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Nouvelles et Contes – Tome II

Nouvelles et Contes – Tome II

d’ Alfred de Musset
CROISILLES

1839

Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme nommé Croisilles, fils d’un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait été chargé par son père d’une affaire de commerce, et cette affaire s’était terminée à son gré.La joie d’apporter une bonne nouvelle le faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume ; car, bien qu’il eût dans ses poches une somme d’argent assez considérable, il voyageait à pied pour son plaisir. C’était un garçon de bonne humeur, et qui ne manquait pas d’esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu’on le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au cabaret, et charmé de traverser ainsi l’une des plus belles contrées de la France. Tout en dévastant, au passage,les pommiers de la Normandie, il cherchait des rimes dans sa tête(car tout étourdi est un peu poète), et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son pays ; ce n’était pas moins que la fille d’un fermier général, mademoiselle Godeau,la perle du Havre, riche héritière fort courtisée. Croisilles n’était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard,c’est-à-dire qu’il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun,soutenait mal une immense fortune, se vengeait par sa morgue dutort de sa naissance, et se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il n’était donc pas homme à laisse rentrer dans son salon le fils d’un orfèvre ; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que Croisilles n’était pas mal tourné, et que rien n’empêche un joli garçon de devenir amoureux d’une belle fille, Croisilles adorait mademoiselle Godeau, qui n’en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n’avait jamais réfléchi à rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de sa bien-aimée, il ne s’occupait que de trouver une rime au nom de baptême qu’elle portait. Mademoiselle Godeau s’appelait Julie, et la rime était aisée à trouver. Croisilles,arrivé à Honfleur, s’embarqua le cœur satisfait, son argent et sonmadrigal en poche, et, dès qu’il eut touché le rivage, il courut àla maison paternelle.

Il trouva la boutique fermée ; il yfrappa à plusieurs reprises, non sans étonnement ni sans crainte,car ce n’était point un jour de fête ; personne ne venait. Ilappela son père, mais en vain. Il entra chez un voisin pourdemander ce qui était arrivé ; au lieu de lui répondre, levoisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître.Croisilles répéta ses questions ; il apprit que son père,depuis longtemps gêné dans ses affaires, venait de faire faillite,et s’était enfui en Amérique, abandonnant à ses créanciers tout cequ’il possédait.

Avant de sentir tout son malheur, Croisillesfut d’abord frappé de l’idée qu’il ne reverrait peut-être jamaisson père. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsiabandonné tout à coup ; il voulut à toute force entrer dans laboutique, mais on lui fit entendre que les scellés étaientmis ; il s’assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur,il se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations deceux qui l’entouraient, ne pouvant cesser d’appeler son père,quoiqu’il le sût déjà bien loin ; enfin il se leva, honteux devoir la foule s’attrouper autour de lui, et, dans le plus profonddésespoir, il se dirigea vers le port.

Arrivé sur la jetée, il marcha devant luicomme un homme égaré qui ne sait où il va ni que devenir. Il sevoyait perdu sans ressources, n’ayant plus d’asile, aucun moyen desalut, et, bien entendu, plus d’amis. Seul, errant au bord de lamer, il fut tenté de mourir en s’y précipitant. Au moment où,cédant à cette pensée, il s’avançait vers un rempart élevé, unvieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille depuis nombred’années, s’approcha de lui.

« Ah ! mon pauvre Jean !s’écria-t-il, tu sais ce qui s’est passé depuis mon départ. Est-ilpossible que mon père nous quitte sans avertissement, sansadieu ? – Il est parti, répondit Jean, mais non pas sansvous dire adieu. »

En même temps il tira de sa poche unelettre qu’il donna à son jeune maître. Croisilles reconnutl’écriture de son père, et, avant d’ouvrir la lettre, il la baisaavec transport ; mais elle ne renfermait que quelques mots. Aulieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la trouvaconfirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par unmalheur imprévu (la banqueroute d’un associé), le vieil orfèvren’avait laissé à son fils que quelques paroles banales deconsolation, et nul espoir, sinon cet espoir vague, sans but niraison, le dernier bien, dit-on, qui se perde.

« Jean, mon ami, tu m’asbercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre, et tu escertainement aujourd’hui le seul être qui puisse m’aimer unpeu ; c’est une chose qui m’est bien douce, mais qui estfâcheuse pour toi ; car, aussi vrai que mon père s’estembarqué là, je vais me jeter dans cette mer qui le porte, non pasdevant toi ni tout de suite, mais un jour ou l’autre, car je suisperdu. – Que voulez-vous y faire ? répliqua Jean, n’ayantpoint l’air d’avoir entendu, mais retenant Croisilles par le pan deson habit ; que voulez-vous y faire, mon cher maître ?Votre père a été trompé ; il attendait de l’argent qui n’estpas venu, et ce n’était pas peu de chose. Pouvait-il resterici ? Je l’ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis trenteans que je le sers ; je l’ai vu travailler, faire soncommerce, et les écus arriver un à un chez vous. C’est un honnêtehomme, et habile ; on a cruellement abusé de lui. Ces joursderniers, j’étais encore là, et comme les écus étaient arrivés, jeles ai vus partir du logis. Votre père a payé tout ce qu’il a pupendant une journée entière ; et, lorsque son secrétaire a étévide, il n’a pu s’empêcher de me dire, en me montrant un tiroir oùil ne restait que six francs : « Il y avait ici centmille francs ce matin ! » Ce n’est pas là unebanqueroute, monsieur, ce n’est point une chose quidéshonore !

– Je ne doute pas plus de laprobité de mon père, répondit Croisilles, que de son malheur. Je nedoute pas non plus de son affection ; mais j’aurais voulul’embrasser, car que veux-tu que je devienne ? Je ne suispoint fait à la misère, je n’ai pas l’esprit nécessaire pourrecommencer ma fortune. Et quand je l’aurais ? mon père estparti. S’il a mis trente ans à s’enrichir, combien m’en faudra-t-ilpour réparer ce coup ? Bien davantage. Et vivra-t-ilalors ? Non sans doute ; il mourra là-bas, et je ne puispas même l’y aller trouver ; je ne puis le rejoindre qu’enmourant aussi. »

Tout désolé qu’était Croisilles, ilavait beaucoup de religion. Quoique son désespoir lui fît désirerla mort, il hésitait à se la donner. Dès les premiers mots de cetentretien, il s’était appuyé sur le bras de Jean, et tous deuxretournaient vers la ville. Lorsqu’ils furent entrés dans les rues,et lorsque la mer ne fut plus si proche :

« Mais, monsieur, dit encoreJean, il me semble qu’un homme de bien a le droit de vivre, etqu’un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne s’est pas tué,Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir ? Puisqu’iln’y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, quepenserait-on de vous ? Que vous n’avez pu supporter lapauvreté. Ce ne serait ni brave ni chrétien ; car, au fond,qu’est-ce qui vous effraye ? Il y a des gens qui naissentpauvres, et qui n’ont jamais eu ni père ni mère. Je sais bien quetout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il n’y a riend’impossible à Dieu. Qu’est-ce que vous feriez en pareil cas ?Votre père n’était pas né riche, tant s’en faut, sans vousoffenser, et c’est peut-être ce qui le console. Si vous aviez étéici depuis un mois, cela vous aurait donné du courage. Oui,monsieur, on peut se ruiner, personne n’est à l’abri d’unebanqueroute ; mais votre père, j’ose le dire, a été un homme,quoiqu’il soit parti un peu vite. Mais que voulez-vous ? on netrouve pas tous les jours un bâtiment pour l’Amérique. Je l’aiaccompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu satristesse ! comme il m’a recommandé d’avoir soin de vous, delui donner de vos nouvelles !… Monsieur, c’est une vilaineidée que vous avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a sontemps d’épreuve ici-bas, et j’ai été soldat avant d’êtredomestique. J’ai rudement souffert, mais j’étais jeune ;j’avais votre âge, monsieur, à cette époque-là, et il me semblaitque la Providence ne peut pas dire son dernier mot à un homme devingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher le bon Dieu deréparer le mal qu’il vous fait ? Laissez-lui le temps, et touts’arrangera. S’il m’était permis de vous conseiller, vousattendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vousvous en trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s’en aller de cemonde. Pourquoi voulez-vous profiter d’un mauvaismoment ? » Pendant que Jean s’évertuait à persuader sonmaître, celui-ci marchait en silence, et, comme font souvent ceuxqui souffrent, il regardait de côté et d’autre, comme pour chercherquelque chose qui pût le rattacher à la vie. Le hasard fit que, surces entrefaites, mademoiselle Godeau, la fille du fermier général,vint à passer avec sa gouvernante. L’hôtel qu’elle habitait n’étaitpas éloigné de là ; Croisilles la vit entrer chez elle. Cetterencontre produisit sur lui plus d’effet que tous les raisonnementsdu monde. J’ai dit qu’il était un peu fou, et qu’il cédait presquetoujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps etsans s’expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, etalla frapper à la porte de M. Godeau.

II

Quand on se représente aujourd’hui ce qu’onappelait jadis un financier, on imagine un ventre énorme, decourtes jambes, une immense perruque, une large face à triplementon, et ce n’est pas sans raison qu’on s’est habitué à sefigurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels abus ontdonné lieu les fermes royales, et il semble qu’il y ait une loi denature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux quis’engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore dutravail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était desplus classiques qu’on pût voir, c’est-à-dire des plus, gros ;pour l’instant il avait la goutte, chose fort à la mode en cetemps-là, comme l’est à présent la migraine. Couché sur une chaiselongue, les yeux à demi fermés, il se dorlotait au fond d’unboudoir. Les panneaux de glaces qui l’environnaient répétaientmajestueusement de toutes parts son énorme personne ; des sacspleins d’or couvraient sa table ; autour de lui, les meubles,les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond,étaient dorés ; son habit l’était ; je ne sais si sacervelle ne l’était pas aussi. Il calculait les suites d’une petiteaffaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter quelques milliersde louis ; il daignait en sourire tout seul, lorsqu’on luiannonça Croisilles, qui entra d’un air humble mais résolu, et danstout le désordre qu’on peut supposer d’un homme qui a grande enviede se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de cette visiteinattendue ; il crut que sa fille avait fait quelqueemplette ; il fut confirmé dans cette pensée en la voyantparaître presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe àCroisilles, non pas de s’asseoir, mais de parler. La demoiselleprit place sur un sofa, et Croisilles, resté debout, s’exprima àpeu près en ces termes :

« Monsieur, mon père vient de fairefaillite. La banqueroute d’un associé l’a forcé à suspendre sespayements, et, ne pouvant assister à sa propre honte, il s’estenfui en Amérique, après avoir donné à ses créanciers jusqu’à sondernier sou. J’étais absent lorsque cela s’est passé ;j’arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je suisabsolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est trèsprobable qu’en sortant de chez vous je vais me jeter à l’eau. Jel’aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m’avaitfait rencontrer mademoiselle votre fille tout à l’heure. Je l’aime,monsieur, du plus profond de mon cœur ; il y a deux ans que jesuis amoureux d’elle, et je me suis tu jusqu’ici à cause du respectque je lui dois ; mais aujourd’hui, en vous le déclarant, jeremplis un devoir indispensable, et je croirais offenser Dieu si,avant de me donner la mort, je ne venais pas vous demander si vousvoulez que j’épouse mademoiselle Julie. Je n’ai pas la moindreespérance que vous m’accordiez cette demande, mais je doisnéanmoins vous la faire ; car je suis bon chrétien, monsieur,et lorsqu’un bon chrétien se voit arrivé à un tel degré de malheur,qu’il ne lui soit plus possible de souffrir la vie, il doit dumoins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les chances qui luirestent avant de prendre un dernier parti. » Au commencementde ce discours, M. Godeau avait supposé qu’on venait luiemprunter de l’argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir surles sacs placés auprès de lui, préparant d’avance un refus poli,car il avait toujours eu de la bienveillance pour le père deCroisilles. Mais quand il eut écouté jusqu’au bout, et qu’il eutcompris de quoi il s’agissait, il ne douta pas que le pauvre garçonne fût devenu complètement fou. Il eut d’abord quelque envie desonner et de le faire mettre à la porte ; mais il lui trouvaune apparence si ferme, un visage si déterminé, qu’il eut pitiéd’une démence si tranquille. Il se contenta de dire à sa fille dese retirer, afin de ne pas l’exposer plus longtemps à entendre depareilles inconvenances.

Pendant que Croisilles avait parlé,mademoiselle Godeau était devenue rouge comme une pèche au moisd’août. Sur l’ordre de son père, elle se retira. Le jeune homme luifit un profond salut dont elle ne sembla pas s’apercevoir. Demeuréseul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se souleva, se laissaretomber sur ses coussins, et s’efforçant de prendre un airpaternel :

« Mon garçon, dit-il, je veuxbien croire que tu ne te moques pas de moi et que tu as réellementperdu la tête. Non seulement j’excuse ta démarche, mais je consensà ne point t’en punir. Je suis fâché que ton pauvre diable de pèreait fait banqueroute et qu’il ait décampé ; c’est fort triste,et je comprends assez que cela t’ait tourné la cervelle. Je veuxfaire quelque chose pour toi ; prends un pliant et assieds-toilà. – C’est inutile, monsieur, répondit Croisilles ; dumoment que vous me refusez, je n’ai plus qu’à prendre congé devous. Je vous souhaite toutes sortes deprospérités.

– Et où t’envas-tu ?

– Écrire à mon père et lui direadieu.

– Eh, que diantre ! onjurerait que tu dis vrai ; tu vas te noyer, ou le diablem’emporte.

– Oui, monsieur ; du moins jele crois, si le courage ne m’abandonne pas.

– La belle avance ! fidonc ! quelle niaiserie ! Assieds-toi, te dis-je, etécoute-moi. »

M. Godeau venait de faire uneréflexion fort juste, c’est qu’il n’est jamais agréable qu’on disequ’un homme, quel qu’il soit, s’est jeté à l’eau en nous quittant.Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un regarddistrait sur son jabot, et continua.

« Tu n’es qu’un sot, un fou,un enfant, c’est clair, tu ne sais ce que tu dis. Tu es ruiné,voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne suffitpas ; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venaisme demander… je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien !passe ; mais qu’est-ce que tu veux ? tu es amoureux de mafille ? – Oui, monsieur, et je vous répète que je suisbien éloigné de supposer que vous puissiez me la donner pourfemme ; mais comme il n’y a que cela au monde qui pourraitm’empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, comme je n’en doutepas, vous comprendrez la raison qui m’amène.

– Que je croie en Dieu ou non, celane te regarde pas, je n’entends pas qu’on m’interroge ;réponds d’abord : Où as-tu vu ma fille ?

– Dans la boutique de mon père etdans cette maison, lorsque j’y ai apporté des bijoux pourmademoiselle Julie.

– Qui est-ce qui t’a dit qu’elles’appelle Julie ? On ne s’y reconnaît plus, Dieu mepardonne ! Mais, qu’elle s’appelle Julie ou Javotte, sais-tuce qu’il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de lafille d’un fermier général ?

– Non, je l’ignore absolument, àmoins que ce ne soit d’être aussi riche qu’elle.

– Il faut autre chose, mon cher, ilfaut un nom.

– Eh bien ! je m’appelleCroisilles.

– Tu t’appelles Croisilles,malheureux ! Est-ce un nom que Croisilles ?

– Ma foi, monsieur, en mon âme etconscience, c’est un aussi beau nom que Godeau.

– Tu es un impertinent, et tu me lepayeras.

– Eh, mon Dieu ! monsieur, nevous fâchez pas ; je n’ai pas la moindre envie de vousoffenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse, et sivous voulez m’en punir, vous n’avez que faire de vous mettre encolère : en sortant d’ici, je vais me noyer. »

Bien que M. Godeau se fût promis derenvoyer Croisilles le plus doucement possible, afin d’éviter toutscandale, sa prudence ne pouvait résister à l’impatience del’orgueil offensé ; l’entretien auquel il essayait de serésigner lui paraissait monstrueux en lui-même ; je laisse àpenser ce qu’il éprouvait en s’entendant parler de lasorte.

« Écoute, dit-il presque horsde lui et résolu à en finir à tout prix, tu n’es pas tellement fouque tu ne puisses comprendre un mot de sens commun. Es-turiche ?… Non. Es-tu noble ?… Encore moins. Qu’est-ce quec’est que la frénésie qui t’amène ? Tu viens me tracasser, tucrois faire un coup de tête ; tu sais parfaitement bien quec’est inutile ; tu veux me rendre responsable de ta mort.As-tu à te plaindre de moi ? dois-je un sou à ton père ?Est-ce ma faute si tu en es là ? Eh, mordieu ! on se noieet on se tait. – C’est ce que je vais faire de ce pas ;je suis votre très humble serviteur.

– Un moment ! il ne sera pasdit que tu auras eu en vain recours à moi. Tiens, mon garçon, voilàquatre louis d’or ; va-t’en dîner à la cuisine, et que jen’entende plus parler de toi.

– Bien obligé, je n’ai pas faim, etje n’ai que faire de votre argent ! »

Croisilles sortit de la chambre, et lefinancier, ayant mis sa conscience en repos par l’offre qu’ilvenait de faire, se renfonça de plus belle dans sa chaise et repritses méditations.

Mademoiselle Godeau, pendant cetemps-là, n’était pas si loin qu’on pouvait le croire ; elles’était, il est vrai, retirée par obéissance pour son père ;mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à écouterderrière la porte. Si l’extravagance de Croisilles lui paraissaitinconcevable, elle n’y voyait du moins rien d’offensant ; carl’amour, depuis que le monde existe, n’a jamais passé pouroffense ; d’un autre côté, comme il n’était pas possible dedouter du désespoir du jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvaitprise à la fois par les deux sentiments les plus dangereux auxfemmes, la compassion et la curiosité. Lorsqu’elle vit l’entretienterminé et Croisilles prêt à sortir, elle traversa rapidement lesalon où elle se trouvait, ne voulant pas être surprise aux aguets,et elle se dirigea vers son appartement ; mais presqueaussitôt elle revint sur ses pas. L’idée que Croisilles allaitpeut-être réellement se donner la mort lui troubla le cœur malgréelle. Sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle marcha à sarencontre ; le salon était vaste, et les deux jeunes gensvinrent lentement au-devant l’un de l’autre. Croisilles était pâlecomme la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelqueparole qui pût exprimer ce qu’elle sentait. En passant à côté delui, elle laissa tomber à terre un bouquet de violettes qu’elletenait à la main. Il se baissa aussitôt, ramassa le bouquet et leprésenta à la jeune fille pour le lui rendre ; mais, au lieude le reprendre, elle continua sa route sans prononcer un mot, etentra dans le cabinet de son père. Croisilles, resté seul, mit lebouquet dans son sein, et sortit de la maison le cœur agité, nesachant trop que penser de cette aventure.

III

À peine avait-il fait quelques pas dans larue, qu’il vit accourir son fidèle Jean, dont le visage exprimaitla joie.

« Qu’est-il arrivé ? luidemanda-t-il ; as-tu quelque nouvelle à m’apprendre ?– Monsieur, répondit Jean, j’ai à vous apprendre que lesscellés sont levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutesles dettes de votre père payées, vous restez propriétaire de lamaison. Il est bien vrai qu’on a emporté tout ce qu’il y avaitd’argent et de bijoux, et qu’on a même enlevé les meubles ;mais enfin la maison vous appartient, et vous n’avez pas toutperdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce que vousétiez devenu, et j’espère, mon cher maître, que vous serez assezsage pour prendre un parti raisonnable.

– Quel parti veux-tu que jeprenne ?

– Vendre cette maison, monsieur,c’est toute votre fortune ; elle, vaut une trentaine de millefrancs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de faim ; et quivous empêcherait d’acheter un petit fonds de commerce qui nemanquerait pas de prospérer ?

– Nous verrons cela, »répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre le chemin de sarue. Il lui tardait de revoir le toit paternel ; mais,lorsqu’il y fut arrivé, un si triste spectacle s’offrit à lui,qu’il eut à peine le courage d’entrer. La boutique en désordre, leschambres désertes, l’alcôve de son père vide, tout présentait à sesregards la nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise ;tous les tiroirs avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisseemportée ; rien n’avait échappé aux recherches avides descréanciers et de la justice, qui, après avoir pillé la maison,étaient partis, laissant les portes ouvertes, comme pour témoigneraux passants que leur besogne était accomplie.

« Voilà donc, s’écriaCroisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans de travail et dela plus honnête existence, faute d’avoir eu à temps, au jour fixe,de quoi faire honneur à une signature imprudemmentengagée ! » Pendant que le jeune homme se promenait delong en large, livré aux plus tristes pensées, Jean paraissait fortembarrassé. Il supposait que son maître était sans argent, et qu’ilpouvait même n’avoir pas dîné. Il cherchait donc quelque moyen pourle questionner là-dessus, et pour lui offrir, en cas de besoin, unepart de ses économies. Après s’être mis l’esprit à la torturependant un quart d’heure pour imaginer un biais convenable, il netrouva rien de mieux que de s’approcher de Croisilles, et de luidemander d’une voix attendrie : « Monsieuraime-t-il toujours les perdrix aux choux ? » Le pauvrehomme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si burlesqueet si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne puts’empêcher d’en rire.

« Et à propos de quoi cettequestion ? dit-il. – Monsieur, répondit Jean, c’est quema femme m’en fait cuire une pour mon dîner, et si par hasard vousles aimiez toujours… »

Croisilles avait entièrement oubliéjusqu’à ce moment la somme qu’il rapportait à son père ; laproposition de Jean le fit se ressouvenir que ses poches étaientpleines d’or.

« Je te remercie de tout moncœur, dit-il au vieillard, et j’accepte avec plaisir tondîner ; mais, si tu es inquiet de ma fortune, rassure-toi,j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut pour avoir ce soir un bonsouper que tu partageras à ton tour avec moi. » En parlantainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies, qu’ilvida, et qui contenaient chacune cinquante louis.

« Quoique cette somme nem’appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user pour un jour oudeux. À qui faut-il que je m’adresse pour la faire tenir à monpère ? – Monsieur, répondit Jean avec empressement, votrepère m’a bien recommandé de vous dire que cet argent vousappartenait ; et si je ne vous en parlais point, c’est que jene savais pas de quelle manière vos affaires de Paris s’étaientterminées. Votre père ne manquera de rien là-bas ; il logerachez un de vos correspondants, qui le recevra de son mieux ;il a d’ailleurs emporté ce qu’il lui faut, car il était bien sûrd’en laisser encore de trop, et ce qu’il a laissé, monsieur, toutce qu’il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans salettre, et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet orest donc aussi légitimement votre bien que cette maison où noussommes. Je puis vous rapporter les paroles mêmes que votre père,m’a dites en partant : « Que mon fils me pardonne de lequitter ; qu’il se souvienne seulement pour m’aimer que jesuis encore en ce monde, et qu’il use de ce qui restera après mesdettes payées, comme si c’était mon héritage. » Voilà,monsieur, ses propres expressions ; ainsi remettez ceci dansvotre poche, et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, jevous prie, à la maison. »

La joie et la sincérité qui brillaientdans les yeux de Jean ne laissaient aucun doute à Croisilles. Lesparoles de son père l’avaient ému à tel point qu’il ne put retenirses larmes ; d’autre part, dans un pareil moment, quatre millefrancs n’étaient pas une bagatelle. Pour ce qui regardait lamaison, ce n’était point une ressource certaine, car on ne pouvaiten tirer parti qu’en la vendant, chose toujours longue etdifficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d’apporter unchangement considérable à la situation dans laquelle se trouvait lejeune homme ; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé danssa funeste résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus tristeet moins désolé. Après avoir fermé les volets de la boutique, ilsortit de la maison avec Jean, et, en traversant de nouveau laville, il ne put s’empêcher de songer combien c’est peu de choseque nos afflictions, puisqu’elles servent quelquefois à nous fairetrouver une joie imprévue dans la plus faible lueur d’espérance. Cefut avec cette pensée qu’il se mit à table à côté de son vieuxserviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de faire tous sesefforts pour l’égayer.

Les étourdis ont un heureuxdéfaut : ils se désolent aisément, mais ils n’ont même pas letemps de se consoler, tant il leur est facile de se distraire. Onse tromperait de les croire insensibles ou égoïstes ; ilssentent peut-être plus vivement que d’autres, et ils sont trèscapables de se brûler la cervelle dans un moment dedésespoir ; mais, ce moment passé, s’ils sont encore en vie,il faut qu’ils aillent dîner, qu’ils boivent et mangent comme àl’ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en se couchant. La joieet la douleur ne glissent pas sur eux ; elles les traversentcomme des flèches : bonne et violente nature qui saitsouffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout ànu, non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine ettransparente comme le cristal de roche.

Après avoir trinqué avec Jean,Croisilles, au lieu de se noyer, s’en alla à la comédie. Deboutdans le fond du parterre, il tira de son sein le bouquet demademoiselle Godeau, et, pendant qu’il en respirait le parfum dansun profond recueillement, il commença à penser d’un esprit pluscalme à son aventure du matin. Dès qu’il y eut réfléchi quelquetemps, il vit clairement la vérité, c’est-à-dire que la jeunefille, en lui laissant son bouquet entre les mains et en refusantde le reprendre, avait voulu lui donner une marque d’intérêt ;car autrement ce refus et ce silence n’auraient été qu’une preuvede mépris, et cette supposition n’était pas possible. Croisillesjugea donc que mademoiselle Godeau avait le cœur moins dur quemonsieur son père, et il n’eut pas de peine à se souvenir que levisage de la demoiselle, lorsqu’elle avait traversé le salon, avaitexprimé une émotion d’autant plus vraie qu’elle semblaitinvolontaire. Mais cette émotion était-elle de l’amour ou seulementde la pitié, ou moins encore peut-être, de l’humanité ?Mademoiselle Godeau avait-elle craint de le voir mourir, lui,Croisilles, ou seulement d’être la cause de la mort d’un homme,quel qu’il fût ? Bien que fané et à demi effeuillé, le bouquetavait encore une odeur si exquise et une si galante tournure, qu’enle respirant et en le regardant, Croisilles ne put se défendred’espérer. C’était une guirlande de roses autour d’une touffe deviolettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait lusdans ces fleurs, en interprétant leur langage ! Mais il n’y aque faire d’être Turc en pareille circonstance. Les fleurs quitombent du sein d’une jolie femme, en Europe comme en Orient, nesont jamais muettes ; quand elles ne raconteraient que cequ’elles ont vu, lorsqu’elles reposaient sur une belle gorge, ceserait assez pour un amoureux, et elles le racontent en effet. Lesparfums ont plus d’une ressemblance avec l’amour, et il y a mêmedes gens qui pensent que l’amour n’est qu’une sorte deparfum ; il est vrai que la fleur qui l’exhale est la plusbelle de la création.

Pendant que Croisilles divaguait ainsi,fort peu attentif à la tragédie qu’on représentait pendant cetemps-là, mademoiselle Godeau elle-même parut dans une loge en facede lui. L’idée ne lui vint pas que, si elle l’apercevait, ellepourrait bien trouver singulier de le voir là après ce qui venaitde se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour serapprocher d’elle ; mais il n’y put parvenir. Une figurante deParis était venue en poste jouer Mérope, et la foule étaitsi serrée, qu’il n’y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, ilse contenta donc de fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas laquitter un instant des yeux. Il remarqua qu’elle semblaitpréoccupée, maussade, et qu’elle ne parlait à personne qu’avec unesorte de répugnance. Sa loge était entourée, comme on peut penser,de tout ce qu’il y avait de petits-maîtres normands dans laville ; chacun venait à son tour passer devant elle à lagalerie, car, pour entrer dans la loge même qu’elle occupait, celan’était pas possible, attendu que monsieur son père en remplissaitseul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles remarquaencore qu’elle ne lorgnait point et qu’elle n’écoutait pas lapièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main,le regard distrait, elle avait l’air, au milieu de ses atours,d’une statue de Vénus déguisée en marquise ; l’étalage de sarobe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sapâleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieuxressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l’avait vue sijolie. Ayant trouvé moyen, pendant l’entr’acte, de s’échapper de lacohue, il courut regarder au carreau de la loge, et, chose étrange,à peine y eut-il mis la tête, que mademoiselle Godeau, qui n’avaitpas bougé depuis une heure, se retourna. Elle tressaillitlégèrement en l’apercevant, et ne jeta sur lui qu’un coupd’œil ; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d’œilexprimait la surprise, l’inquiétude, le plaisir de l’amour ;s’il voulait dire : « Quoi ! vous n’êtes pasmort ! » ou : « Dieu soit béni ! vousvoilà vivant ! » je ne me charge pas de le démêler ;toujours est-il que, sur ce coup d’œil, Croisilles se jura tout basde mourir ou de se faire aimer.

IV

De tous les obstacles qui nuisent à l’amour,l’un des plus grands est sans contredit ce qu’on appelle la faussehonte, qui en est bien une très véritable. Croisilles n’avait pasce triste défaut que donnent l’orgueil et la timidité ; iln’était pas de ceux qui tournent pendant des mois entiers autour dela femme qu’ils aiment, comme un chat autour d’un oiseau en cage.Dès qu’il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus qu’à fairesavoir à sa chère Julie qu’il vivait uniquement pour elle ;mais comment le lui dire ? S’il se présentait une seconde foisà l’hôtel du fermier général, il n’était pas douteux queM. Godeau ne le fit mettre au moins à la porte. Julie nesortait jamais qu’avec une femme de chambre, quand il lui arrivaitd’aller à pied ; il était donc inutile d’entreprendre de lasuivre. Passer les nuits sous les croisées de sa maîtresse est unefolie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas présent, était plusinutile encore. J’ai dit que Croisilles était fort religieux ;il ne lui vint donc pas à l’esprit de chercher à rencontrer sabelle à l’église. Comme le meilleur parti, quoique le plusdangereux, est d’écrire aux gens lorsqu’on ne peut leur parlersoi-même, il écrivit dès le lendemain. Sa lettre n’avait, bienentendu, ni ordre ni raison. Elle était à peu près conçue en cestermes :

« Mademoiselle,

« Dites-moi au juste, je vous en supplie,ce qu’il faudrait posséder de fortune pour pouvoir prétendre à vousépouser. Je vous fais là une étrange question ; mais je vousaime si éperdument qu’il m’est impossible de ne pas la faire, etvous êtes la seule personne au monde à qui je puisse l’adresser. Ilm’a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au spectacle. Jevoulais mourir ; plût à Dieu que je fusse mort, en effet, sije me trompe et si ce regard n’était pas pour moi ! Dites-moisi le hasard peut être assez cruel pour qu’un homme s’abuse d’unemanière à la fois si triste et si douce. J’ai cru que vousm’ordonniez de vivre. Vous êtes riche, belle, je le sais ;votre père est orgueilleux et avare, et vous avez le droit d’êtrefière ; mais je vous aime, et le reste est un songe. Fixez surmoi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l’amour, puisque jesouffre, que j’ai tout lieu de craindre, et que je ressens uneinexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre quim’attirera peut-être votre colère ; mais pensez aussi,mademoiselle, qu’il y a un peu de votre faute dans cette folie.Pourquoi m’avez-vous laissé ce bouquet ? Mettez-vous uninstant, s’il se peut, à ma place ; j’ose croire que vousm’aimez, et j’ose vous demander de me le dire. Pardonnez-moi, jevous en conjure. Je donnerais mon sang pour être certain de ne pasvous offenser, et pour vous voir écouter mon amour avec ce sourired’ange qui n’appartient qu’à vous. Quoi que vous fassiez, votreimage m’est restée ; vous ne l’effacerez qu’en m’arrachant lecœur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que cebouquet gardera un reste de parfum, tant qu’un mot voudra direqu’on, aime, je conserverai quelque espérance. »

Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s’enalla devant l’hôtel Godeau, et se promena de long en large dans larue, jusqu’à ce qu’il vît sortir un domestique. Le hasard, qui serttoujours les amoureux en cachette, quand il le peut sans secompromettre, voulut que la femme de chambre de mademoiselle Julieeût résolu ce jour-là de faire emplette d’un bonnet. Elle serendait chez la marchande de modes, lorsque Croisilles l’aborda,lui glissa un louis dans la main, et la pria de se charger de salettre. Le marché fut bientôt conclu ; la servante pritl’argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commissionpar reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maisonet s’assit devant sa porte, attendant la réponse.

Avant de parler de cette réponse, il faut direun mot de mademoiselle Godeau. Elle n’était pas tout à fait exemptede la vanité de son père, mais son bon naturel y remédiait. Elleétait, dans la force du terme, ce qu’on nomme un enfant gâté.D’habitude elle parlait fort peu, et jamais on ne la voyait tenirune aiguille ; elle passait les journées à sa toilette, et lessoirées sur un sofa, n’ayant pas l’air d’entendre la conversation.Pour ce qui regardait sa parure, elle était prodigieusementcoquette, et son propre visage était à coup sûr ce qu’elle avait leplus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une tached’encre à son doigt, l’auraient désolée ; aussi, quand sa robelui plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu’ellejetait sur sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montraitni goût ni aversion pour les plaisirs qu’aiment ordinairement lesjeunes filles ; elle allait volontiers au bal, et elle yrenonçait sans humeur, quelquefois sans motif ; le spectaclel’ennuyait, et elle s’y endormait continuellement. Quand son père,qui l’adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau à sonchoix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver undésir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, ilarrivait que Julie ne paraissait pas au salon : elle passaitla soirée, pendant ce temps-là, seule dans sa chambre, en grandetoilette, à se promener de long en large, son éventail à la main.Si on lui adressait un compliment, elle détournait la tête, et sion tentait de lui faire la cour, elle ne répondait que par unregard à la fois si brillant et si sérieux, qu’elle déconcertait leplus hardi. Jamais un bon mot ne l’avait fait rire ; jamais unair d’opéra, une tirade de tragédie, ne l’avaient émue ;jamais, enfin, son cœur n’avait donné signe de vie, et, en lavoyant passer dans tout l’éclat de sa nonchalante beauté, on auraitpu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde enrêvant.

Tant d’indifférence et de coquetterie nesemblait pas aisé à comprendre. Les uns disaient qu’elle n’aimaitrien ; les autres, qu’elle n’aimait qu’elle-même. Un seul motsuffisait cependant pour expliquer son caractère : elleattendait. Depuis l’âge de quatorze ans, elle avait entendu répétersans cesse que rien n’était aussi charmant qu’elle ; elle enétait persuadée ; c’est pourquoi elle prenait grand soin de saparure : en manquant de respect à sa personne, elle aurait crucommettre un sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sabeauté, comme un enfant dans ses habits de fête ; mais elleétait bien loin de croire que cette beauté dût resterinutile ; sous son apparente insouciance se cachait unevolonté secrète, inflexible, et d’autant plus forte qu’elle étaitmieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui sedépense en œillades, en minauderies et en sourires, lui semblaitune escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentaiten possession d’un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeupièce à pièce : il lui fallait un adversaire digned’elle ; mais, trop habituée à voir ses désirs prévenus, ellene cherchait pas cet adversaire ; on peut même dire davantage,elle était étonnée qu’il se fit attendre. Depuis quatre ou cinq ansqu’elle allait dans le monde et qu’elle étalait consciencieusementses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il lui paraissaitinconcevable qu’elle n’eût point encore inspiré une grande passion.Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût volontiers répondu àceux qui lui faisaient des compliments : « Eh bien !s’il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous lacervelle pour moi ? » Réponse que, du reste, pourraientfaire bien des jeunes filles, et que plus d’une, qui ne dit rien, aau fond du cœur, quelquefois sur le bord des lèvres.

Qu’y a-t-il, en effet, au monde, de plusimpatientant pour une femme que d’être jeune, belle, riche, de seregarder dans son miroir, de se voir parée, digne en tout point deplaire, toute disposée à se laisser aimer, et de se dire : Onm’admire, on me vante, tout le monde me trouve charmante, etpersonne ne m’aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, mesdentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visagele plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bienchaussé ; et tout cela ne me sert à rien qu’à aller bâillerdans le coin d’un salon ! Si un jeune homme me parle, il metraite en enfant ; si on me demande en mariage, c’est pour madot ; si quelqu’un me serre la main en dansant, c’est un fatde province ; dès que je parais quelque part, j’excite unmurmure d’admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un motqui me fasse battre le cœur. J’entends des impertinents qui melouent tout haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste etsincère ne cherche le mien. Je porte une âme ardente, pleine devie, et je ne suis, à tout prendre, qu’une jolie poupée qu’onpromène, qu’on fait sauter au bal, qu’une gouvernante habille lematin et décoiffe le soir, pour recommencer le lendemain.

Voilà ce que mademoiselle Godeau s’était ditbien des fois à elle-même, et il y avait de certains jours où cettepensée lui inspirait un si sombre ennui, qu’elle restait muette etpresque immobile une journée entière. Lorsque Croisilles luiécrivit, elle était précisément dans un accès d’humeur semblable.Elle venait de prendre son chocolat, et elle rêvait profondément,étendue dans une bergère, lorsque sa femme de chambre entra et luiremit la lettre d’un air mystérieux. Elle regarda l’adresse, et, nereconnaissant pas l’écriture, elle retomba dans sa distraction. Lafemme de chambre se vit alors forcée d’expliquer de quoi ils’agissait, ce qu’elle fit d’un air assez déconcerté, ne sachanttrop comment la jeune fille prendrait cette démarche. MademoiselleGodeau écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jetaseulement un coup d’œil ; elle demanda aussitôt une feuille depapier, et écrivit nonchalamment ce peu de mots :

« Eh, mon Dieu ! non, monsieur, jene suis pas fière. Si vous aviez seulement cent mille écus, je vousépouserais très volontiers. »

Telle fut la réponse que la femme de chambrerapporta sur-le-champ à Croisilles, qui lui donna encore un louispour sa peine.

V

Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne setrouvent pas dans le pas d’un âne ; et si Croisilles eût étédéfiant, il eût pu croire, en lisant la lettre de mademoiselleGodeau, qu’elle était folle ou qu’elle se moquait de lui. Il nepensa pourtant ni l’un ni l’autre ; il ne vit rien autrechose, sinon que sa chère Julie l’aimait, qu’il lui fallait centmille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu’à tâcher de se lesprocurer.

Il possédait deux cents louis comptant, plusune maison qui, comme je l’ai dit, pouvait valoir une trentaine demille francs. Que faire ? Comment s’y prendre pour que cestrente-quatre mille francs en devinssent tout à coup trois centmille ? La première idée qui vint à l’esprit du jeune hommefut de trouver une manière quelconque de jouer à croix ou piletoute sa fortune ; mais, pour cela, il fallait vendre lamaison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte unécriteau portant que sa maison était à vendre ; puis, tout enrêvant à ce qu’il ferait de l’argent qu’il pourrait en tirer, ilattendit un acheteur.

Une semaine s’écoula, puis une autre ;pas un acheteur ne se présenta. Croisilles passait ses journées àse désoler avec Jean, et le désespoir s’emparait de lui, lorsqu’unbrocanteur juif sonna à sa porte.

« Cette maison est à vendre,monsieur. En êtes-vous le propriétaire ? – Oui,monsieur.

– Et combienvaut-elle ?

– Trente mille francs, à ce que jecrois ; du moins je l’ai entendu dire à monpère. »

Le juif visita toutes les chambres,monta au premier, descendit à la cave, frappa sur les murailles,compta les marches de l’escalier, fit tourner les portes sur leursgonds et les clefs dans les serrures, ouvrit et ferma lesfenêtres ; puis enfin, après avoir tout bien examiné, sansdire un mot et sans faire la moindre proposition, il saluaCroisilles et se retira.

Croisilles, qui, durant une heure,l’avait suivi le cœur palpitant, ne fut pas, comme on pense, peudésappointé de cette retraite silencieuse. Il supposa que le juifavait voulu se donner le temps de réfléchir, et qu’il reviendraitincessamment. Il l’attendit pendant huit jours, n’osant sortir depeur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre du matin ausoir ; mais ce fut en vain : le juif ne reparut point.Jean, fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme ondit, de la morale à son maître, pour le dissuader de vendre samaison d’une manière si précipitée et dans un but si extravagant.Mourant d’impatience, d’ennui et d’amour, Croisilles prit un matinses deux cents louis et sortit, résolu à tenter la fortune aveccette somme, puisqu’il n’en pouvait avoir davantage.

Les tripots, dans ce temps-là, n’étaientpas publics, et l’on n’avait pas encore inventé ce raffinement decivilisation qui permet au premier venu de se ruiner à toute heure,dès que l’envie lui en passe par la tête. À peine Croisilles fut-ildans la rue qu’il s’arrêta, ne sachant où aller risquer son argent.Il regardait les maisons du voisinage, et les toisait les unesaprès les autres, tâchant de leur trouver une apparence suspecte etde deviner ce qu’il cherchait. Un jeune homme de bonne mine, vêtud’un habit magnifique, vint à passer. À en juger par les dehors, cene pouvait être qu’un fils de famille. Croisilles l’abordapoliment.

« Monsieur, lui dit-il, jevous demande pardon de la liberté que je prends. J’ai deux centslouis dans ma poche et je meurs d’envie de les perdre ou d’en avoirdavantage. Ne pourriez-vous pas m’indiquer quelque honnête endroitoù se font ces sortes de choses ? » À ce discours assezétrange, le jeune homme partit d’un éclat derire.

« Ma foi ! monsieur,répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous n’avez qu’à mesuivre, car j’y vais. » Croisilles le suivit, et au bout dequelques pas ils entrèrent tous deux dans une maison de la plusbelle apparence, ou ils furent reçus le mieux du monde par un vieuxgentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs jeunes gens étaientdéjà assis autour d’un tapis vert : Croisilles y pritmodestement une place, et en moins d’une heure ses deux cents louisfurent perdus.

Il sortit aussi triste que peut l’êtreun amoureux qui se croit aimé. Il ne lui restait pas de quoi dîner,mais ce n’était pas ce qui l’inquiétait.

« Comment ferai-je à présent,se demanda-t-il, pour me procurer de l’argent ? À quim’adresser dans cette ville ? Qui voudra me prêter seulementcent louis sur cette maison que je ne puis vendre ? »Pendant qu’il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteurjuif. Il n’hésita pas à s’adresser à lui, et, en sa qualitéd’étourdi, il ne manqua pas de lui dire dans quelle situation il setrouvait. Le juif n’avait pas grande envie d’acheter lamaison ; il n’était venu la voir que par curiosité, ou, pourmieux dire, par acquit de conscience, comme un chien entre enpassant dans une cuisine dont la porte est ouverte, pour voir s’iln’y a rien à voler ; mais il vit Croisilles si désespéré, sitriste, si dénué de toute ressource, qu’il ne put résister à latentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peupour payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart dece qu’elle valait. Croisilles lui sauta au cou ; l’appela sonami et son sauveur, signa aveuglément un marché à faire dresser lescheveux sur la tête, et, dès le lendemain, possesseur de quatrecents nouveaux louis, il se dirigea derechef vers le tripot où ilavait été si poliment et si lestement ruiné laveille.

En s’y rendant, il passa sur le port. Unvaisseau allait en sortir ; le vent était doux, l’Océantranquille. De toutes parts, des négociants, des matelots, desofficiers de marine en uniforme, allaient et venaient. Descrocheteurs transportaient d’énormes ballots pleins demarchandises. Les passagers faisaient leurs adieux ; delégères barques flottaient de tous côtés ; sur tous lesvisages on lisait la crainte, l’impatience ou l’espérance ;et, au milieu de l’agitation qui l’entourait, le majestueux navirese balançait doucement, gonflant ses voilesorgueilleuses.

« Quelle admirable chose,pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce qu’on possède, et d’allerchercher au delà des mers une périlleuse fortune ! Quelleémotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de richesses,du bien-être de tant de familles ! Quelle joie de le voirrevenir, rapportant le double de ce qu’on lui a confié, rentrantplus fier et plus riche qu’il n’était parti ! Que ne suis-jeun de ces marchands ! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatrecents louis ! Quel tapis vert que cette mer immense, pour ytenter hardiment le hasard ! Pourquoi n’achèterais-je pasquelques ballots de toiles ou de soieries ? qui m’en empêche,puisque j’ai de l’or ? Pourquoi ce capitaine refuserait-il dese charger de mes marchandises ? Et qui sait ? au lieud’aller perdre cette pauvre et unique somme dans un tripot, je ladoublerais, je la triplerais peut-être par une honnête industrie.Si Julie m’aime véritablement, elle attendra quelques années, etelle me restera fidèle jusqu’à ce que je puisse l’épouser. Lecommerce produit quelquefois des bénéfices plus gros qu’on nepense ; il ne manque pas d’exemples, en ce monde, de fortunesrapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flotschangeants : pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas unetentative faite dans un but si louable, si digne de saprotection ? Parmi ces marchands qui ont tant amassé et quienvoient des navires aux deux bouts de la terre, plus d’un acommencé par une moindre somme que celle que j’ai là. Ils ontprospéré avec l’aide de Dieu ; pourquoi ne pourrais-je pasprospérer à mon tour ? Il me semble qu’un bon vent souffledans ces voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance.Allons ! le sort en est jeté, je vais m’adresser à cecapitaine qui me paraît aussi de bonne mine, j’écrirai ensuite àJulie, et je veux devenir un habile négociant. » Le plus granddanger que courent les gens qui sont habituellement un peu fous,c’est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon,sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver desmarchandises à acheter lorsqu’on a de l’argent et qu’on ne s’yconnaît pas, c’est la chose du monde la moins difficile. Lecapitaine, pour obliger Croisilles, le mena chez un fabricant deses amis qui lui vendit autant de toiles et de soieries qu’il puten payer ; le tout, mis dans une charrette, fut promptementtransporté à bord. Croisilles, ravi et plein d’espérance, avaitécrit lui-même en grosses lettres son nom sur ses ballots. Il lesregarda s’embarquer avec une joie inexprimable ; l’heure dudépart arriva bientôt, et le navire s’éloigna de lacôte.

VI

Je n’ai pas besoin de dire que, dans cetteaffaire, Croisilles n’avait rien gardé. D’un autre côté, sa maisonétait vendue ; il ne lui restait pour tout bien que les habitsqu’il avait sur le corps ; point de gîte, et pas un denier.Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait supposer queson maître fût réduit à un tel dénûment ; Croisilles était,non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire ; il pritle parti de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voicile calcul qu’il fit : il présumait que le vaisseau qui portaitsa fortune mettrait six mois à revenir au Havre ; il vendit,non sans regret, une montre d’or que son père lui avait donnée, etqu’il avait heureusement gardée ; il en eut trente-six livres.C’était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre sous parjour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par leprésent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l’informer de cequ’il avait fait ; il se garda bien, dans sa lettre, de luiparler de sa détresse ; il lui annonça, au contraire, qu’ilavait entrepris une opération de commerce magnifique, dont lesrésultats étaient prochains et infaillibles ; il lui expliquacomme quoi la Fleurette, vaisseau à fret de cent cinquantetonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et sessoieries ; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an,se réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sapart, il lui jura un éternel amour.

Lorsque mademoiselle Godeau reçut cettelettre, elle était au coin de son feu, et elle tenait à la main, enguise d’écran, un de ces bulletins qu’on imprime dans les ports,qui marquent l’entrée et la sortie des navires, et en même tempsannoncent les désastres. Il ne lui était jamais arrivé, comme onpeut penser, de prendre intérêt à ces sortes de choses, et ellen’avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces feuilles. Lalettre de Croisilles fut cause qu’elle lut le bulletin qu’elletenait ; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément lenom de la Fleurette ; le navire avait échoué sur lescôtes de France dans la nuit même qui avait suivi son départ.L’équipage s’était sauvé à grand’peine, mais toutes lesmarchandises avaient été perdues.

Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne sesouvint plus que Croisilles avait fait devant elle l’aveu de sapauvreté ; elle en fut aussi désolée que s’il se fût agi d’unmillion ; en un instant, l’horreur d’une tempête, les vents enfurie, les cris des noyés, la ruine d’un homme qui l’aimait, touteune scène de roman, se présentèrent à sa pensée ; le bulletinet la lettre lui tombèrent des mains ; elle se leva dans untrouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer,elle se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion,et se demandant ce qu’elle devait faire.

Il y a une justice à rendre à l’amour, c’estque plus les motifs qui le combattent sont forts, clairs, simples,irrécusables, en un mot, moins il a le sens commun, plus la passions’irrite, et plus on aime ; c’est une belle chose sous le cielque cette déraison du cœur ; nous ne vaudrions pas grand’chosesans elle. Après s’être promenée dans sa chambre, sans oublier nison cher éventail, ni le coup d’œil à la glace en passant, Julie selaissa retomber dans sa bergère. Qui l’eût pu voir en ce moment eûtjoui d’un beau spectacle : ses yeux étincelaient, ses jouesétaient en feu ; elle poussa un long soupir et murmura avecune joie et une douleur délicieuses :

« Pauvre garçon ! il s’estruiné pour moi ! » Indépendamment de la fortune qu’elledevait attendre de son père, mademoiselle Godeau avait, à elleappartenant, le bien que sa mère lui avait laissé. Elle n’y avaitjamais songé ; en ce moment, pour la première fois de sa vie,elle se souvint qu’elle pouvait disposer de cinq cent mille francs.Cette pensée la fit sourire ; un projet bizarre, hardi, toutféminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui traversal’esprit ; elle berça quelque temps son idée dans sa tête,puis se décida à l’exécuter.

Elle commença par s’enquérir siCroisilles n’avait pas quelque parent ou quelque ami ; lafemme de chambre fut mise en campagne. Tout bien examiné, ondécouvrit, au quatrième étage d’une vieille maison, une tante àdemi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et quin’était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme,fort âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde commeun échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presquesourde, elle vivait seule dans un grenier ; mais une gaietéplus forte que le malheur et la maladie la soutenait àquatre-vingts ans et lui faisait encore aimer la vie ; sesvoisins ne passaient jamais devant sa porte sans entrer chez elle,et les airs surannés qu’elle fredonnait égayaient toutes les fillesdu quartier. Elle possédait une petite rente viagère qui suffisaità l’entretenir ; tant que durait le jour, elletricotait ; pour le reste, elle ne savait pas ce qui s’étaitpassé depuis la mort de Louis XIV.

