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Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

d’ Alphonse Daudet

À LÉON ALLARD

Au subtil et profond romancier

Des Fictions et des Vies Muettes

Son frère et son ami Alphonse Daudet

Offre ce livre d’humour

C’était septembre, et c’était la Provence, à une rentrée de vendange, il y a cinq ou six ans.

Du grand break attelé de deux camarguais qui nous emportait à toute bride, le poète Mistral, l’aîné de mes fils et moi, vers la gare de Tarascon et le train rapide du P.-L.-M.,elle nous semblait divine cette fin de jour d’une pâleur ardente,un jour mat, épuisé, fiévreux, passionné comme un beau visage de femme de là-bas.

Pas un souffle d’air malgré le train de notre course. Les roseaux d’Espagne à longues feuilles rubanées, droits et rigides au bord du chemin ; et par toutes ces routes de campagne, d’un blanc de neige, d’un blanc de rêve, où la poussière craquait immobile sous les roues, un lent défilé de charretteschargées de raisins noirs, rien que des noirs, – garçons et fillesvenant derrière, muets et graves, tous grands, bien découplés, lajambe longue et les yeux noirs.

Grappes d’yeux noirs, et de raisins noirs, onne voyait que cela dans les cuves, sous le feutre à bords rabattusdes vendangeurs, sous le fichu de tête dont les femmes gardaientles pointes entre les dentes serrées.

Quelquefois, à l’angle d’un champ, une croixse dressait dans le blanc du ciel, ayant à chacun de ses bras unelourde grappe noire, pendue en ex-voto.

« Vé !… (vois !) » mejetait Mistral avec un geste attendri, un sourire de fierté presquematernelle devant les manifestations ingénument païennes de sontpeuple de Provence, puis il reprenait son récit, quelque beau conteparfumé et doré des bords du Rhône, comme le Gœthe provençal ensème à la volée, de ses deux mains toujours ouvertes, dont l’uneest poésie et l’autre réalité.

Ô miracle des mots, magique concordance del’heure, du décor et de la fière légende paysanne que le poètedéroulait pour nous tout le long de l’étroit chemin, entre leschamps d’oliviers et de vignes !… Qu’on était bien, que la viem’était blanche et légère !

Tout à coup mes yeux se voilèrent, uneangoisse m’étreignit le cœur. « Père, comme tu espâle ! » me dit mon fils, et j’eus à peine la force demurmurer, en lui montrant le château du roi René, dont les quatretours me regardaient venir du fond de la plaine : « VoilàTarascon ! »

C’est que nous avions un terrible compte àrégler, les tarasconnais et moi. Je les savais très montés, megardant rancune noire de mes plaisanteries sur leur ville et surson grand homme, l’illustre, le délicieux Tartarin. Des lettres,des menaces anonymes m’avaient souvent averti : « Si tupasses jamais par Tarascon, gare ! » D’autresbrandissaient sur ma tête la vengeance du héros :« Tremblez ! le vieux lion a encore bec etongles ! »

Un lion à bec, diable !

Plus grave encore : Je tenais d’uncommandant de gendarmerie de la région qu’un commis-voyageurparisien ayant, par une homonymie fâcheuse ou simple fumisterie,signé « Alphonse Daudet » sur le registre de l’hôtel,s’était vu brutalement assailli à la porte d’un café et menacé d’unplongeon dans le Rhône, selon les traditions locales :

Dé brin o dé bran

Cabussaran

Dou fenestroun

De Taracoun

Dedins louRose[1]

C’était un vieux couplet de 93, qui se chanteencore là-bas, souligné de sinistres commentaires sur le drame dontles tours du roi René furent témoins à cette époque.

Or, comme il ne me plaisait guère de piquerune tête du fenestron de Tarascon, j’avais toujours évité dans mesvoyages du Midi de passer par cette bonne ville. Et voilà que cettefois un mauvais sort, le désir d’aller embrasser mon cher Mistral,l’impossibilité de prendre le « Rapide » ailleurs que là,me jetaient dans la gueule du lion à bec.

Encore si je n’avais eu que Tartarin ;une rencontre d’homme à homme, un duel à la flèche empoisonnée sousles arbres du tour-de-ville n’était pas pour me faire peur. Mais lacolère d’un peuple, et le Rhône, ce vaste Rhône !…

Ah ! je vous réponds que tout n’est pasrose dans l’existence du romancier…

Chose étrange, à mesure que nous approchionsde la ville, les chemins se dépeuplaient, les charrettes devendanges devenaient plus rares. Bientôt nous n’eûmes plus devantnous que la route vide et blanche, et tout autour dans la campagnele large et la solitude du désert.

« C’est bizarre, disait Mistral, tous basun peu impressionné, on se croirait un dimanche.

– Si c’était dimanche, nous entendrions lescloches… » ajouta mon fils, sur le même ton, car le silencequi enveloppait la ville et sa banlieue avait quelque chosed’opprimant. Rien, pas une cloche, pas un cri, pas même un de cesbruits de charronnage tintant si clair dans l’atmosphère vibrantedu Midi.

Pourtant les premières maisons du faubourg selevaient au bout du chemin ; un moulin d’huile, l’octroi crépià neuf. Nous arrivions.

Et notre stupeur fut grande, à peine engagésdans cette longue rue caillouteuse, de la trouver abandonnée, lesportes et les fenêtres closes, sans chien ni chat, enfants nipoules, ni personne, le portail enfumé du maréchal ferrant dégarnides deux roues qui le flanquent à l’ordinaire, les grands rideauxde treillis dont les seuils tarasconnais s’abritent sont lesmouches, rentrés, disparus comme les mouches elles-mêmes etl’exquise bouffée de soupe à l’ail que toutes les cuisines auraientdû exhaler à cette heure-là.

Tarascon ne sentant plus l’ail, imagine-t-onune chose pareille !

Mistral et moi, nous nous regardionsépouvantés ; et, vraiment, il y avait de quoi. S’attendre auxrugissements d’un peuple en délire, et trouver le silence de mortde cette Pompéi !

En ville, où nous pouvions mettre un nom surtous les logis, sur toutes les boutiques familières à nos yeuxdepuis l’enfance, cette impression de vide et d’abandon devintencore plus saisissante. Fermée, la pharmacie Bézuquet de laplacette, l’armurier Costecalde fermé pareillement, et laconfiserie Rébuffat, « À la renommée des berlingots ».Disparus, les panonceaux du notaire Cambalalette, et l’enseigne surtoile peinte de Marie-Joseph-Spiridion Excourbaniès, fabricant desaucisson d’Arles ; car le saucisson d’Arles s’est toujoursfait à Tarascon, et je signale en passant ce grand déni de justicehistorique.

Mais enfin qu’étaient devenus lestarasconnais ?

Notre break roulait sur le cours, dans l’ombretiède des platanes espaçant leurs troncs blancs et lisses, où plusune cigale ne chantait : envolées aussi les cigales ! Etdevant la maison de Tartarin, toutes ses persiennes fermées,aveugle et muette comme ses voisines, contre le mur bas du fameuxjardinet, plus une caisse de cirage, plus un petit décrotteur pourvous crier : « Cira, moussu ? »

L’un de nous dit : « Il y a peutêtre le choléra. »

À Tarascon, en effet, quand vient uneépidémie, l’habitant déménage et campe sous des tentes à bonnedistance de la ville, jusqu’à ce que le mauvais air soit passé.

Sur ce mot de choléra, dont tous lesprovençaux ont une peur farouche, le cocher enleva ses bêtes, etquelques minutes après nous stoppions à l’escalier de la gare,perchée tout en haut du grand viaduc qui longe et domine laville.

Ici nous retrouvions la vie, des voixhumaines, des visages. Dans l’entrecroisement des rails, les trainsse succédaient sans relâche, montée, descente, haltaient avec desclaquements de portières, des appels de station.

« Tarascon, cinq minutes d’arrêt…,changement de voiture pour Nîmes, Montpellier, Cette… »

Tout de suite Mistral courut au commissaire desurveillance, vieux serviteur qui n’a pas quitté sa gare depuistrente-cinq ans :

« Eh ! bé, maître Picard… Et lesTarasconnais ? Où sont-ils ? Qu’en avez-vousfait ? »

L’autre, tout surpris de notreétonnement :

« Comment !… Vous ne savezpas ? D’où sortez-vous donc ?… Vous ne lisez doncrien ?…Ils lui ont fait pourtant assez de réclame, à leur îlede Port-Tarascon… Eh ! oui, mon bon…Partis, les Tarasconnais…Partis coloniser, l’illustre Tartarin en tête… Et tout emporté aveceux, déménagé jusqu’à la tarasque ! »

Il s’interrompit pour donner des ordres,s’activer le long de la voie, tandis qu’à nos pieds dans lecouchant, nous regardions monter les tours, les clochers etclochetons de la ville abandonnée, ses vieux remparts dorés par lesoleil d’un superbe ton de croustade et donnant l’idée exact d’unpâté de bécasses dont il ne resterait plus que la croûte.

« Et dites-moi, monsieur Picard »,demanda Mistral au commissaire qui revenait vers nous avec un bonsourire, pas autrement inquiet de savoir Tarascon sur leschemins…

« Y a-t-il longtemps de cetteémigration ?

– Six mois.

– Et l’on a pas de leurs nouvelles ?

– Aucune. »

Pécaïre ! Quelque temps après nous enavions des nouvelles, détaillées, précises, assez pour me permettrede vous conter l’exode de ce vaillant petit peuple à la suite deson héros, et les formidables mésaventures qui lesassaillirent.

* * *

Pascal a dit : « Il faut del’agréable et du réel ; mais il faut que cet agréable soitlui-même pris du vrai. » J’ai tâché de me conformer à sadoctrine dans cette histoire de Port-Tarascon.

Mon récit est pris du vrai, fait avec deslettres d’émigrants, le « mémorial » du jeune secrétairede Tartarin, des dépositions empruntées à la Gazette desTribunaux ; et quand vous rencontrerez ça et là, quelquetarasconnade par trop extravagante, que le crique me croque si elleest de mon invention[2] !

Partie 1

Chapitre 1

 

Doléances de Tarascon contre l’état deschoses. – Les bœufs, les Pères blancs. –Un tarasconnais au pays. –Siège et reddition de l’abbaye de Pampérigouste.

« Franquebalme, mon bon…, Je ne suis pascontent de la France !… Nos gouvernants nous font detout. »

Proférées un soir par Tartarin devant lacheminée du cercle, avec le geste et l’accent qu’on imagine, cesparoles mémorables résument bien ce qui se pensait et disait àTarascon-sur-Rhône deux ou trois mois avant l’émigration. LeTarasconnais en général ne s’occupe pas de politique :indolent de nature, indifférent à tout ce qui ne l’atteint paslocalement, il tient pour l’état de choses, comme il dit.Pas moins, depuis quelque temps, on lui reprochait un tas dechoses, à l’état de choses !

« Nos gouvernants nous font detout ! » disait Tartarin.

Dans ce « de tout » il y avaitd’abord l’interdiction des courses de taureaux.

Vous connaissez sans doute l’histoire de ceTarasconnais très mauvais chrétien et garnement de la pire espèce,lequel après sa mort s’étant introduit au Paradis par surprise,pendant que saint Pierre avait le dos tourné, n’en voulait plussortir, malgré les supplications du divin porte-clefs. Alors, quefit le grand saint Pierre ? Il envoya toute une volée d’angesclamer devant le ciel autant qu’ils auraient de voix :

« Té ! té !… les bœufs !…Té ! té !… les bœufs !… » qui est le cri descourses tarasconnaises. Oyant cela, le bandit change defigure :

« Vous avez donc des courses, par ici,grand saint Pierre ?

– Des courses ?… je crois bienmagnifiques, mon bon.

– Où donc çà ?… où se font-elles, cescourses ?

– Devant le Paradis… Il y a du large, tupenses.

Du coup le Tarasconnais se précipite dehorspour voir, et les portes du ciel se referment sur lui à toutjamais.

Si je rappelle ici cette légende aussi vieilleque les bancs du tour-de-ville, c’est afin d’indiquer la passiondes gens de Tarascon pour les courses de taureaux et la colère oùles mit la suppression de ce genre d’exercice.

Après, vint l’ordre d’expulser lesPères-Blancs de fermer leur joli couvent de Pampérigouste, perchésur une collinette toute grise de thym et de lavande installé làdepuis des siècles aux portes de la ville, d’où l’on aperçoit,entre les pins, la dentelle de ses clochetons carillonnant dans lesbrises claires du matin avec le chant des alouettes, au crépusculeavec le cri mélancolique des courlis.

Les Tarasconnais les aimaient beaucoup, leursPères-Blancs, doux, bons, inoffensifs, et qui savaient tirer desherbes parfumées dont la montagnette est couverte un si excellentélixir ; ils les aimaient pareillement pour leurs pâtésd’hirondelles et leurs délicieux pains-poires[3], qui sont des coings enveloppés d’unepâte fine et dorée, d’où le nom de Pampérigouste[4] donnéà l’abbaye.

Aussi quand l’ordre officiel d’avoir à quitterleur couvent fut envoyé aux Pères et que ceux-ci refusèrent desortir, quinze cents à deux mille Tarasconnais du commun,portefaix, décrotteurs, déchargeurs de bateaux du Rhône, ce quenous appelons la rafataille, vinrent s’enfermer dansPampérigouste avec les bons moines.

La bourgeoisie tarasconnaise, les messieurs ducercle, Tartarin en tête, pensaient bien aussi à soutenir la saintecause. Il n’y eut pas une minute d’hésitation. Mais on ne se jettepas dans une pareille entreprise sans préparatifs d’aucune sorte.Bon pour la rafataille, d’agir ainsi étourdiment.

Avant tout, il fallait des costumes. Et ilsfurent commandés ; de superbes costumes renouvelés de lacroisade, longues lévites noires, avec une grande croix blanche surla poitrine, et partout, devant, derrière, des entrelacements defémurs soutachés. La soutache surtout prit beaucoup de temps.

Quant tout fut prêt, le couvent était déjàinvesti. Les troupes l’entouraient d’un triple cercle, campées dansles champs et sur les pentes pierreuses de la petite colline.

Les pantalons rouges de loin semblaient dansle thym et la lavande une floraison subite de coquelicots.

On rencontrait par les chemins de continuellespatrouilles de cavaliers, la carabine le long de la cuisse, lefourreau de sabre battant le flanc du cheval, l’étui de revolver àla ceinture.

Mais ce déploiement de forces n’était pas pourarrêter l’intrépide Tartarin, qui avait résolu de passer, ainsiqu’un gros de messieurs du cercle.

À la file indienne, rampant sur les mains etles genoux avec toutes les précautions, toutes les ruses classiquesdes sauvages de Fenimore, ils réussirent à se glisser à travers leslignes d’investissement, longeant les rangées des tentes endormies,tournant les sentinelles, les patrouilles, et de l’un à l’autre sesignalant les passages dangereux par une imparfaite imitation decris d’oiseaux.

Il en fallait du courage pour tenterl’aventure par ces nuits claires comme un plein jour ; Il estvrai de dire que les assiégeants avaient tout intérêt à laisserentrer le plus de monde possible.

Ce qu’on voulait, c’était affamer l’abbayeplutôt que l’emporter de vive force. Aussi les soldatsdétournaient-ils volontiers la tête en voyant ces ombres errantesau clair de la lune et des étoiles. Plus d’un officier, qui avaitpris l’absinthe au cercle avec l’illustre tueur de lions, lereconnut de loin malgré son déguisement et le salua d’un appelfamilier :

« Bonne nuit, monsieurTartarin ! »

Une fois dans la place, Tartarin organisa ladéfense.

Ce diable d’homme avait lu tous les livres surtous les sièges et blocus. Il embrigada les Tarasconnais en milice,sous les ordres du brave commandant Bravida, et, plein dessouvenirs de Sébastopol et de Plewna, il leur fit remuer de laterre, beaucoup de terre, entoura l’abbaye de talus, de fossés, defortifications de tous genres, dont le cercle petit à petit seresserrait à ne pouvoir plus respirer, en sorte que les assiégés setrouvèrent comme emmurés derrière leurs travaux de défense, ce quifaisait l’affaire des assiégeants.

Le couvent métamorphosé en place forte futsoumis à la discipline militaire. C’est ainsi qu’il en doit être,l’état de siège déclaré. Tout se faisait par roulements de tambouret sonneries de clairon.

Dès le petit jour, au réveil, le tambourgrondait, par les cours, les corridors et sous les arceaux ducloître.

On sonnait du matin au soir, aux prièrestara-ta-ta, au trésorier tara-ta-ta, au Pèrehôtelier tara-ta-ta ; des coups de claironsimpérieux, secs et sonores, déchirant l’air. On claironnait pourl’Angélus, pour Matines et Complies. C’était à faire honte àl’armée assiégeante, qui menait beaucoup moins de bruit, au largede la campagne, tandis que là-haut, au sommet de la petite colline,derrière les fins créneaux de l’abbaye-forteresse, claironnades ettambourinades mêlées aux tintements des carillons faisaient un fierramage et jetaient aux quatre vents, en promesse de victoire, unchant allègre, mi-belliqueux et mi-sacré.

Le diantre, c’est que les assiégeants, bientranquilles dans leurs lignes, sans se donner aucune peine, seravitaillaient facilement et tout le jour faisaient bombance. LaProvence est un pays de délices, qui produit toutes sortes debonnes choses. Vins clairs et dorés, saucisses et saucissonsd’Arles, melons exquis, pastèques savoureuses, nougats deMontélimar, tout était pour les troupes du gouvernement : iln’en entrait miette ni goutte dans l’abbaye bloquée.

Aussi, d’un côté, les soldats, qui n’avaientjamais vu pareille fête, engraissaient à crever leurs tuniques, leschevaux montraient des croupes luisantes et rebondies, tandis quede l’autre, précaire ! les pauvres Tarasconnais, la rafataillesurtout, levés tôt, couchés tard, surmenés, sans cesse en alerte,remuant et brouettant la terre de jour et de nuit, à la brûlure dusoleil et des torches, se desséchaient et maigrissaient que c’étaitpitié.

De plus, les provisions des bons Pèress’épuisaient ; pâtés d’hirondelles et pains-poires tiraient àla fin.

Pourrait-on tenir encore longtemps ?

C’était la question tous les jours discutéesur les remparts et terrassements crevassés par lasécheresse. » Et les lâches qui n’attaquent pas ! »disaient ceux de Tarascon, montrant le poing aux pantalons rougesvautrés dans l’herbe à l’ombre des pins. Mais l’idée d’attaquereux-mêmes ne leur venait pas, tant ce brave petit peuple a lesentiment de la conservation.

Une seule fois, Excourbaniès, un violent parlade tenter une sortie en masse, les moines devant, et de culbutertous ces mercenaires.

Tartarin haussa ses larges épaules et nerépondit qu’un mot : « Enfant ! ».

Puis, prenant par le bras le bouillantExcourbaniès, il l’entraîna au sommet de la contrescarpe, et luimontrant d’un geste immense les cordons de troupes étagés sur lacolline, les sentinelles placées à tous les sentiers :

« Oui ou non, sommes-nous lesassiégés ? Est-ce nous qui devons donnerl’assaut ?… »

Il y eut autour de lui un murmureapprobateur :

« Évidemment… Il a raison… C’est à eux decommencer, puisqu’ils assiègent Et l’on vit une fois de plus quenul ne connaissait les lois de la guerre comme Tartarin.

Il fallait pourtant prendre un parti.

Un jour, le Conseil se rassembla dans lagrande salle du Chapitre, éclairée de hauts vitraux, entourée deboiseries sculptées, et le Père hôtelier lut son rapport sur lesressources de la place. Tous les Pères-Blancs écoutaient,silencieux, droits sur leurs miséricordes, demi-sièges àforme hypocrite qui permettent d’être assis en paraissantdebout.

Lamentable, le rapport du Père hôtelier !Ce qu’ils avaient dévoré depuis le commencement du siège, lesTarasconnais ! Pâtés d’hirondelles, tant de cents ;pains-poires, tant de mille ; et tant de ceci, et tant decela ! De toutes les choses qu’il énumérait et dont on étaitau commencement si bien pourvu, il restait si peu, si peu,qu’autant dire il n’en restait rien.

Les Révérends se regardaient l’un l’autre, lamine longue, et convenaient entre eux qu’avec toutes ces réserves,étant donné l’attitude d’un ennemi qui ne voulait rien pousser àl’extrême, ils auraient pu tenir pendant des années sans manquer derien, si l’on n’était venu à leur secours. Le Père hôtelier, d’unevoix monotone et navrée, continuait de lire, quand une clameurl’interrompit.

La porte de la salle ouverte avec fracas,Tartarin paraît, un Tartarin ému, tragique, le sang aux joues, labarbe bouffante sur la croix blanche de son costume. Il salue del’épée le Prieur tout droit sur sa miséricorde, puis les Pères l’unaprès l’autre, et, gravement :

« Monsieur le Prieur, je ne peux plustenir mes hommes… On meurt de faim… Toutes les citernes sont vides.Le moment est venu de rendre la place, ou de nous ensevelir sousses débris. »

Ce qu’il ne disait pas, mais qui avait bienaussi son importance, c’est que, depuis quinze jours, il étaitprivé de son chocolat du matin, qu’il le voyait en rêve, gras,fumant, huileux, accompagné d’un verre d’eau fraîche claire commedu cristal, au lieu de l’eau saumâtre des citernes, à laquelle ilétait réduit maintenant.

Tout de suite le Conseil fut debout, et dansune rumeur de voix parlant toutes ensemble exprima un avisunanime :

« Rendre la place… Il faut rendre laplace… » Seul, le Père Bataillet, un homme excessif, proposade faire sauter le couvent avec ce qu’on avait de poudre, d’ymettre le feu lui-même.

Mais on refusa de l’écouter, et la nuit venue,laissant les clefs sur les portes, moines et miliciens, suivisd’Excourbaniès, de Bravida, de Tartarin avec son gros de messieursdu cercle, tous les défenseurs de Pampérigouste sortirent, sanstambours ni clairons cette fois, et descendirent silencieusement lacolline en une procession fantomatique, sous la clarté de la luneet le bienveillant regard des sentinelles ennemies.

Cette mémorable défense de l’abbaye fit grandhonneur à Tartarin ; mais l’occupation du couvent de leursPères-Blancs par les troupes jeta au cœur des Tarasconnais unesombre rancune.

Chapitre 2

 

La pharmacie de la Placette. – Apparitiond’un homme du Nord. – Dieu le veut, monsieur le Duc ! – Unparadis au-delà des mers.

Quelque temps après la fermeture du couvent,le pharmacien Bézuquet prenait un soir le frais, devant sa porte,avec son élève Pascalon et le Révérend Père Bataillet.

Il faut dire que les moines dispersés avaientété recueillis par les familles tarasconnaises. Chacune avait vouluavoir son Père Blanc ; les gens aisés, les boutiquiers, ceuxde la bourgeoisie, en possédaient un en particulier ; quantaux familles artisanes, elles s’associaient, se mettaient àplusieurs pour entretenir un de ces saints hommes, enparticipation.

Dans toutes les boutiques on voyait unecagoule blanche. Chez l’armurier Costecalde au milieu des fusils,des carabines et des couteaux de chasse, au comptoir du mercierBeaumevieille derrière les rangées de bobines de soie, partout sedressait la même apparition d’un grand oiseau blanc qui semblait unpélican familier. Et la présence des Pères était pour chaquedemeure une vraie bénédiction. Bien élevés, doux, enjoués,discrets, ils n’étaient pas gênants, ne tenaient pas une grandeplace au foyer, et cependant y apportaient une bonté, une réserveinaccoutumée.

C’était comme si l’on avait eu le bon Dieuchez soi : les hommes se retenaient de jurer et de dire desgros mots ; les femmes ne mentaient plus, ou guère ; lespetits restaient bien sages et bien droits sur leur chaisehaute.

Le matin, le soir, à l’heure de la prière, auxrepas pour le Bénédicité et les Grâces, lesgrandes manches blanches s’ouvraient comme des ailes protectricessur toute la famille assemblée, et, avec cette bénédictionperpétuelle au-dessus de leur tête, les Tarasconnais ne pouvaientfaire autrement que de vivre saints et vertueux.

Chacun était fier de son Révérend, le vantait,le faisait valoir, surtout le pharmacien Bézuquet, à qui la bonnefortune était échue d’avoir chez lui le Père Bataillet.

Tout feu, tout nerfs, ce R. P. Bataillet, douéd’une véritable éloquence populaire, et renommé pour sa manière deraconter paraboles et légendes ; c’était un superbe gaillard,bien découplé le teint brûlé, des yeux de braise, une tête decabécilla. Sous les longs plis de l’épaisse bure, il avait vraimentbelle prestance, bien qu’une épaule fût un peu plus haute quel’autre, et qu’il marchât de côté.

Mais on ne s’apercevait plus de ces légersdéfauts, lorsqu’il descendait de chaire, après le sermon, etfendait la foule, son grand nez au vent, pressé de regagner lasacristie, tout vibrant encore, et secoué lui-même par sa propreéloquence. Les femmes enthousiastes, coupaient au passage avecleurs ciseaux des morceaux de sa cape blanche ; on l’appelaità cause de cela le « Père festonné », et sa robe étaittoujours tellement déchiquetée, si tôt hors d’usage, que le couventavait grand-peine à l’en fournir.

Bézuquet, était donc devant la pharmacie avecPascalon, et en face d’eux le Père Bataillet, assis sur sa chaise àla cavalière. Ils respiraient avec délices, dans une sécurité béatede repos, car en ce moment de la journée il n’y a, plus declientèle pour Bézuquet. C’est comme pendant la nuit ; lesmalades peuvent bien se rouler, se tortiller : le bravepharmacien ne se dérangerait pour rien au monde ; l’heure estpassée d’être malade.

Il écoutait, ainsi que Pascalon, une de cesbelles histoires comme, savait en conter le Révérend, pendant qu’aulointain de la ville ou attendait passer la retraite au milieu desfredons d’un beau couchant d’été.

Tout à coup l’élève se leva, rouge, ému, etbégaya, le doigt tendu vers l’autre extrémité de laPlacette :

« Voilà monsieur Tar… tar…tarin ! ».

On sait quelle admiration personnelle etparticulière professait Pascalon pour le grand homme dont lasilhouette gesticulante se détachait là-bas dans les brumeslumineuses, accompagnée d’un autre personnage ganté de gris, soignéde mise, et qui semblait écouter, silencieux et raide.

Quelqu’un du Nord, cela se voyait dereste.

Dans le Midi, l’homme du Nord se reconnaît àson attitude tranquille, à la concision de son lent parler, toutaussi sûrement que le méridional se trahit dans le Nord par sonexubérance de pantomime et de débit.

Les Tarasconnais étaient habitués à voirsouvent Tartarin en compagnie d’étrangers, car on ne passe pas dansleur ville sans visiter comme attraction le fameux tueur de lions,l’alpiniste illustre, le Vauban moderne à qui le siège dePampérigouste faisait une renommée nouvelle.

De cette affluence de visiteurs résultait uneère de prospérité autre fois inconnue.

Les hôteliers faisaient fortune ; onvendait chez les libraires des biographies du grand homme ; onne voyait aux vitrines que ses portraits en « Teur », enascensionniste, en costume de croisé, sous toutes les formes etdans toutes les attitudes de son existence héroïque.

Mais cette fois ce n’était pas un visiteurordinaire, un premier venu de passage, qui accompagnaitTartarin.

La Placette traversée, le héros, d’un gesteemphatique, désigna son compagnon :

« Mon cher Bézuquet, mon Révérend Père,je, vous présente monsieur le duc de Mons… ».

Un duc !… Outre !

Il n’en était jamais venu à Tarascon. On yavait bien vu un chameau, un baobab, une peau de lion, unecollection de flèches empoisonnées et d’alpenstocks d’honneur… maisun duc, jamais !

Bézuquet s’était levé, saluait, un peuintimidé de se trouver ainsi, sans avoir été prévenu, en présenced’un si grand personnage. Il bredouillait : « Monsieur leDuc… » Tartarin l’interrompit :

« Entrons, messieurs, nous avons à parlerde choses graves. »

Il passa le premier, le dos rond, l’airmystérieux, dans le petit salon de la pharmacie, dont la fenêtre,donnant sur la place, servait de vitrine pour les bocaux à fœtus,les longs ténias en tricot, et les paquets de cigarettes decamphre.

La porte se referma sur eux comme sur desconspirateurs. Pascalon restait seul dans la boutique, avec l’ordrede Bézuquet de répondre aux clients et de ne laisser personneapprocher du salon sous aucun prétexte.

L’élève, très intrigué, se mit à ranger surles étagères les boîtes de jujube, les flacons de sirupusgummi et autres produits d’officine.

Le bruit des voix, par moments, arrivantjusqu’à lui, il distinguait surtout le creux de Tartarin proférantdes mots étranges :

« Polynésie… Paradis terrestre…, canne àsucre, distilleries…, colonie libre. » Puis un éclat du PèreBataillet : « Bravo ! J’en suis ». Quant àl’homme du Nord, il parlait si bas, qu’on n’entendait rien.

Pascalon avait beau enfoncer son oreille dansla serrure… Tout à coup, la porte s’ouvrit avec fracas, pousséemanu militari par la poigne énergique du Père, et l’élèvealla rouler à l’autre bout de la pharmacie. Mais, dans l’agitationgénérale, personne n’y fit attention.

Tartarin, debout sur le seuil, le doigt levévers les paquets de têtes de pavots qui séchaient au plafond de laboutique, avec une mimique d’archange brandissant le glaive,s’écria :

« Dieu le veut, monsieur le Duc !Notre œuvre sera grande ! ».

Il y eut une confusion de mains tendues qui secherchaient, se mêlaient, se serraient, poignées de mainsénergiques comme pour sceller à tout jamais d’irrévocablesengagements. Tout chaud de cette dernière effusion, Tartarin,redressé, grandi, sortit de la pharmacie avec le duc de Mons pourcontinuer leur tournée en ville.

Deux jours après, le Forum et leGaloubet, les deux organes de Tarascon, étaient pleinsd’articles ci de réclames sur une colossale affaire. Le titreportait en grosses lettres :

« COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON. »Et des annonces stupéfiantes :

« À vendre, terres à 5 francs l’hectaredonnant un rendement de plusieurs mille francs par an… Fortunerapide et assurée… On demande des colons. » Puis venaitl’historique de l’île où devait s’établir la colonie projetée, îleachetée au roi Négonko par le duc de Mons dans le cours de sesvoyages, entourée d’ailleurs d’autres territoires qu’on pourraitacquérir plus tard pour agrandir les établissements.

Un climat paradisiaque, unetempérature océanienne, très modérée malgré sa proximité del’équateur, ne variant que de deux à trois degrés, entre 25 et28 ; pays très fertile, boisé à miracle et merveilleusementarrosé, s’élevant rapidement à partir de la mer, ce qui permettaità chacun de choisir la hauteur convenant le mieux à sontempérament. Enfin les vivres abondaient, fruits délicieux à tousles arbres, gibiers variés dans les bois et les plaines,innombrables poissons dans les eaux. Au point de vue commerce etnavigation, une rade splendide pouvant contenir toute une Flotte,un port de sûreté fermé par des jetées, avec arrière-port, bassinde radoub, quais, débarcadères, phare, sémaphore, grues à vapeur,rien ne manquerait.

Les travaux étaient déjà commencés par desouvriers chinois et canaques, sous la direction et sur les plansdes plus habiles ingénieurs, des architectes les plus distingués.Les colons trouveraient en arrivant des installations confortables,et même, par d’ingénieuses combinaisons, avec 50 francs de plus,les maisons seraient aménagées selon les besoins de chacun.

Vous pensez si les imaginations tarasconnaisesse mirent à travailler à la lecture de ces merveilles. Dans toutesles familles on faisait des plans. L’un rêvait des persiennesvertes, l’autre un joli perron ; celui-ci voulait de labrique, celui-là du moellon. On dessinait, on coloriait, onajoutait un détail à un autre ; un pigeonnier serait gracieux,une girouette ne ferait pas mal.

« Oh ! Papa, une véranda !

– Va pour la véranda, mesenfants ! »

Pour ce qu’il en coûtait.

En même temps que les braves habitants deTarascon se passaient ainsi toutes leurs fantaisies d’installationsidéales, les articles du Forum et du Galoubet étaient reproduitsdans tous les journaux du Midi, les villes, les campagnes inondéesde prospectus à vignettes encadrés de palmiers, de cocotiers,bananiers, lataniers, toute la faune exotique ; une propagandeeffrénée s’étendait sur la Provence entière.

Par les routes poudreuses des banlieues deTarascon passait au grand trot le cabriolet de Tartarin, conduisantlui-même avec le Père Bataillet assis près de lui sur le devant,serrés l’un près de l’autre pour faire un rempart de leurs corps auduc de Mons, enveloppé d’un voile vert et dévoré par lesmoustiques, qui l’assaillaient rageusement de tous côtés, entroupes bourdonnantes, altérés du sang de l’homme du Nord,s’acharnant à le boursoufler de leurs piqûres.

C’est, qu’il en était, du Nord,celui-là ! Pas de gestes, peu de paroles, et unsang-froid !… Il ne s’emballait pas, voyait les choses commeelles sont, posément. On pouvait être tranquille.

Et sur les placettes ombragées de platanes,dans les vieux bourgs, les cabarets mangés de mouches, dans lessalles de danse, partout, c’étaient des allocutions, des sermons,des conférences.

Le duc de Mons, en termes clairs et concis,d’une simplicité, de vérité toute nue, exposait les délices dePort-Tarascon et les bénéfices de l’affaire ; l’ardente paroledu moine prêchait l’émigration à la façon de Pierre l’Ermite.Tartarin, poudreux de la route comme au sortir d’une bataille,jetait de sa voix sonore quelques phrasesronflantes : « victoire, conquête, nouvelle patrie, »que son geste énergique envoyait au loin, par-dessus lestêtes.

D’autres fois se tenaient des réunionscontradictoires, où tout se passait par demandes et réponses.

« Y a-t-il des bêtesvenimeuses ?

– Pas une. Pas un serpent. Pas même demoustiques. En fait de bêtes fauves, rien du tout.

– Mais on dit que là-bas, dans l’Océanie, il ya des anthropophages ?

– Jamais de, la vie ! Tousvégétariens…

– Est-ce vrai que les sauvages vont toutnus ?

– Çà, c’est peut-être un peu vrai, mais pastous. D’ailleurs nous les habillerons. »

Articles, conférences, tout eut un succès fou.Les bons s’enlevaient par cent et par mille, les émigrantsaffluaient, et pas seulement de Tarascon, de tout le Midi ! Ilen venait même de Beaucaire. Mais, halte là ! Tarascon lestrouvait bien hardis, ces gens de Beaucaire !

Depuis des siècles, entre les deux citésvoisines, séparées seulement par le Rhône, gronde une haine sourdequi menace de ne plus finir.

Si vous en cherchez les motifs, on vousrépondra des deux côtés par des mots qui n’expliquentrien :

« Nous les connaissons, lesTarasconnais…, » disent les gens de Beaucaire, d’un tonmystérieux.

Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leurœil finaud :

« On sait ce qu’ils valent, messieurs lesBeaucairois. »

De fait, d’une ville à l’autre lescommunications sont nulles, et le pont qu’on a jeté entre elles nesert absolument à rien. Personne ne le franchit jamais. Parhostilité d’abord, ensuite parce que la violence du mistral et lalargeur du fleuve à cet endroit en rendent le passage trèsdangereux.

Mais si l’on n’acceptait pas de colons deBeaucaire, l’argent de tout le monde était parfaitement accueilli.Les fameux hectares à 5 francs (rendement de plusieurs mille francspar an) se débitaient par fournées. On recevait aussi de partoutles dons en nature que les fervents de l’œuvre envoyaient pour lesbesoins de la colonie. Le Forum publiait les listes, et parmi cesdons se trouvaient les choses les plus extraordinaires :

Anonyme : Une boîte de petitesperles blanches.

