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Nouvelles et Contes – Tome I

Nouvelles et Contes – Tome I

d’ Alfred de Musset
I. EMMELINE

1837

 

I

Vous vous souvenez sans doute, madame, du mariage de mademoiselle Duval. Quoiqu’on n’en ait parlé qu’un jour à Paris, comme on y parle de tout, ce fut un événement dans un certain monde : Si ma mémoire est bonne, c’était en 1825.Mademoiselle Duval sortait du couvent, à dix-huit ans, avec quatre-vingt mille livres de rente. M. de Marsan, qui l’épousa, n’avait que son titre et quelques espérances d’arriver un jour à la pairie, après la mort de son oncle, espérances que la révolution de juillet a détruites. Du reste, point de fortune, et d’assez grands désordres de jeunesse. Il quitta, dit-on, le troisième étage d’une maison garnie, pour conduire mademoiselle Duval à Saint-Roch, et rentrer avec elle dans un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré. Cette étrange alliance, faite en apparence à la légère, donna lieu à mille interprétations dont pas une ne fut vraie, parce que pas une n’était simple, et qu’on voulut trouver à toute force une cause extraordinaire à un fait inusité.Quelques détails, nécessaires pour expliquer les choses, vous donneront en même temps une idée de notre héroïne.

Après avoir été l’enfant le plus turbulent,studieux, maladif et entêté qu’il y eût au monde, Emmeline étaitdevenue, à quinze ans, une jeune fille au teint blanc et rose,grande, élancée, et d’un caractère indépendant. Elle avait l’humeurd’une égalité incomparable et une grande insouciance, ne montrantde volonté qu’en ce qui touchait son cœur. Elle ne connaissaitaucune contrainte ; toujours seule dans son cabinet, ellen’avait guère, pour le travail, d’autre règle que son bon plaisir.Sa mère, qui la connaissait et savait l’aimer, avait exigé pourelle cette liberté dans laquelle il y avait quelque compensation aumanque de direction ; car un goût naturel de l’étude etl’ardeur de l’intelligence sont les meilleurs maîtres pour lesesprits bien nés. Il entrait autant de sérieux que de gaieté danscelui d’Emmeline ; mais son âge rendait cette dernière qualitéplus saillante. Avec beaucoup de penchant à la réflexion, ellecoupait court aux plus graves méditations par une plaisanterie, etdès lors n’envisageait plus que le côté comique de son sujet. Onl’entendait rire aux éclats toute seule, et il lui arrivait, aucouvent, de réveiller sa voisine, au milieu de la nuit, par sagaieté bruyante.

Son imagination très flexible paraissaitsusceptible d’une teinte d’enthousiasme ; elle passait sesjournées à dessiner ou à écrire ; si un air de son goût luivenait en tête, elle quittait tout aussitôt pour se mettre aupiano, et se jouer cent fois l’air favori dans tous les tons ;elle était discrète et nullement confiante, n’avait pointd’épanchement d’amitié, une sorte de pudeur s’opposant en elle àl’expression parlée de ses sentiments. Elle aimait à résoudreelle-même les petits problèmes qui, dans ce monde, s’offrent àchaque pas ; elle se donnait ainsi des plaisirs assez étrangesque, certes, les gens qui l’entouraient ne soupçonnaient pas. Maissa curiosité avait toujours pour bornes un certain respectd’elle-même ; en voici un exemple entre autres.

Elle étudiait toute la journée dans une salleoù se trouvait une grande bibliothèque vitrée, contenant troismille volumes environ. La clef était à la serrure, mais Emmelineavait promis de ne point y toucher. Elle garda toujoursscrupuleusement sa promesse, et il y avait quelque mérite danscette conduite, car elle avait la rage de tout apprendre. Ce quin’était pas défendu, c’était de dévorer les livres des yeux ;aussi en savait-elle tous les titres par cœur ; elleparcourait successivement tous les rayons, et, pour atteindre lesplus élevés, plantait une chaise sur la table ; les yeuxfermés, elle eût mis la main sur le volume qu’on lui auraitdemandé. Elle affectionnait les auteurs par les titres de leursouvrages, et, de cette façon, elle a eu de terribles mécomptes.Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Dans cette salle était une petite table prèsd’une grande croisée qui dominait une cour assez sombre.L’exclamation d’un ami de sa mère fit apercevoir Emmeline de latristesse de sa chambre ; elle n’avait jamais ressentil’influence des objets extérieurs sur son humeur. Les gens quiattachent de l’importance à ce qui compose le bien-être matérielétaient classés par elle dans une catégorie de maniaques. Toujoursnu-tête, les cheveux en désordre, narguant le vent, le soleil,jamais plus contente que lorsqu’elle rentrait mouillée par lapluie, elle se livrait, à la campagne, à tous les exercicesviolents, comme si là eût été toute sa vie. Sept ou huit lieues àcheval, au galop, étaient un jeu pour elle ; à pied, elledéfiait tout le monde ; elle courait, grimpait aux arbres, etsi on ne marchait pas sur les parapets plutôt que sur les quais, sion ne descendait pas les escaliers sur leurs rampes, elle pensaitque c’était par respect humain. Par-dessus tout elle aimait, chezsa mère, à s’échapper seule, à regarder dans la campagne et ne voirpersonne. Ce goût d’enfant pour la solitude, et le plaisir qu’elleprenait à sortir par des temps affreux, tenaient, disait-elle, à cequ’elle était sûre qu’alors on ne viendrait pas la chercher ense promenant. Toujours entraînée par cette bizarre idée, à sesrisques et périls, elle se mettait dans un bateau en pleine eau, etsortait ainsi du parc, que la rivière traversait, sans se demanderoù elle aborderait. Comment lui laissait-on courir tant dedangers ? Je ne me chargerai pas de vous l’expliquer.

Au milieu de ces folies, Emmeline étaitrailleuse ; elle avait un oncle tout rond, avec un rire bête,excellent homme. Elle lui avait persuadé que de figure et d’espritelle était tout son portrait, et cela avec des raisons à faire rireun mort. De là le digne oncle avait conçu pour sa nièce unetendresse sans bornes. Elle jouait avec lui comme avec un enfant,lui sautait au cou quand il arrivait, lui grimpait sur lesépaules ; et jusqu’à quel âge ? c’est ce que je ne vousdirai pas non plus. Le plus grand amusement de la petite espiègleétait de faire faire à ce personnage, assez grave du reste, deslectures à haute voix : c’était difficile, attendu qu’iltrouvait que les livres n’avaient aucun sens, et cela s’expliquaitpar sa façon de ponctuer ; il respirait au milieu des phrases,n’ayant pour guide que la mesure de son souffle. Vous jugez quelgalimatias, et l’enfant de rire à se pâmer. Je suis obligéd’ajouter qu’au théâtre elle en faisait autant pendant lestragédies, mais qu’elle trouvait quelquefois moyen d’être émue auxcomédies les plus gaies.

Pardonnez, madame, ces détails puérils, qui,après tout, ne peignent qu’un enfant gâté. Il faut que vouscompreniez qu’un pareil caractère devait plus tard agir à sa façon,et non à celle de tout le monde.

À seize ans, l’oncle en question, allant enSuisse, emmena Emmeline. À l’aspect des montagnes, on crut qu’elleperdait la raison, tant ses transports de joie parurent vifs. Ellecriait, s’élançait de la calèche ; il fallait qu’elle allâtplonger son petit visage dans les sources qui s’échappaient desroches. Elle voulait gravir des pics, ou descendre jusqu’auxtorrents dans les précipices ; elle ramassait des pierres,arrachait la mousse. Entrée un jour dans un chalet, elle n’envoulait plus sortir ; il fallut presque l’enlever de force, etlorsqu’elle fut remontée en voiture, elle cria en pleurant auxpaysans : Ah ! mes amis, vous me laissezpartir !

Nulle trace de coquetterie n’avait encore paruen elle lorsqu’elle entra dans le monde. Est-ce un mal de setrouver lancée dans la vie sans grande maxime enportefeuille ? Je ne sais. D’autre part, n’arrive-t-il passouvent de tomber dans un danger en voulant l’éviter ? Témoinces pauvres personnes auxquelles on a fait de si terriblespeintures de l’amour, qu’elles entrent dans un salon les cordes ducœur tendues par la crainte, et qu’au plus léger soupir ellesrésonnent comme des harpes. Quant à l’amour, Emmeline était encorefort ignorante sur ce sujet. Elle avait lu quelques romans où elleavait choisi une collection de ce qu’elle nommait des niaiseriessentimentales, chapitre qu’elle traitait volontiers d’une façondivertissante. Elle s’était promis de vivre uniquement enspectateur. Sans nul souci de sa tournure, de sa figure, ni de sonesprit, devait-elle aller au bal, elle posait sur sa tête unefleur, sans s’inquiéter de l’effet de sa coiffure, endossait unerobe de gaze comme un costume de chasse, et, sans se mirer lestrois quarts du temps, partait joyeuse.

Vous sentez qu’avec sa fortune (car du vivantde sa mère sa dot était considérable) on lui proposait tous lesjours des partis. Elle n’en refusait aucun sans examen ; maisces examens successifs n’étaient pour elle que l’occasion d’unegalerie de caricatures. Elle toisait les gens de la tête aux piedsavec plus d’assurance qu’on n’en a ordinairement à son âge ;puis, le soir, enfermée avec ses bonnes amies, elle leur donnaitune représentation de l’entrevue du matin ; son talent naturelpour l’imitation rendait cette scène d’un comique achevé. Celui-làavait l’air embarrassé, celui-ci était fat ; l’un parlait dunez, l’autre saluait de travers. Tenant à la main le chapeau de sononcle, elle entrait, s’asseyait, causait de la pluie et du beautemps comme à une première visite, en venait peu à peu à effleurerla question matrimoniale, et, quittant brusquement son rôle,éclatait de rire ; réponse décisive qu’on pouvait porter à sesprétendants.

Un jour arriva cependant où elle se trouvadevant son miroir, arrangeant ses fleurs avec un peu plus d’art quede coutume. Elle était ce jour-là d’un grand dîner, et sa femme dechambre lui avait mis une robe neuve qui ne lui parut pas de bongoût. Un vieil air d’opéra avec lequel on l’avait bercée lui revinten tête :

Aux amants lorsqu’on cherche à plaire,

On est bien près de s’enflammer.

L’application qu’elle se fit de ces paroles laplongea tout à coup dans un émoi singulier. Elle demeura rêveusetout le soir, et pour la première fois on la trouva triste.

M. de Marsan arrivait alors deStrasbourg, où était son régiment ; c’était un des plus beauxhommes qu’on pût voir, avec cet air fier et un peu violent que vouslui connaissez. Je ne sais s’il était du dîner où avait paru larobe neuve, mais il fut prié pour une partie de chasse chez madameDuval, qui avait une fort belle terre près de Fontainebleau.Emmeline était de cette partie. Au moment d’entrer dans le bois, lebruit du cor fit emporter le cheval qu’elle montait. Habituée auxcaprices de l’animal, elle voulut l’en punir après l’avoircalmé ; un coup de cravache donné trop vivement faillit luicoûter la vie. Le cheval ombrageux se jeta à travers champs, et ilentraînait à un ravin profond la cavalière imprudente, quandM. de Marsan, qui avait mis pied à terre, courutl’arrêter ; mais le choc le renversa, et il eut le brascassé.

Le caractère d’Emmeline, à dater de ce jour,parut entièrement changé. À sa gaieté succéda un air de distractionétrange. Madame Duval étant morte peu de temps après, la terre futvendue, et on prétendit qu’à la maison du faubourg Saint-Honoré, lapetite Duval soulevait régulièrement sa jalousie à l’heure où unbeau garçon à cheval passait, allant aux Champs-Élysées. Quoi qu’ilen soit, un an après, Emmeline déclara à sa famille ses intentions,que rien ne put ébranler. Je n’ai pas besoin de vous parler du haroet de tout le tapage qu’on fit pour la convaincre. Après six moisde résistance opiniâtre, malgré tout ce qu’on put dire et faire, ilfallut céder à la demoiselle, et la faire comtesse de Marsan.

II

Le mariage fait, la gaieté revint. Ce fut unspectacle assez curieux de voir une femme redevenir enfant aprèsses noces ; il semblait que la vie d’Emmeline eût étésuspendue par son amour ; dès qu’il fut satisfait, elle repritson cours, comme un ruisseau arrêté un instant.

Ce n’était plus maintenant dans la chambretteobscure que se passaient les enfantillages journaliers, c’était àl’hôtel de Marsan comme dans les salons les plus graves, et vousimaginez quels effets ils y produisaient. Le comte, sérieux etparfois sombre, gêné peut-être par sa position nouvelle, promenaitassez tristement sa jeune femme, qui riait de tout sans songer àrien. On s’étonna d’abord, on murmura ensuite, enfin on s’y fit,comme à toute chose. La réputation de M. de Marsann’était pas celle d’un homme à marier, mais était très bonne pourun mari ; d’ailleurs, eût-on voulu être plus sévère, iln’était personne que n’eût désarmé la bienveillante gaietéd’Emmeline. L’oncle Duval avait eu soin d’annoncer que le contrat,du côté de la fortune, ne mettait pas sa nièce à la merci d’unmaître ; le monde se contenta de cette confidence qu’onvoulait bien lui faire, et, pour ce qui avait précédé et amené lemariage, on en parla comme d’un caprice dont les bavards firent unroman.

On se demandait pourtant tout bas quellesqualités extraordinaires avaient pu séduire une riche héritière etla déterminer à ce coup de tête. Les gens que le hasard amaltraités ne se figurent pas aisément qu’on dispose ainsi de deuxmillions sans quelque motif surnaturel. Ils ne savent pas que, sila plupart des hommes tiennent avant tout à la richesse, une jeunefille ne se doute quelquefois pas de ce que c’est que l’argent,surtout lorsqu’elle est née avec, et qu’elle n’a pas vu son père legagner. C’était précisément l’histoire d’Emmeline ; elle avaitépousé M. de Marsan uniquement parce qu’il lui avait pluet qu’elle n’avait ni père ni mère pour la contrarier ; mais,quant à la différence de fortune, elle n’y avait seulement paspensé. M. de Marsan l’avait séduite par les qualitésextérieures qui annoncent l’homme, la beauté et la force. Il avaitfait devant elle et pour elle la seule action qui eût fait battrele cœur de la jeune fille ; et, comme une gaieté habituelles’allie quelquefois à une disposition romanesque, ce cœur sansexpérience s’était exalté. Aussi la folle comtesse aimait-elle sonmari à l’excès ; rien n’était beau pour elle que lui, et,quand elle lui donnait le bras, rien ne valait la peine qu’elletournât la tête.

Pendant les quatre premières années après lemariage, on les vit très peu l’un et l’autre. Ils avaient loué unemaison de campagne au bord de la Seine, près de Melun ; il y adans cet endroit deux ou trois villages qui s’appellent le May, etcomme apparemment la maison est bâtie à la place d’un ancienmoulin, on l’appelle le Moulin de May. C’est unehabitation charmante ; on y jouit d’une vue délicieuse. Unegrande terrasse, plantée de tilleuls, domine la rive gauche dufleuve, et on descend du parc au bord de l’eau par une colline deverdure. Derrière la maison est une basse-cour d’une propreté etd’une élégance singulières, qui forme à elle seule un grandbâtiment au milieu duquel est une faisanderie ; un parcimmense entoure la maison, et va rejoindre le bois de la Rochette.Vous connaissez ce bois, madame ; vous souvenez-vous del’allée des Soupirs ? Je n’ai jamais su d’où luivient ce nom ; mais j’ai toujours trouvé qu’elle le mérite.Lorsque le soleil donne sur l’étroite charmille, et qu’en s’ypromenant seul au frais pendant la chaleur de midi, on voit cettelongue galerie s’étendre à mesure qu’on avance, on est inquiet etcharmé de se trouver seul, et la rêverie vous prend malgrévous.

Emmeline n’aimait pas cette allée ; ellela trouvait sentimentale, et ses railleries du couvent luirevenaient quand on en parlait. La basse-cour, en revanche, faisaitses délices ; elle y passait deux ou trois heures par jouravec les enfants du fermier. J’ai peur que mon héroïne ne voussemble niaise si je vous dis que, lorsqu’on venait la voir, on latrouvait quelquefois sur une meule, remuant une énorme fourche etles cheveux entremêlés de foin ; mais elle sautait à terrecomme un oiseau, et, avant que vous eussiez le temps de voirl’enfant gâté, la comtesse était près de vous, et vous faisait leshonneurs de chez elle avec une grâce qui fait tout pardonner.

Si elle n’était pas à la basse-cour, ilfallait alors, pour la rencontrer, gagner au fond du parc un petittertre vert au milieu des rochers : c’était un vrai désertd’enfant, comme celui de Rousseau à Ermenonville, trois cailloux etune bruyère ; là, assise à l’ombre, elle chantait à haute voixen lisant les Oraisons funèbres de Bossuet, ou tout autre ouvrageaussi grave. Si là encore vous ne la trouviez pas, elle courait àcheval dans la vigne, forçant quelque rosse de la ferme à sauterles fossés et les échaliers, et se divertissant toute seule auxdépens de la pauvre bête avec un imperturbable sang-froid. Si vousne la voyiez ni à la vigne, ni au désert, ni à la basse-cour, elleétait probablement devant son piano, déchiffrant une partitionnouvelle, la tête en avant, les yeux animés et les mainstremblantes ; la lecture de la musique l’occupait toutentière, et elle palpitait d’espérance en pensant qu’elle allaitdécouvrir un air, une phrase de son goût. Mais si le piano étaitmuet comme le reste, vous aperceviez alors la maîtresse de lamaison assise ou plutôt accroupie sur un coussin au coin de lacheminée, et tisonnant, la pincette à la main. Ses yeux distraitscherchent dans les veines du marbre des figures, des animaux, despaysages, mille aliments de rêveries, et, perdue dans cettecontemplation, elle se brûle le bout du pied avec sa pincetterougie au feu.

Voilà de vraies folies, allez-vous dire ;ce n’est pas un roman que je fais, madame, et vous vous enapercevez bien.

Comme, malgré ses folies, elle avait del’esprit, il se trouva que, sans qu’elle y pensât, il s’était forméau bout de quelque temps un cercle de gens d’esprit autour d’elle.M. de Marsan, en 1829, fut obligé d’aller en Allemagnepour une affaire de succession qui ne lui rapporta rien. Il nevoulut point emmener sa femme et la confia à la marquise d’Ennery,sa tante, qui vint loger au Moulin de May. Madame d’Ennery étaitd’humeur mondaine ; elle avait été belle aux beaux jours del’empire, et elle marchait avec une dignité folâtre, comme si elleeût traîné une robe à queue. Un vieil éventail à paillettes, qui nela quittait pas, lui servait à se cacher à demi lorsqu’elle sepermettait un propos grivois, qui lui échappait volontiers ;mais la décence restait toujours à portée de sa main, et, dès quel’éventail se baissait, les paupières de la dame en faisaientautant. Sa façon de voir et de parler étonna d’abord Emmeline à unpoint qu’on ne peut se figurer ; car, avec son étourderie,madame de Marsan était restée d’une innocence rare. Les récitsplaisants de sa tante, la manière dont celle-ci envisageait lemariage, ses demi-sourires en parlant des autres, ses hélas !En parlant d’elle-même, tout cela rendait Emmeline tantôt sérieuseet stupéfaite, tantôt folle de plaisir, comme la lecture d’un contede fées.

Quand la vieille dame vit l’allée desSoupirs, il va sans dire qu’elle l’aima beaucoup ; lanièce y vint par complaisance. Ce fut là qu’à travers un déluge desornettes Emmeline entrevit le fond des choses, ce qui veut dire,en bon français, la façon de vivre des Parisiens.

Elles se promenaient seules toutes deux unmatin, et gagnaient, en causant, le bois de la Rochette ;madame d’Ennery essayait vainement de faire raconter à la comtessel’histoire de ses amours ; elle la questionnait de centmanières sur ce qui s’était passé à Paris, pendant l’annéemystérieuse où M. de Marsan faisait la cour àmademoiselle Duval ; elle lui demandait en riant s’il y avaiteu quelques rendez-vous, un baiser pris avant le contrat, enfincomment la passion était venue. Emmeline, sur ce sujet, a étémuette toute sa vie ; je me trompe peut-être, mais je croisque la raison de ce silence, c’est qu’elle ne peut parler de riensans en plaisanter, et qu’elle ne veut pas plaisanter là-dessus.Bref, la douairière, voyant sa peine perdue, changea de thèse, etdemanda si, après quatre ans de mariage, cet amour étrange vivaitencore. – Comme il vivait au premier jour, répondit Emmeline, etcomme il vivra à mon dernier jour. Madame d’Ennery, à cette parole,s’arrêta, et baisa majestueusement sa nièce sur le front. – Chèreenfant, dit-elle, tu mérites d’être heureuse, et le bonheur estfait, à coup sûr, pour l’homme qui est aimé de toi. Après cettephrase prononcée d’un ton emphatique, elle se redressa tout d’unepièce, et ajouta en minaudant : Je croyais queM. de Sorgues te faisait les yeux doux ?

M. de Sorgues était un jeune homme àla mode, grand amateur de chasse et de chevaux, qui venait souventau Moulin de May, plutôt pour le comte que pour sa femme. Il étaitcependant assez vrai qu’il avait fait les yeux doux à lacomtesse ; car quel homme désœuvré, à douze lieues de Paris,ne regarde une jolie femme quand il la rencontre ? Emmeline nes’était jamais guère occupée de lui, sinon pour veiller à ce qu’ilne manquât de rien chez elle. Il lui était indifférent, maisl’observation de sa tante le lui fit secrètement haïr malgré elle.Le hasard voulut qu’en rentrant du bois elle vit précisément dansla cour une voiture qu’elle reconnut pour celle deM. de Sorgues. Il se présenta un instant après,témoignant le regret d’arriver trop tard de la campagne où il avaitpassé l’été, et de ne plus trouver M. de Marsan. Soitétonnement, soit répugnance, Emmeline ne put cacher quelque émotionen le voyant ; elle rougit, et il s’en aperçut.

Comme M. de Sorgues était abonné àl’Opéra, et qu’il avait entretenu deux ou trois figurantes, à centécus par mois, il se croyait homme à bonnes fortunes, et obligéd’en soutenir le rôle. En allant dîner, il voulut savoir jusqu’àquel point il avait ébloui, et serra la main de madame de Marsan.Elle frissonna de la tête aux pieds, tant l’impression lui futnouvelle ; il n’en fallait pas tant pour rendre un fat ivred’orgueil.

Il fut décidé par la tante, un mois durant,que M. de Sorgues était l’adorateur ;c’était un sujet intarissable d’antiques fadaises et de mots àdouble entente qu’Emmeline supportait avec peine, mais auxquels sonbon naturel la forçait de se plier. Dire par quels motifs lavieille marquise trouvait l’adorateur aimable, par quels autresmotifs il lui plaisait moins, c’est malheureusement ou heureusementune chose impossible à écrire et impossible à deviner. Mais on peutaisément supposer l’effet que produisaient sur Emmeline depareilles idées, accompagnées, bien entendu, d’exemples tirés del’histoire moderne, et de tous les principes des gens bien élevésqui font l’amour comme des maîtres de danse. Je crois que c’estdans un livre aussi dangereux que les liaisons dont parle sontitre, que se trouve une remarque dont on ne connaît pas assez laprofondeur : « Rien ne corrompt plus vite une jeunefemme, y est-il dit, que de croire corrompus ceux qu’elle doitrespecter. » Les propos de madame d’Ennery éveillaient dansl’âme de sa nièce un sentiment d’une autre nature. – Qui suis-jedonc, se disait-elle, si le monde est ainsi ? La pensée de sonmari absent la tourmentait ; elle aurait voulu le trouver prèsd’elle lorsqu’elle rêvait au coin du feu ; elle eût du moinspu le consulter, lui demander la vérité ; il devait la savoir,puisqu’il était homme, et elle sentait que la vérité dite par cettebouche ne pouvait pas être à craindre.

Elle prit le parti d’écrire àM. de Marsan, et de se plaindre de sa tante. Sa lettreétait faite et cachetée, et elle se disposait à l’envoyer, quand,par une bizarrerie de son caractère, elle la jeta au feu en riant.– Je suis bien sotte de m’inquiéter, se dit-elle avec sa gaietéhabituelle ; ne voilà-t-il pas un beau monsieur pour me fairepeur avec ses yeux doux ! M. de Sorgues entrait aumoment même. Apparemment que, pendant sa route, il avait pris desrésolutions extrêmes ; le fait est qu’il ferma brusquement laporte, et, s’approchant d’Emmeline sans lui dire un mot, il lasaisit et l’embrassa.

Elle resta muette d’étonnement, et, pour touteréponse, tira sa sonnette. M. de Sorgues, en sa qualitéd’homme à bonnes fortunes, comprit aussitôt et se sauva. Il écrivitle soir même une grande lettre à la comtesse, et on ne le revitplus au Moulin de May.

III

Emmeline ne parla de son aventure à personne.Elle n’y vit qu’une leçon pour elle, et un sujet de réflexion. Sonhumeur n’en fut pas altérée ; seulement, quand madamed’Ennery, selon sa coutume, l’embrassait le soir avant de seretirer, un léger frisson faisait pâlir la comtesse.

Bien loin de se plaindre de sa tante, commeelle l’avait d’abord résolu, elle ne chercha qu’à se rapprocherd’elle et à la faire parler davantage. La pensée du danger étantécartée par le départ de l’adorateur, il n’était resté dans la têtede la comtesse qu’une curiosité insatiable. La marquise avait eu,dans la force du terme, ce qu’on appelle une jeunesseorageuse ; en avouant le tiers de la vérité, elle était déjàtrès divertissante, et avec sa nièce, après dîner, elle en avouaitquelque fois la moitié. Il est vrai que tous les matins elle seréveillait avec l’intention de ne plus rien dire, et de reprendretout ce qu’elle avait dit ; mais ses anecdotes ressemblaient,par malheur, aux moutons de Panurge : à mesure que la journéeavançait, les confidences se multipliaient ; en sorte que,quand minuit sonnait, il se trouvait quelquefois que l’aiguillesemblait avoir compté le nombre des historiettes de la bonnedame.

Enfoncée dans un grand fauteuil, Emmelineécoutait gravement ; je n’ai pas besoin d’ajouter que cettegravité était troublée à chaque instant par un fou rire et lesquestions les plus plaisantes. À travers les scrupules et lesréticences indispensables, madame de Marsan déchiffrait sa tante,comme un manuscrit précieux où il manque nombre de feuillets, quel’intelligence du lecteur doit remplacer ; le monde luiapparut sous un nouvel aspect ; elle vit que, pour fairemouvoir les marionnettes, il fallait connaître et saisir les fils.Elle prit dans cette pensée une indulgence pour les autres qu’ellea toujours conservée ; il semble, en effet, que rien ne lachoque, et personne n’est moins sévère qu’elle pour ses amis ;cela vient de ce que l’expérience l’a forcée à se regarder comme unêtre à part, et qu’en s’amusant innocemment des faiblesses d’autruielle a renoncé à les imiter.

Ce fut alors que, de retour à Paris, elledevint cette comtesse de Marsan dont on a tant parlé, et qui fut sivite à la mode. Ce n’était plus la petite Duval, ni la jeune mariéeturbulente et presque toujours décoiffée. Une seule épreuve et savolonté l’avaient subitement métamorphosée. C’était une femme detête et de cœur qui ne voulait ni amours ni conquêtes, et qui, avecune sagesse reconnue, trouvait moyen de plaire partout. Il semblaitqu’elle se fût dit : Puisque c’est ainsi que va le monde, ehbien ! nous le prendrons comme il est. Elle avait deviné lavie, et pendant un an, vous vous en souvenez, il n’y eut pas deplaisir sans elle. On a cru et on a dit, je le sais, qu’unchangement si extraordinaire n’avait pu être fait que par l’amour,et on a attribué à une passion nouvelle le nouvel éclat de lacomtesse. On juge si vite, et on se trompe si bien ! Ce quifit le charme d’Emmeline, ce fut son parti pris de n’attaquerpersonne, et d’être elle-même inattaquable. S’il y a quelqu’un àqui puisse s’appliquer ce mot charmant d’un de nos poètes :« Je vis par curiosité[1] »c’est à madame de Marsan ; ce mot la résume tout entière.

M. de Marsan revint ; le peu desuccès de son voyage ne l’avait pas mis de bonne humeur. Sesprojets étaient renversés. La révolution de juillet vint parlà-dessus, et il perdit ses épaulettes. Fidèle au parti qu’ilservait, il ne sortit plus que pour faire de rares visites dans lefaubourg Saint-Germain. Au milieu de ces tristes circonstances,Emmeline tomba malade ; sa santé délicate fut brisée par delongues souffrances, et elle pensa mourir. Un an après, on lareconnaissait à peine. Son oncle l’emmena en Italie, et ce ne futqu’en 1832 qu’elle revint de Nice avec le digne homme.

Je vous ai dit qu’il s’était formé un cercleautour d’elle ; elle le retrouva au retour ; mais, devive et alerte qu’elle était, elle devint sédentaire. Il semblaitque l’agilité de son corps l’eût quittée, et ne fût restée que dansson esprit. Elle sortait rarement, comme son mari, et on ne passaitguère le soir sous sa fenêtre sans voir la lumière de sa lampe. Làse rassemblaient quelques amis ; comme les gens d’élite secherchent, l’hôtel de Marsan fut bientôt un lieu de réunion trèsagréable, que l’on n’abordait ni trop difficilement ni tropaisément, et qui eut le bon sens de ne pas devenir un bureaud’esprit. M. de Marsan, habitué à une vie plus agitée,s’ennuyait de ne savoir que faire. Les conversations et l’oisivetén’avaient jamais été fort à son goût. On le vit d’abord plusrarement chez la comtesse, et peu à peu on ne le vit plus. On a ditmême que, fatigué de sa femme, il avait pris une maîtresse ;comme ce n’est pas prouvé, nous n’en parlerons pas.

Cependant Emmeline avait vingt-cinq ans, etsans se rendre compte de ce qui se passait en elle, elle sentaitaussi l’ennui la gagner. L’allée des Soupirs lui revint enmémoire, et la solitude l’inquiéta. Il lui semblait éprouver undésir, et, quand elle cherchait ce qui lui manquait, elle netrouvait rien. Il ne lui venait pas à la pensée qu’on pût aimerdeux fois dans sa vie ; sous ce rapport, elle croyait avoirépuisé son cœur, et M. de Marsan en était pour ellel’unique dépositaire ; lorsqu’elle entendait la Malibran, unecrainte involontaire la saisissait ; rentrée chez elle etrenfermée, elle passait quelquefois la nuit entière à chanterseule, et il arrivait que sur ses lèvres les notes devenaientconvulsives.

Elle crut que sa passion pour la musiquesuffirait pour la rendre heureuse ; elle avait une loge auxItaliens, qu’elle fit tendre de soie, comme un boudoir. Cette loge,décorée avec un soin extrême, fut pendant quelque temps l’objetconstant de ses pensées ; elle en avait choisi l’étoffe, elley fit porter une petite glace gothique qu’elle aimait. Ne sachantcomment prolonger ce plaisir d’enfant, elle y ajoutait chaque jourquelque chose ; elle fit elle-même pour sa loge un petittabouret en tapisserie qui était un chef-d’œuvre ; enfin,quand tout fut décidément achevé, quand il n’y eut plus moyen derien inventer, elle se trouva seule, un soir, dans son coin chéri,en face du Don Juan de Mozart. Elle ne regardait ni lasalle ni le théâtre ; elle éprouvait une impatienceirrésistible ; Rubini, madame Heinefetter et mademoiselleSontag chantaient le trio des masques, que le public leur fitrépéter. Perdue dans sa rêverie, Emmeline écoutait de toute sonâme ; elle s’aperçut, en revenant à elle, qu’elle avait étendule bras sur une chaise vide à ses côtés, et qu’elle serraitfortement son mouchoir à défaut d’une main amie. Elle ne se demandapas pourquoi M. de Marsan n’était pas là, mais elle sedemanda pourquoi elle y était seule, et cette réflexion latroubla.

Elle trouva en rentrant son mari dans lesalon, jouant aux échecs avec un de ses amis. Elle s’assit àquelque distance, et, presque malgré elle, regarda le comte. Ellesuivait les mouvements de cette noble figure, qu’elle avait vue sibelle à dix-huit ans lorsqu’il s’était jeté au-devant de soncheval. M. de Marsan perdait, et ses sourcils froncés nelui prêtaient pas une expression gracieuse. Il sourit tout àcoup ; la fortune tournait de son côté, et ses yeuxbrillèrent.

– Vous aimez donc beaucoup ce jeu ?demanda Emmeline en souriant.

– Comme la musique, pour passer le temps,répondit le comte.

Et il continua sans regarder sa femme.

– Passer le temps ! se répéta toutbas madame de Marsan, dans sa chambre, au moment de se mettre aulit. Ce mot l’empêchait de dormir. – Il est beau, il est brave, sedisait-elle, il m’aime. Cependant son cœur battait avecviolence ; elle écoutait le bruit de la pendule, et lavibration monotone du balancier lui était insupportable ; ellese leva pour l’arrêter. – Que fais-je ? demanda-t-elle ;arrêterai-je l’heure et le temps, en forçant cette petite horloge àse taire ?

Les yeux fixés sur la pendule, elle se livra àdes pensées qui ne lui étaient pas encore venues. Elle songea aupassé, à l’avenir, à la rapidité de la vie ; elle se demandapourquoi nous sommes sur terre, ce que nous y faisons, ce qui nousattend après. En cherchant dans son cœur, elle n’y trouva qu’unjour où elle eût vécu, celui où elle avait senti qu’elle aimait. Lereste lui sembla un rêve confus, une succession de journéesuniformes comme le mouvement du balancier. Elle posa sa main surson front, et sentit un besoin invincible de vivre ; dirai-jede souffrir ? Peut-être. Elle eût préféré en cet instant lasouffrance à sa tristesse. Elle se dit qu’à tout prix elle voulaitchanger son existence. Elle fit cent projets de voyage, et aucunpays ne lui plaisait. Qu’irait-elle chercher ? L’inutilité deses désirs, l’incertitude qui l’accablait l’effrayèrent ; ellecrut avoir eu un moment de folie ; elle courut à son piano, etvoulut jouer son trio des masques, mais aux premiers accords ellefondit en larmes, et resta pensive et découragée.

IV

Parmi les habitués de l’hôtel de Marsan setrouvait un jeune homme nommé Gilbert. Je sens, madame, qu’en vousparlant de lui, je touche ici à un point délicat, et je ne saistrop comment je m’en tirerai.

Il venait depuis six mois une ou deux fois parsemaine chez la comtesse, et ce qu’il ressentait près d’elle nedoit peut-être pas s’appeler de l’amour. Quoi qu’on en dise,l’amour c’est l’espérance ; et telle que ses amis laconnaissaient, si Emmeline inspirait des désirs, sa conduite et soncaractère n’étaient pas faits pour les enhardir. Jamais, enprésence de madame de Marsan, Gilbert ne s’était adressé dequestions de ce genre. Elle lui plaisait par sa conversation, parses manières de voir, par ses goûts, par son esprit, et par un peude malice, qui est le hochet de l’esprit. Éloigné d’elle, unregard, un sourire, quelque beauté secrète entrevue, quesais-je ? mille souvenirs s’emparaient de lui et lepoursuivaient incessamment, comme ces fragments de mélodie dont onne peut se débarrasser à la suite d’une soirée musicale ;mais, dès qu’il la voyait, il retrouvait le calme, et la facilitéqu’il avait de la voir souvent l’empêchait peut-être de souhaiterdavantage ; car ce n’est quelquefois qu’en perdant ceux qu’onaime qu’on sent combien on les aimait.

En allant le soir chez Emmeline, on latrouvait presque toujours entourée ; Gilbert n’arrivait guèreque vers dix heures, au moment où il y avait le plus de monde, etpersonne ne restait le dernier : on sortait ensemble à minuit,quelquefois plus tard, s’il s’était trouvé une histoire amusante entrain. Il en résultait que, depuis six mois, malgré son assiduitéchez la comtesse, Gilbert n’avait point eu de tête-à-tête avecelle. Il la connaissait cependant très bien, et peut-être mieux quede plus intimes, soit par une pénétration naturelle, soit par unautre motif qu’il faut vous dire aussi. Il aimait la musique autantqu’elle ; et, comme un goût dominant explique bien des choses,c’était par là qu’il la devinait : il y avait telle phrased’une romance, tel passage d’un air italien qui était pour lui laclef d’un trésor : l’air achevé, il regardait Emmeline, et ilétait rare qu’il ne rencontrât pas ses yeux. S’agissait-il d’unlivre nouveau ou d’une pièce représentée la veille, si l’un d’euxen disait son avis, l’autre approuvait d’un signe de tête. À uneanecdote, il leur arrivait de rire au même endroit ; et lerécit touchant d’une belle action leur faisait détourner lesregards en même temps, de peur de trahir l’émotion trop vive. Pourtout exprimer par un bon vieux mot, il y avait entre eux sympathie.Mais, direz-vous, c’est de l’amour ; patience, madame, pasencore.

Gilbert allait souvent aux Bouffes, et passaitquelquefois un acte dans la loge de la comtesse. Le hasard fitqu’un de ces jours-là on donnât encore Don Juan.M. de Marsan y était. Emmeline, lorsque vint le trio, neput s’empêcher de regarder à côté d’elle et de se souvenir de sonmouchoir ; c’était, cette fois, le tour de Gilbert de rêver auson des basses et de la mélancolique harmonie ; toute son âmeétait sur les lèvres de mademoiselle Sontag, et qui n’eût pas senticomme lui aurait pu le croire amoureux fou de la charmantecantatrice ; les yeux du jeune homme étincelaient. Sur sonvisage un peu pâle, ombragé de longs cheveux noirs, on lisait leplaisir qu’il éprouvait ; ses lèvres étaient entr’ouvertes, etsa main tremblante frappait légèrement la mesure sur le velours dela balustrade. Emmeline sourit ; et en ce moment, je suisforcé de l’avouer, en ce moment, assis au fond de la loge, le comtedormait profondément.

Tant d’obstacles s’opposent ici-bas à deshasards de cette espèce, que ce ne sont que des rencontres ;mais, par cela même, ils frappent davantage, et laissent un pluslong souvenir. Gilbert ne se douta même pas de la pensée secrèted’Emmeline et de la comparaison qu’elle avait pu faire. Il y avaitpourtant de certains jours où il se demandait au fond du cœur si lacomtesse était heureuse ; en se le demandant, il ne le croyaitpas ; mais, dès qu’il y pensait, il n’en savait plus rien.Voyant à peu près les mêmes gens, et vivant dans le même monde, ilsavaient tous deux nécessairement mille occasions de s’écrire pourdes motifs légers ; ces billets indifférents, soumis aux loisde la cérémonie, trouvaient toujours moyen de renfermer un mot, unepensée, qui donnaient à rêver. Gilbert restait souvent une matinéeavec une lettre de madame de Marsan ouverte sur la table ; et,malgré lui, de temps en temps il y jetait les yeux. Son imaginationexcitée lui faisait chercher un sens particulier aux choses lesplus insignifiantes. Emmeline signait quelquefois en italien :Vostrissima ; et il avait beau n’y voir qu’uneformule amicale, il se répétait que ce mot voulait pourtantdire : toute à vous.

Sans être homme à bonnes fortunes commeM. de Sorgues, Gilbert avait eu des maîtresses : ilétait loin de professer pour les femmes cette apparence de méprisprécoce que les jeunes gens prennent pour une mode ; mais ilavait sa façon de penser, et je ne vous l’expliquerai pas autrementqu’en vous disant que la comtesse de Marsan lui paraissait uneexception. Assurément, bien des femmes sont sages ; je metrompe, madame, elles le sont toutes ; mais il y a manière del’être. Emmeline à son âge, riche, jolie, un peu triste, exaltéesur certains points, insouciante à l’excès sur d’autres, environnéede la meilleure compagnie, pleine de talents, aimant le plaisir,tout cela semblait au jeune homme d’étranges éléments de sagesse. –Elle est belle pourtant ! se disait-il, tandis que par lesdouces soirées d’août il se promenait sur le boulevard Italien.Elle aime son mari sans doute, mais ce n’est que de l’amitié ;l’amour est passé ; vivra-t-elle sans amour ? Tout en ypensant, il fit réflexion que depuis six mois il vivait sansmaîtresse.

Un jour qu’il était en visites, il passadevant la porte de l’hôtel de Marsan, et y frappa, contre sacoutume, attendu qu’il n’était que trois heures : il espéraittrouver la comtesse seule, et il s’étonnait que l’idée de cetheureux hasard lui vint pour la première fois. On lui réponditqu’elle était sortie. Il reprit le chemin de son logis de mauvaisehumeur, et, comme c’était son habitude, il parlait seul entre sesdents. Je n’ai que faire de vous dire à quoi il songeait. Sesdistractions l’entraînèrent peu à peu, et il s’écarta de sa route.Ce fut, je crois, au coin du carrefour Buci qu’il heurta assezrudement un passant, et d’une manière au moins bizarre ; caril se trouva tout à coup face à face avec un visage inconnu, à quiil venait de dire tout haut : Si je vous le disais, pourtant,que je vous aime ?

Il s’esquivait honteux de sa folie, dont il nepouvait s’empêcher de rire, lorsqu’il s’aperçut que son apostropheridicule faisait un vers assez bien tourné. Il en avait faitquelques-uns du temps qu’il était au collège ; il lui pritfantaisie de chercher la rime, et il la trouva comme vous allezvoir.

Le lendemain était un samedi, jour deréception de la comtesse. M. de Marsan commençait à serelâcher de ses résolutions solitaires, et il y avait grande foulece jour-là, les lustres allumés, toutes les portes ouvertes, cercleénorme à la cheminée, les femmes d’un côté, les hommes del’autre ; ce n’était pas un lieu à billets doux. Gilberts’approcha, non sans peine, de la maîtresse de la maison ;après avoir causé de choses indifférentes avec elle et ses voisinesun quart d’heure, il tira de sa poche un papier plié qu’ils’amusait à chiffonner. Comme ce papier, tout chiffonné qu’ilétait, avait pourtant un air de lettre, il s’attendait qu’on leremarquerait ; quelqu’un le remarqua, en effet, mais ce ne futpas Emmeline. Il le remit dans sa poche, puis l’en tira denouveau ; enfin la comtesse y jeta les yeux et lui demanda cequ’il tenait. – Ce sont, lui dit-il, des vers de ma façon que j’aifaits pour une belle dame, et je vous les montrerais si vous mepromettiez que, dans le cas où vous devineriez qui c’est, vous neme nuirez pas dans son esprit.

Emmeline prit le papier et lut les stancessuivantes :

ÀNINON

Si je vous le disais, pourtant, que je vousaime,

Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous endiriez ?

L’amour, vous le savez, cause une peineextrême

C’est un mal sans pitié que vous plaignezvous-même ;

Peut-être cependant que vous m’enpuniriez.

Si je vous le disais, que six mois desilence

Cachent de longs tourments et des vœuxinsensés

Ninon, vous êtes fine, et votreinsouciance

Se plaît, comme une fée, à devinerd’avance ;

Vous me répondriez peut-être : Je lesais.

Si je vous le disais, qu’une douce folie

A fait de moi votre ombre et m’attache à vospas :

Un petit air de doute et de mélancolie,

Vous le savez, Ninon, vous rend bien plusjolie ;

Peut-être diriez-vous que vous n’y croyezpas.

Si je vous le disais, que j’emporte dansl’âme

Jusques aux moindres mots de nos propos dusoir :

Un regard offensé, vous le savez, madame,

Change deux yeux d’azur en deux éclairs deflamme ;

Vous me défendriez peut-être de vous voir.

Si je vous le disais, que chaque nuit jeveille,

Que chaque jour je pleure et je prie àgenoux :

Ninon, quand vous riez, vous savez qu’uneabeille

Prendrait pour une fleur votre bouchevermeille ;

Si je vous le disais, peut-être enririez-vous.

Mais vous n’en saurez rien ; – je viens,sans en rien dire,

M’asseoir sous votre lampe et causer avecvous ;

Votre voix, je l’entends, votre air, je lerespire ;

Et vous pouvez douter, deviner et sourire,

Vos yeux ne verront pas de quoi m’être moinsdoux.

Je récolte en secret des fleursmystérieuses :

Le soir, derrière vous, j’écoute au piano

Chanter sur le clavier vos mainsharmonieuses,

Et dans les tourbillons de nos valsesjoyeuses,

Je vous sens dans mes bras plier comme unroseau.

La nuit, quand de si loin le monde noussépare,

Quand je rentre chez moi pour tirer mesverrous,

De mille souvenirs en jaloux jem’empare ;

Et là, seul devant Dieu, plein d’une joieavare,

J’ouvre comme un trésor mon cœur tout plein devous.

J’aime, et je sais répondre avecindifférence ;

J’aime, et rien ne le dit ; j’aime, etseul je le sais ;

Et mon secret m’est cher, et chère masouffrance ;

Et j’ai fait le serment d’aimer sansespérance,

Mais non pas sans bonheur ; – je vousvois, c’est assez.

Non, je n’étais pas né pour ce bonheursuprême,

De mourir dans vos bras et de vivre à vospieds,

Tout me le prouve, hélas ! jusqu’à madouleur même…

Si je vous le disais, pourtant, que je vousaime,

Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous endiriez ?

Lorsque Emmeline eut achevé sa lecture, ellerendit le papier à Gilbert, sans rien dire. Un peu après, elle lelui redemanda, relut une seconde fois, puis garda le papier à lamain d’un air indifférent, comme il avait fait tout à l’heure, et,quelqu’un s’étant approché, elle se leva, et oublia de rendre lesvers.

V

Qui sommes-nous, je vous le demande, pour agiraussi légèrement ? Gilbert était sorti joyeux pour se rendre àcette soirée ; il revint tremblant comme une feuille. Ce qu’ily avait dans ces vers d’un peu exagéré et d’un peu plus quevrai, était devenu vrai dès que la comtesse y avait touché.Elle n’avait cependant rien répondu, et, devant tant de témoins,impossible de l’interroger. Était-elle offensée ? Commentinterpréter son silence ? Parlerait-elle la première fois, etque dirait-elle ? Son image se présentait tantôt froide etsévère, tantôt douce et riante. Gilbert ne put supporterl’incertitude ; après une nuit sans sommeil, il retourna chezla comtesse ; il apprit qu’elle venait de partir en poste, etqu’elle était au Moulin de May.

Il se rappela que peu de jours auparavant illui avait demandé par hasard si elle comptait aller à la campagne,et qu’elle lui avait répondu que non ; ce souvenir le frappatout à coup. – C’est à cause de moi qu’elle part, se dit-il, elleme craint, elle m’aime ! À ce dernier mot, il s’arrêta. Sapoitrine était oppressée ; il respirait à peine, et je ne saisquelle frayeur le saisit ; il tressaillit malgré lui à l’idéed’avoir touché si vite un si noble cœur. Les volets fermés, la courde l’hôtel déserte, quelques domestiques qui chargeaient unfourgon, ce départ précipité, cette sorte de fuite, tout cela letroubla et l’étonna. Il rentra chez lui à pas lents ; en unquart d’heure, il était devenu un autre homme. Il ne prévoyait plusrien, ne calculait rien ; il ne savait plus ce qu’il avaitfait la veille, ni quelles circonstances l’avaient amené là ;aucun sentiment d’orgueil ne trouvait place dans sa pensée ;durant cette journée entière, il ne songea pas même aux moyens deprofiter de sa position nouvelle, ni à tenter de voirEmmeline ; elle ne lui apparaissait plus ni douce nisévère ; il la voyait assise à la terrasse, relisant lesstances qu’elle avait gardées ; et, en se répétant : Ellem’aime ! il se demandait s’il en était digne.

Gilbert n’avait pas vingt-cinq ans ;lorsque sa conscience eut parlé, son âge lui parla à son tour. Ilprit la voiture de Fontainebleau le lendemain, et arriva le soir auMoulin de May ; quand on l’annonça, Emmeline étaitseule ; elle le reçut avec un malaise visible ; en levoyant fermer la porte, le souvenir de M. de Sorgues lafit pâlir. Mais, à la première parole de Gilbert, elle vit qu’iln’était pas plus rassuré qu’elle-même. Au lieu de lui toucher lamain comme il faisait d’ordinaire, il s’assit d’un air plus timideet plus réservé qu’auparavant. Ils restèrent seuls environ uneheure, et il ne fut question ni des stances, ni de l’amour qu’ellesexprimaient. Quand M. de Marsan rentra de la promenade,un nuage passa sur le front de Gilbert ; il se dit qu’il avaitbien mal profité de son premier tête-à-tête. Mais il en fut toutautrement d’Emmeline ; le respect de Gilbert l’avait émue,elle tomba dans la plus dangereuse rêverie ; elle avaitcompris qu’elle était aimée, et de l’instant qu’elle se crut ensûreté, elle aima.

Lorsqu’elle descendit, le jour suivant, audéjeuner, les belles couleurs de la jeunesse avaient reparu sur sesjoues ; son visage, aussi bien que son cœur, avait rajeuni dedix ans. Elle voulut sortir à cheval, malgré un tempsaffreux ; elle montait une superbe jument qu’il n’était pasfacile de faire obéir, et il semblait qu’elle voulût exposer savie ; elle balançait, en riant, sa cravache au-dessus de latête de l’animal inquiet, et elle ne put résister au singulierplaisir de le frapper sans qu’il l’eût mérité ; elle le sentitbondir de colère, et, tandis qu’il secouait l’écume dont il étaitcouvert, elle regarda Gilbert. Par un mouvement rapide, le jeunehomme s’était approché, et voulait saisir la bride du cheval. –Laissez, laissez, dit-elle en riant, je ne tomberai pas cematin.

Il fallait pourtant bien parler de cesstances, et ils s’en parlaient en effet beaucoup tous deux, maisdes yeux seulement ; ce langage en vaut bien un autre. Gilbertpassa trois jours au Moulin de May, sur le point de tomber à genouxà chaque instant. Quand il regardait la taille d’Emmeline, iltremblait de ne pouvoir résister à la tentation de l’entourer deses bras ; mais, dès qu’elle faisait un pas, il se rangeaitpour la laisser passer, comme s’il eût craint de toucher sa robe.Le troisième jour au soir, il avait annoncé son départ pour lelendemain matin ; il fut question de valse en prenant le thé,et de l’ode de Byron sur la valse. Emmeline remarqua que, pourparler avec tant d’animosité, il fallait que le plaisir eût excitébien vivement l’envie du poète qui ne pouvait le partager ;elle fut chercher le livre à l’appui de son dire, et, pour queGilbert pût lire avec elle, elle se plaça si près de lui, que sescheveux lui effleurèrent la joue. Ce léger contact causa au jeunehomme un frisson de plaisir auquel il n’eût pas résisté siM. de Marsan n’eût été là. Emmeline s’en aperçut etrougit : on ferma le livre, et ce fut tout l’événement duvoyage.

Voilà, n’est-il pas vrai, madame, un amoureuxassez bizarre ? Il y a un proverbe qui prétend que ce qui estdifféré n’est pas perdu. J’aime peu les proverbes en général, parceque ce sont des selles à tous chevaux ; il n’en est pas un quin’ait son contraire, et, quelque conduite que l’on tienne, on entrouve un pour s’appuyer. Mais je confesse que celui que je cite meparaît faux cent fois dans l’application, pour une fois qu’il setrouvera juste, tout au plus à l’usage de ces gens aussi patientsque résignés, aussi résignés qu’indifférents. Qu’on tienne celangage en paradis, que les saints se disent entre eux que ce quiest différé n’est pas perdu, c’est à merveille ; il sied à desgens qui ont devant eux l’éternité, de jeter le temps par lesfenêtres. Mais nous, pauvres mortels, notre chance n’est pas silongue. Aussi, je vous livre mon héros pour ce qu’il est ; jecrois pourtant que, s’il eût agi de toute autre manière, il eût ététraité comme de Sorgues.

Madame de Marsan revint au bout de la semaine.Gilbert arriva un soir chez elle de très bonne heure. La chaleurétait accablante. Il la trouva seule au fond de son boudoir,étendue sur un canapé. Elle était vêtue de mousseline, les bras etle col nus. Deux jardinières pleines de fleurs embaumaient lachambre ; une porte ouverte sur le jardin laissait entrer unair tiède et suave. Tout disposait à la mollesse. Cependant unetaquinerie étrange, inaccoutumée, vint traverser leur entretien. Jevous ai dit qu’il leur arrivait continuellement d’exprimer en mêmetemps, et dans les mêmes termes, leurs pensées, leurssensations ; ce soir-là ils n’étaient d’accord sur rien, etpar conséquent tous deux de mauvaise foi. Emmeline passait en revuecertaines femmes de sa connaissance. Gilbert en parla avecenthousiasme ; et elle en disait du mal à proportion.L’obscurité vint ; il se fit un silence. Un domestique entra,apportant une lampe ; madame de Marsan dit qu’elle n’envoulait pas, et qu’on la mît dans le salon. À peine cet ordredonné, elle parut s’en repentir, et, s’étant levée avec quelqueembarras, elle se dirigea vers son piano. – Venez voir, dit-elle àGilbert, le petit tabouret de ma loge, que je viens de faire monterautrement ; il me sert maintenant pour m’asseoir là ; onvient de me l’apporter tout à l’heure, et je vais vous faire un peude musique, pour que vous en ayez l’étrenne.

Elle préludait doucement par de vaguesmélodies, et Gilbert reconnut bientôt son air favori, leDésir, de Beethoven. S’oubliant peu à peu, Emmeline répanditdans son exécution l’expression la plus passionnée, pressant lemouvement à faire battre le cœur, puis s’arrêtant tout à coup commesi la respiration lui eût manqué, forçant le son et le laissants’éteindre. Nulles paroles n’égaleront jamais la tendresse d’unpareil langage. Gilbert était debout, et de temps en temps lesbeaux yeux se levaient pour le consulter. Il s’appuya sur l’angledu piano, et tous deux luttaient contre le trouble, quand unaccident presque ridicule vint les tirer de leur rêverie.

Le tabouret cassa tout à coup, et Emmelinetomba aux pieds de Gilbert. Il s’élança pour lui tendre lamain ; elle la prit et se releva en riant ; il était pâlecomme un mort, craignant qu’elle ne se fût blessée. – C’est bon,dit-elle, donnez-moi une chaise ; ne dirait-on pas que je suistombée d’un cinquième ?

Elle se mit à jouer une contredanse, et, touten jouant, à le plaisanter sur la peur qu’il avait eue. – N’est-ilpas tout simple, lui dit-il, que je m’effraye de vous voirtomber ? – Bah ! répondait-elle, c’est un effetnerveux ; ne croyez-vous pas que j’en suisreconnaissante ? Je conviens que ma chute est ridicule, maisje trouve, ajouta-t-elle assez sèchement, je trouve que votre peurl’est davantage.

Gilbert fit quelques tours de chambre, et lacontredanse d’Emmeline devenait moins gaie d’instant en instant.Elle sentait qu’en voulant le railler, elle l’avait blessé. Ilétait trop ému pour pouvoir parler. Il revint s’appuyer au mêmeendroit, devant elle ; ses yeux gonflés ne purent retenirquelques larmes ; Emmeline se leva aussitôt et fut s’asseoirau fond de la chambre, dans un coin obscur. Il s’approcha d’elle etlui reprocha sa dureté. C’était le tour de la comtesse à ne pouvoirrépondre. Elle restait muette et dans un état d’agitationimpossible à peindre ; il prit son chapeau pour sortir, et, nepouvant s’y décider, s’assit près d’elle ; elle se détourna etétendit le bras comme pour lui faire signe de partir ; il lasaisit et la serra sur son cœur. Au même instant on sonna à laporte, et Emmeline se jeta dans un cabinet.

Le pauvre garçon ne s’aperçut le lendemainqu’il allait chez madame de Marsan qu’au moment où il y arrivait.L’expérience lui faisait craindre de la trouver sévère et offenséede ce qui s’était passé. Il se trompait, il la trouva calme etindulgente, et le premier mot de la comtesse fut qu’ellel’attendait. Mais elle lui annonça fermement qu’il leur fallaitcesser de se voir – Je ne me repens pas, lui dit-elle, de la fauteque j’ai commise, et je ne cherche à m’abuser sur rien. Mais, quoique je puisse vous faire souffrir et souffrir moi-même,M. de Marsan est entre nous ; je ne puismentir ; oubliez-moi.

Gilbert fut atterré par cette franchise, dontl’accent persuasif ne permettait aucun doute. Il dédaignait lesphrases vulgaires et les vaines menaces de mort qui arriventtoujours en pareil cas ; il tenta d’être aussi courageux quela comtesse, et de lui prouver du moins par là quelle estime ilavait pour elle. Il lui répondit qu’il obéirait et qu’il quitteraitParis pour quelque temps ; elle lui demanda où il comptaitaller, et lui promit de lui écrire. Elle voulut qu’il la connûttout entière, et lui raconta en quelques mots l’histoire de sa vie,lui peignit sa position, l’état de son cœur, et ne se fit pas plusheureuse qu’elle n’était. Elle lui rendit ses vers, et le remerciade lui avoir donné un moment de bonheur.

– Je m’y suis livrée, lui dit-elle, sansvouloir y réfléchir ; j’étais sûre que l’impossiblem’arrêterait ; mais je n’ai pu résister à ce qui étaitpossible. J’espère que vous ne verrez pas dans ma conduite unecoquetterie que je n’y ai pas mise. J’aurais dû songer davantage àvous ; mais je ne vous crois pas assez d’amour pour que vousn’en guérissiez bientôt.

– Je serai assez franc, répondit Gilbert,pour vous dire que je n’en sais rien, mais je ne crois pas enguérir. Votre beauté m’a moins touché que votre esprit et votrecaractère, et si l’image d’un beau visage peut s’effacer parl’absence ou par les années, la perte d’un être tel que vous est àjamais irréparable. Sans doute, je guérirai en apparence, et il estpresque certain que dans quelque temps je reprendrai mon existencehabituelle ; mais ma raison même dira toujours que vouseussiez fait le bonheur de ma vie. Ces vers que vous me rendez ontété écrits comme par hasard, un instant d’ivresse les ainspirés ; mais le sentiment qu’ils expriment est en moidepuis que je vous connais, et je n’ai eu la force de le cacher quepar cela même qu’il est juste et durable. Nous ne serons doncheureux ni l’un ni l’autre, et nous ferons au monde un sacrificeque rien ne pourra compenser.

– Ce n’est pas au monde que nous leferons, dit Emmeline, mais à nous-mêmes, ou plutôt c’est à moi quevous le ferez. Le mensonge m’est insupportable, et hier soir, aprèsvotre départ, j’ai failli tout dire à M. de Marsan.Allons, ajouta-t-elle gaiement, allons, mon ami, tâchons devivre.

Gilbert lui baisa la main respectueusement, etils se séparèrent.

VI

À peine cette détermination fut-elle prise,qu’ils la sentirent impossible à réaliser. Ils n’eurent pas besoinde longues explications pour en convenir mutuellement. Gilbertresta deux mois sans venir chez madame de Marsan, et pendant cesdeux mois ils perdirent l’un et l’autre l’appétit et le sommeil. Aubout de ce temps, Gilbert se trouva un soir tellement désolé etennuyé, que, sans savoir ce qu’il faisait, il prit son chapeau etarriva chez la comtesse à son heure ordinaire, comme si de rienn’était. Elle ne songea pas à lui adresser un reproche de ce qu’ilne tenait pas sa parole. Dès qu’elle l’eut regardé, elle comprit cequ’il avait souffert ; et il la vit si pâle et si changée,qu’il se repentit de n’être pas revenu plus tôt.

Ce qu’Emmeline avait dans le cœur n’était niun caprice ni une passion ; c’était la voix de la nature mêmequi lui criait qu’elle avait besoin d’un nouvel amour. Elle n’avaitpas fait grande réflexion sur le caractère de Gilbert ; il luiplaisait, et il était là ; il lui disait qu’il l’aimait, et ill’aimait d’une tout autre manière que M. de Marsan nel’avait aimée. L’esprit d’Emmeline, son intelligence, sonimagination enthousiaste, toutes les nobles qualités renfermées enelle souffraient à son insu. Les larmes qu’elle croyait répandresans raison demandaient à couler malgré elle, et la forçaient d’enchercher le motif ; tout alors le lui apprenait, ses livres,sa musique, ses fleurs, ses habitudes même et sa viesolitaire ; il fallait aimer et combattre, ou se résigner àmourir.

Ce fut avec une fierté courageuse que lacomtesse de Marsan envisagea l’abîme où elle allait tomber. LorsqueGilbert la serra de nouveau dans ses bras, elle regarda le ciel,comme pour le prendre à témoin de sa faute et de ce qu’elle allaitlui coûter. Gilbert comprit ce regard mélancolique ; il mesurala grandeur de sa tâche à la noblesse du cœur de son amie, ilsentit qu’il avait entre les mains le pouvoir de lui rendrel’existence ou de la dégrader à jamais. Cette pensée lui inspiramoins d’orgueil que de joie ; il se jura de se consacrer àelle, et remercia Dieu de l’amour qu’il éprouvait.

La nécessité du mensonge désolait pourtant lajeune femme ; elle n’en parla plus à son amant, et garda cettepeine secrète ; du reste, l’idée de résister plus ou moinslongtemps, du moment qu’elle ne pouvait résister toujours, ne luivint pas à l’esprit. Elle compta, pour ainsi dire, ses chances desouffrance et ses chances de bonheur, et mit hardiment sa vie pourenjeu. Au moment où Gilbert revint, elle se trouvait forcée depasser trois jours à la campagne. Il la conjurait de lui accorderun rendez-vous avant de partir. – Je le ferai si vous voulez, luirépondit-elle, mais je vous supplie de me laisser attendre.

Le quatrième jour, un jeune homme entra versminuit au Café Anglais. – Que veut monsieur ? Demande legarçon. – Tout ce que vous avez de meilleur, répondit le jeunehomme avec un air de joie qui fit retourner tout le monde. – À lamême heure, au fond de l’hôtel de Marsan, une persienneentr’ouverte laissait apercevoir une lueur derrière un rideau.Seule, en déshabillé de nuit, madame de Marsan était assise sur unepetite chaise, dans sa chambre, les verrous tirés derrière elle. –Demain je serai à lui. Sera-t-il à moi ?

Emmeline ne pensait pas à comparer sa conduiteà celle des autres femmes. Il n’y avait pour elle, en cet instant,ni douleurs ni remords ; tout faisait silence devant l’idée dulendemain. Oserai-je vous dire à quoi elle pensait ? Oserai-jeécrire ce qui, à cette heure redoutable, inquiétait une belle etnoble femme, la plus sensible et la plus honnête que je connaisse,à la veille de la seule faute qu’elle ait jamais eu à sereprocher ?

Elle pensait à sa beauté. Amour, dévouement,sincérité du cœur, constance, sympathie de goût, crainte, dangers,repentir, tout était chassé, tout était détruit par la plus viveinquiétude sur ses charmes, sur sa beauté corporelle. La lueur quenous apercevons, c’est celle d’un flambeau qu’elle tient à la main.Sa psyché est en face d’elle ; elle se retourne, écoute ;nul témoin, nul bruit ; elle a entr’ouvert le voile qui lacouvre, et, comme Vénus devant le berger de la fable, ellecomparaît timidement.