Ce fut chez cette respectable personneque Julie se fit conduire en secret. Elle se mit pour cela danstous ses atours ; plumes, dentelles, rubans, diamants, rien nefut épargné : elle voulait séduire ; mais sa vraie beautéen cette circonstance fut le caprice qui l’entraînait. Elle montal’escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, aprèsle salut le plus gracieux, elle parla à peu prèsainsi :

« Vous avez, madame, un neveunommé Croisilles, qui m’aime et qui a demandé ma main ; jel’aime aussi et voudrais l’épouser ; mais mon père,M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nousmarier, parce que votre neveu n’est pas riche. Je ne voudrais pourrien au monde être l’occasion d’un scandale, ni causer de la peineà personne ; je ne saurais donc avoir la pensée de disposer demoi sans le consentement de ma famille. Je viens vous demander unegrâce que je vous supplie de m’accorder ; il faudrait que vousvinssiez vous-même proposer ce mariage à mon père. J’ai, grâce àDieu, une petite fortune qui est toute à votre service ; vousprendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs chez monnotaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu, etelle lui appartient en effet ; ce n’est point un présent queje veux lui faire, c’est une dette que je lui paye, car je suiscause de la ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare.Mon père ne cédera pas aisément ; il faudra que vous insistiezet que vous ayez un peu de courage ; je n’en manquerai pas demon côté. Comme personne au monde, excepté moi, n’a de droit sur lasomme dont je vous parle, personne ne saura jamais de quellemanière elle aura passé entre vos mains. Vous n’êtes pas très richenon plus, je le sais, et vous pouvez craindre qu’on ne s’étonne devous voir doter ainsi votre neveu ; mais songez que mon pèrene vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu par la ville,et que par conséquent il vous sera facile de feindre que vousarrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute,il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine ;mais vous ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connul’amour, j’espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame,pendant ce discours, avait été tour à tour surprise, inquiète,attendrie et charmée. Le dernier mot la persuada. – Oui, monenfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c’est, je saisce que c’est ! »

En parlant ainsi, elle fit un effortpour se lever ; ses jambes affaiblies la soutenaient àpeine ; Julie s’avança rapidement, et lui tendit la main pourl’aider ; par un mouvement presque involontaire, elles setrouvèrent en un instant dans les bras l’une de l’autre. Le traitéfut aussitôt conclu ; un cordial baiser le scella d’avance, ettoutes les confidences nécessaires s’ensuivirent sanspeine.

Toutes les explications étant faites, labonne dame tira de son armoire une vénérable robe de taffetas quiavait été sa robe de noce. Ce meuble antique n’avait pas moins decinquante ans, mais pas une tache, pas un grain de poussière nel’avait défloré ; Julie en fut dans l’admiration. On envoyachercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans toute laville. La bonne dame prépara le discours qu’elle devait tenir àM. Godeau ; Julie lui apprit de quelle façon il fallaittoucher le cœur de son père, et n’hésita pas à avouer que la vanitéétait son côté vulnérable.

« Si vous pouviez imaginer,dit-elle, un moyen de flatter ce penchant, nous aurions partiegagnée. » La bonne dame réfléchit profondément, acheva satoilette sans mot dire, serra la main de sa future nièce, et montaen voiture. Elle arriva bientôt à l’hôtel Godeau ; là, elle seredressa, si bien en entrant, qu’elle semblait rajeunie de dix ans.Elle traversa majestueusement le salon où était tombé le bouquet deJulie, et, quand la porte du boudoir s’ouvrit, elle dit d’une voixferme au laquais qui la précédait :

« Annoncez la baronnedouairière de Croisilles. » Ce mot décida du bonheur des deuxamants ; M. Godeau en fut ébloui. Bien que les cinq centmille francs lui semblassent peu de chose, il consentit à tout pourfaire de sa fille une baronne, et elle le fut ; qui eût osélui en contester le titre ? À mon avis, elle l’avait biengagné.

FIN DE CROISILLES.

Cette nouvelle a été publiée pour lapremière fois dans le numéro de la Revue des Deux Mondesdu 15 février 1839.

HISTOIRE D’UN MERLE BLANC

1842

I

Qu’il est glorieux, mais qu’il est pénibled’être en ce monde un merle exceptionnel ! Je ne suis point unoiseau fabuleux, et M. de Buffon m’a décrit. Mais,hélas ! je suis extrêmement rare et très difficile à trouver.Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible !

Mon père et ma mère étaient deux bonnes gensqui vivaient, depuis nombre d’années, au fond d’un vieux jardinretiré du Marais. C’était un ménage exemplaire. Pendant que mamère, assise dans un buisson fourré, pondait régulièrement troisfois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec une religionpatriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, malgréson grand âge, picorait autour d’elle toute la journée, luiapportant de beaux insectes qu’il saisissait délicatement par lebout de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue,il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d’unechanson qui réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle,jamais le moindre nuage n’avait troublé cette douce union.

À peine fus-je venu au monde, que, pour làpremière fois de sa vie, mon père commença à montrer de la mauvaisehumeur. Bien que je ne fusse encore que d’un gris douteux, il nereconnaissait en moi ni la couleur, ni la tournure de sa nombreusepostérité.

« Voilà un sale enfant, disait-ilquelquefois en me regardant de travers ; il faut que cegamin-là aille apparemment se fourrer dans tous les plâtras et tousles tas de boue qu’il rencontre, pour être toujours si laid et sicrotté. – Eh, mon Dieu ! mon ami, répondait ma mère,toujours roulée en boule dans une vieille écuelle dont elle avaitfait son nid, ne voyez-vous pas que c’est de son âge ? Etvous-même, dans votre jeune temps, n’avez-vous pas été un charmantvaurien ? Laissez grandir notre merlichon, et vous verrezcomme il sera beau ; il est des mieux que j’aiepondus. »

Tout en prenant ainsi ma défense, mamère ne s’y trompait pas ; elle voyait pousser mon fatalplumage, qui lui semblait une monstruosité ; mais elle faisaitcomme toutes les mères qui s’attachent souvent à leurs enfants parcela même qu’ils sont maltraités de la nature, comme si la faute enétait à elles, ou comme si elles repoussaient d’avance l’injusticedu sort qui doit les frapper.

Quand vint le temps de ma première mue,mon père devint tout à fait pensif et me considéra attentivement.Tant que mes plumes tombèrent, il me traita encore avec assez debonté et me donna même la pâtée, me voyant grelotter presque nudans un coin ; mais dès que mes pauvres ailerons transiscommencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume blanche qu’ilvit paraître, il entra dans une telle colère, que je craignis qu’ilne me plumât pour le reste de mes jours ! Hélas ! jen’avais pas de miroir ; j’ignorais le sujet de cette fureur,et je me demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pourmoi si barbare.

Un jour qu’un rayon de soleil et mafourrure naissante m’avaient mis, malgré moi, le cœur en joie,comme je voltigeais dans une allée, je me mis, pour mon malheur, àchanter. À la première note qu’il entendit, mon père sauta en l’aircomme une fusée.

« Qu’est-ce quej’entends-là ? s’écria-t-il ; est-ce ainsi qu’un merlesiffle ? est-ce ainsi que je siffle ? est-ce làsiffler ? » Et, s’abattant près de ma mère avec lacontenance la plus terrible :

« Malheureuse ! dit-il,qui est-ce qui a pondu dans ton nid ? » À ces mots, mamère indignée s’élança de son écuelle, non sans se faire du mal àune patte ; elle voulut parler, mais ses sanglots lasuffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis prèsd’expirer ; épouvanté et tremblant de peur, je me jetai auxgenoux de mon père.

« Ô mon père ! luidis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal vêtu, que mamère n’en soit point punie ! Est-ce sa faute si la nature m’arefusé une voix comme la vôtre ? Est-ce sa faute si je n’aipas votre beau bec jaune et votre bel habit noir à la française,qui vous donnent l’air d’un marguillier en train d’avaler uneomelette ? Si le Ciel a fait de moi un monstre, et siquelqu’un doit en porter la peine, que je sois du moins le seulmalheureux ! – Il ne s’agit pas de cela, dit monpère ; que signifie la manière absurde dont tu viens de tepermettre de siffler ? qui t’a appris à siffler ainsi contretous les usages et toutes les règles ?

– Hélas ! monsieur,répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pouvais, me sentantgai parce qu’il fait beau, et ayant peut-être mangé trop demouches.

– On ne siffle pas ainsi dans mafamille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que noussifflons de père en fils, et, lorsque je fais entendre ma voix lanuit, apprends qu’il y a ici, au premier étage, un vieux monsieur,et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenêtres pourm’entendre. N’est-ce pas assez que j’aie devant les yeux l’affreusecouleur de tes sottes plumes qui te donnent l’air enfariné comme unpaillasse de la foire ? Si je n’étais le plus pacifique desmerles, je t’aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu’unpoulet de basse-cour prêt à être embroché.

– Eh bien ! m’écriai-je,révolté de l’injustice de mon père, s’il en est ainsi, monsieur,qu’à cela ne tienne ! je me déroberai à votre présence, jedélivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, parlaquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, jefuirai ; assez d’autres enfants consoleront votre vieillesse,puisque ma mère pond trois fois par an ; j’irai loin de vouscacher ma misère, et peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-êtretrouverai-je, dans le potager du voisin ou sur les gouttières,quelques vers de terre ou quelques araignées pour soutenir matriste existence.

– Comme tu voudras, répliqua monpère, loin de s’attendrir à ce discours ; que je ne te voieplus ! Tu n’es pas mon fils ; tu n’es pas unmerle.

– Et que suis-je donc, monsieur,s’il vous plaît ?

– Je n’en sais rien, mais tu n’espas un merle. » Après ces paroles foudroyantes, mon pères’éloigna à pas lents. Ma mère se releva tristement, et alla, enboitant, achever de pleurer dans son écuelle. Pour moi, confus etdésolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et j’allai, comme jel’avais annoncé, me percher sur la gouttière d’une maisonvoisine.

II

Mon père eut l’inhumanité de me laisserpendant plusieurs jours dans cette situation mortifiante. Malgré saviolence, il avait bon cœur, et, aux regards détournés qu’il melançait, je voyais bien qu’il aurait voulu me pardonner et merappeler ; ma mère, surtout, levait sans cesse vers moi desyeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à m’appelerd’un petit cri plaintif ; mais mon horrible plumage blanc leurinspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je visbien qu’il n’y avait point de remède.

« Je ne suis point un merle !me répétais-je ; » et, en effet, en m’épluchant le matinet en me mirant dans l’eau de la gouttière, je ne reconnaissais quetrop clairement combien je ressemblais peu à ma famille. « Ôciel ! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que jesuis ! » Une certaine nuit qu’il pleuvait averse,j’allais m’endormir exténué de faim et de chagrin, lorsque je visse poser près de moi un oiseau plus mouillé, plus pâle et plusmaigre que je ne le croyais possible. Il était à peu près de macouleur, autant que j’en pus juger à travers la pluie qui nousinondait ; à peine avait-il sur le corps assez de plumes pourhabiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla,au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre etnécessiteux ; mais il gardait, en dépit de l’orage quimaltraitait son front presque tondu, un air déserté qui me charma.Je lui fis modestement une grande révérence, à laquelle il réponditpar un coup de bec qui faillit me jeter à bas de la gouttière.Voyant que je me grattais l’oreille et que je me retirais aveccomponction sans essayer de lui répondre en salangue :

« Qui es-tu ? » medemanda-t-il d’une voix aussi enrouée que son crâne était chauve.« Hélas ! monseigneur, répondis-je (craignant uneseconde estocade), je n’en sais rien. Je croyais être un merle,mais l’on m’a convaincu que je n’en suis pas un. » Lasingularité de ma réponse et mon air de sincérité l’intéressèrent.Il s’approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont jem’acquittai avec toute la tristesse et toute l’humilité quiconvenaient à ma position et au temps affreux qu’ilfaisait.

« Si tu étais un ramier commemoi, me dit-il après m’avoir écouté, les niaiseries dont tut’affliges ne t’inquiéteraient pas un moment. Nous voyageons, c’estlà notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne sais quiest mon père. Fendre l’air, traverser l’espace, voir à nos piedsles monts et les plaines, respirer l’azur même des cieux, et nonles exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marquéqui ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence.Je fais plus de chemin en un jour qu’un homme n’en peut faire endix. – Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vousêtes un oiseau bohémien.

– C’est encore une chose dont je neme soucie guère, reprit-il. Je n’ai point de pays ; je neconnais que trois choses : les voyages, ma femme et mespetits. Où est ma femme, là est ma patrie.

– Mais qu’avez-vous là qui vouspend au cou ? C’est comme une vieille papillottechiffonnée.

– Ce sont des papiers d’importance,répondit-il en se rengorgeant ; je vais à Bruxelles de ce pas,et je porte au célèbre banquier *** une nouvelle qui va fairebaisser la rente d’un franc soixante-dix-huit centimes.

– Juste Dieu ! m’écriai-je,c’est une belle existence que la vôtre, et Bruxelles, j’en suissûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne pourriez-vous pasm’emmener avec vous ? Puisque je ne suis pas un merle, je suispeut-être un pigeon ramier.

– Si tu en étais un, répliqua-t-il,tu m’aurais rendu le coup de bec que je t’ai donné tout àl’heure.

– Eh bien ! monsieur, je vousle rendrai ; ne nous brouillons pas pour si peu de chose.Voilà le matin qui paraît et l’orage qui s’apaise. De grâce,laissez-moi vous suivre ! Je suis perdu, je n’ai plus rien aumonde ; – si vous me refusez, il ne me reste plus qu’à menoyer dans cette gouttière.

– Eh bien, en route ! suis-moisi tu peux. »

Je jetai un dernier regard sur le jardinoù dormait ma mère. Une larme coula de mes yeux ; le vent etla pluie l’emportèrent. J’ouvris mes ailes et je partis.

III

Mes ailes, je l’ai dit, n’étaient pas encorebien robustes. Tandis que mon conducteur allait comme le vent, jem’essoufflais à ses côtés ; je tins bon pendant quelque temps,mais bientôt il me prit un éblouissement si violent, que je mesentis près de défaillir.

« Y en a-t-il encore pourlongtemps ? » demandai-je d’une voix faible.« Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget ;nous n’avons plus que soixante lieues à faire. » J’essayai dereprendre courage, ne voulant pas avoir l’air d’une poule mouillée,et je volai encore un quart d’heure ; mais, pour le coup,j’étais rendu.

« Monsieur, bégayai-je denouveau, ne pourrait-on pas s’arrêter un instant ? J’ai unesoif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant sur un arbre…– Va-t’en au diable ! tu n’es qu’un merle ! »me répondit le ramier en colère.

Et, sans daigner tourner la tête, ilcontinua son voyage enragé. Quant à moi, abasourdi et n’y voyantplus, je tombai dans un champ de blé.

J’ignore combien de temps dura monévanouissement. Lorsque je repris connaissance, ce qui me revintd’abord en mémoire fut la dernière parole du ramier :« Tu n’es qu’un merle ! » m’avait-il dit.« Ô mes chers parents ! pensai-je, vous vous êtes donctrompés ! Je vais retourner près de vous ; vous mereconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et vous me rendrezma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous l’écuellede ma mère. » Je fis un effort pour me lever ; mais lafatigue du voyage et la douleur que je ressentais de ma chute meparalysaient tous les membres. À peine me fus-je dressé sur mespattes, que la défaillance me reprit, et je retombai sur leflanc.

L’affreuse pensée de la mort seprésentait déjà à mon esprit, lorsque, à travers les bluets et lescoquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe du pied, deuxcharmantes personnes. L’une était une petite pie fort bienmouchetée et extrêmement coquette, et l’autre une tourterellecouleur de rose. La tourterelle s’arrêta à quelques pas dedistance, avec un grand air de pudeur et de compassion pour moninfortune ; mais la pie s’approcha en sautillant de la manièrela plus agréable du monde.

« Eh, bon Dieu ! pauvreenfant, que faites-vous là ? me demanda-t-elle d’une voixfolâtre et argentine.

– Hélas ! madame la marquise,répondis-je (car c’en devait être une pour le moins), je suis unpauvre diable de voyageur que son postillon a laissé en route, etje suis en train de mourir de faim.

– Sainte Vierge ! que medites-vous ? » répondit-elle.

Et aussitôt elle se mit à voltiger çà etlà sur les buissons qui nous entouraient, allant et venant de côtéet d’autre, m’apportant quantité de baies et de fruits, dont ellefit un petit tas près de moi, tout en continuant sesquestions.

« Mais qui êtes-vous ? maisd’où venez-vous ? C’est une chose incroyable que votreaventure ! Et où alliez-vous ? Voyager seul, si jeune,car vous sortez de votre première mue ! Que font vosparents ? d’où sont-ils ? comment vous laissent-ils allerdans cet état-là ? Mais c’est à faire dresser les plumes surla tête ! »

Pendant qu’elle parlait, je m’étaissoulevé un peu de côté, et je mangeais de grand appétit. Latourterelle restait immobile, me regardant toujours d’un œil depitié. Cependant elle remarqua que je retournais la tête d’un airlanguissant, et elle comprit que j’avais soif. De la pluie tombéedans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron ; ellerecueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l’apportatoute fraîche. Certainement, si je n’eusse pas été si malade, unepersonne si réservée ne se serait jamais permis une pareilledémarche.

Je ne savais pas encore ce que c’est quel’amour, mais mon cœur battait violemment. Partagé entre deuxémotions diverses, j’étais pénétré d’un charme inexplicable. Mapanetière était si gaie, mon échanson si expansif et si doux, quej’aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute l’éternité.Malheureusement, tout a un terme, même l’appétit d’un convalescent.Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la curiosité dela petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant desincérité que je l’avais fait la veille devant le pigeon. La piem’écouta avec plus d’attention qu’il ne semblait devoir luiappartenir, et la tourterelle me donna des marques charmantes de saprofonde sensibilité. Mais, lorsque j’en fus à toucher le pointcapital qui causait ma peine, c’est-à-dire l’ignorance où j’étaisde moi-même :

« Plaisantez-vous ? s’écria lapie ; vous, un merle ! vous, un pigeon ! Fidonc ! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s’il en fut, ettrès gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coupd’aile, comme qui dirait un coup d’éventail.

– Mais, madame la marquise,répondis-je, il me semble que, pour une pie, je suis d’une couleur,ne vous en déplaise…

– Une pie russe, mon cher, vousêtes une pie russe ! Vous ne savez pas qu’elles sontblanches ? Pauvre garçon, quelle innocence[1] !

– Mais, madame, repris-je, commentserais-je une pie russe, étant né au fond du Marais, dans unevieille écuelle cassée ?

– Ah ! le bon enfant ! Vousêtes de l’invasion, mon cher ; croyez-vous qu’il n’y ait quevous ? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire ; je veuxvous emmener tout à l’heure et vous montrer les plus belles chosesde la terre.

– Où cela, madame, s’il vousplaît ?

– Dans mon palais vert, mon mignon ;vous verrez quelle vie on y mène. Vous n’aurez pas plus tôt été pieun quart d’heure, que vous ne voudrez plus entendre parler d’autrechose. Nous sommes là une centaine, non pas de ces grosses pies devillage qui demandent l’aumône sur les grands chemins, mais toutesnobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et pas plus grossesque le poing. Pas une de nous n’a ni plus ni moins de sept marquesnoires et de cinq marques blanches ; c’est une choseinvariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noiresvous manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffirapour vous faire admettre. Notre vie se compose de deuxchoses : caqueter et nous attifer. Depuis le matin jusqu’àmidi, nous nous attifons, et, depuis midi jusqu’au soir, nouscaquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, le plus haut et leplus vieux possible. Au milieu de la forêt s’élève un chêneimmense, inhabité, hélas ! C’était la demeure du feu roi PieX, où nous allons en pèlerinage en poussant de bien grossoupirs ; mais, à part ce léger chagrin, nous passons le tempsà merveille. Nos femmes, ne sont pas plus bégueules que nos marisne sont jaloux, mais nos plaisirs sont purs et honnêtes, parce quenotre cœur est aussi noble que notre langage est libre et joyeux.Notre fierté n’a pas de bornes, et, si un geai ou toute autrecanaille vient par hasard à s’introduire chez nous, nous le plumonsimpitoyablement. Mais nous n’en sommes pas moins les meilleuresgens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonneretsqui vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à lesaider, à les nourrir et à les défendre. Nulle part il n’y a plus decaquetage que chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous nemanquons pas de vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtrestoute la journée, mais la plus éventée de nos jeunes commères peutpasser, sans crainte d’un coup de bec, près de la plus sévèredouairière. En un mot, nous vivons de plaisir, d’honneur, debavardage, de gloire et de chiffons.

– Voilà qui est fort beau, madame,répliquai-je, et je serais certainement mal appris de ne pointobéir aux ordres d’une personne comme vous. Mais avant d’avoirl’honneur de vous suivre, permettez-moi, de grâce, de dire un mot àcette bonne demoiselle qui est ici. – Mademoiselle, continuai-je enm’adressant à la tourterelle, parlez-moi franchement, je vous ensupplie ; pensez-vous que je sois véritablement une pierusse ? »

À cette question, la tourterelle baissa latête, et devint rouge pâle, comme les rubans de Lolotte.

« Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais sije puis…

« Au nom du ciel, parlez,mademoiselle ! Mon dessein n’a rien qui puisse vous offenser,bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si charmantes, queje fais ici le serment d’offrir mon cœur et ma patte à celle devous qui en voudra, dès l’instant que je saurai si je suis pie ouautre chose ; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant unpeu plus bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi detourtereau qui me tourmente singulièrement.

– Mais, en effet, dit la tourterelle enrougissant encore davantage, je ne sais si c’est le reflet dusoleil qui tombe sur vous à travers ces coquelicots, mais votreplumage me semble avoir une légère teinte… »

Elle n’osa en dire plus long.

« Ô perplexité ! m’écriai-je,comment savoir à quoi m’en tenir ? comment donner mon cœur àl’une de vous, lorsqu’il est si cruellement déchiré ? ÔSocrate ! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tunous as donné, quand tu as dit : « Connais-toitoi-même ! »

Depuis le jour où une malheureuse chansonavait si fort contrarié mon père, je n’avais pas fait usage de mavoix. En ce moment, il me vint à l’esprit de m’en servir comme d’unmoyen pour discerner la vérité. « Parbleu ! pensai-je,puisque monsieur mon père m’a mis à la porte dès le premiercouplet, c’est bien le moins que le second produise quelque effetsur ces dames. » Ayant donc commencé par m’incliner poliment,comme pour réclamer l’indulgence, à cause de la pluie que j’avaisreçue, je me mis d’abord à siffler, puis à gazouiller, puis à fairedes roulades, puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletierespagnol en plein vent.

À mesure que je chantais, la petite pies’éloignait de moi d’un air de surprise qui devint bientôt de lastupéfaction, puis qui passa à un sentiment d’effroi accompagnéd’un profond ennui. Elle décrivait des cercles autour de moi, commeun chat autour d’un morceau de lard trop chaud qui vient de lebrûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter encore. Voyantl’effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu’au bout, plusla pauvre marquise montrait d’impatience, plus je m’égosillais àchanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes mélodieuxefforts ; enfin, n’y pouvant plus tenir, elle s’envola à grandbruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle,elle s’était, presque dès le commencement, profondémentendormie.

« Admirable effet de l’harmonie !pensai-je. Ô Marais ! ô écuelle maternelle ! plus quejamais je reviens à vous ! »

Au moment où je m’élançais pour partir, latourterelle rouvrit les yeux.

« Adieu, dit-elle, étranger si gentil etsi ennuyeux ! Mon nom est Gourouli ; souviens-toi demoi !

– Belle Gourouli, lui répondis-je, vousêtes bonne, douce et charmante ; je voudrais vivre et mourirpour vous. Mais vous êtes couleur de rose ; tant de bonheurn’est pas fait pour moi ! »

IV

Le triste effet produit par mon chant nelaissait pas que de m’attrister. « Hélas ! musique,hélas ! poésie, me répétais-je en regagnant Paris, qu’il y apeu de cœurs qui vous comprennent ! »

En faisant ces réflexions, je me cognai latête contre celle d’un oiseau qui volait dans le sens opposé aumien. Le choc fut si rude et si imprévu, que nous tombâmes tousdeux sur la cime d’un arbre qui, par bonheur, se trouva là. Aprèsque nous nous fûmes un peu secoués, je regardai le nouveau venu,m’attendant à une querelle. Je vis avec surprise qu’il était blanc.À la vérité, il avait la tête un peu plus grosse que moi, et, surle front, une espèce de panache qui lui donnait un airhéroï-comique ; de plus, il portait sa queue fort en l’air,avec une grande magnanimité : du reste, il ne me parutnullement disposé à la bataille. Nous nous abordâmes fortcivilement, et nous nous fîmes de mutuelles excuses, après quoinous entrâmes en conversation. Je pris la liberté de lui demanderson nom et de quel pays il était.

« Je suis étonné, me dit-il, que vous neme connaissiez pas. Est-ce que vous n’êtes pas desnôtres ?

– En vérité, monsieur, répondis-je, je nesais pas desquels je suis. Tout le monde me demande et me dit lamême chose ; il faut que ce soit une gageure qu’on aitfaite.

– Vous voulez rire, répliqua-t-il ;votre plumage vous sied trop bien pour que je méconnaisse unconfrère. Vous appartenez infailliblement à cette race illustre etvénérable qu’on nomme en latin cacuata, en langue savantekakatoès, et en jargon vulgaire catacois.

– Ma foi, monsieur, cela est possible, etce serait bien de l’honneur pour moi. Mais ne laissez pas de fairecomme si je n’en étais pas, et daignez m’apprendre à qui j’ai lagloire de parler.

– Je suis, répondit l’inconnu, le grandpoète Kacatogan. J’ai fait de puissants voyages, monsieur, destraversées arides et de cruelles pérégrinations. Ce n’est pasd’hier que je rime, et ma muse a eu des malheurs. J’ai fredonnésous Louis XVI, monsieur, j’ai braillé pour la République, j’ainoblement chanté l’Empire, j’ai discrètement loué la Restauration,j’ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me suissoumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J’ailancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, degracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, desromans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. Enun mot, je puis me flatter d’avoir ajouté au temple des Musesquelques festons galants, quelques sombres créneaux et quelquesingénieuses arabesques. Que voulez-vous ! je me suis faitvieux. Mais je rime encore vertement, monsieur, et, tel que vous mevoyez, je rêvais à un poëme en un chant, qui n’aura pas moins desix cents pages, quand vous m’avez fait une bosse au front. Dureste, si je puis vous être bon à quelque chose, je suis tout àvotre service.

– Vraiment, monsieur, vous le pouvez,répliquai-je, car vous me voyez en ce moment dans un grand embarraspoétique. Je n’ose dire que je sois un poète, ni surtout un aussigrand poète que vous, ajoutai-je en le saluant, mais j’ai reçu dela nature un gosier qui me démange quand je me sens bien aise ouque j’ai du chagrin. À vous dire la vérité, j’ignore absolument lesrègles.

– Je les ai oubliées, dit Kacatogan, nevous inquiétez pas de cela.

– Mais il m’arrive, repris-je, une chosefâcheuse : c’est que ma voix produit sur ceux qui l’entendentà peu près le même effet que celle d’un certain Jean de Nivellesur… Vous savez ce que je veux dire ?

– Je le sais, dit Kacatogan ; jeconnais par moi-même cet effet bizarre. La cause ne m’en est pasconnue, mais l’effet est incontestable.

– Eh bien ! monsieur, vous qui mesemblez être le Nestor de la poésie, sauriez-vous, je vous prie, unremède à ce pénible inconvénient ?

– Non, dit Kacatogan, pour ma part, jen’en ai jamais pu trouver. Je m’en suis fort tourmenté étant jeune,à cause qu’on me sifflait toujours ; mais, à l’heure qu’ilest, je n’y songe plus. Je crois que cette répugnance vient de ceque le public en lit d’autres que nous : cela le distrait…

– Je le pense comme vous ; mais vousconviendrez, monsieur, qu’il est dur, pour une créature bienintentionnée, de mettre les gens en fuite dès qu’il lui prend unbon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service de m’écouter, etme dire sincèrement votre avis ?

– Très volontiers, dit Kacatogan ;je suis tout oreilles. »

Je me mis à chanter aussitôt, et j’eus lasatisfaction de voir que Kacatogan ne s’enfuyait ni ne s’endormait.Il me regardait fixement, et, de temps en temps, il inclinait latête d’un air d’approbation, avec une espèce de murmure flatteur.Mais je m’aperçus bientôt qu’il ne m’écoutait pas, et qu’il rêvaità son poème. Profitant d’un moment où je reprenais haleine, ilm’interrompit tout à coup.

« Je l’ai pourtant trouvée, cetterime ! dit-il en souriant et en branlant la tête ; c’estla soixante mille sept cent quatorzième qui sort de cettecervelle-là ! Et l’on ose dire que je vieillis ! Je vaislire cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons cequ’on en dira ! »

Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, nesemblant plus se souvenir de m’avoir rencontré.

V

Resté seul et désappointé, je n’avais rien demieux à faire que de profiter du reste du jour et de voler àtire-d’aile vers Paris. Malheureusement, je ne savais pas ma route.Mon voyage avec le pigeon avait été trop peu agréable pour melaisser un souvenir exact ; en sorte que, au lieu d’aller toutdroit, je tournai à gauche au Bourget, et, surpris par la nuit, jefus obligé de chercher un gîte dans les bois de Mortefontaine.

Tout le monde se couchait lorsque j’arrivai.Les pies et les geais, qui, comme on le sait, sont les plus mauvaiscoucheurs de la terre, se chamaillaient de tous les côtés. Dans lesbuissons piaillaient les moineaux, en piétinant les uns sur lesautres. Au bord de l’eau marchaient gravement deux hérons, perchéssur leurs longues échasses ; dans l’attitude de la méditation,Georges Dandins du lieu, attendant patiemment leurs femmes.D’énormes corbeaux, à moitié endormis, se posaient lourdement surla pointe des arbres les plus élevés, et nasillaient leurs prièresdu soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se pourchassaient encoredans les taillis, tandis qu’un pivert ébouriffé poussait son ménagepar derrière, pour le faire entrer dans le creux d’un arbre. Desphalanges de friquets arrivaient des champs en dansant en l’aircomme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un arbrisseauqu’elles couvraient tout entier ; des pinsons, des fauvettes,des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branchesdécoupées, comme des cristaux sur une girandole. De toute partrésonnaient des voix qui disaient bien distinctement :« Allons, ma femme ! – Allons, ma fille ! –Venez, ma belle ! – Par ici, ma mie ! – Me voilà, moncher ! – Bonsoir, ma maîtresse ! – Adieu, – mesamis ! – Dormez bien, mes enfants ! » Quelleposition pour un célibataire que de coucher dans une pareilleauberge ! J’eus la tentation de me joindre à quelques oiseauxde ma taille, et de leur demander l’hospitalité. « Lanuit, pensais-je, tous les oiseaux sont gris ; et, d’ailleurs,est-ce faire tort aux gens que de dormir poliment prèsd’eux ? » Je me dirigeai d’abord vers un fossé où serassemblaient des étourneaux. Ils faisaient leur toilette de nuitavec un soin tout particulier, et je remarquai que la plupartd’entre eux avaient les ailes dorées et les pattes vernies :c’étaient les dandies de la forêt : Ils étaient assez bonsenfants, et ne m’honorèrent d’aucune attention. Mais leurs proposétaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurstracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient silourdement l’un à l’autre, qu’il me fut impossible d’ytenir.

J’allai ensuite me percher sur unebranche où s’alignaient une demi-douzaine d’oiseaux de différentesespèces. Je pris modestement la dernière place, à l’extrémité de labranche, espérant qu’on m’y souffrirait. Par malheur, ma voisineétait une vieille colombe, aussi sèche qu’une girouette rouillée.Au moment où je m’approchai d’elle, le peu de plumes qui couvraientses os étaient l’objet de sa sollicitude ; elle feignait deles éplucher, mais elle eût trop craint d’en arracher une :elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait soncompte. À peine l’eus-je touchée du bout de l’aile, qu’elle seredressa majestueusement.

« Qu’est-ce que vous faites donc,monsieur ? » me dit-elle en pinçant le bec avec unepudeur britannique.

Et, m’allongeant un grand coup de coude,elle me jeta à bas avec une vigueur qui eût fait honneur à unportefaix.

Je tombai dans une bruyère où dormaitune grosse gelinotte. Ma mère elle-même, dans son écuelle, n’avaitpas un tel air de béatitude. Elle était si rebondie, si épanouie,si bien assise sur son triple ventre, qu’on l’eût prise pour unpâté dont on avait mangé la croûte. Je me glissai furtivement prèsd’elle.

« Elle ne s’éveillera pas, medisais-je, et, en tout cas, une si bonne grosse maman ne peut pasêtre bien méchante. » Elle ne le fut pas en effet. Elle ouvritles yeux à demi, et me dit en poussant un légersoupir :

« Tu me gênes, mon petit, va-t’ende là. »

Au même instant, je m’entendisappeler : c’étaient des grives qui, du haut d’un sorbier, mefaisaient signe de venir à elles. « Voilà enfin de bonnesâmes, » pensai-je. Elles me firent place en riant comme desfolles, et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe empluméqu’un billet doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à jugerque ces dames avaient mangé plus de raisin qu’il n’est raisonnablede le faire ; elles se soutenaient à peine sur les branches,et leurs plaisanteries de mauvaise compagnie, leurs éclats de rireet leurs chansons grivoises me forcèrent de m’éloigner.

Je commençais à désespérer, et j’allaism’endormir dans un coin solitaire, lorsqu’un rossignol se mit àchanter. Tout le monde aussitôt fit silence. Hélas ! que savoix était pure ! que sa mélancolie même paraissaitdouce ! Loin de troubler le sommeil d’autrui, ses accordssemblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire,personne ne trouvait mauvais qu’il chantât sa chanson à pareilleheure ; son père ne le battait pas, ses amis ne prenaient pasla fuite.

« Il n’y a donc que moi,m’écriai-je, à qui il soit défendu d’être heureux ! Partons,fuyons ce monde cruel ! Mieux vaut chercher ma route dans lesténèbres, au risque d’être avalé par quelque hibou, que de melaisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur desautres ! »

Sur cette pensée, je me remis en cheminet j’errai longtemps au hasard. Aux premières clartés du jour,j’aperçus les tours de Notre-Dame. En un clin d’œil j’y atteignis,et je ne promenai pas longtemps mes regards avant de reconnaîtrenotre jardin. J’y volai plus vite que l’éclair… Hélas ! ilétait vide… J’appelai en vain mes parents : personne ne merépondit. L’arbre où se tenait mon père, le buisson maternel,l’écuelle chérie, tout avait disparu. La cognée avait toutdétruit ; au lieu de l’allée verte où j’étais né, il nerestait qu’un cent de fagots.

VI

Je cherchai d’abord mes parents dans tous lesjardins d’alentour, mais ce fut peine perdue ; ils s’étaientsans doute réfugiés dans quelque quartier éloigné, et je ne pusjamais savoir de leurs nouvelles.

Pénétré d’une tristesse affreuse, j’allai mepercher sur la gouttière où la colère de mon père m’avait d’abordexilé. J’y passais les jours et les nuits à déplorer ma tristeexistence. Je ne dormais plus, je mangeais à peine : j’étaisprès de mourir de douleur.

Un jour que je me lamentais comme àl’ordinaire :

« Ainsi donc, me disais-je tout haut, jene suis ni un merle, puisque mon père me plumait ; ni unpigeon, puisque je suis tombé en route quand j’ai voulu aller enBelgique ; ni une pie russe, puisque la petite marquise s’estbouché les oreilles dès que j’ai ouvert le bec ; ni unetourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même,ronflait comme un moine quand je chantais ; ni un perroquet,puisque Kacatogan n’a pas daigné m’écouter ; ni un oiseauquelconque, enfin, puisque, à Mortefontaine, on m’a laissé couchertout seul. Et cependant j’ai des plumes sur le corps ; voilàdes pattes et voilà des ailes. Je ne suis point un monstre, témoinGourouli, et cette petite marquise elle-même, qui me trouvaientassez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces plumes, cesailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble auquel onpuisse donner un nom ? Ne serais-je pas parhasard ?… »

J’allais poursuivre mes doléances, lorsque jefus interrompu par deux portières qui se disputaient dans larue.

« Ah, parbleu ! dit l’une d’elles àl’autre, si tu en viens jamais à bout, je te fais cadeau d’un merleblanc !

– Dieu juste ! m’écriai-je, voilàmon affaire. Ô Providence ! je suis fils d’un merle, et jesuis blanc : je suis un merle blanc ! »

Cette découverte, il faut l’avouer, modifiabeaucoup mes idées. Au lieu de continuer à me plaindre, jecommençai à me rengorger et à marcher fièrement le long de lagouttière, en regardant l’espace d’un air victorieux.

« C’est quelque chose, me dis-je, qued’être un merle blanc : cela ne se trouve point dans le pasd’un âne. J’étais bien bon de m’affliger de ne pas rencontrer monsemblable : c’est le sort du génie, c’est le mien ! Jevoulais fuir le monde, je veux l’étonner ! Puisque je suis cetoiseau sans pareil dont le vulgaire nie l’existence, je dois etprétends me comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, etmépriser le reste des volatiles. Il faut que j’achète les Mémoiresd’Alfieri et les poèmes de lord Byron ; cette nourrituresubstantielle m’inspirera un noble orgueil, sans compter celui queDieu m’a donné. Oui, je veux ajouter, s’il se peut, au prestige dema naissance. La nature m’a fait rare, je me ferai mystérieux. Cesera une faveur, une gloire de me voir. – Et, au fait, ajoutai-jeplus bas, si je me montrais tout bonnement pour del’argent ?

« Fi donc ! quelle indignepensée ! Je veux faire un poème comme Kacatogan, non pas en unchant, mais en vingt-quatre, comme tous les grands hommes ; cen’est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des notes et unappendice ! Il faut que l’univers apprenne que j’existe. Je nemanquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement ; maisce sera de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie.Puisque le ciel m’a refusé une femelle, je dirai un mal affreux decelles des autres. Je prouverai que tout est trop vert, hormis lesraisins que je mange. Les rossignols n’ont qu’à se bientenir ; je démontrerai, comme deux et deux font quatre, queleurs complaintes font mal au cœur, et que leur marchandise ne vautrien. Il faut que j’aille trouver Charpentier. Je veux me créertout d’abord une puissante position littéraire. J’entends avoirautour de moi une cour composée, non pas seulement de journalistes,mais d’auteurs véritables et même de femmes de lettres. J’écriraiun rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le jouer,je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur àcelui d’une vieille actrice de province. J’irai à Venise, et jelouerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette citéféerique, le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix souspar jour ; là, je m’inspirerai de tous les souvenirs quel’auteur de Lara doit y avoir laissés. Du fond de ma solitude,j’inonderai le monde d’un déluge de rimes croisées, calquées sur lastrophe de Spencer, où je soulagerai ma grande âme ; je feraisoupirer toutes les mésanges, roucouler toutes les tourterelles,fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes les vieilleschouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me montreraiinexorable et inaccessible à l’amour. En vain me pressera-t-on, mesuppliera-t-on d’avoir pitié des infortunées qu’auront séduites meschants sublimes ; à tout cela, je répondrai :

VII

Il ne me fallut pas plus de six semaines pourmettre au jour mon premier ouvrage. C’était, comme je me l’étaispromis, un poëme en quarante-huit chants. Il s’y trouvait bienquelques négligences, à cause de la prodigieuse fécondité aveclaquelle je l’avais écrit ; mais je pensai que le publicd’aujourd’hui, accoutumé à la belle littérature qui s’imprime aubas des journaux, ne m’en ferait pas un reproche.

J’eus un succès digne de moi, c’est-à-diresans pareil. Le sujet de mon ouvrage n’était autre quemoi-même : je me conformai en cela à la grande mode de notretemps. Je racontais mes souffrances passées avec une fatuitécharmante ; je mettais le lecteur au fait de mille détailsdomestiques du plus piquant intérêt ; la description del’écuelle de ma mère ne remplissait pas moins de quatorzechants : j’en avais compté les rainures, les trous, lesbosses, les éclats, les échardes, les clous, les taches, lesteintes diverses, les reflets ; j’en montrais le dedans, ledehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, lesplans droits ; passant au contenu, j’avais étudié les brinsd’herbe, les pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux debois, les graviers, les gouttes d’eau, les débris de mouches, lespattes de hannetons cassées qui s’y trouvaient : c’était unedescription ravissante. Mais ne pensez pas que je l’eusse impriméetout d’une venue ; il y a des lecteurs impertinents quil’auraient sautée. Je l’avais habilement coupée par morceaux, etentremêlée au récit, afin que rien n’en fût perdu ; en sortequ’au moment le plus intéressant et le plus dramatique arrivaienttout à coup quinze pages d’écuelle. Voilà, je crois, un des grandssecrets de l’art, et, comme je n’ai point d’avarice, en profiteraqui voudra.

L’Europe entière fut émue à l’apparition demon livre ; elle dévora les révélations intimes que jedaignais lui communiquer. Comment en eût-il été autrement ?Non seulement j’énumérais tous les faits qui se rattachaient à mapersonne, mais je donnais encore au public un tableau complet detoutes les rêvasseries qui m’avaient passé par la tête depuis l’âgede deux mois ; j’avais même intercalé au plus bel endroit uneode composée dans mon œuf. Bien entendu d’ailleurs que je nenégligeais pas de traiter en passant le grand sujet qui préoccupemaintenant tant de monde : à savoir, l’avenir de l’humanité.Ce problème m’avait paru intéressant ; j’en ébauchai, dans unmoment de loisir, une solution qui passa généralement poursatisfaisante.

On m’envoyait tous les jours des complimentsen vers, des lettres de félicitation et des déclarations d’amouranonymes. Quant aux visites, je suivais rigoureusement le plan queje m’étais tracé ; ma porte était fermée à tout le monde. Jene pus cependant me dispenser de recevoir deux étrangers quis’étaient annoncés comme étant de mes parents. L’un était un merledu Sénégal, et l’autre un merle de la Chine.

« Ah ! monsieur, me dirent-ils enm’embrassant à m’étouffer, que vous êtes un grand merle ! quevous avez bien peint, dans votre poème immortel, la profondesouffrance du génie méconnu ! Si nous n’étions pas déjà aussiincompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir lu.Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublimemépris du vulgaire ! Nous aussi, monsieur, nous lesconnaissons par nous-mêmes, les peines secrètes que vous avezchantées ! Voici deux sonnets que nous avons faits, l’unportant l’autre, et que nous vous prions d’agréer.

– Voici, en outre, ajouta le Chinois, dela musique que mon épouse a composée sur un passage de votrepréface. Elle rend merveilleusement l’intention de l’auteur.

– Messieurs, leur dis-je, autant que j’enpuis juger, vous me semblez doués d’un grand cœur et d’un espritplein de lumières. Mais pardonnez-moi de vous faire une question.D’où vient votre mélancolie ?

– Eh ! monsieur, répondit l’habitantdu Sénégal, regardez comme je suis bâti. Mon plumage, il est vrai,est agréable à voir, et je suis revêtu de cette belle couleur vertequ’on voit briller sur les canards ; mais mon bec est tropcourt et mon pied trop grand ; et voyez de quelle queue jesuis affublé ! la longueur de mon corps n’en fait pas les deuxtiers. N’y a-t-il pas là de quoi se donner au diable ?

– Et moi, monsieur, dit le Chinois, moninfortune est encore plus pénible. La queue de mon confrère balayeles rues ; mais les polissons me montrent au doigt, à causeque je n’en ai point[2].

– Messieurs, repris-je, je vous plains detoute mon âme ; il est toujours fâcheux d’avoir trop ou troppeu n’importe de quoi. Mais permettez-moi de vous dire qu’il y a auJardin des Plantes plusieurs personnes qui vous ressemblent, et quidemeurent là depuis longtemps, fort paisiblement empaillées. Demême qu’il ne suffit pas à une femme de lettres d’être dévergondéepour faire un bon livre, ce n’est pas non plus assez pour un merled’être mécontent pour avoir du génie. Je suis seul de mon espèce,et je m’en afflige ; j’ai peut-être tort, mais c’est mondroit. Je suis blanc, messieurs ; devenez-le, et nous verronsce que vous saurez dire. »

VIII

Malgré la résolution que j’avais prise et lecalme que j’affectais, je n’étais pas heureux. Mon isolement, pourêtre glorieux, ne m’en semblait pas moins pénible, et je ne pouvaissonger sans effroi à la nécessité où je me trouvais de passer mavie entière dans le célibat. Le retour du printemps, enparticulier, me causait une gêne mortelle, et je commençais àtomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu’une circonstanceimprévue décida de ma vie entière.

Il va sans dire que mes écrits avaienttraversé la Manche, et que les Anglais se les arrachaient. LesAnglais s’arrachent tout, hormis ce qu’ils comprennent. Je reçus unjour, de Londres, une lettre signée d’une jeune merlette :

« J’ai lu votre poème, me disait-elle, etl’admiration que j’ai éprouvée m’a fait prendre la résolution devous offrir ma main et ma personne. Dieu nous a créés l’un pourl’autre ! Je suis semblable à vous, je suis une merletteblanche !… »

On suppose aisément ma surprise et ma joie.« Une merlette blanche ! me dis-je, est-il bienpossible ? Je ne suis donc plus seul sur laterre ! » Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, etje le fis d’une manière qui témoignait assez combien sa propositionm’agréait. Je la pressais de venir à Paris ou de me permettre devoler près d’elle. Elle me répondit qu’elle aimait mieux venir,parce que ses parents l’ennuyaient, qu’elle mettait ordre à sesaffaires et que je la verrais bientôt.

Elle vint, en effet, quelques jours après. Ôbonheur ! c’était la plus jolie merlette du monde, et elleétait encore plus blanche que moi.

« Ah ! mademoiselle, m’écriai-je, ouplutôt madame, car je vous considère des à présent comme mon épouselégitime, est-il croyable qu’une créature si charmante se trouvâtsur la terre sans que la renommée m’apprît son existence ?Bénis soient les malheurs que j’ai éprouvés et les coups de bec quem’a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une consolationsi inespérée ! Jusqu’à ce jour, je me croyais condamné à unesolitude éternelle, et, à vous parler franchement, c’était un rudefardeau à porter ; mais je me sens, en vous regardant, toutesles qualités d’un père de famille. Acceptez ma main sansdélai ; marions-nous à l’anglaise, sans cérémonie, et partonsensemble pour la Suisse.

– Je ne l’entends pas ainsi, me réponditla jeune merlette ; je veux que nos noces soient magnifiques,et que tout ce qu’il y a en France de merles un peu bien nés ysoient solennellement rassemblés. Des gens comme nous doivent àleur propre gloire de ne pas se marier comme des chats degouttière. J’ai apporté une provision de bank-notes.Faites vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez passur les rafraîchissements. »

Je me conformai aveuglément aux ordres de lablanche merlette. Nos noces furent d’un luxe écrasant ; on ymangea dix mille mouches. Nous reçûmes la bénédiction nuptiale d’unrévérend père Cormoran, qui était archevêque in partibus.Un bal superbe termina la journée ; enfin, rien ne manqua àmon bonheur.

Plus j’approfondissais le caractère de macharmante femme, plus mon amour augmentait. Elle réunissait, danssa petite personne, tous les agréments de l’âme et du corps. Elleétait seulement un peu bégueule ; mais j’attribuai cela àl’influence du brouillard anglais dans lequel elle avait vécujusqu’alors, et je ne doutai pas que le climat de la France nedissipât bientôt ce léger nuage.

Une chose qui m’inquiétait plus sérieusement,c’était une sorte de mystère dont elle s’entourait quelquefois avecune rigueur singulière, s’enfermant à clef avec ses caméristes, etpassant ainsi des heures entières pour faire sa toilette, à cequ’elle prétendait. Les maris n’aiment pas beaucoup ces fantaisiesdans leur ménage. Il m’était arrivé vingt fois de frapper àl’appartement de ma femme sans pouvoir obtenir qu’on m’ouvrît laporte. Cela m’impatientait cruellement. Un jour, entre autres,j’insistai avec tant de mauvaise humeur, qu’elle se vit obligée decéder et de m’ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort demon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteillepleine d’une espèce de colle faite avec de la farine et du blancd’Espagne. Je demandai à ma femme ce qu’elle faisait de cettedrogue ; elle me répondit que c’était un opiat pour desengelures qu’elle avait.

Cet opiat me sembla tant soit peulouche ; mais quelle défiance pouvait m’inspirer une personnesi douce et si sage, qui s’était donnée à moi avec tantd’enthousiasme et une sincérité si parfaite ? J’ignoraisd’abord que ma bien-aimée fût une femme de plume ; elle mel’avoua au bout de quelque temps, et elle alla même jusqu’à memontrer le manuscrit d’un roman où elle avait imité à la foisWalter Scott et Scarron. Je laisse à penser le plaisir que me causaune si aimable surprise. Non seulement je me voyais possesseurd’une beauté incomparable, mais j’acquérais encore la certitude quel’intelligence de ma compagne était digne en tout point de mongénie. Dès cet instant, nous travaillâmes ensemble. Tandis que jecomposais mes poèmes, elle barbouillait des rames de papier. Je luirécitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pourécrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec unefacilité presque égale à la mienne, choisissant toujours les sujetsles plus dramatiques, des parricides, des rapts, des meurtres, etmême jusqu’à des filouteries, ayant toujours soin, en passant,d’attaquer le gouvernement et de prêcher l’émancipation desmerlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucuntour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de rayerune ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l’œuvre.C’était le type de la merlette lettrée.

Un jour qu’elle se livrait au travail avec uneardeur inaccoutumée, je m’aperçus qu’elle suait à grosses gouttes,et je fus étonné devoir en même temps qu’elle avait une grandetache noire dans le dos.

« Eh, bon Dieu ! lui dis-je,qu’est-ce donc ? est-ce que vous êtes malade ? »Elle parut d’abord un peu effrayée et même penaude ; mais lagrande habitude qu’elle avait du monde l’aida bientôt à reprendrel’empire admirable qu’elle gardait toujours sur elle-même. Elle medit que c’était une tache d’encre, et qu’elle y était fort sujettedans ses moments d’inspiration.

