PHÈDRE.
Comment! je te croyais à peine au milieu de ton
discours. Tu devais, ce me semble, faire une seconde
partie, pour prouver que l’ami sans amour doit être
favorisé de préférence, et en démontrer les avantages.
D’où vient que tu t’arrêtes tout court?
SOCRATE.
Ne t’es-tu pas aperçu que, si je ne fais pas encore de
dithyrambes, déjà je parle en vers héroïques, quand il ne
s’agit que de blâmer? Que sera-ce si j’entreprends un
panégyrique? n’est-ce pas assez de m’avoir exposé une
fois à l’influence des nymphes, et veux-tu qu’elles
achèvent d’égarer ma raison? Sache donc, en un mot,
que l’on peut dire en faveur de l’ami tout le contraire de
ce que nous avons reproché à l’amant. Est-il besoin de
plus longs discours? J’en ai dit assez pour faire apprécier
le mérite des deux prétendants. Que notre beau
jeune homme fasse de nos paroles ce qu’il voudra.
Quant à moi, je repasse à la hâte l’Ilissus, et je m’enfuis,
pour ne pas être exposé de ta part à de plus grandes
violences.
PHÈDRE.
Un moment, Socrate. Attends que la chaleur soit passée.
Ne vois-tu pas qu’il est à peine midi et que le soleil est
dans toute sa force? Causons quelques instants de ce
que nous venons de dire, et dès que la fraîcheur se fera
sentir, nous partirons.
SOCRATE.
Tu as, mon cher Phèdre, une merveilleuse passion pour
les discours; je t’admire, en vérité, car je crois que de
tous les discours écrits ou prononcés de notre
temps, il en est peu qui ne t’appartiennent, soit pour les
avoir composés toi-même, soit pour avoir, de manière
ou d’autre, forcé quelqu’un à les composer. Excepté
Simmias le Thébain , personne ne pourrait te
disputer cet honneur; et je te vois encore tout prêt
d’occasionner un nouveau discours.
PHÈDRE.
Ah! tant mieux! voyons?
SOCRATE.
Au moment de passer l’eau, j’ai senti ce signal divin
qui m’est familier, et dont l’apparition m’arrête
toujours au moment d’agir. J’ai cru entendre de ce côté
une voix qui me défendait de partir avant d’avoir acquitté
ma conscience, comme si elle était chargée de quelque
impiété. Tel que tu me vois, je suis devin, non pas, il est
vrai, fort habile; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est
lisible que pour eux-mêmes; j’en sais assez pour mon
usage. Je devine donc, et je vois clairement le tort que
j’ai eu. L’âme humaine, mon cher Phèdre, a une
puissance prophétique. Il y avait longtemps qu’en te
parlant je me sentais agité d’un certain trouble, pensant
avec un peu d’effroi, que peut-être, comme dit le poète
Ibycus , les dieux me feraient un crime de ce
qui me faisait honneur aux yeux des hommes; à présent
je reconnais ma faute.
PHÈDRE.
Mais quelle faute?
SOCRATE.
Cette faute énorme, n’en doute pas, mon cher Phèdre,
est commune à nos deux discours, à celui que tu m’as
lu, comme à celui que tu m’as fait prononcer.
PHÈDRE.
Comment cela?
SOCRATE.
Je les tiens coupables d’absurdité et même d’impiété.
Peuvent-ils l’être davantage?
PHÈDRE.
Non, si cela est ainsi.
SOCRATE.
Quoi donc! ne crois-tu pas que l’Amour est fils de Vénus,
et qu’il est dieu?
PHÈDRE.
Du moins on le dit.
SOCRATE.
Cependant ni Lysias n’en a touché un seul mot, ni moi-
même; disons mieux, ni toi qui tout à l’heure
parlais par ma bouche, grâce à je ne sais quel charme
magique. Mais si l’Amour, comme on n’en saurait douter,
est un dieu ou quelque chose de divin, il ne peut donc
être mauvais, et cependant nos deux discours avaient
pour but de le représenter comme tel: ils sont donc bien
coupables envers l’amour. Et je les trouve d’une
impertinence tout-à-fait plaisante, quand ils ne disent
rien de juste et de vrai, de se donner l’air d’être
quelque chose parce qu’ils en imposeraient peut-être aux
esprits frivoles et déroberaient leurs suffrages. Pour moi,
je me crois obligé à une expiation sérieuse. Or, ceux qui
se trompent en matière de théologie n’ont pour réparer
leur faute qu’une sorte d’expiation déjà bien ancienne,
qu’Homère n’a point connue, mais que Stésichore a
pratiquée. En effet, privé de la vue pour avoir osé flétrir
la mémoire d’Hélène, il ne méconnut point, comme
Homère, la cause de son malheur; il la reconnut, en
véritable ami des muses, et publia aussitôt ces vers:
Non, ce récit n’est point vrai; non, jamais tu ne montas
Les superbes vaisseaux des Troyens; jamais tu
n’entras dans Pergame .
Et après avoir composé toute cette palinodie, comme on
l’appela, il recouvra subitement la vue. Je veux encore
être plus sage, au moins sous un rapport; car je
n’attendrai pas que l’Amour me punisse d’avoir mal parlé
de lui; je préviendrai ses coups par une palinodie. Cette
fois du moins je puis parler la tête découverte, et la
honte ne me fera plus cacher mon visage.
PHÈDRE.
Tu ne pouvais rien m’annoncer de plus agréable.
SOCRATE.
