dans l’air froid et sec sepressaient gaiement des femmes en fourrures et des hommes enpelisses. Tout à coup Soapy fut frappé par l’idée terrifiante qu’unfuneste charme magique le préservait ce soir-là de toutearrestation. Cette pensée provoqua en son esprit une sorte depanique ; aussi lorsqu’il se trouva en présence d’un autrepoliceman qui faisait les cent pas devant un théâtreresplendissant, se décida-t-il brusquement à miser sur l’article duCode pénal intitulé « état d’ébriété sur la voiepublique ».

Aussitôt Soapy se mit à brailler comme un homme soûl, de toutesses cordes vocales éraillées, à danser sur le trottoir, à beugler,à faire le petit fou, à provoquer enfin une perturbation généralede l’atmosphère.

Le policeman, avec un moulinet de son bâton, tourna le dos àSoapy, en confiant à un passant :

« C’est un des étudiants de Yale qui célèbre la pile qu’ilsviennent de flanquer au collège d’Hartford. Bruyants, maisinoffensifs. Nous avons reçu l’ordre de les laisserfaire. »

Désolé, Soapy cessa son infructueux tapage nocturne. Est-ce quepar hasard aucun policeman ne voudrait lui mettre la main aucollet ? Dans son imagination, la prison de Blackwell sedressait maintenant au loin comme une inaccessible Arcadie. Ilboutonna son veston, dans lequel le vent froid s’insinuaittraîtreusement.

Dans un bureau de tabac, un monsieur bien habillé était en traind’allumer son cigare. Soapy, qui l’avait vu poser son parapluieprès de la porte en entrant, pénétra dans l’établissement, saisitle parapluie et l’emporta délibérément. L’homme au cigare se mit àsa poursuite.

« Hé ! mon parapluie ! dit-il sévèrement.

– Votre parapluie, hein ? fit Soapy avec un ricanementinsultant. Eh bien, s’il est à vous, pourquoi n’appelez-vous pas unpoliceman ? Bien sûr que je l’ai pris ! Votreparapluie ! Appelez donc un flic ! Tenez, il y en a unlà-bas au coin de la rue. »

Le propriétaire du parapluie ralentit soudain son allure. Soapyen fit autant, avec le pressentiment qu’il allait être une fois deplus victime de la malchance. Le policeman les contemplait tous lesdeux avec curiosité.

« Naturellement si… dit l’homme au parapluie, c’est-à-dire…enfin, vous savez comme se produisent ces petites méprises… jel’ai… si c’est votre parapluie veuillez m’excuser… je l’ai trouvéce matin dans un restaurant… si vous êtes sûr de le reconnaître…pardon… au revoir, monsieur !

– Bien sûr qu’il est à moi ! » gronda Soapyfurieusement derrière l’autre.

L’homme au parapluie disparut. Le policeman se précipitaau-devant d’une grande blonde en robe et manteau de soirée pourl’aider à traverser la rue avant l’arrivée de l’autobus qu’onapercevait à environ cinq cents mètres de là.

Soapy se dirigea vers l’est, par une rue que des travauxd’aménagement avaient tristement déménagée. D’un geste plein derage, il jeta le parapluie dans un trou, en maugréant violemmentcontre les bipèdes officiels chargés d’assurer la paix sur la voiepublique. Tandis qu’il brûlait de tomber entre leurs griffes, ilssemblaient le considérer comme un monarque incapable de malagir.

Il finit par atteindre, dans le quartier d’East Side, une avenueoù régnaient un éclairage discret et un vacarme mitigé. Soapy lasuivit, se dirigeant inconsciemment vers Madison Square, carl’instinct du foyer surnage même chez ceux qui n’ont pour foyerqu’un banc dans un parc.

Mais, au moment où il allait franchir une zone particulièrementdéserte et tranquille, Soapy s’arrêta brusquement. Devant lui sedressait une vieille église, curieuse et désuète, avec son toitpointu et mousseux. À travers un vitrail violet brillait une doucelumière ; là, sans doute, se tenait l’organiste consciencieuxque l’on entendait répéter à loisir l’hymne qu’il devait jouer auprochain Sabbat. Car les oreilles de Soapy venaient soudain decapter une douce, une céleste musique, qui le fit frissonner et lefit se coller, transfiguré, aux barreaux de la grille.

Là-haut, sereine et lustrée, la lune baignait les cieux de salumière dorée. La rue était déserte ; les oiseaux pépiaienttimidement sous les chéneaux : l’on se serait cru transportéauprès d’une petite église de campagne. Et l’hymne que jouaitl’organiste semblait avoir scellé Soapy à la grille ; car ille reconnaissait, il l’avait si souvent entendu aux jours lointainsoù sa vie se déroulait encore parmi les caresses maternelles, lesroses, les nobles ambitions, les amis, les pensées et les faux colsimmaculés…

Cette musique divine et les touchants souvenirs qu’elle avaitéveillés provoquèrent en Soapy une sorte de révolution aussiradicale que miraculeuse. Avec une soudaine horreur, il considéral’abîme dans lequel il était tombé, les scènes de dégradationauxquelles il avait participé, les ignobles désirs, les espoirsdéfunts, les dons naturels gaspillés, les grossiers mobiles quiavaient déshonoré son existence.

Sur-le-champ, le cœur de Soapy répondit avec une sorte d’ivresseà cet appel salutaire. Gonflé d’espoir et d’aspirations neuves etpuissantes, il se sentit prêt à engager avec le Destin une luttedésespérée. Oui ! Il se sortirait de la fange ! Ilredeviendrait un homme, il terrasserait le Mal qui l’avaitasservi ! Il était encore comparativement jeune ; cen’était donc pas trop tard pour ranimer ses vieilles et chèresambitions de jeunesse, pour s’efforcer de les réaliser sansdéfaillance. Cette musique, douce autant que solennelle, l’avaitbouleversé, rénové. Demain, il se rendrait dans le quartier desusines pour chercher du travail. Il n’y avait pas trop longtemps unimportateur de fourrures lui avait offert une place de livreur. Ilirait le trouver demain pour le prier de l’embaucher. Allons !Il allait pouvoir être quelqu’un dans le monde. Il allait…

Soapy sentit une main peser sur son bras. Il se retournavivement et se trouva face à face avec un massif policeman.

« C’que tu fais là ? demanda le représentant del’irrésistible, impitoyable, écrasante Fatalité publique.

– Rien, fit Soapy.

– Suis-moi au poste », dit Erinye en uniforme.

« Trois mois de prison », dit le président dutribunal.

ENTRE DEUX ROUNDS

La lune de mai éclairait brillamment la pension de famille deMrs. Murphy. Je suis contraint de reconnaître que cette faveurastrale n’était point uniquement réservée à la résidence enquestion.

Le printemps s’apprêtait à remplacer le coryza par le rhume desfoins. Dans les jardins, les poires n’étaient pas encore mûres,mais en revanche les parcs publics regorgeaient de négociantsaccourus à New York du Sud et de l’Ouest, en « tournéed’achats ». Les végétaux et les agences de location desstations balnéaires commençaient à fleurir. L’air et les relationsfamiliales s’adoucissaient progressivement ; la consommationdu charbon diminuait, et celle de la bière augmentait. Le… maisvous trouverez tout le reste dans la Chanson du printempsde Mendelssohn.

Les fenêtres de la pension étaient ouvertes. Devant la porte, enhaut du perron, quelques-uns des pensionnaires prenaient le frais,assis sur de petites nattes rondes, de l’épaisseur d’une crêpealsacienne aux pommes de terre.

À l’une des fenêtres du second étage se tenait Mrs. MacCaskey,guettant l’arrivée de son mari. Le dîner commençait à se refroidirsur la table. Les calories qu’il perdait accroissaient d’autant latempérature de Mrs. MacCaskey.

À neuf heures apparut Mr. MacCaskey, pipe aux dents et vestonsur le bras. Il s’excusa en traversant le groupe des pensionnaires,tout en choisissant parmi eux, sur les marches, les espaces depierre susceptibles de recevoir ses box-calf 44 (grandelargeur).

En ouvrant la porte de son logement, il reçut un choc. Au lieud’être confronté comme d’habitude par le hachoir ou lepresse-purée, il ne fut accueilli que par des paroles.

Sans doute, se dit Mr. MacCaskey, la bénigne lune de maia-t-elle adouci les entrailles de son épouse.

« J’t’ai entendu – c’est ainsi que débute le discours quiremplace ce soir-là les projectiles ménagers. – Tu d’mandes pardonà des rien-du-tout parc’ que t’as marché sur leurs frusques avectes ribouis, mais tu piétin’rais ta femme depuis la tête jusqu’auxtalons sans même t’en apercevoir, et moi qui me démanche le cou àr’garder par la f’nêtre si tu viens, et le dîner qu’est froid, etqu’y a seul’ment pas d’quoi acheter des provisions, avec toi qu’tuvas boire ta s’maine au bistrot tous les sam’dis soir, et l’employédu gaz qu’est v’nu deux fois aujourd’hui !

– Femme, dit Mr. MacCaskey en jetant son veston et sonchapeau sur une chaise, le boucan que tu fais est une offense à monappétit. Tu t’rends pas compte qu’en déblatérant ma politesse,c’est comme si qu’tu enlevais le mortier qui scelle les briques dela société. Y a rien d’plus normal pour un gentleman qu’a pasd’manières, que de d’mander l’dissentiment des dames qu’o’struentl’entrée quand il passe au travers. Et maintenant débarrasse laf’nêtre de ta gueule de cochon et occupe-toi de lacroûte. »

Mrs. MacCaskey se leva pesamment et se dirigea vers le fourneau.Il y avait quelque chose dans son attitude qui avertit Mr.MacCaskey : quand il voyait les coins barométriques de labouche conjugale s’abaisser brusquement, il savait qu’il fallaitprévoir une averse de vaisselle et de ferblanterie.

« Gueule de cochon, hein ? » dit Mrs.MacCaskey.

Et au même instant elle lance à la tête de son seigneur unecocotte pleine de lard et de navets.

Mr. MacCaskey n’est pas un novice dans l’art des échangesbalistiques. Choisissant le plat suivant sur le menu du jour, ilriposte aussitôt avec le rôti de porc aux choux déjà servi sur latable, ce qui lui attire la réplique appropriée d’une terrine depudding. Projeté avec adresse par le maître de maison, un bloc degruyère atteint Mrs. MacCaskey en pleine figure. Visantsoigneusement, elle contre-attaque au moyen d’un pot de café noiret bouillant.

Le menu étant épuisé, l’on pourrait penser que les hostilitésvont s’arrêter là. Mais Mr. MacCaskey n’est pas un habitué de cesrestaurants populaires à bon marché, où les bohèmes« fauchés » considèrent le café comme l’indiscutableterminus gastronomique. Non, Mr. MacCaskey est d’une classesupérieure et plus avertie. Il connaît l’usage des rince-doigts.Cet ustensile raffiné est malheureusement inaccessible aux clientsde la pension Murphy ; mais son « ersatz » est àportée de la main ; triomphalement le seigneur du logisempoigne la bassine à laver la vaisselle et la précipite à la têtede son adversaire matrimonial. Mrs MacCaskey réussit juste àesquiver le projectile qui doit normalement servir de conclusion aurepas et à la bataille. Mais quoi ! Un dîner sansliqueur ? Que non ! Saisissant une bouteille d’eau deJavel, Mrs. MacCaskey la brandit et se dispose à en servir uneration intégrale à son époux, lorsqu’un hurlement terrible,paraissant provenir du rez-de-chaussée, retient sa balistebrachiale prête à se détendre, et provoque aussitôt une sorted’armistice involontaire.

Sur le trottoir, en face de la maison, le policeman Cleary,l’oreille tendue vers le champ de bataille, écoutait le fracas dece duel gastronomique.

« C’est encore John MacCaskey et sa dame, murmure lepoliceman d’un air méditatif. Faut-y que j’monte les fairetaire ? – Non ! Ils sont unis par les sacrés liens dumariage, et ils n’ont pas beaucoup d’distractions. Y en a plus pourlongtemps maintenant. Sûrement, faudra qu’ils achètent de lavaisselle s’ils veulent remettre ça souvent. »

C’est alors que retentit au rez-de-chaussée le hurlementgénérateur de paix, et annonciateur de calamités inconnues.

« Ça doit être le chat », se dit le policeman Clearyen s’éloignant rapidement.

Les pensionnaires assis sur le perron se levèrent aussitôt,partagés entre l’angoisse et la curiosité. Mr. Toomey, un placierde naissance et investigateur de métier, se précipita à l’intérieurpour analyser l’interjection. Il revint avec la nouvelle que Mike,le petit garçon de Mrs. Murphy, était perdu.

