d’ Alfred de Musset
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE.
Maître Blazius, Dame Pluche, le Choeur.
Une place devant le château.
LE CHOEUR.
Pater noster : prière chrétienne du Marmotter : Parler confusément entre
Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius
« Notre Père ». ses dents.
s’avance dans les bluets fleuris, vêtu de neuf, l’écritoire
au côté. Comme un poupon sur l’oreiller, il se ballotte sur
son ventre rebondi, et les yeux à demi fermés, il
marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut,
maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange,
pareil à une amphore antique.
MAÎTRE BLAZIUS.
Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle
d’importance m’apportent ici premièrement un verre de
vin frais.
LE CHOEUR.
Voilà notre plus grande écuelle ; buvez, maître Blazius ;
le vin est bon ; vous parlerez après.
MAÎTRE BLAZIUS.
Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de
notre seigneur, vient d’atteindre à sa majorité, et qu’il est
reçu docteur à Paris. Il revient aujourd’hui même au
château, la bouche toute pleine de façons de parler si
belles et si fleuries, qu’on ne sait que lui répondre les
trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un
livre d’or ; il ne voit pas un brin d’herbe à terre qu’il ne
vous dise comment cela s’appelle en latin ; et quand il fait
du vent ou qu’il pleut, il vous dit tout clairement
pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la
porte que voilà de le voir dérouler un des parchemins
qu’il a coloriés d’encres de toutes couleurs de ses propres
mains et sans rien en dire à personne. Enfin c’est un
diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens
annoncer à Monsieur le Baron. Vous sentez que cela me
fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur
depuis l’âge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis,
apportez une chaise, que je descende un peu de cette
mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tant soit peu
rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une
gorgée avant d’entrer.
LE CHOEUR.
Buvez, maître Blazius, et reprenez vos esprits. Nous
avons vu naître le petit Perdican, et il n’était pas besoin,
du moment qu’il arrive, de nous en dire si long.
Puissions-nous retrouver l’enfant dans le coeur de
l’homme !
MAÎTRE BLAZIUS.
Ma foi, l’écuelle est vide ; je ne croyais pas avoir tout bu.
Adieu ; j’ai préparé, en trottant sur la route, deux ou trois
phrases sans prétention qui plairont à monseigneur ; je
vais tirer la cloche.
Il sort.
LE CHOEUR.
Gourdiner : Terme populaire. Donner
Durement cahotée sur son âne essoufflé, Dame Pluche
des coups de gourdin. [L]
gravit la colline ; son écuyer transi gourdine à tour de
bras le pauvre animal, qui hoche la tête un chardon entre
les dents. Ses longues jambes maigres trépignent de
colère, tandis que de ses mains osseuses elle égratigne
son chapelet. Bonjour donc, Dame Pluche, vous arrivez
comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois.
DAME PLUCHE.
Un verre d’eau, canaille que vous êtes ! Un verre d’eau et
un peu de vinaigre !
LE CHOEUR.
D’où venez-vous, Pluche, ma mie ? Vos faux cheveux
sont couverts de poussière, voilà un toupet de gâté, et
votre chaste robe est retroussée jusqu’à vos vénérables
jarretières.
DAME PLUCHE.
Nonnain : Synonyme, qui ne se dit
Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre
plus que par plaisanterie, de nonne.
maître, arrive aujourd’hui au château. Elle a quitté le
La rue des Nonnains d’Hyères, nom
d’une rue de Paris. [L] couvent sur l’ordre exprès de monseigneur, pour venir en
son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon
bien qu’elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est
terminée, et ceux qui la verront auront la joie de respirer
une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il
n’y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si
colombe que cette chère nonnain ; que le seigneur Dieu
du ciel la conduise ! Ainsi soit-il. Rangez-vous, canaille ;
il me semble que j’ai les jambes enflées.
LE CHOEUR.
Défripez-vous, honnête Pluche ; et quand vous prierez
Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme
vos tibias.
DAME PLUCHE.
Vous m’avez apporté de l’eau dans une écuelle qui sent la
cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes
des butors et des malappris.
Elle sort.
LE CHOEUR.
Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le
baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou
quelque joyeuse bombance est dans l’air aujourd’hui.
Ils sortent.
SCÈNE II.
Entrent le Baron, Maître Bridaine et Maître
Blazius.
Le salon du baron.
LE BARON.
Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente
maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu
hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ;
il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je
vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse ; c’est
mon ami.
MAÎTRE BLAZIUS, saluant.
À quatre boules blanches, Seigneur : littérature,
philosophie, droit romain, droit canon.
LE BARON.
Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas
tarder à paraître ; faites un peu de toilette, et revenez au
coup de la cloche.
Maître Blazius sort.
MAÎTRE BRIDAINE.
Vous dirai-je ma pensée, monseigneur ? Le gouverneur
de votre fils sent le vin à pleine bouche.
LE BARON.
Cela est impossible.
MAÎTRE BRIDAINE.
J’en suis sûr comme de ma vie ; il m’a parlé de fort près
tout à l’heure ; il sentait le vin à faire peur.
LE BARON.
Brisons là ; je vous répète que cela est impossible.
Entre Dame Pluche.
Vous voilà, bonne Dame Pluche ! Ma nièce est sans
doute avec vous ?
DAME PLUCHE.
Elle me suit, Monseigneur, je l’ai devancée de quelques
pas.
LE BARON.
Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la
Dame Pluche, gouvernante de ma nièce. Ma nièce est
depuis hier, à sept heures de nuit, parvenue à l’âge de
dix-huit ans ; elle sort du meilleur couvent de France.
Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, curé de
la paroisse ; c’est mon ami.
DAME PLUCHE, saluant.
Du meilleur couvent de France, Seigneur, et je puis
ajouter : la meilleure chrétienne du couvent.
LE BARON.
Allez, Dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà ; ma nièce va
bientôt venir, j’espère ; soyez prête à l’heure du dîner.
Dame Pluche sort.
MAÎTRE BRIDAINE.
Cette vieille demoiselle paraît tout à fait pleine d’onction.
LE BARON.
Pleine d’onction et de componction, maître Bridaine ; sa
vertu est inattaquable.
MAÎTRE BRIDAINE.
Mais le gouverneur sent le vin ; j’en ai la certitude.
LE BARON.
Maître Bridaine, il y a des moments où je doute de votre
amitié. Prenez-vous à tâche de me contredire ? Pas un
mot de plus là-dessus. J’ai formé le dessein de marier
mon fils avec ma nièce ; c’est un couple assorti : leur
éducation me coûte six mille écus.
MAÎTRE BRIDAINE.
Il sera nécessaire d’obtenir des dispenses.
LE BARON.
Je les ai, Bridaine ; elles sont sur ma table, dans mon
cabinet. Ô mon ami ! Apprenez maintenant que je suis
plein de joie. Vous savez que j’ai eu de tout temps la plus
profonde horreur pour la solitude. Cependant la place que
j’occupe et la gravité de mon habit me forcent à rester
dans ce château pendant trois mois d’hiver et trois mois
d’été. Il est impossible de faire le bonheur des hommes en
général, et de ses vassaux en particulier, sans donner
parfois à son valet de chambre l’ordre rigoureux de ne
laisser entrer personne. Qu’il est austère et difficile le
recueillement de l’homme d’État ! Et quel plaisir ne
trouverai-je pas à tempérer, par la présence de mes deux
enfants réunis, la sombre tristesse à laquelle je dois
nécessairement être en proie depuis que le roi m’a nommé
receveur !
MAÎTRE BRIDAINE.
Ce mariage se fera-t-il ici ou à Paris ?
LE BARON.
Voilà où je vous attendais, Bridaine ; j’étais sûr de cette
question. Eh bien ! Mon ami, que diriez-vous si ces
mains que voilà, oui, Bridaine, vos propres mains, – ne
les regardez pas d’une manière aussi piteuse – étaient
destinées à bénir solennellement l’heureuse confirmation
de mes rêves les plus chers ? Hé ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Je me tais ; la reconnaissance me ferme la bouche.
LE BARON.
Regardez par cette fenêtre ; ne voyez-vous pas que mes
gens se portent en foule à la grille ? Mes deux enfants
arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus
heureuse. J’ai disposé les choses de manière à tout
prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche,
et mon fils par cette porte à droite. Qu’en dites-vous ? Je
me fais une fête de voir comme ils s’aborderont, ce qu’ils
se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne
faut pas s’y tromper. Ces enfants s’aimaient d’ailleurs fort
tendrement dès le berceau. ? Bridaine, il me vient une
– 9 –
idée.
MAÎTRE BRIDAINE.
Laquelle ?
LE BARON.
Pendant le dîner, sans avoir l’air d’y toucher, – vous
comprenez, mon ami, – tout en vidant quelques coupes
joyeuses, vous savez le latin, Bridaine.
MAÎTRE BRIDAINE.
Ita adepol : Latin, signifiant « si
Ita adepol, pardieu, si je le sais !
désagréable ».
LE BARON.
Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon, –
discrètement, s’entend, – devant sa cousine ; cela ne peut
produire qu’un bon effet ; – faites-le parler un peu latin, –
non pas précisément pendant le dîner, cela deviendrait
fastidieux, et quant à moi, je n’y comprends rien ; – mais
au dessert, entendez-vous ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Si vous n’y comprenez rien, monseigneur, il est probable
que votre nièce est dans le même cas.
LE BARON.
Raison de plus ; ne voulez-vous pas qu’une femme
admire ce qu’elle comprend ? D’où sortez-vous,
Bridaine ? Voilà un raisonnement qui fait pitié.
MAÎTRE BRIDAINE.
Je connais peu les femmes ; mais il me semble qu’il est
difficile qu’on admire ce qu’on ne comprend pas.
LE BARON.
Je les connais, Bridaine, je connais ces êtres charmants et
indéfinissables. Soyez persuadé qu’elles aiment à avoir de
la poudre dans les yeux, et que plus on leur en jette, plus
elles les écarquillent, afin d’en gober davantage.
Perdican entre d’un côté, Camille de l’autre.
Bonjour, mes enfants ; bonjour, ma chère Camille, mon
cher Perdican ! Embrassez-moi, et embrassez-vous.
PERDICAN.
Bonjour, mon père, ma soeur bien-aimée ! Quel
bonheur ! Que je suis heureux !
–
CAMILLE.
Mon père et mon cousin, je vous salue.
PERDICAN.
Comme te voilà grande, Camille ! Et belle comme le
jour !
LE BARON.
