On ne badine pas avec l’amour Alfred de Musset

CAMILLE.
Mon père et mon cousin, je vous salue.
PERDICAN.
Comme te voilà grande, Camille ! Et belle comme le
jour !
LE BARON.
Quand as-tu quitté Paris, Perdican ?
PERDICAN.
Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te voilà
métamorphosée en femme ! Je suis donc un homme,
moi ? Il me semble que c’est hier que je t’ai vue pas plus
haute que cela.
LE BARON.
Vous devez être fatigués ; la route est longue, et il fait
chaud.
PERDICAN.
Oh ! Mon Dieu, non. Regardez donc, mon père, comme
Camille est jolie !
LE BARON.
Allons, Camille, embrasse ton cousin.
CAMILLE.
Excusez-moi.
LE BARON.
Un compliment vaut un baiser ; embrasse-la, Perdican.
PERDICAN.
Si ma cousine recule quand je lui tends la main, je vous
dirai à mon tour : Excusez-moi ; l’amour peut voler un
baiser, mais non pas l’amitié.
CAMILLE.
L’amitié ni l’amour ne doivent recevoir que ce qu’ils
peuvent rendre.

LE BARON, à maître Bridaine.
Voilà un commencement de mauvais augure, hé ?
MAÎTRE BRIDAINE, au baron.
Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage
lève bien des scrupules.
LE BARON, à maître Bridaine.
Je suis choqué, – blessé ?. Cette réponse m’a déplu. ?
Excusez-moi ! Avez-vous vu qu’elle a fait mine de se
signer ? ? Venez ici que je vous parle. ? Cela m’est
pénible au dernier point. Ce moment, qui devait m’être si
doux, est complètement gâté. ? Je suis vexé, piqué. ?
Diable ! Voilà qui est fort mauvais.
MAÎTRE BRIDAINE.
Dites-leur quelques mots ; les voilà qui se tournent le
dos.
LE BARON.
Eh bien ! Mes enfants, à quoi pensez-vous donc ? Que
fais-tu là, Camille, devant cette tapisserie ?
CAMILLE, regardant un tableau.
Voilà un beau portrait, mon oncle ! N’est-ce pas une
grand’tante à nous ?
LE BARON.
Oui, mon enfant, c’est ta bisaïeule, – ou du moins la soeur
de ton bisaïeul, car la chère dame n’a jamais concouru, –
pour sa part, je crois, autrement qu’en prières, – à
l’accroissement de la famille. ? C’était, ma foi, une sainte
femme.
CAMILLE.
Oh ! Oui, une sainte ! C’est ma grand’tante Isabelle.
Comme ce costume religieux lui va bien !
LE BARON.
Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce pot de fleurs ?
PERDICAN.
Voilà une fleur charmante, mon père. C’est un héliotrope.

LE BARON.
Te moques-tu ? Elle est grosse comme une mouche.
PERDICAN.
Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son
prix.
MAÎTRE BRIDAINE.
Sans doute ! Le docteur a raison. Demandez-lui à quel
sexe, à quelle classe elle appartient ; de quels éléments
elle se forme, d’où lui viennent sa sève et sa couleur ; il
vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes
de ce brin d’herbe, depuis la racine jusqu’à la fleur.
PERDICAN.
Je n’en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu’elle
sent bon, voilà tout.
SCÈNE III.
Entre LE CHOEUR.
Devant le château.
LE CHOEUR.
Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité.
Venez, mes amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux
formidables dîneurs sont en ce moment en présence au
château, maître Bridaine et maître Blazius. N’avez-vous
pas fait une remarque ? C’est que, lorsque deux hommes
à peu près pareils, également gros, également sots, ayant
les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par
hasard à se rencontrer, il faut nécessairement qu’ils
s’adorent ou qu’ils s’exècrent. Par la raison que les
contraires s’attirent, qu’un homme grand et desséché
aimera un homme petit et rond, que les blonds
recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une
lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux
sont armés d’une égale impudence ; tous deux ont pour
ventre un tonneau ; non seulement ils sont gloutons, mais
ils sont gourmets ; tous deux se disputeront à dîner, non
seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson est
petit, comment faire ? et dans tous les cas une langue de
carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux
langues. Item, tous deux sont bavards ; mais à la rigueur
ils peuvent parler ensemble sans s’écouter ni l’un ni
l’autre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune
Perdican plusieurs questions pédantes, et le gouverneur a
froncé le sourcil. Il lui est désagréable qu’un autre que lui
semble mettre son élève à l’épreuve. Item, ils sont aussi
ignorants l’un que l’autre. Item, ils sont prêtres tous deux ;
l’un se targuera de sa cure, l’autre se rengorgera de sa

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