Derrière le messager surgit presque aussitôt Mrs. Murphy – centkilos de beuglements, de déluge lacrymal et de gesticulationshystériques pleurant la perte de trente livres de taches de son, demalice et de sournoiserie. Très pathétique. Mr. Toomey, qui s’estrassis près de Miss Purdy, la modiste, lui étreint les mains, ensigne de compassion. Les deux vieilles filles, les demoisellesWalsh, celles qui se plaignent tous les jours qu’on fait trop debruit dans le hall, demandent immédiatement si quelqu’un a regardéla pendule.

Le major Griggs, qui est assis auprès de sa grosse femme, selève et boutonne son veston.

« Le petit est perdu ? s’écrie-t-il. Je vais fouillerla ville ! »

Sa femme, qui d’habitude ne lui permet jamais de sortir aprèsdîner, réplique d’une voix chaude de baryton :

« Va, Ludovic ! Quiconque peut contempler la douleurde cette mère sans se précipiter à son secours a un cœur depierre !

– Donne-moi cinq ou dix francs, mon amour ! dit lemajor. Des enfants perdus s’égarent parfois très loin. Il me faudrasans doute prendre des tickets d’autobus. »

Le vieux Denny (quatrième étage, chambre 27, sur la cour), quisiégeait sur la dernière marche, en essayant de lire son journal àla lueur du réverbère, tourna la page et poursuivit la lecture del’article relatif à la grève des charpentiers. Mrs. Murphy implorala lune en ces termes :

« Ohouche ! No-ôtr’petit Mike ! Seigneur !Où c’qu’il est, mon-on p’tit ga-rçon !

– Quand c’est-y qu’vous l’avez vu pour la dernièrefois ? demanda le vieux Denny, sans perdre des yeux le rapportdes commissaires de l’Industrie du Bâtiment.

– Oh-ïche ! gémit la matrone, ça doit être hier – non,j’veux dire y a quatre ou cinq heures, j’sais pas bien. Il estperdu, mon p’tit Mike ! C’matin encore il jouait su’l’trottoir– c’est-y c’matin ? J’ai tellement d’travail, que j’peux plusm’rappeler les dates. Mais j’ai fouillé toute la maison d’la caveau grenier et j’l’ai pas trouvé ! Oh-uche !Seigneur ! Seigneur !… »

Silencieuse, farouche, colossale, la grande ville se vengetoujours de ses détracteurs. Ils disent qu’elle est dure commepierre, qu’aucun sentiment de piété n’éclôt en son sein ; ilscomparent ses rues aux forêts désertes et aux torrents de lave.Mais sous la carapace du homard ne se trouve-t-il point une chairtendre et délicieuse ? Peut-être cette comparaison n’est-ellepas très adéquate. Cependant nul ne peut s’en offenser. Après toutnous refuserions d’admettre l’identité d’un homard qui n’auraitpoint de bonnes et fortes pattes.

Aucune calamité n’émeut autant le cœur de l’humanité que cellequi frappe la mère d’un enfant perdu. Pauvres petits pieds, faibleset incertains, égarés dans les voies étranges etpérilleuses !

Le major Griggs courut jusqu’au prochain croisement, tourna dansl’avenue à droite et s’introduisit prestement dans le Billy’sBar.

« Whisky, un grand ! commande-t-il au garçon d’un tondécidé. Dis-moi, poursuit-il après qu’une longue gorgée lui apermis de retrouver l’usage de la conversation, pas vu quelque partpar ici un sale petit morveux de six ans qui s’est perdu ?Barbouillé, grêlé, jambes torses… Non ? »

Mr. Toomey n’a pas lâché, sur son perron cythéréen, la main deMiss Purdy.

« Quand je pense à ce pauvre petit bébé, susurre-t-elle, siloin maintenant du sein de sa mère, fauché peut-être à cette heurepar la jante d’acier d’un cruel camion de pommes de terre !N’est-ce pas terrible ?

– I’s ont des pneus, rectifie timidement Mr. Toomey. Lescamions, ajoute-t-il en constatant l’air intrigué de Miss Purdy, eten lui pressant la main. Dites ! s’écrie-t-il soudain,voulez-vous que j’aille les aider à chercher ?

– Oh ! peut-être que c’est votre devoir, Mr.Toomey.

Mais vous êtes si audacieux, si imprudent… Avec votre bouillanttempérament, s’il vous arrivait quelque chose… un accident…qu’est-ce que… »

Avec l’aide de son index droit, le vieux Denny achève la lecturede l’arbitrage du ministre des Labeurs et Transactions.

En leur champ clos du second étage, Mr. et Mrs. MacCaskeyapparaissent en même temps à la fenêtre, profitant de la pause pourreprendre haleine. Mr. MacCaskey, au moyen de chiquenaudesréitérées, chasse les navets qui collent à sa veste, et son épouseessuie un œil que le gruyère et la sauce du rôti n’ont pointembelli.

Aux échos du tumulte causé par le drame de l’enfant égaré, ilsse penchent tous les deux par la fenêtre.

« C’est l’petit Mike qu’est perdu ! fait Mrs.MacCaskey d’une voix étouffée. Le pauv’ beau mignon p’titange !

– Le môme qu’est perdu ? dit Mr. MacCaskey enplongeant ses regards vers le sol. Ça, c’est un coup dur. Lesgosses, c’est pas la même chose. Si c’était une femme, j’m’enf’rais pas, parc’qu’au moins on a la paix quand elles sontparties. »

Négligeant ce coup droit, Mrs. MacCaskey saisit le bras de sonmari.

« John, dit-elle d’un ton sentimental, le p’tit gars d’Mrs.Murphy qu’est perdu ! Perdu dans c’te grande ville, à sonâge ! Six ans qu’il a, John, juste l’même âge qu’auraitnotr’petit à nous si on en avait eu un il y a six ans !

– Mais on n’en a pas eu, fait le positif MacCaskey.

– Mais si on l’avait eu, John, pense à c’qu’on auraitd’chagrin dans l’cœur, ce soir, avec notr’petit Albert qui s’seraitensauvé en ville, et p’t-être qu’on nous l’aurait voléencore !

– Tu bafouilles, dit Mr. MacCaskey. C’est Patrick qu’onl’aurait appelé, comme mon vieux père qu’est à Cantrim.

– Blagueur ! fait Mrs. MacCaskey sans se fâcher. Monfrère Albert vaut-y pas mieux qu’dix douzaines de tes MacCaskey àla manque ?… »

Se penchant de nouveau par la fenêtre, elle contemple un instantle remue-ménage qui bouleverse le rez-de-chaussée.

« John, dit-elle, d’une voix tout imprégnée de miel, j’aip’t-être été un peu vive avec toi…

– Pour sûr, dit l’époux, que c’était du rapide, comme tudis. Et les navets-minute, et l’pudding à la s’conde, etl’café-express ! C’est c’qu’on appelle un dîner à la vapeur,comme tu dis, pas vrai ? »

Mrs. MacCaskey glisse son bras sous celui de son mari et saisitla main mâle et calleuse.

« Écoute, c’te pauv’ Mrs. Murphy qui pleure, dit-elle.C’est terribl’ pour un p’tit gosse d’être perdu dans c’te grandeville. Si c’était notr’ petit Albert, John, ça m’briseraitl’cœur ! »

Gauchement, l’homme retire sa main. Néanmoins il prend sacompagne par les épaules.

« C’est bête, bien sûr, dit-il, rudement, mais j’en s’raistout r’tourné, moi aussi si c’était notr’ petit Patrick qu’avaitété kidnappé ou j’sais pas quoi. Mais on n’a jamais eu d’enfant,tous les deux. Judy, y a des fois qu’j’ai été méchant avec toi – ypense plus. »

Serrés l’un contre l’autre, ils assistent en silence maintenantau drame qui se joue en bas. Cela dure assez longtemps. Sur letrottoir la foule s’est amassée, criant, questionnant, grouillant,gorgeant l’air de rumeurs avides et de conjectures imbéciles. Aumilieu d’elle, flotte en tous sens la grosse Mrs. Murphy, telle unemontagne gélatineuse le long de laquelle se précipite une bruyantecataracte de larmes.

Soudain le bruit redouble et la rue s’emplit d’une rumeurexcitée, indiquant qu’un événement inattendu vient de modifierradicalement la situation.

« Qu’est-ce qui s’passe à présent Judy ? demande Mr.MacCaskey.

– Je r’connais la voix de Mrs. Murphy, dit Mrs. MacCaskeytendant l’oreille. Elle dit – elle dit qu’elle vient d’trouver lep’tit Mike endormi derrière le vieux tapis qu’est roulé sous l’litdans sa chambre. »

Mr. MacCaskey ricane bruyamment.

« Le v’là ton Albert ! gueule-t-il d’une voixsarcastique. C’est pas mon Patrick qui nous aurait joué c’saletour-là. Si l’gosse qu’on a jamais eu s’perd un jour, millepétards, et si on l’retrouve sous l’lit comme un sale roquet,c’jour-là tu pourras l’appeler Albert ! »

Mrs. MacCaskey se leva pesamment et se dirigea vers le placard àvaisselle. Les coins de sa bouche viennent de subir une baissebarométrique brusque et accentuée.

Le policeman Cleary apparut au coin de la rue au moment précisoù la foule apaisée se dispersait. En arrivant devant la pensionMurphy, il tendit l’oreille d’un air étonné : dans le logisdes MacCaskey retentissait de plus belle le fracas des poteries,des ustensiles métalliques et des arts ménagers. Le policeman tirasa montre.

« Saints alligators ! s’écrie-t-il. Y a une heure etquart que John MacCaskey est en train d’se battre avec safemme ! Et quarante livres au moins qu’il lui rend !Honneur à son bras ! »

Le policeman Cleary s’éloigne aussitôt et disparaît au premiertournant.

Le vieux Denny plia son journal et grimpa rapidement l’escalier.Il était temps : Mrs. Murphy allait fermer la porte.

LE PHILTRE

La pharmacie de la Boule d’Argent se trouve au bout de la ville,entre le Bowery et la Première Avenue, à l’endroit où les deux ruessont le plus rapprochées. La Boule d’Argent ne considère pas lapharmacie comme un commerce de bric-à-brac, de parfums et desucreries. Si vous demandez un purgatif, elle vous sert levéritable article en sulfate de soude, et non la crème glacée à laframboise que vous recevez dans les boutiques des collègues ;et c’est tout de même quelque chose, bien que le résultat soitidentique.

La Boule d’Argent n’a que du mépris pour les méthodes moderneset industrielles de l’art pharmaceutique. Elle fait macérerelle-même son quassia amara, et filtre en personne son élixirparégorique. Aujourd’hui encore, les pilules sont confectionnéesdirectement derrière le vaste comptoir où l’on reçoit lesordonnances ; vous voyez le préparateur les rouler sous vosyeux entre le pouce et l’index, les pétrir avec une spatule, lessaupoudrer de magnésie calcinée et les introduire dans la petiteboîte ronde en carton. La boutique est située dans un district oùdes couvées entières de petits garnements dépenaillés et hilaresjouent en toute saison sur le trottoir et forment un bataillonassuré de candidats aux pastilles et potions pectorales qui lesattendent à l’intérieur.

Ikey Schoenstein était le préparateur de nuit de la Bouled’Argent et l’ami de ses clients. Il en est souvent ainsi dansl’East Side, où le cœur du pharmacien n’est pas glacé. Là, selonune saine tradition, l’apothicaire est un conseiller, unconfesseur, un missionnaire capable et complaisant, un mentor dontle savoir est respecté, dont la sagesse occulte est vénérée, etdont les drogues sont souvent répandues intactes, dans le ruisseau.Aussi le nez aquilin, armé de lunettes professionnelles, et levisage mince et doctoral d’Ikey étaient-ils bien connus dans levoisinage de la Boule d’Argent, et ses avis étaient-ils fortrecherchés, et ses prescriptions fort suivies.

Ikey logeait et prenait son petit déjeuner chez Mrs. Riddle àdeux blocs de là. Mrs. Riddle avait une fille nommée Rosine. Maisla circonlocution est inutile, car vous avez déjà deviné qu’Ikeyadorait Rosine. Elle comprimait toutes ses pensées ; elleétait la teinture idéale, le cachet suprême, l’extrait raffiné detout ce qu’il pouvait y avoir de plus chimiquement pur etofficinal. Le laboratoire ne contenait rien qui pût lui êtrecomparé. Mais Ikey était timide, et ses espérances gisaient,insolubles, au fond du flacon de sa craintive indécision. Derrièreson comptoir, c’était un homme supérieur, froidement conscient deses connaissances et capacités techniques ; mais dès qu’ils’en était éloigné, il devenait un pauvre chien battu, myope etchancelant, l’air minable avec ses vêtements mal fichus, touttachés par les produits chimiques et puant le salicylate de méthyleet le valérianate d’ammoniaque.

Et il y avait aussi une épine à la rose fatale d’IkeySchoenstein, une épine qui s’appelait Chunk MacGowan.

