Lire gratuitement PHILÈBE ou Du Plaisir de Platon

Interlocuteurs:
SOCRATE, PROTARQUE , PHILÈBE ,
ASSISTANTS.

SOCRATE.
Vois Protarque, ce que tu te charges de défendre dans
l’opinion de Philèbe, et d’attaquer dans la nôtre, s’il y a
quelque chose qui ne soit pas selon ta façon de penser.
Veux-tu que nous résumions son opinion et la mienne?

PROTARQUE.
Volontiers.

SOCRATE.
Philèbe dit donc que le bien pour tous les êtres animés
consiste dans la joie, le plaisir et l’agrément, et dans les
autres choses de ce genre. Je soutiens au contraire que
ce n’est pas cela; et que la sagesse, l’intelligence, la
mémoire, et tout ce qui est de même nature, comme le
jugement droit et les raisonnemens vrais sont meilleurs
et plus précieux que le plaisir pour tous ceux qui les
possèdent; et qu’ils sont pour ceux-là, ce qu’il y a de
plus avantageux dans le présent et dans l’avenir. N’est-ce
point-là, Philèbe, ce que nous disons l’un et l’autre?

PHILÈBE.
C’est cela même, Socrate.

SOCRATE.
Eh bien, Protarque, acceptes-tu ce qu’on remet entre tes
mains?

PROTARQUE.
Il le faut bien, puisque le beau Philèbe a perdu courage.

SOCRATE.
Essayons à tout prix de parvenir à ce qu’il y a de vrai sur
cette question.

PROTARQUE.
Essayons-le.

SOCRATE.
Allons; outre ce qui vient d’être dit, convenons encore de
ceci.

PROTARQUE.
De quoi?

SOCRATE.
Que nous entreprenons l’un et l’autre d’expliquer quelle
est la manière d’être et la disposition de l’âme capable
de procurer à tous les hommes une vie heureuse. N’est-
ce pas là ce que nous nous proposons?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Ne dites-vous point, Philèbe et toi, que cette manière
d’être consiste dans le plaisir, et moi, qu’elle consiste
dans la sagesse?

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Mais que serait-ce, si nous en découvrions quelque autre
préférable à ces deux-là? N’est-il pas vrai que si nous
trouvons qu’elle a plus d’affinité avec le plaisir, nous
aurons à la vérité le dessous toi et moi vis-à-vis de ce
troisième genre de vie également supérieur au plaisir et

à la sagesse, mais que la vie de plaisir l’emportera sur la
vie sage?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et que, si elle a plus d’analogie avec la sagesse, la
sagesse triomphera du plaisir, et celui-ci sera vaincu?
Êtes-vous d’accord avec moi là-dessus? Qu’en pensez-
vous l’un et l’autre?

PROTARQUE.
Pour moi, cela me paraît évident.

SOCRATE.
Et toi, Philèbe, que t’en semble?

PHILÈBE.
Je pense, et je penserai toujours que la victoire est tout
entière du côté de la volupté. Mais c’est à toi d’en juger,
Protarque.

PROTARQUE.
Puisque tu nous as remis la dispute, Philèbe, tu n’es plus
le maître d’accorder ou de contester rien à Socrate.

PHILÈBE.
Tu as raison. Ainsi la déesse de la volupté n’aura pas de
reproche à me faire, et dès à présent, je l’en prends elle-
même à témoin.

PROTARQUE.
Nous te rendrons témoignage auprès d’elle que tu as
parlé comme tu fais. Maintenant, Socrate, avec
l’agrément de Philèbe, ou de quelque manière qu’il
prenne la chose, tâchons d’achever cette discussion.

SOCRATE.
Oui, et commençons par cette déesse qui s’appelle
Vénus, à ce que dit Philèbe, mais dont le véritable nom
est la volupté.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
J’ai toujours, Protarque, au sujet des noms des dieux,
une crainte au-dessus de toutes les craintes humaines;
et, dans cette occasion, je donne à Vénus le nom qui lui
plaira davantage. Quant à la volupté, je sais qu’elle a
plus d’une forme; et, comme j’ai dit, il nous faut
commencer par celle, en examinant quelle est sa nature.
Au premier coup-d’œil on la prendrait pour une chose
simple: néanmoins elle prend des formes de toute
espèce, et, à quelques égards, dissemblables entre elles.
En effet, fais-y attention. Nous disons qu’il y a le plaisir
du libertinage et celui de la tempérance; que l’insensé,
plein d’opinions et d’espérances folles, a du plaisir, et
que le sage en trouve aussi dans la sagesse. Or, si on
osait dire que ces deux espèces de plaisirs sont
semblables entre eux, ne passerait-on point à juste titre

pour un extravagant?

PROTARQUE.
Il est vrai, Socrate que ces plaisirs naissent de causes
opposées, mais ils ne sont pas pour cela opposés l’un à
l’autre. Car, comment le plaisir ne serait-il pas ce qu’il y
a au monde de plus ressemblant au plaisir, c’est-à-dire à
lui-même?

SOCRATE.
A ce compte, la couleur, mon cher, ne différerait en rien
de la couleur, en tant que couleur. Cependant nous
savons tous que le noir n’est pas seulement différent du
blanc, mais qu’il lui est encore tout-à-fait opposé.
Pareillement, à ne considérer que le genre: toute figure
est la même chose qu’une autre figure; mais si l’on
compare les espèces ensemble, il y en a de très
opposées entre elles, et d’autres même diversifiées à
l’infini. Nous trouverons beaucoup d’autres choses qui
sont dans le même cas. Ainsi, n’ajoute pas foi à la raison
que tu viens d’alléguer, qui confond en un les objets les
plus contraires. Or, j’appréhende que nous ne
découvrions des plaisirs contraires à d’autres plaisirs.

PROTARQUE.
Peut-être y en a-t-il. Mais quel tort cela fait-il à l’opinion
que je défends?

SOCRATE.
C’est que ces plaisirs étant dissemblables, tu les appelles,
disons-nous, d’un nom qui ne leur convient pas. Car tu

dis que toutes les choses agréables sont bonnes; et
personne à la vérité ne te soutiendra que ce qui est
agréable n’est point agréable: mais la plupart des plaisirs
étant mauvais, et quelques-uns bons, comme nous le
prétendons, tu leur donnes néanmoins à tous le nom de
bons, quoique tu reconnaisses qu’ils sont dissemblables,
si l’on te force à cet aveu dans la discussion. Quelle
qualité commune vois-tu donc également dans les
plaisirs bons et mauvais qui t’engage à les comprendre
tous sous le nom de bien?

PROTARQUE.
Comment dis-tu, Socrate? Crois-tu qu’après avoir mis en
principe que le plaisir est le bien, on t’accorde et on te
laisse passer qu’il y a de certains plaisirs qui sont bons,
et d’autres qui sont mauvais?

SOCRATE.
Tu avoueras du moins qu’il y en a de dissemblables entre
eux, et quelques-uns de contraires.

PROTARQUE.
Nullement, du moins en tant qu’ils sont des plaisirs.

SOCRATE.
Nous retombons de nouveau dans le même discours,
Protarque. Nous dirons par conséquent qu’un plaisir ne
diffère point d’un plaisir, et qu’ils sont tous semblables:
les exemples que j’ai allégués tout-à-l’heure ne nous
blesseront en rien, nous essaierons de dire, et nous
dirons ce que disent les hommes les plus ineptes et tout-

à-fait neufs dans l’art de discuter.

PROTARQUE.
Quoi donc?

SOCRATE.
Si, pour l’imiter et te rendre la pareille, je m’avise de
soutenir qu’il y a une ressemblance parfaite entre les
choses les plus dissemblables, je pourrais faire valoir les
mêmes raisons que toi; et par là, nous paraîtrons plus
novices dans la discussion qu’il ne nous convient de
l’être, et le sujet que nous traitons nous échappera des
mains. Reprenons-le donc et remettons-le à flot; peut-
être, en prenant la même direction, parviendrons-nous
au même point.

PROTARQUE.
Dis-moi donc comment.

SOCRATE.
Suppose, Protarque, que tu m’interroges à ton tour.

PROTARQUE.
Eh bien?

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que la sagesse, la science, l’intelligence
et toutes les autres choses que j’ai mises au
commencement au rang des biens, lorsqu’on m’a
demandé ce que c’est que le bien, se trouveront dans le
même cas que ton plaisir?

PROTARQUE.
Par où?

SOCRATE.
Par exemple, la science paraîtra, non pas une, mais
divisée en plusieurs sciences, et quelques sciences
paraîtront dissemblables entre elles; et même, si par
hasard il s’en rencontrait d’opposées, serais-je digne de
disputer avec toi, si dans la crainte de reconnaître cette
opposition, je disais qu’aucune science n’est différente
d’une autre? en sorte que cette conversation s’en allât en
un vain propos, et que nous nous tirassions d’affaire au
moyen d’une absurdité. Mais non, il ne faut pas que cela
nous arrive, Tirons-nous d’affaire, à la bonne heure;
mais évitons l’absurdité. Mon avis est que nous mettions
de l’égalité entre nous dans cette discussion: qu’il y ait
donc plusieurs plaisirs, et qu’ils soient dissemblables;
plusieurs sciences, et qu’elles soient différentes. Ainsi,
Protarque, ne dissimulons point que mon bien et le tien
renferment chacun en lui-même des éléments différents;
exposons hardiment au grand jour cette différence:
peut-être qu’après avoir été discutée, elle nous fera
connaître s’il faut dire que le plaisir est le bien, ou si
c’est la sagesse, ou une troisième chose. Car nous ne
disputons pas sans doute maintenant l’un et l’autre, pour
que mon opinion l’emporte, ou la tienne: mais il faut que
nous nous réunissions tous deux en faveur de ce qui est
le plus vrai.

PROTARQUE.

Il le faut, sans contredit.

SOCRATE.
Ainsi, fortifions encore davantage ce discours par des
aveux mutuels.

PROTARQUE.
Quel discours?

SOCRATE.
Celui qui cause de grands embarras à tous les hommes,
volontairement et involontairement, et en toute occasion.

PROTARQUE.
Explique-toi plus clairement.

SOCRATE.
Je parle du discours qui s’est jeté par hasard dans notre
entretien, et qui est d’une nature tout-à-fait
extraordinaire. C’est en effet une chose étrange à dire,
que plusieurs sont un, et qu’un est plusieurs; et il est
aisé d’embarrasser quiconque soutient en cela le pour et
le contre.

PROTARQUE.
As-tu ici en vue ce qu’on dit, que moi Protarque, par
exemple, je suis un par nature, et ensuite qu’il y a
plusieurs moi contraires les uns aux autres, tout à-la-fois
grands et petits, pesants et légers et mille autres choses
semblables?

SOCRATE.
Tu viens de dire, Protarque, sur un et plusieurs, une de
ces merveilles qui sont connues de tout le monde; et on
est d’accord aujourd’hui qu’il ne faut point toucher à de
semblables questions, que l’on regarde comme puériles,
triviales, et n’étant bonnes qu’à arrêter dans les
discussions. On ne veut pas même qu’on s’amuse aux
questions suivantes: lorsque quelqu’un, ayant séparé par
le discours tous les membres et toutes les parties d’une
chose, et avoué que tout cela n’est que cette chose qui
est une, se moque ensuite de lui-même et se réfute,
comme ayant été réduit à admettre des chimères, savoir,
qu’un est plusieurs et une infinité, et que plusieurs ne
sont qu’un.

PROTARQUE.
Quelles sont donc, en ce genre, les autres merveilles
dont tu veux parler, Socrate, qui font tant de bruit, et sur
lesquelles on n’est point d’accord?

SOCRATE.
C’est, mon enfant, lorsque cette unité n’est point prise
parmi les choses sujettes à la génération et à la
corruption, comme celles dont nous venons de faire
mention. Car en ce cas, et quand il est question de cette
espèce d’unités, on convient, comme nous le disions
tout-à-l’heure, qu’il ne faut entreprendre de réfuter
personne. Mais lorsqu’on parle de l’idée de l’homme ou
du bœuf en général, du beau, du bon, c’est sur ces
unités et les autres de même nature que l’on s’échauffe
beaucoup sans pouvoir s’entendre.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
Premièrement, on conteste si l’on doit admettre ces
sortes d’unités, comme réellement existantes. Puis on
demande comment chacune d’elles est toujours la
même, et peut, sans admettre en soi ni génération, ni
corruption, rester constamment la même unité; ensuite,
s’il faut dire que cette unité existe dans les êtres soumis
à la génération et infinis en nombre, divisée par parcelles
et devenue plusieurs, ou que dans chacun elle est tout
entière, bien que hors d’elle-même: ce qui paraît la
chose du monde la plus impossible, qu’une seule et
même unité existe à-la-fois dans une et plusieurs choses.
Ce sont ces questions, Protarque, qui sont la source des
plus grands embarras, lorsqu’on y répond mal, et aussi
des plus grandes clartés, lorsqu’on y répond bien.

PROTARQUE.
N’est-ce point par-là, Socrate, qu’il nous faut d’abord
entrer en matière?

SOCRATE.
Oui, à ce que je pense.

PROTARQUE.
Sois persuadé que tous tant que nous sommes ici ,
nous pensons comme toi sur ce point. Pour Philèbe,
peut-être est-ce le mieux de ne pas lui demander son

avis, de peur, comme on dit, de déranger ce qui est
bien.

SOCRATE.
A la bonne heure. Par où entamerons-nous cette
controverse qui a tant de parties et de formes diverses?
n’est-ce point par ici?

PROTARQUE.
Par où?

SOCRATE.
Je dis que ce rapport d’un et plusieurs se trouve partout
et toujours, de tout temps comme aujourd’hui, dans
chacune des choses dont on parle. Jamais il ne cessera
d’être, et il n’a jamais commencé d’exister: mais, autant
qu’il me paraît, c’est une qualité inhérente au discours,
immortelle et incapable de vieillir. Le jeune homme qui
se sert pour la première fois de cette formule, charmé
comme s’il avait découvert un trésor de sagesse, est
transporté de joie jusqu’à l’enthousiasme, et il n’est point
de sujet qu’il ne se plaise à remuer, tantôt le roulant et
le confondant en un, tantôt le développant et le coupant
par morceaux, s’embarrassant lui-même et quiconque
l’approche, plus jeune et plus vieux ou de même âge que
lui; il ne fait quartier ni à son père, ni à sa mère, ni à
aucun de ceux qui l’écoutent: il attaque non-seulement
les hommes, mais en quelque sorte tous les êtres; et je
réponds qu’il n’épargnerait aucun barbare, s’il pouvait se
procurer un truchement.

PROTARQUE.
Ne vois-tu point, Socrate, que nous sommes en grand
nombre, et tous jeunes gens ? et ne crains-tu pas
que, nous joignant à Philèbe, nous ne tombions sur toi,
si tu nous insultes? Quoi qu’il en soit, nous comprenons
ta pensée et s’il y a quelque moyen de faire sortir
paisiblement tout ce tumulte de notre conversation, et
de trouver un chemin plus beau que celui-là pour
parvenir au but de nos recherches, entres-y le premier;
nous te suivrons, selon nos forces. Car la question
présente, Socrate, n’est point de petite conséquence.

SOCRATE.
Je le sais bien, mes enfants, comme vous appelle
Philèbe. Il n’y a point et il ne peut y avoir de voie plus
belle, que celle que j’ai toujours aimée; mais elle a
échappé déjà un grand nombre de fois à mes poursuites,
me laissant seul et dans l’embarras.

PROTARQUE.
Quelle est-elle? nomme-la seulement.

SOCRATE.
Il n’est pas malaisé de la faire connaître; mais il est très
difficile de la suivre. Toutes les découvertes où l’art entre
pour quelque chose, qui ont jamais été faites ne l’ont été
que par ce moyen. Considère bien quel est celui dont je
parle.

PROTARQUE.
Dis seulement.

SOCRATE.
C’est, selon moi, un présent fait aux hommes par les
dieux, apporté d’en haut avec le feu par quelque
Prométhée; et les anciens, qui valaient mieux que nous,
et qui étaient plus près des dieux, nous ont transmis
cette tradition, que toutes les choses auxquelles on
attribue une existence éternelle sont composées d’un et
de plusieurs, et réunissent en elles, par leur nature, le
fini et l’infini: que telle étant la disposition des choses, il
faut dans toute recherche s’attacher toujours à la
découverte d’une seule idée: qu’on trouvera qu’il y en a
une; et que l’ayant découverte, il faut examiner si après
celle-là il y en a deux, sinon trois, ou quelque autre
nombre; ensuite faire la même chose par rapport à
chacune de ces idées, jusqu’à ce qu’on vît non-
seulement que l’unité primitive est une et plusieurs et
une infinité, mais encore combien d’espèces elle contient
en soi: qu’on ne doit point appliquer à la multitude l’idée
de l’infini, avant d’avoir saisi par la pensée tous les
nombres déterminés qui sont en elle entre l’infini et
l’unité; et qu’alors seulement on peut laisser chaque
individu aller se perdre dans l’infini. Ce sont les dieux qui
nous ont donné cet art d’examiner, d’apprendre, et de
nous instruire les uns les autres. Mais les sages d’entre
les hommes d’aujourd’hui font un à l’aventure, et
plusieurs plus tôt ou plus tard qu’il ne faut. Après l’unité,
ils passent tout de suite à l’infini, et les nombres
intermédiaires leur échappent. Cependant ce sont ces
intermédiaires qui distinguent la discussion conforme aux
lois de la dialectique, de celle qui n’est que contentieuse.

PROTARQUE.
Il me paraît, Socrate, que je comprends une partie de ce
que tu dis; mais j’aurais besoin, sur certains points,
d’une explication plus claire.

SOCRATE.
Ce que j’ai dit, Protarque, est très clair pour les lettres:
vois ce qui en est dans les choses qu’on t’a apprises dès
l’enfance.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
La voix qui nous sort de la bouche est une, et en même
temps infinie en nombre pour tous et pour chacun.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Nous ne sommes point encore savants par l’un ni par
l’autre de ces points, ni parce que nous savons que la
voix est infinie, ni parce que nous savons qu’elle est une;
mais de savoir combien elle a d’éléments distincts, et
quels ils sont, c’est là ce qui nous rend grammairiens.

PROTARQUE.
Cela est très vrai.

SOCRATE.
C’est aussi la même chose qui fait le musicien.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
La voix considérée par rapport à cet art est une.

PROTARQUE.
Nul doute.

SOCRATE.
Mettons-en de deux sortes, l’une grave, l’autre aiguë, et
une troisième; n’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Si tu ne sais que cela, tu n’es point encore habile dans la
musique; et si tu l’ignores, tu n’es, pour ainsi dire,
capable de rien en ce genre.

PROTARQUE.
Non, assurément.

SOCRATE.
Mais, mon cher ami, quand tu connais le nombre des
intervalles de la voix, tant pour le son aigu que pour le
son grave, la qualité et les bornes de ces intervalles, et

les systèmes qui en résultent; systèmes que les anciens
ont découverts, et qu’ils nous ont laissés, à nous qui
marchons sur leurs traces, sous le nom d’harmonies,
comme aussi ils nous ont appris que des propriétés
semblables se trouvent dans les mouvements du corps,
et qu’étant mesurées par les nombres, elles doivent
s’appeler rythmes et mesures: et en même temps que
nous devons procéder de cette manière dans l’examen
de tout ce qui est un et plusieurs; oui, lorsque tu as
compris tout cela, c’est alors que tu es savant; et quand,
en suivant la même méthode, tu es parvenu à
comprendre quelque autre chose que ce soit, tu as
acquis l’intelligence de cette chose. Mais, perdu dans
l’infini, tout échappe à la connaissance; et, pour n’avoir
fait le compte précis d’aucune chose, tu n’es toi-même
compté pour rien .

PROTARQUE.
Il me paraît, Philèbe, que ce que vient de dire Socrate
est parfaitement bien dit.

PHILÈBE.
Je pense de même: mais que nous fait ce discours, et où
en veut-il venir?

SOCRATE.
Philèbe nous a fait cette question fort à propos,
Protarque.

PROTARQUE.
Assurément: réponds-lui donc.

SOCRATE.
Je le ferai, après que j’aurai dit encore un mot sur cette
matière. De même que, lorsqu’on a pris une unité
quelconque, il ne faut pas, disons-nous, jeter tout
aussitôt les yeux sur l’infini, mais sur un certain nombre:
ainsi, quand on est forcé de commencer par l’infini, il ne
faut point passer tout de suite à l’unité, mais porter les
regards sur un certain nombre, qui renferme une
certaine quantité d’individus, et aboutir enfin à l’unité.
Tâchons de concevoir ceci en prenant de nouveau les
lettres pour exemple.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
On remarqua d’abord que la voix était infinie, soit que
cette découverte vienne d’un dieu, ou de quelque
homme divin, comme on le raconte en Égypte d’un
certain Theuth, qui le premier aperçut dans cet infini les
voyelles, comme étant, non pas un, mais plusieurs; et
puis d’autres lettres qui, sans être des voyelles, ont
pourtant un certain son; et il reconnut qu’elles avaient
pareillement un nombre déterminé; ensuite il distingua
une troisième espèce de lettres, que nous appelons
aujourd’hui muettes: après ces observations, il sépara
une à une les lettres muettes et privées de son; ensuite il
en fit autant par rapport aux voyelles et par rapport aux
moyennes; jusqu’à ce qu’en ayant saisi le nombre, il leur
donna à toutes et à chacune le nom d’élément. De plus,

voyant qu’aucun de nous ne pourrait apprendre aucune
de ces lettres toute seule, et sans les apprendre toutes, il
en imagina le lien, comme une unité; et se représentant
tout cela comme ne faisant qu’un tout, il donna à ce tout
le nom de grammaire, comme n’étant aussi qu’un seul
art.

