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Oblomov

Oblomov

d’ Ivan Alexandrovich Goncharov

I

Sous l’influence des théories d’Hegel, des romans de Balzac et de George Sand, de Dickens et de Thackeray, il se forma vers 1840 dans la littérature russe une école qui prit le nom d’École naturelle. Le célèbre critique Biélinsky était alors l’arbitre souverain du goût et le dispensateur de la renommée.

Il formula les principes de la nouvelle doctrine dans une œuvre importante, les Annales de la Patrie, et la rattacha à Gogol, dont les dernières productions inclinaient vers le réalisme. Selon Biélinsky, l’art ne pouvait être que la représentation fidèle de la vie, l’art devait avoir pour objet principal l’étude du peuple.

De jeunes talents, Tourguéneff,Gontcharoff, Pisemsky, Dostoievsky, ne tardèrent pas à s’enrôler sous sa bannière, et bientôt, grâce à eux, le naturalisme succéda,sans jeter moins d’éclat, au romantisme de Pouchkine et de Lermontoff.

Tourguéneff, le chef de cette pléiade, a conquis en France une grande et légitime réputation. L’auteur de Roudine et des Mémoires d’un chasseur, qui vit la plupart du temps au milieu de nous, est aujourd’hui presque des nôtres : ses nouvelles et ses romans ne sont pas moins goûtés à Paris qu’à Saint-Pétersbourg.

Chose curieuse, celui de ses rivaux qui le suit de plus près, Gontcharoff, est presque inconnu en France. Ses livres ont pourtant obtenu des succès retentissants, et il fauttoute notre insouciance des manifestations de la pensée chez lesnations voisines pour que ce grand bruit n’ait eu chez nous qu’unsi faible écho.

Dans sa remarquable Histoire de lalittérature contemporaine en Russie, M. C. Courrière, quinous a fourni quelques-uns des éléments de cette brève étude, necraint pas de déclarer « qu’au point de vue du style et dudessin l’auteur d’Oblomoff est un talent de premierordre. »

II

Ivan Gontcharoff est né en 1812 à Simbirskde parents marchands. Il partit jeune pour Saint-Pétersbourg, où ila passé sa vie presque entière. Tout en exerçant les fonctions deprécepteur, il suivit les cours de l’université ; il entraplus tard au service de l’État et y resta longtemps.

Ajoutons, pour acheter sa courtebiographie, qu’il a fait autour du monde, sur la frégate laPallas, un voyage qu’il a raconté en un style excellent où lanature est décrite avec une rare magnificence.

Il avait trente-quatre ans lorsque vers1846 il aborda la littérature. Dans son premier roman,intitulé Une histoire ordinaire, il mit en scène un rêveurqui, en regrettant sa jeunesse perdue, vit dans les nuages et serepaît de chimères. Il y dépeignit la profonde langueur,intellectuelle et morale, où le règne de Nicolas avait plongé laRussie.

On se ferait difficilement une idée de ceque souffrait alors cette grande nation. Tandis que le peuplechantait sa tristesse dans des chants mélancoliques, la pensée desécrivains était étouffée sous le bâillon du silence, ou rampaitsous le joug du despotisme.

« Quand on regardait autour de soi,dit Tourguéneff dans ses Souvenirs de Biélinsky, on voyaitla vénalité en pleine vogue, le servage peser sur le peuple commeun rocher, les casernes se dresser partout ; il n’y avait pasde justice, on parlait de fermer les universités, les voyages àl’étranger étaient impossibles, on ne pouvait faire venir un livresérieux ; un sombre nuage pesait sur ce qu’on appelaitalors l’administration des lettres et des sciences, ladénonciation se glissait partout ; entre les jeunes gens iln’y avait ni lien commun ni intérêts généraux ; c’étaitpartout la peur et l’adulation. »

La main sur le pouls du malade,Gontcharoff raconta, calme et impassible, les souffrances de lasociété. Il ne prit pas la peine de rechercher les sources dumal : chacun les connaissait trop bien. Son livre fitévénement : ce fut à la fois une vengeance et untriomphe.

L’écrivain garda ensuite le silence durantdouze ans. On disait vaguement que, par une note secrète, lacensure impériale lui avait prescrit d’observer désormais plus decirconspection. Il reparut enfin avec Oblomoff, unenouvelle étude aussi cruellement vraie et tracée d’une main plusferme encore.

 

Dans Une histoire ordinaire ilavait montré comment s’était opérée la désorganisation sociale,dans Oblomoff il peignait la société telle que l’avaitfaite le règne précédent. Adonieff, le héros d’Une histoireordinaire, est un moribond qui lutte contre l’agonie. Oblomoffest un mort qu’on galvanise. Sans caractère, sans énergie, sansinitiative, il nous représente le produit extrême d’un despotismequi a fait son temps.

La figure d’Oblomoff est complétée parcelle de son domestique-serf Zakhare. Ce dernier appartient à deuxépoques : de la première il a retenu un dévouement sans bornespour la famille des Oblomoff, la deuxième a raffiné ses mœurs etélargi sa conscience.

Il adore son maître et le calomnie ;il lui prêche l’économie et s’enivre à ses dépens. Il est avec luifamilier, bourru, grossier, mais il l’aime comme un chien aime sonchenil. Rien de plus franchement comique ni qui ait une saveur plusétrange que les dialogues entre Oblomoff et ce Scapinsauvage.

En face de son héros, Gontcharoff a mis unpersonnage qui doit à son éducation plus encore qu’à son origine uncaractère diamétralement opposé. Autant Oblomoff est lent etapathique, autant Stoltz est vif et remuant. Il entreprend deguérir son ami de sa paresse, mais il n’en peut venir àbout.

Une jeune fille se charge alors de cettecure difficile. C’est une belle figure que celle d’Olga, si bellequ’on serait tenté de la croire au-dessus de l’humanité.

Encouragée par Stoltz, Olga réussit àvaincre pour quelque temps la nonchalance d’Oblomoff ; ellel’aima, ou plutôt elle aima en lui l’œuvre qu’elle crut avoiraccomplie. Oblomoff se laissa diriger, et les choses allèrent àmerveille tant que leur liaison se borna à des promenades et à deslectures en commun.

Mais quand il s’agit de mariage et qu’ilfallut entrer dans la vie pratique, il recula. Il se sentit,incapable de faire le bonheur d’Olga et avoua loyalement sonimpuissance. Olga épousa Stoltz et Oblomoff s’enfonça de plus enplus dans son apathie.

Le succès d’Oblomoff dépassaencore celui d’Une histoire ordinaire. On trouva quel’auteur n’avait pas décrit seulement un état transitoire.

Le livre est resté comme le document leplus exact sur le caractère de la nation, – lequel tient au climatet aux mœurs tout autant qu’aux institutions, – et le motd’Oblomovisme est entré dans la langue pour désigner laparesse rêveuse et indécise, particulière au tempéramentrusse.

Gontcharoff put préparer à loisir unetroisième œuvre, – la dernière, sauf un long article de critiquelittéraire, qu’il ait produite jusqu’à ce jour.

 

Lorsqu’en 1861 l’empereur Alexandre IIrendit la liberté à vingt-quatre millions de serfs, ce grand acted’humanité fut suivi d’une foule de mesures libérales, judiciaireset administratives qui donnèrent un nouvel essor à lalittérature.

Les questions se multiplièrent aussi bienque les sujets et les types. Le roman s’occupa d’une théorienouvelle qui venait de se faire jour : le Nihilisme.Que signifiait ce mot et d’où venait cette doctrine ?

« Les Nihilistes, ditM. Courrière, rejetaient toute autorité en morale, enreligion, en politique, dans les lettres et les sciences, commedans les arts. La poésie, l’amour, le sentiment, la natureelle-même n’étaient pour eux que de vains mots. Ils regardaient lemariage comme une institution absurde, et n’admettaient quel’attraction brutale et matérielle entre les deux sexes.

« Cette doctrine n’est pas née en1861 : elle couvait déjà depuis longtemps. L’oppression de lapensée qui avait caractérisé le règne de Nicolas, le despotisme deson administration, les écrits des comités secrets de Londres, lesrévélations étranges qui s’étaient faites après la guerre deCrimée, les rêves brisés des libéraux de 1825 et les théories dessocialistes de 1840, – tout cela avait contribué à l’élaboration dunihilisme. »

La nouvelle théorie fit surtout desprosélytes parmi la jeunesse des universités, que séduisaient depréférence les tendances négatives de la littérature. Tourguéneffétudia cet état de la société dans Pères et Enfantset Fumée, deux romans dont le premier déchaîna unevéritable tempête. On alla jusqu’à accuser l’auteur d’avoir écritun pamphlet contre son pays.

Il s’était placé, en effet, au point devue pessimiste et n’avait vu dans les jeunes progressistes que desfous, des sots et des Dons Quichottes. Peut-être s’exagéra-t-il laportée de ces théories trop monstrueuses pour être jamais prises ausérieux.

Gontcharoff voulut aussi dire sa penséesur la génération nouvelle, et, dans le Précipice, ilrecommença le parallèle entre les pères et les enfants. Il enchéritencore sur Tourguéneff et, plus partial, il fut aussi moins heureuxdans la peinture du type principal. Il réussit mieux les figuresaccessoires, et là, dégagé de tout parti pris, il dessina desportraits d’une finesse exquise et d’une rare perfection.

 

C’est dans Oblomoff que brillesurtout le talent de Gontcharoff, c’est là qu’il a mis la plusgrande partie de lui-même, car il est resté célibataire comme sonhéros, et son tempérament, comme celui d’Oblomoff, le porte à lasolitude et à la rêverie.

Voilà pourquoi nous avons choisi ce romanafin de présenter l’éminent écrivain au public français. Notreintention était d’abord de donner l’œuvre entière, mais ellecomprend deux volumes et nous avons craint que le morceau ne fût unpeu gros pour l’appétit de nos lecteurs.

Il y a dans le génie russe un côtéallemand dont Gontcharoff a sa bonne part. Peintre admirable, ilmultiplie volontiers les tableaux ; par l’accumulation despetits détails il arrive, comme Balzac, à une extraordinaireintensité d’impression ; mais aussi il s’attarde dansl’analyse et ne vise guère à l’action.

Cette tendance de son esprit se marquesurtout dans la seconde partie du roman, celle où le héross’efforce d’agir. C’est quand un homme se met à marcher qu’ons’aperçoit de sa lenteur.

Le premier volume forme un tout complet etpourrait s’intituler : Une journée deM. Oblomoff. Il offre cette particularité originale que lehéros y reste tout le temps en toilette de nuit dans sa chambre àcoucher, allant de son lit à son sofa, et réciproquement.

Il s’éveille à huit heures du matin ets’habille à quatre heures du soir, au moment où Stoltz arrive.Cependant défilent devant lui, peints de main de maître,quelques-uns des types les plus saillants de la sociétépétersbourgeoise.

Cette curieuse revue est interrompue parun morceau superbe qui, sous ce titre : le Songed’Oblomoff, est célèbre dans la littérature russe et qu’on faitétudier dans les collèges comme modèle de style.

Ce songe nous transporte dans la partieméridionale de la Grande-Russie, dans le gouvernement de Soubirsk,patrie de l’auteur. Avec l’enfance d’Oblomoff, il retrace la viedes petits seigneurs de campagne en des pages d’une grandeur etd’une simplicité antiques.

Çà et là éclatent des traits dont laprécision pittoresque fait penser à Gustave Flaubert. Ce morceauavait paru dans une revue longtemps avant l’ouvrage. Gontcharoff ace point commun avec Flaubert et les grands écrivains duXVIIe siècle, qu’il passe des années entières à parfaireses œuvres.

C’est la première partie d’Oblomoff, lameilleure, que nous publions, et nous l’offrons aux délicats, àceux qui trouvent plus d’intérêt dans l’étude des mœurs et descaractères que dans la combinaison des événements.

III

Après avoir présenté l’auteur et seslivres, il me reste à parler de notre traduction. Elle a sonhistoire que je demande la permission de conter en quelquesmots.

Il y a dix-huit ans, comme j’arrivais àParis, je fis dans la société russe la connaissance de PiotreArtamoff, le spirituel auteur de l’Histoire d’un bouton,cet humoristique pamphlet qui a peint le formalisme allemand sousdes couleurs si grotesques.

Il me proposa de l’aider à traduireOblomoff, qui venait de paraître et dont la lecture passionnaitle monde russe. J’acceptai, n’ayant alors rien à faire de pluspressé.

Nous nous assurâmes de l’autorisation deGontcharoff et il fut convenu que mon collaborateur me fourniraitun mot à mot très-exact que je mettrais ensuite enfrançais.

Je devrais dire : nous mettrions, carla vérité est que cette traduction n’appartient pas entièrement àses deux signataires, et qu’elle est l’œuvre collective des membresles plus lettrés de la colonie russe qui se trouvait à Paris durantl’hiver de 1860.

Tous les soirs nous nous rendions, moncollaborateur et moi, chez M. X. de Gerebtzoff, conseillerd’État actuel, homme d’infiniment d’esprit, qui a publié enfrançais un livre très-remarqué sur l’histoire de la civilisationen Russie.

Là venaient beaucoup de Russes dedistinction, et notre travail de la journée était épluché avec unsoin tel qu’il nous arrivait quelquefois de passer une heure àchercher la meilleure manière de rendre telle ou tellephrase.

Grands admirateurs de Gontcharoff, sescompatriotes voulaient que la traduction d’Oblomoff fûtaussi parfaite que possible. Ils tenaient surtout à ce qu’ellegardât l’accent russe, que l’auteur, de l’aveu général, possède àun degré beaucoup plus élevé que ses confrères, et j’ai tâché deles satisfaire sur ce point autant que le permet le génie de notrelangue.

Je n’ose me flatter d’y avoir toujoursréussi. « Traduire du russe en français n’est pas une tâchefacile, a dit Prosper Mérimée, qui savait à quoi s’en tenir. Lerusse est une langue faite pour la poésie, d’une richesseextraordinaire et remarquable surtout par la finesse de sesnuances. Lorsqu’une pareille langue se trouve à la disposition d’unécrivain ingénieux, qui se plaît à l’observation et à l’analyse,vous devinez le parti qu’il peut en tirer et les insurmontablesdifficultés qu’il prépare à son traducteur. »

Et maintenant, si on me demande pourquoinotre traduction n’a pas vu le jour plus tôt, je répondrai qu’ilfaut s’en prendre, ainsi que je l’ai dit en commençant, au peu decuriosité des lecteurs pour les grandes œuvres des littératuresétrangères.

Durant quinze ans, notre Oblomoffs’est promené dans Paris à la recherche d’un éditeur, et il afallu le mouvement en faveur de la Russie qui vient de se produireau théâtre et dans le roman, pour qu’il vît s’ouvrir enfin unemaison hospitalière.

Dans l’intervalle mon collaborateurmourut, et voilà comment, bien que je n’aie abordé la littératurerusse qu’incidemment et par occasion, je me trouve aujourd’huiprésenter au public français un des écrivains les plus remarquablesde la Russie contemporaine.

C. D.

Chapitre 1

 

M. Élie Oblomoff demeurait, rueGorokhovaya[1], dans une de ces grandes maisons dont leslocataires suffiraient à peupler une ville de district. C’était lematin, et M. Élie Oblomoff était au lit, dans sonappartement.

M. Oblomoff pouvait avoir de trente-deuxà trente-trois ans : il était de taille moyenne et d’unextérieur agréable ; il avait les yeux gris foncé, mais sestraits accusaient l’absence de toute idée profonde et arrêtée.

La pensée, comme un oiseau, se promenaitlibrement sur son visage, voltigeait dans ses yeux, se posait surses lèvres à demi ouvertes et se cachait dans les plis de sonfront, pour disparaître ensuite tout à fait ; alors, sur toutela physionomie s’étendait une teinte uniforme d’insouciance.L’insouciance se répandait de là dans les poses du corps et jusquedans les plis de la robe de chambre.

Quelquefois le regard devenait terne etexprimait la fatigue ou l’ennui ; mais ni la fatigue nil’ennui ne pouvaient, même pour un instant, altérer la douceur dela physionomie, tant cette douceur, qui était l’expressionhabituelle, non-seulement du visage, mais de l’âme, se peignaitclairement dans les regards, le sourire et dans chaque mouvement dela tête et de la main.

Un observateur froid et superficiel qui eûtjeté un coup d’œil en passant sur Oblomoff, aurait dit :« Ce doit être un bon enfant, un homme qui a le cœur sur lamain. » Mais un philosophe doué d’un cœur plus chaud et d’uneintelligence plus vive, après avoir longtemps regardé Élie, auraitemporté de cet examen une très-agréable impression.

Le teint d’Oblomoff n’était ni rose, ni brun,ni positivement pâle, mais d’une couleur vague ; il peut sefaire qu’il parût ainsi parce qu’Élie s’était affaissé avantl’âge : était-ce par suite du manque d’air ou du manqued’exercice ? peut-être de l’un et de l’autre.

À en juger par le ton trop mat et trop blêmedu cou, des mains menues et potelées, et par la mollesse desépaules, Oblomoff semblait, en général, beaucoup trop délicat pourun homme. Dans l’émotion même, ses mouvements étaient alanguis parune paresse qui ne manquait pas de grâce.

Si du fond de l’âme s’élevait un nuage desoucis qui l’assombrissait, son front se plissait et on yapercevait la lutte du doute, de la tristesse et de lacrainte ; mais rarement cette lutte aboutissait à une idéearrêtée, et plus rarement encore se résumait dans une résolution.Elle s’évaporait en un soupir et s’évanouissait dans l’apathie etla somnolence.

Comme le costume habituel d’Élie allait bien àla placidité de sa figure et à la mollesse de son corps ! Ilportait un khalate à la persane, mais un khalate véritablementoriental qui ne rappelait en rien l’Europe, sans houppe, nivelours, ni taille, – si ample qu’Oblomoff aurait pu s’enenvelopper deux fois. Il serait encore resté assez d’étoffe pourl’habit de chasse d’un Parisien.

Les manches, suivant l’usage invariable del’Asie, allaient toujours en s’élargissant des doigts à l’épaule.Quoique ce khalate eût perdu de sa première fraîcheur, et parendroits eût remplacé son éclat primitif et naturel par un lustreacquis, il gardait néanmoins les brillantes couleurs de l’Orient,et le tissu en était encore solide. Aux yeux d’Élie, son khalatepossédait mille qualités inappréciables : il était souple etmoelleux, ne pesait nullement au corps et se pliait comme unesclave obéissant à ses moindres mouvements.

Élie ne portait jamais à la maison ni cravateni gilet, parce qu’il aimait à être à l’aise. Ses pantouflesétaient longues, larges et molles ; lorsque sans regarder ildescendait du lit sur le plancher, ses pieds y entraientinfailliblement du premier coup.

Si Oblomoff demeurait au lit, ce n’était pointpar nécessité, comme quand on est malade, ou qu’on tombe de fatigueet de sommeil, ni par volupté, comme ferait un paresseux :garder le lit était son état normal. Quand il restait chez lui, –et il ne sortait presque jamais – il était toujours au lit, ettoujours nécessairement dans la même pièce où nous l’avons trouvé,et qui lui servait de chambre à coucher, de cabinet et de salon deréception.

Il en avait encore trois autres, mais il n’yjetait qu’un regard en passant, quelquefois le matin, quand ledomestique balayait son cabinet, ce qui n’arrivait pas tous lesjours. Les meubles y étaient couverts de housses, les storesbaissés.

La chambre où Élie était couché semblait àpremière vue parfaitement ornée. On y voyait un bureau en acajou,deux sofas en damas, et un joli paravent brodé d’oiseaux et defruits fantastiques, il y avait aussi des tentures de soie, destapis, plusieurs tableaux, des bronzes, des porcelaines et quantitéde charmants bibelots. Mais l’ensemble de ces objets avait un sensqu’un œil exercé aurait démêlé sur-le-champ.

On y lisait le désir de garder tant bien quemal le décorum sans se donner pour cela aucune peine. C’estcertainement dans ce seul but qu’Élie avait arrangé son cabinet. Ungoût délicat n’aurait pu s’accommoder de ces chaises d’acajoulourdes et disgracieuses, ni de ces étagères vacillantes. Ledossier d’un des sofas s’était affaissé, et l’acajou plaqué s’étaitdécollé par places. Les tableaux, les vases et les bibelots étaientdans le même état.

Le maître lui-même promenait sur l’arrangementde son cabinet un regard morne et distrait qui semblait dire :« Qui diable m’a fourré tant de choses,là-dedans ? » Il suffisait d’un peu plus d’attention pourremarquer cet abandon et cette négligence, résultat de la froideindifférence du propriétaire, et peut-être encore plus de sondomestique Zakhare. Le long des murs, autour des tableauxs’accrochaient en festons des toiles d’araignées, imprégnées depoussière.

Les miroirs, au lieu de refléter les objets,ressemblaient aux tables de Moïse : sur la poussière on auraitpu écrire des notes. Les tapis étaient pleins de taches. Unessuie-mains traînait sur un sofa et il se passait rarement unmatin sans qu’on vît sur la table une assiette, une salière, un osà demi rongé et des miettes de pain, débris du souper de laveille.

Sans cette assiette et sans une pipe encorechaude, appuyée contre le lit, ou bien encore sans le maître qui yétait couché, on aurait pu croire la chambre inhabitée, tant elleapparaissait couverte de poussière, pleine d’objets fanés, et videde tout ce qui indique la présence d’un homme.

On apercevait bien sur les étagères deux outrois livres ouverts, un journal abandonné, et même sur le bureauun encrier avec des plumes ; mais ces livres étaient souillésde poussière et jaunis par le temps ; on voyait qu’ils avaientété jetés là de longue date. Le journal était de l’année précédenteet, si l’on avait trempé une plume dans l’encrier, peut-être qu’unemouche effrayée s’en serait échappée en bourdonnant.

Oblomoff, contrairement à son habitude,s’était réveillé de très-bon matin, vers les huit heures. Il étaiten proie à une forte préoccupation. Sa figure exprimait tour à tourde vagues sentiments de crainte, d’ennui et de colère. On devinaitqu’il souffrait d’une lutte intérieure et que le raisonnementn’était pas encore venu à son secours.

Le fait est qu’Élie avait reçu la veille desnouvelles fâcheuses de son staroste[2]. On sefigure bien de quelle nature sont les nouvelles fâcheuses que doitannoncer la lettre d’un staroste : il ne peut y être questionque d’une mauvaise année, d’arriérés, de diminution de revenus,etc. Cependant le staroste avait déjà donné des avis pareils à sonseigneur la dernière et l’avant-dernière année, mais cette fois lamalencontreuse lettre avait ému Élie comme l’eût fait toute autresurprise désagréable.

Et il y avait de quoi ! Ne fallait-il paspenser à prendre des mesures ? Rendons pourtant justice à lasollicitude d’Oblomoff pour ses affaires personnelles. Au reçu dela première lettre, bien des années auparavant, il avait ébauchédans sa tête un plan de divers changements et améliorations àintroduire dans la gestion de ses biens. Il se proposait d’y amenerdifférentes innovations économiques, administratives et autres.

L’auteur était loin d’avoir médité toutes lesparties de son plan, et pourtant les lettres affligeantes dustaroste se répétaient chaque année, et l’obligeaient à uneactivité d’esprit qui troublait sa quiétude. Oblomoff reconnutqu’il était urgent, avant la fin de son œuvre, d’entreprendrequelque chose de décisif.

Aussi, dès qu’il fut réveillé, conçut-il leprojet de se lever immédiatement, de se laver la figure et, aprèsavoir pris le thé, de réfléchir profondément, d’étudier plusieurscombinaisons, de les noter et en général de s’occuper sérieusementd’affaires. Pendant une demi-heure il resta encore couché, setourmentant de cette grande résolution. Ensuite il pensajudicieusement que tout cela pouvait se faire après le thé, que lethé, il pouvait bien, selon son habitude, le prendre au lit, etrester couché pour méditer. Ainsi fit-il.

Quand il eut pris le thé, il se souleva un peuet faillit se lever ; il jeta un coup d’œil sur sespantoufles, et commença même à descendre un de ses pieds, mais ille retira brusquement.

La pendule sonna neuf heures et demie.Oblomoff tressaillit.

« Qu’est-ce que je fais donc ?murmura-t-il tout haut, il faut être raisonnable… il est temps des’occuper d’affaires. Si on se laisse aller, alors… »

Il cria : Zakhare !

Dans une pièce séparée de la chambred’Oblomoff par un petit couloir, on entendit d’abord comme legrognement d’un chien de garde, ensuite le bruit de deux piedstombant sur le parquet. C’était Zakhare qui sautait à bas dupoêle[3], où il passait toute sa journée dans unedemi-somnolence.

En la chambre entra un homme déjà sur l’âge,habillé d’une veste grise, qui laissait voir la chemise sousl’aisselle, et d’un gilet gris à boutons de métal. Il avait lecrâne nu comme un genou, et la face ornée de deux immenses favoristouffus, blonds, grisonnants dont chacun aurait suffi pour troisbonnes barbes.

Non-seulement Zakhare se contentait de l’imageque Dieu lui avait donnée, mais il ne prenait même pas la peine derien changer au costume qu’il avait porté à la campagne. Son habitétait taillé sur un modèle apporté du village. La veste et le giletgris lui plaisaient de plus, parce que cet habillement, presqueuniforme, lui rappelait vaguement la livrée qu’il endossait jadispour accompagner les vieux seigneurs à la messe ou dans leursvisites.

La livrée était la seule chose qui lui remîten mémoire les splendeurs de la maison des Oblomoff. Seul, cethabit retraçait aux yeux du vieux serviteur la vie seigneuriale,large et tranquille, au fond de la province. Les vieux seigneurssont morts, les portraits de famille sont restés dans lechâteau ; peut-être qu’ils y traînent quelque part augrenier ; les traditions de la noble famille s’effacent et nevivent plus que dans la mémoire de quelques vieillards, qui euxaussi sont restés à la campagne. Voilà pourquoi Zakhare aimait tantson vieil habit gris.

Cet habit et certaines traces qui, dans lafigure et les manières du barine[4], faisaientsonger à ses ancêtres, les caprices mêmes du maître, dont Zakharegrognait tout bas et tout haut, mais qu’au fond il respectait commela manifestation de la volonté, du droit du seigneur, étaient toutce qui restait pour Zakhare de la grandeur passée. Sans cescaprices, il ne sentait pas le maître au-dessus de lui ; sanseux rien ne ressuscitait sa jeunesse, le village qu’ils avaientdepuis longtemps quitté ensemble, et les traditions, seulechronique que gardaient sur cette antique maison les vieuxserviteurs, les bonnes, les nourrices, et qu’ils se transmettaientde génération en génération.

La famille des Oblomoff avait jadis été richeet renommée dans le pays, mais ensuite, Dieu sait comment, elles’était appauvrie, abaissée et insensiblement perdue parmi lesmaisons d’une noblesse moins ancienne. Seuls, les domestiques quiavaient blanchi à son service se passaient les uns aux autres lamémoire fidèle du temps qui n’était plus, et la chérissaient commeune relique.

Voilà pourquoi Zakhare aimait tant son vieilhabit gris. Il se peut qu’il chérît aussi tendrement ses favoris,parce qu’il avait vu dans son enfance beaucoup d’anciens serviteursavec ce vieil aristocratique ornement.

Oblomoff, enfoncé dans sa méditation, neremarqua point Zakhare. Zakhare se tenait devant lui ensilence ; enfin il toussa.

– Que veux-tu ? demanda Élie.

– Mais c’est vous qui m’avez appelé.

– Je l’ai appelé ? Pourquoi t’ai-jeappelé ? Je l’ai oublié, dit Élie en se détirant. Va un momentchez toi, je tâcherai de me souvenir.

Zakhare sortit, et M. Oblomoff continuade rester couché et de penser à cette diable de lettre.

Un quart d’heure s’écoula.

– Allons, dit-il, assez du lit ; il fautenfin que je me lève… Cependant, si je relisais encore une fois,mais avec attention, la lettre du staroste, je pourrais ensuite melever. Zakhare !

On entendit le même bruit de pieds, avec ungrognement plus fort. Zakhare entra et Oblomoff se replongea danssa rêverie. Zakhare attendit à peu près deux minutes, mais d’un airpeu bienveillant, regardant son maître de travers ; puis il sedirigea vers la porte.

– Où vas-tu donc ? demanda brusquementÉlie.

– Vous ne dites rien ; voulez-vous que jereste là pour rien ? répondit Zakhare d’une voix enrouée, caril n’en avait pas d’autre. Il prétendait avoir perdu sa voixnaturelle par un coup de vent. Un jour qu’il chassait à courre encompagnie de son vieux maître, le vent s’était engouffré dans sagorge. Il se tenait, donc au milieu de la chambre sur un demi-tourcommencé, regardant toujours Oblomoff de travers.

– Est-ce que tes jambes sont paralysées, quetu ne peux rester là un moment debout ? Tu vois, j’ai dessoucis ; attends donc… tu n’es pas encore las d’être couché làdedans ? Cherche-moi la lettre que j’ai reçue hier dustaroste. Qu’en as-tu fait ?

– Quelle lettre ? Je n’ai pas vu delettre, dit Zakhare.

– Mais c’est à toi que le facteur la remise.Tu sais, cette lettre si sale.

– Où l’avez-vous fourrée ? Qu’en sais-je,moi ! dit Zakhare, en tâtant les papiers et les autres objetsétalés sur la table.

– Tu ne sais jamais rien. Regarde là, dans lacorbeille. Ou est-ce qu’elle ne serait pas tombée derrière lesofa ?… Et voilà ce dossier qui n’est pas encore réparé !Que ne vas-tu chercher le menuisier ? C’est toi-même qui l’ascassé. Tu ne penses à rien !

– Je ne l’ai point cassé, répondit Zakhare, ils’est cassé tout seul. Il ne pouvait durer toujours. Il fallaitbien qu’il se cassât une fois.

Élie ne crut pas utile de lui prouver lecontraire.

– L’as-tu trouvée enfin ?demanda-t-il.

– En voici des lettres…

– Ce n’est pas cela.

– Ma foi ! il n’y en a pas d’autres,grogna Zakhare.

– C’est bien ! va-t’en, dit Élie avecimpatience ; je vais me lever et je la trouverai bienmoi-même.

Zakhare rentra dans son cabinet ; mais àpeine avait-il appuyé ses mains pour sauter sur le poêle, qu’ilentendit crier vivement :

– Zakhare ! Zakhare !

– Seigneur Dieu ! aboya Zakhare, en sedirigeant encore une fois vers la chambre ; quelleexistence ! J’aimerais mieux mourir !

– Qu’est-ce qu’il vous faut ? dit-il, entenant la porte de la chambre, et en dirigeant sur Oblomoff, ensigne de mécontentement, un regard si oblique qu’il ne l’apercevaitplus que de la moitié de son œil, et que le maître ne saisissait desa personne que l’incommensurable favori d’où l’on s’attendait àvoir, comme d’un buisson, s’envoler tout à coup deux ou troisoiseaux.

– Mon mouchoir de poche, vite ! Tu auraisdû deviner toi-même… Tu ne vois rien, remarqua sévèrement Élie.

Zakhare ne manifesta ni déplaisir, niétonnement particulier à cet ordre et à ce reproche. Il trouvaitprobablement l’un et l’autre très-naturels.

– Qui sait où est le mouchoir de poche ?croassa-t-il en faisant le tour de la chambre et en tâtant chaquechaise, bien qu’il fût visible qu’il n’y avait rien dessus.

– Vous perdez tout, continua-t-il, en ouvrantla porte du salon pour regarder si le mouchoir n’y était pas.

– Où vas-tu ? Cherche ici : je n’aipas mis les pieds là-dedans depuis avant-hier. Dépêche-toidonc.

– Où est le mouchoir ? Il n’y a pas demouchoir ! disait Zakhare en gesticulant des bras et enpromenant son œil dans tous les recoins. Mais le voici !grogna-t-il d’un air fâché, il est sous vous, en voici un bout.Vous êtes couché dessus et vous me le demandez !

Et sans attendre de réponse, il se dirigeavers la porte. Oblomoff était un peu confus de sa maladresse. Iltrouva aussitôt un autre moyen de prendre Zakhare en faute.

– Comme il fait propre ici ! Dieu deDieu ! que de poussière, que d’ordure ! Là… là, regardedans les coins, fainéant !

– Fainéant ! moi !… reprit Zakhared’un air offensé… mais je m’échine, je m’échine sans ménager mavie ! J’époussète partout et je balaye presque tous lesjours.

Il montra le milieu du parquet et la table oùdînait Élie.

– Tenez, tenez, tout est balayé, rangé, commepour une noce… Que voulez-vous de plus ?

– Et ceci, qu’est-ce ? et Oblomoffindiquait les murs et le plafond, et ceci, et cela ? Et ildésignait du doigt l’essuie-mains jeté la veille et l’assietteoubliée sur la table avec le morceau de pain.

– Ah ! ceci, ah bien ! je veux bienl’enlever, dit Zakhare d’un ton de condescendance, en prenantl’assiette.

– Rien que cela ! et la poussière desmurs et les toiles d’araignée ? fit Élie en montrant lesmurs.

– Ça ? Je le fais à Pâques : alorsje nettoie les images[5] et j’enlèveles toiles d’araignée…

– Et les livres, et les tableaux… pourquoi neles fais-tu pas !

– Les livres et les tableaux… à Noël :alors Anissia et moi nous mettons en ordre toutes les armoires.Quand voulez-vous que je puisse ranger ? Vous êtes cloué toutela journée à la maison !

– Mais je vais quelquefois au théâtre ou ensoirée. Est-ce que…

– Est-ce qu’on peut faire quelque chose lanuit ?

Oblomoff lui jeta un coup d’œil où se lisaitun reproche, branla la tête et soupira ; Zakhare, de son côté,regarda par la croisée d’un air indifférent et soupira aussi. Lebarine semblait se dire : « Ah, mon ami, tu es encoreplus Oblomoff[6] que moi. » Et Zakhareprobablement se disait : « Allons donc ! tu n’es bonqu’à faire des phrases, des phrases assommantes, et quant à lapoussière et aux toiles d’araignée, tu t’en moques pasmal. »

– Comprends-tu, dit Élie, que la poussièreengendre des mites ? Il m’arrive même de voir quelquefois surles murs une punaise.

– Mieux que ça, j’ai des puces, moi, répliquafroidement Zakhare.

– Et tu crois que c’est bien ? mais c’estde la malpropreté.

Zakhare sourit de toute la largeur de sa face.Ce sourire atteignit ses sourcils et ses favoris ; ilss’écartèrent et firent place à une grande tache rouge qui s’étenditjusqu’au front.

– Est-ce ma faute s’il existe despunaises ? dit-il avec un étonnement naïf ; est-ce moiqui les ai inventées ?

– C’est le résultat de la malpropreté,interrompit Oblomoff. Pourquoi dis-tu toujours dessottises ?

– Je n’ai pas non plus inventé lamalpropreté.

– Est-ce que là-bas, chez toi, les souris netrottent pas toute la nuit ? Je les entends.

– Et les souris non plus, je ne les ai pasinventées. Elles abondent partout, ces petites bêtes : lessouris, les chats, les punaises.

– Comment se fait-il que chez les autres on nevoie ni mites ni punaises ?

La figure de Zakhare exprima l’incrédulité, ouplutôt la profonde conviction que la chose était impossible.

– J’ai de tout cela, insista-t-il avecopiniâtreté. On ne peut pas surveiller chaque punaise, ni sefourrer chez elle, dans sa fente.

Et il avait l’air de penser :« Peut-on faire un bon somme sans unepunaise ? »

– Balaye, ôte les ordures des coins, et il n’yaura rien de tout cela, dit sentencieusement Élie.

– Que je balaye ! mais demain il s’enaccumulera encore, dit Zakhare.

– Il ne s’en accumulera pas, interrompit lebarine ; c’est impossible.

– Il s’en accumulera. Je le sais, insista ledomestique.

– Eh bien ! s’il s’en accumule, tubalayeras encore.

– Quoi ! refaire chaque coin tous lesjours ? Quelle existence ! Mieux vaut mourir !

– Mais alors pourquoi est-ce si propre chezles autres ? demanda Oblomoff. Regarde donc chez l’accordeurd’en face : cela fait plaisir à voir… et ils n’ont qu’uneservante !

– Chez eux, chez ces Allemands ! Maisd’où diable voulez-vous qu’il leur vienne des ordures ?répondit vivement Zakhare, Voyez donc la vie qu’ils mènent !Toute la famille, pendant huit jours, est après le même os. L’habitpasse et repasse du père au fils, et du fils au père. La mère etles filles ont de mauvaises petites robes ; elles sonttoujours à ramasser leurs pieds sous elles comme des oies… D’oùdiable voulez-vous qu’elles prennent des ordures ? Ces gens-làn’ont pas, comme nous, des armoires pleines de vieilles hardes, quiy restent des années. Comment voulez-vous que, durant un hiver, ils’accumule chez eux tout un coin de croûtes de pain. Chezeux ! Il ne s’y perd pas un croûton ! Ils en font desbiscotes, et puis ils les avalent avec de la bière.

Et Zakhare cracha entre ses dents rien qu’àl’idée d’une existence aussi sordide.

– Allons, pas tant de conversations, ditÉlie ; tu ne fais que raisonner… range plutôt.

– Je rangerais bien quelquefois, mais c’estvous qui m’en empêchez.

– Bon, te voilà encore. C’est toujours moi quit’empêche.

– Mais sans doute, vous restez tout le tempschez vous ; comment voulez-vous qu’on fasse la chambre quandvous y êtes ? Sortez pour toute la journée et on rangera.

– Voilà encore de tes idées ! Que jesorte ! Va-t’en chez toi, cela vaudra beaucoup mieux.

– Mais je vous assure que c’est ainsi,insistait Zakhare. Tenez, sortez aujourd’hui, et je rangerai toutici avec Anissia. Et encore, à nous deux, nous n’en viendrons pas àbout : il faut prendre des journalières et laver partout.

– En voilà des inventions ! desjournalières ! Fais-moi le plaisir de t’en aller.

Oblomoff était déjà fâché d’avoir provoquécette conversation avec Zakhare. Il oubliait toujours qu’entouchant à cette question délicate, il était sûr de s’attirer destracasseries interminables. Il désirait bien que tout fut en ordrechez lui, mais il souhaitait en même temps que cela se fit d’unemanière quelconque, insensiblement, de soi-même. Zakhare entamaittoujours un procès aussitôt qu’on exigeait de lui l’époussetage, lelavage des planchers, etc. Il prouvait alors la nécessité d’unremue-ménage épouvantable ; il savait parfaitement que cetteidée suffisait à jeter la terreur dans l’âme de son maître.

Zakhare sortit, et Élie s’enfonça dans sesréflexions. Quelques minutes après, la pendule sonna la demie.

– Ah ! mon Dieu, s’écria-t-il aveceffroi, bientôt onze heures, et je ne suis pas encore levé, pasencore lavé. Zakhare, Zakhare !

– Seigneur Dieu, encore ! et l’onentendit le grognement et le bruit des deux pieds.

– L’eau est-elle prête ?

– Il y a longtemps. Pourquoi ne vouslevez-vous point ?

– Que ne me dis-tu que c’est prêt ? Je meserais levé depuis longtemps. J’ai à travailler, je vaisécrire.

Zakhare s’éloigna quelques instants et revintavec un cahier graisseux et quelques chiffons de papier.

– Tenez, puisque vous allez écrire, vous ferezbien de régler aussi nos comptes : il est temps de donner del’argent.

– Quels comptes ? Quel argent ?demanda Oblomoff d’un air consterné.

– Mais le boucher, le fruitier, lablanchisseuse, le boulanger… ils veulent de l’argent.

– Ça ne pense qu’à l’argent, murmuraÉlie ; et toi, pourquoi ne me présentes-tu pas les notes une àune ? Pourquoi toutes à la fois ?…

– Mais vous me mettez toujours à la porte…demain… demain…

– Eh bien ! pourquoi ne pas remettre celaà demain ?

– Impossible, ils insistent trop et ne veulentplus faire crédit. C’est aujourd’hui le premier.

– Ah ! dit Oblomoff d’un airchagrin : encore des soucis ! Eh bien ! que fais-tulà ? place-les sur la table. Je vais me lever tout à l’heure,me laver et je verrai. L’eau est-elle prête ?

– Elle est prête, dit Zakhare.

– Alors…

Et tout en geignant il fit un mouvement pourse lever.

– J’ai oublié de vous dire, reprit Zakhare,que tantôt, lorsque vous dormiez encore, l’intendant a envoyé icile portier, qui a dit qu’il fallait absolument déménager… qu’onavait besoin de l’appartement.

– Eh bien ! qu’est-ce que celafait ? Si on en a besoin, certainement nous déménagerons.Pourquoi m’ennuies-tu ? Voilà la troisième fois que tu me ledis.

– Mais c’est qu’on m’ennuie aussi, moi.

– Alors, réponds qu’on déménagera.

– Mais ils disent : voilà un mois quevous nous promettez, qu’ils disent, et vous restez encore là. Nousnous adresserons, qu’ils disent, à la police.

– Eh bien ! ils n’ont qu’à le faire,répondit Élie d’un air décidé. Nous déménagerons bien nous-mêmesdès qu’il fera un peu plus chaud, quelque chose comme dans troissemaines.

– Comment ! dans trois semaines !L’intendant prévient que les ouvriers vont venir ici dans quinzejours, qu’ils doivent tout démolir… Déménagez, qu’il dit, demain ouaprès-demain.

– Hé, hé, hé ! comme ils y vont !demain ! Qu’est-ce qu’ils chantent donc ! Vraiment oui,ne faudra-t-il pas par hasard que nous déménagions tout àl’heure ? Je te défends de me parler de logement. Je te l’aidéjà défendu une fois, et tu recommences… Prends garde !

– Et qu’y puis-je, moi ? repritZakhare.

– Qu’y puis-je ? Belle raison, mafoi ! répondit Oblomoff. Et il ose encore me ledemander ! Est-ce que cela me regarde ? Laisse-moitranquille, ne m’importune plus, et arrange-toi comme tul’entendras, pourvu que nous ne bougions pas d’ici. Tu ne peux doncrien faire pour ton barine ?

– Mais comment, monseigneur ? Commentvoulez-vous que je m’arrange ? miaula Zakhare en adoucissantsa voix enrouée. La maison ne m’appartient pas. Comment faire pourrester dans une propriété qui n’est pas à nous, quand on nous enchasse ? Si la maison était à moi, alors, c’est avec le plusgrand plaisir.

– Mais ne pourrais-tu pas les persuader demanière ou d’autre, leur dire : nous logeons ici depuislongtemps, nous payons exactement ?

– Mais je l’ai dit.

– Eh bien ! et eux…

– Ils chantent toujours le même air :« Déménagez, qu’ils disent, nous avons besoin de transformerl’appartement. » Ils veulent en faire un seul de celui dudocteur et du nôtre, pour le mariage du fils de la maison.

– Ah ! bon Dieu ! fit avec humeurOblomoff, dire qu’il se trouve encore des ânes qui semarient !

Il s’étendit sur le dos.

– Vous devriez, monsieur, écrire aupropriétaire, fit observer Zakhare ; peut-être vouslaisserait-il tranquille et commencerait-il par démolir l’autreappartement.

Et il désigna de la main quelque part, àdroite.

– Ah ! c’est bon, dès que je serai levé,j’écrirai… Va chez toi ; j’y réfléchirai. Toi, tu ne sais rienfaire, et je suis forcé de m’occuper moi-même d’une pareillevétille.

Zakhare sortit et Élie commença àréfléchir.

Mais il se trouva dans une étrangeperplexité : à quoi fallait-il réfléchir ? Fallait-ilpenser à la lettre du staroste ou au déménagement, ou enfinfallait-il régler les comptes ? Il se perdait dans ce flux desoucis terrestres et restait toujours couché : il se tournaittantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Seulement de temps en temps onpouvait entendre des exclamations entrecoupées : « Ah bonDieu ! qu’il est difficile de vivre en ce monde !etc. »

On ne saurait préciser combien de temps ilaurait passé dans cet état d’indécision, si la sonnette del’antichambre n’avait retenti.

– Ah ! voilà déjà quelqu’un, dit Oblomoffen s’enveloppant dans son khalate, et je ne suis pas encore levé…Quelle honte ! Mais qui peut venir à une heure aussimatinale ?

Et, étendu dans son lit, il regardait la porteavec curiosité.

Chapitre 2

 

Entra un jeune homme d’environ vingt-cinq ans,d’une santé resplendissante, avec des joues, des lèvres et des yeuxriants à vous faire envie.

Il était irréprochable dans sa toilette commedans sa coiffure ; il éblouissait par la fraîcheur du visage,du linge, des gants et de l’habit. Sur le gilet s’étalait unechaînette artistement travaillée, avec une quantité de breloquesmicroscopiques.

Il tira de sa poche un mouchoir de la plusfine batiste. Après y avoir aspiré les parfums de l’Orient, il lepassa négligemment sur son visage, sur son chapeau lustré, et enépousseta ses bottes vernies.

– Ah ! Volkoff, bonjour ! ditÉlie.

– Bonjour, Oblomoff, dit le monsieuréblouissant, et il s’approcha.

– N’approchez pas, n’approchez pas : vousvenez du froid !

– Ô enfant gâté, sybarite ! dit Volkoff.Il chercha où déposer son chapeau et, voyant partout de lapoussière, il ne le posa nulle part ; il écarta les deux pansde son habit pour s’asseoir, mais, après un examen attentif dufauteuil, il resta debout.

– Vous n’êtes pas encore levé. Quelle robe dechambre avez-vous donc là ? Il y a longtemps qu’on n’en porteplus de pareilles, dit-il à Oblomoff d’un ton de reproche.

– Ce n’est point une robe de chambre, mais unkhalate, lit Élie, en s’enveloppant avec volupté dans les largespans du khalate.

– Votre santé est bonne ? demandaVolkoff.

– Ma santé ! dit Oblomoff enbâillant : mauvaise ! les congestions me tourmentent. Etvous, comment allez-vous ?

– Moi ! comme cela : bien portant etgai, oh ! très-gai ! ajouta le jeune homme avecconviction.

– D’où venez-vous de si bonne heure ?demanda Oblomoff.

– De chez mon tailleur. Trouvez-vous que cethabit m’aille bien ? dit-il en se tournant devant Élie.

– Très-distingué ! il est du meilleurgoût, fit Élie ; seulement, pourquoi est-il si large parderrière ?

– C’est un habit de chasse, pour monter àcheval.

– Ah ! vraiment ! vous montezdonc ?

– Mais certainement ! j’ai commandél’habit tout exprès pour aujourd’hui ; car c’est le premiermai ; nous allons, Goriounoff et moi, à Ekaterinnhoff[7]. À propos, vous ne savez pas ?Goriounoff Micha[8] vient d’avoir de l’avancement, c’estpourquoi nous nous émancipons aujourd’hui, ajouta Volkoff d’un airenchanté.

– Ah ! fit Oblomoff.

– Il a un alezan, continua Volkoff ; ilsont des alezans au régiment ; moi, j’ai un moreau. Et vous,comment serez-vous ? à pied ou en équipage ?

– Moi… je n’y serai pas…

– Le premier mai ! manquer de paraître àEkaterinnhoff ! Y pensez-vous, monsieur Élie ? ditVolkoff avec étonnement, mais tout le monde y sera !

– Ah ! comment ? tout lemonde ! Non, pas tout le monde ! dit paresseusementOblomoff.

– Venez-y, mon bon petit monsieur Élie !Mesdemoiselles Sophie et Lydie seront toutes seules dans leuréquipage. Il y a une banquette de face ; Vous pouveztrès-bien…

– Non, je n’aurai pas assez de place sur unebanquette, dit Oblomoff : et qu’est-ce que j’yferais ?

– Eh bien ! si vous voulez, Micha vousprêtera un cheval.

– Dieu sait ce qu’il n’invente pas ! ditÉlie dans un quasi-aparté. Pourquoi diable vous affublez-vous deces Goriounoff ?

– Ah ! fit Volkoff en rougissant, faut-ille dire ?

– Dites.

– Vous ne le répéterez à personne, paroled’honneur ? continua Volkoff, en s’asseyant près de lui sur lesofa.

– Soit.

– Je… suis amoureux de Lydie, lui dit-il àl’oreille.

– Bravo ! depuis quand ? Il paraîtqu’elle est bien gentille.

– Voilà déjà trois semaines, fit Volkoff avecun profond soupir. Et le petit Micha est amoureux de Dacha[9].

– De quelle Dacha ?

– Mais d’où sortez-vous, Oblomoff ? Vousne connaissez pas Dacha ? Toute la ville en raffole. Et commeelle danse ! Aujourd’hui, nous allons, Micha et moi, auballet ; il va lui jeter un bouquet. Nous voulons l’introduirechez ces dames : il est timide… C’est un novice… Ah ! ilne faut pas que j’oublie d’aller lui chercher des camélias…

– Encore ! mais laissez donc, venezplutôt dîner ! Nous causerons. Il m’arrive deux malheurs…

– Je ne puis : je dîne chez le princeTuméneff ; on y verra tous les Goriounoff, et elle,elle !… la petite Lydie, ajouta-t-il à l’oreille. Pourquoidonc négligez-vous le prince ? Quelle maison amusante !Et sur quel pied elle est tenue ! Et la villa ? inondéede fleurs ! On y a ajouté une galerie… gothique ! On ditqu’en été on y dansera, on fera des tableaux vivants. Vous yviendrez quelquefois ?

