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Pierre et Jean

Pierre et Jean

de Guy de Maupassant

Preface

Je n’ai point l’intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient plutôt la critique du genre d’étude psychologique que j’ai entrepris dans Pierre et Jean.

Je veux m’occuper du Roman en général.

Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé parles mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.

Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes :

« Le plus grand défaut de cette œuvre, c’est qu’elle n’est pas un roman à proprement parler. »

On pourrait répondre par le même argument :

« Le plus grand défaut de l’écrivain qui me fait l’honneur de mejuger, c’est qu’il n’est pas un critique. »

Quels sont en effet les caractères essentiels ducritique ?

Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sansidées d’école, sans attaches avec aucune famille d’artistes, ilcomprenne, distingue et explique toutes les tendances les plusopposées, les tempéraments les plus contraires, et admette lesrecherches d’art les plus diverses.

Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, DonQuichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinitésélectives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, LesTrois Mousquetaires, Mauprat, Le Père Goriot, La Cousine Bette,Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame deParis, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L’Assommoir,Sapho, etc., ose encore écrire : « Ceci est un roman et cela n’enest pas un », me paraît doué d’une perspicacité qui ressemble fortà de l’incompétence.

Généralement ce critique entend par roman une aventure plus oumoins vraisemblable, arrangée à la façon d’une pièce de théâtre entrois actes dont le premier contient l’exposition, le secondl’action et le troisième le dénouement.

Cette manière de composer est absolument admissible à lacondition qu’on acceptera également toutes les autres.

Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquellesune histoire écrite devrait porter un autre nom ?

Si Don Quichotte est un roman, Le Rouge et le Noir en est-il unautre ? Si Monte-Cristo est un roman, L’Assommoir en est-ilun ? Peut-on établir une comparaison entre Les Affinitésélectives de Goethe, Les Trois Mousquetaires de Dumas, MadameBovary de Flaubert, M. de Camors de M. Feuillet et Germinal de E.Zola ? Laquelle de ces œuvres est un roman ?

Quelles sont ces fameuses règles ? D’oùviennent-elles ? Qui les a établies ? En vertu de quelprincipe, de quelle autorité et de quels raisonnements ?

Il semble cependant que ces critiques savent d’une façoncertaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui ledistingue d’un autre qui n’en est pas un. Cela signifie toutsimplement que, sans être des producteurs, ils sont enrégimentésdans une école, et qu’ils rejettent, à la façon des romancierseux-mêmes, toutes les œuvres conçues et exécutées en dehors de leuresthétique.

Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher toutce qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autantque possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.

Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avecpersistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer,c’est-à-dire d’imaginer ou d’observer, suivant leur conceptionpersonnelle de l’art. Le talent provient de l’originalité, qui estune manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger.Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l’idée qu’ils’en fait d’après les romans qu’il aime, et établir certainesrègles invariables de composition, luttera toujours contre untempérament d’artiste apportant une manière nouvelle. Un critique,qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu’un analystesans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme unexpert en tableaux, n’apprécier que la valeur artiste de l’objetd’art qu’on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout, doitabsorber assez complètement sa personnalité pour qu’il puissedécouvrir et vanter les livres mêmes qu’il n’aime pas comme hommeet qu’il doit comprendre comme juge.

Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que deslecteurs, d’où il résulte qu’ils nous gourmandent presque toujoursà faux ou qu’ils nous complimentent sans réserve et sansmesure.

Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire latendance naturelle de son esprit, demande à l’écrivain de répondreà son goût prédominant, et il qualifie invariablement deremarquable ou de bien écrit l’ouvrage ou le passage qui plaît àson imagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse oupositive.

En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nouscrient :

– Consolez-moi.

– Amusez-moi.

– Attristez-moi.

– Attendrissez-moi.

– Faites-moi rêver.

– Faites-moi rire.

– Faites-moi frémir.

– Faites-moi pleurer.

– Faites-moi penser.

Seuls, quelques esprits d’élite demandent à l’artiste :

« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vousconviendra le mieux, suivant votre tempérament. »

L’artiste essaie, réussit ou échoue.

Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la naturede l’effort ; et il n’a pas le droit de se préoccuper destendances.

Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours lerépéter.

Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner unevision décornée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ousuperbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste quia prétendu nous montrer la vérité, rien que la vérité et toute lavérité.

Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d’art sidifférentes et juger les œuvres qu’elles produisent, uniquement aupoint de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori lesidées générales d’où elles sont nées.

Contester le droit d’un écrivain de faire une œuvre poétique ouune œuvre réaliste, c’est vouloir le forcer à modifier sontempérament, récuser son originalité, ne pas lui permettre de seservir de l’œil et de l’intelligence que la nature lui adonnés.

Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ouépiques, gracieuses ou sinistres, c’est lui reprocher d’êtreconformé de telle ou telle façon et de ne pas avoir une visionconcordant avec la nôtre.

Laissons-le libre de comprendre, d’observer, de concevoir commeil lui plaira, pourvu qu’il soit un artiste. Devenons poétiquementexaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve estmédiocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeonsun naturaliste, montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffèrede la vérité dans son livre.

Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer desprocédés de composition absolument opposés.

Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale etdéplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle etséduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance manipulerles événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaireau lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir. Le plan de son roman n’estqu’une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse audénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le pointculminant et l’effet de la fin, qui est un événement capital etdécisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début,mettant une barrière à l’intérêt, et terminant si complètementl’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir ce que deviendront,le lendemain, les personnages les plus attachants.

Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une imageexacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînementd’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point denous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir,mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et cachédes événements. À force d’avoir vu et médité il regarde l’univers,les choses, les faits et les hommes d’une certaine façon qui luiest propre et qui résulte de l’ensemble de ses observationsréfléchies. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche ànous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nousémouvoir, comme il l’a été lui-même par le spectacle de la vie, ildoit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuseressemblance. Il devra donc composer son œuvre d’une manière siadroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soitimpossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrirses intentions.

Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à larendre intéressante jusqu’au dénouement, il prendra son ou sespersonnages à une certaine période de leur existence et lesconduira, par des transitions naturelles, jusqu’à la périodesuivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits semodifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôtcomment se développent les sentiments et les passions, comment ons’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous lesmilieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, lesintérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêtspolitiques.

L’habileté de son plan ne consistera donc point dans l’émotionou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastropheémouvante, mais dans le groupement adroit des petits faitsconstants d’où se dégagera le sens définitif de l’œuvre. S’il faittenir dans trois cents pages dix ans d’une vie pour montrer quellea été, au milieu de tous les êtres qui l’ont entourée, sasignification particulière et bien caractéristique, il devra savoiréliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidienstous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façonspéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour desobservateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, savaleur d’ensemble.

On comprend qu’une semblable manière de composer, si différentede l’ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent lescritiques, et qu’ils ne découvrent pas tous les fils si minces, sisecrets, presque invisibles, employés par certains artistesmodernes à la place de la ficelle unique qui avait nom :l’Intrigue.

En somme, si le Romancier d’hier choisissait et racontait lescrises de la vie, les états aigus de l’âme et du cœur, le Romancierd’aujourd’hui écrit l’histoire du cœur, de l’âme et del’intelligence à l’état normal. Pour produire l’effet qu’ilpoursuit, c’est-à-dire l’émotion de la simple réalité, et pourdégager l’enseignement artistique qu’il en veut tirer, c’est-à-direla révélation de ce qu’est véritablement l’homme contemporaindevant ses yeux, il devra n’employer que des faits d’une véritéirrécusable et constante.

Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistesréalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui semblepouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toutela vérité. »

Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faitsconstants et courants, ils devront souvent corriger les événementsau profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nousmontrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner lavision plus complète, plus saisissante, plus probante que laréalité même.

Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volumeau moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidentsinsignifiants qui emplissent notre existence.

Un choix s’impose donc, – ce qui est une première atteinte à lathéorie de toute la vérité.

La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes,les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ;elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophesinexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent êtreclassées au chapitre faits divers.

Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi son thème, ne prendradans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détailscaractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste,tout l’à-côté.

Un exemple entre mille :

Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident estconsidérable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuilesur la tête d’un personnage principal, ou le jeter sous les rouesd’une voiture, au milieu d’un récit, sous prétexte qu’il faut fairela part de l’accident ?

La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits oules traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user deprécautions et de préparations, à ménager des transitions savanteset dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse dela composition, les événements essentiels et à donner à tous lesautres le degré de relief qui leur convient, suivant leurimportance, pour produire la sensation profonde de la véritéspéciale qu’on veut montrer.

Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai,suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrireservilement dans le pêle-mêle de leur succession.

J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appelerplutôt des Illusionnistes.

Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisquenous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes.Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créentautant de vérités qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos espritsqui reçoivent les instructions de ces organes, diversementimpressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun denous appartenait à une autre race.

Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde,illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale oulugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que dereproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’artqu’il a appris et dont il peut disposer.

Illusion du beau qui est une convention humaine ! Illusiondu laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vraijamais immuable ! Illusion de l’ignoble qui attire tantd’êtres ! Les grands artistes sont ceux qui imposent àl’humanité leur illusion particulière.

Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacuned’elles est simplement l’expression généralisée d’un tempéramentqui s’analyse.

Il en est deux surtout qu’on a souvent discutées en les opposantl’une à l’autre au lieu de les admettre l’une et l’autre : celle duroman d’analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans del’analyse demandent que l’écrivain s’attache à indiquer lesmoindres évolutions d’un esprit et tous les mobiles les plussecrets qui déterminent nos actions, en n’accordant au faitlui-même qu’une importance très secondaire. Il est le pointd’arrivée, une simple borne, le prétexte du roman. Il faudraitdonc, d’après eux, écrire ces œuvres précises et rêvées oùl’imagination se confond avec l’observation, à la manière d’unphilosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes enles prenant aux origines les plus lointaines, dire tous lespourquoi de tous les vouloirs et discerner toutes les réactions del’âme agissant sous l’impulsion des intérêts, des passions ou desinstincts.

Les partisans de l’objectivité (quel vilain mot !)prétendant au contraire, nous donner la représentation exacte de cequi a lieu dans la vie, évitent avec soin toute explicationcompliquée, toute dissertation sur les motifs, et se bornent àfaire passer sous nos yeux les personnages et les événements.

Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre commeelle est cachée en réalité sous les faits dans l’existence.

Le roman conçu de cette manière y gagne de l’intérêt, dumouvement dans le récit, de la couleur, de la vie remuante.

Donc, au lieu d’expliquer longuement l’état d’esprit d’unpersonnage, les écrivains objectifs cherchent l’action ou le gesteque cet état d’âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dansune situation déterminée. Et ils le font se conduire de tellemanière, d’un bout à l’autre du volume, que tous ses actes, tousses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes sespensées, de toutes ses volontés ou de toutes ses hésitations. Ilscachent donc la psychologie au lieu de l’étaler, ils en font lacarcasse de l’œuvre, comme l’ossature invisible est la carcasse ducorps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pasnotre squelette.

Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagneen sincérité. Il est d’abord plus vraisemblable, car les gens quenous voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobilesauxquels ils obéissent.

Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d’observerles hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactementpour prévoir leur manière d’être dans presque toutes lescirconstances, si nous pouvons dire avec précision : « Tel homme detel tempérament, dans tel cas, fera ceci », il ne s’ensuit pointque nous puissions déterminer, une à une, toutes les secrètesévolutions de sa pensée qui n’est pas la nôtre, toutes lesmystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont paspareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa naturedont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents desnôtres.

Quel que soit le génie d’un homme faible, doux, sans passions,aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra setransporter assez complètement dans l’âme et dans le corps d’ungaillard exubérant, sensuel, violent, soulevé par tous les désirset même par tous les vices, pour comprendre et indiquer lesimpulsions et les sensations les plus intimes de cet être sidifférent, alors même qu’il peut fort bien prévoir et raconter tousles actes de sa vie.

En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que sesubstituer à tous ses personnages dans les différentes situationsoù il les place, car il lui est impossible de changer ses organes,qui sont les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous,qui nous imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité,créent en nous une âme essentiellement différente de toutes cellesqui nous entourent. Notre vision, notre connaissance du mondeacquise par le secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous nepouvons que les transporter en partie dans tous les personnagesdont nous prétendons dévoiler l’être intime et inconnu. C’est donctoujours nous que nous montrons dans le corps d’un roi, d’unassassin, d’un voleur ou d’un honnête homme, d’une courtisane,d’une religieuse, d’une jeune fille ou d’une marchande aux halles,car nous sommes obligés de nous poser ainsi le problème : « Sij’étais roi, assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune filleou marchande aux halles, qu’est-ce que je ferais, qu’est-ce que jepenserais, comment est-ce que j’agirais ? » Nous nediversifions donc nos personnages qu’en changeant l’âge, le sexe,la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notremoi que la nature a entouré d’une barrière d’organesinfranchissable.

L’adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce moi par lelecteur sous tous les masques divers qui nous servent à lecacher.

Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pureanalyse psychologique est contestable, elle peut cependant nousdonner des œuvres d’art aussi belles que toutes les autres méthodesde travail.

Voici, aujourd’hui, les symbolistes. Pourquoi pas ? Leurrêve d’artistes est respectable ; et ils ont cela departiculièrement intéressant qu’ils savent et qu’ils proclamentl’extrême difficulté de l’art.

Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bienoutrecuidant ou bien sot, pour écrire encore aujourd’hui !Après tant de maîtres aux natures si variées, au génie si multiple,que reste-t-il à faire qui n’ait été fait, que reste-t-il à direqui n’ait été dit ? Qui peut se vanter, parmi nous, d’avoirécrit une page, une phrase qui ne se trouve déjà, à peu prèspareille, quelque part ? Quand nous lisons, nous, si saturésd’écriture française que notre corps entier nous donne l’impressiond’être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais uneligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n’ayons eu,au moins, le confus pressentiment ?

L’homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyensdéjà connus, écrit avec confiance, dans la candeur de samédiocrité, des œuvres destinées à la foule ignorante et désœuvrée.Mais ceux sur qui pèsent tous les siècles de la littérature passée,ceux que rien ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu’ils rêventmieux, à qui tout semble défloré déjà, à qui leur œuvre donnetoujours l’impression d’un travail inutile et commun, en arrivent àjuger l’art littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, quenous dévoilent à peine quelques pages des plus grands maîtres.

Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillirjusqu’au cœur comme une révélation surprenante ; mais les verssuivants ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuiteressemble à toutes les proses.

Les hommes de génie n’ont point, sans doute, ces angoisses etces tourments, parce qu’ils portent en eux une force créatriceirrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nousautres qui sommes simplement des travailleurs conscients ettenaces, nous ne pouvons lutter contre l’invincible découragementque par la continuité de l’effort.

Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m’ontdonné cette force de toujours tenter : Louis Bouilhet et GustaveFlaubert.

Si je parle ici d’eux et de moi, c’est que leurs conseils,résumés en peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunesgens moins confiants en eux-mêmes qu’on ne l’est d’ordinaire quandon débute dans les lettres.

Bouilhet, que je connus le premier d’une façon un peu intime,deux ans environ avant de gagner l’amitié de Flaubert, à force deme répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent à laréputation d’un artiste, s’ils sont irréprochables et s’ilscontiennent l’essence du talent et de l’originalité d’un homme mêmede second ordre, me fit comprendre que le travail continuel et laconnaissance profonde du métier peuvent, un jour de lucidité, depuissance et d’entraînement, par la rencontre heureuse d’un sujetconcordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amenercette éclosion de l’œuvre courte, unique et aussi parfaite que nousla pouvons produire.

Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n’ontpresque jamais laissé plus d’un volume et qu’il faut, avant tout,avoir cette chance de trouver et de discerner, au milieu de lamultitude des matières qui se présentent à notre choix, celle quiabsorbera toutes nos facultés, toute notre valeur, toute notrepuissance artiste.

Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se pritd’affection pour moi. J’osai lui soumettre quelques essais. Il leslut avec bonté et me répondit : « je ne sais pas si vous aurez dutalent. Ce que vous m’avez apporté prouve une certaineintelligence, mais n’oubliez point ceci, jeune homme, que le talent– suivant le mot de Buffon – n’est qu’une longue patience.Travaillez. »

Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que jelui plaisais, car il s’était mis à m’appeler, en riant sondisciple.

Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis desnouvelles, je fis même un drame détestable. Il n’en est rien resté.Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant,développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux outrois principes qui sont le résumé de ses longs et patientsenseignements. « Si on a une originalité, disait-il, il faut avanttout la dégager ; si on n’en a pas, il faut en acquérir une.»

– Le talent est une longue patience. – Il s’agit de regardertout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assezd’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit parpersonne. Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommeshabitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de cequ’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindrechose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feuqui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feuet de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, àaucun autre arbre et à aucun autre feu.

C’est de cette façon qu’on devient original.

Ayant, en outre, posé cette vérité qu’il n’y a pas, de par lemonde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains oudeux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelquesphrases, un être ou un objet de manière à le particularisernettement, à le distinguer de tous les autres êtres ou de tous lesautres objets de même race ou de même espèce.

« Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sursa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une stationde fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose,toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée parl’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce queje ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autreconcierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un chevalde fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent etle précèdent. »

J’ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont degrands rapports avec la théorie de l’observation que je viensd’exposer.

Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un motpour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pourla qualifier. Il faut donc chercher, jusqu’à ce qu’on les aitdécouverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais secontenter de l’à-peu-près, ne jamais avoir recours à dessupercheries, mêmes heureuses, à des clowneries de langage pouréviter la difficulté.

On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles enappliquant ce vers de Boileau :

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué,nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nomd’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de lapensée ; mais il faut discerner avec une extrême luciditétoutes les modifications de la valeur d’un mot suivant la placequ’il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d’adjectifs auxsens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes,diversement construites, ingénieusement coupées, pleines desonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d’être desstylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termesrares.

Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré,de lui faire tout dire, même ce qu’elle n’exprime pas, de l’emplirde sous-entendus, d’intentions secrètes et non formulées, qued’inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond devieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l’usageet la signification, et qui sont pour nous comme des verbesmorts.

La langue française, d’ailleurs, est une eau pure que lesécrivains maniérés n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler.Chaque siècle a jeté dans ce courant limpide ses modes, sesarchaïsmes prétentieux et ses préciosités, sans que rien surnage deces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature decette langue est d’être claire, logique et nerveuse. Elle ne selaisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.

Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde auxtermes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur lapropreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à lasimplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être lesconfrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicitéqui n’en a pas.

Chapitre 1

 

« Zut ! » s’écria tout à coup le père Roland qui depuis unquart d’heure demeurait immobile, les yeux fixés sur l’eau, etsoulevant par moments, d’un mouvement très léger, sa lignedescendue au fond de la mer.

Mme Roland, assoupie à l’arrière du bateau, à côté de MmeRosémilly invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournantla tête vers son mari :

« Eh bien, … eh bien, … Jérôme ! » Le bonhomme, furieux,répondit :

« Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris. On nedevrait jamais pêcher qu’entre hommes ; les femmes vous fontembarquer toujours trop tard. » Ses deux fils, Pierre et Jean, quitenaient, l’un à bâbord, l’autre à tribord, chacun une ligneenroulée à l’index, se mirent à rire en même temps et Jean répondit:

« Tu n’es pas galant pour notre invitée, papa. »

M. Roland fut confus et s’excusa :

« Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça.J’invite les dames parce que j’aime me trouver avec elles, et puis,dès que je sens de l’eau sous moi, je ne pense plus qu’au poisson.» Mme Roland s’était tout à fait réveillée et regardait d’un airattendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura :

« Vous avez cependant fait une belle pêche. » Mais son mariremuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup d’œilbienveillant sur le panier où le poisson capturé par les troishommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’écaillesgluantes et de nageoires soulevées, d’efforts impuissants et mous,et de bâillements dans l’air mortel.

Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fitcouler jusqu’au bord le flot d’argent des bêtes pour voir celles dufond, et leur palpitation d’agonie s’accentua, et l’odeur forte deleur corps, une saine puanteur de marée, monta du ventre plein dela corbeille.

Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des roses, etdéclara :

« Cristi ! ils sont frais, ceux-là ! » Puis ilcontinua :

« Combien en as-tu pris, toi, docteur ? » Son fils aîné,Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés comme ceuxdes magistrats, moustaches et menton rasés, répondit :

« Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre. » Le père setourna vers le cadet :

« Et toi, Jean ? » Jean, un grand garçon blond, très barbu,beaucoup plus jeune que son frère, sourit et murmura :

« À peu près comme Pierre, quatre ou cinq. » Ils faisaient,chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père Roland.

Il avait enroulé son fil au tolet d’un aviron, et, croisant sesbras, il annonça :

« Je n’essayerai plus jamais de pêcher l’après-midi. Une foisdix heures passées, c’est fini. Il ne mord plus, le gredin, il faitla sieste au soleil. » Le bonhomme regardait la mer autour de luiavec un air satisfait de propriétaire.

C’était un ancien bijoutier parisien qu’un amour immodéré de lanavigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu’il eutassez d’aisance pour vivre modestement de ses rentes.

Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelotamateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pourcontinuer leurs études et vinrent en congé de temps en tempspartager les plaisirs de leur père.

À la sortie du collège, l’aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé queJean, s’étant senti successivement de la vocation pour desprofessions variées, en avait essayé, l’une après l’autre, unedemi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôtdans de nouvelles espérances.

En dernier lieu la médecine l’avait tenté, et il s’était mis autravail avec tant d’ardeur qu’il venait d’être reçu docteur aprèsd’assez courtes études et es dispenses de temps obtenues duministre. Il était exalté, intelligent, changeant et tenace, pleind’utopies, et d’idées philosophiques.

Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que sonfrère était emporté, aussi doux que son frère était rancunier,avait fait tranquillement son droit et venait d’obtenir son diplômede licencié en même temps que Pierre obtenait celui de docteur.

Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille,et tous les deux formaient le projet de s’établir au Havre s’ilsparvenaient à le faire dans des conditions satisfaisantes.

Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes quigrandissent presque invisibles entre frères ou entre sœurs jusqu’àla maturité et qui éclatent à l’occasion d’un mariage ou d’unbonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelleet inoffensive inimitié. Certes ils s’aimaient, mais ilss’épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance de Jean, avaitregardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette autre petitebête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère,et tant aimée, tant caressée par eux.

Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bontéet de caractère égal ; et Pierre s’était énervé, peu à peu, àentendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur luisemblait être de la mollesse, la bonté de la niaiserie et labienveillance de l’aveuglement. Ses parents, gens placides, quirêvaient pour leurs fils des situations honorables et médiocres,lui reprochaient ses indécisions, ses enthousiasmes, ses tentativesavortées, tous ses élans impuissants vers des idées généreuses etvers des professions décoratives.

Depuis qu’il était homme, on ne lui disait plus : « Regarde Jeanet imite-le ! » mais chaque fois qu’il entendait répéter :

« Jean a fait ceci, Jean a fait cela », il comprenait bien lesens et l’allusion cachés sous ces paroles.

Leur mère, une femme d’ordre, une économe bourgeoise un peusentimentale, douée d’une âme tendre de caissière, apaisait sanscesse les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grandsfils, de tous les menus faits de la vie commune.

Un léger événement, d’ailleurs, troublait en ce moment saquiétude, et elle craignait une complication, car elle avait faitla connaissance pendant l’hiver, pendant que ses enfants achevaientl’un et l’autre leurs études spéciales, d’une voisine, MmeRosémilly, veuve d’un capitaine au long cours, mort à la mer deuxans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, unemaîtresse femme qui connaissait l’existence d’instinct, comme unanimal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous lesévénements possibles, qu’elle jugeait avec un esprit sain, étroitet bienveillant, avait pris l’habitude de venir faire un bout detapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables quilui offraient une tasse de thé.

Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sanscesse, interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, etelle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sansembarras, en femme raisonnable et résignée qui aime la vie etrespecte la mort.

Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuveinstallée dans la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser,moins par désir de lui plaire que par envie de se supplanter.

Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu’un desdeux triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle auraitaussi bien voulu que l’autre n’en eût point de chagrin.

Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne decheveux follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne,hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sageméthode de son esprit.

Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par unesimilitude de nature. Cette préférence d’ailleurs ne se montraitque par une presque insensible différence dans la voix et leregard, et en ceci encore qu’elle prenait quelquefois son avis.

Elle semblait deviner que l’opinion de Jean fortifierait lasienne propre, tandis que l’opinion de Pierre devait fatalementêtre différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de sesidées politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disaitpar moments : « Vos billevesées. » Alors, il la regardait d’unregard froid de magistrat qui instruit le procès des femmes, detoutes les femmes, ces pauvres êtres !

Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l’avaitinvitée à ses parties de pêche où il n’emmenait jamais non plus safemme, car il aimait s’embarquer avant le jour, avec le capitaineBeausire, un long-courrier retraité, rencontré aux heures de maréesur le port et devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris,surnommé Jean-Bart, chargé de là garde du bateau.

Or, un soir de la semaine précédente, comme Mme Rosémilly quiavait dîné chez lui disait : « Ça doit être très amusant, lapêche ? » l’ancien bijoutier, flatté dans sa passion, et saiside l’envie de la communiquer, de faire des croyants à la façon desprêtres, s’écria :

« Voulez-vous y venir ?

– Mais oui.

– Mardi prochain ?

– Oui, mardi prochain.

– Êtes-vous femme à partir à cinq heures du matin ? »

Elle poussa un cri de stupeur :

« Ah ! mais non, par exemple. » Il fut désappointé,refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation.

Il demanda cependant :

« À quelle heure pourriez-vous partir ?

– Mais… à neuf heures !

– Pas avant ?

– Non, pas avant, c’est déjà très tôt ! » Le bonhommehésitait. Assurément on ne prendrait rien, car si le soleilchauffe, le poisson ne mord plus ; mais les deux frèress’étaient empressés d’arranger la partie, de tout organiser et detout régler séance tenante.

Donc, le mardi suivant, la Perle avait été jeter l’ancre sousles rochers blancs du cap de la Hève ; et on avait pêchéjusqu’à midi, puis sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, etle père Roland, comprenant un peu tard que Mme Rosémilly n’aimaitet n’appréciait en vérité que la promenade en mer, et voyant queses lignes ne tressaillaient plus, avait jeté, dans un mouvementd’impatience irraisonnée, un zut énergique qui s’adressait autant àla veuve indifférente qu’aux bêtes insaisissables.

Maintenant, il regardait le poisson capturé, son poisson, avecune joie vibrante d’avare ; puis il leva les yeux vers leciel, remarqua que le soleil baissait : « Eh bien ! lesenfants, dit-il, si nous revenions un peu ? » Tous deuxtirèrent leurs fils, les roulèrent, accrochèrent dans les bouchonsde liège les hameçons nettoyés et attendirent.

Roland s’était levé pour interroger l’horizon à la façon d’uncapitaine :

« Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars ! » Etsoudain, le bras allongé vers le nord, il ajouta :

« Tiens, tiens, le bateau de Southampton. ».

Sur la mer plate, tendue comme une étoffe bleue, immense,luisante, aux reflets d’or et de feu, s’élevait là-bas, dans ladirection indiquée, un nuage noirâtre sur le ciel rose. Et onapercevait, au-dessous, le navire qui semblait tout petit de siloin.

Vers le sud, on voyait encore d’autres fumées, nombreuses,venant toutes vers la jetée du Havre dont on distinguait à peine laligne blanche et le phare, droit comme une corne sur le bout.

Roland demanda :

« N’est-ce pas aujourd’hui que doit entrer la Normandie ?»

Jean répondit :

« Oui, papa.

– Donne-moi ma longue-vue, je crois que c’est elle, là-bas. » Lepère déploya le tube de cuivre, l’ajusta contre son œil, chercha lepoint, et soudain, ravi d’avoir vu :

« Oui, oui, c’est elle, je reconnais ses deux cheminées.

Voulez-vous regarder, madame Rosémilly ? » Elle pritl’objet qu’elle dirigea vers le transatlantique lointain, sansparvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle nedistinguait rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, unarc-en-ciel tout rond, et puis des choses bizarres, des espècesd’éclipses, qui lui faisaient tourner le cœur. Elle dit en rendantla longue-vue :

« D’ailleurs je n’ai jamais su me servir de cetinstrument-là.

Ça mettait même en colère mon mari qui restait des heures lafenêtre à regarder passer les navires. » Le père Roland, vexé,reprit :

« Cela doit tenir à un défaut de votre œil, car ma lunette estexcellente. » Puis il l’offrit à sa femme :

« Veux-tu voir ?

– Non, merci, je sais d’avance que je ne pourrais pas. » MmeRoland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et decette fin de jour.

Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir.

Elle avait un air calme et raisonnable, un air heureux et bonqui plaisait à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savaitle prix de l’argent, ce qui ne l’empêchait point de goûter lecharme du rêve. Elle aimait les lectures, les romans et lespoésies, non pour leur valeur d’art, mais pour la songeriemélancolique et tendre qu’ils éveillaient en elle. Un vers, souventbanal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, comme elledisait, lui donnait la sensation d’un désir mystérieux presqueréalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères quitroublaient un peu son âme bien tenue comme un livre decomptes.

Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assezvisible qui alourdissait sa taille autrefois très souple et trèsmince.

Cette sortie en mer l’avait ravie. Son mari, sans être méchant,la rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotesen boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant toutétranger il se tenait, mais dans sa famille il s’abandonnait et sedonnait des airs terribles, bien qu’il eût peur de tout le monde.Elle, par horreur du bruit, des scènes, des explications inutiles,cédait toujours et ne demandait jamais rien ; aussin’osait-elle plus, depuis bien longtemps, prier Roland de lapromener en mer. Elle avait donc saisi avec joie cette occasion, etelle savourait ce plaisir rare et nouveau.

Depuis le départ elle s’abandonnait tout entière, tout sonesprit et toute sa chair, à ce doux glissement sur l’eau. Elle nepensait point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans esespérances, il lui semblait que son cœur flottait comme son corpssur quelque chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui laberçait et l’engourdissait.

Quand le père commanda le retour : « Allons, en place pour lanage ! » elle sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils,ôter leurs jaquettes et relever sur leurs bras nus les manches deleur chemise.

Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l’aviron detribord, Jean l’aviron de bâbord, et ils attendirent que le patroncriât : « Avant partout ! » car il tenait à ce que lesmanœuvres fussent exécutées régulièrement.

Ensemble, d’un même effort, ils laissèrent tomber les rames,puis se couchèrent en arrière en tirant de toutes leursforces ; et une lutte commença pour montrer leur vigueur. Ilsétaient venus à la voile tout doucement, mais la brise était tombéeet l’orgueil de mâles des deux frères s’éveilla tout à coup à laperspective de se mesurer l’un contre l’autre.

Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsisans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes touten surveillant la marche de l’embarcation, qu’il dirigeait d’ungeste ou d’un mot : « Jean, mollis ! » – « À toi, Pierre,souque. » Ou bien il disait : « Allons le un, allons le deux, unpeu d’huile de bras. » Celui qui rêvassait tirait plus fort, celuiqui s’emballait devenait moins ardent, et le bateau seredressait.

Aujourd’hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras dePierre étaient velus, un peu maigres, mais nerveux ; ceux deJean gras et blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles quiroulait sous la peau.