PHILÈBE.
J’ai compris ceci, Protarque, plus clairement que ce qui a
été dit précédemment, et l’un m’a servi à concevoir
l’autre. Mais à présent, ainsi qu’un peu plus haut, je
trouve toujours la même chose à redire à ce discours.

SOCRATE.
N’est-ce point, Philèbe, quel rapport a tout cela à notre
sujet?

PHILÈBE.
Oui, c’est ce que nous cherchons depuis longtemps,
Protarque et moi.

SOCRATE.
En vérité, vous êtes au milieu de ce que vous cherchez,
dites-vous, depuis longtemps.

PHILÈBE.
Comment?

SOCRATE.
Notre entretien n’a-t-il point pour objet dès le
commencement la sagesse et le plaisir, pour savoir

laquelle de ces deux choses est préférable à l’autre?

PHILÈBE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Ne disions-nous point que chacune d’elles est une?

PHILÈBE.
Assurément.

SOCRATE.
Eh bien, le discours que vous venez d’entendre vous
demande comment chacune d’elles est une et plusieurs;
et comment elles ne sont pas tout de suite infinies, mais
comment elles contiennent l’une et l’autre un certain
nombre déterminé, avant que chacune parvienne à
l’infini.

PROTARQUE.
Socrate, après nous avoir fait faire je ne sais comment
bien des circuits, nous a jetés, Philèbe, dans une
question qui n’est point aisée. Vois qui de nous deux y
répondra. Peut-être est-il ridicule, qu’ayant pris tout-à-
fait ta place dans cette dispute, et m’étant engagé à la
soutenir, je te somme de répondre, parce que je ne suis
pas en état de le faire; mais il serait, je pense, plus
ridicule encore que nous ne puissions répondre ni l’un ni
l’autre. Vois donc quel parti nous prendrons. Il me paraît
que Socrate nous demande si le plaisir a des espèces ou
non, combien et quelles elles sont; et qu’il attend de

nous la même chose par rapport à la sagesse.

SOCRATE.
Tu dis très vrai, fils de Callias. En effet, si nous ne
pouvons satisfaire à cette question sur tout ce qui est
un, semblable à soi et toujours le même, et sur son
contraire, aucun de nous, comme l’a montré le discours
précédent, n’entendra jamais rien à quoi que ce soit.

PROTARQUE.
Il y a toute apparence, Socrate. Mais s’il est beau pour le
sage de tout connaître, il me semble qu’il y a un second
degré, qui est de ne pas se méconnaître soi-même. Je
vais te dire pourquoi je parle de la sorte. Tu nous as
accordé cet entretien, Socrate, et tu t’es livré à nous,
pour découvrir ensemble quel est le plus excellent des
biens humains. Philèbe a dit que c’est le plaisir,
l’agrément, la joie; tu as soutenu au contraire que les
meilleurs biens ne sont point ceux-là, mais ceux-ci; et si
nous nous rappelons souvent à nous-mêmes avec une
sorte de recherche la difficulté qui nous sépare, ce n’est
pas sans raison, mais afin que, étant gravée dans notre
mémoire, nous soyons en état de la bien discuter de part
et d’autre: tu dis donc, à ce qu’il semble, que le bien
qu’il faut regarder comme véritablement supérieur au
plaisir, c’est l’intelligence, la science, la prudence, l’art,
et tous les autres biens de ce genre, et que ce sont les
seuls qu’il faut travailler à acquérir. La dispute s’étant
ainsi engagée des deux côtés, nous t’avons menacé en
badinant de ne pas te laisser retourner chez toi, que
cette question ne fût suffisamment décidée; et toi, tu y

as consenti, et tu t’es donné à nous pour cela. Nous te
disons donc, comme les enfants, qu’on ne peut plus
reprendre ce qui a été une fois bien donné. Ainsi, cesse
de diriger comme tu fais cette discussion.

SOCRATE.
De quelle manière?

PROTARQUE.
En nous jetant dans l’embarras, et en nous proposant
des questions auxquelles nous ne pouvons trouver sur-
le-champ une réponse satisfaisante. Car ne nous
imaginons pas que la fin de cet entretien doive être de
nous réduire tous à ne savoir que dire. Mais lorsque
nous sommes hors d’état de répondre, c’est à toi de le
faire: tu nous l’as promis. Sur cela, délibère, s’il faut que
tu nous donnes la division du plaisir et de la science en
leurs espèces, ou si tu la laisseras là, et si tu peux et si
tu veux éclaircir d’une autre manière le sujet de notre
dispute.

SOCRATE.
Après ce que je viens d’entendre, il ne faut plus que
j’appréhende rien de fâcheux de votre part. Ce mot, si tu
veux, me délivre de toute crainte à cet égard. Et puis, il
me semble qu’un dieu m’a rappelé certaines choses à la
mémoire.

PROTARQUE.
Comment, et quelles sont-elles?

SOCRATE.
Je me souviens à ce moment d’avoir entendu dire
autrefois, en songe, ou étant éveillé, au sujet du plaisir
et de la sagesse, que ni l’un ni l’autre n’est le bien; mais
que ce nom appartient à une troisième chose, différente
de celles-ci et meilleure que toutes les deux. Or, si nous
découvrons avec évidence que cela est ainsi, il ne reste
plus au plaisir d’espérance de la victoire: car le bien ne
pourra plus être confondu avec lui? N’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Nous n’aurons plus besoin après cela de diviser le plaisir
en ses espèces, à ce qu’il me semble; la suite de ce
discours le montrera plus clairement.

PROTARQUE.
Fort bien commencé; achève de même.

SOCRATE.
Convenons auparavant ensemble de quelques petites
choses.

PROTARQUE.
De quoi?

SOCRATE.
Est-ce une nécessité que la condition du bien soit
parfaite, ou qu’elle ne le soit point?

PROTARQUE.
La plus parfaite, Socrate.

SOCRATE.
Mais quoi? le bien est-il suffisant par lui-même?

PROTARQUE.
Sans contredit; et c’est en cela que consiste sa différence
d’avec tout le reste.

SOCRATE.
Ce qu’il me paraît le plus indispensable d’affirmer du
bien, c’est que tout ce qui le connaît, le recherche, le
désire, s’efforce d’y atteindre et de le posséder, se
mettant peu en peine de toutes les autres choses, hormis
celles dont la possession peut s’accorder avec la sienne.

PROTARQUE.
Il est impossible de ne pas convenir de tout ceci.

SOCRATE.
Examinons à présent et jugeons la vie de plaisir et la vie
sage, les prenant chacune à part.

PROTARQUE.
Comment dis-tu?

SOCRATE.
Que la sagesse n’entre pour rien dans la vie de plaisir, ni
le plaisir dans la vie sage. Car si l’un de ces deux états

est le bien, il faut qu’il n’ait plus absolument besoin de
rien: et si l’un ou l’autre nous paraît avoir besoin de
quelque autre chose, il n’est pas le vrai bien pour nous.

PROTARQUE.
Comment le serait-il?

SOCRATE.
Veux-tu que nous fassions sur toi-même l’épreuve de ce
qui en est?

PROTARQUE.
Volontiers.

SOCRATE.
Réponds-moi donc.

PROTARQUE.
Parle.

SOCRATE.
Consentirais-tu, Protarque, à passer toute ta vie dans la
jouissance des plus grands plaisirs?

PROTARQUE.
Pourquoi non?

SOCRATE.
S’il ne te manquait rien de ce côté-là, croirais-tu avoir
besoin de quelque autre chose?

PROTARQUE.
D’aucune.

SOCRATE.
Examine bien, si tu n’aurais besoin ni de penser, ni de
concevoir, ni de raisonner juste, ni de rien de semblable:
quoi! pas même de voir?

PROTARQUE.
A quoi bon? Avec le bien-être, j’aurais tout.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que, vivant de la sorte, tu passerais tes
jours dans les plus grands plaisirs?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Mais n’ayant ni intelligence, ni mémoire, ni science, ni
jugement vrai, c’est une nécessité, qu’étant privé de
toute réflexion, tu ignores même si tu as du plaisir, ou
non.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Et puis, étant dépourvu de mémoire, c’est encore une
nécessité que tu ne te souviennes point si tu as eu du
plaisir autrefois, et qu’il ne te reste pas le moindre

souvenir du plaisir que tu ressens dans le moment
présent: et même, que ne jugeant pas vrai, tu ne croies
pas sentir de la joie dans le temps que tu en sens, et
qu’étant destitué de raisonnement, tu sois incapable de
conclure que tu te réjouiras dans le temps à venir; enfin,
que tu mènes la vie, non d’un homme, mais d’un
poumon marin, ou de ces espèces d’animaux de mer qui
vivent enfermés dans des coquillages. Cela est-il vrai? ou
pouvons-nous nous former quelque autre idée de cet
état?

PROTARQUE.
Et comment s’en formerait-on une autre idée?

SOCRATE.
Et bien, une pareille vie est-elle désirable?

PROTARQUE.
Ce discours, Socrate, me met dans le cas de ne savoir
absolument que dire.

SOCRATE.
Ne nous décourageons pas encore: passons à la vie de
l’intelligence, et considérons-la.

PROTARQUE.
De quelle vie parles-tu?

SOCRATE.
Quelqu’un de nous voudrait-il vivre, ayant en partage
toute la sagesse, l’intelligence, la science, la mémoire

qu’on peut avoir, à condition qu’il ne ressentirait aucun
plaisir, ni petit, ni grand, ni pareillement aucune douleur,
et qu’il n’éprouverait absolument aucun sentiment de
cette nature?

PROTARQUE.
Ni l’un ni l’autre état, Socrate, ne me paraît digne
d’envie, et je ne crois pas qu’il paraisse jamais tel à
personne.

SOCRATE.
Mais quoi? si on réunissait ensemble ces deux états,
Protarque, et que de leur mélange on en fît un seul qui
tînt de l’un et de l’autre?

PROTARQUE.
Parles-tu de celui où le plaisir, l’intelligence et la sagesse
entreraient en commun?

SOCRATE.
Oui, je parle de celui-là même.

PROTARQUE.
Il n’est personne qui ne le choisît préférablement à l’un
ou l’autre des deux; je ne dis pas tel ou tel homme, mais
tout le monde sans exception.

SOCRATE.
Concevons-nous ce qui résulte à présent de ce qu’on
vient de dire?

PROTARQUE.
Oui: c’est que de trois genres de vie qu’on a proposés, il
y en a deux qui ne sont ni suffisants par eux-mêmes, ni
désirables pour aucun homme, ni pour aucun être.

SOCRATE.
N’est-ce pas désormais une chose évidente à l’égard de
ces deux genres de vie, que le bien ne se rencontre ni
dans l’un ni dans l’autre? puisque si cela était, ce genre
de vie serait suffisant, parfait, digne du choix de tous les
êtres, plantes ou animaux, qui auraient la faculté de
vivre toujours de cette manière; et que si quelqu’un de
nous s’attachait à une autre condition, ce choix serait
contre la nature de ce qui est véritablement désirable, et
un effet involontaire de l’ignorance ou de quelque
fâcheuse nécessité.

PROTARQUE.
Il paraît effectivement que la chose est ainsi.

SOCRATE.
J’ai donc, ce me semble, suffisamment démontré que la
déesse de Philèbe ne doit pas être regardée comme
étant la même chose que le bien.

PHILÈBE.
Ton intelligence, Socrate, n’est pas le bien non plus: car
elle est sujette aux mêmes reproches.

SOCRATE.
Oui, la mienne peut-être, Philèbe; mais pour

l’intelligence véritable, l’intelligence divine, je ne pense
pas qu’il en soit de même. Ainsi, je ne dispute point
contre la vie mixte la victoire en faveur de l’intelligence:
mais il faut voir et examiner quel parti nous prendrons
par rapport au second prix. Peut-être dirons-nous, moi
que l’intelligence, toi que la volupté est la principale
cause du bonheur de cet état mixte; et de cette sorte,
quoique ni l’une ni l’autre ne soit le bien, l’une ou l’autre
pourrait être regardée comme en étant la cause. Or, sur
ce point, je suis plus disposé que jamais à soutenir
contre Philèbe que, quelle que soit la chose qui rend
cette vie mélangée désirable et bonne, l’intelligence a
plus d’affinité et de ressemblance avec elle que la
volupté. Et, dans cette supposition, on peut dire avec
vérité que la volupté n’a droit de prétendre ni au
premier, ni au second prix; elle est même encore plus
éloignée du troisième, s’il faut ajouter foi à mon
intelligence.

PROTARQUE.
Il paraît, Socrate, que voilà la volupté hors de combat,
frappée en quelque manière par les raisons que tu viens
d’exposer: elle aspirait au premier prix, et la voilà
terrassée. Mais, selon toute apparence, il faut dire aussi
que l’intelligence aurait tort de prétendre à la victoire:
car elle serait dans le même cas. Mais si la volupté était
privée du second prix, ce serait une ignominie pour elle
auprès de ses amants, et à leurs yeux elle perdrait
beaucoup de sa beauté.

SOCRATE.

Mais quoi? ne vaut-il pas mieux laisser désormais le
plaisir tranquille, au lieu de lui faire de la peine, en lui
faisant subir l’examen le plus rigoureux et le poussant à
bout?

PROTARQUE.
C’est comme si tu ne disais rien, Socrate.

SOCRATE.
Est-ce parce que j’ai dit, faire de la peine au plaisir, ce
qui est impossible?

PROTARQUE.
Non-seulement pour cela, mais parce que tu ne sais
point qu’aucun de nous ne te laissera partir, que cette
dispute ne soit entièrement terminée.

SOCRATE.
Dieux! quel long discours, Protarque, il nous reste
encore, et nullement aisé pour le présent! Car si nous
aspirons au second prix en faveur de l’intelligence, je
vois qu’il faudra s’adresser ailleurs pour avoir, en
quelque sorte, d’autres traits que ceux du discours
précédent: il en est pourtant quelques-uns qui pourront
encore nous servir. Voyons, le faut-il?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Tâchons d’être extrêmement sur nos gardes, en

commençant ce nouveau discours.

PROTARQUE.
Quel est ce commencement?

SOCRATE.
Partageons en deux, ou plutôt, si tu veux, en trois, tous
les êtres de cet univers.

PROTARQUE.
Comment? explique-toi.

SOCRATE.
Reprenons quelque chose de ce qui a été dit.

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
N’avons-nous pas dit tout-à-l’heure que la Divinité a
enseigné que les êtres sont les uns infinis, les autres
finis?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Rangeons donc les êtres en deux espèces, et mettons
pour une troisième celle qui résulte du mélange de ces
deux-ci. Mais je me rends pleinement ridicule, à ce que
je vois, avec mes divisions d’espèces et ma manière de

les compter.

PROTARQUE.
Que veux-tu dire, mon cher?

SOCRATE.
Il me paraît que j’ai encore besoin d’un quatrième genre.

PROTARQUE.
Lequel?

SOCRATE.
Saisis par la pensée la cause du mélange des deux
premières espèces, et mets-la avec les trois autres pour
la quatrième.

PROTARQUE.
N’aurais-tu pas affaire d’une cinquième, qui puisse en
faire la séparation?

SOCRATE.
Peut-être: mais en ce moment je ne le pense pas. En
tout cas si j’en ai besoin, tu ne trouveras pas mauvais
que j’aille à la poursuite d’une cinquième manière d’être.

PROTARQUE.
Non.

SOCRATE.
De ces quatre espèces, mettons-en d’abord trois à part;
et de celles-ci, considérons-en deux, et suivons-les dans

toutes leurs branches et leurs divisions: puis ramenons
chacune d’elles à une seule idée; et tâchons ainsi de
découvrir par où elles sont l’une et l’autre une et
plusieurs.

PROTARQUE.
Si tu veux bien t’expliquer plus clairement, peut-être
pourrai-je te suivre.

SOCRATE.
Je dis donc que les deux par lesquelles je propose de
commencer l’examen, sont celles dont j’ai parlé tout-à-
l’heure, l’infini et le fini. Je vais m’efforcer de montrer
que l’infini est en quelque sorte plusieurs. Quant au fini,
qu’il nous attende.

PROTARQUE.
Il attendra.

SOCRATE.
Vois: ce que je t’exhorte à considérer est difficile et sujet
à contestation; vois pourtant. En premier lieu, examine si
tu découvriras du fini dans ce qui est plus chaud ou plus
froid; ou si le plus et le moins qui réside dans cette
espèce d’êtres, tant qu’il y réside, ne les empêche point
d’avoir des bornes précises; car aussitôt qu’ils sont finis,
leur fin est venue .

PROTARQUE.
Cela est très vrai.

SOCRATE.
Le plus et le moins, disons-nous, se rencontre donc
toujours dans ce qui est plus chaud ou plus froid.

PROTARQUE.
Oui, certes.

SOCRATE.
Ainsi, la raison nous montre toujours que ces deux
choses n’ont pas de fin, et n’ayant pas de fin, elles sont
nécessairement infinies.

PROTARQUE.
Très fort, Socrate.

SOCRATE.
Tu as compris à merveille ma pensée, mon cher
Protarque, et tu me rappelles que le terme de fort dont
tu viens de te servir, et celui de doucement, ont la même
vertu que le plus et le moins: car, quelque part qu’ils se
trouvent, ils ne souffrent point que la chose ait une
quantité déterminée; mais y mettant toujours du plus
fort relativement à du plus faible, et réciproquement, ils
produisent en tout le plus et le moins, et font disparaître
le combien. En effet, comme il a été dit, s’ils ne faisaient
pas disparaître le combien, et qu’ils le laissassent, lui et
la mesure, prendre la place du plus et du moins, du fort
et du doucement, dès-lors ils ne subsisteraient plus dans
le lieu qu’ils occupaient; car ayant admis le combien, ils
ne seraient plus ni plus chauds ni plus froids, ce qui est
plus chaud croissant toujours, sans jamais s’arrêter, et

ce qui est plus froid pareillement: au lieu que le combien
est fixe, et cesse d’être dès qu’il va en avant. D’où il
suivrait que ce qui est plus chaud est infini, ainsi que son
contraire.

PROTARQUE.
Du moins la chose paraît telle, Socrate. Mais, comme tu
disais, cela n’est point aisé à suivre. Peut-être qu’en y
revenant à plusieurs reprises, nous tomberons
parfaitement d’accord, toi qui interroges et moi qui
réponds.

SOCRATE.
Tu as raison, et c’est ce que nous tâcherons de faire.
Pour le présent, vois si nous admettrons ce caractère
distinctif de la nature de l’infini, pour ne pas trop nous
étendre en les parcourant tous.

PROTARQUE.
De quel caractère parles-tu?

SOCRATE.
Tout ce qui nous paraîtra devenir plus et moins, recevoir
le fort et le doucement, et encore le trop et les autres
qualités semblables, il nous faut le rassembler en
quelque sorte en un, et le ranger dans l’espèce de
l’infini, suivant ce qui a été dit plus haut, qu’il fallait,
autant qu’il se peut, réunir les choses séparées et
partagées en plusieurs branches, et les marquer du
sceau de l’unité, s’il t’en souvient.

PROTARQUE.
Je m’en souviens.

SOCRATE.
Et ce qui n’admet point ces qualités, et reçoit, les
qualités contraires, premièrement l’égal et l’égalité,
ensuite le double, et tout ce qui est comme un nombre
est à un autre nombre, et une mesure à une autre
mesure, ne ferons-nous pas bien de le ranger dans la
classe du fini? Qu’en penses-tu?

PROTARQUE.
Ce sera très bien fait, Socrate.

SOCRATE.
Soit. Et sous quelle idée nous représenterons-nous la
troisième espèce qui résulte du mélange des deux
autres?

PROTARQUE.
C’est ce que tu m’apprendras, j’espère.

SOCRATE.
Ce ne sera pas moi, mais une divinité, s’il en est une qui
daigne exaucer mes prières.

PROTARQUE.
Prie donc, et réfléchis.

SOCRATE.
Je réfléchis; et il me semble, Protarque, qu’une divinité

nous a été favorable en ce moment.

PROTARQUE.
Comment dis-tu cela, et à quelle marque le reconnais-tu?

SOCRATE.
Je te le dirai: donne-moi toute ton attention.

