Lire gratuitement PHÉDON ou De l’Âme de Platon
Premiers interlocuteurs:
ÉCHÉCRATE , PHÉDON ,
Seconds interlocuteurs:
APOLLODORE , SOCRATE, CÉBÈS , SIMMIAS ,
CRITON , PHÉDON, XANTIPPE , femme de
Socrate, LE SERVITEUR DES ONZE
ÉCHÉCRATE .
Phédon étais-tu toi-même auprès de Socrate, le jour qu’il
but la ciguë dans la prison, ou en as-tu seulement
entendu parler?
PHÉDON .
J’y étais moi-même, Échécrate.
ÉCHÉCRATE.
Que dit-il à ses derniers moments, et de quelle manière
mourut-il? Je l’entendrais volontiers; car nous n’avons
personne à Phliunte qui fasse maintenant de voyage à
Athènes, et depuis longtemps il n’est pas venu chez
nous d’Athénien qui ait pu nous donner aucun détail à
cet égard, sinon qu’il est mort après avoir bu la ciguë.
On n’a pu nous dire autre chose.
PHÉDON.
Vous n’avez donc rien su du procès, ni comment les
choses se passèrent.
ÉCHÉCRATE.
Si fait: quelqu’un nous l’a rapporté, et nous étions
étonnés que la sentence n’ait été exécutée que
longtemps après avoir été rendue. Quelle en fut la
cause, Phédon?
PHÉDON.
Une circonstance particulière. Il se trouva que la veille
du jugement on avait couronné
la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient chaque
année à Délos.
ÉCHÉCRATE.
Qu’est-ce donc que ce vaisseau?
PHÉDON.
C’est au dire des Athéniens, le même vaisseau sur lequel
jadis Thésée conduisit en Crète les sept jeunes gens et
les sept jeunes filles qu’il sauva en se sauvant lui-
même. On raconte qu’à leur départ les Athéniens firent
vœu à Apollon, si Thésée et ses compagnons
échappaient à la mort, d’envoyer chaque année à Délos
une théorie; et, depuis ce temps, ils ne manquent pas
d’accomplir leur vœu. Quand vient l’époque de la
théorie, une loi ordonne que la ville soit pure, et défend
d’exécuter aucune sentence de mort, avant que le
vaisseau ne soit arrivé à Délos et revenu à Athènes; et
quelquefois le voyage dure longtemps, lorsque les vents
sont contraires. La théorie commence aussitôt que
le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du vaisseau; ce
qui eut lieu, comme je le disais, la veille du jugement de
Socrate. Voilà pourquoi il s’est écoulé un si long
intervalle entre sa condamnation et sa mort.
ÉCHÉCRATE.
Et que se passa-t-il à sa mort, Phédon; que dit-il et que
fit-il? Quels furent ceux de ses amis qui restèrent auprès
de lui? Les magistrats ne leur permirent-ils pas d’assister
à ses derniers moments, et Socrate mourut-il privé de
ses amis?
PHÉDON.
Non; plusieurs de ses amis étaient présents, et même en
assez grand nombre.
ÉCHÉCRATE.
Prends donc la peine de me raconter tout cela dans le
plus grand détail; à moins que tu n’aies quelque affaire
pressante.
PHÉDON.
Point du tout, je suis de loisir, et je vais essayer de te
satisfaire: aussi bien n’y a-t-il jamais pour moi de plus
grand plaisir que de me rappeler Socrate, ou en en
parlant moi-même, ou en écoutant les autres en parler.
ÉCHÉCRATE.
Et c’est aussi, Phédon, la disposition que tu trouveras
dans tes auditeurs; ainsi tâche, autant qu’il te sera
possible, de ne rien oublier.
PHÉDON.
Véritablement, ce spectacle fit sur moi une impression
extraordinaire. Je n’éprouvai pas la pitié qu’il était naturel
que j’éprouvasse en assistant à la mort d’un ami; au
contraire, Échécrate, il me semblait heureux, à le voir et
à l’entendre, tant il mourut avec assurance et dignité; et
je pensais qu’il ne quittait ce monde que sous la
protection des dieux qui lui destinaient dans l’autre une
félicité aussi grande que celle dont aucun mortel ait
jamais joui: aussi ne fus-je pas saisi de cette pitié
pénible, que semblait devoir m’inspirer cette scène de
deuil. Je ne ressentis pas non plus le plaisir qui se mêlait
ordinairement à nos entretiens sur la philosophie, car ce
fut encore là le sujet de la conversation: mais il se
passait en moi je ne sais quoi d’extraordinaire, un
mélange jusqu’alors inconnu de plaisir et de peine,
lorsque je venais à penser que dans un moment cet
homme admirable allait nous quitter pour toujours; et
tous ceux qui étaient présents étaient à-peu-près dans la
même disposition. On nous voyait tantôt sourire et tantôt
fondre en larmes; surtout un de nous, Apollodore ;
tu connais l’homme et son humeur.
ÉCHÉCRATE.
Comment ne connaîtrais-je pas Apollodore?
PHÉDON.
Il s’abandonnait tout entier à cette diversité d’émotions;
et moi, je n’étais guère moins troublé, ainsi que les
autres.
ÉCHÉCRATE.
Quels étaient ceux qui se trouvaient là, Phédon?
PHÉDON.
De compatriotes, il y avait cet Apollodore, Critobule et
son père Criton, Hermogène , Épigène ,
Eschine , et Antisthène . Il y avait aussi
Ctésippe du bourg de Péanée, Ménexène , et
encore quelques autres du pays. Platon, je crois, était
malade.
ÉCHÉCRATE.
Y avait-il des étrangers?
PHÉDON.
Oui; Simmias de Thèbes, Cébès et Phédondes ; et de
Mégare, Euclide et Terpsion .
ÉCHÉCRATE.
Aristippe et Cléombrote n’y étaient-ils pas?
PHÉDON.
Non; on disait qu’ils étaient à Égine.
ÉCHÉCRATE.
N’y en avait-il pas d’autres?
PHÉDON.
Voilà, je crois, à-peu-près tous ceux qui y étaient.
ÉCHÉCRATE.
Eh bien! sur quoi disais-tu que roula l’entretien?
PHÉDON.
Je puis te raconter tout de point en point; car
depuis la condamnation de Socrate nous ne manquions
pas un seul jour d’aller le voir. Comme la place publique,
où le jugement avait été rendu, était tout près de la
prison, nous nous y rassemblions le matin, et là nous
attendions, en nous entretenant ensemble, que la prison
fût ouverte, et elle ne l’était jamais de bonne heure.
Aussitôt qu’elle s’ouvrait, nous nous rendions auprès de
Socrate, et nous passions ordinairement tout le jour avec
lui. Mais ce jour-là nous nous réunîmes de plus grand
matin que de coutume. Nous avions appris la veille,
en sortant le soir de la prison, que le vaisseau était
revenu de Délos. Nous nous recommandâmes donc les
uns aux autres de venir le lendemain au lieu accoutumé,
le plus matin qu’il se pourrait, et nous n’y manquâmes
pas. Le geôlier, qui nous introduisait ordinairement, vint
au-devant de nous, et nous dit d’attendre, et de ne pas
entrer avant qu’il nous appelât lui-même; car les Onze,
dit-il, font en ce moment ôter les fers à Socrate, et
donnent des ordres pour qu’il meure aujourd’hui.
Quelques moments après, il revint et nous ouvrit. En
entrant, nous trouvâmes Socrate qu’on venait de
délivrer de ses fers, et Xantippe, tu la connais, auprès de
lui, et tenant un de ses enfants entre ses bras. A peine
nous eut-elle aperçus, qu’elle commença à se répandre
en lamentations et à dire tout ce que les femmes ont
coutume de dire en pareilles circonstances.
— Socrate, s’écria-t-elle, c’est donc aujourd’hui le
dernier jour où tes amis te parleront, et où tu leur
parleras! Mais lui, tournant les yeux du côté de Criton:
— Qu’on la reconduise chez elle, dit-il.
Aussitôt quelques esclaves de Criton l’emmenèrent
poussant des cris et se meurtrissant le visage. Alors
Socrate, se mettant sur son séant, plia la jambe qu’on
venait de dégager, la frotta avec sa main, et nous dit en
la frottant:
— L’étrange chose mes amis, que ce que les hommes
appellent plaisir, et comme il a de merveilleux rapports
avec la douleur que l’on prétend son contraire! Car si le
plaisir et la douleur ne se rencontrent jamais en même
temps, quand on prend l’un, il faut accepter l’autre,
comme si un lien naturel les rendait inséparables. Je
regrette qu’Ésope n’ait pas eu cette idée; il en eût fait
une fable; il nous eût dit que Dieu voulut réconcilier un
jour ces deux ennemis; mais que n’ayant pu y réussir, il
les attacha à la même chaîne, et que pour cette raison,
aussitôt que l’un est venu, on voit bientôt arriver son
compagnon; et je viens d’en faire l’expérience moi-
même, puisqu’à la douleur que les fers me faisaient
souffrir à cette jambe, je sens maintenant succéder le
plaisir.
— Vraiment, Socrate, interrompit Cébès, tu fais bien de
m’en faire ressouvenir; car, à propos des poésies
que tu as composées, des fables d’Ésope que tu as mises
en vers, et de ton hymne à Apollon quelques-uns et
surtout Évenus , récemment encore, m’ont demandé
par quel motif tu t’étais mis à faire des vers depuis que
tu étais en prison, toi qui jusque-là n’en avais fais de ta
vie. Si donc tu mets quelque intérêt à ce que je puisse
répondre à Évenus, lorsqu’il viendra me faire la même
question, et je suis sûr qu’il n’y manquera pas, apprends-
moi ce qu’il faut que je lui dise.
— Eh bien! mon cher Cébès, reprit Socrate, dis-lui la
vérité: que ce n’a pas été assurément pour être son rival
en poésie; je savais bien que ce n’était pas chose
facile; mais pour éprouver le sens de certains songes, et
acquitter ma conscience envers eux, si par hasard la
poésie était celui des beaux-arts auquel ils m’ordonnaient
de m’appliquer; car, souvent, dans le cours de ma vie,
un même songe m’est apparu, tantôt sous une forme,
tantôt sous une autre, mais me prescrivant toujours la
même chose: Socrate, me disait-il, cultive les beaux-arts.
Jusqu’ici j’avais pris cet ordre pour une simple
exhortation à continuer, et je m’imaginais que,
semblables aux encouragements par lesquels nous
excitons ceux qui courent dans la lice, ces songes, en
me prescrivant l’étude des beaux-arts, m’exhortaient
seulement à poursuivre mes occupations accoutumées,
puisque la philosophie est le premier des arts, et que je
me livrais tout entier à la philosophie. Mais depuis ma
condamnation et pendant l’intervalle que me laissait la
fête du dieu, je pensai que si par hasard c’était aux
beaux-arts dans le sens ordinaire que les songes
m’ordonnaient de m’appliquer, il ne fallait pas leur
désobéir, et qu’il était plus sûr pour moi de ne quitter la
vie qu’après avoir satisfait aux dieux, en composant
des vers suivant l’avertissement du songe. Je commençai
donc par chanter le dieu dont on célébrait la fête;
ensuite, faisant réflexion qu’un poète, pour être vraiment
poète, ne doit pas composer des discours en vers, mais
inventer des fictions, et ne me sentant pas ce talent, je
me déterminai à travailler sur les fables d’Ésope, et je
mis en vers celles que je savais, et qui se présentèrent
les premières à ma mémoire. Voilà, mon cher Cébès, ce
que tu diras à Evenus. Dis-lui encore de se bien porter,
et s’il est sage, de me suivre. Car c’est apparemment
aujourd’hui que je m’en vais, puisque les Athéniens
l’ordonnent.
Alors Simmias:
— Eh! Socrate, quel conseil donnes-tu là à Evenus.
Vraiment, je me suis souvent trouvé avec lui; mais, à ce
que je puis connaître, il ne se rendra pas très volontiers
à ton invitation.
— Quoi, repartit Socrate, Evenus n’est-il pas
philosophe?
— Je le crois, répondit Simmias.
— Eh bien donc, Evenus voudra me suivre, lui et tout
homme qui s’occupera dignement de philosophie.
Seulement il pourra bien ne pas précipiter lui-même le
départ; car on dit que cela n’est pas permis. En disant
ces mots, il s’assit sur le bord de son lit, posa les
pieds à terre, et parla dans cette position tout le reste du
jour.
— Comment l’entends-tu donc, Socrate, lui demanda
Cébès? il n’est pas permis d’attenter à sa vie, et le
philosophe doit vouloir suivre celui qui quitte la vie?
— Eh quoi, Cébès! ni Simmias ni toi, vous n’avez
entendu traiter cette question, vous qui avez vécu avec
Philolaüs .
— Jamais à fond, Socrate.
— Je n’en sais moi-même que ce qu’on m’en a dit.
Cependant je ne vous cacherai pas ce que j’en ai appris.
Aussi bien est-il peut-être fort convenable que sur le
point de partir d’ici, je m’enquière et m’entretienne avec
vous du voyage que je vais faire, et que j’examine quelle
idée nous en avons. Que pourrions-nous faire de mieux
jusqu’au coucher du soleil ? — Sur quoi se fonde-t-
on, Socrate, quand on prétend qu’il n’est pas permis de
se donner la mort? J’ai bien ouï dire à Philolaüs quand il
était parmi nous, et à plusieurs autres encore, que cela
n’était pas permis; mais je n’ai jamais rien entendu qui
me satisfît à cet égard. — Il ne faut pas te
décourager, reprit Socrate; peut-être seras-tu plus
heureux aujourd’hui. Mais il pourra te sembler étonnant
qu’il n’en soit pas de ceci comme de tout le reste, et qu’il
faille admettre d’une manière absolue que la vie est
toujours préférable à la mort, sans aucune distinction de
circonstances et de personnes; ou, si une telle rigueur
paraît excessive, et si l’on admet que la mort est
quelquefois préférable à la vie, il pourra te sembler
étonnant qu’alors même on ne puisse, sans impiété se
rendre heureux soi-même, et qu’il faille attendre un
bienfaiteur étranger.
— Mais un peu dit Cébès en souriant et parlant à la
manière de son pays .
— En effet, reprit Socrate, cette opinion a bien l’air
déraisonnable, et cependant elle n’est peut-être pas sans
raison. Je n’ose alléguer ici cette maxime enseignée dans
les mystères , que nous sommes ici-bas comme dans
un poste, et qu’il nous est défendu de le quitter sans
permission. Elle est trop relevée, et il n’est pas aisé de
pénétrer tout ce qu’elle renferme. Mais voici du moins
une maxime qui me semble incontestable, que les dieux
prennent soin de nous, et que les hommes appartiennent
aux dieux; cela ne paraît-il pas vrai?
— Très vrai, répondit Cébès.
— Eh bien! reprit Socrate, si l’un de tes esclaves, qui
t’appartiennent aussi, se tuait sans ton ordre, ne te
mettrais-tu pas en colère contre lui, et ne le punirais-tu
pas rigoureusement si tu le pouvais?
— Sans doute, répondit-il.
— Sous ce point de vue, il n’est donc pas déraisonnable
de dire que l’homme ne doit pas sortir de la vie avant
que Dieu ne lui envoie un ordre formel, comme celui
qu’il m’envoie aujourd’hui.
— Cela paraît assez probable, dit Cébès; mais ce que tu
disais en même temps que le philosophe doit mourir
volontiers, ne s’y rapporte pas bien, s’il est vrai, comme
nous l’avons reconnu, que les dieux prennent soin de
nous et que nous leur appartenons. Il ne me paraît
nullement raisonnable que des philosophes ne s’affligent
pas de sortir de la tutelle des plus excellents maîtres qui
puissent exister; car ils ne peuvent croire qu’ils se
gouverneront mieux lorsqu’ils seront libres. Sans doute
un fou pourrait s’imaginer qu’il faut s’empresser de fuir
un maître; il ne réfléchirait pas qu’il ne faut jamais
fuir ce qui est bon, mais au contraire s’y tenir attaché de
toutes ses forces: aussi pourrait-il bien prendre la fuite
sans raison. Mais un homme sensé désirera toujours
rester sous la garde de ce qui est meilleur que lui. D’où
je conclus, Socrate, tout le contraire de ce que tu
avançais, et je pense que c’est le sage qui s’afflige de
mourir, et le fou qui s’en réjouit.
Socrate parut prendre quelque plaisir à l’insistance de
Cébès:
— Toujours, dit-il en nous regardant, Cébès a l’art de
trouver des objections, et il n’a garde de se rendre
d’abord à ce qu’on lui dit.
— Mais, repartit Simmias, il me semble que les
objections de Cébès ne sont pas mal fondées; car
pourquoi des hommes vraiment sages voudraient-ils fuir
des maîtres meilleurs qu’eux, et s’en sépareraient-ils avec
plaisir? et c’est contre toi, je pense, qu’est dirigé le
raisonnement de Cébès, toi qui supportes si aisément de
nous quitter nous et les dieux, ces maîtres excellents,
comme tu en conviens toi-même.
— Vous avez raison, reprit Socrate, et je vois bien
que vous voulez m’obliger à faire ici mon apologie
comme devant le tribunal.
— C’est cela même, dit Simmias.
— Allons, je tâcherai de mieux réussir dans cette
apologie que dans l’autre. Assurément, mes chers amis,
si je ne croyais trouver dans l’autre monde d’autres dieux
sages et bons, ainsi que des hommes meilleurs que ceux
d’ici-bas j’aurais tort de n’être pas fâché de mourir. Mais
il faut que vous sachiez que j’ai l’espoir de m’y réunir
bientôt à des hommes vertueux, sans toutefois
pouvoir l’affirmer entièrement; mais pour y trouver des
dieux amis de l’homme, c’est ce que je puis affirmer, s’il
y a quelque chose en ce genre dont on puisse être sûr.
Voilà pourquoi je ne m’afflige pas tant; au contraire
j’espère dans une destinée réservée aux hommes après
leur mort, et qui, selon la foi antique du genre humain,
doit être meilleure pour les bons que pour les méchants.
— Quoi donc! Socrate, dit Simmias, veux-tu nous
quitter, en gardant pour toi les motifs de tes espérances
sans nous en faire part? Il me semble que c’est un
bien qui nous est commun, et, si tu nous transmets ta
conviction, voilà ton apologie faite.
— C’est ce que je vais entreprendre, reprit Socrate:
mais d’abord sachons de Criton ce qu’il paraît vouloir
nous dire depuis assez longtemps.
— Que pourrait-ce être autre chose, lui dit Criton, sinon
que celui qui doit te donner le poison ne cesse de me
répéter depuis longtemps que tu dois parler le moins
possible, car il prétend que ceux qui parlent trop,
s’échauffent, et que rien n’est plus contraire à l’effet
du poison, qu’autrement on est quelquefois forcé de
donner du poison deux et trois fois à ceux qui se laissent
ainsi échauffer par la conversation.
— Laisse-le dire, répondit Socrate, et qu’il prépare son
affaire, comme s’il devait me donner la ciguë deux fois et
même trois, s’il le faut.
— Je me doutais bien de ta réponse; mais il me
tourmente toujours.
— Laisse-le dire, reprit Socrate; mais il est temps que je
vous rende compte à vous, qui êtes mes juges, des
raisons qui me portent à croire qu’un homme qui s’est
livré sérieusement à l’étude de la philosophie doit voir
arriver la mort avec tranquillité, et dans la ferme
espérance qu’en sortant de cette vie il trouvera des biens
infinis; et je vais m’efforcer de vous le prouver, Simmias
et Cébès. Le vulgaire ignore que la vraie philosophie
n’est qu’un apprentissage, une anticipation de la mort.
Cela étant, ne serait-il pas absurde, en vérité, de n’avoir
toute sa vie pensé qu’à la mort, et, lorsqu’elle arrive,
d’en avoir peur, et de reculer devant ce qu’on
poursuivait?
Sur quoi Simmias se mettant à rire:
— Par Jupiter! Socrate, tu m’as fait rire, bien qu’à
cette heure j’en eusse peu d’envie. Car, je n’en doute
pas, il y a bien des gens qui, s’ils t’entendaient; ne
manqueraient pas de dire que tu parles très bien sur les
philosophes. Ils ne demanderaient pas mieux du moins
nos Thébains, sans aucun doute, que ceux qui
s’occupent de philosophie se passionnassent tellement
pour la mort, qu’ils mourussent en effet, sachant bien,
diraient-ils, que c’est là le sort qu’ils méritent.
— Et ils diraient assez vrai, Simmias, reprit Socrate,
sauf ceci, qu’ils le savent bien: car il n’est pas vrai qu’ils
sachent ni en quel sens les philosophes souhaitent la
mort, ni en quel sens ils la méritent, ni quelle mort.
Mais laissons-les là et parlons entre nous. La mort nous
paraît-elle quelque chose?
— Oui, certes, repartit Simmias.
— N’est-ce pas la séparation de l’âme et du corps, de
manière que le corps demeure seul d’un côté, et l’âme
seule de l’autre? N’est-ce pas là ce qu’on appelle la
mort?
— C’est cela même, dit Simmias.
— Vois donc, mon cher, si tu penseras comme moi;
car du principe que nous allons admettre dépend en
partie, selon moi, le problème que nous agitons. Dis-
moi, te paraît-il qu’il soit d’un philosophe de rechercher
ce qu’on appelle le plaisir, par exemple, celui du boire et
du manger?
— Point du tout, Socrate, répondit Simmias.
— Et les plaisirs de l’amour?
— Nullement.
— Et tous les autres plaisirs qui regardent le corps,
crois-tu qu’il en fasse grand cas? Par exemple, les habits
élégants, les chaussures et les autres ornements du
corps, crois-tu qu’il les estime, ou qu’il les méprise,
toutes les fois que la nécessité ne le force pas de s’en
servir?