« Est-ce que ma femmedéteint ? » me dis-je tout bas. Cette pensée m’empêcha dedormir. La bouteille de colle me revint en mémoire. « Ôciel ! m’écriai-je, quel soupçon ! Cette créature célestene serait-elle qu’une peinture, un léger badigeon ? seserait-elle vernie pour abuser de moi ?… Quand je croyaispresser sur mon cœur la sœur de mon âme, l’être privilégié créépour moi seul, n’aurais-je donc épousé que de lafarine ? » Poursuivi par ce doute horrible, je formai ledessein de m’en affranchir. Je fis l’achat d’un baromètre, etj’attendis avidement qu’il vint à faire un jour de pluie. Jevoulais emmener ma femme à la campagne, choisir un dimanchedouteux, et tenter l’épreuve d’une lessive. Mais nous étions enplein juillet ; il faisait un beau tempseffroyable.

L’apparence du bonheur et l’habituded’écrire avaient fort excité ma sensibilité. Naïf comme j’étais, ilm’arrivait parfois, en travaillant, que le sentiment fût plus fortque l’idée, et de me mettre à pleurer en attendant la rime. Mafemme aimait beaucoup ces rares occasions : toute faiblessemasculine enchante l’orgueil féminin. Une certaine nuit que jelimais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à moncœur de s’ouvrir.

« Ô toi ! dis-je à machère merlette, toi, la seule et la plus aimée ! toi, sans quima vie est un songe ! toi, dont un regard, un sourire,métamorphosent pour moi l’univers, vie de mon cœur, sais-tu combienje t’aime ? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée pard’autres poètes, un peu d’étude et d’attention me font aisémenttrouver des paroles ; mais où en prendrai-je jamais pourt’exprimer ce que ta beauté m’inspire ? Le souvenir même demes peines passées pourrait-il me fournir un mot pour te parler demon bonheur présent ? Avant que tu fusses venue à moi, monisolement était celui d’un orphelin exilé ; aujourd’hui, c’estcelui d’un roi. Dans ce faible corps, dont j’ai le simulacrejusqu’à ce que la mort en fasse un débris, dans cette petitecervelle enfiévrée, où fermente une inutile pensée, sais-tu, monange, comprends-tu, ma belle, que rien ne peut être qui ne soit àtoi ? Écoute ce que mon cerveau peut dire, et sens combien monamour est plus grand ! Oh ! que mon génie fût une perle,et que tu fusses Cléopâtre ! » En radotant ainsi, jepleurais sur ma femme, et elle déteignait visiblement. À chaquelarme qui tombait de mes yeux, apparaissait une plume, non pas mêmenoire, mais du plus vieux roux (je crois qu’elle avait déjà déteintautre part). Après quelques minutes d’attendrissement, je metrouvai vis-à-vis d’un oiseau décollé et désenfariné, identiquementsemblable aux merles les plus plats et les plusordinaires.

Que faire ? que dire ? quelparti prendre ? Tout reproche était inutile. J’aurais bien pu,à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et faire cassermon mariage ; mais comment oser publier ma honte ?N’était-ce pas assez de mon malheur ? Je pris mon courage àdeux pattes, je résolus de quitter le monde, d’abandonner lacarrière des lettres, de fuir dans un désert, s’il était possible,d’éviter à jamais l’aspect d’une créature vivante, et de chercher,comme Alceste,

un endroit écarté,

Où d’être un merle blanc on eût laliberté !

IX

Je m’envolai là-dessus, toujourspleurant ; et le vent, qui est le hasard des oiseaux, merapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette fois, onétait couché. « Quel mariage ! me disais-je, quelleéquipée ! C’est certainement à bonne intention que cettepauvre enfant s’est mis du blanc ; mais je n’en suis pas moinsà plaindre, ni elle moins rousse. » Le rossignol chantaitencore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à plein cœur dubienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et donnaitlibrement sa pensée au silence qui l’entourait. Je ne pus résisterà la tentation d’aller à lui et de lui parler.

« Que vous êtesheureux ! lui dis-je : non seulement vous chantez tantque vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute ; maisvous avez une femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bonoreiller de mousse, la pleine lune et pas de journaux. Rubini etRossini ne sont rien auprès de vous : vous valez l’un, et vousdevinez l’autre. J’ai chanté aussi, monsieur, et c’est pitoyable.J’ai rangé des mots en bataille comme des soldats prussiens, etj’ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois.Votre secret peut-il s’apprendre ? – Oui, me répondit lerossignol, mais ce n’est pas ce que vous croyez. Ma femme m’ennuie,je ne l’aime point ; je suis amoureux de la rose : Sadi,le Persan, en a parlé. Je m’égosille toute la nuit pour elle, maiselle dort et ne m’entend pas. Son calice est fermé à l’heure qu’ilest : elle y berce un vieux scarabée, – et demain matin, quandje regagnerai mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c’estalors qu’elle s’épanouira, pour qu’une abeille lui mange lecœur ! »

FIN DE L’HISTOIRE D’UN MERLE BLANC.

Il n’y a pas une seule page de ce contequi ne renferme, sous la forme d’une piquante allégorie, quelquepeinture de mœurs d’une vérité frappante, ou quelque trait decritique littéraire plein de raison et de verve gauloise. Lessouffrances, les déceptions, les chagrins des poètes en général, etceux de l’auteur en particulier, y sont présentés gaiement sous desallusions si transparentes que nous ne ferons pas au lecteurl’injure de lui en donner l’explication.

L’Histoire d’un merle blanc aparu pour la première fois dans les Scènes de la vie privée desanimaux, ouvrage publié par livraisons et illustré par lecrayon de Grandville.

PIERRE ET CAMILLE

1844

I

Le chevalier des Arcis, officier de cavalerie,avait quitté le service en 1760. Bien qu’il fût jeune encore, etque sa fortune lui permît de paraître avantageusement à la cour, ils’était lassé de bonne heure de la vie de garçon et des plaisirs deParis. Il se retira près du Mans, dans une jolie maison decampagne. Là, au bout de peu de temps, la solitude, qui lui avaitd’abord été agréable, lui sembla pénible. Il sentit qu’il lui étaitdifficile de rompre tout à coup avec les habitudes de sa jeunesse.Il ne se repentit pas d’avoir quitté le monde ; mais, nepouvant se résoudre à vivre seul, il prit le parti de se marier, etde trouver, s’il était possible, une femme qui partageât son goûtpour le repos et pour la vie sédentaire qu’il était décidé àmener.

Il ne voulait point que sa femme fûtbelle ; il ne la voulait pas laide, non plus ; ildésirait qu’elle eût de l’instruction et de l’intelligence, avec lemoins d’esprit possible ; ce qu’il recherchait par-dessustout, c’était de la gaieté et une humeur égale, qu’il regardait,dans une femme, comme les premières des qualités.

La fille d’un négociant retiré, qui demeuraitdans le voisinage, lui plut. Comme le chevalier ne dépendait depersonne, il ne s’arrêta pas à la distance qu’il y avait entre ungentilhomme et la fille d’un marchand. Il adressa à la famille unedemande qui fut accueillie avec empressement. Il fit sa courpendant quelques mois, et le mariage fut conclu.

Jamais alliance ne fut formée sous demeilleurs et de plus heureux auspices. À mesure qu’il connut mieuxsa femme, le chevalier découvrit en elle de nouvelles qualités etune douceur de caractère inaltérable. Elle, de son côté, se pritpour son mari d’un amour extrême. Elle ne vivait qu’en lui, nesongeait qu’à lui complaire, et, bien loin de regretter lesplaisirs de son âge qu’elle lui sacrifiait, elle souhaitait que sonexistence entière pût s’écouler dans une solitude qui, de jour enjour, lui devenait plus chère.

Cette solitude n’était cependant pas complète.Quelques voyages à la ville, la visite régulière de quelques amis yfaisaient diversion de temps en temps. Le chevalier ne refusait pasde voir fréquemment les parents de sa femme, en sorte qu’ilsemblait à celle-ci qu’elle n’avait pas quitté la maisonpaternelle. Elle sortait souvent des bras de son mari pour seretrouver dans ceux de sa mère, et jouissait ainsi d’une faveur quela Providence accorde à bien peu de gens, car il est rare qu’unbonheur nouveau ne détruise pas un ancien bonheur.

M. des Arcis n’avait pas moins de douceuret de bonté que sa femme ; mais les passions de sa jeunesse,l’expérience qu’il paraissait avoir faite des choses de ce monde,lui donnaient parfois de la mélancolie. Cécile (ainsi se nommaitmadame des Arcis) respectait religieusement ces moments detristesse. Quoiqu’il n’y eût en elle, à ce sujet, ni réflexion nicalcul, son cœur l’avertissait aisément de ne pas se plaindre deces légers nuages qui détruisent tout dès qu’on les regarde, et quine sont rien quand on les laisse passer.

La famille de Cécile était composée de bonnesgens, marchands enrichis par le travail, et dont la vieillesseétait, pour ainsi dire, un perpétuel dimanche. Le chevalier aimaitcette gaieté du repos, achetée par la peine, et y prenait partvolontiers. Fatigue des mœurs de Versailles et même des soupers demademoiselle Quinault, il se plaisait à ces façons un peubruyantes, mais franches et nouvelles pour lui. Cécile avait unoncle, excellent homme, meilleur convive encore, qui s’appelaitGiraud. Il avait été maître maçon, puis il était devenu peu à peuarchitecte ; à tout cela il avait gagné une vingtaine de millelivres de rente. La maison du chevalier était fort à son goût, etil y était toujours bien reçu, quoiqu’il y arrivât quelquefoiscouvert de plâtre et de poussière ; car, en dépit des ans etde ses vingt mille livres, il ne pouvait se tenir de grimper surles toits et de manier la truelle. Quand il avait bu quelques coupsde Champagne, il fallait qu’il pérorât au dessert.« Vous êtes heureux, mon neveu, disait-il souvent auchevalier : vous êtes riche, jeune, vous avez une bonne petitefemme, une maison pas trop mal bâtie ; il ne vous manque rien,il n’y a rien à dire ; tant pis pour le voisin s’il s’enplaint. Je vous dis et répète que vous êtes heureux. » Unjour, Cécile, entendant ces mots, et se penchant vers sonmari : « N’est-ce pas, lui dit-elle, qu’il faut quece soit un peu vrai, pour que tu te le laisses dire enface ? » Madame des Arcis, au bout de quelque temps,reconnut qu’elle était enceinte. Il y avait derrière la maison unepetite colline d’où l’on découvrait tout le domaine. Les deux épouxs’y promenaient souvent ensemble. Un soir qu’ils y étaient assissur l’herbe :

« Tu n’as pas contredit mononcle l’autre jour, dit Cécile. Penses-tu cependant qu’il eût toutà fait raison ? Es-tu parfaitement heureux ?– Autant qu’un homme peut l’être, répondit le chevalier, et jene vois rien qui puisse ajouter à mon bonheur.

– Je suis donc plus ambitieuse quetoi, reprit Cécile, car il me serait aisé de te citer quelque chosequi nous manque ici, et qui nous est absolumentnécessaire. »

Le chevalier crut qu’il s’agissait dequelque bagatelle, et qu’elle voulait prendre un détour pour luiconfier un caprice de femme. Il fit, en plaisantant, milleconjectures, et à chaque question, les rires de Cécileredoublaient. Tout en badinant ainsi, ils s’étaient levés et ilsdescendaient la colline. M. des Arcis doubla le pas, et,invité par la pente rapide, il allait entraîner sa femme, lorsquecelle-ci s’arrêta, et s’appuyant sur l’épaule duchevalier :

« Prends garde, mon ami, luidit-elle, ne me fais pas marcher si vite. Tu cherchais bien loin ceque je te demandais ; nous l’avons là sous mes paniers. »Presque tous leurs entretiens, à compter de ce jour, n’eurent plusqu’un sujet ; ils ne parlaient que de leur enfant, des soins àlui donner, de la manière dont ils l’élèveraient, des projetsqu’ils formaient déjà pour son avenir. Le chevalier voulut que safemme prît toutes les précautions possibles pour conserver letrésor qu’elle portait. Il redoubla pour elle d’attentions etd’amour ; et tout le temps que dura la grossesse de Cécile nefut qu’une longue et délicieuse ivresse, pleine des plus doucesespérances.

Le terme fixé par la naturearriva ; un enfant vint au monde, beau comme le jour. C’étaitune fille, qu’on appela Camille. Malgré l’usage général et contrel’avis même des médecins, Cécile voulut la nourrir elle-même. Sonorgueil maternel était si flatté de la beauté de sa fille, qu’ilfut impossible de l’en séparer ; il était vrai que l’onn’avait vu que bien rarement à un enfant nouveau-né des traitsaussi réguliers et aussi remarquables ; ses yeux surtout,lorsqu’ils s’ouvrirent à la lumière, brillèrent d’un éclatextraordinaire. Cécile, qui avait été élevée au couvent, étaitextrêmement pieuse. Ses premiers pas, dès qu’elle put se lever,furent pour aller à l’église rendre grâces à Dieu.

Cependant, l’enfant commença à prendredes forces et à se développer. À mesure qu’elle grandissait, on futsurpris de lui voir garder une immobilité étrange. Aucun bruit nesemblait la frapper ; elle était insensible à ces millediscours que les mères adressent à leurs nourrissons ; tandisqu’on chantait en la berçant, elle restait les yeux fixes etouverts, regardant avidement la clarté de la lampe, et neparaissant rien entendre. Un jour qu’elle était endormie, uneservante renversa un meuble ; la mère accourut aussitôt, etvit avec étonnement que l’enfant ne s’était pas réveillée. Lechevalier fut effrayé de ces indices trop clairs pour qu’on pût s’ytromper. Dès qu’il les eut observés avec attention, il comprit àquel malheur sa fille était condamnée. La mère voulut en vains’abuser, et, par tous les moyens imaginables, détourner lescraintes de son mari. Le médecin fut appelé, et l’examen ne fut nilong ni difficile. On reconnut que la pauvre Camille était privéede l’ouïe, et par conséquent de la parole.

II

La première pensée de la mère avait été dedemander si le mal était sans remède, et on lui avait répondu qu’ily avait des exemples de guérison. Pendant un an, malgré l’évidence,elle conserva quelque espoir ; mais toutes les ressources del’art échouèrent, et, après les avoir épuisées, il fallut enfin yrenoncer.

Malheureusement à cette époque, où tant depréjugés furent détruits et remplacés, il en existait unimpitoyable contre ces pauvres créatures qu’on appellesourds-muets. De nobles esprits, des savants distingués ou deshommes seulement poussés par un sentiment charitable, avaient, ilest vrai, dès longtemps, protesté contre cette barbarie. Chosebizarre, c’est un moine espagnol qui, le premier, au seizièmesiècle, a deviné et essayé cette tâche, crue alors impossible,d’apprendre aux muets à parler sans parole. Son exemple avait étésuivi en Italie, en Angleterre et en France, à différentesreprises. Bonnet, Wallis, Bulwer, Van Helmont, avaient mis au jourdes ouvrages importants, mais l’intention chez eux avait étémeilleure que l’effet ; un peu de bien avait été opéré çà etlà, à l’insu du monde, presque au hasard, sans aucun fruit.Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée,les sourds-muets étaient regardés comme une espèce d’êtres à part,marqués du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leurrefusait la pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches,l’abandon pour les pauvres, tel était leur sort ; ilsinspiraient plus d’horreur que de pitié.

Le chevalier tomba peu à peu dans le plusprofond chagrin. Il passait la plus grande partie du jour seul,enfermé dans son cabinet, ou se promenait dans les bois. Ils’efforçait, lorsqu’il voyait sa femme, de montrer un visagetranquille, et tentait de la consoler, mais en vain. Madame desArcis, de son côté, n’était pas moins triste. Un malheur méritépeut faire verser des larmes, presque toujours tardives etinutiles ; mais un malheur, sans motif accable la raison, endécourageant la piété.

Ces deux nouveaux mariés, faits pour s’aimeret qui s’aimaient, commencèrent ainsi à se voir avec peine et às’éviter dans les mêmes allées où ils venaient de se parler d’unespoir si prochain, si tranquille et si pur. Le chevalier, ens’exilant volontairement dans sa maison de campagne, n’avait penséqu’au repos ; le bonheur avait semblé l’y surprendre. Madamedes Arcis n’avait fait qu’un mariage de raison ; l’amour étaitvenu, il était réciproque. Un obstacle terrible se plaçait tout àcoup entre eux, et cet obstacle était précisément l’objet même quieût dû être un lien sacré.

Ce qui causa cette séparation soudaine ettacite, plus affreuse qu’un divorce, et plus cruelle qu’une mortlente, c’est que la mère, en dépit du malheur, aimait son enfantavec passion, tandis que le chevalier, quoi qu’il voulût faire,malgré sa patience et sa bonté, ne pouvait vaincre l’horreur quelui inspirait cette malédiction de Dieu tombée sur lui.

« Pourrais-je donc haïr mafille ? se demandait-il souvent durant ses promenadessolitaires. Est-ce sa faute si la colère du ciel l’a frappée ?Ne devrais-je pas uniquement la plaindre, chercher à adoucir ladouleur de ma femme, cacher ce que je souffre, veiller sur monenfant ? À quelle triste existence est-elle réservée si moi,son père, je l’abandonne ? que deviendra-t-elle ? Dieu mel’envoie ainsi ; c’est à moi de me résigner. Qui en prendrasoin ? qui relèvera ? qui la protégera ? Elle n’a aumonde que sa mère et moi ; elle ne trouvera pas un mari, etelle n’aura jamais ni frère ni sœur ; c’est assez d’unemalheureuse de plus au monde. Sous peine de manquer de cœur, jedois consacrer ma vie à lui faire supporter la sienne. » Ainsipensait le chevalier, puis il rentrait à la maison avec la fermeintention de remplir ses devoirs de père et de mari ; iltrouvait son enfant dans les bras de sa femme, il s’agenouillaitdevant eux, prenait les mains de Cécile entre les siennes : onlui avait parlé, disait-il, d’un médecin célèbre, qu’il allaitfaire venir ; rien n’était encore décidé ; on avait vudes cures merveilleuses. En parlant ainsi, il soulevait sa filleentre ses bras et la promenait par la chambre ; maisd’affreuses pensées le saisissaient malgré lui ; l’idée del’avenir, la vue de ce silence, de cet être inachevé, dont les sensétaient fermés, la réprobation, le dégoût, la pitié, le mépris dumonde, l’accablaient. Son visage pâlissait, ses mainstremblaient ; il rendait l’enfant à sa mère, et se détournaitpour cacher ses larmes.

C’est dans ces moments que madame desArcis serrait sa fille sur son cœur avec une sorte de tendressedésespérée et ce plein regard de l’amour maternel, le plus violentet le plus fier de tous. Jamais elle ne faisait entendre uneplainte ; elle se retirait dans sa chambre, posait Camilledans son berceau, et passait des heures entières, muette commeelle, à la regarder.

Cette espèce d’exaltation sombre etpassionnée devint si forte, qu’il n’était pas rare de voir madamedes Arcis garder le silence le plus absolu pendant des journées. Onlui adressait en vain la parole. Il semblait qu’elle voulût savoirpar elle-même ce que c’était que cette nuit de l’esprit danslaquelle sa fille devait vivre.

Elle parlait par signes à l’enfant etsavait seule se faire comprendre. Les autres personnes de lamaison, le chevalier lui-même, semblaient étrangers à Camille. Lamère de madame des Arcis, femme d’un esprit assez vulgaire, nevenait guère à Chardonneux[3] (ainsi senommait la terre du chevalier) que pour déplorer le malheur arrivéà son gendre et à sa chère Cécile. Croyant faire preuve desensibilité, elle s’apitoyait sans relâche sur le triste sort decette pauvre enfant, et il lui échappa de dire un jour :« Mieux eût valu pour elle ne pas être née. –Qu’auriez-vous donc fait si j’étais ainsi ? » répliquaCécile presque avec l’accent de la colère. L’oncle Giraud, lemaître maçon, ne trouvait pas grand mal à ce que sa petite niècefût muette : « J’ai eu, disait-il, une femme sibavarde, que je regarde toute chose au monde, n’importe laquelle,comme préférable. Cette petite-là est sûre d’avance de ne jamaistenir de mauvais propos, ni d’en écouter, de ne pas impatientertoute une maison en chantant de vieux airs d’opéra, qui sont touspareils ; elle ne sera pas querelleuse, elle ne dira pasd’injures aux servantes, comme ma femme n’y manquait jamais ;elle ne s’éveillera pas si son mari tousse, ou bien s’il se lèveplus tôt qu’elle pour surveiller ses ouvriers ; elle ne rêverapas tout haut, elle sera discrète ; elle y verra clair, lessourds ont de bons yeux ; elle pourra régler un mémoire, quandelle ne ferait que compter sur ses doigts, et payer, si elle a del’argent, mais sans chicaner, comme les propriétaires à propos dela moindre bâtisse ; elle saura d’elle-même une chose trèsbonne qui ne s’apprend d’ordinaire que difficilement, c’est qu’ilvaut mieux faire que dire ; si elle a le cœur à sa place, onle verra sans qu’elle ait besoin de se mettre du miel au bout de lalangue. Elle ne rira pas en compagnie, c’est vrai ; mais ellen’entendra pas, à dîner, les rabat-joie qui font despériodes ; elle sera jolie, elle aura de l’esprit, elle nefera pas de bruit ; elle ne sera pas obligée, comme unaveugle, d’avoir un caniche pour se promener. Ma foi, si j’étaisjeune, je l’épouserais très bien quand elle sera grande, etaujourd’hui que je suis vieux et sans enfants, je la prendrais trèsbien chez nous comme ma fille, si par hasard elle vousennuyait. » Lorsque l’oncle Giraud tenait de pareils discours,un peu de gaieté rapprochait par instants M. des Arcis de safemme. Ils ne pouvaient s’empêcher de sourire tous deux à cettebonhomie un peu brusque, mais respectable et surtout bienfaisante,ne voulant voir le mal nulle part. Mais le mal était là ; toutle reste de la famille regardait avec des yeux effrayés et curieuxce malheur, qui était une rareté. Quand ils venaient en carriole dugué de Mauny[4], ces braves gens se mettaient en cercle avantdîner, tâchant de voir et de raisonner, examinant tout d’un aird’intérêt, prenant un visage composé, se consultant tout bas poursavoir quoi dire, tentant quelquefois de détourner la penséecommune par une grosse remarque sur un fétu. La mère restait devanteux, sa fille sur ses genoux, sa gorge découverte, quelques gouttesde lait coulant encore. Si Raphaël eût été de la famille, la Viergeà la Chaise aurait pu avoir une sœur ; madame des Arcis nes’en doutait pas, et en était d’autant plusbelle.

III

La petite fille devenait grande ; lanature remplissait tristement sa tâche, mais fidèlement. Camillen’avait que ses yeux au service de son âme ; ses premiersgestes furent, comme l’avaient été ses premiers regards, dirigésvers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui causait destransports de joie.

Lorsqu’elle commença à se tenir debout et àmarcher, une curiosité très marquée lui fit examiner et touchertous les objets qui l’environnaient, avec une délicatesse mêlée decrainte et de plaisir, qui tenait de la vivacité de l’enfant, etdéjà de la pudeur de la femme. Son premier mouvement était decourir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour le saisir ets’en emparer ; mais elle se retournait presque toujours àmoitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elleressemblait alors à l’hermine, qui, dit-on, s’arrête et renonce àla route qu’elle voulait suivre, si elle voit qu’un peu de fange oude gravier pourrait tacher sa fourrure.

Quelques enfants du voisinage venaient joueravec Camille dans le jardin. C’était une chose étrange que lamanière dont elle les regardait parler. Ces enfants, à peu près dumême âge qu’elle, essayaient, bien entendu, de répéter des motsestropiés par leurs bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres,d’exercer leur intelligence au moyen d’un bruit qui ne semblaitqu’un mouvement à la pauvre fille. Souvent, pour prouver qu’elleavait compris, elle étendait les mains vers ses petites compagnes,qui, de leur côté, reculaient effrayées devant cette autreexpression de leur propre pensée.

Madame des Arcis ne quittait pas sa fille.Elle observait avec anxiété les moindres actions, les moindressignes de vie de Camille. Si elle eût pu deviner que l’abbé del’Épée allait bientôt venir et apporter la lumière dans ce monde deténèbres, quelle n’eût pas été sa joie ! Mais elle ne pouvaitrien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, que lecourage et la piété d’un homme allaient détruire. Singulière chosequ’un prêtre en voie plus qu’une mère, et que l’esprit, quidiscerne, trouve ce qui manque au cœur, qui souffre !

Quand les petites amies de Camille furent enâge de recevoir les premières instructions d’une gouvernante, lapauvre enfant commença à témoigner une très grande tristesse de cequ’on n’en faisait pas autant pour elle que pour les autres. Il yavait chez un voisin une vieille institutrice anglaise qui faisaitépeler à grand’peine un enfant et le traitait sévèrement. Camilleassistait à la leçon, regardait avec étonnement son petit camarade,suivant des yeux ses efforts, et tâchant, pour ainsi dire, del’aider ; elle pleurait avec lui lorsqu’il était grondé.

Les leçons de musique furent pour elle lesujet d’une peine bien plus vive. Debout près du piano, elleroidissait et remuait ses petits doigts en regardant la maîtressede tous ses grands yeux, qui étaient très noirs et très beaux. Ellesemblait demander ce qui se faisait là, et frappait quelquefois surles touches d’une façon en même temps douce et irritée.

L’impression que les êtres ou les objetsextérieurs produisaient sur les autres enfants ne paraissait pas lasurprendre. Elle observait les choses et s’en souvenait comme eux.Mais lorsqu’elle les voyait se montrer du doigt ces mêmes objets etéchanger entre eux ce mouvement des lèvres qui lui étaitinintelligible, alors recommençait son chagrin. Elle se retiraitdans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de bois, elletraçait presque machinalement sur le sable quelques lettresmajuscules qu’elle avait vu épeler à d’autres, et qu’elleconsidérait attentivement.

La prière du soir, que le voisin faisait fairerégulièrement à ses enfants tous les jours, était pour Camille uneénigme qui ressemblait à un mystère. Elle s’agenouillait, avec sesamies et joignait les mains sans savoir pourquoi. Le chevaliervoyait en cela une profanation :

« Ôtez-moi cette petite,disait-il ; épargnez-moi cette singerie. – Je prends sur moid’en demander pardon à Dieu, » répondit un jour la mère.Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre facultéque les Écossais appellent la double vue, que les partisans dumagnétisme veulent faire admettre, et que les médecins rangent, laplupart du temps, au nombre des maladies. La petite sourde etmuette sentait venir ceux qu’elle aimait, et allait souventau-devant d’eux, sans que rien eût pu l’avertir de leurarrivée.

Non seulement les autres enfants nes’approchaient d’elle qu’avec une certaine crainte, mais ilsl’évitaient quelquefois d’un air de mépris. Il arrivait que l’und’eux, avec ce manque de pitié dont parle La Fontaine, venait luiparler longtemps en la regardant en face et en riant, lui demandantde répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se danseront tantqu’il y aura de petites jambes, Camille les regardait à lapromenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieuxrefrain :

Entrez dans la danse,

Voyez comme on danse…

seule à l’écart, appuyée sur un banc,elle suivait la mesure, en balançant sa jolie tête, sans essayer dese mêler au groupe, mais avec assez de tristesse et de gentillessepour faire pitié.

L’une des plus grandes tâches qu’essayacet esprit maltraité fut de vouloir compter avec une petite voisinequi apprenait l’arithmétique. Il s’agissait d’un calcul fort aiséet fort court. La voisine se débattait contre quelques chiffres unpeu embrouillés. Le total ne se montait guère à plus de douze ouquinze unités. La voisine comptait sur ses doigts. Camille,comprenant qu’on se trompait, et voulant aider, étendit ses deuxmains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières etles plus simples notions ; elle savait que deux et deux fontquatre. Un animal intelligent, un oiseau même, compte d’une façonou d’une autre, que nous ne savons pas, jusqu’à deux ou trois. Unepie, dit-on, a compté jusqu’à cinq. Camille, dans cettecirconstance, aurait eu à compter plus loin. Ses mains n’allaientque jusqu’à dix. Elle les tenait ouvertes devant sa petite amieavec un air si plein de bonne volonté, qu’on l’eût prise pour unhonnête homme qui ne peut pas payer.

La coquetterie se montre de bonne heurechez les femmes : Camille n’en donnait aucun indice.« C’est pourtant drôle, disait le chevalier, qu’unepetite fille ne comprenne pas un bonnet ! » À de pareilspropos, madame des Arcis souriait tristement. « Elle estpourtant belle ! » disait-elle à son mari ; et enmême temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour lafaire marcher devant son père, afin qu’il vît mieux sa taille, quicommençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui étaitcharmante. À mesure qu’elle avançait en âge, Camille se prit depassion, non pour la religion, qu’elle ne connaissait pas, maispour les églises, qu’elle voyait. Peut-être avait-elle dans l’âmecet instinct invincible qui fait qu’un enfant de dix ans conçoit etgarde le projet de prendre une robe de laine, de chercher ce quiest pauvre et ce qui souffre, et de passer ainsi toute sa vie. Ilmourra bien des indifférents et même des philosophes avant que l’und’eux explique une pareille fantaisie, mais elleexiste.

« Lorsque j’étais enfant, je nevoyais pas Dieu, je ne voyais que le ciel, » est certainementun mot sublime, écrit, comme on sait, par un sourd-muet. Camilleétait bien loin de tant de force. L’image grossière de la Vierge,badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre frotté debleu, à peu près comme l’enseigne d’une boutique ; un enfantde chœur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, etdont la voix faible et argentine faisait tristement vibrer lescarreaux, sans que Camille en pût rien entendre ; la démarchedu suisse, les airs du bedeau, – qui sait ce qui fait lever lesyeux à un enfant ? Mais qu’importe, dès que ces yeux selèvent ?

IV

– Elle est pourtant belle ! serépétait le chevalier, et Camille l’était en effet. Dans le parfaitovale d’un visage régulier, sur des traits d’une pureté et d’unefraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire, la clarté d’un boncœur. Camille était petite, non point pâle, mais très blanche, avecde longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait sonnaturel ; triste avec douceur et presque avec nonchalance dèsque le malheur venait la toucher ; pleine de grâce dans tousses mouvements, d’esprit et quelquefois d’énergie dans sa petitepantomime, singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive àcomprendre, toujours obéissante dès qu’elle avait compris. Lechevalier restait aussi parfois, comme madame des Arcis, à regardersa fille sans parler. Tant de grâce et de beauté, joint à tant demalheur et d’horreur, était près de lui troubler l’esprit ; onle vit embrasser souvent Camille avec une sorte de transport, endisant tout haut : « Je ne suis cependant pas unméchant homme ! » Il y avait une allée dans le bois, aufond du jardin, où le chevalier avait l’habitude de se promeneraprès le déjeuner. De la fenêtre de sa chambre, madame des Arcisvoyait son mari aller et venir derrière les arbres. Elle n’osaitguère l’y aller retrouver. Elle regardait, avec un chagrin pleind’amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un amant qu’unépoux, dont elle n’avait jamais reçu un reproche, à qui elle n’enavait jamais eu un seul à faire, et qui n’avait plus le courage del’aimer parce qu’elle était mère.

Elle se hasarda pourtant un matin. Elledescendit en peignoir, belle comme un ange, le cœurpalpitant ; il s’agissait d’un bal d’enfants qui devait avoirlieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y menerCamille. Elle voulait voir l’effet que pourrait produire sur lemonde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé desnuits sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait ;elle avait formé sur ce projet les plus douces espérances.« Il faudra bien, se disait-elle, qu’il en soit fier etqu’on en soit jaloux, une fois pour toutes, de cette pauvre petite.Elle ne dira rien, mais elle sera la plus belle. » Dès que lechevalier vit sa femme venir à lui, il s’avança au-devant d’elle,et lui prit la main, qu’il baisa avec un respect et une galanteriequi lui venaient de Versailles, et dont il ne s’écartait jamais,malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échangerquelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l’un àcôté de l’autre.

Madame des Arcis cherchait de quellemanière elle proposerait à son mari de la laisser mener sa fille aubal, et de rompre ainsi une détermination qu’il avait prise depuisla naissance de Camille, celle de ne plus voir le monde. La seulepensée d’exposer son malheur aux yeux des indifférents ou desmalveillants mettait le chevalier presque hors de lui. Il avaitannoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il fallait donc quemadame des Arcis trouvât un biais, un prétexte quelconque, nonseulement pour exécuter son dessein, mais pour enparler.

Pendant ce temps-là, le chevalierparaissait réfléchir beaucoup de son côté. Il fut le premier àrompre le silence. Une affaire survenue à un de ses parents, dit-ilà sa femme, venait d’occasionner de grands dérangements de fortunedans sa famille ; il était important pour lui de surveillerles gens chargés des mesures à prendre ; ses intérêts, et parconséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risqued’être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu’il était obligéde faire un court voyage en Hollande, où il devait s’entendre avecson banquier ; il ajouta que l’affaire était extrêmementpressée, et qu’il comptait partir dès le lendemainmatin.

Il n’était que trop facile à madame desArcis de comprendre le motif de ce voyage. Le chevalier était bienéloigné de songer à abandonner sa femme ; mais, en dépit delui-même, il éprouvait un besoin irrésistible de s’isoler tout àfait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour revenir plustranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, cebesoin de solitude à l’homme comme la souffrance physique auxanimaux.

Madame des Arcis fut d’abord tellementsurprise, qu’elle ne répondit que par ces phrases banales qu’on atoujours sur les lèvres quand on ne peut pas dire ce qu’onpense : elle trouvait ce voyage tout simple ; lechevalier avait raison, elle reconnaissait l’importance de cettedémarche, et ne s’y opposait en aucune façon. Tandis qu’elleparlait, la douleur lui serrait le cœur ; elle dit qu’elle setrouvait lasse, et s’assit sur un banc.

Là, elle resta plongée dans une rêverieprofonde, les regards fixes, les mains pendantes. Madame des Arcisn’avait connu jusqu’alors ni grande joie ni grands plaisirs. Sansêtre une femme d’un esprit élevé, elle sentait assez fortement etelle était d’une famille assez commune pour avoir quelque peusouffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur tout à faitimprévu, tout à fait nouveau ; un éclair avait brillé devantses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant lanuit la saisissait.

Elle demeura longtemps pensive. Lechevalier détournait les yeux, et semblait impatient de rentrer àla maison. Il se levait et se rasseyait. Madame des Arcis se levaaussi enfin, prit le bras de son mari ; ils rentrèrentensemble.

L’heure du dîner venue, madame des Arcisfit dire qu’elle se trouvait malade et qu’elle ne descendrait pas.Dans sa chambre était un prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu’ausoir. Sa femme de chambre entra plusieurs fois, ayant reçu duchevalier l’ordre secret de veiller sur elle ; elle nerépondit pas à ce qu’on lui disait. Vers huit heures du soir ellesonna, demanda la robe commandée à l’avance pour sa fille, et qu’onmit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps lechevalier qu’elle allait au bal, et qu’elle souhaitait qu’il l’yaccompagnât.

Camille avait la taille d’un enfant,mais la plus svelte et la plus légère. Sur ce corps bien-aimé, dontles contours commençaient à se dessiner, la mère posa une petiteparure simple et fraîche. Une robe de mousseline blanche brodée,des petits souliers de satin blanc, un collier de grainesd’Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la tête, telsfurent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et sautaitde joie. La mère, vêtue d’une robe de velours, comme quelqu’un quine veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, etl’embrassait coup sur coup, en répétant : « Tu esbelle, tu es belle ! » lorsque le chevalier monta. Madamedes Arcis, sans aucune émotion apparente, demanda à son domestiquesi on avait attelé, et à son mari s’il venait. Le chevalier donnala main à sa femme, et l’on alla au bal. C’était la première foisqu’on voyait Camille. On avait beaucoup entendu parler d’elle. Lacuriosité dirigea tous les regards vers la petite fille dès qu’elleparut. On pouvait s’attendre à ce que madame des Arcis montrâtquelque embarras et quelque inquiétude ; il n’en fut rien.Après les politesses d’usage, elle s’assit de l’air le plus calme,et tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèced’étonnement ou un air d’intérêt affecté, elle la laissait allerpar la chambre sans paraître y songer.

Camille retrouvait là ses petitescompagnes ; elle courait tour à tour vers l’une ou versl’autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes, cependant, larecevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier, debout àl’écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui, vantèrentla beauté de sa fille ; des personnes étrangères, ou mêmeinconnues, l’abordèrent avec l’intention de lui faire compliment.Il sentait qu’on le consolait, et ce n’était guère de son goût.Cependant un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous,lui remit peu à peu quelque joie au cœur. Après avoir parlé pargestes presque à tout le monde, Camille était restée debout entreles genoux de sa mère. On venait de la voir aller de côté etd’autre ; on s’attendait à quelque chose d’étrange, ou tout aumoins de curieux ; elle n’avait rien fait que de dire bonsoiraux gens avec une grande révérence, donner un petitshake-hand à des demoiselles anglaises, envoyer desbaisers aux mères de ses petites amies, le tout peut-être apprispar cœur, mais fait avec grâce et naïveté. Revenue tranquillement àsa place, on commença à l’admirer. Rien, en effet, n’était plusbeau que cette enveloppe dont ne pouvait sortir cette pauvre âme.Sa taille, son visage, ses longs cheveux bouclés, ses yeux surtoutd’un éclat incomparable, surprenaient tout le monde. En même tempsque ses regards essayaient de tout deviner, et ses gestes de toutdire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à ses moindresmouvements, à ses allures d’enfant et à ses poses un certain aspectd’un air de grandeur ; un peintre ou un sculpteur en eût étéfrappé. On s’approcha de madame des Arcis, on l’entoura, on fitmille questions par gestes à Camille ; à l’étonnement et à larépugnance avaient succédé une bienveillance sincère, une franchesympathie. L’exagération, qui arrive toujours dès que le voisinparle après le voisin pour répéter la même chose, s’en mêlabientôt. On n’avait jamais vu un si charmant enfant ; rien nelui ressemblait, rien n’était si beau qu’elle. Camille eut enfin untriomphe complet, auquel elle était loin de riencomprendre.

Madame des Arcis le comprenait. Toujourscalme au dehors, elle eut ce soir-là un battement de cœur qui luiétait dû, le plus heureux, le plus pur de sa vie. Il y eut entreelle et son mari un sourire échangé, qui valait bien deslarmes.

Cependant une jeune fille se mit aupiano, et joua une contredanse. Les enfants se prirent par la main,se mirent en place et commencèrent à exécuter les pas que le maîtrede danse de l’endroit leur avait appris. Les parents, d’autre part,commencèrent à se complimenter réciproquement, à trouver charmantecette petite fête, et à se faire remarquer les uns aux autres lagentillesse de leurs progénitures. Ce fut bientôt un grand bruit derires enfantins, de plaisanteries de café entre les jeunes gens, decauseries de chiffons entre les jeunes filles, de bavardages entreles papas, de politesses aigres-douces entre les mamans, bref unbal d’enfants en province.

Le chevalier ne quittait pas des yeux safille, qui, on le pense bien, n’était pas de la contredanse.Camille regardait la fête avec une attention un peu triste. Unpetit garçon vint l’inviter. Elle secoua la tête pour touteréponse ; quelques bluets tombèrent de sa couronne, quin’était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eutbientôt réparé, avec quelques épingles, le désordre de cettecoiffure qu’elle avait faite elle-même ; mais elle cherchavainement ensuite son mari : il n’était plus dans la salle.Elle fit demander s’il était parti, et s’il avait pris la voiture.On lui répondit qu’il était retourné chez lui à pied.

V

Le chevalier avait résolu de s’éloigner sansdire adieu à sa femme. Il craignait et fuyait toute explicationfâcheuse, et comme, d’ailleurs, son dessein était de revenir danspeu de temps, il crut agir plus sagement en laissant seulement unelettre. Il n’était pas tout à fait vrai que ses affairesl’appelassent en Hollande ; cependant son voyage pouvait luiêtre avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour presserson départ ; c’était un prétexte convenu. Il prit, enrentrant, le semblant d’un homme obligé de s’en aller àl’improviste. Il fit faire ses paquets en toute hâte, les envoya àla ville, monta à cheval et partit.

Une hésitation involontaire et un très grandregret s’emparèrent cependant de lui lorsqu’il franchit le seuil desa porte. Il craignit d’avoir obéi trop vite à un sentiment qu’ilpouvait maîtriser, de faire verser à sa femme des larmes inutiles,et de ne pas trouver ailleurs le repos qu’il ôtait peut-être à samaison. « Mais qui sait, pensa-t-il, si je ne fais pas,au contraire, une chose utile et raisonnable ? Qui sait si lechagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pasdes jours plus heureux ? Je suis frappé d’un malheur dont Dieuseul connaît la cause ; je m’éloigne pour quelques jours dulieu où je souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même,calmeront peut-être mes ennuis ; je vais m’occuper de chosesmatérielles, importantes, nécessaires ; je reviendrai le cœurplus tranquille, plus content ; j’aurai réfléchi, je sauraimieux ce que j’ai à faire. – Cependant Cécile va souffrir, »se disait-il au fond du cœur. Mais, son parti une fois pris, ilcontinua sa route. Madame des Arcis avait quitté le bal vers onzeheures. Elle était montée en voiture avec sa fille, qui s’endormitbientôt sur ses genoux. Bien qu’elle ignorât que le chevalier eûtexécuté si promptement son projet de voyage, elle n’en souffraitpas moins d’être sortie seule de chez ses voisins. Ce qui n’est auxyeux du monde qu’un manque d’égards devient une douleur sensible àqui en soupçonne le motif. Le chevalier n’avait pu supporter lespectacle public de son malheur. La mère avait voulu montrer cemalheur pour tâcher de le vaincre et d’en avoir raison. Elle eutaisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou demauvaise humeur ; mais il faut penser qu’en province une tellemanière de laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presqueinouïe ; et la moindre bagatelle en pareil cas, seulement unmanteau qu’on cherche, lorsque celui qui devrait l’apporter n’estpas là, a fait, quelquefois plus de mal que tout le respect desconvenances ne saurait faire de bien.

Tandis que la voiture se traînaitlentement sur les cailloux d’un chemin vicinal nouvellement fait,madame des Arcis, regardant sa fille endormie, se livrait aux plustristes pressentiments. Soutenant Camille, de façon à ce que lescahots ne pussent l’éveiller, elle songeait, avec cette force quela nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la poursuivrejusque dans cette joie légitime qu’elle venait d’avoir à ce bal.Une étrange disposition d’esprit la faisait se reporter tour àtour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l’avenir de safille. « Que va-t-il arriver ? se disait-elle. Monmari s’éloigne de moi ; s’il ne part pas aujourd’hui pourtoujours, ce sera demain ; tous mes efforts, toutes mesprières ne serviront qu’à l’importuner ; son amour est mort,sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et quemoi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur ; qu’ypuis-je faire ? que puis-je prévoir ou empêcher ? Si jem’attache à cette pauvre enfant, comme je le dois, comme je lefais, c’est presque renoncer à voir mon mari. Il nous fuit, nouslui faisons horreur. Si je tentais, au contraire, de me rapprocherde lui, si j’osais essayer de rappeler son ancien amour, ne medemanderait-il pas peut-être de me séparer de ma fille ? Nepourrait-il pas se faire qu’il voulût confier Camille à desétrangers, et se délivrer d’un spectacle quil’afflige ? » En se parlant ainsi à elle-même, madame desArcis embrassait Camille.

« Pauvre enfant ! sedisait-elle, moi t’abandonner ! moi acheter au prix de tonrepos, de ta vie peut-être, l’apparence d’un bonheur qui me fuiraità mon tour ! cesser d’être mère pour être épouse ! Quandune pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir qued’y songer ? » Puis elle revenait à ses conjectures.« Que va-t-il arriver ? se demandait-elle encore.Qu’ordonnera de nous la Providence ? Dieu veille sur tous, ilnous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous ? quedeviendra cette enfant ? » À quelque distance deChardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait beaucoup pludepuis un mois à peu près, en sorte que la rivière débordait etcouvrait les prés d’alentour. Le passeux refusa d’abord deprendre la voiture dans son bac, et dit qu’il fallait dételer,qu’il se chargeait de traverser l’eau avec les gens et le cheval,non avec le carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari,ne voulut pas descendre. Elle dit au cocher d’entrer dans lebac ; c’était un trajet de quelques minutes, qu’elle avaitfait cent fois.

Au milieu du gué, le bateau commença àdévier, poussé par le courant. Le passeux demanda aide aucocher pour empêcher, disait-il, d’aller à l’écluse. Il y avait, eneffet, à deux ou trois cents pas plus bas, un moulin avec uneécluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches rassemblées,mais vieille, brisée par l’eau, et devenue une espèce de cascade,ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l’on se laissaitentraîner jusque-là, on devait s’attendre à un accidentterrible.

Le cocher était descendu de sonsiège ; il aurait voulu être bon à quelque chose, mais il n’yavait qu’une perche dans le bac. Le passeux, de son côté,faisait ce qu’il pouvait, mais la nuit était sombre ; unepetite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt serelayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l’eau etgagner la rive.

À mesure que le bruit de l’écluse serapprochait, le danger devenait plus effrayant. Le bateau,lourdement chargé, et défendu contre le courant par deux hommesvigoureux, n’allait pas vite. Lorsque la perche était bien enfoncéeet bien tenue à l’avant, le bac s’arrêtait, allait de côté, outournait sur lui-même ; mais le flot était trop fort. Madamedes Arcis, qui était restée dans la voiture avec l’enfant, ouvritla glace avec une terreur affreuse :

« Est-ce que nous sommesperdus ? » s’écria-t-elle. En ce moment la perche rompit.Les deux hommes tombèrent dans le bateau, épuisés, et les mainsmeurtries.

Le passeux savait nager, maisnon le cocher. Il n’y avait pas de temps à perdre :

« Père Georgeot, dit madamedes Arcis au passeux (c’était son nom), peux-tu me sauver, ma filleet moi ? » Le père Georgeot jeta un coup, d’œil surl’eau, puis sur la rive :

« Certainement, répondit-ilen haussant les épaules d’un air presque offensé qu’on lui adressâtune pareille question. – Que faut-il faire ? dit madamedes Arcis.

– Vous mettre sur mes épaules,répliqua le passeux. Gardez votre robe, ça voussoutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n’ayez pas peuret ne vous cramponnez pas, nous serions noyés ; ne criez pas,ça vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d’une mainpar la taille, je nagerai de l’autre à la marinière, et je lapasserai en l’air sans la mouiller. Il n’y a pas vingt-cinq brassesd’ici aux pommes de terre qui sont dans ce champ-là.

– Et Jean ? dit madame desArcis, désignant le cocher.

– Jean boira un coup, mais il enreviendra. Qu’il aille à l’écluse et qu’il attende, je leretrouverai. »

Le père Georgeot s’élança dans l’eau,chargé de son double fardeau, mais il avait trop préjugé de sesforces. Il n’était plus jeune, tant s’en fallait. La rive étaitplus loin qu’il ne disait, et le courant plus fort qu’il ne l’avaitpensé. Il fit cependant tout ce qu’il put pour arriver à terre,mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d’un saule couvert parl’eau, et qu’il ne pouvait voir dans les ténèbres, l’arrêta tout àcoup : il s’y était violemment frappé au front. Son sangcoula, sa vue s’obscurcit.

« Prenez votre fille etmettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre ; je n’en puisplus. – Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu’elle ?demanda la mère.

– Je n’en sais rien, mais je croisque oui, dit le passeux. »

Madame des Arcis, pour toute réponse,ouvrit les bras, lâcha le cou du passeux, et se laissaaller au fond de l’eau.

Lorsque le passeux eut déposé àterre la petite Camille saine et sauve, le cocher, qui avait ététiré de la rivière par un paysan, l’aida à chercher le corps demadame des Arcis. On ne le trouva que le lendemain matin, près durivage.

VI

Un an après cet événement, dans une chambred’un hôtel garni situé rue du Bouloi, à Paris, dans le quartier desdiligences, une jeune fille en deuil était assise près d’une table,au coin du feu. Sur cette table était une bouteille de vind’ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un homme courbé par l’âge,mais d’une physionomie ouverte et franche, vêtu à peu près comme unouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre. De temps entemps il s’approchait de la jeune fille, s’arrêtait devant elle, etla regardait d’un air presque paternel. La jeune fille, alors,étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêléd’une sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Levieillard buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, touten gesticulant d’une façon singulière et presque ridicule, pendantque la jeune fille, souriant d’un air triste, suivait sesmouvements avec attention.

Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là,de deviner quelles étaient ces deux personnes : l’une,immobile, froide, pareille au marbre, mais pleine de grâce et dedistinction, portant sur son visage et dans ses moindres gestesplus que ce qu’on appelle ordinairement la beauté ; l’autre,d’une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre, lechapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisantrésonner sur le parquet les clous de ses souliers. C’était unétrange contraste.

Ces deux personnes étaient pourtant liées parune amitié bien vive et bien tendre. C’était Camille et l’oncleGiraud. Le digne homme était venu à Chardonneux lorsque madame desArcis avait été portée d’abord à l’église, puis à sa dernièredemeure. Sa mère étant morte et son père absent, la pauvre enfantse trouvait alors absolument seule en ce monde. Le chevalier, ayantune fois quitté sa maison, distrait par son voyage, appelé par sesaffaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la Hollande,n’avait appris que fort tard la mort de sa femme ; en sortequ’il se passa près d’un mois, pendant lequel Camille resta, pourainsi dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maisonune sorte de gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeunefille ; mais la mère, de son vivant, ne souffrait point departage. Cet emploi était une sinécure ; la gouvernanteconnaissait à peine Camille, et ne pouvait lui être d’aucun secoursdans une pareille circonstance.

La douleur de la jeune fille à la mort de samère avait été si violente, qu’on avait craint longtemps pour sesjours. Lorsque le corps de madame des Arcis avait été retiré del’eau et apporté à la maison, Camille accompagnait ce cortègefunèbre en poussant des cris de désespoir si déchirants que lesgens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en effet, je nesais quoi d’effrayant dans cet être qu’on était habitué à voirmuet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silenceen présence de la mort. Les sons inarticulés qui s’échappaient deses lèvres, et qu’elle seule n’entendait pas, avaient quelque chosede sauvage ; ce n’étaient ni des paroles ni des sanglots, maisune sorte de langage horrible, qui semblait inventé par la douleur.Pendant un jour et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent deremplir la maison ; Camille courait de tous côtés, s’arrachantles cheveux et frappant les murailles. On essaya en vain del’arrêter ; la force même fut inutile. Ce ne fut que la natureépuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où le corps de samère était couché.

