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Numa Roumestan

Numa Roumestan

d’ Alphonse Daudet

À ma chère femme

« … Pour la seconde fois, les Latins ont conquis la Gaule… »

Chapitre 1 AUX ARÈNES

Ce dimanche-là, un dimanche de juillet chauffé à blanc, il y avait, à l’occasion du concours régional, une grande fête de jour aux arènes d’Aps-en-Provence. Toute la ville était venue : les tisserands du Chemin-Neuf, l’aristocratie du quartier de la Calade, même du monde de Beaucaire.

« Cinquante mille personnes au moins ! » disait le Forum dans sa chronique du lendemain ; mais on doit tenir compte de l’enflure méridionale.

Le vrai, c’est qu’une foule énorme s’étageait,s’écrasait sur les gradins brûlés du vieil amphithéâtre, comme au beau temps des Antonins, et que la fête des comices n’était pour rien dans ce débordement de peuple. Il fallait autre chose que les courses landaises, les luttes pour hommes et demi-hommes,les jeux de l’étrange-chat et du saut sur l’outre, les concours de flûtets et de tambourins, spectacles locaux plus usés que la pierre rousse des arènes, pour rester deux heures debout sur ces dalles flambantes, deux heures dans ce soleil tuant, aveuglant, à respirer de la flamme et de la poussière à odeur de poudre, à braver les ophtalmies, les insolations, les fièvres pernicieuses, tous les dangers, toutes les tortures de ce qu’on appelle là-bas une fête de jour.

Le grand attrait du concours, c’était NumaRoumestan.

Ah ! le proverbe qui dit :« Nul n’est prophète… » est certainement vrai desartistes, des poètes, dont les compatriotes sont toujours lesderniers à reconnaître la supériorité, toute idéale en somme etsans effets visibles ; mais il ne saurait s’appliquer auxhommes d’État, aux célébrités politiques ou industrielles, à cesfortes gloires de rapport qui se monnayent en faveurs, eninfluences, se reflètent en bénédictions de toutes sortes sur laville et sur l’habitant.

Voilà dix ans que Numa, le grand Numa, ledéputé leader de toutes les droites, est prophète en terre deProvence, dix ans que, pour ce fils illustre, la ville d’Aps a lestendresses, les effusions d’une mère, et d’une mère du Midi, àmanifestations, à cris, à caresses gesticulantes. Dès qu’il arrive,en été, après les vacances de la Chambre, dès qu’il apparaît engare, les ovations commencent : les orphéons sont là, gonflantsous des chœurs héroïques leurs étendards brodés ; desportefaix, assis sur les marches, attendent que le vieux carrossede famille, qui vient chercher le leader, ait fait trois tours deroues entre les larges platanes de l’avenue Berchère, alors il semettent eux-mêmes aux brancards et traînent le grand homme, aumilieu des vivats et des chapeaux levés, jusqu’à la maison Portaloù il descend. Cet enthousiasme est tellement passé dans latradition, dans le cérémonial de l’arrivée, que les chevauxs’arrêtent spontanément, comme à un relais de poste, au coin de larue où les portefaix ont l’habitude de dételer, et tous les coupsde fouet ne leur feraient pas faire un pas de plus. Du premierjour, la ville change d’aspect : ce n’est plus la mornepréfecture, aux longues siestes bercées par le cri strident descigales sur les arbres brûlés du Cours. Même aux heures de soleil,les rues, l’esplanade s’animent et se peuplent de gens affairés, enchapeaux de visite, vêtements de drap noir, tout crus dans la vivelumière, découpant sur les murs blancs l’ombre épileptique de leursgestes. Le carrosse de l’évêché, du président, secoue lachaussée ; puis des délégations du faubourg, où Roumestan estadoré pour ses convictions royalistes, des députationsd’ourdisseuses s’en vont par bandes dans toute la largeur duboulevard, la tête hardie sous le ruban arlésien. Les auberges sontpleines de gens de la campagne, fermiers de Camargue ou de Crau,dont les charrettes dételées encombrent les petites places, lesrues des quartiers populeux, comme aux jours de marché ; lesoir, les cafés, bourrés de monde, restent ouverts bien avant dansla nuit, et les vitres du Cercle des Blancs, éclairées à des heuresindues, s’ébranlent sous les éclats de la voix du Dieu.

Pas prophète en son pays ! Il n’y avaitqu’à voir les arènes en ce bleu dimanche de juillet 1875,l’indifférence du public pour ce qui se passait dans le cirque,toutes les figures tournées du même côté, ce feu croisé de tous lesregards sur le même point, l’estrade municipale, où Roumestan étaitassis au milieu des habits chamarrés et des soies tendues,multicolores, des ombrelles de cérémonie. Il n’y avait qu’àentendre les propos, les cris d’extase, les naïves réflexions àhaute voix de ce bon populaire d’Aps, les unes en provençal, lesautres dans un français barbare, frotté d’ail, toutes avec cetaccent implacable comme le soleil de là-bas, qui découpe et met envaleur chaque syllabe, ne fait pas grâce d’un point sur un i.

– Diou ! qu’es bèou !…Dieu ! qu’il est beau !…

– Il a pris un peu de corps depuis l’anpassé.

– Il a plus l’air imposant comme ça.

– Ne poussez pas tant… Il y en a pour tout lemonde.

– Tu le vois, petit, notre Numa… Quand tuseras grand, tu pourras dire que tu l’as vu,qué !

– Toujours son nez Bourbon… Et pas une dentqui lui manque.

– Et pas de cheveux blancs non plus…

– Té, pardi !… Il n’est pas déjàsi vieux… Il est de 32, l’année que Louis-Philippe tomba les croixde la mission, pecaïré.

– Ah ! gueusard de Philippe.

– Il ne les paraît pas, ses quarante-troisans.

– Sûr que non, qu’il ne les paraît pas…Té ! bel astre…

Et, d’un geste hardi, une grande fille auxyeux de braise lui envoyait, de loin, un baiser sonnant dans l’aircomme un cri d’oiseau.

– Prends garde, Zette… si sa dame tevoyait !

– C’est la bleue, sa dame ?

Non, la bleue c’était sa belle-sœur,mademoiselle Hortense, une jolie demoiselle qui ne faisait quesortir du couvent et déjà « montait le cheval » comme undragon. Madame Roumestan était plus posée, de meilleure tenue, maiselle avait l’air bien plus fier. Ces dames de Paris, ça s’en croittant ! Et, dans le pittoresque effronté de leur langue àdemi-latine, les femmes, debout, les mains en abat-jour au-dessusdes yeux, détaillaient tout haut les deux Parisiennes, leurs petitschapeaux de voyage, leurs robes collantes, sans bijoux, d’un sigrand contraste avec les toilettes locales : chaînes d’or,jupes vertes, rouges, arrondies de tournures énormes. Les hommesénuméraient les services rendus par Numa à la bonne cause, salettre à l’empereur, son discours pour le drapeau blanc. Ah !si on en avait eu une douzaine comme lui à la Chambre, Henri Vserait sur le trône depuis longtemps.

Enivré de ces rumeurs, soulevé par cetenthousiasme ambiant, le bon Numa ne tenait pas en place. Il serenversait sur son large fauteuil, les yeux clos, la faceépanouie ; se jetait d’un côté sur l’autre ; puisbondissait, arpentait la tribune à grands pas, se penchait unmoment vers le cirque, humait cette lumière, ces cris, et revenaità sa place, familier, bon enfant, la cravate lâche, sautait àgenoux sur son siège, et le dos et les semelles à la foule, parlaità ces Parisiennes assises en arrière et au-dessus de lui, tâchaitde leur communiquer sa joie.

Madame Roumestan s’ennuyait. Cela se voyait àune expression de détachement, d’indifférence sur son visage auxbelles lignes d’une froideur un peu hautaine, quand l’éclairspirituel de deux yeux gris, de deux yeux de perle, ces vrais yeuxde Parisienne, le sourire entr’ouvert d’une bouche étincelante nel’animait pas.

Ces gaietés méridionales, faites deturbulence, de familiarité ; cette race verbeuse, tout endehors, en surface, à l’opposé de sa nature si intime et sérieuse,la froissaient, peut-être, sans qu’elle s’en rendît bien compte,parce qu’elle retrouvait dans ce peuple le type multiplié,vulgarisé, de l’homme à côté de qui elle vivait depuis dix ans etqu’à ses dépens elle avait appris à connaître. Le ciel non plus nela ravissait pas, excessif d’éclat, de chaleur réverbérée. Commentfaisaient-ils pour respirer, tous ces gens-là ? Oùtrouvaient-ils du souffle pour tant de cris ? Et elle seprenait à rêver tout haut d’un joli ciel parisien, gris etbrouillé, d’une fraîche ondée d’avril sur les trottoirsluisants.

– Oh ! Rosalie, si l’on peut dire…

Sa sœur et son mari s’indignaient ; sasœur surtout, une grande jeune fille éblouissante de vie, de santé,dressée de toute sa taille pour mieux voir. Elle venait en Provencepour la première fois, et pourtant l’on eût dit que tout ce trainde cris, de gestes dans un soleil italien remuait en elle une fibresecrète, un instinct engourdi, les origines méridionales querévélaient ses longs sourcils joints sur ses yeux de houri et lamatité d’un teint où l’été ne mettait pas une rougeur.

– Voyons, ma chère Rosalie, faisait Roumestan,qui tenait à convaincre sa femme, levez-vous et regardez ça… Parisvous a-t-il jamais rien montré de pareil ?

Dans l’immense théâtre élargi en ellipse etqui découpait un grand morceau de bleu, des milliers de visages seserraient sur les gradins en étages avec le pointillement vif desregards, le reflet varié, le papillotage des toilettes de fête etdes costumes pittoresques. De là, comme d’une cuve gigantesque,montaient des huées joyeuses, des éclats de voix et de fanfaresvolatilisés, pour ainsi dire, par l’intense lumière du soleil. Àpeine distincte aux étages inférieurs où poudroyaient le sable etles haleines, cette rumeur s’accentuait en montant, se dépouillaitdans l’air pur. On distinguait surtout le cri des marchands depains au lait qui promenaient de gradin en gradin leur corbeilledrapée de linges blancs : « Li pan ou la… li pan oula ! » Et les revendeuses d’eau fraîche, balançantleurs cruches vertes et vernies, vous donnaient soif de lesentendre glapir : « L’aigo es fresco… Quau voùbeùre ?… » L’eau est fraîche… Qui veutboire ?…

Puis, tout en haut, des enfants, courant etjouant à la crête des arènes, promenaient sur ce grand brouhaha unecouronne de sons aigus au niveau d’un vol de martinets, dans leroyaume des oiseaux. Et sur tout cela quels admirables jeux delumière, à mesure que – le jour s’avançant – le soleil tournaitlentement dans la rondeur du vaste amphithéâtre comme sur le disqued’un cadran solaire, reculant la foule, la groupant dans la zone del’ombre, faisant vides les places exposées à la trop vive chaleur,des espèces de dalles rousses séparées d’herbes sèches où desincendies successifs ont marqué des traces noires.

Parfois, aux étages supérieurs, une pierre sedétachait du vieux monument, sous une poussée de monde, roulaitd’étage en étage au milieu des cris de terreur, des bousculades,comme si tout le cirque croulait ; et c’était sur les gradinsun mouvement pareil à l’assaut d’une falaise par la mer en furie,car chez cette race exubérante l’effet n’est jamais en rapport avecla cause, grossie par des visions, des perceptionsdisproportionnées.

Ainsi peuplée et animée, la ruine semblaitrevivre, perdait sa physionomie de monument à cicérone. On avait,en la regardant, la sensation que donne une strophe de Pindarerécitée par un Athénien de maintenant, c’est-à-dire la langue morteredevenue vivante, n’ayant plus son aspect scolastique et froid. Ceciel si pur, ce soleil d’argent vaporisé, ces intonations latinesconservées dans l’idiome provençal, çà et là – surtout aux petitesplaces – des attitudes à l’entrée d’une voûte, des poses immobilesque la vibration de l’air faisait antiques, presque sculpturales,le type de l’endroit, ces têtes frappées comme des médailles avecle nez court et busqué, les larges joues rases, le menton retournéde Roumestan, tout complétait l’illusion d’un spectacle romain,jusqu’au beuglement des vaches landaises en écho dans lessouterrains d’où sortaient jadis les lions et les éléphants decombat. Aussi, quand sur le cirque vide et tout jaune de sables’ouvrait l’énorme trou noir du podium, fermé d’uneclaire-voie, on s’attendait à voir bondir les fauves au lieu dupacifique et champêtre défilé de bêtes et de gens couronnés auconcours.

À présent c’était le tour des mulesharnachées, menées à la main, couvertes de somptueuses sparteriesprovençales, portant haut leurs petites têtes sèches ornées declochettes d’argent, de pompons, de nœuds, de bouffettes, et nes’effrayant pas des grands coups de fouet coupants et clairs, enpétards, en serpenteaux, des muletiers debout sur chacune d’elles.Dans la foule, chaque village reconnaissait ses lauréats, lesannonçait à voix haute :

« Voilà Cavaillon… VoilàMaussane… »

La longue file somptueuse se déroulait toutautour de l’arène qu’elle remplissait d’un cliquetis étincelant, desonneries lumineuses ; s’arrêtait devant la loge de Roumestan,accordant une minute en aubade d’honneur ses coups de fouet et sessonnailles, puis continuait sa marche circulaire, sous la directiond’un beau cavalier, en collant clair et bottes montantes, un desmessieurs du Cercle, organisateur de la fête, qui gâtait tout sanss’en douter, mêlant la province à la Provence, donnant à ce curieuxspectacle local un vague aspect de cavalcade de Franconi. Du reste,à part quelques gens de campagne, personne ne regardait. On n’avaitd’yeux que pour l’estrade municipale, envahie depuis un moment parune foule de personnes venant saluer Numa, des amis, des clients,d’anciens camarades de collège, fiers de leurs relations avec legrand homme et de les montrer là sur ces tréteaux, bien en vue.

Le flot succédait sans interruption. Il y enavait des vieux, des jeunes, des gentilshommes de campagne encomplet gris de la guêtre au petit chapeau, des chefs d’ateliersendimanchés dans leurs redingotes marquées de plis, desménagers, des fermiers de la banlieue d’Aps en vestesrondes, un pilote du Port Saint-Louis, tortillant son gros bonnetde forçat, tous avec leur Midi marqué sur la figure, qu’ils fussentenvahis jusque dans les yeux de ces barbes en palissandre que lapâleur des teints orientaux fait plus noires encore, ou bien rasésà l’ancienne France, le cou court, rougeauds et suintant comme desalcarazas en terre cuite, tous l’œil noir, flambant, hors de latête, le geste familier et tutoyeur.

Et comme Roumestan les accueillait, sansdistinction de fortune ou d’origine, avec la même effusioninépuisable ! « Té ! Monsieurd’Espalion ! et comment va, marquis ?… »

« Hé bé ! mon vieuxCabantous, et le pilotage ?… »

« Je salue de tout cœur M. leprésident Bédarride. »

Alors les poignées de main, des accolades, deces bonnes tapes sur l’épaule qui doublent la valeur des mots,toujours trop froids au gré d’une sympathie méridionale.L’entretien ne durait pas longtemps, par exemple. Le leadern’écoutait que d’une oreille, le regard distrait, et tout encausant, disait bonjour de la main aux nouveaux venus ; maispersonne ne se fâchait de sa brusque façon d’expédier son mondeavec de bonnes paroles, « Bien, bien… Je m’en charge… Faitesvotre demande… je l’emporterai. »

C’étaient des promesses de bureaux de tabac,de perceptions ; ce qu’on ne demandait pas, il le devinait,encourageait les ambitions timides, les provoquait. Pas médaillé,le vieux Cabantous, après vingt sauvetages !« Envoyez-moi vos papiers… On m’adore à la Marine !… Nousréparerons cette injustice. » Sa voix sonnait, chaude etmétallique, frappant, détachant les mots. On eût dit des piècesd’or toutes neuves qui roulaient. Et tous s’en allaient ravis decette monnaie brillante, descendaient de l’estrade avec le frontrayonnant de l’écolier qui emporte son prix. Le plus beau dans cediable d’homme, c’était sa prodigieuse souplesse à prendre lesallures, le ton des gens à qui il parlait, et cela le plusnaturellement, le plus inconsciemment du monde. Onctueux, le gesterond, la bouche en cœur avec le président Bédarride, le brasmagistralement étendu comme s’il secouait sa toge à la barre ;l’air martial, le chapeau casseur pour parler au colonel deRochemaure, et vis-à-vis de Cabantous les mains dans les poches,les jambes arquées, le roulis d’épaules d’un vieux chien de mer. Detemps en temps, entre deux accolades il revenait vers sesParisiennes, radieux, épongeant son front qui ruisselait.

– Mais, mon bon Numa, lui disait Hortense toutbas avec un joli rire, où prendrez-vous tous les bureaux de tabacque vous leur promettez ?

Roumestan penchait sa grosse tête crépue, unpeu dégarnie dans le haut : « C’est promis, petite sœur,ce n’est pas donné. »

Et devinant un reproche dans le silence de safemme : « N’oubliez pas que nous sommes dans le Midi,entre compatriotes parlant la même langue… Tous ces braves garçonssavent ce que vaut une promesse et n’espèrent pas leur bureau detabac plus positivement que moi je ne compte de leur donner…Seulement ils en parlent, ça les amuse, leur imagination voyage.Pourquoi les priver de cette joie ?… Du reste, voyez-vous,entre Méridionaux les paroles n’ont jamais qu’un sens relatif…C’est une affaire de mise au point. »

Comme la phrase lui plaisait, il répéta deuxou trois fois en appuyant sur la finale : « De mise aupoint… de mise au point… »

« J’aime ces gens-là…, » ditHortense qui décidément s’amusait beaucoup. Mais Rosalie n’étaitpas convaincue. « Pourtant les mots signifient quelque chose,murmura-t-elle très sérieuse comme se parlant au plus profondd’elle-même.

– Ma chère, ça dépend des latitudes !

Et Roumestan assura son paradoxe d’un coupd’épaule qui lui était familier, l’ « en avant » d’unporte-balle remontant sa bricole. Le grand orateur de la droitegardait comme cela quelques habitudes de corps dont il n’avaitjamais pu se défaire et qui dans un autre parti l’auraient faitpasser pour un homme du commun ; mais aux sommetsaristocratiques où il siégeait entre le prince d’Anhalt et le ducde la Rochetaillade, c’était un signe de puissance et de forteoriginalité, et le faubourg Saint-Germain raffolait de ce coupd’épaule sur le large dos trapu qui portait les espérances de lamonarchie française. Si madame Roumestan avait partagé jadis lesillusions du faubourg, c’était bien fini maintenant, à en juger parle désenchantement de son regard, le petit sourire qui retroussaitsa lèvre à mesure que le leader parlait, sourire plus pâle encorede mélancolie que de dédain. Mais son mari la quitta brusquement,attiré par les sons d’une étrange musique qui montait de l’arène aumilieu des clameurs de la foule debout, exaltée, criant :« Valmajour ! Valmajour ! »

Vainqueur au concours de la veille, le fameuxValmajour, premier tambourinaire de Provence, venait saluer Numa deses plus jolis airs. Vraiment il avait belle mine, ce Valmajour,planté au milieu du cirque, sa veste de cadis jaune sur l’épaule,autour des reins sa taillole d’un rouge vif tranchant sur l’empoisblanc du linge. Il tenait son long et léger tambourin pendu au brasgauche par une courroie, et de la main du même bras portait à seslèvres un petit fifre, pendant que de sa main droite iltambourinait, l’air crâne, la jambe en avant. Tout petit, ce fifreremplissait l’espace comme un branle de cigales, bien fait pourcette atmosphère limpide, cristalline, où tout vibre, tandis que letambourin, de sa voix profonde, soutenait le chant et sesfioritures.

Au son de cette musique aigrelette et sauvage,mieux qu’à tout ce qu’on lui montrait depuis qu’il était là,Roumestan voyait se lever devant lui son enfance de gamin provençalcourant les fêtes de campagne, dansant sous les platanes feuillusdes places villageoises, dans la poudre blanche des grands chemins,sur la valande des côtes brûlées. Une émotion délicieuse luipiquait les yeux ; car malgré ses quarante ans passés, la viepolitique si desséchante, il gardait encore, par un bénéfice denature, beaucoup d’imagination, cette sensibilité de surface quitrompe sur le fond vrai d’un caractère.

Et puis ce Valmajour n’était pas untambourinaire comme les autres, un de ces vulgaires ménétriers quiramassent des bouts de quadrilles, des refrains de cafés chantantsdans les fêtes de pays, encanaillant leur instrument en voulantl’accorder au goût moderne. Fils et petit-fils de tambourinaires,il ne jouait jamais que des airs nationaux, des airs chevrotés parles grand’mères aux veillées ; et il en savait, il ne selassait pas. Après les noëls de Saboly rythmés en menuets, enrigodons, il entonnait la Marche des rois, sur laquelleTurenne au grand siècle a conquis et brûlé le Palatinat. Le longdes gradins où des fredons couraient tout à l’heure en volsd’abeilles, la foule électrisée marquait la mesure avec les bras,avec la tête, suivait ce rythme superbe qui passait comme un coupde mistral dans le grand silence des arènes, traversé seulement parle sifflement éperdu des hirondelles tournoyant en tous sens,là-haut, dans l’azur verdissant, inquiètes et ravies comme si ellescherchaient à travers l’espace quel invisible oiseau décochait cesnotes suraiguës.

Quand Valmajour eut fini, des acclamationsfolles éclatèrent. Les chapeaux, les mouchoirs étaient en l’air.Roumestan appela le musicien sur l’estrade et lui sauta aucou : « Tu m’as fait pleurer, mon brave ! » Etil montrait ses yeux, de grands yeux bruns dorés, tout embus delarmes. Très fier de se voir au milieu des broderies et des épéesde nacre officielles, l’autre acceptait ces félicitations, cesaccolades, sans trop d’embarras. C’était un beau garçon, la têterégulière, le front haut, barbiche et moustache d’un noir brillantsur le teint basané, un de ces fiers paysans de la vallée du Rhônequi n’ont rein de l’humilité finaude des villageois du centre.Hortense remarqua tout de suite comme sa main restait fine dans songant de hâle. Elle regarda le tambourin, sa baguette à boutd’ivoire, s’étonna de la légèreté de l’instrument depuis deux centsans dans la famille, et dont la caisse de noyer, agrémentée delégères sculptures, polie, amincie, sonore, semblait commeassouplie sous la patine du temps. Elle admira surtout le galoubet,la naïve flûte rustique à trois trous des anciens tambourinaires, àlaquelle Valmajour était revenu par respect pour la tradition, etdont il avait conquis le maniement à force d’adresse et depatience. Rien de plus touchant que le petit récit qu’il faisait deses luttes, de sa victoire.

« Ce m’est vénu, disait-il en sonfrançais bizarre, ce m’est vénu de nuit en écoutant santer lerossignoou. Je me pensais dans moi-même : Comment, Valmajour,voilà l’oiso du bon Dieu que son gosier lui suffit pour toutes lesroulades, et ce qu’il fait avec un trou, toi, les trois trous deton flûtet ne le sauraient point faire ? »

Il parlait posément, d’un beau timbre confiantet doux, sans aucun sentiment de ridicule. D’ailleurs personnen’eût osé sourire devant l’enthousiasme de Numa, levant les bras,trépignant à défoncer la tribune. « Qu’il est beau !…Quel artiste !… » Et, après lui, le maire, le général, leprésident Bédarride, M. Roumavage, un grand fabricant de bièrede Beaucaire, vice-consul du Pérou, sanglé dans un costume decarnaval tout en argent, d’autres encore, entraînés par l’autoritédu leader, répétaient d’un accent convaincu : « Quelartiste ! » C’était aussi le sentiment d’Hortense, etelle l’exprimait avec sa nature expansive : « Oh !oui, un grand artiste… » pendant que Mme Roumestanmurmurait : « Mais vous allez le rendre fou, ce pauvregarçon ! » Il n’y paraissait guère cependant, à l’airtranquille de Valmajour, qui ne s’émut pas même en entendant Numalui dire brusquement :

– Viens à Paris, garçon, ta fortune estfaite.

– Oh ! ma sœur ne voudrait jamais melaisser aller, répondit-il en souriant.

Sa mère était morte. Il vivait avec son pèreet sa sœur dans un fermage qui portait leur nom, à trois lieuesd’Aps, sur le mont de Cordoue. Roumestan jura d’aller le voir avantde partir. Il parlerait aux parents, il était sûr d’enleverl’affaire.

– Je vous y aiderai, Numa, dit une petite voixderrière lui.

Valmajour salua sans un mot, tourna sur sestalons et descendit le large tapis de l’estrade sa caisse au bras,la tête droite, avec ce léger déhanchement du Provençal, ami durythme et de la danse. En bas des camarades l’attendaient, luiserraient les mains. Puis un cri retentit : « Lafarandole ! » clameur immense, doublée par l’écho desvoûtes, des couloirs, d’où semblaient sortir l’ombre et lafraîcheur qui envahissaient maintenant les arènes et rétrécissaientla zone du soleil. À l’instant le cirque fut plein, mais plein àfaire éclater ses barrières, d’une foule villageoise, une mêlée defichus blancs, de jupes voyantes, de rubans de velours battant auxcoiffes de dentelle, de blouses passementées, de vestes decadis.

Sur un roulement de tambourin, cette cohues’aligna, se défila en bandes, le jarret tendu, les mains unies. Untrille de galoubet fit onduler tout le cirque, et la farandolemenée par un gars de Barbantane, le pays des danseurs fameux, semit en marche lentement, déroulant ses anneaux, battant sesentrechats presque sur place, remplissant d’un bruit confus, d’unfroissement d’étoffes et d’haleines, l’énorme baie du vomitoire oùpeu à peu elle s’engouffrait. Valmajour suivait d’un pas égal,solennel, repoussait en marchant son gros tambourin du genou, etjouait plus fort à mesure que le compact entassement de l’arène, àdemi-noyée déjà dans la cendre bleue du crépuscule, se dévidaitcomme une bobine d’or et de soie.

– Regardez là-haut ! dit Roumestan tout àcoup.

C’était la tête de la danse surgissant entreles arcs de voûte du premier étage, pendant que le tambourinaire etles derniers farandoleurs piétinaient encore dans le cirque. Enroute, la ronde s’allongeait de tous ceux que le rythme entraînaitde force à la suite. Qui donc parmi ces Provençaux aurait purésister au flûtet magique de Valmajour ? Porté, lancé par desrebondissements du tambourin, on l’entendait à la fois à tous lesétages, passant les grilles et les soupiraux descellés, dominantles exclamations de la foule. Et la farandole montait, montait,arrivait aux galeries supérieures que le soleil bordait encored’une lumière fauve. L’immense défilé des danseurs bondissants etgraves découpait alors sur les hautes baies cintrées du pourtour,dans la chaude vibration de cette fin d’après-midi de juillet, unesuite de fines silhouettes, animait sur la pierre antique un de cesbas-reliefs comme il en court au fronton dégradé des temples.

En bas, sur l’estrade désemplie, – car onpartait et la danse prenait plus de grandeur au-dessus des gradinsvides, – le bon Numa demandait à sa femme en lui jetant un petitchâle de dentelle sur les épaules pour le frais du soir :

– Est-ce beau, voyons ?… Est-cebeau ?…

– Très beau, fit la Parisienne, remuée cettefois jusqu’au fond de sa nature artiste.

Et le grand homme d’Aps semblait plus fier decette approbation que des hommages bruyants dont on l’étourdissaitdepuis deux heures.

Fin du premier chapitre.

Chapitre 2L’ENVERS D’UN GRAND HOMME

Numa Roumestan avait vingt-deux ans quand ilvint terminer à Paris son droit commencé à Aix. C’était à cetteépoque un bon garçon, réjoui, bruyant, tout le sang à la peau, avecde beaux yeux de batracien, dorés, à fleur de tête, et une crinièrenoire toute frisée qui lui mangeait la moitié du front comme unbonnet de loutre sans visière. Pas l’ombre d’une idée, d’uneambition, sous cette fourrure envahissante. Un véritable étudiantd’Aix, très fort au billard et au misti, sans pareil pour boire unebouteille de champagne à la régalade, pour chasser le chat auxflambeaux jusqu’à trois heures du matin dans les larges rues de lavieille ville aristocratique et parlementaire, mais nes’intéressant à rien, n’ouvrant jamais un journal ni un livre,encrassé de cette sottise provinciale qui hausse les épaules àtoute chose et pare son ignorance d’un renom de gros bon sens.

Le quartier Latin l’émoustilla un peu ;il n’y avait pourtant pas de quoi. Comme tous ses compatriotes,Numa s’installait, en arrivant, au café Malmus, haute ettumultueuse baraque, développant ses trois étages de vitres, largescomme celles d’un magasin de nouveautés, au coin de la rue duFour-Saint-Germain, qu’elle remplissait du fracas de ses billardset des vociférations d’une clientèle de cannibales. Tout le Midifrançais s’épanouissait là, dans ses nuances diverses : Midigascon, Midi provençal, de Bordeaux, de Toulouse, de Marseille,Midi périgourdin, auvergnat, ariégeois, ardéchois, pyrénéen, desnoms en as, en us, en ac, éclatants, ronflants et barbares,Etcheverry, Terminarias, Bentaboulech, Laboulbène, des noms quisemblaient jaillir de la gueule d’une escopette ou partaient commeun coup de mine, dans une accentuation féroce. Et quels éclats devoix, rien que pour demander une demi-tasse, quel fracas de grosrires pareils à l’écroulement d’un tombereau de pierres, quellesbarbes gigantesques, trop drues, trop noires, à reflets bleus, desbarbes qui déconcertaient le rasoir, montaient jusqu’aux yeux,rejoignaient les sourcils, sortaient en frisons de bourre du nezchevalin large ouvert et des oreilles, mais ne parvenaient pas àdissimuler la jeunesse, l’innocence des bonnes faces naïvesblotties sous ces végétations.

En dehors des cours qu’ils suivaientassidûment, tous ces étudiants passaient leur vie chez Malmus, segroupant par provinces, par clochers, autour de tables désignées delongue date et qui devaient garder l’accent du cru dans l’écho deleur marbre, comme les pupitres gardent les signatures au couteaudes collégiens.

Peu de femmes dans cette horde. À peine deuxou trois par étage, pauvres filles que leurs amants amenaient làd’un air honteux, et qui passaient la soirée à côté d’eux devant unbock, penchées sur les grands caftons des journaux à images,muettes et dépaysées parmi cette jeunesse du Midi, élevée dans lemépris dou fémélan. Des maîtresses, té ! pardi, ilssavaient où en prendre, à la nuit ou à l’heure, mais jamais pourlongtemps. Bullier, les beuglants, les soupers de larôtisseuse ne les tentaient pas. Ils aimaient bien mieuxrester chez Malmus, parler patois, boulotter entre le café, l’écoleet la table d’hôte. S’ils passaient les ponts, c’était pour allerau Théâtre-Français un soir de répertoire, Car la race estclassique dans le sang ; ils s’y rendaient par bandes, crianttrès fort dans la rue, au fond un peu intimidés, et revenaientmornes, ahuris, les yeux brouillés de poussière tragique, faireencore une partie à demi-gaz, derrière les volets clos. De temps entemps, à l’occasion d’un examen, une ripaille improvisée répandaitdans le café des odeurs de fricots à l’ail, de fromages de montagnepuants et décomposés sur leurs papiers bleuis. Là-dessus le nouveaudiplômé décrochait du ratelier sa pipe à initiales et s’en allait,notaire ou substitut, dans quelque trou lointain d’outre-Loîre,raconter Paris à la province, ce Paris qu’il croyait connaître etoù il n’était jamais entré.

Dans ce milieu racorni, Numa fut aisément unaigle. D’abord, il criait plus fort que les autres ; puis unesupériorité, du moins une originalité lui vint de son goût très vifpour la musique. Deux ou trois fois par semaine, il se payait unparterre à l’Opéra ou aux Italiens, en revenait la bouche pleine derécitatifs, de grands airs qu’il chantait d’une assez jolie voix degorge rebelle à toute discipline. Quand il arrivait chez Malmus,qu’il s’avançait théâtralement au milieu des tables en roulantquelque finale italien, des hurlements de joie l’accueillaient detous les étages, on criait « Hé !l’artiste !… » et comme dans les milieux bourgeois, cemot amenait une curiosité caressante dans le regard des femmes, surla lèvre des hommes une intention d’envieuse ironie. Cetteréputation d’art le servit par la suite, au pouvoir, dans lesaffaires. Encore aujourd’hui, il n’y a pas à la Chambre unecommission artistique, un projet d’opéra populaire, de réformes auxexpositions de peinture où le nom de Roumestan ne figure enpremière ligne. Cela tient à ces soirées passées dans les théâtresde chant. Il y prit l’aplomb, le genre acteur, une certaine façonde se poser de trois quarts pour parler à la dame de comptoir, quifaisait dire à ses camarades émerveillés « Oh ! de ceNuma, pas moins[1] ! »

À l’école même il apportait la mêmeaisance ; à demi préparé, car il était paresseux, craignait letravail et la solitude, il passait des examens assez brillants,grâce à son audace, sa subtilité méridionale, qui savait toujoursdécouvrir l’endroit chatouilleux d’une vanité de professeur. Puissa physionomie, si franche, si aimable, le servait, et cette étoilede bonheur éclairait la route devant lui.

Dès qu’il fut avocat, ses parents lerappelèrent, la modeste pension qu’ils lui faisaient leur coûtantde trop dures privations. Mais la perspective d’aller s’enfermer àAps, dans cette ville morte qui tombait en poussière sur ses ruinesantiques, la vie sous la forme d’un éternel tour de ville et dequelques plaidoyers de murs mitoyens, n’avait pas de quoi tenterl’ambition indéfinie que sentait le provençal au fond de son goûtpour le mouvement et l’intelligence de Paris. À grand’peine, ilobtint encore deux ans pour préparer son doctorat, et, ces deux anspassés, au moment où l’ordre de rentrer au pays lui arrivaitirrévocable, il rencontrait chez la duchesse de San-Donnino, à unede ces fêtes musicales où le portaient sa jolie voix et sesrelations lyriques, Sagnier, le grand Sagnier, l’avocatlégitimiste, frère de la duchesse et mélomane enragé, qu’il avaitséduit par sa verve éclatant dans la monotonie mondaine, et par sonenthousiasme pour Mozart. Sagnier lui offrit de le prendre commequatrième secrétaire. Les appointements étaient nuls ; mais ilentrait dans le premier cabinet d’affaires de Paris avec desrelations au faubourg Saint-Germain, à la Chambre. Malheureusement,le père Roumestan s’entêtait à lui couper les vivres, tâchant deramener, par la famine, le fils unique, l’avocat de vingt-six ans,en âge de gagner sa vie. C’est alors que le cafetier Malmusintervint.

Un type, ce Malmus, gros homme asthmatique etblafard, qui, de simple garçon de café, était devenu propriétaired’un des plus grands établissements de Paris, par le crédit et parl’usure. Jadis, il avançait aux étudiants l’argent de leur mois,qu’il se faisait rendre au triple, dès que les galions étaientarrivés. Lisant à peine, n’écrivant pas, marquant les sous qu’ilprêtait avec des coches, dans du bois, comme il avait vu faire auxgarçons boulangers de Lyon, ses compatriotes, jamais il nes’embrouillait dans ses comptes, et, surtout, ne plaçait pas sonargent mal à propos. Plus tard, devenu riche, à la tête de lamaison où quinze ans durant il avait porté le tablier, ilperfectionna son trafic, le mit tout entier dans le crédit, uncrédit illimité qui laissait vides, à la fin de la journée, lestrois comptoirs du café, mais alignait d’interminables colonnes debocks, de cafés, de petits verres, sur les livres fantastiquementtenus, avec ces fameuses plumes à cinq becs, si en honneur dans lecommerce parisien.

La combinaison du bonhomme était simple :il abandonnait à l’étudiant son argent de poche, toute sa pension,et lui faisait crédit des repas, des consommations, même, àquelques privilégiés, d’une chambre dans la maison. Pendant tout letemps des études, il ne demandait pas un sou, laissait accumulerles intérêts pour des sommes considérables ; mais cela ne sefaisait pas étourdiment, sans surveillance. Malmus passait deuxmois de l’année, les mois de vacances, à courir la province,s’assurant de la santé des parents, de la situation des familles.Son asthme s’essoufflait à grimper les pics cévenols, à dégringolerles combes languedociennes. On le voyait errer, podagre etmystérieux, l’œil méfiant sous ses paupières lourdes d’anciengarçon de nuit, à travers des bourgades perdues ; il restaitdeux jours, visitait le notaire et l’huissier, inspectaitpar-dessus les murs le petit domaine ou l’usine du client, puis onn’entendait plus parler de lui.

Ce qu’il apprit à Aps lui donna pleineconfiance en Roumestan. Le père, ancien filateur, ruiné par desrêves de fortune et d’inventions malheureuses, vivait modestementd’une inspection d’assurances ; mais sa sœur, madame Portal,veuve sans enfants d’un riche magistrat, devait laisser tous sesbiens à son neveu. Aussi, Malmus tenait-il à le garder àParis : « Entrez chez Sagnier… Je vous aiderai. » Lesecrétaire d’un homme considérable ne pouvant habiter un garnid’étudiants, il lui meubla un appartement de garçon quai Voltaire,sur la cour, se chargea du loyer, de la pension ; et c’estainsi que le futur leader entra en campagne, avec tous les dehorsd’une existence facile, au fond terriblement besogneux, manquant delest, d’argent de poche. L’amitié de Sagnier lui valait desrelations superbes. Le faubourg l’accueillait. Seulement ces succèsmondains, les invitations, à Paris, en villégiature d’été, où ilfallait arriver tenu, sanglé, ne faisaient qu’accroître sesdépenses. La tante Portal, sur ses demandes réitérées, lui venaitbien un peu en aide, mais avec précaution, parcimonie, accompagnantson envoi de longues et cocasses mercuriales, de menaces bibliquescontre ce Paris si ruineux. La situation n’était pas tenable.

Au bout d’un an, Numa chercha autrechose ; d’ailleurs, il fallait à Sagnier des piocheurs, desabatteurs de besogne, et celui-ci n’était pas son homme. Il yavait, dans le Méridional, une indolence invincible, et surtoutl’horreur du bureau, du travail assidu et posé. Cette faculté, touten profondeur, l’attention, lui manquait radicalement. Cela tenaità la vivacité de son imagination, au perpétuel moutonnement desidées sous son front, à cette mobilité d’esprit visible jusque dansson écriture, qui ne se ressemblait jamais. Il était toutextérieur, en voix et en gestes comme un ténor.

« Quand je ne parle pas, je ne pensepas, » disait-il très naïvement, et c’était vrai. La parole nejaillissait pas chez lui par la force de la pensée, elle ladevançait au contraire, l’éveillait à son bruit tout machinal. Ils’étonnait lui-même, s’amusait de ces rencontres de mots, d’idéesperdues dans un coin de sa mémoire et que la parole retrouvait,ramassait, mettait en faisceau d’arguments. En parlant, il sedécouvrait une sensibilité qu’il ne se savait pas, s’émouvait auvibrement de sa propre voix, à de certaines intonations qui luiprenaient le cœur, lui remplissaient les yeux de larmes. C’étaitlà, certainement, des qualités d’orateur ; mais il lesignorait en lui, n’ayant guère eu chez Sagnier l’occasion de s’enservir.

Pourtant, ce stage d’un an auprès du grandavocat légitimiste fut décisif dans sa vie. Il y gagna desconvictions, un parti, le goût de la politique, des velléités defortune et de gloire. C’est la gloire qui vient la première.

Quelques mois après sa sortie de chez lepatron, ce titre de secrétaire de Sagnier, qu’il portait comme cesacteurs qui s’intitulent « de la Comédie-Française » poury avoir figuré deux fois, lui valut de défendre un petit journallégitimiste, le Furet, très répandu dans le monde bien. Ille fit avec beaucoup de succès et de bonheur. Venu là sanspréparation, les mains dans les poches, il parla pendant deuxheures, avec une verve insolente et tant de belle humeur qu’ilforça les juges à l’écouter jusqu’au bout. Son accent, ce terriblegrasseyement dont sa paresse l’avait toujours empêché de sedéfaire, donnait du mordant à son ironie.

C’était une force, le rythme de cetteéloquence bien méridionale, théâtrale et familière, ayant surtoutla lucidité, la lumière large qu’on trouve dans les œuvres des gensde là-bas comme dans leurs paysages limpides jusqu’au fond.

Naturellement le journal fut condamné, et payaen amendes et en prison le grand succès de l’avocat. Ainsi danscertaines pièces qui croulent, menant auteur et directeur à laruine, un acteur se taille une réputation. Le vieux Sagnier, quiétait venu l’entendre, l’embrassa en pleine audience.« Laissez-vous passer grand homme, mon cher Numa, » luidit-il, un peu surpris d’avoir couvé cet œuf de gerfaut. Mais leplus étonné fut encore Roumestan, sortant de là comme d’un rêve, saparole en écho dans ses oreilles bourdonnantes, pendant qu’ildescendait tout étourdi le vaste escalier sans rampes duPalais.

Après ce succès, cette ovation, une pluie delettres élogieuses, les sourires jaunes des confrères, l’avocat putse croire lancé, attendit patiemment les affaires dans son cabinetsur la cour, devant le maigre feu de veuve allumé par sonconcierge, mais rien ne vint, sauf quelques invitations à dîner deplus et un jolie bronze de chez Barbedienne offert par la rédactiondu Furet. Le nouveau grand homme se trouvait en face desmêmes difficultés, des mêmes incertitudes d’avenir. Ah ! cesprofessions dites libérales, qui ne peuvent amorcer, appeler laclientèle, ont de durs commencements avant que dans le petit salond’attente acheté à crédit, aux meubles mal rembourrés, à la pendulesymbolique flanquée de candélabres dégingandés, vienne s’asseoir ledéfilé des clients sérieux et payants. Roumestan fut réduit àdonner des leçons de droit dans le monde légitimiste etcatholique ; mais ce travail lui semblait au-dessous de saréputation, de ses succès à la Conférence, des éloges dont onenguirlandait son nom dans les journaux du parti.

Ce qui l’attristait plus encore, ce qui luifaisait sentir sa misère, c’était ce dîner qu’il lui fallait allerchercher chez Malmus, lorsqu’il n’avait pas d’invitation dehors ouque l’état de sa bourse lui défendait l’entrée des restaurants à lamode. La même dame de comptoir s’incrustait entre les mêmes bols àpunch, le même poêle en faïence ronflait près du casier aux pipes,et les cris, les accents, les barbes noires de tous les midiss’agitaient là comme jadis ; mais sa génération ayant disparu,il regardait celle-ci avec les yeux prévenus qu’a la maturité d’unhomme sans position pour les vingt ans qui le chassent en arrière.Comment avait-il pu vivre au milieu de pareilles niaiseries ?Bien sûr qu’autrefois les étudiants n’étaient pas aussi bêtes. Leuradmiration même, leurs frétillements de bons chiens naïfs autour desa notoriété lui étaient insupportables. Pendant qu’il mangeait, lepatron du café, très fier de son pensionnaire, venait, s’asseoirprès de lui sur le divan rouge fané qu’il secouait à toutes lesquintes de son asthme, tandis qu’à la table voisine s’installaitune grande fille maigre, la seule figure qui restât de jadis,figure osseuse, sans âge, connue au quartier sous le nom de« l’Ancienne à tous » et à qui quelque bon garçond’étudiant aujourd’hui marié, retourné au pays, avait, en s’enallant, ouvert un compte chez Malmus. Broutant depuis tant d’annéesautour du même piquet, la pauvre créature ne savait rien du dehors,ignorait les succès de Roumestan, lui parlait sur un ton decommisération comme à un éclopé, un retardataire de la mêmepromotion qu’elle :

« Eh ben ! ma pauvre vieille, çaboulotte ?… Tu sais, Pompon est marié… Laboulbène a permuté,passé substitut à Caen. »

Roumestan répondait à peine, s’étouffait àmettre les morceaux doubles et, s’en allant par les rues duquartier toutes bruyantes de brasseries, de débits de prunes,sentait l’amer d’une vie ratée et comme une impression dedéchéance.

Quelques années se passèrent ainsi, pendantlesquelles son nom grandit, s’affirma, toujours sans autre profitque des réductions de chez Barbedienne, puis il fut appelé àdéfendre un négociant d’Avignon qui avait fait fabriquer desfoulards séditieux, je ne sais quelle députation en rond autour ducomte de Chambord, assez confuse dans l’impression maladroite dutissu, mais soulignée d’un imprudent H. V. entouré d’un écusson.Roumestan joua une bonne scène de comédie, s’indigna qu’on pût voirlà-dedans la moindre allusion politique. H. V., mais c’était HoraceVernet, présidant une commission de l’Institut !

Cette tarasconnade eut un succès local qui fitplus pour son avenir que toutes les réclames parisiennes, et avanttout lui gagna les sympathies actives de la tante Portal. Cela setraduisit d’abord par un envoi d’huile d’olive et de melons blancs,ensuite une foule d’autres provisions suivirent figues, poivrons,et des canissons d’Aix, et de la poutargue des Martigues, desjujubes, des azeroles, des caroubes, fruits gamins, insignifiants,dont la vieille dame raffolait et que l’avocat laissait pourrirdans le fond d’une armoire. Quelque temps après, une lettre arriva,qui avait dans sa grosse écriture de plume d’oie la brusqueried’accent, les cocasseries d’expression de la tante et trahissaitson esprit brouillon par l’absence absolue de ponctuation, lessauts prompts d’une idée à une autre.

Numa crut pourtant démêler que la bonne femmevoulait le marier avec la fille d’un conseiller à la cour d’appelde Paris, M. Le Quesnoy, dont la dame – une demoiselleSoustelle d’Aps – avait été élevée avec elle chez les sœurs de laCalade… grande fortune…, la personne jolie, bravette, l’air un peurefréjon, mais le mariage réchaufferait tout ça. Et s’il sefaisait, ce mariage, qu’est-ce qu’elle donnerait tante Portal à sonNuma ? Cent mille francs en bon argent tin-tin, lejour des noces.

Sous les provincialismes du langage, il yavait là une proposition sérieuse, si sérieuse que le surlendemainNuma recevait une invitation à dîner des Le Quesnoy. Il s’y rendit,un peu ému. Le conseiller, qu’il rencontrait souvent au palais,était un des hommes qui l’impressionnaient le plus. Grand, mince,le visage hautain, d’une pâleur morbide, l’œil aigu, fouilleur, labouche connue scellée, le vieux magistrat, originaire deValenciennes et qui semblait lui-même fortifié, casematé parVauban, le gênait de toute sa froideur d’homme du Nord. La hautesituation qu’il devait à ses beaux ouvrages sur le droit pénal, àsa grande fortune, à l’austérité de sa vie, situation qui auraitété plus considérable encore sans l’indépendance de ses opinions etl’isolement farouche où il s’enfermait depuis la mort d’un fils devingt ans, toutes ces circonstances passaient devant les yeux duMéridional, pendant qu’il montait, un soir de septembre 1865, lelarge escalier de pierre à rampe ouvragée de l’hôtel Le Quesnoy, undes plus anciens de la place Royale.

Le grand salon où on l’introduisit, lasolennité des hauts plafonds que rejoignaient les portes par lapeinture légère de leurs trumeaux, les tentures droites de lampes àraies aurore et fauve, encadrant les fenêtres ouvertes sur unbalcon antique et tout un angle rose des bâtiments briquetés de laplace n’étaient pas pour dissiper son impression. Mais l’accueil demadame Le Quesnoy le mit bien vite à l’aise. Cette petite femme ausourire triste et bon, emmitouflée et toute lourde de rhumatismesdont elle souffrait depuis qu’elle habitait Paris, gardaitl’accent, les habitudes de son cher Midi, l’amour de tout ce qui lelui rappelait. Elle fit asseoir Roumestan auprès d’elle et dit enle regardant tendrement dans le demi-jour : « C’est toutle portrait d’Évélina. » Ce petit nom de tante Portal, queNuma n’était plus habitué à entendre, le toucha comme un souvenird’enfance. Depuis longtemps, madame Le Quesnoy avait envie deconnaître le neveu de son amie, mais la maison était si triste,leur deuil les avait mis tellement à part du monde, de lavie ! Maintenant ils se décidaient à recevoir un peu, non queleur douleur fût moins vive, mais à cause de leurs filles, del’aînée surtout qui allait avoir vingt ans ; et se tournantvers le balcon où couraient des rires de jeunesse, elleappela : « Rosalie… Hortense… venez donc… VoilàM. Roumestan. »

Dix ans après cette soirée, il se rappelaitl’apparition soufflante et calme, dans le cadre de la haute fenêtreet la lumière tendre du couchant, de cette belle jeune fillerajustant sa coiffure que les jeux de la petite sœur avaientdérangée, et venant à lui les yeux clairs, le regard droit, sans lemoindre embarras coquet.

Il se sentit tout de suite en confiance, ensympathie.

Une ou deux fois pourtant, pendant le dîner,au hasard de la conversation, Numa crut saisir dans l’expression dubeau profil au teint pur placé près de lui un frisson hautain quipassait, sans doute cet air refréjon, dont parlait latante Portal et que Rosalie tenait de sa ressemblance avec sonpère. Mais la petite moue de la bouche entr’ouverte, le froid bleudu regard s’adoucissaient bien vite dans une attentionbienveillante, un charme de surprise qu’on n’essayait pas même decacher. Née et élevée à Paris, mademoiselle Le Quesnoy s’étaittoujours senti une aversion déterminée pour le Midi, dont l’accent,les mœurs, le paysage entrevus pendant des voyages de vacances luiétaient également antipathiques. Il y avait là comme un instinct derace et un sujet de tendres querelles entre la mère et lafille.

« Jamais je n’épouserai un homme duMidi, » disait Rosalie en riant, et elle s’en était fait untype bruyant, grossier et vide, de ténor d’opéra ou de placier devins de Bordeaux à tête expressive et régulière. Roumestan serapprochait bien un peu de cette claire vision de petite Parisiennerailleuse ; mais sa parole chaude, musicale, prenant cesoir-là dans la sympathie environnante une force irrésistible,exaltait, affinait sa physionomie. Après quelques propos tenus àdemi-voix entre voisins de table, ces hors-d’œuvre de laconversation qui circulent avec les marinades et le caviar, lacauserie devenue générale, on parla des dernières fêtes deCompiègne et de ces chasses travesties, où les invités figuraienten seigneurs et dames Louis XV. Numa, qui connaissait les idéeslibérales du vieux Le Quesnoy, se lança dans une improvisationsuperbe, presque prophétique, montra cette cour en figuration ducirque, écuyères et palefreniers, chevauchant sous un ciel d’orage,se ruant à la mort du cerf au milieu des éclairs et des lointainscoups de foudre ; puis en pleine fête le déluge, l’hallalinoyé, tout le mardi gras monarchique finissant dans un pataugeagede sang et de boue.

Peut-être le morceau n’était-il pas tout àfait neuf, peut-être Roumestan l’avait-il essayé déjà à laConférence. Mais jamais son entrain, son accent d’honnêteté enrévolte n’avaient éveillé nulle part l’enthousiasme subitementvisible dans le regard limpide et profond qu’il sentit se tournervers lui, pendant que le doux visage de madame Le Quesnoys’allumait d’un rayon de malice et semblait demander à safille : « Eh. bien, comment le trouves-tu, l’homme duMidi ? »

Rosalie était prise. Dans le retentissement desa nature tout intérieure, elle subissait la puissance de cettevoix, de ces pensées généreuses s’accordant si bien à sa jeunesse,à sa passion de liberté et de justice. Comme les femmes qui, authéâtre, identifient toujours le chanteur avec sa cavatine,l’acteur avec son rôle, elle oubliait la part qu’il fallait laisserau virtuose. Oh ! si elle avait su quel néant faisait le fondde ces phrases d’avocat, comme les galas de Compiègne le touchaientpeu et qu’il n’aurait fallu qu’une invitation au timbre impérialpour le décider à se mêler à ces cavalcades, où sa vanité, sesinstincts de jouisseur et de comédien se seraient satisfaits àl’aise ! Mais elle était toute au charme. La table luisemblait agrandie, transfigurés les visages las et somnolents desquelques convives, un président de chambre, un médecin dequartier ; et lorsqu’on passa dans le salon, le lustre, allumépour la première fois depuis la mort de son frère, lui causal’éblouissement chaud d’un vrai soleil. Le soleil, c’étaitRoumestan. Il ranimait le majestueux logis, chassait le deuil, lenoir amoncelé dans tous les coins, ces atomes de tristesse quiflottent aux vieilles demeures, allumait les facettes des grandesglaces et rendait la vie aux délicieux trumeaux évanouis depuiscent ans.

– Vous aimez la peinture, monsieur ?

– Oh mademoiselle, si je l’aime !…

La vérité, c’est qu’il n’y entendaitrien ; mais, là-dessus comme sur toutes choses, il avait unmagasin d’idées, de phrases toujours prêtes, et pendant qu’oninstallait les tables de jeu, la peinture lui était un bon prétextepour causer de tout près avec la jeune fille, en regardant lesvieux décors du plafond et quelques toiles de maîtres pendues auxboiseries Louis XIII, admirablement conservées. Des deux, Rosalieétait l’artiste. Grandie dans un milieu d’intelligence et de goût,la vue d’un beau tableau, d’une sculpture rare lui causaient uneémotion spéciale et frémissante, plutôt ressentie qu’exprimée, àcause d’une grande réserve de nature et de ces fausses admirationsmondaines, qui empêchent les vraies de se montrer. À les voirensemble pourtant, et l’assurance éloquente avec laquelle l’avocatpérorait, ses grands gestes de métier en face de l’air attentif deRosalie, on eût dit quelque maître fameux, faisant la leçon à sondisciple.

– « Maman, est-ce qu’on peut entrer dansta chambre ?… Je voudrais montrer à monsieur le panneau deschasses. »

À la table de whist, il y eut un coup d’œilfurtif et interrogateur de la mère vers celui qu’elle appelait avecune indicible intonation de renoncement d’humilité « MonsieurLe Quesnoy » ; et sur un léger signe du conseiller,déclarant la chose convenable, elle acquiesça à son tour. Ilstraversèrent un couloir tapissé de livres, et se trouvèrent dans lachambre des parents, majestueuse et centenaire comme le salon. Lepanneau des chasses était au-dessus d’une petite porte finementsculptée.

– On ne peut rien voir, dît la jeunefille.

Elle éleva le flambeau à deux, branches,qu’elle avait pris à une table de jeu, et, la main haute, le bustetendu, elle éclairait le panneau représentant une Diane, lecroissant au front, au milieu de ses chasseresses, dans un paysageélyséen. Mais avec ce geste de Canéphore, qui mettait une doubleflamme au-dessus de sa coiffure simple, de ses yeux clairs, avecson sourire hautain, la svelte envolée de son corps de vierge, elleétait plus Diane que la déesse elle-même. Roumestan la regardait,et pris à ce charme pudique, à cette candeur de vraie jeunesse, iloubliait qui elle était, ce qu’il faisait là, ses rêves de fortuneet d’ambition. Une folie lui venait de tenir dans ses bras cettetaille souple, de baiser ces cheveux fins, dont l’odeur délicatel’étourdissait, d’emporter cette belle enfant, pour en faire lecharme et le bonheur de toute sa vie ; et quelque chosel’avertissait que, s’il tentait cela, elle se laisserait faire,qu’elle était à lui, bien à lui, vaincue, conquise le premier jour.Flamme et vent du Midi, vous êtes irrésistibles.

Chapitre 3L’ENVERS D’UN GRAND HOMME – (Suite)

S’il y eut jamais deux êtres peu faits pourvivre ensemble, ce furent bien ces deux-là. Opposés d’instincts,d’éducation, de tempérament, de race, n’ayant la même pensée surrien, c’était le Nord et le Midi en présence, et sans espoir defusion possible. La passion vit de ces contrastes, elle en ritquand on les lui signale, se sentant la plus forte ; mais autrain journalier de l’existence, au retour monotone des journées etdes nuits sous le même toit, la fumée de cette ivresse qui faitl’amour se dissipe, et l’on se voit, et l’on se juge.

Dans le nouveau ménage, le réveil ne vint pastout de suite, du moins pour Rosalie. Clairvoyante et sensée surtout le reste, elle demeura longtemps aveugle devant Numa, sanscomprendre à quel point elle lui était supérieure. Lui, eut bientôtfait de se reprendre. Les fougues du Midi sont rapides en raisondirecte de leur violence. Puis le Méridional est tellementconvaincu de l’infériorité de la femme qu’une fois marié, sûr deson bonheur, il s’y installe en maître, en pacha, acceptant l’amourcomme un hommage, et trouvant que c’est déjà bien beau ; carenfin, d’être aimé, cela prend du temps, et Numa était très occupé,avec le nouveau train de vie que nécessitaient son mariage, sagrande fortune, la haute situation au Palais du gendre de LeQuesnoy.

Les cent mille francs de la tante Portalavaient servi à payer Malmus, le tapissier, à passer l’éponge surcette navrante et interminable vie de garçon, et la transition luisembla double, de l’humble frichti sur la banquette develours élimé, près de l’ancienne à tous, à la salle àmanger de la rue Scribe, où il présidait, en face de son élégantepetite Parisienne, les somptueux dîners qu’il offrait aux princesde la basoche et du chant. Le Provençal aimait la vie brillante, leplaisir gourmand et fastueux ; mais il l’aimait surtout chezlui, sous la main, avec cette pointe de débraillé qui permet lecigare et l’histoire salée. Rosalie accepta tout, s’accommoda de lamaison ouverte, de la table mise à demeure, dix, quinze convivestous les soirs, et rien que des hommes, des habits noirs, parmilesquels sa robe claire faisait tache, jusqu’au moment où, le caféservi, les boîtes de havanes ouvertes, elle cédait la place auxdiscussions politiques, aux rires lippus d’une fin de dîner degarçons.

Les maîtresses de maison seules savent cequ’un décor pareil, installé tous les jours, cache de dessouscompliqués, de difficultés de service. Rosalie s’y débattait sansune plainte, tâchait de régler de son mieux ce désordre, emportéedans l’élan de son terrible grand homme qui l’agitait de toutes sesturbulences, et, de temps en temps, souriait à sa petite femmeentre deux tonnerres. Elle ne regrettait qu’une chose, c’était dene pas l’avoir assez à elle. Même au déjeuner, à ce déjeunermatinal des avocats talonné par l’heure de l’audience, il y avaittoujours l’ami entre eux, ce compagnon dont l’homme du Midi nepouvait se passer, l’éternel donneur de réplique nécessaire aujaillissement de ses idées, le bras où il s’appuyaitcomplaisamment, auquel il confiait sa serviette trop lourde enallant au Palais.

Ah ! comme elle l’aurait accompagnévolontiers au delà des ponts, comme elle aurait été heureuse, lesjours de pluie, de venir l’attendre dans leur coupé et de rentrertous deux, bien serrés, derrière la buée tremblante des vitres.Mais elle n’osait plus le lui demander, sûre qu’il y auraittoujours un prétexte, un rendez-vous donné, dans la salle desPas-Perdus, à l’un des trois cents intimes dont le Méridionaldisait d’un air attendri :

« Il m’adore… Il se jetterait au feu pourmoi… »

C’était sa façon de comprendre l’amitié. Dureste, aucun choix dans ses relations. Sa facile humeur, lavivacité de son caprice le jetaient à la tête du premier venu et lereprenaient aussi lestement. Tous les huit jours, une toquadenouvelle, un nom qui revenait dans toutes les phrases, que Rosalieinscrivait soigneusement, à chaque repas, sur la petite cartehistoriée du menu, puis qui disparaissait, tout à coup, comme si lapersonnalité du monsieur s’était trouvée aussi fragile, aussifacilement flambée que les coloriages du petit carton.

Parmi ces amis de passage, un seul tenait bon,moins un ami qu’une habitude d’enfance, car Roumestan et Bompardétaient nés dans la même rue. Celui-ci faisait partie de la maison,et la jeune femme, dès son mariage, trouva installé chez elle, à laplace d’honneur, comme un meuble de famille, ce maigre personnage àtête de palikare, au grand nez d’aigle, aux yeux en billes d’agatedans une peau gaufrée, safranée, un cuir de Cordoue tailladé de cesrides spéciales aux grimes, aux pitres, à tous les visages forcéspar des contorsions continuelles. Pourtant, Bompard n’avait jamaisété comédien. Un moment, il chanta dans les chœurs aux Italiens, etc’est là que Numa l’avait retrouvé. Sauf ce détail, impossible derien préciser sur cette existence ondoyante. Il avait tout vu, faittous les métiers, était allé partout. On ne parlait pas devant luid’un homme célèbre, d’un événement fameux, sans qu’ilaffirmât : « C’est mon ami… » ou « J’y étais…,j’en viens… » Et tout de suite une histoire à preuve.

En mettant ses récits bout à bout, on arrivaità des combinaisons stupéfiantes ; Bompard, dans la même année,commandait une compagnie de déserteurs polonais et tcherkesses ausiège de Sébastopol, dirigeait la chapelle du roi de Hollande, dudernier bien avec la sœur du roi, ce qui lui avait valu six mois decasemate à la forteresse de la Haye, mais ne l’empêchait pas,toujours à la même date, de pousser une pointe de Laghouat àGadamès, en plein désert africain… Tout cela, débité avec un fortaccent du Midi tourné au solennel, très peu de gestes, mais desjeux de physionomie mécaniques, fatigants à regarder comme lesévolutions du verre cassé dans un kaléidoscope.

Le présent de Bompard n’était pas moins obscuret mystérieux que son passé. Où vivait-il ? de quoi ?Tantôt il parlait de grandes affaires d’asphalte, d’un morceau deParis à bitumer d’après un système économique ; puissubitement, tout à sa découverte d’un infaillible remède contre lephylloxera, il n’attendait qu’une lettre du ministère pour toucherla prime de cent mille francs, régler sa note à la petite crémerieoù il mangeait et dont il avait rendu les patrons à moitié fousavec son mirage enragé d’espérances extravagantes.

Ce Méridional en délire faisait la joie deRoumestan. Il l’emmenait toujours avec lui, s’en servait comme d’unplastron, le poussant, le chauffant, mettant sa folie en verve.Quand Numa s’arrêtait pour parler à quelqu’un sur le boulevard,Bompard s’écartait d’un pas digne avec le geste de rallumer soncigare. On le voyait aux enterrements, aux premières, demandanttout affairé : « Avez-vous vu Roumestan ? » Ilarrivait à être aussi connu que lui. À Paris, ce type de suiveurest assez fréquent, tous les gens connus traînent après eux unBompard, qui marche dans leur ombre et s’y découpe une sorte depersonnalité. Par hasard, le Bompard de Roumestan en avait uneabsolument à lui. Mais Rosalie ne pouvait souffrir ce comparse deson bonheur, toujours entre elle et son mari, remplissant les raresmoments où ils auraient pu être seuls. Les deux amis parlaientensemble un patois qui la mettait à part, riaient de plaisanterieslocales intraduisibles. Ce qu’elle lui reprochait surtout, c’étaitce besoin de mentir, ces inventions, auxquelles elle avait crud’abord, tellement l’imposture restait étrangère à cette naturedroite et franche, dont le plus grand charme était l’accordharmonieux de la parole et de la pensée, accord sensible dans lasonorité, l’assurance de sa voix de cristal.