— Un véritable philosophe ne peut que les mépriser.
— Il te paraît donc en général, dit Socrate, que l’objet
des soins d’un philosophe n’est point le corps, mais, au
contraire de s’en séparer autant qu’il est possible, et de
s’occuper uniquement de l’âme?
— Précisément.
— Ainsi d’abord dans toutes les choses dont nous
venons de parler, ce qui caractérise le philosophe,
c’est de travailler plus particulièrement que les autres
hommes à détacher son âme du commerce du corps?
— Évidemment.
— Et cependant, Simmias, la plupart des hommes
s’imaginent que lorsqu’on ne prend point plaisir à ces
sortes de choses et qu’on n’en use point, ce n’est pas la
peine de vivre; et qu’il est bien près de la mort, celui qui
n’est plus sensible aux jouissances corporelles.
— Tu dis très vrai, Socrate.
— Et quant à l’acquisition de la science, le corps est-il
un obstacle, ou ne l’est-il pas, quand on l’associe à
cette recherche? Je vais m’expliquer par un exemple. La
vue et l’ouïe ont-elles quelque certitude, ou les
poètes ont-ils raison de nous chanter sans cesse,
que nous n’entendons ni ne voyons véritablement? Mais
si ces deux sens ne sont pas sûrs, les autres le seront
encore beaucoup moins; car ils sont beaucoup plus
faibles. Ne le trouves-tu pas comme moi?
— Tout-à-fait, dit Simmias.
— Quand donc, reprit Socrate, l’âme trouve-t-elle la
vérité? car pendant qu’elle la cherche avec le corps, nous
voyons clairement que ce corps la trompe et l’induit en
erreur.
— Cela est vrai.
— N’est-ce pas surtout dans l’acte de la pensée que la
réalité se manifeste à l’âme?
— Oui.
— Et l’âme ne pense-t-elle pas mieux que jamais
lorsqu’elle n’est troublée ni par la vue, ni par l’ouïe, ni
par là douleur, ni par la volupté, et que, renfermée en
elle-même et se dégageant, autant que cela lui est
possible, de tout commerce avec le corps, elle s’attache
directement à ce qui est, pour le connaître?
— Parfaitement bien dit.
— N’est-ce pas alors que l’âme du philosophe
méprise le corps, qu’elle le fuit, et cherche à être seule
avec elle-même?
— Il me semble.
— Poursuivons, Simmias. Dirons-nous que la justice est
quelque chose ou qu’elle n’est rien?
— Nous le dirons assurément.
— N’en dirons-nous pas autant du bien et du beau?
— Sans doute.
— Mais les as-tu jamais vus?
— Non, dit-il.
— Ou les as-tu saisis par quelque autre sens corporel?
Et je ne parle pas seulement du juste, du bien et du
beau, mais de la grandeur, de la santé, de la force, en
un mot de l’essence de toutes choses, c’est-à-dire de ce
qu’elles sont en elles-mêmes? Est-ce par le moyen
du corps qu’on atteint ce qu’elles ont de plus réel, ou ne
pénètre-t-on pas d’autant plus avant dans ce qu’on veut
connaître, qu’on y pense davantage et avec plus de
rigueur?
— Cela ne peut être contesté.
— Eh bien! y a-t-il rien de plus rigoureux que de penser
avec la pensée toute seule, dégagée de tout élément
étranger et sensible, d’appliquer immédiatement la
pure essence de la pensée en elle-même à la recherche
de la pure essence de chaque chose en soit, sans le
ministère des yeux et des oreilles, sans aucune
intervention du corps qui ne fait que troubler l’âme et
l’empêcher de trouver la sagesse et la vérité, pour peu
qu’elle ait avec lui le moindre commerce? Si l’on peut
jamais parvenir à connaître l’essence des choses, n’est-
ce pas par ce moyen?
— A merveille, Socrate, on ne peut mieux parler.
— De ce principe, reprit Socrate, ne s’ensuit-il pas
nécessairement que les véritables philosophes doivent
penser et même se dire entre eux: il n’y a qu’un sentier
détourné qui puisse guider la raison dans ses recherche;
car tant que nous aurons notre corps et que notre âme
sera enchaînée dans cette corruption, jamais nous ne
posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à-dire la vérité;
en effet, le corps nous entoure de mille gênes par la
nécessité où nous sommes d’en prendre soin: avec
cela les maladies qui surviennent, traversent nos
recherches. Il nous remplit d’amours, de désirs, de
craintes, de mille chimères, de mille sottises, de manière
qu’en vérité il ne nous laisse pas, comme on dit, une
heure de sagesse. Car qui est-ce qui fait naître les
guerres, les séditions, les combats? Le corps et ses
passions.
En effet, toutes les guerres ne viennent que du désir
d’amasser des richesses, et nous sommes forcés
d’en amasser à cause du corps et pour fournir à ses
besoins. Voilà pourquoi nous n’avons pas le temps de
songer à la philosophie; et ce qu’il y a de pis, c’est que si
d’aventure il nous laisse quelque loisir, et que nous nous
mettions à réfléchir, il intervient tout d’un coup au milieu
de nos recherches, nous trouble, nous étourdit, et nous
rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc
démontré que si nous voulons savoir véritablement
quelque chose, il faut que nous nous séparions du
corps, et que l’âme elle-même examine les choses en
elles-mêmes.
C’est alors seulement que nous jouirons de la sagesse
dont nous nous disions amoureux, c’est-à-dire après
notre mort, et non pendant cette vie; et la raison même
le dit: car s’il est impossible de rien connaître purement
pendant que nous sommes avec le corps, il faut de deux
choses l’une, ou que l’on ne connaisse jamais la vérité,
ou qu’on la connaisse après la mort; parce qu’alors
l’âme sera rendue à elle-même: et pendant que nous
serons dans cette vie, nous n’approcherons de la vérité
qu’autant que nous nous éloignerons du corps; que nous
renoncerons à tout commerce avec lui, si ce n’est pour la
nécessité seule, que nous ne lui permettrons point de
nous remplir de sa corruption naturelle, et que nous
nous conserverons purs de ses souillures, jusqu’à ce que
Dieu lui-même vienne nous délivrer.
C’est ainsi qu’affranchis de la folie du corps, nous
converserons, je l’espère, avec des hommes libres
comme nous, et connaîtrons par nous-mêmes
l’essence des choses, et la vérité n’est que cela peut-
être; mais à celui qui n’est pas pur, il n’est pas permis de
contempler la pureté. Voilà, mon cher Simmias, ce qu’il
me paraît que les véritables philosophes doivent penser,
et se dire entre eux. Ne le crois-tu pas comme moi?
— Entièrement, Socrate.
— S’il en est ainsi, mon cher Simmias, tout homme qui
arrivera où je vais présentement, a grand sujet d’espérer
que là, mieux que partout ailleurs, il jouira à son aise de
ce qui lui avait auparavant coûté tant de peine: aussi ce
voyage qu’on m’a ordonné me remplit-il d’une douce
espérance; et il fera le même effet sur tout homme qui
croit que son âme est préparée, c’est-à-dire purifiée. Or,
purifier l’âme, n’est-pas, comme nous le disions tantôt, la
séparer du corps, l’accoutumer à se renfermer et à se
recueillir en elle-même, et à vivre, autant qu’il lui est
possible, et dans cette vie et dans l’autre, seule, vis-
à-vis d’elle-même, affranchie du corps comme d’une
chaîne?
— C’est tout-à-fait cela, Socrate.
— Et cet affranchissement de l’âme, cette séparation
d’avec le corps, n’est-ce pas là ce qu’on appelle la mort?
— Oui, dit Simmias.
— Mais ne disions-nous pas que c’est là ce que se
propose particulièrement le vrai philosophe?
L’affranchissement de l’âme, sa séparation d’avec le
corps, n’est-ce pas là l’occupation même du philosophe?
— Il me semble.
— Ne serait-ce donc pas, comme je le disais en
commençant, une chose très ridicule, qu’un homme
s’exerce toute sa vie à vivre comme s’il était mort, et qu’il
se fâche quand la mort arrive? Ne serait-ce pas bien
ridicule?
— Assurément.
— Il est donc certain, Simmias, que le véritable
philosophe s’exerce à mourir, et que la mort ne lui est
nullement terrible. En effet, penses-y: s’il déteste le
corps et aspire à vivre de la vie seule de l’âme, et si
quand ce moment arrive, il le repousse avec effroi et
avec colère, n’y a-t-il point une contradiction honteuse
à n’aller pas très volontiers où l’on espère obtenir
les biens après lesquels on a soupiré toute sa vie? car
enfin il aspirait à connaître, il détestait le corps et
désirait en être délivré. Quoi! il y a eu beaucoup
d’hommes qui, pour avoir perdu ce qu’ils aimaient sur la
terre, leurs femmes, ou leurs enfants, sont descendus
volontiers aux enfers, conduits par la seule espérance
que là ils verraient ceux qu’ils aiment et qu’ils vivraient
avec eux: et un homme qui aime véritablement la
sagesse et qui a la ferme espérance de la trouver
dans les enfers, sera fâché de mourir et n’ira pas avec
joie dans les lieux où il jouira de ce qu’il aime? Ah! mon
cher Simmias, il faut croire qu’il ira avec une très grande
volupté, s’il est véritablement philosophe; car il est
fortement persuadé que nulle part que dans l’autre
monde il ne rencontrera cette pure sagesse qu’il
cherche. Cela étant, n’y aurait-il pas, comme je disais
tantôt, de l’extravagance pour un tel homme à craindre
la mort?
— Il y en aurait une très grande, répondit Simmias.
— Et par conséquent, continue Socrate, toutes les fois
que tu verras un homme se fâcher et reculer quand il est
sur le point de mourir, c’est une marque sûre que c’est
un homme qui n’aime pas la sagesse, mais le corps;
et qui aime le corps, aime l’argent et les honneurs, l’un
des deux ou tous les deux ensemble.
— Cela est comme tu le dis, Socrate.
— Ainsi donc, Simmias, ce qu’on appelle la force ne
convient-il pas particulièrement aux philosophes? et la
tempérance, cette vertu qui consiste à maîtriser ses
passions, ne convient-elle pas particulièrement à ceux
qui méprisent leur corps et qui se sont consacrés à
l’étude de la sagesse?
— Nécessairement.
— Car si tu veux examiner la force et la tempérance des
autres hommes, tu les trouveras très ridicules.
— Comment cela, Socrate?
— Tu sais, dit-il, que tous les autres hommes croient la
mort un des plus grands maux.
— Cela est vrai, dit Simmias.
— Quand donc ils souffrent la mort avec quelque
courage, ils ne la souffrent que parce qu’ils craignent un
mal plus grand.
— Il en faut convenir.
— Et par conséquent tous les hommes ne sont
courageux que par peur, excepté le seul philosophe: et
pourtant il est assez absurde qu’un homme soit brave
par timidité.
Tu as raison, Socrate.
— N’en est-il pas de même de vos tempérants? ils ne le
sont que par intempérance: et quoique cela paraisse
d’abord impossible, c’est pourtant ce qui arrive de cette
folle et ridicule tempérance; car ils ne renoncent à un
plaisir que dans la crainte d’être privés d’un autre, qu’ils
désirent et auquel ils sont assujettis. Ils appellent bien
intempérance, d’être gouverné par ses passions;
mais cela ne les empêche pas de ne surmonter certaines
voluptés, que dans l’intérêt d’autres voluptés dont ils
sont esclaves; ce qui ressemble fort à ce que je disais
tout-à-l’heure qu’ils sont tempérant par intempérance.
— Cela paraît assez vraisemblable, Socrate.
— Mon cher Simmias, songe que ce n’est pas un très
bon échange pour la vertu que de changer des voluptés
pour des voluptés, des tristesses pour des tristesses, des
craintes pour des craintes, et de mettre, pour ainsi dire,
ses passions en petite monnaie; que la seule bonne
monnaie, Simmias, contre laquelle il faut échanger tout
le reste, c’est la sagesse; qu’avec celle-là on achète
tout, on a tout, force, tempérance, justice; qu’en un mot
la vraie vertu est avec la sagesse, indépendamment des
voluptés, des tristesses, des craintes et de toutes les
autres passions; tandis que, sans la sagesse, la vertu qui
résulte des transactions des passions entre elles n’est
qu’une vertu fantastique, servile, sans vérité; car la vérité
de la vertu consiste précisément dans la purification
de toutes les passions, et la tempérance, la justice, la
force et la sagesse elle-même sont des purifications.
Et il y a bien de l’apparence que ceux qui ont établi les
initiations n’étaient pas des hommes ordinaires, mais des
génies supérieurs qui, dès les premiers temps, ont voulu
nous enseigner que celui qui arrivera dans l’autre monde
sans être initié et purifié, demeurera dans la fange; mais
que celui qui y arrivera après avoir accompli les
expiations sera reçu parmi les dieux . Or, disent
ceux qui président aux initiations: Beaucoup prennent le
thyrse, mais peu sont inspirés par le dieu ; et
ceux-là ne sont à mon avis, que ceux qui ont bien
philosophé. Je n’ai rien oublié pour être de ce nombre,
et j’ai travaillé toute ma vie à y parvenir.
Si tous mes efforts n’ont pas été inutiles et si j’y ai
réussi, c’est ce que j’espère savoir dans un moment, s’il
plaît à Dieu. Voilà, Simmias et Cébès, ce que j’avais à
vous dire pour me justifier auprès de vous, de ce que je
ne m’afflige pas de vous quitter vous et les maîtres
de ce monde, dans l’espérance que dans l’autre aussi je
trouverai de bons amis et de bons maîtres, et c’est ce
que le vulgaire ne peut s’imaginer. Mais je désire avoir
mieux réussi auprès de vous qu’auprès de mes juges
d’Athènes.
Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès prenant la parole,
lui dit:
— Socrate, tout ce que tu viens de dire me semble très
vrai. Il n’y a qu’une chose qui paraît incroyable à
l’homme: c’est ce que tu as dit de l’âme. Il semble que
lorsque l’âme a quitté le corps, elle n’est plus; que, le
jour où l’homme expire, elle se dissipe comme une
vapeur ou comme une fumée, et s’évanouit sans laisser
de traces: car si elle subsistait quelque part recueillie en
elle-même et délivrée de tous les maux dont tu nous as
fait le tableau, il y aurait une grande et belle espérance,
ô Socrate, que tout ce que tu as dit se réalise; mais
que l’âme survive à la mort de l’homme, qu’elle conserve
l’activité et la pensée, voilà ce qui a peut-être besoin
d’explication et de preuves.
— Tu dis vrai, Cébès, reprit Socrate; mais comment
ferons-nous? Veux-tu que nous examinions dans cette
conversation si cela est vraisemblable, ou si cela ne l’est
pas?
— Je prendrai un très grand plaisir, répondit Cébès, à
entendre ce que tu penses sur cette matière.
— Je ne pense pas au moins, reprit Socrate, que si
quelqu’un nous entendait, fût-ce un faiseur de
comédies, il pût me reprocher que je badine, et que je
parle de choses qui ne me regardent pas . Si donc
tu le veux, examinons ensemble cette question. Et
d’abord voyons si les âmes des morts sont dans les
enfers, ou si elles n’y sont pas. C’est une opinion bien
ancienne que les âmes, en quittant ce monde, vont
dans les enfers, et que de là elles reviennent dans ce
monde, et retournent à la vie après avoir passé par la
mort. S’il en est ainsi, et que les hommes, après la mort,
reviennent à la vie, il s’ensuit nécessairement que les
âmes sont dans les enfers pendant cet intervalle;
car elles ne reviendraient pas au monde, si elles n’étaient
plus: et c’en sera une preuve suffisante si nous voyons
clairement que les vivants ne naissent que des morts; car
si cela n’est point, il faut chercher d’autres preuves.
— Fort bien, dit Cébès.
— Mais, reprit Socrate, pour s’assurer de cette vérité, il
ne faut pas se contenter de l’examiner par rapport aux
hommes, il faut aussi l’examiner par rapport aux
animaux, aux plantes et à tout ce qui naît: car on verra
par là que toutes les choses naissent de la même
manière, c’est-à-dire de leurs contraires, lorsqu’elles en
ont, comme le beau a pour contraire le laid, le juste a
pour contraire l’injuste, et ainsi de mille autres choses.
Voyons donc si c’est une nécessité absolue que les
choses, qui ont leur contraire, ne naissent que de ce
contraire, comme, par exemple, s’il faut de toute
nécessité quand une chose devient plus grande, qu’elle
fût auparavant plus petite, pour acquérir ensuite cette
grandeur.
— Sans doute.
— Et quand elle devient plus petite, s’il faut qu’elle fût
plus grande auparavant, pour diminuer ensuite.
— Évidemment.
— Tout de même, le plus fort vient du plus faible, le
plus vite du plus lent.
— C’est une vérité sensible.
— Et, quoi! reprit Socrate, quand une chose devient
plus mauvaise, n’est-ce pas de ce qu’elle était meilleure,
et quand elle devient plus juste, n’est-ce pas de ce
qu’elle était moins juste?
— Sans difficulté, Socrate.
— Ainsi donc, Cébès, que toutes les choses viennent de
leurs contraires, voilà qui est suffisamment prouvé.
— Très suffisamment, Socrate.
— Mais entre ces deux contraires, n’y a-t-il pas toujours
un certain milieu, une double opération qui mène
de celui-ci à celui-là, et ensuite de celui-là à celui-ci? Le
passage du plus grand au plus petit, ou du plus petit au
plus grand, ne suppose-t-il pas nécessairement une
opération intermédiaire, savoir, augmenter et diminuer?
— Oui, dit Cébès.
— N’en est-il pas de même de ce qu’on appelle se
mêler et se séparer, s’échauffer et se refroidir, et de
toutes les autres choses? Et quoiqu’il arrive quelquefois
que nous n’ayons pas de termes pour exprimer toutes
ces nuances, ne voyons-nous pas réellement que c’est
toujours une nécessité absolue que les choses naissent
les unes des autres, et qu’elles passent de l’une à l’autre,
par une opération intermédiaire?
— Cela est indubitable.
— Eh bien! reprit Socrate, la vie n’a-t-elle pas aussi
son contraire, comme la veille a pour contraire le
sommeil.
— Sans doute, dit Cébès.
— Et quel est ce contraire?
— C’est la mort.
— Ces deux choses ne naissent-elles donc pas l’une de
l’autre, puisqu’elles sont contraires; et puisqu’il y a deux
contraires, n’y a-t-il pas une double opération
intermédiaire qui les fait passer de l’un à l’autre?
— Comment non?
— Pour moi, repartit Socrate, je vais vous dire la
combinaison des deux contraires le sommeil et la veille,
et la double opération qui les convertit l’un dans l’autre,
et toi, tu m’expliqueras l’autre combinaison. Je dis donc,
quant au sommeil et à la veille, que du sommeil naît la
veille, et de la veille le sommeil; et que ce qui mène
de la veille au sommeil, c’est l’assoupissement, et du
sommeil à la veille, c’est le réveil. Cela n’est-il pas assez
clair?
— Très clair.
— Dis-nous donc de ton côté la combinaison de la vie
et de la mort. Ne dis-tu pas que la mort est le contraire
de la vie?
— Oui.
— Et qu’elles naissent l’une de l’autre?
— Sans doute.
— Qui naît donc de la vie?
— La mort.
— Et qui naît de la mort?
— Il faut nécessairement avouer que c’est la vie.
— C’est donc de ce qui est mort que naît tout ce qui vit,
choses et hommes.
— Il paraît certain.
— Et par conséquent, reprit Socrate, après la mort nos
âmes vont habiter les enfers.
— Il le semble.
— Maintenant, des deux opérations qui font passer de
l’état de vie à l’état de mort, et réciproquement, l’une
n’est-elle pas manifeste? car mourir tombe sous les sens,
n’est-ce pas?
— Sans difficulté.
— Mais quoi! pour faire le parallèle, n’existe-t-il pas une
opération contraire, ou la nature est-elle boiteuse de ce
côté-là? Ne faut-il pas nécessairement que mourir ait son
contraire?
— Nécessairement.
— Et quel est-il?
— Revivre.
— Revivre, dit Socrate, est donc, s’il a lieu, l’opération
qui ramène de l’état de mort à l’état de vie. Nous
convenons donc que la vie ne naît pas moins de la mort,
que la mort de la vie, preuve satisfaisante que l’âme,
après la mort, existe quelque part, d’où elle revient à la
vie.
— Il me semble, repartit Cébès, que c’est une suite
nécessaire des principes que nous avons reçus.
— Et il me semble aussi, Cébès, que nous ne les avons
pas reçus sans raison; vois-le toi-même: s’il n’y avait pas
d e u x opérations correspondantes, et faisant un
cercle, pour ainsi dire, et qu’il n’y eût qu’une seule
opération, une production directe de l’un à l’autre
contraire, sans aucun retour de ce dernier contraire au
premier qui l’aurait produit, tu comprends bien que
toutes choses finiraient par avoir la même figure, par
tomber dans le même état, et que toute production
cesserait.
— Comment dis-tu, Socrate?
— Il n’est pas bien difficile de comprendre ce que je
dis. S’il y avait assoupissement, et qu’il n’y eût point de
réveil après le sommeil, la nature finirait par effacer
Endymion, qui ne ferait plus grande figure, quand le
monde entier serait dans le même cas que lui, enseveli
dans le sommeil . Si tout se mêlait, sans que ce
mélange produisît jamais de séparation, on verrait
bientôt arriver ce que disait Anaxagore: Toutes tes
choses seraient ensemble . De même, mon cher
Cébès, si tout ce qui a reçu la vie venait à mourir, et
qu’étant mort il demeurât dans le même état, sans
revivre, n’arriverait-il pas nécessairement que toutes
choses finiraient à la longue, et qu’il n’y aurait plus rien
qui vécût. Car si ce n’est pas des choses mortes que
naissent les choses vivantes, et que les choses vivantes
viennent à mourir, le moyen que toutes choses ne soient
enfin absorbées par la mort?