Quand as-tu quitté Paris, Perdican ?
PERDICAN.
Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te voilà
métamorphosée en femme ! Je suis donc un homme,
moi ? Il me semble que c’est hier que je t’ai vue pas plus
haute que cela.
LE BARON.
Vous devez être fatigués ; la route est longue, et il fait
chaud.
PERDICAN.
Oh ! Mon Dieu, non. Regardez donc, mon père, comme
Camille est jolie !
LE BARON.
Allons, Camille, embrasse ton cousin.
CAMILLE.
Excusez-moi.
LE BARON.
Un compliment vaut un baiser ; embrasse-la, Perdican.
PERDICAN.
Si ma cousine recule quand je lui tends la main, je vous
dirai à mon tour : Excusez-moi ; l’amour peut voler un
baiser, mais non pas l’amitié.
CAMILLE.
L’amitié ni l’amour ne doivent recevoir que ce qu’ils
peuvent rendre.
LE BARON, à maître Bridaine.
Voilà un commencement de mauvais augure, hé ?
MAÎTRE BRIDAINE, au baron.
Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage
lève bien des scrupules.
LE BARON, à maître Bridaine.
Je suis choqué, – blessé ?. Cette réponse m’a déplu. ?
Excusez-moi ! Avez-vous vu qu’elle a fait mine de se
signer ? ? Venez ici que je vous parle. ? Cela m’est
pénible au dernier point. Ce moment, qui devait m’être si
doux, est complètement gâté. ? Je suis vexé, piqué. ?
Diable ! Voilà qui est fort mauvais.
MAÎTRE BRIDAINE.
Dites-leur quelques mots ; les voilà qui se tournent le
dos.
LE BARON.
Eh bien ! Mes enfants, à quoi pensez-vous donc ? Que
fais-tu là, Camille, devant cette tapisserie ?
CAMILLE, regardant un tableau.
Voilà un beau portrait, mon oncle ! N’est-ce pas une
grand’tante à nous ?
LE BARON.
Oui, mon enfant, c’est ta bisaïeule, – ou du moins la soeur
de ton bisaïeul, car la chère dame n’a jamais concouru, –
pour sa part, je crois, autrement qu’en prières, – à
l’accroissement de la famille. ? C’était, ma foi, une sainte
femme.
CAMILLE.
Oh ! Oui, une sainte ! C’est ma grand’tante Isabelle.
Comme ce costume religieux lui va bien !
LE BARON.
Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce pot de fleurs ?
PERDICAN.
Voilà une fleur charmante, mon père. C’est un héliotrope.
LE BARON.
Te moques-tu ? Elle est grosse comme une mouche.
PERDICAN.
Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son
prix.
MAÎTRE BRIDAINE.
Sans doute ! Le docteur a raison. Demandez-lui à quel
sexe, à quelle classe elle appartient ; de quels éléments
elle se forme, d’où lui viennent sa sève et sa couleur ; il
vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes
de ce brin d’herbe, depuis la racine jusqu’à la fleur.
PERDICAN.
Je n’en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu’elle
sent bon, voilà tout.
SCÈNE III.
Entre LE CHOEUR.
Devant le château.
LE CHOEUR.
Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité.
Venez, mes amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux
formidables dîneurs sont en ce moment en présence au
château, maître Bridaine et maître Blazius. N’avez-vous
pas fait une remarque ? C’est que, lorsque deux hommes
à peu près pareils, également gros, également sots, ayant
les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par
hasard à se rencontrer, il faut nécessairement qu’ils
s’adorent ou qu’ils s’exècrent. Par la raison que les
contraires s’attirent, qu’un homme grand et desséché
aimera un homme petit et rond, que les blonds
recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une
lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux
sont armés d’une égale impudence ; tous deux ont pour
ventre un tonneau ; non seulement ils sont gloutons, mais
ils sont gourmets ; tous deux se disputeront à dîner, non
seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson est
petit, comment faire ? et dans tous les cas une langue de
carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux
langues. Item, tous deux sont bavards ; mais à la rigueur
ils peuvent parler ensemble sans s’écouter ni l’un ni
l’autre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune
Perdican plusieurs questions pédantes, et le gouverneur a
froncé le sourcil. Il lui est désagréable qu’un autre que lui
semble mettre son élève à l’épreuve. Item, ils sont aussi
ignorants l’un que l’autre. Item, ils sont prêtres tous deux ;
l’un se targuera de sa cure, l’autre se rengorgera de sa
charge de gouverneur. Maître Blazius confesse le fils, et
maître Bridaine le père. Déjà, je les vois accoudés sur la
table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête,
secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se
regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères
escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les
cuistreries de toute espèce se croisent et s’échangent, et,
pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s’agite
Dame Pluche, qui les repousse l’un et l’autre de ses
coudes affilés. Maintenant que voilà le dîner fini, on
ouvre la grille du château. C’est la compagnie qui sort ;
retirons-nous à l’écart.
Ils sortent. – Entrent le baron et Dame Pluche.
LE BARON.
Vénérable Pluche, je suis peiné.
DAME PLUCHE.
Est-il possible, Monseigneur ?
LE BARON.
Oui, Pluche, cela est possible. J’avais compté depuis
longtemps, – j’avais même écrit, noté, – sur mes tablettes
de poche, – que ce jour devait être le plus agréable de mes
jours, – oui, bonne dame, le plus agréable. ? Vous
n’ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils
avec ma nièce ; – cela était résolu, – convenu, – j’en avais
parlé à Bridaine, – et je vois, je crois voir, que ces enfants
se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.
DAME PLUCHE.
Les voilà qui viennent, monseigneur. Sont-ils prévenus
de vos projets ?
LE BARON.
Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois
qu’il serait bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir
sous cet ombrage propice, et de les laisser ensemble un
instant.
Il se retire avec Dame Pluche. – Entrent Camille et Perdican.
PERDICAN.
Sais-tu que cela n’a rien de beau, Camille, de m’avoir
refusé un baiser ?
CAMILLE.
Je suis comme cela ; c’est ma manière.
PERDICAN.
Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?
CAMILLE.
Non, je suis lasse.
PERDICAN.
Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te
souviens-tu de nos parties sur le bateau ? Viens, nous
descendrons jusqu’aux moulins ; je tiendrai les rames, et
toi le gouvernail.
CAMILLE.
Je n’en ai nulle envie.
PERDICAN.
Tu me fends l’âme. Quoi ! Pas un souvenir, Camille ? pas
un battement de coeur pour notre enfance, pour tout ce
pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries
délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où
nous allions à la ferme ?
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CAMILLE.
Non, pas ce soir.
PERDICAN.
Pas ce soir ! Et quand donc ? Toute notre vie est là.
CAMILLE.
Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes
poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.
PERDICAN.
Comment dis-tu cela ?
CAMILLE.
Je dis que les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon
goût.
PERDICAN.
Cela t’ennuie ?
CAMILLE.
Oui, cela m’ennuie.
PERDICAN.
Pauvre enfant ! Je te plains sincèrement.
Ils sortent chacun de leur côté.
LE BARON, rentrant avec Dame Pluche.
Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je
m’attendais à la plus suave harmonie, et il me semble
assister à un concert où le violon joue Mon coeur soupire,
pendant que la flûte joue Vive Henri IV. Songez à la
discordance affreuse qu’une pareille combinaison
produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon
coeur.
DAME PLUCHE.
Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien
n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de
bateau.
LE BARON.
Parlez-vous sérieusement ?
DAME PLUCHE.
Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas
sur les pièces d’eau.
32
LE BARON.
Mais observez donc, Dame Pluche, que son cousin doit
l’épouser, et que dès lors…
DAME PLUCHE.
Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il
est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune
homme.
LE BARON.
Mais je répète… Je vous dis…
DAME PLUCHE.
C’est là mon opinion.
LE BARON.
Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire… Il y a
certaines expressions que je ne veux pas… Qui me
répugnent… Vous me donnez envie… En vérité, si je ne
me retenais… Vous êtes une pécore, Pluche ! Je ne sais
que penser de vous.
Il sort.
SCÈNE IV.
Le Choeur, Perdican.
Une place.
PERDICAN.
Bonjour, mes amis. Me reconnaissez-vous ?
LE CHOEUR.
Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons
beaucoup aimé.
PERDICAN.
N’est-ce pas vous qui m’avez porté sur votre dos pour
passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui m’avez fait
danser sur vos genoux, qui m’avez pris en croupe sur vos
chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour
de vos tables pour me faire une place au souper de la
ferme ?
LE CHOEUR.
Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le
plus mauvais garnement et le meilleur garçon de la terre.
PERDICAN.
Et pourquoi donc alors ne m’embrassez-vous pas, au lieu
de me saluer comme un étranger ?
LE CHOEUR.
Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles ! Chacun de
nous voudrait te prendre dans ses bras, mais nous
sommes vieux, monseigneur, et vous êtes un homme.
PERDICAN.
Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout
change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds
vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces
vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont
devenus plus lents, vous ne pouvez plus soulever de terre
votre enfant d’autrefois. C’est donc à moi d’être votre
père, à vous qui avez été les miens.
LE CHOEUR.
Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance.
Il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que
d’embrasser un nouveau-né.
PERDICAN.
Voilà donc ma chère vallée ! Mes noyers, mes sentiers
verts, ma petite fontaine ! Voilà mes jours passés encore
tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de
mon enfance ! Ô patrie ! Patrie, mot incompréhensible !
L’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre, pour
y bâtir son nid et pour y vivre un jour ?
LE CHOEUR.
On nous a dit que vous êtes un savant, monseigneur.
PERDICAN.
Oui, on me l’a dit aussi. Les sciences sont une belle
chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent
à haute voix la plus belle de toutes, l’oubli de ce qu’on
sait.
LE CHOEUR.
Il s’est fait plus d’un changement pendant votre absence.
Il y a des filles mariées et des garçons partis pour l’armée.
PERDICAN.
Vous me conterez tout cela. Je m’attends bien à du
nouveau ; mais en vérité je n’en veux pas encore. Comme
ce lavoir est petit ! Autrefois il me paraissait immense ;
j’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts, et je
retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. Quelle est
donc cette jeune fille qui chante à sa croisée derrière ces
arbres ?
LE CHOEUR.
C’est Rosette, la soeur de lait de votre cousine Camille.
PERDICAN, s’avançant.
Descends vite, Rosette, et viens ici.
ROSETTE, entrant.
Oui, monseigneur.
PERDICAN.
Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas, méchante
fille ! Donne-moi vite cette main-là, et ces joues-là, que
je t’embrasse.
ROSETTE.
Oui, monseigneur.
PERDICAN.
Es-tu mariée, petite ? On m’a dit que tu l’étais.
ROSETTE.
Oh ! Non.
PERDICAN.
Pourquoi ? il n’y a pas dans le village de plus jolie fille
que toi. Nous te marierons, mon enfant.
LE CHOEUR.
Monseigneur, elle veut mourir fille.
PERDICAN.
Est-ce vrai, Rosette ?
ROSETTE.
Oh ! Non.
PERDICAN.
Ta soeur Camille est arrivée. L’as-tu vue ?
ROSETTE.
Elle n’est pas encore venue par ici.
PERDICAN.
Va-t’en vite mettre ta robe neuve, et viens souper au
château.
SCÈNE V.
Entrent le Baron et Maître Blazius.
Une salle.
MAÎTRE BLAZIUS.
Seigneur, j’ai un mot à vous dire ; le curé de la paroisse
est un ivrogne.
LE BARON.
Fi donc ! Cela ne se peut pas.
MAÎTRE BLAZIUS.
J’en suis certain ; il a bu à dîner trois bouteilles de vin.
LE BARON.
Cela est exorbitant.
MAÎTRE BLAZIUS.
Et, en sortant de table, il a marché sur les plates-bandes.
LE BARON.
Sur les plates-bandes ! Je suis confondu. Voilà qui est
étrange ! Boire trois bouteilles de vin à dîner ! Marcher
sur les plates-bandes ? C’est incompréhensible. Et
pourquoi ne marchait-il pas dans l’allée ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Parce qu’il allait de travers.
LE BARON, à part.
Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin.
Ce Blazius sent le vin d’une manière horrible.
MAÎTRE BLAZIUS.
De plus, il a mangé beaucoup ; sa parole était
embarrassée.
LE BARON.
Vraiment, je l’ai remarqué aussi.
MAÎTRE BLAZIUS.
Il a lâché quelques mots latins ; c’étaient autant de
solécismes. Seigneur, c’est un homme dépravé.
LE BARON, à part.
Pouah ! Ce Blazius a une odeur qui est intolérable. ?
Apprenez, gouverneur, que j’ai bien autre chose en tête,
et que je ne me mêle jamais de ce qu’on boit ni de ce
qu’on mange. Je ne suis point un majordome.
MAÎTRE BLAZIUS.
À Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron.
Votre vin est bon.
LE BARON.
Il y a de bon vin dans mes caves.
MAÎTRE BRIDAINE, entrant.
Seigneur, votre fils est sur la place, suivi de tous les
polissons du village.
LE BARON.
Cela est impossible.
MAÎTRE BRIDAINE.
Je l’ai vu de mes propres yeux. Il ramassait des cailloux
pour faire des ricochets.
LE BARON.
Des ricochets ? Ma tête s’égare ; voilà mes idées qui se
bouleversent. Vous me faites un rapport insensé,
Bridaine. Il est inouï qu’un docteur fasse des ricochets.
MAÎTRE BRIDAINE.
Mettez-vous à la fenêtre, monseigneur, vous le verrez de
vos propres yeux.
LE BARON, à part.
Ô ciel ! Blazius a raison ; Bridaine va de travers.
MAÎTRE BRIDAINE.
Regardez, monseigneur, le voilà au bord du lavoir. Il
tient sous le bras une jeune paysanne.
LE BARON.
Une jeune paysanne ! Mon fils vient-il ici pour débaucher
mes vassales ? Une paysanne sous le bras ! et tous les
gamins du village autour de lui ! Je me sens hors de moi.
MAÎTRE BRIDAINE.
Cela crie vengeance.
LE BARON.
Tout est perdu ! Perdu sans ressources ! Je suis perdu :
Bridaine va de travers, Blazius sent le vin à faire horreur,
et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des
ricochets.
Il sort.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE.
Entrent Maître Blazius et Perdican.
Un jardin.
MAÎTRE BLAZIUS.
Seigneur, votre père est au désespoir.
PERDICAN.
Pourquoi cela ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Vous n’ignorez pas qu’il avait formé le projet de vous
unir à votre cousine Camille ?
PERDICAN.
Eh bien ? ? Je ne demande pas mieux.
MAÎTRE BLAZIUS.
Cependant le baron croit remarquer que vos caractères ne
s’accordent pas.
PERDICAN.
Cela est malheureux ; je ne puis refaire le mien.
MAÎTRE BLAZIUS.
Rendrez-vous par là ce mariage impossible ?
PERDICAN.
Je vous répète que je ne demande pas mieux que
d’épouser Camille. Allez trouver le baron et dites-lui cela.
MAÎTRE BLAZIUS.
Seigneur, je me retire : voilà votre cousine qui vient de ce
côté.
Il sort. – Entre Camille.
PERDICAN.
Déjà levée, cousine ? J’en suis toujours pour ce que je t’ai
dit hier ; tu es jolie comme un coeur.
CAMILLE.
Parlons sérieusement, Perdican ; votre père veut nous
marier. Je ne sais ce que vous en pensez ; mais je crois
bien faire en vous prévenant que mon parti est pris
là-dessus.
PERDICAN.
Tant pis pour moi si je vous déplais.
CAMILLE.
Pas plus qu’un autre, je ne veux pas me marier ; il n’y a
rien là dont votre orgueil puisse souffrir.
PERDICAN.
L’orgueil n’est pas mon fait ; je n’en estime ni les joies ni
les peines.
CAMILLE.
Je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère ; je
retourne demain au couvent.
PERDICAN.
Il y a de la franchise dans ta démarche ; touche là, et
soyons bons amis.
CAMILLE.
Je n’aime pas les attouchements.
PERDICAN, lui prenant la main.
Donne-moi ta main, Camille, je t’en prie. Que crains-tu
de moi ? Tu ne veux pas qu’on nous marie ? Eh bien ! Ne
nous marions pas ; est-ce une raison pour nous haïr ? Ne
sommes-nous pas le frère et la soeur ? Lorsque ta mère a
ordonné ce mariage dans son testament, elle a voulu que
notre amitié fût éternelle, voilà tout ce qu’elle a voulu.
Pourquoi nous marier ? Voilà ta main et voilà la mienne ;
et pour qu’elles restent unies ainsi jusqu’au dernier soupir,
crois-tu qu’il nous faille un prêtre ? Nous n’avons besoin
que de Dieu.
CAMILLE.
Je suis bien aise que mon refus vous soit indifférent.
PERDICAN.
Il ne m’est point indifférent, Camille. Ton amour m’eût
donné la vie, mais ton amitié m’en consolera. Ne quitte
pas le château demain ; hier, tu as refusé de faire un tour
de jardin, parce que tu voyais en moi un mari dont tu ne
voulais pas. Reste ici quelques jours, laisse-moi espérer
que notre vie passée n’est pas morte à jamais dans ton
coeur.
CAMILLE.
Je suis obligée de partir.
PERDICAN.
Pourquoi ?
CAMILLE.
C’est mon secret.
PERDICAN.
En aimes-tu un autre que moi ?
CAMILLE.
Non ; mais je veux partir.
PERDICAN.
Irrévocablement ?
CAMILLE.
Oui, irrévocablement.
PERDICAN.
Eh bien ! Adieu. J’aurais voulu m’asseoir avec toi sous les
marronniers du petit bois, et causer de bonne amitié une
heure ou deux. Mais si cela te déplaît, n’en parlons plus ;
adieu, mon enfant.
Il sort.
CAMILLE, à Dame Pluche qui entre.
Dame Pluche, tout est-il prêt ? Partirons-nous demain ?
Mon tuteur a-t-il fini ses comptes ?
DAME PLUCHE.
Oui, chère colombe sans tache. Le baron m’a traitée de
pécore hier soir, et je suis enchantée de partir.
CAMILLE.
Tenez, voilà un mot d’écrit que vous porterez avant dîner,
de ma part, à mon cousin Perdican.
DAME PLUCHE.
Seigneur mon Dieu ! Est-ce possible ? Vous écrivez un
billet à un homme ?
CAMILLE.
Ne dois-je pas être sa femme ? Je puis bien écrire à mon
fiancé.
DAME PLUCHE.
Le seigneur Perdican sort d’ici. Que pouvez-vous lui
écrire ? Votre fiancé, miséricorde ! Serait-il vrai que vous
oubliez Jésus ?
CAMILLE.
Faites ce que je vous dis, et disposez tout pour notre
départ.
Elles sortent.
SCÈNE II.
La salle à manger. – On met le couvert.
MAÎTRE BRIDAINE.
Cela est certain, on lui donnera encore aujourd’hui la
place d’honneur. Cette chaise que j’ai occupée si
longtemps à la droite du baron sera la proie du
gouverneur. Ô malheureux que je suis ! Un âne bâté, un
ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout de la table !
Le majordome lui versera le premier verre de Malaga, et
lorsque les plats arriveront à moi, ils seront à moitié
froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés ; il ne
restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. Ô
sainte Église catholique ! Qu’on lui ait donné cette place
hier, cela se concevait ; il venait d’arriver ; c’était la
première fois, depuis nombre d’années, qu’il s’asseyait à
cette table. Dieu ! Comme il dévorait ! Non, rien ne me
restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai
pas cet affront. Adieu, vénérable fauteuil où je me suis
renversé tant de fois gorgé de mets succulents ! Adieu
bouteilles cachetées, fumet sans pareil de venaisons
cuites à point ! Adieu, table splendide, noble salle à
manger, je ne dirai plus le bénédicité ! Je retourne à ma
cure ; on ne me verra pas confondu parmi la foule des
convives, et j’aime mieux, comme César, être le premier
au village que le second dans Rome.
Il sort.
SCÈNE III.
Entrent Rosette et Perdican.
Un champ devant une petite maison.
PERDICAN.
Puisque ta mère n’y est pas, viens faire un tour de
promenade.
ROSETTE.
Croyez-vous que cela me fasse du bien, tous ces baisers
que vous me donnez ?
PERDICAN.
Quel mal y trouves-tu ? Je t’embrasserais devant ta mère.
N’es-tu pas la soeur de Camille ? ne suis-je pas ton frère
comme je suis le sien ?
ROSETTE.