PROTARQUE.
Tu n’as qu’à parler.

SOCRATE.
Nous parlions tout-à-l’heure de ce qui est plus chaud et
plus froid: n’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Ajoutes-y donc ce qui est plus sec et plus humide, plus
et moins nombreux, plus vite et plus lent, plus grand et
plus petit, et tout ce que nous avons compris ci-dessus
dans une seule espèce, savoir, celle qui reçoit le plus et
le moins.

PROTARQUE.
Tu parles de celle de l’infini.

SOCRATE.
Oui. Mêle présentement avec cette espèce les
phénomènes du fini.

PROTARQUE.
Quels phénomènes?

SOCRATE.
Ceux que nous aurions dû tout-à-l ‘heure rassembler
sous une seule idée, comme nous avons fait ceux de
l’infini. Nous ne l’avons pas fait: mais peut-être, pour le
moment, cela reviendra-t-il au même; et ces deux
espèces étant réunies, celle que nous cherchons
paraîtra.

PROTARQUE.
Mais encore une fois, quels phénomènes veux-tu dire, et
comment?

SOCRATE.
J’entends ceux de l’égal, du double, et tout ce qui fait
cesser l’inimitié entre les contraires, et produit entre eux
la proportion et l’accord en y introduisant le nombre.

PROTARQUE.
Je conçois. Il me paraît que tu veux dire que, si on mêle
ensemble ces deux espèces, chaque mélange produira
certaines choses.

SOCRATE.
Tu ne te trompes pas.

PROTARQUE.
Ainsi, poursuis.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que, dans les maladies, le juste mélange
du fini et de l’infini produit la santé?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Que le même mélange, lorsqu’il se fait en ce qui est aigu
et grave, vite et lent, phénomènes qui appartiennent à
l’infini, imprime le caractère du fini, et donne la forme la
plus parfaite à toute la musique?

PROTARQUE.
A merveille.

SOCRATE.
Pareillement, lorsqu’il a lieu à l’égard du froid et du
chaud, il en ôte le trop et l’infini, et y substitue la mesure
et la proportion.

PROTARQUE.
Cela est certain.

SOCRATE.
Les saisons et tout ce qu’il y a de beau dans la nature ne
naît-il pas de ce mélange de l’infini et du fini?

PROTARQUE.
.

Sans difficulté.

SOCRATE.
Je passe sous silence une infinité d’autres choses, telles
que la beauté et la force avec la santé, et dans l’âme
d’autres qualités très belles et en grand nombre. En
effet, ta déesse elle-même, beau Philèbe, faisant
réflexion à l’intempérance et à la dépravation des
hommes en tout genre, et voyant qu’ils ne mettent
aucune borne aux plaisirs et à l’accomplissement de
leurs désirs, y a fait entrer la loi et l’ordre qui sont du
genre fini. Tu prétends que borner le plaisir c’est le
détruire; et moi je soutiens au contraire que c’est le
conserver. Protarque, que t’en semble?

PROTARQUE.
Je suis tout-à-fait de ton avis, Socrate.

SOCRATE.
J’ai expliqué les trois premières espèces, si tu me
comprends bien.

PROTARQUE.
Je crois te comprendre. Tu mets, ce me semble, dans la
nature des choses une première espèce, l’infini; une
seconde, qui est le fini; pour la troisième, je ne la
conçois pas bien encore.

SOCRATE.
Cela vient, mon cher ami, de ce que la multitude des
productions de cette troisième espèce t’a étourdi.

Cependant l’infini nous en a offert aussi un grand
nombre: mais comme elles portaient toutes l’empreinte
du plus et du moins, elles se sont présentées à nous
sous une seule idée.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Pour le fini, il n’avait pas beaucoup de phénomènes, et
nous n’avons pas contesté qu’il ne fut un de sa nature.

PROTARQUE.
Comment aurions-nous pu le contester?

SOCRATE.
En aucune manière. Dis donc que je mets pour la
troisième espèce tout ce qui est produit par le mélange
des deux autres, et que la mesure qui accompagne le fini
fait passer à l’existence.

PROTARQUE.
J’entends.

SOCRATE.
Outre ces trois genres, il faut voir quel est celui que nous
avons dit être le quatrième. Nous allons faire cette
recherche en commun. Vois s’il te paraît nécessaire que
tout ce qui est produit, le soit en vertu de quelque
cause.

PROTARQUE.
Il me paraît qu’oui: car comment pourrait-il être produit
sans cela?

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que la nature de ce qui produit ne diffère
de la cause que de nom? en sorte qu’on peut dire avec
raison que la cause et ce qui produit sont une même
chose.

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Pareillement, nous trouverons, comme tout-à-l ‘heure,
qu’entre ce qui est produit et l’effet, il n’y a aucune
différence, si ce n’est de nom. N’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Ce qui produit ne précède-t-il point toujours par sa
nature; et ce qui est produit ne marche-t-il point après,
en tant qu’effet?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Ce sont, par conséquent, deux choses, et non pas la

même, que la cause, et ce que la puissance de la cause
fait passer à l’existence.

PROTARQUE.
J’en tombe d’accord.

SOCRATE.
Or les choses produites, et celles dont elles sont
produites, nous ont fourni trois espèces d’êtres.

PROTARQUE.
Oui, vraiment.

SOCRATE.
Eh bien, disons que la cause productrice de tous ces
êtres constitue une quatrième espèce, et qu’il est
suffisamment démontré qu’elle diffère des trois autres.

PROTARQUE.
Disons-le hardiment.

SOCRATE.
Ces quatre espèces ainsi distinguées, il est à propos,
pour les mieux graver chacune dans notre mémoire, de
les compter par ordre.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Ainsi, je mets pour la première l’infini, pour la seconde le

fini, puis pour la troisième l’existence réelle produite du
mélange des deux premières, et pour la quatrième la
cause de ce mélange et de cette production. Ne fais-je
point quelque faute en cela?

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
Voyons que nous reste-t-il à dire à présent? et quel est le
dessein qui nous a conduits jusqu’ici? N’est-ce point
celui-ci? Nous cherchions si le second prix appartient au
plaisir ou à la sagesse: n’est-il pas vrai?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
A présent donc que nous avons fait toutes ces
distinctions, ne porterons-nous pas probablement un
jugement plus assuré sur la première et la seconde place
qu’il faut assigner aux objets qui font la matière de cette
dispute?

PROTARQUE.
Peut-être.

SOCRATE.
Voyons donc. Nous avons accordé la victoire à la vie
mêlée de plaisir et de sagesse. Cela est-il vrai?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Nous voyons sans doute quelle est cette vie, et dans
quelle espèce il la faut placer.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Nous dirons, je pense, qu’elle fait partie de la troisième
espèce. Car cette espèce ne résulte pas du mélange de
deux choses particulières, mais de celui de tous les
infinis liés par le fini. C’est pourquoi nous avons raison
de dire que la vie à laquelle appartient la victoire fait
partie de cette espèce.

PROTARQUE.
Certainement.

SOCRATE.
A la bonne heure. Et ta vie de plaisir, qui n’est pas un
mélange, Philèbe, dans laquelle de ces espèces faut-il la
ranger pour lui assigner sa véritable place? Mais avant de
le dire, réponds-moi à ceci.

PHILÈBE.
Parle.

SOCRATE.

Le plaisir et la douleur ont-ils des bornes, ou sont-ils du
nombre des choses susceptibles du plus et du moins?

PHILÈBE.
Oui, elles sont de ce nombre, Socrate. Car le plaisir ne
serait pas le souverain bien, si de sa nature il n’était
infini en nombre et en grandeur.

SOCRATE.
Sans cela aussi, Philèbe, la douleur ne serait pas le
souverain mal. C’est pourquoi il nous faut jeter les yeux
ailleurs que sur la nature de l’infini, pour découvrir ce qui
communique aux plaisirs quelque parcelle du bien.
Mettons donc le plaisir du nombre des choses infinies.
Mais dans quelle classe, Protarque et Philèbe, pouvons-
nous, sans impiété, ranger la sagesse, la science et
l’intelligence? Il me paraît que le risque n’est pas
médiocre à répondre bien ou mal à la question présente.

PHILÈBE.
Tu élèves bien haut ta déesse, Socrate.

SOCRATE.
Tu n’élèves pas moins la tienne, mon cher ami. Mais
néanmoins il nous faut répondre à ce que j’ai proposé.

PROTARQUE.
Socrate a raison, Philèbe; il faut le satisfaire.

PHILÈBE.
Ne t’es-tu pas engagé, Protarque, à disputer en ma

place?

PROTARQUE.
J’en conviens: mais je suis maintenant dans l’embarras;
et je te conjure, Socrate, de vouloir bien nous fournir ici
les expressions que nous devons employer, afin que
nous ne nous rendions coupables d’aucune faute envers
notre adversaire , et qu’il ne nous échappe aucune
parole de travers.

SOCRATE.
Il faut t’obéir, Protarque: aussi bien ce que tu exiges de
moi n’est pas difficile; mais véritablement je t’ai troublé,
lorsqu’en élevant si haut, comme a dit Philèbe,
l’intelligence et la science par une espèce de badinage,
je t’ai demandé à quelle espèce elles appartiennent.

PROTARQUE.
Cela est vrai, Socrate.

SOCRATE.
Il n’était pourtant pas difficile de répondre: car tous les
sages sont d’accord, et en cela ils font eux-mêmes leurs
honneurs, que l’intelligence est la reine du ciel et de la
terre; et peut-être ont-ils raison. Examinons, si tu le
veux, avec quelque étendue, de quel genre elle est.

PROTARQUE.
Parle, comme il te plaira, Socrate, sans redouter en
aucune façon la longueur. Tu ne nous feras aucune
peine en cela.

SOCRATE.
C’est fort bien dit. Commençons donc en nous
interrogeant de cette manière.

PROTARQUE.
De quelle manière?

SOCRATE.
Dirons-nous, Protarque, qu’une puissance dépourvue de
raison, téméraire et agissant au hasard, gouverne toutes
choses et ce que nous appelons l’univers? ou au
contraire, comme l’ont dit ceux qui nous ont précédés,
qu’une intelligence, une sagesse admirable a formé le
monde et le gouverne?

PROTARQUE.
Quelle différence entre ces deux sentiments, divin
Socrate! Il ne me paraît pas qu’on puisse soutenir le
premier sans crime. Mais dire que l’intelligence gouverne
tout, c’est un sentiment digne de l’aspect de cet univers,
du soleil, de la lune, des astres, et de tous les
mouvements célestes. Je ne pourrais ni parler ni penser
d’une autre manière.

SOCRATE.
Veux-tu que, nous joignant à ceux qui ont avancé la
même chose avant nous, nous soutenions qu’il en est
ainsi; et qu’au lieu de nous borner à exposer sans
danger les sentiments d’autrui, nous courions les mêmes
risques et participions au même mépris, quand un

homme habile prétendra que le désordre règne dans
l’univers?

PROTARQUE.
Pourquoi ne le voudrais-je pas?

SOCRATE.
Allons donc, examine le discours qui vient après celui-ci.

PROTARQUE.
Tu n’as qu’à dire.

SOCRATE.
Par rapport à la nature des corps de tous les animaux,
nous voyons les éléments qui entrent dans leur
composition, le feu, l’eau, l’air et la terre, comme disent
les matelots battus de la tempête.

PROTARQUE.
Il est vrai. Nous sommes en effet comme au milieu d’une
tempête, par l’embarras où nous jette cette dispute.

SOCRATE.
De plus, forme-toi l’idée suivante au sujet de chacun des
éléments dont nous sommes composés.

PROTARQUE.
Quelle idée?

SOCRATE.
Que nous n’avons de chacun d’eux qu’une partie petite

et méprisable, qu’elle n’est pure en aucune manière et
dans aucun de nous, et que la force qu’elle montre ne
répond nullement à son essence. Prenons un élément en
particulier, et applique à tous ce que nous en dirons. Par
exemple, il y a du feu en nous; il y en a aussi dans
l’univers.

PROTARQUE.
Eh bien?

SOCRATE.
Le feu que nous avons n’est-il pas en petite quantité,
faible et méprisable? et celui qui est dans l’univers n’est-
il pas admirable pour la quantité, la beauté, et toute la
force naturelle au feu?

PROTARQUE.
Ce que tu dis est très vrai.

SOCRATE.
Mais quoi! le feu de l’univers est-il formé, nourri,
gouverné par le feu qui est en nous; ou tout au
contraire, mon feu, le tien, et celui de tous les animaux,
ne tient-il pas tout ce qu’il est du feu de l’univers?

PROTARQUE.
Cette question n’a pas besoin de réponse.

SOCRATE.
Fort bien. Tu diras, je pense, la même chose de cette
terre d’ici-bas, dont tous les animaux sont composés, et

de celle qui est dans l’univers, ainsi que de toutes les
autres choses sur lesquelles je t’interrogeais il n’y a qu’un
moment. Répondras-tu de même?

PROTARQUE.
Qui pourrait passer pour un homme sensé, s’il répondait
autrement?

SOCRATE.
Personne assurément. Mais sois attentif à ce qui va
suivre. N’est-ce pas à l’assemblage de tous les éléments
dont je viens de parler que nous avons donné le nom de
corps?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Figure-toi donc qu’il en est ainsi de ce que nous
appelons l’univers; car étant composé des mêmes
éléments, il est aussi un corps par la même raison.

PROTARQUE.
Tu dis très bien.

SOCRATE.
Je te demande si notre corps est nourri par celui de
l’univers, ou si celui-ci tire du nôtre sa nourriture, et s’il
en a reçu et en reçoit ce qui entre, comme nous avons
dit, dans la composition du corps.

PROTARQUE.
Cette question, Socrate, n’a pas besoin non plus de
réponse.

SOCRATE.
Et celle-ci, en demande-t-elle une? qu’en penses-tu?

PROTARQUE.
Propose-la.

SOCRATE.
Ne dirons-nous pas que notre corps a une âme?

PROTARQUE.
Oui, nous le dirons.

SOCRATE.
D’où l’aurait-il prise, mon cher Protarque, si le corps de
l’univers n’est pas lui-même animé, et s’il n’a pas les
mêmes choses que le nôtre, et de plus belles encore?

PROTARQUE.
Il est clair, Socrate, qu’il ne l’a point prise d’ailleurs.

SOCRATE.
Car sans doute, Protarque, de ces quatre genres, le fini,
l’infini, le composé de l’un et de l’autre, et la cause, qui
se rencontre en toutes choses comme quatrième
élément, nous ne concevons pas que celui-ci, qui nous
donne une âme, et une force vitale conservatrice à-la-
fois et réparatrice de la santé, qui fait en mille autres

choses d’autres compositions et d’autres réparations,
reçoive le nom de sagesse universelle, toujours présente
dans l’infinie variété de ses formes; et que, dans
l’immensité de ce monde, qui renferme aussi ces quatre
genres, mais plus en grand, et dans une beauté et une
pureté sans égales, on ne trouve pas le genre le plus
beau et le plus excellent de tous.

PROTARQUE.
Non, cela serait tout-à-fait inconcevable.

SOCRATE.
Ainsi, puisque cela est impossible, nous ferons mieux de
dire, en suivant les mêmes principes, qu’il y a ce que
nous avons dit souvent, dans cet univers beaucoup
d’infini, et une quantité suffisante de fini, auxquels
préside une cause respectable, qui arrange et ordonne
les années, les saisons, les mois, et qui mérite à très
juste titre le nom de sagesse et d’intelligence.

PROTARQUE.
A très juste titre, assurément.

SOCRATE.
Mais il ne peut y avoir de sagesse et d’intelligence là où il
n’y a point d’âme.

PROTARQUE.
Non, certes.

SOCRATE.

Ainsi, tu diras qu’il y a dans Jupiter, en qualité de cause,
une âme royale, une intelligence royale, et dans les
autres, d’autres belles qualités, quel que soit le nom sous
lequel il plaise à chacun de les désigner.

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Ne va pas croire, Protarque, que nous ayons Élit ce
discours en vain: d’abord il vient à l’appui du sentiment
de ceux qui ont avancé autrefois que l’intelligence
préside toujours à cet univers.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Ensuite, il fournit la réponse à ma question, savoir, que
l’intelligence est de la même famille que la cause,
laquelle est une des quatre espèces que nous avons
marquées. Tu as maintenant notre réponse.

PROTARQUE.
Oui, je l’ai et je le conçois fort bien: cependant je ne me
suis point aperçu d’abord que tu répondisses.

SOCRATE.
Quelquefois, Protarque, le badinage est un délassement
des recherches sérieuses.

PROTARQUE.
A merveille.

SOCRATE.
Ainsi, mon cher ami, nous avons désormais
suffisamment démontré de quel genre est l’intelligence,
et quelle est sa vertu.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Pour le plaisir, il y a longtemps déjà que nous avons vu
de même à quel genre il appartient.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Souvenons-nous donc, pour l’une et pour l’autre que
l’intelligence a de l’affinité avec la cause, et qu’elle est du
même genre à-peu-près; et que le plaisir est infini par
lui-même, et qu’il est du genre qui n’a et n’aura jamais
en soi ni par soi de commencement, de milieu, et de fin.

PROTARQUE.
Nous nous en souviendrons, tu peux y compter.

SOCRATE.
Il nous faut examiner après cela leur siège et leur
origine. Voyons d’abord le plaisir: comme c’est lui dont

nous avons commencé à rechercher le genre, nous
garderons ici le même ordre. Mais nous ne pourrons
jamais connaître à fond le plaisir, sans parler aussi de la
douleur.

PROTARQUE.
Marchons par cette voie, s’il est nécessaire d’y marcher.

SOCRATE.
Te semble-t-il la même chose qu’à moi sur la naissance
de l’une et de l’autre?

PROTARQUE.
Eh bien, que te semble?

SOCRATE.
Il me paraît que, suivant l’ordre de la nature, la douleur
et le plaisir naissent dans le genre mixte.

PROTARQUE.
Et ce genre mixte, rappelle-nous, je te prie, mon cher
Socrate, quelle place il a parmi les genres dont nous
avons parlé précédemment.

SOCRATE.
C’est ce que je vais faire, mon cher, de tout mon
pouvoir.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Par le genre mixte il faut entendre celui des quatre que
nous avons mis le troisième.

PROTARQUE.
Est-ce celui dont tu as fait mention après l’infini et le fini,
et dans lequel tu as placé la santé, et, je crois, aussi
l’harmonie?

SOCRATE.
Parfaitement bien. Donne-moi désormais toute l’attention
possible.

PROTARQUE.
Tu n’as qu’à parler.

SOCRATE.
Je dis donc que, quand l’harmonie vient à se dissoudre
dans nous autres animaux, en ce moment même la
nature se dissout aussi, et la douleur naît.

PROTARQUE.
Ce que tu dis est très vraisemblable.

SOCRATE.
Qu’ensuite, lorsque l’harmonie se rétablit et rentre dans
son état naturel, il faut dire que le plaisir prend alors
naissance, si l’on doit s’exprimer en si peu de mots et si
brièvement sur des objets si importants.

PROTARQUE.

Je pense que tu as raison, Socrate. Essayons cependant
de mettre ceci dans un plus grand jour.

SOCRATE.
N’est-il pas très aisé de concevoir ces affections
ordinaires, et qui sont connues de tout le monde?

PROTARQUE.
Quelles affections?

SOCRATE.
La faim, par exemple, est une dissolution et une douleur.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Le manger au contraire est une réplétion et un plaisir.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
La soif pareillement est une dissolution et une douleur:
au contraire, la qualité de l’humide qui remplit ce qui est
desséché, est un plaisir. De même le sentiment d’une
chaleur excessive et contre nature cause une séparation,
une dissolution, une douleur: au lieu que le
rétablissement dans l’état naturel et le rafraîchissement
est un plaisir.

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Le froid encore qui congèle contre nature l’humide de
l’animal est une douleur; et le retour des humeurs
reprenant leur cours ordinaire et se séparant, ce retour
conforme à la nature est un plaisir. En un mot, vois s’il te
paraît raisonnable de dire par rapport au genre animal,
formé naturellement, comme il a été expliqué
auparavant, du mélange de l’infini et du fini, que quand
l’animal se corrompt, la corruption est une douleur,
qu’au contraire le retour de chaque chose à sa
constitution primitive est un plaisir.

PROTARQUE.
Soit. Il me semble en effet que cette explication est
vraisemblable.

SOCRATE.
Ainsi, comptons ce qui se passe dans ces deux sortes
d’affections pour une espèce de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.
J’y consens.

SOCRATE.
Mets présentement l’attente de l’âme elle-même par
rapport à ces deux sensations; attente pleine
d’espérances et de confiance, quand elle a le plaisir pour
objet; pleine de crainte et de soucis, lorsqu’elle a pour

objet la douleur.

PROTARQUE.
C’est effectivement une autre espèce de plaisir et de
douleur, à laquelle le corps n’a point de part, et que
l’attente de l’âme seule fait naître.