— Cela est impossible, Socrate, repartit Cébès; et tout
ce que tu viens de dire me paraît incontestable.
— Il me semble aussi, Cébès, qu’on ne peut rien
opposer à ces vérités, et que nous ne nous sommes pas
trompés quand nous les avons reçues: car il est certain
qu’il y a un retour à la vie; que les vivants naissent des
morts; que les âmes des morts existent, et que les âmes
vertueuses sont mieux, et les méchantes plus mal.
— Oui, sans doute, dit Cébès, en l’interrompant; c’est
encore une suite nécessaire de cet autre principe que je
t’ai entendu souvent établir, qu’apprendre n’est que se
ressouvenir. Si ce principe est vrai, il faut, de toute
nécessité, que nous ayons appris dans un autre temps
les choses dont nous nous ressouvenons dans celui-ci; et
cela est impossible si notre âme n’existe pas avant
que de venir sous cette forme humaine. C’est une
nouvelle preuve que notre âme est immortelle.
— Mais, Cébès, dit Simmias, quelle démonstrations a-t-
on de ce principe? Rappelle-les-moi car je ne m’en
souviens présentement.
— Je ne t’en dirai qu’une, mais très belle, répondit
Cébès: c’est que tous les hommes, s’ils sont bien
interrogés, trouvent tout d’eux-mêmes; ce qu’ils ne
feraient jamais, s’ils ne possédaient déjà une certaine
science et de véritables lumières; on n’a qu’à les
mettre dans les figures de géométrie et dans d’autres
choses de cette nature, on ne peut alors s’empêcher de
reconnaître qu’il en est ainsi.
— Si, de cette manière, tu n’es pas persuadé, Simmias,
dit Socrate, vois si celle-là t’amènera à notre sentiment:
as-tu de la peine à croire qu’apprendre soit seulement se
ressouvenir?
— Pas beaucoup, répondit Simmias; mais j’ai besoin
précisément de ce dont nous parlons, de me
ressouvenir; et, grâce à ce qu’a dit Cébès, peu s’en faut
que je me ressouvienne déjà, et commence à croire,
mais cela n’empêchera pas que je n’écoute avec plaisir
les preuves nouvelles que tu veux en donner.
— Les voici, reprit Socrate: nous convenons tous
que pour se ressouvenir, il faut avoir su auparavant la
chose dont on se ressouvient.
— Assurément.
— Et convenons-nous aussi que lorsque la science vient
d’une certaine manière, c’est une réminiscence? Quand
je dis d’une certaine manière, c’est par exemple,
lorsqu’un homme en voyant ou en entendant quelque
chose, ou en l’apercevant par quelque autre sens,
n’acquiert pas seulement l’idée de la chose aperçue,
mais en même temps pense à une autre chose dont la
connaissance est pour lui d’un tout autre genre que la
première, ne disons-nous pas avec raison que cet
homme se ressouvient de la chose à laquelle il a pensé
occasionnellement?
— Comment dis-tu?
— Je dis, par exemple, qu’autre est la connaissance
d’un homme, et autre la connaissance d’une lyre.
— Sans contredit.
— Eh bien! continua Socrate, ne sais-tu pas ce qui
arrive aux amants quand ils voient une lyre, un
vêtement, ou quelque autre chose dont l’objet de leur
amour a coutume de se servir? C’est qu’en prenant
connaissance de cette lyre, ils se forment dans la pensée
l’image de celui auquel cette lyre a appartenu. Voilà bien
ce qu’on appelle réminiscence, comme il est arrivé
souvent qu’en voyant Simmias, on s’est ressouvenu de
Cébès. Je pourrais citer une foule d’autres exemples.
— Rien de plus ordinaire, dit Simmias.
— Admettrons-nous donc, reprit Socrate, que tout
cela est se ressouvenir, surtout quand il s’agit de choses
que l’on a oubliées ou par la longueur du temps, ou pour
les avoir perdues de vue?
— Je n’y vois point de difficulté.
— Mais en voyant un cheval ou une lyre en peinture, ne
peut-on pas se ressouvenir d’un homme? Et en voyant le
portrait de Simmias, ne peut-on pas se ressouvenir de
Cébès?
Qui en doute?
— A plus forte raison, en voyant le portrait de Simmias,
se ressouviendra-t-on de Simmias lui-même.
— Assurément.
— Et n’arrive-t-il pas que la réminiscence se fait tantôt
par la ressemblance, et tantôt par le contraste?
— Oui, cela arrive.
— Mais quand on se ressouvient de quelque chose par
la ressemblance, n’arrive-t-il pas nécessairement que
l’esprit voit tout d’un coup s’il manque quelque chose au
portrait pour sa parfaite ressemblance avec l’original
dont il se souvient, ou s’il n’y manque rien du tout?
— Cela est impossible autrement, dit Simmias.
— Prends donc bien garde s’il te paraîtra comme à moi.
Ne disons-nous pas qu’il y a de l’égalité, non pas
seulement entre un arbre et un arbre, entre une pierre et
une autre pierre, et entre plusieurs autres choses
semblables, mais hors de tout cela? disons-nous que
cette égalité en elle-même est quelque chose, ou que ce
n’est rien?
— Oui, assurément, nous disons que c’est quelque
chose
— Mais la connaissons-nous, cette égalité?
— Sans doute.
— D’où avons-nous tiré cette connaissance? N’est-ce
point des choses dont nous venons de parler, et qu’en
voyant des arbres égaux, des pierres égales, et plusieurs
autres choses de cette nature, nous nous sommes formé
l’idée de cette égalité, qui n’est ni ces arbres, ni ces
pierres, mais qui en est toute différente? Car ne te
paraît-elle pas différente? Prends bien garde à ceci: les
pierres, les arbres, quoiqu’ils restent souvent dans le
même état, ne nous paraissent-ils pas tour à tour égaux
ou inégaux, selon les objets auxquels on les compare?
— Assurément.
— Eh bien? les choses égales te paraissent inégales
dans certains moments: en est-il ainsi de l’égalité elle-
même, et te paraît-elle quelquefois inégalité?
— Jamais, Socrate.
— L’égalité et ce qui est égal ne sont donc pas la même
chose?
— Non, certainement.
— Cependant n’est-ce pas des choses égales, lesquelles
sont différentes de l’égalité, que tu as tiré l’idée de
l’égalité?
— C’est la vérité, Socrate, repartit Simmias.
— Et quand tu conçois cette égalité, ne conçois-tu pas
aussi sa ressemblance ou sa dissemblance avec les
choses qui t’en ont donné l’idée?
— Assurément.
— Au reste, il n’importe; aussitôt qu’en voyant une
c h o se, tu en conçois une autre, qu’elle soit
semblable ou dissemblable, c’est là nécessairement un
acte de réminiscence.
— Sans difficulté.
— Mais dis-moi, reprit Socrate, en présence d’arbres qui
sont égaux, ou des autres choses égales dont nous
avons parlé, que nous arrive-t-il? Trouvons-nous ces
choses égales comme l’égalité même? Et que s’en faut-il
qu’elles ne soient égales comme cette égalité?
— Il s’en faut beaucoup.
— Nous convenons donc que lorsque quelqu’un, en
voyant une chose, pense que cette chose-là, comme
celle que je vois présentement devant moi, peut bien
être égale à une certaine autre, mais qu’il s’en
manque beaucoup, et qu’elle est loin de lui être
entièrement conforme, il faut nécessairement que celui
qui a cette pensée ait vu et connu auparavant cette autre
chose à laquelle il dit que celle-là ressemble, et à
laquelle il assure qu’elle ne ressemble
qu’imparfaitement?
— Nécessairement.
— Cela ne nous arrive-t-il pas aussi à nous sur les
choses égales, relativement à l’égalité?
— Assurément, Socrate.
— Il faut donc, de toute nécessité, que nous ayons vu
cette égalité, même avant le temps où, en voyant
pour la première fois des choses égales, nous avons
pensé qu’elles tendent toutes à être égales comme
l’égalité même, et qu’elles ne peuvent y parvenir.
— Cela est certain.
— Mais nous convenons encore que nous n’avons tiré
cette pensée, et qu’il est impossible de l’avoir d’ailleurs,
que de quelqu’un de nos sens, de la vue, du toucher, ou
de quelque autre sens; et ce que je dis d’un sens, je le
dis de tous.
— Et avec raison, Socrate, du moins pour l’objet de ce
discours.
— Il faut donc que ce soit des sens mêmes que nous
tirions cette pensée, que toutes les choses égales
qui tombent sous nos sens tendent à cette égalité
intelligible, et qu’elles demeurent pourtant au-dessous.
N’est-ce pas?
— Oui, sans doute, Socrate.
Or, Simmias, avant que nous ayons commencé à voir, à
entendre et à faire usage de nos autres sens, il faut que
nous ayons eu connaissance de l’égalité intelligible, pour
lui rapporter comme nous faisons, les choses égales
sensibles, et voir qu’elles aspirent toutes à cette égalité
sans pouvoir l’atteindre.
— C’est une conséquence nécessaire de ce qui a été
dit, Socrate.
— Mais n’est-il pas vrai que d’abord, après notre
naissance, nous avons vu, nous avons entendu, et que
nous avons fait usage de tous nos autres sens?
— Très vrai.
— Il faut donc qu’avant ce temps-là nous ayons eu
connaissance de l’égalité?
— Sans doute.
— Et par conséquent il faut, de toute nécessité, que
nous l’ayons eue avant notre naissance.
— Il semble.
— Si nous l’avons eue avant notre naissance, nous
savons donc avant que de naître, et d’abord après notre
naissance nous avons connu, non-seulement ce qui est
égal, ce qui est plus grand, ce qui est plus petit, mais
beaucoup d’autres choses de cette nature: car ce que
nous disons ici n’est pas plus sur l’égalité que sur le beau
en lui-même, sur le bien, sur le juste, sur le saint,
et, pour le dire en un mot, sur toutes les choses que,
dans tous nos discours, nous marquons du caractère de
l’existence, de sorte qu’il faut nécessairement que nous
en ayons eu connaissance avant que de naître.
— Cela est certain.
— Et si, après avoir eu ces connaissances, nous ne
venions pas à les oublier toutes les fois que nous entrons
dans la vie, nous naîtrions avec la science, et nous la
conserverions toute notre vie; car savoir n’est autre
chose que conserver les connaissances une fois
acquises, et ne pas les perdre; et oublier, n’est-ce pas
perdre les connaissances acquises?
— Sans difficulté, Socrate.
— Que si, ayant eu ces connaissances avant de naître
et les ayant perdues en naissant, nous venons ensuite à
les rapprendre ces connaissances que nous avions jadis,
en nous servant du ministère de nos sens, ce que nous
appelons apprendre, n’est-ce pas ressaisir des
connaissances qui nous appartiennent, et n’aurons-nous
pas raison d’appeler cela ressouvenir?
— Tout-à-fait, Socrate.
— Car nous sommes convenus qu’il est très
possible que celui qui à senti une chose, c’est-à-dire qui
l’a vue, entendue, ou enfin perçue par quelqu’un de ses
sens, pense, à l’occasion de celle-là, à une autre qu’il a
oubliée, et à laquelle celle qu’il a perçue a eu quelque
rapport, soit qu’elle lui ressemble, ou qu’elle ne lui
ressemble point; de manière qu’il faut nécessairement de
deux choses l’une, ou que nous naissions avec ces
connaissances, et que nous les conservions tous pendant
la vie, ou que ceux qui, selon nous, apprennent, ne
fassent que se ressouvenir, et que la science ne soit
qu’une réminiscence.
— Il le faut nécessairement, Socrate.
— Que choisis-tu donc, Simmias? Naissons-nous avec
des connaissances, ou nous ressouvenons-nous
ensuite de ce que nous connaissions déjà?
— En vérité, Socrate, je ne sais présentement que
choisir.
— Mais que penseras-tu, et que choisiras-tu sur ceci?
Celui qui sait peut-il rendre raison de ce qu’il sait, ou ne
le peut-il pas?
— Il le peut sans aucun doute, Socrate.
— Et tous les hommes te paraissent-ils pouvoir rendre
raison des choses dont nous venons de parler?
— Je le voudrais bien, répondit Simmias, mais je crains
fort que demain il n’y ait plus un homme capable de le
faire.
— Il ne te paraît donc pas, Simmias, que tous les
hommes possèdent ces connaissances?
— Non, assurément.
— Ils ne font donc que se ressouvenir de ce qu’ils ont
appris jadis?
— Il le faut bien.
— Et en quel temps nos âmes ont-elles donc appris ces
connaissances? car ce n’est pas depuis que nous
sommes nés.
— Non, certainement.
— C’est donc avant ce temps-là.
— Sans doute.
— Et par conséquent, Simmias, nos âmes existaient
auparavant, avant qu’elles parussent sous cette forme
humaine; elles existaient sans enveloppe corporelle:
dans cet état, elles savaient.
— À moins que nous ne disions, Socrate, que nous
avons acquis toutes ces connaissances en naissant; car
voilà le seul temps qui nous reste.
— Bien! mon cher; mais en quel autre temps les
avons-nous perdues? Car nous ne les avons plus
aujourd’hui, comme nous venons d’en convenir. Les
avons-nous perdues dans le même temps que nous les
avons apprises? ou peux-tu marquer un autre temps?
— Non, Socrate, et je ne m’apercevais pas que ce que
je disais ne signifie rien.
— Il faut donc tenir pour constant, Simmias, que si
toutes ces choses, que nous avons toujours dans la
bouche, existent véritablement, je veux dire le bon, le
bien, et toutes les autres essences du même ordre, s’il
est vrai que nous y rapportons toutes les impressions des
sens, comme à leur type primitif, que nous trouvons
d’abord en nous-mêmes; et s’il est vrai que c’est à ce
type que nous les comparons, il faut nécessairement,
dis-je, que, comme toutes ces choses-là existent, notre
âme existe aussi, et qu’elle soit avant que nous
naissions: et si ces choses-là n’existent point, tout notre
raisonnement porte à faux. Cela n’est-il pas constant, et
n’est-ce pas une égale nécessité que ces choses existent,
et que nos âmes soient avant notre naissance, ou
qu’elles ne soient pas et nos âmes non plus?
— Assurément, c’est une égale nécessité, Socrate, et
grâce à Dieu, la conséquence de tout ceci est que
l’âme existe avant notre apparition dans ce monde, ainsi
que les essences dont tu viens de parler; car, pour moi,
je ne trouve rien de si évident que l’existence du beau et
du bien; et cela m’est suffisamment démontré.
— Et Cébès? dit Socrate; car il faut que Cébès soit aussi
persuadé.
— Je pense aussi, dit Simmias, qu’il trouve tes preuves
très suffisantes, quoique ce soit bien l’homme le plus
rebelle à la conviction. Cependant je le tiens convaincu
que notre âme est avant notre naissance; mais
qu’elle soit après mort, c’est ce qui ne me paraît pas à
moi-même assez prouvé; car tu n’as pas encore réfuté
cette opinion vulgaire dont Cébès parlait tantôt, qu’après
la mort de l’homme l’âme se dissipe et cesse d’être. En
effet, qu’est ce qui empêche que l’âme naisse, qu’elle
existe à part dans quelque lieu, qu’elle soit avant de
venir animer le corps de l’homme, et qu’après qu’elle est
sortie de ce corps, elle finisse comme lui et cesse d’être?
— Tu dis fort bien, Simmias, ajouta Cébès; il me
paraît que Socrate n’a prouvé que la moitié de ce qu’il
fallait prouver: car il a bien démontré que notre âme
existait avant notre naissance; mais pour achever sa
démonstration, il devait prouver aussi qu’après notre
mort notre âme n’existe pas moins qu’elle a existé avant
cette vie.
— Mais je vous l’ai démontré, Simmias et Cébès, reprit
Socrate, et vous en conviendrez si vous joignez cette
dernière preuve à celle que vous avez admise, que les
vivants naissent des morts; car s’il est vrai que notre
âme existe avant notre naissance, et s’il est nécessaire
qu’en venant à la vie elle sorte, pour ainsi dire, du sein
de la mort, comment n’y aurait-il pas la même nécessité
qu’elle existe encore après la mort, puisqu’elle doit
retourner à la vie? Ce que vous demandez a donc été
démontré. Cependant il me paraît que vous souhaitez
tous deux d’approfondir davantage cette question, et que
vous craignez, comme les enfants, que quand l’âme sort
du corps les vents ne l’emportent, surtout quand on
meurt par un grand vent.
Sur quoi Cébès se mettant à rire:
— Eh bien! Socrate, prends que nous le craignons, ou
plutôt que ce n’est pas nous qui le craignons, mais qu’il
pourrait bien y avoir en nous un enfant qui le craignît;
tâchons donc de lui apprendre à ne pas avoir peur de la
mort, comme d’un masque difforme.
— Il faut, reprit Socrate, employer chaque jour des
enchantements, jusqu’à ce que vous l’ayez guéri.
— Mais, Socrate, où trouverons-nous un bon
enchanteur, puisque tu nous quittes?
La Grèce est grande, Cébès, répondit Socrate, et l’on y
trouve beaucoup d’habiles gens. D’ailleurs il y a bien
d’autres pays que la Grèce, il faut les parcourir tous et
les interroger pour trouver cet enchanteur, sans
épargner ni travail ni dépense; car il n’y a rien à quoi
vous puissiez employer votre fortune plus utilement. Il
faut aussi que vous le cherchiez parmi vous
réciproquement; car peut-être ne trouverez-vous
personne plus capable de faire ces enchantements que
vous-mêmes.
— Nous n’y manquerons pas, Socrate; mais reprenons
le discours que nous avons quitté, si tu le veux bien.
— Comment donc! très volontiers, Cébès.
— À merveille, Socrate.
— Ce que nous devons nous demander d’abord à nous-
mêmes, reprit Socrate, c’est qui se dissout, pour quel
ordre de choses nous devons craindre cet accident, et
pour quel ordre de choses cet accident n’est pas à
craindre. Ensuite il faut examiner auquel de ces deux
ordres appartient notre âme; et sur cela, craindre ou
espérer pour elle.
— Cela est très vrai.
— Ne semble-t-il pas que c’est aux choses qui sont
en composition et qui sont composées de leur nature,
qu’il appartient de se résoudre dans les mêmes parties
dont elles se composent, et que s’il y a des êtres qui ne
soient pas composés, ils sont les seuls que cet accident
ne peut atteindre?
— Cela me paraît très certain, dit Cébès.
— Les choses qui sont toujours les mêmes et dans le
même état, n’y a-t-il pas bien de l’apparence qu’elles ne
sont pas composées? Et celles qui changent toujours et
ne sont jamais les mêmes, ne paraissent-elles pas
composées nécessairement?
— Je le trouve comme toi, Socrate.
— Allons tout d’un coup à ces choses dont nous
parlions tout-à-l’heure. Tout ce que, dans nos
demandes et dans nos réponses, nous caractérisons en
disant qu’il existe, tout cela est-il toujours le même, ou
change-t-il quelquefois? L’égalité absolue, le beau
absolu, le bien absolu, toutes les existences essentielles
reçoivent elles quelquefois quelque changement, si petit
qu’il puisse être, ou chacune d’elles, étant pure et
simple, demeure-t-elle ainsi toujours la même en elle-
même, sans jamais recevoir la moindre altération ni le
moindre changement?
— Il faut nécessairement, répondit Cébès, qu’elles
demeurent toujours les mêmes, sans jamais changer.
— Et que dirons-nous de toutes ces choses qui
réfléchissent plus ou moins l’idée de l’égalité et de la
beauté absolue, hommes, chevaux, habits et tant
d’autres choses semblables? Demeurent-elles toujours
les mêmes, ou, en opposition aux premières, ne
demeurent-elles jamais dans le même état, ni par
rapport à elles-mêmes, ni par rapport aux autres?
— Non, répondit Cébès, elles ne demeurent jamais les
mêmes.
— Or, ce sont des choses que tu peux voir,
toucher, percevoir par quelque sens; au lieu que les
premières, celles qui sont toujours les mêmes, ne
peuvent être saisies que par la pensée; car elles sont
immatérielles, et on ne les voit point.
— Cela est très vrai, Socrate, dit Cébès.
— Veux-tu donc, continue Socrate, que nous posions
deux sortes de choses?
— Je le veux bien, dit Cébès.
— L’une visible, et l’autre immatérielle; celle-ci toujours
la même, celle-là dans un continuel changement.
— Je le veux bien encore, dit Cébès.
— Voyons donc. Ne sommes-nous pas composés
d’un corps et d’une âme? ou y a-t-il quelque autre chose
en nous?
— Non, sans doute, il n’y a que cela.
— À laquelle de ces deux espèces dirons-nous que
notre corps est plus conforme et plus ressemblant?
— Il n’y a personne qui ne convienne que c’est à
l’espèce matérielle.
— Et notre âme, mon cher Cébès, est-elle visible ou
immatérielle?
— Visible? Non pas, du moins pour les hommes.
— Mais quand nous parlons de choses visibles ou
invisibles, parlons-nous par rapport aux hommes, ou par
rapport à d’autres natures?
— Par rapport à la nature humaine.
— Que dirons-nous donc de l’âme? Est-elle visible ou
invisible?
— Invisible.
— Elle est donc immatérielle?
— Oui.
— Et par conséquent, notre âme est plus conforme que
le corps à la nature immatérielle, et le corps à la nature
visible.
— Cela est d’une nécessité absolue.