Des mots sont des mots et des baisers sont des baisers. Je
n’ai guère d’esprit, et je m’en aperçois bien sitôt que je
veux dire quelque chose. Les belles dames savent leur
affaire, selon qu’on leur baise la main droite ou la main
gauche ; leurs pères les embrassent sur le front, leurs
frères sur la joue, leurs amoureux sur les lèvres ; moi,
tout le monde m’embrasse sur les deux joues, et cela me
chagrine.
PERDICAN.
Que tu es jolie, mon enfant !
ROSETTE.
Il ne faut pas non plus vous fâcher pour cela. Comme
vous paraissez triste ce matin ! Votre mariage est donc
manqué ?
PERDICAN.
Les paysans de ton village se souviennent de m’avoir
aimé ; les chiens de la basse-cour et les arbres du bois
s’en souviennent aussi ; mais Camille ne s’en souvient
pas. Et toi, Rosette, à quand le mariage ?
ROSETTE.
Ne parlons pas de cela, voulez-vous ? Parlons du temps
qu’il fait, de ces fleurs que voilà, de vos chevaux et de
mes bonnets.
PERDICAN.
De tout ce qui te plaira, de tout ce qui peut passer sur tes
lèvres sans leur ôter ce sourire céleste que je respecte
plus que ma vie.
Il l’embrasse.
ROSETTE.
Vous respectez mon sourire, mais vous ne respectez
guère mes lèvres, à ce qu’il me semble. Regardez donc ;
voilà une goutte de pluie qui me tombe sur la main, et
cependant le ciel est pur.
PERDICAN.
Pardonne-moi.
ROSETTE.
Que vous ai-je fait, pour que vous pleuriez ?
Ils sortent.
SCÈNE IV.
Entrent Maître Blazius et Le Baron.
Au château.
MAÎTRE BLAZIUS.
Seigneur, j’ai une chose singulière à vous dire. Tout à
l’heure, j’étais par hasard dans l’office, je veux dire dans
la galerie : qu’aurais-je été faire dans l’office ? J’étais
donc dans la galerie. J’avais trouvé par accident une
bouteille, je veux dire une carafe d’eau : comment
aurais-je trouvé une bouteille dans la galerie ? J’étais
donc en train de boire un coup de vin, je veux dire un
verre d’eau pour passer le temps, et je regardais par la
fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient
d’un goût moderne, bien qu’ils soient imités de
l’Étrusque…
LE BARON.
Quelle insupportable manière de parler vous avez
adoptée, Blazius ! Vos discours sont inexplicables.
MAÎTRE BLAZIUS.
Écoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un moment
d’attention. Je regardais donc par la fenêtre. Ne vous
impatientez pas, au nom du ciel ! Il y va de l’honneur de
la famille.
LE BARON.
De la famille ! voilà qui est incompréhensible. De
l’honneur de la famille, Blazius. Savez-vous que nous
sommes trente-sept mâles, et presque autant de femmes,
tant à Paris qu’en province ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un
coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour hâter la
digestion tardive, imaginez que j’ai vu passer sous la
fenêtre Dame Pluche hors d’haleine.
LE BARON.
Pourquoi hors d’haleine, Blazius ? Ceci est insolite.
MAÎTRE BLAZIUS.
Et à côté d’elle, rouge de colère, votre nièce Camille.
LE BARON.
Qui était rouge de colère, ma nièce ou Dame Pluche ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Votre nièce, seigneur.
LE BARON.
Ma nièce rouge de colère ! Cela est inouï ! Et comment
savez-vous que c’était de colère ? Elle pouvait être rouge
pour mille raisons ; elle avait sans doute poursuivi
quelques papillons dans mon parterre.
MAÎTRE BLAZIUS.
Je ne puis rien affirmer là-dessus ; cela se peut ; mais elle
s’écriait avec force : « Allez-y ! Trouvez-le, faites ce
qu’on vous dit ! Vous êtes une sotte ! Je le veux ! » Et
elle frappait avec son éventail sur le coude de Dame
Pluche qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque
exclamation.
LE BARON.
Dans la luzerne ?… Et que répondait la gouvernante aux
extravagances de ma nièce ? Car cette conduite mérite
d’être qualifiée ainsi.
MAÎTRE BLAZIUS.
La gouvernante répondait : « Je ne veux pas y aller ! Je
ne l’ai pas trouvé ! Il fait la cour aux filles du village, à
des gardeuses de dindons ! Je suis trop vieille pour
commencer à porter des messages d’amour ; grâce à
Dieu, j’ai vécu les mains pures jusqu’ici ; » – et tout en
parlant elle froissait dans ses mains un petit papier plié en
quatre.
LE BARON.
Je n’y comprends rien ; mes idées s’embrouillent tout à
fait. Quelle raison pouvait avoir Dame Pluche pour
froisser un papier plié en quatre en faisant des
soubresauts dans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à de
pareilles monstruosités.
MAÎTRE BLAZIUS.
Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela
signifiait ?
LE BARON.
Non, en vérité, non, mon ami, je n’y comprends
absolument rien. Tout cela me paraît une conduite
désordonnée, il est vrai, mais sans motif comme sans
excuse.
MAÎTRE BLAZIUS.
Cela veut dire que votre nièce a une correspondance
secrète.
LE BARON.
Que dites-vous ? Songez-vous de qui vous parlez ? Pesez
vos paroles, monsieur l’abbé.
MAÎTRE BLAZIUS.
Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon
âme au jugement dernier que je n’y trouverais pas un mot
qui sente la fausse monnaie. Votre nièce a une
correspondance secrète.
LE BARON.
Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.
MAÎTRE BLAZIUS.
Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d’une lettre ?
Pourquoi aurait-elle crié : Trouvez-le ! Tandis que l’autre
boudait et rechignait ?
LE BARON.
Et à qui était adressée cette lettre ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Hic jacet lepus : Latin. ici se trouve le
Voilà précisément le hic, Monseigneur, hic jacet lepus. À
problème.
qui était adressée cette lettre ? À un homme qui fait la
cour à une gardeuse de dindons. Or un homme qui
recherche en public une gardeuse de dindons peut être
soupçonné violemment d’être né pour les garder
lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce,
avec l’éducation qu’elle a reçue, soit éprise d’un tel
homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n’y
comprends rien non plus que vous, révérence parler.
LE BARON.
Ô ciel ! Ma nièce m’a déclaré ce matin même qu’elle
refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de
dindons ? Passons dans mon cabinet ; j’ai éprouvé depuis
hier des secousses si violentes que je ne puis rassembler
mes idées.
Ils sortent.
SCÈNE V.
Une fontaine dans un bois.
PERDICAN, lisant un billet
« Trouvez-vous à midi à la petite fontaine. » Que veut
dire cela ? Tant de froideur, un refus si positif, si cruel,
un orgueil si insensible, et un rendez-vous par-dessus
tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir
un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en
me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les
broussailles, et il m’a semblé que c’était un pas de biche.
Y a-t-il ici quelque intrigue ?
Entre Camille.
CAMILLE.
Bonjour, cousin ; j’ai cru m’apercevoir, à tort ou à raison,
que vous me quittiez tristement ce matin. Vous m’avez
pris la main malgré moi, je viens vous demander de me
donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà.
Elle l’embrasse.
Maintenant, vous m’avez dit que vous seriez bien aise de
causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons.
Elle s’assoit.
PERDICAN.
Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce
moment ?
CAMILLE.
Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi,
n’est-ce pas ? Je suis d’humeur changeante ; mais vous
m’avez dit ce matin un mot très juste : « Puisque nous
nous quittons, quittons-nous bons amis. » Vous ne savez
pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la
dire : je vais prendre le voile.
PERDICAN.
Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans
cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux
jours d’autrefois ?
CAMILLE.
Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure
de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela
est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant
de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis.
Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ?
PERDICAN.
Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais
moine.
CAMILLE.
Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l’un
de l’autre, vous avez commencé l’expérience de la vie. Je
sais quel homme vous êtes, et vous devez avoir beaucoup
appris en peu de temps avec un coeur et un esprit comme
les vôtres. Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses ?
PERDICAN.
Pourquoi cela ?
CAMILLE.
Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans
fatuité.
PERDICAN.
J’en ai eu.
CAMILLE.
Les avez-vous aimées ?
PERDICAN.
De tout mon coeur.
CAMILLE.
Où sont-elles maintenant ? Le savez-vous ?
PERDICAN.
Voilà, en vérité, des questions singulières. Que
voulez-vous que je vous dise ? Je ne suis ni leur mari ni
leur frère ; elles sont allées où bon leur a semblé.
CAMILLE.
Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez
préférée aux autres. Combien de temps avez-vous aimé
celle que vous avez aimée le mieux ?
PERDICAN.
Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire mon
confesseur ?
CAMILLE.
C’est une grâce que je vous demande de me répondre
sincèrement. Vous n’êtes point un libertin, et je crois que
votre coeur a de la probité. Vous avez dû inspirer
l’amour, car vous le méritez et vous ne vous seriez pas
livré à un caprice. Répondez-moi, je vous en prie.
PERDICAN.
Ma foi, je ne m’en souviens pas.
CAMILLE.
Connaissez-vous un homme qui n’ait aimé qu’une
femme ?
PERDICAN.
Il y en a certainement.
CAMILLE.
Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom.
PERDICAN.
Je n’ai pas de nom à vous dire ; mais je crois qu’il y a des
hommes capables de n’aimer qu’une fois.
CAMILLE.
Combien de fois un honnête homme peut-il aimer ?
PERDICAN.
Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu
toi-même un catéchisme ?
CAMILLE.
Je voudrais m’instruire, et savoir si j’ai tort ou raison de
me faire religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous
pas répondre avec franchise à toutes mes questions et me
montrer votre coeur à nu ? Je vous estime beaucoup, et je
vous crois, par votre éducation et par votre nature,
supérieur à beaucoup d’autres hommes. Je suis fâchée que
vous ne vous souveniez plus de ce que je vous demande ;
peut-être en vous connaissant mieux je m’enhardirais.
PERDICAN.
Où veux-tu en venir ? Parle ; je répondrai.
CAMILLE.
Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de
rester au couvent ?
PERDICAN.
Non.
CAMILLE.
Je ferais donc mieux de vous épouser ?
PERDICAN.
Oui.
CAMILLE.
Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d’eau et
vous disait que c’est un verre de vin, le boiriez-vous
comme tel ?
PERDICAN.
Non.
CAMILLE.
Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous et me disait
que vous m’aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le
croire ?
PERDICAN.
Oui et non.
CAMILLE.
Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais
que vous ne m’aimez plus ?
PERDICAN.
