Poésies

de Friedrich Gottlieb Klopstock
MA PATRIE

 

Comme un fils qui n’a vu s’écouler qu’un petit nombre de printemps, s’il veut fêter son père, vieillard à la chevelure argentée, et tout entouré des bonnes actions de sa vie,s’apprête à lui exprimer combien il l’aime avec un langage de feu ;

Il se lève précipitamment au milieu de la nuit ; son âme est brûlante : il vole sur les ailes du matin, arrive près du vieillard, et puis a perdu la parole.

C’est ce que j’ai éprouvé… J’allais te chanter, ô ma patrie ! et déjà j’obéissais au vol rapide de l’inspiration, déjà ma lyre avait résonné d’elle-même, lorsque la sévère discrétion m’a fait un signe avec son bras d’airain, et soudain mes doigts ont tremblé.

Mais je ne les retiens plus : il faut que je reprenne la lyre ; que je tente un essor plus audacieux, et que je cesse de taire les pensées qui consument mon âme.

Ô mon beau pays, ta tête se couronne d’une gloire de mille années ; tu marches du pas des immortels, et tu t’avances avec orgueil à la tête de plusieurs nations !combien je t’aime, mon pays, mon beau pays !

Ah ! j’ai trop entrepris, je le sens ; et la lyre échappe à ma faible main… Que tu es belle,ma patrie ! De quel éclat brille ta couronne ! Comme tu t’avances du pas des immortels !

Mais tes traits s’animent d’un doux sourire qui réchauffe tout mon courage. Oh ! avec quelle joie, quelle reconnaissance je vais chanter que tu m’as souri !

Je me suis de bonne heure consacré à toi. À peine mon cœur eut-il senti les premiers battements de l’ambition que j’entrepris de célébrer Henri, ton libérateur, au milieu des lances et des harnois guerriers.

Mais j’ai vu bientôt s’ouvrir à moi une plushaute carrière, et je m’y élancé, enflammé d’un autre désir quecelui de la gloire… Elle conduit au ciel, patrie commune desmortels.

Je la poursuis toujours, et si je viens à ysuccomber sous le poids de la faiblesse humaine, je me détournerai,je prendrai la harpe des bardes, et j’oserai l’entretenir de tagloire.

Tes nobles forêts bravent les coups du temps,et leur ombre protège une race nombreuse qui pense et qui agit.

Là se trouvent des hommes qui ont le coupd’œil du génie, qui font danser autour de toi des heures joyeuses,qui possèdent la baguette des fées, qui savent trouver de l’or puret des pensées nouvelles.

Jusqu’où n’as-tu pas étendu tes rejetonsnombreux ? Tantôt dans les pays où coule le Rhône, tantôt auxbords de la Tamise, et partout on les a vus croître, partouts’entourer d’autres rejetons.

Et cependant ils sont sortis de toi : tuleur as envoyé des guerriers ; tes armes leur ont porté unglorieux appel, et tel a été le monument de ta victoire : LesGaulois s’appellent Francs et les Bretons Anglais !

Tes triomphes ont encore brillé d’un plusgrand éclat : l’orgueilleuse Rome avait puisé la soif descombats dans le sein d’une Louve, sa mère ; depuis longtempssa tyrannie pesait sur le monde ; mais tu la renversas, ô mapatrie, la grande Rome !… tu la renversas dans sonsang !

Jamais aucun pays n’a été juste comme toienvers le mérite étranger… Ne sois pas trop juste envers eux, ô mapatrie ! ils ne sont pas capables de comprendre ce qu’il y ade grandeur dans un tel excès.

Tes mœurs sont simples et vertueuses ;ton esprit est sage et profond ; ta parole est puissante etton glaive est tranchant. Cependant tu le remets volontiers dans lefourreau ; et, sois-en bénie, il ne dégoutte pas du sang desmalheureux.