Pierre eut d’abord l’avantage. Les dents serrées, le frontplissé, les jambes tendues, les mains crispées sur l’aviron, qu’ilfaisait plier dans toute sa longueur à chacun de ses efforts ;et la Père s’en venait vers la côte. Le père Roland, assis àl’avant afin de laisser tout le banc d’arrière aux deux femmes,s’époumonait à commander : « Doucement, le un – souque, le deux. »Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait répondre à cettenage désordonnée.

Le patron, enfin, ordonna : « Stop ! » Les deux rames selevèrent ensemble, et Jean, sur l’ordre de son père, tira seulquelques instants. Mais à partir de ce moment l’avantage luiresta ; il s’animait, s’échauffait, tandis que Pierre,essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait et haletait.Quatre fois de suite, le père Roland fit stopper pour permettre àl’aîné de reprendre haleine et de redresser a barque dérivant. Ledocteur alors, le front en sueur, les joues pâles, humilié etrageur, balbutiait :

« Je ne sais pas ce qui me prend, j’ai un spasme au cœur.

J’étais très bien parti, et cela m’a coupé les bras. » Jeandemandait :

« Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple ?

– Non, merci, cela passera. » La mère, ennuyée, disait :

« Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans unétat pareil, tu n’es pourtant pas un enfant. » Il haussait lesépaules et recommençait à ramer.

Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pasentendre. Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau,faisait en amère un mouvement brusque et joli qui soulevait sur lestempes ses fins cheveux.

Mais le père Roland cria : « Tenez, voici le Prince-Albert quinous rattrape. » Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deuxcheminées inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, rondscomme des joues, le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur,chargé de passagers et d’ombrelles ouvertes. Ses roues rapides,bruyantes, battant l’eau qui retombait en écume, lui donnaient unair de hâte, un air de courrier pressé ; et l’avant tout droitcoupait la mer en soulevant deux lames minces et transparentes quiplissaient le long des bords.

Quand il fut tout près de la Perle, le père Roland leva sonchapeau, les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et unedemi-douzaine d’ombrelles répondirent à ces saluts en se balançantvivement sur le paquebot qui s’éloigna, laissant derrière lui, surla surface paisible et luisante de la mer, quelques lentesondulations.

Et on voyait d’autres navires, coiffés aussi de fumée, accourantde tous les points de l’horizon vers la jetée courte et blanche quiles avalait comme une bouche, l’un après l’autre.

Et les barques de pêche et les grands voiliers aux mâtureslégères glissant sur le ciel, traînés par d’imperceptiblesremorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet ogredévorant, qui, de temps en temps, semblait repu, et rejetait versla pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, degoélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les steamershâtifs s’enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat del’Océan, tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par lesmouches qui les avaient halés, demeuraient immobiles, tout ens’habillant de la grande hune au petit perroquet, de toile blancheou de toile brune qui semblait rouge au soleil couchant.

Mme Roland, les jeux mi-clos, murmura :

« Dieu ! que c’est beau, cette mer ! » Mme Rosémillyrépondit, avec un soupir prolongé, qui n’avait cependant rien detriste :

« Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois. » Roland s’écria:

« Tenez, voici la Normandie qui se présente à l’entrée. Est ellegrande, hein ? » Puis il expliqua la côte en face, là-bas,là-bas, de l’autre côté de l’embouchure de la Seine – vingtkilomètres, cette embouchure – disait-il. Il montra Villerville,Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de Caen et lesroches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse jusqu’àCherbourg.

Puis il traita la question des bancs de sable de la Seine, quise déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes deQuillebœuf eux-mêmes, s’ils ne font pas tous les jours le parcoursdu chenal. Il fit remarquer comment Le Havre séparait la basse dela haute Normandie. En basse Normandie, la côte plate descendait enpâturages, en prairies et en champs jusqu’à la mer. Le rivage de lahaute Normandie, au contraire, était droit, une grande falaise,découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu’à Dunkerque une immensemuraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un villageou un port : Étretat, Fécamp, Saint-Valéry, Le Tréport, Dieppe,etc.

Les deux femmes ne l’écoutaient point, engourdies par lebien-être, émues par la vue de cet Océan couvert de navires quicouraient comme des bêtes autour de leur tanière ; et elles setaisaient, un peu écrasées par ce vaste horizon d’air et d’eau,rendues silencieuses par ce coucher de soleil apaisant etmagnifique. Seul, Roland parlait sans fin ; il était de ceuxque rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent parfois,sans comprendre pourquoi, que le bruit d’une voix inutile estirritant comme une grossièreté.

Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur ; et la Perles’en allait vers le port, toute petite à côté des gros navires.

Quand elle toucha le quai, le matelot Papagris, qui l’attendait,prit la main des dames pour les faire descendre ; et onpénétra dans la ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foulequi va chaque jour aux jetées à l’heure de la pleine mer, rentraitaussi.

Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des troishommes. En montant la rue de Paris elles s’arrêtaient parfoisdevant un magasin de modes ou d’orfèvrerie pour contempler unchapeau ou bien un bijou ; puis elles repartaient après avoiréchangé leurs idées.

Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il lefaisait chaque jour, le bassin du Commerce plein de navires,prolongé par d’autres bassins, où les grosses coques, ventre àventre, se touchaient sur quatre ou cinq rangs. Tous les mâtsinnombrables, sur une étendue de plusieurs kilomètres de quais,tous les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages,donnaient à cette ouverture au milieu de la ville l’aspect d’ungrand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles, lesgoélands tournoyaient, épiant pour s’abattre, comme une pierre quitombe, tous les débris jetés à l’eau ; et un mousse, quirattachait une poulie à l’extrémité d’un cacatois, semblait montélà pour chercher des nids.

« Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin definir ensemble la journée ? demanda Mme Roland à MmeRosémilly.

– Mais oui, avec plaisir ; j’accepte aussi sans cérémonie.Ce serait triste de rentrer toute seule ce soir. » Pierre, quiavait entendu et que l’indifférence de la jeune femme commençait àfroisser, murmura : « Bon, voici la veuve qui s’incruste,maintenant. » Depuis quelques jours il l’appelait « la veuve ». Cemot, sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l’intonation,qui lui paraissait méchante et blessante.

Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu’au seuilde leur logis. C’était une maison étroite, composée d’unrez-de-chaussée et de deux petits étages, rue Belle-Normande.

La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf ans, servantecampagnarde à bon marché, qui possédait à l’excès l’air étonné etbestial des paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta derrièreses maîtres jusqu’au salon qui était au premier, puis elle dit:

« Il est v’nu un m’sieu trois fois. » Le père Roland, qui ne luiparlait pas sans hurler et sans sacrer, cria :

« Qui ça est venu, nom d’un chien ? » Elle ne se troublaitjamais des éclats de voix de son maître, et elle reprit :

« Un m’sieu d’chez l’notaire.

– Quel notaire ?

– D’chez m’sieu Canu, donc.

– Et qu’est-ce qu’il a dit, ce monsieur ?

– Qu’m’sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée. » M.Lecanu était le notaire et un peu l’ami du père Roland, dont ilfaisait les affaires. Pour qu’il eût annoncé sa visite dans lasoirée, il fallait qu’il s’agît d’une chose urgente etimportante ; et les quatre Roland se regardèrent, troublés parcette nouvelle comme le sont les gens de fortune modeste à touteintervention d’un notaire, qui éveille une foule d’idées decontrats, d’héritages, de procès, de choses désirables ouredoutables. Le père, après quelques secondes de silence, murmura:

« Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? » Mme Rosémilly semit à rire :

« Allez, c’est un héritage. J’en suis sûre. Je porte bonheur. »Mais ils n’espéraient la mort de personne qui pût leur laisserquelque chose.

Mme Roland, douée d’une excellente mémoire pour les parentés, semit aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mariet du sien, à remonter les filiations, à suivre les branches descousinages.

Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau :

« Dis donc, père (elle appelait son mari « père » dans lamaison, et que quelquefois « Monsieur Roland » devant lesétrangers), dis donc, père, te rappelles-tu qui a épousé JosephLebru, en secondes noces ?

– Oui, une petite Duménil, la fille d’un papetier.

– En a-t-il eu des enfants ?

– Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.

– Non. Alors il n’y a rien par là. » Déjà elle s’animait à cetterecherche, elle s’attachait à cette espérance d’un peu d’aisanceleur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait beaucoup sa mère, quila savait un peu rêveuse, et qui craignait une désillusion, unpetit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, au lieu d’êtrebonne, était mauvaise, l’arrêta.

« Ne t’emballe pas, maman, il n’y a plus d’oncled’Amérique ! Moi, je croirais bien plutôt qu’il s’agit d’unmariage pour Jean. » Tout le monde fut surpris à cette idée, etJean demeura un peu froissé que son frère eût parlé de cela devantMme Rosémilly.

« Pourquoi pour moi plutôt que pour toi ? La suppositionest très contestable. Tu es l’aîné ; c’est donc à toi qu’onaurait songé d’abord. Et puis, moi, je ne veux pas me marier. »

Pierre ricana :

« Tu es donc amoureux ? » L’autre, mécontent, répondit:

« Est-il nécessaire d’être amoureux pour dire qu’on ne veut pasencore se marier ?

– Ah ! bon, le « encore » corrige tout ; tuattends.

– Admets que j’attends, si tu veux. » Mais le père Roland, quiavait écouté et réfléchi, trouva tout à coup la solution la plusvraisemblable.

« Parbleu ! nous sommes bien bêtes de nous creuser latête.

M. Lecanu est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinetde médecin, et Jean un cabinet d’avocat, il a trouvé à caser l’unde vous deux. » C’était tellement simple et probable que tout lemonde en fut d’accord.

« C’est servi », dit la bonne.

Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant dese mettre à table.

Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle àmanger, au rez-de-chaussée.

On ne parla guère tout d’abord ; mais, au bout de quelquesinstants, Roland s’étonna de nouveau de cette visite dunotaire.

« En somme, pourquoi n’a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyétrois fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même ? » Pierretrouvait cela naturel.

« Il faut sans doute une réponse immédiate ; et il apeut-être à nous communiquer des clauses confidentielles qu’onn’aime pas beaucoup écrire. » Mais ils demeuraient préoccupés et unpeu ennuyés tous les quatre d’avoir invité cette étrangère quigênerait leur discussion et les résolutions à prendre.

Ils venaient de remonter au salon quand le notaire futannoncé.

Roland s’élança.

« Bonjour, cher maître. » Il donnait comme titre à M. Lecanu le« maître » qui précède le nom de tous les notaires.

Mme Rosémilly se leva :

« Je m’en vais, je suis très fatiguée. » On tenta faiblement dela retenir ; mais elle n’y consentit point et elle s’en allasans qu’un des trois hommes la reconduisît, comme on le faisaittoujours.

Mme Roland s’empressa près du nouveau venu :

« Une tasse de café, Monsieur ?

– Non, merci, je sors de table.

– Une tasse de thé, alors ?

– Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d’abordparler affaires. » Dans le profond silence qui suivit ces mots onn’entendit plus que le mouvement rythmé de la pendule, et à l’étageau-dessous, le bruit des casseroles lavées par la bonne trop bêtemême pour écouter aux portes.

Le notaire reprit :

« Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, LéonMaréchal ? »

M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation.

« Je crois bien !

– C’était un de vos amis ? » Roland déclara :

« Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé ; il nequitte pas le boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je nel’ai plus revu depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avonscessé de nous écrire. Vous savez, quand on vit loin l’un del’autre… » Le notaire reprit gravement :

« M. Maréchal est décédé. » L’homme et la femme eurent ensemblece petit mouvement de surprise triste, feint ou vrai, mais toujoursprompt, dont on accueille ces nouvelles.

M. Lecanu continua :

« Mon confrère de Paris vient de me communiquer la principaledisposition de son testament par laquelle il institue votre filsJean, M. Jean Roland, son légataire universel. » L’étonnement futsi grand qu’on ne trouvait pas un mot à dire.

Mme Roland, la première, dominant son émotion, balbutia :

« Mon Dieu, ce pauvre Léon… notre pauvre ami… mon Dieu… monDieu… mort !… » Des larmes apparurent dans ses yeux, ceslarmes silencieuses des femmes, gouttes de chagrin venues de l’âmequi coulent sur les joues et semblent si douloureuses, étant siclaires.

Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu’àl’espérance annoncée. Il n’osait cependant interroger tout de suitesur les clauses de ce testament, et sur le chiffre de lafortune ; et il demanda, pour arriver à la questionintéressante :

« De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal ? »

M. Lecanu l’ignorait parfaitement.

« Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiersdirects, il laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francsde rentes en obligations trois pour cent, à votre second fils,qu’il a vu naître, grandir, et qu’il juge digne de ce legs. Àdéfaut d’acceptation de la part de M. Jean, l’héritage irait auxenfants abandonnés. » Le père Roland déjà ne pouvait plusdissimuler sa joie et il s’écria :

« Sacristi ! voilà une bonne pensée du cœur. Moi, si jen’avais pas eu de descendant, je ne l’aurais certainement pointoublié non plus, ce brave ami ! » Le notaire souriait :

« J’ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même lachose. Ça fait toujours plaisir d’apporter aux gens une bonnenouvelle. » Il n’avait point du tout songé que cette bonne nouvelleétait la mort d’un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venaitlui-même d’oublier subitement cette intimité annoncée tout àl’heure avec conviction.

Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste.Elle pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec un mouchoirqu’elle appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de grossoupirs.

Le docteur murmura :

« C’était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitaitsouvent à dîner, mon frère et moi. » Jean, les yeux grands ouvertset brillants, prenait d’un geste familier sa belle barbe blondedans sa main droite, et l’y faisait glisser, jusqu’aux dernierspoils, comme pour l’allonger et l’amincir.

Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phraseconvenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva quececi :

« Il m’aimait bien, en effet, il m’embrassait toujours quandj’allais le voir. » Mais la pensée du père galopait ; ellegalopait autour de cet héritage annoncé, acquis déjà, de cet argentcaché derrière la porte et qui allait entrer tout à l’heure,demain, sur un mot d’acceptation.

Il demanda :

« Il n’y a pas de difficultés possibles ?… pas deprocès ?… pas de contestations ?… » M. Lecanu semblaittranquille :

« Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme trèsnette. Il ne nous faut que l’acceptation de M. Jean.

– Parfait, alors… et la fortune est bien claire ?

– Très claire.

– Toutes les formalités ont été remplies ?

– Toutes. » Soudain, l’ancien bijoutier eut un peu honte, unehonte vague, instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner,et il reprit :

« Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatementtoutes ces choses, c’est pour éviter à mon fils des désagrémentsqu’il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, unesituation embarrassée, est-ce que je sais, moi ? et on sefourre dans un roncier inextricable. En somme, ce n’est pas moi quihérite, mais je pense au petit avant tout. » Dans la famille onappelait toujours Jean « le petit », bien qu’il fût beaucoup plusgrand que Pierre.

Mme Roland, tout à coup, parut sortir d’un rêve, se rappeler unechose lointaine, presque oubliée, qu’elle avait entendue autrefois,dont elle n’était pas sûre d’ailleurs, et elle balbutia :

« Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé safortune à mon petit Jean ?

– Oui, Madame. » Elle reprit alors simplement :

« Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu’il nous aimait.» Roland s’était levé :

« Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suitel’acceptation ?

– Non… non… monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deuxheures, si cela vous convient.

– Mais oui, mais oui, je crois bien ! » Alors, Mme Rolandqui s’était levée aussi, et qui souriait après les larmes, fit deuxpas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son fauteuil, et lecouvrant d’un regard attendri de mère reconnaissante, elle demanda:

« Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu ?

– Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir. » La bonneappelée apporta d’abord des gâteaux secs en de profondes boîtes defer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises quisemblent cuites pour des becs de perroquet et soudées en descaisses de métal pour des voyages autour du monde. Elle allachercher ensuite des serviettes grises, pliées en petits carrés,ces serviettes à thé qu’on ne lave jamais dans les famillesbesogneuses. Elle revint une troisième fois avec le sucrier et lestasses ; puis elle ressortit pour faire chauffer l’eau. Alorson attendit.

Personne ne pouvait parler ; on avait trop à penser, etrien à dire. Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elleraconta la partie de pêche, fit l’éloge de la Perle et de MmeRosémilly.

« Charmante, charmante », répétait le notaire.

Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme enhiver, quand le feu brille, les mains dans ses poches et les lèvresremuantes comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place,torturé du désir impérieux de laisser sortir toute sa joie.

Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croiséesde la même façon, à droite et à gauche du guéridon central,regardaient fixement devant eux, en des attitudes semblables,pleines d’expressions différentes.

Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse,après avoir émietté dedans une petite galette trop dure pour êtrecroquée ; puis il se leva, serra les mains et sortit.

« C’est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deuxheures.

– C’est entendu, demain, deux heures. » Jean n’avait pas dit unmot.

Après ce départ, il y eut encore un silence, puis le père Rolandvint taper de ses deux mains ouvertes sur les eux épaules de sonjeune fils en criant :

« Eh bien, sacré veinard, tu ne m’embrasses pas ? » AlorsJean eut un sourire, et il embrassa son père en disant :

« Cela ne m’apparaissait pas comme indispensable. » Mais lebonhomme ne se possédait plus d’allégresse. Il marchait, jouait dupiano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur sestalons, et répétait :

« Quelle chance ! quelle chance ! En voilà une, dechance ! » Pierre demanda :

« Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ceMaréchal ? » Le père répondit :

« Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison ; maistu te rappelles bien qu’il allait te prendre au collège, les joursde sortie, et qu’il t’y reconduisait souvent après dîner. Tiens,justement, le matin de la naissance de Jean, c’est lui qui est alléchercher le médecin ! Il avait déjeuné chez nous quand ta mères’est trouvée souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoiil s’agissait, et il est parti en courant. Dans sa hâte il a prismon chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous enavons beaucoup ri, plus tard. Il est même probable qu’il s’estsouvenu de ce détail au moment de mourir ; et comme il n’avaitaucun héritier il s’est dit : « Tiens, j’ai contribué à lanaissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma fortune. » » MmeRoland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en sessouvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut :

« Ah ! c’était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, unhomme rare, par le temps qui court. » Jean s’était levé :

« Je vais faire un bout de promenade », dit-il.

Son père s’étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer,à faire des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune hommes’obstina, prétextant un rendez-vous. On aurait d’ailleurs tout letemps de s’entendre bien avant d’être en possession del’héritage.

Et il s’en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir.Pierre, à son tour, déclara qu’il sortait, et suivit son frère,après quelques minutes.

Dès qu’il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland lasaisit dans ses bras, l’embrassa dix fois sur chaque joue, et, pourrépondre à un reproche qu’elle lui avait souvent adressé :

« Tu vois, ma chérie, que cela ne m’aurait servi à rien derester à Paris plus longtemps, de m’esquinter pour les enfants, aulieu de venir ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombedu ciel. » Elle était devenue toute sérieuse :

« Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre ?

– Pierre ! mais il est docteur, il en gagnera… de l’argent…et puis son frère fera bien quelque chose pour lui.

– Non. Il n’accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean,rien qu’à Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé. » Lebonhomme semblait perplexe :

« Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament,nous.

– Non. Ce n’est pas très juste non plus. » Il s’écria :

« Ah ! bien alors, zut ! Qu’est-ce que tu veux que j’yfasse, moi ? Tu vas toujours chercher un tas d’idéesdésagréables. Il faut que tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, jevais me coucher.

Bonsoir. C’est égal, en voilà une veine, une rude veine ! »Et il s’en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regretpour l’ami mort si généreusement.

Mme Roland se remit à songer devant la lampe quicharbonnait.

Chapitre 2

 

Dès qu’il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, laprincipale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L’air un peurais des bords de mer lui caressait la figure, et il marchaitlentement, la canne sous le bras, les mains derrière le dos.

Il se sentait mal à l’aise, alourdi, mécontent comme lorsqu’on areçu quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise nel’affligeait et il n’aurait su dire tout d’abord d’où lui venaientcette pesanteur de l’âme et cet engourdissement du corps. Il avaitmal quelque part, sans savoir où. ; il portait en lui un petitpoint douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures donton ne trouve pas la place, mais qui gênent, fatiguent, attristent,irritent, une souffrance inconnue et légère, quelque chose commeune graine de chagrin.

Lorsqu’il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par leslumières du café Tortoni, et il s’en vint lentement vers la façadeilluminée ; mais au moment d’entrer, il songea qu’il allaittrouver là des amis, des connaissances, des gens avec qui ilfaudrait causer ; et une répugnance brusque l’envahit pourcette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres.Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principalequi le conduisait vers le port.

Il se demandait : « Où irais-je bien ? » cherchant unendroit qui lui plût, qui fût agréable à son état d’esprit. Il n’entrouvait pas, car il s’irritait d’être seul, et il n’aurait voulurencontrer personne.

En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puistourna vers la jetée ; il avait choisi la solitude.

Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s’assit, déjàlas de marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l’avoirfaite.

Il se demanda : « Qu’ai-je donc ce soir ? » Et il se mit àchercher dans son souvenir quelle contrariété avait pu l’atteindre,comme on interroge un malade pour trouver la cause de safièvre.

Il avait l’esprit excitable et réfléchi en même temps, ils’emballait, puis raisonnait, approuvait ou blâmait sesélans ; mais chez lui la nature première demeurait en dernierlieu la plus forte, et l’homme sensitif dominait toujours l’hommeintelligent.

Donc il cherchait d’où lui venait cet énervement, ce besoin demouvement sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrerquelqu’un pour n’être pas du même avis, et aussi ce dégoût pour lesgens qu’il pourrait voir et pour les choses qu’ils pourraient luidire.

Et il se posa cette question : « Serait-ce l’héritage deJean ? » Oui, c’était possible après tout. Quand le notaireavait annoncé cette nouvelle, il avait senti son cœur battre un peuplus fort. Certes, on n’est pas toujours maître de soi, et on subitdes émotions spontanées et persistantes, contre lesquelles on lutteen vain.

Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologiquede l’impression produite par un fait sur l’être instinctif etcréant en lui un courant d’idées et de sensations douloureuses oujoyeuses, contraires à celles que désire, qu’appelle, que jugebonnes et saines l’être pensant, devenu supérieur à lui-même par laculture de son intelligence.

Il cherchait à concevoir l’état d’âme du fils qui hérite d’unegrosse fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joiesdésirées depuis longtemps et interdites par l’avarice d’un père,aimé pourtant et regretté.

Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il sesentait mieux, content d’avoir compris, de s’être surpris lui-même,d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous.

« Donc j’ai été jaloux de Jean, pensait-il. C’était vraimentassez bas, cela ! J’en suis sûr maintenant, car la premièreidée qui m’est venue est celle de son mariage avec MmeRosémilly.

Je n’aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bienfaite pour dégoûter du bon sens et de la sagesse. C’est donc de lajalousie gratuite, l’essence même de la jalousie, celle qui estparce qu’elle est ! Faut soigner cela ! » Il arrivaitdevant le mât des signaux qui indique la hauteur de l’eau dans leport, et il alluma une allumette pour lire la liste des naviressignalés au large et devant entrer à la prochaine marée. Onattendait des steamers du Brésil, de La Plata, du Chili et duJapon, deux bricks danois, une goélette norvégienne et un vapeurturc, ce qui surprit Pierre autant que s’il avait lu « un vapeursuisse » ; et il aperçut dans une sorte de songe bizarre ungrand vaisseau couvert d’hommes en turban, qui montaient dans lescordages avec de larges pantalons.

« Que c’est bête, pensait-il ; le peuple turc est pourtantun peuple marin. » Ayant fait encore quelques pas, il s’arrêta pourcontempler la rade. Sur sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, lesdeux phares électriques du cap de la Hève, semblables à deuxcyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longs etpuissants retards. Partis des deux foyers voisins, les deux rayonsparallèles, pareils aux queues géantes de deux comètes,descendaient, suivant une pente droite et démesurée, du sommet dela côte au fond de l’horizon. Puis sur les deux jetées, deux autresfeux, enfants de ces colosses, indiquaient l’entrée du Havre ;et là-bas, de l’autre côté de la Seine, on en voyait d’autresencore, beaucoup d’autres, fixes ou clignotants, à éclats et àéclipses, s’ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux desports, jaunes, rouges, verts, guettant la mer obscure couverte denavires, les yeux vivants de la terre hospitalière disant, rien quepar le mouvement mécanique invariable et régulier de leurspaupières : « C’est moi. Je suis Trouville, je suis Honfleur, jesuis la rivière de Pont-Audemer. » Et dominant tous les autres, sihaut que, de si loin, on le prenait pour une planète, le phareaérien d’Étouville montrait la route de Rouen, à travers les bancsde sable de l’embouchure du grand fleuve.

Puis sur l’eau profonde, sur l’eau sans limites, plus sombre quele ciel, on croyait voir, ça et là, des étoiles. Ellestremblotaient dans la brume nocturne, petites, proches oulointaines, blanches, vertes ou rouges aussi. Presque toutesétaient immobiles, quelques-unes, cependant, semblaientcourir ; c’étaient les feux des bâtiments à l’ancre attendantla marée prochaine, ou des bâtiments en marche venant chercher unmouillage.

Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville ; etelle avait l’air du phare énorme et divin allumé dans le firmamentpour guider la flotte infinie des vraies étoiles.

Pierre murmura, presque à haute voix :

« Voilà, et nous nous faisons de la bile pour quatre sous !» Tout près de lui soudain, dans la tranchée large et noire ouverteentre les jetées, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa.S’étant penché sur le parapet de granit, il vit une barque de pêchequi rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans unbruit d’aviron, doucement poussée par sa haute voile brune tendue àla brise du large.

Il pensa : « Si on pouvait vivre là-dessus, comme on seraittranquille, peut-être ! » Puis ayant fait encore quelques pas,il aperçut un homme assis à l’extrémité du môle.

Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux ou untriste ?

Qui était-ce ? Il s’approcha, curieux, pour voir la figurede ce solitaire ; et il reconnut son frère.

« Tiens, c’est toi, Jean ?

– Tiens… Pierre… Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

– Mais je prends l’air. Et toi ? » Jean se mit à rire :

« Je prends l’air également. » Et Pierre s’assit à côté de sonfrère.

« Hein, c’est rudement beau ?

– Mais oui. » Au son de la voix il comprit que Jean n’avait rienregardé ; il reprit :

« Moi, quand je viens ici, j’ai des désirs fous de partir, dem’en aller avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud.

Songe que ces petits feux, là-bas, arrivent de tous les coins dumonde, des pays aux grandes fleurs et aux belles filles pâles oucuivrées, des pays aux oiseaux-mouches, aux éléphants, aux lionslibres, aux rois nègres, de tous les pays qui sont nos contes defées à nous qui ne croyons plus à la Chatte blanche ni à la Belleau bois dormant. Ce serait rudement chic de pouvoir s’offrir unepromenade par là-bas ; mais voilà, il faudrait de l’argent,beaucoup… » Il se tut brusquement, songeant que son frère l’avaitmaintenant, cet argent, et que délivré de tout souci, délivré dutravail quotidien, libre, sans entraves, heureux, joyeux, ilpouvait aller où bon lui semblerait, vers les blondes Suédoises oules brunes Havanaises.

Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes chez lui, sibrusques, si rapides, qu’il ne pouvait ni les prévoir, ni lesarrêter, ni les modifier, venues, semblait-il, d’une seconde âmeindépendante et violente, le traversa : « Bah ! il est tropniais, il épousera la petite Rosémilly. » Il s’était levé.

« Je te laisse rêver d’avenir ; moi, j’ai besoin demarcher. » Il serra la main de son frère, et reprit avec un accenttrès cordial :

« Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche ! Je suis biencontent de t’avoir rencontré tout seul ce soir, pour te direcombien cela me fait plaisir, combien je te félicite et combien jet’aime. » Jean, d’une nature douce et tendre, très ému, balbutiait:

« Merci… merci… mon bon Pierre, merci. » Et Pierre s’enretourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les mainsderrière le dos.

Lorsqu’il fut rentré dans la ville, il se demanda de nouveau cequ’il ferait, mécontent de cette promenade écourtée, d’avoir étéprivé de la mer par la présence de son frère.

Il eut une inspiration : « Je vais boire un verre de liqueurchez le père Marowsko » ; et il remonta vers le quartierd’lngouville.

Il avait connu le père Marowsko dans les hôpitaux à Paris.

C’était un vieux Polonais, réfugié politique, disait-on, quiavait eu des histoires terribles là-bas et qui était venu exerceren France, après nouveaux examens, son métier de pharmacien.

On ne savait rien de sa vie passée ; aussi des légendesavaient elles couru parmi les internes, les externes, et plus tardparmi les voisins. Cette réputation de conspirateur redoutable, denihiliste, de régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la mortpar miracle, avait séduit l’imagination aventureuse et vive dePierre Roland ; et il était devenu l’ami du vieux Polonais,sans avoir jamais obtenu de lui, d’ailleurs, aucun aveu sur sonexistence ancienne. C’était encore grâce au jeune médecin que lebonhomme était venu s’établir au Havre, comptant sur une belleclientèle que le nouveau docteur lui fournirait.

En attendant, il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, envendant des remèdes aux petits-bourgeois et aux ouvriers de sonquartier.

Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heureavec lui, car il aimait la figure calme et la rare conversation deMarowsko, dont il jugeait profonds les longs silences.

Un seul bec de gaz brillait au-dessus du comptoir chargé defioles. Ceux de la devanture n’avaient point été allumés, paréconomie. Derrière ce comptoir, assis sur une chaise et les jambesallongées l’une sur l’autre, un vieux homme chauve, avec un grandnez d’oiseau qui, continuant son front dégarni, lui donnait un airtriste de perroquet, dormait profondément, le menton sur lapoitrine.

Au bruit du timbre, il s’éveilla, se leva, et reconnaissant ledocteur, vint au-devant de lui, les mains tendues.

Sa redingote noire, tigrée de taches d’acides et de sirops,beaucoup trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspectd’antique soutane ; et l’homme parlait avec un fort accentpolonais qui donnait à sa voix fluette quelque chose d’enfantin, unzézaiement et des intonations de jeune être qui commence àprononcer.

Pierre s’assit et Marowsko demanda :

« Quoi de neuf, mon cher docteur ?

– Rien. Toujours la même chose partout.

– Vous n’avez pas l’air gai, ce soir. – Je ne le suis passouvent.

– Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre deliqueur ?

– Oui, je veux bien.

– Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle.

Voilà deux mois que je cherche à tirer quelque chose de lagroseille, dont on n’a ait jusqu’ici que du sirop… eh bien, j’aitrouvé… j’ai trouvé… une bonne liqueur, très bonne, très bonne. »Et ravi, il alla vers une armoire, l’ouvrit et choisit une fiolequ’il apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamaiscomplets, jamais il n’allongeait le bras tout à fait, n’ouvraittoutes grandes les jambes, ne faisait un mouvement entier etdéfinitif. Ses idées semblaient pareilles à ses actes ; il lesindiquait, les promettait, les esquissait, les suggérait, mais neles énonçait pas.

Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait êtred’ailleurs la préparation des sirops et des liqueurs. »Avec un bonsirop ou une bonne liqueur, on fait fortune », disait-ilsouvent.

Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sansparvenir à en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko lefaisait penser à Marat.