– Un lot de numéros du Forum.

M. Bécoulet : Quarante-cinqrésilles en chenilles et perles pour les femmes indiennes.

Mme Dourladoure : Sixmouchoirs et six couteaux pour le presbytère.

Anonyme : Une bannière brodéepour l’orphéon.

Anduze, de Maguelonne : Unflamant empaillé.

Famille Margue : Six douzainesde colliers de chiens.

Anonyme : Une vestesoutachée.

Une dame pieuse de Marseille :Une chasuble, un orfroi de thuriféraire et un pavillon deciboire.

La même : Une collection decoléoptères sous verre.

Et, régulièrement, dans chaque liste, étaitmentionné un envoi de Mlle Tournatoire : Costume completpour habiller un sauvage. C’était sa préoccupation constante,à cette bonne vieille demoiselle.

Tous ces dons bizarres, fantaisistes, où lacocasserie méridionale étalait son imagination, étaient dirigés parpleines caisses sur les docks, les grands magasins de la Colonielibre, établis à Marseille. Le duc de Mons avait fixé là son centred’opérations.

De ses bureaux, luxueusement installés, ilbrassait en grand les affaires, montait des sociétés de distilleriede canne à sucre ou d’exploitation du tripang, sorte de mollusquedont les Chinois sont très friands et qu’ils payent fort cher,disait le prospectus. Chaque journée de l’infatigable duc voyaitéclore une idée nouvelle, poindre quelque grande machination qui lesoir même se trouvait lancée.

Entre temps, il organisait un comitéd’actionnaires marseillais sous la présidence du banquier grecKagaraspaki, et des fonds étaient versés à la banque ottomanePamenyaï-ben-Kaga, maison de toute sécurité.

Tartarin passait maintenant sa vie, une vieenfiévrée, à voyager de Tarascon à Marseille et de Marseille àTarascon. Il chauffait l’enthousiasme de ses concitoyens,continuait la propagande locale, et tout à coup filait parl’express pour aller assister à quelque conseil, quelque réuniond’actionnaires. Son admiration pour le duc grandissait chaquejour.

Il donnait à tous comme exemple le sang-froiddu duc de Mons, la raison du duc de Mons :

« Pas de danger qu’il exagère,celui-là ; avec lui, pas de ces coups de mirage que Daudetnous a tant reprochés ! »

En revanche, le duc se montrait peu, toujoursabrité sous sa gaze à moustiques, parlait encore moins. L’homme duNord s’effaçait devant l’homme du Midi, le mettait sans cesse enavant et laissait à son intarissable faconde le soin desexplications, des promesses, de tous les engagements. Il secontentait de dire :

« Monsieur Tartarin connaît seul toute mapensée. »

Et vous jugez si Tartarin étaitfier !

Chapitre 3

 

La « Gazette de Port-Tarascon ».– Bonnes nouvelles de la colonie. – En Polygamille – Tarascon seprépare à lever l’ancre. – « Ne partez pas ! Au nom duciel, ne partez pas ! »

Un matin, Tarascon s’éveilla avec cettedépêche à tous les coins de rue :

La « Farandole », grand voilierde douze cents tonneaux, vient de quitter Marseille au point dujour, emportant dans ses flancs, avec les destinées de tout unpeuple, des pacotilles pour les sauvages et un chargementd’instruments aratoires. Huit cents émigrants à bord, tousTarasconnais, parmi lesquels Bompard, gouverneur provisoire de lacolonie, Bézuquet, médecin-pharmacien, le Révérend Père Vezole, lenotaire Cambalette, cadastreur. Je les ai conduits moi-même aularge. Tout va bien. Le duc rayonne, Faites imprimer.

TARTARIN DE TARASCON.

Ce télégramme, affiché dans toute la ville parles soins de Pascalon, à qui il était adressé, la remplitd’allégresse. Les rues avaient pris un air de fête, tout le mondedehors, des groupes arrêtés devant chaque affiche de labienheureuse dépêche, dont les mots se répétaient de bouche enbouche :

« Huit cents émigrants à bord… Le ducrayonne… » Et pas un Tarasconnais qui ne rayonnât comme leduc.

C’était la deuxième fournée d’émigrants qu’unmois après la première emportée par le vapeur Lucifer,Tartarin, investi du beau titre et des importantes fonctions degouverneur de Port-Tarascon, expédiait ainsi de Marseille vers laterre promise. Les deux fois, même dépêche, même enthousiasme, mêmerayonnement du duc. Le Lucifer, malheureusement, n’avaitpas encore dépassé l’entrée de l’isthme de Suez. Arrêté là par unaccident, son arbre de couche cassé, ce vieux vapeur achetéd’occasion devait attendre d’être rallié et secouru par laFarandole pour continuer sa route.

Cet accident, qui aurait pu sembler de mauvaisaugure, ne refroidissait en rien l’enthousiasme colonisateur desTarasconnais. Il est vrai qu’à bord de ce premier navire ne setrouvait que la rafataille ; vous savez, les gens du commun,ceux qu’on envoie toujours en avant-garde.

Sur la Farandole, de la rafatailleencore, mêlée de quelques cerveaux brûlés, tels que le notaireCambalalette, cadastreur de la colonie. Le pharmacien Bézuquet,homme paisible malgré ses formidables moustaches, aimant ses aises,craignant le chaud et le froid, peu porté aux aventures lointaineset périlleuses, avait longtemps résisté avant de consentir às’embarquer.

Il ne fallait rien moins pour le décider quele diplôme de médecin, envié pendant toute sa vie, ce diplôme quele gouverneur de Port-Tarascon lui décernait aujourd’hui de sonautorité privée.

Il en décernait bien d’autres, legouverneur ! des diplômes, des brevets, des commissions,nommant directeurs, sous-directeurs, secrétaires, commissaires,grands de première classe et de deuxième classe, ce qui luipermettait de satisfaire le goût de ses compatriotes pour tout cequi est titre, honneur, distinction, costume et soutache.

L’embarquement du Père Vezole n’avait riennécessité de semblable. Une si brave pâte d’homme, toujours prêt àtout, content de tout, disant :

« Dieu soit loué ! À tout ce quiarrivait. Dieu soit loué ! Quand il avait dû quitter lecouvent ; Dieu soit loué ! Quand il s’était vu fourrer àbord de ce grand voilier, pêle-mêle avec la rafataille, lesdestinées de tout un peuple et les pacotilles pour sauvages.

La Farandole partie, il ne restaitplus que la noblesse et la bourgeoisie. Pour ceux-ci, rien nepressait : ils laissaient à l’avant-garde le temps d’envoyerdes nouvelles de son arrivée là-bas, afin qu’on sût à quoi s’entenir.

Tartarin, lui non plus, en sa qualité degouverneur, d’organisateur, de dépositaire de la pensée du duc deMons, ne pouvait quitter la France qu’avec le dernier convoi. Maisen attendant ce jour impatiemment désiré, il déployait cetteénergie, ce feu au corps que l’on a pu admirer dans toutes sesentreprises.

Sans cesse en route entre Tarascon etMarseille, insaisissable comme un météore qu’emporte une invisibleforce, il n’apparaissait, ici ou là, que pour repartiraussitôt.

« Vous vous fatiguez trop, Maî…aî…tre !… » bégayait Pascalon, les soirs où le grand hommearrivait à la pharmacie, le front fumant, le dos arrondi.

Mais Tartarin se redressait :

« Je me reposerai là-bas. À l’œuvre,Pascalon, à l’œuvre ! »

L’élève chargé de la garde de la pharmaciedepuis le départ de Bézuquet, cumulait avec cette responsabilité debien plus importantes fonctions.

Pour continuer la propagande si biencommencée, Tartarin publiait un journal, la Gazette dePort-Tarascon, que Pascalon rédigeait à lui seul de lapremière à la dernière ligne, d’après les indications, et sous ladirection suprême du gouverneur.

Cette combinaison nuisait bien un peu auxintérêts de la pharmacie ; les articles à écrire, les épreuvesà corriger, les courses à l’imprimerie, ne laissaient guère detemps aux travaux d’officine, mais Port-Tarascon, avanttout !

La Gazette donnait chaque jour aupublic de la métropole les nouvelles de la colonie. Elle contenaitdes articles sur ses ressources, ses beautés, son magnifiqueavenir ; on y trouvait aussi des faits divers, des variétés,des récits pour tous les goûts.

Récits de voyages à la découverte des îles,conquêtes, combats contre les sauvages, pour les espritsaventureux. Aux gentilshommes campagnards, des histoires de chasseà travers les forêts, d’étonnantes parties de pêche sur desrivières extraordinairement poissonneuses, avec description desméthodes et des engins de pêche des naturels du pays.

Les gens plus, paisibles, boutiquiers bravesbourgeois sédentaires, se délectaient à la lecture de quelque fraisdéjeuner sur l’herbe au bord d’un ruisseau à cascade, sous l’ombrede grands arbres exotiques ; ils y croyaient être, etsentaient gicler sous leurs dents le jus des fruits savoureux,mangues, ananas et bananes.

« Et pas de mouches ! » disaitle journal, les mouches étant, comme on sait, le trouble-fête detoutes les parties de campagne en terre de Tarascon.

La Gazette publiait même un roman,la Belle Tarasconnaise, une fille de colon enlevée par lefils d’un roi papoua ; et les péripéties de ce drame d’amourouvraient aux imaginations des jeunes personnes des horizons sansfin. La partie financière donnait le cours des denrées coloniales,les annonces d’émission des bons de terre et des actions desucrerie ou de distillerie, ainsi que les noms des souscripteurs etles listes de dons en nature qui continuaient à affluer, avecl’éternel « costume pour un sauvage » de MlleTournatoire.

Pour suffire à de si fréquents envois, ilfallait que la bonne demoiselle eût installé chez elle devéritables ateliers de confection. Du reste elle n’était pas laseule que ce prochain déménagement pour des îles inconnues et silointaines eût jetée en d’étranges préoccupations.

Un jour Tartarin se reposait tranquillementchez lui, dans sa petite maison, ses babouches aux pieds,douillettement enveloppé de sa robe de chambre, pas inoccupécependant, car près de lui, sur sa table, s’éparpillaient deslivres et des papiers : les relations de voyages deBougainville, de Dumont-Durville, des ouvrages sur la colonisation,des manuels de cultures diverses. Au milieu de ses flèchesempoisonnées, avec l’ombre du baobab qui tremblotait minusculementsur les stores, il étudiait « sa colonie » et se bourraitla mémoire de renseignements puisés dans les livres. Entre temps ilsignait quelque brevet, nommait un grand de première classe oucréait sur papier à tête un emploi nouveau pour satisfaire, autantque possible, le délire ambitieux de ses concitoyens.

Tandis qu’il travaillait ainsi, ouvrant deyeux et soufflant dans ses joues, on lui annonçait qu’une damevoilée de et qui refusait de dire son nom, demandait à lui parler.Elle n’avait même pas voulu entrer, et attendait dans le jardin, oùil courut précipitamment, en pantoufles et en robe de chambre.

Le jour finissait, le crépuscule rendait déjàles objets indistincts ; mais, malgré l’ombre tombante etl’épaisse voilette, rien qu’au feu des yeux ardents qui brillaientsous le tulle, Tartarin reconnut sa visiteuse :

« Madame Excourbaniès !

– Monsieur Tartarin, vous voyez une femme bienmalheureuse. »

La voix tremblait, lourde de larmes. Lebonhomme en fut tout ému et l’accent paternel :

– Ma pauvre Evelina, qu’avez-vous ?…Dites… »

Tartarin appelait ainsi par leur petit nom àpeu près toutes les dames de la ville, qu’il avait connues enfants,qu’il avait mariées comme officier municipal, restant pour elles unconfident, un ami, presque un oncle.

Il prit le bras d’Evelina, la fit marcher enrond autour du petit bassin aux poissons rouges, pendant qu’ellelui contait son chagrin, ses inquiétudes conjugales.

Depuis qu’il était question de s’en allercoloniser au loin, Excourbaniès prenait plaisir à lui dire à proposde tout sur un ton de menace gouailleuse :

« Tu verras, tu verras, quand nous seronslà-bas, en Polygamille.

Elle, très jalouse, mais aussi naïve, même unpeu bêtasse, prenait au sérieux cette plaisanterie.

« Est-ce vrai, cela, monsieur Tartarin,que dans cet affreux pays les hommes peuvent se marier plusieursfois ?

Il l’a rassura doucement.

« Mais non, ma chère Evelina, vous voustrompez. Tous les sauvages de nos îles sont monogames. Lacorrection de leurs mœurs est parfaite, et, sous la direction denos Pères-Blancs, rien à craindre de ce côté-là.

Pourtant, le nom même du pays ?… CettePolygamille ?… »

Alors seulement il comprit la drôlerie de cegrand farceur d’Excourbaniès, et partit d’un joyeux éclat derire.

« Votre mari se moque de vous, ma petite.Ce n’est pas la Polygamie que le pays s’appelle, c’estPolynésie, ce qui signifie : groupe d’îles, et n’arien pour vous alarmer. »

On en a ri longtemps dans la sociététarasconnaise !

Cependant les semaines passaient et toujourspas de lettres des émigrants, rien que des dépêches communiquées deMarseille par le duc. Dépêches laconiques, expédiées à la hâted’Aden, de Sydney, des différentes escales de laFarandole.

Après tout, on ne devait pas trop s’étonner,étant donné l’indolence de la race.

Pourquoi auraient-ils écrit ? Destélégrammes suffisaient bien ; ceux qu’on recevait,régulièrement publiés par la Gazette n’apportaient d’ailleurs quede bonnes nouvelles :

Traversée délicieuse, mer d’huile, tousbien portants.

Il n’en fallait pas plus pour entretenirl’enthousiasme.

Un jour enfin, en tête du journal, parut ladépêche suivante expédiée toujours via Marseille :

Arrivés Port-Tarascon. – Entrée triomphale– Amitié avec naturels venus au-devant sur la jetée – Pavillontarasconnais flotte sur maison de ville – Te Deum chanté dansl’église métropolitaine – Tout est prêt, venez vite.

À la suite, un article dithyrambique, dictépar Tartarin, sur l’occupation de la nouvelle patrie, sur la jeuneville fondée, la visible protection de Dieu, le drapeau de lacivilisation planté en terre vierge, l’avenir ouvert à tous.

Du coup, les dernières hésitationss’évanouirent. Une nouvelle émission de bons à cent francsl’hectare s’enleva comme des petits pains blancs.

Le tiers, le clergé, la noblesse, toutTarascon voulait partir ; c’était une fièvre, une folied’émigration répandue par la ville, et les grincheux, commeCostecalde, les tièdes ou les méfiants se montraient maintenant lesplus enragés de colonisation lointaine.

Partout on activait les préparatifs du matinau soir. On clouait les caisses jusque dans les rues jonchées depaille, de foin, au milieu d’un roulement de coups de marteau.

Les hommes travaillaient en bras de chemise,tous de bonne humeur, chantant, sifflant, et l’on s’empruntait lesoutils de porte à porte en échangeant de gais propos. Les femmesemballaient leurs ajustements, les Pères-Blancs leurs ciboires, lestout petits leurs joujoux.

Le navire nolisé pour emporter tout le hautTarascon, baptisé le Tutu-panpan, nom populaire dutambourin tarasconnais, était un grand steamer en fer commandé parle capitaine Scrapouchinat, un long-cours toulonnais.L’embarquement devait avoir lieu à Tarascon même.

Les eaux du Rhône étant belles et le naviresans grand tirant d’eau, on avait pu lui faire remonter le fleuvejusqu’à la ville, et l’amener à bord du quai, où le chargement etl’arrimage prirent un grand mois.

Pendant que les matelots rangeaient dans lacale les innombrables caisses, les futurs passagers installaientd’avance leurs cabines ; et avec quel entrain ! Quelleurbanité ! Chacun cherchant à se rendre serviable et agréableaux autres.

« Cette place vous va mieux ?Comment donc !

– Cette cabine vous plaît davantage ? Àvotre aide ! » Et ainsi de tout.

La noblesse tarasconnaise, si morgueused’ordinaire, les d’Aigueboulide, les d’Escudelle, gens quid’habitude vous regardaient du haut de leur grand nez,fraternisaient maintenant avec la bourgeoisie.

Au milieu du tohu-bohu de l’embarquement, onreçut un matin une lettre du Père Vezole, le premier courrier datéde Port-Tarascon :

« Dieu soit loué ! Nous sommesarrivés, disait le bon Père. Nous manquons de bien des petiteschoses, mais Dieu soit loué tout de même !… »

Guère d’enthousiasme dans cette lettre, guèrede détails non plus.

Le Révérend se bornait à parler du RoiNégonko, et de Likiriki, la fillette du roi, une charmante enfant àqui il avait donné une résille de perles. Il demandait ensuitequ’on envoyât quelques objets un peu plus pratiques que les donshabituels des souscripteurs. C’était tout.

Du port, de la ville, de l’installation descolons, pas un mot. Le Père Bataillet grondait, furieux :

« Je le trouve mou, votre Père Vezole… Ceque je vais vous le secouer en arrivant ! »

Cette lettre était en effet bien froide,venant d’un homme si bienveillant ; mais le mauvais effetqu’elle aurait pu produire se perdit dans le remue-ménage del’installation à bord, dans le bruit assourdissant de cedéménagement de toute une ville.

Le gouverneur – on n’appelait plus Tartarinque de ce nom – passait ses journées sur le pont duTutu-panpan. Les mains derrière le dos, souriant, allantde long en large, au milieu d’un encombrement de tas de chosesétrangers, panetières, crédences, bassinoires, qui n’avaient pasencore trouvé place dans l’arrimage de la cale, il donnait desconseils d’un ton patriarcal :

« Vous emportez trop, mes enfants. Voustrouverez tout ce qu’il vous faut là-bas. »

Ainsi lui, ses flèches, son baobab, sespoissons rouges, il laissait tout ça, se contentant d’une carabineaméricaine à trente-deux coups et d’une cargaison de flanelle.

Et comme il surveillait tout, comme il avaitl’œil à tout, non seulement à bord mais aussi à terre, tant auxrépétitions de l’orphéon qu’aux exercices de la milice sur lecours !

Cette organisation militaire des Tarasconnais,survivant au siège de Pampérigouste, avait été renforcée, en vue dela défense de la colonie et des conquêtes que l’on comptait fairepour l’agrandir ! Et Tartarin, enchanté de l’attitude martialedes miliciens, leur exprimait souvent sa satisfaction, ainsi qu’àleur chef Bravida, dans des ordres du jour.

Pourtant un pli sillonnait anxieusementparfois le front du Gouverneur.

Deux jours avant l’embarquement, Barafort, unpêcheur du Rhône, trouvait dans les oseraies de la rive unebouteille vide hermétiquement bouchée, dont le verre était encoreassez transparent pour laisser distinguer à l’intérieur quelquechose comme un papier roulé.

Pas un pêcheur n’ignore qu’une épave de cegenre doit être remise aux mains de l’autorité, et Barafortapportait au gouverneur Tartarin la mystérieuse bouteille contenantcette lettre étranger :

Tartarin.

Tarascon.

Europe.

Cataclysme épouvantable à Port-Tarascon.Île, ville, port, tout englouti, disparu. Bompard admirable commetoujours, et comme toujours mort victime de son dévouement. Nepartez pas, au nom du ciel ! Que personne neparle !

Cette trouvaille paraissait l’œuvre d’unfarceur. Comment cette bouteille, du fond de l’Océanie, serait-ellearrivée de flot en flot directement jusqu’à Tarascon ?

Et puis ce « mort comme toujours »ne trahissait-il pas une mystification ? N’importe, ce présagetroublait le triomphe de Tartarin.

Chapitre 4

 

Embarquement de Tarasque – Machineavant ! – Les abeilles quittent la ruche. – L’odeur de l’Indeet l’odeur de Tarascon. – Tartarin apprend le papoua. –Distractions de la traversée.

Vous parlez de pittoresque.

Si vous aviez vu le pont duTutu-panpan ce matin de mai 1881, c’est là qu’il y enavait du pittoresque ! Tous les directeurs en tenue decérémonie : Tournatoire directeur général de la santé,Costecalde directeur des cultures, Bravida général en chef demilice, et vingt autres offrant aux yeux un mélange de costumesvariés, brodés d’or et d’argent ; beaucoup portant en outre lemanteau de grand de première classe, rouge, galonné d’or. Au milieude cette foule chamarrée, la tache blanche du Père Bataillet, grandaumônier de la colonie et chapelain du Gouverneur.

La milice surtout étincelait. La plus grandepartie des simples miliciens ayant été expédiée par les autresbateaux, il ne restait guère là que les officiers, sabre auxpoings, revolver à la ceinture, le buste cambré, la poitrine enavant sous le coquet dolman à aiguillettes et à brandebourgs, fierssurtout de leurs magnifiques bottes au miroitant vernis.

Parmi les uniformes et les costumes semêlaient les toilettes des dames, de couleurs chatoyantes, claireset gaies, avec des rubans et des écharpes flottant à l’air, et,par-ci par-là, quelques coiffes tarasconnaises de servantes. Surtout cela, sur le navire aux cuivres étincelants, aux mâts dressésvers le ciel, imaginez un beau soleil, un soleil de jour de fête,pour horizon le large Rhône, vagué comme une mer, rebroussé par lemistral, et vous aurez l’idée du Tutu-panpan en partancepour Port-Tarascon.

Le duc de Mons n’avait pu assister aulancement, retenu à Londres par une nouvelle émission. C’est qu’ilen fallait de l’argent, pour payer bateaux, équipages etingénieurs, tous les frais de l’émigration ! Le duc avaitannoncé des fonds le matin même par dépêche. Et tous admiraient lecôté pratique de l’homme du Nord.

« Quel exemple il nous donne,messieurs ! » déclamait Tartarin, ajoutanttoujours :

« Imitons-le… Pasd’emballemain ! » C’est vrai que lui-même avaitl’air très calme, très simple aussi, sans le moindre« flafla », au milieu de tous ses administrés en costume,seulement le grand cordon de l’Ordre en sautoir sur saredingote.

Du pont du Tutu-panpan, on voyait lescolons venir de loin, par groupes, apparaître à des tournants derue, puis déboucher sur le quai, enfin reconnaissables et saluéspar leurs noms :

« Ah ! Voilà lesRoquetaillade !…

–Té ! MonsieurFranquebalme ! »

Et des cris, des bravos enthousiastes !On fit entre autres une ovation à l’antique douairière comtessed’Aigueboulide, quasi centenaire, quand on la vit monter lestementà bord, en mantelet de soie puce, la tête branlante, portant d’unemain sa chaufferette et de l’autre sa vieille perrucheempaillée.

La ville se vidait de minute en minute, lesrues semblaient plus larges entre les maisons closes, les boutiquesà volets fermés, et toutes les persiennes ou jalousiesbaissées.

Tout le monde à bord, il y eut une minute degrand recueillement, de silence solennel, bercé par le sifflementde la vapeur sous pression. Des centaines d’yeux se tournaient versle capitaine, debout sur la dunette, prêt à donner l’ordre dedéraper. Tout à coup quelqu’un cria :

« Et la Tarasque »…

Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler dela Tarasque, l’animal fabuleux qui a donné son nom à la ville deTarascon. Pour rappeler son histoire brièvement, c’était, cetteTarasque, en des temps très anciens, un monstre redoutable, quidésolait l’embouchure du Rhône. Sainte Marthe, venue en Provenceaprès la mort de Jésus, alla, vêtue de blanc, chercher la bête aumilieu des marais, et l’amena en ville, liée seulement d’un rubanbleu, mais domptée, captivée par l’innocence et la piété de lasainte.

Depuis, les Tarasconnais célèbrent tous lesdix ans une fête où l’on promène à travers les rues un monstre enbois et carton peint, tenant de la tortue, du serpent et ducrocodile, grossière et burlesque effigie de la Tarasqued’autrefois, vénérée maintenant comme une idole, logée aux frais del’État et connue dans tout le pays sous le nom de « lamère-grand ! ».

Partir sans la mère-grand, ne leur semblaitpas possible. Quelques jeunes gens s’élancèrent et l’amenèrent auquai rapidement.

Ce fut une explosion de larmes, de crisd’enthousiasme, comme si l’âme de la ville, la patrie elle-mêmerespirait en ce monstre de carton d’un si difficileembarquement.

Beaucoup trop grande pour trouver place àl’intérieur du navire, on attacha la Tarasque sur le pont àl’arrière ; et là, cocasse, énorme, l’air d’un monstre deféerie, avec son ventre en toile et ses écailles peintes, sa têtedressée au-dessus du bastingage, elle complétait bien l’ensemblepittoresque et bizarre du chargement, semblait une de ces chimèressculptées à la proue des naufs et chargées de présider auxdestinées du voyage. On l’entourait avec respect ;quelques-uns lui parlaient, la flattaient de la main.

En voyant cette émotion, Tartarin craignitqu’elle n’éveillât dans les cœurs le regret de la patrie quittée,et, sur un signe de lui, le capitaine Scrapouchinat commanda tout àcoup, d’une voix formidable :

« Machine en avant !… »

Aussitôt éclatèrent les sonneries de lafanfare, les sifflements de la vapeur, les bouillonnements de l’eausous l’hélice, dominés par la voix d’Excourbaniès :

« Fen dé brut !… faisons dubruit !… ». Le rivage s’enfuit d’un bond ; la ville,les tours du roi René, reculèrent dans le lointain, de plus en plusrapetissées, comme brouillées dans la vibrante lumière du soleilsur le Rhône.

Tous, penchés sur les bordages, tranquilles,souriants, indifférents, regardaient la patrie s’en aller,disparaître là-bas, sans plus d’émotion, maintenant qu’ils avaientavec eux la bonne Tarasque, qu’un essaim d’abeilles changeant deruche au son des chaudrons, ou qu’un grand triangle d’étourneaux envol vers l’Afrique.

Et, vraiment, elle les protégea, leurTarasque. Temps divin, mer resplendissante, pas une tempête, pas ungrain, jamais traversée ne fut plus favorable.

Au canal de Suez, on tira bien un peu lalangue, sous le feu d’un soleil ardent, malgré la coiffurecoloniale adoptée par tous à l’exemple de Tartarin : casque deliège recouvert de toile blanche et garni d’un voile de gazeverte ; mais ils ne souffrirent pas trop de cette températurede fournaise, à laquelle le ciel de Provence les avait dèslongtemps acclimatés.

Après Port-Saïd et Suez, après Aden, la merRouge franchie, le Tutu-panpan se lança à travers la merdes Indes, d’une marche rapide et soutenue, sous un ciel blanc,laiteux, velouté comme un de ces aïolis, une de ces crémeusespommades d’ail que les émigrants mangeaient à tous leurs repas.

Ce qu’il s’en consommait d’ail, à bord !On en avait emporté d’énormes provisions, et son délicieux bouquetmarquait le sillage du navire, mêlant l’odeur de Tarascon à l’odeurde l’Inde.

Bientôt on longea des îles émergeant de la meren corbeilles de fleurs étranges où voltigeaient de magnifiquesoiseaux habillés de pierreries. Les nuits calmes, transparentes,illuminées de myriades d’étoiles, semblaient traversées de vaguesmusiques lointaines et de danses de bayadères.

Aux Maldives, à Ceylan, à Singapour, on eûtfait des escales divines, mais les Tarasconnaises,Mme Excourbaniès en tête, défendaient à leurs maris dedescendre à terre.

Un féroce instinct de jalousie les mettaittoutes en garde contre ce dangereux climat des Indes et seseffluves amollissantes qui flottaient jusque sur le pont duTutu-panpan. Il n’y avait qu’à voir, le soir venu, letimide Pascalon s’appuyer au bastingage auprès de Mlle Clorinde desEspazettes, grande et belle jeune fille dont le charmearistocratique l’attirait.

Le bon Tartarin leur souriait de loin dans sabarbe, et d’avance prévoyait un mariage pour l’arrivée.

Du reste, depuis le commencement de latraversée, le Gouverneur se montrait à tous d’une douceur, d’uneindulgence, qui contrastait avec les violences et les sombreurs ducapitaine Scrapouchinat, véritable tyran à son bord, s’emportant aumoindre mot parlant tout de suite de vous « faire fusillercomme un singe vert ». Tartarin, patient et raisonnable, sesoumettait aux caprices du capitaine, cherchait même à l’excuser,et, pour détourner la colère de ses miliciens, leur donnaitl’exemple d’une infatigable activité.

Les heures de sa matinée étaient consacrées àl’étude du papoua, sous la direction de son chapelain, le R.P.Bataillet, qui, en sa qualité d’ancien missionnaire, connaissaitcette langue et bien d’autres.

Dans la journée, Tartarin réunissait tout sonmonde, soit sur le pont, soit dans le salon, et faisait desconférences, débitait sa science toute fraîche sur les plantationsde canne à sucre et l’exploitation du tripang.

Deux fois par semaine, cours de chasse, carlà-bas, dans la colonie, on allait trouver du gibier, ce ne seraitpas comme à Tarascon, où l’on était réduit à chasser des casquetteslancées en l’air.

« Vous tirez bien, enfants, mais voustirez trop vite, » disait Tartarin. Ils avaient le sang tropchaud ; il faudrait se modérer.

Et il leur donnait d’excellents conseils, leurenseignait les temps qu’il fallait prendre selon les différentesespèces animales, en comptant méthodiquement comme aumétronome.

« Pour la caille, trois temps. Un, deux,trois…, pan !… ça y est… Pour la perdrix, » – et secouantsa main ouverte il imitait le vol de l’oiseau, – « pour laperdrix, comptez deux seulement. Un, deux…, pan !… Ramassez,elle est morte. »

Ainsi passaient les heures monotones de latraversée, et chaque tour d’hélice rapprochait de la réalisation deleurs rêves tous ces braves gens qui se berçaient au long de laroute de beaux projets d’avenir, voyageaient avec l’illusion de cequi les attendait là-bas, ne parlaient qu’installation,défrichements, embellissements imaginaires à leurs futurespropriétés.

Le dimanche était jour de repos, jour defête.

Le Père Bataillet disait la messe à l’arrière,en grande pompe ; et des sonneries de clairons éclataient, lestambours battaient aux champs, au moment où le prêtre levaitl’hostie. Après la messe, le Révérend Père racontait quelqu’une deces paraboles ardentes où il excellait, moins un sermon qu’unmystère poétique tout brûlant de foi méridionale.

Voici un de ces récits, naïf comme unehistoire de saints se déroulant sur les vitraux d’une vieilleéglise de village ; mais, pour en savourer tout le charme, ilvous faut imaginer le bateau lavé de frais, tous ses cuivresreluisants, les dames en cercle, le Gouverneur sur son fauteuilcanné, entouré de ses directeurs en grand costume, les milicienssur deux rangs, les matelots dans les enfléchures, et tout ce mondesilencieux, attentif, les yeux tournés vers le Père, debout sur lesmarches de l’autel. Les coups de l’hélice rythment sa voix ;sur le ciel pur, profond, la fumée du steamer s’allonge, droite etmince ; les dauphins cabriolent au ras des lames ; lesoiseaux de mer, goélands, albatros, suivent en criant le sillage dunavire, et le Père-Blanc, avec son épaule de côté, a l’airlui-même, quand il lève et secoue ses larges manches, d’un de cesgrands oiseaux battant des ailes et prêt à partir.

Chapitre 5

 

La véritable légende de l’Antéchristracontée par le R. P. Bataillet sur le pont du« Tutu-Panpan. »

C’est encore au paradis que je vous emmène,mes enfants, dans cette vaste antichambre bleu-de-roi où se tientle grand saint Pierre, son trousseau de clefs à la ceinture,toujours prêt à ouvrir sa porte aux âmes des élus, lorsqu’il s’enprésente ; malheureusement, depuis des années et des années,l’humanité est devenue si méchante, que les meilleurs, après lamort, s’arrêtent au purgatoire, sans aller plus haut, et que le bonsaint Pierre n’a pour toute besogne qu’à passer ses clefs rouilléesau papier de verre, et à chasser les toiles d’araignées tendues entravers de sa porte comme des scellés de justice. Par moment, il al’illusion que quelqu’un frappe. Il se dit :

« Enfin… En voilà un, ce n’est pas troptôt… ».

Puis, son guichet ouvert, rien quel’immensité, l’éternel silence, les planètes immobiles ou roulantdans l’espace avec un bruit doux d’orange mûre détachée de labranche, mais pas l’ombre d’un élu.

Pensez quelle humiliation pour ce bon saintqui nous aime tant, et comme il se désole de jour et de nuit, commeil en tombe de ces larmes brûlantes, dévorantes, qui ont fini parcreuser au long de ses joues deux ornières profondes pareilles àcelles qu’on voit sur les routes des carrières entre Tarascon etMontmajour !

Or, une fois que saint Joseph, venu pour luitenir compagnie, car à la longue il s’ennuyait, le pauvreporte-clefs, toujours seul dans son antichambre, une fois donc quesaint Joseph lui disait pour le consoler :

« Mais, en définitive, qu’est-ce que çàpeut te faire que ces gens d’en bas ne se présentent plus à tonguichet ?… Est-ce que tu n’es pas bien ici, caressé des plusdouces musiques et des odeurs les plus suaves ?… ».

Et tandis qu’il parlait ainsi, du fond dessept ciels ouverts en enfilade se coulait une brise tiède chargéede sons, de parfums, dont rien ne saurait vous donner l’idée, meschers amis, pas même ce goût de citronnelle et de framboisesfraîches que l’haleine de mer nous souffle depuis un moment dans lafigure, de ce grand bouquet d’îles roses sous le vent.

« Hé ! fit le bon saint Pierre, jene m’y trouve que trop bien dans ce paradis de bénédiction, maisj’y voudrais tous ces pauvres enfant avec moi… ».

Et brusquement pris d’indignation :

« Ah « les gueux, ah ! Lesimbéciles…

Non, vois-tu, Joseph, le Seigneur est trop bonpour ces misérables… Et à sa place, je sais bien ce que jeferais.

– Que ferais-tu, mon brave Pierre ?

– Té ! pardi, un grand coup de pied dansla fourmilière et va te promener de l’humanité ! »

Saint Joseph hocha sa vieille barbe… Il lefaudrait terriblement fort, tout de même, ce coup de pied quidémolirait la terre…

Passe encore pour les Turcs, les Infidèles,ces peuplades d’Asie qui tombent en pourriture, mais le mondechrétien, c’est calé, c’est solide, bâti par le fils…

– Justement, reprit saint Pierre… Mais ce quele Christ a bâti, le Christ pourrait aussi bien le détruire. Jeleur enverrais mon Fils Divin une seconde fois à ces galériens depar là-bas, et cet Antéchrist qui serait le Christ déguisé auraittôt fait de vous les mettre en bourtouillade ».

Le bon saint parlait dans sa colère, sans bienpenser ce qu’il disait, sans se douter surtout que ses parolesseraient répétées au Divin Maître, et sa surprise fut grande quandtout à coup le Fils de l’homme se dressa devant lui, un petitpaquet sur l’épaule au bout d’un bâton de route, ordonnant de savoix ferme et douce :

« Pierre, viens… Je t’emmène. »

À la pâleur de Jésus, à la fièvre de sesgrands yeux cernés qui jetaient encore plus de feux que sonauréole, Pierre comprit tout de suite, et regretta d’avoir tropparlé. Que n’aurait-il pas donné pour que cette seconde mission duFils de Dieu sur la terre n’eût pas lieu, surtout pour n’être paslui-même du voyage ! Il s’agitait, tout éperdu, les mainschevrotantes :

« Ah ! mon Dieu… Ah ! mon Dieu…Et mes clefs, qu’est-ce que j’en vais faire ? » C’estvrai que pour une aussi longue route son lourd trousseau n’étaitpas commode. « Et ma porte, qui me lagardera ? »

Sur quoi Jésus sourit, lisant le fond de sonâme, et dit :

« Laisse les clefs sur la serrure,Pierre… Pas de risque qu’on entre jamais chez nous, tu saisbien. »

Il parlait doucement, mais on sentait tout demême quelque chose d’implacable dans son sourire et dans savoix.