Mr. MacGowan s’efforçait de son côté de captiver les brillantssourires que Rosine répandait à profusion autour d’elle. Mais cen’était pas, comme Ikey, un chasseur timoré, n’osant pas même seservir de son filet à papillons : il les attrapait à la main,et n’en ratait pas un. D’ailleurs il était aussi l’ami et le clientd’Ikey, et c’est souvent qu’il entrait à la pharmacie de la Bouled’Argent pour se faire poser une compresse à l’eau blanche sur unebosse, ou recoller un morceau d’épiderme à la suite d’une soiréevivante et animée passée dans le Bowery.

Un après-midi, MacGowan se glissa dans la boutique, de sonallure souple et assurée, et s’assit sur un tabouret. Il avait unvisage agréable, plein de douceur et de dureté, et un air aussicomplaisant qu’indomptable.

« Ikey, dit-il, quand son ami, assis en face de lui, se futmis à broyer dans un mortier un mélange de bicarbonate de soude, decitrate de magnésie et de sucre cristallisé, Ikey, ouvre tesesgourdes. C’est d’la drogue qu’y m’faut aujourd’hui, si t’asl’article en magasin. »

Ikey scruta la physionomie de Mr. MacGowan pour y découvrir lestraces des réjouissances et conflagrations coutumières ; maisil n’en vit point.

« Enlève ton veston, ordonna-t-il. Je suis sûr que tu asreçu un coup de couteau dans les côtes. Je t’ai dit maintes foisque ces dagos finiraient par t’avoir. »

Mr. MacGowan sourit.

« Non, dit-il. C’est pas les dagos. Mais t’as mis l’doigtsur le diagnostic au bon endroit – c’est bien sous mon veston, àl’intérieur des côtelettes que ça se passe. Ikey, mon vieux, Rosineet moi on va se trotter et se marier tous les deux cettenuit. »

Ikey tressaillit violemment, et dans son désarroi se donna uncoup de pilon douloureux sur le pouce de la main gauche qui tenaitle mortier ; mais c’est à peine s’il y prit garde. Cependantle sourire de Mr. MacGowan s’était fondu en une sorte de perplexitéassombrie.

« C’est-à-dire, reprit-il, si elle change pas d’idée avantl’heure. Y a quinze jours qu’on tire des plans pour c’tesauvette-là. Un jour elle est d’accord ; le même soir y a plusrien à faire. Enfin on a fini par s’entendre pour ce soir et cettefois Rosine s’est pas dégonflée depuis deux jours. Mais y a encorecinq heures jusqu’au moment physiologique, et j’ai peur qu’elle melaisse tomber à la dernière minute.

– Tu disais que tu voulais des médicaments ? »fit Ikey.

Mr. MacGowan avait un certain air de confusion et de malaise,qui contrastait étrangement avec son attitude habituelle. Il se mità entortiller autour de son index, avec une attention quiparaissait nettement superflue, un prospectus où les méritespolymorphes de la tisane des Crackers étaient abondamment délayésen littérature.

« J’voudrais pas pour un million, dit-il, qu’y ait un fauxdépart dans c’double handicap de c’te nuit ; J’ai déjà loué unpetit appartement à Harlem, avec des fleurs sur la table et lamarmite prête à bouillir. Et j’ai retenu la monte d’un bénisseurpour qu’il soit prêt à nous marier chez lui à partir de dix heures.Faut qu’ça s’fasse ! Pourvu que Rosine change pas encored’idée !… »

Mr. MacGowan, rongé par le doute, se tut.

« Je ne vois pas là-dedans, fit Ikey sèchement, quellerelation tout cela peut avoir avec des médicaments, ni en quellefaçon je puis y être mêlé.

– Le père Riddle ne me gobe pas beaucoup, continua legalant déconcerté, qui semblait tenir à poursuivre sonargumentation. Depuis huit jours il n’a pas laissé Rosine sortirune seule fois avec moi. Si c’était pas que ça leur ferait perdreun pensionnaire, y a longtemps qu’ils m’auraient expulsé. Maisj’gagne vingt dollars par semaine et la p’tite regrettera pasd’avoir fichu l’camp avec Chunk MacGowan, pour sûr !

– Tu voudras bien m’excuser, Chunk, dit Ikey. Il faut queje prépare une ordonnance que l’on va venir chercher tout àl’heure.

– Dis donc, Ikey, fit MacGowan brusquement en relevant latête, est-ce qu’y aurait pas une espèce de drogue… une espèce depoudre qui vous f’rait aimer… qu’on pourrait faire prendre à unejeune fille pour qu’elle… pour qu’elle vous aime encoreplus ? »

Ikey laissa paraître sur la partie de son visage situéeau-dessous de son nez un sourire de haute, très haute supérioritétechnique. Mais avant même qu’il pût répondre, MacGowanreprit :

« Tim Lacy m’a dit qu’il en avait acheté un jour à uncamelot sur les boulevards, et qu’il l’avait fait prendre à lap’tite qu’il aimait. Il dit qu’à la première dose, elle voulaitplus voir que lui et que tous les autres étaient plus bons qu’àj’ter aux klebs. Quinze jours plus tard ils étaientmariés. »

Simple et fort était Chunk MacGowan. Si Ikey eût été plus finpsychologue, il eût compris que des ressorts délicats et depremière qualité se dissimulaient sous l’écorce grossière de sonami. Celui-ci, tel un bon général qui se dispose à envahir leterritoire de l’ennemi, s’efforçait de protéger tous les pointsvulnérables de ses stratégies et tactiques.

« J’ai pensé, reprit Chunk avec espoir, que si j’pouvaisdonner un peu de c’te poudre à Rosine ce soir au dîner, ça larenforcerait, ça l’empêcherait de se dégonfler au moment de partir.C’est pas que j’crois qu’y aurait besoin d’une paire de percheronspour sortir Rosine de la maison, mais avec les femmes on est jamaissûr d’aller s’promener en voiture tant qu’elles sont pas assisessur les coussins. Si la drogue pouvait agir juste pendant deuxheures, j’pense que ça suffirait.

– Et quand cette histoire d’enlèvement doit-elle avoirlieu ? demanda Ikey froidement.

– Neuf heures et demie, dit Mr. MacGowan. On dîne à septheures. À huit heures, Rosine dit qu’elle a mal à la tête et va secoucher. À neuf heures et quart le vieux Parvenzano, qu’habite àcôté, me fait passer par sa cour et j’m’introduis dans celle deRiddle par-dessus la barrière qu’est pas haute. J’grimpe parl’escalier de secours extérieur et j’aide Rosine à passer par lafenêtre. On est obligé de s’dépêcher à cause du bénisseur. C’esttout ce qu’y a d’facile, si Rosine fait pas un écart quand le typedu départ baissera son drapeau. Peux-tu me fournir une poudre dansce genre-là, Ikey ? »

Ikey Schoenstein se frotta lentement le nez.

« Chunk, dit-il, le genre de drogue que tu me demandes nedoit être fourni par les pharmaciens qu’avec les plus grandesprécautions. Tu es le seul à qui je voudrais confier une poudretelle que celle-là. Mais enfin je veux bien te la confectionner ettu verras quel sentiment elle inspirera à Rosine à tonégard. »

Ikey se retira derrière le comptoir des ordonnances. Puis ilpulvérisa deux comprimés solubles d’un puissant somnifère, ajoutaquelques grammes de sucre en poudre pour allonger la sauce etenveloppa soigneusement le mélange dans un papier blanc. Une telledose était assurée de plonger dans un profond sommeil de plusieursheures la personne qui l’avalerait, et cela sans aucun danger pourelle. Ikey tendit le petit paquet à Chunk MacGowan, en luirecommandant de l’administrer dans un liquide, si possible, etreçut d’un air désabusé les remerciements chaleureux du Lochinvarde faubourg.

Et voici où apparaît la subtile duplicité d’Ikey Schoenstein letaciturne. Dès que Chunk fut parti, il envoya un message à Mr.Riddle pour lui révéler le projet d’enlèvement de Rosine parMacGowan. Mr. Riddle était un gros homme au teint rouge brique,animé d’un esprit de décision remarquable.

« Merci de m’avoir prévenu, répondit-il aussitôt à Ikey. Cesale voyou d’Irlandais ! Ma chambre est juste au-dessus decelle de Rosine. J’irai m’y poster tout de suite après dîner avecmon fusil chargé. S’il entre dans ma cour, il en sortira dans uneambulance au lieu d’un carrosse nuptial ! »

Avec Rosine plongée dans les bras de Morphée pour de longuesheures, et le sanguinaire pater familias à l’affût, lefusil à la main, l’enlèvement, se dit Ikey, ne pouvait aboutir qu’àune totale déconfiture.

Toute la nuit, à la pharmacie de la Boule d’Argent où leretenait son service, il attendit fébrilement des nouvelles de latragédie ; mais il n’en vit point venir.

À huit heures, le lendemain matin, le préparateur de jour arrivaet Ikey se précipita chez Mrs. Riddle afin d’apprendre quel avaitété le dénouement de l’affaire. Et, las !… juste au moment oùil sortait de la boutique, qui aperçut-il sautant d’un autobus enmarche, oui, qui, sinon Chunk MacGowan lui-même, le visage illuminéd’un sourire de triomphe et tout cramoisi de bonheur !…

« Ça y est ! s’écria Chunk en serrant énergiquement lamain d’Ikey. J’ai sorti Rosine par l’escalier de secours à neufheures dix-sept et trente-cinq secondes. À neuf heures trente-neuf,nous étions chez le révérend et à neuf heures quarante on étaitattelés tous les deux. Elle est là-haut dans la tôle ; cematin, elle a déjà fait cuire les œufs au jambon, avec un kimonobleu qu’elle avait mis. Ah ! mon vieux Ikey, c’que j’suisheureux ! Faut qu’tu viennes un soir dîner avec nous.Allez ! Je m’trotte. J’ai du boulot par-là près du pont. Aur’voir vieux, à un de ces jours.

– Mais… mais… la poudre ! bégaya Ikey, en retenantl’autre par la manche.

– Oh ! C’te drogue que tu m’avais donnée ?répliqua Chunk avec un vaste sourire. Eh bien voilà. Hier soir,quand on a été tous à table chez les Riddle, je r’gardai Rosine etje m’dis : “Chunk, si tu la veux, tâche de la dégoter à laloyale, pas de combine à la triche avec un pur-sang commeça !” Et j’garde le paquet dans ma poche. Et puis, v’là quemes quinquets tombent sur le vieux et je m’dis : “Toi monp’tit père, tu manques sûrement d’affection pour ton futur gendre,c’est plutôt toi qu’as besoin d’un p’tit encouragement !”Alors j’profite d’un moment d’inattention et v’lan ! j’flanquetoute la dose dans l’café du père Riddle !… Hein ?Quoi ?… »

MÉMOIRES D’UN CHIEN JAUNE

Je ne pense pas que ça puisse beaucoup vous en boucher un coinde vous trouver face à face avec la production littéraire d’unanimal. Mr. Kipling et ses multiples successeurs ont démontrésubstantiellement que les bêtes peuvent s’exprimer en littératured’une façon rémunératrice, et aucun magazine ne paraît aujourd’huisans contenir au moins une histoire d’animaux, à part peut-être lesvieux « mensuels » traditionalistes qui en sont encore àpublier des biographies de Lincoln et des articles sur « leprogrès humain par la civilisation industrielle ».

Mais ne vous attendez pas à trouver ici l’espèce de langagequ’emploient, dans les livres de la jungle, nos amis Pythoo, lepython, Urssoo, l’ours et Bochoo, le tigre. Il ne faut pas demanderdes acrobaties oratoires, grammaticales et épisodiques à un simplechien jaune qui a passé presque toute son existence dans unappartement bon marché de New York, à dormir dans un coin sur unevieille robe de satin (celle sur laquelle le garçon luirenversa le civet de homard le soir du banquet des Femmes deCapitaines au long cours).

Donc je vins au monde un certain jour. Couleur : jaune.Date, lieu, pedigree et poids inconnus. La première chose que je merappelle, c’est qu’une vieille dame me mit dans un panier etm’emporta au numéro 23 de Broadway où elle essaya de me vendre àune dame moins âgée, mais beaucoup plus grosse. La vieille voulaità toutes forces me faire passer pour un authentiquefox-terrier-poméranien-caniche-ténériffe-lévrier-pékinois de race.La grosse dame poursuivit pendant un bon moment une pièce de cinqdollars, qui s’enfuyait éperdument au milieu de l’entrepôt généralconstitué par son sac à main, et capitula.

