père, à vous qui avez été les miens.
LE CHOEUR.
Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance.
Il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que
d’embrasser un nouveau-né.
PERDICAN.
Voilà donc ma chère vallée ! Mes noyers, mes sentiers
verts, ma petite fontaine ! Voilà mes jours passés encore
tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de
mon enfance ! Ô patrie ! Patrie, mot incompréhensible !
L’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre, pour
y bâtir son nid et pour y vivre un jour ?
LE CHOEUR.
On nous a dit que vous êtes un savant, monseigneur.
PERDICAN.
Oui, on me l’a dit aussi. Les sciences sont une belle
chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent
à haute voix la plus belle de toutes, l’oubli de ce qu’on
sait.
LE CHOEUR.
Il s’est fait plus d’un changement pendant votre absence.
Il y a des filles mariées et des garçons partis pour l’armée.
PERDICAN.
Vous me conterez tout cela. Je m’attends bien à du
nouveau ; mais en vérité je n’en veux pas encore. Comme
ce lavoir est petit ! Autrefois il me paraissait immense ;
j’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts, et je
retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. Quelle est
donc cette jeune fille qui chante à sa croisée derrière ces
arbres ?
LE CHOEUR.
C’est Rosette, la soeur de lait de votre cousine Camille.
PERDICAN, s’avançant.
Descends vite, Rosette, et viens ici.
ROSETTE, entrant.
Oui, monseigneur.
PERDICAN.
Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas, méchante
fille ! Donne-moi vite cette main-là, et ces joues-là, que
je t’embrasse.
ROSETTE.
Oui, monseigneur.
PERDICAN.
Es-tu mariée, petite ? On m’a dit que tu l’étais.
ROSETTE.
Oh ! Non.
PERDICAN.
Pourquoi ? il n’y a pas dans le village de plus jolie fille
que toi. Nous te marierons, mon enfant.
LE CHOEUR.
Monseigneur, elle veut mourir fille.
PERDICAN.
Est-ce vrai, Rosette ?
ROSETTE.
Oh ! Non.
PERDICAN.
Ta soeur Camille est arrivée. L’as-tu vue ?
ROSETTE.
Elle n’est pas encore venue par ici.
PERDICAN.
Va-t’en vite mettre ta robe neuve, et viens souper au
château.
SCÈNE V.
Entrent le Baron et Maître Blazius.
Une salle.
MAÎTRE BLAZIUS.
Seigneur, j’ai un mot à vous dire ; le curé de la paroisse
est un ivrogne.
LE BARON.
Fi donc ! Cela ne se peut pas.
MAÎTRE BLAZIUS.
J’en suis certain ; il a bu à dîner trois bouteilles de vin.
LE BARON.
Cela est exorbitant.
MAÎTRE BLAZIUS.
Et, en sortant de table, il a marché sur les plates-bandes.
LE BARON.
Sur les plates-bandes ! Je suis confondu. Voilà qui est
étrange ! Boire trois bouteilles de vin à dîner ! Marcher
sur les plates-bandes ? C’est incompréhensible. Et
pourquoi ne marchait-il pas dans l’allée ?
MAÎTRE BLAZIUS.
Parce qu’il allait de travers.
LE BARON, à part.
Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin.
Ce Blazius sent le vin d’une manière horrible.
MAÎTRE BLAZIUS.
De plus, il a mangé beaucoup ; sa parole était
embarrassée.
LE BARON.
Vraiment, je l’ai remarqué aussi.
MAÎTRE BLAZIUS.
Il a lâché quelques mots latins ; c’étaient autant de
solécismes. Seigneur, c’est un homme dépravé.
LE BARON, à part.
Pouah ! Ce Blazius a une odeur qui est intolérable. ?
Apprenez, gouverneur, que j’ai bien autre chose en tête,
et que je ne me mêle jamais de ce qu’on boit ni de ce
qu’on mange. Je ne suis point un majordome.
MAÎTRE BLAZIUS.
À Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron.
Votre vin est bon.
LE BARON.
Il y a de bon vin dans mes caves.
MAÎTRE BRIDAINE, entrant.
Seigneur, votre fils est sur la place, suivi de tous les
polissons du village.
LE BARON.
Cela est impossible.
MAÎTRE BRIDAINE.
Je l’ai vu de mes propres yeux. Il ramassait des cailloux
pour faire des ricochets.
LE BARON.
Des ricochets ? Ma tête s’égare ; voilà mes idées qui se
bouleversent. Vous me faites un rapport insensé,
Bridaine. Il est inouï qu’un docteur fasse des ricochets.
MAÎTRE BRIDAINE.
Mettez-vous à la fenêtre, monseigneur, vous le verrez de
vos propres yeux.
LE BARON, à part.
Ô ciel ! Blazius a raison ; Bridaine va de travers.
MAÎTRE BRIDAINE.
Regardez, monseigneur, le voilà au bord du lavoir. Il
tient sous le bras une jeune paysanne.
LE BARON.
Une jeune paysanne ! Mon fils vient-il ici pour débaucher
mes vassales ? Une paysanne sous le bras ! et tous les
gamins du village autour de lui ! Je me sens hors de moi.