Pour vous parler du jour suivant, je ne puismieux faire, madame, que de vous transcrire une lettre d’Emmeline àsa sœur, où elle peint elle-même ce qu’elle éprouvait :

« J’étais à lui. À toutes mes anxiétésavait succédé un abattement extrême. J’étais brisée, et ce malaiseme plaisait. Je passai la soirée en rêverie ; je voyais desformes vagues, j’entendais des voix lointaines ; jedistinguais : « Mon ange, ma vie ! » et jem’affaissais encore, plus encore. Pas une fois ma pensée ne s’estreportée sur les inquiétudes du jour précédent, durant cettedemi-léthargie qui me reste en mémoire comme l’état que jechoisirais en paradis. Je me couchai et dormis comme un nouveau-né.Au réveil, le matin, un souvenir confus des événements de la veillefit rapidement porter le sang au cœur. Une palpitation me fitdresser sur mon séant, et là je m’entendis m’écrier à hautevoix : C’en est fait ! J’appuyai ma tête sur mesgenoux, et je me précipitai au fond de mon âme. Pour la premièrefois, il me vint la crainte qu’il ne m’eût mal jugée. La simplicitéavec laquelle j’avais cédé pouvait lui donner cette opinion. Endépit de son esprit, de son tact, je pouvais craindre une mauvaiseexpérience du monde. Si ce n’était pour lui qu’une fantaisie, unedifficulté à vaincre ? Trop étonnée, trop émue, bouleverséepar tous les sentiments qui me subjuguaient, je n’avais pas assezétudié les siens. J’avais peur, je respirais court. Eh bien !me dis-je bravement, le jour où il me connaîtra, il aura un arriéréà payer. Tout ce sombre fut éclairé tout à coup par de douxsoupirs. Je sentais un sourire errer autour de ma bouche ;comme la veille, je revis toute sa figure, belle d’une expressionque je n’ai vue nulle part, même dans les chefs-d’œuvre des grandsmaîtres : j’y lisais l’amour, le respect, le culte, et cedoute, cette crainte de ne pas obtenir, tant on désire vivement.Voilà pour la femme l’instant suprême, et, ainsi bercée, jem’habillai. On a grand plaisir à la toilette quand on attend sonamant. »

VII

Emmeline avait mis cinq ans à s’apercevoir queson premier choix ne pouvait la rendre heureuse ; elle enavait souffert pendant un an ; elle avait lutté six moiscontre une passion naissante, deux mois contre un amouravoué ; elle avait enfin succombé, et son bonheur dura quinzejours.

Quinze jours, c’est bien court, n’est-cepas ? J’ai commencé ce conte sans y réfléchir, et je voisqu’arrivé au moment dont la pensée m’a fait prendre la plume, jen’ai rien à en dire, sinon qu’il fut bien court. Commenttenterai-je de vous le peindre ? Vous raconterai-je ce qui estinexprimable et ce que les plus grands génies de la terre ontlaissé deviner dans leurs ouvrages, faute d’une parole qui pût lerendre ? Certes, vous ne vous y attendez pas, et je necommettrai pas ce sacrilège. Ce qui vient du cœur peut s’écrire,mais non ce qui est le cœur lui-même.

D’ailleurs, en quinze jours, si on estheureux, a-t-on le temps de s’en apercevoir ? Emmeline etGilbert étaient encore étonnés de leur bonheur ; ils n’osaienty croire, et s’émerveillaient de la vive tendresse dont leur cœurétait plein. – Est-il possible, se demandaient-ils, que nos regardsse soient jamais rencontrés avec indifférence, et que nos mains sesoient touchées froidement ? – Quoi ! je t’ai regardé,disait Emmeline, sans que mes yeux se soient voilés delarmes ? Je t’ai écouté sans baiser tes lèvres ? Tu m’asparlé comme à tout le monde, et je t’ai répondu sans te dire que jet’aimais ? – Non, répondait Gilbert, ton regard, ta voix, tetrahissaient ; grand Dieu ! comme ils mepénétraient ! C’est moi que la crainte a arrêté, et qui suiscause que nous nous aimons si tard. Alors ils se serraient la main,comme pour se dire tacitement : Calmons-nous, il y a de quoien mourir.

À peine avaient-ils commencé à s’habituer dese voir en secret, et à jouir des frayeurs du mystère ; àpeine Gilbert connaissait-il ce nouveau visage que prend tout àcoup une femme en tombant dans les bras de son amant ; à peineles premiers sourires avaient-ils paru à travers les larmesd’Emmeline ; à peine s’étaient-ils juré de s’aimertoujours ; pauvres enfants ! Confiants dans leur sort,ils s’y abandonnaient sans crainte, et savouraient lentement leplaisir de reconnaître qu’ils ne s’étaient pas trompés dans leurmutuelle espérance ; ils en étaient encore à se dire :Comme nous allons être heureux ! quand leur bonheurs’évanouit.

Le comte de Marsan était un homme ferme, etsur les choses importantes son coup d’œil ne le trompait pas. Ilavait vu sa femme triste ; il avait pensé qu’elle l’aimaitmoins, et il ne s’en était pas soucié. Mais il la vit préoccupée etinquiète, et il résolut de ne pas le souffrir. Dès qu’il prit lapeine d’en chercher la cause, il la trouva facilement. Emmelines’était troublée à sa première question, et à la seconde avait étésur le point de tout avouer. Il ne voulut point d’une confidence decette nature, et, sans en parler autrement à personne, il s’en futà l’hôtel garni qu’il habitait avant son mariage, et y retint unappartement. Comme sa femme allait se coucher, il entra chez elleen robe de chambre, et, s’étant assis en face d’elle, il lui parlaà peu près ainsi :

– Vous me connaissez assez, ma chère,pour savoir que je ne suis pas jaloux. J’ai eu pour vous beaucoupd’amour, j’ai et j’aurai toujours pour vous beaucoup d’estime etd’amitié. Il est certain qu’à notre âge, et après tant d’annéespassées ensemble, une tolérance réciproque nous est nécessaire pourque nous puissions continuer de vivre en paix. J’use, pour ma part,de la liberté que doit avoir un homme, et je trouve bon que vous enfassiez autant. Si j’avais apporté dans cette maison autant defortune que vous, je ne vous parlerais pas ainsi, je vouslaisserais le comprendre. Mais je suis pauvre, et notre contrat demariage m’a laissé pauvre par ma volonté. Ce qui, chez un autre, neserait que de l’indulgence ou de la sagesse, serait pour moi de labassesse. Quelque précaution qu’on prenne, une intrigue n’estjamais secrète ; il faut, tôt ou tard, qu’on en parle. Ce jourarrivé, vous sentez que je ne serais rangé ni dans la catégorie desmaris complaisants, ni même dans celle des maris ridicules, maisqu’on ne verrait en moi qu’un misérable à qui l’argent fait toutsupporter. Il n’entre pas dans mon caractère de faire un éclat quidéshonore à la fois deux familles, quel qu’en soit lerésultat ; je n’ai de haine ni contre vous ni contrepersonne ; c’est pour cette raison même que je viens vousannoncer la résolution que j’ai prise, afin de prévenir les suitesde l’étonnement qu’elle pourra causer. Je demeurerai, à partir dela semaine prochaine, dans l’hôtel garni que j’habitais quand j’aifait la connaissance de votre mère. Je suis fâché de rester àParis, mais je n’ai pas de quoi voyager ; il faut que je meloge, et cette maison-là me plaît. Voyez ce que vous voulez faire,et si c’est possible, j’agirai en conséquence.

Madame de Marsan avait écouté son mari avec unétonnement toujours croissant. Elle resta comme une statue ;elle vit qu’il était décidé, et elle n’y pouvait croire ; ellese jeta à son cou presque involontairement ; elle s’écria querien au monde ne la ferait consentir à cette séparation. À tout cequ’elle disait il n’opposait que le silence. Emmeline éclata ensanglots ; elle se mit à genoux et voulut confesser safaute ; il l’arrêta, et refusa de l’entendre. Il s’efforça del’apaiser, lui répéta qu’il n’avait contre elle aucunressentiment ; puis il sortit malgré ses prières.

Le lendemain, ils ne se virent pas ;lorsque Emmeline demanda si le comte était chez lui, on luirépondit qu’il était parti de grand matin, et qu’il ne rentreraitpas de la journée. Elle voulut l’attendre, et s’enferma à sixheures du soir dans l’appartement de M. de Marsan ;mais le courage lui manqua, et elle fut obligée de retourner chezelle.

Le jour suivant, au déjeuner, le comtedescendit en habit de cheval. Les domestiques commençaient à faireses paquets, et le corridor était plein de hardes en désordre.Emmeline s’approcha de son mari en le voyant entrer, et il la baisasur le front ; ils s’assirent en silence ; on déjeunaitdans la chambre à coucher de la comtesse. En face d’elle était sapsyché ; elle croyait y voir son fantôme. Ses cheveux endésordre, son visage abattu, semblaient lui reprocher sa faute.Elle demanda au comte d’une voix mal assurée s’il comptait toujoursquitter l’hôtel. Il répondit qu’il s’y disposait, et que son départétait fixé pour le lundi suivant.

– N’y a-t-il aucun moyen de retarder cedépart ? demanda-t-elle d’un ton suppliant.

– Ce qui est ne peut se changer, répliquale comte ; avez-vous réfléchi à ce que vous comptezfaire ?

– Que voulez-vous que je fasse ?dit-elle.

M. de Marsan ne répondit pas.

– Que voulez-vous ?répéta-t-elle ; quel moyen puis-je avoir de vousfléchir ? quelle expiation, quel sacrifice puis-je vous offrirque vous consentiez à accepter ?

– C’est à vous de le savoir, dit lecomte. – Il se leva et s’en fut sans en dire plus ; mais lesoir même il revint chez sa femme, et son visage était moinssévère.

Ces deux jours avaient tellement fatiguéEmmeline, qu’elle était d’une pâleur effrayante.M. de Marsan ne put, en le remarquant, se défendre d’unmouvement de compassion.

– Eh bien ! ma chère ! dit-il,qu’avez-vous ?

– Je pense, répondit-elle, et je vois querien n’est possible.

– Vous l’aimez donc beaucoup ?demanda-t-il.

Malgré l’air froid qu’il affectait, Emmelinevit dans cette question un mouvement de jalousie. Elle crut que ladémarche de son mari pouvait bien n’être qu’une tentative de serapprocher d’elle, et cette idée lui fut pénible. Tous les hommessont ainsi, pensa-t-elle ; ils méprisent ce qu’ils possèdent,et reviennent avec ardeur à ce qu’ils ont perdu par leur faute.Elle voulut savoir jusqu’à quel point elle devinait juste, etrépondit d’un ton hautain :

– Oui, monsieur, je l’aime, et là-dessus,du moins, je ne mentirai pas.

– Je conçois cela, repritM. de Marsan, et j’aurais mauvaise grâce à vouloir lutterici contre personne ; je n’en ai ni le moyen ni l’envie.

Emmeline vit qu’elle s’était trompée ;elle voulait parler et ne trouvait rien. Que répondre, en effet, àla façon d’agir du comte ? Il avait deviné clairement ce quis’était passé, et le parti qu’il avait pris était juste sans êtrecruel. Elle commençait une phrase et ne pouvait l’achever ;elle pleurait. M. de Marsan lui dit avecdouceur :

– Calmez-vous, songez que vous avezcommis une faute, mais que vous avez un ami qui la sait, et quivous aidera à la réparer.

– Que ferait donc cet ami, dit Emmeline,s’il était aussi riche que moi, puisque cette misérable question defortune le décide à me quitter ? Que feriez-vous si notrecontrat n’existait pas ?

Emmeline se leva, alla à son secrétaire, entira son contrat de mariage, et le brûla à la bougie qui était surla table. Le comte la regarda faire jusqu’au bout.

– Je vous comprends, lui dit-ilenfin ; et, bien que ce que vous venez de faire soit uneaction sans conséquence, puisque le double est chez le notaire,cette action vous honore, et je vous en remercie. Mais songez donc,ajouta-t-il en embrassant Emmeline, songez donc que, s’il nes’agissait ici que d’une formalité à annuler, je n’aurais faitqu’abuser de mes avantages. Vous pouvez d’un trait de plume merendre aussi riche que vous, je le sais, mais je n’y consentiraispas, et aujourd’hui moins que jamais.

– Orgueilleux que vous êtes, s’écriaEmmeline désespérée, et pourquoi refuseriez-vous ?

M. de Marsan lui tenait lamain ; il la serra légèrement, et répondit :

– Parce que vous l’aimez.

VIII

Par une de ces belles matinées d’automne où lesoleil brille de tout son éclat et semble dire adieu à la verduremourante, Gilbert était accoudé à une petite fenêtre au secondétage, dans une rue écartée derrière les Champs-Élysées. Tout enfredonnant un air de la Norma, il regardait attentivementchaque voiture qui passait sur la chaussée. Quand la voiturearrivait au coin de la rue, la chanson s’arrêtait ; mais lavoiture continuait sa route, et il fallait en attendre une autre.Il en passa beaucoup ce jour-là, mais le jeune homme inquiet ne vitdans aucune un petit chapeau de paille d’Italie et une mantillenoire. Une heure sonna, puis deux ; il était trop tard ;après avoir regardé vingt fois à sa montre, avoir fait autant detours de chambre, et s’être désolé et rassuré plus souvent encorealternativement, Gilbert descendit enfin, et erra quelque tempsdans les allées. En rentrant chez lui, il demanda à son portiers’il n’y avait point de lettres, et la réponse fut négative. Unpressentiment de sinistre augure l’agita toute la journée. Vers dixheures du soir il montait, non sans crainte, le grand escalier del’hôtel de Marsan ; la lampe n’était pas allumée, cela lesurprit et l’inquiéta ; il sonna, personne ne venait ; iltoucha la porte, qui s’ouvrit, et s’arrêta dans la salle àmanger ; une femme de chambre vint à sa rencontre, il luidemanda s’il pouvait entrer. – Je vais le demander, répondit-elle.Comme elle entrait dans le salon, Gilbert entendit entre les deuxportes une voix tremblante qu’il reconnut et qui disait toutbas : Dites que je n’y suis pas.

Il m’a dit lui-même que ce peu de motsprononcés dans les ténèbres, au moment où il s’y attendait lemoins, lui avaient fait plus de mal qu’un coup d’épée. Il sortitdans un étonnement inexprimable. – Elle était là, se dit-il, ellem’a vu sans doute. Qu’arrive-t-il ? ne pouvait-elle me dire unmot, ou du moins m’écrire ? Huit jours se passèrent sanslettres, et sans qu’il put voir la comtesse. Enfin, il reçut lalettre suivante :

« Adieu ! il faut que vous voussouveniez de votre projet de voyage et que vous me teniez parole.Ah ! Je fais un grand sacrifice en ce moment. Quelques motsprofondément sentis et que vous m’avez dits au sujet d’un partifuneste que je voulais prendre, m’arrêtent seuls. Je vivrai. Maisil ne faut pas entièrement arracher une pensée qui seule peut medonner une apparence de tranquillité. Permettez, mon ami, que je laplace seulement à distance, avec des conditions ; si, parexemple, une entière indifférence pour moi prenait place dans votrecœur ; – si, une fois de retour, et le cœur raffermi, vous neme veniez plus voir ; – si jamais mon image, mon amour nevenait plus ;… il est impossible de continuer l’affreuse vieque je mène. Le plus malheureux est celui qui reste ; il fautdonc que ce soit vous qui partiez. Vos affaires vous lepermettent-elles ? Ou voulez-vous que j’aille je ne saisoù ? Répondez-moi, ce sera vous qui aurez de la force ;je n’en ai pas du tout ; ayez pitié de moi. Dites, quesais-je ? que vous guérirez ; mais ce n’est pasvrai ! N’importe, dites toujours. Évitez de me voir avant levoyage ; il faut de la force, et je ne sais où en prendre. Jen’ai cessé de pleurer et de vous écrire depuis huit jours. Je jettetout au feu. Vous trouverez cette lettre-ci encore bienincohérente. M. de Marsan sait tout : mentir m’a étéimpossible ; d’ailleurs il le savait. Cependant cette lettreest loin d’exprimer ce qu’il y a de contradictoire entre mon cœuret ma raison. Allez dans le monde ces jours-ci, que votre départn’ait point l’air d’un coup de tête. De sitôt je ne pourrai sortirni recevoir. La voix me manque à tous moments. Vous m’écrirez,n’est-ce pas ? il est impossible que vous partiez sansm’écrire quelques lignes. Voyager !… C’est vous qui allezvoyager ! »

Le malheur de Gilbert lui parut un rêve ;il pensait à aller chez M. de Marsan et à lui chercherquerelle. Il tomba à terre au milieu de sa chambre, et versa leslarmes les plus amères. Enfin il résolut de voir la comtesse à toutprix, et d’avoir l’explication de cet événement, qui lui étaitannoncé d’une manière si peu intelligible. Il courut à l’hôtel deMarsan, et, sans parler à aucun domestique, il pénétra jusqu’ausalon. Là, il s’arrêta à la pensée de compromettre celle qu’ilaimait et de la perdre peut-être par sa faute. Entendant quelqu’unapprocher, il se jeta derrière un rideau : c’était le comtequi entrait. Demeuré seul, Gilbert avança, et, entr’ouvrant laporte d’un cabinet vitré, il vit Emmeline couchée et son mari prèsd’elle. Au pied du lit était un linge couvert de sang, et lemédecin s’essuyait les mains. Ce spectacle lui fit horreur ;il frémit de l’idée d’ajouter, par son imprudence, aux maux de samaîtresse, et, marchant sur la pointe du pied, il sortit de l’hôtelsans être remarqué.

Il sut bientôt que la comtesse avait été endanger de mort ; une nouvelle lettre lui apprit en détail cequi s’était passé. « Renoncer à nous voir, disait Emmeline,est impossible, il n’y faut pas songer ; et cette idée quivous désole ne me cause aucune peine, car je ne puis l’admettre uninstant. Mais nous séparer pour six mois, pour un an, voilà ce quime fait sangloter et me déchire l’âme, car c’est là tout ce qui estpossible. » Elle ajoutait que, si, avant son départ, iléprouvait un désir trop vif de la revoir encore une fois, elle yconsentirait. Il refusa cette entrevue ; il avait besoin detoute sa force ; et, bien que convaincu de la nécessité des’éloigner, il ne pouvait prendre aucun parti. Vivre sans Emmelinelui semblait un mot vide de sens, et, pour ainsi dire, un mensonge.Il se jura cependant d’obéir à tout prix, et de sacrifier sonexistence, s’il le fallait, au repos de madame de Marsan. Il mitses affaires en ordre, dit adieu à ses amis, annonça à tout lemonde qu’il allait en Italie. Puis, quand tout fut prêt, et qu’ileut son passeport, il resta enfermé chez lui, se promettant, chaquesoir, de partir le lendemain, et passant la journée à pleurer.

Emmeline, de son côté, n’était guère pluscourageuse, comme vous pouvez penser. Dès qu’elle put supporter lavoiture, elle alla au Moulin de May. M. de Marsan ne laquittait pas ; il eut pour elle, pendant sa maladie, l’amitiéd’un frère et les soins d’une mère. Je n’ai pas besoin de direqu’il avait pardonné, et que la vue des souffrances de sa femmel’avait fait renoncer à ses projets de séparation. Il ne parla plusde Gilbert, et je ne crois pas que, depuis cette époque, il aitprononcé ce nom étant seul avec la comtesse. Il apprit le voyageannoncé, et n’en parut ni joyeux ni triste. On devinait aisément àsa conduite qu’il se reconnaissait, au fond du cœur, coupabled’avoir négligé sa femme, et d’avoir si peu fait pour son bonheur.Lorsque, appuyée à son bras, Emmeline se promenait lentement aveclui dans la longue allée des Soupirs, il paraissaitpresque aussi triste qu’elle ; et Emmeline lui sut gré de cequ’il ne tenta jamais de rappeler l’ancien amour, ni de combattrel’amour nouveau.

Elle brûla les lettres de Gilbert, et, dans cesacrifice douloureux, ne respecta qu’une seule ligne écrite de lamain de son amant : « Pour vous, tout aumonde. » En relisant ces mots, elle ne put se résoudre àles anéantir ; c’était l’adieu du pauvre garçon. Elle coupacette ligne avec ses ciseaux, et la porta longtemps sur son cœur.« S’il faut jamais me séparer de ces mots-là, écrivait-elle àGilbert, je les avalerai. Maintenant ma vie n’est plus qu’unepincée de cendre, et je ne pourrai de longtemps regarder macheminée sans pleurer. »

Était-elle sincère ? demanderez-vouspeut-être. Ne fit-elle aucune tentative pour revoir sonamant ? Ne se repentait-elle pas de son sacrifice ?N’essaya-t-elle jamais de revenir sur sa résolution ? Oui,madame, elle l’essaya ; je ne veux la faire ni meilleure niplus brave qu’elle ne l’a été. Oui, elle essaya de mentir, detromper son mari ; en dépit de ses serments, de ses promesses,de ses douleurs et de ses remords, elle revit Gilbert ; et,après avoir passé deux heures avec lui dans un délire de joie etd’amour, elle sentit, en rentrant chez elle, qu’elle ne pouvait nitromper ni mentir ; je vous dirai plus, Gilbert le sentitlui-même, et ne lui demanda pas de revenir.

Cependant il ne partait pas encore, et neparlait plus de voyage. Au bout de quelques jours, il voulait déjàse persuader qu’il était plus calme, et qu’il n’y avait aucundanger à rester. Il tâchait, dans ses lettres, de faire consentirEmmeline à ce qu’il passât l’hiver à Paris. Elle hésitait ;et, tout en renonçant à l’amour, elle commençait à parler d’amitié.Ils cherchaient tous deux mille motifs de prolonger leursouffrance, ou du moins de se voir souffrir. Qu’allait-ilarriver ? Je ne sais.

IX

Je crois vous avoir dit, madame, qu’Emmelineavait une sœur. C’était Une belle et grande jeune fille, et de plusun excellent cœur. Soit par une timidité excessive, soit par uneautre cause, elle n’avait jamais parlé à Gilbert qu’avec uneextrême réserve, et presque avec répugnance, lorsqu’elle avait euoccasion de le rencontrer. Gilbert avait des manières d’étourdi etdes façons de dire qui, bien que simples et naturelles, devaientblesser une modestie et une pudeur parfaites. La franchise même dujeune homme et son caractère exalté avaient peu de chances derencontrer de la sympathie chez la sévère Sarah (c’était le nom dela sœur d’Emmeline). Aussi quelques mots de politesse échangés auhasard, quelques compliments lorsque Sarah chantait, unecontredanse de temps en temps, c’était là toute la connaissancequ’ils avaient faite, et leur amitié n’allait pas plus loin.

Au milieu de ces dernières circonstances,Gilbert reçut une invitation de bal d’une amie de madame de Marsan,et il crut devoir y aller, pour se conformer au désir de samaîtresse. Sarah était à cette soirée. Il fut s’asseoir à côtéd’elle. Il savait quelle tendre affection unissait la comtesse à sasœur, et c’était pour lui une occasion de parler de ce qu’il aimaità quelqu’un qui le comprenait. La maladie récente servit deprétexte ; s’informer de la santé d’Emmeline, c’étaits’informer de son amour. Contre sa coutume, Sarah répondit avecconfiance et avec douceur ; et l’orchestre ayant donné, aumilieu de leur entretien, le signal d’une contredanse, elle ditqu’elle était lasse, et refusa son danseur, qui venait lachercher.

Le bruit des instruments et le tumulte du balleur donnant plus de liberté, la jeune fille commença à laissercomprendre à Gilbert qu’elle savait la cause du mal d’Emmeline.Elle parla des souffrances de sa sœur, et raconta ce qu’elle enavait vu. Pendant ce récit, Gilbert baissait la tête ; quandil la releva, une larme coulait sur sa joue. Sarah devint tout àcoup tremblante ; ses beaux yeux bleus se troublèrent. – Vousl’aimez plus que je ne croyais, lui dit-elle. De ce moment elledevint tout autre qu’elle ne s’était jamais montrée à lui ;elle lui avoua que depuis longtemps elle s’était aperçue de ce quise passait, et que la froideur qu’elle lui avait témoignée venaitde ce qu’elle n’avait cru voir en lui que la légèreté d’un homme dumonde, qui fait la cour à toutes les femmes sans se soucier du malqui en résulte. Elle parla en sœur et en amie, avec chaleur et avecfranchise. L’accent de vérité qu’elle employa pour montrer àGilbert la nécessité absolue de rendre le repos à la comtesse lefrappa plus que tout le reste ne l’avait pu faire, et en un quartd’heure il vit clair dans sa destinée.

On se préparait à danser le cotillon. –Asseyons-nous dans le cercle, dit Gilbert, nous nous dispenseronsde figurer, et nous pourrons causer sans qu’on nous remarque. Elley consentit ; ils prirent place, et continuèrent à parlerd’Emmeline. Cependant de temps en temps un valseur forçait Sarah deprendre part à la figure, et il fallait se lever pour tenir le boutd’une écharpe ou le bouquet et l’éventail. Gilbert restait alorssur sa chaise, perdu dans ses pensées, regardant sa bellepartenaire sauter et sourire, les yeux encore humides. Ellerevenait, et ils reprenaient leur triste entretien. Ce fut au bruitde ces valses allemandes, qui avaient bercé les premiers jours deson amour, que Gilbert jura de partir et de l’oublier.

Lorsque l’heure de se retirer fut venue, ilsse levèrent tous deux avec une sorte de solennité. – J’ai votreparole, dit la jeune fille, je compte sur vous pour sauver masœur ; et si vous partez, ajouta-t-elle en lui prenant la mainsans songer qu’on pût l’observer, si vous partez, nous seronsquelquefois deux à penser au pauvre voyageur.

Ils se quittèrent sur cette parole, et Gilbertpartit le lendemain.

** * * * *

Dans le récit qu’on vient de lire, l’auteur adit : « Ce n’est pas un roman que je fais, madame, etvous vous en apercevez bien. »

On a dû s’apercevoir, en effet, que cettehistoire n’a pas le caractère ordinaire d’une fiction. Emmelinen’est point un personnage imaginaire, et Gilbert n’est autre quel’auteur lui-même. On trouvera le récit de cette aventure dans laNotice sur la vie d’Alfred de Musset, et l’on verra que lessouvenirs qui s’y rattachent occupent une place considérable dansles poésies.

FIN D’EMMELINE.

II. LES DEUX MAÎTRESSES

1837

I

Croyez-vous, madame, qu’il soit possibled’être amoureux de deux personnes à la fois ? Si pareillequestion m’était faite, je répondrais que je n’en crois rien. C’estpourtant ce qui est arrivé à un de mes amis, dont je vousraconterai l’histoire, afin que vous en jugiez vous-même.

En général, lorsqu’il s’agit de justifier undouble amour, on a d’abord recours aux contrastes. L’une étaitgrande, l’autre petite ; l’une avait quinze ans, l’autre enavait trente. Bref, on tente de prouver que deux femmes, qui ne seressemblent ni d’âge, ni de figure, peuvent inspirer en même tempsdeux passions différentes. Je n’ai pas ce prétexte pour m’aiderici, car les deux femmes dont il s’agit se ressemblaient, aucontraire, un peu. L’une était mariée, il est vrai, et l’autreveuve ; l’une riche, et l’autre très pauvre ; mais ellesavaient presque le même âge, et elles étaient toutes deux brunes etfort petites. Bien qu’elles ne fussent ni sœurs ni cousines, il yavait entre elles un air de famille : de grands yeux noirs,même finesse de taille ; c’étaient deux ménechmes femelles. Nevous effrayez pas de ce mot ; il n’y aura pas de quiproquodans ce conte.

Avant d’en dire plus de ces dames, il fautparler de notre héros. Vers 1825 environ, vivait à Paris un jeunehomme que nous appellerons Valentin. C’était un garçon assezsingulier, et dont l’étrange manière de vivre aurait pu fournirquelque matière aux philosophes qui étudient l’homme. Il y avait,en lui, pour ainsi dire, deux personnages différents. Vousl’eussiez pris, en le rencontrant un jour, pour un petit maître dela Régence. Son ton léger, son chapeau de travers, son air d’enfantprodigue en joyeuse humeur, vous eussent fait revenir en mémoirequelque talon rouge du temps passé. Le jour suivant, vousn’auriez vu en lui qu’un modeste étudiant de province se promenantun livre sous le bras. Aujourd’hui il roulait carrosse et jetaitl’argent par les fenêtres ; demain il allait dîner à quarantesous. Avec cela, il recherchait en toute chose une sorte deperfection et ne goûtait rien qui fût incomplet. Quand ils’agissait de plaisir, il voulait que tout fût plaisir, et n’étaitpas homme à acheter une jouissance par un moment d’ennui. S’ilavait une loge au spectacle, il voulait que la voiture qui l’ymenait fût douce, que le dîner eût été bon, et qu’aucune idéefâcheuse ne put se présenter en sortant. Mais il buvait de bon cœurla piquette dans un cabaret de campagne, et se mettait à la queuepour aller au parterre. C’était alors un autre élément, et il n’yfaisait pas le difficile ; mais il gardait dans sesbizarreries une sorte de logique, et s’il y avait en lui deuxhommes divers, ils ne se confondaient jamais.

Ce caractère étrange provenait de deuxcauses : peu de fortune et un grand amour du plaisir. Lafamille de Valentin jouissait de quelque aisance, mais il n’y avaitrien de plus dans la maison qu’une honnête médiocrité. Une douzainede mille francs par an dépensés avec ordre et économie, ce n’estpas de quoi mourir de faim ; mais quand une famille entièrevit là-dessus, ce n’est pas de quoi donner des fêtes. Toutefois,par un caprice du hasard, Valentin était né avec des goûts que peutavoir le fils d’un grand seigneur. À père avare, dit-on, filsprodigue ; à parents économes, enfants dépensiers. Ainsi leveut la Providence, que cependant tout le monde admire.

Valentin avait fait son droit, et était avocatsans causes, profession commune aujourd’hui. Avec l’argent qu’ilavait de son père et celui qu’il gagnait de temps en temps, ilpouvait être assez heureux, mais il aimait mieux tout dépenser à lafois et se passer de tout le lendemain. Vous vous souvenez, madame,de ces marguerites que les enfants effeuillent brin à brin ?Beaucoup, disent-ils à la première feuille ;passablement, à la seconde, et, à la troisième, pas dutout. Ainsi faisait Valentin de ses journées ; mais lepassablement n’y était pas, car il ne pouvait lesouffrir.

Pour vous le faire mieux connaître, il fautvous dire un trait de son enfance. Valentin couchait, à dix oudouze ans, dans un petit cabinet vitré, derrière la chambre de samère. Dans ce cabinet d’assez triste apparence, et encombréd’armoires poudreuses, se trouvait, entre autres nippes, un vieuxportrait avec un grand cadre doré. Quand, par une belle matinée, lesoleil donnait sur ce portrait, l’enfant, à genoux sur son lit,s’en approchait avec délices. Tandis qu’on le croyait endormi, enattendant que l’heure du maître arrivât, il restait parfois desheures entières le front posé sur l’angle du cadre ; lesrayons de lumière, frappant sur les dorures, l’entouraient d’unesorte d’auréole où nageait son regard ébloui. Dans cette posture,il faisait mille rêves ; une extase bizarre s’emparait de lui.Plus la clarté devenait vive, et plus son cœur s’épanouissait.Quand il fallait enfin détourner les yeux, fatigués de l’éclat dece spectacle, il fermait alors ses paupières, et suivait aveccuriosité la dégradation des teintes nuancées dans cette tacherougeâtre qui reste devant nous quand nous fixons trop longtemps lalumière ; puis il revenait à son cadre, et recommençait deplus belle. Ce fut là, m’a-t-il dit lui-même, qu’il prit un goûtpassionné pour l’or et le soleil, deux excellentes choses dureste.

Ses premiers pas dans la vie furent guidés parl’instinct de sa passion native. Au collège, il ne se lia qu’avecdes enfants plus riches que lui, non par orgueil, mais par goût.Précoce d’esprit dans ses études, l’amour-propre le poussait moinsqu’un certain besoin de distinction. Il lui arrivait de pleurer aumilieu de la classe, quand il n’avait pas, le samedi, sa place aubanc d’honneur. Il achevait ses humanités et travaillait avecardeur, lorsqu’une dame, amie de sa mère, lui fit cadeau d’unebelle turquoise : au lieu d’écouter la leçon, il regardait sabague reluire à son doigt. C’était encore l’amour de l’or tel quepeut le ressentir un enfant curieux. Dès que l’enfant fut homme, cedangereux penchant porta bientôt ses fruits.

À peine eut-il sa liberté, qu’il se jeta sansréflexion dans tous les travers d’un fils de famille. Né d’humeurgaie, insouciant de l’avenir, l’idée qu’il était pauvre ne luivenait pas, et il ne semblait pas s’en douter. Le monde le lui fitcomprendre. Le nom qu’il portait lui permettait de traiter en égauxdes jeunes gens qui avaient sur lui l’avantage de la fortune. Admispar eux, comment les imiter ? Les parents de Valentin vivaientà la campagne. Sous prétexte de faire son droit, il passait sontemps à se promener aux Tuileries et au boulevard. Sur ce terrain,il était à l’aise ; mais, quand ses amis le quittaient pourmonter à cheval, force lui était de rester à pied, seul et un peudésappointé. Son tailleur lui faisait crédit ; mais à quoisert l’habit quand la poche est vide ? Les trois quarts dutemps il en était là. Trop fier pour vivre en parasite, il prenaità tâche de dissimuler ses secrets motifs de sagesse, refusaitdédaigneusement des parties de plaisir où il ne pouvait payer sonécot, et s’étudiait à ne toucher aux riches que dans ses jours derichesse. Ce rôle, difficilement soutenu, tomba devant la volontépaternelle ; il fallut choisir un état. Valentin entra dansune maison de banque. Le métier de commis ne lui plaisait guère,encore moins le travail quotidien. Il allait au bureau l’oreillebasse ; il avait fallu renoncer aux amis en même temps qu’à laliberté ; il n’en était pas honteux, mais il s’ennuyait. Quandarrivait, comme dit André Chénier, le jour de la veine dorée, unesorte de fièvre le saisissait. Qu’il eût des dettes à payer ouquelque emplette utile à faire, la présence de l’or le troublait àtel point, qu’il en perdait la réflexion. Dès qu’il voyait brillerdans ses mains un peu de ce rare métal, il sentait son cœurtressaillir, et ne pensait plus qu’à courir, s’il faisait beau.Quand je dis courir, je me trompe ; on le rencontrait, cejour-là, dans une bonne voiture de louage, qui le menait au Rocherde Cancale ; là, étendu sur les coussins, respirant l’air oufumant son cigare, il se laissait bercer mollement, sans jamaissonger à demain. Demain, pourtant, c’était l’ordinaire, il fallaitredevenir commis ; mais peu lui importait, pourvu qu’à toutprix il eût satisfait son imagination. Les appointements du moiss’envolaient ainsi en un jour. Il passait, disait-il, ses mauvaismoments à rêver, et ses bons moments à réaliser ses rêves :tantôt à Paris, tantôt à la campagne, on le rencontrait avec sonfracas, presque toujours seul, preuve que ce n’était pas vanité desa part. D’ailleurs il faisait ses extravagances avec la simplicitéd’un grand seigneur qui se passe un caprice. Voilà un boncommis ! direz-vous ; aussi le mit-on à la porte.

Avec la liberté et l’oisiveté revinrent destentations de toute espèce. Quand on a beaucoup de désirs, beaucoupde jeunesse et peu d’argent, on court grand risque de faire dessottises. Valentin en fit d’assez grandes. Toujours poussé par samanie de changer des rêves en réalité, il en vint à faire les plusdangereux rêves. Il lui passait, je suppose, par la tête de serendre compte de ce que peut être la vie d’un tel qui a cent millefrancs à manger par an. Voilà mon étourdi qui, toute une journée,n’en agissait ni plus ni moins que s’il eût été le personnage enquestion. Jugez où cela peut conduire avec un peu d’intelligence etde curiosité. Le raisonnement de Valentin sur sa manière de vivreétait, du reste, assez plaisant. Il prétendait qu’à chaque créaturevivante revient de droit une certaine somme de jouissance ; ilcomparait cette somme à une coupe pleine que les économes videntgoutte à goutte, et qu’il buvait, lui, à grands traits. – Je necompte pas les jours, disait-il, mais les plaisirs ; et lejour où je dépense vingt-cinq louis, j’ai cent quatre-vingt-deuxmille cinq cents livres de rente. Au milieu de toutes ces folies,Valentin avait dans le cœur un sentiment qui devait le préserver,c’était son affection pour sa mère. Sa mère, il est vrai, l’avaittoujours gâté ; c’est un tort, dit-on, je n’en saisrien ; mais, en tout cas, c’est le meilleur et le plus natureldes torts. L’excellente femme qui avait donné la vie à Valentin fittout au monde pour la lui rendre douce. Elle n’était pas riche,comme vous savez. Si tous les petits écus glissés en cachette dansla main de l’enfant chéri s’étaient trouvés tout à coup rassemblés,ils auraient pourtant fait une belle pile. Valentin, dans tous sesdésordres, n’eut jamais d’autre frein que l’idée de ne pasrapporter un chagrin à sa mère ; mais cette idée le suivaitpartout. D’un autre côté, cette affection salutaire ouvrait soncœur à toutes les bonnes pensées, à tous les sentiments honnêtes.C’était pour lui la clef d’un monde qu’il n’eût peut être pascompris sans cela. Je ne sais qui a dit le premier qu’un être aimén’est jamais malheureux ; celui là eût pu dire encore :« Qui aime sa mère n’est jamais méchant. » Quand Valentinregagnait le logis, après quelque folle équipée,

Traînant l’aile et tirant le pied,

sa mère arrivait et le consolait. Qui pourraitcompter les soins patients, les attentions en apparence faciles,les petites joies intérieures, par lesquels l’amitié se prouve ensilence, et rend la vie douce et légère ? J’en veux citer unexemple en passant.

Un jour que l’étourdi garçon avait vidé sabourse au jeu, il venait de rentrer de mauvaise humeur. Les coudessur sa table, la tête dans ses mains, il se livrait à ses idéessombres. Sa mère entra, tenant un gros bouquet de roses dans unverre d’eau, qu’elle posa doucement sur la table, à côté de lui. Illeva les yeux pour la remercier, et elle lui dit en souriant :Il y en a pour quatre sous. Ce n’était pas cher, comme vousvoyez ; cependant le bouquet était superbe. Valentin, restéseul, sentit le parfum frapper son cerveau excité. Je ne sauraisvous dire quelle impression produisit sur lui une si doucejouissance, si facilement venue, si inopinément apportée ; ilpensa à la somme qu’il avait perdue, il se demanda ce qu’en auraitpu faire la main maternelle qui le consolait à si bon marché. Soncœur gonflé se fondit en larmes, et il se souvint des plaisirs dupauvre qu’il venait d’oublier.

Ces plaisirs du pauvre lui devinrent chers, àmesure qu’il les connut mieux. Il les aima parce qu’il aimait samère ; il regarda peu à peu autour de lui, et ayant un peuessayé de tout, il se trouva capable de tout sentir. Est-ce unavantage ? Je n’en puis rien dire encore. Chance dejouissance, chance de souffrance. J’aurai l’air de faire uneplaisanterie si je vous dis qu’en avançant dans la vie, Valentindevint à la fois plus sage et plus fou ; c’est pourtant lavérité pure. Une double existence se développait en lui. Si sonesprit avide l’entraînait, son cœur le retenait au logis.S’enfermait-il, décidé au repos, un orgue de Barbarie, jouant unevalse, passait sous la fenêtre et dérangeait tout. Sortait-ilalors, et, selon sa coutume, courait-il après le plaisir, unmendiant rencontré en route, un mot touchant trouvé par hasard dansle fatras d’un drame à la mode, le rendaient pensif, et ilretournait chez lui. Prenait-il la plume, et s’asseyait-il pourtravailler, sa plume distraite esquissait sur les marges d’undossier la silhouette d’une jolie femme qu’il avait rencontrée aubal. Une bande joyeuse, réunie chez un ami, l’invitait-elle àrester à souper, il tendait son verre en riant, et buvait unecopieuse rasade ; puis il fouillait dans sa poche, voyaitqu’il avait oublié sa clef, qu’il réveillerait sa mère enrentrant ; il s’esquivait et revenait respirer ses rosesbien-aimées.

Tel était ce garçon, simple et écervelé,timide et fier, tendre et audacieux. La nature l’avait fait riche,et le hasard l’avait fait pauvre ; au lieu de choisir, il pritles deux partis. Tout ce qu’il y avait en lui de patience, deréflexion et de résignation ne pouvait triompher de l’amour duplaisir, et ses plus grands moments de déraison ne pouvaiententamer son cœur. Il ne lutta ni contre son cœur, ni contre leplaisir qui l’attirait. Ce fut ainsi qu’il devint double, et qu’ilvécut en perpétuelle contradiction avec lui-même, comme je vous lemontrais tout à l’heure. Mais c’est de la faiblesse, allez-vousdire. Eh ! mon Dieu, oui ; ce n’est pas là un Romain,mais nous ne sommes pas ici à Rome. [2]

Nous sommes à Paris, madame, et il estquestion de deux amours. Heureusement pour vous, le portrait de meshéroïnes sera plus vite fait que celui de mon héros. Tournez lapage, elles vont entrer en scène.

II

Je vous ai dit que, de ces deux dames, l’uneétait riche et l’autre pauvre. Vous devinez déjà par quelle raisonelles plurent toutes deux à Valentin. Je crois vous avoir dit aussique l’une était mariée et l’autre veuve. La marquise de Parnes(c’est la mariée) était fille et femme de marquis. Ce qui vautmieux, elle était fort riche ; ce qui vaut mieux encore, elleétait fort libre, son mari étant en Hollande pour affaires. Ellen’avait pas vingt-cinq ans, elle se trouvait reine d’un petitroyaume au fond de la Chaussée-d’Antin. Ce royaume consistait en unpetit hôtel, bâti avec un goût parfait entre une grande cour et unbeau jardin. C’était la dernière folie du défunt beau-père, grandseigneur un peu libertin, et la maison, à dire vrai, se ressentaitdes goûts de son ancien maître ; elle ressemblait plutôt à cequ’on appelait jadis une maison à parties qu’à la retraite d’unejeune femme condamnée au repos par l’absence de l’époux. Unpavillon rond, séparé de l’hôtel, occupait le milieu du jardin. Cepavillon, qui n’avait qu’un rez-de-chaussée, n’avait aussi qu’uneseule pièce, et n’était qu’un immense boudoir meublé avec un luxeraffiné. Madame de Parnes, qui habitait l’hôtel et passait pourfort sage, n’allait point, disait-on, au pavillon. On y voyaitpourtant quelquefois de la lumière. Compagnie excellente, dîners àl’avenant, fringants équipages, nombreux domestiques, en un mot,grand bruit de bon ton, voilà la maison de la marquise. D’ailleursune éducation achevée lui avait donné mille talents ; avectout ce qu’il faut pour plaire sans esprit, elle trouvait moyend’en avoir ; une indispensable tante la menait partout ;quand on parlait de son mari, elle disait qu’il allaitrevenir ; personne ne pensait à médire d’elle.

Madame Delaunay (c’est la veuve) avait perduson mari fort jeune ; elle vivait avec sa mère d’une modiquepension obtenue à grand’peine, et à grand’peine suffisante. C’étaità un troisième étage qu’il fallait monter, rue du Plat-d’Étain,pour la trouver brodant à sa fenêtre ; c’était tout ce qu’ellesavait faire ; son éducation, vous le voyez, avait été fortnégligée. Un petit salon était tout son domaine ; à l’heure dudîner, on y roulait la table de noyer, reléguée durant le jour dansl’antichambre. Le soir, une armoire à alcôve s’ouvrait, contenantdeux lits. Du reste, une propreté soigneuse entretenait le modesteameublement. Au milieu de tout cela, madame Delaunay aimait lemonde. Quelques anciens amis de son mari donnaient de petitessoirées où elle allait, parée d’une fraîche robe d’organdi. Commeles gens sans fortune n’ont pas de saison, ces petites fêtesduraient toute l’année. Être pauvre, jeune, belle et honnête, cen’est pas un mérite si rare qu’on le dit, mais c’est un mérite.

Quand je vous ai annoncé que mon Valentinaimait ces deux femmes, je n’ai pas prétendu déclarer qu’il lesaimât également toutes deux. Je pourrais me tirer d’affaire en vousdisant qu’il aimait l’une et désirait l’autre ; mais je neveux point chercher ces finesses, qui, après tout, nesignifieraient rien, sinon qu’il les désirait toutes deux. J’aimemieux vous raconter simplement ce qui se passait dans son cœur.

Ce qui le fit d’abord aller souvent dans cesdeux maisons, ce fut un assez vilain motif, l’absence de maris dansl’une et dans l’autre. Il n’est que trop vrai qu’une apparence defacilité, quand bien même elle n’est qu’une apparence, séduit lesjeunes têtes. Valentin était reçu chez madame de Parnes parcequ’elle voyait beaucoup de monde, sans autre raison ; un amil’avait présenté. Pour aller chez madame Delaunay, qui ne recevaitpersonne, ce n’avait pas été aussi aisé. Il l’avait rencontrée àl’une de ces petites soirées dont je vous parlais tout à l’heure,car Valentin allait un peu partout ; il avait donc vu madameDelaunay, l’avait remarquée, l’avait fait danser, enfin, un beaujour, avait trouvé moyen de lui porter un livre nouveau qu’elledésirait lire. La première visite une fois faite, on revient sansmotif, et au bout de trois mois on est de la maison ; ainsivont les choses. Tel qui s’étonne de la présence d’un jeune hommedans une famille que personne n’aborde, serait quelquefois bienplus étonné d’apprendre sur quel frivole prétexte il y estentré.

Vous vous étonnerez peut-être, madame, de lamanière dont se prit le cœur de Valentin. Ce fut, pour ainsi dire,l’ouvrage du hasard. Il avait, durant un hiver, vécu, selon sacoutume, assez follement, mais assez gaiement. L’été venu, comme lacigale, il se trouva au dépourvu. Les uns partaient pour lacampagne, les autres allaient en Angleterre ou aux eaux : il ya de ces années de désertion où tout ce qu’on a d’amisdisparaît ; une bouffée de vent les emporte, et on reste seultout à coup. Si Valentin eût été plus sage, il aurait fait commeles autres, et serait parti de son côté ; mais les plaisirsavaient été chers, et sa bourse vide le retenait à Paris.Regrettant son imprévoyance, aussi triste qu’on peut l’être àvingt-cinq ans, il songeait à passer l’été, et à faire, non denécessité vertu, mais de nécessité plaisir, s’il se pouvait. Sortiun matin par une de ces belles journées où tout ce qui est jeunesort sans savoir pourquoi, il ne trouva, en y réfléchissant, quedeux endroits où il pût aller, chez madame de Parnes ou chez madameDelaunay. Il fut chez toutes deux le jour même, et, ayant agi engourmand, il se trouva désœuvré le lendemain. Ne pouvantrecommencer ses visites avant quelques jours, il se demanda queljour il le pourrait ; après quoi, involontairement, il repassadans sa tête ce qu’il avait dit et entendu durant ces deux heuresdevenues précieuses pour lui.

La ressemblance dont je vous ai parlé, et quine l’avait pas jusqu’alors frappé, le fit sourire d’abord. Il luiparut étrange que deux jeunes femmes dans des positions sidiverses, et dont l’une ignorait l’existence de l’autre, eussentl’air d’être les deux sœurs. Il compara dans sa mémoire leurstraits, leur taille et leur esprit ; chacune des deux lui fittour à tour moins aimer ou mieux goûter l’autre. Madame de Parnesétait coquette, vive, minaudière et enjouée ; madame Delaunayétait aussi tout cela, mais pas tous les jours, au bal seulement,et à un degré, pour ainsi dire, plus tiède. La pauvreté sans douteen était cause. Cependant les yeux de la veuve brillaient parfoisd’une flamme ardente qui semblait se concentrer dans le repos,tandis que le regard de la marquise ressemblait à une étincellebrillante, mais fugitive. – C’est bien la même femme, se disaitValentin ; c’est le même feu, voltigeant là sur un foyerjoyeux, ici couvert de cendres. Peu à peu il vint auxdétails ; il pensa aux blanches mains de l’une effleurant sonclavier d’ivoire, aux mains un peu maigres de l’autre tombant defatigue sur ses genoux. Il pensa au pied, et il trouva bizarre quela pauvre fût la mieux chaussée : elle faisait ses guêtreselle-même. Il vit la dame de la Chaussée-d’Antin, étendue sur sachaise longue, respirant la fraîcheur, les bras nus dès le matin.Il se demandait si madame Delaunay avait d’aussi beaux bras sousses manches d’indienne, et je ne sais pourquoi il tressaillit àl’idée de voir madame Delaunay les bras nus ; puis il pensaaux belles touffes de cheveux noirs de madame de Parnes, et àl’aiguille à tricoter que madame Delaunay plantait dans sa natte encausant. Il prit un crayon et chercha à retracer sur le papier ladouble image qui l’occupait. À force d’effacer et de tâtonner, ilarriva à l’une de ces ressemblances lointaines dont la fantaisie secontente quelquefois plutôt que d’un portrait trop vrai. Dès qu’ileut obtenu cette esquisse, il s’arrêta ; à laquelle des deuxressemblait-elle davantage ? Il ne pouvait lui-même endécider ; ce fut tantôt à l’une et tantôt à l’autre, selon lecaprice de sa rêverie. Que de mystères dans le destin ! sedisait-il ; qui sait, malgré les apparences, laquelle de cesdeux femmes est la plus heureuse ? Est-ce la plus riche ou laplus belle ? Est-ce celle qui sera la plus aimée ? Non,c’est celle qui aimera le mieux. Que feraient-elles si demain matinelles s’éveillaient l’une à la place de l’autre ? Valentin sesouvint du dormeur éveillé, et sans s’apercevoir qu’il rêvaitlui-même en plein jour, il fit mille châteaux en Espagne, il sepromit d’aller, dès le lendemain, faire ses deux visites, etd’emporter son esquisse pour en voir les défauts ; en mêmetemps il ajoutait un coup de crayon, une boucle de cheveux, un plià la robe ; les yeux étaient plus grands, le contour plusdélicat. Il pensa de nouveau au pied, puis à la main, puis aux brasblancs ; il pensa encore à mille autres choses ; enfin ildevint amoureux.

III

Devenir amoureux n’est pas le difficile, c’estde savoir dire qu’on l’est. Valentin, muni de son esquisse, sortitde bonne heure le lendemain. Il commença par la marquise. Unheureux hasard, plus rare que l’on ne pense, voulut qu’il latrouvât ce jour-là telle qu’il l’avait rêvée la veille. On étaitalors au mois de juillet. Sur un banc de bois, garni de fraiscoussins, sous un beau chèvrefeuille en fleur, les bras nus, vêtued’un peignoir, ainsi pouvait paraître une nymphe aux yeux d’unberger de Virgile ; ainsi parut aux yeux du jeune homme lablanche Isabelle, marquise de Parnes. Elle le salua d’un de cesdoux sourires qui coûtent si peu quand on a de belles dents, et luimontra assez nonchalamment un tabouret fort éloigné d’elle. Au lieude s’asseoir sur ce tabouret, il le prit pour se rapprocher, etcomme il cherchait où se mettre : Où allez-vous donc ?Demanda la marquise.

Valentin pensa que sa tête s’était échaufféeoutre mesure, et que la réalité indocile allait moins vite que ledésir. Il s’arrêta, et, replaçant le tabouret un peu plus loinencore qu’il n’était d’abord, s’assit, ne sachant trop quoi dire.Il faut savoir qu’un grand laquais, à mine insolente etrébarbative, était debout devant la marquise, et lui présentait unetasse de chocolat brûlant, qu’elle se mit à avaler à petitesgorgées. La présence de ce tiers, l’extrême attention que mettaitla dame à ne pas se brûler les lèvres, le peu de souci qu’enrevanche elle prenait du visiteur, n’étaient pas faits pourencourager. Valentin tira gravement l’esquisse qu’il avait dans sapoche, et, fixant ses yeux sur madame de Parnes, il examinaalternativement l’original et la copie. Elle lui demanda ce qu’ilfaisait. Il se leva, lui donna son dessin, puis se rassit sans endire davantage. Au premier coup d’œil, la marquise fronça lesourcil, comme lorsqu’on cherche une ressemblance, puis elle sepencha de côté, comme on fait lorsqu’on l’a trouvée. Elle avala lereste de sa tasse ; le laquais s’en fut, et les belles dentsreparurent avec le sourire.

– C’est mieux que moi, dit-elleenfin ; vous avez fait cela de mémoire ? Comment vous yêtes-vous pris ?

Valentin répondit qu’un si beau visage n’avaitpas besoin de poser pour qu’on pût le copier, et qu’il l’avaittrouvé dans son cœur. La marquise fit un léger salut, et Valentinapprocha son tabouret.

Tout en causant de choses indifférentes,madame de Parnes regardait le dessin.

– Je trouve, dit-elle, qu’il y a dans ceportrait une physionomie qui n’est pas la mienne. On dirait quecela ressemble à quelqu’un qui me ressemble, mais que ce n’est pasmoi qu’on a voulu faire.

Valentin rougit malgré lui, et crut sentirqu’au fond de l’âme il aimait madame Delaunay ; l’observationde la marquise lui en parut un témoignage. Il regarda de nouveauson dessin, puis la marquise, puis il pensa à la jeune veuve. Celleque j’aime, se dit-il, est celle à qui ce portrait ressemble leplus. Puisque mon cœur a guidé ma main, ma main m’expliquera moncœur.

La conversation continua (il s’agissait, jecrois, d’une course de chevaux qu’on avait faite au champ de Marsla veille).

– Vous êtes à une lieue, dit madame deParnes. Valentin se leva, s’avança vers elle.

– Voilà un beau chèvrefeuille, dit-il enpassant.

La marquise étendit le bras, cassa une petitebranche en fleur et la lui offrit gracieusement.

– Tenez, dit-elle, prenez cela, etdites-moi si c’est vraiment moi dont vous avez cherché laressemblance, ou si, en en peignant une autre, vous l’avez trouvéepar hasard.

Par un petit mouvement de fatuité, Valentin,au lieu de prendre la branche, présenta en riant à la marquise laboutonnière de son habit, afin qu’elle y mît le bouquetelle-même ; pendant qu’elle s’y prêtait de bonne grâce, maisnon sans quelque peine, il était debout, et regardait le pavillondont je vous ai parlé, et dont une persienne était entr’ouverte.Vous vous souvenez que madame de Parnes passait pour n’y jamaisaller. Elle affectait même quelque mépris pour ce boudoir galant etrecherché, qu’elle trouvait de mauvaise compagnie. Valentin crutvoir cependant que les fauteuils dorés et les tentures brillantesne souffraient pas de la poussière. Au milieu de ces meubles àforme grecque, superbes et incommodes comme tout ce qui vient del’empire, certaine chaise longue évidemment moderne lui parut sedétacher dans l’ombre. Le cœur lui battit, je ne sais pourquoi, ensongeant que la belle marquise se servait quelquefois de sonpavillon ; car pourquoi ce fauteuil eût-il été là, sinon pouraller s’y asseoir ? Valentin saisit une des blanches mainsoccupées à le décorer, et la porta doucement à ses lèvres ; cequ’en pensa la marquise, je n’en sais rien. Valentin regardait lachaise longue ; madame de Parnes regardait le dessin deValentin ; elle ne retirait pas sa main, et il la tenait entreles siennes. Un domestique parut sur le perron ; une visitearrivait. Valentin lâcha la main de la marquise, et (chose assezsingulière) elle ferma brusquement la persienne.

La visite entrée, Valentin fut un peuembarrassé ; car il vit que la marquise cachait son esquisse,comme par mégarde, en jetant son mouchoir dessus. Ce n’était pas làson compte : il prit le parti le plus court, il souleva lemouchoir et s’empara du papier ; madame de Parnes fit un légersigne d’étonnement.

– Je veux y retoucher, lui dit-il touthaut ; permettez-moi d’emporter cela.

Elle n’insista pas, et il s’en fut avec.

Il trouva madame Delaunay qui faisait de latapisserie, sa mère était assise près d’elle. La pauvre femme, pourtout jardin, avait quelques fleurs sur sa croisée. Son costume,toujours le même, était de couleur sombre, car elle n’avait pas derobe du matin ; tout superflu est signe de richesse. Unevelléité de fausse élégance lui faisait porter cependant desboucles d’oreille de mauvais goût et une chaîne de chrysocale.Ajoutez à cela des cheveux en désordre et l’apparence d’une fatiguehabituelle ; vous conviendrez que le premier coup d’œil ne luirendait pas en ce moment la comparaison favorable.

Valentin n’osa pas, en présence de la mère,montrer le dessin qu’il apportait. Mais lorsque trois heuressonnèrent, la vieille dame, qui n’avait pas de servante, sortitpour préparer son dîner. C’était l’instant qu’attendait le jeunehomme. Il tira donc de nouveau son portrait, et tenta sa secondeépreuve. La veuve n’avait pas grande finesse, elle ne se reconnutpas, et Valentin, un peu confus, se vit obligé de lui expliquer quec’était elle qu’il avait voulu faire. Elle en parut d’abordétonnée, puis enchantée, et, croyant simplement que c’était uncadeau que Valentin lui offrait, elle alla décrocher un petit cadreen bois blanc à la cheminée, en ôta un affreux portrait de Napoléonqui y jaunissait depuis 1810, et se disposa à y mettre le sien.

Valentin commença par la laisser faire ;il ne pouvait se résoudre à gâter ce mouvement de joie naïve.Cependant l’idée que madame de Parnes lui redemanderait sans douteson dessin le chagrinait visiblement ; madame Delaunay, quis’en aperçut, crut avoir commis une indiscrétion ; elles’arrêta embarrassée, tenant son cadre et ne sachant qu’en faire.Valentin, qui, de son côté, sentait qu’il avait fait une sottise enmontrant ce portrait qu’il ne voulait pas donner, cherchait en vainà sortir d’embarras. Après quelques instants de gêne etd’hésitation, le cadre et le papier restèrent sur la table, à côtédu Napoléon détrôné, et madame Delaunay reprit son ouvrage.

– Je voudrais, dit enfin Valentin,qu’avant de vous laisser cette petite ébauche, il me fût permisd’en faire une copie.

– Je crois que je ne suis qu’uneétourdie, répondit la veuve. Gardez ce dessin qui vous appartient,si vous y attachez quelque prix. Je ne suppose pourtant pas quevotre intention soit de le mettre dans votre chambre, ni de lemontrer à vos amis.

– Certainement non ; mais c’est pourmoi que je l’ai fait, et je ne voudrais pas le perdreentièrement.

– À quoi pourra-t-il vous servir, puisquevous m’assurez que vous ne le montrerez pas ?

– Il me servira à vous voir, madame, et àparler quelquefois à votre image de ce que je n’ose vous dire àvous-même.

Quoique cette phrase, à la rigueur, ne fûtqu’une galanterie, le ton dont elle était prononcée fit lever lesyeux à la veuve. Elle jeta sur le jeune homme un regard, non passévère, mais sérieux ; ce regard troubla Valentin, déjà ému deses propres paroles ; il roula l’esquisse et allait laremettre dans sa poche, quand madame Delaunay se leva et la luiprit des mains d’un air de raillerie timide. Il se mit à rire, et àson tour s’empara lestement du papier.

– Et de quel droit, madame,m’ôteriez-vous ma propriété ? Est-ce que cela ne m’appartientpas ?

– Non, dit-elle assez sèchement ;personne n’a le droit de faire un portrait sans le consentement dumodèle.

Elle s’était rassise à ce mot, et Valentin, lavoyant un peu agitée, s’approcha d’elle et se sentit plus hardi.Soit repentir d’avoir laissé voir le plaisir qu’elle avait d’abordressenti, soit désappointement, soit impatience, madame Delaunayavait la main tremblante. Valentin, qui venait de baiser celle demadame de Parnes, et qui ne l’avait pas fait trembler pour cela,prit, sans autre réflexion, celle de la veuve. Elle le regarda d’unair stupéfait, car c’était la première fois qu’il arrivait àValentin d’être si familier avec elle. Mais, quand elle le vits’incliner et approcher ses lèvres de sa main, elle se leva, luilaissa prendre sans résistance un long baiser sur sa mitaine, etlui dit avec une extrême douceur :

– Mon cher monsieur, ma mère a besoin demoi ; je suis fâchée de vous quitter.

Elle le laissa seul sur ce compliment, sanslui donner le temps de la retenir et sans attendre sa réponse. Ilse sentit fort inquiet, il eut peur de l’avoir blessée ; il nepouvait se décider à s’en aller, et restait debout, attendantqu’elle revînt. Ce fut la mère qui reparut, et il craignit, en lavoyant, que son imprudence ne lui coûtât cher ; il n’en futrien : la bonne dame, de l’air le plus riant, venait lui tenircompagnie pendant que sa fille repassait sa robe pour aller le soirà son petit bal. Il voulut attendre encore quelque temps, espéranttoujours que la belle boudeuse allait pardonner : mais la robeétait, à ce qu’il paraît, fort ample ; le temps de se retirerarriva, et il fallut partir sans connaître son sort.

Rentré chez lui, notre étourdi ne se trouvapourtant pas trop mécontent de sa journée. Il repassa peu à peudans sa tête toutes les circonstances de ses deux visites ;comme un chasseur qui a lancé le cerf, et qui calcule sesembuscades, ainsi l’amoureux calcule ses chances et raisonne safantaisie. La modestie n’était pas le défaut de Valentin. Ilcommença par convenir avec lui-même que la marquise luiappartenait. En effet, il n’y avait eu de la part de madame deParnes ombre de sévérité ni de résistance. Il fit cependantréflexion que, par cette raison même, il pouvait bien n’y avoir euqu’une ombre légère de coquetterie. Il y a de très belles dames depar le monde qui se laissent baiser la main, comme le pape laissebaiser sa mule : c’est une formalité charitable ; tantmieux pour ceux qu’elle mène en paradis. Valentin se dit que lapruderie de la veuve promettait peut-être plus, au fond, que lelaisser-aller de la marquise. Madame Delaunay après tout, n’avaitpas été bien rigide. Elle avait doucement retiré sa main, et s’enétait allée repasser sa robe. En pensant à cette robe, Valentinpensa au petit bal : c’était le soir même ; il se promitd’y aller.

Tout en se promenant par la chambre, et touten faisant sa toilette, son imagination s’exaltait. C’était laveuve qu’il allait voir, c’était à elle qu’il songeait. Il vit sursa table un petit portefeuille assez laid, qu’il avait gagné dansune loterie. Sur la couverture de ce portefeuille était un méchantpaysage à l’aquarelle, sous verre, et assez bien monté. Il remplaçaadroitement ce paysage par le portrait de madame de Parnes ;je me trompe, je veux dire de madame Delaunay. Cela fait, il mit ceportefeuille en poche, se promettant de le tirer à propos et de lefaire voir à sa future conquête. – Que dira-t-elle ? sedemanda-t-il. Et que répondrai-je ? se demanda-t-il encore.Tout en ruminant entre ses dents quelques-unes de ces phrasespréparées d’avance qu’on apprend par cœur et qu’on ne dit jamais,il lui vint l’idée beaucoup plus simple d’écrire une déclaration enforme, et de la donner à la veuve.

Le voilà écrivant ; quatre pages seremplissent. Tout le monde sait combien le cœur s’émeut durant cesinstants où l’on cède à la tentation de fixer sur le papier unsentiment peut-être fugitif : il est doux, il est dangereux,madame, d’oser dire qu’on aime. La première page qu’écrivitValentin était un peu froide et beaucoup trop lisible. Les virguless’y trouvaient à leur place, les alinéas bien marqués, touteschoses qui prouvent peu d’amour. La seconde page était déjà moinscorrecte ; les lignes se pressaient à la troisième, et laquatrième, il faut en convenir, était pleine de fautesd’orthographe.

Comment vous dire l’étrange pensée quis’empara de Valentin tandis qu’il cachetait sa lettre ?C’était pour la veuve qu’il l’avait écrite, c’était à elle qu’ilparlait de son amour, de son baiser du matin, de ses craintes et deses désirs ; au moment d’y mettre l’adresse, il s’aperçut, ense relisant, qu’aucun détail particulier ne se trouvait dans cettelettre, et il ne put s’empêcher de sourire à l’idée de l’envoyer àmadame de Parnes. Peut être y eut-il, à son insu, un motif cachéqui le porta à exécuter cette idée bizarre. Il se sentait, au fonddu cœur, incapable d’écrire une pareille lettre pour la marquise,et son cœur lui disait en même temps que, lorsqu’il voudrait, il enpourrait récrire une autre à madame Delaunay. Il profita donc del’occasion, et envoya, sans plus tarder, la déclaration faite pourla veuve à l’hôtel de la Chaussée-d’Antin.