— Ne disions-nous pas tantôt que, lorsque l’âme se sert
du corps pour considérer quelque objet, soit par la vue,
soit par l’ouïe, ou par quelque autre sens, car c’est la
seule fonction du corps de considérer les objets par les
sens, alors elle est attirée par le corps vers ce qui
change sans cesse; elle s’égare et se trouble, elle a des
vertiges comme si elle était ivre, pour s’être mise en
rapport avec des choses qui sont dans cette disposition?
— Oui.
— Au lieu que quand elle examine les choses par
elle-même, alors elle se porte à ce qui est pur, éternel,
immortel, immuable; elle y reste attachée, comme étant
de même nature, aussi longtemps du moins qu’elle a la
force de demeurer en elle-même: ses égarements
cessent, et en relation avec des choses qui sont toujours
les mêmes, elle est toujours la même, et participe en
quelque sorte de la nature de son objet; cet état de
l’âme est ce qu’on appelle sagesse.
— Cela est parfaitement bien dit, Socrate, et c’est une
grande vérité.
— À quelle classe d’êtres l’âme te paraît-elle donc plus
ressemblante et plus conforme, après ce que nous
avons établi et tout ce que nous venons de dire?
— Il me semble, Socrate, qu’il n’y a point d’homme si
dur et si stupide, que la méthode que tu as suivie ne
force de convenir que l’âme ressemble et est conforme à
ce qui est toujours le même, bien plus qu’à ce qui
change toujours.
— Et le corps?
— Il ressemble plus à ce qui change.
— Prenons encore un autre chemin. Quand l’âme
et le corps sont ensemble, la nature ordonne à l’un
d’obéir et d’être esclave, et à l’autre d’avoir l’empire et de
commander. Lequel est-ce donc des deux qui te paraît
semblable à ce qui est divin, et lequel te paraît
ressembler à ce qui est mortel? Ne trouves-tu pas que ce
qui est divin est seul capable de commander et d’être le
maître, et que ce qui est mortel est fait pour obéir et être
esclave?
— Assurément.
— Auquel est-ce donc que l’âme ressemble?
— Il est évident, Socrate, que l’âme ressemble à ce qui
est divin, et le corps à ce qui est mortel.
— Vois donc, mon cher Cébès, si, de tout ce que nous
venons de dire, il ne s’ensuit pas nécessairement
que notre âme est très semblable à ce qui est divin,
immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le
même, et toujours semblable à lui-même, et que notre
corps ressemble parfaitement à ce qui est humain,
mortel, sensible, composé, dissoluble, toujours
changeant, et jamais semblable à lui-même. Y a-t-il
quelque raison que nous puissions alléguer pour détruire
ces conséquences, et pour faire voir qu’il n’en est pas
ainsi?
— Non sans doute, Socrate.
— Cela étant, ne convient-il pas au corps d’être bientôt
dissous, et à l’âme de demeurer toujours indissoluble, ou
à-peu-près?
— C’est une vérité constante.
— Or, tu vois, reprit-il, qu’après que l’homme est mort,
la partie visible de l’homme, le corps, ce qui est exposé à
nos yeux, ce qu’on appelle le cadavre, à qui il convient
de se dissoudre, de tomber par parties et de se dissiper,
n’éprouve d’abord rien de tout cela, et se conserve assez
longtemps; et, si le mort était beau, il se conserve, dans
toute sa beauté, même très longtemps; car le corps,
quand il est réduit et embaumé, comme on le fait en
Égypte , il est incroyable combien de temps il se
conserve presque entier; et lors même qu’il se
corrompt, certaines parties néanmoins, comme les os,
les nerfs et toutes les autres semblables, sont presque
immortelles: cela n’est-il pas vrai?
— Très vrai.
— L’âme donc, qui est immatérielle, qui va dans un
autre lieu semblable à elle, excellent, pur, immatériel, et
que, pour cette raison, on appelle avec vérité l’autre
monde auprès d’un Dieu bon et sage, où bientôt,
s’il plaît à Dieu, mon âme doit se rendre aussi; l’âme,
dis-je, étant telle et de telle nature, à peine sortie du
corps, se dissiperait et périrait, ainsi que le disent la
plupart des hommes! Il s’en faut de beaucoup, ô
Cébès, ô Simmias! Voici plutôt ce qui arrive: si elle sort
pure, sans entraîner rien du corps avec elle, comme celle
qui, durant la vie, n’a eu avec lui aucune communication
volontaire, mais l’a fui au contraire et s’est recueillie en
elle-même, faisant de cette occupation son unique soin;
et ce soin est celui de bien philosopher, c’est-à-dire, au
fond, de s’exercer à mourir aisément: dis, n’est-ce
pas là s’exercer à la mort?
— Tout-à-fait.
— L’âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est
semblable à elle, immatériel, divin, immortel et sage; et
là elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des
craintes, des amours déréglés et de tous les autres maux
des humains: et, comme on le dit des initiés, elle passe
véritablement l’éternité avec les dieux. N’est-ce pas là ce
que nous devons dire, ô Cébès?
— Assurément, répondit Cébès.
— Mais si elle se retire du corps souillé et impure,
comme celle qui a toujours été mêlée avec lui, qui l’a
servi et aimé, qui s’est laissé charmer par lui et par les
voluptés, au point de croire qu’il n’y a de réel que ce qui
est corporel, ce qu’on peut toucher, boire, manger, ou
ce qui sert aux plaisirs de l’amour; et au contraire se
faisant une habitude de haïr, d’avoir en horreur et de fuir
ce qui est obscur et invisible aux yeux, ce qui est
intellectuel, et ne se saisit que par la philosophie,
penses-tu que l’âme en cet état puisse sortir du corps
pure et dégagée?
— Non, sans doute, en aucune manière.
— Au contraire, elle sort toute chargée des liens de
l’enveloppe matérielle, que le commerce continuel et
l’union trop étroite qu’elle a eus avec le corps, et le soin
assidu qu’elle a pris de lui, lui ont rendue comme
essentielle.
— Très certainement.
— Cette enveloppe, mon cher Cébès, est lourde,
pesante, formée de terre et visible. L’âme, chargée de ce
poids, y succombe, et entraînée de nouveau vers le
monde visible par l’horreur de l’immatériel et de cet
autre monde sans lumière, de l’enfer, comme on
l’appelle, elle va errant, à ce qu’on dit, parmi les
monuments et les tombeaux, autour desquels aussi l’on
a vu parfois des fantômes ténébreux, comme doivent
être les ombres d’âmes coupables qui ont quitté la vie
avant d’être entièrement purifiées, et retiennent quelque
chose de la région visible, et que pour cela l’œil des
hommes peut encore voir.
— Cela est très vraisemblable, Socrate.
— Oui, sans doute, Cébès, et il est vraisemblable aussi
que ce ne sont pas les âmes des bons, mais celles des
méchants, qui sont forcées d’errer dans ces lieux, où
elles portent la peine de leur première vie, qui a été
méchante, et où elles continuent d’errer jusqu’à ce
que l’appétit naturel de la masse corporelle qui les suit
les ramène dans un corps, et alors elles rentrent
vraisemblablement dans les mêmes mœurs qui ont fait
l’occupation de leur première existence.
— Comment dis-tu cela, Socrate?
— Par exemple, ceux qui se sont abandonnés à
l’intempérance, aux excès de l’amour et de la bonne
chère, et qui n’ont eu aucune retenue, entrent
vraisemblablement dans des corps d’ânes et
d’animaux semblables: ne le penses-tu pas?
— Assurément.
— Et ceux qui n’ont aimé que l’injustice, la tyrannie et
les rapines, vont animer des corps de loups, d’éperviers,
de faucons. Des âmes de cette nature peuvent-elles aller
ailleurs?
Non, sans doute.
— Et la destinée des autres est relative à la vie qu’ils
ont menée?
— Évidemment.
— Comment en serait-il autrement? Les plus heureux
d’entre eux et les mieux partagés sont donc ceux qui ont
exercé cette vertu sociale qu’on nomme la
modération et la justice, qu’on acquiert par habitude et
par exercice, sans philosophie et sans réflexion.
— Comment ceux-ci seraient-ils les plus heureux?
— Parce qu’il est probable qu’ils rentreront dans une
espèce analogue d’animaux paisibles et sociaux, comme
des abeilles, des guêpes, des fourmis; ou même qu’ils
rentreront dans des corps humains, et qu’il en résultera
des hommes de bien.
— Cela est probable.
— Mais pour arriver au rang des dieux, que celui qui n’a
pas philosophé et qui n’est pas sorti tout-à-fait pur
de cette vie, ne s’en flatte pas; non, cela n’est donné
qu’au philosophe. C’est pourquoi, Simmias et Cébès, le
véritable philosophe s’abstient de toutes les passions du
corps, leur résiste, et ne se laisse pas entraîner par elles;
et cela, bien qu’il ne craigne ni la perte de sa fortune et
la pauvreté, comme les hommes vulgaires et ceux qui
aiment l’argent, ni le déshonneur et la mauvaise
réputation, comme ceux qui aiment la gloire et les
dignités.
— Il ne conviendrait pas de faire autrement, repartit
Cébès.
— Non, sans doute, continua Socrate: aussi ceux
qui prennent quelque intérêt à leur âme, et qui ne vivent
pas pour flatter le corps, ne tiennent pas le même
chemin que les autres qui ne savent où ils vont; mais
persuadés qu’il ne faut rien faire qui soit contraire à la
philosophie, à l’affranchissement et à la purification
qu’elle opère, ils s’abandonnent à sa conduite, et la
suivent partout où elle veut les mener.
— Comment, Socrate?
— La philosophie recevant l’âme liée véritablement
et pour ainsi dire collée au corps et forcée de considérer
les choses non par elle-même, mais par l’intermédiaire
des organes comme à travers les murs d’un cachot et
dans une obscurité absolue, reconnaissant que toute la
force du cachot vient des passions qui font que le
prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne; la
philosophie, dis-je, recevant l’âme en cet état, l’exhorte
doucement et travaille à la délivrer: et pour cela elle lui
montre que le témoignage des yeux du corps est plein
d’illusions, comme celui des oreilles, comme celui des
autres sens; elle l’engage à se séparer d’eux, autant qu’il
est en elle; elle lui conseille de se recueillir et de se
concentrer en elle-même, de ne croire qu’à elle-
même, après avoir examiné au-dedans d’elle et avec
l’essence même de sa pensée ce que chaque chose est
en son essence, et de tenir pour faux tout ce qu’elle
apprend par un autre qu’elle-même, tout ce qui varie
selon la différence des intermédiaires: elle lui enseigne
que ce qu’elle voit ainsi, c’est le sensible et le visible; ce
qu’elle voit par elle-même, c’est l’intelligible et
l’immatériel.
Le véritable philosophe sait que telle est la fonction de
la philosophie. L’âme donc, persuadée qu’elle ne doit pas
s’opposer à sa délivrance, s’abstient, autant qu’il lui est
possible, des voluptés, des désirs, des tristesses, des
craintes; réfléchissant qu’après les grandes joies et les
grandes craintes, les tristesses et les désirs immodérés,
on n’éprouve pas seulement les maux ordinaires,
comme d’être malade, ou de perdre sa fortune, mais le
plus grand et le dernier de tous les maux, et même sans
en avoir le sentiment.
— Et quel est donc ce mal, Socrate?
— C’est que l’effet nécessaire de l’extrême jouissance et
de l’extrême affliction est de persuader à l’âme que ce
qui la réjouit ou l’afflige, est très réel et très véritable,
quoiqu’il n’en soit rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous
afflige, ce sont principalement les choses visibles; n’est-
ce pas?
— Certainement.
— N’est-ce pas surtout dans la jouissance et la
souffrance que le corps subjugue et enchaîne l’âme?
— Comment cela?
— Chaque peine, chaque plaisir, a, pour ainsi dire, un
clou avec lequel il attache l’âme au corps, la rend
semblable, et lui fait croire que rien n’est vrai que ce que
le corps lui dit. Or, si elle emprunte au corps ses
croyances, et partage ses plaisirs, elle est, je pense,
forcée de prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes
habitudes, tellement qu’il lui est impossible d’arriver
jamais pure à l’autre monde; mais, sortant de cette vie
toute pleine encore du corps qu’elle quitte, elle retombe
bientôt dans un autre corps et y prend racine,
comme une plante dans la terre où elle a été semée; et
ainsi elle est privée du commerce de la pureté et de la
simplicité divine.
— Il n’est que trop vrai, Socrate, dit Cébès.
— Voilà pourquoi, mon cher Cébès, le véritable
philosophe s’exerce à la force et à la tempérance, et
nullement pour toutes les raisons que s’imagine le
peuple. Est-ce que tu penserais comme lui?
— Non pas.
— Et tu fais bien. Ces raisons grossières n’entreront pas
dans l’âme du véritable philosophe; elle ne pensera pas
que la philosophie doit venir la délivrer, pour qu’après
elle s’abandonne aux jouissances et aux souffrances et
se laisse enchaîner de nouveau par elles, et que ce soit
toujours à recommencer, comme la toile de Pénélope.
Au contraire, en se rendant indépendante des passions,
et suivant la raison pour guide, en ne se départant
jamais de la contemplation de ce qui est vrai, divin, hors
du domaine de l’opinion, en se nourrissant de ces
contemplations sublimes, elle acquiert la conviction
qu’elle doit vivre ainsi tant qu’elle est dans cette vie, et
qu’après la mort elle ira se réunir à ce qui lui est
semblable et conforme à sa nature et sera délivrée des
maux de l’humanité. Avec un tel régime, ô Simmias, ô
Cébès, et après l’avoir suivi fidèlement, il n’y a pas de
raison pour craindre qu’à la sortie du corps, elle s’envole
emportée par les vents, se dissipe et cesse d’être.
Après que Socrate eut ainsi parlé, il se fit un long
silence. Socrate paraissait tout occupé de ce qu’il venait
de dire; nous l’étions aussi pour la plupart, et Cébès et
Simmias parlaient un peu ensemble. Enfin, Socrate les
apercevant:
— De quoi parlez-vous? leur dit-il; ne vous paraît-il point
manquer quelque chose à mes preuves? Car il me
semble qu’elles donnent lieu à beaucoup de doutes et
d’objections, si on vient à les examiner en détail. Si vous
parlez d’autre chose, je n’ai rien à dire; mais si c’est sur
cela que vous avez des doutes, ne faites pas difficulté de
prendre la parole à votre tour, et d’exposer
franchement votre opinion, si la mienne ne vous satisfait
pas; et associez-moi à votre recherche, si vous croyez en
venir plus facilement à bout avec moi.
— Je te dirai la vérité, Socrate, répondit Simmias. Il y a
longtemps que chacun de nous deux a des doutes, et
pousse l’autre pour qu’il te les propose, car nous
désirerions bien t’entendre les résoudre; mais nous ne
voudrions pas être importuns, et nous craignons que
cela ne te soit désagréable dans ta situation.
— Eh! mon cher Simmias, reprit Socrate en souriant
doucement, à grand’peine persuaderais-je aux
autres hommes que je ne prends point pour un malheur
l’état où je me trouve, puisque je ne saurais vous le
persuader à vous-mêmes, et que vous craignez que je ne
sois plus difficile à vivre maintenant qu’auparavant. Vous
me croyez donc, à ce qu’il paraît, bien inférieur aux
cygnes, pour ce qui regarde le pressentiment et la
divination. Les cygnes, quand ils sentent qu’ils vont
mourir, chantent encore mieux ce jour-là qu’ils n’ont
jamais fait, dans leur joie d’aller trouver le dieu qu’ils
servent.
Mais la crainte que les hommes ont eux-mêmes de la
mort leur fait calomnier ces cygnes, en disant qu’ils
pleurent leur mort, et qu’ils chantent de tristesse; et ils
ne font pas cette réflexion qu’il n’y a point d’oiseau qui
chante quand il a faim ou froid, ou quand il souffre de
quelque autre manière, non pas même le rossignol,
l’hirondelle ou la huppe, dont on dit que le chant est une
complainte.
Mais je ne crois pas que ces oiseaux chantent de
tristesse, ni les cygnes non plus; je crois plutôt qu’étant
consacrés à Apollon, ils sont devins, et que, prévoyant le
bonheur dont on jouit au sortir de la vie, ils chantent et
se réjouissent ce jour-là plus qu’ils n’ont jamais fait.
Et moi, je pense que je sers Apollon aussi bien qu’eux,
que je suis consacré au même dieu, que je n’ai pas
moins reçu qu’eux de notre commun maître l’art de la
divination, et que je ne suis pas plus fâché de sortir de
cette vie; c’est pourquoi, à cet égard, vous n’avez qu’à
parler tant qu’il vous plaira, et m’interroger aussi
longtemps que les onze voudront le permettre.
— Fort bien, Socrate, repartit Simmias, je te proposerai
d o n c mes doutes, et Cébès te fera ensuite ses
difficultés. Je crois, comme toi, qu’en pareille matière, il
est impossible, ou du moins très difficile d’arriver à la
vérité dans cette vie; mais je crois aussi que de ne pas
examiner de toutes les manières ce qu’on en dit, sans
quitter prise avant d’avoir fait tous ses efforts, c’est
l’action d’un lâche: car il faut de deux choses l’une, ou
apprendre des autres ce qui en est, ou le trouver de soi-
même, ou, si cela est impossible, il faut, parmi tous les
raisonnements humains, choisir celui qui est le meilleur
et admet le moins de difficultés, et s’y embarquant,
comme sur une nacelle plus ou moins sûre, traverser
ainsi la vie, à moins qu’on ne puisse trouver pour ce
voyage un vaisseau plus solide, un raisonnement à toute
épreuve.
Je n’aurai donc point de honte de te faire des
questions, puisque tu le permets, et je ne m’exposerai
pas au reproche que je pourrais me faire un jour de ne
t’avoir pas dit maintenant ce que je pense. Quand
j’examine avec moi-même et avec Cébès ce qui a été dit,
j’avoue que je ne trouve pas cela très satisfaisant.
— Peut-être as-tu raison, mon ami, mais en quoi
ne trouves-tu pas cela satisfaisant?
— En ce que, répondit Simmias, l’on pourrait dire la
même chose aussi de l’harmonie d’une lyre, de la lyre
elle-même et de ses cordes; que l’harmonie d’une lyre
bien d’accord est quelque chose d’invisible, d’incorporel,
de très beau, de divin; et que la lyre et les cordes
sont des corps, de la matière, des choses composées,
terrestres et de nature mortelle. Car enfin, après qu’on
aurait cassé ou coupé par morceaux la lyre, ou qu’on
aurait rompu les cordes, on pourrait soutenir avec ta
manière de raisonner qu’il est de toute nécessité que
cette harmonie existe encore, attendu qu’il est
impossible que la lyre subsiste après les cordes rompues,
ou que les cordes fragiles et mortelles subsistent après la
lyre cassée ou démontée, et que l’harmonie, chose
immortelle et divine, périsse avant ce qui est mortel et
terrestre; on pourrait soutenir qu’il faut de toute
nécessité que l’harmonie existe quelque part, et que la
lyre et les cordes soient rompues et périssent
entièrement avant qu’elle reçoive la moindre atteinte.
Et toi-même, Socrate, tu te seras aperçu, je crois, que
l’idée que nous nous faisons ordinairement de l’âme
revient à-peu-près à celle-ci: que notre corps étant
composé et tenu en équilibre par le chaud, le froid, le
sec et l’humide, notre âme est le rapport de ces
principes entre eux, et l’harmonie résulte de l’exactitude
et de la justesse de leur combinaison.
Or, s’il était vrai que notre âme ne fut qu’une harmonie,
il est évident que quand notre corps est trop relâché
ou trop tendu par la maladie ou par les autres maux, il
faut nécessairement que notre âme, toute divine qu’elle
est, périsse comme les autres harmonies, qui se trouvent
dans les instruments de musique ou dans tout autre
ouvrage d’art; tandis que les restes de chaque corps
durent longtemps, jusqu’à ce qu’ils soient brûlés ou
réduits en putréfaction. Vois donc, Socrate, ce que nous
pourrons répondre à ces raisons, si quelqu’un prétend
que notre âme n’étant qu’un mélange des qualités du
corps, périt la première dans ce qu’on appelle la mort.
Socrate alors, promenant ses regards sur nous, comme il
avait coutume de faire, et souriant:
— Simmias a raison, dit-il. Si quelqu’un de vous a plus
de facilité que moi à répondre à ses objections, que ne
le fait-il? Car il me paraît que Simmias ne nous a pas mal
attaqués. Cependant il me semble qu’il vaut mieux, avant
que de lui répondre, écouter ce que Cébès a aussi à
objecter, afin que nous gagnions par là du temps, pour
penser à ce qu’il faut dire, et qu’après les avoir entendus
tous deux, nous passions de leur côté, si nous trouvons
qu’ils ont raison; sinon, ce sera le temps de nous
défendre. Dis-nous donc, Cébès, quel scrupule
t’empêche de te rendre à ce que j’ai établi?
— Je m’en vais le dire, répondit Cébès; c’est qu’il me
paraît que la question en est encore au même point où
elle en était, et que les mêmes objections, que nous
avons faites d’abord, subsistent. Que notre âme ait
existé avant que d’entrer dans le corps, je n’ai rien à dire
à cela; tu l’as très bien démontré, et, s’il m’est permis de
te le dire en face, d’une manière vraiment admirable;
mais qu’elle soit encore quelque part après que nous
sommes morts, c’est de quoi je ne suis pas convaincu.
Ce n’est pas que je sois ébranlé par l’objection de
Simmias, qui prétend que l’âme n’est point quelque
chose de plus fort ni de plus durable que le corps; non,
l’âme me paraît être infiniment supérieure à toutes les
choses de cette nature.
Qui t’arrête donc, me dira-t-on? Puisque tu vois
qu’après que l’homme est mort, ce qu’il y a de plus faible
en lui subsiste, ne te semble-t-il pas qu’il faut
nécessairement que ce qui est plus durable ait le
même avantage?