– Non, je crois que je n’irai pas.

– Ah ! quelle maison ! Cet hiver,les mercredis, il n’y avait jamais moins de cinquante personnes, etquelquefois il en venait jusqu’à cent…

– Dieu de Dieu ! quel infernal ennui çadevait faire !

– Que dites-vous ? De l’ennui ! Maisplus on est de fous, plus on rit. Lydie y est allée quelquefois, jene la remarquais jamais, mais tout à coup…

En vain de l’oublier je m’impose la peine,

Et veux que la raison brise ma douce chaîne…

En chantant ces vers, il s’oublia jusqu’às’asseoir dans le fauteuil, mais il bondit soudain, il se leva etse mit en devoir d’épousseter son habit.

– Que de poussière vous avez là ?dit-il.

– C’est toujours Zakhare ! fit Oblomoffd’une voix dolente.

– Ah bien ! il est temps… dit Volkoff,pour les camélias du bouquet de Micha. Au revoir.

– Venez prendre le thé après le ballet ;vous me raconterez comment tout se sera passé là-bas.

– Je ne puis, j’ai promis auxMoussinnsky : c’est aujourd’hui leur jour. Venez-y aussi.Voulez-vous que je vous présente ?

– Non. Qu’irais-je y faire ?

– Chez les Moussinnsky ? Mais la moitiéde la ville y passe, s’il vous plait. Comment ! qu’irais-je yfaire ? c’est une maison où l’on parle de tout…

– C’est justement là l’ennui, qu’on y parle detout, dit Élie.

– Eh bien ! fréquentez les Mezdroff,interrompit Volkoff : là, on ne parle que d’une seule chose,des arts ; on n’y entend que : école vénitienne,Beethoven et Bach, Léonardo-da-Vinci…

– Toujours un seul et même sujet ; quelennui ! Des pédants, sans doute ! dit Oblomoff enbâillant.

– Impossible de vous contenter. Eh !est-ce qu’il manque des maisons ? Maintenant tout le monde ason jour : chez les Savinoff on dîne les jeudis, chez lesMaklachine les vendredis, chez Viaznikoff les dimanches, chez leprince Tuméneff les mercredis ; tous mes jours sont pris,conclut Volkoff les yeux rayonnants.

– Et vous ne vous lassez pas d’être ainsi enl’air tous les jours que Dieu fait ?

– Ah bien oui, me lasser ! pourquoi melasser ? C’est extrêmement gai ! dit-il avec insouciance.Le matin on lit un peu. Il faut être au courant, savoir lesnouvelles. Dieu merci ! j’ai un emploi si commode que je n’aipas besoin de paraître au bureau. Seulement, deux fois par semaine,je reste là un peu et je dîne chez le général[10] ; ensuite on va faire des visiteslà où on n’a pas paru depuis longtemps ; et puis…, c’est uneactrice qui débute, tantôt au théâtre russe, tantôt au théâtrefrançais. Nous allons avoir l’opéra, je m’abonne. Mais maintenant,je suis amoureux… Voici l’été : on a promis un congé àMicha ; nous irons chez eux à la campagne passer un mois pourvarier… On y chasse. Ils ont des voisins comme il faut ; ilsdonnent des bals champêtres. Nous nous promènerons dans les bois,sur l’eau, avec Lydie ; nous cueillerons des fleurs… Ah !et il pirouetta de joie. Mais il est temps !… Adieu, dit-il,en cherchant en vain à se voir par devant et par derrière dans lemiroir couvert de poussière.

– Attendez, fit Oblomoff, qui voulait leretenir ; j’avais l’intention de vous parler d’affaires.

– Pardon, je n’ai pas le temps, se hâta derépondre Volkoff pour la seconde fois. Ah ! voulez-vous mangerdes huîtres avec moi ? Alors vous me raconterez ça. Venez,c’est Micha qui paie.

– Non, Dieu vous bénisse ! dit Élie.

– Adieu donc.

Il partit, puis revint.

– Avez-vous vu ceci ? demanda-t-il enmontrant sa main comme fondue dans le gant.

– Qu’est-ce que c’est ? fit Oblomoffintrigué.

– Eh ! de nouveaux lacets[11] ! Voyez-vous comme cela vous serreadmirablement. On n’a pas besoin de s’impatienter deux heures aprèsun bouton ; on n’a qu’à tirer le petit cordon et voilà. C’esttout fraîchement arrivé de Paris. Voulez-vous que je vous enapporte une paire pour essai ?

– Bien, apportez ! dit Oblomoff.

– Et ceci ? n’est-ce pas que c’esttrès-gentil ? dit-il en cherchant une breloque dans letas : une carte de visite cornée.

– Je ne puis déchiffrer ce qu’on y agravé.

– Pr. prince, M. Michel, ditVolkoff ; il n’y avait pas assez de place pour le nom defamille de Tuméneff ; il m’a donné cela en guise d’œufs dePâques. Eh bien ! adieu, au revoir. J’ai encore à passer dansdix endroits. Mon Dieu ! qu’on s’amuse en ce basmonde !

Et il disparut.

« Dans dix endroits en un jour, lemalheureux ! » pensa Élie. « Et on appelle cela lavie ! » Il haussa très-fort les épaules. « Etl’homme ? où est-il ? Pourquoi se fractionner,s’éparpiller ainsi ? Certainement, il n’est pas mauvais desuivre un peu le théâtre et de s’amouracher d’une Lydie… elle estgentille ! Cueillir des fleurs et se promener avec elle à lacampagne, bon ; mais aller dans dix endroits en un jour, lemalheureux ! » conclut-il, et il s’étendit sur le dos,ravi de n’avoir point de désirs ni de pensées aussi vides, den’être pas en l’air toute la journée, mais de rester couché là,sans compromettre ni son repos ni sa dignité d’homme.

Un nouveau coup de sonnette interrompit sesréflexions.

Un nouveau visiteur entra.

C’était un monsieur en habit vert foncé, avecle double aigle sur les boutons[12], rasé defrais, orné de favoris bruns encadrant la face avec symétrie. Sesyeux exprimaient la quiétude ; sur sa figure fatiguée ettrès-usée errait un sourire pensif.

– Bonjour, Soudbinnski, dit gaiement Élie. Àla fin, tu viens donc voir ton ancien collègue ! N’approchepas, n’approche pas ! tu viens du froid.

– Bonjour, Élie. Il y a longtemps que je meproposais de te rendre visite ; mais tu sais, nous avons unebesogne d’enfer. Tiens, regarde, je charrie tout une malle pour letravail avec le chef, et maintenant même si l’on me demandait, j’aidonné ordre au courrier de galoper ici. On n’a pas un moment àsoi.

– Tu vas seulement à ton bureau ?Pourquoi si tard ? demanda Oblomoff ; il fut un temps oùdès dix heures tu…

– Il fut un temps, oui ; mais maintenantc’est autre chose ; j’y vais à midi et en voiture. Il appuyasur les derniers mots.

– Ah ! j’y suis, dit Oblomoff, chef desection[13] ! Et depuis quand ?

Soudbinnski baissa la tête, en signed’affirmation.

– Depuis Pâques, dit-il. Mais qued’affaires ! c’est terrible ! De huit heures du matinjusqu’à midi, je suis cloué à la maison ; de midi à cinqheures au bureau, et le soir je travaille encore. Je suis devenu unsauvage.

– Hum ! chef de section, voyez-vouscela ! dit Oblomoff. Je te félicite, mon cher. Comment letrouvez-vous ? Et dire que nous avons servi[14]ensemble comme surnuméraires, Je pense bien que, l’année prochaine,tu sauteras dans les conseillers d’État[15].

– Comme tu y vas ! Dieu te bénisse !Il faut encore que cette année j’attrape la couronne[16] ; je pensais qu’on me présenteraitpour service distingué, mais maintenant que j’ai eu del’avancement, je ne puis compter sur rien avant deux ans[17]…

– Viens dîner avec moi, nous boirons à tapromotion, dit Élie.

– Non, je dîne aujourd’hui chez lesous-directeur. Il faut que le travail soit prêt pour jeudi ;c’est une besogne d’enfer ! On ne peut se fier aux rapportsdes gouvernements. On est obligé de vérifier soi-même les listes,M. Thomas est si trembleur ! il veut tout faire parlui-même. Tiens, aujourd’hui, après dîner, nous allons nous attelerensemble.

– Est-ce possible ? Après-dîner ?demanda Oblomoff d’un air incrédule.

– Ah ! tu crois… Encore heureux si jeréussis à m’en débarrasser un peu plus tôt, et si je peux faire unepromenade à Ekaterinnhoff… À propos, je suis venu pour te demandersi tu vas à la promenade. En ce cas, je reviendrai te prendre…

– Je ne me porte pas bien ; je ne puis,dit Élie en faisant la grimace. D’ailleurs j’ai beaucoup à faire…non, je ne puis !

– C’est dommage, dit Soudbinnski, il fait sibeau ! C’est seulement aujourd’hui que j’espère respirer unpeu.

– Eh bien ! quoi de nouveau chezvous ? demanda Élie.

– Mais beaucoup de choses : dans lescorrespondances, on a aboli la formule : « Votretrès-humble serviteur », on écrit : « Recevezl’assurance ; » nous avons ordre de ne plus présenter endouble les états de service. On a ajouté trois bureaux et deuxauditeurs. Notre commission a été dissoute… Beaucoup denouvelles !

– Eh bien ! et nos anciens camarades, quefont-ils ?

– Rien pour le moment ; seulementSvinnkine[18] a perdu un dossier.

– Vraiment ? Et le directeur ?demanda Oblomoff d’une voix tremblante.

Un souvenir se réveilla en lui, et il sentitcomme un frisson de terreur.

– Il a retenu sa gratification jusqu’à ce quele dossier se retrouve. C’était un dossier important ducontentieux. Le directeur croit, ajouta presque en chuchotantSoudbinnski, qu’il l’a perdu… exprès.

– Impossible ! dit Élie.

– Oui, oui, c’est à tort, affirma Soudbinnskid’un ton magistral et d’un air de protection : Svinnkine estune tête légère. Le diable sait quelles sommes il additionne ;quelquefois il brouille tous les considérants d’un dossier. Jem’épuise avec lui, et cependant, non, on n’a rien remarqué qui… Ilne l’aurait pas fait, non ! non ! Le dossier se seraégaré quelque part ; on le retrouvera plus tard.

– Ah ! c’est ainsi… toujours en pleinebesogne ! dit Oblomoff ; tu pioches ?…

– Terriblement, terriblement ! Je saisbien qu’il est fort agréable de servir avec des hommes commeM. Thomas : il ne néglige pas les gratifications. J’enconnais qui ne font rien, et pourtant il ne les oublie pas. Quandvotre tour arrive d’être présenté pour service distingué, il vousprésente. Si votre temps n’est pas venu d’obtenir un grade ou unecroix, il vous décroche une gratification pécuniaire.

– Combien touches-tu ?

– Voyons : 1,200 roubles[19] d’appointements, plus 750 pour latable, pour le logement 600, gratifications 900, pour l’équipage500, et pour suppléments jusqu’à 1,000.

– Fichtre ! le diable t’emporte !s’écria Oblomoff en sautant à bas du lit. Est-ce que tu aurais unebelle voix, par hasard ? Est-ce que tu serais un chanteuritalien ?

– Ce n’est rien que cela ! VoisPéréssvétoff, il touche des suppléments, et cependant il abat moinsde besogne que moi : il ne comprend rien de rien. Il est vraiqu’il n’a pas la réputation… On fait beaucoup de cas de moi,ajouta-t-il modestement, en baissant les yeux : l’autre jour,le ministre a dit que j’étais l’ornement du ministère.

– Quel gaillard ! dit Oblomoff. Maisvoilà : piocher de huit heures à midi, de midi à cinq heures,puis encore à la maison, euh ! euh !

Il secoua la tête.

– Et qu’est-ce que je ferais, si je n’avaispas mon service ? demanda Soudbinnski.

– Mais tu ne manquerais pasd’occupation ! tu lirais, tu écrirais… dit Élie.

– Je ne fais que cela : lire,écrire !

– Ce n’est pas ça ; tu pourraisimprimer…

– Il n’est pas donné à tout le monde d’être unécrivain. Te voilà, toi, tu n’écris pas, riposta Soudbinnski.

– C’est que j’ai une propriété sur les bras,dit Oblomoff en soupirant ; je combine un nouveau plan,j’introduis diverses améliorations. Je me donne un mal, un mal…Tandis que toi, tu t’occupes des affaires d’autrui, non destiennes.

– Qu’y faire ! Il faut bien travailler,quand on gagne de l’argent. En été je me reposerai :M. Thomas m’a promis de trouver un prétexte afin de m’envoyerpour affaire de service… je toucherai alors cinq chevaux de guides,plus trois roubles par jour, et ensuite une gratification…

– Hé ! comme ils taillent ! ditjalousement Oblomoff, puis il soupira et se mit à rêver.

– On a besoin d’argent : je me marie enautomne, ajouta Soudbinnski.

– Que dis-tu ? vraiment ? fit Élieavec intérêt.

– Sans rire ; avec la Mourachine. Tu lerappelles, ils étaient mes voisins de campagne. Tu l’as vue, si jene me trompe, quand tu as pris le thé chez moi.

– Non, je ne me rappelle pas. Est-ellejolie ? demanda Élie.

– Oui, gentille. Veux-tu venir dîner chezeux…

Oblomoff parut gêné.

– Je… veux bien, seulement…

– La semaine prochaine, dit Soudbinnski.

– Oui, oui, la semaine prochaine, répétavivement Oblomoff, mon habit n’est pas encore prêt. Et… c’est unbon parti ?

– Oui, le père est conseiller d’Étatactuel : il donne dix mille. Il est logé aux frais dugouvernement : il nous réserve la moitié du logement :douze pièces ; le gouvernement nous fournit l’ameublement, lechauffage, l’éclairage. On peut vivre…

– Je crois bien qu’on le peut. Pardi !Comment trouvez-vous Soudbinnski ! ajouta Oblomoff avec unepointe d’envie.

– Je t’invite à la noce, mon cher ami ;tu seras mon garçon d’honneur : n’y manque pas…

– Certes non, je n’y manquerai pas ! ditÉlie. Eh ! mais, que font Kouznetsoff, Vassilieff,Makhoff ?

– Kouznetsoff est marié depuis longtemps,Makhoff m’a remplacé, et Vassilieff a permuté pour aller enPologne. M. Jean vient d’avoir la croix de Vladimir, Olechkineest… excellence.

– C’est un bon enfant ! dit Oblomoff.

– Oui, bon, très-bon ; il leméritait.

– Très-bon, d’un caractère doux, égal, ditÉlie.

– Et si obligeant ! ajouta Soudbinnski.Ce n’est pas lui, vois-tu, qui cherche à complaire au chef, à jouerdes tours aux camarades, à leur passer la jambe pour arriver avanteux… il fait tout ce qu’il peut pour les autres.

– Brave homme ! avait-on le malheurautrefois d’embrouiller un office, de commettre une erreur,d’émettre une opinion fausse, ou de citer une loi mal à propos, cen’était rien ; il chargeait un collègue de réparer la bévue,et voilà tout. Brave homme ! conclut Oblomoff.

– En revanche, notre monsieur Simon estincorrigible, dit Soudbinnski : il n’est bon qu’à jeter de lapoudre aux yeux. Tout récemment qu’a-t-il fait ? Un projetnous arrive du gouvernement sur l’établissement de niches de chienauprès des édifices qui relèvent de notre administration, à l’effetde préserver du pillage les biens de la Couronne. Notre architecte,homme de pratique, de science et de probité, fait un devistrès-modéré ; tout à coup le devis paraît exorbitant àM. Simon, et le voilà qui va aux informations pour savoir ceque coûterait l’établissement d’une niche de chien. Il trouvequelque part qu’on peut la faire à trente kopeks[20]moins cher, vite un rapport…

La sonnette retentit.

– Adieu, dit l’employé ; je me suisoublié à bavarder ; on pourrait avoir besoin de quelque choselà-bas.

– Reste encore. J’ai justement un conseil à tedemander. Il m’arrive deux malheurs…

– Non, non, je repasserai un de ces jours.

Et il sortit.

« Est-il enfoncé, ce cher ami, enfoncéjusqu’aux oreilles ! » pensait Oblomoff en lereconduisant des yeux. « Il est aveugle, sourd et muet pour lereste du monde. Et pourtant il arrivera, avec le temps ; ilfera marcher les affaires et il avancera en grade… chez nous celas’appelle aussi faire sa carrière. Et combien il faut peu del’homme pour cela, de son intelligence, de sa volonté, de sessentiments ! À quoi bon ? C’est du luxe. C’est ainsiqu’il passe sa vie, et la plus noble partie de lui-même n’aura pasvécu… Et cependant il travaille à son bureau de midi à cinq heures,et chez lui de huit heures à midi, le malheureux ! »

Il éprouvait une douce joie de ce qu’ilpouvait, de neuf heures à trois et de trois à huit, rester chez luisur un canapé, et il était fier de n’avoir pas à aller, dans unbureau, rédiger des offices, des papiers et d’avoir de la margepour ses sentiments, pour son imagination…

Élie, en train de philosopher, ne s’aperçutpas qu’auprès de son lit se tenait un monsieur noiraud,très-maigre, dont le visage était tout à fait couvert par sesfavoris, ses moustaches et sa royale, Le costume du nouveau venudénotait une négligence préméditée.

– Bonjour, monsieur Oblomoff.

– Bonjour, Pennkine ; n’approchez pas,n’approchez pas ! vous venez du froid, dit Élie.

– Ah ! quel original vous faites !répondit celui-ci ; toujours le même incorrigible etinsouciant paresseux !

– Oui, insouciant ! répliquaOblomoff : je vais vous montrer tout à l’heure une lettre dustaroste. Cassez-vous donc la tête pour qu’on vous traited’insouciant ! D’où venez-vous ?

– De la librairie : j’ai été m’informersi les journaux ont paru. Avez-vous lu mon article ?

– Non.

– Je vous l’enverrai, lisez-le.

– De quoi traite-t-il ? demanda Oblomoffà travers un fort bâillement.

– Du commerce, de l’émancipation de la femme,des beaux jours d’avril tels que le destin nous les a octroyés, dela composition nouvellement inventée contre l’incendie. Comment sefait-il que vous ne lisiez pas ? N’est-ce pas là notre vie detous les jours ? Et surtout je combats en littérature pour lacause du réalisme.

– Avez-vous beaucoup de besogne ? demandaÉlie.

– Oui, assez. Deux articles par semaine dansle journal, ensuite des critiques littéraires ; puis je viensd’écrire une nouvelle…

– Sur quel sujet ?

– Comme quoi dans une ville le maire casse lesdents des bourgeois à coups de poing.

– Oui, en effet, c’est du réalisme, ditOblomoff.

– N’est-ce pas ? répéta le littérateurenchanté. Voici l’idée que je développe, et je sais qu’elle estneuve et hardie. Un voyageur qui avait été témoin de ces coups s’enplaignit dans une entrevue avec le gouverneur. Celui-ci donna ordreà un employé qui se rendait en cet endroit pour une enquête, des’en assurer au passage, et, en général, de prendre desrenseignements sur la personne et la conduite du maire. L’employérassembla les bourgeois, sous prétexte de les questionner sur lecommerce, et s’enquit du fait. Que font les bourgeois ? Ilssaluent, se mettent à rire et à chanter les louanges du maire.L’employé prend ailleurs des informations ; on lui dit que lesbourgeois sont de fieffés coquins, qui débitent des marchandisesfrelatées, vendent à faux poids et à fausse mesure même augouvernement, en un mot, de franches canailles ; de sorte queces coups sont un châtiment mérité.

– De sorte que les coups du maire apparaissentdans la nouvelle comme le fatum des ancienstragiques ? dit Oblomoff.

– Justement, reprit Pennkine. Vous avezbeaucoup de tact, monsieur, vous devriez écrire. Mais en attendant,j’ai réussi à démontrer que le maire se faisait justice à lui-même,et que les mœurs du peuple étaient bien corrompues ; que lesactes des employés subalternes étaient mal surveillés, et qu’ilétait urgent de prendre des mesures sévères, mais légales… N’est-cepas qu’il y a là une idée… assez neuve ?

– Oui, surtout pour moi, dit Oblomoff :je lis si peu.

– En effet, on ne voit pas de livres chezvous ! dit Pennkine. Mais, je vous en supplie, lisez un livrequi va paraître, un poëme magnifique, on peut le dire :L’amour d’un prévaricateur pour une femme déchue. Je nepuis vous révéler le nom de l’auteur : c’est encore unsecret.

– Qu’y a-t-il là-dedans ?

– On y a mis à découvert le mécanisme de notremouvement social, et cela sous des couleurs poétiques. On y toucheà tous les ressorts ; on y examine tous les degrés del’échelle sociale. L’auteur y invite comme à une fête le grandseigneur faible et vicieux, et la tourbe des prévaricateurs qui legrugent. C’est là qu’on voit la peinture des femmes déchues detoutes les classes… les Françaises, les Allemandes, les Finnoiseset tout, tout…, avec une vérité renversante et palpitante… j’aientendu quelques extraits… l’auteur est grand ! On reconnaîten lui tantôt Dante, tantôt Shakespeare…

– Où diable vous emportez-vous ! dit Élieen se soulevant de surprise.

Pennkine se tut, sentant qu’en effet ils’était emporté trop loin.

– Quand vous aurez lu le livre, vous jugerezvous-même, ajouta-t-il avec plus de calme.

– Certainement non, Pennkine, je ne le liraipoint.

– Pourquoi ? Cela fait du bruit, on enparle…

– Eh ! qu’on en parle ! Il y a desgens qui n’ont rien d’autre à faire que de parler. C’est là surtoutqu’il y a beaucoup d’appelés.

– Mais lisez, ne fût-ce que par curiosité.

– Qu’y lirai-je que je ne connaisse pas ?dit Oblomoff. Pourquoi écrivent-ils ? Uniquement pour s’amusereux-mêmes…

– Comment ! Eux-mêmes ! Et laréalité donc ? Et quelle réalité ! Quelleressemblance ! C’est à mourir de rire. De véritables portraitsvivants. Dès qu’ils tombent sur quelqu’un, marchand, employé,officier, sergent de ville, ils l’impriment tout vif.

– Mais pourquoi s’escriment-ils ainsi ?Est-ce par récréation ou pour se dire : n’importe sur qui noustomberons, le portrait sera toujours ressemblant ? Mais de laréalité vivante, il n’y en a nulle part : il n’y a niintelligence, ni sympathie ; il n’y a rien de ce que vousappelez, vous autres, « humanitaire. » Rien que del’amour-propre. Ils ne représentent que des voleurs, des femmesperdues, exactement comme s’ils les empoignaient dans la rue et lesconduisaient au poste. Dans leurs livres on entend, non pas« des pleurs invisibles, » mais rien que le rire visibleet grossier, la méchanceté.

– Que faut-il de plus ? C’estadmirable ! vous venez de vous révéler. Cette méchancetébouillante, cette persécution haineuse du vice, ce rire de mépriscontre l’homme pervers… tout est là !

– Non pas tout ! dit Oblomoff, quis’enflamme soudain. Qu’on représente un voleur, une femme perdue,un sot bouffi d’orgueil, mais qu’en eux on n’oublie pasl’homme ! Où donc est l’humanité ? Vous ne voulez écrirequ’avec la tête ! criait presque Oblomoff. Vous croyez que lapensée n’a rien à faire avec le cœur ? Vous vous trompez, ellene fructifie que par la charité. Tendez la main à l’homme déchupour le relever ou pleurez amèrement sur lui s’il succombe, mais nele raillez point. Aimez-le, revoyez-vous en lui et comportez-vousavec lui comme avec vous-mêmes ; alors je vous lirai etj’inclinerai la tête devant vous. », dit-il en s’étendantencore une fois bien à son aise sur le sofa… Ils peignent unvoleur, une femme perdue, disait-il, et ils oublient l’homme ou nesavent pas le représenter ! Où donc est l’art ? Quellessont les couleurs poétiques que vous avez trouvées ? Libre àvous d’étaler la dépravation et la boue ! Seulement, de grâce,ne prétendez pas à la poésie.

– Mais alors, voulez-vous qu’on reproduise lanature, les roses, le rossignol ou une matinée d’hiver, pendant quetout bouillonne, bout et fermente autour de vous ?… C’est laphysiologie de la société qu’il nous faut ; nous n’avons quefaire maintenant de chansons.

– L’homme, donnez-moi l’homme ! disaitOblomoff ; aimez-le…

– Aimer l’usurier, le tartufe, le voleur oul’employé imbécile ! comprenez-vous ce que vous me diteslà ? Eh ! l’on voit bien que vous ne vous occupez pointde littérature, dit Pennkine en s’emportant. Non, il faut leschâtier, les rejeter du sein de la vie civilisée, de lasociété.

– Rejeter de la vie civilisée ! s’écriatout à coup Élie, inspiré, debout devant Pennkine, cela veut direque vous oubliez que ce vase souillé a renfermé une pure essence,que cet homme perverti était cependant un homme, c’est-à-direvous-même. Rejeter ! et comment le rejetteriez-vous du cerclede l’humanité, du sein de la nature, de la miséricordedivine ? cria-t-il presque avec des yeux flamboyants.

– Où diable vous emportez-vous ? dit àson tour Pennkine étonné.

Oblomoff s’aperçut que lui aussi était allétrop loin. Il se tut tout à coup, resta debout à peu près uneminute, bâilla et se recoucha lentement sur le sofa.

Les deux hommes gardèrent le silence.

– Que lisez-vous donc ? demandaPennkine.

– Mais… des voyages principalement.

Nouveau silence.

– Ainsi, vous lirez ce poëme ? Quand ilparaîtra, je vous l’apporterai… dit Pennkine.

Élie fit avec la tête un signe négatif.

– Eh bien ! dois-je vous envoyer manouvelle ?

Oblomoff baissa la tête en signed’acquiescement.

– Il faut pourtant que je me rende àl’imprimerie, dit Pennkine. Savez-vous pourquoi je suis venu chezvous ? Je voulais vous proposer d’aller à Ekaterinnhoff :j’ai une voiture découverte. J’ai à faire demain un article sur lapromenade ; nous mettrons nos observations en commun ; cequi m’échappera, vous me le ferez remarquer ; ce sera plusgai. Venez…

– Non, je ne me sens pas bien, dit Oblomoffavec une grimace et en ramenant sur lui la couverture : jecrains l’humidité ; il ne fait pas encore assez sec Mais sivous veniez dîner, nous pourrions causer… Il m’arrive deuxmalheurs…

– Non, toute notre rédaction se réunitaujourd’hui chez Saint-George[21] ;c’est de là que nous partons pour la promenade. Il faut quej’écrive la nuit, et qu’au point du jour ma copie soit àl’imprimerie. Au revoir.

– Au revoir, Pennkine.

« Écrire la nuit, ruminait Oblomoff, etdormir donc… quand ? Et cependant, vas-y voir, il gagne bienses cinq mille roubles par an ! C’est du pain ! Maistoujours écrire, dépenser son esprit, son âme en futilités ;changer de convictions, trafiquer de son intelligence et de sonimagination, violenter sa nature, se monter la tête, bouillonner,brûler, ne jamais connaître le repos, et toujours se remuer sansbut… Et toujours écrire, comme une roue, comme une machine ;écrire demain, après-demain ; vienne une fête, vienne l’été,lui, il faut qu’il écrive toujours ! Quand donc s’arrête-t-ilet se repose-t-il, le malheureux ? »

Il tourna la tête vers la table vide, oùl’encrier était à sec, où l’on ne voyait pas de plume, et iljouissait d’être couché là, sans souci, pareil à l’enfantnouveau-né, de ne point s’éparpiller et de ne rien vendre… Tout àcoup, la lettre du staroste et le logement lui revinrent enmémoire : il commença à rêver.

Mais voici qu’on sonne encore.

– Qu’est-ce donc que ce raout aujourd’hui chezmoi ? dit Oblomoff, et il regarda qui allait entrer.

C’était un homme d’un âge indéfinissable,d’une physionomie insignifiante et qui était à une époque de la viedifficile à préciser ; ni beau, ni laid ; ni grand, nipetit ; ni blond, ni brun. La nature ne l’avait gratifiéd’aucun trait marquant, ni en bien, ni en mal.

Beaucoup de personnes le nommaient Jean-Jean,d’autres Jean-Basile, d’autres Jean-Michel. On lui donnait aussidifférents noms de famille : selon les uns il s’appelaitIvanoff, selon d’autres Vassilieff ou Anndréeff ; d’autrescroyaient qu’il s’appelait Alexéeff.

L’étranger qui le voyait pour la premièrefois, et qui entendait prononcer son nom, l’oubliait tout de suite,ainsi que sa figure ; tout ce que pouvait dire cet hommepassait inaperçu. La société ne gagnait rien à sa présence, et neperdait rien à son absence. Il n’avait ni saillies, ni originalité,ni aucune de ces qualités qui sont comme les signes particuliers del’intelligence.

Peut-être aurait-il su du moins raconter cequ’il avait vu ou entendu, et intéresser ainsi son auditoire, maisil n’était allé nulle part : né à Pétersbourg, il n’en étaitjamais sorti ; il n’avait donc vu et entendu que ce que chacunsavait.

Pouvait-on se prendre de sympathie pour unêtre pareil ? Était-il lui-même capable d’amour, de haine, depassion ? Il semblait qu’il dut aimer, haïr et souffrir, carpersonne n’échappe à cette loi. Mais il savait s’arranger demanière à aimer tout le monde.

Il y a de telles gens chez qui, quoi qu’onfasse, on ne parvient à exciter aucun sentiment d’inimitié, devengeance, etc. Vous aurez beau les rebuter ; ils vouscaresseront toujours. Du reste rendons leur cette justice que leuramour, s’il était divisé en degrés, n’arriverait jamais à latempérature de la chaleur.

On dit de ces gens là qu’ils aiment tout lemonde, et par conséquent qu’ils sont bons ; en réalité ilsn’aiment personne et ne sont bons que faute d’être méchants. Si, enprésence d’un pareil homme, on fait l’aumône à un mendiant, iljettera aussi son kopek ; mais qu’on insulte le mendiant,qu’on le chasse, ou qu’on se moque de lui, il le poursuivra commeles autres de ses plaisanteries et de ses outrages.

On ne peut le dire riche : il ne l’estpoint, il est plutôt pauvre ; mais on ne peut non plus le direabsolument pauvre, car après tout il y en a beaucoup de pluspauvres que lui. Il tient on ne sait d’où trois cents roubles derevenu ; de plus, il a une petite place et touche de maigresappointements : il ne souffre pas de la misère et n’emprunte àpersonne, mais l’idée ne viendra à personne de lui emprunter.

Il n’a point dans son emploi de besogneparticulière et bien arrêtée, parce que ni ses collègues ni seschefs n’ont jamais remarqué qu’il fit bien ou mal, de sorte qu’onn’a pu discerner à quoi en définitive il était propre. Qu’on lecharge d’une affaire ou d’une autre, il s’en acquittera de tellefaçon qu’on ne saura se prononcer ; son chef examinera sontravail à plusieurs reprises, le lira, le relira et finira pardire : « Laissez, je reverrai tantôt… oui, c’est à peuprès cela, c’est ce qu’il faut. »

Jamais vous ne saisirez sur sa mine trace desouci ni de rêverie, ce qui pourrait prouver que dans le moment ils’entretient avec lui-même ; jamais non plus vous ne le verrezfixer un œil attentif sur quelque objet, pour en prendre, uneconnaissance exacte. Quelqu’un le rencontre dans la rue et luidemande : « Où allez-vous ? « – Je vais à monbureau, ou à tel magasin, ou faire une visite. »

Si l’interlocuteur lui dit :

« Venez plutôt avec moi à la poste, ouchez mon tailleur, ou nous promener », il l’accompagnera,passera chez le tailleur et à la poste, et ira se promener tout àfait à l’opposé du chemin qu’il suivait.

Excepté sa mère, c’est à peine si quelqu’uns’est aperçu de sa venue en ce monde ; très-peu de gensremarquent sa présence ici-bas, mais personne certainement neremarquera son départ pour un autre monde ; personne ne leregrettera, ne le plaindra ; personne même ne se réjouira desa mort. Il n’a ni amis ni ennemis, mais des connaissances enfoule.

Seulement il pourra se faire que sonenterrement attire l’attention du passant, qui pour la premièrefois saluera ce personnage indéfinissable d’une marque d’honneur,d’une inclination profonde ; peut-être même un curieuxdevancera-t-il le convoi pour apprendre le nom du défunt etl’oublier sur-le-champ.

Tout cet Alexéeff, Vassilieff, Anndréeff, oucomme vous voudrez l’appeler, est, pour ainsi dire, une vagueesquisse de la masse des hommes ; c’est comme un écho sourd,un reflet terne de l’humanité.

Zakhare lui-même, qui dans ses conversationsintimes, sous la porte cochère, ou chez l’épicier du coin,dépeignait si nettement le caractère de tous les familiers de lamaison, était toujours embarrassé quand arrivait le tour de ce…appelons-le, si vous voulez, Alexéeff. Il réfléchissait longtemps,cherchait longtemps à saisir quelque angle où s’accrocher, dansl’extérieur, dans les manières ou dans le caractère dupersonnage ; de guerre lasse, il le laissait là et s’exprimaitainsi, en projetant ses bras avec mépris : « Et quant àcelui-là, il n’a ni chair, ni air, ni conséquence. »

Oblomoff l’accueillit en disant : –Ah ! c’est vous, Alexéeff ? Bonjour. D’oùvenez-vous ? N’approchez pas, n’approchez pas ; je nevous donne pas la main : vous venez du froid !

– Que dites-vous ? quel froid ? Jene pensais pas vous faire visite aujourd’hui, réponditAlexéeff ; mais j’ai rencontré Oftschinine et il m’a emmenéchez lui. Je viens vous chercher, monsieur.

– Pour aller où ?

– Mais chez Oftschinine donc. Vous y trouverezM. Alianoff, M. Pkhaylo, M. Kolimiaguine.

– Pourquoi sont-ils tous là, et que meveulent-ils ?

– Oftschinine vous invite à dîner.

– Hum ! à dîner… répéta Oblomoff sanschanger d’intonation.

– Et ensuite on va à Ekaterinnhoff : onm’a chargé de vous dire de louer une calèche…

– Que va-t-on faire là-bas ?

– Comment donc ! Il y a promenadeaujourd’hui. Est-ce que vous ne le savez pas ? c’estaujourd’hui le premier mai.

– Restez : nous y penserons… ditOblomoff.

– Levez-vous : il est temps de voushabiller.

– Attendons un peu : il est encore debonne heure.

– Comment ! de bonne heure ! Oncompte sur vous pour midi ; nous dînerons plus tôt, vers lesdeux heures, et ensuite… à la promenade ! Allons, partons.Faut-il appeler pour qu’on vous habille ?

– Ah bien oui ! m’habiller ! Je nesuis pas encore lavé.

– Alors lavez-vous.

Alexéeff se mit à marcher de long en large,ensuite il s’arrêta devant un tableau qu’il avait vu mille fois,jeta en passant un coup d’œil par la croisée, prit un objet surl’étagère, le tourna entre ses mains, le regarda en tous sens et lereplaça, puis se remit à marcher en sifflotant – tout cela pour nepas empêcher Oblomoff de se lever et de se laver. Ainsi sepassèrent dix minutes.

– Eh bien ? demanda tout à coup Alexéeffà Oblomoff.

– Eh bien ?

– Vous êtes toujours couché ?

– Mais est-ce qu’il faut que je melève ?

– Comment donc ! On attend. Vousconsentiez à venir.

– Où cela ? je ne voulais aller nullepart…

– Voyons, monsieur Élie, ne m’avez-vous pasdit, tout à l’heure que nous allions dîner chez Oftschinine, et delà à Ekaterinnhoff…

– J’irais comme cela par cette humidité… etqu’ai-je à y voir de nouveau ? Tenez, il va pleuvoir, le tempsest sombre, dit paresseusement Oblomoff.

– Il n’y a pas un nuage au ciel, et vous nouscontez qu’il pleut ! Il fait sombre parce que vos croiséesn’ont pas été lavées depuis je ne sais combien de temps. Que decrasse sur les vitres ! On n’y voit goutte[22];voilà même un store qui tombe presque jusqu’en bas.

– Oui, allez donc en parler à Zakhare, tout desuite il vous proposera des journalières, et vous chassera de lamaison jusqu’au soir !

Oblomoff se mit à rêver, et Alexéeff àtambouriner avec les doigts sur la table devant laquelle il étaitassis, en parcourant d’un œil distrait les murs et le plafond.

– Alors que décidons-nous ?Qu’allons-nous faire ? Vous habillerez-vous ou resterez-vousainsi ? demanda-t-il après quelques minutes.

– Pour aller où ?

– Mais à Ekaterinnhoff ?

– Vraiment, vous ne rêvezqu’Ekaterinnhoff ! répondit Oblomoff avec impatience. Nepouvez-vous pas rester ici ? Fait-il froid dans la chambre, ous’il y sent mauvais, que vous ne cessez de regarder, laporte ?

– Non, je me trouve toujours bien chezvous ; je suis content, dit Alexéeff.

– Eh bien ! si vous n’êtes pas mal ici,pourquoi voulez-vous aller ailleurs ? Restez plutôt chez moitoute la journée, dînez avec moi et le soir vous vous en irez…Eh ! mais… j’avais oublié ; je ne puis sortir !Taranntieff vient dîner : c’est aujourd’hui samedi.

– Ah ! bien ! s’il en est ainsi… je…bien… comme vous voudrez, fit Alexéeff.

– À propos, je ne vous ai rien dit de mesaffaires ? demanda vivement Oblomoff.

– De quelles affaires ? Non, je ne saispas, dit Alexéeff en le regardant de tous ses yeux.

– Les affaires qui sont cause que je reste silongtemps au lit. Je ne me levais point parce que je cherchais unmoyen de sortir d’embarras.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Alexéeff, entâchant de se composer un visage effrayé.

– Deux malheurs ! Je ne sais commentfaire.

– Quels malheurs ?

– On me chasse de mon appartement ;croyez-vous qu’il me faut déménager. Il y aura du remue-ménage, dela casse… c’est affreux à penser ! Voilà huit ans que j’habitecet appartement. Il me joue un bien mauvais tour, le propriétaire.« Déménagez, dit-il, au plus vite ! »

– Et au plus vite encore ! il vouspresse, il y a donc urgence ! C’est insupportable dedéménager. Dans un déménagement on a toujours beaucoup de tracas,dit Alexéeff. On égare, on brise… quel ennui ! Et vous avez unsi bon logement… Combien payez-vous ici ?

– Où en trouver un pareil ? dit Oblomoff,et surtout quand on est pressé. Il me reste tout au plus huitjours.

– Vraiment ! fit Alexéeff en branlant latête.

« Comment pourrait-on s’arranger pour nepas… déménager ? » réfléchissait Oblomoff à part soi.

– Mais avez-vous un bail ? demandaAlexéeff, en examinant la chambre du haut en bas.

– Oui, mais le bail est expiré ;maintenant je suis au mois… Je ne me rappelle seulement pas depuisquelle époque.

Tous deux se mirent à réfléchir.

– À quoi vous décidez-vous ? demandaAlexéeff après quelques moments de silence, à déménager ou àrester ?

– Je ne me décide à rien du tout, ditOblomoff, je n’ai même pas envie d’y penser. Que Zakhare trouvequelque chose.

– Il y a cependant des gens qui aiment àdéménager, dit Alexéeff. Ils mettent leur bonheur à changerd’appartement.

– Ah bien ! que ces gens-la déménagenttant qu’ils voudront, dit Oblomoff. Ce n’est encore rien que lelogement ! reprit-il. Il m’arrive bien pis : tenez,regardez ce que le staroste m’écrit. Je vais vous montrer salettre… Où donc est-elle ? Zakhare, Zakhare !

– Ah ! souveraine des cieux ! grognadans son cabinet Zakhare, en sautant à bas du poêle. Quand Dieu mereprendra-t-il !

Il entra et regarda son maître d’un œiltrouble.

– As-tu trouvé la lettre ?

– Où voulez-vous que je la trouve ?Est-ce que je sais quelle lettre il vous faut ? Je ne sais paslire.

– C’est égal, cherche toujours, ditOblomoff.

– Vous en avez lu une hier au soir, ditZakhare, et après je ne l’ai plus vue.

– Où est-elle donc ? repartit Oblomoffagacé. Je ne l’ai point avalée. Je me rappelle très-bien que tul’as prise de mes mains, et que tu l’as placée là-bas quelque part.La voici. Tiens, regarde !

Il secoua la couverture et de ses plis tombala lettre.

– Vous êtes toujours ainsi aprèsmoi !…

– Bien, bien, va-t-en, va-t-en ! crièrenten même temps Oblomoff et Alexéeff. Zakhare s’en alla, et Oblomoffse mit à lire la lettre : elle était écrite sur du gros papiergris, comme avec du kwas[23], etcachetée avec de la cire bai-brun. Les caractères, immenses etpâles, se déroulaient en procession solennelle, sans se toucher,sur une ligne transversale, depuis le coin d’en haut jusqu’au coind’en bas. Quelquefois la procession était interrompue par unegrande tache d’encre blanche.

« Monsieur, » commença Élie,« Votre Honneur, notre père nourricier, monsieurÉlie… »

Ici Oblomoff sauta plusieurs compliments etsouhaits de bonne santé ; il reprit vers le milieu :

« Je fais savoir à ta grâce seigneurialeque chez toi, dans ta propriété, notre père nourricier, tout vaprospérant. Voici cinq semaines qu’il n’a plu. Nous avonsprobablement irrité le Seigneur Dieu, qu’il ne nous envoie point depluie. D’une pareille sécheresse les vieux ne peuvent sesouvenir : les blés de mars brûlent comme s’ils étaient enflamme. Les blés d’automne, par endroits, le ver les a faitpérir ; par endroits, les gelées précoces les ont faitpérir : on a labouré une seconde fois pour les blés de mars,mais on ignore s’il viendra quelque chose. Peut-être le Seigneurmiséricordieux aura pitié de ta grâce seigneuriale ; car denous-mêmes, quand même nous devrions crever, nous n’avons nulsouci.

« Et la veille de la Saint-Jean encoretrois paysans se sont sauvés : Lapteff, et Balotschoff etencore tout seul s’est sauvé Vasska, le fils du maréchal-ferrant.J’ai envoyé les femmes à la recherche des maris : ces femmesne sont pas revenues ; elles restent, à ce qu’on dit, àTschiolki, et à Tschiolki s’est rendu mon compère deVerkhliovo : l’intendant l’y a envoyé : on y a apporté, àce qu’on dit, une charrue d’outre-mer, et l’intendant a envoyé lecompère à Tschiolki pour examiner l’icelle charrue.

« J’avais recommandé au compère lespaysans déserteurs ; à l’ispravnike[24] j’aifait un cadeau, et il a dit : « Présente une requête, etalors tout le nécessaire sera fait afin de réintégrer les paysansdans leurs maisons, à domicile, » il n’a rien dit de plus, etje suis tombé à ses pieds et avec larmes l’ai supplié, et il a criécomme un forcené : Va-t-en, va-t-en ! présente unerequête, on te dit que ce sera fait ! » Et de requête jen’ai pas présenté.

« Et on ne trouve personne ici àlouer : tous sont allés sur la Volga, aux travaux, sur lesbarques. Et voilà, notre seigneur, notre père nourricier, commesont devenus stupides les gens d’ici !

« De notre toile, cette année, à lafoire, il n’y aura point : j’ai mis le séchoir et lablanchisserie sous clé, et j’ai préposé Sytschouga pour lessurveiller jour et nuit : c’est un mougik[25]sobre ; et pour qu’il ne décroche pas quelque choseappartenant au seigneur, je le surveille jour et nuit. Les autresboivent sec et demandent à payer la redevance en argent[26].

« Il y a des arriérés à toucher :cette année nous t’enverrons de la propriété un petit revenu ;il y aura, notre seigneur qui es notre bienfaiteur, quelque chosecomme deux mille[27] de moinsque l’an qui vient de passer, pourvu que la sécheresse ne nousruine pas de fond en comble ; et alors nous t’enverrons ce quenous soumettons à ta grâce. »

Après quoi suivaient les protestations dedévoûment et la signature : « Ton staroste, letrès-humble esclave Prokopi Vytiagonchkine a signé de sa propremain. » Ne sachant écrire il avait fait une croix. « Et aécrit sur les paroles du dit staroste son beau-frère, DiomkaKrivoy. »

– Eh bien ? fit Oblomoff, qu’endites-vous ? Il m’annonce quelque chose comme deux mille demoins ! Qu’est-ce qu’il me restera ? Combien donc ai-jereçu l’an dernier ? dit-il en regardant Alexéeff. Je ne vousl’ai pas dit alors ?

Alexéeff tourna les yeux vers le plafond et semit à chercher.

– Il faut demander à Stoltz quand il viendra,continua Oblomoff ; il me semble que c’est sept ou huit mille…on a tort de ne pas prendre note. Le voilà maintenant qui me met àsix mille ! Mais je vais mourir de faim ! Comment vivreavec cela ?

– Il n’y a pas de quoi tant s’inquiéter,monsieur Élie, dit Alexéeff. Il ne faut jamais désespérer :quand tout sera moulu, il viendra de la farine.

– Mais vous entendez ce qu’il écrit ? Aulieu de m’envoyer de l’argent, de me tranquilliser n’importecomment, le voilà qui vient, comme pour se moquer de moi, me causerdes ennuis. C’est tous les ans le même refrain. Je ne suis plusdans mon assiette ! Quelque chose comme deux mille demoins !

– Oui, c’est un grand déficit, dit Alexéeff.Deux mille ! ce n’est pas drôle ! On dit queM. Alexis n’a reçu aussi cette année que douze mille au lieude dix-sept.

– Oui, douze, mais pas six, interrompitOblomoff. Il m’a tout à fait bouleversé, le staroste ! S’ildoit vraiment venir une mauvaise année et une sécheresse, à quoibon se chagriner d’avance ?

– Oui… en effet… commença Alexéeff… iln’aurait pas dû… mais quelle délicatesse attendre d’unmougik ? Cette engeance ne comprend rien.

– Que feriez-vous à ma place ? ditOblomoff, en regardant Alexéeff d’un air d’interrogation, avec lafaible espérance que celui-ci trouverait quelque chose pour letranquilliser.

– Cela demande réflexion, monsieur ;impossible de décider ainsi tout de suite, dit Alexéeff.

– Ne ferais-je pas bien d’écrire augouverneur[28] ? dit M. Élie en se parlant àlui-même.

– Comment se nomme votre gouverneur ?demanda Alexéeff.

Élie ne répondit pas et se mit à rêver.Alexéeff se tut et se mit à rêver de son côté.

Oblomoff froissa la lettre, appuya sa têtedans ses mains, posa ses coudes sur ses genoux et resta assisquelque temps dans cette posture-, le cerveau envahi par un flot depensées inquiétantes.

– Si seulement Stoltz pouvait arriver !dit-il. Il écrit qu’il va bientôt venir, et le diable sait où ilrôde ! Il aurait tout arrangé.

Il retomba dans sa tristesse. Tous deuxgardèrent longtemps le silence. Enfin Oblomoff revint le premier àlui-même.

– Voilà ce qu’il faut faire ! dit-ilrésolument – et il faillit presque se lever du lit – et faire leplus tôt possible ; il n’y a pas à lanterner… Primo…

À ce moment retentit un furieux coup desonnette. Oblomoff et Alexéeff tressaillirent ; Zakhare sautasubitement du poêle.

Chapitre 3

 

– Y est-il ? demanda dans l’antichambreune voix bruyante et rude.

– Où voulez-vous qu’on aille à cetteheure ? répondit Zakhare d’une voix plus rude encore.

On vit entrer un homme d’une quarantained’années, appartenant à la grosse espèce, long, large des épauleset du buste, ayant les traits gros, la tête puissante, le cou fortet court, les yeux grands et à fleur de tête, les lèvres épaisses.Il suffisait de jeter un coup d’œil sur cet homme pour avoir l’idéede quelque chose de grossier et de mal soigné.

On voyait qu’il ne visait pas à l’élégancedans sa toilette et rarement on le trouvait rasé de frais. Mais ilparaît que cela lui était indifférent ; il n’avait pas hontede son costume, il le portait avec une sorte de dignité cynique.C’était M. Michée Taranntieff, compatriote d’Oblomoff.

Taranntieff regardait tout d’un airmalveillant et presque dédaigneux. Plein d’une visible aversionpour ce qui l’entourait, il était prêt à tout insulter, les hommeset les choses. On aurait pu croire à un esprit aigri parl’injustice, à un mérite méconnu, enfin à un caractère énergique,persécuté par le sort qu’il subissait de mauvaise grâce, mais sansse décourager.

11 avait le geste ample et hardi, le verbehaut, prompt et presque toujours colère ; à quelque distanceil semblait qu’on entendît le roulement de trois chariots vides surle pavé. Personne n’avait le don de l’intimider : il nemâchait pas le mot, et était en général d’un commerce désagréableavec tout le monde, sans en excepter ses amis. Il avait toujoursl’air de dire aux autres qu’en causant avec eux, ou même en dînant,ou en soupant chez eux, il leur faisait beaucoup d’honneur.