Mais la discrétion me fait encore signe avecson bras d’airain : je me tais jusqu’à ce qu’elle me permettede chanter de nouveau. Je vais donc me recueillir en moi-même, etméditer la grande, la terrible pensée d’être digne de toi, ô mapatrie !

LES CONSTELLATIONS

 

Tout chante ses louanges, les champs, lesforêts, la vallée et les montagnes : le rivage enretentit ; la mer tonne sourdement le nom de l’éternel, etl’hymne reconnaissant de la nature peut à peine monter jusqu’àlui.

Et sans cesse elle chante celui qui l’a créée,et du ciel à la terre, partout sa voix résonne : parmil’obscurité des nuages le compagnon de l’éclair glorifie leSeigneur sur la cime des arbres et sur la crête des montagnes.

Son nom est célébré par le bocage qui frémit,et par le ruisseau qui murmure, les vents l’emportent jusqu’à l’arccéleste, l’arc de grâce et de consolation que sa main tendit dansles nuages.

Et tu te tairas, toi que Dieu créaimmortel ! et tu resterais muet dans ce concert de louanges etd’admiration ! Rends grâces au Dieu qui te fait partager sonéternité !… quels que soient tes efforts, ils seront toujoursindignes de lui.

Cependant chante encore, et glorifie tonbienfaiteur. Chœur éclatant qui m’entourez, je viens et je m’unis àvous, je veux partager votre ravissement et vos concerts !

Celui qui créa l’univers, qui créa là haut leflambeau d’or qui nous éclaire, ici la poudre où s’agitent desmillions de vers, quel est-il ? C’est Dieu ! c’estDieu ! notre père ! nous l’appelons ainsi, etd’innombrables voix s’unissent à la nôtre.

Oui, il créa les mondes ; et là bas, lelion, qui verse de son sein des torrents de lumière : bélier,capricorne, pléiades, scorpion, cancer, vous êtes sonouvrage ; voyez la balance s’élever et descendre… lesagittaire vise… un éclair part.

Il se tourne ; comme ses flèches et soncarquois résonnent ! et vous gémeaux, de quelle pure lumièrevous êtes enflammés, vos pieds rayonnants se lèvent pour une marchetriomphante. Le poisson joue et vomit des feux éclatants.

La rose jette un rayon de feu du centre de sacouronne ; l’aigle au regard flamboyant plane au milieu de sescompagnons soumis ; le cigne nage, orgueilleux, le col arrondiet les au vent.

Qui t’a donné cette mélodie, ô lyre qui donc atendu tes cordes dorées et sonores ? Tu te fais entendre, etles planètes s’arrêtent dans leur danse circulaire, viennent enroulant sur leurs orbites la continuer autour de toi.

Voici la vierge ailée en robe de fête, lesmains pleines d’épis et de pampres joyeux. Voici le verseau d’où seprécipitent des flots de lumière ; mais Orion contemple laceinture et non le verseau.

Ô si la main de Dieu te répandait sur l’autel,vase céleste ! toute la création volerait en éclats, le cœurdu lion se briserait auprès de l’urne desséchée, la lyre nerendrait plus que des accents de mort, et la couronne tomberaitflétrie.

Dieu a créé des signes dans les cieux :il fit la lune plus près de notre poussière. Paisible compagne dela nuit, son doux éclat répand sur nous la sérénité ; ellerevient veiller toujours sur le front de ceux qui sommeillent.

Je glorifie le Seigneur, celui qui ordonna àla nuit sainte du sommeil et de la mort d’avoir des voiles et desflambeaux. Terre, tombeau toujours ouvert pour nous, comme Dieu t’aparée de fleurs !

Lorsque Dieu se lèvera pour juger, il remuerale tombeau plein d’ossements, et la terre pleine de semences !Que tout ce qui dort se réveille ! La foudre environne letrône de Dieu ; l’heure du jugement sonne, et la mort a trouvédes oreilles pour l’entendre.