Vois, je te prie, si ce que j’oppose à cela te paraît avoir
quelque force. J’ai besoin, je crois, de me servir aussi
d’une comparaison, comme Simmias. Ce qu’on vient de
dire est, à mon avis, comme si, en parlant d’un vieux
tisserand qui serait mort, on disait: Cet homme n’a point
péri, mais il existe peut-être bien quelque part; et la
preuve, c’est que le vêtement qu’il portait, et qu’il avait
tissu lui-même, est encore entier et n’a point péri: et si
quelqu’un refusait de se rendre à cette raison, on lui
demanderait lequel est le plus durable, en général, de
l’homme, ou du vêtement qu’il porte et qui sert à ses
besoins; il faudrait bien répondre que c’est l’homme qui
est de beaucoup le plus durable; et, sur cela, on croirait
lui avoir démontré que l’homme existe encore, puisque
ce qui était moins durable que lui n’a point péri: mais il
n’en va pas ainsi, je crois.
Simmias, fais bien attention à ce que je vais dire. Il n’y
a personne qui ne sente que raisonner ainsi est une
absurdité. En effet ce tisserand, après avoir usé
beaucoup d’habits qu’il s’était fait lui-même, est mort
après eux, mais, je pense, avant le dernier; ce qui
pourtant n’est pas une raison de croire qu’il est plus
faible et moins durable que l’habit.
Cette comparaison convient très bien à l’âme et au
corps; et en la leur appliquant on est, selon moi, fort
bien reçu à dire que l’âme est un être dépositaire d’une
longue durée, et que le corps est un être plus faible et
moins durable; c’est-à-dire que chaque âme use
plusieurs corps, surtout si elle vit longtemps; car si le
corps est dans un état d’écoulement et de déperdition
continuelle pendant que l’homme vit encore, et si
l’âme renouvelle et refait sans cesse sa périssable
enveloppe, il suit nécessairement que quand l’âme vient
à mourir, elle en est à son dernier habit, qu’elle a usé
tous les autres avant de mourir, tandis que, elle morte,
le corps fait paraître aussitôt la faiblesse de sa nature, se
corrompt et périt promptement.
Mais n’ajoutons pas tant de foi à cette démonstration,
que nous ayons une entière confiance qu’après la
mort l’âme existe encore: car si l’on accordait à celui qui
soutiendrait cette opinion plus encore que tu ne dis; si
on lui accordait que non-seulement l’âme existait dans le
temps qui a précédé la naissance, mais que rien
n’empêche que, même lorsque nous serons morts, l’âme
prolonge son existence et renaisse plusieurs fois pour
mourir de nouveau, étant assez forte par sa nature
pour résister à plusieurs naissances; si, dis-je, on
accordait tout cela, mais sans accorder qu’elle ne se
fatigue point dans ce grand nombre de naissances, et
qu’elle ne finit pas par périr tout-à-fait dans quelqu’une
de ces morts; et si l’on ajoutait que personne ne sait
qu’elle sera précisément la mort où doit périr l’âme, qui
que ce soit d’entre nous ne pouvait en avoir le
sentiment; alors nul homme ne pourrait raisonnablement
ne pas craindre la mort, s’il n’a pas de preuve certaine
que l’âme est quelque chose d’absolument immortel et
impérissable: sans cela, il faut bien de toute nécessité
que celui qui va mourir craigne pour son âme, et aie
peur que sa séparation actuelle d’avec le corps soit
l’épreuve dernière où elle doit périr sans retour.
Après que nous eûmes entendus leurs discours,
nous éprouvâmes tous un sentiment désagréable,
comme nous nous l’avouâmes ensuite; car après avoir
été pleinement convaincus par les raisonnements
antérieurs, il nous semblait qu’on venait nous troubler de
nouveau, et jeter dans nos esprits, non-seulement pour
ce qui avait été dit, mais encore pour tout ce qu’on dirait
à l’avenir, ce doute cruel, ou que nous fussions capables
de porter un jugement sur ces matières, ou même que
ces matières pussent produire autre chose que
l’incertitude.
ÉCHÉCRATÈS.
Par les dieux, Phédon, je vous le pardonne bien; car
moi-même, en t’entendant, il m’arrive de me dire à
moi-même: A quelles raisons croirons-nous donc
désormais, puisque celles de Socrate, qui paraissaient si
décisives, ne sont pas dignes de confiance? En effet,
l’objection de Simmias, que notre âme n’est qu’une
harmonie, me frappe merveilleusement et m’a toujours
frappé, et elle m’a fait ressouvenir que moi-même j’avais
eu la même pensée autrefois. C’est donc à recommencer
pour moi, et j’ai besoin de nouvelles preuves pour être
convaincu que l’âme ne meurt pas avec le corps. Dis-
nous donc, par Jupiter, de quelle manière Socrate
continua son discours, et si lui aussi, ainsi que tu le
dis de vous autres, parut éprouver quelque peine, ou s’il
soutint son opinion avec douceur, et s’il la soutint d’une
manière satisfaisante. Raconte-nous tout le plus
exactement que tu pourras.
PHÉDON.
Je t’assure, Échécrate, que, bien que j’aie plusieurs fois
admiré Socrate, je ne le fis jamais autant qu’en cette
circonstance. Qu’il eût de quoi répondre, cela n’est
peut-être pas étonnant le moins du monde; mais ce que
j’admirai le plus, ce fut premièrement avec quel air de
satisfaction, avec quelle bienveillance, avec quelles
marques d’approbation il reçut les objections de ces
jeunes gens; ensuite avec quelle promptitude il s’aperçut
de l’impression qu’elles avaient faite sur nous, enfin avec
quelle habileté il guérit nos frayeurs; et, nous rappelant
comme des fuyards et des vaincus, nous fit tourner tête,
et nous ramena à la discussion.
ÉCHÉCRATÈS.
Comment cela?
PHÉDON.
Je vais te le dire. J’étais assis à sa droite, à côté du
lit, sur un petit siège; et lui, il était assis plus haut que
moi. Me passant donc la main sur la tête, et prenant mes
cheveux, qui tombaient sur mes épaules (c’était sa
coutume de jouer avec mes cheveux en toute occasion):
Demain, dit-il, ô Phédon! tu feras couper ces beaux
cheveux ; n’est-ce pas?
— Apparemment, Socrate, lui dis-je.
— Non pas, si tu m’en crois.
— Comment?
— Non pas demain, mais aujourd’hui, dit-il, nous nous
ferons couper tous deux les cheveux, s’il est vrai que
notre raisonnement soit mort, et que nous ne puissions
le ressusciter; et, si j’étais à ta place, et que l’on eût
battu mon raisonnement, je ferais serment, comme les
Argiens, de ne pas laisser croître mes cheveux jusqu’à ce
que j’eusse vaincu, dans une seconde bataille, le
raisonnement de Simmias et de Cébès.
— Mais, lui dis-je, on dit qu’Hercule même ne peut
suffire contre deux .
— Eh bien! dit-il, appelle-moi, comme ton Iolas.
— Pendant qu’il est encore jour, je t’appelle aussi, lui
répondis-je, non pas comme Hercule appelle son Iolas,
mais comme Iolas appelle son Hercule.
— Cela est égal, dit-il, mais prenons bien garde, avant
toutes choses, qu’il ne nous arrive un malheur.
— Lequel?
— C’est, continua-t-il, d’être des misologues;
comme il y a des misanthropes: on ne peut éprouver de
plus grand malheur que celui de haïr la raison, et cette
misologie a la même cause que la misanthropie. La
misanthropie vient de ce qu’après s’être beaucoup trop
fié, sans aucune connaissance, à quelqu’un, et l’avoir cru
tout-à-fait sincère, honnête et digne de confiance, on le
trouve, peu de temps après, méchant et infidèle, et tout
autre encore dans une autre occasion; et lorsque cela
est arrivé à quelqu’un plusieurs fois, et surtout
relativement à ceux qu’il aurait crus ses meilleurs et
plus intimes amis, après plusieurs mécomptes il finit par
prendre en haine tous les hommes, et ne plus croire qu’il
y ait rien d’honnête dans aucun d’eux. Ne t’es-tu pas
aperçu que la misanthropie se forme ainsi?
— Oui, lui dis-je.
— N’est-ce donc pas une honte? continua-t-il; n’est-il
pas évident que cet homme-là entreprend de traiter avec
les hommes, sans avoir aucune connaissance des choses
humaines? car s’il en avait eu un peu connaissance, il
eût pensé, comme cela est en réalité, que les bons
et les méchants sont les uns et les autres en bien petite
minorité, et ceux qui tiennent le milieu, en un très grand
nombre.
— Comment dis-tu?
— Il en est, répondit-il, des bons et des méchants
comme des hommes forts grands ou fort petits. Crois-tu
qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un
homme fort grand ou fort petit? et ainsi des chiens et de
toutes les autres choses, comme de ce qui est vite et de
ce qui est lent, de ce qui est beau et de ce qui est laid,
de ce qui est blanc et de ce qui est noir. Ne t’aperçois-tu
pas que dans toutes ces choses les termes extrêmes sont
rares et en petit nombre, et que les choses moyennes
sont très ordinaires et en grand nombre?
— Il est vrai.
— Ne crois-tu pas que, si l’on proposait un combat
de méchanceté, là aussi il y en aurait très peu qui
pussent obtenir le prix?
— Cela est très vraisemblable.
— Assurément, reprit-il; mais ce n’est pas en cela que
les raisonnements ressemblent aux hommes; je me suis
laissé entraîner à ta suite un peu hors du sujet; ils leur
ressemblent en ce que, quand on admet un
raisonnement comme vrai, sans connaître l’art de
raisonner, souvent il arrive que ce même raisonnement
paraît faux, tantôt l’étant, tantôt ne l’étant pas, et
successivement tout différent de lui-même; et quand
on s’est accoutumé à beaucoup disputer pour et contre,
tu sais qu’on finit par croire qu’on est devenu très sage,
et qu’on a découvert par des lumières particulières que,
ni dans les choses, ni dans les raisonnements, il n’y a
rien de vrai ni de stable, mais que tout est dans un flux
et un reflux continuel, comme l’Euripe , et que rien
ne demeure un moment dans le même état.
— J’en conviens.
— Ne serait-ce donc pas une chose déplorable, Phédon,
que, quand il y a un raisonnement vrai, solide et
intelligible, pour avoir prêté l’oreille à des
raisonnements qui tantôt paraissent vrais et tantôt ne le
paraissent pas, au lieu de s’accuser soi-même et sa
propre incapacité, on finît par dépit à transporter la faute
avec complaisance de soi-même à la raison; et qu’on
passât le reste de sa vie à haïr et à calomnier la raison,
étranger à la réalité et à la science?
— Par Jupiter, m’écriai-je, très déplorable assurément!
— Prenons donc garde avant tout, reprit-il, que ce
malheur ne nous arrive, et ne nous laissons pas
préoccuper par cette pensée que peut-être il n’y a rien
de saint dans le raisonnement: persuadons-nous plutôt
que c’est nous qui sommes malades, et qu’il nous faut
faire courageusement tous nos efforts pour nous guérir,
toi et les autres bien plus que moi, par la raison qu’il
vous reste beaucoup de temps à vivre; et moi, parce
que je vais mourir; et je crains bien de ne pas montrer
dans cet entretien des dispositions philosophiques, mais
des dispositions contentieuses, comme ces faux savants
qui ne se soucient guère de la vérité de ce dont ils
parlent, mais n’ont pour but que de faire adopter leurs
opinions personnelles. Il me paraît qu’en ce moment, il
n’y a entre eux et moi qu’une seule différence, c’est que
ce ne sera pas aux assistants que je m’efforcerai de
persuader mon opinion (au moins n’est-ce pas là mon
but principal), mais bien plutôt de m’en convaincre
fortement moi-même, car je fais ce raisonnement,
et vois combien il est intéressé: si ce que je dis se trouve
vrai, il est bon de le croire; et si après la mort il n’y a
rien, j’en tirerai toujours cet avantage, de ne pas fatiguer
les autres de mes lamentations, pendant ce temps qui
me reste à vivre. D’ailleurs cette ignorance ne durera pas
longtemps, car ce serait un mal; mais elle finira bientôt.
Ainsi préparé, ô Simmias et Cébès! je vais commencer
mes preuves. Mais vous, si vous m’en croyez, faisant
peu d’attention à Socrate, mais beaucoup plus à la
vérité, si vous trouvez que ce que je dis soit vrai,
convenez-en; sinon, opposez-vous de toute votre force,
prenant bien garde que je ne me trompe moi-même et
vous en même temps, par trop de bonne volonté, et que
je ne vous quitte comme l’abeille, qui laisse son aiguillon
dans la plaie. Commençons donc; mais premièrement,
rappelez-moi vos arguments, si vous vous apercevez que
je les aie oubliés. Simmias, je crois, craint que l’âme,
quoique plus divine et plus belle que le corps, ne
périsse avant lui, comme l’harmonie avant la lyre: et
Cébès a accordé, si je ne me trompe, que l’âme est bien
plus durable que le corps, mais qu’on ne peut nullement
savoir si, après qu’elle a usé plusieurs corps, elle ne périt
pas en quittant le dernier, et si ce n’est pas là une
véritable mort qui anéantit l’âme; car, pour le corps, il ne
cesse pas un seul moment de périr. N’est-ce pas là, ô
Simmias et Cébès! ce qu’il faut que nous examinions?
Ils en tombèrent d’accord tous les deux.
Rejetez-vous donc tous les raisonnements précédents,
continua-t-il, ou en admettez-vous une partie?
Ils dirent qu’ils en admettaient une partie.
Mais, ajouta-t-il, que pensez-vous de ce que nous avons
dit, qu’apprendre n’est que se ressouvenir? et que par
conséquent c’est une nécessité que notre âme ait
existé quelque part avant d’avoir été renfermée dans le
corps.
— Pour moi, dit Cébès, c’est une chose étonnante:
combien j’en ai été d’abord convaincu, et maintenant j’y
persiste plus que dans tout autre principe.
— Je suis de même, dit Simmias; et je serais bien
étonné si je changeais jamais de sentiment.
Il faut pourtant bien, mon cher hôte thébain, que tu en
changes, reprit Socrate, si tu persistes dans cette
opinion, que l’harmonie est une chose composée, et que
l’âme est une espèce d’harmonie qui résulte de l’accord
des qualités corporelles; car tu ne t’en croirais pas toi-
même, si tu disais que l’harmonie existe avant les choses
dont elle se compose nécessairement. Cela te satisferait-
il?
— Non, sans doute, Socrate, répondit-il.
— T’aperçois-tu, reprit Socrate, que c’est là pourtant ce
que tu dis, quand, après avoir avoué que l’âme existe
avant que d’entrer dans la forme et le corps de l’homme,
tu prétends qu’elle est composée de choses qui
n’existent pas encore? Car l’harmonie ne ressemble pas à
l’âme, à laquelle tu la compares; mais, d’abord, sont la
lyre et les cordes, et les sons encore discordants;
l’harmonie ne vient qu’après tout le reste, et périt la
première. Comment ces deux propositions s’accordent-
elles ensemble?
— Elles ne s’accordent guère, dit Simmias.
— Cependant, reprit Socrate, si un discours doit jamais
être d’accord, c’est celui où il est question de l’harmonie.
— Tu as raison, dit Simmias.
— Celui-ci n’est pourtant pas d’accord, dit Socrate; mais
vois un peu laquelle tu préfères de ces deux
propositions: ou que la science est une réminiscence, ou
que l’âme est une harmonie.
— Je préfère de beaucoup la première, Socrate; car j’ai
reçu la seconde sans démonstration, sur la
vraisemblance et l’apparence, sources ordinaires des
opinions de la plupart des hommes: mais pour moi, je
suis convaincu que tout raisonnement qui ne s’appuie
que sur la vraisemblance est rempli de vanité, et que,
pour peu qu’on y prenne garde, il précipite en de graves
erreurs, soit en géométrie, soit dans tout le reste. La
doctrine de la réminiscence et de la science est fondée
sur un principe solide, le principe que nous avons avancé
plus haut, que notre âme existe nécessairement avant
que d’entrer dans le corps, puisqu’elle a en elle, comme
sa propriété, cet ordre de notions fondamentales qui
constituent l’existence et en portent le nom. Pleinement
convaincu de l’exactitude de ce principe, il faut, à ce qu’il
paraît, que je n’écoute ni moi-même, ni aucun autre qui
dira que l’âme est une harmonie.
— Et de ceci que penses-tu, Simmias? Te paraît-il qu’il
convienne à l’harmonie, ou à quelque autre composition,
de différer des choses mêmes dont elle est composée?
— Nullement.
— Ni de rien faire, ni de rien souffrir que ce que
souffrent ou font les choses qui la composent?
Simmias en tomba d’accord.
Il ne convient donc pas à l’harmonie de précéder les
choses qui la composent, mais de les suivre?
Il en convint.
Il s’en faut donc bien que l’harmonie ait des
mouvements, des sons, quoi que ce soit enfin, de
contraire aux choses dont elle se compose?
— Il s’en faut de beaucoup, répondit-il.
— Mais quoi! toute harmonie ne réside-t-elle pas dans
l’accord?
— Je n’entends pas bien, dit Simmias.
— Je demande si, quand il y a plus ou moins d’accord
dans les éléments de l’harmonie, il n’y a pas plus ou
moins d’harmonie.
— Assurément.
— Et peut-on dire de l’âme, qu’une âme soit le moins
du monde plus ou moins âme qu’une autre âme?
— Non, certes; nullement.
— Voyons donc, par Jupiter: dit-on que telle âme a de
l’intelligence et de la vertu, qu’elle est bonne, et qu’une
autre a de la folie et des vices, qu’elle est méchante? Et
est-ce avec raison qu’on dit cela?
— Avec raison.
— Mais ceux qui tiennent que l’âme est une harmonie,
que diront-ils que sont dans l’âme le vice et la vertu?
Diront-ils que c’est là encore de l’harmonie et de la
désharmonie? Que l’âme vertueuse étant harmonie par
elle-même, porte en elle une seconde harmonie? et que
l’autre, étant toute désharmonie ne produit point
d’harmonie?
— Je ne le dis pas, répondit Simmias; mais il y a toute
apparence que les partisans de cette opinion diraient
quelque chose de semblable.
— Mais nous sommes convenus, dit Socrate, qu’une
âme n’est pas plus ou moins âme qu’une autre; ce qui
revient à ceci qu’une harmonie n’est ni plus ni moins
harmonie qu’une autre: n’est-ce pas?
— Je l’avoue.
— Et que n’étant ni plus ni moins harmonie, elle n’est ni
plus ni moins d’accord dans toutes ses parties: est-ce
cela?
— Oui, sans doute.
— Et l’harmonie, qui n’est ni plus ni moins d’accord
dans toutes ses parties, peut-elle avoir plus ou moins de
l’harmonie, ou en a-t-elle également?
— Également.
— Ainsi donc, puisque une âme n’est ni plus ni moins
âme qu’une autre, elle n’est ni plus ni moins d’accord
qu’une autre?
— Ni plus ni moins.
— Cela étant, elle ne peut être plus harmonique ni plus
disharmonique qu’une autre âme?
— Non, sans doute.
— Cela étant encore, est-ce qu’une âme peut être plus
vicieuse ou plus vertueuse qu’une autre âme, si le vice
est désharmonie, et la vertu harmonie?
— Non.
— Bien plus, Simmias, si l’on veut être conséquent, il
faut dire que nulle âme ne peut être vicieuse, s’il est vrai
qu’elle soit une harmonie; car, certes, l’harmonie, si elle
est essentiellement harmonie, ne peut tenir de la
désharmonie.
— Non, certes!
— Ni l’âme non plus, si elle est essentiellement âme, ne
peut tenir du
— Comment le pourrait-elle, d’après ce qui a été dit
— En suivant ce raisonnement, les âmes de tous les
animaux seront également bonnes, si par leur nature
elles sont toutes également âmes?
— A ce qu’il semble, Socrate.
— Et te semble-t-il aussi que cela soit incontestable, et
qu’on eût été conduit là, si l’hypothèse que l’âme est une
harmonie, était vraie?
— Non, sans doute.
— Mais, je te le demande, dit-il, de toutes les choses
qui sont dans l’homme, trouves-tu qu’il y en ait une autre
qui commande, que l’âme seule, surtout quand elle est
sage?
— Non.
— Est-ce en cédant aux passions du corps, ou en leur
résistant? Par exemple, quand le corps a chaud, ou
quand il a soif, l’âme ne l’empêche-t-elle pas de boire?
Ou quand il a faim, ne l’empêche-t-elle pas de manger,
et de même dans mille autres cas, où nous voyons que
l’âme s’oppose aux passions du corps? N’est-il pas ainsi?
— Sans contredit.
— Mais ne sommes-nous pas convenus plus haut que
l’âme, étant une harmonie, ne peut avoir d’autre ton que
celui qui lui est donné par la tension ou le relâchement,
la vibration ou toute autre modification des éléments
dont elle est composée? Ne sommes-nous pas convenus
qu’elle obéit à ses éléments, et ne peut leur commander?
Nous en sommes convenus, sans doute. Le moyen de
s’en empêcher?
Cependant ne voyons-nous pas que l’âme fait tout le
contraire? qu’elle gouverne tous les éléments dont on
prétend qu’elle est composée; leur résiste pendant
presque toute la vie et les dompte de toutes les
manières, réprimant les uns durement et avec douleur,
comme dans la gymnastique et la médecine; réprimant
les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci,
avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, à la
crainte, comme à des choses d’une nature étrangère: ce
qu’Homère nous a représenté dans l’Odyssée, où Ulysse
Se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur:
Souffre ceci, mon cœur; tu as souffert des choses plus
dures .