Taranntieff était doué d’un esprit vif etrusé ; personne ne savait mieux que lui résoudre une questionde la vie ordinaire ou débrouiller une affaire litigieuse. Dansl’une ou l’autre circonstance, il développait sur-le-champ unethéorie pour le cas présent, déduisait très-subtilement les preuvesà l’appui, et, pour conclure, finissait toujours par brutalisercelui qui lui avait demandé conseil.

Pourtant, vingt-cinq ans auparavant, il avaitdébuté dans un ministère, en qualité d’expéditionnaire, et il avaitgrisonné dans cet emploi. Il ne lui était jamais venu en la tête,ni à lui ni à personne, qu’il aurait pu obtenir de l’avancement. Lefait est que Taranntieff n’était qu’un beau parleur ; enparoles il trouvait à tout une solution claire et facile, surtoutdans les affaires d’autrui ; mais dès qu’il fallait remuer undoigt, bouger de place, en un mot, appliquer la théorie imaginéepar lui-même et entrer dans la pratique, faire preuve d’ordre,d’activité, il était un autre homme : c’est là justement qu’ilse montrait insuffisant.

La besogne lui devenait à charge ; ilétait embarrassé, indisposé, ou il lui survenait une autre affaire,qu’il ne devait pas entamer non plus.

S’il l’entame, Dieu vous préserve de l’issue.C’est un véritable écolier : ici, il a manquéd’attention ; là, il ignore quelques menus détails ; ici,il est en retard, et finit par laisser l’affaire en plan, ou bienil la prend à rebours : c’est ainsi qu’il gâche tout, sansremède : par dessus le marché, il vous dit des injures.

Son père, praticien de province de la vieilleroche, avait voulu lui léguer ses roueries de chicaneur, et luifaire parcourir adroitement sa carrière dans les tribunaux ;mais le sort en avait décidé autrement. Le père, qui avait jadisappris l’abc pour quelques kopeks, ne voulut point que son filsrestât en arrière de son siècle : il résolut de lui faireenseigner quelque autre chose que la chicane. Il l’envoya troisannées durant chez le pope étudier le latin.

L’enfant, qui ne manquait pas de moyensnaturels, apprit en trois ans la grammaire et la syntaxe latine, ilfut sur le point de déchiffrer Cornélius Népos ; mais le pèrepensa qu’il en savait assez, que même ces connaissances luidonnaient un avantage immense sur la vieille génération, etqu’enfin des études plus approfondies pourraient peut-être fairetort à son service dans les tribunaux.

À l’âge de seize ans, Michée, ne sachant quefaire de son latin, se mit à l’oublier dans la maisonpaternelle ; mais en échange, et en attendant l’honneur deparaître au commissariat de police ou au tribunal de premièreinstance, il fut de tous les festins et parties fines de sonpère.

À cette école et dans les conversationsintimes, l’intelligence de Michée s’aiguisa jusqu’à la finesse laplus subtile. L’adolescent impressionnable écoutait d’une oreilleattentive les histoires des collègues de son père sur milleaffaires civiles et criminelles, sur des cas curieux qui avaientpassé par les mains de ces chicaneurs de la vieille roche.

Cette éducation fut sans résultat ;malgré tout, Michée ne devint ni un praticien ni un chicaneur. Lesuccès eût certainement couronné tant d’efforts, si le destinn’avait détruit les projets du vieillard. Des instructionspaternelles Michée s’était approprié les théories, restait lapratique ; mais le père mourut, le fils n’eût pas le tempsd’entrer dans les affaires et fut emmené à Pétersbourg par unprotecteur qui lui trouva l’emploi d’expéditionnaire dans unministère, et qui ensuite l’oublia.

C’est ainsi que Taranntieff resta théoricientoute sa vie. Dans la bureaucratie de Pétersbourg il n’eut quefaire de son latin et de sa connaissance de la théorie pour tournerà sa guise les affaires justes ou douteuses ; et cependant ilportait et reconnaissait en lui-même une force assoupie, enferméeen lui par des circonstances éternellement hostiles, sans espoir dese produire au dehors ; – ainsi que dans les contes un charmeenferme entre des murs étroits les mauvais esprits dépouillés deleur pouvoir malfaisant.

Peut-être était-ce la conscience de cetteforce inactive qui rendait Taranntieff grossier, malveillant,colère et hargneux. Il considérait avec amertume et mépris sesoccupations actuelles : faire des expéditions, enfiler descopies, etc. Une seule, une dernière espérance lui souriaitnéanmoins dans le lointain ; passer à un emploi dans lesfermes d’eau-de-vie. Cet emploi eut seul compensé avantageusement àses yeux la perte de la carrière à laquelle le destinait son pèreet où il n’avait pu entrer.

En attendant, cette théorie de la vie et deses actes, que son père lui avait construite et enseignée, cettethéorie de vénalité et de prévarication, n’ayant pas trouvé enprovince un théâtre digne d’elle, s’appliquait à Pétersbourg àtoutes les minuties de son existence infime et inutile ; àdéfaut des rapports officiels, elle se glissait dans toutes sesrelations personnelles.

Il était vénal de sa nature et parprincipe ; en l’absence d’affaires et de clientèle, il usaitde sa finesse pour rançonner ses collègues et ses amis. Dieu saitcomment et pourquoi, partout où il le pouvait, tantôt par sa ruse,tantôt par son insolence, il les forçait à lui payer à dîner,exigeait d’eux une considération dont il était indigne, et lesquerellait à tout bout de champ.

Jamais il n’eut honte de s’habiller devêtements déjà portés, mais il n’était point sans inquiétude,lorsque dans le courant de la journée il n’avait pas en perspectiveun dîner pantagruélique, arrosé d’une raisonnable quantité de vinset d’eau-de-vie.

C’est pourquoi, dans le cercle de sesrelations, il jouait le rôle d’un grand chien de garde, qui aboieaprès tout le monde et ne permet à personne de bouger, mais qui enmême temps est toujours prêt à happer le morceau de bœuf, d’oùqu’il vienne.

Tels étaient les deux familiers d’Oblomoff.Pourquoi venaient-ils chez lui, ces deux prolétaires ?Pourquoi ? Ils le savaient très-bien : pour boire, mangeret fumer de bons cigares. Ils y trouvaient un abri chaud etcommode, et toujours la même réception, sinon cordiale, du moinsindifférente.

Mais pourquoi Oblomoff les recevait-il ?Il ne pouvait trop s’en rendre compte. Il paraît pourtant quec’était pour la même cause qui, jusqu’à nos jours, au fond de laprovince, au foyer de nos Oblomofki éloignées, dans chaque maisonopulente, rassemble une ruche de gens des deux sexes et de mêmeacabit, sans pain, sans profession, sans bras pour produire, bienqu’ils aient un estomac pour consommer, – mais pourvus presquetoujours d’un grade et d’un état. On trouve encore des sybaritesqui ont besoin d’un pareil complément dans la vie : ilss’ennuieraient sans ce meuble inutile.

Qui serait là pour chercher une tabatièreégarée, ou pour ramasser un mouchoir tombé à terre ? À quipourrait-on se plaindre d’une migraine, en exigeant que leconfident s’y intéresse, ou bien raconter un mauvais rêve et endemander l’explication ? Qui ferait la lecture à monsieur,quand il est couché, et l’aiderait à s’endormir ? Quelquefoisle prolétaire est expédié à la ville voisine pour desemplettes ; il se rend utile dans le ménage. Sans lui nefaudrait-il pas courir soi-même partout !

Taranntieff faisait beaucoup de bruit, ettirait Oblomoff de l’immobilité et de l’ennui. Il criait, disputaitet devenait une sorte de spectacle, épargnant au paresseux barinel’obligation de parler et d’agir lui-même. Dans la chambre oùrégnaient le sommeil et le repos, Taranntieff apportait la vie, lemouvement et quelquefois des nouvelles du dehors.

Oblomoff pouvait, sans remuer un doigt,écouter, regarder quelque chose de vif qui remuait et parlait en saprésence. En outre, il avait encore la simplicité de croire queTaranntieff était en effet capable de lui donner un bonconseil.

Oblomoff subissait les visites d’Alexéeff pourun autre motif non moins grave. S’il voulait vivre à sa guise,c’est-à-dire rester couché, dormir ou se promener dans la chambre,Alexéeff, lui aussi, savait s’effacer : il se taisait,sommeillait, ou feuilletait un livre, ou regardait paresseusementçà et là, en bâillant jusqu’aux larmes, les tableaux et leschinoiseries. Il était de force à rester ainsi trois joursentiers.

Mais si Oblomoff finissait par s’ennuyerd’être seul, s’il sentait le besoin de s’épancher, de parler, delire, de raisonner, de s’émouvoir, il avait là un auditeur toujoursbénévole et un compagnon toujours docile, toujours d’accord etpartageant également et son silence, et sa conversation, et sonémotion, et sa manière de voir, quelle qu’elle fût.

Les autres visiteurs venaient rarement, et nerestaient qu’un instant, ainsi que l’avaient fait les troispremiers ; avec eux s’affaiblissait de plus en plus lacordialité des relations. Quelquefois Oblomoff s’amusait d’unenouvelle, il en causait cinq minutes ; ensuite, satisfait decet effort, il se taisait.

Il fallait avec ces amis user de réciprocité,prendre part à ce qui les intéressait. Ils étaient plongés dans lesflots de la société ; chacun comprenait la vie à sa façon, quin’était pas celle d’Oblomoff ; et ils voulaient l’entraîneravec eux : tout cela lui déplaisait, lui répugnait, lecontrariait dans ses goûts.

Il y avait un homme selon son cœur :celui-là ne le laissait pas non plus en repos ; cet hommeaimait le progrès, et le monde, et la science, et tout ce qui vit,mais d’un amour plus profond, plus chaud, plus sincère, etOblomoff, quoiqu’il fût affable avec tous, n’avait d’amitié vraieque pour ce seul ami, n’avait foi qu’en lui seul, – peut-être parcequ’ils avaient grandi, étudié et vécu ensemble. C’étaitM. André Stoltz. Il était absent, mais Oblomoff l’attendaitd’un moment à l’autre.

Chapitre 4

 

– Bonjour, pays, dit brusquement Taranntieff,en lui tendant une main velue. Comment diable es-tu encore couchélà comme une souche ?

– N’approche pas, n’approche pas : tuviens du froid ! dit Oblomoff en s’enveloppant de lacouverture.

– Tiens ! qu’est-ce qu’il chante ?du froid ! cria Taranntieff. Allons, allons, prends la main,puisqu’on te l’offre. Midi va sonner, et il se vautre là !

Il voulut tirer Oblomoff à bas de son lit,mais celui-ci le prévint : il descendit rapidement ses piedset du coup les fit entrer dans les deux pantoufles.

– Je voulais me lever tout à l’heure, dit-ilen bâillant.

– On le sait bien, comme tu te lèves : turesterais là plongé dans ton lit jusqu’au dîner. Eh !Zakhare ! es-tu là, vieil imbécile ? Donne vite au barinede quoi s’habiller.

– Et vous, tâchez d’en avoir un à vous deZakhare, et vous aboierez contre lui à votre aise, fit ce dernier,en entrant dans la chambre et en regardant Taranntieff d’un airrébarbatif. Voyez comme vous avez sali partout en marchant, ondirait qu’il est venu un colporteur !

– Allons donc, il raisonne encore, le vieuxsinge ! dit Taranntieff, et il leva le pied pour en donner uncoup par derrière à Zakhare qui passait ; mais Zakhares’arrêta et se tourna vers lui tout hérissé.

– Osez seulement ! grogna-t-il avecfureur. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je m’en vais… dit-il ense retournant vers la porte.

– Mais finis donc, Michée. Que tu esturbulent ! Pourquoi l’ennuies-tu ? dit Oblomoff. Donnece qu’il faut, Zakhare.

Zakhare revint et, en regardant Taranntieff detravers, il l’évita adroitement. Oblomoff, s’appuyant sur lui àcontre-cœur, comme un homme très-fatigué, se souleva de son lit,passa à regret dans un grand fauteuil, s’y laissa choir et restaimmobile. Zakhare prit sur un guéridon un peigne et des brosses,lui mit de la pommade, lui fit une raie et ensuite lui donna uncoup de brosse.

– Est-ce que vous allez enfin vouslaver ? demanda-t-il.

– J’attendrai encore un peu, réponditOblomoff. Tu peux nous laisser.

– Tiens ! vous êtes là aussi, vous ?dit tout à coup Taranntieff, en se retournant vers Alexéeff pendantque Zakhare peignait Oblomoff, je ne vous avais pas aperçu.Qu’est-ce que vous faites ici ? Savez-vous que votre parentest un fameux animal ? Je voulais vous le dire…

– Quel parent ? je n’ai pas de parent,répondit timidement Alexéeff tout troublé et en ouvrant de grandsyeux.

– Mais celui qui est employé dans ce bureau…comment se nomme-t-il ?… Il se nomme Anastassieff.Comment ! ce n’est pas votre parent ? Mais si.

– Je ne m’appelle pas Anastassieff, jem’appelle Alexéeff, dit Alexéeff : je n’ai point deparents.

– En voilà une bonne ! il n’est pas votreparent ! il est aussi laid que vous, et il se nomme Basilecomme vous.

– Je vous jure devant Dieu qu’il n’est pas monparent ; je m’appelle Jean.

– Ah bien ! c’est égal, il vousressemble. Seulement c’est un animal : dites-le lui quand vousle verrez.

– Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu,dit Alexéeff en ouvrant une tabatière.

– Donnez-moi un prise ! ditTaranntieff ; mais c’est du tabac ordinaire, ce n’est pas dela ferme. En effet, fit-il en prisant. Pourquoi n’avez-vous pas dutabac français ? ajouta-t-il ensuite sévèrement. – Et encorejamais je n’ai vu un animal comme cela, comme votre parent,continua Taranntieff. Je lui ai emprunté, je ne sais plus quand, ily a deux ans, cinquante roubles. Voyons, est-ce une somme quecinquante roubles ? Comment ne pas oublier cela ? je vousle demande. Ah ouiche, il ne l’oublie pas, lui ! Tous lesmois, quand il me rencontre, « Eh bien ! et la petitedette ? » dit-il. Il m’assomme ! Mais ce n’est pastout, hier il est venu chez nous, dans les bureaux. « Vousavez dû toucher vos appointements, dit-il, vous ne pouvez meremettre maintenant. » Je lui en ai donné desappointements : je lui ai si bien fait honte devant tout lemonde qu’il ne pouvait plus trouver la porte. « Je ne suis pasriche, j’ai besoin d’argent ! » Comme si moi-même je n’enavais pas besoin ! Je suis donc bien riche, moi, pour luijeter cinquante roubles d’un coup ! Donne-moi un cigare,pays.

– Les cigares sont là, dans la petite boîte,répondit Oblomoff en montrant une étagère. Il rêvait accroupi dansson fauteuil ; sa pose était gracieusement indolente ; ilne remarquait point ce qui se faisait autour de lui, et n’écoutaitpas ce qui se disait. Il contemplait et lissait avec amour sespetites mains blanches.

– Eh ! mais ce sont toujours lesmêmes ! fit observer Taranntieff avec arrogance, en prenant uncigare et en regardant Oblomoff.

– Oui… les mêmes, répondit machinalementOblomoff.

~ Je t’avais cependant recommandé d’en acheterd’autres, d’outre mer ! Vois comme tu te rappelles ce qu’on tedit ! Aie soin qu’il y en ait pour samedi prochain, autrementtu ne me verras de longtemps. Quelle drogue ! continua-t-il enallumant un cigare. Il lâcha un nuage de fumée, en avala un autreet reprit : Impossible de le fumer.

– Tu es venu de bonne heure aujourd’hui,Miché, dit Oblomoff en bâillant.

– Et après ? est-ce que jet’ennuie ?

– Non, si je t’en fais l’observation, c’esthistoire de parler ; tu viens ordinairement juste pour ledîner, et il n’est que midi passé.

– Je suis venu plus tôt tout exprès pourconnaître le menu du dîner. Tu ne me nourris que degargotage ; je tiens à savoir ce que tu as commandéaujourd’hui.

– Va voir là, dans la cuisine, ditOblomoff.

Taranntieff sortit.

– Ah bien ! merci ! dit-il enrevenant, du bœuf et du veau, Hé ! cher ami, tu ne sais pasvivre, et cependant tu es un propriétaire. Le beau barine, envérité ! Tu vis comme un bourgeois ; tu ne t’entends pasà régaler un ami. Allons ! et le madère est-ilacheté ?

– Je ne sais pas, demande à Zakhare, ditOblomoff presque sans l’écouter ; certainement il y a là duvin.

– C’est toujours le même, qui vient de chezl’Allemand ? Non, s’il vous plaît, achetez-en au magasinanglais.

– Ah bah ! celui-là suffira, ditOblomoff. Il va falloir encore envoyer.

– Attends, donne-moi de l’argent, je passe àcôté : j’en prendrai. Il me reste des courses à faire.

Oblomoff fouilla dans un tiroir et en tira unbillet de banque rouge de dix roubles.

– Le madère coûte sept roubles, dit Oblomoff.En voilà dix.

– Hé ! donne tout : on rendra lamonnaie, ne crains rien…

Il arracha le billet des mains d’Oblomoff etle cacha lestement dans sa poche.

– Allons, je pars, dit Taranntieff, en mettantson chapeau. Je serai ici vers cinq heures ; j’ai des coursesà faire : on m’a promis une place dans les bureaux de la régiedes fermes, et on m’a dit de repasser… Mais, dis donc, Élie, si tujouais une voiture pour aller à Ekaterinnhoff ? Tu pourrais meprendre avec toi.

Oblomoff secoua la tête en signe de refus.

– Voyons ! est-ce de la paresse ou del’avarice ? Euh ! toi, sac à farine, fit-il. Enattendant, adieu…

– Arrête, Michée, interrompit Oblomoff ;j’ai besoin de te demander conseil sur certains points.

– Qu’y a-t-il encore ? parle vite ;je n’ai pas le temps.

– Deux malheurs viennent de fondre sur moi. Onme chasse de mon logement…

– Probablement parce que tu ne paies pas, eton a raison ! dit Taranntieff, et il voulut partir.

– Allons donc ! je paie toujoursd’avance. Non, on veut arranger ici un autre appartement… Attendsdonc ! où vas-tu ? Dis, qu’y a-t-il à faire ? on metalonne pour que dans huit jours nous ayons déménagé…

– Où as-tu pris que je suis tonconseiller ?… Tu as tort de t’imaginer…

– Je ne m’imagine rien du tout, dit Oblomoff.Au lieu de crier et de tapager, réfléchis à ce que je dois faire.Tu es un homme pratique…

Taranntieff ne l’écoutait plus et pensait àquelque chose.

– Allons, je le veux bien, remercie-moi,dit-il en se décoiffant et en s’asseyant, et donne-nous duchampagne à dîner ; ton affaire est faite.

– Comment cela ? demanda Oblomoff.

– Y aura-t-il du champagne ?

– Je le veux bien, si le conseil vaut…

– Non, c’est toi qui ne vaux pas le conseil.Pourquoi te donnerais-je des conseils gratis ? Demande-lui en,ajouta-t-il en montrant Alexéeff, ou à son parent.

– Allons, allons, finis donc, parle, ditOblomoff.

– Eh bien ! voilà ce que c’est :demain tu déménages.

– Hein ? qu’est-ce qu’il me chante ?Je le sais aussi bien que toi.

– Attends et ne m’interromps point !s’écria Taranntieff.

– Demain tu emménages chez ma commère dans lequartier de Viborg[29].

– En voilà du nouveau ! Dans le quartierde Viborg ! Mais on dit qu’en hiver il y a des loups.

– Quelquefois. Ils viennent des îles. Maisqu’est-ce que ça te fait ?

– Mais… c’est triste, c’est désert ; iln’y a personne.

– Pas vrai ! Ma commère y demeure ;elle a sa maison à elle avec de grands potagers. C’est une femmequi a droit à la noblesse ; elle est veuve, elle a deuxenfants ; elle habite avec un frère qui est célibataire :une bonne tête ! pas comme celle qui est là, dans le coin,dit-il en montrant Alexéeff ; il nous mettrait, toi et moi,dans sa poche.

– Qu’est-ce que tout cela me fait ? ditOblomoff avec impatience. Je ne veux pas y aller.

– Ah bien ! nous verrons si tu nedéménages point. Non, mon cher ; du moment que tu demandes unconseil, tu dois le suivre quand on te le donne.

– Je ne déménagerai pas, dit Oblomoff d’un airdécidé.

– Eh bien ! va-t-en au diable !répondit Taranntieff, en enfonçant son chapeau et en se dirigeantvers la porte.

– Original que tu es ! reprit-il en seretournant. Qu’est-ce qui te paraît si agréable ici ?

– Comment ? Mais on est près de tout, ditOblomoff : j’ai les magasins, le théâtre, les connaissances…le centre de la ville…

– Ah ! oui ! interrompitTaranntieff, depuis quand es-tu sorti, dis donc ? Depuis quandes-tu allé au théâtre ? Chez quelles connaissancesvas-tu ? Pourquoi diable as-tu besoin de ce centre, s’il teplaît ?

– Comment ? pourquoi ? Pour bien deschoses !

– Lesquelles ? tu ne le sais pastoi-même ! Tandis que là-bas !… songe un peu : tudemeures chez ma commère, une femme qui a droit à lanoblesse ; tu auras le calme, le repos : personne ne tedérangera. Il n’y aura ni bruit, ni vacarme ; tout serapropre, tout sera en ordre. Vois donc : on dirait que tu vis àl’auberge, et cependant tu es un barine, un propriétaire !Tandis que là-bas la propreté, la tranquillité ! Tu auras àqui parler quand tu t’ennuieras. Personne, excepté moi, n’ira tevoir. Deux enfants. Tu joueras avec eux autant qu’il teplaira ! Que veux-tu de plus ? Et quel avantage, quelavantage ! Que paies-tu ici ?

– Quinze cents.

– Et là-bas mille pour presque toute lamaison ! Et quelles pièces, claires, agréables ! Ellevoulait depuis longtemps un locataire tranquille, exact, et jet’envoie…

Oblomoff secoua la tête d’un air distrait, ensigne de refus.

– Tu as beau faire, tu y passeras ! ditTaranntieff. Pense donc que cela te coûtera moitié moins :rien que pour le logement tu gagneras cinq cents roubles. Tu aurasune table deux fois meilleure et plus propre ; tu ne serasplus volé par ta cuisinière ni par Zakhare…

On put entendre un grognement dansl’antichambre.

– Et il y aura plus d’ordre, continuaTaranntieff. Maintenant, c’est dégoûtant de se mettre à table cheztoi ! veut-on du poivre ? – il n’y en a point ; duvinaigre ? – on a oublié d’en acheter. Les couteaux ne sontpas nettoyés ; tu te plains qu’on te perd ton linge ;tout est couvert de poussière. C’est une horreur ! Tandis quelà-bas, ton ménage sera tenu par une femme : ni toi, ni tonimbécile de Zakhare…

Le grognement retentit plus fort dansl’antichambre.

– Ce vieux chien galeux, continuaitTaranntieff, n’aura rien à penser : tu seras fourni de tout.Qu’as-tu à hésiter ? Déménage, et voilà…

– Comment ? Tout à coup ! Pour or nipour argent je ne m’en irais dans le quartier de Viborg.

– Allez donc lui parler raison ! ditTaranntieff, en essuyant la sueur de son front. Nous voici àl’été : cela te fera une maison de campagne. Pourquoipourris-tu ici l’été, à la Gorokhovaya ?… Tu as là le jardinde Bezborodka, tu as Okhta sous la main, la Neva à deux pas. Deplus un potager à ton service, pas de poussière, pas de chaleur. Iln’y a pas à balancer : je ne ferai qu’un bond chez elle avantdîner ; toi, donne-moi le prix de la course, et demain ondéménage…

– Quel homme ! dit Oblomoff, il vousinvente d’un coup le diable sait quoi. Dans le quartier deViborg !… Voilà une idée qui n’a pas coûté grand effortd’imagination. Non, trouve-moi quelque chose pour que je reste ici.J’y loge depuis huit ans, je n’ai donc pas envie de changer…

– C’est arrêté : tu déménages. Je vais dece pas chez la commère, et pour ma place j’irai une autre fois auxrenseignements…

Il fut sur le point de sortir. Oblomoff leretint.

– Attends, attends, où vas-tu ? J’aiencore une affaire plus grave. Regarde quelle lettre j’ai reçue dustaroste et dis-moi ce que je dois faire.

– Vois comme tu es un drôle de corps !répliqua, Taranntieff ; tu ne sais rien faire toi-même.Toujours moi, et toujours moi ! Hélas ! à quoi es-tubon ? tu n’es pas un homme, tu n’es qu’une botte depaille !

– Où donc est la lettre ? Zakhare,Zakhare ! Il l’a encore une fois fourrée quelque part !dit Oblomoff.

– Voici la lettre du staroste, dit Alexéeff enprenant la lettre chiffonnée.

– Oui, la voici, répéta Oblomoff et il se mità la lire à haute voix.

– Qu’en dis-tu ? que puis-je faire ?demanda Élie en finissant. Des sécheresses, des arriérés…

– Perdu ! tu es un homme tout à faitperdu ! dit Taranntieff.

– Pourquoi perdu ?

– Comment ! tu n’es pas perdu ?

– Si je suis perdu, alors dis-moi ce qu’ilfaut faire !

– Et que me donneras-tu pour cela ?

– Mais il est convenu que je te donnerai duchampagne. Que veux-tu encore ?

– Le champagne, c’est pour avoir trouvé lelogement ; je te comble de bienfaits et tu n’apprécies pas messervices, et tu fais encore le récalcitrant ! Tu es uningrat ! Va donc trouver un appartement toi-même ! Etquel appartement ! L’essentiel, c’est que tu y soistranquille ; tu seras aussi bien que chez ta propre sœur. Deuxpetits enfants, un frère célibataire… j’y passerai tous lesjours…

– Allons, c’est bien, c’est bien, interrompitOblomoff ; dis-moi maintenant ce que je dois faire avec lestaroste ?

– Non, ajoute du porter pour le dîner ;alors je te le dirai.

– Encore du porter ! Comment ! cen’est pas assez de…

– Eh bien ! alors adieu, dit Taranntieff,remettant son chapeau.

– Ah, mon Dieu ! d’un côté le starostequi m’écrit qu’il y aura « quelque chose comme deux mille demoins, » et lui il exige encore du porter ! Ehbien ! oui, achète du porter.

– Donne de l’argent, dit Taranntieff.

– Mais il te restera de la monnaie du billetrouge.

– Et le fiacre pour aller dans le quartier deViborg ? répondit Taranntieff.

Oblomoff tira un rouble argent et le luifourra brusquement dans la main.

– Ton staroste est un filou, voilà ce que jete dirai, commença Taranntieff, enfouissant le rouble dans sapoche ; et tu crois tout cela, le bec ouvert !Tiens ! qu’est-ce qu’il chante ? des sécheresses, unemauvaise année, des arriérés, et des paysans qui ont déserté. Ilment, il ment d’un bout à l’autre. J’ai ouï dire qu’en mon pays,dans la propriété de Choumilovo, la moisson de l’an passé a suffipour payer tous les arriérés, et voilà qu’il arrive tout à coupchez toi une sécheresse et une mauvaise année. Choumilovo n’estqu’à cinquante verstes[30] de tonbien. Pourquoi le blé n’a-t-il pas été brûlé ? Il ment encoresur les arriérés. Et lui, que faisait-il ? Pourquoi leslaissait-il s’accumuler ? D’où viennent ces arriérés ?Est-ce qu’il manque des travaux ou des débouchés dans notrecontrée ? Ah ! le brigand ! Je lui aurais appris,moi ! Et les paysans, pourquoi sont-ils partis ? parceque lui-même probablement les a écorchés et les a faitenvoler : il n’a pas porté plainte à l’ispravnike.

– Je t’assure que si, dit Oblomoff : ildonne même dans sa lettre la réponse de l’ispravnike, et cela sinaturellement…

– Bah ! toi ! tu ne sais rien derien. Mais tous les filous écrivent naturellement, et tu peux m’encroire ! Voici, par exemple, continua-t-il en montrantAlexéeff, une âme honnête, un véritable mouton : saura-t-ilécrire naturellement ? – jamais. Son parent, tout animal etcanaille qu’il est, celui-là écrira naturellement. Et toi non plustu ne saurais écrire naturellement. Donc, ton staroste est déjà unecanaille de ce qu’il écrit adroitement et naturellement. Vois commeil a enfilé l’un après l’autre les mots « réintégrer audomicile. »

– Mais qu’en faire ? demandaOblomoff.

– Eh ! Le remplacer tout de suite.

– Et qui nommer ? Comment faire pourconnaître les paysans ? Peut-être qu’un autre serait pireencore. Voilà douze ans que je ne suis allé là-bas.

– Alors va toi-même à la campagne. C’estindispensable. Passes-y l’été et à l’automne arrive droit à tonnouvel appartement. J’arrangerai tout afin qu’il soit prêt.

– Un nouvel appartement, la campagne,moi ! quelles mesures désespérées tu me proposes ! ditOblomoff d’un ton mécontent. Non, pour éviter les extrêmes et semaintenir dans le juste milieu…

– Ma foi ! mon cher Élie, tu vast’enfoncer tout à fait. Moi à ta place j’aurais depuis longtempshypothéqué mon bien, et j’en aurais acheté un autre, ou encore unemaison ici dans un bon endroit : cela vaudrait bien tacampagne. Après j’aurais hypothéquée la maison, et j’en auraisacheté une autre… Donne-moi seulement ton bien, et l’on entendraparler de moi dans le monde…

– Finis donc, et trouve-moi un moyen de ne pasquitter l’appartement, et de ne pas aller à la campagne, et quetout s’arrange… dit Oblomoff.

– Sauras-tu jamais bouger de ta place ?dit Taranntieff. Regarde-toi donc : à quoi es-tu bon ? enquoi est-tu utile à ton pays ? Il ne peut seulement pas allerà la campagne !

– Il est encore trop tôt pour que j’aille à lacampagne, répondit Élie. Laisse-moi auparavant terminer mon plandes réformes que j’ai l’intention d’introduire dans la gestion demon bien… Mais, sais-tu, Michée, dit tout à coup Oblomoff, vas-y,toi. Tu connais les affaires, tu connais les localités ; je nereculerais pas devant la dépense.

– Est-ce que je suis ton intendant ?répliqua fièrement Taranntieff, et d’ailleurs j’ai perdu l’habitudede traiter avec les paysans…

– Que faire ? dit Oblomoff tout pensif,vraiment je ne sais.

– Eh bien ! écris à l’ispravnike :demande-lui si le staroste lui a parlé des paysans qui vagabondent,dit Taranntieff, et prie-le de passer dans le village ;ensuite écris au gouverneur, prie-le d’ordonner à l’ispravnike defaire un rapport sur la conduite du staroste. « Veuille,diras-tu, Votre Excellence être pour moi comme un père, et jeter unregard de compassion sur le terrible et inévitable malheur qui memenace et qui provient des insolents procédés du staroste, sur laruine complète à laquelle je serai immanquablement exposé, avec unefemme et des enfants en bas âge, qui resteront sans aucuneassistance, sans un morceau de pain, douze enfants… »

Oblomoff éclata de rire.

– Où ramasserais-je tant de marmots, si l’onme demandait à voir les enfants ? dit-il.

– Tu radotes ! Écris toujours : avecdouze enfants ; cela entrera par une oreille et sortira parl’autre ; on ne fera pas d’enquête, mais en revanche ce sera« naturel… » Le gouverneur remettra la lettre ausecrétaire, et tu écriras en même temps à celui-ci ;naturellement la lettre sera chargée, et il s’arrangera.Adresse-toi aux voisins. Qui as-tu là-bas ?

– Dobrinine, tout près, dit Oblomoff ; jel’ai souvent vu ici : il est là maintenant.

– Écris-lui aussi, supplie-le comme ilfaut : « donnez-moi cette précieuse marque d’obligeanceet vous me rendrez service comme chrétien, comme ami et commevoisin… » et joins à la lettre un petit cadeau, quelque chosevenant de Pétersbourg… des cigares… voilà comme il faut agir ;et toi » tu n’y entends rien. Un homme perdu ! Avec moile staroste aurait déjà dansé une belle danse ! Je lui enaurais donné ! Quand part la poste ?

– Après-demain, dit Oblomoff.

– Alors voici : assieds-toi et écris toutde suite.

– Mais c’est après-demain, pourquoi écrire desuite ? fit Oblomoff, on aura le temps demain. Écoule, Michée,mets le comble à « tes bienfaits : » j’ajouterai audîner un poisson ou une volaille.

– Qu’est-ce encore ? demandaTaranntieff.

– Assieds-toi là et écris. Il ne te faut pasbeaucoup de temps pour griffonner trois lettres ! tu dictes si« naturellement » ajouta-t-il, en cherchant à dissimulerun sourire, et voici Alexéeff qui va me copier…

– Hé, quelle idéel répondit Taranntieff, quej’écrive ! Mais voilà trois jours que je n’écris pas même dansmon bureau : dès que je m’assieds, j’ai la larme à l’œilgauche, probablement un courant d’air, et le sang me monte à latête aussitôt que je me baisse… Paresseux que tu es ! tu teperds, mon ami Élie, tu te perds pour moins d’un kopek !

– Ah ! si André pouvait arriver !dit Oblomoff ; il arrangerait tout…

– Un beau protecteur que tu trouves là !interrompit Taranntieff. Maudit Allemand, fieffé coquin !…

Taranntieff nourrissait une aversioninstinctive pour les étrangers ; dans ses idées les noms deFrançais, d’Allemand, d’Anglais étaient synonymes de coquin,d’imposteur, de rusé compère et de brigand, il ne faisait aucunedifférence entre les nations ; elles étaient toutes les mêmesà ses yeux.

– Écoute, Michée, dit sévèrement Oblomoff, jel’ai prié de retenir ta langue, surtout quand il s’agit d’un hommequi me touche de près…

– D’un homme qui te touche de près, ripostaTaranntieff d’un ton haineux, quelle parenté a-t-il avec toi ?Un Allemand, c’est connu !

– De plus près que toute ma parenté :nous avons grandi et étudié ensemble, et je ne permettrai pointd’impertinences…

Taranntieff devint pourpre de colère.

– Ah ! si tu me préfères un Allemand,dit-il, je ne remets plus les pieds chez toi.

Il enfonça son chapeau et se dirigea vers laporte. Oblomoff se radoucit sur-le-champ.

– Tu devrais respecter en lui mon ami et enparler avec réserve, voilà tout ce que j’exige ! Il me sembleque le service n’est pas grand.

– Respecter un Allemand ! dit Taranntieffavec le plus profond mépris. Pourquoi donc ?

– Je te l’ai déjà dit, quand ce ne serait queparce qu’il agrandi et étudié avec moi.

– La belle affaire ! Il y en a tant quiont étudié ensemble !

– Ah ! s’il était ici, il m’aurait depuislongtemps débarrassé de tout ce tracas, sans demander ni porter nichampagne… dit Oblomoff.

– Tu me fais des reproches ! Va-t-en audiable avec ton porter et ton champagne ! Tiens, reprends tonargent… Où l’ai-je donc mis ? J’ai tout à fait oublié où jel’ai fourré, ton maudit argent !

Il tira un papier graisseux.

– Non, ce n’est pas cela, dit-il. Où doncest-il ?

Il retourna ses poches.

– Ne prends pas tant de peine, ne cherchepoint, dit Oblomoff, je ne te reproche rien, je te prie seulementde traiter convenablement un homme qui me tient de près au cœur etqui a tant fait pour moi.

– Tant fait ! repartit avec colèreTaranntieff. Attends, il te fera plus encore ; suis sesconseils !

– Pourquoi me dis-tu cela ? demandaOblomoff.

– Pourquoi ? quand cet Allemand t’auradétroussé, tu sauras alors ce qu’on gagne à troquer un pays, unRusse, contre un vagabond…

– Écoute, Michée… commença Oblomoff.

– Je n’ai rien à écouter, j’ai beaucoup tropécouté, et tu m’as donné assez de chagrin ! Dieu sait combienj’ai avalé d’affronts. Je suis sûr qu’en Saxe son père n’a mêmejamais vu la couleur du pain, et il est venu ici lever le nez.

– Laisse les morts dormir en paix ! Quelstorts a son père ?

– Tous les deux ont tort, et le père et lefils, dit d’un air sombre Taranntieff, en faisant un geste de lamain. Ce n’est pas pour rien que mon père m’a conseillé d’être surmes gardes avec ces Allemands : n’a-t-il pas connu touteespèce de gens dans sa vie ?

– Par exemple, qu’est-ce qui te déplaît dansle père ? demanda Élie.

– Il est venu dans notre gouvernement avec uneseule et unique redingote, et en souliers[31], au moisde septembre, et voilà que tout à coup il laisse un héritage à sonfils ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Il n’a laissé à son fils qu’une quarantainede mille roubles en tout. Sa femme lui avait apporté quelque chose,et il a gagné le reste en tenant une maison d’éducation et enrégissant une propriété : il avait de bons appointements… Tuvois que le père n’a point de torts. Quels sont donc maintenantceux du fils ?

– Un beau merle ! Tout à coup desquarante mille roubles du père il a fait un capital de trois centmille, et dans le service il a dépassé le grade de conseiller decour ! Monsieur est un savant… maintenant encore monsieurvoyage ! Le coquin est partout ! Est-ce qu’un vrai, unbon Russe est capable de faire tout cela ? Un Russe choisitune chose quelconque, une seule et, tout à son aise, doucement, pasà pas, sans se fouler la rate, il arrive. Mais ce monsieur,voyez-vous comme il y va ? Si encore il était entré dans lesfermes d’eau-de-vie, alors on saurait d’où vient sa fortune. Maislà, rien. Tout cela ne lui a pas coûté gros. Tout cela n’est pasclair ! J’aurais voulu les dénoncer au parquet, de pareillesgens ! – Voici maintenant qu’il se trimbale le diable saitoù ! continua Taranntieff. Pourquoi se trimbale-t-il àl’étranger ?

– Il veut étudier, voir, savoir.

– Étudier ! Est-ce qu’on ne lui en a pasassez enseigné ? Étudier quoi ? Il ment, ne le croispas : il se moque de toi en plein nez comme au nez d’unmioche. Est-ce que les hommes de son âge apprennent quelquechose ? Entendez-vous ce qu’il débite ? Un conseiller decour ira-t-il apprendre quelque chose ! Te voilà, toi, tu asappris à l’école, et maintenant est-ce que tu apprends ?Est-ce qu’il apprend, lui ? dit-il en montrant Alexéeff. Etson parent, est-ce qu’il apprend ? Quel honnête homme iraits’aviser d’apprendre ? Comment apprend-il ? Est-ce qu’ilest assis sur les bancs d’une école allemande ? Est-ce qu’il yapprend ses leçons ? Il ment ! J’ai entendu dire qu’ilest allé, voir une machine et en commander une pareilleprobablement un pressoir pour l’argent russe ! Je le mettraisdans une maison de force… Des actions industrielles, dit-il…Oh ! ces actions me donnent des nausées !

Oblomoff pâmait de rire.

– Qu’as-tu à montrer tes dents ? Est-ceque je mens ? demanda Taranntieff.

– Allons ! laissons cela, interrompitÉlie. Va où tu avais affaire, et que Dieu te garde ! Pendantce temps j’écrirai toutes ces lettres avec M. Alexéeff, et jetâcherai de mettre mon plan sur le papier : il serait bon d’enfinir d’un coup.

Taranntieff fut sur le point de sortir, maisil revint soudainement sur ses pas.

– J’avais tout à fait oublié ! C’est pouraffaire que je venais chez toi ce matin, dit-il d’un ton radouci.Je dois aller demain à une noce : Rokotoff se marie. Prête-moiton habit, pays ; le mien, vois-tu, commence à montrer lacorde…

– Mais c’est impossible, dit Oblomoff, enfronçant le sourcil à cette nouvelle exigence. Mon habit ne t’irapas…

– Il m’ira ! Elle est encore bonne,celle-là : il ne m’ira pas ! interrompit Taranntieff. Terappelles-tu que j’ai essayé ta redingote ? on aurait cruqu’elle avait été faite pour moi ! Zakhare, Zakhare !viens donc ici, vieille brute ! cria Taranntieff.

Zakhare hurla comme un ours, mats ne vintpas.

– Appelle-le, Élie. Pourquoi lui laisses-tuprendre ces airs là chez toi ?

– Zakhare ! cria Oblomoff.

– Oh ! que le diable vous… ces mots seconfondirent avec le bruit des pieds qui sautaient à bas dupoêle.

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ?dit-il en se tournant vers Taranntieff.

– Donne-moi mon habit noir, dit Élie.Taranntieff va l’essayer, il en a besoin pour aller demain à lanoce…

– Je ne donne pas d’habit, dit résolumentZakhare.

– Comment ! tu oserais ! Quand lebarine l’ordonne ! vociféra Taranntieff. Et toi, Élie,pourquoi ne le fourres-tu pas dans une maison decorrection !

– Oui, il ne manquerait plus que cela :mettre le vieillard dans une maison de correction. Donne l’habit,Zakhare ; ne t’entête point.

– Je ne le donnerai pas ! réponditfroidement Zakhare. Ils n’ont qu’à rapporter auparavant notre giletet notre chemise : voilà cinq mois qu’ils sont en visite chezeux. C’est ainsi qu’ils nous les ont pris pour un jour de fête, etmaintenant il n’en reste plus que le nom ! Et cependant legilet était en velours, et la chemise en fine toile deHollande ; elle vaut vingt-cinq roubles. Ils n’auront pasl’habit[32] !

– Eh bien, adieu ! allez-vous en tous audiable, en attendant ! dit Taranntieff, et il sortit enmenaçant Zakhare du poing. C’est convenu, Élie, je t’arrêterail’appartement. Tu entends ? ajouta-t-il.

– Eh ! c’est bon ! fit avecimpatience Oblomoff pour se débarrasser de lui.

– Et toi, tu vas écrire ce qu’il faut,continua Taranntieff. Surtout n’oublie pas de dire au gouverneurque tu as douze enfants « en bas âge ; » et qu’àcinq heures la soupe soit sur la table ! Pourquoi n’as-tu pascommandé un pâté ?

Mais Oblomoff ne répondit rien. Depuislongtemps il n’écoutait plus et, les yeux fermés, il pensait àautre chose.

Après le départ de Taranntieff il s’établitdans la chambre un profond silence qui dura une dizaine de minutes.Oblomoff était d’une part affecté de la lettre du staroste et del’imminence du déménagement, et de l’autre fatigué du vacarme deTaranntieff. Enfin il soupira.

– Pourquoi n’écrivez-vous point ? demandadoucement Alexéeff ; je vous taillerais une plume.

– Taillez, et que Dieu vous bénisse !Allez un peu vous promener, dit Oblomoff. Je vais travailler seul,et vous mettrez cela au net après le dîner.

– Très-bien, monsieur, répondit Alexéeff. Eneffet, je pourrais vous déranger… Je m’en vais prévenir qu’on nenous attende pas à Ekaterinnhoff. Adieu, monsieur.

Mais Élie ne l’écoutait plus. Il avait ramasséses pieds sous lui, et s’était presque couché dans le fauteuil. Ilréfléchit la joue dans la main et tomba dans un état qui tenait lemilieu entre le sommeil et la rêverie.

Chapitre 5

 

Oblomoff, gentilhomme de naissance, et de rangsecrétaire de collège, habite Pétersbourg depuis douze ans sansl’avoir jamais quitté.

Du vivant de son père et de sa mère, il étaitlogé plus à l’étroit ; il n’avait que deux pièces, et secontentait de Zakhare, domestique qu’il avait amené avec lui de lacampagne ; mais après la mort de ses parents il devintl’unique possesseur de trois cent cinquante âmes, qui lui échurenten héritage dans un des gouvernements les plus reculés, presque enAsie.

Au lieu de cinq mille roublesassignat[33] de revenus ; il en toucha de septà dix mille, et mena plus grand train. Il loua un appartement plusvaste, augmenta sa maison d’un cuisinier, et alla même jusqu’à semonter d’une paire de chevaux.

À cette époque il était encore jeune : onn’oserait dire qu’il était vif, mais du moins il était plus vifqu’aujourd’hui ; il avait encore mille aspirationsdiverses ; il espérait toujours en quelque chose ; ilattendait beaucoup de la destinée et de lui-même ; il sepréparait à une carrière, à un rôle, avant tout, bien entendu, auservice de l’État, qui avait été le but de son installation àPétersbourg.

Il songea ensuite au rôle qu’il jouerait dansla société ; enfin dans une perspective lointaine, versl’époque où il passerait de la jeunesse à l’âge mûr, il voyait detemps à autre le bonheur domestique sourire à son imagination.

Mais les jours et les années se suivirent, leduvet se changea en barbe rude, les rayons qui jaillissaient desyeux firent place à des regards ternes, la taille s’arrondit, lescheveux commencèrent à tomber impitoyablement, trente anssonnèrent, – Oblomoff n’avait point encore fait un seul pas dansaucune carrière, et il se tenait toujours au bord de l’arène, à lamême place où il était dix ans auparavant.

Toujours il faisait ses préparatifs, toujoursil était sur le point de vivre, toujours il brodait son avenir descouleurs de son imagination ; mais à chaque année qui passaitrapidement sur sa tête, il était forcé de modifier son plan et delaisser de côté un lambeau de sa broderie.

La vie à ses yeux se divisait en deuxparties : l’une se composait de labeur et d’ennui – ce quichez lui était synonyme ; l’autre de repos et de jouissancespaisibles. C’est pourquoi dès le début le service de l’État, quiavait été sa principale occupation, n’eut pour lui que de cruelsmécomptes.

Élevé au fond de la province, au milieu demœurs douces et de vieilles habitudes nationales, il avait passépendant vingt ans, d’étreintes en étreintes, des bras de sesparents dans ceux de ses amis et de ses connaissances ; ils’était pénétré du sentiment de la famille au point de considérerson service futur comme une occupation domestique semblable à cellede son père, quand il inscrivait nonchalamment dans un cahier lesrecettes et les dépenses.

Il se figurait que les employés d’uneadministration formaient entre eux une étroite famille toujoursd’accord, occupés incessamment à soigner le repos et les plaisirscommuns, que la fréquentation quotidienne du bureau n’étaitnullement obligatoire, et que les giboulées ou la chaleur ou toutbonnement la paresse seraient toujours des prétextes suffisants etlégitimes pour l’autoriser à négliger son service.

Quel ne fut pas son désappointement, quand ilreconnut qu’il ne fallait rien moins qu’un tremblement de terrepour qu’un employé bien portant manquât à son bureau. Par malheurles tremblements de terre sont inconnus à Pétersbourg. Il est vraiqu’une inondation pouvait aussi servir d’excuse, mais lesinondations ne sont pas communes non plus.

Oblomoff fut encore plus désappointé, quand ilvit passer sous ses yeux des plis officiels avec la note« pressé, » même« très-pressé ; » quand on l’obligea àfaire des recherches, des extraits, à fouiller dans les dossiers, àécrire des cahiers de deux doigts d’épaisseur, qu’on appelait commepar dérision des mémoires[34].

Il y a plus : on exigeait toujours que labesogne fût vite faite ; chacun avait l’air de se hâter versun but quelconque sans s’arrêter jamais : à peine enfinissait-on avec une affaire que déjà on s’attelait à une autreavec fureur, comme s’il n’y en avait jamais eu de plus grave ;celle-ci terminée, on l’oubliait, et on se jetait sur une troisièmeet à cette activité fébrile il n’y avait jamais de fin.

Deux fois il fut réveillé dans la nuit etobligé d’écrire des mémoires, plusieurs fois on le manda par desestafettes lorsqu’il était en visite – toujours à propos de cesmémoires. Tout cela l’effraya et lui inspira une grande tristesse.« Quand donc pourrai-je vivre ? quandvivrai-je ? » répétait-il.

Il avait entendu dire à la campagne que lechef était le père de ses subordonnés, et d’après cela il s’étaitformé de ce personnage une idée des plus riantes et des plusaffectueuses. Il se le représentait comme une sorte de second pèrequi ne vivait que pour récompenser à propos et hors de propos etcontinuellement ses subordonnés, et qui travaillait à leur procurernon-seulement l’utile, mais encore l’agréable.

Élie était alors persuadé que le chef devaits’intéresser tellement à la position de son inférieur qu’il luidemanderait avec sollicitude comment il avait passé la nuit,pourquoi il avait les yeux troubles et s’il n’avait pas lamigraine ! Mais il fut cruellement désillusionné dès lepremier jour de son service, Avec l’arrivée du chef commençaientles courses, le va-et-vient : on était inquiet, on se heurtaiten courant, on rajustait sa toilette, de peur de n’être pas assezcorrect pour se présenter devant ce personnage.

Ceci provenait, comme le remarqua, plus tardOblomoff, de ce qu’il y avait des supérieurs qui, dans les figureseffarées et presque folles des employés accourant à leur rencontre,croyaient voir non-seulement le respect pour eux ? mais encorele zèle, et quelquefois l’aptitude pour le service.

Élie n’avait pas besoin de tant redouter lesien, homme d’un commerce facile et agréable. Jamais son chefn’avait fait de tort à personne ; ses subordonnés en étaienttrès-satisfaits et n’en désiraient point de meilleur. Jamaispersonne n’avait entendu de lui ni mots désobligeants, ni cris, nitapage : jamais il n’exigeait, il priait toujours.