Deux petits verres furent pris dans l’arrière-boutique etapportés sur la planche aux préparations ; puis les deuxhommes examinèrent en l’élevant vers le gaz la coloration duliquide.

« Joli rubis ! déclara Pierre.

– N’est-ce pas ? » La vieille tête de perroquet du Polonaissemblait ravie.

Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau,réfléchit encore et se prononça :

« Très bon, très bon, et très neuf comme saveur ; unetrouvaille, mon cher !

– Ah ! vraiment, je suis bien content. » Alors Marowskodemanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle ; il voulaitl’appeler « essence de groseille », ou bien « fine groseille », oubien « groselia », ou bien « groséline ».

Pierre n’approuvait aucun de ces noms.

Le vieux eut une idée :

« Ce que vous avez dit tout à l’heure est très bon, très bon:

« Joli rubis ». » Le docteur contesta encore la valeur de cenom, bien qu’il l’eût trouvé, et il conseilla simplement «groseillette », que Marowsko déclara admirable. Puis ils se turentet demeurèrent assis quelques minutes, sans prononcer un mot, sousl’unique bec de gaz.

Pierre, enfin, presque malgré lui :

« Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, cesoir.

Un des amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à monfrère. » Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite,mais, après avoir songé, il espéra que le docteur héritait parmoitié. Quand la chose eut été bien expliquée, il parut surpris etfâché ; et pour exprimer son mécontentement de voir son jeuneami sacrifié, il répéta plusieurs fois :

« Ça ne fera pas un bon effet. » Pierre, que son énervementreprenait, voulut savoir ce que Marowsko entendait par cettephrase.

Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon effet ? Quel mauvaiseffet pouvait résulter de ce que son frère héritait la fortune d’unami de la famille ?

Mais le bonhomme, circonspect, ne s’expliqua pas davantage.

« Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vousdis que ça ne fera pas un bon effet. » Et le docteur, impatienté,s’en alla, rentra dans la maison paternelle et se coucha. Pendantquelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans lachambre voisine, puis il s’endormit après avoir bu deux verresd’eau.

Chapitre 3

 

Le docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bienarrêtée de faire fortune.

Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans enpoursuivre la réalité. Au début de toutes ses tentatives decarrière nouvelle, l’espoir de la richesse vite acquise soutenaitses efforts et sa confiance jusqu’au premier obstacle, jusqu’aupremier échec qui le jetait dans une voie nouvelle.

Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait.

Combien de médecins étaient devenus millionnaires en peu detemps ! Il suffisait d’un grain de savoir-faire, car, dans lecours de ses études, il avait pu apprécier les plus célèbresprofesseurs, et il les jugeait des ânes. Certes il valait autantqu’eux, sinon mieux. S’il parvenait par un moyen quelconque àcapter la clientèle élégante et riche du Havre, il pouvait gagnercent mille francs par an avec facilité. Et il calculait, d’unefaçon précise, les gains assurés. Le matin, il sortirait, il iraitchez ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix parjour, à vingt francs l’un, cela lui ferait, au minimum,soixante-douze mile francs, par an, même soixante-quinze mille, carle chiffre de dix malades était inférieur à la réalisationcertaine. Après midi, il recevrait dans son cabinet une autremoyenne de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six millefrancs. Voilà donc cent vingt mille francs, chiffre rond.

Les clients anciens et les amis qu’il irait voir à dix francs etqu’il recevrait à cinq francs feraient peut-être sur ce total unelégère diminution compensée par les consultations avec d’autresmédecins et par tous les petits bénéfices courants de laprofession.

Rien de plus facile que d’arriver là avec de la réclame habile,des échos dans Le Figaro indiquant que le corps scientifiqueparisien avait les yeux sur lui, s’intéressait à ces curessurprenantes entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Etil serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre, etcontent de lui-même, car il ne devrait sa fortune qu’à lui ;et il se montrerait généreux pour ses vieux parents, justementfiers de sa renommée. Il ne se marierait pas, ne voulant pointencombrer son existence d’une femme unique et gênante, mais ilaurait des maîtresses parmi ses clientes les plus jolies.

Il se sentait si sûr du succès, qu’il sauta hors du lit commepour le saisir tout de suite, et il s’habilla afin d’aller chercherpar la ville l’appartement qui lui convenait.

Alors, en rôdant à travers les rues, il songea combien sontlégères les causes déterminantes de nos actions. Depuis troissemaines, il aurait pu, il aurait dû prendre cette résolution néebrusquement en lui, sans aucun doute, à la suite de l’héritage deson frère.

Il s’arrêtait devant les portes où pendait un écriteau annonçantsoit un bel appartement, soit un riche appartement à louer, lesindications sans adjectif le laissant toujours plein de dédain.Alors il visitait avec des façons hautaines, mesurait la hauteurdes plafonds, dessinait sur son calepin le plan pour lescommunications, la disposition des issues, annonçait était médecinet qu’il recevait beaucoup. Il fallait que escalier fût large etbien tenu ; il ne pouvait monter d’ailleurs au-dessus dupremier étage.

Après avoir noté sept ou huit adresses et griffonné deux centsrenseignements, il rentra pour déjeuner avec un quart d’heure deretard.

Dès le vestibule, il entendit un bruit d’assiettes. On mangeaitdonc sans lui. Pourquoi ? Jamais on n’était aussi exact dansla maison. Il fut froissé, mécontent, car il était un peususceptible. Dès qu’il entra, Roland lui dit :

« Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu ! Tu sais que nousallons à deux heures chez le notaire. Ce n’est pas le jour demusarder. »

Le docteur s’assit, sans répondre, après avoir embrassé sa mèreet serré la main de son père et de son frère ; et il prit dansle plat creux, au milieu de la table, la côtelette réservée pourlui. Elle était froide et sèche. Ce devait être la plus mauvaise.Il pensa qu’on aurait pu la laisser dans le fourneau jusqu’à sonarrivée, et ne pas perdre la tête au point d’oublier complètementl’autre fils, le fils aîné. La conversation, interrompue par sonentrée, reprit au point où il l’avait coupée.

« Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout desuite. Je m’installerais richement, de façon à frapper l’œil, je memontrerais dans le monde, je monterais à cheval, et je choisiraisune ou deux causes intéressantes pour les plaider et me bien poserau Palais. Je voudrais être une sorte d’avocat amateur trèsrecherché. Grâce à Dieu, te voici à l’abri du besoin, et si tuprends une profession, en somme, c’est pour ne pas perdre le fruitde tes études et parce qu’un homme ne doit jamais rester à rienfaire. » Le père Roland, qui pelait une poire, déclara :

« Cristi ! à ta place, c’est moi qui achèterais un jolibateau, un cotre sur le modèle de nos pilotes. J’irais jusqu’auSénégal, avec ça. » Pierre, à son tour, donna son avis. En somme,ce n’était pas la fortune qui faisait la valeur morale, la valeurintellectuelle d’un homme. Pour les médiocres elle n’était qu’unecause d’abaissement, tandis qu’elle mettait au contraire un levierpuissant aux mains des forts. Ils étaient rares d’ailleurs, ceuxlà. Si Jean était vraiment un homme supérieur, il le pourraitmontrer maintenant qu’il se trouvait à l’abri du besoin. Mais illui faudrait travailler cent fois plus qu’il ne l’aurait fait end’autres circonstances. Il ne s’agissait pas de plaider pour oucontre la veuve et l’orphelin et d’empocher tant d’écus pour toutprocès gagné ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent,une lumière du droit.

Et il ajouta comme conclusion :

« Si j’avais de l’argent, moi, j’en découperais, descadavres ! » Le père Roland haussa les épaules :

« Tra la la ! Le plus sage dans la vie c’est de se lacouler douce. Nous ne sommes pas des bêtes de peine, mais deshommes. Quand on naît pauvre, il faut travailler ; eh bien,tant pis, on travaille ; mais quand on a des rentes,sacristi ! il faudrait être jobard pour s’esquinter letempérament. » Pierre répondit avec hauteur :

« Nos tendances ne sont pas les mêmes ! Moi, je ne respecteau monde que le savoir et l’intelligence, tout le reste estméprisable. » Mme Roland s’efforçait toujours d’amortir les heurtsincessants entre le père et le fils ; elle détourna donc laconversation, et parla d’un meurtre qui avait été commis, lasemaine précédente, à Bolbec-Nointot. Les esprits aussitôt furentoccupés par les circonstances environnant le forfait, et attiréspar l’horreur intéressante, par le mystère attrayant des crimes,qui, même vulgaires, honteux et répugnants, exercent sur lacuriosité humaine une étrange et générale fascination.

De temps en temps, cependant, le père Roland tirait sa montre:

« Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route. » Pierrericana :

« Il n’est pas encore une heure. Vrai, ça n’était point la peinede me faire manger une côtelette froide.

– Viens-tu chez le notaire ? » demanda sa mère.

Il répondit sèchement :

« Moi, non, pour quoi faire ? Ma présence est fort inutile.» Jean demeurait silencieux comme s’il ne s’agissait point de lui.Quand on avait parlé du meurtre de Bolbec, il avait émis, enjuriste, quelques idées et développé quelques considérations surles crimes et sur les criminels. Maintenant, il se taisait denouveau, mais la clarté de son œil, la rougeur animée de ses joues,jusqu’au luisant de sa barbe, semblaient proclamer son bonheur.

Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant seul denouveau, recommença ses investigations du matin à travers lesappartements à louer. Après deux ou trois heures d’escaliers montéset descendus, il découvrit enfin, sur le boulevard François Ier,quelque chose de joli : un grand entresol avec deux portes sur desrues différentes, deux salons, une galerie vitrée où les malades,en attendant leur tour, se promèneraient au milieu des fleurs, etune délicieuse salle à manger en rotonde ayant vue sur la mer.

Au moment de louer, le prix de trois mille francs l’arrêta, caril fallait payer d’avance le premier terme, et il n’avait rien, pasun sou devant lui.

La petite fortune amassée par son père s’élevait à peine à huitmille francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d’avoirmis souvent ses parents dans l’embarras par ses longues hésitationsdans le choix d’une carrière, ses tentatives toujours abandonnéeset ses continuels recommencements d’études. Il partit donc enpromettant une réponse avant deux jours ; et l’idée lui vintde demander à son frère ce premier trimestre, ou même le semestre,soit quinze cents francs, dés que Jean serait en possession de sonhéritage.

« Ce sera un prêt de quelques mois à peine, pensait-il. Je lerembourserai peut-être même avant la fin de l’année. C’est toutsimple, d’ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi. »Comme il n’était pas encore quatre heures, et qu’il n’avait rien àfaire, absolument rien, il alla s’asseoir dans le Jardinpublic ; et il demeura longtemps sur son banc, sans idées, lesyeux à terre, accablé par une lassitude qui devenait de ladétresse.

Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maisonpaternelle, il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussicruellement du vide de l’existence et de son inaction. Commentavait-il donc passé son temps du lever jusqu’au coucher ?

Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par lesrues, flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout.

Et voilà que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu’ici, luidevenait odieuse, intolérable. S’il avait eu quelque argent ilaurait pris une voiture pour faire une longue promenade dans lacampagne, le long des fossés de ferme ombragés de hêtres etd’ormes ; mais il devait compter le prix d’un bock ou d’untimbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient pointpermises.

Il songea soudain combien il est dur, à trente ans passés,d’être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, detemps en temps ; et il murmura, en grattant la terre du boutde sa canne :

« Cristi ! si j’avais de l’argent ! » Et la pensée del’héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la façon d’unepiqûre de guêpe ; mais il la chassa avec impatience, nevoulant point s’abandonner sur cette pente de jalousie. Autour delui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils étaientblonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d’un air trèssérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sablepour les écraser ensuite d’un coup de pied.

Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tousles coins de son âme, où on en secoue tous les plis.

« Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches »,pensait-il. Puis il se demanda si le plus sage dans la vie n’étaitpas encore d’engendrer deux ou trois de ces petits êtres inutileset de les regarder grandir avec complaisance et curiosité.

Et le désir du mariage l’effleura. On n’est pas si perdu,n’étant plus seul. on entend au moins remuer quelqu’un près de soiaux heures de trouble et d’incertitude, c’est déjà quelque chose dedire « tu » à une femme, quand on souffre.

Il se mit à songer aux femmes.

Il les connaissait très peu, n’ayant eu au Quartier latin quedes liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l’argent dumois, et renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister,cependant, des créatures très bonnes, très douces et trèsconsolantes. Sa mère n’avait-elle pas été la raison et le charme dufoyer paternel ? Comme il aurait voulu connaître une femme,une vraie femme !

Il se releva tout à coup avec la résolution d’aller faire unepetite visite à Mme Rosémilly.

Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait,celle-là !

Pourquoi ? Elle avait trop de bon sens vulgaire etbas ; et puis, ne semblait-elle pas lui préférer Jean ?Sans se l’avouer à lui-même d’une façon nette, cette préférenceentrait pour beaucoup dans sa mésestime pour l’intelligence de laveuve, car, s’il aimait son frère, il ne pouvait s’abstenir de lejuger un peu médiocre et de se croire supérieur.

Il n’allait pourtant point rester là jusqu’à la nuit, et, commela veille au soir, il se demanda anxieusement : « Que vais-jefaire ? » Il se sentait maintenant à l’âme un besoin des’attendrir, d’être embrassé et consolé. Consolé de quoi ? Ilne l’aurait su dire, mais il était dans une de ces heures defaiblesse et de lassitude où la présence d’une femme, la caressed’une femme, le toucher d’une main, le frôlement d’une robe, undoux regard noir ou bleu semblent indispensables et tout de suite,à notre cœur.

Et le souvenir lui vint d’une petite bonne de brasserie ramenéeun soir chez elle et revue de temps en temps.

Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cettefille. Que lui dirait-il ? Que lui dirait-elle ? Rien,sans doute. Qu’importe ? il lui tiendrait la main quelquessecondes !

Elle semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi donc ne lavoyait-il pas plus souvent ?

Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle debrasserie presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes,accoudés aux tables de chêne, la caissière lisait un roman, tandisque le patron, en manches de chemise, dormait tout à fait sur labanquette.

Dès qu’elle l’aperçut, la fille se leva vivement et, venant àlui :

« Bonjour, comment allez-vous ?

– Pas mal, et toi ?

– Moi, très bien. Comme vous êtes rare.

– oui, j’ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suismédecin.

– Tiens, vous ne me l’aviez pas dit. Si j’avais su, j’ai étésouffrante la semaine dernière, je vous aurais consulté.

Qu’est-ce que vous prenez ?

– Un bock, et toi ?

– Moi, un bock aussi, puisque tu me le paies. » Et elle continuaà le tutoyer comme si l’offre de cette consommation en avait été lapermission tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. Detemps en temps elle lui prenait la main avec cette familiaritéfacile des filles dont la caresse est à vendre, et le regardantavec des yeux engageants elle lui disait :

« Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent ? Tu me plaisbeaucoup, mon chéri. » Mais déjà il se dégoûtait d’elle, la voyaitbête, commune, sentant le peuple. Les femmes, se disait-il, doiventnous apparaître dans un rêve ou dans une auréole de luxe quipoétise leur vulgarité.

Elle lui demandait :

« Tu es passé l’autre matin avec un beau blond à grande barbe,est-ce ton frère ?

– oui, c’est mon frère.

– Il est rudement joli garçon.

– Tu trouves ?

– Mais oui, et puis il a l’air d’un bon vivant. » Quel étrangebesoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante debrasserie l’héritage de Jean ? Pourquoi cette idée, qu’ilrejetait de lui lorsqu’il se trouvait seul, qu’il repoussait parcrainte du trouble apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvresen cet instant, et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s’il eûteu besoin de vider de nouveau devant quelqu’un son cœur gonfléd’amertume ?

Il dit en croisant ses jambes :

« Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d’hériter devingt mille francs de rente. » Elle ouvrit tout grands ses yeuxbleus et cupides :

« oh ! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand-mèreou bien sa tante ?

– Non, un vieil ami de mes parents.

– Rien qu’un ami ? Pas possible ! Et il ne t’a rienlaissé, à toi ?.

– Non. Moi je le connaissais très peu. »

Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôlesur les lèvres :

« Eh bien, il a de la chance, ton frère, d’avoir des amis decette espèce-là ! Vrai, ça n’est pas étonnant qu’il teressemble si peu ! » Il eut envie de la gifler sans savoir aujuste pourquoi, et il demanda, la bouche crispée :

« Qu’est-ce que tu entends par là ? » Elle avait pris unair bête et naïf :

« Moi, rien. Je veux dire qu’il a plus de chance que toi. » Iljeta vingt sous sur la table et sortit.

Maintenant il se répétait cette phrase : « Ça n’est pas étonnantqu’il te ressemble si peu. » Qu’avait-elle pensé ?Qu’avait-elle sous-entendu dans ces mots ? Certes il y avaitlà une malice, une méchanceté, une infamie. oui, cette fille avaitdû croire que Jean était le fils de Maréchal.

L’émotion qu’il ressentit à l’idée de ce soupçon jeté sur samère fut si violente qu’il s’arrêta et qu’il chercha de l’œil unendroit pour s’asseoir.

Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit unechaise, et comme le garçon se présentait : « Un bock », dit-il.

Il sentait battre son cœur ; des frissons lui couraient surla peau. Et tout à coup le souvenir lui vint de ce qu’avait ditMarowsko la veille : « Ça ne fera pas bon effet. » Avait-il eu lamême pensée, le même soupçon que cette drôlesse ?

La tête penchée sur son bock il regardait la mousse blanchepétiller et fondre, et il se demandait : « Est-ce possible qu’oncroie une chose pareille ? » Les raisons qui feraient naîtrece doute odieux dans les esprits lui apparaissaient maintenantl’une après l’autre, claires, évidentes, exaspérantes. Qu’un vieuxgarçon sans héritiers laisse sa fortune aux deux enfants d’un ami,rien de plus simple et de plus naturel, mais qu’il la donne toutentière à un seul de ces enfants, certes le monde s’étonnera,chuchotera et finira par sourire. Comment n’avait-il pas prévucela, comment son père ne l’avait-il pas senti, comment sa mère nel’avait-elle pas deviné ? Non, ils s’étaient trouvés tropheureux de cet argent inespéré pour que cette idée les effleurât.Et puis comment ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné unepareille ignominie ?

Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur,tous ceux qui les connaissaient, n’allaient-ils pas répéter cettechose abominable, s’en amuser, s’en réjouir, rire de son père etmépriser sa mère ?

Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean étaitblond et lui brun, qu’ils ne se ressemblaient ni de figure, ni dedémarche, ni de tournure, ni d’intelligence, frapperait maintenanttous les yeux et tous les esprits. Quand on parlerait d’un filsRoland on dirait : « Lequel, le vrai ou le faux ? » Il se levaavec la résolution de prévenir son frère, de le mettre en gardecontre cet affreux danger menaçant l’honneur de leur mère. Mais queferait Jean ? Le plus simple, assurément, serait de refuserl’héritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement auxamis et connaissances informés de ce legs que le testamentcontenait des clauses et conditions inacceptables qui auraient faitde Jean, non pas un héritier, mais un dépositaire.

Tout en rentrant à la maison paternelle, il songeait qu’ildevait voir son frère seul, afin de ne point parler devant sesparents d’un pareil sujet.

Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dansle salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et lecapitaine Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin defêter la bonne nouvelle.

on avait fait apporter du vermouth et de l’absinthe pour semettre en appétit, et on s’était mis d’abord en belle humeur.

Le capitaine Beausire, un petit homme tout rond à force d’avoirroulé sur la mer, et dont toutes les idées semblaient rondes aussi,comme les galets des rivages, et qui riait avec des r plein lagorge, jugeait la vie une chose excellente dont tout était bon àprendre.

Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait auxdames deux nouveaux verres pleins.

Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avaitconnu feu son époux, s’écria :

« Allons, allons, Madame, bis repetita placent, comme nousdisons en patois, ce qui signifie : « Deux vermouths ne font jamaismal. » Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donnecomme ça, chaque jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulisartificiel ! J’y ajoute un coup de tangage après le café, cequi me fait grosse mer pour la soirée. Je ne vais jamais jusqu’à latempête par exemple, jamais, jamais, car je crains les avaries. »Roland, dont le vieux long-courrier flattait la manie nautique,riait de tout son cœur, la face déjà rouge et l’œil troublé parl’absinthe. Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu’unventre où semblait réfugié le reste de son corps, un de ces ventresmous d’hommes toujours assis qui n’ont plus ni cuisses, nipoitrine, ni bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé touteleur matière au même endroit.

Beausire, au contraire, bien que court et gros, semblait pleincomme un œuf et dur comme une balle.

Mme Roland n’avait point vidé son premier verre, et, rose debonheur, le regard brillant, elle contemplait son fils Jean.

Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C’était uneaffaire finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs derentes. Dans la façon dont il riait, dont il parlait avec une voixplus sonore, dont il regardait les gens, à ses manières plusnettes, à son assurance plus grande, on sentait l’aplomb que donnel’argent.

Le dîner fut annoncé, et comme le vieux Roland allait offrir sonbras à Mme Rosémilly : « Non, non, père, cria sa femme, aujourd’huitout est pour Jean. » Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé :devant l’assiette de Jean, assis à la place de son père, un énormebouquet rempli de faveurs de soie, un vrai bouquet de grandecérémonie, s’élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de quatrecompotiers dont l’un contenait une pyramide de pêches magnifiques,le second un gâteau monumental gorgé de crème fouettée et couvertde clochettes de sucre fondu, une cathédrale en biscuit, letroisième des tranches d’ananas noyées dans un sirop clair, et lequatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds.

« Bigre ! dit Pierre en s’asseyant, nous célébronsl’avènement de Jean le Riche. » Après le potage on offrit dumadère ; et tout le monde déjà parlait en même temps. Beausireracontait un dîner qu’il avait ait à Saint-Domingue à la table d’ungénéral nègre. Le père Roland l’écoutait, tout en cherchant àglisser entre les phrases le récit d’un autre repas donné par un deses amis, à Meudon, et dont chaque convive avait été quinze joursmalade.

Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient un projet d’excursionet de déjeuner à Saint-Jouin, dont ils se promettaient déjà unplaisir infini ; et Pierre regrettait de ne pas avoir dînéseul, dans une gargote au bord de la mer, pour éviter tout cebruit, ces rires et cette joie qui l’énervaient.

Il cherchait comment il allait s’y prendre, maintenant, pourdire à son frère ses craintes et pour le faire renoncer à cettefortune acceptée déjà, dont l’un jouissait, dont il se grisaitd’avance. Ce serait dur pour lui, certes, mais il le fallait : ilne pouvait hésiter, la réfutation de leur mère étant menacée.

L’apparition d’un bar énorme rejeta Roland dans les récits depêche. Beausire en narra de surprenantes au Gabon, à Sainte-Mariede Madagascar et surtout sur les côtes de la Chine et du Japon, oùles poissons ont des figures drôles comme les habitants. Et ilracontait les mines de ces poissons, leurs gros yeux d’or, leursventres bleus ou rouges, leurs nageoires bizarres, pareilles à deséventails, leur queue coupée en croissant de lune, en mimant d’unefaçon si plaisante que tout le monde riait aux larmes enl’écoutant.

Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait :

« on a bien raison de dire que les Normands sont les Gascons duNord. » Après le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet rôti,une salade, des haricots verts et un pâté d’alouettes dePithiviers. La bonne de Mme Rosémilly aidait au service ; etla gaieté allait croissant avec le nombre des verres de vin. Quandsauta le bouchon de la première bouteille de champagne, le pèreRoland, très excité, imita avec sa bouche le bruit de cettedétonation, puis déclara :

« J’aime mieux ça qu’un coup de pistolet. » Pierre, de plus enplus agacé, répondit en ricanant :

« Cela est peut-être, cependant, plus dangereux pour toi. »Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table etdemanda :

« Pourquoi donc ? » Depuis longtemps il se plaignait de sasanté, de lourdeurs, de vertiges, de malaises constants etinexplicables. Le docteur reprit :

« Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer à côté detoi, tandis que le verre de vin te passe forcément dans leventre.

– Et puis ?

– Et puis il te brûle l’estomac, désorganise le système nerveux,alourdit la circulation et prépare l’apoplexie dont sont menacéstous les hommes de ton tempérament. » L’ivresse croissante del’ancien bijoutier paraissait dissipée comme une fumée par levent ; et il regardait son fils avec des yeux inquiets etfixes, cherchant à comprendre s’il ne se moquait pas.

Mais Beausire s’écria :

« Ah ! ces sacrés médecins, toujours les mêmes : ne mangezpas, ne buvez pas, n’aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout çafait du bobo à petite santé. Eh bien ! j’ai pratiqué tout ça,moi, Monsieur, dans toutes les parties du monde, partout où j’aipu, et le plus que j’ai pu, et je ne m’en porte pas plus mal. »Pierre répondit avec aigreur :

« D’abord, vous, capitaine, vous êtes plus fort que monpère ; et puis tous les viveurs parlent comme vous jusqu’aujour où… et ils ne reviennent pas le lendemain dire au médecinprudent : « Vous aviez raison, docteur. » Quand je vois mon pèrefaire ce qu’il y a de plus mauvais et de plus dangereux pour lui,il est bien naturel que je le prévienne. Je serais un mauvais filssi j’agissais autrement. » Mme Roland, désolée, intervint à sontour :

« Voyons, Pierre, qu’est-ce que tu as ? Pour une fois, çane lui fera pas de mal. Songe que le fête pour lui, pour nous. Tuvas gâter tout son plaisir et nous chagriner tous. C’est vilain, ceque tu fais là ! » Il murmura en haussant les épaules :

« Qu’il fasse ce qu’il voudra, je l’ai prévenu. » Mais le pèreRoland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre plein devin lumineux et clair, ont l’âme légère, l’âme enivrante s’envolaitpar petites bulles venues du fond et montant, pressées et rapides,s’évaporer à la surface ; il le regardait avec une méfiance derenard qui trouve une poule morte et flaire un piège.

Il demanda, en hésitant :

« Tu crois que ça me ferait beaucoup de mal ? » Pierre eutun remords et se reprocha de faire souffrir les autres de samauvaise humeur.

« Non, va, pour une fois, tu peux le boire ; mais n’enabuse point et n’en prends pas l’habitude. » Alors le père Rolandleva son verre sans se décider encore à le porter à sa bouche. Ille contemplait douloureusement, avec envie et avec crainte ;puis il le flaira, le goûta, le but par petits coups, en lessavourant, le cœur plein d’angoisse, de faiblesse et degourmandise, puis de regrets, dès qu’il eut absorbé la dernièregoutte.

Pierre, soudain, rencontra l’œil de Mme Rosémilly ; ilétait fixé sur lui, limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et ilsentit, il pénétra, il devina la pensée nette qui animait ceregard, la pensée irritée de cette petite femme à l’esprit simpleet droit, car ce regard disait : « Tu es jaloux, toi. C’esthonteux, cela. » Il baissa la tête en se remettant à manger.

Il n’avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie departir le harcelait, une envie de n’être plus au milieu de cesgens, de ne plus les entendre causer, plaisanter et rire.

Cependant le père Roland, que les fumées du vin recommençaient àtroubler, oubliait déjà les conseils de son fils et regardait d’unœil oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleineencore à côté de son assiette. Il n’osait la toucher, par crainted’admonestation nouvelle, et il cherchait par quelle malice, parquelle adresse, il pourrait s’en emparer sans éveiller lesremarques de Pierre. Une ruse lui vint, la plus simple de toutes :il prit la bouteille avec nonchalance et, la tenant par le fond,tendit le bras à travers la table pour emplir d’abord le verre dudocteur qui était vide ; puis il fit le tour des autresverres, et quand il en vint au sien il se mit à parler très haut,et s’il versa quelque chose dedans on eût juré certainement quec’était par inadvertance. Personne d’ailleurs n’y fitattention.

Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agacé, ilprenait à tout instant, et portait à ses lèvres d’un gesteinconscient la longue flûte de cristal où l’on voyait courir lesbulles dans le liquide vivant et transparent. Il le faisait alorscouler très lentement dans sa bouche pour sentir la petite piqûresucrée du gaz évaporé sur sa langue.

Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre,qui semblait en être le foyer, elle gagnait la poitrine,envahissait les membres, se répandait dans toute sa chair, commeune onde tiède et bienfaisante portant de la joie avec elle. Il sesentait mieux, moins impatient, moins mécontent ; et sarésolution de parler à son frère ce soir-là même s’affaiblissait,non pas que la pensée d’y renoncer l’eût effleuré, mais pour nepoint troubler si vite le bien-être qu’il sentait en lui.

Beausire se leva afin de porter un toast.

Ayant salué à la ronde, il prononça :

« Très gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes réunis pourcélébrer un événement heureux qui vient de frapper un de nos amis.on disait autrefois que la fortune était aveugle, je crois qu’elleétait simplement myope ou malicieuse et qu’elle vient de faireemplette d’une excellente jumelle marine, qui lui a permis dedistinguer dans le port du Havre le fils de notre brave camaradeRoland, capitaine de la Perle. » Des bravos jaillirent des bouches,soutenus par des battements de mains ; et Roland père se levapour répondre.

Après avoir toussé, car il sentait sa gorge grasse et sa langueun peu lourde, il bégaya :

« Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n’oublieraijamais votre conduite en cette circonstance. Je bois à vos désirs.» Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, netrouvant plus rien.

Jean, qui riait, prit la parole à son tour :

« C’est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis dévoués,les amis excellents (il regardait Mme Rosémilly), qui me donnentaujourd’hui cette preuve touchante de leur affection.

Mais ce n’est point par des paroles que je peux leur témoignerma reconnaissance. Je la leur prouverai demain, à tous les instantsde ma vie, toujours, car notre amitié n’est point de celles quipassent. » Sa mère, fort émue, murmura :

« Très bien, mon enfant. » Mais Beausire s’écriait :

« Allons, madame Rosémilly, parlez au nom du beau sexe. » Elleleva son verre, et, d’une voix gentille, un peu nuancée detristesse :

« Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie de M. Maréchal. » Ily eut quelques secondes d’accalmie, de recueillement décent, commeaprès une prière, et Beausire, qui avait le compliment coulant, fitcette remarque :

« Il n’y a que les femmes pour trouver de ces délicatesses. »Puis se tournant vers Roland père :

« Au fond, qu’est-ce que c’était que ce Maréchal ? Vousétiez donc bien intimes avec lui ? » Le vieux, attendri parl’ivresse, se mit à pleurer, et d’une voix bredouillante :

« Un frère… vous savez… un de ceux qu’on ne retrouve plus… nousne nous quittions pas… il dînait à la maison tous les soirs… et ilnous payait de petites fêtes au théâtre… je ne vous dis que ça… queça… que ça… Un ami, un vrai… un vrai… n’est-ce pas, Louise ? »Sa femme répondit simplement :

« oui, c’était un fidèle ami. » Pierre regardait son père et samère, mais comme on parla d’autre chose, il se remit à boire.

De la fin de cette soirée il n’eut guère de souvenir. on avaitpris le café, absorbé des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant.Puis il se coucha, vers minuit, l’esprit confus et la tête lourde.Et il dormit comme une brute jusqu’à neuf heures le lendemain.