Tu conçois en effet, mon cher Phèdre, l’extrême
impertinence de nos premiers discours. Si quelque
homme bien né et bien élevé eût éprouvé dans sa vie
une semblable passion ou en eût été l’objet, et que,
venant par hasard à nous écouter, il nous eût entendus
soutenir que les amants s’abandonnent pour des causes
légères à de violentes inimitiés, qu’ils tiennent les objets
de leur amour sous une tyrannie jalouse et qu’ils leur
nuisent, n’eût-il pas cru qu’élevés dans la compagnie des
matelots, nous n’avons aucune idée de l’amour des
honnêtes gens? et n’eût-il pas été bien loin de
passer condamnation sur tous les reproches que nous
avons faits à l’Amour?
PHÈDRE.
Peut-être bien, Socrate.
SOCRATE.
Craignant donc la censure de cet homme et plus encore
la vengeance de l’Amour, je veux corriger l’amertume de
mes premiers propos par un discours plus doux. Et quant
à Lysias, je lui conseille de prouver bientôt, dans un
autre discours, que par un juste retour il faut préférer
l’amant passionné à l’ami sans amour.
PHÈDRE.
Sois sûr qu’il n’y manquera pas; car, après t’avoir
entendu faire l’éloge de l’Amour, il faudra bien que
j’oblige Lysias à traiter le même sujet à sa manière.
SOCRATE.
À moins que tu ne cesses d’être Phèdre, tu en viendras
certainement à bout.
PHÈDRE.
Ainsi que rien ne t’arrête; parle enfin.
SOCRATE.
Mais où donc est l’enfant avec qui je m’entretenais tout à
l’heure? qu’il entende aussi ce nouveau discours, et qu’il
n’aille pas, faute de connaître le pour et le contre, se
jeter trop vite dans les bras de l’indifférent.
PHÈDRE.
Cet enfant n’est pas loin, et il sera toujours près de toi
quand tu le désireras.
SOCRATE.
Figure-toi donc, bel enfant, que le premier discours
était de Phèdre, fils de Pythoclès, du dème de
Myrrhinos ; celui que je vais prononcer est de
Stésichore, fils d’Euphémos, né à Himère . Il faut
s’écrier en commençant: Non, ce discours n’est point
vrai; non, l’ami froid ne doit pas obtenir la préférence
sur l’amant, par cela seul que l’un est dans son bon sens
et l’autre en délire. Rien de mieux s’il était démontré que
le délire fût un mal: au contraire, les plus grands biens
nous arrivent par un délire inspiré des dieux. C’est dans
le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses
de Dodone ont rendu aux citoyens et aux États de
la Grèce mille importants services; de sang-froid elles
ont fait fort peu de bien, ou même elles n’en ont point
fait du tout. Parler ici de la sibylle et de tous les
prophètes qui, remplis d’une inspiration céleste, ont dans
beaucoup de rencontres éclairé les hommes sur l’avenir,
ce serait passer beaucoup de temps à dire ce que
personne n’ignore. Mais ce qui mérite d’être remarqué,
c’est que parmi les anciens ceux qui ont fait les mots
n’ont point regardé le délire (μανία) comme honteux et
déshonorant. En effet, ils ne l’auraient point
confondu sous une même dénomination avec le plus
beau des arts, celui de prévoir l’avenir, qui dans l’origine
fut appelé μανική. C’est parce qu’ils regardaient le délire
comme quelque chose de beau et de grand, du moins
lorsqu’il est envoyé des dieux, qu’ils en donnèrent le nom
à cet art; et nos contemporains, par défaut de goût,
introduisant un τ dans ce mot, l’ont changé mal à propos
en celui de μαντική. Au contraire, la recherche de
l’avenir faite sans inspiration d’après le vol des oiseaux
ou d’après d’autres signes, et essayant d’élever à l’aide
du raisonnement l’opinion humaine à la hauteur de
l’intelligence et de la connaissance, fut appelée d’abord
οἰονιστική; dont les modernes ont fait
οἰωνιστική , changeant l’ancien ο en leur
emphatique ω. Les anciens nous attestent par là
qu’autant l’art du prophète (μαντική) est plus noble que
celui de l’augure (οἰωνιστική) pour le nom comme pour
la chose, autant le délire qui vient des dieux l’emporte
sur la sagesse des hommes.
Il est arrivé quelquefois, quand les dieux envoyaient sur
certains peuples de grandes maladies ou de grands
fléaux en punition d’anciens crimes, qu’un saint délire,
s’emparant de quelques mortels, les rendit prophètes
et leur fit trouver un remède à ces maux dans des
pratiques religieuses ou dans des vœux expiatoires; il
apprit ainsi à se purifier, à se rendre les dieux propices,
et délivra des maux présents et à venir ceux qui
s’abandonnèrent à ses sublimes inspirations.
Une troisième espèce de délire, celui qui est inspiré par
les muses, quand il s’empare d’une âme simple et vierge,
qu’il la transporte, et l’excite à chanter des hymnes ou
d’autres poèmes et à embellir des charmes de la poésie
les nombreux hauts faits des anciens héros, contribue
puissamment à l’instruction des races futures. Mais sans
cette poétique fureur , quiconque frappe à la porte
des muses, s’imaginant à force d’art se faire poète, reste
toujours loin du terme où il aspire, et sa poésie
froidement raisonnable s’éclipse devant les ouvrages
inspirés.
J’aurais encore à citer beaucoup d’autres effets
admirables du délire envoyé par les dieux. Gardons-nous
donc de le redouter, et ne nous laissons pas effrayer par
celui qui prétend prouver qu’on doit préférer un ami de
sang-froid à un amant en délire: la victoire est à lui, s’il
peut également démontrer que les dieux ne veulent pas
du bien à deux personnes quand ils donnent à l’une de
l’amour pour l’autre. Mais nous, au contraire, nous
voulons prouver que les dieux ont en vue notre
plus grande félicité, en nous accordant cette espèce de
délire. Nos preuves seront rejetées par les faux sages,
mais les vrais y souscriront.