IV

C’était chez un ancien notaire, nomméM. des Andelys, qu’avait lieu la petite réunion où Valentindevait rencontrer madame Delaunay. Il la trouva, comme ill’espérait, plus belle et plus coquette que jamais. Malgré lachaîne et les boucles d’oreilles, sa toilette était presquesimple ; un simple nœud de ruban de couleur changeanteaccompagnait son joli visage, et un autre de pareille nuanceserrait sa taille souple et mignonne. J’ai dit qu’elle était fortpetite, brune, et qu’elle avait de grands yeux ; elle étaitaussi un peu maigre, et différait en cela de madame de Parnes, dontl’embonpoint montrait les plus belles formes enveloppées d’unréseau d’albâtre. Pour me servir d’une expression d’atelier, quirendra ici ma pensée, l’ensemble de madame Delaunay était bienfondu, c’est-à-dire que rien ne tranchait en elle : sescheveux n’étaient pas très noirs, et son teint n’était pas trèsblanc ; elle avait l’air d’une petite créole. Madame deParnes, au contraire, était comme peinte ; une légère pourprecolorait ses joues et ravivait ses yeux étincelants ; rienn’était plus admirable que ses épais cheveux noirs couronnant sesbelles épaules. Mais je vois que je fais comme mon héros ; jepense à l’une quand il faut parler de l’autre ; souvenons-nousque la marquise n’allait point à des soirées de notaire.

Quand Valentin pria la veuve de lui accorderune contredanse, un je suis engagée bien sec fut toute laréponse qu’il obtint. Notre étourdi, qui s’y attendait, feignit den’avoir pas entendu, et répondit : Je vous remercie. Il fitquelques pas là-dessus, et madame Delaunay courut après lui pourlui dire qu’il se trompait.

– En ce cas, demanda-t-il aussitôt,quelle contredanse me donnerez-vous ? Elle rougit, et n’osantrefuser, feuilletant un petit livre de bal où ses danseurs étaientinscrits : Ce livret me trompe, dit-elle en hésitant ; ily a une quantité de noms que je n’ai pas encore effacés, et qui metroublent la mémoire. C’était bien le cas de tirer le portefeuilleà portrait, Valentin n’y manqua pas. – Tenez, dit-il, écrivez monnom sur la première page de cet album. Il me sera plus cherencore.

Madame Delaunay se reconnut cette fois :elle prit le portefeuille, regarda son portrait, et écrivit à lapremière page le nom de Valentin ; après quoi, en lui rendantle portefeuille, elle lui dit assez tristement : – Il faut queje vous parle, j’ai deux mots nécessaires à vous dire ; maisje ne puis pas danser avec vous.

Elle passa alors dans une chambre voisine oùl’on jouait, et Valentin la suivit. Elle paraissait excessivementembarrassée. – Ce que j’ai à vous demander, dit-elle, va peut-êtrevous sembler très ridicule, et je sens moi-même que vous aurezraison de le trouver ainsi. Vous m’avez fait une visite ce matin,et vous m’avez… pris la main, ajouta-t-elle timidement. Je ne suisni assez enfant ni assez sotte pour ignorer que si peu de chose nefâche personne et ne signifie rien. Dans le grand monde, dans celuioù vous vivez, ce n’est qu’une simple politesse ; cependantnous nous trouvions seuls, et vous n’arriviez ni ne partiez ;vous conviendrez, ou, pour mieux dire, vous comprendrez peut-êtrepar amitié pour moi…

Elle s’arrêta, moitié par crainte et moitiépar ennui de l’effort qu’elle faisait. Valentin, à qui ce préambulecausait une frayeur mortelle, attendait qu’elle continuât,lorsqu’une idée subite lui traversa l’esprit. Il ne réfléchit pas àce qu’il faisait, et, cédant à un premier mouvement, ils’écria :

– Votre mère l’a vu ?

– Non, répondit la veuve avecdignité ; non, monsieur, ma mère n’a rien vu. Comme elleachevait ces mots, la contredanse commença, son danseur vint lachercher et elle disparut dans la foule.

Valentin attendit impatiemment, comme vouspouvez croire, que la contredanse fût finie. Ce moment désiréarriva enfin ; mais madame Delaunay retourna à sa place, et,quoi qu’il fît pour l’approcher, il ne put lui parler. Elle nesemblait pas hésiter sur ce qui lui restait à dire, mais pensercomment elle le dirait.

Valentin se faisait mille questions qui toutesaboutissaient au même résultat : Elle veut me prier de ne plusrevenir chez elle. Une pareille défense, cependant, sur un aussiléger prétexte, le révoltait. Il y trouvait plus que duridicule ; il y voyait ou une sévérité déplacée, ou une faussevertu prompte à se faire valoir. – C’est une bégueule ou unecoquette, se dit-il. Voilà, madame, comme on juge à vingt-cinqans.

Madame Delaunay comprenait parfaitement ce quise passait dans la tête du jeune homme. Elle l’avait bien un peuprévu ; mais, en le voyant, elle perdait courage. Sonintention n’était pas tout à fait de défendre sa porte àValentin ; mais, tout en n’ayant guère d’esprit, elle avaitbeaucoup de cœur, et elle avait vu clairement, le matin, qu’il nes’agissait pas d’une plaisanterie, et qu’elle allait être attaquée.Les femmes ont un certain tact qui les avertit de l’approche ducombat. La plupart d’entre elles s’y exposent ou parce qu’elles sesentent sur leurs gardes, ou parce qu’elles prennent plaisir audanger. Les escarmouches amoureuses sont le passe-temps des bellesoisives. Elles savent se défendre, et ont, quand elles veulent,l’occasion de se distraire. Mais madame Delaunay était tropoccupée, trop sédentaire, elle voyait trop peu de monde, elletravaillait trop aux ouvrages d’aiguille, qui laissent rêver etfont quelquefois rêver ; elle était trop pauvre, en un mot,pour se laisser baiser la main. Non pas qu’aujourd’hui elle se crûten péril ; mais qu’allait-il arriver demain, si Valentin luiparlait d’amour, et si, après-demain, elle lui fermait sa maison,et si, le jour suivant, elle s’en repentait ? L’ouvrageirait-il pendant ce temps-là ? Y aurait-il le soir le nombrede points voulu ? (Je vous expliquerai ceci plus tard.) Maisqu’allait-on dire, en tout cas ? Une femme qui vit presqueseule est bien plus exposée qu’une autre. Ne doit-elle pas êtreplus sévère ? Madame Delaunay se disait qu’au risque d’êtreridicule, il fallait éloigner Valentin avant que son repos ne fûttroublé. Elle voulait donc parler, mais elle était femme, et ilétait là ; le droit de présence est le plus fort detous, et le plus difficile à combattre.

Dans un moment où tous les motifs que je viensd’indiquer brièvement se représentaient à elle avec force, elle seleva. Valentin était en face d’elle, et leurs regards serencontrèrent ; depuis une heure, le jeune hommeréfléchissait, seul, à l’écart, et lisait aussi de son côté dansles grands yeux de madame Delaunay chaque pensée qui l’agitait. Àsa première impatience avait succédé la tristesse. Il se demandaitsi en effet c’était là une prude ou une coquette ; et plus ilcherchait dans ses souvenirs, plus il examinait le visage timide etpensif qu’il avait devant lui, plus il se sentait saisi d’uncertain respect. Il se disait que son étourderie était peut-êtreplus grave qu’il ne l’avait cru. Quand madame Delaunay vint à lui,il savait ce qu’elle allait lui demander. Il voulait lui en éviterla peine ; mais il la trouva trop belle et trop émue, et ilaima mieux la laisser parler.

Ce ne fut pas sans trouble qu’elle s’y décida,et qu’elle en vint à tout expliquer. La fierté féminine, en cettecirconstance, avait une rude atteinte à subir. Il fallait avouerqu’on était sensible, et cependant ne pas le laisser voir ; ilfallait dire qu’on avait tout compris, et cependant paraître nerien comprendre. Il fallait dire enfin qu’on avait peur, derniermot que prononce une femme ; et la cause de cette crainteétait si légère ! Dès ses premières paroles, madame Delaunaysentit qu’il n’y avait pour elle qu’un moyen de n’être ni faible,ni prude, ni coquette, ni ridicule, c’était d’être vraie. Elleparla donc ; et tout son discours pouvait se réduire à cettephrase : Éloignez-vous ; j’ai peur de vous aimer.

Quand elle se tut, Valentin la regarda à lafois avec étonnement, avec chagrin et avec un inexprimable plaisir.Je ne sais quel orgueil le saisissait ; il y a toujours de lajoie à se sentir battre le cœur. Il ouvrait les lèvres pourrépondre, et cent réponses lui venaient en même temps ; ils’enivrait de son émotion et de la présence d’une femme qui osaitlui parler ainsi. Il voulait lui dire qu’il l’aimait, il voulaitlui promettre de lui obéir, il voulait lui jurer de ne la jamaisquitter, il voulait la remercier de son bonheur, il voulait luiparler de sa peine ; enfin mille idées contradictoires, milletourments et mille délices lui traversaient l’esprit, et, au milieude tout cela, il était sur le point de s’écrier malgré lui :Mais vous m’aimez !

Pendant toutes ces hésitations, on dansait ungalop dans le salon : c’était la mode en 1825 ; quelquesgroupes s’étaient lancés et faisaient le tour del’appartement ; la veuve se leva ; elle attendaittoujours la réponse du jeune homme. Une singulière tentations’empara de lui, en voyant passer la joyeuse promenade. – Ehbien ! oui, dit-il, je vous le jure, vous me voyez pour ladernière fois. En parlant ainsi, il entoura de son bras la taillede madame Delaunay. Ses yeux semblaient dire : Cette foisencore soyons amis, imitons-les. Elle se laissa entraîner ensilence, et bientôt, comme deux oiseaux, ils s’envolèrent au bruitde la musique.

Il était tard, et le salon était presquevide ; les tables de jeu étaient encore garnies ; mais ilfaut savoir que la salle à manger du notaire faisait un retour surl’appartement, et qu’elle se trouvait alors complètement déserte.Les galopeurs n’allaient pas plus loin ; ils tournaient autourde la table, puis revenaient au salon. Il arriva que, lorsqueValentin et madame Delaunay passèrent à leur tour dans cette salleà manger, aucun danseur ne les suivait ; ils se trouvèrentdonc, tout à coup seuls au milieu du bal. Un regard rapide, jeté enarrière, convainquit Valentin qu’aucune glace, aucune porte, nepouvait le trahir ; il serra la jeune veuve sur son cœur, et,sans lui dire une parole, posa ses lèvres sur son épaule nue.

Le moindre cri échappé à madame Delaunayaurait causé un affreux scandale. Heureusement pour l’étourdi, sadanseuse se montra prudente ; mais elle ne put se montrerbrave en même temps, et elle serait tombée s’il ne l’avait retenue.Il la retint donc, et, en entrant au salon, elle s’arrêta, appuyéesur son bras, pouvant à peine respirer. Que n’eût-il pas donné pourpouvoir compter les battements de ce cœur tremblant ! Mais lamusique cessait ; il fallut partir, et, quoi qu’il pût dire àmadame Delaunay, elle ne voulut point lui répondre.

V

Notre héros ne s’était point trompé lorsqu’ilavait craint de compter trop vite sur l’indolence de la marquise.Il était encore, le lendemain, entre la veille et le sommeil,lorsqu’on lui apporta un billet à peu près conçu ainsi :

« Monsieur, je ne sais qui vous a donnéle droit de m’écrire dans de pareils termes. Si ce n’est pas uneméprise, c’est une gageure ou une impertinence. Dans tous les cas,je vous renvoie votre lettre, qui ne peut pas m’êtreadressée. »

Encore tout plein d’un souvenir plus vif,Valentin se souvenait à peine de sa déclaration envoyée à madame deParnes. Il relut deux ou trois fois le billet avant d’en comprendreclairement le sens. Il en fut d’abord assez honteux, et cherchaitvainement quelle réponse il pouvait y faire. En se levant et sefrottant les yeux, ses idées devinrent plus nettes. Il lui semblaque ce langage n’était pas celui d’une femme offensée. Ce n’étaitpas ainsi que s’était exprimée madame Delaunay. Il relut la lettrequ’on lui renvoyait, il n’y trouva rien qui méritât tant decolère ; cette lettre était passionnée, folle peut-être, maissincère et respectueuse. Il jeta le billet sur sa table et sepromit de n’y plus penser.

De pareilles promesses ne se tiennentguère ; il n’y aurait peut-être plus pensé, en effet, si lebillet, au lieu d’être sévère, eût été tendre ou seulement poli,car la soirée de la veille avait laissé dans l’âme du jeune hommeune trace profonde. Mais la colère est contagieuse : Valentincommença par essuyer son rasoir sur le billet de la marquise ;puis il le déchira et le jeta à terre ; puis il brûla sadéclaration ; puis il s’habilla et se promena à grands pas parla chambre ; puis il demanda à déjeuner, et ne put ni boire nimanger ; puis enfin, il prit son chapeau, et s’en fut chezmadame de Parnes.

On lui dit qu’elle était sortie ; voulantsavoir si c’était vrai, il répondit : C’est bon, je le sais,et traversa lestement la cour. Le portier courait après lui,lorsqu’il rencontra la femme de chambre. Il aborda celle-ci, laprit à l’écart, et, sans autre préambule, lui mit un louis dans lamain. Madame de Parnes était chez elle ; il fut convenu avecla servante que personne n’aurait vu Valentin, et qu’on l’auraitlaissé passer par mégarde. Il entra là-dessus, traversa le salon,et trouva la marquise seule dans sa chambre à coucher.

Elle lui parut, s’il faut tout dire, beaucoupmoins en colère que son billet. Elle lui fit pourtant, vous vous yattendez, des reproches de sa conduite, et lui demanda fortsèchement par quel hasard il entrait ainsi. Il répondit d’un airnaturel qu’il n’avait point rencontré de domestique pour se faireannoncer, et qu’il venait offrir, en toute humilité, les trèshumbles excuses de sa conduite.

– Et quelles excuses en pouvez-vousdonner ? Demanda madame de Parnes.

Le mot de méprise qui se trouvait dans lebillet revint par hasard à la mémoire de Valentin ; il luisembla plaisant de prendre ce prétexte, et de dire ainsi la vérité.Il répondit donc que la lettre insolente dont se plaignait lamarquise n’avait pas été écrite pour elle, et qu’elle lui avait étéapportée par erreur. Persuader une pareille affaire n’était pasfacile, comme bien vous pensez. Comment peut-on écrire un nom etune adresse par méprise ? Je ne me charge pas de vousexpliquer par quelle raison madame de Parnes crut ou feignit decroire à ce que Valentin lui disait. Il lui raconta, du reste, plussincèrement qu’elle ne le pensait, qu’il était amoureux d’une jeuneveuve, que cette veuve, par le hasard le plus singulier,ressemblait beaucoup à madame la marquise, qu’il la voyait souvent,qu’il l’avait vue la veille ; il dit, en un mot, tout ce qu’ilpouvait dire, en retranchant le nom et quelques petits détails quevous devinerez.

Il n’est pas sans exemple qu’un amoureuxnovice se serve de fables de ce genre pour déguiser sa passion.Dire à une femme qu’on en aime une autre qui lui est semblable entout point, c’est à la rigueur un moyen romanesque qui peut donnerle droit de parler d’amour ; mais il faut, je crois, pourcela, que la personne auprès de laquelle on emploie de pareilsstratagèmes y mette un peu de bonne volonté : fut-ce ainsi quela marquise l’entendit ? je l’ignore. La vanité blessée plutôtque l’amour avait amené Valentin ; plutôt que l’amour lavanité flattée apaisa madame de Parnes ; elle en vint même àfaire au jeune homme quelques questions sur sa veuve ; elles’étonnait de la ressemblance dont il lui parlait ; elleserait, disait-elle, curieuse d’en juger par ses yeux. – Quel estson âge ? demandait-elle ; est-elle plus petite ou plusgrande que moi ? a-t-elle de l’esprit ? oùva-t-elle ? est-ce que je ne la connais pas ?

À toutes ces demandes, Valentin répondait,autant que possible, la vérité. Cette sincérité de sa part avait, àchaque mot, l’air d’une flatterie détournée. – Elle n’est ni plusgrande ni plus petite que vous, disait-il ; elle a, commevous, cette taille charmante, comme vous ce pied incomparable,comme vous ces beaux yeux pleins de feu. La conversation, sur ceton, ne déplaisait pas à la marquise. Tout en écoutant d’un airdétaché, elle se mirait du coin de l’œil. À dire vrai, ce petitmanège choquait horriblement Valentin ; il ne pouvaitcomprendre cette demi-vertu ni cette demi-hypocrisie d’une femmequi se fâchait d’une parole franche, et qui s’en laissait conter àtravers une gaze. En voyant les œillades que la marquise serenvoyait à elle-même dans la glace, il se sentait l’envie de luitout dire, le nom, la rue, le baiser du bal, et de prendre ainsi sarevanche complète sur le billet qu’il avait reçu.

Une question de madame de Parnes soulagea lamauvaise humeur du jeune homme. Elle lui demanda d’un air railleurs’il ne pouvait du moins lui dire le nom de baptême de sa veuve. –Elle s’appelle Julie, répliqua-t-il sur-le-champ. Il y avait danscette réponse si peu d’hésitation et tant de netteté, que madame deParnes en fut frappée. – C’est un assez joli nom, dit-elle ;et la conversation tomba tout à coup.

Il arriva alors une chose peut-être difficileà expliquer et peut-être aisée à comprendre. Dès que la marquisecrut sérieusement que cette déclaration qui l’avait choquée n’étaitréellement pas pour elle, elle en parut surprise et presqueblessée. Soit que la légèreté de Valentin lui semblât trop forte,s’il en aimait une autre, soit qu’elle regrettât d’avoir montré dela colère mal à propos, elle devint rêveuse, et, ce qui estétrange, en même temps irritée et coquette. Elle voulut revenir surson pardon, et, tout en cherchant querelle à Valentin, elle s’assità sa toilette ; elle dénoua le ruban qui entourait son cou,puis le rattacha ; elle prit un peigne, sa coiffure semblaitlui déplaire ; elle refaisait une boucle d’un côté, enretranchait une de l’autre ; comme elle arrangeait sonchignon, le peigne lui glissa des mains, et sa longue chevelurenoire lui couvrit les épaules.

– Voulez-vous que je sonne ? demandaValentin ; avez-vous besoin de votre femme dechambre ?

– Ce n’est pas la peine, répondit lamarquise, qui releva d’une main impatiente ses cheveux déroulés, ety enfonça son peigne. Je ne sais ce que font mes domestiques :il faut qu’ils soient tous sortis, car j’avais défendu ce matinqu’on laissât entrer personne.

– En ce cas, dit Valentin, j’ai commisune indiscrétion, je me retire.

Il fit quelques pas vers la porte, et allaitsortir en effet, quand la marquise, qui tournait le dos, etapparemment n’avait pas entendu sa réponse, lui dit :

– Donnez-moi une boîte qui est sur lacheminée.

Il obéit ; elle prit des épingles dans laboîte et rajusta sa coiffure.

– À propos, dit-elle, et ce portrait quevous aviez fait ?

– Je ne sais où il est, réponditValentin ; mais je le retrouverai, et, si vous le permettez,je vous le donnerai lorsque je l’aurai retouché.

Un domestique vint, apportant une lettre àlaquelle il fallait une réponse. La marquise se mit à écrire ;Valentin se leva et entra dans le jardin. En passant près dupavillon, il vit que la porte en était ouverte ; la femme dechambre qu’il avait rencontrée en arrivant y essuyait lesmeubles ; il entra, curieux d’examiner de près ce mystérieuxboudoir qu’on disait délaissé. En le voyant, la servante se mit àrire avec cet air de protection que prend tout laquais après uneconfidence. C’était une fille jeune et assez jolie ; ils’approcha d’elle délibérément et se jeta sur un fauteuil.

– Est-ce que votre maîtresse ne vient pasquelquefois ici ? demanda-t-il d’un air distrait.

La soubrette semblait hésiter àrépondre ; elle continuait à ranger ; en passant devantla chaise longue de forme moderne, dont je vous ai, je crois,parlé, elle dit à demi-voix :

– Voilà le fauteuil de madame.

– Et pourquoi, reprit Valentin, madamedit-elle qu’elle ne vient jamais ?

– Monsieur, répondit la servante, c’estque l’ancien marquis, ne vous déplaise, a fait des siennes dans cepavillon. Il a mauvais renom dans le quartier ; quand on yentend du tapage, on dit : C’est le pavillon de Parnes ;et voilà pourquoi madame s’en défend.

– Et qu’y vient faire madame ?demanda encore Valentin.

Pour toute réponse, la soubrette haussalégèrement les épaules, comme pour dire : Pas grand mal.

Valentin regarda par la fenêtre si la marquiseécrivait encore. Il avait mis, tout en causant, la main dans lapoche de son gilet ; le hasard voulut que dans ce moment ilfût dans la veine dorée ; un caprice de curiosité lui passapar la tête ; il tira un double louis neuf qui reluisaitmerveilleusement au soleil, et dit à la soubrette :

– Cachez-moi ici.

D’après ce qui s’était passé, la soubrettecroyait que Valentin n’était pas mal vu de sa maîtresse. Pourentrer d’autorité chez une femme, il faut une certaine assuranced’en être bien reçu, et quand, après avoir forcé sa porte, on passeune demi-heure dans sa chambre, les domestiques savent qu’enpenser. Cependant la proposition était hardie : se cacher poursurprendre les gens, c’est une idée d’amoureux et non une idéed’amant ; le double louis, quelque beau qu’il fût, ne pouvaitlutter avec la crainte d’être chassée. – Mais, après tout, pensa laservante, quand on est aussi amoureux, on est bien près de deveniramant. Qui sait ? au lieu d’être chassée, je serai peut-êtreremerciée. Elle prit donc le double louis en soupirant, et montraen riant à Valentin un vaste placard où il se jeta.

– Où êtes-vous donc ? demandait lamarquise qui venait de descendre dans le jardin.

La servante répondit que Valentin était sortipar le petit salon. Madame de Parnes regarda de côté et d’autre,comme pour s’assurer qu’il était parti ; puis elle entra dansle pavillon, y jeta un coup d’œil, et s’en fut après avoir fermé laporte à clef.

Vous trouverez peut-être, madame, que je vousfais un conte invraisemblable. Je connais des gens d’esprit, dansce siècle de prose, qui soutiendraient très gravement que depareilles choses ne sont pas possibles, et que, depuis laRévolution, on ne se cache plus dans un pavillon. Il n’y a qu’uneréponse à faire à ces incrédules : c’est qu’ils ont sans douteoublié le temps où ils étaient amoureux.

Dès que Valentin se trouva seul, il lui vintl’idée très naturelle qu’il allait peut-être passer là une journée.Quand sa curiosité fut satisfaite, et après qu’il eut examiné àloisir le lustre, les rideaux et les consoles, il se trouva avec ungrand appétit vis-à-vis d’un sucrier et d’une carafe.

Je vous ai dit que le billet du matin l’avaitempêché de déjeuner ; mais il n’avait, en ce moment, aucunmotif pour ne pas dîner. Il avala deux ou trois morceaux de sucre,et se souvint d’un vieux paysan à qui on demandait s’il aimait lesfemmes. – J’aime assez une belle fille, répondit le brave homme,mais j’aime mieux une bonne côtelette. Valentin pensait aux festinsdont, au dire de la soubrette, ce pavillon avait été témoin ;et, à la vue d’une belle table ronde qui occupait le milieu de lachambre, il aurait volontiers évoqué le spectre des petits soupersdu défunt marquis. – Qu’on serait bien ici, se disait-il, par unesoirée ou par une nuit d’été, les fenêtres ouvertes, les persiennesfermées, les bougies allumées, la table servie ! Quel heureuxtemps que celui où nos ancêtres n’avaient qu’à frapper du pied surle parquet pour faire sortir de terre un bon repas ! Et enparlant ainsi, Valentin frappait du pied ; mais rien ne luirépondait que l’écho de la voûte et le gémissement d’une harpedétendue.

Le bruit d’une clef dans la serrure le fitretourner précipitamment à son placard : était-ce la marquise,ou la femme de chambre ? Celle-ci pouvait le délivrer, ou dumoins lui donner un morceau de pain. M’accuserez-vous encore d’êtreromanesque si je vous dis qu’en ce moment il ne savait laquelle desdeux il eût souhaité de voir entrer ?

Ce fut la marquise qui parut. Que venait-ellefaire ? La curiosité fut si forte, que toute autre idées’évanouit. Madame de Parnes sortait de table ; elle fitprécisément ce que Valentin rêvait tout à l’heure, elle ouvrit lesfenêtres, ferma les persiennes et alluma deux bougies. Le jourcommençait à tomber. Elle posa sur la table un livre qu’elletenait, fit quelques pas en fredonnant, et s’assit sur uncanapé.

– Que vient-elle faire ? se répétaitValentin. Malgré l’opinion de la servante, il ne pouvait sedéfendre d’espérer qu’il allait découvrir quelque mystère. – Quisait ? pensait-il, elle attend peut-être quelqu’un. Je metrouverais jouer un beau rôle s’il allait arriver un tiers !La marquise, ouvrait son livre au hasard, puis le fermait, puissemblait réfléchir. Le jeune homme crut s’apercevoir qu’elleregardait du côté du placard. À travers la porte entre-bâillée, ilsuivait tous ses mouvements ; une étrange idée lui vint tout àcoup : la femme de chambre avait-elle parlé ? la marquisesavait-elle qu’il était là ?

Voilà, direz-vous, une idée bien folle, etsurtout bien peu vraisemblable. Comment supposer qu’après sonbillet, la marquise, instruite de la présence du jeune homme, nel’eût pas fait mettre à la porte, ou tout au moins ne l’y eût pasmis elle-même ? Je commence, madame, par vous assurer que jesuis du même avis que vous ; mais je dois ajouter, pourl’acquit de ma conscience, que je ne me charge, sous aucunprétexte, d’éclaircir des idées de ce genre. Il y a des gens quisupposent toujours, et d’autres qui ne supposent jamais ; ledevoir d’un historien est de raconter et de laisser penser ceux quis’en amusent.

Tout ce que je puis dire, c’est qu’il estévident que la déclaration de Valentin avait déplu à madame deParnes ; qu’il est probable qu’elle n’y songeait plus ;que, selon toute apparence, elle le croyait parti ; qu’il estplus probable encore qu’elle avait bien dîné, et qu’elle venaitfaire la sieste dans son pavillon ; mais il est certainqu’elle commença par mettre un de ses pieds sur son canapé, puisl’autre ; puis qu’elle posa la tête sur un coussin, puisqu’elle ferma doucement les yeux ; et il me paraît difficile,après cela, de ne pas croire qu’elle s’endormit.

Valentin eut envie, comme dit Valmont,d’essayer de passer pour un songe. Il poussa la porte duplacard ; un craquement le fit frémir ; la marquise avaitouvert les yeux, elle souleva la tête et regarda autour d’elle.Valentin ne bougeait pas, comme vous pouvez croire. N’entendantplus rien et n’ayant rien vu, madame de Parnes se rendormit ;le jeune homme avança sur la pointe du pied, et, le cœur palpitant,respirant à peine, il parvint, comme Robert le Diable, jusqu’àIsabelle assoupie.

Ce n’est pas en pareille circonstance qu’onréfléchit ordinairement. Jamais madame de Parnes n’avait été sibelle ; ses lèvres entr’ouvertes semblaient plusvermeilles ; un plus vif incarnat colorait ses joues ; sarespiration, égale et paisible, soulevait doucement son seind’albâtre, couvert d’une blonde légère. L’ange de la nuit ne sortitpas plus beau d’un bloc de marbre de Carrare, sous le ciseau deMichel-Ange. Certes, même en s’offensant, une telle femme surpriseainsi doit pardonner le désir qu’elle inspire. Un léger mouvementde la marquise arrêta cependant Valentin. Dormait-elle ? Cetétrange doute le troublait malgré lui. – Et qu’importe ? sedit-il ; est-ce donc un piège ? Quel travers et quellefolie ! pourquoi l’amour perdrait-il de son prix ens’apercevant qu’il est partagé ? Quoi de plus permis, de plusvrai, qu’un demi-mensonge qui se laisse deviner ? Quoi de plusbeau qu’elle si elle dort ? quoi de plus charmant si elle nedort pas ?

Tout en se parlant ainsi, il restait immobile,et ne pouvait s’empêcher de chercher un moyen de savoir la vérité.Dominé par cette pensée, il prit un petit morceau de sucre quirestait encore de son repas, et, se cachant derrière la marquise,il le lui jeta sur la main ; elle ne remua pas. Il poussa unechaise, doucement d’abord, puis un peu plus fort ; point deréponse. Il étendit le bras et fit tomber à terre le livre quemadame de Parnes avait posé sur la table. Il la crut éveillée cettefois, et se blottit derrière le canapé ; mais rien nebougeait. Il se leva alors, et, comme la persienne entr’ouverteexposait la marquise au serein, il la ferma avec précaution.

Vous comprenez, madame, que je n’étais pasdans le pavillon, et, du moment que la persienne fut fermée, il m’aété impossible d’en voir davantage.

VI

Il n’y avait pas plus de quinze jours de cela,lorsque Valentin, en sortant de chez madame Delaunay, oublia sonmouchoir sur un fauteuil. Quand le jeune homme fut parti, madameDelaunay ramassa le mouchoir, et ayant, par hasard, regardé lamarque, elle trouva un I et un P très délicatement brodés. Cen’était pas le chiffre de Valentin ; à qui appartenait cemouchoir ? Le nom d’Isabelle de Parnes n’avait jamais étéprononcé rue du Plat-d’Étain, et la veuve, par conséquent, seperdait en vaines conjectures. Elle retournait le mouchoir danstous les sens, regardait un coin, puis un autre, comme si elle eûtespéré découvrir quelque part le véritable nom du propriétaire.

Et pourquoi, me demanderez-vous, tant decuriosité pour une chose si simple ? On emprunte tous lesjours un mouchoir à un ami, et on le perd ; cela va sans dire.Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Cependant madame Delaunayexaminait de près la fine batiste, et lui trouvait un air fémininqui lui faisait hocher la tête. Elle se connaissait en broderie, etle dessin lui paraissait bien riche pour sortir de l’armoire d’ungarçon. Un indice imprévu lui découvrit la vérité. Aux plis dumouchoir, elle reconnut qu’un des coins avait été noué pour servirde bourse, et cette manière de serrer son argent n’appartient, vousle savez, qu’aux femmes. Elle pâlit à cette découverte, et, aprèsavoir pendant quelque temps fixé sur le mouchoir des regardspensifs, elle fut obligée de s’en servir pour essuyer une larme quicoulait sur sa joue.

Une larme ! direz-vous, déjà unelarme ! Hélas ! oui, madame, elle pleurait. Qu’était-ildonc arrivé ? Je vais vous le dire ; mais il faut pourcela revenir un instant sur nos pas.

Il faut savoir que, le surlendemain du bal,Valentin était venu chez madame Delaunay. La mère lui ouvrit laporte, et lui répondit que sa fille était sortie. Madame Delaunay,là-dessus, avait écrit une longue lettre au jeune homme ; ellelui rappelait leur dernier entretien, et le suppliait de ne plusvenir la voir. Elle comptait sur sa parole, sur son honneur et surson amitié. Elle ne se montrait pas offensée, et ne parlait pas dugalop. Bref, Valentin lut cette lettre d’un bout à l’autre sans ytrouver rien de trop ni de trop peu. Il se sentit touché, et il eûtobéi si le dernier mot n’y eût pas été. Ce dernier mot, il estvrai, avait été effacé, mais si légèrement, qu’on ne l’en voyaitque mieux. « Adieu, disait la veuve en terminant salettre ; soyez heureux. »

Dire à un amant qu’on bannit : Soyezheureux, qu’en pensez-vous, madame ? N’est-ce pas luidire : Je ne suis pas heureuse ? Le vendredi venu,Valentin hésita longtemps s’il irait ou non chez le notaire. Malgréson âge et son étourderie, l’idée de nuire à qui que ce fût luiétait insupportable. Il ne savait à quoi se décider, lorsqu’il serépéta : Soyez heureux ! Et il courut chez M. desAndelys.

Pourquoi madame Delaunay y était-elle ?Quand notre héros entra dans le salon, il la vit froncer le sourcilavec une singulière expression. Pour ce qui regarde les manières,il y avait bien en elle quelque coquetterie ; mais, au fond ducœur, personne n’était plus simple, plus inexpérimenté que madameDelaunay. Elle avait pu, en voyant le danger, tenter hardiment des’en défendre ; mais, pour résister à une lutte engagée, ellen’avait pas les armes nécessaires. Elle ne savait rien de cesmanèges habiles, de ces ressources toujours prêtes, au moyendesquelles une femme d’esprit sait tenir l’amour en lisière etl’éloigner ou l’appeler tour à tour. Quand Valentin lui avait baiséla main, elle s’était dit : Voilà un mauvais sujet dont jepourrais bien devenir amoureuse ; il faut qu’il partesur-le-champ. Mais lorsqu’elle le vit, chez le notaire, entrergaiement sur la pointe du pied, serré dans sa cravate et le souriresur les lèvres, la saluant, malgré sa défense, avec un gracieuxrespect, elle se dit : Voilà un homme plus obstiné et plusrusé que moi ; je ne serai pas la plus forte avec lui, et,puisqu’il revient, il m’aime peut-être.

Elle ne refusa pas, cette fois, la contredansequ’il lui demandait ; aux premières paroles, il vit en elleune grande résignation et une grande inquiétude. Au fond de cetteâme timide et droite, il y avait quelque ennui de la vie ;tout en désirant le repos, elle était lasse de la solitude.M. Delaunay, mort fort jeune, ne l’avait point aimée ; ill’avait prise pour ménagère plutôt que pour femme, et, quoiqu’ellen’eût point de dot, il avait fait, en l’épousant, ce qu’on appelleun mariage de raison. L’économie, l’ordre, la vigilance, l’estimepublique, l’amitié de son mari, les vertus domestiques en un mot,voilà ce qu’elle connaissait en ce monde. Valentin avait, dans lesalon de M. des Andelys, la réputation que tout jeune hommedont le tailleur est bon peut avoir chez un notaire. On n’enparlait que comme d’un élégant, d’un habitué de Tortoni,et les petites cousines se chuchotaient entre elles des histoiresde l’autre monde qu’on lui attribuait. Il était descendu par unecheminée chez une baronne, il avait sauté par la fenêtre d’uneduchesse qui demeurait au cinquième étage, le tout par amour etsans se faire de mal, etc., etc.

Madame Delaunay avait trop de bon sens pourécouter ces niaiseries ; mais elle eût peut-être mieux fait deles écouter que d’en entendre quelques mots au hasard. Tout dépendsouvent, ici-bas, du pied sur lequel on se présente. Pour parlercomme les écoliers, Valentin avait l’avantage sur madame Delaunay.Pour lui reprocher d’être venu, elle attendait qu’il lui endemandât pardon. Il s’en garda bien, comme vous pensez. S’il eûtété ce qu’elle le croyait, c’est-à-dire un homme à bonnes fortunes,il n’eut peut-être pas réussi près d’elle, car elle l’eût sentialors trop habile et trop sûr de lui ; mais il tremblait en latouchant, et cette preuve d’amour, jointe à un peu de crainte,troublait à la fois la tête et le cœur de la jeune femme. Iln’était pas question, dans tout cela, de la salle à manger dunotaire, ils semblaient tous deux l’avoir oubliée ; mais quandarriva le signal du galop, et que Valentin vint inviter la veuve,il fallut bien s’en souvenir.

Il m’a assuré que de sa vie il n’avait vu unplus beau visage que celui de madame Delaunay quand il lui fitcette invitation. Son front, ses joues, se couvrirent derougeur ; tout le sang qu’elle avait au cœur reflua autour deses grands yeux noirs, comme pour en faire ressortir la flamme.Elle se souleva à demi, prête à accepter et n’osant le faire ;un léger frisson fit trembler ses épaules, qui, cette fois,n’étaient pas nues. Valentin lui tenait la main ; il la pressadoucement dans la sienne comme pour lui dire : Ne craignezplus rien, je sens que vous m’aimez.

Avez-vous quelquefois réfléchi à la positiond’une femme qui pardonne un baiser qu’on lui a dérobé ? Aumoment où elle promet de l’oublier, c’est à peu près comme si ellel’accordait. Valentin osa faire à madame Delaunay quelquesreproches de sa colère ; il se plaignit de sa sévérité, del’éloignement où elle l’avait tenu ; il en vint enfin, nonsans hésiter, à lui parler d’un petit jardin situé derrière samaison, lieu retiré, à l’ombrage épais, où nul œil indiscret nepouvait pénétrer. Une fraîche cascade, par son murmure, yprotégeait la causerie ; la solitude y protégeait l’amour. Nulbruit, nul témoin, nul danger. Parler d’un lieu pareil au milieu dumonde, au son de la musique, dans le tourbillon d’une fête, à unejeune femme qui vous écoute, qui n’accepte ni ne refuse, mais quilaisse dire et qui sourit…, ah ! madame, parler ainsi d’unlieu pareil, c’est peut-être plus doux que d’y être.

Tandis que Valentin se livrait sans réserve,la veuve écoutait sans réflexion. De temps en temps, aux ardentsdésirs elle opposait une objection timide ; de temps en temps,elle feignait de ne plus entendre, et si un mot lui avait échappé,en rougissant, elle le faisait répéter. Sa main, pressée par celledu jeune homme, voulait être froide et immobile ; elle étaitinquiète et brûlante. Le hasard, qui sert les amants, voulut qu’enpassant dans la salle à manger ils se retrouvassent seuls, comme ladernière fois. Valentin n’eut pas même la pensée de troubler larêverie de sa valseuse, et, à la place du désir, madame Delaunayvit l’amour. Que vous dirai-je ? ce respect, cette audace,cette chambre, ce bal, l’occasion, tout se réunissait pour laséduire. Elle ferma les yeux à demi, soupira… et ne promitrien.

Voilà, madame, par quelle raison madameDelaunay se mit à pleurer quand elle trouva le mouchoir de lamarquise.

VII

De ce que Valentin avait oublié ce mouchoir,il ne faut pas croire cependant qu’il n’en eût pas un dans sapoche.

Pendant que madame Delaunay pleurait, notreétourdi, qui n’en savait rien, était fort éloigné de pleurer. Ilétait dans un petit salon boisé, doré et musqué comme unebonbonnière, au fond d’un grand fauteuil de damas violet. Ilécoutait, après un bon dîner, l’Invitation à la valse, deWeber, et, tout en prenant d’excellent café, il regardait de tempsen temps le cou blanc de madame de Parnes. Celle-ci, dans tous sesatours, et exaltée, comme dit Hoffmann, par une tasse de thé biensucré, faisait de son mieux de ses belles mains. Ce n’était pas dela petite musique, et il faut dire, en toute justice, qu’elle s’entirait parfaitement. Je ne sais lequel méritait le plus d’éloges,ou du sentimental maître allemand, ou de l’intelligente musicienne,ou de l’admirable instrument d’Érard, qui renvoyait en vibrationssonores la double inspiration qui l’animait.

Le morceau fini, Valentin se leva, et, tirantde sa poche un mouchoir : – Tenez, dit-il, je vousremercie ; voilà le mouchoir que vous m’avez prêté.

La marquise fit justement ce qu’avait faitmadame Delaunay. Elle regarda la marque aussitôt ; sa maindélicate avait senti un tissu trop rude pour lui appartenir. Ellese connaissait aussi en broderie ; mais il y en avait si peuque rien, assez pourtant pour dénoter une femme. Elle retourna deuxou trois fois le mouchoir, l’approcha timidement de son nez, leregarda encore, puis le jeta à Valentin en lui disant : – Vousvous êtes trompé ; ce que vous me rendez là appartient àquelque femme de chambre de votre mère.

Valentin, qui avait emporté par mégarde lemouchoir de madame Delaunay, le reconnut et se sentit battre lecœur. – Pourquoi à une femme de chambre ? répondit-il. Mais lamarquise s’était remise au piano ; peu lui importait unerivale qui se mouchait dans de la grosse toile. Elle reprit lepresto de sa valse, et fit semblant de n’avoir pasentendu.

Cette indifférence piqua Valentin. Il fit untour de chambre et prit son chapeau.

– Où allez-vous donc ? demandamadame de Parnes.

– Chez ma mère, rendre à sa femme dechambre le mouchoir qu’elle m’a prêté.

– Vous verra-t-on demain ? nousavons un peu de musique, et vous me ferez plaisir de venirdîner.

– Non ; j’ai affaire toute lajournée.

Il continuait à se promener, et ne se décidaitpas à sortir. La marquise se leva et vint à lui.

– Vous êtes un singulier homme, luidit-elle ; vous voudriez me voir jalouse.

– Moi ? pas du tout. La jalousie estun sentiment que je déteste.

– Pourquoi donc vous fâchez-vous de ceque je trouve à ce mouchoir un air d’antichambre ? Est-ce mafaute, ou la vôtre ?

– Je ne m’en fâche point, je le trouvetout simple.

En parlant ainsi, il tournait le dos. Madamede Parnes s’avança doucement, se saisit du mouchoir de madameDelaunay, et, s’approchant d’une fenêtre ouverte, le jeta dans larue.

– Que faites-vous ? s’écriaValentin. Et il s’élança pour la retenir ; mais il était troptard.

– Je veux savoir, dit en riant lamarquise, jusqu’à quel point vous y tenez, et je suis curieuse devoir si vous descendrez le chercher.

Valentin hésita un instant, et rougit dedépit. Il eût voulu punir la marquise par quelque réponsepiquante ; mais, comme il arrive souvent, la colère lui ôtaitl’esprit. Madame de Parnes se mit à rire de plus belle. Il enfonçason chapeau sur sa tête, et sortit en disant : Je vais lechercher.

Il chercha en effet longtemps ; mais unmouchoir perdu est bientôt ramassé, et ce fut vainement qu’ilrevint dix fois d’une borne à une autre. La marquise à sa fenêtreriait toujours en le regardant faire. Fatigué enfin, et un peuhonteux, il s’éloigna sans lever la tête, feignant de ne pass’apercevoir qu’on l’eût observé. Au coin de la rue pourtant, il seretourna et vit madame de Parnes qui ne riait plus et qui lesuivait des yeux.

Il continua sa route sans savoir où il allait,et prit machinalement le chemin de la rue du Plat-d’Étain. Lasoirée était belle et le ciel pur. La veuve était aussi à safenêtre ; elle avait passé une triste journée.

– J’ai besoin d’être rassurée, luidit-elle dès qu’il fut entré. À qui appartient un mouchoir que vousavez laissé chez moi ?

Il y a des gens qui savent tromper et qui nesavent pas mentir. À cette question, Valentin se troubla tropévidemment pour qu’il fût possible de s’y méprendre, et sansattendre qu’il répondît :

– Écoutez-moi, dit madame Delaunay. Voussavez maintenant que je vous aime. Vous connaissez beaucoup demonde, et je ne vois personne ; il m’est aussi impossible desavoir ce que vous faites qu’il vous serait facile d’y voir clairdans mes moindres actions, s’il vous en prenait fantaisie. Vouspouvez me tromper aisément et impunément, puisque je ne peux nivous surveiller, ni cesser de vous aimer ; souvenez-vous, jevous en supplie, de ce que je vais vous dire : tout se saittôt ou tard, et croyez-moi, c’est une triste chose.

Valentin voulait l’interrompre ; elle luiprit la main et continua :

– Je ne dis pas assez ; ce n’est pasune triste chose, mais la plus triste qu’il y ait au monde. Si rienn’est plus doux que le souvenir du bonheur, rien n’est plus affreuxque de s’apercevoir que le bonheur passé était un mensonge.Avez-vous jamais pensé à ce que ce peut être que de haïr ceux qu’ona aimés ? Concevez-vous rien de pis ? Réfléchissez àcela, je vous en conjure. Ceux qui trouvent plaisir à tromper lesautres en tirent ordinairement vanité ; ils s’imaginent avoirpar là quelque supériorité sur leurs dupes : elle est bienfugitive, et à quoi mène-t-elle ? Rien n’est si aisé que lemal. Un homme de votre âge peut tromper sa maîtresse, seulementpour passer le temps ; mais le temps s’écoule en effet, lavérité vient, et que reste-t-il ? Une pauvre créature abusées’est crue aimée, heureuse ; elle a fait de vous son bienunique : pensez à ce qui lui arrive s’il faut qu’elle aithorreur de vous !

La simplicité de ce langage avait ému Valentinjusqu’au fond du cœur.

– Je vous aime, lui dit-il, n’en doutezpas, je n’aime que vous seule.

– J’ai besoin de le croire, répondit laveuve, et, si vous dites vrai, nous ne reparlerons jamais de ce quej’ai souffert aujourd’hui. Permettez-moi pourtant d’ajouter encoreun mot qu’il faut absolument que je vous dise. J’ai vu mon père, àl’âge de soixante ans, apprendre tout à coup qu’un ami d’enfancel’avait trompé dans une affaire de commerce. Une lettre avait ététrouvée, dans laquelle cet ami racontait lui-même sa perfidie, etse vantait de la triste habileté qui lui avait rapporté quelquesbillets de banque à notre détriment. J’ai vu mon père, abîmé dedouleur et stupéfait, la tête baissée, lire cette lettre ; ilen était aussi honteux que s’il eût été lui-même le coupable ;il essuya une larme sur sa joue, jeta la lettre au feu, ets’écria : Que la vanité et l’intérêt sont peu de chose !mais qu’il est affreux de perdre un ami ! Si vous eussiez étélà, Valentin, vous auriez fait serment de ne jamais tromperpersonne.

Madame Delaunay, en prononçant ces mots,laissa échapper quelques larmes. Valentin était assis prèsd’elle ; pour toute réponse, il l’attira à lui ; elleposa sa tête sur son épaule, et tirant de la poche de son tablierle mouchoir de la marquise :

– Il est bien beau, dit-elle ; labroderie en est fine : vous me le laisserez, n’est-cepas ? La femme à qui il appartient ne s’apercevra pas qu’ellel’a perdu. Quand on a un mouchoir pareil, on en a bien d’autres. Jen’en ai, moi, qu’une douzaine, et ils ne sont pas merveilleux. Vousme rendrez le mien que vous avez emporté, et qui ne vous ferait pashonneur ; mais je garderai celui-ci.

– À quoi bon ? répondit Valentin.Vous ne vous en servirez pas.

– Si, mon ami ; il faut que je meconsole de l’avoir trouvé sur ce fauteuil, et il faut qu’il essuiemes larmes jusqu’à ce qu’elles aient cessé de couler.

– Que ce baiser les essuie ! s’écriale jeune homme. Et, prenant le mouchoir de madame de Parnes, il lejeta par la fenêtre.

VIII

Six semaines s’étaient écoulées, et il fautqu’il soit bien difficile à l’homme de se connaître lui-même,puisque Valentin ne savait pas encore laquelle de ses deuxmaîtresses il aimait le mieux. Malgré ses moments de sincérité etles élans de cœur qui l’emportaient près de madame Delaunay, il nepouvait se résoudre à désapprendre le chemin de l’hôtel de laChaussée-d’Antin. Malgré la beauté de madame de Parnes, son esprit,sa grâce et tous les plaisirs qu’il trouvait chez elle, il nepouvait renoncer à la chambrette de la rue du Plat-d’Étain. Lepetit jardin de Valentin voyait tour à tour la veuve et la marquisese promener au bras du jeune homme, et le murmure de la cascadecouvrait de son bruit monotone des serments toujours répétés,toujours trahis avec la même ardeur. Faut-il donc croire quel’inconstance ait ses plaisirs comme l’amour fidèle ? Onentendait quelquefois rouler encore la voiture sans livrée quiemmenait incognito madame de Parnes, quand madame Delaunayparaissait voilée au bout de la rue, s’acheminant d’un pascraintif. Caché derrière sa jalousie, Valentin souriait de cesrencontres, et s’abandonnait sans remords aux dangereux attraits duchangement.

C’est une chose presque infaillible que ceuxqui se familiarisent avec un péril quelconque finissent parl’aimer. Toujours exposé à voir sa double intrigue découverte parun hasard, obligé au rôle difficile d’un homme qui doit mentir sanscesse, sans jamais se trahir, notre étourdi se sentit fier de cetteposition étrange ; après y avoir accoutumé son cœur, il yhabitua sa vanité. Les craintes qui le troublaient d’abord, lesscrupules qui l’arrêtaient, lui devinrent chers ; il donnadeux bagues pareilles à ses deux amies ; il avait obtenu demadame Delaunay qu’elle portât une légère chaîne d’or qu’il avaitchoisie, au lieu de son collier de chrysocale. Il lui parutplaisant de faire mettre ce collier à la marquise ; il réussità l’en affubler un jour qu’elle allait au bal, et c’est, à coupsûr, la plus grande preuve d’amour qu’elle lui ait donnée.

Madame Delaunay, trompée par l’amour, nepouvait croire à l’inconstance de Valentin. Il y avait de certainsjours où la vérité lui apparaissait tout à coup claire etirrécusable. Elle éclatait alors en reproches, elle fondait enlarmes, elle voulait mourir ; un mot de son amant l’abusait denouveau, un serrement de main la consolait ; elle rentraitchez elle heureuse et tranquille. Madame de Parnes, trompée parl’orgueil, ne cherchait à rien découvrir et n’essayait de riensavoir. Elle se disait : c’est quelque ancienne maîtressequ’il n’a pas le courage de quitter. Elle ne daignait pass’abaisser à demander un sacrifice. L’amour lui semblait unpasse-temps, la jalousie un ridicule ; elle croyait d’ailleurssa beauté un talisman auquel rien ne pouvait résister.

Si vous vous souvenez, madame, du caractère denotre héros, tel que j’ai tâché de vous le peindre à la premièrepage de ce conte, vous comprendrez et vous excuserez peut-être saconduite, malgré ce qu’elle a de justement blâmable. Le doubleamour qu’il ressentait ou croyait ressentir, était pour ainsi direl’image de sa vie entière. Ayant toujours cherché les extrêmes,goûtant les jouissances du pauvre et celles du riche en même temps,il trouvait près de ces deux femmes le contraste qui lui plaisait,et il était réellement riche et pauvre dans la même journée. Si, desept à huit heures, au soleil couchant, deux beaux chevaux grisentraient au petit trot dans l’avenue des Champs-Élysées, traînantdoucement derrière eux un coupé tendu de soie comme un boudoir,vous eussiez pu voir au fond de la voiture une fraîche et coquettefigure cachée sous une grande capote, et souriant à un jeune hommenonchalamment étendu près d’elle : c’étaient Valentin etmadame de Parnes qui prenaient l’air après dîner. Si le matin, aulever du soleil, le hasard vous avait menée près du joli bois deRomainville, vous eussiez pu y rencontrer sous le vert bosquetd’une guinguette deux amoureux se parlant à voix basse, ou lisantensemble La Fontaine : c’étaient Valentin et Madame Delaunayqui venaient de marcher dans la rosée. Étiez-vous ce soir d’ungrand bal à l’ambassade d’Autriche ? Avez-vous vu au milieud’un cercle brillant de jeunes femmes une beauté plus fière, pluscourtisée, plus dédaigneuse que toutes les autres ? Cette têtecharmante, coiffée d’un turban doré, qui se balance avec grâcecomme une rose bercée par le zéphyr, c’est la jeune marquise que lafoule admire, que le triomphe embellit, et qui pourtant semblerêver. Non loin de là, appuyé contre une colonne, Valentin laregarde : personne ne connaît leur secret, personnen’interprète ce coup d’œil, et ne devine la joie de l’amant.L’éclat des lustres, le bruit de la musique, les murmures de lafoule, le parfum des fleurs, tout le pénètre, le transporte, etl’image radieuse de sa belle maîtresse enivre ses yeux éblouis. Ildoute presque lui-même de son bonheur, et qu’un si rare trésor luiappartienne ; il entend les hommes dire autour de lui :Quel éclat ! quel sourire ! quelle femme ! et il serépète tout bas ces paroles. L’heure du souper arrive ; unjeune officier rougit de plaisir en présentant sa main à lamarquise ; on l’entoure, on la suit, chacun veut s’enapprocher et brigue la faveur d’un mot tombé de ses lèvres ;c’est alors qu’elle passe près de Valentin et lui dit àl’oreille : À demain. Que de jouissance dans un motpareil ! Demain cependant, à la nuit tombante, le jeune hommemonte à tâtons un escalier sans lumière ; il arrive àgrand’peine au troisième étage, et frappe doucement à une petiteporte ; elle s’est ouverte, il entre ; madame Delaunay,devant sa table, travaillait seule en l’attendant ; ils’assoit près d’elle ; elle le regarde, lui prend la main etlui dit qu’elle le remercie de l’aimer encore. Une seule lampeéclaire faiblement la modeste chambrette, mais sous cette lampe estun visage ami, tranquille et bienveillant ; il n’y a plus làni témoins empressés, ni admiration, ni triomphe. Mais Valentinfait plus que de ne pas regretter le monde, il l’oublie : lavieille mère arrive, s’assoit dans sa bergère, et il faut écouterjusqu’à dix heures les histoires du temps passé, caresser le petitchien qui gronde, rallumer la lampe qui s’éteint. Quelquefois c’estun roman nouveau qu’il faut avoir le courage de lire ;Valentin laisse tomber le livre pour effleurer en le ramassant lepetit pied de sa maîtresse ; quelquefois c’est un piquet àdeux sous la fiche qu’il faut faire avec la bonne dame, et avoirsoin de n’avoir pas trop beau jeu. En sortant de là, le jeune hommerevient à pied ; il a soupé hier avec du vin de Champagne, enfredonnant une contredanse ; il soupe ce soir avec une tassede lait, en faisant quelques vers pour son amie. Pendant cetemps-là, la marquise est furieuse qu’on lui ait manqué deparole ; un grand laquais poudré apporte un billet plein detendres reproches et sentant le musc ; le billet estdécacheté, la fenêtre ouverte, le temps est beau, madame de Parnesva venir : voilà notre étourdi grand seigneur. Ainsi, toujoursdifférent de lui-même, il trouvait moyen d’être vrai en n’étantjamais sincère, et l’amant de la marquise n’était pas celui de laveuve.

– Et pourquoi choisir ? me disait-ilun jour qu’en nous promenant il essayait de se justifier. Pourquoicette nécessité d’aimer d’une manière exclusive ? Blâmerait-onun homme de mon âge d’être amoureux de madame de Parnes ?N’est-elle pas admirée, enviée ? ne vante-t-on pas son espritet ses charmes ? La raison même se passionne pour elle. D’uneautre part, quel reproche ferait-on à celui que la bonté, latendresse, la candeur de madame Delaunay auraient touché ?N’est-elle pas digne de faire la joie et le bonheur d’unhomme ? Moins belle, ne serait-elle pas une amieprécieuse ; et, telle qu’elle est, y a-t-il au monde une pluscharmante maîtresse ? En quoi donc suis-je coupable d’aimerces deux femmes, si chacune d’elles mérite qu’on l’aime ? Et,s’il est vrai que je sois assez heureux pour compter pour quelquechose dans leur vie, pourquoi ne pourrais-je rendre l’une heureusequ’en faisant le malheur de l’autre ? Pourquoi le doux sourireque ma présence fait éclore quelquefois sur les lèvres de ma belleveuve devrait-il être acheté au prix d’une larme versée par lamarquise ? Est-ce leur faute si le hasard m’a jeté sur leurroute, si je les ai approchées, si elles m’ont permis de lesaimer ? Laquelle choisirais-je sans être injuste ? Enquoi celle-là aurait-elle mérité plus que celle-ci d’être préféréeou abandonnée ? Quand madame Delaunay me dit que son existenceentière m’appartient, que voulez-vous donc que je réponde ?Faut-il la repousser, la désabuser et lui laisser le découragementet le chagrin ? Quand madame de Parnes est au piano, etqu’assis derrière elle, je la vois se livrer à la noble inspirationde son cœur ; quand son esprit élève le mien, m’exalte et mefait mieux goûter par la sympathie les plus exquises jouissances del’intelligence, faut-il que je lui dise qu’elle se trompe et qu’unsi doux plaisir est coupable ? Faut-il que je change en haineou en mépris les souvenirs de ces heures délicieuses ? Non,mon ami, je mentirais en disant à l’une des deux que je ne l’aimeplus ou que je ne l’ai point aimée ; j’aurais plutôt lecourage de les perdre ensemble que celui de choisir entreelles.

Vous voyez, madame, que notre étourdi faisaitcomme font tous les hommes : ne pouvant se corriger de safolie, il tentait de lui donner l’apparence de la raison. Cependantil y avait de certains jours où son cœur se refusait, malgré lui,au double rôle qu’il soutenait. Il tâchait de troubler le moinspossible le repos de madame Delaunay ; mais la fierté de lamarquise eut plus d’un caprice à supporter. – Cette femme n’a quede l’esprit et de l’orgueil, me disait-il d’elle quelquefois. Ilarrivait aussi qu’en quittant le salon de madame de Parnes, lanaïveté de la veuve le faisait sourire, et qu’il trouvait qu’à sontour elle avait trop peu d’orgueil et d’esprit. Il se plaignait demanquer de liberté. Tantôt une boutade lui faisait renoncer à unrendez-vous ; il prenait un livre, et s’en allait dîner seul àla campagne. Tantôt il maudissait le hasard qui s’opposait à uneentrevue qu’il demandait. Madame Delaunay était, au fond du cœur,celle qu’il préférait ; mais il n’en savait rien lui-même, etcette singulière incertitude aurait peut-être duré longtemps si unecirconstance, légère en apparence, ne l’eût éclairé tout à coup surses véritables sentiments.

On était au mois de juin, et les soirées aujardin étaient délicieuses. La marquise, en s’asseyant sur un bancde bois près de la cascade, s’avisa un jour de le trouver dur.

– Je vous ferai cadeau d’un coussin,dit-elle à Valentin.

Le lendemain matin, en effet, arriva unecauseuse élégante, accompagnée d’un beau coussin en tapisserie, dela part de madame de Parnes.

Vous vous souvenez peut-être que madameDelaunay faisait de la tapisserie. Depuis un mois, Valentin l’avaitvue travailler constamment à un ouvrage de ce genre dont il avaitadmiré le dessin, non que ce dessin eût rien de remarquable :c’était, je crois, une couronne de fleurs, comme toutes lestapisseries du monde ; mais les couleurs en étaientcharmantes. Que peut faire, d’ailleurs, une main aimée que nous nele trouvions un chef-d’œuvre ? Cent fois, le soir, près de lalampe, le jeune homme avait suivi des yeux, sur le canevas, lesdoigts habiles de la veuve ; cent fois, au milieu d’unentretien animé, il s’était arrêté, observant un religieux silence,tandis qu’elle comptait ses points ; cent fois il avaitinterrompu cette main fatiguée et lui avait rendu le courage par unbaiser.

Quand Valentin eut fait porter la causeuse dela marquise dans une petite salle attenante au jardin, il ydescendit et examina son cadeau. En regardant de près le coussin,il crut le reconnaître ; il le prit, le retourna, le remit àsa place, et se demanda où il l’avait vu. – Fou que je suis, sedit-il, tous les coussins se ressemblent, et celui-là n’a riend’extraordinaire. Mais une petite tache faite sur le fond blancattira tout à coup ses yeux ; il n’y avait pas à se tromper.Valentin avait fait lui-même cette tache, en laissant tomber unegoutte d’encre sur l’ouvrage de madame Delaunay, un soir qu’ilécrivait près d’elle.

Cette découverte le jeta, comme vous pensez,dans un grand étonnement. – Comment est-ce possible ? Sedemanda-t-il ; comment la marquise peut-elle m’envoyer uncoussin fait par Madame Delaunay ? Il regarda encore :plus de doute, ce sont les mêmes fleurs, les mêmes couleurs. Il enreconnaît l’éclat, l’arrangement ; il les touche comme pours’assurer qu’il n’est pas trompé par une illusion ; puis ilreste interdit, ne sachant comment s’expliquer ce qu’il voit.

Je n’ai que faire de dire que milleconjectures, moins vraisemblables les unes que les autres, seprésentèrent à son esprit. Tantôt il supposait que le hasard avaitpu faire se rencontrer la veuve et la marquise, qu’elles s’étaiententendues ensemble, et qu’elles lui envoyaient ce coussin d’uncommun accord, pour lui apprendre que sa perfidie étaitdémasquée ; tantôt il se disait que madame Delaunay avaitsurpris sa conversation de la veille dans le jardin, et qu’elleavait voulu, pour lui faire honte, remplir la promesse de madame deParnes. De toute façon, il se voyait découvert, abandonné de sesdeux maîtresses, ou tout au moins de l’une des deux. Après avoirpassé une heure à rêver, il résolut de sortir d’incertitude. Ilalla chez madame Delaunay, qui le reçut comme à l’ordinaire, etdont le visage n’exprima qu’un peu d’étonnement de le voir simatin.

Rassuré d’abord par cet accueil, il parlaquelque temps de choses indifférentes ; puis, dominé parl’inquiétude, il demanda à la veuve si sa tapisserie étaitterminée. – Oui, répondit-elle. – Et où est-elle donc ?demanda-t-il. À cette question, madame Delaunay se troubla etrougit. – Elle est chez le marchand, dit-elle assez vite. Puis ellese reprit, et ajouta : Je l’ai donnée à monter ; on va mela rendre.

Si Valentin avait été surpris de reconnaîtrele coussin, il le fut encore davantage de voir la veuve se troublerlorsqu’il lui en parla. N’osant pourtant faire de nouvellesquestions, de peur de se trahir, il sortit de suite, et s’en futchez la marquise. Mais cette visite lui en apprit encoremoins ; quand il fut question de la causeuse, madame deParnes, pour toute réponse, fit un léger signe de tête en souriant,comme pour dire : Je suis charmée qu’elle vous plaise.

Notre étourdi rentra donc chez lui, moinsinquiet, il est vrai, qu’il n’en était sorti, mais croyant presqueavoir fait un rêve. Quel mystère ou quel caprice du hasard cachaitcet envoi singulier ? – L’une fait un coussin et l’autre me ledonne ; celle-là passe un mois à travailler, et, quand sonouvrage est fini, celle-ci s’en trouve propriétaire ; ces deuxfemmes ne se sont jamais vues, et elles s’entendent pour me jouerun tour dont elles ne semblent pas se douter. Il y avait assurémentde quoi se torturer l’esprit : aussi le jeune hommecherchait-il de cent manières différentes la clef de l’énigme quile tourmentait.

En examinant le coussin, il trouva l’adressedu marchand qui l’avait vendu. Sur un petit morceau de papier collédans un coin, était écrit : Au Père de Famille, rueDauphine.

Dès que Valentin eut lu ces mots, il se vitsûr de parvenir à la vérité. Il courut au magasin du Père deFamille ; il demanda si le matin même on n’avait pasvendu à une dame un coussin en tapisserie qu’il désigna et qu’onreconnut. Aux questions qu’il fit ensuite pour savoir qui avaitfait ce coussin et d’où il venait, on ne répondit qu’avecrestriction : on ne connaissait pas l’ouvrière ; il yavait dans le magasin beaucoup d’objets de ce genre ; enfin onne voulait rien dire.