Chapitre 4

 

Ce sommeil baigné de champagne et de chartreuse l’avait sansdoute adouci et calmé, car il s’éveilla en des dispositions d’âmetrès bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, ens’habillant, ses émotions de la veille, cherchant à en dégager biennettement et bien complètement les causes réelles, secrètes, lescauses personnelles en même temps que les causes extérieures.

Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eût eu unemauvaise pensée, une vraie pensée de prostituée, en apprenant qu’unseul des fils Roland héritait d’un inconnu ; mais cescréatures-là n’ont-elles pas toujours des soupçons pareils, sansl’ombre d’un motif, sur toutes les honnêtes femmes ? Ne lesentend-on pas, chaque fois qu’elles parlent, injurier, calomnier,diffamer toutes celles qu’elles devinent irréprochables ?Chaque fois qu’on cite devant elles une personne inattaquable,elles se fâchent, comme si on les outrageait, et s’écrient : «Ah ! tu sais, je les connais tes femmes mariées, c’est dupropre ! Elles ont plus d’amants que nous, seulement elles lescachent parce qu’elles sont hypocrites. Ah ! oui, c’est dupropre ! » En toute autre occasion il n’aurait certes pascompris, pas même supposé possibles des insinuations de cettenature sur sa pauvre mère, si bonne, si simple, si digne. Mais ilavait l’âme troublée par ce levain de jalousie qui fermentait enlui.

Son esprit surexcité, à l’affût pour ainsi dire, et malgré lui,de tout ce qui pouvait nuire à son frère, avait même peut-êtreprêté à cette vendeuse de bocks des intentions odieuses qu’ellen’avait pas eues. Il se pouvait que son imagination seule, cetteimagination qu’il ne gouvernait point, qui échappait sans cesse àsa volonté, s’en allait libre, hardie, aventureuse et sournoisedans l’univers infini des idées, et en rapportait parfoisd’inavouables, des honteuses, qu’elle cachait en lui, au fond deson âme, dans les replis insondables, comme des chosesvolées ; il se trouvait que cette imagination seule eût créé,inventé cet affreux doute. Son cœur, assurément, son propre cœuravait des secrets pour lui ; et ce cœur blessé n’avait-il pastrouvé dans ce doute abominable un moyen de priver son frère de cethéritage qu’il jalousait ? Il se suspectait lui-même, àprésent, interrogeant, comme les dévots leur conscience, tous lesmystères de sa pensée.

Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence fût limitée,avait le tact, le flair et le sens subtil des femmes. or cette idéene lui était pas venue, puisqu’elle avait bu, avec une simplicitéparfaite, à la mémoire bénie de feu Maréchal. Elle n’aurait pointfait cela, elle, si le moindre soupçon l’eût effleurée. Maintenantil ne doutait plus, son mécontentement involontaire de la fortunetombée sur son frère et aussi, assurément, son amour religieux poursa mère avaient exalté ses scrupules, scrupules pieux etrespectables, mais exagérés.

En formulant cette conclusion, il fut content, comme on l’estd’une bonne action accomplie, et il se résolut à se montrer gentilpour tout le monde, en commençant par son père dont ces manies, lesaffirmations niaises, les opinions vulgaires et la médiocrité tropvisible l’irritaient sans cesse.

Il ne rentra pas en retard à l’heure du déjeuner et il amusatoute sa famille par son esprit et sa bonne humeur.

Sa mère lui disait, ravie :

« Mon Pierrot, tu ne te doutes pas comme tu es drôle etspirituel, quand tu veux bien. » Et il parlait, trouvait des mots,faisait rire par des portraits ingénieux de leurs amis. Beausirelui servit de cible, et un peu Mme Rosémilly, mais d’une façondiscrète, pas trop méchante. Et il pensait, en regardant son frère: « Mais défends-la donc, jobard ; tu as beau être riche, jet’éclipserai toujours quand il me plaira. » Au café, il dit à sonpère :

« Est-ce que tu te sers de la Perle aujourd’hui ?

– Non, mon garçon.

– Je peux la prendre avec Jean-Bart ?

– Mais oui, tant que tu voudras. » Il acheta un bon cigare, aupremier débit de tabac rencontré, et il descendit, d’un piedjoyeux, vers le port.

Il regardait le ciel clair, lumineux, d’un bleu léger,rafraîchi, lavé par la brise de la mer.

Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de labarque qu’il devait tenir prête à sortir tous les jours à midi,quand on n’allait pas à la pêche le matin.

« À nous deux, patron ! » cria Pierre.

Il descendit l’échelle de fer du quai et sauta dansl’embarcation.

« Quel vent ? dit-il.

– Toujours vent d’amont, m’sieu Pierre. J’avons bonne brise aularge.

– Eh bien ! mon père, en route. » Ils hissèrent la misaine,levèrent l’ancre, et le bateau, libre, se mit à glisser lentementvers la jetée sur l’eau calme du port.

Le faible souffle d’air venu par les rues tombait sur le haut dela voile, si doucement qu’on ne sentait rien, et la Perle semblaitanimée d’une vie propre, de la vie des barques, poussée par uneforce mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la barre, et,le cigare aux dents, les jambes allongées sur le banc, les yeuxmi-fermés sous les rayons aveuglants du soleil, il regardait passercontre lui les grosses pièces de bois goudronné du brise-lames.

Quand ils débouchèrent en pleine mer, en atteignant la pointe dela jetée nord qui les abritait, la brise, plus fraîche, glissa surle visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peufroide, entra dans sa poitrine qui s’ouvrit, en un long soupir,pour la boire, et, entant la voile brune qui s’arrondit, fits’incliner la Perle et la rendit plus alerte.

Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le triangle, plein devent, semblait une aile, puis gagnant l’arrière en eux enjambées ildénoua le tapecul amarré contre son mât.

Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, et courantmaintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d’eauqui bouillonne et qui fuit.

L’avant ouvrait la mer, comme le soc d’une charrue folle, etl’onde soulevée, souple et blanche d’écume, s’arrondissait etretombait, comme retombe, brune et lourde, la terre labourée deschamps.

À chaque vague rencontrée – elles étaient courtes et rapprochées-, une secousse secouait la Perle du bout du foc au gouvernail quifrémissait dans la main de Pierre ; et quand le vent, pendantquelques secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient lebordage comme s’ils allaient envahir la barque.

Un vapeur charbonnier de Liverpool était à l’ancre attendant lamarée ; ils allèrent tourner par-derrière, puis ilsvisitèrent, l’un après l’autre, les navires en rade, puis ilss’éloignèrent un peu plus pour voir se dérouler la côte.

Pendant trois heures, Pierre, tranquille, calme et content,vagabonda sur l’eau frémissante, gouvernant, comme une bête ailée,rapide et docile, cette chose de bois et de toile qui allait etvenait à son caprice, sous une pression de ses doigts.

Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos d’un cheval ou sur lepont d’un bateau, pensant à son avenir, qui serait beau, et à ladouceur de vivre avec intelligence. Dès le lendemain il demanderaità son frère de lui prêter, pour trois mois, quinze cents francsafin de s’installer tout de suite dans le joli appartement duboulevard François-Ier.

Le matelot dit tout à coup :

« V’là d’la brume, m’sieur Pierre, faut rentrer. » Il leva lesyeux et aperçut vers le nord une ombre grise, profonde et légère,noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme unnuage tombé d’en haut.

Il vira de bord, et vent arrière fit route vers la jetée, suivipar la brume rapide qui le gagnait. Lorsqu’elle atteignit la Perle,l’enveloppant dans son imperceptible épaisseur, un frisson de froidcourut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumée et demoisissure, l’odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermerla bouche pour ne point goûter cette nuée humide et glacée. Quandla barque reprit dans le port sa place accoutumée, la ville entièreétait ensevelie déjà sous cette vapeur menue qui, sans tomber,mouillait comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues àla façon d’un fleuve qui coule.

Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra vite et se jeta surson lit pour sommeiller jusqu’au dîner. Lorsqu’il parut dans lasalle à manger, sa mère disait à Jean :

« La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tuverras. Je me chargerai de leur entretien et de leurrenouvellement. Quand tu donneras des fêtes, ça aura un coup d’œilféerique.

– De quoi parlez-vous donc ? demanda le docteur.

– D’un appartement délicieux que je viens de louer pour tonfrère. Une trouvaille, un entresol donnant sur deux rues.

Il y a deux salons, une galerie vitrée et une petite salle àmanger en rotonde, tout à fait coquette pour un garçon. » Pierrepâlit. Une colère lui serrait le cœur.

« où est-ce situé, cela ? dit-il.

– Boulevard François-Ier. » Il n’eut plus de doutes et s’assit,tellement exaspéré qu’il avait envie de crier : « C’est trop fort àla fin ! Il n’y en a donc plus que pour lui ! » Sa mère,radieuse, parlait toujours :

« Et figure-toi que j’ai eu cela pour deux mille huit centsfrancs. on en voulait trois mille, mais j’ai obtenu deux centsfrancs de diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans.Ton frère sera parfaitement là-dedans. Il suffit d’un intérieurélégant pour faire la fortune d’un avocat. Cela attire le client,le séduit, le retient, lui donne du respect et lui fait comprendrequ’un homme ainsi logé fait payer cher ses paroles. » Elle se tutquelques secondes, et reprit :

« Il faudrait trouver quelque chose d’approchant pour toi, bienplus modeste puisque tu n’as rien, mais assez gentil tout de même.Je t’assure que cela te servirait beaucoup. » Pierre répondit d’unton dédaigneux :

« Oh ! moi, c’est par le travail et la science quej’arriverai. » Sa mère insista :

« Oui, mais je t’assure qu’un joli logement te serviraitbeaucoup tout de même. » Vers le milieu du repas il demanda tout àcoup :

« Comment l’aviez-vous connu, ce Maréchal ? » Le pèreRoland leva la tête et chercha dans ses souvenirs :

« Attends, je ne me rappelle plus trop. C’est si vieux.Ah ! oui, j’y suis. C’est ta mère qui a fait sa connaissancedans la boutique, n’est-ce pas, Louise ? Il était venucommander quelque chose, et puis il est revenu souvent. Nousl’avons connu comme client avant de le connaître comme ami. »Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un à un avec unepointe de sa fourchette, comme s’il les eût embrochés, reprit :

« À quelle époque ça s’est-il fait, cette connaissance-là ?» Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, ilfit appel à la mémoire de sa femme :

« En quelle année, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublié,toi qui as un si bon souvenir ? Voyons, c’était en… en… encinquante-cinq ou cinquante-six ?… Mais cherche donc, tu doisle savoir mieux que moi ! » Elle chercha quelque temps eneffet, puis d’une voix sûre et tranquille :

« C’était en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors troisans. Je suis bien certaine de ne pas me tromper, car c’est l’annéeoù l’enfant eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, que nousconnaissions encore très peu, nous a été d’un grand secours. »Roland s’écria : « C’est vrai, c’est vrai, il a été admirable,même ! Comme ta mère n’en pouvait plus de fatigue et que moij’étais occupé à la boutique, il allait chez le pharmacien cherchertes médicaments. Vraiment, c’était un brave cœur. Et quand tu asété guéri, tu ne te figures pas comme il fut content et comme ilt’embrassait. C’est à partir de ce moment-là que nous sommesdevenus de grands amis. » Et cette pensée brusque, violente, entradans l’âme de Pierre comme une balle qui troue et déchire : «Puisqu’il m’a connu le premier, qu’il fut si dévoué pour moi,puisqu’il m’aimait et m’embrassait tant, puisque je suis la causede sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il laissé toutesa fortune à mon frère et rien à moi ? » Il ne posa plus dequestions et demeura sombre, absorbé plutôt que songeur, gardant enlui une inquiétude nouvelle, encore indécise, le germe secret d’unnouveau mal.

Il sortit de bonne heure et se remit à rôder par les rues.

Elles étaient ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante,opaque et nauséabonde la nuit. on eût dit une fumée pestilentielleabattue sur la terre. on la voyait passer sur les becs de gazqu’elle paraissait éteindre par moments. Les pavés des ruesdevenaient glissants comme par les soirs de verglas, et toutes lesmauvaises odeurs semblaient sortir du ventre des maisons, puanteursdes caves, des fosses, des égouts, des cuisines pauvres, pour semêler à l’affreuse senteur de cette brume errante.

Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulantpoint rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko.

Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmaciendormait toujours. En reconnaissant Pierre, qu’il aimait d’un amourde chien fidèle, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres etapporta la groseillette.

« Eh bien ! demanda le docteur, où en êtes-vous avec votreliqueur ? » Le Polonais expliqua comment quatre des principauxcafés de la ville consentaient à la lancer dans la circulation, etcomment Le Phare de la côte et Le Sémaphore havrais lui feraient dela réclame en échange de quelques produits pharmaceutiques mis à ladisposition des rédacteurs.

Après un long silence, Marowsko demanda si Jean, décidément,était en possession de sa fortune ; puis il fit encore deux outrois questions vagues sur le même sujet. Son dévouement ombrageuxpour Pierre se révoltait de cette préférence. Et Pierre croyaitl’entendre penser, devinait, comprenait, lisait dans ses yeuxdétournés, dans le ton hésitant de sa voix, les phrases qui luivenaient aux lèvres et qu’il ne disait pas, qu’il ne dirait point,lui si prudent, si timide, si cauteleux.

Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait : « Vousn’auriez pas dû lui laisser accepter cet héritage qui fera malparler de votre mère. » Peut-être même croyait-il que Jean était lefils de Maréchal. Certes il le croyait ! Comment ne lecroirait-il pas, tant la chose devait paraître vraisemblable,probable, évidente ? Mais lui-même, lui Pierre, le fils,depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutesles subtilités de son cœur, pour tromper sa raison, ne luttait-ilpas contre ce soupçon terrible ?

Et de nouveau, tout à coup, le besoin d’être seul pour songer,pour discuter cela avec lui-même, pour envisager hardiment, sansscrupules, sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse,entra en lui si dominateur qu’il se leva sans même boire son verrede groseillette, serra la main du pharmacien stupéfait et sereplongea dans le brouillard de la rue.

Il se disait : « Pourquoi ce Maréchal a-t-il laissé toute safortune à Jean ? » Ce n’était plus la jalousie maintenant quilui faisait chercher cela, ce n’était plus cette envie un peu basseet naturelle qu’il savait cachée en lui et qu’il combattait depuistrois jours, mais la terreur d’une chose épouvantable, la terreurde croire lui-même que Jean, que son frère était le fils de cethomme !

Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même se poser cettequestion criminelle ! Cependant il fallait que ce soupçon siléger, si invraisemblable, fût rejeté de lui, complètement, pourtoujours. Il lui fallait la lumière, la certitude, il fallait dansson cœur la sécurité complète, car il n’aimait que sa mère aumonde.

Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans sessouvenirs, dans sa raison, l’enquête minutieuse d’où résulteraitl’éclatante vérité. Après cela ce serait fini, il n’y penseraitplus, plus jamais. Il irait dormir.

Il songeait : « Voyons, examinons d’abord les faits ; puisje me rappellerai tout ce que je sais de lui, de son allure avecmon frère et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pumotiver cette préférence… Il a vu naître Jean ? – oui, mais ilme connaissait auparavant. – S’il avait aimé ma mère d’un amourmuet et réservé, c’est moi qu’il aurait préféré puisque c’est grâceà moi, grâce à ma fièvre scarlatine, qu’il est devenu l’ami intimede mes parents. Donc, logiquement, il devait me choisir, avoir pourmoi une tendresse plus vive, à moins qu’il n’eût éprouvé pour monfrère, en le voyant grandir, une attraction, une prédilectioninstinctives. » Alors il chercha dans sa mémoire, avec une tensiondésespérée de toute sa pensée, de toute sa puissanceintellectuelle, à reconstituer, à revoir, à reconnaître, à pénétrerl’homme, cet homme qui avait passé devant lui, indifférent à soncœur, pendant toutes ses années de Paris.

Mais il sentit que la marche, le léger mouvement de ses pas,troublait un peu ses idées, dérangeait leur fixité, affaiblissaitleur portée, voilait sa mémoire.

Pour jeter sur le passé et les événements inconnus ce regardaigu, à qui rien ne devait échapper, il fallait qu’il fût immobile,dans un lieu vaste et vide. Et il se décida à aller s’asseoir surla jetée, comme l’autre nuit.

En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plaintelamentable et sinistre, pareille au meuglement d’un taureau, maisplus longue et plus puissante. C’était le cri d’une sirène, le crides navires perdus dans la brume.

Un frisson remua sa chair, crispa son cœur, tant il avaitretenti dans son âme et dans ses nerfs, ce cri de détresse, qu’ilcroyait avoir jeté lui-même. Une autre voix semblable gémit à sontour, un peu plus loin ; puis tout près, la sirène du port,leur répondant, poussa une clameur déchirante.

Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant plus à rien,satisfait d’entrer dans ces ténèbres lugubres et mugissantes.

Lorsqu’il se fut assis à l’extrémité du môle, il ferma les yeuxpour ne point voir les foyers électriques, voilés de brouillard,qui rendent le port accessible la nuit, ni le feu rouge du pharesur la jetée sud, qu’on distinguait à peine cependant. Puis setournant à moitié, il posa ses coudes sur le granit et cacha safigure dans ses mains.

Sa pensée, sans qu’il prononçât ce mot avec ses lèvres, répétaitcomme pour l’appeler, pour évoquer et provoquer son ombre : «Maréchal… Maréchal. » Et dans le noir de ses paupières baissées, ille vit tout à coup tel qu’il l’avait connu.

C’était un homme de soixante ans, portant en pointe sa barbeblanche, avec des sourcils épais, tout blancs aussi. Il n’était nigrand ni petit, avait l’air affable, les yeux gris et doux, legeste modeste, l’aspect d’un brave être, simple et tendre. Ilappelait Pierre et Jean « mes chers enfants », n’avait jamais parupréférer l’un ou l’autre, et les recevait ensemble à dîner.

Et Pierre, avec une ténacité de chien qui suit une pisteévaporée, se mit à rechercher les paroles, les gestes, lesintonations, les regards de cet homme disparu de la terre. Il leretrouvait peu à peu, tout entier, dans son appartement de la rueTronchet quand il les recevait à sa table, son frère et lui.

Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaientpris, depuis bien longtemps sans doute, l’habitude de dire «Monsieur Pierre » et « Monsieur Jean ».

Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite àl’un, la gauche à l’autre, au hasard de leur entrée.

« Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles devos parents ? Quant à moi, ils ne m’écrivent jamais. » oncausait, doucement et familièrement, de choses ordinaires. Rien dehors ligne dans l’esprit de cet homme, mais beaucoup d’aménité, decharme et de grâce. C’était certainement pour eux un bon ami, un deces bons amis auxquels on ne songe guère parce qu’on les sent trèssûrs.

Maintenant les souvenirs affluaient dans l’esprit de Pierre.

Le voyant soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvretéd’étudiant, Maréchal lui avait offert et prêté spontanément del’argent, quelques centaines de francs peut-être, oubliées par l’unet par l’autre et jamais rendues. Donc cet homme l’aimait toujours,s’intéressait toujours à lui, puisqu’il s’inquiétait de sesbesoins. Alors… alors pourquoi laisser toute sa fortune àJean ? Non, il n’avait jamais été visiblement plus affectueuxpour le cadet que pour l’aîné, plus préoccupé de l’un que del’autre, moins tendre en apparence avec celui-ci qu’avec celui-là.Alors… alors… il avait donc eu une raison puissante et secrète detout donner à Jean – tout – et rien à Pierre ?

Plus il y songeait, plus il revivait le passé des dernièresannées, plus le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cettedifférence établie entre eux.

Et une souffrance aiguë, une inexprimable angoisse entrée danssa poitrine, faisait aller son cœur comme une loque agitée. Lesressorts en paraissaient brisés, et le sang y passait à flots,librement, en le secouant d’un ballottement tumultueux.

Alors, à mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: « Il faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir. » Il cherchait plusloin, maintenant, dans les temps plus anciens où ses parentshabitaient Paris. Mais les visages lui échappaient, ce quibrouillait ses souvenirs. Il s’acharnait surtout à retrouverMaréchal avec des cheveux blonds, châtains ou noirs. Il ne lepouvait pas, la dernière figure de cet homme, sa figure devieillard, ayant effacé les autres. Il se rappelait pourtant qu’ilétait plus mince, qu’il avait la main douce et qu’il apportaitsouvent des fleurs, très souvent, car son père répétait sans cesse:

« Encore des bouquets ! mais c’est de la folie, mon cher,vous vous ruinerez en roses. » Maréchal répondait : « Laissez donc,cela me fait plaisir. » Et soudain l’intonation de sa mère, de samère qui souriait et disait : « Merci, mon. ami », lui traversal’esprit, si nette qu’il crut l’entendre. Elle les avait doncprononcés bien souvent, ces trois mots, pour qu’ils se fussentgravés ainsi dans la mémoire de son fils !

Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, l’homme riche, lemonsieur, le client, à cette petite boutiquière, à la femme de cebijoutier modeste. L’avait-il aimée ? Comment serait-il devenul’ami de ces marchands s’il n’avait pas aimé la femme ?C’était un homme instruit, d’esprit assez fin. Que de fois il avaitparlé poètes et poésie avec Pierre ! Il n’appréciait point lesécrivains en artiste, mais en bourgeois qui vibre. Le docteur avaitsouvent souri de ces attendrissements, qu’il jugeait un peu niais.Aujourd’hui il comprenait que cet homme sentimental n’avait jamaispu, jamais, être l’ami de son père, de son père si positif, siterre à terre, si lourd, pour qui le mot « poésie » signifiaitsottise.

Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt à toutes lestendresses, était entré, un jour, par hasard, dans une boutique,ayant remarqué peut-être la jolie marchande. Il avait acheté, étaitrevenu, avait causé, de jour en jour plus familier, et payant pardes acquisitions fréquentes le droit de s’asseoir dans cettemaison, de sourire à la jeune femme et de serrer la main dumari.

Et puis après… après… oh ! mon Dieu… après ?…

Il avait aimé et caressé le premier enfant, l’enfant dubijoutier, jusqu’à la naissance de l’autre, puis il était demeuréimpénétrable jusqu’à la mort, puis, son tombeau fermé, sa chairdécomposée, son nom effacé des noms vivants, tout son être disparupour toujours, n’ayant plus rien à ménager, à redouter et à cacher,il avait donné toute sa fortune au deuxième enfant !…Pourquoi ?… Cet homme était intelligent… il avait dûcomprendre et prévoir qu’il pouvait, qu’il allait presqueinfailliblement laisser supposer que cet enfant était à lui. Doncil déshonorait une femme ? Comment aurait-il fait cela si Jeann’était point son fils ?

Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa l’âme dePierre. Maréchal avait été blond, blond comme Jean. Il se rappelaitmaintenant un petit portrait miniature vu autrefois, à Paris, surla cheminée de leur salon, et disparu à présent.

où était-il ? Perdu, ou caché ? oh ! s’il pouvaitle tenir rien qu’une seconde ! Sa mère l’avait gardé peut-êtredans le tiroir inconnu où l’on serre les reliques d’amour.

Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante qu’il poussaun gémissement, une de ces courtes plaintes arrachées à la gorgepar les douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle n’eûtentendu, comme si elle l’eût compris et lui eût répondu, la sirènede la jetée hurla tout près de lui. Sa clameur de monstresurnaturel, plus retentissante que le tonnerre, rugissement sauvageet formidable fait pour dominer les voix du vent et des vagues, serépandit dans les ténèbres sur la mer invisible ensevelie sous lesbrouillards.

Alors, à travers la brume, proches ou lointains, des crispareils s’élevèrent de nouveau dans la nuit. Ils étaienteffrayants, ces appels poussés par les grands paquebotsaveugles.

Puis tout se tut encore.

Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d’être là,réveillé de son cauchemar.

« Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère. » Et un flotd’amour et d’attendrissement, de repentir, de prière et dedésolation noya son cœur. Sa mère ! La connaissant comme il laconnaissait, comment avait-il pu la suspecter ? Est-ce quel’âme, est-ce que la vie de cette femme simple, chaste et loyale,n’étaient pas plus claires que l’eau ? Quand on l’avait vue etconnue, comment ne pas la juger insoupçonnable ? Et c’étaitlui, le fils, qui avait douté d’elle ! oh ! s’il avait pula prendre en ses bras en ce moment, comme il l’eût embrassée,caressée, comme il se fût agenouillé pour demander grâce !

Elle aurait trompé son père, elle ?… Son père !Certes, c’était un brave homme, honorable et probe en affaires,mais dont l’esprit n’avait jamais franchi l’horizon de saboutique.

Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on levoyait encore, douée d’une âme délicate, affectueuse, attendrie,avait-elle accepté comme fiancé et comme mari un homme si différentd’elle ?

Pourquoi chercher ? Elle avait épousé comme les fillettesépousent le garçon doté que présentent les parents. Ils s’étaientinstallés aussitôt dans leur magasin de la rue Montmartre ; etla jeune femme, régnant au comptoir, animée par l’esprit du foyernouveau, par ce sens subtil et sacré de l’intérêt commun quiremplace l’amour et même l’affection dans la plupart des ménagescommerçants de Paris, s’était mise à travailler avec toute sonintelligence active et fine à la fortune espérée de leur maison. Etsa vie s’était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête, sanstendresse !…

Sans tendresse ?… Était-il possible qu’une femme n’aimâtpoint ? Une femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant deslivres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la scène,pouvait-elle aller de l’adolescence à la vieillesse sans qu’unefois, seulement, son cœur fût touché ? D’une autre il ne lecroirait pas, – pourquoi le croirait-il de sa mère ?

Certes, elle avait pu aimer, comme une autre ! car pourquoiserait-elle différente d’une autre, bien qu’elle fût samère ?

Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques quitroublent le cœur des jeunes êtres ! Enfermée, emprisonnéedans la boutique à côté d’un mari vulgaire et parlant toujourscommerce, elle avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisersdonnés dans l’ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, étaitentré comme entrent les amoureux dans les livres, et il avait parlécomme eux.

Elle l’avait aimé. Pourquoi pas ? C’était sa mère ! Ehbien ! fallait-il être aveugle et stupide au point de rejeterl’évidence parce qu’il s’agissait de sa mère ?

S’était-elle donnée ?… Mais oui, puisque cet homme n’avaitpas eu d’autre amie ; – mais oui, puisqu’il était resté fidèleà la femme éloignée et vieillie, – mais oui, puisqu’il avait laissétoute sa fortune à son fils, à leur fils !…

Et Pierre se leva, frémissant d’une telle fureur qu’il eût voulutuer quelqu’un ! Son bras tendu, sa main grande ouverteavaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer,d’étrangler !

Qui ? tout le monde, son père, son frère, le mort, samère !

Il s’élança pour rentrer. Qu’allait-il faire ?

Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux,le cri strident de la sirène lui partit dans la figure.

Sa surprise fut si violente qu’il faillit tomber et reculajusqu’au parapet de granit. Il s’y assit, n’ayant plus de force,brisé par cette commotion.

Le vapeur qui répondit le premier semblait tout proche et seprésentait à l’entrée, la marée étant haute.

Pierre se retourna et aperçut son œil rouge, terni de brume.

Puis, sous la clarté diffuse des feux électriques du port, unegrande ombre noire se dessina entre les deux jetées. Derrière lui,la voix du veilleur, voix enrouée de vieux capitaine en retraite,criait :

« Le nom du navire ? » Et dans le brouillard la voix dupilote debout sur le pont, enrouée aussi, répondit :

« Santa-Lucia.

– Le pays ?

– Italie.

– Le port ?

– Naples. » Et Pierre devant ses yeux troublés crut apercevoirle panache de feu du Vésuve tandis qu’au pied du volcan, deslucioles voltigeaient dans les bosquets d’orangers de Sorrente oude Castellamare ! Que de fois il avait rêvé de ces nomsfamiliers, comme s’il en connaissait les paysages ! oh !s’il avait pu partir, tout de suite, n’importe où, et ne jamaisrevenir, ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu’il étaitdevenu ! Mais non, il fallait rentrer, rentrer dans la maisonpaternelle et se coucher dans son lit.

Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voixdes sirènes lui plaisait. Il se releva et se mit à marcher comme unofficier qui fait le quart sur un pont.

Un autre navire s’approchait derrière le premier, énorme etmystérieux. C’était un anglais qui revenait des Indes.

Il en vit venir encore plusieurs, sortant l’un après l’autre del’ombre impénétrable. Puis, comme l’humidité du brouillard devenaitintolérable, Pierre se remit en route vers la ville.

Il avait si froid qu’il entra dans un café de matelots pourboire un grog ; et quand l’eau-de-vie poivrée et chaude luieut brûlé le palais et la gorge, il sentit en lui renaître unespoir.

Il s’était trompé, peut-être ? Il la connaissait si bien,sa déraison vagabonde ! Il s’était trompé sans doute ? Ilavait accumulé les preuves ainsi qu’on dresse un réquisitoirecontre un innocent toujours facile à condamner quand on veut lecroire coupable. Lorsqu’il aurait dormi, il penserait toutautrement.

Alors il rentra pour se coucher, et, à force de volonté, ilfinit par s’assoupir.

Chapitre 5

 

Mais le corps du docteur s’engourdit à peine une heure ou deuxdans l’agitation d’un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dansl’obscurité de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avantmême que la pensée se fût rallumée en lui, cette oppressiondouloureuse, ce malaise de l’âme que laisse en nous le chagrin surlequel on a dormi. Il semble que le malheur, dont le choc nous aseulement heurté la veille, se soit glissé, durant notre repos,dans notre chair elle-même, qu’il meurtrit et fatigue comme unefièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il s’assit dans sonlit.

Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnementsqui avaient torturé son cœur sur la jetée pendant que criaient lessirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traînépar sa logique, comme par une main qui attire et étrangle, versl’intolérable certitude.

Il avait soif, il avait chaud, son cœur battait. Il se leva pourouvrir sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruitléger lui parvint à travers le mur.

Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait,lui ! Il n’avait rien pressenti, rien deviné ! Un hommequi avait connu leur mère lui laissait toute sa fortune. Il prenaitl’argent, trouvant cela juste et naturel.

Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frèrehaletait de souffrance et de détresse. Et une colère se levait enlui contre ce ronfleur insouciant et content.

La veille, il eût frappé contre sa porte, serait entré, et,assis près du lit, lui aurait dit dans l’effarement de son réveilsubit :

« Jean, tu ne dois pas garder ce legs qui pourrait demain fairesuspecter notre mère et la déshonorer. » Mais aujourd’hui il nepouvait plus parler, il ne pouvait pas dire à Jean qu’il ne lecroyait point le fils de leur père. Il fallait à présent garder,enterrer en lui cette honte découverte par lui, cacher à tous latache aperçue, et que personne ne devait découvrir, pas même sonfrère, surtout son frère.

Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect del’opinion publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât samère pourvu qu’il la sût innocente, lui, lui seul ! Commentpourrait-il supporter de vivre près d’elle, tous les jours, et decroire, en la regardant, qu’elle avait enfanté son frère de lacaresse d’un étranger ?

Comme elle était calme et sereine pourtant, comme elleparaissait sûre d’elle ! Était-il possible qu’une femme commeelle, d’une âme pure et d’un cœur droit, pût tomber, entraînée parla passion, sans que, plus tard, rien n’apparût de ses remords, dessouvenirs de sa conscience troublée ?