Comme il est dit aux saintes Écritures, dessignes dans le ciel annoncèrent la venue sur terre du Fils del’homme, mais depuis longtemps les humains accroupis ne regardaientplus le ciel, et, distraits par leurs passions, rien ne leursignala la présence du Maître et du vieux serviteur quil’accompagnait, d’autant que les deux voyageurs avaient emporté dela rechange et se déguisaient en tout ce qu’ils voulaient.

Pas moins, dans la première ville où ilsarrivèrent, la veille justement qu’un bandit fameux nomméSanguinarias, auteur de crimes épouvantables, devait être mis àmort, les ouvriers employés à dresser les bois de justice dans lanuit s’étonnèrent de voir travailler avec eux, au feu des torches,deux compagnons venus on ne sait d’où, l’un souple et fier comme unbâtard de prince, la barbe en fourche, des yeux de pierreries,l’autre déjà courbé, l’air bonasson et endormi, deux longuescicatrice en rigole sur ses joues fripées. Puis, au petit jour,l’échafaud debout, le peuple et les autorités en cercle pour lesupplice, les deux étrangers avaient disparu, laissant toute lamécanique si étrangement ensorcelée que lorsqu’on eut étendu lecondamné sur la planche, le couteau, pourtant bien aiguisé, d’unacier de bonne marque, tomba vingt fois de suite sans parvenirseulement à lui entamer la peau.

Vous voyez le tableau d’ici, les magistratseffarés, l’horripilation de la foule, le bourreau bousculant sesaides, arrachant ses cheveux trempés de sueur, Sanguinariaslui-même – il était de Beaucaire naturellement ce malandrin, etjoignait à tous ses mauvais instincts un amour-propre diabolique –Sanguinarias très vexé, tournant et retournant son cou de taureaunoir dans la lunette, disant :

« Ah ! ça… mais qu’est-ce que j’aidonc ?… je ne suis donc pas fabriqué comme les autres qu’on nepeut venir à bout de moi !… ».

Et à la fin des fins, les gendarmes obligés del’emporter de force, de le rentrer dans son cachot, pendant que lacanaille hurlante dansait autour de l’échafaud mis en pièces,flambant et crépitant jusqu’au ciel comme un feu de laSaint-Jean.

Dès lors en cette ville, et par toute la terrecivilisée, il y eut un sort jeté sur les arrêts suprêmes de lajustice. Le glaive de la loi ne coupait plus, et comme c’est lamort seule que les assassins redoutent, bientôt un débordement decrimes couvrit le monde, les rues et les chemins ne furent plustenables pour les honnêtes gens terrifiés, tandis que dans lescentrales, bondées par-dessus les toits, les coupe-jarretss’engraissaient de bons jus de viandes, fendaient la figure deleurs gardiens à coups de sabot, leur faisaient sauter l’œil avecle pouce, ou, simplement par curiosité, s’amusaient à leur dévisserla tête pour voir ce qu’il y avait dedans.

Devant le grand dégât causé dans l’humanitérien que par le désarmement de la justice, le brave saint Pierretrouvait qu’il y en avait assez, et, le cœur gonflé de pitié, avecun bon gros rire courtisan :

« La leçon est réussie, Maître, et jecrois qu’ils s’en souviendront… Pas moins, si nous remontions,maintenant… C’est que, je vais vous dire, j’ai peur qu’on aitbesoin de moi, là-haut. »

Le Fils de l’homme eut son pâlesourire :

« Rappelle-toi, fit-il, le doigt levé… Ceque le Christ a bâti, le Christ seul pourra le détruire !

Et Pierre songeait, la tête basse :

« J’ai trop parlé, pauvres enfants, j’aitrop parlé ! ».

Ils se trouvaient en ce moment sur des pentesfertiles au pied desquelles une riche cité impériale étendait àperte de vue ses dômes, ses terrasses, clochers brodés, tours etflèches de cathédrales où des croix de toutes formes, en marbre eten or, étincelaient dans le couchant paisible.

« J’espère qu’ils en ont, par ici, descouvents et des églises ! reprit le bon vieillard, essayant dedétourner la colère du Seigneur… ça fait plaisir aumoins ! ».

Mais vous savez que ce que Jésus méprise surtoute chose c’est le culte hypocrite et somptueux des Pharisiens,ces églises où l’on va à la messe par genre et ces couvents quifabriquent du garus et du chocolat ; aussi pressait-il le passans répondre, et les moissons étant très hautes, par-dessus lesblés dans la descente, du formidable destructeur de l’humanité onne voyait qu’un paquet de hardes sautillant au bout d’un bâton deroutier… Et donc, en cette ville où ils entrèrent, vivait un vieux,vieux empereur, le doyen des princes de l’Europe comme il en étaitle plus juste et le plus puissant, qui gardait la guerre enchaînéeaux essieux de ses canons et, par force ou persuasion, empêchaitles peuples de se dévorer entre eux.

Tant qu’il serait là, il y avait comme unaccord tacite de chien à loup que les ouailles brouteraienttranquilles ; après, par exemple, gare là-dessous ! C’estpourquoi tout le monde y tenait, à la vie du bon empereur ;pas une mère qui ne fût prête à s’ouvrir les veines pour lui fairedu sang plus vermeil et plus riche.

Puis, soudainement, tout cet amour se tournaen haine, un mot d’ordre infernal circula :

« Tuons-le…, c’est le bon tyran, le plusexécrable de tous, puisqu’il ne nous laisse pas même le droit à larévolte. »

Et sous le palais impérial miné, dynamité,dans la nuit du caveau où les conjurés s’activaient, de l’eaujusqu’à la ceinture vous laisse à deviner quel mystérieux compagnonaux yeux étincelants menait l’œuvre de mort, fermant les cœurs à lapeur, à la pitié, et, quand le coup partit, poussant le hourrahsuprême…

Ah ! Le pauvre empereur, on ne retrouvapas gros de lui sous les décombres ! Quelques flocons de barberoussie, une main de justice tordue par la flamme ; et tout desuite la Guerre démuselée hurla, le ciel fut noir de corbeauxassemblés au-dessus des frontières, la grande tuerie commença et nefinit plus.

Pendant que les peuples s’égorgeaient au moyend’engins épouvantables, que de toutes parts sur l’horizon lesvilles prises d’assaut flambaient comme des torches, par leschemins encombrés de bétail en déroute, de charrettes sansconducteurs, le long des champs en friche, des fleuves rouges desang, des vignes et des moissons impitoyablement massacrées, Jésusde son pas allègre, toujours le bâton sur l’épaule et sur sestalons le bon vieux saint qui essayait vainement de le fléchir.Jésus tirait vers un pays très loin où professait un docteurfameux, du nom de M. Mauve.

M. Mauve, grand guérisseur d’hommes et debêtes, dirigeant à sa volonté toutes les forces de la nature, avaitquasiment trouvé la prolongation de la vie humaine ; il yétait, il s’en fallait de çà, quand, une nuit, par la maladressed’un nouveau garçon de laboratoire, très beau, très pâle, et qu’onne revit jamais plus, plusieurs bocaux remplis de poisons trèssubtils restèrent débouchés, et au matin M. Mauve, en ouvrantsa porte, tomba raide asphyxié.

Du coup la vie humaine ne fut pas prolongée,bien au contraire ; car le savant collectionnait chez lui,pour l’étude, une foule d’anciens fléaux, d’extraordinaires lèpresd’Égypte et du Moyen Age, dont les germes évadés des cornues serépandirent par le monde entier et le désolèrent. Il y eut despluies de crapauds, empestées et ignobles, comme du temps desHébreux ; puis des fièvres, jaune, maligne, quarte, tierce,seconde, des pestes, des typhus, un tas de maladies perdues,greffées sur de toutes récentes, d’autre aussi qu’on ne connaissaitpas encore, et dans le peuple tout cela s’appelait « le mal deM. Mauve ».

Dieu vous garde de ce mal terrible, mesenfants !

Les os fondaient comme du verre, les muscless’effilochaient. On souffrait tant, qu’on ne criait plus ; lesmalades avant de mourir tombaient par morceaux, s’en allaient enbouillie sur les chemins, et la voirie n’avait pas assez de pellesni de tombereaux pour les ramasser.

« Mâtin ! Voilà une bonne affaire defaite !… disait saint Pierre d’une joie faussement joyeuse oùroulaient des larmes…

Et à présent, Maître, si nous rentrions cheznous… Je commence à me languir.

Jésus savait bien que ce semblant de languisoncachait une grande pitié pour les humains, et lui, pourtant si bon,s’était juré de les exterminer jusqu’au dernier. Il faut dire aussiqu’ils lui en avaient tant fait !… on se lasse à la fin.

Pour lors, continuant sa route sans répondre,il marchait dans la campagne avec son vieux serviteur par un petitmatin vert et rosé, lorsqu’à travers les appels des coqs et toutela bramée animale qui salue le lever du jour, une clameur humainevint jusqu’à eux, un cri de femme montant à grandes ondes, parépreintes, tantôt immense à déchirer l’horizon, puis s’apaisant enune longue plainte douce, à laquelle ceux qui l’ont entendue unefois ne peuvent plus se tromper. Dans le jour qui commençait, unêtre arrivait au monde. Jésus, songeur, s’arrêta. S’il en naissaittoujours, à quoi servait de les détruire »…

Et tourné vers le chaume d’où le cri étaitvenu, il leva sa main blanche en menace.

« Pitié !… Maître, pitié pour lestout petits ! » sanglota le brave saint Pierre.

Le Seigneur le rassura d’un mot.

À cet enfant de lait comme à tous ceux quinaîtraient dorénavant sur la terre, il venait de faire un don debienvenue. Pierre n’osa pas demander ce que c’était, mais moi jepeux vous le dire, mes amis. Jésus leur avait donné l’expérience, àces pauvres agneaux, et ce fut quelque chose de terrible.

Pensez que, jusqu’alors, quand un hommemourait, l’expérience de cet homme s’en allait avec lui. Mais voilàqu’après le don de Jésus, il y eut sur la terre de l’expérienceaccumulée. Les enfants naquirent tristes, vieux, découragés ;à peine les yeux ouverts, ils découvraient le bout de tout, et l’onvit cette chose abominable : des suicides d’enfants, des toutpetits cherchant à se détruire de leurs menottes désespérées.

Et cependant ce n’était pas encore assez, larace maudite ne voulait pas s’éteindre et s’obstinait à vivre quandmême.

Alors, pour en finir plus vite, le Christenleva aux hommes et aux femmes le goût de l’amour, le sentiment dela beauté. Il n’y eut plus de joie d’aucune sorte sur la terre,plus d’effusion dans la prière ni dans la volupté. On ne cherchaitplus que l’oubli de tout, on n’aspirait qu’au sommeil… Oh !Dormir…, ne plus penser, ne plus vivre…

Elle était, comme vous voyez, dans un bientriste état, la pauvre humanité, et n’en avait sans doute plus pourlongtemps, car l’infatigable exterminateur hâtait de plus en plussa besogne. Il parcourait toujours le monde, en errant voyageur, lepaquet au bout du bâton, son compagnon derrière lui, bien las, biencourbé, les deux sillons de larmes se creusant davantage le long deses joues, à mesure que le Maître sur son passage déchaînait lesvolcans, les cyclones et les tremblements de terre.

Or, un beau matin d’Assomption, comme Jésusmarchait sur la mer, glissant à la surface des flots ainsi que nousle montrent les Écritures, il arriva au milieu des îles del’Océanie, dans ces mêmes parages du Pacifique que nous traversonsen ce moment.

D’un bouquet d’îles tout verdoyant venaientjusqu’à lui sur la brise de mer des voix de femmes et d’enfants quichantaient des cantiques provençaux.

« Té ! s’écria saint Pierre, ondirait des airs de Tarascon. »

Jésus se tourna à demi :

« De mauvais chrétiens, je crois, cesTarasconnais ?

– Oh ! Maître, ils se sont bien amendésdepuis les temps, » s’empressa de répondre le bon saint, craignantque sur un signe de la main divine l’île dont ils approchaient nes’engloutît sous les flots.

Cette île, vous l’avez deviné, n’était autreque Port-Tarascon, où les habitants, en l’honneur de l’Assomption,faisaient une procession solennelle.

Et quelle procession, mes enfants !

D’abord les pénitents, tous les pénitents, desbleus, des blancs, des gris, de toutes les couleurs, précédés deleurs clochettes qui mêlaient ensemble leur notes de cristal etd’argent. Après les pénitents, les confréries de femmes, tout deblanc vêtues et couvertes de longs voiles comme les saintes duParadis. Puis venaient les vieilles bannières, si hautes que lesfigures de saints, aux auréoles tissées en or dans les étoffes desoie, semblaient descendre du ciel au-dessus de la foule. LeSaint-Sacrement avançait ensuite, sous son dais de velours rouge,très lent, très lourd, surmonté de grands panaches, près duquel lesenfants de chœur portaient au bout de longs bâtons dorés de grosseslanternes vertes où brûlaient de petites flammes. Et tout le peuplesuivait, jeunes et vieux, chantant et priant tant qu’ils avaient desouffle.

La procession se déroulait tout autour del’île, tantôt sur la plage, tantôt au versant des collines, tantôtsur les sommets où les grands encensoirs, balancés, laissaient delégères fumées bleues dans le soleil.

Saint Pierre ébloui murmura :

« Que c’est beau !… » sans uneparole de plus, car il désespérait de fléchir son compagnon, aprèstant de vaines tentatives : mais justement il se trompait.

Le Fils de l’homme, touché au cœur par cestransports de foi naïve, regardait flotter les bannières dePort-Tarascon, et songeait, immobile sur la crête des vagues,regrettant pour la première fois sa mission de mort.

Soudain il leva son pâle et doux visage et,dans le silence de la mer apaisée, d’une forte voix qui remplitl’univers, il cria vers le ciel :

« Père, Père, unsursis !… »

Et ils se comprirent sans plus parler, le Pèreet le Fils, à travers le clair espace.

Le père Bataillet en était là de sonrécit.

L’auditoire silencieux restait sans bouger deplace, très ému, quand tout à coup, du haut de la passerelle duTutu-panpan, le capitaine Scrapouchinat cria :

« L’île de Port-Tarascon est en vue,monsieur le Gouverneur. Avant une heure nous serons dans larade. »

Alors tout le monde fut debout et il y eut ungrand brouhaha.

Chapitre 6

 

L’arrivée à Port-Tarascon. – Personne. –Débarquement des milices. – PHARMA… BEZU Bravida prend le contact.– Terrible catastrophe. – Un pharmacien tatoué.

« Que diable est ceci ?… personneau-devant de nous…,  » dit Tartarin, le tumulte des premierscris de joie apaisé.

Sans doute le navire n’avait pas encore étésignalé de la terre.

Il fallait s’annoncer. Trois coups de canonroulèrent à travers deux longues îles d’un vert gras, d’un vertrhumatisme, entre lesquelles le steamer venait de s’engager.

Tous les regards étaient tournés vers lerivage le plus proche, une étroite bande de sable, large dequelques mètres seulement ; au-delà, des pentes raides toutescouvertes d’un écroulement de sombre verdure depuis les sommetsjusqu’à la mer.

Quand l’écho des coups de canon eut cessé degronder, un grand silence enveloppa de nouveau ces îles d’aspectsinistre. Toujours personne : et le plus inexplicable encore,c’est qu’on ne voyait ni port, ni fort, ni ville, ni jetées, nibassins de radoub…, rien !

Tartarin se tourna vers Scrapouchinat qui déjàdonnait des ordres pour le mouillage :

« Êtes-vous bien sûr,capitaine ?… »

L’irascible long-cours répondait par une salvede jurons. S’il était sûr, coquin de sort !… il connaissaitson métier peut-être, nom d’un tonnerre !… il savait conduireson navire !…

« Pascalon, allez me chercher la carte del’île… » fit Tartarin, toujours très calme.

Il possédait heureusement une carte de lacolonie, dressée à une très grande échelle, où étaientminutieusement détaillés caps, golfes, rivières, montagnes, etjusqu’à l’emplacement des principaux monuments de la ville.

Elle fut aussitôt étalée, et Tartarin, entouréde tous, se mit à l’étudier en suivant du doigt.

Bien cela ; ici, l’île de Port-Tarascon…,l’autre île en face, là…, le promontoire chose…, très bien… Àgauche les récifs de coraux… parfaitement… Mais alors, quoi ?La ville, le port, les habitants, qu’est-ce que tout ça étaitdevenu ?

Timide, bégayant un peu, Pascalon suggéra quepeut-être il y avait là-dessous une farce de Bompard, si connu enTarascon pour ses plaisanteries.

« Bompard peut-être, fit Tartarin… maisBézuquet, un homme de toute prudence, de tout sérieux… Du reste,pour si farceur qu’on soit, on n’escamote pas une ville, un port,des bassins de carénage. »

À la longue-vue, on apercevait bien sur lacôte quelque chose comme une baraque ; mais les récifs decoraux ne permettaient pas au navire d’approcher davantage, et, àcette distance, tout se perdait dans le vert noir desfeuillages.

Très perplexes, tous regardaient, déjà prêtspour le débarquement, leurs paquets à la main, la vieilledouairière d’Aigueboulide elle-même portant sa petite chaufferette,et, dans la stupéfaction générale, on entendit le Gouverneur enpersonne murmurer à demi-voix :

« C’est vraiment bienextraordinaire !… » Tout à coup il se redressa :

« Capitaine, faites armer le grand canot.Commandant Bravida, sonnez à la milice. »

Pendant que le clairon ta-ra-ta-tait, queBravida faisait appel, Tartarin, plein d’aisance, rassurait lesdames :

« Ne craignez rien. Tout va s’expliquer,certainement… ».

Et aux hommes, à ceux qui ne venaient pas àterre :

« Dans une heure nous serons de retour.Attendez-nous là, que personne ne bouge. »

Ils n’avaient garde de bouger, l’entouraient,disaient comme lui :

« Oui, monsieur le Gouverneur… Tout vas’expliquer… certainement… ». Et en ce moment Tartarin leurparaissait immense.

Dans le grand canot, il prit place avec sonsecrétaire Pascalon, son chapelain le Père Bataillet, Bravida,Tournatoire, Excourbaniès et la milice, tous armés jusqu’aux dents,sabres, haches, revolvers et carabines, sans oublier le fameuxwinchester à trente-deux coups.

À mesure qu’on se rapprochait de ce silencieuxrivage où rien ne remuait, on distinguait un vieil appontement enmadriers et planches, tout rongé de mousse dans une eau croupie.Que ce fût là cette jetée sur laquelle les naturels venaientau-devant des passagers de la Farandole, voilà quisemblait incroyable. Un peu plus loin apparaissait une espèce devieille baraque, aux fenêtres fermées de volets de fer, rouges,peints au minium, qui jetaient un reflet sanglant dans l’eau morte.Un toit de planches la recouvrait, mais crevassé, disjoint.

Sitôt débarqués, ce fut là que l’on courut.Une ruine, à l’intérieur comme au dehors. De grands lambeaux deciel se voyaient à travers la toiture, le plancher gondolés’effritait en pourriture de bois, d’énormes lézardsdisparaissaient dans les crevasses, des bêtes noires grouillaientle long des murs, de visqueux crapauds bavaient dans les coins.Tartarin, en entrant le premier, avait failli marcher sur unserpent gros comme le bras. Partout une odeur d’humide, de moisi,écœurante et fade.

À quelques débris de cloisons encore debout,on reconnaissait que la baraque avait été divisée en compartimentsétroits comme des boxes d’écurie ou des cabines. Sur une de cescloisons se lisaient en lettres d’un pied ces mots : Pharma…Bézu… Le reste avait disparu, mangé par la moisissure ; maispour deviner « Pharmacie Bézuquet », il ne fallait pasêtre grand clerc.

« Je vois ce que c’est, dit Tartarin, ceversant de l’île était malsain, et après un essai de colonisationils sont allés s’installer de l’autre côté. »

Puis, d’une voix décidée, il donna l’ordre aucommandant Bravida de partir en reconnaissance à la tête de lamilice : il pousserait jusqu’en haut de la montagne ; delà, explorerait le pays et verrait certainement fumer les toits dela ville.

« Dès que vous aurez pris le contact,vous nous avertirez par une mousquetade. »

Quant à lui, il resterait en bas, au quartiergénéral, avec son secrétaire, son chapelain et quelques autres.

Bravida et le lieutenant Excourbanièsrangèrent leurs hommes et se mirent en route. Les miliciensavancèrent en bon ordre ; mais le terrain montant, recouvertd’une mousse algueuse et glissante, rendait la marche difficile, etles rangs ne tardèrent pas à se diviser.

On traversa un petit ruisseau, sur le bordduquel restaient quelques vestiges d’un lavoir, un battoir oublié,tout cela verdi par cette mousse dévorante, envahissante, qu’onretrouvait à chaque pas. Un peu plus loin, les traces d’une autreconstruction, qui semblait avoir été un blockhaus.

Le bon ordre des milices acheva de sedésorganiser par la rencontre de centaines de trous très rapprochésles uns des autres, traîtreusement masqués d’une végétation deronces et de lianes.

Plusieurs hommes s’y effondrèrent avec ungrand fracas de buffleteries et d’armes, faisant fuir sous leurchute de ces gros lézards pareils à ceux de la baraque. Ces trousn’étaient pas trop profonds, rien que de légères excavationscreusées en alignement.

« On dirait un ancien cimetière, »observa le lieutenant Excourbaniès. Cette idée lui venait de vaguesapparences de croix, faites de branches entrelacées, maintenantreverdies, retournées à la nature, et prenant des formes de ceps devigne sauvage. En tous cas un cimetière déménagé, car il n’yrestait plus trace d’ossements.

Après une pénible escalade à travers d’épaisfourrés, ils arrivèrent enfin sur la hauteur. On y respirait un airplus sain, renouvelé par la brise et tout chargé des senteursmarines. Au loin s’étendait une grande lande après laquelle lesterrains redescendaient insensiblement vers la mer. La ville devaitêtre par là.

Un milicien, le doigt tendu, montra des fuméesqui montaient, pendant qu’Excourbaniès criait d’un tonjoyeux : « Écoutez…, les tambourins…, lafarandole ! »

Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bienla vibration sautillante d’un air de farandole. Port-Tarasconvenait au-devant d’eux.

On voyait déjà les gens de la ville, une fouleémergeant là-bas des pentes, à l’extrémité du plateau.

« Halte ! dit subitement Bravida, ondirait des sauvages. »

En tête de la bande, devant les tambourins, ungrand noir dansait, maigre, en tricot de matelot, des lunettesbleues sur les yeux, brandissant un tomahawk.

Les deux troupes arrêtées et s’observant àdistance tout à coup Bravida partit d’un éclat de rire :

« C’est trop fort !… Ah ! Lefarceur…, « et, rengainant son sabre au fourreau, il se mit àcourir en avant. Ses hommes le rappelaient :

« Commandant !…commandant !… »

Mais il ne les écoutait pas, courait toujours,et, croyant s’adresser à Bompard, criait au danseur enapprochant :

« Connu, mon bon…, trop sauvage…, tropnature… »

L’autre continuait à danser en faisanttournoyer son arme ; et quand le malheureux Bravida s’aperçutqu’il avait en face de lui un véritable canaque, il était trop tardpour éviter le terrible coup de casse-tête qui défonça son casqueen liège, fit sauter sa pauvre petite cervelle et l’étenditraide.

En même temps éclatait une tempête dehurlements, de flèches et de balles. En voyant tomber leurcommandant, les miliciens avaient fait feu d’instinct, puiss’étaient enfuis, sans s’apercevoir que les sauvages faisaient demême.

D’en bas Tartarin entendit la fusillade.« Ils ont pris le contact, » dit-il allègrement. Mais sa joiese changea en stupeur lorsqu’il vit sa petite armée revenir endésordre, bondissant à travers bois, les uns sans chapeaux,d’autres sans souliers, jetant tous le même cri terrifiant :« Les sauvages !… les sauvages !… ». Il y eutun moment de panique effroyable. Le canot prit le large et se sauvaà toutes rames. Le Gouverneur courait sur le rivage, clamant :« Du sang-froid !… du sang-froid !… » d’unevoix blanche, d’une voix de goéland en détresse qui redoublait lapeur de tous.

Le pêle-mêle du sauve-qui-peut se prolongeaquelques instants sur l’étroit banc de sable ; mais comme onne savait de quel côté fuir, on finit par se rassembler. Aucunsauvage d’ailleurs ne se montrant, on put se reconnaître,s’interroger.

« Et le commandant ?

– Mort. »

Quand Excourbaniès eut raconté la funesteméprise de Bravida, Tartarin s’écria :

« Malheureux Placide »… Aussi quelleimprudence… en pays ennemi… Il ne s’éclairait donc pas !…

Tout de suite il donna l’ordre de placer dessentinelles, qui, désignées, s’éloignèrent lentement deux par deux,bien décidées à ne pas trop s’écarter du gros de la troupe. Puis onse réunit en conseil, pendant que Tournatoire s’occupait dupansement d’un blessé qui avait reçu une flèche empoisonnée etenflait à vue d’œil d’une façon extraordinaire.

Tartarin prit la parole :

« Avant tout, éviter l’effusion desang.

Et il proposa d’envoyer le Père Bataillet avecune palme qu’il agiterait de loin, afin de savoir un peu ce qui sepassait du côté de l’ennemi et ce qu’étaient devenus les premiersoccupants de l’île.

Le Père Bataillet se récria :

« Ah ! Vaï ! Unepalme !… J’aimerais mieux votre winchester à trente-deuxcoups.

– Hé ! bien, si le révérend ne veut pas yaller, j’irai, moi, reprit le Gouverneur. Seulement, vousm’accompagnerez, monsieur le chapelain, car je ne sais pas assez lepapoua…

– Moi non plus, je ne le sais pas.

– Comment diable !… Mais alors qu’est-ceque vous m’apprenez depuis trois mois ?…

Toutes les leçons que j’ai prises pendant latraversée, quelle langue était-ce donc ?… »

Le Père Bataillet, en beau Tarasconnais qu’ilétait, se tira d’affaire en disant qu’il ne savait pas le papoua depar ici, mais le papoua de par là-bas.

Pendant la discussion, une nouvelle panique seproduisit, des coups de fusil éclatèrent dans la direction dessentinelles, et de la profondeur du bois sortit une voix éperduequi criait avec l’accent de Tarascon :

« Ne tirez pas…, mille noms denoms !… ne tirez pas ! »

Une minute après, bondissait des broussaillesun être bizarre, hideux, couvert de tatouages vermillon et noir quilui faisaient comme un maillot de clown de la tête aux pieds.C’était Bézuquet.

« Té !… Bézuquet.

– Eh ! comment va ?

– Comment se fait-il ?…

– Mais où sont les autres ?

– Et la ville, et le port, et le bassin deradoub ?

– De la ville, répondit le pharmacien enmontrant la baraque en ruine, voilà ce qui reste ; deshabitants, voici, – et il se désignait lui-même. – Mais avant tout,jetez-moi vite quelque chose sur le corps pour cacher lesabominations dont ces misérables m’ont couvert. »

De vrai, toutes les imaginations les plusimmondes de sauvages en délire lui avaient été dessinées sur lapeau à coups de poinçon.

Excourbaniès lui donna son manteau de grand depremière classe, et, après s’être réconforté d’une lampéed’eau-de-vie, l’infortuné Bézuquet commença, avec l’accent qu’iln’avait pas perdu et l’élocution tarasconnaise :

« Si vous fûtes douloureusementsurpris ce matin en voyant que la ville de Port-Tarascon n’existaitque sur la carte, pensez si nous autres de la Farandole etdu Lucifer, en arrivant…

– Pardon que je vous coupe, dit Tartarin envoyant les sentinelles, à la lisière du bois, donner des signesd’inquiétude. Je crois qu’il sera plus sage que vous fassiez votrerécit à bord. Ici, les cannibales peuvent nous surprendre.

– Pas du tout… Votre fusillade les a mis enfuite… Ils ont tous quitté l’île, et j’en ai profité pourm’évader. »

Tartarin insista. Il préférait le récit deBézuquet à bord, devant le grand Conseil réuni. La situation étaittrop grave.

On héla le canot, qui depuis le commencementde l’échauffourée se tenait lâchement à distance, et l’on regagnale navire, où tout le monde attendait avec angoisse le résultat dela première reconnaissance.

Chapitre 7

 

Continuez, Bézuquet… – Le duc de Monsest-il ou non un imposteur ? – L’avocat Franquebalme –« Verum enim vero », le « parce que du parcequ’est-ce ». – Un plébiscite. – Le « Tutu-panpan »disparaît à l’horizon.

Sinistre, cette odyssée des premiers occupantsde Port-Tarascon, racontée dans le salon du Tutu-panpan,devant le Conseil où siégeait les Anciens, le Gouverneur, lesDirecteurs, les Grands de première et de deuxième classe, lecapitaine Scrapouchinat et son état-major, tandis qu’en haut, surle pont, les passagers, fiévreux d’impatience et de curiosité, nepercevaient que le bourdonnement soutenu de la basse-taille dupharmacien et les violentes interruptions de son auditoire.

D’abord, sitôt l’embarquement, laFarandole à peine sortie du port de Marseille, Bompard,gouverneur provisoire et chef de l’expédition, brusquement prisd’un mal étrange, de forme contagieuse, disait-il, s’était faitdescendre à terre, passant ses pouvoirs à Bézuquet… HeureuxBompard !… On eût dit qu’il devinait tout ce qui les attendaitlà-bas.

À Suez, trouvé le Lucifer en tropmauvais état pour continuer sa route et transbordé sa cargaison surla Farandole déjà bondée.

Ce qu’ils avaient souffert de la chaleur, surce damné navire ! Restait-on dehors, on fondait ausoleil ; si l’on descendait, on étouffait, serrés les unscontre les autres.

Aussi, en arrivant à Port-Tarascon, malgré ladéception de ne rien trouver du tout, ni ville, ni port, niconstructions d’aucune sorte, on avait un tel besoin de s’espacer,de se détendre, que le débarquement sur cette île déserte leursemblait un soulagement, une vraie joie. Le notaire Cambalalette,le cadastreur, les avait même égayés d’une chansonnette comique surle cadastre océanien. Ensuite étaient venues les réflexionssérieuses.

« Nous décidâmes alors, dit Bézuquet,d’envoyer le navire à Sydney pour en rapporter des matériaux deconstruction et vous faire passer la dépêche désespérée que vousavez reçue. »

De toutes parts des protestationséclatèrent.

« Une dépêche désespérée ?…

– Quelle dépêche ?…

– Nous n’avons pas reçu de dépêche… »

La voix de Tartarin domina letumulte :

« En fait de dépêche, mon cher Bézuquet,nous n’avons eu que celle où vous racontiez la belle réception quevous avaient faite les indigènes et le Te Deum chanté à lacathédrale. »

Les yeux du pharmacien s’élargissaient destupeur :

« Un Te Deum à lacathédrale ! Quelle cathédrale ?

– Tout s’expliquera… Continuez, Ferdinand…,dit Tartarin.

– Je continue…, « répondit Bézuquet.

Et son récit devint de plus en pluslugubre.

Les colons s’étaient mis courageusement àl’œuvre. Possédant des instruments aratoires, ils commencèrent àdéfricher ; seulement le terrain était exécrable, rien nepoussait. Puis vinrent les pluies…

Un cri de l’auditoire interrompit de nouveaul’orateur :

« Il pleut donc ?

– S’il pleut !… Plus qu’à Lyon…, plusqu’en Suisse…, dix mois de l’année. »

Ce fut une consternation. Tous les regards setournèrent vers les hublots, à travers lesquels on distinguait desbrumes épaisses, des nuées immobiles sur le vert noir, le vertrhumatisme de la côte.

« Continuez, Ferdinand, « ditTartarin.

Et Bézuquet continua.

Avec les pluies perpétuelles, les eauxstagnantes, les fièvres, la malaria, le cimetière fut bien viteinauguré. Aux maladies s’ajoutaient l’ennui, la languison.Les plus vaillants n’avaient même pas le courage de travailler,tellement s’amollissaient les corps dans ce climat toutdétrempé.

On se nourrissait de conserves ainsi que delézards, de serpents apportés par les Papouas campés de l’autrecôté de l’île, et qui, sous prétexte de vendre le produit de leurpêche et de leur chasse, se glissaient astucieusement dans lacolonie, sans que personne se méfiât d’eux.

Si bien qu’une belle nuit les sauvagesenvahirent le baraquement, pénétrant comme des diables par laporte, par les fenêtres, par les ouvertures du toit, s’emparèrentdes armes, massacrèrent ceux qui tentaient de résister etemmenèrent les autres à leur camp.

Pendant un mois ce fut une suite ininterrompued’horribles festins. Les prisonniers, à tour de rôle, étaientassommés à coups de casse-tête, rôtis sur des pierres brûlantesdans la terre, comme des cochons de lait, et dévorés par cessauvages cannibales…

Le cri d’horreur poussé par tout le conseilporta la terreur jusque sur le pont, et le gouverneur eut à peinela force de murmurer encore :

« Continuez, Ferdinand. »

Le pharmacien avait vu disparaître ainsi, unpar un, tous ses compagnons, le doux Père Vezole, souriant etrésigné, disant :

« Dieu soit loué ! » jusqu’à lafin, le notaire Cambalalette, le joyeux cadastreur, trouvant laforce de rire même sur le gril.

« Et les monstres m’ont obligé d’enmanger, de ce pauvre Cambalalette » ajouta Bézuquet toutfrémissant encore de ce souvenir.

Dans le silence qui suivit, le bilieuxCostecalde, jaune, la bouche tordue de rage, se tourna vers leGouverneur :

« Pas moins, vous nous aviez dit, vousaviez écrit et fait écrire qu’il n’y avait pasd’anthropophages ! »

Et comme le gouverneur accablé baissait latête, Bézuquet répondit :

« Pas d’anthropophages !…C’est-à-dire qu’ils le sont tous. Ils n’ont pas de plus grand régalque la chair humaine, surtout la nôtre, celle des blancs deTarascon, à ce point qu’après avoir mangé les vivant ils ont passéaux morts. Vous avez vu l’ancien cimetière ? Il n’y resterien, pas un os ; ils ont tout raclé, nettoyé, torché commedes assiettes chez nous, quand la soupe est bonne ou qu’on noussert une carbonade à l’aïoli.

– Mais vous-même, Bézuquet, demanda un grandde première classe, comment fûtes-vous épargné ? »

Le pharmacien pensait qu’à vivre dans lesbocaux, à mariner dans les produits pharmaceutiques, menthe,arsenic, arnica, ipécacuana, sa chair à la longue avait pris ungoût d’herbages qui ne leur allait sans doute pas, à moins qu’aucontraire, justement à cause de son odeur de pharmacie, on ne l’eûtgardé pour la bonne bouche.

Le récit terminé :

« Hé bien, maintenant, qu’est-ce que nousfaisons ? interrogea le marquis des Espazettes.