Pour affaire de service – il priait ;pour inviter à venir chez lui – il priait, et en vous mettant auxarrêts – il priait encore. Il n’avait jamais tutoyé personne :à tout le monde il disait vous, à un employé seul, comme àtous les employés réunis. Pourtant ses subordonnés étaient émus parsa présence.

S’il les questionnait doucement, ilsrépondaient, non avec leur voix propre, mais avec une voix factice,dont ils ne se servaient jamais ailleurs. Élie aussi perdaitcontenance tout à coup, ne sachant trop pourquoi, quand sonsupérieur entrait dans la chambre ; il perdait aussi sa proprevoix et il lui en venait une autre, flûtée et désagréable, sitôtque ce personnage lui adressait la parole.

L’effroi et l’ennui continuel du service, mêmesous un chef bon et bienveillant, consumèrent Oblomoff. Dieu saitoù il en serait venu, s’il avait eu un supérieur sévère etexigeant. Oblomoff servit tant bien que mal pendant deux années.Peut-être aurait-il eu le courage d’en supporter une troisième pourgagner un grade, mais une circonstance fortuite le força de quitterplus tôt le service.

Il expédia une fois un papier pressé àArkhangel au lieu de l’envoyer à Astrakhan. L’erreur reconnue, onchercha le coupable. Les employés se demandaient avec curiositécomment le chef ferait venir Oblomoff ; de quel ton calme etprofond il allait lui poser la question : « Est-ce vousqui avez envoyé le pli à Astrakhan ? » Et l’on n’étaitpas fixé sur la voix que prendrait le pauvre Élie pour répondre.Quelques-uns prétendaient même qu’il ne répondrait pas du tout,qu’il n’en aurait pas la force.

En regardant ses collègues, Élie fut effrayé,bien qu’il sût comme eux que son supérieur se bornerait à uneremontrance ; mais sa conscience fut beaucoup plus sévère quen’eût été l’observation. Oblomoff n’attendit point la réprimandeméritée, il s’en retourna chez lui et envoya un certificat dumédecin.

Dans ce certificat il était dit :« Je, soussigné, certifie, avec l’apposition de mon cachet,que le secrétaire Élie Oblomoff est atteint d’une hypertrophie, ducœur avec dilatation du ventricule gauche (hypertrophia cordiscum dilatatione ventriculi sinistri), et en même temps d’unehépatite (hepatitis), menaçant d’un développementdangereux pour la santé et la vie du malade ; lesquellesmaladies proviennent, comme il appert, de la fréquentationquotidienne des bureaux. À l’effet de quoi, afin de prévenir lesrechutes et l’aggravation des attaques, je crois nécessaire dedéfendre, pour quelque temps, la fréquentation des bureaux àM. Oblomoff et de prescrire généralement l’absenced’occupation mentale et de toute activité. »

Mais ce moyen n’eut qu’un effetprovisoire ; il fallut enfin se rétablir, et, après laguérison, Oblomoff avait de nouveau en perspective la fréquentationquotidienne de son bureau. Il n’y put tenir et donna sa démission.C’est ainsi qu’il abandonna, pour ne plus la reprendre, sa carrièreadministrative.

Son rôle dans la société faillit mieux luiréussir. Pendant les premières années de son séjour à Pétersbourg,dans sa verte jeunesse, son visage calme s’animait plus souvent,ses yeux brillaient plus longtemps du feu de la vie ; il enjaillissait des rayons de lumière, d’espérance et de force. Ils’émouvait comme tout le monde, il espérait, il se réjouissait pourdes riens et des riens aussi le faisaient souffrir. Mais il y avaittrès-longtemps de cela.

Il était alors à cet âge tendre où l’hommevoit dans chaque homme un ami sincère et s’amourache de presquetoutes les femmes, où il est prêt à offrir à chacune d’elles samain et son cœur, ce que font même quelques-uns pour le chagrin dureste de leur vie.

Dans ces jours de félicité, Élie pour sa partreçut de la foule des jolies femmes bon nombre de regardslangoureux, veloutés, passionnés même, bon nombre de sourires quipromettaient beaucoup, deux ou trois baisers illicites, et encoreplus de serrements de mains qui l’impressionnèrent jusqu’auxlarmes. Mais jamais il ne tomba sous le joug du beau sexe, jamaisil ne fut son esclave, ni même son adorateur assidu. Lafréquentation des femmes entraîne trop de tracas. Oblomoff secontentait de les adorer de loin, à distance respectueuse.

Rarement le hasard le rapprocha d’une femme aupoint qu’il pût s’enflammer pour quelques jours et se croireamoureux. Aussi ses intrigues ne prirent jamais les proportionsd’un roman : elles s’arrêtaient au début et ne le cédaientnullement en innocence, en simplicité et en pureté au rêve d’unepensionnaire de seize ans.

Par dessus tout il fuyait ces vierges pâles ettristes, aux yeux noirs, où brillent « des jours de douleur etdes nuits d’iniquité ; » ces vierges aux joies et auxsouffrances inconnues, qui ont toujours quelque confidence à faireet qui au moment de parler frissonnent, s’inondent de larmessubites, puis soudain enlacent leurs bras au cou du bien-aimé,plongent leurs regards dans ses yeux, puis regardent le ciel ;qui jurent que leur vie est vouée à la malédiction, et quelquefoiss’évanouissent. Il se détournait de ces vierges avec terreur.

Son âme était encore pure et neuve : ilse peut qu’elle attendît son heure, son amour, sa passion vraie etil paraît qu’avec les années elle cessa d’attendre etdésespéra.

Élie s’éloigna encore plus froidement de lafoule des amis. Aussitôt après la première lettre où le starostelui annonçait des arriérés et des années mauvaises, il remplaça lepremier ami, le cuisinier, par une cuisinière, puis il vendit seschevaux et enfin il congédia les autres « amis. »

Il n’avait presque plus rien qui l’attirâthors de chez lui, et chaque jour il se cloîtrait de plus en plusdans son appartement.

D’abord il trouva pénible de rester habillétoute la journée, ensuite il mit de la paresse à dîner ailleurs quechez des intimes : il préférait les célibataires chez qui l’onpouvait ôter sa cravate, déboutonner son gilet, et même s’étendre àson aise et sommeiller une petite heure.

Bientôt les soirées l’ennuyèrent : ilfallait endosser un habit, se raser tous les jours. Il avait luquelque part que, si la rosée du matin était salutaire, le sereinétait nuisible et il commença à craindre l’humidité.

Malgré toutes ces bizarreries, son ami Stoltzréussissait à l’entraîner dans le monde ; mais Stoltzs’absentait souvent de Pétersbourg ; il allait à Moscou, àNijny, en Crimée et puis à l’étranger. En son absence, Oblomoff sereplongeait jusqu’aux oreilles dans sa solitude et dans sonisolement.

Il eût fallu pour l’en tirer quelque événementqui tranchât sur les accidents ordinaires de la vie ; mais iln’arrivait rien et on ne pouvait rien prévoir de pareil dansl’avenir.

Ajoutez à cela qu’avec l’âge il retomba dansdes terreurs enfantines : il crut voir un danger et un maldans tout ce qui sortait du cercle de son existence : il avaitperdu l’habitude de contempler les phénomènes de la vieextérieure.

Il ne s’effarouchait point, par exemple, d’unefente au plafond de sa chambre à coucher : il y étaitaccoutumé ; il ne lui venait pas non plus en tête que l’aird’un appartement toujours clos et la manie d’être constamment assiset enfermé pouvaient être plus nuisibles à la santé que l’humiditéde la nuit.

Se bourrer l’estomac jusqu’à ce qu’il débordeest une sorte de suicide lent ; mais Oblomoff était accoutuméet ne s’en effrayait point. Il n’était pas habitué en revanche aumouvement, à la vie, au monde et à ses tracas.

Il se sentait étouffé dans une grandefoule ; il entrait dans au bateau avec l’espoir, mais vague,d’aborder sans encombre à l’autre rive ; s’il était envoiture, il s’attendait à voir les chevaux s’emporter et lerenverser ; ou bien il était pris d’une terreurnerveuse : il s’effrayait du silence qui l’entourait, ou toutsimplement, sans qu’il sût pourquoi, des frissons commençaient àlui courir par le corps.

Quelquefois il jetait un regard craintif surun coin obscur, s’attendant à ce que son imagination lui jouâtquelque tour et lui évoquât une vision surnaturelle.

C’est ainsi qu’il traversa la société etabandonna paresseusement toutes les illusions juvéniles quil’avaient trompé, et auxquelles lui-même avait failli, tous lessouvenirs tendres, mélancoliques, brillants qui parfois, même audéclin de l’âge, font battre le cœur des autres hommes.

Chapitre 6

 

Que fait-il donc chez lui ? Est-ce qu’illit ou écrit ou étudie ? Oui, s’il lui tombe sous la main unlivre, un journal, il le lit. S’il entend parler d’une œuvreremarquable, l’envie lui vient de la connaître : il cherche,il demande le livre et, si on ne tarde pas trop à le lui apporter,il se met à le lire ; il commence à se former une idée dusujet, encore une page et il l’aura saisi ; mais quoi !il est déjà couché, regardant le, plafond d’un œil fixe etatone : à côté de lui gît le livre qu’il n’a ni achevé nicompris.

Il se refroidissait encore plus vite qu’il nes’enthousiasmait, et ne revenait plus jamais au livre abandonné.Cependant il avait étudié comme les autres, comme tout le monde,c’est-à-dire jusqu’à quinze ans, dans une pension.

Quand il sortit de là, les vieux Oblomoff,après une longue hésitation, se décidèrent à l’envoyer à Moscou,où, bon gré mal gré, il suivit jusqu’au bout les cours de sciences.L’apathie et la timidité de son caractère l’empêchèrent de dévoilerentièrement sa paresse et ses caprices à l’école, devant desétrangers qui ne faisaient point d’exception en faveur des enfantsgâtés.

Il se tenait droit en classe parce qu’il lefallait ; il écoutait ce que disaient les professeurs, parcequ’on ne pouvait faire autrement, et apprenait ses leçonspéniblement, avec force soupirs et à la sueur de son front. Ilconsidérait tout cela comme un châtiment envoyé du ciel pour nospéchés.

Il ne regardait pas plus loin que la ligne oùle maître avait marqué avec l’ongle la fin de la leçon ; il nelui faisait point de questions et ne lui demandait pasd’explications. Il se contentait de ce qui était écrit dans lecahier, et ne manifestait point de curiosité importune, quand mêmeil n’eût pas compris tout ce qu’il entendait ou apprenait.

Si parfois, de manière ou d’autre, ilréussissait à venir à bout d’un livre de statistique, d’histoire oud’économie politique, il était parfaitement content. Mais quandStoltz lui apportait des volumes qu’il fallait lire par-dessus lemarché, Oblomoff le regardait longtemps en silence. « Et toiaussi, Brutus ! » disait-il en soupirant, et il semettait à lire l’ouvrage.

De tels excès de lecture lui semblaientinsupportables et contre nature. À quoi bon tous ces cahiers quidévorent tant de papier, de temps et d’encre ? À quoi bon cesmanuels ? Pourquoi enfin six, sept ans de réclusion, et lessévérités, les punitions, l’ennui d’être toujours assis à apprendredes leçons, la défense de courir, de folâtrer, de s’amuser ?…et dire que tout cela ne suffit pas encore !

« Quand donc pourra-t-onvivre ? » se demandait-il, « quand pourra-t-onenfin, pour prix de ses peines, mettre en circulation ce capital deconnaissances, dont la majeure partie ne sera d’aucune utilité dansla vie ? L’économie politique, par exemple, l’algèbre, lagéométrie, qu’en ferai-je à Oblomofka ? »

L’histoire elle-même ne peut que vousattrister : on apprend, on lit qu’il est arrivé une époque decalamités : l’homme est malheureux ; le voilà quis’efforce, qui travaille, qui sue, qui souffre et qui se donne unmal épouvantable pour se préparer de beaux jours.

Ils viennent enfin : l’histoire elle-mêmevoudrait se reposer ; non, les nuages s’amassent de rechef,l’édifice s’écroule encore : il faut encore travailler, fairede nouveaux efforts. Les beaux jours ne s’arrêtent point, ilsfuient et toujours coule la vie, toujours elle coule, et toujoursles ruines s’entassent sur les ruines.

Une lecture sérieuse le fatiguait. Lesphilosophes ne réussirent point à allumer en lui la soif desvérités abstraites. En revanche les poètes le remuèrentprofondément. Il fut jeune comme tout le monde.

Lui aussi il eut dans son existence ce momentde bonheur que chacun éprouve, ce moment de la floraison desforces, de l’espoir dans la vie, de l’héroïsme, de l’activité, dudésir du bien, cette époque de forts battements du cœur et dupouls, de frémissements, de discours enthousiastes et de douceslarmes.

L’esprit et le cœur s’éclaircirent : ilsecoua sa somnolence, l’âme aspira à l’activité. Stoltz l’aida àprolonger ce moment aussi tard que possible avec une nature commecelle de son ami. Il surprit Oblomoff en tête-à-tête avec lespoètes et, pendant deux années, il le retint sous la férule de lapensée et de la science.

Utilisant le vol enthousiaste de la jeuneimagination, il donna à la lecture des poètes un autre but que leplaisir, il montra, dans le lointain à Oblomoff les voies plussérieuses de leur vie à tous les deux, et l’entraîna ainsi versl’avenir. Tous deux s’émouvaient, pleuraient et échangeaient lapromesse solennelle de marcher dans le sentier de la raison et dela lumière.

La chaleur juvénile de Stoltz gagnaitOblomoff ; il était dévoré de la soif du travail ; ilaspirait au but lointain, mais enchanteur.

Pourtant la fleur de la vie s’épanouit et nedonna point de fruits. L’ivresse d’Oblomoff se dissipa, et ce nefut plus que rarement, d’après les indications de Stoltz, qu’il serésigna à parcourir tantôt un livre, tantôt un autre, non d’untrait, mais sans hâte, sans ardeur, avec paresse et en suivant leslignes d’un œil languissant.

Quelque intéressant que fût le passage surlequel il s’arrêtait, s’il était surpris par l’heure du dîner ou dusommeil, il retournait le livre tout ouvert, et allait dîner ouéteignait la lumière et se couchait. Si on lui donnait un premiervolume, après l’avoir lu, il ne demandait pas le second ; et,si on l’apportait, il le parcourait lentement.

Il n’eut même bientôt plus le courage de lirele premier volume en entier et passa la plus grande partie de sesloisirs, le coude appuyé sur la table et le front sur lecoude ; parfois au lieu du coude il se servait du livre queStoltz le forçait à lire.

C’est ainsi qu’Oblomoff traversa l’étude dessciences. Le jour où il assista aux dernières leçons de son cours,nouvel Hercule, il posa les colonnes de son érudition.

Le chef de l’établissement en signant soncertificat d’études, comme jadis le professeur en marquant la leçonde son ongle, traça la limite que notre héros ne trouva pasnécessaire de franchir dans ses investigations scientifiques.

Sa tête était un dépôt confus d’actesindifférents, de personnages, d’époques, de chiffres, de religions,– sans cohérence – de principes d’économie politique, demathématiques et d’autres sciences, d’axiomes, de problèmes,d’inductions, etc.

C’était comme une bibliothèque composéeuniquement de volumes dépareillés sur toutes les branches desconnaissances.

L’étude eut sur Oblomoff une bizarreinfluence. Chez lui entre la science et la vie s’ouvrait un abîmeprofond, qu’il n’essaya même pas de combler. Pour lui la vie étaitla vie et la science était la science.

Il avait étudié tous les droits, ceux quiétaient de l’époque et ceux qui étaient tombés depuis longtemps endésuétude ; il avait même fait un cours de procédure.

Pointant un jour qu’à l’occasion d’un volcommis dans sa maison il lui fallut écrire à la police, il prit unefeuille de papier, une plume, réfléchit, réfléchit, et finit parenvoyer chercher l’écrivain public.

À la campagne les comptes étaient réglés parle staroste. « Qu’a donc à faire la science en toutcela ? » se disait-il avec incertitude.

Et il rentra dans sa solitude sans le bagagede savoir capable de diriger sa tête qui vaguait à l’aventure et sapensée qui sommeillait dans l’oisiveté. Que faisait-il donc ?Toujours il continuait à broder la trame de sa propreexistence.

Il trouvait, non sans raison, tant dephilosophie et de poésie dans sa vie qu’il ne pouvait épuiser nil’une ni l’autre, même sans le secours des livres et de lascience.

Après avoir fait faux bond au service et à lasociété, il commença à résoudre autrement le problème de sonexistence : il en approfondit le but et découvrit à la fin quele cercle de son activité et de son être était renfermé enlui-même.

Il comprit qu’il avait reçu pour lot lebonheur de la famille et les soins de la propriété. Jusqu’alors ilconnaissait peu l’état de ses affaires, dont Stoltz s’occupaitquelquefois à sa place. Il ne se doutait pas du compte exact de sesrecettes et de ses dépenses : il ne faisait point debudget ; il ne faisait rien.

Le vieux Oblomoff transmit à son fils sapropriété, toile qu’il l’avait reçue de son père. Quoiqu’il y eûtpassé toute sa vie, il ne chercha pas les complications, il ne secassa point la tête avec les innovations, ainsi que le font leshommes de notre temps, pour ouvrir de nouvelles sources defécondité, ou augmenter les anciennes, et ainsi de suite.

Il semait ses champs comme les avait semés sonpère, et n’imaginait point d’autres débouchés pour ses produits. Aureste, le vieux était enchanté qu’une bonne année ou la hausse desprix lui donnât un revenu plus grand que celui de l’annéeprécédente : il nommait cela une bénédiction du ciel.Seulement il n’aimait point à inventer des moyens nouveaux ou àfaire des efforts pour acquérir de l’argent.

– Nos pères et nos aïeux n’étaient pas plusbêtes que nous, disait-il en réponse à certains conseils qu’iltraitait de dangereux, et cependant ils ont coulé une existenceheureuse ; nous la coulerons aussi. Dieu aidant nous nemanquerons pas de tout.

Recevant, sans employer la finesse ni la ruse,assez de revenus de ses biens pour dîner et souper copieusementtous les jours avec sa famille et ses hôtes, il remerciait Dieu etregardait comme un péché de prendre la peine d’en acquérirdavantage.

Si, en lui apportant deux milliers de roubles,après avoir glissé le troisième dans sa poche, l’intendant,rejetait la faute en pleurant sur la grêle, la sécheresse, lamauvaise année, le vieux Oblomoff faisait le signe de la croix etajoutait en pleurant aussi : « C’est la volonté deDieu ; on ne peut lutter contre Dieu ! Il faut remercierle créateur même du peu qu’il donne ! »

Depuis la mort des vieux, non-seulementl’économie rurale ne s’était pas améliorée, mais, ainsi qu’on a pule voir par la lettre du staroste, elle n’avait faitqu’empirer.

Il était clair qu’Élie devait se rendre surles lieux et y rechercher la cause de la diminution graduelle desrevenus. Il voulait même le faire, mais il reculait sans cesse,parce que le voyage se présentait à lui comme un événement nouveauet inconnu.

De sa vie il n’en avait fait qu’un et encoresans changer de chevaux, plongé dans des coussins de plumes,entouré de coffres, de malles, de jambons, de petits pains blancs,de viandes cuites ou rôties, de volaille, et accompagné d’unnombreux domestique.

C’est ainsi qu’il accomplit l’uniquepèlerinage de sa campagne à Moscou, et cet unique pèlerinage luiservit de point de comparaison pour les voyages en général.Maintenant il entendait dire qu’on n’allait plus ainsi, qu’ilfallait galoper ventre à terre.

Oblomoff avait un autre motif de remettre sonexpédition : c’est qu’il n’était pas préparé comme il faut às’occuper de ses affaires. Il ne ressemblait plus déjà à son pèreni à son grand père. Il avait fait des études et vécu dans lemonde : tout cela lui avait suggéré des idées différentes decelles de ces bonnes gens.

Il comprenait que non-seulement ce n’était pasun péché de s’enrichir, mais que le devoir de chaque citoyen est decontribuer par ses travaux personnels au bien-être général. Voilàpourquoi, dans le dessin qu’au fond de sa solitude il traçait deson avenir, il faisait une très-grande place au plan nouveau del’organisation de ses biens et de l’administration de ses paysansd’après les exigences de l’époque.

L’idée fondamentale du plan, l’exposition, lesparties principales, tout depuis longtemps est prêt dans satête ; restent seulement les détails, les devis et leschiffres.

Il a travaillé sans relâche à ce plan pendantdes années, il y pense et y réfléchit en se promenant comme dansson lit, à la maison comme dans le monde ; tantôt il y ajoute,tantôt il y change quelques articles, tantôt il se remémore quelquepoint imaginé hier et oublié pendant la nuit ; et quelquefois,rapide comme l’éclair, passe une idée neuve, inattendue quicommence à fermenter dans son cerveau, et il se plonge dans letravail.

Il n’est pas le misérable metteur en œuvred’une pensée fournie par un autre ; il est lui-même lecréateur et l’exécuteur de ses idées.

Le matin, à peine levé, il prend le thé ettout de suite il s’étend sur le sofa : il appuie sa tête danssa main et il réfléchit, sans ménager ses forces, jusqu’à cequ’enfin sa tête succombe à la fatigue et que sa conscience luidise : en voilà assez aujourd’hui pour le bien public et lebien en particulier.

Seulement alors il se décide à se reposer deson labeur et à changer sa pose méditative pour une autre, moinsactive et moins sévère, plus commode pour la rêverie et lefar-niente.

Libre des embarras de la vie active, Oblomoffaimait à se retirer en lui-même et à vivre dans le monde qu’ils’était créé. Il était sensible à la jouissance des penséesélevées ; il n’était point étranger aux douleurs générales,aux douleurs de l’humanité.

Dans d’autres moments, au fond de son âme, ilpleurait amèrement sur les misères de l’homme ; il éprouvaitdes souffrances inconnues, sans nom, une sorte de nostalgie et devagues aspirations vers un pays lointain, probablement vers cemonde où jadis l’entraînait Stoltz… De douces larmes commençaient àcouler sur ses joues…

Parfois il lui arrive de se pénétrer de méprispour les vices des humains, pour le mensonge, la calomnie, le malqui ronge la société ; de s’enflammer du désir de montrer àl’homme ses ulcères : tout à coup s’illuminent en lui desidées qui vont et viennent dans sa tête, pareilles aux vagues de lamer, qui ensuite grandissent jusqu’à l’aspiration, qui brûlent toutson sang, agitent ses muscles, gonflent ses veines ;l’aspiration se transforme en tendance : poussé par une forceintérieure, en une seconde il change deux ou trois fois depose ; ses yeux étincellent, il se soulève à demi sur son lit,il étend la main et promène autour de lui un regard inspiré…

Voilà le moment où cette tendance va seréaliser, devenir un fait, où elle s’exprimera par un actehéroïque… et alors, Seigneur ! quels miracles, quels heureuxeffets ne pourra-t-on pas attendre d’un effort aussisublime !…

Mais la matinée passe, déjà le jour décline,et avec lui inclinent vers le repos les forces épuiséesd’Oblomoff : les orages et les tempêtes s’apaisent dans sonâme ; sa tête se dégrise ; le sang coule plus lent dansses veines.

Oblomoff s’étend mollement sur le dos, et,jetant un triste regard à travers la croisée vers le ciel, il suitd’un œil mélancolique le soleil qui se couche majestueusementderrière une maison à quatre étages, appartenant Dieu sait à qui.Hélas, hélas ! combien de fois n’a-t-il pas de cet œil suivile soleil couchant !

Au matin revient la vie, reviennent lesémotions, les illusions ! Il se plaît parfois à se figurerqu’il est un général invincible auprès de qui ne sont riennon-seulement Napoléon, mais encore YérousslaneLazarévitsch[35].

Il imagine une guerre et ses causes :dans sa tête, par exemple, les peuples de l’Afrique se précipitentimpétueusement sur l’Europe, ou encore il organise de nouvellescroisades : il part en guerre, décida des destinées desempires, détruit des villes, fait quartier aux ennemis, ou lespasse au fil de l’épée, accomplit enfin des actes héroïques debonté et de grandeur d’âme.

Ou bien il choisit le champ de bataille dupenseur, de l’artiste. Tous le saluent, il moissonne des lauriers,la foule court après lui, en criant : « Le voilà, levoilà ! c’est Oblomoff, notre célèbre ÉlieOblomoff ! »

Dans les heures d’amertume il est tourmentépar des soucis, il se retourne d’un côté sur l’autre, il s’étend laface en bas, quelquefois il s’oublie tout à fait ; alors il selève du lit, se jette à genoux, et commence à prier avec chaleur,suppliant le ciel d’éloigner de manière ou d’autre l’orage qui lemenace.

Ensuite, après avoir remis aux cieux le soinde sa destinée, il devient calme et indifférent pour tout au monde,et laisse la tempête s’arranger là-bas comme elle peut. C’est ainsiqu’il met en jeu ses, forces morales ; c’est, ainsi qu’il setourmente souvent des journées entières, et il ne revient ensoupirant de ses illusions enchanteresses ou de ses douloureuxsoucis, que quand le jour décline, et que le large disque du soleilcommence à descendre derrière la maison à quatre étages.

Alors il le suit de nouveau d’un regardrêveur, d’un sourire triste et se repose paisiblement de sesémotions.

Personne n’avait vu, personne ne connaissaitcette vie intérieure d’Élie. On croyait en général qu’il restaitcouché tout bonnement, qu’il buvait et mangeait bien et qu’il n’yavait rien de plus à attendre de lui ; que c’est à peine siles pensées pouvaient se nouer dans sa tête. Ainsi glosaient surson compte les gens qui le fréquentaient.

Stoltz était le seul qui pût témoigner de cesfacultés, du volcanique travail intérieur de ce cerveau poétique,de ce cœur tendre ; Stoltz seul le connaissait, mais iln’était presque jamais à Pétersbourg.

Zakhare, qui passait sa vie autour de sonbarine, savait encore plus en détail toute son existenceintérieure, mais il était convaincu que le barine et luitravaillaient comme il convient, vivaient selon la règle et qu’onne devait pas vivre autrement.

Chapitre 7

 

Zakhare avait passé la cinquantaine. Iln’était déjà plus le descendant direct des Calebs russes,chevaliers de l’antichambre, sans peur et sans reproches, dévoués àleurs maîtres jusqu’à l’abnégation, qui se distinguaient par toutesles vertus et n’avaient aucun vice. Zakhare était un chevalier depeur et de reproche.

Il appartenait à deux époques, et toutes lesdeux avaient posé sur lui leur cachet. De l’une il avait hérité undévouement sans bornes pour la maison des Oblomoff, de l’autre,plus récente, le raffinement et la corruption des mœurs.

Passionnément dévoué au barine, il passaitrarement un jour sans lui faire un mensonge. Le serviteur du bonvieux temps arrêtait parfois le barine dans ses dissipations etdans ses excès ; Zakhare aimait à s’enivrer à ses dépens avecses amis ; le serviteur d’autrefois était chaste comme uneunuque ; celui-ci était toujours fourré chez sa soi-disantcommère, car cette parenté spirituelle était bien équivoque.

Le premier gardait plus fidèlement qu’uncoffre-fort l’argent du maître, Zakhare épiait l’occasion de fairedes additions fausses pour les dépenses journalières, de soutirerainsi au barine une pièce de dix kopeks[36] ;s’il trouvait quelques kopeks sur la table, il ne manquait jamaisde se les approprier.

De même si Élie oubliait de redemander àZakhare un reste de monnaie, il était sûr de ne jamais le revoir.Zakhare ne volait pas de plus fortes sommes, peut-être parce qu’ilmesurait ses besoins par pièces de deux ou de dix kopeks, ou biencraignait-il d’être pris ? En tout cas ce n’était point parexcès de probité.

L’ancien Caleb, pareil à un chien de chassebien dressé, serait mort plutôt que de toucher à quelquesprovisions qu’on lui aurait données en garde ; celui-ci n’épieque le moment d’avaler même ce qui ne lui a pas été confié ;l’un n’avait souci que de veiller à ce que le seigneur mangeâtbien, et se désolait quand il manquait d’appétit ; l’autre sedésole quand le seigneur ne laisse rien sur son assiette.

De plus Zakhare aime les cancans. À lacuisine, chez l’épicier, aux conciliabules de la porte cochère, ildéplore chaque jour son malheur : il n’y a plus moyen devivre ; on n’a jamais ouï parler d’un barine aussi mauvais.Oblomoff est capricieux, avare, méchant, impossible à contenter, enun mot mieux vaut mourir que de vivre avec lui.

Ce n’est point par malice ni pour faire tortau barine que Zakhare parlait ainsi ; mais par l’habitude, quelui avaient transmise son aïeul et son père, de calomnier leseigneur à chaque occasion favorable.

Par désœuvrement, par défaut de sujets deconversation, ou pour intéresser davantage son auditoire, ilracontait quelquefois des choses inouïes sur son maître.

– Et le mien donc qui a pris l’habitude decourir chez cette veuve là-bas, chuchotait-il confidentiellement desa voix enrouée. Hier il lui a écrit un billet.

Ou encore Zakhare déclarait que son seigneurétait bien le plus grand joueur et le plus grand ivrogne que laterre eût jamais porté ; qu’il passait toutes les nuitsjusqu’à l’aurore, et qu’il s’abîmait à jouer et à boire.

Et rien de tout cela n’était vrai : Élien’allait point chez la veuve, et ne prenait jamais les cartes enmains. Il dormait tranquillement ses nuits entières.

Zakhare est négligent. Il se rase rarement, etse lave les mains et la figure comme pour rire ; car il n’y apas de savon qui puisse le dégraisser. Quand il sort du bain, sesmains de noires deviennent rouges pour revenir deux heures plustard à leur état primitif.

Il est très-maladroit : veut-il ouvrir laporte cochère ou une porte à deux battants ? Tandis qu’ilouvre le premier, l’autre se ferme. S’empresse-t-il après lesecond ? Le premier se referme à son tour.

Il ne ramasse jamais du premier coup unmouchoir ou quelque autre objet tombé à terre ; il se courbetoujours au moins trois fois, comme s’il voulait l’attraper auvol ; il ne réussit à le ramasser qu’à la quatrième et encoreparfois il le laisse retomber.

S’il traverse la chambre en portant de lavaisselle ou d’autres objets, dès les premiers pas ceux qu’il a misau-dessus commencent à déserter vers le plancher ; d’aborddégringole un objet, Zakhare fait un mouvement tardif et inutilepour le retenir et il en laisse choir deux autres ; ilregarde, la bouche béante d’étonnement, les objets qui tombent, etnon ceux qui sont encore sur ses bras ; aussi tient-il leplateau de travers, et le reste de la vaisselle continue àchoir.

C’est ainsi que quelquefois il n’apporte àl’autre bout de la chambre qu’un verre à pied ou une assiette, etquelquefois il jette lui-même, en jurant et en maugréant, ledernier de ceux qui lui restaient dans les mains.

En traversant une chambre, il accroche, tantôtavec le pied, tantôt avec la hanche, une table ou une chaise ;il ne tombe pas toujours juste dans le battant ouvert de la porte,mais il se cogne à l’autre avec l’épaule, et injurie les deuxbattants, ou le maître de la maison, ou le charpentier qui les afaits.

Dans la chambre d’Oblomoff, grâce à Zakhare,presque tous les objets sont brisés et plus particulièrement lespetits, ceux qui demandent du soin et de la précaution. Il déploiela même force pour les prendre tous, et il se comporte avec les unscomme avec les autres.

Qu’on lui ordonne, par exemple, de moucher lachandelle, ou de verser un verre d’eau, il y emploie autant devigueur que s’il fallait ouvrir une porte cochère.

Dieu préserve que Zakhare se prenne du désird’être agréable au barine ! Soudain il s’imagine de ranger, denettoyer, de déplacer lestement et de remettre tout en ordre à lafois.

Dans ces occasions les pertes et les accidentsétaient incalculables. Il n’est pas sûr qu’un soldat ennemi, entréde vive force dans la maison, y aurait pu faire autant de mal.

Zakhare alors commettait mille dégâts, faisaittomber des objets, brisait de la vaisselle, renversait les chaiseset finissait souvent par être renvoyé de la chambre, ou il ensortait de lui-même avec des jurons et des malédictions.

Heureusement que cette rage le prenaitrarement. Tout cela venait certainement de son éducation premièreet des manières qu’il avait contractées, non dans un espace étroitet dans la demi-obscurité des cabinets et des boudoirs ornés par lecaprice, où le diable sait ce qu’il y a de choses entassées, mais àla campagne, dans la tranquillité des vastes demeures et à l’airlibre.

Là, il s’était habitué à servir, sans êtregêné en rien dans ses mouvements, autour de meubles massifs ;il avait eu affaire à des instruments plus lourds et plus solides,tels que la pelle, le verdillon, les grands verrous des portes etles chaises qu’on déplaçait avec effort.

Il n’en était pas ainsi d’un bougeoir, d’unelampe, d’un transparent, d’un presse-papier. Ces objets restaienten place trois ou quatre ans sans accident ; Zakhare lestouchait-il, crac, ils étaient brisés.

– Ah ! disait-il quelquefois à Oblomoffd’un air étonné, voyez donc, monsieur, quel miracle ! À peineai-je pris cette petite machine en main, et voilà qu’elle tombe enmorceaux !

Ou il ne disait rien du tout et remettait bienvite en cachette l’objet à sa place ; ensuite il faisaitaccroire au barine que c’était lui-même qui l’avait brisé ;quelquefois il se justifiait, ainsi que nous l’avons vu aucommencement de ce récit, en prétendant qu’un objet, fût-il en fer,devait avoir une fin, qu’il ne pouvait durer éternellement.

Dans les deux premiers cas il y avait encoremoyen de discuter avec lui, mais quand, poussé à bout, il s’armaitdu dernier argument, alors toute contradiction devenait inutile etil se justifiait sans appel.

Zakhare s’était tracé, une fois pour toutes,un cercle d’occupations qu’il ne franchissait jamais de son bongré. Le matin il chauffait la bouilloire, nettoyait les bottes etbrossait l’habit que le barine avait demandé, mais jamais un autre,les autres dussent-ils rester dix ans pendus dans l’armoire.

Ensuite il balayait – mais non pas tous lesjours – le milieu de la chambre, sans remonter vers les coins, etépoussetait seulement la table vide, afin de ne rien déranger.Après cela il se croyait déjà en droit de sommeiller sur le poêle,ou de bavarder à la cuisine avec Anissia et sur la porte, avec lesautres domestiques, sans plus s’inquiéter de rien.

Si on lui ordonnait de faire quelque chose enplus, il s’exécutait de mauvaise grâce, non sans avoir disputé etcherché à faire croire que la chose était inutile, ou qu’il étaitimpossible d’en venir à bout. Nulle puissance au monde n’étaitcapable de le forcer à introduire un nouvel article dans sonrèglement de service.

Si on lui prescrivait de nettoyer, de laverquelque objet, ou d’apporter ceci ou cela, il s’en acquittait engrognant comme à l’ordinaire ; mais il eût été impossibled’obtenir de lui que les jours suivants il fit de son gré la mêmecorvée. Le deuxième jour, le troisième et ainsi de suite, il auraitfallu lui renouveler l’ordre et revenir à des discussions peuagréables.

Malgré tout, c’est-à-dire bien que Zakhareaimât à boire un coup, à cancaner de temps à autre, qu’il volât àOblomoff des pièces de cinq et de dix kopeks, qu’il cassât souventet qu’il fût paresseux, on finissait par reconnaître que c’était unserviteur profondément dévoué à son maître.

Il n’aurait pas hésité une minute à se jeterpour lui au feu ou à l’eau ; il ne croyait pas que ce fût unacte héroïque, digne d’admiration ou de récompense. Il considéraitla chose comme toute naturelle et ne pouvant être autrement, ou,pour mieux dire, il ne la considérait pas du tout, et aurait agiainsi sans raisonnement.

Il n’avait pas de théorie sur ce point. Jamaisil ne lui venait en tête de soumettre à l’analyse ses sentiments etses relations avec Élie. Il ne les avait pas inventés, il lestenait de son père, de son aïeul, de ses frères, de la livrée parmilaquelle il était né et avait été élevé : ces sentimentsavaient pénétré jusqu’à la moelle de ses os.

Zakhare serait mort pour le barine,considérant cet acte comme un devoir naturel et inévitable. Sanss’en rendre compte et sans se piquer d’héroïsme, il se serait jetétout bonnement à la mort, absolument comme un chien qui,rencontrant une bête féroce dans la forêt, se jette sur elle, sansexaminer pourquoi c’est à lui plutôt qu’à son maître del’attaquer.

Mais en revanche, s’il avait fallu, parexemple, veiller toute la nuit, sans fermer l’œil, au chevet dubarine, et que de là eût dépendu sa santé, ou même sa vie, Zakharese serait infailliblement endormi.

Non-seulement il ne montrait aucune, servilitédans ses rapports avec le barine, mais il était même d’un commercefamilier et tant soit peu grossier : il se fâchait contre lui,sérieusement, à propos de rien, et même, comme nous l’avons dit, lecalomniait sur la porte ; mais cela ne prouvait pas que cedévouement fraternel, cet amour filial s’amoindrît : iln’était que momentanément voilé.

Ce sentiment, Zakhare l’éprouvait,non-seulement pour Élie Oblomoff, mais pour toute personne quiappartenait à la famille de son maître, pour tout ce qui lui étaitcher ou proche. Peut-être même ce sentiment était-il encontradiction avec sa manière de voir sur la personned’Oblomoff ; peut-être Zakhare avait-il puisé d’autresconvictions dans l’étude de son caractère.

Si on avait voulu montrer à Zakhare lui-mêmela profondeur du dévouement qu’il ressentait pour son maître, ill’aurait probablement contesté. Il aimait Oblomofka comme un chatson grenier, un cheval sa stalle, un chien la niche où il est né etoù il a grandi.

Dans cet attachement général se manifestaientencore des affections personnelles. Par exemple, Zakhare aimaitplus le cocher que le cuisinier d’Oblomoff, la vachère Barbe plusque les deux premiers, et M. Élie moins qu’eux tous, etcependant à ses yeux le cuisinier d’Oblomoff était bien au-dessusde tous les cuisiniers du monde, et M. Élie au-dessus de tousles seigneurs de la terre.

Il ne pouvait sentir Tarasska le« buffetier[37], »mais ce Tarasska, il ne l’aurait pas troqué pour le meilleur hommedu monde, et cela seulement parce que Tarasska étaitd’Oblomofka.

Il se montrait grossier et familier avecOblomoff, tout à fait comme le chaman[38] estgrossier et familier avec son idole. Le chaman l’époussète, etquelquefois la jette par terre et la frappe avec colère :pourtant au fond de son âme domine toujours l’idée que cette idoleest d’une nature supérieure à la sienne.

Il suffisait de la cause la plus légère pourremuer ce sentiment au fond du cœur de Zakhare, et le forcer àregarder le barine avec vénération, et parfois à fondre en larmesd’attendrissement. Il n’y avait pas de danger que Zakhare mît unautre seigneur non-seulement au-dessus, mais même de niveau avec lesien. Dieu garde n’importe qui de s’en aviser jamais !

Zakhare regardait les connaissances d’Oblomoffun peu du haut de sa grandeur ; il les servait, leurprésentait le thé, etc., avec une sorte de condescendance, commes’il avait voulu leur faire sentir quel honneur c’était pour euxd’être reçus chez son maître. Il leur refusait la porte avec unecertaine grossièreté. « Le barine repose, » disait-il entoisant le visiteur avec arrogance.

Quelquefois, au lieu de médire et decalomnier, il se mettait à glorifier outre mesure M. Élie chezl’épicier et aux conciliabules sur la porte, et alors sonenthousiasme n’avait pas de bornes.

Il commençait tout à coup à énumérer lesmérites du barine, son intelligence, son affabilité, sa générosité,sa bonté ; et, si le barine manquait de qualités pourl’achèvement du panégyrique, Zakhare en empruntait auxautres : il exagérait l’illustration de sa famille, sarichesse ou sa puissance extraordinaire.

Pour effrayer le portier, l’intendant, ils’armait toujours du nom de son barine. « Attends un peu, jele dirai au barine, » criait-il d’un ton menaçant, « tuen auras tantôt ! » Il ne soupçonnait point une autoritéplus puissante sur la terre. Mais les relations extérieuresd’Oblomoff avec Zakhare étaient toujours sur un piedd’hostilité.

Vivant à deux, ils s’ennuyaient l’un del’autre. L’expérience de la vie, la raison et la bonté du cœur nesuffisent pas à atténuer l’effet du contact journalier et intime del’homme avec l’homme. Tout en jouissant des qualités, il estimpossible de n’être pas blessé des défauts réciproques.

Élie reconnaissait à Zakhare un mériteéminent : le dévouement à sa personne ; il y étaithabitué, croyant aussi de son côté qu’il ne pouvait ni ne devait enêtre autrement ; accoutumé une fois pour toutes à ce mérite deZakhare, il n’en jouissait plus, et cependant ne pouvait, malgréson indifférence, supporter patiemment ses innombrables petitsdéfauts.

Si Zakhare, tout en nourrissant pour le barinedans la profondeur de son âme un dévouement particulier auxserviteurs de vieille trempe, en différait par les défauts de sonépoque, M. Oblomoff, de son côté, bien qu’il reconnûtintérieurement le prix de ce dévouement, n’avait plus cependantpour son serf cette affection amicale, presque fraternellequ’éprouvaient les anciens maîtres pour leurs domestiques.

Il se permettait même parfois d’en venir à degrosses injures avec Zakhare. À Zakhare aussi il était à charge.Après avoir dans sa jeunesse servi comme valet de pied dans lamaison seigneuriale, le serf avait été promu à l’emploi de menin deM. Élie. Depuis cette époque il se considérait comme un objetde luxe, comme un attribut aristocratique de la maison, destiné àrehausser l’éclat de l’ancienne famille, et nullement comme unobjet d’utilité.

Aussi dès qu’il avait habillé le matin etdéshabillé le soir son jeune barine, il passait le leste du temps àne rien faire. Paresseux de sa nature, il l’était encore par sonéducation de laquais.

Il faisait l’important avec les domestiques,ne prenait point la peine de chauffer la bouilloire, ni de donnerun coup de balai ; ou bien il sommeillait dans l’antichambre,ou il allait bavarder à la cuisine ou au réfectoire ; ou bienencore, pendant des heures entières, il se tenait les bras croiséssur la porte, et regardait de côté et d’autre dans unassoupissement contemplatif.

C’est après une pareille existence que sanstransition on l’avait chargé du service fatigant de toute lamaison ! Il lui fallait soigner le barine, balayer, épousseteret faire les courses ! Cette vie de tracas remplit son âmed’une humeur sombre qui se manifesta par la grossièreté et ladureté du caractère ; c’est ainsi qu’il grognait chaque foisque la voix du barine l’obligeait à quitter le poêle.

Pourtant malgré sa morosité et sa sauvagerieapparente, Zakhare avait le cœur doux et bon. Il aimait même às’amuser avec les petits enfants. Dans la cour, sur la porte, on levoyait souvent au milieu d’un tas de marmots.

Il les réconciliait, les agaçait, leurarrangeait des jeux, ou se tenait simplement parmi eux : il enavait quelquefois un sur chaque genou, et sur son dos un troisièmel’embrassait par le cou et lui tirait la barbe.

Ainsi Oblomoff empêchait Zakhare de jouir dela vie : il exigeait à chaque instant les services et laprésence de son domestique que son bon cœur, son caractèrecommunicatif, son indolence et l’éternel besoin de croquer quelquechose entraînaient tantôt chez la commère, tantôt à la cuisine,tantôt chez l’épicier, tantôt sur la porte.

Ils se connaissaient et vivaient à deux depuisde longues années. Zakhare avait soigné l’enfance d’Élie ; ill’avait porté sur ses bras, et Élie se souvenait de lui comme d’ungars jeune, alerte, gourmand et finaud. Rien ne pouvait détruireleur vieille intimité.

De même que M. Élie ne savait ni selever, ni se coucher, ni se coiffer, ni se chausser, ni, dîner sansZakhare, ainsi Zakhare ne pouvait se figurer un autre barine queM. Élie, une autre existence que celle de l’habiller, de luidonner à manger, de lui faire des grossièretés, de le tromper, delui mentir, et en même temps de le révérer intérieurement.

Chapitre 8

 

Quand Taranntieff et Alexéeff furent sortis,et que Zakhare eut fermé la porte sur eux, il ne reprit pas saplace sur le poêle : il s’attendait à être rappelé tout desuite par le barine : il avait entendu dire à Oblomoff qu’ilvoulait se mettre à écrire.

Mais dans le cabinet d’Oblomoff tout étaitsilencieux comme dans une tombe. Zakhare jeta un coup d’œil par unefente et que vit-il ? Élie était étendu sur le sofa, la têteappuyée dans la paume de sa main ; devant lui était étalé unlivre. Zakhare ouvrit la porte.

– Pourquoi vous êtes-vous recouché ?demanda-t-il.

– Ne me dérange point ; tu vois que jelis, répondit brusquement Oblomoff.

– Il est temps de se laver et d’écrire, ditZakhare sans lâcher prise.

– Oui, en effet, dit Élie, en revenant à lui.Tout à l’heure ; toi, va-t-en. J’y penserai.

« Quand diable a-t-il eu le temps de serecoucher ? » grommela Zakhare en sautant sur le poêle,« est-il leste ! »

Oblomoff put cependant parcourir la pagejaunie, où sa lecture avait été interrompue à peu près un moisauparavant. Il remit le livre à sa place et bâilla, puis se plongeadans sa méditation opiniâtre sur « les deuxmalheurs. »

– Quel ennui ! chuchota-t-il en étendantet en ramenant ses pieds tour à tour.

Il se sentait tourné à la mollesse et à larêverie ; il levait les yeux vers le ciel, il cherchait sonastre favori, mais l’astre était à son zénith et ne versait salumière aveuglante que sur les murs blancs de la maison, derrièrelaquelle il disparaissait le soir sous les regards d’Oblomoff.« Non, les affaires avant tout, » dit-il sévèrement« et puis… »

La partie du jour qu’on appelle au village lamatinée était passée depuis longtemps, et ce qu’on baptise de cenom à Pétersbourg tirait à sa fin. Le bruit mélangé des voixhumaines et autres montait de la cour chez Élie.

C’était le chant des artistes ambulants,souvent accompagné par l’aboiement des chiens, On était venu aussimontrer un animal marin, on apportait et on offrait sur divers tonsles produits les plus variés.

Élie s’étendit sur le dos et mit ses deuxmains sous sa tête. Il s’occupa à retravailler son pland’administration. Il parcourut rapidement dans son esprit quelquesarticles importants, capitaux sur l’obrok[39] et surla corvée, trouva une nouvelle mesure, plus sévère, sur la paresseet le vagabondage de ses paysans et passa à l’arrangement de sapropre existence à la campagne.

La construction d’une maison l’occupaitbeaucoup : il s’arrêta donc avec plaisir pendant quelquesinstants sur la distribution des pièces : il fixa la longueuret la largeur de la salle à manger, de la salle de billard et lecôté où seraient tournées les croisées de son cabinet ; iln’oublia même point l’ameublement et les tapis.

Après cela il disposa les ailes du bâtiment,il considéra le nombre des visiteurs qu’il avait l’intention derecevoir, désigna l’endroit pour les écuries, les remises, leschambres des domestiques et les autres communs.

Enfin il donna son attention au jardin :il décida qu’on respecterait les vieux tilleuls et les chênes, maisqu’on abattrait les pommiers et les poiriers et qu’on lesremplacerait par des acacias ; il fut sur le point detravailler au parc, mais, après en avoir fait le devis dans satête, il le trouva trop cher, le remit à une autre époque et passaaux parterres et aux orangeries.

Il savoura si vivement en imagination lesfruits à venir qu’il se transporta à la campagne, à quelques annéesde là, quand sa propriété serait réformée suivant son plan et quedéjà il y serait à demeure.

Il se vit assis par une soirée d’été sur laterrasse, devant une table à thé, sous un dôme de verdureimpénétrable au soleil, ayant à la bouche la longue chibouque, dontil aspirait paresseusement la fumée, jouissant tout rêveur d’uneéchappée de vue, de la fraîcheur et du calme.

Au loin jaunissent les moissons, le soleildescend derrière le bois de bouleaux si connu et rougit l’étangpoli comme une glace ; la vapeur s’élève des champs ; leserein tombe, survient le crépuscule ; les paysans s’enretournent chez eux par bandes.

Les domestiques oisifs se tiennent sur laporte ; on entend des voix joyeuses, des rires, le son de labalalayka[40] ; les filles courent augorelki[41] ; autour de lui s’ébattent sesmarmots : ils grimpent sur ses genoux et se pendent à soncou ; devant la bouilloire est assise… la reine de tout ce quil’entoure, sa divinité… la femme ! son épouse !

Et pendant ce temps, dans la salle à manger,ornée avec une simplicité artistique, commencent à briller leslumières engageantes ; on couvre une grande table ronde ;Zakhare, promu à la dignité de majordome, et orné de favoris tout àfait blancs, met la table, place avec un agréable tintement lescristaux et étale l’argenterie ; il laisse choir à chaqueinstant, tantôt un verre, tantôt une fourchette ; on s’assiedautour d’un souper abondant : là est aussi le compagnon de sonenfance, son ami toujours fidèle, Stoltz, et d’autres personnes,toutes bien connues ; ensuite on va se coucher.