Malgré les réticences, Valentin eut bientôtsaisi, dans les réponses du garçon qu’il interrogeait, un mystèrequ’il ne soupçonnait pas et que bien d’autres que luiignorent : c’est qu’il y a à Paris un grand nombre de femmes,de demoiselles pauvres, qui, tout en ayant dans le monde un rangconvenable et quelquefois distingué, travaillent en secret pourvivre. Les marchands emploient ainsi, et à bon marché, desouvrières habiles ; mainte famille, vivant sobrement, chez quipourtant on va prendre le thé, se soutient par les filles de lamaison ; on les voit sans cesse tenant l’aiguille, mais ellesne sont pas assez riches pour porter ce qu’elles font ; quandelles ont brodé du tulle, elles le vendent pour acheter de lapercale : celle-là, fille de nobles aïeux, fière de son titreet de sa naissance, marque des mouchoirs ; celle-ci, que vousadmirez au bal, si enjouée, si coquette et si légère, fait desfleurs artificielles et paye de son travail le pain de samère ; telle autre, un peu plus riche, cherche à gagner dequoi ajouter à sa toilette ; ces chapeaux tout faits, cessachets brodés qu’on voit aux étalages des boutiques, et que lepassant marchande par désœuvrement, sont l’œuvre secrète,quelquefois pieuse, d’une main inconnue. Peu d’hommesconsentiraient à ce métier, ils resteraient pauvres par orgueil enpareil cas ; peu de femmes s’y refusent, quand elles en ontbesoin, et de celles qui le font, aucune n’en rougit. Il arrivequ’une jeune femme rencontre une amie d’enfance qui n’est pas richeet qui a besoin de quelque argent ; faute de pouvoir lui enprêter elle-même, elle lui dit sa ressource, l’encourage, lui citedes exemples, la mène chez le marchand, lui fait une petiteclientèle ; trois mois après, l’amie est à son aise et rend àune autre le même service. Ces sortes de choses se passent tous lesjours ; personne n’en sait rien, et c’est pour le mieux ;car les bavards qui rougissent du travail trouveraient bientôt lemoyen de déshonorer ce qu’il y a au monde de plus honorable.

– Combien de temps, demanda Valentin,faut-il à peu près pour faire un coussin comme celui dont je vousparle, et combien gagne l’ouvrière ?

– Monsieur, répondit le garçon, pourfaire un coussin comme celui-là, il faut deux mois, six semainesenviron. L’ouvrière paye sa laine, bien entendu ; parconséquent, c’est autant de moins pour elle. La laine anglaise,belle, coûte dix francs la livre ; le ponceau, le cerise,coûtent quinze francs. Pour ce coussin, il faut une livre et demiede laine au plus, et il sera payé quarante ou cinquante francs àl’habile ouvrière.

IX

Quand Valentin, de retour au logis, seretrouva en face de sa causeuse, le secret qu’il venait d’apprendreproduisit un effet inattendu. En pensant que madame Delaunay avaitmis six semaines à faire ce coussin pour gagner deux louis, et quemadame de Parnes l’avait acheté en se promenant, il éprouva unserrement de cœur étrange. La différence que la destinée avait miseentre ces deux femmes se montrait à lui, en ce moment, sous uneforme si palpable, qu’il ne put s’empêcher de souffrir. L’idée quela marquise allait arriver, s’appuyer sur ce meuble, et traîner sonbras nu sur la trace des larmes de la veuve, fut insupportable aujeune homme. Il prit le coussin et le mit dans une armoire. Qu’elleen pense ce qu’elle voudra, se dit-il, ce coussin me fait pitié, etje ne puis le laisser là.

Madame de Parnes arriva bientôt après, ets’étonna de ne pas voir son cadeau. Au lieu de chercher une excuse,Valentin répondit qu’il n’en voulait pas et qu’il ne s’en serviraitjamais. Il prononça ces mots d’un ton brusque et sans réfléchir àce qu’il faisait.

– Et pourquoi ? demanda lamarquise.

– Parce qu’il me déplaît.

– En quoi vous déplaît-il ? Vousm’avez dit le contraire ce matin même.

– C’est possible ; il me déplaîtmaintenant. Combien est-ce qu’il vous a coûté ?

– Voilà une belle question ! ditmadame de Parnes. Qu’est-ce qui vous passe par la tête ?

Il faut savoir que depuis quelques joursValentin avait appris de la mère de madame Delaunay qu’elle setrouvait fort gênée. Il s’agissait d’un terme de loyer à payer à unpropriétaire avare qui menaçait au moindre retard. Valentin, nepouvant faire, même pour une bagatelle, des offres de service qu’onn’eût pas voulu entendre, n’avait eu d’autre parti à prendre que decacher son inquiétude. D’après ce qu’avait dit le garçon duPère de Famille, il était probable que le coussin n’avaitpas suffi pour tirer la veuve d’embarras. Ce n’était pas la fautede la marquise ; mais l’esprit humain est quelquefois sibizarre, que le jeune homme en voulait presque à madame de Parnesdu prix modique de son achat, et sans s’apercevoir du peu deconvenance de sa question :

– Cela vous a coûté quarante ou cinquantefrancs, dit-il avec amertume. Savez-vous combien de temps on a misà le faire ?

– Je le sais d’autant mieux, répondit lamarquise, que je l’ai fait moi-même.

– Vous ?

– Moi, et pour vous ; j’y ai passéquinze jours : voyez si vous me devez quelquereconnaissance.

– Quinze jours, madame ? mais ilfaut deux mois, et deux mois de travail assidu, pour terminer unpareil ouvrage. Vous mettriez six mois à en venir à bout, si vousl’entrepreniez.

– Vous me paraissez bien aucourant ; d’où vous vient tant d’expérience ?

– D’une ouvrière que je connais, et quicertes ne s’y trompe pas.

– Eh bien ! cette ouvrière ne vous apas tout dit. Vous ne savez pas que pour ces choses-là le plusimportant, ce sont les fleurs, et qu’on trouve chez les marchandsdes canevas préparés, où le fond est rempli ; le plusdifficile reste à faire, mais le plus long et le plus ennuyeux estfait. C’est ainsi que j’ai acheté ce coussin, qui ne m’a même pascoûté quarante ou cinquante francs, car ce fond ne signifierien ; c’est un ouvrage de manœuvre pour lequel il ne faut quede la laine et des mains.

Le mot de manœuvre n’avait pas plu àValentin.

– J’en suis bien fâché, répliqua-t-il,mais ni le fond ni les fleurs ne sont de vous.

– Et de qui donc ? apparemment del’ouvrière que vous connaissez ?

– Peut-être.

La marquise sembla hésiter un instant entre lacolère et l’envie de rire. Elle prit le dernier parti, et selivrant à sa gaieté :

– Dites-moi donc, s’écria-t-elle,dites-moi donc, je vous prie, le nom de votre mystérieuse ouvrière,qui vous donne de si bons renseignements.

– Elle s’appelle Julie, répondit le jeunehomme.

Son regard, le son de sa voix, rappelèrenttout à coup à madame de Parnes qu’il lui avait dit le même nom lejour où il lui avait parlé d’une veuve qu’il aimait. Comme alors,l’air de vérité avec lequel il avait répondu troubla la marquise.Elle se souvint vaguement de l’histoire de cette veuve, qu’elleavait prise pour un prétexte ; mais, répété ainsi, ce nom luiparut sérieux.

– Si c’est une confidence, que vous mefaites, dit-elle, elle n’est ni adroite ni polie.

Valentin ne répondit pas. Il sentait que sonpremier mouvement l’avait entraîné trop loin, et il commençait àréfléchir. La marquise, de son côté, garda le silence quelquetemps. Elle attendait une explication, et Valentin songeait aumoyen d’éviter d’en donner une. Il allait enfin se décider àparler, et essayer peut-être de se rétracter, quand la marquise,perdant patience, se leva brusquement.

– Est-ce une querelle ou unerupture ? demanda-t-elle d’un ton si violent, que Valentin neput conserver son sang-froid.

– Comme vous voudrez, répondit-il.

– Très bien, dit la marquise, et ellesortit. Mais, cinq minutes après, on sonna à la porte :Valentin ouvrit, et vit madame de Parnes debout sur le palier, lesbras croisés, enveloppée dans sa mantille et appuyée contre lemur ; elle était d’une pâleur effrayante, et prête à setrouver mal. Il la prit dans ses bras, la porta sur la causeuse, ets’efforça de l’apaiser. Il lui demanda pardon de sa mauvaisehumeur, la supplia d’oublier cette scène fâcheuse, et s’accusa d’unde ces accès d’impatience dont il est impossible de dire laraison.

– Je ne sais ce que j’avais ce matin, luidit-il ; une fâcheuse nouvelle que j’ai reçue m’avaitirrité ; je vous ai cherché querelle sans motif ; nepensez jamais à ce que je vous ai dit que comme à un moment defolie de ma part.

– N’en parlons plus, dit la marquiserevenue à elle, et allez me chercher mon coussin. Valentin obéitavec répugnance ; madame de Parnes jeta le coussin à terre, etposa ses pieds dessus. Ce geste, comme vous pensez, ne fut pasagréable au jeune homme ; il fronça le sourcil malgré lui, etse dit qu’après tout il venait de céder par faiblesse à une comédiede femme.

Je ne sais s’il avait raison, et je ne saisnon plus par quelle obstination puérile la marquise avait voulu, àtoute force, obtenir ce petit triomphe. Il n’est pas sans exemplequ’une femme, et même une femme d’esprit, ne veuille pas sesoumettre en pareil cas ; mais il peut arriver que ce soit desa part un mauvais calcul, et que l’homme, après avoir obéi, serepente de sa complaisance ; c’est ainsi qu’un enfantillagedevient grave quand l’orgueil s’en mêle, et qu’on s’est brouilléquelquefois pour moins encore qu’un coussin brodé.

Tandis que madame de Parnes, reprenant son airgracieux, ne dissimulait pas sa joie, Valentin ne pouvait détacherses regards du coussin, qui, à dire vrai, n’était pas fait pourservir de tabouret. Contre sa coutume, la marquise était venue àpied, et la tapisserie de la veuve, repoussée bientôt au milieu dela chambre, portait l’empreinte poudreuse du brodequin qui l’avaitfoulée. Valentin ramassa le coussin, l’essuya et le posa sur unfauteuil.

– Allons-nous encore nousquereller ? dit en souriant la marquise. Je croyais que vousme laissiez faire et que la paix était conclue.

– Ce coussin est blanc ; pourquoi lesalir ?

– Pour s’en servir, et quand il serasale, mademoiselle Julie nous en fera d’autres.

– Écoutez-moi, madame la marquise, ditValentin. Vous comprenez très bien que je ne suis pas assez sotpour attacher de l’importance à un caprice ni à une bagatelle decette sorte. S’il est vrai que le déplaisir que je ressens de ceque vous faites puisse avoir quelque motif que vous ignorez, necherchez pas à l’approfondir, ce sera le plus sage. Vous vous êtestrouvée mal tout à l’heure, je ne vous demande pas si cetévanouissement était bien profond ; vous avez obtenu ce quevous désiriez, n’en essayez pas davantage.

– Mais vous comprenez peut-être, réponditmadame de Parnes, que je ne suis pas assez sotte non plus pourattacher à cette bagatelle plus d’importance que vous ; et,s’il m’arrivait d’insister, vous comprendriez encore que jevoudrais savoir jusqu’à quel point c’est une bagatelle.

– Soit, mais je vous demanderai, pourvous répondre, si c’est l’orgueil ou l’amour qui vous pousse.

– C’est l’un et l’autre. Vous ne savezpas qui je suis : la légèreté de ma conduite avec vous vous adonné de moi une opinion que je vous laisse, parce que vous ne laferiez partager à personne ; pensez sur mon compte comme ilvous plaira, et soyez infidèle si bon vous semble, mais gardez-vousde m’offenser.

– C’est peut-être l’orgueil qui parle ence moment, madame ; mais convenez donc que ce n’est pasl’amour.

– Je n’en sais rien ; si je ne suispas jalouse, il est certain que c’est par dédain. Comme je nereconnais qu’à M. de Parnes le droit de surveillance surmoi, je ne prétends non plus surveiller personne. Mais commentosez-vous me répéter deux fois un nom que vous devrieztaire ?

– Pourquoi le tairais-je, quand vousm’interrogez ? Ce nom ne peut faire rougir ni la personne àqui il appartient ni celle qui le prononce.

– Eh bien ! achevez donc de leprononcer.

Valentin hésita un moment.

– Non, répondit-il, je ne le prononceraipas, par respect pour celle qui le porte.

La marquise se leva à ces paroles, serra samantille autour de sa taille, et dit d’un ton glacé :

– Je pense qu’on doit être venu mechercher, reconduisez-moi jusqu’à ma voiture.

X

La marquise de Parnes était plusqu’orgueilleuse, elle était hautaine. Habituée dès l’enfance à voirtous ses caprices satisfaits, négligée par son mari, gâtée par satante, flattée par le monde qui l’entourait, le seul conseiller quila dirigeât, au milieu d’une liberté si dangereuse, était cettefierté native qui triomphait même des passions. Elle pleuraamèrement en rentrant chez elle ; puis elle fit défendre saporte, et réfléchit à ce qu’elle avait à faire, résolue à n’en passouffrir davantage.

Quand Valentin, le lendemain, alla voir madameDelaunay, il crut s’apercevoir qu’il était suivi. Il l’était eneffet, et la marquise eut bientôt appris la demeure de la veuve,son nom, et les visites fréquentes que le jeune homme lui rendait.Elle ne voulut pas s’en tenir là, et, quelque invraisemblable quepuisse paraître le moyen dont elle se servit, il n’est pas moinsvrai qu’elle l’employa, et qu’il lui réussit.

À sept heures du matin, elle sonna sa femme dechambre ; elle se fit apporter par cette fille une robe detoile, un tablier, un mouchoir de coton, et un ample bonnet souslequel elle cacha, autant que possible, son visage. Ainsitravestie, un panier sous le bras, elle se rendit au marché desInnocents. C’était l’heure où madame Delaunay avait coutume d’yaller, et la marquise ne chercha pas longtemps ; elle savaitque la veuve lui ressemblait, et elle aperçut bientôt devantl’étalage d’une fruitière une jeune femme à peu près de sa taille,aux yeux noirs et à la démarche modeste, marchandant des cerises.Elle s’approcha.

– N’est-ce pas à madame Delaunay,demanda-t-elle, que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, mademoiselle ; que mevoulez-vous ?

La marquise ne répondit pas ; safantaisie était satisfaite et peu lui importait qu’on s’en étonnât.Elle jeta sur sa rivale un regard rapide et curieux, la toisa despieds à la tête, puis se retourna et disparut.

Valentin ne venait plus chez madame deParnes ; il reçut d’elle une invitation de bal imprimée, etcrut devoir s’y rendre par convenance. Quand il entra dans l’hôtel,il fut surpris de ne voir qu’une fenêtre éclairée ; lamarquise était seule et l’attendait. – Pardonnez-moi, lui dit-elle,la petite ruse que j’ai employée pour vous faire venir ; j’aipensé que vous ne répondriez peut-être pas si je vous écrivais pourvous demander un quart d’heure d’entretien, et j’ai besoin de vousdire un mot, en vous suppliant d’y répondre sincèrement.

Valentin, qui de son naturel n’était pasgardeur de rancune, et chez qui le ressentiment passait aussi vitequ’il venait, voulut mettre la conversation sur un ton enjoué, etcommença à plaisanter la marquise sur son bal supposé. Elle luicoupa la parole en lui disant : J’ai vu madame Delaunay.

– Ne vous effrayez pas, ajouta-t-elle,voyant Valentin changer de visage ; je l’ai vue sans qu’ellesût qui j’étais et de manière à ce qu’elle ne puisse mereconnaître. Elle est jolie, et il est vrai qu’elle me ressemble unpeu. Parlez-moi franchement : l’aimiez-vous déjà quand vousm’avez envoyé une lettre qui était écrite pour elle ?

Valentin hésitait.

– Parlez, parlez sans crainte, dit lamarquise. C’est le seul moyen de me prouver que vous avez quelqueestime pour moi.

Elle avait prononcé ces mots avec tant detristesse, que Valentin en fut ému. Il s’assit près d’elle, et luiconta fidèlement tout ce qui s’était passé dans son cœur. – Jel’aimais déjà, lui dit-il enfin, et je l’aime encore ; c’estla vérité.

– Rien n’est plus possible entre nous,répondit la marquise en se levant. Elle s’approcha d’une glace, serenvoya à elle-même un regard coquet.

– J’ai fait pour vous, continua-t-elle,la seule action de ma vie où je n’ai réfléchi à rien. Je ne m’enrepens pas, mais je voudrais n’être pas seule à m’en souvenirquelquefois.

Elle ôta de son doigt une bague d’or où étaitenchâssée une aigue-marine.

– Tenez, dit-elle à Valentin, portez cecipour l’amour de moi ; cette pierre ressemble à une larme.

Quand elle présenta sa bague au jeune homme,il voulut lui baiser la main.

– Prenez garde, dit-elle ; songezque j’ai vu votre maîtresse ; ne nous souvenons pas troptôt.

– Ah ! répondit-il, je l’aimeencore, mais je sens que je vous aimerai toujours.

– Je le crois, répliqua la marquise, etc’est peut-être pour cette raison que je pars demain pour laHollande, où je vais rejoindre mon mari.

– Je vous suivrai, s’écriaValentin ; n’en doutez pas, si vous quittez la France, jepartirai en même temps que vous.

– Gardez-vous-en bien, ce serait meperdre, et vous tenteriez en vain de me revoir.

– Peu m’importe ; quand je devraisvous suivre à dix lieues de distance, je vous prouverai du moinsainsi la sincérité de mon amour, et vous y croirez malgré vous.

– Mais je vous dis que j’y crois,répondit madame de Parnes avec un sourire malin : adieu donc,ne faites pas cette folie.

Elle tendit la main à Valentin, etentr’ouvrit, pour se retirer, la porte de sa chambre à coucher.

– Ne faites pas cette folie,ajouta-t-elle d’un ton léger ; ou, si vous la faisiez parhasard, vous m’écririez un mot à Bruxelles, parce que de là on peutchanger de route.

La porte se ferma sur ces paroles, etValentin, resté seul, sortit de l’hôtel dans le plus grandtrouble.

Il ne put dormir de la nuit, et le lendemain,au point du jour, il n’avait encore pris aucun parti sur laconduite qu’il tiendrait. Un billet assez triste de madameDelaunay, reçu à son réveil, l’avait ébranlé sans le décider. Àl’idée de quitter la veuve, son cœur se déchirait ; mais àl’idée de suivre en poste l’audacieuse et coquette marquise, il sesentait tressaillir de désir ; il regardait l’horizon, ilécoutait rouler les voitures ; les folles équipées du tempspassé lui revenaient en tête ; que vous dirai-je ? ilsongeait à l’Italie, au plaisir, à un peu de scandale, à Lauzundéguisé en postillon ; d’un autre côté, sa mémoire inquiètelui rappelait les craintes si naïvement exprimées un soir parmadame Delaunay. Quel affreux souvenir n’allait-il pas luilaisser ! Il se répétait ces paroles de la veuve :Faut-il qu’un jour j’aie horreur de vous ?

Il passa la journée entière renfermé, et aprèsavoir épuisé tous les caprices, tous les projets fantasques de sonimagination : Que veux-je donc ? se demanda-t-il. Si j’aivoulu choisir entre ces deux femmes, pourquoi cetteincertitude ? et, si je les aime toutes les deux également,pourquoi me suis-je mis de mon propre gré dans la nécessité deperdre l’une ou l’autre ? Suis-je fou ? Ai-je maraison ? Suis-je perfide ou sincère ? Ai-je trop peu decourage ou trop peu d’amour ?

Il se mit à table, et, prenant le dessin qu’ilavait fait autrefois, il considéra attentivement ce portraitinfidèle qui ressemblait à ses deux maîtresses. Tout ce qui luiétait arrivé depuis deux mois se représenta à son esprit : lepavillon et la chambrette, la robe d’indienne et les blanchesépaules, les grands dîners et les petits déjeuners, le piano etl’aiguille à tricoter, les deux mouchoirs, le coussin brodé, ilrevit tout. Chaque heure de sa vie lui donnait un conseildifférent.

– Non, se dit-il enfin, ce n’est pasentre deux femmes que j’ai à choisir, mais entre deux routes quej’ai voulu suivre à la fois, et qui ne peuvent mener au mêmebut : l’une est la folie et le plaisir, l’autre estl’amour ; laquelle dois-je prendre ? laquelle conduit aubonheur ?

Je vous ai dit, en commençant ce conte, queValentin avait une mère qu’il aimait tendrement. Elle entra dans sachambre tandis qu’il était plongé dans ces pensées.

– Mon enfant, lui dit-elle, je vous ai vutriste ce matin. Qu’avez-vous ? Puis-je vous aider ?Avez-vous besoin de quelque argent ? Si je ne puis vous rendreservice, ne puis-je du moins savoir vos chagrins et tenter de vousconsoler ?

– Je vous remercie, répondit Valentin. Jefaisais des projets de voyage, et je me demandais qui doit nousrendre heureux, de l’amour ou du plaisir ; j’avais oubliél’amitié. Je ne quitterai pas mon pays, et la seule femme à qui jeveuille ouvrir mon cœur est celle qui peut le partager avecvous.

FIN DES DEUX MAÎTRESSES.

Bien que l’auteur se soit amusé à prêter aupersonnage de Valentin quelques traits de son propre caractère, lesdoubles amours du héros n’ont existé que dans son imagination.

III. FRÉDÉRIC ET BERNERETTE

1838

I

Vers les dernières années de la Restauration,un jeune homme de Besançon, nommé Frédéric Hombert, vint à Parispour faire son droit. Sa famille n’était pas riche et ne luidonnait qu’une modique pension ; mais, comme il avait beaucoupd’ordre, peu de chose lui suffisait. Il se logea dans le quartierLatin, afin d’être à portée de suivre les cours ; ses goûts etson humeur étaient si sédentaires, qu’il visita à peine lespromenades, les places et les monuments qui sont à Paris l’objet dela curiosité des étrangers. La société de quelques jeunes gens aveclesquels il eut bientôt occasion de se lier à l’École de droit,quelques maisons que des lettres de recommandation lui avaientouvertes, telles étaient ses seules distractions. Il entretenaitune correspondance réglée avec ses parents, et leur annonçait lesuccès de ses examens au fur et à mesure qu’il les subissait. Aprèsavoir travaillé assidûment pendant trois ans, il vit enfin arriverle moment où il allait être reçu avocat ; il ne lui restaitplus qu’à soutenir sa thèse, et il avait déjà fixé l’époque de sonretour à Besançon, lorsqu’une circonstance imprévue vint pourquelque temps troubler son repos.

Il demeurait rue de la Harpe, au troisièmeétage, et il avait sur sa croisée des fleurs dont il prenait soin.En les arrosant, un matin, il aperçut, à une fenêtre en face delui, une jeune fille qui se mit à rire. Elle le regardait d’un airsi gai et si ouvert, qu’il ne put s’empêcher de lui faire un signede tête. Elle lui rendit son salut de bonne grâce, et, à compter dece moment, ils prirent l’habitude de se souhaiter ainsi le bonjourtous les matins, d’un côté de la rue à l’autre. Un jour queFrédéric s’était levé de meilleure heure que de coutume, aprèsavoir salué sa voisine, il prit une feuille de papier qu’il plia enforme de lettre, et qu’il montra de loin à la jeune fille, commepour lui demander s’il pouvait lui écrire ; mais elle secouala tête en signe de refus, et se retira d’un air fâché.

Le lendemain, le hasard fit qu’ils serencontrèrent dans la rue. La demoiselle rentrait chez elle,accompagnée d’un jeune homme que Frédéric ne connaissait pas, etqu’il ne se rappela point avoir jamais vu parmi les étudiants. À latournure et à la toilette de sa voisine, quoiqu’elle portât unchapeau, il jugea qu’elle devait être ce qu’on appelle à Paris unegrisette. Le cavalier, d’après son âge, n’était sans doute qu’unfrère ou un amant, et semblait plutôt un amant qu’un frère. Quoiqu’il en fût, Frédéric résolut de ne plus songer à cette aventure.Les premiers froids étant venus, il ôta ses fleurs de la placequ’elles occupaient sur sa croisée ; mais, malgré lui, ilregardait toujours dehors de temps en temps ; il rapprocha dela fenêtre le bureau où il travaillait, et arrangea son rideau defaçon à pouvoir guetter sans être aperçu.

La voisine, de son côté, ne se montra plus lematin. Elle paraissait quelquefois à cinq heures du soir pourfermer ses persiennes, après avoir allumé sa lampe. Frédéric sehasarda un jour à lui envoyer un baiser. Il fut surpris de voirqu’elle le lui rendit aussi gaiement qu’autrefois son premiersalut. Il prit de nouveau son morceau de papier, qui était restéplié sur sa table, et, s’expliquant par signes du mieux qu’il put,il demanda qu’on lui écrivît ou qu’on reçût son billet. Mais laréponse ne fut pas plus favorable que la première fois ; lagrisette secoua encore la tête, et il en fut de même pendant huitjours. Les baisers étaient bienvenus, mais, quant aux lettres, ilfallait y renoncer.

Au bout d’une semaine, Frédéric, dépitéd’essuyer sans cesse le même refus, déchira son papier devant savoisine. Elle en rit d’abord, resta quelque temps indécise, puistira de la poche de son tablier un billet qu’elle montra à son tourà l’étudiant. Vous jugez bien qu’il ne secoua pas la tête. Nepouvant parler, il écrivit en grosses lettres, sur une grandefeuille de papier à dessin, ces trois mots : « Je vousadore ! » Puis il posa la feuille sur une chaise et plaçaune bougie allumée de chaque côté. La belle grisette, armée d’unelorgnette, put lire ainsi la première déclaration de son amant.Elle y répondit par un sourire, et fit signe à Frédéric dedescendre pour venir chercher le billet qu’elle lui avaitmontré.

Le temps était obscur, et il faisait un épaisbrouillard. Le jeune homme descendit lestement, traversa la rue etentra dans la maison de sa voisine ; la porte était ouverte,et la demoiselle était au bas de l’escalier. Frédéric, l’entourantde ses bras, fut plus prompt à l’embrasser qu’à lui parler. Elles’enfuit toute tremblante.

– Que m’avez-vous écrit ?demanda-t-il ; quand et comment puis-je vous revoir ?

Elle, s’arrêta, revint sur ses pas, et,glissant son billet dans la main de Frédéric :

– Tenez, lui dit-elle, et ne découchezplus.

Il était arrivé en effet à l’étudiant, depuispeu, de passer, malgré sa sagesse, la nuit hors du logis, et lagrisette l’avait remarqué.

Quand deux amoureux sont d’accord, lesobstacles sont bien peu de chose. Le billet remis à Frédéricannonçait les plus grandes précautions à prendre, parlait dedangers menaçants, et demandait où il fallait aller pour se voir.Ce ne pouvait être, disait-on, dans l’appartement du jeune homme.Il fallut donc chercher une chambrette aux alentours. Le quartierLatin n’en manque pas. Le premier rendez-vous était fixé, lorsqueFrédéric reçut la lettre suivante :

« Vous dites que vous m’adorez, et vousne me dites pas si vous me trouvez jolie. Vous m’avez mal vue, et,pour pouvoir m’aimer, il faut que vous me voyiez mieux. Je vaissortir avec ma bonne ; sortez de votre côté, et venez à marencontre dans la rue. Vous m’aborderez comme une connaissance,vous me direz quelques mots, et regardez-moi bien pendant cetemps-là. Si vous ne me trouvez pas jolie, vous me le direz et jene m’en fâcherai pas. C’est tout simple, et d’ailleurs je ne suispas méchante.

Mille baisers. BERNERETTE. »

Frédéric obéit aux ordres de sa maîtresse, etje n’ai que faire de dire que l’épreuve ne fut pas douteuse.Cependant Bernerette, par un raffinement de coquetterie, au lieu dese munir de tous ses atours pour cette rencontre, se présenta ennégligé, les cheveux relevés sous son chapeau. L’étudiant lui fitun respectueux salut, lui répéta qu’il la trouvait plus belle quejamais, puis rentra chez lui, ravi de sa nouvelle conquête ;mais elle lui sembla bien plus belle encore le lendemain,lorsqu’elle vint au rendez-vous, et il vit là qu’elle pouvait sepasser non seulement d’atours, mais encore de toute espèce detoilette, même la plus négligée.

II

Frédéric et Bernerette s’étaient livrés à leuramour avant d’avoir échangé presque un seul mot, et ils en étaientà se tutoyer aux premières paroles qu’ils s’adressèrent. Enlacésdans les bras l’un de l’autre, ils s’assirent près de la cheminée,où pétillait un bon feu. Là, Bernerette, appuyant sur les genoux deson amant ses joues brillantes des belles couleurs du plaisir, luiapprit qui elle était. Elle avait joué la comédie en province. Elles’appelait Louise Durand, et Bernerette était son nom deguerre ; elle vivait depuis deux ans avec un jeune hommequ’elle n’aimait plus. Elle voulait, à tout prix, s’en débarrasser,et changer sa manière de vivre, soit en rentrant au théâtre, sielle trouvait quelque protection, soit en apprenant un métier. Dureste, elle ne s’expliqua ni sur sa famille ni sur le passé. Elleannonçait seulement sa résolution de briser ses liens, qui luiétaient insupportables. Frédéric ne voulut pas la tromper, et luipeignit sincèrement la position où il se trouvait lui-même ;n’étant pas riche, et connaissant peu le monde, il ne pouvait luiêtre que d’un bien faible secours. – Comme je ne puis me charger detoi, ajoutait-il, je ne veux, sous aucun prétexte, devenir la caused’une rupture ; mais, comme il me serait trop cruel de tepartager avec un autre, je partirai bien à regret, et je garderaidans mon cœur le souvenir d’un heureux jour.

À cette déclaration inattendue, Bernerette semit à pleurer. – Pourquoi partir ? dit-elle. Si je me brouilleavec mon amant, ce n’est pas toi qui en seras cause, puisqu’il y alongtemps que j’y suis déterminée. Si j’entre chez une lingère pourfaire mon apprentissage, est-ce que tu ne m’aimeras plus ? Ilest fâcheux que tu ne sois pas riche ; mais que veux-tu !nous ferons comme nous pourrons.

Frédéric allait répliquer, mais un baiser luiimposa silence. – N’en parlons plus, et n’y pensons plus, dit enfinBernerette. Quand tu voudras de moi, fais-moi signe par la fenêtre,et ne t’inquiète pas du reste qui ne te regarde pas.

Pendant six semaines environ, Frédéric netravailla guère. Sa thèse commencée restait sur sa table ; ily ajoutait une ligne de temps en temps. Il savait que, si l’enviede s’amuser lui venait, il n’avait qu’à ouvrir sa croisée :Bernerette était toujours prête ; et quand il lui demandaitcomment elle jouissait de tant de liberté, elle lui répondaittoujours que cela ne le regardait pas. Il avait dans son tiroirquelques économies, qu’il dépensa rapidement. Au bout de quinzejours, il fut obligé d’avoir recours à un ami pour donner à souperà sa maîtresse.

Quand cet ami, qui se nommait Gérard, appritle nouveau genre de vie de Frédéric : Prends garde à toi, luidit-il, tu es amoureux. Ta grisette n’a rien, et tu n’as pasgrand’chose ; je me défierais à ta place d’une comédienne deprovince ; ces passions-là mènent plus loin qu’on nepense.

Frédéric répondit en riant qu’il ne s’agissaitpoint d’une passion, mais d’une amourette passagère. Il raconta àGérard comment il avait fait connaissance, par sa croisée, avecBernerette. – C’est une fille qui ne pense qu’à rire, dit-il à sonami ; il n’y a rien de moins dangereux qu’elle, et rien demoins sérieux que notre liaison.

Gérard se rendit à ces raisons et engageacependant Frédéric à travailler. Celui-ci assura que sa thèseallait être bientôt terminée, et, pour n’avoir pas fait unmensonge, il se mit en effet à l’ouvrage pendant quelquesheures ; mais le soir même Bernerette l’attendait. Ilsallèrent ensemble à la Chaumière, et le travail fut laisséde côté.

La Chaumière est le Tivoli du quartierLatin ; c’est le rendez-vous des étudiants et des grisettes.Il s’en faut que ce soit un lieu de bonne compagnie, mais c’est unlieu de plaisir : on y boit de la bière et on y danse ;une gaieté franche, parfois un peu bruyante, anime l’assemblée. Lesélégantes y ont des bonnets ronds, et les fashionables desvestes de velours ; on y fume, on y trinque, on y fait l’amouren plein air. Si la police interdisait l’entrée de ce jardindélicieux aux créatures qu’elle enregistre, ce serait peut-être làseulement que se retrouverait encore à Paris cette ancienne vie desétudiants, si libre et si joyeuse, dont les traditions se perdenttous les jours.

Frédéric, en sa qualité de provincial, n’étaitpas homme à faire le difficile sur les gens qu’il rencontraitlà ; et Bernerette, qui ne voulait que se divertir, ne l’eneût pas fait apercevoir. Il faut un certain usage du monde poursavoir où il est permis de s’amuser. Notre heureux couple neraisonnait pas ses plaisirs ; quand il avait dansé toute lasoirée, il rentrait fatigué et content. Frédéric était si novice,que ses premières folies de jeunesse lui semblaient le bonheurmême. Quand Bernerette, appuyée sur son bras, sautait en marchantsur le boulevard Neuf, il n’imaginait rien de plus doux que devivre ainsi au jour le jour. Ils se demandaient de temps en tempsl’un à l’autre où en étaient leurs affaires, mais ni l’un nil’autre ne répondait clairement à cette question. La chambrettegarnie, située près du Luxembourg, était payée pour deuxmois ; c’était l’important. Quelquefois, en y arrivant,Bernerette avait sous le bras un pâté enveloppé dans du papier, etFrédéric une bouteille de bon vin. Ils s’attablaient alors ;la jeune fille chantait au dessert les couplets des vaudevillesqu’elle avait joués ; si elle avait oublié les paroles,l’étudiant improvisait, pour les remplacer, des vers à la louangede son amie, et, quand il ne trouvait pas la rime, un baiser entenait lieu. Ils passaient ainsi la nuit tête à tête, sans sedouter du temps qui s’écoulait.

– Tu ne fais plus rien, disait Gérard, etton amourette passagère durera plus longtemps qu’une passion.Prends garde à toi ; tu dépenses de l’argent, et tu négligesles moyens que tu as d’en gagner.

– Rassure-toi, répondait Frédéric ;ma thèse avance, et Bernerette va entrer en apprentissage chez unelingère. Laisse-moi jouir en paix d’un moment de bonheur, et net’inquiète pas de l’avenir.

L’époque approchait cependant où il fallaitimprimer la thèse. Elle fut achevée à la hâte et n’en valut pasmoins pour cela. Frédéric fut reçu avocat ; il adressa àBesançon plusieurs exemplaires de sa dissertation, accompagnée deson diplôme. Son père répondit à cette heureuse nouvelle parl’envoi d’une somme beaucoup plus considérable qu’il n’étaitnécessaire pour payer les frais de retour au pays. La joiepaternelle vint donc ainsi, sans le savoir, au secours de l’amour.Frédéric put rendre à son ami l’argent que celui-ci lui avaitprêté, et le convaincre de l’inutilité de ses remontrances. Ilvoulut faire un cadeau à Bernerette, mais elle le refusa.

– Fais-moi cadeau d’un souper, luidit-elle ; tout ce que je veux de toi, c’est toi.

Avec un caractère aussi gai que celui de cettejeune fille, dès qu’elle avait le moindre chagrin, il était facilede s’en apercevoir. Frédéric la trouva triste un jour et lui endemanda la raison. Après quelque hésitation, elle tira de sa pocheune lettre.

– C’est une lettre anonyme,dit-elle ; le jeune homme qui demeure avec moi l’a reçue hier,et me l’a donnée en me disant qu’il n’ajoutait aucune foi à desaccusations non signées. Qui a écrit cela ? je l’ignore.L’orthographe est aussi mauvaise que le style ; mais ce n’enest pas moins dangereux pour moi : on me dénonce comme unefille perdue, et l’on va jusqu’à préciser le jour et l’heure de nosderniers rendez-vous. Il faut que ce soit quelqu’un de la maison,une portière ou une femme de chambre ; je ne sais que faire nicomment me préserver du péril qui me menace.

– Quel péril ? demanda Frédéric.

– Je crois, dit en riant Bernerette,qu’il n’y va pas moins que de ma vie. J’ai affaire à un homme d’uncaractère violent, et, s’il savait que je le trompe, il serait trèscapable de me tuer.

Frédéric relut en vain la lettre, et l’examinade cent façons, il ne put reconnaître l’écriture. Il rentra chezlui fort inquiet, et résolut de ne pas voir Bernerette de quelquesjours ; mais il reçut bientôt d’elle un billet.

« Il sait tout, écrivait-elle ; jene sais qui a parlé ; je crois que c’est la portière. Il iravous voir ; il veut se battre avec vous. Je n’ai pas la forced’en dire davantage ; je suis plus morte que vive. »

Frédéric passa la journée entière dans sachambre ; il s’attendait à la visite de son rival, ou du moinsà une provocation. Il fut surpris de ne recevoir ni l’une nil’autre. Le lendemain et pendant les huit jours suivants, mêmesilence. Il apprit enfin que M. de N – –, l’amant deBernerette, avait eu avec elle une explication, à la suite delaquelle celle-ci avait quitté la maison et s’était sauvée chez samère. Resté seul et désolé de la perte d’une maîtresse qu’il aimaitéperdument, le jeune homme était sorti un matin et n’avait plusreparu. Au bout de quatre jours, ne le voyant pas revenir, on avaitfait ouvrir la porte de son appartement ; il avait laissé sursa table une lettre qui annonçait son fatal dessein. Ce ne futqu’une semaine plus tard qu’on trouva dans la forêt de Meudon lesrestes de cet infortuné.

III

L’impression que ressentit Frédéric à lanouvelle de ce suicide fut profonde. Bien qu’il ne connût pas cejeune homme et qu’il ne lui eût jamais adressé la parole, il savaitson nom, qui était celui d’une famille illustre. Il vit arriver lesparents, les frères en deuil, et il sut les tristes détails desrecherches auxquelles on avait été obligé de se livrer pourdécouvrir le mort. Les scellés furent mis ; bientôt après, lestapissiers enlevèrent les meubles ; la fenêtre auprès delaquelle travaillait Bernerette resta ouverte, et ne montra plusque les murs d’un appartement désert.

On n’éprouve de remords que lorsqu’on estcoupable, et Frédéric n’avait aucun reproche sérieux à se faire,puisqu’il n’avait trompé personne, et qu’il n’avait même jamais suclairement où en étaient les choses entre la grisette et son amant.Mais il se sentait pénétré d’horreur en se voyant la causeinvolontaire d’une fatalité si cruelle. – Que n’est-il venu metrouver ! se disait-il ; que n’a-t-il tourné contre moil’arme dont il a fait un si funeste usage ! Je ne sais commentj’aurais agi, ni ce qui se serait passé ; mais mon cœur me ditqu’il ne serait pas arrivé un tel malheur. Que n’ai-je apprisseulement qu’il l’aimait à ce point ! Que n’ai-je été témoinde sa douleur ! Qui sait ? je serais peut-êtreparti ; je l’aurais peut-être convaincu, guéri, ramené à laraison par des paroles franches et amicales. Dans tous les cas, ilvivrait encore, et j’aimerais mieux qu’il m’eût cassé le bras quede penser qu’en se donnant la mort il a peut-être prononcé monnom !

Au milieu de ces tristes réflexions arriva unelettre de Bernerette ; elle était malade et gardait le lit.Dans la dernière scène avec elle, M. de N – – l’avaitfrappée, et elle avait fait une chute dangereuse. Frédéric sortitpour aller la voir, mais il n’en eut pas le courage. En la gardantpour maîtresse, il lui semblait commettre un meurtre. Il se décidaà partir ; après avoir mis ordre à ses affaires, il envoya àla pauvre fille ce dont il put disposer, lui promit de ne pasl’abandonner si elle tombait dans la misère : puis il retournaà Besançon.

Son arrivée fut, comme on peut penser, un jourde fête pour sa famille. On le félicita sur son nouveau titre, onl’accabla de questions sur son séjour à Paris ; son père leconduisit avec orgueil chez toutes les personnes de distinction dela ville. Bientôt on lui fit part d’un projet conçu pendant sonabsence : on avait pensé à le marier, et on lui proposa lamain d’une jeune et jolie personne dont la fortune était honorable.Il ne refusa ni n’accepta ; il avait dans l’âme une tristesseque rien ne pouvait surmonter. Il se laissa mener partout où l’onvoulut, répondit de son mieux à ceux qui l’interrogeaient, ets’efforça même de faire la cour à sa prétendue ; mais c’étaitsans plaisir et presque malgré lui qu’il s’acquittait de cesdevoirs : non que Bernerette lui fût assez chère pour le fairerenoncer à un mariage avantageux ; mais les dernièrescirconstances avaient agi sur lui trop fortement pour qu’il pûts’en remettre si vite. Dans un cœur troublé par le souvenir, il n’ya pas de place pour l’espérance ; ces deux sentiments, dansleur extrême vivacité, s’excluent l’un l’autre ; ce n’estqu’en s’affaiblissant qu’ils se concilient, s’adoucissent etfinissent par s’appeler mutuellement.

La jeune personne dont il s’agissait avait uncaractère très mélancolique. Elle n’éprouvait pour Frédéric nisympathie ni répugnance ; c’était, comme lui, par obéissancequ’elle se prêtait aux projets de ses parents. Grâce à la facilitéqu’on leur laissait de causer ensemble, ils s’aperçurent tous deuxde la vérité. Ils sentirent que l’amour ne leur venait pas, etl’amitié leur vint sans efforts. Un jour que les deux famillesréunies avaient fait une partie de campagne, Frédéric, au retour,donna le bras à sa future. Elle lui demanda s’il n’avait pas laisséà Paris quelque affection, et il lui conta son histoire. Ellecommença par la trouver plaisante et par la traiter debagatelle ; Frédéric n’en parlait pas non plus autrement quecomme d’une folie sans importance ; mais la fin du récit parutsérieuse à mademoiselle Darcy (c’était le nom de la jeunepersonne). – Grand Dieu ! dit-elle, c’est bien cruel. Jecomprends ce qui s’est passé en vous, et je vous en estimedavantage. Mais vous n’êtes pas coupable ; laissez faire letemps. Vos parents sont aussi pressés sans doute que les miens deconclure le mariage qu’ils ont en tête ; fiez-vous à moi, jevous épargnerai le plus d’ennuis possible, et, en tout cas, lapeine d’un refus.

Ils se séparèrent sur ces mots. Frédéricsoupçonna que mademoiselle Darcy avait de son côté une confidence àlui faire. Il ne se trompait pas. Elle aimait un jeune officiersans fortune qui avait demandé sa main et qui avait été repoussépar la famille. Elle fit preuve de franchise à son tour, etFrédéric lui jura qu’il ne l’en ferait pas repentir. Il s’établitentre eux une convention tacite de résister à leurs parents, touten paraissant se soumettre à leur volonté. On les voyait sans cessel’un auprès de l’autre, dansant ensemble au bal, causant au salon,marchant à l’écart à la promenade ; mais, après s’êtrecomportés toute la journée comme deux amants, ils se serraient lamain en se quittant et se répétaient chaque soir qu’ils nedeviendraient jamais époux.

De pareilles situations sont très dangereuses.Elles ont un charme qui entraîne, et le cœur s’y livre avecconfiance ; mais l’amour est une divinité jalouse qui s’irritedès qu’on cesse de la craindre, et on aime quelquefois seulementparce qu’on a promis de ne pas aimer. Au bout de quelque temps,Frédéric avait recouvré sa gaieté ; il se disait qu’après toutce n’était pas sa faute si une légère intrigue avait eu undénoûment sinistre ; que tout autre à sa place eût agi commelui, et qu’enfin il faut oublier ce qu’il est impossible deréparer. Il commença à trouver du plaisir à voir tous les joursmademoiselle Darcy ; elle lui parut plus belle qu’au premierabord. Il ne changea pas de conduite auprès d’elle ; mais ilmit peu à peu dans ses discours et dans ses protestations d’amitiéune chaleur à laquelle on ne pouvait se méprendre. Aussi la jeunepersonne ne s’y méprit-elle pas ; l’instinct féminin l’avertitpromptement de ce qui se passait dans le cœur de Frédéric. Elle enfut flattée et presque touchée ; mais, soit qu’elle fût plusconstante que lui, soit qu’elle ne voulût pas revenir sur saparole, elle prit la détermination de rompre entièrement avec luiet de lui ôter toute espérance. Il fallait attendre pour cela qu’ils’expliquât plus clairement, et l’occasion s’en présentabientôt.

Un soir que Frédéric s’était montré plusenjoué qu’à l’ordinaire, mademoiselle Darcy, pendant qu’on prenaitle thé, alla s’asseoir dans une petite pièce reculée. Une certainedisposition romanesque, qui est souvent naturelle aux femmes,prêtait ce jour-là à son regard et à sa parole un attraitindéfinissable. Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, ellese sentait la faculté de produire une impression violente, et ellecédait à la tentation d’user de sa puissance, dût-elle en souffrirelle-même. Frédéric l’avait vue sortir ; il la suivit,s’approcha, et, après quelques mots sur l’air de tristesse qu’ilremarquait en elle :

– Eh bien ! mademoiselle, luidit-il, pensez-vous que le jour approche où il faudra vous déclarerd’une matière positive ? Avez-vous trouvé quelque moyend’éluder cette nécessité ? Je viens vous consulter là-dessus.Mon père me questionne sans cesse, et je ne sais plus que luirépondre. Que puis-je objecter contre cette alliance, et commentdire que je ne veux pas de vous ? Si je feins de vous trouvertrop peu de beauté, de sagesse ou d’esprit, personne ne voudra mecroire. Il faut donc que je dise que j’en aime une autre, et plusnous tarderons, plus je mentirai en le disant. Comment pourrait-ilen être autrement ? Puis-je impunément vous voir sanscesse ? L’image d’une personne absente peut-elle, devant vous,ne pas s’effacer ! Apprenez-moi donc ce qu’il me fautrépondre, et ce que vous pensez vous-même. Vos intentionsn’ont-elles pas changé ? Laisserez-vous votre jeunesse seconsumer dans la solitude ? Resterez-vous fidèle à unsouvenir, et ce souvenir vous suffira-t-il ? Si j’en juged’après moi, j’avoue que je ne puis le croire ; car je sensque c’est se tromper que de résister à son propre cœur et à ladestinée commune, qui veut qu’on oublie et qu’on aime. Je tiendraima parole, si vous l’ordonnez ; mais je ne puis m’empêcher devous dire que cette obéissance me sera cruelle. Sachez donc quemaintenant c’est de vous seule que dépend notre avenir, etprononcez.

– Je ne suis pas surprise de ce que vousme dites, répondit mademoiselle Darcy ; c’est là le langage detous les hommes. Pour eux, le moment présent est tout, et ilssacrifieraient leur vie entière à la tentation de faire uncompliment. Les femmes ont aussi des tentations de ce genre ;mais la différence est qu’elles y résistent. J’ai eu tort de mefier à vous, et il est juste que j’en porte la peine ; mais,quand mon refus devrait vous blesser et m’attirer votreressentiment, vous apprendrez de moi une chose dont plus tard voussentirez la vérité : c’est qu’on n’aime qu’une fois dans lavie, quand on est capable d’aimer. Les inconstants n’aimentpas ; ils jouent avec le cœur. Je sais que, pour le mariage,on dit que l’amitié suffit ; c’est possible dans certainscas ; mais comment serait-ce possible pour nous, puisque voussavez que j’ai de l’amour pour quelqu’un ? En supposant quevous abusiez aujourd’hui de ma confiance pour me déterminer à vousépouser, que ferez-vous de ce secret quand je serai votrefemme ? N’en sera-ce pas assez pour nous rendre à tous deux lebonheur impossible ? Je veux croire que vos amours parisiennesne sont qu’une folie de jeune homme. Pensez vous qu’elles m’aientdonné bonne opinion de votre cœur, et qu’il me soit indifférent devous connaître d’un caractère aussi frivole ? Croyez-moi,Frédéric, ajouta-t-elle en prenant la main du jeune homme,croyez-moi, vous aimerez un jour, et ce jour-là, si vous voussouvenez de moi, vous aurez peut-être quelque estime pour celle quia osé vous parler ainsi. Vous saurez alors ce que c’est quel’amour.

Mademoiselle Darcy se leva à ces paroles, etsortit. Elle avait vu le trouble de Frédéric et l’effet que sondiscours produisait sur lui ; elle le laissa plein detristesse. Le pauvre garçon était trop inexpérimenté pour supposerque, dans une déclaration aussi formelle, il pût y avoir de lacoquetterie. Il ne connaissait pas les mobiles étranges quigouvernent quelquefois les actions des femmes ; il ne savaitpas que celle qui veut réellement refuser se contente de dire non,et que celle qui s’explique veut être convaincue.

Quoi qu’il en soit, cette conversation eut surlui la plus fâcheuse influence. Au lieu de chercher à persuadermademoiselle Darcy, il évita, les jours suivants, toute occasion delui parler seul à seul. Trop fière pour se repentir, elle le laissas’éloigner en silence. Il alla trouver son père, et lui parla de lanécessité de faire son stage. Quant au mariage, ce fut mademoiselleDarcy qui se chargea de répondre la première ; elle n’osarefuser tout à fait, de peur d’irriter sa famille, mais elledemanda qu’on lui donnât le temps de réfléchir, et elle obtintqu’on la laisserait tranquille pendant un an. Frédéric se disposadonc à retourner à Paris ; on augmenta un peu sa pension, etil quitta Besançon plus triste encore qu’il n’y était venu. Lesouvenir du dernier entretien avec mademoiselle Darcy lepoursuivait comme un présage funeste, et, tandis que la malle-postel’emportait loin de son pays, il se répétait tout bas : Voussaurez ce que c’est que l’amour.

IV

Il ne se logea point, cette fois, dans lequartier Latin ; il avait affaire au Palais de Justice, et ilprit une chambre près du quai aux Fleurs. À peine arrivé, il reçutla visite de son ami Gérard. Celui-ci, pendant l’absence deFrédéric, avait fait un héritage considérable. La mort d’un vieiloncle l’avait rendu riche ; il avait un appartement dans laChaussée-d’Antin, un cabriolet et des chevaux ; il entretenaiten outre une jolie maîtresse ; il voyait beaucoup de jeunesgens ; on jouait chez lui toute la journée et quelquefoistoute la nuit. Il courait les bals, les spectacles, lespromenades ; en un mot, de modeste étudiant il était devenu unjeune homme à la mode.

Sans abandonner ses études, Frédéric futentraîné dans le tourbillon qui environnait son ami. Il y appritbientôt à mépriser ses anciens plaisirs de la Chaumière. Ce n’estpas là qu’irait se montrer ce qu’on appelle la jeunesse dorée.C’est souvent en moins bonne compagnie, mais peu importe ; ilsuffit de l’usage, et il est plus noble de se divertir chez Musardavec la canaille qu’au boulevard Neuf avec d’honnêtes gens. Gérardn’était pas d’une partie qu’il ne voulût y emmener Frédéric.Celui-ci résistait le plus possible, et finissait par se laisserconduire. Il fit donc connaissance avec un monde qui lui étaitinconnu ; il vit de près des actrices, des danseuses, etl’approche de ces divinités est d’un effet immense sur unprovincial ; il se lia avec des joueurs, des étourdis, desgens qui parlaient en souriant de deux cents louis qu’ils avaientperdus la veille ; il lui arriva de passer la nuit avec eux,et il les vit, le jour venu, après douze heures employées à boireet à remuer des cartes, se demander, en faisant leur toilette,quels seraient les plaisirs de la journée. Il fut invité à dessoupers où chacun avait à ses côtés une femme à soi appartenant, àlaquelle on ne disait mot, et qu’on emmenait en sortant comme onprend sa canne et son chapeau. Bref, il assista à tous les travers,à tous les plaisirs de cette vie légère, insouciante, à l’abri dela tristesse, que mènent seuls quelques élus qui ne semblentappartenir que par la jouissance au reste de la race humaine.

Il commença par s’en trouver bien, en ce qu’ily perdit toute humeur chagrine et tout souvenir importun. Et, eneffet, il n’y a pas moyen, dans une sphère pareille, d’êtreseulement préoccupé ; il faut se divertir ou s’en aller. MaisFrédéric se fit tort en même temps, en ce qu’il perdit la réflexionet ses habitudes d’ordre, la suprême sauvegarde. Il n’avait pas dequoi jouer longtemps, et il joua ; son malheur voulut qu’ilcommençât par gagner, et sur son gain il eut de quoi perdre. Ilétait habillé par un vieux tailleur de Besançon, qui, depuis nombred’années, servait sa famille ; il lui écrivit qu’il ne voulaitplus de ses habits, et il prit un tailleur à la mode. Il n’eutbientôt plus le temps d’aller au Palais : comment l’aurait-ileu avec des jeunes gens qui, dans leur désœuvrement affairé, n’ontpas le loisir de lire un journal. Il faisait donc son stage sur leboulevard ; il dînait au café, allait au bois, avait de beauxhabits et de l’or dans ses poches ; il ne lui manquait qu’uncheval et une maîtresse pour être un dandy accompli.

Ce n’est pas peu dire, il est vrai ; autemps passé, un homme n’était homme, et ne vivait réellement, qu’àla condition de posséder trois choses, un cheval, une femme et uneépée. Notre siècle prosaïque et pusillanime a d’abord, de ces troisamis, retranché le plus noble, le plus sûr, le plus inséparable del’homme de cœur. Personne n’a plus l’épée au côté ; mais,hélas ! peu de gens ont un cheval, et il y en a qui se vantentde vivre sans maîtresse.

Un jour que Frédéric avait des dettes urgentesà payer, il s’était vu forcé de faire quelques démarches auprès deses compagnons de plaisir, qui n’avaient pu l’obliger. Il obtintenfin, sur son billet, trois mille francs d’un banquier quiconnaissait son père. Lorsqu’il eut cette somme dans sa poche, sesentant joyeux et tranquille après beaucoup d’agitation, il fit untour de boulevard avant de rentrer chez lui. Comme il passait aucoin de la rue de la Paix pour s’en revenir dans les Tuileries, unefemme qui donnait le bras à un jeune homme se mit à rire en levoyant : c’était Bernerette. Il s’arrêta et la suivit desyeux ; de son côté, elle tourna plusieurs fois la tête ;il changea de route sans trop savoir pourquoi et s’en fut au Caféde Paris.

Il s’y était promené une heure, et il montaitpour aller dîner, quand Bernerette passa de nouveau. Elle étaitseule ; il l’aborda et lui demanda si elle voulait venir dîneravec lui. Elle accepta et prit son bras, mais elle le pria de lamener chez un traiteur moins en évidence.

– Allons au cabaret, dit-ellegaiement ; je n’aime pas à dîner dans la rue.

Ils montèrent en fiacre, et, comme autrefois,ils s’étaient donné mille baisers avant de se demander de leursnouvelles.

Le tête à tête fut joyeux, et les tristessouvenirs en furent bannis. Bernerette se plaignit cependant queFrédéric ne fût pas venu la voir ; mais il se contenta de luirépondre qu’elle devait bien savoir pourquoi. Elle lut aussitôtdans les yeux de son amant, et comprit qu’il fallait se taire.Assis près d’un bon feu, comme au premier jour, ils ne songèrentqu’à jouir en liberté de l’heureuse rencontre qu’ils devaient auhasard. Le vin de Champagne anima leur gaieté, et avec lui vinrentles tendres propos qu’inspire cette liqueur de poète, dédaignée parles délicats. Après dîner, ils allèrent au spectacle. À onzeheures, Frédéric demanda À Bernerette où il fallait lareconduire ; elle garda quelque temps le silence, à demihonteuse et à demi craintive ; puis, entourant de ses bras lecou du jeune homme, elle lui dit timidement à l’oreille :

– Chez toi.

Il témoigna quelque étonnement de la trouverlibre.

– Eh ! quand je ne le serais pas,répondit-elle, ne crois-tu pas que je t’aime ? Mais je lesuis, ajouta-t-elle aussitôt, voyant Frédéric hésiter ; lapersonne qui m’accompagnait tantôt t’a peut-être donné àpenser ; l’as-tu regardée ?

– Non, je n’ai regardé que toi.

– C’est un excellent garçon ; il estmarchand de nouveautés et assez riche ; il veut m’épouser.

– T’épouser, dis-tu ! Est-cesérieux ?

– Très sérieux ; je ne l’ai pastrompé, il sait l’histoire entière de ma vie ; mais il estamoureux de moi. Il connaît ma mère, et il a fait sa demande il y aun mois. Ma mère ne voulait rien dire sur mon compte ; elle apensé me battre quand elle a appris que je lui avais tout déclaré.Il veut que je tienne son comptoir : ce serait une assez jolieplace, car il gagne par an une quinzaine de mille francs ;malheureusement cela ne se peut pas.

– Pourquoi ? Y a-t-il quelqueobstacle ?

– Je te dirai cela ; commençons paraller chez toi.

– Non ; parle-moi d’abordfranchement.

– C’est que tu vas te moquer de moi. J’aide l’estime et de l’amitié pour lui, c’est le meilleur homme de laterre ; mais il est trop gros.

– Trop gros ? Quellefolie !

– Tu ne l’as pas vu : il est gros etpetit, et tu as une si jolie taille !

– Et sa figure, commentest-elle ?

– Pas trop mal ; il a un mérite,c’est d’avoir l’air bon et de l’être. Je lui suis plusreconnaissante que je ne puis le dire, et si j’avais voulu, mêmesans m’épouser, il m’aurait déjà fait du bien. Pour rien au mondeje ne voudrais le chagriner, et si je pouvais lui rendre unservice, je le ferais de tout mon cœur.

– Épouse-le donc, s’il en est ainsi.

– Il est trop gros ; c’estimpossible. Allons chez toi, nous causerons.

Frédéric se laissa entraîner, et lorsqu’ils’éveilla le lendemain, il avait oublié ses ennuis passés et lesbeaux yeux de mademoiselle Darcy.

V

Bernerette le quitta après déjeuner, et nevoulut pas qu’il la ramenât chez elle. Il mit de côté l’argentqu’on lui avait prêté, bien résolu à payer ses dettes ; maisil ne se pressa pas de les payer. Quelque temps après, il fut d’unsouper chez Gérard ; on ne se sépara qu’au jour. Comme ilsortait, Gérard l’arrêta.

– Que vas-tu faire ? luidit-il ; il est trop tard pour dormir ; allons déjeuner àla campagne.

La partie fut arrangée ; Gérard envoyaréveiller sa maîtresse, et lui fit dire de se préparer.

– C’est dommage, dit-il à son ami, que tun’aies pas aussi quelqu’un à emmener ; nous ferions partiecarrée, ce serait plus gai.

– Qu’à cela ne tienne, répondit Frédéric,cédant à un mouvement d’amour-propre ; je vais, si tu veux,écrire un petit mot que ton groom portera ici près ; quoiqu’ilsoit un peu matin, Bernerette viendra, je n’en doute pas.

– À merveille ! Qu’est-ce que c’estque Bernerette ? N’est-ce pas ta grisetted’autrefois ?

– Précisément ; c’est à son sujetque tu me faisais ta morale.

– Vraiment ? dit Gérard enriant ; mais j’avais peut être raison, ajouta-t-il, car tu esd’un caractère constant, et c’est dangereux avec cesdemoiselles.

Comme il parlait, sa maîtresse entra ;Bernerette ne se fit pas attendre, elle arriva parée de son mieux.On envoya chercher une voiture de remise, et, malgré un temps assezfroid, on partit pour Montmorency. Le ciel était clair, le soleilbrillait ; les jeunes gens fumaient, les deux dameschantaient ; au bout d’une lieue, elles étaient amies.

On fit une promenade à cheval ; lancé augalop dans les bois, Frédéric Se sentait battre le cœur ;jamais il ne s’était trouvé si à l’aise : Bernerette étaitprès de lui ; il voyait avec orgueil l’impression queproduisait sur Gérard le charmant visage de la jeune fille animépar la course. Après un long détour dans la forêt, ils s’arrêtèrentsur une petite éminence où se trouvaient une maisonnette et unmoulin. La meunière leur donna une bouteille de vin blanc, et ilss’assirent sur une bruyère.

– Nous aurions bien dû, dit Gérard,apporter quelques gâteaux ; la digestion se fait vite àcheval, et je me sens de l’appétit ; nous aurions fait unpetit repas sur l’herbe avant de reprendre le chemin del’auberge.

Bernerette tira de sa poche une talmousequ’elle avait prise en passant à Saint-Denis, et l’offrit de sibonne grâce à Gérard, qu’il lui baisa la main pour laremercier.

– Faisons mieux, dit-elle ; au lieude retourner au village, dînons ici. Cette bonne femme a bien unquartier de mouton dans sa maisonnette ; d’ailleurs voilà despoules qu’on nous fera rôtir. Demandons si cela se peut ;pendant que le dîner se préparera, nous ferons un tour dans lebois. Qu’en pensez-vous ? Cela vaudra bien les antiquesperdreaux du Cheval-Blanc.

La proposition fut acceptée ; la meunièrevoulait s’excuser, mais, éblouie par une pièce d’or que Gérard luidonna, elle se mit à l’œuvre aussitôt, et sacrifia sa basse-cour.Jamais dîner ne fut plus gai. Il se prolongea plus longtemps queles convives n’y avaient compté. Le soleil disparut bientôtderrière les belles collines de Saint-Leu ; d’épais nuagescouvrirent la vallée, et une pluie battante commença à tomber.

– Qu’allons-nous devenir ? ditGérard. Nous avons près de deux lieues à faire pour regagnerMontmorency, et ce n’est pas là un orage d’été qu’on n’a qu’àlaisser passer ; c’est une vraie pluie d’hiver, il y en a pourtoute la nuit.

– Pourquoi cela ? ditBernerette ; une pluie d’hiver passe comme une autre. Faisonsune partie de cartes pour nous distraire ; quand la lune selèvera, nous aurons beau temps.

La meunière, comme on peut penser, n’avait pasde cartes chez elle ; par conséquent, point de partie. Cécile,la maîtresse de Gérard, commençait à regretter l’auberge, et àtrembler pour sa robe neuve. Il fallut mettre les chevaux à l’abrisous un hangar. Deux grands garçons d’assez mauvaise mine entrèrentdans la chambre ; c’étaient les fils de la meunière ; ilsdemandèrent à souper, peu satisfaits de trouver des étrangers.Gérard s’impatientait, Frédéric n’était pas de bonne humeur. Rienn’est plus triste que des gens qui viennent de rire, lorsqu’uncontre-temps imprévu a détruit leur joie. Bernerette seuleconservait la sienne, et ne semblait se soucier de rien.

– Puisque nous n’avons pas de cartes,dit-elle, je vais vous proposer un jeu. Quoique nous soyons ennovembre, tâchons d’abord de trouver une mouche.

– Une mouche ! dit Gérard ;qu’en voulez-vous faire ?

– Cherchons toujours, nous verronsaprès.

Tout examiné, la mouche fut trouvée. La pauvrebête était engourdie par l’approche de l’hiver. Bernerette s’ensaisit délicatement, et la posa au milieu de la table. Elle fitensuite asseoir tout le monde.

– Maintenant, dit-elle, prenons chacun unmorceau de sucre, et plaçons-le devant nous, sur cette table.Mettons chacun une pièce de monnaie dans une assiette ; cesera l’enjeu. Que personne ne parle ni ne bouge. Laissez la mouchese réveiller ; la voilà déjà qui voltige ; elle va seposer sur un des morceaux de sucre, puis le quitter, aller à unautre, revenir, selon son caprice. Toutes les fois qu’un morceau desucre l’aura attirée et fixée, celui à qui appartiendra le morceauprendra une pièce, jusqu’à ce que l’assiette soit vide, et alorsnous recommencerons.

La plaisante idée de Bernerette ramena lagaieté. On suivit ses instructions ; deux ou trois autresmouches arrivèrent. Chacun, dans le plus religieux silence, lessuivait des yeux, tandis qu’elles tournoyaient en l’air au-dessusde la table. Si l’une d’elles se posait sur le sucre, c’était unrire général. Une heure s’écoula ainsi, et la pluie avaitcessé.

– Je ne puis souffrir une femme maussade,disait Gérard à son ami pendant le retour ; il faut avouer quela gaieté est un grand bien ; c’est peut-être le premier detous, puisque avec lui on se passe des autres. Ta grisette a trouvémoyen de changer en plaisir une heure d’ennui, et cela seul medonne meilleure opinion d’elle que si elle avait fait un poèmeépique. Vos amours dureront-ils longtemps ?

– Je ne sais, répondit Frédéric,affectant la même légèreté que son compagnon ; si elle teplaît, tu peux lui faire la cour.

– Tu n’es pas franc, car tu l’aimes etelle t’aime.

– Oui, par caprice, comme autrefois.