– Quoi, qu’est-ce que vous faites ?… ditScrapouchinat de son ton hargneux, vous n’allez toujours pas resterici, je pense ? »

On s’écria de tous côtés :

« Ah ! Non… Bien sûr que non…

–…Quoique je ne sois payé que pour vousamener, continua le capitaine, je suis prêt à rapatrier ceux quivoudront. »

En ce moment tous ses défauts de caractère luifurent pardonnés. Ils oublièrent qu’ils n’étaient, pour lui, quedes « singes verts » bons à fusiller. On l’entoura, on lefélicita, les mains se tendaient vers lui. Au milieu du bruit, lavoix de Tartarin se fit tout à coup entendre, sur un ton de grandedignité :

« Vous ferez ce que vous voudrez,messieurs, quant à moi je reste. J’ai ma mission de Gouverneur, ilfaut que je la remplisse. »

Scrapouchinat hurlait :

« Gouverneur de quoi ? Puisqu’il n’ya rien ? »

Et les autres :

« Le capitaine a raison… puisqu’il n’y arien… »

Mais Tartarin :

« Le duc de Mons a ma parole,messieurs.

– C’est un filou, votre duc de Mons, ditBézuquet, je m’en suis toujours douté, même avant d’en avoir lapreuve.

– Où est-elle cette preuve ?

– Pas dans ma poche, toujours ! » Etd’un geste pudique le pharmacien serrait autour de son corps lemanteau de grand de première classe qui abritait sa nuditétatouée.

« Ce qu’il y a de sûr, c’est que Bompardagonisant m’a dit, au moment de quitter la Farandole :« Méfiez-vous du Belge, c’est un blagueur… » S’ilavait pu parler, m’en dire davantage…, mais la maladie ne lui enlaissait pas la force. »

D’ailleurs, quelles meilleures preuvespouvait-on avoir que cette île même, infertile, malsaine, où le ducles avait envoyés pour défricher et coloniser, et ces faussesdépêches ?

Un grand mouvement se fit dans le conseil,tous parlant à la fois, approuvant Bézuquet, accablant le ducd’injurieuses épithètes : « menteur…, blagueur…, saleBelge !… »

Tartarin, héroïque, leur tenait tête àtous :

« Jusqu’à preuve du contraire, je réservemon opinion sur monsieur de Mons…

– La nôtre est faite, d’opinion…, unvoleur !…

– Il a pu être imprudent, mal éclairélui-même…

– Ne le défendez pas, il mérite le bagne…

– Quant à moi, nommé par lui Gouverneur dePort-Tarascon, je reste à Port-

Tarascon…

– Restez-y seul alors.

– Seul, soit, si vous m’abandonnez. Qu’on melaisse des outils de labour…

– Mais puisque je vous dis que rien ne vient,lui cria Bézuquet.

– Vous vous y êtes mal pris,Ferdinand. »

Alors Scrapouchinat s’emporta, frappant dupoing la table du conseil.

« Il est fou !… Je ne sais ce qui metient de l’emmener de force et, s’il résiste, de le fusiller commeun singe vert.

– Essayez donc, coquin desort ! »

Bouffant de colère, le geste menaçant, le PèreBataillet, venait de se dresser aux côtés de Tartarin. Il y eutéchange de violentes paroles, de locutions tarasconnaises tellesque « Vous manquez de sens… Vous déparlez… Vous dites deschoses qui ne sont pas de dire… »

Dieu sait comment tout cela eût fini sansl’intervention de l’avocat Franquebalme, directeur de lajustice.

C’était, ce Franquebalme, un avocat trèsdisert, aux arguments émaillés de toutes fois et quantes, d’unepart, d’autre part, aux discours cimentés à la romaine,solides comme l’aqueduc du pont du Gard. Beau prud’homme latin,nourri d’éloquence et de logique cicéroniennes, déduisant toujourspar verum enim vero le parce que du parcequ’est-ce, il profita du premier moment d’accalmie pourprendre la parole et, en longues et belles périodes qui sedéroulaient sans fin, émit l’avis d’un plébiscite. Les passagersvoteraient oui ou non ; d’une part ceux qui voudraient resterresteraient ; d’autre part ceux qui voudraient s’en aller s’eniraient avec le navire, après que les charpentiers du bord auraientreconstruit la grande maison et le blockhaus.

Cette motion de Franquebalme, qui mettait toutle monde d’accord, une fois adoptée, sans plus tarder on fitcommencer le vote.

Une grande agitation se produisit sur le pontet dans les cabines, dès qu’on sut de quoi il s’agissait. Onn’entendait que plaintes et gémissements. Ces pauvres gens avaientmis leur avoir en l’achat des fameux hectares : allaient-ilsdonc tout perdre, renoncer à ces terres qu’ils avaient payées, àleur espoir de colonisation. Ces raisons d’intérêt les poussaient àrester, mais aussitôt un regard sur le sinistre paysage les jetaitdans l’hésitation. La grande baraque en ruines, cette verdure noireet mouillée derrière laquelle on s’imaginait le désert et lescannibales, la perspective d’être mangés comme Cambalalette, riende tout cela n’était encourageant, et les désirs se tournaientalors vers la terre de Provence, si imprudemment abandonnée.

La foule des émigrants remplissait le navired’un grouillement de fourmilière dévastée. La vieille douairièred’Aigueboulide errait sur le pont, sans lâcher sa chaufferette nisa perruche.

Au milieu de la rumeur des discussions quiprécédaient le vote, on n’entendait que des imprécations contre leBelge, le sale Belge… Ah ! Ce n’était plus M. le duc deMons !… Le sale Belge… On disait cela les dents serrées, lepoing tendu.

Malgré tout, sur un millier de Tarasconnais,cent cinquante votèrent pour rester avec Tartarin. Il faut dire quela plupart étaient des dignitaires et que le Gouverneur avaitpromis de leur laisser leurs fonctions et leurs titres. Denouvelles discussions s’élevèrent pour le partage des vivres entreles partants et les restants.

« Vous vous ravitaillerez àSydney », disaient ceux de l’île à ceux du navire.

– Vous chasserez et vous pêcherez, répondaientles autres, qu’avez-vous besoin de tant deconserves ? »

La Tarasque donna lieu aussi à de terriblesdébats. Retournerait-elle à Tarascon ?… Resterait-elle à lacolonie ?…

La dispute fut très ardente. Plusieurs foisScrapouchinat menaça le Père Bataillet de le faire passer par lesarmes.

Pour maintenir la paix, l’avocat Franquebalmedut employer de nouveau toutes les ressources de sa sagesse deNestor et faire intervenir ses judicieux verum enim vero.Mais il eut beaucoup de peine à calmer les esprits, surexcités endessous par cet hypocrite Excourbaniès qui ne cherchait qu’àentretenir la discorde.

Velu, hirsute, criard, avec sa devise de« Fen dé brut !., faisons dubruit !… » Le lieutenant de la milice était tellement duMidi qu’il en était nègre, et nègre pas seulement par la noirceurde la peau et les cheveux crépus, mais aussi par sa lâcheté, sondésir de plaire, dansant toujours la bamboula du succès devant leplus fort, devant le capitaine Scrapouchinat entouré de sonéquipage quand on était à bord, devant Tartarin au milieu de lamilice quand on se trouvait à terre. À chacun d’eux il expliquaitdifféremment les raisons qui le décidaient à opter pourPort-Tarascon, disant à Scrapouchinat :

« Je reste parce que ma femme vas’accoucher, sans quoi… »

Et à Tartarin :

« Pour rien au monde je ne ferai routeencore avec cet ostrogoth. » Enfin, après bien destiraillements, le partage se termina tant bien que mal. La Tarasquerestait à ceux du navire en échange d’une caronade et d’unechaloupe.

Tartarin avait arraché, pièce à pièce, vivres,armes et caisses d’outils. Pendant plusieurs jours il y eut unperpétuel va-et-vient de canots chargés de mille choses, fusils,conserves, boites de thon et de sardines, biscuits, provisions depâtés d’hirondelles et de pains-poires. En même temps la cognéerésonnait dans les bois, où l’on faisait force abattages pour laréparation de la grande maison et du blockhaus. Les sonneries duclairon se mêlaient au bruit des haches et des marteaux. Dans lejour les miliciens en armes gardaient les travailleurs, par crainted’une attaque des sauvages ; la nuit, ils restaient campés surle rivage, autour des bivouacs. « Pour se rompre au service encampagne, » disait Tartarin. Quand tout fut prêt, on se quitta unpeu fraîchement. Les partants jalousaient les restants : cequi ne les empêchaient pas de dire sur un petit tonmoqueur :

« Si ça marche, écrivez-vous, alors nousreviendrons… » De leur côté, malgré leur apparente confiance,bien des colons auraient préféré être à bord.

L’ancre dérapée, le navire tira une salve decoups de canon, et la caronade, servie par le Père Bataillet,répondit de la terre, pendant qu’Excourbaniès jouait sur saclarinette : Bon voyage, cher Dumollet.

N’importe ! Quand le Tutu-panpaneut doublé le promontoire et définitivement disparu, bien des yeuxse mouillèrent sur le rivage, et la rade de Port-Tarascon devintsubitement immense.

Partie 2

Chapitre 1

 

MÉMORIAL DE PORT-TARASCON.

Journal rédigé par le Secrétaire PASCALON.

Où se trouve consigné tout ce qui a étédit et fait dans la colonie libre sous le Gouvernement deTartarin.

20 décembre 1881. — J’entreprends deconsigner sur ce registre les principaux événements de lacolonie.

J’aurai du mal, avec toute la besogne quim’incombe déjà : directeur du secrétariat, tant de paperassesadministratives, et puis, dès que j’ai une minute, quelques versprovençaux brouillonnés à la hâte, car il ne faut pas que lesfonctions officielles tuent le Félibre en moi.

Enfin j’essayerai, et ce sera curieux, unjour, de lire ces débuts de l’histoire d’un grand peuple. Je n’aiparlé à personne du travail que je commence aujourd’hui, pas mêmeau Gouverneur.

À noter d’abord la bonne tournure des affairesdepuis huit jours que le Tutu-panpan est parti. Ons’installe. Le drapeau de Port-Tarascon, qui porte la Tarasqueécartelée sur les couleurs françaises, flotte au sommet dublockhaus.

C’est là qu’est établi le Gouvernement,c’est-à-dire notre Tartarin, les directeurs et les bureaux. Lesdirecteurs célibataires, comme moi, M. Tournatoire, directeurde la santé, et le Père Bataillet, grand chef de l’artillerie et dela marine, sont logés au Gouvernement, et mangent à la table deTartarin. M. Costecalde et M. Excourbaniès, qui sontmariés, mangent et couchent en ville.

Nous appelons en ville la grandemaison que les charpentiers du Tutu-panpan ont remise enétat. On a fait tout autour une sorte de boulevard, auquel on adonné le nom de Tour-de-Ville, comme à Tarascon. L’habitude estdéjà prise parmi nous. On dit « Nous irons en ville, ce soir…Êtes-vous allé en ville, ce matin ?… Si nous allions enville ?… » Et cela semble tout naturel. Le blockhaus estséparé de la ville par un ruisseau que nous appelons lePetit-Rhône. De mon bureau, quand la fenêtre est ouverte, j’entendsles battoirs des laveuses, toutes penchées le long de la berge,leurs chants, leurs appels en ce parler provençal si coloré, sipimpant, et je peux me croire encore au pays.

Une seule chose me gâte le séjour duGouvernement : la poudrière. On nous a laissé une grandequantité de poudre déposée dans le sous-sol avec des provisions dediverse nature, ail, conserves, liquides, réserves d’armes,d’instruments et d’outils ; le tout soigneusementcadenassé ; mais c’est égal, de penser qu’on a là, sous lespieds, une si grande quantité de matières combustibles etexplosibles, la peur vous prend, surtout la nuit.

25 septembre. — Hier,Mme Excourbaniès s’est heureusement accouchée[5] d’un gros garçon, le premier citoyeninscrit sur les registres d’état-civil de Port-Tarascon. Il a étébaptisé en grande cérémonie à Sainte Marthe des Lataniers, notrepetite église provisoire construite en bambous et à toiture delarges feuilles.

J’ai eu le bonheur d’être parrain et d’avoirpour commère Mlle Clorinde des Espazettes, bien un peu grande pourmoi, mais si jolie, si bravette sous les taches de lumière quifiltraient à travers le treillis de bambous et les feuilles maljointes du toit !

Toute la ville se trouvait là. Notre bonGouverneur a prononcé de belles paroles qui nous ont tous émus, etle Père Bataillet a raconté une de ses plus jolies légendes.

Partout, ce jour-là, les travaux ont étésuspendus, comme un jour de fête. Après le baptême, promenade surle Tour-de-Ville. Tout le monde était en joie ; il semblaitque le nouveau-né apportât de l’espoir et du bonheur à la colonie.Le Gouvernement a fait distribuer double ration de thon et depains-poires ; et sur toutes les tables, le soir, fumait unplat d’extra. Nous autres, nous avions mis rôtir un porc sauvagetué par le marquis, le premier fusil de l’île après Tartarin.

Le dîner fini, resté seul avec mon bon maître,je le sentais si affectueux, si paternel, que je lui ai avoué monamour pour Mlle Clorinde. Il a souri, il le connaissait et m’apromis d’intervenir, plein de paroles encourageantes.

Malheureusement, la marquise est uned’Escudelle de Lambesc, très fière de ses origines, et moi rienqu’un simple roturier. De bonne famille, sans doute, rien à nousreprocher, mais ayant toujours vécu bourgeois. J’ai aussi contremoi ma timidité, mon léger bégayement. Je commence en plus à medéplumer un peu dans le haut… Il est vrai que la direction dusecrétariat à mon âge !… Ah ! S’il n’y avait que lemarquis ! Lui, pardi ! Pourvu qu’il chasse… Ce n’est pascomme la marquise, avec ses quartiers.

Pour vous donner une idée de son orgueil, àcette personne, tout le monde, en ville, se réunit le soir dans lesalon commun. C’est très gentil ; les dames font leur tricot,les hommes leur partie de whist. Mme des Espazettes, elle,trop fière, reste avec ses filles, dans leur cabine tellementétroite que, quand ces dames se changent de robe, elles ne peuventle faire que l’une après l’autre. Hé bien, la marquise aime mieuxpasser ses soirées là, recevoir chez elle, offrir aux invités quine savent où s’asseoir des infusions de tilleul ou de camomille,plutôt que de se mêler avec tout le monde, par horreur de larafataille. C’est pour vous dire ! Enfin, malgrétout, j’ai encore de l’espoir.

29 septembre. – Hier, leGouverneur est descendu en ville. Il m’avait promis de parler demon affaire et de me savoir à dire quelque chose en remontant. Vouspensez si je l’attendais avec impatience ! Mai, au retour, ilne m’a ouvert la bouche de rien.

Pendant le déjeuner il était nerveux ; encausant avec son chapelain, il lui est échappé de dire« Différemment, nous manquons un peu trop de rafataille àPort-Tarascon… »

Comme Mme des Espazettes de Lambesc atoujours ce mot méprisant de rafataille aux lèvres, j’ai penséqu’il l’avait vue et que ma demande n’était pas accueillie, mais jen’ai pu savoir la vérité, car tout de suite le Gouverneur s’est misà parler du rapport du directeur Costecalde au sujet descultures.

Désastreux, ce rapport. Essaisinfructueux : ni maïs, ni blé, ni pommes de terre, nicarottes, rien ne vient. Pas d’humus, pas de soleil, trop d’eau, unsous-sol imperméable, toutes les semences noyées. Bref, ce qu’avaitannoncé Bézuquet, et plus sinistre encore !

Il faut dire que le directeur des culturesfait peut-être exprès de pousser les choses au pire, de lesprésenter sous leur plus mauvais jour. Un si mauvais esprit, ceCostecalde ! Toujours jaloux de la gloire de Tartarin et animécontre lui d’une haine sournoise.

Le Révérend Père Bataillet, qui n’y va pas parquatre chemins, demandait carrément sa destitution, mais leGouverneur lui a répondu avec sa haute raison et sa modérationhabituelles :

« Pas d’emballement… » Puis, ensortant de table, il est entré dans le cabinet de Costecalde et luiest venu comme ça, très calme :

« Et autrement, monsieur le Directeur,ces cultures ? »

L’autre a répondu sans se bouger,aigrement :

« J’ai adressé mon rapport à monsieur leGouverneur.

– Voyons, voyons. Costecalde, il est un peusévère, votre rapport ! »

Costecalde devint tout jaune.

« Il est comme il est, et si ça vousfâche… »

Sa voix sonnait l’insolence, mais Tartarin secontint à cause des assistants.

« Costecalde, fit-il avec deux flammesdans ses petits yeux gris, je vous dirai deux mots quand nousserons seuls. »

C’était terrible, j’en avais la sueur qui mecoulait…

3o septembre. — C’est bience que je craignais, ma demande a été repoussée par les desEspazettes. Je suis de trop petite extraction. On m’autorise àvenir comme autrefois, mais défense d’espérer…

Qu’espèrent-ils donc eux-mêmes ?… Ilssont seuls de nobles dans la colonie. À qui comptent-ils donnerleur fille. Ah ! Monsieur le marquis vous en agissez bien malavec moi…

Que faire ?… Quel parti prendre ?…Clorinde m’aime, je le sais ; mais elle est trop sage pours’enlever avec un jeune homme et partir se marier dans quelqueautre pays… Le moyen d’abord, puisque nous sommes dans une île,sans communications avec le dehors !

Encore j’aurais compris leur refus, quand jen’étais qu’élève en pharmacie. Mais aujourd’hui, avec ma position,mon avenir…

Combien d’autres s’estimeraient heureuses dema recherche ! Sans aller bien loin, cette petiteFranquebalme, bonne musicienne, qui joue le piano, qui apprend sessœurs, en voilà une dont les parents seraient enchantés si jelevais seulement un doigt !

Ah ! Clorinde, Clorinde… Finis, les joursde bonheur !… Et pour m’achever, la pluie tombe depuis cematin, tombe sans arrêt, rayant tout, noyant tout, mettant un voilegris sur les choses.

Bézuquet n’avait pas menti. Il pleut, àPort-Tarascon, il pleut… La pluie vous entoure de partout, vousenferme comme dans un grillage serré de cage à cigales. Plusd’horizons. La pluie, rien que la pluie. Elle inonde la terre, ellecrible la mer, qui mêle à la pluie tombante une pluie remontanted’éclaboussures et d’embruns…

3 octobre. – Le mot duGouverneur était juste nous manquons un peu trop derafataille ! Moins de quartiers de noblesse, moins degrands dignitaires, et quelques plombiers, maçons, couvreurs,charpentiers de plus, tout irait mieux dans la colonie.

Cette nuit, avec la pluie continue, cestrombes d’eau irrésistibles, le toit de la grande maison a crevé etune inondation s’est produite en ville. Toute la matinée, plaintessur plaintes, va-et-vient incessant de la ville auGouvernement.

Les bureaux se sont rejeté la responsabilitédes uns aux autres. Les cultures ont dit que l’affaire regardait lesecrétariat, le secrétariat soutenait que c’était une questionrelevant de la santé ; celle-ci a renvoyé les plaignants à lamarine parce qu’il s’agissait de travaux de charpente.

En ville, ils s’en prenaient à l’État dechoses, et ne décoléraient pas.

Pendant ce temps, la fissure s’élargissait,l’eau tombait en cascade du toit, et dans toutes les cabines on nevoyait que des gens avec des parapluies ouverts, qui sechamaillaient, criaient, accusaient le Gouvernement, inondés etfurieux.

Heureusement que nous n’en manquons pas, deparapluies ! Dans nos pacotilles d’objets pour échanges avecles sauvages, il y en avait une grande quantité, presque autant quede colliers de chiens.

Pour en finir avec l’inondation, c’est unefille Alric, au service de Mlle Tournatoire, qui a échelé le toitet cloué dessus une feuille de zinc empruntée au magasin. LeGouverneur m’a chargé de lui écrire une lettre defélicitations.

Si je consigne ici l’incident, c’est parce quedans cette circonstance la faiblesse de la colonie m’estapparue.

Administration excellente, zélée, compliquéemême, et bien française ; mais, pour coloniser, les forcesmanquent : plus de paperasses que de bras.

Je suis aussi frappé d’une chose, c’est quechacun de nos gros bonnets se trouve chargé de la besogne àlaquelle il était le moins apte et préparé. Voilà l’armurierCostecalde qui a passé sa vie au milieu des pistolets, desLefaucheux, de tous les engins de chasse, il est directeur descultures. Excourbaniès n’avait pas son pareil pour fabriquer lesaucisson d’Arles, hé bien, depuis l’accident de Bravida, on l’afait directeur de la guerre et chef des milices. Le Père Batailleta pris l’artillerie et la marine, parce qu’il a l’humeurbelliqueuse, mais en définitive, ce qu’il sait le mieux encore,c’est dire la messe et raconter des histoires.

En ville, la même chose. Nous avons là un tasde braves gens, petits rentiers, marchands de rouennerie, épiciers,pâtissiers, qui possèdent des hectares et ne savent qu’en faire,n’ayant pas la moindre notion de culture.

Je ne vois guère que le Gouverneur quiconnaisse vraiment son affaire. Ah ! celui-là, il sait tout,il a tout vu, tout lu, se représente surtout les choses avec unevivacité !… Malheureusement il est trop bon et ne veut jamaiscroire au mal. Ainsi encore maintenant il a confiance au Belge, àce scélérat, à cet imposteur de duc de Mons ; il espère encorele voir arriver avec des colons, des provisions, et tous les joursquand j’entre dans sa chambre, son premier mot est :

« Pas de navire en vue, ce matin,Pascalon ?… »

Et dire qu’un homme aussi bienveillant, un siexcellent Gouverneur, a des ennemis ! Oui, des ennemis déjà,il le sait et ne fait qu’en rire. C’est tout naturel qu’on m’enveuille, me dit-il quelquefois, puisque je suis l’État dechoses. »

8 octobre. — Passé lamatinée à établir un tableau de recensement que je donne ici. Cedocument sur l’origine de la colonie aura cela d’intéressant qu’ila été dressé par un des fondateurs, un des ouvriers de la premièreheure. En regard de chaque nom, mis une petite note afin de bienconnaître ceux qui sont pour ou contre le Gouverneur. Ne figurentsur cette liste ni les femmes ni les enfants, parce qu’ils nevotent pas.

Colonie de Port—Tarascon

TABLEAU DE RECENSEMENT[6]

NOMS – TITRES ET QUALITÉS – OBSERVATIONS

S. Ex. Tartarin – Gouverneur, grand cordon del’ordre

Testanière (Pascal dit Pascalon) – Directeurdu secrétariat, grand de 2e classe – Excellent, si j’ose ledire

R. P. Bataillet – Directeur de l’artillerie etde la Marine, Chapelain du Gouverneur et grand de 1e classe – Pensebien mais exalté

Excourbaniès (Spiridion) – Directeur de laguerre, chef des milices et de l’orphéon, grand de 1e classe – Àsurveiller

Dr Tournatoire – Directeur de la Santé,médecin en chef de la colonie, grand de 1e classe – Excellent

Costecalde (Fabius) – Directeur des cultures,grand de 1e classe – Exécrable

Franquebalme (Cicéron) – Directeur de lajustice, grand de 1e classe – Très bon mais ennuyeux

Torquebiau (Marius) – Sous-directeur ausecrétariat, grand de 2e classe – Bon

Bézuquet (Ferdinand) – Sous-directeur à lasanté, médecin adjoint et pharmacien de la colonie

Galoffre – Sacristain et garde d’artillerie –Très bon

Rugimabaud (Antonin)/Barban (Sénèque) –Attaché au service des cultures – Très mauvais

Marquis des Espazettes – lieutenant de lamilice – Bon

Baumevieille (Dosithée)/Caussemille(Timothée)/Escaras – Colon – Bon

Barafort (Alphonse) – Colon – Douteux

Rabinat (marin) – Colon – Bon

Coudougnan (marin)/ Roumengas (marin) – Colon– Douteux

Douladour (marin)/Miègeville (marin)/ Mainfort(marin)/ Bousquet (marin)/ Lafranque (marin) / Traversière – Colon– Bon

Bouffartigue(Néron) – Patissier – Bon

Pertus – Cafetier – Très mauvais

Rebuffat – Confiseur – Bon

Berdoulat (Marc) – Tambour – Bon

Fourcade – Clairon – Bon

Bécoulet – Clairon – Mauvais

Vézanet – milicien – Douteux

Malbos – Milicient – Bon

Caissargue/ Bouillargue – milicien – Trèsmauvais

Habidos/Trouhias/ Reyranglade/Tolozan –Milicien – Bon

Margouty/ Prou – Milicien – Douteux

Trouche – Milicien – Bon

Sève – Milicien – Douteux

Sorgue – Milicien – Bon

Cade/Puech/Bosc – Milicien – Très bon

Jouve – Milicien – Bon

Truphénus/ Roquetaillade/Barbusse – Milicien –Exécrable

Barbouin – Milicien – Mauvais

Rougnonas/Saucine – Milicien – Très bon

Sauze/Roure/Barbigal – Milicien – Bon

Merinjane – Milicien – Douteux

Ventebren – Milicien – Bon

Gavot – Milicien – Mauvais

Marc-Aurelle – Milicien – Très bon

Coq de Mer/Ponge (aîné)/Gargas/Lapalud/Bezouce– Orphéoniste – Bon

Ponge (jeune) – Orphéoniste – Mauvais

Picheral – Orphéoniste – Bon

Mézoule/Oustalet/Terron (Marc-Antoine) –Chasseur – Bon

10 octobre. — Le marquis desEspazettes et quelques adroits tireurs, ne pouvant plus sortir àcause de la pluie, avaient imaginé d’installer des cibles envieilles boites de fer-blanc, récipients de conserves de thon, desardines ou de pains-poires, et toute la journée ils tiraientlà-dessus par les fenêtres.

Nos anciens chasseurs de casquettes,maintenant que casques et casquettes sont trop difficiles àrenouveler, passaient ainsi chasseurs de conserves. Excellentexercice en soi. Mais Costecalde ayant persuadé au Gouverneur quecela entraînait un trop grand gaspillage de poudre, un décret vientde paraître interdisant le tir des boites. Les chasseurs deconserves sont furieux, la noblesse boude ; seuls Costecaldeet sa bande se frottent les mains.

Mais enfin que peut-on lui reprocher, à notrepauvre Gouverneur ? Ce scélérat de Belge l’a trompé commenous. Est-ce de sa faute s’il pleut toujours, si l’on ne peut pasfaire courir des bœufs à cause du mauvais temps ?

C’est comme un sort sur ces malheureusescourses, que nos Tarasconnais se réjouissaient tant de trouverici ; on avait amené tout exprès quelques vaches et un taureaude Camargue, le Romain, fameux dans les fêtes votives duMidi. À cause des pluies, qui ne permettaient pas de les laisser aupâturage, on tenait les bêtes dans une écurie, mais voilà que, sansqu’on sache comment. — je ne serais pas étonné qu’il y ait encoredu Costecalde là-dessous, — le Romain s’est échappé.

Maintenant il bat la forêt, il est devenusauvage, un vrai bison. Et c’est lui qui met en fuite et faitcourir le monde, au lieu qu’on le fasse courir. Est-ce encore lafaute de notre Tartarin ?

Chapitre 2

 

Les courses de taureaux à Port-Tarascon. –Aventures et combats. – Arrivée du roi Négonko et de sa filleLikiriki. – Tartarin frotte son nez contre le nez du roi. – Ungrand diplomate.

Jour par jour, page à page, avec la minutiedes grises rayures de la pluie, avec la monotonie terne etdésespérante de son embue sur la rade, le « mémorial »que nous avons sous les yeux continue la chronique de lacolonie ; mais, craignant de fatiguer le lecteur, nous allonsrésumer le journal de l’ami Pascalon.

Les rapports se tendant de plus en plus entrela ville et le Gouvernement, pour essayer de rattraper sapopularité Tartarin décida d’organiser enfin les courses detaureaux, pas avec le Romain, bien entendu, qui tenaittoujours le maquis, mais avec les trois vaches qui restaient.

Bien étiques, bien maigres, ces troismalheureuses Camarguaises habituées au plein air, au grand soleil,et recluses dans une humide et sombre écurie depuis leur arrivée àPort-Tarascon ! N’importe ! Cela valait mieux que rien.D’avance, sur un terrain de sable au bord de la mer où s’exerçaitla milice d’habitude, une estrade avait été dressée, le cirqueétabli au moyen de piquets et de cordes tendues.

On profita d’une entre-lueur de beau temps, etl’État de choses, chamarré, entouré de ses dignitaires en grandcostume, prit place sur l’estrade, pendant que colons, miliciens,leurs dames, demoiselles et servantes, se tassaient autour descordes, et que les petits couraient dans le rond en criant« Té !… Té !… lesbœufs… »

Oubliés en ce moment les ennuis des longsjours pluvieux, oubliés les griefs contre le Belge, le sale Belge« Té !… Té !… les bœufs… »Rien que ce cri les grisait tous de joie.

Soudain un roulement de tambours. C’était lesignal. Le cirque envahi se vida en un clin d’œil et une des bêtesentra dans la lice, accueillie par de frénétiques hourras. Ellen’avait rien de terrible. Une pauvre vache efflanquée, effarée, quiregardait autour d’elle de ses gros yeux déshabitués de lalumière ; elle se planta au milieu du cirque et ne bougeaplus, avec un long meuglement plaintif, son flot de rubans entreles cornes, jusqu’à ce que la foule indignée l’eût chassée del’arène à coups de triques.

Pour la seconde vache, ce fut bien une autreaffaire. Rien ne put la décider à sortir de l’écurie. On eut beaula pousser, la tirer, par la queue, par les cornes, lui piquer lemuseau d’une pointe de trident, impossible de lui faire passer laporte.

Alors, voyons la troisième. On la disait trèsméchante, celle-là, très excitée. En effet, elle entra dans lecirque au galop, creusant le sable de ses pieds fourchus, sefouettant les flancs de sa queue, distribuant les coups de tête àdroite et à gauche…, Enfin on allait avoir une belle course !…Pas plus ! La bête prend son élan, franchit la corde, écartela foule de ses cornes baissées, et court tout droit se jeter dansla mer.

De l’eau jusqu’au jarret, puis jusqu’augarrot, elle avançait, avançait toujours. Bientôt on ne vit plusque ses naseaux, le croissant de ses deux cornes au-dessus de lamer. Elle resta là jusqu’au soir, sinistre, silencieuse et toute lacolonie, du rivage, l’injuriait, la sifflait, lui jetait despierres, sifflets et huées dont le pauvre État de choses, descendude son estrade, avait bien aussi sa part.

Les courses manquées, il fallait un dérivatifà la mauvaise humeur générale ; le meilleur fut la guerre, uneexpédition contre le roi Négonko. Le drôle, depuis la mort deBravida, de Cambalalette, du père Vézole et de tant d’autres bravesTarasconnais, s’était enfui avec ses Papouas, et dès lors onn’avait plus entendu parler de lui. Il habitait, disait-on, dansune île voisine, à deux ou trois lieues au large, dont ondistinguait les lignes confuses par les jours clairs, maisinvisible la plupart du temps derrière l’horizon embrumé de pluiescontinuelles. Tartarin, d’humeur pacifique, avait longtemps reculédevant une expédition, mais cette fois la politique le décida.

La chaloupe mise en état, réparée,approvisionnée, ornée à l’avant de la couleuvrine servie par lePère Bataillet et son sacristain Galoffre, vingt miliciens bienarmés embarquèrent sous les ordres d’Excourbaniès et du marquis desEspazettes, et un matin on prit la mer.

Leur absence dura trois jours, qui parurentbien longs à la colonie. Puis, vers la fin du troisième jour, uncoup de couleuvrine entendu au large amena tout le monde sur lerivage, et l’on vit arriver la chaloupe, ses voiles dehors, l’avantrelevé, d’une allure rapide, comme poussée par un vent de triomphe.Avant même qu’elle eût atteint la plage, les cris joyeux de ceuxqui la montaient, le « fén dé brut »d’Excourbaniès, annonçaient de loin le succès complet del’expédition.

On avait tiré une vengeance éclatante descannibales, brûlé des tas de villages, tué au dire de chacun desmilliers de Papouas. Le chiffre variait, mais toujoursénorme ; les récits aussi différaient ; le certain, c’estqu’on ramenait cinq ou six prisonniers de marque, parmi lesquels leroi Négonko lui-même et sa fille Likiriki, conduits au Gouvernementau milieu des ovations que la foule faisait aux vainqueurs.

Les miliciens défilaient, portant, comme lessoldats de Christophe Colomb au retour de la découverte duNouveau-Monde, toutes sortes d’objets étranges, plumes éclatantes,peaux de bêtes, armes et défroques de sauvages. Mais on se pressaitsurtout sur le passage des prisonniers. Les bons Tarasconnais lesexaminaient avec une curiosité haineuse. Le Père Bataillet avaitfait jeter sur leur nudité moricaude quelques couvertures dont ilss’enveloppaient à demi ; et de les voir ainsi affublés, de sedire qu’ils avaient mangé le Père Vezole, le notaire Cambalaletteet tant d’autres, on sentait le même frémissement de répulsion quedevant des boas de ménagerie digérant sous les plis de leur litièrede laine. Le roi Négonko marchait le premier, long vieux noir augros ventre d’enfant de lait, coiffé comme d’une calotte par unechevelure crépue et toute blanche, une pipe en terre rouge deMarseille pendue à son bras gauche par une ficelle. Près de lui lapetite Likiriki, aux yeux luisants de diablotin, parée de colliersde corail et de bracelets de coquillages rosés. Après eux de grandssinges noirs à longs bras, grimaçant d’horribles sourires à dentspointues.

On se permit d’abord quelques plaisanteries,on disait :

« Voilà de l’ouvrage pour MlleTournatoire », et la bonne vieille demoiselle, reprise par sonidée fixe, songeait, en effet, à habiller tous ces sauvages ;mais la curiosité se tourna bientôt en fureur au souvenir descompatriotes mangés par les cannibales.

Des clameurs :

« À mort… à mort !…zou !… » se firent entendre. Excourbaniès, pour se donnerl’air plus militaire, avait repris le mot de Scrapouchinat etcriait « qu’il fallait les fusiller tous comme des singesverts ! »

Tartarin se tourna vers lui, et du gestearrêtant ce furieux :

« Spiridion, dit-il, respectons les loisde la guerre. »

Ne vous extasiez pas trop cette belle parolemasquait un acte politique.

Défenseur acharné du duc de Mons, au fondTartarin gardait un doute. Si tout de même il avait eu affaire à unfilou ! Le traité que de Mons disait avoir passé avec le roiNégonko pour l’achat de l’île serait alors faux comme le reste, leterritoire ne leur appartiendrait pas. Les bons pour hectares neseraient que des papiers sans valeur.

Aussi le Gouverneur, bien loin de songer àfusiller ses prisonniers comme des « singes verts ».fit-il au roi papoua une réception solennelle.

Il savait comment s’y prendre, ayant lu tousles récits des navigateurs, connaissant par cœur Cook,Bougainville, d’Entrecasteaux.

Il s’approcha du roi et frotta son nez contrele sien. Le sauvage parut très surpris, car cet usage n’existaitplus depuis longtemps chez ces peuplades. Pourtant le roi se laissafaire, croyant sans doute à quelque tradition tarasconnaise ;et les autres prisonniers, voyant cela, même la petite Likiriki quin’avait qu’un petit nez de chat, presque pas de nez du tout,voulurent absolument exécuter la même cérémonie avec Tartarin.

Quand on se fut bien frotté le nez, il s’agitd’entrer en communication par la parole avec ces animaux. Le PèreBataillet leur parla d’abord son papoua de par là-bas, mais commece n’était pas le papoua de par ici, naturellement ils n’ycomprirent goutte. Cicéron Franquebalme, qui savait à peu prèsl’anglais, essaya de cette langue. Excourbaniès leur bredouillaquelques mots d’espagnol, mais sans plus de succès l’un quel’autre.

« Faisons-les toujours manger, » ditalors Tartarin.