Il faut d’abord expliquer la nature de l’âme divine et
humaine, et, par l’observation exacte de ses propriétés
actives et passives, nous élever jusqu’à la connaissance
de la vérité. Je pars de ce principe. Toute âme est
immortelle, car tout être continuellement en mouvement
est immortel. Celui qui transmet le mouvement et le
reçoit, au moment où il cesse d’être mû, cesse de vivre;
mais l’être qui se meut lui-même ne pouvant cesser
d’être lui-même, seul ne cesse jamais de se mouvoir, et
il est pour les autres êtres qui tirent le mouvement du
dehors la source et le principe du mouvement. Or,
un principe ne saurait être produit. Toute chose produite
doit naître d’un principe, et le principe ne naître de rien;
car s’il naissait de quelque chose, il ne naîtrait pas d’un
principe. Puisqu’il n’a pu être produit, il ne peut pas non
plus être détruit; car s’il l’était une fois, il ne pourrait
renaître de rien, et rien ne pourrait plus naître de lui, si
tout doit naître d’un principe. Ainsi donc l’être qui se
meut de lui-même est un principe de mouvement, et il
ne peut naître ni périr; autrement tout le ciel et
l’ensemble des choses visibles tomberaient à la fois dans
une funeste immobilité, et rien ne pourrait plus
désormais leur rendre le mouvement et la vie. Il est
prouvé que ce qui se meut soi-même est immortel. Or,
qui hésitera d’accorder que la puissance de se mouvoir
soi-même est l’essence de l’âme? Tous les corps qui
reçoivent le mouvement du dehors sont inanimés; tous
les corps qui tirent le mouvement d’eux-mêmes ont une
âme. Telle est la nature de l’âme. Si donc il est vrai que
tout ce qui se meut soi-même est âme, l’âme ne
peut avoir ni commencement ni fin.
C’est assez parler de l’immortalité de l’âme; occupons-
nous maintenant de l’âme en elle-même. Pour faire
comprendre ce qu’elle est, il faudrait une science divine
et des dissertations sans fin; mais pour en donner une
idée par comparaison, la science humaine suffit, et il
n’est pas besoin de tant de paroles. C’est donc ainsi que
nous procéderons. Comparons l’âme aux forces réunies
d’un attelage ailé et d’un cocher. Les coursiers et les
cochers des dieux sont tous excellents et d’une
excellente origine; mais les autres sont bien
mélangés. Chez nous autres hommes, par exemple, le
cocher dirige l’attelage, mais des coursiers l’un est beau
et bon et d’une origine excellente, l’autre est d’une
origine différente et bien différent: d’où il suit que chez
nous l’attelage est pénible et difficile à guider.
C’est ici qu’il faut tâcher d’expliquer d’où vient entre les
êtres vivants la distinction de mortels et d’immortels.
L’âme en général prend soin de la nature inanimée, et
fait le tour de l’univers sous diverses formes. Tant
qu’elle est parfaite et conserve ses ailes dans toute leur
force, elle plane dans l’éthérée, et gouverne le monde
entier; mais quand ses ailes tombent, elle est emportée
ça et là, jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de
solide, où elle fait dès lors sa demeure. L’âme s’étant
ainsi approprié un corps terrestre, et ce corps paraissant
se mouvoir lui-même à cause de la force qu’elle lui
communique, on appelle être vivant cet assemblage d’un
corps et d’une âme, et on y ajoute le nom de mortel.
Quant à celui d’immortel, il n’est point le résultat d’une
démonstration, nous le composons sur de simples
conjectures; et sans avoir jamais vu Dieu et sans le
comprendre suffisamment, nous disons que c’est
un être vivant immortel dont le corps et l’âme sont de
leur nature éternellement unis. Mais qu’il en soit ce qu’il
plaira à Dieu, et qu’on se serve de tels noms que l’on
voudra; revenons à la cause qui fait que les âmes
perdent leurs ailes. La voici, je crois:
La vertu des ailes est de porter ce qui est pesant vers
les régions supérieures habitées par les dieux, et elles
participent plus que toutes les choses corporelles à ce
qui est divin. Or, ce qui est divin c’est le beau, le
vrai, le bien, et tout ce qui leur ressemble. Voilà ce qui
nourrit et fortifie principalement les ailes de l’âme; au
contraire tout ce qui est laid et mauvais les gâte et les
détruit. Or, le chef suprême, Jupiter, s’avance le premier,
conduisant son char ailé, ordonnant et gouvernant
toutes choses. Après lui vient l’armée des dieux et des
démons divisée en onze tribus; car Vesta reste seule
dans le palais des immortels, mais les onze autres
grandes divinités marchent chacune à la tête d’une tribu,
dans le rang qui leur a été assigné. Alors que de
spectacles ravissants, que d’évolutions majestueuses
animent l’intérieur du ciel, tandis que les bienheureux
remplissent leurs divines fonctions, accompagnés de
tous ceux qui veulent ou qui peuvent les suivre, car
l’envie réside loin du chœur céleste! Lorsqu’ils reviennent
au banquet somptueux qui les attend, et qu’ils montent
au sommet le plus élevé de la voûte céleste, les
chars des immortels, toujours en équilibre, s’avancent
avec légèreté; les autres gravissent avec peine; car le
mauvais coursier s’appesantit, penche et se précipite
vers la terre, s’il n’a pas été bien élevé par son cocher.
C’est la dernière et la plus grande épreuve que l’âme ait
à soutenir. Les âmes de ceux que nous avons appelés
immortels, après s’être élevées jusqu’au plus haut du
ciel, en franchissent le faîte, et vont se placer en dehors
sur la partie convexe de sa voûte; et tandis qu’elles s’y
tiennent, le mouvement circulaire les emporte
autour du ciel, dont elles contemplent pendant ce temps
la forme extérieure.