À partir de ce moment, je devins un « trésor », lepetit toto-kiki-zozor à sa maman. Dites, gentil lecteur, qu’est-ceque vous penseriez si une femme de cent kilos qui exhale une odeurmitigée de peau d’Espagne et de camembert, vous empoignait tout àcoup et fourrait son nez dans les recoins les plus sacrés de votreanatomie, en gargouillant sans arrêt, avec le même ton de voix quecette star de la Crosse and Blackwell Picture Corporation :« Oh ! qui qu’c’est qu’est l’coco mimi toumtoum zizitchiatchia roudoudou moumoune à sa ’tite mère ? »

Je passai bientôt de l’état de chiot pédigré à celui de petitchien jaune anonyme, quelque chose qui devait ressembler au produitd’une ourse incolore fécondée par un canari. Mais ma maîtresse nevacilla jamais d’un centigramme. Elle ne cessa pas un seul instantde proclamer sa foi en mon aristocratie, à tel point que c’est toutjuste si elle n’affirmait pas que les deux toutous embarqués surl’arche de Noé étaient de simples cousins de mes aïeux. Il fallutdeux policemen pour l’empêcher de me présenter à l’Expositioncanine de Madison Square Garden.

Maintenant, il faut que je vous parle de l’appartement. Lamaison d’abord ressemblait à toutes les maisons de New York ;le hall d’entrée était pavé en marbre de Paros et tout le reste enbriques d’hourdis deuxième choix. Notre appartement se trouvait autroisième étage, j’allais dire à la troisième échelle. Ma maîtressel’avait loué non meublé ; c’est elle qui le garnit del’assortiment régulier, salon ancien, style exposition universelle,salle à manger Roosevelt, chambre à coucher Hôtel des Ventes,lithographies en six couleurs représentant des geishas debout etaccroupies dans une maison de thé de Harlem, plante verte encarton, et mari.

Par Sirius ! Voilà un bipède qui me faisait de la peine.C’était un petit homme avec des cheveux pâles et une barbichepresque comme la mienne. Un vrai martyr. Il tapait Blandine et tousles chrétiens du cirque de vingt longueurs en matière de supplice.C’est lui qui lavait la vaisselle, pendant que ma maîtresse luiénumérait toutes les frusques éraillées et camelote que mettait àsécher dans la cour la dame du second, celle qui sortait toujoursavec un manteau de petit-gris. Et tous les soirs, tandis qu’ellepréparait le dîner, elle l’envoyait me promener au bout d’unecorde.

Si les hommes savaient comment les femmes passent leur tempsquand elles sont seules, ils ne se marieraient jamais. Troisminutes d’ablutions, trois heures d’usinage chimique des partiesapparentes de l’anatomie, dont une heure pour les ongles et unedemi-heure pour le nez, vingt-cinq minutes de bavardage avec laconcierge quand elle monte le courrier, cinquante minutes àregarder par une fente des persiennes ce qui se passe dansl’appartement d’en face, voilà pour le principal ; le reste dutemps est consacré à croquer des cornichons et des pistaches, àboire du ginger-beer, à écouter Rissi Tonno chanter « J’aimeque tu m’ai… ai… mes » à la radio, à relire un paquet devieilles lettres et à téléphoner dans quatorze magasins pourdemander si on ne pourrait pas lui livrer à condition six boutonsen verre tango de forme conique avec un trou dans le milieu etquatre petites boules en cuivre sur les côtés, pour assortir avecun corsage de crêpe marocain jaune à manches bulle et deux découpessur le devant, vous savez ?

Vingt minutes avant que le mâle rentre à la maison, elle fourretout ce qui traîne dans un placard, sort son sac à ouvrage ets’installe dans la salle à manger pour une séance de couture-bluffde dix minutes.

Je menais une vie de chien dans cet appartement. Je passaispresque toute la journée dans mon coin à regarder cette grossefemme exterminer les heures de son existence. Par moments, jem’endormais, et je rêvais avec des petits cris d’extase que j’étaisen train de courir après des chats dans la cour, et que j’aboyaisaprès de vieilles dames qui portaient des mitaines, ce qui est lafonction naturelle d’un chien. Alors, mon tyran se jetait sur moien expectorant son charabia de femelle gâteuse, et ellem’embrassait sur le nez, et… mais qu’est-ce que je pouvaisfaire ? Un chien ne peut pas mâcher des tubercules de cettedimension.

Oui, vraiment, le mari commençait à me faire de la peine, foi dechien jaune. On se ressemblait tellement tous les deux que les gensle remarquaient quand nous sortions ensemble ; aussidûmes-nous éviter les avenues fréquentées par les gens bien, pournous cantonner dans les humbles voies sales et défoncées oùhabitent les pauvres.

Un soir qu’on se promenait ainsi, et que je m’efforçais d’avoirl’air d’un saint-bernard primé, et que mon triste patron essayaitde prendre une mine terrible, comme s’il était prêt à tuer lapremière personne qu’il entendrait jouer la Marche nuptiale deMendelssohn, je levai les yeux sur lui et lui dis à mamanière :

« Pourquoi fais-tu cette tête-là, vieux homardgratiné ? Elle ne t’embrasse pas, toi ! Tu n’es pasobligé de t’asseoir sur ses genoux et de prêter l’oreille à desélucubrations qui sont à un vocabulaire régulier ce qu’un scénariocinématographique est aux Maximes d’Épictète. Tu devrais teféliciter de n’être pas un chien. Secoue-toi, Benedict, et chassele cafard. »

La victime matrimoniale abaissa sur moi ses regards empreintsd’une intelligence presque canine.

« Hé ! toutou ! dit-il, bon toutou ! Maparole, on dirait qu’il a envie de causer avec moi ! Qu’est-cequ’il y a, toutou ? Des chats ? »

Des chats ! Causer avec lui !

Mais, naturellement, il ne pouvait pas comprendre. Les humainsn’ont pas reçu le don de la parole animale. Le seul terrain surlequel hommes et chiens peuvent entrer en communication verbale estcelui de la littérature.

Sur le même palier que nous logeait une dame, propriétaire d’unterrier noir et fauve, que son mari sortait au bout d’une corde,lui aussi, tous les soirs ; mais je fus frappé de constaterque l’homme rentrait toujours à la maison en sifflant joyeusement.Un jour, je me frottai le nez dans le hall avec le terrier ettâchai d’extraire de lui une sorte d’élucidation.

« Hé ! dis donc, sauteriot, fis-je, tu sais que cen’est pas dans la nature d’un homme de faire la bonne d’enfant d’untoutou en public. Je n’en ai encore jamais rencontré un seul quin’eût pas l’air de vouloir boulotter tous ceux qui le regardaient,lui et sa laisse et le bébé à quatre pattes. Mais ton patron rentretous les soirs aussi fier et aussi radieux qu’un prestidigitateuramateur qui vient de réussir le truc de l’œuf magique. Commentfait-il ? Tu ne me feras pas croire qu’il aime ça !

– Lui ? dit le terrier. Mais, il a tout simplementrecours au “Remède Naturel de la Nature” ; il se soûle lagueule. Quand on vient de sortir, il a l’air aussi confus que lepetit garçon qui demande combien il faut de pièces de cinq souspour acheter une bicyclette. Mais dès que nous en sommes auhuitième bistrot, il ne sait même plus si ce qu’il y a au bout dela laisse est un chien ou une langouste. J’ai perdu cinqcentimètres de ma queue dans toutes ces allées et venues à traversles portes de cafés. »

La réflexion astucieuse de ce terrier me fit réfléchir.

Un soir, à six heures, ma maîtresse donna l’ordre à son esclave,comme d’habitude, d’aller faire prendre l’air à« N’amour ». Je vous l’ai caché jusqu’à maintenant maisc’est comme ça qu’elle m’appelait. Le terrier, lui, était intitulé« Cœu-Cœur ». Je considère que ce derniersynonyme bat tous les records de la rigolade et de ladégoûtation. Néanmoins, je reconnais que « N’amour » estquelque chose comme une casserole alphabétique attachée à la queuede la dignité canine.

Comme nous arrivions devant un bistrot d’aspect alléchant etraffiné, dans une petite rue paisible et sûre, je me mis à tirersur la longe de mon gardien et me précipitai cou tendu vers laporte, en gémissant pathétiquement, comme le chien qui vientcommuniquer à la famille, dans les faits divers et conteslittéraires, que la petite Alice est tombée dans la fosse à purinen voulant attraper un papillon sur la queue d’une vache.

« Ma parole ! fait le vieux avec un rictussympathique, le diable m’emporte si ce damné fils de soda-citron necherche pas à m’emmener boire un coup ! Voyons, combien ya-t-il de temps que je n’ai pas mis les pieds dans un… Hum !Si je… après tout !… »

Je sentis qu’il était fait. Il s’assit et commanda un whiskychaud ; puis deux ; il faisait froid ce jour-là. Pendantune heure, il n’arrêta pas de faire manœuvrer les bouteilles deJohnnie Horse et de White Walker. J’étais assis près de lui, etc’est moi qui appelais le garçon en frappant sur le parquet avec maqueue ; et je me tapais en même temps un de ces goûtersgratuits d’os de jambon et de restes de hachis universel, tel quejamais n’en avalèrent les douze membres de la famille du conseillermunicipal au buffet du bal de l’Hôtel de Ville.

Quand il eut achevé de faire le plein, le vieux détacha malaisse du pied de la table et m’entraîna dehors en me faisantvalser comme si j’étais le toutou en peluche de l’acrobate comique.Une fois sur le trottoir, il m’enlève le collier et le jette dansla rue.

« Pauvr’ tou… outou ! fait-il. Bon tou… toutou !Elle t’emb’asse’a plus, va ! C’est dé… dégueul… goûtant !Brave tou-toutou ! Va-t’en ! Va t’faire éc…rabouiller parun ’tobus, et sois heu… heureux ! »

Mais je ne veux pas le quitter. Je saute autour du vieux et mefrotte contre ses jambes, heureux comme une mouche sur un crânechauve.

« Sacré vieux fox-terrier pouilleux, m’écriai-je, vieilépagneul chasseur de mulots, vieil aboyeur au clair de lune, tu nevois pas que je veux rester avec toi ? Tu ne vois pas que noussommes les frères du petit Poucet, et que la patronne est le vilainogre qui nous poursuit, la bassine à vaisselle d’une main, et del’autre un ruban rose pour m’attacher à la queue ? Pourquoi nepas laisser tomber tout ça et devenir copains pourtoujours ? »

Peut-être, direz-vous, qu’il ne comprit pas. Possible. En toutcas il réussit à maîtriser suffisamment le trio Johnnie, White etsoda pour être capable de consacrer une minute à la méditation.

« Toutou, dit-il finalement, nous ne vivons guère qu’unedouzaine de vies sur cette terre, et très peu d’entre nous viventplus de trois cents ans. Si jamais ma rombière me revoit, tum’entends, je ne suis qu’un chien, et pire encore, si tu yretournes, toi, tu es le dernier des hommes. Et je suis poli. Jeparie un dollar contre cent fauteuils de balcon à l’opéra queFille-de-l’air va gagner le handicap de dix longueurs. »

Et zip ! Nous voilà partis tous les deux en gambadantjusqu’à la station de la Vingt-Troisième Rue. Et sur cinquantechats que je rencontrai en route, il y en a bien quarante-cinq quifirent perdre la face à la nation matoue. Quant aux cinq autres, ehbien, ça se voit encore sur ma figure.

Une fois dans le train, mon maître dit à un étranger qui étaitoccupé à croquer un petit pain aux raisins :

« Moi et mon toutou, on s’en va aux montagnesRocheuses. »

Mais ce qui me fit le plus de plaisir, c’est quand mon vieux metira les deux oreilles, jusqu’à me faire hurler, et medit :

« Sacré vieux paillasson jaune à tête de singe et à queuede rat, sais-tu comment je vais t’appeler ? »

Je pensai à « N’amour » et poussai un gémissementplaintif.

« Je vais t’appeler Bob », dit mon maître.

Et le diable m’épuce si je n’aurais pas voulu à ce moment avoirdix queues à remuer pour manifester mon bonheur.

LA PAUME DE TOBIN

Un jour Tobin et moi on s’en va ensemble à Coney[2] parce qu’on avait quatre dollars à nousdeux et que Tobin avait besoin de distractions. C’était à cause deKatie Mahorner, sa bonne amie, de County Sligo, qui était perduedepuis bientôt trois mois qu’elle était partie pour l’Amérique avecdeux cents dollars d’économie, plus cent dollars qui provenaient dela vente d’un immeuble dont Tobin avait hérité – un joli cottageavec des cochons sur le Bog Shannaugh. Et depuis la lettre queTobin avait reçue, et dans laquelle elle disait qu’elle s’étaitmise en route pour venir le retrouver, Tobin n’avait plus jamaisentendu parler de Katie Mahorner. Il avait fait passer des annoncesdans les journaux, mais ça n’avait pas donné de résultats.