On ouvrit quelques boites de thon. Cette foisles sauvages comprirent, se jetèrent aussitôt sur les conserves, etles dévorèrent gloutonnement, vidant les boites, les nettoyantjusqu’au fond avec leurs doigts ruisselants d’huile. Puis, après delarges lampées d’eau-de-vie qu’il semblait aimer toutparticulièrement, le roi, à la grande stupeur de Tartarin et desautres, entonna d’une voix rauque :

Dé brin o dé bran

Cabussaran

Dou fenestroun

De Tarascoun

Dedins lou Rosé

Cette chanson tarasconnaise éructée par cesauvage aux lèvres lippues, aux dents noires de bétel, prenait unephysionomie fantastique et féroce. Mais comment Négonko savait-ille tarasconnais ?

Après un moment de stupéfaction, ons’expliqua.

Pendant les quelques mois de voisinage avecles infortunés passagers de la Farandole et duLucifer, les Papouas avaient appris le parler des bords duRhône ; ils le dénaturaient bien un peu mais, les gestesaidant, on pouvait parvenir à s’entendre.

Et l’on s’entendit.

Interrogé au sujet du duc de Mons, le roiNégonko déclara que de ce blanc, ni de qui que ce fût de semblablejamais de sa vie il n’avait entendu parler ; Pareillement quel’île n’avait jamais été vendue ; Pareillement qu’il n’avaitjamais eu de traité.

Jamais de traité !… Tartarin, sanss’émouvoir, en fit préparer un, séance tenante.

L’érudit Franquebalme collabora pour beaucoupà la rédaction sévère et minutieuse de ce document. Il y mit toutesa connaissance de la loi, trouva de nombreux « attenduque… » et avec son ciment romain en fit un tout solide etcompact.

Le roi Négonko cédait l’île de Port-Tarasconmoyennant un baril de rhum, dix livres de tabac, deux parapluies decotonnade et une douzaine de colliers de chiens.

Un codicille ajouté au traité autorisaitNégonko, sa fille et ses compagnons à s’installer sur la côteoccidentale de l’île, cette partie où l’on n’allait jamais à causedu Romain, le fameux taureau devenu bison, la seule bêtedangereuse de la colonie.

Tout cela conclu en conférence secrète etenlevé en quelques heures.

Ainsi, grâce à l’habileté diplomatique deTartarin, les bons d’hectares se trouvèrent valables, etreprésentèrent réellement quelque chose, ce qui ne leur étaitjamais arrivé.

Chapitre 3

 

Il pleut toujours – Invasion de maladiesaqueuses – La soupe à l’ail. – Ordre du gouverneur – L’ail vamanquer ! – L’ail ne manquera pas. – Le baptême deLikiriki…

Cependant toujours la mouillure, toujours leciel gris et l’eau qui tombait, qui tombait… Le matin, en ville, onvoyait s’entrouvrir les fenêtres, des mains se tendredehors :

« Il pleut ?

– Il pleut !… »

Il pleuvait continuellement, comme dans lesrécits de Bézuquet.

Pauvre Bézuquet ! Malgré tant de misèresendurées avec ceux de la Farandole et du Lucifer,il était resté à Port-Tarascon n’osant retourner en terrechrétienne à cause de son tatouage. Redevenu pharmacien etaide-major de classe très infime sous les ordres de Tournatoire,l’ancien gouverneur provisoire aimait encore mieux cela qued’exhiber dans les pays civilisés sa figure monstrueuse et sesmains toutes piquetées et carminées. Seulement il se vengeait deses malheurs en faisant à ses compagnons les prédictions les plussinistres. S’ils se plaignaient de la pluie, de la boue, de lamoisissure, il haussait les épaules :

« Attendez un peu… Vous en verrez biend’autres ! »

Et il ne se trompait pas. De vivre ainsitoujours trempés, par là-dessus le manque de viandes fraîches,beaucoup tombèrent malades. Les vaches étaient depuis longtempsmangées. On ne comptait plus sur les chasseurs, quoiqu’il y eûtparmi eux des tireurs très adroits, tels que le marquis desEspazettes, et tous pénétrés des principes de Tartarin, deux tempspour la caille, trois temps pour la perdrix.

Le diable, c’est qu’il n’y avait ni perdrix,ni cailles, ni rien de semblable, pas même de goélands ni demouettes, aucun oiseau de mer n’abordant jamais ce côté del’île.

On ne rencontrait dans les excursions dechasse que quelques porcs sauvages, mais si rares ! ou deskangourous, d’un tir très difficile à cause de leurs bondssautillants.

Tartarin ne pouvait dire au juste combien ilfallait compter pour cet animal. Un jour le marquis des Espazettesl’interrogeant à ce sujet, il répondit un peu au hasard :

« Comptez six, monsieur lemarquis… »

Des Espazettes compta six et n’attrapa rienqu’un gros rhume sous la pluie à torrents et indiscontinue.

« Il faudra que j’y aille moi-même, » ditTartarin ; mais il remettait toujours la partie, à cause dumauvais temps, et la venaison se faisait de plus en plus rare.Certainement les gros lézards n’étaient pas mauvais, mais à forced’en manger on prenait en horreur cette chair blanche et fade, dontle pâtissier Bouffartigue faisait des conserves, d’après lesprocédés des Pères-Blancs.

À cette privation de viande fraîche s’ajoutaitle manque d’exercice. Que faire dehors, sous cette pluie, dans lesflaques de boue qui les entouraient ? Noyé, sombré, leTour-de-Ville !

Quelques vaillants colons, Escarras,Douladour, Mainfort, Roquetaillade, partaient parfois malgrél’averse pour aller bêcher la terre ; remuer leurs hectares,acharnés à des essais de plantations qui produisaient des chosesextraordinaires : dans la chaleur humide de cette terretoujours trempée, les céleris en une nuit devenaient des arbresgigantesques, et d’un dur ! Les choux aussi prenaient undéveloppement phénoménal, mais tout en tiges, longues comme desfûts de palmiers ; quant aux pommes de terre et aux carottes,il fallait y renoncer.

Bézuquet l’avait bien dit : rien nevenait ou tout venait trop.

À ces causes multiples de démoralisation,joignez le mal d’ennui, le souvenir de la patrie si lointaine, leregret des chauds cagnards[7]tarasconnais, le long des vieux remparts dorés de lumière, et nevous étonnez pas si le nombre des malades augmentait chaquejour.

Heureusement pour eux que le directeur de lasanté Tournatoire ne croyait pas à la pharmacopée, et au lieu dedroguer, de poutringuer ses malades comme Bézuquet, leurordonnait « une bonne petite soupe à l’ail ».

Et pas à dire :   « mon belami ! » jamais il ne manquait son coup. Vous aviez desgens tout gonflés, sans voix ni souffle, qui demandaient déjà leprêtre et le notaire. Arrivait la petite soupe à l’ail, troisgousses dans un petit pot, trois cuillerées de bonne huile d’oliveavec une rôtie dessus, et ces gens qui ne pouvaient plus parlercommençaient par dire :

« Outre !, ça sentbon… »

Rien que l’odeur les revenait tout desuite.

Ils prenaient une assiette, deux assiettes, età la troisième les voilà debout, désenflés, la voix naturelle, puisle soir au salon faisant leur partie de whist. Disons aussi quec’étaient tous des Tarasconnais.

Une seule malade, et malade de marque, la trèshaute dame des Espazettes née de l’Escudelle de Lambesc, avaitrefusé le remède de Tournatoire. Bon pour la rafataille, la soupe àl’ail, mais quand on descend des croisades !… Elle ne voulaitpas plus en entendre parler que du mariage de Clorinde avecPascalon. La malheureuse dame était pourtant dans un étatdéplorable. Celle-là, oui, l’avait, le mal. Entendez parce nom vague la maladie bizarre, aqueuse, abattue sur cette coloniede méridionaux. Ceux qui en souffraient devenaient subitement trèslaids, les yeux tout suintants, le ventre et les jambesenflés ; cela faisait penser au terrible « mal deM. Mauve » dans la légende du Fils del’homme.

La pauvre marquise était donc touteboudenfle pour employer une expression du Mémorial ;et chaque soir, quand le doux et désespéré Pascalon descendait enville, il trouvait la pauvre femme au lit, sous un grand parapluiede cotonnade bleue attaché à son chevet, geignant et s’obstinant àrefuser la soupe à l’ail, pendant que la longue et douce Clorindes’activait autour d’une cafetière de tilleul, et que le marquis,dans un coin, bourrait philosophiquement des cartouches pour sachasse très aléatoire du lendemain.

Dans les cases voisines, l’eau s’égouttait surles parapluies ouverts, les enfants piaillaient, ou des bruits dedispute, des éclats de discussions politiques arrivaient dusalon ; et toujours le crépitement de la pluie sur les vitres,sur le toit de zinc, toujours le gargouillement des gouttières encascades.

Entre temps, Costecalde continuait ses sourdesmenées, le jour dans son cabinet de directeur des cultures, le soiren ville, dans le salon commun, avec ses âmes damnées Barban etRugimabaud, qui l’aidaient à répandre les bruits les plussinistres, celui-ci entre autres « L’ail vamanquer !… »

Et quelle consternation de penser qu’un jourprochain on serait peut-être privé de cet ail sauveur, guérisseur,de cette panacée universelle gardée dans les magasins duGouvernement, à qui Costecalde reprochait de l’accaparer.

Excourbaniès, – et de quelstonitruements ! – soutenait la calomnie du directeur descultures. Il y a un vieux proverbe tarasconnais qui dit« Larrons de Pise, le jour se battent entre eux, et la nuitvolent ensemble. » C’était bien le cas de cet Excourbaniès àdouble face, qui, devant Tartarin, au Gouvernement, parlait contreCostecalde, tandis qu’en ville, le soir, il faisait chorus avec lespires ennemis du Gouverneur.

Tartarin, dont on sait la patience et labonté, était loin d’ignorer ces attaques. Le soir, lorsqu’il fumaitsa pipe accoudé à la fenêtre ouverte, parmi les bruits nocturnes,mêlés aux murmures du Petit-Rhône et de tous les ruisselets forméspar les averses sur les pentes, il distinguait de lointainesdiscussions, des échos de voix furieuses, il voyait à travers l’airbrouillé d’eau les lumières tremblotantes courir derrière lesvitres de la grande maison ; et à l’idée que tout ce trainétait causé par Costecalde, sa main frémissait sur la barred’appui, ses yeux crachaient de la flamme dans l’ombre mais comme,après tout, ces émotions, jointes à l’humidité de l’air, pouvaientlui faire prendre le mal, il se maîtrisait, refermait la fenêtre etallait tranquillement se coucher.

Les choses pourtant s’envenimèrent au pointqu’il se décida à un grand parti, cassa aux gages Costecalde et sesdeux séides, enleva même au directeur son manteau de premièreclasse, nommant à sa place Beaumevieille, ancien horloger, pas plusfort peut-être en culture que son prédécesseur, mais à coup sûrtrès honnête homme, et merveilleusement secondé par Labranque,ancien fabricant de toile cirée, et Rebuffat, à la renommée desberlingots, qui remplaçaient comme sous-directeurs Rugimabaudet Barban. Le décret fut affiché de très bonne heure sur la portede la grande maison, en sorte que Costecalde, sortant le matin pouraller à son bureau, en reçut l’outrage en pleine figure. C’estalors qu’on put voir combien Tartarin avait eu raison d’agir aveccette vigueur.

Dans l’affaire d’une heure ou deux surgirentet se dirigèrent vers la Résidence une vingtaine peut-être demécontents, tous armés jusqu’aux yeux et criant :

« À bas le Gouverneur !… Àmort !… Au Rhône !… Zou ! Zou !…Démission ! Démission ! »

Derrière la bande suivait maître Excourbaniès,hurlant plus fort que tous les autres :

« Démission !… Fen débrut !… Démission !… »

Malheureusement il pleuvait, et à verse, cequi les obligeait de tenir leur parapluie d’une main et leur fusilde l’autre. Du reste, le gouvernement avait pris ses mesures.

Passé le Petit-Rhône, les insurgés arrivèrentdevant le blockhaus, et virent ceci :

Au premier étage, Tartarin s’encadrait dans safenêtre large ouverte, avec son winchester à trente-deux coups, etderrière lui ses fidèles chasseurs de casquettes ou de conserves,le marquis des Espazettes au premier rang, des tireurs qui à troiscents pas vous mettaient, en comptant quatre, leur balle dans lepetit rond d’étiquette d’une boite de pains-poires.

En bas, sous l’auvent du grand portail, lePère Bataillet, penché sur sa caronade, n’attendait pour tirer quele signal du Gouverneur.

Si formidable et si inattendu l’aspect decette artillerie, mèche allumée, que les révoltés reculèrent, etqu’Excourbaniès, par un de ces brusques changements d’allures quilui étaient habituels, se mit à danser un pas frénétique, ce qu’ilappelait cyniquement la bamboula du succès, sous la fenêtre deTartarin, rugissant tant qu’il avait de souffle :

« Vive le Gouverneur !… Vive l’Étatde choses !… Faisons du bruit !… Ah ! ah !ah ! »

Tartarin, du haut de son poste, le winchestertoujours au poing, lança d’une voix vibrante :

« Rentrons chez nous, messieurs lesmécontents. L’eau tombe, et je craindrais de vous retenir pluslongtemps sous l’ondée.

« Dès demain, nous allons réunir notrebon peuple dans ses comices et demander à la nation si elle veutencore de nous. Jusque-là, qu’on se tienne calme, ou garedessous ! »

On vota dès le lendemain, et l’ancien« État de choses » fut réélu à une majoritéécrasante.

Quelques jours après, comme contraste à toutecette agitation, avait lieu le baptême de la jeune Likiriki, lapetite princesse papouane, la fille du roi Négonko, élevée par leRévérend Père Bataillet, qui avait achevé l’œuvre de conversioncommencée par le Père Vezole, « Dieu soitloué ! »

C’était vraiment une délicieuse petitesingesse, bien roulée, bien moulée, et souple, et rebondie, cetteprincesse à peau jaune, parée de ses colliers de corail, de sa robeà rayures bleues confectionnée par Mlle Tournatoire.

Pour parrain le Gouverneur, et pour marraineMme Franquebalme.

On la baptisa sous les noms deMarthe-Marie-Tartarine. Seulement, à cause de l’épouvantable tempsqu’il faisait ce jour-là, ainsi que la veille, du reste, et lesjours suivants, le baptême ne put avoir lieu à Sainte-Marthe desLataniers, envahie par des torrents d’eau sous son toit defeuillage depuis longtemps effondré.

On se réunit pour la cérémonie dans le salonde la grande maison, et vous pensez quels souvenirs remués par cebaptême au cœur du tendre Pascalon, se revoyant parrain avec saClorinde.

À ce passage de son journal, que nous nefaisons que résumer, il y a ici une trace de larmes et ces motstout délavés :

« Pauvre de moi et pauvred’elle ! »

Et c’est au lendemain du baptême de Likirikiqu’eut lieu l’épouvantable catastrophe… Mais les faits deviennenttrop graves : laissons la parole au Mémorial.

Chapitre 4

 

SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON.

4 décembre. —Aujourd’hui, deuxièmedimanche de l’avent, le sacristain Galoffre, inspecteur de lamarine, s’en venant comme tous les matins visiter la chaloupe, nel’a plus trouvée.

L’anneau, la chaîne, tout était arraché lebateau, disparu.

Il a cru d’abord à quelque nouveau tour deNégonko et de sa bande, dont nous continuons à nous méfier ;mais dans le trou laissé par l’arrachement de l’anneau s’étalait,toute trempée d’eau et salie de boue, une large enveloppe àl’adresse du Gouverneur.

Cette enveloppe contenait les cartes P. P. C.de Costecalde, de Barban et de Rugimabaud ; sur la carte deBarban avaient également signé et pris congé quatre miliciensCaissargue, Bouillargue, Truphénus et Roquetaillade.

Depuis quelques jours la chaloupe se trouvaittoute prête, garnie de provisions, en vue d’une nouvelle expéditionprojetée par le R. P. Bataillet.

Les misérables ont profité de cette aubaine.Ils ont tout emporté, même la boussole, et leurs fusils par-dessusle marché.

Et dire que les trois premiers sont mariés,qu’ils laissent derrière eux des femmes et une tapéed’enfants ! Les femmes passe encore de les abandonner ainsi,mais des enfants !

Le sentiment général de la colonie à la suitede cet événement, une grande stupeur.

Tant qu’on avait la chaloupe, il restaitl’espoir de gagner le continent d’île en île, on croyait à lapossibilité d’aller chercher du secours ; maintenant, ilsemble que ce soit les ponts coupés avec le restant du monde.

Le Père Bataillet est entré dans une colèreterrible, appelant tous les feux du ciel sur ces bandits, voleurs,déserteurs et pis encore. Excourbaniès, lui, allait partout criantqu’on aurait dû les fusiller comme des singes verts et qu’ilfallait, à titre de représailles, passer par les armes leurs femmeset leurs enfants.

Le Gouverneur, seul, a gardé tout sonsang-froid :

« Ne nous emballons pas, disait-il. Aprèstout, ce sont des Tarasconnais encore. Plaignons-les, songeons auxdangers qu’ils vont courir. Truphénus seul parmi eux a quelquesnotions de la voile. »

Puis, cette belle pensée lui est venue defaire des enfants abandonnés les pupilles de la colonie.

Au fond, je le crois très heureux d’êtredébarrassé de son ennemi mortel et de ses acolytes.

Dans la journée, Son Excellence m’a dictél’ordre du jour suivant, qui a été affiché en ville :

ORDRE

Nous, Tartarin, gouverneur dePort-Tarascon et dépendances, grand cordon de l’ordre, etc.,etc…

Recommandons le plus grand calme à lapopulation.

Les coupables seront poursuivis avecactivité et soumis à toutes les sévérités de la loi.

Le Directeur de l’artillerie et de lamarine est chargé de l’exécution du présent décret.

En post-scriptum, pour répondre à certainsmauvais bruits qui couraient depuis quelque temps, il m’a faitajouter : L’ail ne manquera pas.

6 décembre. – L’ordre du Gouverneur aproduit en ville le meilleur effet. On aurait bien pu se fairecette réflexion : Poursuivre les coupables ?Comment ? Par où ? Avec quoi ? Mais ce n’est paspour rien qu’un proverbe dit chez nous :

« L’homme par la parole et le bœuf parles cornes. »

La race tarasconnaise est si sensible auxbelles phrases que personne n’a mis la parole du Gouverneur endoute.

Un rayon de soleil entre deux averses estarrivé par là-dessus et voilà tout le monde ravi : sur leTour-de-Ville ce sont des danses et des rires. Ah ! le jolipeuple, et vraiment commode à manier !

10 décembre. – Un honneur inouïm’arrive : je suis promu grand de première classe.

Trouvé le brevet ce matin à déjeuner sous monassiette. Le Gouverneur s’est montré très heureux d’avoir pum’accorder cette haute distinction ; Franquebalme,Beaumevieille, le Révérend, ont paru aussi enchantés que moi-mêmede la nouvelle dignité qui me fait leur égal.

Le soir, descendu chez les des Espazettes, oùla nouvelle était déjà connue. Le marquis m’a donné l’accoladedevant Clorinde, toute rouge de plaisir. La marquise seule semblaitindifférente à mes nouveaux honneurs. Pour elle, ce manteau degrand ne me relève pas encore de ma roture. Que lui faudrait-ildonc ?… De première classe !… Et à mon âge !…

14 décembre. – Il se passe quelquechose d’extraordinaire au Gouvernement, de si extraordinaire quej’ose à peine le confier à ce registre.

Le Gouverneur a un sentiment !

Et pour qui ? Je vous le donne en mille.Pour se petite filleule, la princesse Likiriki !

Lui, Tartarin, notre grand Tartarin, qui arefusé tant de beaux partis, ne voulant d’autre épouse que lagloire, épris d’une singesse ! Singesse de sang royal, je veuxbien, régénérée par l’eau du baptême, mais restée sauvage endessous, menteuse, gourmande, chapardeuse, et si cocasse de mœurset d’habitudes ! des costumes en loques, toujours en haut dequelque cocotier dès qu’il ne pleut pas, s’amusant à jeter sur lescrânes dénudés de nos anciens des noix dures comme des cailloux.Elle a manqué ainsi d’assommer le vénérable Miégeville.

Puis l’écart entre leurs deux âges. Tartarin abien soixante ans ; il grisonne, il prend du corps. Elle,douze à quinze ans, au plus ; l’âge de la petite Fleurancedans la chanson de chez nous :

L’a prise si jeunette,

Ne sait se ceinturer.

Et c’est cette fillette, ce sauvageon desîles, que nous aurions pour souveraine !

Depuis longtemps, j’avais noté certainsindices. Ainsi les indulgences du Gouverneur pour le père, ce vieuxbandit de Négonko, qu’il invitait souvent à notre table, malgré lamalpropreté de ce hideux gorille, mangeant avec ses doigts, segavant d’eau-de-vie jusqu’à rouler sous sa chaise.

Tartarin traitait tout cela de « bonnegaieté cordiale », et si la petite princesse, à l’exemple deson père, se livrait à quelque fantaisie bizarre à nous donnerfroid dans le dos à tous, notre bon maître souriait, la couvaitd’un regard paternel qui demandait grâce pour elle etdisait :

« C’est une enfant… »

Tant bien, malgré ces symptômes, d’autres plusprobants encore, je n’y voulais pas croire ; mais le doute nem’est plus permis.

18 décembre. – Ce matin, auconseil, le Gouverneur s’est ouvert à nous de son projet de mariageavec la petite princesse.

Il a prétexté la politique, parlé d’un mariagede convenances, des intérêts de la colonie : Port-Tarasconétait isolé, perdu dans l’Océan, sans alliances. En épousant lafille d’un roi papoua, il nous amenait une flotte, une armée.

Personne dans le conseil n’a faitd’objection.

Excourbaniès, le premier, s’est élancé,trépignant d’enthousiasme « Bravo !… Parfait !… Àquand la noce ?… Ah ! ah ! ah !… » Cesoir, en ville, qui sait ce qu’il va répandre d’infamies.

Cicéron Franquebalme, par habitude, a dévidéses implacables raisonnements sur le pour et sur le contre,« que si d’une part la colonie…, il convient de dire qued’autre part…, toutefois et quantes… verum enimvero… », et finalement il s’est rangé à l’opinion duGouverneur.

Beaumevieille et Tournatoire ont emboîté lepas derrière lui. Quant au Père Bataillet, il semblait au fait del’histoire, et n’a pas protesté.

Le comique, c’était les figures hypocrites quenous avions tous, feignant de croire aux intérêts coloniauxinvoqués par Tartarin, au milieu d’un grand silenceapprobateur.

Tout à coup ses bons yeux se sont mouillés delarmes gaies, et il nous a dit très doucement :

« Et puis, voyez, mes amis, ce n’est pastout ça…, moi je l’aime, cette petite. » C’était si simple, sitouchant, que nous avons eu tous le cœur retourné. « Hé !faites donc, monsieur le Gouverneur, faites donc » et onl’entourait, on lui serrait les mains.

20 décembre. – Le projet duGouverneur est très discuté en ville, moins sévèrement jugécependant que je n’aurais cru. Les hommes en parlent gaiement, à latarasconnaise, avec la pointe de malice qu’on met chez nous auxchoses de l’amour.

Les femmes sont généralement plus hostiles, legroupe de Mlle Tournatoire surtout. Puisqu’il voulait se marier,pourquoi ne pas choisir dans la nation ? Beaucoup en parlantainsi pensent à elles-mêmes ou à leurs demoiselles.

Excourbaniès, venu en ville dans la soirée,s’est mis du parti des dames et montrait les côtés faibles dumariage : ce beau-père sans tenue, ivrogne, cannibale ;puis la fiancée elle-même ayant selon toute vraisemblance, mangé duTarasconnais. Tartarin aurait dû plus y réfléchir.

En entendant parler ce traître, je sentais lacolère qui me montait et je suis sorti du salon bien vite, tantj’avais peur de lui envoyer un emplâtre dans la figure. On a lesang vif à Tarascon, outre !

Quitté de là, entré chez les des Espazettes.La marquise bien faible, toujours couchée, pauvre femme, répugnanttoujours la soupe à l’ail de Tournatoire, m’a dit, sitôt qu’ellem’a vu « Hé bien, monsieur le chambellan, y aura-t-il desdames du palais près de la nouvelle reine ? » Ellevoulait rire ; mais tout de suite l’idée m’est venue qu’il yavait là quelque chose pour nous. Demoiselle d’honneur ou dame dupalais, Clorinde habiterait la Résidence, on pourrait se voir àtoute heure… Un tel bonheur serait-il possible !

À mon retour, le Gouverneur venait de secoucher, mais je n’ai pas voulu attendre au lendemain pourl’entretenir de mon projet, qu’il a trouvé de bonne politique.Resté très tard près de son lit à causer avec lui de ses amours etdes miennes.

25 décembre. – Hier soir, veille deNoël, toute la colonie se réunissait dans le grand salon, leGouvernement, les dignitaires, et nous avons célébré notre bellefête provençale à cinq mille lieues de la patrie.

Le Père Bataillet a dit la messe de minuit,puis on a posé le cache-feu. C’est une bûche de bois quele plus vieux de l’assistance promène autour de la salle et jettedans le feu en l’arrosant de vin blanc.

La princesse Likiriki était là, très amusée dela cérémonie, et des nougats, des coques, des estévenons, et millefriandises locales dont l’ingénieux pâtissier Bouffartigue avaitparé la table.

On a chanté de vieux noëls :

Voici le roi Maure

Avec ses yeux tout trévirés ;

L’enfant Jésus pleure,

Le roi n’ose plus entrer

Ces chants, les gâteaux, le grand feu autourduquel on faisait cercle, tout cela nous rappelait le pays, malgréle bruit d’eau qu’on entendait sur le toit et les parapluiesouverts dans le salon à cause des fissures.

À un moment, le Père Bataillet a entonné surl’harmonium la belle chanson de Frédéric Mistral, Jean deTarascon pris par les corsaires, l’histoire d’un Tarasconnaistombé aux mains des Turcs, prenant le turban sans vergogne et toutprès d’épouser la fille du pacha quand il entend sur le rivagechanter en provençal les matelots d’une barque tarasconnaise.Alors, Comme l’eau jaillit sous un coup de rame – un grand flotde larmes – crève son cœur dur ; – le despatrié pense à lapatrie, – et se désespère – d’être avec les Turcs.

À ce vers comme l’eau jaillit sous un coupde rame, un sanglot nous a tous secoués. Le Gouverneurlui-même buvait ses larmes, la tête renversée, et on voyait legrand cordon de l’Ordre qui se soulevait sur sa poitrine d’athlète.Voilà qui va changer peut-être bien des choses, rien que cettechanson du grand Mistral.

29 décembre. – Aujourd’hui,à dix heures du matin, mariage de S. Exc. Tartarin, gouverneur dePort-Tarascon, avec la princesse royale Négonko.

Ont signé au contrat : S.M. Négonko, qui a fait une croix pour paraphe, les directeurset les grands dignitaires de la colonie, puis la messe a été ditedans le grand salon.

Cérémonie très simple, très digne, lesmiliciens en armes, tout le monde en grand costume. Seul Négonkofaisait tache. Son attitude comme roi et comme père a étédéplorable.

Rien à dire de la princesse, très jolie danssa robe blanche et sa parure de corail.

Le soir, grande fête, double ration de vivres,coups de canon, salves de nos tireurs de conserves, et des vivats,des chants, une joie universelle.

Et il pleut !… Et il en tombe !…

Chapitre 5

 

Apparition du duc de Mons – L’îlebombardée – Ce n’était pas le duc de Mons. – Amenez le drapeau,coquin de sort ! – Douze heures aux Tarasconnais pour évacuerl’île sans bateau. – À la table de Tartarin, tous jurent de suivreleur Gouverneur dans sa captivité.

« Vé ! Vé !… Unnavire !… Un navire dans la rade. »

À ce cri poussé un matin par le milicienBerdoulat, en train de chercher des œufs de tortue sous une pluiebattante, les colons de Port-Tarascon se montrèrent aux ouverturesde leur arche envasée, et en même temps que mille crisrépercutaient le cri de Berdoulat :

« Un navire, vé ! vé !un navire ! » par les fenêtres, par les portes,gambadant, cabriolant comme une pantomime anglaise, la foule seprécipitait sur la plage, qu’elle emplissait d’un mugissement deveaux marins.

Le Gouverneur, averti, accourut aussitôt et,tout en achevant de boutonner sa jaquette, il rayonnait sous leciel ruisselant au milieu de son peuple en parapluies :

« Hé bien, mes enfants, quand je vous ledisais qu’il reviendrait !… C’est le duc !…

– Le duc ?

– Qui voulez-vous que ce soit ? Hé !Oui, notre brave duc de Mons, qui vient ravitailler sa colonie,nous apporter les armes, les instruments et les bras de rafatailleque je n’ai jamais cessé de lui réclamer.

Il fallait voir, à ce moment, les figureseffarées de ceux qui s’étaient le plus indignés contre le« sale Belge », car tous n’avaient pas l’impudenced’Excourbaniès criant et tourbillonnant sur la plage « Vive leduc de Mons ! Ah ! ah ! ah !… Vive notresauveur !… »

Pendant ce temps, un grand steamer, haut surl’eau, imposant, s’avançait dans la rade. Il siffla, cracha savapeur, laissa tomber son ancre retentissante, mais très loin durivage à cause des coraux, puis resta là, immobile sous la pluie etdans le silence.

Les colons commençaient à s’étonner du peud’empressement que mettaient les gens du navire à répondre à leursacclamations, à leurs signaux de parapluies et de chapeaux agités.Il leur semblait froid, le noble duc.

« Différemment, il n’est peut-être passûr que c’est nous.

– Ou bien nous en veut-il du mal qu’on a ditde lui.

– Du mal ? Moi je n’en ai jamais dit.

– Ni moi certes.

– Moi, pas davantage… »

Tartarin, au milieu de la confusion, ne perditpas la tête. Il donna l’ordre d’agiter le drapeau au faîte de laRésidence et d’assurer les couleurs d’un coup de canon.

Le coup partit, les couleurs tarasconnaisesondoyèrent dans l’air.

Au même instant une effroyable détonationremplit la rade, enveloppant le navire d’un nuage de lourde fumée,tandis qu’une espèce d’oiseau noir, passant au-dessus des têtesavec un sifflement rauque, venait s’abattre sur le toit du magasinqu’il écorna.

Il y eut d’abord un mouvement de stupeur.

« Mais ils nous ti !… tirentdessus ! » clama Pascalon.

À l’exemple du Gouverneur, toute la colonies’était jetée à plat ventre sur la rive.

« Alors, ce ne serait donc pas le duc, »disait tout bas Tartarin à Cicéron Franquebalme, lequel, affalédans la boue près de lui, crut devoir entamer une de sesdiscussions rigoureuses…, « que si d’une part il étaitsupposable…, d’autre part on pouvait se dire aussi… »

L’arrivée d’un nouvel obus interrompit sonraisonnement. Pour le coup, le Père Bataillet bondit, et d’une voixfuribonde appela le sacristain Galoffre, son garde d’artillerie,disant qu’à eux deux ils allaient riposter avec la caronade.

« Je vous le défends bien, par exemple,lui cria Tartarin. Quelle imprudence !…Tenez-le, vous autres…,empêchez-le… » Torquebiau et Galoffre lui-même prirent leRévérend chacun par un bras et le forcèrent à se coucher comme toutle monde, au moment où le troisième coup de canon partait dunavire, toujours dans la direction du drapeau tarasconnais.Visiblement on en voulait aux couleurs nationales. Tartarin lecomprit ; il comprit aussi que, le drapeau disparu, les obuscesseraient de pleuvoir ; et, de toute la puissance de sespoumons, il mugit :

« Amenez le drapeau, coquin desort ! »

Aussitôt, tous de crier comme lui :

« Amenez le drapeau !… Amenez doncle drapeau !… » Mais personne ne l’amenait, ni colons nimiliciens ne se souciant de grimper là-haut pour cette dangereusebesogne. Ce fut encore la fille Alric qui se dévoua. Elleéchela le toit et mit bas le malencontreux pavillon. Alorsseulement le steamer cessa de tirer.

Quelques instants, après, deux chaloupeschargées de soldats, dont on voyait de loin étinceler les armes, sedétachaient du navire et s’avançaient vers le rivage au rythme desgrands avirons des vaisseaux d’État. À mesure qu’ellesapprochaient ; on pouvait distinguer les couleurs anglaisestraînant à l’arrière dans le sillage d’écume.

La distance était grande, et Tartarin eut letemps de se relever, d’effacer les macules de boue restées à sesvêtements, même de se faire apporter le cordon de l’Ordre, qu’ilpassa à la hâte pardessus sa jaquette vert-serpent. Il avaitsuffisamment tenue de gouverneur quand les deux chaloupesatterrirent.

Le premier, un officier anglais, hautain, lechapeau en bataille, sauta sur la plage, et derrière lui serangèrent les matelots, portant tous écrit sur leur bonnet demarine Tomahawk, plus une compagnie de débarquement.Tartarin, très digne, sa lippe des grands jours, attendait, ayant àsa droite le Père Bataillet et à sa gauche Franquebalme.

Quant à Excourbaniès, au lieu de rester prèsd’eux, il s’était élancé à la rencontre des Anglais, prêt à danserdevant le vainqueur une bamboula frénétique.

Mais l’officier de Sa Gracieuse Majesté, sansprendre garde à ce fantoche, marcha droit vers Tartarin et demandaen anglais :

« Quelle nation ? »

Franquebalme, qui comprenait, répondit dans lamême langue « Tarasconnais. »

L’officier ouvrit des yeux ronds comme desassiettes à ce nom de peuple qu’il n’avait jamais vu sur aucunecarte marine, et demanda plus insolemment encore :

« Que faites-vous dans cette île ?De quel droit l’occupez-vous ? » Franquebalme,interloqué, traduisit la demande à Tartarin, qui commanda« Répondez que l’île est à nous, Cicéron, qu’elle nous a étécédée par le roi Négonko, et que nous avons un traité en bonneforme. » Franquebalme n’eut pas besoin de continuer son rôled’interprète. L’Anglais se tourna vers le Gouverneur et dit enexcellent français :

« Négonko ? Connais pas… Il n’y apas de roi Négonko… » Aussitôt Tartarin donna l’ordre dechercher partout son royal beau-père et de l’amener.

En attendant, il proposa à l’officier anglaisde venir jusqu’au Gouvernement, où il lui communiquerait lespièces.

L’officier accepta et suivit, laissant à lagarde des chaloupes ses soldats de marine rangés l’arme au pied, labaïonnette au canon. Et quelles baïonnettes ! D’un luisant,d’un tranchant, à donner la chair de poule.

« Du calme ! Mes enfants, ducalme ! » murmurait Tartarin sur son passage.

Recommandation bien inutile, excepté pour lePère Bataillet, qui continuait d’écumer. Mais on avait l’œil surlui. « Si vous ne vous tenez pas, mon Révérend, je vousattache » lui disait Excourbaniès, fou de terreur.

Pendant ce temps où cherchait Négonko, onl’appelait de tous les côtés, vainement. Un milicien finit par ledécouvrir au fond du magasin, ronflant entre deux barriques, ivred’ail, d’huile de lampe et d’alcool à brûler, dont il avait absorbépresque toute la réserve.

On l’amena dans cet état, empesté et gluant,devant le Gouverneur ; mais il fut impossible d’en tirer unmot.

Alors Tartarin lut le traité à haute voix,montra la croix en signature de Sa Majesté, le sceau duGouvernement, des grands dignitaires de la colonie.