Le lieu qui est au-dessus du ciel, aucun de nos poètes
ne l’a encore célébré; aucun ne le célébrera jamais
dignement. Voici pourtant ce qui en est, car il ne faut
pas craindre de publier la vérité, surtout quand on parle
sur la vérité. L’essence véritable, sans couleur, sans
forme, impalpable, ne peut être contemplée que par le
guide de l’âme, l’intelligence. Autour de l’essence est la
place de la vraie science. Or, la pensée des dieux,
qui se nourrit d’intelligence et de science sans mélange,
comme celle de toute âme qui doit remplir sa destinée,
aime à voir l’essence dont elle était depuis longtemps
séparée, et se livre avec délices à la contemplation de la
vérité, jusqu’au moment où le mouvement circulaire la
reporte au lieu de son départ. Dans ce trajet, elle
contemple la justice, elle contemple la sagesse, elle
contemple la science, non point celle où entre le
changement, ni celle qui se montre différente dans
les différents objets qu’il nous plaît d’appeler des êtres,
mais la science telle qu’elle existe dans ce qui est l’être
par excellence.
Après avoir ainsi contemplé toutes les essences et s’en
être abondamment nourrie, elle replonge dans l’intérieur
du ciel et revient au palais divin; aussitôt qu’elle arrive,
le cocher conduisant les coursiers à la crèche, répand
devant eux l’ambroisie et leur verse le nectar. Telle
est la vie des dieux. Parmi les autres âmes, celle qui suit
le mieux les âmes divines, et qui leur ressemble le plus,
élève la tête de son cocher au-dessus des régions
supérieures, et les parcourt ainsi emportée par le
mouvement circulaire; mais en même temps troublée par
ses coursiers, elle a beaucoup de peine à contempler les
essences. Une autre tantôt s’élève et tantôt s’abaisse; la
fougue irrégulière de ses coursiers leur fait apercevoir
certaines essences, mais l’empêche de les contempler
toutes. Les dernières suivent de loin, brûlant du désir de
contempler la région supérieure du ciel, mais ne pouvant
y atteindre; le mouvement circulaire les emporte dans
l’espace inférieur; elles se renversent, se précipitent
l’une sur l’autre pour tâcher de se devancer; on se
presse, on combat, on sue, et par la maladresse des
cochers, beaucoup de ces âmes sont estropiées,
beaucoup d’autres perdent une grande partie des plumes
de leurs ailes, et toutes, après de pénibles et inutiles
efforts, s’en vont frustrées de la vue de l’être, et se
repaissent de conjectures pour tout aliment.
La cause de leur empressement à voir où est la plaine
de la vérité, c’est que l’aliment convenable à la partie la
meilleure de l’âme se trouve dans les prairies fertiles
renfermées dans l’enceinte de cette plaine, et que
la nature des ailes qui portent l’âme s’en nourrit. C’est
une loi d’Adrastée , que toute âme qui, compagne
fidèle des âmes divines, a pu voir quelqu’une des
essences, soit exempte de souffrance jusqu’à un
nouveau voyage, et que si elle parvient toujours à suivre
les dieux, elle n’éprouve jamais aucun mal. Mais quand
elle ne peut pas suivre les dieux ni contempler les
essences, et que par malheur s’étant remplie de l’aliment
impur du vice et de l’oubli, elle s’appesantit, perd ses
ailes et tombe sur la terre, la loi défend qu’elle
anime le corps d’aucune bête brute dès la première
génération. Celle qui a vu plus que les autres, vient
animer un homme dont la vie doit être consacrée à la
sagesse, à la beauté, aux Muses et à l’Amour. Celle qui a
moins vu et ne se trouve ainsi qu’au second rang,
animera un roi juste ou guerrier et puissant; celle du
troisième rang, un politique, un économe, un
spéculateur; celle du quatrième, un athlète laborieux ou
un médecin; celle du cinquième, un devin ou un
initié; celle du sixième, un poète ou un artiste; celle du
septième, un artisan ou un laboureur; celle du huitième,
un sophiste ou un démagogue; celle du neuvième, un
tyran.
Dans tous ces états l’âme qui a vécu selon la justice
échange après la mort sa condition contre une condition
meilleure; celle qui a vécu dans l’injustice échange la
sienne contre une plus malheureuse: car aucune âme ne
peut revenir au lieu d’où elle est partie avant dix mille
a n s , puisque avant ce temps aucune ne peut
recouvrer ses ailes, et ce n’est cependant celle d’un
philosophe qui a cherché la vérité avec un cœur simple,
ou celle qui a brûlé pour les jeunes gens d’un amour
philosophique. Celle-ci, pourvu qu’elle choisisse trois fois
de suite le même genre de vie, à la troisième révolution
de mille années recouvre ses ailes, et à la dernière des
trois mille années reprend son vol. Mais les autres âmes,
après avoir terminé la première vie, subissent un
jugement.
Ce jugement rendu, les âmes descendent aux lieux de
peine situés dans les entrailles de la terre, et reçoivent
leur châtiment; les autres, par un arrêt contraire, sont
enlevées dans un certain lieu du ciel où elles jouissent
d’une félicité proportionnée aux vertus qu’elles ont
pratiquées sous la forme humaine: après mille années,
les unes et les autres reviennent faire choix d’une
nouvelle vie: chacune est libre d’embrasser la condition
qu’elle préfère. C’est ainsi qu’une âme humaine peut
passer dans le sein d’une bête sauvage, et, sortie du
corps farouche qu’elle animait, redevenir homme, si déjà
elle l’avait été auparavant; car celle qui n’aurait jamais
contemplé la vérité, ne pourrait en aucun temps revêtir
la forme humaine. En effet, le propre de l’homme est de
comprendre le général, c’est-à-dire ce qui dans la
diversité des sensations peut être compris sous une
unité rationnelle. Or, c’est là le ressouvenir de ce que
notre âme a vu dans son voyage à la suite de Dieu,
lorsque, dédaignant ce que nous appelons improprement
des êtres, elle élevait ses regards vers le seul être
véritable. Aussi est-il juste que la pensée du philosophe
ait seule des ailes; car sa mémoire est toujours, autant
que possible, avec les choses qui font de Dieu un
véritable Dieu en tant qu’il est avec elles. L’homme qui
fait un bon usage de ces précieux ressouvenirs, participe
perpétuellement aux vrais et parfaits mystères, et devient
seul véritablement parfait. Détaché des soins et des
inquiétudes des hommes, uniquement attaché aux
choses divines, la multitude l’invite à être plus sage ou le
traite d’insensé; elle ne voit pas qu’il est inspiré.