– Prends garde à ces caprices-là.

– Suivez-nous donc, messieurs, criaBernerette, qui galopait en avant avec Cécile. Elles s’arrêtèrentsur un plateau, et la cavalcade fit une halte. La lune selevait ; elle se dégageait lentement des massifs obscurs, et,à mesure qu’elle montait, les nuages semblaient fuir devant elle.Au-dessous du plateau s’étendait une vallée où le vent agitaitsourdement une mer de sombre verdure ; le regard n’ydistinguait rien, et à six lieues de Paris on aurait pu se croiredevant un ravin de la Forêt-Noire. Tout à coup l’astre sortit del’horizon ; un immense rayon de lumière glissa sur la cime desbois et s’empara de l’espace en un instant ; les hautesfutaies, les coupes de châtaigniers, les clairières, les routes,les collines se dessinèrent au loin comme par enchantement. Lespromeneurs se regardèrent, étonnés et joyeux de se voir.

– Allons, Bernerette, s’écria Frédéric,une chanson !

– Triste ou gaie ?demanda-t-elle.

– Comme tu voudras. Une chanson dechasse ! l’écho y répondra peut-être.

Bernerette rejeta son voile en arrière etentonna le refrain d’une fanfare ; mais elle s’arrêta tout àcoup. La brillante étoile de Vénus, qui scintillait sur lamontagne, avait frappé ses yeux ; et, comme sous le charmed’une pensée plus tendre, elle chanta sur un air allemand les verssuivants, qu’un passage d’Ossian avait inspirés àFrédéric :

Pâle étoile du soir, messagère lointaine,

Dont le front sort brillant des voiles ducouchant,

De ton palais d’azur, au sein dufirmament,

Que regardes-tu dans la plaine ?

La tempête s’éloigne et les vents sontcalmés.

La forêt qui frémit pleure sur la bruyère.

Le phalène doré, dans sa course légère,

Traverse les prés embaumés.

Que cherches-tu sur la terreendormie ?

Mais déjà vers les monts je te voist’abaisser.

Tu fuis en souriant, mélancolique amie,

Et ton tremblant regard est près des’effacer ;

Étoile qui descends sur la verte colline,

Triste larme d’argent du manteau de lanuit,

Toi que regarde au loin le pâtre quichemine,

Tandis que pas à pas son long troupeau lesuit ; –

Étoile, où t’en vas-tu dans cette nuitimmense ?

Cherches-tu sur la rive un lit dans lesroseaux ?

Où t’en vas-tu si belle, à l’heure dusilence,

Tomber comme une perle au sein profond deseaux ?

Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et sita tête

Va dans la vaste mer plonger ses blondscheveux,

Avant de nous quitter, un seul instantarrête : –

Étoile de l’amour, ne descends pas descieux !

Tandis que Bernerette chantait, les rayons dela lune, tombant sur son visage, lui donnaient une pâleurcharmante. Cécile et Gérard lui firent compliment de la fraîcheuret de la justesse de sa voix, et Frédéric l’embrassatendrement.

On rentra à l’auberge et on soupa. Au dessert,Gérard, dont la tête s’était échauffée grâce à une bouteille de vinde Madère, devint si empressé et si galant, que Cécile lui cherchaquerelle ; ils se disputèrent avec assez d’aigreur, et, Cécileayant quitté la table, Gérard la suivit de mauvaise humeur. Restéseul avec Bernerette, Frédéric lui demanda si elle s’était trompéesur la cause de cette dispute.

– Non, répondit-elle ; ce n’est pasde la poésie que ces choses-là, et tout le monde les comprend.

– Eh bien ! qu’en penses-tu ?Ce jeune homme a du goût pour toi ; sa maîtresse l’ennuie, etpour la lui faire quitter tu n’aurais, je crois, qu’à dire unmot.

– Que nous importe ! Es-tujaloux ?

– Tout au contraire ; et tu saisbien que je n’ai pas le droit de l’être.

– Explique-toi ; que veux-tudire ?

– Ma chère enfant, je veux dire que ni mafortune ni mes occupations ne me permettent d’être ton amant. Cen’est pas d’aujourd’hui que tu le sais, et je ne t’ai jamaistrompée là-dessus. Si je voulais faire le grand seigneur avec toi,je me ruinerais sans te rendre heureuse ; ma pension me suffità peine ; il faudra d’ailleurs, d’ici à peu de temps, que jeretourne à Besançon. Sur ce sujet, tu le vois, je m’expliqueclairement, quoique ce soit bien à contre-cœur ; mais il y ade certaines choses sur lesquelles je ne puis m’expliquerainsi : c’est à toi de réfléchir et de penser à l’avenir.

– C’est-à-dire que tu me conseilles defaire ma cour à ton ami.

– Non ; c’est lui qui te fait lasienne. Gérard est riche, et je ne le suis pas ; il vit àParis, au centre de tous les plaisirs, et je ne suis destiné qu’àfaire un avocat de province. Tu lui plais beaucoup, et c’estpeut-être un bonheur pour toi.

Malgré sa tranquillité apparente, Frédéricétait ému en parlant ainsi. Bernerette garda le silence et allas’appuyer contre la croisée ; elle pleurait et s’efforçait decacher ses larmes ; Frédéric s’en aperçut et s’approchad’elle.

– Laissez-moi, lui dit-elle. Vous nedaigneriez pas être jaloux de moi je le conçois, et j’en souffresans me plaindre ; mais vous me parlez trop durement, monami ; vous me traitez tout à fait comme une fille, et vous medésolez sans raison.

Il avait été décidé qu’on passerait la nuit àl’auberge, et qu’on reviendrait à Paris le lendemain. Berneretteôta le mouchoir qui entourait son cou, et, tout en s’essuyant lesyeux, elle le noua autour de la tête de son amant. S’appuyantensuite sur son épaule, elle l’attira doucement vers l’alcôve.

– Ah, méchant ! lui dit-elle enl’embrassant, il n’y a donc pas moyen que tu m’aimes ?

Frédéric la serra dans ses bras. Il songea àquoi il s’exposait en cédant à un mouvementd’attendrissement ; plus il était tenté de s’y livrer, plus ilse défiait de lui-même. Il était prêt à dire qu’il aimait :cette dangereuse parole expira sur ses lèvres ; maisBernerette la sentit dans son cœur, et ils s’endormirent tous deuxcontents, l’un de ne pas l’avoir prononcée, et l’autre de l’avoircomprise.

VI

Au retour, Frédéric, cette fois, reconduisitBernerette chez elle. Il la trouva si pauvrement logée qu’ilcomprit aisément par quel motif elle avait d’abord refusé de selaisser ramener. Elle demeurait dans une maison garnie dontl’entrée était une allée obscure. Elle n’avait que deux petiteschambres à peine meublées. Frédéric essaya de lui faire quelquesquestions sur la position fâcheuse où elle semblait réduite, maiselle n’y répondit qu’à peine.

Quelques jours après, il venait la voir et ilentrait dans l’allée, lorsqu’un bruit étrange se fit entendre auhaut de l’escalier. Des femmes criaient ; on appelait ausecours, on menaçait, on parlait d’envoyer chercher la garde. Aumilieu de ces voix confuses dominait celle d’un jeune homme queFrédéric aperçut bientôt. Il était pâle, couvert de vêtementsdéchirés, ivre à la fois de vin et de colère.

– Tu me le payeras, Louise !cria-t-il en frappant sur la rampe, tu me le payeras ; je teretrouverai, et je saurai te faire obéir ou t’arracher d’ici. Je mesoucie bien de ces menaces et de vos criailleries de femmes !Comptez que dans peu vous me reverrez. Il descendit en parlantainsi, et sortit furieux de la maison. Frédéric hésitait à monter,lorsqu’il vit Bernerette sur le palier. Elle lui expliqua la causede cette scène. L’homme qui venait de s’en aller était sonfrère.

– Vous avez entendu ce triste nom deLouise, dit-elle en pleurant, et vous savez qu’il m’appartient pourmon malheur. Mon frère a été ce soir au cabaret, et quand il ensort, voilà comme il me traite, sous le prétexte que je refuse delui donner de l’argent pour y retourner.

Au milieu de son désordre et de ses larmes,elle apprit à Frédéric ce qu’elle avait toujours tenté de luicacher. Ses parents étaient menuisiers, fort pauvres, et, aprèsl’avoir horriblement maltraitée durant son enfance, ils l’avaientvendue, dès l’âge de seize ans, à un homme qui n’était plus jeune.Cet homme, riche et généreux, lui avait fait donner quelqueéducation ; mais bientôt il était mort, et, restée sansressource, elle s’était engagée alors dans une troupe de comédiensde province. Son frère l’avait suivie de ville en ville dans cenouvel état, la forçant à lui abandonner ce qu’elle gagnait, etl’accablant de coups et d’injures lorsqu’elle ne pouvait satisfaireà ses demandes. Ayant enfin atteint l’âge de dix-huit ans, elleavait trouvé moyen de se faire émanciper ; mais la protectionmême de la loi ne pouvait la garantir des visites de ce frèreodieux qui l’épouvantait par des actes de violence et ladéshonorait par sa conduite. Tel fut, en somme, à peu près le récitque la douleur arracha à Bernerette, récit dont Frédéric ne pouvaitmettre la vérité en doute, d’après la manière dont elle lui étaitrévélée.

Quand il n’aurait pas eu d’amour pour lapauvre fille, il se serait senti touché de pitié. Il s’informa dela demeure du frère ; quelques pièces d’or et un langage fermeaccommodèrent les choses. La portière eut ordre de répondre queBernerette avait changé de quartier, si le jeune homme seprésentait de nouveau. Mais c’était faire bien peu que d’assurerainsi la tranquillité d’une femme qui manquait de tout. Au lieu depayer ses propres dettes, Frédéric paya celles de Bernerette ;elle essaya en vain de l’en dissuader ; il ne voulut réfléchirni à l’imprudence qu’il commettait, ni aux suites qu’elle pourraitavoir ; il se laissa entraîner par son cœur, et se jura, quoiqu’il pût arriver, de ne jamais se repentir de ce qu’il venait defaire.

Il fut pourtant bientôt forcé de s’enrepentir ; car, pour satisfaire aux engagements qu’il avaitpris, il lui fallut en contracter de nouveaux, plus difficiles etplus onéreux que les premiers. Il n’avait pas reçu de la nature cecaractère insouciant qui, en pareille circonstance, ôte du moins lacrainte du mal à venir ; tout au contraire, des qualités qu’ilavait perdues, la prévoyance lui restait seule ; il seraitdevenu sombre et taciturne, si l’on pouvait l’être à son âge. Sesamis remarquèrent ce changement ; il n’en voulut pas dire lacause ; pour tromper les autres sur son compte, il dissimulaavec lui-même, et par faiblesse ou par nécessité laissa faire ladestinée.

Il ne changea cependant pas de langage auprèsde Bernerette ; il lui parlait toujours de son prochaindépart ; mais, tout en parlant, il ne partait pas, et ilallait chez elle tous les jours. Quand il eut l’habitude del’escalier, il ne trouva plus l’allée si obscure ; les deuxchambrettes, qui lui avaient semblé d’abord si tristes, luiparurent gaies ; le soleil y donnait le matin, et leur petitedimension les rendait plus chaudes ; on y trouva la place d’unpiano de louage. Il y avait dans le voisinage un bon restaurantd’où l’on faisait apporter à dîner. Bernerette avait un talent queles femmes seules possèdent quelquefois, celui d’être à la foisétourdie et économe ; mais elle y joignait un mérite bien plusrare encore, celui d’être contente de tout, et d’avoir pour touteopinion l’envie de faire plaisir aux autres.

Il faut dire aussi ses défauts ; sansêtre paresseuse, elle vivait dans une oisiveté inconcevable. Aprèss’être acquittée avec une prestesse surprenante des soins de sonpetit ménage, elle passait la journée entière, les bras croisés,sur son canapé. Elle parlait de coudre et de broder comme Frédéricparlait de partir, c’est-à-dire qu’elle n’en faisait rien.Malheureusement bien des femmes sont ainsi, surtout dans unecertaine classe qui aurait précisément besoin d’occupation plus quetoute autre. Il y a à Paris telle fille née sans pain, qui n’ajamais tenu une aiguille, et qui se laisserait mourir de faim en sefrottant les mains de pâte d’amandes.

Quand les plaisirs du carnaval commencèrent,Frédéric, qui courait les bals, arrivait à toute heure chezBernerette, tantôt le matin au point du jour, tantôt au milieu dela nuit. Quelquefois, en sonnant à la porte, il se demandait,malgré lui, s’il allait la trouver seule ; et si un rivall’avait supplanté, aurait-il eu le droit de se plaindre ? Nonsans doute, puisque, de son propre aveu, il refusait de s’arrogerce droit. Le dirai-je ? ce qu’il craignait, il le souhaitaitpresque en même temps. Il aurait eu alors le courage de partir, etl’infidélité de sa maîtresse l’aurait forcé de se séparer d’elle.Mais Bernerette était toujours seule ; assise au coin du feupendant le jour, elle peignait ses longs cheveux qui lui tombaientsur les épaules ; s’il était nuit quand Frédéric sonnait, elleaccourait à demi nue, les yeux fermés et le rire sur leslèvres ; elle se jetait à son cou encore endormie, rallumaitle feu, tirait de l’armoire de quoi souper, toujours alerte etprévenante, ne demandant jamais d’où venait son amant. Qui auraitpu résister à une vie si douce, à un amour si rare et sifacile ? Quels que fussent les soucis de la journée, Frédérics’endormait heureux ; et pouvait-il s’éveiller tristelorsqu’il voyait sa joyeuse amie aller et venir par la chambre,préparant le bain et le déjeuner ?

S’il est vrai que de rares entrevues et desobstacles sans cesse renaissants rendent les passions plus vivaceset prêtent au plaisir l’intérêt de la curiosité, il faut avoueraussi qu’il y a un charme étrange, plus doux, plus dangereuxpeut-être, dans l’habitude de vivre avec ce qu’on aime. Cettehabitude, dit-on, amène la satiété ; c’est possible, mais elledonne la confiance, l’oubli de soi-même, et lorsque l’amour yrésiste, il est à l’abri de toute crainte. Les amants qui ne sevoient qu’à de longs intervalles ne sont jamais sûrs des’entendre ; ils se préparent à être heureux, ils veulent seconvaincre mutuellement qu’ils le sont, et ils cherchent ce qui estintrouvable, c’est-à-dire des mots pour exprimer ce qu’ils sentent.Ceux qui vivent ensemble n’ont besoin de rien exprimer : ilssentent en même temps, ils échangent des regards, ils se serrent lamain en marchant ; ils connaissent seuls une jouissancedélicieuse, la douce langueur des lendemains ; ils se reposentdes transports de l’amour dans l’abandon de l’amitié : j’aiquelquefois pensé à ces liens charmants en voyant deux cygnes surune eau limpide se laisser emporter au courant.

Si un mouvement de générosité avait entraînéd’abord Frédéric, ce fut l’attrait de cette vie nouvelle pour luiqui le captiva. Malheureusement pour l’auteur de ce conte, il n’y aqu’une plume comme celle de Bernardin de Saint-Pierre qui puissedonner de l’intérêt aux détails familiers d’un amour tranquille.Encore cet habile écrivain avait-il, pour embellir ses récitsnaïfs, les nuits ardentes de l’Île-de-France, et les palmiers dontl’ombre frissonnait sur les bras nus de Virginie. C’est en présencede la plus riche nature qu’il nous peint ses héros ; dirai-jeque les miens allaient tous les matins au tir du pistolet deTivoli, de là chez leur ami Gérard, de là quelquefois dîner chezVéry, et ensuite au spectacle ? dirai-je que, lorsqu’ilsétaient las, ils jouaient aux dames au coin du feu ? Quivoudrait lire des détails si vulgaires ? et à quoi bon,lorsqu’un mot suffit ? Ils s’aimaient, ils vivaientensemble ; cela dura trois mois à peu près.

Au bout de ce temps, Frédéric se trouva dansune position si fâcheuse, qu’il annonça à son amie la nécessité oùil était de se séparer d’elle. Elle s’y attendait depuis longtemps,et ne fit aucun effort pour le retenir ; elle savait qu’ilavait fait pour elle tous les sacrifices possibles ; elle nepouvait donc que se résigner, et lui cacher le chagrin qu’elleéprouvait. Ils dînèrent ensemble encore une fois. Frédéric glissa,en sortant, dans le manchon de Bernerette un petit papier quirenfermait tout ce qui lui restait. Elle le reconduisit chez lui,et garda le silence pendant la route. Quand le fiacre s’arrêta,elle baisa la main de son amant en répandant quelques larmes, etils se séparèrent.

VII

Cependant Frédéric n’avait ni l’intention nila possibilité de partir. D’une part les obligations qu’il avaitcontractées, d’une autre son stage, le retenaient à Paris. Iltravailla avec ardeur pour chasser l’ennui qui le saisissait ;il cessa d’aller chez Gérard, s’enferma pendant un mois, et nesortit plus que pour se rendre au Palais. Mais la solitude où il setrouvait tout à coup, après tant de dissipation, le plongea dansune mélancolie profonde. Il passait quelquefois des journéesentières dans sa chambre à se promener de long en large, sansouvrir un livre et ne sachant que faire. Le carnaval venait definir ; aux neiges de février succédaient les pluies glacialesde mars. N’étant distrait ni par le plaisir ni par la société deses amis, Frédéric se livra avec amertume à l’influence de cetriste moment de l’année qu’on nomme avec raison une saisonmorte.

Gérard vint le voir et lui demanda le motifd’une réclusion si subite. Il n’en fit point mystère ; mais ilrefusa les offres de service de son ami.

– Il est temps, lui dit-il, de rompreavec des habitudes qui ne peuvent que me conduire à ma perte. Ilvaut mieux supporter quelque ennui que de s’exposer à des malheursréels.

Il ne dissimula point le chagrin qu’ilressentait d’être séparé de Bernerette, et Gérard ne put que leplaindre et le féliciter en même temps de la détermination qu’ilavait prise.

À la mi-carême, il alla au bal de l’Opéra. Ily trouva peu de monde. Ce dernier adieu aux plaisirs n’avait pasmême la douceur d’un souvenir. L’orchestre, plus nombreux que lepublic, jouait dans le désert les contredanses de l’hiver. Quelquesmasques erraient dans le foyer ; à leur tournure et à leurlangage, on s’apercevait que les femmes de bonne compagnie neviennent plus à ces fêtes oubliées. Frédéric allait se retirer,lorsqu’un domino s’assit près de lui. Il reconnut Bernerette, etelle lui dit qu’elle n’était venue que dans l’espoir de lerencontrer. Il lui demanda ce qu’elle avait fait depuis qu’il nel’avait vue ; elle lui répondit qu’elle avait l’espoir derentrer au théâtre ; elle apprenait un rôle pour débuter.Frédéric fut tenté de l’emmener souper ; mais il pensa à lafacilité avec laquelle il s’était laissé entraîner, à son retour deBesançon, par une occasion pareille ; il lui serra la main etsortit seul de la salle.

On a dit que le chagrin vaut mieux quel’ennui ; c’est un triste mot malheureusement vrai. Une âmebien née trouve contre le chagrin, quel qu’il soit, de l’énergie etdu courage ; une grande douleur est souvent un grand bien.L’ennui, au contraire, ronge et détruit l’homme ; l’esprits’engourdit, le corps reste immobile, et la pensée flotte auhasard. N’avoir plus de raison de vivre est un état pire que lamort. Quand la prudence, l’intérêt et la raison s’opposent à unepassion, il est facile au premier venu de blâmer justement celuique cette passion entraîne. Les arguments abondent sur ces sortesde sujets, et, bon gré, mal gré, il faut qu’on s’y rende. Maisquand le sacrifice est fait, quand la raison et la prudence sontsatisfaites, quel philosophe ou quel sophiste n’est au bout de sesarguments ? et que répondre à l’homme qui vous dit : –J’ai suivi vos conseil, mais j’ai tout perdu : j’ai agisagement, mais je souffre ?

Telle était la situation de Frédéric.Bernerette lui écrivit deux fois. Dans sa première lettre, elledisait que la vie lui était devenue insupportable, elle lesuppliait de venir la voir de temps en temps, et de ne pasl’abandonner entièrement. Il se défiait trop de lui-même pour serendre à cette demande. La seconde lettre vint quelque temps après.« J’ai revu mes parents, disait Bernerette, et ils commencentà me traiter plus doucement. Un de mes oncles est mort, et nous alaissé quelque argent. Je me fais faire pour mon début des costumesqui vous plairont, et que je voudrais vous montrer. Entrez donc uninstant chez moi, si vous passez devant ma porte. » Frédéric,cette fois, se laissa persuader. Il fit une visite à sonamie ; mais rien de ce qu’elle lui avait annoncé n’était vrai.Elle n’avait voulu que le revoir. Il fut touché de cettepersévérance ; mais il n’en sentit que plus tristement lanécessité d’y résister. Aux premières paroles qu’il prononça pourrevenir sur ce sujet, Bernerette lui ferma la bouche.

– Je le sais, dit-elle, embrasse-moi, etva-t’en.

Gérard partait pour la campagne ; il yemmena Frédéric. Les premiers beaux jours, l’exercice du cheval,rendirent à celui-ci un peu de gaieté ; Gérard en avait faitautant que lui ; il avait, disait-il, renvoyé samaîtresse : il voulait vivre en liberté. Les deux jeunes genscouraient les bois ensemble, et faisaient la cour à une joliefermière d’un bourg voisin. Mais bientôt arrivèrent des invités deParis ; la promenade fut quittée pour le jeu ; les dînersdevinrent longs et bruyants ; Frédéric ne put supporter cettevie qui l’avait ébloui naguère, et il revint à sa solitude.

Il reçut une lettre de Besançon. Son père luiannonçait que mademoiselle Darcy venait à Paris avec sa famille.Elle arriva en effet dans le courant de la semaine ; Frédéric,bien qu’à contre-cœur, se présenta chez elle. Il la trouva tellequ’il l’avait laissée, fidèle à son amour secret, et prête à seservir de cette fidélité comme d’un moyen de coquetterie. Elleavoua toutefois qu’elle avait regretté quelques paroles un peu tropdures prononcées durant le dernier entretien à Besançon. Elle priaFrédéric de lui pardonner si elle avait paru douter de sadiscrétion, et elle ajouta que, ne voulant pas se marier, elle luioffrait de nouveau son amitié, mais à tout jamais cette fois. Quandon n’est ni gai ni heureux, de telles offres sont toujoursbienvenues ; le jeune homme la remercia donc et trouva quelquecharme à passer de temps en temps ses soirées auprès d’elle.

Un certain besoin d’émotion pousse quelquefoisles gens blasés à la recherche de l’extraordinaire. Il peut semblersurprenant qu’une femme aussi jeune que l’était mademoiselle Darcyeût ce bizarre et dangereux caractère ; il est cependant vraiqu’elle était ainsi. Il ne lui fut pas difficile d’obtenir laconfiance de Frédéric et de lui faire raconter ses amours. Elleaurait peut-être pu le consoler, en se montrant seulement coquetteauprès de lui, elle l’eût du moins distrait de ses peines ;mais il lui plut de faire le contraire. Au lieu de le blâmer de sesdésordres, elle lui dit que l’amour excusait tout et que ses folieslui faisaient honneur ; au lieu de le confirmer dans sarésolution, elle lui répéta qu’elle ne concevait pas qu’il l’eûtprise : Si j’étais homme, disait-elle, et si j’avais autant deliberté que vous, rien au monde ne pourrait me séparer de la femmeque j’aimerais ; je m’exposerais de bon gré à tous lesmalheurs, à la misère, s’il le fallait, plutôt que de renoncer à mamaîtresse.

Un pareil langage était bien étrange dans labouche d’une jeune personne qui ne connaissait de ce monde quel’intérieur de sa famille. Mais, par cette raison même, ce langageétait plus frappant. Mademoiselle Darcy avait deux motifs pourjouer ce rôle, qui d’ailleurs lui plaisait. D’une part, ellevoulait faire preuve d’un grand cœur et se donner pourromanesque ; d’un autre côté, elle témoignait par là que, loinde trouver mauvais que Frédéric l’eût oubliée, elle approuvait sapassion. Le pauvre garçon, pour la seconde fois, fut la dupe de cemanège féminin, et se laissa persuader par un enfant de dix-septans. – Vous avez raison, lui répondait-il ; après tout, la vieest si courte, et le bonheur est si rare ici-bas, qu’on est bieninsensé de réfléchir et de s’attirer des chagrins volontaires,lorsqu’il y en a tant d’inévitables. Mademoiselle Darcy changeaitalors de thème. – Votre Bernerette vous aime-t-elle ?demandait-elle d’un air de mépris. Ne me disiez-vous pas que c’estune grisette ? et quel compte peut-on faire de ces sortes defemmes ? Serait-elle digne de quelques sacrifices ? ensentirait-elle le prix ? – Je n’en sais rien, répliquaitFrédéric, et je n’ai pas moi-même grand amour pour elle,ajoutait-il d’un ton léger ; je n’ai jamais songé, auprèsd’elle, qu’à passer le temps agréablement. Je m’ennuie maintenant,voilà tout le mal. – Fi donc ! s’écriait mademoiselleDarcy ; qu’est-ce que c’est qu’une passion pareille !

Lancée sur ce sujet, la jeune personnes’exaltait ; elle en parlait comme s’il se fût agid’elle-même, et son active imagination y trouvait de quois’exercer. – Est-ce donc aimer, disait-elle, que de chercher àpasser le temps ? Si vous n’aimiez pas cette femme,qu’alliez-vous faire chez elle ? Si vous l’aimiez, pourquoil’abandonnez-vous ? Elle souffre, elle pleure peut-être ;comment de misérables calculs d’argent peuvent-ils trouver placedans un noble cœur ? Êtes-vous donc aussi froid, aussi esclavede vos intérêts que mes parents l’ont été naguère, lorsqu’ils ontfait le malheur de ma vie ? Est-ce là le rôle d’un jeunehomme, et n’en devriez-vous pas rougir ? Mais non, vous nesavez pas vous-même si vous souffrez, ni ce que vousregrettez ; la première venue vous consolerait ; votreesprit n’est que désœuvré. Ah ! ce n’est pas ainsi qu’onaime ! Je vous ai prédit, à Besançon, que vous sauriez un jource que c’est que l’amour, mais si vous n’avez pas plus de courage,je vous prédis aujourd’hui que vous ne le saurez jamais.

Frédéric revenait chez lui un soir, après unentretien de ce genre. Surpris par la pluie, il entra dans un caféoù il but un verre de punch. Lorsqu’un long ennui nous a serré lecœur, il suffit d’une légère excitation pour le faire battre, et ilsemble alors qu’il y ait en nous un vase trop plein qui déborde.Quand Frédéric sortit du café, il doubla le pas. Deux mois desolitude et de privations lui pesaient ; il éprouvait unbesoin invincible de secouer le joug de sa raison et de respirerplus à l’aise. Il prit, sans réflexion, le chemin de la maison deBernerette ; la pluie avait cessé ; il regarda, à laclarté de la lune, les fenêtres de son amie, la porte, la rue, quilui étaient si familières. Il posa en tremblant sa main sur lasonnette, et, comme jadis, il se demanda s’il allait trouver dansla chambrette le feu couvert de cendres et le souper prêt. Aumoment de sonner, il hésita.

– Mais quel mal y aurait-il, se dit-il àlui-même, quand je passerais là une heure, et quand je demanderaisà Bernerette un souvenir de l’ancien amour ? Quel dangerpuis-je courir ? Ne serons-nous pas libres tous deuxdemain ? Puisque la nécessité nous sépare, pourquoicraindrais-je de la revoir un instant ?

Il était minuit ; il sonna doucement, etla porte s’ouvrit. Comme il montait l’escalier, la portièrel’appela, et lui dit qu’il n’y avait personne. C’était la premièrefois qu’il lui arrivait de ne pas trouver Bernerette chez elle. Ilpensa qu’elle était allée au spectacle et répondit qu’ilattendrait, mais la portière s’y opposa. Après avoir hésitélongtemps, elle lui avoua enfin que Bernerette était sortie debonne heure, et qu’elle ne devait rentrer que le lendemain.

VIII

À quoi sert de jouer l’indifférent quand onaime, sinon à souffrir cruellement le jour où la véritél’emporte ? Frédéric s’était juré tant de fois qu’il ne seraitpas jaloux de Bernerette, il l’avait si souvent répété devant sesamis, qu’il avait fini par le croire lui-même. Il regagna son logisà pied, en sifflant une contredanse.

– Elle a un autre amant, se dit-il ;tant mieux pour elle ; c’est ce que je souhaitais. Désormaisme voilà tranquille.

Mais à peine fut-il arrivé chez lui qu’ilsentit une faiblesse mortelle. Il s’assit, posa son front dans sesmains comme pour y comprimer sa pensée. Après une lutte inutile, lanature fut la plus forte ; il se leva le visage baigné delarmes, et il trouva quelque soulagement à s’avouer ce qu’iléprouvait.

Une langueur extrême succéda à cette violentesecousse. La solitude lui devint intolérable, et pendant plusieursjours il passa son temps en visites, en courses sans but. Tantôt ilessayait de ressaisir l’insouciance qu’il avait affectée ;tantôt il s’abandonnait à une colère aveugle, à des projets devengeance. Le dégoût de la vie s’emparait de lui. Il se souvenaitde la triste circonstance qui avait accompagné son amournaissant ; ce funeste exemple était devant ses yeux.

– Je commence à le comprendre, disait-ilà Gérard ; je ne m’étonne plus qu’on désire la mort en pareilcas. Ce n’est pas pour une femme qu’on se tue, c’est parce qu’ilest inutile et impossible de vivre quand on souffre à ce point,quelle qu’en soit la cause.

Gérard connaissait trop bien son ami pourdouter de son désespoir, et il l’aimait trop pour l’y abandonner.Il trouva moyen, par des protections puissantes dont il n’avaitjamais usé pour lui-même, de faire attacher Frédéric à uneambassade. Il se présenta un matin chez lui avec un ordre de départdu ministre des affaires étrangères.

– Les voyages, lui dit-il, sont lemeilleur, le seul remède contre le chagrin. Pour te décider àquitter Paris, je me suis fait solliciteur, et, grâce à Dieu, j’airéussi. Si tu as du courage, tu partiras sur-le-champ pour Berne,où le ministre t’envoie.

Frédéric n’hésita pas. Il remercia son ami, ets’occupa aussitôt de mettre ses affaires en ordre. Il écrivit à sonpère pour lui apprendre Ses nouveaux projets, et lui demanda sonautorisation. La réponse fut favorable. Au bout de quinze jours,les dettes étaient payées ; rien ne s’opposait plus au départde Frédéric, et il alla chercher son passe-port.

Mademoiselle Darcy lui fit mille questions,mais il n’y voulait plus répondre. Tant qu’il n’avait pas vu clairdans son propre cœur, il s’était prêté par faiblesse à la curiositéde sa jeune confidente ; mais la souffrance était maintenanttrop vraie pour qu’il consentît à en faire un jeu, et, ens’apercevant du danger de sa passion, il avait compris combienl’intérêt qu’y prenait mademoiselle Darcy était frivole. Il fitdonc ce que font tous les hommes en pareil cas. Pour aider lui-mêmeà sa guérison, il prétendit qu’il était guéri ; qu’uneamourette avait pu l’étourdir, mais qu’il était d’un âge à penser àdes choses plus sérieuses. Mademoiselle Darcy, comme on peutcroire, n’approuva pas de pareils sentiments ; elle ne voyaitde sérieux en ce monde que l’amour ; le reste lui semblaitméprisable. Tels étaient du moins ses discours. Frédéric la laissaparler, et convint de bonne grâce avec elle qu’il ne saurait jamaisaimer. Son cœur lui disait assez le contraire, et, en se donnantpour inconstant, il aurait voulu ne pas mentir.

Moins il se sentait de courage, plus il sehâtait de partir. Il ne pouvait cependant se défendre d’une penséequi l’obsédait. Quel était le nouvel amant de Bernerette ? Quefaisait-elle ? Devait-il tenter de la revoir encore unefois ? Gérard n’était pas de cet avis ; il avait pourprincipe de ne rien faire à demi. Du moment que Frédéric étaitdécidé à s’éloigner, il lui conseillait de tout oublier. – Queveux-tu savoir ? lui disait-il ; ou Bernerette ne te dirarien, ou elle altérera la vérité. Puisqu’il est prouvé qu’un autreamour l’occupe, à quoi bon le lui faire avouer ? Une femmen’est jamais sincère sur ce sujet avec un ancien amant, mêmelorsque tout rapprochement est impossible. Qu’espères-tud’ailleurs ? elle ne t’aime plus.

C’était à dessein et pour rendre à son ami unpeu de force, que Gérard s’exprimait en termes aussi durs. Jelaisse à ceux qui ont aimé à juger l’effet qu’ils pouvaientproduire. Mais bien des gens ont aimé qui ne le savent pas. Lesliens de ce monde, même les plus forts, se dénouent la plupart dutemps ; quelques-uns seulement se brisent. Ceux dontl’absence, l’ennui, la satiété, ont affaibli peu à peu les amours,ne peuvent se figurer ce qu’ils eussent éprouvé si un coup subitles avait frappés. Le cœur le plus froid saigne et s’ouvre à cecoup ; qui y reste insensible n’est pas homme. De toutes lesblessures que la mort nous fait ici-bas avant de nous abattre,c’est la plus profonde. Il faut avoir regardé avec des yeux pleinsde larmes le sourire d’une maîtresse infidèle, pour comprendre cesmots : Elle ne t’aime plus ! Il faut avoirlongtemps pleuré pour s’en souvenir ; c’est une tristeexpérience. Si je voulais tenter d’en donner une idée à ceux quil’ignorent, je leur dirais que je ne sais pas lequel est le pluscruel de perdre tout à coup la femme qu’on aime, par soninconstance ou par sa mort.

Frédéric ne pouvait rien répondre aux sévèresconseils de Gérard ; mais un instinct plus fort que la raisonluttait en lui contre ces conseils. Il prit une autre voie pourparvenir à son but ; sans se rendre compte de ce qu’ilvoulait, ni de ce qui en pourrait advenir, il chercha un moyend’avoir à tout prix des nouvelles de son amie. Il portait une bagueassez belle, que Bernerette avait souvent regardée d’un œild’envie. Malgré tout son amour pour elle, il n’avait jamais pu sedécider à lui donner ce bijou, qu’il tenait de son père. Il leremit à Gérard, en lui disant qu’il appartenait à Bernerette, et ille pria de se charger de lui remettre cette bague, qu’elle avait,disait-il, oubliée chez lui. Gérard se chargea volontiers de lacommission, mais il ne se pressait pas de s’en acquitter. Frédéricinsista ; il fallut céder.

Les deux amis sortirent un matin ensemble, et,tandis que Gérard allait chez Bernerette, Frédéric l’attendit auxTuileries. Il se mêla assez tristement à la foule des promeneurs.Ce n’était pas sans regret qu’il se séparait d’une relique defamille qui lui était chère ; et quel bien enespérait-il ? qu’apprendrait-il qui pût le consoler ?Gérard allait voir Bernerette, et si quelque parole, quelqueslarmes échappaient à celle-ci, ne croirait-il pas nécessaire den’en rien témoigner ? Frédéric regardait la grille du jardin,et s’attendait à tout moment à voir revenir son ami d’un airindifférent. Qu’importe ? Il aurait vu Bernerette ; ilétait impossible qu’il n’eût rien à dire ; qui sait ce que lehasard peut faire ? Il aurait peut-être appris, bien deschoses dans cette visite. Plus Gérard tardait à paraître, et plusFrédéric espérait.

Cependant le ciel était sans nuages ; lesarbres commençaient à se couvrir de verdure. Il y a un arbre auxTuileries qu’on appelle l’arbre du 20 mars. C’est un marronnierqui, dit-on, était en fleur le jour de la naissance du roi de Rome,et qui, tous les ans, fleurit à la même époque. Frédéric s’étaitassis bien des fois sous cet arbre ; il y retourna, parhabitude, en rêvant. Le marronnier était fidèle a sa poétiquerenommée ; ses branches répandaient les premiers parfums del’année. Des femmes, des enfants, des jeunes gens allaient etvenaient. La gaieté du printemps respirait sur tous les visages.Frédéric réfléchissait à l’avenir, à son voyage, au pays qu’ilallait voir ; une inquiétude mêlée d’espérance l’agitaitmalgré lui ; tout ce qui l’entourait semblait l’appeler à uneexistence nouvelle. Il pensa à son père, dont il était l’orgueil etl’appui, dont il n’avait reçu, depuis qu’il était au monde, que desmarques de tendresse. Peu à peu des idées plus douces, plus saines,prirent le dessus dans son esprit. La multitude qui se croisaitdevant lui le fit songer à la variété et à l’inconstance deschoses. N’est-ce pas, en effet, un spectacle étrange que celui dela foule, quand on réfléchit que chaque être a sa destinée ? Ya-t-il rien qui doive nous donner une idée plus juste de ce quenous valons, et de ce que nous sommes aux yeux de laProvidence ? Il faut vivre, pensa Frédéric, il faut obéir ausuprême guide. Il faut marcher même quand on souffre, car nul nesait où il va. Je suis libre et bien jeune encore ; il fautprendre courage et se résigner.

Comme il était plongé dans ces pensées, Gérardparut et accourut vers lui. Il était pâle et très ému.

– Mon ami, lui dit-il, il faut y aller.Vite, ne perdons pas de temps.

– Où me mènes-tu ?

– Chez elle. Je t’ai conseillé ce quej’ai cru juste ; mais il y a telle occasion où le calcul esten défaut, et la prudence hors de saison.

– Que se passe-t-il donc ? s’écriaFrédéric.

– Tu vas le savoir ; viens,courons.

Ils allèrent ensemble chez Bernerette.

– Monte seul, dit Gérard, je reviens dansun instant ; – et il s’éloigna.

Frédéric entra. La clef était à la porte, lesvolets étaient fermés.

– Bernerette, dit-il, oùêtes-vous ?

Point de réponse.

Il s’avança dans les ténèbres, et, à la lueurd’un feu à demi éteint, il aperçut son amie assise à terre près dela cheminée.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-il,qu’est-il arrivé ?

Même silence.

Il s’approcha d’elle, lui prit la main.

– Levez-vous, lui dit-il ; quefaites-vous là ?

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, qu’ilrecula d’horreur. La main qu’il tenait était glacée et un corpsinanimé venait de rouler à ses pieds.

Épouvanté, il appela au secours. Gérardentrait, suivi d’un médecin. On ouvrit la fenêtre ; on portaBernerette sur son lit. Le médecin l’examina, secoua la tête, etdonna des ordres. Les symptômes n’étaient pas douteux, la pauvrefille avait pris du poison ; mais quel poison ? Lemédecin l’ignorait, et cherchait en vain à le deviner. Il commençapar saigner la malade ; Frédéric la soutenait dans sesbras ; elle ouvrit les yeux, le reconnut et l’embrassa, puiselle retomba dans sa léthargie. Le soir, on lui fit prendre unetasse de café ; elle revint à elle comme si elle se fûtéveillée d’un songe. On lui demanda alors quel était le poison dontelle s’était servie ; elle refusa d’abord de le dire ;mais, pressée par le médecin, elle l’avoua. Un flambeau de cuivre,placé sur la cheminée, portait les marques de plusieurs coups delime ; elle avait eu recours à cet affreux moyen pouraugmenter l’effet d’une faible dose d’opium, le pharmacien auquelelle s’était adressée ayant refusé d’en donner davantage.

IX

Ce ne fut qu’au bout de quinze jours qu’ellefut entièrement hors de danger. Elle commença à se lever et àprendre quelque nourriture ; mais sa santé était détruite, etle médecin déclara qu’elle souffrirait toute sa vie.

Frédéric ne l’avait pas quittée. Il ignoraitencore le motif qui lui avait fait chercher la mort, et ils’étonnait que personne au monde ne s’inquiétât d’elle. Depuisquinze jours, en effet, il n’avait vu venir chez elle ni un parentni un étranger. Se pouvait-il que son nouvel amant l’abandonnâtdans une pareille circonstance ? Cet abandon était-il la causedu désespoir de Bernerette ? Ces deux suppositionsparaissaient également incroyables à Frédéric, et son amie luiavait fait comprendre qu’elle ne s’expliquerait pas sur ce sujet.Il restait donc dans un doute cruel, troublé par une jalousiesecrète, retenu par l’amour et par la pitié.

Au milieu de ses douleurs, Bernerette luitémoignait la plus vive tendresse. Pleine de reconnaissance pourles soins qu’il lui prodiguait, elle était, près de lui, plus gaieque jamais, mais d’une gaieté mélancolique, et, pour ainsi dire,voilée par la souffrance. Elle faisait tous ses efforts pour ledistraire, et pour lui persuader de ne pas la laisser seule. S’ils’éloignait, elle lui demandait à quelle heure il reviendrait. Ellevoulait qu’il dînât à son chevet, et s’endormir en lui tenant lamain. Elle lui faisait, pour le divertir, mille contes sur sa viepassée ; mais, dès qu’il s’agissait du présent et de safuneste action, elle restait muette. Aucune question, aucune prièrede Frédéric n’obtenait de réponse. S’il insistait, elle devenaitsombre et chagrine. Elle était un soir au lit ; on venait dela saigner de nouveau, et il sortait encore un peu de sang de lablessure mal fermée. Elle regardait en souriant couler une larme depourpre sur son bras aussi blanc que le marbre.

– M’aimes-tu encore ? dit-elle àFrédéric ; est-ce que toutes ces horreurs ne te dégoûtent pasde moi ?

– Je t’aime, répondit-il, et rien ne nousséparera maintenant.

– Est-ce vrai ? reprit-elle enl’embrassant ; ne me trompez pas ; dites-moi si c’est unrêve.

– Non, ce n’est pas un rêve, non, mabelle et chère maîtresse ; vivons tranquilles, soyonsheureux.

– Hélas ! nous ne pouvons pas, nousne pouvons pas ! s’écria-t-elle avec angoisse. Puis elleajouta à voix basse : Et si nous ne pouvons pas, c’est àrecommencer.

Quoiqu’elle n’eût fait que murmurer cesdernières paroles, Frédéric les avait entendues, et il en avaitfrissonné. Il les répéta le lendemain à Gérard.

– Mon parti est pris, lui dit-il ;je ne sais ce que mon père en dira, mais je l’aime, et, quoi qu’ilarrive, je ne la laisserai pas mourir.

Il prit, en effet, un parti dangereux, mais leseul qui s’offrît à lui. Il écrivit à son père, et lui confial’histoire de ses amours. Il oublia dans sa lettre l’infidélité deBernerette ; il ne parla que de sa beauté, de sa constance, dela douce opiniâtreté qu’elle avait mise à le revoir ; enfin del’horrible tentative qu’elle venait de faire sur elle-même. Le pèrede Frédéric, vieillard septuagénaire, aimait son fils unique plusque sa propre vie. Il accourut en toute hâte à Paris, accompagné demademoiselle Hombert, sa sœur, vieille demoiselle fort dévote.Malheureusement ni le digne homme ni la bonne tante n’avaient pourvertu la discrétion, en sorte que, dès leur arrivée, toutes leursconnaissances surent que Frédéric était amoureux fou d’une grisettequi s’était empoisonnée pour lui. On ajouta bientôt qu’il voulaitl’épouser ; les malveillants crièrent au scandale, audéshonneur de la famille ; sous prétexte de défendre la causedu jeune homme, mademoiselle Darcy raconta tout ce qu’elle savait,avec les détails les plus romanesques. Bref, en voulant conjurerl’orage, Frédéric le vit fondre sur sa tête de tous côtés.

Il eut d’abord à comparaître devant lesparents et les amis rassemblés, et à y subir une sorted’interrogatoire : non qu’il fût traité en coupable, on luitémoignait au contraire toute l’indulgence possible ; mais illui fallut mettre son cœur à nu et entendre discuter ses secretsles plus chers ; il est inutile de dire que l’on ne pût riendécider. M. Hombert voulut voir Bernerette ; il alla chezelle, lui parla longtemps, et lui fit mille questions auxquelleselle sut répondre avec une grâce et une naïveté qui touchèrent levieillard. Il avait eu, comme tout le monde, ses amourettes dejeunesse. Il sortit de cet entretien fort troublé et fort inquiet.Il fit venir son fils, et lui dit qu’il était décidé à faire unpetit sacrifice en faveur de Bernerette, si elle promettait, quandelle serait rétablie, d’apprendre un métier. Frédéric transmitcette proposition à son amie.

– Et toi, que feras-tu ? luidit-elle ; comptes-tu rester ou partir ?

Il répondit qu’il resterait ; mais cen’était pas l’avis de la famille. Sur ce point, M. Hombert futintraitable. Il représenta à son fils le danger, la honte,l’impossibilité d’une liaison pareille ; il lui fit sentir, entermes bienveillants et mesurés, qu’il se perdait de réputation,qu’il ruinait son avenir. Après l’avoir forcé de réfléchir, ilemploya l’irrésistible argument qui fait la toute-puissancepaternelle : il supplia son fils ; celui-ci promit cequ’on voulut. Tant de secousses, tant d’intérêts divers l’avaientagité, qu’il ne savait plus à quoi se résoudre, et, voyant lemalheur de tous les côtés, il n’osait ni lutter ni choisir. Gérardlui-même, ordinairement ferme, cherchait vainement quelque moyen desalut, et se voyait obligé de dire qu’il fallait laisser faire ledestin.

Deux événements inattendus changèrent tout àcoup les choses. Frédéric était seul, un soir, dans sachambre ; il vit entrer Bernerette. Elle était pâle, lescheveux en désordre ; une fièvre ardente faisait briller sesyeux d’un éclat effrayant ; contre l’ordinaire, sa paroleétait brève, impérieuse. Elle venait, disait-elle, sommer Frédéricde s’expliquer.

– Vous voulez me tuer ? luidemanda-t-elle. M’aimez-vous ou ne m’aimez-vous pas ?Êtes-vous un enfant ? Avez-vous besoin des autres pouragir ? Êtes-vous fou de consulter votre père pour savoir s’ilfaut garder votre maîtresse ? Qu’est-ce que ces gens-làdésirent ? Nous séparer. Si vous le voulez comme eux, vousn’avez que faire de leur avis, et si vous ne le voulez pas, encoremoins. Voulez-vous partir ? Emmenez-moi. Je n’apprendraijamais un métier ; je ne veux pas rentrer au théâtre. Commentle pourrais-je, faite comme je suis ? je souffre trop pourattendre ; décidez-vous.

Elle parla sur ce ton pendant près d’uneheure, interrompant Frédéric dès qu’il voulait répondre. Il tentaen vain de l’apaiser. Une exaltation aussi violente ne pouvaitcéder à aucun raisonnement. Enfin, épuisée de fatigue, Bernerettefondit en larmes. Le jeune homme la serra dans ses bras ; ilne pouvait résister à tant d’amour. Il porta sa maîtresse sur sonlit.

– Reste là, lui dit-il, et que le cielm’écrase si je t’en laisse arracher ! Je ne veux plus rienentendre, rien voir, si ce n’est toi. Tu me reproches ma lâcheté,et tu as raison ; mais j’agirai, tu le verras. Si mon père merepousse, tu me suivras ; puisque Dieu m’a fait pauvre, nousvivrons pauvrement. Je ne me soucie ni de mon nom, ni de mafamille, ni de l’avenir.

Ces mots, prononcés avec toute l’ardeur de laconviction, consolèrent Bernerette. Elle pria son ami de lareconduire chez elle à pied ; malgré sa lassitude, ellevoulait prendre l’air. Ils convinrent, pendant la route, du planqu’ils avaient à suivre. Frédéric feindrait de se soumettre auxdésirs de son père ; mais il lui représenterait qu’avec peu defortune il n’est pas possible de se hasarder dans la carrièrediplomatique. Il demanderait donc à achever son stage ;M. Hombert céderait vraisemblablement, à la condition que sonfils oublierait ses folles amours. Bernerette, de son côté,changerait de quartier ; on la croirait partie. Elle loueraitune petite chambre dans la rue de la Harpe, ou aux environs ;là, elle vivrait avec tant d’économie, que la pension de Frédéricsuffirait pour tous deux. Dès que son père serait retourné àBesançon, il viendrait la rejoindre et demeurer avec elle. Pour lereste, Dieu y pourvoirait. Tel fut le projet auquel les pauvresamants s’arrêtèrent, et dont ils crurent le succès infaillible,comme il arrive toujours en pareil cas.

Deux jours après, Frédéric, après une nuitsans sommeil, se rendit chez son amie dès six heures du matin. Unentretien qu’il avait eu avec son père le troublait ; onexigeait qu’il partît pour Berne ; il venait embrasserBernerette pour retrouver près d’elle son courage affaibli. Lachambre était déserte, le lit était vide. Il questionna laportière, et apprit, à n’en pouvoir douter, qu’il avait un rival etqu’on le trompait. Il sentit cette fois moins de douleur qued’indignation. La trahison était trop forte pour que le mépris nevînt pas prendre la place de l’amour. Rentré chez lui, il écrivitune longue lettre à Bernerette pour l’accabler des reproches lesplus amers. Mais il déchira cette lettre au moment del’envoyer ; une si misérable créature ne lui parut pas dignede sa colère. Il résolut de partir le plus tôt possible ; uneplace était vacante pour le lendemain à la malle-poste deStrasbourg ; il la retint, et courut prévenir son père ;toute la famille le félicita ; on ne lui demanda pas, bienentendu, par quel hasard il obéissait si vite. Gérard seul sut lavérité. Mademoiselle Darcy déclara que c’était une pitié, et queles hommes manqueraient toujours de cœur. Mademoiselle Hombertaugmenta de ses épargnes la petite somme qu’emportait son neveu. Undîner d’adieu réunit toute la famille, et Frédéric partit pour laSuisse.

X

Les plaisirs et les fatigues du voyage,l’attrait du changement, les occupations de sa nouvelle carrière,rendirent bientôt le calme à son esprit. Il ne pensait plus qu’avechorreur à la fatale passion qui avait failli le perdre. Il trouva àl’ambassade l’accueil le plus gracieux : il était bienrecommandé ; sa figure prévenait en sa faveur ; unemodestie naturelle donnait plus de prix à ses talents, sans leurôter leur relief ; il occupa bientôt dans le monde une placehonorable et le plus riant avenir s’ouvrit devant lui.

Bernerette lui écrivit plusieurs fois. Ellelui demandait gaiement s’il était parti pour tout de bon, et s’ilcomptait bientôt revenir. Il s’abstint d’abord de répondre ;mais, comme les lettres continuaient et devenaient de plus en pluspressantes, il perdit enfin patience. Il répondit et déchargea soncœur. Il demanda à Bernerette, dans les termes les plus amers, sielle avait oublié sa double trahison, et il la pria de lui épargnerà l’avenir de feintes protestations dont il ne pouvait plus être ladupe. Il ajouta que, du reste, il bénissait la Providence del’avoir éclairé à temps ; que sa résolution était irrévocable,et qu’il ne reverrait probablement la France qu’après un longséjour à l’étranger. Cette lettre partie, il se sentit plus àl’aise et entièrement délivré du passé. Bernerette cessa de luiécrire depuis ce moment, et il n’entendit plus parler d’elle.

Une famille anglaise assez riche habitait unejolie maison aux environs de Berne. Frédéric y fut présenté ;trois jeunes personnes, dont la plus âgée n’avait que vingt ans,faisaient les honneurs de la maison. L’aînée était d’une beautéremarquable ; elle s’aperçut bientôt de la vive impressionqu’elle produisait sur le jeune attaché, et ne s’y montrapas insensible. Il n’était pourtant pas encore assez bien guéripour se livrer à un nouvel amour. Mais, après tant d’agitations etde chagrins, il éprouvait le besoin d’ouvrir son cœur à unsentiment calme et pur. La belle Fanny ne devint pas sa confidente,comme l’avait été mademoiselle Darcy ; mais, sans qu’il luifît le récit de ses peines, elle devina qu’il venait de souffrir,et comme le regard de ses yeux bleus semblait consoler Frédéric,elle les tournait souvent de son côté.

La bienveillance mène à la sympathie, et lasympathie à l’amour. Au bout de trois mois l’amour n’était pasvenu, mais il était bien près de venir. Un homme d’un caractèreaussi tendre et aussi expansif que Frédéric ne pouvait êtreconstant qu’à la condition d’être confiant. Gérard avait eu raisonde lui dire autrefois qu’il aimerait Bernerette plus longtempsqu’il ne le croyait ; mais il eût fallu pour cela queBernerette l’aimât aussi, du moins en apparence. En révoltant lescœurs faibles, on met leur existence en question ; il fautqu’ils se brisent ou qu’ils oublient, car ils n’ont pas la forced’être fidèles à un souvenir dont ils souffrent. Frédéric s’habituadonc de jour en jour à ne plus vivre que pour Fanny ; il futbientôt question de mariage. Le jeune homme n’avait pas grandefortune, mais sa position était faite, ses protectionspuissantes ; l’amour, qui lève tout obstacle, plaidait pourlui ; il fut décidé qu’on demanderait une faveur à la cour deFrance, et que Frédéric, nommé second secrétaire, deviendraitl’époux de Fanny.

Cet heureux jour arriva enfin ; lesnouveaux mariés venaient de se lever, et Frédéric, dans l’ivressedu bonheur, tenait sa femme entre ses bras. Il était assis près dela cheminée ; un pétillement du feu et un jet de flamme lefirent tressaillir. Par un bizarre effet de la mémoire, il sesouvint tout à coup du jour où pour la première fois il s’étaittrouvé ainsi, avec Bernerette, près de la cheminée d’une petitechambre. Je laisse à commenter ce hasard étrange à ceux dontl’imagination se plaît à admettre que l’homme pressent la destinée.Ce fut en ce moment qu’on remit à Frédéric une lettre timbrée deParis, qui lui annonçait la mort de Bernerette. Je n’ai pas besoinde peindre son étonnement et sa douleur ; je dois me contenterde mettre sous les yeux du lecteur l’adieu de la pauvre fille à sonami ; on y trouvera l’explication de sa conduite en quelqueslignes, écrites de ce style à moitié gai et à moitié triste qui luiétait particulier.

« Hélas ! Frédéric, vous saviez bienque c’était un rêve. Nous ne pouvions pas vivre tranquillement etêtre heureux. J’ai voulu m’en aller d’ici ; j’ai reçu lavisite d’un jeune homme dont j’avais fait la connaissance enprovince, du temps de ma gloire ; il était fou de moi àBordeaux. Je ne sais où il avait appris mon adresse ; il estvenu et s’est jeté à mes pieds, comme si j’étais encore une reinede théâtre. Il m’offrait sa fortune qui n’est pas grand chose, etson cœur qui n’est rien du tout. C’était le lendemain, ami,souviens-t’en ! tu m’avais quittée en me répétant que tupartais. Je n’étais pas trop gaie, mon cher, et je ne savais tropoù aller dîner. Je me suis laissé emmener ; malheureusement,je n’ai pas pu y tenir : j’avais fait porter mes pantoufleschez lui ; je les ai envoyé redemander, et je me suis décidéeà mourir.

Oui, mon pauvre bon, j’ai voulu te laisser là.Je ne pourrais pas vivre en apprentissage. Cependant la secondefois j’étais décidée. Mais ton père est revenu chez moi :voilà ce que tu n’as pas su. Que voulais-tu que je lui disse ?J’ai promis de t’oublier ; je suis retournée chez monadorateur. Ah ! que je me suis ennuyée ! Est-ce ma fautesi tous les hommes me semblent laids et bêtes depuis que jet’aime ? Je ne peux pourtant pas vivre de l’air du temps.Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

Je ne me tue pas, mon ami, je m’achève ;ce n’est pas un grand meurtre que je fais. Ma santé est déplorable,à jamais perdue. Tout cela ne serait rien sans l’ennui. On dit quetu te maries : est-elle belle ? Adieu, adieu.Souviens-toi, quand il fera beau temps, du jour où tu arrosais tesfleurs. Ah ! comme je t’ai aimé vite ! En te voyant,c’était un soubresaut en moi, une pâleur qui me prenait. J’ai étébien heureuse avec toi. Adieu.

Si ton père l’avait voulu, nous ne nousserions jamais quittés ; mais tu n’avais point d’argent, voilàle malheur, et moi non plus. Quand j’aurais été chez une lingère,je n’y serais pas restée ; ainsi, que veux-tu ? Voilàmaintenant deux essais que je fais de recommencer : rien ne meréussit.

Je t’assure que ce n’est pas par folie que jeveux mourir : j’ai toute ma raison. Mes parents (que Dieu leurpardonne !) sont encore revenus. Si tu savais ce qu’on veutfaire de moi ! C’est trop dégoûtant d’être un jouet de misèreet de se voir tirailler ainsi. Quand nous nous sommes aimésautrefois, si nous avions eu plus d’économie, cela aurait mieuxété. Mais tu voulais aller au spectacle et nous amuser. Nous avonspassé de bonnes soirées à la Chaumière.

Adieu, mon cher, pour la dernière fois, adieu.Si je me portais mieux, je serais rentrée au théâtre ; mais jen’ai plus que le souffle. Ne te fais jamais reproche de mamort ; je sens bien que, si tu avais pu, rien de tout cela neserait arrivé ; je le sentais, moi, et je n’osais pas ledire ; j’ai vu tout se préparer, mais je ne voulais pas tetourmenter.

C’est par une triste nuit que je t’écris, plustriste, sois-en sûr, que celle où tu es venu sonner et où tu m’astrouvée sortie. Je ne t’avais jamais cru jaloux ; quand j’aisu que tu étais en colère, cela m’a fait peine et plaisir. Pourquoine m’as-tu pas attendue d’autorité ? Tu aurais vu la mine quej’avais en rentrant de ma bonne fortune ; mais c’est égal, tum’aimais plus que tu ne le disais.

Je voudrais finir, et je ne peux pas. Jem’attache à ce papier comme à un reste de vie ; je serre meslignes ; je voudrais rassembler tout ce que j’ai de force ette l’envoyer. Non, tu n’as pas connu mon cœur. Tu m’as aimée parceque tu es bon ; c’était par pitié que tu venais, et aussi unpeu pour ton plaisir. Si j’avais été riche, tu ne m’aurais pasquittée : voilà ce que je me dis ; c’est la seule chosequi me donne du courage. Adieu.

Puisse mon père ne pas se repentir du mal dontil a été cause ! Maintenant, je le sens, que ne donnerais-jepas pour savoir quelque chose, pour avoir un gagne-pain dans lesmains ! Il est trop tard. Si, quand on est enfant, on pouvaitvoir sa vie dans un miroir, je ne finirais pas ainsi ; tum’aimerais encore ; mais peut-être que non, puisque tu vas temarier.

Comment as-tu pu m’écrire une lettre aussidure ? Puisque ton père l’exigeait et puisque tu allaispartir, je ne croyais pas mal faire en essayant de prendre un autreamant. Jamais je n’ai rien éprouvé de pareil et jamais je n’ai rienvu de si drôle que sa figure quand je lui ai déclaré que jeretournais chez moi.

Ta lettre m’a désolée ; je suis restée aucoin de mon feu pendant deux jours, sans pouvoir dire un mot nibouger. Je suis née bien malheureuse, mon ami. Tu ne saurais croirecomme le bon Dieu m’a traitée depuis une pauvre vingtaine d’annéesque j’existe : c’est comme une gageure. Enfant, on me battait,et quand je pleurais, on m’envoyait dehors. – Va voir s’il pleut,disait mon père. Quand j’avais douze ans, on me faisait raboter desplanches ; et quand je suis devenue femme, m’a-t-on assezpersécutée ! Ma vie s’est passée à tâcher de vivre, etfinalement à voir qu’il faut mourir.

Que Dieu te bénisse, toi qui m’as donné messeuls, seuls jours heureux ! J’ai respiré là une bonne boufféed’air ; que Dieu te la rende ! Puisses-tu être heureux,libre, ô ami ! Puisses-tu être aimé comme t’aime ta mourante,ta pauvre Bernerette !

Ne t’afflige pas ; tout va être fini. Tesouviens-tu d’une tragédie allemande que tu me lisais un soir cheznous ? Le héros de la pièce demande : « Qu’est-ceque nous crierons en mourant ? –Liberté ! » répond le petit Georges. Tu aspleuré en lisant ce mot-là. Pleure donc ! c’est le dernier cride ton amie.

Les pauvres meurent sans testament ; jet’envoie pourtant une boucle de mes cheveux. Un jour que lecoiffeur me les avait brûlés avec son fer, je me rappelle que tuvoulais le battre. Puisque tu ne voulais pas qu’on me brûlât mescheveux, tu ne jetteras pas au feu cette boucle.

Adieu, adieu encore ; pour jamais. Tafidèle amie,

BERNERETTE. »

On m’a dit qu’après avoir lu cette lettre,Frédéric avait fait sur lui-même une funeste tentative. Je n’enparlerai pas ici : les indifférents trouvent trop souvent duridicule à des actes semblables lorsqu’on y survit. Les jugementsdu monde sont tristes sur ce point ; on rit de celui quiessaye de mourir, et celui qui meurt est oublié.

FIN DE FRÉDÉRIC ET BERNERETTE.

La notice sur la vie de l’auteur feraconnaître ce qu’il y a de réel dans l’histoire de Bernerette.

IV. LE FILS DU TITIEN

1838

I

Au mois de février de l’année 1580, un jeunehomme traversait, au point du jour, la Piazzetta, à Venise. Seshabits étaient en désordre ; sa toque, sur laquelle flottaitune belle plume écarlate, était enfoncée sur ses oreilles. Ilmarchait à grands pas vers la rive des Esclavons, et son épée etson manteau traînaient derrière lui, tandis que d’un pied assezdédaigneux il enjambait par-dessus les pêcheurs couchés à terre.Arrivé au pont de la Paille, il s’arrêta et regarda autour de lui.La lune se couchait derrière la Giudecca, et l’aurore dorait lepalais ducal. De temps en temps une fumée épaisse, une lueurbrillante, s’échappaient d’un palais voisin. Des poutres, despierres, d’énormes blocs de marbre, mille débris encombraient lecanal des Prisons. Un incendie récent venait de détruire, au milieudes eaux, la demeure d’un patricien. Des gerbes d’étincelless’élevaient par instants, et, à cette clarté sinistre, onapercevait un soldat sous les armes veillant au milieu desruines.

Cependant notre jeune homme ne semblait frappéni de ce spectacle de destruction, ni de la beauté du ciel qui seteignait des plus fraîches nuances. Il regarda quelque tempsl’horizon, comme pour distraire ses yeux éblouis ; mais laclarté du jour parut produire sur lui un effet désagréable, car ils’enveloppa dans son manteau et poursuivit sa route en courant. Ils’arrêta bientôt de nouveau à la porte d’un palais où il frappa. Unvalet, tenant un flambeau à la main, lui ouvrit aussitôt. Au momentd’entrer, il se retourna, et jetant sur le ciel encore unregard :

– Par Bacchus ! s’écria-t-il, moncarnaval me coûte cher !

Ce jeune homme se nommait Pomponio FilippoVecellio. C’était le second fils du Titien, enfant plein d’espritet d’imagination, qui avait fait concevoir à son père les plusheureuses espérances, mais que sa passion pour le jeu entraînaitdans un désordre continuel. Il y avait quatre ans seulement que legrand peintre et son fils aîné, Orazio, étaient morts presque enmême temps, et le jeune Pippo, depuis quatre ans, avait déjàdissipé la meilleure part de l’immense fortune que lui avait donnéece double héritage. Au lieu de cultiver les talents qu’il tenait dela nature, et de soutenir la gloire de son nom, il passait sesjournées à dormir et ses nuits à jouer chez une certaine comtesseOrsini, ou du moins soi-disant comtesse, qui faisait profession deruiner la jeunesse vénitienne. Chez elle s’assemblait chaque soirune nombreuse compagnie, composée de nobles et decourtisanes ; là, on soupait et on jouait, et comme on nepayait pas son souper, il va sans dire que les dés se chargeaientd’indemniser la maîtresse du logis. Tandis que les sequinsflottaient par monceaux, le vin de Chypre coulait, les œilladesallaient grand train, et les victimes, doublement étourdies, ylaissaient leur argent et leur raison.