Ah ! les remords ! les remords ! ils avaient dû,jadis, dans les premiers temps, la torturer, puis ils s’étaienteffacés, comme tout s’efface. Certes, elle avait pleuré sa faute,et, peu à peu, l’avait presque oubliée. Est-ce que toutes lesfemmes, toutes, n’ont pas cette faculté d’oubli prodigieuse quileur fait reconnaître à peine, après quelques années, l’homme à quielles ont donné leur bouche et tout leur corps à baiser ? Lebaiser frappe comme la foudre, l’amour passe comme un orage, puisla vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsiqu’avant. Se souvient-on d’un nuage ?

Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre ! Cettemaison, la maison de son père l’écrasait. Il sentait peser le toitsur sa tête et les murs l’étouffer. Et comme il avait très soif, ilalluma sa bougie afin d’aller boire un verre d’eau fraîche aufiltre de la cuisine.

Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec lacarafe pleine, il s’assit en chemise sur une marche de l’escalieroù circulait un courant d’air, et il but, sans verre, par longuesgorgées, comme un coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer,le silence de cette demeure l’émut ; puis, un à un, il endistingua les moindres bruits. Ce fut d’abord l’horloge de la salleà manger dont le battement lui paraissait grandir de seconde enseconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement, un ronflementde vieux, court, pénible et dur, celui de son père sans aucundoute ; et il fut crispé par cette idée, comme si elle venaitseulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaientdans ce même logis, le père et le fils, n’étaient rien l’un àl’autre ! Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, etils ne le savaient pas ! Ils se parlaient avec tendresse, ilss’embrassaient, se réjouissaient et s’attendrissaient ensemble desmêmes choses, comme si le même sang eût coulé dans leurs veines. Etdeux personnes nées aux deux extrémités du monde ne pouvaient pasêtre plus étrangères l’une à l’autre que ce père et que ce fils.Ils croyaient s’aimer parce qu’un mensonge avait grandi entre eux.C’était un mensonge qui faisait cet amour paternel et cet amourfilial, un mensonge impossible à dévoiler et que personne neconnaîtrait jamais que lui, le vrai fils.

Pourtant, pourtant, s’il se trompait ? Comment lesavoir ?

Ah ! si une ressemblance, même légère, pouvait existerentre son père et Jean, une de ces ressemblances mystérieuses quivont de l’aïeul aux arrière-petits-fils, montrant que toute unerace descend directement du même baiser. Il aurait fallu si peu dechose, à lui médecin, pour reconnaître cela, la forme de lamâchoire, la courbure du nez, l’écartement des yeux, la nature desdents ou des poils, moins encore, un geste, une habitude, unemanière d’être, un goût transmis, un signe quelconque biencaractéristique pour un œil exercé.

Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avaitmal regardé, mal observé, n’ayant aucune raison pour découvrir cesimperceptibles indications.

Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monterl’escalier, à pas lents, songeant toujours. En passant devant laporte de son frère, il s’arrêta net, la main tendue pour l’ouvrir.Un désir impérieux venait de surgir en lui de voir Jean tout desuite, de le regarder longuement, de le surprendre pendant lesommeil, pendant que la figure apaisée, que les traits détendus sereposent, que toute la grimace de la vie a disparu. Il saisiraitainsi le secret dormant de sa physionomie ; et si quelqueressemblance existait, appréciable, elle ne lui échapperaitpas.

Mais si Jean s’éveillait, que dirait-il ? Comment expliquercette visite ?

Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure etcherchant une raison, un prétexte.

Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avaitprêté à son frère une fiole de laudanum pour calmer une rage dedents. Il pouvait lui-même souffrir, cette nuit-là, et venirréclamer sa drogue. Donc il entra, mais d’un pied furtif, comme unvoleur.

Jean, la bouche entrouverte, dormait d’un sommeil animal etprofond. Sa barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d’orsur le linge blanc. Il ne s’éveilla point, mais il cessa deronfler.

Pierre, penché vers lui, le contemplait d’un œil avide. Non, cejeune homme-là ne ressemblait pas à Roland ; et, pour laseconde fois, s’éveilla dans son esprit le souvenir du petitportrait disparu de Maréchal. Il fallait qu’il le trouvât ! Enle voyant, peut-être, il ne douterait plus.

Son frère remua, gêné sans doute par sa présence, ou par lalueur de sa bougie pénétrant ses paupières. Alors le docteurrecula, sur la pointe des pieds, vers la porte, qu’il referma sansbruit ; puis il retourna dans sa chambre, mais il ne se couchapas.

Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, l’une aprèsl’autre, à la pendule de la salle à manger, dont le timbre avait unson profond et grave, comme si ce petit instrument d’horlogerie eûtavalé une cloche de cathédrale. Elles montaient, dans l’escaliervide, traversaient les murs et les portes, allaient mourir au fonddes chambres dans l’oreille inerte des dormeurs. Pierre s’était misà marcher de long en large, de son lit à sa fenêtre. Qu’allait-ilfaire ? Il se sentait trop bouleversé pour passer ce jour-làdans sa famille. Il voulait encore rester seul, au moins jusqu’aulendemain, pour réfléchir, se calmer, se fortifier pour la vie dechaque jour qu’il lui faudrait reprendre.

Eh bien ! il irait à Trouville, voir grouiller la foule surla plage. Cela le distrairait, changerait l’air de sa pensée, luidonnerait le temps de se préparer à l’horrible chose qu’il avaitdécouverte.

Dès que l’aurore parut, il fit sa toilette et s’habilla. Lebrouillard s’était dissipé, il faisait beau, très beau. Comme lebateau de Trouville ne quittait le port qu’à neuf heures, ledocteur songea qu’il lui faudrait embrasser sa mère avant departir.

Il attendit le moment où elle se levait tous les jours, puis ildescendit. Son cœur battait si fort en touchant sa porte qu’ils’arrêta pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, était molleet vibrante, presque incapable du léger effort de tourner le boutonpour entrer. Il frappa. La voix de sa mère demanda :

« Qui est-ce ?

– Moi, Pierre.

– Qu’est-ce que tu veux ?

– Te dire bonjour parce que je vais passer la journée àTrouville avec des amis.

– C’est que je suis encore au lit.

– Bon, alors ne te dérange pas. Je t’embrasserai en rentrant, cesoir. » Il espéra qu’il pourrait partir sans la voir, sans posersur ses joues le baiser faux qui lui soulevait le cœurd’avance.

Mais elle répondit :

« Un moment, je t’ouvre. Tu attendras que je me sois recouchée.» Il entendit ses pieds nus. sur le parquet, puis le bruit duverrou glissant. Elle cria :

« Entre. »

Il entra. Elle était assise dans son lit tandis qu’à son côté,Roland, un foulard sur la tête et tourné vers le mur, s’obstinait àdormir. Rien ne l’éveillait tant qu’on ne l’avait pas secoué à luiarracher le bras. Les jours de pêche, c’était la bonne, sonnée àl’heure convenue par le matelot Papagris, qui venait tirer sonmaître de cet invincible repos.

Pierre, en allant vers elle, regardait sa mère ; et il luisemblait tout à coup qu’il ne l’avait jamais vue.

Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s’assitsur une chaise basse.

« C’est hier soir que tu as décidé cette partie ?dit-elle.

– oui, hier soir.

– Tu reviens pour dîner ?

– Je ne sais pas encore. En tout cas ne m’attendez point. » Ill’examinait avec une curiosité stupéfaite. C’était sa mère, cettefemme ! Toute cette figure, vue dès l’enfance, dès que son œilavait pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, sifamilière, lui paraissaient brusquement nouveaux et autres de cequ’ils avaient été jusque-là pour lui. Il comprenait à présent que,l’aimant, il ne l’avait jamais regardée. C’était bien ellepourtant, et il n’ignorait rien des plus petits détails de sonvisage ; mais ces petits détails, il les apercevait nettementpour la première fois. Son attention anxieuse, fouillant cette têtechérie, la lui révélait différente, avec une physionomie qu’iln’avait jamais découverte.

Il se leva pour partir, puis, cédant soudain à l’invincibleenvie de savoir qui lui mordait le cœur depuis la veille :

« Dis donc, j’ai cru me rappeler qu’il y avait autrefois, àParis, un petit portrait de Maréchal dans notre salon. » Ellehésita une seconde ou deux, ou du moins il se figura qu’ellehésitait ; puis elle dit :

« Mais oui.

– Et qu’est-ce qu’il est devenu, ce portrait ? » Elleaurait pu encore répondre plus vite :

« Ce portrait… attends… je ne sais trop… Peut-être que je l’aidans mon secrétaire.

– Tu serais bien aimable de le retrouver.

– Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu ?

– Oh ! ce n’est pas pour moi. J’ai songé qu’il serait toutnaturel de le donner à Jean, et que cela ferait plaisir à monfrère.

– Oui, tu as raison, c’est une bonne pensée. Je vais le chercherdès que je serai levée. » Et il sortit.

C’était un jour bleu, sans un souffle d’air. Les gens dans larue semblaient gais, les commerçants allant à leurs affaires, lesemployés allant à leur bureau, les jeunes filles allant à leurmagasin. Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarté.

Sur le bateau de Trouville, les passagers montaient déjà.

Pierre s’assit, tout à l’arrière, sur un banc de bois.

Il se demandait :

« A-t-elle été inquiétée par ma question sur le portrait, ouseulement surprise ? L’a-t-elle égaré ou caché ?Sait-elle où il est, ou bien ne sait-elle pas ? Si elle l’acaché, pourquoi ? » Et son esprit, suivant toujours la mêmemarche, de déduction en déduction, conclut ceci :

Le portrait, portrait d’ami, portrait d’amant, était resté dansle salon bien en vue, jusqu’au jour où la femme, où la mère s’étaitaperçue, la première, avant tout le monde, que ce portraitressemblait à son fils. Sans doute, depuis longtemps, elle épiaitcette ressemblance ; puis, l’ayant découverte, l’ayant vunaître et comprenant que chacun pourrait, un jour ou l’autre,l’apercevoir aussi, elle avait enlevé, un soir, la petite peintureredoutable et l’avait cachée, n’osant pas la détruire.

Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniatureavait disparu longtemps, longtemps avant leur départ deParis ! Elle avait disparu, croyait-il, quand la barbe deJean, se mettant à pousser, l’avait rendu tout à coup pareil aujeune homme blond qui souriait dans le cadre.

Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensée et ladispersa. Alors, s’étant levé, il regarda la mer.

Le petit paquebot sortit des jetées, tourna à gauche etsoufflant, haletant, frémissant, s’en alla vers la côte lointainequ’on apercevait dans la brume matinale. De place en place la voilerouge d’un lourd bateau de pêche immobile sur la mer plate avaitl’air d’un gros rocher sortant de l’eau. Et la Seine descendant deRouen semblait un large bras de mer séparant deux terresvoisines.

En moins d’une heure on parvint au port de Trouville, et commec’était le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.

De loin, elle avait l’air d’un long jardin plein de fleurséclatantes. Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetéejusqu’aux Roches Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, leschapeaux de toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances,par groupes devant les cabines, par lignes le long du flot oudispersées ça et là, ressemblaient vraiment à des bouquets énormesdans une prairie démesurée. Et le bruit confus, proche et lointaindes voix égrenées dans l’air léger, les appels, les cris d’enfantsqu’on baigne, les rires clairs des femmes faisaient une rumeurcontinue et douce, mêlée à la brise insensible et qu’on aspiraitavec elle.

Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparéd’eux, plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si onl’avait jeté à la mer du pont d’un navire, à cent lieues au large.Il les frôlait, entendait, sans écouter, quelques phrases ; etil voyait, sans regarder, les hommes parler aux femmes et lesfemmes sourire aux hommes.

Mais tout à coup, comme s’il s’éveillait, il les aperçutdistinctement ; et une haine surgit en lui contre eux, car ilssemblaient heureux et contents.

Il allait maintenant, frôlant les groupes, tournant autour,saisi par des pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicoloresqui couvraient le sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, cesombrelles voyantes, la grâce factice des tailles emprisonnées,toutes ces inventions ingénieuses de la mode depuis la chaussuremignonne jusqu’au chapeau extravagant, la séduction du geste, de lavoix et du sourire, la coquetterie enfin étalée sur cette plage luiapparaissaient soudain comme une immense floraison de la perversitéféminine. Toutes ces femmes parées voulaient plaire, séduire, ettenter quelqu’un.

Elles s’étaient faites belles pour les hommes, pour tous leshommes, excepté pour l’époux qu’elles n’avaient plus besoin deconquérir. Elles s’étaient faites belles pour l’amant d’aujourd’huiet l’amant de demain, pour l’inconnu rencontré, remarqué, attendupeut-être.

Et ces hommes, assis près d’elles, les yeux dans les yeux,parlant la bouche près de la bouche, les appelaient et lesdésiraient, les chassaient comme un gibier souple et fuyant, bienqu’il semblât si proche et si facile. Cette vaste plage n’étaitdonc qu’une halle d’amour où les unes se vendaient, les autres sedonnaient, celles-ci marchandaient leurs caresses et celles-là sepromettaient seulement. Toutes ces femmes ne pensaient qu’à la mêmechose, offrir et faire désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue,déjà promise à d’autres hommes.

Et il songea que sur la terre entière c’était toujours la mêmechose.

Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout ! Comme lesautres ?

– non ! Il existait des exceptions, et beaucoup,beaucoup ! Celles qu’il voyait autour de lui, des riches, desfolles, des chercheuses d’amour, appartenaient en somme à lagalanterie élégante et mondaine ou même à la galanterie tarifée,car on ne rencontrait pas, sur les plages piétinées par la légiondes désœuvrées, le peuple des honnêtes femmes enfermées dans lamaison close. La mer montait, chassant peu à peu vers la ville lespremières lignes des baigneurs. On voyait les groupes se levervivement et fuir, en emportant leurs sièges, devant le flot jaunequi s’en venait frangé d’une petite dentelle d’écume. Les cabinesroulantes, attelées d’un cheval, remontaient aussi ; et surles planches de la promenade, qui borde la plage d’un bout àl’autre, c’était maintenant une coulée continue, épaisse et lente,de foule élégante, formant deux courants contraires qui secoudoyaient et se mêlaient. Pierre, nerveux, exaspéré par cefrôlement, s’enfuit, s’enfonça dans la ville et s’arrêta pourdéjeuner chez un simple marchand de vins, à l’entrée deschamps.

Quand il eut pris son café, il s’étendit sur deux chaises devantla porte, et comme il n’avait guère dormi cette nuit-là, ils’assoupit à l’ombre d’un tilleul.

Après quelques heures de repos, s’étant secoué, il s’aperçutqu’il était temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se miten route, accablé par une courbature subite tombée sur lui pendantson assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulaitsavoir si sa mère avait retrouvé le portrait de Maréchal. Enparlerait-elle la première, ou faudrait-il qu’il le demandât denouveau ? Certes si elle attendait qu’on l’interrogeât encore,elle avait une raison secrète de ne point montrer ce portrait.

Mais lorsqu’il fut rentré dans sa chambre, il hésita à descendrepour le dîner. Il souffrait trop. Son cœur soulevé n’avait pasencore eu le temps de s’apaiser. Il se décida pourtant, et il parutdans la salle à manger comme on se mettait à table.

Un air de joie animait les visages.

« Eh bien ! dit Roland, ça avance-t-il, vos achats ?Moi, je ne veux rien voir avant que tout soit installé. » Sa femmerépondit :

« Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps réfléchir pour nepas commettre d’impair. La question du mobilier nous préoccupebeaucoup. » Elle avait passé la journée à visiter avec Jean desboutiques de tapissiers et des magasins d’ameublement. Elle voulaitdes étoffes riches, un peu pompeuses, pour frapper l’œil. Son fils,au contraire, désirait quelque chose de simple et de distingué.

Alors, devant tous les échantillons proposés ils avaient répété,l’un et l’autre, leurs arguments. Elle prétendait que le client, leplaideur a besoin d’être impressionné, qu’il doit ressentir, enentrant dans le salon d’attente, l’émotion de la richesse.

Jean au contraire, désirant n’attirer que la clientèle éléganteet opulente, voulait conquérir l’esprit des gens fins par son goûtmodeste et sûr.

Et la discussion, qui avait duré toute la journée, reprit dés lepotage.

Roland n’avait pas d’opinion. Il reflétait :

« Moi, je ne veux entendre parler de rien. J’irai voir quand cesera fini. » Mme Roland fit appel au jugement de son fils aîné:

« Voyons, toi, Pierre, qu’en penses-tu ? » Il avait lesnerfs tellement surexcités qu’il eut envie de répondre par unjuron. Il dit cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:

« Oh ! moi, je suis tout à fait de l’avis de Jean. Jen’aime que la simplicité, qui est, quand il s’agit de goût,comparable à la droiture quand il s’agit de caractère. » Sa mèrereprit :

« Songe que nous habitons une ville de commerçants, où le bongoût ne court pas les rues. » Pierre répondit :

« Et qu’importe ? Est-ce une raison pour imiter lessots ? Si mes compatriotes sont bêtes ou malhonnêtes, ai-jebesoin de suivre leur exemple ? Une femme ne commettra pas unefaute pour cette raison que ses voisines ont des amants. » Jean semit à rire :

« Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans lesmaximes d’un moraliste. » Pierre ne répliqua point. Sa mère et sonfrère recommencèrent à parler d’étoffes et de fauteuils.

Il les regardait comme il avait regardé sa mère, le matin, avantde partir pour Trouville ; il les regardait en étranger quiobserve, et il se croyait en effet entré tout à coup dans unefamille inconnue.

Son père, surtout, étonnait son œil et sa pensée. Ce gros hommeflasque, content et niais, c’était son père, à lui ! Non, non,Jean ne lui ressemblait en rien.

Sa famille ! Depuis deux jours une main inconnue etmalfaisante, la main d’un mort, avait arraché et cassé, un à un,tous les liens qui tenaient l’un à l’autre ces quatre êtres.C’était fini, c’était brisé. Plus de mère, car il ne pourrait plusla chérir, ne la pouvant vénérer avec ce respect absolu, tendre etpieux, dont a besoin le cœur des fils ; plus de frère, puisquece frère était l’enfant d’un étranger ; il ne lui restaitqu’un père, ce gros homme, qu’il n’aimait pas, malgré lui.

Et tout à coup :

« Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait ?

Elle ouvrit des yeux surpris :

« Quel portrait ?

– Le portrait de Maréchal.

– Non… c’est-à-dire oui… je ne l’ai pas retrouvé, mais je croissavoir où il est.

– Quoi donc ? » demanda Roland.

Pierre lui dit :

« Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois dans notresalon à Paris. J’ai pensé que Jean serait content de le posséder. »Roland s’écria :

« Mais oui, mais oui, je m’en souviens parfaitement ; jel’ai même vu encore à la fin de l’autre semaine. Ta mère l’avaittiré de son secrétaire en rangeant ses papiers. C’était jeudi ouvendredi. Tu te rappelles bien, Louise ? J’étais en train deme raser quand tu l’as pris dans un tiroir et posé sur une chaise àcôté de toi, avec un tas de lettres dont tu as brûlé la moitié.

Hein ? est-ce drôle que tu aies touché à ce portrait deuxou trois jours à peine avant l’héritage de Jean ? Si jecroyais aux pressentiments, je dirais que c’en est un ! » MmeRoland répondit avec tranquillité :

« Oui, oui, je sais où il est ; j’irai le chercher tout àl’heure. » Donc elle avait menti ! Elle avait menti enrépondant, ce matin-là même, à son fils qui lui demandait cequ’était devenue cette miniature : « Je ne sais pas trop… peut-êtreque je l’ai dans mon secrétaire. » Elle l’avait vue, touchée,maniée, contemplée quelques jours auparavant, puis elle l’avaitrecachée dans ce tiroir secret, avec des lettres, ses lettres àlui.

Pierre retardait sa mère, qui avait menti. Il la regardait avecune colère exaspérée de fils trompé, volé dans son affectionsacrée, et avec une jalousie d’homme longtemps aveugle qui découvreenfin une trahison honteuse. S’il avait été le mari de cette femme,lui, son enfant, il l’aurait saisie par les poignets, par lesépaules ou par les cheveux et jetée à terre, frappée, meurtrie,écrasée ! Et il ne pouvait rien dire, rien faire, rienmontrer, rien révéler. Il était son fils, il n’avait rien à venger,lui, on ne l’avait pas trompé.

Mais oui, elle l’avait trompé dans sa tendresse, trompé dans sonpieux respect. Elle se devait à lui irréprochable, comme se doiventtoutes les mères à leurs enfants. Si la fureur dont il étaitsoulevé arrivait presque à de la haine, c’est qu’il la sentait pluscriminelle envers lui qu’envers son père lui-même.

L’amour de l’homme et de la femme est un pacte volontaire oùcelui qui faiblit n’est coupable que de perfidie ; mais quandla femme est devenue mère, son devoir a grandi puisque la naturelui confie une race. Si elle succombe alors, elle est lâche,indigne et infâme.

« C’est égal, dit tout à coup Roland en allongeant ses jambessous la table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verrede cassis, ça n’est pas mauvais de vivre à rien faire quand on aune petite aisance. J’espère que Jean nous offrira des dînersextra, maintenant. Ma foi, tant pis si j’attrape quelquefois mal àl’estomac. » Puis se tournant vers sa femme :

« Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini demanger. Ça me fera plaisir aussi de le revoir. » Elle se leva, pritune bougie et sortit. Puis, après une absence qui parut longue àPierre, bien qu’elle n’eût pas duré trois minutes, Mme Rolandrentra, souriante, et tenant par l’anneau un cadre doré de formeancienne.

« Voilà, dit-elle, je l’ai retrouvé presque tout de suite. » Ledocteur, le premier, avait tendu la main. Il reçut le portrait, et,d’un peu loin, à bout de bras, l’examina. Puis, sentant bien que samère le regardait, il leva lentement les yeux sur son frère, pourcomparer. Il faillit dire, emporté par sa violence : « Tiens, celaressemble à Jean. » S’il n’osa pas prononcer ces redoutablesparoles, il manifesta sa pensée par la façon dont il comparait lafigure vivante et la figure peinte.

Elles avaient, certes, des signes communs : la même barbe et lemême front, mais rien d’assez précis pour permettre de déclarer : «Voilà le père, et voilà le fils. » C’était plutôt un air defamille, une parenté de physionomies qu’anime le même sang. Or, cequi fut pour Pierre plus décisif encore que cette allure desvisages, c’est que sa mère s’était levée, avait tourné le dos etfeignait d’enfermer, avec trop de lenteur, le sucre et le cassisdans un placard.

Elle avait compris qu’il savait, ou du moins qu’ilsoupçonnait !

« Passe-moi donc ça », disait Roland.

Pierre tendit la miniature et son père attira la bougie pourbien voir ; puis il murmura d’une voix attendrie :

« Pauvre garçon ! dire qu’il était comme ça quand nousl’avons connu. Cristi ! comme ça va vite ! Il était jolihomme, tout de même, à cette époque, et si plaisant de manières,n’est-ce pas, Louise ? » Comme sa femme ne répondait pas, ilreprit :

« Et quel caractère égal ! Je ne lui ai jamais vu demauvaise humeur. Voilà, c’est fini, il n’en reste plus rien… que cequ’il a laissé à Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s estmontré bon ami et fidèle jusqu’au bout. Même en mourant il ne nousa pas oubliés. » Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre leportrait. Il le contempla quelques instants, puis avec regret :

« Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappellequ’avec ses cheveux blancs. » Et il rendit la miniature à sa mère.Elle y jeta un regard rapide, vite détourné, qui semblaitcraintif ; puis de sa voix naturelle :

« Cela t’appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es sonhéritier. Nous le porterons dans ton nouvel appartement. » Et commeon entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminée, prèsde la pendule, où elle était autrefois.

Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent descigarettes. Ils les fumaient ordinairement l’un en marchant àtravers la pièce, l’autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et lesjambes croisées. Le père se mettait toujours à cheval sur unechaise et crachait de loin dans la cheminée.

Mme Roland, sur un siège bas, près d’une petite table quiportait la lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge.

Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie destinée à lachambre de Jean. C’était un travail difficile et compliqué dont ledébut exigeait toute son attention. De temps en temps cependant sonœil qui comptait les points se levait et allait, prompt et furtif,vers le petit portrait du mort appuyé contre la pendule. Et ledocteur qui traversait l’étroit salon en quatre ou cinq enjambées,les mains derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontraitchaque fois le regard de sa mère.

On eût dit qu’ils s’épiaient, qu’une lutte venait de se déclarerentre eux ; et un malaise douloureux, un malaise insoutenablecrispait le cœur de Pierre. Il se disait, torturé et satisfaitpourtant : « Doit-elle souffrir en ce moment, si elle sait que jel’ai devinée ! » Et à chaque retour vers le foyer, ils’arrêtait quelques secondes à contempler le visage blond deMaréchal, pour bien montrer qu’une idée fixe le hantait. Et cepetit portrait, moins grand qu’une main ouverte, semblait unepersonne vivante, méchante, redoutable, entrée soudain dans cettemaison et dans cette famille.

Tout à coup la sonnette de la rue tinta. Mme Roland, toujours sicalme, eut un sursaut qui révéla le trouble de ses nerfs audocteur.

Puis elle dit : « Ça doit être Mme Rosémilly. » Et son œilanxieux encore une fois se leva vers la cheminée.

Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse.Le regard des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur penséesoupçonneuse. Quand celle qui allait entrer apercevrait cetteminiature inconnue, du premier coup, peut-être, elle découvriraitla ressemblance entre cette figure et celle de Jean. Alors ellesaurait et comprendrait tout ! Il eut peur, une peur brusqueet horrible que cette honte fût dévoilée, et se retournant, commela porte s’ouvrait, il prit la petite peinture et la glissa sous lapendule sans que son père et son frère l’eussent vu.

Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère ils lui parurentchangés, troubles et hagards.

« Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous unetasse de thé. » Mais pendant qu’on s’agitait autour d’elle pours’informer de sa santé, Pierre disparut par la porte restéeouverte.

Quand on s’aperçut de son départ, on s’étonna. Jean mécontent, àcause de la jeune veuve qu’il craignait blessée, murmurait :

« Quel ours ! » Mme Roland répondit :

« Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu maladeaujourd’hui et fatigué d’ailleurs de sa promenade à Trouville.

– N’importe, reprit Roland, ce n’est pas une raison pour s’enaller comme un sauvage. » Mme Rosémilly voulut arranger les chosesen affirmant :

« Mais non, mais non, il est parti à l’anglaise ; on sesauve toujours ainsi dans le monde quand on s’en va de bonneheure.

– Oh ! répondit Jean, dans le monde, c’est possible, maison ne traite pas sa famille à l’anglaise, et mon frère ne fait quecela, depuis quelque temps. »

Chapitre 6

 

Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Lepère pêchait, Jean s’installait aidé de sa mère, Pierre, trèssombre, ne paraissait plus qu’aux heures des repas.

Son père lui ayant demandé un soir :

« Pourquoi diable nous fais-tu une figured’enterrement ?

Ça n’est pas d’aujourd’hui que je le remarque ! » Ledocteur répondit :

« C’est que je sens terriblement le poids de la vie. » Lebonhomme n’y comprit rien et, d’un air désolé :

« Vraiment c’est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheurde cet héritage, tout le monde semble malheureux.

C’est comme s’il nous était arrivé un accident, comme si nouspleurions quelqu’un !

– Je pleure quelqu’un, en effet, dit Pierre.

– Toi ? Qui donc ?

– Oh ! quelqu’un que tu n’as pas connu, et que j’aimaistrop. ».

Roland s’imagina qu’il s’agissait d’une amourette, d’unepersonne légère courtisée par son fils, et il demanda :

« Une femme, sans doute ?

– Oui, une femme.

– Morte ?

– Non, c’est pis, perdue. – Ah ! » Bien qu’il s’étonnât decette confidence imprévue, faite devant sa femme, et du ton bizarrede son fils, le vieux n’insista point, car il estimait que ceschoses-là ne regardent pas les tiers.

Mme Roland semblait n’avoir point entendu ; elle paraissaitmalade, étant très pâle. Plusieurs fois déjà son mari, surpris dela voir s’asseoir comme si elle tombait sur son siège, del’entendre souffler comme si elle ne pouvait plus respirer, luiavait dit :

« Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues tropsans doute à installer Jean ! Repose-toi un peu,sacristi ! Il n’est pas pressé, le gaillard, puisqu’il estriche. » Elle remuait la tête sans répondre.

Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que Roland, de nouveau,la remarqua.

« Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma pauvre vieille, ilfaut te soigner. » Puis se tournant vers son fils :

« Tu le vois bien, toi, qu’elle est souffrante, ta mère. L’as-tuexaminée, au moins ? » Pierre répondit :

« Non, je ne m’étais pas aperçu qu’elle eût quelque chose. »Alors Roland se fâcha :

« Mais ça crève les yeux, nom d’un chien ! À quoi ça tesert-il d’être docteur alors, si tu ne t’aperçois même pas que tamère est indisposée ? Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non,vrai, on pourrait crever, ce médecin-là ne s’en douteraitpas ! » Mme Roland s’était mise à haleter, si blême que sonmari s’écria :

« Mais elle va se trouver mal !

– Non… non… ce n’est rien… ça va passer… ce n’est rien. »

Pierre s’était approché, et la regardant fixement :

« Voyons, qu’est-ce que tu as ? » dit-il.

Elle répétait, d’une voix basse, précipitée :

« Mais rien… rien… je t’assure… rien. » Roland était partichercher du vinaigre ; il rentra, et tendant la bouteille àson fils :

« Tiens… mais soulage-la donc, toi. As-tu tâté son cœur, aumoins ? » Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls,elle retira sa main d’un mouvement si brusque qu’elle heurta unechaise voisine.

« Allons, dit-il d’une voix froide, laisse-toi soigner puisquetu es malade. » Alors elle souleva et lui tendit son bras. Elleavait la peau brûlante, les battements du sang tumultueux etsaccadés. Il murmura :

« En effet, c’est assez sérieux. Il faudra prendre des calmants.Je vais te faire une ordonnance. » Et comme il écrivait, courbé surson papier, un bruit léger de soupirs pressés, de suffocation, desouffles courts et retenus le fit se retourner soudain.

Elle pleurait, les deux mains sur la face.

Roland, éperdu, demandait :

« Louise, Louise, qu’est-ce que tu as ? mais qu’est-ce quetu as donc ? » Elle ne répondait pas et semblait déchirée parun chagrin horrible et profond.

Son mari voulut prendre ses mains et les ôter de son visage.

Elle résista, répétant :

« Non, non, non. » Il se tourna vers son fils :

« Mais qu’est-ce qu’elle a ? Je ne l’ai jamais vueainsi.

– Ce n’est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs. » Et illui semblait que son cœur à lui se soulageait à la voir ainsitorturée, que cette douleur allégeait son ressentiment, diminuaitla dette d’opprobre de sa mère. Il la contemplait comme un jugesatisfait de sa besogne.

Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d’un élan sibrusque qu’on ne put ni le prévoir ni l’arrêter ; et ellecourut s’enfermer dans sa chambre.

Roland et le docteur demeurèrent face à face.

« Est-ce que tu y comprends quelque chose ? dit l’un.