SOCRATE.
Tu as fort bien compris la chose. Autant que j’en puis
juger, j’espère que dans ces deux espèces pures et sans
mélange de plaisir et de douleur, nous verrons
clairement si le plaisir pris en entier est digne d’être
recherché; ou s’il faut attribuer cet avantage à quelque
autre des genres dont nous avons fait mention
précédemment, et s’il en est du plaisir et de la douleur
comme du chaud et du froid, et des autres choses
semblables, que l’on doit quelquefois rechercher,
quelquefois aussi rejeter, parce qu’elles ne sont point
bonnes par elles-mêmes, et que seulement quelques-
unes, en certaines rencontres, participent de la nature
des biens.

PROTARQUE.
Oui, c’est par cette voie qu’il faut aller à la découverte de
ce que nous poursuivons.

SOCRATE.
Faisons donc en premier lieu l’observation suivante. S’il
est vrai, comme nous l’avons dit, que quand l’animal se
corrompt, il ressent de la douleur, et du plaisir quand il
se rétablit; voyons par rapport à chaque animal, lorsqu’il

n’éprouve ni altération, ni rétablissement, quelle doit être
dans cette situation sa manière d’être. Sois extrêmement
attentif à ce que tu répondras. N’est-il pas de toute
nécessité que, durant cet intervalle, l’animal ne ressente
aucune douleur, aucun plaisir, ni grand ni petit?

PROTARQUE.
C’est une nécessité.

SOCRATE.
Voilà donc un troisième état pour nous, différent de celui
où l’on goûte du plaisir, et de celui où on ressent de la
douleur.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Allons, fais tous tes efforts pour t’en souvenir. Car ce ne
sera pas peu de chose d’avoir cet état présent ou non à
l’esprit, lorsqu’il sera question de prononcer sur le plaisir.
Si tu le trouves bon, disons-en quelque chose encore.

PROTARQUE.
Quoi donc?

SOCRATE.
Tu sais que rien n’empêche de vivre de cette manière
celui qui a embrassé la vie sage.

PROTARQUE.

Parles-tu de cet état qui n’est sujet ni à la joie ni à la
douleur?

SOCRATE.
Nous avons dit en effet, dans la comparaison des
différents genres de vie, que celui qui a choisi de vivre
selon l’intelligence et la sagesse, ne doit jamais goûter
aucun plaisir, ni grand ni petit.

PROTARQUE.
Nous l’avons dit, il est vrai.

SOCRATE.
Cet état est donc le sien. Et peut-être ne serait-il point
étrange que, de tous les genres de vie ce fût le plus
divin.

PROTARQUE.
Il n’y a donc pas apparence que les dieux soient sujets à
la joie et à l’affection contraire.

SOCRATE.
Non, certes, il n’y a pas apparence, du moins y a-t-il
quelque chose d’indécent dans l’une et l’autre affection.
Mais nous examinerons ce point plus au long dans la
suite, si cela est à propos pour notre dispute; et nous
ferons valoir cet avantage pour le second prix en faveur
de l’intelligence, si nous ne le pouvons pour le premier.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Mais la seconde espèce de plaisirs, qui est propre à l’âme
seule, comme nous avons dit, doit entièrement sa
naissance à la mémoire.

PROTARQUE.
Comment cela?

SOCRATE.
Il me paraît qu’il faut expliquer auparavant ce que c’est
que la mémoire, et même avant la mémoire, ce que c’est
que la sensation; si nous voulons nous former une idée
claire de la chose dont il s’agit.

PROTARQUE.
Comment dis-tu?

SOCRATE.
Pose pour certain que parmi les affections que notre
corps éprouve ordinairement, les unes s’éteignent dans
le corps même, avant de passer jusqu’à l’âme, et la
laissent sans aucun sentiment; les autres passent du
corps à l’âme, et produisent une espèce d’ébranlement
qui a quelque chose de particulier pour l’un et pour
l’autre, et de commun aux deux.

PROTARQUE.
Je le suppose.

SOCRATE.

N’aurons-nous pas raison de dire que les affections qui
ne se communiquent point à l’un et à l’autre échappent à
l’âme, et que celles qui vont jusqu’à tous les deux ne lui
échappent point?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Quand je dis qu’elles lui échappent, ne va pas croire que
je veuille parler ici de l’origine de l’oubli . Car l’oubli
est la perte de la mémoire; et, dans le cas présent, la
mémoire n’a point encore eu lieu. Or il est absurde de
dire qu’on puisse perdre ce qui n’est point, et n’a point
existé. N’est-ce pas?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Change donc quelque chose aux termes seulement.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
Au lieu de dire que, quand l’âme ne ressent rien des
ébranlements arrivés dans le corps, ces ébranlements lui
échappent, n’appelle pas cela oubli, mais insensibilité.

PROTARQUE.

J’entends.

SOCRATE.
Mais lorsque l’affection est commune à l’âme et au
corps, et qu’ils sont ébranlés l’un et l’autre, tu ne te
tromperas point en donnant à ce mouvement le nom de
sensation.

PROTARQUE.
Rien n’est plus vrai.

SOCRATE.
Comprends-tu à présent ce que nous entendons par
sensation?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Or, si l’on disait que la mémoire est la conservation de la
sensation, on parlerait juste, du moins à mon avis.

PROTARQUE.
Je le pense aussi.

SOCRATE.
Ne disons-nous point que la réminiscence est différente
de la mémoire?

PROTARQUE.
Peut-être.

SOCRATE.
Cette différence ne consiste-t-elle pas en ceci?

PROTARQUE.
En quoi?

SOCRATE.
Lorsque l’âme, sans le corps et retirée en elle-même, se
rappelle ce qu’elle a éprouvé autrefois avec le corps,
nous appelons cela réminiscence. N’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et aussi, lorsque ayant perdu le souvenir, non plus
seulement d’une sensation, mais d’une connaissance,
elle se rend à elle-même ce souvenir. Voilà tout ce que
nous appelons réminiscence et mémoire.

PROTARQUE.
Tu as raison.

SOCRATE.
Ce qui nous a engagés dans tout ce détail, le voici.

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.

C’est le désir que nous concevions de la manière la plus
parfaite et la plus claire ce que c’est que le plaisir que
l’âme éprouve sans le corps, et en même temps ce que
c’est que le désir: car il paraît que ce qu’on vient de dire
nous fait connaître l’un et l’autre.

PROTARQUE.
Ainsi voyons, Socrate, ce qui vient après cela.

SOCRATE.
Selon toute apparence, nous serons obligés d’entrer
dans la recherche de bien des choses, pour parvenir à
l’origine du plaisir et à toutes les formes qu’il prend. En
effet, il nous faut encore expliquer auparavant la nature
et l’origine du désir.

PROTARQUE.
Examinons-le donc: aussi bien nous n’y perdrons rien.

SOCRATE.
Si fait, Protarque; quand nous aurons trouvé ce que
nous cherchons, nous perdrons nos doutes à cet égard.

PROTARQUE.
Bien réparti; mais venons à la suite.

SOCRATE.
N’avons-nous pas dit que la faim, la soif, et beaucoup
d’autres affections semblables, sont des espèces de
désirs?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Que voyons-nous de commun dans ces affections si
différentes entre elles, qui nous les fait appeler du même
nom?

PROTARQUE.
Par Jupiter, il n’est peut-être pas aisé de l’expliquer,
Socrate: il faut pourtant le dire.

SOCRATE.
Pour cela, reprenons la chose d’ici.

PROTARQUE.
D’où, s’il te plaît?

SOCRATE.
Ne dit-on pas ordinairement que l’on a soif?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Avoir soif n’est-ce pas être vide?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.

La soif n’est-elle pas un désir?

PROTARQUE.
Oui, un désir de la boisson.

SOCRATE.
De la boisson, ou bien d’être rempli de la boisson?

PROTARQUE.
Oui, d’en être rempli, ce me semble.

SOCRATE.
Ainsi celui d’entre nous qui est vide, désire, à ce qu’il
paraît, le contraire de ce qu’il éprouve: étant vide, il
désire d’être rempli.

PROTARQUE.
Évident.

SOCRATE.
Mais quoi! se peut-il qu’un homme qui se trouve vide
pour la première fois, parvienne, soit par la sensation,
soit par la mémoire, à remplir le vide d’une chose qu’il
n’éprouve pas dans le moment, et qu’il n’a jamais
éprouvée par le passé?

PROTARQUE.
Comment le pourrait-il?

SOCRATE.
Cependant, tout homme qui désire, désire quelque

chose, disons-nous.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Il ne désire donc point ce qu’il éprouve: car il a soif: or
la soif est un vide; et il désire d’être rempli.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et celui qui a soif ne parviendra à remplir le vide qu’il
éprouve que par quelque partie de lui-même.

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Il est impossible que ce soit par le corps, puisqu’il est
vide.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Reste donc que ce soit l’âme qui parvienne à remplir le
vide, et par la mémoire évidemment; car par quelle autre
voie y parviendrait-elle?

PROTARQUE.
Par aucune autre.

SOCRATE.
Comprenons-nous ce qui résulte de tout ceci?

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Ce discours nous fait connaître qu’il n’y a point de désir
du corps.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
En ce qu’il nous montre que l’effort de tout être animé se
porte toujours vers le contraire de ce que le corps
éprouve.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Or cet appétit qui le pousse vers le contraire de ce qu’il
éprouve, marque qu’il y a en lui une mémoire des choses
opposées aux affections de son corps.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Ce discours, en nous faisant voir que la mémoire est ce
qui porte l’animal vers ce qu’il désire, nous apprend en
même temps que toute espèce d’appétit, tout désir, a
son principe dans l’âme, et que c’est elle qui commande
dans tout être animé.

PROTARQUE.
Très bien.

SOCRATE.
La raison ne souffre donc en aucune manière qu’on dise
que notre corps a soif, qu’il a faim, ni qu’il éprouve rien
de semblable.

PROTARQUE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
Faisons encore sur le même sujet la remarque suivante.
Il me paraît que le discours présent nous découvre ici un
genre particulier de vie.

PROTARQUE.
Où? et de quelle vie parles-tu?

SOCRATE.
Quand l’âme éprouve un vide et quand ce vide est
rempli, dans tout ce qui se rapporte à la conservation et
à l’altération de l’animal, et lorsqu’un de nous, se

trouvant dans l’un ou dans l’autre état, éprouve tantôt de
la douleur, tantôt du plaisir, selon qu’il passe de l’un à
l’autre.

PROTARQUE.
En effet, ces deux états sont réels.

SOCRATE.
Mais qu’arrive-t-il lorsqu’on est dans une espèce de
milieu entre ces deux états?

PROTARQUE.
Dans quel milieu?

SOCRATE.
Quand on ressent de la douleur à cause de la manière
dont le corps est affecté et qu’on se rappelle les
sensations flatteuses qu’on a éprouvées, que la douleur
cesse et que le vide n’est pas encore rempli, dirons-nous
ou ne dirons nous pas qu’on est alors dans un état
mitoyen par rapport aux deux états précédents?

PROTARQUE.
Nous le dirons sans balancer.

SOCRATE.
Est-on tout entier dans la douleur, ou tout entier dans la
joie?

PROTARQUE.
Non, certes; mais on ressent en quelque sorte une

douleur double: quant au corps, par l’état de souffrance
où il est: quant à l’âme, par l’attente et le désir.

SOCRATE.
Comment entends-tu cette double douleur, Protarque?
N’arrive-t-il point quelquefois qu’éprouvant un vide on a
une espérance certaine que ce vide sera rempli?
quelquefois aussi qu’on en désespère absolument?

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Ne trouves-tu pas que celui qui espère que le vide qu’il
éprouve sera rempli goûte du plaisir par la mémoire? et
qu’en même temps, comme il est vide il souffre de la
douleur?

PROTARQUE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Alors donc et l’homme et les autres animaux sont tout à-
la-fois dans la douleur et dans la joie.

PROTARQUE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Mais lorsque étant vide on désespère d’être rempli, n’est-
ce pas alors qu’on éprouve ce double sentiment de

douleur, que tu as cru à la première vue qu’on éprouvait
dans l’un et l’autre cas sans distinction?

PROTARQUE.
Cela est très vrai, Socrate.

SOCRATE.
Faisons maintenant l’usage suivant de ces observations
touchant ces sortes d’affections.

PROTARQUE.
Quel usage?

SOCRATE.
Dirons-nous de ces douleurs et de ces plaisirs qu’il sont
tous ou vrais ou faux, ou que les uns sont vrais et les
autres faux?

PROTARQUE.
Comment se peut-il faire, Socrate, qu’il y ait de faux
plaisirs et de fausses douleurs?

SOCRATE.
Comment se fait-il, Protarque, qu’il y ait des craintes
vraies et des craintes fausses, des attentes vraies et des
attentes fausses, des opinions vraies et des opinions
fausses?

PROTARQUE.
Pour les opinions, je l’accorderai bien; mais pour tout le
reste, je le nie.

SOCRATE.
Comment dis-tu? nous allons là, si je ne me trompe,
réveiller une dispute qui n’est pas peu considérable.

PROTARQUE.
Tu dis vrai.

SOCRATE.
Mais il faut voir, fils d’un si grand homme , si cette
dispute a quelque liaison avec ce qui a été dit.

PROTARQUE.
Peut-être.

SOCRATE.
Car, il nous faut renoncer absolument à toutes les
longueurs et à toutes les discussions qui nous
écarteraient de notre but.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Dis-moi donc: car je suis toujours dans l’étonnement à
l’égard des difficultés qu’on vient de proposer.

PROTARQUE.
Que veux-tu dire?

SOCRATE.

Quoi! les plaisirs ne sont pas les uns vrais, les autres
faux?

PROTARQUE.
Comment cela pourrait-il être?

SOCRATE.
Ainsi, selon toi, personne, ni en dormant, ni en veillant,
ni dans la folie, ni dans toute autre aberration d’esprit,
ne s’imagine goûter du plaisir, quoiqu’il n’en goûte
aucun, ni ressentir de la douleur, quoiqu’il n’en ressente
aucune.

PROTARQUE.
Il est vrai, Socrate, que nous croyons tous que la chose
est comme tu dis.

SOCRATE.
Mais est-ce avec raison? ne faut-il pas examiner si l’on a
tort ou raison de parler ainsi?

PROTARQUE.
Je suis d’avis qu’il le faut.

SOCRATE.
Expliquons donc d’une manière plus claire ce que nous
venons de dire au sujet du plaisir et de l’opinion. Juger
ou se faire une opinion, n’est-ce pas quelque chose qui
se passe en nous?

PROTARQUE.

Oui.

SOCRATE.
Et goûter du plaisir?

PROTARQUE.
Pareillement.

SOCRATE.
L’objet de l’opinion n’est-il point quelque chose aussi?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Ainsi que l’objet du plaisir que l’on ressent?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que le sujet qui juge, que son opinion
soit fondée ou non, ne juge pas moins pour cela?

PROTARQUE.
Qui en doute?

SOCRATE.
N’est-il pas évident de même que celui qui goûte de la
joie, qu’il ait sujet ou non de se réjouir, ne se réjouit pas
moins réellement pour cela?

PROTARQUE.
Sans difficulté.

SOCRATE.
De quelle manière se fait-il donc que nous soyons sujets
à avoir des opinions tantôt vraies et tantôt fausses, et
que nos plaisirs soient toujours vrais, tandis que l’action
de juger et celle de se réjouir se trouvent avoir une égale
réalité de part et d’autre?

PROTARQUE.
C’est ce qu’il faut voir.

SOCRATE.
Ce qu’il faut voir, est-ce comment le mensonge et la
vérité accompagnent l’opinion, de sorte qu’elle n’est pas
simplement une opinion, mais telle ou telle opinion, soit
vraie, soit fausse? Est-ce là ce qu’il faut rechercher,
selon toi?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et, de plus, ne faut-il pas examiner aussi si, tandis que
d’autres choses sont douées de certaines qualités, le
plaisir et la douleur sont uniquement ce qu’ils sont, sans
avoir aucunes qualités qui les distinguent?

PROTARQUE.

Il le faut évidemment.

SOCRATE.
Mais il ne me paraît pas difficile d’apercevoir que le
plaisir et la douleur sont aussi marqués de certains
caractères. Car nous avons dit, il y a longtemps, qu’ils
sont l’un et l’autre grands ou petits, forts ou faibles.

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Si la méchanceté, Protarque, survient à quelqu’une de
ces choses, en ce cas ne dirons-nous pas de l’opinion
qu’elle devient mauvaise, et du plaisir qu’il le devient
aussi?

PROTARQUE.
Pourquoi non, Socrate?

SOCRATE.
Mais quoi! si la rectitude ou le contraire de la rectitude
vient s’y joindre, ne dirons-nous pas de l’opinion qu’elle
est droite, au cas qu’elle ait la rectitude; et du plaisir, la
même chose?

PROTARQUE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Et si l’objet de l’opinion s’écarte du vrai, ne faudra-t-il

pas convenir que l’opinion qui erre alors, n’est point
droite?

PROTARQUE.
Comment le serait-elle?

SOCRATE.
Et si nous découvrons de même quelque douleur ou
quelque plaisir qui errent par rapport à leur objet, leur
donnerons-nous alors le nom de droit, de bon, ou
quelque autre belle dénomination?

PROTARQUE.
Non, s’il est vrai toutefois que le plaisir puisse errer.

SOCRATE.
Il me paraît pourtant que souvent le plaisir naît en nous
à la suite non d’une opinion vraie, mais d’une opinion
fausse.

PROTARQUE.
Je l’avoue: et en ce cas, Socrate, nous avons dit que
l’opinion est fausse; mais personne ne dira jamais que le
plaisir lui-même le soit aussi.

SOCRATE.
Tu défends vivement, Protarque, le parti du plaisir.

PROTARQUE.
Point du tout: je répète ce que j’entends dire.

SOCRATE.
Mais ne mettrons-nous donc nulle différence, mon cher
ami, entre le plaisir accompagné d’opinion droite et de
science, et celui qui naît souvent en chacun de nous
accompagné de mensonge et d’ignorance?

PROTARQUE.
Selon toute apparence, il y en a une très grande.

SOCRATE.
Passons un peu à l’examen de cette différence.

PROTARQUE.
Dirige la chose comme tu l’entendras.

SOCRATE.
Je m’y prendrai donc de cette manière.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
Nos opinions, disons-nous, sont les unes vraies, les
autres fausses.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et souvent, comme nous le disions encore à l’instant, le
plaisir et la douleur marchent à leur suite; j’entends à la

suite de l’opinion vraie et de la fausse.

PROTARQUE.
D’accord.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que c’est de la mémoire et de la
sensation que nous viennent ordinairement l’opinion et la
résolution de nous en faire une?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Or, voilà nécessairement, n’est-ce pas, comment les
choses se passent en nous à cet égard.

PROTARQUE.
Voyons.

SOCRATE.
Tu conviens avec moi que souvent il arrive qu’un
homme, pour avoir vu de loin un objet peu distinct, veut
juger de ce qu’il voit?

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Alors cet homme se dira sans doute à lui-même…

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Qu’est-ce que j’aperçois là-bas près du rocher, et qui
paraît debout sous un arbre? Ne te semble-t-il pas qu’on
se tient ce langage à soi-même, à la vue de certains
objets?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Ensuite cet homme, répondant à sa pensée, ne pourrait-
il pas se dire, c’est un homme; jugeant ainsi à
l’aventure?

PROTARQUE.
Je le crois bien.

SOCRATE.
Et puis, venant à passer auprès, il pourrait se dire alors
que l’objet qu’il avait vu est une statue, l’ouvrage de
quelques bergers.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Mais si quelqu’un était près de lui, il lui exprimerait par la
parole ce qu’il se disait intérieurement à lui-même, et

alors, comme il énoncerait la même chose, ce que nous
appelions tout-à-l ‘heure opinion deviendrait discours.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
S’il est seul et conçoit cette idée en lui-même, il la porte
quelquefois assez longtemps dans sa tête.

PROTARQUE.
Cela est certain.

SOCRATE.
Eh bien! ne te semble-t-il point à ce sujet la même chose
qu’à moi?

PROTARQUE.
Quelle chose?

SOCRATE.
Il me paraît que notre âme ressemble alors à un livre.

PROTARQUE.
Comment cela?

SOCRATE.
La mémoire, d’accord avec la sensation et les affections
qui en dépendent, me paraît en ce moment écrire en
quelque sorte dans nos âmes de certains discours; et
lorsque la vérité s’y trouve écrite, il en naît en nous une

opinion vraie par suite des discours vrais, comme au
contraire nous avons l’opposé du vrai, s’il arrive à cet
écrivain intérieur d’écrire des choses fausses.

PROTARQUE.
Je suis tout-à-fait de ton avis, et j’admets ce que tu viens
de dire.

SOCRATE.
Admets encore un autre ouvrier qui travaille en même
temps dans notre âme.

PROTARQUE.
Quel est-il?

SOCRATE.
Un peintre qui, après l’écrivain, peint dans l’âme l’image
des choses que le discours ne faisait qu’énoncer.