C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la
quatrième espèce de délire. L’homme, en apercevant la
beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté véritable,
prend des ailes et brûle de s’envoler vers elle; mais dans
son impuissance il lève, comme l’oiseau, ses yeux vers le
ciel; et négligeant les affaires d’ici-bas, il passe pour un
insensé. Eh bien, de tous les genres de délire,
celui-là est, selon moi, le meilleur, soit dans ses causes,
soit dans ses effets, pour celui qui le possède et pour
celui à qui il se communique; or, celui qui ressent ce
délire et se passionne pour le beau, celui-là est désigné
sous le nom d’amant. En effet nous avons dit que toute
âme humaine doit avoir contemplé les essences, puisque
sans cette condition aucune âme ne peut passer
dans le corps d’un homme. Mais il n’est pas également
facile à toutes de s’en ressouvenir, surtout si elles ne les
ont vues que rapidement, si, précipitées sur la terre,
elles ont eu le malheur d’être entraînées vers l’injustice
par des sociétés funestes, et d’oublier ainsi les choses
sacrées qu’elles avaient vues. Quelques-unes seulement
conservent des souvenirs assez distincts; celles-ci,
lorsqu’elles aperçoivent quelque image des choses d’en
haut, sont transportées hors d’elles-mêmes et ne
peuvent plus se contenir, mais elles ignorent la cause de
leur émotion, parce qu’elles ne remarquent pas
assez bien ce qui se passe en elles. La justice, la
sagesse, tout ce qui a du prix pour des âmes, a perdu
son éclat dans les images que nous en voyons ici-bas;
embarrassés nous-mêmes par des organes grossiers,
c’est avec peine que quelques-uns d’entre nous peuvent,
en s’approchant de ces images, reconnaître le modèle
qu’elles représentent. La beauté était toute brillante alors
que, mêlées aux chœurs des bienheureux, nos âmes, à
la suite de Jupiter, comme les autres à la suite des
autres dieux, contemplaient le plus beau spectacle,
initiées à des mystères qu’il est permis d’appeler les
plus saints de tous, et que nous célébrions véritablement
quand, jouissant encore de toutes nos perfections et
ignorant les maux de l’avenir, nous admirions ces beaux
objets parfaits, simples, pleins de béatitude et de calme,
qui se déroulaient à nos yeux au sein de la plus pure
lumière, non moins purs nous-mêmes, et libres encore
de ce tombeau qu’on appelle le corps , et que nous
traînons avec nous comme l’huître traîne la prison qui
l’enveloppe.
Que l’on pardonne ces longueurs au souvenir et au
regret d’un bonheur qui n’est plus. Je reviens à la
beauté.
Elle brillait alors, comme nous le disions, parmi
toutes es autres essences. Tombés en ce monde, nous
l’avons reconnue plus distinctement que toutes les autres
par l’intermédiaire du plus lumineux de nos sens. La vue
est en effet le plus subtil des organes du corps;
cependant elle n’aperçoit pas la sagesse, car nous
sentirions naître en nous pour elle d’incroyables amours,
si son image ou les images des autres objets vraiment
aimables pouvaient se présenter à nos yeux aussi
distinctement que celle de la beauté. Seule la beauté a
reçu en partage d’être à la fois la chose la plus manifeste
comme la plus aimable. L’homme qui n’a pas la
mémoire fraîche de ces saints mystères ou qui l’a perdue
entièrement, ne se reporte pas facilement vers l’essence
de la beauté par la contemplation de son image
terrestre. Au lieu de la regarder avec respect, entraîné
par d’impurs désirs il cherche à l’assaillir, comme une
bête sauvage; et, dans ses infâmes approches, il ne
craint pas, il ne rougit pas de poursuivre un plaisir
contre nature.
Mais le nouvel initié, celui qui est encore tout plein des
nombreuses merveilles qu’il a vues, en présence d’un
visage presque céleste ou d’un corps dont les formes lui
rappellent l’essence de la beauté, frémit d’abord;
quelque chose de ses anciennes émotions lui revient;
puis il contemple cet objet aimable et le révère à l’égal
d’un dieu; et s’il ne craignait de voir traiter son
enthousiasme de folie, il sacrifierait à son bien-aimé
comme à l’image d’un dieu, comme à un dieu même.
L’aperçoit-il? semblable à l’homme que saisit la fièvre, il
change tout-à-coup, il se couvre de sueur, un feu
ardent l’échauffé et le pénètre: car, au moment qu’il
reçoit par les yeux l’émanation de la beauté, il doit
ressentir la douce chaleur dont les ailes de l’âme se
nourrissent: cette chaleur fond l’enveloppe dont la
dureté empêchait jusque là les germes des ailes d’éclore
et de pousser. Alors l’affluence de cet aliment divin fait
gonfler la tige des ailes, qui s’efforcent de percer pour se
répandre dans l’âme tout entière.
Car autrefois l’âme était tout ailée; maintenant elle
est dans le plus grand travail, elle s’agite avec violence,
et ressemble à l’enfant dont les gencives sont agacées
par les efforts que font les premières dents pour percer.