LES DEUX MUSES

 

J’ai vu…, oh ! dites-moi, était-ce leprésent que je voyais, ou l’avenir ? J’ai vu dans la lice lamuse anglaise s’élancer vers une couronne.

À peine distinguait-on deux buts à l’extrémitéde la carrière : des chênes ombrageaient l’un, autour del’autre des palmiers se dessinaient dans l’éclat du soir. 

Accoutumée à de semblables luttes, la mused’Albion descendit fièrement dans l’arène, ainsi qu’elle y étaitvenue ; elle y avait jadis concouru glorieusement avec le filsde Méon, le chantre du Capitole.

Elle jeta un coup d’œil à sa jeune rivale,tremblante, mais avec une sorte de noblesse, dont l’ardeur de lavictoire enflammait les joues et qui abandonnait aux vents sachevelure d’or.

Déjà elle retient à peine le souffle resserrédans sa poitrine ardente, et se penche avidement vers le but… Latrompette déjà résonne à ses oreilles, et ses yeux dévorentl’espace.

Fière de sa rivale, plus fière d’elle-même,l’altière Bretonne mesure encore des yeux la fille deThuiskon : « Je m’en souviens, dit-elle, je naquis avectoi chez les Bardes, dans la forêt sacrée ;

» Mais le bruit était venu jusqu’à moique tu n’existais plus : pardonne, ô muse, si tu esimmortelle, pardonne-moi de l’apprendre si tard ; mais au butj’en serai plus sûre. »

« Le voici là bas !… Le vois-tu dansle lointain avec sa couronne ?… Oh ! ce courage contenu,cet orgueilleux silence, ce regard qui se fixe à terre tout en feu…je le connais !

» Cependant réfléchis encore avant queretentisse la trompette du héraut… C’est moi, moi-même qui luttainaguère avec la muse des Thermopyles, avec celle descollines ! »

Elle dit ; le moment suprême est venu etle héraut s’approche : « Muse bretonne, s’écrie, lesardents, la fille de la Germanie, je t’aime, oh ! je t’aime ent’admirant…

» Mais moins que l’immortalité, moins quela palme de la victoire ! Saisis-la avant moi, si ton génie leveut, mais que je puisse la partager et porter aussi unecouronne.

» Et… quel frémissement m’agite !…Dieux immortels !… Si j’y arrivais la première à ce butéclatant… alors je sentirais ton haleine agiter de bien près mescheveux épars ! »

Le héraut donna le signal… Elles s’envolèrent, aigles rapides, et la poussière, comme un nuage, les eutbientôt enveloppées… Près du but elle s’épaissit encore, et jefinis par les perdre de vue.

LES HEURES DE L’INSPIRATION

 

Je vous salue, heures silencieuses, quel’étoile du soir balance autour de mon front pour l’inspirer !Oh ! ne fuyez point sans me bénir, sans me laisser quelquespensées divines !

À la porte du ciel, un esprit a parléainsi : « Hâtez-vous, heures saintes, qui dépassez sirarement les portes dorées des cieux, allez vers ce jeunehomme,

» Qui chante à ses frères leMessie ; protégez-le de l’ombre bienfaisante de vos ailes,afin que solitaire il rêve l’éternité.

» L’œuvre que vous lui allez inspirertraversera tous les âges : les hommes de tous les sièclesl’entendront ; il élèvera leurs cœurs jusqu’à Dieu et leurapprendra la vertu. »

Il dit : le retentissement de la voix del’esprit a comme ébranlé tous mes os, et je me suis levé, comme siDieu passait dans le tonnerre au-dessus de ma tête, et j’ai étésaisi de surprise et de joie !

Que de ce lieu n’approche nul profane, nulchrétien même s’il ne sent pas en lui le souffle prophétique !Loin de moi, enfants de la poussière :

Pensées couronnées qui trompez mille fous sanscouronne, loin  de moi : faites place à la vertu, noble,divine, à la meilleure amie des mortels !