« Je ne l’aime pas… c’est unmenteur… » disait-elle d’un accent profondément indigné, quiamusait beaucoup Roumestan. Et, défendant son ami :

« Mais non, ce n’est pas un menteur…,c’est un homme d’imagination, un dormeur éveillé, qui parle sesrêves… Mon pays est plein de ces gens-là… C’est le soleil, c’estl’accent… Vois ma tante Portal… Et moi-même, à chaque instant, sije ne me surveillais pas… »

Une petite main protestait, lui fermait labouche : « Tais-toi, tais-toi… Je ne t’aimerais plus situ étais de ce Midi-là. »

Il en était bien pourtant ; et malgré latenue parisienne, le vernis mondain qui le comprimait, elle allaitle voir sortir ce terrible Midi, routinier, brutal, illogique. Lapremière fois, ce fut à propos de religion : là-dessus, commesur tout le reste, Roumestan avait la tradition de sa province. Ilétait le Provençal catholique, qui ne pratique pas, ne va jamais àl’église que pour chercher sa femme à la fin de la messe, restedans le fond près du bénitier, de l’air supérieur d’un papa à unspectacle d’ombres chinoises, ne se confesse qu’en temps decholéra, mais se ferait pendre ou martyriser pour cette foi nonressentie, qui ne modère en rien ni ses passions ni ses vices.

En se mariant, il savait que sa femme était dumême culte que lui, que le curé de Saint-Paul avait eu pour eux deséloges en rapport avec les cierges, les tapis, les étalages defleurs d’un mariage de première classe. Il n’en demanda pas pluslong. Toutes les femmes qu’il connaissait, sa mère, ses cousines,la tante Portal, la duchesse de San-Donnino, étaient descatholiques ferventes. Aussi fut-il très surpris, après quelquesmois de mariage, de voir que Rosalie ne pratiquait pas. Il lui enfit l’observation :

– Vous n’allez donc jamais àconfesse ?

– Non, mon ami, dit-elle, sans s’émouvoir… nivous non plus, à ce que je vois.

– Oh ! moi, ce n’est pas la mêmechose.

– Pourquoi ?

Elle le regardait avec des yeux sisincèrement, si lumineusement étonnés ; elle avait si peul’air de se douter de son infériorité de femme ! Il ne trouvarien à répondre, et la laissa s’expliquer. Oh ! ce n’était pasune libre-penseuse, un esprit fort. Élevée dans un excellentpensionnat de Paris, un prêtre de Saint-Laurent pour aumônier,jusqu’à dix-sept ans, jusqu’à sa sortie de pension, et même à lamaison pendant quelques mois encore, elle avait continué sespratiques religieuses à côté de sa mère, une dévote du Midi ;puis un jour, quelque chose s’était brisé en elle, elle avaitdéclaré à ses parents la répulsion insurmontable que lui causait leconfessionnal. La mère eût essayé de vaincre ce qu’elle croyait uncaprice ; mais M. Le Quesnoy s’était interposé.

« Laissez, laissez… Cela m’a pris commeelle, au même âge qu’elle. »

Et dès lors elle n’avait plus eu à prendreavis et direction que de sa jeune conscience. Parisienned’ailleurs, femme du monde, ayant horreur des indépendances demauvais goût ; si Numa tenait à aller à l’église, ellel’accompagnerait comme elle avait accompagné sa mère bienlongtemps, sans toutefois consentir au mensonge, à la grimace decroyances qu’elle n’avait plus.

Il l’écoutait plein de stupeur, épouvantéd’entendre de telles choses, dites par elle et avec une énergiqueaffirmation de son être moral qui déroutait toutes les idées duMéridional sur la dépendance féminine.

« Tu ne crois donc pas en Dieu ?fit-il de son plus beau creux d’avocat, le doigt levésolennellement vers les moulures du plafond. Elle eut un cri :« Est-ce que c’est possible ? » si spontané, sisincère, qu’il valait un acte de foi. Alors il se rejeta sur lemonde, les convenances sociales, la solidarité de l’idée religieuseet monarchique. Toutes ces dames pratiquaient, la duchesse, madamed’Escarbès ; elles recevaient leur confesseur à leur table ensoirée. Cela ferait un effet déplorable si l’on savait… Ils’arrêta, comprenant qu’il pataugeait, et la discussion en restalà. Deux ou trois dimanches de suite, il mit une grande affectationà conduire sa femme à la messe, ce qui valut à Rosalie l’aubained’une promenade au bras de son mari. Mais il se lassa vite durégime, prétexta des affaires et cessa toute manifestationcatholique.

Ce premier malentendu ne troubla en rien leménage. Comme si elle avait voulu se faire pardonner, la jeunefemme redoubla de prévenances, de soumission ingénieuse et toujourssouriante. Peut-être, moins aveugle qu’aux premiers jours,pressentait-elle confusément des choses qu’elle n’osait même pass’avouer, mais elle était heureuse, malgré tout, parce qu’ellevoulait l’être, parce qu’elle vivait dans les limbes où lechangement d’existence, la révélation de leur destinée de femmejette les jeunes mariées, encore enveloppées de ces rêves, de cesincertitudes qui sont comme les lambeaux des tulles blancs de larobe de noces. Le réveil ne pouvait tarder. Il fut pour elleaffreux et brusque.

Un jour d’été, – ils passaient la belle saisonà Orsay, dans la propriété des Le Quesnoy, – Rosalie, son père etson mari partis pour Paris comme ils faisaient chaque matin,s’aperçut qu’il lui manquait un petit modèle de layette à laquelleelle travaillait. Une layette, mon Dieu, oui. On en vend desuperbes toutes faites ; mais les vraies mères, celles qui lesont d’avance, aiment à coudre, à tailler elles-mêmes, et, à mesureque le carton s’emplit où s’entassent les parures de l’enfant, àsentir qu’elles hâtent sa venue, que chaque point les rapproche dela naissance espérée. Pour rien au monde, Rosalie n’aurait voulu sepriver de cette joie, n’aurait permis qu’une autre mit la main àl’œuvre gigantesque entreprise depuis cinq mois, depuis qu’elleavait été sûre de son bonheur. Là-bas, à Orsay, sur le banc où elletravaillait dans l’ombre d’un grand catalpa, c’était un étalage depetits bonnets qu’on essayait sur le poing, de petites robes deflanelle, de brassières qui, avec leurs manches droites, figuraientla vie et les gestes gourds de la toute petite enfance… Etjustement ce modèle qui manquait.

« Envoie ta femme de chambre… »disait la mère… La femme de chambre, allons donc !… Est-cequ’elle saurait ?… « Non, non, j’y vais moi-même… Jeferai mes emplettes avant midi… Puis j’irai surprendre Numa etmanger la moitié de son déjeuner. »

L’idée de ce repas de garçon avec son maridans l’appartement de la rue Scribe à demi fermé, les rideauxenlevés, les housses sur les meubles, l’amusait comme une escapade.Elle en riait toute seule, en montant – ses courses faites –l’escalier sans tapis de la maison parisienne en été, et se disait,mettant avec précaution la clef dans la serrure pour lesurprendre : « J’arrive un peu tard…Il auradéjeuné. »

Il ne restait plus, en effet, dans la salle àmanger, que les débris d’un petit festin gourmand à deux couverts,et le valet de chambre en jaquette à carreaux installé devant latable, en train de vider les bouteilles et les plats. Elle ne vitrien d’abord que sa partie manquée, par sa faute. Ah ! si ellen’avait pas tant flâné dans ce magasin, devant les jolies babiolesà broderie et à dentelle.

« Monsieur est sorti ? »

La lenteur du domestique à répondre, la pâleursubite de cette large face impudente, s’aplatissant entre de longsfavoris, ne la frappait pas encore. Elle n’y voyait que l’émoi duserviteur pris le nez dans son vol et sa gourmandise. Il fallutbien dire pourtant que monsieur était encore là… et en affaires… etqu’il en aurait pour longtemps. Mais que tout cela fut long àbégayer, quelles mains tremblantes il avait, cet homme, pourdébarrasser la table et mettre le couvert de sa maîtresse.

« Est-ce qu’il a déjeuné seul ?

– Oui, madame… C’est-à-dire… avecM. Bompard. »

Elle regardait une dentelle noire jetée surune chaise. Le drôle la voyait aussi, et leurs yeux se rencontrantsur ce même objet, ce fut comme un éclair pour elle. Brusquement,sans un mot, elle s’élança, traversa le petit salon d’attente, futdroit à la porte du cabinet, l’ouvrit grande et tomba raide. Ils nes’étaient pas même enfermés.

Et si vous aviez vu la femme, ses quarante ansde blonde esquintée, marqués en couperose sur une tête aux lèvresminces, aux paupières fripées comme une peau de vieux gant ;sous les yeux, en balafres violettes, les cicatrices d’une vie deplaisirs, des épaules carrées, une vilaine voix. Seulement, elleétait noble… La marquise d’Escarbès !… et, pour l’homme duMidi, cela tenait lieu de tout, le blason lui cachait la femme.Séparée de son mari par un procès scandaleux, brouillée avec safamille et les grandes maisons du faubourg, madame d’Escarbèss’était ralliée à l’empire, avait ouvert un salon politique,diplomatique, vaguement policier, où venaient, sans leurs femmes,les personnages les plus huppés d’alors ; puis après deux ansd’intrigues, quand elle se fut créé un parti, des influences, ellesongea à faire appel. Roumestan, qui avait plaidé pour elle enpremière instance, ne pouvait guère refuser de la suivre. Ilhésitait cependant à cause des opinions très affichées. Mais lamarquise s’y prit de telle sorte et la vanité de l’avocat futtellement flattée de cette façon de s’y prendre, que toutes sesrésistances tombèrent. Maintenant l’appel étant proche, ils sevoyaient tous les jours, tantôt chez lui, tantôt chez elle, menantl’affaire en partie double et vivement.

Rosalie faillit mourir de cette horribledécouverte qui l’atteignait tout à coup dans sa sensibilitédouloureuse de femme à la veille d’être mère, portant deux cœurs,deux foyers de souffrance en elle. L’enfant fut tué net, la mèresurvécut. Mais lorsque, après trois jours d’anéantissement, elleretrouva toute sa mémoire pour souffrir, ce fut une crise delarmes, un flot amer que rien ne pouvait arrêter ni tarir. Sans uncri, sans une plainte, quand elle avait fini de pleurer sur latrahison de l’ami, de l’époux, ses larmes redoublaient devant leberceau vide où dormaient, seuls, les trésors de la layette sousdes rideaux à transparent bleu. Le pauvre Numa était presque aussidésespéré. Cette grande espérance d’un petit Roumestan, de« l’aîné », toujours paré d’un prestige dans les famillesprovençales, détruite, anéantie par sa faute ; ce pâle visagede femme noyé dans une expression de renoncement ; ce chagrinaux dents serrées, aux sanglots sourds lui fendait l’âme, sidifférent de ses manifestations et de la grosse sensibilité à fleurde peau qu’il montrait, assis au pied du lit de sa victime, lesyeux gros, les lèvres tremblantes. « Rosalie… allons,voyons… » Il ne trouvait que cela à dire, mais que de chosesdans cet « allons…, voyons… » prononcé avec l’accent duMidi facilement apitoyé. On entendait là-dessous « Ne techagrine donc pas, ma pauvre bête… Est-ce que ça vaut lapeine ? Est-ce que ça m’empêche de t’aimer ? »

C’est vrai qu’il l’aimait autant que salégèreté lui permettait un attachement durable. Il ne rêvaitpersonne autre qu’elle pour tenir sa maison, le soigner, ledorloter. Lui qui disait si ingénument : « J’ai besoind’un dévouement près de moi ! » il se rendait bien compteque celui-là était le plus complet, le plus aimable qu’il pûtdésirer et l’idée de le perdre l’épouvantait. Si ce n’est pas celade l’amour !

Hélas ! Rosalie s’imaginait toute autrechose. Sa vie était brisée, l’idole à bas, la confiance pourtoujours perdue. Et pourtant elle pardonna. Elle pardonna parpitié, comme une mère cède à l’enfant qui pleure, quis’humilie ; aussi pour la dignité de leur nom, pour le nom deson père que le scandale d’une séparation aurait sali, et parceque, les siens la croyant heureuse, elle ne pouvait leur ôter cetteillusion. Par exemple, ce pardon accordé si généreusement, ellel’avertit qu’il n’eût pas à y compter s’il renouvelait l’outrage.Plus jamais ! ou alors leurs deux vies séparées cruellement,radicalement, devant tous !… Ce fut signifié d’un ton, avec unregard où les fiertés de la femme prenaient leur revanche de toutesles convenances et entraves sociales.

Numa comprit, jura de ne plus recommencer, etsincèrement. Il frémissait encore d’avoir risqué son bonheur, cerepos auquel il tenait tant, pour un plaisir qui ne satisfaisaitque sa vanité. Et le soulagement d’être débarrassé de sa grandedame, de cette marquise à gros os qui – le blason à part – neparlait guère plus à ses sens que « l’ancienne à tous »du café Malmus, de n’avoir plus de lettres à écrire, de rendez-vousà fixer, l’évanouissement de toute cette friperie sentimentale ettarabiscotée qui allait si peu à son sans-gêne, l’épanouissaitpresque autant que la clémence de sa femme, la paix intérieurereconquise.

Heureux, il le fut comme auparavant. Il n’yeut rien de changé aux apparences de leur vie. Toujours la tablemise et le même train de fêtes et de réceptions où Roumestanchantait, déclamait, faisait la roue sans se douter que, près delui, deux beaux yeux veillaient, large ouverts, éclaircis sous devraies larmes. Elle le voyait maintenant son grand homme, tout engestes, en paroles, bon et généreux par élans, mais d’une bontécourte, faite de caprice, d’ostentation et d’un coquet désir deplaire. Elle sentait le peu de fond de cette nature hésitante dansses convictions comme dans ses haines ; par-dessus tout elles’effrayait, pour elle et pour lui, de cette faiblesse cachée sousde grands mots et des éclats de voix, faiblesse qui l’indignait,mais en même temps la rattachait à lui, par ce besoin de protectionmaternelle où la femme appuie son dévouement quand l’amour estparti. Et, toujours prête à se donner, à se dévouer malgré latrahison, elle n’avait qu’une peur secrète : « Pourvuqu’il ne me décourage pas ! »

Clairvoyante comme elle était, Rosalies’aperçut vite du changement qui se faisait dans les opinions deson mari. Ses relations avec le faubourg se refroidissaient. Legilet nankin du vieux Sagnier, la fleur de lys de son épingle àcravate, ne lui inspiraient plus la même vénération. Il trouvaitque cette grande intelligence baissait. C’était son ombre quisiégeait à la Chambre, une ombre somnolente rappelant assez bien laLégitimité et ses torpeurs séreuses, voisines de la mort… AinsiNuma évoluait tout doucement, entr’ouvrait sa porte à desnotabilités impérialistes, rencontrées dans le salon de madamed’Escarbès, dont l’influence avait préparé ce virement.« Prends garde à ton grand homme… je crois qu’il mue… »disait le conseiller à sa fille, un jour que la verve gouailleusede l’avocat s’était amusée, à table, du parti de Frohsdorf, qu’ilcomparaît au Pégase en bois de Don Quichotte immobile et cloué surplace, pendant que son cavalier, les yeux bandés, s’imaginait faireune longue route en plein azur.

Elle n’eut pas à le questionner longtemps.Tout dissimulé qu’il pût être, ses mensonges, – qu’il dédaignait desoutenir par des complications ou des finesses, – gardaient unabandon qui le livrait tout de suite. Entrant un matin dans soncabinet, elle le surprit très absorbé dans la composition d’unelettre, pencha sa tête au niveau de la sienne :

« À qui écris-tu ? »

Il bégaya, essaya de trouver quelque chose,et, pénétré par ce regard obsédant comme une conscience, il eut unélan de franchise forcée… C’était en style maigre et emphatique, cestyle de barreau qui gesticule avec de grandes manches, une lettreà l’Empereur, par laquelle il acceptait le poste de Conseillerd’État. Cela commençait ainsi : Vendéen du Midi, grandidans la foi monarchique et le culte respectueux du passé, je necrois pas forfaire à l’honneur ni à ma conscience…

– Tu n’enverras pas ça !… dit-ellevivement.

Il commença par s’emporter, parler de haut,brutal, en vrai bourgeois d’Aps discutant dans son ménage. De quoise mêlait-elle, à la fin des fins ? Qu’est-ce qu’elle yentendait ? Est-ce qu’il la tourmentait, lui, sur la forme deses chapeaux ou ses patrons de robes nouvelles ? Il tonnait,comme à l’audience, devant la tranquillité muette, presqueméprisante, de Rosalie, qui laissait passer toutes ces violences,débris d’une volonté détruite d’avance, à sa merci. C’est ladéfaite des exubérants, ces crises qui les fatiguent et lesdésarment.

– Tu n’enverras pas cette lettre, reprit-elle…Ce serait mentir à ta vie, à tes engagements…

– Des engagements ?… Et enversqui ?

– Envers moi… Rappelle-toi comment nous noussommes connus, comment tu m’as pris le cœur avec tes révoltes, tesbelles indignations contre la mascarade impériale. Et de tesopinions, je me souciais encore moins que d’une ligne de conduiteadoptée et droite, une volonté d’homme que j’admirais en toi…

Il se défendit. Devait-il donc se morfondretoute la vie dans un parti gelé, sans ressort, un camp abandonnésous la neige ? Ce n’était pas lui, d’ailleurs, qui allait àl’Empire, mais l’Empire qui venait vers lui. L’Empereur était unexcellent homme, plein d’idées, très supérieur à l’entourage… Ettous les bons prétextes des défections. Rosalie n’en acceptaitaucun, et, sous la félonie de son évolution, lui en montrait lamaladresse. « Tu ne vois donc pas comme ils sont inquiets tousces gens-là, comme ils sentent le terrain miné, creusé autourd’eux. Le moindre choc, une pierre détachée, et tout croule… Dansquel bas-fond !… »

Elle précisait, donnait des détails, résumaitce qu’une silencieuse recueille et médite des propos d’après dînerquand les hommes, groupés à part, laissent leurs femmes,intelligentes ou non, languir dans ces conversations banales que latoilette, les médisances mondaines ne suffisent pas toujours àanimer. Roumestan s’étonnait « Drôle de petitefemme ! » Où avait-elle pris tout ce qu’elle disaitlà ? Il n’en revenait pas qu’elle fût si forte, et, dans un deces vifs retours qui sont l’attrait de ces caractères à outrance,il prenait à deux mains cette tête raisonneuse, mais d’un sicharmant éclat de jeunesse, et l’enveloppant d’une pluie de baiserstendres :

« Tu as raison, cent fois raison…, c’estle contraire qu’il faut écrire… »

Il allait déchirer son brouillon, seulement ily avait là une phrase de début qui lui plaisait, et qui pouvaitservir encore, en la modifiant un peu comme ceci : Vendéendu Midi, grandi dans la foi monarchique et le culte respectueux dupassé, je croirais forfaire à l’honneur et à ma conscience enacceptant le poste que Votre Majesté…

Ce refus, très poli, mais très ferme, publiépar les journaux légitimistes, valut à Roumestan une situationtoute nouvelle, fit de son nom le synonyme de fidélitéincorruptible. « Indécousable ! » disait leCharivari, dans une amusante caricature montrant la togedu grand avocat violemment disputée et tirée entre tous les partis.Quelque temps après, l’Empire s’effondrait et lorsque l’Assembléede Bordeaux se réunit, Numa Roumestan eut à choisir entre troisdépartements du Midi qui l’avaient élu député, uniquement à causede sa lettre. Ses premiers discours, d’une éloquence un peusoufflée, eurent bientôt fait de lui le chef de toutes les droites.Ce n’était que la petite monnaie du vieux Sagnier qu’on avaitlà ; mais, par ce temps de races moyennes, les pur-sang sefont rares, et le nouveau leader triompha, aux bancs de la Chambre,aussi aisément que jadis sur les divans du père Malmus.

Conseiller général de son département, idoledu Midi tout entier, rehaussé encore par la magnifique situation deson beau-père passé premier président à la Cour de cassation depuisla chute de l’empire, Numa était évidemment destiné à devenirministre un jour ou l’autre. En attendant, grand homme pour tout lemonde excepté pour sa femme, il promenait sa jeune gloire entreParis, Versailles et la Provence, aimable, familier, bon enfant,emportant son auréole en voyage, mais la laissant volontiers dansson carton à chapeau comme un claque de cérémonie.

Chapitre 4UNE TANTE DU MIDI – SOUVENIRS D’ENFANCE

La maison Portal, qu’habite le grand hommed’Aps pendant ses séjours en Provence, compte parmi les curiositésde l’endroit. Elle figure au Guide Joanne avec le temple du Junon,les arènes, le vieux théâtre, la tour des Antonins, anciensvestiges de la domination romaine dont la ville est très fière etqu’elle époussette soigneusement. Mais du vieux logis provincial cen’est pas la porte charretière, lourde, cintrée, bossuée d’énormestêtes de clous, ni les autres fenêtres hérissées de grilles enbroussailles, de fers de lances emphatiques, qu’on fait admirer auxétrangers ; seulement le balcon du premier étage, un étroitbalcon aux noires ferrures en encorbellement au-dessus du porche.De là Roumestan parle et se montre à la foule quand ilarrive ; et toute la ville pourrait en témoigner, la rudepoigne de l’orateur a suffi pour donner ces courbes capricieuses,ce renflement original au balcon jadis droit comme une règle.

« Té ! vé !… Il a pétri le fer,notre Numa ! »

Ils vous disent cela, les yeux hors de latête, avec un roulement d’r – pétrrri le ferrr – qui nepermet pas l’ombre d’un doute.

La race est fière en terre d’Aps, et bonneenfant ; mais d’une vivacité d’impressions, d’une intempérancede langue dont la tante Portal, vrai type de la bourgeoisie locale,peut donner et résumer l’idée. Énorme, apoplectique, tout le sangafflué aux joues tombantes, lie de vin, en contraste avec une peaud’ancienne blonde, ce qu’on voit du cou très blanc, du front où debelles coques soignées, d’un argent mat, sortent d’un bonnet àrubans mauves, le corsage agrafé de travers, mais imposant tout demême, l’air majestueux, le sourire agréable, ainsi vous apparaîtd’abord madame Portal dans le demi-jour de son salon toujourshermétiquement clos selon la mode du Midi ; vous diriez unportrait de famille, une vieille marquise de Mirabeau bien à saplace dans cet ancien logis bâti il y a cent ans par GonzaguePortal, conseiller maître au parlement d’Aix. On trouve encore enProvence de ces physionomies de maisons et de gens d’autrefois,comme si par ces hautes portes à trumeaux le siècle dernier venaitde sortir laissant pris dans l’entre-bâillure un pan de sa robe àfalbalas.

Mais en causant avec la tante, si vous avez lemalheur de prétendre que les protestants valent les catholiques, ouqu’Henri V n’est pas près de monter sur le trône, le vieux portraits’élance violemment de son cadre, et les veines du cou gonflées,ses mains irritées dérangeant à poignée la belle ordonnance de sescoques lisses, prend une effroyable colère mêlée d’injures, demenaces, de malédictions, une de ces colères célèbres dans la villeet dont on cite des traits bizarres. À une soirée chez elle, ledomestique renverse un plateau chargé de verres ; tante Portalcrie, se monte peu à peu, arrive à coups de reproches et delamentations au délire violent où l’indignation ne trouve plus demots pour s’exprimer. Alors s’étranglant avec ce qui lui reste àdire, ne pouvant frapper le maladroit serviteur qui s’estprudemment enfui, elle relève sa jupe de soie sur sa tête, s’ycache, y étouffe ses grognements et ses grimaces de fureur, sanssouci de montrer aux invités ses dessous empesés et blancs degrosse dame.

Dans tout autre endroit du monde, on l’eûttraité de folle ; mais en Aps, pays des têtes bouillantes,explosibles, on se contente de trouver que madame Portal « ale verbe haut ». C’est vrai qu’en traversant la placeCavalerie, par ces après-midi paisibles où le chant des cigales,quelques gammes de piano animent seuls le silence claustral de laville, on entend, trahie par les auvents de l’antique demeure,d’étranges exclamations de la dame secouant et activant son monde« monstre… assassin…, bandit…, voleur d’effets de prêtres… jete coupe un bras… je t’arrache la peau du ventre. » Des portesbattent, des rampes d’escalier tremblent sous les hautes voûtessonores, blanchies à la chaux, des fenêtres s’ouvrent avec fracascomme pour laisser passer les lambeaux arrachés des malheureuxdomestiques qui n’en continuent pas moins leur service, accoutumésà ces orages et sachant bien que se sont là de simples façons deparler.

En fin de compte une excellente personne,passionnée, généreuse, avec ce besoin de plaire, de se donner, dese mettre en quatre, qui est un des côtés de la race et dont Numaavait éprouvé les bons effets. Depuis sa nomination de député, lamaison de la place Cavalerie était à lui, sa tante se réservantuniquement le droit de l’habiter jusqu’à sa mort. Et quelle fêtepour elle que l’arrivée de ses Parisiens, le train des aubades, dessérénades, des réceptions, des visites, dont la présence du grandhomme remplissait sa vie solitaire, avide d’exubérance. Puis elleadorait sa nièce Rosalie de tout le contraste de leurs deuxnatures, de tout le respect que lui imposait la fille du présidentLe Quesnoy, le premier magistrat de France.

Et vraiment il fallait à la jeune femme uneindulgence singulière, ce culte de la famille qu’elle tenait de sesparents, pour supporter pendant deux grands mois les fantaisies,les surprises fatigantes de cette imagination en désordre, toujourssurexcitée, aussi mobile que ce gros corps était paresseux. Assisedans le vestibule frais comme une cour mauresque, où se concentraitune odeur de moisi de renfermé, Rosalie, une broderie aux doigts,en Parisienne qui ne sait pas rester inactive, écoutait, des heuresdurant, les confidences surprenantes de la grosse dame plongée dansun fauteuil en face d’elle, les bras ballants, les mains vides pourmieux gesticuler, ressassant à en perdre haleine la chronique de laville entière, ses histoires avec ses bonnes, son cocher, dont ellefaisait selon l’heure et son caprice des perfections ou desmonstres, se passionnant toujours pour ou contre quelqu’un, et, àcourt de griefs, accablant son antipathie du jour des accusationsles plus effroyables, les plus romanesques, d’inventions noires ousanglantes, dont sa tête était farcie comme les Annales de lapropagation de la Foi. Heureusement Rosalie, en vivant près de sonNuma, avait pris l’habitude de ces frénésies de paroles. Celapassait bien au-dessous de sa songerie. À peine se demandait-ellecomment, si réservée, si discrète, elle avait pu entrer dans unepareille famille de comédiens, drapés de phrases, débordant degestes ; et il fallait que l’histoire fût bien forte pourqu’elle l’arrêtât d’un « oh ! ma tante… »distraitement jeté.

– Au fait, vous avez raison, ma petite.J’exagère peut-être un peu.

Mais l’imagination tumultueuse de la tante seremettait vite à courir sur une piste aussi folle, avec une mimiqueexpressive, tragique ou burlesque, qui plaquait tour à tour à salarge face les deux masques du théâtre antique. Elle ne se calmaitque pour raconter son unique voyage à Paris et les merveilles dupassage du « Somon » où elle était descendue dans unpetit hôtel adopté par tous les commerçants du pays, et ne prenantair que sous l’étouffant vitrage chauffé en melonnière. Dans toutesles histoires parisiennes de la dame, ce passage apparaissait commeson centre d’évolution, l’endroit élégant, mondain parexcellence.

Ces conversations fastidieuses et videsavaient pour les pimenter, le français le plus amusant, le plusbizarre, dans lequel des poncifs, des fleurs sèches de vieillesrhétoriques se mêlaient à d’étranges provençalismes, madame Portaldétestant la langue du cru, ce patois admirable de couleur et desonorité qui vibre comme un écho latin par-dessus la mer bleue etque parlent seuls là-bas le peuple et les paysans. Elle était decette bourgeoisie provençale qui traduit « Pécaïré » par« Péchère » et s’imagine parler plus correctement. Quandle cocher Ménicle (Dominique) venait dire, à la bonnefranquette : « Voù baia de civado au chivaou…[2] », on prenait un air majestueux pourlui répondre : « Je ne comprends pas… parlez français,mon ami. » Alors Ménicle, sur un ton d’écolier :« Je vais bayer dé civade au chivau… – C’est bien… Maintenantj’ai compris. » Et l’autre s’en allait convaincu qu’il avaitparlé français. Il est vrai que, passé Valence, le peuple du Midine connaît guère que ce français-là.

En outre, tante Portal accrochait tous lesmots, non au gré de sa fantaisie, mais selon les us d’une grammairelocale, prononçait déligence pour diligence,achéter, anédote, un régitre. Une taied’oreiller s’appelait pour elle une coussinière, uneombrelle était une ombrette, la chaufferette qu’elletenait sous ses pieds en toute saison, une banquette. Ellene pleurait pas, elle tombait des larmes ; et,quoique très enlourdie, ne mettait pas plus dedemi-heure pour faire son tour de ville. Le tout agrémenté deces menues apostrophes sans signification précise dont lesProvençaux sèment leurs discours, de ces copeaux qu’ils mettententre les phrases pour en atténuer, exalter ou soutenir l’accentmultiple : « Aie, ouie, avai, açavai, au moins, pasmoins, différemment, allons !… »

Ce mépris de la dame du Midi pour l’idiome desa province s’étend aux usages, aux traditions locales, jusqu’auxcostumes. De même que tante Portal ne voulait pas que son cocherparlât provençal, elle n’aurait pas souffert chez elle une servanteavec le ruban, le fichu arlésiens. « Ma maison n’est pas unmas, ni une filature, » se disait-elle. Elle ne leurpermettait pas davantage de « portait chapo… »Le chapeau, en Aps, c’est le signe distinctif, hiérarchique, d’uneascendance bourgeoise ; lui seul donne le titre de madamequ’on refuse aux personnes du commun. Il faut voir de quel airsupérieur la femme d’un capitaine en retraite ou d’un employé de lamairie à huit cents francs par an, qui fait son marché elle-même,parle du haut d’une gigantesque capote à quelque richissimefermière de Crau, la tête serrée sous sa cambrésine garnie devraies dentelles antiques. Dans la maison Portal, les damesportaient chapeau depuis plus d’un siècle. Cela rendait la tantetrès dédaigneuse au pauvre monde et valut une terrible scène àRoumestan quelques jours après la fête des Arènes.

C’était un vendredi matin, pendant ledéjeuner. Un déjeuner du Midi, frais et gai à l’œil, rigoureusementmaigre, – car tante Portal était à cheval sur ses commandements, –faisant alterner sur la nappe les gros poivrons verts et les figuessanglantes, les amandes et les pastèques ouvertes en gigantesquesmagnolias roses, les tourtes aux anchois, et ces petits pains depâte blanche comme on n’en trouve que là-bas, tous plats légers,entre les alcarazas d’eau fraîche et les fiasques de vin doux,tandis qu’au dehors cigales et rayons vibraient et qu’une barreblonde glissait par un entrebâillement dans l’immense salle àmanger sonore et voûtée comme un réfectoire de couvent.

Au milieu de la table, deux belles côtelettespour Numa fumaient sur un réchaud. Bien que son nom fût béni dansles congrégations, mêlé à toutes les prières, ou peut-être à causede cela même, le grand homme d’Aps avait une dispense deMonseigneur et faisait gras, seul de la famille, découpant de sesmains robustes la chair saignante avec sérénité, sans s’inquiéterde sa femme et de sa belle-sœur, qui s’abreuvaient, comme tantePortal, de figues et de melons d’eau. Rosalie s’y étaithabituée ; ce maigre orthodoxe de deux jours par semainefaisait partie de sa corvée annuelle, comme le soleil, lapoussière, le mistral, les moustiques, les histoires de la tante etles offices du dimanche à Sainte-Perpétue. Mais Hortense commençaità se révolter de toutes les forces de son jeune estomac ; etil fallait l’autorité de la grande sœur pour lui fermer la bouchesur ces saillies d’enfant gâtée qui bouleversaient toutes les idéesde madame Portal à l’endroit de l’éducation, de la bonne tenue desdemoiselles. La jeune fille se contentait de manger ces broutillesen roulant des yeux comiques, la narine éperdument ouverte vers lacôtelette de Roumestan, et murmurant tout bas, rien que pourRosalie :

– Comme ça tombe !… Justement j’ai montéà cheval ce matin… J’ai une faim de grande route.

Elle gardait encore son amazone qui allaitbien à sa taille longue, souple, comme le petit col garçon à safigure mutine, irrégulière, tout animée de la course au grand air.Et sa promenade du matin l’ayant mise en goût :

– À propos, Numa… Et Valmajour, quandirons-nous le voir ?

– Qui ça, Valmajour ? fit Roumestan, dontla cervelle fuyante avait déjà perdu le souvenir du tambourinaire…Té, c’est vrai, Valmajour… Je n’y pensais plus… Quelartiste !

Il se montait, revoyait les arceaux des arènesvirant et farandolant au rythme sourd du tambourin qui l’agitait demémoire, lui bourdonnait au creux de l’estomac. Et, subitementdécidé :

– Tante Portal, prêtez-nous donc laberline…Nous allons partir après déjeuner.

Le sourcil de la tante se fronça sur deux grosyeux flambant comme ceux d’une idole japonaise.

– La berline… Avaï !… Et pourquoifaire ?… Au moins, tu ne vas pas mener tes dames chez cejoueur de tutu-panpan.

Ce « tutu-panpan » rendait si bienle double instrument, fifre et tambour, que Roumestan se mit àrire. Mais Hortense prit la défense du vieux tambourin provençalavec beaucoup de vivacité. De ce qu’elle avait vu dans le Midi,cela surtout l’avait impressionnée. D’ailleurs ce ne serait pashonnête de manquer de parole à ce brave garçon. « Un grandartiste, Numa…, vous l’avez dit vous-même ! »

– Oui, oui, vous avez raison, sœurette… Ilfaut y aller.

Tante Portal, suffoquée, ne comprenait pasqu’un homme comme son neveu, un député, se dérangeât pour despaysans, des ménagers, des gens qui, de père en fils,jouaient du flûtet dans les fêtes de village. Toute à son idée,elle avançait une lippe dédaigneuse, mimait les gestes du musicien,les doigts écartés sur un flûtet imaginaire, l’autre main tapantsur la table. Du joli monde à montrer à des demoiselles !…Non, il n’y avait que ce Numa… Chez les Valmajour, bonne saintemère des anges !… Et s’exaltant, elle commençait à les chargerde tous les crimes, à en faire une famille de monstres, historiqueet sanglante comme la famille Trestaillon, quand elle aperçut, del’autre côté de la table, Ménicle, qui était du pays des Valmajouret l’écoutait, de face, tous les traits écarquillés d’étonnement.Aussitôt, d’une voix terrible, elle lui commanda de s’allerchanger bien vite, et de tenir la berline prête pour deuxheures manque un quart. Toutes les colères de la tantefinissaient de la même façon.

Hortense jeta sa serviette et courut embrasserla grosse femme sur les deux joues. Elle riait, sautait dejoie : « Dépêchons-nous, Rosalie… »

Tante Portal regarda sa nièce :

– Ah çà ! Rosalie, j’espère bien que vousn’allez pas courir les routes avec ces enfants ?

– Non, non, ma tante… je reste près de vous,répondit la jeune femme, tout en souriant de la physionomie devieux parent que son infatigable obligeance, sa résignation aimableavait fini par lui donner dans la maison.

À l’heure dite, Ménicle était prêt ; maison le laissait aller devant, rendez-vous pris sur la place desArènes, et Roumestan partait à pied avec sa belle-sœur, curieuse etfière de voir Aps, au bras du grand homme, la maison où il étaitné, de reprendre par les rues avec lui les traces de sa petiteenfance et de sa jeunesse.

C’était l’heure de la sieste. La villedormait, déserte et silencieuse, bercée par le mistral, soufflanten grands coups d’éventails, aérant, vivifiant l’été chaud deProvence, mais rendant la marche difficile, surtout le long ducours où rien ne l’entravait, où il pouvait courir entournant, encercler toute la petite cité avec des beuglements detaureau lâché. Serrée des deux mains au bras de son compagnon,Hortense s’en allait, la tête basse, éblouie et suffoquée, heureusepourtant de se sentir entraînée, soulevée par ces rafales arrivantcomme des vagues dont elles avaient les cris, les plaintes,l’éclaboussement poudreux. Parfois il fallait s’arrêter, secramponner aux cordes tendues de loin en loin contre les rempartspour les jours de grand vent. De ces trombes où volaient desécorces et des graines de platane, de cette solitude lecours élargi prenait un air de détresse, encore toutsouillé des débris du récent marché, cosses de melon, litières,mannes vides, comme si dans le Midi le mistral seul était chargé dubalayage. Roumestan voulait rejoindre vite la voiture ; maisHortense s’acharnait à la promenade, et haletante, déroutée parcette bourrasque qui enroulait trois fois autour de son chapeau sonvoile de gaze bleue, collait devant sa marche son costume court devoyageuse, elle disait :

– Comme c’est drôle, les natures… !Rosalie, elle, déteste le vent. Elle dit que ça lui éparpille lesidées, l’empêche de penser. Moi, le vent m’exalte, me grise…

– C’est comme moi… criait Numa, les yeuxpleins d’eau, retenant son chapeau qui fuyait. Et tout à coup, à untournant :

« Voilà ma rue… c’est ici que je suisné… »

Le vent tombait, ou plutôt se faisait moinssentir, soufflant encore au loin, comme on entend du fond du portaux eaux calmes les détonations de la mer sur les brisants. C’étaitdans une rue assez large, pavée de cailloux pointus, sans trottoir,une maisonnette obscure et grise entre un couvent d’Ursulinesombragé de grands platanes et un ancien hôtel d’apparenceseigneuriale portant des armes incrustées et cetteinscription : « Hôtel de Rochemaure. » En face, unmonument très vieux, sans caractère, bordé de colonnes frustes, detorses de statues, de pierres tumulaires criblées de chiffresromains, s’intitulait « Académie » en lettres dédoréesau-dessus d’un portail vert. C’est là que l’illustre orateur avaitvu le jour le 15 juillet 1832 ; et l’on aurait pu faire plusd’un rapprochement de son talent étriqué, classique, de satradition catholique et légitimiste à cette maison de petitbourgeois besogneux flanquée d’un couvent, d’un hôtel seigneurialet regardant une académie de province.

Roumestan se sentait ému, comme chaque foisque la vie le mettait en face de sa personnalité. Depuis bien desannées, trente ans peut-être, il n’était pas venu là. Il avaitfallu la fantaisie de cette petite fille… L’immobilité des chosesle frappait. Il reconnaissait aux murs la trace d’un arrêt de voletque de sa main d’enfant il faisait tourner chaque matin en passant.Alors les fûts de colonnes, les précieux tronçons de l’Académiejetaient aux mêmes places leurs ombres classiques ; leslauriers-roses de l’hôtel avaient cette même odeur amère, et ilmontrait à Hortense l’étroite fenêtre d’où la maman Roumestan luifaisait signe quand il revenait de l’école des frères :« Monte vite, le père est rentré. » Et le père n’aimaitpas à attendre.

– Comment, Numa, c’est sérieux ?… vousavez été chez les frères ?

– Oui, sœurette, jusqu’à douze ans… à douzeans, tante Portal m’a mis à l’Assomption, le pensionnat le pluschic de la ville… mais ce sont les ignorantins qui m’ont appris àlire, là-bas, dans cette grande baraque aux volets jaunes.

Il se rappelait en frémissant le seau plein desaumure sous la chaire, dans lequel trempaient les férules pourrendre le cuir plus cinglant, l’immense classe carrelée où l’onrécitait les leçons à genoux, où pour la moindre punition on setramait, tendant et retirant la main, jusqu’au frère droit etrigide dans sa rugueuse soutane noire relevée sous les bras parl’effort du coup, frère Boute-à-cuire, comme on l’appelait, parcequ’il s’occupait aussi de la cuisine, et le« han ! » du cher frère, et la brûlure au bout despetits doigts pleins d’encre, que la douleur poignait d’unfourmillement de piqûres. Et comme Hortense s’indignait de labrutalité de ces punitions, Roumestan en racontait d’autres plusféroces ; quand il fallait par exemple balayer à coup delangue le carreau fraîchement arrosé, sa poussière devenue boue etsouillant, mettant à vif le palais tendre des coupables.

– Mais c’est affreux… Et vous défendez cesgens-là !… Vous parlez pour eux à la Chambre !

– Ah ! mon enfant… ça, c’est lapolitique… fit Roumestan sans se troubler.

Tout en causant, ils suivaient un dédale deruelles obscures, orientales, où de vieilles femmes dormaient surla pierre de leur porte, d’autres rues moins sombres, maistraversées dans leur largeur par le claquement de grandes bandes decalicot imprimé, balançant des enseignes : Mercerie,draperie, chaussures ; ils arrivaient ainsi à ce qu’onappelle à Aps la placette, un carré d’asphalte en liquéfaction sousle soleil, entouré de magasins clos à cette heure et muets, au borddesquels, dans l’ombre courte des murs, des décrotteurs ronflaient,la tête sur leur boîte à cirer, les membres répandus comme desnoyés, épaves de la tempête qui secouait la ville. Un monumentinachevé décorait le milieu de la placette. Hortense voulant savoirce qu’attendait ce marbre blanc et veuf, Roumestan sourit un peugêné :

« Toute une histoire ! » dit-ilen hâtant le pas.

La municipalité d’Aps lui avait voté unestatue, mais les libéraux de l’Avant-garde ayant blâmétrès fort cette apothéose d’un vivant, ses amis n’avaient osépasser outre. La statue était toute prête, on attendait sa mortprobablement pour la poser. Certes il est glorieux de penser quevos funérailles auront un lendemain civique, que l’on ne sera tombéque pour se relever en marbre ou en bronze ; mais ce soclevide, éblouissant sous le soleil, faisait à Roumestan, chaque foisqu’il passait là, l’effet d’un majestueux tombeau de famille, et ilfallut la vue des Arènes pour le tirer de ses idées funèbres. Levieil amphithéâtre dépouillé de l’animation bruyante du dimanche,rendu à sa solennité de ruine inutile et grandiose, montrait àtravers les grilles serrées ses larges corridors humides et froids,où le sol s’abaissait par endroits, où les pierres se descellaientsous le pas des siècles.

« Comme c’est triste ! » disaitHortense, regrettant le tambourin de Valmajour ; mais cen’était pas triste pour Numa. Son enfance avait vécu là sesmeilleures heures tout en joies et en désirs. Oh ! lesdimanches de courses de taureaux, la flânerie autour des grillesavec d’autres enfants pauvres comme lui, n’ayant pas les dix souspour prendre un billet. Dans le soleil ardent de l’après-midi, lemirage du plaisir défendu, ils regardaient le peu que leurlaissaient voir les lourdes murailles, un coin de cirque, lesjambes chaussées de bas éclatants des toreros, les sabots furieuxde la bête, la poussière du combat s’envolant avec les cris, lesrires, les bravos, les beuglements, le grondement du monumentplein. L’envie d’entrer était trop forte. Alors les plus hardisguettaient le moment où la sentinelle s’éloignait ; et l’on seglissait avec un petit effort entre deux barreaux.

« Moi, je passais toujours, » disaitRoumestan épanoui. Toute l’histoire de la vie se résumait bien dansces deux mots : soit chance ou adresse, si étroite que fût lagrille, le Méridional avait toujours passé.

« C’est égal, ajouta-t-il en soupirant,j’étais plus mince qu’aujourd’hui. » Et son regard allait,avec une expression de regret comique, du grillage serré desarcades au large gilet blanc où ses quarante ans sonnés bedonnaientferme.

Derrière l’énorme monument, la berlineattendait abritée du vent et du soleil. Il fallut réveiller Ménicleendormi sur son siège, entre deux paniers de provisions, dans salourde lévite bleu de roi.

Mais, avant de monter, Roumestan montra deloin à sa belle-sœur une ancienne auberge, Au Petit Saint Jean,messageries et roulages, dont la maçonnerie blanche, leshangars large ouverts tenaient tout un coin de la place des Arènes,encombrée de pataches dételées et poudreuses, de charrettes ruralesbasculées, les brancards en l’air, sous leurs bâchesgrises :

– Regardez ça, sœurette, dit-il avec émotion…C’est là que je me suis embarqué pour Paris, il y a vingt et unans… Nous n’avions pas le chemin de fer alors. On prenait ladiligence jusqu’à Montélimar, puis le Rhône… Dieu ! quej’étais content et que votre grand Paris m’épouvantait… C’était lesoir, je me rappelle…

Il parlait vite, sans ordre, les souvenirs sepressant à mesure.

– … Le soir, dix heures, en novembre… Une lunesi claire… Le conducteur s’appelait Fouque, un personnage ! …Pendant qu’il attelait, nous nous promenions de long en large avecBompard… Bompard, vous savez bien… Nous étions déjà grands amis. Ilétait, du moins s’imaginait être élève en pharmacie, et comptaitvenir me rejoindre… Nous faisions des projets, des rêves de vieensemble, à s’aider pour arriver plus tôt… En attendant, ilm’encourageait, me donnait des conseils, étant plus âgé… Toute mapeur, c’était d’être ridicule… Tante Portal m’avait fait faire pourla route un grand manteau, ce qu’on appelait un raglan… J’endoutais un peu de mon raglan de tante Portal… Alors Bompard mefaisait marcher devant lui… Té ! je vois encore mon ombre àcôté de moi… Et, gravement, avec cet air qu’il a, il medisait : « Tu peux aller, mon bon, tu n’es pasridicule… » Ah ! jeunesse, jeunesse…

Hortense, qui maintenant craignait de ne plussortir de cette ville où le grand homme trouvait sous chaque pierreun retard éloquent, le poussait doucement vers laberline :

– Si nous montions, Numa… Nous causerionsaussi bien en route…

Chapitre 5VALMAJOUR

De la ville d’Aps au mont de Cordoue il nefaut guère plus de deux heures, surtout quand on a le vent arrière.Attelée de ses deux vieux camarguais, la berline allait touteseule, poussée par le mistral qui la secouait, l’enlevait, creusaitle cuir de sa capote ou le gonflait à la manière d’une voile. Iciil ne rugissait plus comme autour des remparts, sous les voûtes despoternes ; mais libre, sans obstacle, chassant devant luil’immense plaine ondulée où quelques mas perdus, une fermeisolée, toute grise dans un bouquet vert, semblaientl’éparpillement d’un village par la tempête, il passait en fuméesur le ciel, en embruns rapides sur les blés hauts, sur les champsd’oliviers dont il faisait papilloter les feuilles d’argent, etavec de grands retours qui soulevaient en flots blonds la poussièrecraquant sous les roues, il abaissait les files de cyprès serrés,les roseaux d’Espagne aux longues feuilles bruissantes donnantl’illusion d’un ruisseau frais au bord de la route. Quand il setaisait une minute, comme à court de souffle, on sentait le poidsde l’été, une chaleur africaine montant du sol, que dissipait bienvite la saine et vivifiante bourrasque étendant son allégresse auplus loin de l’horizon, vers ces petites collines grisâtres,ternes, au fond de tout paysage provençal, mais que le couchantirise de teintes féeriques.

On ne rencontrait pas grand monde. De loin enloin un fardier venant des carrières avec un chargement d’énormespierres taillées aveuglantes sous le soleil, une vieille paysannede la Ville-des-Baux courbée sous un grand couffind’herbes aromatiques, la cagoule d’un moine mendiant, besace audos, rosaire aux cuisses, le crâne dur, suant et luisant comme ungalet de Durance, ou bien un retour de pèlerinage, une charretée defemmes et de filles en toilette, beaux yeux noirs, chignons hardis,rubans flottants et clairs, arrivant de la Sainte-Baume ou deNotre-Dame-de-Lumière. Eh bien, le mistral donnait à tout cela, audur labeur, aux misères, aux superstitions de pays le même entrainde santé, de belle humeur, ramassant et secouant dans ses passesles « dia ! hue ! » des charretiers, lesgrelots, les anneaux de verre bleu de ses bêtes, la psalmodie dumoine, les cantiques aigus des pèlerines, et le refrain populaireque Roumestan, mis en verve par l’air natal, entonnait à toutegorge avec de grands gestes lyriques débordant par les deuxportières :

Beau soleil de la Provence,

Gai compère du mistral…

Puis, s’interrompant : « Hé !Ménicle… Ménicle !…

– Monsieur Numa ?

– Qu’est-ce que c’est que cette masure,là-bas, de l’autre main du Rhône ?

– Ça, monsieur Numa, c’est le Jonjonde la reine Jeanne…

– Ah ! oui, c’est vrai… Je me rappelle…Pauvre Jonjon ! Son nom est aussi démantelé quelui. »

Il faisait alors à Hortense l’historique dudonjon royal ; car il savait à fond sa légende provençale…Cette tour ruinée et roussie, là-haut, datait de l’invasionsarrasine, moins vieille encore que l’abbaye dont on apercevait,tout auprès, un pan de mur à moitié croulé, percé sur le bleud’étroites fenêtres alignées et d’un large portail en ogive. Il luimontrait le sentier, visible au flanc de la côte rocailleuse, paroù les moines vers l’étang luisant comme une coupe de métal s’envenaient pêcher des carpes, des anguilles pour la table de l’abbé.Il remarquait, en passant, que dans les plus beaux sites la viefriande et recueillie des couvents s’était installée, planant,rêvant aux sommets, mais descendant lever la dîme sur tous lesbiens de nature et les villages environnants… Ah ! le moyenâge de Provence, le beau temps des trouvères et des cours d’amour…Maintenant les ronces disjoignaient les dalles où les Stéphanette,les Azalaïs, avaient laissé traîner leurs robes plates ; lesorfraies et les hiboux miaulaient, la nuit, où chantaient lestroubadours. Mais n’est-ce pas qu’il restait encore sur tout ceclair paysage des Alpilles un bouquet d’élégance coquette, demièvrerie italienne, comme un frisson de luth ou de viole flottantdans la pureté de l’air ?

Et Numa s’exaltant, oubliant qu’il n’avait quesa belle-sœur et la lévite bleue de Ménicle pour auditoire,s’échappait, après quelques redites de banquets régionaux ou deséances académiques, dans une de ces improvisations ingénieuses etbrillantes, qui faisaient bien de lui le descendant des légerstrouvères provençaux.

« Voilà Valmajour ! » dit toutà coup le cocher de tante Portal, se penchant pour leur montrer lahauteur du bout de son fouet.

Ils avaient quitté le grand chemin etsuivaient une montée en lacets aux flancs du mont de Cordoue,chemin étroit, glissant, à cause des touffes de lavande dont chaquetour de roue dégageait au passage le parfum brûlé. Sur un plateau,à mi-côte, au pied d’une tour ébréchée et noire, s’étageaient lestoits de la ferme. C’est là que les Valmajour habitaient, de pèreen fils, depuis des années et des années, sur l’emplacement duvieux château dont le nom leur était resté. Et qui sait ?Peut-être ces paysans descendaient-ils des princes de Valmajour,alliés aux comtes de Provence et à la maison des Baux ? Cettesupposition imprudemment émise par Roumestan fut tout à fait dugoût d’Hortense, qui s’expliquait ainsi les façons vraiment noblesdu tambourinaire.

Comme ils en causaient dans la voiture,Ménicle sur son siège les écoutait plein de stupéfaction. Ce nom deValmajour était très répandu dans la contrée ; il y avait lesValmajour du haut et les Valmajour du bas, selon qu’ils habitaientle vallon ou la montagne. « Ça serait donc tous des grandsseigneurs !… » Mais le futé Provençal garda sa remarquepour lui. Et tandis qu’ils avançaient avec lenteur dans ce paysagedénudé et grandiose, la jeune fille, que la conversation animée deRoumestan avait jetée en plein roman historique, dans le rêvecoloré du passé, apercevant là-haut une paysanne assise sur uncontrefort au pied des ruines, à demi tournée, la main au-dessusdes yeux pour regarder les arrivants, s’imaginait voir quelqueprincesse coiffée du hennin, au sommet de sa tour, dans une pose devignette.

L’illusion cessa à peine, lorsque lesvoyageurs descendant de voiture se trouvèrent en face de la sœur dutambourinaire occupée à tresser des claies en osier pour les vers àsoie. Elle ne se leva pas, quoique Ménicle lui eût crié de loin« Vé ! Audiberte, voilà des personnes pour tonfrère. » Sa figure fine, régulière, allongée et verte commeune olive à l’arbre ne marqua ni joie ni surprise, gardal’expression concentrée qui rapprochait ses épais sourcils noirs,les nouait tout droit, au-dessous du front entêté, comme d’un lientrès dur. Roumestan, un peu saisi de cette réserve, se nomma :« Numa Roumestan… le député…

– Oh ! je vous connais bien… dit-ellegravement, et, laissant son ouvrage en tas à côté d’elle :Entrez un moment… mon frère va venir. »

Debout, la châtelaine perdait de son prestige.Très petite, toute en buste, elle marchait avec un dandinement malgracieux qui faisait tort à sa jolie tête finement relevée du petitbonnet d’Arles et du large fichu de mousseline à plis bleuâtres. Onentra. Ce logis de paysans avait grand air, appuyé à une tour enruines, gardant des armes dans la pierre au-dessus de sa portequ’abritaient un auvent de roseaux craquant au soleil et une grandetoile à carreaux tendue en portière à cause des moustiques. Lasalle des gardes, aux murs blancs, au plafond creusé de voussures,à la haute cheminée antique, ne recevait de lumière que de sescarreaux verdis et du treillis de toile de l’entrée.

Dans cette pénombre on distinguait le pétrinde bois noir, en forme de sarcophage, sculpté d’épis et de fleurs,et surmonté de sa panière à claire-voie, à clochetonsmauresques, où le pain se tient au frais dans toutes les fermesprovençales. Deux ou trois images de piété, les saintes Marie,Marthe, et la Tarasque, le cuivre rouge d’une petite lampe de formeancienne accrochée à une belle moque de bois blancsculptée par un berger, de chaque côté de la cheminée la salière etla farinière complétaient l’ornement de la vaste pièce avec uneconque marine, pour rappeler les bêtes, et dont la nacre étincelaitsur le manteau du foyer. La table longue s’étalait dans le sens dela salle, flanquée de bancs et d’escabeaux. Au plafond, deschapelets d’oignons pendaient, tout noirs de mouches quibourdonnaient chaque fois qu’on soulevait la portière del’entrée.

– Remettez-vous, monsieur, madame… vous allezfaire le grand-boire avec nous.

Le Grand-boire, c’est le goûter despaysans provençaux. Il se sert en pleins champs, au lieu même dutravail, sous un arbre quand on en trouve, dans l’ombre d’unemeule, au creux d’un fossé. Mais Valmajour et son père travaillanttout près, sur leur bien, venaient le faire à la maison. Et déjà latable les attendait, deux ou trois petites assiettes creuses enterre jaune, des olives confites et une salade de romaine touteluisante d’huile. Dans la coque en osier où se placent la bouteilleet les verres, Roumestan crut voir du vin.

« Vous avez donc encore de la vigne parici ? » demanda-t-il d’un air aimable, essayantd’apprivoiser l’étrange petite sauvagesse. Mais, à ce mot de vigne,elle bondit, un vrai saut de chèvre piquée par un aspic, et sa voixfut tout de suite à un diapason de fureur. De la vigne !Ah ! oui, joliment !… Il leur en restait, de lavigne !… Sur cinq, ils n’avaient pu en sauver qu’une, la pluspetite, et encore il fallait la tenir sous l’eau six mois de l’an.De l’eau de la roubine, qui leur coûtait les yeux de latête. Et tout ça, la faute de qui ? La faute des rouges, deces porcs, de ces monstres de rouges et de leur république sansreligion qui avait déchaîné sur le pays toutes les abominations del’enfer.

À mesure qu’elle parlait avec cette passion,ses yeux devenaient plus noirs, d’un noir assassin, tout son jolivisage convulsé et grimaçant, la bouche tordue, le nœud dessourcils serré jusqu’à faire un gros pli au milieu du front. Leplus drôle, c’est qu’elle continuait à s’activer dans sa colère,préparait le feu, le café de ses hommes, se levait, se baissait,ayant en main le soufflet, la cafetière, ou des sarments toutenflammés qu’elle brandissait comme une torche de Furie. Puis,brusquement, elle se radoucit : « Voilà monfrère… »

Le store rustique s’écartant laissa passerdans un flot de lumière blanche la haute taille de Valmajour suivid’un petit vieux à face rase, calciné, contourné et noir comme unpied de vigne malade. Le père ni le fils ne s’émurent plusqu’Audiberte des visiteurs qu’ils recevaient, et sitôt la premièrereconnaissance, prirent place autour du grand-boire renforcé detoutes les victuailles tirées de la berline, devant lesquelles lesyeux de Valmajour l’ancien s’allumaient de petites flammeségrillardes. Roumestan, qui n’en revenait pas du peu d’impressionqu’il produisait sur ces paysans, parla tout de suite du grandsuccès de dimanche aux Arènes. C’est cela qui avait dû faireplaisir au vieux père !…

« Sûrement, sûrement, bougonna le vieux,en piquant ses olives avec son couteau… Mais moi aussi, de montemps, j’en ai eu des prix de tambourin. » Et dans son mauvaissourire se reconnaissait le même tournement de bouche qu’avait lacolère de sa fille tout à l’heure. Très calme en ce moment, lapaysanne était assise presque a terre sur la pierre du foyer, sonassiette aux genoux, car, bien que maîtresse au logis et maîtresseabsolue, elle suivait l’usage provençal qui ne permet pas auxfemmes de prendre place à table avec les hommes. Mais de cetteposition humiliée elle suivait attentivement tout ce qu’on disait,remuait la tête en attendant parler de la fête aux Arènes. Ellen’aimait pas le tambourin, elle. Ah ! nani… Sa mèreen était morte, du mauvais sang qu’elle s’était fait avec lamusique du papa… Tout ça, voyez-vous, des métiers de riboteurs quidérangeaient du travail, coûtaient plus d’argent qu’ils n’enrapportaient.

– Eh bien ! qu’il vienne à Paris, ditRoumestan… Je vous réponds que son tambourin lui en fera gagner, del’argent…

Devant l’incrédulité de cette innocente, iltâcha de lui expliquer ce que c’était que les caprices de Paris etcombien il les payait cher. Il raconta les anciens succès du pèreMathurin, le joueur de biniou, dans la Closerie desgenêts. Et quelle différence entre le biniou breton, grossier,criard, fait pour mener des rondes d’Esquimaux au bord de la merSauvage, et le tambourin de Provence, si svelte, si élégant !C’est-à-dire que toutes les Parisiennes en perdraient la tête,voudraient danser la farandole… Hortense se montait aussi, disaitson mot, pendant que le tambourinaire souriait vaguement et lissaitsa moustache brune d’un geste vainqueur de beau Nicolas.

– Mais enfin, qu’est-ce que vous pensez qu’ilpourrait gagner tout au juste avec sa musique ? demanda lapaysanne.

Roumestan chercha un peu… Il ne pouvait pasdire bien exactement… Dans les cent cinquante à deux centsfrancs…

– Par mois ? fit le père,enthousiasmé.

– Hé ! non, par jour…

Les trois paysans tressaillirent, puis seregardèrent. D’un autre que de « Moussu Numa », député,membre du Conseil général, ils auraient cru à une farce, à unegaléjade, allons ! Mais avec celui-là, l’affairedevenait sérieuse… Deux cents francs par jour !…foutré !… Le musicien était tout prêt, lui. La sœur,plus prudente, aurait voulu que Roumestan leur signât unpapier ; et, posément, les yeux baissés, de peur que leuréclat de lucre la trahît, elle discutait d’une voix hypocrite.C’est que Valmajour était bien nécessaire à la maison,Pécaïré. Il menait le bien, labourait, taillait la vigne,le père n’ayant plus la force. Comment faire s’il partait ?…Lui-même, tout seul à Paris, il se languirait pour sûr. Et sonargent, ses deux cents francs par jour, qu’est-ce qu’il en feraitdans cette grande villasse ?… Sa voix devenait dure en parlantde cet argent dont elle n’aurait pas la garde, qu’elle ne pourraitpas enfermer au plus profond de ses tiroirs.

– Eh bien ! alors, dit Roumestan, venez àParis avec lui.

– Et la maison ?

– Louez-la, vendez-la… Vous en rachèterez uneplus belle en revenant.

Il s’arrêta sur un regard inquiet d’Hortense,et, comme pris d’un remords de troubler le repos de ces bravesgens : « Après tout, il n’y a pas que l’argent dans lavie… Vous êtes heureux comme vous êtes… »

Audiberte l’interrompit vivement :« Oh ! heureux… L’existence est bien pénible,allez ! ce n’est plus comme dans les temps. » Ellerecommençait à geindre sur les vignes, la garance, le vermillon,les vers à soie, toutes les richesses du pays disparues. Il fallaittrimer au soleil, travailler comme des satyres… Ils avaient biendans l’avenir l’héritage du cousin Puyfourcat, colon en Algériedepuis trente ans, mais c’est si loin cette Algérie d’Afrique… Ettout à coup l’astucieuse petite personne, pour rallumer Moussu Numaqu’elle se reprochait d’avoir un peu trop refroidi, dit à son frèrefélinement avec son intonation câline et chantante :

– Qué, Valmajour, si tu nous touchaisun petit air pour faire plaisir à cette belle demoiselle ?

Ah ! fine mouche, elle ne s’était pastrompée. Au premier coup de baguette, au premier trille emperlé,Roumestan fut repris et délira. Le garçon jouait devant le mas,appuyé à la margelle d’un vieux puits dont la ferrure en arc,enroulée d’un figuier sauvage, encadrait merveilleusement sa tailleélégante et son teint de bistre. Les bras nus, la poitrine ouverte,dans ses poudreuses hardes de travail, il avait quelque chose deplus fier et de plus noble encore qu’aux Arènes, où sa grâces’endimanchait malgré tout d’un vernis théâtral. Et les vieux airsde l’instrument rustique, poétisés du silence et de la solituded’un beau paysage, éveillant les ruines dorées de leur songe depierre, volaient comme des alouettes sur ces pentes majestueuses,toutes, grises de lavandes ou coupées de blé, de vigne morte, demûriers aux larges feuilles dont l’ombre commençait à s’allonger endevenant plus claire. Le vent était tombé. Le soleil au déclinflambait sur la ligne violette des Alpilles, jetait au creux desroches un vrai mirage d’étangs de porphyre liquide, d’or en fusion,et sur tout l’horizon une vibration lumineuse, les cordes tenduesd’une lyre ardente, dont le chant continu des cigales et lesbattements du tambourin semblaient la sonorité.