De prendre un amant.
CAMILLE.
Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m’aimera
plus ?
PERDICAN.
Tu en prendras un autre.
CAMILLE.
Combien de temps cela durera-t-il ?
PERDICAN.
Jusqu’à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens
seront blancs.
CAMILLE.
Savez-vous ce que c’est que les cloîtres, Perdican ? Vous
êtes-vous jamais assis un jour entier sur le banc d’un
monastère de femmes ?
PERDICAN.
Oui, je m’y suis assis.
CAMILLE.
J’ai pour amie une soeur qui n’a que trente ans, et qui a eu
cinq cent mille livres de revenu à l’âge de quinze ans.
C’est la plus belle et la plus noble créature qui ait marché
sur terre. Elle était pairesse du parlement et avait pour
mari un des hommes les plus distingués de France.
Aucune des nobles facultés humaines n’était restée sans
culture en elle, et, comme un arbrisseau d’une sève
choisie, tous ses bourgeons avaient donné des ramures.
Jamais l’amour et le bonheur ne poseront leur couronne
fleurie sur un front plus beau. Son mari l’a trompée ; elle
a aimé un autre homme, et elle se meurt de désespoir.
PERDICAN.
Cela est possible.
CAMILLE.
Nous habitons la même cellule, et j’ai passé des nuits
entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque
devenus les miens ; cela est singulier, n’est-ce pas ? Je ne
sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de
son mariage, quand elle me peignait d’abord l’ivresse des
premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme
enfin tout s’était envolé ; comme elle était assise le soir
au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un
seul mot ; comme leur amour avait langui, et comme tous
les efforts pour se rapprocher n’aboutissaient qu’à des
querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à
peu se placer entre eux et se glisser dans leurs
souffrances ; c’était moi que je voyais agir tandis qu’elle
parlait. Quand elle disait : Là, j’ai été heureuse, mon
coeur bondissait ; et quand elle ajoutait : Là, j’ai pleuré,
mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose
de plus singulier encore ; j’avais fini par me créer une vie
imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous
dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même,
tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter
comme une curiosité, c’est que tous les récits de Louise,
toutes les fictions de mes rêves portaient votre
ressemblance.
PERDICAN.
Ma ressemblance à moi ?
CAMILLE.
Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que
j’eusse connu. En vérité, je vous ai aimé, Perdican.
PERDICAN.
Quel âge as-tu, Camille ?
CAMILLE.
Dix-huit ans.
PERDICAN.
Continue, continue ; j’écoute.
CAMILLE.
Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit
nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie, et tout
le reste attend la mort. Plus d’une parmi elles sont sorties
du monastère comme j’en sors aujourd’hui, vierges et
pleines d’espérances. Elles sont revenues peu de temps
après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans
nos dortoirs, et tous les jours il en vient de nouvelles
prendre la place des mortes sur les matelas de crin. Les
étrangers qui nous visitent admirent le calme et l’ordre de
la maison ; ils regardent attentivement la blancheur de
nos voiles, mais ils se demandent pourquoi nous les
rabaissons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces
femmes, Perdican ? Ont-elles tort ou ont-elles raison ?
PERDICAN.
Je n’en sais rien.
CAMILLE.
Il s’en est trouvé quelques-unes qui me conseillent de
rester vierge. Je suis bien aise de vous consulter.
Croyez-vous que ces femmes-là auraient mieux fait de
prendre un amant et de me conseiller d’en faire autant ?
PERDICAN.
Je n’en sais rien.
CAMILLE.
Vous aviez promis de me répondre.
PERDICAN.
J’en suis dispensé tout naturellement ; je ne crois pas que
ce soit toi qui parles.
CAMILLE.
Locanda : auberge en italien. Missel : Nom du livre ecclésiastique
Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des
qui contient les messes propres aux
choses très ridicules. Il se peut bien qu’on m’ait fait la
différents jours et fêtes de l’année, et
qui sert aux prêtres à l’autel. [L] leçon, et que je ne sois qu’un perroquet mal appris. Il y a
dans la galerie un petit tableau qui représente un moine
courbé sur un missel ; à travers les barreaux obscurs de sa
cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une
locanda italienne, devant laquelle danse un chevrier.
Lequel de ces deux hommes estimez-vous davantage ?
PERDICAN.
Ni l’un ni l’autre et tous les deux. Ce sont deux hommes
de chair et d’os ; il y en a un qui lit et un autre qui danse ;
je n’y vois pas autre chose. Tu as raison de te faire
religieuse.
CAMILLE.
Vous me disiez non tout à l’heure.
PERDICAN.
Ai-je dit non ? Cela est possible.
CAMILLE.
Ainsi vous me le conseillez ?
PERDICAN.
Ainsi tu ne crois à rien ?
CAMILLE.
Lève la tête, Perdican ! Quel est l’homme qui ne croit à
rien ?
PERDICAN, se levant.
En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. ? Ma
soeur chérie, les religieuses t’ont donné leur expérience ;
mais, crois-moi, ce n’est pas la tienne ; tu ne mourras pas
sans aimer.
CAMILLE.
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux
aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se
violent pas. Voilà mon amant.
Elle montre son crucifix.
PERDICAN.
Cet amant-là n’exclut pas les autres.
CAMILLE.
Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas,
Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars
demain. Dans dix autres années, si nous nous revoyons,
nous en reparlerons. J’ai voulu ne pas rester dans votre
souvenir comme une froide statue ; car l’insensibilité
mène au point où j’en suis. Écoutez-moi : retournez à la
vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez
comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre soeur
Camille ; mais s’il vous arrive jamais d’être oublié ou
d’oublier vous-même, si l’ange de l’espérance vous
abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le
coeur, pensez à moi, qui prierai pour vous.
PERDICAN.
Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi.
CAMILLE.
Pourquoi ?
PERDICAN.
Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l’amour !
CAMILLE.
Y croyez-vous, vous qui parlez ? Vous voilà courbé près
de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de
vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. Vous avez
pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir ;
mais vous saviez que l’eau des sources est plus constante
que vos larmes, et qu’elle serait toujours là pour laver vos
paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune
homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes
désolées ; vous ne croyez pas qu’on puisse mourir
d’amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu’est-ce donc
que le monde ? Il me semble que vous devez
cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel
que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour
vous attirer dans leurs bras avec les baisers d’une autre
sur les lèvres. Je vous demandais tout à l’heure si vous
aviez aimé ; vous m’avez répondu comme un voyageur à
qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne,
et qui dirait : Oui, j’y ai été ; puis qui penserait à aller en
Suisse ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une
monnaie que votre amour pour qu’il puisse passer ainsi de
main en main jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même
une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux
que vous, et dans quelques mains qu’elle passe, elle garde
son effigie.
PERDICAN.
Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent !
CAMILLE.
Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne
m’apprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes
cheveux pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se
changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les
boudoirs ; il n’en manquera pas un seul sur ma tête
lorsque le fer y passera ; je ne veux qu’un coup de ciseau,
et quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt
l’anneau d’or de mon époux céleste, la mèche de cheveux
que je lui donnerai pourra lui servir de manteau.
PERDICAN.
Tu es en colère, en vérité.
CAMILLE.
J’ai eu tort de parler ; j’ai ma vie entière sur les lèvres. Ô
Perdican ! Ne raillez pas, tout cela est triste à mourir.
PERDICAN.
Pauvre enfant, je te laisse dire, et j’ai bien envie de te
répondre un mot. Tu me parles d’une religieuse qui me
paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis
qu’elle a été trompée, qu’elle a trompé elle-même et
qu’elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son
amant revenait lui tendre la main à travers la grille du
parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne ?
CAMILLE.
Qu’est-ce que vous dites ? J’ai mal entendu.
PERDICAN.
Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire
de souffrir encore, elle répondrait non ?
CAMILLE.
Je le crois.
PERDICAN.
Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la
plupart ont au fond du coeur des blessures profondes ;
elles te les ont fait toucher, et elles ont coloré ta pensée
virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce
pas ? et elles t’ont montré avec horreur la route de leur
vie ; tu t’es signée devant leurs cicatrices comme devant
les plaies de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs
processions lugubres, et tu te serres contre ces corps
décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois
passer un homme. Es-tu sûre que si l’homme qui passe
était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent
et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant
Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas
leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour
presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a
meurtries ? Ô mon enfant ! Sais-tu les rêves de ces
femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom
elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs
lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles
qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour
verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui
sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur
désespoir et font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de
leurs tombes ; sais-tu qui elles sont ?
CAMILLE.
Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi.
PERDICAN.
Sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ?
Elles qui te représentent l’amour des hommes comme un
mensonge, savent-elles qu’il y a pis encore, le mensonge
de l’amour divin ? Savent-elles que c’est un crime qu’elles
font de venir chuchoter à une vierge des paroles de
femme ? Ah ! Comme elles t’ont fait la leçon ! Comme
j’avais prévu tout cela quand tu t’es arrêtée devant le
portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me
serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette
pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu
reniais les jours de ton enfance et le masque de plâtre que
les nonnes t’ont placé sur les joues me refusait un baiser
de frère ; mais ton coeur a battu ; il a oublié sa leçon, lui
qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe
où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien
parlé ; elles t’ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m’en
coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma
part : le ciel n’est pas pour elles.
CAMILLE.
Ni pour moi, n’est-ce pas ?
PERDICAN.
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te
fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds
ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs,
inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou
lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont
perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et
dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les
phoques les plus informes rampent et se tordent sur des
montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose
sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si
imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour,
souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et
quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour
regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je
me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui
ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et
mon ennui.
Il sort.
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE.
Entrent le Baron et Maître Blazius.
Devant le château.
LE BARON.
Indépendamment de votre ivrognerie, vous êtes un
bélître, maître Blazius. Mes valets vous voient entrer
furtivement dans l’office, et quand vous êtes convaincu
d’avoir volé mes bouteilles de la manière la plus
pitoyable, vous croyez vous justifier en accusant ma
nièce d’une correspondance secrète.
MAÎTRE BLAZIUS.
Mais, Monseigneur, veuillez vous rappeler…
LE BARON.
Sortez, monsieur l’abbé, et ne reparaissez jamais devant
moi ! Il est déraisonnable d’agir comme vous le faites, et
ma gravité m’oblige à ne vous pardonner de ma vie.
Il sort ; maître Blazius le suit. Entre Perdican.
PERDICAN.
Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. D’un côté,
cette manière d’interroger est tant soit peu cavalière, pour
une fille de dix-huit ans ; d’un autre, les idées que ces
nonnes lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se
corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable ! Je
l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle
répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se
soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être jolie,
cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières beaucoup
trop décidées, et un ton trop brusque. Je n’ai qu’à n’y plus
penser ; il est clair que je ne l’aime pas. Cela est certain
qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette conversation d’hier
ne veut-elle pas me sortir de la tête ? En vérité, j’ai passé
la nuit à radoter. Où vais-je donc ? ? Ah ! Je vais au
village.
Il sort.
SCÈNE II.
Entre MAÎTRE BRIDAINE.
Un chemin.
MAÎTRE BRIDAINE.
Que font-ils maintenant ? Hélas ! Voilà midi. ? Ils sont à
table. Que mangent-ils ? Que ne mangent-ils pas ? J’ai vu
la cuisinière traverser le village, avec un énorme dindon.
L’aide portait les truffes avec un panier de raisins.
Entre maître Blazius.
MAÎTRE BLAZIUS.
Ô disgrâce imprévue ! Me voilà chassé du château, par
conséquent de la salle à manger. Je ne boirai plus le vin
de l’office.
MAÎTRE BRIDAINE.
Je ne verrai plus fumer les plats ; je ne chaufferai plus au
feu de la noble cheminée mon ventre copieux.
MAÎTRE BLAZIUS.
Pourquoi une fatale curiosité m’a-t-elle poussé à écouter
le dialogue de Dame Pluche et de la nièce ? Pourquoi
ai-je rapporté au baron tout ce que j’ai vu ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Pourquoi un vain orgueil m’a-t-il éloigné de ce dîner
honorable, où j’étais si bien accueilli ? Que m’importait
d’être à droite ou à gauche ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Hélas ! J’étais gris, il faut en convenir, lorsque j’ai fait
cette folie.
MAÎTRE BRIDAINE.
Hélas ! Le vin m’avait monté à la tête quand j’ai commis
cette imprudence.
MAÎTRE BLAZIUS.
Il me semble que voilà le curé.
MAÎTRE BRIDAINE.
C’est le gouverneur en personne.
MAÎTRE BLAZIUS.
Oh ! Oh ! Monsieur le curé, que faites-vous là ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Moi ! Je vais dîner. N’y venez-vous pas ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Pas aujourd’hui. Hélas ! Maître Bridaine, intercédez pour
moi ; le baron m’a chassé. J’ai accusé faussement
mademoiselle Camille d’avoir une correspondance
secrète, et cependant Dieu m’est témoin que j’ai vu ou
que j’ai cru voir Dame Pluche dans la luzerne. Je suis
perdu, monsieur le curé.
MAÎTRE BRIDAINE.
Que m’apprenez-vous là ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Hélas ! Hélas ! La vérité. Je suis en disgrâce complète
pour avoir volé une bouteille.
MAÎTRE BRIDAINE.
Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos
d’une luzerne et d’une correspondance ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête,
seigneur Bridaine. Ô digne seigneur Bridaine, je suis
votre serviteur !
MAÎTRE BRIDAINE, à part.
Ô fortune ! Est-ce un rêve ? Je serai donc assis sur toi, ô
chaise bienheureuse !
MAÎTRE BLAZIUS.
Je vous serai reconnaissant d’écouter mon histoire, et de
vouloir bien m’excuser, brave seigneur, cher curé.
MAÎTRE BRIDAINE.
Cela m’est impossible ; il est midi sonné, et je m’en vais
dîner. Si le baron se plaint de vous, c’est votre affaire. Je
n’intercède point pour un ivrogne.
À part.
Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, arrondis-toi.
Il sort en courant.
MAÎTRE BLAZIUS, seul.
Misérable Pluche, c’est toi qui payeras pour tous ; oui,
c’est toi qui es la cause de ma ruine, femme déhontée,
vile entremetteuse, c’est à toi que je dois cette disgrâce. Ô
sainte Université de Paris ! On me traite d’ivrogne ! Je
suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve au
baron que sa nièce a une correspondance. Je l’ai vue ce
matin écrire à son bureau. Patience ! Voici du nouveau.
Passe Dame Pluche portant une lettre.
Pluche, donnez-moi cette lettre.
DAME PLUCHE.
Que signifie cela ? C’est une lettre de ma maîtresse que je
vais mettre à la poste au village.
MAÎTRE BLAZIUS.
Donnez-la-moi, ou vous êtes morte.
DAME PLUCHE.
Moi, morte ! Morte ! Marie, Jésus, vierge et martyr !
MAÎTRE BLAZIUS.
Oui, morte, Pluche ; donnez-moi ce papier.
Ils se battent. Entre Perdican.
PERDICAN.
Qu’y a-t-il ? Que faites-vous, Blazius ? Pourquoi
violenter cette femme ?
DAME PLUCHE.
Rendez-moi la lettre. Il me l’a prise, seigneur, justice !
MAÎTRE BLAZIUS.
C’est une entremetteuse, seigneur. Cette lettre est un
billet doux.
DAME PLUCHE.
C’est une lettre de Camille, seigneur, de votre fiancée.
MAÎTRE BLAZIUS.
C’est un billet doux à un gardeur de dindons.
DAME PLUCHE.
Tu en as menti, Abbé. Apprends cela de moi.
PERDICAN.
Donnez-moi cette lettre, je ne comprends rien à votre
dispute ; mais, en qualité de fiancé de Camille, je
m’arroge le droit de la lire.
Il lit.
« À la soeur Louise, au couvent de ***. »
À part.
Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ! Mon
coeur bat avec force, et je ne sais ce que j’éprouve. ?
Retirez-vous, Dame Pluche ; vous êtes une digne femme
et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de
remettre cette lettre à la poste.
Sortent maître Blazius et Dame Pluche.
PERDICAN, seul.
Que ce soit un crime d’ouvrir une lettre, je le sais trop
bien pour le faire. Que peut dire Camille à cette soeur ?
Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi
cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur
cette adresse me fassent trembler la main ? Cela est
singulier ; Blazius, en se débattant avec la Dame Pluche,
a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli ?
Bon, je n’y changerai rien.
Il ouvre la lettre et lit.
« Je pars aujourd’hui, ma chère, et tout est arrivé comme
je l’avais prévu. C’est une terrible chose ; mais ce pauvre
jeune homme a le poignard dans le coeur ; il ne se
consolera pas de m’avoir perdue. Cependant j’ai fait tout
au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardonnera
de l’avoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas ! Ma
chère, que pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous
reverrons demain, et pour toujours. Toute à vous du
meilleur de mon âme. »
« Camille. »
Est-il possible ? Camille écrit cela ? C’est de moi qu’elle
parle ainsi. Moi au désespoir de son refus ! Eh ! Bon
Dieu ! Si cela était vrai, on le verrait bien ; quelle honte
peut-il y avoir à aimer ? Elle a fait tout au monde pour
me dégoûter, dit-elle, et j’ai le poignard dans le coeur ?
Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil ?
Cette pensée que j’avais cette nuit Oui, monseigneur.
Il sort.
Est-elle donc vraie ? Ô femmes ! Cette pauvre Camille a
peut-être une grande piété ! c’est de bon coeur qu’elle se
donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété qu’elle me
laisserait au désespoir. Cela était convenu entre les
bonnes amies avant de partir du couvent. On a décidé que
Camille allait revoir son cousin, qu’on voudrait le lui
faire épouser, qu’elle refuserait, et que le cousin serait
désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à
Dieu le sacrifice du bonheur d’un cousin ! Non, non,
Camille, je ne t’aime pas, je ne suis pas au désespoir, je
n’ai pas le poignard dans le coeur, et je te le prouverai.
Oui, tu sauras que j’en aime une autre avant de partir
d’ici. Holà ! Brave homme.
Entre un paysan.
Allez au château ; dites à la cuisine qu’on envoie un valet
porter à Mademoiselle Camille le billet que voici.
Il écrit.
LE PAYSAN.
Oui, Monseigneur.
Il sort.
PERDICAN.
Maintenant à l’autre. Ah ! Je suis au désespoir ! Holà !
Rosette, Rosette !
Il frappe à une porte.
ROSETTE, ouvrant.
C’est vous, monseigneur ! Entrez, ma mère y est.
PERDICAN.
Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.
ROSETTE.
Où donc ?
PERDICAN.
Je te le dirai ; demande la permission à ta mère, mais
dépêche-toi.
ROSETTE.
Oui, monseigneur.
Elle entre dans la maison.
PERDICAN.
J’ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je
suis sûr qu’elle y viendra ; mais, par le ciel, elle n’y
trouvera pas ce qu’elle compte y trouver. Je veux faire la
cour à Rosette devant Camille elle-même.
SCÈNE III.
Entrent Camille et le paysan.
Le petit bois.
LE PAYSAN.
Mademoiselle, je vais au château porter une lettre pour
vous, faut-il que je vous la donne ou que je la remette à la
cuisine, comme l’a dit le seigneur Perdican ?
CAMILLE.
Donne-la-moi.
LE PAYSAN.
Si vous aimez mieux que je la porte au château, ce n’est
pas la peine de m’attarder.
CAMILLE.
Je te dis de me la donner.
LE PAYSAN.
Ce qui vous plaira.
Il donne la lettre.
CAMILLE.
Tiens, voilà pour ta peine.
LE PAYSAN.
Grand merci ; je m’en vais, n’est-ce pas ?
CAMILLE.
Si tu veux.
LE PAYSAN.
Je m’en vais, je m’en vais.
Il sort.
CAMILLE, lisant.
Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir,
près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que
peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je
suis toute portée. Dois-je accorder ce second
rendez-vous ? Ah !
Elle se cache derrière un arbre.
Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma soeur de
lait. Je suppose qu’il va la quitter ; je suis bien aise de ne
pas avoir l’air d’arriver la première.
Entrent Perdican et Rosette qui s’assoient.
CAMILLE, cachée, à part.
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me
demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec
une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.
PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille
l’entende.
Je t’aime, Rosette ! Toi seule au monde, tu n’as rien
oublié de nos beaux jours passés ; toi seule, tu te
souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie
nouvelle ; donne-moi ton coeur, chère enfant ; voilà le
gage de notre amour.
Il lui pose sa chaîne sur le cou.
ROSETTE.
Vous me donnez votre chaîne d’or ?
PERDICAN.
Regarde à présent cette bague. Lève-toi et
approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les
deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes
beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ?