Heures saintes, enveloppez des ombres de lanuit ma demeure silencieuse ; qu’elle soit impénétrable pourtous les hommes ; et si mes amis les plus chers s’enapprochaient, faites-leur signe doucement de s’éloigner.

Seulement, si Schmied, le favori des muses deSion, vient pour me voir, qu’il entre… Mais, ô Schmied, nem’entretiens que du jugement dernier, ou de ton auguste sœur.

Elle est digne de nous comprendre et de nousjuger : que tout ce qui dans nos chants n’a pas ému son cœurne soit plus… que ce qui l’a ému vive éternel !

Cela seul est digne d’attendrir les cœurs deschrétiens, de fixer l’attention des anges qui viennent parfoisvisiter la terre.

À SCHMIED,  ODE ÉCRITE PENDANT UNEMALADIE DANGEREUSE

 

Mon ami Schmied, je vais mourir ; je vaisrejoindre ces âmes sublimes, Pope, Adissons, le chantre d’Adam,réuni à celui qu’il a célébré, et couronné par ma mère deshommes.

Je vais revoir notre chère Radikin, qui futpieuse dans ses chants comme dans son cœur, et mon frère, dont lamort prématurée fit couler mes premières larmes et nous appritqu’il y avait des douleurs sur terre.

Je m’approcherai du cercle des saints anges,de ce chœur céleste où retentit sans fin l’Hosanna,l’Hosanna !

Oh ! bienfaisant espoir ! comme ilme saisit, comme il agite violemment mon cœur dans mapoitrine !… Ami, mets-y ta main… j’ai vécu… et j’ai vécu, jene le regrette point, pour toi, pour ceux qui nous sont chers, pourcelui qui va me juger.

Oh ! j’entends déjà la voix du Dieujuste, le son de sa redoutable balance… si mes bonnes actionspouvaient l’emporter sur mes fautes !

Il y a pourtant une noble pensée en qui je meconfie davantage. J’ai chanté le Messie, et j’espère trouver pourmoi, devant le trône de Dieu, une coupe d’or toute pleine de larmeschrétiennes !

Ah ! le beau temps de mes travauxpoétiques ! les beaux jours que j’ai passés près de toi !Les premiers, inépuisables de joie, de paix et de liberté ;les derniers, empreints d’une mélancolie qui eut bien aussi sescharmes.

Mais dans tous les temps je t’ai chéri plusque ma voix, que mon regard ne peuvent te l’exprimer… Sèche tespleurs : laisse-moi mon courage ; sois un homme, et restedans le monde pour aimer nos amis.

Reste pour entretenir ta sœur, après ma mort,du tendre amour qui eût fait mon bonheur ici bas, si mes vœuxeussent pu s’accomplir.

Ne l’attriste pas cependant du récit de cespeines inconsolées qui ont troublé mes derniers jours, et qui lesont fait écouler comme un nuage obscur et rapide.

Ne lui dis point combien j’ai pleuré dans tonsein… et grâces te soient rendues d’avoir eu pitié de ma tristesseet d’avoir gémi de mes chagrins !

Aborde-la avec un visage calme, comme le mienl’est à l’instant suprême. Dis-leur que ma mort a été douce, et queje m’entretenais d’elle, que tu as entendu de ma bouche et lu dansmes yeux presque éteints ces dernières pensées de moncœur :

« Adieu, sœur d’un frère chéri ;fille céleste, adieu ! Combien je t’aime ! comme ma vies’est écoulée dans la retraite, loin du vulgaire et toute pleine detoi !

» Ton ami mourant te bénit ; nullebénédiction ne s’élèvera pour toi d’un cœur aussisincère !

» Puisse celui qui récompense, répandreautour de toi la paix de la vertu et le bonheur de l’innocence.

» Que rien ne manque à l’heureusedestinée qu’annonçait ton visage riant en sortant des mains duCréateurs, qui t’était encore inconnu, lorsqu’il nous réservait àtous deux un avenir si différent… À toi les plaisirs de la vie, età moi les larmes.

