PHILÈBE de Platon

SOCRATE.
Si tu ne sais que cela, tu n’es point encore habile dans la
musique; et si tu l’ignores, tu n’es, pour ainsi dire,
capable de rien en ce genre.

PROTARQUE.
Non, assurément.

SOCRATE.
Mais, mon cher ami, quand tu connais le nombre des
intervalles de la voix, tant pour le son aigu que pour le
son grave, la qualité et les bornes de ces intervalles, et

les systèmes qui en résultent; systèmes que les anciens
ont découverts, et qu’ils nous ont laissés, à nous qui
marchons sur leurs traces, sous le nom d’harmonies,
comme aussi ils nous ont appris que des propriétés
semblables se trouvent dans les mouvements du corps,
et qu’étant mesurées par les nombres, elles doivent
s’appeler rythmes et mesures: et en même temps que
nous devons procéder de cette manière dans l’examen
de tout ce qui est un et plusieurs; oui, lorsque tu as
compris tout cela, c’est alors que tu es savant; et quand,
en suivant la même méthode, tu es parvenu à
comprendre quelque autre chose que ce soit, tu as
acquis l’intelligence de cette chose. Mais, perdu dans
l’infini, tout échappe à la connaissance; et, pour n’avoir
fait le compte précis d’aucune chose, tu n’es toi-même
compté pour rien .

PROTARQUE.
Il me paraît, Philèbe, que ce que vient de dire Socrate
est parfaitement bien dit.

PHILÈBE.
Je pense de même: mais que nous fait ce discours, et où
en veut-il venir?

SOCRATE.
Philèbe nous a fait cette question fort à propos,
Protarque.

PROTARQUE.
Assurément: réponds-lui donc.

SOCRATE.
Je le ferai, après que j’aurai dit encore un mot sur cette
matière. De même que, lorsqu’on a pris une unité
quelconque, il ne faut pas, disons-nous, jeter tout
aussitôt les yeux sur l’infini, mais sur un certain nombre:
ainsi, quand on est forcé de commencer par l’infini, il ne
faut point passer tout de suite à l’unité, mais porter les
regards sur un certain nombre, qui renferme une
certaine quantité d’individus, et aboutir enfin à l’unité.
Tâchons de concevoir ceci en prenant de nouveau les
lettres pour exemple.

PROTARQUE.
Comment?

SOCRATE.
On remarqua d’abord que la voix était infinie, soit que
cette découverte vienne d’un dieu, ou de quelque
homme divin, comme on le raconte en Égypte d’un
certain Theuth, qui le premier aperçut dans cet infini les
voyelles, comme étant, non pas un, mais plusieurs; et
puis d’autres lettres qui, sans être des voyelles, ont
pourtant un certain son; et il reconnut qu’elles avaient
pareillement un nombre déterminé; ensuite il distingua
une troisième espèce de lettres, que nous appelons
aujourd’hui muettes: après ces observations, il sépara
une à une les lettres muettes et privées de son; ensuite il
en fit autant par rapport aux voyelles et par rapport aux
moyennes; jusqu’à ce qu’en ayant saisi le nombre, il leur
donna à toutes et à chacune le nom d’élément. De plus,

voyant qu’aucun de nous ne pourrait apprendre aucune
de ces lettres toute seule, et sans les apprendre toutes, il
en imagina le lien, comme une unité; et se représentant
tout cela comme ne faisant qu’un tout, il donna à ce tout
le nom de grammaire, comme n’étant aussi qu’un seul
art.

PHILÈBE.
J’ai compris ceci, Protarque, plus clairement que ce qui a
été dit précédemment, et l’un m’a servi à concevoir
l’autre. Mais à présent, ainsi qu’un peu plus haut, je
trouve toujours la même chose à redire à ce discours.

SOCRATE.
N’est-ce point, Philèbe, quel rapport a tout cela à notre
sujet?

PHILÈBE.
Oui, c’est ce que nous cherchons depuis longtemps,
Protarque et moi.

SOCRATE.
En vérité, vous êtes au milieu de ce que vous cherchez,
dites-vous, depuis longtemps.

PHILÈBE.
Comment?