Soudain le visage d’Oblomoff s’illumina debonheur : l’illusion était si éclatante, si vive, si poétique,qu’en un clin d’œil il tourna sa face sur le coussin. Il ressentittout à coup un vague désir d’amour, de bonheur paisible, il eutsoif des champs et des coteaux de son village, de sa maison, del’épouse et des enfants…

Après être resté cinq minutes la face contrele coussin, il se retourna lentement sur le dos. Sa figureresplendissait d’un sentiment doux, attendrissant : il étaitheureux. Il allongea ses jambes lentement et avec volupté, ce quifit remonter un peu son pantalon, mais il ne s’aperçut même pas dece léger désordre. L’illusion docile le transportait facilement etlibrement bien loin dans l’avenir.

Il se plongea ensuite dans sa rêveriefavorite : il pensa à la petite colonie d’amis quis’établirait dans les hameaux et les fermes, à quinze ou vingtverstes autour de son village : chaque jour ils se réuniraientles uns chez les autres pour dîner, souper, danser ; il nevoyait que des jours sereins, des figures sereines, sans soucis etsans rides, riantes, rondes, rosées, à double menton et avec unappétit toujours florissant ; il y aurait un été éternel, unejoie éternelle, un ordinaire succulent et une douce paresse…

« Mon Dieu, mon Dieu ! »s’écria-t-il débordant de bonheur et il revint à lui-même. Et dansla cour retentissait un chœur à cinq voix : « Des pommesde terre ! – Du sable, demandez du sable ! – Charbon,charbon ! – Donnez, messieurs les bienfaiteurs, pourl’érection d’un temple au Seigneur ! » Et dans la maisonvoisine, que l’on bâtissait, résonnaient les coups de hache, et lescris des ouvriers.

« Ah ! » soupira tout haut etamèrement Oblomoff, « quelle existence ! quelleabomination que ce bruit de la capitale ! Quand donc viendracet Éden tant désiré ? À quand les champs et les bocages tantaimés !

« Qu’il serait bon maintenant d’êtreétendu sur le gazon, sous l’arbre, et de regarder à travers sesbranches le doux soleil et de compter les oiseaux qui sautillentdans ses feuilles.

« Et là, sur l’herbette, tantôt le dîner,tantôt le déjeuner est servi par une servante joufflue aux brasmis, aux coudes arrondis, au cou hâlé ; elle baisse les yeux,la friponne, et sourit… Quand donc viendra cetemps ?… »

– Et le plan, et le staroste, et ledéménagement ? lui cria soudain sa mémoire.

– Oui, oui, dit vivement Élie : tout àl’heure, à l’instant !

Oblomoff se souleva rapidement et se mit surson séant, ensuite il allongea ses jambes, entra d’un coup dans sespantoufles et resta assis, puis se leva tout à fait et se tintdebout deux minutes à réfléchir.

– Zakhare, Zakhare ! cria-t-il en jetantun coup d’œil sur la table et sur l’encrier.

– Qu’y a-t-il encore ? Ces mots seconfondirent dans le bruit du saut. Comment mes jambes meportent-elles encore ? murmura Zakhare de sa voix enrouée.

– Zakhare ! répéta Oblomoff pensif, sansdétourner le regard de dessus la table. Voilà ce qu’il y a, monami… dit-il en montrant l’encrier, mais il n’acheva point la phraseet retomba dans sa rêverie. Ici il leva les bras, fléchit lesgenoux, et commença à se détirer et à bâiller…

– Il restait là, dit-il en continuant à sedétendre et en s’interrompant, du fromage… Donne-moi dumadère : il y a encore loin d’ici au dîner, je déjeunerai unpeu…

– Où en restait-il ? demandaZakhare : il ne restait rien.

– Comment ! il ne restait rien !répondit Oblomoff, je me rappelle très-bien ! Il en restait unmorceau gros comme ça.

– Non pas, non, il n’y en avait pas unbrin ! répétait Zakhare avec entêtement.

– Si ! dit Élie.

– Non ! répliqua Zakhare.

– Eh bien ! alors achètes-en.

– Donnez-moi de l’argent.

– Prends de la monnaie, là.

– Mais il n’y a qu’un rouble quarante[42] et il faut un rouble soixante.

– Il y avait encore là des kopeks.

– Pas vu ! dit Zakhare, en se dandinantd’un pied sur l’autre. Il y avait des pièces d’argent, lesvoici ; mais des kopeks, il n’y en avait pas.

– Si ! hier le colporteur m’en a rendu àmoi-même.

– J’étais présent, dit Zakhare, j’ai vu qu’ildonnait de l’argent, mais je n’ai pas vu de kopeks.

« Serait-ce donc Taranntieff qui lesaurait pris, » se demanda Oblomoff incertain, « mais non,il aurait pris l’argent aussi. »

– Alors que reste-t-il à manger ?

– Mais il n’est rien resté. Est-ce qu’il n’yaurait pas du jambon d’hier ? On peut le demander à Anissia,dit Zakhare. Faut-il en apporter ? dites.

– Apporte ce qu’il y a. Mais comment sefait-il qu’il ne soit rien resté ?

– Mais comme cela qu’il n’est rien resté, ditZakhare et il sortit, tandis qu’Élie d’un air soucieux arpentait lachambre à pas lents.

« Oui, voilà bien des embarras, »disait-il doucement. « Quand ce ne serait que le plan, que debesogne encore !… Mais du fromage, il en restait, »ajouta-t-il tout pensif. « Ce Zakhare l’aura mangé, et il oseprétendre qu’il n’en est pas resté ! Et où donc se sontfourrés les kopeks ? » disait-il en furetant sur latable.

Un quart d’heure après, Zakhare ouvrit laporte, tenant, le plateau à, deux mains ; en entrant dans lachambre, il voulut fermer la porte avec le pied, mais il manqua soncoup et n’atteignit que le vide. Le verre dégringola, et avec luile bouchon de la carafe et le petit pain blanc.

– Tu n’en fais pas d’autres ! dit Élie.Au moins ramasse ce que tu as laissé tomber ; mais non, ilreste là en contemplation !

Zakhare, le plateau en main, voulut se baisserpour ramasser le petit pain, mais durant cette opération ils’aperçut que ses deux mains étaient occupées et qu’il ne pouvaits’en servir.

– Voyons, ramasse ! dit Oblomoff avecironie, eh bien ! qu’est-ce qui t’en empêche ?

– Oh ! puissiez-vous être au diable,maudits ! fit Zakhare, en s’adressant avec colère aux objetstombés. A-t-on jamais vu déjeuner juste avant le dîner ?

Et, posant le plateau, il ramassa ce qu’ilavait laissé choir ; il prit le petit pain, souffla dessus etle plaça sur la table.

Élie se mit à déjeuner, et Zakhare se tint àquelque distance : il regardait son maître de côté et sedisposait évidemment à dire quelque chose, mais Oblomoff déjeunaitsans s’occuper de lui le moins du monde. Zakhare toussa deuxfois ; Élie garda le même silence.

– L’intendant vient encore d’envoyer tout àl’heure, commença enfin Zakhare d’une voix timide :l’entrepreneur est allé le voir. Il fait demander si on ne pourraitpas jeter un coup d’œil sur le logement, toujours à propos deschangements à…

Oblomoff mangeait sans souffler mot.

– Monsieur, dit plus doucement Zakhare aprèsun court silence.

Élie n’eut pas l’air d’entendre.

– Ils veulent qu’on déménage la semaineprochaine, dit Zakhare encore plus bas.

Oblomoff avala un verre de vin sansrépondre.

– Que faut-il faire, monsieur ? demandaZakhare presque en chuchotant.

– Eh ! mais, ne t’ai-je pas défendu de meparler de cela ? dit sévèrement Élie et, se levant, ils’approcha de Zakhare.

Celui-ci recula.

– Quel être venimeux tu fais, Zakhare !ajouta Oblomoff d’un ton expressif.

Zakhare se formalisa.

– Tiens ! dit-il, venimeux ! moi,venimeux ! je n’ai tué personne.

– Ah ! tu n’es point venimeux !répéta Élie ; tu empoisonnes ma vie !

– Je ne suis point venimeux ! répétaZakhare à son tour.

– Alors pourquoi m’ennuies-tu avec celogement ?

– Que voulez-vous que j’y fasse ?

– Et moi ?

– Mais vous deviez écrire un mot aupropriétaire.

– Eh bien ! j’écrirai ;patiente : on ne peut pas tout faire à la fois.

– Alors vous devriez bien écriresur-le-champ.

– Sur-le-champ, sur-le-champ ! j’aid’autres chats à fouetter. Tu crois donc que c’est aussi simple quede fendre du bois, que pan, pan, et c’est fait. Vois plutôt, ditÉlie, en tournant une plume dans l’encrier à sec, il n’y a même pasd’encre ! Comment veux-tu que j’écrive ?

– Je vais délayer l’encre avec du kwas, ditZakhare et, s’emparant de l’encrier, il se dirigea lestement versl’antichambre, pendant qu’Oblomoff se mit à chercher du papier.

« On dirait qu’il n’y a pas même depapier, » dit-il à part lui, en furetant dans le tiroir et entâtant sur la table : « mais non, il n’y en a pas !Oh ! ce Zakhare ! il me rend la vie biendure ! »

– Soutiendras-tu encore que tu n’es pas unêtre venimeux ? dit Élie à Zakhare qui rentrait. Tu n’as l’œilà rien. Peut-on ne pas avoir de papier chez soi ?

– Mais qu’est-ce donc, monsieur, que cemartyre ? moi, un chrétien, pourquoi me traitez-vous devenimeux ? Où a-t-il encore poché ce mot-là :venimeux ? Nous sommes nés et nous avons grandi sous les yeuxdu vieux barine ; il daignait même nous appeler toutous etnous tirer les oreilles, mais jamais nous n’avons entendu un motpareil. Il n’y avait pas de ces inventions-là dans le temps. Dieusait où vous vous arrêterez ! Tenez, monsieur, voici dupapier.

Il prit sur l’étagère et lui présenta unedemi-feuille de papier gris.

– Peut-on écrire là-dessus ! dit Oblomoffen jetant le papier ; c’est avec ça que je couvre mon verre lanuit pour qu’il n’y entre pas quelque chose de… venimeux.

Zakhare se détourna et regarda lamuraille.

– Eh bien ! n’importe ;donne-le-moi, je ferai le brouillon et tantôt Alexéeff le mettra aunet.

Élie s’assit à la table et écrivitrapidement : « Monsieur…

– Quelle encre abominable ! ditÉlie ; à l’avenir, dresse l’oreille, Zakhare, et fais bien ceque tu as à faire.

Il réfléchit quelques instants etécrivit :

« L’appartement qui est occupé par moi audeuxième étage, et qui dans vos projets doit être arrangé, convientparfaitement à ma façon de vivre et aux habitudes que par suite dema longue résidence dans cette maison j’ai contractées. Ayantappris par mon serf, Zakhare Trofimoff, que vous avez ordonné de mecommuniquer que l’appartement que j’occupe… »

Oblomoff s’arrêta tout à coup et relut cequ’il venait d’écrire.

« C’est mauvais, dit-il ; il y a icitrois fois que de suite, et là deux foisqui. »

Il lut en marmottant et changea les mots deplace : il en résulta que le qui se rapporta àétage ; la tournure ne valait pas mieux. Il corrigea comme ilput et commença à chercher un moyen d’éviter les troisque. Tantôt il effaçait un mot, tantôt il en mettait unautre. Trois fois il changea un que de place, mais ils’ensuivait ou un non-sens, ou un trop grand rapprochement des deuxque.

« Impossible de se débarrasser des deuxautres que ! » dit-il avec impatience. « Audiable soit la lettre ! À quoi bon se casser la tête pour depareilles niaiseries ? J’ai perdu l’habitude d’écrire deslettres d’affaires. Et voilà qu’il est bientôt troisheures ! »

– Zakhare, tiens, voilà pour toi.

Il déchira la lettre en quatre morceaux et lesjeta à terre.

– As-tu vu ? dit-il.

– J’ai vu, répondit Zakhare, en ramassant lesmorceaux.

– Donc laisse-moi tranquille avec ledéménagement. Qu’est-ce que tu as encore là ?

– Eh ! les notes donc ?

– Ah ! Seigneur ! tu veuxm’achever ! Eh bien ! combien cela fait-il ?dépêche-toi.

– Celle du boucher est de quatre-vingt-sixroubles cinquante-quatre kopeks.

Élie frappa ses mains l’une contrel’autre.

– Tu es fou ! Tant d’argent rien que pourle boucher ?

– On ne l’a pas payé depuis trois mois. Voilàpourquoi on lui doit tant d’argent. Tenez, c’est inscritlà-dedans ; on ne vous vole pas.

– Ah ! et tu soutiens que tu n’es pointvenimeux ? dit Oblomoff ; il m’achète pour un million deviande ! Où fourres-tu tout cela ? Si encore cela teprofitait.

– Ce n’est pas moi qui l’ai mangée !répondit grossièrement Zakhare.

– Non ! ce n’est pas toi !

– Pourquoi me reprochez-vous le pain que jemange ? Tenez, regardez !

Et il lui avançait les notes.

– Ah ! à qui encore ? dit Élie,repoussant avec dépit les papiers graisseux.

– Encore cent vingt et un roubles dix-huitkopeks au boulanger et au fruitier.

– Mais c’est la ruine ! cela ne ressembleà rien ! dit Élie hors de lui-même. Tu es donc une vache, pourruminer tant de légumes…

– Non, je suis un être venimeux !répliqua Zakhare avec amertume, en se détournant de son maître. SiMichée Taranntieff ne venait pas ici, il y aurait moins de dépense,ajouta-t-il.

– Eh bien ! combien cela fait-il entout ? compte, dit Élie, et il se mit à compter lui-même.

Zakhare fit le calcul sur ses doigts.

– Que c’est donc bête ! Je trouve chaquefois un total différent, dit Oblomoff. Et toi ! combientrouves-tu ? Deux cents ?

– Attendez un peu, donnez-moi le temps, ditZakhare en fermant les yeux et en marmottant : Huit dizaines,et dix dizaines, dix-huit ; et deux dizaines…

– Ali ! tu n’en finiras jamais commecela ! dit Élie ; va-t-en chez toi, présente-moi lesnotes demain, et aie soin qu’il y ait du papier et de l’encre…Quelle somme ! Je te le disais bien qu’il faut payer petit àpetit ; mais non, il vous fourre tout à la fois. Quelleengeance !

– Deux cent cinq roubles septante et deuxkopeks, dit Zakhare, après avoir compté. Donnez l’argent, s’il vousplaît.

– Vraiment, tout de suite ! Attendsencore : je vérifierai demain…

– Comme il vous plaira, monsieur ; ilsdemandent…

– Allons, allons, laisse-moi tranquille !J’ai dit demain, et demain je paierai. Va chez toi, j’ai àtravailler : j’ai des soucis bien plus graves…

Élie s’assit commodément sur une chaise etramena ses pieds sous lui : mais il commençait à peine deméditer que la sonnette retentit.

Parut un petit homme au ventre modeste, à laface blanche, aux joues roses, au crâne chauve qu’entourait, àpartir de la nuque, une frange de cheveux noirs et épais.

La place chauve était circulaire, propre etluisante comme si elle avait été tournée dans l’ivoire. Laphysionomie du visiteur se distinguait par une attention inquiètepour tout ce qu’il voyait, par la retenue dans le regard, lamodération dans le sourire : il était modestement etofficiellement convenable.

Il était vêtu d’un habit commode qui aumoindre geste s’ouvrait large et ample comme une porte-cochère. Sonlinge reluisant de blancheur était en parfaite harmonie avec soncrâne chauve. À l’index de la main droite brillait une grosse baguemassive, ornée d’une pierre brune.

– Docteur ! par quel hasard ?s’écria Oblomoff, présentant une main au docteur et de l’autreapprochant une chaise.

– Je me suis ennuyé de vous savoir toujoursbien portant ; Vous ne me faites pas appeler, j’ai passémoi-même, répondit le docteur en plaisantant ; non,ajouta-t-il ensuite d’un ton sérieux, je viens de chez votre voisind’en haut et-je suis entré pour vous dire bonjour.

– Merci. Et le voisin, commentva-t-il ?

– Comment il va ? Que vousdirai-je ? Encore trois, quatre semaines… peut-êtretraînera-t-il jusqu’à l’automne, et puis… il a déjà l’hydropisiedans la poitrine : son affaire est claire. Et vous, commentcela va-t-il ?

Oblomoff secoua tristement la tête.

– Pas bien, docteur. J’ai eu plusieurs foiscomme une velléité de vous consulter. Je ne sais que faire.L’estomac ne digère presque plus, j’ai un poids sous la cavitépectorale, j’ai le fer chaud[43], j’ai larespiration pénible… dit Oblomoff en prenant une mine dolente.

– Donnez-moi la main, dit le docteur, et illui tâta le pouls et ferma les yeux quelques minutes. Ettoussez-vous ? demanda-t-il.

– La nuit, surtout quand j’ai soupé.

– Hum ! avez-vous des palpitations decœur ? des maux de tête ?

Et le docteur fit encore quelques autresquestions de ce genre, puis il inclina son crâne chauve et méditaprofondément. Deux minutes après il releva subitement la tête, etdit d’une voix décidée :

– Si vous vivez encore deux où trois annéessous ce climat, que vous restiez toujours couché, et si vouscontinuez à vous nourrir d’aliments gras et indigestes, vousmourrez d’apoplexie.

Oblomoff tressaillit.

– Que dois-je donc faire ? parlez, au nomdu ciel ! dit Oblomoff effrayé.

– Mais ce que font les autres : aller àl’étranger.

– À l’étranger ! répéta Oblomoffabasourdi.

– Oui ; eh bien ! quoi ?

– De grâce, docteur, à l’étranger, est-cepossible ?

– Et pourquoi serait-ce impossible ?

Élie promena silencieusement son regard surlui-même, ensuite le long de la chambre et répétamachinalement :

– À l’étranger !

– Qui vous en empêche ?

– Comment qui ? Mais tout.

– Quoi donc tout ? Est-ce que l’argentvous manquerait ?

– Oui, oui, en effet, je manque d’argent, ditvivement Oblomoff, enchanté de ce prétexte si naturel, sous lequelil pouvait se cacher tout entier avec la tête. Voyez donc ce quem’écrit le staroste… Où est la lettre ? où l’ai-jefourrée ? Zakhare !

– Bien, bien, dit le docteur, cela ne meregarde pas ; mon devoir était de vous prévenir qu’il vousfaut changer de manière de vivre, de lieu, d’air, d’occupations –de tout, de tout !

– Bien, j’y réfléchirai, dit Oblomoff. Oùfaut-il aller et que dois-je faire ? demanda-t-il.

– Allez à Kissingen ou à Hombourg, répondit ledocteur ; vous y resterez les mois de juin et dejuillet ; vous prendrez les eaux, ensuite vous irez en Suisseou dans le Tyrol ; vous ferez une cure de raisin. Là, vouspasserez septembre et octobre…

– Le diable sait… dans le Tyrol ! fitÉlie d’une voix à peine intelligible.

– Puis il faut vous rendre sous un climat sec,en Égypte, par exemple…

« Il ne manquait plus quecela ! » pensa le patient.

– Éviter tout souci et tout chagrin….

– Cela vous est facile à dire, répliquaOblomoff, vous ne recevez pas du staroste des lettres commecelle-ci…

– Il faut aussi éviter de penser, continuaitle docteur.

– De penser ?

– Oui, toute tension d’esprit…

– Et le plan des réformes à introduire dans mapropriété ? De grâce, est-ce que vous me prenez pour unebûche ?

– Ah bien ! cela vous regarde. Mon devoirest de vous prévenir. Il faut aussi se préserver despassions : elles retardent la guérison ; il faut chercherdes distractions : par exemple, des promenades à cheval, ladanse, un exercice modéré au grand air, les conversationsagréables, surtout avec le beau sexe, afin que le cœur battelégèrement et seulement par l’effet de douces sensations.

Oblomoff l’écoutait, l’oreille basse.

– Ensuite ? demanda-t-il.

– Ensuite Dieu vous préserve de lire oud’écrire ! Louez une villa dont les fenêtres soient au sud,avec beaucoup de fleurs tout autour, de la musique et desfemmes…

– Et le régime ?

– Point de viande, et en général gardez-vousde toute chair et de tout aliment farineux ou gélatineux. Vouspouvez prendre du bouillon coupé, des légumes ; seulementsoyez sur vos gardes : le choléra rude maintenant presquepartout, il faut donc être très-prudent… Vous pouvez faire despromenades de huit heures à pied dans la journée. Armez-vous d’unfusil…

– Seigneur !… gémit Oblomoff.

– Enfin, fit le docteur en concluant, allezpasser l’hiver à Paris et là, dans le tourbillon du monde, cherchezà vous distraire ; ne vous abandonnez pas à vosréflexions ; courez du théâtre au bal, au bal masqué ;faites des parties de campagne, des visites ; qu’il y aittoujours autour de vous des amis, du bruit, des rires…

– N’y a-t-il pas encore quelque chose ?demanda Élie avec un dépit mal contenu.

Le docteur réfléchit.

– Mais on pourrait user aussi de l’air de lamer : allez vous embarquer eu Angleterre sur un pyroscaphe etfaites une promenade en Amérique…

Il se leva pour prendre congé.

– Si vous suivez mes prescriptions à lalettre, dit-il…

– C’est bon, c’est bon, je les suivraiexactement, répondit Oblomoff d’une voix mordante enl’accompagnant.

Le docteur partit, laissant Élie dans l’étatle plus pitoyable. Il ferma les yeux, mit ses deux mains sur satête, se pelotonna sur sa chaise et resta ainsi sans regarder nullepart, sans rien sentir…

On put entendre derrière lui un appeltimide.

– Monsieur.

– Eh bien ? dit-il.

– Que faut-il répondre àl’intendant ?

– À quel sujet ?

– Mais au sujet du déménagement.

– Tu reviens encore là-dessus ? demandaOblomoff stupéfait.

– Mais que dois-je faire, monseigneur ?décidez vous-même. Ma vie est bien assez amère sans cela,j’approche de la tombe…

– Non, assurément c’est toi qui veux me menerà la tombe avec ton déménagement, dit Oblomoff. Écoute donc ce quedit le docteur.

Zakhare ne trouva rien à répondre, seulementil soupira avec une telle force que les bouts de sa cravatetremblèrent sur sa poitrine.

– Tu as résolu de me faire mourir ?demanda encore une fois Oblomoff : je t’ennuie, hein ? ehbien, réponds donc !

– Que Christ soit avec vous ! vivez enbonne santé ! qui vous veut du mal ? grommelait Zakharetout à fait interdit de la tournure tragique que commençait àprendre la conversation.

– Toi ! dit Élie, je t’ai défendu desouffler mot du déménagement, et il ne se passe pas de jour que tune me le rappelles cinq fois : mais cela me dérange,comprends-le. Ma santé n’est déjà pas trop bonne…

– Je pensais, monsieur, que… pourquoi, parexemple, pensais-je, ne pas déménager ? fit Zakhare d’une voixaltérée par l’émotion.

– Pourquoi ne pas déménager ! Tu enparles bien à ton aise ! dit Oblomoff en se retournant avecson fauteuil vers Zakhare. Mais as-tu bien saisi le sens du motdéménager, hein ? je suis sûr que tu ne l’as passaisi !

– Je ne l’ai pas saisi, en vérité, réponditZakhare humblement, prêt à convenir de tout avec le barine, pourvuque l’affaire ne tournât pas au pathétique, qui pour lui était« plus amer que le radis noir. »

– Tu n’as pas saisi ; alors écoute, etensuite examine si l’on peut déménager. Que veut diredéménager ? Cela veut dire : il faut que le barine sortepour toute la sainte journée, et soit habillé dès le matin…

– Eh bien ! pourquoi ne pas sortir ?fit observer Zakhare : pourquoi ne pas s’absenter toute unejournée ? Ce n’est pas sain de rester ainsi enfermé. Voyezcomme vous avez mauvaise mine ! Jadis vous étiez frais commeun jeune concombre, et maintenant que vous êtes toujours assis,Dieu sait à quoi vous ressemblez. Vous devriez vous promener un peudans les rues, voir le monde ou autre chose…

– As-tu fini, moulin à sottises ? ditOblomoff ; écoute plutôt : se promener dans lesrues !

– Oui, certainement, continua Zakhare avecchaleur. On dit qu’il vient d’arriver un monstre dont on n’avaitjamais ouï parler : vous devriez aller voir ça. Vous devriezaller au spectaque, au bal masqué, et on déménagerait icisans vous.

– Ne dis pas de bêtises ! Comme tut’inquiètes du repos de ton barine ! S’il t’en croyait, ilirait flâner toute la journée. Qu’est-ce que cela te fait que jedîne Dieu sait où et comment, et que je ne puisse m’étendre un peuaprès le dîner ? Ils déménageront ici sans moi ! On n’aqu’à ne pas les surveiller, et ils auront bientôt déménagé desdébris. Je le sais bien, continua Oblomoff avec une conviction deplus en plus profonde, ce que veut dire un déménagement ! Celaveut dire bruit, meubles en pièces ; tous les objets sontentassés par terre : ici est le porte-manteau, et le dossierdu sofa, et les tableaux, et les chibouques et les livres, et desfioles qu’on ne voit jamais, et qui sortent le diable saitd’où ! Allez tout surveiller, pour qu’on ne perde rien etqu’on ne casse pas tout… une moitié est là, l’autre sur lacharrette, ou au nouveau logement : a-t-on envie defumer ? on prend la chibouque et le tabac n’est plus là…a-t-on envie de s’asseoir ? pas un siège ; qu’on touche àn’importe quoi, on se salit ; tout est couvert depoussière ; et pas moyen de se laver, et on est obligé d’alleravec des mains, tiens, comme les tiennes…

– J’ai les mains propres, dit Zakhare enmontrant, au lieu de mains, deux vraies semelles de bottes.

– Ne les montre pas ! dit Élie, en sedétournant. Et veut-on boire ? continua-t-il, on prend lacarafe, mais le verre n’est plus là.

– On peut boire à même ! fit observernaïvement Zakhare, supposant que, si ce moyen était peu en usage,c’est que peut-être il n’était pas connu de tout le monde.

– Chez vous autres c’est ainsi que toutva : on peut se passer de balayer, d’épousseter et de battreles tapis. Et dans le nouvel appartement, continua Élie, selaissant entraîner par la vive peinture que lui fournissait sonimagination, pendant trois jours on ne sait se débrouiller, rienn’est à sa place : les tableaux sont par terre contre lamuraille, les galoches sur le lit, les bottes dans un paquet avecle thé et la pommade. Ici on s’aperçoit qu’un pied du fauteuil estcassé, là, le verre d’un cadre est brisé, ou le sofa est touttaché. Demande-t-on quelque chose ? Personne ne peut dire oùça est ; c’est perdu, c’est oublié dans l’ancienappartement : il faut y courir…

– Oui dà, quelquefois il arrive bien d’ycourir une dizaine de fois, interrompit Zakhare.

– Tu vois, continua Oblomoff. Et si on se lèvele matin dans le nouveau logement, quel ennui ! on n’a ni eauni charbon, et en hiver on gèle ; les chambres sont froides eton n’a pas apporté le bois ! Va, cours, emprunte…

– Et encore Dieu sait quels voisins onaura ! dit de nouveau observer Zakhare : il y en a quinon-seulement ne vous prêteraient pas une brassée de bois, mais onaurait beau les prier, qu’on n’en obtiendrait pas une jatted’eau.

– Tu vois, dit Élie. A-t-on fini le soird’emménager ; il semble qu’on doive être quitte de touttracas ; non pas, il y en a encore pour quinze jours. On croitque tout est à sa place, et on s’aperçoit qu’il reste toujoursquelque chose à faire : accrocher les stores, pendre lestableaux. C’est à vous faire rendre l’âme, la vie vous devientodieuse… Et les dépenses, les dépenses !…

– La fois passée, il y a huit ans, cela nous acoûté deux cents roubles. Je me le rappelle comme si c’étaitaujourd’hui, dit Zakhare.

– Eh bien ! est-ce une bagatelle ?dit Élie. Et comme on est mal à l’aise dans un nouvelappartement ! Que de temps il faut pour s’y habituer !Mais il me serait impossible de dormir cinq nuits de suite à unenouvelle place. Je serais accablé de tristesse, si en me levantj’apercevais là quelque autre enseigne que celle de l’ébéniste. Jemourrais d’ennui si, avant dîner, à la croisée d’en face, je nevoyais s’avancer la tête de cette vieille aux cheveux courts…Comprends-tu maintenant à quelle extrémité tu poussais ton maître,hein ? demanda Élie d’un ton de reproche.

– Je comprends, murmura humblementZakhare.

– Pourquoi donc me proposais-tu dedéménager ? Quelle force humaine pourrait yrésister ?

– J’avais pensé que puisque d’autres,voyez-vous, qui nous valent bien, déménagent, que dès lors nouspouvions aussi… dit Zakhare.

– Quoi ? quoi ? demanda Oblomoffavec stupeur en se soulevant du fauteuil, qu’as-tu dit ?

Zakhare resta interdit du coup, ne sachant enquoi il avait pu provoquer l’exclamation et le geste pathétique dubarine. Il se taisait.

– D’autres qui nous valent bien ! répétaÉlie avec épouvante : voilà où tu en es venu ! Maintenantje saurai que pour toi je ne suis pas plus qu’un autre !

Oblomoff fit une révérence ironique à Zakhareet montra une figure extrêmement offensée.

– De grâce, monsieur, est-ce que je vouscompare à qui que ce soit ?

– Loin de mes yeux ! dit Oblomoff d’unair impérieux, en montrant la porte de la main : je ne puisplus te voir. Ah ! « d’autres ! » c’estbien !

Zakhare se retira chez lui avec un profondsoupir.

« Quelle vie, quand on ypense ! » grommela-t-il, en s’asseyant sur le poêle.

« Mon Dieu ! » gémissait Éliede son côté, « j’avais voulu consacrer la matinée à un travailutile, et voilà qu’on m’a bouleversé pour toute la journée. Et quidonc ? mon propre domestique ! Un homme dévoué, éprouvé,et que vient-il de dire ? comment a-t-il pu ?… »

Oblomoff pendant longtemps ne parvint pas à secalmer ; il se couchait, se levait, marchait et se recouchait.En l’abaissant au niveau des autres, Zakhare, à ses yeux, manquaità la déférence exceptionnelle qu’il devait à la personne du barine,à l’exclusion de tous et de chacun.

Il pénétra au fond de cette comparaison etexamina ce qu’étaient les autres, et ce qu’il était lui-même, àquel degré était possible et vrai ce parallèle, et combien étaitgrave l’affront que lui avait fait Zakhare ; enfin si Zakharel’avait offensé en connaissance de cause, c’est-à-dire s’il étaitintimement convaincu qu’« un autre » était l’égal deM. Élie Oblomoff, ou si ce mot avait échappé à sa langue, sansque sa tête y fût pour rien.

Ces réflexions piquèrent l’amour-propred’Élie : il se décida à montrer à Zakhare quelle différence ily avait entre lui et ceux que comprenait Zakhare sous cettedénomination « d’autres, » et de lui faire sentir, toutel’horreur de son procédé.

– Zakhare ! cria-t-il d’une voixtraînante et solennelle.

Zakhare, à cet appel, ne sauta point enfrappant des pieds, comme d’habitude ; il ne grommelapoint ; il se glissa lentement à bas du poêle, et se mit enmarche, accrochant tout des bras et des hanches, doucement, àcontre-cœur, comme un chien qui, à la voix du maître, sent que sonescapade est découverte et qu’on l’appelle pour que justice soitfaite. Zakhare entr’ouvrit la porte, mais il ne put se décider àentrer.

– Entre ! dit Élie.

Quoique la porte ne fût pas malaisée, Zakharel’ouvrit de manière à ne pouvoir y passer. C’est pourquoi ils’arrêta dans l’entre-baîllement.

Oblomoff était assis sur le bord du lit.

– Viens ici ! dit-il en insistant.

Zakhare se dégagea avec peine de la porte,mais il la ferma tout de suite sur lui et s’y adossasolidement.

– Ici ! dit Élie, en montrant du doigtune place auprès de lui. Zakhare fit un demi-pas et s’arrêta àquelques mètres de l’endroit indiqué.

– Encore ! dit Oblomoff.

Zakhare eut l’air de faire un pas, mais enréalité il se balança seulement, fit du bruit avec son talon etresta en place. Élie voyant que cette fois il ne réussiraitd’aucune façon à amener Zakhare plus près, le laissa là et leregarda pendant un certain temps en silence avec un air dereproche.

Zakhare, que gênait beaucoup cettecontemplation muette de sa personne, fit mine de ne pas remarquerle barine : plus que jamais il se détourna et ne dirigea mêmepoint son regard sur lui.

Il se mit à regarder opiniâtrement à gauche,du côté opposé : là il vit un objet qui lui était connu depuislongtemps, la frange de la toile d’une araignée autour du tableau,et dans l’araignée un reproche vivant de sa négligence.

– Zakhare ! prononça Élie doucement etd’un ton plein de dignité.

Le serf ne répondit point. On eût dit qu’ilpensait : « Eh bien, qu’est-ce que tu veux ? Est-ceun autre Zakhare, quoi ? Est-ce que je ne suis pasici ? »

Et il transporta son regard de gauche àdroite, en passant par-dessus le barine ; là aussi setrouvait, pour le rappeler à lui-même, le miroir qu’une couche depoussière couvrait comme une gaze. Dans le miroir, d’un air sauvageet en dessous, le regardait, comme dans un brouillard, sa propreface morose et laide.

Il détourna son regard avec mauvaise humeur dece triste objet qui ne lui était que trop connu, et se décida uninstant à l’arrêter sur Élie. Leurs yeux se rencontrèrent. Zakharene put soutenir le reproche peint dans l’œil du barine, et baissale sien à ses pieds : là encore, sur le tapis, imprégné depoussière et de taches, il put lire le pitoyable certificat de sonzèle pour le service du maître.

– Zakhare ! répéta Oblomoff avecsentiment.

– Monsieur ? dit Zakhare à voix basse età peine intelligible, et il frissonna légèrement, pressentant undiscours pathétique.

– Donne-moi du kwas, dit Élie.

Zakhare sentit son cœur soulagé : dejoie, il se jeta lestement, comme un gamin, vers le buffet etapporta le kwas.

– Eh bien ! comment te sens-tu ?demanda Oblomoff avec douceur après une gorgée, et tenant le verredans sa main ; n’est-ce pas que tu n’es pas bien ?

La figure sauvage de Zakhare s’attendritsur-le-champ, un rayon de repentir illumina ses traits. Le serfsentit les premiers symptômes de sa vénération pour le barine quise réveillait dans sa poitrine et qui gagnait son cœur, et tout àcoup il le regarda droit dans les yeux.

– Comprends-tu ton méfait ? demandaÉlie.

« Qu’est-ce que cela veut dire :méfait ? » pensa Zakhare avec douleur. « Ça doitêtre quelque chose de très-lamentable. Peut-on s’empêcher depleurer, quand il commence à vous savonner ainsi ! »

– Quoi donc, monsieur ? commença Zakharede la note la plus basse de son diapason : mais je n’ai riendit, excepté que, voyez-vous…

– Non, attends ! interrompitOblomoff : as-tu compris ce que tu as fait ? Allons, posece verre sur la table et réponds !

Zakhare ne répondit rien : il necomprenait décidément pas ce qu’il avait fait ; mais cela nel’empêchait point de regarder le barine avec vénération : ilbaissa même un peu la tête, en reconnaissance de sa faute.

– Dis encore que tu n’es pas un êtrevenimeux ? fit Oblomoff.

Zakhare se taisait toujours, seulement ilcligna de l’œil très-fort par trois fois.

– Tu as chagriné le maître ! dit Élieavec des pauses entre chaque mot, et il regarda fixement Zakhare enjouissant de son trouble.

Zakhare ne savait où se fourrer demalaise.

– N’est-ce pas que tu m’as chagriné ?demanda Élie.

– Chagriné ! dit Zakhare à voix basse,perdant tout à fait contenance à ce nouveau mot lamentable. Iltournait l’œil à droite, à gauche et droit devant lui, cherchantpartout son salut, et de nouveau passèrent sous ses yeux et lestoiles d’araignée, et la poussière, et sa propre image, et lafigure du barine.

« Si je pouvais être à cent pieds sousterre ! Ah ! si la mort pouvait venir ! »pensait-il, en voyant qu’il avait beau faire, il n’éviterait pasune scène pathétique.

Il sentit qu’il clignotait toujours de plus enplus et que, s’il n’y prenait garde, ses larmes allaient jaillir.Enfin il répondit au barine avec les mots bien connus de lachanson ; seulement il parla en prose.

– En quoi ai-je pu vous chagriner[44], monsieur ? demanda-t-il presqueen pleurant.

– En quoi ? répéta Oblomoff. Mais as-turéfléchi à ce que c’est que « d’autres ? »

Il s’interrompit, continuant à regarderZakhare.

– Faut-il te dire ce que c’est ?

Zakhare se retourna comme un ours dans satanière, et soupira à ébranler la chambre.

– Ce que tu entends par « un autre »est un pauvre et misérable hère, un homme grossier, sans éducation,qui vit salement, maigrement, sous les combles, ou qui se couchequelque part, dans la cour, sur un méchant tapis de feutre.

Qu’est-ce qui peut lui arriver à cet« autre ? » rien. Il bâfre des pommes de terre etdes harengs. La pauvreté le relance de-ci de-là et le fait courirtoute la journée. Cet « autre » peut déménager.

Tiens, Liagaeff, par exemple : il prendsa règle sous son bras, et deux chemises dans son mouchoir depoche, et le voilà parti… « Où vas-tu, s’il teplait ? » « Je déménage, » dit-il. Voilà ce quej’appelle « un autre ! » Et moi, à ton avis, suis-je« un autre ? » Hein ?

Zakhare jeta un coup d’œil sur le barine, sebalança d’un pied sur l’autre et garda le silence.

– Qu’est-ce qu’« un autre » ?continua Oblomoff. « Un autre » est un homme qui nettoielui-même ses bottes et s’habille lui-même ; quoique parfois ilait l’air d’un barine, il ment, il ne sait point ce que c’est queles domestiques ; il n’a personne pour faire ses commissions,il court lui-même chercher ce dont il a besoin ; il attiselui-même le feu dans le poêle, quelquefois même il époussète…

– Ça doit être un Allemand : il y en abeaucoup comme ça, dit Zakhare d’un air sombre.

– Justement ! Et moi ? qu’en dis-tu,moi, suis-je « un autre ? »

– Vous êtes tout à fait un autre ! fitZakhare d’un ton lamentable, ne comprenant pas encore ce quevoulait dire le barine. Dieu sait qui vous souffle toutcela[45]…

– Je suis tout à fait un autre, hein ?Attends, vois ce que tu viens de dire. Examine un peu comment« un autre » vit. « Un autre » travaille sansrelâche et se met en quatre, continua Oblomoff : s’il n’a pastravaillé, il ne mange pas. « Un autre » salue, « unautre » supplie, s’humilie… Et moi ? Voyons,prononce-toi : qu’en penses-tu ? « un autre, »est-ce moi, hein ?

– Cessez donc, monseigneur, de me fairelanguir avec ces mots lamentables ! dit Zakhare en suppliant,ah, Seigneur Dieu !

– Moi, « un autre ! » Maisest-ce que je me trémousse, est-ce que je travaille ? Ou bienest-ce que je me plains le manger ? Suis-je maigre ou ai-jel’air misérable ? Est-ce qu’il me manque quelque chose ?Il me semble que j’ai des gens pour me servir, pour me présenter cedont j’ai besoin. Grâce à Dieu ! Je n’ai pas mis mes bas uneseule fois depuis que je suis au monde ! Est-ce que je medonnerais cette peine ? Et pourquoi faire ? Et à quiest-ce que je le dis ? N’est-ce pas toi qui m’as soigné depuismon enfance ? Tu sais tout cela ; tu as vu que j’ai étéélevé délicatement, que je n’ai jamais souffert ni du froid ni dela faim, que jamais je n’ai senti le besoin, que je n’ai jamais euà gagner mon pain et qu’en général jamais je ne me suis occupéd’ouvrages de vilain. Comment dès lors as-tu pu avoir le courage deme comparer aux autres ? Est-ce que j’ai une santé de fercomme « ces autres ? » Est-ce que je puis faire etsupporter tout cela ?

Zakhare perdit décidément toute faculté decomprendre le raisonnement d’Oblomoff ; mais ses lèvres segonflèrent de l’émotion intérieure ; la scène pathétiquegrondait comme un orage sur sa tête. Il se taisait.

– Zakhare, reprit Élie.

– Monsieur ? miaula-t-il dune voix àpeine intelligible.

– Donne encore du kwas.

Zakhare apporta du kwas, et quand son maître,après avoir étanché sa soif, lui remit le verre, il voulut gagnerlestement son cabinet.

– Non, non, reste ! continua Élie. Je tedemande comment tu as pu offenser si cruellement le barine, que tuas porté enfant sur tes bras, que tu sers toute ta vie et qui tecomble de bienfaits.

Zakhare n’y put tenir ; les mots :qui te comble de bienfaits, l’achevèrent ! Il se mità clignoter de plus en plus. Moins il comprenait le discourspathétique d’Élie, plus il se sentait écrasé.

– Pardon, monsieur, commença-t-il à sifflerd’un air repentant : c’est par bêtise, en vérité, que je… parbêtise…

Et Zakhare, n’ayant pas conscience de ce qu’ilavait fait, ne savait par quel verbe terminer sa phrase.

– Et moi, continua Oblomoff, du ton d’un hommeoffensé et surtout méconnu dans sa dignité, je travaille jour etnuit, je me fatigue ! Quelquefois la tête me brûle, mon cœurse pâme… on ne dort pas ses nuits pleines, on se retourne, on pensetoujours aux moyens de faire le mieux possible… et tout cela pourqui ? Tout cela pour vous autres, pour les paysans ; pourtoi donc aussi. Quand parfois tu me vois la tête plongée sous lacouverture, tu crois peut-être que je suis étendu là comme unesouche, que je dors ? Non, je ne dors point ; je suistoujours absorbé dans un souci profond : c’est que mes paysansne manquent jamais de nécessaire, qu’ils n’aient rien à envier auxautres, qu’ils n’aient point à pleurer contre moi devant leSeigneur Dieu au jugement dernier, mais qu’ils prient pour moi etcélèbrent ma bonté après ma mort. Ingrats ! conclut Oblomoffd’un ton d’amer reproche.

Zakhare fut définitivement attendri par lesderniers mots lamentables. Il commença à sangloter tout bas ;le râle et le sifflement enroué se confondirent cette fois en unenote que n’aurait pu donner aucun instrument, sauf peut-être legong chinois ou le tam-tam indien.

– Mon bon seigneur ! suppliait-il,finissez donc ! Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce que vouschantez là ? Ah ! notre mère, la très-sainte mère deDieu ! Quel malheur a fondu sur nous, sans qu’on ait pu leprévoir !…

– Et toi, continua Élie sans l’écouter, tuaurais dû avoir honte de parler ainsi ! Voyez quel serpentj’ai réchauffé dans mon sein !

– Serpent ! s’écria Zakhare en frappantses mains l’une contre l’autre, et il se mit à pleurer enbourdonnant comme si vingt hannetons étaient entrés dans lachambre. Quand donc ai-je parlé de serpent ? disait-il àtravers ses sanglots, mais je ne le vois seulement pas en rêve,l’impur !

Ils ne se comprenaient plus l’un l’autre etchacun finit par ne plus se comprendre lui-même.

– Mais comment as-tu eu le front de me parlerainsi ? continua Oblomoff : et moi qui lui avais assignédans mon plan une maison à lui, un potager, une ration de blé, moiqui lui avais fixé des gages ! Tu étais chez moi intendant,majordome et chargé d’affaires ! Les paysans te saluaientjusqu’à la ceinturé ; ils t’appelaient : monsieurZakhare, et toujours monsieur Zakhare ! Et monsieur n’est pasencore content, et il m’a promu à la dignité des« autres ! » Voilà ma récompense et comme il honorele barine !

Zakhare poussait des sanglots convulsifs, etÉlie lui-même était ému. En sermonnant Zakhare, il s’étaitprofondément pénétré de la conviction qu’il comblait ses paysans debienfaits, et les derniers reproches, il les fit d’une voixtremblante et les larmes aux yeux.

– Maintenant tu peux aller en paix !dit-il à Zakhare d’un air réconcilié. Mais, attends, donne-moiencore du kwas. Mon gosier est à sec : tu aurais du ledeviner ; n’entendais-tu pas que la voix du barine étaitvoilée ? Vois où tu l’as poussé. J’imagine que tu as senti tonméfait, dit Élie, quand Zakhare lui servit du kwas, et qu’àl’avenir tu ne te permettras plus de comparer le barine à« d’autres. »

Si tu veux effacer ton offense, arrange-toicomme tu l’entendras avec le propriétaire, pour que je n’aie pas àdéménager. C’est donc ainsi que tu soignes le repos dubarine : tu l’as tout désorienté et peut-être l’as-tu privéd’une idée neuve, utile. Et qui en as-tu privé ? Toi-même.C’est à vous autres que je me suis voué entièrement, c’est pourvous que j’ai donné ma démission, que je m’enferme…

Mais que Dieu te pardonne !Entends-tu ? Trois heures qui sonnent ! Il n’en resteplus que deux jusqu’au dîner ; que peut-on faire en deuxheures ? Rien. Et j’ai un tas d’affaires. Ma foi ! tantpis, la lettre attendra le prochain courrier ; quant au plan,je l’esquisserai demain.

Maintenant je vais me coucher un peu : jesuis tout à fait accablé ; baisse les stores et enferme-moibien, pour qu’on ne me dérange point ; peut-être dormirai-jeune petite heure, et à quatre heures et demie tu meréveilleras.

Zakhare se mit en devoir de calfeutrer lebarine dans sa chambre ; avant tout il le couvrit lui-même etborda sous lui la couverture, ensuite il descendit les stores,ferma hermétiquement toutes les portes et se retira chez lui.

« Puisses-tu crever, sacrésatyre ! » grommela-t-il en essuyant les traces de seslarmes et en grimpant sur le poêle, « oui, satyre ! unemaison à soi, un potager, des gages ! » disait Zakharequi n’avait compris que les derniers mots. « Tu n’es bon qu’àdire des paroles lamentables : c’est comme s’il vous sciait lecœur avec un couteau ! Voilà ma maison et mon potager, etc’est ici que j’allongerai mes pattes[46] ! » disait-il avec fureur, enfrappant sur le poêle. « Des gages ! si l’on n’avait soinde ramasser les kopeks et les grivniks[47], onn’aurait pas de quoi acheter du tabac et régaler sa commère !…crrré mille… quand on y pense, et la mort qui ne vientpas ! »

Élie se coucha sur le dos, mais ne s’endormitpas tout de suite. Il songeait, songeait, il s’agitait,s’agitait…

« Deux malheurs d’un coup ! dit-ilen s’enveloppant tout à fait la tête dans la couverture. Comment ytenir ! »

Mais dans le fait, ces deux« malheurs, » c’est-à-dire la lettre sinistre du starosteet le déménagement, commençaient à ne plus troubler Oblomoff et àse ranger seulement parmi les souvenirs désagréables. « Il y aencore loin jusqu’aux désastres dont le staroste me menace, »se disait-il ; « d’ici là beaucoup d’eau coulera à larivière : espérons que les pluies vont améliorer larécolte ; peut-être le staroste recouvrera les arriérés ;les paysans fugitifs « seront réintégrés à domicile, »comme il dit.

« Et où ont-ils pu se réfugier, cespaysans ? » se demanda-t-il, et son imagination sereprésenta le côté pittoresque de la situation. « Allez doncvoir : ils se sont sans doute enfuis la nuit, par un tempshumide, sans pain. Où dormiront-ils ? Se pourrait-il que cefût dans les bois ! Pourquoi ne restent-ils pas chezeux ? Il est vrai que l’air de l’isba est infect, mais aumoins il y fait chaud… De quoi s’inquiètent-ils ? Bientôt leplan sera mûr ; pourquoi s’effraient-ils avant le temps ?Car enfin je… »

Le déménagement le tracassait davantage.C’était un malheur plus récent, postérieur ; mais son espritconciliant le rangeait déjà dans le domaine de l’histoire.Quoiqu’il prévit confusément que le déménagement serait d’autantplus inévitable que Taranntieff s’en mêlait, il renvoyait en idée àune semaine cet événement inquiétant : il y gagnait huit joursde repos !

« Et peut-être Zakhare aura-t-il assezd’adresse pour s’arranger de manière qu’on ne sera même pas forcéde déménager ; espérons que nous l’éviterons, qu’on remettrala reconstruction à l’été prochain, ou qu’on abandonnera tout àfait cette idée : en un mot, on prendra d’autres mesures. Onne peut cependant pas… déménager !… »

C’est ainsi que tour à tour il s’agitait et secalmait, et enfin dans ces mots conciliateurs et tranquillisantspeut-être, espérons, de manière ou d’autre, Oblomofftrouva cette fois, comme toujours, une arche d’espérance et deconsolation, semblable à l’arche d’alliance de nos pères ; et,pour le moment, il réussit à se garantir des deux malheurs.

Déjà un léger et agréable engourdissementparcourait ses membres et commençait à couvrir ses yeux d’unbrouillard imperceptible, comme les premières et timides geléescouvrent de vapeurs la surface des eaux ; encore un instant etla conscience de lui-même allait s’envoler Dieu sait où, quand toutà coup Élie reprit ses esprits et rouvrit les yeux.