» Mais, au milieu de toutes tes joies,compatis aux douleurs des autres et ne désapprends pas depleurer ;

» Daigne accorder un souvenir à cet hommequi avait une âme élevée, et qui, si souvent par une douleursilencieuse, osa t’avertir humblement que le ciel t’avait faitepour lui.

» Bientôt emporté au pied du trône deDieu, et tout ébloui de sa gloire, j’étendrai mes bras suppliants,en lui adressant des vœux pour toi.

» Et alors un pressentiment de la viefuture, un souffle de l’esprit divin descendra sur toi, ett’inondera de délices…

» Tu lèveras la tête avec surprise, ettes yeux souriants se fixeront au ciel… Oh ! viens… viens m’yjoindre, revêtue du voile blanc des vierges, et couronnée de rayonsdivins ! »

PSAUME

 

Les lunes roulent autour des terres, lesterres autour des soleils et des milliers de soleils autour du plusgrand de tous : Notre père qui êtes auxcieux !

Tous ces mondes qui reçoivent et donnent lalumière, sont peuplés d’esprits plus ou moins forts, plus ou moinsforts, plus ou moins grands ; mais tous croient en Dieu, tousmettent en lui leur espérance : Que votre nom soitsanctifié !

C’est lui ! c’est l’Éternel, seul capablede se comprendre tout entier et de se complaire en lui-même, c’estlui qui plaça au fond du cœur de toutes ses créatures le germe dubonheur éternel : Que votre règne arrive !

Heureuses créatures, lui seul s’est chargéd’ordonner leur présent et leur avenir ; qu’elles sontheureuses ! que nous le sommes tous ! Que votrevolonté soit faite sur la terre comme au ciel !

Il fait croître et grandir la tige de l’épi,il dore la pomme et le raisin avec les rayons du soleil ; ilnourrit l’agneau sur la colline et dans la forêt lechevreuil : mais il tient aussi le tonnerre, et la grêlen’épargne ni la tige ni la branche, ni l’animal de la colline, nicelui de la forêt : Donnez-nous aujourd’hui notre painquotidien !

Au-dessus du tonnerre et de la tempête, y a til aussi des pécheurs et des mortels ?… Là haut aussi, l’amidevient-il ennemi, la mort sépare-t-elle ceux qui s’aiment ?Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceuxqui nous ont offensés !

On ne monte au ciel, but sublime, que par deschemins difficiles : quelques-uns serpentent dans d’affreuxdéserts ; mais là aussi de temps en temps le plaisir a seméquelques fruits pour rafraîchir le voyageur… Ne nous induisezpas en tentation, mais délivrez-nous du mal !

Adorons Dieu ! adorons celui qui faitrouler autour du soleil d’autres soleils, des terres et deslunes ; qui a créé les esprits et préparé leur bonheur ;qui sème l’épi, commande à la mort et soulage le voyageur du déserttout en le conduisant au but sublime. Oui, seigneur, nous vousadorons, car à vous est l’empire, la puissance et la gloire.Amen.

MON ERREUR

 

J’ai voulu long-temps les juger sur des faitset non sur des paroles, et feuilletant les pages de l’histoire, j’ysuivais attentivement les Français.

Ô toi qui venges l’humanité des peuples et desrois qui l’outragent, véridique histoire, tu m’avais faitquelquefois de ce peuple une peinture bien effrayante.

Cependant je croyais, et cette pensée m’étaitdouce comme ces rêves dorés que l’on fait par une belle matinée,comme une espérance d’amour et de délices ;

Je croyais, ô liberté ! mère de tous lesbiens, que tu serais pour ce peuple une nouvelle providence, et quetu étais envoyée vers lui pour le régénérer.

N’es-tu plus une puissance créatrice ? ousi c’est que tu n’as pu parvenir à changer ces hommes ? leurcœur est-il de pierre et leurs yeux sont-ils assez aveuglés pour teméconnaître ?