Regarde tout cela s’effacer.
Il jette sa bague dans l’eau.
Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui
revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son
équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs
courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je
distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ;
encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli
visage ; regarde ! C’était une bague que m’avait donnée
Camille.
CAMILLE, à part.
Il a jeté ma bague dans l’eau !
PERDICAN.
Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Écoute ! Le
vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les
feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du
ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de
moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ? On n’a
pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang
affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune
et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette,
Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ?
ROSETTE.
Hélas ! Monsieur le docteur, je vous aimerai comme je
pourrai.
PERDICAN.
Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout
docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces
pâles statues, fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à
la place du coeur, et qui sortent des cloîtres pour venir
répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs
cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la
prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa
mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que
tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais
tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à
Dieu.
ROSETTE.
Comme vous me parlez, monseigneur !
PERDICAN.
Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et
ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs
couverts de moissons, toute cette nature splendide de
jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi
pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme, et
nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde
tout-puissant.
Il sort avec Rosette.
SCÈNE IV.
Entre Le Choeur.
LE CHOEUR.
Il se passe assurément quelque chose d’étrange au
château ; Camille a refusé d’épouser Perdican ; elle doit
retourner aujourd’hui au couvent dont elle est venue.
Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé
avec Rosette. Hélas ! La pauvre fille ne sait pas quel
danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et
galant seigneur.
DAME PLUCHE, entrant.
Vite, vite, qu’on selle mon âne !
LE CHOEUR.
Passerez-vous comme un songe léger, ô vénérable
dame ? Allez-vous si promptement enfourcher derechef
cette pauvre bête qui est si triste de vous porter ?
DAME PLUCHE.
Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.
LE CHOEUR.
Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez inconnue dans
un caveau malsain. Nous ferons des voeux pour votre
respectable résurrection.
DAME PLUCHE.
Voici ma maîtresse qui s’avance.
À Camille qui entre.
Chère Camille, tout est prêt pour notre départ ; le baron a
rendu ses comptes, et mon âne est bâté.
CAMILLE.
Allez au diable, vous et votre âne ; je ne partirai pas
aujourd’hui.
Elle sort.
LE CHOEUR.
Que veut dire ceci ? Dame Pluche est pâle de terreur ; ses
faux cheveux tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec
force et ses doigts s’allongent en se crispant.
DAME PLUCHE.
Seigneur Jésus ! Camille a juré !
Elle sort.
SCÈNE V.
Entrent le Baron et Maître Bridaine.
MAÎTRE BRIDAINE.
Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre
fils fait la cour à une fille du village.
LE BARON.
C’est absurde, mon ami.
MAÎTRE BRIDAINE.
Je l’ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui
donnant le bras ; il se penchait à son oreille et lui
promettait de l’épouser.
LE BARON.
Cela est monstrueux.
MAÎTRE BRIDAINE.
Soyez-en convaincu ; il lui a fait un présent considérable,
que la petite a montré à sa mère.
LE BARON.
Ô ciel ! Considérable, Bridaine ? En quoi considérable ?
MAÎTRE BRIDAINE.
Pour le poids et pour la conséquence. C’est la chaîne d’or
qu’il portait à son bonnet.
LE BARON.
Passons dans mon cabinet ; je ne sais à quoi m’en tenir.
Ils sortent.
SCÈNE VI.
Entrent Camille et Dame_Pluche.
La chambre de Camille.
CAMILLE.
Il a pris ma lettre, dites-vous ?
DAME PLUCHE.
Oui, mon enfant ; il s’est chargé de la mettre à la poste.
CAMILLE.
Allez au salon, Dame Pluche, et faites-moi le plaisir de
dire à Perdican que je l’attends ici.
Dame Pluche sort.
Il a lu ma lettre, cela est certain ; sa scène du bois est une
vengeance, comme son amour pour Rosette. Il a voulu
me prouver qu’il en aimait une autre que moi, et jouer
l’indifférent malgré son dépit. Est-ce qu’il m’aimerait, par
hasard ?
Elle lève la tapisserie.
Es-tu là, Rosette ?
ROSETTE, entrant.
Oui, puis-je entrer ?
CAMILLE.
Écoute-moi, mon enfant ; le seigneur Perdican ne te
fait-il pas la cour ?
ROSETTE.
Hélas ! Oui.
CAMILLE.
Que penses-tu de ce qu’il t’a dit ce matin ?
ROSETTE.
Ce matin ? Où donc ?
CAMILLE.
Ne fais pas l’hypocrite. ? Ce matin, à la fontaine, dans le
petit bois.
ROSETTE.
Vous m’avez donc vue ?
CAMILLE.
Pauvre innocente ! Non, je ne t’ai pas vue. Il t’a fait de
beaux discours, n’est-ce pas ? Gageons qu’il t’a promis de
t’épouser.
ROSETTE.
Comment le savez-vous ?
CAMILLE.
Qu’importe comment je le sais ? Crois-tu à ses
promesses, Rosette ?
ROSETTE.
Comment n’y croirais-je pas ? Il me tromperait donc ?
Pour quoi faire ?
CAMILLE.
Perdican ne t’épousera pas, mon enfant.
ROSETTE.
Hélas ! je n’en sais rien.
CAMILLE.
Tu l’aimes, pauvre fille ; il ne t’épousera pas, et la preuve,
je vais te la donner ; rentre derrière ce rideau, tu n’auras
qu’à prêter l’oreille et à venir quand je t’appellerai.
Rosette sort.
CAMILLE, seule.
Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un
acte d’humanité ? La pauvre fille a le coeur pris.
Entre Perdican.
Bonjour, cousin, asseyez-vous.
PERDICAN.
Quelle toilette, Camille ! À qui en voulez-vous ?
CAMILLE.
À vous, peut-être ; je suis fâchée de n’avoir pu me rendre
au rendez-vous que vous m’avez demandé ; vous aviez
quelque chose à me dire ?
PERDICAN, à part.
Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros pour un
agneau sans tache ; je l’ai vue derrière un arbre écouter la
conversation.
Haut.
Je n’ai rien à vous dire qu’un adieu, Camille ; je croyais
que vous partiez ; cependant votre cheval est à l’écurie, et
vous n’avez pas l’air d’être en robe de voyage.
CAMILLE.
J’aime la discussion ; je ne suis pas bien sûre de ne pas
avoir eu envie de me quereller encore avec vous.
PERDICAN.
À quoi sert de se quereller, quand le raccommodement
est impossible ? Le plaisir des disputes, c’est de faire la
paix.
CAMILLE.
Êtes-vous convaincu que je ne veuille pas la faire ?
PERDICAN.
Ne raillez pas ; je ne suis pas de force à vous répondre.
CAMILLE.
Je voudrais qu’on me fit la cour ; je ne sais si c’est que j’ai
une robe neuve, mais j’ai envie de m’amuser. Vous
m’avez proposé d’aller au village, allons-y, je veux bien ;
mettons-nous en bateau ; j’ai envie d’aller dîner sur
l’herbe, ou de faire une promenade dans la forêt. Fera-t-il
clair de lune, ce soir ? Cela est singulier, vous n’avez plus
au doigt la bague que je vous ai donnée.
PERDICAN.
Je l’ai perdue.
CAMILLE.
C’est pour cela que je l’ai trouvée ; tenez, Perdican, la
voilà.
PERDICAN.
Est-ce possible ? Où l’avez-vous trouvée ?
CAMILLE.
Vous regardez si mes mains sont mouillées, n’est-ce pas ?
En vérité, j’ai gâté ma robe de couvent pour retirer ce
petit hochet d’enfant de la fontaine. Voilà pourquoi j’en ai
mis une autre, et, je vous dis, cela m’a changée ; mettez
donc cela à votre doigt.
PERDICAN.
Tu as retiré cette bague de l’eau, Camille, au risque de te
précipiter ? Est-ce un songe ? La voilà ; c’est toi qui me la
mets au doigt ! Ah ! Camille, pourquoi me le rends-tu, ce
triste gage d’un bonheur qui n’est plus ? Parle, coquette et
imprudente fille, pourquoi pars-tu ? pourquoi, restes-tu ?
Pourquoi, d’une heure à l’autre, changes-tu d’apparence et
de couleur, comme la pierre de cette bague à chaque
rayon de soleil ?
CAMILLE.
Connaissez-vous le coeur des femmes, Perdican ?
Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles
changent réellement de pensée en changeant quelquefois
de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il
nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; vous
voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout
mente dans une femme, lorsque sa langue ment ?
Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être faible et
violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux
principes qu’on lui impose ? Et qui sait si, forcée à
tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle
ne peut pas y prendre plaisir et mentir quelquefois, par
passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité ?
PERDICAN.
Je n’entends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je
t’aime, Camille, voilà tout ce que je sais.
CAMILLE.
Vous dites que vous m’aimez, et vous ne mentez jamais ?
PERDICAN.
Jamais.
CAMILLE.
En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive
quelquefois.
Elle lève la tapisserie ; Rosette paraît dans le fond, évanouie sur une
chaise.
Que répondrez-vous à cette enfant, Perdican, lorsqu’elle
vous demandera compte de vos paroles ? Si vous ne
mentez jamais, d’où vient donc qu’elle s’est évanouie en
vous entendant dire que vous m’aimez ? Je vous laisse
avec elle ; tâchez de la faire revenir.
Elle veut sortir.
PERDICAN.
Un instant, Camille, écoutez-moi.
CAMILLE.
Que voulez-vous me dire ? C’est à Rosette qu’il faut
parler. Je ne vous aime pas, moi ; je n’ai pas été chercher
par dépit cette malheureuse enfant au fond de sa
chaumière, pour en faire un appât, un jouet ; je n’ai pas
répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes
adressées à une autre ; je n’ai pas feint de jeter au vent
pour elle le souvenir d’une amitié chérie ; je ne lui ai pas
mis ma chaîne au cou ; je ne lui ai pas dit que je
l’épouserais.
PERDICAN.
Écoute-moi, écoute-moi !
CAMILLE.