C’est de ce lieu dangereux que nous venons devoir sortir le héros de ce conte, et il avait fait plus d’une pertedans la nuit. Outre qu’il avait vidé ses poches au passe-dix, leseul tableau qu’il eût jamais terminé, tableau que tous lesconnaisseurs donnaient pour excellent, venait de périr dansl’incendie du palais Dolfino. C’était un sujet d’histoire traitéavec une verve et une hardiesse de pinceau presque dignes du Titienlui-même ; vendue à un riche sénateur, cette toile avait eu lemême sort qu’un grand nombre d’ouvrages précieux ;l’imprudence d’un valet avait réduit en cendres ces richesses. Maisc’était là le moindre souci de Pippo ; il ne songeait qu’à lachance fâcheuse qui venait de le poursuivre avec un acharnementinusité, et aux dés qui l’avaient fait perdre.

Il commença, en rentrant chez lui, parsoulever le tapis qui couvrait sa table et compter l’argent quirestait dans son tiroir ; puis, comme il était d’un caractèrenaturellement gai et insouciant, après qu’on l’eut déshabillé, ilse mit à sa fenêtre en robe de chambre. Voyant qu’il faisait grandjour, il se demanda s’il fermerait ses volets pour se mettre aulit, ou s’il se réveillerait comme tout le monde ; il y avaitlongtemps qu’il ne lui était arrivé de voir le soleil du côté où ilse lève, et il trouvait le ciel plus joyeux qu’à l’ordinaire. Avantde se décider à veiller ou à dormir, tout en luttant contre lesommeil, il prit son chocolat sur son balcon. Dès que ses yeux sefermaient, il croyait voir une table, des mains agitées, desfigures pâles, il entendait résonner les cornets. – Quelle fatalechance ! murmurait-il ; est-ce croyable qu’on perde avecquinze ! Et il voyait son adversaire habituel, le vieuxVespasiano Memmo, amenant dix-huit et s’emparant de l’or entassésur le tapis. Il rouvrait alors promptement les paupières pour sesoustraire à ce mauvais rêve, et regardait les fillettes passer surle quai. Il lui sembla apercevoir de loin une femme masquée ;il s’en étonna, bien qu’on fût au carnaval, car les pauvres gens nese masquent pas, et il était étrange, à une pareille heure, qu’unedame vénitienne sortit seule à pied[3] ; maisil reconnut que ce qu’il avait pris pour un masque était le visaged’une négresse ; il la vit bientôt de plus près, et elle luiparut assez bien tournée. Elle marchait fort vite, et un coup devent, collant sur ses hanches sa robe bigarrée de fleurs, dessinades contours gracieux. Pippo se pencha sur le balcon, et vit, nonsans surprise, que la négresse frappait à sa porte.

Le portier tardait à ouvrir.

– Que demandes-tu ? cria le jeunehomme ; est-ce à moi que tu as affaire, brunette ? Monnom est Vecellio, et, si on te fait attendre, je vais allert’ouvrir moi-même.

La négresse leva la tête.

– Votre nom est PomponioVecellio ?

– Oui, ou Pippo, comme tu voudras.

– Vous êtes le fils du Titien ?

– À ton service ; qu’y a-t-il pourte plaire ?

Après avoir jeté sur Pippo un coup d’œilrapide et curieux, la négresse fit quelques pas en arrière, lançaadroitement sur le balcon une petite boîte roulée dans du papier,puis s’enfuit promptement, en se retournant de temps en temps.Pippo ramassa la boîte, l’ouvrit et y trouva une jolie bourseenveloppée dans du coton. Il soupçonna avec raison qu’il pouvait yavoir sous le coton un billet qui lui expliquerait cette aventure.Le billet s’y trouvait en effet, mais était aussi mystérieux que lereste, car il ne contenait que ces mots : « Ne dépensepas trop légèrement ce que je renferme ; quand tu sortiras dechez toi, charge-moi d’une pièce d’or, c’est assez pour unjour ; et s’il t’en reste le soir quelque chose, si peu que cesoit, tu trouveras un pauvre qui t’en remerciera. »

Lorsque le jeune homme eut retourné la boîtede cent façons, examiné la bourse, regardé de nouveau sur le quai,et qu’il vit enfin clairement qu’il n’en pourrait savoirdavantage : Il faut avouer, pensa-t-il, que ce cadeau estsingulier, mais il vient cruellement mal à propos. Le conseil qu’onme donne est bon ; mais il est trop tard pour dire aux gensqu’ils se noient quand ils sont au fond de l’Adriatique. Qui diablepeut m’envoyer cela ?

Pippo avait aisément reconnu que la négresseétait une servante ; il commença à chercher dans sa mémoirequelle était la femme ou l’ami capable de lui adresser cet envoi,et, comme sa modestie ne l’aveuglait pas, il se persuada que cedevait être une femme plutôt qu’un de ses amis. La bourse était envelours brodé d’or ; il lui sembla qu’elle était faite avecune finesse trop exquise pour sortir de la boutique d’un marchand.Il passa donc en revue dans sa tête d’abord les plus belles damesde Venise, ensuite celles qui l’étaient moins ; mais ils’arrêta là, et se demanda comment il s’y prendrait pour découvrird’où lui venait sa bourse. Il fit là-dessus les rêves les plushardis et les plus doux ; plus d’une fois il crut avoirdeviné ; le cœur lui battait, tandis qu’il s’efforçait dereconnaître l’écriture ; il y avait une princesse bolonaisequi formait ainsi ses lettres majuscules, et une belle dame deBrescia dont c’était à peu près la main.

Rien n’est plus désagréable qu’une idéefâcheuse venant se glisser tout à coup au milieu de semblablesrêveries ; c’est à peu près comme si, en se promenant dans uneprairie en fleur, on marchait sur un serpent. Ce fut aussi cequ’éprouva Pippo lorsqu’il se souvint tout à coup d’une certaineMonna Bianchina, qui depuis peu le tourmentait singulièrement. Ilavait eu avec cette femme une aventure de bal masqué, et elle étaitassez jolie, mais il n’avait aucun amour pour elle. MonnaBianchina, au contraire, s’était prise subitement de passion pourlui, et elle s’était même efforcée de voir de l’amour là où il n’yavait que de la politesse ; elle s’attachait à lui, luiécrivait souvent, et l’accablait de tendres reproches ; maisil s’était juré un jour, en sortant de chez elle, de ne jamais yretourner, et il tenait scrupuleusement sa parole. Il vint donc àpenser que Monna Bianchina pouvait bien lui avoir fait une bourseet la lui avoir envoyée ; ce soupçon détruisit sa gaieté etles illusions qui le berçaient ; plus il réfléchissait, plusil trouvait vraisemblable cette supposition ; il ferma safenêtre de mauvaise humeur, et se décida à se coucher.

Mais il ne pouvait dormir ; malgré toutesles probabilités, il lui était impossible de renoncer à un doutequi flattait son orgueil. Il continua à rêverinvolontairement : tantôt il voulait oublier la bourse et n’yplus songer ; tantôt il voulait se nier l’existence même deMonna Bianchina, afin de chercher plus à l’aise. Cependant il avaittiré ses rideaux, et il s’était enfoncé du côté de la ruelle pourne pas voir le jour ; tout à coup il sauta à bas de son lit,et appela ses domestiques. Il venait de faire une réflexion biensimple qui ne s’était pas d’abord présentée à lui. Monna Bianchinan’était pas riche ; elle n’avait qu’une servante, et cetteservante n’était pas une négresse, mais une grosse fille de Chioja.Comment aurait-elle pu se procurer, pour cette occasion, cettemessagère inconnue que Pippo n’avait jamais vue à Venise ? –Bénis soient ta noire figure, s’écria-t-il, et le soleil africainqui l’a colorée ! Et, sans s’arrêter plus longtemps, ildemanda son pourpoint et fit avancer sa gondole.

II

Il avait résolu d’aller rendre visite à lasignora Dorothée, femme de l’avogador Pasqualigo. Cette dame,respectable par son âge, était des plus riches et des plusspirituelles de la république ; elle était, en outre, marrainede Pippo, et, comme il n’y avait pas une personne de distinction àVenise qu’elle ne connût, il espérait qu’elle pourrait l’aider àéclaircir le mystère qui l’occupait. Il pensa toutefois qu’il étaitencore trop matin pour se présenter chez sa protectrice, et il fitun tour de promenade, en attendant, sous les Procuraties.

Le hasard voulut qu’il y rencontrâtprécisément Monna Bianchina, qui marchandait des étoffes ; ilentra dans la boutique, et, sans trop savoir pourquoi, aprèsquelques paroles insignifiantes, il lui dit : Monna Bianchina,vous m’avez envoyé ce matin un joli cadeau, et vous m’avez donné unsage conseil ; je vous en remercie bien humblement.

En s’exprimant avec cet air de certitude, ilcomptait peut-être s’affranchir sur-le-champ du doute qui l’avaittourmenté ; mais Monna Bianchina était trop rusée pourtémoigner de l’étonnement avant d’avoir examiné s’il était de sonintérêt d’en montrer. Bien qu’elle n’eût réellement rien envoyé aujeune homme, elle vit qu’il y avait moyen de lui faire prendre lechange ; elle répondit, il est vrai, qu’elle ne savait de quoiil lui parlait ; mais elle eut soin, en disant cela, desourire avec tant de finesse et de rougir si modestement, que Pippodemeura convaincu, malgré les apparences, que la bourse venaitd’elle. – Et depuis quand, lui demanda-t-il, avez-vous à vos ordrescette jolie négresse ?

Déconcertée par cette question, et ne sachantcomment y répondre, Monna Bianchina hésita un moment, puis ellepartit d’un grand éclat de rire et quitta brusquement Pippo. Restéseul et désappointé, celui-ci renonça à la visite qu’il avaitprojetée ; il rentra chez lui, jeta la bourse dans un coin, etn’y songea pas davantage.

Il arriva pourtant quelques jours après qu’ilperdit au jeu une forte somme sur parole. Comme il sortait pouracquitter sa dette, il lui parut commode de se servir de cettebourse, qui était grande, et qui faisait bon effet à saceinture ; il la prit donc, et, le soir même, il joua denouveau et perdit encore.

– Continuez-vous ? demanda serVespasiano, le vieux notaire de la chancellerie, lorsque Pippon’eut plus d’argent.

– Non, répondit celui-ci, je ne veux plusjouer sur parole.

– Mais je vous prêterai ce que vousvoudrez, s’écria la comtesse Orsini.

– Et moi aussi, dit ser Vespasiano.

– Et moi aussi, répéta d’une voix douceet sonore une des nombreuses nièces de la comtesse ; maisrouvrez votre bourse, seigneur Vecellio : il y a encore unsequin dedans.

Pippo sourit, et trouva en effet au fond de sabourse un sequin qu’il y avait oublié. – Soit, dit-il, jouonsencore un coup, mais je ne hasarderai pas davantage. Il prit lecornet, gagna, se remit à jouer en faisant paroli ; bref, aubout d’une heure, il avait réparé sa perte de la veille et celle dela soirée.

– Continuez-vous ? demanda-t-il àson tour à ser Vespasiano, qui n’avait plus rien devant lui.

– Non ! car il faut que je sois ungrand sot de me laisser mettre à sec par un homme qui nehasarderait qu’un sequin. Maudite soit cette bourse ! ellerenferme sans doute quelque sortilège.

Le notaire sortit furieux de la salle. Pippose disposait à le suivre, lorsque la nièce qui l’avait averti luidit en riant :

– Puisque c’est à moi que vous devezvotre bonheur, faites-moi cadeau du sequin qui vous a faitgagner.

Ce sequin avait une petite marque qui lerendait reconnaissable. Pippo le chercha, le retrouva, et iltendait déjà la main pour le donner à la jolie nièce, lorsqu’ils’écria tout à coup :

– Ma foi, ma belle, vous ne l’aurezpas ; mais, pour vous montrer que je ne suis pas avare, envoilà dix que je vous prie d’accepter. Quant à celui-là, je veuxsuivre un avis qu’on m’a donné dernièrement, et j’en fais cadeau àla Providence.

En parlant ainsi, il jeta le sequin par lafenêtre.

– Est-il possible, pensait-il enretournant chez lui, que la bourse de Monna Bianchina me portebonheur ? Ce serait une singulière raillerie du hasard si unechose qui en elle-même m’est désagréable avait une influenceheureuse pour moi.

Il lui sembla bientôt, en effet, que toutesles fois qu’il se servait de cette bourse il gagnait. Lorsqu’il ymettait une pièce d’or, il ne pouvait se défendre d’un certainrespect superstitieux, et il réfléchissait quelquefois, malgré lui,à la vérité des paroles qu’il avait trouvées au fond de la boîte. –Un sequin est un sequin, se disait-il, et il y a bien des gens quin’en ont pas un par jour. Cette pensée le rendait moins imprudent,et lui faisait un peu restreindre ses dépenses.

Malheureusement, Monna Bianchina n’avait pasoublié son entretien avec Pippo sous les Procuraties. Pour leconfirmer dans l’erreur où elle l’avait laissé, elle lui envoyaitde temps en temps un bouquet ou une autre bagatelle, accompagnés dequelques mots d’écrit. J’ai déjà dit qu’il était très fatigué deses importunités, auxquelles il avait résolu de ne pasrépondre.

Or il arriva que Monna Bianchina, poussée àbout par cette froideur tenta une démarche audacieuse qui déplutbeaucoup au jeune homme. Elle se présenta seule chez lui, pendantson absence, donna quelque argent à un domestique, et réussit à secacher dans l’appartement. En rentrant, il la trouva donc, et il sevit forcé de lui dire, sans détour, qu’il n’avait point d’amourpour elle, et qu’il la priait de le laisser en repos.

La Bianchina, qui, comme je l’ai dit, étaitjolie, se laissa aller à une colère effrayante ; elle accablaPippo de reproches, mais non plus tendres cette fois. Elle lui ditqu’il l’avait trompée en lui parlant d’amour, qu’elle se regardaitcomme compromise par lui, et qu’enfin elle se vengerait. Pippon’écouta pas ses menaces sans s’irriter à son tour ; pour luiprouver qu’il ne craignait rien, il la força de reprendre àl’instant même un bouquet qu’elle lui avait envoyé le matin, et,comme la bourse se trouvait sous sa main : – Tenez, luidit-il, prenez aussi cela ; cette bourse m’a porté bonheur,mais apprenez par là que je ne veux rien de vous.

À peine eut-il cédé à ce mouvement de colère,qu’il en eut du regret. Monna Bianchina se garda bien de ledétromper sur le mensonge qu’elle lui avait fait. Elle était pleinede rage, mais aussi de dissimulation. Elle prit la bourse et seretira, bien décidée à faire repentir Pippo de la manière dont ill’avait traitée.

Il joua le soir comme à l’ordinaire, etperdit ; les jours suivants, il ne fut pas plus heureux. SerVespasiano avait toujours le meilleur dé, et lui gagnait des sommesconsidérables. Il se révolta contre sa fortune et contre sasuperstition, il s’obstina et perdit encore. Enfin, un jour qu’ilsortait de chez la comtesse Orsini, il ne put s’empêcher des’écrier dans l’escalier : Dieu me pardonne ! je croisque ce vieux fou avait raison, et que ma bourse étaitensorcelée ; car je n’ai plus un dé passable depuis que jel’ai rendue à la Bianchina.

En ce moment, il aperçut, flottant devant lui,une robe à fleurs, d’où sortaient deux jambes fines etlestes ; c’était la mystérieuse négresse. Il doubla le pas,l’accosta, et lui demanda qui elle était et à qui elleappartenait.

– Qui sait ? répondit l’Africaineavec un malicieux sourire.

– Toi, je suppose. N’es-tu pas laservante de Monna Bianchina ?

– Non ; qui est-elle, MonnaBianchina ?

– Eh ! par Dieu ! celle qui t’achargée l’autre jour de m’apporter cette boîte que tu as si bienjetée sur mon balcon.

– Oh ! Excellence, je ne le croispas.

– Je le sais ; ne cherche pas àfeindre ; c’est elle-même qui me l’a dit.

– Si elle vous l’a dit,… répliqua lanégresse d’un air d’hésitation. Elle haussa les épaules, réfléchitun instant ; puis, donnant de son éventail un petit coup surla joue de Pippo, elle lui cria en s’enfuyant :

– Mon beau garçon, on s’est moqué detoi.

Les rues de Venise sont un labyrinthe sicompliqué, elles se croisent de tant de façons par des caprices sivariés et si imprévus, que Pippo, après avoir laissé échapper lajeune fille, ne put parvenir à la rejoindre. Il resta fortembarrassé, car il avait commis deux fautes, la première en donnantsa bourse à Bianchina, et la seconde en ne retenant pas lanégresse. Errant au hasard dans la ville, il se dirigea, presquesans le savoir, vers le palais de la signora Dorothée, samarraine ; il se repentait de n’avoir pas fait à cette dame,quelque temps auparavant, sa visite projetée ; il avaitcoutume de la consulter sur tout ce qui l’intéressait, et rarementil avait eu recours à elle sans en retirer quelque avantage.

Il la trouva seule dans son jardin, et aprèslui avoir baisé la main : – Jugez, lui dit-il, ma bonnemarraine, de la sottise que je viens de faire. On m’a envoyé, iln’y a pas longtemps, une bourse…

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, quela signora Dorothée se mit à rire. – Eh bien ! lui dit-elle,est-ce que cette bourse n’est pas jolie ? Ne trouves-tu pasque les fleurs d’or font bon effet sur le velours rouge ?

– Comment ! s’écria le jeunehomme ; se pourrait-il que vous fussiez instruite…

En ce moment, plusieurs sénateurs entraientdans le jardin ; la vénérable dame se leva pour les recevoir,et ne répondit pas aux questions que Pippo, dans son étonnement, necessait de lui adresser.

III

Lorsque les sénateurs se furent retirés, lasignora Dorothée, malgré les prières et les importunités de sonfilleul, ne voulut jamais s’expliquer davantage. Elle était fâchéequ’un premier mouvement de gaieté lui eût fait avouer qu’ellesavait le secret d’une aventure dont elle ne voulait pas se mêler.Comme Pippo insistait toujours :

– Mon cher enfant, lui dit-elle, tout ceque je puis te dire, c’est qu’il est vrai qu’en t’apprenant le nomde la personne qui a brodé pour toi cette bourse, je te rendraispeut-être un bon service ; car cette personne est assurémentune des plus nobles et des plus belles de Venise. Que cela tesuffise donc ; malgré mon envie de t’obliger, il faut que jeme taise ; je ne trahirai pas un secret que je possède seule,et que je ne pourrai te dire que si l’on m’en charge, car je leferai alors honorablement.

– Honorablement, ma chère marraine ?mais pouvez-vous croire qu’en me confiant à moi seul…

– Je m’entends, répliqua la vieilledame ; et comme, malgré sa dignité, elle ne pouvait se passerd’un peu de malice : Puisque tu fais quelquefois des vers,ajouta-t-elle, que ne fais-tu un sonnet là-dessus ?

Voyant qu’il ne pouvait rien obtenir, Pippomit fin à ses instances ; mais sa curiosité, comme on peutpenser, était d’une vivacité extrême. Il resta à dîner chezl’avogador Pasqualigo, ne pouvant se résoudre à quitter samarraine, espérant que sa belle inconnue viendrait peut-être fairevisite le soir, mais il ne vit que des sénateurs, des magistrats,et les plus graves robes de la république.

Au coucher du soleil, le jeune homme se séparade la compagnie, et alla s’asseoir dans un petit bosquet. Ilréfléchit à ce qu’il avait à faire, et il se détermina à deuxchoses : obtenir de la Bianchina qu’elle lui rendît sa bourse,et suivre, en second lieu, le conseil que la signora Dorothée luiavait donné en riant, c’est-à-dire faire un sonnet sur sonaventure. Il résolut, en outre, de donner ce sonnet, quand ilserait fait, à sa marraine, qui ne manquerait sans doute pas de lemontrer à la belle inconnue. Sans vouloir tarder davantage, il mitsur-le-champ son double projet à exécution.

Après avoir rajusté son pourpoint, et poséavec soin sa toque sur son oreille, il se regarda d’abord dans uneglace pour voir s’il avait bonne mine, car sa première pensée avaitété de séduire de nouveau la Bianchina par de feintes protestationsd’amour, et de la persuader par la douceur ; mais il renonçabientôt à ce projet, réfléchissant qu’ainsi il ne ferait queranimer la passion de cette femme et se préparer de nouvellesimportunités. Il prit le parti opposé ; il courut chez elle entoute hâte, comme s’il eût été furieux ; il se prépara à luijouer une scène désespérée, et à l’épouvanter si bien qu’elle setînt dorénavant en repos.

Monna Bianchina était une de ces Vénitiennesblondes aux yeux noirs dont le ressentiment a, de tout temps, étéregardé comme dangereux. Depuis qu’il l’avait si maltraitée, Pippon’avait reçu d’elle aucun message ; elle préparait sans douteen silence la vengeance qu’elle avait annoncée. Il était doncnécessaire de frapper un coup décisif, sous peine d’augmenter lemal. Elle se disposait à sortir quand le jeune homme arriva chezelle ; il l’arrêta dans l’escalier, et la forçant à rentrerdans sa chambre :

– Malheureuse femme ! s’écria-t-il,qu’avez-vous fait ? Vous avez détruit toutes mes espérances,et votre vengeance est accomplie !

– Bon Dieu ! que vous est-ilarrivé ? demanda la Bianchina stupéfaite.

– Vous le demandez ! Où est cettebourse que vous avez dit venir de vous ? Oserez-vous encore mesoutenir ce mensonge ?

– Qu’importe si j’ai menti ou non ?je ne sais ce que cette bourse est devenue.

– Tu vas mourir ou me la rendre, s’écriaPippo en se jetant sur elle. Et, sans respect pour une robe neuvedont la pauvre femme venait de se parer, il écarta violemment levoile qui couvrait sa poitrine et lui posa son poignard sur lecœur.

La Bianchina se crut morte et commença àappeler au secours ; mais Pippo lui bâillonna la bouche avecson mouchoir, et, sans qu’elle pût pousser un cri, il la forçad’abord de lui rendre la bourse qu’elle avait heureusementconservée. – Tu as fait le malheur d’une puissante famille, luidit-il ensuite, tu as à jamais troublé l’existence d’une des plusillustres maisons de Venise ! Tremble ! cette maisonredoutable veille sur toi ; ni toi ni ton mari, vous ne ferezun seul pas, maintenant, sans qu’on ait l’œil sur vous. LesSeigneurs de la Nuit ont inscrit ton nom sur leur livre, pense auxcaves du palais ducal. Au premier mot que tu diras pour révéler lesecret terrible que ta malice t’a fait deviner, ta famille entièredisparaîtra !

Il sortit sur ces paroles, et tout le mondesait qu’à Venise on n’en pouvait prononcer de plus effrayantes. Lesimpitoyables et secrets arrêts de la corte maggiorerépandaient une terreur si grande, que ceux qui se croyaientseulement soupçonnés se regardaient d’avance comme morts. Ce futjustement ce qui arriva au mari de la Bianchina, ser Orio, à quielle raconta, à peu de chose près, la menace que Pippo venait delui faire. Il est vrai qu’elle en ignorait les motifs, et en effetPippo les ignorait lui-même, puisque toute cette affaire n’étaitqu’une fable ; mais ser Orio jugea prudemment qu’il n’étaitpas nécessaire de savoir par quels motifs on s’était attiré lacolère de la cour suprême, et que le plus important était de s’ysoustraire. Il n’était pas né à Venise, ses parents habitaient laterre ferme : il s’embarqua avec sa femme le jour suivant, etl’on n’entendit plus parler d’eux. Ce fut ainsi que Pippo trouvamoyen de se débarrasser de Bianchina, et de lui rendre avec usurele mauvais tour qu’elle lui avait joué. Elle crut toute sa viequ’un secret d’État était réellement attaché à la bourse qu’elleavait voulu dérober, et, comme dans ce bizarre événement tout étaitmystère pour elle, elle ne put jamais former que des conjectures.Les parents de ser Orio en firent le sujet de leurs entretiensparticuliers. À force de suppositions, ils finirent par créer unefable plausible. Une grande dame, disaient-ils, s’était éprise duTizianello, c’est-à-dire du fils du Titien, lequel était amoureuxde Monna Bianchina, et perdait, bien entendu, ses peines auprèsd’elle. Or, cette grande dame, qui avait brodé elle-même une boursepour le Tizianello, n’était autre que la dogaresse en personne.Qu’on juge de sa colère en apprenant que le Tizianello avait faitle sacrifice de ce don d’amour à la Bianchina ! Telle était lachronique de famille qu’on se répétait à voix basse à Padoue dansla petite maison de ser Orio.

Satisfait du succès de sa première entreprise,notre héros songea à tenter la seconde. Il s’agissait de faire unsonnet pour sa belle inconnue. Comme l’étrange comédie qu’il avaitjouée l’avait ému malgré lui, il commença par écrire rapidementquelques vers où respirait une certaine verve. L’espérance,l’amour, le mystère, toutes les expressions passionnées ordinairesaux poètes, se présentaient enfouie à son esprit. – Mais,pensa-t-il, ma marraine m’a dit que j’avais affaire à l’une desplus nobles et des plus belles dames de Venise ; il me fautdonc garder un ton convenable et l’aborder avec plus derespect.

Il effaça ce qu’il avait écrit, et, passantd’un extrême à l’autre, il rassembla quelques rimes sonoresauxquelles il s’efforça d’adapter, non sans peine, des penséessemblables à sa dame, c’est-à-dire les plus belles et les plusnobles qu’il put trouver. À l’espérance trop hardie il substitua ledoute craintif ; au lieu de mystère et d’amour, il parla derespect et de reconnaissance. Ne pouvant célébrer les attraitsd’une femme qu’il n’avait jamais vue, il se servit, le plusdélicatement possible, de quelques termes vagues qui pouvaients’appliquer à tous les visages. Bref, après deux heures deréflexions et de travail, il avait fait douze vers passables, fortharmonieux et très insignifiants.

Il les mit au net sur une belle feuille deparchemin, et dessina sur les marges des oiseaux et des fleursqu’il coloria soigneusement. Mais, dès que son ouvrage fut achevé,il n’eut pas plus tôt relu ses vers, qu’il les jeta par la fenêtre,dans le canal qui passait près de sa maison. – Que fais-jedonc ? se demanda-t-il ; à quoi bon poursuivre cetteaventure, si ma conscience ne parle pas ?

Il prit sa mandoline et se promena de long enlarge dans sa chambre, en chantant et en s’accompagnant sur unvieil air composé pour un sonnet de Pétrarque. Au bout d’un quartd’heure il s’arrêta ; son cœur battait. Il ne songeait plus niaux convenances, ni à l’effet qu’il pourrait produire. La boursequ’il avait arrachée à la Bianchina, et qu’il venait de rapportercomme une conquête, était sur sa table. Il la regarda.

– La femme qui a fait cela pour moi, sedit-il, doit m’aimer et savoir aimer. Un pareil travail est long etdifficile ; ces fils légers, ces vives couleurs, demandent dutemps, et, en travaillant, elle pensait à moi. Dans le peu de motsqui accompagnaient cette bourse, il y avait un conseil d’ami et pasune parole équivoque. Ceci est un cartel amoureux envoyé par unefemme de cœur ; n’eût-elle pensé à moi qu’un jour, il fautbravement relever le gant.

Il se remit à l’œuvre, et, en prenant saplume, il était plus agile par la crainte et par l’espérance quelorsqu’il avait joué les plus fortes sommes sur un coup de dé. Sansréfléchir et sans s’arrêter, il écrivit à la hâte un sonnet, dontvoici à peu près la traduction :

Lorsque j’ai lu Pétrarque, étant encoreenfant,

J’ai souhaité d’avoir quelque gloire enpartage.

Il aimait en poète et chantait enamant ;

De la langue des dieux lui seul sut faireusage.

Lui seul eut le secret de saisir aupassage

Les battements du cœur qui durent unmoment,

Et, riche d’un sourire, il en gravaitl’image

Du bout d’un stylet d’or sur un purdiamant.

O vous qui m’adressez une parole amie,

Qui l’écriviez hier et l’oublierez demain,

Souvenez-vous de moi qui vous en remercie.

J’ai le cœur de Pétrarque et n’ai point songénie ;

Je ne puis ici-bas que donner en chemin

Ma main à qui m’appelle, à qui m’aime mavie.

Pippo se rendit le lendemain chez la signoraDorothée. Dès qu’il se trouva seul avec elle, il posa son sonnetsur les genoux de l’illustre dame, en lui disant : Voilà pourvotre amie. La signora se montra d’abord surprise, puis elle lutles vers, et jura qu’elle ne se chargerait jamais de les montrer àpersonne. Mais Pippo n’en fit que rire, et, comme il était persuadédu contraire, il la quitta en l’assurant qu’il n’avait là-dessusaucune inquiétude.

IV

Il passa cependant la semaine suivante dans leplus grand trouble ; mais ce trouble n’était pas sans charmes.Il ne sortait pas de chez lui, et n’osait, pour ainsi dire, remuer,comme pour mieux laisser faire la fortune. En cela il agit avecplus de sagesse qu’on n’en a ordinairement à son âge, car iln’avait que vingt-cinq ans, et l’impatience de la jeunesse nousfait souvent dépasser le but en voulant l’atteindre trop vite. Lafortune veut qu’on s’aide soi-même et qu’on sache la saisir àpropos ; car, selon l’expression de Napoléon, elle est femme.Mais, par cette raison même, elle veut avoir l’air d’accorder cequ’on lui arrache, et il faut lui donner le temps d’ouvrir lamain.

Ce fut le neuvième jour, vers le soir, que lacapricieuse déesse frappa À la porte du jeune homme ; et cen’était pas pour rien, comme vous allez voir. Il descendit etouvrit lui-même. La négresse était sur le seuil ; elle tenaità la main une rose qu’elle approcha des lèvres de Pippo.

– Baisez cette fleur, lui dit-elle ;il y a dessus un baiser de ma maîtresse. Peut-elle venir vous voirsans danger ?

– Ce serait une grande imprudence,répondit Pippo, si elle venait en plein jour ; mes domestiquesne pourraient manquer de la voir. Lui est-il possible de venir lanuit ?

– Non ; qui l’oserait à saplace ? Elle ne peut ni sortir la nuit, ni vous recevoir chezelle.

– Il faut donc qu’elle consente à venirautre part qu’ici, dans un endroit que je t’indiquerai.

– Non, c’est ici qu’elle veutvenir ; voyez à prendre vos précautions.

Pippo réfléchit quelques instants. – Tamaîtresse peut-elle se lever de bonne heure ? demanda-t-il àla négresse.

– À l’heure où se lève le soleil.

– Eh bien ! écoute. Je me réveilleordinairement fort tard, par conséquent toute ma maison dort lagrasse matinée. Si ta maîtresse peut venir au point du jour, jel’attendrai, et elle pourra pénétrer ici sans être vue de personne.Pour ce qui est de la faire sortir ensuite, je m’en charge, sitoutefois elle peut rester chez moi jusqu’à la nuit tombante.

– Elle le fera ; vous plaît-il quece soit demain ?

– Demain à l’aurore, dit Pippo. Il glissaune poignée de sequins sous la gorgerette de la messagère ;puis, sans en demander davantage, il regagna sa chambre et s’yenferma, décidé à veiller jusqu’au jour. Il se fit d’aborddéshabiller, afin qu’on crût qu’il allait se mettre au lit ;lorsqu’il fut seul, il alluma un bon feu, mit une chemise brodéed’or, un collet de senteur et un pourpoint de velours blanc avecdes manches de satin de la Chine ; puis, tout étant biendisposé, il s’assit près de la fenêtre, et commença à rêver à sonaventure.

Il ne jugeait pas aussi défavorablement qu’onle croirait peut-être de la promptitude avec laquelle sa dame luiavait donné un rendez-vous. Il ne faut pas, d’abord, oublier quecette histoire se passe au seizième siècle, et les amours de cetemps-là allaient plus vite que les nôtres. D’après les témoignagesles plus authentiques, il paraît certain qu’à cette époque ce quenous appellerions de l’indélicatesse passait pour de la sincérité,et il y a même lieu de penser que ce qu’on nomme aujourd’hui vertuparaissait alors de l’hypocrisie. Quoi qu’il en soit, une femmeamoureuse d’un joli garçon se rendait sans de longs discours, etcelui-ci n’en prenait pas pour cela moins bonne opiniond’elle : personne ne songeait à rougir de ce qui lui semblaitnaturel ; c’était le temps où un seigneur de la cour de Franceportait sur son chapeau, en guise de panache, un bas de soieappartenant à sa maîtresse, et il répondait sans façon à ceux quis’étonnaient de le voir au Louvre dans cet équipage, que c’était lebas d’une femme qui le faisait mourir d’amour.

Tel était, d’ailleurs, le caractère de Pippoque, fut-il né dans le siècle présent, il n’eût peut-être pasentièrement changé d’avis sur ce point. Malgré beaucoup de désordreet de folie, s’il était capable de mentir quelquefois à autrui, ilne se mentait jamais à lui-même ; je veux dire par là qu’ilaimait les choses pour ce qu’elles valent et non pour lesapparences, et que, tout en étant capable de dissimulation, iln’employait la ruse que lorsque son désir était vrai. Or, s’ilpensait qu’il y eût un caprice dans l’envoi qu’on lui avait fait,du moins il n’y croyait pas voir le caprice d’une coquette ;j’en ai dit tout à l’heure les motifs, qui étaient le soin et lafinesse avec lesquels sa bourse était brodée, et le temps qu’onavait dû mettre à la faire.

Pendant que son esprit s’efforçait de devancerle bonheur qui lui était promis, il se souvint d’un mariage turcdont on lui avait fait le récit. Quand les Orientaux prennentfemme, ils ne voient qu’après la noce le Visage de leur fiancée,qui, jusque-là, reste voilée devant eux, comme devant tout lemonde. Ils se fient à ce que leur ont dit les parents, et semarient ainsi sur parole. La cérémonie terminée, la jeune femme semontre à l’époux, qui peut alors vérifier par lui-même si sonmarché conclu est bon ou mauvais ; comme il est trop tard pours’en dédire, il n’a rien de mieux à faire que de le trouverbon ; et l’on ne voit pas, du reste, que ces unions soientplus malheureuses que d’autres.

Pippo se trouvait précisément dans le même casqu’un fiancé turc : il ne s’attendait pas, il est vrai, àtrouver une vierge dans sa dame inconnue, mais il s’en consolaitaisément ; il y avait en outre cette différence à sonavantage, que ce n’était pas un lien aussi solennel qu’il allaitcontracter. Il pouvait se livrer aux charmes de l’attente et de lasurprise, sans en redouter les inconvénients, et cetteconsidération lui semblait suffire pour le dédommager de ce quipourrait d’ailleurs lui manquer. Il se figura donc que cette nuitétait réellement celle de ses noces, et il n’est pas étonnant qu’àson âge cette pensée lui causât des transports de joie.

La première nuit des noces doit être, eneffet, pour une imagination active, un des plus grands bonheurspossibles, car il n’est précédé d’aucune peine. Les philosophesveulent, il est vrai, que la peine donne plus de saveur au plaisirqu’elle accompagne, mais Pippo pensait qu’une méchante sauce nerend pas le poisson plus frais. Il aimait donc les jouissancesfaciles, mais il ne les voulait pas grossières, et,malheureusement, c’est une loi presque invariable que les plaisirsexquis se payent chèrement. Or la nuit des noces fait exception àcette règle ; c’est une circonstance unique dans la vie, quisatisfait à la fois les deux penchants les plus chers à l’homme, laparesse et la convoitise ; elle amène dans la chambre d’unjeune homme une femme couronnée de fleurs, qui ignore l’amour, etdont une mère s’est efforcée, depuis quinze ans, d’ennoblir l’âmeet d’orner l’esprit : pour obtenir un regard de cette bellecréature, il faudrait peut-être la supplier pendant une annéeentière ; cependant, pour posséder ce trésor, l’époux n’a qu’àouvrir les bras ; la mère s’éloigne ; Dieu lui-même lepermet. Si, en s’éveillant d’un si beau rêve, on ne se trouvait pasmarié, qui ne voudrait le faire tous les soirs ?

Pippo ne regrettait pas de ne point avoiradressé de questions à la négresse ; car une servante, enpareil cas, ne peut manquer de faire l’éloge de sa maîtresse,fût-elle plus laide qu’un péché mortel ; et les deux motséchappés à la signora Dorothée suffisaient. Il eût voulu seulementsavoir si sa dame inconnue était brune ou blonde. Pour se faire uneidée d’une femme, lorsqu’on sait qu’elle est belle, rien n’est plusimportant que de connaître la nuance de ses cheveux. Pippo hésitalongtemps entre les deux couleurs, enfin il s’imagina qu’elle avaitles cheveux châtains, afin de mettre son esprit en repos.

Mais il ne sut alors comment décider de quellecouleur étaient ses yeux ; il les aurait supposés noirs sielle eût été brune, et bleus si elle eût été blonde. Il se figuraqu’ils étaient bleus, non pas de ce bleu clair et indécis qui esttour à tour gris ou verdâtre, mais de cet azur pur comme le ciel,qui, dans les moments de passion, prend une teinte plus foncée, etdevient sombre comme l’aile du corbeau.

À peine ces yeux charmants lui eurent-ilsapparu, avec un regard tendre et profond, que son imagination lesentoura d’un front blanc comme la neige, et de deux joues rosescomme les rayons du soleil sur le sommet des Alpes. Entre ces deuxjoues, aussi douces qu’une pêche, il crut voir un nez effilé commecelui du buste antique qu’on a appelé l’Amour grec. Au-dessous, unebouche vermeille, ni trop grande ni trop petite, laissant passerentre deux rangées de perles une haleine fraîche etvoluptueuse ; le menton était bien formé et légèrementarrondi ; la physionomie franche, mais un peu altière ;sur un cou un peu long, sans un seul pli, d’une blancheur mate, sebalançait mollement, comme une fleur sur sa tige, cette tête etgracieuse et toute sympathique[4]. À cettebelle image, créée par la fantaisie, il ne manquait que d’êtreréelle. Elle va venir, pensait Pippo, elle sera ici quand il ferajour ; et ce qui n’est pas le moins surprenant dans sonétrange rêverie, c’est qu’il venait de faire, sans s’en douter, lefidèle portrait de sa future maîtresse.

Lorsque la frégate de l’État qui veille àl’entrée du port tira son coup de canon pour annoncer six heures dumatin, Pippo vit que la lumière de sa lampe devenait rougeâtre, etqu’une légère teinte bleue colorait ses vitres. Il se mit aussitôtà sa croisée. Ce n’était plus, cette fois, avec des yeux à demifermés qu’il regardait autour de lui ; bien que sa nuit se futpassée sans sommeil, il se sentait plus libre et plus dispos quejamais. L’aurore commençait à se montrer, mais Venise dormaitencore : cette paresseuse patrie du plaisir ne s’éveille passi matin. À l’heure où, chez nous, les boutiques s’ouvrent, lespassants se croisent, les voitures roulent, les brouillards sejouaient sur la lagune déserte et couvraient d’un rideau les palaissilencieux. Le vent ridait à peine l’eau ; quelques voilesparaissaient au loin du côté de Fusine, apportant à la reine desmers les provisions de la journée. Seul, au sommet de la villeendormie, l’ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant ducrépuscule, et les premiers rayons du soleil étincelaient sur sesailes dorées.

Cependant les innombrables églises de Venisesonnaient l’Angélus à grand bruit ; les pigeons de larépublique, avertis par le son des cloches, dont ils savent compterles coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, àtire-d’aile, la rive des Esclavons, pour aller chercher sur lagrande place le grain qu’on y répand régulièrement pour eux à cetteheure ; les brouillards s’élevaient peu à peu ; le soleilparut ; quelques pêcheurs secouèrent leurs manteaux et semirent à nettoyer leurs barques ; l’un d’eux entonna d’unevoix claire et pure un couplet d’un air national ; du fondd’un bâtiment de commerce, une voix de basse lui répondit ;une autre plus éloignée se joignit au refrain du secondcouplet ; bientôt le chœur fut organisé, chacun faisait sapartie tout en travaillant, et une belle chanson matinale salua laclarté du jour.

La maison de Pippo était située sur le quaides Esclavons, non loin du palais Nani, à l’angle d’un petitcanal ; en cet instant, au fond de ce canal obscur, brilla lascie d’une gondole. Un seul barcarol était sur la poupe ; maisle frêle bateau fendait l’onde avec la rapidité d’une flèche, etsemblait glisser sur l’épais miroir où sa rame plate s’enfonçait encadence. Au moment de passer sous le pont qui sépare le canal de lagrande lagune, la gondole s’arrêta. Une femme masquée, d’une taillenoble et svelte, en sortit, et se dirigea vers le quai. Pippodescendit aussitôt et s’avança vers elle. – Est-ce vous ? luidit-il à voix basse. Pour toute réponse, elle prit sa main qu’illui présentait, et le suivit. Aucun domestique n’était encore levédans la maison ; sans dire un seul mot, ils traversèrent surla pointe du pied la galerie inférieure où dormait le portier.Arrivée dans l’appartement du jeune homme, la dame s’assit sur unsofa et resta d’abord quelque temps pensive. Elle ôta son masque.Pippo reconnut alors que la signora Dorothée ne l’avait pas trompé,et qu’il avait en effet devant lui une des plus belles femmes deVenise, et l’héritière de deux nobles familles, Béatrice Lorédano,veuve du procurateur Donato.

V

Il est impossible de rendre par des paroles labeauté des premiers regards que Béatrice jeta autour d’ellelorsqu’elle eut découvert son visage. Bien qu’elle fût veuve depuisdix-huit mois, elle n’avait encore que vingt-quatre ans, et quoiquela démarche qu’elle venait de faire ait pu paraître hardie aulecteur, c’était la première fois de sa vie qu’elle en faisait unesemblable ; car il est certain que jusque-là elle n’avait eud’amour que pour son mari. Aussi cette démarche l’avait-elletroublée à tel point que, pour n’y pas renoncer en route, il luiavait fallu réunir toutes ses forces, et ses yeux étaient à la foispleins d’amour, de confusion et de courage.

Pippo la regardait avec tant d’admiration,qu’il ne pouvait parler. En quelque circonstance qu’on se trouve,il est impossible de voir une femme parfaitement belle sansétonnement et sans respect. Pippo avait Souvent rencontré Béatriceà la promenade et à des réunions particulières. Il avait fait etentendu faire cent fois l’éloge de sa beauté. Elle était fille dePierre Lorédan, membre du conseil des Dix, et arrière-petite-filledu fameux Lorédan qui prit une part si active au procès de JacquesFoscari. L’orgueil de cette famille n’était que trop connu àVenise, et Béatrice passait aux yeux de tous pour avoir hérité dela fierté de ses ancêtres. On l’avait mariée très jeune auprocurateur Marco Donato, et la mort de celui-ci venait de lalaisser libre et en possession d’une grande fortune. Les premiersseigneurs de la république aspiraient à sa main ; mais elle nerépondait aux efforts qu’ils faisaient pour lui plaire que par laplus dédaigneuse indifférence. En un mot, son caractère altier etpresque sauvage était, pour ainsi dire, passé en proverbe. Pippoétait donc doublement surpris ; car si, d’une part, il n’eûtjamais osé supposer que sa mystérieuse conquête fût BéatriceDonato, d’un autre côté, il lui semblait, en la regardant, qu’il lavoyait pour la première fois, tant elle était différented’elle-même. L’amour, qui sait donner des charmes aux visages lesplus vulgaires, montrait en ce moment sa toute-puissance enembellissant ainsi un chef-d’œuvre de la nature.

Après quelques instants de silence, Pippos’approcha de sa dame et lui prit la main. Il essaya de lui peindresa surprise et de la remercier de son bonheur ; mais elle nelui répondait pas et ne paraissait pas l’entendre. Elle restaitimmobile et semblait ne rien distinguer, comme si tout ce quil’entourait eût été un rêve. Il lui parla longtemps sans qu’ellefît aucun mouvement ; cependant il avait entouré de son brasla taille de Béatrice, et il s’était assis auprès d’elle.

– Vous m’avez envoyé hier, lui dit-il, unbaiser sur une rose ; sur une fleur plus belle et plusfraîche, laissez-moi vous rendre ce que j’ai reçu.

En parlant ainsi, il l’embrassa sur leslèvres. Elle ne fit point d’effort pour l’en empêcher ; maisses regards, qui erraient au hasard, se fixèrent tout à coup surPippo. Elle le repoussa doucement et lui dit en secouant la têteavec une tristesse pleine de grâce :

– Vous ne m’aimerez pas, vous n’aurezpour moi qu’un caprice ; mais je vous aime, et je veux d’abordme mettre, à genoux devant vous.

Elle s’inclina en effet ; Pippo la retintvainement, en la suppliant de se lever. Elle glissa entre ses bras,et s’agenouilla sur le parquet.

Il n’est pas ordinaire ni même agréable devoir une femme prendre cette humble posture. Bien que ce soit unemarque d’amour, elle semble appartenir exclusivement àl’homme ; c’est une attitude pénible qu’on ne peut voir sanstrouble, et qui a quelquefois arraché à des juges le pardon d’uncoupable. Pippo contempla avec une surprise croissante le spectacleadmirable qui s’offrait à lui. S’il avait été saisi de respect enreconnaissant Béatrice, que devait-il éprouver en la voyant à sespieds ? La veuve de Donato, la fille des Lorédans, était àgenoux. Sa robe de velours, semée de fleurs d’argent, couvrait lesdalles ; son voile, ses cheveux déroulés, pendaient à terre.De ce beau cadre sortaient ses blanches épaules et ses mainsjointes, tandis que ses yeux humides se levaient vers Pippo. Émujusqu’au fond du cœur, il recula de quelques pas, et se sentitenivré d’orgueil. Il n’était pas noble ; la fierté patricienneque Béatrice dépouillait passa comme un éclair dans l’âme du jeunehomme.

Mais cet éclair ne dura qu’un instant ets’évanouit rapidement. Un tel spectacle devait produire plus qu’unmouvement de vanité. Quand nous nous penchons sur une sourcelimpide, notre image s’y peint aussitôt, et notre approche faitnaître un frère qui, du fond de l’eau, vient au-devant de nous.Ainsi, dans l’âme humaine, l’amour appelle l’amour et le faitéclore d’un regard. Pippo se jeta aussi à genoux. Inclinés l’undevant l’autre, ils restèrent ainsi tous deux quelques moments,échangeant leurs premiers baisers.

Si Béatrice était fille des Lorédans, le douxsang de sa mère, Bianca Contarini, coulait aussi dans ses veines.Jamais créature en ce monde n’avait été meilleure que cette mère,qui était aussi une des beautés de Venise. Toujours heureuse etavenante, ne pensant qu’à bien vivre durant la paix, et, en tempsde guerre, amoureuse de la patrie, Bianca semblait la sœur aînée deses filles. Elle mourut jeune, et, morte, elle était belleencore.

C’était par elle que Béatrice avait appris àconnaître et à aimer les arts, et surtout la peinture. Ce n’est pasque la jeune veuve fût devenue bien savante sur ce sujet. Elleavait été à Rome et à Florence, et les chefs-d’œuvre de Michel-Angene lui avaient inspiré que de la curiosité. Romaine, elle n’eûtaimé que Raphaël ; mais elle était fille de l’Adriatique, etelle préférait le Titien. Pendant que tout le monde s’occupait,autour d’elle, d’intrigues de cour ou des affaires de larépublique, elle ne s’inquiétait que de tableaux nouveaux et de cequ’allait devenir son art favori après la mort du vieux Vecellio.Elle avait vu au palais Dolfin le tableau dont j’ai parlé aucommencement de ce conte, le seul qu’eût fait le Tizianello, et quiavait péri dans un incendie. Après avoir admiré cette toile, elleavait rencontré Pippo chez la signora Dorothée, et elle s’étaitéprise pour lui d’un amour irrésistible.

La peinture, au siècle de Jules II et de LéonX, n’était pas un métier comme aujourd’hui ; c’était unereligion pour les artistes, un goût éclairé chez les grandsseigneurs, une gloire pour l’Italie et une passion pour les femmes.Lorsqu’un pape quittait le Vatican pour rendre visite à Buonarotti,la fille d’un noble vénitien pouvait sans honte aimer leTizianello ; mais Béatrice avait conçu un projet qui élevaitet enhardissait sa passion. Elle voulait faire de Pippo plus queson amant, elle voulait en faire un grand peintre. Elle connaissaitla vie déréglée qu’il menait, et elle avait résolu de l’enarracher. Elle savait qu’en lui, malgré ses désordres, le feu sacrédes arts n’était pas éteint, mais seulement couvert de cendre, etelle espérait que l’amour ranimerait la divine étincelle. Elleavait hésité une année entière, caressant en secret cette idée,rencontrant Pippo de temps en temps, regardant ses fenêtres quandelle passait sur le quai. Un caprice l’avait entraînée ; ellen’avait pu résister à la tentation de broder une bourse et del’envoyer. Elle s’était promis, il est vrai, de ne pas aller plusloin et de ne jamais tenter davantage. Mais quand la signoraDorothée lui avait montré les vers que Pippo avait faits pour elle,elle avait versé des larmes de joie. Elle n’ignorait pas quelrisque elle courait en essayant de réaliser son rêve ; maisc’était un rêve de femme, et elle s’était dit en sortant de chezelle : Ce que femme veut, Dieu le veut.

Conduite et soutenue par cette pensée, par sonamour et par sa franchise, elle se sentait à l’abri de la crainte.En s’agenouillant devant Pippo, elle venait de faire sa premièreprière à l’Amour ; mais, après le sacrifice de sa fierté, ledieu impatient lui en demandait un autre. Elle n’hésita pas plus àdevenir la maîtresse du Tizianello que si elle eût été sa femme.Elle ôta son voile, et le posa sur une statue de Vénus qui setrouvait dans la chambre ; puis, aussi belle et aussi pâle quela déesse de marbre, elle s’abandonna au destin.

Elle passa la journée chez Pippo, comme ilavait été convenu. Au coucher du soleil, la gondole qui l’avaitamenée vint la chercher. Elle sortit aussi secrètement qu’elleétait entrée. Les domestiques avaient été écartés sous différentsprétextes ; le portier seul restait dans la maison. Habitué àla manière de vivre de son maître, il ne s’étonna pas de voir unefemme masquée traverser la galerie avec Pippo. Mais lorsqu’il vitla dame, auprès de la porte, relever la barbe de son masque, etPippo lui donner un baiser d’adieu, il s’avança sans bruit et prêtal’oreille.

– Ne m’avais-tu jamais remarquée ?demandait gaiement Béatrice.

– Si, répondit Pippo, mais je neconnaissais pas ton visage ; toi-même, sois-en sûre, tu ne tedoutes pas de ta beauté.

– Ni toi non plus ; tu es beau commele jour, mille fois plus que je ne le croyais.M’aimeras-tu ?

– Oui, et longtemps.

– Et moi toujours.

Ils se séparèrent sur ces mots, et Pippo restasur le pas de sa porte, suivant des yeux la gondole qui emportaitBéatrice Donato.

VI

Quinze jours s’étaient écoulés, et Béatricen’avait pas encore parlé du projet qu’elle avait conçu. À direvrai, elle l’avait un peu oublié elle-même. Les premiers joursd’une liaison amoureuse ressemblent aux excursions des Espagnols,lors de la découverte du nouveau monde.

En s’embarquant, ils promettaient à leurgouvernement de suivre des instructions précises, de rapporter desplans et de civiliser l’Amérique ; mais, à peine arrivés,l’aspect d’un ciel inconnu, une forêt vierge, une mine d’or oud’argent, leur faisaient perdre la mémoire. Pour courir après lanouveauté, ils oubliaient leurs promesses et l’Europe entière, maisil leur arrivait de découvrir un trésor : ainsi fontquelquefois les amants.

Un autre motif excusait encore Béatrice.Pendant ces quinze jours, Pippo n’avait pas joué et n’était pasallé une seule fois chez la comtesse Orsini. C’était uncommencement de sagesse ; Béatrice, du moins, en jugeaitainsi, et je ne sais si elle avait tort ou raison. Pippo passaitune moitié du jour près de sa maîtresse, et l’autre moitié àregarder la mer, en buvant du vin de Samos dans un cabaret du Lido.Ses amis ne le voyaient plus ; il avait rompu toutes seshabitudes, et ne s’inquiétait ni du temps, ni de l’heure, ni de sesactions ; il s’enivrait en un mot du profond oubli de touteschoses que les premiers baisers d’une belle femme laissent toujoursaprès eux ; et peut-on dire d’un homme, en pareil cas, s’ilest sage ou fou ?

Pour me servir d’un mot qui dit tout, Pippo etBéatrice étaient faits l’un pour l’autre ; ils s’en étaientaperçus dès le premier jour, mais encore fallait-il le temps des’en convaincre, et, pour cela, ce n’était pas trop d’un mois. Unmois se passa donc sans qu’il fût question de peinture. Enrevanche, il était beaucoup question d’amour, de musique sur l’eauet de promenades hors de la ville. Les grandes dames aimentquelquefois mieux une secrète partie de plaisir dans une aubergedes faubourgs qu’un petit souper dans un boudoir. Béatrice était decet avis, et elle préférait aux dîners mêmes du doge un poissonfrais mangé en tête-à-tête avec Pippo sous les tonnelles de laQuintavalle. Après le repas, ils montaient en gondole, et s’enallaient voguer autour de l’île des Arméniens : c’est là,entre la ville et le Lido, entre le ciel et la mer, que jeconseille au lecteur d’aller, par un beau clair de lune, fairel’amour à la vénitienne.

Au bout d’un mois, un jour que Béatrice étaitvenue secrètement chez Pippo, elle le trouva plus joyeux que decoutume. Lorsqu’elle entra, il venait de déjeuner et se promenaiten chantant ; le soleil éclairait sa chambre et faisaitreluire sur sa table une écuelle d’argent pleine de sequins. Ilavait joué la veille, et gagné quinze cents piastres à serVespasiano. De cette somme il avait acheté un éventail chinois, desgants parfumés et une chaîne d’or faite à Venise et admirablementtravaillée ; il avait mis le tout dans un coffret de bois decèdre incrusté de nacre, qu’il offrit à Béatrice.

Elle reçut d’abord ce cadeau avec joie ;mais bientôt après, lorsqu’elle eut appris qu’il provenait d’argentgagné au jeu, elle ne voulut plus l’accepter. Au lieu de se joindreà la gaieté de Pippo, elle tomba dans la rêverie. Peut-êtrepensait-elle qu’il avait déjà moins d’amour pour elle, puisqu’ilétait retourné à ses anciens plaisirs. Quoi qu’il en fût, elle vitque le moment était venu de parler et d’essayer de le fairerenoncer aux désordres dans lesquels il allait retomber.

Ce n’était pas une entreprise facile. Depuisun mois, elle avait déjà pu connaître le caractère de Pippo. Ilétait, il est vrai, d’une nonchalance extrême pour ce qui regardeles choses ordinaires de la vie, et il pratiquait lefar-niente avec délices ; mais, pour les choses plusimportantes, il n’était pas aisé de le maîtriser, à cause de cetteindolence même ; car, dès qu’on voulait prendre de l’empiresur lui, au lieu de lutter et de disputer, il laissait dire lesgens et n’en faisait pas moins à sa guise. Pour arriver à ses fins,Béatrice prit un détour et lui demanda s’il voulait faire sonportrait.

Il y consentit sans peine ; le lendemainil acheta une toile, et fit apporter dans sa chambre un beauchevalet de chêne sculpté qui avait appartenu à son père. Béatricearriva dès le matin, couverte d’une ample robe brune, dont elle sedébarrassa lorsque Pippo fut prêt à se mettre à l’ouvrage. Elleparut alors devant lui dans un costume à peu près pareil à celuidont Pâris Bordone a revêtu sa Vénus couronnée. Ses cheveux, nouéssur le front et entremêlés de perles, tombaient sur ses bras et surses épaules en longues mèches ondoyantes. Un collier de perles quidescendait jusqu’à la ceinture, fixé au milieu de sa poitrine parun fermoir d’or, suivait et dessinait les parfaits contours de sonsein nu. Sa robe de taffetas changeant, bleu et rose, était relevéesur le genou par une agrafe de rubis, laissant à découvert unejambe polie comme le marbre. Elle portait en outre de richesbracelets et des mules de velours écarlate lacées d’or.

La Vénus de Bordone n’est pas autre chose,comme on sait, que le portrait d’une dame vénitienne ; et cepeintre, élève du Titien, avait une grande réputation en Italie.Mais Béatrice, qui connaissait peut-être le modèle du tableau,savait bien qu’elle était plus belle. Elle voulait exciterl’émulation de Pippo, et elle lui montrait ainsi qu’on pouvaitsurpasser le Bordone. – Par le sang de Diane ! s’écria lejeune homme lorsqu’il l’eut examinée quelque temps, la Vénuscouronnée n’est qu’une écaillère de l’arsenal qui s’est déguisée endéesse ; mais voici la mère de l’Amour et la maîtresse du dieudes batailles !

Il est facile de croire que son premier soin,en voyant un si beau modèle, ne fut pas de se mettre à peindre.Béatrice craignit un instant d’être trop belle et d’avoir pris unmauvais moyen pour faire réussir ses projets de réforme. Cependantle portrait fut commencé, mais il était ébauché d’une maindistraite. Pippo laissa par hasard tomber son pinceau ;Béatrice le ramassa, et en le rendant à son amant : – Lepinceau de ton père, lui dit-elle, tomba ainsi un jour de samain ; Charles-Quint le ramassa et le lui rendit : jeveux faire comme César, quoique je ne sois pas une impératrice.

Pippo avait toujours eu pour son père uneaffection et une admiration sans bornes, et il n’en parlait jamaisqu’avec respect. Ce souvenir fit impression sur lui. Il se leva etouvrit une armoire. – Voilà le pinceau dont vous me parlez, dit-ilà Béatrice en le lui montrant ; mon pauvre père l’avaitconservé comme une relique, depuis que le maître de la moitié dumonde y avait touché.

– Vous souvenez-vous de cette scène,demanda Béatrice, et pourriez-vous m’en faire le récit ?

– C’était à Bologne, répondit Pippo. Il yavait eu une entrevue entre le pape et l’empereur ; ils’agissait du duché de Florence, ou, pour mieux dire, du sort del’Italie. On avait vu le pape et Charles-Quint causer ensemble surune terrasse, et pendant leur entretien la ville entière setaisait. Au bout d’une heure tout était décidé ; un grandbruit d’hommes et de chevaux avait succédé au silence. On ignoraitce qui allait arriver, et on s’agitait pour le savoir ; maisle plus profond mystère avait été ordonné ; les habitantsregardaient passer avec curiosité et avec terreur les moindresofficiers des deux cours ; on parlait d’un démembrement del’Italie, d’exils et de principautés nouvelles. Mon pèretravaillait à un grand tableau, et il était au bout de l’échellequi lui servait à peindre, lorsque des hallebardiers, leur pique àla main, ouvrirent la porte et se rangèrent contre le mur. Un pageentra et cria à haute voix : César ! Quelques minutesaprès, l’empereur parut, roide dans son pourpoint, et souriant danssa barbe rousse. Mon père, surpris et charmé de cette visiteinattendue, descendait aussi vite qu’il pouvait de sonéchelle ; il était vieux ; en s’appuyant à la rampe, illaissa tomber son pinceau. Les assistants restaient immobiles, carla présence de l’empereur les avait changés en statues. Mon pèreétait confus de sa lenteur et de sa maladresse, mais il craignait,en se hâtant, de se blesser ; Charles-Quint fit quelques pasen avant, se courba lentement et ramassa le pinceau. – Le Titien,dit-il d’une voix claire et impérieuse, le Titien mérite biend’être servi par César. Et avec une majesté vraiment sans égale, ilrendit le pinceau à mon père, qui mit un genou en terre pour lerecevoir.

Après ce récit, que Pippo n’avait pu fairesans émotion, Béatrice resta silencieuse pendant quelquetemps ; elle baissait la tête et paraissait tellementdistraite, qu’il lui demanda à quoi elle pensait.

– Je pense à une chose, répondit-elle.Charles-Quint est mort maintenant, et son fils est roi d’Espagne.Que dirait-on de Philippe II, si, au lieu de porter l’épée de sonpère, il la laissait se rouiller dans une armoire ?

– Pippo sourit, et quoiqu’il eût comprisla pensée de Béatrice, il lui demanda ce qu’elle voulait dire parlà.

– Je veux dire, répondit-elle, que toiaussi tu es l’héritier d’un roi, car le Bordone, le Moretto, leRomanino, sont de bons peintres ; le Tintoret et le Giorgioneétaient des artistes ; mais le Titien était un roi ; etmaintenant qui porte son sceptre ?

– Mon frère Orazio, répondit Pippo, eûtété un grand peintre s’il eût vécu.

– Sans doute, répliqua Béatrice, et voilàce qu’on dira des fils du Titien : l’un aurait été grand s’ilavait vécu, et l’autre s’il avait voulu.

– Crois-tu cela ? dit en riantPippo ; eh bien ! On ajoutera donc : Mais il aimamieux aller en gondole avec Béatrice Donato.

Comme c’était une autre réponse que Béatriceavait espérée, elle fut un peu déconcertée. Elle ne perdit pourtantpoint courage, mais elle prit un ton plus sérieux.

– Écoute-moi, dit-elle, et ne raille pas.Le seul tableau que tu aies fait a été admiré. Il n’y a personnequi n’en regrette la perte ; mais la vie que tu mènes estquelque chose de pire que l’incendie du palais Dolfin, car elle teconsume toi-même. Tu ne penses qu’à te divertir, et tu ne réfléchispas que ce qui est un égarement pour les autres est pour toi unehonte. Le fils d’un marchand enrichi peut jouer aux dés, mais nonle Tizianello. À quoi sert que tu en saches autant que nos plusvieux peintres, et que tu aies la jeunesse qui leur manque ?Tu n’as qu’à essayer pour réussir et tu n’essayes pas. Tes amis tetrompent, mais je remplis mon devoir en te disant que tu outragesla mémoire de ton père ; et qui te le dirait, si ce n’estmoi ? Tant que tu seras riche, tu trouveras des gens quit’aideront à te ruiner ; tant que tu seras beau, les femmest’aimeront ; mais qu’arrivera-t-il si, pendant que tu esjeune, on ne te dit pas la vérité ? Je suis votre maîtresse,mon cher seigneur, mais je veux être aussi votre amante. Plût àDieu que vous fussiez né pauvre ! Si vous m’aimez, il fauttravailler. J’ai trouvé dans un quartier éloigné de la ville unepetite maison retirée, où il n’y a qu’un étage. Nous la feronsmeubler, si vous voulez, à notre goût, et nous en aurons deuxclefs : l’une sera pour vous, et je garderai l’autre. Là, nousn’aurons peur de personne, et nous serons en liberté. Vous y ferezporter un chevalet ; si vous me promettez d’y venir travaillerseulement deux heures par jour, j’irai vous y voir tous les jours.Aurez-vous assez de patience pour cela ? Si vous acceptez,dans un an d’ici vous ne m’aimerez probablement plus, mais vousaurez pris l’habitude du travail, et il y aura un grand nom de plusen Italie. Si vous refusez, je ne puis cesser de vous aimer, maisce sera me dire que vous ne m’aimez pas.

Pendant que Béatrice parlait, elle étaittremblante. Elle craignait d’offenser son amant, et cependant elles’était imposé l’obligation de s’exprimer sans réserve ; cettecrainte et le désir de plaire faisaient étinceler ses yeux. Elle neressemblait plus à Vénus, mais à une Muse. Pippo ne lui réponditpas sur-le-champ ; il la trouvait si belle ainsi, qu’il lalaissa quelque temps dans l’inquiétude. À dire vrai, il avait moinsécouté les remontrances que l’accent de la voix qui lesprononçait ; mais cette voix pénétrante l’avait charmé.Béatrice avait parlé de toute son âme, dans le plus pur toscan,avec la douceur vénitienne. Quand une vive ariette sort d’une bellebouche, nous ne faisons pas grande attention aux paroles ; ilest même quelquefois plus agréable de ne pas les entendredistinctement, et de nous laisser entraîner par la musique seule.Ce fut à peu près ce que fit Pippo. Sans songer à ce qu’on luidemandait, il s’approcha de Béatrice, lui donna un baiser sur lefront, et lui dit :

– Tout ce que tu voudras, tu es bellecomme un ange.