Crois-tu qu’Homère eût dit cela, s’il eût conçu l’âme
comme une harmonie, et comme devant être gouvernée
par les passions du corps. Ne pensait-il pas plutôt,
qu’elle doit les gouverner et les maîtriser, et qu’elle est
quelque chose de bien plus divin qu’une harmonie?
— Oui, par Jupiter, répondit-il, je le crois.
— Il ne nous sied donc bien en aucune manière de dire
que l’âme est une espèce d’harmonie; car, à ce qu’il
paraît nous ne serions d’accord ni avec Homère, ce
poète divin, ni avec nous-mêmes
Il en convint.
— Très bien, reprit Socrate. Il me semble que nous
avons assez, bien apaisé cette harmonie thébaine; mais
ce Cadmus , Cébès, comment l’apaiserons-nous, et
avec quel discours?
— Je suis sûr que tu le trouveras, répondit Cébès: pour
celui que tu viens de faire contre l’harmonie, il est
étonnant à quel point il a surpassé mon attente; car,
pendant que Simmias te proposais ses doutes, je ne
concevais pas qu’on pût lui répondre, et j’ai été tout-à-
fait surpris, quand d’abord j’ai vu qu’il ne soutenait pas
seulement ta première attaque. Je ne serais donc
nullement surpris que Cadmus ait le même sort.
— Mon cher Cébès, reprit Socrate, ne me vante pas
trop, de peur que l’envie ne détruise d’avance ce que j’ai
à dire; mais c’est ce qui est entre les mains de Dieu.
Pour nous, en nous joignant de près, comme dit
Homère , essayons si ton objection résiste à
l’épreuve. Ce que tu cherches se réduit à ce point: Tu
veux qu’on démontre que l’âme est impérissable et
immortelle, afin qu’un philosophe qui va mourir, et
meurt avec courage, dans l’espérance d’être infiniment
plus heureux dans l’autre monde, que s’il fût mort après
avoir autrement vécu, ne soit pas la dupe d’une
confiance insensée; car montrer que l’âme a quelque
chose de fort et de divin, qu’elle était avant que nous
fussions nés, tout cela, selon toi, ne prouve pas qu’elle
soit immortelle, mais seulement qu’elle est susceptible
d’une longue durée, qu’elle a existé quelque part (qui
sait combien de temps avant nous)? qu’elle a pu savoir
et faire beaucoup de choses, sans pour cela être encore
immortelle; et qu’il se peut très bien que son entrée dans
un corps humain soit précisément pour elle le
commencement de sa perte, une sorte de maladie qui se
prolonge quelque temps dans les misères et les
langueurs de cette vie, et finit par ce qu’on appelle la
mort. Et peu importe, dis-tu, que l’âme vienne une ou
plusieurs fois habiter le corps; selon toi, cela ne peut
changer rien à nos justes sujets de crainte: car, à moins
qu’un homme ne soit fou, il a toujours de quoi craindre,
tant qu’il ne sait pas, et ne peut donner aucune preuve
certaine que l’âme est immortelle. Voilà, ce me semble,
à-peu-près tout ce que tu dis, Cébès, et je le répète
exprès fort souvent, afin que rien ne nous échappe, et
que tu puisses encore y ajouter ou y retrancher, si tu le
veux.
Pour l’heure, répondit Cébès, je n’ai rien à ajouter ni à
retrancher; et c’est bien là ce que je veux dire.
— Socrate alors garda quelque temps le silence,
comme pour se recueillir en lui-même. En vérité, Cébès,
dit-il, tu ne demandes pas là une petite chose; car; pour
l’expliquer, il faut traiter toute la question de la naissance
et de la mort. Si tu le veux donc, je te raconterai ce qui
m’est arrivé à moi-même sur cette matière; et, si ce que
je te dirai te semble pouvoir servir en quelque chose à la
conviction que tu cherches, tu pourras en faire usage.
— Je le veux de tout mon cœur, dit Simmias.
— Écoute-moi donc. Pendant ma jeunesse, il est
incroyable quel désir j’avais de connaître cette science,
qu’on appelle la physique. Je trouvais quelque chose de
sublime à savoir les causes de chaque chose, ce qui la
fait naître, ce qui la fait mourir, ce qui la fait être; et je
me suis souvent tourmenté de mille manières, cherchant
en moi-même si c’est du froid et du chaud, dans l’état de
corruption, comme quelques-uns le prétendent ,
que se forment les être animés; si c’est le sang qui nous
fait penser , ou l’air , ou le feu ; ou si ce
n’est aucune de ces choses; mais seulement le
cerveau qui produit en nous toutes nos sensations,
celles de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, qui engendre, à
leur tour, la mémoire et l’imagination, lesquelles,
reposées, engendrent enfin la science. Je réfléchissais
aussi à la corruption de toutes ces choses, aux
changements qui surviennent dans les cieux et sur la
terre; et à la fin, je me trouvai plus malhabile à toutes
ces recherches qu’on le puisse être. Je vais t’en donner
une preuve bien sensible: c’est que cette belle étude m’a
rendu si aveugle dans les choses mêmes que je savais
auparavant avec le plus d’évidence, comme cela me
paraissait du moins à moi et aux autres, que j’ai
désappris tout ce que je croyais savoir sur plusieurs
points, comme sur celui-ci, par exemple: d’où vient que
l’homme croît. Je pensais qu’il était clair à tout le monde
que l’homme ne croît que parce qu’il boit et qu’il mange;
car, par la nourriture, les chairs étant ajoutées aux
chairs, les os aux os, et ainsi dans une égale proportion
toutes les autres parties à leurs parties similaires, il arrive
que ce qui n’était d’abord qu’un petit volume,
s’augmente, et que, de cette manière, un homme, de
petit qu’il était, devient grand; voilà ce que je pensais
alors. Cela ne te paraît-il pas assez raisonnable?
Assurément, dit Cébès.
— Écoute la suite. Quand un homme debout, auprès
d’un autre homme petit, me paraissait grand, je croyais
suffisant de savoir qu’il avait la tête de plus que l’autre;
et ainsi d’un cheval auprès d’un autre cheval; ou bien, ce
qui est plus clair encore, dix me paraissaient plus que
huit, parce qu’ils renferment deux de plus; enfin, deux
coudées me semblaient plus grandes qu’une coudée,
parce qu’elles la surpassaient de moitié.
— Et qu’en penses-tu maintenant? dit Cébès.
— Par Jupiter, reprit Socrate, je suis si éloigné de me
faire seulement la moindre idée des causes d’aucune de
ces choses, que je ne crois pas même savoir, quand on
ajoute un à un, si c’est cet un auquel on en ajoute un
autre qui devient deux, ou si c’est celui qui est ajouté et
celui auquel il est ajouté qui ensemble deviennent deux,
à cause de cette addition de l’un à l’autre; car ce qui me
surprend, c’est que, pendant qu’ils étaient séparés,
chacun d’eux était un, et n’était pas deux, et qu’après
qu’ils sont rapprochés, ils deviennent deux, parce qu’on
les met l’un près de l’autre.
De même quand on partage une chose, je ne puis pas
comprendre davantage comment alors ce partage est la
cause que cette chose devient deux; car voilà une cause
toute contraire à celle qui fait qu’un et un font deux: là,
c’est parce qu’on les rapproche et qu’on les ajoute l’un à
l’autre; et ici, c’est parce qu’on les divise et qu’un les
sépare l’un de l’autre.
Bien plus, je ne me flatte pas même de savoir pourquoi
un est un; ni, en un mot, comment une chose
quelconque naît, périt ou existe, du moins d’après les
raisons physiques; et j’ai pris le parti d’y substituer de
moi-même d’autres raisons, celles-là ne pouvant
absolument me satisfaire. Enfin, ayant entendu
quelqu’un lire dans une livre, qu’il disait être
d’Anaxagore, que l’intelligence est la règle et le principe
de toutes choses, j’en fus ravi d’abord; il me parut assez
beau que l’intelligence fût le principe de tout.
S’il en est ainsi, disais-je en moi-même, l’intelligence
ordonnatrice a tout disposé pour le mieux. Si donc
quelqu’un veut trouver la cause de chaque chose,
comment elle naît, périt ou existe, il n’a qu’à chercher la
meilleure manière dont elle peut être; et, en
conséquence de ce principe, je concluais que l’homme
ne doit chercher à connaître, dans ce qui se rapporte à
lui comme dans tout le reste, que ce qui est le meilleur
et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement
aussi ce qui est le plus mauvais; car il n’y a qu’une
science pour l’un et pour l’autre. Je me réjouissais de
cette pensée, croyant avoir trouvé dans Anaxagore un
maître qui m’expliquerait, selon mes désirs, la cause de
toutes choses, et qui, après m’avoir dit d’abord si la terre
est plate ou ronde, m’apprendrait la nécessité et la cause
de la forme qu’elle peut avoir, s’appuyant sur le principe
du mieux, et prouvant que c’est pour le mieux qu’elle
doit avoir telle ou telle forme: de même, s’il prétendait
que la terre occupe le centre, il m’expliquerait comment
c’est aussi pour le mieux qu’elle doit y être; et, après
avoir reçu de lui tous les éclaircissements, je me
promettais de ne plus jamais chercher aucune autre
cause. Je me proposais aussi de l’interroger sur le soleil,
sur la lune et sur les autres planètes, pour connaître les
raisons de leur mouvements, de leurs révolutions et de
tout ce qui leur arrive, et comment c’est pour le mieux
que chacun de ces astres remplit la tâche qu’il a à
rempli; car je ne croyais pas qu’après avoir avancé que
c’est l’intelligence qui les a ordonnés, il pût alléguer une
autre cause de leur ordre réel que sa bonté et sa
perfection.
Et je me flattais qu’après m’avoir assigné cette cause et
en général et en particulier, il me ferait connaître en quoi
consiste le bien de chaque chose en particulier, et le
bien commun à toutes. Je n’aurais pas donné pour
beaucoup mes espérances. Je me mis donc à l’ouvrage
avec empressement: je lus ses livres le plus tôt que je
pus, impatient de posséder la science du bien et du mal;
mais combien me trouvai-je bientôt déchu de ces
espérances, lorsque, avançant dans cette lecture, je vis
un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence, et
qui, au lieu de s’en servir pour expliquer l’ordonnance
des choses, met à sa place l’air, l’éther, l’eau et d’autres
choses aussi absurdes! Il me parut agir comme un
homme qui d’abord dirait: Tout ce que Socrate fait, il le
fait avec intelligence; et qui ensuite, voulant rendre
raison de chaque chose que je fais, dirait qu’aujourd’hui,
par exemple, Je suis ici, assis sur mon lit, parce que mon
corps est composé d’os et de nerfs; que les os, étant
durs et solides, sont séparés par des jointures, et que les
muscles lient les os avec les chairs et la peau qui les
renferme et les embrasse les uns et les autres; que, les
os étant libres dans leurs emboîtures, les muscles, qui
peuvent s’étendre et se retirer, font que je puis plier les
jambes comme vous voyez; et que c’est la cause pour
laquelle je suis ici, assis de cette manière: ou bien
encore, c’est comme si, pour expliquer la cause de notre
entretien, il la cherchait dans le son de la voix, dans l’air,
dans l’ouïe et dans mille autres choses semblables, sans
songer à parler de la véritable cause; savoir, que les
Athéniens ayant jugé qu’il était mieux de me condamner,
j’ai trouvé aussi qu’il était mieux d’être assis sur ce lit et
d’attendre tranquillement la peine qu’ils m’ont imposée;
car je vous jure que depuis longtemps déjà ces
muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, si
j’avais cru que cela fût mieux, et si je n’avais pensé qu’il
était plus juste et plus beau de rester ici pour subir la
peine à laquelle la patrie m’a condamné, que de
m’échapper et de m’enfuir comme un esclave. Mais il est
par trop ridicule de donner de ces raisons-là. Que l’on
dise que si je n’avais ni os ni muscles, et autres choses
semblables, je ne pourrais faire ce que je jugerais à
propos, à la bonne heure; mais dire que ces os et ces
muscles sont la cause de ce que je fais, et non pas la
détermination de ma volonté et le choix de ce qui est
meilleur, et dire qu’en cela je me sers de l’intelligence,
voilà qui est de la dernière absurdité; car c’est ne
pouvoir pas faire cette différence, qu’autre chose est la
cause, et autre chose ce sans quoi la cause ne serait
jamais cause; et c’est pourtant cette condition extérieure
du développement de la cause que la plupart des
hommes, qui marchent à tâtons comme dans les
ténèbres, prennent pour la cause elle-même, et appellent
de ce nom, qui lui convient si peu. Voilà pourquoi l’un
environne la terre d’un tourbillon produit par le
ciel, et la suppose fixe au centre; l’autre la conçoit
comme une large huche, à laquelle il donne l’air pour
base : mais quelle puissance a ainsi disposé toutes
ces choses le mieux possible? c’est à quoi ils ne songent
point; ils ne reconnaissent pas là la trace d’une force
supérieure, et croient trouver un Atlas plus fort, plus
immortel et plus capable de soutenir le monde! et le
principe essentiel du bien, qui seul lie et soutient tout, ils
le rejettent!
Quant à moi, pour apprendre ce qu’il en est de ce
mystère, je me serais fait volontiers le disciple de tous
les maîtres possibles; mais ne pouvant y parvenir ni par
moi-même ni par les autres, veux-tu, Cébès, que je te
raconte dans quelle voie nouvelle je suis entré?
— Je brûle de l’apprendre, dit Cébès.
— Après m’être lassé à chercher la raison de toutes
choses, je crus que je devais bien prendre garde qu’il ne
m’arrivât ce qui arrive à ceux qui regardent une éclipse
de soleil; il y en a qui perdent la vue, s’ils n’ont la
précaution de regarder dans l’eau, ou dans quelque
autre milieu, l’image de cet astre. Je craignis aussi de
perdre les yeux de l’âme, si je regardais les objets avec
les yeux du corps, et si je me servais de mes sens pour
les toucher et pour les connaître: je trouvai que je devais
avoir recours à la raison, et regarder en elle la vérité des
choses. Peut-être que l’image dont je me sers pour
m’expliquer n’est pas entièrement juste; car moi-même
je ne tombe pas d’accord que celui qui regarde les
choses dans la raison les regarde plutôt dans un milieu,
que celui qui les voit dans leur apparence sensible: mais,
quoi qu’il en soit, voilà le chemin que je pris, et depuis
ce temps-là, supposant toujours le principe qui me
semble le meilleur, tout ce qui me paraît s’accorder avec
le principe, je le prends pour vrai, qu’il s’agisse des
causes, ou de toute autre chose; et ce qui ne lui est pas
conforme, je le rejette comme faux. Mais je vais
m’expliquer plus clairement, car je pense que tu ne
m’entends pas encore.
— Non, par Jupiter, Socrate, dit Cébès, je ne t’entends
pas encore trop bien.
Cependant, reprit Socrate, je ne dis rien de nouveau; je
ne dis que ce que j’ai dit en mille occasions, et ce que je
viens de répéter précédemment. Pour t’apprendre la
méthode dont je me suis servi pour m’élever à la
connaissance des causes, je reviens à ce que j’ai déjà
tant rebattu, et je commence par établir qu’il y a quelque
chose de bon, de beau, de grand, par soi-même. Si tu
m’accordes ce principe, j’espère arriver à te conduire par
là à la cause de l’immortalité de l’âme.
— Ne t’arrête donc pas? dit Cébès, et achève comme si
je te l’avais accordé depuis longtemps.
— Prends bien garde à ce qui va suivre, continua
Socrate, et vois si tu peux en tomber d’accord avec moi.
Il me semble que s’il y a quelque chose de beau en ce
monde, outre le beau en soi, tout ce qui est beau ne
peut l’être que parce qu’il participe au beau absolu, et
ainsi de tout le reste. M’accordes-tu cet ordre de causes?
— Oui, je l’accorde.
— Alors, continua Socrate, je ne comprends, plus, et je
ne saurais concevoir toutes ces autres causes si savantes
que l’on nous donne. Mais si quelqu’un vient me dire ce
qui fait qu’une chose est belle, ou la vivacité des
couleurs ou ses formes et d’autres choses semblables, je
laisse là toutes ces raisons, qui ne font que me troubler,
et je m’assure moi-même sans façon et sans art et peut-
être trop simplement, que rien ne la rend belle que la
présence ou la communication de la beauté première, de
quelque manière que cette communication se fasse; car
là-dessus je n’affirme rien, sinon que toutes les belles
choses sont belles par la présence de la beauté. C’est à
mon avis la réponse la plus sûre, pour moi comme pour
tout autre, et tant que je m’en tiendrai là, j’espère bien
certainement ne me jamais tromper, et pouvoir répondre
en toute sûreté, moi et tout autre que moi, que c’est par
le reflet de beauté primitive que les belles choses sont
belles. Ne penses-tu pas comme moi?
— Je le pense.
— Ainsi, c’est par la grandeur que les choses grandes
sont grandes, et les petites sont petites par la petitesse.
— Oui.
— Tu ne serais donc pas de l’avis de celui qui
prétendait qu’un homme est plus grand qu’un autre de
toute la tête, et que cet autre est aussi plus petit
d’autant? mais tu soutiendrais que tout ce que tu veux
dire, c’est que toutes les choses qui sont plus grandes
que d’autres, ne sont plus grandes que par la grandeur,
et que c’est elle seule, la grandeur en elle-même, qui en
est la cause; et de même, que les petites choses ne sont
plus petites que par la petitesse, la petitesse étant la
cause spéciale de ce qu’elles sont petites. Et tu
soutiendrais cette opinion, j’imagine, dans la crainte
d’une objection embarrassante; car si tu disais qu’un
homme est plus grand ou plus petit de toute la tête, on
pourrait te répondre d’abord que le même objet ferait la
grandeur du plus grand, et la petitesse du plus petit; et
ensuite que c’est à la hauteur de la tête, qui pourtant est
petite en elle-même, que le plus grand devrait sa
grandeur; et il serait en effet merveilleux qu’un homme
fût grand par quelque chose de petit. N’aurais-tu pas
cette crainte?
— Sans doute, dit Cébès en riant.
— Ainsi, ne craindrais-tu pas de dire que si dix est plus
que huit de deux, c’est à cause de deux, et non pas à
cause de la quantité; ou bien encore que si deux
coudées sont plus qu’une coudée, c’est à cause de la
coudée en sus, et non pas à cause de la grandeur? car il
y a même sujet de crainte.
— Bien certainement.
— Mais quoi! ne ferais-tu pas difficulté de dire que si
l’on ajoute un à un, c’est alors l’addition qui est la cause
du multiple deux, ou que, si l’on partage un en deux,
c’est la division? ou plutôt n’affirmerais-tu pas hautement
que tu ne connais d’autre cause de chaque phénomène
que leur participation à l’essence propre à la classe à
laquelle chacun d’eux appartient; et qu’en conséquence
tu n’imagines pas d’autre cause du multiple deux que sa
participation à la duité, dont participe nécessairement
tout ce qui devient deux, comme tout ce qui devient un,
participe de l’unité? N’abandonnerais-tu pas les
additions, les divisions et toutes les autres subtilités de
ce genre, laissant à de plus savants à asseoir sur de
pareilles bases leurs raisonnements, tandis que pour toi,
arrêté, comme on dit, par la peur de ton ombre et de
ton ignorance, tu t’en tiendrais au solide principe que
nous avons établi? Que si l’on venait l’attaquer, ne
laisserais-tu pas cette attaque sans réponse, jusqu’à ce
que tu eusses examiné toutes les conséquences qui
dérivent de ce principe, et reconnu toi-même si elles
s’accordent ou ne s’accordent pas entre elles? Et si tu
étais obligé d’en rendre raison, ne le ferais-tu pas
encore, en supposant un autre principe plus général et
plus sûr, jusqu’à ce qu’enfin tu eusses trouvé quelque
chose de satisfaisant, mais en évitant d’embrouiller tout,
comme ces disputeurs, et de confondre le premier
principe avec ceux qui en dérivent, pour arriver à la
vérité des choses? il est vrai que pour ces disputeurs
c’est peut-être là ce dont ils ne s’occupent guère; il leur
suffit, en mêlant tout dans leur sagesse, de pouvoir se
plaire à eux-mêmes. Quant à toi, si tu es philosophe, tu
agiras, je pense, comme je l’ai dit.
— Parfaitement, dirent en même temps Simmias et
Cébès.
ÉCHÉCRATÈS.
Eh! par Jupiter, Phédon, ils avaient raison; car il m’a
semblé que Socrate s’exprimait avec une netteté
merveilleuse pour ceux-là même qui auraient eu le moins
d’intelligence.
PHÉDON.
Tous ceux qui étaient là furent de cet avis.
ÉCHÉCRATÈS.
Et c’est ce que nous pensons, nous qui n’y étions pas,
sur le récit que tu nous en fais. Mais que dit-on après
cela?
PHÉDON.
Il me semble, si je m’en souviens bien, qu’après qu’on lui
eût accordé que toute idée existe en soi, et que c’est de
la participation que les choses ont avec elle qu’elles
tirent leur dénomination, il continua ainsi: Si ce principe
est vrai, quand tu dis que Simmias est plus grand que
Socrate, et plus petit que Phédon, ne dis-tu pas que
dans Simmias se trouvent en même temps la grandeur et
la petitesse?
— Oui, dit Cébès
— Mais ne conviens-tu pas que si tu dis; Simmias est
plus grand que Socrate; cette proposition telle qu’elle est
littéralement, n’est pas exacte? car il n’est pas dans la
nature de Simmias d’être plus grand; il ne l’est pas parce
qu’il est Simmias, mais il l’est par la grandeur qu’il a
accidentellement. Et encore il n’est pas plus grand que
Socrate parce que Socrate est Socrate, mais parce que
Socrate participe de la petitesse en comparaison de la
grandeur de Simmias.
— Cela est vrai.