Presque aussitôt, elle avait paru reprendre satranquillité accoutumée, et, pour ainsi dire, tout oublier. Elleétait restée quelque temps dans un calme apparent, marchant toutela journée, au hasard, d’un pas lent et distrait, ne se refusant àaucun des soins qu’on prenait pour elle ; on la croyaitrevenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé, s’ytrompa comme tout le monde ; mais une fièvre nerveuse sedéclara bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veillerconstamment sur la malade ; sa raison semblait entièrementperdue.

C’était alors que l’oncle Giraud avait pris larésolution de venir à tout prix au secours de sa nièce.« Puisqu’elle n’a plus ni père ni mère dans cemoment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare pourson oncle véritable, chargé de la soigner et d’empêcher qu’il nelui arrive malheur. Cette enfant m’a toujours plu ; j’aisouvent demandé à son père de me la donner pour me faire rire. Jene veux pas l’en priver, c’est sa fille, mais pour l’instant jem’en empare. À son retour, je la lui rendrai fidèlement. »L’oncle Giraud n’avait pas grande foi aux médecins, par une assezbonne raison, c’est qu’il croyait à peine aux maladies, n’ayantjamais lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout luiparaissait une chimère, un pur dérangement d’idées, qu’un peu dedistraction devait guérir. Il s’était donc décidé à amener Camilleà Paris. « Vous voyez, disait-il encore, qu’elle a duchagrin, cette enfant. Elle ne fait que pleurer, et elle araison ; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il nes’agit pas que la fille s’en aille parce que l’autre vient departir ; il faut tâcher qu’elle pense à autre chose. On ditque Paris est très bon pour cela ; je ne connais point Paris,moi, ni elle non plus. Ainsi donc je vais l’y mener, cela nous feradu bien à tous les deux. D’ailleurs, quand ce ne serait que laroute, cela ne peut que lui être très bon. J’ai eu de la peinecomme un autre, et toutes les fois que j’ai vu sautiller devant moila queue d’un postillon, cela m’a toujours ragaillardi. » Decette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Lechevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l’oncle Giraud,l’approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapportéà Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu’il lui étaitpresque impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Ilsemblait vouloir fuir tout être vivant, et chercher à se fuirlui-même. Presque toujours seul, à cheval dans les bois, ilfatiguait son corps outre mesure pour donner quelque repos à sonâme. Un chagrin caché, incurable, le dévorait. Il se reprochait aufond du cœur d’avoir rendu sa femme malheureuse pendant sa vie, etd’avoir contribué à sa mort. « Si j’avais été là, sedisait-il, elle vivrait, et je devais y être. » Cette pensée,qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie. Il désirait queCamille fût heureuse ; il était prêt, dans l’occasion, à fairepour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en revenantà Chardonneux, avait été d’essayer de remplacer près de sa fillecelle qui n’était plus, et de payer avec usure cette dette de cœurqu’il avait contractée ; mais le souvenir de la ressemblancede la mère et de l’enfant lui causait à l’avance une douleurintolérable. C’était en vain qu’il cherchait à se tromper sur cettedouleur même, et qu’il voulait se persuader que ce serait plutôt àses yeux une consolation, un adoucissement à sa peine, de retrouverainsi sur un visage aimé les traits de celle qu’il pleurait sanscesse. Camille, malgré tout, était pour lui un reproche vivant, unepreuve de sa faute et de son malheur, qu’il ne se sentait pas laforce de supporter.

L’oncle Giraud n’en pensait pas si long.Il ne songeait qu’à égayer sa nièce et à lui rendre la vieagréable. Malheureusement ce n’était pas facile. Camille s’étaitlaissé emmener sans résistance, mais elle ne voulait prendre part àaucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui proposer. Nipromenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la tenter ;pour toute réponse, elle montrait sa robe noire.

Le vieux maître maçon était obstiné. Ilavait loué, comme on l’a vu, un appartement garni dans une aubergedes Messageries, la première qu’un commissionnaire de la rue luiavait indiquée, ne comptant y rester qu’un mois ou deux. Il y étaitavec Camille depuis près d’un an. Pendant un an, Camille s’étaitrefusée à toutes ses propositions de partie de plaisir, et, commeil était en même temps aussi bon et aussi patient qu’entêté, ilattendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette pauvrefille de toute son âme, sans qu’il en sût lui même la cause, par unde ces charmes inexplicables qui attachent la bonté aumalheur.

« Mais enfin, je ne sais pas,disait-il, tout en achevant sa bouteille, ce qui peut t’empêcher devenir à l’Opéra avec moi. Cela coûte fort cher ; j’ai lebillet dans ma poche ; voilà ton deuil fini d’hier ; tuas là deux robes neuves ; d’ailleurs tu n’as qu’à mettre toncapuchon, et… » Il s’interrompit. « Diable !dit-il, tu n’entends rien, je n’y avais pas pensé. Maisqu’importe ? ce n’est pas nécessaire dans ces endroits-là. Tun’entends pas, moi, je n’écoute pas. Nous regarderons danser, voilàtout. » Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamaissonger, quand il avait quelque chose d’intéressant à dire, que sanièce ne pouvait l’entendre ni lui répondre. Il causait avec ellemalgré lui. D’une autre part, quand il essayait de s’exprimer parsignes, c’était encore pire ; elle le comprenait encore moins.Aussi avait-il adopté l’habitude de lui parler comme à tout lemonde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses forces ;Camille s’était faite à cette pantomime parlante, et trouvait moyend’y répondre à sa façon.

Le deuil de Camille venait de finir eneffet, comme le disait le bonhomme. Il avait fait faire deux bellesrobes à sa nièce, et les lui présentait d’un air à la fois sitendre et si suppliant, qu’elle lui sauta au cou pour le remercier,puis elle se rassit avec la tristesse calme qu’on lui voyaittoujours.

« Mais ce n’est pas tout, ditl’oncle, il faut les mettre, ces belles robes. Elles sont faitespour cela, ces robes ; elles sont jolies, ces robes. »Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisantdanser les robes comme des marionnettes. Camille avait assez pleurépour qu’un moment de joie lui fût permis. Pour la première foisdepuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça devant sonmiroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, leregarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe detête pour dire : Oui.

À ce signe, le bonhomme Giraud se mit àsauter comme un enfant, avec ses gros souliers. Iltriomphait : l’heure était enfin venue où il accomplissait sondessein ; Camille allait se parer, sortir avec lui, venir àl’Opéra, voir le monde : il ne se tenait pas d’aise à cettepensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criantaprès la femme de chambre, les domestiques, tous les gens de lamaison.

La toilette achevée, Camille était sibelle, qu’elle sembla le reconnaître elle-même, et sourit à sapropre image. xhtml:span<xhtml:span style= »font-family:\ »>« </xhtml:span>La voiture est en bas, » ditl’oncle Giraud, tâchant d’imiter avec ses bras le geste d’un cocherqui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d’un carrosse.Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu’elle venait dequitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l’armoire, etpartit.</xhtml:p> </xhtml:div>

VII

Si l’oncle Giraud n’était pas élégant de sapersonne, il se piquait du moins de bien faire les choses. Peu luiimportait que ses habits, toujours tout neufs et beaucoup troplarges, parce qu’il ne voulait pas être gêné, l’enveloppassentcomme bon leur semblait, que ses bas drapés fussent mal tirés, etque sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais quand il se mêlait derégaler les autres, il prenait d’abord ce qu’il y avait de pluscher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là, pour lui etpour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence, afin quesa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards queCamille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle futéblouie ; cela ne pouvait manquer : une jeune fille àpeine âgée de seize ans, élevée au fond d’une campagne, et setrouvant tout à coup transportée au milieu du séjour du luxe, desarts et du plaisir, devait presque croire qu’elle rêvait. On jouaitun ballet : Camille suivait avec curiosité les attitudes, lesgestes et les pas des acteurs ; elle comprenait que c’étaitune pantomime, et, comme elle devait s’y connaître, elle cherchaità s’en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait versson oncle d’un air stupéfait, comme pour le consulter ; maisil n’y comprenait guère plus qu’elle. Elle voyait des bergers enbas de soie offrant des fleurs à leurs bergères, des amoursvoltigeant au bout d’une corde, des dieux assis sur des nuages. Lesdécorations, les lumières, le lustre surtout, dont l’éclat lacharmait, les parures des femmes, les broderies, les plumes, toutecette pompe d’un spectacle inconnu pour elle la jetait dans un douxétonnement.

De son côté, elle devint bientôt elle-mêmel’objet d’une curiosité presque générale ; sa parure étaitsimple, mais du meilleur goût. Seule, en grande loge, à côté d’unhomme aussi peu musqué que l’était l’oncle Giraud, belle comme unastre et fraîche comme une rose, avec ses grands yeux noirs et sonair naïf, elle devait nécessairement attirer les regards. Leshommes commencèrent à se la montrer, les femmes à l’observer ;les marquis s’approchèrent, et les compliments les plus flatteurs,faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à lanouvelle venue ; par malheur, l’oncle Giraud seul recueillaitces hommages, qu’il savourait avec délices.

Cependant Camille, peu à peu, reprit d’abordson air tranquille, puis un mouvement de tristesse la saisit. Ellesentit combien il était cruel d’être isolée au milieu de cettefoule. Ces gens qui causaient dans leurs loges, ces musiciens dontles instruments réglaient la mesure des pas des acteurs, ce vasteéchange de pensées entre le théâtre et la salle, tout cela, pourainsi dire, la repoussa en elle-même. – Nous parlons et tu neparles pas, semblait lui dire tout ce monde ; nous écoutons,nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons detout ; toi seule ne jouis de rien, toi seule n’entends rien,toi seule n’es ici qu’une statue, le simulacre d’un être qui nefait qu’assister à la vie.

Camille ferma les yeux pour se délivrer de cespectacle ; elle se souvint de ce bal d’enfants où elle avaitvu danser ses compagnes, et où elle était restée près de sa mère.Elle revint par la pensée à la maison natale, a son enfance simalheureuse, à ses longues souffrances, à ses larmes secrètes, à lamort de sa mère, enfin à ce deuil qu’elle venait de quitter, etqu’elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu’elle était àjamais condamnée, il lui sembla qu’il valait mieux pour elle nejamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu’ellene l’avait encore fait que tout effort de sa part pour résister àla malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, ellene put retenir quelques pleurs que l’oncle Giraud vit couler ;il cherchait à en deviner la cause, lorsqu’elle lui fit signequ’elle voulait partir. Le bonhomme, surpris et inquiet, hésitaitet ne savait que faire ; Camille se leva, et lui montra laporte de la loge, afin qu’il lui donnât son mantelet.

En ce moment, elle aperçut au-dessous d’elle,à la galerie, un jeune homme de bonne mine, très richement vêtu,qui tenait à la main un morceau d’ardoise, sur lequel il traçaitdes lettres et des figures avec un petit crayon blanc. Il montraitensuite cette ardoise à son voisin, plus âgé que lui ;celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui répondait de lamême manière avec une très grande promptitude. Tous deuxéchangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts,certains signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquerleurs idées.

Camille ne comprit rien, ni à ces dessinsqu’elle distinguait à peine, ni à ces signes qu’elle ne connaissaitpas ; mais elle avait remarqué, du premier coup d’œil, que cejeune homme ne remuait pas les lèvres ; – prête à sortir, elles’arrêta. Elle voyait qu’il parlait un langage qui n’était celui depersonne, et qu’il trouvait moyen de s’exprimer sans ce fatalmouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et quifaisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange,une surprise extrême, un désir invincible d’en voir davantage luifirent reprendre la place qu’elle venait de quitter ; elle sepencha au bord de la loge et observa attentivement ce que faisaitcet inconnu. Le voyant de nouveau écrire sur l’ardoise et laprésenter à son voisin, elle fit un mouvement involontaire commepour la saisir au passage. À ce mouvement, le jeune homme seretourna et regarda Camille à son tour. À peine leurs yeux sefurent-ils rencontrés, qu’ils restèrent tous deux d’abord immobileset indécis, comme s’ils eussent cherché à se reconnaître ;puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d’unregard : « Nous sommes muets tous deux. »L’oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et sonloup, mais elle ne voulut plus s’en aller, elle avait repris sachaise, et resta accoudée sur la balustrade.

L’abbé de l’Épée venait, alors decommencer à se faire connaître.

Faisant une visite à une dame, dans larue des Fossés-Saint-Victor, touché de pitié pour deuxsourdes-muettes qu’il avait vues, par hasard, travailler àl’aiguille, la charité qui remplissait son âme s’était éveilléetout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomimeinforme de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé lesgermes d’une langue féconde, qu’il croyait pouvoir deveniruniverselle, plus vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Commela plupart des hommes de génie, il avait peut-être dépassé son but,le voyant trop grand ; mais c’était déjà beaucoup d’en voir lagrandeur. Quelle que pût être l’ambition de sa bonté, il apprenaitaux sourds-muets à lire et à écrire. Il les replaçait au nombre deshommes. Seul et sans aide, par sa propre force, il avait entreprisde faire une famille de ces malheureux, et il se préparait àsacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en attendant que le roijetât les yeux sur eux.

Le jeune homme assis près de la loge deCamille était un des élèves formés par l’abbé. Né gentilhomme etd’une ancienne maison, doué d’une vive intelligence, mais frappé dela demi-mort, comme on disait alors, il avait reçu, l’undes premiers, la même éducation à peu près que le célèbre comte deSolar, avec cette différence qu’il était riche, et qu’il ne couraitpas le risque de mourir de faim, faute d’une pension du duc dePenthièvre[5]. Indépendamment des leçons de l’abbé, on luiavait donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvaitl’accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur sesactions et de diriger ses pensées (c’était le voisin qui lisait surl’ardoise). Le jeune homme profitait, avec grand soin et grandeapplication, de ces études journalières qui exerçaient son espritsur toute chose, à la lecture comme au manège, à l’Opéra comme à lamesse ; cependant un peu de fierté native et une indépendancede caractère très prononcée luttaient en lui contre cetteapplication pénible. Il ne savait rien des maux qui auraient pul’atteindre, s’il fût né dans une classe inférieure ou seulement,comme Camille, dans un autre lieu qu’à Paris. L’une des premièreschoses qu’on lui avait apprises, lorsqu’il avait commencé à épeler,avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait doncqu’il était, à la fois, différent des autres hommes par leprivilège de la naissance et par une disgrâce de la nature.L’orgueil et l’humiliation se disputaient ainsi un noble esprit,qui, par bonheur, ou peut-être par nécessité, n’en était pas moinsresté simple.

Ce marquis, sourd-muet, observant etcomprenant les autres, aussi fier qu’eux tous, et qui avait aussi,auprès de son gouverneur, sur les grands parquets de Versailles,traîné ses talons rouges à fleur de terre, selon l’usage, étaitlorgné par plus d’une jolie femme, mais il ne quittait pas des yeuxCamille ; de son côté, elle le voyait très bien, sans leregarder davantage. L’opéra fini, elle prit le bras de son oncle,et, n’osant pas se retourner, rentra pensive.

VIII

Il va sans dire que ni Camille ni l’oncleGiraud ne savaient seulement le nom de l’abbé de l’Épée ;encore moins se doutaient-ils de la découverte d’une sciencenouvelle qui faisait parler les muets. Le chevalier aurait puconnaître cette découverte ; sa femme l’eût certainementconnue si elle eût vécu ; mais Chardonneux était loin deParis ; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s’il larecevait, ne la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, unpeu de paresse, ou la mort, peuvent produire le même résultat.

Revenue au logis, Camille n’avait plus qu’uneidée : ce que ses gestes et ses regards pouvaient dire, ellel’employa pour expliquer à son oncle qu’il lui fallait, avant tout,une ardoise et un crayon. Le bonhomme Giraud ne fut pointembarrassé par cette demande, bien qu’elle lui fût adressée un peutard, car il était temps de souper ; il courut à sa chambre,et, persuadé qu’il avait compris, il rapporta en triomphe à sanièce une petite planche et un morceau de craie, reliquesprécieuses de son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.

Camille n’eut pas l’air de se plaindre de voirson désir rempli de cette façon ; elle prit la planchette surses genoux, et fit asseoir son oncle à côté d’elle ; puis ellelui fit prendre la craie, et lui saisit la main comme pour leguider, en même temps que ses regards inquiets s’apprêtaient àsuivre ses moindres mouvements.

L’oncle Giraud comprenait bien qu’elle luidemandait d’écrire quelque chose, mais quoi ? Il l’ignorait.« Est-ce le nom de ta mère ? Est-ce le mien ?Est-ce le tien ? » Et pour se faire comprendre, il frappadu bout du doigt, le plus doucement qu’il put, sur le cœur de lajeune fille. Elle inclina aussitôt la tête ; le bonhomme crutqu’il avait deviné ; il écrivit donc en grosses lettres le nomde Camille ; après quoi, satisfait de lui-même et de lamanière dont il avait passé sa soirée, le souper étant prêt, il semit à table sans attendre sa nièce, qui n’était pas de force à luitenir tête. Camille ne se retirait jamais que son oncle n’eûtachevé sa bouteille ; elle le regarda prendre son repas, luisouhaita le bonsoir, puis rentra chez elle, tenant sa petiteplanche entre ses bras.

Aussitôt son verrou tiré, elle se mit àson tour à écrire. Débarrassée de sa coiffure et de ses paniers,elle commença à copier, avec un soin et une peine infinie, le motque son oncle venait de tracer, et à barbouiller de blanc unegrande table qui était au milieu de la chambre. Après plus d’unessai et plus d’une rature, elle parvint assez bien à reproduireles lettres qu’elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut fait, etque, pour s’assurer de l’exactitude de sa copie, elle eut comptéune à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle sepromena autour de la table, le cœur palpitant d’aise comme si elleeût remporté une victoire. Ce mot de Camille qu’ellevenait d’écrire lui paraissait admirable à voir, et devaitcertainement, à son sens, exprimer les plus belles choses du monde.Dans ce mot seul, il lui semblait voir une multitude de pensées,toutes plus douces, plus mystérieuses, plus charmantes les unes queles autres. Elle était loin de croire que ce n’était que sonnom.

On était au mois de juillet, l’air étaitpur et la nuit superbe. Camille avait ouvert sa fenêtre ; elles’y arrêtait de temps en temps, et là, rêvant, les cheveux dénoués,les bras croisés, les yeux brillants, belle de cette pâleur que laclarté des nuits donne aux femmes, elle regardait l’une des plustristes perspectives qu’on puisse avoir devant les yeux :l’étroite cour d’une longue maison où se trouvait logée uneentreprise de diligences. Dans cette cour, froide, humide etmalsaine, jamais un rayon de soleil n’avait pénétré ; lahauteur des étages, entassés l’un sur l’autre, défendait contre lalumière cette espèce de cave. Quatre ou cinq grosses voitures,serrées sous un hangar, présentaient leurs timons à qui voulaitentrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute deplace, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dansl’écurie demandait l’avoine du soir au matin. Au-dessus d’une portestrictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujoursprête à s’ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouetd’un cocher, s’élevaient d’énormes murailles, garnies d’unecinquantaine de croisées, où jamais, passé dix heures, unechandelle ne brillait, à moins de circonstancesextraordinaires.

Camille allait quitter sa fenêtre, quandtout à coup, dans l’ombre que projetait une lourde diligence, illui sembla voir passer une forme humaine, revêtue d’un habitbrillant, se promenant à pas lents. Le frisson de la peur saisitd’abord Camille sans qu’elle sut pourquoi, car son oncle était là,et la surveillance du bonhomme se révélait par son bruyantsommeil ; quelle apparence d’ailleurs qu’un voleur ou unassassin vint se promener dans cette cour en pareilcostume ?

L’homme y était pourtant, et Camille levoyait. Il marchait derrière la voiture, regardant la fenêtre oùelle se tenait. Après quelques instants, Camille sentit revenir soncourage ; elle prit sa lumière, et avançant le bras hors de lacroisée, éclaira subitement la cour ; en même temps elle yjeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L’ombre de lavoiture s’étant effacée, le marquis de Maubray, car c’était lui,vit qu’il était complètement découvert, et, pour toute réponse,posa un genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille,dans l’attitude du plus profond respect.

Ils restèrent quelque temps ainsi,Camille à la fenêtre, tenant sa lumière, le marquis à genoux devantelle. Si Roméo et Juliette, qui ne s’étaient vus qu’un soir dans unbal masqué, ont échangé dès la première fois tant de serments,fidèlement tenus, que l’on songe à ce que purent être les premiersgestes et les premiers regards de deux amants qui ne pouvaient sedire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant Dieu, etque le génie de Shakespeare a immortalisées sur laterre.

Il est certain qu’il est ridicule demonter sur deux ou trois marchepieds pour grimper sur l’impérialed’une voiture, en s’arrêtant à chaque effort qu’on est obligé defaire, pour savoir si l’on doit continuer. Il est vrai qu’un hommeen bas de soie et en veste brodée risque d’avoir mauvaise grâcelorsqu’il s’agit de sauter de cette impériale sur le rebord d’unecroisée. Tout cela est incontestable, à moins, qu’onn’aime.

Lorsque le marquis de Maubray fut dansla chambre de Camille, il commença par lui faire un salut aussicérémonieux que s’il l’eût rencontrée aux Tuileries. S’il avait suparler, peut-être lui eût-il raconté comme quoi il avait échappé àla vigilance de son gouverneur, pour venir, au moyen de quelqueargent donné à un laquais, passer la nuit sous sa fenêtre ;comme quoi il l’avait suivie lorsqu’elle avait quittél’Opéra ; comment un regard d’elle avait changé sa vieentière ; comment enfin il n’aimait qu’elle au monde, etn’ambitionnait d’autre bonheur que de lui offrir sa main et safortune. Tout cela était écrit sur ses lèvres ; mais larévérence de Camille, en lui rendant son salut, lui fit comprendrecombien un tel récit eût été inutile et qu’il lui importait peu desavoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès l’instantqu’il y était venu.

M. de Maubray, malgré l’espèced’audace dont il avait fait preuve pour parvenir jusqu’à cellequ’il aimait, était, nous l’avons dit, simple et réservé. Aprèsavoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle façon luidemander si elle voulait de lui pour époux ; elle necomprenait rien à ce qu’il tâchait de lui expliquer. Il vit sur latable la planchette où était écrit le nom de Camille. Ilprit le morceau de craie, et, à côté de ce nom, il écrivit lesien : Pierre.

« Qu’est-ce que tout celaveut dire ? cria une grosse voix de basse taille ;qu’est-ce que c’est que des rendez-vous pareils ? Par où vousêtes-vous introduit ici, monsieur ? Que venez-vous faire danscette maison ? » C’était l’oncle Giraud qui parlaitainsi, entrant en robe de chambre, d’un airfurieux.

« Voilà une bellechose ! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et que, dumoins, si vous avez fait du bruit, ce n’est pas avec votre langue.Qu’est-ce que c’est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien deplus simple que de tout escalader ? Quelle est votreintention ? Abîmer une voiture, briser tout, faire du dégât,et après cela, quoi ? Déshonorer une famille ! Jeterl’opprobre et l’infamie sur d’honnêtes gens !…« Celui-là, non plus, ne m’entend pas encore, »s’écria l’oncle Giraud désolé. Mais le marquis prit un crayon, unmorceau de papier, et écrivit cette espèce de lettre :« J’aime mademoiselle Camille, je veux l’épouser, j’ai vingtmille livres de rente. Voulez-vous me ladonner ? »

« Il n’y a que les gens quine parlent pas, dit l’oncle Giraud, pour mener les affaires aussivite. xhtml:span<xhtml:spanstyle= »font-family:\ »>« </xhtml:span>Mais, ditesdonc, s’écria-t-il après quelques moments de réflexion, je ne suispas son père, je ne suis que l’oncle. Il faut demander lapermission au papa. »</xhtml:p></xhtml:div>

IX

Ce n’était pas une chose facile que d’obtenirdu chevalier son consentement à un pareil mariage, non qu’il ne fûtdisposé, comme on l’a vu, à faire tout ce qui était possible pourrendre sa fille moins malheureuse ; mais il y avait dans lacirconstance présente une difficulté presque insurmontable. Ils’agissait d’unir une femme, atteinte d’une horrible infirmité, àun homme frappé de la même disgrâce, et, si une telle union devaitavoir des fruits, il était probable qu’elle ne ferait que mettrequelque infortuné de plus au monde.

Le chevalier, retiré dans sa terre, toujoursen proie au plus noir chagrin, continuait de vivre dans lasolitude. Madame des Arcis avait été enterrée dans le parc,quelques saules pleureurs entouraient sa tombe, et annonçaient deloin aux passants la modeste place où elle reposait. C’était versce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours ses promenades.Là, il passait de longues heures, dévoré de regrets et detristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrirsa douleur.

Ce fut là que l’oncle Giraud vint le trouvertout à coup un matin. Dès le lendemain du jour où il avait surprisles deux amants ensemble, le bonhomme avait quitté Paris avec sanièce, avait ramené Camille au Mans, et l’avait laissée dans sapropre maison, pour y attendre le résultat de la démarche qu’ilallait faire.

Pierre, averti de ce voyage, avait promisd’être fidèle et de rester prêt à tenir sa parole. Orphelin dèslongtemps, maître de sa fortune, n’ayant besoin que de prendrel’avis d’un tuteur, sa volonté n’avait à craindre aucun obstacle.Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir de médiateur ettâcher de marier les deux jeunes gens, mais il n’entendait pas quecette première entrevue, qui lui semblait passablement étrange, pûtse renouveler autrement qu’avec la permission du père et dunotaire.

Aux premiers mots de l’oncle Giraud, lechevalier montra, comme on le pense, le plus grand étonnement.Lorsque le bonhomme commença à lui raconter cette rencontre àl’Opéra, cette scène bizarre et cette proposition plus singulièreencore, il eut peine à concevoir qu’un tel roman fût possible.Forcé cependant de reconnaître qu’on lui parlait sérieusement, lesobjections auxquelles on s’attendait se présentèrent aussitôt à sonesprit :

« Que voulez-vous ? dit-il àGiraud. Unir deux êtres également malheureux ? N’est-ce pasassez d’avoir dans notre famille cette pauvre créature dont je suisle père ? Faut-il encore augmenter notre malheur en luidonnant un mari semblable à elle ? Suis-je destiné à me voirentouré d’êtres réprouvés du monde, objets de mépris et depitié ? Dois-je passer ma vie avec des muets, vieillir aumilieu de leur affreux silence, avoir les yeux fermés par leursmains ? Mon nom, dont je ne tire pas vanité, Dieu le sait,mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser à desinfortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer ?– Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c’estautre chose.

– Le signer ! s’écria lechevalier. Êtes-vous privé de raison ?

– Je sais ce que je dis, et cejeune homme sait écrire, répliqua l’oncle. Je vous témoigne et vouscertifie qu’il écrit même fort bien et même très couramment, commesa proposition, que j’ai dans ma poche et qui est fort honnête, enfait foi. »

Le bonhomme montra en même temps auchevalier le papier sur lequel le marquis de Maubray avait tracé lepeu de mots qui exposaient, d’une manière laconique, il est vrai,mais claire, l’objet de sa demande.

« Que signifie cela ?dit le père. Depuis quand les sourds-muets tiennent-ils laplume ? Quel conte me faites-vous, Giraud ? – Mafoi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareillechose peut se faire. La vérité est que mon intention était toutbonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle,ce que c’est que les pirouettes. Ce petit marquis s’est trouvé êtrelà, et il est certain qu’il avait une ardoise et un crayon, dont ilse servait très lestement. J’avais toujours cru, comme vous, que,lorsqu’on était muet, c’était pour ne rien dire ; mais pas dutout. Il paraît qu’aujourd’hui on a fait une découverte au moyen delaquelle tout ce monde-là se comprend et fait très bien laconversation. On dit que c’est un abbé, dont je ne sais plus lenom, qui a inventé ce moyen-là. Quant à moi, vous comprenez bienqu’une ardoise ne m’a jamais paru bonne qu’à mettre sur untoit ; mais ces Parisiens sont sifins !

– Est-ce sérieux, ce que vousdites ?

– Très sérieux. Ce petit marquisest riche, joli garçon ; c’est un gentilhomme et un galanthomme ; je réponds de lui. Songez, je vous en prie, à unechose : que ferez-vous de cette pauvre Camille ? Elle neparle pas, c’est vrai, mais ce n’est pas sa faute. Que voulez-vousqu’elle devienne ? Elle ne peut pas toujours rester fille.Voilà un homme qui l’aime ; cet homme-là, si vous la luidonnez, ne se dégoûtera jamais d’elle à cause du défaut qu’elle aau bout de la langue ; il sait ce qui en est par lui-même. Ilsse comprennent, ces enfants, ils s’entendent, sans avoir besoin decrier pour cela. Le petit marquis sait lire et écrire ;Camille apprendra à en faire autant ; cela ne lui sera pasplus difficile qu’à l’autre. Vous sentez bien que, si je vousproposais de marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droitde me rire au nez ; mais je vous propose un sourd-muet, c’estraisonnable. Vous voyez que, depuis seize ans que vous avez cettepetite-là, vous ne vous en êtes jamais bien consolé. Commentvoulez-vous qu’un homme fait comme tout le monde s’en arrange, sivous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en prendre votreparti ? »

Tandis que l’oncle parlait, le chevalierjetait de temps en temps un regard du côté du tombeau de sa femme,et semblait réfléchir profondément.

« Rendre à ma fille l’usagede la pensée ! dit-il après un long silence ; Dieu lepermettrait-il ? est-ce possible ? » En ce moment,le curé d’un village voisin entrait dans le jardin, venant dîner auchâteau. Le chevalier le salua d’un air distrait, puis, sortanttout à coup de sa rêverie :

« L’abbé, lui demanda-t-il,vous savez quelquefois les nouvelles, et vous recevez les papiers.Avez-vous entendu parler d’un prêtre qui a entrepris l’éducationdes sourds-muets ? » Malheureusement, le personnageauquel cette question s’adressait était un véritable curé decampagne de ce temps-là, homme simple et bon, mais fort ignorant,et partageant tous les préjugés d’un siècle où il y en avait tant,et de si funestes.

« Je ne sais ce quemonseigneur veut dire, répondit-il (traitant le chevalier enseigneur de village), à moins qu’il ne soit question de l’abbé del’Épée. – Précisément, dit l’oncle Giraud. C’est le nom qu’onm’a dit ; je ne m’en souvenais plus.

– Eh bien ! dit le chevalier,que faut-il en croire ?

– Je ne saurais, répliqua le curé,parler avec trop de circonspection d’une matière sur laquelle je nepuis me donner encore pour complètement édifié. Mais je suis fondéà croire, d’après le peu de renseignements qu’il m’a été loisiblede recueillir à ce sujet, que ce monsieur de l’Épée, qui paraîtêtre, d’ailleurs, une personne tout à fait vénérable, n’a pointatteint le but qu’il s’était proposé.

– Qu’entendez-vous par là ?dit l’oncle Giraud.

– J’entends, dit le prêtre, quel’intention la plus pure peut quelquefois faillir par le résultat.Il est hors de doute, d’après ce que j’ai pu en apprendre, que lesplus louables efforts ont été faits ; mais j’ai tout lieu decroire que la prétention d’apprendre à lire aux sourds-muets, commele dit monseigneur, est tout à fait chimérique.

– Je l’ai vu de mes yeux, ditGiraud ; j’ai vu un sourd-muet qui écrit.

– Je suis bien éloigné, répliqua lecuré, de vouloir vous contredire en aucune façon ; mais despersonnes savantes et distinguées, parmi lesquelles je pourraismême citer des docteurs de la Faculté de Paris, m’ont assuré d’unemanière péremptoire que la chose était impossible.

– Une chose qu’on voit ne peut pasêtre impossible, reprit le bonhomme impatienté. J’ai fait cinquantelieues avec un billet dans ma poche, pour le montrer auchevalier ; le voilà, c’est clair comme lejour. »

En parlant ainsi, le vieux maître maçonavait de nouveau tiré son papier, et l’avait mis sous les yeux ducuré. Celui-ci, à demi étonné, à demi piqué, examina le billet, leretourna, le lut plusieurs fois à haute voix, et le rendit àl’oncle, ne sachant trop quoi dire.

Le chevalier avait semblé étranger à ladiscussion ; il continuait de marcher en silence, et sonincertitude croissait d’instant en instant.

« Si Giraud a raison,pensait-il, et si je refuse, je manque à mon devoir ; c’estpresque un crime que je commets. Une occasion se présente où cettepauvre fille, à qui je n’ai donné que l’apparence de la vie, trouveune main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle estplongée. Sans sortir de cette nuit qui l’enveloppe pour toujours,elle peut rêver qu’elle est heureuse. De quel droit l’enempêcherais-je ? Que dirait sa mère, si elle étaitlà ?… » Les regards du chevalier se reportèrent encoreune fois vers le tombeau, puis il prit le bras de l’oncle Giraud,fit quelques pas à l’écart avec lui, et lui dit à voix basse :« Faites ce que vous voudrez. – À la bonneheure ! dit l’oncle ; je vais la chercher, je vousl’amène ; elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce serafait dans un instant.

– Jamais ! répondit le père.Tâchons ensemble qu’elle soit heureuse ; mais la revoir, je nele peux pas. »

Pierre et Camille furent mariés à Paris,à l’église des Petits-Pères. Le gouverneur et l’oncle furent lesseuls témoins. Lorsque le prêtre officiant leur adressa lesformules d’usage, Pierre, qui en avait assez appris pour savoir àquel moment il fallait s’incliner en signe d’assentiment,s’acquitta assez bien d’un rôle qui était pourtant difficile àremplir. Camille n’essaya de rien deviner ni de riencomprendre ; elle regarda son mari, et baissa la tête commelui.

Ils n’avaient fait que se voir ets’aimer, et c’est assez, pourrait-on dire. Lorsqu’ils sortirent del’église, en se tenant la main pour toujours, c’est tout au pluss’ils se connaissaient. Le marquis avait une assez grande maison.Camille, après la messe, monta dans un brillant équipage, qu’elleregardait avec une curiosité enfantine. L’hôtel dans lequel on laramena ne lui fut pas un moindre sujet d’étonnement. Cesappartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, luisemblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que cemariage se ferait sans bruit ; un souper fort simple fut toutela fête.

X

Camille devint mère. Un jour que le chevalierfaisait sa triste promenade au fond du parc, un domestique luiapporta une lettre écrite d’une main qui lui était inconnue, et oùse trouvait un singulier mélange de distinction et d’ignorance.Elle venait de Camille et renfermait ce qui suit :

« Ô mon père ! je parle, non pasavec ma bouche, mais avec ma main. Mes pauvres lèvres sont toujoursfermées, et cependant je sais parler. Celui qui est mon maître m’aappris à pouvoir vous écrire. Il m’a fait enseigner comme pour lui,par la même personne qui l’avait élevé, car vous savez qu’il estresté comme moi très longtemps. J’ai eu beaucoup de peine àapprendre. Ce qu’on enseigne d’abord, c’est de parler avec lesdoigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutessortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. Onest très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, àcause des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on envient à bout, comme vous voyez. L’abbé de l’Épée est un homme trèsbon et très doux, de même que le père Vanin, de la Doctrinechrétienne.

« J’ai un enfant qui est très beau ;je n’osais pas vous en parler avant de savoir s’il sera comme nous.Mais je n’ai pu résister au plaisir que j’ai à vous écrire, malgrénotre peine car vous pensez bien que mon mari et moi nous sommestrès inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas entendre. Labonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu’elle ne setrompe ; ainsi nous attendons avec une grande impatience devoir s’il ouvrira les lèvres et s’il les remuera avec le bruit desentendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté desmédecins pour savoir s’il est possible que l’enfant de deuxpersonnes aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, etils nous ont bien dit que cela se pouvait ; mais nous n’osonspas le croire.

« Jugez avec quelle crainte nousregardons ce pauvre enfant depuis longtemps, et comme nous sommesembarrassés lorsqu’il ouvre ses petites lèvres et que nous nepouvons pas savoir si elles font du bruit ! Soyez sûr, monpère, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s’inquiéter commemoi. Vous l’avez bien aimée, comme moi aussi j’aime monenfant ; mais je n’ai été pour vous qu’un sujet de chagrin.Maintenant que je sais lire et écrire, je comprends combien ma mèrea dû souffrir. « Si vous étiez tout à fait bon pour moi,cher père, vous viendriez nous voir à Paris ; ce serait unsujet de joie et de reconnaissance pour votre fille respectueuse.« CAMILLE. » Après avoir lu cette lettre, lechevalier hésita longtemps. Il avait eu d’abord peine à s’en fier àses yeux, et à croire que c’était Camille elle-même qui lui avaitécrit ; mais il fallait se rendre à l’évidence. Qu’allait-ilfaire ? S’il cédait à sa fille, et s’il allait en effet àParis, il s’exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tousles souvenirs d’une ancienne douleur. Un enfant qu’il neconnaissait pas, il est vrai, mais qui n’en était pas moins le filsde sa fille, pouvait lui rendre les chagrins du passé. Camillepouvait lui rappeler Cécile, et cependant il ne pouvait s’empêcheren même temps de partager l’inquiétude de cette jeune mèreattendant une parole de son enfant.

« Il faut y aller, ditl’oncle Giraud quand le chevalier le consulta. C’est moi qui aifait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et durable. Voulez-vouslaisser votre sang dans la peine ? N’en est-ce pas assez, soitdit sans reproche, d’avoir oublié votre femme au bal, moyennantquoi elle est tombée à l’eau ? Oubliez-vous aussi cettepetite ? Pensez-vous que ce soit tout d’être triste ?Vous l’êtes, j’en conviens, et même plus que de raison ; maiscroyez-vous qu’on n’ait pas autre chose à faire au monde ?Elle vous demande de venir ; partons. Je vais avec vous, et jen’ai qu’un regret, c’est qu’elle ne m’ait pas appelé aussi. Iln’est pas bien de sa part de n’avoir pas frappé à ma porte, moi quilui ai toujours ouvert. – Il a raison, pensait le chevalier.J’ai fait inutilement et cruellement souffrir la meilleure desfemmes. Je l’ai laissée mourir d’une mort affreuse quand j’auraisdû l’en préserver. Si je dois en être puni aujourd’hui par lespectacle du malheur de ma fille, je ne saurais m’enplaindre ; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, jedois m’y résoudre et m’y condamner. Ce châtiment m’est dû. Que lafille me punisse d’avoir abandonné la mère ! J’irai à Paris,je verrai cet enfant. J’ai délaissé ce que j’aimais, je me suiséloigné du malheur ; je veux prendre maintenant un amerplaisir à le contempler. »

Dans un joli boudoir boisé, àl’entre-sol d’un bon hôtel situé dans le faubourg Saint-Germain, setenaient la jeune femme et son mari lorsque le père et l’onclearrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des livres, desgravures. Le mari lisait, la femme brodait, l’enfant jouait sur letapis.

Le marquis s’était levé ; Camillecourut à son père, qui l’embrassa tendrement, et ne put retenirquelques larmes ; mais les regards du chevalier se reportèrentaussitôt sur l’enfant. Malgré lui, l’horreur qu’il avait eueautrefois pour l’infirmité de Camille reprenait place dans soncœur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédictionqu’il lui avait léguée. Il recula lorsqu’on le luiprésenta.

« Encore unmuet ! » s’écria-t-il. Camille prit son fils dans sesbras ; sans entendre elle avait compris. Soulevant doucementl’enfant devant le chevalier, elle posa son doigt sur ses petiteslèvres, en les frottant un peu, comme pour l’inviter à parler.L’enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça biendistinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendred’avance : « Bonjour, papa. – Et vous voyezbien que Dieu pardonne tout, et toujours, » dit l’oncleGiraud.

FIN DE PIERRE ET CAMILLE.

LE SECRET DE JAVOTTE

1844

LE SECRET DE JAVOTTE

… deux jeunes gens, revenant de la chassesuivaient à cheval la route de Noisy…

I

L’automne dernier, vers huit heures du soir,deux jeunes gens revenant de la chasse suivaient à cheval la routede Noisy, à quelque distance de Luzarches. Derrière eux marchait unpiqueur menant les chiens. Le soleil se couchait et dorait au loinla belle forêt de Carenelle, où le feu duc de Bourbon aimait àchasser. Tandis que le plus jeune des deux cavaliers, âgé d’environvingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa monture, et s’amusait àsauter les haies, l’autre paraissait distrait et préoccupé. Tantôtil excitait son cheval et le frappait avec impatience, tantôt ils’arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme absorbépar ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de soncompagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot,il semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savantset aux amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé àun carrefour, il mit pied à terre, et s’avançant au bord d’unfossé, il ramassa une petite branche de saule qui était enfoncéedans le sable assez profondément ; il détacha une feuille decette branche, et, sans qu’on l’aperçût, la glissa furtivement dansson sein ; puis, remontant aussitôt à cheval :

« Pierre, dit-il au piqueur, prends letourne-bride et va-t’en aux Clignets par le village ; nousrentrerons, mon frère et moi, par la garenne ; car je voisqu’aujourd’hui Gitana n’est pas sage, elle me ferait quelquesottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque troupeaude bestiaux rentrant à la ferme. »

Le piqueur obéit et prit avec ses chiens unsentier tracé dans les roches. Voyant cela, le jeune Armand deBerville (ainsi se nommait le moins âgé des deux frères) partitd’un grand éclat de rire :

« Parbleu ! dit-il, mon cherTristan, tu es d’une prudence admirable ce soir. N’as-tu pas peurque Gitana ne soit dévorée par un mouton ? Mais tu as beaufaire ; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cettepauvre bête, d’ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvaistour d’ici à une demi-heure.

– Pourquoi cela ? demanda Tristand’un ton bref et presque irrité.

– Mais, apparemment, répondit Armand ense rapprochant de son frère, parce que nous allons passer devantl’avenue de Renonval, et que ta jument est sujette à caracolerquand elle voit la grille. Heureusement, ajouta-t-il en riant, etde plus belle, que madame de Vernage est là, et que tu trouveraschez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une jambe.

– Mauvaise langue, dit Tristan souriant àson tour un peu à contre-cœur, qu’est-ce qui pourra donc tedéshabituer de tes méchantes plaisanteries ?

– Je ne plaisante pas du tout, repritArmand ; et quel mal y a-t-il à cela ? Elle a del’esprit, cette marquise ; elle aime le passe-poil, c’est deson âge. N’as-tu pas l’honneur d’être au service du roi dans lerégiment des hussards noirs ? Si, d’une autre part, elle aimeaussi la chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet ausoleil sur ta veste rouge, est-ce que c’est un péchémortel ?

– Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tubadines ainsi entre nous, si cela te plaît, rien de mieux ;mais pense sérieusement à ce que tu dis quand il y a un tiers pourl’entendre. Madame de Vernage est l’amie de notre mère ; samaison est une des seules ressources que nous ayons dans le payspour nous désennuyer de cette vie monotone qui t’amuse, toi, avocatsans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. Lamarquise est presque la seule femme parmi nos raresconnaissances…

– La plus agréable, ajouta Armand.

– Tant que tu voudras. Tu n’es pas fâché,toi-même, d’aller à Renonval, lorsqu’on nous y invite. Ce ne seraitpas un trait d’esprit de notre part que de nous brouiller avec cesgens-là, et c’est ce que tes discours finiront par faire, si tucontinues à jaser au hasard. Tu sais très bien que je n’ai pas plusqu’un autre la prétention de plaire à madame de Vernage…

– Prends garde à Gitana ! s’écriaArmand. Regarde comme elle dresse les oreilles ; je te disqu’elle sent la marquise d’une lieue.

– Trêve de plaisanteries. Retiens ce queje te recommande et tâche d’y penser sérieusement.

– Je pense, dit Armand, et trèssérieusement, que la marquise est très bien en manches plates, etque le noir lui va à merveille.

– À quel propos cela ?

– À propos de manches. Est-ce que tu tefigures qu’on ne voit rien dans ce monde ? L’autre jour, encausant dans le bateau, est-ce que je ne t’ai pas entendu trèsclairement dire que le noir était ta couleur, et cette bonnemarquise, sur ce renseignement, n’a-t-elle pas eu la grâce demonter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galammentavec la plus noire de toutes ses robes ?

– Qu’y a-t-il d’étonnant ? n’est-ilpas tout simple de changer de toilette pour dîner ?

– Prends garde à Gitana, te dis-je ;elle est capable de s’emporter, et de te mener tout droit, malgrétoi, à l’écurie de Renonval. Et la semaine dernière, à la fête,cette même marquise, toujours de noir vêtue, n’a-t-elle pas trouvénaturel de m’installer dans la grande calèche avec mon chien etmonsieur le curé, pour grimper dans ton tilbury, au risque demontrer sa jambe ?

– Qu’est-ce que cela prouve ? ilfallait bien que l’un de nous deux subît cette corvée ?

– Oui, mais cet un, c’esttoujours moi. Je ne m’en plains pas, je ne suis pas jaloux ;mais pas plus tard qu’hier, au rendez-vous de chasse, n’a-t-ellepas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon proprecheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pourqu’elle pût galoper dans les bois à côté de monsieurl’officier ? Plains-toi donc de moi, je suis taprovidence ; au lieu de te renfermer dans tes dénégations, tume devrais, honnêtement parlant, ta confiance et tes secrets.

– Quelle confiance veux-tu qu’on ait dansun étourdi tel que toi, et quels secrets veux-tu que je te dise,s’il n’y a rien de vrai dans tes contes ?

– Prends garde à Gitana, mon frère.

– Tu m’impatientes avec ton refrain. Etquand il serait vrai que j’eusse fantaisie d’aller ce soir faireune visite à Renonval, qu’y aurait-il d’extraordinaire ?Aurais-je besoin d’un prétexte pour te prier d’y venir avec moi oude rentrer seul à la maison ?

– Non, certainement ; de même que,si nous venions à rencontrer madame de Vernage se promenant devantson avenue, il n’y aurait non plus rien de surprenant. Le cheminque tu nous fais prendre est bien le plus long, il est vrai ;mais qu’est-ce que c’est qu’un quart de lieue de plus ou de moinsen comparaison de l’éternité ? La marquise doit nous avoirentendus sonner du cor ; il serait bien juste qu’elle prît lefrais sur la route, en compagnie de son inévitable adorateur etvoisin, M. de la Bretonnière.

– J’avoue, dit Tristan, bien aise dechanger de texte, que ce M. de la Bretonnière m’ennuiecruellement. Semble-t-il convenable qu’une femme d’autant d’espritque madame de Vernage se laisse accaparer par un sot et traînepartout une pareille ombre ?

– Il est certain, répondit Armand, que lepersonnage est lourd et indigeste. C’est un vrai hobereau, dans laforce du terme, créé et mis au monde pour l’état de voisin.Voisiner est son lot ; c’est même presque sa science, car ilvoisine comme personne ne le fait. Jamais je n’ai vu un homme mieuxétabli que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez madame deVernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Ilchuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie aupetit ; et remarque bien que ce n’est pas un pique-assietteordinaire et classique, qui se croit obligé de rire si la maîtressedu logis dit un bon mot ; il serait plutôt disposé, s’ilosait, à tout blâmer et tout contrecarrer. S’il s’agit d’une partiede campagne, jamais il ne manquera de trouver que le baromètre està variable. Si quelqu’un cite une anecdote, ou parle d’unecuriosité, il a vu quelque chose de bien mieux ; mais il nedaigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec unemodestie à le souffleter. L’assommante créature ! je ne saispas, en vérité, s’il est possible de causer un quart d’heure durantavec madame de Vernage, quand il est là, sans que sa tête inquièteet effarouchée vienne se placer entre elle et vous. Il n’est certespas beau, il n’a pas d’esprit ; les trois quarts du temps ilne dit mot, et par une faveur spéciale de la Providence, il trouvemoyen, en se taisant, d’être plus ennuyeux qu’un bavard, rien quepar la façon dont il regarde parler les autres. Mais que luiimporte ? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et tâche degêner, de décourager et d’impatienter les vivants. Avec tout cela,la marquise le supporte ; elle a la charité de l’écouter, del’encourager ; je crois, ma foi, qu’elle l’aime et qu’elle nes’en débarrassera jamais.

– Qu’entends-tu par là ? demandaTristan, un peu troublé à ce dernier mot. Crois-tu qu’on puisseaimer un personnage semblable ?

– Non pas d’amour, reprit Armand avec unair d’indifférence railleuse. Mais enfin ce pauvre homme n’est pasnon plus un monstre. Il est garçon et fort à l’aise. Il a, commenous, un petit castel, une petite meute, et un grand vieuxcarrosse. Il possède sur tout autre, près de la marquise, cetincomparable avantage que donnent une habitude de dix ans et uneobsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en congé,permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire enpassant ; mais celui qui est là tous les jours a quinte etquatorze par état, sans compter l’industrie, comme ditBasile. »

Tandis que les deux frères causaient ainsi,ils avaient laissé les bois derrière eux et commençaient à entrerdans les vignes. Déjà ils apercevaient sur le coteau le clocher duvillage de Renonval.

« Madame de Vernage, continua Armand, acent belles qualités ; mais c’est une coquette. Elle passepour dévote, et elle a un chapelet bénit accroché à sonétagère ; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t’endéplaise, c’est, à mon avis, une femme difficile à deviner etpassablement dangereuse.

– Cela est possible, dit Tristan.

– Et même probable, reprit son frère. Jene suis pas fâché que tu le penses comme moi, et je te diraivolontiers à mon tour : Parlons sérieusement. J’ai depuislongtemps occasion de la connaître et de l’étudier de près. Toi, tuviens ici pour quelques jours ; tu es un jeune et beau garçon,elle est une belle et spirituelle femme ; tu ne sais quefaire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire.Moi, qui la vois l’hiver comme l’été, à Paris comme à la campagne,je suis moins confiant, et elle le sait bien ; c’est pourquoielle me prend mon cheval et me laisse en tête-à-tête avec le curé.Ses grands yeux noirs, qu’elle baisse vers la terre avec unemodestie parfois si sévère, savent se relever vers toi, j’en suisbien sûr, lorsque vous courez la forêt, et je dois convenir quecette femme a un grand charme. Elle a tourné la tête, à maconnaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui ontfailli en perdre l’esprit ; mais veux-tu que je t’exprime mapensée ? Je te dirai, en style de Scudéry, qu’on pénètre assezfacilement jusqu’à l’antichambre de son cœur, mais quel’appartement est toujours fermé, peut-être parce qu’il n’y apersonne.