Alors, Tobin et moi, on s’en va tous les deux à Coney, dansl’espoir qu’un tour de manège et l’odeur des cacahuètes grilléespourraient le remonter un peu. Mais Tobin est une vraie tête debois, et le cafard colle à son crâne comme de la glu. Il grince desdents devant les derviches hurleurs, il envoie le cinéma à tous lesdiables, et, bien qu’il ne refuse jamais chaque fois que je luioffre à boire, il ricane d’un air insultant au théâtre de Guignol,et c’est tout juste s’il ne flanque pas une volée aux photographesqui insistent pour faire son portrait.

Alors je l’entraîne sur les allées en planches vers un autredistrict où les attractions sont un peu moins violentes. Arrivédevant une petite baraque de deux mètres sur trois, Tobin s’arrête,et je discerne une lueur un tantinet plus humaine dans sonregard.

« C’est ici, dit-il, que j’vais me distraire. J’vais faireexaminer la paume de ma main par la Miraculeuse Palmiste du Nil, etvoir si ce qui doit arriver arrivera. »

Tobin croit dur comme fer aux signaux cabalistiques et àl’existence du surnaturel dans la nature. Il a des convictionsillégales en son for intérieur, particulièrement en ce qui concerneles chats noirs, les nombres favorables et les prévisionsmétéorologiques des journaux.

Donc nous entrons dans le poulailler enchanté, qui a un aspectmystérieux composé de toile rouge et de mains symboliques, avec deslignes qui les traversent dans tous les sens, comme une carte dechemin de fer. L’enseigne au-dessus de la porte dit que c’est Mrs.Zozo, la Chiromancienne Égyptienne. À l’intérieur, nous trouvonsune grosse femme en robe de chambre rouge, avec des zérogliffes etdes salamandres brodées sur la devanture. Tobin donne ses dix centset tend l’une de ses mains – une main qui a l’air d’un sabot depercheron.

Mrs. Zozo s’en empare et la scrute, afin de s’assurer si c’estpour une entaille à la fourchette que le client est venu, ou pourse faire ferrer.

« Homme, dit cette Mrs. Zozo, l’art infaillible de laChiromancie supplante… »

Tobin l’interrompt d’un air digne.

« Pardon, qu’il dit, c’est pas su’la plante de mon piedqu’vous travaillez. Bien sûr c’est pas une beauté, mais c’est lapaume de ma main qu’vous tenez.

– La ligne de votre destin, reprend Madame, montre que vousavez été récemment la victime du mauvais sort. Et même que ce n’estpas fini. Votre mont de Vénus – à moins que ça ne soit uneenflure ?… – révèle que vous êtes amoureux. Votre existencevient d’être bouleversée à cause de votr’bonne amie.

– C’est à Katie Mahorner qu’elle fait allusion, murmureTobin d’une voix puissante en se tournant vers moi.

– Je vois, dit la Palmiste, un tas de soucis et detribulations dus à une personne que vous ne pouvez pas oublier. Jevois que les lignes de désignation indiquent la présence en son nomde la lettre K et de la lettre M…

– Hein ! me fait Tobin, t’entends ça ?

– Méfiez-vous, poursuit la linéamenteuse, d’un homme brunet d’une femme blonde ; car ils vous causeront du tracas. Vousferez prochainement un voyage sur l’eau et vous subirez une pertefinancière. Je vois aussi une ligne annonciatrice de bonne chance.Il y a un homme qui va traverser votre existence et vous porterabonheur. Vous le reconnaîtrez à son nez crochu.

– Est-ce que son nom n’est pas écrit aussi ? demandeTobin. Ça serait plus commode pour le saluer quand il s’présenterapour livrer le paquet d’veine…

– Son nom, dit la paumeuse d’un air pensif, ne se lit pasdans les lignes, mais celles-ci suggèrent que c’est un nom assezlong et qu’il contient la lettre O. C’est tout ce que je puis vousdire. Bonsoir. N’obstruez pas l’entrée.

– C’est merveilleux tout ce qu’elle sait », dit Tobintandis que nous nous dirigeons vers le quai d’embarquement.

Au moment où nous franchissons la grille au milieu d’une fouleépaisse, voilà qu’un nègre trop comprimé plante son cigare allumésur l’oreille de Tobin, et aussitôt il y a du grabuge. Tobin cognesur le nègre, les femmes se mettent à hurler, et c’est seulementgrâce à ma présence d’esprit que Tobin se trouve hors de la bagarreavant que la police arrive. Tobin est généralement dangereux quandil est plongé dans les distractions.

Sur le bateau qui nous ramène à New York, quand passe le garçonavec son plateau de bocks frais et mousseux, Tobin sent le besoinde refaire le plein du réservoir, et il fouille dans sa poche pouren extirper la monnaie, mais il trouve le domicile évacué :quelqu’un avait profité de la commotion générale pour luisubtiliser son argent. Alors nous sommes réduits à nous asseoir ausec, en écoutant les Dagos jouer du violon sur le pont. Si c’estpossible, Tobin paraît encore plus déprimé et plus impatient de sesmalheurs que quand nous sommes partis.

Sur une chaise, près de la rambarde, il y avait une jeune femmehabillée en polychrome, avec des cheveux couleur « pipe enécume de mer non culottée ». En passant près d’elle, Tobin luimarche sur le pied sans le faire exprès, et, toujours poli avec lesdames comme toutes les fois qu’il est un peu soûl, il s’excuse entirant son chapeau d’une manière chevaleresque et giratoire. Maisen faisant ça il heurte un poteau de la main, et le vent emporte lechapeau par-dessus bord.

Tobin retourne s’asseoir, et je commence à le regarder d’un œilméfiant, car ses malheurs deviennent un peu trop fréquents. Il estsujet, lorsque la malchance le poursuit ainsi, à des lubiesdésobligeantes ; telles que celle qui consiste à donner descoups de pied au premier monsieur bien habillé qu’il rencontre, ouencore à essayer de prendre le commandement du bateau.

Tout à coup, Tobin m’attrape le bras, l’air très excité.

« John, qu’il dit, sais-tu c’qu’on est en traind’faire ? On est en train d’faire un voyage surl’eau !

– Là, là, doucement ! dis-je. Tiens-toi un peu. Nousallons débarquer dans dix minutes.

– Regarde, reprend-il, la dame blonde sur le banc !…Et tu n’as pas oublié l’homme noir qui m’a brûlé l’oreille ?Et mon argent, un dollar soixante-cinq, est-ce qu’il n’est pasparti ? »

Je me dis qu’il ne fait qu’additionner ses catastrophes, afin detrouver une excuse à ses futures violences, selon la coutume deshommes, et je m’efforce de lui faire entendre que toutes ces chosesne sont que peccadilles.

« Écoute, dit Tobin, tu piges rien au don de prophétie niaux miracles de l’inspiration. Qu’est-ce que la paumière a ditqu’elle avait lu dans ma main ? Tout s’réalise devant nosyeux ! “Attention, qu’elle a dit, à un homme brun et à unefemme blonde, parce qu’ils vous donneront du tintouin !”Alors, qu’est-ce que tu fais de ce nègre ? C’est vrai que jelui ai rendu la monnaie, mais, est-ce qu’il n’était pas brun ?Et la petite femme à cause de qui que mon chapeau est tombé dansl’eau, y a-t-i’ plus blonde qu’elle ? Et mon argent, un dollarsoixante-cinq que j’avais dans ma poche quand on a quitté labaraque de tir – pffuitt ! – t’appelles pas ça une pertefinancière ? »

La façon dont Tobin présente les choses semble en effetcorroborer l’art de la prédiction, bien qu’à mon avis cesaccidents-là peuvent arriver à n’importe qui à Coney sans qu’onsoit forcé d’y impliquer la paumisterie.

Tobin se lève et fait le tour du pont en dévisageant fixementles passagers de ses petits yeux rouges. Je lui réclame uneinterprétation de ses mouvements. On ne sait jamais ce que Tobin adans l’esprit tant qu’il n’a pas commencé à le mettre àexécution.

« Tu devrais comprendre, dit-il, que j’suis en traind’travailler au salut promis par les lignes de ma main. Je cherchel’homme au nez crochu qui doit m’porter la veine. Y a qu’ça pour mesauver. Mais dis, John, as-tu jamais vu un sacré plus grand tas denez droits qu’ceux qu’y a sur ce bateau ? »

Il est neuf heures et demie du soir quand on débarque, et nousvoilà partis à pied dans la Vingt-Deuxième Rue, Tobin toujours sanschapeau.

Au premier carrefour, je repère un homme qui se tient sous leréverbère, et qui regarde la lune par-dessus le métro aérien. Ilest grand, correctement vêtu, et projette un cigare entre sesdents ; et je discerne avec émotion que son nez s’incurveviolemment du haut en bas, tel un serpent qui se tortille. Tobinl’aperçoit en même temps que moi, et je l’entends pousser un petitsoupir, comme celui d’un cheval à qui on vient d’enlever la selle.Il marche tout droit sur l’homme et je le suis.

« Salut bonsoir ! » fait Tobin.

L’homme décroche son cigare et retourne le compliment d’un airsociable.

« Voudriez-vous, demande Tobin, nous dire votre nom, pourqu’on jette un coup d’œil sur ses dimensions ? Ça s’pourraitbien qu’on doive absolument faire votr’connaissance.

– Mon nom, fait l’homme courtoisement, est Frieden-hausman– Maximus G. Friedenhausman.

– Y a bien la bonne distance ! dit Tobin. Est-ce queça s’écrit avec un O quelque part dans le sens de lalongueur ?

– En vérité, non ! dit l’homme.

– Est-ce que ça peut s’écrire avec un O ? demandeTobin que l’anxiété commence à gagner.

– Au cas où votre conscience, dit l’homme au nezcirconvoluté, ne serait pas familiarisée avec les idiomesétrangers, vous pourriez à la rigueur, si cela peut voussatisfaire, insinuer la lettre en question dans la syllabepénultième.

– Bon ! fait Tobin. Vous êtes en présence de JohnMalone et Daniel Tobin.

– Très honoré, dit l’homme en s’inclinant. Et maintenant,comme il m’est difficile de concevoir que vous ayez songé à donnerune petite soirée alphabétique au coin d’une rue, pourriez-vousm’expliquer pour quelle raison plausible vous êtes enliberté ? »

Tobin tente de proférer une sorte d’explication.

« C’est par les deux signes que vous exhibez, répond-il,d’après la lecture des lignes de ma plante par la grande PaumièreÉgyptienne, que vous avez été désigné par le Bon Sort pour contreravec un paquet de veine les chapelets de poisse enfilés par unnègre et une femme blonde qui allongeait ses jambes sur le pont dubateau, sans compter une perte financière d’un dollarsoixante-cinq, le tout accompli selon les règles du jeu. »

L’homme cesse de fumer et dirige ses regards sur moi.

« Avez-vous, qu’il demande, quelques amendements à apporterà cette assertion, ou en êtes-vous un aussi ? Je pensais,d’après votre configuration extérieure, qu’on vous l’avait confiéen garde.

– Rien à signaler, lui dis-je, sinon que, aussi vrai qu’unfer à sabot ressemble à un soulier de cheval, vous êtes levéritable article porte-veine annoncé par la main de mon ami.Sinon, eh bien il est possible que les lignes de la main de Dannysoient de travers, j’en sais rien.

– Ils le sont tous les deux, fait l’homme au nez crochu enjetant des deux côtés de la rue des regards en quête d’unpoliceman. Enchanté de vous avoir rencontrés. Bonnenuit. »

Là-dessus, il fourre son cigare dans sa bouche et traverse larue, d’un bon train. Mais Tobin s’agglutine à l’un de ses côtés, etmoi à l’autre.

« Quoi ! fait-il, en s’arrêtant sur le trottoiropposé, et en repoussant son chapeau en arrière. Vous mesuivez ? Je vous le répète, qu’il dit d’une voix puissante, jesuis très heureux d’avoir fait votre connaissance. Mais à présentil me serait agréable de me passer de vous. Je rentre à lamaison.

– Allez-y ! fait Tobin, qui s’appuie familièrementcontre l’homme. Rentrez à la maison. Je m’assoirai devant la portejusqu’à ce que vous sortiez demain matin. Car c’est à vous qu’ilappartient d’obvier à la malédiction du nègre, de la dame blonde etde la perte financière.

– C’est une étrange hallucination, dit l’homme en setournant vers moi, qu’il considère comme un lunatique moinsdangereux. Ne vaudrait-il pas mieux que vous le rameniez chezlui ?

– Écoutez, lui dis-je, Daniel est aussi raisonnable en cemoment qu’il ne l’a jamais été. Peut-être qu’il se trouvelégèrement désaxé par suite d’une absorption de boissonssusceptible de perturber ses esprits, plutôt que de les affermir.Mais il ne fait que suivre fidèlement le sentier légitime de sessuperstitions et présages, ainsi que j’vais vous l’expliquer.Hum ! »

Là-dessus, je lui relate les faits concernant la Femme Augure etcomment le doigt de la suspicion le désigne comme l’instrument dela bonne fortune.