« Mais je ne me suis pas lavé !Comment cela se fait-il ? Je n’ai même rien fait, »murmura-t-il : « Je voulais mettre mon plan sur le papieret je ne l’ai pas fait ; je n’ai pas écrit à l’ispravnik, pasplus qu’au gouverneur ; j’ai commencé une lettre aupropriétaire de la maison et je ne l’ai pas terminée ; je n’aipas vérifié les notes et je n’ai pas donné l’argent, voilà commej’ai perdu ma matinée ! »

Il se prit à réfléchir.

« D’où cela vient-il ? Et « unautre » aurait fait tout cela ! » Cette réflexionpassa rapidement dans sa tête : « Un autre, un autre…Qu’est-ce donc qu’un autre ? »

Il approfondit la comparaison de lui-même avec« un autre. »

Il commença à songer, à songer et parvint à seformer d’« un autre » une idée tout à fait opposée àcelle qu’il avait donnée à Zakhare. Il dut convenir qu’un autreaurait eu le temps d’écrire toutes les lettres, en évitant larépétition malencontreuse des qui et desque ; un autre aurait déménagé, aurait achevé leplan, et serait allé a la campagne…

« Mais moi aussi, j’aurais pu faire toutcela… » pensa-t-il. « Est-ce que je ne sais pas écrireaussi ? il m’arrivait dans le temps d’écrire, non passeulement des lettres, mais des choses plus difficiles !Comment ai-je perdu ce pouvoir ? et qu’y a-t-il de si pénibleà déménager ? Il suffit de vouloir !

« Un autre ne met jamais dekhalate » – ce trait vint s’ajouter au caractère d’un autre, –un autre… ici il bâilla… « ne dort presque pas… un autre jouitde la vie, va partout, voit tout et se mêle a tout… Et moi !moi… je ne suis pas un autre ! » dit-il avec uncommencement de mélancolie et en se plongeant dans une profondeméditation. Il dégagea même sa tête de dessous la couverture.

Ce fut un de ces moments lucides dans sa vieoù Oblomoff fut sincère avec lui-même. Quel effroi le saisit quandsoudain dans son âme s’éleva l’image vive et nette du sort, et dela destination de l’homme, et quand s’éclaira d’une rapide lumièrele parallèle entre cette destination et sa propre existence ;quand se réveillèrent dans sa tête une à une diverses questionsvitales qui partaient de côté et d’autre en désordre, effarouchéescomme des oiseaux réveillés dans des ruines par un subit rayon desoleil !

Il se sentit triste et chagrin de son peu dedéveloppement intellectuel, de cet arrêt dans sa croissance morale,de sa malencontreuse apathie, et il se prit à envier les autres quivivaient si pleinement et si largement, tandis que lui, un lourdrocher semblait avoir roulé sur l’étroit et misérable sentier, deson existence.

Dans son âme inquiète s’est manifestée ladouloureuse conviction que beaucoup de ses facultés sont restéesendormies, que d’autres se sont à peine éveillées et qu’aucune n’aété définitivement mise en activité.

Et cependant il s’aperçoit avec déchirementqu’en lui gît comme dans une tombe un principe bon et pur, mortpeut-être, ou semblable à l’or enfoui au sein de la montagne et quidevrait depuis longtemps être converti en monnaie courante.

Mais le trésor était recouvert d’une couchelourde et profonde d’alluvions et de mauvais détritus. On eût ditque quelqu’un lui avait dérobé, pour les enterrer au fond de sonâme, tous les biens dont l’avaient gratifié le monde et la vie.

Quelque chose l’avait empêché de se lancerrésolument sur la mer et d’y courir sous les voiles déployées del’intelligence et de la volonté.

Un ennemi mystérieux avait appesanti sa mainsur lui dès le début de son voyage et l’avait rejeté loin de lavraie destination de l’homme…

Et il semble qu’il n’ait plus la force desortir du bois sauvage pour regagner le vrai sentier… La forêtl’entoure de toutes parts et tout dans son âme devient plus épaiset plus obscur. Les broussailles lui dérobent de plus en plus lesentier ; la conscience nette de lui-même s’éveille de plus enplus rare et ne ranime que pour un moment ses forcesengourdies.

L’intelligence et la volonté sont depuislongtemps paralysées et, tout le fait croire, paralysées sansretour. Les événements de sa vie se sont amoindris jusqu’à prendredes proportions microscopiques, et ces événements mêmes, il ne peutles dominer ; il ne passe pas de celui-ci à celui-là, mais ilest par eux ballotté comme d’une vague à l’autre ; il n’a plusla force d’opposer à l’un d’eux le ressort de sa volonté, ou de selaisser aller avec prudence à l’impulsion d’un autre.

Il ressentit une vive amertume de cettesecrète confession qu’il se faisait à lui-même. Les regretsstériles du passé, les remords brûlants de sa conscience lepoignaient comme des épines, et il réunit toutes ses forces pourjeter à bas le fardeau de ces reproches, trouver un autre coupableet retourner leurs aiguillons contre celui-là. Mais qui ?

« C’est Zakhare ! » dit-il àvoix basse… Il se retraça les détails de la scène avec Zakhare etsa figure rougit de la flamme de la honte. « Si quelqu’un parhasard m’avait entendu !… » pensait-il terrifié par cetteidée. « Dieu merci ! Zakhare ne saurait redire àpersonne, et on ne le croirait pas. Dieu soitloué ! »

Il soupirait, il se maudissait, se retournaitdans son lit, cherchait le coupable et ne pouvait le trouver. Sesoh ! ses ah ! et ses soupirs parvinrent même à l’oreillede Zakhare.

– Hé ! comme le kwas le gonfle làbas ! grognait Zakhare en colère.

« Pourquoi donc suis-jeainsi ? » se demanda Oblomoff presque en pleurant, et denouveau il cacha sa tête sous la couverture.« Pourquoi ? »

Après avoir cherché inutilement la source dumal qui l’empêchait de vivre comme on doit le faire, comme vivent« les autres, » il soupira, ferma les yeux, et, au boutde quelques minutes, il sentit ses membres enchaînés peu à peu parl’assoupissement.

« Et moi aussi… j’aurais voulu… »disait-il, rouvrant les yeux avec peine, « faire quelque chosecomme cela… La nature m’aurait-elle maltraité à ce point ?…Mais non, Dieu merci… je n’ai pas à me plaindre… »

Après quoi on put entendre un soupir desoulagement. Oblomoff venait de passer de l’agitation à son étatordinaire de quiétude et d’apathie.

« Probablement tel est mon sort… Qu’ypuis-je ?… » balbutia-t-il à peine, vaincu par lesommeil.

« Quelque chose comme deux mille derevenu en moins… » dit-il tout à coup à haute voix en rêvant.« Tout de suite, tout de suite, attends… » et il seréveilla à demi. « Cependant… il serait curieux de savoir…pourquoi je suis… comme cela… » reprit-il en baissant lavoix.

Les yeux d’Oblomoff se fermèrent tout à fait.« Oui, pourquoi ?… dit-il. Probablement… c’est… parceque… »

Il voulut, mais ne put prononcer les derniersmots.

C’est ainsi qu’il ne parvint pas à approfondirles causes ; sa langue et ses lèvres s’engourdirent soudainsur la moitié du mot et restèrent, comme elles étaient, à demiouvertes.

Au lieu du mot, on put entendre encore unsoupir, et aussitôt après retentit le ronflement cadencé d’un hommedormant sans souci.

Le sommeil arrêta le cours lent et paresseuxde ses pensées, et tout à coup le reporta à une autre époque,auprès d’autres personnes, dans un autre pays, ou nous le suivronsavec notre lecteur dans le chapitre suivant.

Chapitre 9

 

Où sommes-nous ? Dans quel coin de terrebéni nous a transportés le songe d’Oblomoff ? Quelle admirablecontrée !

Là, il est vrai, point de mer, ni de hautesmontagnes, ni de rochers, ni d’abîmes, ni de sombres forêts :rien de grandiose, de sauvage, d’austère.

Et à quoi bon le sauvage et legrandiose ? La mer, par exemple ? Dieu la bénisse !Elle n’apporte à l’homme que mélancolie : en la contemplant ona envie de pleurer. L’âme reste interdite d’effroi devant la nappeimmense des eaux : l’homme ne trouve rien pour reposer sonregard fatigué par la monotonie, de l’infini tableau.

Le roulement et le mugissement furieux desvagues n’ont rien de caressant pour sa faible oreille ;toujours les vagues répètent, depuis l’origine du monde, leursmêmes strophes, au sens lugubre et mystérieux, et toujours onentend le même gémissement et les mêmes plaintes, semblables auxplaintes d’un monstre voué à d’éternels tourments : on diraitles voix perçantes et sinistres des âmes en peine.

Sur ses bords point d’oiseaux quigazouillent ; seulement des mouettes silencieuses, comme descondamnées, qui voltigent tristement le long du rivage ettournoient au-dessus des ondes.

Le rugissement de la bête féroce est faible,devant ces clameurs de la nature, la voix de l’homme est étouffée,et l’homme lui-même semble si petit, si impuissant ! ils’efface si complètement dans les menus détails de l’immensetableau ! C’est pour cela peut-être que la contemplation de lamer lui est si pénible.

Non, Dieu la bénisse, la mer ! Même dansson calme et dans son immobilité, elle n’inspire aucun douxsentiment à l’âme : dans l’ondulation à peine sensible de lamasse d’eau, l’homme voit toujours la même puissanceextraordinaire, quoique endormie, qui en d’autres instants raillesi amèrement son orgueilleuse volonté et ensevelit si profondément,avec ses audacieux desseins, le fruit de ses labeurs et de sespeines.

Les montagnes et les abîmes n’ont pas été nonplus créés pour l’agrément de l’homme. Ils sont terribles etmenaçants comme les dents et les griffes que la bête féroce sort etdirige contre lui ; ils lui rappellent trop vivement sa naturemortelle et le frappent d’angoisse et de crainte pour sa vie.

Et puis le ciel là-bas, au-dessus des rocherset des abîmes, apparaît si éloigné et si impossible à atteindre,comme s’il s’était retiré des hommes !

Il n’est pas ainsi, le paisible petit coin oùse trouva soudain notre héros. Là, le ciel semble, au contraire,descendre et se serrer davantage contre la terre, non pour lancerplus fort ses tonnerres, mais peut-être pour l’étreindre avec plusd’amour : on dirait qu’il s’étend si bas au-dessus de la tête,– comme le toit le plus sûr, le toit paternel, – pour l’abriter, cepetit coin choisi, contre tout désastre.

Là, le soleil brille clair et chaud pendantprès de six mois, puis il s’éloigne, non tout d’un coup, mais commeà contre-cœur, comme s’il se retournait pour jeter encore un oudeux regards sur la contrée favorite, et lui faire don, pendant lespluies d’automne, d’un jour tiède et serein.

Là, les montagnes ne sont que l’image de cesterribles montagnes qui s’élèvent ailleurs et qui épouvantentl’imagination. C’est une rangée de collines qui vont en pentedouce, du haut desquelles il est agréable, en jouant, de rouler surle dos, et où l’on s’assied pour se perdre dans ses rêveries, enregardant le soleil couchant.

La rivière y court joyeuse et folâtre ;tantôt elle déborde en large étang, tantôt se précipite en filetsrapides, ou s’apaise comme rêveuse, et à peine, à peine rampe surles petits cailloux, envoyant de côté et d’autre des ruisseauxpétulants dont le murmure vous assoupit d’un sommeil sipaisible.

Tout ce petit coin, à quinze ou vingt verstesà l’entour, offre au peintre une série d’études pittoresques, degais et riants paysages. Le coteau à pente douce et sablonneuse,d’où les broussailles tentent de gagner jusqu’à l’eau ; leravin tortueux avec son ruisseau au fond, et le bouquet de bouleauxsemblent assortis exprès et dessinés de main de maître.

Un cœur vierge ou épuisé par les émotionsvoudrait se cacher dans ce petit coin, oublié du monde entier, et yvivre d’un bonheur ignoré du reste des hommes. Tout y promet unevie longue et paisible jusqu’à ce que les cheveuxjaunissent[48], et une mort insensible et semblable ausommeil.

L’année y accomplit son cours régulièrement etsans perturbations. D’après l’indication du calendrier, en marsarrive le printemps : alors, des coteaux accourent desruisseaux bourbeux ; la terre se dégèle et exhale une tiède etépaisse vapeur ; le paysan ôte la courte pelisse, sort à l’airen bras de chemise, et, voilant ses yeux de la main, se complaîtlongtemps à admirer le soleil, en se dilatant d’aise ; ensuiteil tire tantôt par un brancard, tantôt par l’autre, la charretterenversée, ou passe en revue et pousse du pied la charrueoisivement couchée sous l’auvent : c’est ainsi qu’il seprépare au travail accoutumé.

Là, les giboulées ne reviennent pas tout àcoup, la neige n’y comble pas les champs et n’y brise pas lesarbres. L’hiver, comme une belle inabordable, soutient soncaractère jusqu’au moment légal de la chaleur : la froidesaison ne vous fait point d’agaceries par des dégels inattendus, etne vous tord pas ensuite comme une corne par des geléesinouïes ; tout y marche suivant l’ordre général et habituel dela nature. En novembre arrivent la neige et le froid, quiaugmentent vers les Rois au point que le villageois mettant le pieddehors, rentre infailliblement la barbe blanche de givre ; enfévrier, le nez subtil flaire déjà par les airs le doux souffle desbrises printanières.

Mais l’été, l’été surtout est enivrant danscette contrée. C’est là qu’il faut chercher l’air frais, sec, nonpas embaumé par le citronnier ou le laurier, mais imprégné dessenteurs de l’absinthe, du pin et du cerisier à grappes ;c’est là qu’il faut chercher des jours sereins et tièdes, que lesoleil ne brûle point de ses feux, et que n’éclaire point, pendantprès de trois mois, un ciel sans nuage.

Quand viennent les beaux jours, ils durenttrois à quatre semaines ; la soirée est chaude et la nuitvaporeuse. Les étoiles clignotent aux cieux d’un air si affable, siamical !

Si la pluie tombe, quelle généreuse pluied’été ! Elle jaillit avec impétuosité, en abondance ;elle saute avec vigueur, tout comme les grosses larmes d’un hommesaisi d’une joie subite. Dès qu’elle a cessé, le soleil vient denouveau regarder avec un sourire d’amour et sécher les champs etles collines, et de nouveau toute la contrée répond au soleil parun sourire de bonheur.

Le villageois salue joyeusement la pluie.« La chère pluie mouillera, le cher soleilséchera ! » dit-il, en exposant avec volupté la face, lesépaules et le dos à la tiède averse. Là-bas les orages ne sont pasterribles, mais bienfaisants : ils arrivent toujours à la mêmeépoque, n’oubliant presque jamais la Saint-Élie, pour ne pas fairementir la tradition populaire[49].

Il paraît même que, chaque année, les coups detonnerre sont égaux en nombre et en force, tout à fait comme si legouvernement céleste dispensait pour la saison à toute la contréesa mesure habituelle d’électricité. Là, on n’entend parler nid’ouragans ni de désastres.

Jamais personne n’a eu occasion de lire dansles gazettes quelque chose de pareil sur ce petit coin béni deDieu. Et jamais on n’aurait rien imprimé ni rien entendu dire, siau village la veuve Marina Koulkova, âgée de vingt-huit ans,n’avait accouché de quatre enfants d’un coup, ce dont il fut detoute manière impossible de se taire.

Le seigneur n’avait jamais châtié cettecontrée ni de plaies d’Égypte ni de plaies ordinaires. Pas unhabitant ne se rappelle avoir vu dans le ciel aucun phénomèneeffrayant, ni globes de feu, ni ténèbres subites.

Là ne rampent point de reptilesvenimeux ; jamais n’y passent des nuées de sauterelles ;on n’y voit ni lions rugissants, ni tigres rauquants ; on n’yvoit même ni ours ni loups, parce qu’on n’y voit point deforêts.

Seulement, par les champs et le long duvillage, vaguent, grassement nourris, des moutons bêlants, desvaches ruminantes et des poules caquetantes.

Dieu sait si un poëte ou un amant de la naturese contenterait de ce petit coin paisible. Ces messieurs, nul nel’ignore, se plaisent à s’oublier en regardant la lune, et enécoutant les claquements de voix des rossignols. Ils aiment la lunecoquette, qui sait s’habiller de nuages paille et qui passemystérieusement à travers les branches des arbres, ou qui verse desgerbes de rayons argentés dans les yeux de ses adorateurs.

Mais dans cette contrée, personne ne sedoutait qu’il y eût une lune comme celle-là ; ils neconnaissaient que l’astre du mois[50]. L’astrecontemplait bénignement, de tous ses yeux, les villages et leschamps, et ressemblait à un beau clair bassin de cuivre.

En pure perte, un poëte serait resté en extasedevant leur lune : elle eût regardé le poëte aussi naïvementqu’une beauté villageoise, à la face ronde, regarde un mirliflorede la ville qui la poursuit de ses yeux éloquents etpassionnés.

Des rossignols non plus, on n’en entendaitchanter dans cette région ; peut-être parce qu’ils n’ytrouvaient ni roses ni asiles ombreux ; mais en compensation,mon Dieu ! quelle abondance de cailles !

En été, pendant la récolte, les jeunes garsles attrapent tout bonnement à la main. Qu’on ne pense pascependant que les cailles soient là-bas un objet de luxegastronomique, – non, une pareille dépravation n’a pas encoreatteint les mœurs des habitants de cette contrée.

La chair de la caille est défendue par lesrèglements de l’Église. Son chant fait là-bas les délices desoreilles humaines : voilà pourquoi, presque en chaque maison,sous le toit, dans une cage de filet, pend une caille.

L’aspect général de ce pays modeste et simplen’eut même point satisfait le poëte et le rêveur. Ils n’auraientpas réussi à y trouver une soirée quelconque dans le goût suisse ouécossais, quand toute la nature – et la forêt, et l’eau, et lesmurs des cabanes, et les collines de sable, – tout s’embrase desfeux du soleil couchant ; quand sur ce fond pourpré, trancheet s’estompe, par les détours de la route sablonneuse, unecavalcade de gentlemen qui viennent d’accompagner une lady dans sapromenade à travers les ruines mélancoliques, et qui pressent lepas vers un château fort, où les attendent un épisode de la guerredes deux Roses, raconté par l’aïeul, une biche pour le souper, etune ballade chantée sur le luth par une jeune miss, – charmantstableaux dont la plume de Walter Scott a si richement peuplé notreimagination. Non, on ne voit rien de tout cela dans notrecontrée.

Comme tout est paisible, comme tout sembledormir dans les trois ou quatre hameaux dont se compose ce petitcoin ! Ils étaient situés assez près les uns des autres, commesi, lancés par la main d’un géant, ils s’étaient éparpillés de touscôtés, et depuis avaient gardé leur position respective.

C’est ainsi qu’une cabane tomba surl’escarpement d’un ravin. Elle pend là de temps immémorial,s’avançant dans le vide et s’appuyant sur trois perches. Trois ouquatre générations y ont vécu paisibles et tranquilles.

Vous croiriez qu’une poule craindrait de s’yaventurer, et pourtant là habite, avec sa femme, Onissime Sousloff,homme solide, qui ne pourrait se tenir debout de toute sa tailledans la maison. Le premier venu ne saurait entrer dans la chaumièred’Onissime ; il faut que le visiteur obtienne d’elle par sesprières qu’elle tourne vers la forêt ses murs de derrière etlui présente sa porte[51].

Le perron pendait au-dessus du ravin, et, pourparvenir à y poser un pied, il fallait d’une main s’accrocher àl’herbe, de l’autre au toit de la chaumière, et ensuite faire unsaut. Une autre chaumière s’était attachée à la colline comme unnid d’hirondelle ; là par hasard se trouvaient de front troiscabanes, et deux au fond même du ravin.

Tout est paisible, tout semble dormir dans levillage ; les demeures silencieuses sont grandesouvertes ; on ne voit âme qui vive ; les mouches seulesvolent en nuées et bourdonnent dans l’air lourd de lamaisonnette.

C’est en vain que l’étranger, en y entrant,appellerait à haute voix : un silence de mort serait la seuleréponse ; dans quelque rare habitation, il entendrait ungémissement maladif ou la toux sourde d’une vieille achevant sa viesur le poêle ; il verrait sortir de derrière une cloison unenfant de trois ans, nu-pieds, à longs cheveux, en chemise ;l’enfant regarderait sans mot dire celui qui vient d’entrer et secacherait de nouveau tout effaré.

Le même profond silence, la même paixs’étendent sur les champs ; seulement, çà et là, pareil à unefourmi, travaille dans le sillon noir, sous le chaud soleil, lecultivateur, la main à la charrue et le front trempé de sueur.

La paix et la quiétude inaltérable règnentaussi dans les mœurs des gens de ce pays. Là on n’entendit jamaisparler ni de vol, ni d’assassinat, ni de brigandage : niviolentes passions, ni entreprises téméraires n’ont troublé lesâmes. Et quelles passions et quelles entreprises auraient pu lestroubler ? Chacun ne connaissait que soi-même.

Les habitants de cette contrée demeuraientassez loin des autres hommes. Les villages les plus rapprochés etla ville de district étaient à vingt-cinq et trente verstes dedistance.

À une époque déterminée, les villageoistransportaient le blé au port le plus voisin, sur le Volga, quiétait leur Colchide et leurs colonnes d’Hercule, et, une fois paran, quelques-uns allaient à la foire ; après cela, ilsn’avaient plus de relations avec personne. Leurs intérêts étaientconcentrés sur eux-mêmes, sans se mêler ni se heurter aux intérêtsdes autres.

Ils n’ignoraient pas qu’à quatre-vingtsverstes siégeait le Gouvernement, c’est-à-dire le chef-lieu de laprovince, mais peu y allaient et rarement ; ensuite, ilssavaient qu’un peu plus loin par là, il y avait Saratoff ouNijny ; ils avaient entendu parler de Moscou et dePétersbourg ; on leur avait dit que de l’autre côté dePétersbourg habitaient les Français ou les Allemands, et plus loincommençait pour eux, comme pour les anciens, un monde obscur, desrégions inconnues, peuplées de monstres, d’hommes à deux têtes, degéants ; puis venaient les ténèbres, – et enfin tout seterminait par le poisson qui porte la terre.

Et, comme leur petit coin est loin de toutpassage, ils ne pouvaient avoir des nouvelles plus fraîches de cequi se faisait dans le monde blanc[52]. Lescharretiers qui transportent la vaisselle de bois, ne demeuraientqu’a vingt verstes, et n’en savaient pas davantage.

Les habitants de ce pays ne pouvaient mêmecomparer leur existence avec celle des autres : Vivaient-ilsbien ou mal ? Étaient-ils riches ou pauvres ? Avaient-ilsquelque chose à envier aux autres ? etc.

Les heureuses gens vivaient persuadées que lemonde entier vivait absolument comme eux, et que vivre autrementétait un péché. Et ils ne l’auraient pas cru, si on leur avait ditque les autres labourent, sèment, récoltent, vendent d’une autrefaçon.

Quelles passions et quels troubles pouvait-ily avoir pour eux ? Chez eux, comme ailleurs, il y avait aussides soucis et des faiblesses : le payement des contributionset des redevances seigneuriales, la paresse et le sommeil ;mais ces charges leur étaient légères et ne leur remuaient point lesang.

Dans les dernières cinq années, des quelquescentaines d’âmes, personne n’était mort ni de mort violente, ni demort naturelle. Et si, par suite de la vieillesse ou de quelque malinvétéré, l’un d’eux s’endormait du sommeil éternel, longtempsaprès on ne pouvait trop s’étonner d’un événement aussiextraordinaire.

Et cependant, il ne leur parut nullementsurprenant que, par exemple, le maréchal-ferrant Tarasse se futpresque asphyxié en se fustigeant lui-même aux bains de vapeur, aupoint qu’il fallut employer l’eau pour le faire revenir.

Des crimes, un seul, le vol des pois, descarottes et des navets dans les potagers, était assezfréquent ; et puis une fois, tout à coup, disparurent deuxcochons de lait et une poule, accident qui mit en émoi loin lesalentours et qu’on attribua unanimement à une caravane chargée devaisselle de bois pour la foire, qui, la veille, avait passé par lepays. Hors de là les événements de toute espèce étaienttrès-rares.

Au reste, un jour, on trouva, couché dans lefossé d’un pacage, près du pont, un traînard d’une brigaded’ouvriers se rendant à la ville. Les petits gars le remarquèrentles premiers et, avec frayeur, accoururent au village, apportant lanouvelle qu’un terrible serpent inconnu, ou un loup-garou, gisaitdans le fossé, ajoutant qu’il les avait poursuivis et avait presqueavalé Kouzka[53].

Les paysans les plus hardis s’armèrent defourches et de haches, et en foule se dirigèrent vers le fossé.

– Où vous pousse-t-il[54] ?disaient les vieux pour les retenir, est-ce que vous avez le cou sisolide ? Que cherchez-vous ? N’y touchez point : onne vous y force pas !

Mais les paysans allèrent, et, à unecinquantaine de toises de l’endroit, commencèrent à crier surdifférents tons après le monstre : pas de réponse ; ilss’arrêtèrent, puis ils s’avancèrent encore.

Dans le fossé un mougik était étendu, la têteappuyée contre le bord. Auprès de lui traînaient un sac et unbâton, au bout duquel étaient attachées deux paires delaptis[55].

Les paysans n’osaient ni s’approcher ni letoucher.

– Hé ! là-bas ! toi, frère !criaient-ils chacun à son tour, se grattant l’un la nuque, l’autrele dos : Comment qu’on te nomme là-bas ? Qui es-tu ?hé ! là-bas, toi ! Qu’est-ce qu’il te faut ici ?

L’inconnu fit un mouvement pour lever la tête,mais il ne put ; il était visiblement ou malade ou fatigué. Undes paysans se hasarda presque à le toucher de sa fourche.

– N’y touche pas, n’y touche pas !crièrent quelques-uns. Comment savoir ce que c’est ? Vois, ilne dit rien ; peut-être est-ce quelque chose comme le… Ne letouchez pas, les amis !

– Allons-nous-en, disaient les autres :en vérité, allons-nous-en ! Qu’est-ce qu’il est pournous ? un parent, par hasard ? Il n’y a que du mal àgagner avec lui !

Et tous s’en retournèrent au village,racontant aux vieux qu’il y avait, couché par là, un homme quin’était pas du pays, qui ne parlait pas, et Dieu sait ce qu’il yfaisait…

– Il n’est pas du pays, alors ne le touchezpas ! disaient les vieux, assis sur le banc de terre autourdes cabanes et mettant les coudes sur leurs genoux. Qu’on le laisselà ! Il ne fallait pas y aller !…

Tel était le petit coin où, tout à coup,Oblomoff fut transporté par son rêve. Des trois ou quatre villagesqui s’y éparpillaient l’un était Sossnofka, l’autre Vavilofka, àune verste de distance.

Sossnofka et Vavilofka étaient un bienpatrimonial de la famille des Oblomoff et, pour cette raison,connus sous le nom générique d’Oblomofka. À Sossnofka se trouvaientla ferme et la maison seigneuriale.

À cinq verstes était le village paroissial deVerkliovo, avec quelques petits hameaux dépendant de la mêmepropriété, jadis appartenant à la famille, et depuis longtempspassés en d’autres mains.

Ce village avait été acheté par un richeseigneur qui ne paraissait jamais dans ses terres. Il étaitadministré par un intendant d’origine allemande. Et voilà toute lagéographie de ce petit coin.

Chapitre 10

 

Oblomoff se réveilla le matin dans son petitlit. Il n’a que sept ans ; il est leste, gai. Comme il estgentil, rose, potelé ! Ses joues sont si rondelettes qu’unespiègle qui gonflerait les siennes exprès ne réussirait point às’en faire de pareilles.

La bonne attendait son réveil. Elle commence àlui fourrer non sans peine ses petits bas ; il ne se laissepas habiller, il fait des niches, il bat des jambes ; la bonnecherche à attraper ses petons, et tous les deux se pâment derire.

Enfin elle a réussi à le mettre debout ;elle le lave, peigne sa petite tête et le conduit à sa mère. Enrevoyant sa mère morte depuis longtemps, Oblomoff tressaillit dejoie même en rêve, par l’effet de son grand amour pour elle :chez lui, chez l’homme endormi, coulèrent lentement entre les cilset s’arrêtèrent immobiles deux chaudes larmes.

La mère le couvrit de baisers passionnés,ensuite elle l’examina d’un regard avide, inquiet, pour voir s’iln’avait point les yeux troubles ; elle lui demanda s’iln’avait pas mal quelque part, s’enquit près de la bonne s’il avaitdormi paisiblement, s’il ne s’était point réveillé la nuit, s’iln’avait pas été agité par un rêve, s’il n’avait pas eu tropchaud : puis elle le prit par la main et le fit approcher del’image.

Là, se mettant à genoux et l’entourant d’unbras, elle lui soufflait les paroles de la prière. L’enfantdistrait les répétait en regardant par la croisée, qui laissaitpénétrer dans la chambre la fraîche odeur des lilas.

– Irons-nous nous promener aujourd’hui,maman ? demanda-t-il tout à coup au milieu de sa prière.

– Oui, ma petite âme, disait-elle bien vite,sans détourner ses regards de l’image et se dépêchant d’achever lessaintes paroles.

L’enfant les répétait en traînant, mais lamère y mettrait toute son âme. Ensuite ils allaient chez le père,et de là prendre le thé.

Près de la table à thé, Élie vit latrès-vieille tante de quatre-vingts ans qui demeurait chez eux.Elle grognait continuellement contre sa petite servante qui,branlant la tête de vieillesse, la servait en se tenant derrière sachaise.

Là étaient aussi les vieilles demoiselles,parentes éloignées de son père, et, en visite, le beau-frère de samère, à moitié fou, Tchekméneff, propriétaire de sept âmes ;enfin quelques vieilles et quelques vieux.

Toute cette cour et cette suite des Oblomoffs’emparèrent d’Élie et se mirent à le combler de caresses et delouanges. Il avait à peine le temps d’essuyer les traces de leursbaisers importuns.

Après cette cérémonie commençaitl’alimentation du jeune seigneur, avec des petits pains blancs, desbiscuits et de la bonne crème.

Ensuite sa mère, après de nouvelles caresses,l’envoyait se promener au jardin, dans la cour, dans la prairie,non sans recommander sévèrement à la bonne de ne point laisserl’enfant seul, de l’écarter des chevaux, des chiens, du bouc, de nepoint s’éloigner de la maison, et principalement de ne pas luipermettre d’aller à la cavée, l’endroit le plus terrible desenvirons et qui jouissait d’une fort mauvaise réputation.

C’est là qu’on trouva un chien qui fut reconnupour enragé, par ce seul fait qu’il s’était enfui à toutes jambes àl’approche des gens attroupés contre lui avec des fourches et deshaches, et qui disparut quelque part derrière la montagne.

C’est dans la cavée qu’on jetait lescharognes : la cavée était le repaire supposé des brigands,des loups et de mille autres êtres inconnus non-seulement dans lacontrée, mais même dans le monde entier.

L’enfant n’a pas attendu la fin desrecommandations maternelles : depuis longtemps déjà il afranchi la porte. Il parcourt la maison avec un ravissement joyeuxet comme si c’était pour la première fois : il examine laporte cochère qui penche d’un côté, le toit de bois effondré versle milieu, et où s’étale une tendre mousse verte, le perronchancelant, les ailes ajoutées et superposées à la maison, lejardin négligé.

Il a une envie extrême de grimper, pour voirde là le ruisseau, sur la galerie suspendue qui court autour dulogis ; mais la galerie est vermoulue : on ne permetqu’aux gens d’y circuler, et les maîtres n’y vont jamais.

Au mépris des défenses maternelles, il esttout prêt à se diriger vers les degrés tentateurs, quand sur leperron apparaît la bonne, qui le rattrape comme elle peut.

Il se sauve d’elle vers le grenier à foin,avec le dessein d’y monter sur la raide échelle, et, à peinearrive-t-elle au grenier, qu’il faut déjà l’empêcher d’escalader lecolombier, de pénétrer dans la vacherie, et, Dieu l’enpréserve ! dans la cavée.

– Ah ! Seigneur, quel enfant, queltoton ! mais resteras-tu un moment tranquille, monsieur ?C’est honteux ! disait la bonne.

Et toute la journée, et même tous les jours ettoutes les nuits étaient remplis pour la bonne d’inquiétude etd’agitation. C’était tour à tour un grand tourment et une vivejoie ! Tantôt on a peur que l’enfant ne tombe et ne se cassele nez, tantôt on s’attendrit sur ses caresses enfantines etsincères.

On s’inquiète vaguement de son avenir. Le cœurde la vieille ne bat que pour lui, ces émotions seules réchauffentson sang et soutiennent à peine sa vie languissante, qui sans cela,peut-être, se serait éteinte depuis longtemps, depuis bien, bienlongtemps.

Mais l’enfant n’est cependant pas toujourspétulant : parfois il se calme soudain, il se tient assis prèsde sa bonne, et observe tout d’un regard attentif. Son intelligencenaissante suit les phénomènes qui se produisent sous sesyeux ; ils descendent dans les profondeurs de son âme, ensuiteils croissent et mûrissent avec lui.

La matinée est splendide : l’air estfrais, le soleil n’est pas encore bien haut sur l’horizon. Lamaison, les arbres, le colombier, la galerie, tout projette desombres qui s’allongent, et forment dans le jardin et dans la courde fraîches retraites qui vous invitent à la méditation et à larêverie.

Seulement, au loin, le champ de blé paraîtflamboyer, le ruisseau brille au soleil et scintille à vouséblouir.

– Pourquoi donc, ma bonne, qu’il fait sombreici et clair là-bas, et que tantôt là-bas il fera clair ?demande l’enfant.

– Mais, mon petit seigneur, c’est parce que lesoleil va à la rencontre de la lune et que, pour l’apercevoir, ilvoile à demi ses yeux ; tantôt, dès qu’il la verra de loin, ilaura les yeux grands ouverts.

L’enfant tout pensif continue à regarderautour de lui : il voit Anntipe aller à l’eau, et sur laterre, à côté du paysan, chemine un autre Anntipe, dix fois plusgrand que le véritable, et l’ombre du tonneau est grande comme lamaison, et celle du cheval couvre tout le pré ; l’ombre faitdeux pas sur le pré et tout à coup disparaît derrière lamontagne : Anntipe cependant n’a pas eu le temps de quitter lacour.

L’enfant aussi fait un pas, puis un autre,encore un, et il va disparaître derrière la montagne. Il voudrait yaller pour voir ce qu’est devenu le cheval. Il se dirige vers laporte cochère, mais de la croisée on entend la voix de la mère.

– La bonne, ne vois-tu pas que l’enfant courtau soleil ? emmène-le à l’ombre : il pourrait attraper uncoup de soleil ; il aura mal à la tête, mal au cœur ; ilne voudra plus manger. Si tu le laisses faire, il est capable de sesauver dans la cavée.

– Hou ! le polisson ! murmuredoucement la bonne, en l’entraînant vers le perron.

Le petit garçon regarde et observe, avec sasagacité et son penchant à l’imitation, ce que font les grandespersonnes, à quoi elles emploient leur matinée. Aucun détail, aucuntrait n’échappe à son attention curieuse.

Dans son âme se grave ineffaçable le tableaudes habitudes de la vie domestique. Sa molle intelligences’empreint des exemples vivants, et, sans en avoir conscience, ilse trace le programme de sa vie d’après la vie de ceux quil’entourent.

Il serait injuste de dire que la matinée étaitperdue dans la maison des Oblomoff. Le bruit des couteaux, hachantà la cuisine la viande et les légumes, arrivait même jusqu’auvillage.

On entendait sortir de l’office le bruissementde la quenouille et le fredonnement d’une voix flûtée depaysanne : il était difficile de distinguer si elle gémissaitou improvisait un air mélancolique sans paroles.

Dans la cour, dès qu’Anntipe revenait avec letonneau, des différents coins grouillaient vers lui, avec desseaux, des jattes et des cruches, les paysannes et les cochers.Ici, une vieille femme porte de l’office à la cuisine une jatte defarine et un quarteron d’œufs ; là, le cuisinier jette tout àcoup de l’eau par la croisée et arrose Arapka qui, la matinéeentière, sans détourner ses regards, contemple la fenêtre d’un airgracieux en se léchant et en frétillant de la queue.

Le vieux Oblomoff lui-même ne reste pasinoccupé. Toute la matinée, il se tient à la croisée et surveilleconsciencieusement ce qui se passe.

– Hé ! Ignachka, qu’est-ce que tu porteslà, imbécile ? demande-t-il à un homme qui traverse lacour.

– Je porte à l’office les couteaux à repasser,répond celui-ci sans regarder le barine.

– Ah ! porte-les, porte-les, et qu’on lesrepasse bien, entends-tu ? »

Ensuite il arrête une paysanne.

– Hé ! la femme, la femme, d’oùviens-tu ?

La femme s’arrête, s’ombrage les yeux de lamain, et, regardant la fenêtre :

– De la cave, monseigneur, répond-elle, tirerdu lait pour le dîner.

– Ah ! va, va ! réplique le barine,et prends garde de répandre le lait. Et toi, Zakharka, mauvaispetit garnement, où cours-tu encore ? crie-t-il ensuite.Attends, je rapprendrai à courir ! Voilà ! la troisièmefois que tu sors. Va-t’en dans l’antichambre.

Et Zakharka s’en retourne dans l’antichambrepour reprendre son sommeil.

Les vaches reviennent-elles des champs ?le vieillard est le premier à recommander qu’on les abreuve ;voit-il de sa croisée que le chien de cour poursuit unepoule ? tout de suite il prend des mesures sévères contre unpareil désordre.

Sa femme aussi est bien occupée : elleexplique durant trois heures à Averka, le tailleur, le moyen defaire avec la camisole de son mari une jaquette pour le petit Élie.Elle trace elle-même le patron avec la craie et surveille Averkapour qu’il ne voie pas le drap ; ensuite elle passe dans lachambre des servantes, leur distribue la besogne et fixe ce quechacune doit faire de dentelle ; puis elle prend avec elleNastassia Ivanovna ou Stépanida Agapovna, ou quelque autre dame desa compagnie et va faire un tour au jardin dans un but d’utilitépratique, pour voir comment mûrit telle pomme, et si par hasardcelle qui était mûre hier n’est pas tombée. Ici, il fautgreffer ;’là, il faut tailler, et ainsi de suite.

Cependant sa préoccupation principale est lacuisine et le dîner. Pour le dîner, on rassemble toute la maison enconseil ; la vieille tante y est même appelée.

Chacun propose son plat : qui une soupeaux tripes de volaille, qui une soupe au vermicelle, qui un estomacde pore, qui du gras double, qui une sauce rouge ou blanche. Chaqueavis est pris en haute considération, débattu en détail, et ensuiteadopté ou rejeté conformément à la sentence définitive de lamaîtresse du logis.

À la cuisine sont continuellement expédiées ouNastassia Pétrovna, ou Stépanida Ivanovna pour rappeler ceci, pourajouter cela, ou demander autre chose, pour porter le sucre, lemiel, le vin des sauces et veiller à ce que le cuisinier nedétourne rien des provisions.

La préparation de la nourriture était lepremier et principal souci de la vie dans Oblomofka. Quels veaux ony engraissait pour les fêtes annuelles ! Quelles volailles ony élevait ! Que de fines combinaisons, que de science et desoins minutieux pour leur éducation !

Les dindes et les poulets, destinés aux fêtespatronymiques et autres jours solennels, étaient engraissés à lanoisette : les oies étaient privées d’exercice ; un lestenait immobiles, enfermées dans un sac, quelques jours avant lafête, afin qu’elles fussent chargées de graisse.

Quelles provisions il y avait de confitures,de salaisons, de pâtisseries ! quel hydromel, quel kwas onfaisait, quels pâtés on cuisait à Oblomotka !

C’est ainsi que, jusqu’à midi, tous étaient enémoi et en occupation ; c’est ainsi qu’on y vivait de la viepleine, laborieuse, frappante d’activité, d’une fourmilière.

Ni fêtes, ni dimanches n’arrêtaient cesfourmis travailleuses ; non, alors retentissait plus fort etplus fréquent le bruit des couteaux ; la paysanne faisait desvoyages plus nombreux de l’office à la cuisine, avec une doubleprovision de farine et d’œufs ; il y avait à la basse-courplus de gémissements et de sang versé.

On cuisait un gigantesque pâté, dont lesmaîtres eux-mêmes mangeaient encore le lendemain ; letroisième et le quatrième jour, les restes paraissaient àl’office ; le pâté prolongeait son existence jusqu’auvendredi, de sorte qu’un seul morceau tout à fait rassis sansaucune farcissure, tombait, comme une grâce particulière à Anntipe,qui, après avoir fait le signe de la croix, détruisait avec fracaset sans peur cette curieuse pétrification.

Son palais était plutôt flatté par l’idée quele pâté venait de la table seigneuriale, que par le pâté lui-même.Ainsi un archéologue boit de la piquette avec délices, pourvu quece soit dans un débris de vase antédiluvien.

Et l’enfant regardait et observait tout avecson intelligence naissante, qui ne laissait rien échapper. Ilvoyait comment, après une matinée utilement employée et pleine detracas, arrivait midi avec le dîner.

Le milieu de la journée est brûlant ; auciel pas le plus petit nuage. Le soleil est fixe au-dessus de latête et grille l’herbe ; l’air ne circule plus et pèseimmobile.

Ni arbre ni eau, rien ne remue ; sur levillage et les champs plane un silence que rien ne trouble :on dirait que tout est mort. Dans le vide résonne au loin la voixhumaine.

À quarante mètres on distingue le vol et lebourdonnement du hanneton, et dans l’herbe touffue on entend commele ronflement d’un homme qui dormirait d’un doux sommeil[56].

Dans la maison règne aussi un silence de mort.L’heure de la sieste générale a sonné. L’enfant voit que le père,la mère, la vieille tante et la suite, tous se sont retirés chacundans son coin. Celui qui n’a pas de retraite monte au fenil, unautre est allé au jardin, un troisième cherche la fraîcheur sons levestibule, un autre enfin, de son mouchoir voilant son visagecontre les mouches, s’endort là où l’abat la chaleur, où la faitchoir le repas pantagruélique.

Et le jardinier s’est étendu sous un buisson,dans le jardin, près de sa pelle, et le cocher dort dans l’écurie.Élie jette un coup d’œil dans la chambre des domestiques : là,tous sont couchés les uns à coté des autres, sur les bancs, sur leplancher et dans le vestibule, laissant les garçonnets àeux-mêmes : les marmots rampent dans la cour et grouillentdans le sable.

Et les chiens se sont blottis au fond duchenil, heureux qu’il n’y ait personne contre qui aboyer. On peuttraverser la maison d’un bout à l’autre sans y rencontrer âme quivive. Il aurait été facile de tout voler, même de tout emporter surdes chariots : personne ne l’eût empêché ; mais il n’yavait pas de voleurs dans ce pays.

C’est un sommeil qui embrasse tout d’uneétreinte invincible, véritable image de la mort. Tout est mort, etpourtant de chaque coin s’élève un ronflement varié sur tous lestons et dans toutes les cadences.

Parfois quelqu’un relève sa tête en dormant,promène çà et là un regard hébété d’étonnement, se retourne surl’autre flanc, ou, sans ouvrir les yeux, crache à demi éveillé, et,après avoir fait du bruit en mâchant à vide avec les lèvres,balbutie quelques mots incohérents et se rendort.

Un autre, sans crier gare, saute vivement àpieds joints de sa couche, comme s’il craignait de perdre desmoments précieux, saisit la cruche au kwas et y souffle sur lesmouches naufragées pour les chasser vers l’autre bord.

Les mouches, jusque-là immobiles, commencent àse trémousser de toutes leurs forces, espérant se tirer delà ; mais l’homme humecte sa gorge et de nouveau retombe surson lit, comme frappé d’une balle.

Et l’enfant observait toujours. Après ledîner, il allait de nouveau prendre l’air avec sa bonne. Malgré lesinstructions sévères de la dame et sa volonté bien arrêtée, labonne ne pouvait résister au charme du sommeil. Elle aussi étaitatteinte de l’épidémie qui régnait à Oblomofka.

D’abord elle gardait l’enfant avec vigilance,et ne le laissait point s’écarter ; elle le grondaitsévèrement de sa pétulance, puis, sentant les symptômes de lacontagion qui la gagnait, elle commençait à le supplier de ne pasfranchir la porte cochère, de ne point agacer le bouc, et de ne pasgrimper au colombier ou à la galerie.

Elle-même se mettait commodément au frais,quelque part, sur le perron, sur le seuil de la cave, ou simplementsur l’herbe, se laissant choir en apparence pour tricoter son baset surveiller l’enfant.

Bientôt elle le réprimandait mollement enhochant la tête. « Il grimpera, oh ! pour sûr ilgrimpera, ce toton, à la galerie, » murmurait-elle en dormantpresque, ou bien encore, « pourvu que dans lacavée… »

Ici, la tête de la vieille s’affaissait surses genoux, le bas s’échappait de ses mains ; elle perdaitl’enfant de vue et, ouvrant un peu la bouche, elle laissaitentendre un léger ronflement. Et lui attendait avec impatience cetinstant où il devenait son maître.

Il était comme seul au monde ; ils’éloignait de la bonne en courant, et, sur la pointe des pieds,allait voir où chacun dormait ; il s’arrêtait et observait undormeur qui se réveillait, crachait, ou mugissait en rêvant ;ensuite, avec un certain effroi, il montait sur la galerie, enfaisait le tour en courant sur les planches qui craquaient,grimpait au colombier, se glissait furtivement au fond du jardin,écoutait bourdonner les hannetons et suivait du regard leur voldans les airs.

Il prêtait une oreille attentive au bruit quise faisait dans l’herbe, puis cherchait et attrapait lesperturbateurs. Il prenait une demoiselle, lui arrachait les aileset regardait ce qu’elle allait devenir, ou la transperçait d’unbrin de paille et examinait comment elle volait avec cetappendice.

Le voici maintenant qui s’amuse à observer, enretenant son souffle, comment une araignée suce le sang de lamouche qu’elle vient de saisir, comment la pauvre victime se débaten bourdonnant entre ses pattes. L’enfant finit par tuer et lebourreau et la victime.

Ensuite, il descend dans le fossé, y fouille,y découvre des racines, les pèle et les mange avidement : illes préfère aux pommes et aux confitures que lui donne samaman.

Il court aussi derrière la portecochère : il voudrait aller au bosquet de jeunesbouleaux ; ce bosquet lui paraît si près qu’il est sûr d’yarriver en cinq minutes, non par le détour que fait le chemin, maisen coupant droit à travers le fossé, la haie de branchages et lesfondrières ; seulement, il a peur : il y a là, dit-on,des satyres, des brigands et des bêtes épouvantables.

L’enfant a aussi envie de voir la cavée :elle n’est guère qu’à une centaine de mètres du jardin ; ils’est déjà avancé jusque sur ses bords, il a fermé les yeux, puisil a voulu y jeter un coup d’œil, comme dans le cratère d’unvolcan.

Mais soudain son imagination lui rappela tousles récits, toutes les traditions sur cette cavée : la terreurle saisit ; plus mort que vif, il vola en arrière : toutpâle d’effroi, il se jeta sur sa vieille bonne et la réveilla.

Elle bondit de son sommeil, rajusta sonmouchoir sur sa tête, y ramassa avec le doigt ses touffes decheveux gris, et, comme si elle n’avait pas dormi, elle jeta unregard soupçonneux sur le petit Élie, puis sur les fenêtres dubarine, et de ses doigts tremblants commença à fourrer l’une aprèsl’autre les aiguilles dans le bas qui était sur ses genoux.

Cependant, la chaleur diminuait peu àpeu ; tout se ravivait dans la nature ; déjà le soleilavait gagné le bois.

Chapitre 11

 

Dans la maison, le silence se rompt peu àpeu : une porte a crié dans un coin, des pas ont retenti dansla cour, dans le fenil quelqu’un a éternué. Bientôt de la cuisineun domestique, pliant sous le poids, apporte précipitamment uneimmense bouilloire.

On commence à se réunir pour le thé :l’un a la face gonflée et les yeux gros de larmes ; l’autre, àdormir sur la joue et les tempes, a gagné une tâche rouge ; untroisième n’a pas encore recouvré sa voix naturelle.

Tout ce monde renifle, soupire, bâille, segratte la tête et se détire en reprenant ses esprits non sanspeine. Le dîner et le sommeil ont amené une soif inextinguible.

Le gosier est brûlant ; on boit unedouzaine de tasse de thé, mais le remède est sans force : onentend des soupirs, des gémissements ; on a recours, à l’eaud’airelle rouge, au poiré, au kwas, et quelques-uns aux droguesd’apothicaire : tout cela pour humecter la gorgedesséchée.

Tous cherchent à se délivrer de la soif commed’un fléau de Dieu ; tous s’agitent, tous languissent,absolument comme une caravane de voyageurs qui ne peuvent trouverune source d’eau dans les déserts de l’Arabie.

L’enfant est là, auprès de sa maman ; ilregarde les physionomies étranges qui l’entourent ; il écouteattentivement les conversations lourdes et endormies. Ce spectaclel’amuse et les niaiseries qu’il entend lui semblent curieuses.