En effet, ses ailes commençant à naître, lui font éprouver
une chaleur, un agacement, un chatouillement du même
genre. Lorsqu’elle contemple la beauté du jeune homme,
elle recueille les parcelles qui s’en détachent et en
émanent, et qui ont fait nommer le désir amoureux
ἵμερος ; elle s’en abreuve, s’embrase, et ne connaît
plus d’autre sentiment que celui du bonheur. Mais
quand l’objet aimé n’est pas là, les pores de l’âme par où
sortaient les ailes se dessèchent et se ferment; les ailes
n’ont plus d’issue; enfermées avec les émanations de la
beauté, elles s’agitent, elles battent comme les veines, et
font effort vers leurs issues naturelles qui se sont
refermées, de sorte que l’âme, aiguillonnée de toutes
parts, est dans les angoisses et dans les fureurs, tandis
que le souvenir de la beauté lui cause de la joie.
Partagée entre ces deux sentiments et ne pouvant
s’expliquer ce qu’elle éprouve, elle se trouble, elle se
désespère, elle tombe dans une espèce de rage et son
délire ne lui permet plus de sommeiller pendant la
nuit ni de reposer pendant le jour; elle court avidement
du côté où elle croit apercevoir le bel objet qui l’occupe
toute entière. Dès qu’elle peut le revoir, et se remplir de
nouveau des émanations de la beauté, aussitôt se
rouvrent tous les pores obstrués; l’âme respire, cesse de
ressentir l’aiguillon de la douleur et goûte pour le
moment la plus pénétrante volupté. Aussi ne veut-
elle se détacher à aucun prix de son bien-aimé; rien à
ses yeux n’est aussi précieux; mère, parents, famille,
amis, elle oublie tout; son bien négligé se perd sans
qu’elle en tienne aucun compte; les goûts nobles et
légitimes qui faisaient son orgueil, n’ont plus pour elle
aucun charme; elle est prête à vivre esclave, et à
s’endormir du plus profond sommeil, pourvu que ce soit
le plus près possible de son bien-aimé. Car
indépendamment du culte qu’elle rend à la beauté,
elle ne trouve qu’auprès d’elle un remède à ses maux
cuisants.
Cette affection, beau jeune homme auquel s’adresse ce
discours, les hommes l’appellent amour; si je te dis
comment les dieux l’appellent, le nom te fera rire sans
doute par sa singularité. Quelques Homérides nous
citent, je crois, des pièces détachées d’Homère deux vers
dont l’un est bien outrageant pour l’amour et assez peu
mesuré:
Les mortels le nomment l’Amour (Éros) qui a des ailes;
Mais les dieux l’appellent Ptéros, parce qu’il a la vertu d’en
donner .
On est libre d’admettre ou de rejeter l’autorité de ces
vers, mais il n’en est pas moins vrai que les amants
éprouvent l’espèce de sentiment que j’ai tâché de
décrire.
Si l’homme épris d’amour fut autrefois un de ceux qui
composaient le cortège de Jupiter, le dieu qui tire son
nom de ses ailes est pour lui un fardeau moins
incommode, il le supporte avec plus de constance. Mais
ceux qui, attachés à la suite de Mars, l’ont suivi autour
du ciel, une fois pris par l’amour, s’irritent à la seule idée
d’une injure de la part de celui qu’ils aiment, et une rage
sanguinaire les porte à s’immoler, eux et le jeune
homme qu’ils chérissent. Ainsi le dieu dont on
suivait le cortège, on l’honore dans cette vie; on s’efforce
de l’imiter, tant qu’on n’a pas été corrompu; et l’on
conserve pendant la première génération les mêmes
mœurs, la même manière de vivre et d’agir, soit envers
ceux qu’on aime, soit envers les autres hommes. Chacun
se choisit un amour analogue à son caractère, fait de cet
amour son dieu, et se plaît à le former et à l’orner
comme une statue, pour l’adorer et célébrer ses
mystères. Ceux qui ont suivi Jupiter veulent trouver une
âme de Jupiter dans celui qu’ils aiment. Ils examinent
donc s’il a naturellement le goût de la sagesse et du
commandement, et lorsqu’ils l’ont trouvé tel qu’ils le
désirent, qu’ils lui ont donné leur amour, ils font tout
pour l’affermir dans ces heureuses dispositions. S’ils ne
s’étaient pas d’abord livrés aux études qui s’y rapportent,
ils s’y appliquent maintenant et s’instruisent par le
secours des autres et par leurs propres efforts; ils
s’interrogent avec soin pour retrouver en eux-mêmes
l’image de leur dieu et les traces de sa nature; ils y
réussissent, parce qu’ils sont forcés d’avoir sans cesse les
yeux du côté de ce dieu, et lorsqu’ils l’ont ressaisi en eux
par la puissance du souvenir, pleins d’enthousiasme, ils
lui empruntent ses mœurs et son caractère autant qu’il
est permis à l’homme de participer de la nature divine.
Alors, rapportant la cause de ce bonheur à celui qu’ils
aiment, ils l’en aiment encore davantage; et s’ils sont
inspirés par Jupiter, l’inspiration qu’ils ont puisée à cette
source, ils la répandent, comme les Bacchantes ,
sur l’âme de celui qu’ils chérissent, et l’assimilent le
plus possible à leur divinité. Ceux qui ont voyagé à la
suite de Junon; recherchent dans un jeune homme une
âme royale, et après l’avoir trouvée, ils tiennent envers
lui la thème conduite. Ceux qui ont suivi Apollon et les
autres dieux, se règlent chacun sur le leur, et cherchent
un jeune homme doué de la même nature, et lorsqu’ils le
possèdent, alors en imitant leur dieu, et en pressant ce
jeune homme de l’imiter, ils tâchent qu’il se rapproche
autant que possible du modèle dont l’idée leur est sans
cesse présente. Ils s’y emploient de tout leur pouvoir, et
sans jamais se livrer à l’envie ni à aucune malveillance
peu généreuse envers leurs amours, les rendre
semblables à eux-mêmes et à la divinité qu’ils
honorent, voilà le but constant de leurs désirs et de leurs
travaux.