Il fut convenu qu’à partir de ce jour, Pippotravaillerait régulièrement. Béatrice voulut qu’il s’y engageât parécrit. Elle tira ses tablettes, et en y traçant quelques lignesavec une fierté amoureuse :

– Tu sais, dit-elle, que nous autresLorédans, nous tenons des comptes fidèles[5]. Jet’inscris comme mon débiteur pour deux heures de travail par jourpendant un an ; signe, et paye-moi exactement, afin que jesache que tu m’aimes.

Pippo signa de bonne grâce. – Mais il est bienentendu, dit-il, que je commencerai par faire ton portrait.

Béatrice l’embrassa à son tour, et lui dit àl’oreille :

– Et moi aussi je ferai ton portrait, unbeau portrait bien ressemblant, non pas inanimé, mais vivant.

VII

L’amour de Pippo et de Béatrice avait pu secomparer d’abord à une source qui s’échappe de terre ; ilressemblait maintenant à un ruisseau qui s’infiltre peu à peu et secreuse un lit dans le sable. Si Pippo eût été noble, il eûtcertainement épousé Béatrice ; car, à mesure qu’ils seconnaissaient mieux, ils s’aimaient davantage ; mais, quoiqueles Vecelli fussent d’une bonne famille de Cador en Frioul, unepareille union n’était pas possible. Non seulement les prochesparents de Béatrice s’y seraient opposés, mais tout ce qui portaità Venise un nom patricien se serait indigné. Ceux qui toléraient leplus volontiers les intrigues d’amour, et qui ne trouvaient rien àredire à ce qu’une noble dame fût la maîtresse d’un peintre,n’eussent jamais pardonné à cette même femme si elle eût épousé sonamant. Tels étaient les préjugés de cette époque, qui valaitpourtant mieux que la nôtre.

La petite maison était meublée ; Pippotenait parole en y allant tous les jours. Dire qu’il travaillait,ce serait trop, mais il en faisait semblant, ou plutôt il croyaittravailler. Béatrice, de son côté, tenait plus qu’elle n’avaitpromis, car elle arrivait toujours la première. Le portrait étaitébauché ; il avançait lentement, mais il était sur lechevalet, et, quoiqu’on n’y touchât pas la plupart du temps, ilfaisait du moins l’office de témoin, soit pour encourager l’amour,soit pour excuser la paresse.

Tous les matins, Béatrice envoyait à son amantun bouquet par sa négresse, afin qu’il s’accoutumât à se lever debonne heure. – Un peintre doit être debout à l’aurore,disait-elle ; la lumière du soleil est sa vie et le véritableélément de son art, puisqu’il ne peut rien faire sans elle.

Cet avertissement paraissait juste à Pippo,mais il en trouvait l’application difficile. Il lui arrivait demettre le bouquet de la négresse dans le verre d’eau sucrée qu’ilavait sur sa table de nuit, et de se rendormir. Quand, pour aller àla petite maison, il passait sous les fenêtres de la comtesseOrsini, il lui semblait que son argent s’agitait dans sa poche. Ilrencontra un jour à la promenade ser Vespasiano, qui lui demandapourquoi on ne le voyait plus.

– J’ai fait serment de ne plus tenir uncornet, répondit-il, et de ne plus toucher à une carte ; mais,puisque vous voilà, jouons à croix ou pile l’argent que nous avonssur nous.

Ser Vespasiano, qui, bien qu’il fut vieux etnotaire, n’en était pas moins le jeu incarné, n’eut garde derefuser cette proposition. Il jeta une piastre en l’air, perdit unetrentaine de sequins et s’en fut très peu satisfait. – Queldommage, pensa Pippo, de ne pas jouer dans ce moment-ci ! jesuis sûr que la bourse de Béatrice continuerait à me porterbonheur, et que je regagnerais en huit jours ce que j’ai perdudepuis deux ans.

C’était pourtant avec grand plaisir qu’ilobéissait à sa maîtresse. Son petit atelier offrait l’aspect leplus gai et le plus tranquille. Il s’y trouvait comme dans un mondenouveau, dont cependant il avait mémoire, car sa toile et sonchevalet lui rappelaient son enfance. Les choses qui nous ont étéjadis familières nous le redeviennent aisément, et cette facilité,jointe au souvenir, nous les rend chères sans que nous sachionspourquoi. Lorsque Pippo prenait sa palette, et que, par une bellematinée, il y écrasait ses couleurs brillantes ; puis quand illes regardait disposées en ordre et prêtes à se mêler sous sa main,il lui semblait entendre derrière lui la voix rude de son père luicrier comme autrefois : Allons, fainéant ; à quoirêves-tu ? qu’on m’entame hardiment cette besogne ! À cesouvenir, il tournait la tête ; mais, au lieu du sévère visagedu Titien, il voyait Béatrice les bras et le sein nus, le frontcouronné De perles, qui se préparait à poser devant lui, et qui luidisait en souriant : Quand il vous plaira, mon seigneur.

Il ne faut pas croire qu’il fût indifférentaux conseils qu’elle lui donnait, et elle ne les lui épargnait pas.Tantôt elle lui parlait des maîtres vénitiens, et de la placeglorieuse qu’ils avaient conquise parmi les écoles d’Italie ;tantôt, après lui avoir rappelé à quelle grandeur l’art s’étaitélevé, elle lui en montrait la décadence. Elle n’avait que tropraison sur ce sujet, car Venise faisait alors ce que venait defaire Florence : elle perdait non seulement sa gloire, mais lerespect de sa gloire. Michel-Ange et le Titien avaient vécu tousdeux près d’un siècle ; après avoir enseigné les arts à leurpatrie, ils avaient lutté contre le désordre aussi longtemps que lepeut la force humaine ; mais ces deux vieilles colonness’étaient enfin écroulées. Pour élever aux nues des novateursobscurs, on oubliait les maîtres à peine ensevelis. Brescia,Crémone, ouvraient de nouvelles écoles, et les proclamaientsupérieures aux anciennes. À Venise même, le fils d’un élève duTitien, usurpant le surnom donné à Pippo, se faisait appeler commelui le Tizianello, et remplissait d’ouvrages du plus mauvais goûtl’église patriarcale.

Quand même Pippo ne se fût pas soucié de lahonte de sa patrie, il devait s’irriter de ce scandale. Lorsqu’onvantait devant lui un mauvais tableau, ou lorsqu’il trouvait dansquelque église une méchante toile au milieu des chefs-d’œuvre deson père, il éprouvait le même déplaisir qu’aurait pu ressentir unpatricien en voyant le nom d’un bâtard inscrit sur le livre d’or.Béatrice comprenait ce déplaisir, et les femmes ont toutes plus oumoins un peu de l’instinct de Dalila : elles savent saisir àpropos le secret des cheveux de Samson. Tout en respectant les nomsconsacrés, Béatrice avait soin de faire de temps en temps l’élogede quelque peintre médiocre. Il ne lui était pas facile de secontredire ainsi elle-même, mais elle donnait à ces faux éloges,avec beaucoup d’habileté, un air de vraisemblance. Par ce moyen,elle parvenait souvent à exciter la mauvaise humeur de Pippo, etelle avait remarqué que, dans ces moments, il se mettait àl’ouvrage avec une vivacité extraordinaire. Il avait alors lahardiesse d’un maître, et l’impatience l’inspirait. Mais soncaractère frivole reprenait bientôt le dessus, il jetait tout àcoup son pinceau. – Allons boire un verre de vin de Chypre,disait-il, et ne parlons plus de ces sottises.

Un esprit aussi inconstant eût peut-êtredécouragé une autre que Béatrice ; mais, puisque nous trouvonsdans l’histoire le récit des haines les plus tenaces, il ne fautpas s’étonner que l’amour puisse donner de la persévérance.Béatrice était persuadée d’une chose vraie, c’est que l’habitudepeut tout ; et voici d’où lui venait cette conviction. Elleavait vu son père, homme extrêmement riche et d’une faible santé,se livrer, dans sa vieillesse, aux plus grandes fatigues, auxcalculs les plus arides, pour augmenter de quelques sequins sonimmense fortune. Elle l’avait souvent supplié de se ménager, maisil avait constamment fait la même réponse : que c’était unehabitude prise dès l’enfance, qui lui était devenue nécessaire, etqu’il conserverait tant qu’il vivrait. Instruite par cet exemple,Béatrice ne voulait rien préjuger tant que Pippo ne se serait pasastreint à un travail régulier, et elle se disait que l’amour de lagloire est une noble convoitise qui doit être aussi forte quel’avarice.

En pensant ainsi, elle ne se trompaitpas ; mais la difficulté consistait en ceci, que, pour donnerà Pippo une bonne habitude, il fallait lui en ôter une mauvaise. Oril y a de mauvaises herbes qui s’arrachent sans beaucoup d’efforts,mais le jeu n’est pas de celles-là ; peut-être même est-ce laseule passion qui puisse résister à l’amour, car on a vu desambitieux, des libertins et des dévots céder à la volonté d’unefemme, mais bien rarement des joueurs, et la raison en est facile àdire. De même que le métal monnayé représente presque toutes lesjouissances, le jeu résume presque toutes les émotions ;chaque carte, chaque coup de dé entraîne la perte ou la possessiond’un certain nombre de pièces d’or ou d’argent, et chacune de cespièces est le signe d’une jouissance indéterminée. Celui qui gagnesent donc une multitude de désirs, et non seulement il s’y livre enliberté, mais il cherche à s’en créer de nouveaux, ayant lacertitude de les satisfaire. De là le désespoir de celui qui perd,et qui se trouve tout à coup dans l’impossibilité d’agir, aprèsavoir manié des sommes énormes. De telles épreuves, répétéessouvent, épuisent et exaltent à la fois l’esprit, le jettent dansune sorte de vertige, et les sensations ordinaires sont tropfaibles, elles se présentent d’une manière trop lente et tropsuccessive, pour que le joueur, accoutumé à concentrer les siennes,puisse y prendre le moindre intérêt.

Heureusement pour Pippo, son père l’avaitlaissé trop riche pour que la perte ou le gain pussent exercer surlui une influence aussi funeste. Le désœuvrement, plutôt que levice, l’avait poussé ; il était trop jeune, d’ailleurs, pourque le mal fût sans remède ; l’inconstance même de ses goûtsle prouvait ; il n’était donc pas impossible qu’il secorrigeât, pourvu qu’on sût veiller attentivement sur lui. Cettenécessité n’avait pas échappé à Béatrice, et, sans s’inquiéter dusoin de sa propre réputation, elle passait près de son amantpresque toutes ses journées. D’autre part, pour que l’habituden’engendrât pas la satiété, elle mettait en œuvre toutes lesressources de la coquetterie féminine ; sa coiffure, saparure, son langage même, variaient sans cesse, et, de peur quePippo ne vînt à se dégoûter d’elle, elle changeait de robe tous lesjours. Pippo s’apercevait de ces petits stratagèmes ; mais iln’était pas si sot que de s’en fâcher ; tout au contraire, carde son côté il en faisait autant ; il changeait d’humeur et defaçons autant de fois que de collerette. Mais il n’avait pas, pourcela, besoin de s’y étudier ; le naturel y pourvoyait, et ildisait quelquefois en riant : Un goujon est un petit poisson,et un caprice est une petite passion.

Vivant ainsi et aimant tous deux le plaisir,nos amants s’entendaient à merveille. Une seule chose inquiétaitBéatrice. Toutes les fois qu’elle parlait à Pippo des projetsqu’elle formait pour l’avenir, il se contentait de répondre :Commençons par faire ton portrait.

– Je ne demande pas mieux, disait-elle,et il y a longtemps que cela est convenu. Mais que comptes-tu faireensuite ? Ce portrait ne peut être exposé en public, et ilfaut, dès qu’il sera fini, penser à te faire connaître. As-tuquelque sujet dans la tête ? Sera-ce un tableau d’église oud’histoire ?

Quand elle lui adressait ces questions, iltrouvait toujours moyen d’avoir quelque distraction qui l’empêchaitd’entendre, comme, par exemple, de ramasser son mouchoir, derajuster un bouton de son habit, ou toute autre bagatelle de mêmesorte. Elle avait commencé par croire que ce pouvait être unmystère d’artiste, et qu’il ne voulait pas rendre compte de sesplans ; mais personne n’était moins mystérieux que lui, nimême plus confiant, du moins avec sa maîtresse, car il n’y a pasd’amour sans confiance. – Serait-il possible qu’il me trompât, sedemandait Béatrice, que sa complaisance ne fût qu’un jeu, et qu’iln’eût pas l’intention de tenir sa parole ?

Lorsque ce doute lui venait à l’esprit, elleprenait un air grave et presque hautain. – J’ai votre promesse,disait-elle ; vous vous êtes engagé pour un an, et nousverrons si vous êtes homme d’honneur. Mais, avant qu’elle eûtachevé sa phrase, Pippo l’embrassait tendrement. – Commençons parfaire ton portrait, répétait-il. Puis il savait s’y prendre defaçon à la faire parler d’autre chose.

On peut juger si elle avait hâte de voir ceportrait terminé. Au bout de six semaines, il le fut enfin.Lorsqu’elle posa pour la dernière séance, Béatrice était sijoyeuse, qu’elle ne pouvait rester en place ; elle allait etvenait du tableau à son fauteuil, et elle se récriait à la foisd’admiration et de plaisir. Pippo travaillait lentement et secouaitla tête de temps en temps ; il fronça tout à coup le sourcil,et passa brusquement sur sa toile le linge qui lui servait àessuyer ses pinceaux. Béatrice courut à lui aussitôt, et elle vitqu’il avait effacé la bouche et les yeux. Elle en fut tellementconsternée, qu’elle ne put retenir ses larmes ; mais Pipporemit tranquillement ses couleurs dans sa boîte. – Le regard et lesourire, dit-il, sont deux choses difficiles à rendre ; ilfaut être inspiré pour oser les peindre. Je ne me sens pas la mainassez sûre ; et je ne sais même pas si je l’aurai jamais.

Le portrait resta donc ainsi défiguré, ettoutes les fois que Béatrice regardait cette tête sans bouche etsans yeux, elle sentait redoubler son inquiétude.

VIII

Le lecteur a pu remarquer que Pippo aimait lesvins grecs. Or, quoique Les vins d’Orient ne soient pas bavards,après un bon dîner il jasait volontiers au dessert. Béatrice nemanquait jamais de faire tomber la conversation sur lapeinture ; mais, dès qu’il en était question, il arrivait dedeux choses l’une : ou Pippo gardait le silence, et il avaitalors un certain sourire que Béatrice n’aimait pas à voir sur seslèvres ; ou il parlait des arts avec une indifférence et undédain singuliers. Une pensée bizarre lui revenait surtout, laplupart du temps, dans ces entretiens.

– Il y aurait un beau tableau à faire,disait-il ; il représenterait le Campo-Vaccino à Rome, ausoleil couchant. L’horizon est vaste, la place déserte. Sur lepremier plan, des enfants jouent sur des ruines ; au secondplan, on voit passer un jeune homme enveloppé d’un manteau ;son visage est pâle, ses traits délicats sont altérés par lasouffrance ; il faut qu’en le voyant on devine qu’il vamourir. D’une main il tient une palette et des pinceaux, de l’autreil s’appuie sur une femme jeune et robuste, qui tourne la tête ensouriant. Afin d’expliquer cette scène, il faudrait mettre au basla date du jour où elle se passe, le vendredi saint de l’année1520.

Béatrice comprenait aisément le sens de cetteespèce d’énigme. C’était le vendredi saint de l’année 1520 queRaphaël était mort à Rome, et, quoiqu’on eût essayé de démentir lebruit qui en avait couru, il était certain que ce grand homme avaitexpiré dans les bras de sa maîtresse. Le tableau que projetaitPippo eût donc représenté Raphaël peu d’instants avant safin ; et une telle scène, en effet, traitée avec simplicitépar un véritable artiste, eût pu être belle. Mais Béatrice savait àquoi s’en tenir sur ce projet supposé, et elle lisait dans les yeuxde son amant ce qu’il lui donnait à entendre.

Tandis que tout le monde s’accordait, enItalie, à déplorer cette mort, Pippo avait coutume, au contraire,de la vanter, et il disait souvent que, malgré tout le génie deRaphaël, sa mort était plus belle que sa vie. Cette penséerévoltait Béatrice, sans qu’elle pût se défendre d’ensourire ; c’était dire que l’amour vaut mieux que la gloire,et si une pareille idée peut être blâmée par une femme, elle nepeut du moins l’offenser. Si Pippo avait choisi un autre exemple,Béatrice aurait peut-être été de son avis. – Mais pourquoi,disait-elle, opposer l’une à l’autre deux choses qui sympathisentsi bien ? L’amour et la gloire sont le frère et la sœur :pourquoi veux-tu les désunir ?

– On ne fait jamais bien deux choses à lafois, ajoutait Pippo. Tu ne conseillerais pas à un commerçant defaire des vers en même temps que ses calculs, ni à un poète d’aunerde la toile pendant qu’il chercherait ses rimes. Pourquoi doncveux-tu me faire peindre pendant que je suis amoureux ?

Béatrice ne savait trop que répondre, car ellen’osait dire que l’amour n’est pas une occupation.

– Veux-tu donc mourir commeRaphaël ? demandait-elle ; et si tu le veux, que necommences-tu par faire comme lui ?

– C’est, au contraire, répondait Pippo,de peur de mourir comme Raphaël que je ne veux pas faire comme lui.Ou Raphaël a eu tort de devenir amoureux étant peintre, ou il a eutort de se mettre à peindre étant amoureux. C’est pourquoi il estmort à trente-sept ans, d’une manière glorieuse, il est vrai ;mais il n’y a pas de bonne manière de mourir. S’il eût faitseulement cinquante chefs-d’œuvre de moins, c’eût été un malheurpour le pape, qui aurait été obligé de faire décorer ses chapellespar un autre ; mais la Fornarine en aurait eu cinquantebaisers de plus, et Raphaël aurait évité l’odeur des couleurs àl’huile, qui est si nuisible à la santé.

– Feras-tu donc de moi uneFornarine ? s’écriait alors Béatrice ; si tu ne prendssoin ni de ta gloire ni de ta vie, veux-tu me charger det’ensevelir ?

– Non, en vérité, répondait Pippo, enportant son verre à ses lèvres ; si je pouvais temétamorphoser, je ferais de toi une Staphylé[6].

Malgré le ton léger qu’il affectait, Pippo, ens’exprimant ainsi, ne plaisantait pas tant qu’on pourrait lecroire. Il cachait même sous ses railleries une opinionraisonnable, et voici quel était le fond de sa pensée.

On a souvent parlé, dans l’histoire des arts,de la facilité avec laquelle de grands artistes exécutaient leursouvrages, et on en a cité qui savaient allier au travail ledésordre et l’oisiveté même. Mais il n’y a pas de plus grandeerreur que celle-là. Il n’est pas impossible qu’un peintre exercé,sûr de sa main et de sa réputation, réussisse à faire une belleesquisse au milieu des distractions et des plaisirs. Le Vincipeignit quelquefois, dit-on, tenant sa lyre d’une main ; maisle célèbre portrait de la Joconde resta quatre ans sur sonchevalet. Malgré de rares tours de force, qui, en résultat, sonttoujours trop vantés, il est certain que ce qui est véritablementbeau est l’ouvrage du temps et du recueillement, et qu’il n’y a pasde vrai génie sans patience.

Pippo était convaincu de cette règle, etl’exemple de son père l’avait confirmé dans son opinion. En effet,il n’a peut-être jamais existé un peintre aussi hardi que leTitien, si ce n’est son élève Rubens ; mais si la main duTitien était vive, sa pensée était patiente. Pendantquatre-vingt-dix-neuf ans qu’il vécut, il s’occupa constamment deson art. À ses débuts, il avait commencé par peindre avec unetimidité minutieuse et une sécheresse qui faisaient ressembler sesouvrages aux tableaux gothiques d’Albert Dürer. Ce ne fut qu’aprèsde longs travaux qu’il osa obéir à son génie et laisser courir sonpinceau ; encore eut-il quelquefois à s’en repentir, et ilarriva à Michel-Ange de dire, en voyant une toile du Titien, qu’ilétait fâcheux qu’à Venise on négligeât les principes du dessin.

Or, au moment où se passait ce que je raconte,une facilité déplorable, qui est toujours le premier signe de ladécadence des arts, régnait à Venise. Pippo, soutenu par le nomqu’il portait, avec un peu d’audace et les études qu’il avaitfaites, pouvait aisément et promptement s’illustrer ; maisc’était là précisément ce qu’il ne voulait pas. Il eût regardécomme une chose honteuse de profiter de l’ignorance duvulgaire ; il se disait, avec raison, que le fils d’unarchitecte ne doit pas démolir ce qu’a bâti son père, et que, si lefils du Titien se faisait peintre, il était de son devoir des’opposer à la décadence de la peinture.

Mais, pour entreprendre une pareille tâche, illui fallait sans aucun doute y consacrer sa vie entière.Réussirait-il ? C’était incertain. Un seul homme a bien peu deforce, quand tout un siècle lutte contre lui ; il est emportépar la multitude comme un nageur par un tourbillon.Qu’arriverait-il donc ? Pippo ne s’aveuglait pas sur sonpropre compte ; il prévoyait que le courage lui manquerait tôtou tard, et que ses anciens plaisirs l’entraîneraient denouveau ; il courait donc la chance de faire un sacrificeinutile, soit que ce sacrifice fût entier, soit qu’il fûtincomplet ; et quel fruit en recueillerait-il ? Il étaitjeune, riche, bien portant, et il avait une belle maîtresse ;pour vivre heureux sans qu’on eût, après tout, de reproches à luifaire, il n’avait qu’à laisser le soleil se lever et se coucher.Fallait-il renoncer à tant de biens pour une gloire douteuse qui,probablement, lui échapperait ?

C’était après y avoir mûrement réfléchi quePippo avait pris le parti d’affecter une indifférence qui, peu àpeu, lui était devenue naturelle. – Si j’étudie encore vingt ans,disait-il, et si j’essaye d’imiter mon père, je chanterai devantdes sourds ; si la force me manque, je déshonorerai mon nom.Et, avec sa gaieté habituelle, il concluait en s’écriant : Audiable la peinture ! la vie est trop courte.

Pendant qu’il disputait avec Béatrice, leportrait restait toujours inachevé. Pippo entra un jour, parhasard, dans le couvent des Servites. Sur un échafaud élevé dansune chapelle, il aperçut le fils de Marco Vecellio, celui-là mêmequi, comme je l’ai dit plus haut, se faisait appeler aussi leTizianello. Ce jeune homme n’avait pour prendre ce nom aucun motifraisonnable, si ce n’est qu’il était parent éloigné du Titien, etqu’il s’appelait, de son nom de baptême, Tito, dont il avait faitTitien, et de Titien Tizianello, moyennant quoi les badauds deVenise le croyaient héritier du génie du grand peintre, ets’extasiaient devant ses fresques. Pippo ne s’était jamais guèreinquiété de cette supercherie ridicule ; mais, en ce moment,soit qu’il lui fût désagréable de se trouver vis-à-vis de cepersonnage, soit qu’il pensât à sa propre valeur plus sérieusementque d’ordinaire, il s’approcha de l’échafaud qui était soutenu parde petites poutres mal étayées : il donna un coup de pied surune de ces poutres et la fit tomber. Fort heureusement l’échafaudne tomba pas en même temps ; mais il vacilla de telle sorteque le soi-disant Tizianello chancela d’abord comme s’il eût étéivre, puis acheva de perdre l’équilibre au milieu de ses couleursdont il fut bariolé de la plus étrange façon.

On peut juger, lorsqu’il se releva, de lacolère où il était. Il descendit aussitôt de son échafaud, ets’avança vers Pippo en lui adressant des injures. Un prêtre se jetaentre eux pour les séparer au moment où ils allaient tirer l’épéedans le saint lieu ; les dévotes s’enfuirent épouvantées avecde grands signes de croix, tandis que les curieux s’empressèrentd’accourir. Tito criait à haute voix qu’un homme avait voulul’assassiner, et qu’il demandait justice de ce crime ; lapoutre renversée en témoignait. Les assistants commencèrent àmurmurer, et l’un d’eux, plus hardi que les autres, voulut prendrePippo au collet. Pippo, qui n’avait agi que par étourderie, et quiregardait cette scène en riant, se voyant sur le point d’êtretraîné en prison et s’entendant traiter d’assassin, se mit à sontour en colère. Après avoir rudement repoussé celui qui voulaitl’arrêter, il s’élança sur Tito.

– C’est toi, s’écria-t-il en lesaisissant, c’est toi qu’il faut prendre au collet et mener sur laplace Saint-Marc pour y être pendu comme un voleur ! Sais-tu àqui tu parles, emprunteur de noms ? Je me nomme PomponioVecellio, fils du Titien. J’ai donné tout à l’heure un coup de pieddans ta baraque vermoulue ; mais, si mon père eût été à maplace, sois sûr que, pour t’apprendre à te faire appeler leTizianello, il t’aurait si bien secoué sur ton arbre que tu enserais tombé comme une pomme pourrie. Mais il n’en serait pas restélà. Pour te traiter comme tu le mérites, il t’aurait pris parl’oreille, insolent écolier, et il t’aurait ramené à l’atelier,dont tu t’es échappé avant de savoir dessiner une tête. De queldroit salis-tu les murs de ce couvent et signes-tu de mon nom tesmisérables fresques ? Va-t’en apprendre l’anatomie et copierdes écorchés pendant dix ans, comme je l’ai fait, moi, chez monpère, et nous verrons ensuite qui tu es et si tu as une signature.Mais jusque-là ne t’avise plus de prendre celle qui m’appartient,sinon je te jette dans le canal, afin de te baptiser une fois pourtoutes !

Pippo sortit de l’église sur ces mots. Dès quela foule avait entendu son nom, elle s’était aussitôt calmée ;elle s’écarta pour lui ouvrir un passage, et le suivit aveccuriosité. Il s’en fut à la petite maison, où il trouva Béatricequi l’attendait. Sans perdre de temps à lui raconter son aventure,il prit sa palette, et, encore ému de colère, il se mit àtravailler au portrait.

En moins d’une heure il l’acheva. Il y fit enmême temps de grands changements ; il retrancha d’abordplusieurs détails trop minutieux ; il disposa plus librementles draperies, retoucha le fond et les accessoires, qui sont desparties très importantes dans la peinture vénitienne. Il en vintensuite à la bouche et aux yeux, et il réussit, en quelques coupsde pinceau, à leur donner une expression parfaite. Le regard étaitdoux et fier ; les lèvres, au-dessus desquelles paraissait unléger duvet, étaient entr’ouvertes ; les dents brillaientcomme des perles, et la parole semblait prête à sortir.

– Tu ne te nommeras pas Vénus couronnée,dit-il quand tout fut fini, mais Vénus amoureuse.

On devine la joie de Béatrice ; pendantque Pippo travaillait, elle avait à peine osé respirer ; ellel’embrassa et le remercia cent fois, et lui dit qu’à l’avenir ellene voulait plus l’appeler Tizianello, mais Titien. Pendant le restede la journée, elle ne parla que des beautés sans nombre qu’elledécouvrait à chaque instant dans son portrait ; non seulementelle regrettait qu’il ne pût être exposé, mais elle était près dedemander qu’il le fût. La soirée se passa à la Quintavalle, etjamais les deux amants n’avaient été plus gais ni plus heureux.Pippo montrait lui-même une joie d’enfant, et ce ne fut que le plustard possible, après mille protestations d’amour, que Béatrice sedécida à se séparer de lui pour quelques heures.

Elle ne dormit pas de la nuit ; les plusriants projets, les plus douces espérances l’agitèrent. Elle voyaitdéjà ses rêves réalisés, son amant vanté et envié par toutel’Italie, et Venise lui devant une gloire nouvelle. Le lendemain,elle se rendit, comme d’ordinaire, la première au rendez-vous, etelle commença, en attendant Pippo, par regarder son cher portrait.Le fond de ce portrait était un paysage, et il y avait sur lepremier plan une roche. Sur cette roche, Béatrice aperçut quelqueslignes tracées avec du cinabre. Elle se pencha avec inquiétude pourles lire ; en caractères gothiques très fins, était écrit lesonnet suivant :

Béatrix Donato fut le doux nom de celle

Dont la forme terrestre eut ce divincontour ;

Dans sa blanche poitrine était un cœurfidèle,

Et dans son corps sans tache un esprit sansdétour.

Le fils du Titien, pour la rendreimmortelle,

Fit ce portrait, témoin d’un mutuelamour ;

Puis il cessa de peindre à compter de cejour,

Ne voulant de sa main illustrer d’autrequ’elle.

Passant, qui que tu sois, si ton cœur saitaimer,

Regarde ma maîtresse avant de me blâmer,

Et dis si par hasard la tienne est aussibelle.

Vois donc combien c’est peu que la gloireici-bas,

Puisque, tout beau qu’il est, ce portrait nevaut pas,

Crois-m’en sur ma parole, un baiser dumodèle.

Quelque effort que Béatrice pût faire par lasuite, elle n’obtint jamais de son amant qu’il travaillât denouveau ; il fut inflexible à toutes ses prières, et, quandelle le pressait trop vivement, il lui récitait son sonnet. Ilresta ainsi jusqu’à sa mort fidèle à sa paresse ; et Béatrice,dit-on, le fut à son amour. Ils vécurent longtemps comme deuxépoux, et il est à regretter que l’orgueil des Lorédans, blessé decette liaison publique, ait détruit le portrait de Béatrice, commele hasard avait détruit le premier tableau du Tizianello[7].

FIN DU FILS DU TITIEN.

V. MARGOT

1838

I

Dans une grande et gothique maison, rue duPerche au Marais, habitait, en 1804, une vieille dame connue etaimée de tout le quartier ; elle s’appelait madame Doradour.C’était une femme du temps passé, non pas de la cour, mais de labonne bourgeoisie, riche, dévote, gaie et charitable. Elle menaitune vie très retirée ; sa seule occupation était de fairel’aumône et de jouer au boston avec ses voisins. On dînait chezelle à deux heures, on soupait à neuf. Elle ne sortait guère quepour aller à l’église et faire quelquefois, en revenant, un tour àla place Royale. Bref, elle avait conservé les mœurs et à peu prèsle costume de son temps, ne se souciant que médiocrement du nôtre,lisant ses heures plutôt que les journaux, laissant le monde allerson train, et ne pensant qu’à mourir en paix.

Comme elle était causeuse et même un peubavarde, elle avait toujours eu, depuis vingt ans qu’elle étaitveuve, une demoiselle de compagnie. Cette demoiselle, qui ne laquittait jamais, était devenue pour elle une amie. On les voyaitsans cesse toutes deux ensemble, à la messe, à la promenade, aucoin du feu. Mademoiselle Ursule tenait les clefs de la cave, desarmoires, et même du secrétaire. C’était une grande fille sèche, àtournure masculine, parlant du bout des lèvres, fort impérieuse etpassablement acariâtre. Madame Doradour, qui n’était pas grande, sesuspendait en babillant au bras de cette vilaine créature,l’appelait sa toute bonne, et se laissait mener à la lisière. Elletémoignait à sa favorite une confiance aveugle ; elle luiavait assuré d’avance une large part dans son testament.

Mademoiselle Ursule ne l’ignorait pas ;aussi faisait-elle profession d’aimer sa maîtresse plusqu’elle-même, et n’en parlait-elle que les yeux au ciel avec dessoupirs de reconnaissance.

Il va sans dire que mademoiselle Ursule étaitla véritable maîtresse au logis. Pendant que madame Doradour,enfoncée dans sa chaise longue, tricotait dans un coin de sonsalon, mademoiselle Ursule, affublée de ses clefs, traversaitmajestueusement les corridors, tapait les portes, payait lesmarchands et faisait damner les domestiques ; mais dès qu’ilétait l’heure de dîner, et dès que la compagnie arrivait, elleapparaissait avec timidité, dans un vêtement foncé etmodeste ; elle saluait avec componction, savait se tenir àl’écart et abdiquer en apparence. À l’église, personne ne priaitplus dévotement qu’elle et ne baissait les yeux plus bas ; ilarrivait à madame Doradour, dont la piété était sincère, des’endormir au milieu d’un sermon : mademoiselle Ursule luipoussait le coude, et le prédicateur lui en savait gré. MadameDoradour avait des fermiers, des locataires, des gensd’affaires ; mademoiselle Ursule vérifiait leurs comptes, eten matière de chicane elle se montrait incomparable. Il n’y avaitpas, grâce à elle, un grain de poussière dans la maison ; toutétait propre, net, frotté, brossé, les meubles en ordre, le lingeblanc, la vaisselle luisante, les pendules réglées, tout cela étaitnécessaire à la gouvernante pour qu’elle pût gronder à son aise etrégner dans toute sa gloire. Madame Doradour ne se dissimulait pas,à proprement parler, les défauts de sa bonne amie, mais ellen’avait su de sa vie distinguer en ce monde que le bien. Le mal nelui semblait jamais clair ; elle l’endurait sans lecomprendre. L’habitude, d’ailleurs, pouvait tout sur elle ; ily avait vingt ans que mademoiselle Ursule lui donnait le bras etqu’elles prenaient le matin leur café ensemble. Quand sa protégéecriait trop fort, madame Doradour quittait son tricot, levait latête et demandait de sa petite voix flûtée : Qu’est-ce donc,ma toute bonne ? Mais la toute bonne ne daignait pas toujoursrépondre, ou, si elle entrait en explication, elle s’y prenait detelle sorte que madame Doradour revenait à son tricot en fredonnantun petit air, pour n’en pas entendre davantage.

Il fut reconnu tout à coup, après une silongue confiance, que mademoiselle Ursule trompait tout le monde, àcommencer par sa maîtresse ; non seulement elle se faisait unrevenu sur les dépenses qu’elle dirigeait, mais elle s’appropriait,par anticipation sur le testament, des hardes, du linge et jusqu’àdes bijoux. Comme l’impunité l’enhardit, elle en était enfin venuejusqu’à dérober un écrin de diamants, dont, il est vrai, madameDoradour ne faisait aucun usage, mais qu’elle gardait avec respectdans un tiroir depuis un temps immémorial, en souvenir de ses appasperdus. Madame Doradour ne voulut point livrer aux tribunaux unefemme qu’elle avait aimée ; elle se borna à la renvoyer dechez elle, et refusa de la voir une dernière fois ; mais ellese trouva subitement dans une solitude si cruelle, qu’elle versales larmes les plus amères. Malgré sa piété, elle ne put s’empêcherde maudire l’instabilité des choses d’ici-bas, et les impitoyablescaprices du hasard, qui ne respecte pas même une vieille et douceerreur.

Un de ses bons voisins, nommé M. Després,étant venu la voir pour la consoler, elle lui demanda conseil.

– Que vais-je devenir à présent ?lui dit-elle. Je ne puis vivre seule ; où trouverai-je unenouvelle amie ? Celle que je viens de perdre m’a été si chèreet je m’y étais si habituée, que, malgré la triste façon dont ellem’en a récompensée, j’en suis au regret de ne l’avoir plus ;qui me répondra d’une autre ? Quelle confiance pourrais-jemaintenant avoir pour une inconnue ?

– Le malheur qui vous est arrivé,répondit M. Després, serait à jamais déplorable s’il faisaitdouter de la vertu une âme telle que la vôtre. Il y a dans ce mondedes misérables et beaucoup d’hypocrites, mais il y a aussid’honnêtes gens. Prenez une autre demoiselle de compagnie, non pasà la légère, mais sans y apporter non plus trop de scrupule. Votreconfiance a été trompée une fois ; c’est une raison pourqu’elle ne le soit pas une seconde.

– Je crois que vous dites vrai, répliquamadame Doradour ; mais je suis bien triste et bienembarrassée. Je ne connais pas une âme à Paris ; nepourriez-vous me rendre le service de prendre quelques informationset de me trouver une honnête fille qui serait bien traitée ici, etqui servirait du moins à me donner le bras pour aller àSaint-François d’Assise ?

M. Després, en sa qualité d’habitant duMarais, n’était ni fort ingambe ni fort répandu. Il se mitcependant en quête, et, quelques jours après, madame Doradour eutune nouvelle demoiselle, à laquelle, au bout de deux mois, elleavait donné toute son amitié, car elle était aussi légère qu’elleétait bonne. Mais il fallut, au bout de deux ou trois mois, mettrela nouvelle venue à la porte, non comme malhonnête, mais comme peuhonnête. Ce fut pour madame Doradour un second sujet de chagrin.Elle voulut faire un nouveau choix ; elle eut recours à toutle voisinage, s’adressa même aux Petites Affiches, et nefut pas plus heureuse.

Le découragement la prit ; on vit alorscette bonne dame s’appuyer sur une canne et se rendre seule àl’église ; elle avait résolu, disait-elle, d’achever ses jourssans l’aide de personne, et elle s’efforçait en public de portergaiement sa tristesse et ses années ; mais ses jambestremblaient en montant l’escalier, car elle avait soixante-quinzeans ; on la trouvait le soir auprès du feu, les mains jointeset la tête basse ; elle ne pouvait supporter lasolitude ; sa santé, déjà faible, s’altéra bientôt ; elletombait peu à peu dans la mélancolie.

Elle avait un fils unique nommé Gaston, quiavait embrassé de bonne heure la carrière des armes, et qui en cemoment était en garnison. Elle lui écrivit pour lui conter sa peineet pour le prier de venir à son secours dans l’ennui où elle setrouvait. Gaston aimait tendrement sa mère : il demanda uncongé et l’obtint ; mais le lieu de sa garnison était, parmalheur, la ville de Strasbourg, où se trouvent, comme on sait, engrande abondance les plus jolies grisettes de France. On ne voitque là de ces brunes allemandes, pleines à la fois de la langueurgermanique et de la vivacité française. Gaston était dans lesbonnes grâces de deux jolies marchandes de tabac, qui ne voulurentpas le laisser s’en aller ; il tenta vainement de lespersuader, il alla même jusqu’à leur montrer la lettre de samère ; elles lui donnèrent tant de mauvaises raisons, qu’ils’en laissa convaincre, et retarda de jour en jour son départ.

Madame Doradour, pendant ce temps-là, tombasérieusement malade. Elle était née si gaie, et le chagrin luiétait si peu naturel, qu’il ne pouvait être pour elle qu’unemaladie. Les médecins n’y savaient que faire. – Laissez-moi,disait-elle ; je veux mourir seule. Puisque tout ce quej’aimais m’a abandonnée, pourquoi tiendrais-je à un reste de vieauquel personne ne s’intéresse ?

La plus profonde tristesse régnait dans lamaison, et en même temps le plus grand désordre. Les domestiques,voyant leur maîtresse moribonde, et sachant son testament fait,commençaient à la négliger. L’appartement, jadis si bien entretenu,les meubles si bien rangés étaient couverts de poussière. – O machère Ursule ! s’écriait madame Doradour, ma toute bonne, oùêtes-vous ? Vous me chasseriez ces marauds-là !

Un jour qu’elle était au plus mal, on la vitavec étonnement se redresser tout à coup sur son séant, écarter sesrideaux et mettre ses lunettes. Elle tenait à la main une lettrequ’on venait de lui apporter et qu’elle déplia avec grand soin. Auhaut de la feuille était une belle vignette représentant le templede l’Amitié avec un autel au milieu et deux cœurs enflammés surl’autel. La lettre était écrite en grosse bâtarde, les motsparfaitement alignés, avec de grands traits de plume aux queues desmajuscules. C’était un compliment de bonne année, à peu près conçuen ces termes :

« Madame et chère marraine,

« C’est pour vous la souhaiter bonne etheureuse que je prends la plume pour toute la famille, étant laseule qui sache écrire chez nous. Papa, maman et mes frères vous lasouhaitent de même. Nous avons appris que vous étiez malade, etnous prions Dieu qu’il vous conserve, ce qui arrivera sûrement. Jeprends la liberté de vous envoyer ci-jointes des rillettes, et jesuis avec bien du respect et de l’attachement,

« Votre filleule et servante,

« MARGUERITE PIÉDELEU. »

Après avoir lu cette lettre, madame Doradourla mit sous son chevet ; elle fit aussitôt appelerM. Després, et elle lui dicta sa réponse. Personne, dans lamaison, n’en eut connaissance ; mais, dès que cette réponsefut partie, la malade se montra plus tranquille, et peu de joursaprès on la trouva aussi gaie et aussi bien portante qu’ellel’avait jamais été.

II

Le bonhomme Piédeleu était Beauceron,c’est-à-dire natif de la Beauce, où il avait passé sa vie et où ilcomptait bien mourir. C’était un vieux et honnête fermier de laterre de la Honville, près de Chartres, terre qui appartenait àmadame Doradour. Il n’avait vu de ses jours ni une forêt ni unemontagne, car il n’avait jamais quitté sa ferme que pour aller à laville ou aux environs, et la Beauce, comme on sait, n’est qu’uneplaine. Il avait vu, il est vrai, une rivière, l’Eure, qui coulaitprès de sa maison. Pour ce qui est de la mer, il y croyait comme auparadis, c’est-à-dire qu’il pensait qu’il fallait y allervoir ; aussi ne trouvait-il en ce monde que trois chosesdignes d’admiration, le clocher de Chartres, une belle fille et unbeau champ de blé. Son érudition se bornait à savoir qu’il faitchaud en été, froid en hiver, et le prix des grains au derniermarché. Mais quand, par le soleil de midi, à l’heure où leslaboureurs se reposent, le bonhomme sortait de la basse-cour pourdire bonjour à ses moissons, il faisait bon voir sa haute taille etses larges épaules se dessiner sur l’horizon. Il semblait alors queles blés se tinssent plus droits et plus fiers que de coutume, quele soc des charrues fût plus étincelant. À sa vue, ses garçons deferme, couchés à l’ombre et en train de dîner, se découvraientrespectueusement tout en avalant leurs belles tranches de pain etde fromage. Les bœufs ruminaient en bonne contenance, les chevauxse redressaient sous la main du maître qui frappait leur crouperebondie. – Notre pays est le grenier de la France, disaitquelquefois le bonhomme ; puis il penchait la tête enmarchant, regardait ses sillons bien alignés, et se perdait danscette contemplation.

Madame Piédeleu, sa femme, lui avait donnéneuf enfants, dont huit garçons, et, si tous les huit n’avaient passix pieds de haut, il ne s’en fallait guère. Il est vrai quec’était la taille du bonhomme, et la mère avait ses cinq pieds cinqpouces ; c’était la plus belle femme du pays. Les huitgarçons, forts comme des taureaux, terreur et admiration duvillage, obéissaient en esclaves à leur père. Ils étaient, pourainsi dire, les premiers et les plus zélés de ses domestiques,faisant tour à tour le métier de charretiers, de laboureurs, debatteurs en grange. C’était un beau spectacle que ces huitgaillards, soit qu’on les vît, les manches retroussées, la fourcheau poing, dresser une meule, soit qu’on les rencontrât le dimancheallant à la messe bras dessus bras dessous, leur père marchant àleur tête ; soit enfin que le soir, après le travail, on lesvît, assis autour de la longue table de la cuisine, deviser enmangeant la soupe et choquer en trinquant leurs grands gobeletsd’étain.

Au milieu de cette famille de géants étaitvenue au monde une petite créature, pleine de santé, mais toutemignonne ; c’était le neuvième enfant de madame Piédeleu,Marguerite, qu’on appelait Margot. Sa tête ne venait pas au coudede ses frères, et, quand son père l’embrassait, il ne manquaitjamais de l’enlever de terre et de la poser sur la table. La petiteMargot n’avait pas seize ans ; son nez retroussé, sa bouchebien fendue, bien garnie et toujours riante, son teint doré par lesoleil, ses bras potelés, sa taille rondelette, lui donnaient l’airde la gaieté même ; aussi faisait-elle la joie de la famille.Assise au milieu de ses frères, elle brillait et réjouissait lavue, comme un bluet dans un bouquet de blé. – Je ne sais, ma foi,disait le bonhomme, comment ma femme s’y est prise pour me fairecet enfant-là : c’est un cadeau de la Providence ; maistoujours est-il que ce brin de fillette me fera rire toute mavie.

Margot dirigeait le ménage ; la mèrePiédeleu, bien qu’elle fût encore verte, lui en avait laissé lesoin, afin de l’habituer de bonne heure à l’ordre et à l’économie.Margot serrait le linge et le vin, avait la haute main sur lavaisselle, qu’elle ne daignait pas laver ; mais elle mettaitle couvert, versait à boire et chantait la chanson au dessert. Lesservantes de la maison ne l’appelaient que mademoiselle Marguerite,car elle avait un certain quant-à-soi. Du reste, comme disent lesbonnes gens, elle était sage comme une image. Je ne veux pas direqu’elle ne fût pas coquette ; elle était jeune, jolie et filled’Ève. Mais il ne fallait pas qu’un garçon, même des plus huppés del’endroit, s’avisât de lui serrer la taille trop fort ; il nes’en serait pas bien trouvé : le fils d’un fermier, nomméJarry, qui était ce qu’on appelle un mauvais gas, l’ayantembrassée un jour à la danse, avait été payé d’un bon soufflet.

M. le curé professait pour Margot la plushaute estime. Quand il avait un exemple à citer, c’était elle qu’ilchoisissait. Il lui fit même un jour l’honneur de parler d’elle enplein sermon et de la donner pour modèle à ses ouailles. Si leprogrès des lumières, comme on dit, n’avait pas fait supprimer lesrosières, cette vieille et honnête coutume de nos aïeux, Margot eûtporté les roses blanches, ce qui eût mieux valu qu’un sermon ;mais ces messieurs de 89 ont supprimé bien autre chose. Margotsavait coudre et même broder ; son père avait voulu, en outre,qu’elle sût lire et écrire, et qu’elle apprît l’orthographe, un peude grammaire et de géographie. Une religieuse carmélite s’étaitchargée de son éducation. Aussi Margot était-elle l’oracle del’endroit ; dès qu’elle ouvrait la bouche, les paysanss’ébahissaient. Elle leur disait que la terre était ronde, et ilsl’en croyaient sur parole. On faisait cercle autour d’elle, ledimanche, lorsqu’elle dansait sur la pelouse ; car elle avaiteu un maître de danse, et son pas de bourrée émerveillaittout le monde. En un mot, elle trouvait moyen d’être en même tempsaimée et admirée, ce qui peut passer pour difficile.

Le lecteur sait déjà que Margot était filleulede madame Doradour, et que c’était elle qui lui avait écrit, sur unbeau papier à vignettes, un compliment de bonne année. Cettelettre, qui n’avait pas dix lignes, avait coûté à la petitefermière bien des réflexions et bien de la peine, car elle n’étaitpas forte en littérature. Quoi qu’il en soit, madame Doradour, quiavait toujours beaucoup aimé Margot et qui la connaissait pour laplus honnête fille du pays, avait résolu de la demander à son père,et d’en faire, s’il se pouvait, sa demoiselle de compagnie.

Le bonhomme était un soir dans sa cour, fortoccupé à regarder une roue neuve qu’on venait de remettre à une deses charrettes. La mère Piédeleu, debout sous le hangar, tenaitgravement avec une grosse pince le nez d’un taureau ombrageux, pourl’empêcher de remuer pendant que le vétérinaire le pansait. Lesgarçons de ferme bouchonnaient les chevaux qui revenaient del’abreuvoir. Les bestiaux commençaient à rentrer ; unemajestueuse procession de vaches se dirigeait vers l’étable ausoleil couchant, et Margot, assise sur une botte de trèfle, lisaitun vieux numéro du Journal de l’Empire, que le curé luiavait prêté[8].

Le curé lui-même parut en ce moment,s’approcha du bonhomme et lui remit une lettre de la part de madameDoradour. Le bonhomme ouvrit la lettre avec respect ; mais iln’en eut pas plus tôt lu les premières lignes, qu’il fut obligé des’asseoir sur un banc, tant il était ému et surpris. – Me demanderma fille ! s’écria-t-il, ma fille unique, ma pauvreMargot !

À ces mots, madame Piédeleu épouvantéeaccourut ; les garçons, qui revenaient des champs,s’assemblèrent autour de leur père ; Margot seule resta àl’écart, n’osant bouger ni respirer. Après les premièresexclamations, toute la famille garda un morne silence.

Le curé commença alors à parler et à énumérertous les avantages que Margot trouverait à accepter la propositionde sa marraine. Madame Doradour avait rendu de grands services auxPiédeleu, elle était leur bienfaitrice ; elle avait besoin dequelqu’un qui lui rendît la vie agréable, qui prît soin d’elle etde sa maison ; elle s’adressait avec confiance à sesfermiers ; elle ne manquerait pas de bien traiter sa filleuleet d’assurer son avenir. Le bonhomme écouta le curé sans mot dire,puis il demanda quelques jours pour réfléchir avant de prendre unedétermination.

Ce ne fut qu’au bout d’une semaine, après biendes hésitations et bien des larmes, qu’il fut résolu que Margot semettrait en route pour Paris. La mère était inconsolable ;elle disait qu’il était honteux de faire de sa fille une servante,lorsqu’elle n’avait qu’à choisir parmi les plus beaux garçons dupays pour devenir une riche fermière. Les fils Piédeleu, pour lapremière fois de leur vie, ne pouvaient réussir à se mettred’accord ; ils se querellaient toute la journée, les unsconsentant, les autres refusant ; enfin, c’était un désordreet un chagrin inouïs dans la maison. Mais le bonhomme se souvenaitque, dans une mauvaise année, madame Doradour, au lieu de luidemander son terme, lui avait envoyé un sac d’écus ; il imposasilence à tout le monde, et décida que sa fille partirait.

Le jour du départ arrivé, on mit un cheval àla carriole, afin de mener Margot à Chartres, où elle devaitprendre la diligence. Personne n’alla aux champs ce jour-là ;presque tout le village se rassembla dans la cour de la ferme. Onavait fait à Margot un trousseau complet ; le dedans, lederrière et le dessus de la carriole étaient encombrés de boîtes etde cartons : les Piédeleu n’entendaient pas que leur fille fitmauvaise figure à Paris. Margot avait fait ses adieux à tout lemonde, et allait embrasser son père, lorsque le curé la prit par lamain et lui fit une allocution paternelle sur son voyage, sur lavie future et sur les dangers qu’elle allait courir. – Conservezvotre sagesse, jeune fille, s’écria le digne homme en terminant,c’est le plus précieux des trésors ; veillez sur lui, Dieufera le reste.

Le bonhomme Piédeleu était ému jusqu’auxlarmes, quoiqu’il n’eût pas tout compris clairement dans lediscours du curé. Il serra sa fille sur son cœur, l’embrassa, laquitta, revint à elle et l’embrassa encore ; il voulaitparler, et son trouble l’en empêchait. – Retiens bien les conseilsde M. le curé, dit-il enfin d’une voix altérée ;retiens-les bien ; ma pauvre enfant… Puis il ajoutabrusquement : Mille pipes de diables ! n’y manquepas.

Le curé, qui étendait les mains pour donner àMargot sa bénédiction, s’arrêta court à ce gros mot. C’était pourvaincre son émotion que le bonhomme avait juré ; il tourna ledos au curé et rentra chez lui sans en dire davantage.

Margot grimpa dans la carriole, et le chevalallait partir, lorsqu’on entendit un si gros sanglot que tout lemonde se retourna. On aperçut alors un petit garçon de quatorze ansà peu près, auquel on n’avait pas fait attention. Il s’appelaitPierrot, et son métier n’était pas bien noble, car il était gardeurde dindons ; mais il aimait passionnément Margot, non pasd’amour, mais d’amitié. Margot aimait aussi ce pauvre petitdiable ; elle lui avait donné maintes fois une poignée decerises ou une grappe de raisin pour accompagner son pain sec.Comme il ne manquait pas d’intelligence, elle se plaisait à lefaire causer et à lui apprendre le peu qu’elle savait, et comme ilsétaient tous deux presque du même âge, il était souvent arrivé que,la leçon finie, la maîtresse et l’écolier avaient joué ensemble àcligne-musette. En ce moment, Pierrot portait une paire de sabotsque Margot lui avait donnée, ayant pitié de le voir marcher piedsnus. Debout dans un coin de la cour, entouré de son modestetroupeau, Pierrot regardait ses sabots et pleurait de tout soncœur. Margot lui fit signe d’approcher et lui tendit sa main :il la prit et la porta à son visage, comme s’il eût voulu labaiser, mais il la posa sur ses yeux ; Margot la retira toutebaignée de larmes. Elle dit une dernière fois adieu à sa mère, etla carriole se mit en marche.

III

Lorsque Margot monta en diligence à Chartres,l’idée de faire vingt lieues et de voir Paris la bouleversait à telpoint qu’elle en avait perdu le boire et le manger. Toute désoléequ’elle était de quitter son pays, elle ne pouvait s’empêcherd’être curieuse, et elle avait si souvent entendu parler de Pariscomme d’une merveille, qu’elle avait peine à s’imaginer qu’elleallait voir de ses yeux une si belle ville. Parmi ses compagnons deroute se trouva un commis voyageur, qui, selon les habitudes dumétier, ne manqua pas de bavarder. Margot l’écoutait faire sescontes avec une attention religieuse. Au peu de questions qu’ellehasarda, il vit combien elle était novice, et, renchérissant surlui-même, il fit de la capitale un portrait si extravagant et siampoulé, qu’on n’aurait su, à l’entendre, s’il s’agissait de Parisou de Pékin. Margot n’avait garde de le reprendre, et, pour lui, iln’était pas homme à s’arrêter à la pensée qu’au premier pas qu’elleferait elle verrait qu’il avait menti. C’est en quoi on ne peuttrop admirer le suprême attrait de la forfanterie. Je me souviensqu’allant en Italie, il m’en arriva autant qu’à Margot : un demes compagnons de voyage me fit une description de Gênes, quej’allais voir ; il mentait sur le bateau qui nous yconduisait, il mentait en vue de la ville, et il mentait encoredans le port.

Les voitures qui viennent de Chartres entrentà Paris par les Champs-Élysées. Je laisse à penser l’admirationd’une Beauceronne à l’aspect de cette magnifique entrée qui n’a passa pareille au monde, et qu’on dirait faite pour recevoir un hérostriomphant, maître du reste de l’univers. Les tranquilles etétroites rues du Marais parurent ensuite bien tristes à Margot.Cependant, quand son fiacre s’arrêta devant la porte de madameDoradour, la belle apparence de la maison l’enchanta. Elle soulevale marteau d’une main tremblante, et frappa avec une crainte mêléede plaisir. Madame Doradour attendait sa filleule ; elle lareçut à bras ouverts, lui fit mille caresses, l’appela sa fille,l’installa dans une bergère, et lui fit d’abord donner àsouper.

Étourdie du bruit de la route, Margotregardait les tapisseries, Les lambris et les meubles dorés, maissurtout les belles glaces qui décoraient le salon. Elle qui nes’était jamais coiffée que dans le miroir à barbe de son père, illui semblait charmant et prodigieux de voir son image répétéeautour d’elle de tant de manières différentes. Le ton délicat etpoli de sa marraine, ses expressions nobles et réservées, luifaisaient aussi une grande impression. Le costume même de la bonnedame, son ample robe de pou-de-soie à fleurs, son grand bonnet etses cheveux poudrés donnaient à penser à Margot et lui faisaientvoir qu’elle se trouvait en face d’un être particulier. Comme elleavait l’esprit prompt et facile, et, en même temps, ce penchant àl’imitation qui est naturel aux enfants, elle n’eut pas plus tôtcausé une heure avec madame Doradour, qu’elle essaya de se modelersur elle. Elle se redressa, rajusta sa cornette, et appela à sonsecours tout ce qu’elle savait de grammaire. Malheureusement un peude fort bon vin que sa marraine lui avait fait boire pur, pourréparer la fatigue du voyage, avait embrouillé ses idées ; sespaupières se fermaient. Madame Doradour la prit par la main et laconduisit dans une belle chambre ; après quoi, l’ayantembrassée de nouveau, elle lui souhaita une bonne nuit et seretira.

Presque aussitôt on frappa à la porte ;une femme de chambre entra, débarrassa Margot de son châle et deson bonnet, et se mit à genoux pour la déchausser. Margot dormaittout debout et se laissait faire. Ce ne fut que lorsqu’on lui ôtasa chemise qu’elle s’aperçut qu’on la déshabillait, et, sansréfléchir qu’elle était toute nue, elle fit un grand salut à safemme de chambre ; elle expédia ensuite sa prière du soir, etse mit promptement au lit. À la lueur de sa veilleuse, elle vit quesa chambre avait aussi des meubles dorés, et qu’il s’y trouvait unede ces magnifiques glaces qui lui tenaient si fort au cœur.Au-dessus de cette glace était un trumeau, et les petits amours quiy étaient sculptés lui parurent autant de bons génies quil’invitaient à se mirer. Elle se promit bien de n’y pas manquer,et, bercée par les plus doux songes, elle s’endormitdélicieusement.

On se lève de bonne heure aux champs ;notre petite campagnarde s’éveilla le lendemain avec les oiseaux.Elle se mit sur son séant, et, apercevant dans sa chère glace sonjoli minois chiffonné, elle s’honora d’un gracieux sourire. Lafemme de chambre reparut bientôt, et demanda respectueusement simademoiselle voulait prendre un bain. En même temps, elle lui posasur les épaules une robe de flanelle écarlate, qui parut à Margotla pourpre d’un roi.

La salle de bain de madame Doradour était unréduit plus mondain qu’il n’appartient à un bain de dévote ;elle avait été construite sous Louis XV. La baignoire, exhausséesur une estrade, était placée dans un cintre de stuc encadré deroses dorées, et les inévitables amours foisonnaient autour duplafond. Sur le panneau opposé à l’estrade, on voyait une copie desBaigneuses de Boucher, copie faite peut-être par Boucher lui-même.Une guirlande de fleurs se jouait sur le lambris ; un tapismoelleux couvrait le parquet, et un rideau de soie, galammentretroussé, laissait pénétrer, à travers la persienne, un demi-jourmystérieux. Il va sans dire que tout ce luxe était un peu fané parle temps, et que les dorures avaient vieilli ; mais, par cetteraison même, on s’y plaisait mieux, et on y sentait comme un restede parfum de ces soixante années de folie où régna le roibien-aimé.

Margot, seule dans cette salle, s’approchatimidement de l’estrade. Elle examina d’abord les griffons dorésplacés de chaque côté de la baignoire ; elle n’osait entrerdans l’eau, qui lui semblait devoir, pour le moins, être de l’eaude rose ; elle y fourra doucement une jambe, puis l’autre,puis elle resta debout en contemplation devant le panneau. Ellen’était pas connaisseuse en peinture ; les nymphes de Boucherlui parurent des déesses ; elle n’imaginait pas que depareilles femmes pussent exister sur la terre, qu’on pût mangeravec des mains si blanches, ni marcher avec de si petits pieds. Quen’eût-elle pas donné pour être aussi belle ! Elle ne sedoutait pas qu’avec ses mains hâlées elle valait cent fois mieuxque ces poupées. Un léger mouvement du rideau la tira de sadistraction ; elle frémit à l’idée d’être surprise ainsi, etse plongea dans l’eau jusqu’au cou.

Un sentiment de mollesse et de bien-être netarda pas à s’emparer d’elle. Elle commença, comme font lesenfants, par jouer dans l’eau avec le coin de son peignoir ;elle s’amusa ensuite à compter les fleurs et les rosaces de lachambre ; puis elle examina les petits amours, mais leurs grosventres lui déplaisaient. Elle appuya sa tête sur le bord de labaignoire, et regarda par la fenêtre entr’ouverte.

La salle de bain était au rez-de-chaussée, etla fenêtre donnait sur le jardin. Ce n’était pas, comme on le pensebien, un jardin anglais, mais un antique jardin à la modefrançaise, qui en vaut bien une autre. De belles allées sabléesbordées de buis, de grands parterres brillant de couleurs bienassorties, de jolies statues d’espace en espace, et, dans le fond,un labyrinthe en charmille. Margot regardait le labyrinthe, dont lasombre entrée la faisait rêver. La cligne-musette lui revenait enmémoire, et elle pensait que dans les détours de la charmille ildevait y avoir de bonnes cachettes.

Un beau jeune homme en costume de hussardsortit en ce moment du labyrinthe, et se dirigea vers la maison.Après avoir traversé le parterre, il passa si près de la fenêtre dela salle de bain, que son coude ébranla la persienne. Margot ne putretenir un léger cri que la frayeur lui arracha ; le jeunehomme s’arrêta, ouvrit la persienne, et avança la tête ; ilaperçut Margot dans son bain, et, quoique hussard, il rougit.Margot rougit aussi, et le jeune homme s’éloigna.

IV

Il y a sous le soleil une chose fâcheuse pourtout le monde, et particulièrement pour les petites filles :c’est que la sagesse est un travail, et que, pour être seulementraisonnable, il faut se donner beaucoup de mal, tandis que, pourfaire des sottises, il n’y a qu’à se laisser aller. Homère nousapprend que Sisyphe était le plus sage des mortels ; cependantles poètes le condamnent unanimement à rouler une grosse roche auhaut d’une montagne, d’où elle retombe aussitôt sur ce pauvrehomme, qui recommence à la rouler. Les commentateurs se sontépuisés à chercher la raison de ce supplice ; quant à moi, jene doute pas que, par cette belle allégorie, les anciens n’aientvoulu représenter la sagesse. La sagesse est, en effet, une grossepierre que nous roulons sans désemparer, et qui nous retombe sanscesse sur la tête. Notez que, le jour où elle nous échappe, il nenous est tenu aucun compte de l’avoir roulée pendant nombred’années, tandis qu’au contraire, si un fou vient à faire, parhasard, une action raisonnable, on lui en sait un gré infini. Lafolie est bien loin d’être une pierre ; c’est une bulle desavon qui s’en va dansant devant nous, et se colorant, commel’arc-en-ciel, de toutes les nuances de la création. Il arrive, ilest vrai, que la bulle crève et nous envoie quelques gouttes d’eaudans les yeux ; mais aussitôt il s’en forme une nouvelle, etpour la maintenir en l’air nous n’avons besoin que de respirer.

Par ces réflexions philosophiques, je veuxmontrer qu’il n’est pas étonnant que Margot fût un peu amoureuse dujeune garçon qui l’avait aperçue dans son bain, et je veux direaussi que pour cela on ne doit pas prendre mauvaise opinion d’elle.Lorsque l’amour se mêle de nos affaires, il n’a pas grand besoinqu’on l’aide, et on sait que lui fermer la porte n’est pas le moyende l’empêcher d’entrer ; mais il entra ici par la croisée, etvoici comment :

Ce jeune garçon en habit de hussard n’étaitpas autre que Gaston, fils de madame Doradour, qui s’était arraché,non sans peine, aux amourettes de sa garnison, et qui venaitd’arriver chez sa mère. Le ciel voulut que la chambre où logeaitMargot fût à l’angle de la maison, et que celle du jeune homme yfût aussi, c’est-à-dire que leurs deux croisées étaient presque enface l’une de l’autre, et en même temps fort rapprochées. Margotdînait avec madame Doradour, et passait près d’elle l’après-midi,jusqu’au souper ; mais de sept heures du matin jusqu’à midi,elle restait dans sa chambre. Or Gaston, la plupart du temps, étaitdans la sienne à cette heure-là. Margot n’avait donc rien de mieuxà faire que de coudre près de la croisée et de regarder sonvoisin.