Après le thé, chacun s’occupe à quelquechose : l’un s’en va vers le ruisseau et flâne lentement surle bord, poussant du pied les petits cailloux dans l’eau ; unautre s’assied à la croisée et suit des yeux les scènes fugitivesqui se produisent devant lui : un chat traverse-t-il la cour,une corneille passe-t-elle en volant, l’observateur conduit l’un etl’autre de son œil et de son nez, tournant la tête tantôt à droite,tantôt à gauche.

Ainsi quelquefois les chiens aiment à se tenirdes journées entières à la fenêtre, le museau au soleil, et suivantchaque passant d’un regard attentif. La mère s’empare de la tête dupetit Élie, la pose sur ses genoux et lui peigne lentement lescheveux, admirant leur souplesse et forçant Nastassia Ivanovna etStépanida Tikhovna à les admirer.

Elle devise avec elles de l’avenir de sonÉlie, et en fait le héros de quelque épopée brillante de soninvention. Celles-ci lui présagent monts et merveille.

Mais voici venir le crépuscule. À la cuisinede nouveau pétille le feu, de nouveau retentit le bruit cadencé descouteaux : le souper se prépare. La livrée s’est rassembléedevant la porte cochère : là, on entend la balalayka et leséclats de rire : les gens jouent au gorelki.

Cependant, le soleil descendait derrière laforêt ; il jetait encore quelques rayons à peine chauds, quipénétraient en bandes de feu à travers les arbres, et versaient desflots d’or sur les cimes des pins. Ces rayons s’éteignirent les unsaprès les autres ; le dernier resta longtemps, puis ils’enfonça comme une mince aiguille dans le fourré des branches ets’éteignit aussi.

Les objets perdirent leur forme ; tout seconfondit dans une masse d’abord grise, puis foncée. Le chant desoiseaux faiblit par degrés ; bientôt ils se turent tout àfait, excepté un seul qui s’obstina, et, comme en dépit des autres,au milieu du silence général, fit entendre par intervalles songazouillement monotone, mais toujours de plus en plus rare.

Lui aussi émit enfin un faible et sourdsifflement, agita une dernière fois ses plumes, remua légèrementles feuilles autour de lui… et s’endormit. Tout se tut. Les seulsgrillons faisaient du fracas à qui mieux mieux.

De la terre s’élevèrent de blanches vapeursqui s’étalèrent sur la prairie et la rivière. La rivière aussis’apaisa ; un peu plus tard, chez elle, tout à coup, on battitaussi l’eau pour la dernière fois, et elle se tut immobile. Onsentait que l’air devenait humide ; il faisait de plus en plussombre.

Les arbres se groupèrent en formes demonstres. La forêt se remplit d’épouvante ; soudain onentendit un craquement, comme si un monstre avait passé d’unendroit à l’autre : on eût dit que c’était une branche mortequi craquait sous son pied. Au ciel scintilla, brillante comme unœil vivant, la première petite étoile et, dans les croisées de lamaison, s’allumèrent de petites flammes.

Arriva l’heure du silence général, solennel dela nature, l’heure où l’intelligence créatrice travaille plusfortement, où les méditations poétiques bouillonnent plus chaudes,quand la passion flamboie plus vive au cœur, quand l’angoisse estplus douloureuse, quand une âme féroce mûrit plus tranquillement etplus énergiquement le germe d’une pensée criminelle, et quand… àOblomofka, tous reposent si bien et si paisiblement.

– Allons nous promener, maman, dit le petitÉlie.

– Qu’est-ce qui le prend ? Dieu tebénisse ! nous promener maintenant, répond-elle ; il faithumide, tu refroidiras tes petits pieds, et il y a du danger :à cette heure-ci, le satyre erre dans la forêt, il emporte lespetits enfants.

– Où les emporte-t-il ? Commentest-il ? Où demeure-t-il ? demande l’enfant.

Et la mère donnait l’essor à sa fantaisie sansfrein.

L’enfant l’écoutait, ouvrant et fermant lesyeux, jusqu’à ce qu’enfin le sommeil vint le terrasser tout à fait.Arrivait alors la bonne, qui le prenait des genoux de la mère etl’emportait au lit, dormant déjà et la tête penchée par-dessus sonépaule.

– Voilà donc la journée finie, et grâce àDieu ! nous l’avons passée heureuse, disaient les Oblomoftzi,en se détirant et en faisant le signe de la croix avant de secoucher. Puisse la journée de demain lui ressembler ! Gloireau Seigneur Dieu ! Gloire au Seigneur Dieu !

Oblomoff fut ensuite transporté par son rêve àune autre époque.

Pendant une interminable soirée d’hiver,l’enfant se serre contre sa bonne, et elle lui parle à l’oreilled’une contrée inconnue, où il n’y a point de nuits, ni de gelées,où tous les jours s’accomplissent des miracles, où coulent desrivières de lait et d’hydromel, où personne ne fait rien la« ronde » année, mais où toute la sainte journée descavaliers élégants, semblables à M. Élie, se promènent avec debelles dames qu’on ne saurait dépeindre dans un conte ni décrireavec une plume.

Là vit aussi une fée bienfaisante qui apparaîtquelquefois sous la forme d’un brochet, qui se choisit un favori,doux, simple, autrement dit un fainéant que tout le mondehouspille, mais qu’en revanche elle comble, on ne sait pourquoi, demille biens.

Lui ne fait que manger et s’affubler d’unhabit préparé tout exprès, ensuite il épouse une beautéincomparable, Militrissa Kirbitiévna. Les oreilles et les yeuxlargement ouverts, l’enfant buvait avidement ce récit. La bonne, ouplutôt la tradition, évitait avec tant d’art de représenter leschoses telles qu’elles sont, qu’une fois imbues de ces fictions,l’imagination et la raison devaient rester leurs esclaves jusqu’àla vieillesse.

La bonne récitait naïvement le conte deYémélia-le-niais, cette maligne et mordante satire de nos aïeux, etpeut-être aussi de nous-mêmes. Élie apprendra un jour qu’il necoule point de rivières de lait ni d’hydromel, qu’il n’existe pointde fées ; il se moquera en souriant des histoires denourrice ; mais ce sourire ne sera point sincère, il seraaccompagné d’un soupir secret : le conte se sera fondu chezlui avec sa vie, et sans en avoir conscience il s’attristeraparfois, et se demandera pourquoi la fiction n’est point la vie, etla vie la fiction.

Involontairement il rêvera à MilitrissaKirbitiévna ; il se sentira toujours attiré vers cettecontrée, où l’on ne fait que se promener, où il n’y a ni soucis, nichagrins. Il lui restera toujours un penchant à s’allonger sur untiède poêle, à se pavaner dans l’habit tout prêt, acquis sanstravail, à se régaler au compte de la bonne fée.

Le vieil Oblomoff, le père du vieil Oblomoff,dans leur enfance, avaient entendu tout au long ces contes, dontl’antique tradition, par la bouche des bonnes et des menins, atraversé les générations et les siècles.

La vieille, cependant, déroulait déjà un autretableau devant l’imagination de l’enfant. Elle lui racontait lesexploits de nos Achilles et de nos Ulysses, l’intrépiditéd’Élie Mourometz, de Dobrinia Nikititsch, d’Aliocha le fils duprêtre, de Polkane le héros, de Koletschitsch le passant,leurs pérégrinations à travers la Russie, comme quoi ils ontmassacré d’innombrables légions d’infidèles, comme quoi ils se sontdéfiés à qui avalerait d’un trait et sans reprendre baleine unecoupe de verte eau-de-vie ; ensuite elle parlait de férocesbrigands, de jeunes princesses dormantes, de villes et de genspétrifiés ; enfin elle passait à notre démonologie, auxrevenants, monstres et aux loups-garous.

Avec la simplicité et la naïveté d’Homère,avec la même vérité palpitante de vie dans les détails, le mêmerelief dans les tableaux, elle inculquait à la mémoire et àl’imagination de l’enfant l’iliade de la vie russe, créée par noshomérides dans ces temps brumeux, où l’homme ne s’était pointencore familiarisé avec les embûches et les mystères de la natureet de la vie, où il tremblait devant le loup-garou et le satyre, oùil cherchait auprès d’Aliocha, le fils du prêtre, une protectioncontre les périls qui l’entouraient, où dans l’air et dans l’eau,dans la forêt et dans les champs, tout était merveille.

Terrible et incertaine était alors la vie del’homme ; il y avait danger pour lui à franchir le seuil de samaison : à tout moment il risquait d’être éventré par la bêtefauve, ou égorgé par le brigand, ou dépouillé par le cruelTatar : un homme alors pouvait disparaître sans bruit et sanslaisser de trace.

Tantôt apparaissaient dans les cieux desmétéores, des colonnes et des globes de feu ; tantôt,au-dessus de la tombe fraîche s’allumait une petite flamme ;dans la forêt quelqu’un se promenait comme avec une lanterne ;il éclatait d’un rire affreux et ses yeux flamboyaient dans lesténèbres.

Chez l’homme lui-même il se produisait tant dephénomènes incompréhensibles ! L’un vivait tranquille et, sansque rien lui arrivât, tout à coup il commentait à débiter deschoses incohérentes, ou à crier d’une voix autre que la sienne, ouà se promener la nuit en dormant ; un autre, sans causeaucune, se mettait à faire des contorsions et à se rouler parterre.

Et justement avant cela une poule avait chantécomme un coq, un corbeau avait croassé au-dessus du toit. L’hommefaible se perdait dans ce chaos, et, regardant autour de lui avecterreur, il cherchait dans l’imagination la clef des mystères de lanature et de sa propre existence.

Peut-être aussi que ce sommeil, ce calmeéternel d’une vie nonchalante et l’absence de tout mouvement, detoute véritable éventualité d’aventures et de dangers pouvaientl’homme à créer au sein du monde réel un autre monde impossible, àlaisser vaguer et se divertir son imagination oisive et à expliquerles circonstances habituelles de la vie par des causes tout à faitétrangères à la nature de ces phénomènes.

C’est à tâtons que vivaient nos pauvresaïeux ; ils ne mettaient pas de frein à la satisfaction deleurs désirs ; ensuite ils s’émerveillaient naïvement ous’effrayaient du mal produit et en cherchaient l’explication dansles muets et obscurs hiéroglyphes de la nature.

La mort leur venait de ce qu’un défunt étaitsorti la tête et non les pieds devant ; l’incendie, de cequ’un chien avait hurlé trois nuits sous les fenêtres. On prenaitgarde que le défunt passât la porte les pieds devant ; mais onne changeait pas de régime, on n’en mangeait pas moins, et ondormait comme auparavant sur la terre nue.

On rossait ou l’on chassait de la maison lechien qui avait hurlé, mais on n’en secouait pas moins dans lafente du plancher pourri, les étincelles des petits morceaux debois qui servent de chandelles.

Aujourd’hui encore le mougik, au sein de laréalité sévère et peu poétique où il vit, aime à croire aux récitsséduisants du bon vieux temps et de longtemps peut-être il nerenoncera à ces naïves croyances.

En écoutant les contes de la lionne surl’Oiseau de feu, notre toison d’or, sur les obstacles etles oubliettes du château enchanté, tantôt l’enfant souffrait deséchecs du chevalier, tantôt il s’enflammait, se figurant être lehéros de l’héroïque aventure, et il sentait des frissons lui courirdans le dos.

Un récit suivait l’autre. La bonne contaitd’une façon pittoresque, avec entrain, avec ardeur, quelquefoisavec inspiration, parce qu’elle même croyait à moitié à seshistoires. Les regards de la vieille étincelaient ; sa têtebranlait d’émotion ; sa voix montait jusqu’à des notesinaccoutumées. Saisi d’une terreur inconnue, l’enfant se serraitcontre elle, les larmes aux yeux.

S’agissait-il des revenants qui se lèvent àminuit des tombeaux, ou des victimes qui languissent dans lescachots du monstre, ou de l’ours à la jambe de bois qui parcourtles paroisses et les villages à la recherche de sa patte coupée,les cheveux de l’enfant se dressaient d’horreur, son imaginationnaissante tantôt se glaçait, et tantôt bouillonnait comme uncratère. Il éprouvait une sensation à la fois agréable etdouloureuse ; ses nerfs se tendaient comme des cordes.

Quand, d’une voix lugubre, la bonne, répétaitles paroles de l’ours : « Crie, crie, jambe detilleul ! j’ai traversé les paroisses, j’ai traversé leshameaux ; toutes les femmes dorment, une seule femme ne dortpoint ; elle est accroupie sur ma peau, elle cuit ma chair,elle file ma laine, » etc. ; quand l’ours entrait enfindans l’izba et était près de saisir le ravisseur de sa jambe,l’enfant n’en pouvait plus d’effroi. Il se jetait, tremblant etcriant, dans les bras de sa bonne ; ses larmes jaillissaientd’épouvante, et, en même temps, il riait de joie à l’idée de n’êtrepoint entre les griffes de la bête, mais sur le poêle auprès de sabonne.

L’imagination du petit garçon se peupla defantômes étranges ; la mélancolie et la peur se nichèrent pourlongtemps, peut-être pour toujours dans son âme. Il jeta autour delui un regard triste et n’aperçut dans la vie que méchanceté etmalheur ; il rêva à cette contrée enchanteresse, où il n’yavait ni mal, ni soucis, ni douleurs, où résidait MilitrissaKirbitiévna, où l’on se nourrissait si bien et où l’on étaithabillé à si bon marché…

À Oblomofka ce n’est pas seulement sur lesenfants, mais encore sur les grandes personnes que les contesexercent leur influence, et cette influence dure jusqu’à la fin dela vie. Dans la maison, depuis le barine et sa femme jusqu’aurobuste forgeron Tarasse, durant la sombre soirée tout le monde apeur de quelque chose.

Chaque arbre se transforme alors en géant,chaque buisson devient un coupe-gorge de brigands. Le bruit d’unvolet et le hurlement du vent dans la cheminée font pâlir hommes,femmes et enfants.

Le jour des Rois personne, après dix heures dusoir, ne franchirait tout seul la porte cochère, personne, la nuitde Pâques, n’oserait aller à l’écurie, de crainte d’y rencontrer lelutin. À Oblomofka on croit à tout : aux loups-garous et auxrevenants.

Contez-leur qu’une meule de foin danse dansles champs, ils le croiront sans réflexion ; si quelqu’un faitcirculer le bruit que ce bélier n’est point un bélier, mais quelquechose d’autre, ou bien qu’une nommée Marthe ou Stépanide estsorcière, ils ont peur et du bélier et de Marthe, et il ne leurvient pas en tête de demander pourquoi le bélier n’est plus unbélier, ni pourquoi Marthe est devenue sorcière : ils feraientmême un mauvais parti à celui qui s’aviserait d’en douter, tant estprofonde à Oblomofka la foi au merveilleux !

Élie verra plus tard que le monde est arrangéplus simplement, que les morts ne se lèvent point de leur tombe,que quand on trouve des géants on les met dans une baraque, et lesbrigands en prison ; mais si la foi même dans les fantômes seperd, il n’en reste pas moins un fond de crainte et de mélancoliedont on ne peut se rendre compte.

Élie apprendra que les monstres ne font guèrede mal ; le mal qui existe, il le connaîtra à peine, etpourtant à chaque pas il s’attendra à quelque chose d’horrible, iltremblera.

Et maintenant encore s’il se trouve dans unechambre obscure, ou en présence d’un cadavre, il frémit sousl’impression d’une crainte sinistre, dont le germe a été déposédans son âme à l’époque de son enfance : le matin il rit deses terreurs, il en pâlira le soir.

Chapitre 12

 

Élie rêva ensuite qu’il était arrivé tout àcoup à l’âge de treize ou quatorze ans. Il étudiait déjà dans lebourg de Verkliovo, à cinq verstes d’Oblomofka, chez l’intendant del’endroit, l’Allemand Stoltz, qui venait d’ouvrir un petitpensionnat pour les enfants des gentilshommes du voisinage.

André, le fils de Stoltz, était presque dumême âge qu’Oblomoff, et il y avait de plus un enfant quin’étudiait presque pas et qui souffrait des scrofules. Ce garçonavait passé toute son enfance avec des bandeaux sur les oreilles etsur les yeux.

Il pleurait en cachette de n’être plus chez lagrand’maman, mais dans une maison étrangère, parmi des scélérats,où il n’y avait personne pour lui faire une caresse et personnepour lui cuire le gâteau préféré. C’étaient là en attendant lesseuls élèves du pensionnat.

Bien malgré eux le père et la mère mirentl’enfant gâté en pension. Ce fut une occasion de larmes, de cris,de caprices. Enfin on emmena le petit Élie.

L’Allemand était un homme positif et sévère,comme sont presque tous les Allemands. Peut-être que le petit Élieaurait pu apprendre chez lui quelque chose à fond, si Oblomofkaavait été à cinq cents verstes de Verkliovo. Mais commentapprendre ? L’influence de l’atmosphère d’Oblomofka, de samanière de vivre et de ses habitudes s’étendait jusqu’àVerkliovo.

Jadis ce bourg était aussi une Oblomofka. Là,excepté la maison de Stoltz, tout sentait encore la paresseprimordiale, la simplicité des mœurs, la quiétude et l’immobilité.L’esprit et le cœur de l’enfant s’étaient, avant qu’il eût vu lepremier livre, remplis des tableaux de ces mœurs et de cescoutumes.

Et qui sait à quel âge précoce se développentles germes dans une cervelle d’enfant ? Comment saisir dansune âme tendre les impressions et les conceptionspremières ?

Quand le petit être balbutie à peine les mots,ou même quand il ne les balbutie point encore, quand il ne marchepas encore, mais ne fait que regarder tout de ce regard fixe, muet,enfantin, que les grandes personnes nomment stupide, peut-êtrequ’il entrevoit et devine déjà le sens et le rapport des phénomènesqui l’entourent, mais dont il ne rend compte ni à lui-même ni auxautres. Peut-être que le petit Élie remarque, comprend déjà depuislongtemps ce qu’on dit et ce qu’on fait en sa présence.

Il remarque donc que son père, en pantalon develours de coton et en jaquette ouatée de drap marron, ne faittoute la sainte journée que se promener de long en large, les mainscroisées derrière le dos, priser et se moucher ; que sa mèrepasse du café au thé, du thé au dîner ; qu’il ne vient jamaisdans la tête de son père de vérifier combien on a fauché oumoissonné de meules, ni de punir une négligence grave, mais que sion ne lui apporte pas sur-le-champ son mouchoir de poche, il crieau désordre et met la maison sens dessus dessous.

Peut-être son intelligence enfantine avaitdepuis longtemps décidé que c’était ainsi et non d’une autre façonqu’il fallait vivre, comme vivaient autour de lui les grandespersonnes. Et comment auriez-vous pu exiger de lui qu’il pensâtautrement ? Comment vivait-on à Oblomofka ?

Se demandait-on à Oblomofka pourquoi la vienous est donnée ? Dieu le sait ! Et comment répondait-onà cette question ? Probablement qu’on n’y répondait pas, tantcela paraissait simple et clair.

Jamais on n’avait entendu parler de cette viequ’on dit pleine de labeurs, de ces gens qui portent dans leur seindes soucis rongeurs, qui vont dans un but quelconque d’un bout àl’autre de la terre, ou qui vouent leur existence à un travailincessant, éternel.

Les Oblomoftzi croyaient médiocrement auxtroubles de l’âme ; ils ne considéraient pas la vie comme unmouvement perpétuel de désirs et de tendances vers quelquechose ; ils craignaient à l’égal de la peste l’emportement despassions. Ailleurs le feu de l’âme consume rapidement lecorps ; à Oblomofka l’âme se noyait paisiblement, sansrésistance dans un corps amolli.

La vie ne marquait pas les Oblomoftzi commed’autres de rides précoces, ni de traces d’infirmités morales. Lesbonnes gens ne la comprenaient pas autrement que comme l’idéal dela quiétude et de l’inaction, interrompu quelquefois par diversaccidents, tels que les maladies, les pertes, les querelles et,entre autres, le travail.

Ils subissaient le travail comme une sorte dechâtiment imposé à nos pères, mais ils ne pouvaient l’aimer, et,toutes les fois qu’ils en avaient l’occasion, ils s’en exemptaient,trouvant la paresse naturelle et même obligatoire. Jamais ils ne setourmentaient d’un problème obscur, intellectuel ou moral.

C’est pourquoi ils florissaient toujours desanté et de gaieté ; c’est pourquoi ils vivaient silongtemps : les hommes à quarante ans ressemblaient à desjeunes gens ; les vieillards ne se débattaient point contreune mort pénible, douloureuse, mais après avoir vécu jusqu’à un âgeimpossible, ils mouraient comme en cachette ; ils serefroidissaient imperceptiblement et exhalaient leur derniersoupir.

Aussi dit-on qu’autrefois le peuple était plusrobuste. Oui, en effet, plus robuste : autrefois on ne sedépêchait point d’expliquer à l’enfant le sens de la vie et de l’ypréparer comme à quelque chose de difficile et de sérieux : onne le faisait point pâlir sur des livres qui soulèvent des milliersde questions ; or, les questions rongent l’intelligence et lecœur et abrègent la vie.

Le patron de la vie avait été transmis par lesparents, ceux-ci l’avaient reçu aussi tout fait du grand-père, legrand-père de l’aïeul, avec ordre de le maintenir entier etinaltérable comme le feu de Vesta. C’est ainsi que la chose sepratiqua sous les aïeux et les pères, ainsi qu’elle se fit au tempsdu père d’Élie ; ainsi peut-être se fait-elle encore de notretemps à Oblomofka.

De quoi pouvaient-ils donc se préoccuper, àquoi rêver, de quoi s’émouvoir ? qu’avaient-ils à apprendre,quel but à atteindre ? Ils n’avaient besoin de rien.

Pareille à une rivière paisible, la viecoulait à leurs pieds ; ils n’avaient qu’à rester tranquillessur le bord de cette rivière et à observer les phénomènesinévitables, qui tour à tour, sans être évoqués, apparaissaientdevant chacun d’eux.

L’imagination d’Élie endormi commença aussi àlui retracer tour à tour, comme des tableaux vivants, d’abord lestrois principaux actes de la vie, qui s’étaient joués, aussi biendans sa propre famille, que chez les parents et les amis : lanaissance, le mariage et l’enterrement.

Ensuite se déroula une série bariolée descènes gaies ou tristes : les baptêmes, les fêtes de chacundes membres, les fêtes de famille, le dernier jour gras avant et lepremier après chaque carême, les repas bruyants, les réunions deparents, les discours, les félicitations, les larmes et lessourires officiels. Tout cela s’exécutait avec précision, majesté,solennité.

Oblomoff revit même, dans les diversescérémonies religieuses, les figurants connus avec le jeu de leursphysionomies, leurs gestes, leur empressement et leur importance.Confiez-leur la demande en mariage la plus délicate, l’organisationde quelque noce pompeuse ou de quelque fête à souhaiter, ilsl’exécuteront dans les règles et sans rien omettre.

La place que chacun devait occuper, queldevait être le régal, la manière de le servir, la distribution etle rang des personnages pendant la cérémonie, les présages àobserver : dans toutes ces formalités, personne à Oblomofka nefit jamais la moindre faute d’étiquette.

Les Oblomoftzi seraient capables de nier leprintemps, ils ne voudraient pas le reconnaître, s’ils nemangeaient point d’alouettes à son arrivée[57]. Commentauraient-ils manqué à toutes ces coutumes ? C’est là qu’estleur vie et leur science, là que sont toutes leurs peines et toutesleurs joies ; c’est pour cela qu’ils chassent loin d’eux toutsouci et tout chagrin : ils ne connaissent point d’autresplaisirs.

Leur vie fourmille de ces événementsfondamentaux et inévitables qui suffisent à remplir leur esprit etleur cœur. Ils attendent avec émotion une cérémonie, unfestin ; mais après avoir baptisé, marié ou enterré un homme,ils oublient l’homme lui-même et sa destinée, et se replongent dansleur apathie habituelle, dont les fait sortir un événementsemblable, un jour de fête, un mariage, etc.

Croyez-vous qu’on ne sache pas bien soignerles enfants là-bas ? Il ne faut qu’un coup d’œil pour voirquels poupons roses et pesants les mères y portent ou promènentavec elles. Leur principale préoccupation est de voir leurs babysgros, blancs et bien venants.

Dès qu’il leur naît un enfant, le premiersouci des parents est d’accomplir sur lui de la manière la plusprécise, sans aucune omission, toutes les pratiques exigées par lesconvenances, c’est-à-dire de faire un festin à la suite du baptême,après quoi commencent pour l’enfant les soins les plusattentifs.

La mère pose à elle-même et à la bonne leproblème suivant : élever un marmot bien portant, le garder dufroid, du mauvais œil et des autres influences malignes. Toutesdeux se dévouent à ce que l’enfant soit toujours gai et mangebeaucoup.

Aussitôt qu’on parvient à mettre le petit garssur pied, c’est-à-dire quand il n’a plus besoin de sa bonne, quedans le cœur de la mère se glisse furtivement le désir de luitrouver une compagne assortie, aussi rose, aussi bien portante,alors arrive l’époque des cérémonies religieuses, des festins etenfin de la noce, et c’est là dedans que se concentrent toutes lesémotions de la vie.

Ensuite on recommence à tourner dans le mêmecercle : la naissance des enfants, les cérémonies, lesfestins, jusqu’à ce que l’enterrement change les décors, mais paspour longtemps. Les hommes cèdent la place à d’autres, les enfantsdeviennent des jeunes gens, et en même temps des fiancés ; ilsse marient et multiplient, et la vie s’étend suivant ce programme,comme un tissu sans fin qui s’effile insensiblement et se rompt aubord de la tombe.

Parfois, il est vrai, d’autres embarrasvenaient les importuner ; mais presque toujours les Oblomoftziles voyaient arriver avec un calme stoïque, et les soucis, aprèsavoir tourbillonné au-dessus de leur tête, passaient outre ets’envolaient, comme les oiseaux, qui, en venant à un mur nu et netrouvant où se nicher, battent inutilement des ailes autour de lapierre et s’envolent.

Ainsi, une fois, par exemple, une partie de lagalerie s’écroula tout à coup et enterra sous ses débris une poulecouveuse avec ses poussins. Aksinia, la femme d’Anntipe, avait étésur le point de se mettre sous la galerie avec sa quenouille ;elle en aurait eu sa part, mais à ce moment, pour son bonheur, elleétait allée chercher du lin.

Toute la maison fut en émoi : tousaccoururent, petits et grands, et furent saisis d’effroi, en sedisant qu’au lieu de la poule couveuse avec les poussins, auraientpu se promener là, madame avec M. Élie. Tous poussèrent descris d’étonnement et commencèrent à se faire des reprochesmutuels.

Depuis longtemps n’aurait-il pas dû leur veniren tête, à l’un de rappeler, à l’autre de faire réparer, et autroisième de réparer la galerie ? Tout le monde s’étonna quela galerie fut tombée, et la veille on s’étonnait qu’elle put tenirsi longtemps !

Alors ce furent des commentaires et desexplications sans fin sur la manière de réparer la chose ; onplaignit la poule couveuse et ses poussins et lentement on sedispersa chacun de son côté, après avoir sévèrement défendu deconduire M. Élie près de la galerie.

Trois semaines après, pour débarrasser lechemin, on donna ordre à Anndriouchka, à Pétrouchka et à Vasseka,de traîner vers les hangars les planches et les garde-fous tombés.Ils y restèrent jusqu’au printemps.

Chaque fois que le vieux Oblomoff les voyaitde sa croisée, il se troublait l’esprit des réparations àfaire ; il appelait le charpentier et lui demandait conseil.Que fallait-il faire ? Construire une nouvelle galerie ouenlever le reste ? Puis il le renvoyait. « Tu peux t’enaller, je verrai. »

Cela continua jusqu’au jour où Vasseka ouMotteka vint faire au barine le rapport suivant : à savoirque, le matin, quand lui Motteka avait grimpé sur les restes de lagalerie, les coins s’étaient détaillés de la muraille, et qu’ilpouvait arriver un nouvel écroulement.

Alors on convoqua le charpentier pour unconseil définitif, à la suite duquel il fut décidé qu’en attendanton étaierait avec les débris la partie encore debout de la galerie,ce qui fut exécuté vers la fin du même mois.

– Hé ! la galerie pourra encore allercomme neuve ! dit le vieux à sa femme. Regarde avec quelleélégance Thédote a rangé-les poutres : on dirait les colonnesde chez le maréchal de la noblesse. Allons, maintenant c’estbien : cela ira encore longtemps.

Quelqu’un lui rappela qu’il serait à propos deréparer aussi la porte cochère et le perron : sans cela,dit-il, non-seulement les chats, mais encore les cochonss’introduiront dans la cave à travers les degrés.

– Oui, oui, c’est nécessaire, réponditM. Élie père d’un air soucieux, et tout de suite il examina leperron.

– En effet, vois-tu comme cela s’est tout àfait disloqué ? dit-il, et des pieds il balançait le perroncomme un berceau.

– Mais il branlait déjà le jour où il a étéconstruit, fit observer quelqu’un.

– Et qu’est-ce que cela fait qu’ilbranlât ? demanda Oblomoff ; il ne s’est tout de même pasécroulé, quoique depuis seize ans on n’y ait pas touché !Louka l’avait très-bien construit dans le temps… Voilà uncharpentier, un vrai charpentier ! Il est mort… Que Dieu aitpitié de son âme ! De nos jours on s’est gâté ! On nefera plus si bien.

Et il dirigea ses yeux ailleurs, et le perronbranle, dit-on, encore maintenant, et il ne s’est tout de même pasencore écroulé. Il faut croire qu’en effet ce Louka était un fameuxcharpentier.

Rendons pourtant justice aux maîtres de lamaison. Parfois, à propos d’un accident ou d’une incommodité, ilss’inquiètent fort, et même s’échauffent et se fâchent.

– Comment, disent-ils, peut-on négliger ouabandonner telle ou telle chose ? Il faut tout de suiteprendre des mesures.

Et l’on ne parle que de réparer le petit pontdu fossé, ou d’enclore le jardin à certain endroit, afin que lebétail n’abîme point les arbres, parce qu’une partie de la haie debranchages est tout à fait couchée par terre.

M. Élie père étendit ses soins si avant,qu’un jour qu’il se promenait dans le jardin, de ses propres mainsil souleva la haie avec effort et ordonna au jardinier de placervite deux perches. La haie, grâce à cet acte de vigueur, restadebout tout l’été, et ce ne fut qu’en hiver que la neige larenversa de nouveau.

Enfin on poussa la sollicitude jusqu’à mettresur le petit pont, trois planches neuves aussitôt après qu’Anntipeeût dégringolé dans le fossé avec cheval et tonneau. Il n’était pasencore guéri de sa contusion que déjà ce petit pont étaitrétabli.

Les vaches et les chèvres non plus negagnèrent pas beaucoup à la nouvelle chute de la haie : ellesn’avaient tondu que les groseilliers, elles commençaient, tout auplus à écorcer le dixième tilleul, et n’étaient pas encore arrivéesaux pommiers, quand vint l’ordre d’enfoncer la haie en terre etmême de l’entourer d’un petit fossé. Et elles eurent leur compte,les deux vaches et la chèvre qu’on attrapa sur le fait : onleur frotta d’importance les côtes à coups de bâton !

Chapitre 13

 

Élie vit encore dans son rêve le grand salonsombre de la maison paternelle avec ses antiques fauteuils defrêne, éternellement couverts ; de housses, son immense sofadur et disgracieux, tapissé de bouracan bleu de ciel, passé ettaché, et son large fauteuil de cuir.

La longue soirée d’hiver commence. Les jambescroisées sous elle, la mère est assise sur le sofa ; elletricote paresseusement un bas d’enfant, en bâillant et en segrattant la tête de temps à autre avec son aiguille.

Auprès d’elle sont Nastassia Ivanovna etPelaguéia Ignatievna ; le nez enfoncé dans l’ouvrage, ellescousent avec beaucoup d’application pour la fête quelque effetdestiné à Ilioucha, à son père ou à elles-mêmes. Le père, les mainsderrière le dos, se promène de long en large, dans un parfaitcontentement, ou bien il se met dans le fauteuil, et, après y êtreresté un instant, il recommence sa promenade, écoutant avecattention le bruit de ses pas.

Ensuite, il prend une prise, se mouche etprend encore une prise. Dans la chambre sombre brûle une seulechandelle, et encore ne se permet-on ce luxe que durant les longuessoirées d’hiver et d’automne.

Pendant l’été, on s’arrangeait de manière à secoucher et à se lever sans chandelle, à la clarté du jour. Cela sefaisait en partie par habitude, en partie par économie.

Pour chaque objet qui n’était point fabriqué àla maison, mais qu’on achetait, les Oblomoftzi montraient uneavarice extrême. Ils plumaient bravement une excellente dinde ouune douzaine de poulets pour l’arrivée d’un hôte, mais ne mettaientpoint dans un plat un raisin de Corinthe en trop, et pâlissaient sile convive prenait la liberté de se verser lui-même un verre devin.

Au reste une pareille débauche n’arrivaitpresque jamais : quelque cerveau brûlé, un homme perdu dansl’opinion publique en eut seul été capable : mais on n’auraitpas laissé un semblable monsieur approcher de la cour. Non, tellesn’étaient pas les mœurs du pays.

À moins qu’on ne lui réitère l’invitationjusqu’à trois fois, le convive ne touche à rien. Il sait très-bienqu’une offre qui n’est pas répétée contient en soi la prière derefuser.

Et on n’allumait pas deux chandelles pour toutle monde : la chandelle était achetée en ville, au comptant,et la maîtresse, de la maison la gardait elle-même sous clef, commetoutes les choses achetées. Les bouts de chandelle étaient comptéset serrés avec soin.

Généralement on n’aimait point à débourser del’argent. Quelque indispensable que fût un objet, on ne se mettaiten frais pour l’avoir qu’à grand’peine et seulement quand ladépense était minime. Une dépense importante était toujoursaccompagnée de lamentations, de cris et d’injures.

Plutôt que de délier les cordons de leurbourse, les Oblomoftzi se condamnaient à souffrir toute espèced’incommodités et même s’accoutumaient à ne pas les considérercomme telles.

C’est pourquoi de temps immémorial le sofa dusalon est tout couvert de taches et pourquoi le fauteuil en cuir deM. Élie père n’a de cuir que le nom. En fait, il n’est que…non, je ne dirai pas de tille, ni de ficelle : du cuir, ledossier n’a gardé qu’un seul lambeau, et le reste est tombé enmorceaux et s’en est allé il y a cinq ans.

C’est pour cela aussi peut-être que la portecochère est de travers et que le perron branle. Mais payer quelquechose, voire l’objet le plus indispensable, donner d’un coup deuxcents, trois cents, cinq cents roubles, cela passait chez eux pourun suicide.

Ayant appris qu’un des jeunes propriétairesdes environs était allé à Moscou et y avait acheté une douzaine dechemises trois cents roubles, vingt-cinq roubles une paire debottes et quarante roubles un gilet de noce, le vieux Oblomoff fitun signe de croix, puis il dit avec une sorte de terreur et enmanière de quolibet : « qu’un pareil gars méritait d’êtremis dans une maison de force ! »

En général ils étaient sourds à toute véritépolitico-économique sur la nécessité de la circulation rapide descapitaux, de l’accroissement de la production, de l’échange desproduits, etc. Dans la simplicité de leur âme, ils ne comprenaientet ne pratiquaient qu’un usage des capitaux, c’était de les garderdans le bahut.

Assis avec des poses diverses dans lesfauteuils du salon, les habitants ou les convives habituels de lamaison jouent du chalumeau par le nez. Dans la société règne laplupart du temps un silence profond. Ces gens-là se voient tous lesjours ; ils connaissent et ont épuisé mutuellement leurstrésors intellectuels ; il leur arrive peu de nouvelles dudehors.

Tout est calme ; on entend seulementrésonner les lourdes bottes, faites à la maison, de M. Éliepère. Le balancier de la pendule frappe sourdement dans l’étui, etle fil que Pélaguéia Ignatievna ou Nastassia Ivanovna casse detemps en temps avec la main ou les dents, interrompt seul leprofond silence.

Ainsi se passe parfois une demi-heure, à moinsque quelqu’un ne bâille tout haut en faisant le signe de la croixsur sa bouche et en disant : « Grâce,Seigneur ! » Après lui bâille le voisin, puis lesuivant : ils ouvrent la bouche lentement, comme à uncommandement.

Le jeu de l’air dans les poumons fait le tourde la chambre, et parfois chez quelqu’un ce bâillement contagieuxamène une larme. Ou bien M. Élie père s’approche de lacroisée, regarde et dit avec un certain étonnement :

– Il n’est encore que cinq heures, etcependant comme il fait sombre dehors !

– Oui, répond quelqu’un, à ce moment de lasaison il fait toujours sombre ; les longues soirées nousarrivent.

Et au printemps ils s’étonnent et seréjouissent de l’approche des longues journées. Demandez-leur cequ’ils ont à faire de ces longs jours : ils ne le savent paseux-mêmes.

Et ils se taisent de nouveau. Quelqu’un veutmoucher la chandelle et l’éteint tout à coup ; toustressaillent, et l’un des assistants ne manque jamais dedire : « Une visite inattendue ! » Quelquefoisla conversation s’engage là-dessus.

– Quel pourrait être ce convive ? demandela maîtresse de la maison, ne serait-ce point NastassiaThadéevna ? Ah ! Dieu le veuille ! Mais non ;elle ne viendra point avant la fête. Que je serais doncheureuse ! comme nous nous embrasserions et comme nouspleurerions ensemble ! Et comme ensemble nous irions à matineset à la messe… Mais je ne puis me comparer à elle ! Quoique jesois plus jeune, je ne puis cependant rester debout aussilongtemps[58].

– Mais quand est-elle partie ? demandeM. Élie père ; il me semble que c’est après laSaint-Élie.

– Qu’est-ce que tu dis, Élie ! Tuconfonds toujours. Elle n’a même pas attendu le sémik[59], dit sa femme.

– Il me semble pourtant qu’elle était icipendant le carême de la Saint-Pierre, repart M. Élie père.

– Tu es toujours comme cela ! dit safemme avec reproche, tu discutes et cela ne sert qu’a te fairetort…

– Allons ! comment n’aurait-elle pas étéici au carême de la Saint-Pierre ? Puisque à cette époque onfaisait des pâtés aux champignons : elle aime…

– Mais c’est Maria Onissimovna, c’est elle quiaime les pâtés aux champignons ! Comment peux-tul’oublier ! Et Maria Onissimovna n’est pas restée chez nousjusqu’à la Saint-Élie, mais jusqu’au jour des saints Procopius etNikanor.

On comptait le temps par les fêtes, lessaisons, les divers événements de famille et de la vie domestique,sans jamais s’en rapporter aux dates ni aux mois. Peut-être celavenait-il en partie de ce que, tous, excepté Oblomoff, brouillaientles noms des mois et l’ordre des dates.

M. Élie père, vaincu, finit par se taire,et toute la société retomba dans l’assoupissement. Ilioucha,accroupi derrière le dos de sa mère, est assoupi comme les autres.Quelquefois il dort tout à fait.

– Oui, dit ensuite un des convives avec unprofond soupir, tenez, le mari de Maria Onissimovna, le défuntM. Bazile, comme il était, grâce à Dieu, bien portant, etcependant il est mort ! et il n’a pas dépassé lasoixantaine ! un homme comme lui aurait dû vivre centans !

– Nous mourrons tous quand il plaira àDieu ! reprend avec un soupir Pélaguéia Ignatievna. Il y en aquelques-uns qui meurent, mais tenez, chez les Khlopoff, parexemple, c’est à peine si on a le temps de baptiser ; ilparaît qu’Anna Andréevna vient encore d’accoucher. C’est sonsixième !

– Est-ce donc seulement Anna Andréevna !dit la maîtresse de la maison : tenez, qu’on marie son frère,et vous verrez les enfants, ce sera une bien autre musique !Les plus petits grandissent et deviennent bons à marier ;ensuite il faut marier les filles : où trouver despromis ? De nos jours, voyez-vous, chacun veut une dot, ettoujours en argent…

– De quoi s’agit-il ? demandaM. Élie père en s’approchant des causeurs.

– Mais il s’agit de…

Et on lui répéta la conversation.

– Ce que c’est que la vie de l’homme !s’écria sentencieusement M. Élie père : l’un meurt,l’autre naît ; le troisième se marie, et nous autresvieillissons toujours : loin que les années se ressemblent, unjour ne ressemble même pas à l’autre. Et pourquoi cela ? neserait-ce pas plus beau si chaque jour était comme hier, et hiercomme demain !… Cela vous attriste, rien que d’y penser…

– Le vieux vieillit, le jeune grandit !murmure dans un coin une voix endormie.

– Il faut en prier davantage le bon Dieu etn’avoir pas d’autre pensée, dit gravement la maîtresse de lamaison.

– C’est vrai, c’est vrai, répondit enbredouillant et d’un ton craintif M. Élie père, qui avaitvoulu philosopher un peu ; et il recommença sa promenade delong en large.

On se taisait de nouveau, et on n’entendaitque le bruit du fil et des aiguilles qui allaient et venaient.Quelquefois la maîtresse de la maison rompait le silence.

– Oui, il fait sombre dehors, disait-elle.Mais s’il plaît à Dieu, lorsque nous serons entre la Noël et lejour des Rois, nos parents viendront nous voir ; alors ce seraplus gai et les soirées passeront sans qu’on s’en aperçoive. SiMelania Petrovna était ici, elle nous aurait déjà fait centniches ! Que n’imagine-t-elle pas ! elle fait fondrel’étain ou la cire[60], ellecourt à la porte cochère[61] ;elle met toutes mes servantes en déroute. Elle invente mille jeux…c’est vraiment un boute-en-train.

– Oui, une dame du monde ! fit un desinterlocuteurs ; ne s’avisa-t-elle point, il y a trois ans, dedescendre les montagnes[62] !C’était quand M. Lucas se fendit le sourcil…

Tous les donneurs se réveillèrent soudain,regardèrent M. Lucas, et partirent d’un éclat de rireretentissant.

– Comment as-tu fait, monsieur Lucas ?Voyons, voyons, raconte-nous ça ! dit M. Élie père en sepâmant de rire.

Et tous de rire encore, et Ilioucha qui seréveille de rire aussi.

– Que voulez-vous que je vous raconte ?dit M. Lucas embarrassé, tout cela, c’est M. Alexis quil’a inventé : il n’y a rien eu…

– Hé ! éclatèrent tous en chœur. Allonsdonc, il n’y a rien eu ! est-ce que nous sommes morts, nousautres ? Et le front, et le front, on y voit encore lamarque…

Et tous de rire aux éclats.

– Mais qu’avez-vous donc à rire ? essayade répondre M. Lucas entre les explosions ; quant à moi…certainement… mais c’est Vasseka, le brigand, qui m’a fourré unpetit traîneau tout démantibulé qui… s’est ouvert sous moi… et je…comme cela…

Un rire général couvrit sa voix, et il fit devains efforts pour achever l’histoire de sa chute. Le rire gagnatoute la société, perça jusqu’à l’antichambre, à la chambre desservantes et envahit la maison. On se rappela l’histoire amusante,et on eu rit aux éclats d’un rire prolongé, universel,indescriptible, comme riaient les dieux de l’Olympe. On allaits’arrêter quand quelqu’un se remit à rire, et la danse derecommencer. Enfin, peu à peu et non sans peine, le calme serétablit.

– Ah çà, et maintenant à la Noël tu descendrasla montagne, monsieur Lucas ? demanda, après un court silence,M. Élie père.

Nouvelle explosion de rires qui dure dixminutes.

– Ne faudrait-il pas commander pendant lecarême une montagne à Anntipka ? dit encore tout à coupM. Élie père. M. Lucas, savez-vous, est un grand amateur,il ne peut se passer…

Les éclats de rire de la société ne luilaissèrent pas le temps d’achever.

– Eh mais, et-ce qu’il n’existe pas encore… cepetit traîneau ? put à peine dire en riant quelqu’un descauseurs.

Encore des éclats de rire.

Ils rirent tous ainsi longtemps. Enfin peu àpeu ils se calmèrent ; l’un essuyait ses larmes, un autre semouchait, un troisième toussait et crachait bruyamment enprononçant ces mots avec difficulté :

– Ah, Seigneur ! peu s’en faut que latoux ne m’ait étranglé… il m’a fait mourir de rire, je vous assure.Quelle catastrophe ! quand il était le dos en l’air, et lespans de l’habit écartés…

Ici partit enfin la dernière explosion, laplus longue : ensuite on se tut. L’un soupira, l’autre bâillatout haut, avec la formule habituelle, et l’assemblée se replongeadans le silence.

Ou n’entendit plus comme auparavant que letic-tac du balancier, le bruit des bottes et le craquement léger dufil coupé avec les dents. Soudain M. Élie père s’arrêta aumilieu de la chambre en se tenant le bout du nez d’un airtrès-effrayé.

– Voyez donc ! Que va-t-il arriver ?dit-il. Il y aura un mort : le bout du nez me démange…

– Seigneur Dieu ! dit sa femme enjoignant les mains. Quel mort peut-il y avoir quand c’est le boutdu nez qui démange ! Un mort, c’est quand le haut du nez vousdémange. Ah ! monsieur Élie, que Dieu le pardonne ! tun’as pas de mémoire ! Tu serais capable de parler ainsi devantdu monde ou des convives et comme ce serait honteux !

– Quel présage est-ce donc, quand c’est lebout du nez qui démange ? demanda M. Élie père toutconfus.

– C’est qu’on verra le fond de son verre devin ; mais un mort ? Si on peut dire…

– J’embrouille tout, dit M. Éliepère ; comment se souvenir de tout ? Tantôt c’est ducôté, tantôt c’est du bout que le nez vous démange, tantôt ce sontles sourcils…

– Du côté, s’empressa de dire PélaguéiaIvanovna, cela annonce des nouvelles ; les sourcils qui vousdémangent, des larmes ; le front, cela veut dire saluer :du côté droit, un homme ; du gauche, une femme ; quandles oreilles vous démangent, cela signifie que le temps est à lapluie ; les lèvres, s’embrasser ; les moustaches, mangerdes douceurs : le coude, dormir dans un nouvel endroit ;la plante des pieds, un voyage.

– Ah ! voyez donc Pélaguéia Ivanovna, envoilà une tête ! interrompit M. Élie père ; et, pourque le prix du beurre diminue, n’est-ce pas la nuque qui doit vousdémanger[63] ?

Les femmes se prirent à rire et à chuchoterentre elles : quelques-uns des hommes sourirent. Une nouvelleexplosion d’éclats de rire se préparait, mais en ce moment retentitcomme le grognement d’un chien et le jurement d’un chat en colère,quand ils s’apprêtent à se jeter l’un sur l’autre. C’était le jeude la pendule qui allait sonner.

– Hé ! mais il est déjà neufheures ! s’écria avec un étonnement joyeux M. Élie père.Voyez donc, s’il vous plaît, le temps a passé sans qu’on s’enaperçût. Hé ! Vaneka, Vasseka, Motteka !

Apparurent trois figures endormies.

– Pourquoi ne mettez-vous pas la table ?demanda M. Élie père, à la fois surpris et contrarié. Non,non, on ne pense pas aux maîtres ! Allons ! pourquoirestez-vous là ? vite, de l’eau-de-vie !

– Voilà pourquoi le bout du nez vousdémangeait, dit vivement Pélaguéia Ivanovna : vous prendrez del’eau-de-vie et vous regarderez le fond du verre à vin.

Après que l’on a soupé, que les baisers ontretenti et qu’on a échangé les bénédictions, tous se rendent àleurs lits, et le sommeil règne sur les têtes insoucieuses.

Chapitre 14

 

Élie vit en songe non pas une, ni deux soiréespareilles, mais des semaines entières, des mois et des ans où lesjournées et les soirées se passaient ainsi. Rien ne rompaitl’uniformité de cette vie, et elle n’était point à charge auxOblomoftzi, parce qu’ils n’imaginaient pas une autre existence, etque s’ils avaient pu se la figurer, ils l’auraient repoussée aveceffroi.

Ils ne voulaient et n’aimaient que celle-là.Ils auraient regretté que des circonstances quelconques yamenassent des changements, quels qu’ils fussent. La mélancolie leseût rongés à mort, si le lendemain n’avait pas dû ressembler à laveille et le surlendemain au lendemain.

Qu’ont-ils besoin de la variété, deschangements, des aventures que les hommes désirent tant ? Queles autres boivent ce calice jusqu’à la lie, quant à eux,Oblomoftzi, ils sont indifférents à tout. Que les autres viventcomme ils l’entendent !

Est-ce que les événements, même heureux, n’ontpas leur gêne ? ils suscitent des embarras, des soucis, desdémarches. Impossible de rester en place : faire du commerce,de la littérature, eu un mot se remuer, cela est-il siplaisant ?

Les Oblomoftzi continuaient des dizainesd’années entières à jouer du chalumeau par le nez, à sommeiller età bâiller, ou à se pâmer d’un rire naïf à propos d’un trait degaieté villageoise, ou encore, réunis en petit cercle, à seraconter mutuellement les songes de la nuit.

Si le songe était effrayant, on se plongeaitdans des méditations, on avait peur pour tout de bon ; s’ilrenfermait un présage, on se réjouissait ou s’attristaitsincèrement, suivant que ce présage était triste ou gai. Pouvait-ilêtre détourné, on prenait sur-le-champ à cet effet des mesuresefficaces.