Tel est le zèle de ceux qui aiment véritablement; leur
succès est une sorte d’initiation; et pour celui qui est
l’objet, une telle passion ne peut qu’être une source
d’honneur et de félicité, quand il y est sensible et se
laisse subjuguer: or, sa défaite a lieu de cette manière.
En commençant ce discours nous avons distingué dans
chaque âme trois parties différentes, deux
coursiers et un cocher: conservons ici la même figure.
Des deux coursiers, avons-nous dit, l’un est généreux,
l’autre ne l’est pas; mais nous n’avons pas expliqué
quelle était la vertu du bon coursier, le vice du mauvais;
nous allons maintenant l’expliquer. Le premier, d’une
noble contenance, droit, les formes bien dégagées, la
tête haute, les naseaux tant soit peu recourbés, la peau
blanche, les yeux noirs, aimant l’honneur avec une sage
retenue, fidèle à marcher sur les traces de la vraie gloire,
obéit, sans avoir besoin qu’on le frappe, aux seules
exhortations et à la voix du cocher. Le second,
gêné dans sa contenance, épais, de formes grossières, la
tête massive, le col court, la face plate, la peau noire, les
yeux glauques et veinés de sang, les oreilles velues et
sourdes, toujours plein de colère et de vanité, n’obéit
qu’avec peine au fouet et à l’aiguillon. Quand la vue d’un
objet propre à exciter l’amour agit sur le cocher,
embrase par les sens son âme tout entière, et lui fait
sentir l’aiguillon du désir, le coursier, qui est
soumis à son guide, dominé sans cesse, et dans ce
moment même, par les lois de la pudeur, se retient
d’insulter l’objet aimé; mais l’autre ne connaît déjà plus
ni l’aiguillon ni le fouet, il bondit emporté par une force
indomptable, cause les disgrâces les plus factieuses au
coursier qui est avec lui sous le joug et au cocher, les
entraîne vers l’objet de ses désirs et après une volupté
toute sensuelle. D’abord ceux-ci résistent et
s’opposent avec force à une violence indigne et
coupable. Mais à la fin, lorsque le mal est sans bornes,
ils s’abandonnent au coursier fougueux, et promettant de
faire ce qu’il voudra, s’approchent et contemplent de
près la beauté toute resplendissante de l’objet chéri. À
cette vue la mémoire du guide se reporte vers l’essence
de la beauté, il la voit s’avancer chastement à côté de la
sagesse. Saisi de crainte et de respect, il tombe en
arrière, ce qui le force de retirer les rênes avec tant
de violence que les deux coursiers se cabrent, l’un de
bon gré puisqu’il ne fait pas de résistance, mais l’autre,
le coursier indocile, avec regret et avec fureur. En
reculant, le premier, encore tout confus et tout ravi,
inonde l’âme toute entière de sueur et d’écume; l’autre,
déjà guéri de l’impression du frein et de la douleur de sa
chute, ayant à peine repris haleine, se répand en
outrages et en injures contre son compagnon et contre
le cocher lui-même; il leur reproche leur timidité et leur
lâcheté à soutenir l’attaque concertée; enfin,
malgré leur refus de le suivre, il les force de céder
encore une fois et n’accorde qu’avec peine à leurs
instances un moment de délai. Ce temps une fois passé,
s’ils feignent de ne plus y penser, il réveille leur souvenir
et leur fait violence; hennissant et bondissant il les
entraîne, et les force de hasarder auprès de l’objet aimé
une nouvelle tentative. À peine arrivé près de lui il se
couche, s’allonge, et se livrant aux mouvements les plus
lascifs, mord son frein, et tire en avant avec effronterie.
Le cocher cependant éprouve plus fortement
encore qu’auparavant la même impression de terreur, et
se rejetant en arrière, comme il arrive souvent dans les
courses quand on fait effort pour franchir la barrière, il
retire avec plus de violence que jamais le frein entre les
dents du coursier rebelle, ensanglante sa bouche et sa
langue insolente, et meurtrissant contre terre les jambes
et les cuisses de l’animal fougueux il le dompte par la
douleur. Lorsqu’à force d’endurer les mêmes
souffrances, le méchant s’est enfin corrigé, il suit humilié
la direction du cocher, mourant de crainte dès qu’il
aperçoit le bel objet dont il est épris. C’est alors
seulement que l’âme des amants suit celui qu’elle aime
avec pudeur et modestie.