— De même Simmias n’est pas plus petit que Phédon
parce que Phédon est Phédon, mais parce que Phédon
est grand, si on le compare à Simmias qui est petit.
— C’est cela.
— Ainsi Simmias est appelé à-la-fois petit et grand, et il
est entre les deux, surpassant la petitesse de l’un par la
supériorité de sa grandeur, et reconnaissant à l’autre une
grandeur qui surpasse sa petitesse. Et se mettant à rire
en même temps: En vérité, dit-il, j’ai bien l’air de
m’exprimer avec toute l’exactitude d’un greffier, mais
enfin la chose est ainsi.
Cébès en convient.
Et j’appuie là-dessus parce que je voudrais te voir de
mon opinion. Car il me semble que non-seulement la
grandeur ne peut jamais être en même temps grande et
petite, mais encore que la grandeur qui est en nous
n’admet point la petitesse et ne peut être surpassée; car
de deux choses l’une, ou la grandeur s’enfuit et se retire
à l’approche de son contraire qui est la petitesse, ou elle
cesse d’exister quand l’autre survient; mais jamais si elle
demeure et reçoit la petitesse, elle ne pourra pour cela
vouloir être autre chose que ce qu’elle était: ainsi, par
exemple, après avoir admis la petitesse, je n’en suis pas
moins le même que j’étais auparavant, avec cette seule
différence que je suis le même, petit. La grandeur ne
peut être petite en même temps qu’elle est grande, et de
même la petitesse qui est en nous n’empiète jamais sur
la grandeur; en un mot, aucun des contraires pendant
qu’il est ce qu’il est ne peut vouloir devenir ou être son
contraire; mais ou il se retire, ou il périt quand l’autre
arrive.
— Oui, dit Cébès, j’en suis convaincu. Mais quelqu’un
de la compagnie, je ne me souviens pas bien qui c’était,
s’adressant à Socrate: Eh! par les dieux, lui dit-il, n’as-tu
pas déjà admis le contraire de ce que tu dis? car n’es-tu
pas convenu que le plus grand naît du plus petit, et le
plus petit du plus grand; en un mot, que les contraires
naissent toujours de leurs contraires? et présentement, il
me semble que je t’entends dire que cela ne peut jamais
arriver.
Socrate s’était penché en avant pour entendre.
— Fort bien, dit-il, tu as raison de rappeler ce qui s’est
dit; mais tu ne vois pas la différence qu’il y a entre ce
que nous avons dit alors, et ce que nous disons
maintenant. Nous avons dit qu’une chose naît de son
contraire; et ici nous disons qu’un contraire ne devient
jamais lui-même son contraire, ni en nous ni dans la
nature. Alors, mon ami, nous parlions des choses
positives qui ont leur contraire, et nous pouvions les
nommer chacune par leur nom; ici nous parlons des
essences mêmes, qui par leur présence donnent leur
nom aux choses où elles se rencontrent: et c’est de ces
dernières que nous prétendons qu’elles ne peuvent naître
l’une et l’autre. En disant cela, il regardait Cébès; et il lui
demanda: Eh bien! l’objection qu’on vient de faire ne t’a-
t-elle pas troublée?
— Non, dit Cébès, je ne suis pas si faible, sans vouloir
toutefois assurer que rien ne soit désormais capable de
me troubler.
— Nous sommes donc bien d’accord, continua Socrate,
et sans aucune restriction, que jamais un contraire ne
peut devenir son propre contraire à lui-même.
— Cela est vrai, dit Cébès.
— Vois encore si tu conviendras de ceci: Y a-t-il
quelque chose que tu appelles le chaud, quelque chose
que tu appelles le froid?
— Assurément.
— La même chose que la neige et le feu?
— Non, par Jupiter.
— Le chaud est donc quelque autre chose que le feu, et
le froid quelque autre chose que la neige?
— Oui, certes.
— Mais tu conviendras, je pense, que, d’après ce que
nous disions tout-à-l’heure, la neige, quand elle a reçu le
chaud, ne peut rester neige, comme elle était, et être
chaude, mais il faut on qu’elle se retire à l’approché du
chaud, ou qu’elle périsse.
— Il n’y a pas de doute.
— Et le feu aussi, à l’approche du froid, doit se retirer
ou périr? car il est impossible qu’après avoir reçu le froid
il soit encore feu, comme il était, et qu’il soit froid.
— Fort bien, dit-il.
— Telle est donc, reprit Socrate, la nature de quelques-
unes de ces choses, que non-seulement la même idée
garde toujours le même nom, mais que ce nom sert
aussi pour d’autres choses, qui ne sont pas ce qu’elle est
elle-même, mais qui en ont la forme, tant qu’elles
existent. Des exemples éclairciront ce que je dis: L’impair
doit toujours avoir le même nom, n’est-ce pas?
— Oui, sans doute.
— Or, je te demande, est-ce la seule chose qui ait ce
nom? ou y a-t-il quelque autre chose qui ne soit pas
l’impair, et que cependant il faille désigner du même
nom, parce qu’elle est d’une nature à n’être jamais sans
l’impair? comme, par exemple, le nombre trois et
plusieurs autres: arrêtons-nous sur celui-là. Ne trouves-
tu pas que le nombre trois doit être toujours appelé de
son nom, et en même temps du nom d’impair, quoique
l’impair ne soit pas la même chose que le nombre trois?
Cependant telle est la nature de ce nombre, de celui de
cinq, et de toute la moitié des nombres, que quoique
chacun d’eux ne soit pas ce qu’est l’impair, il est
pourtant toujours impair. Il en est de même du nombre
deux, de celui de quatre, et de l’autre moitié des
nombres, dont chacun, sans être ce qu’est le pair, est
pourtant toujours pair. N’en demeures-tu pas d’accord?
— Le moyen de s’en empêcher?
— Fais attention à ce que je veux démontrer: c’est qu’il
paraît que non-seulement ces contraires qui s’excluent,
mais encore toutes les autres choses qui, sans être
contraires entre elles, ont pourtant aussi leurs contraires,
ne semblent pas pouvoir recevoir l’essence contraire à
celle qu’elles ont; mais dès que cette essence contraire
approche, elles périssent ou se retirent. Le nombre trois,
par exemple, ne dirons-nous pas qu’il doit périr ou
éprouver tout au monde plutôt que de devenir jamais
nombre pair en restant trois?
— Assurément, dit Cébès.
— Cependant, dit Socrate, le deux n’est pas contraire
au trois.
— Non, sans doute.
— Ce n’est donc pas seulement les contraires qui
s’excluent, mais il y a encore d’autres choses
incompatibles.
— Cela est sûr.
— Veux-tu que nous déterminions, si nous le pouvons,
quelles elles sont?
— Je le veux bien.
— Ne serait-ce pas celles, ô Cébès, qui, quelle que soit
la chose dans laquelle elles se trouvent, la forcent non-
seulement à retenir l’idée qui lui est essentielle, mais
encore à repousser toute autre idée contraire à celle-là.
— Comment dis-tu?
— Ce que nous disions tout-à-l’heure: tu comprends
que tout ce où se trouvera l’idée de trois, non-seulement
doit nécessairement demeurer trois, mais aussi demeurer
impair.
— Qui en doute?
— Eh bien, je dis que dans une chose telle que celle-là
il ne peut jamais entrer d’idée contraire à celle qui la
constitue.
— Non, jamais.
— Or, ce qui la constitue, n’est-ce pas l’impair?
— Oui.
— Et l’idée contraire à l’idée de l’impair, n’est-ce pas
celle du pair?
— Oui.
— L’idée du pair ne se trouve donc jamais dans le trois?
— Non, sans doute.
— Le trois est donc incapable du pair?
— Incapable.
— Car le trois est impair.
— Assurément.
— Voilà donc ce que nous voulions déterminer, c’est-à-
dire les choses qui, sans être contraires à une autre,
excluent pourtant cette autre; comme le trois, qui, bien
qu’il ne soit pas contraire au nombre pair, ne l’admet pas
davantage; car il apporte toujours avec lui quelque
chose qui est contraire au pair, comme le deux apporte
toujours quelque chose de contraire à l’impair, comme le
feu au froid, et plusieurs autres choses. Vois donc si tu
n’accepterais pas cette proposition: non-seulement le
contraire n’admet pas son contraire, mais tout ce qui
apporte avec soi un contraire, en se communiquant à
une autre chose, n’admet rien de contraire à ce qu’il
apporte avec soi. Penses-y bien encore: car il n’est pas
mal d’entendre cela plusieurs, fois. Le cinq ne recevra
jamais l’idée du pair; comme le dix, qui est le double, ne
recevra jamais l’idée de l’impair; et ce double lui-même,
bien que son contraire ce ne soit pas l’impair, ne recevra
pourtant pas l’idée de l’impair, non plus que ni les trois
quarts, ni la moitié, ni le tiers, ni toutes les autres parties
ne recevront jamais l’idée de l’entier, si du moins tu me
suis et demeures d’accord avec moi.
— Je te suis à merveille, et j’en demeure d’accord.
— Maintenant je vais recommencer à te faire des
questions; et toi ne me fais pas des réponses qui soient
identiques à mes demandes, mais des réponses
différentes, ainsi que je vais t’en donner l’exemple. Outre
la manière de répondre, dont nous avons parlé d’abord,
et qui est sûre, ce que nous venons de dire m’en fait
découvrir une autre, qui ne l’est pas moins. Si tu me
demandais ce qui dans le corps fait qu’il est chaud, je ne
te ferai pas cette réponse à-la-fois très sûre et très
ignorante, que c’est la chaleur; mais de tout ce que nous
venons de dire, je tirerai une réponse plus savante, et je
te dirai que c’est le feu; et si tu me demandes ce qui fait
que le corps est malade, je ne te répondrai pas que c’est
la maladie, mais la fièvre; et si tu me demandes ce qui
fait le nombre impair, je ne te répondrai pas l’imparité,
mais l’unité, et ainsi du reste. Vois si tu as entendu
suffisamment ce que je veux?
— Je t’ai parfaitement entendu.
— Réponds-moi donc continua-t-il. Qui fait que le corps
est vivant?
— C’est l’âme.
— Et en est-il toujours ainsi?
— Comment en serait-il autrement, dit Cébès.
— L’âme apporte donc avec elle la vie partout où elle
entre
— Cela est certain.
— Y a-t-il quelque chose de contraire à la vie, ou n’y a-
t-il rien?
— Oui, il y a quelque chose.
— Qu’est-ce?
— La mort.
— L’âme n’admettra donc jamais ce qui est contraire à
ce qu’elle apporte toujours avec elle; cela suit
nécessairement de nos principes.
— J’en conviens, dit Cébès.
— Mais comment appelons-nous ce qui ne reçoit jamais
l’idée du pair?
— L’impair.
— Comment appelons-nous ce qui n’admet pas la
justice, et ce qui n’admet pas l’ordre?
— L’injustice et le désordre.
— Soit. Et ce qui ne reçoit jamais la mort, comment
l’appelons-nous?
— Immortel.
— L’âme ne reçoit point la mort?
— Non.
— L’âme est donc immortelle?
— Immortelle.
— Dirons-nous que cela est démontré, ou trouvons-
nous qu’il manque quelque chose à la démonstration?
— Cela est très suffisamment démontré, Socrate.
— Quoi donc, dit-il, ô Cébès! si c’était une nécessité
que l’impair fût périssable, le trois ne le serait-il pas
aussi?
— Qui en doute?
— Si ce qui est sans chaleur était aussi nécessairement
impérissable, toutes les fois que quelqu’un approcherait
le feu de la neige, la neige ne subsisterait-elle pas saine
et sauve? car elle ne périrait point, et l’on aurait beau
l’exposer au feu, elle ne recevrait jamais de chaleur.
— Très vrai.
— Tout de même, si ce qui n’est point susceptible de
froid était nécessairement exempt de périr, lorsque
quelque chose de froid approcherait du feu il ne
s’éteindrait pas, il ne périrait pas, mais il sortirait de là
dans toute sa force.
— Nécessairement.
— Il faut donc nécessairement aussi dire la même
chose de ce qui est immortel. Si ce qui est immortel est
aussi impérissable, il est impossible que l’âme, quand la
mort approche d’elle, puisse périr; car, selon ce que
nous venons de dire, l’âme ne recevra jamais la mort,
elle ne sera jamais morte, comme le trois, ni aucun autre
nombre impair, ne peut jamais être pair; comme le feu,
ni la chaleur du feu, ne peut jamais devenir froideur. On
me dira peut-être: Que l’impair ne puisse devenir pair
par l’arrivée du pair: nous en sommes convenus; mais
qui empêche que l’impair venant à périr, le pair ne
prenne sa place? Je ne pourrais pas répondre à cette
objection, que l’impair ne périt point, puisque l’impair
n’est point impérissable. Mais si nous l’avions trouvé
impérissable, nous pourrions soutenir aisément que le
pair aurait beau survenir, l’impair et le trois se tireraient
d’Affaire, et nous soutiendrions la même chose du feu,
du chaud et des autres choses semblables.
N’est-ce pas?
— Assurément, dit Cébès.
— Et par conséquent, sur l’immortel dont il s’agit
présentement, si nous convenons que tout ce qui est
immortel est impérissable, il faut nécessairement que
l’âme soit non-seulement immortelle; mais absolument
impérissable; si nous n’en convenons pas, il faut
chercher d’autres preuves.
— Cela n’est pas nécessaire, dit Cébès; car qui serait
impérissable, si ce qui est immortel et éternel est sujet à
périr?
— Que Dieu, reprit Socrate, que l’essence et l’idée de la
vie, et s’il y a quelque autre chose encore d’immortel,
que tout cela soit exempt de périr; c’est ce que personne
ne pourra nier.
Par Jupiter, tous les hommes en conviendront; et les
dieux bien plus encore, je pense.
Or, puisque l’immortel est impérissable, l’âme, si elle
est immortelle, peut-elle n’être pas impérissable?
— Il faut qu’elle le soit nécessairement.
— Lors donc que la mort approche de l’homme, ce qu’il
y a de mortel en lui meurt, à ce qu’il paraît; ce qu’il y a
d’immortel et d’incorruptible se retire intact et cède la
place à la mort.
Cela est évident.
— Si donc il y a quelque chose d’immortel et
d’impérissable, l’âme, ô Cébès, doit l’être; et nos âmes
existeront réellement dans l’autre monde.
— Je n’ai rien à dire contre cela, ô Socrate, je ne puis
que me rendre à tes raisons; mais si Simmias ou les
autres ont quelque chose à objecter, ils feront fort bien
de ne pas se taire; car quel autre temps pourront-ils
jamais trouver pour s’entretenir et pour s’éclairer sur ces
matières?
— Ni moi non plus, dit Simmias, je n’ai rien à opposer à
Socrate; mais j’avoue que la grandeur du sujet et le
sentiment de la faiblesse naturelle à l’homme me laissent
toujours malgré moi un peu d’incrédulité.
— Non-seulement ce que tu dis là est fort bien dit,
Simmias, reprit Socrate, mais quelque sûrs que nous
paraissent les principes dont nous sommes partis, il faut
encore les reprendre pour les examiner avec plus de
soin; quand vous vous en serez bien pénétrés, vous
concevrez mes raisons, je crois, autant qu’il est possible
à des hommes de comprendre ces matières; et quand
vous les aurez bien conçues, vous ne chercherez rien au-
delà.
— Fort bien, dit Cébès.
— Mes amis, une chose qu’il est juste de penser, c’est
que si l’âme est immortelle, il faut en avoir soin, non-
seulement pour ce temps que nous appelons le temps de
la vie, mais encore pour le temps qui la suit; et peut-être
trouvera-t-on que le danger auquel on s’expose en la
négligeant, est très grave. Car si la mort était la
cessation absolue de toute existence, ce serait un grand
gain pour les méchants après leur mort d’être délivrés à-
la-fois de leur corps, de leur âme et de leurs vices, mais
puisque l’âme est immortelle, elle n’a d’autre moyen de
prévenir les maux qui l’attendent, et il n’y a d’autre salut
pour elle, que de devenir éclairée et vertueuse. En effet,
l’âme se rend dans l’autre monde n’emportant avec elle
que des habitudes contractées pendant la vie, et qui, à
ce qu’on dit, lui rapportent de grands biens ou de grands
maux dès le premier instant de son arrivée. Voici ce qui
se passe, dit-on, lorsque quelqu’un est mort: le même
génie qui a été chargé de lui pendant sa vie, le conduit
dans un certain lieu où les morts se rassemblent pour
être jugés avant d’aller dans l’autre monde avec le même
conducteur auquel il a été ordonné de les conduire d’ici
jusque-là, et après qu’ils ont reçu là les biens ou les
maux qu’ils méritent, et qu’ils y ont demeuré tout le
temps prescrit, un autre conducteur les ramène dans
cette vie après de longues et nombreuses révolutions de
siècles. Ce chemin n’est pas tel que Télèphe le
décrit dans Eschyle; car il dit que le chemin qui conduit à
l’autre monde est simple: et il me paraît qu’il n’est ni
unique ni simple; s’il l’était, on n’aurait pas besoin de
guides; il est impossible de se tromper de chemin, quand
il n’y en a qu’un: au contraire, il paraît qu’il a plusieurs
détours et plusieurs traverses, comme je le conjecture de
ce qui se pratique dans nos sacrifices et dans nos
cérémonies religieuses. L’âme tempérante et sage suit
volontiers son guide, et avec la conscience du sort qui
l’attend, mais celle qui tient à son corps par ses
passions, comme je le disais précédemment, y reste
longtemps attachée ainsi qu’au monde visible, et ce n’est
qu’après beaucoup de résistances et beaucoup de
souffrances, par force et à grand’peine, qu’elle est
entraînée par le guide qui lui a été assigné. Quand l’âme
est arrivée au rendez-vous des âmes, si elle est impure,
souillée, par exemple, de meurtres injustes ou d’autres
actions semblables, que des âmes semblables à la sienne
peuvent seules avoir commises, toutes les autres la
fuient et l’ont en horreur; aucune ne veut être sa
compagne ni sa conductrice, et elle erre dans un
abandon total, jusqu’à ce que, après un certain temps, la
nécessité l’entraîne dans le séjour qui lui convient. Mais
celle qui a passé sa vie avec pureté et avec tempérance,
a les dieux mêmes pour compagnons et pour guides, et
va habiter le lieu qui lui a été réservé; car la terre a bien
des lieux différents et admirables, et elle-même n’est
point telle que se la figurent ceux qui ont coutume de
vous en faire des descriptions, d’après ce que j’ai
entendu dire par quelqu’un.
Alors Simmias:
— Comment dis-tu, Socrate? J’ai aussi entendu dire
plusieurs choses de la terre, mais ce ne sont pas les
mêmes que tu as adoptées: je t’entendrais volontiers là-
dessus.
— Pour t’en faire le récit, ô Simmias, je ne crois pas
qu’on ait besoin de l’art de Glaucus ; mais t’en
prouver la vérité est plus difficile, et je ne sais si tout l’art
de Glaucus y suffirait. Peut-être même cette entreprise
est-elle au-dessus de mes forces; et quand elle ne le
serait pas, le peu de temps qu’il me reste à vivre ne
souffre pas que nous entamions un si long discours.
Quand à te donner une idée de la terre et de ses
différents lieux, comme je me figure que la chose est,
rien n’empêche que j’essaie de la faire.
— Cela nous suffira, dit Simmias.
— Premièrement, reprit Socrate, je suis persuadé que la
terre est au milieu du ciel et de forme sphérique, elle n’a
besoin ni de l’air, ni d’aucun autre appui pour
s’empêcher de tomber, mais que le ciel même, qui
l’environne également, et son propre équilibre suffisent
pour la soutenir; car toute chose qui est en équilibre au
milieu d’une autre qui la presse également, ne saurait
pencher d’aucun côté, et par conséquent demeure fixe et
immobile; voilà de quoi je suis persuadé.
— Et avec raison, dit Simmias.
De plus, je suis convaincu que la terre est fort grande,
et que nous n’en habitons que cette petite partie qui
s’étend depuis la Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule,
répandus autour de la mer comme des fourmis ou des
grenouilles autour de marais: et je suis convaincu qu’il y
a plusieurs autres peuples qui habitent d’autres parties
semblables; car partout sur la face de la terre il y a des
creux de toutes sortes de grandeur et de figure, où se
rendent les eaux, les nuages et l’air grossier, tandis que
la terre elle-même est au-dessus dans ce ciel pur où sont
les astres, et que la plupart de ceux qui s’occupent de
ces matières appellent l’éther, dont tout ce qui afflue
perpétuellement dans les cavités que nous habitons n’est
proprement que le sédiment. Enfoncés dans ces
cavernes sans nous en douter, nous croyons habiter le
haut de la terre, à-peu-près comme quelqu’un qui,
faisant son habitation dans les abîmes de l’Océan,
s’imaginerait habiter au-dessus de la mer; et qui, pour
voir au travers de l’eau le soleil et les autres astres,
prendrait la mer pour le ciel, et n’étant jamais monté au-
dessus, à cause de sa pesanteur et de sa faiblesse, et
n’ayant jamais avancé la tête hors de l’eau, n’aurait
jamais vu lui-même combien le lieu que nous habitons
est plus pur et plus beau que celui qu’il habite, et
n’aurait jamais trouvé personne qui pût l’en instruire.