Ce document authentique prouvait les droitsdes Tarasconnais sur l’île, ou rien ne les prouverait. L’officierhaussa les épaules :

« Ce sauvage est un simple pickpocket,monsieur… Il vous a vendu ce qui ne lui appartenait pas. L’île estdepuis longtemps une possession anglaise. » En face de cettedéclaration, à laquelle les canons du Tomahawk et lesbaïonnettes des soldats de marine donnaient une valeurconsidérable, Tartarin sentit toute discussion inutile, et secontenta de faire une scène terrible à son indignebeau-père :

« Vieux coquin !… Pourquoi nousas-tu dit que l’île était à toi ?… Pourquoi nous l’as-tuvendue ?… N’as-tu pas honte de t’être joué d’honnêtesgens ? » Négonko demeurait muet, abruti, sa courteintelligence de sauvage toute volatilisée en vapeurs d’ail etd’alcool.

« Qu’on l’emporte !… » ditTartarin aux miliciens qui l’avaient amené, et se tournant versl’officier, resté raide, impassible, pendant cette scène defamille :

« En tous cas, monsieur, ma bonne foi estindiscutable.

– Les tribunaux anglais en décideront…,répondit l’autre du haut de sa morgue. Dès ce moment vous êtes monprisonnier. Quant aux habitants, il faut que dans les vingt quatreheures ils aient évacué l’île, sinon nous les passerons par lesarmes.

– Outre !… Passer par les armes !s’exclama Tartarin, mais d’abord comment voulez-vous qu’ilsévacuent ? Nous n’avons pas de bateau. À moins qu’ils ne sesauvent à la nage… »

On finit par faire entendre raison àl’Anglais, qui consentit à prendre les colons à son bord jusqu’àGibraltar, à condition que toutes les armes seraient rendues, mêmeles fusils de chasse, les revolvers et le winchester à trente-deuxcoups.

Après quoi, il s’en retourna déjeuner sur safrégate, laissant un poste en armes pour garder le Gouverneur.

C’était aussi l’heure de se mettre à table auGouvernement, et, après avoir cherché la princesse sur tous leslataniers et cocotiers de la Résidence, comme on ne la trouvaitnulle part, on s’assit, en laissant sa place vide. Tout le mondeétait si ému, que le Père Bataillet en oublia le Bénédicité, Ilsmangeaient depuis quelques instants en silence, le nez dans leursassiettes, quand tout à coup Pascalon se dressa et, levant sonverre :

« Messieurs, notre Gou… verneur est pri…pri… sonnier de guerre. Jurons tous de le suivre dans sa cap… cap…cap… »

Sans attendre la fin, tous debout, les verrestendus, crièrent d’enthousiasme :

« Parfaitement !

– Feu de Dieu ! si nous lesuivrons !…

– Je crois bien !… Jusque surl’échafaud !…

– Ha ! ha ! ha !… ViveTartarin !… » hurlait Excourbaniès.

Une heure après, à l’exception de Pascalon,tous avaient lâché le Gouverneur, tous, même la petite princesseLikiriki, miraculeusement retrouvée sur le toit de la Résidence.C’est là qu’elle s’était réfugiée au premier bruit de la canonnade,sans se rendre compte des risques bien plus grands qu’elle couraitlà-haut, et tellement folle d’épouvante, que ses dames d’honneurn’avaient pu la décider à descendre qu’en lui montrant de loin uneboîte de sardines ouverte, comme on offre une sucrerie à uneperruche échappée de sa cage.

« Ma chère enfant, lui dit Tartarin d’unton solennel quand on l’eut amenée près de lui, je suis prisonnierde guerre. Que préférez-vous ? Venir avec moi ou bien resterdans l’île ? Je pense que les Anglais vous y laisseront, maisen ce cas vous ne me verrez plus. »

Sans hésiter, bien en face, elle répondit dansson gazouillis enfantin et clair :

« Moi rester l’île, touzou.

– C’est bien, vous êtes libre, » dit Tartarin,résigné ; mais au fond le pauvre homme avait le cœur enmorceaux.

Le soir, dans la solitude de la résidence,abandonné de sa femme, de ses dignitaires, n’ayant plus près de luique Pascalon, il rêva longtemps à la fenêtre ouverte.

Au loin clignotaient les lumières de laville ; on entendait des voix irritées, les chansons desAnglais campés sur le rivage et le fracas du Petit-Rhône grossi parles pluies.

Tartarin referma sa fenêtre avec un grossoupir et, tout en mettant son foulard de nuit, un vaste foulard àpois qu’il nouait en serre-tête, il dit à son fidèlesecrétaire :

« Quand les autres m’ont renié, cela nem’a pas trop surpris ni chagriné ; mais cette petite…,vrai ! j’aurais cru qu’elle aurait plusd’attachement. »

Le bon Pascalon essaya de le consoler. Aprèstout, cette princesse sauvage était un colis bien étrange à ramenerà Tarascon, – car finalement on y rentrerait toujours à ceTarascon, – et quand Tartarin reprendrait son existenced’autrefois, là-bas, sa femme papoua aurait pu le gêner,l’afficher…

« Rappelez-vous, mon bon maître, lorsquevous revîntes d’Algérie, votre cha… chameau, comme vous le trouviezencombrant… »

Tout de suite Pascalon s’interrompit et devinttrès rouge. Quelle idée d’aller parler de chameau à propos d’uneprincesse de sang royal ! Et pour réparer ce que cettecomparaison avait d’irrévérencieux, il fit remarquer à Tartarinl’analogie de sa situation avec celle de Napoléon prisonnier desAnglais et abandonné par Marie-Louise.

« En effet », dit Tartarin très fierde ce rapprochement ; et l’identité de leurs deux destinées, àlui et au grand Napoléon, lui fit passer une excellente nuit.

Le lendemain, Port-Tarascon était évacué à lagrande joie des colons. Leur argent perdu, les hectares illusoires,le grand coup de banque du « sale Belge » dont ilsavaient été victimes, tout cela ne leur semblait rien auprès dusoulagement qu’ils éprouvaient à sortir enfin de ce marécage.

On les embarqua les premiers, pour éviter toutconflit avec l’État de choses, qu’ils rendaient maintenantresponsable de leur mauvais sort.

Comme on les conduisait aux chaloupes,Tartarin se montra à sa fenêtre, mais dut s’en retirer bien vitesous les huées qui l’accueillirent et devant les poings menaçantstendus vers lui.

Bien sûr que par un jour de soleil lesTarasconnais se seraient montrés plus indulgents, maisl’embarquement se faisait sous une pluie torrentielle, lesmalheureux pataugeaient dans la fange, emportaient aux semelles deskilos de cette terre maudite, et les parapluies garantissaient àpeine le petit bagage que chacun tenait en main.

Quand tous les colons eurent quitté l’île, cefut le tour de Tartarin.

Depuis le matin, Pascalon s’agitait, préparanttout, réunissant en liasses les archives de la colonie.

À la dernière heure, il lui vint une idée degénie. Il demanda à Tartarin s’il devait mettre pour se rendre àbord son manteau de première classe.

« Mets-le toujours, ça lesimpressionnera !… » répondit le Gouverneur.

Et lui-même passa le grand cordon del’Ordre.

En bas on entendait sonner les crosses defusil de l’escorte, la voix dure de l’officier appelant :

« Monsieur Tartarin ! Allons,monsieur le Gouverneur ! »

Avant de descendre, Tartarin jeta un dernierregard autour de l’île, sur cette maison où il avait aimé, où ilavait souffert, subi toutes les affres du pouvoir et de lapassion.

Voyant à ce moment le chef du secrétariatdissimuler un cahier sous son manteau, il s’informa, voulut voir,et Pascalon dut faire à son bon maître l’aveu du Mémorial.

« Hé bien, continue, mon enfant, ditdoucement Tartarin en lui pinçant l’oreille, comme faisait Napoléonà ses grenadiers, tu seras mon petit Las Cases. »

La similitude de sa destinée avec celle deNapoléon le préoccupait depuis la veille.

Oui, c’était bien cela… Les Anglais,Marie-Louise, Las Cases… Une vraie analogie de circonstances et detype… Et tous deux du Midi, coquin de sort !

Partie 3

Chapitre 1

 

De la réception que les Anglais firent àTartarin à bord du « Tomahawk ». — Derniersadieux à l’île de Port Tarascon. — Conversation duGouverneur sur le tillac avec son petit Las Cases. —Costecalde est retrouvé. — La dame du commodore.— Tartarin tire sa première baleine.

La dignité d’attitude de Tartarin, lorsqu’ilmonta sur le pont du Tomahawk, impressionna fort lesAnglais, saisis surtout par le grand cordon de l’Ordre, rosé avecla Tarasque brodée, dont le Gouverneur s’écharpait comme d’unsymbole maçonnique, et aussi par le manteau rouge et noir de grandde première classe qui enveloppait Pascalon de la tête auxpieds.

Les Anglais ont en effet, par-dessus tout, lerespect de la hiérarchie, du fonctionnarisme et du maboulisme (demaboul, en langue arabe l’innocent, le bon toqué).

À la coupée du navire, Tartarin fut reçu parl’officier de service et conduit dans une cabine des premières avecles plus grands égards. Pascalon le suivit, bien récompensé de sondévouement, Car on lui donna la chambre à côté du Gouverneur, aulieu de le fourrer dans l’entrepont comme les autres Tarasconnais,entassés là en misérable troupeau d’émigrants, et pêle-mêle aveceux tout l’ancien état-major de l’île, ainsi puni de sa faiblesseet de sa lâcheté.

Entre la cabine de Tartarin et celle de sonfidèle secrétaire se trouvait un petit salon garni de divans, depanoplies, de plantes exotiques, et une salle à manger où deuxblocs de glace, dans des vases d’encoignure, entretenaient uneperpétuelle fraîcheur.

Un maître d’hôtel, deux ou trois domestiques,étaient attachés à la personne de Son Excellence, qui acceptait ceshonneurs du plus beau sang-froid, et à chaque nouvelle prévenancerépondait « Parfaitemain ! »d’un ton desouverain habitué à tous les respects et à toutes lessollicitudes.

Au moment où on leva l’ancre, Tartarin montasur le pont, malgré la pluie, pour dire un dernier adieu à sonîle.

Elle lui apparut confusément, dans lebrouillard, assez distincte cependant à travers ce voile gris pourqu’on pût entrevoir le roi Négonko et ses bandits en train depiller la ville, la Résidence, et de danser sur le rivage unefarandole effrénée.

Tous les catéchumènes du Père Bataillet, sitôtle missionnaire et les gendarmes partis, retournaient à leur boninstinct de nature.

Pascalon crut même reconnaître, au milieu desdanses, la gracieuse silhouette de Likiriki, mais il n’en dit rien,de peur d’affliger son bon maître, qui semblait du reste fortindifférent à tout cela.

Très calme, les mains au dos, dans unehistorique et marmoréenne attitude, le héros tarasconnais regardaitdevant lui sans voir de plus en plus préoccupé des analogies de sadestinée avec celle de Napoléon, s’étonnant de découvrir entre legrand homme et lui mille points de ressemblance, même desfaiblesses communes dont il convenait très simplement.

« Ainsi, tenez, disait-il à son petit LasCases, Napoléon avait des colères terribles ; moi de même,surtout dans mon jeune temps… Par exemple, cette fois, au café dela Comédie, où, discutant avec Costecalde, j’envoyai d’un coup depoing sa tasse et la mienne en mille miettes…

– Bonaparte à Léoben !… remarquatimidement Pascalon.

– Tout juste, mon enfant, fit Tartarin avec unbon sourire.

Mais, en y songeant, c’est par l’imagination,leur fougueuse imagination méridionale, que l’Empereur et luis’étaient le plus ressemblés. Napoléon l’avait grandiose,débordante, à preuve sa campagne d’Égypte, ses courses dans ledésert sur un chameau, – encore une similitude frappante, cechameau, – sa campagne de Russie, son rêve de la conquête desIndes.

Et lui, Tartarin, son existence tout entièren’était-elle pas un rêve fabuleux !…

les lions, les nihilistes, la Jungfrau, legouvernement de cette île à cinq mille lieues de France !Certes il ne contestait pas la supériorité de l’Empereur, àcertains points de vue ; mais lui, du moins, n’avait pas faitverser le sang, des fleuves de sang ! ni terrifié le mondecomme l’otre…

Cependant l’île disparaissait au loin, etTartarin, appuyé contre le bastingage, continuait à parler à hautevoix pour la galerie, pour les matelots qui enlevaient lesescarbilles tombées sur le pont, pour les officiers de quart quis’étaient rapprochés.

À la longue, il devenait ennuyeux. Pascalonlui demanda la permission d’aller à l’avant se mêler auxTarasconnais, dont on apercevait de loin quelques groupesconsternés sous la pluie, afin, disait-il, de savoir un peu cequ’ils pensaient du Gouverneur, surtout dans l’espérance de glisserà sa chère Clorinde quelques mots d’encouragement et deconsolation.

Une heure plus tard, en revenant, il trouvaTartarin installé sur le divan du petit salon, à l’aise, en caleçonde flanelle et foulard de tête, comme chez lui à Tarascon, dans sapetite maison du Cours, en train de fumer pipette devant undélicieux sherry-gobbler.

D’une humeur adorable, le maîtredemanda :

« Hé bien, qu’est-ce qu’ils vous ont ditde moi, ces braves gens ? »

Pascalon ne cacha pas qu’ils lui avaient parutous « très montés ! »

Empilés dans l’entrepont de l’avant comme desbestiaux, mal nourris, durement traités, ils rendaient leGouverneur responsable de toutes leurs déconvenues.

Mais Tartarin haussa les épaules ; ilconnaissait son peuple, vous pensez bien !

Tout cela sécherait au premier matin desoleil.

« Sûr qu’ils ne sont pas méchants,répondit Pascalon, mais c’est ce mauvais gueux de Costecalde quiles excite.

– Costecalde. Comment ça ?… Queparlez-vous de Costecalde ? »

Tartarin s’était troublé en entendant ce nomfuneste.

Pascalon lui expliqua comment leur ennemi,rencontré et recueilli en mer par le Tomahawk dans uncanot où il mourait de faim et de soif, avait traîtreusementsignalé la présence d’une colonie provençale sur territoireanglais, et guidé le navire jusque dans la rade de Port-Tarascon.Les yeux du Gouverneur étincelèrent « Ah ! legueux !… Ah ! le forban !… »

Il se calma au récit que lui fit Pascalon dessinistres aventures de l’ancien fonctionnaire et de sesacolytes.

Truphénus noyé !… Les trois autresmiliciens, en descendant à terre pour faire de l’eau, pris par lesanthropophages !… Barban trouvé mort d’inanition au fond de labarque !… Quant à Rugimabaud, un requin l’avait mangé. »Ah vai ! un requin !… Dites plutôt cet infâmeCostecalde.

– Mais le plus extraordinaire de tout,monsieur le Gou… Gouverneur, c’est que Costecalde prétend avoirrencontré en pleine mer, un jour de tempête, sous les éclairs,devinez qui ?…

– Que diable veux-tu que je devine ?

– La Tarasque la mère-grand !

– Quelle imposture !… »

Après tout, qui sait ?… LeTutu-panpan pouvait avoir fait naufrage ; oupeut-être qu’un coup de mer avait enlevé la Tarasque amarrée sur lepont… À ce moment le steward vint présenter le menu à M. leGouverneur, qui s’attablait quelques instants après, avec sonsecrétaire, en face d’un excellent dîner au Champagne, oùfiguraient de superbes tranches de saumon, un roastbeef rosé, cuità miracle, et pour dessert le plus savoureux pudding. Tartarin letrouva si bon qu’il en fit porter une bonne part au Père Batailletet à Franquebalme ; quant à Pascalon, il confectionna quelquessandwichs de saumon qu’il mit de côté. Est-il besoin de dire pourqui, pécaïre !

Dès le deuxième jour de navigation, lorsquel’île ne fut plus en vue, comme si elle eût été au milieu de cesarchipels un réservoir isolé de brouillards et de pluie, le beautemps apparut.

Chaque matin, après le déjeuner, Tartarinmontait sur le pont et s’installait à une place, toujours la même,pour causer avec Pascalon.

Ainsi Napoléon, à bord duNorthumberland, avait son poste favori, ce canon auquel ils’appuyait et qu’on appelait le canon de l’Empereur.

Le grand Tarasconnais pensait-il à cela ?Cette coïncidence était-elle voulue ? Peut-être ; maiselle ne doit le diminuer en rien à nos yeux. Est-ce que Napoléon,en se livrant à l’Angleterre, ne songeait pas à Thémistocle, etsans même le dissimuler ?

« Je viens comme Thémistocle… » Etqui sait si Thémistocle lui-même, venant s’asseoir au foyer desPerses… ? L’humanité est si vieille, si encombrée, sipiétinée ! On y marche toujours dans les traces dequelqu’un…

Du reste, les détails que Tartarin donnait àson petit Las Cases ne rappelaient en rien l’existence de Napoléonet lui étaient bien personnels à lui, Tartarin de Tarascon.

C’était son enfance sur le Tour-de-Ville, sesprécoces aventures en revenant du cercle, la nuit ; toutpetit, déjà le goût des armes, des chasses aux grands fauves ;et toujours ce bon sens latin qui ne l’abandonnait pas dans lesplus folles escapades, cette voix intérieure qui lui disait« Rentre de bonne heure…, ne t’enrhume pas. »

C’était encore, au lointain de sa mémoire,dans une excursion au pont du Gard, une vieille, vieille gitane,lui disant, après avoir regardé les lignes de sa main « Unjour, tu seras roi. » Vous pensez si cet horoscope fit riretout le monde ! Il devait se réaliser pourtant.

Ici le grand homme s’interrompit :

« Je vous jette ces choses, voyez, un peuà la bousculade, comme elles me viennent, mais pour le Mémorial jecrois que cela pourra vous être utile…

– Certes ! » fit Pascalon, quibuvait les paroles de son héros, tandis qu’une demi-douzaine dejeunes midships, groupés autour de Tartarin, écoutaient ses récits,bouche bée.

Mais la plus attentive était la femme ducommodore, une toute jeune, dolente et délicate créole, étendue nonloin de là sur une chaise longue en bambou, avec des posesabandonnées, la pâleur chaude d’un magnolia, de grands yeux noirs,doux, profonds, pensifs… Celle-là, oui, s’en abreuvait deshistoires de Tartarin.

Tout fier de voir son maître si passionnémentécouté, Pascalon le voulait plus glorieux encore, lui faisaitraconter ses chasses au lion, son ascension de la Jungfrau, ladéfense de Pampérigouste. Et le héros, bon enfant comme toujours,prêtant la main à cet innocent compérage, se livrait tout entier,se laissait feuilleter comme un livre, mais un livre à images,illustré par son expressive mimique tarasconnaise et lespan ! pan ! de ses aventures de chasse.

La créole, frileusement pelotonnée sur sachaise longue, tressaillait à chaque éclat de voix, et ses émotionsse marquaient d’une touche fine, d’une vaporeuse montée de rosé surson teint délicat d’aquarelle.

Quand le mari, le commodore, sorte de HudsonLowe à museau de fouine méchante, venait la chercher pour la fairerentrer, elle suppliait :

« Non, non…, pas encore, » coulant unregard vers le grand homme de Tarascon, qui n’était pas sansl’avoir remarquée non plus et, pour elle, haussait la voix avecquelque chose de plus noble dans l’attitude et dans l’accent.

Quelquefois, en regagnant leur cabine aprèsune de ces séances, il interrogeait Pascalon d’un airnégligent :

« Que vous a dit la dame ducommodore ? Il me semble qu’il était question de moi,hé ?…

– Effectivement, maî…ître. Cette personne medisait qu’elle avait déjà beaucoup entendu parler de vous.

– Cela ne m’étonne pas, fit Tartarinsimplement, je suis très populaire en Angleterre. »

Encore une analogie avec Napoléon.

Un matin, monté sur le pont de bonne heure, ilfut très étonné de ne pas y trouver sa créole comme d’habitude.Sans doute le mauvais temps qu’il faisait ce jour-là, latempérature un peu vive, les embruns éclaboussant la dunette, nelui avaient pas permis de sortir, si délicate de santé, sinerveusement impressionnable !

Le pont lui-même et l’équipage semblaientgagnés par l’agitation de la mer.

Une baleine venait d’être signalée, fait assezrare dans ces parages. Elle n’avait pas d’évents, ne lançait pas dejets d’eau ; à quoi des matelots prétendaient reconnaître unefemelle, d’autres une baleine d’espèce particulière. On n’était pasd’accord.

Comme elle restait sur la route du navire sanss’éloigner, un délégué du carré des élèves alla demander aucommandant la permission de la pêcher. Il refusa, mauvais chiencomme toujours, sous prétexte qu’on n’avait pas de temps à perdreet donna seulement l’autorisation de tirer à la bête quelques coupsde fusil.

Elle se trouvait à deux cent cinquante outrois cents mètres environ, et tantôt se montrait, tantôtdisparaissait, suivant le mouvement de la mer, moutonnante et trèslourde, ce qui rendait le tir difficile.

Après quelques coups de feu, dont les gabiersdans les enfléchures annonçaient les résultats, elle n’avait pasencore été touchée, car elle continuait à jouer, à cabrioler au rasde l’eau, et tout le monde regardait, même les Tarasconnais, quigrelottaient là-bas à l’avant, arrosés, trempés, bien plus exposésaux éclaboussures des coups de mer que les gentlemen del’arrière.

Mêlé aux jeunes officiers, qui essayaient leuradresse, Tartarin jugeait les coups :

« Trop loin !… tropcourt !…

– Si vous tiriez, maî…aître ? » bêlaPascalon.

Aussitôt, d’un geste vif de jeunesse, unmidship se tourna vers Tartarin :

« Voulez-vous, monsieur leGouverneur ? »

Il offrait sa carabine ; et ce futquelque chose, la façon dont Tartarin prit l’arme, la soupesa,l’épaula, tandis que Pascalon demandait, fier et timide :

« Combien comptez-vous pour labaleine ?

– Je n’ai pas souvent tiré ce gibier-là,répondit le héros, mais il me semble qu’on peut compterdix. »

Il visa, compta dix, tira et rendit lacarabine à l’officier.

« Je crois qu’elle en a, dit lemidshipman.

– hurrah !… criaient les matelots.

– Je le savais, » dit Tartarin, modeste.

Mais à ce moment des hurlements épouvantablesremplirent l’air, une bousculade enragée qui fit accourir lecommandant, croyant à quelque assaut de son bord par une bande depirates. Les Tarasconnais de l’avant bondissaient, gesticulaient,vociférant tous ensemble dans le bruit du vent et des vagues.

« La Tarasque… Il a tiré sur la Tarasque…Il a tiré sur la mère-grand…

– Outre ! Que disent-ilsdonc ? » fit Tartarin, qui pâlissait.

À dix mètres maintenant du navire, la Tarasquede Tarascon, la monstrueuse idole, dressait au-dessus des flotsverts son dos squameux, sa tête chimérique au rire féroce etvermillonné, aux yeux sanglants.

Faite de bois très dur, solidement charpentée,elle tenait la lame depuis le jour où, comme on le sut plus tard,un coup de mer l’avait arrachée du pont de Scrapouchinat. Elleroulait au gré de tous les courants marins, luisante, algueuse,coquillageuse, mais sans avarie, échappée aux typhons les plusépouvantables, intacte, indestructible ; et sa première, sonunique blessure, était celle que Tartarin de Tarascon venait de luifaire…

Lui ! à elle ! La cicatrice toutefraîche apparaissait au milieu du front de la pauvremère-grand !

Un officier anglais s’exclama :

« Regardez donc, lieutenant Shipp, queldrôle d’animal est-ce que cela ?

– C’est la Tarasque, jeune homme, dit Tartarinsolennel. C’est l’aïeule, la grand’mère vénérable de tout bonTarasconnais. »

L’officier resta stupéfait, et il y avait dequoi, en apprenant que ce monstre bizarre était la grand’mère del’étrange peuplade noiraude et moustachue, recueillie sur une îlesauvage à cinq mille lieues en mer.

Tartarin s’était découvert respectueusement enparlant ainsi, mais déjà la mère-grand était loin, emportée par lescourants du Pacifique, où elle doit errer encore, insubmersibleépave que les récits des voyageurs, sous le nom de poulpe géant, deserpent de mer, signalent tantôt ici, tantôt là, à la grandeterreur des équipages baleiniers.

Aussi longtemps qu’on put la voir, le héros lasuivit des yeux, sans mot dire ; quand elle ne fut plus qu’unpetit point noir à l’horizon blanchissant des flots, alorsseulement il murmura d’une voix faible :

« Pascalon, je vous le dis, voilà un coupde fusil qui me portera malheur ! » Et tout le reste dujour il demeura soucieux, plein de remords et de terreursacrée.

Chapitre 2

 

Un dîner chez le commodore. —Tartarin esquisse un pas de farandole. — Définition duTarasconnais par le lieutenant Shipp. — En vue deGibraltar. — La vengeance de la Tarasque.

On naviguait depuis une semaine, on approchaitdes côtes parfumées de l’Inde, sous le même ciel laiteux, sur lamême mer huileuse et douce qu’au premier voyage, et Tartarin, parune belle après-midi de chaleur et de clarté, faisait la sieste encaleçon dans se chambre, sa bonne grosse tête serrée dans sonfoulard à pois, dont les bouts, trop longs, se dressaient comme depaisibles oreilles de ruminant.

Tout à coup Pascalon se précipita dans lacabine.

« Hein !… Qu’est-ce que c’est ?Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda brusquement le grandhomme en arrachant son serre-tête, car il n’aimait pas qu’on le vitainsi.

Pascalon répondit, suffoquant, les yeux ronds,bègue plus que jamais :

« Je crois qu’elle en tient.

– Qui ?… La Tarasque ?… Hé, coquinde sort ! je ne le sais que trop.

– Non, dit Pascalon, plus bas qu’un souffle,la dame du commodore.

– Pécaïre ! pauvre petite ! encoreune !… Mais qui vous fait croire cela ? » Pour touteréponse, Pascalon tendit un carton imprimé, par lequel lordcommodore et lady William Plantagenet priaient Son Excellence leGouverneur Tartarin et M. Pascalon, directeur du secrétariat,à dîner pour le soir même.

« Oh ! les femmes !… lesfemmes !… s’écria Tartarin, car évidemment cette invitation àdîner venait de la femme du commandant ; l’idée ne pouvaitêtre du mari, il n’avait pas une tête à invitations.

Puis, s’interrogeant avec gravité :

« Dois-je accepter, pas moins ?… Masituation de prisonnier de guerre… »

Pascalon, qui savait ses auteurs, rappela qu’àbord du Northumberland,Napoléon mangeait à la table del’amiral.

« Voilà qui me décide, fit aussitôt leGouverneur.

– Seulement, ajouta Pascalon, l’Empereur seretirait avec les dames dès qu’on apportait les vins.

– Parfaitement, ceci me décide encore plus.Répondez, à la troisième personne, que nous acceptons.

– L’habit, n’est-ce pas, maître ?

– Certes. »

Pascalon aurait voulu aussi endosser sonmanteau de première classe, mais le maître ne fut pas de cetavis ; lui-même ne passerait pas le cordon de l’Ordre.

« Ce n’est pas le Gouverneur qu’oninvite, dit-il à son secrétaire, c’est Tartarin. Il y a unenuance. »

Ce diable d’homme comprenait tout.

Le dîner fut vraiment princier, servi dans unevaste salle à manger, toute reluisante, richement meublée en thuyaet en érable, et pour cloisons, pour plancher, de ces joliesboiseries anglaises, si fines, si minutieuses, dont les minceslamelles semblent s’emboîter comme des joujoux.

Tartarin était assis à la place d’honneur, àla droite de lady William. Peu de monde invité, seulement lelieutenant Shipp et le docteur du bord, qui comprenaient lefrançais. Un domestique en livrée nankin, raide, solennel, setenait debout derrière chaque convive. Rien de riche comme leservice des vins, la massive argenterie aux armes des Plantagenet,et au milieu de la table un magnifique surtout garni des orchidéesles plus lares.

Pascalon, très intimidé au milieu de tout celuxe, bégayait d’autant plus qu’il se trouvait toujours la bouchepleine au moment où on lui adressait la parole.

Il admirait l’aisance tranquille de Tartarinen face de ce commodore aux babines de chat-tigre, aux yeux vertsstriés de sang sous des cils d’albinos.

Mais le Tartarin, bon traqueur de fauves, semoquait un peu des chats-tigres, et faisait sa cour à ladyPlantagenet avec autant d’empressement et de grâce que si lecommodore eût été à cent lieues de là. Milady, de son côté, necachait pas sa sympathie pour le héros et le regardait avec desyeux tendres, des yeux extraordinaires.

« Les malheureux ! Le mari va toutvoir, » se disait à chaque instant Pascalon.

Eh bien, non, le mari ne voyait rien, etsemblait lui aussi prendre un plaisir extrême aux récits du grandTarasconnais.

Sur un désir de lady William, Tartarin contal’histoire de la Tarasque, sainte Marthe et son ruban bleu ;il parla de son peuple, dit la race tarasconnaise, ses traditions,son exode ; puis il exposa son gouvernement, ses projets, sesréformes, le nouveau code qu’il préparait. Un code, par exemple,c’était bien la première fois qu’il lui arrivait d’en parler, mêmeà Pascalon ; mais sait-on jamais tout ce que roulent cesvastes cervelles de conducteurs de peuples !

Il fut profond, il fut gai, il chanta des airsdu pays, Jean de Tarascon pris par les corsaires, ses amours avecla fille du sultan.

Penché vers lady William, de quel vibrant etbrûlant « à mi-voix » il lui fredonnait lecouplet :

« On dit qu’en étant général d’armée,– la tête enramée – avec du laurier, la fille du roi jolie etluisante, – de lui amoureuse, – un jour lui disait…

La languissante créole, si pâle d’ordinaire,en devenait toute rose.

Puis, la chanson finie, elle voulut savoir ceque c’était que la farandole, cette danse dont les Tarasconnaisparlent toujours.

« Oh mon Dieu, c’est bien simple, vousallez voir…, » fit le bon Tartarin.

Et, voulant ménager l’effet pour lui toutseul, il dit à son secrétaire :

« Restez, vous, Pascalon. »

Il s’était levé, il esquissa un pas en lerythmant sur un air de farandole, Ra-pa-taplan, pa-ta-tin,pa-ta-tan… Malheureusement le navire tanguait : il tomba,se releva, toujours de bonne humeur, et fut le premier à rire de samésaventure.

Malgré le cant et la discipline,toute la table s’esclaffait, trouvait le Gouverneur délicieux.

Tout à coup les vins apparurent. Aussitôt ladyWilliam quitta la salle, et Tartarin, jetant brusquement saserviette, se retira à son tour sans saluer, sans s’excuser,conformément à la légende napoléonienne.

Les Anglais se regardèrent avec stupeur,échangeant quelques mots à voix basse.

« Son Excellence ne boit jamais de vin…,» dit Pascalon, qui crut devoir expliquer la sortie de son bonmaître et prendre la parole à sa place.

Il tarasconnait fort agréablement lui aussiet, tout en tenant tête aux Anglais pour boire le claret,il les égayait, les frictionnait de sa verve joyeuse et de sachaude pantomime.

Puis, lorsqu’on se leva de table, se doutantbien que Tartarin était monté sur le pont rejoindre ladyPlantagenet, il s’offrit insidieusement pour faire la partie ducommodore, grand amateur d’échecs.

Les autres convives du dîner causaient etfumaient autour d’eux ; et à un moment, le lieutenant Shippayant chuchoté au docteur une drôlerie qui le fit beaucoup rire, lecommodore leva la tête :

« Qu’est-ce qu’il a dit, ceShipp ? » Le lieutenant répéta sa phrase, et l’on ritencore plus fort sans que Pascalon pût comprendre de quoi ils’agissait.

Là-haut, pendant ce temps, appuyé au fauteuilde lady William, dans le parfum de la brise mourante etl’éblouissant reflet sur la mer, sur le pont du navire, d’un soleilcouchant qui suspendait à tous les cordages des gouttelettes degroseille, Tartarin racontait ses amours avec la princesseLikiriki, et leur séparation déchirante. Il savait que les femmesaiment à consoler, et que porter ses chagrins de cœur en écharpeest la meilleure façon de réussir auprès d’elles.

Oh ! la scène des adieux entre la petiteet lui, chuchotée de tout près par Tartarin dans le mystère ducrépuscule ! Qui n’a pas entendu cela n’a rien entendu.

Je ne vous affirmerai pas que le récit fûtabsolument exact, que la scène ne fût pas un rien arrangée ;mais, en tout cas, c’était comme il aurait voulu que cela fût, uneLikiriki passionnée et brûlante, la pauvre princesse prise entreses sentiments de famille et son amour conjugal, s’accrochant auhéros de ses petites mains désespérées :

« Emmène-moi !emmène-moi ! »

Lui, le cœur broyé, la repoussant, s’arrachantà ses étreintes « Non, mon enfant, il le faut. Reste avec tonvieux père, il n’a plus que toi,… »

En racontant ces choses, il versait de vraieslarmes et il lui semblait que les beaux yeux créoles levés vers luise mouillaient à son récit, pendant que le soleil, lentementdescendu dans la mer, laissait l’horizon noyé dans une buéeviolette.

Soudain des ombres s’approchèrent, et la voixdu commodore, coupante, glaciale, rompit le charme :

« Il est tard, il fait trop frais pourvous, ma chère, il faut rentrer. »

Elle se leva, s’inclina légèrement :

« Bonne nuit, monsieurTartarin ! »

Et il resta tout ému de la douceur qu’elleavait mise dans cette parole.

Pendant quelques instants encore il se promenasur le pont, entendant toujours ce « Bonne nuit, monsieurTartarin ! » Mais le commodore avait raison, le soirfraîchissait rapidement, il prit le parti d’aller se coucher.

En passant devant le petit salon, il aperçutpar la porte entrouverte Pascalon, assis à une table, la tête dansses mains, très occupé à feuilleter un dictionnaire.

« Que faites-vous là,enfant ? »

Le fidèle secrétaire lui apprit le scandalecausé par son brusque départ, les chuchotements indignés autour dela table et surtout une certaine phrase mystérieuse du lieutenantShipp, que le commodore avait fait répéter et dont ils s’étaienttous tant égayés.

« Quoique j’entende passablementl’anglais, je n’ai pas bien saisi ce que cela voulait dire, maisj’ai retenu les mots et je suis en train de reconstituer laphrase. »

Pendant ces explications Tartarin s’étaitcouché, bien étendu dans son lit, bien à l’aise, la tête enveloppéede son foulard, un grand verre d’eau de fleur d’oranger, et ildemanda, en allumant la pipe qu’il fumait tous les soirs avant des’endormir :

« Êtes-vous venu à bout de votretraduction ?

– Oui, mon bon maître, la voici : Ensomme, le type tarasconnais, c’est le Français grossi, exagéré,comme vu dans une boule de jardin.

– Et vous dites qu’ils ont tant rilà-dessus ?

– Tous, le lieutenant, le docteur, lecommodore lui-même, ils ne s’arrêtaient pas de rire. »

Tartarin haussa les épaules avec une moue depitié.

« Il se connaît que ces Anglais n’ont passouvent occasion de rire, pour s’amuser de bêtises pareilles !Allons, bonsoir, mon enfant, va te coucher. »

Et bientôt tous deux furent partis dans lesrêves où l’un retrouvait sa Clorinde, l’autre la dame du commodore,car Likiriki était déjà bien loin.

Les jours suivaient les jours, se groupaienten semaines, et le voyage continuait, une traversée charmante,délicieuse, où Tartarin, qui aimait tant à inspirer la sympathie,l’admiration, les sentait autour de lui sous les formes les plusvariées.