Muette et ravie, Hortense, assise sur leparapet de l’ancien donjon, accoudée à un tronçon de colonnetteabritant un grenadier rabougri, écoutait et admirait, laissaitvoyager sa petite tête romanesque toute pleine des légendesrecueillies pendant le chemin. Elle voyait le vieux castel monterde ses décombres, dresser ses tours, arrondir ses poternes, sesarceaux de cloître peuplés de belles au long corsage, au teint matque la grande chaleur ne colorait pas. Elle-même était princessedes Baux, avec un joli nom de missel ; et le musicien qui luidonnait l’aubade, un prince aussi, le dernier des Valmajour, sousdes habits de paysan. « Adonc, la chanson finie, » commeil est dit dans les chroniques des cours d’amour, elle cassaitau-dessus de sa tête un brin de grenadier où pendait la fleur troplourde de pourpre vive et le tendait pour prix de son aubade aubeau musicien qui, galamment, l’accrochait aux cordelettes de sontambour.

Chapitre 6MINISTRE !

Trois mois ont passé depuis ce voyage au montde Cordoue.

Le parlement vient de s’ouvrir à Versaillessous un déluge de novembre qui rejoint les bassins du parc au cielbas, étouffé de brume, enveloppe les deux Chambres de tristessehumide et d’obscurité, mais ne refroidit pas les colèrespolitiques. La session s’annonce terrible. Des trains de députés,de sénateurs, se croisent, se succèdent, sifflent, grondent,secouent leur fumée menaçante, animés à leur manière des haines etdes intrigues qu’ils convoient sous des torrents de pluie ;et, dans cette heure de wagon, dominant le bruit des roues sur lefer, les discussions continuent avec la même âpreté, la même fureurqu’à la tribune. Le plus agité, le plus bruyant de tous, c’estRoumestan. Il a déjà prononcé deux discours depuis la rentrée. Ilparle dans les commissions, dans les couloirs, à la gare, à labuvette, fait trembler la toiture en vitrage des salons dephotographie où se réunissent toutes les droites. On ne voit que sasilhouette remuante et lourde, sa grosse tête toujours en rumeur,la houle de ses larges épaules redoutées du ministère qu’il est entrain de « tomber » selon les règles, en souple etvigoureux lutteur du Midi. Ah ! le ciel bleu, les tambourins,les cigales, tout le décor lumineux des vacances, comme il estloin, fini, démonté ! Numa n’y songe pas une minute, pris dansle tourbillon de sa double vie d’avocat et d’homme politique ;car, à l’exemple de son vieux maître Sagnier, en entrant à laChambre, il n’a pas renoncé au Palais, et tous les soirs, de six àhuit heures, on se presse à la porte de son cabinet de la rueScribe.

Vous diriez une légation, ce cabinet deRoumestan. Le premier secrétaire, bras droit du leader, sonconseil, son ami, est un excellent avocat d’affaires, appeléMéjean, Méridional comme tout l’entourage de Numa, mais du MidiCévenol, le Midi des pierres, qui tient plus de l’Espagne que del’Italie et garde en ses allures, en ses paroles, la prudenteréserve et le bon sens pratique de Sancho. Trapu, robuste, déjàchauve, avec le teint bilieux des grands travailleurs, Méjean faità lui seul toute la besogne du cabinet, déblaie les dossiers,prépare les discours, cherche à mettre des faits sous les phrasessonores de son ami, de son futur beau-frère, disent les bieninformés. Les autres secrétaires, MM. de Rochemaure et deLappara, deux jeunes stagiaires apparentés à la plus anciennenoblesse provinciale, ne sont là que pour la montre, et font chezRoumestan leur noviciat politique.

Lappara, grand beau garçon, bien jambé, teintchaud, barbe fauve, fils du vieux marquis de Lappara, chef du partidans le Bordelais, montre bien le type de ce Midi créole, hâbleur,aventureux, friand de duels et d’escampatives. Cinq ans deParis, cent mille francs « roustis » au cercle et payésavec les diamants de la mère, ont suffi pour lui donner l’accent duboulevard, un beau ton de gratin croustillant et doré. Tout autreest le vicomte Charlexis de Rochemaure, compatriote de Numa, élevéchez les Pères de l’Assomption, ayant fait son droit en provincesous la surveillance de sa mère et d’un abbé, et gardant de sonéducation, des candeurs, des timidités de lévite en contraste avecsa royale Louis XIII, l’air à la fois d’un raffiné et d’unjocrisse.

Le grand Lappara essaye d’initier ce jeunePourceaugnac à la vie parisienne. Il lui apprend à s’habiller, cequi est chic et pas chic, à marcher la nuque on avant, la boucheabrutie, à s’asseoir d’une pièce, les jambes allongées, pour ne pasmarquer de genoux au pantalon. Il voudrait lui faire perdre cettefoi naïve aux hommes et aux choses, ce goût du grimoire qui leclasse gratte-papier. Mais non, le vicomte aime sa besogne, etquand Roumestan ne l’emmène pas à la Chambre ou au palais, commeaujourd’hui, il reste assis pendant des heures à grossoyer devantla longue table installée pour les secrétaires à côté du cabinet dupatron. Le Bordelais, lui, a roulé un pouf contre la croisée, et,dans le jour qui tombe, le cigare aux dents, les jambes étendues,il regarde à travers la pluie et le gâchis fumant de l’asphalte lalongue file d’équipages alignés, le fouet haut, au ras du trottoir,pour le jeudi de Mme Roumestan.

Que de monde ! Et ce n’est pas fini, ilarrive encore des voitures. Lappara, qui se vante de connaître àfond la grande livrée de Paris, annonce à mesure, tout haut :« Duchesse de San Donnino… Marquis de Bellegarde…Mazette ! Les Mauconseil aussi… Ah çà, qu’est-ce qu’il y adonc ? » Et, se tournant vers un maigre et longpersonnage qui sèche devant la cheminée ses gants de tricot, sonpantalon de couleur, trop mince pour la saison et relevé avecprécaution sur des bottines d’étoffe : « Savez-vousquelque chose, Bompard ?

– Quelque chase ?…Certainemain… »

Bompard, le mameluck de Roumestan, est commeun quatrième secrétaire qui fait le dehors, va aux nouvelles,promène dans Paris la gloire du patron. Ce métier ne l’enrichitguère, à en juger sur sa mine ; mais ce n’est pas la faute deNuma. Un repas par jour, un demi-louis de loin en loin, on n’ajamais pu faire accepter davantage à ce singulier parasite dontl’existence reste un problème pour ses plus intimes. Lui demander,par exemple, s’il sait quelque chose, douter de l’imagination deBompard est une bonne naïveté.

– Oui, messieurs… Et quelque chase detrès grave…

– Quoi donc ?

– On vient de tirer sur le maréchal !

Un instant de stupeur. Les jeunes gens seregardent, regardent Bompard ; puis Lappara, rallongé dans sonpouf, demande tranquillement :

– Et vos asphaltes, mon bon ? où ensont-elles ?

– Ah ! vai, les asphaltes… J’aiune affaire bien meilleure…

Sans s’étonner autrement du peu d’effetproduit par l’assassinat du maréchal, le voilà racontant sacombinaison nouvelle. Oh ! une affaire superbe, et si simple.Il s’agissait de rafler les cent vingt mille francs de primes quele gouvernement suisse donne chaque année dans les tirs fédéraux.Bompard, dans sa jeunesse, tirait supérieurement les alouettes. Iln’aurait qu’à se refaire un peu la main, c’était cent vingt millefrancs de rente assurés jusqu’à la fin de sa vie. Et de l’argentfacile à gagner, au moins ! La Suisse, à petites journées, decanton en canton, le rifle sur l’épole…

Le visionnaire s’animait, décrivait, grimpaitaux glaciers, descendait des vals et des torrents, secouait lesavalanches devant les jeunes gens ébahis. De toutes les inventionsde cette cervelle frénétique, celle-là était encore la plusextraordinaire, débitée d’un air convaincu, avec une fièvre dans leregard, un feu intérieur qui bossuait le front, le crevassait derides profondes.

La brusque arrivée de Méjean, revenant dupalais tout essoufflé, arrêta ces divagations.

– Grande nouvelle !… dit-il en jetant saserviette sur la table… Le ministère est à bas.

– Pas possible !

– Roumestan prend l’Instruction publique…

– Je le savais, dit Bompard.

– Et, voyant leur sourire :

– Parfaitemain, messieurs… j’étaislà-bas… j‘en viens.

– Et vous ne le disiez pas ?

– À quoi bon ?… On ne me croit jamais…C’est la faute de mon assent, ajouta-t-il avec une candeurrésignée dont le comique fut perdu dans l’émoi général.

Roumestan ministre !

Ah ! mes enfants, quel malin que lepatron, répétait le grand Lappara, s’esclaffant dans son fauteuil,les jambes au plafond… A-t-il bien mené son affaire !

Rochemaure se dressa, scandalisé :

– Ne parlons pas de malice, mon cher…Roumestan est une conscience… Il va droit devant lui comme unboulet.

– D’abord, mon petit, il n’y a plus deboulets. Il n’y a que des obus… Ça fait ceci, l’obus.

Du bout de sa bottine, il indiquait latrajectoire.

– Blagueur !

–Jobard !

– Messieurs… Messieurs …

Et Méjean, à part lui, songeait à lasingularité de cette nature, à ce compliqué Roumestan, qui, même vude tout près, pouvait être jugé aussi diversement.

« Un malin, une conscience. »

Ce double courant d’opinions se retrouvaitdans le public. Lui, qui le connaissait mieux, savait quel fonds delégèreté et de paresse modifiait ce tempérament d’ambitieux à lafois meilleur et pire que sa réputation. Mais, était-ce bien vrai,cette nouvelle du portefeuille ? Curieux de s’en assurer,Méjean jeta dans la glace un coup d’œil à sa tenue, et, traversantle palier, passa chez madame Roumestan.

Dès l’antichambre, où les valets de piedattendaient, des manteaux de fourrure au bras, se percevait unmurmure de voix assourdies par les hauts plafonds, le luxeencombrant des tentures. D’ordinaire, Rosalie recevait dans sonpetit salon, meublé en jardin d’hiver, de sièges légers, de tablescoquettes, avec du jour tamisé entre les feuilles luisantes desplantes vertes contre les croisées. Cela suffisait à son intimitéde bourgeoise parisienne, perdue dans l’ombre de son grand homme,désintéressée de toute ambition, et passant, en dehors du petitcercle où sa supériorité était connue, pour une bonne personne sansimportance. Mais aujourd’hui les deux pièces de réception étaientremplies, bruissantes ; et il arrivait du mondecontinuellement, le ban et l’arrière-ban des amis, lesconnaissances, de ces figures sur lesquelles Rosalie n’aurait pumettre un nom.

Très simple, dans une robe à reflets violetsqui dégageait bien sa taille svelte, l’harmonie élégante de toutson être, elle accueillait chacun avec le sourire égal, un peufier, l’air refréjon dont parlait jadis tante Portal. Pas lemoindre éblouissement de sa nouvelle fortune, un peu de surpriseplutôt et d’inquiétude, mais qui ne se trahissaient en rien. Elles’activait de groupe en groupe, pendant que le jour tombaitrapidement dans ce premier étage parisien et que les domestiquesapportant des lampes, allumant les candélabres, le salon prenait saphysionomie des soirs de fête avec ses riches étoffesscintillantes, ses tapis d’Orient aux couleurs de pierreries.« Ah ! monsieur Méjean… » Rosalie se dégagea uneminute, vint au-devant de lui, heureuse d’une intimité retrouvéedans la cohue mondaine. Leurs deux natures s’entendaient. CeMéridional refroidi et cette Parisienne vibrante avaient desemblables façons de juger ou de voir, équilibraient bien lesdéfaillances et les emportements de Numa.

« Je venais m’assurer si la nouvelleétait vraie… Maintenant je n’en doute plus… » fit-il enmontrant les salons pleins. Elle lui passa la dépêche qu’elle avaitreçue de son mari. Et tout bas : « Qu’est-ce que vous endites ?

– C’est lourd, mais vous serez là.

– Et vous aussi… » dit-elle en luiserrant les mains et le quittant pour répondre à de nouveauxvisiteurs. C’est qu’il en venait toujours, et personne ne s’enallait. On attendait le leader, on voulait tenir de sa bouche lesdétails de la séance, comment d’un coup d’épaule il les avait tousbousculés. Déjà, parmi les nouveaux venus, quelques-unsrapportaient des échos de la Chambre, des bribes de discours. Desmouvements se faisaient autour d’eux, un frémissement d’aise. Lesfemmes surtout se montraient curieuses, passionnées ; sous lesgrands chapeaux qui entraient en scène cet hiver-là, leurs jolisvisages avaient aux pommettes ce léger feu rose, cette fièvre quel’on voit aux joueuses de Monte-Carlo autour du trente-et-quarante.Étaient-ce les modes de la Fronde, les feutres à longue plume quiles disposaient ainsi à la politique ; mais toutes ces dames ysemblaient très fortes, et dans le plus pur langage parlementaire,agitant leurs petits manchons pour interrompre, toutes célébraientla gloire du leader. Du reste, ce n’était qu’un cri partout :« Quel homme ! quel homme ! »

Dans un coin, le vieux Béchut, professeur auCollège de France, très laid, tout en nez, un gros nez de savantallongé sur les livres, prenait texte du succès de Roumestan pourdiscuter une de ses thèses favorites : la faiblesse du mondemoderne vient de la place qu’y prennent la femme et l’enfant.Ignorance et chiffons, caprice et légèreté.

« Eh bien ! monsieur, la force deRoumestan est là. Il n’a pas eu d’enfant, il a su échapper àl’influence féminine… Aussi quelle ligne droite et ferme ! Pasun écart, pas une brisure. » Le grave personnage auquel ils’adressait, conseiller référendaire à la Cour des Comptes, regardingénu, petit crâne rond et ras où la pensée faisait un bruit degraine sèche dans une courge vide, se rengorgeait magistralement,approuvait avec un air de dire : « Et moi aussi,monsieur, je suis un homme supérieur… moi aussi, j’échappe àl’influence dont vous parlez. »

Voyant qu’on s’approchait pour écouter, lesavant haussa le ton, cita des exemples historiques, César,Richelieu, Frédéric, Napoléon, prouva scientifiquement que lafemme, sur l’étiage des êtres pensants, était à plusieurs échelonsau-dessous de l’homme. « En effet, si nous examinons lestissus cellulaires… »

Quelque chose de plus curieux à examiner,c’était la physionomie des deux femmes de ces messieurs, qui lesécoutaient assises l’une à côté de l’autre et buvant une tasse dethé ; car on venait de servir ce petit lunch de cinq heuresqui mêle à l’excitation des causeries les cliquetis des cuillèresfines sur des porcelaines du Japon, la chaude vapeur du samovar etdes pâtisseries sortant du four. La plus jeune,Mme de Boë, par ses influences de famille avait fait del’homme à la courge, son mari, noble décavé, perdu de dettes, unmagistrat de la Cour des Comptes ; et l’on frémissait desavoir le contrôle des deniers publics dans les mains de ce gommeuxqui avait si vite dévoré la fortune de sa femme et la sienne.Mme Béchut, ancienne belle personne gardant encore de grandsyeux spirituels, un visage aux traits fins dont la bouche seule,par une sorte de détirement douloureux, racontait les combatscontre la vie, l’acharnement d’une ambition sans relâche niscrupules, s’était dévouée tout entière à pousser aux premièresplaces la médiocrité banale de son savant, avait forcé pour lui lesportes de l’institut, du Collège de France, par ses relationsmalheureusement trop connues. Tout un poème parisien dans lesourire que les deux femmes échangeaient par-dessus leurs tasses.Et peut-être qu’en cherchant bien tout autour parmi ces messieurs,on en aurait trouvé beaucoup d’autres à qui l’influence fémininen’avait pas nui.

Tout à coup Roumestan entra. Au milieu d’unbrouhaha de bienvenue, il traversa le salon vivement, alla droit àsa femme, l’embrassa sur les deux joues avant que Rosalie eût pu sedéfendre de cette manifestation un peu gênante, mais qui était lemeilleur démenti aux assertions du physiologiste. Toutes les damescrièrent « Bravo ! » Il y eut encore un échange depoignées de main, d’effusions, puis un silence attentif, lorsque leleader appuyé à la cheminée commença le bulletin rapide de lajournée.

Le grand coup préparé depuis une semaine, lesmarches et contre-marches, la rage folle de la gauche au moment dela défaite, son triomphe à lui, son irruption foudroyante à latribune, jusqu’aux intonations de sa jolie réponse aumaréchal : » Ça dépend de vous, monsieur lePrésident », il notait tout, précisait tout avec une gaieté,une chaleur communicatives. Ensuite Roumestan devenait grave,énumérait les lourdes responsabilités de son poste :l’Université à réformer, toute une jeunesse à préparer pour laréalisation des grandes espérances, – le mot fut compris, saluéd’un hurrah, – mais il s’entourerait d’hommes éclairés, feraitappel à toutes les bonnes volontés, tous les dévouements. Et, l’œilému, il les cherchait dans le cercle serré autour de lui :« Appel à mon ami Béchut… à vous aussi, mon cher deBoë… »

L’heure était si solennelle que personne ne sedemanda en quoi l’hébétement du jeune maître des requêtes pourraitservir les réformes de l’Université. Du reste, le nombred’individus de cette force-là, auxquels Roumestan avait demandédans l’après-midi leur collaboration aux terribles devoirs del’instruction publique, était vraiment incalculable. Pour lesbeaux-arts, il se sentait plus à l’aise, et on ne lui refuseraitpas sans doute… Un murmure flatteur de rires, d’interjections,l’empêcha de continuer. Il n’y avait là-dessus qu’une voix dansParis, même chez les plus hostiles. Numa était l’homme indiqué.Enfin on allait avoir un jury, des théâtres lyriques, un artofficiel. Mais le ministre coupa court aux dithyrambes et fitremarquer sur un ton familier, plaisant, que le nouveau cabinet setrouvait presque entièrement composé de Méridionaux. Sur huitministres, le Bordelais, le Périgord, le Languedoc, la Provence enavaient fourni six. Et s’excitant : « Ah ! le Midimonte, le Midi monte… Paris est à nous. Nous tenons tout. Il fauten prendre votre parti, messieurs. Pour la seconde fois les Latinsont conquis la Gaule ! »

Il était bien, lui, un Latin de la conquêteavec sa tête de médaille aux larges méplats sur les joues, et sonteint chaud, et ses brusques allures de sans-gêne dépaysées dans cesalon si parisien. Sur les rires et les applaudissements quesoulevait son mot final, il quitta la cheminée lestement en boncomédien qui sait se retirer juste après l’effet, fit signe àMéjean de le suivre et disparut par une des portes intérieures,laissant à Rosalie le soin de l’excuser. Il dînait à Versailles,chez le maréchal ; il lui restait à peine le temps des’apprêter, de donner quelques signatures.

– Venez m’habiller, dit-il au domestique entrain de mettre les trois couverts, monsieur, madame et Bompard,autour de la corbeille fleurie, tous les jours renouvelée, queRosalie voulait sur la table à chaque repas. Il se sentait toutjoyeux de ne pas dîner là. Le tumulte d’enthousiasme qu’il avaitlaissé sur ses talons s’entendait derrière la porte fermée,l’excitait à chercher encore le monde, les lumières. Et puis, leMéridional n’est pas homme d’intérieur. Ce sont les gens du Nord,les climats pénibles qui ont inventé le « home »,l’intimité du cercle de famille auquel la Provence et l’Italiepréfèrent les terrasses des glaciers, le bruit et l’agitation de larue.

Entre la salle à manger et le cabinet del’avocat, il fallait traverser le petit salon d’attente,ordinairement plein de monde à cette heure, de gens inquietsguettant la pendule, l’œil sur des journaux à images avec toutesles préoccupations d’un procès. Ce soir Méjean les avait congédiés,pensant bien que Numa ne pourrait donner de consultation. Quelqu’unpourtant était resté, un grand garçon, empaqueté dans des vêtementsde confection, gauche comme un sous-officier en bourgeois.

– Hé ! adieu…, monsieur Roumestan…comment ça va ?… En voilà du temps que je vous espère.

Cet accent, ce teint bistré, cet air vainqueuret jeannot, Numa se souvenait bien d’avoir vu cela quelque part,mais où donc ?

– Vous mé connaissez plus ? fitl’autre… Valmajour, le tambourinaire !

– Ah ! oui, très bien… parfaitement.

Il voulait passer. Mais Valmajour lui barraitla route, planté en arrêt, racontant qu’il était arrivé del’avant-veille. « Seulement, vous savez, j’ai pas pu vénirplus tôt. Quand on débarque comme ça toute une famille dans un paysqu’on connaît pas, c’est difficile de s’estaller.

– Toute une famille ? dit Roumestan, lesyeux élargis.

– Bé ! oui, le papa, la sœur… ona fait ce que vous disiez. »

Le prometteur eut un geste de gêne et dedépit, comme chaque fois qu’il se trouvait en face d’une de cescartes à payer, de ces échéances, prises d’enthousiasme, dans unbesoin de parler, de donner, d’être agréable… Mon Dieu ! Il nedemandait pas mieux que de servir ce brave garçon… Il verrait,chercherait le moyen… Mais il était très pressé, ce soir… Descirconstances exceptionnelles… La faveur dont le chef de l’État…Voyant que le paysan ne s’en allait pas : « Entrez parici… » dit-il vivement, et ils passèrent dans le cabinet.

Pendant qu’assis à son bureau, il lisait etsignait en hâte plusieurs lettres, Valmajour regardait la vastepièce somptueusement tapissée et meublée, la bibliothèque qui enfaisait le tour, surmontée de bronzes, de bustes, d’objets d’art,souvenirs de causes glorieuses, le portrait du roi signé dequelques lignes, et il se sentait impressionné par la solennité del’endroit, la raideur des sièges sculptés, cette quantité delivres, surtout par la présence du domestique, correct, habillé denoir, allant et venant, étalant avec précaution sur les fauteuilsdes vêtements et du linge frais. Mais là-bas, dans la lumièrechaude de la lampe, la bonne face large, le profil connu deRoumestan le rassuraient un peu. Son courrier prêt, le grand hommepassa aux mains du valet de chambre, et, la jambe tendue, pourqu’on lui retirât pantalon et chaussures, il interrogeait letambourinaire, apprenait avec terreur qu’avant de venir lesValmajour avaient tout vendu, les mûriers, les vignes, laferme.

– Vendu la ferme, malheureux !

– Ah ! la sœur était bien un peueffrayée… Mais le papa et moi nous avons tenu bon… Commej’y disais : « Qu’est-ce que tu veux qu’onrisque puisque Numa est là-bas, puisque c’est lui qui nous faitvenir ? »

Il fallait toute son innocence pour oserparler du ministre, devant lui, avec ce sans-façon. Mais ce n’estpas cela qui saisissait le plus Roumestan. Il songeait aux nombreuxennemis que lui avaient déjà causés cette incorrigible manie depromettre. Quel besoin, je vous demande, d’aller troubler la vie deces pauvres diables ? Et les moindres détails de sa visite aumont de Cordoue lui revenaient, les résistances de la paysanne, sesphrases pour la décider. Pourquoi ? Quel démon avait-il enlui ? Il était affreux, ce paysan ! Quant à son talent,Numa ne s’en souvenait guère, ne voyant que la corvée de toutecette tribu qui lui tombait sur les bras.

D’avance, il entendait les reproches de safemme, sentait le froid d’un regard sévère. « Les motssignifient quelque chose. » Et, dans sa nouvelle position, àla source de toutes les faveurs, que d’embarras il allait se créeravec sa fatale bienveillance.

Mais cette idée qu’il était ministre, laconscience de son pouvoir le rassurèrent presque aussitôt. Est-cequ’à des hauteurs pareilles ces niaiseries peuvent encorepréoccuper ? Souverain maître aux Beaux-Arts, tous lesthéâtres sous la main, ce ne serait rien pour lui d’être utile à cemalheureux. Remonté dans sa propre estime, il changea de ton avecle campagnard, et pour l’empêcher d’être familier, lui appritsolennellement, de très haut, à quelles dignités importantes ilavait été élevé depuis le matin. Le malheur, c’est qu’en ce momentil était à demi-vêtu, en chaussettes de soie sur le tapis,rapetissé, la bedaine proéminente dans la flanelle blanche d’uncaleçon enrubanné de rose ; et Valmajour ne semblait pasautrement ému, le mot magique de « ministre » ne se liantpas dans son esprit avec ce gros homme en bras de chemise. Ilcontinuait de l’appeler « moussu Numa », lui parlait desa « musique », des airs nouveaux qu’il avait apprisdessus. Ah ! il n’en craignait pas un des tambourinaires deParis maintenant !

« Attendez… vous allez voir. »

Il s’élançait pour prendre son tambourin dansl’antichambre. Mais Roumestan le retint :

– Puisque je vous dis que je suis pressé,qué diable !

– Va bien… va bien… Ça sera pour un autrejour… fit le paysan de son air bonasse.

Et, voyant Méjean qui s’approchait, il crutdevoir à son admiration l’histoire du flûtet à troistrous :

– Ce m’est vénu dé nuit, en écoutant çanter lérossignoou. Dans moi-même, je me pensais : Comment !Valmajour… »

C’était le même petit récit qu’il faisaitlà-bas, sur l’estrade des Arènes. Devant le succès obtenu, ill’avait retenu ingénument, et mot pour mot. Mais, cette fois, il ledébitait avec une certaine hésitation timide, une émotionaugmentant de minute en minute, à mesure qu’il voyait Roumestan setransformer devant lui sous le large plastron de linge fin auxboutons de perles, l’habit noir d’une coupe sévère que le valet dechambre lui passait.

À présent, moussu Numa lui semblait grandi. Latête, que la préoccupation de ne pas chiffonner le nœud demousseline blanche faisait raide et solennelle, s’éclairait desreflets pâles du grand cordon de Sainte-Anne autour du cou et de lalarge plaque d’Isabelle la Catholique en soleil sur le drap mat. Ettout à coup le paysan, saisi d’un grand respect effaré, comprenaitenfin qu’il avait en face de lui un des privilèges de la terre, cetêtre mystérieux, presque chimérique, le puissant manitou vers quiles vœux, les désirs, les suppliques, les prières ne s’élèvent quesur du papier grand format, tellement haut, que les humbles ne levoient jamais, tellement superbe, qu’ils ne prononcent son nom qu’àdemi-voix, avec une sorte de crainte recueillie et d’emphaseignorante : Le Ministre !

Il en fut si troublé, le pauvre Valmajour, quec’est à peine s’il entendit les paroles bienveillantes dontRoumestan le congédiait, l’engageant à revenir le voir maisseulement dans une quinzaine, quand il serait installé auministère.

« Va bien… va bien, monsieur leministre… »

Il gagnait la porte à reculons, ébloui parl’éclat des ordres officiels et l’extraordinaire expression de Numatransfiguré. Celui-ci resta très flatté de cette timidité subitequi lui donnait une haute opinion de ce qu’il appela désormais« son air ministre », la lippe majestueuse, le gestecontenu, le grave froncement des sourcils.

Quelques instants après, Son Excellenceroulait vers la gare, oubliant cet incident ridicule dans lemouvement berceur du coupé aux lanternes claires qui l’emportaitrapidement vers de hautes et nouvelles destinées. Il préparait déjàles effets de son premier discours, combinait des plans, sa fameusecirculaire aux recteurs, pensait à ce qu’allait dire le pays,l’Europe, le lendemain, en apprenant sa nomination, lorsque à untournant du boulevard, dans le rayon lumineux du gaz sur l’asphaltemouillée, la silhouette du tambourinaire lui apparut, plantée aubord du trottoir, sa longue caisse battant aux jambes. Assourdi,ahuri, il attendait, pour traverser, un arrêt dans le va-et-vientdes voitures, innombrables à cette heure où tout Paris se hâte derentrer, les petites charrettes à bras filant entre les roues desfiacres, et les omnibus pleins oscillant de l’impériale, pendantque sonnent les cornets à bouquin des tramways. Dans la nuit quivenait, la buée que l’humidité de la pluie dégageait de cettefièvre, dans cette vapeur de foule en activité, le malheureuxparaissait si perdu, si dépaysé, aplati sous l’écrasement deshautes parois de ces maisons à cinq étages, il ressemblait si peuau superbe Valmajour donnant avec son tambourin le branle auxcigales sur la porte de son mas, que Roumestan détournales yeux, se sentit pris d’un remords qui, pendant quelquesminutes, jeta comme une ombre attristée sur l’éblouissement de sontriomphe.

Chapitre 7PASSAGE DU SAUMON

En attendant une installation plus complètequi ne pourrait se faire qu’après l’arrivée de leurs meubles enroute par la petite vitesse, les Valmajour s’étaient logés dans cefameux passage du Saumon, où descendaient de tout temps lesvoyageurs d’Aps et de la banlieue, et dont la tante Portal avaitgardé un si étonnant souvenir. Ils occupaient là sous les toits unechambre et un cabinet, le cabinet sans jour ni air, une sorte deserre-bois dans lequel couchaient les deux hommes, la chambre guèreplus grande, mais qui leur semblait superbe avec son acajou attaquépar les tarets, sa carpette miteuse, frippée, sur le carreaudérougi, et la fenêtre mansardée découpant un morceau du ciel,aussi jaune, aussi brouillé que la longue vitrine en dos d’âne dupassage. Dans cette niche ils entretenaient le souvenir du pays parune forte odeur d’ail et d’oignon roussi, cuisant eux-mêmes sur unpetit poêle leur nourriture exotique. Le père Valmajour, trèsgourmand, aimant la compagnie, aurait bien préféré descendre à latable d’hôte, dont le linge blanc, les huiliers et les salières deplaqué l’enthousiasmaient, se mêler à la conversation bruyante deMM. les représentants de commerce qu’ils entendaient rire, auxheures des repas, jusqu’à leur cinquième étage. Mais la petiteProvençale s’y opposait formellement.

Très étonnée de ne pas trouver en arrivant laréalisation des belles promesses de Numa, les deux cents francs parsoirée qui, depuis la visite des Parisiens, faisaient dans sapetite tête imaginative un écroulement de piles d’écus, épouvantéedu prix exorbitant de toutes choses, elle avait été prise, dès lepremier jour, de cet affolement que le peuple de Paris appelle« la peur de manquer ». Toute seule, avec des anchois etdes olives, elle s’en serait tirée, – comme en carême, té !pardi, – mais ses hommes avaient des dents de loup, bien pluslongues ici qu’au pays parce qu’il faisait moins chaud, et il luifallait à tout instant entr’ouvrir la saquette, grandepoche d’indienne cousue par elle-même, dans laquelle sonnaient lestrois mille francs, produit de la vente de leur bien. À chaquelouis qu’elle changeait, c’était un effort, un arrachement, commesi elle donnait des pierres de son mas, les ceps de ladernière vigne, – sa rapacité paysanne et méfiante, cette crainted’être volée qui l’avait décidée à vendre la ferme au lieu de lamettre en location, se doublant de l’inconnu, du noir de Paris, cegrand Paris que de sa chambre là-haut elle entendait gronder sansle voir et dont la rumeur, à ce coin tumultueux des halles, nes’arrêtait ni jour ni nuit, faisait s’entre choquer continuellementsur un vieux plateau de laque les pièces de son verre d’eau d’hôtelgarni.

Jamais voyageur perdu dans un bois mal hanténe se cramponna à sa valise plus énergiquement que la Provençale neserrait contre elle la saquette, quand elle traversait larue avec sa jupe verte, sa coiffe arlésienne, sur lesquelles seretournaient les passants quand elle entrait chez les marchands oùsa démarche de cane, sa façon de donner aux objets des tas de nomsbaroques, d’appeler les céleris des àpi, les auberginesdes mérinjanes, la faisaient elle, Française du Midi,aussi égarée, aussi étrangère, dans la capitale de la France, quesi elle fût arrivée de Stockholm ou de Nijnii-Nowgorod.

Très humble d’abord, mielleuse, elle avaittout à coup, devant le sourire d’un fournisseur ou la brutalitéd’un autre à son marchandage effréné, des accès de fureur quisortaient en convulsions sur sa jolie figure de vierge brune, engestes de possédée, en vanité bavarde et tapageuse. Et alors,l’histoire du cousin Puyfourcat et de son héritage, les deux centsfrancs par soirée, leur protecteur Roumestan dont elle parlait,disposait comme d’une chose absolument à elle, l’appelant tantôtNuma, tantôt le menistre avec une emphase plus grotesqueencore que sa familiarité, tout roulait, se mêlait dans des flotsde charabia, de langue d’oïl francisée, jusqu’au moment où, laméfiance reprenant le dessus, la paysanne s’arrêtait, saisie d’unecrainte superstitieuse de son bavardage, muette brusquement, leslèvres serrées comme les cordons de la saquette.

Au bout de huit jours, elle était légendaire àcette entrée de la rue Montmartre, tout en boutiques, répandant parles portes des fournisseurs toujours ouvertes, avec des odeursd’herbage, de viande fraîche ou de denrées coloniales, la vie etles secrets des maisons du quartier. Et c’est cela, les questionsqu’on lui adressait gouailleusement le matin en lui rendant lamonnaie de ses maigres achats, les allusions au début constammentretardé de son frère, à l’héritage du Bédouin, ces blessuresd’amour-propre plus encore que la crainte de la misère, quiexcitait Audiberte contre Numa, contre ses promesses dont elles’était d’abord justement méfiée, en vraie fille de ce Midi où lesparoles volent plus vite qu’ailleurs, à cause de la légèreté del’air.

– Ah ! si on lui avait fait faire unpapier.

C’était devenu son idée fixe, et, tous lesmatins, quand Valmajour partait pour le ministère, elle avait biensoin de tâter la feuille timbrée dans la poche de son paletot.

Mais Roumestan avait d’autres papiers à signerque celui-là, d’autres préoccupations en tête que le tambourin. Ils’installait au ministère avec les tracas, la fièvre debouleversement, les ardeurs généreuses des prises de possession.Tout lui était nouveau, les vastes pièces de l’hôtel administratifautant que les vues élargies de sa haute situation. Arriver aupremier rang, « conquérir la Gaule », comme il disait, cen’était pas là le difficile : mais se maintenir, justifier sachance par d’intelligentes réformes, des tentatives deprogrès !… Plein de zèle, il s’informait, consultait,conférait, s’entourait littéralement de lumières. Avec Béchut,l’éminent professeur, il étudiait les vices de l’éducationuniversitaire, les moyens d’extirper l’esprit voltairien deslycées ; s’aidait de l’expérience de son chargé desBeaux-Arts, M. de la Calmette, vingt-neuf ans debureau ; de Cadaillac, le directeur de l’Opéra, debout sur sestrois faillites, pour refondre le Conservatoire, le Salon,l’Académie de musique, d’après de nouveaux plans.

Le malheur, c’est qu’il n’écoutait pas cesmessieurs, parlait pendant des heures, et, tout à coup, regardantsa montre, se levait, les congédiait en hâte :

– Coquin de sort ! Et le Conseil quej’oubliais… Quelle existence, pas une minute à soi… Entendu, cherami… Envoyez-moi vite votre rapport.

Les rapports s’empilaient sur le bureau deMéjean, qui, malgré son intelligence et sa bonne volonté, n’avaitpas trop de tout son temps pour la besogne courante, et laissaitdormir les grandes réformes.

Comme tous les ministres arrivants, Roumestanavait amené son monde, le brillant personnel de la rueScribe : le baron de Lappara, le vicomte de Rochemaure, quidonnaient un bouquet aristocratique au nouveau cabinet, absolumentahuris, du reste, et ignorants de toutes les questions. La premièrefois que Valmajour se présenta rue de Grenelle, il fut reçu parLappara, qui s’occupait plus spécialement des Beaux-Arts, envoyantà toute heure des estafettes, dragons, cuirassiers, porter auxdemoiselles des petits théâtres des invitations à souper sous degrandes enveloppes ministérielles ; quelquefois mêmel’enveloppe ne contenait rien, n’était qu’un prétexte à montrer, aulendemain d’un terme impayé, le rassurant cuirassier du ministère.M. le baron fit au joueur de tambourin l’accueil bon enfant,un peu hautain, d’un grand seigneur recevant un de ses tenanciers.Les jambes allongées de peur des cassures à son pantalon bleu deFrance, il lui parla du bout des lèvres, sans cesser de polir, delimer ses ongles.

– Bien difficile en ce moment… le ministre sioccupé… Bientôt, dans quelques jours… On vous préviendra, mon bravehomme.

Et comme le musicien avouait naïvement que çapressait un peu, que leurs ressources ne dureraient pas toujours,M. le baron, de son air le plus sérieux, en posant sa lime aubord du bureau, l’engagea à mettre un tourniquet à sontambourin…

– Un tourniquet au tambourin ? Pourquoifaire ?

– Parbleu, mon bon, pour l’utiliser commeboîte à plaisirs pendant la morte-saison !…

À la visite suivante, Valmajour eut affaire auvicomte de Rochemaure. Celui-ci leva d’un dossier poudreux où elledisparaissait tout entière, sa tête frisée au petit fer, se fitexpliquer consciencieusement le mécanisme du flûtet, prit desnotes, essaya de comprendre, et déclara, pour finir, qu’il étaitplus spécialement pour les cultes. Puis le malheureux paysan netrouva plus jamais personne, tout le cabinet étant allé rejoindrele ministre dans les régions inaccessibles où Son Excellences’abritait. Pourtant il ne perdit son calme ni son courage, ouvrittoujours devant les réponses évasives des huissiers et leurshaussements d’épaules les mêmes yeux étonnés et clairs où luisaittout au fond cette pointe demi-railleuse qui est l’esprit desregards provençaux :

– Va bien… va bien… je reviendrai.

Et il revenait. Sans ses guêtres montantes etson instrument en sautoir, on eût pu le prendre pour un employé dela maison, tellement son arrivée y était régulière, quoique plusdifficile chaque matin.

Rien que la vue de la haute porte cintrée luifaisait maintenant battre le cœur. Au fond de la voûte, c’étaitl’ancien hôtel Augereau, avec sa vaste cour où l’on entassait déjàdu bois pour l’hiver, ses deux perrons si laborieux à monter sousles regards railleurs de la valetaille. Tout augmentait son émoi,les chaînes d’argent des huissiers, les casquettes galonnées, lesaccessoires infinis de ce majestueux appareil qui le séparait deson protecteur. Mais il redoutait plus encore les scènes au logis,le terrible froncement de sourcils d’Audiberte, et voilà pourquoiil revenait désespérément. Enfin le concierge eut pitié de lui, luidonna le conseil, s’il voulait voir le ministre, de l’attendre à lagare Saint-Lazare, au moment du départ pour Versailles.

Il y alla, se mit en faction dans la grandesalle du premier étage animée, à l’heure des trains parlementaires,d’une physionomie bien à part. Députés, sénateurs, ministres,journalistes, la gauche, la droite, tous les partis se coudoyaientlà, aussi bariolés, aussi nombreux que les placards, bleus, verts,rouges, couvrant les murs, et criaient, chuchotaient, sesurveillaient de groupe à groupe, l’un s’écartant pour ruminer sonprochain discours, un autre, orateur de couloirs, ébranlant lesvitres des éclats d’une voix que la Chambre ne devait jamaisentendre. Accents du Nord et du Midi, opinions et tempéramentsdivers, fourmillement d’ambitions et d’intrigues, piétinante rumeurde foule fiévreuse, la politique était bien à sa place dans cetteincertitude de l’attente, ce tumulte du voyage à heure fixe, qu’uncoup de sifflet précipitait sur des perspectives de rails, dedisques, de locomotives, sur un sol mouvant, plein d’accidents etde surprises.

Au bout de cinq minutes, Valmajour voyaitarriver, appuyé au bras d’un secrétaire chargé de son portefeuille,Numa Roumestan, le pardessus large ouvert, la face épanouie, telqu’il lui était apparu le premier jour sur l’estrade des Arènes,et, de loin, il reconnaissait sa voix, ses bonnes paroles, sesprotestations d’amitié… « Comptez-y… fiez-vous à moi… C’estcomme si vous l’aviez… »

Le ministre était alors dans la lune de mieldu pouvoir. En dehors des hostilités politiques, souvent moinsviolentes dans le parlement qu’on pourrait le croire, rivalité debeaux parleurs, querelles d’avocats défendant des causesadverses ; il ne se connaissait pas d’ennemis, n’ayant pas eule temps, en trois semaines de portefeuille, de lasser lessolliciteurs. On lui faisait crédit encore. Deux ou trois à peinecommençaient à s’impatienter, à le guetter au passage. À ceux-là,il jetait très haut, en hâtant le pas, un « bonjour,ami » qui allait au-devant des reproches et les réfutait enmême temps, tenait familièrement les réclamations à distance,laissait les quémandeurs déçus et flattés. Une trouvaille, ce« bonjour, ami », et d’une duplicité toutinstinctive.

À la vue du musicien qui venait à lui en sedandinant, son sourire écarté sur ses dents blanches, Numa eut bienenvie de lancer son bonjour de défaite ; mais comment traiterd’ami ce rustre en petit chapeau de feutre, en jaquette grise d’oùses mains ressortaient brunes comme sur des photographies devillage ? Il aima mieux prendre « son air ministre »et passer raide en laissant le pauvre diable stupéfait, anéanti,bousculé par la foule qui se pressait derrière le grand homme.Valmajour reparut pourtant le lendemain et les jours suivants, maissans oser s’approcher, assis au bord d’un banc, une de cessilhouettes résignées et tristes, comme on en voit dans les gares,à têtes de soldats ou d’émigrants prêts pour tous les hasards d’undestin mauvais. Roumestan ne pouvait éviter cette muette apparitiontoujours en travers de son chemin. Il avait beau feindre del’ignorer, détourner son regard, causer plus fort en passant ;le sourire de sa victime était là et y restait jusqu’au départ dutrain. Certes, il eût préféré une réclamation brutale, une scène decris où fussent intervenus les sergents de ville et qui l’eûtdébarrassé. Il en vint, lui, le ministre, à changer de gare, àprendre quelquefois la rive gauche pour dérouter ce remords vivant.Il y a comme cela, dans les plus hautes existences, de ces riensqui comptent, la gêne d’un gravier dans une botte de septlieus.

L’autre ne se décourageait pas.

« C’est qu’il est malade… » sedisait-il, ces jours-là ; et il revenait à son posteobstinément. Au logis, la sœur l’attendit fiévreuse, guettait sarentrée.

« Eh ! bé, tu l’as vu, leministre ?… Il l’a signé, le papier ? »

Et ce qui l’exaspérait plus quel’éternel : « Non… p’encore !… »c’était le flegme de son frère laissant tomber dans un coin lacaisse dont la courroie lui marquait l’épaule, un flegmed’indolence et d’insouciance aussi fréquent chez les naturesméridionales que la vivacité. Alors l’étrange petite créatureentrait dans ses fureurs. Qu’est-ce qu’il avait donc dans lesveines ?… Est-ce que ça n’allait pas finir, allons ?…« Gare, si un coup je m’en mêle !… » Lui, trèscalme, laissait passer le grain, tirait de leur étui le flûtet, labaguette à bout d’ivoire, les frottait d’un morceau de laine, parcrainte de l’humide, et, tout en astiquant, promettait de s’yprendre mieux le lendemain, d’essayer encore au ministère, et siRoumestan n’était pas là, de demander à voir sa dame.

– Ah ! vaï, sa dame… tu saisbien qu’elle n’aime pas ta musique… Si c’était la demoiselle…celle-là, oui, par ézemple !…

Et elle remuait la tête.

– La dame ou la demoiselle, tout ça se moquebien de vous… disait le père Valmajour blotti devant un feu demottes que sa fille couvrait de cendres économiquement et quimettait entre eux un éternel sujet de querelle.

Au fond, par jalousie de métier, le vieuxn’était pas fâché de l’insuccès de son fils. Comme toutes cescomplications, ce grand désarroi de leur vie allait à ses goûtsbohêmes de ménétrier, il s’était d’abord réjoui du voyage, del’idée de voir Paris, « le paradis des femmes et l’enfer deschivaux », ainsi que disent les charretiers delà-bas, avec des imaginations de houris en légers voiles, et dechevaux tordus, cabrés au milieu des flammes. En arrivant, il avaittrouvé le froid, les privations, la pluie. Par crainte d’Audiberte,par respect pour le ministre, il s’était contenté de grogner engrelottant dans son coin, de glisser des mots en dessous, desclignements d’yeux ; mais la défection de Roumestan, lescolères de sa fille ouvraient pour lui aussi la voie auxrécriminations. Il se vengeait de toutes les blessuresd’amour-propre dont les succès du garçon le torturaient depuis dixans, haussait les épaules en écoutant le flûtet.

« Musique, musique bien, va… Ça ne teservira pas à grand’chose. »

Et, tout haut, il demandait si ça ne faisaitpas pitié, un homme de son âge, l’avoir emmené si loin, dans cetteSibérille, pour le laisser crever de froid et demisère ; il invoquait le souvenir de sa pauvre sainte femme,qu’il avait d’ailleurs tuée de chagrin, « fait devenir chèvre,allons ! » selon l’expression d’Audiberte, restait desheures à geindre, la tête au foyer, rouge et grinçant, jusqu’à ceque sa fille, fatiguée de ces lamentations, se débarrassât de luiavec deux ou trois sous pour aller boire un verre de doux chez lemarchand de vin. Là, son désespoir s’apaisait tout de suite. Ilfaisait bon, le poêle ronflait. Le vieux pitre, réchauffé,retrouvait sa verve falote de personnage de la comédie italienne,au grand nez, à la bouche mince, sur un petit corps sec, tout deguingois. Il amusait la galerie de ses gasconnades, blaguait letambourin de son fils qui leur valait toutes sortes d’ennuis dansl’hôtel ; car Valmajour, tenu en haleine par l’attente de sondébut, piochait son instrument jusqu’au milieu de la nuit, et lesvoisins se plaignaient des trilles suraigus de la petite flûte, dubourdonnement continuel dont le tambourin faisait frémirl’escalier, comme s’il y avait eu un tour en mouvement au cinquièmeétage.

« Va toujours… » disait Audiberte àson frère, quand la propriétaire de l’hôtel réclamait. Il n’auraitplus manqué que dans ce Paris qui menait un tintamarre à ne pasfermer l’œil de la nuit, on n’eût pas le droit de travailler samusique ! Et il la travaillait. Mais on leur donnacongé ; et de quitter ce passage Saumon, célèbre en Aps etleur rappelant la patrie, il leur sembla que l’exil s’aggravait,qu’ils remontaient un peu plus dans le Nord.

La veille de partir, Audiberte, après lacourse quotidienne et infructueuse du tambourinaire, fit manger seshommes à la hâte, sans parler de tout le déjeuner, mais avec lesyeux brillants, l’air déterminé d’une résolution prise. Le repasfini, elle leur laissa le soin de débarrasser la table, jeta surses épaules sa longue mante couleur de rouille.

« Deux mois, deux mois bientôt que noussommes à Paris !… dit-elle les dents serrées. Il y en a assez…Je m’en vais lui parler, moi, à ce menistre !… »

Elle ajusta le ruban de sa terrible petitecoiffe qui, sur le haut de ses cheveux en larges ondes, prenait desmouvements de casque de guerre, et violemment quitta la chambre,ses talons bien cirés retroussant à chaque pas la bure épaisse desa robe. Le père et le fils se regardèrent avec épouvante, sansessayer de la retenir, sachant bien qu’ils ne feraient qu’exaspérersa colère ; et ils passèrent l’après-midi en tête à tête,échangeant à peine trois paroles, pendant que la pluie ruisselaiten bas sur le vitrage, l’un astiquant baguette et flûtet, l’autrecuisinant le fricot du dîner sur un feu qu’il faisait aussi ardentque possible, pour se chauffer tout son soûl une bonne fois,pendant la longue absence d’Audiberte. Enfin, son pas pressé denabote sonna dans le corridor. Elle entra, elle rayonnait.

– Dommage que la fenêtre ne donne pas sur larue, dit-elle en se débarrassant de son manteau qui n’avait pas unegoutte de pluie… Vous auriez pu voir en bas le bel équipage quim’amène.

– Un équipage ! … tu badines ?

– Et des domestiques, et des galons… C’est çaqui en fait un ramage dans l’hôtel.

Alors, au milieu de leur silence admirant,elle raconta, mima son expédition. D’abord et d’une, au lieu dedemander après le ministre, qui ne l’aurait jamais reçue, elles’était fait donner l’adresse, – on a tout ce qu’on veut en parlantpoliment, – l’adresse de la sœur, cette grande demoiselle qui étaitvenue avec lui à Valmajour. Elle ne demeurait pas au ministère,mais chez ses parents, dans un quartier de petites rues mal pavées,avec des odeurs de droguerie, rappelant à Audiberte sa province. Etc’était loin, et il fallait marcher. Enfin elle trouvait la maison,sur une place où il y avait des arcades, comme autour de laplacette, en Aps. Ah ! la brave demoiselle, qu’elle l’avaitbien reçue, sans fierté, quoique ça eût l’air très riche chez elle,des belles dorures plein l’appartement et des rideaux de soierattachés comme ci comme ça de tous les côtés :

« Eh ! adieu… vous êtes donc àParis ?… D’où vient ?… Depuis quand ? »

Puis, lorsqu’elle avait su comme Numa lasfaisait aller, tout de suite elle sonnait sa dame gouvernante, –une dame à chapeau, elle aussi, – et toutes trois partaient pour leministre. Il fallait voir l’empressement et les révérences jusqu’àterre de tous ces vieux bedeaux qui couraient devant elles pourleur ouvrir les portes.

– Alors, tu l’as vu, le menistre ?demanda timidement Valmajour, pendant qu’elle reprenait sonsouffle.

– Si je l’ai vu !… Et poli, je t’enréponds !… Ah ! pauvre bédigas, quand je tedisais qu’il fallait mettre la demoiselle dans ton jeu… C’est ellequi a eu vitre rangé les affaires, et sans réplique… Dans huitjours, il y aura grande fête en musique au menistère pour temontrer aux directeurs… Et tout de suite après, cra-cra,le papier et la signature.

Le plus beau, c’est que la demoiselle venaitde la reconduire jusqu’en bas, dans la voiture du ministre.

– Et qu’elle avait bien envie de monter ici…ajouta la Provençale en clignant de l’œil vers son père et tordantson joli visage d’une grimace significative. Toute la face duvieux, sa peau craquée de figue sèche, se resserra pour dire :« Compris… motus !… » Il ne blaguait plus letambourin. Valmajour, lui, très calme, ne saisissait pas l’allusionperfide de sa sœur. Il ne songeait qu’à ses prochains débuts, etdécrochant la caisse, il se mit à repasser tous ses airs, à envoyeren adieu d’un bout à l’autre du passage des trilles en bouquets surdes mesures redondantes.

Chapitre 8REGAIN DE JEUNESSE

Le ministre et sa femme achevaient de déjeunerdans leur salle à manger du premier étage, pompeuse et trop vaste,que ne parvenaient pas à dégeler l’épaisseur des tentures, lescalorifères chauffant tout l’hôtel, ni le fumet d’un copieux repas.Ce matin-là, par hasard, ils étaient seuls. Sur la nappe, parmi ladesserte toujours très fournie à la table du Méridional, il y avaitsa boîte à cigares, la tasse de verveine qui est le thé desProvençaux, et de grands casiers alignant les fiches multicoloresoù étaient inscrits les sénateurs, députés, recteurs, professeurs,académiciens, gens du monde, la clientèle ordinaire etextraordinaire des soirées ministérielles, – quelques cartons plushauts que les autres, pour les invités privilégiés, imposés à lapremière série des « petits concerts ». Madame Roumestanles feuillait, s’arrêtait à certains noms, surveillée du coin del’œil par Numa qui, tout en choisissant son cigare d’aprèsdéjeuner, guettait sur cette calme physionomie une désapprobation,un contrôle à la manière un peu hasardée dont ces premièresinvitations avaient été faites.

Mais Rosalie ne demandait rien. Tous cesapprêts lui étaient bien indifférents. Depuis leur installation auministère, elle se sentait encore plus loin de son mari, séparéepar des obligations incessantes, un personnel trop nombreux, unelargeur d’existence qui détruisait l’intimité. À cela venaits’ajouter le regret toujours navré de n’avoir pas d’enfant, de nepas entendre autour d’elle ces petits pas infatigables, ces bonsrires craquants et sonores qui auraient enlevé à leur salle àmanger ce glacial aspect d’une table d’hôtel, où ils semblaient nes’asseoir qu’en passant, avec l’impersonnalité du linge, mobilier,argenterie, tout le garni somptueux des situations publiques.

Dans le silence embarrassé de cette fin derepas arrivaient des sons étouffés, des bouffées d’harmoniescandées par des bruits de marteaux, les tentures, l’estrade quel’on clouait en bas pour le concert, pendant que les musiciensrépétaient leurs morceaux. La porte s’ouvrit. Le chef de cabinetentra, des papiers à la main :

– Encore des demandes !…

Roumestan s’emporta. Ça, non, parexemple ! ce serait le pape, il n’y avait plus une place àdonner. Méjean, sans s’émouvoir, posa devant lui un paquet delettres, cartes, billets parfumés :

– Il est bien difficile de refuser… vous avezpromis…

– Moi ?… mais je n’ai parlé àpersonne…

– voyez… Mon cher ministre, je viens vousrappeler votre bonne parole… Et celle-ci … Le général m’adit que vous aviez bien voulu lui offrir… et encore…Rappelle à M. le ministre sa promesse.

– Je suis somnambule, allons ! ditRoumestan stupéfait.

La vérité, c’est que, la fête à peine décidée,aux gens qu’il rencontrait à la Chambre, au Sénat, il avaitdit : « Vous savez, je compte sur vous pour le 10… »Et comme il ajoutait : « tout à fait intime… » onn’aurait eu garde d’oublier la flatteuse invitation.

Gêné de ce flagrant délit devant sa femme, ils’en prit à elle comme toujours en pareil cas :

– C’est ta sœur aussi, avec son tambourinaire…J’avais bien besoin de tout ce tintouin… je ne comptais inaugurernos concerts que plus tard… mais cette petite fille était d’uneimpatience : « Non, non… tout de suite, tout desuite… » Et tu étais aussi pressée qu’elle… L’azé mefiche, si ce tambourin ne vous a pas tourné la tête !

– Oh ! non, pas à moi, dit Rosaliegaiement… Et même j’ai bien peur que cette musique exotique ne soitpas comprise des Parisiens… Il faudrait nous apporter avec elle leshorizons de Provence, les costumes, les farandoles… mais avanttout… – sa voix se fit sérieuse – il s’agissait de tenir unengagement pris.

– Un engagement… Un engagement, répétait Numa,on ne pourra bientôt plus dire un mot.

Et, se tournant vers son secrétaire quisouriait :

– Pardi ! mon cher, tous les Méridionauxne sont pas comme vous, refroidis et mesurés, avares de leursparoles… Vous êtes un faux du Midi, vous, un renégat, unfranciot, comme on dit chez nous… Méridional, ça !…Un homme qui n’a jamais menti… et qui n’aime pas la verveine !ajouta-t-il avec une indignation comique.

– Pas si franciot que j’en ai l’air,monsieur le ministre, répliqua Méjean, toujours très calme… À monarrivée à Paris, il y a vingt ans, je sentais terriblement monpays… De l’aplomb, de l’accent, des gestes… bavard et inventifcomme…

– Comme Bompard… souffla Roumestan quin’aimait pas qu’on raillât l’ami de son cœur, mais ne s’en faisaitpas faute.

– Oui, ma foi, presque autant que Bompard… uninstinct me poussait à ne jamais dire un mot de vrai… Un matin, lahonte m’a pris, j’ai travaillé à me corriger… L’exagérationextérieure, on en vient encore à bout, en baissant la voix, enserrant les coudes. Mais le dedans, ce qui bouillonne, ce qui veutsortir… Alors j’ai pris un parti héroïque. Chaque fois que je mesurprenais à côté du vrai, c’était une condamnation à ne plusparler le reste du jour… voilà comment j’ai pu réformer ma nature…Tout de même l’instinct est là, au fond de ma froideur… Quelquefoisil m’arrive de m’arrêter net au milieu d’une phrase. Ce n’est pasle mot qui manque, au contraire !… je me retiens parce que jesens que je vais mentir.

– Terrible Midi ! Pas moyen de luiéchapper… fit le bon Numa envoyant la fumée de son cigare auplafond avec une résignation philosophique… Moi, c’est par la maniede promettre qu’il me tient surtout, cette rage que j’ai de meprécipiter à la tête des gens, de vouloir leur bonheur malgréeux…

L’huissier de service l’interrompit en jetantdu seuil, d’un air entendu et confidentiel :« M. Béchut est arrivé… »

Le ministre eut un élan de mauvaisehumeur :

– Je déjeune… qu’on me laissetranquille !

L’huissier s’excusa. M. Béchut prétendaitque c’était Son Excellence… Roumestan se radoucit :

– Bien, bien, j’y vais… Qu’on attende dans moncabinet.

– Ah ! mais non, dit Méjean… Votrecabinet est occupé… Le Conseil supérieur, vous savez bien… C’estvous qui avez fixé l’heure.

– Alors, chez M. de Lappara…

– J’y ai mis l’évêque de Tulle, observal’huissier timidement, monsieur le ministre m’avait dit…

C’était plein de monde partout… Dessolliciteurs qu’il avait avertis en confidence de venir à cetteheure-là pour être sûrs de ne pas le manquer ; et la plupart,des personnes de marque à qui l’on ne fait pas faire antichambreavec le fretin.

– Prends mon petit salon… Je vais sortir… ditRosalie en se levant.

Et pendant que l’huissier et le secrétaireallaient installer ou faire patienter les gens, le ministre avalaitbien vite sa verveine, se brûlait en répétant : « Je suisdébordé… débordé… »

– Qu’est-ce qu’il veut donc encore, ce tristeBéchut ? demanda Rosalie, baissant la voix d’instinct, danscette maison pleine, où il y avait un étranger derrière chaqueporte.

– Ce qu’il veut ?… Sa direction,té !… C’est le requin de Dansaert… Il attend qu’on le luijette par-dessus bord pour le dévorer.

Elle se rapprocha de lui vivement :

– M. Dansaert quitte leministère ?

– Tu le connais ?

– Mon père m’a souvent parlé de lui… Uncompatriote, un ami d’enfance… Il le tient pour un honnête homme etun grand esprit.

Roumestan balbutia quelques raisons :« Mauvaises tendances… voltairien… » Cela rentrait dansun plan de réformes. Et puis il était bien vieux.

– Et c’est par Béchut que tu leremplaces ?

– Oh ! je sais que le pauvre homme n’apas le don de plaire aux dames…

Elle eut un beau sourire de dédain :

– Pour ses impertinences, je m’en soucieautant que de ses hommages… Ce que je ne lui pardonne pas, ce sontses grimaces cléricales, cet étalage bien pensant… Je respectetoutes les croyances… mais s’il y a au monde une chose laide etqu’il faut haïr, Numa, c’est le mensonge, c’est l’hypocrisie.

Malgré elle, sa voix s’élevait, chaude,éloquente ; et son visage un peu froid prenait unresplendissement d’honnêteté, de droiture, un rose éclatd’indignation généreuse.

– Chut ! chut ! fit Roumestan,montrant la porte. Sans doute, il convenait que ce n’était pas trèsjuste. Ce vieux Dansaert rendait de grands services. Seulement, quefaire ? Il avait donné sa parole.

– Reprends-la, dit Rosalie… voyons, Numa… pourmoi… je t’en prie.

C’était un tendre commandement, appuyé par lapression d’une petite main sur son épaule. Il se sentit ému. Depuislongtemps, sa femme semblait désintéressée de sa vie, avec unemuette indulgence quand il lui confiait ses projets toujourschangeants. Cette prière le flattait.

– Est-ce qu’on peut vous résister, machère ?

Et le baiser qu’il lui mit au bout des doigtsremonta en frémissant jusque sous l’étroite bras… Il souffraitcependant de cette obligation de dire en face à quelqu’un une chosedésagréable, et se leva avec effort.

– Je suis là !… j’écoute… dit-elle, en lemenaçant d’un gentil geste.

Il passa dans le petit salon voisin, laissantla porte entr’ouverte pour se donner du courage et qu’elle pûtl’entendre. Oh ! le début fut net, énergique.

– Je suis au désespoir, mon cher Béchut…

Ce que je voulais faire pour vous n’est paspossible…

Des réponses du savant, on ne saisissait quel’intonation pleurarde, coupée des bruyantes aspirations de songroin de tapir. Mais, au grand étonnement de Rosalie, Roumestan necéda pas et continua à défendre Dansaert avec une convictionsurprenante chez un homme à qui les arguments venaient d’êtresuggérés. Certes il lui en coûtait de reprendre une paroledonnée ; mais tout ne valait-il pas mieux que de commettre uneinjustice ? C’était la pensée de sa femme, modulée, mise enmusique, avec de grands gestes émus qui faisaient du vent dans latenture.

– Du reste, ajouta-t-il en changeant de tonbrusquement, j’entends bien vous dédommager de ce petitmécompte…

– Ah ! mon Dieu dit Rosalie, tout bas. Cefut aussitôt une grêle de promesses étonnantes, la croix decommandeur pour le 1er janvier prochain la premièreplace vacante au Conseil supérieur, la… le… L’autre essayait deprotester, pour la forme. Mais Numa :

– Laissez donc, laissez donc… C’est un acte dejustice… Les hommes tels que vous sont trop rares…

Ivre de bienveillance, balbutiantd’affectuosité, si Béchut n’était pas parti, le ministre allaitpositivement lui proposer son portefeuille. Sur la porte, il lerappela encore :

– Je compte sur vous dimanche, mon chermaître… J’inaugure une série de petits concerts… Entre intimes,vous savez… Le dessus du panier…

Et revenant vers Rosalie :

– Eh bien ! qu’en dis-tu ?… j’espèreque je ne lui ai rien cédé.

C’était si drôle qu’elle l’accueillit d’ungrand éclat de rire. Quand il en sut la raison et tous les nouveauxengagements qu’il venait de prendre, il parut épouvanté.

« Allons, allons… On vous sait gré toutde même. »

Elle le quitta avec le sourire des anciensjours, toute légère de sa bonne action, heureuse aussi peut-être desentir s’agiter en son cœur quelque chose qu’elle croyait mortdepuis longtemps.

« Ange, va ! » fit Roumestanqui la regardait s’en aller, ému, les yeux tendres ; et commeMéjean rentrait l’avertir pour le conseil :

« Voyez-vous, mon ami, quand on a lebonheur de posséder une femme pareille… le mariage, c’est leparadis sur la terre… Dépêchez-vous vite de vous marier. »

Méjean secoua la tête, sans répondre.

« Comment ! Vos affaires ne vontdonc pas ?

– Je le crains bien. Madame Roumestan m’avaitpromis d’interroger sa sœur, et comme elle ne me parle plus derien…

– Voulez-vous que je m’en charge ? Jem’entends à merveille, moi, avec ma petite belle-sœur. Je parie queje la décide… »

Il restait un peu de verveine dans la théière.Tout en se versant une nouvelle tasse, Roumestan s’épanchait enprotestations pour son chef de cabinet. Ah ! les grandeurs nel’avaient pas changé. Méjean était toujours son excellent, sonmeilleur ami. Entre Méjean et Rosalie, il se sentait plus solide,plus complet…

« Ah ! mon cher, cette femme, cettefemme !… Si vous saviez ce qu’elle a été bonne, pardonnante…Quand je pense que j’ai pu… »

Il lui en coûta positivement pour retenir laconfidence qui lui venait aux lèvres avec un gros soupir. « Sije ne l’aimais pas, je serais bien coupable… »

Le baron de Lappara entra très vite, l’airmystérieux :

« Mademoiselle Bachellery estlà. »

Aussitôt le visage de Numa se colora vivement.Un éclair sécha dans ses yeux l’attendrissement qui montait.