« Et maintenant, dis-je en concluant, tâchez de comprendrema position dans cette bagarre. Je suis l’ami de mon ami Tobin,selon ma conviction présomptive. Il est toujours agréable d’êtrel’ami des riches, parce que ça rapporte ; ce n’est pas durd’être l’ami des pauvres, parce qu’on se sent tout gonflé degratitude et qu’on a son portrait affiché sur les murs avec un seaude charbon et un orphelin dans chaque main. Mais c’est une épreuveécrasante pour l’art de l’amitié que d’être l’ami fidèle d’un idiotde naissance. Et c’est mon cas, dis-je. Car à mon avis, en fait defortune, tout c’qu’on peut lire dans la paume de ma main y a étéimprimé par le manche d’un outil. Et, bien que vous soyez affublédu nez le plus crochu de New York, je doute qu’aucun marchand deprédilections puisse extraire cent sous de veine de vos glandeslactigènes – pardon monsieur ! Mais les lignes de la main deDanny vous ont désigné pour sûr, et je l’assisterai dans sonexpérience avec vous jusqu’à ce qu’il soit convaincu que vous êtesune nourrice sèche – excusez-moi. »

Là-dessus, l’homme se met tout à coup à éclater de rire. Ils’appuie contre un mur et rigole à perte de vue. Puis il nous donnedes claques dans le dos à Tobin et à moi ; et il nous prendpar le bras tous les deux :

« C’est ma faute ! qu’il s’écrie. Comment aurais-je pum’attendre à tomber, au coin d’une rue, sur quelque chose d’aussimerveilleux et splendide ? Un peu plus et je me montraisindigne du niveau des circonstances. À quelques pas d’ici, dit-il,se trouve un petit café confortable et propice à l’ébattement desidiosyncrasies. Allons-y boire un coup tout en discutantl’inefficacité du catégorique. »

Ayant ainsi parlé, il nous entraîne, Tobin et moi, dans la salledu fond d’un bistrot, commande les consommations et pose l’argentsur la table. Il nous contemple, Tobin et moi, comme si nous étionsses deux frères, et nous offre à chacun un cigare.

« Apprenez, dit l’homme du Destin, que la voie que j’aichoisie pour cheminer dans l’existence s’intitule littéraire. Jevagabonde la nuit à la recherche d’idiosyncrasies dans les masseset de vérités dans les cieux. Lorsque vous m’abordâtes, j’étais entrain de contempler le chemin de fer aérien dans sa conjonctionavec le principal luminaire du firmament. Le rapide véhiculereprésente l’art et la poésie ; la lune n’est qu’un corpsaride et fastidieux animé d’un banal mouvement giratoire. Mais cesont là des opinions personnelles, car, en littérature, lespropositions sont généralement interverties. C’est mon espoird’écrire un jour un livre pour expliquer les choses étranges quej’ai découvertes dans la vie.

– Vous allez me mettre dans un livre ? fait Tobindégoûté. Me mettre dans un livre, moi ?

– Non, dit l’homme, vous ne tiendriez pas sous lacouverture. Pas encore. La seule chose que je puisse faire pour lemoment est de goûter solitairement la jouissance que votre présencem’infuse, car il est encore trop tôt pour vous permettre de fairecraquer les entournures de la typographie. Imprimé, vous auriezl’air outrageusement fantastique et irréel. C’est moi tout seulqui, temporairement, siroterai cette coupe de joie. Mais je vousremercie, amis : je vous suis vraiment fort obligé.

– Votr’bagout, dit Tobin en soufflant dans la mousse debière et en frappant du poing sur la table, me fait mal au grandsynthétique. C’est du bonheur que j’devais récolter dans lesvirages de votr’nez, mais vous êtes aussi stérile qu’une baguettede tambour. Avec vos roucoulades sur les bouquins, vous me faitesl’effet du vent qui souffle à travers une fente. Et j’serais toutprêt d’penser que la paume de ma main a menti s’il n’y avait pas eul’histoire du nègre et de la dame blonde, et…

– Peuh ! fait l’homme, vous laisserez-vous égarer parla physionomie ? Mon nez fera ce qu’il pourra dans la mesurede ses moyens et dimensions. Allons ! faisons remplir cesverres : il est bon de tenir au frais les idiosyncrasies, carelles sont sujettes à se détériorer sous l’action d’une atmosphèremorale trop aride. »

Et le spécialiste en littérature prouve son identité, à monavis, en payant joyeusement toutes les consommations – le capitalde Tobin et le mien ayant été épuisés par les prédictions. MaisTobin paraît vexé, et il boit d’un air sombre, tandis que le rougecommence à lui monter aux yeux.

Comme il va être onze heures, nous sortons enfin et nous voilàtous les trois sur le trottoir. Alors l’homme nous informe qu’illui faut rentrer chez lui, et il nous invite, Tobin et moi, àl’accompagner. À deux blocs de là, nous arrivons dans une ruetransversale bordée d’une enfilade de maisons en briques, presquetoutes pareilles avec leur perron d’une altitude élevée et leurgrille en fer inouvragé. L’homme s’arrête devant l’une d’elles et,levant la tête, constate que les fenêtres des étages supérieurs nesont pas éclairées.

« C’est mon humble demeure, dit-il, et je commence àdiscerner, à certains signes infaillibles, que mon épouse s’estplongée dans le sommeil. Aussi vais-je courir le risque d’unepetite aventure hospitalière. Faites-moi le plaisir de vousintroduire dans la pièce du rez-de-chaussée, où nous allons casserla croûte en l’arrosant de rafraîchissements idoines. Il y a du bonpoulet froid, du fromage et quelques bouteilles de bière. Pénétrez,je vous en prie, et régalez-vous, je vous dois bien ça, car vousm’avez ducalement diverti. »

L’appétit et la conscience de Tobin et de moi-même s’accordentric-rac avec la proposition, bien que ce soit un coup dur pour lessuperstitions de Danny de constater que toute la bonne fortunepromise par les lignes de sa main se réduit à un souper froidarrosé de bière.

« Descendez là, dit l’homme au nez crochu. Je vais entrerpar la porte d’en haut et je viendrai vous ouvrir. Je vais,poursuit-il, dire à la nouvelle petite bonne que nous avons depuistrois mois, de vous faire un bon café que vous prendrez avant departir. Elle fait vraiment du bon café, pour une fille qui débarqueà peine de la campagne. Entrez, dit l’homme ; et je vais vousfaire descendre le jus par Katie Mahorner. »

LE COMTE ET L’INVITÉ

Un soir qu’Andy Donovan entrait dans la salle à manger de sapension de famille de la Deuxième Avenue, Mrs. Scott le présenta àune nouvelle pensionnaire, Miss Conway. Miss Conway était petite etdiscrète. Elle portait une robe brune très simple, et concentraittout son intérêt, d’ailleurs languissant, sur son assiette. Elleleva ses cils d’un air timide et jeta un coup d’œil sagace etjudicieux sur Mr. Donovan, puis murmura poliment le nom de celui-ciet retourna à son mouton. Mr. Donovan s’inclina avec la grâce et lesourire rayonnant qui étaient en train de lui gagner rapidement del’avancement dans la société, dans les affaires et dans lapolitique, puis il effaça la robe brune des tablettes de saconsidération.

Quinze jours plus tard, Andy était assis sur les marches duperron, en train de fumer un cigare. Un léger froufrou se fitentendre derrière lui ; Andy tourna la tête et eut la têtetournée.

Miss Conway venait de franchir la porte. Elle portait une robede crêpe de Chine noir. Son chapeau était noir, et un voile légercomme une toile d’araignée flottait et voltigeait sur son épaule.Elle s’arrêta en haut du perron et mit des gants de soie noire.Elle n’avait pas sur elle une seule tache de blanc ni de couleur.Sa riche chevelure dorée, à peine ondulée, était tirée en arrièreet se nouait sur son cou en une masse lisse et brillante. Sonvisage était plutôt simple que joli, mais pour le moment il étaitilluminé et rendu presque beau par ses larges yeux gris quiregardaient le ciel par-dessus les maisons de l’autre côté de larue, avec une expression de la plus émouvante tristesse et de laplus troublante mélancolie.

Notez bien l’idée, jeunes filles : tout en noir, en crêpede Chine noir, tout en noir et avec ce triste regard lointain, etces cheveux brillants sous le voile noir (il faut être blonde pourça, bien entendu) et avec ça, essayez de prendre un air qui suggèrequ’une promenade dans le parc vous ferait du bien quoique votrejeune existence ait été flétrie juste au moment où elle était surle point de franchir d’un bond joyeux le seuil de la vie ;tâchez de vous trouver sur le seuil de la porte au bon moment, et…vous les aurez à tous les coups. Mais comme il est cruel et cyniquede ma part de parler ainsi de ses vêtements de deuil !

Mr. Donovan inscrivit de nouveau instantanément Miss Conway surles tablettes de sa considération. Il jeta le mégot de son cigarequi pourtant aurait pu durer encore huit bonnes minutes, ettransféra rapidement son centre de gravité sur la ligne verticalepassant par ses souliers de box-calf havane.

« Quelle belle soirée, Miss Conway ! » dit-il. Sil’Office météorologique avait entendu le ton assuré et emphatiqueavec lequel il prononça ces mots, ledit Office n’aurait pas manquéde hisser le drapeau blanc en haut du mât.

« Oui, répliqua Miss Conway avec un soupir, pour ceux dumoins qui peuvent encore la goûter. »

Immédiatement, Mr. Donovan, du fond de son cœur, se mit àmaudire le beau temps. Cruel beau temps ! Il aurait dûpleuvoir, venter, grêler et neiger pour que l’atmosphère concordâtavec les dispositions d’esprit de Miss Conway.

« J’espère qu’aucun de vos parents… j’espère que… que vousn’avez pas perdu… quelqu’un ? demanda Mr. Donovan.

– La mort m’a ravi, répondit Miss Conway en hésitant unpeu, non pas un parent, mais quelqu’un qui… mais je ne veux pasvous importuner avec mes chagrins, Mr. Donovan.

– Importuner ! répliqua Mr. Donovan avec indignation.Oh ! dites, Miss Conway, je serais ravi… je veux dire jeserais navré… enfin c’est-à-dire, je suis sûr que personne nepourrait sympathiser avec vous plus sincèrement que moi. »

Miss Conway lui accorda un petit sourire. Un petit sourire quiétait encore plus triste que sa gravité précédente.

« Riez, dit-elle, et le monde rira avec vous ;pleurez, et il rira de vous. Il y a longtemps, Mr. Donovan, quej’ai appris à connaître ce proverbe. Je n’ai ni amis niconnaissances dans cette ville. Mais vous avez été aimable avecmoi. Je l’apprécie grandement. »

Il lui avait passé deux fois le poivre à table !

« C’est dur d’être seule à New York, pour sûr, dit Mr.Donovan. Mais vous savez quand le vieux petit patelin se déballe etdevient cordial, il n’y a rien qui peut l’arrêter. Dites, si vousfaisiez un petit tour dans le parc, Miss Conway, ne croyez-vous pasque ça pourrait chasser vos papillons noirs, et si vous vouliez mepermettre…

– Merci, Mr. Donovan. Je serai heureuse d’accepter votreproposition, si vous pensez pouvoir trouver de l’agrément à lacompagnie d’une jeune femme dont le cœur est rempli detristesse. »

Ils franchirent les grilles du vieux petit parc des faubourgs oùles élus des siècles précédents venaient autrefois prendre l’air,et s’assirent sur un banc dans une allée tranquille.

Il y a une différence fondamentale entre le chagrin de lajeunesse et celui des vieillards ; la jeunesse fait participerles autres à son chagrin et celui-ci s’en allège d’autant ;les vieillards peuvent le communiquer autant qu’ils veulent, leurchagrin reste le même.

« C’était mon fiancé, avoua Miss Conway au bout d’uneheure. Nous devions nous marier au printemps prochain. Ne croyezpas surtout que je cherche à vous bluffer, Mr. Donovan, maisc’était un vrai comte. Il avait une propriété et un château enItalie. Il s’appelait Fernando Mazzini. Je n’ai jamais vu quelqu’unqui lui arrivât à la cheville pour l’élégance. Papa fit desdifficultés, naturellement, et un jour nous nous sauvâmes. Maispapa nous rattrapa et nous ramena à la maison. J’avais une peurfolle que papa et Fernando ne se battissent en duel. Papa a uneaffaire de camionnage à Pekipsee, vous savez.

« Finalement, papa consentit et dit que nous pourrions nousmarier au printemps prochain. Fernando lui montra des preuves deson titre et de sa fortune et puis il partit pour l’Italie pourfaire préparer le château. Papa est très fier, et lorsque Fernandovoulut lui donner plusieurs milliers de dollars pour mon trousseau,papa le traita du haut en bas, que c’en était pénible. Il ne voulutmême pas me laisser accepter une bague ni le moindre présent delui. Et lorsque Fernando s’embarqua, je partis pour la ville ettrouvai une place de caissière dans une confiserie.