PROTARQUE.
Comment, et quand cela se fait-il?

SOCRATE.
Lorsque, empruntant à la vue, ou à tout autre sens, les
objets de nos opinions et de nos discours, on voit, en
quelque sorte, en soi-même, les images de ces objets.
N’est-ce pas là ce qui se passe en nous?

PROTARQUE.
Tout-à-fait.

SOCRATE.
Les images des opinions et des discours vrais ne sont-
elles pas vraies? et celles des opinions et des discours
faux, également fausses?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Si tout ceci est bien arrêté, examinons encore une autre
chose.

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Voyons si c’est une nécessité pour nous d’être affectés
ainsi à l’égard du présent et du passé, mais non point à
l’égard de l’avenir.

PROTARQUE.
C’est la même chose pour tous les temps.

SOCRATE.
N’avons-nous pas dit précédemment que les plaisirs et
les peines de l’âme précèdent les plaisirs et les peines du
corps; en sorte qu’il nous arrive de nous réjouir et de
nous attrister d’avance par rapport au temps à venir?

PROTARQUE.
Cela est très vrai.

SOCRATE.
Ces lettres et ces images, que nous avons supposées, un
peu auparavant, s’écrire et se peindre au dedans de
nous-mêmes, n’ont-elles lieu qu’à l’égard du passé et du
présent, et nullement à l’égard de l’avenir?

PROTARQUE.
Il s’en faut de beaucoup.

SOCRATE.
De beaucoup? Veux-tu dire que tout le temps futur et
que toute notre vie est remplie d’espérances?

PROTARQUE.
Oui, cela même.

SOCRATE.
Çà donc, outre ce qui vient d’être dit, réponds encore à
ceci.

PROTARQUE.
A quoi?

SOCRATE.
L’homme juste, pieux et bon en toute manière, n’est-il
point chéri des dieux?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
N’est-ce pas tout le contraire pour l’homme injuste et
méchant?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Tout homme, comme nous disions tout-à-l ‘heure, est
rempli d’une foule d’espérances.

PROTARQUE.
Pourquoi non?

SOCRATE.
Et ce que nous appelons espérances, ce sont des
discours que chacun se tient à soi-même.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Et encore des images qui se peignent dans l’âme: de
façon que souvent on s’imagine avoir une grande
quantité d’or, et, par le moyen de cet or, des plaisirs en
abondance; et l’on se voit peint au-dedans de soi-même,
comme étant au comble de la félicité.

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Assurerons-nous qu’entre ces images, celles qui se
présentent aux gens de bien sont vraies, pour la plupart,
parce qu’ils sont aimés des dieux, et qu’à l’égard des
méchants, c’est communément le contraire? N’est-ce pas
là notre avis?

PROTARQUE.
Oui, c’est le nôtre.

SOCRATE.
Et les images des plaisirs n’en sont pas moins peintes
pour cela dans l’âme des méchants; mais seulement ces
plaisirs sont faux?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Les méchants ne goûtent donc, pour l’ordinaire, que de
faux plaisirs, et les hommes vertueux n’en goûtent que
de vrais.

PROTARQUE.
C’est une conclusion nécessaire.

SOCRATE.
Ainsi, suivant ce qu’on vient de dire, il y a dans l’âme des
hommes de faux plaisirs, qui imitent ridiculement les
vrais; et de même pour les peines.

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Ne peut-il pas se faire qu’en même temps qu’on a
réellement une opinion, on ait toujours pour objet de
son opinion une chose qui n’existe point, qui n’a point
existé, et n’existera jamais?

PROTARQUE.
D’accord.

SOCRATE.
Et c’est là, ce me semble, ce qui fait qu’une opinion est
fausse, et qu’on se fait de fausses opinions. N’est-ce
pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Mais quoi! ne faut-il point appliquer à la peine et au
plaisir des propriétés correspondantes à celles de
l’opinion?

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
En disant que celui qui se réjouit, n’importe sur quel
sujet, fût-il même des plus vains, trouve néanmoins du

plaisir, même à des choses qui ne sont pas, qui n’ont
jamais été, et souvent, peut-être même toujours, à des
choses qui ne doivent jamais exister.

PROTARQUE.
C’est encore une nécessité, Socrate, que cela soit ainsi.

SOCRATE.
Ne dirons-nous pas de même au sujet de la crainte, de la
colère et des autres passions semblables, qu’elles sont
fausses quelquefois?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Mais nous ne pouvons aussi qualifier de mauvaise une
opinion autrement que parce qu’elle est fausse?

PROTARQUE.
Je le crois.

SOCRATE.
Nous ne concevons pas non plus, je pense, qu’un plaisir
puisse être mauvais autrement que parce qu’il est faux.

PROTARQUE.
Ici, Socrate, c’est tout le contraire de ce que tu dis. Pour
l’ordinaire, ce n’est guère à la fausseté qu’on reconnaît si
les peines et les plaisirs sont mauvais, mais à d’autres
défauts graves et nombreux auxquels ils peuvent être

sujets.

SOCRATE.
Cela posé, nous parlerons un peu plus tard des plaisirs
mauvais, et qui se trouvent tels à cause de quelque
défaut, si nous persistons dans ce sentiment. Mais nous
allons d’abord nous occuper des plaisirs faux qui se
trouvent et se forment en nous souvent et en très grand
nombre d’une autre manière. Aussi bien cela nous
servira-t-il peut-être pour le jugement que nous devons
porter.

PROTARQUE.
Comment ne pas nous en occuper, s’il est vrai, toutefois,
qu’il y ait de tels plaisirs.

SOCRATE.
Mais, à mon avis, Protarque, il y en a; et tant que nous
admettrons ce principe, il est impossible de ne pas
l’examiner.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Ainsi, préparons-nous à attaquer ce principe, et à nous
mesurer avec comme des athlètes.

PROTARQUE.
Avançons.

SOCRATE.
Nous avons dit un peu plus haut, s’il nous en souvient,
que dans ce qu’on appelle désir, les affections
qu’éprouve le corps n’ont rien de commun avec celles de
l’âme.

PROTARQUE.
Je me rappelle en effet que cela a été dit.

SOCRATE.
Nous prétendions, n’est-il pas vrai, que ce qui désire une
manière d’être opposée à celle du corps, c’est l’âme; et
que c’est le corps qui reçoit la douleur ou le plaisir, en
conséquence de l’affection qu’il éprouve?

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Vois donc un peu ce qui arrive en cette occasion.

PROTARQUE.
Parle.

SOCRATE.
Il arrive alors que la douleur et le plaisir sont présents en
nous à-la-fois, et qu’il y a dans l’âme les sentiments
opposés de ces affections qui se combattent. C’est ce
que nous avons déjà vu.

PROTARQUE.

En effet.

SOCRATE.
N’avons-nous pas dit encore ceci, et n’en sommes-nous
pas convenus?

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Que la douleur et le plaisir admettent le plus et le moins,
et qu’elles appartiennent également à l’infini.

PROTARQUE.
Nous l’avons dit. Eh bien?

SOCRATE.
Comment donc nous y prendre ici pour bien juger?

PROTARQUE.
Où donc, et comment?

SOCRATE.
Le but du jugement, en fait de douleur et de plaisir,
n’est-il pas de discerner quel est le plus grand et le plus
petit, le plus fort et le plus intense, en opposant douleur
à plaisir, ou douleur à douleur, ou plaisir à plaisir?

PROTARQUE.
Oui, c’est bien là le but de tout jugement.

SOCRATE.
Mais quoi! par rapport à la vue, la distance trop grande
ou trop petite empêche de connaître la vérité des objets,
et nous donne de fausses opinions. Est-ce que la même
chose n’arrive pas à l’égard du plaisir et de la douleur?

PROTARQUE.
Beaucoup plus encore, Socrate.

SOCRATE.
En ce cas, c’est tout le contraire de ce que nous disions
tout-à-l ‘heure.

PROTARQUE.
De quoi parles-tu?

SOCRATE.
Là, c’étaient les opinions qui, étant en elles-mêmes
fausses ou vraies, communiquaient ces mêmes qualités
aux douleurs et aux plaisirs.

PROTARQUE.
Cela est très vrai.

SOCRATE.
Ici, ce sont les douleurs et les plaisirs qui, étant vus de
loin ou de près dans leurs alternatives continuelles, étant
mis en parallèle les uns avec les autres, nous paraissent,
les plaisirs plus grands et plus forts qu’ils ne sont, vis-à-
vis de la douleur; et les douleurs, au contraire, plus
petites et plus faibles à côté des plaisirs.

PROTARQUE.
Assurément, il en est ainsi.

SOCRATE.
Si donc tu retranches du plaisir et de la douleur tout ce
dont ils paraissent plus grands ou plus petits qu’ils ne
sont, comme n’étant qu’apparent et n’ayant rien de réel,
tu n’oseras pas soutenir que ces apparences ont aucune
réalité, ni que la portion de plaisir ou de douleur qui en
résulte est réelle et légitime.

PROTARQUE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Immédiatement après ceci, en suivant la même route,
nous rencontrerons des plaisirs et des douleurs plus
fausses encore que les précédentes.

PROTARQUE.
Quelles sont-elles, et comment l’entends-tu?

SOCRATE.
Nous avons dit souvent que lorsque la nature de l’animal
s’altère par des concrétions et des dissolutions, des
réplétions et des évacuations, des augmentations et des
diminutions, on ressent alors des douleurs, des
souffrances, des peines, et tout ce qu’on appelle d’un
pareil nom.

PROTARQUE.
Oui, c’est ce qui a été dit souvent.

SOCRATE.
Et lorsqu’elle se rétablit dans son premier état, nous
avons admis que ce rétablissement est du plaisir.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Mais que faut-il penser, quand notre corps n’éprouve
rien de semblable?

PROTARQUE.
Quand cela peut-il arriver, Socrate?

SOCRATE.
La question que tu me fais, Protarque, ne fait rien à
notre sujet.

PROTARQUE.
Pourquoi?

SOCRATE.
Parce que tu ne m’empêcheras pas de te proposer
derechef la même demande.

PROTARQUE.
Quelle demande?

SOCRATE.
Au cas que le corps n’éprouvât rien de semblable,
Protarque, te dirai-je, que serait-il nécessaire qu’il en
résultât?

PROTARQUE.
Au cas que le corps ne fût affecté ni d’une façon, ni
d’une autre, dis-tu?

SOCRATE.
Oui.

PROTARQUE.
Il est évident, Socrate, qu’il ne ressentirait alors ni plaisir
ni douleur.

SOCRATE.
Très bien répondu. Mais, à ce que je vois, tu crois qu’il
est nécessaire que nous éprouvions toujours quelque
chose de semblable, comme d’habiles gens le
prétendent, parce que tout est dans un mouvement
continuel en tout sens.

PROTARQUE.
C’est en effet ce qu’ils disent, et leurs raisons ne
paraissent pas méprisables .

SOCRATE.
Comment le seraient-elles, puisque eux-mêmes ne le
sont pas? Mais je veux détourner cette question qui se
jette à la traverse de notre entretien; et voici comment

j’ai dessein de l’éviter; évite-la avec moi.

PROTARQUE.
Dis comment.

SOCRATE.
A la bonne heure, dirons-nous à ces sages, que les
choses soient comme vous le prétendez. Mais toi,
Protarque, dis-moi si les êtres animés ont la sensation de
tout ce qui se passe en eux; si nous avons le sentiment
des accroissements que prend notre corps, et des
affections de cette nature auxquelles il est sujet; ou si
c’est tout le contraire, rien de tout cela ne se faisant,
pour ainsi dire, sentir à nous.

PROTARQUE.
C’est tout le contraire, assurément.

SOCRATE.
Ce que nous avons dit tout-à-l ‘heure n’était donc pas
bien dit, que les changements qui arrivent en tous sens
produisent en nous des douleurs et des plaisirs?

PROTARQUE.
Eh bien?

SOCRATE.
Et nous parlerons mieux, et d’une manière plus
irrépréhensible…

PROTARQUE.

Comment?

SOCRATE.
En disant que les grands changements excitent en nous
de la douleur et du plaisir; mais que les changements qui
se font peu-à-peu, ou qui sont peu considérables,
n’excitent en nous ni l’un ni l’autre.

PROTARQUE.
Cette façon de parler est plus juste, Socrate.

SOCRATE.
Mais si cela est, le genre de vie dont je viens de faire
mention a lieu de nouveau.

PROTARQUE.
Quel genre de vie?

SOCRATE.
Celui que nous avons dit exempt de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
En conséquence de tout ceci, mettons trois espèces de
vie: une de plaisir, une de douleur, et une troisième, qui
n’est ni l’une ni l’autre. Quel est ton avis là-dessus?

PROTARQUE.
Je pense, comme toi, qu’il faut admettre ces trois sortes de vie.

SOCRATE.
Ainsi, être exempt de douleur ne saurait jamais être la
même chose que ressentir du plaisir.

PROTARQUE.
Comment pourrait-il l’être?

SOCRATE.
Lors donc que tu entends dire que rien n’est plus
agréable que de passer toute sa vie sans douleur, que
penses-tu que signifie ce langage?

PROTARQUE.
Il me paraît signifier qu’être exempt de douleur est une
chose agréable.

SOCRATE.
Supposons donc trois choses telles qu’il te plaira, et,
pour nous servir de noms plus beaux, prenons que l’une
soit de l’or, l’autre de l’argent, la troisième ni l’un ni
l’autre.

PROTARQUE.
Soit.

SOCRATE.
Se peut-il faire que ce qui n’est ni l’un ni l’autre,
devienne l’un ou l’autre, or ou argent?

PROTARQUE.
Impossible.

SOCRATE.
Ainsi, soit qu’on pense, soit qu’on dise que la vie
moyenne est agréable ou douloureuse, on ne peut ni le
penser ni le dire à juste titre, du moins à consulter la
droite raison.

PROTARQUE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Cependant, mon cher ami, nous connaissons des gens
qui parlent et qui pensent de la sorte.

PROTARQUE.
il est vrai.

SOCRATE.
S’imaginent-ils avoir du plaisir, lorsqu’ils sont exempts de
douleur?

PROTARQUE.
Ils le disent, du moins.

SOCRATE.
Ils s’imaginent donc avoir du plaisir: car sans cela ils ne
le diraient point.

PROTARQUE.

Il y a apparence.

SOCRATE.
Ainsi, ils sont à cet égard dans une opinion fausse, s’il
est vrai que l’exemption de douleur et le sentiment du
plaisir soient différents de leur nature.

PROTARQUE.
Or, ils sont différents.

SOCRATE.
Dirons-nous, comme tout-à-l ‘heure, que ce sont trois
choses, ou qu’il n’y en a que deux; que la douleur est le
mal pour les hommes, et que la cessation de la douleur,
étant le bien lui-même, s’appelle plaisir?

PROTARQUE.
Pourquoi donc nous faisons-nous cette question,
Socrate? Je ne te comprends pas.

SOCRATE.
Tu dis vrai; tu ne comprends pas, Protarque, les ennemis
de Philèbe.

PROTARQUE.
Quels sont-ils?

SOCRATE.
Des hommes qui passent pour très habiles dans la
connaissance de la nature, et qui soutiennent qu’il n’y a
point absolument de plaisirs.

PROTARQUE.
Comment cela?

SOCRATE.
Ils disent que ce que les partisans de Philèbe appellent
plaisir, n’est autre chose que la délivrance de la douleur.

PROTARQUE.
Nous conseilles-tu d’adopter leur sentiment, Socrate?

SOCRATE.
Non; mais je veux que nous les écoutions comme des
espèces de devins, qui, au lieu de suivre
méthodiquement les lois de leur art, obéissent au dépit
d’un naturel généreux; et qui, pleins d’aversion pour tout
ce qui porte le caractère du plaisir, et persuadés qu’il n’y
a rien de bon en lui, prennent ses plus vifs attraits
comme des prestiges. C’est dans cet esprit qu’il faut les
écouter, et examiner les discours que la mauvaise
humeur leur inspire. Je te dirai ensuite quels sont les
plaisirs qui me paraissent vrais; de sorte qu’après
l’examen de ces deux points de vue différents de la
nature du plaisir, nous puissions en porter un jugement.

PROTARQUE.
Tu as raison.

SOCRATE.
Suivons-les donc, en quelque sorte, à la trace de leur
mauvaise humeur, comme des hommes qui combattent

avec nous. Voici, ce me semble, ce qu’ils disent en
commençant d’assez haut. Si nous voulions connaître la
nature de quoi que ce soit, par exemple, de la dureté, ne
la comprendrions-nous pas beaucoup mieux en jetant les
yeux sur ce qu’il y a de plus dur, qu’en nous arrêtant à
ce qui n’a qu’un degré ordinaire de dureté? Protarque, il
faut que tu répondes à ces caractères difficiles, ainsi qu’à
moi.

PROTARQUE.
Je le veux bien; et je dis qu’il faut pour cela envisager les
choses les plus dures.

SOCRATE.
Par conséquent, si nous voulions connaître le plaisir et sa
nature, ce n’est pas sur les plaisirs d’un degré inférieur
qu’il faudrait jeter les yeux, mais sur ceux qui passent
pour les plus grands et les plus vifs.

PROTARQUE.
Il n’est personne qui ne t’accorde ce point.

SOCRATE.
Les plaisirs qui se présentent les premiers, et qui sont en
même temps les plus grands, comme nous disions, ne
sont-ce pas ceux qui ont le corps pour objet?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.

Sont-ils et deviennent-ils plus grands pour les malades
dans leurs maladies, que pour les personnes en santé?
Prenons garde de faire un faux pas en répondant sans
réflexion.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
Nous allons dire peut-être qu’ils sont plus grands pour
ceux qui se portent bien.

PROTARQUE.
Il y a toute apparence.

SOCRATE.
Mais quoi! les plaisirs les plus vifs ne sont-ce pas ceux
dont les désirs sont les plus violents?

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Ceux qui sont tourmentés de la fièvre et d’autres
maladies semblables, n’ont-ils pas plus soif, plus froid?
n’éprouvent-ils pas à un plus haut degré les autres
affections qu’ils ont coutume d’éprouver par l’entremise
du corps? n’ont-ils pas plus de besoins? et ces besoins
satisfaits, ne goûtent-ils pas un plus grand plaisir?
N’avouerons-nous point que la chose est ainsi?

PROTARQUE.
A merveille.

SOCRATE.
Mais quoi! trouvons-nous que ce soit bien parler de dire
que, si on veut connaître quels sont les plaisirs les plus
vifs, ce n’est pas sur l’état de santé qu’il faut porter les
regards, mais sur l’état de maladie? Et garde-toi de
penser que je te demande si des malades ont plus de
plaisir que ceux qui sont en santé; mais figure-toi que je
cherche la grandeur du plaisir, et où il se trouve
d’ordinaire avec plus de véhémence. Car notre but est
d’en découvrir la nature, et de savoir ce qu’en pensent
ceux qui soutiennent que le plaisir n’a pas d’existence
par lui-même.

PROTARQUE.
Je comprends à-peu-près ce que tu veux dire.

SOCRATE.
Tu le montreras encore mieux tout-à-l ‘heure, lorsque tu
répondras, Protarque. Aperçois-tu dans l’intempérance,
des plaisirs, je ne dis pas en plus grand nombre, mais
plus grands, plus considérables pour la véhémence et
l’intensité, que dans la vie tempérante? Fais attention à
ce que tu vas répondre.

PROTARQUE.
Je conçois ta pensée; et j’aperçois en effet une grande
différence. Les tempérants sont retenus par la maxime
qui leur répète à chaque instant, Rien de trop; maxime à

laquelle ils se conforment; au lieu que les hommes
déréglés se livrent à l’excès du plaisir jusqu’à en perdre
la raison, et pousser des cris extravagants.

SOCRATE.
Fort bien; et si la chose est ainsi, il est évident que ce
n’est pas à la vertu, mais à une mauvaise disposition de
l’âme et du corps que les plus grands plaisirs, comme les
plus grandes douleurs, sont attachés.

PROTARQUE.
Je l’avoue.

SOCRATE.
Il nous faut en choisir quelques-uns, et examiner ce qui
nous les fait appeler très grands.

PROTARQUE.
Soit.

SOCRATE.
Considérons donc quelle est la nature des plaisirs que
causent certaines maladies.

PROTARQUE.
Quelles maladies?

SOCRATE.
Les plaisirs de certaines maladies honteuses, pour
lesquels les austères dont nous avons parlé ont une
extrême aversion.

PROTARQUE.
Quels plaisirs?

SOCRATE.
Par exemple, la guérison de la gale par la friction, et des
autres maux semblables, qui n’ont pas besoin d’autre
remède. Au nom des dieux, que dirons-nous que ce soit
ce qu’on éprouve alors? Un plaisir? une douleur?

PROTARQUE.
Il me paraît, Socrate, que c’est une espèce de douleur
mélangée.