– Où est-elle ?… Chez vous ?

– J’avais déjà monseigneur Lipmann… ditLappara un peu railleur à l’idée d’un rencontre possible. Je l’aimise en bas… dans le grand salon… La répétition est finie.

– Bien… J’y vais.

– N’oubliez pas le conseil… essaya de direMéjean. Mais Roumestan, sans l’entendre, s’élançait dans le petitescalier en casse-cou qui mène des appartements particuliers duministre au rez-de-chaussée de réception.

Depuis l’histoire de madame d’Escarbès, ils’était toujours gardé des liaisons sérieuses, affaires de cœur oude vanité qui auraient pu détruire à jamais son ménage. Ce n’étaitcertes pas un mari modèle ; mais le contrat criblé d’accrocstenait encore. Rosalie, bien qu’avertie une première fois, étaittrop droite, trop honnête, pour de jalouses surveillances, ettoujours inquiète, n’arrivait jamais aux preuves. À cette heureencore, s’il eût pu se douter de la place que ce nouveau capriceallait tenir dans son existence, il se fût dépêché de remonterl’escalier encore plus vite qu’il ne le descendait ; maisnotre destin s’amuse toujours à nous intriguer, à venir vers nousenveloppé et masqué, doublant de mystère le charme des premièresrencontres. Comment Numa se serait-il méfié de cette fillette, quede sa voiture il avait aperçue quelques jours auparavant,traversant la cour de l’hôtel, sautillant pour franchir lesflaques, la jupe chiffonnée dans une main, et dressant son en-casde l’autre avec une crânerie toute parisienne ? De grands cilsrecourbés au-dessus d’un nez fripon, une chevelure blonde nouéedans le dos à l’américaine et que l’humidité de l’air frisait aubout, une jambe pleine et fine, d’aplomb sur de hauts talons quitournaient, c’est tout ce qu’il avait vu d’elle, et le soir ildemandait à Lappara sans y attacher plus d’importance :

– Parions que ça venait chez vous, ce petitmuseau que j’ai rencontré ce matin dans la cour.

– Oui, monsieur le ministre, ça venait chezmoi ; mais ça venait pour vous…

Et il nomma la petite Bachellery.

– Comment ! la débutante des Bouffes…quel âge a-t-elle donc ?… Mais c’est une enfant !…

Les journaux en parlaient beaucoup cethiver-là de cette Alice Bachellery que le caprice d’un maëstro à lamode était allé chercher dans un petit théâtre de province, et quetout Paris voulait entendre chanter la chanson du PetitMitron dont elle détaillait le refrain avec une gamineriecanaille irrésistible : « Chaud ! chaud ! lesp’tits pains d’gruau !… ». Une de ces divas comme leboulevard en consomme à la demi-douzaine chaque saison, gloires depapier, gonflées de gaz et de réclame, faisant songer aux petitsballons roses qui n’ont qu’un jour dans le soleil et la poussièredes jardins publics. Et sait-on ce que celle-là venait solliciterau ministère la grâce de figurer sur le programme du premierconcert. La petite Bachellery à l’Instruction publique ?…C’était si gai, si fou, que Numa voulut le lui entendre demander àelle-même ; et par lettre ministérielle sentant le buffle etles gants de cuirassier, lui fit savoir qu’il la recevrait lelendemain. Le lendemain, mademoiselle Bachellery ne vint pas.

– Elle aura changé d’idée, dit Lappara… Ellest si enfant !

Le ministre se piqua, n’en parla plus de deuxjours, et le troisième l’envoya chercher.

Maintenant elle attendait dans le salon desfêtes, rouge et or, si imposant avec ses hautes fenêtres deplain-pied sur le jardin dépouillé, ses tentures des Gobelins et legrand Molière de marbre assis et rêvant tout au fond. Un Pleyel,quelques pupitres pour les répétitions tenaient à peine un coin dela vaste salle, dont l’aspect froid de musée désert eûtimpressionné toute autre que la petite Bachellery ; mais elleétait si enfant ! Tentée par le grand parquet luisant et ciré,ne s’amusait-elle pas à faire des glissades d’un bout à l’autre,serrée dans ses fourrures, les bras dans son manchon trop petit, lenez en l’air sous sa toque, avec des allures de coryphée dansant le« ballet sur la glace » du Prophète.

Roumestan la surprit à cet exercice.

– Ah ! monsieur le ministre…

Elle restait interdite, les cils battants, unpeu essoufflée. Lui, était entré, la tête haute, la démarche grave,pour relever ce que l’entrevue pouvait avoir d’anormal, et donnerune leçon à ce trottin qui faisait poser les Excellences. Mais ilfut tout de suite désarmé. Comment voulez-vous ?… Elleexpliquait si bien sa petite affaire, le désir ambitieux qui luiétait venu tout à coup de figurer à ce concert dont on parlaittant, une occasion pour elle de se faire entendre autrement quedans l’opérette et la gaudriole qui l’excédaient. Puis, à laréflexion, le trac l’avait prise.

– Oh ! mais un de ces tracs… Pas vrai,maman ?

Roumestan aperçut alors une grosse dame enmantelet de velours, chapeau à plumes, qui du bout du salons’avançait sur des révérences en trois temps. Madame Bachellery lamère, une ancienne dugazon de cafés-concerts, à l’accent bordelais,au petit nez de sa fille noyé dans une large face d’écaillère, unede ces mamans terribles qui se montrent à côté de leurs demoisellescomme l’avenir désastreux de leur beauté. Mais Numa n’était pas entrain d’études philosophiques, tout à cette grâce de jeunesseétourdie, sur un corps fait, et adorablement fait, cet argot dethéâtre dans un rire ingénu, – du rire de seize ans, disaient cesdames.

– Seize ans ! … Mais à quel âge est-elledonc entrée au théâtre ?

– Elle y est née, monsieur le ministre… Lepère, aujourd’hui retiré, était directeur desFolies-Bordelaises…

– Une enfant de la balle, quoi ! ditAlice avec mutinerie, en montrant trente-deux dents étincelantesqui s’alignèrent serrées et droites, comme à la parade.

– Alice, Alice !… tu manques à SonExcellence…

– Laissez donc… C’est une enfant.

Il la fit asseoir près de lui sur le canapé,d’un geste bienveillant, presque paternel, la complimenta sur sonambition, ses goûts de grand art, son désir d’échapper aux facileset désastreux succès de l’opérette ; seulement il fallait dutravail, beaucoup de travail, des études sérieuses.

– Oh ! pour ça, dit la fillettebrandissant un rouleau de musique… Tous les jours deux heures avecla Vauters !…

– La Vauters ?… Parfait… Excellenteméthode… Il ouvrit le rouleau en connaisseur.

– Et qu’est-ce que nous chantons ?…Ah ! ah ! la valse de Mireille… la chanson deMagali… Mais c’est de mon pays, ça.

En balançant la tête, les paupières allongées,il se mit à fredonner :

Ô Magali, ma bien-aimée,

Fuyons tous deux sous la ramée

Au fond du bois silencieux…,

Elle continua :

La nuit sur nous étend ses voiles,

Et tes beaux yeux

Et Roumestan, à pleine voix :

Vont faire pâlir les étoiles…

Elle l’interrompit :

– Attendez donc… Maman va nousaccompagner.

Et les pupitres bousculés, le piano ouvert,elle installait sa mère de force. Ah ! une petite personnedécidée… Le ministre hésita une seconde, le doigt sur la page duduo. Si quelqu’un les entendait !…

Bah ! depuis trois jours on répétait tousles matins dans le grand salon… Ils commencèrent.

Tous deux suivaient, debout, sur la même pagede musique que madame Bachellery accompagnait de mémoire. Leursdeux fronts rapprochés se touchaient presque, leurs souffles sefrôlaient avec les caresses modulantes du rythme. Et Numa sepassionnait, donnait de l’expression, tendait les bras, aux noteshautes, pour les mieux porter. Depuis quelques années, depuis songrand rôle politique, il avait plus souvent parlé que solfié ;sa voix s’était alourdie comme sa personne, mais il prenait encoreun grand plaisir à chanter, surtout avec cette enfant.

Par exemple, il avait complètement oubliél’évêque de Tulle, et le Conseil supérieur se morfondant en rondautour de la grande table verte. Une ou deux fois la tête blafardede l’huissier de service était apparue dans le cliquetis de sachaîne d’argent, pour reculer aussitôt, effarée d’avoir vu leministre de l’Instruction publique et des Cultes chantant un duoavec une actrice des petits théâtres. Ministre, Numa ne l’étaitplus, mais Vincent le vannier poursuivant l’imprenable Magali dansses transformations coquettes. Et comme elle fuyait bien, commeelle se dérobait avec sa malice enfantine, l’éclat perlé de sonrire aux dents aiguës, jusqu’au moment où vaincue elles’abandonnait, sa petite tête folle tout étourdie de la course, surl’épaule de son ami !…

Ce fut la maman Bachellery qui rompit lecharme en se retournant, sitôt le morceau fini :

– Quelle voix, monsieur le ministre, quellevoix !

– Oui… j’ai chanté dans ma jeunesse… dit-ilavec une certaine fatuité.

– Mais vous chantez encoremaguenifiquement… Hein, Bébé, quelle différence avecM. de Lappara ?

Bébé, qui roulait son morceau, haussalégèrement les épaules comme si une vérité aussi indiscutable neméritait pas d’autre réponse. Roumestan demanda, un peuinquiet :

– Ah !M. de Lappara… ?

– Oui, il vient quelquefois manger labouillabaisse ; puis, après dîner, Bébé et lui chantent leurduo.

À ce moment, l’huissier, n’entendant plus demusique, se décida à rentrer, avec des précautions de dompteur dansla cage d’un fauve.

– J’y vais… j’y vais… dit Roumestan, ets’adressant à la fillette, de son air le plus ministre, pour bienlui faire sentir la distance hiérarchique qui le séparait de sonattaché :

– Je vous fais mon compliment, mademoiselle.Vous avez beaucoup de talent, beaucoup, et s’il vous plaît dechanter ici dimanche, je vous accorde bien volontiers cettefaveur.

Elle eut un cri d’enfant :« Vrai ?…, oh ! que c’est gentil… » et d’unbond lui sauta au cou.

– Alice !… Alice !… Ehbien ?…

Mais elle était déjà loin, courant à traversles salons, où elle semblait si petite dans la haute enfilade, uneenfant, tout à fait une enfant.

Il resta tout ému de cette caresse, attenditune minute avant de remonter. Devant lui, dans le jardin rouillé,un rayon courait sur la pelouse, tiédissait et vivifiait l’hiver.Il se sentait pénétré jusqu’au cœur d’une douceur pareille, commesi ce corps si vif, si souple, en l’effleurant, lui avaitcommuniqué un peu de sa chaleur printanière. « Ah ! c’estjoli, la jeunesse. » Machinalement, il se regarda dans uneglace ; une préoccupation lui venait qu’il n’avait plus depuisdes années… Quels changements, boun Diou !… Très grosà cause du métier sédentaire, des voitures dont il abusait, leteint brouillé de veilles, les tempes déjà éclaircies et grises, ils’épouvanta encore de la largeur de ses joues, de cette platedistance entre le nez et l’oreille. « Si je laissais pousserma barbe pour cacher ça… » Oui, mais elle pousserait blanche…Et il n’avait pas quarante-cinq ans. Ah ! la politiquevieillit.

Il connut là, pendant une minute, l’affreusetristesse de la femme qui se voit finie, incapable d’inspirerl’amour, quand elle peut le ressentir encore. Ses paupières rougiesse gonflèrent ; et, dans ce palais de puissant, cetteamertume, profondément humaine, où l’ambition n’était pour rien,avait quelque chose de plus cuisant. Mais, avec sa mobilitéd’impressions, il se consola vite, en songeant à la gloire, à sontalent, à sa haute situation. Est-ce que cela ne valait pas labeauté, la jeunesse, pour se faire aimer ?

– Allons donc !…

Il se trouva très bête, chassa son chagrind’un coup d’épaule, et monta congédier le Conseil, car il ne luirestait plus le temps de le présider.

– Qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui,mon cher ministre ?… vous paraissez tout rajeuni.

Plus de dix fois dans la journée, on adressace compliment à sa bonne humeur très remarquée dans les couloirs dela Chambre, où il se surprenait fredonnant : Ô Magali, mabien-aimée. Assis au banc des ministres, il écoutait, avec uneattention très flatteuse pour l’orateur, un interminable discourssur le tarif douanier, souriait béatement, les paupières rabattues.Et les Gauches, qu’effrayait sa réputation d’astuce, se disaienttoutes frémissantes : « Tenons-nous bien… Roumestanprépare quelque chose. » Simplement la silhouette de la petiteBachellery que son imagination s’amusait à évoquer dans le vide dudiscours bourdonnant, à faire trotter devant le banc ministériel,détaillant toutes ses attractions, ses cheveux coupant le frontd’une blonde effilochure, son teint d’aubépine rose, son allurefringante de fillette déjà femme.

Pourtant, vers le soir, il eut encore un accèsde tristesse en revenant de Versailles avec quelques-uns de sescollègues du cabinet. Dans l’étouffement d’un wagon plein defumeurs, on causait, sur ce ton de gaieté familière que Roumestanapportait partout avec lui, d’un certain chapeau de velours nacaratencadrant une pâleur créole à la tribune diplomatique où il avaitfait une heureuse diversion aux tarifs douaniers et mis tous lesnez des honorables en l’air, comme dans une classe d’écoliers quandpalpite un papillon perdu au milieu d’un thème grec. Quiétait-ce ? Personne ne la connaissait.

– Il faut demander ça au général, dit Numagaiement en se tournant vers le marquis d’Espaillon d’Aubord,ministre de la Guerre, vieux roquentin acharné à l’amour… Bon… bon…Ne vous défendez pas, elle n’a regardé que vous.

Le général fit une grimace qui lui remonta,comme avec un ressort, sa barbiche jaune de vieux bouc jusque dansle nez.

– Il y a beau temps que les femmes ne meregardent plus… Elles n’ont d’yeux que pour ces b… là…

Celui qu’il désignait dans ce langagedébraillé, particulièrement cher à tous les soldats gentils-hommes,était le jeune de Lappara, assis dans un coin du wagon, leportefeuille ministériel sur ses genoux, et gardant un silencerespectueux en cette compagnie de gros bonnets. Roumestan se sentitmordu, sans savoir où précisément, et riposta avec vivacité. Selonlui, il y avait bien d’autres choses que les femmes préféraient àla jeunesse d’un homme.

– Elles vous disent ça.

– J’en appelle à ces messieurs.

Tous bedonnants, avec des redingotes quibridaient sur l’estomac, ou desséchés et maigres, chauves ou toutblancs, édentés, la bouche en désordre, atteints de quelqueinconvénient de santé, ces messieurs, ministres, sous-secrétairesd’État, étaient de l’avis de Roumestan. La discussion s’anima dansle vacarme des roues, les vociférations du train parlementaire.

– Nos ministres se chamaillent, disaient lescompartiments voisins.

Et les journalistes essayaient de saisirquelques mots à travers les cloisons.

– L’homme connu, l’homme au pouvoir, tonnaitNuma, voilà ce qu’elles aiment. Se dire que celui qui est là devantelles, roulant sa tête sur leurs genoux, est un illustre, unpuissant, un des leviers du monde, c’est ça qui lesremue !

– Hé ! justement.

– Très bien… très bien…

– Je pense comme vous, mon cher collègue.

– Eh bien je vous dis, moi, que lorsquej’étais à l’État-major, simple petit lieutenant, et que je m’enallais, les dimanches de sortie, en grande tenue, avec mesvingt-cinq ans, des aiguillettes neuves, je ramassais en passant deces regards de femme qui vous enveloppent en coup de fouet de lanuque au talon, de ces regards qu’on n’a pas pour une grosseépaulette de mon âge… Aussi, maintenant, quand je veux sentir lachaleur, la sincérité d’un de ces coups d’œil, une déclarationmuette en pleine rue, savez-vous ce que je fais ?… Je prendsun de mes aides de camp, jeune, de la dent, du plastron, et je mepaie de sortir à son bras, s… n… d… D… !

Roumestan se tut jusqu’à Paris. Sa mélancoliedu matin le reprenait, mais avec de la colère en plus, uneindignation contre la sottise aveugle des femmes qui peuvent setoquer pour des niais et des bellâtres. Qu’est-ce qu’il avait derare, ce Lappara, voyons ? Sans se mêler au débat, ilcaressait sa barbe blonde d’un air fat, les vêtements précis,l’encolure très ouverte. On l’aurait claqué. C’est cet air là qu’ildevait prendre pour chanter le duo de Mireille avec cettepetite Bachellery… sa maîtresse, bien sûr… Cette idée lerévoltait ; mais, en même temps, il aurait voulu savoir, seconvaincre.

À peine seuls, pendant que son coupé roulaitvers le ministère, il demanda brutalement, sans regarderLappara :

– Il y a longtemps que vous connaissez cesfemmes ?

– Quelles femmes, monsieur leministre ?

– Mais ces dames Bachellery, allons !

Sa pensée en était pleine. Il croyait que tousy songeaient comme lui. Lappara se mit à rire.

Oh ! oui, il y avait longtemps ;c’étaient des payses à lui. La famille Bachellery, lesFolies-Bordelaises, tous les bons souvenirs de ses dix-huit ans.Son cœur de lycéen avait battu pour la maman, à faire sauter tousles boutons de sa tunique.

« Et aujourd’hui il bat pour lafille ? demanda Roumestan d’un ton léger en essuyant la vitredu bout de son gant pour regarder la rue mouillée de noire.

– Oh ! la fille, c’est une autre paire demanches… Avec son petit air comme ça, c’est une demoiselle trèsfroide, très sérieuse… Je ne sais pas ce qu’elle vise, mais ellevise quelque chose, que je ne dois pas être en situation de luidonner. »

Numa se sentit soulagé :

« Ah ! vraiment ?… Et pourtantvous y retournez ?…

– Mais oui… c’est si amusant, cet intérieurdes Bachellery… Le père, l’ancien directeur, fait des coupletscomiques pour les cafés-concerts. La maman les chante et les mimeen fricassant des cèpes à l’huile et de la bouillabaisse commeRoubion lui-même n’en a pas. Cris, désordre, musiquette, ripaille,les Folies-Bordelaises en famille. La petite Bachellery mène lebranle, tourbillonne, soupe, roulade, mais ne perd pas la tête uninstant.

– Eh ! mon gaillard, vous comptez bienqu’elle la perdra un jour ou l’autre, et à votre profitencore. » Devenu subitement très grave, le ministreajouta : « Mauvais milieu pour vous, jeune homme.

Il faut être plus sérieux que cela, quediable !… La folie bordelaise ne peut pas durer toute lavie. »

Il lui prit la main :

« Vous ne songez donc pas à vous marier,voyons ?

– Ma foi, non, monsieur le ministre… je suistrès bien comme je suis… à moins d’une aubaine étonnante…

– On vous la trouvera, l’aubaine… Avec votrenom, vos relations… » Et tout à coup, s’emballant :« Que diriez-vous de mademoiselle Le Quesnoy ? »

Le Bordelais, malgré son audace, pâlit dejoie, de saisissement.

« Oh ! monsieur le ministre, jen’aurais jamais osé…

– Pourquoi pas ?… mais si, mais si… voussavez combien je vous aime, mon cher enfant… je serais heureux devous voir dans ma famille… je me sentirais plus complet,plus… »

Il s’arrêta net au milieu de sa phrase, qu’ilreconnaissait pour l’avoir déjà dite à Méjean le matin.

« Ah ! tant pis !… c’estfait. »

Il eut son coup d’épaule et se rencoigna dansla voiture. « Après tout, Hortense est libre, elle choisira…J’aurai toujours tiré ce garçon d’un mauvais milieu. » Enconscience, Roumestan était sûr que ce sentiment seul l’avait faitagir.

Chapitre 9UNE SOIRÉE AU MINISTÈRE

Le faubourg Saint-Germain avait, ce soir-là,une physionomie inaccoutumée. Des petites rues, paisiblesd’ordinaire et couchées de bonne heure, s’éveillaient au roulementsaccadé des omnibus déroutés de leur itinéraire ; d’autres, aucontraire, faites au bruit de flot, à la rumeur ininterrompue desgrandes artères parisiennes, s’ouvraient comme le lit d’un fleuvedétourné, silencieuses, vides, agrandies, surveillées à leur entréepar la haute silhouette d’un garde de Paris à cheval ou l’ombremorne – en travers de l’asphalte – d’un cordon sergents de ville,le capuchon baissé, les mains en manchon dans le caban, faisantsigne aux voitures : « On ne passe pas. »

– Est-ce qu’il y a le feu ? demandait unetête effarée se penchant à la portière.

– Non, monsieur, c’est la soirée del’Instruction publique.

Et l’homme reprenait sa faction, tandis que lecocher s’éloignait en jurant d’être obligé de faire un long circuitsur cette rive gauche où les rues percées au hasard ont encore unpeu de la confusion du vieux Paris.

À distance, en effet, l’illumination duministère sur ses deux façades, les feux allumés pour le froid aumilieu de la chaussée, la lueur lentement circulante des files delanternes concentrées sur un même point, enveloppaient le quartierd’un halo d’incendie avivé par la limpidité bleue, la glacialesécheresse de l’air. Mais, en approchant, on se rassurait vitedevant la belle ordonnance de la fête, la nappe de lumière égale etblanche remontant jusqu’en haut des maisons voisines, dont lesinscriptions en lettres d’or « MAIRIE DU VIIe ARRONDISSEMENT…MINISTÈRE DES POSTES ET TÉLÉGRAPHES » se lisaient comme enplein jour, et se vaporisaient en feux de Bengale, en féeriqueéclairage de scène dans quelques grands arbres dépouillés etimmobiles.

Parmi les passants qui s’attardaient malgré lefroid et formaient à la porte de l’hôtel une baie curieuse,s’agitait une petite ombre falote à démarche de cane, serrée de latête aux pieds dans une longue mante paysanne, qui ne laissait voird’elle que deux yeux aigus. Elle allait, venait, courbée en deux,claquant des dents, mais ne sentant pas la gelée, dans uneexcitation de fièvre et d’ivresse. Tantôt elle se précipitait versles voitures en station le long de la rue de Grenelle, qu’on voyaitavancer imperceptiblement avec un bruit luxueux de gourmettes, desébrouements de bêtes impatientes, des blancheurs nuancées auxportières derrière la buée des vitres. Tantôt elle revenait vers laporte où le privilège d’un coupe-file faisait entrer librementquelque carrosse de haut fonctionnaire. Elle écartait lesgens : « Pardon… laissez-moi un peu que jeregarde. » Sous le feu des ifs, sous la toile rayée desmarquises, les marche-pieds ouverts avec fracas laissaient sedévelopper sur les tapis des flots de satin cassant, des légèretésde tulle et de fleurs. La petite ombre se penchait avidement, seretirant à peine assez vite pour ne pas être écrasée par d’autresvoitures qui entraient.

Audiberte avait voulu se rendre compte parelle-même, voir un peu comment tout cela se passerait. Avec quelorgueil elle regardait cette foule, ces lumières, les soldats àpied et à cheval, tout ce coin de Paris sens dessus dessous pour letambourin de Valmajour. Car c’est en son honneur que la fête sedonnait et elle se persuadait que ces beaux messieurs, ces bellesdames n’avaient que le nom de Valmajour sur les lèvres. De la portede la rue de Grenelle, elle courait à la rue Bellechasse, par oùsortaient les voitures, s’approchait d’un groupe de gardes deParis, de cochers en grandes houppelandes, autour d’un braseroflambant au milieu de la chaussée, s’étonnait d’entendre cesgens-là parler du froid, bien vif cet hiver, des pommes de terrequi gelaient dans les caves, des choses absolument indifférentes àla fête et à son frère. Surtout elle s’irritait de la lenteur decette file indéfiniment déroulée ; elle aurait voulu voirentrer la dernière voiture, se dire « Ça y est… On commence…Cette fois, c’est pour tout de bon. » Mais la nuit s’avançait,le froid devenait plus pénétrant, ses pieds gelaient à la fairepleurer de souffrance, – c’est un peu fort de pleurer quand on a lecœur si content ! Enfin elle se décida à rentrer chez elle,non sans avoir ramassé, d’un dernier regard, toutes ces splendeurs,qu’elle emporta, par les rues désertes, la nuit glaciale, dans sapauvre tête sauvage où la fièvre d’ambition battait aux tempes,toute congestionnée de rêves, d’espérances, les yeux à jamaiséblouis et comme aveuglés de cette illumination à la gloire desValmajour.

Qu’aurait-elle dit, si elle était entrée, sielle avait vu tous ces salons blanc et or se succédant sous leursportes en arcades, agrandis par les glaces où tombait le feu deslustres, des appliques, l’éblouissement des diamants, desaiguillettes, des ordres de toutes sortes, en palmes, en aigrettes,en brochettes, grands comme des soleils d’artifice ou menus commedes breloques, ou retenus au cou par ces larges rubans rouges quifont penser à de sanglantes décollations !

Il y avait là, pêle-mêle avec les grands nomsdu Faubourg, des ministres, généraux, ambassadeurs, membres del’Institut et du Conseil supérieur de l’Université. Jamais, auxarènes d’Aps, même au grand concours des tambourinaires àMarseille, Valmajour n’avait eu un auditoire pareil. Son nom, àvrai dire, ne tenait pas beaucoup de place dans cette fête dont ilétait l’occasion. Le programme, enjolivé de merveilleuxencadrements à la plume de Dalys, annonçait bien : « Airsvariés sur le tambourin », avec le nom de Valmajour mêlé àcelui de plusieurs illustrations lyriques ; mais on neregardait pas le programme. Seuls, des gens de l’intimité, de cesgens qui sont au courant de tout, disaient au ministre, debout àl’entrée du premier salon :

– Vous avez donc un tambourinaire ?

Et lui, distraitement :

– Oui, c’est une fantaisie de ces dames.

Le pauvre Valmajour ne le préoccupait guère.Il y avait un autre début, plus sérieux pour lui, ce soir-là.Qu’allait-on dire ? Aurait-elle du succès ? L’intérêtqu’il portait à cette enfant ne l’avait-il pas illusionné sur sontalent de chanteuse ? Et très pris, quoiqu’il ne voulût pasencore se l’avouer, mordu jusqu’aux os d’une passion d’homme dequarante ans, il sentait cette angoisse du père, du mari, del’amant, du tapissier de la débutante, une de ces anxiétésdouloureuses, comme on en voit rôder derrière la toile desportants, les soirs de première représentation. Cela ne l’empêchaitpas d’être aimable, empressé, d’accueillir son monde à deux mains,– et que de monde, boun Diou ! – d’avoir des mines,des sourires, des hennissements, des piaffements, des renversementsde corps, des courbettes, une effusion un peu uniforme, mais avecdes nuances, cependant.

Quittant tout à coup, repoussant presque lecher invité auquel il était en train de promettre tout bas unefoule de faveurs inappréciables, le ministre s’élançait au-devantd’une dame haute en couleur, à démarche autoritaire :« Ah ! madame la maréchale ! » prenait sous sonbras un bras auguste étranglé dans un gant à vingt boutons, etconduisait la noble visiteuse de salon en salon, entre une doublehaie d’habits noirs respectueusement inclinés, jusqu’à la salle deconcert, dont les honneurs étaient faits par madame Roumestan et sasœur. En revenant, il distribuait encore des poignées de main, decordiales paroles : « Comptez-y… C’est fait… », oulançait très vite son « bonjour, ami » ; ou bienencore, pour réchauffer la réception, mettre un courant desympathie dans toute cette solennité mondaine, il présentait lesgens entre eux, les jetait, sans les avertir, dans les bras les unsdes autres : « Comment vous ne vous connaissezpas ?… M. le prince d’Anhalt… M. Bos,sénateur… » et ne s’apercevait pas que, leurs noms à peineprononcés, les deux hommes, après un brusque et profond coup detête, « Monsieur, Monsieur », n’attendaient que sondépart pour se tourner le dos d’un air féroce.

Comme la plupart des combattants politiques,une fois vainqueur, au pouvoir, le bon Numa s’était détendu. Sanscesser d’appartenir à l’ordre moral, le Vendéen du Midi avait perduson beau feu pour la Cause, laissait les grandes espérances dormir,commençait à trouver que les choses n’allaient point trop mal.Pourquoi ces haines farouches entre honnêtes gens ? Ilsouhaitait l’apaisement, l’indulgence générale, et comptait sur lamusique pour opérer une fusion entre les partis, ses « petitsconcerts » de quinzaine devenant un terrain neutre dejouissance artistique et de courtoisie où les plus opposéspourraient se rencontrer, s’apprécier à l’écart des passions et destourmentes politiques. De là un singulier mélange dans lesinvitations et aussi le malaise, la gêne des invités, les colloquesà voix basse vivement interrompus, ce va-et-vient silencieuxd’habits noirs, la fausse attention des regards levés au plafond,considérant les cannelures dorées des panneaux, ces ornementationsdu Directoire, moitié Louis XVI et Empire, avec des têtes de cuivreen appliques sur le marbre à lignes droites des cheminées. On avaitchaud et froid tout ensemble, à croire que la terrible gelée dudehors tamisée par les murs épais et la ouate des tentures se fûtchangée en froid moral. Par moments, la galopade effrénée deRochemaure ou de Lappara en commissaires, chargés d’installer lesdames, rompait cette monotonie ambulante de gens debout quis’ennuient ; ou encore le passage à sensation de la bellemadame Hubler coiffée en plumes, son profil sec de poupéeincassable, son sourire en coin, retroussé jusqu’au sourcil comme àune vitrine de coiffeur. Mais le froid reprenait bien vite.

« C’est le diable à dégourdir ces salonsde l’Instruction publique… L’ombre de Frayssinous revientcertainement la nuit. »

Cette réflexion à haute voix partait d’ungroupe de jeunes musiciens empressés autour du directeur del’Opéra, Cadaillac, philosophiquement assis sur une banquette envelours, le dos au socle de Molière. Très gros, à moitié sourd,avec sa moustache en brosse toute blanche, on ne retrouvait guèrele souple et fringant impresario des fêtes du Nabab dans cettemajestueuse idole au masque bouffi et impénétrable, dont l’œil seulracontait le Parisien blagueur, sa science féroce de la vie, sonesprit en bâton d’épine ferré au bout, durci au feu de la rampe.Mais, satisfait, repu, craignant sur toute chose d’être délogé desa direction à fin de bail, il rentrait ses ongles, parlait peu,surtout ici, se contentait de souligner ses observations sur lacomédie officielle et mondaine du rire silencieux deBas-de-Cuir.

« Boissaric, mon enfant, demandait-iltout bas à un jeune et intrigant Toulousain qui venait de fairejouer un ballet à l’Opéra après seulement dix ans de carton, ce quepersonne ne voulait croire, – Boissaric, toi qui sais tout, dis-moile nom de ce solennel personnage à moustaches qui causefamilièrement avec tout le monde et marche derrière son nez d’unair recueilli comme s’il allait à l’enterrement de cet accessoire…Il doit être du bâtiment, car il m’a parlé théâtre avec unecertaine autorité.

– Je ne pense pas, patron… Plutôt undiplomate. Je l’entendais dire tout à l’heure au ministre deBelgique qu’ils avaient été longtemps collègues.

– Vous vous trompez, Boissaric… Ce doit êtreun général étranger. Il pérorait, il n’y a qu’un instant, dans ungroupe de grosses épaulettes et disait très haut : « Ilfaut n’avoir jamais eu un grand commandement militaire… »

– Étrange !

Lappara, consulté au passage, se mit àrire :

– Mais c’est Bompard.

– Quès aco Bompard ?

– L’ami du ministre… Comment ne leconnaissez-vous pas ?

– Du Midi ?

– Té ! parbleu…

Bompard, en effet, qui, sanglé d’un superbehabit neuf à parements de velours, les gants dans l’entre-bâilluredu gilet, essayait d’animer la soirée de son ami par uneconversation variée et soutenue. Inconnu dans le monde officiel, oùil se produisait pour la première fois, on peut dire qu’il faisaitsensation en promenant d’un groupe à l’autre ses facultésinventives, ses visions fulgurantes, récits d’amours royales,aventures et combats, triomphes aux tirs fédéraux, qui donnaient àtous les visages autour de lui la même expression d’étonnement, degêne et d’inquiétude. Il y avait là certes un élément de gaieté,mais compris seulement de quelques intimes, impuissant à distrairel’ennui qui pénétrait jusque dans la salle du concert, une pièceimmense et très pittoresque avec ses deux étages de galeries et sonplafond en vitrage qu’on pouvait croire à ciel ouvert.

Une décoration verte de palmiers, de bananiersà longues feuilles immobiles sous les lustres faisait un fond defraîcheur aux toilettes des femmes alignées et serrées surd’innombrables rangs de chaises. C’était une boule de nuquespenchées et ondulantes, d’épaules et de bras sortis des corsagescomme du chiffonnage d’une fleur entr’ouverte, de coiffures piquéesd’étoiles, les diamants mêlés à l’éclair bleu des cheveux noirs, àl’or filé des crépelures blondes ; et des profils perdus, desanté pleine, en lignes arrondies de la taille au chignon, ou define maigreur, élancés de la ceinture serrée d’une petite bouclebrillante au cou long, noué d’un velours. Les éventails, l’ailedépliée, nuancée, pailletée, voltigeaient, papillonnaient sur toutcela, mêlaient des parfums de white rose ou d’opoponax à la faibleexhalaison des lilas blancs et des violettes naturelles.

Le malaise des visages se compliquait ici dela perspective de deux heures d’immobilité devant cette estrade oùs’étalaient en demi-cercle les choristes en habit noir, entoilettes de mousseline blanche, impassibles comme sous l’appareilphotographique, et cet orchestre dissimulé dans les buissons deverdure et de roses que dépassaient les manches des contrebassespareils à des instruments de torture. Oh ! le supplice de lacangue à musique, elles le connaissaient toutes, il comptait parmiles fatigues de leur hiver et les cruelles corvées mondaines. C’estpourquoi, en cherchant bien, on n’aurait trouvé dans l’immensesalle qu’un seul visage satisfait, souriant, celui de madameRoumestan, et non pas ce sourire de danseuse des maîtresses demaison si facilement changé en expression de haineuse fatigue quandil ne se sent plus regardé, mais un visage de femme heureuse, defemme aimée, en train de recommencer la vie. Ô tendresseinépuisable d’un cœur honnête qui n’a battu qu’une fois !Voilà qu’elle se reprenait à croire en son Numa, si bon, si tendre,depuis quelque temps. C’était comme un retour, l’étreinte de deuxcœurs réunis après une longue absence. Sans chercher d’où pouvaitvenir ce regain de tendresse, elle le revoyait aimant et jeunecomme un soir devant le panneau des chasses, et elle était toujoursla Diane désirable, souple et fine dans sa robe de brocart blanc,ses cheveux châtains en bandeaux sur le front pur sans une penséemauvaise, où ses trente ans en paraissaient vingt-cinq.

Hortense était bien jolie aussi, tout enbleu ; un tulle bleu qui entourait d’une nuée sa longue tailleun peu penchée en avant, ombrait son visage d’une douceur brune.Mais le début de son musicien la préoccupait. Elle se demandaitcomment ce public raffiné goûterait cette musique locale, s’iln’aurait pas fallu, comme disait Rosalie, encadrer le tambourind’un horizon gris d’oliviers et de collines en dentelles ; et,silencieuse, tout émue, elle comptait sur le programme les morceauxavant Valmajour, dans un demi-bruit d’éventails, de conversations àvoix basse, auquel se mêlait l’accord successif desinstruments.

Un battement d’archet aux pupitres, unfroissement de papier sur l’estrade où les choristes se sont levés,leur partie à la main, un long regard des victimes, comme une enviede fuir, du côté de la haute porte obstruée d’habits noirs et lechœur de Gluck envoie ses premières notes vers le vitrage là-haut,où la nuit d’hiver superpose ses nappes bleues :

Ah ! dans ce bois funeste et sombre…

C’est commencé…

Le goût de la musique s’est beaucoup répanduen France depuis quelques années. À Paris surtout. les concerts dudimanche et de la semaine sainte, une foule de sociétésparticulières ont surexcité le sentiment public, vulgarisé lesœuvres classiques des grands maîtres, fait une mode de l’éruditionmusicale. Mais, au fond, Paris est trop vivant, trop cérébral, pourbien aimer la musique, cette grande absorbeuse qui vous tientimmobile, sans voix et sans pensée, dans un réseau flottantd’harmonie, vous berce, vous hypnotise comme la mer ; et lesfolies qu’il fait pour elle sont celles d’un gommeux pour une filleà la mode, une passion de chic, de galerie, banale et vide jusqu’àl’ennui.

L’ennui !

C’était bien la note dominante dans ce concertde l’Instruction publique. Sous l’admiration de commande, lesphysionomies extasiées qui font partie de la mondanité des femmesles plus sincères, il remontait peu à peu, figeait le sourire etl’éclair des yeux, affaissait ces jolies poses languissantesd’oiseaux branchés ou buvant goutte à goutte. Une après l’autre,sur les longues files de chaises enchaînées, elles se débattaient,avec des « bravos… divins… délicieux… » pour se ranimerelles-mêmes, et succombaient à la torpeur envahissante qui sedégageait comme une brume de cette marée sonore, reculant dans unlointain d’indifférence tous les artistes qui défilaient tour àtour.

On avait là pourtant les plus fameux, les plusillustres de Paris, interprétant la musique classique avec toute lascience qu’elle exige et qui ne s’acquiert, hélas ! qu’au prixdes années. Voilà trente ans que la Vauters la chante, cette belleromance de Beethoven, l’Apaisement, et jamais avec plus depassion que ce soir ; mais il manque des cordes àl’instrument, on entend l’archet racler sur le bois, et de lagrande chanteuse de jadis, de la beauté célèbre, il ne reste quedes attitudes savantes, une méthode irréprochable, et cette longuemain blanche qui à la dernière strophe écrase une larme au coin del’œil élargi de kohl, une larme traduisant le sanglot que la voixne peut plus donner.

Quel autre que Mayol, le beau Mayol, a jamaissoupiré la sérénade de Don Juan avec cette délicatesse aérienne,cette passion qui semble d’une libellule amoureuse !Malheureusement on ne l’entend plus ; il a beau se dresser surla pointe des pieds, le cou tendu, filer le son jusqu’au bout enl’accompagnant d’un geste délié de fileuse qui pince sa laine entredeux doigts, rien ne sort, rien. Paris, qui a la reconnaissance deses plaisirs passés, applaudit quand même ; mais ces voixusées, ces figures flétries et trop connues, médailles dont lacirculation constante a mangé l’effigie, ne dissiperont pas lebrouillard qui plane sur la fête du ministère, malgré les effortsque fait Roumestan pour la ranimer, les bravos d’enthousiasme qu’iljette à haute voix du milieu des habits noirs, les« chut ! » dont il terrifie à deux salons dedistance les gens qui essayent de causer et qui circulent alors,muets comme des spectres sous le splendide éclairage, changent deplace avec précaution pour se distraire, le dos rond, les bras enbalancier, ou tombent anéantis sur des sièges bas, le claqueballant entre les jambes, hébétés, la figure vide.

À un moment, l’entrée en scène d’AliceBachellery réveille et remue tout le monde. Aux deux portes de lasalle il se fait une poussée curieuse pour apercevoir la petitediva en jupe courte sur l’estrade, la bouche entr’ouverte, seslongs cils battant comme de la surprise de voir toute cette foule.« Chaud ! chaud ! les p’tits painsd’gruau ! » fredonnent les jeunes gens des clubsavec le geste canaille de sa fin de couplet. De vieux messieurs del’Université s’approchent tout frétillants, tendant la tête du côtéde leur bonne oreille pour ne pas perdre une intention de lagaudriole à la mode. Et c’est un désappointement, quand le petitmitron de sa voix aigrelette et courte entonne un grand aird’Alceste seriné par la Vauters qui l’encourage de lacoulisse. Les figures s’allongent, les habits noirs désertent,recommencent à errer, d’autant plus librement que le ministre neles surveille plus, parti au fond du dernier salon au bras deM. de Boë, tout étourdi d’un tel honneur.

Éternel enfantin de l’Amour ! Ayez doncvingt ans de Palais, quinze ans de tribune, soyez assez maître devous pour garder au milieu des séances les plus secouées et desinterruptions sauvages l’idée fixe et le sang-froid du goéland quipêche en pleine tempête et si une fois la passion s’en mêle, vousvous trouverez faible parmi les faibles, tremblant et lâche aupoint de vous accrocher désespérément au bras d’un imbécile plutôtque d’entendre la moindre critique de votre idole.

– Pardon, je vous quitte… voici l’entr’acte…et le ministre se précipite, rendant à son obscurité le jeunemaître des requêtes qui désormais n’en sortira plus. On se poussevers le buffet ; et les mines soulagées de tous ces malheureuxà qui l’on a rendu le mouvement et la parole, peuvent faire croireà Numa que sa protégée vient d’avoir un très grand succès. On lepresse, on le félicite « divin… délicieux… » maispersonne ne lui parle positivement de ce qui l’intéresse, et ilsaisit enfin Cadaillac qui passe près de lui, marchant de côté,refoulant le flot humain de son énorme épaule en levier.

– Eh bien !… Comment l’avez-voustrouvée ?

– Qui donc ?

– La petite… fait Numa d’un ton qu’il essaiede rendre indifférent. L’autre, bonne lame, comprend, et, sansbroncher :

– Une révélation…

L’amoureux rougit comme à vingt ans, chezMalmus, quand l’ancienne à tous lui faisait du pied sousla table.

– Alors, vous croyez qu’à l’Opéra ?…

– Sans doute… Mais il faut un bon montreur,dit Cadaillac avec son rire muet ; et, pendant que le ministrecourt féliciter mademoiselle Alice, le bon montreur continue dansla direction du buffet qu’on aperçoit encadré par une large glacesans tain au fond d’une salle aux boiseries brun et or. Malgré lasévérité des tentures, l’air rogue et majestueux des maîtresd’hôtel, choisis certainement parmi les ratés universitaires, lamauvaise humeur et l’ennui se dissipent ici, devant l’immensecomptoir chargé de cristaux fins, de fruits, de sandwichs enpyramides, font place – l’humanité reprenant ses droits – à desattitudes convoitantes et voraces. Au moindre espace libre entredeux corsages, entre deux têtes penchées vers le morceau de saumonou l’aile de volaille de leur petite assiette, un bras s’avancequêtant un verre, une fourchette, un petit pain, frôlant la poudrede riz des épaules, d’une manche noire ou d’un brillant et rudeuniforme. On cause, on s’anime, les yeux étincellent, les riressonnent sous l’influence des vins mousseux. Mille propos secroisent, propos interrompus, réponses à des demandes déjàoubliées. Dans un coin, des petits cris indignés :« Quelle horreur !… C’est affreux !… » autourdu savant Béchut, l’ennemi des femmes, continuant à invectiver lesexe faible. Une querelle de musiciens :

– Ah ! mon cher, prenez garde… vous niezla quinte augmentée.

– C’est vrai qu’elle n’a que seizeans ?

– Seize ans de fût et quelques années debouteille.

– Mayol !… Allons donc, Mayol !…fini, vidé.

Et dire que l’Opéra donne tous les soirs deuxmille francs à ça !

– Oui, mais il prend mille francs de billetspour chauffer sa salle, et Cadaillac lui rattrape le reste àl’écarté.

– Bordeaux… chocolat… champagne…

– … à venir s’expliquer dans le sein de laCommission.

– … en remontant un peu la ruche avec descoques de satin blanc.

Ailleurs, mademoiselle Le Quesnoy, trèsentourée, recommande son tambourinaire à un correspondant étranger,tête impudente et plate de choumacre, le supplie de ne paspartir avant la fin, gronde Méjean qui ne la soutient pas, letraite de faux Méridional, de franciot, de renégat. Dans le groupeà côté, une discussion politique. Une bouche haineuse s’avance,l’écume aux dents, mâchant les mots comme des balles, pour lesempoisonner :

« Tout ce que la démagogie la plussubversive…

– Marat conservateur ! » dit unevoix, mais le propos se perd dans cette confuse rumeur deconversations mêlées de chocs d’assiettes, de verres, que le timbrecuivré de Roumestan domine tout à coup : « Mesdames,vite, mesdames… Vous allez manquer la sonate enfa ! »

Silence de mort. La longue procession destraînes déployées recommence à travers les salons, se froisse entreles chaises alignées. Les femmes ont la figure désespérée decaptives qu’on réintègre après une promenade d’une heure dans lepréau.

Et les concerts, les symphonies se succèdent,à force de notes. Le beau Mayol recommence à filer le soninsaisissable, la Vauters à tâter les cordes détendues de sa voix.Soudain, un sursaut de vie, de curiosité, comme tout à l’heure àl’entrée de la petite Bachellery. C’est le tambourin de Valmajour,l’apparition du superbe paysan, son feutre mou sur l’oreille, laceinture rouge aux reins, la veste contadine à l’épaule. Une idéed’Audiberte, un instinct de son goût de femme, de l’habiller ainsipour plus d’effet au milieu des habits noirs. À la bonne heure,tout ceci est neuf, imprévu, ce long tambour qui se balance au brasdu musicien, la petite flûte sur laquelle ses doigts s’escriment,et les jolis airs à double sonnerie dont le mouvement, enlevant etvif, moire d’un frisson de réveil le satin des belles épaules. Lepublic blasé s’amuse de ces aubades toutes fraîches, embaumées deromarin, de ces refrains de vieille France.

« Bravo !… Bravo !…Encore !… »

Et quand il attaque la Marche deTurenne sur un rythme large et vainqueur que l’orchestreaccompagne en sourdine, enflant, soutenant l’instrument un peugrêle, c’est du délire. Il faut qu’il revienne deux fois, dix fois,réclamé en première ligne par Numa dont ce succès a réchauffé lezèle et qui maintenant prend à son compte « la fantaisie deces dames ». Il raconte comment il a découvert ce génie,explique la merveille de la flûte à trois trous, donne des détailssur le vieux castel des Valmajour.

« Il s’appelle vraimentValmajour ?

– Certainement… des princes des Baux… c’est ledernier. »

Et la légende court, se répand, s’enjolive, unvrai roman de George Sand.

« J’ai les parchemeïns chezmoi ! » affirme Bompard d’un ton qui ne souffre pas deréplique. Mais, au milieu de cet enthousiasme mondain, plus oumoins factice, un pauvre petit cœur s’émeut, une jeune tête segrise éperdument, prend au sérieux les bravos, les légendes. Sansdire un mot, sans même applaudir, les yeux fixes, perdus, sa longuetaille souple suivant d’un balancement de rêve les mesures de lamarche héroïque, Hortense se retrouve là-bas, en Provence, sur laplate-forme haute dominant la campagne ensoleillée, pendant que sonmusicien lui sonne l’aubade comme à une dame des cours d’amour etmet la fleur de grenade à son tambourin avec une grâce sauvage. Cesouvenir la remue délicieusement, et tout bas, appuyant la tête surl’épaule de sa sœur : « Oh ! que je suisbien… » murmure-t-elle d’un accent profond et vrai que Rosaliene remarque pas tout de suite, mais qui plus tard se précisera, lahantera comme l’annonce balbutiée d’un malheur.

– Eh ! bé ! mon brave Valmajour,quand je vous le disais… Quel succès !… hein ? criaitRoumestan dans le petit salon où l’on avait servi un souper deboutpour les artistes. Ce succès, les autres étoiles du concert letrouvaient bien un peu exagéré. La Vauters, assise, prête à partir,attendant sa voiture, voilait son dépit d’un grand capuchon dedentelle aux pénétrants parfums, tandis que le beau Mayol deboutdevant le buffet, avec une mimique de dos énervée et lasse,déchiquetait une mauviette férocement s’imaginant tenir letambourinaire sous sa lame. La petite Bachellery n’avait pas de cescolères. Elle jouait à l’enfant au milieu d’un groupe de jeunesgommeux, riant, papillonnant, mordant à pleines dents blanches,comme un écolier tourmenté d’une faim de croissance, dans un petitpain au jambon. Elle essayait le flûtet de Valmajour.

– Voyez donc, m’sieu le ministre !

Puis, apercevant Cadaillac derrière SonExcellence, elle lui tendit avec une pirouette son front de petitefille à baiser.

– B’jou, m’n’oncle…

C’était une parenté de fantaisie, une adoptionde coulisse.

– La fausse étourdie ! grogna le bonmontreur sous sa moustache blanche, mais pas trop haut, car elleallait probablement devenir sa pensionnaire et une pensionnaireinfluente.

Valmajour, l’air fat, très entouré de femmes,de journalistes, se tenait debout devant la cheminée. Lecorrespondant étranger l’interrogeait brutalement, non plus de ceton patelin dont il scrutait les ministres dans les audiencesparticulières ; mais sans se troubler, le paysan lui répondaitpar le récit stéréotypé sur ses lèvres : « Ce m’est vénude nuit, en écoutant çanter le rossignoou… » Il fut interrompupar mademoiselle Le Quesnoy, qui lui tendait un verre et uneassiette remplis à son intention.

« Bonjour, monsieur… Et moi aussi, jevous apporte le grand-boire. » Elle avait coupé soneffet. Il lui répondit d’un léger mouvement de tête, en luimontrant la cheminée : « Va bien… va bien… posez çalà-dessus », et continua son histoire. » Ce quel’oiso du bon Dieu fait avec un trou… » Sans se décourager,Hortense attendit la fin, puis lui parla de son père, de sasœur…

– Elle va être bien contente ?…

– Oui, ça n’a pas trop mal marché.

Le sourire fat, il effilait sa moustache enpromenant autour de lui un regard inquiet. On lui avait dit que ledirecteur de l’Opéra voulait lui faire des propositions. Il leguettait de loin, ayant déjà des jalousies d’acteur, s’étonnaitqu’on pût s’occuper si longtemps de cette petite chanteuse de riendu tout ; et, plein de sa pensée, il ne prenait pas la peinede répondre à la belle jeune fille arrêtée devant lui, son éventailaux mains, dans cette jolie attitude demi-audacieuse que donnel’habitude du monde. Mais elle l’aimait mieux ainsi, dédaigneux etfroid pour tout ce qui n’était pas son art. Elle l’admiraitrecevant de haut les compliments dont le bombardait Cadaillac avecsa rondeur brusque :

« Mais si… mais si… je vous le dis commeje le pense… Beaucoup de talent… très original, très neuf… Je neveux pas qu’un autre théâtre que l’Opéra en ait l’étrenne… je vaischercher une occasion de vous produire. À partir d’aujourd’hui,considérez-vous comme de la maison.

Valmajour pensait au papier timbré qu’il avaitdans la poche de sa veste ; mais l’autre, comme s’il devinaitcette préoccupation, lui tendait sa main souple. « Voilà quinous engage tous deux, mon cher… » Et montrant Mayol, laVauters, heureusement occupés d’autre chose, car ils auraient tropri : « Demandez à vos camarades ce que vaut la parole deCadaillac. »

Il tourna les talons là-dessus, et revint dansle bal. Maintenant c’était un bal qui s’agitait dans les sallesmoins pleines, mais plus animées ; et l’admirable orchestre sevengeait de trois heures de musique classique par des suites devalses du plus pur viennois. Les hauts personnages, les gens gravespartis, la place restait à la jeunesse, autour du salon ; etla figure des écharpes terminée, elle venait vers sa sœur, luidisait tout bas : « Nous voilà bien… Numa qui m’a promiseà ses trois secrétaires !

– Lequel prends-tu ? »

Sa réponse fut arrêtée net par un roulement detambourin.

« La farandole !… Lafarandole !… »

Une surprise du ministre à ses invités. Lafarandole pour finir le cotillon, le Midi à outrance, etzou !… Mais comment cela se danse-t-il ?… Lesmains s’attirent et se joignent, les salons se mêlent, cette fois.Bompard indique gravement « comme ceci, mesdemoiselles »en battant un entrechat et, Hortense en tête, la farandole sedéroule à travers la longue enfilade des salons, suivie deValmajour jouant avec une gravité superbe, fier de son succès etdes regards que lui vaut sa mâle et robuste tournure dans uncostume original.

– Est-il beau, dit Roumestan, est-ilbeau !… Un pâtre grec !

De salle en salle, la danse rustique, plusnombreuse et plus entraînée, poursuit et chasse l’ombre deFrayssinous. Sur les grandes tapisseries d’après Boucher etLancret, les personnages s’agitent réveillés par des airs du vieuxtemps ; et les culs-nus d’amours, qui se roulent aux frises,prennent aux yeux des danseurs un mouvement de course effrénée etfolle comme la leur.

Là-bas, tout au fond, Cadaillac qui s’accoteau buffet, une assiette et un verre dans les mains, écoute, mangeet boit, pénétré de cette chaleur de plaisir jusqu’au fond de sonscepticisme :

« Rappelle-toi ceci, petit, dit-il àBoissaric… Il faut toujours rester jusqu’à la fin des bals… Lesfemmes sont plus jolies dans cette pâleur moite, qui n’est pasencore de la fatigue, pas plus que ce petit filet blanc auxfenêtres n’est encore le jour… Il y a dans l’air un peu de musique,de la poussière qui sent bon, une demi-ivresse qui affine lessensations et qu’il faut savourer en mangeant un chaud-froid devolaille arrosé de vin frappé… Tiens ! regarde-moiça… »

Derrière la glace sans tain, la farandoledéfilait, les bras étendus, un cordon alterné de noir et de clair,assoupli par l’affaissement des toilettes et des coiffures, lefroissement de deux heures de danse.

« Est-ce joli, hein ?… Et legaillard de la fin, quel galbe !… »

Il ajouta froidement, en posant sonverre : « Du reste, il ne fera pas lesou !… »

Chapitre 10NORD ET MIDI

Entre le président Le Quesnoy et son gendre,il n’y avait jamais eu grande sympathie. Le temps, les rapportsfréquents, les liens de parenté n’étaient pas parvenus à diminuerl’écart de ces deux natures, à vaincre le froid intimidantqu’éprouvait le Méridional devant ce grand silencieux à têtehautaine et pâle dont le regard bleu-gris, le regard de Rosaliemoins la tendresse et l’indulgence, s’abaissait sur sa verve pourla geler. Numa, flottant et mobile, toujours débordé par sa parole,à la fois ardent et compliqué, se révoltait contre la logique, ladroiture, la rigidité de son beau-père ; et tout en luienviant ses qualités, les mettait sur le compte de la froideur del’homme du Nord, de l’extrême Nord que lui représentait leprésident.

– Après, il y a l’ours blanc… Puis, plus rien,le pôle et la mort.

Il le flattait cependant, cherchait à leséduire avec des chatteries adroites, ses amorces à prendre leGaulois ; mais le Gaulois, plus subtil que lui-même, ne selaissait pas envelopper. Et lorsqu’on causait politique, ledimanche, dans la salle à manger de la place Royale ; lorsqueNuma, attendri par la bonne chère, essayait de faire croire auvieux Le Quesnoy qu’en réalité ils étaient bien près de s’entendrevoulant tous deux la même chose – la liberté ; il fallait voirle coup de tête révolté dont le président lui secouait toutes sesmailles.

– Ah ! mais non, pas la même !

En quatre arguments précis et durs, ilrétablissait les distances, démasquait les mots, montrait qu’il nese laissait pas prendre à leur tartuferie. L’avocat s’en tirait enplaisantant, très vexé au fond, surtout à cause de sa femme qui,sans se mêler jamais de politique, écoutait et regardait. Alors enrevenant, le soir, dans leur voiture, il s’efforçait de lui prouverque son père manquait de bon sens. Ah ! si ça n’avait pas étépour elle, il l’aurait joliment rembarré. Rosalie, pour ne pasl’irriter, évitait de prendre parti :

– Oui, c’est malheureux… vous ne vous entendezpas… Mais tout bas elle donnait raison au président.

Avec l’arrivée de Roumestan au ministère, lefroid entre les deux hommes s’était accentué. M. Le Quesnoyrefusait de se montrer aux réceptions de la rue de Grenelle, ets’en expliqua très nettement avec sa fille :

– Dis-le bien à ton mari… qu’il continue àvenir chez moi et le plus souvent possible, j’en serai trèsheureux ; mais on ne me verra jamais au ministère. Je sais ceque ces gens-là nous préparent je ne veux pas avoir l’apparenced’un complice.

Du reste, la situation était sauvegardée auxyeux du monde par ce deuil de cœur qui murait les Le Quesnoy chezeux depuis si longtemps. Le ministre de l’Instruction publique eûtété probablement très gêné de sentir dans ses salons ce vigoureuxcontradicteur devant lequel il restait un petit garçon ; ilaffecta cependant de paraître blessé de cette décision, s’en fitune attitude, chose toujours très précieuse à un comédien, et unprétexte pour ne plus venir que fort inexactement aux dîners dudimanche, invoquant une de ces mille excuses, commissions,réunions, banquets obligatoires, qui donnent aux maris de lapolitique une si vaste liberté.

Rosalie, au contraire, ne manquait pas undimanche, arrivait de bonne heure l’après-midi, heureuse deretremper dans l’intérieur de ses parents ce goût de la famille quel’existence officielle ne lui laissait guère le loisir desatisfaire. Madame Le Quesnoy encore à vêpres, Hortense à l’église,avec sa mère, ou menée par des amis à quelque matinée musicale,elle était sûre de trouver son père dans sa bibliothèque, unelongue pièce tapissée de livres du haut au bas, enfermé avec cesamis muets, ces confidents intellectuels, les seuls dont sa douleurn’eût jamais pris ombrage. Le président ne s’installait pas à lire,inspectait les rayons, s’arrêtait à une belle reliure, et, debout,sans s’en douter, lisait pendant une heure, ne s’apercevant ni dutemps ni de la fatigue. Il avait un pâle sourire en voyant entrersa fille aînée. Quelques mots échangés, car ils n’étaient bavardsni l’un ni l’autre, elle passait, elle aussi, la revue de sesauteurs aimés, choisissait, feuilletait près de lui sous le jour unpeu assombri d’une grande cour du Marais où tombaient en lourdesnotes, dans la tranquillité du dimanche aux quartiers commerçants,les sonneries des vêpres voisines. Parfois il lui donnait un livreentr’ouvert :

– Lis ça… en soulignant avec l’ongle ;et, quand elle avait lu :

– C’est beau, n’est-ce pas ?…

Pas de plus grand plaisir pour cette jeunefemme, à qui la vie offrait ce qu’elle peut donner de brillant etde luxueux, que cette heure auprès de ce père âgé et triste, enverslequel son adoration filiale se doublait d’attaches intimes toutintellectuelles.

Elle lui devait sa rectitude de pensée, cesentiment de justice qui la faisait si vaillante, aussi son goûtartistique, l’amour de la peinture et des beaux vers ; carchez Le Quesnoy le tripotage continu du code n’avait pas ossifiél’homme. Sa mère, Rosalie l’aimait, la vénérait, non sans un peu derévolte contre une nature trop simple, trop molle, annihilée danssa propre maison et que la douleur, qui élève certaines âmes, avaitcourbée à terre aux plus vulgaires préoccupations féminines, lapiété pratiquante, le ménage en petits détails. Plus jeune que sonmari, elle paraissait l’aînée, avec sa conversation bonne femme,qui, vieillie et attristée comme elle, cherchait des coins chaudsde souvenir, des rappels de son enfance dans un domaine ensoleillédu Midi. Mais l’église la possédait surtout, et, depuis la mort deson fils, elle allait endormir son chagrin dans la fraîcheursilencieuse, le demi-jour, le demi-bruit des hautes nefs, commedans une paix de cloître défendue du grouillement de la vie par leslourdes portes rembourrées, avec cet égoïsme dévot et lâche desdésespoirs accoudés aux prie-Dieu, déliés des soucis et desdevoirs.

Rosalie, déjà jeune fille au moment de leurmalheur, avait été frappée de la façon différente dont ses parentsle subissaient : elle, renonçant à tout, abîmée dans unereligion larmoyante, lui, demandant des forces à la tâcheaccomplie ; et sa tendre préférence pour son père lui étaitvenue d’un choix de sa raison. Le mariage, la vie commune avec lesexagérations, les mensonges, les démences de son Méridional, luifaisaient trouver encore plus doux l’abri de la bibliothèquesilencieuse qui la changeait du garni grandiose, officiel et froid,des ministères.

Au milieu de la calme causerie, on entendaitun bruit de porte, un frou-frou de soie, Hortense qui rentrait.

– Ah ! je savais te trouver là…

Elle n’aimait pas à lire, celle-là. Même lesromans l’ennuyaient, jamais assez romanesques pour son exaltation.Au bout de cinq minutes qu’elle était à piétiner, son chapeau surla tête :

– Ça sent le renfermé, toutes ces paperasses…tu ne trouves pas, Rosalie ?… Allons, viens un peu avec moi…Père t’a assez eue. Maintenant, c’est mon tour.

Et elle l’entraînait dans sa chambre, leurchambre, car Rosalie y avait aussi vécu jusqu’à l’âge de vingtans.

Elle voyait là, dans une heure charmante decauseries, tous les objets qui avaient fait partie d’elle-même, sonlit aux rideaux de cretonne, son pupitre, l’étagère, labibliothèque où il restait un peu de son enfance aux titres desvolumes, à la puérilité de mille riens conservés avec amour. Elleretrouvait ses pensées dans tous les coins de cette chambre dejeune fille, plus coquette et ornée que de son temps un tapis parterre, une veilleuse en corolle au plafond, et de petites tablesfragiles, à coudre, à écrire, que l’on rencontrait à chaque pas.Plus d’élégance et moins d’ordre, deux ou trois ouvrages commencés,au dos des chaises, le pupitre resté ouvert avec un envolement depapier à devise. Quand on entrait, il y avait toujours une petiteminute de déroute.

– C’est le vent, disait Hortense en éclatantde rire, il sait que je l’adore, il sera venu voir si j’yétais.

– On aura laissé la fenêtre ouverte, répondaitRosalie tranquillement… Comment peux-tu vivre là-dedans ?… Jesuis incapable de penser, moi, quand rien n’est en place.

Elle se levait pour remettre droit un cadreaccroché au mur, qui gênait son œil aussi juste que son esprit.

– Eh bien ! moi, tout le contraire, ça memonte… Il me semble que je suis en voyage.

Cette différence de natures se retrouvait surle visage des deux sœurs. Rosalie, régulière, une grande pureté delignes, des yeux calmes et de couleur changeante comme un flot dontla source est profonde ; l’autre, des traits en désordre,d’expression spirituelle sur un teint mat de créole. Le nord et lemidi du père et de la mère, deux tempéraments très divers quis’étaient unis sans se fondre, perpétuant chacun sa race. Et celamalgré la vie commune, l’éducation pareille dans un grandpensionnat où Hortense reprenait, sous les mêmes maîtres, àquelques années de distance, la tradition scolaire qui avait faitde sa sœur une femme sérieuse, attentive, tout à la minuteprésente, s’absorbant dans ses moindres actes, et la laissait,elle, tourmentée, chimérique, l’esprit inquiet, toujours en rumeur.Quelquefois, la voyant si agitée, Rosalie s’écriait :

– Je suis bien heureuse, moi… Je n’ai pasd’imagination.