Il arrive enfin qu’à force de recevoir comme un dieu
toutes sortes d’hommages d’un amant sincèrement épris,
le jeune homme naturellement disposé à l’aimer en vient
à partager les sentiments de celui dont il reçoit les
adorations. Si précédemment ses condisciples ou
quelques autres personnes lui ont inspiré de faux
principes en lui disant qu’il est honteux de fréquenter un
amant, et que ces motifs lui aient fait repousser le sien,
le temps qui s’écoule, l’âge, la nécessité, lui persuadent
enfin de l’admettre aux douceurs d’une tendre
familiarité, car il n’a jamais été écrit dans les arrêts du
destin que deux méchants pourraient s’aimer, ni que
deux hommes honnêtes pourraient ne pas s’aimer. À
peine ce jeune homme est-il en rapport avec son amant,
et a-t-il accueilli ses discours et sa personne, que la
passion de l’amant remplit d’admiration l’objet aimé qui
voit que l’affection de tous les parents et de tous les
amis ensemble n’est rien au prix de celle d’un amant
inspiré. Au bout de quelque temps, à force de se voir et
de se toucher, soit dans les gymnases, soit dans d’autres
rencontres, les flots de cette émanation que Jupiter
amoureux de Ganymède appela désir amoureux
(ἵμερος), se portant avec abondance vers l’amant, le
pénètrent en partie; puis lorsqu’il en est rempli, le reste
s’écoule au dehors; et comme un souffle, un écho qui
vient frapper sur quelque chose de dur et de poli est
repoussé vers le point d’où il partait, ainsi l’émanation de
la beauté revient au beau jeune homme en s’insinuant
par les yeux qui sont le chemin de l’âme, et excitant
dans son âme le désir de s’envoler, nourrit et
dégage les ailes, et remplit d’amour l’âme du bien-aimé:
voilà donc le jeune homme qui aime aussi, mais il ne sait
qui; il ne connaît pas la nature de son affection et ne
saurait l’exprimer; semblable à celui dont la vue s’est
affaiblie pour avoir regardé des yeux malades, il cherche
en vain la cause de son mal, et, sans le savoir, dans les
yeux de son amant il voit comme dans un miroir sa
propre image. En sa présence il cesse comme lui de
ressentir la douleur; en son absence il le regrette autant
qu’il en est regretté; il lui rend amour pour
amour. Mais il ne croit point que son affection soit de
l’amour; il l’appelle, il la croit de l’amitié. En même
temps il désire presque autant que son amant, quoiqu’un
peu moins, de le voir, de le toucher, de l’embrasser, de
partager sa couche, et voilà bientôt très probablement ce
qui lui arrivera. Or, tandis qu’ils partagent la même
couche, le coursier indompté de l’amant a beaucoup de
choses à dire au cocher; il lui demande en retour de tant
de peines un moment de plaisir. Celui du jeune
homme n’a rien à dire: mais, entraîné par un désir qu’il
ne connaît pas, il presse son amant entre ses bras,
l’embrasse, le caresse le plus tendrement, et tandis qu’ils
reposent si près l’un de l’autre, il est incapable de refuser
à son amant les faveurs que celui-ci lui demandera. Mais
l’autre coursier et le cocher lui opposent la pudeur et la
raison. Si donc, la partie la plus noble de l’intelligence
remporte une si belle victoire, et les guide vers la
sagesse et la philosophie, les deux amants passent dans
le bonheur et l’union des âmes la vie de ce monde,
maîtres d’eux-mêmes; réglés dans leurs mœurs, parce
qu’ils ont asservi ce qui portait le vice dans leur âme et
affranchi ce qui y respirait la vertu. Après la fin de la vie
ils reprennent leurs ailes et s’élèvent avec légèreté,
vainqueurs dans l’un des trois combats que nous
pouvons appeler véritablement olympiques; et c’est un si
grand bien, que ni la sagesse humaine ni le délire divin
ne sauraient en procurer un plus grand à l’homme. Mais
s’ils ont choisi un genre de vie moins noble,
contraire à la philosophie, mais non pas à l’honneur, il
ne manquera pas d’arriver, qu’au milieu de l’ivresse ou
de quelque autre négligence, leurs coursiers indomptés,
ne trouvant pas leurs âmes sur leurs gardes, les
conduisent de concert vers un même but; alors ils
prennent le parti le plus digne d’envie aux yeux de la
multitude, et s’attachent simplement à jouir. Quand ils se
sont satisfaits, ils renouvellent plus d’une fois encore
leurs jouissances, mais seulement de loin en loin. Leurs
actions ne sont pas approuvées par l’intelligence toute
entière. Leur liaison est douce encore, quoique moins
forte que celle des purs amants, tant que dure leur
passion; et quand elle a cessé, comme ils croient s’être
donné le gage le plus précieux d’une foi mutuelle, ils ne
se permettent pas d’en délier les nœuds pour faire place
à la haine. À la fin de la vie leurs âmes sortent du corps
sans ailes à la vérité, mais ayant déjà poussé quelques
plumes, de sorte qu’ils sont encore bien récompensés de
s’être abandonnés au délire de l’amour; car ce n’est pas
dans les ténèbres et sous la terre que la loi envoie ceux
qui ont déjà commencé le voyage céleste; au contraire,
elle leur assure une vie brillante et pleine de bonheur,
et lorsqu’ils reçoivent leurs ailes, ils les reçoivent en
même temps, à cause de l’amour qui les a unis.
Tels sont, ô jeune homme, les grands, les divins
avantages que te procurera la tendresse d’un amant.
Mais le commerce d’un homme sans amour, tempéré par
une sagesse mortelle, occupé par des soins frivoles, ne
faisant germer dans l’âme de l’objet aimé qu’une
prudence servile qui peut bien être une vertu aux yeux
de la multitude, la fait errer pendant neuf mille ans sur la
terre et sous la terre privée de raison.
Ô Amour! je te consacre cette palinodie, comme
l’expiation la plus belle et la meilleure qu’il soit en mon
pouvoir de t’offrir: si les paroles en sont trop poétiques,
c’est Phèdre qui m’a forcé de les employer. Mais puisses-
tu me pardonner le premier discours et recevoir avec
indulgence le dernier; désormais propice et favorable,
daigne ne point me ravir ni diminuer en moi par colère
cet art d’aimer dont tu m’as fait présent; accorde-moi
d’être encore plus cher qu’auparavant à la beauté,
et si d’abord nous avons tenu quelques propos injurieux
à ta divinité, Phèdre et moi, n’en accuse que Lysias, père
de ce discours; détourne-le de ces sophismes, et de
même que son frère Polémarque s’est adonné à la
philosophie, tourne-le aussi vers elle, afin que son amant
que voici, délivré de l’incertitude où il est maintenant,
puisse consacrer sans réserve toute son existence à
l’amour approuvé par la philosophie.