– Oui, répondit l’autre, cela vient d’un simple petit malaisenerveux qui se déclare souvent à l’âge de maman. Il est probablequ’elle aura encore beaucoup de crises comme celle-là. »

Elle en eut d’autres en effet, presque chaque jour, et quePierre semblait provoquer d’une parole, comme s’il avait eu lesecret de son mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa figure lesintermittences de repos, et, avec des ruses de tortionnaire,réveillait par un seul mot la douleur un instant calmée.

Et il souffrait autant qu’elle, lui ! Il souffraitaffreusement de ne plus l’aimer, de ne plus la respecter et de latorturer.

Quand il avait bien avivé la plaie saignante, ouverte par luidans ce cœur de femme et de mère, quand il sentait combien elleétait misérable et désespérée, il s’en allait seul, par la ville,si tenaillé par les remords, si meurtri par la pitié, si désolé del’avoir ainsi broyée sous son mépris de fils, qu’il avait envie dese jeter à la mer, de se noyer pour en finir.

Oh ! comme il aurait voulu pardonner, maintenant !mais il ne le pouvait point, étant incapable d’oublier. Siseulement il avait pu ne pas la faire souffrir ; mais il ne lepouvait pas non plus, souffrant toujours lui-même. Il rentrait auxheures des repas, plein de résolutions attendries, puis dès qu’ill’apercevait, dès qu’il voyait son œil, autrefois si droit et sifranc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, il frappait malgrélui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui montait auxlèvres.

L’infâme secret, connu d’eux seuls, l’aiguillonnait contre elle.C’était un venin qu’il portait à présent dans les veines et qui luidonnait des envies de mordre à la façon d’un chien enragé.

Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans cesse, car Jeanhabitait maintenant presque tout à fait son nouvel appartement, etil revenait seulement pour dîner et pour coucher, chaque soir, danssa famille.

Il s’apercevait souvent des amertumes et des violences de sonfrère, qu’il attribuait à la jalousie. Il se promettait bien de leremettre à sa place, et de lui donner une leçon un jour ou l’autre,car la vie de famille devenait fort pénible à la suite de cesscènes continuelles. Mais comme il vivait à part maintenant, ilsouffrait moins de ces brutalités ; et son amour de latranquillité le poussait à la patience. La fortune, d’ailleurs,l’avait grisé, et sa pensée ne s’arrêtait plus guère qu’aux chosesayant pour lui un intérêt direct. Il arrivait, l’esprit plein depetits soucis nouveaux, préoccupé de la coupe d’une jaquette, de laforme d’un chapeau de feutre, de la grandeur convenable pour lescartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous lesdétails de sa maison, de planches posées dans le placard de sachambre pour serrer le linge, de porte-manteaux installés dans levestibule, de sonneries électriques disposées pour prévenir toutepénétration clandestine dans le logis.

Il avait été décidé qu’à l’occasion de son installation, onferait une partie de campagne à Saint-Jouin, et qu’on reviendraitprendre le thé, chez lui, après dîner. Roland voulait aller parmer, mais la distance et l’incertitude où l’on était d’arriver parcette voie, si le vent contraire soufflait, firent repousser sonavis, et un break fut loué pour cette excursion.

On partit vers dix heures afin d’arriver pour le déjeuner.

La grand-route poudreuse se déployait à travers la campagnenormande que les ondulations des plaines et les fermes entouréesd’arbres font ressembler à un parc sans fin. Dans la voitureemportée au trot lent de deux gros chevaux, la famille Roland, MmeRosémilly et le capitaine Beausire se taisaient, assourdis par lebruit des roues, et fermaient les yeux dans un nuage depoussière.

C’était l’époque des récoltes mûres. À côté des trèfles d’unvert sombre, et des betteraves d’un vert cru, les blés jauneséclairaient la campagne d’une lueur dorée et blonde. Ils semblaientavoir bu la lumière du soleil tombée sur eux. On commençait àmoissonner par places, et dans les champs attaqués par les faux, onvoyait les hommes se balancer en promenant au ras du sol leurgrande lame en forme d’aile.

Après deux heures de marche, le break prit un chemin à gauche,passa près d’un moulin à vent qui tournait, mélancolique épavegrise, à moitié pourrie et condamnée, dernier survivant des vieuxmoulins, puis il entra dans une jolie cour et s’arrêta devant unemaison coquette, auberge célèbre dans le pays.

La patronne, qu’on appelle la belle Alphonsine, s’en vint,souriante, sur sa porte, et tendit la main aux deux dames quihésitaient devant le marchepied trop haut.

Sous une tente, au bord de l’herbage ombragé de pommiers, desétrangers déjeunaient déjà, des Parisiens venus d’Étretat ; eton entendait dans l’intérieur de la maison des voix, des rires etdes bruits de vaisselle.

On dut manger dans une chambre, toutes les salles étant pleines.Soudain Roland aperçut contre la muraille des filets àsalicoques.

« Ah ! ah ! cria-t-il, on pêche du bouquetici ?

– Oui, répondit Beausire, c’est même l’endroit où on en prend leplus de toute la côte.

– Bigre ! si nous y allions après déjeuner ? » Il setrouvait justement que la marée était basse à trois heures ;et on décida que tout le monde passerait l’après-midi dans lesrochers, à chercher des salicoques.

On mangea peu, pour éviter l’afflux de sang à la tête quand onaurait les pieds dans l’eau. On voulait d’ailleurs se réserver pourle dîner, qui fut commandé magnifique et qui devait être prêt dèssix heures, quand on rentrerait.

Roland ne se tenait pas d’impatience. Il voulait acheter lesengins spéciaux employés pour cette pêche, et qui ressemblentbeaucoup à ceux dont on se sert pour attraper des papillons dansles prairies.

On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filetattachées sur un cercle de bois, au bout d’un long bâton.

Alphonsine, souriant toujours, les lui prêta. Puis elle aida lesdeux femmes à faire une toilette improvisée pour ne point mouillerleur robe. Elle offrit des jupes, de gros bas de laine et desespadrilles. Les hommes ôtèrent leurs chaussettes et achetèrentchez le cordonnier du lieu des savates et des sabots.

Puis on se mit en route, le lanet sur l’épaule et la hotte surle dos. Mme Rosémilly, dans ce costume, était tout à fait gentille,d’une gentillesse imprévue, paysanne et hardie.

La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement relevée et ferméepar un point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peurdans les roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un fermemollet de petite femme souple et forte. La taille était libre pourlaisser aux mouvements leur aisance ; et elle avait trouvé,pour se couvrir la tête, un immense chapeau de jardinier, en paillejaune, aux bords démesurés, à qui une branche de tamaris, tenant uncôté retroussé, donnait un air mousquetaire et crâne.

Jean, depuis son héritage, se demandait tous les jours s’ill’épouserait ou non. Chaque fois qu’il la revoyait, il se sentaitdécidé à en faire sa femme, puis, dès qu’il se trouvait seul, ilsongeait qu’en attendant on a le temps de réfléchir. Elle étaitmoins riche que lui maintenant, car elle ne possédait qu’unedouzaine de mille francs de revenu, mais en biens-fonds, en fermeset en terrains dans Le Havre, sur les bassins ; et cela, plustard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune était donc à peuprès équivalente, et la jeune veuve assurément lui plaisaitbeaucoup.

En la regardant marcher devant lui ce jour-là, il pensait :

« Allons, il faut que je me décide. Certes, je ne trouverai pasmieux. » Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant duvillage vers la falaise ; et la falaise, au bout de ce vallon,dominait la mer de quatre-vingts mètres. Dans l’encadrement descôtes vertes, s’abaissant à droite et à gauche, un grand triangled’eau, d’un bleu d’argent sous le soleil, apparaissait au loin, etune voile, à peine visible, avait l’air d’un insecte là-bas. Leciel plein de lumière se mêlait tellement à l’eau qu’on nedistinguait point du tout où finissait l’un et où commençaitl’autre ; et les deux femmes, qui précédaient les troishommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serréesdans leurs corsages.

Jean, l’œil allumé, regardait fuir devant lui la cheville mince,la jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant deMme Rosémilly. Et cette fuite activait son désir, le poussait auxrésolutions décisives que prennent brusquement les hésitants et lestimides. L’air tiède, où se mêlait à l’odeur des côtes, des ajoncs,des trèfles et des herbes, la senteur marine des rochesdécouvertes, l’animait encore en le grisant doucement, et il sedécidait un peu plus à chaque pas, à chaque seconde, à chaqueregard jeté sur la silhouette alerte de la jeune femme ; il sedécidait à ne plus hésiter, à lui dire qu’il l’aimait et qu’ildésirait l’épouser. La pêche lui servirait, facilitant leurtête-à-tête ; et ce serait en outre un joli cadre, un joliendroit pour parler d’amour, les pieds dans un bassin d’eaulimpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes descrevettes.

Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l’abîme, ilsaperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise,et sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte àpeu près, un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés,renversés, entassés les uns sur les autres dans une espèce deplaine herbeuse et mouvementée qui courait à perte de vue vers lesud, formée par les éboulements anciens. Sur cette longue bande debroussailles et de gazon secouée, eût-on dit, par es sursauts devolcan, les rocs tombés semblaient les ruines d’une grande citédisparue qui regardait autrefois l’Océan, dominée elle-même par lamuraille blanche et sans fin de la falaise.

« Ça, c’est beau », dit en s’arrêtant Mme Rosémilly.

Jean l’avait rejointe, et, le cœur ému, lui offrait la main pourdescendre l’étroit escalier taillé dans la roche.

Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant surses courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdiepar le vide.

Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur duttraîner son père, tellement troublé par le vertige, qu’il selaissait glisser, de marche en marche, sur son derrière.

Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, etsoudain ils aperçurent, à côté d’un banc de bois qui marquait unrepos vers le milieu de la valleuse, un filet d’eau clairejaillissant d’un petit trou de la falaise. Il se répandait d’aborden un bassin grand comme une cuvette qu’il s’était creusé lui-même,puis tombant en cascade haute de deux pieds à peine, il s’enfuyaità travers le sentier, où avait poussé un tapis de cresson, puisdisparaissait dans les ronces et les herbes, à travers la plainesoulevée où s’entassaient les éboulements.

« Oh ! que j’ai soif ! » s’écria Mme Rosémilly.

Mais comment boire ? Elle essayait de recueillir dans lefond de sa main l’eau qui lui fuyait à travers les doigts. Jean eutune idée, mit une pierre dans le chemin ; et elle s’agenouilladessus afin de puiser à la source même avec ses lèvres qui setrouvaient ainsi à la même hauteur.

Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantessemées par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, surle corsage, Jean penché vers elle murmura :

« Comme vous êtes jolie ! » Elle répondit, sur le ton qu’onprend pour gronder un enfant :

« Voulez-vous bien vous taire ? » C’étaient les premièresparoles un peu galantes qu’ils échangeaient.

« Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu’on nousrejoigne. » Il apercevait, en effet, tout près d’eux maintenant, ledos du capitaine Beausire qui descendait à reculons afin desoutenir par les deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus loin,Roland se laissait toujours glisser, calé sur son fond de culotteen se traînant sur les pieds et sur les coudes avec une allure detortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant sesmouvements.

Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pentecontournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. MmeRosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur legalet. Ils le traversèrent pour gagner les roches.

Elles s’étendaient en une longue et plate surface couverted’herbes marines et où brillaient d’innombrables flaques d’eau. Lamer basse était là-bas, très loin, derrière cette plaine gluante devarechs, d’un vert luisant et noir.

Jean releva son pantalon jusqu’au-dessus du mollet et sesmanches jusqu’au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis ildit : « En avant ! » et sauta avec résolution dans la premièremare rencontrée.

Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l’eau tout àl’heure, la jeune femme tournait autour de l’étroit bassin, à pascraintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.

« Voyez-vous quelque chose ? disait-elle.

– Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l’eau.

– Si vous ne voyez que cela, vous n’aurez pas une fameuse pêche.» Il murmura d’une voix tendre :

« Oh ! de toutes les pêches c’est encore celle que jepréférerais faire. » Elle riait :

« Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votrefilet.

– Pourtant… si vous vouliez ?

– Je veux vous voir prendre des salicoques… et rien de plus…pour le moment.

– Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n’y a rien ici. » Etil lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras.

Elle s’appuyait un peu craintive, et lui, tout à coup, sesentait envahi par l’amour, soulevé de désirs, affamé d’elle, commesi le mal qui germait en lui avait attendu ce jour-là pouréclore.

Ils arrivèrent bientôt auprès d’une crevasse plus profonde, oùflottaient sous l’eau frémissante et coulant vers la mer lointainepar une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrementcolorées, des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager.

Mme Rosémilly s’écria :

« Tenez, tenez, j’en vois une, une grosse, une très grosselà-bas ! » Il l’aperçut à son tour, et descendit dans le trourésolument, bien qu’il se mouillât jusqu’à la ceinture.

Mais la bête remuant ses longues moustaches reculait doucementdevant le filet. Jean la poussait vers les varechs, sûr de l’yprendre. Quand elle se sentit bloquée, elle glissa d’un brusqueélan par-dessus le lanet, traversa la mare et disparut.

La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, neput retenir ce cri :

« Oh ! maladroit ! » Il fut vexé, et d’un mouvementirréfléchi traîna son filet dans un fond plein d’herbes. En leramenant à la surface de l’eau, il vit dedans trois grossessalicoques transparentes, cueillies à l’aveuglette dans leurcachette invisible.

Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly qui n’osait pointles prendre, par peur de la pointe aiguë et dentelée dont leur têtefine est armée.

Elle s’y décida pourtant, et pinçant entre deux doigts le bouteffilé de leur barbe, elle les mit, l’une après l’autre, dans sahotte, avec un peu de varech qui les conserverait vivantes.

Puis ayant trouvé une flaque d’eau moins creuse, elle y entra, àpas hésitants, un peu suffoquée par le froid qui lui saisissait lespieds, et elle se mit à pêcher elle-même. Elle était adroite etrusée, ayant la main souple et le flair de chasseur qu’il fallait.Presque à chaque coup, elle ramenait des bêtes trompées etsurprises par la lenteur ingénieuse de sa poursuite.

Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas à pas,la frôlait, se penchait sur elle, simulait un grand désespoir de samaladresse, voulait apprendre.

« Oh ! montrez-moi, disait-il, montrez-moi ! » Puis,comme leurs deux visages se reflétaient, l’un contre l’autre, dansl’eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glacelimpide, Jean souriait à cette tête voisine qui le regardait d’enbas, et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser quisemblait tomber dessus.

« Ah ! que vous êtes ennuyeux ! disait la jeunefemme ; mon cher, il ne faut jamais faire deux choses à lafois. » Il répondit :

« Je n’en fais qu’une. Je vous aime. » Elle se redressa, et d’unton sérieux :

« Voyons, qu’est-ce qui Vous prend depuis dix minutes, avez-vousperdu la tête ?

– Non, je n’ai pas perdu la tête. Je vous aime, et j’ose, enfin,vous le dire. » Ils étaient debout maintenant dans la mare saléequi les mouillait jusqu’aux mollets, et les mains ruisselantesappuyées sur leurs filets, ils se regardaient au fond des yeux.

Elle reprit, d’un ton plaisant et contrarié :

« Que vous êtes malavisé de me parler de ça en cemoment !

Ne pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gâter mapêche ? » Il murmura :

« Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuislongtemps. Aujourd’hui vous m’avez grisé à me faire perdre laraison. » Alors, tout à coup, elle sembla en prendre son parti, serésigner à parler d’affaires et à renoncer aux plaisirs.

« Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causertranquillement. » Ils grimpèrent sur un roc un peu haut, etlorsqu’ils y furent installés côte à côte, les pieds pendants, enplein soleil, elle reprit :

« Mon cher ami, vous n’êtes plus un enfant et je ne suis pas unejeune fille. Nous savons fort bien l’un et l’autre de quoi ils’agit, et nous pouvons peser toutes les conséquences de nos actes.Si vous vous décidez aujourd’hui à me déclarer votre amour, jesuppose naturellement que vous désirez m’épouser. » Il nes’attendait guère à cet exposé net de la situation, et il réponditniaisement :

« Mais oui.

– En avez-vous parlé à votre père et à votre mère ?

– Non, je voulais savoir si vous m’accepteriez. » Elle luitendit sa main encore mouillée, et comme il y mettait la sienneavec élan :

« Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Maisn’oubliez point que je ne voudrais pas déplaire à vos parents.

– Oh ! pensez-vous que ma mère n’a rien prévu et qu’ellevous aimerait comme elle vous aime si elle ne désirait pas unmariage entre nous ?

– C est vrai, je suis un peu troublée. » Ils se turent. Et ils’étonnait, lui, au contraire qu’elle fût si peu troublée, siraisonnable. Il s’attendait à des gentillesses galantes, à desrefus qui disent oui, à toute une coquette comédie d’amour mêlée àla pêche, dans le clapotement de l’eau !

Et c’était fini, il se sentait lié, marié, en vingt paroles. Ilsn’avaient plus rien à se dire puisqu’ils étaient d’accord et ilsdemeuraient maintenant un peu embarrassés tous deux de ce quis’était passé, si vite, entre eux, un peu confus même, n’osant plusparler, n’osant plus pêcher, ne sachant que faire.

La voix de Roland les sauva :

« Par ici, par ici, les enfants ! Venez voir Beausire. Ilvide la mer, ce gaillard-là. » Le capitaine, en effet, faisait unepêche merveilleuse.

Mouillé jusqu’aux reins, il allait de mare en mare,reconnaissant d’un seul coup d’œil les meilleures places, etfouillant, d’un mouvement lent et sûr de son lanet, toutes lescavités cachées sous les varechs.

Et les belles salicoques transparentes, d’un blond gris,frétillaient au fond de sa main quand il les prenait d’un geste secpour les jeter dans sa hotte.

Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l’imitant deson mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait,rêveur, pour se donner tout entière à cette joie enfantine deramasser des bêtes sous les herbes flottantes.

Roland s’écria tout à coup :

« Tiens, Mme Roland qui nous rejoint. » Elle était restéed’abord seule avec Pierre sur la plage, car ils n’avaient envie nil’un ni l’autre de s’amuser à courir dans les roches et à barboterdans les flaques ; et pourtant ils hésitaient à demeurerensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d’elle etde lui-même, peur de sa cruauté qu’il ne maîtrisait point.

Ils s’assirent donc, l’un près de l’autre, sur le galet.

Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmée par l’air marin,devant le vaste et doux horizon d’eau bleue moirée d’argent,pensaient en même temps : « Comme il aurait fait bon ici,autrefois ! » Elle n’osait point parler à Pierre, sachant bienqu’il répondrait une dureté ; et il n’osait pas parler à samère sachant aussi que, malgré lui, il le ferait avec violence.

Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuaitet les battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigtstrois ou quatre petits cailloux qu’elle faisait passer d’une maindans l’autre, d’un geste lent et machinal. Puis son regard indécis,qui errait devant elle, aperçut, au milieu des varechs, son filsJean qui pêchait avec Mme Rosémilly. Alors elle les suivit, épiantleurs mouvements, comprenant confusément, avec son instinct demère, qu’ils ne causaient point comme tous les jours. Elle les vitse pencher côte à côte quand ils se regardaient dans l’eau,demeurer debout face à face quand ils interrogeaient leur cœur,puis grimper et s’asseoir sur le rocher pour s’engager l’un enversl’autre.

Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, semblaient seulesau milieu de l’horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, demer, de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.

Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement deses lèvres.

Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit :

« Qu’est-ce que tu as donc ? » Il ricanait toujours :

« Je m’instruis. J’apprends comment on se prépare à être cocu. »Elle eut un sursaut de colère, de révolte, choquée du mot,exaspérée de ce qu’elle croyait comprendre.

« Pour qui dis-tu ça ?

– Pour Jean, parbleu ! C’est très comique de les voirainsi ! » Elle murmura, d’une voix basse, tremblante d’émotion:

« Oh ! Pierre, que tu es cruel ! Cette femme est ladroiture même. Ton frère ne pourrait trouver mieux. » Il se mit àrire tout à fait, d’un rire voulu et saccadé :

« Ah ! ah ! ah ! La droiture même ! Toutesles femmes sont la droiture même… et tous leurs maris sont cocus.Ah ! ah !

ah ! » Sans répondre elle se leva, descendit vivement lapente de galets, et, au risque de glisser, de tomber dans les trouscachés sous les herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle s’enalla, courant presque, marchant à travers les mares, sans voir,tout droit devant elle, vers son autre fils.

En la voyant approcher, Jean lui cria :

« Eh bien ? maman, tu te décides ? » Sans répondreelle lui saisit le bras comme pour lui dire :

« Sauve-moi, défends-moi. » Il vit son trouble et, très surpris:

« Comme tu es pâle ! Qu’est-ce que tu as ? » Ellebalbutia :

« J’ai failli tomber, j’ai eu peur sur ces rochers. » Alors Jeanla guida, la soutint, lui expliquant la pêche pour qu’elle y prîtintérêt. Mais comme elle ne l’écoutait guère, et comme il éprouvaitun besoin violent de se confier à quelqu’un, il l’entraîna plusloin et, à voix basse :

« Devine ce que j’ai fait ?

– Mais… mais… je ne sais pas.

– Devine.

– Je ne… je ne sais pas.

– Eh bien, j’ai dit à Mme Rosémilly que je désirais l’épouser. »Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, l’esprit endétresse au point de ne plus comprendre qu’à peine. Elle répéta:

« L’épouser ?

– Oui, ai-je bien fait ? Elle est charmante, n’est-cepas ?

– Oui… charmante… tu as bien fait.

– Alors tu m’approuves ?

– Oui… je t’approuve.

– Comme tu dis ça drôlement. On croirait que… que… tu n’es pascontente.

– Mais oui… je suis… contente.

– Bien vrai ?

– Bien vrai. » Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleinsbras et l’embrassa à plein visage, par grands baisers de mère.

Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où des larmes étaientvenues, elle aperçut là-bas sur la plage un corps étendu sur leventre, comme un cadavre, la figure dans le galet : c’étaitl’autre, Pierre, qui songeait, désespéré.

Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout près duflot, et ils parlèrent longtemps de ce mariage où se rattachait soncœur.

La mer montant les chassa vers les pêcheurs qu’ils rejoignirent,puis tout le monde regagna la côte. On réveilla Pierre qui feignaitde dormir ; et le dîner fut très long, arrosé de beaucoup devins.

Chapitre 7

 

Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean,sommeillèrent. Beausire et Roland s’abattaient, toutes les cinqminutes, sur une épaule voisine qui les repoussait d’une secousse.Ils se redressaient alors, cessaient de ronfler, ouvraient lesyeux, murmuraient : « Bien beau temps », et retombaient, presqueaussitôt, de l’autre côté.

Lorsqu’on entra dans Le Havre, leur engourdissement était siprofond qu’ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausirerefusa même de monter chez Jean où le thé les attendait. On dut ledéposer devant sa porte.

Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans sonlogis nouveau ; et une grande joie, un peu puérile, l’avaitsaisi tout à coup de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée,l’appartement qu’elle habiterait bientôt.

La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu’elle feraitchauffer l’eau et servirait elle-même, car elle n’aimait paslaisser veiller les domestiques, par crainte du feu.

Personne, autre qu’elle, son fils et les ouvriers, n’étaitencore entré, afin que la surprise fût complète quand on verraitcombien c’était joli.

Dans le vestibule, Jean pria qu’on attendît. Il voulait allumerles bougies et les lampes, et il laissa dans l’obscurité MmeRosémilly, son père et son frère, puis il cria : « Arrivez ! »en ouvrant toute grande la porte à deux battants.

La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres decouleur cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs,apparaissait d’abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut uneseconde d’étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura : «Nom d’un chien », saisi par l’envie de battre des mains commedevant les apothéoses.

Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec uneétoffe vieille or, pareille à celle des sièges.. Le grand salon deconsultation très simple, d’un rouge saumon pâle, avait grandair.

Jean s’assit dans le fauteuil devant son bureau chargé delivres, et d’une voix grave, un peu forcée :

« Oui, Madame, les textes de lois sont formels et me donnent,avec l’assentiment que je vous avais annoncé, l’absolue certitudequ’avant trois mois l’affaire dont nous nous sommes entretenusrecevra une heureuse solution. » Il regardait Mme Rosémilly qui semit à sourire en regardant Mme Roland ; et Mme Roland, luiprenant la main, la serra.

Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s’écria :

« Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pourplaider, ce salon. » Il se mit à déclamer :

« Si l’humanité seule, si ce sentiment de bienveillancenaturelle que nous éprouvons pour toute souffrance devait être lemobile de l’acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferionsappel à votre pitié, Messieurs les jurés, à votre cœur de père etd’homme ; mais nous avons pour nous le droit, et c’est laseule question du droit que nous allons soulever devant vous… »Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et ils’irritait des gamineries de son frère, le jugeant, décidément,trop niais et pauvre d’esprit.

Mme Roland ouvrit une porte à droite.

« Voici la chambre à coucher », dit-elle.

Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tentureétait en cretonne de Rouen qui imitait la vieille toilenormande.

Un dessin Louis XV – une bergère dans un médaillon que fermaientles becs unis de deux colombes – donnait aux murs, aux rideaux, aulit, aux fauteuils un air galant et champêtre tout à faitgentil.

« Oh ! c’est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peusérieuse, en entrant dans cette pièce.

– Cela vous plaît ? demanda Jean.

– Énormément.

– Si vous saviez comme ça me fait plaisir. » Ils se regardèrentune seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au fond desyeux.

Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cettechambre à coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avaitremarqué, en entrant, que la couche était très large, une vraiecouche de ménage, choisie par Mme Roland qui avait prévu sans douteet désiré le prochain mariage de son fils ; et cetteprécaution de mère lui faisait plaisir cependant, semblait lui direqu’on l’attendait dans la famille.

Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquementla porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée detrois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et lefils avaient mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables.Cette pièce à meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieriespailletées d’or, à stores transparents où des perles de verresemblaient des gouttes d’eau, à éventails cloués aux murs pourmaintenir les étoffes, avec ses écrans, ses sabres, ses masques,ses grues faites en plumes véritables, tous ses menus bibelots deporcelaine, de bois, de papier, d’ivoire, de nacre et de bronzeavait l’aspect prétentieux et maniéré que donnent les mainsinhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus detact, de goût et d’éducation artiste. Ce fut celle cependant qu’onadmira le plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un peuamère dont son frère se sentit blessé.

Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et lesgâteaux s’élevaient en monuments.

On n’avait guère faim ; on suça les fruits et on grignotales pâtisseries plutôt qu’on ne les mangea. Puis, au bout d’uneheure, Mme Rosémilly demanda la permission de se retirer.

Il fut décidé que le père Roland l’accompagnerait à sa porte etpartirait immédiatement avec elle, tandis pue Mme Roland, enl’absence de la bonne, jetterait son coup d’œil de mère sur lelogis afin que son fils ne manquât de rien.

« Faut-il revenir te chercher ? » demanda Roland.

Elle hésita, puis répondit :

« Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera. » Dès qu’ilsfurent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux, lesucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fût remise àJean ; puis elle passa dans la chambre à coucher, entrouvritle lit, retarda si la carafe était remplie d’eau fraîche et lafenêtre bien fermée.

Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ciencore froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là deplus en plus agacé de voir son frère dans ce logis.

Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout àcoup se leva :

« Cristi ! dit-il, la veuve avait l’air bien vannée cesoir, les excursions ne lui réussissent pas. » Jean se sentitsoulevé soudain par une de ces promptes et furieuses colères dedébonnaires blessés au cœur.

Le souffle lui manquait, tant son émotion était vive, et ilbalbutia :

« Je te défends désormais de dire « la veuve » quand tu parlerasde Mme Rosémilly. » Pierre se tourna vers lui, hautain :

« Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, parhasard ? » Jean aussitôt s’était dressé :

« Je ne deviens pas fou, mais j’en ai assez de tes manièresenvers moi. » Pierre ricana :

« Envers toi ? Est-ce que tu fais partie de MmeRosémilly ?

– Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme. » L’autre ritplus fort :

« Ah ! ah ! très bien. Je comprends maintenantpourquoi je ne devrai plus l’appeler « la veuve ». Mais tu as prisune drôle de manière pour m’annoncer ton mariage.

– Je te défends de plaisanter… tu entends… je te le défends. »Jean s’était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cetteironie poursuivant la femme qu’il aimait et qu’il avaitchoisie.

Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s’amassaiten lui de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltesdomptées depuis quelque temps et de désespoir silencieux, luimontant à la tête, l’étourdit comme un coup de sang.

« Tu oses ?… Tu oses ?… Et moi je t’ordonne de tetaire, tu entends, je te l’ordonne ! » Jean, surpris de cetteviolence, se tut quelques secondes, cherchant, dans ce troubled’esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase, le mot quipourrait blesser son frère jusqu’au cœur.

Il reprit, en s’efforçant de se maîtriser pour bien frapper, deralentir sa parole pour la rendre plus aiguë :

« Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jouroù tu as commencé à dire « la veuve » parce que tu as compris quecela me faisait mal. » Pierre poussa un de ces rires stridents etméprisants qui lui étaient familiers :

« Ah ! ah ! mon Dieu ! Jaloux de toi !…moi ?… moi ?…

moi ?… et de quoi ?… de quoi, mon Dieu ? de tafigure ou de ton esprit ?… » Mais Jean sentit bien qu’il avaittouché la plaie de cette âme :

« Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l’enfance ; ettu es devenu furieux quand tu as vu que cette femme me préférait etqu’elle ne voulait pas de toi. » Pierre bégayait, exaspéré de cettesupposition :

« Moi… moi… jaloux de toi ? à cause de cette cruche, decette dinde, de cette oie grasse ?… » Jean qui voyait porterses coups reprit :

« Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans laPerle ? Et tout ce pue tu dis devant elle pour te fairevaloir ?

Mais tu crèves de jalousie ! Et quand cette fortune m’estarrivée, tu es devenu enragé, et tu m’as détesté, et tu l’as montréde toutes les manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tun’es pas une heure sans cracher la bile qui t’étouffe. » Pierreferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sautersur son frère et de le prendre à la gorge :

« Ah ! tais-toi, cette fois, ne parle point de cettefortune ! » Jean se récria :

« Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot àmon père, à ma mère ou à moi, où elle n’éclate. Tu feins de memépriser parce que tu es jaloux ! tu cherches querelle à toutle monde parce que tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche,tu ne te contiens plus, tu es devenu venimeux, tu tortures notremère comme si c’était sa faute !… » Pierre avait reculéjusqu’à la cheminée, la bouche entrouverte, l’œil dilaté, en proieà une de ces folies de rage qui font commettre des crimes.

Il répéta d’une voix plus basse, mais haletante :

« Tais-toi, tais-toi donc !

– Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma penséeentière ; tu m’en donnes l’occasion, tant pis pour toi. J’aimeune femme ! Tu le sais et tu la railles devant moi, tu mepousses à bout ; tant pis pour toi. Mais je casserai tes dentsde vipère, moi ! Je te forcerai à me respecter.

– Te respecter, toi ?.

– Oui, moi !

– Te respecter… toi… qui nous as tous déshonorés, par tacupidité ?