– Moi, je n’ai que ça ! disaitHortense ; et elle lui rappelait que, au cours deM. Baudouy chargé de leur apprendre le style et ledéveloppement de la pensée, ce qu’il appelait pompeusement« sa classe d’imagination », Rosalie n’avait aucunsuccès, exprimant toutes choses en quelques mots concis, tandisque, avec gros comme ça d’idée, elle noircissait des volumes.

« C’est le seul prix que j’aie jamais eu,le prix d’imagination. »

Elles étaient, malgré tout, tendrement unies,d’une de ces affections de grande à petite sœur, où il entre dufilial et du maternel. Rosalie l’emmenait partout avec elle, aubal, chez ses amies, dans ces courses de magasins qui affinent legoût des Parisiennes. Même après leur sortie du pensionnat, ellerestait sa petite mère. Et maintenant elle s’occupait de la marier,de lui trouver le compagnon tranquille et sûr, indispensable àcette tête folle, le bras solide dont il fallait équilibrer sesélans. Méjean était tout indiqué ; mais Hortense, qui d’abordn’avait pas dit non, montrait subitement une antipathie évidente.Elles s’en expliquèrent au lendemain de cette soirée ministérielleoù Rosalie avait surpris l’émotion, le trouble de sa sœur.

– Oh ! il est bon, je l’aime bien, disaitHortense… C’est un ami loyal comme on voudrait en sentir auprès desoi toute sa vie… Mais ce n’est pas le mari qu’il me faut.

– Pourquoi ?

– Tu vas rire… Il ne parle pas assez à monimagination, voilà !… Le mariage avec lui, ça me fait l’effetd’une maison bourgeoise et rectangulaire au bout d’une allée droitecomme un i. Et tu sais que j’aime autre chose, l’imprévue,les surprises…

– Qui alors ?M. de Lappara ?…

– Merci ! pour qu’il me préfère sontailleur.

– M. de Rochemaure ?

– Le paperassier modèle… moi qui ai le papieren horreur.

Et l’inquiétude de Rosalie la pressant,voulant savoir, l’interrogeant de tout près : « Ce que jevoudrais, dit la jeune fille, pendant que montait une flammelégère, comme d’un feu de paille, à la pâleur de son teint, ce queje voudrais… » puis, la voix changée, avec une expressioncomique :

– Je voudrais épouser Bompard ; oui,Bompard, voilà le mari de mes rêves… Au moins, il a del’imagination, celui-là, des ressources contre la monotonie.

Elle se leva, arpenta la chambre, de cettedémarche un peu penchée qui la faisait paraître encore plus grandeque sa taille. On ne connaissait pas Bompard. Quelle fierté, quelledignité d’existence, et logique avec sa folie. « Numa voulaitlui donner une place près de lui, il n’a pas voulu. Il a préférévivre de sa chimère. Et l’on accuse le Midi d’être pratique,industrieux… En voilà un qui fait mentir la légende… tiens !en ce moment, – il me racontait cela, au bal, l’autre soir, – ilfait éclore des œufs d’autruche… Une couveuse artificielle… Il estsûr de gagner des millions… Il est bien plus heureux que s’il lesavait… Mais c’est une féerie perpétuelle que cet homme-là !Qu’on me donne Bompard, je ne veux que Bompard.

– Allons, je ne saurai rien encoreaujourd’hui… » pensait la grande sœur qui devinait quelquechose de profond sous ces badinages.

Un dimanche, Rosalie trouva en arrivant madameLe Quesnoy qui l’attendait dans l’antichambre et lui dit d’un tonmystère :

– Il y a quelqu’un au salon… une dame duMidi.

– Tante Portal ?

– Tu vas voir…

Ce n’était pas Mme Portal, mais unepimpante Provençale dont la révérence rustique s’acheva dans unéclat de rire.

– Hortense !

La jupe au ras des souliers plats, le corsageélargi par les plis de tulle du grand fichu, le visage encadré desondes tombantes de la chevelure que retenait la petite coiffe ornéed’un velours ciselé, brodé de papillons de jais, Hortenseressemblait bien aux « chato » qu’on voit le dimanchecoqueter sur la Lice d’Arles ou cheminer deux par deux, les cilsbaissés, entre les colonnettes du cloître de Saint-Trophyme dont ladentelure va bien à ces carnations sarrasines, de l’ivoire d’égliseoù tremble la clarté d’un cierge en plein jour.

– Crois-tu qu’elle est jolie ! disait lamère, ravie devant cette personnification vivante du pays de sajeunesse. Rosalie, au contraire, tressaillit d’une tristesseinconsciente comme si ce costume lui emportait sa sœur au loin,bien loin.

– En voilà une fantaisie !… Ça te vabien, mais je t’aime encore mieux en Parisienne… Et qui t’a si bienhabillée ?

– Audiberte Valmajour. Elle sort d’ici.

– Comme elle vient souvent, dit Rosalie enpassant dans leur chambre pour ôter son chapeau, quelleamitié !… Je vais être jalouse.

Hortense se défendait, un peu gênée. Çafaisait plaisir à leur mère, cette coiffe du Midi dans lamaison.

– N’est-ce pas vrai, mère ? cria-t-elled’une pièce à l’autre. Puis cette pauvre fille était si dépayséedans Paris et si intéressante avec ce dévouement aveugle au géniede son frère.

– Oh ! du génie… dit la grande sœur ensecouant la tête.

– Dame ! tu as vu, l’autre soir chezvous, quel effet… partout c’est la même chose.

Et comme Rosalie répondait qu’il fallaitcomprendre à leur vraie valeur ces succès mondains faitsd’obligeance, de chic, du caprice d’une soirée :

– Enfin, il est à l’Opéra.

La bande de velours s’agitait sur la petitecoiffe en révolte, comme si elle eût recouvert vraiment une de cestêtes exaltées dont elle accompagne là-bas le fier profil.D’ailleurs, ces Valmajour n’étaient pas des paysans comme d’autres,mais les derniers représentants d’une famille déchue !…

Rosalie, debout devant la haute psyché, seretourna en riant :

– Comment tu crois à cette légende ?

– Mais certes ! Ils viennent directementdes princes des Baux… les parchemins sont là comme les armes à leurporte rustique. Le jour où ils voudront…

Rosalie frémit. Derrière le paysan joueur deflûtet, il y avait le prince. Avec un prix d’imagination, celapouvait devenir dangereux.

– Rien de tout cela n’est vrai, et elle neriait plus cette fois, – il existe dans la banlieue d’Aps dixfamilles de ce nom soi-disant princier. Ceux qui t’ont dit autrechose ont menti par vanité, par…

– Mais c’est Numa, c’est ton mari… L’autresoir, au ministère, il donnait toutes sortes de détails.

– Oh ! avec lui, tu sais… Il faut mettreau point, comme il dit.

Hortense n’écoutait plus. Elle était rentréedans le salon, et assise au piano elle entonnait d’une voixéclatante :

Mount’ as passa la matinado

Mourbieù, Marioun…

C’était, sur un air grave comme duplain-chant, une ancienne chanson populaire de Provence que Numaavait apprise à sa belle-sœur et qu’il s’amusait à lui entendrechanter avec son accent parisien qui, glissant sur lesarticulations méridionales, faisait penser à de l’italien prononcépar une Anglaise.

– Où as-tu passé ta matinée, morbleu,Marion ?

– À la fontaine chercher de l’eau, mon Dieu, monami.

– Quel est celui qui te parlait, morbleu,Marion ?

– C’est une de mes camarades, mon Dieu, monami.

– Les femmes ne portent pas les brayes, morbleu,Marion.

– C’était sa robe entortillée, mon Dieu, monami.

– Les femmes ne portent pas l’épée, morbleu,Marion.

– C’est sa quenouille qui pendait, mon Dieu, monami.

– Les femmes ne portent pas moustache, morbleu,Marion.

– C’étaient des mûres qu’elle mangeait, mon Dieu, monami.

– Le mois de mai ne porte pas de mûres, morbleu,Marion.

– C’était une branche de l’automne, mon Dieu, monami.

– Va m’en chercher une assiettée, morbleu,Marion.

– Les petits oiseaux les ont toutes mangées, mon Dieu,mon ami.

– Marion !… je te couperai la tête, morbleu,Marion…

– Et puis que ferez-vous du reste, mon Dieu, monami ?

– Je le jetterai par la fenêtre, morbleu,Marion,

Les chiens, les chats en feront fête…

Elle s’interrompit pour lancer avec le gesteet l’intonation de Numa, quand il se montait : « Ça,voyez-vous, mes infants… C’est bo comme duShakspeare !…

– Oui, un tableau de mœurs, fit Rosalie ens’approchant… Le mari grossier, brutal, la femme féline etmenteuse… un vrai ménage du Midi.

– Oh ! ma fille… dit Mme Le Quesnoysur un ton de doux reproche, le ton des anciennes querelles passéesen habitude. Le tabouret de piano tourna brusquement sur sa vis etmit en face de Rosalie le bonnet de la Provençale indignée.

– C’est trop fort… qu’est-ce qu’il t’a fait,le Midi ?… Moi, je l’adore. Je ne le connaissais pas, mais cevoyage que vous m’avez fait faire m’a révélé ma vraie patrie… J’aibeau avoir été baptisée à Saint-Paul ; je suis de là-bas, moi…Une enfant de la placette… Tu sais, maman, un de ces jours nousplanterons là ces froids Septentrionaux et nous irons demeurertoutes deux dans notre beau Midi où l’on chante, où l’on danse, leMidi du vent, du soleil, du mirage, de tout ce qui poétise etélargit la vie… C’est là que je voudrais vi-i-vre… Sesdeux mains agiles retombèrent sur le piano, dispersant la fin deson rêve dans un brouhaha de notes retentissantes.

« Et pas un mot du tambourin, pensaitRosalie, c’est grave ! »

Plus grave encore qu’elle ne l’imaginait.

Du jour où Audiberte avait vu la demoiselleaccrocher une fleur au tambourin de son frère, à cette minute mêmes’était levée dans son esprit ambitieux une vision splendided’avenir, qui n’avait pas été étrangère à leur transplantement.L’accueil que lui fit Hortense lorsqu’elle vint se plaindre à elle,son empressement à courir vers Numa, l’affermissaient dans sonespoir encore vague. Et depuis, lentement, sans s’en ouvrir à seshommes autrement que par des demi-mots, avec sa duplicité depaysanne presque italienne, en se glissant, en rampant, ellepréparait les voies. De la cuisine de la place Royale où ellecommençait par attendre timidement dans un coin, au bord d’unechaise, elle se faufilait au salon, s’installait, toujours nette etbien coiffée, à une place de parente pauvre. Hortense en raffolait,la montrait à ses amies comme un joli bibelot rapporté de cetteProvence dont elle parlait avec passion. Et l’autre, se faisantplus simple que nature, exagérait ses effarements de sauvage, sescolères à poings fermés contre le ciel boueux de Paris, s’exclamaitd’un « Boudiou » très gentil dont elle soignaitl’effet comme une ingénue de théâtre. Le président lui-même ensouriait, de ce boudiou. Et faire sourire leprésident !…

Mais c’est chez la jeune fille, seule avecelle, qu’elle mettait en jeu toutes ses câlineries. Tout à coupelle s’agenouillait à ses pieds, lui prenait les mains, s’extasiaitsur les moindres grâces de sa toilette, la façon de nouer un ruban,de se coiffer, laissant échapper de ces lourds compliments en pleinvisage qui font plaisir quand même, tellement ils paraissent naïfset spontanés. Oh ! quand la demoiselle était descendue devoiture devant le mas, elle avait cru voir la reine desanges en personne, qu’elle n’en pouvait plus parler desaisissement. Et son frère, pécaïré, en entendant le carrosse quiramenait la Parisienne crier sur les pierres de la descente, ildisait que c’était comme si ces pierres lui tombaient une à une surle cœur.

Elle en jouait de ce frère, et de ses fiertés,de ses inquiétudes… Des inquiétudes, pourquoi ? je vousdemande un peu… Depuis la soirée du menistre, on parlaitde lui sur tous les journaux, on mettait son portrait partout. Etdes invitations dans le faubourg de Saint-Germeïn, qu’iln’y pouvait pas suffire. Des duchesses, des comtesses qui luiécrivaient sur des billets à odeur, avec des couronnes à leurpapier comme sur les voitures qu’elles envoyaient pour le prendre…Eh bien non, il n’était pas content, le povre !

Tout cela, chuchoté près d’Hortense, luicommuniquait un peu de la fièvre et du magnétique vouloir de lapaysanne. Alors, sans regarder, elle demandait si Valmajourn’aurait pas, peut-être, une promise qui l’attendait là-bas, aupays.

– Lui, une promise !… Avaï, vousle connaissez pas… Il s’en croit trop pour vouloir d’une paysanne.Les plus riches se sont mises après lui, celle des Combette, uneautre encore, et des galantes, vous savez bien !… Il les a passeulement regardées… Qui sait ce qu’il roule dans sa tête !…Oh ! ces artistes…

Et ce mot, nouveau pour elle, prenait sur seslèvres ignorantes une indéfinissable expression, comme du latin dela messe ou quelque formule cabalistique ramassée dans leGrand-Albert. L’héritage du cousin Puyfourcat revenait très souventaussi dans cet adroit bavardage.

Il est peu de familles du Midi, artisanes oubourgeoises, qui n’aient leur cousin Puyfourcat, le chercheurd’aventures parti dès sa jeunesse et qui n’a plus écrit, qu’ou aimeà se figurer richissime. C’est le billet de loterie à longueéchéance, l’échappée chimérique sur un lointain de fortune etd’espoir, auquel on finit par croire fermement. Audiberte y croyaità l’héritage du cousin, et elle en parlait à la jeune fille, moinspour l’éblouir que pour diminuer les distances sociales qui lesséparaient. À la mort du Puyfourcat, le frère rachèteraitValmajour, ferait reconstruire le château et valoir ses titres denoblesse, puisqu’ils disaient tous que les papiers existaient.

À la fin de ces causeries, prolongéesquelquefois jusqu’au crépuscule, Hortense restait longtempssilencieuse, le front appuyé à la vitre, à regarder monter dans unrose couchant d’hiver les hautes tours du château reconstruit, laplate-forme toute ruisselante de lumières et d’aubades en l’honneurde la châtelaine.

– Boudiou, qu’il est tard !…s’écriait la paysanne la voyant au point où elle voulait… Et ledîner de mes hommes qui n’est pas prêt ! Je me sauve.

Souvent Valmajour venait l’attendre enbas ; mais elle ne le laissait jamais monter. Elle le sentaitsi gauche et si grossier, indifférent d’ailleurs à toute idée deséduction. Elle n’avait pas encore besoin de lui.

Quelqu’un qui la gênait bien aussi, maisdifficile à éviter, c’était Rosalie, auprès de qui les chatteries,les fausses naïvetés ne prenaient pas. En sa présence, Audiberte,ses terribles sourcils noirs plissés au front, ne disait plus unmot ; et dans ce mutisme montait, avec une haine de race, unecolère de faible, sournoise et vindicative, contre l’obstacle leplus sérieux à ses projets. Son vrai grief était celui-là ;mais elle en avouait d’autres à la petite sœur. Rosalie n’aimaitpas le tambourin, puis « elle ne faisait pas sa religion… Etune femme qui ne fait pas sa religion, voyez-vous… » Audibertela faisait, elle, et furieusement ; elle ne manquait pas unoffice et communiait aux jours convenus. Cela ne l’entravait enrien, rouée, menteuse, hypocrite, violente jusqu’au crime, nepuisant dans les textes que des préceptes de vengeance et de haine.Seulement elle restait honnête, au sens féminin du mot. Avec sesvingt-huit ans, sa jolie figure, elle gardait, dans les milieux basoù ils roulaient maintenant, la chasteté sévère de son épais fichude paysanne, serré sur un cœur qui n’avait jamais battu qued’ambition fraternelle.

– Hortense m’inquiète… Regarde-la.

Rosalie, à qui sa mère faisait cetteconfidence dans un coin de salon au ministère, crut que madame LeQuesnoy partageait ses défiances. Mais l’observation de la mères’adressait à l’état d’Hortense, qui ne parvenait pas à guérir ungros vilain rhume. Rosalie regarda sa sœur. Toujours son teintéblouissant, sa vivacité, sa gaieté. Elle toussait un peu, maisquoi ! comme toutes les Parisiennes après la saison des bals.Le beau temps allait la remettre bien vite.

« En as-tu parlé àJarras ? »

Jarras était un ami de Roumestan, un ancien ducafé Malmus. Il assurait que ce n’était rien, conseillait les eauxd’Arvillard.

– Eh bien il faut y aller… dit vivementRosalie, enchantée de ce prétexte d’éloigner Hortense.

– Oui, mais ton père qui va rester seul…

– J’irai le voir tous les jours…

Alors la pauvre mère avouait, en sanglotant,l’épouvante que lui causait ce voyage avec sa fille. Pendant touteune année, il lui avait fallu courir ainsi les villes d’eaux pourl’enfant qu’ils avaient déjà perdu. Est-ce qu’elle allaitrecommencer le même pèlerinage, avec le même but affreux enperspective ? L’autre aussi, ça l’avait pris à vingt ans, enpleine santé, en pleine force…

– Oh ! maman, maman… veux-tu tetaire…

Et Rosalie la grondait doucement, Hortensen’était pas malade, voyons ; le médecin le disait bien. Cevoyage serait une simple distraction. Arvillard, les Alpesdauphinoises, un pays merveilleux. Elle aurait bien vouluaccompagner Hortense à sa place. Malheureusement, elle ne pouvaitpas. Des raisons sérieuses…

– Oui, je comprends… ton mari, leministère…

– Oh ! non, ce n’est pas cela.

Et contre sa mère, dans cette intimité de cœuroù elles se trouvaient rarement ensemble : « Écoute, maispour toi seule, car personne ne le sait, pas même Numa », elleavoua l’espoir encore bien fragile d’un grand bonheur dont elleavait désespéré, qui la rendait folle de joie et de crainte,l’espoir tout nouveau d’un enfant qui allait peut-être venir.

Chapitre 11UNE VILLE D’EAUX

Arvillard-les-Bains, 2 août 76.

C’est bien curieux, va, l’endroit d’où jet’écris. Imagine une salle carrée, très haute, dallée, stuquée,sonore, où le jour de deux grandes fenêtres est voilé de rideauxbleus jusqu’aux derniers carreaux, obscurci encore par une sorte debuée flottante, à goût de soufre, qui colle aux habits, ternit lesbijoux d’or ; là-dedans, des gens assis contre les murs surdes bancs, des chaises, des tabourets, autour de petites tables,des gens qui regardent leur montre à toute minute, se lèvent,sortent pour céder la place à d’autres, laissant voir chaque foispar la porte entr’ouverte la foule des baigneurs, circulant dans leclair vestibule, et le tablier blanc flottant des femmes de servicequi se hâlent. Pas de bruit, malgré tout ce mouvement, un continuelmurmure de conversations à voix basse, de journaux déployés, demauvaises plumes oxydées grinçant sur le papier, un recueillementd’église, baigné, rafraîchi par le grand jet d’eau minéraleinstallé au milieu de la salle et dont l’élan se brise contre undisque métallique, s’émiette, s’éparpille en jaillissements, sepulvérise au-dessus de larges vasques superposées et ruisselantes.C’est la salle d’inhalation.

Je te dirai, ma chérie, que tout le monden’inhale pas de la même façon. Ainsi le vieux monsieur que j’ai enface de moi en ce moment suit à la lettre les prescriptions dumédecin, je les reconnais toutes. Les pieds sur un tabouret, lapoitrine en avant, effaçons les coudes, et la bouche toujoursouverte pour faciliter l’aspiration. Pauvre cher homme ! commeil aspire, avec quelle confiance, quels petits yeux ronds, dévotset crédules qui semblent dire à la source :

« Ô source d’Arvillard, guéris-moi bien,vois comme je t’aspire, comme j’ai foi en toi… »

Puis nous avons le sceptique qui inhale sansinhaler, le dos tourné, en haussant les épaules et considérant leplafond. Puis les découragés, les vrais malades qui sententl’inutilité et le néant de tout ça ; une pauvre dame, mavoisine, que je vois après chaque quinte porter vivement son doigtà la bouche, regarder si le gant ne s’est pas piqué au bout d’unpoint rouge. Et l’on trouve quand même le moyen d’être gai.

Des dames du même hôtel rapprochent leurschaises, se groupent, brodent, potinent tout bas, commentent leJournal des Baigneurs et la liste des étrangers. Lesjeunes personnes arborent des romans anglais à couverture rouge,des prêtres lisent leur bréviaire, – il y a beaucoup de prêtres àArvillard, surtout des missionnaires, avec de grandes barbes, desfigures jaunes, des voix éteintes d’avoir longtemps prêché laparole de Dieu ; – quant à moi, tu sais que les romans ne sontpas mon affaire, surtout ces romans de maintenant où tout se passecomme dans la vie. Alors je fais ma correspondance à deux ou troisvictimes désignées, Marie Tournier, Aurélie Dansaert, et toi, magrande sœur que j’adore. Attendez-vous à de vrais journaux. Pensedonc ! deux heures d’inhalation en quatre fois, tous lesjours ! Personne ici n’inhale autant que moi, c’est-à-dire queje suis un vrai phénomène. On me regarde beaucoup à cause de celaet j’en ai quelque fierté.

Pas d’autre traitement, du reste, à part leverre d’eau minérale que je vais boire à la source matin et soir etqui doit triompher du voile obstiné que ce vilain rhume m’a laissésur la voix. C’est la spécialité des eaux d’Arvillard ; aussiles chanteuses et les chanteurs se donnent-ils rendez-vous ici. Lebeau Mayol vient de nous quitter avec des cordes vocales toutesneuves. Mademoiselle Bachellery, tu sais, la petite diva de votrefête, se trouve si bien du traitement qu’après avoir fini les troissemaines réglementaires, elle en recommence trois autres, ce dontle Journal des Baigneurs la loue beaucoup. Nous avonsl’honneur d’habiter le même hôtel que cette jeune et illustrepersonne, affublée d’une tendre mère de Bordeaux qui à table d’hôteréclame des « appétits » dans la salade et parle duchapeau de cent qrrante francs que portait sa demoiselleau dernier Longchamp. Un couple délicieux et très admiré parminous. On se pâme aux gentillesses de Bébé, – comme dit sa mère, – àses rires, à ses roulades, à ses envolements de jupe courte. On sepresse devant la cour sablée de l’hôtel pour lui voir faire sapartie de crocket avec les petites filles et les petits garçons, –elle ne joue qu’avec les tout petits, – courir, sauter, envoyer saboule en vrai gamin : « Je vas vous roquer, monsieurPaul. »

Tout le monde dit : « Elle est sienfant ! » Moi, je crois que ces faux enfantillages fontpartie d’un rôle, comme ses jupes à larges nœuds et son catogan depostillon. Puis elle a une façon si extraordinaire d’embrassercette grosse Bordelaise, de se pendre à son cou, de se fairebercer, gironner devant tout le monde ! Tu sais si je suiscaressante, eh bien ! vrai, ça me gêne pour embrassermaman.

Une famille bien curieuse aussi, mais moinsgaie, c’est le prince et la princesse d’Anhalt, mademoiselle leurfille, gouvernante, femmes de chambre et suite, qui occupent toutle premier de l’hôtel dont ils sont les personnages. Je rencontresouvent la princesse dans l’escalier, montant marche à marche aubras de son mari, un beau gaillard, éblouissant de santé sous souchapeau gansé de bleu. Elle ne va à l’établissement qu’en chaise àporteurs ; et, c’est navrant, cette tête creusée et palederrière la petite vitre, le père et l’enfant qui marchent à côté,l’enfant bien chétive, avec tous les traits de sa mère et peut-êtreaussi tout son mal. Elle s’ennuie, cette petite de huit ans, à quiil est défendu de jouer avec les autres enfants, et qui regardetristement, du balcon, les parties de crocket et les cavalcades del’hôtel. On la trouve de sang trop bleu pour ces ébats roturiers,ils aiment mieux la garder dans l’atmosphère lugubre de cette mèreexpirante, près de ce père qui promène sa malade avec une têterogue et excédée, ou l’abandonner aux domestiques. Mais, mon Dieu,c’est donc une peste, un mal qui se gagne, la noblesse ! Cesgens-là mangent à part dans un petit salon, inhalent à part, – caril y a des salles pour famille, – et te figures-tu la tristesse dece tête-à-tête, cette femme et cette enfant dans un grand caveausilencieux.

L’autre soir, nous étions très nombreux augrand salon du rez-de-chaussée où l’on se réunit pour jouer à despetits jeux, chanter, danser même quelquefois. La maman Bachelleryvenait d’accompagner à Bébé une cavatine d’opéra, – nous voulonsentrer à l’Opéra, nous sommes même venues à Arvillard nous« récurer la voix pour ça », selon l’élégante expressionde la mère. Tout à coup la porte s’ouvre, et la princesse paraît,avec ce grand air qu’elle a, expirante, élégante, serrée dans unmanteau de dentelle qui dissimule le rétrécissement terrible etsignificatif des épaules. L’enfant et le mari suivaient.

– Continuez, je vous en prie… toussote lapauvre femme.

Et voilà cette bête de petite chanteuse qui vachoisir dans tout son répertoire la romance la plus navrée, la plussentimentale, Vorrei morir, quelque chose comme nosFeuilles mortes en italien, une malade qui fixe sa datemortuaire en automne, pour se faire l’illusion que toute la natureva expirer avec elle, enveloppée du premier brouillard comme d’unsuaire.

Vorrei morir ne la stagion dell’ anno.

L’air est gracieux, d’une tristesse quiprolonge la caresse des mots italiens et au milieu de ce grandsalon, où pénétraient par les fenêtres ouvertes les odeurs, lesvols légers, le rafraîchissement d’une belle nuit d’été, ce désirde vivre encore jusqu’à l’automne, cette trêve, ce sursis demandéau mal prenaient quelque chose de poignant. Sans rien dire, laprincesse s’est levée, est sortie brusquement. Dans le noir dujardin, j’ai entendu un sanglot, un long sanglot, puis une voixd’homme qui grondait, et de ces plaintes pleurées d’un enfant quivoit du chagrin à sa mère.

C’est la tristesse des villes d’eaux, cesmisères de santé qu’on y rencontre, ces toux entêtées, malassourdies par les cloisons d’hôtel, ces précautions de mouchoirssur les bouches pour éviter l’air, ces causeries, ces confidencesdont on devine le sens aux gestes douloureux montrant toujours lapoitrine ou l’épaule vers la clavicule, et les démarchessomnolentes, les pas traînants, l’idée fixe du mal. Maman, quiconnaît toutes les stations pour les maladies de poitrine, pauvremère, dit qu’aux Eaux-Bonnes ou au Mont-Dore c’est bien autre chosequ’ici. On n’envoie à Arvillard que les convalescents comme moi oules cas désespérés pour lesquels rien ne fait plus rien. Nousn’avons heureusement à notre hôtel des Alpes Dauphinoisesque trois malades de ce genre, la princesse, puis deux jeunesLyonnais, le frère et la sœur, orphelins, très riches, dit-on, etqui semblent au pire ; la sœur surtout, avec ce teint blafard,resté sous l’eau, des Lyonnaises, entortillée de peignoirs et dechâles tricotés, sans un bijou, un ruban, nul souci de coquetterie.Elle sent le pauvre, cette riche ; elle est perdue, le sait,se désespère et s’abandonne. Il y a au contraire dans la taillevoûtée du jeune homme, étroitement pincée d’une jaquette à la mode,une terrible volonté de vivre, une incroyable résistance aumal.

« Ma sœur n’a pas de ressort… moi, j’enai ! » disait-il à table d’hôte, l’autre jour, d’une voixtoute rongée qu’on n’entend pas plus que l’ut de laVauters, quand elle chante. Et le fait est qu’il a furieusement duressort. C’est le boute-en-train de l’hôtel, l’organisateur desjeux, des parties, des excursions ; il monte à cheval, entraîneau, des espèces de petits traîneaux chargés de branches surlesquels les montagnards du pays vous font dégringoler les pentesles plus raides, valse, fait des armes, secoué de quintes affreusesqui ne l’interrompent pas un instant. Nous possédons encore uneillustration médicale, le docteur Bouchereau, tu te rappelles,celui que maman était allée consulter pour notre pauvre André. Jene sais s’il nous a reconnues, mais il ne nous salue jamais. Unvieux loup…

… Je viens d’aller boire mon demi-verre à lasource. Cette source précieuse est à dix minutes du pays, enmontant du côté des hauts-fourneaux, dans une gorge où roule etgronde un torrent, tout mousseux d’écume, descendu du glacier quiferme la perspective, luisant et clair entre les Alpes bleues, etqui semble, dans cette blancheur des eaux battues, fondre etdélayer sans cesse sa base invisible et neigeuse. De grandes rochesnoires, suintant goutte à goutte parmi les fougères et les lichens,des plantations de sapins, de verdure sombre, un sol où desfragments de mica étincellent dans la poussière de charbon, voilàl’endroit. Mais ce que je ne puis te rendre, c’est le formidablebruit, le torrent jaillissant dans les pierres, le marteau à vapeurd’une scierie qu’il active, et, dans l’étroite gorge, sur une routeunique, toujours encombrée, des tombereaux de houille, des bestiauxen file, des cavalcades d’excursionnistes, des buveurs qui vont oureviennent ; j’oubliais l’apparition, au seuil des maisonsmisérables, de quelque horrible crétin mâle ou femelle étalant ungoitre hideux, une grosse figure hébétée, la bouche ouverte etgrognante. Le crétinisme est une des productions du pays Il sembleque la nature soit trop forte ici pour l’homme, que le minerai defer, de cuivre, de soufre l’étreigne, le torde, l’étouffe, quecette eau des cimes le glace, comme ces pauvres arbres qu’on voitpousser tout rabougris entre deux roches. Encore une de cesimpressions d’arrivée dont la tristesse et l’horreur s’effacent aubout de quelques jours.

Maintenant, au lieu de les fuir, j’ai mesgoitreux d’élection, un surtout, un affreux petit monstre, assis aubord de la route dans un fauteuil d’enfant de trois ans, et il en aseize, juste l’âge de mademoiselle Bachellery. Quand j’approche, ildodeline sa lourde tête de pierre d’où sort un cri rauque, écrasé,sans conscience et sans air, et sitôt sa pièce blanche reçue, lalève triomphalement vers une charbonnière qui le guette d’un coinde fenêtre. C’est une fortune enviée de bien des mères, cedisgracié qui rapporte plus à lui tout seul que ses trois frèrestravaillant aux fourneaux de La Debout. Le père ne fait rien ;malade de la poitrine, il passe l’hiver à son foyer de pauvre, et,l’été, s’installe avec d’autres malheureux sur un banc, dans labuée tiède que fait en arrivant la source bouillonnante. La nymphede l’endroit, tablier blanc, les mains ruisselantes, remplit à lamesure voulue les verres qu’on lui tend, pendant que dans la cour àcôté, séparée de la route par un mur bas, des têtes dont on ne voitpas les corps se renversent en arrière, contorsionnées d’efforts,grimaçant au soleil, la bouche toute grande. Une illustration del’Enfer du Dante : les damnés du gargarisme.

Quelquefois, en sortant de là, nous faisons legrand tour pour revenir à l’établissement, et nous descendons parle pays. Maman, que le bruit de l’hôtel fatigue, qui a peur surtoutque je ne danse trop au salon, avait rêvé de louer une petitemaison bourgeoise dans Arvillard, où les occasions ne manquent pas.Il y a des écriteaux à chaque porte, à chaque étage, se balançantdans les glycines entre des rideaux clairs et tentateurs. À sedemander vraiment ce que les habitants deviennent pendant lasaison. Campent-ils en troupeaux sur les montagnes environnantes,ou bien vont-ils vivre à l’hôtel à cinquante francs par jour ?Cela m’étonnerait, car il me semble terriblement rapace cet aimantqu’ils ont dans l’œil quand ils regardent le baigneur, – quelquechose qui luit et qui accroche. Et ce luisant-là, l’éclair brusquesur le front de mon petit goitreux, le reflet de sa pièce blanche,je le retrouve partout. Dans les lunettes du petit médecinfrétillant qui m’ausculte tous les matins, dans l’œil des bonnesdames doucereuses vous invitant à visiter leurs maisons, leurspetits jardins bien commodes, remplis de trous pleins d’eau et decuisines au rez-de-chaussée pour des appartements au troisièmeétage, dans l’œil des voituriers en blouses courtes, chapeaux cirésà grands rubans, qui vous font signe du haut de leurs corricolos delouage, dans le regard du petit ânier debout devant l’écurie largeouverte où remuent de longues oreilles, même dans celui des ânes,oui, dans ce grand regard d’entêtement et de douceur, cette duretéde métal que donne l’amour de l’argent, je l’ai vue, elleexiste.

Du reste, elles sont affreuses, leurs maisons,encaissées, tristes, sans horizon, riches en inconvénients de toutesorte qu’il n’est pas permis d’ignorer, puisqu’on vous les signaledans la maison voisine. Nous nous en tiendrons décidément à notrecaravansérail des Alpes Dauphinoises, qui chauffe ausoleil sur la hauteur ses innombrables persiennes vertes dans labrique rouge, au milieu d’un parc anglais encore en bas âge,taillis, labyrinthe, allées sablées dont il partage la jouissanceavec les cinq ou six autres hôtels cossus du pays, LaChevrette, La Laita, Le Bréda, La Planta. Tous ces hôtels ànoms savoyards se font une concurrence féroce, s’épient, sesurveillent par-dessus les massifs, et c’est à qui mènera le plusde train avec ses cloches, ses pianos, le fouet de ses postillons,les fusées de ses feux d’artifice, à qui ouvrira le plus largementses fenêtres pour que l’animation, les rires, les chants, lesdanses fassent dire aux voyageurs de vis-à-vis :

– Comme ils s’amusent là-bas ! Comme ildoit y avoir du monde !

Mais c’est dans le Journal desBaigneurs que se livre entre les auberges rivales la bataillela plus chaude, autour de ces listes d’arrivants que la petitefeuille donne très exactement deux fois par semaine.

Quelle rage envieuse à la Laita, de la Planta,quand on voit par exemple : Prince et princesse d’Anhaltet leur suite… Alpes Dauphinoises. Tout pâlit devant cetteligne écrasante. Comment répondre ? Et l’on cherche, ons’ingénie ; si vous avez un de, un titre quelconque,on le prodigue, on l’étale. Voici trois fois que la Chevrette noussert le même inspecteur des forêts sous des espèces différentes,inspecteur, marquis, chevalier des Saints-Maurice et Lazare. Maisles Alpes Dauphinoises ont encore le pompon, sans que nousy soyons pour rien, dame ! Tu sais comme est maman, toujoursmodeste, effarouchée ; elle a bien défendu à Fanny de dire quinous étions, parce que la position de notre père, celle de ton mariauraient attiré autour de nous trop de curiosité et de poussièremondaine. Le journal a dit simplement : Mesdames LeQuesnoy (de Paris) … Alpes Dauphinoises, et comme lesParisiens sont rares, notre incognito n’a pas été révélé.

Nous avons une installation très simple, assezcommode, deux chambres au second, toute la vallée devant nous, uncirque de montagnes noires de sapins au pied, et qui se nuancent,s’éclaircissent en montant avec des traînées de neige éternelle,des pentes arides en regard de petites cultures qui font comme descarrés de vert, de jaune, de rose, au milieu desquels les meules defoin ne paraissent pas plus grosses que des ruches d’abeilles. Maisce bel horizon ne nous tient guère chez nous.

Le soir, on a le salon, le jour, on erre dansle parc pour le traitement qui, joint à cette existence si remplieet si vide, vous prend et vous absorbe. L’heure amusante, c’estaprès déjeuner, quand on se groupe par petites tables pour le café,sous les grands tilleuls, à l’entrée du jardin. C’est l’heure desarrivées et des départs ; autour de la voiture qui emporte lesbaigneurs, on échange des adieux, des poignées de main, les gens del’hôtel se pressent, éclairés du luisant, du fameux luisantsavoyard. On embrasse des personnes qu’on connaît à peine, lesmouchoirs s’agitent, les grelots tintent, puis la lourde voiturechargée et vacillante disparaît par les routes étroites, à mi-côte,emportant ces noms, ces visages qui ont fait un moment partie de lavie commune, ces inconnus d’hier, demain oubliés.

D’autres arrivent, s’installent dans leurshabitudes. J’imagine que ce doit être la monotonie des paquebots,avec un renouvellement de figures à chaque escale. Tout cemouvement m’amuse, mais notre chère maman reste bien triste, bienabsorbée, malgré le sourire qu’elle essaie quand je la regarde. Jedevine que chaque détail de notre vie lui apporte un souvenirnavrant, une évocation d’images lugubres. Elle en a tant vu de cescaravansérails de malades, pendant l’année où elle a suivi sonagonisant de station en station, dans la plaine ou sur la montagne,sous les pins au bord de la mer, avec un espoir toujours trompé etl’éternelle résignation qu’elle était obligée de mettre à sonmartyre.

Vraiment, Jarras pouvait bien lui éviter cerappel de douleurs ; car je ne suis pas malade, je ne toussepresque plus, et, en dehors de mon vilain enrouement qui me donneune voix à crier des pois verts, je ne me suis jamais si bienportée. Un appétit d’enfer, figure-toi, de ces faims terribles quine peuvent attendre. Hier, après un déjeuner à trente plats, aumenu plus compliqué que l’alphabet chinois, je vois une femmeéplucher des framboises devant sa porte. Tout de suite une fringaleme prend. Deux bols, ma chère, deux bols de ces grosses framboisessi fraîches, « le fruit du pays », comme dit notre garçonde table. Et voilà mon estomac !

C’est égal, ma chérie, comme c’est heureux queni toi ni moi n’ayons pris le mal de ce pauvre frère que je n’aiguère connu et dont je retrouve ici sur d’autres visages les traitstirés, l’expression découragée qu’il a sur son portrait dans lachambre de nos parents ! Et quel original que ce médecin quil’a soigné jadis, ce fameux Bouchereau ! L’autre jour, maman avoulu me présenter à lui, et, pour obtenir une consultation, nousavons rôdé dans le parc autour de ce grand vieux, à la physionomiebrutale et dure ; mais il était très entouré par les médecinsd’Arvillard, l’écoutant avec des humilités d’écolier. Alors nousl’avons attendu à la sortie de l’inhalation. Peine perdue. Notrehomme s’est mis à marcher d’un pas, comme s’il voulait nouséchapper. Avec maman, tu sais, on ne va guère vite, et nous l’avonsencore manqué cette fois. Enfin hier matin Fanny est allée demanderde notre part à sa gouvernante, s’il pouvait nous recevoir. Il afait répondre qu’il était aux eaux pour se soigner et non pourdonner des consultations. En voilà un rustre ! C’est vrai queje n’ai jamais vu une pâleur pareille, de la cire. Père est unmonsieur très coloré à côté de lui. Il ne vit que de lait, nedescend jamais à la salle à manger, encore moins au salon. Notrepetit docteur frétillant, celui que j’appelle M. C’est cequi faut, prétend qu’il a une maladie de cœur très dangereuse,et que ce sont les eaux d’Arvillard qui depuis trois ans le fontdurer.

« C’est ce qui faut ! C’est ce quifaut ! »

On n’entend que cela dans le bredouillement dece drôle de petit homme, vaniteux, bavard, qui tourbillonne lematin dans notre chambre. « Docteur, je ne dors pas… Je croisque le traitement m’agite. – C’est ce qui faut ! – Docteur,j’ai toujours sommeil… je crois que ce sont les eaux. – C’est cequi faut » Ce qu’il faut surtout, c’est que sa tournée soitvite faite, pour qu’il puisse être avant dix heures à son cabinetde consultation, dans cette petite boîte à mouches où le mondes’entasse jusque dans l’escalier, jusque sur le trottoir, en basdes marches. Aussi il ne flâne guère, vous bâcle une ordonnancesans s’arrêter de sauter, de cabrioler, comme un baigneur qui« fait sa réaction ».

Oh ! la réaction. C’est ça encore uneaffaire. Moi qui ne prends ni bains ni douches, je ne fais pas deréaction mais je reste quelquefois un quart d’heure sous lestilleuls du parc à regarder le va-et-vient de tous ces gensmarchant à grands pas réguliers, l’air absorbé, se croisant sans sedire un mot. Mon vieux monsieur de la salle d’inhalation, celui quifait de l’œil à la source, apporte à cet exercice la mêmeconscience ponctuelle. À l’entrée de l’allée il s’arrête, ferme sonombrelle blanche, rabaisse son collet d’habit, regarde sa montre,et en route, la jambe raide, les coudes au corps, une deux !une deux ! jusqu’à une grande barre de lumière blonde que lemanque d’un arbre jette en clairière dans l’allée. Il ne va pasplus loin, lève les bras trois fois comme s’il tendait deshaltères, puis revient de la même allure, brandit de nouveauxhaltères, et comme cela quinze tours de suite. J’imagine que lasection des agités à Charenton doit avoir un peu de la physionomiede mon allée vers onze heures.

6 août.

C’est donc vrai, Numa vient nous voir.Oh ! que je suis contente, que je suis contente Ta lettre estarrivée par le courrier d’une heure, dont la distribution se faitdans le bureau de l’hôtel. Minute solennelle, décisive pour lacouleur de la journée. Le bureau plein, on se range en demi-cercleautour de la grosse madame Laugeron, très imposante dans sonpeignoir de flanelle bleue, pendant que de sa voix autoritaire, unpeu maniérée, d’ancienne dame de compagnie, elle annonce lesadresses multicolores du courrier. Chacun s’avance à l’appel, et jedois te dire qu’on met un certain amour-propre à avoir un fortcourrier. À quoi n’en met-on pas du reste de l’amour-propre dans ceperpétuel frottement de vanités et de sottises ? Quand jepense que j’en arrive à être fière de mes deux heuresd’inhalation ! « M. le prince d’Anhalt…M. Vasseur… Mademoiselle Le Quesnoy… » Déception. Cen’est que mon journal de modes. « Mademoiselle LeQuesnoy… » Je regarde s’il n’y a plus rien pour moi et je mesauve avec ta chère lettre, jusqu’au fond du jardin, sur un bancenfermé de grands noisetiers.

Ça, c’est mon banc, le coin où je m’isole pourrêver, faire mes romans car, chose étonnante, pour bien inventer,développer selon les règles de M. Baudouy, il ne me faut pasde larges horizons. Quand c’est trop grand, je me perds, jem’éparpille, va te promener. Le seul ennui de mon banc, c’est levoisinage d’une balançoire, où cette petite Bachellery passe lamoitié de ses journées à se faire lancer dans l’espace par le jeunehomme au ressort. Je pense qu’il en a du ressort pour la pousserainsi pendant des heures. Et ce sont des cris de bébé, des rouladesenvolées « Plus haut ! encore !… » Dieu !que cette fille m’agace, je voudrais que la balançoire l’envoyâtdans la nue et qu’elle n’en redescendît jamais.

On est si bien, si loin, sur mon banc, quandelle n’est pas là. J’y ai savouré ta lettre, dont le post-scriptumm’a fait pousser un cri de joie.

Oh ! que béni soit Chambéry et son lycéeneuf, et cette première pierre à poser, qui amène dans nos régionsle ministre de l’Instruction publique. Il sera très bien ici pourpréparer son discours, soit en se promenant dans l’allée de laréaction, – allons, bon, un calembour maintenant, – ou sous mesnoisetiers quand mademoiselle Bachellery ne les effarouche pas. Moncher Numa ! Je m’entends si bien avec lui, si vivant, si gai.Comme nous allons causer ensemble de notre Rosalie et du sérieuxmotif qui l’empêche de voyager en ce moment… Ah ! mon Dieu,c’est un secret… Et maman qui m’a tant fait jurer… c’est elle quiest contente aussi de recevoir le cher Numa. Du coup, elle en perdtoute timidité, toute modestie, et vous avait une majesté enentrant dans le bureau de l’hôtel pour retenir l’appartement de songendre le ministre ! Non, la tête de notre hôtesse oyant cettenouvelle.

– Comment ! mesdames, vous êtes… vousétiez ?…

– Nous le fûmes…, nous le sommes…

Sa large face est devenue lilas, ponceau, unepalette de peintre impressionniste. Et M. Laugeron, et tout leservice. Depuis notre arrivée, nous réclamions en vain un bougeoirsupplémentaire ; tout à l’heure, il y en avait cinq sur lacheminée. Numa sera bien servi, je t’en réponds, et installé. Onlui donne le premier étage du prince d’Anhalt, qui va se trouverlibre dans trois jours. Il paraît que les eaux d’Arvillard sontfunestes à la princesse ; et le petit docteur lui-même estd’avis qu’elle parte au plus vite. C’est ce qui faut, car s’ilarrivait un malheur, les Alpes Dauphinoises ne s’enrelèveraient pas.

C’est pitié, la hâte qui se fait autour dudépart de ces malheureux, comme on les presse, comme on les pousse,à l’aide de cette hostilité magnétique que dégagent les endroits oùl’on est importun. Pauvre princesse d’Anhalt dont l’arrivée fut sifêtée ici. Pour un peu, on la reconduirait à l’extrémité dudépartement entre deux gendarmes… L’hospitalité des villesd’eaux !…

À propos, et Bompard ? tu ne me dis pass’il sera du voyage. Dangereux Bompard ! s’il vient, je suiscapable de m’envoler avec lui sur quelque glacier. Quelsdéveloppements nous trouverions à nous deux, vers les cimes !Je ris, je suis si heureuse… Et j’inhale, et j’inhale, un peu gênéepar le voisinage du terrible Bouchereau qui vient d’entrer et des’asseoir à deux places de moi.

Qu’il a donc l’air dur, cet homme-là. Lesmains sur la pomme de sa canne, son menton posé dessus, il parietout haut, le regard droit, sans s’adresser à personne. Est-ce queje dois prendre pour moi ce qu’il dit de l’imprudence desbaigneuses, de leurs robes de batiste claire, de la sottise dessorties après le dîner dans un pays où les soirées sont d’unefraîcheur mortelle ?

Méchant homme ! On croirait qu’il saitque je quête ce soir à l’église d’Arvillard pour l’œuvre de laPropagation. Le père Olivieri doit raconter en chair ses missionsdans le Thibet, sa captivité, son martyre ; mademoiselleBachellery, chanter l’Ave Maria de Gounod. Et je me faisune fête du retour par toutes les petites rues noires avec deslanternes, comme une vraie retraite aux flambeaux.

Si c’est une consultation queM. Bouchereau me donne là, je n’en veux pas, il est trop tard.D’abord, monsieur, j’ai carte blanche de mon petit docteur, qui estbien plus aimable que vous et m’a même permis un petit tour devalse au salon pour finir.

Oh ! rien qu’un, par exemple. Du reste,quand je danse un peu trop, tout le monde est après moi. On ne saitpas comme je suis robuste avec ma taille de grand fuseau, et qu’uneParisienne n’est jamais malade de trop danser. « Prenez garde…Ne vous fatiguez pas… » L’une m’apporte mon châle ;celui-là ferme les croisées dans mon dos, de peur que je m’enrhume.Mais le plus empressé encore, c’est le jeune homme au ressort,parce qu’il trouve que j’en ai diantrement plus que sa sœur. Cen’est pas difficile, pauvre fille. Entre nous, je crois que cejeune monsieur, désespéré des froideurs d’Alice Bachellery, s’estrabattu sur moi et me fait la cour… Mais, hélas ! il perd sespeines, mon cœur est pris, tout à Bompard… Eh bien ! non, cen’est pas Bompard, et tu t’en doutes, ce n’est pas Bompard lepersonnage de mon roman. C’est…, c’est… Ah ! tant pis, monheure est passée. Je te le dirai un autre jour, mademoisellerefréjon.

Chapitre 12UNE VILLE D’EAUX – (Suite)

Le matin où le Journal des Baigneursannonça que Son Excellence M. le ministre de l’Instructionpublique, Bompard attaché, et leur suite, étaient descendus auxAlpes Dauphinoises, le désarroi fut grand dans les hôtelsd’alentour.

Justement La Laita gardait depuisdeux jours un évêque catholique de Genève pour le produire au bonmoment, ainsi qu’un conseiller général de l’Isère, unlieutenant-juge à Tahiti, un architecte de Boston, une fournéeenfin. La Chevrette attendait aussi un « député duRhône et famille ». Mais le député, le lieutenant-juge, toutdisparut emporté, perdu dans le sillon de flamme glorieuse quisuivait partout Numa Roumestan. On ne parlait, on ne s’occupait quede lui. Tous les prétextes servaient pour s’introduire auxAlpes Dauphinoises, passer devant le petit salon durez-de-chaussée sur le jardin, où le ministre mangeait entre sesdames et son attaché, le voir faire la partie de boule, chère auxMéridionaux, avec le père Olivieri des Missions, saint hommeterriblement velu, qui à force de vivre chez les sauvages avaitpris de leurs façons d’être, poussait des cris formidables enpointant et pour tirer brandissait les boules au-dessus de sa têteen tomahawk.

La belle figure du ministre, la rondeur de sesmanières lui gagnèrent les cœurs et surtout sa sympathie pour leshumbles. Le lendemain de son arrivée, les deux garçons quiservaient le premier étage annoncèrent à l’office que le ministreles emmenait à Paris pour son service personnel. Comme c’étaient debons serviteurs, madame Laugeron fit la grimace, mais n’en laissarien voir à l’Excellence, dont le séjour valait tant d’honneur àson hôtel. Le préfet, le recteur arrivaient de Grenoble, en tenue,présenter leurs hommages à Roumestan. L’Abbé de laGrande-Chartreuse, – il avait plaidé pour eux contre les Prémontréset leur élixir, – lui envoyait en grande pompe une caisse deliqueur extrafine. Enfin le préfet de Chambéry venait prendre sesordres pour la cérémonie de la première pierre à poser au lycéeneuf, l’occasion d’un discours manifeste et d’une révolution dansles mœurs de l’Université. Mais le ministre demandait un peu derépit ; les travaux de la session l’avaient fatigué, ilvoulait reprendre haleine, s’apaiser au milieu des siens, préparerà loisir ce discours de Chambéry, d’une portée si considérable. EtM. le préfet comprenait bien cela, demandant seulement d’êtreprévenu quarante-huit heures à l’avance, pour donner l’éclatnécessaire à la cérémonie. La pierre avait attendu deux mois, elleattendrait bien encore le bon vouloir de l’illustre orateur.

En réalité, ce qui retenait Roumestan àArvillard, ce n’était ni le besoin de repos, ni le loisirnécessaire à cet improvisateur merveilleux sur qui le temps et laréflexion faisaient l’effet de l’humidité sur le phosphore, mais laprésence d’Alice Bachellery. Après cinq mois d’un flirtagepassionné, Numa n’était pas plus avancé auprès de sa« petite » que le jour de leur premier rendez-vous. Ilfréquentait la maison, savourait la bouillabaisse savante de madameBachellery, les chansonnettes de l’ancien directeur desFolies-Bordelaises, reconnaissait ces menues faveurs par une foulede cadeaux, bouquets, envois de loges ministérielles, billets auxséances de l’Institut, de la Chambre, même les palmes d’officierd’Académie pour le chansonnier, tout cela sans avancer sesaffaires. Ce n’était pourtant pas un de ces novices qui vont à lapêche à toute heure, sans avoir d’avance tâté l’eau et solidementappâté. Seulement il avait affaire à la plus subtile dorade, quis’amusait de ses précautions, mordillait l’amorce, lui donnaitparfois l’illusion de la prise, et s’échappait tout à coup d’unedétente, lui laissant la bouche sèche de désir, le cœur fouetté descommotions de sa souple échine ondulée et tentante.

Rien de plus énervant que ce jeu. Il ne tenaitqu’à Numa de le faire cesser, en donnant à la petite ce qu’elledemandait, sa nomination de première chanteuse à l’Opéra, un traitéde cinq ans, de gros appointements, des feux, la vedette, le toutstipulé sur papier timbré, et non par la simple poignée de main, le« topez là » de Cadaillac. Elle n’y croyait pas plusqu’aux « J’en réponds… c’est comme si vous l’aviez… »dont Roumestan depuis cinq mois essayait de la leurrer.

Celui-ci se trouvait entre deux exigences.« Oui, disait Cadaillac, si vous renouvelez mon bail. »Or le Cadaillac était brûlé, fini ; sa présence à la tête dupremier théâtre de musique, un scandale, une tare, un héritagevéreux de l’administration impériale. La presse réclameraitsûrement contre le joueur, trois fois failli, qui ne pouvait portersa croix d’officier, et le cynique montreur, dilapidant sansvergogne les deniers publics. Fatiguée à la fin de ne pouvoir selaisser prendre, Alice cassa la ligne et se sauva, traînantl’hameçon.

Un jour, le ministre arrivant chez lesBachellery trouva la maison vide et le père qui, pour le consoler,lui chantait son dernier refrain :

Donne-moi d’quoi q’t’as, t’auras d’quoi qu’j’ai.

Il s’efforça de patienter un mois, puisretourna voir le fécond chansonnier qui voulut bien lui chanter sanouvelle :

Quand le saucisson va, tout va…

et le prévenir que ces dames, se trouvantadmirablement aux eaux, avaient l’intention de doubler leur séjour.C’est alors que Roumestan s’avisa qu’on l’attendait pour cettepremière pierre du lycée de Chambéry, une promesse faite en l’airet qui y serait probablement restée, si Chambéry n’eut été voisind’Arvillard où, par un hasard providentiel, Jarras, le médecin etl’ami du ministre, venait d’envoyer mademoiselle Le Quesnoy.

Ils se rencontrèrent, dès l’arrivée, dans lejardin de l’hôtel. Elle, très surprise de le voir, comme si lematin même elle n’avait lu l’annonce pompeuse du Journal desBaigneurs, comme si depuis huit jours toute la vallée par lesmille voix de ses forêts, de ses fontaines, ses innombrables échos,n’annonçait la venue de l’Excellence :

– Vous, ici ?

Lui, son air ministre, imposant etgourmé :

– Je viens voir ma belle-sœur.

Il s’étonna, du reste, de trouver encoremademoiselle Bachellery à Arvillard. Il la croyait partie depuislongtemps.

– Dame ! il faut bien que je me soigne,puisque Cadaillac prétend que j’ai la voix si malade.

Là-dessus un petit salut parisien du bout descils, et elle s’éloigna sur une roulade claire, un joli gazouillisde fauvette, qu’on entend encore longtemps après qu’on ne voit plusl’oiseau. Seulement, dès ce jour, elle changea d’allure. Ce ne futplus l’enfant précoce, toujours à gambader par l’hôtel, à roquerM. Paul, à jouer à la balançoire, aux jeux innocents, qui nese plaisait qu’avec les petits, désarmait les mamans les plussévères, les ecclésiastiques les plus moroses par l’ingénuité deson rire et son exactitude aux offices. On vit paraître AliceBachellery, la diva des Bouffes, le joli mitron déluré et viveur,s’entourant de jeunes freluquets, improvisant des fêtes, desparties, des soupers que la mère, toujours présente, ne défendaitqu’à demi des interprétations mauvaises.

Chaque matin, un panier au blanc tendeletbordé d’un baldaquin de franges se rangeait au perron une heureavant que ces dames descendissent en robe claire, pendant quepiaffait autour d’elles une joyeuse cavalcade, tout ce qu’il yavait de libre, de garçon aux Alpes Dauphinoises et dansles hôtels voisins, le lieutenant-juge, l’architecte américain, etsurtout le jeune homme au ressort, que la diva ne semblait plusdésespérer de ses innocents enfantillages. La voiture bourrée demanteaux pour le retour, un gros panier de provisions sur le siège,on traversait le pays au grand trot, en route pour la Chartreuse deSaint-Hugon, trois heures dans la montagne sur des lacets à pic, auras des cimes noires de sapins dégringolant vers des précipices,vers des torrents tout blancs d’écume ; ou bien dans ladirection de Bramefarine, où l’on déjeune d’un fromage de montagnearrosé d’un petit clairet très raide qui fait danser les Alpes, lemont Blanc, tout le merveilleux horizon de glaces, de crêtes bleuesque l’on découvre de là-haut, avec de petits lacs, fragments clairsau pied des roches comme des morceaux de ciel cassé. On descendait,à la ramasse, dans des traîneaux de feuillage, sansdossier, où il faut se cramponner aux branches, lancé à corps perdusur les pentes, tiré par un montagnard qui va droit devant lui surle velours des pâturages, le lit caillouteux des torrents secs,franchissant de la même vitesse les quartiers de roche ou le grandécart d’un ruisseau, vous laissant en bas à la fin, ébloui, moulu,suffoqué, tout le corps en branle et les yeux tourbillonnants avecla sensation de survivre au plus horrible tremblement de terre.

Et la journée n’était complète que lorsquetoute la cavalcade se trempait en route d’un de ces orages demontagne, criblé d’éclairs et de grêle, qui effrayait les chevaux,dramatisait le paysage, préparait un retour à sensation, la petiteBachellery, sur le siège, en paletot d’homme, sa toque ornée d’uneplume de gelinotte, tenant les guides, fouettant ferme pour seréchauffer et racontant, une fois descendue, le danger del’excursion avec l’entrain, la voix mordante, les yeux brillants,la vive réaction de sa jeunesse contre la froide averse et un petitfrisson de peur.

Si du moins elle avait éprouvé alors le besoind’un bon sommeil, un de ces sommeils de pierre que procurent lescourses en montagne. Non, c’était jusqu’au matin dans la chambre deces femmes un train de rires, de chansons, de flacons débouchés,des consommations qu’on montait à ces heures indues, des tablesqu’on roulait pour le baccara, et sur la tête du ministre, dontl’appartement se trouvait juste au-dessous.

Plusieurs fois il s’en plaignit à madameLaugeron, très partagée entre son désir d’être agréable àl’Excellence et la crainte de mécontenter des clientes d’un telrapport. Et puis, a-t-on le droit d’être bien exigeant dans ceshôtels de bains toujours secoués par des départs, des arrivées enpleine nuit, les malles qu’on traîne, les grosses bottes, lesbâtons ferrés des ascensionnistes, en train de s’équiper dès avantle jour, et les quintes de toux des malades, ces horribles touxdéchirantes, ininterrompues, qui tiennent du râle, du sanglot, duchant d’un coq enroué.

Ces nuits blanches, lourdes nuits de juilletque Roumestan passait en insomnies fiévreuses à tourner etretourner dans son lit des pensées importunes, pendant que sonnaitclair là-haut le rire coupé de traits et d’appoggiatures de savoisine, il aurait pu les employer à son discours deChambéry ; mais il était trop agité, trop furieux, se retenantde monter à l’étage au-dessus pour chasser au bout de ses bottes lejeune homme au ressort, l’Américain et cet infâme lieutenant-juge,déshonneur de la magistrature française aux colonies, pour saisirpar le cou, son cou de tourterelle gonflé de roulades, cetteméchante petite scélérate en lui disant une bonne fois :

« Aurez-vous bientôt fini de me fairesouffrir comme ça ? »

Pour s’apaiser, chasser ces visions, d’autresplus vives, plus douloureuses encore, il rallumait sa bougie,appelait Bompard couché dans la pièce à côté, le confident, l’écho,toujours à l’ordre, et l’on causait de la petite. C’est pour celaqu’il l’avait amené, arraché non sans peine à l’installation de sacouveuse artificielle. Bompard s’en consolait en entretenant de sonaffaire le père Olivieri qui connaissait à fond l’élevage desautruches, ayant habité longtemps Cap-town. Et les récits dureligieux, ses voyages, son martyre, les différentes façons dont ilavait été torturé en des pays divers, ce corps robuste deboucanier, brûlé, scié, roué, carte d’échantillon des raffineriesde la cruauté humaine, tout cela avec le frais éventail rêvé desplumes soyeuses et chatoyantes, intéressait autrement l’imaginatifBompard que l’histoire de la petite Bachellery ; mais il étaitsi bien dressé à son métier de suiveur que, même à cette heure-là,Numa le trouvait prêt à s’attendrir, à s’indigner avec lui, donnantà sa noble tête, sous les pointes d’un foulard de nuit, desexpressions de colère, d’ironie, de douleur, selon qu’il s’agissaitdes faux cils de l’artificieuse petite, de ses seize ans qui envalaient bien vingt-quatre, ou de l’immoralité de cette mèreprenant sa part de scandaleuses orgies. Enfin quand Roumestan,ayant bien déclamé, gesticulé, montré à nu la faiblesse de son cœuramoureux, éteignait sa bougie : « Essayons de dormir…Allons… » Bompard profitait de l’obscurité pour lui dire avantd’aller se coucher :

– Moi, à ta place, je sais bien ce que jeferais…

– Quoi ?

– Je renouvellerais le traité deCadaillac.

– Jamais !

Et violemment il s’enfonçait dans sescouvertures pour se garantir contre le tapage du dessus.

Une après-midi, à l’heure de la musique,l’heure coquette et bavarde de la vie de bains, pendant que tousles baigneurs, pressés devant l’établissement comme sur le tillacd’un navire, allaient et venaient, tournaient en rond ou prenaientplace sur les chaises serrées en trois rangs, le ministre, pouréviter mademoiselle Bachellery qu’il voyait arriver en éblouissantetoilette bleue et rouge, escortée de son état-major, s’était jetédans une allée déserte, et seul assis à l’angle d’un banc, pénétrédans ses préoccupations par la mélancolie de l’heure et de cettemusique lointaine, remuait machinalement du bout de son parasol leséclaboussures de feu dont le couchant jonchait l’allée, quand uneombre lente passant sur son soleil lui fit lever les yeux. C’étaitBouchereau, le médecin célèbre, très pâle, bouffi, traînant lespieds. Ils se connaissaient comme à une certaine hauteur de vietous les Parisiens se connaissent. Par hasard, Bouchereau quin’était pas sorti depuis plusieurs jours se sentait d’humeursociable. Il s’assit, on causa.

– Vous êtes donc malade, docteur ?

– Très malade, dit l’autre avec ses façons desanglier… Un mal héréditaire… une hypertrophie du cœur. Ma mère enest morte, mes sœurs aussi… seulement, moi, je durerai moinsqu’elles, à cause de mon affreux métier ; j’en ai pour un an,deux ans tout au plus.