– Si tu ne te trompais pas, dit Tristan,ce serait un assez vilain caractère.

– Non pas à son avis : qu’a-t-on àlui reprocher ? Est-ce sa faute si on devient amoureuxd’elle ? Bien qu’elle n’ait guère plus de trente ans, elle dità qui veut l’entendre qu’elle a renoncé, depuis qu’elle est veuve,aux plaisirs du monde, qu’elle veut vivre en paix dans sa terre,monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l’aumône et va àconfesse ; or, toute femme qui a un confesseur, si elle n’estpas sincèrement et véritablement religieuse, est la pire espèce decoquette que la civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûred’elle-même, belle encore et jouissant volontiers des petitsprivilèges de la beauté, sait composer sans cesse, non avec saconscience, mais avec sa prochaine confession. Aux moments mêmes oùelle semble se livrer avec le plus charmant abandon aux cajoleriesqu’elle aime tout bas, elle regarde si le bout de son pied estsuffisamment caché sous sa robe, et calcule la place où elle peutlaisser prendre, sans péché, un baiser sur sa mitaine. À quoibon ? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas êtrefranchement coquette ? Si elle croit, pourquoi s’exposer à latentation ? Parce qu’elle la brave et s’en amuse. Et, eneffet, on ne saurait dire qu’elle soit sincère ni hypocrite ;elle est ainsi et elle plaît ; ses victimes passent etdisparaissent. La Bretonnière, le silencieux, restera jusqu’à samort, très probablement, sur le seuil du temple où ce sphynx auxgrands yeux rend ses oracles et respire l’encens. »

Tristan, pendant que son frère parlait, avaitarrêté son cheval. La grille du château de Renonval n’était pluséloignée que d’une centaine de pas. Devant cette grille, commeArmand l’avait prévu, madame de Vernage se promenait sur lapelouse ; mais elle était seule, contre l’ordinaire. Tristanchangea tout à coup de visage.

« Écoute, Armand, dit-il, jet’avoue que je l’aime. Tu es homme et tu as du cœur ; tu saisaussi bien que moi que devant la passion il n’y a ni loi niconseil. Tu n’es pas le premier qui me parle ainsi d’elle ; onm’a dit tout cela, mais je n’en puis rien croire. Je suis subjuguépar cette femme ; elle est si charmante, si aimable, siséduisante, quand elle veut… – Je le sais très bien, ditArmand.

– Non, s’écria Tristan, je ne puiscroire qu’avec tant de grâce, de douceur, de piété, car enfin ellefait l’aumône, comme tu dis, et remplit ses devoirs ; je nepuis, je ne veux pas croire qu’avec tous les dehors de la franchiseet de la bonté, elle puisse être telle que tu te l’imagines. Maisil n’importe ; je cherchais un motif pour te laisser enchemin, et pour rester seul ; j’aime mieux m’en fier à taparole. Je vais à Renonval ; retourne aux Clignets. Si notrebonne mère s’inquiète de ne pas me voir avec toi, tu lui diras quej’ai perdu la chasse, que mon cheval est malade, ce que tu voudras.Je ne veux faire qu’une courte visite, et je reviendraisur-le-champ.

– Pourquoi ce mystère, s’il en estainsi ?

– Parce que la marquise elle-mêmereconnaît que c’est le plus sage. Les gens du pays sont bavards,sots et importuns comme trois petites villes ensemble. Garde-moi lesecret ; à ce soir. »

Sans attendre une réponse, Tristanpartit au galop.

Demeuré seul, Armand changea de route,et prit un chemin de traverse qui le menait plus vite chez lui. Cen’était pas, on le pense bien, sans déplaisir ni sans une sorte decrainte qu’il voyait son frère s’éloigner. Jeune d’années, maisdéjà mûri par une précoce expérience du monde, Armand de Berville,avec un esprit souvent léger en apparence, avait beaucoup de senset de raison. Tandis que Tristan, officier distingué dans l’armée,courait en Algérie les chances de la guerre, et se livrait parfoisaux dangereux écarts d’une imagination vive et passionnée, Armandrestait à la maison et tenait compagnie à sa vieille mère. Tristanle raillait parfois de ses goûts sédentaires, et l’appelaitmonsieur l’abbé, prétendant que, sans la Révolution, il auraitporté la tonsure, en sa qualité de cadet ; mais cela ne lefâchait pas. « Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moile bénéfice. » La baronne de Berville, la mère, veuve depuislongtemps, habitait le Marais en hiver, et dans la belle saison lapetite terre des Clignets. Ce n’était pas une maison assez richepour entretenir un grand équipage, mais comme les jeunes gensaimaient la chasse et que la baronne adorait ses enfants, on avaitfait venir des foxhounds d’Angleterre ; quelquesvoisins avaient suivi cet exemple ; ces petites meutes réuniesformaient de quoi composer des chasses passables dans les bois quientouraient la forêt de Carenelle. Ainsi s’étaient établiesrapidement, entre les habitants des Clignets et ceux de deux outrois châteaux des environs, des relations amicales et presqueintimes. Madame de Vernage, comme on vient de le voir, était lareine du canton. Depuis le sieur de Franconville et le magistrat deBeauvais jusqu’à l’élégant un peu arriéré de Luzarches, toutrendait hommage à la belle marquise, voire même le curé de Noisy.Renonval était le rendez-vous de ce qu’il y avait de personnesnotables dans l’arrondissement de Pontoise. Toutes étaient d’accordpour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la châtelaine.Personne ne résistait à l’empire souverain qu’elle exerçait, commeon dit, sur les cœurs ; et c’est précisément pourquoi Armandétait fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui.

Il ne lui fut pas difficile de trouverun prétexte pour justifier cette absence, et de dire à la baronneen rentrant que Tristan s’était arrêté chez un fermier, avec lequelil était en marché pour un coin de terre. Madame de Berville, quine dînait qu’à neuf heures quand ses enfants allaient à la chasse,afin de prendre son repas en famille, voulut attendre pour semettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand, mourant defaim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier, parutmédiocrement satisfait de ce retard qu’on lui imposait. Peut-êtrecraignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeâtplus longtemps qu’il n’avait été dit. Quoi qu’il en fût, il pritd’abord, pour se donner un peu de patience, un à-compte sur ledîner, puis il alla visiter ses chiens et jeter à l’écurie le coupd’œil du maître, et revint s’étendre sur un canapé, déjà à moitiéendormi par la fatigue de la journée.

La nuit était venue, et le temps s’étaitmis à l’orage. Madame de Berville, assise, comme de coutume, devantson métier à tapisserie, regardait la pendule, puis la fenêtre, oùruisselait la pluie. Une demi-heure s’écoula lentement, et bientôtvint l’inquiétude.

« Que fait donc ton frère ?disait la baronne ; il est impossible qu’à cette heure et parun temps semblable il s’arrête si longtemps en route ; quelqueaccident lui sera arrivé : je vais envoyer à sarencontre.

– C’est inutile, répondaitArmand ; je vous jure qu’il se porte aussi bien que nous, etpeut-être mieux ; car, voyant cette pluie, il se sera sansdoute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendantque nous sommes à l’attendre. »

L’orage redoublait, le temps sepassait ; de guerre lasse, on servit le dîner ; mais ilfut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser ainsi samère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblaitinutile ; mais il avait donné sa parole. De son côté, madamede Berville voyait aisément, sur le visage de son fils,l’inquiétude qui l’agitait ; elle n’en pénétrait pas la cause,mais l’effet ne lui échappait pas. Habituée à toute la tendresse etaux confidences même d’Armand, elle sentait que, s’il gardait lesilence, c’est qu’il y était obligé. Par quelle raison ? ellel’ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvants’empêcher d’en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d’un aircraintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder lafoudre, et haussait les épaules en soupirant. Ses mainstremblaient, malgré elle, de l’effort qu’elle faisait pour paraîtretranquille. À mesure que l’heure avançait, Armand se sentait demoins en moins le courage de tenir sa promesse. Le dîner terminé,il n’osait se lever ; la mère et le fils restèrent longtempsseuls, appuyés sur la table desservie, et se comprenant sans ouvrirles lèvres.

Vers onze heures, la femme de chambre dela baronne étant venue apporter les bougeoirs, madame de Bervillesouhaita le bonsoir à son fils, et se retira dans son appartementpour dire ses prières accoutumées.

« Que fait-il, en effet, cetétourdi garçon ? se disait Armand, tout en se débarrassant,pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. Rien de bieninquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à madame deVernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière. Est-cebien sûr ? Il me semble qu’à cette heure-ci la Bretonnièredoit être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il estvrai que Tristan est peut-être en route aussi ; j’en doute,pourtant ; le chemin n’est pas bon, il pleut bien fort pourmonter à cheval. D’une autre part, il y a d’excellents lits àRenonval, et une marquise si polie peut certainement offrir unasile à un capitaine surpris par l’orage. Il est probable, toutbien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela estfâcheux, pour deux raisons : d’abord cela inquiète notre mère,et puis, c’est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvéschez une voisine ; il n’y a rien qui porte moins conseilqu’une nuit passée sous le toit d’une jolie femme, et on ne dortjamais bien chez les gens dont on rêve. Quelquefois même, on nedort pas du tout. Que va-t-il advenir de Tristan s’il se prend toutde bon pour cette coquette ? Il a du cœur pour deux, mais tantpis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé, peut-être, c’est làmon espoir. Elle dédaignera d’en agir faussement envers un si loyalcaractère. Mais, après tout, se disait encore Armand, en soufflantsur sa bougie, qu’il revienne quand il voudra, il est beau etbrave. Il s’est tiré d’affaire à Constantine, il s’en tirera àRenonval. » Il y avait longtemps que toute la maison reposaitet que le silence régnait dans la campagne lorsque le bruit des pasd’un cheval se fit entendre sur la route. Il était deux heures dumatin ; une voix impérieuse cria qu’on ouvrît, et tandis quele garçon d’écurie levait lourdement, l’une après l’autre, lesbarres de fer qui retenaient la grande porte, les chiens se mirent,selon leur coutume, à pousser de longs gémissements. Armand, quidormait de tout son cœur, réveillé en sursaut, vit tout à coupdevant lui son frère tenant un flambeau et enveloppé d’un manteaudégouttant de pluie.

« Tu rentres à cetteheure-ci ? lui dit-il ; il est bien tard ou bienmatin. »

Tristan s’approcha de lui, lui serra lamain, et lui dit avec l’accent d’une colère presquefurieuse :

« Tu avais raison, c’est ladernière des femmes, et je ne la reverrai de mavie. »

Après quoi il sortitbrusquement.

II

Malgré toutes les questions, toutes lesinstances que put faire Armand, Tristan ne voulut donner à sonfrère aucune explication des étranges paroles qu’il avaitprononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à sa mère que sesaffaires le forçaient d’aller à Paris pour quelques jours, et donnases ordres en conséquence ; il avait le dessein de partir lesoir même.

« Il faut convenir, disait Armand, que tuen agis avec moi d’une façon un peu cavalière. Tu me fais la moitiéd’une confidence, et tu t’en vas d’un jour à l’autre avec le restede ton secret. Que veux-tu que je pense de ce départimpromptu ?

– Ce qu’il te plaira, répondit Tristanavec une indifférence si tranquille qu’elle semblait n’avoir riend’emprunté, tu ne feras qu’y perdre ta peine. J’ai eu un mouvementde colère, il est vrai, pour une bagatelle, une querelled’amour-propre, une bouderie, comme tu voudras l’appeler. LaBretonnière m’a ennuyé ; la marquise était de mauvaisehumeur ; l’orage m’a contrarié ; je suis revenu je nesais pourquoi, et je t’ai parlé sans savoir ce que je disais. Jeconviendrai bien, si tu veux, qu’il y a un peu de froid entre lamarquise et moi ; mais, à la première occasion, tu nous verrasamis comme devant.

– Tout cela est bel et bon, répliquaitArmand, mais tu ne parlais pas hier par énigme, quand tu m’asdit : « C’est la dernière des femmes. » Il n’ya là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tucaches. – Et que veux-tu qu’il me soit arrivé ? »demandait Tristan.

À cette question, Armand baissait latête, et restait muet ; car en pareille circonstance, dumoment que son frère se taisait, toute supposition, même faite enplaisantant, pouvait être aisément blessante.

Vers le milieu de la journée, unecalèche découverte entra dans la cour des Clignets. Un petit hommed’assez mauvaise tournure, à l’air gauche et endimanché, descenditaussitôt de la voiture, baissa lui-même le marchepied et présentala main à une grande et belle femme, mise simplement et avec goût.C’était madame de Vernage et la Bretonnière qui venaient fairevisite à la baronne. Tandis qu’ils montaient le perron, où madamede Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de sonfrère avec un peu de surprise et beaucoup d’attention. Mais Tristanle regarda en souriant, comme pour lui dire : « Tuvois qu’il n’y a rien de nouveau. » À la tournure aisée queprit la conversation, aux politesses froides, mais sans nullecontrainte, qu’échangèrent Tristan et la marquise, il ne semblaitpas, en effet, que rien d’extraordinaire se fût passé la veille. Lamarquise apportait à madame de Berville, qui aimait les oiseaux, unnid de rouges-gorges ; la Bretonnière l’avait dans sonchapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. LaBretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne ; lesdeux jeunes gens restèrent près de madame de Vernage. Elleparaissait plus gaie que de coutume ; elle marchait au hasardde côté et d’autre sans respect pour les buis de la baronne, ettout en se faisant un bouquet au passage.

« Eh bien ! messieurs,dit-elle, quand chassons-nous ? » Armand attendait cettequestion pour entendre Tristan annoncer son départ. Il l’annonçaeffectivement du ton le plus calme ; mais, en même temps, ilfixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et offensif.Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même pasquand il comptait revenir.

« En ce cas-là, reprit-elle,monsieur Armand, vous serez le seul représentant des Berville quenous verrons à Renonval ; car je suppose que nous vous aurons.La Bretonnière dit qu’il a découvert, avec les lunettes de mongarde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient comme auxoiseaux les plumes…

– Point du tout, dit laBretonnière, c’est une sorte de truie chinoise, de couleur noire,appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la basse-cour ets’habituent à vivre dans les bois…

– Oui, dit la marquise, ilsdeviennent farouches, et, à force de manger du gland, les défensesleur poussent au bout du museau.

– C’est de toute vérité, réponditla Bretonnière, non pas, il est vrai, à la première, ni même à laseconde génération ; mais il suffit que le fait existe,ajouta-t-il d’un air satisfait.

– Sans doute, reprit madame deVernage, et si un homme s’avisait de faire comme mesdames lestonkines, de s’installer dans une forêt, il en résulterait que sespetits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et c’est ce quiprouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la main deTristan, qu’on a grand tort de faire le sauvage : cela neréussit à personne.

– Cela est encore vrai, dit laBretonnière ; la sauvagerie est un grand défaut.

– Elle vaut pourtant mieux,répondit Tristan, qu’une certaine espèce dedomesticité. »

La Bretonnière ouvrait de grands yeux,ne sachant trop s’il devait se fâcher.

« Oui, dit madame de Berville à lamarquise, vous avez bien raison. Grondez-moi ce méchant garçon, quiest toujours sur les grands chemins, et qui veut encore nousquitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui donc departir. »

Madame de Vernage, qui, tout à l’heure,n’avait pas dit un mot pour essayer de retenir Tristan, se voyantainsi priée de le faire, y mit aussitôt toute l’insistance et toutela bonne grâce dont elle était capable. Elle prit son plus douxregard et son plus doux sourire pour dire à Tristan qu’il semoquait, qu’il n’avait point d’affaires à Paris, que la curiositéd’une chasse au tonkin devait l’emporter sur tout au monde ;qu’enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner lelendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses complimentspar un de ces petits saluts insignifiants qu’ont inventés les gensqui ne savent quoi dire : il était clair que sa patience étaitmise à une cruelle épreuve. Madame de Vernage n’attendit pas unrefus qu’elle prévoyait, et, dès qu’elle eut cessé de parler, ellese retourna et s’occupa d’autre chose, exactement comme si elle eûtrépété une comédie et que son rôle eût été fini.

« Que signifie tout cela ? sedisait toujours Armand. Quel est celui qui en veut à l’autre ?Est-ce mon frère ? est-ce la Bretonnière ? Que vientfaire ici la marquise ? »

La façon d’être de madame de Vernageétait, en effet, difficile à comprendre. Tantôt elle témoignait àTristan une froideur et une indifférence marquées ; tantôtelle paraissait le traiter avec plus de familiarité et decoquetterie qu’à l’ordinaire. « Cassez-moi donc cettebranche-là, lui disait-elle ; cherchez-moi du muguet. J’ai dumonde ce soir, je veux être toute en fleurs ; je compte mettreune robe botanique, et avoir un jardin sur latête. »

Tristan obéissait : il le fallaitbien. La marquise se trouva bientôt avoir une véritable botte defleurs, mais aucune ne lui plaisait. « Vous n’êtes pasconnaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier ;vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vouspiquez les doigts ; mais ce n’est pas cela, vous ne savez paschoisir. »

En parlant ainsi, elle effeuillait lesbranches, puis les laissait tomber à terre, et les repoussait dupied en marchant, avec ce dédain sans souci qui fait quelquefoistant de mal le plus innocemment du monde.

Il y avait au milieu du parc une petiterivière avec un pont de bois qui était brisé, mais dont il restaitencore quelques planches. La Bretonnière, selon sa manie, déclaraqu’il y avait danger à s’y hasarder, et qu’il fallait revenir parun autre chemin. La marquise voulut passer, et commençait à prendreles devants, quand la baronne lui représenta qu’en effet ce pontétait vermoulu, et qu’elle courait le risque d’une chute assezgrave.

« Bah ! dit madame de Vernage.Vous calomniez vos planches pour faire les honneurs de laprofondeur de votre rivière ; et si je faisais comme Condé,qu’est-ce qu’il arriverait donc ? »

Devant monter à cheval, au retour, elleavait à la main une cravache. Elle la jeta de l’autre côté del’eau, dans une petite île : « Maintenant, messieurs,reprit-elle, voilà mon bâton jeté à l’ennemi. Qui de vous ira lechercher ?

– C’est fort imprudent, dit laBretonnière ; cette cravache est fort jolie, la pomme en esttrès bien ciselée.

– Y aura-t-il du moins unerécompense honnête ? demanda Armand.

– Fi donc ! s’écria lamarquise. Vous marchandez avec la gloire ! Et vous, monsieurle hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, qu’est-ceque vous dites ? passerez-vous ? »

Tristan semblait hésiter, non parcrainte du danger ni du ridicule, mais par un sentiment derépugnance à se voir ainsi provoqué pour une semblable bagatelle.Il fronça le sourcil et répondit froidement :

« Non, madame.– Hélas ! dit madame de Vernage en soupirant, si monpauvre Phanor était là, il m’aurait déjà rendu macravache. »

La Bretonnière, tâtant le pont avec sacanne, le contemplait d’un air de réflexion profonde ; appuyéenonchalamment sur la poutre brisée qui servait de rampe, lamarquise s’amusait à faire plier les planches en se balançantau-dessus de l’eau : elle s’élança tout à coup, traversa lepont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit àcourir dans l’île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frèrelui prit le bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l’entraînaà l’écart dans une allée ; là, dès que les deux jeunes gensfurent seuls :

« La patience m’échappe, ditTristan. J’espère que tu ne me crois pas assez sot pour me fâcherd’une plaisanterie ; mais cette plaisanterie a un motif.Sais-tu ce qu’elle vient chercher ici ? Elle vient me braver,jouer avec ma colère, et voir jusqu’à quel point j’endurerai sonaudace ; elle sait ce que signifie son froid persiflage.Misérable cœur ! méprisable femme, qui, au lieu de respectermon silence et de me laisser m’éloigner d’elle en paix, vientpromener ici sa petite vanité, et se faire une sorte de triomphed’une discrétion qu’on ne lui doit pas !

– Explique-toi, dit Armand ;qu’y a-t-il ?

– Tu sauras tout, car, aussi bien,tu y es intéressé, puisque tu es mon frère. Hier au soir, pendantque nous causions sur la route, et que tu me disais tant de mal decette femme, je suis descendu de cheval au carrefour des Roches. Ily avait à terre une branche de saule, que tu ne m’as pas vuramasser ; cette branche de saule, c’était madame de Vernagequi l’avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elleriait tout à l’heure en m’en faisant casser d’autres auxarbres ; mais celle-là avait un sens : elle voulait direque la gouvernante et les enfants de la marquise étaient allés chezson oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne viendrait pas dîner, etque, si je craignais d’éveiller les gens en sortant de Renonval unpeu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez le bonhomme duHéloy.

– Peste ! dit Armand, toutcela dans un brin de saule !

– Oui, et plût à Dieu que j’eusserepoussé du pied ce brin de saule comme elle vient de le faire pournos fleurs ! Mais, je te l’ai dit et tu l’as vu toi-même, jel’aimais, j’étais sous le charme. Quelle bizarrerie !Oui ! hier encore je l’adorais ; j’étais tout amour,j’aurais donné mon sang pour elle, et aujourd’hui…

– Eh bien,aujourd’hui ?

– Écoute ; il faut, pour quetu me comprennes, que tu saches d’abord une petite aventure quim’est arrivée l’an passé. Tu sauras donc qu’au bal de l’Opéra j’airencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais quoi. Jesuis venu à faire sa connaissance par un hasard assez singulier.Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle attention àelle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire bonsoir. Aumême instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête derrièremon épaule ; elle me dit à l’oreille qu’elle me suppliait dela tirer d’embarras, de lui donner le bras pour faire un tour defoyer ; je ne pouvais guère m’y refuser. Je me levai avecelle, et je quittai Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu’ilétait son amant, qu’elle avait peur de lui, qu’il était jaloux,enfin, qu’elle le fuyait. Je me trouvais ainsi tout à coup jouer,aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d’un rival heureux ; car ilavait reconnu sa grisette, et nous suivait d’un air mécontent. Quete dirai-je ? Il me parut plaisant de prendre à peu près ausérieux ce rôle que l’occasion m’offrait. J’emmenai souper lapetite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulutse fâcher. Je lui ris au nez, et je n’eus pas de peine à lui faireentendre raison. Il convint de bonne grâce qu’il n’était guèrepossible de se couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiaitau bal masqué pour fuir la jalousie de son amant. Tout se passa enplaisanterie, et l’affaire fut oubliée ; tu vois que le maln’est pas grand.

– Non, certes ; il n’y a làrien de bien grave.

– Voici maintenant ce quiarrive : Saint-Aubin, comme tu sais, voit quelquefois madamede Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette nuit, aumoment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de songrand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête,et essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, estencore à mon doigt, sais-tu ce qu’elle imagine de me dire ?Que cette histoire de bal lui a été contée, qu’elle la sait debonne source, que Saint-Aubin adorait cette grisette, qu’il a étéau désespoir de l’avoir perdue, qu’il a voulu se venger, qu’il m’ademandé raison, que j’ai reculé, et qu’alors… »

Tristan ne put achever. Pendant quelquesminutes les deux frères marchèrent en silence.

« Qu’as-tu répondu ? dit enfinArmand.

– Je lui ai répondu une chose trèssimple. Je lui ai dit tout bonnement : Madame la marquise, unhomme qui souffre qu’un autre homme lève la main sur lui impunéments’appelle un lâche, vous le savez très bien. Mais la femme qui,sachant cela, ou le croyant, devient la maîtresse de ce lâche,s’appelle aussi d’un certain nom qu’il est inutile de vousdire. » Là-dessus, j’ai pris mon chapeau.

« Et elle ne t’a pasretenu ? – Si fait, elle a d’abord voulu prendre leschoses en riant, et me dire que je me fâchais pour un propos enl’air. Ensuite, elle m’a demandé pardon de m’avoir offensé sansdessein ; je ne sais même pas si elle n’a pas essayé depleurer. À tout cela, je n’ai rien répliqué, sinon que jen’attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvaitm’atteindre, qu’elle était libre de croire et de penser tout ce quebon lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peinepour lui ôter son opinion. « Je suis, lui ai-je dit,soldat depuis dix ans, mes camarades qui me connaissent auraientquelque peine à admettre votre conte, et par conséquent je ne m’ensoucie qu’autant qu’il faut pour le mépriser. » – Est-celà réellement ta pensée ?

– Y songes-tu ? Si je pouvaishésiter à savoir ce que j’ai à faire, c’est précisément parce queje suis soldat que je n’aurais pas deux partis à prendre. Veux-tuque je laisse une femme sans cœur plaisanter avec mon honneur, etrépéter demain sa misérable histoire à une coquette de son bord, ouà quelqu’un de ces petits garçons à qui tu prétends qu’elle tournela tête ? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notremère, puisse devenir un objet de risée ? Seigneur Dieu !cela fait frémir !

– Oui, dit Armand, et voilàcependant les petits badinages pleins de grâce qu’inventent cesdames pour se désennuyer. Faire d’une niaiserie un roman bien noir,bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur cervelle creuse. Maisque comptes-tu faire maintenant ?

– Je compte aller ce soir à Paris.Saint-Aubin est aussi un soldat ; c’est un brave ; jesuis loin de croire, Dieu m’en préserve ! qu’un mot de sa partait jamais pu donner l’idée de cette fable fabriquée par quelquefemme de chambre ; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, etil ne lui sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité,qu’il ne me le sera, à moi, de l’entendre. C’est une démarchefâcheuse, pénible, que je ferai là, sans nul doute ; c’est unetriste chose que d’aller trouver un camarade, et de lui dire :« On m’accuse d’avoir manqué de cœur. » Maisn’importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit êtrepermis. Je te le répète, c’est notre nom que je défends, et s’il nedevait pas sortir de là pur comme de l’or, je m’arracheraismoi-même la croix que je porte. Il faut que la marquise entendeSaint-Aubin lui dire, en ma présence, qu’on lui a répété un sotconte, et que ceux qui l’ont forgé en ont menti. Mais, une foiscette explication faite, il faut que la marquise m’entende aussi àmon tour ; il faut que je lui donne bien discrètement, entermes bien polis, en tête-à-tête, une leçon qu’elle n’oubliejamais ; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimernettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridiculepruderie. Je ne prétends pas faire comme Bussy d’Amboise, qui,après avoir exposé sa vie pour aller chercher le bouquet de samaîtresse, le lui jeta à la figure : je m’y prendrai pluscivilement ; mais quand une bonne parole produit son effet, ilimporte peu comment elle est dite, et je te réponds que d’ici àquelque temps, du moins, la marquise sera moins fière, moinscoquette et moins hypocrite. – Allons rejoindre la compagnie,dit Armand, et ce soir j’irai avec toi. Je te laisserai faire toutseul, cela va sans dire ; mais, si tu le permets, je seraidans la coulisse. »

La marquise se disposait à retournerchez elle lorsque les deux frères reparurent. Elle se doutaitvraisemblablement qu’elle avait été pour quelque chose dans leurconversation, mais son visage n’en exprimait rien ; jamais, aucontraire, elle n’avait semblé plus calme et plus contented’elle-même. Ainsi qu’il a été dit, elle s’en allait à cheval.Tristan, faisant les honneurs de la maison, s’approcha pour luiprendre le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché surle sable mouillé, son brodequin était humide, en sorte quel’empreinte en resta marquée sur le gant de Tristan. Dès que madamede Vernage fut partie, Tristan ôta ce gant et le jeta àterre.

« Hier, je l’aurais baisé, »dit-il à son frère.

Le soir venu, les deux jeunes gensprirent la poste ensemble, et allèrent coucher à Paris. Madame deBerville, toujours inquiète et toujours indulgente, comme une vraiemère qu’elle était, fit semblant de croire aux raisons qu’ilsprétendirent avoir pour partir. Dès le lendemain matin, comme on lepense bien, leur premier soin fut d’aller demanderM. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rueNeuve-Saint-Augustin, à l’hôtel garni où il logeait habituellementquand il était en congé.

« Dieu veuille que nous letrouvions ! disait Armand. Il est peut-être en garnison bienloin.

– Quand il serait à Alger,répondait Tristan, il faut qu’il parle, ou du moins qu’ilécrive ; j’y mettrai six mois, s’il le faut, mais je letrouverai, ou il dira pourquoi. »

Le garçon de l’hôtel était un Anglais,chose fort commode peut-être pour les sujets de la reine Victoriacurieux de visiter Paris, mais assez gênante pour les Parisiens. Àla première parole de Tristan, il répondit par l’exclamation laplus britannique :

« Oh !

– Voilà qui est bien, dit Armand,plus impatient encore que son frère ; maisM. de Saint-Aubin est-il ici ?

– Oh ! no.

– N’est-ce pas dans cette maisonqu’il demeure ?

– Oh ! yes.

– Il est doncsorti ?

– Oh ! no.

– Expliquez-vous. Peut-on luiparler ?

– No, sir, impossible.

– Pourquoi,impossible ?

– Parce qu’il est… Commentdites-vous ?

– Il est malade.

– Oh ! no, il estmort. »

III

Il serait difficile de peindre l’espèce deconsternation qui frappa Tristan et son frère en apprenant la mortde l’homme qu’ils avaient un si grand désir de retrouver. Ce n’estjamais, quoi qu’on en dise, une chose indifférente que la mort. Onne la brave pas sans courage, on ne la voit pas sans horreur, et ilest même douteux qu’un gros héritage puisse rendre vraimentagréable sa hideuse figure, dans le moment où elle se présente.Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou quelqueespérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dansles mains ce que nous croyons tenir, c’est alors surtout qu’on sentsa puissance, et que l’homme reste muet devant le silenceéternel.

Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans unerazzia. Après s’être fait raconter, tant bien que mal, par les gensde l’hôtel, les détails de cet événement, les deux frères reprirenttristement le chemin de la maison qu’ils habitaient à Paris.

« Que faire maintenant ? ditTristan ; je croyais n’avoir, pour sortir d’embarras, qu’unmot à dire à un honnête homme, et il n’est plus. Pauvregarçon ! je m’en veux à moi-même de ce qu’un motif d’intérêtpersonnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C’était un braveet digne officier ; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble.Ayez donc trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et unsabre au côté, pour aller vous faire assassiner par un Bédouin enembuscade ! Tout est fini, je ne songe plus à rien, je ne veuxpas m’occuper d’un conte quand j’ai à pleurer un ami. Que toutesles marquises du monde disent ce qui leur plaira.

– Ton chagrin est juste, réponditArmand ; je le partage et je le respecte ; mais, tout enregrettant un ami et en méprisant une coquette, il ne faut pourtantrien oublier. Le monde est là, avec ses lois ; il ne voit niton dédain ni tes larmes ; il faut lui répondre dans salangue, ou, tout au moins, l’obliger à se taire.

– Et que veux-tu que j’imagine ? Oùveux-tu que je trouve un témoin, une preuve quelconque, un être ouune chose qui puisse parler pour moi ? Tu comprends bien queSaint-Aubin, lorsqu’il est venu me trouver pour s’expliquer engalant homme sur une aventure de grisette, n’avait pas amené aveclui tout son régiment. Les choses se sont passées entête-à-tête ; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes,alors, les témoins seraient là ; mais nous nous sommes donnéune poignée de main, et nous avons déjeuné ensemble ; nousn’avions que faire d’inviter personne.

– Mais il n’est guère probable, repritArmand, que cette sorte de querelle et de réconciliation soitdemeurée tout à fait secrète. Quelques amis communs ont dû laconnaître. Rappelle-toi, cherche dans les souvenirs.

– Et à quoi bon ? quand même, encherchant bien, je pourrais retrouver quelqu’un qui se souvînt decette vieille histoire, ne veux-tu pas que j’aille me faire donnerpar le premier venu une espèce d’attestation comme quoi je ne suispas un poltron ? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir sanscrainte ; tout se demande à un ami. Mais quel rôlejouerais-je, à l’heure qu’il est, en allant dire à un de noscamarades : « Vous rappelez-vous une petite fille,un bal, une querelle de l’an passé ? On se moquerait de moi,et on aurait raison. » – C’est vrai ; et cependantil est triste de laisser une femme, et une femme orgueilleuse,vindicative et offensée, tenir impunément de méchantspropos.

– Oui, cela est triste plus qu’onne peut le dire. À une insulte faite par un homme on répond par uncoup d’épée. Contre toute espèce d’injure, publique ou non,… mêmeimprimée, on peut se défendre ; mais quelle ressource a-t-oncontre une calomnie sourde, répétée dans l’ombre, à voix basse, parune femme malfaisante qui veut vous nuire ? C’est là letriomphe de la lâcheté. C’est là qu’une pareille créature, danstoute la perfidie du mensonge, dans toute la sécurité del’impudence, vous assassine à coups d’épingle ; c’est làqu’elle ment avec tout l’orgueil, toute la joie de la faiblesse quise venge ; c’est là qu’elle glisse à loisir, dans l’oreilled’un sot qu’elle cajole, une infamie étudiée, revue et augmentéepar l’auteur ; et cette infamie fait son chemin, cela serépète, se commente, et l’honneur, le bien du soldat, l’héritagedes aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour unetelle misère ! »

Tristan parut réfléchir pendant quelquetemps, puis il ajouta d’un ton à demi sérieux, à demiplaisant :

« J’ai envie de me battreavec la Bretonnière. – À propos de quoi ? dit Armand, quine put s’empêcher de rire. Que t’a fait ce pauvre diable dans toutcela ?

– Ce qu’il m’a fait, c’est qu’ilest très possible qu’il soit au courant de mes affaires. Il estassez dans les initiés, et passablement curieux de sa nature ;je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît pourconfident.

– Tu avoueras du moins que ce n’estpas sa faute si on lui raconte une histoire, et qu’il n’en est pasresponsable.

– Bah ! et s’il s’en faitl’éditeur ? Cet homme-là, qui n’est qu’une mouche du coche,est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s’il était sonmari ; et, en supposant qu’elle lui récite ce beau romaninventé sur mon compte, crois-tu qu’il s’amuse à en garder lesecret ?

– À la bonne heure, mais encorefaudrait-il être sûr d’abord qu’il en parle, et même, dans cecas-là, je ne vois guère qu’il puisse être juste de chercherquerelle à quelqu’un parce qu’il répète ce qu’il a entendu dire.Quelle gloire y aurait-il d’ailleurs à faire peur à laBretonnière ? Il ne se battrait certainement pas, et,franchement, il serait dans son droit.

– Il se battrait. Ce garçon-là megêne ; il est ennuyeux, il est de trop dans cemonde.

– En vérité, mon cher Tristan, tuparles comme un homme qui ne sait à qui s’en prendre. Ne dirait-onpas, à t’entendre, que tu cherches une affaire d’honneur pourrétablir ta réputation, ou que tu as besoin d’une balafre pour lamontrer à ta maîtresse, comme un étudiantallemand ?

– Mais, aussi, c’est que je metrouve dans une situation vraiment intolérable. On m’accuse, on medéshonore, et je n’ai pas un moyen de me venger ! Si jecroyais réellement… »

Les deux jeunes gens passaient en cetinstant sur le boulevard, devant la boutique d’un bijoutier.Tristan s’arrêta de nouveau, tout à coup, pour regarder un braceletplacé dans l’étalage.

« Voilà une chose étrange,dit-il.

– Qu’est-ce que c’est ?veux-tu te battre aussi avec la fille de comptoir ?

– Non pas, mais tu me conseillaisde chercher dans mes souvenirs. En voici un qui se présente. Tuvois bien ce bracelet d’or qui, du reste, n’a rien demerveilleux : un serpent avec deux turquoises. Dans le momentde ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez cemême marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là,lequel bracelet était destiné à cette grisette dont il s’occupait,et qui avait failli nous brouiller ; lorsque, après notrequerelle vidée, nous eûmes déjeuné ensemble : « Parbleu,me dit-il en riant, tu viens de m’enlever la reine de mes pensées àl’instant où je me disposais à lui faire un cadeau ; c’étaitun petit bracelet avec mon nom gravé en dedans ; mais, ma foi,elle ne l’aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède ;puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue. –Faisons mieux, répondis-je ; soyons de moitié dans l’envoi quetu comptais lui faire. – Tu as raison, reprit-il ; mon nom estdéjà sur la plaque, il faut que le tien y soit gravé aussi, et, ensigne de bonne amitié, nous y ferons ajouter la date. » Ainsifut dit, ainsi fut fait. La date et les deux noms, écrits sur lebracelet, furent envoyés à la demoiselle, et doivent actuellementexister quelque part en la possession de mademoiselle Javotte(c’est le nom de notre héroïne), à moins qu’elle ne l’ait vendupour aller dîner.

– À merveille ! s’écriaArmand ; cette preuve que tu cherchais est toute trouvée. Ilfaut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la marquisevoie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut quemademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité etde l’identité de la chose. N’en est-ce pas assez pour prouverclairement que rien de sérieux n’a pu se passer entre Saint-Aubinet toi ? Certes, deux amis qui, pour se divertir, font unpareil cadeau à une femme qu’ils se disputent, ne sont pas bien encolère l’un contre l’autre, et il devient alors évident…

– Oui, tout cela est très bien, ditTristan ; ta tête va plus vite que la mienne ; mais pourexécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas qu’avant deretrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer parretrouver Javotte ? Malheureusement ces deux découvertessemblent également difficiles. Si, d’un côté, la jeune personne estsujette à perdre ses nippes, elle est capable, d’une autre part, des’égarer fort elle-même. Chercher, après un an d’intervalle, unegrisette perdue sur le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cettegrisette, un gage d’amour fabriqué en métal, cela me paraîtau-dessus de la puissance humaine ; c’est un rêve impossible àréaliser.

– Pourquoi ? repritArmand ; essayons toujours. Vois comme le hasard, de lui-même,te fournit l’indice qu’il te fallait ; tu avais oublié cebracelet ; il te le met presque devant les yeux, ou du moins,il te le rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il estirrécusable ; ce bracelet dit tout, ton amitié pourSaint-Aubin, son estime pour toi, le peu de gravité de l’affaire.La Fortune est femme, mon cher ; quand elle fait des avances,il faut en profiter. Penses-y, tu n’as que ce moyen d’imposersilence à madame de Vernage ; mademoiselle Javotte et sonserpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand,c’est vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas ; etd’abord, où demeurait jadis cette demoiselle ?

– À te dire vrai, je n’en sais plusrien ; c’était, je crois, dans un passage, une espèce desquare, de cité.

– Entrons chez le bijoutier, etquestionnons-le. Les marchands ont quelquefois une mémoireincroyable ; ils se souviennent des gens après des années,surtout de ceux qui ne les payent pas très bien. »

Tristan se laissa conduire par sonfrère ; tous deux entrèrent dans la boutique. Ce n’était pasune chose facile que de rappeler au marchand un objet de peu devaleur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne l’avait pourtantpas oublié, à cause de la singularité des deux nomsréunis.

« Je me souviens, en effet, dit-il,d’un petit bracelet que deux jeunes gens m’ont commandé l’hiverdernier, et je reconnais bien monsieur. Mais quant à savoir où cebracelet a été porté, et à qui, je n’en peux rien dire.

– C’était à une demoiselle Javotte,dit Armand, qui devait demeurer dans un passage.

– Attendez, » reprit lebijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, réfléchit, seconsulta, et finit par dire : « C’est celamême ; mais ce n’est point le nom de Javotte que je trouve surmon livre. C’est le nom de madame de Monval, cité Bergère, 4.– Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appelerainsi ; ce nom de Monval m’était sorti de la tête ;peut-être avait-elle le droit de le porter, car son titre deJavotte n’était, je crois, qu’un sobriquet. Travaillez-vous encorequelquefois pour elle ; vous a-t-elle acheté autrechose ?

– Non, monsieur ; elle m’avendu, au contraire, une chaîne d’argent cassée qu’elleavait.

– Mais point debracelet ?

– Non, monsieur.

– Va pour Monval, dit Armand ;grand merci, monsieur. Et quant à nous, en route pour la citéBergère.

– Je crois, dit Tristan en quittantle bijoutier, qu’il serait bon de prendre un fiacre. J’ai quelquepeur que madame de Monval n’ait changé plusieurs fois de domicile,et que notre course ne soit longue. »

Cette prévision était fondée. Laportière de la cité Bergère apprit aux deux frères que madame deMonval avait déménagé depuis longtemps, qu’elle s’appelait àprésent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et qu’elledemeurait rue Saint-Jacques.

« Est-elle à son aise ?a-t-elle de quoi vivre ? demanda Armand, poursuivi par lacrainte du bracelet vendu.

– Oh ! oui, monsieur, ellefait beaucoup de dépense ; elle avait ici un logement complet,des meubles d’acajou et une batterie de cuisine. Elle voyaitbeaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme ilfaut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu’on faisaitvenir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et ily en avait un qui avait une bien belle voix ; il chantaitcomme un vrai artiste de l’Académie. Du reste, monsieur, il n’y ajamais eu rien à dire sur le compte de madame de Monval. Elleétudiait aussi pour être artiste ; c’était moi qui faisais sonménage, et elle ne sortait jamais qu’en citadine.

– Fort bien, dit Armand ;allons rue Saint-Jacques. »

« Mademoiselle Durand ne logeplus ici, répondit la seconde portière ; il y a six moisqu’elle s’en est allée, et nous ne savons guère trop où elle est.Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n’est pas partie encarrosse, et elle n’emportait pas grand’chose. – Est-cequ’elle menait une vie malheureuse ?

– Oh ! mon Dieu, une vie bienpauvre. Elle n’était guère à l’aise, cette demoiselle. Elledemeurait là au fond de l’allée, sur la cour, derrière lafruitière. Elle travaillait toute la sainte journée ; elle negagnait guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché lematin, et elle faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneauqu’elle avait. On ne peut pas dire qu’elle manquait de soin, maiscela sentait toujours les choux dans sa chambre. Il y a une dame endeuil qui est venue, une de ses tantes, qui l’a emmenée ; nouscroyons qu’elle s’est mise aux sœurs du Bon-Pasteur. La lingère ducoin vous dira peut-être cela : c’était elle quil’employait.

– Allons chez la lingère, ditArmand ; mais les choux sont de mauvaisaugure. »

Le troisième renseignement recueilli surJavotte ne fut pas d’abord plus satisfaisant que les deux premiers.Moyennant une petite somme que sa famille avait trouvé moyen defournir, elle était entrée, en effet, au couvent des sœurs duBon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois. Comme sa conduiteétait bonne, la protection de quelques personnes charitablesl’avait fait admettre par les sœurs, qui lui montraient beaucoup debonté et qui n’avaient qu’à se louer de son obéissance.« Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant aune tête si vive qu’il ne lui est pas possible de rester en place.C’était une grande faveur pour elle que d’avoir été reçue commepensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du biend’elle, et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion,en même temps qu’elle travaillait très bien, car c’est une bonneouvrière. Mais tout d’un coup sa tête est partie ; elle ademandé à s’en aller. Vous comprenez, monsieur, que dans cetemps-ci un couvent n’est pas une prison ; on lui a ouvert lesportes, et elle s’est envolée.

– Et vous ignorez ce qu’elle estdevenue ?

– Pas tout à fait, répondit enriant la lingère. Il y a une de mes demoiselles qui l’a rencontréeau Ranelagh. Elle se fait appeler maintenant Amélina Rosenval. Jecrois qu’elle demeure rue de Bréda, et qu’elle est figurante auxFolies-Dramatiques. »

Tristan commençait à se décourager.« Laissons tout cela, dit-il à son frère. À la tournure queprennent les choses, nous n’en aurons jamais fini. Qui sait simademoiselle Durand, madame de Monval, madame Rosenval, n’est pasen Chine ou à Quimper-Corentin ?

– Il faut y aller voir, disaittoujours Armand. Nous avons trop fait pour nous arrêter. Qui te ditque nous ne sommes pas sur le point de découvrir notrevoyageuse ? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je latrouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié detraverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui,arrivé à moitié chemin, trouva que c’était trop froid et revint surses pas. »

Armand avait raison cette fois. MadameRosenval en personne fut découverte rue de Bréda ; mais il nes’agissait plus, à cette nouvelle adresse, du couvent, ni deschoux, ni du Ranelagh. De figurante qu’elle était naguère, madameRosenval était devenue tout à coup, par la grâce du hasard et d’unancien préfet, personnage important et protecteur des arts,prima donna d’un théâtre de province. Elle habitait depuisquelque temps une assez grande ville du midi de la France, où sontalent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé,faisait les délices des connaisseurs du lieu et l’admiration de lagarnison. Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, sifaire se pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deuxjeunes gens, il est vrai, qu’on ne savait pas s’ils pourraient êtrereçus ; mais ils furent introduits par une femme de chambredans un appartement assez riche, d’un goût peu sévère, orné destatuettes, de glaces et de cartons-pâtes, à peu près comme uncafé. La maîtresse du lieu était à sa toilette ; elle fit direqu’on attendît, et qu’elle allait recevoirM. de Berville.

« À présent, je te laisse,dit Armand à son frère ; tu vois que nous sommes venus à boutde notre campagne. C’est à toi de faire le reste ; décidemadame Rosenval à te rendre ton bracelet ; qu’ellel’accompagne d’un mot de sa main qui donne plus de poids à cetterestitution ; reviens armé de cette preuve authentique, etmoquons-nous de la marquise. » Armand sortit sur ces paroles,et Tristan resta seul à se promener dans le somptueux salon deJavotte. Il y était depuis un quart d’heure, lorsque la porte de lachambre à coucher s’ouvrit. Un gros et grand monsieur, à ladémarche grave, à la tête grisonnante, portant des lunettes, unechaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en or,s’avança d’un air affable et majestueux. « Monsieur, dit-il àTristan, j’apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Sivous voulez prendre la peine d’entrer, elle vous attend dans soncabinet. »

Il fit un léger salut et seretira.

« Peste ! se dit Tristan, ilparaît que Javotte voit à présent meilleure compagnie que dansl’allée de la rue Saint-Jacques. »

Soulevant une portière de soiechamarrée, que lui avait indiquée le monsieur aux lunettes d’or, ilpénétra dans un boudoir tendu en mousseline rose, où madameRosenval, étendue sur un canapé, le reçut d’un air nonchalant.Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme qu’on a aimée,fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l’on s’estdonné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avecempressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis ilprit place à côté d’elle, et débuta, comme cela se devait, par luifaire ses compliments sur ce qu’elle était embellie, qu’il larevoyait plus charmante que jamais, etc… (toutes choses qu’on dit àtoute femme qu’on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu’un péchémortel).

« Permettez-moi, ma chère,ajouta-t-il, de vous féliciter sur l’heureux changement qui mesemble s’être opéré dans vos petites affaires. Vous êtes logée icicomme un grand seigneur.

– Vous serez donc toujours unmauvais plaisant, monsieur de Berville ? réponditJavotte ; tout cela est fort simple ; ce n’est qu’unpied-à-terre ; mais je me fais arranger quelque chose là-bas,car vous savez que je perche au diable.

– Oui, j’ai appris que vous étiezau théâtre.

– Mon Dieu, oui, je me suisdécidée. Vous savez que la grande musique, la musique sérieuse, aété l’occupation de toute ma vie. M. le baron, que vous venezde voir, je suppose, sortant d’ici, et qui est un de mes bons amis,m’a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous !je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, ledrame, le vaudeville, l’opéra.

– On m’a dit cela, repritTristan ; mais j’ai à vous parler d’une affaire assezsérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon queje me hâte de profiter de l’occasion que j’ai de vous faire mesconfidences. Vous souvenez-vous d’un certainbracelet ?… »

Tout en parlant, Tristan, pardistraction, jeta les yeux sur la cheminée ; la première chosequ’il y remarqua fut la carte de visite de la Bretonnière,accrochée à la glace.

« Est-ce que vous connaissez cepersonnage-là ? demanda-t-il avec surprise.

– Oui ; c’est un ami dubaron ; je le vois de temps en temps, et je crois même qu’ildîne à la maison aujourd’hui. Mais, de grâce, continuez donc, jevous en prie, et je vous écoute. »

IV

Il y aurait peut-être pour le philosophe oupour le psychologue, comme on dit, une curieuse étude à faire surle chapitre des distractions. Supposez un homme qui est en train deparler des choses qui le touchent le plus à la personne dont il aitplus à craindre ou à espérer, à un avocat, à une femme ou à unministre. Quel degré d’influence exercera sur lui une épingle quile pique au milieu de son discours, une boutonnière qui se déchire,un voisin qui se met à jouer de la flûte ? Que fera un acteur,récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de ses créanciersdans la salle ? Jusqu’à quel point, enfin, peut-on parlerd’une chose, et en même temps penser à une autre ?

Tristan se trouvait à peu près dans unesituation de ce genre. D’une part, comme il l’avait dit, le tempspressait ; le monsieur à lunettes d’or pouvait reparaître àtout moment. D’ailleurs, dans l’oreille d’une femme qui vousécoute, il y a une mouche qu’il faut prendre au vol ; dèsqu’il n’est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est troptard. Tristan attachait assez de prix à ce qu’il venait demander àJavotte pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu’ilfaisait pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentaitla nécessité de la terminer promptement. Mais, d’une autre part, ilavait devant les yeux la carte de la Bretonnière, ses regards nepouvaient s’en détacher ; et, tout en poursuivant l’objet desa visite, il se répétait à lui-même : « Jeretrouverai donc cet homme-là partout ? – Enfin, quevoulez-vous ? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poèteen couches. »

Il va sans dire que Tristan ne voulaitpoint parler de son motif secret, ni prononcer le nom de lamarquise.

« Je ne puis rien vous expliquer,répondit-il. Je ne puis que vous dire une seule chose, c’est quevous m’obligeriez infiniment en me rendant le bracelet queSaint-Aubin et moi nous vous avons donné, s’il est encore en votrepossession.

– Mais qu’est-ce que vous voulez enfaire ?

– Rien qui puisse vous inquiéter,je vous en donne ma parole.