C’est lui qui aurait pu dire comme VictorJacquemont[8] dans sa correspondance : « Quema fortune est bizarre avec les Anglais ! Ces hommes, quiparaissent si impassibles et qui entre eux demeurent toujours sifroids, mon abandon les détend aussitôt. Ils deviennent caressantsmalgré eux et pour la première fois de leur vie, je fais des bonnesgens, je fais des Français de tous les Anglais avec lesquels jereste vingt-quatre heures. »

Tout le monde, à bord, l’arrière comme l’avantdu Tomahawk, officiers et matelots l’adoraient ; iln’était plus question de prisonnier de guerre, de procès devant lestribunaux anglais ; on devait le relâcher dès qu’on arriveraità Gibraltar.

Quant au farouche commodore, enchanté d’avoirtrouvé un partenaire de la force de Pascalon, il le tenait le soir,pendant des heures, devant l’échiquier, ce qui désespéraitl’infortuné soupirant de Clorinde et l’empêchait d’aller luiporter, à l’avant, des friandises de son dîner.

Car les pauvres Tarasconnais, eux,continuaient à mener leur triste vie d’émigrants, toujours parquésdans leur chiourme, et c’était la tristesse, le remords deTartarin, lorsqu’il pérorait sur la dunette ou fusait sa cour, àl’heure mélancolique du couchant, de voir au loin, en contre-bas,ses compatriotes entassés comme un vil bétail, sous la garde d’unesentinelle, détournant leurs regards de lui avec horreur, surtoutdepuis le jour où il avait tiré sur la Tarasque.

Ils ne lui pardonnaient pas ce crime, et luinon plus ne l’oubliait pas, ce coup de fusil qui devait lui portermalheur.

On avait passé le détroit de Malacca, la merRouge, doublé la pointe de Sicile ; on approchait deGibraltar.

Un matin, la terre étant signalée, Tartarin etPascalon préparaient leurs malles, aidés par un des domestiques,quand tout à coup ils eurent la sensation de balancement queproduit un navire à l’arrêt. Le Tomahawk stoppait ;en même temps, on entendait s’approcher un bruit de rames.

« Regardez donc, Pascalon, dit Tartarin,c’est peut-être le pilote… »

Le canot accostait en effet, mais ce n’étaitpas le pilote ; il portait le pavillon français, des matelotsfrançais le montaient ; et parmi eux deux hommes habillés denoir, en chapeaux hauts de forme. L’âme de Tartarin vibra.

« Ah ! le drapeau français !…Laisse que je le regarde, mon enfant. »

Il s’élança vers le hublot, mais à ce momentla porte de la cabine s’ouvrit, laissant passer un grand flot delumière ; et deux agents de police en bourgeois, aux façonscommunes et brutales, munis de mandats d’arrêt, de permisd’extradition, tout le tremblement posèrent leurs pattes sur lemalheureux État de choses et sur son secrétaire.

Le Gouverneur recula, blême etdigne :

« Prenez garde à ce que vous faites, jesuis Tartarin de Tarascon.

– C’est vous que nous cherchons,justement. »

Et les voilà tous deux emballés, sans un motd’explication ni de réponse à leurs questions multiples, sanssavoir ce qu’ils avaient fait, pourquoi on les arrêtait, où on lesconduisait. Rien que la honte de passer chargés de fers, car onleur avait mis les menottes, devant les matelots et les midships,sous les rires et les huées de leurs compatriotes, qui, penchésau-dessus du bordage, applaudissaient, criaient à toutegorge :

« C’est bien fait !… zou…zou… » pendant qu’on descendait les captifs dans le canot.

En ce moment Tartarin eût voulu s’engloutir aufond de la mer.

De prisonnier de guerre comme Napoléon etThémistocle, passer à l’état de vulgaire filou !

Et la dame du commodore quiregardait !

Décidément, il avait raison, la Tarasque sevengeait, elle se vengeait cruellement.

Chapitre 3

 

SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON.

5 juillet. Prison de Tarascon surRhône.

– Je reviens de l’instruction, je sais enfinde quoi l’on nous accuse, le Gouverneur et moi, et pourquoi,brusquement saisis sur le Tomahawk,harponnés en pleinbonheur, en plein rêve, comme deux langoustes tirées du fond del’eau claire, nous fûmes transbordés sur un navire français,ramenés à Marseille, les menottes aux poings, dirigés sur Tarasconet mis au secret dans la prison de la ville.

Nous sommes prévenus d’escroquerie, d’homicidepar imprudence et d’infraction aux lois sur l’émigration. Ah !pour sûr que j’ai dû l’enfreindre, la loi sur l’émigration, carc’est la première fois que j’entends son nom, seulement son nom, àcette coquine de loi.

Après deux jours d’incarcération, avec défenseabsolue de parler à quiconque – c’est ça qui est terrible pour desTarasconnais, – nous fûmes conduits au palais par-devant le juged’instruction, M. Bonaric.

Ce magistrat a commencé sa carrière àTarascon, il y a une dizaine d’années, et me connaissaitparfaitement, étant venu plus de cent fois à la pharmacie, où jelui préparais une pommade pour un eczéma chronique qu’il a dessusla joue.

Pas moins qu’il m’a demandé mes nom, prénoms,âge, profession, comme si nous ne nous étions jamais vus. J’ai dûdire tout ce que je savais de l’affaire de Port-Tarascon et parlerdeux heures durant sans m’arrêter. Son greffier ne pouvait pas mesuivre, tant j’allais. Puis, ni bonjour ni bonsoir « Prévenu,vous pouvez vous retirer ».

Dans le corridor du palais de justice, trouvémon pauvre Gouverneur que je n’avais pas revu depuis le jour denotre incarcération. Il m’a paru bien changé.

Au passage, il me serra la main et me fit desa bonne voix :

« Courage ! enfant. La vérité estcomme l’huile, elle remonte toujours dessus. »

Il n a pas pu m’en dire plus, les gendarmesl’entraînaient brutalement.

Des gendarmes, pour lui !… Tartarin dansles fers, à Tarascon !… Et cette colère, cette haine de toutun peuple !…

Je les aurai toujours dans l’oreille ces crisde fureur de la populace, ce souffle chaud de rafataille, quand lavoiture cellulaire nous a ramenés à la prison, cadenassés chacundans notre compartiment.

Je ne pouvais rien voir, mais j’entendaisautour de nous une grande rumeur de foule.

À un moment, la voiture s’est arrêtée sur laplace du Marché ; j’ai reconnu cela à l’odeur qui me venaitpar les fentes, dans les petites raies de lumière blonde, etc’était comme l’haleine même de la ville, cette odeur de pommesd’amour, d’aubergines, de melons de Cavaillon, et de poivronsrouges et de gros oignons doux. De sentir toutes ces bonnes chosesdont je suis privé depuis si longtemps, cela m’agourmandait.

Il y avait tant de monde que nos chevaux nepouvaient plus avancer. Un Tarascon plein, bondé, à croire quejamais personne n’a été tué, ni noyé, ni dévoré par lesanthropophages. Ne m’a-t-il pas semblé reconnaître la voix deCambalalette, le cadastreur ! C’est une illusion,certainement, puisque Bézuquet lui-même en a mangé, de notreregretté Cambalalette. Par exemple, je suis sûr d’avoir entendu legong d’Excourbaniès. Celui-là, il n’y a pas à s’y tromper, ildominait tous les autres cris « À l’eau !… Zou !… auRhône ! au Rhône. Fen dé brut ! À l’eauTartarin ! »

À l’eau Tartarin !… Quelle leçond’histoire ! Quelle page pour le Mémorial ! J’oubliais dedire que le juge Bonaric m’a rendu mon registre saisi à bord duTomahawk. Il l’a trouvé intéressant, m’a même engagé à lecontinuer, et, à propos de certaines locutions tarasconnaises quis’y glissent de temps en temps, il m’est venu comme ça en souriantdans ses favoris roux :

« Nous avions déjà leMémorial ; vous, c’est le Méridional deSainte-Hélène. » J’ai fait semblant de rire de son jeu demots.

Du 5 au 6 juillet. – La prison deville, à Tarascon, est un château historique, l’ancien château duroi René, qui se voit de loin au bord du Rhône, flanqué de sesquatre tours.

Nous n’avons pas de chance avec les châteauxhistoriques. Déjà, en Suisse, quand notre illustre Tartarin futpris pour un chef nihiliste et nous tous avec lui, on nous jetadans le cachot de Bonnivar, au château de Chillon.

Ici, il est vrai, c’est moins triste ; onest en pleine lumière, ventilé par le vent du Rhône, et il ne pleutpas comme en Suisse ou à Port-Tarascon.

Mon cachot est très étroit : quatre mursde pierre crépie, un lit de fer, une table et une chaise. Le soleily entre par un fenestron grillagé, à pic sur le Rhône.

C’est de là que, pendant la grande Révolution,les Jacobins ont été précipités dans le fleuve, sur l’airfameux : Dé brin o dé bran, cabussaran…

Et, comme le répertoire populaire ne changepas beaucoup, on nous le chante à nous aussi, ce sinistre refrain.Je ne sais pas où ils ont logé mon pauvre gouverneur ; mais ildoit entendre comme moi ces voix qui montent, le soir, des bords duRhône et il doit faire d’étranges réflexions.

Encore si l’on nous avait mis l’un près del’autre !… quoique, à vrai dire, j’éprouve, depuis mon arrivéeun certain soulagement à être seul, à me reprendre.

L’intimité d’un grand homme est si fatigante àla longue ! Il vous parle toujours de lui et ne s’occupejamais de ce qui vous intéresse. Ainsi, sur le Tomahawk,pas une minute à moi, pas un instant pour être auprès de maClorinde. Tant de fois je me disais « Elle estlà-bas ! » Mais je ne pouvais m’échapper. Après dîner,j’avais déjà la partie d’échecs du commodore, puis le reste du jourTartarin ne me lâchait plus, surtout depuis que je lui avais faitl’aveu du Mémorial. » Écrivez ceci… N’oubliez pas de direcela… » Et des anecdotes sur lui, sur ses parents souvent, pastrès intéressantes.

Songez-vous que Las Cases a fait ce métierpendant des années ! L’Empereur le réveillait à six heures dumatin, l’emmenait, à pied, à cheval, en voiture, et sitôt enroute :

« Vous y êtes, Las Cases ?… Alorscontinuons… Quand j’eus signé le traité de Campo-Formio… » Lepauvre confident avait ses affaires, lui aussi, son enfant malade,sa femme restée en France, mais qu’était cela pour l’autre qui nesongeait qu’à se raconter, à s’expliquer devant l’Europe,l’Univers, la Postérité, tous les jours, tous les soirs et pendantdes années ! C’est-à-dire que la vraie victime deSainte-Hélène n’a pas été Napoléon, mais Las Cases. Moi,maintenant, ce supplice m’est épargné. Dieu m’est témoin que jen’ai rien fait pour cela, mais on nous a mis à part et j’en profitepour penser à moi, à mon infortune, qui est grande, à ma Clorindebien-aimée. Me croit-elle coupable ?… Elle, non ; mais safamille, tous ces Espazettes de l’Escudelle de Lambesc ?… Dansce monde là, un homme sans titre est toujours coupable. En tous casje n’ai plus d’espoir qu’on m’accueille jamais pour mari deClorinde, déchu que je suis de mes grandeurs ; j’iraireprendre mon emploi entre les bocaux de Bézuquet, à la pharmaciede la Placette… Et voilà la gloire !

17 juillet. — Une chose qui me faitinquiéter beaucoup, c’est que personne ne vienne me voir dans maprison. Ils m’en veulent autant qu’à mon maître. Ma seuledistraction, tout seulet dans ma cellule, est de monter sur latable ; j’arrive ainsi au fenestron, et de là j’ai une vuemerveilleuse entre les barreaux.

Le Rhône roule du soleil éparpillé parmi sespetites îles d’un vert pâle que le vent ébouriffe. Le ciel est toutrayé du vol noir des martinets ; leurs petits cris sepoursuivent, passant tout contre moi ou tombant de très haut, ettout en bas se balance le pont de fil de fer, si long, si mince,qu’on s’attend toujours à le voir partir, envolé un chapeau.

Sur les bords du fleuve, des ruines de vieuxchâteaux, celui de Beaucaire avec la ville à ses pieds, ceux deCourterolle, de Vacquerie. Derrière ces gros murs, éboulés par letemps, il se tenait autrefois des « cours d’amour », oùles trouvères, les félibres d’alors, étaient aimés par desprincesses et des reines qu’ils chantaient, comme Pascalon chantesa Clorinde. Mais quel changement, pécaïre ! depuis cesépoques lointaines. À présent les somptueux manoirs ne sont plusque des trous envahis de ronces ; et les félibres ont beaucélébrer grandes dames et damoiselles, les damoiselles se moquentjoliment d’eux.

Une vue moins attristante est celle du canalde Beaucaire avec tous ses bateaux peints en vert, en jaune, serrésen tas, et sur les quais les taches rouges des militaires que jevois se promener du haut de mon fenestron. Ils doivent être biencontents, les gens de Beaucaire, de la mésaventure de Tarascon etde l’écroulement de notre grand homme ; car la renommée deTartarin les offusquait, ces orgueilleux voisins d’en face. Dansmon enfance, je me rappelle quels esbrouffes ils faisaientencore avec leur foire de Beaucaire. On y venait de partout, – pasde Tarascon, par exemple, le pont en fil de fer est sidangereux ! – C’était une affluence énorme, plus de cinq centmille âmes au moins, ensemble sur le champ de foire !…

D’année en année tout cela s’est vidé. Lafoire de Beaucaire existe toujours, mais personne n’y vient.

En ville on ne voit que des écriteaux :À louer…, À louer…, et s’il arrive par hasard un voyageur,un représentant de maison de commerce, l’habitant lui fait fête, onse l’arrache, le conseil municipal va au-devant de lui, musique entête. Finalement, Beaucaire a perdu tout renom ; tandis queTarascon devenait célèbre… Et grâce à qui, sinon àTartarin ?

Monté sur ma table, tout à l’heure, jeregardais dehors en songeant à ces choses. Le soleil disparu, lanuit venait, et tout à coup, de l’autre côté du Rhône, un grand feus’alluma sur la tour du château de Beaucaire.

Il brûla longtemps, longtemps je le regardai,et il me sembla qu’il avait quelque chose de mystérieux, ce feu,jetant un reflet rougeâtre sur le Rhône, dans le grand silence dela nuit traversé par le vol mou des orfraies. Qu’est-ce que celapeut être ? Un signal ?

Est-ce que quelqu’un, quelque admirateur denotre grand Tartarin, voudrait le faire évader ?… C’est siextraordinaire, cette flamme allumée tout en haut d’une tour enruines et juste en face de sa prison !

18 juillet. – En revenant aujourd’huide l’instruction, comme la voiture cellulaire passait devantSainte-Marthe, entendu la voix, toujours impérieuse de la marquisedes Espazettes qui criait avec l’accent d’ici :

« Cloréïnde !…Cloréïnde ! » et une voix douce, angélique, la voix de mabien-aimée, qui répondait « Mamain ! »

Sans doute elle allait à l’église prier pourmoi, pour l’issue du procès.

Rentré dans ma prison, très ému… Écritquelques vers provençaux sur Le soir, à la même heure, toujours lemême feu sur la tour de Beaucaire. Il brille là-bas, dans la nuit,comme les bûchers qu’on allume pour la Saint-Jean.

Évidemment, c’est un signal.

Tartarin, avec qui j’ai pu échanger deux motsà l’instruction dans le couloir du juge, a vu comme moi ces feux àtravers les barreaux de sa geôle, et quand je lui ai dit ce quej’en pensais, que des amis voulaient peut-être le faire évadercomme Napoléon à Sainte-Hélène, il a paru très frappé de cerapprochement.

« Ah ! vraiment, Napoléon àSainte-Hélène…, on a essayé de le sauver ? »

Mais, après un moment de réflexion, il m’adéclaré qu’il n’y consentirait jamais.

« Certes, ce n’est pas la descente destrois cents pieds de la tour sur une échelle de corde, secouée lanuit par le vent du Rhône, qui me ferait peur. Non, ne croyez pascela, enfant !… Ce que je redouterais le plus, c’est quej’aurais l’air de fuir l’accusation : Tartarin de Tarascon nes’évadera pas. »

Ah ! si tous ceux qui hurlent sur sonpassage : « Au Rhône ! Zou ! auRhône ! » avaient pu l’entendre !… Et on l’accused’escroquerie ! On a pu le croire complice de ce misérable ducde Mons !… Allons donc !… Est-ce que c’estpossible ?…

Tout de même il ne le soutient plus, son duc,maintenant ; il le juge à sa véritable valeur, ce scélérat deBelge ! On le verra bien à sa belle défense, car Tartarin sedéfendra lui-même devant le tribunal. Pour moi, je bégaye trop pourparler publiquement : je serai défendu par CicéronFranquebalme, et tout le monde sait quelle incomparable logique deraisonnement il sait mettre dans ses plaidoyers.

20 juillet, soir. – Ces heures que jepasse chez le juge d’instruction sont bien douloureuses pourmoi ! Le difficile n’est pas de me défendre, mais de le fairesans trop accabler mon pauvre maître. Il a été si imprudent, il aeu tant de confiance en ce duc de Mons ! Et puis, avecl’eczéma intermittent de M. Bonaric, on ne sait jamais si l’ondoit craindre ou espérer ; la maladie tourne chez ce magistratà l’idée fixe, furieux quand « ça se voit », bon enfantquand « ça ne se voit pas ».

Quelqu’un chez qui ça se voit, et ça se verratoujours, c’est le malheureux Bézuquet, qui vivait autrefois trèsbien avec son tatouage là-bas, dans les mers lointaines, maismaintenant, sous le ciel tarasconnais, se dégoûte lui-même, ne sortplus, reste terré tant qu’il peut au fond de son officine, où ilcombine des herbages, des omelettes, et sert les clients sous unmasque de velours, comme un conjuré d’opéra-comique.

Il est à remarquer combien les hommes sontsensibles à tous ces maux physiques, dartres, taches,eczémas ; plus peut-être que les femmes. De là sans doute larancune de Bézuquet contre Tartarin, cause de tous ses maux.

24 juillet – Appelé de nouveau hierdevant M. Bonaric, je crois que c’est la dernière fois. Il m’amontré une bouteille trouvée dans les îles par un pêcheur du Rhône,et m’a fait lire une lettre que renfermait cettebouteille :

« Tartarin. – Tarascon. – Prison deville. – Courage ! Un ami veille de l’autre côté du pont. Ilpassera quand le moment sera venu.

« UNE VICTIME DU DUC DE MONS. »

Le juge m’a demandé si je me rappelais avoirdéjà vu cette écriture. J’ai répondu que je ne la connaissaispas ; et, comme il faut toujours dire le vrai, j’ai ajoutéqu’une première fois on avait tenté ce genre de correspondance avecTartarin : qu’avant notre départ de Tarascon une bouteilletoute semblable lui était parvenue avec une lettre, sans qu’il yeût attaché d’importance, ne voyant là que l’effet d’uneplaisanterie. Le juge m’a dit « C’est bien. » Etlà-dessus, comme toujours :

« Vous pouvez vous retirer. »

26 juillet. – L’instruction estterminée, on annonce le procès comme très prochain. La ville est enébullition. Les débats commenceront vers le 1er août. D’ici là, jene vais pas dormir. Il y a longtemps d’ailleurs que je n’ai plusguère de sommeil, dans cette étroite logette brûlante comme unfour. Je suis obligé de laisser le fenestron ouvert : il entredes nuées de moustiques et j’entends les rats qui grignotent danstous les coins.

Ces jours derniers, j’ai eu plusieursentrevues avec Cicéron Franquebalme. Il m’a parlé de Tartarin avecbeaucoup d’amertume ; je sens qu’il lui en veut de ne pas luiavoir confié sa cause. Pauvre Tartarin, il n’a personne pourlui !

Il parait qu’on a renouvelé tout le tribunal.Franquebalme m’a donné les noms des juges : Président,Mouillard ; assesseurs, Beckmann et Robert du Nord. Pasd’influences à faire agir. Ces messieurs ne sont pas d’ici, medit-on. D’ailleurs leurs noms semblent l’indiquer.

Pour je ne sais quel motif, on a disjoint dela poursuite dirigée contre nous les deux chefs d’accusationrelatifs au délit d’homicide par imprudence et à l’infraction deslois sur l’émigration. Cités à comparoir : Tartarin deTarascon, le duc de Mons – mais ça m’étonnerait bien qu’ilcomparoisse ! – et Pascal Testanière dit Pascalon.

31 juillet. – Nuit de fièvre etd’angoisse. C’est pour demain. Resté au lit très tard.

Seulement la force d’écrire sur la muraille ceproverbe tarasconnais que j’ai entendu si souvent dire à Bravida,qui les savait tous :

Rester au lit sans dormir,

Attendre sans voir venir,

Aimer sans avoir plaisir,

Sont trois choses qui font mourir

Chapitre 4

 

Un procès dans le Midi. —Dépositions contradictoires. — Tartarin jure devantDieu et devant les hommes. — Les brodeurs deTarascon. — Rugimabaud mangé par le requin. — Untémoin inattendu.

Ah ! boufre non, qu’ilsn’étaient pas d’ici, les juges du pauvre Tartarin. Il n’y avait,pour s’en convaincre, qu’à les voir par cette flamboyanteaprès-midi d’août où se plaidait l’affaire du Gouverneur dans lagrand’salle du palais de justice, pleine à faire craquer lesmurs.

Le mois d’août à Tarascon, je vous dirai, estle mois de la lourde chaleur. Il y fait chaud comme en Algérie, etles précautions contre l’ardeur du ciel sont les mêmes que dans nosvilles d’Afrique : la retraite dans les rues avant midi, lescasernes consignées, les auvents mis à toutes les boutiques. Maisle procès de Tartarin avait changé ces habitudes locales, et l’onimagine aisément la température que devait atteindre cette salled’audience bondée de monde, avec les dames à falbalas et à panachesempilées sur les tribunes du fond.

Deux heures sonnaient au jaquemart dupalais ; et par les hautes fenêtres larges ouvertes, devantlesquelles descendaient de longs rideaux jaunes formant stores,entrait, avec les battements de la lumière réverbérée, le bruitassourdissant des cigales sur les alisiers et les platanes duCours, – gros arbres à feuilles blanches, à feuilles de poussière,– les rumeurs de la foule restée dehors, les cris des marchandsd’eau, comme aux arènes les jours de courses :

« Qui veut boire ? L’eau estfraîche !… »

Vraiment il fallait être de Tarascon pourrésister à la chaleur qu’il faisait là-dedans, une de ces chaleursoù même un condamné à mort se serait endormi pendant le prononcé desa sentence. Aussi les plus écrasés dans la salle étaient-ils lestrois juges, tous étrangers à ce brûlant Midi. Le présidentMouillard, un Lyonnais, comme un Suisse de France, l’air austère,tête longue, chenue et philosophique, donnant envie de pleurer rienqu’à le regarder, puis ses deux assesseurs, Beckmann qui arrivaitde Lille, et Robert du Nord, d’encore bien plus haut.

Dès le commencement des débats, ces troismessieurs étaient tombés malgré eux dans une vague torpeur, lesyeux fixés sur les grands carrés de lumière découpés derrière lesrideaux jaunes, et pendant l’interminable appel des témoins, aunombre de deux cent cinquante au moins, et tous à charge, ilsavaient fini par s’endormir tout à fait.

Les gendarmes, qui n’étaient pas du Mididavantage et à qui l’on avait eu la cruauté de laisser leurslourdes buffleteries, dormaient aussi. Sans doute ce sont là demauvaises conditions pour rendre la vraie justice. Heureusement queles magistrats avaient étudié l’affaire d’avance, sans cela ils n’yauraient jamais rien compris, n’entendant, dans leur inattentivesomnolence, que le bruit des cigales et un confus bourdonnement demouches et de voix.

Après le défilé des témoins, le substitutBompard du Mazet commença la lecture de l’acte d’accusation.

Du plein Midi, celui-là, par exemple ! untout petit velu, chevelu, bedonnant, une barbe en copeaux noirs,des yeux sortis comme d’un coup de pouce et tout sanglants dans unteint de vésicatoire, une voix de cuivre qui vous crachait du métaldans les oreilles ; et une mimique, et des bonds !… Lagloire du parquet tarasconnais. On faisait des lieues pourl’entendre ; mais, cette fois, ce qui pimentait sonréquisitoire, c’était la parenté de l’orateur avec le fameuxBompard, une des premières victimes de l’affaire dePort-Tarascon.

Jamais accusateur ne se montra plus acharné,plus passionné moins juste, moins partial ; c’est ce qu’onaime à Tarascon, tout ce qui vibre, tout ce qui vousmonte !…

Comme il le secouait le pauvre Tartarin, assisavec son secrétaire entre deux gendarmes ! Quelle loque, sousses crocs baveux, devenait tout ce passé de gloire !

Pascalon, éperdu, honteux, se cachait la têtedans ses mains ; mais Tartarin, lui, très calme, écoutait, lefront droit, les yeux clairs, sentant sa journée finie, l’heurevenue du grand déclin, sachant qu’il y a des lois naturelles degrandeur comme de pesanteur, et résigné à les subir toutes, pendantque Bompard du Mazet, de plus en plus insultant, le représentaitcomme un vulgaire escroc abusant d’une renommée illusoire, de lionspeut-être jamais tués, d’ascensions peut-être jamais faites,s’associant à un aventurier, à un inconnu, à ce duc de Mons que lajustice ne retrouvait même pas devant elle. Et il faisait Tartarinplus scélérat encore que ce duc de Mons, qui du moins n’exploitaitpas ses compatriotes, tandis que lui avait spéculé sur lesTarasconnais, les avait volés, jugulés, réduits à aller aux portes,à fouiller les balayures pour y chercher leur pain. »

Qu’attendre, d’ailleurs, messieurs de la Cour,qu’attendre d’un homme qui a tiré sur la Tarasque, sur lamère-grand ?… »

À cette péroraison, des sanglots patriotiquesroulèrent dans les tribunes ; des hurlements leur répondaientde la rue, où la voix du substitut était arrivée, fracassant porteset fenêtres ; et lui-même, bouleversé par ses propres accents,se mit à larmoyer, à gargouiller si fort que les juges seréveillèrent en sursaut. Croyant que toutes les gouttières etchêneux du palais crevaient sous une pluie d’orage.

Bompard du Mazet avait parlé pendant cinqheures.

À ce moment, bien que la chaleur tût encoreécrasante, un petit vent frais du Rhône commençait à gonfler lesrideaux jaunes des fenêtres. Le président Mouillard ne se rendormitplus ; nouvellement installé dans le pays, la stupeur où leplongeait la fougue inventive des Tarasconnais suffit largement àle tenir éveillé.

Tartarin le premier donna le signal de cettenaïve et délicieuse imposture qui est comme l’arôme, le bouquet del’endroit.

À un passage de son interrogatoire, que nouscroyons devoir raccourcir, il se leva brusquement et, la maintendue :

« Devant Dieu et devant les hommes, jejure que je n’ai pas écrit cette lettre. »

Il s’agissait d’une lettre envoyée par lui deMarseille à Pascalon, rédacteur de la Gazette, pourl’émoustiller, l’exciter à des inventions plus fertiles, plusabondantes.

Non, mille fois non, l’accusé n’avait pasécrit cela ; il se débattait, protestait.

« Peut-être, je ne dis pas, le sieur deMons, non comparant… » Et comme il sifflait entre ses lèvresdédaigneuses ce « non comparant » !

Le président alors :

« Faites passer cette lettre àl’accusé. »

Tartarin la prit, la regarda et répondit trèssimplement :

« C’est vrai, c’est bien mon écriture.Cette lettre est de moi, je ne m’en rappelais pas. »

Il y avait de quoi faire pleurer destigres !

Un moment après, le même épisode avecPascalon, à propos d’un article de la Gazette racontant laréception à l’hôtel de ville de Port-Tarascon des passagers de laFarandole et du Lucifer par les indigènes, le roiNégonko et les premiers occupants de l’île, avec une descriptiontrès détaillée de l’hôtel de ville.

La lecture de cet article soulevait à chaquemot dans la salle d’inextinguibles fous rires coupés de crisd’indignation ; Pascalon lui-même se révoltait, protestait deson banc, à tour de bras : ce n’était pas de lui, jamais de lavie il n’aurait pu signer de si énormes invraisemblances.

On lui mit sous les yeux l’article imprimé,illustré d’images faites sur ses indications, signé de son nom, deplus son propre texte retrouvé à l’imprimerie Trinquelague.

« C’est écrasant dit alors le malheureuxPascalon, les yeux en boule, ça m’était complètement sorti de latête. »

Tartarin prit la défense de sonsecrétaire :

« La vérité, monsieur le président, c’estque, croyant aveuglément à toutes les histoires du sieur de Mons,non comparant…

– Il a bon dos, le sieur de Mons, interrompitférocement le substitut.

– Je donnais à ce malheureux enfant, continuaTartarin, l’idée de l’article à faire en lui disant « Brodezlà-dessus. » Et il brodait.

– C’est vrai que je n’ai jamais fait que bro…broder…, » bégaya timidement Pascalon.

Ah ! des brodeurs, il allait en voir, leprésident Mouillard, en interrogeant les témoins, tous de Tarascon,tous inventifs, démentant aujourd’hui ce qu’ils avaient affirmé laveille.

« Mais vous l’avez dit àl’instruction.

– Moi, j’ai dit ça ? ah ! vrai… Jen’en ai pas ouvert la bouche.

– Mais vous avez signé.

– Signés ?… Pas plus…

– Voici votre signature.

– C’est, pardi, vrai… Eh ! bien, monsieurle président, personne de plus surpris que moi. »

Et pour tous c’était ainsi, aucun ne serappelait. Les juges restaient effarés, hagards, devant cescontradictions, ces apparences de mauvaise foi, ne sachant pas, cesfroids hommes du Nord, faire la part de l’invention et de lafantaisie des pays de lumière.

Un des plus extraordinaires fut Costecalde.Racontant qu’il avait été chassé de l’île, forcé d’abandonner safemme et ses enfants par les exactions de Tartarin le tyran. Ilfallait entendre le drame de la chaloupe, les morts effrayantes etsuccessives de ses malheureux compagnons ; Rugimabaud, quinageait près de la barque pour se donner un peu de fraîcheur aucorps, brusquement entraîné par un requin, coupé en deux.

« Ah ! le sourire de mon ami… je levois encore ; il me tendait les bras, j’allais à lui, tout àcoup sa figure se crispe, il disparaît, et plus rien… rien qu’unrond de sang qui s’élargissait sur l’eau. » Et il faisait ungrand rond devant lui avec sa main crispée, tandis que de ses yeuxtombaient des larmes grosses comme des pois chiches.

En entendant le nom de Rugimabaud, les deuxjuges Beckmann et Robert du Nord, depuis un moment réveillés, sepenchèrent vers le président, et dans l’unanime explosion desanglots causée par le récit de Costecalde on voyait les troistoques noires dodelinant de l’une à l’autre. Puis le présidentMouillard s’adressa au témoin :

« Vous dites que Rugimabaud a été mangésous vos yeux par un requin ? Mais le tribunal vientd’entendre comme cité à charge un certain Rugimabaud débarqué de cematin… ; ne serait-ce pas le même que celui de lachaloupe ?…

– Mais si, parfaitement…, c’est moi, je suisle même…, » clama l’ancien sous-directeur aux cultures.

« Tiens, Rugimabaud est ici, fitCostecalde pas plus troublé. Je ne l’avais pas vu, c’est lapremière nouvelle. »

Une toque noire observa :

« Il n’aurait donc pas été mangé commevous venez de le dire ?

– C’est que j’aurai confondu avecTruphénus…

– Boufre ! Mais je suis là, moi aussi, jen’ai pas été mangé…, » protesta la voix de Truphénus.

Et Costecalde, qui commençait às’impatienter :

« Enfin, que ce soit l’un ou l’autre, jesais toujours qu’il y en a eu un de dévoré par un requin, j’ai vule rond. »

Là-dessus, il continua sa déposition, comme sirien ne s’était passé.

Avant qu’il quittât la barre, le présidentvoulut savoir à combien se montait, selon lui, le nombre desvictimes. Le témoin répondit :

« Crante mille au moins »,ce qui est la façon, là-bas, de prononcer quarante mille.

Or, comme les registres de la colonieconstataient qu’il n’y avait jamais eu plus de quatre centshabitants dans l’île, on se figure l’effarement du présidentMouillard et de ses juges. Ils en suaient à pleins seaux, lesmalheureux, n’ayant jamais ouï débats pareils, dépositions aussiextravagantes. Ce n’était sur ce banc des témoins que démentisfarouches, brusques interruptions ; des gens qui bondissaient,s’arrachaient les mots de la bouche, à croire que la bouche allaitvenir avec ; et des grincements de dents, et des riresdémoniaques ! Un procès fantastique, tragi-comique, où iln’était question que de Tarasconnais mangés, noyés, cuits, rôtis,bouillis, dévorés, tatoués, hachés en petits morceaux, seretrouvant là tous sur le même banc, bien portants, leurs membresau complet, sans une dent de moins, pas même une éraflure.

Les deux ou trois qui manquaient encore àl’appel, on les attendait d’une minute à l’autre, ils devaientavoir eu la même veine que leurs compagnons, et c’est pour cela quele juge d’instruction Bonaric, plus au fait des mœurs de sescompatriotes, avait engagé le président à laisser de côté laquestion d’homicide par imprudence.

Cependant le défilé des témoins continuait, deplus en plus bruyant et cocasse.

Dans la salle, le public prenait parti,conspuait, applaudissait, riant sans peur ni vergogne au nez duprésident, qui menaçait à chaque instant de faire évacuer leprétoire, mais, tout ahuri lui-même par tant de vacarme etd’incohérence, ne faisait rien évacuer du tout et, les coudes surla table, prenait à deux mains sa tête près d’éclater.

Dans une embellie relative, Robert du Nord, ungrand vieux mince, aux lèvres ironiques entre deux longues flochesde favoris blancs, dit en se renversant, la toque surl’oreille :

« En somme, dans tout cela, je ne voisguère que la Tarasque qui ne soit pas revenue »

Le substitut Bompard du Mazet se dressabrusquement, sorti de sa boite comme un diable :

« Et mon oncle ?…

– Et Bompard ? » fit la salle enécho.

Le substitut continua de sa voixd’ophicléide :

« Je ferai remarquer au tribunal que mononcle Bompard a été une des premières victimes. Si j’ai eu ladiscrétion de ne pas parler de lui dans mon réquisitoire, il n’enest pas moins vrai que celui-là du moins n’est pas revenu, qu’il nereviendra jamais…

– Pardon, monsieur le substitut, interrompitle président, mais voici justement un M. Bompard qui me faitpasser sa carte et demande à être entendu… Est-ce levôtre ? »

C’était le sien, Bompard (Gonzague).

Ce nom, si connu de tous les Tarasconnais,souleva un immense tumulte. Public, témoins, accusés, tout le mondeétait debout, montait sur les bancs, se penchait, criait, cherchaità voir, haletant d’impatience et de curiosité. Devant cetteagitation, le président Mouillard ordonna une suspension d’audiencede quelques minutes, dont on profita pour emporter une douzaine degendarmes évanouis, demi-morts de chaleur et d’ahurissement.

Chapitre 5

 

Bompard a passé le pont. – Histoire d’unelettre à huit cachets rouges. – Bompard en appelle à tout Tarascon,qui ne répond pas. – « Mais lisez-la donc, cettelettre, coquin de sort ! » – Menteurs du Nord et menteursdu Midi.

« C’est lui, c’est Gonzague !…Vé ! Vé !

– Comme il a forci !

– Qu’il est blafard !

– Il semble un Teur (Turc). »

Depuis si longtemps qu’ils ne l’avaient vu,nos Tarasconnais le reconnaissaient à peine, ce brave Bompard simaigre autrefois avec sa tête de Palikare moustachu, ses yeux dechèvre folle ; gras maintenant, boudenfle,comme ilsdisent, mais la même moustache, les mêmes yeux délirants dans saface élargie et bouffie.