– Tu dis ? Répète… répète ?…

– Je dis qu’on n’accepte pas la fortune d’un homme quand onpasse jour le fils d’un autre. » Jean demeurait immobile, necomprenant pas, effaré devant l’insinuation qu’il pressentait :

« Comment ? Tu dis… répète encore ?

– Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le mondecolporte, que tu es le fils de l’homme qui t’a laissé sa fortune.Eh bien ! un garçon propre n’accepte pas l’argent quidéshonore sa mère.

– Pierre… Pierre… Pierre… y songes-tu ?… Toi… c’est toi…toi… qui prononces cette infamie ?

– Oui… moi… c’est moi. Tu ne vois donc point que j’en crève dechagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mesjours à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je disni ce que je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant jesuis affolé de honte et de douleur, car j’ai deviné d’abord et jesais maintenant.

– Pierre… Tais-toi… Maman est dans la chambre à côté !

Songe qu’elle peut nous entendre… qu’elle nous entend. » Mais ilfallait qu’il vidât son cœur ! et il dit tout, ses soupçons,ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l’histoire duportrait encore une fois disparu.

Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, desphrases d’halluciné.

Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans lapièce voisine. Il parlait comme si personne ne l’écoutait, parcequ’il devait parler, parce qu’il avait trop souffert, trop compriméet refermé sa plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cettetumeur venait de crever, éclaboussant tout le monde.

Il s’était mis à marcher comme il faisait presquetoujours ; et les yeux fixés devant lui, gesticulant, dans unefrénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des retoursde haine contre lui-même, il parlait comme s’il eût confessé samisère et la misère des siens, comme s’il eût jeté sa peine à l’airinvisible et sourd où s’envolaient ses paroles.

Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l’énergie aveuglede son frère, s’était adossé contre la porte derrière laquelle ildevinait que leur mère les avait entendus.

Elle ne pouvait point sortir ; il fallait passer par lesalon.

Elle n’était point revenue ; donc elle n’avait pas osé.

Pierre tout à coup, frappant du pied, cria :

« Tiens, je suis un cochon d’avoir dit ça ! » Et ils’enfuit, nu-tête, dans l’escalier.

Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas,réveilla Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelquessecondes s’étaient écoulées, plus longues que des heures, et sonâme s’était engourdie dans un hébétement d’idiot. Il sentait bienqu’il lui faudrait penser tout à l’heure, et agir, mais ilattendait, ne voulant même plus comprendre, savoir, se rappeler,par peur, par faiblesse, par lâcheté. Il était de la race destemporiseurs qui remettent toujours au lendemain ; et quand illui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution, il cherchaitencore, par instinct, à gagner quelques moments..

Mais le silence profond qui l’entourait maintenant, après lesvociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles,avec cette lumière vive des six bougies et des deux lampes,l’effraya si fort tout à coup qu’il eut envie de se sauveraussi.

Alors il secoua sa pensée, il secoua son cœur, et il essaya deréfléchir.

Jamais il n’avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il estdes hommes qui se laissent aller comme l’eau qui coule. Il avaitfait ses classes avec soin, pour n’être pas puni, et terminé sesétudes de droit avec régularité parce que son existence étaitcalme. Toutes les choses du monde lui paraissaient naturelles sanséveiller autrement son attention. Il aimait l’ordre, la sagesse, lerepos par tempérament, n’ayant point de replis dans l’esprit ;et il demeurait, devant cette catastrophe, comme un homme qui tombeà l’eau sans avoir jamais nagé.

Il essaya de douter d’abord. Son frère avait menti par haine etpar jalousie ?

Et pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire deleur mère une chose pareille s’il n’avait pas été lui même égarépar le désespoir ? Et puis Jean gardait dans l’oreille, dansle regard, dans les nerfs, jusque dans le fond de la chair,certaines paroles, certains cris de souffrance, des intonations etdes gestes de Pierre, si douloureux qu’ils étaient irrésistibles,aussi irrécusables que la certitude.

Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoirune volonté. Sa détresse devenait intolérable ; et il sentaitque, derrière la porte, sa mère était là qui avait tout entendu etqui attendait.

Que faisait-elle ? Pas un mouvement, pas un frisson, pas unsouffle, pas un soupir ne révélait la présence d’un être derrièrecette planche. Se serait-elle sauvée ? Mais par où ? Sielle s’était sauvée… elle avait donc sauté par la fenêtre dans larue !

Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateurqu’il enfonça plutôt qu’il n’ouvrit la porte et se jeta dans sachambre.

Elle semblait vide. Une seule bougie l’éclairait, posée sur lacommode.

Jean s’élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec lesvolets clos. Il se retourna, fouillant les coins noirs de sonregard anxieux, et il s’aperçut que les rideaux du lit avaient ététirés.

Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche,la figure enfouie dans l’oreiller, qu’elle avait ramené de ses deuxmains crispées sur sa tête, pour ne plus entendre.

Il la crut d’abord étouffée. Puis l’ayant saisie par lesépaules, il la retourna sans qu’elle lâchât l’oreiller qui luicachait le visage et qu’elle mourrait pour ne pas crier.

Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, luicommuniqua la secousse de son indicible torture. L’énergie et laforce dont elle retenait avec ses doigts et avec ses dents la toilegonflée de plumes sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreillespour qu’il ne la vît point et ne lui parlât pas, lui firentdeviner, par la commotion qu’il reçut, jusqu’à quel point on peutsouffrir. Et son cœur, son simple cœur, fut déchiré de pitié. Iln’était pas un juge, lui, même un juge miséricordieux, il était unhomme plein de faiblesse et un fils plein de tendresse. Il ne serappela rien de ce que l’autre lui avait dit, il ne raisonna pas etne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains le corpsinerte de sa mère, et ne pouvant arracher l’oreiller de sa figure,il cria, en baisant sa robe :

« Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi ! » Elleaurait semblé morte si tous ses membres n’eussent été parcourusd’un frémissement presque insensible, d’une vibration de cordetendue. Il répétait :

« Maman, maman, écoute-moi. Ça n’est pas vrai. Je sais bien queça n’est pas vrai. » Elle eut un spasme, une suffocation, puis toutà coup elle sanglota dans l’oreiller. Alors tous ses nerfs sedétendirent, ses muscles raidis s’amollirent, ses doigtss’entrouvrant lâchèrent la toile ; et il lui découvrit laface.

Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupièresfermées on voyait couler des gouttes d’eau. L’ayant enlacée par lecou, il lui baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolésqui se mouillaient à ses larmes, et il disait toujours :

« Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n’est pas vrai. Nepleure pas, je le sais ! Ça n’est pas vrai ! » Elle sesouleva, s’assit, le regarda, et avec un de ces efforts de couragequ’il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit :

« Non, c’est vrai, mon enfant. » Et ils restèrent sans paroles,l’un devant l’autre. Pendant quelques instants encore ellesuffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête pour respirer,puis elle se vainquit de nouveau, et reprit :

« C’est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir ? C’est vrai. Tune me croirais pas, si je mentais. » Elle avait l’air d’une folle.Saisi de terreur, il tomba à genoux près du lit en murmurant :

« Tais-toi, maman, tais-toi. » Elle s’était levée, avec unerésolution et une énergie effrayantes :

« Mais je n’ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu. » Et ellemarcha vers la porte.

Il la saisit à pleins bras, criant :

« Qu’est-ce que tu fais, maman, où vas-tu ?

– Je ne sais pas… est-ce que je sais… je n’ai plus rien à faire…puisque je suis toute seule. » Elle se débattait pour s’échapper.La retenant, il ne trouvait qu’un mot à lui répéter :

« Maman… maman… maman… » Et elle disait dans ses efforts pourrompre cette étreinte :

« Mais non, mais non, je ne suis plus ta mère maintenant, je nesuis plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien !Tu n’as plus ni père ni mère, mon pauvre enfant… adieu. » Ilcomprit brusquement que s’il la laissait partir il ne la reverraitjamais, et, l’enlevant, il la porta sur un fauteuil, l’assit deforce, puis s’agenouillant et formant une chaîne de ses bras :

« Tu ne sortiras point d’ici, maman ; moi je t’aime et jete garde. Je te garde toujours, tu es à moi. » Elle murmura d’unevoix accablée :

« Non, mon pauvre garçon, ça n’est plus possible. Ce soir tupleures, et demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonneraispas non plus. » Il répondit avec un si grand élan de si sincèreamour : « Oh ! moi ? moi ? Comme tu me connaispeu ! » qu’elle poussa un cri, lui prit la tête par lescheveux, à pleines mains, l’attira avec violence et le baisaéperdument à travers la figure.

Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils,sentant, à travers sa barbe, la chaleur de sa chair ; et ellelui dit, tout bas, dans l’oreille :

« Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain.

Tu le crois et tu te trompes. Tu m’as pardonné ce soir, et cepardon-là m’a sauvé la vie ; mais il ne faut plus que tu mevoies. » Il répéta, en l’étreignant :

« Maman, ne dis pas ça !

– Si, mon petit, il faut que je m’en aille. Je ne sais pas où,ni comment je m’y prendrai, ni ce que je dirai, mais il lefaut.

Je n’oserais plus te retarder, ni t’embrasser,comprends-tu ? » Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dansl’oreille :

« Ma petite mère, tu resteras, parce que je le veux, parce quej’ai besoin de toi. Et tu vas me jurer de m’obéir, tout desuite.

– Non, mon enfant.

– Oh ! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.

– Non, mon enfant, c’est impossible. Ce serait nous condamnertous à l’enfer. Je sais ce que c’est, moi, que ce supplice-là,depuis un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tume regarderas comme me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ceque je t’ai dit !… Oh !… mon petit Jean, songe… songe queje suis ta mère !…

– Je ne veux pas que tu me quittes, maman, je n’ai que toi.

– Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sansrougir tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sansque tes yeux fassent baisser les miens.

– Ça n’est pas vrai, maman.

– Oui, oui, oui, c’est vrai ! Oh ! j’ai compris, va,toutes les luttes de ton pauvre frère, toutes, depuis le premierjour. Maintenant, lorsque je devine son pas dans la maison, moncœur saute à briser ma poitrine, lorsque j’entends sa voix, je sensque je vais m’évanouir. Je t’avais encore, toi ! Maintenant,je ne t’ai plus. Oh ! mon petit Jean, crois-tu que je pourraisvivre entre vous deux ?

– Oui, maman. Je t’aimerai tant que tu n’y penseras plus.

– Oh ! oh ! comme si c’était possible !

– Oui, c’est possible.

– Comment veux-tu que je n’y pense plus entre ton frère ettoi ? Est-ce que vous n’y penserez plus, vous ?

– Moi, je te le jure !

– Mais tu y penseras à toutes les heures du jour.

– Non, je te le jure. Et puis, écoute : si tu pars, je m’engageet je me fais tuer. » Elle fut bouleversée par cette menace puérileet étreignit Jean en le caressant avec une tendresse passionnée. Ilreprit :

« Je t’aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus.

Voyons, sois raisonnable. Essaie de rester seulement huit jours.Veux-tu me promettre huit jours ? Tu ne peux pas me refuserça ? », Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, etle tenant à la longueur de ses bras :

« Mon enfant… tâchons d’être calmes et de ne pas nous attendrir.Laisse-moi te parler d’abord. Si je devais une seule fois entendresur tes lèvres ce que j’entends depuis un mois dans la bouche deton frère, si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que jelis dans les siens, si je devais deviner rien que par un mot ou parun regard que je te suis odieuse comme à lui… une heure après, tuentends, une heure après…

je serais partie pour toujours.

– Maman, je te le jure…

– Laisse-moi parler… Depuis un mois j’ai souffert tout ce qu’unecréature peut souffrir. À partir du moment où j’ai compris que tonfrère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu’il devinait, minutepar minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été unmartyre qu’il est impossible de t’exprimer. » Elle avait une voixsi douloureuse que la contagion de sa torture emplit de larmes lesyeux de Jean.

Il voulut l’embrasser, mais elle le repoussa :

« Laisse-moi… écoute… j’ai encore tant de choses à te dire pourque tu comprennes… mais tu ne comprendras pas… c’est que… si jedevais rester… il faudrait… Non, je ne peux pas !

– Dis, maman, dis.

– Eh bien ! oui. Au moins je ne t’aurais pas trompé… Tuveux que je reste avec toi, n’est-ce pas ? Pour cela, pour quenous puissions nous voir encore, nous parler, nous rencontrer toutela journée dans la maison, car je n’ose plus ouvrir une porte dansla peur de trouver ton frère derrière elle, pour cela il faut, nonpas que tu me pardonnes – rien ne fait plus de mal qu’un pardon -,mais que tu ne m’en veuilles pas de ce que j’ai fait… Il faut quetu te sentes assez fort, assez différent de tout le monde pour tedire que tu n’es pas le fils de Roland, sans rougir de cela et sansme mépriser !… Moi j’ai assez souffert… j’ai trop souffert, jene peux plus, non, je ne peux plus ! Et ce n’est pas d’hier,va, c’est de longtemps… Mais tu ne pourras jamais comprendre ça,toi ! Pour que nous puissions encore vivre ensemble, et nousembrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j’ai été lamaîtresse de ton père, j’ai été encore plus sa femme, sa vraiefemme, que je n’en ai pas honte au fond du cœur, que je ne regretterien, que je l’aime encore tout mort qu’il est, que je l’aimeraitoujours, que je n’ai aimé que lui, qu’il a été toute ma vie, toutema joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, toutpour moi, pendant si longtemps ! Écoute, mon petit : devantDieu qui m’entend, je n’aurais jamais rien eu de bon dansl’existence, si je ne l’avais pas rencontré, jamais rien, pas unetendresse, pas une douceur, pas une de ces heures qui nous fonttant regretter de vieillir, rien ! Je lui dois tout ! Jen’ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et toi. Sansvous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n’aurais jamaisaimé rien, rien connu, rien désiré, je n’aurais pas seulementpleuré, car j’ai pleuré, mon petit Jean. Oh ! oui, j’aipleuré, depuis que nous sommes venus ici. Je m’étais donnée à luitout entière, corps et âme, pour toujours, avec bonheur, et pendantplus de dix ans j’ai été sa femme comme il a été mon mari devantDieu qui nous avait faits l’un pour l’autre. Et puis, j’ai comprisqu’il m’aimait moins. Il était toujours bon et prévenant, mais jen’étais plus pour lui ce que j’avais été. C’était fini !Oh ! que j’ai pleuré !… Comme c’est misérable ettrompeur, la vie !… Il n’y a rien qui dure… Et nous sommesarrivés ici ; et jamais je ne l’ai plus revu, jamais il n’estvenu… Il promettait dans toutes ses lettres !… Je l’attendaistoujours !… et je ne l’ai plus revu !… et voilà qu’il estmort !… Mais il nous aimait encore puisqu’il a pensé à toi.Moi je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir, et je ne le renieraijamais, et je t’aime parce que tu es son enfant, et je ne pourraispas avoir honte de lui devant toi ! Comprends-tu ? Je nepourrais pas ! Si tu veux que je reste, il faut que tuacceptes d’être son fils et que nous parlions de lui quelquefois,et que tu l’aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nousnous regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, monpetit, il est impossible que nous restions ensemblemaintenant ! Je ferai ce que tu décideras. » Jean réponditd’une voix douce :

« Reste, maman. » Elle le serra dans ses bras et se remit àpleurer ; puis elle reprit, la joue contre sa joue :

« Oui, mais Pierre ? Qu’allons-nous devenir avec lui ?» Jean murmura :

« Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès delui. » Au souvenir de l’aîné elle fut crispée d’angoisse :

« Non, je ne puis plus, non ! non ! » Et se jetant surle cœur de Jean, elle s’écria, l’âme en détresse :

« Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelquechose, je ne sais pas… trouve… sauve-moi !

– Oui, maman, je chercherai.

– Tout de suite… il faut… Tout de suite… ne me quittepas !

J’ai si peur de lui… si peur !

– Oui, je trouverai. Je te promets.

– Oh ! mais vite, vite ! Tu ne comprends pas ce qui sepasse en moi quand je le vois. » Puis il lui murmura tout bas, dansl’oreille :

« Garde-moi ici, chez toi. » Il hésita, réfléchit et comprit,avec son bon sens positif, le danger de cette combinaison.

Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec desarguments précis son affolement et sa terreur.

« Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu ferasdire demain à Roland que je me suis trouvée malade.

– Ce n’est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aiedu courage. J’arrangerai tout, je te le promets, dès demain.

Je serai à neuf heures à la maison. Voyons, mets tonchapeau.

Je vais te reconduire.

– Je ferai ce que tu voudras », dit-elle avec un abandonenfantin, craintif et reconnaissant.

Elle essaya de se lever ; mais la secousse avait été tropforte ; elle ne pouvait encore se tenir sur ses jambes.

Alors il lui fit boire de l’eau sucrée, respirer de l’alcali, etil lui lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire,brisée et soulagée comme après un accouchement.

Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaientquand ils passèrent à l’hôtel de ville.

Devant la porte de leur logis il l’embrassa et lui dit : «Adieu, maman, bon courage. » Elle monta, à pas furtifs, l’escaliersilencieux, entra dans sa chambre, se dévêtit bien vite, et seglissa, avec l’émotion retrouvée des adultères anciens, auprès deRoland qui ronflait.

Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l’avait entenduerevenir.

Chapitre 8

 

Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s’affaissa sur undivan, car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère desenvies de courir et de fuir comme une bête chassée, agissantdiversement sur sa nature somnolente, lui cassaient les jambes etles bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement, à nepouvoir gagner son lit, mou de corps et d’esprit, écrasé et désolé.Il n’était point frappé, comme l’avait été Pierre, dans la puretéde son amour filial, dans cette dignité secrète qui est l’enveloppedes cœurs fiers, mais accablé par un coup du destin qui menaçait enmême temps ses intérêts les plus chers.

Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se futéclaircie ainsi qu’une eau battue et remuée, il envisagea lasituation qu’on venait de lui révéler. S’il eût appris de touteautre manière le secret de sa naissance, il se serait assurémentindigné et aurait ressenti un profond chagrin ; mais après saquerelle avec son frère, après cette délation violente et brutaleébranlant ses nerfs, l’émotion poignante de la confession de samère le laissa sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par sasensibilité avait été assez fort pour emporter, dans unirrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes lessaintes susceptibilités de la morale naturelle. D’ailleurs, iln’était pas un homme de résistance. Il n’aimait lutter contrepersonne et encore moins contre lui-même ; il se résigna donc,et, par un penchant instinctif, par un amour inné du repos, de lavie douce et tranquille, il s’inquiéta aussitôt des perturbationsqui allaient surgir autour de lui et l’atteindre du même coup. Illes pressentait inévitables, et, pour les écarter, il se décida àdes efforts surhumains d’énergie et d’activité. Il fallait que toutde suite, dès le lendemain, la difficulté fût tranchée, car ilavait aussi par instants ce besoin impérieux des solutionsimmédiates qui constitue toute la force des faibles, incapables devouloir longtemps. Son esprit d’avocat, habitué d’ailleurs àdémêler et à étudier les situations compliquées, les questionsd’ordre intime, dans les familles troublées, découvritimmédiatement toutes les conséquences prochaines de l’état d’âme deson frère. Malgré lui il en envisageait les suites à un point devue presque professionnel, comme s’il eût réglé les relationsfutures de clients après une catastrophe d’ordre moral. Certes uncontact continuel avec Pierre lui devenait impossible. Ill’éviterait facilement en restant chez lui, mais il était encoreinadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toitque son fils aîné.

Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant etrejetant des combinaisons sans trouver rien qui pût lesatisfaire.

Mais une idée soudain l’assaillit : – Cette fortune qu’il avaitreçue, un honnête homme la garderait-il ?

Il se répondit : « Non », d’abord, et se décida à la donner auxpauvres. C’était dur, tant pis. Il vendrait son mobilier ettravaillerait comme un autre, comme travaillent tous ceux quidébutent. Cette résolution virile et douloureuse fouettant soncourage, il se leva et vint poser son front contre les vitres. Ilavait été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n’en mourrait pas,après tout. Ses yeux regardaient le bec de gaz qui brûlait en facede lui de l’autre côté de la rue. Or, comme une femme attardéepassait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme Rosémilly, etil reçut au cœur la secousse des émotions profondes nées en nousd’une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de sadécision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer àépouser cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout.Pouvait-il agir ainsi, maintenant qu’il s’était engagé vis-à-visd’elle ? Elle l’avait accepté le sachant riche. Pauvre, ellel’accepterait encore ; mais avait-il le droit de lui demander,de lui imposer ce sacrifice ? Ne valait-il pas mieux gardercet argent comme un dépôt qu’il restituerait plus tard auxindigents ?

Et dans son âme où l’égoïsme prenait des masques honnêtes, tousles intérêts diffusés luttaient et se combattaient. Les scrupulespremiers cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puisreparaissaient, puis s’effaçaient de nouveau.

Il revint s’asseoir, cherchant un motif décisif, un prétextetout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiturenative. Vingt fois déjà il s’était posé cette question : « Puisqueje suis le fils de cet homme, que je le sais et que je l’accepte,n’est-il pas naturel que j’accepte aussi son héritage ? » Maiscet argument ne pouvait empêcher le « non » murmuré par laconscience intime.

Soudain il songea : « Puisque je ne suis pas le fils de celuique j’avais cru être mon père, je ne puis plus rien accepter delui, ni de son vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne niéquitable. Ce serait voler mon frère. » Cette nouvelle manière devoir l’ayant soulagé, ayant apaisé sa conscience, il retourna versla fenêtre.

« Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l’héritage de mafamille, que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suispas l’enfant de son père. Cela est juste. Alors n’est-il pas justeaussi que je garde l’argent de mon père à moi ? » Ayantreconnu qu’il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s’étantdécidé à l’abandonner intégralement, il consentit donc et serésigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant l’une etl’autre, il se trouverait réduit à la pure mendicité.

Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la questionde la présence de Pierre dans la famille. Commentl’écarter ?

Il désespérait de découvrir une solution pratique, quand lesifflet d’un vapeur entrant au port sembla lui jeter une réponse enlui suggérant une idée.

Alors il s’étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu’aujour.

Vers neuf heures il sortit pour s’assurer si l’exécution de sonprojet était possible. Puis, après quelques démarches et quelquesvisites, il se rendit à la maison de ses parents. Sa mèrel’attendait enfermée dans sa chambre.

« Si tu n’étais pas venu, dit-elle, je n’aurais jamais osédescendre. » On entendit aussitôt Roland qui criait dans l’escalier:

« On ne mange donc point aujourd’hui, nom d’un chien ! » Onne répondit pas, et il hurla :

« Joséphine, nom de Dieu ! qu’est-ce que vous faites ?»

La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol :

« V’là, M’sieu, qué qui faut ?

– Où est Madame ?

– Madame est en haut avec m’sieu Jean. » Alors il vociféra enlevant la tête vers l’étage supérieur :

« Louise ? » Mme Roland entrouvrit la porte et répondit:

« Quoi ? mon ami.

– On ne mange donc pas, nom d’un chien !

– Voilà, mon ami, nous venons. » Et elle descendit, suivie deJean.

Roland s’écria en apercevant le jeune homme :

« Tiens, te voilà, toi ! Tu t’embêtes déjà dans tonlogis ?

– Non, père, mais j’avais à causer avec maman ce matin. » Jeans’avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur sesdoigts l’étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre etimprévue le crispa, l’émotion des séparations et des adieux sansespoir de retour.

Mme Roland demanda :

« Pierre n’est pas arrivé ? » Son mari haussa les épaules:

« Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sanslui. » Elle se tourna vers Jean :

« Tu devrais aller le chercher, mon enfant ; ça le blessequand on ne l’attend pas.

– Oui, maman, j’y vais. » Et le jeune homme sortit.

Il monta l’escalier, avec la résolution fiévreuse d’un craintifqui va se battre.

Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit : « Entrez. » Ilentra.

L’autre écrivait, penché sur sa table.

« Bonjour », dit Jean.

Pierre se leva :

« Bonjour. » Et ils se tendirent la main comme si rien nes’était passé.

« Tu ne descends pas déjeuner ?

– Mais… c’est que… j’ai beaucoup à travailler. » La voix del’aîné tremblait, et son œil anxieux demandait au cadet ce qu’ilallait faire.

« On t’attend.

– Ah ! est-ce que… est-ce que notre mère est enbas ?…

– Oui, c’est même elle qui m’a envoyé te chercher.

– Ah, alors… je descends. »

Devant la porte de la salle il hésita à se montrer lepremier ; puis il l’ouvrit d’un geste saccadé, et il aperçutson père et sa mère assis à table, face à face.

Il s’approcha d’elle d’abord sans lever les yeux, sans prononcerun mot, et s’étant penché il lui tendit son front à baiser comme ilfaisait depuis quelque temps, au lieu de l’embrasser sur les jouescomme jadis. Il devina qu’elle approchait sa bouche, mais il nesentit point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, le cœurbattant, après ce simulacre de caresse.

Il se demandait : « Que se sont-ils dit, après mon départ ?» Jean répétait avec tendresse « mère » et « chère maman », prenaitsoin d’elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alorscomprit qu’ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrerleur pensée ! Jean croyait-il sa mère coupable ou son frère unmisérable ?

Et tous les reproches qu’il s’était faits d’avoir dit l’horriblechose l’assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et luifermant la bouche, l’empêchant de manger et de parler.

Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, dequitter cette maison qui n’était plus sienne, ces gens qui netenaient plus à lui que par d’imperceptibles liens. Et il auraitvoulu partir sur l’heure, n’importe où, sentant que c’était fini,qu’il ne pouvait plus rester près d’eux, qu’il les tortureraittoujours malgré lui, rien que par sa présence, et qu’ils luiferaient souffrir sans cesse un insoutenable supplice.

Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n’écoutant pas,n’entendait point. Il crut sentir cependant une intention dans lavoix de son frère et prit garde au sens des paroles.

Jean disait :

« Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte. Onparle de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyagele mois prochain. » Roland s’étonnait :

« Déjà ! Je croyais qu’il ne serait pas en état de prendrela mer cet été. – Pardon ; on a poussé les travaux avec ardeurpour que la première traversée ait lieu avant l’automne. J’ai passéce matin aux bureaux de la Compagnie et j’ai causé avec un desadministrateurs.

– Ah ! ah ! lequel ?

– M. Marchand, l’ami particulier du président du conseild’administration.

– Tiens, tu le connais ?

– Oui. Et puis j’avais un petit service à lui demander.

– Ah ! alors tu me feras visiter en grand détail laLorraine dès qu’elle entrera dans le port, n’est-ce pas ?

– Certainement, c’est très facile ! » Jean paraissaithésiter, chercher ses phrases, poursuivre une introuvabletransition. Il reprit :

« En somme, c’est une vie très acceptable qu’on mène sur cesgrands transatlantiques. On passe plus de la moitié des mois àterre dans deux villes superbes, New York et Le Havre, et le resteen mer avec des gens charmants. On peut même faire là desconnaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui,très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec leséconomies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francspar an, sinon plus… » Roland fit un « bigre ! » suivi d’unsifflement qui témoignaient d’un profond respect pour la somme etpour le capitaine.

Jean reprit :

« Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecina cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture,éclairage, chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dixmille au moins, c’est très beau. » Pierre, qui avait levé les yeux,rencontra ceux de son frère, et le comprit.

Alors, après une hésitation, il demanda :

« Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur untransatlantique ?

– Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections.» Il y eut un long silence, puis le docteur reprit :

« C’est le mois prochain que part la Lorraine ?

– Oui, le sept. » Et ils se turent.

Pierre songeait. Certes ce serait une solution s’il pouvaits’embarquer comme médecin sur ce paquebot. Plus tard onverrait ; il le quitterait peut-être. En attendant il ygagnerait sa vie sans demander rien à sa famille. Il avait dû,l’avant veille, vendre sa montre, car maintenant il ne tendait plusla main devant sa mère ! Il n’avait donc aucune ressource,hors celle-là, aucun moyen de manger d’autre pain que le pain de lamaison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autretoit. Il dit alors, en hésitant un peu :

« Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi. » Jeandemanda :

« Pourquoi ne pourrais-tu pas ?

– Parce que je ne connais personne à la Compagnietransatlantique. » Roland demeurait stupéfait :

« Et tous tes beaux projets de réussite, quedeviennent-ils ? » Pierre murmura :

« Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renonceraux meilleurs espoirs. D’ailleurs, ce n’est qu’un début, un moyend’amasser quelques milliers de francs pour m’établir ensuite. » Sonpère, aussitôt, fut convaincu :

« Ça, c’est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou septmille francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu’en penses-tu,Louise ? » Elle répondit d’une voix basse, presqueinintelligible :

« Je pense que Pierre a raison. » Roland s’écria :

« Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connaisbeaucoup ! Il est juge au tribunal de commerce et il s’occupedes affaires de la Compagnie. J’ai aussi M. Lenient, l’armateur,qui est intime avec un des vice-présidents. » Jean demanda à sonfrère :

« Veux-tu que je tâte aujourd’hui même M. Marchand ?

– Oui, je veux bien. » Pierre reprit, après avoir songé quelquesinstants :

« Le meilleur moyen serait peut-être encore d’écrire à mesmaîtres de l’École de médecine qui m’avaient en grande estime. Onembarque souvent sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Deslettres très chaudes des professeurs MasRoussel, Rémusot, Flache etBorriquel enlèveraient la chose en une heure mieux que toutes lesrecommandations douteuses. Il suffirait de faire présenter ceslettres par ton ami M. Marchand au conseil d’administration. » Jeanapprouvait tout à fait :

« Ton idée est excellente, excellente ! » Et il souriait,rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable des’affliger longtemps.

« Tu vas leur écrire aujourd’hui même, dit-il.

– Tout à l’heure, tout de suite. J’y vais. Je ne prendrai pas decafé ce matin, je suis trop nerveux. » Il se leva et sortit.

Alors Jean se tourna vers sa mère :

« Toi, maman, qu’est-ce que tu fais ?

– Rien… Je ne sais pas.

– Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly ?

– Mais… oui… oui…

– Tu sais… il est indispensable que j’y aille aujourd’hui.

– Oui… oui… C’est vrai.

– Pourquoi ça, indispensable ? demanda Roland, habituéd’ailleurs à ne jamais comprendre ce qu’on disait devant lui.

– Parce que je lui ai promis d’y aller.

– Ah ! très bien. C’est différent, alors. » Et il se mit àbourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient l’escalierpour prendre leurs chapeaux.

Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda :

« Veux-tu mon bras, maman ? » Il ne le lui offrait jamais,car ils avaient l’habitude de marcher côte à côte. Elle accepta ets’appuya sur lui.

Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit:

« Tu vois que Pierre consent parfaitement à s’en aller. » Ellemurmura :

« Le pauvre garçon !

– Pourquoi ça, le pauvre garçon ? Il ne sera pas malheureuxdu tout sur la Lorraine.

– Non… je sais bien, mais je pense à tant de choses. » Longtempselle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son fils,puis avec cette voix bizarre qu’on prend par moments pour conclureune longue et secrète pensée :

« C’est vilain, la vie ! Si on y trouve une fois un peu dedouceur, on est coupable de s’y abandonner et on le paie bien cherplus tard. » Il fit, très bas :.

« Ne parle plus de ça, maman.

– Est-ce possible ? J’y pense tout le temps.