À défaut de ce plaisir, on jouait au fou, auxatouts[64], et les jours fériés, avec lesconvives, on jouait le boston ; ou bien on faisait une grandepatience, on disait la bonne aventure sur le roi de cœur ou la damede trèfle, on prédisait un mariage.

Arrivait-il en visite une Natalia Thadéevna,elle restait huit ou quinze jours. Les vieilles commençaient àpasser en revue avec elle tout le voisinage. Un tel, commentvit-il, de quoi s’occupe-t-il ?

Elles pénètrent non-seulement dans la vieintime, derrière la coulisse, mais encore dans les idées et dansles intentions ; elles lisent jusqu’au fond de l’âme ;elles mettent les coupables sur la sellette, surtout les marisinfidèles.

Ensuite elles font la récapitulation desderniers événements : les jours de fête, les baptêmes, lesnaissances, les mets qui ont été servis, les invités et lesoubliés.

Quand elles ont assez de ces commérages, ellesétalent leurs toilettes neuves, elles se montrent les robes, lesmanteaux, jusqu’aux jupons et aux bas. La maîtresse de la maisonfait parade de quelques pièces de toile, de fil, de dentelles,fabriquées chez elle.

Mais ce sujet tarit aussi. Alors on s’occupe àprendre le café, le thé, à manger des confitures. Ensuite on tombedans le silence. On reste assis des heures entières à se regarder,à pousser de temps à autre de grands soupirs pour on ne sait quoi.Quelquefois même l’une d’elles se met à pleurer.

– Qu’as-tu donc, m’amie chérie ? demandel’autre tout alarmée.

– Oh ! Je suis triste, ma chère colombe,répond la visiteuse avec un profond soupir. Nous avons mis encolère le Seigneur Dieu, misérables que nous sommes ! Ilarrivera un malheur.

– Ah ! ne m’effraye pas, ne me fais paspeur, ma chère ! interrompt la maîtresse de la maison.

– Oui, oui, continue son amie, les derniersjours approchent ; une nation s’élèvera contre une autre, unroyaume contre un royaume… Le dernier jour viendra ! s’écrieenfin Nathalia Thadéevna, et toutes deux pleurent amèrement.

Cette conclusion de Nathalia Thadéevna étaitpurement gratuite : personne ne s’était élevé contre personne,il n’y avait même pas eu de comète cette année-là, mais lesvieilles ont parfois d’obscurs pressentiments.

Ce passe-temps se trouve seulement interrompude loin en loin par quelque événement imprévu, quand, par exemple,toute la maison attrape un mal de tête causé par les vapeurs despoêles.

On n’entendait guère parler d’autres maladiesni dans le château ni au village, sauf le cas où quelqu’un venait às’estropier sur un pieu dans l’obscurité, ou à dégringoler dufenil, ou qu’une planche tombait d’un toit sur la tête d’unpassant.

Tout cela arrivait rarement, et, contre depareils accidents on employait les remèdes de vieille femmeexpérimentés depuis longtemps. On frottait la contusion avec del’éponge de rivière ou avec de la livèche, on faisait boire aupatient un peu d’eau bénite, ou l’on marmottait des paroles et ladouleur disparaissait. Mais le mal de tête causé par la vapeur despoêles était fréquent.

Dans ces occasions tous restent étendus enrang sur les lits ; on entend des plaintes, des soupirs :l’un se place des concombres salés sur la tête et se l’envelopped’une serviette ; un autre se fourre de la canneberge dans lesoreilles et respire du raifort ; un troisième va à la geléevêtu simplement d’une chemise ; le quatrième gît toutbonnement sans connaissance sur le plancher.

Ce cas se présentait périodiquement une oudeux fois par mois, parce qu’on n’aimait point à lâcher la chaleuren pure perte par la cheminée et qu’on fermait les poêles, quand ily courait encore de petites flammes bleuâtres comme dansRobert-le-Diable. Il n’y avait pas un poêle ni un fourneauoù l’on pût appliquer la main sans qu’il y vînt une ampoule.

Une fois seulement, cette existence uniformefut troublée par un événement tout à fait inattendu. Quand, aprèsla sieste qui avait suivi un copieux dîner, la société se réunitpour le thé, tout à coup parut un mougik d’Oblomofka qui revenaitde la ville ; il chercha et rechercha dans sa poitrine, enfinil en tira non sans peine une lettre froissée à l’adresse deM. Élie Oblomoff père.

Tous furent stupéfaits, la maîtresse de lamaison changea même de couleur ; les yeux se dirigèrent et lesnez s’allongèrent du côté de la lettre.

– Quel miracle ! De qui est-ce ? ditla dame, revenant enfin à elle-même.

M. Élie père prit la lettre d’un airincertain et la tourna entre ses mains, ne sachant qu’en faire.

– Eh ! toi, où l’as-tu prise ?demanda-t-il au paysan, qui te l’a donnée ?

– Mais à l’auberge, où je me suis arrêté dansla ville, entends-tu, répondit le mougik. On est venu deux fois dela posse demander s’il n’y avait point de mougiksd’Oblomofka : il y a-t-une lettre pour le barine,entends-tu ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! tout d’abord je me suiscaché ; le soldat s’en est allé avec la lettre, donc. Mais lesacristain de Verkliovo m’avait vu, et il l’a dit. On vint unedeuxième fois. La deuxième fois qu’on vint, on commença à gronderbeaucoup, et on remit la lettre ; on me fit même payer cinqkopeks. J’ai demandé ce qu’il y avait à faire, entendez-vous, avecla lettre, où la fourrer ? On a ordonné de la remettre à VotreGrâce.

– Tu n’aurais pas du la prendre, fit observeravec colère la dame de la maison.

– Eh ! je ne voulais pas la prendre.Pourquoi, entendez-vous, avons-nous besoin de la lettre ? nousn’en avons pas besoin. On ne nous a pas commandé, entendez-vous, deprendre de lettres, j’ose pas ; allez-vous-en avecvotre lettre ! Mais le soldat commença à jurer tropfortement ; il voulait se plaindre aux autorités, et je l’aiprise.

– Imbécile ! dit la maîtresse de lamaison.

– De qui pourrait-ce bien être ? fit Éliepère d’un air pensif, en examinant l’adresse ; on diraitvraiment que je connais l’écriture.

Et la lettre circula de mains en mains. Alorsaussi commencèrent les commentaires et les suppositions. De quiétait-elle ? que disait-elle ? chacun y perdit sonlatin.

M. Élie père ordonna qu’on lui apportâtses lunettes ; on les chercha pendant une heure et demie. Illes mit et déjà il était sur le point d’ouvrir la lettre…

– Veux-tu finir ; ne décachette point,Élie, dit sa femme toute tremblante en l’arrêtant. Qui sait cequ’est cette lettre ? Peut-être est-ce encore quelque chosed’effrayant, un malheur ! C’est que le monde est devenu siméchant, vois-tu ! Demain ou après-demain tu auras letemps : elle ne s’envolera point.

La lettre fut mise sous clef avec leslunettes, et l’on fut tout entier au thé. Elle y serait restée desannées, si son arrivée, phénomène extraordinaire, n’avaitprofondément troublé les esprits des Oblomoftzi.

Pendant le thé et le lendemain, il ne fut pasquestion d’autre chose que de la lettre. Enfin, on ne put y tenir,et, le quatrième jour, après s’être réunis en groupe, on ladécacheta avec consternation. M. Élie père jeta un coup d’œilsur la signature.

– « Raditschtef », lut-il. Hé !mais c’est de M. Philippe !

– Ah ! Eh ! Voilà de quic’est ! cria-t-on de toutes parts. Mais comment se fait-ilqu’il vive encore ? Voyez donc, il n’est pas mort !Allons, Dieu soit loué ! Qu’est-ce qu’il écrit ?

Oblomoff père lut à haute voix. Or, il setrouva que M. Philippe demandait une recette pour faire labière, qu’on brassait particulièrement bien à Oblomofka.

– Il faut l’envoyer, il faut la luienvoyer ! dit-on de toutes parts, il faut lui écrire unbillet.

Ainsi s’écoulèrent quinze jours.

– Il faut écrire, il faut écrire !répétait M. Élie père à sa femme. Où est la recette,donc ?

– Oui, où est-elle ? reprenait la femme.Encore faut-il la trouver. Mais attends, à quoi bon sedépêcher ? Avec l’aide de Dieu nous arriverons à la fête, et,quand nous aurons mangé gras, alors tu écriras ; tu as tout letemps…

– En effet, à la fête j’écrirai mieux, dit levieux Oblomoff.

À la fête il fut de nouveau question de lalettre. M. Oblomoff père se disposa sérieusement à écrire. Ils’enferma dans son cabinet, s’arma de ses lunettes et s’assitdevant la table. Dans la maison régna un silence profond ; ilfut défendu aux gens de faire du bruit en marchant.

– Le barine écrit, disaient-ils tous d’unevoix aussi craintive et respectueuse que lorsqu’il y a un mort dansla maison.

Il traça ce mot : « Monsieur, »lentement, de travers, d’une main tremblante et avec autant deprécaution que s’il avait fait quelque chose de dangereux. Devantlui apparut sa femme.

– J’ai cherché, cherché ; il n’y a pointde recette, dit-elle. Il faut encore la chercher dans l’armoire dela chambre à coucher. Et comment enverra-t-on la lettre ?

– On renverra par la poste, réponditM. Oblomoff père.

– Et qu’est-ce que cela coûte pourlà-bas ?

Oblomoff prit un vieux calendrier.

– Quarante kopeks, dit-il.

– Quarante kopeks à jeter pour desbêtises ! Il vaut mieux attendre et voir s’il n’y aura pas àla ville une occasion pour là-bas. Donne ordre aux paysans de s’enenquérir.

– En effet, par une occasion, cela vaut mieux,reprit M. Oblomoff père, et, après avoir fait claquer la plumecontre la table, il la remit dans l’encrier et ôta seslunettes.

– Vraiment, cela vaut mieux, conclut-il, celan’est pas perdu, nous avons encore le temps de l’envoyer.

On n’a jamais su si M. Philippe reçutenfin la recette.

Le vieux Oblomoff prenait quelquefois un livreen main, n’importe lequel. Pour lui la lecture n’était pas unbesoin ; il la classait parmi les choses de luxe, comme unobjet dont on se passe sans peine, absolument comme on peut avoirou ne pas avoir un tableau accroché au mur, comme on peut aller oune pas aller se promener.

C’est pourquoi le choix du livre lui étaitindifférent ; il regardait la lecture comme une distractioncontre l’ennui et l’oisiveté.

« Il y a longtemps que je n’ai lu dans unlivre, » disait-il ; ou bien quelquefois il modifiait saphrase : « Si je lisais dans un livre ? » outout bonnement il avisait par hasard en passant un petit tas delivres qui lui avaient échu à la mort de son frère, et en tirait lepremier qui lui tombait sous la main.

Que ce fût Galakoff[65], oul’Explicateur le plus nouveau des rêves, ou laRussiade de Kheraskoff, ou une tragédie de Soumarokoff, ouenfin un journal de trois ans, il lisait tout avec le même plaisir,en s’arrêtant de temps à autre pour dire : « Voyezdonc : qu’est-ce qu’il n’invente pas ? ah ! lebrigand[66] !

Ces exclamations s’adressaient aux auteurs,race qui à ses jeux ne méritait aucune considération. Il avaithérité des hommes du vieux temps le demi-mépris qu’ils professaientpour les écrivains.

Ainsi que beaucoup de gens à cette époque, ilne regardait pas un auteur autrement que comme un joyeux compère,un bambocheur, un ivrogne, un loustic, bref une sorte debaladin.

Quelquefois il lisait un peu et à haute voix,pour tout le monde, dans des journaux de trois ans ; ilcommuniquait ainsi les nouvelles : « On écrit de La Hayeque Sa Majesté le roi a daigné rentrer heureusement d’un petitvoyage dans son palais ; » après quoi il jetaitpar-dessus ses lunettes un coup d’œil sur son auditoire. Ou :« À Vienne, tel ambassadeur a remis ses lettres decréance. » « Et ici l’on écrit, lisait-il encore, quel’ouvrage de madame de Genlis a été traduit en languerusse. »

– Sans doute, dit un petit hobereau desenvirons, que ces traductions sont faites pour soutirer quelqueargent de nos pareils les nobles.

Chapitre 15

 

En attendant, le pauvre Ilioucha va et vaétudier chez Stoltz. Le lundi à peine s’éveille-t-il, qu’il est enproie à la mélancolie. Il entend la voix perçante de Vasseka quicrie du perron :

– Anntipka ! attelle le pie : ilfaut conduire le petit barine chez l’Allemand.

Son cœur tressaille. Il vient tout chagrinauprès de sa mère. Celle-ci sait bien pourquoi et tache de dorer lapilule, soupirant elle-même en secret de se voir séparée de luipour toute une semaine.

Ce malin-là, on ne sait de quoi lebourrer : on cuit des petits pains blancs, descraquelins ; on emballe avec lui des salaisons, despâtisseries, des confitures, des conserves, des fruits secs etconfits, et même des aliments substantiels. Tout cela parce quechez l’Allemand on faisait maigre chère.

– On n’y mange pas son soûl, disaient lesOblomoftzi. Pour dîner on vous donne de la soupe, du rôti et despommes de terre ; pour le thé, du beurre, et pour le souper,bernique !

Au reste, Élie revoit plutôt en rêve leslundis heureux, où il n’entendait point la voix de Vasseka quiordonnait d’atteler le pie, et où sa mère l’accueillait au thé avecun sourire et une agréable nouvelle.

– Tu n’iras pas aujourd’hui ; c’est jeudifête. Est-ce la peine d’aller et de venir pour troisjours ?

Ou quelquefois tout à coup elle lui déclarequ’aujourd’hui c’est la semaine des parents[67] : « On n’a pas le temps depenser à l’étude : on va faire des beignets. »

Ou bien encore la mère le regarde fixement lematin du lundi, et lui dit :

– Tu n’as pas les yeux reposés. Te sens-tubien ? et elle branle la tête.

Le malicieux gamin est on ne peut mieuxportant, mais il se tait.

– Reste donc cette semaine à la maison,disait-elle, et après nous verrons.

Et tous dans la maison étaient intimementpersuadés que l’étude et le samedi des morts ne pouvaient nullements’accorder, ou qu’une fête qui tombait le jeudi, empêchaitd’étudier pendant toute la semaine. Seulement quelquefois undomestique ou une servante qu’on vient de gronder à cause du jeunebarine murmure :

« Hou ! l’enfant gâté, va te cacherchez ton Allemand, donc ! »

Une autre fois, chez l’Allemand apparaît toutà coup Anntipka avec le pie de notre connaissance : il vientprendre Élie au milieu ou au commencement de la semaine.

– Maria Savichna ou Nathalia Thadéevna estchez nous en visite pour quelques jours, ou bien les Kouzofkoviavec tous leurs enfants ; pour lors venez à la maison, s’ilvous plaît.

Et durant trois semaines Ilioucha est envisite chez lui. Puis c’est la semaine sainte qui arrive dansquelques jours, puis la fête de Pâques ; puis quelqu’un de lafamille décide, on ne sait pourquoi, qu’on n’étudie point lasemaine de Quasimodo.

Il ne reste plus que quinze jours jusqu’àl’été, ça ne vaut pas la peine d’aller à l’école, et en étél’Allemand lui-même se repose, dès lors il vaut mieux remettre àl’automne. De cette manière, le jeune Élie perd la moitié del’année : et comme il grandit pendant ce temps ! comme ilse fortifie ! comme il dort bien !

On ne se lasse pas de l’admirer tant qu’il està la maison, et on remarque que les samedis, quand il revient dechez l’Allemand, l’enfant est maigre et pâle.

– Un malheur est si vite arrivé !disaient le père et la mère : on a toujours le tempsd’apprendre, et la santé ne s’achète pas ; la santé, c’est ceque l’on a de plus précieux au monde ! Voyez, il revient del’école comme d’un hôpital. Sa graisse est fondue. Comme il estchétif !… et puis, est-il polisson ! Il voudrait ne faireque courir.

– Oui, remarque le père, l’étude est un rudelabeur[68], elle vous tord comme une corne demouton.

Et les braves parents continuaient à chercherdes prétextes pour retenir leur fils à la maison, et, outre lesfêtes, les prétextes ne manquaient point. En hiver, à leur avis, ilfaisait trop froid, en été il n’était pas sain d’aller par lachaleur, et quelquefois la pluie tombait ; en automne on étaitempêché par les giboulées.

Quelquefois c’est Anntipka qui paraîtsuspect : pour ivre, il ne l’est point, mais il a quelquechose d’étrange dans le regard : il pourrait par malheurs’embourber ou verser quelque part.

Les Oblomoff, au reste, tâchaient autant quepossible de justifier ces prétextes à leurs propres yeux, etsurtout aux yeux de Stoltz qui, devant eux et en leur absence,n’épargnait point les donnerwetter[69]contre une pareille faiblesse.

Les temps des Irostakoff et desIkotinine[70] étaient passés depuis longtemps. Leproverbe : la science est la lumière et l’ignorance, lesténèbres, courait déjà dans les paroisses et les villages decompagnie avec les livres des colporteurs. Les vieux comprenaientles avantages de la civilisation, mais seulement ses avantagesmatériels.

Ils voyaient que désormais il n’y avait pluspour parvenir, c’est-à-dire pour conquérir des grades, desdécorations et de la fortune, d’autre voie que l’étude : queles temps devenaient durs pour les vieux chicaneurs, pour leshommes d’affaires ratatinés dans les emplois, blanchis dans lesanciennes routines, les rubriques et les ficelles du métier.

Des rumeurs de mauvais augure circulaient déjàsur la nécessité non-seulement de savoir lire et écrire, maisencore de connaître des sciences ignorées jusque-là parmi les gensde cette sorte. Entre le conseiller honoraire[71] etl’assesseur[72] de collège s’ouvrait un abîme :pour le franchir il fallait un pont sous la forme d’undiplôme[73].

Les vieux employés, enfants de la routine etélevés sous le régime du pot-de-vin, commençaient à disparaître.Plusieurs d’entre eux, qui n’étaient pas morts à temps, avaient étéchassés comme des gens indignes de confiance ; d’autresavaient été mis en accusation ; les plus heureux étaient ceux,qui, désespérant du nouvel ordre de choses, se retiraient en toutbien tout honneur dans les petites propriétés qu’ils avaient sibien acquises.

Les Oblomoff avaient compris la chose aupremier mot : ils appréciaient l’utilité de l’éducation, maisseulement son utilité matérielle. Quant à la nécessité de cultiverl’esprit, ils n’en avaient qu’une idée vague et lointaine ;c’est pourquoi ils ne cherchaient, en attendant, pour leur petitÉlie, qu’à attraper quelques brillants privilèges.

Ils rêvaient pour lui l’habit brodé degentilhomme de la chambre, la place de conseiller à la cour. Samère allait même jusqu’à le voir gouverneur, mais ils voulaient pardiverses ruses atteindre ce résultat au meilleur marchépossible.

Ils voulaient tourner adroitement les pierreset les obstacles semés sur la voie de la civilisation et deshonneurs, sans se donner la peine de sauter par-dessus,c’est-à-dire, par exemple, étudier superficiellement, et nonjusqu’à s’exténuer le corps et l’âme ou jusqu’à perdre l’embonpointbéni, acquis dès l’enfance : ils tenaient seulement à exécuterle programme et à se procurer le certificat où il serait ditqu’Ilioucha avait terminé ses études dans les sciences et lesarts.

Ce système d’éducation à la Oblomoff rencontraune forte opposition dans celui de Stoltz. La lutte des deux partsfut opiniâtre. Stoltz terrassait directement, ouvertement,bravement ses adversaires, tandis qu’ils imitaient ses coups parles feintes dont on vient de parler et par d’autres ruses. Lavictoire ne fut pas décisive.

Peut-être la persévérance allemandeaurait-elle fini par vaincre l’entêtement et l’endurcissement desOblomoftzi ; mais l’Allemand rencontra un ennemi dans sonpropre camp, et le destin voulut que la victoire ne restât à aucundes deux partis. Le fait est que le fils de Stoltz gâtait Oblomoff,tantôt en lui soufflant ses leçons, tantôt en lui faisant sesversions.

Oblomoff vit ainsi clairement son existencechez ses parents et chez Stoltz. Dès qu’il se réveille à la maison,auprès de son lit se tient Zakharka, qui devint plus lard sonfameux valet de chambre Zakhare Trofimoff.

Zakhare, comme jadis la bonne, lui tire sesbas, lui chausse ses souliers, et Moucha, âgé de quatorze ans,reste au lit et lui présente tantôt un pied, tantôt l’autre. Si lamoindre chose lui déplaît, il envoie un coup de pied au nez deZakharka ; si Zakharka mécontent s’avise de se plaindre, ilest sûr d’attraper encore une taloche des grandes personnes.

Ensuite Zakharka lui peigne la tête, lui metsa jaquette, passant avec précaution les bras de M. Élie dansles manches, pour ne pas trop l’incommoder, et il rappelle àM. Élie qu’il faut faire ceci, cela : en se levant lematin, se laver, etc.

Élie désire-t-il quelque chose, il n’a qu’àcligner de l’œil ; aussitôt trois, quatre domestiquess’empressent de le satisfaire ; laisse-t-il tomber quelqueobjet, ou veut-il en prendre un dont il a besoin et qu’il ne peutatteindre ; faut-il apporter quelque chose, aller quelquepart ; s’il lui vient la fantaisie, connue à tout enfant vif,de s’élancer et de le faire lui-même, voilà que soudain le père etla mère et trois tantes crient à cinq voix :

– Pourquoi ? Où ? Et Vasseka, etVaneka, et Zakharka, pourquoi sont-ils là ? Hé ! Vasseka,Vaneka, Zakharka ! Est-ce que vous ne voyez point, tas deparesseux ? Attendez, je vous…

Et Élie ne peut parvenir à faire la moindrechose par lui-même. Plus tard il trouva que c’était plus commode,et il apprit à crier aussi de temps à autre :

– Hé ! Vasseka ! Vaneka !apporte ceci, donne cela ! Je ne veux pas de ceci, je veuxcela ! Cours, apporte !

En d’autres moments la tendresse inquiète deses parents l’ennuyait. Court-il en descendant les escaliers oudans la cour, tout à coup derrière lui retentissent dix voixdésespérées :

– Hé ! hé ! soutenez-le,arrêtez-le ! il va tomber, se casser un membre… Halte !halte !

Lui vient-il la fantaisie de sauter en hiverdans le vestibule, ou d’ouvrir un vasistas, nouveauxcris :

– Aïe, où ? est-ce possible ? Necours point, ne va pas, n’ouvre pas ; tu vas te faire du mal,te refroidir…

Et Ilioucha restait tristement à la maison,soigné comme une fleur exotique dans une serre, et, comme une fleurmise sous cloche, il grandissait lentement et sans vigueur. Sesforces, qui cherchaient à se produire au dehors, étaient refouléesen dedans et baissaient et s’étiolaient.

Quelquefois il se réveille si alerte, sifrais, si gai ! il sent que quelque chose joue et bouillonneen lui comme si un diablotin s’y était établi, qui le taquine etl’invite tantôt à grimper sur le toit, tantôt à monter à poil lerouan vineux et à s’échapper sur lui dans les prés où l’on fait lesfoins, ou à rester à cheval sur l’enclos, ou à agacer les chiens duvillage.

Tout à coup l’envie lui vient de traverser levillage en courant, ensuite de s’échapper par les champs, la cavée,le bocage de bouleaux, et en trois bonds de se jeter au fond duravin, ou de provoquer les petits gars pour jouer aux boules deneige ; en un mot d’essayer ses forces.

Le diablotin l’excite : il se retient, seretient, enfin la patience lui échappe, et nu-tête, en plein hiver,il bondit de l’escalier dans la cour, de là hors de la porte ;il prend dans ses mains un tas de neige et vole vers la foule despolissons.

Le vent frais lui coupe la figure, la geléelui pince les oreilles, le froid le saisit à la bouche et à lagorge ; sa poitrine se dilate de joie, il vole : d’où luiviennent les jambes ? il crie et rit aux éclats. Voici lesgamins : paf !… une boule de neige ; il a manqué sonhomme : il n’a pas le coup d’œil juste.

Tandis qu’il se baisse pour ramasser de laneige, une boule vient se coller contre sa figure. Il tombe et sefait mal faute d’habitude et cela est si gai ! il rit et deslarmes lui sautent des yeux… Et dans la maison tout est enrumeur : Ilioucha a disparu. On crie, on tempête.

Dans la cour se précipite Zakharka, derrièrelui Vasseka, Motteka, Vaneka, tous volent éperdus. Après euxs’élancent, les mordant aux talons, deux chiens qui, comme on lesait, ne peuvent d’un œil indifférent voir courir un homme.

Les gens en criant, en se lamentant, leschiens en aboyant, se ruent à travers le village. Ils s’abattentsur les polissons et commencent à en faire justice. Ils empoignentl’un par les cheveux, l’autre par les oreilles, en giflent untroisième ; ils menacent les pères.

Enfin on s’empare du jeune barine, onl’enveloppe dans une touloupe dont on s’est muni en passant, on leroule dans la pelisse du papa, puis dans deux couvertures et on lerapporte triomphalement à la maison.

On y désespérait déjà de le revoir, on lecroyait perdu ; mais en le voyant vivant et intact, sesparents montrent une joie indicible. On remercie le Seigneur Dieu,ensuite on fait boire à l’enfant une infusion de menthe, puis uneautre de fleurs de sureau, vers le soir encore une de framboises,et on le retient trois jours au lit. Il n’y avait qu’une chose quieût pu lui faire du bien : jouer encore aux boules deneige.

Chapitre 16

 

À peine le ronflement d’Élie parvint-il à sonoreille, que Zakhare sauta avec précaution, sans bruit, à bas dupoêle, passa sur la pointe des pieds dans le vestibule, mit lebarine sous clé et s’en fut sur la porte.

– Ah ! monsieur Zakhare : soyez lebienvenu ! Il y a longtemps qu’on ne vous voit plus, direntsur différents tons les cochers, les laquais, les servantes et lesgamins.

– Eh ! le vôtre donc ? est-ilsorti ? demanda le portier.

– Il ronfle, dit Zakhare d’un air sombre.

– Ah bah ! fit le cocher, il me sembleque ce n’est pas encore l’heure… il ne se porte pas bien,probablement ?

– Pas bien ! il s’est soûlé, toutsimplement, dit Zakhare avec l’accent de la plus parfaitesincérité. Le croiriez-vous ? il a bu à lui seul une bouteilleet demie de madère, deux pintes de kwas, et il s’est couchélà-dessus.

– Hein ! dit le cocher avec envie.

– Qu’est-ce qu’il a donc pour faire ainsi lanoce aujourd’hui ? demanda une des femmes.

– Non, Tatiana Ivanovna, répondit Zakhare enlui jetant son regard de travers, ce n’est pas seulementd’aujourd’hui. Il s’est tout à fait gâté : c’estdégoûtant.

– C’est probablement comme la mienne !répliqua-t-elle avec un soupir.

– À propos, est-ce qu’elle sortaujourd’hui ? demanda le cocher : j’ai besoin d’allerquelque part par là, pas loin.

– Où voulez-vous qu’elle se trimballe ?répondit Tatiana : elle est avec son chéri. Ils ne sont jamaisrassasiés de s’admirer l’un l’autre.

– Il vient chez vous bien souvent, dit leportier, il m’assomme chaque nuit, le maudit animal ! Tout lemonde est sorti, tous les locataires sont rentrés ; il esttoujours le dernier et il grogne, par-dessus le marché, parce quela porte du perron est fermée. Comme si j’irais la garder pourlui.

– Quel dindon ! mes amis, ditTatiana : il n’a pas son pareil ! Il la comble decadeaux. Elle est toujours parée comme un paon, et elle marche avecune majesté ! et si vous alliez voir les jupons et les basqu’elle porte… C’est une honte ! Elle ne se lave pas le coutous les quinze jours, elle ne fait que barbouiller sa figure…Quelquefois vraiment, quoique ce soit un péché, on se dit :Ah, vieille infirme ! tu devrais envelopper ta tête d’un fichuet aller en pèlerinage au monastère !…

Tous, excepté Zakhare, éclatèrent de rire.

– En voilà une, cette Tatiana Ivanovna !elle ne rate jamais le lièvre ! disaient des voixencourageantes.

– Oui vraiment ! continua Tatiana ;comment les gens comme il faut admettent-ils dans leur société unepareille ?…

– Où allez-vous donc ? lui demandaquelqu’un. Qu’est-ce que c’est que ce paquet ?

– Je porte une robe chez la couturière ;mon élégante m’y envoie : c’est trop large, voyez-vous !Quand nous nous mettons avec Douniacha à ficeler cette grosse oie,de trois jours nous ne pouvons rien faire, tant nous avons lesmains brisées ! Allons, il est temps que je parte.Adieu ! au revoir !

– Adieu, adieu ! dirent quelques-uns.

– Adieu, Tatiana Ivanovna, dit lecocher ; venez donc dans la soirée.

– Mais je ne sais, il peut se faire que jevienne, ou bien… je… allons, adieu !

– Allons, adieu ! fit-on en chœur.

– Adieu… beaucoup de plaisir !répondit-elle en s’en allant.

– Adieu, Tatiana Ivanovna ! cria encorele cocher.

– Adieu ! répondit-elle de loin d’unevoix sonore.

Zakhare semblait attendre son tour de parler.Quand elle fut partie, il s’assit sur la borne en fonte près de laporte et balança ses jambes d’un air sombre et distrait, regardantle monde qui passait à pied ou en voiture.

– Eh bien ! que fait le vôtreaujourd’hui, monsieur Zakhare ? demanda le portier.

– Mais comme toujours, il ne fait que rager,dit Zakhare, et tout cela à cause de toi. J’en ai souffert, va,rapport à toi, toujours au sujet du déménagement. Comme ilrage ! c’est qu’il n’a point du tout envie dedéménager !…

– Est-ce que c’est ma faute, à moi ? ditle portier, reste là toute ta vie, je m’en moque ; est-ce queje suis le propriétaire ? On me donne des ordres… Ah ! sij’étais le propriétaire !… mais je ne suis point lepropriétaire…

– Est-ce qu’il te dit des sottises, dis donc,hé ? demanda un cocher.

– S’il m’en dit ! Je ne sais comment Dieume donne seulement la force de les supporter !

– Eh bien ! Quoi donc ? C’est un bonbarine, puisqu’il se borne à des sottises ! dit d’un voixlente un laquais en ouvrant une tabatière ronde qui criait. Toutesles mains, excepté celles de Zakhare, s’allongèrent vers latabatière. On commença à priser, à éternuer et à cracher enchœur.

– S’il dit des sottises, tant mieux, continuacelui-ci, plus il en dit, mieux ça vaut : au moins il ne voustape pas, s’il dit des sottises. Avant d’être ici je servais unindividu : on n’avait pas encore eu le temps de savoirpourquoi, que déjà il vous tenait par les cheveux.

Zakhare attendit d’un air de mépris quecelui-ci eût terminé sa tirade et, s’adressant au cocher, ilcontinua :

– Il abreuve un homme d’ignominie, sans qu’onsache pourquoi : ça lui est égal.

– Il est probablement difficile àcontenter ? demanda le cocher.

– Je crois bien, murmura Zakhare de sa voixenrouée, en fermant les jeux d’un air significatif, si difficileque c’est affreux ! Ce n’est pas ainsi, ce n’est pascela ; et on ne sait pas servir, on ne sait rien présenter, oncasse tout, on ne nettoie point, et on voie, et on mange trop…Ah ! fi !… Que le… Aujourd’hui il en a dit !…C’était une honte de l’entendre ! et pourquoi ? Il étaitresté un petit morceau de fromage de la semaine passée, un chienn’en aurait pas voulu, mais non, le domestique n’ose même paspenser à le manger. Il l’a demandé. « Il n’y en a plus,voyez-vous, » et le voilà parti. « Tu mérites, qu’il adit, d’être pendu, tu mérites d’être cuit, tu mérites, qu’il a dit,d’être bouilli dans de la poix fondue, d’être tenaillé avec destenailles rougies, d’être cloué, qu’il a dit, avec un pieu detremble[74] ! » Et il vous marchaitdessus !… Qu’en pensez-vous, les amis ? il y a quelquesjours je lui ai échaudé, sait-on comment ? le pied avec del’eau bouillante, et alors il a commencé à brailler, mais d’unemanière ! si je n’avais pas sauté de côté, il m’aurait donnéun coup de poing en pleine poitrine… il n’épie que cela !vraiment il m’aurait donné le…

Le cocher hocha la tête, et le portierdit :

– Voyez-vous quel rude barine ! Il negâte pas son monde !

– Ah bien ! s’il ne fait que dire dessottises, c’est un admirable barine ! déclara d’un airflegmatique toujours le même laquais. Les plus mauvais sont ceuxqui ne grognent pas, qui vous regardent, vous regardent, et tout àcoup vous attrapent aux cheveux, sans que vous sachiezpourquoi.

– N’importe ! dit Zakhare, sans accorderde nouveau aucune attention au laquais qui l’avait interrompu. Sonpied n’est pas encore guéri ; il le frotte toujours avec unonguent. Grand bien lui fasse !

– C’est un drôle de corps ! dit leportier.

– Que Dieu vous en préserve ! continuaZakhare, il tuera un jour un homme ; devant Dieu, il le tuerajusqu’à ce que mort s’en suive ! Pour la moindre bagatelle, ilvous guette afin de vous traiter de chauve… je n’ai pas le couraged’achever. Aujourd’hui il a trouvé quelque chose de nouveau.« Venimeux » qu’il a dit ! Comment sa languea-t-elle pu prononcer ce mot ?

– Ah ben ! qu’est-ce que cela ?disait toujours le même laquais. S’il dit des sottises, Dieu soitloué ! Dieu le garde !… Mais s’il se tait toujours, tupasses à côté, et il te regarde, te regarde, et puis t’accrochecomme celui chez qui j’étais auparavant. S’il dit des sottises, cen’est rien…

– Et c’était bien fait, riposta Zakhare, vexédes répliques qu’il n’avait point demandées. Je t’aurais encoremieux arrangé, toi !

– Chauve… quoi ? qu’il a dit, monsieurZakhare ? demanda un petit cosaque[75] d’unequinzaine d’années, est-ce diable ?

Zakhare tourna lentement la tête et arrêta surlui un regard trouble.

– Prends garde, toi ! dit-il ensuited’une voix mordante, t’es-t-encore trop jeune, l’ami, t’estrop malin ! Je me fiche bien que tu sois à un général.Va-t-en, si tu ne veux pas que je t’attrape au toupet.

Le petit cosaque recula de deux pas, s’arrêtaet regarda Zakhare en souriant.

– Qu’est-ce que tu as donc à te ficher dumonde ! grogna Zakhare avec colère, attends, je t’aurai, toi…je vais t’allonger les oreilles et tu montreras tesdents !…

À ce moment du perron descendit en courant ungigantesque laquais, en habit de livrée, déboutonné, avec desaiguillettes et des guêtres. Il s’approcha du petit cosaque, luidonna avant tout un soufflet, ensuite le traita de petitimbécile.

– Qu’est-ce donc, monsieur Mathieu, qu’ya-t-il ? dit le petit cosaque, interdit et penaud, en setenant la joue et en clignant de l’œil d’un air convulsif.

– Ah ! tu raisonnes ! dit lelaquais : je te cherche par toute la maison, et tu esici !

Il le prit d’une main par les cheveux, luiinclina la tête et trois fois, lentement, méthodiquement, àintervalles égaux, il le frappa sur la nuque à coups de poing.

– Le barine a sonné cinq fois, ajouta-t-il enguise de morale, et l’on me gronde pour toi, mauvais petitchien ! Marche !

Et d’un air impérieux il lui montraitl’escalier de la main.

Le garçon resta près d’une minute dans uneespèce d’incertitude, cligna des yeux deux fois, jeta un coup d’œilsur le laquais, et, voyant qu’il n’y avait rien de plus à enattendre que la répétition de la même manœuvre, il secoua sescheveux et monta l’escalier, comme si de rien n’était.

Quel triomphe pour Zakhare !

– Tape donc, tape, monsieur Mathieu !encore, encore ! répétait-il avec une joie mauvaise. Hé !ce n’est pas assez ! Ha ! à la bonne heure ! envoilà un, ce monsieur Mathieu ! merci ! Oh ! il esttrop malin… voilà pour ton « chauve diable ! » Çat’apprendra à l’avenir à te moquer des gens !

La valetaille riait aux éclats, sympathisant àla fois avec le laquais qui venait de corriger le petit cosaque, etavec Zakhare qui triomphait méchamment. Personne ne s’intéressaitau jeune groom.

– Voilà, c’est cela, ni plus ni moins, c’esttout à fait mon premier maître, dit de nouveau le même laquais quiavait toujours interrompu Zakhare. Tu penses à t’amuser, et lui,tout à coup, comme s’il devinait ce à quoi tu penses, passe à côtéet te saisit comme cela, comme M. Mathieu a attrapéAnndriouchka. Ce n’est rien s’il ne fait que dire des sottises.Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce qu’il vous traite de« chauve diable ! »

– Peut-être bien que toi, tu aurais étéempoigné par son barine, lui répondit le cocher, en désignantZakhare. Vois donc quelle forêt t’as sur la tête ! Mais à quoiempoignerait-il M. Zakhare ? sa tête est comme unecitrouille… Peut-être qu’il pourrait l’attraper aux deux barbes quisont là sur ses joues. Ah ben ! là, il y a de quoi l’attr…

Tous partirent d’un éclat de rire, et Zakharefut comme frappé d’apoplexie à cette sortie du cocher, avec quiseul jusque-là il avait causé amicalement.

– Ah ! attends, je le dirai au barine, semit-il à hurler avec fureur, il trouvera bien aussi oùt’empoigner : il te fera la barbe. Vois donc : elle esttout en pendeloques !

– Il serait bien malin, ton barine, s’ils’avisait d’arranger la barbe aux cochers d’autrui ! Ouiche,tâchez donc d’en avoir à vous, des cochers, et faites-leur labarbe. Sans cela, zut !…

– N’est-ce pas toi qu’on devrait prendre pourcocher, espèce de voleur ? hurla Zakhare, tu ne vaux pas lapeine qu’on t’attelle toi-même pour mon barine !

– Ah ! ma foi, voilà un beaubarine ! répliqua le cocher d’une voix railleuse, où l’as-tupéché, celui-là ?

Et lui-même, et le portier, et le barbier, etle laquais, défenseur du système des injures, tous éclatèrent derire.

– Riez, riez, je le dirai à mon barine !sifflait Zakhare.

– Et toi, dit-il en s’adressant auportier : tu devrais faire taire ces brigands, au lieu derire. Pourquoi es-tu là ? Pour maintenir l’ordre ! Et quefais-tu ? Attends donc, je le dirai au barine. Attends, tuauras ton compte !

– Allons, assez, assez, monsieurZakhare ! dit le portier, en cherchant à l’apaiser ; quet’a-t-il fait ?

– Comment ose-t-il parler ainsi de monbarine ? répliqua Zakhare avec chaleur, en montrant le cocher.Sait-il donc ce que c’est que mon barine ? demanda-t-il d’unton de vénération. Mais toi, dit-il en s’adressant au cocher, tu nepourras jamais en avoir un pareil, même en rêve : bon, sage,beau garçon ! Le tien n’est qu’une rosse affamée ! C’esthonteux à voir, quand vous sortez sur votre jument bai-brun :de vrais mendiants ! Et vous ne mangez que des radis noirsavec du kwas. Tiens, ton vilain carrick, on pourrait en compter lestrous !…

Il est bon de remarquer que le carrick ducocher n’était nullement troué.

– Je n’en ai pas encore un pareil !interrompit le cocher, en tirant d’une main leste le bout de lachemise qui passait sous l’aisselle de Zakhare.

– Finirez, finissez, vous autres !répétait le portier, étendant ses mains entre eux.

– Ah ! tu déchires mon habit !s’écria Zakhare en tirant encore plus sa chemise : attends, jemontrerai ça à mon barine ! Voyez, les amis, regardez ce qu’ila fait : il m’a déchiré mon habit…

– Ouais ! Moi ! dit le cocher,perdant un peu de son assurance : c’est le barine qui t’aurasecoué.

– Lui, me secouer ! un barine commecela ! riposta Zakhare, une si bonne âme ! Mais c’est del’or plutôt qu’un barine. Que Dieu lui donne santé ! Je suischez lui comme dans le royaume des cieux : je ne connais aucunbesoin. De sa vie il ne m’a traité d’imbécile ; je vis dansl’abondance, dans le repos ; je mange de sa table, je vais oùje veux. Et voilà !… Et à la campagne, j’ai une maison à moi,un potager à moi, du blé à foison ; tous les paysans mesaluent jusqu’à la ceinture ! Et je suis intendant, etmangeur d’homme ! Et vous autres donc, avec levôtre…

De colère, la voix lui manqua pour acheverd’aplatir son rival. Il s’arrêta un instant afin de rassembler sesforces et d’inventer un mot venimeux, mais il ne put le trouver,tant il avait de bile sur le cœur.

– Mais voici, attends, nous verrons commentque tu t’en tireras pour l’habit. On t’apprendra à déchirer !…proféra-t-il enfin.

En touchant à son barine, on blessait Zakharevif. Cette attaque remua son ambition et son amour-propre. Sondévouement se réveilla et éclata dans toute sa force. Il était prêtà répandre son venin, non-seulement sur son adversaire, mais encoresur le maître de celui-ci, et la parenté du maître, sans mêmesavoir s’il en avait une, et sur ses connaissances.

Il répéta avec une étonnante exactitude toutesles diffamations, toutes les calomnies qu’il avait retenues de sespremières conversations intimes avec le cocher.

– Et vous donc, avec votre barine, mauditsva-nu-pieds, Juifs, pires que des Allemands ! dit-il. Votregrand-père ! je sais ce qu’il a été, votre grand-père !commis du marché aux vieilles hardes. Hier, les visites quisortaient de chez vous, j’ai cru un moment que c’étaient des filousqui s’étaient introduits dans la maison. Cela faisait pitié… Samère aussi revendait au marché aux vieilles hardes des habitsfripés et volés.

– Assez, assez, vous autres !… disait leportier en tâchant de l’apaiser.

– Oui, dit Zakhare, le mien, grâce àDieu ! est un barine de vieille roche. Il a pour amis desgénéraux, des comtes et des princes. Encore il n’offre pas dessièges à tous les comtes ; il y en a qui viennent et font lepied de grue dans l’antichambre… Il ne vient que des auteurs…

– Qu’est-ce que c’est donc que ces auteurs,mon ami ? demanda le portier, désirant mettre fin à laquerelle.

– Ce sont des messieurs qui inventent desidées, expliqua Zakhare.

– Et que font-ils chez vous ? insista leportier.

– Ce qu’ils font ? L’un demande lachibouque, l’autre du xérès… dit Zakhare, et il s’arrêta en voyantque presque toute l’assistance souriait d’un air moqueur.

– Et vous êtes tous des misérables !dit-il en bredouillant et en les toisant du regard. On t’apprendraà déchirer un habit qui ne t’appartient pas. Je vais le dire aubarine ! ajouta-t-il, et il rentra vivement à la maison.

– Finis donc ! attends, attends !cria le portier. Monsieur Zakhare ! viens à la taverne, jet’en prie, viens…

Zakhare s’arrêta court, se retournarapidement, et, sans regarder la valetaille, s’élança encore plusrapidement dans la rue. Il arriva, sans tourner la tête, à la portede la taverne d’en face ; là il fit un demi-tour, jeta un coupd’œil sombre à toute la société, d’un geste encore plus sombre, fitun signe à tous pour qu’on vînt le rejoindre, et disparut derrièrela porte.

Tous les autres s’écoulèrent aussi, qui dansla taverne, qui chez soi ; il ne resta qu’un laquais.

« Ah ben ! le grand malheur, s’il seplaint au barine ? se disait-il d’un air méditatif, en ouvrantflegmatiquement et lentement sa tabatière, le barine est bon, on levoit de reste : il ne dira que des sottises. Qu’est-ce quecela, s’il ne fait que dire des sottises ? Mais il y en ad’autres qui vous regardent, vous regardent, et vous empoignent parles cheveux… »

Chapitre 17

 

Quelques minutes après quatre heures, Zakhareentra avec précaution et sans bruit dans l’antichambre : il seglissa sur la pointe des pieds dans le couloir, s’approcha de lachambre du barine, appliqua d’abord son oreille à la porte, puisfléchit les genoux et mit son œil au trou de la serrure.

Dans la chambre retentissait un ronflementmusical.

« Il dort, dit-il tout bas,réveillons-le : il est bientôt quatre heures etdemie. »

Il toussa et entra.

– Monsieur ! hé ! monsieur, dit-il àvoix basse, se tenant au chevet du lit d’Oblomoff.

Le ronflement continua.

« Ah ! fit Zakhare, il dort aussifort qu’un maçon. »

– Monsieur !…

Zakhare tira légèrement Élie par lamanche.

– Levez-vous : il est quatre heures etdemie.

Pour toute réponse M. Oblomoff beugla,mais sans se réveiller.

– Levez-vous donc, monsieur ! quellehonte ! dit Zakhare en élevant la voix.

Pas de réponse.

– Monsieur, répétait Zakhare, en tiraillantson maître de temps à autre par la manche.

Oblomoff tourna un peu sa tête et ouvrit avecpeine un œil terne où l’on voyait poindre l’apoplexie. Il ledirigea sur Zakhare.

– Qui est là ? demanda-t-il d’une voixsourde.

– Mais c’est moi. Levez-vous !

– Va-t-en, murmura Élie, et il se replongeadans son lourd sommeil. Au lieu de ronfler, M. Oblomoff se mità jouer du chalumeau avec son nez. Zakhare le tira par le pan de sarobe de chambre.

– Que veux-tu ? demanda Élie, d’un ton demenace, ouvrant tout à coup les deux yeux.

– Vous avez donné l’ordre de vousréveiller.

– Eh bien ! je le sais. Tu as fait tondevoir, va-t-en. Le reste me regarde…

– Je ne m’en irai pas, disait Zakhare, letiraillant de nouveau par-la manche.

– Allons donc ! ne me touche pas !dit avec douceur Élie, et, renfonçant sa tête dans l’oreiller, ilfaillit se remettre à ronfler.

– Impossible, monsieur, ce serait avecbeaucoup de plaisir, mais c’est tout à fait impossible !

Et il tarabustait son barine.

– Allons, je t’en prie, fais-moi cette grâce,disait Élie d’un ton câlin, en ouvrant les yeux.

– Oui, fais-moi cette grâce, et après,vous-même vous me gronderez pour ne vous avoir point réveillé…

– Ah bon Dieu ! quel homme ! disaitÉlie. Mais laisse-moi donc une petite minute faire un somme :c’est si peu qu’une minute ! Je sais bien, je sais…

Oblomoff se tut tout à coup, dompté par lesommeil.

– Tu ne sais que ronfler, dit Zakhare, sûr den’être pas entendu de son maître : voyez donc, il ronfle commeun souche. Ah ! qu’es-tu venu faire sur la terre du bon Dieu…Mais lève-toi donc, toi ! puisqu’on te le dit… hurla presqueZakhare.

– Quoi ? quoi ? fit Oblomoff d’unair menaçant, en soulevant sa tête.

– Mais, je dis, monseigneur, pourquoi donc quevous ne vous levez point ? se hâta de reprendre Zakhare d’unton doux.

– Non, comment as-tu dit cela, hein ?comment oses-tu ainsi… hein ?

– Quoi ?

– Parler grossièrement.

– Vous l’avez rêvé !… devant Dieu, vousl’avez rêvé !…

– Tu crois que je dors ? je ne dors pas,j’entends tout…

Et il dormait déjà.

– Ah ! dit Zakhare désespéré, ah !pauvre tête ! pourquoi gis-tu là comme un bloc ?Ah ! rien qu’à te voir, on a mal au cœur. Regardez donc,bonnes gens ! Fi !

– Levez-vous, levez-vous, reprit tout à coupZakhare d’une voix effrayée. Monsieur, voyez donc ce qui se passeici.

Élie leva brusquement la tête, promena sesyeux autour de lui, et se recoucha avec un profond soupir.

– Laisse-moi tranquille, dit-il d’un tond’autorité. Je t’ai ordonné de me réveiller, et maintenant je tedonne contre-ordre, tu entends ! Je me réveillerai moi-mêmequand je voudrai.

Quelquefois Zakhare cédait enmurmurant :

– Eh bien ! ronfle, que le diablet’emporte ! mais d’autres fois il insistait, et ilinsista.

– Levez-vous, levez-vous, cria-t-il d’une voixlamentable en saisissant Oblomoff des deux mains par le pan et lamanche de sa robe de chambre. Oblomoff, tout d’un coup, sans qu’onput s’y attendre, sauta sur ses pieds et se précipita surZakhare.

– Attends donc, attends ; je l’apprendraià déranger ainsi le barine quand il a envie de se reposer.

Zakhare se sauva à toutes jambes, mais autroisième pas Oblomoff secoua tout à fait son sommeil et commença àse détirer en bâillant.

– Donne… du kwas… dit-il entre deuxbâillements.

Zakhare lui apporta un grand verre dekwas.

Oblomoff le vida d’un trait et c’est ainsique, complètement éveillé, il se décida à s’habiller et à commencersa journée à quatre heures et demie du soir.

FIN.

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