– Je vous crois, Berville, vousêtes homme d’honneur. Le diable m’emporte, je vouscrois. »

(Madame Rosenval, dans ses nouvellesgrandeurs, avait conservé quelques expressions qui sentaient encoreun peu les choux.)

« Je suis enchanté, ditTristan, que vous ayez de moi un si bon souvenir ; vousn’oubliez pas vos amis. – Oublier mes amis ! jamais. Vousm’avez vue dans le monde quand j’étais sans le sou, je me plais àle reconnaître. J’avais deux paires de bas à jour qui sesuccédaient l’une à l’autre, et je mangeais la soupe dans unecuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l’argent massif, avecun laquais par derrière et plusieurs dindons par devant ; maismon cœur est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeunetemps nous nous amusions pour de bon ? À présent, je m’ennuiecomme un roi… Vous souvenez-vous d’un jour,… à Montmorency ?…Non, ce n’était pas vous, je me trompe ; mais c’est égal,c’était charmant. Ah ! les bonnes cerises ! et cescôtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, auChâteau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco,picorait du pain sur la table ! Il y a eu pourtant deuxAnglais assez bêtes pour faire boire de l’eau-de-vie à ce pauvreanimal, et il en est mort. Avez-vous sucela ? »

Lorsque Javotte parlait ainsi à peu prèsnaturellement, c’était avec une volubilité extrême ; maisquand ses grands airs la reprenaient, elle se mettait tout à coup àtraîner ses phrases avec un air de rêverie et dedistraction.

« Oui, vraiment,continua-t-elle d’une voix de duchesse enrhumée, je me souvienstoujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé.– C’est à merveille, ma chère Amélina ; mais, répondez,de grâce, à mes questions. Avez-vous conservé cebracelet ?

– Quel bracelet, Berville ?qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Ce bracelet que je vousredemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous avionsdonné ?

– Fi donc ! redemander uncadeau ! c’est bien peu gentilhomme, mon cher.

– Il ne s’agit point ici degentilhommerie. Je vous l’ai dit, il s’agit d’un service fortimportant que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je vous enconjure, et répondez-moi sérieusement. Si ce n’est que le braceletqui vous tient au cœur, je m’engage bien volontiers à vous enmettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j’aibesoin.

– C’est fort galant de votrepart.

– Non, ce n’est pas galant, c’esttout simple. Je ne vous parle ici que dans mon intérêt.

– Mais d’abord, dit Javotte en selevant et en jouant de l’éventail, il faudrait savoir, comme jevous disais, ce que vous en feriez, de ce bracelet. Je ne peux pasme fier à un homme qui n’a pas lui-même confiance en moi. Voyons,contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque femme, quelquetricherie là-dessous. Tenez, je parierais que c’est quelqueancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me dépouillerde mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelquejalousie, quelque mauvais propos ; allons, parlezdonc.

– S’il faut absolument vous diremon motif, répondit Tristan, voulant se débarrasser de cesquestions, la vérité est que Saint-Aubin est mort ; nousétions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder cebracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.

– Bah ! quelle histoire vousme fabriquez là ! Saint-Aubin est mort ? Depuisquand ?

– Il est mort en Afrique, il y apeu de temps.

– Vrai ? Pauvre garçon !je l’aimais bien aussi. C’était un gentil cœur, et je me souviensque dans le temps il m’appelait sa beauté rose. « Voilàma beauté rose, » disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli.Vous rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions àErmenonville, et que nous avions tout cassé dans l’auberge ?Il ne restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté leschaises par les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, toutjustement, voilà qu’il arrive une grande longue famille de bonsprovinciaux qui venaient visiter la nature. Il ne se trouvait plusune tasse pour leur servir leur café au lait. – Tête defolle ! dit Tristan ; ne pouvez-vous, une fois parhasard, faire attention à ce qu’on vous dit ? Avez-vous monbracelet, oui ou non ?

– Je n’en sais rien du tout, et jen’aime pas les propositions faites à bout portant.

– Mais vous avez, je le suppose, uncoffre, un tiroir, un endroit quelconque à mettre vos bijoux ?Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre ; je ne vous en demande pasdavantage. »

Javotte sembla un peu réfléchir, serassit près de Tristan, et lui prit la main :

« Écoutez, dit-elle, vous concevezque, si ce bracelet vous est nécessaire, je ne tiens pas à unepareille misère. J’ai de l’amitié pour vous, Berville ; il n’ya rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais vous comprenez bienaussi que ma position m’impose des devoirs. Il est possible que,d’un jour à l’autre, j’entre à l’Opéra, dans les chœurs. Monsieurle baron m’a promis d’y employer toute son influence. Un ancienpréfet, comme lui, a de l’empire sur les ministres, etM. de la Bretonnière, de son côté…

– La Bretonnière ! s’écriaTristan impatienté ; et que diantre fait-il ici ?Apparemment qu’il trouve moyen d’être en même temps à Paris et à lacampagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chezvous !

– Je vous dis que c’est un ami dubaron. C’est un homme fort distingué que M. de laBretonnière. Il est vrai qu’il a une campagne près de la vôtre, etqu’il va souvent chez une personne que vous connaissezprobablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus sonnom.

– Est-ce qu’il vous parled’elle ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Certainement, il nous parled’elle. Il la voit tous les jours, pas vrai ? Il a son couvertà sa table ; elle s’appelle Vernage, ou quelque chose commeça ; on sait ce que c’est, entre nous soit dit, que lesvoisins et les voisines… Eh bien ! qu’est-ce que vous avezdonc ?

– Peste soit du fat ! ditTristan, prenant la carte de la Bretonnière et la froissant entreses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de cesjours.

– Oh ! oh ! Berville,vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, je le vois. Ehbien ! tenez, faisons l’échange. Votre confidence pour monbracelet.

– Vous l’avez donc, cebracelet ?

– Vous l’aimez donc, cettemarquise ?

– Ne plaisantons pas.L’avez-vous ?

– Non pas, je ne dis pas cela. Jevous répète que ma position…

– Belle position ! Vousmoquez-vous des gens ? Quand vous iriez à l’Opéra, et quandvous seriez figurante à vingt sous par jour…

– Figurante ! s’écria Javotteen colère. Pour qui me prenez-vous, s’il vous plaît ? Jechanterai dans les chœurs, savez-vous !

– Pas plus que moi ; on vousprêtera un maillot et une toque, et vous irez en processionderrière la princesse Isabelle ; ou bien on vous donnera ledimanche une petite gratification pour vous enlever au bout d’unepoulie dans le ballet de la Sylphide. Qu’est-ce que vousentendez avec votre position ?

– J’entends et je prétends que,pour rien au monde, je ne voudrais que monsieur le baron pût voirmon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous voyez bien que, pour vousrecevoir, j’ai dit que vous étiez mon parent. Je ne sais pas ce quevous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous plaît pas de me ledire. Monsieur le baron ne m’a jamais connue que sous le nom demadame de Rosenval ; c’est le nom d’une terre que mon père avendue. J’ai des maîtres, mon cher, j’étudie, et je ne veux rienfaire qui compromette mon avenir. »

Plus l’entretien se prolongeait, plusTristan souffrait de la résistance et de l’étrange légèreté deJavotte. Évidemment le bracelet était là, dans cette chambrepeut-être ; mais où le trouver ? Tristan se sentait parmoments l’envie de faire comme les voleurs, et d’employer la menacepour parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience luisemblait pourtant préférable.

« Ma brave Javotte, dit-il,ne nous fâchons pas. Je crois fermement à tout ce que vous medites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vouscompromettre ; chantez à l’Opéra tant que vous voudrez, dansezmême, si bon vous semble. Mon intention n’est nullement…– Danser ! moi qui ai joué Célimène ! oui, monpetit, j’ai joué Célimène à Belleville, avant de partir pour laprovince ; et mon directeur, M. Poupinel, qui a assisté àla représentation, m’a engagée tout de suite pour les troisièmesDugazon. J’ai été ensuite seconde grande première coquette, premierrôle marqué, et forte première chanteuse ; et c’est Brochardlui-même, qui est ténor léger, qui m’a fait résilier, et Gustave,qui est Laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisionsquatre ou cinq cents francs avec la Tour de Nesle, etAdolphe et Clara ; nous ne jouions que ces deuxpièces-là partout. Si vous croyez que je vaisdanser !

– Ne nous fâchons pas, ma belle, jevous en conjure !

– Savez-vous que j’ai joué avecFrédérick ? Oui, j’ai joué avec Frédérick, en province, aubénéfice d’un homme de lettres. Il est vrai que je n’avais pas ungrand rôle ; je faisais un page dans Lucrèce Borgia,mais toujours j’ai joué avec Frédérick.

– Je n’en doute pas, vous nedanserez point ; je vous supplie de m’excuser ; mais, machère, le temps se passe, et vous répondez à beaucoup de choses,excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s’il est possible.Dites-moi : voulez-vous me permettre d’aller à l’instant mêmechez Fossin, d’y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce quivous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l’envoyer ou devous le rapporter, selon votre fantaisie ; en échange de quoivous me renverrez ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle queje vous demande, et à laquelle vous ne tenez pas sansdoute ?

– Qui sait ? dit Javotte d’unton radouci ; nous autres, nous tenons à peu de chose ;et je suis comme cela, j’aime mes effets.

– Mais ce bracelet ne vaut pas dixlouis, et apparemment, ce n’est pas ce qu’il y a d’écrit dessus quivous le rend précieux ? »

La vanité masculine, d’une part, et lacoquetterie féminine, d’une autre, sont deux choses si naturelleset qui retrouvent toujours si bien leur compte, que Tristan n’avaitpu s’empêcher de se rapprocher de Javotte en faisant cettequestion. Il avait entouré doucement de son bras la jolie taille deson ancienne amie, et Javotte, la tête penchée sur son éventail,souriait en soupirant tout bas, tandis que la moustache du jeunehussard effleurait déjà ses cheveux blonds ; le souvenir dupassé et l’idée d’un bracelet neuf lui faisaient palpiter lecœur.

« Parlez, Tristan, dit-elle, soyeztout à fait franc. Je suis bonne fille ; n’ayez pas peur.Dites-moi où ira mon serpentin bleu.

– Eh bien ! mon enfant,répondit le jeune homme, je vais tout vous avouer : je suisamoureux.

– Est-elle belle ?

– Vous êtes plus jolie ; elleest jalouse, elle veut ce bracelet ; il lui est revenu, je nesais comment, que je vous ai aimée…

– Menteur !

– Non, c’est la vérité ; vousétiez, ma chère, vous êtes encore si parfaitement gentille, fraîcheet coquette, une petite fleur ; vos dents ont l’air de perlestombées dans une rose ; vos yeux, votre pied…

– Eh bien ! dit Javotte,soupirant toujours.

– Eh bien ! reprit Tristan, etnotre bracelet ? Javotte se préparait peut-être à répondre desa voix la plus tendre : « Eh bien ! mon ami,allez chez Fossin, » lorsqu’elle s’écria tout à coup :« Prenez garde, vous m’égratignez ! » La cartede visite de la Bretonnière était encore dans la main de Tristan,et le coin du carton corné avait, en effet, touché l’épaule demadame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à laporte ; la tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-mêmeentra dans la chambre.

« Pardieu ! monsieur, s’écriaTristan, ne pouvant contenir un mouvement de dépit, vous arrivezcomme mars en carême.

– Comme mars en toute saison, ditla Bretonnière, enchanté de son calembour.

– On pourrait voir cela, repritTristan.

– Quand il vous plaira, dit laBretonnière.

– Demain vous aurez de mesnouvelles. »

Tristan se leva, prit Javotte àpart : « Je compte sur vous, n’est-ce pas ? luidit-il à voix basse ; dans une heure, j’enverraiici. »

Puis il sortit, sans plus de façon, enrépétant encore : « À demain ! »« Que veut dire cela ? demanda Javotte.

– Ma foi, je n’en sais rien, dit laBretonnière. »

V

Armand, comme on le pense bien, avait attenduimpatiemment le retour de son frère, afin d’apprendre le résultatde l’entretien avec Javotte. Tristan rentra chez lui toutjoyeux.

« Victoire ! mon cher,s’écria-t-il ; nous avons gagné la bataille, et mieux encore,car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la fois.

– Bah ! dit Armand ; qu’ya-t-il donc ? tu as un air de gaieté qui fait plaisir àvoir.

– Ce n’est pas sans raison ni sans peine.Javotte a hésité ; elle a bavardé ; elle m’a fait desdiscours à dormir debout ; mais enfin elle cédera, j’en suiscertain ; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons monbracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battronsavec la Bretonnière.

– Encore ce pauvre homme ! Tu lui enveux donc beaucoup ?

– Non, en vérité, je n’ai plus de rancunecontre lui. Je l’ai rencontré, je l’ai envoyé promener, je luidonnerai un coup d’épée, et je lui pardonne.

– Où l’as-tu donc vu ? chez tabelle ?

– Eh, mon Dieu ! oui ; nefaut-il pas que ce monsieur-là se fourre partout ?

– Et comment la querelle est-ellevenue ?

– Il n’y a pas de querelle ; deuxmots, te dis-je, une misère ; nous en causerons. Commençonsmaintenant par aller chez Fossin acheter quelque chose pourJavotte, avec qui je suis convenu d’un échange ; car on nedonne rien pour rien quand on s’appelle Javotte, et même sanscela.

– Allons, dit Armand, je suis ravi commetoi que tu sois parvenu à ton but et que tu aies de quoi confondreta marquise. Mais, chemin faisant, mon cher ami, réfléchissons, jet’en prie, sur la seconde partie de ta vengeance projetée. Elle mesemble plus qu’étrange.

– Trêve de mots, dit Tristan, c’est unpoint résolu. Que j’aie tort ou raison, n’importe : nouspouvions ce matin discuter là-dessus ; à présent le vin esttiré, il faut le boire.

– Je ne me lasserai pas, reprit Armand,de te répéter que je ne conçois pas comment un homme comme toi, unmilitaire, reconnu pour brave, peut trouver du plaisir à ces duelssans motif, ces affaires d’enfant, ces bravades d’écolier, qui ontpeut-être été à la mode, mais dont tout le monde se moqueaujourd’hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde peuventse comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler plaisantà un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement parcequ’ils se rencontrent : les passions sont en jeu, et tout peuts’excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si tonprojet est sérieux, je n’hésite pas à te dire qu’en pareil cas jerefuserais de servir de témoin à mon meilleur ami.

– Je ne te demande pas de m’en servir,mais de te taire ; allons chez Fossin.

– Allons où tu voudras, je n’en démordraipas. Prendre en grippe un homme importun, cela arrive à tout lemonde : le fuir ou s’en railler, passe encore ; maisvouloir le tuer, c’est horrible.

– Je te dis que je ne le tueraipas ; je te le promets, je m’y engage. Un petit coup d’épée,voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du cavalier servantde la marquise, en même temps que je lui offrirai humblement, àelle, le bracelet de ma grisette.

– Songe donc que cela est inutile. Si tute bats pour laver ton honneur, qu’as-tu à faire du bracelet ?Si le bracelet te suffit, qu’as-tu à faire de cette querelle ?M’aimes-tu un peu ? cela ne sera pas.

– Je t’aime beaucoup, mais celasera. »

En parlant ainsi, les deux frères arrivèrentchez Fossin. Tristan, ne voulant pas que Javotte pût se repentir deson marché, choisit pour elle une jolie châtelaine qu’il fitenvelopper avec soin, ayant dessein de la porter lui-même etd’attendre la réponse, s’il n’était pas reçu. Armand, ayant autrechose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à l’idée derevenir promptement avec le bracelet en question, ne lui proposapas de l’accompagner. Il fut convenu qu’ils se retrouveraient lesoir.

Au moment où ils allaient se séparer, la roued’une calèche découverte, courant avec un assez grand fracas, rasale trottoir de la rue Richelieu. Une livrée bizarre, qui attiraitles yeux, fit retourner les passants. Dans cette voiture étaitmadame de Vernage, seule, nonchalamment étendue. Elle aperçut lesdeux jeunes gens, et les salua d’un petit signe de tête, avec uneindolence protectrice.

« Ah ! dit Tristan, pâlissant malgrélui, il paraît que l’ennemi est venu observer la place. Elle arenoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame, pour faire un touraux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris. Qu’elle ailleen paix ! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de lavoir ici. Si j’étais un fat, je croirais qu’elle vient savoir demes nouvelles. Mais point du tout ; regarde avec quellaisser-aller aristocratique, supérieur même à celui de Javotte,elle a daigné nous remarquer. Gageons qu’elle ne sait ce qu’ellevient faire ; ces femmes-là cherchent le danger, comme lespapillons la lumière. Que son sommeil de ce soir lui soitléger ! Je me présenterai demain à son petit lever, et nous enaurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre untel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j’ai là, dansmes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi jesuis en droit de lui dire : « Vos belles lèvres enont menti et vos baisers sentent la calomnie ; » quedirait-elle ? Elle serait peut-être moins superbe, non pasmoins belle… Adieu, mon cher, à ce soir ! » Si Armandn’avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère de sebattre, ce n’était pas qu’il crût impossible de l’enempêcher ; mais il le savait trop violent, surtout dans unmoment pareil, pour essayer de le convaincre par la raison ;il aimait mieux prendre un autre moyen. La Bretonnière, qu’ilconnaissait de longue main, lui paraissait avoir un caractère pluscalme et plus facile à aborder : il l’avait vu chasserprudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de cecôté il n’y aurait pas plus de chances de réconciliation. LaBretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses depapiers, comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand luiexprima tout le regret qu’il éprouvait de voir qu’un mot (qu’ilignorait du reste, disait-il) pouvait amener deux gens de cœur àaller sur le terrain, et de là en prison.

« Qu’avez-vous donc fait à monfrère ? lui demanda-t-il.

– Ma foi, je n’en sais rien, dit laBretonnière, se levant et s’asseyant tour à tour d’un air un peuembarrassé, tout en conservant sa gravité ordinaire : votrefrère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon égard ;mais, s’il faut vous parler franchement, je vous avoue que j’ignoreabsolument pourquoi.

– N’y a-t-il pas entre vous quelquerivalité ? Ne faites-vous pas la cour à quelquefemme ?…

– Non, en vérité, pour ce qui meregarde, je ne fais la cour à personne, et je ne vois aucun motifraisonnable qui ait fait franchir ainsi à votre frère les bornes dela politesse.

– Ne vous êtes-vous jamais disputésensemble ?

– Jamais, une seule fois exceptée,c’était du temps du choléra : M. de Berville, encausant au dessert, soutint qu’une maladie contagieuse étaittoujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe ladifférence qu’on a établie entre le mot épidémique et le motendémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et jelui démontrai fort bien qu’une maladie épidémique pouvait devenirfort dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes àcette discussion un peu trop de chaleur, j’en conviens…

– Est-ce là tout ?

– Autant que je me le rappelle.Peut-être cependant a-t-il été blessé, il y a quelque temps, de ceque j’ai cédé à l’un de mes parents deux bassets dont il avaitenvie. Mais que voulez-vous que j’y fasse ? Ce parent vient mevoir par hasard ; je lui montre mes chiens, il trouve cesbassets…

– Si ce n’est que cela encore, iln’y a pas de quoi s’arracher les yeux.

– Non, à mon sens, je leconfesse ; aussi vous dis-je, en toute conscience, que je necomprends exactement rien à la provocation qu’il vient dem’adresser.

– Mais si vous ne faites la cour àpersonne, il est peut-être amoureux, lui, de cette marquise chezlaquelle nous allons chasser ?

– Cela se peut, mais je ne le croispas… Je n’ai point souvenance d’avoir jamais remarqué que lamarquise de Vernage pût souffrir ou encourager des assiduitéscondamnables.

– Qu’est-ce qui vous parle de riende condamnable ? Est-ce qu’il y a du mal à êtreamoureux ?

– Je ne discute pas cettequestion ; je me borne à vous dire que je ne le suis point, etque je ne saurais, par conséquent, être le rival depersonne.

– En ce cas, vous ne vous battrezpas ?

– Je vous demande pardon ; jesuis provoqué de la manière la plus positive. Il m’a dit, lorsqueje suis entré, que j’arrivais comme mars en carême. De telsdiscours ne se tolèrent pas ; il me faut uneréparation.

– Vous vous couperez la gorge pourun mot ?

– Les conjonctures sont fortgraves. Je n’entre point dans les raisons qui ont amené cedéfi ; je m’en étonne parce qu’il me semble étrange, mais jene puis faire autrement que de l’accepter.

– Un duel pareil est-ilpossible ? Vous n’êtes pourtant pas fou, ni Berville non plus.Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que cela m’amuse devous voir faire une étourderie semblable ?

– Je ne suis point un homme faible,mais je ne suis pas non plus un homme sanguinaire. Si votre frèreme propose des excuses, pourvu qu’elles soient bonnes et valables,je suis prêt à les recevoir. Sinon, voici mon testament que je suisen train d’écrire, comme cela se doit.

– Qu’entendez-vous par des excusesvalables ?

– J’entends… cela secomprend.

– Mais encore ?

– De bonnes excuses.

– Mais enfin, à peu près,parlez.

– Eh bien ! Il m’a dit quej’arrivais comme mars en carême, et je crois lui avoir dignementrépondu. Il faut qu’il rétracte ce mot, et qu’il me dise, devanttémoins, que j’arrivais tout simplement comme M. de laBretonnière.

– Je crois que, s’il estraisonnable, il ne peut vous refuser cela. »

Armand sortit de cette conférence nonpas entièrement satisfait, mais moins inquiet qu’il n’était venu.C’était au boulevard de Gand, entre onze heures et minuit, qu’ilavait rendez-vous avec son frère. Il le trouva, marchant à grandspas d’un air agité, et il s’apprêtait à négocier son accommodementdans les termes voulus par la Bretonnière, lorsque Tristan lui pritle bras en s’écriant :

« Tout est manqué ! Javotte sejoue de moi, je n’ai pas mon bracelet.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? quesais-je ? une idée d’hirondelle. Je suis allé chez elle toutdroit ; on me répond qu’elle est sortie. Je m’assure qu’eneffet elle n’y est pas, et je demande si elle n’a rien laissé pourmoi ; la chambrière me regarde avec étonnement. À force dequestions, j’apprends que madame Rosenval a dîné avec son baron àlunettes et une autre personne, sans doute ce damné laBretonnière ; qu’ils se sont séparés ensuite, la Bretonnièrepour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour aller au spectacle,non pas dans la salle, mais sur le théâtre ; et je ne saisquoi encore d’incompréhensible ; le tout mêlé de verbiages deservante : « Madame avait reçu une bonnenouvelle ; madame paraissait très contente ; elle étaitpressée, on n’avait pas eu le temps de manger le dessert, mais onavait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne. »Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que jeremets à la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à samaîtresse, et en confidence. Sans chercher à comprendre ce que jene peux savoir, je joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte.Là-dessus, je rentre, je compte les minutes, et la réponse n’arrivepas. Voilà où en sont les choses. Maintenant que cette fille a jene sais quoi en tête, s’en détournera-t-elle pour m’obliger ?Quel vent a soufflé sur cette girouette ? – Mais, ditArmand, le spectacle a fini tard ; il lui faut bien, à cettegirouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher cebracelet et l’envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l’heure.Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu’àtitre d’échange. Quant à ton duel, n’y songeplus.

– Eh, mon Dieu ! je n’y songepas ; j’y vais.

– Fou que tu es ! et notremère ? »

Tristan baissa la tête sans répondre, etles deux frères rentrèrent chez eux.

Javotte n’était pourtant pas aussiméchante qu’on pourrait le croire. Elle avait passé la journée dansune perplexité singulière. Ce bracelet redemandé, cette insistance,ce duel projeté, tout cela lui semblait autant de rêveriesincompréhensibles ; elle cherchait ce qu’elle avait à faire,et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à desévénements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avaittoute la fierté d’une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait boncœur. Berville était jeune et aimable ; le nom de cettemarquise mêlé à tout cela, ce mystère, ces demi confidences,plaisaient à l’imagination de la grisette parvenue.

« S’il était vrai qu’il m’aimeencore un peu, pensait-elle, et qu’une marquise fût jalouse de moi,y aurait-il grand risque à donner ce bracelet ? Ni le baron nid’autres ne s’en douteraient ; je ne le porte jamais ;pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal àpersonne ? »

Tout en réfléchissant, elle avait ouvertun petit secrétaire dont la clef était suspendue à son cou. Làétaient entassés, pêle-mêle, tous les joyaux de sa couronne :un diadème en clinquant pour la Tour de Nesle, descolliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient besoin desquinquets pour briller d’un éclat douteux ; du milieu de cetrésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivementles deux noms gravés sur la plaque.

« Il est joli, ce serpentin,dit-elle ; quelle peut être l’idée de Berville en voulant lereprendre ? je crois qu’il me sacrifie. Si l’inconnue meconnaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l’un de l’autre,ce n’est pas autorisé. Si Berville n’a eu pour moi qu’un caprice,est-ce une raison ? Bah ! il m’en donnera un autre ;ce sera drôle. »

Javotte allait peut-être envoyer lebracelet, lorsqu’un coup de sonnette vint l’interrompre dans sesréflexions. C’était le monsieur aux lunettes d’or.

« Mademoiselle, dit-il, je vousannonce un succès : vous êtes des chœurs. Ce n’est pas, deprime abord, une affaire extrêmement brillante ; trente sous,vous savez, mais qu’importe ? ce joli pied est dans l’étrier.Dès ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué deGustave.

– Voilà une nouvelle ! s’écriaJavotte en sautant de joie. Choriste à l’Opéra ! choriste toutde suite ! j’ai justement repassé mon chant ; je suis envoix ; ce soir, Gustave !… Ah, monDieu ! »

Après le premier moment d’ivresse,madame Rosenval retrouva la gravité qui convient à unecantatrice.

« Baron, dit-elle, vous êtesun homme charmant. Il n’y a que vous, et je sens ma vocation ;dînons : allons à l’Opéra, à la gloire ; rentrons,soupons, allez-vous-en ; je dors déjà sur mes lauriers. »Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javottene manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu’il n’étaitnécessaire. Le cœur lui battait en entrant par la porte desacteurs, dans ce vieux, sombre et petit corridor où Taglioni,peut-être, a marché. Comme le ballet fut applaudi, madame Rosenval,couverte d’un capuchon rose, crut avoir contribué au succès. Ellerentra chez elle fort émue, et, dans l’ivresse du triomphe, sespensées étaient à cent lieues de Tristan, lorsque sa femme dechambre lui remit la petite boîte soigneusement enveloppée parFossin, et un billet où elle trouva ces mots : « Il nefaut pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui abesoin d’un service. Soyez bonne comme autrefois. J’attends votreréponse avec impatience. »

« Ce pauvre garçon, ditmadame Rosenval, je l’avais oublié. Il m’envoie unechâtelaine ; il y a plusieurs turquoises… » Javotte semit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à sonengagement et à sa brillante destinée qu’à la demande de Tristan.Mais le jour la retrouva dans ses bonnes pensées.

« Allons, dit-elle, il fauts’exécuter. Ma journée d’hier a été heureuse ; il faut quetout le monde soit content. » Il était huit heures du matinquand Javotte prit son bracelet, mit son châle et son chapeau, etsortit de chez elle, pleine de cœur, et presque encore grisette.Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la loge duconcierge, une grosse femme, les joues couvertes delarmes.

« Monsieur de Berville ?demanda Javotte. – Hélas ! répondit la grossefemme.

– Y est-il, s’il vous plaît ?Est-ce ici ?

– Hélas ! madame,… il s’estbattu,… on vient de le rapporter… Il estmort ! »

Le lendemain, Javotte chantait pour laseconde fois dans les chœurs de l’Opéra, sous un quatrième nomqu’elle avait choisi : celui de madame Amaldi.

FIN DU SECRET DE JAVOTTE.

Pierre et Camille et leSecret de Javotte ont été publiés pour la première fois dansle Constitutionnel, à peu de distance l’un de l’autre(avril et juin 1844).

MIMI PINSON PROFIL DE GRISETTE

1845

MIMI PINSON

Elle a les yeux et les mains prestes.

Les carabins matin et soir,

Usent les manches de leurs vestes,

Landerirette ! À son comptoir.

I

Parmi les étudiants qui suivaient ; l’anpassé, les cours de l’École de médecine, se trouvait un jeune hommenommé Eugène Aubert. C’était un garçon de bonne famille, qui avaità peu près dix-neuf ans. Ses parents vivaient en province, et luifaisaient une pension modeste, mais qui lui suffisait. Il menaitune vie tranquille, et passait pour avoir un caractère fort doux.Ses camarades l’aimaient ; en toute circonstance, on letrouvait bon et serviable, la main généreuse et le cœur ouvert. Leseul défaut qu’on lui reprochait était un singulier penchant à larêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans sonlangage et ses moindres actions, qu’on l’avait surnommé laPetite Fille, surnom, du reste, dont il riait lui-même, etauquel ses amis n’attachaient aucune idée qui pût l’offenser, lesachant aussi brave qu’un autre au besoin ; mais il était vraique sa conduite justifiait un peu ce sobriquet, surtout par lafaçon dont elle contrastait avec les mœurs de ses compagnons. Tantqu’il n’était question que de travail, il était le premier àl’œuvre ; mais, s’il s’agissait d’une partie de plaisir, d’undîner au Moulin de Beurre, ou d’une contredanse à la Chaumière, laPetite Fille secouait la tête et regagnait sa chambrettegarnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants : nonseulement Eugène n’avait pas de maîtresse, quoique son âge et safigure eussent pu lui valoir des succès, mais on ne l’avait jamaisvu faire le galant au comptoir d’une grisette, usage immémorial auquartier Latin. Les beautés qui peuplent la montagneSainte-Geneviève et se partagent les amours des écoles, luiinspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu’à l’aversion.Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse, ingrate etdépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en échangede quelques plaisirs. – Gardez-vous de ces femmes-là,disait-il : ce sont des poupées de fer rouge. Et il netrouvait malheureusement que trop d’exemples pour justifier lahaine qu’elles lui inspiraient. Les querelles, les désordres,quelquefois même la ruine qu’entraînent ces liaisons passagères,dont les dehors ressemblent au bonheur, n’étaient que trop facilesà citer, l’année dernière comme aujourd’hui, et probablement commel’année prochaine.

Il va sans dire que les amis d’Eugène leraillaient continuellement sur sa morale et ses scrupules.« Que prétends-tu ? lui demandait souvent un de sescamarades, nommé Marcel, qui faisait profession d’être un bonvivant ; que prouve une faute, ou un accident arrivé une foispar hasard ? – Qu’il faut s’abstenir, répondait Eugène,de peur que cela n’arrive une seconde fois.

– Faux raisonnement, répliquaitMarcel, argument de capucin de carte, qui tombe si le compagnontrébuche. De quoi vas-tu t’inquiéter ? Tel d’entre nous aperdu au jeu ; est-ce une raison pour se faire moine ?L’un n’a plus le sou, l’autre boit de l’eau fraîche ; est-cequ’Élise en perd l’appétit ? À qui la faute si le voisin portesa montre au mont-de-piété pour aller se casser un bras àMontmorency ? la voisine n’en est pas manchote. Tu te batspour Rosalie, on te donne un coup d’épée ; elle te tourne ledos, c’est tout simple : en a-t-elle moins fine taille ?Ce sont de ces petits inconvénients dont l’existence est parsemée,et ils sont plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quandil fait beau temps, que de bonnes paires d’amis dans les cafés, lespromenades et les guinguettes ! Considère-moi ces gros omnibusbien rebondis, bien bourrés de grisettes, qui vont au Ranelagh ou àBelleville. Compte ce qui sort, un jour de fête seulement, duquartier Saint-Jacques : les bataillons de modistes, lesarmées de lingères, les nuées de marchandes de tabac ; toutcela s’amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s’abattre autourde Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées defriquets. S’il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges etpleurer ; car cela mange beaucoup, c’est vrai, et pleure aussitrès volontiers : c’est ce qui prouve un bon caractère. Maisquel mal font ces pauvres filles, qui ont cousu, bâti, ourlé, piquéet ravaudé toute la semaine, en prêchant d’exemple, le dimanche,l’oubli des maux et l’amour du prochain ? Et que peut faire demieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer huit joursà disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller lavue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la bellenature ?

– Sépulcres blanchis ! disaitEugène.

– Je dis et maintiens, continuaitMarcel, qu’on peut et doit faire l’éloge des grisettes, et qu’unusage modéré en est bon. Premièrement, elles sont vertueuses, carelles passent la journée à confectionner les vêtements les plusindispensables à la pudeur et à la modestie ; en second lieu,elles sont honnêtes, car il n’y a pas de maîtresse lingère ou autrequi ne recommande à ses filles de boutique de parler au mondepoliment ; troisièmement, elles sont très soigneuses et trèspropres, attendu qu’elles ont sans cesse entre les mains du lingeet des étoffes qu’il ne faut pas qu’elles gâtent, sous peine d’êtremoins bien payées ; quatrièmement, elles sont sincères, parcequ’elles boivent du ratafia ; en cinquième lieu, elles sontéconomes et frugales, parce qu’elles ont beaucoup de peine à gagnertrente sous, et s’il se trouve des occasions où elles se montrentgourmandes et dépensières, ce n’est jamais avec leurs propresdeniers ; sixièmement, elles sont très gaies, parce que letravail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, etqu’elles frétillent comme le poisson dans l’eau dès que l’ouvrageest terminé. Un autre avantage qu’on rencontre en elles, c’estqu’elles ne sont point gênantes, vu qu’elles passent leur vieclouées sur une chaise dont elles ne peuvent pas bouger, et que parconséquent il leur est impossible de courir après leurs amantscomme les dames de bonne compagnie. En outre, elles ne sont pasbavardes, parce qu’elles sont obligées de compter leurs points.Elles ne dépensent pas grand’chose pour leurs chaussures, parcequ’elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu’il est rarequ’on leur fasse crédit. Si on les accuse d’inconstance, ce n’estpas parce qu’elles lisent de mauvais romans ni par méchanceténaturelle ; cela tient au grand nombre de personnesdifférentes qui passent devant leurs boutiques ; d’un autrecôté, elles prouvent suffisamment qu’elles sont capables depassions véritables, par la grande quantité d’entre elles qui sejettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou quis’asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,l’inconvénient d’avoir presque toujours faim et soif, précisément àcause de leur grande tempérance ; mais il est notoire qu’ellespeuvent se contenter, en guise de repas, d’un verre de bière etd’un cigare : qualité précieuse qu’on rencontre bien rarementen ménage. Bref, je soutiens qu’elles sont bonnes, aimables,fidèles et désintéressées, et que c’est une chose regrettablelorsqu’elles finissent à l’hôpital. »

Lorsque Marcel parlait ainsi, c’était laplupart du temps au café, quand il s’était un peu échauffé latête ; il remplissait alors le verre de son ami, et voulait lefaire boire à la santé de mademoiselle Pinson, ouvrière en linge,qui était leur voisine ; mais Eugène prenait son chapeau, et,tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses camarades, ils’esquivait doucement.

II

Mademoiselle Pinson n’était pas précisément cequ’on appelle une jolie femme. Il y a beaucoup de différence entreune jolie femme et une jolie grisette. Si une jolie femme, reconnuepour telle, et ainsi nommée en langue parisienne, s’avisait demettre un petit bonnet, une robe de guingamp et un tablier de soie,elle serait tenue, il est vrai, de paraître une jolie grisette.Mais si une grisette s’affuble d’un chapeau, d’un camail de velourset d’une robe de Palmyre, elle n’est nullement forcée d’être unejolie femme ; bien au contraire, il est probable qu’elle aural’air d’un porte-manteau, et, en l’ayant, elle sera dans son droit.La différence consiste donc dans les conditions où vivent ces deuxêtres, et principalement dans ce morceau de carton roulé, recouvertd’étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à propos des’appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme lesœillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les œillèresempêchent les chevaux de regarder de côté et d’autre, et que lemorceau de carton n’empêche rien du tout.)

Quoi qu’il en soit, un petit bonnet autoriseun nez retroussé, qui, à son tour, veut une bouche bien fendue, àlaquelle il faut de belles dents et un visage rond pour cadre. Unvisage rond demande des yeux brillants ; le mieux est qu’ilssoient le plus noirs possible, et les sourcils à l’avenant. Lescheveux sont ad libitum, attendu que les yeux noirss’arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est loin dela beauté proprement dite. C’est ce qu’on appelle une figurechiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-êtrelaide sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfoischarmante, et plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoisellePinson.

Marcel s’était mis dans la tête qu’Eugènedevait faire la cour à cette demoiselle ; pourquoi ? jen’en sais rien, si ce n’est qu’il était lui-même l’adorateur demademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle Pinson. Il luisemblait naturel et commode d’arranger ainsi les choses à son goût,et de faire amicalement l’amour. De pareils calculs ne sont pasrares, et réussissent assez souvent, l’occasion, depuis que lemonde existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Quipeut dire ce qu’ont fait naître d’événements heureux ou malheureux,d’amours, de querelles, de joies ou de désespoirs, deux portesvoisines, un escalier secret, un corridor, un carreaucassé ?

Certains caractères, pourtant, se refusent àces jeux du hasard. Ils veulent conquérir leurs jouissances, nonles gagner à la loterie, et ne se sentent pas disposés à aimerparce qu’ils se trouvent en diligence à côté d’une jolie femme. Telétait Eugène, et Marcel le savait ; aussi avait-il formédepuis longtemps un projet assez simple, qu’il croyait merveilleuxet surtout infaillible pour vaincre la résistance de soncompagnon.

Il avait résolu de donner un souper, et netrouva rien de mieux que de choisir pour prétexte le jour de sapropre fête. Il fit donc apporter chez lui deux douzaines debouteilles de bière, un gros morceau de veau froid avec de lasalade, une énorme galette de plomb, et une bouteille de vin deChampagne. Il invita d’abord deux étudiants de ses amis, puis ilfit savoir à mademoiselle Zélia qu’il y avait le soir gala à lamaison, et qu’elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n’eurentgarde d’y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un destalons rouges du quartier Latin, de ces gens qu’on ne refusepas ; et sept heures du soir venaient à peine de sonner, queles deux grisettes frappaient à la porte de l’étudiant,mademoiselle Zélia en robe courte, en brodequins gris et en bonnetà fleurs, mademoiselle Pinson, plus modeste, vêtue d’une robe noirequi ne la quittait pas, et qui lui donnait, disait-on, une sorte depetit air espagnol dont elle se montrait fort jalouse. Toutes deuxignoraient, on le pense bien, les secrets desseins de leurhôte.

Marcel n’avait pas fait la maladressed’inviter Eugène d’avance ; il eût été trop sûr d’un refus desa part. Ce fut seulement lorsque ces demoiselles eurent pris placeà table, et après le premier verre vidé, qu’il demanda lapermission de s’absenter quelques instants pour aller chercher unconvive, et qu’il se dirigea vers la maison qu’habitaitEugène ; il le trouva, comme d’ordinaire, à son travail, seul,entouré de ses livres. Après quelques propos insignifiants, ilcommença à lui faire tout doucement ses reproches accoutumés, qu’ilse fatiguait trop, qu’il avait tort de ne prendre aucunedistraction, puis il lui proposa un tour de promenade. Eugène, unpeu las, en effet, ayant étudié toute la journée, accepta ;les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut pas difficileà Marcel, après quelques tours d’allée au Luxembourg, d’obliger sonami à entrer chez lui.

Les deux grisettes, restées seules, etennuyées probablement d’attendre, avaient débuté par se mettre àl’aise ; elles avaient ôté leurs châles et leurs bonnets, etdansaient en chantant une contredanse, non sans faire, de temps entemps, honneur aux provisions, par manière d’essai. Les yeux déjàbrillants et le visage animé, elles s’arrêtèrent joyeuses et un peuessoufflées, lorsque Eugène les salua d’un air à la fois timide etsurpris. Attendu ses mœurs solitaires, il était à peine connud’elles ; aussi l’eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à latête avec cette curiosité intrépide qui est le privilège de leurcaste ; puis elles reprirent leur chanson et leur danse, commesi de rien n’était. Le nouveau venu, à demi déconcerté, faisaitdéjà quelques pas en arrière songeant peut-être à la retraite,lorsque Marcel, ayant fermé la porte à double tour, jeta bruyammentla clef sur la table.

« Personne encore !s’écria-t-il. Que font donc nos amis ? Mais n’importe, lesauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plusvertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuislongtemps avoir l’honneur de faire votre connaissance, et qui est,particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson. »La contredanse s’arrêta de nouveau ; mademoiselle Pinson fitun léger salut, et reprit son bonnet.

« Eugène ! s’écriaMarcel, c’est aujourd’hui ma fête ; ces deux dames ont bienvoulu venir la célébrer avec nous. Je t’ai presque amené de force,c’est vrai ; mais j’espère que tu resteras de bon gré, à notrecommune prière. Il est à présent huit heures à peu près ; nousavons le temps de fumer une pipe en attendant que l’appétit nousvienne. » Parlant ainsi, il jeta un regard significatif àmademoiselle Pinson, qui, le comprenant aussitôt, s’inclina uneseconde fois en souriant, et dit d’une voix douce à Eugène :Oui, monsieur, nous vous en prions.

En ce moment les deux étudiants queMarcel avait invités frappèrent à la porte. Eugène vit qu’il n’yavait pas moyen de reculer sans trop de mauvaise grâce, et, serésignant, prit place avec les autres.

III

Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs,ayant commencé par remplir la chambre d’un nuage de fumée, buvaientd’autant pour se rafraîchir. Ces dames, faisaient les frais de laconversation, et égayaient la compagnie de propos plus ou moinspiquants aux dépens de leurs amis et connaissances, et d’aventuresplus, ou moins croyables, tirées des arrière-boutiques. Si lamatière manquait de vraisemblance, du moins n’était-elle passtérile. Deux clercs d’avoué, à les en croire, avaient gagné vingtmille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les avaientmangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils d’undes plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbrelingère une loge à l’Opéra et une maison de campagne, qu’elle avaitrefusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à uncommis des Deux-Magots. Certain personnage qu’on ne pouvait nommer,et qui était forcé par son rang à s’envelopper du plus grandmystère, venait incognito rendre visite à une brodeuse du passagedu Pont-Neuf, laquelle avait été enlevée tout à coup par ordresupérieur, mise dans une chaise de poste à minuit, avec unportefeuille plein de billets de banque, et envoyée aux États-Unis,etc.

« Suffit, dit Marcel, nousconnaissons cela. Zélia improvise, et quant à mademoiselle Mimi(ainsi s’appelait mademoiselle Pinson en petit comité), sesrenseignements sont imparfaits. Vos clercs d’avoué n’ont gagnéqu’une entorse en voltigeant sur les ruisseaux ; votrebanquier a offert une orange, et votre brodeuse est si peu auxÉtats-Unis, qu’elle est visible tous les jours, de midi à quatreheures, à l’hôpital de la Charité, où elle a pris un logement parsuite de manque de comestibles. » Eugène était assis auprès demademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à ce dernier mot, prononcéavec une indifférence complète, qu’elle pâlissait. Mais, presqueaussitôt, elle se leva, alluma une cigarette, et, s’écria d’un airdélibéré :

« Silence à votre tour !Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne croit pas auxfables, je vais raconter une histoire véritable, et quorum parsmagna fui. – Vous parlez latin ? ditEugène.

– Comme vous voyez, réponditmademoiselle Pinson ; cette sentence me vient de mon oncle,qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n’a jamais manqué de ladire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez ce que ces motssignifient, vous pouvez l’apprendre sans payer. Cela veutdire : « Je vous en donne ma parole d’honneur. »Vous saurez donc que, la semaine passée, je m’étais rendue, avecdeux de mes amies, Blanchette et Rougette, au théâtre del’Odéon.

– Attendez que je coupe la galette,dit Marcel.

– Coupez, mais écoutez, repritmademoiselle Pinson. J’étais donc allée avec Blanchette et Rougetteà l’Odéon, voir une tragédie. Rougette, comme vous savez, vient deperdre sa grand’mère ; elle a hérité de quatre cents francs.Nous avions pris une baignoire ; trois étudiants se trouvaientau parterre ; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sousprétexte que nous étions seules, nous invitèrent àsouper.

– De but en blanc ? demandaMarcel ; en vérité, c’est très galant. Et vous avez refusé, jesuppose.

– Non, monsieur, dit mademoisellePinson, nous acceptâmes, et, à l’entr’acte, sans attendre la fin dela pièce, nous nous transportâmes chez Viot.

– Avec voscavaliers ?

– Avec nos cavaliers. Le garçoncommença, bien entendu, par nous dire qu’il n’y avait plusrien ; mais une pareille inconvenance n’était pas faite pournous arrêter. Nous ordonnâmes qu’on allât par la ville chercher cequi pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un festinde noces : des crevettes, une omelette au sucre, des beignets,des moules, des œufs à la neige, tout ce qu’il y a dans le mondedes marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaientlégèrement la grimace…

– Je le crois parbleu bien !dit Marcel.

– Nous n’en tînmes compte. La choseapportée, nous commençâmes à faire les jolies femmes. Nous netrouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À peine un platétait-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander un autre.– Garçon, emportez cela ; ce n’est pas tolérable ; oùavez-vous pris des horreurs pareilles ? Nos inconnusdésirèrent manger, mais il ne leur fut pas loisible. Bref, noussoupâmes comme dînait Sancho, et la colère nous porta même à briserquelques ustensiles.

– Belle conduite ! et commentpayer ?

– Voilà précisément la question queles trois inconnus s’adressèrent. Par l’entretien qu’ils eurent àvoix basse, l’un d’eux nous parut posséder six francs, l’autreinfiniment moins, et le troisième n’avait que sa montre, qu’il tiragénéreusement de sa poche. En cet état, les trois infortunés seprésentèrent au comptoir, dans le but d’obtenir un délaiquelconque. Que pensez-vous qu’on leur répondit ?

– Je pense, répliqua Marcel, quel’on vous a gardées en gage, et qu’on les a conduits auviolon.

– C’est une erreur, ditmademoiselle Pinson. Avant de monter dans le cabinet, Rougetteavait pris ses mesures, et tout était payé d’avance. Imaginez lecoup de théâtre, à cette réponse de Viot : Messieurs, tout estpayé ! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiensn’ont regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêléed’un pur attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d’y prendregarde, nous descendîmes et fîmes venir un fiacre. – Chère marquise,me dit Rougette, il faut reconduire ces messieurs chez eux. –Volontiers, chère comtesse, répondis-je. Nos pauvres amoureux nesavaient plus quoi dire. Je vous demande s’ils étaientpenauds ! ils se défendaient de notre politesse, ils nevoulaient pas qu’on les reconduisît, ils refusaient de dire leuradresse… Je le crois bien ! Ils étaient convaincus qu’ilsavaient affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue duChat-Qui-Pêche ! »

Les deux étudiants, amis de Marcel, qui,jusque-là, n’avaient guère fait que fumer et boire en silence,semblèrent peu satisfaits de cette histoire. Leurs visages serembrunirent ; peut-être en savaient-ils autant quemademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils jetèrentsur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit enriant :

« Nommez les masques,mademoiselle Mimi. Puisque c’est de la semaine dernière, il n’y aplus d’inconvénient. – Jamais, monsieur, dit la grisette. Onpeut berner un homme, mais lui faire tort dans sa carrière,jamais !

– Vous avez raison, dit Eugène, etvous agissez en cela plus sagement peut-être que vous ne pensez. Detous ces jeunes gens qui peuplent les écoles, il n’y en a presquepas un seul qui n’ait derrière lui quelque faute ou quelque folie,et cependant c’est de là que sortent tous les jours ce qu’il y a enFrance de plus distingué et de plus respectable : desmédecins, des magistrats…

– Oui, reprit Marcel, c’est lavérité. Il y a des pairs de France en herbe qui dînent chezFlicoteaux, et qui n’ont pas toujours de quoi payer la carte. Mais,ajouta-t-il en clignant de l’œil, n’avez-vous pas revu vosinconnus ?

– Pour qui nous prenez-vous ?répondit mademoiselle Pinson d’un air sérieux et presque offensé.Connaissez-vous Blanchette et Rougette ? et supposez-vous quemoi-même…

– C’est bon, dit Marcel, ne vousfâchez pas. Mais voilà, en somme, une belle équipée. Troisécervelées qui n’avaient peut-être pas de quoi dîner le lendemain,et qui jettent l’argent par les fenêtres pour le plaisir demystifier trois pauvres diables qui n’en peuventmais !

– Pourquoi nous invitent-ils àsouper ? » répondit mademoiselle Pinson.

IV

Avec la galette parut, dans sa gloire,l’unique bouteille de vin de Champagne qui devait composer ledessert. Avec le vin on parla chanson. – Je vois, dit Marcel, jevois, comme dit Cervantès, Zélia qui tousse ; c’est signequ’elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le trouvent bon, c’estmoi qu’on fête, et qui par conséquent prie mademoiselle Mimi, sielle n’est pas enrouée par son anecdote, de nous honorer d’uncouplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant, trinqueavec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.

Eugène rougit et obéit. De même quemademoiselle Pinson n’avait pas dédaigné de le faire pour l’engagerlui-même à rester, il s’inclina, et lui dit timidement :

« Oui, mademoiselle, nous vous enprions. » En même temps il souleva son verre, et toucha celuide la grisette. De ce léger choc sortit un son clair etargentin ; mademoiselle Pinson saisit cette note au vol, etd’une voix pure et fraîche la continua longtemps encadence.

« Allons, dit-elle, j’yconsens, puisque mon verre me donne le la. Mais que voulez-vous queje vous chante ? Je ne suis pas bégueule, je vous en préviens,mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je nem’encanaille pas la mémoire. – Connu, dit Marcel, vous êtesune vertu ; allez votre train, les opinions sontlibres.

– Eh bien ! repritmademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne venue descouplets qu’on a faits sur moi.

– Attention ! Quel estl’auteur ?

– Mes camarades du magasin. C’estde la poésie faite à l’aiguille ; ainsi je réclamel’indulgence.

– Y a-t-il un refrain à votrechanson ?

– Certainement ; la belledemande !

– En ce cas-là, dit Marcel, prenonsnos couteaux, et, au refrain, tapons sur la table, mais tâchonsd’aller en mesure. Zélia peut s’abstenir si elle veut.

– Pourquoi cela, malhonnêtegarçon ? demanda Zélia en colère ?