SOCRATE.
Je n’aurais jamais proposé cet exemple par égard pour
Philèbe; mais, Protarque, si nous n’examinons à fond ces
plaisirs, et tous ceux de même nature, jamais nous ne
parviendrons à découvrir ce que nous cherchons.

PROTARQUE.
Il faut donc entrer dans l’examen des plaisirs qui ont de
l’affinité avec ceux-là?

SOCRATE.
Parles-tu des plaisirs qui sont mélangés?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.

De ces mélanges, les uns, qui regardent le corps, se font
dans le corps même; les autres, qui regardent l’âme, se
font pareillement dans l’âme. Nous trouverons aussi de
certains mélanges de plaisirs et de douleurs qui
appartiennent en même temps au corps et à l’âme;
mélanges auxquels on donne quelquefois le nom de
plaisir, quelquefois celui de douleur.

PROTARQUE.
Comment cela?

SOCRATE.
Lorsque dans le rétablissement ou l’altération de la
constitution, on éprouve en même temps deux
sensations contraires; qu’ayant froid, par exemple, on
est réchauffé, ou qu’ayant chaud, on est rafraîchi; et
qu’on cherche à se procurer une de ces sensations et à
se délivrer de l’autre; alors le doux et l’amer mêlés
ensemble, comme on dit, et ne pouvant se séparer que
très difficilement, excitent d’abord du trouble dans l’âme,
et puis une tension douloureuse.

PROTARQUE.
A merveille.

SOCRATE.
Ces sortes de mélanges ne se forment-ils pas d’une dose
tantôt égale et tantôt inégale de douleur et de plaisir?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Mets donc au nombre des mélanges où la douleur
l’emporte sur le plaisir les sensations mixtes dont nous
venons de parler, de la gale et des autres
démangeaisons, lorsque le principe de l’inflammation est
interne, et que par la friction et le chatouillement on ne
parvient pas jusqu’à lui, mais qu’on ne fait que répandre
un peu de plaisir sur la surface, qu’on se met tantôt dans
le feu, tantôt au froid, et que l’on se procure quelquefois
des plaisirs extraordinaires que l’on échange toujours
pour de l’inquiétude; ou au contraire, quand le mal est
externe, et que l’on procure à l’intérieur du plaisir mêlé
de douleur, de quelque manière que l’on s’y prenne, soit
qu’on divise de force les humeurs ramassées, ou qu’on
rassemble les humeurs ramassées, ou qu’on rassemble
les humeurs trop divisées, et qu’on mêle ainsi le plaisir et
la douleur.

PROTARQUE.
Cela est très vrai.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai aussi qu’en ces rencontres, lorsque le
plaisir entre pour la meilleure part dans ce mélange, le
peu de douleur qui s’y trouve joint cause une
démangeaison et une irritation douces, tandis que le
plaisir, se répandant en bien plus grande abondance,
produit une sorte de contraction qui oblige quelquefois à
sauter, et que, faisant prendre au visage toutes sortes de
couleurs, au corps toutes sortes de postures, à la

respiration toutes sortes de mouvements, il réduit
l’homme à un état de stupeur, et lui arrache de grands
cris comme à un furieux?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Et il va, mon cher ami, jusqu’à lui faire dire de lui-même
et à faire dire aux autres qu’il se meurt, en quelque
sorte, au milieu de ces voluptés. Il les recherche donc
toujours, et d’autant plus qu’il est plus intempérant et
plus insensé. Il les appelle les plus grandes des voluptés,
et il tient pour le plus heureux celui qui passe la plus
grande partie de sa vie dans leur jouissance.

PROTARQUE.
Tu as fait, à ce qu’il semble, Socrate, l’histoire de la
plupart des hommes.

SOCRATE.
Oui, Protarque, pour les plaisirs qu’on ressent dans les
affections composées du corps où la sensation extérieure
se mêle avec l’intérieure. Quant aux affections de l’âme
et du corps, quand l’âme éprouve des phénomènes
contraires à ceux du corps, de douleur vis-à-vis du
plaisir, de plaisir vis-à-vis de la douleur, en sorte que ces
deux sentiments se mêlent et se confondent, nous en
avons parlé plus haut, lorsque nous disions que l’âme
étant vide désire être remplie, que l’espoir de l’être la
comble de joie, tandis qu’elle souffre de ne l’être pas.

Nous ne l’avons pas prouvé; mais maintenant nous
disons que, l’âme ne s’accordant point avec le corps
dans toutes ses affections, dont le nombre est infini, il
en résulte un mélange de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.
Tu as bien l’air d’avoir raison.

SOCRATE.
Il nous reste encore un mélange de douleur et de plaisir.

PROTARQUE.
Lequel, dis-moi?

SOCRATE.
Celui que l’âme reçoit seulement en elle-même, comme
nous avons dit plus d’une fois.

PROTARQUE.
Comment disons-nous ceci?

SOCRATE.
Ne conviens-tu pas que la colère, la crainte, le désir, la
tristesse, l’amour, la jalousie, l’envie, et les autres
passions semblables, sont des douleurs propres de
l’âme?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.

Ne trouverons-nous point qu’elles sont remplies de
plaisirs inexprimables? Est-il besoin que, par rapport au
ressentiment et à la colère, nous nous rappelions que la
colère entraîne quelquefois le sage même à se
courroucer,

Plus douce que le miel qui coule du rayon .
et les plaisirs mêlés avec la douleur dans les
lamentations et les regrets?

PROTARQUE.
Non; je conviens que les choses se passent de cette
manière, et pas autrement.

SOCRATE.
Tu te rappelles aussi les représentations tragiques où
l’on pleure en même temps qu’on goûte de la joie.

PROTARQUE.
Pourquoi non?

SOCRATE.
Sais-tu que dans la comédie même notre âme est ainsi
disposée, et qu’il y a en elle un mélange de plaisir et de
douleur?

PROTARQUE.
Je ne vois pas cela clairement.

SOCRATE.
Il est vrai, Protarque, que le sentiment qu’on éprouve
alors n’est nullement aisé à démêler.

PROTARQUE.
Il paraît du moins qu’il ne l’est pas pour moi.

SOCRATE.

Attachons-nous donc d’autant plus à l’éclaircir, qu’il est
plus obscur. Cela nous servira à découvrir plus
facilement pour le reste comment le plaisir et la douleur
s’y trouvent mêlés.

PROTARQUE.
Parle.

SOCRATE.
Ce que nous venons d’appeler envie, le regardes-tu
comme une douleur de l’âme? Qu’en penses-tu?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Nous voyons pourtant que l’envieux se réjouit du mal de
son prochain.

PROTARQUE.
Très fort.

SOCRATE.
L’ignorance, et comme on l’appelle, la bêtise, n’est-elle
point un mal?

PROTARQUE.
Qui en doute?

SOCRATE.
Ceci posé, conçois-tu quelle est la nature du ridicule?

PROTARQUE.
Tu n’as qu’à dire.

SOCRATE.
A le prendre en général, c’est une espèce de vice qui tire
son nom d’une certaine habitude de l’âme; et ce qui le
distingue de tous les autres vices, c’est qu’il fait en nous
le contraire de ce que prescrit l’inscription de Delphes.

PROTARQUE.
Parles-tu, Socrate, du précepte, Connais-toi toi-même?

SOCRATE.
Oui: et il est évident que l’inscription dirait tout le
contraire, si elle portait, Ne te connais en aucune façon.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Essaie donc, Protarque, de diviser ceci en trois.

PROTARQUE.
Comment cela? je crains fort de ne pouvoir le faire.

SOCRATE.
Tu dis apparemment qu’il faut que je fasse moi-même
cette division.

PROTARQUE.

Non-seulement je le dis, mais je t’en prie.

SOCRATE.
N’est-il pas nécessaire que ceux qui ne se connaissent
point eux-mêmes soient dans cette ignorance par
rapport à une de ces trois choses?

PROTARQUE.
Quelles choses?

SOCRATE.
En premier lieu, par rapport aux richesses, s’imaginant
être plus riches qu’ils ne sont en effet.

PROTARQUE.
Beaucoup de gens sont attaqués de cette maladie.

SOCRATE.
Il en est bien davantage qui se croient plus grands, plus
beaux qu’ils ne sont, et doués de toutes les qualités du
corps dans un degré supérieur à la vérité.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Mais le plus grand nombre, à ce que je pense, est de
ceux qui se trompent à l’égard des qualités de l’âme,
s’imaginant, en fait de vertu, être meilleurs qu’ils ne
sont: ce qui est la troisième espèce d’ignorance.

PROTARQUE.
Cela est certain.

SOCRATE.
Et parmi les vertus, au sujet de la sagesse, par exemple,
n’est-il pas vrai que la plupart, avec les prétentions les
plus grandes, ne savent que disputer, et sont pleins de
fausses lumières et de mensonge?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
On peut assurer avec raison qu’un pareil état est un mal.

PROTARQUE.
Avec beaucoup de raison.

SOCRATE.
Protarque, il nous faut encore partager ceci en deux, si
nous voulons connaître l’envie puérile et innocente, et le
mélange singulier qui s’y fait du plaisir et de douleur.

PROTARQUE.
Comment le partagerons-nous? en deux, dis-tu?

SOCRATE.
C’est une nécessité, je pense, que tous ceux qui
conçoivent follement cette fausse opinion d’eux-mêmes
aient en partage, ainsi que le reste des hommes, les uns
la force et la puissance, les autres le contraire.

PROTARQUE.
C’est une nécessité.

SOCRATE.
Distingue-les donc ainsi: et si tu appelles ridicules ceux
d’entre eux qui, avec une telle opinion d’eux-mêmes,
sont faibles et incapables de se venger lorsqu’on se
moque d’eux, tu ne diras que la vérité; comme en disant
que ceux qui ont la force en main pour se venger sont
redoutables, violents et odieux, tu ne te tromperas pas.
L’ignorance, en effet, dans les personnes puissantes, est
odieuse et honteuse, parce qu’elle est nuisible aux
autres, elle et tout ce qui en porte la ressemblance; au
lieu que l’ignorance accompagnée de faiblesse est pour
nous le partage des personnages ridicules.

PROTARQUE.
C’est fort bien dit. Mais je ne découvre pas encore en
ceci le mélange du plaisir et de la douleur.

SOCRATE.
Commence auparavant par concevoir la nature de
l’envie.

PROTARQUE.
Explique-la-moi.

SOCRATE.
N’y a-t-il point des douleurs et des plaisirs injustes?

PROTARQUE.
On ne saurait le contester.

SOCRATE.
Il n’y a ni injustice ni envie à se réjouir du mal de ses
ennemis; n’est-ce pas?

PROTARQUE.
Non.

SOCRATE.
Mais lorsqu’on est témoin quelquefois des maux de ses
amis, n’est-ce pas une chose injuste de n’en pas être
affligé, et au contraire de s’en réjouir?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
N’avons-nous pas dit que l’ignorance est un mal pour
tous les hommes?

PROTARQUE.
Et avec raison.

SOCRATE.
Mais quoi! par rapport à la fausse opinion que nos amis
se forment de leur sagesse, de leur beauté, et des autres
qualités dont nous avons parlé, les distinguant en trois
espèces, et ajoutant qu’en ces rencontres le ridicule se
trouve là où est la faiblesse, et l’odieux là où est la force,

n’avouerons-nous point, comme je disais tout-à-l ‘heure,
que cette disposition de nos amis, lorsqu’elle ne nuit à
personne, est ridicule?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Ne convenons-nous point aussi que, comme ignorance,
elle est un mal?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Quand nous rions d’une pareille ignorance, sommes-
nous joyeux ou affligés?

PROTARQUE.
Il est évident que nous sommes joyeux.

SOCRATE.
N’avons-nous pas dit que c’est l’envie qui produit en
nous ce sentiment de joie à la vue des maux de nos
amis?

PROTARQUE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Ainsi il résulte de ce discours que, quand nous rions des

ridicules de nos amis, nous mêlons le plaisir à l’envie, et
par conséquent le plaisir à la douleur: puisque nous
avons reconnu précédemment que l’envie est une
douleur de l’âme, et le rire un plaisir, et que ces deux
choses se rencontrent ensemble en cette circonstance.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Ceci nous donne en même temps à connaître que dans
les lamentations et les tragédies, non pas au théâtre,
mais dans la tragédie et la comédie de la vie humaine, le
plaisir est mêlé à la douleur, ainsi que dans mille autres
choses.

PROTARQUE.
Il est impossible de n’en pas convenir, Socrate, quelque
désir que l’on ait de soutenir le contraire.

SOCRATE.
Nous avons proposé, la colère, le regret, les
lamentations, la crainte, l’amour, la jalousie, l’envie, et
les autres passions semblables, comme autant
d’affections où nous trouverions mêlées les deux choses
que nous avons dites si souvent. N’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.

Nous comprenons que cela vient d’être expliqué par
rapport aux lamentations, à l’envie et à la colère.

PROTARQUE.
Comment ne le comprendrions-nous pas?

SOCRATE.
Ne reste-t-il point encore bien des passions à parcourir?

PROTARQUE.
Oui, vraiment.

SOCRATE.
Pour quelle raison principalement penses-tu que je me
suis attaché à te montrer ce mélange dans la comédie?
N’est-ce pas pour te persuader qu’il est facile de faire
voir la même chose dans les craintes, les amours et les
autres passions, et, afin qu’en étant bien convaincu, tu
me laisses libre, et ne m’obliges point à allonger le
discours en prouvant que cela a lieu aussi pour tout le
reste, et que tu conçoives généralement que le corps
sans l’âme, et l’âme sans le corps, et tous les deux en
commun éprouvent mille affections où le plaisir est mêlé
avec la douleur? Dis-moi donc présentement si tu me
donneras la liberté, ou si tu me feras pousser cet
entretien jusqu’au milieu de la nuit. Encore quelques
mots, et j’espère obtenir de toi que tu me lâches,
m’engageant à te rendre raison demain de tout cela.
Pour le présent, mon dessein est de m’acheminer vers ce
qui me reste à dire pour arriver au jugement que Philèbe
exige de moi.

PROTARQUE.
C’est bien parlé, Socrate. Achève comme il te plaira ce
qui te reste encore.

SOCRATE.
Suivant l’ordre naturel des choses, après les plaisirs
mélangés, il est nécessaire, en quelque sorte, que nous
considérions à leur tour ceux qui sont sans mélange.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Je vais essayer maintenant de t’en faire connaître la
nature; car je ne suis nullement de l’opinion de ceux qui
prétendent que tous les plaisirs ne sont qu’une cessation
de la douleur: mais, comme je le disais, je me sers d’eux
comme de devins, pour prouver qu’il y a des plaisirs
qu’on prend pour réels, et qui ne le sont pas; et qu’un
grand nombre d’autres qui passent pour très vifs, sont
confondus avec des douleurs positives et des intervalles
de repos au milieu de souffrances excessives, dans
certaines situations critiques du corps et de l’âme.

PROTARQUE.
Quels sont donc les plaisirs, Socrate, qu’on peut à juste
titre regarder pour vrais?

SOCRATE.
Ce sont ceux qui ont pour objet les belles couleurs et les

belles figures, la plupart de ceux qui naissent des odeurs
et des sons; tous ceux, en un mot, dont la privation n’est
ni sensible ni douloureuse, et dont la jouissance est
accompagnée d’une sensation agréable, sans aucun
mélange de douleur.

PROTARQUE.
Comment faut-il que nous entendions ceci, Socrate?

SOCRATE.
Puisque tu ne comprends pas sur-le-champ ce que je
veux dire, il faut tâcher de te l’expliquer. Par la beauté
des figures, je n’ai point en vue ce que la plupart
pourraient s’imaginer, par exemple, des êtres vivants ou
des peintures; mais je parle de ce qui est droit et
circulaire, plan et solide, des ouvrages travaillés au tour
ou faits à la règle et à l’équerre, si tu conçois ma
pensée. Car je soutiens que ces figures ne sont point,
comme les autres, belles relativement, mais qu’elles sont
toujours belles par elles-mêmes et de leur nature,
qu’elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres,
et n’ont rien de commun avec les plaisirs produits par le
chatouillement. J’en dis autant des couleurs qui sont
belles de cette beauté absolue, et des plaisirs qui leur
sont attachés. Me comprends-tu?

PROTARQUE.
Je fais tous mes efforts pour cela, Socrate; mais tâche
toi-même de t’expliquer encore plus clairement.

SOCRATE.

Je dis donc, par rapport aux sons, que ceux qui sont
coulants, clairs, qui rendent une mélodie pure, ne sont
pas simplement beaux relativement, mais par eux-
mêmes, ainsi que les plaisirs, qui en sont une suite
naturelle.

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
L’espèce de plaisir qui résulte des odeurs a quelque
chose de moins divin, à la vérité; mais les plaisirs où il
ne se mêle aucune douleur nécessaire, par quelque voie
et par quelque sens qu’ils parviennent jusqu’à nous, je
les mets tous dans le genre opposé à ceux dont il a été
parlé auparavant. Ce sont, si tu comprends bien, deux
différentes espèces de plaisirs.

PROTARQUE.
Je comprends.

SOCRATE.
Ajoutons donc encore à ceci les plaisirs qui
accompagnent les sciences, s’il nous paraît que ces
plaisirs ne sont pas joints à une certaine soif
d’apprendre, et que cette soif de savoir ne cause dès le
commencement aucune douleur.

PROTARQUE.
Et il me paraît qu’il en est ainsi.

SOCRATE.
Mais quoi! après avoir possédé des sciences, si l’on vient
ensuite à les perdre par l’oubli, vois-tu qu’il en résulte
quelque douleur?

PROTARQUE.
Aucune, naturellement: ce n’est que par réflexion que, se
voyant privé d’une science, on s’en afflige, à cause du
besoin qu’on en a.

SOCRATE.
Or, mon cher, nous considérons ici les affections
naturelles en elles-mêmes, et indépendamment de toute
réflexion.

PROTARQUE.
Aussi dis-tu avec vérité, que l’oubli des sciences auquel
nous sommes sujets tous les jours n’entraîne après soi
aucune douleur.

SOCRATE.
Il faut dire, par conséquent, que les plaisirs attachés aux
sciences sont dégagés de toute douleur, et qu’ils ne sont
pas faits pour tout le monde, mais pour un très petit
nombre.

PROTARQUE.
Comment ne le dirions-nous pas?

SOCRATE.
Maintenant donc que nous avons séparé suffisamment

les plaisirs purs, et ceux qu’on peut avec assez de raison
appeler impurs, ajoutons à ce discours que les plaisirs
violents sont démesurés, et ceux qui n’ont pas de
violence mesurés. Disons que la grandeur et la vivacité
des premiers, leur fréquence ou leur rareté les rangent
dans le genre de l’infini, qui, avec le caractère de plus ou
de moins, parcourt les régions du corps et de l’âme; et
que les seconds, n’ayant pas ce caractère, sont du genre
mesuré.

PROTARQUE.
On ne peut pas mieux, Socrate.

SOCRATE.
Outre cela, il y a encore une chose qu’il faut examiner
par rapport à eux.

PROTARQUE.
Quelle chose?

SOCRATE.
Qui doit-on dire qui approche le plus de la vérité, ou ce
qui est pur et sans mélange, ou ce qui est vif, nombreux,
grand, abondant?

PROTARQUE.
A quel dessein fais-tu cette question, Socrate?

SOCRATE.
C’est que, Protarque, je ne veux rien omettre dans
l’examen du plaisir et de la science, de ce que l’un et

l’autre peuvent avoir de pur ou d’impur, afin que ce que
tous deux ont de pur se présentant à toi, à moi, et à
tous les assistants, il nous soit plus aisé d’en porter un
jugement.

PROTARQUE.
Très bien.

SOCRATE.
Formons-nous donc l’idée suivante de toutes les choses
que nous appelons pures; et, avant que d’aller plus loin,
commençons par en prendre une.

PROTARQUE.
Laquelle prendrons-nous?

SOCRATE.
Considérons, si tu veux, d’abord la blancheur.

PROTARQUE.
A la bonne heure.

SOCRATE.
Comment et en quoi consiste la pureté de la blancheur?
Est-ce dans la grandeur et la quantité? ou bien en ce qui
est tout-à-fait sans mélange, et où il ne se trouve aucune
trace d’aucune autre couleur?

PROTARQUE.
Il est évident que c’est en ce qui est parfaitement dégagé
de tout mélange.

SOCRATE.
Fort bien. Ne dirons-nous pas, Protarque, que ce blanc
est le plus vrai, et en même temps le plus beau de tous
les blancs, et non pas celui qui serait en plus grande
quantité ou plus grand?

PROTARQUE.
Oui, et avec beaucoup de raison.

SOCRATE.
Si nous soutenons donc qu’un peu de blanc sans
mélange est tout à-la-fois plus blanc, plus beau et plus
vrai que beaucoup de blanc mélangé, nous n’avancerons
rien que de très juste.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Mais quoi! Nous n’aurons pas besoin, apparemment, de
beaucoup d’exemples semblables pour en faire
l’application au plaisir; mais celui-ci suffit pour nous faire
comprendre que tout plaisir dégagé de douleur, quoique
faible et en petite quantité, est plus agréable, plus vrai,
plus beau qu’un autre, fût-il plus vif et en grande
quantité.