« Il y a trois jours, je reçus une lettre d’Italie que l’onm’avait fait suivre de Pekipsee et qui m’apprenait que Fernandoavait été tué dans un accident de gondole.

« C’est pourquoi je suis en deuil. Mon cœur, Mr. Donovan,restera pour toujours dans son tombeau. Je crois que jesuis une bien pauvre compagnie, Mr. Donovan, mais je ne puis plusm’intéresser à personne. Je ne voudrais pas vous priver de lagaieté ni de vos amis qui peuvent encore sourire et vous distraire.Peut-être préférez-vous que nous rentrions maintenant à lamaison ? »

Et maintenant, jeunes filles, si vous voulez voir un jeune hommese précipiter sur la pelle et la pioche, vous n’avez qu’à lui direque votre cœur est dans le tombeau d’un autre type. Les jeunes genssont des détrousseurs de tombeaux par nature. Demandez à n’importequelle veuve. Que voulez-vous ! Il faut bien faire quelquechose pour rendre aux anges en crêpe de Chine noir et aux yeuxhumides de larmes ce viscère indispensable aux opérations futures.Les hommes morts perdent à tous les coups !

« Je suis terriblement navré, répliqua Mr. Donovandoucement. Non, ne rentrez pas encore maintenant. Et ne dites pasque vous n’avez pas d’amis dans cette ville, Miss Conway. Je lerépète, je suis terriblement navré et je voudrais vous persuaderque je suis votre ami et que… et que je suis terriblementnavré.

– J’ai son portrait ici dans un médaillon, dit Miss Conway,après avoir essuyé ses yeux avec son mouchoir. Je ne l’ai jamaismontré à personne, mais je vais vous le montrer, Mr. Donovan, parceque je crois que vous êtes un véritable ami. »

Mr. Donovan contempla longtemps et avec beaucoup d’intérêt laphotographie incrustée dans le médaillon que Miss Conway venaitd’ouvrir pour lui. Le visage du comte Mazzini ne pouvait manquerd’attirer l’attention. C’était un visage poli, intelligent,brillant, presque beau, le visage d’un homme fort et joyeux quipouvait parfaitement devenir un conducteur d’hommes.

« J’en ai un plus grand que j’ai fait encadrer dans machambre, dit Miss Conway. Je vous le montrerai en rentrant. C’esttout ce qui me reste pour me rappeler Fernando. Mais il seratoujours présent dans mon cœur, c’est une certitude. »

Une tâche subtile se proposait maintenant à Mr. Donovan :c’était de supplanter le comte infortuné dans le cœur de MissConway. Son admiration pour elle l’y détermina aussitôt. Maisl’ampleur de l’entreprise ne semblait pas trop peser sur sonesprit. Le rôle qu’il assuma fut celui de l’ami sympathique maisjoyeux ; et il le joua avec tant de succès qu’une demi-heureplus tard, ils étaient en train de causer pensivement devant deuxpetits pots de crème glacée, bien que la tristesse n’eût pasdiminué dans les larges yeux gris de Miss Conway.

Ce soir-là, au moment de lui souhaiter bonne nuit, elle se mit àgrimper rapidement les escaliers et en rapporta bientôt le portraitencadré enveloppé avec amour dans une écharpe de soie blanche. Mr.Donovan le contempla avec des yeux inscrutables.

« Il me l’a donné le soir de son départ pour l’Italie, ditMiss Conway. C’est d’après celui-ci que j’ai fait faire le petitqui est dans le médaillon.

– Un bel homme, dit Mr. Donovan cordialement. Et… est-ceque ça vous plairait, Miss Conway, de me faire le plaisird’accepter que je vous emmène à Coney dimancheprochain ? »

Un mois plus tard, ils annoncèrent leurs fiançailles à Mrs.Scott et aux autres pensionnaires. Miss Conway continuait de porterle deuil.

La semaine suivante, ils étaient assis un soir dans le petitparc où les ombres des feuilles agitées par la brise dansaient sureux au clair de lune. Ce jour-là, Donovan n’avait cessé d’exhiberun visage sombre et préoccupé, et ce soir même, il était sitaciturne que les lèvres de l’amour ne purent retenir pluslongtemps la question que le cœur de l’amour voulait poser.

« Qu’y a-t-il, Andy, vous avez l’air si maussade etsolennel ce soir ?

– Rien, Maggie.

– Si, il y a quelque chose. Qu’est-ce que c’est ?C’est la première fois que je vous vois comme ça. Parlez !

– Oh ! ce n’est pas grand-chose, Maggie.

– Si, c’est quelque chose qui vous tracasse et je veuxsavoir ce que c’est. Ah ! peut-être est-ce une autre jeunefille à laquelle vous pensez ? Très bien. Pourquoin’allez-vous pas la chercher ? Enlevez votre bras, etlaissez-moi, s’il vous plaît !

– Eh bien, je vais vous le dire, répondit Andyphilosophiquement, mais je crois que vous ne comprendrez pas trèsbien. Vous avez entendu parler de Mr. Mike Sullivan, n’est-cepas ? Le grand Mike comme on l’appelle.

– Non, répondit Maggie. Et je n’ai pas envie d’en entendreparler, si c’est lui qui vous fait agir comme cela. Quiest-ce ?

– C’est le plus grand homme de New York, répondit Andy d’unton respectueux. Il peut faire à peu près tout ce qu’il veut avecTammany ou avec n’importe quelle autre organisation politique. Ilest aussi grand qu’une montagne et aussi large qu’East River.Essayez un peu de dire du mal de Big Mike Sullivan et vous aurez unmillion d’hommes sur le dos en moins de deux secondes. L’autrejour, il est allé faire un tour sur le vieux continent et les roisse sont sauvés dans leurs trous comme des lapins.

« Eh bien Big Mike est un de mes amis. Je ne suis encorequ’un tout petit bonhomme dans le quartier pour ce qui est del’influence politique, mais Mike est un aussi bon ami pour un petitbonhomme ou pour un pauvre homme que pour un grand. Je l’airencontré aujourd’hui dans le Bowery et… qu’est-ce que vous croyezqu’il a fait ? Il se lève et vient me serrer la main. “Andy,me dit-il, j’ai l’œil sur vous. Vous avez fait du bon boulot dansvotre quartier et je suis fier de vous. Venez boire un coup avecmoi.” Là-dessus, il prend un cigare et je prends un whisky. Et jelui dis que je vais me marier dans quinze jours. “Andy, me dit-il,envoyez-moi une invitation et je viendrai à votre mariage.” Voilàce que Big Mike m’a dit ; et il fait toujours ce qu’ildit.

« Vous ne comprenez pas ça, Maggie, mais je me feraiscouper une main pour être sûr d’avoir Big Mike Sullivan à notremariage. Ce serait le jour le plus fier de mon existence. LorsqueMike assiste au mariage d’un homme, eh bien, cet homme-là est lancédans la vie pour toujours. Alors, c’est pourquoi peut-être j’ail’air un peu soucieux ce soir.

– Pourquoi ne l’invitez-vous pas, alors, s’il est siépatant que ça ? demanda Maggie.

– Il y a une raison qui m’en empêche, répondit Andytristement, il y a une raison pour qu’il ne puisse pas être là. Neme demandez pas ce que c’est, car je ne peux pas vous le dire.

– Oh ! je m’en fiche, répondit Maggie, c’est quelquechose qui concerne la politique, sûrement ; mais ce n’est pasune raison pour me faire la moue.

– Maggie, répliqua Andy après un instant de silence, est-ceque vous m’aimez autant que… que vous aimiez le comteMazzini ? »

Il attendit longtemps, mais Maggie ne répondait pas. Et alors,tout à coup, elle laissa tomber sa tête sur son épaule et se mit àpleurer ; toute secouée de sanglots, elle serrait avec forcele bras d’Andy et arrosait de larmes son propre crêpe de Chinenoir.

« Allons, allons, allons ! fit Andy doucement,oubliant ses soucis personnels. Qu’est-ce qu’il y amaintenant ?

– Andy, fit Maggie au milieu de ses sanglots, je… je vousai menti. Et vous… vous ne voudrez plus m’épouser. Vous ne… vous nem’aimerez plus, mais je sens qu’il faut tout… vous dire. Andy, iln’y a jamais eu de… de comte Mazzini. Je n’ai jamais eu de rupinqui m’ait fait la cour, mais toutes mes camarades en avaient etelles parlaient d’eux tout le temps, et… les autres types les enaimaient davantage pour ça. Et puis, Andy, j’ai l’air si chic ennoir, n’est-ce pas ? Alors, voilà, en passant devant lavitrine d’un magasin, j’ai vu cette photo et je l’ai achetée. Etj’en ai fait faire une réduction pour mon médaillon. Et j’aiinventé toute cette histoire au sujet du comte et de sa mort afinque je puisse porter du noir. Et personne ne peut aimer unementeuse et vous allez me laisser tomber Andy et j’en mourrai dehonte. Oh ! je n’ai jamais aimé personne que vous. Voilàtout.

Mais au lieu de la repousser, Andy se contenta de la serrer plusfortement dans ses bras. Elle leva les yeux et s’aperçut que levisage d’Andy était redevenu clair et souriant.

« Pourriez-vous… pourriez-vous me pardonner,Andy ?

– Pour sûr ! répliqua Andy, y a pas de mal dans toutça. Que le comte retourne à son cimetière ! Vous avez toutarrangé, Maggie. J’espérais bien que vous feriez ça avant le jourdu mariage, sacrée Maggie !

– Andy, dit Maggie avec un sourire un peu timidelorsqu’elle fut assurée de son pardon, est-ce que… est-ce que vousavez cru toute cette histoire du comte Mazzini ?

– Oh ! pas précisément, répliqua Andy en fouillantdans sa poche pour attraper un cigare. Parce que, voyez-vous, c’estle portrait de Big Mike Sullivan que vous avez dans votremédaillon ! »

UN SERVICE D’AMOUR

Quand on aime son Art, aucun service ne semble trop dur. C’estlà notre prémisse. Cette histoire en tirera une conclusion etdémontrera en même temps que la prémisse est fausse. Ce sera unenouveauté en logique, ainsi qu’une performance littérairelégèrement plus âgée que la Grande Muraille de Chine.

Lorsque Joe Larrabee émergea des plaines marécageuses du MiddleWest, le génie de l’art pictural palpitait en lui. À six ans, ilavait déjà perpétré un tableau représentant un citoyenproéminent de la ville qui passe rapidement devant la pompe àincendie. Cet essai fut encadré et suspendu dans la vitrine dela pharmacie paternelle, entre le collier de marronsantirhumatismal et le fœtus de babiroussa conservé dans l’alcool. Àvingt ans, Joe partit pour New York avec une cravate flottante etun capital en cale sèche.

Delia Carruthers accomplissait de tels prodiges sur l’uniquepiano d’une petite ville du Sud que ses parents réunirent undemi-octave de dollars et l’envoyèrent dans le « Nord »pour s’y perfectionner. Ils ne purent jamais la voir… maisn’anticipons pas.

Delia et Joe se rencontrèrent dans un atelier où un certainnombre d’étudiants (beaux-arts et musique) s’étaient aggloméréspour discuter du « chiaroscuro », de Wagner, del’harmonie, de Rembrandt, de Waldteufel, de papier peint, de Chopinet du contrepoint malgache.

Delia et Joe tombèrent amoureux l’un de l’autre, et convolèrentpresque aussitôt en justes noces ; car (voir plus haut) quandon aime son Art, aucun service ne semble trop dur.

Mr. et Mrs. Larrabee se mirent en ménage dans un petitappartement. C’était un logement assez retiré, quelque chose commele la dièse qui se trouve à l’extrémité gauche du clavier.Et ils étaient heureux, car chacun d’eux possédait à la fois sonart et son amour. Et si j’ai un conseil à donner au jeune hommeriche, c’est de vendre bien vite tout ce qu’il a et de donnerl’argent au pauvre (concierge) pour acquérir le privilège de vivredans un petit appartement avec son Art et sa Delia.

Tous les humbles locataires vous diront comme moi que seuls ilsconnaissent le vrai bonheur. Si un foyer est heureux, il ne serajamais trop exigu ; dût-on renverser le buffet pour en faireun billard, transformer la cheminée en baignoire de marbre, muer lebureau République en chambre d’amis et le piano en table detoilette, dussent même les quatre murs se toucher, qu’importe sivotre Delia et vous êtes restés à l’intérieur ! Tandis qu’avecun grand appartement, long et large, il en est toutautrement ; alors, il vous faut entrer par les portes de fer,accrocher votre chapeau à la chapelle de Guillaume Tell, votre capeau cap Horn, et sortir finalement par le Labrador.