Ton âme, c’est l’ordre ; mais eux dont lecœur est de feu, s’animent et se précipitent au premier signe de lalicence.

Oh ! ils ne connaissent qu’elle, ils lachérissent… et pourtant ils ne parlent que de toi, quand leur fertombe sur la tête des innocents : oh ! ton nom alors estdans toutes les bouches.

Liberté, mère de tous les biens !n’est-ce pas encore en ton nom qu’ils ont rompu de saints traitésen commençant la guerre des conquêtes.

Hélas ! beau rêve doré du matin, tonéclat ne m’éblouit plus ; il ne m’a laissé qu’une douleurcomme celle de l’amour trompé.

Mais quelquefois dans un désert aride, il seprésente tout à coup un doux ombrage où se délasse levoyageur : telle a été pour moi Corday l’héroïne, la femmehomme.

Des juges infâmes avaient absous lemonstre ; elle a cassé leur jugement ; elle a fait cequ’aimeront à raconter nos neveux le visage enflammé et baigné delarmes d’admiration.

HERMANN ET TRUSNELDA

 

TRUSNELDA

Ah ! le voici qui revient tout couvert desueur, du sang des Romains et de la poussière du combat !Jamais Hermann ne m’a paru si beau, jamais tant de flamme n’ajailli de ses yeux !

Viens ! je frémis de plaisir ;donne-moi cette aigle et cette épée victorieuse ! Viens,respire plus doucement et repose-toi dans mes bras qu tumulte de labataille !

Viens ! que j’essuie ton front couvert desueur, et tes joues toutes sanglantes ! Comme elles brillenttes joues ! Hermann ! Hermann ! Jamais Trusneldan’eut tant d’amour pour toi !

Non, pas même le jour que dans ta demeuresauvage tu me serras pour la première fois de tes brasindomptés ; je t’appartins désormais, et je pressentis dèslors que tu serais immortel un jour.

Tu l’es maintenant : qu’Auguste, dans sonpalais superbe, embrasse en vain l’autel de ses dieux !…Hermann, mon Hermann est immortel !

HERMANN

Pourquoi tresses-tu mes cheveux ? Notrepère est étendu mort, là, près de nous ; ah ! si Augustene se dérobait à notre vengeance, il serait déjà tombé, plussanglant encore !

TRUSNELDA

Laisse-moi, mon Hermann, laisse-moi tresser taflottante chevelure, et la réunir en anneaux sous ta couronne…Siegmar est maintenant chez les dieux ; il ne faut point lepleurer, mais l’y suivre !

HERMANN CHANTÉ PAR LES BARDES WERDOMAR,KERDING ET DARMONT

 

WERDOMAR

Asseyons-nous, ô Bardes, sur ce rocher de lamousse antique et célébrons Hermann : qu’aucun ne s’approched’ici et ne recouvre le plus noble fils de la patrie.

Car il gît là dans son sang, lui l’effroisecret de Rome, alors même qu’elle entraînait sa Trusnelda captive,avec des danses guerrières et des concerts victorieux !

Non, ne le regardez pas, vous pleureriez de levoir étendu dans son sang ; et la lyre ne doit point résonnerplaintive, mais chanter la gloire de l’immortel.

KERDING

Ma jeune chevelure est blonde encore ; cen’est que de ce jour que je porte l’épée, de ce jour que j’ai saisila lyre et la lance… et il faut que je chante Hermann !

Ô pères, n’exigez pas trop d’un jeunehomme : je veux essuyer mes joues humides avec ma blondechevelure, avant d’oser chanter le plus noble des fils de Mana.

DARMONT

Oh ! je verse des pleurs de rage ;et je ne les essuierai pas : coulez, inondez mes joues, larmesde la colère !

Vous n’êtes pas muettes ; amis, écoutezleur langage : Malédiction sur les Romains ! Écoute,Héla : Que nul des traîtres qui l’ont égorgé ne périsse dans lescombats !