PROTARQUE.
J’en conviens; et ce seul exemple est suffisant.

SOCRATE.
Que penses-tu de ceci? N’avons-nous pas ouï dire que le
plaisir est toujours en voie de génération, et jamais dans
l’état d’existence? C’est en effet ce que certaines
personnes habiles entreprennent de nous démontrer, et
nous devons leur en savoir gré.

PROTARQUE.
Pour quelle raison?

SOCRATE.
Je discuterai cette question avec toi, mon cher
Protarque, par voie d’interrogation.

PROTARQUE.
Parle, et interroge…

SOCRATE.
N’y a-t-il point deux sortes de choses, l’une qui est pour
elle-même; l’autre, qui en désire sans cesse une autre?

PROTARQUE.
Comment, et de quelle chose parles-tu?

SOCRATE.
L’une est très noble de sa nature, l’autre lui est inférieure
en dignité.

PROTARQUE.
Explique-toi encore plus clairement.

SOCRATE.
Nous avons vu sans doute de beaux garçons ayant pour
amants des hommes pleins de courage.

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Eh bien, cherche maintenant deux choses qui
ressemblent à ces deux-là, parmi toutes celles qui sont
unies entre elles par un rapport .

PROTARQUE.
Dis plus clairement, Socrate, ce que tu veux dire.

SOCRATE.
Rien de bien relevé, Protarque; mais le discours prend
plaisir à nous embarrasser. Il veut nous faire entendre
que, de ces deux choses, l’une est toujours faite en vue
de quelque autre; l’autre est celle en vue de laquelle se
fait ordinairement ce qui est fait pour une autre chose.

PROTARQUE.
J’ai eu bien de la peine à le comprendre, à force de me
faire répéter.

SOCRATE.
Peut-être, mon enfant, le comprendras-tu encore mieux,
à mesure que nous avancerons.

PROTARQUE.

Je l’espère.

SOCRATE.
Concevons à présent deux autres choses.

PROTARQUE.
Lesquelles?

SOCRATE.
Le phénomène et l’être.

PROTARQUE.
Soit; j’admets ces deux choses, l’être et le phénomène.

SOCRATE.
Fort bien. Lequel des deux, dirons-nous, qui est fait à
cause de l’autre; le phénomène, à cause de l’existence,
ou l’existence à cause du phénomène?

PROTARQUE.
Me demandes-tu si l’existence est ce qu’elle est en vue
du phénomène?

SOCRATE.
Il y a apparence.

PROTARQUE.
Au nom des dieux, que me demandes-tu par là?

SOCRATE.
Le voici, Protarque. Dis-tu que la construction des

vaisseaux se fait en vue des vaisseaux, ou les vaisseaux
en vue de leur construction? et ainsi des autres choses
de même nature. Voilà, Protarque, ce que je veux savoir
de toi.

PROTARQUE.
Pourquoi ne te réponds-tu pas toi-même, Socrate?

SOCRATE.
Rien ne m’en empêche; mais prends part à la discussion.

PROTARQUE.
Volontiers.

SOCRATE.
Je dis donc que tous les ingrédients, tous les
instruments, tous les matériaux de toutes choses y
entrent en vue de quelque phénomène: que tout
phénomène se fait, l’un en vue de telle existence, l’autre
en vue de telle autre; et que la totalité des phénomènes
se fait en vue de la totalité des existences.

PROTARQUE.
Cela est très clair.

SOCRATE.
Par conséquent, si le plaisir est un phénomène, il est
nécessaire qu’il se fasse en vue de quelque existence.

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Mais la chose en vue de laquelle est toujours fait ce qui
se fait en vue d’une autre doit être mise dans la classe
du bien; et il faut mettre, mon cher, dans une autre
classe ce qui se fait en vue d’une autre chose.

PROTARQUE.
De toute nécessité.

SOCRATE.
Si donc le plaisir est un phénomène, n’aurons-nous pas
raison de le mettre dans une autre classe que celle du
bien?

PROTARQUE.
Tout-à-fait raison.

SOCRATE.
Ainsi, comme j’ai dit en entamant ce propos, il faut
savoir gré à celui qui nous a fait connaître que le plaisir
est un phénomène, et qu’il n’a point d’existence par lui-
même. Car il est évident que cet homme se moque de
ceux qui soutiennent que le plaisir est le bien.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Ce même homme se moquera aussi sans doute de ceux
qui se contentent de phénomènes.

PROTARQUE.
Comment et de qui parles-tu?

SOCRATE.
De ceux qui, se délivrant de la faim, de la soif, et des
autres besoins semblables, dont on se délivre à l’aide des
phénomènes, se réjouissent de ces phénomènes, parce
qu’ils procurent du plaisir; et disent qu’ils ne voudraient
pas vivre, s’ils n’étaient sujets à la soif, à la faim, et s’ils
n’éprouvaient toutes les autres sensations, sous quelque
nom que ce soit, comme une dépendance nécessaire à
ces sortes de besoins.

PROTARQUE.
Ils paraissent, du moins, dans cette disposition.

SOCRATE.
Tout le monde ne conviendra-t-il point que la corruption
d’un phénomène est le contraire de sa génération?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Ainsi quiconque choisit la vie de plaisir, choisit la
génération et la corruption, et non le troisième état, où il
ne se rencontre ni plaisir, ni douleur, et où l’on peut
avoir en partage la sagesse la plus pure.

PROTARQUE.

Je vois bien, Socrate, que c’est la plus grande des
absurdités de mettre le bien de l’homme dans le plaisir.

SOCRATE.
Cela est vrai. Prouvons-le encore de cette manière.

PROTARQUE.
De quelle manière?

SOCRATE.
Comment n’est-il point absurde que, n’y ayant rien de
bon et de beau, ni dans les corps, ni dans toute autre
chose, si ce n’est dans l’âme seule, le plaisir fût le seul
bien de cette âme, et que la force, la tempérance,
l’intelligence, et tous les autres biens que l’âme a reçus
en partage, ne fussent comptés pour rien? et encore
qu’on fût réduit à avouer que quiconque ne goûte point
de plaisir et ressent de la douleur est méchant pendant
tout le temps qu’il souffre, fût-ce d’ailleurs l’homme le
plus vertueux; qu’au contraire, dès qu’on goûte du
plaisir, on est vertueux par cette raison-là même, et
d’autant plus vertueux que le plaisir est plus grand?

PROTARQUE.
Tout cela, Socrate est de la dernière absurdité.

SOCRATE.
Qu’on ne puisse pas nous reprocher qu’après avoir
examiné le plaisir avec la plus grande rigueur, nous
avons l’air d’épargner l’intelligence et la science.
Frappons-les hardiment de tous côtés, pour voir si elles

ont quelque endroit faible, jusqu’à ce qu’ayant découvert
ce qu’il y a de plus pur dans leur nature, nous nous
servions, dans le jugement que nous devons porter en
commun, de ce que l’intelligence d’une part, et le plaisir
de l’autre, ont de plus vrai.

PROTARQUE.
Fort bien.

SOCRATE.
Les sciences ne se divisent-elles pas en deux classes,
dont l’une a, je pense, pour objet les arts mécaniques, et
l’autre la culture morale? n’est-ce pas?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Voyons d’abord, par rapport aux arts mécaniques, si, à
certains égards, ils ne tiennent pas davantage de la
science, et moins à d’autres égards; et s’il nous faut
regarder comme très pure la partie par laquelle ils
approchent plus de la science, et l’autre comme impure.

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Dans les arts, considérons séparément ceux qui sont à la
tête des autres.

PROTARQUE.
Quels arts, et comment les séparerons-nous?

SOCRATE.
Par exemple, si on sépare de tous les autres arts l’art de
compter, de mesurer, de peser, ce qui demeurera sera
bien peu de chose, à dire vrai.

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
II ne restera plus après cela qu’à recourir à la
probabilité, à exercer ses sens par l’expérience et une
certaine routine, et à employer ce talent conjectural
auquel on donne le nom d’art lorsqu’il a acquis sa
perfection par la réflexion et le travail.

PROTARQUE.
Tout cela est indubitable.

SOCRATE.
N’est-ce pas là qu’en est la musique, elle qui ne règle
point ses accords par la mesure, mais par les conjectures
rapides que fournit l’habitude; aussi bien que toute la
partie instrumentale de cet art, laquelle ne saisit que par
conjecture la juste mesure de chaque corde en
mouvement; de manière qu’il y a dans la musique bien
des choses obscures, et très peu de certaines?

PROTARQUE.

Rien de plus vrai.

SOCRATE.
Nous trouverons qu’il en est de même de la médecine,
de l’agriculture, de la navigation et de l’art militaire.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Qu’au contraire l’architecture fait usage, ce me semble,
de beaucoup de mesures et d’instruments qui lui
donnent une grande justesse et la rendent plus exacte
que la plupart des sciences.

PROTARQUE.
En quoi?

SOCRATE.
Dans la construction des vaisseaux, des maisons, et de
beaucoup d’autres ouvrages de charpenterie. Car elle se
sert, je pense, de la règle, du tour, du compas, de
l’aplomb, et d’une espèce de redressoir artistement
travaillé.

PROTARQUE.
Tu as raison, Socrate.

SOCRATE.
Ainsi séparons les arts en deux classes: les uns, qui sont
une dépendance de la musique, ont moins de précision

dans leurs ouvrages; les autres, qui appartiennent à
l’architecture, en ont davantage.

PROTARQUE.
Soit.

SOCRATE.
Et mettons au rang des arts les plus exacts ceux dont
nous avons d’abord fait mention.

PROTARQUE.
Il me paraît que tu parles de l’arithmétique et des autres
arts que tu as nommés avec elle.

SOCRATE.
Justement. Mais, Protarque, ne faut-il pas dire que ces
arts eux-mêmes sont de deux sortes? Qu’en penses-tu?

PROTARQUE.
Quels arts, s’il te plaît?

SOCRATE.
D’abord l’arithmétique. Ne doit-on pas reconnaître qu’il y
a une arithmétique vulgaire, et une autre propre au
philosophe?

PROTARQUE.
Comment assigner la différence qu’il y a entre ces deux
espèces d’arithmétique?

SOCRATE.

Elle n’est pas petite, Protarque; car le vulgaire fait entrer
dans le même calcul des unités inégales, comme deux
armées, deux bœufs, deux unités très petites ou très
grandes. Le philosophe, au contraire, ne daignera
seulement pas écouter quiconque refusera d’admettre
que, dans le nombre infini des unités, il n’y a pas une
unité qui diffère en rien d’une autre unité.

PROTARQUE.
Tu as raison de dire que la différence entre ceux qui
s’occupent de la science des nombres n’est pas petite, et
qu’on est par conséquent fondé à distinguer deux
espèces d’arithmétique.

SOCRATE.
Mais quoi! l’art de supputer et de mesurer qu’emploient
les architectes et les marchands, ne diffère-t-il point de
la géométrie et des calculs raisonnés du philosophe?
Dirons-nous que c’est le même art, ou les compterons-
nous pour deux?

PROTARQUE.
D’après ce qu’on vient de dire, je serais d’avis que ce
sont deux arts.

SOCRATE.
Fort bien. Conçois-tu pourquoi nous sommes entrés dans
cette discussion?

PROTARQUE.
Peut-être. Je serai pourtant bien aise d’entendre ta

réponse à cette question.

SOCRATE.
Il me semble que le discours est arrivé jusqu’ici dans le
même dessein qu’il avait au commencement, celui de
faire le pendant au discours sur les plaisirs; et il en est
venu à examiner si, de même qu’il y a des plaisirs plus
purs les uns que les autres, il en est ainsi à l’égard des
sciences.

PROTARQUE.
Il est manifeste au moins que c’est dans cette vue que
nous nous y sommes engagés.

SOCRATE.
Mais quoi! ne nous a-t-il pas découvert plus haut des arts
qui sont les uns plus précis, les autres plus confus?

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Et après avoir appelé chaque art d’un seul nom, et nous
avoir fait naître la pensée que cet art est un, ne suppose-
t-il pas maintenant que ce sont deux arts, lorsqu’il
demande si ce qu’il y a de précis et de pur dans chacun
appartient plus à l’art des philosophes, ou à l’art de ceux
qui ne le sont pas?

PROTARQUE.
Il me paraît en effet que c’est là ce qu’il nous demande.

SOCRATE.
Eh bien, Protarque, quelle réponse lui ferons-nous?

PROTARQUE.
O Socrate! nous sommes parvenus à une différence
étonnante entre les sciences pour la précision!

SOCRATE.
Nous répondrons donc plus facilement.

PROTARQUE.
Sans doute; et nous dirons que les arts plus précis dont
nous avons parlé diffèrent infiniment des autres arts; et
encore que de ces mêmes arts, par exemple, la
géométrie et l’arithmétique, ceux qui sont employés par
les vrais philosophes, l’emportent plus qu’on ne saurait
dire sur eux-mêmes pour l’exactitude et la vérité.

SOCRATE.
Que la chose soit donc ainsi, selon toi; et, sur ta parole,
répondons avec confiance aux hommes redoutables dans
l’art de traîner la dispute en longueur…

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Qu’il y a deux arithmétiques et deux géométries, et
qu’une foule d’autres arts dépendants de ceux-ci,
quoique compris sous un seul nom, sont néanmoins

doubles de la même manière.

PROTARQUE.
A la bonne heure, faisons cette réponse, Socrate, à ces
hommes que tu dis si redoutables.

SOCRATE.
Nous disons donc que ces sciences sont de la dernière
exactitude.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Mais la dialectique, Protarque, ne nous avouerait point,
si nous donnions à une autre science la préférence sur
elle.

PROTARQUE.
Que faut-il entendre par dialectique?

SOCRATE.
Il est clair que c’est la science qui connaît toutes les
sciences dont nous parlons. Je pense en effet que tous
ceux qui ont quelque peu d’intelligence, conviendront
que la connaissance la plus vraie, sans comparaison, est
celle qui a pour objet ce qui existe, ce qui existe
réellement, et dont la nature est toujours la même. Et
toi, Protarque, quel jugement en porterais-tu?

PROTARQUE.

Socrate, j’ai souvent entendu répéter à Gorgias que l’art
de persuader l’emporte sur tous les autres, parce qu’il se
soumet tout, non par la force, mais de plein gré; en un
mot, que c’est le plus excellent de tous les arts. Je ne
voudrais combattre ici ni son sentiment, ni le tien.

SOCRATE.
Tu allais parler contre moi; mais il me paraît que par
honte tu as quitté tes armes.

PROTARQUE.
Eh bien! qu’il en soit à cet égard comme il te plaira.

SOCRATE.
Est-ce ma faute si tu as mal pris ma pensée?

PROTARQUE.
Comment donc?

SOCRATE.
Je ne t’ai pas demandé, mon cher Protarque, quel est
l’art ou la science qui l’emporte sur les autres à raison de
son importance, de son excellence, et des avantages
qu’on en retire; mais quelle est la science dont l’obiet est
le plus net, le plus exact, le plus vrai, qu’elle soit d’une
grande utilité, ou non. Voilà ce que nous cherchons pour
le présent. Ainsi, vois; tu ne t’exposeras point à
l’indignation de Gorgias, si tu accordes à l’art qu’il
professe l’avantage sur tous les autres pour l’utilité qui
en revient aux hommes; tandis que pour l’affaire dont je
parle, comme je disais tout-à-l ‘heure au sujet du blanc,

qu’un peu de blanc, pourvu qu’il soit pur, l’emporte sur
une grande quantité qui ne le serait pas, en ce que c’est
le blanc le plus véritable, de même ici, après une
sérieuse attention et une discussion suffisante, sans avoir
égard à l’utilité des sciences ni à la célébrité qu’elles
donnent, mais considérant uniquement s’il y a dans notre
âme une faculté faite pour aimer le vrai et disposée à
tout entreprendre pour parvenir à le connaître, disons
que cette faculté est vraisemblablement le domaine de
qu’il y a de pur dans l’intelligence et la sagesse, ou qu’il
en faut chercher quelque autre plus excellente.

PROTARQUE.
J’examine; et il me paraît difficile d’accorder qu’aucune
autre science ou aucun autre art participe plus de la
vérité que la dialectique.

SOCRATE.
Ce qui te fait parier de la sorte, n’est-ce point cette
raison, que la plupart des arts et des sciences qui
s’occupent des choses d’ici-bas donnent beaucoup à
l’opinion, et étudient avec beaucoup d’application ce qui
appartient à l’opinion? Ensuite, lorsque quelqu’un se
propose d’étudier la nature, tu sais qu’il s’occupe toute
sa vie autour de cet univers, pour savoir comment il a
été-produit, et quels sont les effets et les causes de ce
qui s’y passe. N’est-ce pas là ce que nous disons? ou
quoi enfin?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que l’objet du travail entrepris par cet
homme, n’est point ce qui existe toujours, mais ce qui se
fait, ce qui se fera, et ce qui s’est fait?

PROTARQUE.
Cela est très vrai.

SOCRATE.
Pouvons-nous dire qu’il y ait quelque chose d’évident
selon la plus exacte vérité, dans des choses dont aucune
partie n’a jamais existé, ni n’existera, ni n’existe dans le
même état?

PROTARQUE.
Et le moyen?

SOCRATE.
Comment aurions-nous des connaissances fixes sur ce
qui n’a aucune fixité?

PROTARQUE.
Impossible, selon moi.

SOCRATE.
Par conséquent, ce n’est point de ces choses passagères
dont s’occupe l’intelligence et toute science qui s’attache
à la vérité en elle-même.

PROTARQUE.

Il n’y a pas d’apparence.

SOCRATE.
Ainsi il faut mettre absolument à quartier ici et toi, et
moi, et Gorgias, et Philèbe, et, n’écoutant que la raison,
affirmer ceci.

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Que la fixité, la pureté, la vérité, et ce que nous
appelons l’état d’abstraction, se rencontrent dans ce qui
est toujours dans le même état, de la même manière,
sans aucun mélange, ensuite dans ce qui en approche
davantage; et que tout le reste ne doit être mis qu’après
et dans un degré inférieur.

PROTARQUE.
Rien de plus certain.

SOCRATE.
Pour ce qui est des noms qui expriment ces objets, n’est-
il pas très juste de donner les plus beaux noms aux plus
belles choses?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
Les noms les plus honorables ne sont-ils pas ceux

d’intelligence et de sagesse?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
On peut donc les regarder dans la plus exacte vérité
comme parfaitement appliqués aux pensées qui ont pour
objet ce qui existe réellement.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Ce que j’ai soumis tout-à-l ‘heure à notre jugement, ce
n’est pas autre chose que ces noms-là.

PROTARQUE.
Pas autre chose, Socrate.

SOCRATE.
Bien. Et si quelqu’un disait que nous ressemblons à des
ouvriers, devant lesquels on a mis la sagesse et le plaisir
comme des matières qu’ils doivent allier ensemble pour
en former quelque ouvrage, cette comparaison ne serait-
elle pas juste?

PROTARQUE.
Très juste.

SOCRATE.

Ne faut-il pas essayer à présent de faire cet alliage?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
Mais ne serait-il pas mieux de nous dire et de nous
rappeler auparavant à nous-mêmes certaines choses?

PROTARQUE.
Lesquelles?

SOCRATE.
Des choses dont il a été déjà fait mention; mais c’est, à
mon avis, une bonne maxime que celle qui ordonne de
revenir jusqu’à deux et trois fois sur ce qui est bien.

PROTARQUE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Au nom de Jupiter, sois attentif. Voici, je pense, ce que
nous disions au commencement de cette dispute.

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Philèbe soutenait que le plaisir est la fin légitime de tous
les êtres animés, le but auquel ils doivent tendre; qu’il
est le bien de tous, et que ces deux mots, bon et

agréable, appartiennent, à parler exactement, à une
seule et même idée. Socrate, au contraire, prétendait
que cela n’est point; que comme le bon et l’agréable
sont deux noms différents, ils expriment aussi deux
choses d’une nature différente, et que la sagesse
participe davantage à la condition du bien que le plaisir.
N’est-ce point là, Protarque, ce qui s’est dit alors de part
et d’autre?

PROTARQUE.
Certainement.

SOCRATE.
Ne sommes-nous pas convenus, et ne convenons-nous
pas encore de ceci?

PROTARQUE.
De quoi?

SOCRATE.
Que la nature du bien a l’avantage sur toute autre chose
en ce point.

PROTARQUE.
En quel point?

SOCRATE.
En ce que l’être animé qui en a la possession pleine,
entière, non interrompue pendant toute sa vie, n’a plus
besoin d’aucune autre chose, et que le bien lui suffit
parfaitement. Cela n’est-il pas vrai?

PROTARQUE.
Très vrai.