Joe étudiait la peinture dans la classe du Grand Magister, sirenommé pour l’obscurité de ses leçons, la clarté de ses honoraireset le clair obscur de ses fonctions. Quant à Delia, elle étaitl’élève de Rosenstock, le plus réputé des ravageurs declaviers.

Ils furent très heureux, tant que dura leur argent. C’est le casde tous ceux… mais je ne veux pas faire preuve de cynisme. Leursbuts respectifs étaient parfaitement clairs et définis. Joe devaitse trouver en mesure très rapidement de produire des tableaux quiprovoqueraient dans son atelier une ruée et une mêlée farouchesd’acheteurs caractérisés par un certain âge, des favoris blancsclairsemés et un portefeuille obèse. Delia, de son côté, dans lemême temps record, allait se familiariser si profondément avec laMusique, qu’il lui serait aussitôt permis de se montrer dédaigneuseenvers Elle, si bien que, les jours où la location pour le concertne serait pas satisfaisante, la grande artiste n’hésiterait pas unquart de seconde à s’offrir à la fois un rhume et un homardthermidor en cabinet particulier, qui la retiendraient (tous lesdeux) loin de la scène.

Mais, à mon avis, tout cela ne valait pas l’existencequotidienne dans le douillet petit logis, les ardentes et profusescauseries du soir, à la sortie des « classes », lesdîners exquis dans une confortable intimité, les frais et légersbreakfasts, l’exposé de leurs mutuelles ambitions, qu’il fallait àtoute force concilier ensemble, sous peine de rejet catégorique,les encouragements et les inspirations qu’ils se donnaient l’un àl’autre, sans compter (excusez mon matérialisme) les olivesfourrées et les sandwichs au fromage à onze heures du soir.

Mais au bout de quelque temps, l’Art se mit à flancher. Ce sontdes choses qui arrivent, hélas ! aussi bien à l’Art qu’à laprospérité, aux favoris du Derby et à l’enthousiasme populaire.Pour parler comme le vulgaire, c’est un cas de « il en sorttoujours et il n’en rentre jamais ». Plus d’argent pour payerles honoraires, à la fois clairs et toniques, de Mr. Magister et deHerr Rosenstock. Quand on aime son Art, aucun service ne sembletrop dur. Aussi Delia décida-t-elle qu’il lui fallait donner desleçons de musique afin de pouvoir continuer à faire bouillir lamarmite.

Dès le lendemain, elle s’élança bravement à la pêche aux élèves.Le soir du troisième jour, elle rentra au nid tout épanouie deravissement.

« Joe chéri ! s’écria-t-elle joyeusement, j’ai uneélève ! Et dans une famille épatante ! C’est la fille dugénéral A. B. Pinkney, dans la Soixante et Onzième Rue. Quellemagnifique demeure, Joe ! Si tu voyais cette ported’entrée ! Je crois que tu appelles ça le style by…byzantin ?… Et l’intérieur ! Oh ! Joe, je n’aiencore jamais rien vu de pareil. Mon élève s’appelle Clémentine. Jel’aime déjà tendrement. C’est une petite chose menue et délicate,elle s’habille toujours en blanc ; et des manières si douceset si simples ! Elle n’a que dix-huit ans. Je dois lui donnertrois leçons par semaine, à… à… devine, Joe !… À cinq dollarsla leçon ! Je suis ravie ! Encore deux ou trois élèvescomme ça et je pourrai reprendre mes cours chez Rosenstock.Allons ! ne fronce plus les sourcils, chéri, et mettons-nous àtable.

– C’est très joli, tout ça, ma Delia, dit Joe en assaillantune boîte de conserve au moyen d’un marteau et d’un tournevis, maisqu’est-ce que je deviens, moi, dans cette affaire ? Tu nepenses pas que je vais te laisser donner des leçons pendant que jeserai en train de papillonner dans les hautes sphères du grandArt ? Jamais ! J’en jure par les métacarpes de BenvenutoCellini ! J’estime que je suis bien capable de vendre desjournaux ou de poser des pavés, et de récolter aussi quelquesdollars. »

Delia vint se suspendre à son cou.

« Joe chéri, tu es stupide. Il faut que tu continues tesétudes. Ce n’est pas comme si j’avais abandonné ma musique pour unautre genre de travail. En enseignant, je ne cesse pas d’apprendre.Je reste avec ma musique. Et nous pourrons vivre aussi heureux quedes millionnaires avec quinze dollars par semaine. Pas questionpour toi de quitter Mr. Magister.

– Comme tu voudras, dit Joe en attrapant le plat bleu defaïence destiné à recevoir les petits pois. Mais je suis navré depenser que tu vas donner des leçons. Ce n’est pas de l’Art.Enfin ! c’est chic de ta part, ma Delia, et je t’en remercie…de tout mon cœur.

– Quand on aime son Art, aucun service ne semble trop dur,dit Delia.

– Mr. Magister, dit Joe, m’a fait des compliments au sujetde mon ciel, tu sais, celui des esquisses que j’ai faites l’autrejour dans le parc. Et Tinkle m’a autorisé à en exposer deux dans savitrine. J’arriverai peut-être à en vendre une si le client idoinevient à passer par là.

– J’en suis sûre ! fit Delia, avec une exquiseconviction. Et maintenant, rendons grâces au général Pinkney et àson rôti de veau. »

Durant toute la semaine suivante, les Larrabee prirent leurpetit déjeuner de bonne heure. Joe parlait avec enthousiasme des« effets d’aurore » qu’il capturait dans CentralPark ; aussi Delia l’expédiait-elle tous les matins à septheures après l’avoir abondamment embrassé, choyé, encouragé, et…sustenté. L’Art est une source d’inspirations séductrices. Il étaitrare que Joe rentrât avant sept heures du soir.

À la fin de la semaine, Delia, d’un air heureux, fier etharassé, jeta triomphalement trois billets de cinq dollars sur lapetite table de la petite salle à manger.

« Clémentine, dit-elle – et sa voix trahissait une certainelassitude – me donne parfois du souci. Je crains qu’elle nes’exerce pas suffisamment. Il faut lui répéter cent fois les mêmeschoses. Et puis cette manie de s’habiller toujours en blanc finitpar devenir monotone. Mais heureusement le général Pinkney est unamour ! Je souhaite que tu le rencontres un jour, Joe.Quelquefois, lorsque je suis au piano avec Clémentine, il entre(c’est un veuf, tu sais) et il reste là, près de nous, en tirant sabarbiche blanche. “Et comment marchent les doubles croches et lestriples croches ?” nous demande-t-il. Si tu voyais les lambrisde ce salon, Joe ! Et ces portières en astrakan !Clémentine a une drôle de petite toux. J’espère qu’elle est plusforte qu’elle n’en a l’air. Oh ! je me suis vraiment attachéeà elle, tellement elle est gentille et bien élevée. Le frère dugénéral Pinkney a été ambassadeur en Bolivie, tu sais. »

Et alors, avec l’air d’un Monte-Cristo, Joe exhiba quatrebillets de banque formant un total indiscutablement légal dedix-huit dollars, et les étala à côté de ceux de Delia.

« Vendue l’aquarelle de l’obélisque à un type de Peoria,annonça-t-il magistralement.

– Non, sans blague ! s’écria Delia. DePeoria ?

– Tout du long. Dommage que tu ne l’aies pas vu, Dele. Ungros type, avec un cache-nez en laine, et un cure-dents aux lèvres.Il avait vu la toile dans la vitrine de Tinkle, et tout d’abord ilavait cru que ça représentait un moulin à vent. Mais il a été trèschic, et il l’a achetée tout de même. Il m’en a commandé une autre,qu’il veut emporter lui-même, une vue de la gare des marchandisesde Lackawanna, et à l’huile encore. Des leçons de musique !Peuh ! Le vieil Art est toujours un peu là !

– Je suis si heureuse que tu aies pu continuer tapeinture ! fit Delia cordialement. Tu es obligé de réussir,mon chéri. Trente-trois dollars ! C’est la première fois quenous avons autant d’argent à dépenser. Aussi, ce soir, nous nousoffrirons des huîtres.

– Et du filet mignon aux champignons, dit Joe. Où est lafourchette à olives ? »

Le samedi soir suivant, Joe rentra le premier à la maison, posases dix-huit dollars sur la table et se hâta de laver ses mains,qui semblaient fortement enduites de peinture noire. Sans doute yavait-il beaucoup de fumée ce jour-là tandis que Joe travaillait àla « gare des marchandises ».

Une demi-heure plus tard survint Delia, la main droite toutemmitouflée d’un tas de chiffons et de bandages.

« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » demanda Joe enl’embrassant.

Delia se mit à rire, mais le cœur n’y était pas.

« Oh ! ça ? expliqua-t-elle. Figure-toi queClémentine voulut absolument nous faire manger des fondues après saleçon. Quelle drôle de petite femme ! Des fondues à cinqheures de l’après-midi. Le général était là. Si tu l’avais vucourir pour aller chercher les tartines, Joe ! On n’auraitjamais cru qu’il y avait des domestiques dans la maison. Tu saisque Clémentine est d’une santé délicate ; elle était trèsnerveuse aujourd’hui. En voulant me servir une fondue toutefumante, elle la renversa sur ma main et mon poignet. Ça m’a faittrès mal, Joe. La petite était bouleversée. Quant au généralPinkney – Oh ! Joe, le pauvre vieux faillit en devenirfou ! Il se précipita au rez-de-chaussée et envoya quelqu’un,l’homme qui entretient la chaudière du chauffage central, je crois,chez le pharmacien chercher de l’huile et… et des chiffons pourfaire un pansement. Ça me fait moins mal maintenant.

– Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda Joe, en prenanttendrement la main malade et en tirant sur des franges blanches quiémergeaient du bandage.

– Ça ? dit Delia. C’est… c’est… de la charpie, tusais, sur laquelle on a mis l’huile. Joe, est-ce que tu auraisvendu la deuxième toile ? »

Elle avait vu l’argent sur la table.

« Si je l’ai vendue ? dit Joe. Demande un peu au typede Peoria ! Je lui ai livré sa gare aujourd’hui, et maintenantvoilà qu’il a envie d’un autre paysage et d’une vue de l’Hudson. Àquelle heure ta main a-t-elle été brûlée cet après-midi,Delia ?

– Cinq heures, je crois, fit Delia plaintivement. Le fer…je veux dire la fondue est sortie du feu à peu près à cetteheure-là. Si tu avais vu le général Pinkney, Joe, quand…

– Assieds-toi un peu ici, Dele », fit Joe.

Il l’attira sur le lit, s’assit auprès d’elle et la prittendrement par les épaules.

« Qu’est-ce que tu as fait pendant ces deux dernièressemaines, Delia ? » demanda-t-il.

Elle essaya de crâner pendant quelques instants, les yeuxdébordant d’amour, et d’obstination, murmura vaguement deux outrois phrases où il était question du général Pinkney ; etpuis soudain baissa la tête et laissa s’épancher ses larmes en mêmetemps que la vérité.

« Je n’arrivais pas à trouver d’élèves, avoua-t-elle, et jene pouvais pas me résigner à te voir abandonner la peinture. Alorsj’ai fini par me faire embaucher dans cette grande blanchisserie dela Vingt-Quatrième Rue. Et… et comment trouves-tu mon invention dugénéral Pinkney et de Clémentine, Joe ? Alors cet après-midi,quand une de mes camarades de l’atelier eut posé par mégarde sonfer brûlant sur ma main, je me creusai la cervelle tout le long duchemin pour imaginer cette histoire de fondue. Tu n’es pas fâché,dis, Joe ? Et puis, si je n’avais pas travaillé là, tun’aurais peut-être pas vendu tes toiles à ce type de Peoria.

– Il n’était pas de Peoria, dit Joe lentement.

– Peu importe d’où il sortait. Tu es épatant, monJoe ! Et… embrasse-moi, Joe ! Et… dis, Joe, qu’est-ce quia pu te faire soupçonner que je ne donnais pas de leçons àClémentine ?

– Je n’en avais jamais douté, dit Joe, avant ce soir. Etpeut-être aurais-je continué à le croire, si, cet après-midi, dansla salle des machines, on n’était pas venu me demander de l’huileet des chiffons pour une ouvrière qui s’était brûlé la main en hautavec un fer. C’est moi qui chauffe la machine de cetteblanchisserie depuis quinze jours…

– Oh ! !… alors tu n’as pas vendu les tabl…

– Mon acheteur de Peoria, dit Joe, et le général Pinkneysont des créations jumelles d’un même art, qui n’est d’ailleurs nila peinture, ni la musique. »

Alors ils se mirent à rire tous les deux, et Joecommença :

« Quand on aime son Art, aucun service nesemble… »

Mais Delia l’interrompit en mettant une main sur ses lèvres.

« Non, dit-elle. Tout simplement « quand onaime ». »

Share
Tags: O. Henry