Sans regarder ni à droite ni à gauche, ils’avança derrière l’huissier jusqu’à la barre.

Demande :

« C’est bien vous GonzagueBompard ?

– À dire le vrai, monsieur le président, j’endoute presque quand je vois – geste emphatique de Bompard vers lebanc des accusés – quand je vois, dis-je, sur ce banc d’infamienotre gloire la plus pure, quand j’entends conspuer dans cetteenceinte l’honneur et la probité mêmes…

– Merci, Gonzague, » fit de sa place Tartarinétranglé d’émotion.

Il avait supporté sans broncher toutes lesinjures, mais la sympathie de son vieux camarade lui crevait lecœur, lui faisait monter les larmes comme à un enfant sur lequel ons’apitoie. Bompard reprit :

« Va, mon vaillant concitoyen, tu n’ymoisiras pas sur ton sale blanc, et j’apporte ici la preuve…, lapreuve… »

Il cherchait dans ses poches, tirait une pipede Marseille, un couteau, un vieux silex, un briquet, un peloton deficelle, un mètre, un baromètre, une boîte homéopathique, et posaitces objets l’un après l’autre sur la table du greffier.

« Voyons, témoin Bompard, quand vousaurez fini ! » dit le président impatienté.

Et le substitut Bompard du Mazet :

« Allons, mon oncle,dépêchons-nous. »

L’oncle se retourna vers lui :

« Ah ! oui, je t’engage, toi, aprèstout ce que tu t’es permis de dire à notre pauvre ami !…Attends un peu que je te déshérite !Scélérat ! »

Le neveu resta froid sous cette menace, etl’oncle, toujours en quête dans ses poches, étalant devant luitoute une collection d’objets fantastiques, trouva à la fin cequ’il cherchait une grande enveloppe scellée de cinq cachetsrouges.

« Monsieur le président, voici undocument duquel il appert que le duc de Mons est le dernier desdrôles, des galériens, des… » Les gros mots allaient venir. Leprésident l’interrompit :

« C’est bon, donnez ledocument. »

Il ouvrit la lettre mystérieuse et, aprèsl’avoir lue, la communiqua à ses deux assesseurs, qui mirent leurnez dessus, l’épluchèrent soigneusement, sans rien laisser voir deleurs impressions. De vrais juges du Nord, pardi ! fermés,cadenassés.

Qu’y avait-il dans cette coquine delettre ? Avec ces types-là, il était difficile de s’en faireune idée.

Les assistants se haussaient, se penchaient,regardant de loin, les mains en abat-jour ; on s’interrogeaitjusqu’au fond des tribunes :

« Qu’es aco ? qu’est-ceque, diable, ça peut être ? »

Et comme tous les incidents de l’audiencegagnaient le dehors, grâce aux fenêtres et aux portes restéesouvertes, une grande rumeur montait sur le cours, des clameursconfuses, le frémissement d’une houle de mer lorsqu’il se lèvejolie brise.

Pour le coup, les gendarmes ne dormaient plus,les mouches en grappes au plafond se réveillaient, elles aussi, etla fraîcheur du soir pénétrant dans la salle, avec l’épouvante descourants d’air particulière aux Tarasconnais, ceux qui étaient prèsdes fenêtres demandaient à grands cris qu’on fermât, « qu’il yavait de quoi prendre le mal de la mort ».

Pour la centième fois le président Mouillardglapit :

« Un peu de silence, ou je faisévacuer », et l’interrogatoire continua :

« D. Témoin Bompard, comment cette lettreest-elle venue entre vos mains et à quel moment ?

R. Au départ de la Farandole, àMarseille, le duc, ou soi-disant duc de Mons, me remit donc mespouvoirs de gouverneur provisoire de Port-Tarascon, et en mêmetemps il me glissa ce pli, fermé de cinq cachets rouges bien qu’iln’y eût pas d’argent dedans. J’y trouverais, disait-il, sesdernières instructions, et il me recommandait bien de ne l’ouvrirque devant une quelconque des îles de l’Amirauté par je ne saisquel degré de latitude et de longitude. Du reste c’est marqué surl’enveloppe, vous pouvez voir…

D. Oui, oui, je vois,… Et alors ?

R. Alors, monsieur le président, voilà que jefus pris de cette maladie subite, qu’on a dû vous dire, et mêmecontagieuse et cangreneuseet tout, et qu’on fut obligé deme descendre agonisant au Château – d’If. Une fois à terre, je metordais de douleur, toujours la lettre dans ma poche, car j’avaisoublié, au milieu de mes souffrances, de la donner à Bézuquet enlui repassant les pouvoirs.

D. Un oubli regrettable… Et ensuite ?

R. Ensuite, monsieur le président, quand jefus un peu mieux, que je pus me lever et reprendre meshabillements, pas encore bien solide – ah ! si vous aviez vuce que je semblais !… – un jour j’envoyai la main à la poche,par hasard… Té ! la lettre aux cachets rouges… » Leprésident, d’un ton sévère :

« Témoin Bompard, ne serait-il pas plusconforme à la vérité de dire que cette lettre. Destinée à n’êtredécachetée qu’à quatre mille lieues de France, vous avez préférél’ouvrir tout de suite et en plein port de Marseille pour savoir cequ’il y avait dedans, et qu’en lisant son contenu vous avez reculédevant les responsabilités énormes qui vous incombaient ?

– Vous ne connaissez pas Bompard, monsieur leprésident. J’en appelle à Tarascon tout entier, iciprésent. »

Un silence de tombe accueillit cet effetoratoire. Surnommé « l’Imposteur » par ses concitoyens,qui ne sont pourtant pas très scrupuleux en fait de véracité,Bompard montrait vraiment un fier toupet de les appeler entémoignage ; aussi, Tarascon interrogé ne répondit rien. Lui,sans s’émouvoir :

« Vous voyez, monsieur le juge…, qui nedit mot consent… » Et, reprenant son récit :

« Pour lors, quand je retrouvai lalettre, Bézuquet, parti depuis des semaines, était trop loin pourque je la lui passe ; je me décidai donc à en prendreconnaissance, et vous pensez mon horrible situation » Trèshorrible aussi était la situation de l’auditoire, qui ne savaittoujours pas ce que contenait cette lettre restée sur le bureau dutribunal et dont on parlait tout le temps.

Et chacun de tendre le cou ; mais, de siloin, on ne pouvait rien voir que les grands cachets rouges,hypnotisants, de l’enveloppe, qui, de minute en minute, semblaitgrandir, devenait énorme. Bompard continua :

« Que faire, je vous demande, après avoirpris communication de ces horreurs ?

« Rattraper la Farandole à lanage ? J’y ai songé un moment, puis j’ai douté de mes forces.Empêcher le Tutu-panpan de partir en révélant à mescompatriotes ce pli abominable ; doucher leur enthousiasme dece grand jet d’eau froide ? Mais je me fusse fait lapider.Enfin, que voulez-vous, je me suis donné peur… Je n’ai pas même oséme montrer à Tarascon dans mon embarras de savoir que dire. C’estalors que je vins me cacher en face, à Beaucaire, d’où je pouvaistout voir sans être vu. J’y cumulais deux positions celle degardien du champ de foire et de conservateur du château. J’avaisdes loisirs, vous pensez. Du haut de la vieille tour, avec unebonne lunette, je regardais de l’autre côté du Rhône l’agitation demes concitoyens qui se préparaient au départ. Et je me rongeais, jeme désolais… Je leur tendais les bras ; je leur criais de loincomme s’ils avaient pu m’entendre : « Arrêtez !…, Nepartez pas !… » J’ai même essayé de les prévenir parbouteille… Dites-le, Tartarin, dites à ces messieurs que j’essayaide vous prévenir.

– Je l’atteste, fit Tartarin du bancd’infamie.

– Ah ! ce que j’ai souffert, monsieur leprésident, quand j’ai vu le Tutu-panpan partir pour lepays des chimères !… Mais j’ai souffert bien plus encore quandils sont revenus, quand j’ai su qu’en face de moi gémissait dansles fers, sur la paille comme un tas de sorbes, mon illustrecompatriote Tartarin. Le savoir dans cette tour faussementaccusé !…

« Différemment vous me direz que j’auraisdû faire plus tôt la preuve de son innocence ; mais quand ons’est enfoncé dans une mauvaise route, c’est le diable pour seremettre en bon chemin. J’avais commencé par ne rien dire, c’étaitde plus en plus difficile de parler, sans compter la peur du pont,ce terrible pont qu’il fallait passer.

« Pas moins que je l’ai passé, ce pont dudiable, je l’ai traversé ce matin par une bourrasque épouvantable,obligé de marcher à quatre pattes, comme à on ascension du montBlanc. Vous vous rappelez, Tartarin ?

– Si je me rappelle répondit Tartarintristement, avec le regret des heures glorieuses.

– Ce qu’il tanguait, ce pont ! ce qu’ilm’a fallu d’héroïsme !… Mais je n’aime pas me vanter.Finalement me voilà, et cette fois je rapporte, la preuve, lapreuve irréfutable…

– Irréfutable, croyez-vous ? fitMouillard de sa voix tranquille. Qui nous garantit que cetteétrange lettre, oubliée si longtemps dans votre poche, soit bien duduc de Mons ou soi-disant tel ? C’est que vous me paraissezsujets et à caution, vous autres Tarasconnais ! Tout ce quej’entends de menteries depuis sept heures… »

Un sourd grognement de fauves en cage rouladans la salle, dans les tribunes jusque sur le Tour-de-Ville.

Tarascon n’était pas content et protestait.Gonzague Bompard, lui, se contenta de sourire ineffablement.

« En ce qui me concerne, monsieur leprésident, vous dire que je n’exagère pas toujours un peu lorsqueje parle, qu’on pourrait faire de moi le directeur du bureauVeritas, je n’irai pas jusque-là ; mais,tenez, adressez-vous à celui-ci – il désignait Tartarin ; –comme véracité, c’est encore ce que nous avons de mieux àTarascon. »

Il ne fallut pas longtemps à Tartarin pourreconnaître l’écriture et la signature du sieur de Mons, écritureet signature malheureusement trop pratiquées de lui ; puis,tout debout, tourné vers le tribunal, brandissant d’une mainrageuse le terrible mystère aux cinq cachets rouges :

« À mon tour, monsieur le président, arméde cette élucubration cynique, je vous adjure de reconnaître quetous les imposteurs ne sont pas du Midi. Ah ! vous nousappelez menteurs, nous autres de Tarascon. Mais nous ne sommes quedes gens d’imagination et de paroles débordantes, des trouveurs,des brodeurs, des improvisateurs féconds, ivres de sève et delumière, qui se laissent prendre eux-mêmes à leurs inventionsstupéfiantes et ingénues.

Quelle différence avec vos menteurs du Nord,sans joie ni spontanéité, qui ont toujours un but, une viséescélérate, comme le signataire de cette lettre ! Oui, certes,on peut le dire, en fait de mensonge, quand le Nord s’en mêle, leMidi ne peut pas lui tenir pied !… »

Parti sur ce thème, devant un publictarasconnais, Tartarin aurait dû enlever la salle. Mais c’étaitfini du pauvre grand homme et de sa popularité. Personne nel’écoutait plus. On n’en avait qu’à cette mystérieuse missive qu’ilagitait au bout de son bras.

L’infortuné voulait parler encore, on ne lelui permit pas. De tous côtés des cris partaient :

« La lettre !…, lalettre !…

– Enlevez-le, zou !

– Qu’il lise la lettre ! »

Cédant lui-même à la volonté de la foule, leprésident Mouillard prononça :

« Greffier, donnez lecture de lapièce. »

Un immense « Ah » desoulagement ; et, dans le silence qui suivit, rien que lebourdonnement des mouches d’août et le cra-crades cigalesqui rythmait le battement des poitrines haletantes.

Le greffier commença en nasillant :

« À monsieur Gonzague Bompard, Gouverneurprovisoire de la colonie de Port-Tarascon, pour être ouvert par144° 30’ longitude Est, en face les îles de l’Amirauté.

Mon cher monsieur Bompard,

Il n’est si bonne plaisanterie qui nedoive prendre fin.

Virez de bord tout de suite et rentreztranquillement chez vous avec vos Tarasconnais.

Il n’y a pas d’île, pas de traité, pas dePort-Tarascon, ni d’ares, ni d’hectares, ni de distilleries, ni desucreries, ni de rien du tout… Seulement une excellente opérationfinancière qu m’a valu quelques millions, à cette heuresoigneusement mis à l’abri ainsi que mon auguste personne.

En définitive, une jolie tarasconnade quevos compatriotes et leur illustre chef Tartarin voudront bien mepardonner puisqu’elle les a distraits, occupés, et leur a rendu legoût de leur délicieuse petite ville, qu’ils avaientperdu.

DUC DE MONS. Pas plus duc qu’il n’est deMons. À peine des environs.

Cette fois, le président eut beau menacer defaire évacuer la salle, rien ne put contenir les hurlements, lesrugissements, qui éclatèrent, gagnèrent la rue, le cours,l’esplanade, remplirent toute la ville. Ah ! le Belge, le saleBelge, si on l’avait tenu, comme on le lui aurait fait, le coup dufenestron, la tête la première dans le Rhône !

Hommes, femmes, enfants, tous s’en mêlaient,et c’est au milieu de ce charivari épouvantable que le présidentMouillard prononça l’acquittement de Tartarin et de Pascalon, augrand désespoir de Cicéron Franquebalme, obligé de rentrer,d’avaler son discours, ses verum enim vero,ses parceque du parce qu’est-ce, tout le ciment romain de son plaidoyermonumental. L’audience se vidait, le public se répandait par lesrues, sur le Tour-de-Ville, places et placettes, continuant devomir sa colère en vociférations :

« Belge !… sale Belge !…Menteur du Nord !… Menteur du Nord ! »

Chapitre 6

 

SUITE ET FIN DU MÉMORIAL DE PASCALON.

8 octobre. En même temps que maposition à la pharmacie Bézuquet, j’ai reconquis l’estime de mesconcitoyens et retrouvé l’existence tranquille d’autrefois, sur laPlacette, entre les deux bocaux jaune et vert de la devanture, aveccette différence que Bézuquet se tient maintenant au fond de laboutique, comme si c’était lui l’élève, et fait aller le pilon dansle morceau de marbre, broyant ses drogues avec une colère ! Detemps en temps il s’interrompt pour tirer une petite glace de sapoche et regarder son tatouage. Malheureux Ferdinand ! nipommades ni cataplasmes, rien n’y fait, pas même la petite« soupe à l’ail » conseillée par le docteur Tournatoire.Il en a pour la vie, de ces infernales enluminures.

Moi, cependant, je paquète, j’étiquète, jedébite l’aloès et l’« épicacoine », je fais la causetteavec le client, je m’amuse de tout ce qui se raconte en ville. Lesjours de marché il nous vient beaucoup de monde le mardi et levendredi, la pharmacie ne désemplit pas. Depuis que les vignes vontmieux, nos paysans se sont remis à se droguer, à se poutringuer.Ils adorent cela, dans la banlieue de Tarascon ; pour eux, sepurger c’est une fête. Le reste de la semaine, on est au calme, lasonnette de la boutique tinte rarement. Je passe mon temps àregarder les inscriptions des grands flacons de verre et de faïenceblanche, rangés sur les étagères : sirupus gummi, assafoetida, et le  inscrit en grec au-dessus ducomptoir entre deux serpents.

Après tant d’agitations, tant d’aventures, cegrand repos de ma vie ne me déplait pas.

Je prépare un volume de vers provençaux,Li Gingourlo (Les Jujubes). Dans le Nord on ne connaît lesjujubes que comme produit pharmaceutique ; ici ces fruits dujujubier sont de petites olives rouges, croquantes et charmantes,sur un arbre au feuillage clair. Je réunirai dans ce volume mespaysages, mes vers d’amour…

Pécaïre ! je la vois quelquefois passer,ma Clorinde, longue et souple, sautillant sur les cailloux pointusde la Placette, ce qu’elle appelait là-bas « son pas dukanguroo » ; elle va à la seconde messe, son livred’heures à la main suivie de la femme Alric, qui échelaittoujours les toits et qui depuis le retour à Tarascon est passée duservice de Mlle Tournatoire à celui de ces dames des Espazettes.Pas une fois Clorinde ne regarde vers la pharmacie. Rentré chezBézuquet, je n’existe plus pour elle.

La ville a repris son aspect tranquille,réinstallé. On se promène sur le cours, sur l’esplanade ; lesoir on va au cercle, à la comédie. Tout le monde est revenu, àl’exception du Père Bataillet, resté aux Philippines, pour y fonderune nouvelle communauté de Pères-Blancs. Ici le couvent dePampérigouste s’est rouvert un tout petit peu, le Révérend PèreVézole (Dieu soit loué !) y est rentré avec quelques autresrévérends, et les cloches ont recommencé de sonner tout doucement,une par une ; nous n’en sommes pas encore au plein carillon,mais on le devine tout proche.

Qui se douterait que tant d’événements se sontpassés ! Comme tout cela est déjà loin, et que la racetarasconnaise est facilement oublieuse ! Il n’y a qu’à voirnos chasseurs, le marquis des Espazettes en tête, partir toutflambants neufs le dimanche matin, avec la même ardeur, à l’espèred’un gibier qui n’existe pas.

Moi, le dimanche, après déjeuner, je vaisrendre mes devoirs à Tartarin. Voilà bien, en haut du cours, lamaison aux persiennes vertes, les boites des petits décrotteursdevant la grille ; mais tout est fermé, tout est silencieux,je pousse la porte… je trouve le héros dans son jardin, tournant,les mains derrière le dos, autour du bassin aux poissons rouges, oudans son cabinet au milieu des kriss et des flèches empoisonnées.Il ne les regarde seulement plus, ses chères collections. Le cadreest toujours le même, mais que l’homme a changé ! Ils ont eubeau l’acquitter, le grand homme se sent déchu, déboulonné, il aperdu son socle, et c’est ce qui le rend triste.

Nous causons. Le docteur Tournatoire vientquelquefois ; il apporte sa bonne humeur et ses plaisanteriesà la Purgon dans ce logis mélancolique. Franquebalme vient aussi ledimanche. Tartarin lui a confié la défense de ses intérêts. Unprocès à Toulon avec le capitaine Scrapouchinat, qui réclame sesfrais de rapatriement ; un autre procès avec la veuve Bravida,qui se porte partie civile pour ses enfants mineurs, Si mon pauvrecher maître perdait ces deux affaires, comment s’entirerait-il ? Il a déjà tant dépensé dans cette lamentableaventure de Port-Tarascon.

Que ne suis-je riche !… Malheureusementce n’est pas ce que je gagne chez Bézuquet qui me permettra de luivenir en aide.

10 octobre. – Les Jujubesparaîtront en Avignon chez le libraire Roumanille ;je suis bien heureux. Une autre bonne fortune : on organiseune grande cavalcade en l’honneur de la Sainte-Marthe, qui vient le19 du courant, et en l’honneur aussi de la rentrée des Tarasconnaissur la terre de France. Dourladoure et moi, du félibrige tous lesdeux, devons représenter la Poésie provençale sur un charallégorique.

20 octobre… – Hier dimanche lacavalcade a eu lieu. Long défilé de chars, cavaliers en costumeshistoriques tendant au bout de longues gaules des aumônières pourquêter. Un grand concours de foule, du monde à toutes lesfenêtres ; mais, malgré tout, l’entrain, la gaieté, n’étaientpas de la fête. L’ingéniosité des organisateurs n’a pu suppléer àl’absence de notre mère-grand ; on sentait un trou, un vide,le char de la Tarasque manquait. De sourdes rancunes seréveillaient, au souvenir du malencontreux coup de fusil tiré surelle, là-bas, dans le Pacifique ; des grognements se sont faitentendre dans le cortège en passant devant la maison de Tartarin.Comme la bande à Costecalde essayait d’exciter la foule parquelques cris, le marquis des Espazettes, en costume de Templier,s’est retourné sur son cheval « Paix là !messieurs… » Il avait vraiment grand air, et tout de suite ledésordre s’est arrêté.

La tramontane, un vent de neige, soufflait.Dourladoure et moi nous la sentions cruellement, sous nospourpoints Charles VI prêtés par la troupe d’opéra de passage àTarascon en ce moment ; assis chacun en haut d’une tour, – carnotre char, traîné par six bœufs blancs, représentait le château duroi René en bois et carton peints, – cette coquine de bise noustransperçait, et les vers que nous récitions, nos grands luths à lamain, grelottaient autant que nous. Dourladoure me disait :« Outre ! C’est qu’on gèle ! » Et pas moyen dedescendre, les échelles qui avaient servi à nous jucher là-hautayant été retirées.

Sur le Tour-de-Ville le supplice devintintolérable… Et, pour nous achever, j’eus l’idée – vanité del’amour ! – de prendre par la traverse pour passer devant lamaison du marquis des Espazettes.

Nous voilà engagés dans ces rues trèsétroites, tout juste la place pour les roues du char. L’hôtel dumarquis était fermé, sombre et muet dans ses vieilles murailles depierre noire, toutes les persiennes closes pour bien indiquer quela noblesse boudait les plaisirs de la rafataille. Je dis quelquesvers, tirés des Jujubes, de ma voix tremblante, en tendantmon filet de quête, mais rien ne bougea, personne ne parut. Alorsje donnai l’ordre au conducteur d’avancer. Impossible, le charétait pris, encanché des deux côtés. On avait beau tirer devant,tirer derrière, il se trouvait pressé entre les hautes murailles,et par les persiennes fermées nous entendions tout près de nous ànotre hauteur, des rires étouffés pendant que nous restionsridiculement perchés, transis de froid, sur nos tourelles decarton.

Décidément il ne m’a pas porté bonheur, lechâteau du roi René ! Il a fallu dételer les bœufs, allerchercher des échelles pour nous descendre, et tout cela a pris dutemps !…

23 octobre. – Qu’est-ce que c’estdonc que ce mal de gloire ? On ne peut plus vivre sans elle,quand une fois ou l’a connue.

J’étais chez Tartarin dimanche ; nouscausions dans le jardin, marchant le long des allées sablées.Par-dessus le mur, les arbres du cours nous envoyaient des paquetsde feuilles mortes, et comme je voyais de la mélancolie dans sesyeux, je lui rappelais les heures triomphantes de sa vie.

Rien ne pouvait le distraire, pas même lesanalogies entre son existence et celle de Napoléon.

« Ah ! vaï, Napoléon !… labonne blague !., le soleil des tropiques m’avait tapé sur lacoloquinte. Ne me parlez plus de cela, je vous en prie, vous meferez plaisir. »

Je le regardais stupéfait.

« Pas moins, la dame du commodore…

– Laisse-moi donc tranquille ! Elle s’estmoquée de moi tout le temps, la dame du commodore ! »

Nous avons fait quelques pas en silence.

Les cris des petits décrotteurs qui jouaientau bouchon devant la porte venaient jusqu’à nous dans les coups devent emportant les feuilles par tourbillons.

Il m’a dit encore :

« J’y vois clair, maintenant. LesTarasconnais m’ont ouvert les yeux ; c’est comme si l’onm’avait opéré de la cataracte. »

Il m’a paru extraordinaire.

À la porte, tout à coup, en me serrant lamain :

« Tu sais, petit, on va vendre chez moi.J’ai perdu mon procès contre Scrapouchinat, contre la veuve Bravidaaussi, malgré les arguments de Franquebalme… Il bâtit trop solide,ce garçon-là ; son aqueduc romain lui est tombé dessus et nousavons été écrasés sous le poids. »

Timidement, j’osai lui offrir mes petiteséconomies, je les aurais données de grand cœur, mais Tartarin arefusé.

« Merci, mon enfant, je pense que lesarmes, les curiosités, les plantes rares, feront assez d’argent. Siça ne suffit pas, je vendrai la maison. Après, je verrai. Adieu,petit… Tout ça n’est rien. »

Quelle philosophie !…

31 octobre. – Aujourd’hui j’ai eu unegrande peine. Je servais à la pharmacie la femme Truphénus pour sonenfant qui se plaint de lancées dans la tête, quand un grincementde roues sur la Placette m’a fait lever les yeux. J’avais reconnules ressorts du grand carrosse de la douairière d’Aigueboulide. Lavieille était dedans, sa perruche empaillée à côté d’elle, en facema Clorinde avec une autre personne que je ne voyais pas bien, carle jour me venait contre, seulement un uniforme bleu, un képibrodé. » Qui donc est avec ces dames ?

– Mais le petit-fils de la douairière, levicomte Charlexis d’Aigueboulide, qui est officier de chasseurs.Vous ne savez donc pas que Mlle Clorinde et lui doivent s’épouserle mois qui vient ? »

Ça m’a donné un coup ! Je devais semblerla mort.

Et moi qui gardais encore un espoir.

« Oh ! tout à fait un mariaged’inclination, continuait ce bourreau de femme Truphénus… Mais voussavez ce que nous disons ?…

« Qui se marie par amour, bonne nuit etmauvais jours. »

J’aurais bien voulu me marier ainsi,pécaïré !

5 novembre. – On a vendu hier chezTartarin. Je n’y étais pas, mais Franquebalme, venu le soir à lapharmacie, m’a raconté la scène.

Il paraît que c’était navrant. La vente n’arien fait. On vendait devant la porte, selon l’habitude de cheznous. Rien, pas un sou, et pourtant il était venu beaucoup demonde. Ces armes de tous les pays, flèches empoisonnées, sagaies,yatagans, revolvers, winchester à trente-deux coups, rien de rien.Rien, les magnifiques peaux de lions de l’Atlas, rien l’alpenstok,son glorieux bâton de la Jungfrau, toutes ces richesses, cescuriosités, vrai musée de notre ville, vendues à des prixdérisoires… La foi perdue !

Et ce baobab dans son petit pot, qui, pendanttrente ans, a fait l’admiration de la contrée ! Quand on l’amis sur la table, quand le crieur a annoncé « arbosgigentea, des villages entiers peuvent tenir sous sonombrage… » Il paraît qu’il y a eu un fou rire. De chez luiTartarin les entendait, ces rires, en tournant dans son petitjardin avec deux amis. Il leur a dit sans amertume :

« Opérés de la cataracte, eux aussi, mesbons Tarasconnais. Ils y voient, maintenant ; mais ils sontcruels. »

Le plus triste, c’est que la vente n’ayant pasproduit assez, il a dû céder la maison aux des Espazettes, qui ladestinent au jeune ménage. Et lui, le pauvre grand homme, ouira-t-il ? Passera-t-il le pont comme il en a vaguementparlé ? Se réfugiera-t-il à Beaucaire prés de son vieil amiBompard ?

Pendant que Franquebalme, debout au milieu dela pharmacie, me racontait ces épisodes sinistres, Bézuquet, dansle fond, apparaissant à demi par l’entrebâillement de la porte avecses enluminures ineffaçables, a lancé dans un rire de démonpapoua :

« C’est bien fait ! c’est bienfait ! » Comme si c’était Tartarin qui l’eût tatouélui-même.

7 novembre. — C’est demain dimancheque mon bon maître doit quitter la ville et passer le pont… Est-cepossible ? Tartarin de Tarascon devenu Tartarin deBeaucaire !… Voyez, rien que pour l’oreille…, quelledifférence !… Et puis ce pont, ce terrible pont à passer Jesais bien que Tartarin a franchi d’autres obstacles !… c’estégal, ce sont là de ces choses qui se disent dans la colère, maisqui ne se font pas. Je doute encore.

Dimanche, 10 décembre. – Sept heuresdu soir. Je rentre navré ; à peine la force de jeter cesquelques lignes.

C’est fait, il est parti, il a passé lepont.

Nous nous étions donné rendez-vous chez lui, àtrois ou quatre, Tournatoire, Franquebalme, Baumevieille, puisMalbos, un ancien de la milice, qui nous a rejoints en route.

J’avais le cœur serré devant la détresse deces murs nus, de ce jardin dépouillé. Tartarin n’a pas même regardéautour de lui.

C’est là ce que nous avons de bon, nous autresTarasconnais, notre mobilité.

Par elle, nous sommes moins tristes que lesautres peuples.

Il a donné les clés à Franquebalme :

« Vous les remettrez au marquis desEspazettes. Je ne lui en veux pas de n’être pas venu, c’est toutnaturel. Comme disait Bravida :

Amour du seigneur,

Amitié du verre

Ils ont fait de nous,

Ils ne veulent plus nous voir. »

Et se tournant vers moi :

« Tu en sais quelque chose,petit ! »

Cette allusion à Clorinde m’a touché. Penser àmoi au milieu de ces circonstances !

Une fois sortis, sur le cours, il faisait unvent terrible. Nous pensions tous en nous-mêmes :

« Gare le pont, tout àl’heure ! »

Lui ne semblait pas le moins du mondepréoccupé. À cause du mistral, on ne voyait personne enville ; rencontré seulement la musique qui revenait del’esplanade, les soldats, empêtrés de leurs instruments, retenantd’une main les pans de leurs capotes que le vent envolait.

Tartarin parlait lentement, en marche aumilieu de nous comme pour une promenade. Il nous entretenait delui, rien que de lui, ainsi qu’à son habitude.

« Moi, voyez-vous, j’ai le mal des gensde chez nous. Je me suis trop nourri de regardelle… »

À Tarascon nous appelons regardelle tout cequi tente les yeux, dont nous avons envie et que la main n’atteintpas. C’est la nourriture des rêveurs, des gens d’imagination. EtTartarin disait vrai, personne plus que lui n’a consommé deregardelle. Comme je portais le sac, le carton à chapeau, lepardessus de mon héros, je marchais un peu derrière, je n’entendaispas tout. Des mots m’échappaient dans le vent qui redoublait àmesure qu’on approchait du Rhône. J’ai compris qu’il disait n’envouloir à personne et parlait de son existence avec une doucephilosophie.

«… Ce gueusard de Daudet a écrit de moi quej’étais un Don Quichotte dans la peau de Sancho… Il a dit vrai. Cetype de Don Quichotte soufflé, douillet, empoté dans sa graisse ettoujours inférieur à son rêve, est assez fréquent à Tarascon etdans sa banlieue. »

Un peu plus loin, à un tournant de traverse,nous avons vu fuir le dos d’Excourbaniès, qui, en passant devant lemagasin de l’armurier Costecalde, nommé de ce matin conseillermunicipal de la ville, criait à toute gorge :

« Ah ! ah !… Fen débrut… Vive Costecalde ! »

« Même à celui-là, je ne lui en veux,pas, a dit Tartarin. Pourtant cet Excourbaniès représente le plushorrible côté du Midi tarasconnais. Je ne parle pas de ses cris,quoiqu’il brame vraiment plus que de raison, mais de cetépouvantable désir de plaire, d’être aimable, qui l’amène aux plusabjectes lâchetés. Il est devant Costecalde : « Au RhôneTartarin ! » Il serait avec moi que, pour me flatter, ilen crierait autant de Costecalde. À part ça, mes enfants, jolierace, la race tarasconnaise, et sans elle la France depuislongtemps serait morte de pédantisme et d’ennui. »

Nous arrivions au Rhône ; devant nous uncouchant triste, quelques nuages très hauts. Le vent semblait secalmer, tout de même le pont n’était pas rassurant. On s’arrêta àl’entrée et il ne nous demanda pas d’aller plus loin.

« Allons, adieu, mes enfants… »

On s’embrassa ; il commença parBaumevieille, le plus âgé, et finit par moi. Je pleurais, toutruisselant, sans pouvoir m’essuyer, car j’avais toujours lamallette et le pardessus, et je peux dire que le grand homme a bumes larmes. Ému lui-même, il prit ses effets, carton d’une main,pardessus sur le bras, la mallette de l’autre main, et commeTournatoire lui disait :

« Surtout, Tartarin, soignez-vous bien…Climat malsain, Beaucaire… Petite soupe à l’ail… n’oubliezpas. »

Il répondit en clignant de l’œil :

« N’ayez peur… Vous savez le proverbe dela vieille : Au plus la vieille allait, – au plus elleapprenait, – et pour ce, mourir ne voulait. Je ferai commeelle. »

Nous le vîmes s’éloigner sous les arceaux, unpeu lourd, mais à bon pas. Le pont tanguait horriblement. Deux outrois fois il s’arrêta à cause de son chapeau qui partait. Nous luicriions de loin, sans avancer :

« Adieu, Tartarin ! »

Lui ne se retournait pas, ne disait rien, tropému ; seulement, avec le carton à chapeau il nous faisaitsigne aussi, par derrière :

« Adieu… Adieu… »

Trois mois après. —Dimanche soir– je rouvre ce Mémorial depuis longtemps interrompu, ce vieuxregistre vert, que je laisserai à mes enfants, si j’en ai jamais,usé aux coins, commencé à cinq mille lieues de France, qui m’asuivi sur vies mers, en prison, partout. Un peu d’espace m’ yreste, j’en profite pour consigner le bruit qui courait en ville,ce matin : Tartarin a cessé de vivre !

On n’avait plus de ses nouvelles depuis troismois. Je savais qu’il demeurait à Beaucaire, près de Bompard, qu’ill’aidait à garder le champ de foire et à conserver le château.Métiers de regardelle, en somme, ces métiers-là. Bien souvent, melanguissant de mon bon maître, je m’étais proposé de l’aller voir,mais ce diable de pont me retenait toujours.

Une fois, regardant du côté du château deBeaucaire, là-haut, tout en haut, je me figurai voir quelqu’un quibraquait une lorgnette vers Tarascon. Ça avait l’air de Bompard. Ildisparut, entra dans la tour et revint avec un autre, très gros,qui semblait Tartarin. Celui-ci prit la lunette, lui aussi, et lalâcha pour faire aller ses bras en signe de connaissance ;mais c’était si loin, si petit, si vague, que je n’eus pasl’émotion que j’aurais cru ressentir. Ce matin, tout angoissé sanssavoir pourquoi, je suis sorti en ville, pour ma barbe, comme tousles dimanches, et j’ai été frappé de voir le ciel voilé, roux, unde ces ciels sans lumière qui mettent en valeur les arbres, lesbancs, les trottoirs, les maisons. J’en ai fait la remarque enentrant chez Marc-Aurèle, le barbier.

« Quel drôle de soleil ! Il nechauffe pas, n’éclaire pas… Est-ce qu’il y a une éclipse ?

– Comment, monsieur Pascalon, vous ne le savezpas ?… Elle est annoncée depuis le premier du mois. »

Et en même temps qu’il me tenait par le nezavec le rasoir tout près :

« Et la nouvelle, vous la connaissez,dites ?… Il paraîtrait que notre grand homme n’est plus de cemonde.

– Quel grand homme ? »

Quand il nomma Tartarin, d’un peu plus je mecoupais avec son rasoir.

« Voilà ce que c’est de sedépatrier !… Il n’a pas pu vivre sans Tarascon… »

Marc-Aurèle le barbier ne croyait pas dire sijuste.

Sans Tarascon et sans la gloire, c’était surqu’il ne pourrait pas vivre.

Pauvre bon maître ! PauvreTartarin !… Tout de même, cette coïncidence… une éclipse lejour de sa mort !

Et quel drôle de peuple que le nôtre ! Jeparie bien qu’en ville la nouvelle leur a fait de la peine à tous,mais ils ont affecté de prendre la chose très à la légère.

Tout ça, parce que depuis l’affaire dePort-Tarascon, qui les a montrés si emballés, si exagérés, lesTarasconnais veulent paraître très rassis, très maîtresd’eux-mêmes, corrigés pour toujours.

Eh bien, la vérité, c’est que nous ne sommespas corrigés le moins du monde ; seulement, au lieu de mentiren delà nous mentons en deçà.

Nous ne disons plus :

« Hier aux arènes on était plus decinquante mille, au moins. » Mais :

« Aux arènes, hier, si l’on était unedemi-douzaine, c’est tout le bout du monde. »

De l’exagération tout de même.

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