SOCRATE.
N’avons-nous point tâché d’établir deux espèces de vie
absolument distinctes l’une de l’autre, où régnât, d’une
part, le plaisir sans aucun mélange de sagesse; et, de
l’autre, la sagesse sans le moindre élément de plaisir?

PROTARQUE.
Oui.

SOCRATE.
L’une ou l’autre de ces conditions a-t-elle paru suffisante
par elle-même à aucun de nous?

PROTARQUE.
Et comment l’eût-elle paru?

SOCRATE.
Si nous nous sommes alors écartés de la vérité en
quelque chose, que le premier qui voudra nous redresse
en ce moment, et dise mieux; qu’il comprenne sous une
seule idée la mémoire, la science, la sagesse, l’opinion
vraie, et qu’il examine s’il est quelqu’un qui consentît à
jouir de quelque chose que ce soit, étant privé de tout
cela, non pas même du plaisir, quelque grand qu’on le
suppose pour le nombre ou pour la vivacité, s’il n’avait
aucune opinion vraie, touchant la joie qu’il ressent, qu’il
ne connût aucunement quel est le sentiment qu’il

éprouve, et qu’il n’en eût aucun souvenir dans le plus
petit espace de temps. Dis-en autant de la sagesse, et
vois si l’on choisirait la sagesse sans aucun plaisir, si
petit qu’il soit, plutôt qu’avec quelque plaisir; ou tous les
plaisirs du monde sans sagesse, plutôt qu’avec quelque
sagesse.

PROTARQUE.
Cela ne se peut point, Socrate, et il n’est pas nécessaire
de revenir si souvent à la charge là-dessus.

SOCRATE.
Ainsi ni le plaisir ni la sagesse ne sont le bien parfait, le
bien désirable pour tous, le souverain bien.

PROTARQUE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Il nous faut donc découvrir le bien ou en lui-même, ou
dans quelque image, afin de voir, comme nous avons
dit, à qui nous devons adjuger le second prix.

PROTARQUE.
Très bien.

SOCRATE.
N’avons-nous point rencontré quelque voie qui nous
conduise au bien?

PROTARQUE.

Quelle voie?

SOCRATE.
Si l’on cherchait un homme, et qu’on apprît exactement
où est sa demeure, ne serait-ce pas une grande avance
pour le trouver?

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Et maintenant, comme à l’entrée de cet entretien, la
raison nous a fait connaître qu’il ne faut pas chercher le
bien dans une vie sans mélange, mais dans celle qui est
mélangée.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Il y a plus d’espérance que ce que nous cherchons se
montrera plus à découvert dans une vie bien mélangée
que dans une autre.

PROTARQUE.
Beaucoup plus.

SOCRATE.
Ainsi, faisons ce mélange, Protarque, après avoir adressé
nos vœux aux dieux, soit Bacchus, soit Vulcain, soit
toute autre divinité sous l’invocation de laquelle ce

mélange doit se faire.

PROTARQUE.
J’y consens.

SOCRATE.
Semblables à des échansons, nous avons à notre
disposition deux fontaines: celle du plaisir, qu’on peut
comparer à une fontaine de miel; et celle de la sagesse,
fontaine sobre, à laquelle le vin est inconnu, et d’où sort
une eau austère et salutaire. Voilà ce qu’il faut nous
efforcer de mêler ensemble de notre mieux.

PROTARQUE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Voyons d’abord. Ferons-nous bien de mêler toute espèce
de plaisir avec toute espèce de sagesse?

PROTARQUE.
Peut-être.

SOCRATE.
Ce ne serait pas sûr. Je puis te montrer un moyen de
faire, ce me semble, ce mélange avec moins de risque.

PROTARQUE.
Quel moyen? dis.

SOCRATE.

N’avons-nous pas, à ce que nous pensons, des plaisirs
plus vrais les uns que les autres, et des arts plus exacts
que d’autres arts?

PROTARQUE.
Sans doute.

SOCRATE.
N’y a-t-il pas aussi deux sciences différentes; l’une, qui a
pour objet les choses sujettes à la génération et à la
corruption; l’autre, ce qui échappe à l’une et à l’autre et
subsiste toujours la même et de la même manière? En
les considérant du côté de la vérité, nous avons jugé que
celle-ci est plus vraie que celle-là.

PROTARQUE.
Et avec raison.

SOCRATE.
Eh bien, si, commençant par mêler ensemble les
portions les plus vraies de part et d’autre, nous
examinions si ce mélange est suffisant pour nous
procurer la vie la plus désirable, ou si nous avons encore
besoin d’y faire entrer d’autres portions qui ne seraient
pas si pures?

PROTARQUE.
Oui, prenons ce parti.

SOCRATE.
Soit donc un homme qui ait une juste idée de la nature

de la justice en elle-même, avec un talent d’exprimer sa
pensée conforme à son intelligence, et qui en toutes
choses ait les mêmes avantages.

PROTARQUE.
Soit.

SOCRATE.
Cet homme aura-t-il autant de science qu’il est
nécessaire, si, connaissant la nature du cercle en lui-
même et de la sphère divine, il ignore d’ailleurs ce que
c’est que cette sphère humaine et ces cercles réels, et
que, pour la construction d’un édifice ou de tout autre
ouvrage, il lui faille se servir de règles et de cercles?

PROTARQUE.
Notre situation, Socrate, serait ridicule, si nous n’avions
que ces connaissances divines.

SOCRATE.
Comment dis-tu? Il faut donc y ajouter l’art mobile et
grossier de la règle et du cercle défectueux.

PROTARQUE.
Il le faut bien si l’on veut que nous retrouvions chaque
jour le chemin pour retourner chez nous.

SOCRATE.
Faudra-t-il y joindre aussi la musique, que nous avons
dite un peu plus haut toute pleine de conjecture et
d’imitation, et manquant de pureté?

PROTARQUE.
Il le faut bien, selon moi, si nous voulons que notre vie
soit un peu supportable.

SOCRATE.
Veux-tu que, semblable à un portier pressé et forcé par
la foule, je cède, j’ouvre les portes toutes grandes, et
laisse toutes les sciences entrer et se mêler ensemble,
les pures avec celles qui ne le sont pas?

PROTARQUE.
Je ne vois pas, Socrate, quel mal il y aurait à posséder
toutes les autres sciences, pourvu qu’on eût les
premières.

SOCRATE.
Je vais donc leur ouvrir passage, et les laisser toutes se
rassembler dans le sein de la très poétique vallée
d’Homère .

PROTARQUE.
A la bonne heure.

SOCRATE.
Le passage est ouvert; qu’elles se rassemblent toutes. Il
faut aller maintenant à la source des plaisirs: car nous
n’avons pu faire notre mélange comme nous l’avions
d’abord projeté, en commençant par ce qu’il y a de vrai
dans le plaisir et dans la science; mais par amour pour la
science, nous avons admis toutes les sciences sans

distinction, et avant les plaisirs.

PROTARQUE.
Tu dis très vrai.

SOCRATE.
Il est temps par conséquent de délibérer au sujet des
plaisirs? si nous les laisserons aussi entrer tous à-la-fois,
ou si nous ne devons ouvrir d’abord passage qu’à ceux
qui sont vrais.

PROTARQUE.
Il faut d’abord, pour plus de sûreté, donner entrée aux
véritables.

SOCRATE.
Qu’ils passent donc. Mais que ferons-nous après cela?
Ne faut-il pas, s’il y a quelques plaisirs nécessaires, que
nous les mêlions avec les autres, comme nous avons fait
à l’égard des sciences?

PROTARQUE.
Pourquoi non? Les nécessaires, du moins.

SOCRATE.
Mais si, comme nous avons dit au sujet des arts, qu’il n’y
avait aucun danger et qu’il y avait même de l’utilité à les
connaître tous, nous disons à présent la même chose par
rapport aux plaisirs; au cas qu’il soit universellement
avantageux et sans aucun inconvénient de goûter tous
les plaisirs durant la vie, il nous les faut mêler tous

ensemble.

PROTARQUE.
Que dirons-nous donc à cet égard, et quel parti
prendrons-nous?

SOCRATE.
Ce n’est pas nous, Protarque, qu’il faut consulter ici,
mais les plaisirs et la sagesse, les interrogeant en cette
manière sur ce qu’ils pensent l’un de l’autre.

PROTARQUE.
De quelle manière?

SOCRATE.
Mes bons amis, soit qu’il faille vous appeler du nom de
plaisirs ou de quelque autre nom semblable, qu’aimeriez-
vous mieux, d’habiter avec la sagesse, ou d’en être
séparés? Je pense qu’ils ne pourraient se dispenser de
nous faire cette réponse.

PROTARQUE.
Quelle réponse?

SOCRATE.
Il n’est, diront les plaisirs, ni possible, ni avantageux,
comme on l’a remarqué tout-à-l ‘heure, qu’un genre
demeure seul, isolé, et dans l’état d’abstraction; et entre
tous les genres, nous croyons que le plus digne d’habiter
avec nous est celui qui peut connaître tout le reste, et
avoir même de chacun de nous une connaissance
parfaite.

PROTARQUE.
Et vous avez très-bien répondu, leur dirons-nous.

SOCRATE.
A merveille. Il faut, après cela, interroger à leur tour la
sagesse et l’intelligence. Avez-vous besoin du mélange
des plaisirs? dirons-nous à l’intelligence et à la sagesse.
De quels plaisirs? répondront-elles.

PROTARQUE.
Oui, voilà ce qu’elles répondront, selon toute apparence.

SOCRATE.
Nous continuerons ensuite à leur parler en ces termes:
Outre les plaisirs véritables, dirons-nous, avez-vous
encore besoin de la compagnie des plaisirs les plus
grands et les plus vifs? Comment, répliqueront-elles, en
aurions-nous affaire, Socrate, puisqu’ils nous apportent
une infinité d’obstacles, en troublant par des joies
excessives les âmes où nous habitons, qu’ils nous
empêchent même d’y prendre naissance, et font périr
nos enfants la plupart du temps par la négligence et par
l’oubli? Mais pour les plaisirs véritables et purs dont tu as
parlé, regarde-les comme nos amis; joins-y ceux qui
accompagnent la santé et la tempérance, et qui formant,
pour ainsi dire, le cortège de la vertu, comme celui d’une
déesse, marchent partout à sa suite: fais entrer ceux-là
dans le mélange. Mais quant à ceux qui sont toujours à
la suite de la folie et du vice, il y aurait de l’absurdité à

les associer à l’intelligence, pour quiconque se
proposerait de faire le mélange le plus beau, le plus
exempt de sédition, et où l’on pût voir quel est le bien de
l’homme et de tout l’univers, et quelle idée on doit se
former de son essence. Ne dirons-nous pas que
l’intelligence a répondu avec bien de la raison, et comme
on devait l’attendre d’elle, pour elle-même, pour la
mémoire, et pour la vraie connaissance?

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Mais il est encore un point nécessaire, et sans lequel rien
ne peut exister.

PROTARQUE.
Quel est-il?

SOCRATE.
Toute chose où nous ne ferons pas entrer la vérité,
n’existera jamais, et n’a jamais existé d’une manière
réelle.

PROTARQUE.
En effet, comment cela se pourrait-il?

SOCRATE.
En aucune manière. A présent, s’il manque encore
quelque chose à ce mélange, dites-le, toi et Philèbe.
Pour moi, il me paraît que ce discours est désormais

achevé, et qu’on peut le regarder comme une espèce de
monde incorporel propre à bien gouverner un corps
animé.

PROTARQUE.
Tu peux bien dire aussi, Socrate, que je suis de ton avis.

SOCRATE.
Et si nous disions que nous voilà maintenant parvenus au
vestibule du bien, et à la demeure où habite la vie
heureuse, n’aurions-nous pas raison?

PROTARQUE.
Il me le semble, au moins.

SOCRATE.
Quel est, selon nous, en ce mélange, l’élément le plus
précieux, et le plus capable de rendre une pareille
situation désirable à tout le monde? Lorsque nous
l’aurons découvert, nous examinerons ensuite avec quoi
il a plus de liaison et d’affinité, du plaisir ou de
l’intelligence.

PROTARQUE.
Fort bien. Cela nous sera d’un très grand secours pour le
jugement que nous devons porter.

SOCRATE.
Mais il n’est pas difficile d’apercevoir qu’elle est dans tout
mélange la cause qui le rend tout-à-fait digne d’estime,
ou tout-à-fait méprisable.

PROTARQUE.
Comment dis-tu?

SOCRATE.
Il n’est personne sans doute qui ignore ceci.

PROTARQUE.
Quoi?

SOCRATE.
Que dans tout mélange, quel qu’il soit, et de quelque
manière qu’il soit formé, si la mesure et la proportion ne
s’y rencontrent, c’est une nécessité que les choses dont il
est composé, et que le mélange lui-même tout le
premier, périssent. Car ce n’est plus alors un mélange,
mais une véritable confusion, qui d’ordinaire est un
malheur réel pour ceux qui le possèdent.

PROTARQUE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
L’essence du bien nous est donc échappée, et s’est allée
jeter dans celle du beau: car en toute chose la mesure et
la proportion constituent la beauté comme la vertu.

PROTARQUE.
Cela est certain.

SOCRATE.

Mais nous avons dit aussi que la vérité entrait avec elles
dans le mélange.

PROTARQUE.
Assurément.

SOCRATE.
Par conséquent, si nous ne pouvons saisir le bien sous
une seule idée, saisissons-le sous trois idées, celles de la
beauté, de la proportion et de la vérité; et disons que
ces trois choses réunies sont la véritable cause de
l’excellence de ce mélange, et que cette cause étant
bonne y c’est par elle que le mélange est bon.

PROTARQUE.
On ne peut mieux.

SOCRATE.
Tout le monde, Protarque, est à présent en état de
décider qui du plaisir ou de la sagesse a plus d’affinité
avec le souverain bien, et a le premier rang aux yeux des
hommes et des dieux.

PROTARQUE.
La chose parle d’elle-même: toutefois il sera mieux d’en
apporter la preuve.

SOCRATE.
Comparons donc successivement chacune de ces trois
choses avec le plaisir et l’intelligence: car il nous faut
voir auquel des deux nous attribuerons chacune d’elles,

comme lui appartenant de plus près.

PROTARQUE.
Tu parles de la beauté, de la vérité et de la mesure?

SOCRATE.
Oui. Prends d’abord la vérité, Protarque; et l’ayant prise,
jette les yeux sur ces trois choses, l’intelligence, la vérité,
le plaisir; et après y avoir longtemps réfléchi, réponds-toi
à toi-même si c’est le plaisir ou l’intelligence qui a plus
d’affinité avec la vérité.

PROTARQUE.
Qu’est-il besoin de temps pour cela? La différence est
grande, à ce que je pense. En effet, le plaisir est la
chose du monde la plus menteuse; aussi dit-on que les
dieux pardonnent tout parjure commis dans les plaisirs
de l’amour, qui passent pour les plus grands de tous,
comme si les plaisirs étaient des enfants sans raison.
Mais l’intelligence est, ou la même chose que la vérité,
ou ce qui lui ressemble davantage, et ce qu’il y a de plus
vrai.

SOCRATE.
Considère ensuite de la même manière la mesure, et vois
si elle appartient plus au plaisir qu’à la sagesse, ou à la
sagesse qu’au plaisir.

PROTARQUE.
La question que tu me proposes n’est pas non plus
difficile à résoudre. Je pense en effet que dans la nature

des choses, il est impossible de trouver rien qui soit plus
ennemi de toute mesure que le plaisir et les joies
extrêmes, ni rien qui soit plus ami de la mesure que
l’intelligence et la science.

SOCRATE.
Très bien dit. Achève néanmoins le troisième parallèle.
L’intelligence participe-t-elle plus à la beauté que le
plaisir, en sorte que l’intelligence soit plus belle que le
plaisir? ou bien est-ce le contraire?

PROTARQUE.
N’est-il donc pas vrai, Socrate, que dans aucun temps
présent, passé, à venir, personne n’a vu ni imaginé nulle
part, en aucune manière, soit durant la veille, soit en
dormant, une sagesse et une intelligence qui eût
mauvaise grâce?

SOCRATE.
Fort bien.

PROTARQUE.
Au lieu que, quand nous voyons goûter certains plaisirs,
et surtout les plus grands, nous trouvons que cette
jouissance traîne à sa suite ou le ridicule ou la honte, au
point que nous en rougissons nous-mêmes, et que les
dérobant aux regards, nous les cachons et les confions à
la nuit, jugeant qu’il est indécent que la lumière du jour
soit témoin de pareils plaisirs.

SOCRATE.

Ainsi tu publieras partout, Protarque, aux absents par
des envoyés, aux présents par toi-même, que le plaisir
n’est ni le premier, ni le second bien; mais que le
premier bien est la mesure, le juste milieu, l’à-propos, et
toutes les autres qualités semblables, qu’on doit regarder
comme ayant en partage une nature immuable.

PROTARQUE.
C’est ce qui paraît, d’après ce qui vient d’être dit.

SOCRATE.
Que le second bien est la proportion, le beau, le parfait,
ce qui se suffit par soi-même, et tout ce qui est de ce
genre.

PROTARQUE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Autant que je puis conjecturer, tu ne t’écarteras guère de
la vérité en mettant pour le troisième bien l’intelligence
et la sagesse.

PROTARQUE.
Peut-être bien.

SOCRATE.
N’assignerons-nous point la quatrième place à ce que
nous avons dit appartenir à l’âme seule, aux sciences,
aux arts, aux vraies connaissances, s’il est vrai que ces
choses ont une liaison plus étroite avec le bien que le

plaisir?

PROTARQUE.
Apparemment.

SOCRATE.
Au cinquième rang, mettons les plaisirs que nous avons
distingués des autres comme exempta de douleur, les
nommant des perceptions pures de l’âme qui tiennent à
la suite des sensations.

PROTARQUE.
Peut-être.

SOCRATE.
A la sixième génération, dit Orphée, mettez fin à vos
chants . Il me semble pareillement que ce discours
a pris fin au sixième jugement. Il ne nous reste plus qu’à
couronner ce qui a été dit.

PROTARQUE.
Il n’y a qu’à le faire.

SOCRATE.
Voyons; encore une troisième libation en l’honneur de
Jupiter Libérateur; un troisième et dernier essai.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.

Philèbe appelait souverain bien le plaisir dans sa
plénitude.

PROTARQUE.
C’est donc pour cela, Socrate, que tu disais qu’il fallait
répéter jusqu’à trois fois le commencement de cette
discussion.

SOCRATE.
Oui: mais écoutons ce qui suit. Comme j’avais dans
l’esprit tout ce que je viens d’exposer, et que j’étais
révolté contre cette opinion, qui n’est pas seulement de
Philèbe, mais d’une infinité d’autres, j’ai dit que
l’intelligence est beaucoup meilleure que le plaisir, et
qu’elle est plus avantageuse à la vie humaine.

PROTARQUE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Et comme je soupçonnais qu’il y avait encore plusieurs
autres biens, j’ai ajouté que, si nous en découvrions un
qui fût préférable à ces deux-là, je disputerais pour le
second prix en faveur de l’intelligence contre le plaisir, et
que celui-ci ne l’obtiendrait point.

PROTARQUE.
Tu l’as dit en effet.

SOCRATE.
Nous avons vu ensuite très suffisamment que ni l’un ni

l’autre de ces biens n’est suffisant par soi-même.

PROTARQUE.
Rien de plus certain.

SOCRATE.
Dans cette dispute, l’intelligence et le plaisir n’ont-ils pas
été convaincus l’un et l’autre de ne pouvoir prétendre à
la qualité de souverain bien étant privés de la propriété
de se suffire par soi-même de la plénitude et de la
perfection?

PROTARQUE.
Très bien.

SOCRATE.
Une troisième espèce de bien supérieure aux deux autres
s’étant donc présentée à nous, l’intelligence nous a paru
avoir une affinité mille fois plus grande et plus intime
que le plaisir, avec l’essence de ce bien victorieux.

PROTARQUE.
Comment en douter?

SOCRATE.
Ainsi, suivant le jugement que nous venons de
prononcer, le plaisir n’est qu’à la cinquième place.

PROTARQUE.
A ce qu’il paraît.

SOCRATE.
Quant à la première place, tous les bœufs, tous les
chevaux et toutes les autres bêtes sans exception ne la
réclameront-elles point en faveur du plaisir, parce
qu’elles s’attachent à sa poursuite? et la plupart des
hommes s’en rapportant à elles, comme les devins aux
oiseaux, jugent que le plaisir est le souverain maître du
bonheur de la vie; et ils pensent que les appétits de la
bête sont des garants plus sûrs de la vérité que les
discours inspirés par une muse philosophe.

PROTARQUE.
Nous convenons tous, Socrate, que ce que tu as dit est
parfaitement vrai.

SOCRATE.
Laissez-moi donc aller.

PROTARQUE.
Il y a encore une petite chose à éclaircir, Socrate. Aussi
bien tu ne t’en iras pas d’ici avant nous. Je te rappellerai
ce qui reste à dire.

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Tags: Platon