À ce grand savant, à ce diagnostiqueurinfaillible parlant de sa mort avec cette assurance tranquille, iln’y avait rien à répondre que d’inutiles banalités. Roumestan lecomprit, et, silencieux, il songeait que c’était là des tristessesautrement sérieuses que les siennes. Bouchereau continua, sans leregarder, avec cet œil vague, cette suite implacable d’idées quedonne au professeur l’habitude de la chaire et du cours :

« Nous autres médecins, parce que nousavons l’air comme ça, on croit que nous ne sentons rien, que nousne soignons dans le malade que la maladie, jamais l’être humain etsouffrant. Grande erreur !… J’ai vu mon maître Dupuytren, quipassait pourtant pour un dur à cuire, pleurer à chaudes larmesdevant un pauvre petit diphtéritique qui disait doucement que çal’ennuyait de mourir… Et ces appels déchirants des angoissesmaternelles, ces mains passionnées qui vous pétrissent lebras : « Mon enfant ! Sauvez monenfant ! » Et les pères qui se raidissent pour vous dired’une voix bien mâle, avec de grosses larmes le long desjoues : « Vous nous le tirerez de là, n’est-ce pas,docteur ?… » On a beau s’aguerrir, ces désespoirs vouspoignent le cœur ; et c’est ça qui est bon, quand on a le cœurdéjà atteint !… Quarante ans de pratique, à devenir chaquejour plus vibrant, plus sensible… Ce sont mes malades qui m’onttué. Je meurs de la souffrance des autres.

– Mais je croyais que vous ne consultiez plus,docteur, fit le ministre qui s’émouvait.

– Oh ! non, plus jamais, pour personne.Je verrais un homme tomber là devant moi, que je ne me pencheraismême pas… Vous comprenez, c’est révoltant à la fin, ce mal que j’ainourri de tous les maux. Je veux vivre, moi… Il n’y a que lavie. »

Il s’animait dans sa pâleur ; et sanarine, pincée d’un signe morbide, buvait l’air léger imprégnéd’arômes tièdes, de fanfares vibrantes, de cris d’oiseaux. Ilreprit avec un soupir navré :

– Je ne pratique plus, mais je reste toujoursmédecin, je conserve ce don fatal du diagnostic, cette horribleseconde vue du symptôme latent, de la souffrance qu’on veut taire,qui dans le passant à peine regardé, dans l’être qui marche, parle,agit en pleine force, me montre le moribond de demain, le cadavreinerte… Et cela aussi clairement que je vois s’avancer la syncopeoù je resterai, le dernier évanouissement dont rien ne me ferarevenir.

– C’est effrayant, murmura Numa qui se sentaitpâlir, et poltron devant la maladie et la mort comme tous lesméridionaux, ces enragés de vie, se détournait du savantredoutable, n’osait plus le regarder en face, de peur de luilaisser lire sur sa figure rubiconde l’avertissement d’une finprochaine.

– Ah ! ce terrible diagnostic qu’ilsm’envient tous, comme il m’attriste, comme il me gâte le peu de viequi me reste… Tenez, je connais ici une pauvre femme dont le filsest mort, il y a dix, douze ans, d’une phtisie laryngée. Je l’avaisvu deux fois, et seul entre tous, je signalai la gravité du mal.Aujourd’hui je retrouve cette mère avec sa jeune fille ; et jepeux dire que la présence de ces malheureuses me perd mon séjouraux eaux, me cause plus de mal que mon traitement ne me fera debien. Elles me poursuivent, elles veulent me consulter, et moi, jem’y refuse absolument… Pas besoin d’ausculter cette enfant pour lacondamner. Il me suffit de l’avoir vue l’autre jour se jetervoracement sur un bol de framboises, d’avoir regardé à l’inhalationsa main posée sur ses genoux, une main maigre où les onglesbombent, s’enlèvent au-dessus des doigts comme prêts à se détacher.Elle a la phtisie de son frère, elle mourra avant un an… Mais qued’autres le leur apprennent. J’en ai assez donné de ces coups decouteau qui se retournaient contre moi. Je ne veux plus.

Roumestan s’était levé, trèseffrayé :

– Savez-vous le nom de ces dames,docteur ?

– Non. Elles m’ont envoyé leur carte, je n’aipas même voulu la voir. Je sais seulement qu’elles sont à notrehôtel.

Et tout à coup, regardant à l’extrémité del’allée :

« Ah ! mon Dieu, les voilà !…Je me sauve. »

Là-bas, sur le rond-point où la musiqueenvoyait son accord final, c’était un mouvement d’ombrelles, detoilettes gaies s’agitant entre les branches aux premiers coups decloche des dîners sonnant alentour. D’un groupe animé, causant, lesdames Le Quesnoy se détachaient, Hortense grande et svelte dans lalumière, une toilette de mousseline et de valenciennes, un chapeaugarni de roses, à la main un bouquet de ces mêmes roses acheté dansle parc.

– Avec qui causiez-vous donc, Numa ? Ondirait M. Bouchereau.

Elle était devant lui, éblouissante, dans unsi bon jour d’heureuse jeunesse, que la mère elle-même commençait àperdre ses terreurs, laissant se refléter sur son vieux visage unpeu de cette gaieté entraînante.

« Oui, c’était Bouchereau qui meracontait ses misères… Il est bien bas, lepauvre !… »

Et Numa, la regardant, se rassurait :

« Cet homme est fou. Ce n’est paspossible, c’est sa mort qu’il promène et diagnostiquepartout. »

À ce moment, Bompard apparut, marchant trèsvite, brandissant un journal.

– Quoi donc ? demanda le ministre.

– Grande nouvelle ! Le tambourinaire adébuté…

On entendit Hortense murmurer« Enfin ! » et Numa qui rayonnait :

– Succès, n’est-ce pas ?

– Tu penses !… je n’ai pas lu l’article…Mais trois colonnes en tête du Messager !…

– Encore un que j’ai inventé, dit le ministrequi s’était rassis, les mains à l’entournure du gilet, voyons,lis-nous ça.

Madame Le Quesnoy observant que la cloche dudîner avait sonné, Hortense répliqua vivement que ce n’était que lepremier coup ; et la joue sur une main, dans une jolie posed’attente soucieuse, elle écouta.

« Est-ce à M. le ministre desBeaux-Arts, est-ce au directeur de l’Opéra que le public parisiendoit la grotesque mystification dont il a été victime hiersoir ?… »

Ils tressaillirent tous, excepté Bompard qui,dans son élan de beau diseur, bercé par le ronron de sa phrase,sans compromettre ce qu’il lisait, les regardait l’un aprèsl’autre, très surpris de leur étonnement.

– Mais va donc, dit Numa, va donc !

« En tout cas, c’est M. Roumestanque nous en rendons responsable. C’est lui qui nous a apporté de saprovince ce bizarre et sauvage galoubet, ce mirliton deschèvres… »

Il y a des gens bien méchants… interrompit lajeune fille qui pâlissait sous ses roses. Le liseur continua, lesyeux arrondis des énormités qu’il voyait venir :

« … des chèvres, à qui notre Académie demusique a dû de ressembler pour un soir à un retour de foire deSaint-Cloud. Et vraiment il en fallait un fameux galoubet, pourcroire que Paris… »

Le ministre lui arracha violemment lejournal :

– Tu ne vas pas nous lire cette ineptiejusqu’au bout, je suppose… C’est bien assez de nous l’avoirapportée.

Il parcourut l’article, d’un de ces promptsregards d’homme public, habitué aux invectives de la presse.« …Ministre de province…, joli batteur d’entrechats… leRoumestan de Valmajour… sifflé le ministère et crevé sontambourin… » Il en eut assez, cacha la méchante feuille dansla profondeur de ses poches, puis se leva en soufflant la colèrequi lui gonflait le visage, et prenant le bras de madame LeQuesnoy :

« Allons dîner, maman… Ça m’apprendra àne plus m’emballer pour un tas de non-valeurs. »

Ils allaient de front tous les quatre,Hortense les yeux à terre, consternée.

« Il s’agit d’un artiste de grand talent,dit-elle en essayant d’affermir son timbre un peu voilé, il ne fautpas le rendre responsable de l’injustice du public, de l’ironie desjournaux. »

Roumestan s’arrêta :

« Du talent… du talent… bé, oui…Je ne dis pas…, mais trop exotique… »

Et levant son ombrelle :

« Prenons garde au Midi, petite sœur,prenons garde au Midi… N’en abusons pas… Paris sefatiguerait… »

Il se remit en route à pas comptés, paisibleet froid comme un habitant de Copenhague, et le silence ne futtroublé que par ce craquement du gravier sous les pas, qui sembleen certaines circonstances l’écrasement, l’émiettement d’une colèreou d’un rêve. Quand on fut devant l’hôtel dont l’immense salleenvoyait par ces dix fenêtres le tapage affamé des cuillers au fonddes assiettes, Hortense s’arrêta, et, relevant la tête :

« Alors, ce pauvre garçon… vous allezl’abandonner ?

– Que faire ?… Il n’y a pas à lutter…Puisque Paris n’en veut pas. »

Elle eut un regard d’indignation presqueméprisante :

« Oh ! c’est affreux, ce que vousdites… Eh bien, moi, je suis plus fière que vous, et fidèle à mesenthousiasmes. »

Elle franchit en deux sauts le perron del’hôtel.

– Hortense, le second coup est sonné.

– Oui, oui, je sais… Je descends.

Elle monta dans sa chambre, s’enferma, la clefen dedans, pour ne pas être dérangée. Son pupitre ouvert, un de cescoquets bibelots à l’aide desquels la Parisienne personnifie mêmeune chambre d’auberge, elle en tira une des photographies qu’elles’était fait faire avec le ruban et le fichu d’Arles, écrivit uneligne au bas, et signa. Pendant qu’elle mettait l’adresse, l’heuresonna au clocher d’Arvillard dans la sombreur violette du vallon,comme pour solenniser ce qu’elle osait faire.

« Six heures. »

Une vapeur montait du torrent, en blancheurserrantes et floconnantes. L’amphithéâtre de forêts, de montagnes,l’aigrette d’argent du glacier dans le soir rose, elle notait lesmoindres détails de cette minute silencieuse et reposée, comme onmarque sur le calendrier une date entre toutes, comme on soulignedans un livre le passage qui nous a le plus ému, et songeant touthaut :

« C’est ma vie, toute ma vie que j’engageen ce moment. »

Elle en prenait à témoin la solennité du soir,la majesté de la nature, le recueillement grandiose de tout autourd’elle.

Sa vie entière qu’elle engageait ! Pauvrepetite, si elle avait su combien c’était peu de chose.

À quelques jours de là, mesdames Le Quesnoyquittaient l’hôtel, le traitement d’Hortense étant fini. La mère,quoique rassurée par la bonne mine de son enfant et ce que luidisait le petit docteur du miracle opéré par la nymphe des eaux,avait hâte d’en finir avec cette existence dont les moindresdétails réveillaient son ancien martyre.

« Et vous, Numa ? »

Oh ! lui, il comptait rester encore unesemaine ou deux, continuer un bout de traitement et profiter ducalme où le laisserait leur départ pour écrire ce fameux discours.Cela ferait un fier tapage dont elles auraient des nouvelles àParis. Dame ! Le Quesnoy ne serait pas content.

Et tout à coup Hortense, prête à partir, siheureuse pourtant de rentrer chez elle, de revoir les chers absentsque le lointain lui rendait plus chers encore, car elle avait del’imagination jusque dans le cœur, Hortense se sentait unetristesse de quitter ce beau pays, tout ce monde de l’hôtel, desamis de trois semaines auxquels elle ne se savait pas tellementattachée. Ah ! natures aimantes, comme vous vous donnez, commetout vous prend, et quelle douleur ensuite pour briser ces filsinvisibles et sensibles. On avait été si bon pour elle, siattentionné et à la dernière heure, il se pressait autour de lavoiture tant de mains tendues, de visages attendris. Des jeunesfilles l’embrassaient :

« Ça ne sera plus gai sansvous. »

On promettait de s’écrire, on échangeait dessouvenirs, des coffrets odorants, des coupe-papier en nacre aveccette inscription : Arvillard 1876 dans un refletbleu des lacs. Et pendant que M. Laugeron lui glissait dansson sac une fiole de chartreuse surfine, elle voyait là-haut,derrière la vitre de sa chambre, la montagnarde qui la servaittamponner ses yeux d’un gros mouchoir lie de vin, elle entendaitune voix éraillée murmurer à son oreille : « Du ressort,mademoiselle…toujours du ressort… » Son ami le poitrinairequi, grimpé sur l’essieu, tendait vers elle un regard d’adieu, deuxyeux creusés, rongés, fiévreux, mais étincelants d’énergie, devolonté, et un peu d’émotion aussi. Oh ! les bonnes gens, lesbonnes gens…

Hortense ne parlait pas de peur depleurer.

« Adieu, adieu tous ! »

Le ministre, qui accompagnait ces damesjusqu’à la station lointaine, prenait place en face d’elles. Lefouet claque, les grelots s’ébranlent. Tout à coup Hortensecrie : « Mon ombrelle ! » Elle l’avait là, iln’y a qu’un instant. Vingt personnes s’élancent. « L’ombrelle…l’ombrelle… » Dans la chambre, non, dans le salon. Les portesbattent, l’hôtel est fouillé de haut en bas :

« Ne cherchez pas… Je sais où elleest. »

Toujours vive, la jeune fille saute hors de lavoiture et court dans le jardin vers le berceau de noisetiers où lematin encore elle ajoutait quelques chapitres au roman en coursdans sa petite tête bouillonnante. L’ombrelle était là, jetée entravers sur le banc, quelque chose d’elle-même resté à cette placefavorite et qui lui ressemblait. Quelles heures délicieuses passéesdans ce coin de claire verdure, que de confidences envolées avecles abeilles et les papillons ! Sans doute elle n’yreviendrait jamais et cette pensée lui serrait le cœur, laretenait. Jusqu’au grincement long de la balançoire qu’à cetteheure elle trouvait charmant.

– Zut ! tu m’embêtes…

C’était la voix de mademoiselle Bachelleryqui, furieuse de se voir délaisser pour ce départ, et se croyantseule avec sa mère, lui parlait dans son langage habituel. Hortensesongeait aux câlineries filiales qui l’avaient tant de foisénervée, et riait toute seule en revenant vers la voiture, quand audétour d’une allée elle se trouva face à face avec Bouchereau. Elles’écartait, mais il la retint par le bras.

– Vous nous quittez donc, monenfant ?

– Mais oui, monsieur…

Elle ne savait trop que répondre, interdite dela rencontre et de ce qu’il lui parlait pour la première fois.Alors il lui prenait les deux mains dans les siennes, la tenaitainsi devant lui, les bras écartés, la considérait profondément deses yeux aigus sous leurs sourcils blancs en broussailles. Puis seslèvres, son étreinte, tout trembla, un flot de sang empourprant sapâleur :

– Allons, adieu…, bon voyage !

Et sans d’autres paroles, il l’attira, laserra contre sa poitrine avec une tendresse de grand-père et sesauva, les deux mains appuyées sur son cœur qui éclatait.

Chapitre 13LE DISCOURS DE CHAMBERY

Non, non, je me fais hironde… e… elle

Et je m’envo…o…le à tire d’ai…ai…le…

De sa voix aigrelette qui, ce matin, s’étaitlevée toute limpide et de belle humeur, la petite Bachellery,serrée dans un caban de fantaisie à capuchon de soie bleue pouraller avec une petite toque entortillée d’un grand voile de gaze,chantait devant sa glace en achevant de boutonner ses gants.Sanglée pour l’excursion, sa joyeuse petite personne avait unebonne odeur de toilette fraîche et de costume neuf, strictementordonné, en contraste avec les gâchis de la chambre d’hôtel, où lesrestes d’un souper traînaient sur la table au milieu des jetons,des cartes, des bougies, tout près du lit découvert et d’une grandebaignoire pleine de cet éblouissant petit-lait d’Arvillardsouverain pour calmer les nerfs et satiner la peau desbaigneuses.

En bas, l’attendaient le panier attelé,secouant ses grelots, et toute une jeune escorte caracolant devantle perron.

Comme la toilette finissait, on frappa à laporte.

– Entrez !…

Roumestan s’avança, très ému, lui tendit unelarge enveloppe :

– Voici, mademoiselle… Oh ! lisez…lisez…

C’était son engagement à l’Opéra pour cinqans, avec les appointements voulus, la vedette, tout. Quand ellel’eut déchiffré article par article, froidement, posément, jusqu’àla signature à gros doigts de Cadaillac, alors, mais seulementalors, elle fit un pas vers le ministre, et, relevant son voiledéjà serré pour la poussière du voyage, tout contre lui, son becrose en l’air :

– Vous êtes bon… je vous aime…

Il n’en fallait pas plus pour faire oublier àl’homme public tous les ennuis que cet engagement allait luicauser. Il se contint pourtant, demeura droit, froid, sourcilleuxcomme un roc.

– Maintenant, j’ai tenu ma parole, je meretire… je ne veux pas déranger votre partie…

– Ma partie ?… Ah ! oui, c’est vrai…Nous allons à Château-Bayard.

Et lui passant ses deux bras au cou,câlinement :

– Vous allez venir avec nous… Oh ! si…oh ! Si…

Elle lui frôlait la figure avec ses grandscils en pinceaux, et même lui mordillait son menton de statue, pasbien fort, du bout des quenottes.

– Avec ces jeunes gens ?… mais c’estimpossible… Vous n’y songez pas ?…

– Ces jeunes gens ?… Je m’en moque pasmal de ces jeunes gens… Je les lâche… Maman va les prévenir…Oh ! ils y sont habitués… tu entends, maman ?

– J’y vas, dit madame Bachellery qu’onapercevait dans la chambre à côté, le pied sur une chaise,s’efforçant de chausser ses bas rouges de bottines de coutil tropétroites. Elle fit au ministre sa belle révérence desFolies-Bordelaises et descendit bien vite expédier cesmessieurs.

– Garde un cheval pour Bompard… Il viendraavec nous, lui cria la petite ; et Numa, touché de cetteattention, savoura la joie délicieuse d’écouter, avec cette joliefille entre ses bras, s’éloigner au pas, l’oreille basse, toute lafringante jeunesse dont les caracolades lui avaient tant de foispiétiné le cœur. Un baiser longuement appuyé sur un sourire quipromettait tout, puis elle se dégagea :

– Allez vite vous habiller… Il me tarde d’êtreen route…

Quelle rumeur curieuse dans l’hôtel, quelmouvement derrière les persiennes quand on sut que le ministreétait de la partie de Château-Bayard, qu’on vit son large giletblanc, le panama ombrant sa face romaine, s’étaler dans le panieren face de la chanteuse. Après tout, comme disait le père Olivieritrès aguerri par ses voyages, quel mal y avait-il à cela, est-ceque la mère ne les accompagnait pas, et le Château-Bayard, monumenthistorique, rentrait-il oui ou non dans les attributionsministérielles ? Ne soyons donc pas si intolérants, mon Dieu,surtout avec des hommes qui donnent leur vie à la défense desbonnes doctrines et de notre sainte religion.

– Bompard ne vient pas, qu’est-ce qu’il faitdonc ? murmurait Roumestan, impatienté d’attendre là, devantl’hôtel, sous tous ces regards plongeants qui le fusillaient malgréle baldaquin de la voiture. À une croisée du premier étage, quelquechose d’extraordinaire apparut, de blanc, de rond, d’exotique, quicria avec l’accent de l’ancien chef des Tcherkesses :

– Partez devant… Je rejoueïndrai.

Comme s’ils n’attendaient que ce signal, lesdeux mulets, le garrot bas, mais le pied solide, détalèrent ensecouant leurs sonnettes voyageuses, franchirent le parc en troissauts, traversèrent l’établissement de bains.

– Gare ! gare !

Les baigneurs effarés, les chaises à porteursse rangent vivement, les filles de service, leurs grandes poches detablier pleines de monnaie et de tickets de couleur, apparaissent àl’entrée des galeries les masseurs, tout nus comme des Bédouinssous leurs couvertures de laine, se montrent à mi-corps surl’escalier des étuves, les salles d’inhalation soulèvent leursrideaux bleus, on veut voir passer le ministre et lachanteuse ; mais ils sont déjà loin, lancés à fond de traindans le lacis descendant des petites rues noires d’Arvillard, surles cailloux pointus, serrés, veinés de soufre et de feu, où lavoiture rebondit avec des étincelles, secouant les maisons bassestoutes lépreuses, faisant apparaître aux fenêtres garniesd’écriteaux, au seuil des boutiques de bâtons ferrés, de parasols,de passe-montagnes, de pierres calcaires, minerais, cristaux etautres attrape-baigneurs, des têtes qui s’inclinent, des fronts quise découvrent à la vue du ministre. Les goitreux eux-mêmes lereconnaissent, saluent de leurs rires inconscients et rauques legrand maître de l’Université de France, tandis que ces dames, trèsfières, se tiennent droites et dignes en face de lui, sentant bienl’honneur qui leur est fait. Elles ne se mettent à l’aise qu’unefois hors du pays sur la belle route de Pontcharra, où les muletssoufflent au bas de la tour de Treuil que Bompard a fixée commerendez-vous.

Les minutes se passent, pas de Bompard. On lesait bon cavalier, il s’en est vanté si souvent. On s’étonne, ons’irrite, Numa surtout, impatient d’être loin sur cette routeblanche, unie, qui paraît sans fin, d’avancer dans cette journéequi s’ouvre comme une veine, pleine d’espérances et d’aventures.Enfin, d’un tourbillon de poussière où halète une voixeffrayée : « ho !… la… ho !… la… » jaillitla tête de Bompard, coiffée d’un de ces casques en liège couvertsde toile blanche, à vague tournure de scaphandres, en usage dansl’armée indo-anglaise, et que le Méridional a emporté dans le butd’agrandir, de dramatiser son voyage, laissant croire au chapelierqu’il partait pour Bombay ou pour Calcutta.

« Arrive donc, lambin. »

Bompard hocha la tête d’un air tragique.Évidemment il s’était passé des choses au départ, et le Tcherkesseavait dû donner aux gens de l’hôtel une triste idée de sonéquilibre car de larges plaques de poussière souillaient sesmanches et son dos.

« Mauvais cheval, dit-il en saluant cesdames, pendant que le panier s’ébranlait, mauvais cheval, mais jel’ai mis au pas. »

Si bien au pas que maintenant l’étrange bêtene voulait plus avancer, piétinant et tournant sur place comme unchat malade, malgré les efforts de son cavalier. La voiture étaitdéjà loin.

« Viens-tu, Bompard ?…

– Partez devant… Je rejoindrai… »cria-t-il encore de son plus beau creux marseillais ; puis ileut un geste désespéré et on le vit détaler du côté d’Arvillarddans une volée de sabots furieux. Tout le monde pensa :« Il aura oublié quelque chose », et on ne s’occupa plusde lui.

La route contournait les hauteurs, large routede France, espacée de noyers, ayant à gauche des forêts dechâtaigniers et de pins, en terrasses ; à droite des pentesimmenses, déroulant à perte de vue, jusqu’au fond où les villagesapparaissaient resserrés dans les creux, des champs de vigne, deblé, de maïs, des mûriers, des amandiers, et d’éblouissants tapisde genêts dont la graine éclatant à la chaleur faisait unpétillement continu, comme si le sol même grésillait tout en feu.On aurait pu le croire à la lourdeur du temps, à cet embrasement del’atmosphère qui ne paraissait pas venir du soleil, presqueinvisible, reculé derrière une gaze, mais de vapeurs terrestres etbrûlantes faisant trouver délicieusement fraîche la vue du Glayzinet sa cime coiffée de neiges qu’on aurait pu, semblait-il, toucherdu bout des ombrelles.

Roumestan ne se souvenait pas de paysagecomparable à celui-là, non, pas même dans sa chère Provence :il n’imaginait pas de bonheur plus complet que le sien. Ni soucis,ni remords. Sa femme fidèle et croyante, l’espoir de l’enfant, laprédiction de Bouchereau sur Hortense, l’effet désastreux qu’allaitproduire l’apparition du décret Cadaillac à l’Officiel, rienn’existait plus pour lui.

Tout son destin tenait dans cette belle filledont les yeux reflétaient ses yeux, ses genoux emboîtés dans lessiens, et qui sous le voile azur, rosé par sa chair blonde,chantait en lui pressant les mains :

Maintenant je me sens aimée,

Fuyons tous deux sous la ramée…

Pendant qu’ils s’emportaient dans le vent dela course, la route dévidée rapidement élargissait son paysage àmesure, laissant voir une plaine immense en demi-cercle, des lacs,des villages, puis des montagnes nuancées à leur degréd’éloignement, la Savoie qui commençait.

« Que c’est beau ! que c’estgrand ! » disait la chanteuse ; lui, répondait toutbas : « Que je vous aime ! »

À la dernière halte, Bompard rejoignit encoreune fois, à pied, très piteux, menant son cheval par la bride.« Cette bête est étonnante… » fit-il sans plus, et cesdames s’informant s’il était tombé « Non… C’est mon ancienneblessure qui s’est rouverte. » Blessé où, quand ? Il n’enavait jamais parlé ; mais, avec Bompard, il fallait s’attendreà des surprises. On le fit monter dans la voiture, son trèspacifique cheval docilement attelé derrière, et l’on se dirigeavers le Château-Bayard, dont les deux tours poivrières, piètrementrestaurées, se distinguaient sur un plateau.

Une servante vint au-devant d’eux, montagnardefinaude, aux ordres d’un vieux prêtre, ancien desservant desparoisses voisines, qui habite Château-Bayard, à la charge d’enlaisser l’entrée libre aux touristes. Quand une visite estsignalée, le prêtre, très digne, monte dans sa chambre, à moinsqu’il ne s’agisse de personnages ; mais le ministre en partiefine se gardait bien de donner ses titres, et ce fut comme à desimples visiteurs que la domestique montra, avec les phrasesapprises et le ton psalmodique de ces gens-là, ce qui reste del’ancien manoir du chevalier sans peur et sans reproche, pendantque le cocher installait le déjeuner sous une tonnelle du petitjardin.

« Ici l’ancienne chapelle où le bonchevalier matin et soir… Je prie mesdames et messieurs deconsidérer l’épaisseur des murailles. »

On ne considérait rien du tout. Il faisaitnoir, on butait contre des gravats qu’éclairait à demi le jourd’une meurtrière glissant sur un grenier à foin établi dans lespoutres du plafond. Numa, le bras de sa petite sous le sien, semoquait un peu du chevalier Bayard et de « sa respectablemère, la dame Hélène des Allemans ». Cette odeur de vieilleschoses les ennuyait et même un moment, pour tâter l’écho des voûtesde la cuisine, madame Bachellery ayant entonné la dernière chansonde son époux, mais là, tout à fait gaillarde : J’tiens çad’papa…, j’tiens ça d’maman…, personne ne se scandalisa, aucontraire.

Mais dehors, le déjeuner servi sur une massivetable de pierre, et quand la première faim fut apaisée, la calmesplendeur de l’horizon autour d’eux, la vallée du Graisivaudan, lesBauges, les sévères contreforts de la Grande-Chartreuse, et lecontraste, dans cette nature aux grandes lignes, du petit verger enterrasse où vivait ce vieux solitaire, tout à Dieu, à sestulipiers, à ses abeilles, les pénétra peu à peu de quelque chosede grave, de doux qui ressemblait à du recueillement. Au dessert,le ministre entr’ouvrant le guide pour retremper sa mémoire, parlade Bayard, « de sa pauvre dame de mère qui tendrementplorait », le jour où l’enfant partant pour Chambéry, pagechez le duc de Savoie, faisait caracoler son petit roussin devantla porte du Nord, à cette place même où l’ombre de la grosse tours’allongeait majestueuse et frêle, comme le fantôme du vieux castelévanoui.

Et Numa, se montant, leur lisait les bellesparoles de madame Hélène à son fils, au moment du départ :« Pierre, mon amy, je vous recommande que devant toutes chosesaimiez, craigniez et serviez Dieu, sans aucunement l’offenser, s’ilvous est possible. » Debout sur la terrasse, avec un gestelarge qui allait jusqu’à Chambéry : « Voilà ce qu’il fautdire aux enfants, voilà ce que tous les parents, ce que tous lesmaîtres… »

Il s’arrêta, se frappa le front :

« Mon discours !… C’est mondiscours… Je le tiens… Superbe ! Le Château-Bayard, unelégende locale… Quinze jours que je le cherche… Et levoilà !

– C’est providentiel, cria madame Bachellerypleine d’admiration, trouvant tout de même la fin du déjeuner unpeu grave… Quel homme ! Quel homme ! »

La petite paraissait aussi très montée ;mais l’impressionnable Roumestan n’y prenait pas garde. L’orateurbouillonnait sous son front, dans sa poitrine, et tout à sonidée :

« Le beau, disait-il en cherchant autourde lui, le beau serait de dater la chose de Château-Bayard…

– Si c’est que monsieur l’avocat voudrait unpetit coin pour écrire…

– Oh ! seulement quelques notes à jeter…Vous permettez, mesdames… Le temps qu’on vous serve le café… Jereviens… C’est pour pouvoir mettre ma date sans mentir. »

La servante l’installa dans une petite piècedu rez-de-chaussée très ancienne, dont la voûte arrondie en dômegarde des fragments de dorure et qu’on prétend avoir été l’oratoirede Bayard, de même que la vaste salle voisine avec un grand lit depaysan à baldaquin et rideaux de perse est présentée comme sachambre à coucher.

Il faisait bon écrire entre ces épaissesmurailles que la lourdeur du temps ne pénétrait pas, derrière cetteporte-fenêtre entrebâillée jetant en travers de la page la lumière,les parfums du petit verger. Au début, la plume de l’orateurn’était pas assez prompte pour l’enthousiasme de l’idée ; ilenvoyait ses phrases, à la grosse, la tête en bas, des phrasesd’avocat du Midi connues mais éloquentes, grises avec une chaleurcachée et des pétillements d’étincelles çà et là comme dans lacoulée. Subitement il s’arrêta, le crâne vide de mots ou chargé dela fatigue de la route et des vapeurs du déjeuner. Alors il sepromena de l’oratoire à la chambre, parlant haut, s’excitant,écoutant son pas dans la sonorité, comme celui d’un revenantillustre, et se rassit encore sans pouvoir tracer une ligne… Touttournait autour de lui, les murs blanchis à la chaux, ce rayon delumière hypnotisante. Il entendit un bruit d’assiettes et de riresdans le jardin, loin, très loin, et finit par s’endormirprofondément, le nez sur son ébauche.

… Un violent coup de tonnerre le mit debout.Depuis combien de temps était-il là ? Un peu confus, il sortitdans le jardin désert, immobile. L’odeur des tulipiers s’écrasaitdans l’air. Sous la tonnelle vide, des guêpes volaient lourdementautour de la poissure des verres de champagne et du sucre restédans les tasses que la montagnarde desservait sans bruit, prised’une peur nerveuse de bête à l’approche de l’orage, et se signantà chaque éclair. Elle apprit à Numa que la demoiselle se trouvantavec un grand mal de tête après déjeuner, elle l’avait menée dormirun peu dans la chambre de Bayard, en fermant « bendoucement » la porte pour ne pas déranger le monsieur quitravaillait. Les deux autres, la grosse dame et le chapeau blanc,étaient descendus dans la vallée, et pour sûr ils auraient del’eau, car il allait en faire un… « Voyez !… »

Dans la direction qu’elle indiquait, sur lacrête déchiquetée des Bauges, les cimes calcaires de laGrande-Chartreuse enveloppée d’éclairs comme un mystérieux Sinaï,le ciel s’obscurcissait d’une énorme tache d’encre qui grandissaità vue d’œil et sous laquelle toute la vallée, le remous des arbresverts, l’or des blés, les routes indiquées par de légères traînesde poussière blanche soulevée, la nappe argentée de l’Isère,prenaient une extraordinaire valeur lumineuse, un jour deréflecteur oblique et blanc, à mesure que se projetait la sombre etgrondante menace. Au lointain, Roumestan aperçut le casque en toilede Bompard, étincelant comme une lentille de phare.

Il rentra, mais ne put se remettre au travail.Pour le coup, le sommeil ne paralysait pas sa plume ; il sesentait, au contraire, étrangement excité par la présence d’AliceBachellery dans la chambre voisine. Au fait, y était-elleencore ? Il entr’ouvrit la porte et n’osa plus la refermer, depeur de déranger le joli sommeil de la chanteuse jetée, toutedéfaite, sur le lit, dans un fouillis troublant de cheveuxfroissés, d’étoffes ouvertes, de blanches formes entrevues.

– Allons, voyons, Numa… La chambre de Bayard,qué diable !

Il se prit positivement par le collet, commeun malfaiteur, se ramena, s’assit de force à sa table, la têteentre ses mains, bouchant ses yeux et ses oreilles, pour mieuxs’absorber dans la dernière phrase qu’il répétait toutbas :

– « Et, messieurs, ces recommandationssuprêmes de la mère de Bayard, venues jusqu’à nous dans la tantdouce langue du moyen âge, nous voudrions que l’Université deFrance… »

L’orage l’énervait, si lourd, engourdissantcomme l’ombre de certains arbres des tropiques. Sa tête flottait,grisée d’une odeur exquise exhalée par les fleurs amères destulipiers ou cette brassée de cheveux blonds éparse sur le lit àcôté. Malheureux ministre ! Il avait beau s’accrocher à sondiscours, invoquer le chevalier sans peur et sans reproche,l’instruction publique, les cultes, le recteur de Chambéry, rienn’y fit. Il dut rentrer dans la chambre de Bayard, et, cette fois,si près de la dormeuse, qu’il entendait son souffle léger, frôlaitde sa main l’étoffe à ramages des rideaux tombés encadrant cesommeil provocateur, cette chair nacrée aux ombres et aux dessousroses d’une sanguine polissonne de Fragonard.

Même là, au bord de sa tentation, le ministreluttait encore, et le murmure machinal de ses lèvres marmottait lesrecommandations suprêmes que l’Université de France… quand unroulement brusque qui rapprochait ses saccades réveilla lachanteuse en sursaut.

– Oh ! que j’ai en peur… tiens !c’est vous ?

Elle le reconnaissait en souriant, de ses yeuxclairs d’enfant qui s’éveille, sans aucune gêne de sondésordre ; et ils restaient saisis, immobiles, croisant laflamme silencieuse de leur désir. Mais la chambre se trouvasubitement plongée dans une nuit noire par le retour des hautespersiennes que le vent fermait l’une après l’autre. On entenditbattre des portes, une clef tomber, des tourbillons de feuilles etde fleurs rouler sur le sable jusqu’au seuil où soufflait labourrasque plaintivement.

– Quel orage ! lui dit-elle tout bas enprenant sa main brûlante et l’attirant presque sous lesrideaux…

« Et, messieurs, ces recommandationssuprêmes de la mère de Bayard, venues à nous dans la tant doucelangue du moyen âge… »

C’était à Chambéry, en vue du vieux châteaudes ducs de Savoie et de ce merveilleux amphithéâtre de vertescollines et de montagnes neigeuses auquel Chateaubriand songeaitdevant le Taygète, que le grand maître de l’Université parlaitcette fois, entouré d’habits brodés, de palmes, d’hermines,d’épaulettes à gros grains, dominant une foule immense soulevée parla puissance de sa verve, le geste de sa main robuste tenant encorela petite truelle à manche d’ivoire qui venait de cimenter lapremière pierre du lycée…

« Nous voudrions que l’Université deFrance les adressât à chacun de ses enfants : Pierre, mon amy,je vous recommande devant toutes choses… »

Et tandis qu’il citait ces touchantes paroles,une émotion faisait trembler sa main, sa voix, ses larges joues, ausouvenir de la grande chambre odorante où, dans l’agitation d’unorage mémorable, avait été composé le discours de Chambéry.

Chapitre 14LES VICTIMES

Un matin. Dix heures. L’antichambre duministre de l’instruction publique, long couloir, mal éclairé, àtentures sombres et lambris de chêne, s’encombre d’une foule desolliciteurs, assis ou piétinants, plus nombreux de minute enminute, chaque nouveau venu donnant sa carte au solennel huissier àchaîne qui la prend, l’inspecte, et religieusement la pose, sans unmot, à côté de lui, sur le buvard de la petite table où il écritdans le jour blême de la croisée toute ruisselante d’une fine pluied’octobre.

Un des derniers arrivants a pourtant l’honneurd’émouvoir cette auguste impassibilité. C’est un gros homme hâlé,brûlé, goudronné, avec deux petites ancres d’argent en bouclesd’oreilles, et une voix de phoque enroué comme il en râle, dans laclaire vapeur matinale des ports provençaux.

– Dites-y que c’est Cabantous le pilote… Ilsait ce que c’est… Il m’attend.

– Vous n’êtes pas le seul, répond l’huissier,qui sourit discrètement de sa plaisanterie.

Cabantous n’en sent pas la finesse ; maisil rit de confiance, la bouche fendue jusqu’aux ancres, et tanguantdes épaules, à travers la foule qui s’écarte de son parapluietrempé, il va prendre place sur une banquette à côté d’un autrepatient presque aussi tanné que lui.

– Té ! vé… C’est Cabantous…Hé ! adieu…

Le pilote s’excuse, il ne remet pas lapersonne.

– Valmajour, savez bien…, on s’est connulà-bas, aux arènes.

– C’est tron de Dieu ! vrai… Bé,mon homme, tu peux dire que Paris t’a changé…

Le tambourinaire est maintenant un monsieuraux cheveux noirs très longs, rejetés derrière l’oreille, àl’artiste, ce qui avec son teint bistré, sa moustache bleuâtrequ’il effile continuellement, le fait ressembler à un Tzigane de laFoire aux pains d’épice. Là-dessus, une crête toujours levée de coqde village, une vanité de beau garçon et de musicien où se trahitet déborde l’exagération de son midi d’apparence tranquille et peubavarde. L’insuccès de l’Opéra ne l’a pas refroidi. Comme tous lesacteurs en pareil cas, il l’attribue à la cabale ; et pour sasœur et lui, ce mot prend des proportions barbares,extraordinaires, une orthographe de sanscrit, la kkabbale,un animal mystérieux qui tient du serpent à sonnettes et du chevalde l’Apocalypse. Et il raconte à Cabantous qu’il débute dansquelques jours à un grand café-concert du Boulevard, « uneskating, allons ! » où il doit figurer dans destableaux vivants, à deux cents francs par soir.

– Deux cents francs par soir.

Le pilote roule des yeux…

– Et en plus, ma biographille qu’oncriera dans les rues et mon portrait de sa grandeur nature sur tousles murs de Paris, avé le costume de troubadour del’ancien temps que je mettrai le soir pour faire ma musique.

C’est cela surtout qui le flatte, le costume.Quel dommage qu’il n’ait pas pu mettre sa casquette à créneaux etses souliers à la poulaine, pour venir montrer au ministrel’engagement superbe, sur du bon papier cette fois, que l’on asigné sans lui. Cabantous regarde la feuille timbrée, noircie surses deux faces, et soupire :

– Tu es bien heureux… Moi, voilà plus d’un anque j’espère après ma médaille… Numa m’avait dit d’y envoyer mespapiers, j’y ai envoyé mes papiers… Puis j’ai plus entendu parlerde la médaille, ni des papiers, ni de rien du tout… J’ai écrit à lamarine, ils mé connaissent pas, à la marine… J’ai écrit auministre, le ministre m’a pas répondu… Et le plus foutant, c’estqu’à présent, sans mes papiers, quand j’ai une discussion avec lescapitaines marins pour le pilotage, les prud’hommes ils veulent pasécouter mes raisons. Alors, voyant ça, j’ai mis la barque à lacalanque, et je me suis pensé : allons voir Numa.

Il en pleurerait presque, le malheureuxpilote.

Valmajour le console, le rassure, promet deparler au ministre pour lui, ceci d’un ton assuré, le doigt à lamoustache, comme un homme à qui l’on n’a rien à refuser. Du reste,cette attitude hautaine ne lui est pas particulière. Tous ces gensqui attendent une audience, vieux prêtres aux façons béates, enmantelet de visite, professeurs méthodiques et autoritaires,peintres gommeux, coiffés à la russe, épais sculpteurs aux doigtsen spatule, ont ce même maintien triomphant. Amis particuliers duministre, sûrs de leur affaire, tous en arrivant ont dit àl’huissier :

– il m’attend.

Tous ont la conviction que si Roumestan lessavait là ! C’est ce qui donne à cette antichambre del’instruction publique une physionomie très spéciale, sans rien deces pâleurs de fièvres, de ces tremblantes anxiétés qu’on trouvedans les salles d’attente ministérielles.

– Avec qui est-il donc ? demande touthaut Valmajour s’approchant de la petite table.

– Le directeur de l’Opéra.

– Cadaillac… va bien, je sais… C’est pour monaffaire…

Après l’insuccès du tambourinaire à sonthéâtre, Cadaillac s’est refusé à le faire entendre de nouveau.Valmajour voulait plaider ; mais le ministre, qui craint lesavocats et les petits journaux, a fait prier le musicien de retirerson assignation, lui garantissant une forte indemnité. C’est cetteindemnité qu’on discute sans doute en ce moment, et non sansquelque animation, car le coup de clairon de Numa franchit à toutinstant la double porte du cabinet qui s’ouvre enfinbrutalement.

– Ce n’est pas ma protégée, c’est lavôtre.

Le gros Cadaillac sort sur ce mot, traversel’antichambre à pas furieux, se croisant avec l’huissier quis’avance entre deux haies de recommandations :

– Vous n’avez qu’à donner mon nom.

– Qu’il sache seulement que je suis là.

– Dites-y que c’est Cabantous.

L’autre n’écoute personne, marche, très grave,quelques cartes de visite à la main, et, derrière lui, la portequ’il laisse entr’ouverte montre le cabinet ministériel, plein dujour de ses trois fenêtres sur le jardin, tout un panneau couvertpar le manteau doublé d’hermine de M. de Fontanes peinten pied.

Avec un peu d’étonnement sur sa figurecadavérique, l’huissier revient et appelle :

– Monsieur Valmajour.

Le musicien n’est pas étonné, lui, de passerainsi avant tous les autres.

Depuis le matin il a son portrait affiché surles murs de Paris. C’est un personnage à présent, et le ministre nele ferait plus languir dans les courants d’air d’une gare. Fat,souriant, le voilà planté au milieu du somptueux cabinet où dessecrétaires sont en train de mettre à bas cartons et tiroirs dansune recherche effarée. Roumestan, furieux, tonne, gronde, les mainsdans ses poches :

« Mais enfin, ces papiers, quédiable !… On les a donc perdus, les papiers de ce pilote…Vraiment, messieurs, il y a ici un désordre… »

Il aperçoit Valmajour. « Ah ! c’estvous… » et il saute dessus d’un bond, pendant que par lesportes latérales des dos de secrétaires se sauvent épouvantés,emportant des piles de cartons.

« Ah çà, est-ce que vous n’allez pasfinir de me persécuter avec votre musique de chien ?… Vousn’avez pas assez d’un four ? Combien vous en faut-il ?…Maintenant vous voilà, me dit-on, sur les murs en costume mi-parti…Et qu’est-ce que c’est que cette blague qu’on vient dem’apporter ?… Ça votre biographie !… Un tissu d’ineptieset de mensonges… Vous savez bien que vous n’êtes pas plus princeque moi, que ces parchemins dont on parle n’ont jamais existé quedans votre imagination. »

D’un geste discuteur et brutal il tenait lemalheureux par le milieu de sa jaquette, à poignée pleine, et lesecouait tout en parlant. D’abord ce skating n’avait pas le sou.Des puffistes. On ne le paierait pas, il en serait pour la honte dece sale coloriage sur son nom, celui de son protecteur. Lesjournaux allaient recommencer leurs plaisanteries, Roumestan etValmajour, le galoubet du ministère… Et se montant au souvenir deces injures, ses larges joues remuées d’une colère de famille, unaccès de la tante Portal, plus effrayant dans le milieu solennel etadministratif où les personnalités doivent disparaître devant lessituations, il lui criait de toutes ses forces :

« Mais allez-vous-en donc, misérable,allez-vous-en !… On ne veut plus de vous, on en a assez devotre galoubet. »

Valmajour, hébété, se laissait faire, bégayant« Va bien… va bien… » implorant la figure apitoyée deMéjean, le seul que la colère du maître n’eût pas mis en fuite, etle grand portrait de Fontanes qui semblait scandalisé de violencespareilles, accentuant son air ministre à mesure que Roumestan leperdait davantage. Enfin, lâché par le poignet robuste quil’étreignait, le musicien put gagner la porte, s’enfuir éperdu, luiet ses billets de skating.

« Cabantous pilote !… dit Numalisant le nom que lui présentait l’huissier impassible… Encore unValmajour !… Ah ! mais non… J’en ai assez d’être leurdupe… Fini pour aujourd’hui… Je n’y suis plus… »

Il continuait à arpenter son cabinet,dissipant ce qui lui restait de cette grande colère dont Valmajouravait injustement porté tout le choc. Ce Cadaillac, quelleimpudence ! Venir lui reprocher la petite, chez lui, en pleinministère, devant Méjean, devant Rochemaure !

« Ah ! décidément je suis tropfaible… La nomination de cet homme à l’Opéra est une lourdefaute. »

Son chef de cabinet partageait cet avis, maisil se serait bien gardé de le dire ; car Numa n’était plus lebon enfant d’autrefois, qui riait le premier de ses emballements,acceptait les railleries et les remontrances. Devenu le chefeffectif du cabinet, grâce au discours de Chambéry et à quelquesautres prouesses oratoires, l’ivresse des hauteurs, cetteatmosphère de roi où les plus fortes têtes chavirent, l’avaitchangé, rendu nerveux, volontaire, irritable.

Une porte sous tenture s’ouvrit, madameRoumestan parut, prête à sortir, élégamment coiffée, un amplemanteau dissimulant sa taille. Et de cet air de sérénité qui,depuis cinq mois, éclairait son joli, visage : « Est-ceque tu as conseil aujourd’hui ?… Bonjour, monsieur Méjean.

– Mais oui… Conseil… séance… Tout !

– Moi qui voulais te demander de venir jusquechez maman… J’y déjeune… Hortense aurait été si contente.

– Tu vois, ce n’est pas possible. »

Il regarda sa montre :

– Je dois être à Versailles à midi.

– Alors je t’attends, je te conduirai à lagare.

Il hésita une seconde, rien qu’uneseconde.

– Bien… Je signe ceci, et nous partons.

Pendant qu’il écrivait, Rosalie donnait toutbas à Méjean des nouvelles de sa sœur. Le retour de l’hiverl’impressionnait, on lui défendait de sortir. Pourquoi n’allait-ilpas la voir ? Elle avait besoin de tous ses amis. Méjean eutun geste de tristesse découragée : « Oh ! moi…

– Mais si… mais si… Tout n’est pas dit pourvous. Ce n’est qu’un caprice ; je suis sûre qu’il ne tiendrapas. »

Elle voyait les choses en beau et voulait toutson monde heureux comme elle. Oh ! si heureuse et d’un bonheursi complet qu’elle mettait une discrète superstition à n’en jamaisconvenir. Roumestan, lui, contait partout son aventure, auxindifférents comme aux intimes, avec une fierté comique :« Nous l’appellerons l’enfant du ministère ! » et ilriait aux larmes de son mot.

Vraiment, pour qui connaissait son existenceau dehors, le ménage en ville impudemment installé avec réceptionset table ouverte, ce mari si empressé, si tendre, qui parlait leslarmes aux yeux de sa paternité future, paraissait indéfinissable,paisible dans son mensonge, sincère dans ses effusions, déroutantles jugements de qui ne savait pas les dangereuses complicationsdes natures méridionales.

– Je te conduis, décidément… dit-il à safemme, en montant en voiture.

– Mais si l’on t’attend… ?

– Ah ! tant pis… on m’attendra… Nousserons plus longtemps ensemble.

Il prit le bras de Rosalie sous le sien, et seserrant contre elle comme un enfant :

– Té, vois-tu, il n’y a que là que jesuis bien… Ta douceur m’apaise, ton sang-froid me réconforte… CeCadaillac m’a mis dans un état… Un homme sans conscience, sansmoralité…

– Tu ne le connaissais donc pas ?

– Il mène ce théâtre, c’est unehonte !…

– C’est vrai que l’engagement de cettedemoiselle Bachellery… Pourquoi l’as-tu laissé faire ? Unefille qui a tout faux, sa jeunesse, sa voix, jusqu’à ses cils.

Numa se sentait rougir. C’était lui maintenantqui les attachait, du bout de ses gros doigts, les cils de lapetite. La maman lui avait appris.

– À qui appartient-elle donc cette rien dutout ?… Le Messager parlait l’autre jour de hautesinfluences, de protection mystérieuse…

– Je ne sais pas… À Cadaillac sans doute.

Il se détournait pour cacher son embarras, etse rejeta tout à coup en arrière, épouvanté.

– Quoi donc ? demanda Rosalie, regardantaussi par la portière.

L’affiche du skating, immense, de tonscriards, qui ressortaient sous le ciel pluvieux et grisâtre,répétait à chaque angle de rue, à chaque place libre sur un mur nuou des planches de clôture, un troubadour gigantesque, entouré detableaux vivants en bordure, en tache jaune, verte, bleue, avecl’ocre d’un tambourin jeté en travers. La longue palissade, quiferme les constructions de l’Hôtel de Ville devant lesquelles leurvoiture passait à l’instant, était couverte de cette réclamegrossière, éclatante, qui stupéfiait même la badauderieparisienne.

– Mon bourreau ! fit Roumestan avec unedésolation comique.

Et Rosalie doucement grondeuse :

– Non… ta victime… Et si c’était laseule ! Mais une autre a pris feu à ton enthousiasme…

– Qui donc ça ?

– Hortense.

Elle lui raconta alors ce dont elle étaitenfin certaine, malgré les mystères de la jeune fille, son amourpour ce paysan, ce qu’elle avait cru d’abord une fantaisie et quil’inquiétait maintenant comme une aberration morale de sa sœur.

Le ministre s’indignait.

– Est-ce que c’est possible ?… Ce rustre,ce Jeannot !…

– Elle le voit avec son imagination, etsurtout à travers tes légendes, tes inventions qu’elle n’a pas sumettre au point. Voilà pourquoi cette réclame, ce grotesquecoloriage qui t’irrite me remplit de joie au contraire. Je penseque son héros va lui paraître si ridicule qu’elle n’osera plusl’aimer. Sans cela, je ne sais de que nous deviendrions. Vois-tu ledésespoir de mon père… te vois-tu, toi, beau-frère de Valmajour…Ah ! Numa, Numa… pauvre faiseur de dupes involontaire…

Il ne se défendait pas, s’irritant contrelui-même, contre son « sacré midi » qu’il ne savait pasdompter.

– Tiens, tu devrais rester toujours comme tevoilà, tout contre moi, mon cher conseil, ma sainte protection. Iln’y a que toi de bonne, d’indulgente, et qui me comprenne et quim’aime.

Il tenait sa petite main gantée sous seslèvres, et parlait avec tant de conviction que des larmes, devraies larmes lui rougissaient les paupières. Puis, réchauffé,détendu par cette effusion, il se sentit mieux et lorsque, arrivésplace Royale il eut aidé sa femme à descendre avec milleprécautions tendres, ce fut d’un ton joyeux, libre de tout remords,qu’il jeta à son cocher : « rue deLondres… vite ! »

Rosalie, lente dans sa démarche, entenditvaguement cette adresse et cela lui fit de la peine. Non qu’elleeût le moindre soupçon mais il venait de lui dire qu’il allait gareSaint-Lazare. Pourquoi ses actes ne répondaient-ils jamais à sesparoles ?…

Une autre inquiétude l’attendait dans lachambre de sa sœur, où elle sentit en entrant l’arrêt d’unediscussion entre Hortense et Audiberte, qui gardait sa figure detempête, le ruban frémissant sur ses cheveux de furie. La présencede Rosalie la retenait, c’était visible aux lèvres, aux sourcilsserrés méchamment ; pourtant la jeune femme, s’informant deses nouvelles, elle fut bien forcée de lui répondre, et parla alorsfiévreusement de l’eskating, des belles conditions qu’onleur faisait, puis, s’étonnant de son calme, demanda presqueinsolente :

– Est-ce que Madame ne viendra pas entendremon frère ?… C’est quelque chose qui en vaut la peine, aumoins, rien que pour le voir dans ses habillements !

Décrit par elle, en son dictionnaire paysan,des crevés de la toque à la pointe courbe des souliers, ce costumeridicule mit au supplice la pauvre Hortense qui n’osait plus leverles yeux sur sa sœur. Rosalie s’excusa ; l’état de sa santé nelui permettait pas le théâtre. En outre, il y avait à Pariscertains endroits de plaisir où toutes les femmes ne pouvaientaller. La paysanne l’arrêta aux premiers mots.

« Pardon… Moi, j’y vais bien et je penseque j’en vaux une autre… je n’ai jamais fait le mal, moi ;j’ai toujours rempli mes devoirs de réligion. »

Elle élevait la voix, sans rien de sa timiditéancienne, comme si elle eût acquis des droits dans la maison. MaisRosalie était bien trop bonne, trop au-dessus de cette pauvreignorante, pour l’humilier surtout en songeant aux responsabilitésde Numa. Alors, avec tout l’esprit de son cœur, toute sadélicatesse, de ces mots de vérité qui guérissent en brûlant unpeu, elle essaya de lui faire comprendre que son frère n’avait pasréussi, qu’il ne réussirait jamais dans ce Paris implacable, et queplutôt que de s’acharner à une lutte humiliante, descendue dans lesbas-fonds artistiques, ils feraient bien mieux de retourner aupays, de racheter leur maison, toutes choses dont on leurfournirait les moyens, et d’oublier dans leur vie laborieuse, enpleine nature, les déboires de cette malheureuse expédition.

La paysanne la laissa aller jusqu’au bout,sans une fois l’interrompre, dardant seulement sur Hortensel’ironie de ses yeux mauvais comme pour l’exciter à la réplique.Enfin, voyant que la jeune fille ne voulait rien dire encore, elledéclara froidement qu’ils ne s’en iraient pas, que son frère avaità Paris des engagements de toute sorte… de toute sorte… auxquels illui était impossible de manquer. Là-dessus elle jeta sur son brasla lourde mante humide, restée au dos d’une chaise, fit unerévérence hypocrite à Rosalie : « Bien le bonjour,madame… Et merci, au moins. » Et s’éloigna suivied’Hortense.

Dans l’antichambre, baissant la voix à causedu service :

– Dimanche soir, qué ?… Dixheures et demie, sans faute.

Et, pressante, autoritaire :

– Vous lui devez bien ça, voyons, à ce pauvreami… Pour lui donner du cœur… D’abord qu’est-ce que vousrisquez ? C’est moi que je viens vous prendre… C’est moi queje vous ramène.

La voyant hésiter encore, elle ajouta, presquehaut, sur un diapason de menace :

– Ah çà, est-ce que vous êtes sa promise, ouiou non ?

– je viendrai… Je viendrai… dit la jeune filleépouvantée.

Quand elle rentra, Rosalie, qui la voyaitdistraite et triste, lui demanda :

– À quoi songes-tu, ma chérie ?… C’esttoujours ton roman qui continue ?… Il doit être bien avancédepuis le temps ! ajouta-t-elle gaiement en lui prenant lataille.

– Oh ! oui, très avancé…

Avec une sourde intonation de mélancolie,Hortense reprit, après un silence :

– Mais c’est ma fin que je ne vois pas.

***

Elle ne l’aimait plus ; peut-être même nel’avait-elle jamais aimé. Transformé par l’absence et ce« doux éclat » que le malheur donnait à l’Abencerage, illui était apparu de loin comme l’homme de sa destinée. Elle avaittrouvé fier d’engager son existence à celui que tout abandonnait,le succès et les protections. Mais au retour, quelle clartéimpitoyable, quelle terreur de voir combien elle s’étaittrompée.

La première visite d’Audiberte la choquad’abord par des façons nouvelles, trop libres, trop familières, etles regards complices avec lesquels elle l’avertissait toutbas : « Il va venir me prendre… Chut !… ditesrien ! » Cela lui parut bien prompt, bien hardi, surtoutla pensée d’introduire ce jeune homme chez ses parents. Mais lapaysanne voulait précipiter les choses. Et tout de suite Hortensecomprit son erreur, à l’aspect de ce cabotin rejetant ses cheveuxen arrière, d’un mouvement inspiré, cassant et déplaçant lesombrero provençal sur sa tête à caractère, toujours beau, maisavec une préoccupation visible de le paraître.

Au lieu de s’humilier un peu, de se fairepardonner l’élan généreux qu’on avait eu vers lui, il gardait l’airvainqueur et fat de la conquête, et, sans parler, – car il n’auraittrop su quoi dire –, il traita la fine Parisienne comme il eûttraité celle des Combettes en pareil cas, la prit par lataille d’un geste de soldat troubadour et voulut l’attirer à lui.Elle se dégagea avec une détente répulsive de tous ses nerfs, lelaissant effaré et niais, pendant qu’Audiberte intervenait vite etgrondait son frère très fort. Qu’est-ce que c’était que cesmanières ? C’est à Paris qu’il les avait apprises, au faubourgde Saint-Germeïn sans doute, auprès de sesduchesses ?

– Attends au moins qu’elle soit ta femme,allons !

Et à Hortense :

– Il vous aime tant… Il se calcine le sang,pécaïré !

Dès lors, quand Valmajour vint chercher sasœur, il crut devoir prendre l’allure sombre et fatale d’unevignette de scène musicale, la mer m’attend, le cavalierHadjoute. La jeune fille aurait pu en être touchée ; maisle pauvre garçon paraissait décidément trop nul. Il ne savait quelisser le poil de son feutre en racontant ses succès au noblefaubourg ou des rivalités d’acteur. Il lui parla un jour, pendantune heure, de la grossièreté du beau Mayol qui s’était abstenu dele féliciter après un concert, et il répétait tout letemps :

– C’est ça, votre Mayol !… Bé ! iln’est pas poli, votre Mayol.

Et toujours les attitudes surveillantesd’Audiberte, sa sévérité de gendarme de la morale, en face de cesdeux amoureux à froid. Ah ! si elle avait pu deviner, dansl’âme d’Hortense, la terreur, le dégoût de son effroyableméprise !

– Hou ! la caponne… la caponne… luidisait-elle quelquefois en essayant de rire avec de la colère pleinles yeux, car elle trouvait que l’affaire traînait trop et croyaitque la jeune fille hésitait à affronter les reproches, lesrépugnances de ses parents. Comme si cela eût compté pour cettelibre et fière nature avec un amour vrai au cœur mais commentdire : « Je l’aime… » et s’armer, se monter,combattre quand on n’aime pas ?

Pourtant elle avait promis, et chaque jour onla harcelait de nouvelles exigences ; ainsi cette« première » du Skating où la paysanne voulait l’emmenerà toute force, comptant sur le succès, l’entraînement des bravospour tout enlever. Et, après une longue résistance, la pauvrepetite avait fini par consentir à cette sortie du soir en cachettede sa mère avec des mensonges, des complicités humiliantes ;elle avait cédé par peur, par faiblesse, peut-être aussi dansl’espoir de ressaisir là-bas sa vision première, le mirage évanoui,de rallumer la flamme si désespérément éteinte.

Chapitre 15LE SKATING

Où était-ce ?… Où allait-elle ?… Lefiacre avait roulé longtemps, longtemps, Audiberte assise à soncôté, lui tendant les mains, la rassurant, parlant avec une chaleurde fièvre… Elle ne regardait rien, n’entendait rien ; et legrincement de cette petite voix criarde dans le train des rouesn’avait pas de sens pour elle, pas plus que ces rues, cesboulevards, ces façades ne lui apparaissaient dans leur aspectconnu, mais décolorés par sa vive émotion intérieure, comme si elleles voyait d’une voiture de deuil ou de noces…

Enfin une secousse, et l’on s’arrêtait devantun large trottoir inondé d’une lumière blanche, découpant en noiresombres fourmillantes la foule attroupée. Un guichet pour lesbillets à l’entrée d’un large corridor, une porte battante envelours rouge, et tout de suite la salle, une salle immense, quilui rappelait, avec sa nef et ses pourtours, le stuc de ses hautesmurailles, une église anglicane où elle était allée une fois pourun mariage. Seulement ici les murs étaient couverts d’affiches,d’annonces bariolées, les chapeaux lièges, les chemises sur mesureà 4 fr. 50, les réclames des magasins de confection, alternant avecles portraits du tambourinaire dont on entendait crier labiographie de cette voix de soupape des marchands de programmes, aumilieu d’un tapage assourdissant où le murmure de la foulecirculaire, le ronflement des toupies sur le drap des billardsanglais, les appels de consommations, des bouffées d’harmoniecoupées de fusillades patriotiques venues du fond de la salle,étaient dominés par un perpétuel bruit de patins à roulettes allantet venant sur un large espace asphalté, entouré de balustrades,dans une houle de gibus et de chapeaux Directoire.

Anxieuse, éperdue, tour à tour pâlissant ourougissant sous son voile, Hortense marchait derrière laProvençale, la suivait difficilement à travers un dédale de petitestables rondes installées en bordure avec des femmes assises deuxpar deux et qui buvaient, les coudes sur la table, une cigaretteaux lèvres, les genoux remontés, d’un air d’ennui. De distance endistance, contre le mur, un comptoir chargé, et derrière, une filledebout, les yeux cerclés de kohl, la bouche sanglante, des éclairsd’acier dans une tignasse noire ou rousse, éméchée sur le front. Etce blanc, ce noir de chair peinte, ce sourire vermillonné, seretrouvaient sur toutes, comme une livrée qu’elles portaientd’apparitions nocturnes et blafardes.

Sinistre aussi la promenade lente de ceshommes qui se pressaient, insolents et brutaux, entre les tables,envoyant à droite et à gauche la fumée de leurs gros cigares,l’insulte de leur marchandage, s’approchant pour voir l’étalage deplus près. Et ce qui donnait le mieux l’impression d’un marché,c’était ce public cosmopolite et baragouinant, public d’hôtel,débarqué de la veille, venu là dans un négligé de voyage, lesbonnets écossais, les jaquettes rayées, les twines encore imprégnésdes brumes de la Manche, et les fourrures moscovites pressées de sedégeler, et les longues barbes noires, les airs rogues des bords dela Sprée masquant des rictus de faunes et des fringales deTartares, et des fez ottomans sur des redingotes sans collet, desnègres en tenue, luisants comme la soie de leurs chapeaux, despetits Japonais à l’Européenne, ratatinés et corrects, en gravuresde tailleurs tombées dans le feu.

– Bou Diou ! qu’il est laid…disait tout à coup Audiberte devant un Chinois très grave, salongue natte dans le dos de sa robe bleue ; ou bien elles’arrêtait, et, poussant le coude de sa compagne :

« Vé, vé ! lamariée… » elle lui montrait, allongée sur deux chaises, dontl’une soutenait ses bottines blanches de satin à talons d’argent,une femme toute en blanc, le corsage ouvert, la traîne déroulée, etles fleurs d’oranger piquant dans ses cheveux la dentelle d’unecourte mantille. Puis, subitement scandalisée à des mots quil’édifiaient sur cet oranger de hasard, la Provençale ajoutaitmystérieusement « Une poison, vous savezbien ! » Vite, pour arracher Hortense au mauvais exemple,elle l’entraînait dans l’enceinte du milieu, où tout au fond,tenant la place du chœur dans une église, le théâtre se dressaitsous d’intermittentes flammes électriques tombant de deux hublotsglobuleux, là-haut, dans les frises, les deux yeux à jaillissureslumineuses d’un Père Éternel sur les images de sainteté.

Ici l’on se reposait du scandale tumultueuxdes promenoirs. Dans les stalles, des familles de petits bourgeois,de fournisseurs du quartier. Peu de femmes. On aurait pu se croiredans une salle de spectacle quelconque, sans l’horrible vacarmeambiant que surmontait toujours avec un roulement régulierd’obsession le patinage sur l’asphalte, couvrant même les cuivres,même les tambours de l’orchestre, rendant seulement possible lamimique des tableaux vivants.