– Pour cause, réponditMarcel ; mais si vous désirez être de la partie, tenez,frappez avec un bouchon, cela aura moins d’inconvénients pour nosoreilles et pour vos blanches mains. »

Marcel avait rangé en rond les verres etles assiettes, et s’était assis au milieu de la table, son couteauà la main. Les deux étudiants du souper de Rougette, un peuragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs pipes pour frapper avecle tuyau de bois ; Eugène rêvait, Zélia boudait. MademoisellePinson prit une assiette et fit signe qu’elle voulait la casser, ceà quoi Marcel répondit par un geste d’assentiment, en sorte que lachanteuse, ayant pris les morceaux pour s’en faire descastagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaientcomposés, après s’être excusée d’avance de ce qu’ils pouvaientcontenir de trop flatteur pour elle :

 

Mimi Pinson est une blonde,

Une blonde que l’on connaît.

Elle n’a qu’une robe au monde,

Landerirette !

Et qu’un bonnet.

Le Grand Turc en a davantage.

Dieu voulut, de cette façon,

La rendre sage.

On ne peut pas la mettre en gage,

La robe de Mimi Pinson.

Mimi Pinson porte une rose,

Une rose blanche au côté.

Cette fleur dans son cœur éclose,

Landerirette !

C’est la gaieté.

Quand un bon souper la réveille,

Elle fait sortir la chanson

De la bouteille.

Parfois il penche sur l’oreille,

Le bonnet de Mimi Pinson.

Elle a les yeux et la main prestes.

Les carabins, matin et soir,

Usent les manches de leurs vestes,

Landerirette !

À son comptoir.

Quoique sans maltraiter personne,

Mimi leur fait mieux la leçon

Qu’à la Sorbonne.

Il ne faut pas qu’on la chiffonne,

La robe de Mimi Pinson.

Mimi Pinson peut rester fille ;

Si Dieu le veut, c’est dans son droit.

Elle aura toujours son aiguille,

Landerirette !

Au bout du doigt.

Pour entreprendre sa conquête,

Ce n’est pas tout qu’un beaugarçon ;

Faut être honnête.

Car il n’est pas loin de sa tête,

Le bonnet de Mimi Pinson.

D’un gros bouquet de fleurs d’orange

Si l’amour veut la couronner,

Elle a quelque chose en échange,

Landerirette !

À lui donner.

Ce n’est pas, on se l’imagine,

Un manteau sur un écusson

Fourré d’hermine ;

C’est l’étui d’une perle fine,

La robe de Mimi Pinson.

Mimi n’a pas l’âme vulgaire,

Mais son cœur est républicain ;

Aux trois jours elle a fait la guerre,

Landerirette !

En casaquin.

À défaut d’une hallebarde,

On l’a vue avec son poinçon

Monter la garde.

Heureux qui mettra sa cocarde

Au bonnet de Mimi Pinson !

Les couteaux et les pipes, voire mêmeles chaises, avaient fait leur tapage, comme de raison, à la fin dechaque couplet. Les verres dansaient sur la table, et lesbouteilles, à moitié pleines, se balançaient joyeusement en sedonnant de petits coups d’épaule.

« Et ce sont vos bonnesamies, dit Marcel, qui vous ont fait cette chanson-là ! Il y aun teinturier ; c’est trop musqué. Parlez-moi de ces bons airsoù on dit les choses ! Et il entonna d’une voixforte :

Nanette n’avait pas encore quinzeans…

– Assez, assez, dit mademoisellePinson ; dansons plutôt, faisons un tour de valse. Y a-t-ilici un musicien quelconque ?

– J’ai ce qu’il vous faut, réponditMarcel ; j’ai une guitare ; mais, continua-t-il endécrochant l’instrument, ma guitare n’a pas ce qu’il luifaut ; elle est chauve de trois de ses cordes.

– Mais voilà un piano, ditZélia ; Marcel va nous faire danser. »

Marcel lança à sa maîtresse un regardaussi furieux que si elle l’eût accusé d’un crime. Il était vraiqu’il en savait assez pour jouer une contredanse ; maisc’était pour lui, comme pour bien d’autres, une espèce de torture àlaquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le trahissant,se vengeait du bouchon.

« Êtes-vous folle ? ditMarcel ; vous savez bien que ce piano n’est là que pour lagloire, et qu’il n’y a que vous qui l’écorchiez, Dieu le sait. Oùavez-vous pris que je sache faire danser ? Je ne sais que laMarseillaise, que je joue d’un seul doigt. Si vous vous adressiez àEugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s’y entend !mais je ne veux pas l’ennuyer à ce point, je m’en garderai bien. Iln’y a que vous ici d’assez indiscrète pour faire des chosespareilles sans crier gare. » Pour la troisième fois, Eugènerougit, et s’apprêta à faire ce qu’on lui demandait d’une façon sipolitique et si détournée. Il se mit donc au piano, et un quadrilles’organisa.

Ce fut presque aussi long que le souper.Après la contredanse vint une valse ; après la valse, legalop, car on galope encore au quartier Latin. Ces dames surtoutétaient infatigables, et faisaient des gambades et des éclats derire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublementfatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouantmachinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillonsqui dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devantlui comme des fantômes dans un rêve ; et, comme rien n’estplus aisément triste qu’un homme qui regarde rire les autres, lamélancolie, à laquelle il était sujet, ne tarda pas à s’emparer delui. « Triste joie, pensait-il, misérablesplaisirs ! instants qu’on croit volés au malheur ! Et quisait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement devantmoi, est sûre, comme disait Marcel, d’avoir de quoi dînerdemain ? » Comme il faisait cette réflexion, mademoisellePinson passa près de lui ; il crut la voir, tout en galopant,prendre à la dérobée un morceau de galette resté sur la table, etle mettre discrètement dans sa poche.

V

Le jour commençait à paraître quand lacompagnie se sépara. Eugène, avant de rentrer chez lui, marchaquelque temps dans les rues pour respirer l’air frais du matin.Suivant toujours ses tristes pensées, il se répétait tout bas,malgré lui, la chanson de la grisette :

Elle n’a qu’une robe au monde

Et qu’un bonnet.

« Est-ce possible ? sedemandait-il. La misère peut-elle être poussée à ce point, semontrer si franchement, et se railler d’elle-même ? Peut-onrire de ce qu’on manque de pain ? Le morceau de galetteemporté n’était pas un indice douteux. Eugène ne pouvait s’empêcherd’en sourire, et en même temps d’être ému de pitié. – Cependant,pensait-il encore, elle a pris de la galette et non du pain, il sepeut que ce soit par gourmandise. Qui sait ? c’est peut-êtrel’enfant d’une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau,peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu’elle a passé lanuit dehors, un Cerbère qu’il faut apaiser. »

Ne regardant pas où il allait, Eugènes’était engagé par hasard dans ce dédale de petites rues qui sontderrière le carrefour Buci, et dans lesquelles une voiture passe àpeine. Au moment où il allait revenir sur ses pas, une femme,enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue, les cheveux endésordre, pâle et défaite, sortit d’une vieille maison. Ellesemblait tellement faible qu’elle pouvait à peine marcher ;ses genoux fléchissaient ; elle s’appuyait sur les murailles,et paraissait vouloir se diriger vers une porte voisine, où setrouvait une boîte aux lettres, pour y jeter un billet qu’elletenait à la main. Surpris et effrayé, Eugène s’approcha d’elle etlui demanda où elle allait, ce qu’elle cherchait, et s’il pouvaitl’aider. En même temps il étendit le bras pour la soutenir, carelle était près de tomber sur une borne. Mais, sans lui répondre,elle recula avec une sorte de crainte et de fierté. Elle posa sonbillet sur la borne, montra du doigt la boîte, et paraissantrassembler toutes ses forces : « Là ! »dit-elle seulement ; puis, continuant à se traîner aux murs,elle regagna sa maison. Eugène essaya en vain de l’obliger àprendre son bras et de renouveler ses questions. Elle rentralentement dans l’allée sombre et étroite dont elle était sortie.Eugène avait ramassé la lettre ; il fit d’abord quelques paspour la mettre à la poste, mais il s’arrêta bientôt. Cette étrangerencontre l’avait si fort troublé, et il se sentait frappé d’unesorte d’horreur mêlée d’une compassion si vive, que, avant deprendre le temps de la réflexion, il rompit le cachet presqueinvolontairement. Il lui semblait odieux et impossible de ne paschercher, n’importe par quel moyen, à pénétrer un tel mystère.Évidemment cette femme était mourante ; était-ce de maladie oude faim ? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugèneouvrit la lettre ; elle portait sur l’adresse : « Àmonsieur le baron de ***, » et renfermait ce quisuit :

« Lisez cette lettre, monsieur, et,par pitié, ne rejetez pas ma prière. Vous pouvez me sauver, et vousseul le pouvez. Croyez ce que je vous dis, sauvez-moi, et vousaurez fait une bonne action, qui vous portera bonheur. Je viens defaire une cruelle maladie, qui m’a ôté le peu de force et decourage que j’avais. Le mois d’août, je rentre en magasin ;mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j’ai presquela certitude qu’avant samedi je me trouverai tout à fait sansasile. J’ai si peur de mourir de faim, que ce matin j’avais pris larésolution de me jeter à l’eau, car je n’ai rien pris encore depuisprès de vingt-quatre heures. Lorsque je me suis souvenue de vous,un peu d’espoir m’est venu au cœur. N’est-ce pas que je ne me suispas trompée ? Monsieur, je vous en supplie à genoux, si peuque vous ferez pour moi me laissera respirer encore quelques jours.Moi, j’ai peur de mourir, et puis je n’ai que vingt-troisans ! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d’aide,d’atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour excitervotre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l’idée. Jene puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien,vous ferez de ma lettre comme on fait quand on en reçoit tropsouvent de pareilles : vous la déchirerez sans penser qu’unepauvre femme est là qui attend les heures et les minutes avecl’espoir que vous aurez pensé qu’il serait par trop cruel de lalaisser ainsi dans l’incertitude. Ce n’est pas l’idée de donner unlouis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous retiendra, j’ensuis persuadée ; aussi il me semble que rien ne vous est plusfacile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre surl’adresse : « À mademoiselle Bertin, rue del’Éperon. » J’ai changé de nom depuis que je travaille dansles magasins, car le mien est celui de ma mère. En sortant de chezvous, donnez cela à un commissionnaire. J’attendrai mercredi etjeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu vous rendehumain.

« Il me vient à l’idée que vous necroyez pas à tant de misère ; mais si vous me voyiez, vousseriez convaincu.

« ROUGETTE. »

Si Eugène avait d’abord été touché enlisant ces lignes, son étonnement redoubla, on le pense bien,lorsqu’il vit la signature. Ainsi c’était cette même fille quiavait follement dépensé son argent en parties de plaisir, etimaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson, c’étaitelle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une semblableprière ! Tant d’imprévoyance et de folie semblait à Eugène unrêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là ;et mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avaitégalement prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenuemademoiselle Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coupabandonnée, sans secours, sans pain, presque sans asile ? Quefaisaient ses amies de la veille, pendant qu’elle expiraitpeut-être dans quelque grenier de cette maison ? Etqu’était-ce que cette maison même où l’on pouvait mourirainsi ?

Ce n’était pas le moment de faire desconjectures ; le plus pressé était de venir au secours de lafaim.

Eugène commença par entrer dans laboutique d’un restaurateur qui venait de s’ouvrir, et par acheterce qu’il put y trouver. Cela fait, il s’achemina, suivi du garçon,vers le logis de Rougette ; mais il éprouvait de l’embarras àse présenter brusquement ainsi. L’air de fierté qu’il avait trouvéà cette pauvre fille lui faisait craindre, sinon un refus, du moinsun mouvement de vanité blessée ; comment lui avouer qu’ilavait lu sa lettre ?

Lorsqu’il fut arrivé devant laporte :

« Connaissez-vous, dit-il augarçon, une jeune personne qui demeure dans cette maison, et quis’appelle mademoiselle Bertin ? – Oh que oui !monsieur, répondit le garçon. C’est nous qui portons habituellementchez elle. Mais si monsieur y va, ce n’est pas le jour.Actuellement elle est à la campagne.

– Qui vous l’a dit ? demandaEugène.

– Pardi ! monsieur, c’est laportière. Mademoiselle Rougette aime à bien dîner, mais elle n’aimepas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de commander des pouletsrôtis et des homards que rien du tout ; mais, pour voir sonargent, ce n’est pas une fois qu’il faut y retourner ! Aussinous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n’yest pas…

– Elle est revenue, reprit Eugène.Montez chez elle, laissez-lui ce que vous portez, et si elle vousdoit quelque chose, ne lui demandez rien aujourd’hui. Cela meregarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui lui envoie ceci,vous lui répondrez que c’est le baron de ***. »

Sur ces mots, Eugène s’éloigna. Cheminfaisant, il rajusta comme il put le cachet de la lettre, et la mità la poste. – Après tout, pensa-t-il, Rougette ne refusera pas, etsi elle trouve que la réponse à son billet a été un peu prompte,elle s’en expliquera avec son baron.

VI

Les étudiants, non plus que les grisettes, nesont pas riches tous les jours. Eugène comprenait très bien que,pour donner un air de vraisemblance à la petite fable que le garçondevait faire, il eût fallu joindre à son envoi le louis quedemandait Rougette ; mais là était la difficulté. Les louis nesont pas précisément la monnaie courante de la rue Saint-Jacques.D’une autre part, Eugène venait de s’engager à payer lerestaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n’étaitguère mieux garni que sa poche. C’est pourquoi il prit sansdifférer le chemin de la place du Panthéon.

En ce temps-là demeurait encore sur cetteplace ce fameux barbier qui a fait banqueroute, et s’est ruiné enruinant les autres. Là, dans l’arrière-boutique, où se faisait ensecret la grande et la petite usure, venait tous les joursl’étudiant pauvre et sans souci, amoureux peut-être, emprunter àénorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement le soir etchèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la grisette,la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie decampagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée aumont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin devingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs delettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe ;des étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leuravenir. Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne latête, jusqu’au cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou unplat de lentilles, tout venait là comme aux sources du Pactole, etl’usurier barbier, fier de sa clientèle et de ses exploits jusqu’às’en vanter, entretenait la prison de Clichy en attendant qu’il yallât lui-même.

Telle était la triste ressource à laquelleEugène, bien qu’avec répugnance, allait avoir recours pour obligerRougette, ou pour être du moins en mesure de le faire ; car ilne lui semblait pas prouvé que la demande adressée au baronproduisît l’effet désirable. C’était de la part d’un étudiantbeaucoup de charité, à vrai dire, que de s’engager ainsi pour uneinconnue ; mais Eugène croyait en Dieu : toute bonneaction lui semblait nécessaire.

Le premier visage qu’il aperçut, en entrantchez le barbier, fut celui de son ami Marcel, assis devant unetoilette, une serviette au cou, et feignant de se faire coiffer. Lepauvre garçon venait peut-être chercher de quoi payer son souper dela veille ; il semblait fort préoccupé, et fronçait lessourcils d’un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, feignantde son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitementfroid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant uneautre toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, égalementaffublé d’une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sanscesse de côté et d’autre, et, par la porte entr’ouverte del’arrière-boutique, on apercevait, dans une vieille psyché, lasilhouette passablement maigre d’une jeune fille, qui, aidée de lafemme du coiffeur, essayait une robe à carreaux écossais.

« Que viens-tu faire ici à cetteheure ? » s’écria Marcel, dont la figure repritl’expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu’il reconnut sonami. Eugène s’assit près de la toilette, et expliqua en peu de motsla rencontre qu’il avait faite et le dessein quil’amenait.

« Ma foi, dit Marcel, tu esbien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu’il y a un baron ? Tuas vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le besoin deprendre quelque nourriture ; tu lui as payé un poulet froid,c’est digne de toi ; il n’y a rien à dire. Tu n’exiges d’elleaucune reconnaissance, l’incognito te plaît ; c’est héroïque.Mais aller plus loin, c’est de la chevalerie. Engager sa montre ousa signature pour une lingère que protège un baron, et que l’on n’apas l’honneur de fréquenter, cela ne s’est pratiqué, de mémoirehumaine, que dans la Bibliothèque bleue. – Ris de moi si tuveux, répondit Eugène. Je sais qu’il y a dans ce monde beaucoupplus de malheureux que je n’en puis soulager. Ceux que je neconnais pas, je les plains ; mais si j’en vois un, il faut queje l’aide. Il m’est impossible, quoi que je fasse, de resterindifférent devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu’àchercher les pauvres, je ne suis pas assez riche pour cela ;mais quand je les trouve, je fais l’aumône.

– En ce cas, reprit Marcel, tu asfort à faire ; il n’en manque pas dans ce pays-ci.

– Qu’importe ? dit Eugène,encore ému du spectacle dont il venait d’être témoin ; vaut-ilmieux laisser mourir les gens et passer son chemin ? Cettemalheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tuvoudras ; elle ne mérite peut-être pas la compassion qu’ellefait naître ; mais cette compassion, je la sens. Vaut-il mieuxagir comme ses bonnes amies, qui déjà ne semblent pas plus sesoucier d’elle que si elle n’était plus au monde, et qui l’aidaienthier à se ruiner ? À qui peut-elle avoir recours ? à unétranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à mademoisellePinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son cœur,pendant que sa compagne meurt de faim ? Je t’avoue, mon cherMarcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cettepetite évaporée d’hier soir, avec sa chanson et ses quolibets,riant et babillant chez toi, au moment même où l’autre, l’héroïnede son conte, expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivreainsi en amies, presque en sœurs, pendant des jours et dessemaines, courir les théâtres, les bals, les cafés, et ne passavoir le lendemain si l’une est morte et l’autre en vie, c’est pisque l’indifférence des égoïstes, c’est l’insensibilité de la brute.Ta demoiselle Pinson est un monstre, et tes grisettes que tuvantes, ces mœurs sans vergogne, ces amitiés sans âme, je ne saisrien de si méprisable ! »

Le barbier, qui, pendant ces discours,avait écouté en silence, et continué de promener son fer froid surla tête de Marcel, sourit d’un air malin lorsque Eugène se tut.Tour à tour bavard comme une pie, ou plutôt comme un perruquierqu’il était, lorsqu’il s’agissait de méchants propos, taciturne etlaconique comme un Spartiate dès que les affaires étaient en jeu,il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours d’abordparler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation.L’indignation qu’exprimait Eugène en termes si violents lui fittoutefois rompre le silence.

« Vous êtes sévère, monsieur,dit-il en riant et en gasconnant. J’ai l’honneur de coiffermademoiselle Mimi, et je crois que c’est une fort excellentepersonne. – Oui, dit Eugène, excellente en effet, s’il estquestion de boire et de fumer.

– Possible, reprit le barbier, jene dis pas non. Les jeunes personnes, ça rit, ça chante, ça fume,mais il y en a qui ont du cœur.

– Où voulez-vous en venir, pèreCadédis ? demanda Marcel. Pas tant de diplomatie ;expliquez-vous tout net.

– Je veux dire, répliqua le barbieren montrant l’arrière-boutique, qu’il y a là, pendue à un clou, unepetite robe de soie noire que ces messieurs connaissent sans doute,s’ils connaissent la propriétaire, car elle ne possède pas unegarde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi m’a envoyé cette robece matin au petit jour ; et je présume que, si elle n’est pasvenue au secours de la petite Rougette, c’est qu’elle-même ne roulepas sur l’or.

– Voilà qui est curieux, ditMarcel, se levant et entrant dans l’arrière-boutique, sans égardpour la pauvre femme aux carreaux écossais. La chanson de Mimi en adonc menti, puisqu’elle met sa robe en gage ? Mais avec quoidiable fera-t-elle ses visites à présent ? Elle ne va donc pasdans le monde aujourd’hui ? »

Eugène avait suivi son ami.

Le barbier ne les trompait pas :dans un coin poudreux, au milieu d’autres hardes de toute espèce,était humblement et tristement suspendue l’unique robe demademoiselle Pinson.

« C’est bien cela, ditMarcel ; je reconnais ce vêtement pour l’avoir vu tout neuf ily a dix-huit mois. C’est la robe de chambre, l’amazone etl’uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gaucheune petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parlevin de Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, pèreCadédis ? car je suppose que cette robe n’est pas vendue, etqu’elle ne se trouve dans ce boudoir qu’en qualité de nantissement.– J’ai prêté quatre francs, répondit le barbier ; et jevous assure, monsieur, que c’est pure charité. À toute autre jen’aurais pas avancé plus de quarante sous, car la pièce estdiablement mûre ; on y voit à travers, c’est une lanternemagique. Mais je sais que mademoiselle Mimi me payera ; elleest bonne pour quatre francs.

– Pauvre Mimi ! reprit Marcel.Je gagerais tout de suite mon bonnet qu’elle n’a emprunté cettepetite somme que pour l’envoyer à Rougette.

– Ou pour payer quelque dettecriarde, dit Eugène.

– Non, dit Marcel, je connaisMimi ; je la crois incapable de se dépouiller pour uncréancier.

– Possible encore, dit le barbier.J’ai connu mademoiselle Mimi dans une position meilleure que celleoù elle se trouve actuellement ; elle avait alors un grandnombre de dettes. On se présentait journellement chez elle poursaisir ce qu’elle possédait, et on avait fini, en effet, par luiprendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs saventsans doute qu’on ne prend pas le lit d’un débiteur. Or,mademoiselle Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fortconvenables. Elle les mettait toutes les quatre l’une sur l’autre,et elle couchait avec pour qu’on ne les saisît pas ; c’estpourquoi je serais surpris si, n’ayant plus qu’une seule robeaujourd’hui, elle l’engageait pour payer quelqu’un.

– Pauvre Mimi ! répéta Marcel.Mais, en vérité, comment s’arrange-t-elle ? Elle a donc trompéses amis ? elle possède donc un vêtement inconnu ?Peut-être se trouve-t-elle malade d’avoir trop mangé de galette,et, en effet, si elle est au lit, elle n’a que faire de s’habiller.N’importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses manchespendantes qui ont l’air de demander grâce ; tenez,retranchez-moi quatre francs sur les trente-cinq livres que vousvenez de m’avancer, et mettez-moi cette robe dans une serviette,que je la rapporte à cette enfant. Eh bien ! Eugène,continua-t-il, que dit à cela ta charitéchrétienne ?

– Que tu as raison, réponditEugène, de parler et d’agir comme tu fais, mais que je n’aipeut-être pas tort ; j’en fais le pari, si tu veux.

– Soit, dit Marcel, parions uncigare, comme les membres du Jockey-Club. Aussi bien, tu n’as plusque faire ici. J’ai trente et un francs, nous sommes riches. Allonsde ce pas chez mademoiselle Pinson ; je suis curieux de lavoir. »

Il mit la robe sous son bras et tousdeux sortirent de la boutique.

VII

« Mademoiselle est allée à lamesse, répondit la portière aux deux étudiants, lorsqu’ils furentarrivés chez mademoiselle Pinson. – À la messe ! ditEugène surpris.

– À la messe ! répéta Marcel.C’est impossible, elle n’est pas sortie. Laissez-nous entrer ;nous sommes de vieux amis.

– Je vous assure, monsieur,répondit la portière, qu’elle est sortie pour aller à la messe, ily a environ trois quarts d’heure.

– Et à quelle église est-elleallée ?

– À Saint-Sulpice, comme decoutume ; elle n’y manque pas un matin.

– Oui, oui, je sais qu’elle prie lebon Dieu ; mais cela me semble bizarre qu’elle soit dehorsaujourd’hui.

– La voici qui rentre,monsieur ; elle tourne la rue ; vous la voyezvous-même. »

Mademoiselle Pinson, sortant del’église, revenait chez elle, en effet. Marcel ne l’eut pas plustôt aperçue, qu’il courut à elle, impatient de voir de près satoilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon d’indienne foncée,à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle s’était fait,tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement singulier, maisqui, du reste, n’attirait pas les regards, à cause de sa couleursombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc, etses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s’était enveloppéedans son rideau avec tant d’art et de précaution, qu’il ressemblaitvraiment à un vieux châle et qu’on ne voyait presque pas labordure. En un mot, elle trouvait moyen de plaire encore dans cettefriperie, et de prouver, une fois de plus sur terre, qu’une joliefemme est toujours jolie.

« Comment metrouvez-vous ? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant unpeu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans soncorset. C’est un déshabillé du matin que Palmyre vient dem’apporter. – Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, jen’aurais jamais cru qu’on pût avoir si bonne mine avec le châled’une fenêtre.

– En vérité ? repritmademoiselle Pinson ; j’ai pourtant l’air un peupaquet.

– Paquet de roses, répondit Marcel.J’ai presque regret maintenant de vous avoir rapporté votrerobe.

– Ma robe ? Où l’avez-voustrouvée ?

– Où elle était,apparemment.

– Et vous l’avez tirée del’esclavage ?

– Eh, mon Dieu ! oui, j’aipayé sa rançon. M’en voulez-vous de cette audace ?

– Non pas ! à charge derevanche. Je suis bien aise de revoir ma robe ; car, à vousdire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les deuxensemble, et je m’y suis attachée insensiblement. »

En parlant ainsi, mademoiselle Pinsonmontait lestement les cinq étages qui conduisaient à sa chambrette,où les deux amis entrèrent avec elle.

« Je ne puis pourtant, repritMarcel, vous rendre cette robe qu’à une condition. – Fidonc ! dit la grisette. Quelque sottise ! Desconditions ? je n’en veux pas.

– J’ai fait un pari, ditMarcel ; il faut que vous nous disiez franchement pourquoicette robe était en gage.

– Laissez-moi donc d’abord laremettre, répondit mademoiselle Pinson ; je vous dirai ensuitemon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne voulez pasfaire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il faut,pendant que je vais m’habiller, que vous vous voiliez la face commeAgamemnon.

– Qu’à cela ne tienne, ditMarcel ; nous sommes plus honnêtes qu’on ne pense, et je nehasarderai pas même un œil.

– Attendez, reprit mademoisellePinson ; je suis pleine de confiance, mais la sagesse desnations nous dit que deux précautions valent mieuxqu’une.

En même temps elle se débarrassa de sonrideau, et l’étendit délicatement sur la tête des deux amis, demanière à les rendre complètement aveugles.

– Ne bougez pas, leurdit-elle ; c’est l’affaire d’un instant.

– Prenez garde à vous, dit Marcel.S’il y a un trou au rideau, je ne réponds de rien. Vous ne voulezpas vous contenter de notre parole, par conséquent elle estdégagée.

– Heureusement ma robe l’est aussi,dit mademoiselle Pinson ; et ma taille aussi, ajouta-t-elle enriant et en jetant le rideau par terre. Pauvre petite robe !il me semble qu’elle est toute neuve. J’ai un plaisir à me sentirdedans !

– Et votre secret ? nous ledirez-vous maintenant ? Voyons, soyez sincère, nous ne sommespas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme vous,sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi,d’un seul coup, toute sa garde-robe à un clou ?

– Pourquoi ?… pourquoi ?…répondit mademoiselle Pinson, paraissant hésiter. Puis elle pritles deux jeunes gens chacun par un bras, et leur dit en lespoussant vers la porte : « Venez avec moi, vous leverrez. » Comme Marcel s’y attendait, elle les conduisit ruede l’Éperon.

VIII

Marcel avait gagné son pari. Les quatre francset le morceau de galette de mademoiselle Pinson étaient sur latable de Rougette, avec les débris du poulet d’Eugène.

La pauvre malade allait un peu mieux, maiselle gardait encore le lit ; et, quelle que fut sareconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, elle fit dire à cesmessieurs, par son amie, qu’elle les priait de l’excuser, etqu’elle n’était pas en état de les recevoir.

« Que je la reconnais bien là, ditMarcel ; elle mourrait sur la paille dans sa mansarde, qu’elleferait encore la duchesse vis-à-vis de son pot à l’eau. » Lesdeux amis, bien qu’à regret, furent donc obligés de s’en retournerchez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cettefierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans unemansarde.

Après avoir été à l’École de médecinesuivre les leçons du jour, ils dînèrent ensemble, et, le soir venu,ils firent un tour de promenade au boulevard Italien. Là, tout enfumant le cigare qu’il avait gagné le matin :

« Avec tout cela, disaitMarcel, n’es-tu pas forcé de convenir que j’ai raison d’aimer, aufond, et même d’estimer ces pauvres créatures ? Considéronssainement les choses sous un point de vue philosophique. Cettepetite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en sedépouillant de sa robe, une œuvre plus louable, plus méritoire,j’ose même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissantun pauvre couper la frange de son manteau ? Le bon roi Robert,d’une part, avait évidemment quantité de manteaux ; d’un autrecôté, il était à table, dit l’histoire, lorsqu’un mendiants’approcha de lui, en se traînant à quatre pattes, et coupa avecdes ciseaux la frange d’or de l’habit de son roi. Madame la reinetrouva la chose mauvaise, et le digne monarque, il est vrai,pardonna généreusement au coupeur de franges ; mais peut-êtreavait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi !Mimi, quand elle a appris l’infortune de Rougette, assurément étaità jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu’elle avaitemporté de chez moi était destiné par avance à composer son proprerepas. Or, que fait-elle ? Au lieu de déjeuner, elle va à lamesse, et en ceci elle se montre encore au moins l’égale du roiRobert, qui était fort pieux, j’en conviens, mais qui perdait sontemps à chanter au lutrin, pendant que les Normands faisaient lediable à quatre. Le roi Robert abandonne sa frange, et, en somme,le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout entière au pèreCadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme, jeune,jolie, coquette et pauvre ; et note bien que cette robe luiest nécessaire pour qu’elle puisse aller, comme de coutume, à sonmagasin, gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle seprive du morceau de galette qu’elle allait avaler, mais elle se metvolontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre quele père Cadédis est fort éloigné d’être un mendiant, et de setraîner à quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant àsa frange, ne fait pas un grand sacrifice, puisqu’il la trouvetoute coupée d’avance, et c’est à savoir si cette frange étaitcoupée de travers ou non, et en état d’être recousue ; tandisque Mimi, de son propre mouvement, bien loin d’attendre qu’on luivole sa robe, arrache elle-même de dessus son pauvre corps cevêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de tous lespassementiers de Paris. Elle sort vêtue d’un rideau ; maissois sûr qu’elle n’irait pas ainsi dans un autre lieu que l’église.Elle se ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsifagotée au Luxembourg ou aux Tuileries ; mais elle ose semontrer à Dieu, parce qu’il est l’heure où elle prie tous lesjours. Crois-moi, Eugène, dans ce seul fait de traverser avec sonrideau la place Saint-Michel, la rue de Tournon et la rue duPetit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y a plus de courage,d’humilité et de religion véritable que dans toutes les hymnes dubon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis le grandBossuet jusqu’au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnuedans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet.– Tant mieux pour elle, dit Eugène.

– Si je voulais maintenant, ditMarcel, continuer à comparer, je pourrais te faire un parallèleentre Mucius Scævola et Rougette. Penses-tu, en effet, qu’il soitplus difficile à un Romain du temps de Tarquin de tenir son bras,pendant cinq minutes, au-dessus d’un réchaud allumé, qu’à unegrisette contemporaine de rester vingt-quatre heures sansmanger ? Ni l’un ni l’autre n’ont crié, mais examine par quelsmotifs. Mucius est au milieu d’un camp, en présence d’un roiétrusque qu’il a voulu assassiner ; il a manqué son coup d’unemanière pitoyable, il est entre les mains des gendarmes.Qu’imagine-t-il ? Une bravade. Pour qu’on l’admire avant qu’onle pende, il se roussit le poing sur un tison (car rien ne prouveque le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit tombé encendres). Là-dessus, le digne Porsenna, stupéfait de safanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parierque ledit Porsenna, capable d’un tel pardon, avait une bonnefigure, et que Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, ilsauvait sa tête. Rougette, au contraire, endure patiemment le plushorrible et le plus lent des supplices, celui de la faim ;personne ne la regarde. Elle est seule au fond d’un grenier, etelle n’a là pour l’admirer ni Porsenna, c’est-à-dire le baron, niles Romains, c’est-à-dire les voisins, ni les Étrusques,c’est-à-dire ses créanciers, ni même le brasier, car son poêle estéteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre ? Parvanité d’abord, cela est certain, mais Mucius est dans le mêmecas ; par grandeur d’âme ensuite, et ici est sa gloire ;car si elle reste muette derrière son verrou, c’est précisémentpour que ses amis ne sachent pas qu’elle se meurt, pour qu’on n’aitpas pitié de son courage, pour que sa camarade Pinson, qu’elle saitbonne et toute dévouée, ne soit pas obligée, comme elle l’a fait,de lui donner sa robe et sa galette. Mucius, à la place deRougette, eût fait semblant de mourir en silence mais c’eût étédans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son taciturne etsublime orgueil eût été une manière délicate de demander àl’assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai,a demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna.Mais ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable àRougette de quelques obligations personnelles ? Cela saute auxyeux du moins clairvoyant. Comme tu l’as, d’ailleurs, sagementremarqué, il se peut que le baron soit à la campagne, et dès lorsRougette est perdue. Et ne crois pas pouvoir me répondre ici parcette vaine objection qu’on oppose à toutes les belles actions desfemmes, à savoir qu’elles ne savent ce qu’elles font, et qu’ellescourent au danger comme les chats sur les gouttières. Rougette saitce qu’est la mort ; elle l’a vue de près au pont d’Iéna, carelle s’est déjà jetée à l’eau une fois, et je lui ai demandé sielle avait souffert. Elle m’a dit que non, qu’elle n’avait riensenti, excepté au moment où on l’avait repêchée, parce que lesbateliers la tiraient par les jambes, et qu’ils lui avaient, à cequ’elle disait, raclé la tête sur le bord dubateau.

– Assez ! dit Eugène, fais-moigrâce de tes affreuses plaisanteries. Réponds-moisérieusement : crois-tu que de si horribles épreuves, tant defois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelquefruit ? Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui,sans conseil, ont-elles assez de bon sens pour avoir del’expérience ? Y a-t-il un démon, attaché à elles, qui lesvoue à tout jamais au malheur et à la folie, ou, malgré tantd’extravagances, peuvent-elles revenir au bien ? En voilà unequi prie Dieu, dis-tu ? elle va à l’église, elle remplit sesdevoirs, elle vit honnêtement de son travail ; ses compagnesparaissent l’estimer,… et vous autres mauvais sujets, vous ne latraitez pas vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà uneautre qui passe sans cesse de l’étourderie à la misère, de laprodigalité aux horreurs de la faim. Certes, elle doit se rappelerlongtemps les leçons cruelles qu’elle reçoit. Crois-tu que, avec desages avis, une conduite réglée, un peu d’aide, on puisse faire detelles femmes des êtres raisonnables ? S’il en est ainsi,dis-le-moi ; une occasion s’offre à nous. Allons de ce paschez la pauvre Rougette ; elle, est sans doute encore biensouffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas,laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonneroute, de leur parler un langage sincère ; je ne veux leurfaire ni sermon ni reproches. Je veux m’approcher de ce lit, leurprendre la main, et leur dire… »

En ce moment, les deux amis passaientdevant le café Tortoni. La silhouette de deux jeunes femmes, quiprenaient des glaces près d’une fenêtre, se dessinait à la clartédes lustres. L’une d’elles agita son mouchoir, et l’autre partitd’un éclat de rire.

« Parbleu ! dit Marcel,si tu veux leur parler, nous n’avons que faire d’aller si loin, carles voilà, Dieu me pardonne ! Je reconnais Mimi à sa robe, etRougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de lafriandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.– Et une pareille folie, dit Eugène, ne t’épouvantepas ?

– Si fait, dit Marcel ; mais,je t’en prie, quand tu diras du mal des grisettes, fais uneexception pour la petite Pinson. Elle nous a conté une histoire àsouper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle s’est faitun châle avec un rideau ; et qui dit ce qu’il sait, qui donnece qu’il a, qui fait ce qu’il peut, n’est pas obligé àdavantage. »

FIN DE MIMI PINSON.

Ce profil de grisette, commel’appelle l’auteur, a été composé pour le Diable à Paris,ouvrage publié par livraisons et orné de dessins parGavarni.

Ce conte est entièrement de pureinvention.

LA MOUCHE

1853

LA MOUCHE

… immobile, debout derrière elle, leChevalier observait la Marquise qui écrivait…

I

En 1756, lorsque Louis XV, fatigué desquerelles entre la magistrature et le grand conseil à propos del’impôt des deux sous[6], prit leparti de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirentleurs offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoiil y eut autant d’exils. « Mais pourriez-vous, disaitmadame de Pompadour à l’un des présidents, pourriez-vous voir desang-froid une poignée d’hommes résister à l’autorité d’un roi deFrance ? N’en auriez-vous pas mauvaise opinion ? Quittezvotre petit manteau, monsieur le président, et vous verrez toutcela comme je le vois. » Ce ne furent pas seulement les exilésqui portèrent la peine de leur mauvais vouloir, mais aussi leursparents et leurs amis. Le décachetage amusait le roi. Pourse désennuyer de ses plaisirs, il se faisait lire par sa favoritetout ce qu’on trouvait de curieux à la poste. Bien entendu que,sous le prétexte de faire lui-même sa police secrète, il sedivertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi sous lesyeux ; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefsdes factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV,avec toutes sortes de faiblesses, n’avait qu’une seule force, celled’être inexorable.

Un soir qu’il était devant le feu, lespieds sur le manteau de la cheminée, mélancolique à son ordinaire,la marquise, parcourant un paquet de lettres, haussait les épaulesen riant. Le roi demanda ce qu’il y avait.

« C’est que je trouve là,répondit-elle, une lettre qui n’a pas le sens commun, mais c’estune chose touchante et qui fait pitié. – Qu’y a-t-il aubas ? dit le roi.

– Point de nom : c’est unelettre d’amour.

– Et qu’y a-t-ildessus ?

– Voilà le plaisant. C’est qu’elleest adressée à mademoiselle d’Annebault, la nièce de ma bonne amie,madame d’Estrades. C’est apparemment pour que je la voie qu’on l’afourrée avec ces papiers.

– Et qu’y a-t-il dedans ? ditencore le roi.

– Mais, je vous dis, c’est del’amour. Il y est question aussi de Vauvert et de Neauflette.Est-on un gentilhomme dans ces pays-là ? Votre Majesté lesconnaît-elle ? »

Le roi se piquait de savoir la Francepar cœur, c’est-à-dire la noblesse de France. L’étiquette de sacour, qu’il avait étudiée, ne lui était pas plus familière que lesblasons de son royaume : science assez courte, le reste necomptant pas ; mais il y mettait de la vanité, et lahiérarchie était, devant ses yeux, comme l’escalier de marbre deson palais ; il y voulait marcher en maître. Après avoir rêvéquelques instants, il fronça le sourcil comme frappé d’un mauvaissouvenir, puis, faisant signe à la marquise de lire, il se rejetadans sa bergère, en disant avec un sourire :

« Va toujours, la fille estjolie. » Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plusdoucement railleur, commença à lire une longue lettre toute rempliede tirades amoureuses :

« Voyez un peu, disait l’écrivain,comme les destins me persécutent ! Tout semblait disposé àremplir mes vœux, et vous-même, ma tendre amie, ne m’aviez-vous pasfait espérer le bonheur ? Il faut pourtant que j’y renonce, etcela pour une faute que je n’ai pas commise. N’est-ce pas un excèsde cruauté de m’avoir permis d’entrevoir les cieux, pour meprécipiter dans l’abîme ? Lorsqu’un infortuné est dévoué à lamort, se fait-on un barbare plaisir de laisser devant ses regardstout ce qui doit faire aimer et regretter la vie ? Tel estpourtant mon sort ; je n’ai plus d’autre asile, d’autreespérance que le tombeau, car, dès l’instant que je suismalheureux, je ne dois plus songer à votre main. Quand la fortuneme souriait, tout mon espoir était que vous fussiez à moi ;pauvre aujourd’hui, je me ferais horreur si j’osais encore ysonger, et, du moment que je ne puis vous rendre heureuse, tout enmourant d’amour, je vous défends de m’aimer… »

La marquise souriait à ces derniersmots.

« Madame, dit le roi, voilàun honnête homme. Mais, qu’est-ce qui l’empêche d’épouser samaîtresse ? – Permettez, Sire, que jecontinue :

« Cette injustice qui m’accable, mesurprend de la part du meilleur des rois. Vous savez que mon pèredemandait pour moi une place de cornette ou d’enseigne aux gardes,et que cette place décidait de ma vie, puisqu’elle me donnait ledroit de m’offrir à vous. Le duc de Biron m’avait proposé ;mais le roi m’a rejeté d’une façon dont le souvenir m’est bienamer, car si mon père a sa manière de voir (je veux que ce soit unefaute), dois-je toutefois en être puni ? Mon dévouement au roiest aussi véritable, aussi sincère que mon amour pour vous. Onverrait clairement l’un et l’autre, si je pouvais tirer l’épée. Ilest désespérant qu’on refuse ma demande ; mais que ce soitsans raison valable qu’on m’enveloppe dans une pareille disgrâce,c’est ce qui est opposé à la bonté bien connue de SaMajesté… »

« Oui-da, dit le roi, cecim’intéresse. « Si vous saviez combien nous sommestristes ! Ah ! mon amie, cette terre de Neauflette, cepavillon de Vauvert, ces bosquets ! je m’y promène seul toutle jour. J’ai défendu de ratisser ; l’odieux jardinier estvenu hier avec son manche à balai ferré. Il allait toucher lesable… La trace de vos pas, plus légère que le vent, n’étaitpourtant pas effacée. Le bout de vos petits pieds et vos grandstalons blancs étaient encore marqués dans l’allée : ilssemblaient marcher devant moi, tandis que je suivais votre belleimage, et ce charmant fantôme s’animait par instants, comme s’il sefût posé sur l’empreinte fugitive. C’est là, c’est en causant lelong du parterre qu’il m’a été donné de vous connaître, de vousapprécier. Une éducation admirable dans l’esprit d’un ange, ladignité d’une reine avec la grâce des nymphes, des pensées dignesde Leibnitz avec un langage si simple, l’abeille de Platon sur leslèvres de Diane, tout cela m’ensevelissait sous le voile del’adoration. Et pendant ce temps-là ces fleurs bien-aiméess’épanouissaient autour de nous. Je les ai respirées en vousécoutant : dans leur parfum vivait votre souvenir. Ellescourbent à présent la tête ; elles me montrent lamort… »

« C’est du mauvaisJean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous cela ?– Parce que Votre Majesté me l’a ordonné pour les beaux yeuxde mademoiselle d’Annebault.

– Cela est vrai, elle a de beauxyeux. »

« Et quand je rentre de cespromenades, je trouve mon père seul, dans le grand salon, accoudéauprès d’une chandelle, au milieu de ces dorures fanées quicouvrent nos lambris vermoulus. Il me voit venir avec peine,… monchagrin dérange le sien… Athénaïs ! au fond de ce salon, prèsde la fenêtre, est le clavecin où voltigeaient vos doigtsdélicieux, qu’une seule fois ma bouche a touchés, pendant que lavôtre s’ouvrait doucement aux accords de la plus suave musique,… sibien que vos chants n’étaient qu’un sourire. Qu’ils sont heureux,ce Rameau, ce Lulli, ce Duni, que sais-je ? et biend’autres ! Oui, oui, vous les aimez, ils sont dans votremémoire ; leur souffle a passé sur vos lèvres. Je m’assiedsaussi à ce clavecin, j’essaye d’y jouer un de ces airs qui vousplaisent ; qu’ils me semblent froids, monotones ! je leslaisse et les écoute mourir, tandis que l’écho s’en perd sous cettevoûte lugubre. Mon père se retourne et me voit désolé ; qu’ypeut-il faire ? Un propos de ruelle, d’antichambre, a ferménos grilles. Il me voit jeune, ardent, plein de vie, ne demandantqu’à être au monde ; il est mon père et n’y peutrien… »

« Ne dirait-on pas, dit leroi, que ce garçon s’en allait en chasse, et qu’on lui tue sonfaucon sur le poing ? À qui en a-t-il, parhasard ? » « Il est bien vrai, reprit la marquise,continuant la lecture d’un ton plus bas, il est bien vrai que noussommes proches voisins et parents éloignés de l’abbéChauvelin… »

« Voilà donc ce quec’est ! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque neveu desenquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté ; il avraiment trop de famille. – Mais si ce n’est qu’un parentéloigné !…

– Bon, ce monde-là ne vaut rien dutout. Cet abbé Chauvelin est un janséniste ; c’est un bondiable, mais c’est un démis. Jetez cette lettre au feu, et qu’on nem’en parle plus ! »

II

Les derniers mots prononcés par le roin’étaient pas tout à fait un arrêt de mort, mais c’était à peu prèsune défense de vivre. Que pouvait faire, en 1756, un jeune hommesans fortune, dont le roi ne voulait pas entendre parler ?Tâcher d’être commis, ou se faire philosophe, poète peut-être, maissans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien.

Telle n’était pas, à beaucoup près, lavocation du chevalier de Vauvert, qui venait d’écrire avec deslarmes la lettre dont le roi se moquait. Pendant ce temps-là, seul,avec son père, au fond du vieux château de Neauflette, il marchaitpar la chambre d’un air triste et furieux.

« Je veux aller à Versailles,disait-il. – Et qu’y ferez-vous ?

– Je n’en sais rien ; mais quefais-je ici.

– Vous me tenez compagnie ; ilest bien certain que cela ne peut pas être fort amusant pour vous,et je ne vous retiens en aucune façon. Mais oubliez-vous que votremère est morte ?

– Non, monsieur, et je lui aipromis de vous consacrer la vie que vous m’avez donnée. Jereviendrai, mais je veux partir ; je ne saurais plus resterdans ces lieux.

– D’où vient cela ?

– D’un amour extrême. J’aimeéperdûment mademoiselle d’Annebault.

– Vous savez que c’est inutile. Iln’y a que Molière qui fasse des mariages sans dot. Oubliez-vousaussi ma disgrâce ?

– Eh ! monsieur, votredisgrâce, me serait-il permis, sans m’écarter du plus profondrespect, de vous demander ce qui l’a causée ? Nous ne sommespas du parlement. Nous payons l’impôt, nous ne le faisons pas. Sile parlement lésine sur les deniers du roi, c’est son affaire etnon la nôtre. Pourquoi M. l’abbé Chauvelin nous entraîne-t-ildans sa ruine ?

– M. l’abbé Chauvelin agit enhonnête homme. Il refuse d’approuver le dixième, parce qu’il estrévolté des dilapidations de la cour. Rien de pareil n’aurait eulieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était belle, au moins,celle-là, et elle ne coûtait rien, pas même ce qu’elle donnait sigénéreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle sedisait satisfaite si le roi ne l’envoyait pas pourrir dans uncachot lorsqu’il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cetteÉtioles, cette Le Normand, cette Poissoninsatiable !

– Et qu’importe ?

– Qu’importe !dites-vous ? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulementque, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sagrisette est incalculable ? Elle s’était fait donner au débutcent quatre-vingt mille livres de rente ; mais ce n’étaitqu’une bagatelle, cela ne compte plus maintenant ; on nesaurait se faire une idée des sommes effrayantes que le roi luijette à la tête ; il ne se passe pas trois mois de l’année oùelle n’attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent millelivres, hier sur les sels, aujourd’hui sur les augmentations dutrésorier des écuries ; avec les logements qu’elle a danstoutes les maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay,Brinborion, Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d’autres terres,des hôtels à Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne,sans compter une fortune secrète placée en tous pays dans toutesles banques d’Europe, en cas de disgrâce probablement, ou de lamort du souverain. Et qui paye tout cela, s’il vousplaît ?

– Je l’ignore, monsieur, mais cen’est pas moi.

– C’est vous, comme tout le monde,c’est la France, c’est le peuple qui sue sang et eau, qui crie dansla rue, qui insulte la statue de Pigalle. Et le parlement ne veutplus de cela ; il ne veut plus de nouveaux impôts. Lorsqu’ils’agissait des frais de la guerre, notre dernier écu étaitprêt ; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux apu voir clairement qu’il était aimé par tout le royaume, plusclairement encore lorsqu’il faillit mourir. Alors cessa toutedissidence, toute faction, toute rancune ; la France entièrese mit à genoux devant le lit du roi, et pria pour lui. Mais sinous payons, sans compter, ses soldats ou ses médecins, nous nevoulons plus payer ses maîtresses, et nous avons autre chose àfaire que d’entretenir madame de Pompadour.

– Je ne la défends pas, monsieur.Je ne saurais lui donner ni tort ni raison ; je ne l’ai jamaisvue.

– Sans doute ; et vous neseriez pas fâché de la voir, n’est-il pas vrai, pour avoirlà-dessus quelque opinion ? Car, à votre âge, la tête juge parles yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là voussera refusé.

– Pourquoi,monsieur ?

– Parce que c’est une folie ;parce que cette marquise est aussi invisible dans ses petitsboudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans son sérail ;parce qu’on vous fermera toutes les portes au nez. Que voulez-vousfaire ? Tenter l’impossible ? chercher fortune comme unaventurier ?

– Non pas, mais comme un amoureux.Je ne prétends point solliciter, monsieur, mais réclamer contre uneinjustice. J’avais une espérance fondée, presque une promesse deM. de Biron ; j’étais à la veille de posséder ce quej’aime, et cet amour n’est point déraisonnable ; vous nel’avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider macause. Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, jel’ignore, mais je veux partir.

– Vous ne savez pas ce que c’estque la cour, et vous voulez vous y présenter !

– Eh ! j’y serai peut-êtrereçu plus aisément par cette raison que j’y suisinconnu.

– Vous inconnu, chevalier ! ypensez-vous ? Avec un nom comme le vôtre !… Nous sommesvieux gentilshommes, monsieur ; vous ne sauriez êtreinconnu.

– Eh bien donc ! le roim’écoutera.

– Il ne voudra pas seulement vousentendre. Vous rêvez Versailles, et vous croirez y être quand votrepostillon s’arrêtera… Supposons que vous parveniez jusqu’àl’antichambre, à la galerie, à l’Œil-de-Bœuf : vous ne verrezentre Sa Majesté et vous que le battant d’une porte : il yaura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais,des protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents deM. de Chauvelin ; et comment croyez-vous que le roise venge ? Par la torture pour Damiens ; par l’exil pourle parlement, mais pour nous autres, par un mot, ou, pis encore,par le silence. Savez-vous ce que c’est que le silence du roi,lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre, il vousdévisage en passant et vous anéantit ? Après la Grève et laBastille, c’est un certain degré de supplice qui, moins cruel enapparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné,il est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer às’approcher ni d’une femme, ni d’un courtisan, ni d’un salon, nid’une abbaye, ni d’une caserne. Devant lui tout se ferme ou sedétourne, et il se promène ainsi au hasard dans une prisoninvisible.