SOCRATE.
Notre entretien n’a-t-il point pour objet dès le
commencement la sagesse et le plaisir, pour savoir

laquelle de ces deux choses est préférable à l’autre?

PHILÈBE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Ne disions-nous point que chacune d’elles est une?

PHILÈBE.
Assurément.

SOCRATE.
Eh bien, le discours que vous venez d’entendre vous
demande comment chacune d’elles est une et plusieurs;
et comment elles ne sont pas tout de suite infinies, mais
comment elles contiennent l’une et l’autre un certain
nombre déterminé, avant que chacune parvienne à
l’infini.

PROTARQUE.
Socrate, après nous avoir fait faire je ne sais comment
bien des circuits, nous a jetés, Philèbe, dans une
question qui n’est point aisée. Vois qui de nous deux y
répondra. Peut-être est-il ridicule, qu’ayant pris tout-à-
fait ta place dans cette dispute, et m’étant engagé à la
soutenir, je te somme de répondre, parce que je ne suis
pas en état de le faire; mais il serait, je pense, plus
ridicule encore que nous ne puissions répondre ni l’un ni
l’autre. Vois donc quel parti nous prendrons. Il me paraît
que Socrate nous demande si le plaisir a des espèces ou
non, combien et quelles elles sont; et qu’il attend de

nous la même chose par rapport à la sagesse.

SOCRATE.
Tu dis très vrai, fils de Callias. En effet, si nous ne
pouvons satisfaire à cette question sur tout ce qui est
un, semblable à soi et toujours le même, et sur son
contraire, aucun de nous, comme l’a montré le discours
précédent, n’entendra jamais rien à quoi que ce soit.

PROTARQUE.
Il y a toute apparence, Socrate. Mais s’il est beau pour le
sage de tout connaître, il me semble qu’il y a un second
degré, qui est de ne pas se méconnaître soi-même. Je
vais te dire pourquoi je parle de la sorte. Tu nous as
accordé cet entretien, Socrate, et tu t’es livré à nous,
pour découvrir ensemble quel est le plus excellent des
biens humains. Philèbe a dit que c’est le plaisir,
l’agrément, la joie; tu as soutenu au contraire que les
meilleurs biens ne sont point ceux-là, mais ceux-ci; et si
nous nous rappelons souvent à nous-mêmes avec une
sorte de recherche la difficulté qui nous sépare, ce n’est
pas sans raison, mais afin que, étant gravée dans notre
mémoire, nous soyons en état de la bien discuter de part
et d’autre: tu dis donc, à ce qu’il semble, que le bien
qu’il faut regarder comme véritablement supérieur au
plaisir, c’est l’intelligence, la science, la prudence, l’art,
et tous les autres biens de ce genre, et que ce sont les
seuls qu’il faut travailler à acquérir. La dispute s’étant
ainsi engagée des deux côtés, nous t’avons menacé en
badinant de ne pas te laisser retourner chez toi, que
cette question ne fût suffisamment décidée; et toi, tu y

as consenti, et tu t’es donné à nous pour cela. Nous te
disons donc, comme les enfants, qu’on ne peut plus
reprendre ce qui a été une fois bien donné. Ainsi, cesse
de diriger comme tu fais cette discussion.

SOCRATE.
De quelle manière?

PROTARQUE.
En nous jetant dans l’embarras, et en nous proposant
des questions auxquelles nous ne pouvons trouver sur-
le-champ une réponse satisfaisante. Car ne nous
imaginons pas que la fin de cet entretien doive être de
nous réduire tous à ne savoir que dire. Mais lorsque
nous sommes hors d’état de répondre, c’est à toi de le
faire: tu nous l’as promis. Sur cela, délibère, s’il faut que
tu nous donnes la division du plaisir et de la science en
leurs espèces, ou si tu la laisseras là, et si tu peux et si
tu veux éclaircir d’une autre manière le sujet de notre
dispute.

SOCRATE.
Après ce que je viens d’entendre, il ne faut plus que
j’appréhende rien de fâcheux de votre part. Ce mot, si tu
veux, me délivre de toute crainte à cet égard. Et puis, il
me semble qu’un dieu m’a rappelé certaines choses à la
mémoire.

PROTARQUE.
Comment, et quelles sont-elles?

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