Le rideau se baissait à ce moment sur unescène patriotique, le lion de Belfort, énorme, en carton-pâte,entouré de soldats dans des poses triomphantes sur des rempartscroulés, les képis au bout des fusils, suivant la mesure d’uneinentamable Marseillaise. Ce train, ce délire excitaientla Provençale ; les yeux lui sortaient de la tête, et tout eninstallant Hortense :

« Nous sommes bien, qué ?Mais rélévez donc votre voile… tremblez donc pas… voustremblez… Il y a pas de risque avé moi. »

La jeune fille ne répondait rien, poursuiviede cette lente promenade outrageante, où elle s’était confondue, aumilieu de tous ces masques blafards. Et voilà qu’en face d’elle,elle les retrouvait, ces horribles masques à lèvres saignantes,dans la grimace de deux clowns se disloquant en maillot, une clochedans chaque main, carillonnant un air de Martha parmileurs gambades ; vraie musique de gnome, informe et bègue,bien à sa place dans le babélisme harmonique du skating. Puis latoile tombait de nouveau, et la paysanne dix fois levée et,rassise, s’agitant, ajustant sa coiffe, s’exclamait tout à coup ensuivant le programme … « Le mont de Cordoue… les cigales…Farandole… ça commence… vé, vé !… »

Le rideau remontant encore une fois, laissaitvoir sur la toile de fond une colline lilas, où des maçonneriesblanches de construction bizarre, moitié château, moitié mosquée,montaient en minarets, en terrasses, se découpaient en ogives,créneaux et moucharabiehs, avec des aloès, des palmiers de zinc aupied des tours immobiles sous l’indigo d’un ciel très cru. Dans labanlieue parisienne, parmi les villas du commerce enrichi, on voitde ces architectures bouffonnes. Malgré tout, malgré les tonscriards des pentes fleuries de thym et des plantes exotiqueségarées là pour le mont de Cordoue, Hortense éprouvait une émotiongênée devant ce paysage d’où se levaient ses plus riantssouvenirs ; et cette casbah d’Osmanli sur ce mont de porphyrerose, ce château reconstruit lui semblait la réalisation de sonrêve, mais grotesque et chargée, comme quand le rêve est près detomber dans l’oppression du cauchemar. Au signal de l’orchestre etd’un jet électrique, de longues libellules, figurées par des fillesdéshabillées dans la soie collante de leur maillot vert-émeraude,s’élancèrent agitant de longues ailes membranées et des crécellesgrinçantes.

– Ça, des cigales !… pas plus !… ditla Provençale indignée.

Mais déjà elles s’étaient rangées endemi-cercle, en croissant d’aigue-marine, secouant toujours leurscrécelles très distinctes maintenant, car le tapage du skatings’apaisait, et le bourdonnement circulaire s’était une minutearrêté dans un fouillis de têtes serrées, penchées, regardant sousdes coiffures de toute sorte. La tristesse qui navrait Hortenses’accrut encore, quand elle écouta venir, lointain d’abord,s’enflant à mesure, le sourd ronflement du tambourin.

Elle aurait voulu fuir, ne pas voir ce quiallait entrer. Le flûtet égrenait à son tour ses notesmenues ; et, secouant sous la cadence de ses pas la poussièredu tapis couleur de terrain, la farandole se déroulait avec desfantaisies de costume, jupons voyants et courts, bas rouges à coinsd’or, vestes pailletées, coiffures sequins, de madras, aux formesitaliennes, bretonnes ou cauchoises, d’un beau mépris parisien pourla vérité locale. Derrière, venait à pas comptés, repoussant dugenou un tambourin couvert de papier d’or, le grand troubadour desaffiches, en collant mi-parti, une jambe jaune chaussée de bleue,une jambe bleue chaussée de jaune, et la veste de satin àbouffettes, la toque en velours crénelé ombrageant une face restéebrune en dépit du fard et dont on ne voyait bien qu’une moustacheraidie de pommade hongroise.

– Oh ! fit Audiberte, extasiée.

La farandole rangée des deux côtés de la scènedevant les cigales aux grandes ailes, le troubadour, seul aumilieu, salua, assuré et vainqueur, sous le regard du Père Éternelqui poudrait sa veste d’un givre lumineux. L’aubade commença,rustique et grêle, dépassant à peine la rampe, y brûlant un courtessor, se débattant un moment aux oriflammes du plafond, auxpiliers de l’immense vaisseau, pour retomber enfin dans un silenced’ennui. Le public regardait sans comprendre. Valmajour recommençaun autre morceau, accueilli dès les premières mesures par desrires, des murmures, des apostrophes. Audiberte prit la maind’Hortense :

– C’est la cabale…, attention !

La cabale ici se résuma par quelques« Chut !… plus haut !… » des plaisanteriescomme celle-ci, que criait une voix enrouée de fille à la mimiquecompliquée de Valmajour :

– As-tu fini, lapin savant ?

Puis le skating reprit son train de roulettes,de billards anglais, son piétinant trafic couvrant flûtet ettambourin que le musicien s’entêtait à manœuvrer jusqu’à la fin del’aubade. Après quoi, il salua, s’avança vers la rampe, toujourssuivi par la lueur occulte qui ne le quittait pas. On vit seslèvres remuer, esquisser quelques mots :

« Ce m’est vénu… un trou… trois trous…L’oiso du bon Dieu… »

Son geste désespéré, compris par l’orchestre,fut le signal d’un ballet où les cigales s’enlacèrent aux houriscauchoises pour des poses plastiques, des danses ondulantes etlascives, sous des feux de Bengale arc-en-ciel allant jusqu’auxsouliers pointus du troubadour qui continuait sa mimique detambourin devant le château de ses aïeux dans une gloired’apothéose…

Et c’était cela le roman d’Hortense !Voilà ce que Paris en avait fait.

***

…Le timbre clair du vieux cartel, accrochédans sa chambre, ayant sonné une heure, elle se leva de la causeuseoù elle était tombée anéantie en rentrant, regarda tout autour sondoux nid de vierge, aux rassurantes tiédeurs d’un feu mourant,d’une veilleuse assoupie.

« Qu’est-ce que je fais donc là ?Pourquoi ne suis-je pas couchée ? »

Elle ne se souvenait plus, gardant seulementune courbature meurtrie de tout son être, et, dans sa tête, unerumeur qui lui battait le front. Elle fit deux pas, s’aperçutqu’elle avait encore son chapeau, son manteau, et tout lui revint.Le départ de là-bas après le rideau tombé, leur retour par lehideux marché plus allumé vers la fin, des bookmakers ivres sebattant devant un comptoir, des voix cyniques chuchotant un chiffresur son passage, puis la scène d’Audiberte à la sortie, voulantqu’elle vînt féliciter son frère, sa colère dans le fiacre, lesinjures que cette créature lui jetait pour s’humilier ensuite, luibaiser les mains en excuse ; tout cela confondu et dansantdans sa mémoire avec des cabrioles de clowns, des discordances decloches, de cymbales, de crécelles, des montées de flammesmulticolores autour du troubadour ridicule à qui elle avait donnéson cœur. Une horreur physique la soulevait à cette idée.

« Non, non, jamais… j’aimerais mieuxmourir ! »

Tout à coup elle aperçut dans la glace en faced’elle un spectre aux joues creuses, aux épaules étroites ramenéesen avant d’un geste frileux. Cela lui ressemblait un peu, mais bienplus à cette princesse d’Anhalt dont sa curiosité apitoyéedétaillait, à Arvillard, les tristes symptômes et qui venait demourir à l’entrée de l’hiver.

« Tiens !… tiens !… »

Elle se pencha, s’approcha encore, se rappelal’inexplicable bonté qu’ils avaient tous là-bas pour elle,l’épouvante de sa mère, l’attendrissement du vieux Bouchereau à sondépart, et comprit… Enfin elle le tenait, son dénoûment… Il venaittout seul… Il y avait assez longtemps qu elle le cherchait.

Chapitre 16AUX PRODUITS DU MIDI

« MADEMOISELLE est très malade… Madame neveut voir personne. »

La dixième fois depuis dix jours qu’Audiberterecevait la même réponse. Immobile devant cette lourde portecintrée à heurtoir, comme on n en trouve plus guère que sous lesarcades de la place Royale, et qui renfermée semblait lui interdireà tout jamais le vieux logis des Le Quesnoy :

« Va bien…, dit-elle. Je ne reviens plus…C’est eux qui m’appelleront maintenant. »

Et elle partit tout agitée dans l’animation dece quartier de commerce dont les camions chargés de ballots, defutailles, de barres de fer bruyantes et flexibles, se croisaientavec des brouettes roulant sous les porches, au fond des cours oùl’on clouait des caisses d’emballage. Mais la paysanne nes’apercevait pas de ce vacarme infernal, de cette trépidationlaborieuse ébranlant jusqu’au dernier étage des maisonshautes ; il se faisait dans sa méchante tête un choc autrementretentissant de pensées brutales, des heurts terribles de savolonté contrariée. Et elle allait, ne sentant pas la fatigue,franchissait à pied, pour économiser l’omnibus, le long parcours duMarais à la rue de l’Abbaye-Montmartre.

Tout récemment, après une fougueusepérégrination à travers des logis de toutes sortes, hôtels,appartements meublés, dont on les expulsait chaque fois à cause dutambourin, ils étaient venus s’échouer là, dans une maison neuvequ’occupait à des prix d’essuyeurs de plâtre une tourbe interlopede filles, de bohèmes, d’agents d’affaires, de ces famillesd’aventuriers comme on en voit dans les ports de mer, traînant leurdésœuvrement sur des balcons d’hôtel entre l’arrivée et le départ,guettant le flot dont ils attendent toujours quelque chose. Icic’est la fortune qu’on épie. Le loyer était bien cher pour eux,maintenant surtout que le skating était en faillite, il fallaitréclamer sur papier timbré les quelques représentations deValmajour. Mais, dans cette baraque fraîche peinte, la porteouverte à toute heure pour les différents métiers inavouables deslocataires, avec les querelles, les engueulades, le tambourin nedérangeait personne. C’était le tambourinaire qui se dérangeait.Les réclames, les affiches, le collant mi-parti et ses bellesmoustaches avaient fait des ravages parmi les dames du skatingmoins bégueules que cette pimbêche de là-bas. Il connaissait desacteurs des Batignolles, des chanteurs de café-concert, tout unjoli monde qui se rencontrait dans un bouge du boulevardRochechouart appelé le « Paillasson ».

Ce Paillasson, où le temps se passait, dansune flâne crapuleuse, à tripoter des cartes, boire des bocks,ressasser des potins de petits théâtres et de basse galanterie,était l’ennemi, l’épouvante d’Audiberte, l’occasion de colèressauvages sous lesquelles les deux hommes courbaient le dos commesous un orage des tropiques, quittes à maudire ensemble leurdespote en jupon vert, parlant d’elle du ton mystérieux et haineuxd’écoliers ou de domestiques : « Qu’est-ce qu’elle adit ?… Combien elle t’a donné ?… » et s’entendantpour filer derrière ses talons. Audiberte le savait, lessurveillait, s’activait dehors, impatiente de rentrer, et cejour-là surtout, étant partie dès le matin. Elle s’arrêta uneseconde en montant, et n’entendant tambourin ni flûtet :

« Ah ! le gueusard… il est encore àson Paillasson… »

Mais, dès l’entrée, le père accourut au-devantd’elle et arrêta l’explosion…

« Crie pas !… Il y a de monde pourtoi… Un monsieur du menistère. »

Le monsieur l’attendait au salon ; carainsi qu’il arrive dans ces habitations de pacotille faites à lamécanique, dont tous les étages se reproduisent exactement, ilsavaient un salon, gaufré, crémeux, pareil à une pâtisserie d’œufsbattus, un salon qui rendait la paysanne très fière. Et Méjeanconsidérait, plein de compassion, le mobilier provençal éperdu danscette salle d’attente de dentiste, sous la lumière crue de deuxcroisées sans rideau, la coque et la moque, lepétrin, la panière, fourbus par des déménagements et des voyages,secouant leur poussière rustique sur les dorures et les peintures àla colle. Le profil altier d’Audiberte, très pur, en ruban desdimanches, dépaysé lui aussi à ce cinquième parisien, acheva del’apitoyer sur ces victimes de Roumestan ; et il entamadoucement l’explication de sa visite. Le ministre, voulant éviteraux Valmajour de nouveaux mécomptes dont il se sentait jusqu’à uncertain point responsable, leur envoyait cinq mille francs pour lesdédommager du dérangement et les rapatrier… Il tira des billets deson portefeuille, les posa sur le vieux noyer du pétrin.

– Alors, il nous faudra partir ? demandala paysanne, songeuse, sans bouger.

– M. le ministre désire que ce soit leplus tôt possible… Il a hâte de vous savoir chez vous, heureuxcomme auparavant.

Valmajour l’ancien risqua un coup d’œil versles billets :

« Moi, ça me paraît raisonnable… Déqué n’en disés ? »

Elle n’en disait rien, attendait la suite, ceque Méjean préparait en tournant et retournant sonportefeuille : « À ces cinq mille francs, nous enjoindrons cinq mille que voici pour ravoir… pour ravoir… »L’émotion l’étranglait. Cruelle commission que Rosalie lui avaitdonnée là. Ah ! il en coûte souvent de passer pour un hommepaisible et fort ; on exige de vous bien plus que des autres.Il ajouta très vite « le portrait de mademoiselle LeQuesnoy.

– Enfin !… nous y voilà… Le portrait… Jesavais bien, pardi ! » Elle ponctuait chaque mot d’unsaut de chèvre. « Comme ça, vous croyez qu’on nous aura faitvenir de l’autre bout de la France, qu’on nous aura tout promis ànous qui ne demandions rien, et puis qu’on nous mettra dehors commedes chiens qui auraient fait leurs malpropretés partout… Reprenezvotre argent, monsieur… Pour sûr que nous ne partirons pas, vouspouvez-y dire, et qu’on ne le leur rendra pas, le portrait… C’estun papier, ça… Je le garde dans ma saquette… Il ne me quitte jamaiset je le montrerai dans Paris, avec ce qu’il y a d’écrit dessus,pour que le monde sache que tous ces Roumestan c’est qu’une famillede menteurs… de menteurs… »

Elle écumait.

– Mademoiselle Le Quesnoy est bien malade, ditMéjean très grave.

– Avaï !…

– Elle va quitter Paris et probablement n’yrentrera pas… vivante.

Audiberte ne répondit rien, mais le rire muetde ses yeux, l’implacable dénégation de son front antique, bas ettêtu, sous la petite coiffe en pointe, indiquaient assez la fermetéde son refus. Une tentation passait alors à Méjean de se jeter surelle, d’arracher la saquette d’indienne de sa ceinture et de sesauver avec. Il se contint pourtant, essaya quelques prièresinutiles, puis frémissant de rage lui aussi : « Vous vousen repentirez », dit-il, et il sortit, au grand regret du pèreValmajour.

« Avise-toi, pichote… tu nous ferasarriver quelque malheur.

– Pas plus !… C’est à eux que nous enferons des peines… Je vais consulter Guilloche. »

Guilloche, contentieux.

Derrière cette carte jaunie, piquée sur laporte en face de la leur, il y avait un de ces terribles agentsd’affaires dont tout le matériel d’installation consiste en uneénorme serviette en cuir, contenant des dossiers d’histoiresvéreuses, du papier blanc pour les dénonciations et les lettres dechantage, des croûtes de pâté, une fausse barbe et même quelquefoisun marteau pour assommer les laitières, comme on l’a vu dans unprocès récent. Ce type, très fréquent à Paris, ne mériterait pasune ligne de portrait si ledit Guilloche, un nom qui valait unsignalement sur cette face couturée de mille petites ridessymétriques, n’eût ajouté à sa profession un détail tout neuf etcaractéristique. Guilloche avait l’entreprise des pensums delycéens. Un pauvre diable de clerc s’en allait ramasser lespunitions à la sortie des classes et veillait bien avant dans lanuit à copier des chants de l’Énéide ou les trois voix de . Quandle contentieux manquait, Guilloche, qui était bachelier, s’attelaitlui-même à ce travail original dont il tirait des bénéfices.

Mis au courant de l’affaire, il la déclaraexcellente. On assignerait le ministre, on ferait marcher lesjournaux ; le portrait à lui seul valait une mine d’or.Seulement, c’était du temps, des courses, des avances qu’ilexigeait en espèces sonnantes, l’héritage Puyfourcat lui paraissantun pur mirage, et qui désolaient la rapacité de la paysanne déjàcruellement mise à l’épreuve, d’autant que Valmajour, très demandédans les salons, le premier hiver, ne mettait plus les pieds aufaubourg de Saint-Germeïn…

« Tant pis !… Je travaillerai… jeferai des ménages, zou ! »

L’énergique petite coiffe d’Arles s’agitaitdans la grande bâtisse neuve, montait, descendait l’escalier,colportant d’étage en étage son histoire avé le ministre,s’exaltait, piaillait, bondissait, et tout à coup mystérieuse« Pouis il y a le portrait… » Le regard furtifet louche comme ces marchandes de photographies dans les passages,à qui les vieux libertins demandent des maillots, ellemontrait la chose.

« Une jolie fille, au moins !… Etvous avez lu ce qu’il y a d’écrit en bas… »

La scène se passait dans des ménagesinterlopes, chez des rouleuses du skating ou du Paillasson qu’elleappelait pompeusement « Madame Malvina… MadameHéloïse… », très impressionnée par leurs robes de velours,leurs chemises bordées d’engrêlures à rubans, l’outillage de leurcommerce, sans s’inquiéter autrement de ce que c’était que cecommerce. Et le portrait de la chère créature, si distinguée, sidélicate, passait par ces souillures curieuses etcritiquantes ; on la détaillait, on lisait en riant le naïfaveu, jusqu’au moment où la Provençale, reprenant son bien, serraitdessus la coulisse du sac aux écus, d’un geste furieuxd’étranglement :

« Je crois qu’avec ça nous lestenons. »

Zou ! elle partait chez l’huissier ;l’huissier pour l’affaire du skating, l’huissier pour Cadaillac,l’huissier pour Roumestan. Comme si cela ne suffisait pas à sonhumeur batailleuse, elle avait encore des histoires avec lesconcierges, l’éternelle question du tambourin qui cette fois serésolvait par l’exil de Valmajour dans un de ces sous-sols demarchand de vins où des fanfares de trompes de chasse alternentavec des leçons de savate et de boxe. Désormais ce fut dans cettecave, à la clarté d’un bec de gaz payé à l’heure, en regardant lesespadrilles, les gants de daim, les cors de cuivre pendus à lamuraille, que le tambourinaire passa ses heures d’exercice, blêmeet seul comme un captif, à envoyer au ras du trottoir lesvariations du flûtet pareilles aux stridentes notes plaintives d’ungrillon de boulanger.

Un jour, Audiberte fut invitée à passer chezle commissaire de police du quartier. Elle y courut bien vite,persuadée qu’il s’agissait du cousin Puyfourcat, entra souriante,la coiffe haute, et sortit au bout d’un quart d’heure, bouleverséede cette épouvante bien paysanne du gendarme, qui dès les premiersmots lui avait fait rendre le portrait et signer un reçu de dixmille francs par lequel elle renonçait à tout procès. Par exemple,elle refusait obstinément de partir, s’entêtait à croire au géniede son frère, gardant toujours au fond de ses yeux l’éblouissementde ce long défilé de carrosses, un soir d’hiver, dans la cour duministère illuminé.

En rentrant, elle signifia à ses hommes pluscraintifs qu’elle-même, qu’ils n’eussent plus à parler del’affaire ; mais ne toucha mot de l’argent reçu. Guilloche quile soupçonnait, cet argent, employa tous les moyens pour en prendresa part, et n’ayant obtenu qu’une indemnité minime, gardaterriblement rancune aux Valmajour.

– Eh bien dit-il un matin à Audiberte pendantqu’elle brossait sur le palier les plus beaux habits du musicienencore couché. Eh bien, vous voilà contente… Il est mort enfin.

– Qui donc ?

– Mais Puyfourcat, le cousin… C’est sur lejournal…

Elle eut un cri, courut dans la maison,appelant, pleurant presque :

– Mon père !… Mon frère !… Vite…l’héritage !

Tous émus, haletant autour de l’infernalGuilloche, il déplia l’Officiel, leur lut très lentementceci : « En date du 1er octobre 1876, le tribunal deMostaganem a, sur la requête de l’administration des domaines,ordonné la publication et affichage des successions ci-après…Popelino (Louis) journalier… Ce n’est pas ça… Puyfourcat(Dosithée)… »

– C’est bien lui… dit Audiberte.

L’ancien crut devoir s’éponger lesyeux :

« Pécaïré ! PauvreDosithée… »

– Puyfourcat, décédé à Mostaganem le 14janvier 1874, né à Valmajour, commune d’Aps…

La paysanne impatientée demanda :

– Combien ?

– Trois francs trente-cinqcintimes !… cria Guilloche d’une voix decamelot ; et leur laissant le journal pour qu’ils pussentvérifier leur déception, il se sauva avec un éclat de rire quigagna d’étage en étage jusque dans la rue, égaya tout ce grandvillage de Montmartre où la légende des Valmajour circulait.

Trois francs trente-cinq, l’héritage desPuyfourcat ! Audiberte affecta d’en rire plus fort que lesautres ; mais l’effroyable désir de vengeance qui couvait enelle contre les Roumestan, responsables à ses yeux de tous leursmaux, ne fit que s’accroître, cherchant une issue, un moyen, lapremière arme à sa portée.

La physionomie du papa était singulière dansce désastre. Pendant que sa fille se rongeait de fatigue et derage, que le captif s’étiolait dans son caveau, lui, fleuri,insouciant, n’ayant plus même son ancienne jalousie de métier,paraissait s’être arrangé dehors une tranquille existence à partdes siens. Il décampait sitôt la dernière bouchée dudéjeuner ; et quelquefois, le matin, en brossant ses effets,il tombait de ses poches une figue sèche, un berlingot, descanissons, dont le vieux expliquait tant bien que mal laprovenance.

Il avait rencontré une payse dans la rue,quelqu’un de là-bas qui viendrait les voir.

Audiberte remuait la tête :

« Avai ! si je tesuivais… »

La vérité c’est qu’en flânant à travers Paris,il avait découvert dans le quartier Saint-Denis un grand magasin decomestibles où il était entré, amorcé par l’écriteau et par lestentations d’une devanture exotique, aux fruits colorés, auxpapiers argentés et gaufrés, éclatant dans le brouillard d’une ruepopuleuse. L’endroit, dont il était devenu le commensal et l’ami,bien connu des Méridionaux passés Parisiens,s’intitulait :

Aux produits du Midi.

Et jamais étiquette plus véridique. Là toutétait produit du Midi, depuis les patrons, M. et madame Mèfre,deux produits du Midi Gras, avec le nez busqué de Roumestan, lesyeux flamboyants, l’accent, les locutions, l’accueil démonstratifde la Provence, jusqu’à leurs garçons de boutique, familiers,tutoyeurs, ne se gênant pas pour crier vers le comptoir engrasseyant : « Dis donc, Mèfre… Où tu as mis lesaucisson ? » Jusqu’aux petits Mèfre, geignards etmalpropres, menacés à chaque instant d’être éventrés, scalpés, misen bouillie, trempant tout de même leurs doigts dans tous lesbarils ouverts ; jusqu’aux acheteurs gesticulant, bavardantpendant des heures, pour l’acquisition d’une barquette dedeux sous, ou s’installant en rond sur des chaises a discuter lesqualités du saucisson à l’ail et du saucisson au poivre, lespas moins, au moins, allons différemment, tout levocabulaire de la tante Portal échangé bruyamment, tandis qu’un« cher frère » en robe noire reteinte, ami de la maison,marchandait du poisson salé, et que les mouches, une quantité demouches, attirées par tout le sucre de ces fruits, de ces bonbons,de ces pâtisseries presque orientales, bourdonnaient même au milieude l’hiver conservées dans cette chaleur cuite. Et lorsqu’unParisien fourvoyé s’impatientait du lambinage du service, del’indifférence distraite de ces boutiquiers continuant à faire lacausette d’une banque à l’autre, tout en pesant et ficelant detravers, il fallait voir comme on vous le rembarrait dans l’accentdu cru :

« Té ! vé, si vous êtespressé, la porte elle est ouverte, et le tramway il passe devant,vous savez bien. »

Dans ce milieu de compatriotes, le pèreValmajour fut reçu à bras ouverts. M. et madame Mèfre serappelaient l’avoir vu dans les temps en foire de Beaucaire, à unconcours de tambourins. Entre vieilles gens du Midi, cette foire deBeaucaire, aujourd’hui tombée, n’existant que de nom, est restéecomme un lien de fraternité maçonnique. Dans nos provincesméridionales, elle était la féerie de l’année, la distraction detoutes ces existences racornies ; on s’y préparait longtemps àl’avance, et longtemps après on en causait. On la promettait enrécompense à la femme, aux enfants, leur rapportant toujours, si onne pouvait les emmener, une dentelle espagnole, un jouet qu’ontrouvait au fond de la malle. La foire de Beaucaire, c’étaitencore, sous un prétexte de commerce, quinze jours, un mois de lavie libre, exubérante, imprévue, d’un campement bohémien. Oncouchait çà et là chez l’habitant, dans les magasins, sur lescomptoirs, en pleine rue, sous la toile tendue des charrettes, à lachaude lumière des étoiles de juillet.

Oh ! les affaires sans l’ennuyeux de laboutique, les affaires traitées en dînant, sur la porte, en bras dechemises, les baraques en file le long du Pré, au bord duRhône, qui lui-même n’était qu’un mouvant champ de foire, balançantses bateaux de toutes formes, ses lahuts aux voileslatines, venus d’Arles, de Marseille, de Barcelone, des îlesBaléares, chargés de vins, d’anchois, de liège, d’oranges, parésd’oriflammes, de banderoles qui claquaient au vent frais, sereflétaient dans l’eau rapide. Et ces clameurs, cette foulebariolée d’Espagnols, de Sardes, de Grecs en longues tuniques etbabouches brodées, d’Arméniens en bonnets fourrés, de Turcs avecleurs vestes galonnées, leurs éventails, leurs larges pantalons detoile grise, se pressant aux restaurants en plein vent, auxétalages de jouets d’enfants, de cannes, ombrelles, orfèvrerie,pastilles du sérail, casquettes. Et ce qu’on appelait « lebeau dimanche », c’est-à-dire le premier dimanche del’installation, les ripailles sur les quais, sur les bateaux, dansles trattorias célèbres, à la Vignasse, au GrandJardin, au Café Thibaut ; ceux qui ont vu celaune fois en ont gardé la nostalgie jusqu’à la fin de leurexistence.

Chez les Mèfre, on se sentait à l’aise, un peucomme en foire de Beaucaire ; et de fait, la boutiqueressemblait bien dans son pittoresque désordre à un capharnaümimprovisé et forain de produits du Midi. Ici, remplis etfléchissants, les sacs de farinette en poudre d’or, les poischiches gros et durs comme des chevrotines, les châtaignesblanquettes, toutes ridées et poussiéreuses, ressemblant à depetites faces de vieilles bûcheronnes, les jarres d’olives vertes,noires, confites, à la picholine, les estagnons d’huile rousse àgoût de fruit, les barils de confitures d’Apt faites de cosses demelons, de cédrats, de figues, de coings, tout le détritus d’unmarché tombé dans la mélasse. Là-haut, sur des rayons, parmi lessalaisons, les conserves aux mille flacons, aux mille boîtes defer-blanc, les friandises spéciales à chaque ville, les coques etles barquettes de Nîmes, le nougat de Montélimar, les canissons etles biscottes d’Aix, enveloppes dorées, étiquetées, paraphées.

Puis les primeurs, un déballage de vergerméridional sans ombre, où les fruits dans des verdures grêles ontdes facticités de pierreries, les fermes jujubes d’un beau vernisd’acajou neuf à côté des pâles azeroles, des figues de toutesvariétés, des limons doux, des poivrons verts ou écarlates, desmelons ballonnés, des gros oignons à pulpes de fleurs, les raisinsmuscats aux grains allongés et transparents où tremble la chaircomme le vin dans une outre, les régimes de bananes zébrées de noiret de jaune, des écroulements d’oranges, de grenades aux tonsmordorés, boulets de cuivre rouge à la mèche d’étoupe serrée dansune petite couronne en cimier. Enfin, partout aux murs, auxplafonds, des deux côtés de la porte, dans un enchevêtrement depalmes brûlées, des chapelets d’aulx et d’oignons, les caroubessèches, les andouilles ficelées, des grappes de maïs, unruissellement de couleurs chaudes, tout l’été, tout le soleilméridional, en boîtes, en sacs, en jarres, rayonnant jusque sur letrottoir à travers la buée des vitres.

Le vieux allait là-dedans, la narine allumée,frétillant, très excité. Lui qui, chez ses enfants, rechignait aumoindre ouvrage et pour un bouton remis à son gilet s’essuyait lefront pendant des heures, se vantant d’avoir fait « un travailde César », était toujours prêt ici à donner un coup de main,à mettre l’habit bas pour clouer, déballer les caisses, picorantde-ci de-là un berlingot, une olive, égayant le travail par sessingeries et ses histoires ; et même, une fois la semaine, lejour de la brandade, il veillait très tard au magasin pour aider àfaire les envois.

Ce plat méridional entre tous, la brandade demorue, ne se trouve guère qu’aux Produits du Midi ;mais la vraie, blanche, pilée fin, crémeuse, une pointed’aïet, telle qu’on la fabrique à Nîmes, d’où les Mèfre lafont venir. Elle arrive le jeudi soir à sept heures par le« Rapide » et se distribue le vendredi matin dans Paris àtous les bons clients inscrits au grand livre de la maison. C’estsur ce journal de commerce aux pages froissées, sentant les épiceset taché d’huile, qu’est écrite l’histoire de la conquête de Parispar les méridionaux, que s’alignent en file les hautes fortunes,situations politiques, industrielles, noms célèbres d’avocats,députés, ministres, et entre tous, celui de Numa Roumestan, leVendéen du Midi, pilier de l’autel et du trône.

Pour cette ligne où Roumestan est inscrit, lesMèfre jetteraient au feu le livre entier. C’est lui qui représentele mieux leurs idées en religion, en politique, en tout. Comme ditmadame Mèfre, encore plus passionnée que son mari :

« Cet homme-là, voyez-vous, on damneraitson âme pour lui. »

L’on aime à se rappeler le temps où Numa, déjàsur la route de la gloire, ne dédaignait pas de venir fairelui-même sa provision. Et qu’il s’y entendait à choisir unepastèque à la tâte, un saucisson bien suant sous le couteau !Puis, tant de bonté, cette belle figure imposante, toujours uncompliment pour madame, une bonne parole au « cherfrère », une caresse aux petits Mèfre qui l’accompagnaientjusqu’à la voiture, portant les paquets. Depuis son élévation auministère, depuis que ces scélérats de rouges lui donnaienttellement d’occupation dans les deux Chambres, on ne le voyaitplus, pécaïré ! mais il restait le fidèle abonné desproduits ; et c’était lui toujours le premierpourvu.

Un jeudi soir, vers les dix heures, tous lespots de brandade parés, ficelés, en bel ordre sur la banque, lafamille Mèfre, les garçons, le vieux Valmajour, tous les produitsdu Midi au grand complet, suant, soufflant, se reposaient de cetair étalé des gens qui ont bien rempli une rude tâche et« faisaient trempette » avec des langues de chat, desbiscottes dans du vin cuit, du sirop d’orgeat, « quelque chosede doux, allons ! » car pour le fort, les méridionaux nel’aiment guère. Chez le peuple comme dans les campagnes, l’ivressed’alcool est presque inconnue. La race instinctivement en a la peuret l’horreur. Elle se sent ivre de naissance, ivre sans boire.

Et c’est bien vrai que le vent et le soleillui distillent un terrible alcool de nature, dont tous ceux quisont nés là-bas subissent plus ou moins les effets. Les uns ontseulement ce petit coup de trop, qui délie la langue et les gestes,fait voir la vie en bleu et des sympathies partout, allume lesyeux, élargit les rues, aplanit les obstacles, double l’audace etcale les timides ; d’autres, plus frappés, comme la petiteValmajour, la tante Portal, arrivent tout de suite au délirebégayant, trépidant et aveugle. Il faut avoir vu nos fêtes votivesde Provence, ces paysans debout sur les tables, hurlant, tapant deleurs gros souliers jaunes, appelant « Garçon, dégazeuse ! » tout un village ivre à rouler pourquelques bouteilles de limonade. Et ces subites prostrations desintoxiqués, ces effondrements de tout l’être succédant aux colères,aux enthousiasmes avec la brusquerie d’un coup de soleil ou d’ombresur un ciel de mars, quel est le méridional qui ne les aressentis ?

Sans avoir le midi délirant de sa fille, lepère Valmajour était né avec une fière pointe ; et ce soir-là,sa trempette à l’orgeat le transportait d’une gaieté folle qui luifaisait grimacer, au milieu de la boutique, le verre en main, labouche empoissée, toutes ses farces de vieux pitre payant l’écotsans monnaie. Les Mèfre, leurs garçons se tordaient sur les sacs defarinette.

« Oh ! de ce Valmajour, pasmoins ! »

Subitement la verve du vieux tomba, son gestede pantin fut coupé en deux par l’apparition devant lui d’unecoiffe provençale, toute frémissante.

– Qu’est-ce que vous faites là, monpère ?

Madame Mèfre leva les bras vers les andouillesdu plafond :

– Comment ! c’est votredemoiselle ?… vous nous l’aviez pas dit… Hé ! qu’elle estpetitette !… mais bien bravette, pas moins… Remettez-vousdonc, mademoiselle.

Par une habitude de mensonge autant que pourse garder plus libre, l’ancien n’avait pas parlé de ses enfants, sedonnait pour un vieux garçon vivant de ses rentes ; mais entregens du Midi, on n’en est pas à une invention près. Toute uneribambelle de petits Valmajour se serait poussée à la suited’Audiberte, l’accueil eût été le même démonstratif et chaleureux.On s’empressait, on lui faisait place :

– Différemment, vous allez faire trempette,vous aussi.

La Provençale restait interdite. Elle venaitdu dehors, du froid, du noir de la nuit, une nuit de décembre, oùla vie fiévreuse de Paris se continuant malgré l’heure, s’affolaitdans l’épais brouillard déchiré en tous sens par des ombresrapides, les lanternes de couleur des omnibus, la trompe rauque destramways ; elle arrivait du Nord, elle arrivait de l’hiver, ettout à coup, sans transition, elle se trouvait en pleine Provenceitalienne, dans ce magasin Mèfre resplendissant aux approches deNoël de richesses gourmandes et ensoleillées, au milieu d’accentset de parfums connus. C’était la patrie brusquement retrouvée, leretour au pays après un an d’exil, d’épreuves, de luttes lointaineschez les Barbares. Une tiédeur l’envahissait, détendait ses nerfs,à mesure qu’elle émiettait sa banquette dans un doigt deCarthagène, répondant à tout ce brave monde à l’aise et familieravec elle comme si on la connaissait depuis vingt ans. Elle sesentait rentrée dans sa vie, dans ses habitudes ; et deslarmes lui en montaient aux yeux, ces yeux durs veinés de feu quine pleuraient jamais.

Le nom de Roumestan prononcé à son côté séchatout à coup cette émotion. C’était madame Mèfre qui inspectait lesadresses de ses envois et recommandait bien de ne pas se tromper,de ne pas porter la brandade de Numa, rue de Grenelle, mais rue deLondres.

– Paraît que rue de Grenelle, la brandaden’est pas en odeur de saïnteté, remarqua l’un desproduits.

– Je crois bien, dit M. Mèfre… Une damedu Nord, tout ce qu’il y a de plus Nord… Cuisine au beurre,allons !… tandis que rue de Londres, c’est le joli Midi,gaieté, chansons, et tout à l’huile… Je comprends que Numa s’ytrouve mieux.

On en parlait légèrement de ce second ménagedu ministre dans un petit pied-à-terre très commode, tout près dela gare, où il pouvait se reposer des fatigues de la Chambre, libredes réceptions et des grands tralalas. Bien sûr que l’exaltéemadame Mèfre aurait poussé de beaux cris si pareille chose se fûtpassée dans son ménage ; seulement, pour Numa, cela n’étaitque sympathique et naturel.

Il aimait le tendron ; mais est-ce quetous nos rois ne couraient pas, et Charles X, et Henri IV, levert-galant ? Ça tenait à son nez Bourbon, té,pardi !…

Et à cette légèreté, à ce ton de gouailleriedont le Midi traite toutes les affaires amoureuses, se mêlait unehaine de race, l’antipathie contre la femme du Nord, l’étrangère etla cuisine au beurre. On s’excitait, on détaillait desanédotes, les charmes de la petite Alice et ses succès auGrand-Opéra.

– J’ai connu la maman Bachellery en temps defoire de Beaucaire, disait le vieux Valmajour… Elle chantait laromance au Café Thibaut.

Audiberte écoutait sans respirer, ne perdantpas un mot, incrustant dans sa tête nom, adresse ; et sespetits yeux brillaient d’une ivresse diabolique où le vin deCarthagène n’était pour rien.

Chapitre 17LA LAYETTE

Au coup léger frappé à la porte de sa chambre,madame Roumestan tressaillit, comme prise en faute, et repoussantle tiroir délicatement contourné de sa commode Louis XV, devantlequel elle se penchait presque agenouillée, elledemanda :

– Qui est là ?… Qu’est-ce que vousvoulez, Polly ?…

– Une lettre pour madame… c’est trèspressé…

répondit l’Anglaise.

Rosalie prit la lettre et referma la portevivement. Une écriture inconnue, grossière, sur du papier depauvre, avec le « personnel et urgent » des demandes desecours. Jamais une femme de chambre parisienne ne l’auraitdérangée pour si peu. Elle jeta cela sur la commode, remettant lalecture à plus tard, et revint vite à son tiroir qui contenait lesmerveilles de l’ancienne layette. Depuis huit ans, depuis le drame,elle ne l’avait pas ouvert, craignant d’y retrouver ses larmes nimême depuis sa grossesse, par une superstition bien maternelle, depeur de se porter malheur encore une fois, avec cette caresseprécoce donnée a l’enfant qui va naître, à travers son petittrousseau.

Elle avait, cette vaillante femme, toutes lesnervosités de la femme, tous ses tremblements, ses resserrementsfrileux de mimosa ; le monde, qui juge sans comprendre, latrouvait froide, comme les ignorants s’imaginent que les fleurs nevivent pas. Mais maintenant, son espoir ayant six mois, il fallaitbien tirer tous ces petits objets de leurs plis de deuil etd’enfermement, les visiter, les transformer peut-être ; car lamode change même pour les nouveau-nés, on ne les enrubanne pastoujours de la même manière. C’est pour ce travail tout intime queRosalie s’était soigneusement enfermée et dans le grand ministèreaffairé, paperassant, le bourdonnement des rapports, le fiévreuxva-et-vient des bureaux aux divisions, il n’y avait certainementrien d’aussi sérieux, d’aussi émouvant que cette femme à genouxdevant un tiroir ouvert, le cœur battant et les mainstremblantes.

Elle leva les dentelles un peu jaunies quipréservaient avec des parfums tout ce blanc d’innocentes toilettes,les béguins, les brassières, par rang d’âge et de taille, la robepour le baptême, la guimpe à petits plis, des bas de poupée. Ellese revit là-bas à Orsay, doucement alanguie, travaillant des heuresentières à l’ombre du grand catalpa dont les calices blancstombaient dans la corbeille à ouvrage parmi ses pelotons et sesfins ciseaux de brodeuse, toute sa pensée concentrée dans un pointde couture qui lui mesurait les rêves et les heures. Qued’illusions alors, que de croyances ! Quel joyeux ramage dansles feuilles, sur sa tête ; en elle, quelle éveillée desensations tendres et nouvelles ! En un jour la vie lui avaitrepris tout, brusquement. Et son désespoir lui rentrait au cœur, latrahison du mari, la perte de l’enfant, à mesure qu’elledéveloppait sa layette.

La vue de la première petite parure, touteprête à passer, celle que l’on prépare sur le berceau au moment dela naissance, les manches l’une dans l’autre, les bras écartés, lesbonnets gonflés dans leur rondeur, la faisait éclater en larmes. Illui semblait que son enfant avait vécu, qu’elle l’avait embrassé etconnu. Un garçon. Oh ! bien certainement, un garçon, et fort,et joli, et dans sa chair de lait déjà les yeux sérieux et profonddu grand-père. Il aurait huit ans aujourd’hui, de longs cheveuxbouclés tombant sur un grand col ; à cet âge-là, ilsappartiennent encore à la mère qui les promène, les pare, les faittravailler ! Ah ! cruelle, cruelle vie…

Mais peu à peu, en tirant et maniant les menusobjets noués de faveurs microscopiques, leurs broderies à fleurs,leurs dentelles neigeuses, elle s’apaisait. Eh bien, non, la vien’est pas si méchante ; et tant qu’elle dure, il faut garderdu courage.

Elle avait perdu tout le sien à ce tournantfuneste, s’imaginant que c’était fini pour elle de croire d’aimer,d’être épouse et mère, qu’il ne lui restait qu’à regarder lelumineux passé s’en aller loin comme un rivage qu’on regrette.Puis, après des années mornes, sous la neige froide de son cœur lerenouveau avait germé lentement, et voici qu’il refleurissait dansce tout petit qui allait naître, qu’elle sentait déjà vigoureux auxterribles petits coups de pied qu’il lui envoyait la nuit. Et sonNuma si changé, si bon, guéri de ses brutales violences ! Il yavait bien encore en lui des faiblesses qu’elle n’aimait pas, deces détours italiens dont il ne pouvait se défendre mais « ça,c’est la politique… » comme il disait. D’ailleurs, elle n’enétait plus aux illusions des premiers jours ; elle savait quepour vivre heureux il faut se contenter de l’à peu près de touteschoses, se tailler des bonheurs pleins dans les demi-bonheurs quel’existence nous donne…

On frappa de nouveau à la porte.M. Méjean, qui voulait parler à Madame.

– Bien… j’y vais…

Elle le rejoignit dans le petit salon qu’ilarpentait de long en large, très ému.

– J’ai une confession à vous faire, dit-il surle ton de familiarité un peu brusque qu’autorisait une amitié déjàancienne, dont il n’avait pas tenu à eux de faire un lienfraternel… Voilà quelques jours que j’ai terminé cette misérableaffaire…

Je ne vous le disais pas pour garder ceci pluslongtemps…

Il lui tendit le portrait d’Hortense.

– Enfin !… Oh ! qu’elle va êtreheureuse, pauvre chérie…

Elle s’attendrit devant la jolie figure de sasœur étincelant de santé et de jeunesse sous son déguisementprovençal, lut au bas du portrait l’écriture très fine et trèsferme : Je crois en vous et je vous aime, – HORTENSELE QUESNOY. Puis, songeant que le pauvre amoureux l’avait lue aussiet qu’il s’était chargé là d’une triste commission, elle lui serrala main affectueusement :

– Merci…

– Ne me remerciez pas, madame… Oui, c’étaitdur… Mais, depuis huit jours, je vis avec ça… Je croîs en vouset je vous aime… Par moment, je me figurais que c’était pourmoi…

Et tout bas, timidement :

– Comment va-t-elle ?

– Oh ! pas bien… Maman l’emmène dans leMidi… Maintenant, elle veut tout ce qu’on veut… Il y a comme unressort brisé en elle.

– Changée ?…

Rosalie eut un geste :« Ah !… »

– Au revoir, madame…, fit Méjean très vite,s’éloignant à grands pas. À la porte, il se retourna, et, carrantses solides épaules sous la tenture à demi-soulevée :

– C’est une vraie chance que je n’aie pasd’imagination… Je serais trop malheureux…

Rosalie rentra dans sa chambre, bienattristée. Elle avait beau s’en défendre, invoquer la jeunesse desa sœur, les paroles encourageantes de Jarras persistant à ne voirlà qu’une crise à franchir, des idées noires lui venaient quin’allaient plus avec le blanc de fête de sa lavette. Elle se hâtade trier, ranger, enfermer les petites affaires dispersées, etcomme elle se relevait, aperçut la lettre restée sur la commode, laprit, la lut machinalement, s’attendant à la banale requête qu’ellerecevait tous les jours de tant de mains différentes, et qui seraitbien arrivée dans une de ces minutes superstitieuses où la charitésemble un porte-bonheur. C’est pourquoi elle ne comprit pas toutd’abord, fut obligée de relire ces lignes écrites en pensum par laplume bègue d’un écolier, le jeune homme de Guilloche :

« Si vous aimez la brandade de morue, onen mange d’excellente ce soir chez Mlle Bachellery, rue deLondres. C’est votre mari qui régale. Sonnez trois coups et entrezdroit. »

De ces phrases bêtes, de ce fond boueux etperfide, la vérité se leva, lui apparut, aidée par descoïncidences, des souvenirs ; ce nom de Bachellery, tant defois prononcé depuis un an, des articles énigmatiques sur sonengagement, cette adresse qu’elle lui avait entendu donner àlui-même, le long séjour à Arvillard. En une seconde le doute sefigea pour elle en certitude. D’ailleurs, est-ce que le passé nelui éclairait pas ce présent de toute son horreur réelle ?Mensonge et grimace, il n’était, ne pouvait être que cela. Pourquoicet éternel faiseur de dupes l’eût-il épargnée ? C’est ellequi avait été folle de se laisser prendre à sa voix trompeuse, àses banales tendresses ; et des détails lui revenaient qui,dans la même seconde, la faisaient rougir et pâlir.

Cette fois ce n’était plus le désespoir àgrosses larmes pures des premières déceptions ; une colère s ymêlait contre elle-même si faible, si lâche d’avoir pu pardonner,contre lui qui l’avait trompée au mépris des promesses, desserments de la faute passée. Elle aurait voulu le convaincre, là,tout de suite ; mais il était à Versailles, à la Chambre.L’idée lui vint d’appeler Méjean, puis il lui répugna d’obliger cethonnête homme à mentir. Et réduite à étouffer toute une violence desentiments contraires, pour ne pas crier, se livrer à la terriblecrise de nerfs qu’elle sentait l’envahir, elle marchait çà et làsur le tapis, les mains – par une pose familière – à la taillelâchée de son peignoir. Tout à coup elle s’arrêta, tressaillitd’une peur folle.

Son enfant !

Il souffrait, lui aussi, et se rappelait à samère de toute la force d’une vie qui se débat. Ah ! mon Dieu,s’il allait mourir, celui-là, comme l’autre…au même âge de lagrossesse, dans des circonstances pareilles… Le destin, que l’ondit aveugle, a parfois de ces combinaisons féroces. Et elle seraisonnait en mots entrecoupés, en tendres exclamations « cherpetit… pauvre petit…, » essayait de voir les chosesfroidement, pour se conduire avec dignité et surtout ne pascompromettre ce seul bien qui lui restait. Elle prit même unouvrage, cette broderie de Pénélope que garde toujours en trainl’activité de la Parisienne ; car il fallait attendre leretour de Numa, s’expliquer avec lui ou plutôt saisir dans sonattitude la conviction de la faute, avant l’éclat irrémédiabled’une séparation.

Oh ! ces laines brillantes, ce canevasrégulier et incolore, que de confidences ils reçoivent ; quede regrets, de joies. de désirs, forment l’envers compliqué, noué,plein de fils rompus, de ces ouvrages féminins aux fleurspaisiblement entrelacées.

Numa Roumestan, en arrivant de la Chambre,trouva sa femme tirant l’aiguille sous l’étroite clarté d’une seulelampe allumée ; et ce tableau tranquille, ce beau profiladouci de cheveux châtains, dans l’ombre luxueuse des teinturesouatées, où les paravents de laque, les vieux cuivres, les ivoires,les faïences, accrochaient les lueurs promeneuses et tièdes d’unfeu de bois, le saisit par le contraste du brouhaha de l’Assemblée,des plafonds lumineux enveloppés d’une poussière trouble flottantau-dessus des débats comme le nuage de poudre dégagé d’un champ demanœuvre.

« Bonjour, maman… Il fait bon cheztoi… »

La séance avait été chaude. Toujours cetaffreux budget, la gauche pendue pendant cinq heures aux basques dece pauvre général d’Espaillon qui ne savait pas coudre deux idéesde suite, quand il ne disait pas s… n… d… D… Enfin, le cabinet s’entirait encore cette fois ; mais c’est après les vacances dujour de l’an, quand on en serait aux Beaux-Arts, qu’il faudraitvoir ça.

« Ils comptent beaucoup sur l’affaireCadaillac pour me basculer… C’est Rougeot qui parlera… Pas commode,ce Rougeot… Il a de l’estomac ! …

Puis avec son coup d’épaule :

« Rougeot contre Roumestan… Le Nordcontre le Midi… tant mieux. Ça va m’amuser… On sebûchera. »

Il parlait seul, tout au feu des affaires,sans s’apercevoir du mutisme de Rosalie. Il se rapprocha d’elle,tout près, assis sur un pouf, lui faisant lâcher son ouvrage,essayant de lui baiser la main.

« C’est donc bien pressé ce que tu brodeslà ?… C’est pour mes étrennes ?… Moi, j’ai déjà achetéles tiennes… Devine. »

Elle se dégagea doucement, le fixa à le gêner,sans répondre. Il avait ses traits fatigués des jours de grandeséance, cette détente lasse du visage, trahissant au coin des yeuxet de la bouche une nature à la fois molle et violente, toutes lespassions et rien pour leur résister. Les figures du Midi sont commeses paysages, il ne faut les regarder qu’au soleil.

– Tu dînes avec moi ? demandaRosalie.

– Mais non… On m’attend chez Durand… Un dînerennuyeux… Té ! je suis déjà en retard, ajouta-t-il en selevant… Heureusement qu’on ne s’habille pas.

Le regard de sa femme le suivait. « Dîneavec moi, je t’en prie. » Et sa voix harmonieuse se durcissaiten insistant, se faisait menaçante, implacable. Mais Roumestann’était pas observateur… Et puis, les affaires, n’est-ce pas ?Ah ! Ces existences d’homme public ne se mènent pas comme onvoudrait.

« Adieu, alors… » dit-ellegravement, achevant en elle cet adieu. « … puisque c’est notredestinée ».

Elle écouta rouler le coupé sous lavoûte ; ensuite, son ouvrage soigneusement plié, ellesonna.

« Tout de suite une voiture… un fiacre…Et vous, Polly, mon manteau, mon chapeau… je sors. »

Vite prête, elle inspecta du regard la chambrequ’elle quittait, où elle ne regrettait, ne laissait rien d’elle,vraie chambre de maison garnie, sous la pompe de son froid brocartjaune.

« Descendez ce grand carton dans lavoiture. »

La layette, tout ce qu’elle emportait du biencommun.

À la portière du fiacre, l’Anglaise, trèsintriguée, demanda si madame ne dînerait pas. Non, elle dînait chezson père, elle y coucherait aussi, probablement.

En route, un doute lui vint encore, plutôt unscrupule. Si rien de tout cela n’était vrai… Si cette Bachelleryn’habitait pas rue de Londres… Elle donna l’adresse, sans grandespoir ; mais il lui fallait une certitude.

On l’arrêta devant un petit hôtel à deuxétages, surmonté d’une terrasse en jardin d’hiver, l’ancienpied-à-terre d’un levantin du Caire qui venait de mourir dans laruine. L’aspect d’une petite maison, volets clos, rideaux tombés,une forte odeur de cuisine montant des sous-sols éclairés etbruyants. Rien qu’à la façon dont la porte obéit aux trois coups detimbre, tourna d’elle-même sur ses gonds, Rosalie fut renseignée.Une tapisserie persane, relevée par des torsades au milieu del’antichambre, laissait voir l’escalier, son tapis mousseux, sestorchères, dont le gaz brûlait à toute montée. Elle entendit rire,fit deux pas et vit ceci qu’elle n’oublia plus jamais :

Au palier du premier étage, Numa se penchaitsur la rampe, rouge, allumé, en bras de chemise, tenant par lataille cette fille, très excitée aussi, les cheveux dans le dos surles fanfreluches d’un déshabillé de foulard rose. Et il criait deson accent débridé :

« Bompard, monte labrandade !… »

C’est là qu’il fallait le voir, le ministre del’Instruction Publique et des Cultes, le grand marchand de moralereligieuse, le défenseur des saines doctrines, là qu’il se montraitsans masque et sans grimaces, tout son Midi dehors, à l’aise etdébraillé comme en foire de Beaucaire.

« Bompard, monte labrandade !… » répéta la drôlesse, exagérant exprèsl’intonation marseillaise. Bompard, c’était sans doute ce marmitonimprovisé, surgissant de l’office, la serviette en sautoir, lesbras arrondis autour d’un grand plat, et que fit retourner lebattant sonore de la porte.

Chapitre 18LE PREMIER DE L’AN

« Messieurs de l’administrationcentrale !…

« Messieurs de la direction desBeaux-Arts !…

« Messieurs de l’Académie demédecine !…

À mesure que l’huissier, en grande tenue,culotte courte, épée à côté, annonçait de sa voix morne dans lasolennité des pièces de réception, des files d’habits noirstraversaient l’immense salon rouge et or et venaient se ranger endemi-cercle devant le ministre adossé à la cheminée, ayant près delui son sous-secrétaire d’État, M. de la Calmette, sonchef de cabinet, ses attachés fringants, et quelques directeurs duministère, Dansaert, Béchut. À chaque corps constitué présenté parson président ou son doyen, l’Excellence adressait des complimentspour les décorations, les palmes académiques accordées àquelques-uns de ses membres ; ensuite le corps constituéfaisait demi-tour, cédait la place, ceux-là se retirant, d’autresaux portes du salon ; car il était tard, une heure passée, etchacun songeait au déjeuner de famille qui l’attendait.

Dans la salle des concerts, transformée envestiaire, des groupes s’impatientaient à regarder leurs montres,boutonner leurs gants, rajuster leurs cravates blanches sous desfaces tirées, des bâillements d’ennui, de mauvaise humeur et defaim. Roumestan, lui aussi, sentait la fatigue de ce grand jour. Ilavait perdu sa belle chaleur de l’année dernière à pareille époque,sa foi dans l’avenir et les réformes, laissait aller ses speechmollement, pénétré de froid jusqu’aux moelles malgré lescalorifères, l’énorme bûcher flambant ; et cette petite neigefloconnante, qui tourbillonnait aux vitres, lui tombait sur le cœurlégère et glacée comme sur la pelouse du jardin.

« Messieurs de laComédie-Française !… »

Rasés de près, solennels, saluant ainsi qu’augrand siècle, ils se campaient en nobles attitudes autour de leurdoyen qui, d’une voix caverneuse, présentait la Compagnie, parlaitdes efforts, des vœux de la Compagnie, la Compagnie sans épithète,sans qualificatif, comme on dit Dieu, comme on dit laBible, comme s’il n’existait d’autre Compagnie au mondeque celle-là ; et il fallait que le pauvre Roumestan fût bienaffaissé, pour que même cette Compagnie, dont il semblait fairepartie avec son menton bleu, ses bajoues, ses poses d’unedistinction convenue, ne réveillât son éloquence à grandes phrasesthéâtrales.

C’est que depuis huit jours, depuis le départde Rosalie, il était comme un joueur qui a perdu son fétiche. Ilavait peur, se sentait subitement inférieur à sa fortune et toutprès d’en être écrasé. Les médiocres que la chance a favorisés ontde ces transes et de ces vertiges, accrus pour lui de l’effroyablescandale qui allait éclater, de ce procès en séparation que lajeune femme voulait absolument, malgré les lettres, les démarches,ses plates prières et ses serments. Pour la forme, on disait auministère que madame Roumestan était allée vivre près de son père àcause du prochain départ de madame Le Quesnoy et d’Hortense ;mais personne ne s’y trompait, et sur tous ces visages défilantdevant lui, à de certains sourires appuyés, à des poignées de mainstrop vibrantes, le malheureux voyait son aventure reflétée enpitié, en curiosité, en ironie. Il n’y avait pas jusqu’aux infimesemployés, venus à la réception en jaquette et redingote, qui nefussent au courant ; il circulait dans les bureaux descouplets où Chambéry rimait avec Bachellery et que plus d’unexpéditionnaire, mécontent de sa gratification, fredonnaitintérieurement en faisant une humble révérence au chef suprême.

Deux heures. Et les corps constitués seprésentaient toujours, et la neige s’amoncelait, pendant quel’homme à la chaîne introduisait pêle-mêle, sans ordrehiérarchique :

« Messieurs de l’École deDroit !…

« Messieurs du Conservatoire deMusique !…

« Messieurs les directeurs des théâtressubventionnés !… »

Cadaillac venait en tête, à l’ancienneté deses trois faillites ; et Roumestan avait bien plus envie detomber à coups de poing sur ce montreur cynique dont la nominationlui causait de si graves embarras, que d’écouter sa belleallocution démentie par la blague féroce du regard et de luirépondre un compliment forcé dont la moitié restait dans l’empoisde sa cravate :

« Très touché, messieurs… mn mnmn…progrès de l’art… mn mn mn ferons mieuxencore… »

Et le monteur, en s’en allant :

« Il a du plomb dans l’aile, notre pauvreNuma… »

Ceux-là partis, le ministre et ses assesseursfaisaient honneur à la collation habituelle ; mais cedéjeuner, si gai l’année précédente et plein d’effusion, seressentait de la tristesse du patron et de la mauvaise humeur desfamiliers qui lui en voulaient tous un peu de leur situationcompromise. Ce scandaleux procès, tombant juste au milieu du débatCadaillac, allait rendre Roumestan impossible au cabinet ; lematin même, à la réception de l’Élysée, le maréchal en avait ditdeux mots dans sa brutale et laconique éloquence de vieuxtroupier :

« Une sale affaire, mon cher ministre,une sale affaire… » Sans connaître précisément cette augusteparole, chuchotée à l’oreille dans une embrasure, ces messieursvoyaient venir leur disgrâce derrière celle de leur chef.

« Ô femmes ! femmes ! »grognait le savant Béchut dans son assiette. M. de laCalmette et ses trente ans de bureau se mélancolisaient en songeantà la retraite comme Tircis ; et tout bas le grand Lappars’amusait à consterner Rochemaure : « Vicomte, il fautnous pourvoir… Nous serons ratiboisés avant huit jours. »

Sur un toast du ministre à l’année nouvelle età ses chers collaborateurs, porté d’une voix émue où roulaient deslarmes, on se sépara. Méjean, resté le dernier, fit deux ou troistours de long en large avec son ami, sans qu’ils eussent le couragede se dire un mot ; puis il partit. Malgré tout son désir degarder près de lui ce jour-là cette nature droite qui l’intimidaitcomme un reproche de conscience, mais le soutenait, le rassurait,Numa ne pouvait empêcher Méjean de courir à ses visites,distributions de vœux et de cadeaux, pas plus qu’il ne pouvaitinterdire à son huissier d’aller se déharnacher dans sa famille deson épée et de sa culotte courte.

Quelle solitude, ce ministère ! Undimanche d’usine, la vapeur éteinte et muette. Et, dans toutes lespièces, en bas, en haut, dans son cabinet où il essayait vainementd’écrire, dans sa chambre qu’il se prenait à remplir de sanglots,partout cette petite neige de janvier tourbillonnait aux largesfenêtres, voilait l’horizon, accentuait un silence de steppe.

Ô détresse des grandeurs !…

Une pendule sonna quatre heures, une autre luirépondit, d’autres encore dans le désert du vaste palais où ilsemblait qu’il n’y eût plus que l’heure de vivante. L’idée derester là jusqu’au soir, en tête à tête avec son chagrin,l’épouvantait. Il aurait voulu se dégeler à un peu d’amitié, detendresse. Tant de calorifères, de bouches de chaleur, de moitiésd’arbres en combustion ne faisaient pas un foyer. Un moment ilsongea à la rue de Londres… Mais il avait juré à son avoué, car lesavoués marchaient déjà, de se tenir tranquille jusqu’au procès.Tout à coup un nom lui traversa l’esprit : « EtBompard ? Pourquoi n’était-il pas venu ? »D’ordinaire, aux matins de fête, on le voyait arriver le premier,les bras chargés de bouquets, de sacs de bonbons pour Rosalie,Hortense, madame Le Quesnoy, aux lèvres un sourire expressif degrand-papa, de bonhomme Étrennes. Roumestan faisait, bien entendu,les frais de ces surprises ; mais l’ami Bompard avait assezd’imagination pour l’oublier, et Rosalie, malgré son antipathie, nepouvait s’empêcher de s’attendrir, en songeant aux privations quedevait s’imposer le pauvre diable pour être si généreux.

« Si j’allais le chercher, nous dînerionsensemble. »

Il en était réduit là. Il sonna, se défit del’habit noir, de ses plaques, de ses ordres, et sortit à pied parla rue Bellechasse.

Les quais, les ponts étaient toutblancs ; mais le Carrousel franchi, ni le sol ni l’air negardaient trace de la neige. Elle disparaissait sous l’encombrementroulant de la chaussée, dans le fourmillement de la foule presséesur les trottoirs, aux devantures, autour des bureaux d’omnibus. Cetumulte d’un soir de fête, les cris des cochers, les appels descamelots, dans la confusion lumineuse des vitrines, les feux lilasdes Jablochkoff noyant le jaune clignotement du gaz et les derniersreflets du jour pâle, berçaient le chagrin de Roumestan, lefondaient à l’agitation de la rue, pendant qu’il se dirigeait versle boulevard Poissonnière où l’ancien Tcherkesse, très sédentairecomme tous les gens d’imagination, demeurait depuis vingt ans,depuis son arrivée à Paris.

Personne ne connaissait l’intérieur deBompard, dont il parlait pourtant beaucoup ainsi que de son jardin,de son mobilier artistique pour lequel il courait toutes les ventesde l’hôtel Drouot. « Venez donc un de ces matins manger unecôtelette !… » C’était sa formule d’invitation, il laprodiguait, mais quiconque la prenait au sérieux ne trouvait jamaispersonne, se heurtait à des consignes de portier, des sonnettesbourrées de papier ou privées de leur cordon. Pendant toute uneannée, Lappara et Rochemaure s’acharnèrent inutilement à pénétrerchez Bompard, à dérouter les prodigieuses inventions du Provençaldéfendant le mystère de son logis, jusqu’à desceller un jour lesbriques de l’entrée, pour pouvoir dire aux invités, en travers dela barricade :

« Désolé, mes bons… Une fuite de gaz…Tout a sauté cette nuit. »

Après avoir monté des étages innombrables,erré dans de vastes couloirs, buté sur des marches invisibles,dérangé des sabbats de chambres de bonnes, Roumestan, essoufflé decette ascension à laquelle ses illustres jambes d’homme arrivén’étaient plus faites, se cogna dans un grand bassin d’ablutionspendu à la muraille.

– Qui vive ? grasseya un accentconnu.