– Tu oublieras. » Elle se tut encore, puis, avec un regretprofond :

« Ah ! comme j’aurais pu être heureuse en épousant un autrehomme ! » À présent, elle s’exaspérait contre Roland, rejetantsur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteurde son esprit et l’aspect commun de sa personne toute laresponsabilité de sa faute et de son malheur. C’était à cela, à lavulgarité de cet homme, qu’elle devait de l’avoir trompé, d’avoirdésespéré un de ses fils et fait à l’autre la plus douloureuseconfession dont pût. saigner le cœur d’une mère.

Elle murmura : « C’est si affreux pour une jeune fille d’épouserun mari comme le mien. » Jean ne répondait pas.

Il pensait à celui dont il avait cru être jusqu’ici le fils, etpeut-être la notion confuse qu’il portait depuis longtemps de lamédiocrité paternelle, l’ironie constante de son frère,l’indifférence dédaigneuse des autres et jusqu’au mépris de labonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l’aveu terrible desa mère. Il lui en coûtait moins d’être le fils d’un autre ;et après la grande secousse d’émotion de la veille, s’il n’avaitpas eu le contrecoup de révolte, d’indignation et de colère redoutépar Mme Roland, c’est que depuis bien longtemps il souffraitinconsciemment de se sentir l’enfant de ce lourdaud bonasse.

Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly.

Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étaged’une grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres ondécouvrait toute la rade du Havre.

En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de luitendre les mains comme toujours, elle ouvrit les bras etl’embrassa, car elle devinait l’intention de sa démarche.

Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujoursrecouvert de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs,portaient quatre gravures achetées par le premier mari, lecapitaine. Elles représentaient des scènes maritimes etsentimentales. On voyait sur la première la femme d’un pêcheuragitant un mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à l’horizonla voile qui emporte son homme. Sur la seconde, la même femme, àgenoux sur la même côte, se tord les bras en regardant au loin,sous un ciel plein d’éclairs, sur une mer de vaguesinvraisemblables, la barque de l’époux qui va sombrer.

Les deux autres gravures représentaient des scènes analoguesdans une classe supérieure de la société.

Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d’un grandpaquebot qui s’en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d’un œilmouillé de larmes et de regrets.

Qui a-t-elle laissé derrière elle ?

Puis, la même jeune femme assise près d’une fenêtre ouverte surl’Océan est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomberde ses genoux sur le tapis.

Il est donc mort, quel désespoir !

Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par latristesse banale de ces sujets transparents et poétiques. Oncomprenait tout de suite, sans explication et sans recherche, et onplaignait les pauvres femmes, bien qu’on ne sût pas au juste lanature du chagrin de la plus distinguée. Mais ce doute même aidaità la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé !

L’œil, dès l’entrée, était attiré invinciblement vers ces quatresujets et retenu comme par une fascination. Il ne s’en écartait quepour y revenir toujours, et toujours contempler les quatreexpressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux sœurs.Il se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné, distinguéà la façon d’une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant,une sensation de propreté et de rectitude qu’accentuait encore lereste de l’ameublement.

Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, lesuns contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideauxblancs, immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu’onavait envie de les friper un peu ; et jamais un grain depoussière ne ternissait le globe où la pendule dorée, de styleEmpire, une mappemonde portée par un Atlas agenouillé, semblaitmûrir comme un melon d’appartement.

Les deux femmes, en s’asseyant, modifièrent un peu la placenormale de leurs chaises.

« Vous n’êtes pas sortie aujourd’hui ? demanda MmeRoland.

– Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée. » Et ellerappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le plaisirqu’elle avait pris à cette excursion et à cette pêche.

« Vous savez, disait-elle, que j’ai mangé ce matin messalicoques. Elles étaient délicieuses. Si vous voulez, nousrecommencerons un jour ou l’autre cette partie-là… » Le jeune hommel’interrompit :

« Avant d’en commencer une seconde, si nous terminions lapremière ?

– Comment ça ? Mais il me semble qu’elle est finie.

– Oh ! Madame, j’ai fait, de mon côté, dans ce rocher deSaint-Jouin, une pêche que je veux aussi rapporter chez moi. » Elleprit un air naïf et malin :

« Vous ? Quoi donc ? Qu’est-ce que vous aveztrouvé ?

– Une femme ! Et nous venons, maman et moi, vous demandersi elle n’a pas changé d’avis ce matin. » Elle se mit à sourire:

« Non, Monsieur, je ne change jamais d’avis, moi. » Ce fut luiqui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber lasienne d’un geste vif et résolu. Et il demanda :

« Le plus tôt possible, n’est-ce pas ?

– Quand vous voudrez.

– Six semaines ?

– Je n’ai pas d’opinion. Qu’en pense ma future belle-mère ?» Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique :

« Oh ! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulementd’avoir bien voulu Jean, car vous le rendrez très heureux.

– On fera ce qu’on pourra, maman. »

Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se levaet, prenant à pleins bras Mme Roland, l’embrassa longtemps comme unenfant ; et sous cette caresse nouvelle une émotion puissantegonfla le cœur malade de la pauvre femme.

Elle n’aurait pu dire ce qu’elle éprouvait. C’était triste etdoux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand fils, et onlui rendait à la place une fille, une grande fille.

Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, ellesse prirent les mains et restèrent ainsi, se regardant et sesouriant, tandis que Jean semblait presque oublié d’elles.

Puis elles parlèrent d’un tas de choses auxquelles il fallaitsonger pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé,Mme Rosémilly parut soudain se souvenir d’un détail et demanda:

« Vous avez consulté M. Roland, n’est-ce pas ? » La mêmerougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut lamère qui répondit :

« Oh ! non, c’est inutile ! » Puis elle hésita,sentant qu’une explication était nécessaire, et elle reprit :

« Nous faisons tout sans rien lui dire. Il suffit de luiannoncer ce que nous avons décidé. » Mme Rosémilly, nullementsurprise, souriait, jugeant cela bien naturel, car le bonhommecomptait si peu.

Quand Mme Roland se retrouva ans la rue avec son fils :

« Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien mereposer. » Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayantl’épouvante de sa maison.

Ils entrèrent chez Jean.

Dès qu’elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa ungros soupir comme si cette serrure l’avait mise en sûreté ;puis, au lieu de se reposer, comme elle l’avait dit, elle commençaà ouvrir les armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre desmouchoirs et des chaussettes. Elle changeait l’ordre établi pourchercher des arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantageà son œil de ménagère ; et quand elle eut disposé les choses àson gré, aligné les serviettes, les caleçons et les chemises surleurs tablettes spéciales, divisé tout le linge en trois classesprincipales, linge de corps, linge de maison et linge de table,elle se recula pour contempler son œuvre, et elle dit :

« Jean, viens donc voir comme c’est joli. » Il se leva et admirapour lui faire plaisir.

Soudain, comme il s’était rassis, elle s’approcha de sonfauteuil à pas légers, par-derrière, et, lui enlaçant le cou de sonbras droit, elle l’embrassa en posant sur la cheminée un petitobjet enveloppé dans un papier blanc, qu’elle tenait de l’autremain.

Il demanda :

« Qu’est-ce que c’est ? » Comme elle ne répondait pas, ilcomprit, en reconnaissant la forme du cadre :

« Donne ! » dit-il.

Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers sesarmoires. Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et,traversant l’appartement, alla l’enfermer à double tour, dans letiroir de son bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts unelarme au bord de ses yeux, puis elle dit, d’une voix un peuchevrotante :

« Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien tacuisine. Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai toutinspecter pour me rendre compte. »

Chapitre 9

 

Les lettres de recommandation des professeurs MasRoussel,Rémusot, Flache et Borriquel, écrites dans les termes les plusflatteurs pour le Dr Pierre Roland, leur élève, avaient étésoumises par M. Marchand au conseil de la Compagnietransatlantique, appuyées par MM. Poulin, juge au tribunal decommerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au maire duHavre, ami particulier du capitaine Beausire.

Il se trouvait que le médecin de la Lorraine n’était pas encoredésigné, et Pierre eut la chance d’être nommé en quelquesjours.

Le pli qui l’en prévenait lui fut remis par la bonne Joséphine,un matin, comme il finissait sa toilette.

Sa première émotion fut celle du condamné à mort à qui onannonce sa peine commuée ; et il sentit immédiatement sasouffrance adoucie un peu par la pensée de ce départ et de cettevie calme toujours bercée par l’eau qui roule, toujours errante,toujours fuyante.

Il vivait maintenant dans la maison paternelle en étranger muetet réservé. Depuis le soir où il avait laissé s’échapper devant sonfrère l’infâme secret découvert par lui, il sentait qu’il avaitbrisé les dernières attaches avec les siens. Un remords leharcelait d’avoir dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux,malpropre, méchant, et cependant il était soulagé d’avoirparlé.

Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mère ou le regardde son frère. Leurs yeux pour s’éviter avaient pris une mobilitésurprenante et des ruses d’ennemis qui redoutent de se croiser.Toujours il se demandait : « Qu’a-t-elle pu dire à Jean ?A-t-elle avoué ou a-t-elle nié ? Que croit monfrère ?

Que pense-t-il d’elle, que pense-t-il de moi ? » Il nedevinait pas et s’en exaspérait. Il ne leur parlait presque plusd’ailleurs, sauf devant Roland, afin d’éviter ses questions.

Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa nomination, il laprésenta, le jour même, à sa famille. Son père, qui avait unegrande tendance à se réjouir de tout, battit des mains.

Jean répondit d’un ton sérieux, mais l’âme pleine de joie :

« Je te félicite de tout mon cœur, car je sais qu’il y avaitbeaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres detes professeurs. » Et sa mère baissa la tête en murmurant :

« Je suis bien heureuse que tu aies réussi. » Il alla, après ledéjeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se renseigner surmille choses ; et il demanda le nom du médecin de la Picardiequi devait partir le lendemain, pour s’informer près de lui de tousles détails de sa vie nouvelle et des particularités qu’il y devaitrencontrer.

Le Dr Pirette étant à bord, il s’y rendit, et il fut reçu dansune petite chambre de paquebot par un jeune homme à barbe blondequi ressemblait à son frère. Ils causèrent longtemps.

On entendait dans les profondeurs sonores de l’immense bâtimentune grande agitation confuse et continue, où la chute desmarchandises entassées dans les cales se mêlait aux pas, aux voix,au mouvement des machines chargeant les caisses, aux sifflets descontremaîtres et à la rumeur des chaînes traînées ou enroulées surles treuils par l’haleine rauque de la vapeur qui faisait vibrer unpeu le corps entier du gros navire.

Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue et se retrouva dansla rue, une tristesse nouvelle s’abattit sur lui, et l’enveloppacomme ces brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde etqui portent dans leur épaisseur insaisissable quelque chose demystérieux et d’impur comme le souffle pestilentiel de terresmalfaisantes et lointaines.

En ses heures de plus grande souffrance il ne s’était jamaissenti plongé ainsi dans un cloaque de misère. C’est que la dernièredéchirure était faite ; il ne tenait plus à rien. En arrachantde son cœur les racines de toutes ses tendresses, il n’avait paséprouvé encore cette détresse de chien perdu qui venait soudain dele saisir.

Ce n’était plus une douleur morale et torturante, maisl’affolement d’une bête sans abri, une angoisse matérielle d’êtreerrant qui n’a plus de toit et que la pluie, le vent, l’orage,toutes les forces brutales du monde vont assaillir. En mettant lepied sur ce paquebot, en entrant dans cette chambrette balancée surles vagues, la chair de l’homme qui a toujours dormi dans un litimmobile et tranquille s’était révoltée contre l’insécurité de tousles lendemains futurs. Jusqu’alors elle s’était sentie protégée,cette chair, par le mur sordide enfoncé dans la terre qui le tient,et par la certitude du repos à la même place, sous le toit quirésiste au vent. Maintenant, tout ce qu’on aime braver dans lachaleur du logis fermé deviendrait un enfer et une constantesouffrance.

Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde etengloutit. Plus d’espace autour de soi pour se promener, courir, seperdre par les chemins, mais quelques mètres de planches pourmarcher comme un condamné au milieu d’autres prisonniers. Plusd’arbres, de jardins, de rues, de maisons, rien que de l’eau et desnuages. Et sans cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds.Les jours d’orage il faudrait s’appuyer aux cloisons, s’accrocheraux portes, se cramponner aux bords de la couchette étroite pour nepoint rouler par terre. Les jours de calme il entendrait latrépidation ronflante de l’hélice et sentirait fuir ce bateau quile porte, d’une fuite continue, régulière, exaspérante.

Et il se trouvait condamné à cette vie de forçat vagabond,uniquement parce que sa mère s’était livrée aux caresses d’unhomme.

Il allait devant lui, défaillant à présent sous la mélancoliedésolée des gens qui vont s’expatrier. Il ne se sentait plus aucœur ce mépris hautain, cette haine dédaigneuse pour les inconnusqui fassent, mais une triste envie de leur parler, de leur direqu’il allait quitter la France, d’être écouté et consolé. C’était,au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va tendre la main,un besoin timide et fort de sentir quelqu’un souffrir de sondépart.

Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais l’aimait assez pourressentir une vraie et poignante émotion ; et le docteur sedécida tout de suite à l’aller voir.

Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait despoudres au fond d’un mortier de marbre, eut un petit tressaillementet quitta sa besogne.

« On ne vous aperçoit plus jamais ? » dit-il.

Le jeune homme expliqua qu’il avait eu à entreprendre desdémarches nombreuses, sans en dévoiler le motif, et il s’assit endemandant :

« Eh bien ! les affaires vont-elles ? » Ellesn’allaient pas, les affaires. La concurrence était terrible, lemalade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n’y pouvaitvendre que des médicaments à bon marché ; et les médecins n’yordonnaient point ces remèdes rares et compliqués sur lesquels ongagne cinq cents pour cent. Le bonhomme conclut :

« Si ça dure encore trois mois comme ça, il faudra fermerboutique. Si je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je meserais déjà mis à cirer les bottes. » Pierre sentit son cœur seserrer, et il se décida brusquement à porter le coup, puisqu’il lefallait :

« Oh ! moi… moi… je ne pourrai plus vous être d’aucunsecours. Je quitte Le Havre au commencement du mois prochain. »Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion fut vive :

« Vous… vous… qu’est-ce que vous dites là ?

– Je dis que je m’en vais, mon pauvre ami. » Le vieux demeuraitatterré, sentant crouler son dernier espoir, et il se révoltasoudain contre cet homme qu’il avait suivi, qu’il aimait, en qui ilavait eu tant de confiance, et qui l’abandonnait ainsi.

Il bredouilla :

« Mais vous n’allez pas me trahir à votre tour, vous ? »Pierre se sentait tellement attendri qu’il avait envie del’embrasser :

« Mais je ne vous trahis pas. Je n’ai point trouvé à me caserici et je pars comme médecin sur un paquebot transatlantique.

– Oh ! monsieur Pierre ! Vous m’aviez si bien promisde m’aider à vivre !

– Que voulez-vous ! Il faut que je vive moi-même. Je n’aipas un sou de fortune. » Marowsko répétait :

« C’est mal, c’est mal, ce que vous faites. Je n’ai plus qu’àmourir de faim, moi. À mon âge, c’est fini. C’est mal. Vousabandonnez un pauvre vieux qui est venu pour vous suivre.

C’est mal. » Pierre voulait s’expliquer, protester, donner sesraisons, prouver qu’il n’avait pu faire autrement ; lePolonais n’écoutait point, révolté de cette désertion, et il finitpar dire, faisant allusion sans doute à des événements politiques:

« Vous autres Français, vous ne tenez pas vos promesses. »

Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et le prenant d’un peuhaut :

« Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour se décider à ce quej’ai fait, il faut de puissants motifs ; et vous devriez lecomprendre. Au revoir. J’espère que je vous retrouverai plusraisonnable. » Et il sortit.

« Allons, pensait-il, personne n’aura pour moi un regretsincère. » Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu’ilconnaissait, ou qu’il avait connus, et elle retrouva, au milieu detous les visages défilant dans son souvenir, celui de la fille debrasserie qui lui avait fait soupçonner sa mère.

Il hésita, fardant contre elle une rancune instinctive, puissoudain, se décidant, il pensa : « Elle avait raison, après tout. »Et il s’orienta pour retrouver sa rue.

La brasserie était, par hasard, remplie de monde et remplieaussi de fumée. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, carc’était un jour de fête, appelaient, riaient, criaient, et lepatron lui-même servait, courant de table en table, emportant desbocks vides et les rapportant pleins de mousse.

Quand Pierre eut trouvé une place, non loin du comptoir, ilattendit, espérant que la bonne le verrait et le reconnaîtrait.

Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d’œil,trottant menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil.

Il finit par frapper la table d’une pièce d’argent. Elleaccourut :

« Que désirez-vous, Monsieur ? » Elle ne le regardait pas,l’esprit perdu dans le calcul des consommations servies.

« Eh bien ! fit-il, c’est comme ça qu’on dit bonjour à sesamis ? » Elle fixa ses yeux sur lui, et d’une voix pressée:

« Ah ! c’est vous. Vous allez bien. Mais je n’ai pas letemps aujourd’hui. C’est un bock que vous voulez ?

– Oui, un bock. » Quand elle l’apporta, il reprit :

« Je viens te faire mes adieux. Je pars. » Elle répondit avecindifférence :

« Ah bah ! Où allez-vous ?

– En Amérique.

– On dit que c’est un beau pays. » Et rien de plus. Vraiment ilfallait être bien malavisé pour lui parler ce jour-là. Il y avaittrop de monde au café !

Et Pierre s’en alla vers la mer. En arrivant sur la jetée, ilvit la Perle qui rentrait portant son père et le capitaineBeausire. Le matelot Papagris ramait ; et les deux hommes,assis à l’arrière, fumaient leur pipe avec un air de parfaitbonheur.

Le docteur songea en les voyant passer : « Bienheureux lessimples d’esprit. » Et il s’assit sur un des bancs du brise-lamespour tâcher de s’engourdir dans une somnolence de brute.

Quand il rentra, le soir, à la maison, sa mère lui dit, sansoser lever les yeux sur lui :

« Il va te falloir un tas d’affaires pour partir, et je suis unpeu embarrassée. Je t’ai commandé tantôt ton linge de corps et j’aipassé chez le tailleur pour les habits ; mais n’as-tu besoinde rien d’autre, de choses que je ne connais pas, peut-être ?» Il ouvrit la bouche pour dire : « Non, de rien. » Mais il songea.qu’il lui fallait au moins accepter de quoi se vêtir décemment, etce fut d’un ton très calme qu’il répondit :

« Je ne sais pas encore, moi ; je m’informerai à laCompagnie. » Il s’informa, et on lui remit la liste des objetsindispensables.

Sa mère, en la recevant de ses mains, le regarda pour lapremière fois depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeuxl’expression si humble, si douce, si triste, si suppliante despauvres chiens battus qui demandent grâce.

Le 1er octobre, la Lorraine, venant de Saint-Nazaire, entra auport du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination deNew York ; et Pierre Roland dut prendre possession de lapetite cabine flottante où serait désormais emprisonnée sa vie.

Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l’escalier samère qui l’attendait et qui murmura d’une voix à peine intelligible:

« Tu ne veux pas que je t’aide à t’installer sur cebateau ?

– Non, merci, tout est fini. » Elle murmura :

« Je désire tant voir ta chambrette.

– Ce n’est pas la peine. C’est très laid et très petit. » Ilpassa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême.

Or Roland, qui visita la Lorraine ce jour-là même, ne parlapendant le dîner que de ce magnifique navire et s’étonna beaucoupque sa femme n’eût aucune envie de le connaître puisque leur filsallait s’embarquer dessus.

Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours quisuivirent. Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutalesemblait fouetter tout le monde. Mais la veille de son départ ilparut soudain très changé, très adouci. Il demanda, au momentd’embrasser ses parents avant d’aller coucher à bord pour lapremière fois :

« Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau ? »Roland s’écria :

« Mais oui, mais oui, parbleu. N’est-ce pas, Louise ?

– Mais certainement », dit-elle tout bas.

Pierre reprit :

« Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neufheures et demie au plus tard.

– Tiens ! s’écria son père, une idée. En te quittant nouscourrons bien vite nous embarquer sur la Perle afin de t’attendrehors des jetées et de te voir encore une fois. N’est-ce pas,Louise ?

– Oui, certainement. » Roland reprit :

« De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule quiencombre le môle quand partent les transatlantiques. On ne peutjamais reconnaître les siens dans le tas. Ça te va ?

– Mais oui, ça me va. C’est entendu. » Une heure plus tard ilétait étendu dans son petit lit marin, étroit et long comme uncercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant à toutce qui s’était passé depuis deux mois dans sa vie, et surtout dansson âme. À force d’avoir souffert et fait souffrir les autres, sadouleur agressive et vengeresse s’était fatiguée, comme une lameémoussée. Il n’avait presque plus le courage d’en vouloir àquelqu’un et de quoi que ce soit, et il laissait aller sa révolte àvau-l’eau à la façon de son existence. Il se sentait tellement lasde lutter, las de frapper, las de détester, las de tout, qu’il n’enpouvait plus et tâchait d’engourdir son cœur dans l’oubli, comme ontombe dans le sommeil. Il entendait vaguement autour de lui lesbruits nouveaux du navire, bruits légers, à peine perceptibles encette nuit calme du port ; et de sa blessure jusque-là sicruelle il ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureuxdes plaies qui se cicatrisent.

Il avait dormi profondément quand le mouvement des matelots letira de son repos. Il faisait jour, le train de marée arrivait auquai amenant les voyageurs de Paris.

Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affairés,inquiets, cherchant leurs cabines, s’appelant, se questionnant etse répondant au hasard, dans l’effarement du voyage commencé. Aprèsqu’il eut salué le capitaine et serré la main de son compagnon lecommissaire du bord, il entra dans le salon où quelques Anglaissommeillaient déjà dans les coins. La grande pièce aux murs demarbre blanc encadrés de filets d’or prolongeait indéfiniment dansles glaces la perspective de ses longues tables flanquées de deuxlignes illimitées de sièges tournants, en velours grenat. C’étaitbien là le vaste hall flottant et cosmopolite où devaient manger encommun les gens riches de tous les continents. Son luxe opulentétait celui des grands hôtels, des théâtres, des lieux publics, leluxe imposant et banal qui satisfait l’œil des millionnaires. Ledocteur allait passer dans la partie du navire réservée à laseconde classe, quand il se souvint qu’on avait embarqué la veilleau soir un grand troupeau d’émigrants, et il descendit dansl’entrepont.

En y pénétrant, il fut saisi par une odeur nauséabonded’humanité pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plusécœurante que celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, dansune sorte de souterrain obscur et bas, pareil aux galeries desmines, Pierre aperçut des centaines d’hommes, de femmes etd’enfants étendus sur des planches superposées ou grouillant partas sur le sol. Il ne distinguait point les visages mais voyaitvaguement cette foule sordide en haillons, cette foule demisérables vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant avec unefemme maigre et des enfants exténués pour une terre inconnue, oùils espéraient ne point mourir de faim, peut-être.

Et songeant au travail passé, au travail perdu, aux effortsstériles, à la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, àl’énergie dépensée par ces gueux, qui allaient recommencer encore,sans savoir où, cette existence d’abominable misère, le docteur eutenvie de leur crier : « Mais foutez-vous donc à l’eau avec vosfemelles et vos petits ! » Et son cœur fut tellement étreintpar la pitié qu’il s’en alla, ne pouvant supporter leur vue.

Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l’attendaient déjàdans sa cabine.

« Si tôt, dit-il.

– Oui, répondit Mme Roland d’une voix tremblante, nous voulionsavoir le temps de te voir un peu. » Il la regarda. Elle était ennoir, comme si elle eût porté un deuil, et il s’aperçut brusquementque ses cheveux, encore gris le mois dernier, devenaient toutblancs à présent.

Il eut grand-peine à faire asseoir les quatre personnes dans sapetite demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restéeouverte on voyait passer une foule nombreuse comme celle d’une rueun jour de fête, car tous les amis des embarqués et une armée desimples curieux avaient envahi l’immense paquebot. On se promenaitdans les couloirs, dans les salons, partout, et des têtess’avançaient jusque dans la chambre tandis que des voix murmuraientau-dehors : « C’est l’appartement du docteur. » Alors Pierre poussala porte ; mais dès qu’il se sentit enfermé avec les siens, ileut envie de la rouvrir, car l’agitation du navire trompait leurgêne et leur silence.

Mme Rosémilly voulut enfin parler :

« Il vient bien peu d’air par ces petites fenêtres,dit-elle.

– C’est un hublot », répondit Pierre.

Il en montra l’épaisseur qui rendait le verre capable derésister aux chocs les plus violents, puis il expliqua longuementle système de fermeture. Roland à son tour demanda :

« Tu as ici même la pharmacie ? » Le docteur ouvrit unearmoire et fit voir une bibliothèque de fioles qui portaient desnoms latins sur des carrés de papier blanc.

Il en prit une pour énumérer les propriétés de la matièrequ’elle contenait, puis une seconde, puis une troisième, et il fitun vrai cours de thérapeutique qu’on semblait écouter avec unegrande attention.

Roland répétait en remuant la tête :

« Est-ce intéressant, cela ! » On frappa doucement contrela porte.

« Entrez ! » cria Pierre..

Et le capitaine Beausire parut.

Il dit, en tendant la main :

« Je viens tard parce que je n’ai pas voulu gêner vosépanchements. » Il dut aussi s’asseoir sur le lit. Et le silencerecommença.

Mais, tout à coup, le capitaine prêta l’oreille. Descommandements lui parvenaient à travers la cloison, et il annonça:

« Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dansla Perle pour vous voir encore à la sortie, et vous dire adieu enpleine mer. » Roland père y tenait beaucoup, afin d’impressionnerles voyageurs de la Lorraine sans doute, et il se leva avecempressement :

« Allons, adieu, mon garçon. » Il embrassa Pierre sur sesfavoris, puis rouvrit la porte.

Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baissés, trèspâle.

Son mari lui toucha le bras :

« Allons, dépêchons-nous, nous n’avons pas une minute à perdre.» Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l’uneaprès l’autre, deux joues de cire blanche, qu’il baisa sans dire unmot. Puis il serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son frèreen lui demandant :

« À quand ton mariage ?

– Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coïncider avecun de tes voyages. » Tout le monde enfin sortit de la chambre etremonta sur le pont encombré de public, de porteurs de paquets etde marins.

La vapeur ronflait dans le ventre énorme du navire qui semblaitfrémir d’impatience.

. »Adieu, dit Roland toujours pressé.

– Adieu », répondit Pierre debout au bord d’un des petits pontsde bois qui faisaient communiquer la Lorraine avec le quai.

Il serra de nouveau toutes les mains et sa familles’éloigna.

« Vite, vite, en voiture ! » criait le père.

Un fiacre les attendait qui les conduisit à l’avant-port oùPapagris tenait la Perle toute prête à prendre le large.

Il n’y avait aucun souffle d’air ; c’était un de ces jourssecs et calmes d’automne, où la mer polie semble froide et durecomme de l’acier.

Jean saisit un aviron, le matelot borda l’autre et ils se mirentà ramer. Sur le brise-lames, sur les jetées, jusque sur lesparapets de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante,attendait la Lorraine.

La Perle passa entre ces deux vagues humaines et fut bientôthors du môle.

Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait labarre et il disait :

« Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route,mais là, juste. » Et les deux rameurs tiraient de toute leur forcepour aller le plus loin possible. Tout à coup Roland s’écria :

« La voilà. J’aperçois sa mâture et ses deux cheminées. Ellesort du bassin.

– Hardi ! les enfants », répétait Beausire.

Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur sesyeux.

Roland était debout, cramponné au mât ; il annonçait :

« En ce moment elle évolue dans l’avant-port… Elle ne bougeplus… Elle se remet en mouvement… Elle a dû prendre son remorqueur…Elle marche… bravo ! Elle s’engage dans les jetées !…Entendez-vous la foule qui crie… bravo !… c’est le Neptune quila tire… je vois son avant maintenant… la voilà, la voilà… Nom deDieu, quel bateau ! Nom de Dieu ! regardez donc !…»

Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent ; les deux hommescessèrent de ramer ; seule Mme Roland ne remua point.

L’immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avaitl’air, devant lui, d’une chenille, sortait lentement et royalementdu port. Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage,aux fenêtres, emporté soudain par un élan patriotique se mit àcrier : « Vive la Lorraine ! » acclamant et applaudissant cedépart magnifique, cet enfantement d’une grande ville maritime quidonnait à la mer sa plus belle fille. Mais elle, dès qu’elle eutfranchi l’étroit passage enfermé entre deux murs de granit, sesentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et elle partit touteseule comme un énorme monstre courant sur l’eau.

« La voilà… la voilà !… criait toujours Roland. Elle vientdroit sur nous. » Et Beausire, radieux, répétait :

« Qu’est-ce que je vous avais promis, hein ? Est-ce que jeconnais leur route ? » Jean, tout bas, dit à sa mère :

« Regarde, maman, elle approche. » Et Mme Roland découvrit sesyeux aveuglés par les larmes.

La Lorraine arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie duport, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée,annonça :

« Attention ! M. Pierre est à l’arrière, tout seul, bien envue.

Attention ! » Haut comme une montagne et rapide comme untrain, le navire, maintenant, passait presque à toucher la Perle.Et Mme Roland éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et ellevit son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, quilui jetait à deux mains des baisers d’adieu. Mais il s’en allait,il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit, effacé comme unetache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle s’efforçaitde le reconnaître encore et ne le distinguait plus.

Jean lui avait pris la main.

« Tu as vu ? dit-il.

– Oui, j’ai vu. Comme il est bon ! » Et on retourna vers laville.

« Cristi ! ça va vite », déclarait Roland avec uneconviction enthousiaste.

Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme sil eût fondu dans l’Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardaits’enfoncer à l’horizon vers une terre inconnue, à l’autre bout dumonde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateauqu’elle n’apercevrait plus tout à l’heure, était son fils, sonpauvre fils. Et il lui semblait que la moitié de son cœur s’enallait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie était finie, illui semblait encore qu’elle ne reverrait jamais plus sonenfant.

« Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu’il sera deretour avant un mois ? » Elle balbutia :

« Je ne sais pas. Je pleure parce que j’ai mal. » Lorsqu’ilsfurent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite pouraller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec MmeRosémilly, et Roland dit à sa femme :

« Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean.

– Oui », répondit la mère.

Et comme elle avait l’âme trop troublée pour songer à ce qu’elledisait, elle ajouta :

« Je suis bien heureuse qu’il épouse Mme Rosémilly. » Lebonhomme fut stupéfait :

« Ah bah ! Comment ? Il va épouser MmeRosémilly ?

–Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd’huimême.

– Tiens ! Tiens ! Y a-t-il longtemps qu’il estquestion de cette affaire-là ?

– Oh ! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulaitêtre sûr d’être agréé par elle avant de te consulter. » Roland sefrottait les mains :

« Très bien, très bien. C’est parfait. Moi je l’approuveabsolument. » Comme ils allaient quitter le quai et prendre leboulevard François-Ier, sa femme se retourna encore une fois pourjeter un dernier regard sur la haute mer ; mais elle ne vitplus rien qu’une petite fumée grise, si lointaine, si légèrequ’elle avait l’air d’un peu de brume.

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