Le voisinage a, de tout temps, causé de grandsmalheurs ; il n’y a rien de si dangereux qu’une jolievoisine ; fût-elle laide, je ne m’y fierais pas, car à forcede la voir sans cesse, il arrive tôt ou tard un jour où l’on finitpar la trouver jolie. Gaston avait un petit miroir rond accroché àsa fenêtre, selon la coutume des garçons. Devant ce miroir, il serasait, se peignait et mettait sa cravate. Margot remarqua qu’ilavait de beaux cheveux blonds qui frisaient naturellement ;cela fut cause qu’elle acheta d’abord un flacon d’huile à laviolette, et qu’elle prit soin que les deux petits bandeaux decheveux noirs qui sortaient de son bonnet fussent toujours bienlisses et bien brillants. Elle s’aperçut enfin que Gaston avait dejolies cravates et qu’il les changeait fort souvent ; elle fitemplette d’une douzaine de foulards, les plus beaux qu’il y eûtdans tout le Marais. Gaston avait, en outre, cette habitude quiindignait si fort le philosophe de Genève, et qui le brouilla avecson ami Grimm : il se faisait les ongles, comme dit Rousseau,avec un instrument fait exprès. Margot n’était pas un si grandphilosophe que Rousseau ; au lieu de s’indigner, elle achetaune brosse, et, pour cacher sa main, qui était un peu rouge, commeje l’ai déjà dit, elle prit des mitaines noires qui ne laissaientvoir que le bout de ses doigts. Gaston avait encore bien d’autresbelles choses que Margot ne pouvait imiter, par exemple, unpantalon rouge et une veste bleu de ciel avec des tresses noires.Margot possédait, il est vrai, une robe de chambre de flanelleécarlate ; mais que répondre à la veste bleue ? Elleprétendit avoir mal à l’oreille, et elle se fit, pour le matin, unepetite toque de velours bleu. Ayant aperçu au chevet de Gaston leportrait de Napoléon, elle voulut avoir celui de Joséphine. Enfin,Gaston ayant dit un jour, à déjeuner, qu’il aimait assez une bonneomelette, Margot vainquit sa timidité et fit un acte decourage ; elle déclara que personne au monde ne savait faireles omelettes comme elle, que chez ses parents elle les faisaittoujours, et qu’elle suppliait sa marraine d’en goûter une de samain.

Ainsi tâchait la pauvre enfant de témoignerson modeste amour ; mais Gaston n’y prenait pas garde. Commentun jeune homme hardi, fier, habitué aux plaisirs bruyants et à lavie de garnison, aurait-il remarqué ce manège enfantin ? Lesgrisettes de Strasbourg s’y prennent d’autre manière lorsqu’ellesont un caprice en tête. Gaston dînait avec sa mère, puis sortaitpour toute la soirée ; et, comme Margot ne pouvait dormirqu’il ne fût rentré, elle l’attendait derrière son rideau. Ilarriva bien quelquefois que le jeune homme, voyant de la lumièrechez elle, se dit en traversant la cour : – Pourquoi cettepetite fille n’est-elle pas couchée ? Il arriva encore qu’enfaisant sa toilette, il jeta sur Margot un coup d’œil distrait quila pénétrait jusqu’à l’âme ; mais elle détournait la têteaussitôt, et elle serait plutôt morte que d’oser soutenir ceregard. Il faut dire aussi qu’au salon elle ne se montrait plus lamême. Assise auprès de sa marraine, elle s’étudiait à paraîtregrave, réservée, et à écouter décemment le babillage de madameDoradour. Quand Gaston lui adressait la parole, elle lui répondaitde son mieux, mais, ce qui semblera singulier, elle lui répondaitpresque sans émotion. Expliquera qui pourra ce qui se passe dansune cervelle de quinze ans ; l’amour de Margot était, pourainsi dire, enfermé dans sa chambre, elle le trouvait dès qu’elle yentrait, et elle l’y laissait en sortant ; mais elle ôtait laclef de sa porte, pour que personne ne pût, en son absence,profaner son petit sanctuaire.

Il est facile, du reste, de supposer que laprésence de madame Doradour devait la rendre circonspecte etl’obliger à réfléchir, car cette présence lui rappelait sans cessela distance qui la séparait de Gaston. Une autre que Margot s’enserait peut-être désespérée ou plutôt se serait guérie, voyant ledanger de sa passion ; mais Margot ne s’était jamais demandé,même dans le plus profond de son cœur, à quoi lui servirait sonamour ; et, en effet, y a-t-il une question plus vide de sensque celle-là, qu’on adresse continuellement aux amoureux : Àquoi cela vous mènera-t-il ? – Eh ! bonnes gens, cela memène à aimer.

Dès que Margot s’éveillait, elle sautait à basde son lit, et elle courait pieds nus, en cornette, écarter le coinde son rideau pour voir si Gaston avait ouvert ses jalousies. Siles jalousies étaient fermées, elle allait vite se recoucher, etelle guettait l’instant où elle entendrait le bruit del’espagnolette, auquel elle ne se trompait pas. Cet instant venu,elle mettait ses pantoufles et sa robe de chambre, ouvrait à sontour sa croisée, et penchait la tête de côté et d’autre d’un airendormi, comme pour regarder quel temps il faisait. Elle poussaitensuite un des battants de la fenêtre de manière à n’être vue quede Gaston, puis elle posait son miroir sur une petite table, etcommençait à peigner ses beaux cheveux. Elle ne savait pas qu’unevraie coquette se montre quand elle est parée, mais ne se laissepas voir pendant qu’elle se pare ; comme Gaston se coiffaitdevant elle, elle se coiffait devant lui. Masquée par son miroir,elle hasardait de timides coups d’œil, prête à baisser les yeux siGaston la regardait. Quand ses cheveux étaient bien peignés etretroussés, elle posait sur sa tête son petit bonnet de tulle brodéà la paysanne, qu’elle n’avait pas voulu quitter ; ce petitbonnet était toujours tout blanc, ainsi que le grand collet rabattuqui lui couvrait les épaules et lui donnait un peu l’air d’unenonnette. Elle restait alors les bras nus, en jupon court,attendant son café. Bientôt paraissait mademoiselle Pélagie, safemme de chambre, portant un plateau et escortée du chat du logis,meuble indispensable au Marais, qui ne manquait jamais le matin derendre ses devoirs à Margot. Il jouissait alors du privilège des’établir dans une bergère en face d’elle, et de partager sondéjeuner. Ce n’était pour elle, comme on pense, qu’un prétexte decoquetterie. Le chat, qui était vieux et gâté, roulé en boule dansun fauteuil, recevait fort gravement des baisers qui ne lui étaientpas adressés. Margot l’agaçait, le prenait dans ses bras, le jetaitsur son lit, tantôt le caressait, tantôt l’irritait ; depuisdix ans qu’il était de la maison, il ne s’était jamais vu àpareille fête ; et il ne s’en trouvait pas précisémentsatisfait ; mais il prenait le tout en patience, étant, aufond, d’un bon naturel, et ayant beaucoup d’amitié pour Margot. Lecafé pris, elle s’approchait de nouveau de la fenêtre, regardaitencore un peu s’il faisait beau temps, puis elle poussait lebattant resté ouvert, mais sans le fermer tout à fait. Pour quiaurait eu l’instinct du chasseur, c’était alors le temps de semettre à l’affût. Margot achevait sa toilette, et veux-je direqu’elle se montrait ? Non pas ; elle mourait de peurd’être vue, et d’envie de se laisser voir. Et Margot était unefille sage ? Oui, sage, honnête et innocente. Et quefaisait-elle ? Elle se chaussait, mettait son jupon et sarobe, et de temps en temps, par la fente de la fenêtre, on auraitpu la voir allonger le bras pour prendre une épingle sur la table.Et qu’eût-elle fait si on l’eût guettée ? Elle auraitsur-le-champ fermé sa croisée. Pourquoi donc la laisserentr’ouverte ? Demandez-le-lui, je n’en sais rien.

Les choses en étaient là, lorsqu’un certainjour madame Doradour et son fils eurent un long entretien tête àtête. Il s’établit entre eux un air de mystère, et ils se parlaientsouvent à mots couverts. Peu de temps après, madame Doradour dit àMargot : – Ma chère enfant, tu vas revoir ta mère ; nouspasserons l’automne à la Honville.

V

L’habitation de la Honville était à une lieuede Chartres, et à une demi-lieue environ de la ferme où demeuraientles parents de Margot. Ce n’était pas tout à fait un château, maisune très belle maison avec un grand parc. Madame Doradour n’yvenait pas souvent, et depuis nombre d’années on n’y avait vu qu’unrégisseur. Ce voyage précipité, les entretiens secrets entre lejeune homme et la vieille dame, surprenaient Margot etl’inquiétaient.

Il n’y avait que deux jours que madameDoradour était arrivée, et tous les paquets n’étaient pas encoredéballés, lorsqu’on vit s’avancer dans la plaine dix colossesmarchant en bon ordre ; c’était la famille Piédeleu qui venaitfaire ses compliments : la mère portait un panier de fruits,les fils tenaient à la main chacun un pot de giroflées, et lebonhomme se prélassait, ayant dans ses poches deux énormes melonsqu’il avait choisis lui-même et jugés les meilleurs de son potager.Madame Doradour reçut ces présents avec sa bonté ordinaire ;et comme elle avait prévu la visite de ses fermiers, elle tiraaussitôt de son armoire huit gilets de soie à fleurs pour lesgarçons, une dentelle pour la mère Piédeleu, et, pour le bonhomme,un beau chapeau de feutre à larges bords dont la ganse étaitretenue par une boucle d’or. Les compliments étant échangés,Margot, brillante de joie et de santé, comparut devant safamille ; après qu’elle eut été embrassée à la ronde, samarraine fit tout haut son éloge, vanta sa douceur, sa sagesse, sonesprit, et les joues de la jeune fille, toutes vermeilles desbaisers qu’elle avait reçus, se colorèrent encore d’une pourpreplus vive. La mère Piédeleu, voyant la toilette de Margot, jugeaqu’elle devait être heureuse, et elle ne put s’empêcher, en bonnemère, de lui dire qu’elle n’avait jamais été si jolie. – C’est mafoi vrai, dit le bonhomme. – C’est vrai, répéta une voix qui fittrembler Margot jusqu’au fond du cœur : c’était Gaston quivenait d’entrer.

En ce moment, la porte étant restée ouverte,on aperçut dans l’antichambre le petit gardeur de dindons, Pierrot,qui avait tant pleuré au départ de Margot. Il avait suivi sesmaîtres à quelque distance, et, n’osant entrer dans le salon, ilfit de loin un salut craintif. – Quel est donc ce petit gas ?dit madame Doradour. Approche donc, petit, viens nous dire bonjour.Pierrot salua de nouveau, mais rien ne put le décider àentrer ; il devint rouge comme le feu et se sauva à toutesjambes.

– C’est donc vrai que vous me trouvezjolie ? se répéta Margot à voix basse en se promenant seuledans le parc, lorsque sa famille fut partie. Mais quelle hardiesseont les garçons pour dire des choses pareilles devant tout lemonde ! Moi qui n’ose pas le regarder en face, comment sefait-il qu’il me dise tout haut une chose que je ne puis entendresans rougir ? Il faut que ce soit chez lui une grandehabitude, ou qu’il le regarde comme indifférent : et pourtant,dire à une femme qu’on la trouve jolie, c’est beaucoup, celaressemble un peu à une déclaration d’amour.

À cette pensée, Margot s’arrêta, et se demandace que c’était, au juste, qu’une déclaration d’amour. Elle en avaitbeaucoup entendu parler, mais elle ne s’en rendait pas compte bienclairement. Comment dit-on qu’on aime ? se demanda-t-elle, etelle ne pouvait se figurer que ce fût seulement en disant : Jevous aime. Il lui semblait que ce devait être bien autre chose,qu’il devait y avoir pour cela un secret, un langage particulier,quelque mystère plein de péril et de charme. Elle n’avait jamais luqu’un roman, j’ignore quel en était le titre ; c’était unvolume dépareillé qu’elle avait trouvé dans le grenier de sonpère ; il y était question d’un brigand sicilien qui enlevaitune religieuse, et il s’y trouvait bien quelques phrasesinintelligibles qu’elle avait jugées devoir être des parolesd’amour ; mais elle avait entendu dire au curé que tous lesromans n’étaient que des sottises, et c’était la vérité seulequ’elle brûlait de connaître ; mais à qui oser lademander ?

La chambre de Gaston, à la Honville, n’étaitplus si près qu’à Paris. Plus de coups d’œil furtifs, plus debruits d’espagnolette. Tous les jours, à cinq heures du matin, lacloche résonnait faiblement. C’était le garde-chasse qui réveillaitGaston, la cloche se trouvant près de sa fenêtre. Le jeune homme selevait et partait pour la chasse. Cachée derrière sa persienne,Margot le voyait, entouré de ses chiens, le fusil au poing, monterà cheval et se perdre dans le brouillard qui couvrait les champs.Elle le suivait des yeux avec autant d’émotion que si elle eût étéune châtelaine captive dont l’amant partait pour la Palestine. Ilarrivait souvent que Gaston, au lieu d’ouvrir le premier échalier,le faisait franchir à son cheval. Margot, à cette vue, poussait dessoupirs ignorés, mais à la fois bien doux et bien cruels. Elle sefigurait qu’à la chasse on courait les plus grands dangers. QuandGaston rentrait le soir, couvert de poussière, elle le regardaitdes pieds à la tête pour s’assurer qu’il n’était point blessé,comme s’il fût revenu d’un combat ; mais, lorsqu’elle levoyait tirer de son carnier un lièvre ou une couple de perdrix, etles déposer sur la table, il lui semblait voir un guerriervainqueur chargé des dépouilles de l’ennemi.

Ce qu’elle craignait arriva un jour :Gaston, en sautant une haie, fit une chute de cheval ; iltomba au milieu des ronces, et en fut quitte pour quelqueségratignures. De quelles poignantes émotions ce léger accident futla cause ! La prudence de Margot faillit l’abandonner ;elle fut d’abord près de se trouver mal. On la vit joindre lesmains et prier tout bas : que n’eût-elle pas donné pour avoirla permission d’essuyer le sang qui coulait sur la main du jeunehomme ! Elle mit dans sa poche son plus beau mouchoir, le seulen sa possession qui fût brodé, et elle attendait impatiemmentquelque occasion de le tirer à l’improviste pour que Gaston en pûtenvelopper un instant sa main ; mais elle n’eut pas même cetteconsolation. Le cruel garçon étant à souper, et quelques gouttes desang coulant de sa blessure, il refusa le mouchoir de Margot etroula sa serviette autour de son poignet. Margot en sentit un teldéplaisir, que ses yeux se remplirent de larmes.

Elle ne pouvait penser cependant que Gastonméprisât son amour ; mais il l’ignorait : que faire àcela ? Tantôt Margot se résignait, et tantôt elles’impatientait. Les événements les plus indifférents devenaienttour à tour pour elle des motifs de joie ou de chagrin. Un motobligeant, un regard de Gaston, la rendaient heureuse une journéeentière ; s’il traversait le salon sans prendre garde à elle,s’il se retirait le soir sans lui adresser un léger salut qu’ilavait coutume de lui faire, elle passait la nuit à chercher en quoielle avait pu lui déplaire. S’il s’asseyait près d’elle par hasard,et s’il lui faisait un compliment sur sa tapisserie, elle rayonnaitd’aise et de reconnaissance ; s’il refusait, à dîner, demanger d’un plat qu’elle lui offrait, elle s’imaginait qu’il nel’aimait plus.

Il y avait de certains jours où elle sefaisait, pour ainsi dire, pitié à elle-même ; elle en venait àdouter de sa beauté et à se croire laide toute une après-dînée. End’autres moments, l’orgueil féminin se révoltait en elle ;quelquefois, devant son miroir, elle haussait les épaules de dépiten pensant à l’indifférence de Gaston. Un mouvement de colère et dedécouragement lui faisait chiffonner sa collerette et enfoncer sonbonnet sur ses yeux ; un élan de fierté réveillait sacoquetterie ; elle paraissait tout à coup, au milieu de lajournée, revêtue de tous ses atours, et dans sa robe du dimanche,comme pour protester de tout son pouvoir contre l’injustice dudestin.

Margot, dans sa nouvelle condition, avaitconservé les goûts de son premier état. Pendant que Gaston était àla chasse, elle passait souvent ses matinées dans le potager ;elle savait manier à propos la serpe, le râteau et l’arrosoir, etplus d’une fois elle avait donné un bon conseil au jardinier. Lepotager s’étendait devant la maison et servait en même temps departerre ; les fleurs, les fruits et les légumes y venaient encompagnie. Margot affectionnait surtout un grand espalier couvertdes plus belles pêches ; elle en prenait un soin extrême, etc’était elle qui, chaque jour, y choisissait d’une main économequelques fruits pour le dessert. Il y avait sur l’espalier unepêche beaucoup plus grosse que toutes les autres. Margot ne pouvaitse décider à cueillir cette pêche ; elle la trouvait siveloutée, et d’une si belle couleur de pourpre, qu’elle n’osait ladétacher de l’arbre, et qu’il lui semblait que c’eût été un meurtrede la manger. Elle ne passait jamais devant sans l’admirer, et elleavait recommandé au jardinier qu’on ne s’avisât pas d’y toucher,sous peine d’encourir sa colère et les reproches de sa marraine. Unjour, au soleil couchant, Gaston, revenant de la chasse, traversale potager ; pressé par la soif, il étendit la main en passantprès de l’espalier, et le hasard fit qu’il en arracha le fruit,favori de Margot, dans lequel il mordit sans respect. Elle était àquelques pas de là, arrosant un carré de légumes ; elleaccourut aussitôt, mais le jeune homme, ne la voyant pas, continuasa route. Après une ou deux bouchées, il jeta le fruit à terre etentra dans la maison. Margot avait vu, du premier coup d’œil, quesa chère pêche était perdue. Le brusque mouvement de Gaston, l’aird’insouciance avec lequel il avait jeté la pêche, avaient produitsur la petite fille un effet bizarre et inattendu. Elle étaitdésolée et en même temps ravie, car elle pensait que Gaston devaitavoir grand’soif, par le soleil ardent qu’il faisait, et que cefruit devait lui avoir fait plaisir. Elle ramassa la pêche, et,après avoir soufflé dessus pour en essuyer la poussière, elleregarda si personne ne pouvait la voir, puis elle y déposa unbaiser furtif ; mais elle ne put s’empêcher en même temps dedonner un petit coup de dent pour y goûter. Je ne sais quellesingulière idée lui traversa l’esprit, et, pensant peut-être aufruit, peut-être à elle-même : – Méchant garçon,murmura-t-elle, comme vous gaspillez sans le savoir !

Je demande grâce au lecteur pour lesenfantillages que je lui raconte ; mais comment raconterais-jeautre chose, mon héroïne étant un enfant ? Madame Doradouravait été invitée à dîner dans un château des environs. Elle y menaGaston et Margot ; on se sépara fort tard, et il faisait nuitclose quand on reprit le chemin de la maison. Margot et sa marraineoccupaient le fond de la voiture ; Gaston, assis sur ledevant, et n’ayant personne à côté de lui, s’était étendu sur lecoussin, en sorte qu’il y était presque couché. Il faisait un beauclair de lune, mais l’intérieur de la voiture était fortsombre ; quelques rayons de lumière n’y pénétraient que parinstants ; la conversation languissait ; un bon dîner, unpeu de fatigue, l’obscurité, le balancement moelleux de la berline,tout invitait nos voyageurs au sommeil. Madame Doradour s’endormitla première, et, en s’endormant, elle posa son pied sur labanquette de devant, sans s’inquiéter si elle gênait Gaston. L’airétait frais ; un épais manteau, jeté sur les genoux,enveloppait à la fois la marraine et la filleule. Margot, enfoncéedans son coin, ne bougeait pas, quoique bien éveillée ; maiselle était fort inquiète de savoir si Gaston dormait. Il luisemblait que, puisqu’elle avait les yeux ouverts, il devait lesavoir aussi ; elle le regardait sans le voir, et elle sedemandait s’il en faisait de même. Dès qu’un peu de clarté glissaitdans la voiture, elle se hasardait à tousser légèrement. Le jeunehomme était immobile, et la petite fille n’osait parler, de peur detroubler le sommeil de sa marraine. Elle avança la tête et regardaau dehors ; l’idée d’un long voyage a tant de ressemblanceavec l’idée d’un long amour, qu’en voyant le clair de lune et leschamps, Margot oublia aussitôt qu’elle était sur le chemin de laHonville ; elle ferma à demi les paupières, et, tout enregardant passer les arbres, elle se figura qu’elle partait pour laSuisse ou l’Italie avec madame Doradour et son fils. Ce rêve, commeon pense, lui en fit faire bien d’autres, et de si doux, qu’elles’y abandonna entièrement. Elle se vit, non pas femme de Gaston,mais sa fiancée, allant courir le monde, aimée de lui, ayant droitde l’aimer, et au bout du voyage était le bonheur, ce mot charmantqu’elle se répétait sans cesse, et que, heureusement pour elle,elle comprenait si peu. Pour mieux rêver, elle ferma tout à faitles yeux ; elle s’assoupit, et, par un mouvement involontaire,elle fit comme madame Doradour : elle étendit le pied sur lecoussin qui était devant elle ; le hasard fit qu’elle posa cepied, fort bien chaussé d’ailleurs et très petit, précisément surla main de Gaston. Gaston ne parut rien sentir ; mais Margots’éveilla en sursaut ; elle ne retira pourtant pas son piedtout de suite, elle le glissa seulement un peu à côté. Son rêvel’avait si bien bercée, que le réveil même ne l’en tiraitpas ; et ne peut-on mettre son pied sur la banquette où dortson amant, quand on part avec lui pour la Suisse ? Peu à peu,toutefois, l’illusion se dissipa ; Margot commença à penser àl’étourderie qu’elle venait de faire. – S’en est-il aperçu ?se demanda-t-elle ; dort-il, ou en fait-il semblant ?S’il s’en est aperçu, comment n’a-t-il pas ôté sa main ? et,s’il dort, comment cela ne l’a-t-il pas réveillé ? Peut-êtreme méprise-t-il trop pour daigner me montrer qu’il a senti monpied ; peut-être qu’il en est bien aise, et qu’en feignant dene pas le sentir, il s’attend que je vais recommencer ;peut-être croit-il que je dors moi-même. Il n’est pourtant pasagréable d’avoir le pied d’un autre sur sa main, à moins qu’onn’aime cette personne-là. Mon soulier doit avoir sali son gant, carnous avons beaucoup marché aujourd’hui ; mais peut-être qu’ilne veut pas avoir l’air de tenir à si peu de chose. Que dirait-ilsi je recommençais ? mais il sait bien que je n’oseraijamais ; peut-être devine-t-il mon incertitude, ets’amuse-t-il à me tourmenter ? Tout en réfléchissant ainsi,Margot retirait doucement son pied, avec toute la précautionpossible : ce petit pied tremblait comme une feuille ; entâtonnant dans l’obscurité, il effleura de nouveau le bout desdoigts du jeune homme, mais si légèrement que Margot elle-même eutà peine le temps de s’en apercevoir. Jamais son cœur n’avait battusi vite ; elle se crut perdue, et s’imagina qu’elle avaitcommis une imprudence irréparable.

– Que va-t-il penser, se dit-elle ;quelle opinion aura-t-il de moi ? Dans quel embarras vais-jeme trouver ? Je n’oserai plus le regarder en face. C’étaitdéjà une grande faute de l’avoir touché la première fois, maisc’est bien pis maintenant. Comment pourrais-je prouver que je nel’ai pas fait exprès ? Les garçons ne veulent jamais riencroire. Il va se moquer de moi et le dire à tout le monde, à mamarraine peut-être, et ma marraine le dira à mon père ; je nepourrai plus me montrer dans le pays. Où irai-je ? que vais-jedevenir ? J’aurai beau me défendre, il est certain que je l’aitouché deux fois, et que jamais une femme n’a fait une chosepareille. Après ce qui vient de se passer, le moins qu’il puissem’arriver, c’est de sortir de la maison. À cette idée, Margotfrissonna. Elle chercha longtemps dans sa tête quelque moyen de sejustifier ; elle fit le projet d’écrire le lendemain unegrande lettre à Gaston, qu’elle lui ferait remettre en secret, etdans laquelle elle lui expliquerait que c’était par mégarde qu’elleavait posé son pied sur sa main, qu’elle lui en demandait pardon,et qu’elle le priait de l’oublier. – Mais s’il ne dort pas ?pensa-t-elle encore ; s’il se doute que je l’aime ? s’ilm’a devinée ? si c’était lui qui vînt demain me parler lepremier de notre aventure ? s’il me disait qu’il m’aimeaussi ? s’il me faisait une déclaration ?… La voitures’arrêta en ce moment. Gaston, qui dormait en conscience, étenditles bras en se réveillant avec fort peu de cérémonie. Il lui fallutquelque temps pour se rappeler où il était ; à cette tristedécouverte, les rêveries de Margot s’évanouirent ; et, quandle jeune homme lui offrit, pour descendre, la main qu’elle avaiteffleurée, elle ne vit que trop clairement qu’elle venait devoyager seule.

VI

Deux événements imprévus, dont l’un futridicule et l’autre sérieux, arrivèrent presque en même temps.Gaston était un matin dans l’avenue de la maison, essayant uncheval qu’il venait d’acheter, lorsqu’un petit garçon, à demicouvert de haillons et presque nu, vint à lui d’un air résolu ets’arrêta devant son cheval. C’était Pierrot, le gardeur de dindons.Gaston ne le reconnut pas, et, croyant qu’il lui demandaitl’aumône, il lui jeta quelques sous dans son bonnet. Pierrot mitles sous dans sa poche, mais, au lieu de s’éloigner, il courutaprès le cavalier et se replaça devant lui quelques pas plus loin.Gaston lui cria deux ou trois fois de se garer, mais en vain ;Pierrot le suivait et l’arrêtait toujours.

– Que me veux-tu, petit drôle ?demanda le jeune homme ; as-tu juré de te faireécraser ?

– Monsieur, répondit Pierrot sans sedéranger, je voudrais être domestique de monsieur.

– De qui ?

– De vous, monsieur.

– De moi ? Et à propos de quoi mefais-tu cette demande ?

– Pour être domestique de monsieur.

– Mais je n’ai pas besoin dedomestique ; qui t’a dit que j’en cherchais un ?

– Personne, monsieur.

– Que viens-tu donc fairealors ?

– Je viens demander à monsieur d’être sondomestique.

– Est-ce que tu es fou, ou te moques-tude moi ?

– Non, monsieur.

– Tiens, laisse-moi en repos.

Gaston lui jeta encore quelque monnaie, et,détournant son cheval, il continua sa route. Pierrot s’assit sur lebord de l’avenue, et Margot, venant à y passer quelque temps après,l’y trouva pleurant à chaudes larmes. Elle accourut à luiaussitôt.

– Qu’as-tu, mon pauvre Pierrot ? quet’est-il arrivé ?

Pierrot refusa d’abord de répondre. – Jevoulais être domestique de monsieur, dit-il enfin en sanglotant, etmonsieur ne veut pas.

Ce ne fut pas sans peine que Margot parvint àle faire s’expliquer. Elle comprit enfin de quoi il s’agissait.Depuis qu’elle avait quitté la ferme, Pierrot s’ennuyait de ne plusla voir. Moitié honteux et moitié pleurant, il lui raconta seschagrins, et elle ne put s’empêcher d’en rire et d’en avoir en mêmetemps pitié. Le pauvre garçon, pour exprimer ses regrets, parlait àla fois de son amitié pour Margot, de ses sabots qui étaient usés,de sa triste solitude dans les champs, d’un de ses dindons quiétait mort ; tout cela se mêlait dans sa tête. Enfin, nepouvant plus supporter sa tristesse, il avait pris le parti devenir à la Honville et de s’offrir à Gaston comme domestique oucomme palefrenier. Cette détermination lui avait coûté huit joursde réflexions, et, comme on vient de le voir, elle n’avait pas eugrand succès. Aussi parlait-il de mourir plutôt que de retourner àla ferme. – Puisque monsieur ne veut pas de moi, dit-il enterminant son récit, et puisque je ne peux pas être auprès de luicomme vous êtes auprès de madame Doradour, je me laisserai mourirde faim. Je n’ai pas besoin de dire que ces derniers mots furentaccompagnés d’un nouveau déluge de larmes.

Margot le consola de son mieux, et, le prenantpar la main, l’emmena à la maison. Là, en attendant qu’il fût tempspour lui de mourir de faim, elle le fit entrer dans l’office et luidonna un morceau de pain avec du jambon et des fruits. Pierrot,inondé de larmes, mangea de bon appétit en regardant Margot de tousses yeux. Elle lui fit comprendre aisément que, pour entrer auservice de quelqu’un, il faut attendre qu’il y ait une placevacante, et elle lui promit qu’à la première occasion elle sechargerait de sa demande. Elle le remercia de son amitié, l’assuraqu’elle l’aimait de même, essuya ses larmes, l’embrassa sur lefront avec un petit air maternel, et le décida enfin à s’enretourner. Pierrot, convaincu, fourra dans ses poches ce quirestait de son déjeuner ; Margot lui donna en outre un écu decent sous pour s’acheter un gilet et des sabots. Ainsi consolé, ilprit la main de la jeune fille et y colla ses lèvres en lui disantd’une voix émue : Au revoir, mam’selle Marguerite. Pendantqu’il s’éloignait à pas lents, Margot s’aperçut que le petit garçoncommençait à devenir grand. Elle fit réflexion qu’il n’avait qu’unan de moins qu’elle, et elle se promit, à la première occasion, dene plus l’embrasser si vite.

Le lendemain, elle remarqua que Gaston, contreson ordinaire, n’était point allé à la chasse, et qu’il y avaitdans sa toilette plus de recherche que de coutume. Après dîner,c’est-à-dire vers quatre heures, le jeune homme donna le bras à samère, et tous deux se dirigèrent vers l’avenue. Ils causaient àvoix basse, et paraissaient inquiets ; Margot, restée seule ausalon, regardait avec anxiété par la fenêtre, lorsqu’une chaise deposte entra dans la cour. Gaston courut ouvrir la portière ;une vieille dame descendit d’abord, puis une jeune demoiselled’environ dix-neuf ans, élégamment vêtue et belle comme le jour. Àl’accueil qu’on fit aux deux étrangères, Margot jugea qu’ellesn’étaient pas seulement des personnes de distinction, mais qu’ellesdevaient être des parentes de sa marraine ; les deuxmeilleures chambres de la maison avaient été préparées. Lorsque lesnouvelles arrivées entrèrent au salon, madame Doradour fit un signeet dit tout bas à Margot de se retirer. Celle-ci s’éloigna àcontre-cœur, et le séjour de ces deux dames ne lui sembla rienpromettre d’agréable.

Elle hésitait, le jour suivant, à descendre audéjeuner, quand sa marraine vint la prendre, et la présenta àmadame et à mademoiselle de Vercelles ; ainsi se nommaient lesdeux étrangères. En entrant dans la salle à manger, Margot vitqu’il y avait une serviette blanche à sa place ordinaire, qui étaità côté de Gaston. Elle s’assit en silence, mais non sans tristesse,à une autre place ; la sienne fut prise par mademoiselle deVercelles, et il ne fut pas difficile de voir bientôt que le jeunehomme regardait beaucoup sa voisine. Margot resta muette pendant lerepas ; elle servit un plat qui était devant elle, et, quandelle en offrit à Gaston, il n’eut pas même l’air de l’avoirentendue. Après le déjeuner, on se promena dans le parc ;lorsqu’on eut fait quelques tours d’allée, madame Doradour prit lebras de la vieille dame et Gaston offrit aussitôt le sien à labelle jeune fille ; Margot, restée seule, marchait derrière lacompagnie, personne ne pensait à elle ni ne lui adressait laparole ; elle s’arrêta et revint à la maison. À dîner, madameDoradour fit apporter une bouteille de frontignan, et, comme elleavait conservé en tout les vieilles coutumes, elle tendit sonverre, avant de boire, pour inviter ses hôtes à trinquer. Tout lemonde imita son exemple, excepté Margot, qui ne savait trop quoifaire. Elle souleva pourtant aussi un peu son verre, espérant êtreencouragée. Personne ne répondit à son geste craintif, et elleremit le verre devant elle sans avoir bu ce qu’il contenait. –C’est dommage que nous n’ayons pas un cinquième, dit madame deVercelles après dîner, nous ferions une bouillotte (on jouait alorsla bouillotte à cinq). Margot, assise dans un coin, se garda biende dire qu’elle savait y jouer, et sa marraine proposa un whist. Lesouper venu, au dessert, on pria mademoiselle de Vercelles dechanter ; la demoiselle se fit longtemps prier, puis elleentonna d’une voix fraîche et légère un petit refrain assez joyeux.Margot ne put s’empêcher, en l’écoutant, de soupirer, et de songerà la maison de son père, où c’était elle qui chantait audessert ; lorsqu’il fut temps de se retirer, elle trouva, enentrant dans sa chambre, qu’on en avait enlevé deux meubles quiétaient ceux qu’elle préférait, une grande bergère et une petitetable en marqueterie sur laquelle elle posait son miroir pour secoiffer. Elle entr’ouvrit sa croisée en tremblant, pour regarder uninstant la lumière qui brillait ordinairement derrière les rideauxde Gaston : c’était son adieu de tous les soirs ; mais cejour-là point de lumière, Gaston avait fermé ses volets ; ellese coucha la mort dans l’âme, et ne put dormir de la nuit.

Quel motif amenait les deux étrangères, etcombien de temps durerait leur séjour ? Voilà ce que Margot nepouvait savoir ; mais il était clair que leur présence serattachait aux entretiens secrets de madame Doradour et de sonfils. Il y avait là un mystère impossible à deviner, et, quel quefût ce mystère, Margot sentait qu’il devait détruire son bonheur.Elle avait d’abord supposé que ces dames étaient desparentes ; mais on leur témoignait à la fois trop d’amitié ettrop de politesse pour qu’il en fût ainsi. Madame Doradour, pendantla promenade, avait pris grand soin de faire remarquer à la mèrejusqu’où s’étendaient les murs du parc ; elle lui avait parléà l’oreille des produits et de la valeur de sa terre ;peut-être s’agissait-il de vendre la Honville, et, dans ce cas, quedeviendrait la famille de Margot ? Un nouveau propriétaireconserverait-il les anciens fermiers ? Mais, d’une autre part,quel motif pouvait avoir madame Doradour pour vendre une maison oùelle était née, où son fils paraissait se plaire, lorsqu’ellejouissait d’une si grande fortune ? Les étrangères venaient deParis, elles en parlaient à tout propos, et ne semblaient pasd’humeur à vivre aux champs. Madame de Vercelles avait faitentendre à souper qu’elle approchait souvent l’impératrice, qu’ellel’accompagnait à la Malmaison, et qu’elle avait ses bonnes grâces.Peut-être était-il question de demander de l’avancement pourGaston, et il devenait alors naturel qu’on fit de grandesflatteries à une dame en crédit. Telles étaient les conjectures deMargot ; mais, quelque effort qu’elle pût faire, son espritn’en était pas satisfait, et son cœur l’empêchait de s’arrêter à laseule supposition vraisemblable qui eût été en même temps la seulevraie.

Deux domestiques avaient apporté à grand’peineune grosse caisse de bois dans l’appartement qu’occupaitmademoiselle de Vercelles. Au moment où Margot sortit de sachambre, elle entendit le son d’un piano ; c’était la premièrefois de sa vie que de pareils accords frappaient sesoreilles ; elle ne connaissait, en fait de musique, que lescontredanses de son village. Elle s’arrêta pleine d’admiration.Mademoiselle de Vercelles jouait une valse ; elles’interrompit pour chanter, et Margot s’approcha doucement de laporte, afin d’écouter les paroles. Les paroles étaient italiennes.La douceur de cette langue inconnue parut encore plusextraordinaire à Margot que l’harmonie de l’instrument. Qu’était-cedonc que cette belle demoiselle qui prononçait ainsi des motsmystérieux au milieu d’une si étrange mélodie ? Margot,vaincue par la curiosité, se baissa, essuya ses yeux, où roulaientencore quelques larmes, et regarda par le trou de la serrure. Ellevit mademoiselle de Vercelles en déshabillé, les bras nus, lescheveux en désordre, les lèvres entr’ouvertes et les yeux au ciel.Elle crut voir un ange ; jamais rien de si charmant ne s’étaitoffert à ses regards. Elle s’éloigna à pas lents, éblouie et enmême temps consternée, sans pouvoir distinguer ce qui se passait enelle. Mais, tandis qu’elle descendait l’escalier, elle répétaplusieurs fois d’une voix émue : Sainte Vierge ! la bellebeauté !

VII

Il est singulier qu’aux choses de ce monde,ceux qui se trompent le mieux soient précisément ceux qui y sontintéressés. À la contenance de Gaston près de mademoiselle deVercelles, le plus indifférent témoin aurait deviné qu’il en étaitamoureux. Cependant Margot ne le vit pas d’abord, ou plutôt nevoulut pas le voir. Malgré le chagrin qu’elle en éprouvait, unsentiment inexprimable, et que bien des gens croiraient impossible,l’empêcha longtemps de discerner la vérité : je veux parler decette admiration que mademoiselle de Vercelles lui avaitinspirée.

Mademoiselle de Vercelles était grande,blonde, avenante. Elle faisait mieux que plaire ; elle était,si l’on peut s’exprimer ainsi, d’une beauté consolante. Il y avait,en effet, dans son regard et dans son parler, un calme si singulieret si doux, qu’il n’était pas possible de résister au plaisir quecausait sa présence. Au bout de quelques jours, elle témoigna àMargot beaucoup d’amitié ; elle lui fit même les premièresavances. Elle lui enseigna quelques petits secrets de broderie etde tapisserie ; elle lui prit le bras à la promenade, et luifit chanter, en l’accompagnant au piano, les airs de son village.Margot fut d’autant plus touchée de ces marques de bienveillancequ’elle avait le cœur déchiré. Il y avait près de trois joursqu’elle vivait dans l’abandon le plus cruel, lorsque la jeuneParisienne s’approcha d’elle et lui adressa pour la première foisla parole. Margot tressaillit d’aise, de crainte et de surprise.Elle souffrait de se voir entièrement oubliée par Gaston, et elleen soupçonnait bien la cause. Elle trouva dans cette action de sarivale je ne sais quel charme mêlé d’amertume ; elle sentitd’abord avec joie qu’elle allait sortir de l’isolement où ellevenait de tomber tout à coup ; elle fut en même temps flattéede se voir distinguée par une si belle personne. Cette beauté, quiaurait dû ne lui donner que de la jalousie, l’enchanta dès lepremier mot. Devenue peu à peu plus familière, elle se prit depassion pour mademoiselle de Vercelles. Après avoir admiré sonvisage, elle admira sa démarche, son exquise simplicité, ses airsde tête et jusqu’au moindre ruban qu’elle portait. Elle ne laquittait presque pas des yeux, et elle l’écoulait parler avec uneattention extrême. Quand mademoiselle de Vercelles se mettait aupiano, les regards de Margot étincelaient et semblaient dire à toutle monde : Voilà ma bonne amie qui va jouer, car c’est ainsiqu’elle l’appelait, non sans éprouver intérieurement un petitmouvement de vanité. Quand elles traversaient le village ensemble,les paysans se retournaient. Mademoiselle de Vercelles n’y prenaitpas garde, mais Margot rougissait de plaisir. Presque tous lesmatins elle faisait, avant le déjeuner, une visite à sa bonneamie ; elle l’aidait à sa toilette, la regardait laver sesbelles mains blanches, l’écoutait chanter dans son doux langageitalien. Puis elle descendait au salon avec elle, fière d’avoirretenu quelque ariette, qu’elle fredonnait dans l’escalier. Aumilieu de tout cela, elle était dévorée de chagrin, et, dès qu’elleétait seule, elle pleurait. Madame Doradour avait l’esprit tropléger pour s’apercevoir de quelque changement dans sa filleule. –Il me semble que tu es pâle, lui disait-elle quelquefois ;est-ce que tu n’as pas bien dormi ? Puis, sans attendre deréponse, elle s’occupait d’autre chose. Gaston était plusclairvoyant, et, quand il se donnait la peine d’y penser, il ne seméprenait pas sur la tristesse de Margot, mais il se disait que cen’était sûrement qu’un caprice d’enfant, un peu de jalousienaturelle aux femmes, et qui passerait avec le temps. Il fautobserver que Margot avait toujours évité toute occasion de setrouver seule avec lui. La pensée d’un tête-à-tête la faisaitfrémir, et, du plus loin qu’elle le voyait, lorsqu’elle sepromenait seule, elle se détournait, en sorte que les précautionsqu’elle prenait pour cacher son amour paraissaient au jeune hommel’effet d’un caractère sauvage. – Singulière petite fille !s’était-il dit souvent en la voyant s’enfuir dès qu’il faisait minede l’approcher ; et, pour se divertir de son trouble, ill’avait quelquefois abordée malgré elle. Margot baissait alors latête, ne répondait que par monosyllabes, et se repliait, pour ainsidire, sur elle-même, comme une sensitive.

Les journées s’écoulaient dans une monotonieextrême ; Gaston n’allait plus à la chasse, on jouait peu, onse promenait rarement ; tout se passait en entretiens, et deuxou trois fois par jour madame Doradour avertissait Margot de seretirer, afin de ne pas gêner la compagnie. La pauvre enfant nefaisait que descendre de sa chambre et y remonter. S’il luiarrivait d’entrer au salon mal à propos, elle voyait les deux mèreséchanger des signes, et tout le monde se taisait ; lorsqu’onla rappelait, après une longue conversation secrète, elles’asseyait sans regarder personne, et l’inquiétude qu’elle sentaitressemblait à ce qu’on éprouve en mer lorsqu’un orage s’annonce auloin et s’avance lentement au milieu d’un ciel calme.

Elle passait un matin devant la porte demademoiselle de Vercelles, lorsque celle-ci l’appela. Aprèsquelques mots indifférents, Margot remarqua au doigt de sa bonneamie une jolie bague.

– Essayez-la, dit mademoiselle deVercelles, et voyons un peu si elle vous irait.

– Oh ! mademoiselle, ma main n’estpas assez belle pour porter de pareils bijoux.

– Laissez donc, cette bague vous va àmerveille. Je vous en ferai cadeau le jour de mes noces.

– Est-ce que vous allez vousmarier ? demanda Margot en tremblant.

– Qui sait ? répondit en riantmademoiselle de Vercelles ; nous autres filles, nous sommesexposées tous les jours à ces choses-là.

Je laisse à penser dans quel trouble cesparoles jetèrent Margot ; elle se les répéta cent fois jour etnuit, mais presque machinalement et sans oser y réfléchir.Cependant, peu de temps après, comme on apportait le café aprèssouper, Gaston lui en ayant présenté une tasse, elle le repoussadoucement en lui disant : – Vous me donnerez cela le jour devos noces. Le jeune homme sourit et parut un peu étonné ; ilne répondit rien, mais madame Doradour fronça le sourcil et priaMargot avec humeur de se mêler de ses affaires.

Margot se le tint pour dit ; ce qu’elledésirait et craignait tant de savoir lui sembla prouvé par cettecirconstance. Elle courut s’enfermer dans sa chambre ; là elleposa son front dans ses mains et pleura amèrement. Dès qu’elle futrevenue à elle-même, elle eut soin de tirer son verrou, afin quepersonne ne fût témoin de sa douleur. Ainsi enfermée, elle sesentit plus libre et commença à démêler peu à peu ce qui se passaitdans son âme.

Malgré son extrême jeunesse et le fol amourqui l’occupait, Margot avait beaucoup de bon sens. La premièrechose qu’elle sentit, ce fut l’impossibilité où elle était delutter contre les événements. Elle comprit que Gaston aimaitmademoiselle de Vercelles, que les deux familles s’étaientaccordées et que le mariage était décidé. Peut-être le jourétait-il fixé déjà ; elle se souvenait d’avoir vu dans labibliothèque un homme habillé de noir qui écrivait sur du papiertimbré ; c’était probablement un notaire qui dressait lecontrat. Mademoiselle de Vercelles était riche, Gaston devaitl’être après la mort de sa mère ; que pouvait-elle contre desarrangements pris, si naturels, si justes ? Elle s’attacha àcette pensée, et plus elle s’y appesantit, plus elle trouval’obstacle invincible. Ne pouvant empêcher ce mariage, elle crutque tout ce qui lui restait à faire était de ne pas y assister.Elle tira de dessous son lit une petite malle qui lui appartenait,et elle la plaça au milieu de la chambre, pour y mettre ses hardes,résolue à retourner chez ses parents ; mais le courage luimanqua : au lieu d’ouvrir la malle, elle s’assit dessus etrecommença à pleurer. Elle resta ainsi près d’une heure dans unétat vraiment pitoyable. Les motifs qui l’avaient d’abord frappéese troublaient dans son esprit ; les larmes qui coulaient deses yeux l’étourdissaient ; elle secouait la tête comme pours’en délivrer. Pendant qu’elle s’épuisait à chercher le partiqu’elle avait à prendre, elle ne s’était pas aperçue que sa bougieallait s’éteindre. Elle se trouva tout à coup dans lesténèbres ; elle se leva et ouvrit sa porte, afin de demanderde la lumière ; mais il était tard et tout le monde étaitcouché. Elle marchait néanmoins à tâtons, ne croyant pas l’heure siavancée.

Lorsqu’elle vit, en descendant, que l’escalierétait obscur, et qu’elle était, pour ainsi dire, seule dans lamaison, un mouvement de frayeur, naturel à son âge, la saisit. Elleavait traversé un long corridor qui menait à sa chambre ; elles’arrêta, n’osant revenir sur ses pas. Il arrive quelquefois qu’unecirconstance, en apparence peu importante, change le cours de nosidées ; l’obscurité, plus que toute autre chose, produit ceteffet. L’escalier de la Honville était, comme dans beaucoup devieux bâtiments, construit dans une petite tourelle qu’ilremplissait en entier, tournant en spirale autour d’une colonne depierre. Margot, dans son hésitation, s’appuya sur cette colonne,dont le froid, joint à la peur et au chagrin, lui glaça le sang.Elle demeura quelque temps immobile ; une pensée sinistre seprésenta tout à coup à elle ; la faiblesse qu’elle éprouvaitlui donna l’idée de la mort, et, chose étrange, cette idée, qui nedura qu’un instant et s’évanouit aussitôt, lui rendit ses forces.Elle regagna sa chambre, et s’y enferma de nouveau jusqu’aujour.

Dès que le soleil fut levé, elle descenditdans le parc. Cette année-là, l’automne était superbe ; lesfeuilles, déjà jaunies, paraissaient comme dorées. Rien ne tombaitencore des rameaux, et le vent calme et tiède semblait respecterles arbres de la Honville. On venait d’entrer dans cette saison oùles oiseaux font leurs dernières amours. La pauvre Margot n’enétait pas si avancée ; mais, à la chaleur bienfaisante dusoleil, elle sentit sa peine s’adoucir. Elle commença à songer àson père, à sa famille, à sa religion ; elle revint à sonpremier dessein, qui était de s’éloigner et de se résigner. Bientôtmême elle ne le jugea plus si indispensable qu’il lui avait sembléla veille ; elle se demanda quel mal elle avait fait pourmériter d’être bannie des lieux où elle avait passé ses plusheureux jours. Elle s’imagina qu’elle pouvait y rester, non sanssouffrir, mais en souffrant moins que si elle partait. Elles’enfonça dans les sombres allées, tantôt marchant à pas lents,tantôt de toutes ses forces ; puis elle s’arrêtait etdisait : Aimer, c’est une grande affaire ; il faut avoirdu courage pour aimer. Ce mot d’aimer, et la certitude quepersonne au monde ne se doutait de sa passion, la faisaient espérermalgré elle, quoi ? elle l’ignorait, et par cela même espéraitplus facilement. Son secret chéri lui semblait un trésor caché dansson cœur ; elle ne pouvait se résoudre à l’en arracher ;elle se jurait de l’y conserver toujours, de le protéger contretous, dût-il y rester enseveli. En dépit de la raison, l’illusionreprenait le dessus, et, comme elle avait aimé en enfant, aprèss’être désolée en enfant, elle se consolait de même. Elle pensa auxcheveux blonds de Gaston, aux fenêtres de la rue du Perche ;elle essaya de se persuader que le mariage n’était pas conclu, etqu’elle avait pu se tromper à ce qu’avait dit sa marraine. Elle secoucha au pied d’un arbre, et, brisée d’émotion et de fatigue, ellene tarda pas à s’endormir.

Il était midi lorsqu’elle s’éveilla. Elleregarda autour d’elle, se souvenant à peine de ses chagrins. Unléger bruit qu’elle entendit à peu de distance lui fit tourner latête. Elle vit venir à elle sous la charmille Gaston etmademoiselle de Vercelles ; ils étaient seuls ; etMargot, cachée par un taillis épais, ne pouvait être aperçue d’eux.Au milieu de l’allée, mademoiselle de Vercelles s’arrêta et s’assitsur un banc ; Gaston resta quelque temps debout devant elle,la regardant avec tendresse ; puis il fléchit le genou,l’entoura de ses bras, et lui donna un baiser. À ce spectacle,Margot se leva hors d’elle-même ; une douleur inexprimable lasaisit, et, sans savoir où elle allait, elle s’enfuit en courantvers la campagne.

VIII

Depuis que Pierrot avait échoué dans la grandeentreprise qu’il avait formée d’être pris pour domestique parGaston, il était devenu de jour en jour plus triste. Lesconsolations que Margot lui avait données l’avaient satisfait unmoment ; mais cette satisfaction n’avait pas duré pluslongtemps que les provisions qu’il avait emportées dans ses poches.Plus il pensait à sa chère Margot, plus il sentait qu’il ne pouvaitvivre loin d’elle, et, à dire vrai, la vie qu’il menait à la fermen’était pas faite pour le distraire, non plus que la compagnie aveclaquelle il passait son temps ; or, le jour même du désespoirde notre héroïne, il s’en allait rêvant le long de la rivière,chassant ses dindons devant lui, lorsqu’il vit, à une centaine depas de distance, une femme qui courait à perdre haleine, et qui,après avoir erré de côté et d’autre, disparut tout à coup au milieudes saules qui bordaient la rive. Cela le surprit etl’inquiéta ; il se mit à courir aussi pour tâcher, d’atteindrecette femme, mais, en arrivant à l’endroit où elle avait disparu,il la chercha en vain dans les champs environnants ; il pensaqu’elle était entrée dans un moulin qui se trouvait dans levoisinage ; toutefois il suivit le cours de l’eau avec unpressentiment de mauvais augure. L’Eure était enflée ce jour-là pardes pluies abondantes, et Pierrot, qui n’était pas gai, trouvaitles flots plus sinistres que de coutume. Il lui sembla bientôtapercevoir quelque chose de blanc qui s’agitait dans lesroseaux ; il s’approcha, et, s’étant mis à plat ventre sur lerivage, il attira à lui un cadavre qui n’était pas autre que Margotelle-même : la malheureuse fille ne donnait plus aucun signede vie ; elle était sans mouvement, froide comme le marbre,les yeux ouverts et immobiles.

À cette vue, Pierrot poussa des cris quifirent sortir du moulin tous ceux qui s’y trouvaient. Sa douleurfut si violente, qu’il eut d’abord l’idée de se jeter à l’eau à sontour et de mourir à côté du seul être qu’il eût aimé. Il fitcependant réflexion qu’on lui avait dit que les noyés pouvaientrevenir à la vie s’ils étaient secourus à temps. Les paysansaffirmèrent, il est vrai, que Margot était morte sans retour, maisil ne voulut pas les en croire, ni les laisser déposer le corpsdans le moulin ; il le chargea sur ses épaules, et, marchantaussi vite qu’il put, il le porta dans la masure qu’il habitait. Leciel voulut que, dans sa route, il rencontrât le médecin duvillage, qui s’en allait à cheval faire ses visites auxenvirons : il l’arrêta et l’obligea à entrer chez lui, afind’examiner s’il restait quelque espoir.

Le médecin fut du même avis que lespaysans ; à peine eut-il vu le cadavre, qu’il s’écria : –Elle est bien morte, et il n’y a plus qu’à l’enterrer ;d’après l’état où se trouve le corps, il doit avoir séjourné sousl’eau plus d’un quart d’heure. Sur quoi, le docteur sortit de lachaumière, et se disposa à remonter à cheval, ajoutant qu’ilfallait aller chez le maire faire la déclaration voulue par laloi.

Outre qu’il aimait passionnément Margot,Pierrot était fort obstiné ; il savait très bien qu’ellen’était pas restée un quart d’heure dans la rivière, puisqu’ill’avait vue s’y jeter. Il courut après le médecin et le supplia aunom du ciel de ne pas s’en aller avant d’être bien sûr que sessecours étaient inutiles. – Et quels secours veux-tu que je luidonne ? s’écria le médecin de mauvaise humeur. Je n’ai pas unseul des instruments qui me seraient indispensables.

– Je les irai chercher chez vous,monsieur, répondit Pierrot ; dites-moi seulement ce que c’est,et attendez-moi ici ; je serai bientôt revenu.

Le médecin, pressé de partir, se mordit leslèvres de la sottise qu’il venait de faire en parlant de sesinstruments ; bien qu’il fut convaincu que la mort étaitréelle, il sentit qu’il ne pouvait se refuser à tenter quelquechose, sous peine de se faire tort dans le pays et de compromettresa réputation. – Va donc et dépêche-toi, dit-il à Pierrot ; tuprendras une boîte de fer-blanc que ma gouvernante tedonnera ; et tu me retrouveras ici ; je vais, enattendant, envelopper le corps dans ces couvertures, et essayer desfrictions. Tâche, en même temps, de trouver de la cendre que nouspuissions faire chauffer ; mais tout cela ne servira à rienqu’à perdre mon temps, ajouta-t-il en haussant les épaules et enfrappant du pied ; allons ! entends-tu ce que je tedis ?

– Oui, monsieur, dit Pierrot, et pouraller plus vite, si monsieur veut, je vais prendre le cheval demonsieur.

Et sans attendre la permission du docteur, ilsauta sur le cheval et disparut. Un quart d’heure après, il revintau galop avec deux gros sacs pleins de cendre, l’un devant, l’autrederrière lui. – Monsieur voit que je n’ai pas perdu de temps,dit-il en montrant le cheval qui n’en pouvait plus ; je ne mesuis pas amusé à causer, je n’ai dit un mot à personne ; votregouvernante était sortie, et j’ai tout arrangé moi-même.

– Que le diable t’emporte ! pensa ledocteur, voilà mon cheval en bon état pour la journée ! et,tout en murmurant tout bas, il commença à souffler, au moyen d’unevessie, dans la bouche de la pauvre Margot, pendant que Pierrot luifrottait les bras. Le feu s’alluma ; quand la cendre futchaude, ils la répandirent sur le lit de telle sorte que le corps yétait entièrement enseveli. Le médecin versa alors quelques gouttesde liqueur sur les lèvres de Margot, puis il secoua la tête et tirasa montre. – J’en suis désolé, dit-il d’un ton pénétré, mais il nefaut pas que les morts fassent tort aux malades ; on m’attendfort loin, et je m’en vais.

– Si monsieur voulait rester encore unedemi-heure, dit Pierrot, je lui donnerais bien un écu.

– Non, mon garçon, c’est impossible, etje ne veux pas de ton argent.

– Le voilà, l’écu, répondit Pierrot en lemettant dans la main du médecin, sans avoir l’air de l’écouter.

C’était toute la fortune du pauvregarçon ; il venait de tirer de la paillasse de son lit toutesses économies, et le docteur les prit, bien entendu.

– Soit, dit-il, encore une demi-heure,mais après cela je pars sans rémission, car tu vois bien que toutest inutile.

Au bout d’une demi-heure, Margot, toujoursroide et glacée, n’avait pas donné le moindre signe deconnaissance. Le médecin lui tâta le pouls, puis, décidé à enfinir, il prit sa canne et son chapeau, et se dirigea vers soncheval. Pierrot, n’ayant plus d’argent, et voyant que les prièresne serviraient de rien, suivit le médecin hors de la chaumière,puis il se posta devant le cheval avec le même air de tranquillitéque le jour où il avait arrêté Gaston dans l’avenue.

– Qu’est-ce à dire ? demanda ledocteur ; veux-tu me faire coucher ici ?

– Nenni, monsieur, répondit Pierrot, maisil vous faut rester encore une demi-heure ; ça reposera votrebidet. En parlant ainsi, il tenait à la main un échalas, etregardait de travers d’une façon si étrange, que le médecin rentrapour la troisième fois dans la chaumière ; mais, cette fois,il ne se contraignit plus.

– Maudit soit l’entêté !s’écria-t-il ; ce garnement me fera perdre un louis avec sessix francs !

– Mais, monsieur, répliqua Pierrot,puisqu’on dit qu’on en revient au bout de six heures.

– Jamais ; où as-tu pris cela ?il ne me manquerait plus que de passer six heures dans tongaletas !

– Et vous les y passerez, les six heures,poursuivit Pierrot ; ou bien vous me laisserez la boîte, lestuyaux, et tout, sauf votre permission, et, quand je vous aurai vutravailler encore une couple d’heures, je saurai peut-être bienm’en servir.

Le médecin eut beau se mettre en fureur, ilfallut céder bon gré mal gré, et rester encore deux heuresentières. Ce temps expiré, Pierrot, qui commençait à désespérerlui-même, laissa sortir son prisonnier. Il resta seul alors, auchevet du lit, immobile, dans un morne abattement ; il passaainsi le reste du jour, sans bouger, les regards fixés sur Margot.La nuit venue, il se leva, et pensa qu’il était temps d’allerprévenir le bonhomme Piédeleu de la mort de sa fille. Il sortit dela chaumière, et ferma sa porte ; en la fermant, il crutentendre une voix faible qui l’appelait ; il tressaillit etcourut au lit, mais rien ne remuait ; il jugea qu’il s’étaittrompé : c’en fut assez cependant de cet instant d’espérancepour qu’il ne pût se décider à quitter la place.

– J’irai aussi bien demain, se dit-il, etil se rassit au chevet.

En regardant attentivement Margot, il crutremarquer tout à coup un changement sur son visage. Il lui semblaitque, lorsqu’il avait voulu la quitter, elle avait les dentsserrées, et maintenant ses lèvres étaient entr’ouvertes ; ils’empara aussitôt de l’instrument du docteur, et essaya de soufflercomme lui dans la bouche de Margot, mais il ne savait comment s’yprendre ; le tuyau ne s’adaptait pas bien à la vessie. Pierrots’épuisait à souffler, et l’air se perdait ; il versa quelquesgouttes d’ammoniaque sur les lèvres de la malade, mais elles nepurent pénétrer dans sa gorge ; il eut de nouveau recours autuyau ; rien ne réussissait. – Quelles sottes machines,s’écria-t-il enfin, lorsqu’il fut hors d’haleine ; tout çan’est rien et ne fait rien qui vaille. Il jeta l’instrument,s’inclina sur Margot, posa ses lèvres sur les siennes, et, dans uneffort désespéré, soufflant de toute la force de ses robustespoumons, il fit pénétrer l’air vital dans la poitrine de la jeunefille ; au même instant, la cendre s’agita, deux bras mourantsse soulevèrent, puis retombèrent sur le coude Pierrot. Margotpoussa un profond soupir, et s’écria : – Je gèle, jegèle !

– Non, tu ne gèles pas, répondit Pierrot,tu es dans de la bonne cendre chaude.

– Tu as raison ; pourquoi m’a-t-onmise là ?

– Pour rien, Margot ; pour te fairedu bien. Comment te portes-tu à présent ?

– Pas mal ; je suis seulement bienlasse ; aide-moi un peu à me lever.

Le bonhomme Piédeleu et Madame Doradour,avertis par le médecin, entrèrent dans la chaumière au moment où lanoyée, à demi nue, nonchalamment penchée dans les bras de Pierrot,avalait une cuillerée d’eau de cerises.

– Ah ! ça, qu’est-ce que vous venezme chanter ? s’écria le bonhomme. Savez-vous bien que ça ne sefait pas, de venir dire aux gens que leur fille est morte ! Ilne faudrait pas recommencer, mille tonnerres ! Ça ne sepasserait pas comme ça.

Et il sauta au cou de sa fille. – Prenezgarde, cher père, dit celle-ci en souriant, ne me serrez pas tropfort : il n’y a pas encore bien longtemps que je ne suis plusmorte.

Je n’ai pas besoin de peindre la surprise, lajoie de madame Doradour et de tous les parents de Margot, quiarrivèrent les uns après les autres. Gaston et mademoiselle deVercelles vinrent aussi, et madame Doradour ayant pris le bonhommeà part, il commença à comprendre de quoi il s’agissait. Lesconjectures qu’on avait faites trop tard, avaient aisément toutexpliqué. Lorsque le bonhomme eut appris que l’amour était la causedu désespoir de sa fille, et qu’elle avait failli payer de sa vieson séjour chez sa marraine, il se promena quelque temps de long enlarge. – Nous sommes quittes, dit-il enfin brusquement à madameDoradour. Je vous devais beaucoup, et je vous ai beaucoup payé. Ilprit alors sa fille par la main et la mena dans un coin de lachaumière. – Tiens, malheureuse, lui dit-il en lui montrant un drappréparé pour servir de linceul, prends ça, et si tu es une honnêtefille, garde-le pour moi et ne t’avise plus de te noyer. Ils’approcha ensuite de Pierrot, et, lui donnant une bonne tape surl’épaule : Parlez donc, monsieur, lui dit-il, qui soufflez sibien dans la bouche des filles. Est-ce qu’il ne faut pas qu’on tele rende, cet écu que tu as donné au docteur ?

– Monsieur, s’il vous plaît, réponditPierrot, je veux bien qu’on me rende mon écu, mais je ne veux pasdavantage, entendez-vous ? non pas par fierté, mais c’estqu’on a beau n’être rien dans ce monde…

– Va donc, bêta ! répliqua lebonhomme en lui donnant une seconde tape, va donc un peu soigner tamalade ; ce gaillard-là lui a soufflé dans la bouche, mais ilne l’a seulement pas embrassée.

IX

Dix ans s’étaient passés. Les victorieuxdésastres de 1814 couvraient la France de soldats. Enveloppé parl’Europe entière, l’Empereur finissait comme il avait commencé, etretrouvait en vain, au terme de sa carrière, les inspirations descampagnes d’Italie. Les divisions russes, en marche sur Paris parles rives de la Seine, venaient d’être mises en déroute au combatde Nangis, où dix mille étrangers avaient succombé ; unofficier, gravement blessé, avait quitté le corps d’armée commandépar le général Gérard, et gagnait, par Étampes, la route de laBeauce. Il pouvait à peine se tenir à cheval ; épuisé defatigue, il frappa un soir à la porte d’une ferme de belleapparence, où il demanda un gîte pour la nuit. Après lui avoirdonné un bon souper, le fermier, qui n’avait pas plus de vingt-cinqans, lui amena sa femme, jeune et jolie campagnarde à peu près dumême âge et déjà mère de cinq enfants. En la voyant entrer,l’officier ne put retenir un cri de surprise, et la belle fermièrele salua d’un sourire. – Ne me trompé-je pas ? ditl’officier ; n’avez-vous pas été demoiselle de compagnieauprès de madame Doradour, et ne vous appelez-vous pasMarguerite ?

– À votre service, répondit la fermière,et c’est au colonel comte Gaston de la Honville que j’ai l’honneurde parler, si j’ai bonne mémoire. Voici Pierre Blanchard, mon mari,à qui je dois d’être encore au monde ; embrassez mes enfants,monsieur le comte : c’est tout ce qui reste d’une famille quia longtemps et fidèlement servi la vôtre.

– Est-ce possible ? réponditl’officier ; que sont donc devenus vos frères ?

– Ils sont restés à Champaubert et àMontmirail, dit la fermière d’une voix émue, et, depuis six ans,notre père les attendait.

– Et moi aussi, poursuivit l’officier,j’ai perdu ma mère, et, par cette seule mort, j’ai perdu autant quevous. À ces mots, il essuya une larme.

– Allons, Pierrot, ajouta-t-il gaiementen s’adressant au mari et en lui tendant son verre, buvons à lamémoire des morts, mon ami, et à la santé de tes enfants ! Ily a de rudes moments dans la vie ; le tout est de savoir lespasser.

Le lendemain, en quittant la ferme, l’officierremercia ses hôtes, et, au moment de remonter à cheval, il ne puts’empêcher de dire à la fermière :

– Et vos amours d’autrefois, Margot, vousen souvient-il ?

– Ma foi, monsieur le comte, réponditMargot, ils sont restés dans la rivière.

– Et avec la permission de monsieur,ajouta Pierrot, je n’irai pas les y repêcher.

FIN DE MARGOT.

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