La porte tourna lentement, alourdie par lepoids d’un porte-manteau où pendait toute la garde-robe d’hiver etd’été du locataire ; car la chambre était petite et Bompardn’en perdait pas un millimètre, réduit à installer son cabinet detoilette dans le corridor. Son ami le trouva couché sur un petitlit de fer, le front orné d’une coiffure écarlate, une sorte decapulet dantesque qui se hérissa d’étonnement à la vue del’illustre visiteur.

« Pas possible !

– Est-ce que tu es malade ? demandeRoumestan.

– Malade ! … Jamais.

– Alors qu’est-ce que tu fais là ?

– Tu vois, je me résume… » Il ajouta pourexpliquer sa pensée : « J’ai tant de projets en tête,tant d’inventions. Par moment, je me disperse, je m’égare… Ce n’estpas qu’au lit que je me retrouve un peu. »

Roumestan cherchait une chaise ; mais iln’y en avait qu’une, servant de table de nuit, chargée de livres,de journaux, avec un bougeoir branlant dessus. Il s’assit au pieddu lit.

– Pourquoi ne t’a-t-on plus vu ?

– Mais tu badines… Après ce qui est arrivé, jene pouvais plus me retrouver avec ta femme. Juge un peu !J’étais là devant elle, ma brandade à la main… Il m’a fallu un fiersang-froid pour ne pas tout lâcher.

– Rosalie n’est plus au ministère… fit Numaconsterné.

– Ça ne s’est donc pas arrangé ?… tum’étonnes.

Il ne lui semblait pas possible que madameNuma, une personne de tant de bons sens… Car enfin qu’est-ce quec’était que tout ça ? « Une foutaise,allons ! »

L’autre l’interrompit :

– Tu ne la connais pas… C’est une femmeimplacable… tout le portrait de son père… Race du Nord, mon cher…Ce n’est pas comme nous autres dont les plus grandes colèress’évaporent en gestes, en menaces, et plus rien, la main tournée…Eux gardent tout, c’est terrible.

Il ne disait pas qu’elle avait déjà pardonnéune fois. Puis, pour échapper à ces tristespréoccupations :

– Habille-toi… je t’emmène dîner…

Pendant que Bompard procédait à sa toilettesur le palier, le ministre inspectait la mansarde éclairée d’unepetite fenêtre en tabatière où glissait la neige fondante. Il étaitpris de pitié en face de ce dénuement, ces lambris humides, aupapier blanchi, ce petit poêle piqué de rouille, sans feu malgré lasaison, et se demandait, habitué au somptueux confort de sonpalais, comment on pouvait vivre là.

– As-tu vu le jardeïn ? criajoyeusement Bompard de sa cuvette.

Le jardin, c’était le sommet défeuillé detrois platanes qu’on ne pouvait apercevoir qu’en grimpant surl’unique chaise du logis.

– Et mon petit musée ?

Il appelait ainsi quelques débris étiquetéssur une planche : une brique, un brûle-gueule en bois dur, unelame rouillée, un œuf d’autruche. Mais la brique venait del’Alhambra, le couteau avait servi les vendettas d’un fameux banditcorse, le brûle-gueule portait en inscription : pipe deforçat marocain ; enfin, l’œuf durci représentaitl’avortement d’un beau rêve, tout ce qui restait – avec quelqueslattes et morceaux de fonte entassés dans un coin – de laCouveuse-Bompard et de l’élevage artificiel. Oh ! maintenantil avait mieux que cela, mon bon. Une idée merveilleuse, àmillions, qu’il ne pouvait pas dire encore.

« Qu’est-ce que tu regardes ?…Ça ? … c’est mon brevet de majoral… Bé, oui, majoral del’Aïoli. »

Cette société de l’Aïoli avait pourbut de faire manger à l’ail une fois par mois tous les Méridionauxrésidant à Paris, histoire de ne pas perdre le fumet ni l’accent dela patrie. L’organisation en était formidable : présidentd’honneur, présidents, vice-présidents, majoraux, questeurs,censeurs, trésoriers, tous brevetés sur papier rose à bandesd’argent avec la fleur d’ail en pompon. Ce précieux documents’étalait sur la muraille, à côté d’annonces de toutes couleurs,ventes de maisons, affiches de chemins de fer, que Bompard tenait àavoir sous les yeux « pour se monter le coco », disait-ilingénument. On y lisait : Château à vendre, cent cinquantehectares, prés, chasse, rivière, étang poissonneux… jolie petitepropriété en Touraine, vignes, luzernes, moulin sur la Cize…Voyagecirculaire en Suisse, en Italie, au lac Majeur, aux îlesBorromées… Cela l’exaltait comme s’il eût eu de beaux paysagesaccrochés au mur. Il croyait y être, il y était.

– Mâtin !… dit Roumestan avec une nuanced’envie pour ce misérable chimérique, si heureux parmi ses loques,tu as une fière imagination… Es-tu prêt, allons ?… Descendons…Il fait un froid noir chez toi…

Quelques tours aux lumières au milieu de lajoyeuse cohue du boulevard, et les deux amis s’installèrent dans lachaleur capiteuse et rayonnante d’un cabinet de grand restaurant,les huîtres ouvertes, le Château-Yquem soigneusement débouché.

–À ta santé, mon camarade… Je te la souhaitebonne et heureuse.

– Té ! c’est vrai, dit Bompard, nous nenous sommes pas encore embrassés.

Ils s’étreignirent par-dessus la table, lesyeux humides ; et, si tanné que fût le cuir du Tcherkesse,Roumestan se sentit tout ragaillardi. Depuis le matin, il avaitenvie d’embrasser quelqu’un. Puis, tant d’années qu’ils seconnaissaient, trente ans de leur vie devant eux, sur cettenappe ; et dans la vapeur des plats fins, dans les paillettesdes vins de luxe, ils évoquaient les jours de jeunesse, dessouvenirs fraternels, des courses, des parties, revoyaient leursfigures de gamins, coupaient leurs effusions de mots patois qui lesrapprochaient encore.

– T’en souvènés, digo ?… tu t’ensouviens, dis ?

Dans un salon à côté, on entendait unégrènement de rires clairs, de petits cris.

– Au diable les femelles, dit Roumestan, iln’y a que l’amitié.

Et ils trinquèrent encore une fois. Mais laconversation prenait tout de même un nouveau tour.

– Et la petite ?… demanda Bompardclignant de l’œil … Comment va-t-elle ?

– Oh ! je ne l’ai pas revue, tucomprends.

– Sans doute… sans doute… fit l’autresubitement très grave, avec une tête de circonstance.

Maintenant, derrière les tentures, un pianojouait des fragments de valses, des quadrilles à la mode, desmesures d’opérettes, alternativement folles ou langoureuses. Ils setaisaient pour écouter, grappillant des raisins flétris ; etNuma, dont toutes les sensations semblaient sur pivot et à deuxfaces, se mettait à penser à sa femme, à son enfant, au bonheurperdu, s’épanchait tout haut, les coudes sur la table.

– Onze ans d’intimité, de confiance, detendresse… Tout cela flambé, disparu en une minute… Est-ce quec’est possible ?… Ah ! Rosalie, Rosalie…

Personne ne saurait jamais ce qu’elle avaitété pour lui ; et lui-même ne le comprenait bien que depuisson départ. L’esprit si droit, le cœur si honnête. Et des épaules,et des bras. Pas une poupée de son comme la petite. Quelque chosede plein, d’ambré, de délicat.

« Puis, vois-tu, mon camarade, il n’y apas à dire, quand on est jeune, il faut des surprises, desaventures… Les rendez-vous à la hâte, aiguisés de la peur d’êtrepincé, les escaliers descendus quatre à quatre, ses frusques sur lebras, tout cela fait partie de l’amour. Mais, à notre âge, ce qu’ondésire par-dessus tout, c’est la paix, ce que les philosophesappellent la sécurité dans le plaisir. Il n’y a que le mariage quidonne ça. »

Il se leva d’un sursaut, jeta saserviette : « Filons, té !

– Nous allons ? demanda Bompard,impassible.

– Passer sous sa fenêtre, comme il y a douzeans… Voilà où il en est, mon cher, le grand maître del’Université… »

Sous les arcades de la place Royale, dont lejardin couvert de neige formait un blanc carré entre les grilles,les deux amis se promenèrent longtemps, cherchant dans ladéchiqueture des toits Louis XIII, des cheminées, des balcons, leshautes fenêtres de l’hôtel Le Quesnoy.

– Dire qu’elle est là, soupirait Roumestan, siprès, et que je ne puis la voir !…

Bompard grelottait, les pieds dans la boue, necomprenait pas bien cette excursion sentimentale. Pour en finir, ilusa d’artifice, et, le sachant douillet, craintif du moindremalaise :

– Tu vas t’enrhumer, Numa, insinua-t-iltraîtreusement.

Le Méridional eut peur et ils remontèrent envoiture.

***

Elle était là, dans le salon où il l’avait vuepour la première fois et dont les meubles restaient les mêmes auxmêmes places, arrivés à cet âge où les mobiliers, comme lestempéraments, ne se renouvellent plus. À peine quelques plis fanésdans les tentures fauves, une buée sur le reflet des glaces alourdicomme celui des étangs déserts que rien ne trouble. Les visages desvieux parents penchés sous les flambeaux de jeu à deux branches, encompagnie de ne trouble. Les visages des vieux parents penchés sousles flambeaux de jeu à deux branches, en compagnie de leurspartenaires habituels, avaient aussi quelque chose de plusaffaissé. Madame Le Quesnoy, les traits gonflés et tombants, commedéfibrés, le président accentuant encore sa pâleur et la révoltefière qu’il gardait dans le bleu amer de ses yeux. Assise près d’ungrand fauteuil dont les coussins se creusaient d’une empreintelégère, Rosalie, sa sœur couchée, continuait tout bas la lecturequ’elle lui faisait tout à l’heure à voix haute, dans le silence duwhist coupé de demi-mots, d’interjections de joueurs.

C’était un livre de sa jeunesse, un de cespoètes de nature que son père lui avait appris à aimer ; et dublanc des strophes elle voyait monter tout son passé de jeunefille, la fraîche et pénétrante impression des premièreslectures.

La belle aurait pu sans souci

Manger ses fraises loin d’ici,

Au bord d’une claire fontaine,

Avec un joyeux moissonneur

Qui l’aurait prise sur son cœur.

Elle aurait eu bien moins de peine.

Le livre lui glissa des mains sur les genoux,les derniers vers retentissant en chanson triste au plus profond deson être, lui rappelant son malheur un instant oublié. C’est lacruauté des poètes ; ils vous bercent, vous apaisent, puisd’un mot avivent la plaie qu’ils étaient en train de guérir.

Elle se revoyait à cette place, douze ansauparavant, quand Numa lui faisait sa cour à gros bouquets, et que,parée de ses vingt ans, du désir d’être belle pour lui, elle leregardait venir par cette fenêtre, comme on guette sa destinée. Ilrestait dans tous les coins des échos de sa voix chaude et tendre,si prompte à mentir. En cherchant bien parmi cette musique étaléeau piano, on aurait retrouvé les duos qu’ils chantaientensemble ; et tout ce qui l’entourait lui semblait complice dudésastre de sa vie manquée. Elle songeait à ce qu’elle aurait puêtre, cette vie, à côté d’un honnête homme, d’un loyal compagnon,non pas brillante, ambitieuse, mais l’existence simple et cachée oùl’on eût porté à deux vaillamment les chagrins, les deuils jusqu’àla mort…

Elle aurait eu bien moins de peine…

Elle s’absorbait si fort dans son rêve que, lewhist terminé, les habitués étaient partis sans qu’elle l’eûtpresque remarqué, répondant machinalement au salut amical etapitoyé de chacun, ne s’apercevant pas que le président, au lieu dereconduire ses amis comme il en avait l’habitude chaque soir quelque fût le temps et la saison, se promenait à grands pas dans lesalon, s’arrêtait enfin devant elle à la questionner d’une voix quila faisait tout à coup tressaillir.

– Eh bien, mon enfant, où en es-tu ?Qu’as-tu décidé ?

– Mais toujours la même chose, mon père.

Il s’assit auprès d’elle, lui prit la main,essaya d’être persuasif :

« J’ai vu ton mari… Il consent à tout… tuvivras ici près de moi, tout le temps que ta mère et ta sœurresteront absentes ; après même, si ton ressentiment dureencore… Mais, je te le répète, ce procès est impossible. Je veuxespérer que tu ne le feras pas. »

Rosalie secoua la tête.

« Vous ne connaissez pas cet homme, monpère… Il emploiera son astuce à m’envelopper, à me reprendre, àfaire de moi sa dupe, une dupe volontaire, acceptant une existenceavilie, sans dignité… Votre fille n’est pas de ces femmes-là… Jeveux une rupture complète, irréparable, hautement annoncée aumonde… »

De la table où elle rangeait les cartes et lesjetons, sans se retourner, madame Le Quesnoy intervintdoucement :

« Pardonne, mon enfant, pardonne.

– Oui, c’est facile à dire quand on a un mariloyal et droit comme le tien, quand on ne connaît pas cetétouffement du mensonge et de la trahison en trame autour de soi…C’est un hypocrite, je vous dis. Il a sa morale de Chambéry etcelle de la rue de Londres… Les mots et les actes toujours endésaccord… Deux paroles, deux visages… Toute la félinerie et laséduction de sa race… L’homme du Midi enfin ! »

Et s’oubliant dans l’éclat de sacolère :

« D’ailleurs, j’avais déjà pardonné unefois… Oui, deux ans après mon mariage… Je ne vous en ai pas parlé,je n’en ai parlé à personne… J’ai été très malheureuse… Alors nousne sommes restés ensemble qu’aux prix d’un serment… Mais il ne vitque de parjures… Maintenant, c’est fini, bien fini. »

Le président n’insista plus, se leva lentementet vint à sa femme. Il y eut un chuchotement comme un débat,surprenant, entre cet homme autoritaire et l’humble créatureannihilée : « Il faut lui dire… Si… si… Je veux que vouslui disiez… » Sans ajouter une parole, M. Le Quesnoysortit, et son pas de tous les soirs, sonore, régulier, monta desarcades désertes dans la solennité du grand salon.

« Viens là… » fit la mère à sa filled’un geste tendre… Plus près, encore plus près… Elle n’oseraitjamais tout haut… Et même, si rapprochées, cœur contre cœur, ellehésitait encore : « Écoute, c’est lui qui le veut… Ilveut que je te dise que ta destinée est celle de toutes les femmes,et que ta mère n’y a pas échappé. »

Rosalie s’épouvantait de cette confidencequ’elle devinait aux premiers mots, tandis qu’une chère vieillevoix brisée de larmes articulait à peine une triste, bien tristehistoire de tous points semblable à la sienne, l’adultère du maridès les premiers temps du ménage, comme si la devise de ces pauvresêtres accouplés étant « trompe-moi ou je te trompe »,l’homme s’empressait de commencer pour garder son rangsupérieur.

– Oh ! assez, assez, maman, tu me faismal…

Son père qu’elle admirait tant, qu’elleplaçait au-dessus de tout autre, le magistrat intègre etferme !… Mais qu’était-ce donc que les hommes ? Au nord,au midi, tous pareils, traîtres et parjures… Elle qui n’avait paspleuré pour la trahison du mari, sentit un flot de larmes chaudes àcette humiliation du père… Et l’on comptait là-dessus pour lafléchir !… Non, cent fois non, elle ne pardonnerait pas.Ah ! c’était cela, le mariage. Eh bien, honte et mépris sur lemariage ! Qu’importaient la peur du scandale et lesconvenances du monde, puisque c’était à qui les braverait lemieux.

Sa mère l’avait prise, la serrait contre soncœur, essayant d’apaiser la révolte de cette jeune conscienceblessée dans ses croyances, dans ses plus chères superstitions, etdoucement elle la caressait, comme on berce :

« Si, tu pardonneras… Tu feras comme j’aifait… C’est notre lot, vois-tu… Ah ! dans le premier moment,moi aussi, j’ai eu un grand chagrin, une belle envie de sauter parla fenêtre… Mais j’ai pensé à mon enfant, à mon pauvre petit Andréqui naissait à la vie, qui depuis a grandi, qui est mort en aimant,en respectant tous les siens… Toi de même tu pardonneras pour queton enfant ait l’heureuse tranquillité que vous a faite moncourage, pour qu’il ne soit pas un de ces demi-orphelins que lesparents se partagent, qu’ils élèvent dans la haine et le méprisl’un de l’autre… Tu songeras aussi que ton père et ta mère ont déjàbien souffert et que d’autres désespoirs les menacent…

Elle s’arrêta, oppressée. Puis avec un accentsolennel :

– Ma fille, tous les chagrins s’apaisent,toutes les blessures peuvent guérir… Il n’y a qu’un malheurirréparable, c’est la mort de ce qu’on aime…

Dans l’épuisement ému qui suivit ces derniersmots, Rosalie voyait grandir la figure de sa mère, de tout ce queperdait le père à ses yeux. Elle s’en voulait de l’avoir méconnuesi longtemps sous cette apparente faiblesse faite de coupsdouloureux, d’abdication sublime et résignée. Aussi ce fut pourelle, rien que pour elle qu’en termes doux, presque de pardon, ellerenonça à son procès de vengeance. « Seulement n’exige pas queje retourne avec lui… J’aurais trop honte… J’accompagnerai ma sœurdans le Midi… Après, plus tard, nous verrons. »

Le président rentrait. Il vit l’élan de lavieille mère jetant ses bras au cou de son enfant et comprit queleur cause était gagnée.

« Merci, ma fille… » murmura-t-il,très touché. Puis, après avoir hésité un peu, il s’approcha deRosalie pour le bonsoir habituel. Mais le front si tendrementoffert d’ordinaire se déroba, le baiser glissa dans lescheveux.

– Bonne nuit, mon père.

Il ne dit rien, s’en alla courbant la tête,avec un frisson convulsif de ses hautes épaules. Lui qui dans savie avait tant accusé, tant condamné il trouvait un juge à sontour, le premier magistrat de France !

Chapitre 19HORTENSE LE QUESNOY

Par un de ces brusques coups de scènes, sifréquents dans la comédie parlementaire, cette séance du 8 janvier,où la fortune de Roumestan semblait devoir s’effondrer, lui valutun éclatant triomphe. Quand il monta à la tribune pour répondre àla verte satire de Rougeot sur la gestion de l’Opéra, le gâchis desBeaux-Arts, l’inanité des réformes trompettées par les gagistes duministère sacristain, Numa venait d’apprendre que sa femme étaitpartie, renonçant à tout procès, et cette bonne nouvelle, connue delui seul, donna à sa réplique une assurance rayonnante. Il s’ymontra hautain, familier, solennel, fit allusion aux calomnieschuchotées, au scandale attendu :

– Il n’y aura pas de scandale,messieurs !…

Et le ton dont il dit cela désappointavivement, dans les tribunes bondées de toilettes, toutes les joliescurieuses, avides d’émotions fortes, venues là pour voir dévorer ledompteur. L’interpellation Rougeot fut réduite en miettes, le Midiséduisit le Nord, la Gaule fut encore une fois conquise, et lorsqueRoumestan redescendit, moulu, trempé, sans voix, il eut l’orgueilde voir son parti tout à l’heure si froid, presque hostile, sescollègues du cabinet qui l’accusaient de les compromettre,l’entourer d’acclamations, de flatteries enthousiastes. Et dansl’ivresse du succès lui revenait toujours, comme une délivrancesuprême, le désistement de sa femme.

Il se sentait allégé, dispos, expansif, sibien qu’en rentrant à Paris l’idée lui vint de passer rue deLondres. Oh seulement en ami, pour rassurer cette pauvre enfantaussi inquiète que lui des suites de l’interpellation et quisupportait leur mutuel exil avec tant de courage, lui envoyait desa naïve écriture séchée de poudre de riz de bonnes petites lettresoù elle lui racontait sa vie jour par jour, l’exhortait à lapatience, à la prudence :

« Non, non, ne viens pas, pauvre cher…Écris-moi, pense à moi… Je serai forte. »

Justement l’Opéra ne jouait pas ce soir-là, etpendant le court trajet de la gare à la rue de Londres, tout enserrant dans sa main la petite clef qui l’avait plus d’une foistenté depuis quinze jours, Numa pensait :

– Comme elle va être heureuse !

La porte ouverte, refermée sans bruit, il setrouva tout à coup dans l’obscurité ; on n’avait pas allumé legaz. Cette négligence donnait à la petite maison un aspect dedeuil, de veuvage, qui le flatta. Le tapis de l’escalieramortissant sa montée rapide, il arriva, sans que rien l’eûtannoncé, dans le salon tendu d’étoffes japonaises aux nuancesdélicieusement fausses pour l’or factice des cheveux de lapetite.

– Qui est là ? demanda du divan une jolievoix irritée.

– Moi, pardi !…

Il y eut un cri, un bond, et, dansl’indécision du crépuscule, l’éclair blanc de ses jupes rabattues,la chanteuse se dressa, épouvantée, tandis que le beau Lappara,immobile, écroulé, sans même la force de rajuster son désordre,fixait les fleurs du tapis pour ne pas regarder le patron. Rien ànier. Le divan haletait encore.

– Canailles ! râla Roumestan, étrangléd’une de ces fureurs où la bête rugit dans l’homme avec l’envie dedéchirer, de mordre, bien plus que de frapper.

Il se retrouva dehors sans savoir, emporté parla crainte de sa propre violence. À la même place, à la même heure,quelques jours avant, sa femme avait reçu comme lui ce coup de latrahison, la blessure outrageante et basse, autrement cruelle,autrement imméritée que la sienne mais il n’y pensa pas un instant,tout à l’indignation de l’injure personnelle. Non, jamais vileniesemblable ne s’était vue sous le soleil. Ce Lappara qu’il aimaitcomme un fils, cette drôlesse pour laquelle il avait compromisjusqu’à sa fortune politique !

– Canailles !… canailles !répétait-il tout haut dans la rue déserte, sous une pénétrantepetite pluie qui le calma bien mieux que les plus beauxraisonnements.

« Té mais je suis trempé… »

Il courut à la station de voitures de la rued’Amsterdam, et, dans l’encombrement que font à ce quartier lesarrivages perpétuels de la gare, se heurta au plastron raide etsanglé du général marquis d’Espaillon.

– Bravo, mon cher collègue… je n’étais pas àla séance, mais on m’a dit que vous aviez chargé comme un b… à fondet dans le tas !

Sous son parapluie qu’il tenait droit commeune latte, il avait, le vieux, un diable d’œil allumé et labarbiche en croc d’un soir de bonne fortune.

– N… d… D…, ajouta-t-il en se penchant versl’oreille de Numa d’un ton de confidence gaillarde, vous pouvezvous vanter de connaître les femmes, vous.

Et comme l’autre le regardait, croyant à uneironie.

– Eh ! oui, vous savez bien, notrediscussion sur l’amour… C’est vous qui aviez raison… Il n’y a pasque les godelureaux pour plaire aux belles… J’en ai une en cemoment… Jamais gobé comme ça… F… n… d… D… Pas même à vingt-cinqans, en sortant de l’École…

Roumestan qui écoutait, la main sur laportière de son fiacre, crut sourire au vieux passionné etn’ébaucha qu’une horrible grimace. Ses théories sur les femmes setrouvaient si singulièrement bouleversées… La gloire, le génie,allons donc ! ce n’est pas là qu’elles vous regardent… Il sesentait fourbu, dégoûté, une envie de pleurer, puis de dormir pourne plus penser, pour ne plus voir surtout le rire hébété de cettecoquine, droite devant lui, dépoitraillée, toute sa chair hérisséeet frissonnante du baiser interrompu. Mais, dans l’agitation de nosjournées, les heures se tiennent et se bousculent comme les vagues.Au lieu du bon repos qu’il comptait trouver en rentrant, un nouveaucoup l’attendait au ministère, une dépêche que Méjean avait ouverteen son absence et qu’il lui tendit très ému.

Hortense meurt. Elle veut te voir. Viensvite.

VEUVE PORTAL.

Tout son effroyable égoïsme lui sortit dans uncri désolé :

« C’est un dévouement que je vais perdrelà !… »

Ensuite il pensa à sa femme présente à cetteagonie et qui laissait signer tante Portal. Sa rancune nefléchissait pas, ne fléchirait probablement jamais ; si elleavait voulu pourtant, comme il eût recommencé l’existence à côtéd’elle, revenu des imprudentes folies, familial, honnête, presqueaustère. Et ne songeant plus au mal qu’il avait fait, il luireprochait sa dureté comme une injustice.

Il passa la nuit à corriger les épreuves deson discours, s’interrompant pour écrire des brouillons de lettresfurieuses ou ironiques, grondantes et sifflantes, à cette scélérated’Alice Bachellery. Méjean veillait aussi au secrétariat, rongé dechagrin, cherchant l’oubli dans un travail acharné ; et Numa,tenté par ce voisinage, éprouvait un réel supplice de ne pouvoirlui confier sa déception. Mais il eût fallu avouer qu’il étaitretourné là-bas et le ridicule de son rôle.

Il n’y tint pas cependant ; et au matin,comme son chef de cabinet l’accompagnait à la gare, il lui laissaentre autres instructions le soin de donner son congé à Lappara.« Oh ! il s’y attend bien, allez… Je l’ai pris enflagrant délit de la plus noire ingratitude… Quand je pense commej’avais été bon, jusqu’à vouloir en faire… » Il s’arrêtacourt. N’allait-il pas raconter à l’amoureux qu’il avait promisdeux fois la main d’Hortense. Sans plus s’expliquer, il déclara nepas vouloir retrouver au ministère un personnage aussi tristementimmoral. Du reste, la duplicité du monde l’écœurait. Ingratitude,égoïsme. C’était à tout ficher là, les honneurs, les affaires, àquitter Paris pour s’en aller gardien de phare, sur un rochersauvage, en pleine mer.

– Vous avez mal dormi, mon cher patron… fitMéjean de son air paisible.

– Non, non… c’est comme je vous le dis… Parisme donne la nausée…

Debout sur le perron du départ, il seretournait avec un geste de dégoût vers la grande ville où laprovince déverse toutes ses ambitions, ses convoitises, sontrop-plein bouillonnant et malpropre, et qu elle accuse ensuite deperversité et d’infection. Il s’interrompit, pris d’un rireamer :

– Croyez-vous qu’il s’acharne après moi, celuilà !…

À l’angle de la rue de Lyon, sur une grandemuraille grise percée d’odieuses lucarnes, un piteux troubadourdélavé par toutes les humidités de l’hiver et les ordures d’unemaison de pauvres, montrait à la hauteur d’un second étage unehideuse bouillie de bleu, de jaune, de vert, ou le geste dutambourinaire se dessinait encore, prétentieux et vainqueur. Lesaffiches se succèdent vite dans la réclame parisienne, l’unecouvrant l’autre. Mais quand elles ont ces dimensions énormes,toujours quelque bout dépasse ; et depuis quinze jours, auxquatre coins de Paris, le ministre trouvait en face de tous sesregards un bras, une jambe, un bout de toque ou de soulier à lapoulaine qui le poursuivait, le menaçait, comme dans cette légendeprovençale où la victime hachée et dispersée crie encore sus aumeurtrier de tous ses lambeaux épars. Ici elle se dressait enentier ; et le sinistre coloriage, entrevu dans le matinfrileux, condamné à subir sur place toutes les souillures, avant des’émietter, de s’effiloquer à un dernier coup de vent, résumaitbien la destinée du malheureux troubadour, roulant pour jamais lesbas-fonds de ce Paris qu’il ne pouvait plus quitter, menant lafarandole toujours recrue des déclassés, des dépatriés et des fous,de ces affamés de gloire qu’attendent l’hôpital, la fosse communeou la table de dissection.

Roumestan monta en wagon, transi jusqu’aux ospar cette apparition et le froid de sa nuit blanche, grelottant àvoir aux portières les tristes perspectives du faubourg, ces pontsde fer en travers des rues ruisselantes, ces hautes maisons,casernes de la misère, aux fenêtres innombrables garnies de loques,ces figures du matin, hâves, mornes, sordides, ces dos courbés, cesbras serrant les poitrines pour cacher ou pour réchauffer, cesauberges à toutes enseignes, cette forêt de cheminées d’usinescrachant leurs fumées rabattues puis les premiers vergers de labanlieue noirs de terreau, le torchis des masures basses, lesvillas fermées au milieu de leurs jardinets rétrécis par l’hiver,aux arbustes secs comme le bois dégarni des kiosques et destreillages, plus loin des routes défoncées de flaques où défilaientdes bâches inondées, un horizon couleur de rouille, des vols decorbeaux sur les champs déserts.

Il ferma les yeux devant ce navrant hiver dunord que le sifflet du chemin de fer traversait de longs appels dedétresse ; mais, sous ses paupières closes, ses pensées nefurent pas plus riantes. Si près de cette drôlesse, dont le lientout en se dénouant lui serrait encore le cœur, il songeait à cequ’il avait fait pour elle, à ce que l’entretien d’une étoile luicoûtait depuis six mois. Tout est faux dans cette vie de théâtre,surtout le succès qui ne vaut que ce qu’on l’achète. Frais declaque, billets au contrôle, dîners, réceptions, cadeaux auxreporters, la publicité sous toutes ses formes, et ces magnifiquesbouquets devant lesquels l’artiste rougit, s’émeut en chargeant sesbras, sa poitrine nue, le satin de sa robe ; et les ovationspendant les tournées, les conduites à l’hôtel, les sérénades aubalcon, ces continuels excitants à la morne indifférence du public,tout cela se paie et fort cher.

Pendant six mois, il avait tenu caisseouverte, ne marchandant jamais ses triomphes à la petite. Ilassistait aux conférences avec le chef de claque, les réclamiersdes journaux, la marchande de fleurs dont la chanteuse et sa mèrerafistolaient trois fois les bouquets sans le lui dire, enrenouvelant les rubans ; car il y avait chez ces juives deBordeaux une crasseuse rapacité, un amour de l’expédient, qui lesfaisait rester à la maison des journées entières couvertes deguenilles, en camisoles sur des jupes à volants, aux pieds desvieux souliers de bal, et c’est ainsi que Numa les trouvait le plussouvent, en train de jouer aux cartes et de s’injurier comme dansune voiture de saltimbanques. Depuis longtemps on ne se gênait plusavec lui. Il savait tous les trucs, toutes les grimaces de la diva,sa grossièreté native de femme du Midi maniérée et malpropre, etqu’elle avait dix ans de plus que son âge des coulisses, et quepour fixer son éternel sourire en arc d’amour elle s’endormaitchaque soir les lèvres retroussées aux coins et garnies decoralline…

Là-dessus il finit par s’endormir, lui aussi,mais pas la bouche en arc, je vous jure, les traits tirés aucontraire de dégoût, de fatigue, tout le corps secoué aux heurts,aux ballottements, aux sursauts métalliques d’un train rapide lancéà toute vapeur.

Valeince !… Valeince !…

Il rouvrit les yeux, comme un enfant que samère appelle. Déjà le Midi commençait, le ciel se creusait d’abîmesbleus entre les nuées que chassait le vent. Un rayon chauffait lavitre et de maigres oliviers blanchissaient parmi des pins. Ce futun apaisement dans tout l’être sensitif du Méridional, unchangement de pôle pour ses idées. Il regrettait d’avoir été si durenvers Lappara. Briser ainsi l’avenir de ce pauvre garçon, désolertoute une famille, et pourquoi ? « Une foutaise,allons ! » comme disait Bompard. Il n’y avait qu’unefaçon de réparer cela, d’enlever à cette sortie du ministère sonapparence de disgrâce : la croix. Et le ministre se mit à rireà l’idée du nom de Lappara à l’Officiel avec cettemention : services exceptionnels. C’en était bien un,après tout, que d’avoir délivré son chef de cette liaisondégradante.

Orange !… Montélimar et sonnougat !… Les voix vibraient, soulignées de gestes vifs. Lesgarçons de buffet, marchands de journaux, gardes-barrières seprécipitaient, les yeux hors de la tête. C’était bien un autrepeuple que trente lieues plus haut ; et le Rhône, le largeRhône, vagué comme une mer, étincelait sous le soleil dorant lesremparts crénelés d’Avignon dont les cloches, en branle depuisRabelais, saluaient de leurs carillons clairs le grand homme de laProvence. Numa s’attablait au buffet devant un petit pain blanc,une croustade, une bouteille de ce vin de la Nerte mûri entre lespierres, capable de donner l’accent des garrigues même à unParisien.

Mais où l’air natal le ragaillardit le mieux,ce fut lorsque ayant quitté la grande ligne, à Tarascon, il pritplace dans le petit chemin de fer patriarcal à une seule voie, quipénètre en pleine Provence entre les branches de mûriers etd’oliviers, les panaches de roseaux sauvages frôlant les portières.On chantait dans tous les wagons, on s’arrêtait à chaque instantpour laisser passer un troupeau, embarquer un retardataire, prendreun paquet qu’apportait en courant un garçon de mas. Et c’était dessaluts, des causettes des gens du train avec les fermières encoiffes d’Arles, au pas de leur porte ou savonnant sur la pierre dupuits. Aux stations, des cris, des bousculades, tout un villageaccouru pour faire la conduite à un conscrit ou à une fille qui vaà la ville en condition.

– Té ! vé, sans adieu, mignote… sois bienbravette au moins !

On pleure, on s’embrasse, sans prendre garde àl’ermite mendiant en cagoule qui marmonne son « pater »appuyé à la barrière, et furieux de ne rien recevoir, s’éloigne enremontant sa besace :

– Encore un « pater » defichu !

Le propos est entendu, et les larmes séchées,tout le monde rit, le frocard plus fort que les autres.

Blotti dans son coupé pour échapper auxovations, Roumestan se délectait à toute cette belle humeur, à lavue de ces faces brunes, busquées, allumées de passion et d’ironie,de ces grands garçons aux airs farauds, de ces chatoambrées comme les grains allongés du muscat et qui deviendraient envieillissant ces mères-grands, noires et desséchées par le soleil,secouant de la poussière de tombe à chacun de leurs gestesratatinés. Et zou ! Et allons ! Et tous les enavant du monde ! Il retrouvait là son peuple, sa Provencemobile et nerveuse, race de grillons bruns, toujours sur la porteet toujours chantant !

Lui-même en était bien le prototype, déjàguéri de son grand désespoir du matin, de ses dégoûts, de sonamour, balayés au premier souille du mistral qui grondait fort dansla vallée du Rhône, soulevant le train, l’empêchant d’avancer,chassant tout, les arbres courbés dans une attitude de fuite, lesAlpilles reculées, le soleil secoué de brusques éclipses, tandisqu’au loin la ville d’Aps, sous un rayon de lumière fouettée,groupait ses monuments au pied de l’antique tour des Antonins,comme un troupeau de bœufs se serre en pleine Camargue autour duplus vieux taureau, pour faire tête au vent.

Et c’est au son de cette grandiose fanfare dumistral que Numa fit son entrée en gare. Par un sentiment dedélicatesse conforme au sien, la famille avait tenu son arrivéesecrète, pour éviter les orphéons, bannières, députationssolennelles. Seule, la tante Portal l’attendait, pompeusementinstallée dans le fauteuil du chef de gare, une chaufferette sousses pieds. Dès qu’elle aperçut son neveu, le visage rose de lagrosse dame, épanoui dans son repos, prit une expression désolée,se gonfla sous ses coques blanches ; et les bras tendus elleéclata en sanglots et en lamentations :

– Aïe de nous, quel malheur !…Une si jolie petite, péchère !… Et si bravette !… sidoucette qu’on se serait levé le pain de la bouche pour elle…

– Mon Dieu ! C’est donc fini ?…pensa Roumestan, revenu à la réalité de son voyage.

La tante interrompit tout à coup son voceropour dire froidement, d’un ton dur, au domestique qui oubliait lechauffe-pieds : « Ménicle, la banquette ! »Puis elle reprit sur un diapason de douleur frénétique le détaildes vertus de demoiselle Le Quesnoy, demandant à grands cris auciel et à ses anges pourquoi ils ne l’avaient pas prise à la placede cette enfant, secouant de ses explosions gémissantes le bras deNuma sur lequel elle s’appuyait pour gagner son vieux carrosse àpetits pas de procession.

Sous les arbres dépouillés de l’avenueBerchère, dans un tourbillon de branches et d’écorces sèches quejetait le mistral en dure litière à l’illustre voyageur, leschevaux avançaient lentement ; et Ménicle, au tournant où lesportefaix avaient l’habitude de dételer, fut obligé de faireclaquer son fouet plusieurs fois, tellement ses bêtes semblaientsurprises de cette indifférence pour le grand homme. Roumestan,lui, ne songeait qu’à l’horrible nouvelle qu’il venaitd’apprendre ; et tenant les deux mains poupines de la tantequi continuait a s’éponger les yeux, il demandaitdoucement :

– Quand est-ce arrivé ?

– Quoi donc ?

– Quand est-elle morte, la pauvrepetite ?

Tante Portal bondit sur ses coussinsempilés :

« Morte !… Bou Diou !… Qui t’adit qu’elle était morte ?… »

Tout de suite elle ajouta avec un grandsoupir : « Seulement, péchère, elle n’en a pas pourlongtemps. »

Oh ! non, pas pour bien longtemps.Maintenant elle ne se levait plus, ne quittait plus les oreillersde dentelle où sa petite tête amaigrie devenait de jour en jourméconnaissable, plaquée aux joues d’un fard brûlant, les yeux, lesnarines, cernés de bleu. Ses mains d’ivoire allongées sur labatiste des draps, près d’elle un petit peigne, un miroir pourlisser de temps en temps ses beaux cheveux bruns, elle restait desheures sans parler à cause de l’enrouement douloureux de sa voix,le regard perdu vers les cimes d’arbres, le ciel éblouissant duvieux jardin de la maison Portal.

Ce soir-là, son immobilité rêveuse duraitdepuis si longtemps, sous les flammes du couchant qui empourpraitla chambre, que sa sœur s’inquiéta :

– Est-ce que tu dors ?

Hortense secoua la tête, comme pour chasserquelque chose :

– Non, je ne dormais pas ; et pourtant jerêvais… Je rêvais que j’allais mourir. J’étais juste à la lisièrede ce monde, penchée vers l’autre, oh penchée à tomber… Je tevoyais encore, et des morceaux de ma chambre ; mais j’étaisdéjà de l’autre côté, et ce qui me frappait, c’était le silence dela vie, auprès de la grande rumeur que faisaient les morts, unbruit de ruche, d’ailes battantes, un grésillement de fourmilière,ce grondement que la mer laisse au fond des gros coquillages. Commesi la mort était peuplée, encombrée autrement que la vie… Et celasi intense, qu’il me semblait que mes oreilles entendaient pour lapremière fois, que je me découvrais un sens nouveau.

Elle parlait lentement de sa voix rauque etsifflante. Après un silence, elle reprit avec tout ce que pouvaitcontenir d’entrain l’instrument brisé, désolé :

– Toujours ma tête qui voyage… Premier prixd’imagination, Hortense Le Quesnoy, de Paris !

On entendit un sanglot, étouffé dans un bruitde porte.

– Tu vois, dit Rosalie… c’est maman qui s’enva… tu lui fais de la peine…

– Exprès… tous les jours un peu… pour qu’elleen ait moins à la fois, répondit tout bas la jeune fille. Par lesgrands corridors du vieux logis provincial, le mistral galopait,gémissait sous les portes, les secouait de coups furieux. Hortensesouriait :

– Entends-tu ?… Oh ! j’aime ça… Ilsemble qu’on est loin… dans des pays !… Pauvre chérie,ajouta-t-elle en prenant la main de sa sœur et la portant d’ungeste épuisé jusqu’à sa bouche, quel mauvais tour je t’ai joué sansle vouloir… voilà ton petit qui sera du Midi par ma faute… tu ne mele pardonnerais jamais, Franciote. »

Dans la clameur du vent, un sifflet delocomotive vint jusqu’à elle, la fit tressaillir.

« Ah ! le train de septheures… »

Comme tous les malades, tous les captifs, elleconnaissait les moindres bruits d’alentour, les mêlait à sonexistence immobile, ainsi que l’horizon en face d’elle, les bois depins, la vieille tour romaine déchiquetée sur la côte. À partir dece moment, elle fut anxieuse, agitée, guettant la porte à laquelleune bonne parut enfin…

« C’est bien… » dit Hortensevivement, souriant à la grande sœur « Une minute,veux-tu ?… je t’appellerai. »

Rosalie crut à une visite du prêtre apportantson latin de paroisse et ses consolations terrifiantes. Elledescendit au jardin, un enclos du Midi, sans fleurs, aux allées debuis, abrité de hauts cyprès résistants. Depuis qu’elle étaitgarde-malade, c’est là qu’elle venait respirer, cacher ses larmes,détendre toutes les concentrations nerveuses de sa douleur.Oh ! qu’elle comprenait bien maintenant la parole de samère.

« Il n’y a qu’un malheur irréparable,c’est la perte de ce qu on aime. »

Ses autres chagrins, son bonheur de femmedétruit, tout disparaissait. Elle ne songeait qu’à cette chosehorrible, inévitable, plus proche de jour en jour… Était-cel’heure, ce soleil rouge et fuyant qui laissait le jardin dansl’ombre et s’attardait aux vitres de la maison, ce vent lamentablesoufflant de haut, qu’on entendait sans le sortir ? En cemoment elle subissait une tristesse, une angoisse inexprimables.Hortense, son Hortense !… plus qu’une sœur pour elle, presqueune fille, ses premières joies de maternité précoce… Les sanglotsl’étouffaient, sans larmes. Elle aurait voulu crier, appeler ausecours, mais qui ? Le ciel, où regardent les désespérés,était si haut, si loin, si froid, comme poli par l’ouragan. Un vold’oiseaux voyageurs s’y hâtait, dont on n’entendait pas les cris niles ailes au grincement de voiles. Comment une voix de terreparviendrait-elle à ces profondeurs muettes,indifférentes ?

Elle essaya pourtant, et la face tournée versla lumière qui montait, s’échappait au faite du vieux toit, ellepria celui qui s’est plu à se cacher, à s’abriter de nos douleurset de nos plaintes, celui que les uns adorent de confiance, lefront contre terre, que d’autres cherchent éperdus, les bras épars,que d’autres enfin menacent de leur poing en révolte, qu’ils nientpour lui pardonner ses cruautés. Et ce blasphème, cette négation,c’est encore de la prière…

On l’appelait de la maison. Elle accourut,toute frissonnante, arrivée à cette peur anxieuse où le moindrebruit retentit jusqu’au fond de l’être. D’un sourire, la maladel’attira près de son lit, n’ayant plus de force ni de voix comme sielle venait de parler longtemps.

« J’ai une grâce à te demander, machérie… Tu sais, cette grâce dernière qu’on accorde au condamné àmort… Pardonne à ton mari. Il a été bien méchant, indigne avec toi,mais sois indulgente, retourne auprès de lui. Fais cela pour moi,ma grande sœur, pour nos parents que ta séparation désole et quivont avoir besoin qu’on se serre contre eux, qu on les entoure detendresse. Numa est si vivant, il n’y a que lui pour les remonterun peu… C’est fini, n’est-ce pas, tu pardonnes… »

Rosalie répondit : « Je te lepromets… » Que valait ce sacrifice de son orgueil, au prix dumalheur irréparable ?… Debout près du lit, elle ferma les yeuxune seconde, buvant ses larmes. Une main qui tremblait se posa surla sienne. Il était là, devant elle, ému, piteux, tourmenté d’uneeffusion qu’il n’osait pas.

« Embrassez-vous !… » ditHortense.

Rosalie approcha son front où Numa posaittimidement les lèvres.

« Non, non… pas ça… à pleins bras, commequand on s’aime… »

Il saisit sa femme, l’étreignit d’un longsanglot, pendant que tombait la nuit dans la grande chambre, parpitié pour celle qui les avait jetés sur le cœur l’un de l’autre.Ce fut sa dernière manifestation de vie. Elle resta dès lorsabsorbée, distraite, indifférente à tout ce qui se passait autourd’elle, sans répondre à ces désolations du départ, où il n’y a pasde réponse, gardant sur son jeune visage cette expression de sourdeet hautaine rancune de ceux qui meurent trop tôt pour leur ardeurde vivre et à qui les désillusions n’avaient pas dit leur derniermot.

Chapitre 20UN BAPTÊME

Le grand jour, en Aps, c’est le lundi, le jourdu marché.

Bien avant l’aube, les routes qui conduisent àla ville, ces grands chemins déserts d’Arles et d’Avignon où lapoussière a l’aspect tranquille d’une tombée de neige, s’agitent aulent grincement des charrettes, aux caquets des poules dans leursclaires-voies, aux abois des chiens galopants, à ce ruissellementd’averse que fait le passage d’un troupeau, avec la longue roulièredu berger qui se dresse portée par une houle bondissante. Et lescris des bouviers haletant après leurs bêtes, le son mat des coupsde trique sur les flancs rugueux, des silhouettes équestres arméesde tridents à taureaux, tout cela s’engouffre à tâtons sous lesportails dont les créneaux festonnent le ciel constellé, se répandsur le Cours qui cerne la ville endormie reprenant à cetteheure son caractère de vieille cité romaine et sarrasine, aux toitsirréguliers, aux pointus moucharabiehs au-dessus d’escaliersébréchés et branlants. Ce grouillement confus de gens et de bêtessomnolentes s’installe sans bruit entre les troncs argentés desgros platanes, déborde sur la chaussée, jusque dans les cours desmaisons, remue des odeurs chaudes de litières, des arômes d’herbeset de fruits mûrs. Puis au réveil, la ville se trouve prise departout par un marché immense, animé, bruyant, comme si toute laProvence campagnarde, hommes et bestiaux, fruits et semailles,s’était levée, rapprochée dans une inondation nocturne.

C’est alors un merveilleux coup d’œil derichesse rustique, variant selon la saison. À des places désignéespar un usage immémorial, les oranges, les grenades, les coingsdorés, les sorbes, les melons verts et jaunes s’empilent auxéventaires, en tas, en meules, par milliers ; les pêches,figues, raisins s’écrasent dans leurs paniers d’expédition, à côtédes légumes en sacs. Les moutons, les petits cabris, les porcssoyeux et roses ont des airs ennuyés au bord des palissades deleurs parcs. Les bœufs accouplés sous le joug marchent devantl’acheteur ; les taureaux, les naseaux fumants, tirent surl’anneau de fer qui les tient au mur. Et plus loin, des chevaux enquantité, des petits chevaux de Camargue, arabes abâtardis,bondissent, mêlent leurs crinières brunes, blanches ou rousses,arrivent à leur nom « Té ! Lucifer… Té !l’Estérel… » manger l’avoine dans la main des gardiens, vraisgauchos des pampas bottés jusqu’à mi-jambes. Puis les volaillesdeux par deux, les pattes liées et rouges, poules, pintades, gisantaux pieds de leurs marchandes alignées, avec des battements d’ailesà terre. Puis la poissonnerie, les anguilles toutes vives sur lefenouil, les truites de la Sorgue et de la Durance mêlant desécailles luisantes, des agonies couleur d’arc-en-ciel. Enfin, toutau bout, dans une sèche forêt d’hiver, les pelles de bois,fourches, râteaux, d’un blanc écorcé et neuf, se dressant entre lescharrues et les herses.

De l’autre côté du Cours, contre lerempart, les voitures dételées alignent sur deux rangs leurscerceaux, leurs bâches, leurs hautes ridelles, leurs rouespoudreuses ; et dans l’espace libre, la foule s’agite, circuleavec peine, se bêle, discute et marchande en divers accents,l’accent provençal, raffiné, maniéré, qui veut des tours de tête etd’épaule, une mimique hardie ; celui du Languedoc plus dur,plus lourd, d’articulation presque espagnole. De temps en temps ceremous de chapeaux de feutre, de coiffes arlésiennes ou contadines,cette pénible circulation de tout un peuple d’acheteurs et devendeurs s’écarte devant les appels d’une charrette retardataire,avançant au pas, à grand effort.

La ville bourgeoise paraît peu, pleine dedédain pour cet envahissement campagnard qui fait pourtant sonoriginalité et sa fortune. Du matin au soir les paysans parcourentles rues, s’arrêtent aux boutiques, chez les bourreliers, lescordonniers, les horlogers, contemplent les jacquemarts de lamaison de ville, les vitrines des magasins, éblouis par les dorureset les glaces des cafés comme les bouviers de Théocrite devant lepalais des Ptolémées. Les uns sortent des pharmacies, chargés depaquets, de grandes bouteilles ; d’autres, toute une noce,entrent chez le bijoutier pour choisir, après un rusé marchandage,les boucles à longs pendants, la chaîne de cou de l’accordée. Etces jupes rudes, ces visages halés et sauvages, cet affairementavide font songer à quelque ville de Vendée prise par les chouans,au temps des grandes guerres.

Ce matin-là, le troisième lundi de février,l’animation était vive et la foule compacte comme aux plus beauxjours de l’été, dont un ciel sans nuage, doré d’un chaud soleil,pouvait donner l’illusion. On parlait, on gesticulait pargroupes ; mais il s’agissait moins d’achat ou de vente qued’un événement qui suspendait le trafic, tournait tous les regards,toutes les têtes, et l’œil vaste des ruminants, et l’oreilleinquiète des petits chevaux camarguais vers l’église deSainte-Perpétue. C’est que le bruit venait de se répandre sur lemarché, où il causait l’émoi d’une hausse extraordinaire, que l’onbaptisait aujourd’hui même le garçon de Numa, ce petit Roumestandont la naissance, trois semaines auparavant, avait été accueilliepar des transports de joie en Aps et dans tout le Midiprovençal.

Malheureusement, le baptême, retardé à causedu grand deuil de la famille, devait, pour les mêmes motifs deconvenance, garder un caractère d’incognito ; et sans quelquesvieilles sorcières du pays des Baux qui installent chaque lundi surles degrés de Sainte-Perpétue un petit marché d’herbes aromatiques,de simples séchés et parfumés cueillis dans les Alpilles, lacérémonie aurait probablement passé inaperçue. En voyant lecarrosse de tante Portal s’arrêter devant l’église, les vieillesrevendeuses donnèrent l’éveil aux marchandes d’aïets quise promènent un peu partout, d’un bout à l’autre du Cours, les braschargés de leurs chapelets luisants. Les marchandesd’aïets avertirent la poissonnerie, et bientôt la petiterue qui mène à l’église déversa sur la place toute la rumeur, toutel’agitation du marché. On se pressait autour de Ménicle, droit àson siège, en grand deuil, le crêpe au bras et au chapeau, etrépondant aux interrogations par un jeu muet et indifférent desépaules. Malgré tout, on s’obstinait à attendre, et sous les bandesde calicot en travers de la rue marchande, on s’empilait, ons’étouffait, les plus hardis montés sur des bornes, tous les yeuxfixés à la grand’porte qui s’ouvrit enfin.

Ce fut un « Ah ! » de feud’artifice, triomphant, modulé, puis arrêté net par la vue d’ungrand vieux, vêtu de noir, bien navré, bien lugubre pour unparrain, donnant le bras à madame Portal très fière d’avoir servide commère au premier président, leurs deux noms accolés sur leregistre paroissial, mais assombrie par son deuil récent et lestristes impressions qu’elle venait de retrouver dans cette église.Il y eut une déception de la foule à l’aspect de ce couple sévèreque suivait, tout en noir aussi et ganté, le grand homme d’Apstransi par le désert et le froid de ce baptême entre quatrecierges, sans autre musique que les vagissements du petit à qui lelatin du sacrement et l’eau lustrale sur son tendre petit cerveletd’oiseau déplumé avaient causé la plus désagréable impression. Maisl’apparition d’une plantureuse nourrice, large, lourde, enrubannéecomme un prix des comices agricoles, et l’étincelant petit paquetde dentelles et de broderies blanches qu’elle portait en sautoir,dissipèrent cette tristesse des spectateurs, soulevèrent un nouveaucri de fusée montante, une allégresse éparpillée en milleexclamations enthousiastes.

– Lou vaqui… le voilà… vé !vé !

Surpris, ébloui, clignant sous le soleil,Roumestan s’arrêta une minute sur le haut perron, à regarder cesfaces moricaudes, ce moutonnement serré d’un troupeau noir d’oùmontait vers lui une tendresse folle ; et quoique fait auxovations, il eut là une des émotions les plus vives de sonexistence d’homme public, une ivresse orgueilleuse qu’ennoblissaitun sentiment de paternité tout neuf et déjà très vibrant. Il allaitparler, puis songea que ce n était pas l’endroit sur ce parvis.

– Montez, nourrice…, dit-il à la paisibleBourguignonne dont les yeux de vache laitière s’ouvraientéperdument, et pendant qu’elle s’engouffrait avec son fardeau légerdans le carrosse, il recommanda à Ménicle de rentrer vite, par latraverse. Mais une clameur immense lui répondit :

– Non, non… le grand tour… le grand tour.

C’était le marché à faire dans toute salongueur.

– Va pour le grand tour ! dit Roumestanaprès avoir consulté du regard son beau-père à qui il eût vouluéviter ce joyeux train ; et la voiture s’ébranlant, auxcraquements lourds de son antique carcasse, s’engagea dans la rue,sur le Cours, au milieu des vivats de la foule qui se montait à sespropres cris, arrivait à un délire d’enthousiasme, entravait à toutmoment les chevaux et les roues. Les glaces baissées, on allait aupas, parmi ces acclamations, ces chapeaux levés, ces mouchoirs quis’agitaient, et ces odeurs, ces haleines chaudes du marché dégagéesau passage. Les femmes avançaient leurs têtes ardentes, bronzées,jusque dans la voiture, et rien que pour avoir vu le béguin dupetit s’exclamaient :

– Diou ! lou bèu drôle !…Dieu ! le bel enfant !

– Il semble son père, qué !…

– Déjà son nez Bourbon et ses bonnesmanières…

– Fais-la voir, ma mie, fais-la voir ta belleface d’homme.

– Il est joli comme un œuf…

– On le boirait dans un verre d’eau…

– Té ! mon trésor…

– Mon perdreau…

– Mon agnelet…

– Mon pintadon…

– Ma perle fine…

Et elles l’enveloppaient, le léchaient de laflamme brune de leurs yeux. Lui, l’enfant d’un mois, n’était paseffrayé du tout. Réveillé par ce vacarme, appuyé sur le coussin auxnœuds roses, il regardait de ses yeux de chat, la pupille dilatéeet fixe, avec deux gouttes de lait au coin des lèvres, et restaitcalme, visiblement heureux de ces apparitions de têtes auxportières, de ces clameurs grandissantes où se mêlaient bientôt lesbêlements, mugissements, piaillements des bêtes prises d’unenerveuse imitation, formidable tutti de cous tendus, de bouchesouvertes, de gueules bées à la gloire de Roumestan et de saprogéniture. Alors même, et tandis que tous dans la voituretenaient à deux mains leurs oreilles fracassées, le petit hommedemeurait impassible, et son sang-froid déridait jusqu’au vieuxprésident qui disait : « Si celui-là n’est pas né pour leforum !… »

Ils espéraient en être quittes en sortant dumarché, mais la foule les suivit, s’accroissant à mesure destisserands du Chemin-Neuf, des ourdisseuses par bandes, desportefaix de l’avenue Berchère. Les marchands accouraient au pasdes boutiques, le balcon du cercle des Blancs se chargeait demonde, et bientôt les orphéons à bannières débouchaient de toutesles rues, entonnant des chœurs, des fanfares, comme à une arrivéede Numa, avec quelque chose de plus gai, d’improvisé, en dehors dufestival habituel.

Dans la plus belle chambre de la maisonPortal, dont les boiseries blanches, les soies flammées dataientd’un siècle, Rosalie, étendue sur une chaise longue, laissant allerson regard du berceau vide à la rue déserte et ensoleillée,s’impatientait à attendre le retour de son enfant. Sur ses traitsfins, exsangues, creusés de fatigue et de larmes, où se montraitpourtant comme un apaisement heureux, on pouvait lire l’histoire deson existence pendant ces derniers mois, inquiétudes, déchirements,sa rupture avec Numa, la mort de son Hortense, et à la fin lanaissance de l’enfant qui emportait tout. Quand ce grand bonheurlui était venu, elle n’y comptait plus, brisée par tant de coups,se croyant incapable de donner la vie. Aux derniers jours elles’imaginait même ne plus sentir les soubresauts impatients du petitêtre emprisonné ; et le berceau, la layette toute prête, elleles cachait par une crainte superstitieuse, avertissant seulementl’Anglaise qui la servait : « Si l’on vous demande desvêtements d’enfant, vous saurez où les prendre. »

S’abandonner sur un lit de torture, les yeuxclos, les dents serrées, pendant de longues heures coupées toutesles cinq minutes d’un cri déchirant et qui force, subir son destinde victime dont toutes les joies doivent être chèrement payées, cen’est rien quand l’espoir est au bout ; mais avec l’attented’une désillusion suprême, dernière douleur où les plaintes presqueanimales de la femme se mêleront aux sanglots de la maternitédéçue, quel épouvantable martyre ! À demi tuée, sanglante, dufond de son anéantissement elle répétait : « Il est mort…il est mort… » lorsqu’elle entendit cet essai de voix, cetterespiration criée, cet appel à la lumière, de l’enfant qui naît.Elle y répondit, oh ! de quelle tendressedébordante :

« Mon petit !… »

Il vivait. On le lui apporta. C’était à ellece petit être au souffle court, ébloui, éperdu, presqueaveugle ; cette chose en chair la rattachait à l’existence, etrien que de l’appuyer contre elle, toute la fièvre de son corps senoyait dans une sensation de fraîcheur réconfortante. Plus dedeuil, plus de misère ! Son enfant, son garçon, ce désir, ceregret qu’elle avait dix ans enduré, qui lui brûlait les yeux delarmes, dès qu’elle regardait les enfants des autres, ce petitqu’elle avait embrassé d’avance sur tant de mignonnes jouesroses ! Il était là et lui causait un ravissement nouveau, unesurprise, chaque fois que de son lit elle se penchait vers leberceau, écartait les mousselines sur le sommeil à peine entendu,les poses frileuses et recroquevillées du nouveau-né. Elle levoulait toujours près d’elle. Quand il sortait, elle s’inquiétait,comptait les minutes, mais jamais avec tant d’angoisse que ce matindu baptême.

« Quelle heure est-il ?…demandait-elle à chaque instant… Comme ils tardent !…Dieu ! que c’est long… »

Madame Le Quesnoy, restée près de sa fille, larassurait, elle-même un peu tourmentée, car ce petit-fils, lepremier, l’unique, tenait bien fort au cœur des grands-parents,éclairait leur deuil d’une espérance.

Une rumeur lointaine qui se rapprochait engrondant redoubla l’inquiétude des deux femmes.

On va voir, on écoute. Des chants, desdétonations, des clameurs, des cloches en branle. Et tout à coupl’Anglaise qui regardait dehors :

– Madame, c’est le baptême !

C’était le baptême, ce tumulte d’émeute, ceshurlements de cannibales autour du poteau de guerre.

– Oh ! ce Midi… ce Midi !… répétaitla jeune mère épouvantée. Elle tremblait qu’on lui étouffât sonpetit dans la bagarre.

Mais non. Le voici, bien vivant, superbe,remuant ses petits bras courts, les yeux tout grands, dans lalongue robe de baptême dont Rosalie a brodé les festons, cousu lesdentelles elle-même, la robe de l’autre ; et ce sont ses deuxgarçons en un, le mort et le vivant, qu’elle possède à cetteheure.

– Il n’a pas fait un cri, ni tété une fois detoute la route affirme tante Portal qui raconte à sa manière imagéele triomphant tour de ville, pendant que les portes battent dans levieil hôtel redevenu la maison aux ovations, que les domestiquescourent sous le porche où l’on sert de la « gazeuse » auxmusiciens. Des fanfares éclatent, les vitres tremblent. Les vieuxLe Quesnoy sont descendus dans le jardin loin de cette joie qui lesnavre ; et comme Roumestan va parler au balcon, tante Portal,l’Anglaise Polly passent vite dans le salon, pour l’entendre.

– Si Madame voulait ben tenir le petit !demande la Nounou curieuse comme une sauvage, et Rosalie est toutheureuse de rester seule, son enfant sur les genoux. De sa fenêtreelle voit étinceler les bannières dans le vent, la foule serrée,tendue à la parole de son grand homme. Des mots du discours luiarrivent par échappées ; mais elle entend surtout le timbre decette voix prenante, émouvante, et un frisson douloureux lui passeau souvenir de tout le mal qui lui est venu de cette éloquencehabile à mentir et à duper.

À présent, c’est fini ; elle se sent àl’abri des déceptions et des blessures. Elle a un enfant. Celarésume tout son bonheur, tout son rêve. Et se faisant un bouclierde la chère petite créature qu’elle serre en travers de sapoitrine, elle l’interroge tout bas, de tout près, comme si ellecherchait une réponse ou une ressemblance dans l’ébauche de cettepetite figure informe, ces minces linéaments qui semblent creuséspar une caresse dans de la cire et marquent déjà une bouchesensuelle, violente, un nez courbé pour l’aventure, un mentondouillet et carré.

« Est-ce que tu seras un menteur, toiaussi ? Est-ce que tu passeras ta vie à trahir les autres ettoi-même, à briser les cœurs naïfs qui n’auront fait d’autre malque de te croire et de t’aimer ?… Est-ce que tu aurasl’inconstance légère et cruelle, prenant la vie en virtuose, enchanteur de cavatines ? Est-ce que tu feras le trafic desmots, sans t’inquiéter de leur valeur, de leur accord avec tapensée, pourvu qu’ils brillent et qu’ils sonnent ? »

Et la bouche en baiser sur cette petiteoreille qu’entourent des cheveux follets :

« Est-ce que tu seras un Roumestan,dis ? »

Sur le balcon, l’orateur s’exaltait, arrivaitaux grandes effusions dont on n’entendait que les départs accentuésà la méridionale, « Mon âme… Mon sang… Morale… Religion…Patrie… » soulignés par les hurrahs de cet auditoire fait àson image, qu’il résumait, dans ses qualités et dans ses vices, unMidi effervescent, mobile, tumultueux comme une mer aux flotsmultiples dont chacun le reflétait.

Il y eut un dernier vivat, puis on entendit lafoule s’écouler lentement. Roumestan entra dans la chambre ens’épongeant le front, et grisé de son triomphe, chaud de cetteinépuisable tendresse de tout un peuple, s’approcha de sa femme,l’embrassa avec une effusion sincère. Il se sentait bon pour elle,tendre comme au premier jour, sans remords comme sans rancune.

– Bé ?… Crois-tu qu’on le fête, monsieurton fils !

À genoux devant le canapé, le grand hommed’Aps jouait avec son enfant, cherchait ces petits doigts quis’accrochent à tout, ces petits pieds battant le vide. Rosalie leregardait, un pli au front, essayant de définir cette naturecontradictoire, insaisissable. Puis vivement, comme si elle avaittrouvé :

– Numa, quel est ce proverbe de chez vous quetante Portal disait l’autre jour ?… Joie de rue… Quoidonc ?…

– Ah ! oui… Gau de carriero,doulo d’oustau… Joie de rue, douleur de maison.

– C’est cela, dit-elle avec une expressionprofonde.

Et laissant tomber les mots un à un comme despierres dans un abîme, elle répéta lentement, en y mettant laplainte de sa vie, ce proverbe où toute une race s’est peinte etformulée :

– Joie de rue, douleur de maison…

FIN

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