Voilà l’état où nous sommes. Confinés dans quelques
creux de la terre, nous croyons en habiter les hauteurs;
nous prenons l’air pour le ciel, et nous croyons que c’est
là le véritable ciel dans lequel les astres font leur cours;
c’est-à-dire que notre pesanteur et notre faiblesse nous
empêchent de nous élever au-dessus de l’air; car si
quelqu’un allait jusqu’au haut, et qu’il pût s’y élever avec
des ailes, il n’aurait pas plus tôt mis la tête hors de cet
air grossier, qu’il verrait ce qui se passe dans cet
heureux séjour, comme les poissons en s’élevant au-
dessus de la surface de la mer voient ce qui se passe
dans l’air que nous respirons: et s’il était d’une nature
propre à une longue contemplation, il connaîtrait que
c’est le véritable ciel, la véritable lumière, la véritable
terre; car cette terre, ces roches, tous les lieux que nous
habitons, sont corrompus et calcinés, comme ce qui est
dans la mer est rongé par l’âcreté des sels: aussi dans la
mer on ne trouve que des cavernes, du sable, et, partout
où il y a de la terre, une vase profonde; il n’y naît rien de
parfait, rien qui soit d’aucun prix, rien enfin qui puisse
être comparé à ce que nous avons ici. Mais ce qu’on
trouve dans l’autre séjour est encore plus au-dessus de
ce que nous voyons dans le nôtre; et pour vous faire
connaître la beauté de cette terre pure, située au milieu
du ciel, je vous dirai, si vous voulez, une belle fable qui
mérite d’être écoutée.
— Et nous, Socrate, nous l’écouterons avec un très
grand plaisir, dit Simmias.
— On raconte, dit-il, que la terre, si on la regarde d’en
haut, paraît comme un de nos ballons couverts de douze
bandes de différentes couleurs, dont celles que nos
peintres emploient ne sont que les échantillons; mais les
couleurs de cette terre sont infiniment plus brillantes et
plus pures, et elles l’environnent tout entière. L’une est
d’un pourpre merveilleux; l’autre, de couleur d’or; celle-
là, d’un blanc plus brillant que le gypse et la neige; et
ainsi des autres couleurs qui la décorent, et qui sont plus
nombreuses et plus belles que toutes celles que nous
connaissons. Les creux même de cette terre, remplis
d’eau et d’air, ont aussi leurs couleurs particulières, qui
brillent parmi toutes les autres; de sorte que dans toute
son étendue cette terre a l’aspect d’une diversité
continuelle. Dans cette terre si parfaite, tout est en
rapport avec elle, plantes, arbres, fleurs et fruits; les
montagnes même et les pierres ont un poli, une
transparence, des couleurs incomparables; celles que
nous estimons tant ici, les cornalines, les jaspes, les
émeraudes, n’en sont que de petites parcelles. Il n’y en a
pas une seule, dans cette heureuse terre, qui ne les
vaille, ou ne les surpasse encore: et la cause en est que
là les pierres précieuses sont pures; qu’elles ne sont ni
rongées, ni gâtées comme les nôtres par l’âcreté des sels
et par la corruption des sédiments qui descendent et
s’amassent dans cette terre basse, où ils infectent les
pierres et la terre, les plantes et les animaux. Outre
toutes ces beautés, cette terre est ornée d’or, d’argent et
d’autres métaux précieux, qui, répandus en tous lieux en
abondance, frappent les yeux de tous côtés, et font de la
vue de cette terre un spectacle de bienheureux. Elle est
aussi habitée par toutes sortes d’animaux et par des
hommes, dont les uns sont répandus au milieu des
terres, et les autres autour de l’air, comme nous autour
de la mer, et d’autres dans des îles que l’air forme près
du continent; car l’air est là ce que sont ici l’eau et la
mer pour notre usage; et ce que l’air est pour nous, pour
eux est l’éther. Leurs saisons sont si bien tempérées,
qu’ils vivent beaucoup plus que nous, toujours exempts
de maladies; et pour la vue, l’ouïe, l’odorat et tous les
autres sens, et pour l’intelligence même, ils sont autant
au-dessus de nous, que l’air surpasse l’eau en pureté, et
que l’éther surpasse l’air. Ils ont des bois sacrés, des
temples, que les dieux habitent réellement; des oracles,
des prophéties, des visions, toutes les marques du
commerce des dieux: ils voient aussi le soleil et la lune
et les astres tels qu’ils sont; et tout le reste de leur
félicité suit à proportion.
Voilà quelle est cette terre à sa surface; elle a tout
autour d’elle plusieurs lieux, dont les uns sont plus
profonds et plus ouverts que le pays que nous habitons;
les autres plus profonds, mais moins ouverts, et d’autres
moins profonds et plus plats. Tous ces lieux sont percés
par dessous en plusieurs points, et communiquent entre
eux par des conduits, tantôt plus larges, tantôt plus
étroits, à travers lesquels coule, comme dans des bassins
une quantité immense d’eau, des masses surprenantes
de fleuves souterrains qui ne s’épuisent jamais; des
sources d’eaux froides et d’eaux chaudes; des fleuves de
feu et d’autres de boue, les uns plus liquides, les autres
plus épais, comme en Sicile ces torrents de boue et de
feu qui précèdent la lave, et comme la lave elle-même.
Ces lieux se remplissent de l’une ou de l’autre de ces
matières, selon la direction qu’elles prennent chaque fois
en se débordant. Ces masses énormes se meuvent en
haut et en bas, comme un balancier placé dans
l’intérieur de la terre. Voici à-peu-près comment ce
mouvement s’opère: parmi les ouvertures de la terre, il
en est une, la plus grande de toutes, qui passe tout au
travers de la terre; c’est celle dont parle Homère, quand
il dit:
Bien loin, là où sous la terre est le plus profond abîme;
et que lui-même ailleurs, et beaucoup d’autres appellent
le Tartare. C’est là que se rendent, et c’est de là que
sortent de nouveau tous les fleuves, qui prennent chacun
le caractère et la ressemblance de la terre sur laquelle ils
passent. La cause de ce mouvement en sens contraire,
c’est que le liquide ne trouve là ni fond ni appui; il s’agite
suspendu, et bouillonne sens dessus dessous; l’air et le
vent font de même tout à l’entour, et suivent tous ses
mouvements et lorsqu’il s’élève et lorsqu’il retombe; et
comme dans la respiration, où l’air entre et sort
continuellement, de même ici l’air, emporté avec le
liquide dans deux mouvements opposés, produit des
vents terribles et merveilleux, en entrant et en sortant.
Quand donc les eaux s’élançant avec force, arrivent vers
le lieu que nous appelons le lieu inférieur, elles forment
des courants qui vont se rendre, à travers la terre, vers
des lits de fleuves qu’ils rencontrent, et qu’ils remplissent
comme avec une pompe. Lorsque les eaux abandonnent
ces lieux et s’élancent vers les nôtres, elles les
remplissent de la même manière, de là elles se rendent,
à travers des conduits souterrains, vers les différents
lieux de la terre, selon que le passage leur est frayé, et
forment les mers, les lacs, les fleuves et les fontaines;
puis s’enfonçant de nouveau sous la terre, et parcourant
des espaces, tantôt plus nombreux et plus longs, tantôt
moindres et plus courts, elles se jettent dans le Tartare,
les unes beaucoup plus bas, d’autres seulement un peu
plus bas, mais toutes plus bas qu’elles n’en sont sorties.
Les unes ressortent et retombent dans l’abîme
précisément du côté opposé à leur issue; quelques
autres, du même côté: il en est aussi qui ont un cours
tout-à-fait circulaire, et se replient une ou plusieurs fois
autour de la terre comme des serpents, descendent le
plus bas qu’elles peuvent, et se jettent de nouveau dans
le Tartare. Elles peuvent descendre de part et d’autre
jusqu’au milieu, mais pas au-delà; car alors elles
remonteraient: elles forment plusieurs courants fort
grands; mais il y en a quatre principaux, dont le plus
grand, et qui coule le plus extérieurement tout autour,
est celui qu’on appelle Océan. Celui qui lui fait face, et
coule en sens contraire, est l’Achéron, qui, traversant
des lieux déserts, et s’enfonçant sous la terre, se jette
dans le marais Achérusiade, où se rendent les âmes de
la plupart des morts qui, après y avoir demeuré le temps
ordonné, les unes plus, les autres moins, sont renvoyées
dans ce monde pour y animer de nouveaux êtres. Entre
ces deux fleuves coule un troisième, qui non loin de sa
source, tombe dans un lieu vaste, rempli de feu, et y
forme un lac plus grand que notre mer, où l’eau
bouillonne mêlée avec la boue. Il sort de là trouble et
fangeux, et continuant son cours en spirale, il se rend à
l’extrémité du marais Achérusiade, sans se mêler avec
ses eaux; et après avoir fait plusieurs tours sous terre, il
se jette vers le plus bas du Tartare; c’est ce fleuve qu’on
appelle le Puriphlégéton, dont les ruisseaux enflammées
saillent sur la terre, partout où ils trouvent une issue. Du
côté opposé, le quatrième fleuve tombe d’abord dans un
lieu affreux et sauvage, à ce que l’on dit, et d’une
couleur bleuâtre. On appelle ce lieu Stygien, et Styx le
lac qui forme le fleuve en tombant. Après avoir pris dans
les eaux de ce lac des vertus horribles, il se plonge dans
la terre, où il fait plusieurs tours; et se dirigeant vis-à-vis
du Puriphlégéton, il le rencontre dans le lac de
l’Achéron, par l’extrémité opposée. Il ne mêle ses eaux
avec les eaux d’aucun autre fleuve; mais, après avoir fait
le tour de la terre, il se jette aussi dans le Tartare, par
l’endroit opposé au Puriphlégéton. Le nom de ce fleuve
est le Cocyte, comme l’appellent les poètes.
Tel est le séjour des morts. Quand chacun d’eux est
arrivé dans le lieu où le démon le conduit, on juge
d’abord s’ils ont mené une vie sainte et juste. Ceux qui
sont trouvés avoir vécu de manière qu’ils ne sont ni
entièrement criminels, ni entièrement innocents, sont
envoyés à l’Achéron; ils s’embarquent sur des nacelles,
et sont portés au lac Achérusiade, où ils habitent; et,
après avoir subi la peine des fautes qu’ils ont pu
commettre, ils sont délivrés, et reçoivent la récompense
de leurs bonnes actions, chacun selon son mérite. Ceux
qui sont trouvés incurables, à cause de l’énormité de
leurs fautes, qui ont commis d’odieux et nombreux
sacrilèges, ou des meurtres contre la Justice et la Loi, ou
d’autres crimes semblables, l’équitable destinée les
précipite dans le Tartare, d’où ils ne sortent jamais. Mais
ceux qui sont trouvés avoir commis des fautes expiables,
quoique fort grandes, comme de s’être emportés à des
violences contre leur père ou leur mère, ou d’avoir tué
quelqu’un dans un accès de colère, et qui en ont fait
pénitence toute leur vie, c’est une nécessité qu’ils soient
aussi précipités dans le Tartare; mais, après qu’ils y ont
demeuré un an, le flot les rejette, et renvoie les
homicides dans le Cocyte, et les parricides dans le
Puriphlégéton, et ils sont ainsi entraînés près du lac
Achérusiade. Là ils jettent de grands cris, et appellent
ceux qu’ils ont tués et ceux contre lesquels ils ont
commis des violences; ils les supplient instamment de
leur permettre de descendre dans le lac, et de les
recevoir. S’ils les fléchissent, ils descendent et sont
délivrés de leurs maux; sinon, ils sont encore entraînés
dans le Tartare, et de là de nouveau dans les autres
fleuves, et cela continue jusqu’à ce qu’ils aient fléchi
ceux qu’ils ont injustement traités; car telle est la peine
qui a été prononcée contre eux par les juges. Mais ceux
qui sont reconnus avoir passé leur vie dans la sainteté,
ceux-là sont délivrés de ces lieux terrestres, comme
d’une prison, et s’en vont là-haut, dans l’habitation pure
au-dessus de la terre. Ceux même qui ont été
entièrement purifiés par la philosophie vivent tout-à-fait
sans corps pendant tous les temps qui suivent, et vont
dans des demeures encore plus belles que celles des
autres; il n’est pas facile de les décrire, et le peu de
temps qui nous reste ne le permettrait pas. Mais ce que
je viens de vous dire suffit, Simmias, pour nous
convaincre qu’il faut tout faire pour acquérir de la vertu
et de la sagesse pendant cette vie; car le prix du combat
est beau, et l’espérance est grande.
Soutenir que toutes ces choses sont précisément comme
je les ai décrites, ne convient pas à un homme de sens;
mais que tout ce que je vous ai raconté des âmes et de
leurs demeures, soit comme je vous l’ai dit, ou d’une
manière approchante, s’il est certain que l’âme est
immortelle, il me paraît qu’on peut l’assurer
convenablement, et que la chose vaut la peine qu’on
hasarde d’y croire; c’est un hasard qu’il est beau de
courir, c’est une espérance dont il faut comme
s’enchanter soi-même: voilà pourquoi je prolonge depuis
si longtemps ce discours. Qu’il prenne donne confiance
pour son âme, celui qui, pendant sa vie, a rejeté les
plaisirs et les biens du corps, comme lui étant étrangers,
et portant au mal; et celui qui a aimé les plaisirs de la
science; qui a orné son âme, non d’une parure
étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la
tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité; celui-
là doit attendre tranquillement l’heure de son départ
pour l’autre monde, comme étant prêt au voyage quand
la destinée l’appellera. Quant à vous, Simmias et Cébès,
et vous autres, vous ferez ce voyage, chacun à votre
tour, quand le temps sera venu. Pour moi, la destinée
m’appelle aujourd’hui, comme dirait un poète tragique;
et il est à-peu-près temps que j’aille au bain, car il me
semble, qu’il est mieux de ne boire le poison qu’après
m’être baigné, et d’épargner aux femmes la peine de
laver un cadavre.
Quand Socrate eut achevé de parler, Criton prenant la
parole:
— A la bonne heure, Socrate, lui dit-il, mais n’as-tu rien
à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes
enfants, ou sur toute autre chose où nous pourrions te
rendre service?
— Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton; rien
de plus: ayez soin de vous; ainsi vous me rendrez
service, à moi, à ma famille, à vous-mêmes, alors même
que vous ne me promettriez rien présentement; au lieu
que si vous vous négligez vous-mêmes, et si vous ne
voulez pas suivre comme à la trace ce que nous venons
de dire, ce que nous avions dit il y a longtemps, me
fissiez-vous aujourd’hui les promesses les plus vives, tout
cela ne servira pas à grand’chose.
— Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour
nous conduire ainsi; mais comment t’ensevelirons-nous?
— Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous
pouvez me saisir, et que je ne vous échappe pas. Puis,
en même temps, nous regardant avec un sourire plein de
douceur: Je ne saurais venir à bout, mes amis, de
persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient
avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son
discours; il s’imagine toujours que je suis celui qu’il va
voir mort tout-à-l’heure, et il me demande comment il
m’ensevelira; et tout ce long discours que je viens de
faire pour vous prouver que, dès que j’aurai avalé le
poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je
vous quitterai, et irai jouir de félicités ineffables, il me
paraît que j’ai dit tout cela en pure perte pour lui,
comme si je n’eusse voulu que vous consoler et me
consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de
Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il
a voulu être la mienne auprès des juges: car il a répondu
pour moi que je ne m’en irais point; vous, au contraire,
répondez pour moi que je ne serai pas plus tôt mort, que
je m’en irai, afin que le pauvre Criton prenne les choses
plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps ou le
mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, comme si je
souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes
funérailles qu’il expose Socrate, qu’il l’emporte, qu’il
l’enterre; car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui
dit-il, que parler improprement ce n’est pas seulement
une faute envers les choses, mais c’est aussi un mal que
l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire
que c’est mon corps que tu enterres; et enterre-le
comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la
plus conforme aux lois.
En disant ces mots, il se leva et passa dans une chambre
voisine, pour y prendre le bain; Criton le suivit, et
Socrate nous pria de l’attendre. Nous l’attendîmes donc,
tantôt nous entretenant de tout ce qu’il nous avait dit, et
l’examinant encore, tantôt parlant de l’horrible malheur
qui allait nous arriver; nous regardant véritablement
comme des enfants privés de leur père, et condamnés à
passer le reste de notre vie comme des orphelins. Après
qu’il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il
en avait trois, deux en bas âge , et un qui était déjà
assez grand ; et on fit entrer les femmes de sa
famille . Il leur parla quelque temps en présence de
Criton, et leur donna ses ordres; ensuite il fit retirer les
femmes et les enfants, et revint nous trouver; et déjà le
coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps
enfermé. En rentrant, il s’assit sur son lit, et n’eut pas le
temps de nous dire grand’chose: car le serviteur des
Onze entra presque en même temps, et s’approchant de
lui:
— Socrate, dit-il, j’espère que je n’aurai pas à te faire le
même reproche qu’aux autres: dès que je viens les
avertir, par l’ordre des magistrats, qu’il faut boire le
poison, ils s’emportent contre moi, et me maudissent;
mais pour toi, depuis que tu es ici, je t’ai toujours trouvé
le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux qui
sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je
suis bien assuré que tu n’es pas fâché contre moi, mais
contre ceux qui sont la cause de ton malheur, et que tu
connais bien. Maintenant, tu sais ce que je viens
t’annoncer; adieu, tâche de supporter avec résignation
ce qui est inévitable.
Et en même temps il se détourna en fondant en larmes,
et se retira. Socrate, le regardant, lui dit:
— Et toi aussi, reçois mes adieux; je ferai ce que tu dis.
Et se tournant vers nous:
Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet homme:
tout le temps que j’ai été ici, il m’est venu voir souvent,
et s’est entretenu avec moi: c’était le meilleur des
hommes; et maintenant comme il me pleure de bon
cœur! Mais allons, Criton, obéissons-lui de bonne grâce,
et qu’on m’apporte le poison, s’il est broyé; sinon, qu’il le
broie lui-même.
— Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est
encore sur les montagnes, et qu’il n’est pas couché:
d’ailleurs je sais que beaucoup d’autres ne prennent le
poison que longtemps après que l’ordre leur en a été
donné; qu’ils mangent et qu’ils boivent à souhait;
quelques-uns même ont pu jouir de leurs amours; c’est
pourquoi ne te presse pas, tu as encore du temps.
— Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate,
ont leurs raisons; ils croient que c’est autant de gagné:
et moi, j’ai aussi les miennes pour ne pas le faire; car la
seule chose que je croirais gagner, en buvant un peu
plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi-même, en
me trouvant si amoureux de la vie que je veuille
l’épargner lorsqu’il n’y en a plus . Ainsi donc, mon
cher Criton, fais ce que je te dis, et ne me tourmente pas
davantage.
A ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui se tenait
auprès. L’esclave sortit, et, après être resté quelque
temps, il revint avec celui qui devait donner le poison,
qu’il portait tout broyé dans une coupe. Aussitôt que
Socrate le vit:
— Fort bien, mon ami, lui dit-il; mais que faut-il que je
fasse? Car c’est à toi à me l’apprendre.
— Pas autre chose, lui dit cet homme, que de te
promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes
tes jambes appesanties, et alors de te coucher sur ton
lit; le poison agira de lui-même.
Et en même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit
avec la plus parfaite sécurité, Echécrates, sans aucune
émotion, sans changer de couleur ni de visage; mais
regardant cet homme d’un œil ferme et assuré, comme à
son ordinaire:
— Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce
breuvage, pour en faire une libation?
— Socrate, lui répondit cet homme, nous n’en broyons
que ce qu’il est nécessaire d’en boire.
— J’entends, dit Socrate; mais au moins il est permis et
il est juste de faire ses prières aux dieux afin qu’ils
bénissent notre voyage et le rendent heureux; c’est ce
que je leur demande. Puissent-ils exaucer mes vœux!
Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses lèvres, et la
but avec une tranquillité et une douceur merveilleuse.
Jusque-là nous avions eu presque tous assez de force
pour retenir nos larmes; mais en le voyant boire, et
après qu’il eut bu, nous n’en fûmes plus les maîtres.
Pour moi, malgré tous mes efforts, mes larmes
s’échappèrent avec tant d’abondance, que je me couvris
de mon manteau pour pleurer sur moi-même; car ce
n’était pas le malheur de Socrate que je pleurais, mais le
mien, en songeant quel ami j’allais perdre. Criton, avant
moi, n’ayant pu retenir ses larmes, était sorti; et
Apollodore, qui n’avait presque pas cessé de pleurer
auparavant, se mit alors à crier, à hurler et à sangloter
avec tant de force, qu’il n’y eut personne à qui il ne fît
fendre le cœur, excepté Socrate:
— Que faites-vous, dit-il, ô mes bons amis! N’était-ce
pas pour cela que j’avais renvoyé les femmes, pour
éviter des scènes aussi peu convenables? car j’ai
toujours ouï dire qu’il faut mourir avec de bonnes
paroles. Tenez-vous donc en repos, et montrez plus de
fermeté.
Ces mots nous firent rougir, et nous retînmes nos pleurs.
Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu’il sentait ses
jambes s’appesantir, et il se coucha sur le dos, comme
l’homme l’avait ordonné. En même temps le même
homme qui lui avait donné le poison, s’approcha, et
après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses
jambes, il lui serra le pied fortement, et lui demanda s’il
le sentait; il dit que non. Il lui serra ensuite les jambes;
et, portant ses mains plus haut, il nous fit voir que le
corps se glaçait et se raidissait; et, le touchant lui-même,
il nous dit que, dès que le froid gagnerait le cœur, alors
Socrate nous quitterait. Déjà tout le bas-ventre était
glacé. Alors se découvrant, car il était couvert:
— Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous
devons un coq à Esculape ; n’oublie pas d’acquitter
cette dette.
— Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si tu as
encore quelque chose à nous dire.
Il ne répondit rien, et un peu de temps après il fît un
mouvement convulsif; alors l’homme le découvrit tout-à-
fait: ses regards étaient fixes. Criton, s’en étant aperçu,
lui ferma la bouche et les yeux.
Voilà, Échécratès, quelle fut la fin de notre ami, de
l’homme, nous pouvons le dire, le meilleur des hommes
de ce temps que nous avons connus, le plus sage et le
plus juste de tous les hommes.