WERDOMAR

Voyez-vous le torrent sauvage se précipitersur les rochers ; il roule parmi ses eaux des pins déracinéset les apporte au bûcher du héros.

Bientôt Hermann ne sera que poussière, ilreposera dans un tombeau d’argile, et à sa cendre nous joindronsl’épée sur laquelle il jura la perte du conquérant.

Arrête, esprit du mort, toi qui vas rejoindreSiegmar, et vois comme le cœur de ton peuple n’est rempli que detoi.

KERDING

Oh ! que Trusnelda ignore que son Hermannest étendu là dans son sang ! Ne dites pas à cette noblefemme, à cette mère infortunée que le père de son Thumeliko n’estplus.

Celui qui l’apprendrait à cette femme, quimarcha un jour enchaînée devant le char de triomphe du vainqueur,celui-là aurait un cœur de Romain !

DARMONT

Et quel père t’a engendré, malheureusefille ? Un Segestes, qui aiguisait dans l’ombre le glaive dela trahison. Ne le maudissez pas… Héla déjà l’a condamné.

WERDOMAR

Segestes est un nom qui doit être banni de voschants ; que l’oubli descende sur lui : qu’il reploie seslourdes ailes, et sommeille sur sa poussière !

Les cordes qui frémissent du nom d’Hermannseraient souillées si elles répétaient le nom du traître, même pourl’accuser.

Hermann ! Hermann ! Les bardes fontretentir de ton nom l’écho des forêts mystérieuses ; toi, lechef des braves, le libérateur de la patrie !

Ô bataille de Winsfeld, sœur de la bataille deCannes, je t’ai vue les cheveux épars et sanglants, le feu de lavengeance dans les yeux, apparaître parmi les harpes duValhalla !

Le fils de Drusus voulait en vain effacer lestraces de ton passage en cachant dans la vallée de la mort lesblancs ossements des vaincus…

Nous ne l’avons pas voulu, et nous avonsbouleversé leurs sépulcres, afin que ces débris témoignassent d’unsi grand jour et qu’aux fêtes du printemps ils entendissent noschants de victoire !

Il voulait, notre héros, donner encore dessœurs à Cannes, à Varus des compagnons de mort ! sans lesprinces et leur lenteur jalouse, Cœcina eût déjà rejoint son chefVarus.

Il y avait dans l’âme d’Hermann une penséeplus grande encore… Près de l’autel de Thor, à minuit, environné dechants de guerre, il se recueillit dans son âme et résolut del’accomplir.

Et il y pensait parmi vos divertissements,pendant cette danse hardie des épées dont notre jeunesse se fait unjeu.

Le rocher vainqueur des tempêtes raconte qu’ilest une montagne dans l’Océan du nord qui annonce long-temps pardes tourbillons de fumée qu’elle vomira de hautes flammes etd’immenses rochers ! …

Ainsi Hermann préludait par ses premierscombats à franchir les Alpes neigeuses, et à s’en aller descendredans les plaines de Rome ;

Pour mourir là ! … ou pour monter à cetorgueilleux capitole, jusqu’au tribunal de Jupiter, et demandercompte à Tibère et aux ombres de ses ancêtres de l’injustice deleurs guerres !

Mais pour accomplir tout cela, il fallaitqu’il portât l’épée de commandement à la tête des princes sesrivaux… C’est pourquoi ils ont conspiré sa perte… Et le voiciétendu dans son sang, celui dont le cœur renfermait une pensée sipatriotique !

DARMONT

As-tu compris, Héla ! mes pleurs derage ? As-tu écouté leurs prières, Héla ! vengeresseHéla ?

KERDING

Dans les campagnes dorées du Walhalla, Siegmarrajeuni recevra son jeune Hermann, une palme à la main, etaccompagné de Thuiskon et de Mana…

WERDOMAR

Siegmar accueillera son fils avectristesse ; car Hermann ne pourra plus aller au tribunal deJupiter accuser Tibère et les ombres de ses ancêtres !

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