N’as-tu pas souri tout à l’heure quand je t’ai dit que je
n’avais pu aller à la fontaine ? Eh bien ! Oui, j’y étais et
j’ai tout entendu ; mais, Dieu m’en est témoin, je ne
voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu de
cette fille-là, maintenant, quand elle viendra, avec tes
baisers ardents sur les lèvres, te montrer en pleurant la
blessure que tu lui as faite ? Tu as voulu te venger de
moi, n’est-ce pas, et me punir d’une lettre écrite à mon
couvent ? tu as voulu me lancer à tout prix quelque trait
qui pût m’atteindre, et tu comptais pour rien que ta flèche
empoisonnée traversât cette enfant, pourvu qu’elle me
frappât derrière elle. Je m’étais vantée de t’avoir inspiré
quelque amour, de te laisser quelque regret. Cela t’a
blessé dans ton noble orgueil ? Eh bien ! Apprends-le de
moi, tu m’aimes, entends-tu : mais tu épouseras cette
fille, ou tu n’es qu’un lâche !
PERDICAN.
Oui, je l’épouserai.
CAMILLE.
Et tu feras bien.
PERDICAN.
Très bien, et beaucoup mieux qu’en t’épousant toi-même.
Qu’y a-t-il, Camille, qui t’échauffe si fort ? cette enfant
s’est évanouie ; nous la ferons bien revenir, il ne faut pour
cela qu’un flacon de vinaigre ; tu as voulu me prouver
que j’avais menti une fois dans ma vie ; cela est possible,
mais je te trouve hardie de décider à quel instant. Viens,
aide-moi à secourir Rosette.
Ils sortent.
SCÈNE VII.
Entrent le Baron et Camille.
LE BARON.
Si cela se fait, je deviendrai fou.
CAMILLE.
Employez votre autorité.
LE BARON.
Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà
qui est certain.
CAMILLE.
Vous devriez lui parler et lui faire entendre raison.
LE BARON.
Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et
je ne paraîtrai pas une fois à la cour. C’est un mariage
disproportionné. Jamais on n’a entendu parler d’épouser
la soeur de lait de sa cousine ; cela passe toute espèce de
bornes.
CAMILLE.
Faites-le appeler, et dites-lui nettement que ce mariage
vous déplaît. Croyez-moi, c’est une folie, et il ne résistera
pas.
LE BARON.
Je serai vêtu de noir cet hiver ; tenez-le pour assuré.
CAMILLE.
Mais parlez-lui, au nom du ciel ! C’est un coup de tête
qu’il a fait ; peut-être n’est-il déjà plus temps ; s’il en a
parlé, il le fera.
LE BARON.
Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur.
Dites-lui, s’il me demande, que je suis enfermé, et que je
m’abandonne à ma douleur de le voir épouser une fille
sans nom.
Il sort.
CAMILLE.
Ne trouverai-je pas ici un homme de coeur ? En vérité,
quand on en cherche, on est effrayé de sa solitude.
Entre Perdican.
Eh bien, cousin, à quand le mariage ?
PERDICAN.
Le plus tôt possible ; j’ai déjà parlé au notaire, au curé et
à tous les paysans.
CAMILLE.
Vous comptez donc réellement que vous épouserez
Rosette ?
PERDICAN.
Assurément.
CAMILLE.
Qu’en dira votre père ?
PERDICAN.
Tout ce qu’il voudra ; il me plaît d’épouser cette fille ;
c’est une idée que je vous dois, et je m’y tiens. Faut-il
vous répéter les lieux communs les plus rebattus sur sa
naissance et sur la mienne ? Elle est jeune et jolie, et elle
m’aime ; c’est plus qu’il n’en faut pour être trois fois
heureux. Qu’elle ait de l’esprit ou qu’elle n’en ait pas,
j’aurais pu trouver pire. On criera et on raillera ; je m’en
lave les mains.
CAMILLE.
Il n’y a rien là de risible ; vous faites très bien de
l’épouser. Mais je suis fâchée pour vous d’une chose :
c’est qu’on dira que vous l’avez fait par dépit.
PERDICAN.
Vous êtes fâchée de cela ? Oh ! Que non.
CAMILLE.
Si, j’en suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à
un jeune homme, de ne pouvoir résister à un moment de
dépit.
PERDICAN.
Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela m’est bien égal.
CAMILLE.
Mais vous n’y pensez pas ; c’est une fille de rien.
PERDICAN.
Elle sera donc de quelque chose, lorsqu’elle sera ma
femme.
CAMILLE.
Elle vous ennuiera avant que le notaire ait mis son habit
neuf et ses souliers pour venir ici ; le coeur vous lèvera
au repas de noces, et le soir de la fête vous lui ferez
couper les mains et les pieds, comme dans les contes
arabes, parce qu’elle sentira le ragoût.
PERDICAN.
Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas ; quand
une femme est douce et sensible, franche, bonne et belle,
je suis capable de me contenter de cela, oui, en vérité,
jusqu’à ne pas me soucier de savoir si elle parle latin.
CAMILLE.
Il est à regretter qu’on ait dépensé tant d’argent pour vous
l’apprendre ; c’est trois mille écus de perdus.
PERDICAN.
Oui ; on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.
CAMILLE.
Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les
pauvres d’esprit.
PERDICAN.
Et ils me donneront en échange le royaume des cieux, car
il est à eux.
CAMILLE.
Combien de temps durera cette plaisanterie ?
PERDICAN.
Quelle plaisanterie ?
CAMILLE.
Votre mariage avec Rosette.
PERDICAN.
Bien peu de temps ; Dieu n’a pas fait de l’homme une
oeuvre de durée : trente ou quarante ans, tout au plus.
CAMILLE.
Je suis curieuse de danser à vos noces !
PERDICAN.
Écoutez-moi, Camille, voilà un ton de persiflage qui est
hors de propos.
CAMILLE.
Il me plaît trop pour que je le quitte.
PERDICAN.
Je vous quitte donc vous-même, car j’en ai tout à l’heure
assez.
CAMILLE.
Allez-vous chez votre épousée ?
PERDICAN.
Oui, j’y vais de ce pas.
CAMILLE.
Donnez-moi donc le bras ; j’y vais aussi.
Entre Rosette.
PERDICAN.
Te voilà, mon enfant ! Viens, je veux te présenter à mon
père.
ROSETTE, se mettant à genoux.
Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous
les gens du village à qui j’ai parlé ce matin m’ont dit que
vous aimiez votre cousine, et que vous ne m’avez fait la
cour que pour vous divertir tous deux ; on se moque de
moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari
dans le pays, après avoir servi de risée à tout le monde.
Permettez-moi de vous rendre le collier que vous m’avez
donné et de vivre en paix chez ma mère.
CAMILLE.
Tu es une bonne fille, Rosette ; garde ce collier, c’est moi
qui te le donne, et mon cousin prendra le mien à la place.
Quant à un mari, n’en sois pas embarrassée, je me charge
de t’en trouver un.
PERDICAN.
Cela n’est pas difficile, en effet. Allons, Rosette, viens,
que je te mène à mon père.
CAMILLE.
Pourquoi ? Cela est inutile.
PERDICAN.
Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal ; il
faut laisser passer le premier moment de surprise qu’il a
éprouvée. Viens avec moi, nous retournerons sur la place.
Je trouve plaisant qu’on dise que je ne t’aime pas quand je
t’épouse. Pardieu ! Nous les ferons bien taire.
Il sort avec Rosette.
CAMILLE.
Que se passe-t-il donc en moi ? Il l’emmène d’un air bien
tranquille. Cela est singulier : il me semble que la tête me
tourne. Est-ce qu’il l’épouserait tout de bon ? Holà !
Dame Pluche, Dame Pluche ! N’y a-t-il donc personne
ici ?
Entre un valet.
Courez après le seigneur Perdican : dites-lui vite qu’il
remonte ici, j’ai à lui parler.
Le valet sort.
Mais qu’est-ce donc que tout cela ? Je n’en puis plus, mes
pieds refusent de ne soutenir.
Rentre Perdican.
PERDICAN.
Vous m’avez demandé, Camille ?
CAMILLE.
Non, non.
PERDICAN.
En vérité, vous voilà pâle ; qu’avez-vous à me dire ?
Vous m’avez fait rappeler pour me parler ?
CAMILLE.
Non, non. ? Ô Seigneur Dieu !
Elle sort.
SCÈNE VIII.
Un oratoire.
Un oratoire.
CAMILLE.
M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez,
lorsque je suis venue, j’avais juré de vous être fidèle ;
quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous,
j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience ;
vous le savez, mon père ; ne voulez-vous donc plus de
moi ? Oh ! Pourquoi faites-vous mentir la vérité
elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah !
Malheureuse, je ne puis plus prier !
Entre Perdican.
PERDICAN.
Orgueil ! Le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu
venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et
effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son coeur et
son visage. Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un
pour l’autre ; qu’es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil,
lorsque nos mains allaient se joindre ?
CAMILLE.
Qui m’a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi,
Perdican ?
PERDICAN.
Insensés que nous sommes ! Nous nous aimons. Quel
songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles,
quelles misérables folies ont passé comme un vent
funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu
tromper l’autre ? Hélas ! Cette vie est elle-même un si
pénible rêve : pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô
mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet
océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste,
tu l’avais tiré pour nous des profondeurs de l’abîme, cet
inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que
nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier
qui nous amenait l’un vers l’autre avait une pente si
douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait
dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la
vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs
rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait
conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous
nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô
insensés ! Nous nous aimons.
Il la prend dans ses bras.
CAMILLE.
Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur
ton coeur. Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera
pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le
sait.
PERDICAN.
Chère créature, tu es à moi !
Il l’embrasse ; on entend un grand cri derrière l’autel.
CAMILLE.
C’est la voix de ma soeur de lait.
PERDICAN.
Comment est-elle ici ? Je l’avais laissée dans l’escalier,
lorsque tu m’as fait rappeler. Il faut donc qu’elle m’ait
suivi sans que je m’en sois aperçu.
CAMILLE.
Entrons dans cette galerie ; c’est là qu’on a crié.
PERDICAN.
Je ne sais ce que j’éprouve ; il me semble que mes mains
sont couvertes de sang.
CAMILLE.
La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s’est
encore évanouie ; viens, portons-lui secours ; hélas ! Tout
cela est cruel.
PERDICAN.
Non, en vérité, je n’entrerai pas ; je sens un froid mortel
qui me paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener.
Camille sort.
Je vous en supplie, mon Dieu ! Ne faites pas de moi un
meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes
deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la
mort ; mais notre coeur est pur ; ne tuez pas Rosette,
Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma
faute ; elle est jeune, elle sera riche, elle sera heureuse ;
ne faites pas cela, ô Dieu ! Vous pouvez bénir encore
quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, qu’y a-t-il ?
Camille rentre.
CAMILLE.
Elle est morte. Adieu, Perdican !
FIN
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