– Je m’y remuerai tant que j’ensortirai.

– Pas plus qu’un autre. Le fils deM. de Meynières n’était pas plus coupable que vous. Ilavait, comme vous, des promesses, les plus légitimes espérances.Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le plus honnête hommedu royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses cheveux gris,non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. Savez-vous cequ’elle a répondu ? Voici ses propres paroles, queM. de Meynières m’envoie dans une lettre : « Leroi est le maître ; il ne juge pas à propos de vous marquerson mécontentement personnellement ; il se contente de vous lefaire éprouver en privant monsieur votre fils d’un état ; vouspunir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n’en veutpas ; il faut respecter ses volontés. Je vous plainscependant, j’entre dans vos peines, j’ai été mère ; je sais cequ’il doit vous en coûter pour laisser votre fils sans état. »Voilà le style de cette créature, et vous voulez vous mettre à sespieds !

– On dit qu’ils sont charmants,monsieur.

– Parbleu ! oui. Elle n’estpas jolie, et le roi ne l’aime pas, on le sait. Il cède, il pliedevant cette femme. Pour maintenir son étrange pouvoir, il fautbien qu’elle ait autre chose que sa tête de bois.

– On prétend qu’elle a tantd’esprit !

– Et point de cœur ; le beaumérite !

– Point de cœur ! elle quisait si bien déclamer les vers de Voltaire, chanter la musique deRousseau ! elle qui joue Alzire et Colette ! C’estimpossible, je ne le croirai jamais.

– Allez-y voir, puisque vous levoulez. Je conseille et n’ordonne pas, mais vous en serez pour vosfrais de voyage. Vous aimez donc beaucoup cette demoiselled’Annebault ?

– Plus que ma vie.

– Allez,monsieur. »

III

On a dit que les voyages font tort à l’amour,parce qu’ils donnent des distractions ; on a dit aussi qu’ilsle fortifient, parce qu’ils laissent le temps d’y rêver. Lechevalier était trop jeune pour faire de si savantes distinctions.Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris un bidet deposte, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à l’auberge duSoleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV.

Il y avait à Versailles un vieux prêtre quiavait été curé près de Neauflette : le chevalier leconnaissait et l’aimait. Ce curé, simple et pauvre, avait un neveuà bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être utile. Le chevalieralla donc chez le neveu, lequel, homme d’importance, plongé dansson rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna pasd’écouter sa requête.

« Mais, parbleu ! dit-il, vousvenez au mieux. Il y a ce soir opéra à la cour, une espèce de fête,de je ne sais quoi. Je n’y vais pas, parce que je boude lamarquise, afin d’obtenir quelque chose ; mais voici justementun mot de M. le duc d’Aumont, que je lui avais demandé pourquelqu’un, je ne sais plus qui. Allez là. Vous n’êtes pas encoreprésenté, il est vrai, mais pour le spectacle cela n’est pasnécessaire. Tâchez de vous trouver sur le passage du roi au petitfoyer. Un regard, et votre fortune est faite. Le chevalier remercial’abbé, et, fatigué d’une nuit mal dormie et d’une journée àcheval, il fit, devant un miroir d’auberge, une de ces toilettesnonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peuexpérimentée l’accommoda du mieux qu’elle put, et couvrit de poudreson habit pailleté. Il s’achemina ainsi vers le hasard. Il avaitvingt ans.

La nuit tombait lorsqu’il arriva auchâteau. Il s’avança timidement vers la grille et demanda sonchemin à la sentinelle. On lui montra le grand escalier. Là, ilapprit du suisse que l’opéra venait de commencer, et que le roi,c’est-à-dire tout le monde, était dans la salle[7].

– Si monsieur le marquis veut traverserla cour, ajouta le suisse (à tout hasard, on donnait du marquis),il sera au spectacle dans un instant. S’il aime mieux passer parles appartements… »

Le chevalier ne connaissait point le palais.La curiosité lui fit répondre d’abord qu’il passerait par lesappartements ; puis, comme un laquais se disposait à le suivrepour le guider, un mouvement de vanité lui fit ajouter qu’iln’avait que faire d’être accompagné. Il s’avança seul donc, nonsans quelque émotion.

Versailles resplendissait de lumière. Durez-de-chaussée jusqu’au faîte, les lustres, les girandoles, lesmeubles dorés, les marbres étincelaient. Hormis aux appartements dela reine, les deux battants étaient ouverts partout. À mesure quele chevalier marchait, il était frappé d’un étonnement et d’uneadmiration difficiles à imaginer ; car ce qui rendait tout àfait merveilleux le spectacle qui s’offrait à lui, ce n’était passeulement la beauté, l’éclat de ce spectacle même, c’était lacomplète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désertenchanté.

À se voir seul, en effet, dans une vasteenceinte, que ce soit dans un temple, un cloître ou un château, ily a quelque chose de bizarre, et, pour ainsi dire, de mystérieux.Le monument semble peser sur l’homme : les murs leregardent ; les échos l’écoutent ; le bruit de ses pastrouble un si grand silence, qu’il en ressent une crainteinvolontaire, et n’ose marcher qu’avec respect.

Ainsi d’abord fit le chevalier ; maisbientôt la curiosité prit le dessus et l’entraîna. Les candélabresde la galerie des Glaces, en se mirant, se renvoyaient leurs feux.On sait combien de milliers d’amours, que de nymphes et de bergèresse jouaient alors sur les lambris, voltigeaient aux plafonds, etsemblaient enlacer d’une immense guirlande le palais tout entier.Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé d’or, etdes fauteuils de parade conservant encore la roideur majestueuse dugrand roi ; là des ottomanes chiffonnées, des pliants endésordre autour d’une table de jeu ; une suite infinie desalons toujours vides, où la magnificence éclatait d’autant mieuxqu’elle semblait plus inutile ; de temps en temps des portessecrètes s’ouvrant sur des corridors à perte de vue ; milleescaliers, mille passages se croisant comme dans unlabyrinthe ; des colonnes, des estrades faites pour desgéants ; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettesd’enfants ; une énorme toile de Vanloo près d’une cheminée deporphyre ; une boîte à mouches oubliée à côté d’un magot de laChine ; tantôt une grandeur écrasante, tantôt une grâceefféminée ; et partout, au milieu du luxe, de la prodigalitéet de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et diverses,les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur énervante,l’air de la volupté.

Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu deces merveilles, et s’y trouver seul, il y avait à coup sûr de quoiêtre ébloui. Le chevalier avançait au hasard, comme dans unrêve.

« Vrai palais de fées ! »murmurait-il ; et, en effet, il lui semblait voir se réaliserpour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent deschâteaux magiques. Était-ce bien des créatures mortelles quihabitaient ce séjour sans pareil ? Était-ce des femmesvéritables qui venaient de s’asseoir dans ces fauteuils, et dontles contours gracieux avaient laissé à ces coussins cette empreintelégère, pleine encore d’indolence ? Qui sait ? derrièreces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante galerie,peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis centans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelquehamadryade de cour, sortant d’une colonne de marbre, entr’ouvrantun lambris doré !

Étourdi, malgré lui, par toutes ceschimères, le chevalier, pour mieux rêver, s’était jeté sur un sofa,et il s’y serait peut-être oublié longtemps, s’il ne s’étaitsouvenu qu’il était amoureux. Que faisait, pendant ce temps-là,mademoiselle d’Annebault, sa bien-aimée, restée, elle, dans unvieux château ?

« Athénaïs !s’écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon temps ?Ma raison est-elle égarée ? Où suis-je donc, grand Dieu !et que se passe-t-il en moi ? » Il se leva et continuason chemin à travers ce pays nouveau, et il s’y perdit, cela vasans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse, luiapparurent au fond d’une galerie. Il s’avança vers eux et leurdemanda sa route pour aller à la comédie.

« Si monsieur le marquis, luirépondit-on (toujours d’après la même formule), veut bien prendrela peine de descendre par cet escalier et de suivre la galerie àdroite, il trouvera au bout trois marches à monter ; iltournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon deDiane, celui d’Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, ilredescendra encore six marches ; puis, en laissant à droite lasalle des gardes, comme pour gagner l’escalier des ministres, il nepeut manquer de rencontrer là d’autres huissiers qui luiindiqueront le chemin. – Bien obligé, dit le chevalier, et,avec de si bons renseignements, ce sera bien ma faute si je ne m’yretrouve pas. »

Il se remit en marche avec courage,s’arrêtant toujours malgré lui pour regarder de côté et d’autre,puis se rappelant de nouveau ses amours ; enfin, au bout d’ungrand quart d’heure, ainsi qu’on le lui avait annoncé, il trouva denouveaux laquais.

« Monsieur le marquis s’esttrompé, lui dirent ceux-ci, c’est par l’autre aile du château qu’ilaurait fallu prendre ; mais rien n’est plus facile que de laregagner. Monsieur n’a qu’à descendre cet escalier, puis iltraversera le salon des Nymphes, celui de l’Été, celui de…– Je vous remercie, dit le chevalier. »

« Et je suis bien sot,pensa-t-il encore, d’interroger ainsi les gens comme un badaud. Jeme déshonore en pure perte, et quand, par impossible, ils ne semoqueraient pas de moi, à quoi me sert leur nomenclature, et tousles sobriquets pompeux de ces salons dont je ne connais pasun ? » Il prit le parti d’aller droit devant lui, autantque faire se pourrait. « Car, après tout, se disait-il,ce palais est fort beau, il est très grand, mais il n’est pas sansbornes, et, fût-il long comme trois fois notre garenne, il faudrabien que j’en voie la fin. » Mais il n’est pas facile, àVersailles, d’aller longtemps droit devant soi, et cettecomparaison rustique de la royale demeure avec une garenne déplutpeut-être aux nymphes de l’endroit, car elles recommencèrent deplus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour lepunir, elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner surses propres pas, le ramenant sans cesse à la même place, justementcomme un campagnard fourvoyé dans une charmille ; c’est ainsiqu’elles l’enveloppaient dans leur dédale de marbre etd’or.

Dans les Antiquités de Rome, dePiranési, il y a une série de gravures que l’artiste appelle« ses rêves », et qui sont un souvenir de ses propresvisions durant le délire d’une fièvre. Ces gravures représentent devastes salles gothiques : sur le pavé sont toutes sortesd’engins et de machines, roues, câbles, poulies, leviers,catapultes, etc., etc., expression d’énorme puissance mise enaction et de résistance formidable. Le long des murs vous apercevezun escalier et, sur cet escalier, grimpant, non sans peine,Piranési lui-même. Suivez les marches un peu plus haut, elless’arrêtent tout à coup devant un abîme. Quoi qu’il soit advenu dupauvre Piranési, vous le croyez du moins au bout de son travail,car il ne peut faire un pas de plus sans tomber ; mais levezles yeux, et vous voyez un second escalier qui s’élève en l’air,et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d’un autreprécipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plusaérien se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranésicontinuant son ascension, et ainsi de suite, jusqu’à ce quel’éternel escalier et Piranési disparaissent ensemble dans lesnues, c’est-à-dire dans le bord de la gravure.

Cette fiévreuse allégorie représenteassez exactement l’ennui d’une peine inutile, et l’espèce devertige que donne l’impatience. Le chevalier, voyageant toujours desalon en salon et de galerie en galerie, fut pris d’une sorte decolère.

« Parbleu ! dit-il,voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si ravi, sienthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce n’étaitplus le palais des fées), je n’en pourrai donc pas sortir !Peste soit de la fatuité qui m’a inspiré cette idée d’entrer icicomme le prince Fanfarinet avec ses bottes d’or massif, au lieu dedire au premier laquais venu de me conduire tout bonnement à lasalle de spectacle ! » Lorsqu’il ressentait ces regretstardifs, le chevalier était, comme Piranési, à la moitié d’unescalier, sur un palier, entre trois portes. Derrière celle dumilieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si léger, sivoluptueux, pour ainsi dire, qu’il ne put s’empêcher d’écouter. Aumoment où il s’avançait, tremblant de prêter une oreilleindiscrète, cette porte s’ouvrit à deux battants. Une bouffée d’airembaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir lagalerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu’il reculade quelques pas.

« Monsieur le marquis veut-ilentrer ? demanda l’huissier qui avait ouvert la porte.– Je voudrais aller à la comédie, répondit lechevalier.

– Elle vient de finir à l’instantmême. »

En même temps, de fort belles dames,délicatement plâtrées de blanc et de carmin, donnant, non pas lebras, ni même la main, mais le bout des doigts à de vieux et jeunesseigneurs, commençaient à sortir de la salle de spectacle, ayantgrand soin de marcher de profil pour ne pas gâter leurs paniers.Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une demi-gaieté,mêlée de crainte et de respect.

« Qu’est-ce donc ? ditle chevalier, ne devinant pas que le hasard l’avait conduitprécisément au petit foyer. – Le roi va passer, »répondit l’huissier.

Il y a une sorte d’intrépidité qui nedoute de rien, elle n’est que trop facile : c’est le couragedes gens mal élevés. Notre jeune provincial, bien qu’il fûtraisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À ces seulsmots : « Le roi va passer, » il resta immobile etpresque effrayé.

Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, àla chasse, une douzaine de lieues sans y prendre garde, était,comme l’on sait, souverainement nonchalant. Il se vantait, non sansraison, d’être le premier gentilhomme de France ; et sesmaîtresses lui disaient, non sans cause, qu’il en était le mieuxfait et le plus beau. C’était une chose considérable que de le voirquitter son fauteuil, et daigner marcher en personne. Lorsqu’iltraversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt étendu sur l’épaulede M. d’Argenson, pendant que son talon rouge glissait sur leparquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes leschuchoteries cessèrent ; les courtisans baissaient la tête,n’osant pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliantdoucement sur leurs jarretières couleur de feu, au fond de leursimmenses falbalas, hasardaient ce bonsoir coquet que nosgrand’mères appelaient une révérence, et que notre siècle aremplacé par le brutal « shakehand » desAnglais.

Mais le roi ne se souciait de rien, etne voyait que ce qui lui plaisait. Alfiéri était peut-être là, quiraconte ainsi sa présentation à Versailles, dans sesMémoires :

« Je savais que le roi ne parlaitjamais aux étrangers qui n’étaient pas marquants ; je ne puscependant me faire à l’impassible et sourcilleux maintien de LouisXV. Il toisait l’homme qu’on lui présentait de la tête aux pieds,et il avait l’air de n’en recevoir aucune impression. Il me semblecependant que, si l’on disait à un géant : Voici unefourmi que je vous présente, en la regardant il sourirait, oudirait peut-être : Ah ! le petitanimal ! »

Le taciturne monarque passa donc àtravers ces fleurs, ces belles dames, et toute cette cour, gardantsa solitude au milieu de la foule. Il ne fallut pas au chevalier delongues réflexions pour comprendre qu’il n’avait rien à espérer duroi, et que le récit de ses amours n’obtiendrait là aucunsuccès.

« Malheureux que jesuis ! pensa-t-il, mon père n’avait que trop raison lorsqu’ilme disait qu’à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui etmoi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, quime protégera ? qui me présentera ? Le voilà, ce maîtreabsolu qui peut d’un mot changer ma destinée, assurer ma fortune,combler tous mes souhaits. Il est là, devant moi ; en étendantla main, je pourrais toucher sa parure,… et je me sens plus loin delui que si j’étais encore au fond de ma province ! Comment luiparler ? comment l’aborder ? Qui viendra donc à monsecours ? » Pendant que le chevalier se désolait ainsi,il vit entrer une jeune dame assez jolie, d’un air plein de grâceet de finesse ; elle était vêtue fort simplement, d’une robeblanche, sans diamants ni broderies, avec une rose sur l’oreille.Elle donnait la main à un seigneur tout à l’ambre, commedit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son éventail. Or lehasard voulut qu’en causant, en riant et en gesticulant, cetéventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil,précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour leramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, lajeune dame lui parut si charmante, qu’il lui présenta l’éventailsans se relever. Elle s’arrêta, sourit et passa, remerciant d’unléger signe de tête ; mais, au regard qu’elle avait jeté surle chevalier, il sentit battre son cœur sans savoir pourquoi. – Ilavait raison. – Cette jeune dame était la petite d’Étioles, commel’appelaient encore les mécontents, tandis que les autres, enparlant d’elle, disaient « la Marquise » comme on dit« la Reine ».

IV

« Celle-là me protégera, celle-làviendra à mon secours ! Ah ! que l’abbé avait raison deme dire qu’un regard déciderait de ma vie ! Oui, ces yeux sifins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, cepetit pied noyé dans un pompon… Voilà ma bonne fée ! »Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à sonauberge. D’où lui venait cette espérance subite ? Sa jeunesseseule parlait-elle, ou les yeux de la marquise avaient-ilsparlé ?

Mais la difficulté restait toujours lamême. S’il ne songeait plus maintenant à être présenté au roi, quile présenterait à la marquise ?

Il passa une grande partie de la nuit àécrire à mademoiselle d’Annebault une lettre à peu près pareille àcelle qu’avait lue madame de Pompadour.

Retracer cette lettre serait fortinutile. Hormis les sots, il n’y a que les amoureux qui se trouventtoujours nouveaux, en répétant toujours la même chose.

Dès le matin le chevalier sortit et semit à marcher, en rêvant dans les rues. Il ne lui vint pas àl’esprit d’avoir encore recours à l’abbé protecteur, et il neserait pas aisé de dire la raison qui l’en empêchait. C’était commeun mélange de crainte et d’audace, de fausse honte et deromanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l’abbé, s’il luiavait conté son histoire de la veille ? « Vous vousêtes trouvé à propos pour ramasser un éventail ; avez-vous suen profiter ? Qu’avez-vous dit à la marquise ? – Rien. –Vous auriez dû lui parler. – J’étais troublé, j’avais perdu latête. – Cela est un tort ; il faut savoir saisirl’occasion ; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que jevous présente à monsieur un tel ? il est de mes amis ; àmadame une telle ? elle est mieux encore. Nous tâcherons devous faire parvenir jusqu’à cette marquise qui vous a fait peur, etcette fois, etc., etc. » Or le chevalier ne se souciait derien de pareil. Il lui semblait qu’en racontant son aventure, ill’aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée. Il se disait que lehasard avait fait pour lui une chose inouïe, incroyable, et que cedevait être un secret entre lui et la fortune ; confier cesecret au premier venu, c’était, à son avis, en ôter tout le prixet s’en montrer indigne. « Je suis allé seul hier auchâteau de Versailles, » pensait-il ; j’irai bien seul àTrianon (c’était en ce moment le séjour de la favorite). Une tellefaçon de penser peut et doit même paraître extravagante aux espritscalculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins possibleau hasard ; mais les gens les plus froids, s’ils ont étéjeunes (tout le monde ne l’est pas, même au temps de la jeunesse),ont pu connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereuxet séduisant, qui nous entraîne vers la destinée : on se sentaveugle, et on veut l’être ; on ne sait où l’on va, et l’onmarche. Le charme est dans cette insouciance et dans cetteignorance même ; c’est le plaisir de l’artiste qui rêve, del’amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de samaîtresse ; c’est aussi l’instinct du soldat ; c’estsurtout celui du joueur.

Le chevalier, presque sans le savoir,avait donc pris le chemin de Trianon. Sans être fort paré, comme ondisait alors, il ne manquait ni d’élégance, ni de cette façond’être qui fait qu’un laquais, vous rencontrant en route, ne vousdemande pas où vous allez. Il ne lui fut donc pas difficile, grâceà quelques indications prises à son auberge, d’arriver jusqu’à lagrille du château, si l’on peut appeler ainsi cette bonbonnière demarbre qui vit jadis tant de plaisirs et d’ennuis. Malheureusement,la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d’une simplehouppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans l’avenueintérieure, comme quelqu’un qui n’attend personne.

« Le roi est ici ! sedit le chevalier, ou la marquise n’y est pas. Évidemment, quand lesportes sont closes et que les valets se promènent, les maîtres sontenfermés ou sortis. » Que faire ? Autant il se sentait,un instant auparavant, de confiance et de courage, autant iléprouvait tout à coup de trouble et de désappointement. Cette seulepensée : « Le roi est ici ! » l’effrayait plusque n’avaient fait la veille ces trois mots : « Le roi vapasser ! » car ce n’était alors que de l’imprévu, etmaintenant il connaissait ce froid regard, cette majestéimpassible.

« Ah, bon Dieu ! quelvisage ferais-je si j’essayais, en étourdi, de pénétrer dans cejardin, et si j’allais me trouver face à face devant ce monarquesuperbe, prenant son café au bord d’un ruisseau ? »Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouettedésobligeante de la Bastille ; au lieu de l’image charmantequ’il avait gardée de cette marquise passant en souriant, il vitdes donjons, des cachots, du pain noir, l’eau de la question ;il savait l’histoire de Latude. Peu à peu venait la réflexion, etpeu à peu s’envolait l’espérance.

« Et cependant, se dit-ilencore, je ne fais point de mal, ni le roi non plus. Je réclamecontre une injustice ; je n’ai jamais chansonné personne. Onm’a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été sipolis ! De quoi ai-je peur ? De faire une sottise. J’enferai d’autres qui répareront celle-là. » Il s’approcha de lagrille et la toucha du doigt ; elle n’était pas tout à faitfermée. Il l’ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna d’unair ennuyé.

« Que demandez-vous ? oùallez-vous ? – Je vais chez madame dePompadour.

– Avez-vous uneaudience ?

– Oui.

– Où est votrelettre ? »

Ce n’était plus le marquisat de laveille, et, cette fois, il n’y avait plus de duc d’Aumont. Lechevalier baissa tristement les yeux, et s’aperçut que ses basblancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient couverts depoussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un pays oùl’on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le toisa,non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L’habit luiparut propre, mais le chapeau était un peu de travers et lacoiffure dépoudrée :

« Vous n’avez point delettre. Que voulez-vous ? – Je voudrais parler à madamede Pompadour.

– Vraiment ! et vous croyezque ça se fait comme ça ?

– Je n’en sais rien. Le roi est-ilici ?

– Peut-être. Sortez, et laissez-moien repos. »

Le chevalier ne voulait pas se mettre encolère ; mais, malgré lui, cette insolence le fitpâlir.

« J’ai dit quelquefois à unlaquais de sortir, répondit-il, mais un laquais ne me l’a jamaisdit. – Laquais ! moi ? un laquais ! s’écria lesuisse furieux.

– Laquais, portier, valet etvaletaille, je ne m’en soucie point, et très peum’importe. »

Le suisse fit un pas vers le chevalier,les poings crispés et le visage en feu. Le chevalier, rendu àlui-même par l’apparence d’une menace, souleva légèrement lapoignée de son épée.

« Prenez garde, dit-il, jesuis gentilhomme, et il en coûte trente-six livres pour envoyer enterre un rustre comme vous. – Si vous êtes gentilhomme,monsieur, moi, j’appartiens au roi ; je ne fais que mondevoir, et ne croyez pas… »

En ce moment, le bruit d’une fanfare,qui semblait venir du bois de Satory, se fit entendre au loin et seperdit dans l’écho. Le chevalier laissa son épée retomber dans lefourreau, et, ne songeant plus à la querellecommencée :

« Eh, morbleu ! dit-il,c’est le roi qui part pour la chasse. Que ne me le disiez-vous toutde suite ? – Cela ne me regarde pas, ni vous nonplus.

– Écoutez-moi, mon cher ami. Le roin’est pas là, je n’ai pas de lettre, je n’ai pas d’audience. Voicipour boire, laissez-moi entrer. »

Il tira de sa poche quelques piècesd’or. Le suisse le toisa de nouveau avec un souverainmépris.

« Qu’est-ce que c’est queça ? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi à s’introduiredans une demeure royale ? Au lieu de vous faire sortir, prenezgarde que je ne vous y enferme. – Toi, double maraud !dit le chevalier, retrouvant sa colère et reprenant sonépée.

– Oui, moi, répéta le groshomme. »

Mais, pendant cette conversation, oùl’historien regrette d’avoir compromis son héros, d’épais nuagesavaient obscurci le ciel ; un orage se préparait. Un éclairrapide brilla, suivi d’un violent coup de tonnerre, et la pluiecommençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui tenait encore sonor, vit une goutte d’eau sur son soulier poudreux, grande comme unpetit écu.

« Peste ! dit-il,mettons-nous à l’abri. Il ne s’agit pas de se laissermouiller. » Et il se dirigea lestement vers l’antre duCerbère, ou, si l’on veut, la maison du concierge ; puis là,se jetant sans façon dans le grand fauteuil du conciergemême :

« Dieu ! que vousm’ennuyez ! dit-il, et que je suis malheureux ! Vous meprenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j’ai dansma poche un placet pour Sa Majesté ! Je suis de province, maisvous n’êtes qu’un sot. » Le suisse, pour toute réponse, alladans un coin prendre sa hallebarde, et resta ainsi debout, l’armeau poing.

« Quandpartirez-vous ? »s’écria-t-il d’une voix de stentor. Laquerelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette foisdevenir tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains dusuisse tremblaient étrangement sur sa pique ; qu’allait-iladvenir ? je ne sais, lorsque, tournant tout à coup latête : Ah ! dit le chevalier, qui vientlà ?

Un jeune page, montant un cheval superbe(non pas anglais ; dans ce temps-là les jambes maigresn’étaient pas à la mode), accourait à toute bride et au triplegalop. Le chemin était trempé par la pluie ; la grille n’étaitqu’entr’ouverte. Il y eut une hésitation ; le suisse s’avançaet ouvrit la grille. Le page donna de l’éperon ; le cheval,arrêté un instant, voulut reprendre son train, manqua du pied,glissa sur la terre humide et tomba.

Il est fort peu commode, presquedangereux, de faire relever un cheval tombé à terre. Il n’y acravache qui tienne. La gesticulation des jambes de la bête, quifait ce qu’elle peut, est extrêmement désagréable, surtout lorsquel’on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle.

Le chevalier, toutefois, vint à l’aidesans réfléchir à ces inconvénients, et il s’y prit si adroitementque bientôt le cheval fut redressé et le cavalier dégagé. Maiscelui-ci était couvert de boue, et ne pouvait qu’à peine marcher enboitant. Transporté, tant bien que mal, dans la maison du suisse,et assis à son tour dans le grand fauteuil :

« Monsieur, dit-il auchevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous m’avez rendu ungrand service, mais vous m’en pouvez rendre un plus grand encore.Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce message esttrès pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, pouraller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vouscomprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je nesaurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire portermoi-même. Voulez-vous y aller à ma place ? » En mêmetemps, il tirait de sa poche une grande enveloppe doréed’arabesques, accompagnée du sceau royal.

xhtml:span<xhtml:spanstyle= »font-family:\ »>« </xhtml:span>Très volontiers,monsieur, » répondit le chevalier, prenant l’enveloppe. Et,leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointedu pied.</xhtml:p> </xhtml:div>

V

Quand le chevalier arriva au château, unsuisse était encore devant le péristyle :

« Ordre du roi, » dit le jeunehomme, qui, cette fois, ne redoutait plus les hallebardes ;et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers d’unedemi-douzaine de laquais. Un grand huissier, planté au milieu duvestibule, voyant l’ordre et le sceau royal, s’inclina gravement,comme un peuplier courbé par le vent, puis, de l’un de ses doigtsosseux, il toucha, en souriant, le coin d’une boiserie.

Une petite porte battante, masquée parune tapisserie, s’ouvrit aussitôt comme d’elle-même. L’homme osseuxfit un signe obligeant : le chevalier entra et la tapisserie,qui s’était entr’ouverte, retomba mollement derrièrelui.

Un valet de chambre silencieuxl’introduisit alors dans un salon, puis dans un corridor, surlequel s’ouvraient deux ou trois petits cabinets, puis enfin dansun second salon, et le pria d’attendre un instant.

« Suis-je encore ici auchâteau de Versailles ? » se demandait le chevalier.Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette ? Trianonn’était, à cette époque, ni ce qu’il est maintenant, ni ce qu’ilavait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait deVersailles un oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a ditaussi de Trianon que ce petit château de porcelaine étaitle boudoir de Madame de Montespan. Quoi qu’il en soit de tous cesboudoirs, il paraît que Louis XV en mettait partout. Telle galerieoù son aïeul se promenait majestueusement était alors bizarrementdivisée en une infinité de compartiments. Il y en avait de toutesles couleurs ; le roi allait papillonnant dans ces bosquets desoie et de velours. « Trouvez-vous de bon goût mespetits appartements meublés ? demanda-t-il un jour à la bellecomtesse de Séran. – Non, dit-elle, je les voudrais bleus. »Comme le bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Ausecond rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu,comme elle l’avait désiré. Celui dans lequel, en ce moment, lechevalier se trouvait seul, n’était ni bleu, ni blanc, ni rose,mais tout en glaces. On sait combien une jolie femme qui a unejolie taille gagne à laisser ainsi son image se répéter sous milleaspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi dire, celui à quielle veut plaire. De quelque côté qu’il regarde, il la voit ;comment l’éviter ? Il ne lui reste plus qu’à s’enfuir, ou às’avouer subjugué.

Le chevalier regardait aussi le jardin.Là, derrière les charmilles et les labyrinthes, les statues et lesvases de marbre, commençait à poindre le goût pastoral, que lamarquise allait mettre à la mode, et que, plus tard, madame Dubarryet la reine Marie-Antoinette devaient pousser à un si haut degré deperfection. Déjà apparaissaient les fantaisies champêtres où seréfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons boursouflés, lesgraves déesses et les nymphes savantes, les bustes à grandesperruques, glacés d’horreur dans leurs niches de verdure, voyaientsortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés. Lespetites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaientbientôt détrôner l’Olympe pour le remplacer par une laiterie,étrange parodie de la nature, que les Anglais copient sans lacomprendre, vrai jeu d’enfant devenu alors le passe-temps d’unmaître indolent, qui ne savait comment se désennuyer de Versaillesdans Versailles même.

Mais le chevalier était trop charmé,trop ravi de se trouver là pour qu’une réflexion critique pût seprésenter à son esprit. Il était, au contraire, prêt à toutadmirer, et il admirait en effet, tournant sa missive dans sesdoigts, comme un provincial fait de son chapeau, lorsqu’une joliefille de chambre ouvrit la porte et lui ditdoucement :

« Venez, monsieur. » Illa suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridorsplus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grandechambre où les volets étaient à demi fermés. Là, elle s’arrêta etparut écouter.

« Toujourscligne-musette, » se disait le chevalier. Cependant, au boutde quelques instants, une porte s’ouvrit encore, et une autre fillede chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la première,répéta du même ton les mêmes paroles :

« Venez, monsieur. »S’il avait été ému à Versailles, il l’était maintenant bienautrement, car il comprenait qu’il touchait au seuil du templequ’habitait la divinité. Il s’avança le cœur palpitant ; unedouce lumière, faiblement voilée par de légers rideaux de gaze,succéda à l’obscurité ; un parfum délicieux, presqueimperceptible, se répandit dans l’air autour de lui ; la fillede chambre écarta timidement le coin d’une portière de soie, et, aufond d’un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il aperçutla dame à l’éventail, c’est-à-dire la toute-puissantemarquise.

Elle était seule, assise devant unetable, enveloppée d’un peignoir, la tête appuyée sur sa main, etparaissant très préoccupée. En voyant entrer le chevalier, elle seleva par un mouvement subit et comme involontaire.

« Vous venez de la part duroi ? » Le chevalier aurait pu répondre, mais il netrouva rien de mieux que de s’incliner profondément, en présentantà la marquise la lettre qu’il lui apportait. Elle la prit, ouplutôt s’en empara avec une extrême vivacité. Pendant qu’elle ladécachetait, ses mains tremblaient surl’enveloppe.

Cette lettre, écrite de la main du roi,était assez longue. Elle la dévora d’abord, pour ainsi dire, d’uncoup d’œil, puis elle la lut avidement avec une attention profonde,le sourcil froncé et serrant les lèvres. Elle n’était pas belleainsi, et ne ressemblait plus à l’apparition magique du petitfoyer. Quand elle fut au bout, elle sembla réfléchir. Peu à peu,son visage, qui avait pâli, se colora d’un léger incarnat (à cetteheure-là elle n’avait pas de rouge) : non seulement la grâcelui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traitsdélicats ; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuillesde rose. Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur latable, et se retournant vers le chevalier :

« Je vous ai fait attendre,monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant sourire, mais c’estque je n’étais pas levée, et je ne le suis même pas encore. Voilàpourquoi j’ai été forcée de vous faire venir par lescachettes ; car je suis assiégée ici presque autant que sij’étais chez moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vousennuie-t-il de faire ma commission ? » Cette fois ilfallait parler ; le chevalier avait eu le temps de reprendreun peu de courage.

« Hélas ! madame, dit-iltristement, c’est beaucoup de grâce que vous me faites ; mais,par malheur, je n’en puis profiter. – Pourquoicela ?

– Je n’ai pas l’honneurd’appartenir à Sa Majesté.

– Comment donc êtes-vous venuici ?

– Par un hasard. J’ai rencontré enroute un page qui s’est jeté par terre, et qui m’a prié…

– Comment, jeté par terre !répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle paraissait siheureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sanspeine.)

– Oui, madame, il est tombé decheval à la grille. Je me suis trouvé là, heureusement, pourl’aider à se relever, et, comme son habit était fort gâté, il m’aprié de me charger de son message.

– Et par quel hasard vous êtes-voustrouvé là ?

– Madame, c’est que j’ai un placetà présenter à Sa Majesté.

– Sa Majesté demeure àVersailles.

– Oui, mais vous demeurezici.

– Oui-da ! En sorte quec’était vous qui vouliez me charger d’une commission.

– Madame, je vous supplie decroire…

– Ne vous effrayez pas, vous n’êtespas le premier. Mais à propos de quoi vous adresser à moi ? Jene suis qu’une femme… comme une autre. »

En prononçant ces mots d’un air moqueur,la marquise jeta un regard triomphant sur la lettre qu’elle venaitde lire.

« Madame, reprit lechevalier, j’ai toujours ouï dire que les hommes exerçaient lepouvoir, et que les femmes… – En disposaient, n’est-cepas ? Eh bien ! monsieur, il y a une reine deFrance.

– Je le sais, madame, et c’est cequi fait que je me suis trouvé là cematin. »

La marquise était plus qu’habituée à desemblables compliments, bien qu’on ne les lui fît qu’à voixbasse ; mais dans la circonstance présente, celui-ci parut luiplaire très singulièrement.

« Et sur quelle foi,dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru pouvoir parvenirjusqu’ici ? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur uncheval qui tombe en chemin. – Madame, je croyais,…j’espérais…

– Qu’espériez-vous ?

– J’espérais que le hasard…pourrait faire…

– Toujours le hasard ! Il estde vos amis, à ce qu’il paraît ; mais je vous avertis que, sivous n’en avez pas d’autres, c’est une tristerecommandation. »

Peut-être la fortune offenséevoulut-elle se venger de cette irrévérence ; mais lechevalier, que ces dernières questions avaient de plus en plustroublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table, précisémentle même éventail qu’il avait ramassé la veille. Il le prit, et,comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant legenou devant elle.

« Voilà, madame, lui dit-il,le seul ami que j’aie ici. » La marquise parut d’abordétonnée, hésita un moment, regardant tantôt l’éventail, tantôt lechevalier.

« Ah ! vous avez raison,dit-elle enfin ; c’est vous, monsieur ! je vousreconnais. C’est vous que j’ai vu hier, après la comédie, avecM. de Richelieu. J’ai laissé tomber cet éventail, et vousvous êtes trouvé là, comme vous disiez. – Oui,madame.

– Et fort galamment, en vraichevalier, vous me l’avez rendu : je ne vous ai pas remercié,mais j’ai toujours été persuadée que celui qui sait, d’aussi bonnegrâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever legant ; et nous aimons assez cela, nous autres.

– Et cela n’est que trop vrai,madame ; car, en arrivant tout à l’heure, j’ai failli avoir unduel avec le suisse.

– Miséricorde ! dit lamarquise, prise d’un second accès de gaieté, avec le suisse !et pour quoi faire ?

– Il ne voulait pas me laisserentrer.

– C’eût été dommage. Mais,monsieur, qui êtes-vous ? que demandez-vous ?

– Madame, je me nomme le chevalierde Vauvert, M. de Biron avait demandé pour moi une placede cornette aux gardes.

– Oui-da ! je me souviensencore. Vous venez de Neauflette ; vous êtes amoureux demademoiselle d’Annebault…

– Madame, qui a pu vousdire ?…

– Oh ! je vous préviens que jesuis fort à craindre. Quand la mémoire me manque, je devine. Vousêtes parent de l’abbé Chauvelin, et refusé pour cela, n’est-cepas ? Où est votre placet ?

– Le voilà, madame ; mais, envérité, je ne puis comprendre…

– À quoi bon comprendre ?Levez-vous, et mettez votre papier sur cette table. Je vaisrépondre au roi ; vous lui porterez en même temps votredemande et ma lettre.

– Mais, madame, je croyais vousavoir dit…

– Vous irez. Vous êtes entré ici depar le roi, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! vous entrerezlà-bas de par la marquise de Pompadour, dame du palais de lareine. »

Le chevalier s’inclina sans mot dire,saisi d’une sorte de stupéfaction. Tout le monde savait depuislongtemps combien de pourparlers, de ruses et d’intrigues lafavorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle avait montréepour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien qu’unaffront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu’elle ledésirait ; elle le voulait, elle avait réussi.M. de Vauvert, qu’elle ne connaissait pas, bien qu’elleconnût ses amours, lui plaisait comme une bonnenouvelle.

Immobile, debout derrière elle, lechevalier observait la marquise qui écrivait, d’abord de tout soncœur, avec passion, puis qui réfléchissait, s’arrêtait et passaitsa main sur son petit nez, fin comme l’ambre. Elles’impatientait : un témoin la gênait. Enfin elle se décida etfit une rature ; il fallait avouer que ce n’était plus qu’unbrouillon.

En face du chevalier, de l’autre côté dela table, brillait un beau miroir de Venise. Le très timidemessager osait à peine lever les yeux. Il lui fut cependantdifficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus la tête de lamarquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle dame dupalais.

« Comme elle est jolie !pensait-il. C’est malheureux que je sois amoureux d’uneautre ; mais Athénaïs est plus belle, et d’ailleurs ce serait,de ma part, une si affreuse déloyauté !… – De quoiparlez-vous ? dit la marquise. (Le chevalier, selon sacoutume, avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu’est-ce que vousdites ?

– Moi, madame ?j’attends.

– Voilà qui est fait, »répondit la marquise, prenant une autre feuille de papier ;mais, au petit mouvement qu’elle venait de faire pour se retourner,le peignoir avait glissé sur son épaule.

La mode est une chose étrange. Nosgrand’mères trouvaient tout simple d’aller à la cour avecd’immenses robes qui laissaient leur gorge presque découverte, etl’on ne voyait à cela nulle indécence ; mais elles cachaientsoigneusement leur dos, que les belles dames d’aujourd’hui montrentau bal ou à l’Opéra. C’est une beauté nouvellementinventée.

Sur l’épaule frêle, blanche et mignonnede madame de Pompadour, il y avait un petit signe noir quiressemblait à une mouche tombée dans du lait. Le chevalier, sérieuxcomme un étourdi qui veut avoir bonne contenance, regardait cesigne, et la marquise, tenant sa plume en l’air, regardait lechevalier dans la glace.

Dans cette glace, un coup d’œil rapidefut échangé, coup d’œil auquel les femmes ne se trompent pas, quiveut dire d’une part : « Vous êtes charmante » et del’autre : « Je n’en suis pas fâchée. »

Toutefois la marquise rajusta sonpeignoir.

« Vous regardez ma mouche,monsieur ? – Je ne regarde pas, madame ; je vois etj’admire.

– Tenez, voilà ma lettre ;portez-la au roi avec votre placet.

– Mais, madame…

– Quoi donc ?

– Sa Majesté est à la chasse ;je viens d’entendre sonner dans le bois de Satory.

– C’est vrai, je n’y songeaisplus ; eh bien ! demain, après-demain, peu importe. –Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu,monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venezde voir, il n’y a dans le royaume que le roi qui l’ait vue ;et quant à votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu’ils’accoutume à ne pas jaser tout seul aussi haut que tout à l’heure.Adieu, chevalier. »

Elle toucha un petit timbre, puis,relevant sur sa manche un flot de dentelles, tendit au jeune hommeson bras nu.

Il s’inclina encore, et du bout deslèvres effleura à peine les ongles roses de la marquise. Elle n’yvit pas une impolitesse, tant s’en faut, mais un peu trop demodestie.

Aussitôt reparurent les petites fillesde chambre (les grandes n’étaient pas levées), et derrières elles,debout comme un clocher au milieu d’un troupeau de moutons, l’hommeosseux, toujours souriant, indiquait le chemin.

VI

Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fondde sa petite chambre, à l’auberge du Soleil, le chevalier attenditle lendemain, puis le surlendemain ; point de nouvelles.

« Singulière femme ! douce etimpérieuse, bonne et méchante, la plus frivole et la plusentêtée ! Elle m’a oublié. Oh, misère ! Elle a raison,elle peut tout, et je ne suis rien. » Il s’était levé, et sepromenait par la chambre.

« Rien, non, je ne suis qu’unpauvre diable. Que mon père disait vrai ! La marquise s’estmoquée de moi ; c’est tout simple, pendant que je laregardais, c’est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise devoir dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui,ma foi, sont véritablement incomparables ! Oui, ses yeux sontpetits, mais quelle grâce ! Et Latour, avant Diderot, a prispour faire son portrait la poussière de l’aile d’un papillon. Ellen’est pas bien grande, mais sa taille est bien prise. – Ah !mademoiselle d’Annebault ! Ah ! mon amie chérie !est-ce que moi aussi j’oublierais ? » Deux ou troispetits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de sonchagrin.

« Qu’est-ce ? »L’homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas desoie, qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grandsalut.

« Il y a ce soir, monsieur lechevalier, bal masqué à la cour, et madame la marquise m’envoievous dire que vous êtes invité. – Cela suffit, monsieur, grandmerci. »

Dès que l’homme osseux se fut retiré, lechevalier courut à la sonnette : la même servante qui, troisjours auparavant, l’avait accommodé de son mieux, l’aida à mettrele même habit pailleté, tâchant de l’accommoder mieuxencore.

Après quoi le jeune homme s’acheminavers le palais, invité cette fois et plus tranquille en apparence,mais plus inquiet et moins hardi que lorsqu’il avait fait lepremier pas dans ce monde encore inconnu de lui.

Étourdi, presque autant que la premièrefois, par toutes les splendeurs de Versailles, qui, ce soir-là,n’était pas désert, le chevalier marchait dans la grande galerie,regardant de tous les côtés, tâchant de savoir pourquoi il étaitlà ; mais personne ne semblait songer à l’aborder. Au boutd’une heure, il s’ennuyait et allait partir, lorsque deux masques,exactement pareils, assis sur une banquette, l’arrêtèrent aupassage. L’un des deux le visa du doigt, comme s’il eût tenu unpistolet ; l’autre se leva et vint à lui :

« Il paraît, monsieur, luidit le masque, en lui prenant le bras nonchalamment, que vous êtesassez bien avec notre marquise. – Je vous demande pardon,madame, mais de qui parlez-vous ?

– Vous le savez bien.

– Pas le moins du monde.

– Oh ! si fait.

– Point du tout.

– Toute la cour le sait.

– Je ne suis pas de lacour.

– Vous faites l’enfant. Je vous disqu’on le sait.

– Cela se peut, madame, mais jel’ignore.

– Vous n’ignorez pas, cependant,qu’avant-hier un page est tombé de cheval à la grille de Trianon.N’étiez-vous pas là, par hasard ?

– Oui, madame.

– Ne l’avez-vous pas aidé à serelever ?

– Oui, madame.

– Et n’êtes-vous pas entré auchâteau ?

– Sans doute.

– Et ne vous a-t-on pas donné unpapier ?

– Oui, madame.

– Et ne l’avez-vous pas porté auroi ?

– Assurément.

– Le roi n’était pas àTrianon ; il était à la chasse, la marquise était seule,…n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Elle venait de seréveiller ; elle était à peine vêtue, excepté, à ce qu’on dit,d’un grand peignoir.

– Les gens qu’on ne peut pasempêcher de parler disent ce qui leur passe par la tête.

– Fort bien, mais il paraît qu’il apassé entre sa tête et la vôtre un regard qui ne l’a pasfâchée.

– Qu’entendez-vous par là,madame ?

– Que vous ne lui avez pasdéplu.

– Je n’en sais rien, et je seraisau désespoir qu’une bienveillance si douce et si rare, à laquelleje ne m’attendais pas, qui m’a touché jusqu’au fond du cœur, pûtdevenir la cause d’un mauvais propos.

– Vous prenez feu bien vite,chevalier ; on croirait que vous allez provoquer toute lacour ; vous ne finirez jamais de tuer tant demonde.

– Mais, madame, si ce page esttombé, et si j’ai porté son message… Permettez-moi de vous demanderpourquoi je suis interrogé. »

Le masque lui serra le bras et luidit : « Monsieur, écoutez. – Tout ce qui vousplaira, madame.

– Voici à quoi nous pensons,maintenant. Le roi n’aime plus la marquise, et personne ne croitqu’il l’ait jamais aimée. Elle vient de commettre uneimprudence ; elle s’est mis à dos tout le parlement, avec sesdeux sous d’impôt, et aujourd’hui elle ose attaquer une bien plusgrande puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera ;mais elle a des armes, et, avant de périr, elle sedéfendra.

– Eh bien ! madame, qu’ypuis-je faire ?

– Je vais vous le dire.M. de Choiseul est à moitié brouillé avecM. de Bernis ; ils ne sont sûrs, ni l’un ni l’autre,de ce qu’ils voudraient essayer. Bernis va s’en aller, Choiseulprendra sa place ; un mot de vous peut en décider.

– En quelle façon, madame, je vousprie ?

– En laissant raconter votre visitede l’autre jour.

– Quel rapport peut-il y avoirentre ma visite, les jésuites et le parlement ?

– Écrivez-moi un mot : lamarquise est perdue. Et ne doutez pas que le plus vif intérêt, laplus entière reconnaissance…

– Je vous demande encore bienpardon, madame, mais c’est une lâcheté que vous me demandezlà.

– Est-ce qu’il y a de la bravoureen politique ?

– Je ne me connais pas à tout cela.Madame de Pompadour a laissé tomber son éventail devant moi ;je l’ai ramassé, je le lui ai rendu ; elle m’a remercié, ellem’a permis, avec cette grâce qu’elle a, de la remercier à montour.

– Trêve de façons : le tempsse passe : je me nomme la comtesse d’Estrades. Vous aimezmademoiselle d’Annebault, ma nièce ;… ne dites pas non, c’estinutile ; vous demandez un emploi de cornette,… vous l’aurezdemain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt monneveu.

– Oh ! madame, quel excès debonté !

– Mais il faut parler.

– Non, madame.

– On m’avait dit que vous aimiezcette petite fille.

– Autant qu’on peut aimer ;mais si jamais mon amour peut s’avouer devant elle, il faut que monhonneur y soit aussi.

– Vous êtes bien entêté,chevalier ! Est-ce là votre dernière réponse ?

– C’est la dernière, comme lapremière.

– Vous refusez d’entrer auxgardes ? Vous refusez la main de ma nièce ?

– Oui, madame, si c’est à ceprix. »

Madame d’Estrades jeta sur le chevalierun regard perçant, plein de curiosité ; puis, ne voyant surson visage aucun signe d’hésitation, elle s’éloigna lentement et seperdit dans la foule.

Le chevalier, ne pouvant rien comprendreà cette singulière aventure, alla s’asseoir dans un coin de lagalerie.

« Que pense faire cettefemme ? » se disait-il ; elle doit être un peufolle. Elle veut bouleverser l’État au moyen d’une sotte calomnie,et, pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de medéshonorer ! Mais Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, sielle se prêtait à une pareille intrigue, ce serait moi qui larefuserais ! Quoi ! tâcher de nuire à cette bonnemarquise, la diffamer, la noircir ;… jamais ! non,jamais ! Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier,très probablement, allait se lever et parler tout haut, lorsqu’unpetit doigt, couleur de rose, lui loucha légèrement l’épaule. Illeva les yeux, et vit devant lui les deux masques pareils quil’avaient arrêté.

« Vous ne voulez donc pasnous aider un peu, » dit l’un des masques, déguisant sa voix.Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait semblables, etque tout parût calculé pour donner le change, le chevalier ne s’ytrompa point. Le regard ni l’accent n’étaient plus les mêmes.« Répondrez-vous, monsieur ? – Non,madame.

– Écrirez-vous ?

– Pas davantage.

– C’est vrai que vous êtes obstiné.Bonsoir, lieutenant.

– Que dites-vous,madame ?

– Voilà votre brevet, et votrecontrat de mariage. »

Et elle lui jeta sonéventail.

C’était celui que le chevalier avaitdéjà ramassé deux fois. Les petits amours de Boucher se jouaientsur le parchemin, au milieu de la nacre dorée. Il n’y avait pas àen douter, c’était l’éventail de madame de Pompadour.

« Ô ciel ! marquise,est-il possible ?… – Très possible, dit-elle, ensoulevant, sur son menton, sa petite dentellenoire.

– Je ne sais, madame, commentrépondre…

– Il n’est pas nécessaire. Vousêtes un galant homme, et nous nous reverrons, car vous êtes cheznous. Le roi vous a placé dans la cornette blanche. Souvenez-vousque, pour un solliciteur, il n’y a pas de plus grande éloquence quede savoir se taire à propos… »

Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle enriant et en s’enfuyant, si, avant de vous donner notre nièce, nousavons pris des renseignements. [8]

FIN DE LA MOUCHE.

Ce conte a paru pour la première fois en 1853,dans le feuilleton du Moniteur. – C’est le dernier ouvraged’Alfred de Musset qui ait été publié de son vivant.

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